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L’énigme et la psychose

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
Déficit ou énigme Éric Laurent........................................................................................................................ 3
Ouverture................................................................................................................................................................ 5
Clinique ironique Jacques-Alain Miller ........................................................................................................... 5
L’énigme dans la clinique et son histoire ............................................................................................................. 11
Du phénomène élémentaire à l’expérience énigmatique Herbert Wachsberger ........................................... 11
Perplexité (Ratlosigkeit) Michael Turnheim.................................................................................................. 14
Énigme et énonciation Pierre Naveau............................................................................................................. 17
L’enseignement du psychotique, la doctrine de Lacan ........................................................................................ 21
Le psychotique enseigne Fabien Grasser ....................................................................................................... 21
L’expérience énigmatique de la psychose dans les présentations cliniques François Leguil......................... 26
Trois énigmes : le sens, la signification, la jouissance Éric Laurent.............................................................. 31
L’énigme dans sa distribution clinique ................................................................................................................ 38
La fausse énigme de l’état d’âme Serge Cottet............................................................................................... 38
L’autisme au regard de la schizophrénie et de la paranoïa Nancy Katan-Barwell ........................................ 41
Le traitement possible de l’énigme....................................................................................................................... 46
L’invention d’une parenthèse Jorge Alemán .................................................................................................. 46
Une femme intelligente Dominique Laurent ................................................................................................. 50
Écrire l’expérience énigmatique Jean-Daniel Matet ...................................................................................... 53
La clinique et ses débats ....................................................................................................................................... 57
La clinique de l’acte Pierre Naveau................................................................................................................ 57
Embarras, inhibition et répétition Alexandre Stevens .................................................................................... 57
Agir, l’angoisse Marie-Hélène Briole............................................................................................................. 62
Le suicide : rêve ou réveil Luis Solano ........................................................................................................... 65
Logique lacanienne............................................................................................................................................... 69
Clinique et topologie Pierre Skriabine ........................................................................................................... 69
Le défaut dans l’univers ............................................................................................................................... 69
La clinique du nœud borroméen................................................................................................................... 78

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Éditorial
Déficit ou énigme restitue la place de la perplexité et de l’énigme dans
Éric Laurent la clinique et son histoire, on montre qu’il s’y agit là
d’un phénomène d’énonciation. L’énigme, d’abord
Nous sommes à la veille d’une unification totale du abordée dans l’enseignement de Lacan à partir du
champ clinique des maladies mentales, et ce moment sens et de sa fuite est ensuite définie comme
étrange vaut la peine d’être noté. Avec l’introduction signification seconde, signification de signification,
dans les classifications statistiques de diagnostic les pour enfin se référer directement à l’expérience de
plus récentes (DSM 4) du concept d’épisode jouissance qui est la véritable énigme. Au moment
dépressif bref, comme le remarquait avec humour le où le sens s’absente du monde, le sujet est laissé
professeur Pull, rien ne fait plus obstacle à ce qu’il vide de signification, envahi par cette présence
n’y ait plus qu’une seule catégorie clinique : qu’est l’expérience de jouissance. Énigme
l’épisode dépressif, plus ou moins bref, plus ou fondamentale pour l’être parlant, elle n’a rien à voir
moins intense. Si l’on ajoute le principe de avec une libération des joies du sexe.
dominance énoncé ainsi par un auteur éminent : dans A travers les grandes références cliniques de Freud
des séries de symptômes diverses toujours et de Lacan, de Schreber à Joyce, le lecteur suivra
privilégier la série dépressive, la question semble comment, s’il est impossible au signifiant de suturer
bientôt résolue en faveur du champ unifié de la cette faille, il est possible à la lettre de nouer un
dépression. sinthome en ce point. L’énigme redoutable de
Un certain nombre de voix, et pas seulement l’expérience initiale peut se transformer et le sujet
psychanalytiques, s’élèvent contre cette réduction trouver la paix du non sens au lieu de s’épuiser dans
unificatrice qui se réduit en définitive à un a priori : une interprétation toujours renouvelée.
aborder la clinique des maladies mentales par Avec nous, le lecteur s’intéressera au statut de
l’aspect déficitaire. Cet abord est justifié par l’énigme dans les variétés cliniques. On critique
l’efficacité médicamenteuse, et la mise au point l’approche du trouble de l’humeur comme erreur de
d’une seconde génération d’antidépresseurs. Il peut pensée. Le trouble de l’humeur que met au jour un
se doubler d’un nouveau statut juridique de l’aliéné radical « je suis ruiné » s’articule comme une
dans l’ensemble des droits de l’homme : celui du modalité de la perte du sens et non comme une
handicapé, inscriptible dans les idéaux de la justice erreur de logique pragmatique. On déploie dans
distributive. L’originalité de la position de la folie Joyce la série des transformations d’une perte
tend ainsi à se réduire à un déficit de fonctions initiale : l’énigme de son corps et de l’être femme, le
communes à tous. La mesure de l’aide se fait par la portrait impossible de l’artiste et la réalisation ultime
distance à la supposée mesure générale. du Livre. On s’interroge sur les particularités de
Ce numéro veut présenter une alternative à cette l’autiste où, hors de toute suppléance, le sujet
approche. Nous commençons par souligner combien n’affronte pas l’initiative de l’Autre, il l’évite
c’est l’ironie même du fou qui peut permettre une absolument.
unification du champ de la maladie mentale. Non On montre enfin comment des sujets psychotiques
pas du point de vue déficitaire, mais de la ruine du peuvent parvenir à un traitement psychanalytique du
lien social qu’il présentifie. Nous soutenons qu’il moment premier. Il s’agit de maintenir une certaine
n’est pas exact, dans la perspective du retour à Freud distance à l’égard de l’impossible à supporter en
opéré par Jacques Lacan, de dire que tout le monde fabriquant, avec l’appui du discours
est ou sera plus ou moins déprimé. Il est bien plus psychanalytique, les opérateurs qui lui font défaut
juste de dire que tout le monde délire. Il faut ajouter dans la langue. Quatre cas sont ici exposés. L’un met
que l’universel pascalien du délire ne va pas sans au point une forme d’énonciation liée à une tournure
clinique différentielle de la psychose. Nous écrite qui s’introduit dans la parole. Un autre, dans
montrons ensuite que l’aspect dit « déficitaire », une métonymie délirante, cherche par la
longtemps abordé dans la tradition clinique classique « comptabilité… l’écriture idéale qui doit couvrir la
par le biais d’une expérience élémentaire de fraude ». Un autre opère par la constitution d’une
perplexité, est tout entier pris dans les liens métaphore délirante qui arrive à nommer l’initiative
qu’entretient l’être parlant avec le langage. de l’Autre. Un autre encore passe par un récit
C’est pourquoi quatre parties scandent le « montré » au psychanalyste pour redonner à sa vie
déploiement de notre point de vue. D’abord l’on

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la cohérence et l’ordre qui lui permettent de soutenir


l’existence nouvelle qu’il revendique.
Les trois rubriques habituelles de la Revue abordent
des aspects de la clinique et de la théorie
psychanalytiques liés à notre thème. Les passages à
l’acte, si préoccupants dans la psychose sont
l’occasion d’ouvrir un débat clinique. La rubrique de
Logique lacanienne montre la nécessité de concevoir
l’espace de la langue à l’aide d’une topologie si l’on
admet qu’il est fondamentalement troué, marqué
d’une énigme de la référence. Le Cabinet de lecture,
s’il maintient sa fonction de description des
publications récentes dans le champ psychanalytique
en général, se centre cependant sur celles, livres ou
revues, qui développent la clinique psychanalytique
des psychoses.
Voilà un numéro anti-déficit, qui vise à soutenir
avec l’enseignement de Lacan que le fou est
l’homme libre par excellence. Occasion de méditer
dans le moment politique actuel sur les recours à la
liberté pour mieux justifier tous les abandons.

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Ouverture
Clinique ironique sujet dans la misère de son impuissance. Songez à ce
Jacques-Alain Miller fameux humour juif qui se cultive au ghetto, ce lieu
social par excellence puisque fait de ségrégation, où
Je me suis posé dans toute sa généralité le problème le Dieu terrible d’Abraham, Isaac et Jacob enferme
de la clinique différentielle des psychoses, et j’ai ses enfants.
pensé clarifiant pour commencer de lui opposer une L’ironie au contraire n’est pas de l’Autre, elle est du
clinique universelle du délire 1 . Je propose à la sujet, et elle va contre l’Autre. Que dit l’ironie ? Elle
clinique différentielle des psychoses, pour son dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en
fondement, une clinique universelle du délire. Rien son fond une escroquerie, qu’il n’y a pas de discours
de moins. qui ne soit du semblant – titre d’un Séminaire de
Lacan 6 . Le vrai masochiste atteint parfois à l’ironie,
J’appelle clinique universelle du délire, celle qui quand il fait la démonstration que l’Autre dont il se
prend son point de départ de ceci, que tous nos montre l’esclave, n’est que le guignol de sa volonté,
discours ne sont que défenses contre le réel. à lui le masochiste. C’est par cette voie sans doute,
Pour construire cette perspective clinique, il faudrait que l’ironie convient au psychanalyste, non moins
atteindre à l’ironie infernale du schizophrène, celle qu’au révolutionnaire. Lénine, comme Socrate, fait
dont il fait une arme qui, dit Lacan, porte à la racine preuve d’ironie, même s’il la déguise au moyen de
de toute relation sociale. La clinique universelle du l’invective, et même si cette ironie pâlit quand il
délire ne peut trouver à se proférer, c’est-à-dire s’agit de sa cause 7 . L’ironie est la forme comique
cesser de ne pas s’écrire, que du point de vue du que prend le savoir que l’Autre ne sait pas, c’est-à-
schizophrène. dire, comme Autre du savoir, n’est rien. Alors que
Comment allons-nous définir ici le schizophrène ? Je l’humour s’exerce du point de vue du sujet supposé
propose pour l’instant de le définir, après Lacan, savoir, l’ironie ne s’exerce que là où la déchéance du
comme le sujet qui se spécifie de n’être pris dans sujet supposé savoir a été consommée.
aucun discours, dans aucun lien social 2 . J’ajoute C’est en quoi, selon Lacan, la psychanalyse, dans la
que c’est le seul sujet à ne pas se défendre du réel au voie prescrite par Freud, restaure l’ironie dans la
moyen du symbolique, comme nous faisons tous névrose. Il serait formidable en effet de guérir la
quand nous ne sommes pas schizophrènes. Il ne se névrose par l’ironie. Si nous arrivions à guérir la
défend pas du réel par le langage, parce que pour lui névrose par l’ironie, nous n’aurions pas besoin de
le symbolique est réel. l’entretenir par la psychanalyse. Nous ne sommes
Il s’agit de l’ironie du schizophrène, et non pas de pas encore guéris de la psychanalyse, en dépit de
son humour. Ironie et humour, les deux font rire, l’ironie de Lacan, et, sans aucun doute, de ce
mais se distinguent par structure. qu’était son vœu.
L’humour est le versant comique du surmoi, Freud
le dit 3 . Le névrosé ne manque pas d’humour, le En attendant donc de guérir de la psychanalyse, le
pervers en est tout à fait capable, également le vœu que je forme est que notre clinique soit
philosophe de la maxime universelle 4 , et aussi bien ironique.
le surréaliste 5 . L’humour s’inscrit dans la Le choix est un choix forcé : ou bien notre clinique
perspective de l’Autre. Le dit humoristique se sera ironique, c’est-à-dire fondée sur l’inexistence de
profère par excellence au lieu de l’Autre. Il saisit le l’Autre comme défense contre le réel – ou bien notre
clinique ne sera qu’une resucée de la clinique
psychiatrique. La clinique psychiatrique est
1
Conférence d’ouverture de la Vème Rencontre Internationale du Champ volontiers humoristique. Elle se moque souvent du
freudien, Buenos-Aires, 1988.
2 fou, ce pauvre fou qui est hors discours. Mais se
LACAN J., « L’Étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, 1972, p. 31.
3 moquer du fou veut seulement dire que l’on
FREUD S., « L’humour » (1927), Le mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient, Paris, Gallimard, 1930.
4
Kant développe la maxime universelle dans les Fondements de la 6
métaphysique des mœurs (deux premières sections). Puis, à partir de ce LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII, « D’un discours qui ne serait pas du
postulat, il fonde l’existence de la loi morale dans sa Critique de la raison semblant » (1970-1971), inédit.
pratique. Lacan revient souvent sur la maxime universelle dans son 7
De Lénine, on peut consulter notamment Un pas en avant, deux pas en
enseignement et il en propose une nouvelle lecture, à partir de Freud, dans
arrière, Œuvres complètes, Éditions sociales. Quant à l’ironie de Socrate,
son écrit Kant avec Sade.
5 elle est toujours présente, en particulier dans les premiers dialogues de
RETON A., Anthologie de l’humour noir, Paris, Pauvert, 1966. Platon.

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construit sa propre clinique à partir des discours l’abc d’où repartir : le langage a, comme tel, effet de
établis. Ce que je dis là n’épargne pas la clinique néantisation.
psychanalytique des psychoses quand celle-ci se En termes dialectiques, on dira : le mot est le
borne à mesurer la psychose à l’aune du discours meurtre de la chose. C’est une proposition du
établi de l’analyste – cela veut dire la référer à la premier enseignement de Lacan 11 . Déjà tout est dit,
norme œdipienne. Je ne pointerais pas le doigt dans car cela comporte que le symbolique se sépare du
cette direction, si Lacan n’était allé dans sa clinique réel. Dans la perspective schizophrène, le mot n’est
psychanalytique des psychoses, au-delà de la norme pas le meurtre de la chose, il est la chose.
œdipienne. Il attend que nous l’y suivions. Ceci est C’est en ce sens que, si le psychotique ne croit pas à
de l’humour, bien entendu. l’Autre, il est pourtant sûr de la Chose. Si vous savez
Dans ce que j’appelle la clinique universelle du entendre dans ce « la Chose », le das Ding freudien
délire, le schizophrène occupe une place que l’on tel que ponctué par Lacan dans son Éthique de la
pourrait dire d’exclusion interne. En effet, si le psychanalyse 12 , « le mot est le meurtre de la
schizophrène est ce sujet pour qui tout le symbolique chose » veut dire : la jouissance est interdite à celui
est réel, c’est bien à partir de sa position subjective qui parle comme tel, ou encore, que l’Autre, comme
qu’il peut apparaître que, pour les autres sujets, le lieu du signifiant, est le terre-plein nettoyé de la
symbolique n’est que semblant. La ronde des quatre jouissance. Pour le paranoïaque, le mot n’est pas
discours distingués et formalisés par Lacan, est bien assez le meurtre de la Chose, puisqu’il lui faut à
faite pour montrer qu’il n’y a pas de discours qui ne l’occasion frapper la Chose, le kakon 13 , en l’Autre,
soit du semblant 8 . Et cette ronde elle-même, n’est dans un acte d’agression qui pourra lui servir, la vie
concevable que sur le fondement du sujet hors durant, de métaphore, de suppléance, comme on le
discours. voit dans le cas Aimée 14 . Le mélancolique, c’est
J’appelle ici schizophrène, le sujet qui n’éviterait pas contre lui-même qu’il tourne l’effet mortifère du
le réel. C’est le parlêtre 9 à qui le symbolique ne sert langage, dans l’acte suicide où il accomplit son
pas à éviter le réel, parce que ce symbolique lui- destin de kakon.
même est réel. S’il n’y a pas de discours qui ne soit « Le mot est le meurtre de la Chose » veut dire que
du semblant, il y a un délire qui est du réel, et c’est le mot, c’est la mort. La « pulsion de mort », ainsi
celui du schizophrène. C’est de là que peut se désignée par Freud, est inhérente au parlêtre. Sans
construire l’universel du délire. doute le court-circuit mélancolique se rallonge-t-il
Remarquons que la thèse de l’universel du délire est chez le névrosé, dont le désir est moins décidé peut-
une thèse freudienne. Pour Freud, rien n’est que être. Remarquons que la lettre se distingue du mot.
rêve. C’est ce que Lacan dit que Freud dit. Si rien L’instance de la lettre tue-t-elle la Chose ? Plutôt la
n’est que rêve, tout le monde est fou, c’est-à-dire lettre est-elle la Chose 15 ?
délirant 10 . Voilà la thèse que je propose de mettre Ce que j’ai dit en termes dialectiques peut se dire en
au fronton d’une clinique différentielle des termes diacritiques, en passant de Hegel à
psychoses : tout le monde est fou. C’est alors qu’il Saussure 16 . Il n’y a pas de corrélation biunivoque
devient intéressant de faire des différences. du mot et de la chose : le mot ne représente pas la
Tout le monde est fou – c’est-à-dire délirant – est chose, le mot s’articule au mot. Cet axiome
une vérité qui appartient à la clinique différentielle structuraliste n’est pas moins pathétique que le dit
de l’humanité et de l’animalité. Car les animaux ne dialectique. Il implique une passion. Le seul fait,
sont pas fous, sauf l’âne, celui qui porte le Saint- concernant le langage, de mettre la fonction de
Sacrement, et que cette charge, dont il attribue le
mérite à sa personne, fait délire de présomption. Les
11
animaux pourtant peuvent se suicider, pour peu que LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse » (1953), Écrits, Paris, Seuil, 1966 et Le Séminaire, Livre I,
la domestication ait pour eux fait exister en l’Autre Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Seuil, 1975.
la cause du désir. 12
LACAN J., Le Séminaire, Livre VIL L’éthique de la psychanalyse (1959-
Simplifions. Le délire est universel du fait que les 1960), Paris, Seuil, 1986, chapitres II à VI.
13
hommes parlent, et qu’il y a pour eux langage. Voilà Lacan reprend cette idée de P. Guiraud dès sa thèse puis dans les « Propos
sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 175.
14
LACAN J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
8 personnalité (1932), Paris, Seuil, 1975.
LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969- 15
LACAN J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis
1970), Paris, Seuil, 1991.
9 Freud » (1975), Écrits, op. cit., pp. 493-528.
Sec hablante, en espagnol, ne fait pas tout à fait l’usage de parlêtre en 16
La dialectique de Hegel ou logique hégélienne est d’abord développée
français (note de l’auteur).
10 dans la Science de la logique – dite grande logique. Elle est reprise dans la
FREUD S., La science des rêves et Abrégé de psychanalyse, Paris, P.U.F., première partie du Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques –
1949, chapitre IX. dite petite logique.

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l’articulation à la place de la fonction de la Bedeutung 23 . Et quel est son souci ? Ce qui tracasse
représentation – comme fait le structuralisme 17 – a Bertrand Russel et les autres, c’est que l’on puisse
des effets parfaitement pathétiques de délire. Dire parler de ce qui n’existe pas comme si ça existait.
que le signifiant n’a pas rapport à la chose mais à un C’est la même question que Platon dans son
autre signifiant – on le répète comme une antienne – Sophiste : que parler du non-être le fait exister en
implique que le signifiant a une fonction quelque façon 24 . La théorie des descriptions
d’irréalisation. Le signifiant irréalise le monde 18 . voudrait réduire la vérité à l’exactitude : que l’on
C’est seulement quand la relation du signifiant au dise seulement ce qui est, donc que le discours
signifiant est interrompue, quand il y a chaîne brisée, décrive le réel. Elle voudrait dépister le discours qui
phrase interrompue, que le symbole rejoint le réel. dit ce qui n’est pas. L’exemple princeps de Bertrand
Mais il ne le rejoint pas sous la forme de la Russel est « Le roi de France est chauve » 25 . En
représentation. Le signifiant rejoint le réel d’une 1905, et pour un Anglais – qui n’est pas royaliste
façon qui ne laisse pas place au doute – voyez les français, il n’y a pas de roi de France. « Le roi de
phrases interrompues du président Schreber 19 . Dans France est chauve » est délire. Évidemment il y a
la phrase interrompue, le signifiant ne représente pas beaucoup de connotations autour de ce « roi de
le moins du monde le réel, il y fait irruption, c’est-à- France est chauve », c’est un écho de la querelle
dire qu’une partie du symbolique devient réel. C’est franco-anglaise, ce n’est pas sans évoquer « le roi est
en quoi la « schizophrénie », telle qu’elle est ici nu ».
redéfinie, peut être dite la mesure de la psychose. Ce qui échappe à Bertrand Russel, ce n’est pas que
l’on puisse parler de ce qui n’est pas, mais que ce
Cette perspective ironique sur le langage, si je la qui est, du seul fait qu’on en parle, devient fiction.
recommande, c’est que, prendre les choses à l’envers Le roi de France existerait-il, sous les espèces d’un
de cette perspective, on voit où cela mène, par personnage qui porterait la couronne, il n’en serait
exemple à la théorie dite des descriptions, qui doit pas moins une fiction. Ce qui est significantisé est
son nom à Bertrand Russel 20 . du même coup « semblantifié ». Ça n’existe pas
Russel commença cette théorie des descriptions en parce que l’on en parle. Alors il faut se taire, comme
1905, en même temps que Freud écrivait ses Trois dit Wittgenstein 26 – ce dont on veut qu’il existe, il
essais sur la théorie de la sexualité. Il n’est pas faut le taire. Et c’est ce que fait le psychanalyste
excessif de dire que toute la philosophie anglo- dans sa pratique. La théorie des descriptions est
saxonne contemporaine en procède. Cela se vaine, non seulement parce que le roi de France
développe de nos jours sous le nom un peu ridicule n’existe pas, non parce que la parole fait exister ce
d’ontologie formelle – il s’agit en même temps d’un qui n’est pas, mais bien parce que le langage fait
héritage de la théorie médiévale des suppositions 21 , inexister ce dont il parle.
dont Lacan lui-même s’est fait l’écho avec son sujet L’axiome de Lacan que la vérité a structure de
supposé savoir 22 . fiction, comporte que la parole a effet de fiction 27 .
Cette théorie des descriptions s’occupe de la Le secret de la clinique universelle du délire, c’est
référence supposée du discours, ou, pour l’appeler que la référence est toujours vide. Si vérité il y a,
par le nom que Frege lui a donné, de la elle n’est pas adéquation du mot et de la chose, elle
est interne au dire, c’est-à-dire à l’articulation. En ce
17 sens, le signifiant, en tant qu’il s’articule au
On peut citer ici entre autres : Levi-Strauss C., Les structures élémentaires
de la parenté (1947), Paris, Mouton, 1967. signifiant, comporte que la référence est vide, et
18
JACOBSON R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963. i » c’est ce qui constitue le symbolique comme un
L’irréalisation retient Lacan dès l’« Introduction théorique aux fonctions ordre, l’ordre symbolique comme Lacan l’a nommé.
de la psychanalyse en criminologie », à propos du crime. Il reprendra cette
fonction d’irréalisation du signifiant à propos du phallus dans son écrit C’est le mouvement même qu’on observe chez
« La signification du phallus », p. 694. On pourra en suivre la construction Freud quand il passe de la séduction factuelle à la
avec « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis
Freud » et « La métaphore du sujet ». 18. Cf. Écrits.
19
SCHREBER D.P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975,
notamment le chapitre XV. Les phrases interrompues sont reprises par
Lacan dans deux de ses écrits : « D’une question préliminaire à tout 23
FREGE G., « Sinn und Bedeutung », (1892), traduit au Seuil.
traitement possible de la psychose » et « Subversion du sujet et dialectique 24
du désir dans l’inconscient freudien ». PLATON, Le Sophiste, Ckuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, tome II.
20 25
RUSSEL B., « On denoting », 1905, recueilli dans Logic and Knowledge, Op. cit.
Londres, 1956. 26
21 WITTGENSTEIN L., Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard,
Voir par exemple Dun Scott et la théorie médiévale des suppositions. Proposition 7.
22 27
Le sujet supposé savoir apparaît pour la première fois dans Le Séminaire On peut consulter Le Séminaire XVIII, o D’un discours qui ne serait pas du
Le Transfert. Il devient concept dans « La proposition… sur le semblant » (1970-1971), inédit, et l’écrit qui en est contemporain,
psychanalyste de l’École » en 1967, Scilicet I. « Radiophonie ». Et en 1973, Télévision.

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séduction fantasmatique, du fait au fantasme 28 , de la en quelque sorte, une double référence. La première
recherche de l’exactitude à la scansion de la vérité, est négative, elle est absence, c’est (-ϕ), c’est S. Il y
de l’inconscient comme savoir référentiel à en a une autre qui est positive, et c’est a. C’est ce
l’inconscient comme savoir textuel. qui explique que, dans l’économie du discours de
La référence vide, comment l’incarner ? Rien n’est Freud, le fantasme puisse venir à la place du fait.
plus simple, si l’on se souvient que la clinique Cela comporte que l’objet a, si c’est un être, est un
freudienne tourne toute entière autour d’un objet qui être de fiction, qui dépend de l’articulation du
n’existe pas, à savoir le pénis de la mère. Le roi de signifiant. L’objet a est un semblant 30 . Si c’est un
France qui est chauve, c’est le pénis de la mère. être, c’est un être qui dépend de la chaîne
C’est un fait que Freud a commencé par le rêve, signifiante, et précisément de la consistance de celle-
qu’il a donné l’interprétation des rêves comme la ci. Voilà pourquoi Lacan appelle l’objet a, une
voie royale de la psychanalyse, et qu’il a pris le rêve consistance logique. L’objet a est ce qui prend
comme une articulation signifiante sans référence. consistance quand on parle au fur et à mesure que
C’est en cela que Freud a considéré le rêve comme l’on néantise. Donc, c’est aussi un reste, au sens de
une forme de délire. Et c’est aussi pourquoi Lacan reste à dire. Mais il n’est pas le même quand une
ordonne toute sa clinique à un « il n’y a pas », que chaîne signifiante est développée, qu’à son départ.
ce soit en l’écrivant par (-ϕ), ou en énonçant « il n’y Si a dépend de l’articulation signifiante, la seule
a pas de rapport sexuel ». ontologie formelle est celle de l’objet a. Pourquoi
Commençons par écarter tous les faits » dit « ontologie » ? C’est que l’objet a, dans son
superbement Jean-Jacques 29 . Une analyse débute repérage analytique, apparaît bien comme un être.
ainsi. Tant que l’on n’y est pas, ce ne sont C’est là, spécialement, qu’il est capital de ne pas le
qu’entretiens préliminaires. « Associez librement, confondre avec le réel. L’objet a comme tel est un
dites la vérité, allez-y franchement, n’omettez rien » semblant d’être. Et le seul terme de consistance dit
veut dire : « Accolez le signifiant au signifiant sans bien ses affinités avec l’imaginaire.
vous préoccuper de la référence, de l’ontologie Sans doute, quand l’objet a trouve sa place dans le
formelle ». Lacan réintroduit les termes qui fantasme, le fantasme tient-il pour le sujet la place
devraient être proscrits, de représentation et de du réel. Cela ne veut pas dire pour autant que ce soit
référence, mais ils changent de sens. Il y a du réel. Le terme même d’axiome 31 que Lacan
représentation, mais en tant que le signifiant emploie concernant le fantasme, indique bien qu’il
représente une référence nulle. Cette référence le place dans un système logique, et confirme que
comme vide s’écrit comme la castration (-ϕ) ou l’objet est dans la dépendance de l’articulation
comme ce qui se fait de la castration, à savoir le signifiante.
sujet, S. Le sujet de Lacan est en effet une entité non C’est pourquoi l’objet a en tant que semblant, a sa
existante, celle qui motive et qui hante la théorie des place entre le symbolique et le réel. C’est une
descriptions. consistance logique qui fait semblant d’être, et qui
Jusque là, nous sommes encore dans l’espace n’est que ce que l’on rencontre quand du symbolique
freudien. L’idée d’une référence négative rend on va vers le réel. L’objet a est une élaboration
compte, à partir de la structure du langage, de symbolique du réel qui, dans le fantasme, tient la
l’importance pivotale de la castration freudienne. place du réel, mais elle n’en est qu’un voile. Sa
Mais ce qui est de Lacan à proprement parler, c’est fonction propre est de complémenter la référence
l’introduction d’une référence de type nouveau, qui négative du sujet. L’objet a, comme consistance
naît de l’articulation elle-même. Ce n’est pas une logique, est apte à incarner ce qui manque au sujet.
référence qui serait déjà là, et que l’on pourrait C’est le semblant d’être que le manque-à-être
représenter, ou dont l’on pourrait dire « il n’y a subjectif appelle. C’est pourquoi l’objet a comme
pas ». Cette référence de type nouveau, née de consistance logique, est propre à donner sa place à la
l’articulation, c’est ce que Lacan a appelé « l’objet jouissance interdite, à l’objet perdu.
a ».
Comment, à quelles conditions, l’articulation Voilà qui nous permet de donner un sens nouveau à
signifiante produit-elle une référence ? De ce que nous appelons psychose. C’est là que Lacan
l’articulation, naquît un jour une référence… Il y a, nous emmène. La psychose est cette structure

28 30
FREUD S., Lettre à Fliess du 21. 09. 1897, La naissance de la Cf, le cours de l’année 1991-1992 que l’auteur a consacré à « La nature
psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956 ; « Je ne crois plus à ma neurotica… ». des semblants » (inédit).
29 31
Rousseau J.-J., Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes, LACAN J., Compte-rendu du Séminaire « La logique du fantasme »,
Gèuvres complètes, Paris, Pléiade, Gallimard. Ornicar ?, n°29, Paris, Navarin, 1984, p. 16.

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clinique où l’objet n’est pas perdu, où le sujet l’a à L’Autre n’existe pas comme réel. Dire que l’Autre
sa disposition. C’est en quoi Lacan pouvait dire que est le lieu de la vérité, c’est dire que l’Autre est un
le fou est l’homme libre 32 . lieu qui a statut de fiction. Dire que l’Autre est le
Du même coup, dans la psychose, l’Autre n’est pas lieu du savoir, c’est dire qu’il a le statut de
séparé de la jouissance. Le fantasme paranoïaque supposition. La névrose, c’est de le faire exister au
implique l’identification de la jouissance dans le lieu prix, pour le sujet, de consentir à s’effacer devant
de l’Autre. En court-circuit, nous pouvons faire l’objet. Là prend sens la notion que le désir est une
valoir la différence de la paranoïa et de la défense, une défense contre le réel de la jouissance.
schizophrénie – pour autant que le schizophrène n’a Allons plus loin pour dire que la névrose est la
pas d’autre Autre que la langue – et faire valoir du structure clinique où la défense s’appelle le désir,
même coup la différence de l’Autre dans la paranoïa tandis que la perversion est la structure clinique où
et la névrose. Il y a l’Autre dans la paranoïa, et cet la défense s’appelle le démenti.
Autre est réel ; c’est-à-dire qu’effectivement l’Autre Lacan proposait, comme définition de la clinique
de la paranoïa existe, et qu’il est même gourmand de psychanalytique, « le réel comme l’impossible à
l’objet a. supporter » 33 . Cela montre bien que les formes
On a beaucoup répété la métaphore paternelle et son cliniques n’étaient pour lui qu’autant de modes de
échec dans la psychose. Pour la reprendre d’un autre défense contre le réel, jusqu’au cas limite dit
biais, ne faut-il pas conclure de l’échec de la schizophrène, où le sujet apparaît sans défense
métaphore paternelle, que le désir de l’Autre, de la devant l’impossible à supporter.
mère, n’est pas dans la psychose symbolisé, et que On a distingué, pour la psychose, le mécanisme de la
c’est pour ça qu’il est dans le réel ? Je dis : le désir forclusion. Pourquoi ne pas donner le même statut
de l’Autre dans le réel, et l’Autre avec lui, et la pathogène à la Bejahung freudienne, l’affirmation ou
chaîne signifiante, le désir de l’Autre comme le consentement ? On pourrait alors saisir que dans
volonté de jouissance sans limite. Voie pour la névrose, la défense prend forme de
comprendre la connexion fondamentale entre la significantisation de la jouissance. Cela est radical
psychose et l’angoisse, et aussi bien la connexion de dans la phobie, où le signifiant sert de rempart
la psychose et de l’érotomanie suscitée chez l’Autre. contre la référence vide, le manque de pénis de la
Il y a l’Autre aussi dans la névrose, sauf que là, la mère. On pourrait ainsi apercevoir que dans la
meilleure preuve qu’il n’est pas réel, c’est qu’il faut perversion, la défense prend la forme de la
le faire exister, par exemple en l’aimant. C’est ce qui fétichisation de la jouissance. Le pervers lui aussi,
se vérifie aux premiers pas de l’expérience pas moins que le névrosé, l’Autre le sépare de la
analytique : le transfert veut dire qu’il s’agit de faire jouissance. Le névrosé l’avoue, tandis que le pervers
exister l’Autre, et cela, afin de pouvoir lui remettre le dément.
la charge de la consistance logique de l’objet a. Le terme de « démenti » prend sa valeur de son
C’est ce que Lacan a appelé sujet supposé savoir. opposition à l’aveu du névrosé. Sans doute, comme
Faire exister l’Autre pour lui remettre l’objet a, fait le névrosé, le pervers fait-il exister l’Autre. Il fait
de cet objet la cause du désir. La remise à l’Autre de semblant d’être l’objet a de l’Autre pour l’angoisser
l’objet, du même coup le fait, cet objet, perdu, et – en cela il réussit là où le névrosé échoue.
installe au cœur de la névrose, la demande – que ce L’hystérique voudrait faire son manque-à-être cause
soit demander à l’Autre l’objet qu’il recèle, ou se du désir de l’Autre, c’est-à-dire donner à son
faire demander par l’Autre le règlement de la dette manque-à-être valeur de vérité du désir, mais le
qui lui est due. L’Autre de la névrose demande, au manque reste de son côté, tandis que le pervers le
moins que le sujet se justifie. Cela touche aussi le fait basculer dans l’Autre. Et du coup, pour le
pervers quand il amène à l’analyse l’injustifiable de pervers, la demande n’a pas fonction d’objet dans
sa jouissance. C’est là que se situe enfin ce que, dans son fantasme, mais bien l’impératif, l’ordre, le
d’autres catégories que les nôtres, on appelle un commandement…
borderline. Notons encore que ce que l’on appelle manie dans la
Demander à l’Autre l’objet qu’il recèle, se faire clinique psychiatrique, c’est le cas où l’objet a ne
demander par lui le règlement de la dette, c’est-à- fonctionne pas, c’est-à-dire un cas d’inconsistance
dire, en tous les cas, situer la consistance logique au logique, et qui va de pair avec l’inexistence aperçue
champ de l’Autre, c’est le fondement de tout de l’Autre – puisqu’il s’agit là d’un dit qui ne se
discours, le principe même du lien social. pose pas en vérité. Et pourquoi ne pas y opposer,

32 33
MILLER J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’École de la LACAN J., « Ouverture de la Section Clinique », Ornicar ?, n°9, Avril
Cause freudienne, XIII, Paris, 1987. 1977.

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comme formule de la dépression, la consistance a-


logique de l’objet, un objet qui n’est plus alors cause
du désir de l’Autre ? Le manque-à-être du sujet n’y
est plus qu’être-en-trop. Quant au mélancolique, son
suicide soudain, s’il ne constitue pas un appel à
l’Autre, même pas à son manque, traduit la
conversion brusque du manque-à-être subjectif en a.
Mais c’est pour mourir d’une mort physique qui
n’est que support de la seconde mort 34 .
Pourquoi Lacan a-t-il évoqué manie et dépression à
propos de la passe, au point où l’Autre se découvre
comme inexistant ? Pour indiquer peut-être qu’à
celui qui va jusque-là, il faut la cause freudienne
comme garde-fou 35 .
La dernière clinique de Lacan 36 indique qu’en aucun
cas, le père symbolique n’est une solution
satisfaisante à l’impossible à supporter.
Le père symbolique, c’est le père du fou. Il n’est
chez Lacan question que du père idéal, celui qui
voudrait notre bien. Lacan n’a rien fait pour rester
parmi nous comme un père idéal.

Il m’est arrivé, en inaugurant le premier service


psychiatrique baptisé Jacques Lacan, de donner un
petit vade-mecum élémentaire aux praticiens 37 .
J’ajouterai ici un avis de plus : « Devant le fou,
devant le délirant, n’oublie pas que tu es, ou que tu
fus, analysant, et que toi aussi, tu parlais de ce qui
n’existe pas ».
Une première version avait été établie par Juan Carlos Indart, que nous
remercions. Cette version ainsi que le commentaire des notes bibliographiques
ont été établis par Agnès Aflalo.

34
La seconde mort fait l’objet d’un long développement dans Le Séminaire
VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
35
LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de
l’École », op. cit., p. 14.
36
Le schizophrène n’a pas le signifiant du manque, rien n’empêche qu’on
puisse essayer de l’aider à l’obtenir dans le réel. C’est la leçon que je tirai
du cas Robert, de Robert et Rosine Lefort.
37
MILLER J.-A., « Allocution », De près montré, Revue de clinique
psychanalytique, Paris, juin 1988, Éditions Borromée. El Servicio, Jacques
Lacan, Malentendido, n°23, Buenos Aires, juin 1988.

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L’énigme dans la clinique et son histoire


Du phénomène élémentaire à l’expérience de Lacan aux Mémoires du président Schreber 8 et
énigmatique des considérations ultérieures sur Joyce.
Herbert Wachsberger Ces avancées, par bonds contrastés, ne perdent
jamais le fil de leur ambition : saisir, dans le
Expérience énigmatique désigne un fait de la phénomène psychotique, « le phénomène le plus
psychose non encore reçu sous cette dénomination épuré » où affleure la structure dont il est l’index.
dans le champ freudien, mais attesté chez Lacan en
des termes approchants à divers moments de son Le temps des phénoménologues
enseignement : dans son article de l’Encyclopédie Lacan, par sa thèse de médecine 9 , rejoint le
française, il désigne comme la phase féconde du principal courant doctrinal de son époque : la
délire celle « où les objets, transformés par une tendance à isoler les troubles élémentaires de la
étrangeté ineffable, se révèlent comme chocs, psychose, suivant l’hypothèse d’une lésion
énigmes, significations » 1 ; il note, dans sa thèse de originelle, antécédente au délire, reconnue comme
médecine, le « caractère énigmatique » des « fait primordial » 10 , Grundstörung 11 , « expérience
expériences initiales qui ont déterminé le délire 2 ; délirante originelle ou primaire » 12 , « trouble
dans son troisième séminaire public, il remarque que générateur » du délire 13 . La thèse du fait
l’énigme, produite par tel phénomène d’automatisme psychotique primaire départage les théories qui
mental, n’était vraiment formulée que par conçoivent le délire en continuité avec la
l’affirmation de l’initiative de l’autre (distingué de personnalité antécédente, et celles qui le situent
l’Autre) 3 ; dans son écrit sur la psychose, le « vide comme la conséquence d’une effraction, d’une
énigmatique » qui affecte la signification s’isole perturbation, d’une « subduction de la
comme un facteur de l’intuition délirante 4 . personnalité » 14 .
Les occurrences de cette signification problématique La notion de processus psychique 15 , au départ
sont à réinsérer dans leur contexte. Du processus acceptée par Lacan, décalquée du processus
selon Jaspers à la fonction de la parole, des lois de la
organique et transposée à l’activité mentale, est
parole à celles du langage 5 , Lacan opère un
censée rendre compte de cette altération par principe
recentrage d’abord nécessité par l’« insertion de définitive de la vie mentale.
l’inconscient dans le langage » 6 , puis par les Le phénomène élémentaire 16 condense en lui toutes
redéfinitions ultérieures de l’inconscient. Le ces données. Il est primaire et initial, sans cause
phénomène élémentaire, d’abord intéressé par ces extérieure ; les facteurs qui déterminent les
élaborations, sera finalement délaissé, au profit de psychoses s’y expriment, il est au principe de leur
l’expérience énigmatique. Du moins est-ce la thèse
mise à l’épreuve ici.
8
La « Question préliminaire à tout traitement possible LACAN J., « Présentation » aux Mémoires d’un névropathe, Cahiers pour
l’analyse, n°5, 1966, pp. 69-72.
de la psychose » donne sa juste place à l’expérience 9
LACAN J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
énigmatique 7 , mais elle n’est pas un aboutissement ; personnalité, op. cit.
il faut la lire sous l’éclairage de la « Présentation » 10
MOREAU J.-J., dit Moreau (de Tours), « Du hachisch et de l’aliénation
mentale » 1845, reprint 1970, tome II, p. 100.
11
BERZE J. und GRUHLE H.W., Psychologie der Schizophrénie,
1 Monographien aus dem Gesamtgebiete der Neurologie und Psychiatrie,
LACAN J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu
Berlin, Verlag von Julius Springer, 1929, p. 66.
(1938), Paris, Navarin, 1984, p. 80. 12
2 JASPERS K., Psychopathologie générale, traduction française de la 3ème
LACAN Jacques, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
éd. (1922), Paris, Librairie Felix Alcan, 1938, pp. 86, 87.
personnalité (1932) suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 13
1975, p. 147. MINKOWSKI E., « Contribution à l’étude du syndrome d’automatisme
3 mental », Annales médico-psychologiques, n°85 (12' série, t. 1), Paris,
LACAN J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses 1955-1956, Paris, Seuil,
1927, pp. 104-119.
1981, p. 220. 14
4 MINKOWSKI « Du symptôme au trouble générateur » (1928), repris in
LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
Cahiers du groupe Françoise Minkowska, déc. 1965.
psychose » (1959), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 538. 15
5 JASPERS K., op. cit.
MILLER J.-A., « Scansions dans l’enseignement de Lacan », cours du 2 16
décembre 1981 (inédit). Lacan dit avoir repris le phénomène élémentaire à de Clérambault, chez
6 lequel pourtant ce terme ne se laisse pas aisément découvrir, du moins
LACAN J., « De nos antécédents », Écrits (1966), Paris, Seuil, 1966, p.
dans le volume qui rassemble ses textes ; on y trouve cependant un
71.
7 « phénomène primordial », un « trouble initial », un « trouble moléculaire
MILLER J.-A., « De la nature des semblants », cours du 4 décembre 1991 de la pensée élémentaire ». « Phénomène élémentaire » est au contraire
(inédit). présent chez Jaspers, in op. cit.

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déclenchement ; il est moins assuré, en revanche, le prudent « x morbide » de Lacan, s’il faisait
que le délire s’organise et se fixe, selon des réactions référence au processus jaspersien, promettait
affectives secondaires et des déductions rationnelles, d’autres élaborations.
en lien organique avec ce phénomène. Son caractère
irruptif, parasitaire, hétérogène à la personnalité, le Des lois de la parole aux lois du langage
rapproche des phénomènes de la pensée
xénopathique propre à l’automatisme mental, ou de La reconnaissance, par Lacan, des phénomènes de la
ceux du syndrome d’action extérieure. psychose comme phénomènes de langage, modifie la
La tonalité énigmatique, très inspirée de l’approche doctrine.
phénoménologique des faits de la psychose par Le processus, obsolescent, est remplacé par la
Jaspers (« les événements signifient quelque chose, structure. Une nouvelle définition du phénomène
mais ne signifient rien de précis ») et que Lacan élémentaire s’ensuit : élémentaire, il l’est comme
attribue au phénomène élémentaire, avait déjà été l’est la feuille où se saisit la structure même de la
retenue par de nombreux auteurs comme un plante 23 . Le phénomène a structure de langage. Le
phénomène propre à la paranoïa : avant Jaspers, sens, qui était au centre de l’exposé de Lacan sur la
Marguliès 17 avait relevé la perplexité, l’inquiétude causalité psychique 24 , est délaissé au profit du
indéterminée, le sentiment de catastrophe prochaine, signifiant. La personnalité est récusée par le sujet
une tonalité d’angoisse, comme signes d’une comme sujet au signifiant.
perturbation inaugurale à situer dans la sphère des La valeur clinique du phénomène élémentaire varie
affects. Tiling 18 avait constaté à l’origine de la quête au gré des avancées de la doctrine. Essentiel au
d’éclaircissements du sujet une angoisse statut du processus, il est éclipsé par l’importance
indéfinissable et confuse, ou le sentiment d’être donnée par Lacan aux moments féconds et à la
coincé. Après Jaspers, Westerterp 19 insistera sur la connaissance paranoïaque qui les structure 25 , puis il
modification primaire étrange de l’environnement. retrouve une place dans le champ du langage une
La certitude du sujet d’être personnellement visé par fois défini son rapport au signifiant et précisée son
le phénomène, « certitude subjective remarquable » insertion dans la relation du sujet à l’Autre.
écrivait Jaspers, avait été isolée par Clemens Définition non définitive, car tributaire du
Neisser 20 sous le nom d’expérience de signification déplacement des positions du sujet dans son lien à
personnelle (Eigenbeziehung) comme un symptôme l’Autre : d’abord comme Autre de la reconnaissance
primaire de la paranoïa 21 . puis de la parole – le phénomène élémentaire est
Les traits cliniques du phénomène élémentaire alors porté au paradigme du fait psychotique ;
permettront à Lacan de considérer les comme Autre du langage enfin – qui sonne le glas
interprétations, les états passionnels, les illusions de d’un phénomène élémentaire, dont l’absence dans la
la mémoire, les intuitions, etc, comme des « Question préliminaire » se remarque.
phénomènes élémentaires, et de même, pour ce qui Ces étapes précisent le ressort de la précarité de
concerne son cas Aimée, les sentiments de l’Autre dans la psychose : faillite de l’Autre (comme
transformation de l’ambiance morale, les sentiments Autre de la reconnaissance ou Autre de la parole),
d’étrangeté, de déjà vu, le devinement de la pensée. dans le Séminaire sur les psychoses ; défaut dans
Le phénomène élémentaire résume en lui la structure l’Autre (comme Autre du langage) par le fait de la
mentale anomalique propre à la psychose elle- forclusion signifiante, dans la « Question
même 22 . Mais ce fondement demeurait imprécis, et préliminaire ».
Dans cet écrit, les hallucinations sont mises au
17
premier plan des phénomènes de la psychose.
MARGULIES A., « Die primäre Bedeutung der Affekte im ersten Stadium Partant de leur texte, Lacan les répartit en
der Paranoïa », Monatsschrift fûr Psychiatrie und Neurologie, n°10, 1901,
pp. 265-288. phénomènes de code, relatifs à l’Autre, et
18
TILING T., « Zur Paranoiafrage », Psychiatrische Wochenschrift, 1902, phénomènes de message, qui accentuent le pôle du
19
n°43, p. 432-435, et n°44, pp. 442-445. sujet.
WESTERTERP M., « Prozess und Entwicklung bei verschiedenen Aux phénomènes de code, auxquels appartiennent
Paranoiatypen », Zeitschrift für gesamte Neurologie und Psychiatrie,
n°91, 1924, pp. 259-380. les hallucinations de la Grundsprache de Schreber,
20
NEISSER C., « Erörterungen über Paranoïa vom klinischen
Standpunkte », Centrallblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie,
221
Sur ce point, cf. Sauvagnat F., « Histoire des phénomènes élémentaires. A
propos de la signification personnelle >›, Ornicar ? n°44, Paris, 1988, pp. 23
1 LACAN J., Le Séminaire, op. cit., p. 28.
19-27. n°15, 1892, pp. 1-20. 24
22 LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit.
LACAN J., « Exposé général de nos travaux scientifiques », in De la 25
psychose paranoïaque., op. cit., p. 401. Ibid.

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Lacan annexe les phénomènes intuitifs 26 , ces dans son être. L’interprétation délirante, qui appelle
« expériences délirantes primaires » étudiées par à se détacher de l’ombre une figure de l’Autre,
Jaspers (significations immédiates ou transformées trouve dans la structure de la psychose sa condition
de la signification habituelle des choses, intuitions même.
subites, expériences sans contenu adéquat), dont il On aura remarqué que le phénomène intuitif et le
s’était servi pour sa séméiologie des phénomènes néologisme, conjoints dans le livre III du Séminaire,
élémentaires. Les phénomènes intuitifs se dispersent sur deux registres, appartiennent à des
permettraient-ils maintenant de rendre compte de ce temps différents. Le phénomène intuitif, inaugural,
que Lacan tentait jusqu’alors de cerner par le révèle la faille de la structure, cette « lésion
phénomène élémentaire – qui n’a pas résisté, lui, à première » (Minkowski) soupçonnée par les
l’analyse linguistique des phénomènes de la psychiatres, le fait morbide initial qui n’a plus nom
psychose ? En effet, du séminaire sur les psychoses de phénomène élémentaire. Le néologisme, lui, suit
à la « Question préliminaire », les coordonnées de son propre destin, se vide de sa « haute tension » et
l’incidence du signifiant dans le fait psychotique se choit dans le serinage : une déflation qui jette
sont modifiées, parallèlement à la révision du statut certains sujets dans un effort effréné de création
de l’Autre. signifiante. L’expérience énigmatique est informée
Deux types de phénomènes, « où se dessine le par la structure, mais elle comporte une dimension
néologisme », sont étudiés dans le livre III du diachronique 27 : effet de signification, signification
Séminaire : l’intuition délirante, qui tient de la de signification, invention néologique – « sorte de
plénitude du néologisme son caractère d’expérience plomb » dans le discours du sujet 28 – qui fait arrêt à
comblante, et la formule stéréotypée, qui contraste la signification.
par sa platitude, son usure. Toutes deux ont pour Les exemples donnés par Lacan à l’appui du
effet un arrêt sur « la signification comme telle », phénomène élémentaire subissent cette révision
attribuable au signifiant. Les effets de signification apportée au livre III du Séminaire par la « Question
dont celui-ci est responsable éclairent son statut et préliminaire ». Telle la croyance délirante du
son incidence dans le phénomène. Isolé de sa chaîne, « perplexifiant assassinat d’âmes » 29 , ce fait que
pur non-sens, il leste le néologisme, lui confère sa Schreber ne comprenait pas, auquel pourtant il
densité : il fait l’énigme dont il est le mot. Cette rapportait avec certitude son entrée dans la
présence du signifiant dans le réel, par la défection psychose ; le terme néologique, Seelenmord, dont il
de l’Autre, produit des effets de signification ; l’avait indexée pour formuler l’informulable
signification en souffrance, référée d’abord à elle- moment de sa bascule dans la psychose, est devenu
même ; puis réductible à une autre signification : le après-coup l’index de l’inaugurale rencontre des
mot de l’énigme est trouvé, il entraîne un sentiment effets de la forclusion, soit ce trou de la signification
de compréhension ineffable d’une expérience phallique, noté Φ0. Expérience certes énigmatique,
inédite ; puis il se vide de sa signification. affectée d’une signification de la mort qui infiltre la
Dans la « Question préliminaire », la prise en certitude, dont l’aboutissement sera un dommage,
considération du texte (celui des hallucinations), et « un désordre provoqué au joint le plus intime du
non plus du phénomène (le néologisme), modifie le sentiment de la vie chez le sujet » 30 .
contour des effets de signification. C’est moins la L’injure « truie », de même, localise et identifie un
présence du signifiant dans le réel, sa « haute phénomène non inaugural, évidemment secondaire à
tension », qui est éprouvée en premier, que son la primitive expérience dans laquelle le sujet a
absence dans l’Autre. Et le sentiment énigmatique éprouvé l’indicible des effets de l’élision phallique
ne dépend plus de la réalisation d’un signifiant hors- et de la catastrophe subjective qu’elle préfigurait.
chaîne, mais de la décomplétions d’une chaîne que Elle en est une réédition atténuée.
la rencontre d’une absence signifiante dans l’Autre Dans son commentaire, Lacan fait apercevoir l’effet
provoque : effet d’équivoque signifiante qui déroute libidinal de la boiterie signifiante au lieu de l’Autre,
les significations communes, amorce d’un « ça veut et la défense du sujet qui s’y corrèle : « Au lieu où
dire » intransitif, d’une signification inaccomplie – l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait
vide énigmatique, so, degré zéro de la signification –,
bientôt doublée d’un « ça veut dire quelque chose » 27
Selon la remarque de J.-A. Miller qu’une ordonnance clinique, qu’une
– signification de signification, s(so) –, où s’ancre la structure, doit permettre d’inscrire le facteur temporel, in « De la nature
certitude du sujet d’être par ce phénomène impliqué des semblants », cours (inédit) du 3 juin 1992.
28
LACAN J., Le Séminaire, op. cit., pp. 43-44.
29
26 Ibid., p. 343.
LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la 30
psychose » (1959), op. cit., p. 538. LACAN J., Écrits, op. cit., p. 558.

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entendre » 31 . L’« intention de rejet », Verwerfung présent, où flotte l’idée d’une mort proche, sans que
au sens freudien, et l’énigmatique rencontre avec se saisisse, dans une figure de l’Autre, le foyer d’une
cette jouissance, seront conceptualisées seulement croyance délirante, comme dans la paranoïa.
après que Lacan aura donné sa « pleine suite » à la Repris d’un exposé à la Section clinique le 3 juin 1992.

« Question préliminaire », en situant le dieu de


Schreber comme l’Autre qui jouit de son être Perplexité (Ratlosigkeit)
passivé 32 . Dans l’expérience de jouissance comme Michael Turnheim
expérience énigmatique 33 , le plein de
l’envahissement de jouissance accentue encore le Dans la première séance du séminaire sur les
vide de la signification. psychoses Lacan affirme une équivalence entre deux
courants de la psychiatrie qu’on considère
Vers une clinique différentielle de l’expérience
généralement comme étant diamétralement
énigmatique ? 1
opposés : le courant mécaniste, incarné par
L’intuition délirante, dont la psychiatrie classique a Clérambault, et l’abord phénoménologique de
désigné les formes : idées de relation, délire de Jaspers, celui-ci étant justement une réaction contre
supposition 34 , délire de signification 35 , la conception mécaniste de la psychiatrie de
36
interprétations frustes , a jusqu’alors été envisagée l’époque. Selon Lacan, le critère de la
dans le seul cadre de la paranoïa. L’expérience compréhensibilité des phénomènes cliniques, est
énigmatique, qui les surplombe, s’observe-t-elle central et indispensable dans la théorie de Jaspers
dans la schizophrénie ? aussi bien que dans celle de Clérambault.
Les crises d’irréalité apparues chez Renée 37 à l’âge S’il est évident que Jaspers a tenté de fonder sa
de cinq ans permettent l’ébauche d’une réponse. Ce psychopathologie sur la notion de compréhension –
n’est qu’au bout de quelques mois que son la folie, la Verrücktheit, est pour lui d’abord ce qui
expérience de réalité modifiée (perte de la est foncièrement incompréhensible 2 – il est plus
signification des objets environnants et de surprenant que, selon Lacan, la clinique d’un
l’harmonie de ces objets entre eux, émancipation de mécaniste comme Clérambault repose,
chaque objet, sentiment d’artificialité, etc.) se implicitement au moins, sur ce même critère. Mais
résoudra en une conviction délirante : le vent prend Lacan dit en effet que le repérage, par Clérambault,
une signification particulière, Renée le suppose de l’automatisme mental ne peut se faire qu’en
porteur d’un message à deviner, et elle saisira fonction d’une compréhensibilité supposée, que
bientôt cette signification : le vent cherche à faire Clérambault ne peut pas isoler le phénomène central
sauter la terre. L’expérience initiale est celle d’une de sa théorie sans une référence au caractère
réalité profondément transformée, fragmentée, « anidéïque » de cet automatisme – ce qui revient à
opaque, où chaque objet, sans commune mesure dire que l’automatisme mental se distingue d’abord
avec les autres, est réduit à son squelette signifiant, par l’impossibilité de comprendre le contenu qu’il
non-sens absolu que résoudra une signification fait émerger.
abstraite, sans que ni l’Autre, comme dénominateur On tentera ici d’étudier le parallélisme entre ces
commun des significations, ni le sujet, dont aucune deux écoles opposées, à partir de Jaspers d’une part,
croyance (au sens de la signification personnelle) ne et d’autre part d’un psychiatre mécaniste qui était en
fait trace, ne soient cernables. Les psychoses quelque sorte le Clérambault allemand – Carl
schizophréniques comportent des moments Wernicke 3 . Au-delà de leurs divergences, les deux
d’ineffable angoisse, d’incompréhensibilité du psychiatres s’intéressent spécialement à un
phénomène clinique qu’on rencontre surtout dans les
31
Ibid., p. 535. phases aiguës de la psychose – la perplexité
32
LACAN J., « Présentation », op. cit. (Ratlosigkeit) que l’on peut constater quand le sujet
33
SOLER C., « L’expérience énigmatique du sujet : de Schreber à Joyce », est exposé à une expérience qui reste pour lui
exposé à la Section clinique le 22 avril 1992, La Cause freudienne, n°23. énigmatique.
34
; L’incertitude perplexe, les doutes délirants (Tanzi) caractérisent cette
variété du délire d’interprétation selon Sérieux P. et Capgras J., Les folies
raisonnantes. Le délire d’interprétation, 1909, Marseille, Lafitte Reprints, 1
LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.
1982, p. 168.
35 14.
JASPERS K., op. cit., p. 89. 2
36 JASPERS K., Allgemeine Psychopathologie, Springer 1923 (3ème
MEYERSON I., QUERCY P., « Des interprétations frustes », Journal de édition), Berlin, p. 110.
psychologie normale et pathologique, n°17, 1920, pp. 811-822. 3
37 Dans sa Psychopathologie, Jaspers consacre un chapitre à Wernicke, qui
SECHEHAYE M.-A., Journal d’une schizophrène, Paris, P.U.F., 1969 incarne pour lui tout ce qu’il faut éviter en psychiatrie (op. cit., p. 324-
(1re éd. 1950). 327).

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Une opération épistémologique sont que des tentatives d’explication par rapport à la
désorientation initiale – tout délire est un délire
Chez Jaspers la perplexité occupe une fonction d’explication (Erklärungswahn). Wernicke explique
charnière dans la phénoménologie de la psychose. cette désorientation par un trouble d’une fonction
C’est le moment, écrit-il, où les phénomènes qu’il appelle « identification secondaire ». Puisqu’il
nouveaux qui font irruption paraissent au malade était un élève de Meynert, il part de l’idée que les
comme « fabriqués » 4 , ils ne lui appartiennent plus, messages, qui viennent du système nerveux
ils ont perdu toute évidence, ils sont devenus périphérique, sont d’abord projetés sur certaines
incompréhensibles. Ce qui caractérise cet instant, régions du cortex cérébral (« identification
c’est que le sujet réagit encore à cette irruption, primaire », intacte dans la psychose). Mais il faut
justement par sa perplexité ; tandis que plus tard, ensuite, écrit Wernicke, que ces messages arrivent
quand sa personnalité entière sera rongée par le « jusqu’au récepteur proprement dit » 8 , et c’est cela
processus pathologique, il pourra soit rester qu’il appelle « identification secondaire ». Le
indifférent, soit trouver tout à fait compréhensible ce substrat physiologique de ce deuxième processus, ce
qui l’avait rendu perplexe dans un premier temps. Le sont les fibres associatives découvertes par Meynert,
surgissement de la perplexité correspond donc à une et son équivalent psychologique est la formation de
phase intermédiaire, où le sujet est seulement en concepts à partir des informations brutes qui arrivent
partie atteint par la maladie : il peut encore d’abord dans le cerveau.
comprendre qu’il ne comprend plus rien. Mais ce qui L’origine de la maladie mentale se trouve, pour
donne à la perplexité sa place centrale dans Wernicke, dans un trouble électif (c’est-à-dire non
l’épistémologie de Jaspers, c’est que nous, les diffus) de l’identification secondaire. Les malades
psychiatres, nous comprenons la perplexité, la sont incapables de former des concepts à partir des
comprenons encore. Comme l’écrit Jaspers, « la informations, et c’est cela qui explique leur
perplexité est la réaction tout à fait compréhensible à perplexité. Ils sont envahis par des expériences non
l’irruption d’une psychose aiguë… » 5 médiatisées – de leur corps par exemple, c’est la
La perplexité est donc chez Jaspers le moment qui se « perplexité somato-psychique » ; mais il y a aussi la
situe juste avant que le malade ne plonge « perplexité auto-psychique » 9 , qui correspond à ce
complètement dans son univers incompréhensible. qu’on appellera plus tard dépersonnalisation.
Mais l’espace d’un instant, le psychiatre et le sujet On le voit, Wernicke, même s’il cherche à expliquer
se trouvent à la même place, tous les deux sont (erklären) les phénomènes psychopathologiques
perplexes face à l’expérience psychotique. Le (plutôt qu’à les comprendre intuitivement, comme
psychiatre comprend que le malade ne comprend Jaspers), se sert pourtant du critère d’une
plus rien. C’est d’ailleurs cette apparente parenté compréhensibilité supposée, car le sujet normal
entre le sujet dépersonnalisé et le psychiatre que le possèderait des concepts adéquats pour toutes les
psychanalyste Paul Federn a perçue, quand il a écrit informations qui lui arrivent de la périphérie, et c’est
que dans la dépersonnalisation psychotique, le cette capacité de passer de l’information au concept
patient est en quelque sorte son propre psychologue, qui est perturbée chez le malade. Et tout comme
il observe sa propre étrangeté 6 . Jaspers, Wernicke affirme que la perplexité surgit
Chez Wernicke, qui avait écrit son traité de tant qu’il reste encore un certain degré d’orientation
psychiatrie (Grundriss der Psychiatrie) environ normale 10 , quand le sujet comprend encore qu’il ne
vingt ans avant la Psychopathologie de Jaspers, on comprend plus rien.
trouve une conception semblable – même si la Malgré son apparente transparence, cette conception
capacité de compréhension du psychiatre, centrale est, comme celle de Jaspers, soutenue par une
chez Jaspers, n’y figure pas encore explicitement. idéologie critiquée par Lacan au début de la
Wernicke, qui aime les formules schématiques, « Question préliminaire… » 11 . C’est par rapport à
pense que tout trouble psychopathologique repose en cette idéologie que Wernicke, le mécaniste grossier,
fin de compte sur un trouble de l’orientation 7 . Les est en quelque sorte plus franc que le subtil Jaspers.
élaborations ultérieures, le délire par exemple, ne Car Wernicke, au début de son traité, nous livre

4
JASPERS K., op. cit., p. 111. 8
5 Ibid, p. 8.
FEDERN P., Ichpsychologie und die Psychosen, Frankfurt ans Main, 9
Suhrkamp Verlag, 1978, p. 231. Ibid, p. 212 et sq.
6 10
Ibid., p. 257. Ibid., p. 216.
7 11
WERNICKE C., Grundriss der Psychiatrie (1894), Leipzig, Thieme, 1906 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
(2ème édition), p. 209. psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531 et sq.

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l’opération, c’est le cas de le dire, sur laquelle repose en effet du sujet qui est perplexe (ratios), quand il
sa conception. « Imaginons, écrit Wernicke, qu’on décrit la situation où l’enfant investit d’une part
fasse… une opération, qui n’est pas réalisable, mais l’hallucination de l’objet primordial, et où il doit
qui est pourtant pensable. La voûte crânienne serait d’autre part constater que cet objet ne se trouve pas à
enlevée ; le cerveau serait détaché et tiré doucement la place attendue dans la réalité. La perplexité
vers le haut et se trouverait ainsi loin de la base correspond au moment où l’enfant se trouve devant
crânienne ; les vaisseaux sanguins, les nerfs, le tronc cette contradiction.
cérébral et la moelle épinière ne seraient pas On le voit, pour Freud, la perplexité doit être
endommagés lors de ce processus d’élongation. attribuée à la structure même du sujet de la
C’est seulement là que le cerveau nous apparaîtrait représentation. Elle ne s’explique pas par un déficit,
dans sa structure véritable… » 12 . Ce que Wernicke qui serait à situer en deçà d’une représentation
cherche à illustrer par cette « élévation du cerveau » adéquate, mais constitue plutôt un effet de structure,
n’est rien d’autre que la constitution de ce qu’il provoqué par l’apparition nécessaire d’un au-delà de
appelle le « récepteur proprement dit » ou de la représentation. Elle est liée au statut
l’« unité du moi » 13 ; c’est-à-dire l’isolation d’un problématique de l’objet par rapport à la
lieu qui garantirait la perception adéquate des représentation : division du sujet face aux
informations. C’est seulement après avoir exécuté irrégularités de l’objet qui n’obéit pas aux promesses
cette opération, que la perplexité apparaîtra comme de la représentation.
le moment où une partie de l’appareil psychique est Mais cette conversion de la théorie du sujet chez
perturbée et tombe par conséquent de sa position Freud, n’empêche pas ses élèves d’installer à
élevée ; tandis que l’autre partie, la partie encore nouveau le sujet de la perception à la place
saine du sujet, incarnée par le cerveau élevé vers le privilégiée qu’il avait occupée auparavant. Car,
haut, regarde vers le bas et voit des choses étranges. comme le note Lacan, on s’est servi de la théorie
freudienne du narcissisme, pour faire du moi la
Division et perplexité réincarnation du vieux sujet de la perception 17 .
Un des pionniers de cette révision post-freudienne
Voilà donc l’opération qui installe le percipiens, le
fut sans doute Paul Federn. Ce qu’il y a de frappant
sujet de la perception, à sa place privilégiée. C’est
chez Federn, c’est que, malgré son intimité avec
cette opération qui se trouve, selon Lacan, à la base
Freud, il s’est vu obligé de contredire point par point
des théories pré-freudiennes de la psychose. Ce
tout ce que Freud avait pu écrire sur le narcissisme
privilège prend fin avec Freud, en principe au moins.
et la psychose. Pour Federn, le narcissisme ne se
Car contrairement aux psychiatres, Freud ne parle
caractérise pas par une relation où le moi se trouve à
jamais d’une perception correcte du corps propre ou
la place de l’objet, mais consiste en un
de la personnalité. Il suffit par exemple de lire dans
investissement des frontières du moi, garant d’une
la Science des rêves ses remarques sur les sensations
aperception juste du monde 18 . La cause de la
somatiques (Leibreize), pour constater que Freud, psychose n’est pas à chercher du côté d’un excès de
contrairement aux théoriciens du 19e siècle, ne croit satisfaction auto-érotique, mais, au contraire, dans
pas que ces sensations constituent la source une diminution du narcissisme. La perplexité qui
essentielle du rêve. Les sensations somatiques, écrit- accompagne par exemple la dépersonnalisation
il, sont utilisées comme un quelconque matériel bon psychotique, sera par conséquent attribuée à un
marché, toujours disponible 14 . Elles n’ont aucune désinvestissement des frontières du moi.
fonction spécifique. Comme le souligne Lacan, ce
Mais pour Lacan il est exclu que les effets du
qui intéresse Freud dans le rêve, ce n’est que son
narcissisme puissent fonder la réalité 19 . Mais même
élaboration 15 . Ceci explique que le terme de
si sa conception se situe ainsi à l’opposé de ce que
perplexité, qui ne constitue pas un véritable concept
pense Federn, le point de départ de sa théorie de la
analytique, a une tout autre fonction chez Freud.
psychose n’est pas incompatible avec quelque chose
Dans Inhibition, symptôme, angoisse 16 Freud parle
qu’affirment la plupart des post-freudiens, qui
cherchent la cause du phénomène psychotique dans
12
WERNICKE C., op. cit., p. 37 et sq. un échec du refoulement. C’est plutôt au niveau des
13
Ibid., p. 109.
14
FREUD S., Die Traumdeutung, Studienausgabe, Fischer, t. II, p. 244. 17
15 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »,
psychose », op. cit., p. 542.
Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 623. 18
16 FEDERN P., op. cit., pp. 232 et 274.
FREUD S., Hemmung, Symptom und Angst, Studienausgabe, Fischer, t. 19
VI, p. 277. LACAN J., op. cit., p. 554.

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effets de cet échec que se trouve la différence. Les Énigme et énonciation


post-freudiens partent de l’idée que le refoulement Pierre Naveau
est nécessaire afin que le psychisme ne soit pas
submergé par des tendances qui empêcheraient les Dans son séminaire sur Joyce du 13 janvier 1976,
« fonctions autonomes » de l’ego de se développer Lacan donne une indication au sujet de l’énigme 1 . Il
normalement. Et ce qu’ils appellent fonctions prend l’exemple de l’énigme proposée au début
autonomes n’est rien d’autre qu’un équivalent de d’Ulysse par Stephen Dedalus à ses élèves :
l’ancien sujet de la perception. Les post-freudiens
pensent qu’il faut qu’il y ait une barrière pour que le The cook crew
percipiens puisse se développer tranquillement, et
que le refoulement constitue cette barrière. The sky was blue
Pour Lacan, c’est au contraire justement la fonction
du refoulement que de toucher au sujet de la The bells in heaven
perception, d’accorder le sujet à la structure, comme
il le dit dans son article sur Merleau-Ponty 20 . Le Were striking eleven
refoulement, peut-on dire, accorde le sujet à la
structure du discours. Les troubles de la perception Tis rime for this poor soul
qui existent effectivement dans la psychose, ne sont
To go to heaven.
pas à attribuer à un dérèglement de la fonction
unifiante du sujet, mais à ce que cette unité, que le Ce qui peut se traduire ainsi :
sujet cherche à maintenir à travers l’identification
« Le coq chantait
imaginaire, reste intacte. C’est le sujet non refoulé
de la perception qui est sans recours face à la chose Le ciel était bleu
perçue, qui n’est pas univoque. Les cloches de l’église sonnaient onze heures
Dans la théorie analytique le sujet comme tel est Temps pour cette pauvre âme d’aller au ciel ».
perplexe, car le sujet psychotique aussi bien que le
sujet névrotique est divisé face à l’équivoque du Question :
signifiant. Ce qui caractérise alors la psychose, ce De quoi s’agit-il ?
n’est pas la division du sujet, mais l’existence d’un Les élèves ayant donné leur langue au chat, la
sujet divisé qui, parce qu’il n’est pas refoulé, n’a pas réponse fut donnée par Stephen Dedalus : The fox
de place dans le discours. burying his grand-mother under the bush – c’est-à-
Ceci montre que la fonction centrale de la perplexité dire : « C’est le renard enterrant sa grand-mère sous
dans la théorie psychiatrique repose sur une un buisson ». Même si l’on n’y a pas tout de suite
confusion. Jaspers nous dit qu’il comprend que le pensé, l’on aurait pu deviner qu’il s’agissait d’un
sujet psychotique ne comprend plus rien. Je enterrement. Mais ce qui surprend, comme le
comprends ce sujet, dit Jaspers, car si j’étais à sa souligne Lacan, c’est the fox, le renard. On ne s’y
place, cette perplexité pourrait être la mienne. Mais attend pas. On ne s’attendait pas à ce que soit
même si Jaspers arrive ainsi à s’identifier au sujet évoqué – Lacan ne dit pas « cet animal », mais
malade qu’il trouve en face de lui, la perplexité qu’il « cette misérable chose ». C’est un non-sens en
s’imagine ne sera jamais celle de son patient. Car la quelque sorte. Ce n’est pas le sens qui compte.
perplexité de Jaspers est inscrite dans un discours : Alors, qu’est-ce qui compte ? A cette question,
c’est la perplexité du sujet divisé Jaspers, qui ne veut Lacan répond : c’est l’énonciation. Ce qui surprend,
rien savoir de la cause de la maladie mentale. Tandis c’est ce qui est dit, mais par rapport à qui le dit. Il
que la perplexité de son patient est celle d’un sujet s’agit, dans cette énigme formulée par Stephen
lui aussi divisé, mais qui reste sans aucun recours Dedalus, d’une véritable création poétique, c’est-à-
face à l’expérience énigmatique à laquelle il se dire de ce que je propose d’appeler : « un énoncé
trouve exposé. calculé ». Pourtant l’accent porte, non pas sur
l’énoncé, mais sur l’énonciation. L’énigme, dit
Lacan, est une énonciation. Il ira jusqu’à dire, à cet
égard, que « l’énigme est une énonciation sans
énoncé ». Dans son séminaire du 11 mai 1976,

20
LACAN J., « Merleau-Ponty », Les Temps Modernes, n°184/185, numéro 1
spécial sur Merleau-Ponty, p. 248. LACAN J., Le Séminaire, Le Sinthome (1975-1976), Ornicar ? n°7, p. 16.

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Lacan revient sur ce point 2 . « L’énigme est à situer Pour Mme E., il y a là une sorte de syllogisme.
dans le rapport de l’énonciation et de l’énoncé », Premièrement, j’ai entendu une voix.
affirme-t-il. Une sorte de renversement s’opère Deuxièmement, le chauffeur de l’autobus a freiné
alors. Lacan, en effet, en vient à dire ceci : brusquement. Conclusion : « Je ne veux pas que
« L’énonciation, c’est l’énigme ». La question de mon fils vienne ». Il a suffi qu’elle se pose la
l’auditeur ne porte donc pas sur le sens de l’énoncé, question : « Pourquoi est-il arrivé cela ? » pour
mais sur sa cause. Lacan articulé, alors, la question qu’elle prenne position par rapport à ce qui est
de l’auditeur de la manière suivante : « Pourquoi arrivé, pour qu’elle prenne une décision. Si son fils
diable un tel énoncé a-t-il été prononcé ? ». n’est pas venu chercher son cadeau de Noël, c’est
parce que, de ce qu’elle a entendu – pardonnez-moi
L’énigme de la voix de risquer cette pointe –, elle en a fait un fromage.
Elle a mis le coup de frein brusque sur le même plan
Mme E. est hospitalisée depuis une dizaine que la vocifération.
d’années. Cela fait sept ans que je m’occupe d’elle. C’est de Mme E. que j’ai appris ce que c’est qu’une
Elle va et vient entre chez elle et l’hôpital. Quand ça hallucination verbale. L’hallucination verbale est
ne va pas, quand les voix qui l’assaillent se mettent à une hallucination du verbe, c’est-à-dire une
la harceler, elle revient à l’hôpital. Elle était hallucination propre à la parole, à la fonction de la
enceinte, au moment où elle a été hospitalisée. parole.
Depuis lors, elle a été séparée de son fils, qui a été Nous avons beaucoup parlé, elle et moi, des voix
placé dans une famille d’accueil. La dernière fois qu’elle entend et des questions qu’elle se pose à
que j’ai eu un entretien avec elle, son fils devait lui propos de ce qu’elle entend dans ce que lui disent les
rendre visite le lendemain. Or, au cours de cet voix.
entretien, elle m’apprit qu’elle venait tout juste de
Au premier abord, les choses sont simples. Mme E.
téléphoner à ses parents adoptifs, pour leur dire semble se soumettre à la volonté de l’Autre.
qu’elle ne voulait pas que son fils vînt la voir.
Qu’entend-elle dans ce qui est dit par la voix ? La
Que s’était-il donc passé ? volonté de l’Autre. Elle fait ce qu’on lui dit de faire.
La veille, elle était en train de dîner, quand elle a Elle est le sujet de la volonté de l’Autre. Mais, en
entendu une voix qui lui a dit : « Tu ne mangeras fait, les choses sont plus compliquées. Quand je lui
plus jamais de fromage ! ». Le fromage n’était pas fait remarquer qu’elle semble se soumettre à la
sur la table. Ce que lui a dit la voix qu’elle a volonté de l’Autre, d’un côté, elle est d’accord, elle
entendue était donc à la fois déplacé, incongru et reconnaît qu’elle obéit à la voix, mais, d’un autre
énigmatique. Alors, elle s’est mise en colère. Elle côté, elle n’est pas d’accord. Le reste de fromage n’a
s’est souvenue qu’il y avait un reste de fromage dans pas le même statut, pour elle, que le reste de saumon
le frigidaire. Elle s’est levée de table. Elle est allée fumé pour la belle bouchère. Elle soutient, en effet,
dans la cuisine. Elle a ouvert la porte du frigidaire. que lorsqu’elle a jeté à la poubelle le reste de
Elle a pris le morceau de fromage qui restait. Elle a fromage, ce fut là, de sa part, non pas un acte de
fermé la porte du frigidaire. Elle a jeté le morceau de soumission, mais un acte de révolte. Ainsi fait-elle
fromage à la poubelle. Et elle est retournée s’asseoir valoir un paradoxe. Elle se soumet, mais, en fin de
à la table. Le lendemain matin, elle a pris l’autobus compte, elle se révolte. Il y a là une sorte de calcul
pour venir me voir à l’hôpital. Le chauffeur de de sa part. Elle fait semblant de se soumettre, dans
l’autobus a freiné brusquement. Elle a failli tomber. une certaine mesure. Or, dans son acte, c’est plutôt
Quand elle est descendue de l’autobus, elle était de défi dont il s’agit. C’est à la voix qu’elle s’en
inquiète. Que le chauffeur de l’autobus ait été obligé prend. Elle veut que celle-ci se taise. Faire mine de
de freiner brusquement, cela voulait dire qu’il aurait faire ce qu’on lui dit de faire, c’est une façon de
pu se produire un accident. Et, si un accident peut l’envoyer promener. C’est la voix qu’elle jette à la
arriver, quand on conduit une voiture, alors il ne faut poubelle. Car, ce à quoi elle est sensible, ce qui
pas que son fils vienne la voir le lendemain. De ce l’angoisse donc, ce n’est pas l’énoncé, c’est la
que le chauffeur de l’autobus ait été obligé de freiner dimension de l’énonciation. L’énoncé en soi, elle ne
brusquement, elle en avait déduit que les routes ne le comprend pas et, du même coup, elle ne cherche
sont pas sûres. Son fils devait, en effet, être pas à comprendre. La question qu’elle se pose est
accompagné par son père adoptif en voiture. celle-ci : « Pourquoi ? ». La question porte sur la
cause. C’est pourquoi Mme E. fait de l’énonciation
une énigme. Elle qui a horreur de la surprise, elle est
2 surprise par ce qu’elle entend. C’est aussi inattendu
LACAN Le Séminaire, Le Sinthome (1975-1976), Ornicar ? n°11, p. 9.

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qu’incongru. Il faut insister, ici, sur le fait que La faute et le secret


l’énonciation vient de l’Autre. Elle-même dit que
cela vient de l’extérieur, que cela ne vient pas d’elle. J’en viens maintenant au cas de cette patiente, à qui,
Le point important est que l’Autre semble être le le jour de la mort de sa mère, son père a révélé
sujet de l’énonciation. De ce point de vue, pour qu’elle avait une sœur. Alors que son mari était parti
reprendre une expression qu’utilise Lacan p. 771 des à la guerre, sa mère l’avait trompé et avait eu un
Écrits, Mme E. est en butte à « la liberté de enfant de son amant. La révélation du père s’est
l’Autre ». Elle rencontre l’énigme – si l’Autre le avérée, après-coup, avoir été la cause du
veut, quand l’Autre le veut et comme l’Autre le veut, déclenchement de la psychose. Je voudrais faire
pourrait-on dire. C’est une énigme imposée. Elle est remarquer que la révélation du père peut être
forcée de l’entendre. Elle est voulue par l’Autre. considérée comme une énonciation : « Tu as une
Or, qu’est-ce qu’une hallucination verbale ? sœur », qui a mis en cause le droit à la jouissance de
Si l’on se réfère à la p. 23 du Séminaire III 3 et à la la patiente. Cela a été dit par son père le jour du
p. 533 des Écrits 4 , ne peut-on pas s’en faire une décès de sa mère. La question de l’énigme de
idée plus précise – à savoir que le sujet entend des l’énonciation, telle que Lacan la pose, prend, ici,
voix, lorsque, se parlant à lui-même, il s’entend toute sa valeur : « Pourquoi diable un tel énoncé a-t-
parler, comme si c’était l’Autre qui lui parlait. Il a il été prononcé ? ». L’énonciation en question a fait
alors le sentiment que c’est l’Autre qui le force à surgir, en le dévoilant, ce qui avait été voilé
entendre ce qu’il se dit à lui-même. Ce qu’il se dit à jusqu’alors – c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle meure –,
lui-même prend la forme d’une voix, d’une voix le secret de la mère. La mère de la patiente, pour sa
Autre, pour se faire entendre. Ce que le sujet se dit à part, a emporté avec elle son secret dans la tombe.
lui-même lui est dit comme si c’était l’Autre que le On peut se poser la question. Savait-elle, avant de
lui disait. Ce n’est pas un trouble de la pensée, mourir, que son mari, après sa mort, apprendrait à
comme l’est l’obsession, c’est un trouble de la leur fils et à leur fille qu’ils ont une sœur ? Son mari
parole. L’énigme de la voix, pour reprendre, sur ce et elle en avaient-ils parlé ensemble ? On ne sait pas.
point, une façon de dire de Lacan, « est à situer dans La seule chose que l’on sache est qu’ils ne
le rapport de l’énonciation et de l’énoncé ». A mon s’entendaient pas. En tout cas, l’énonciation du père
avis, il y aurait avantage à aborder la question de est un acte, qui a introduit une coupure entre un
l’énigme de l’énonciation à partir de « Kant avec avant et un après. Comme l’a dit la patiente elle-
Sade », plus précisément à partir de l’opposition que même : « Jusqu’au décès de ma mère, je pensais que
Lacan met en lumière entre « la voix au-dedans », j’avais un frère ». Elle a été surprise par la révélation
que Kant exalte, et ce que l’on pourrait appeler « la de son père. Le moins que l’on puisse dire, c’est
voix au-dehors », qui est celle de la liberté de qu’elle ne s’y attendait pas. L’énonciation du père a
l’Autre, telle que Sade la conçoit. Lacan situe cette révélé non seulement qu’elle avait une sœur, mais
opposition au niveau d’un problème éthique. Certes, surtout que sa mère avait un secret et que, ce secret,
Mme E. se sent concernée par ce qu’elle entend. Il y elle l’avait gardé jusqu’à sa mort. La volonté de sa
a là une certitude de sa part. Mais le point de mère avait donc été que sa faute fût tue, qu’elle
certitude doit, ici, être rapporté, comme dans restât cachée. La patiente dit avoir été perturbée, non
l’expérience du cogito, au point d’énonciation. Mme pas d’avoir appris que sa mère avait trompé son
E. se plaint de la voix de l’Autre qui se fait entendre père, mais d’avoir été trompée par sa mère. La
à partir de l’au-delà de l’Autre. Elle est certaine patiente s’est sentie menacée, en quelque sorte
d’avoir entendu une voix ; et cette voix n’est pas la rétroactivement, par le secret de sa mère. J’insiste
sienne. Le problème qui se pose à Mme E. est un sur ce point : la révélation du père ne porte pas sur
problème de droit. Mme E. proteste contre le coup l’existence de la sœur, mais sur le secret de la mère.
de force qui, sans qu’elle s’y attende, la prive d’un Je ne crois pas que la patiente ait éprouvé de
droit. A l’instant où elle entend une voix qui lui dit l’admiration à l’égard de sa mère pour avoir su
quelque chose, elle se sent privée du droit à la garder un secret jusqu’à sa mort. Elle s’est étonnée
parole. Elle est rendue, par force, « irresponsable », de cela. Je pense qu’elle serait plutôt prête à lui en
c’est-à-dire dépourvue d’aucun droit, au regard de faire le reproche. La faute de sa mère n’est pas
l’énonciation. Voilà ce qui lui est insupportable. d’avoir trompé son père, mais d’en avoir gardé le
secret. Il me semble que la jouissance de la mère
3 n’est pas, pour la patiente, dans l’adultère, mais dans
LACAN J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses (1955-1856), Paris,
Seuil, 1981.
ce qu’il y a eu, pour sa mère, d’inavouable dans
4
LACAN J., « Question préliminaire à tout traitement possible de la
l’adultère. C’est le rapport au savoir qui est
psychose » Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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concerné. La patiente s’est sentie à la fois visée et


menacée par la révélation du secret de la mère.
Le débat porte sur le secret comme tel dans sa
relation au droit au savoir. La patiente a appris de la
bouche de son père qu’elle avait été privée du droit
au savoir. Le droit de savoir qu’elle avait une sœur
ne lui a pas été donné du vivant de sa mère. La
volonté de celle-ci avait été, au contraire, que sa fille
légitime fût privée du droit de savoir. C’est sur ce
point précis que son père était complice. Son père
était dans le secret, comme on dit. La lâcheté morale
du père, si lâcheté morale il y a, n’est pas dans le fait
qu’il ait accepté que sa femme l’ait trompé pendant
son absence – car il est tout à fait possible qu’il ne
l’ait pas accepté, qu’il n’ait pas été d’accord avec
cela, puisque la patiente a dit qu’il aurait menacé de
rompre, quand il a appris que sa femme l’avait
trompé –, elle est dans le fait qu’il ait consenti à ce
que cela ne se sache pas. Que la patiente ait été
privée du droit à en savoir quelque chose, cela
implique qu’elle ait été privée du droit à la parole,
c’est-à-dire du droit à pouvoir en dire quelque chose.
Ma remarque porte donc sur ce point précis :
l’énonciation de l’Autre est énigmatique, en ce
qu’elle porte atteinte à la capacité d’énonciation du
sujet, à son droit moral qui est le droit à la parole.
La psychose pose un problème de droit. Ce qui est
insupportable au psychotique, c’est qu’un droit lui
soit soustrait.

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L’enseignement du psychotique, la doctrine de Lacan


Le psychotique enseigne scientifique. On forçait même sa parole à l’occasion,
Fabien Grasser pour permettre la vérification d’un savoir déjà là sur
le symptôme. La reconnaissance de nouvelles entités
La présentation de malades dans un service de cliniques réduisait immédiatement son usage du
psychiatrie adulte langage à un syndrome, une maladie, que le médecin
distinguait de son porteur. Cette psychiatrie ne
s’inquiétait pas des relations que pouvait entretenir
L’orientation psychanalytique de notre service nous
l’être parlant avec ses productions pathologiques,
fait mettre à l’épreuve la pratique de la présentation
comportementales, affectives, et surtout leur
de malades. La place de pierre d’angle de celle-ci
inscription dans le langage.
concerne l’enseignement donné aux psychiatres,
mais aussi la thérapeutique. La découverte de Freud, la psychanalyse, modifie
cette approche réductrice. Dans le champ de la
Le Dr Lacan n’a jamais cessé de se soumettre à cette
psychiatrie, son influence débute vraiment pendant
discipline. Il en a extrait les principaux fondements
la dernière guerre mondiale. Le mouvement de
de la théorie psychanalytique des psychoses.
psychothérapie institutionnelle inaugure ce travail de
L’examen des travaux du « Président Schreber », de
restitution du statut de sujet au malade mental, et
Freud, de Clérambault, et les entretiens cliniques de
sera prolongé à l’extrême par l’antipsychiatrie dans
sujets psychotiques, justifient et démontrent le bien-
les années soixante, soixante-dix. Cette période
fondé de son maintien. Sa nécessité est
démantèle la tradition « aliéniste » de la psychiatrie,
incontournable tant sur sa face de témoignage que
elle renverse le discours du maître qui prétendait
sur celle d’enseignement aux psychiatres et
détenir la « norme » du fou. Cet élan éthique libéral
psychanalystes, ce que le Dr. Lacan appelait une
aboutit malheureusement à un autre excès.
clinique de la « certitude ».
L’antipsychiatrie, ses fondements
phénoménologiques, sa bienveillance, proposent
Depuis cinq ans, à l’Unité Clinique, nous l’identification au fou pour mieux le comprendre.
poursuivons l’expérience d’une pratique orientée par Certains iront jusqu’à proposer la folie comme
l’enseignement du Dr Lacan. La psychanalyse est le norme du psychiatre. Si le discours du maître
vecteur de la formation des psychiatres et du réduisait au silence, en l’objectivant, le malade
personnel soignant ; elle oriente la lecture de la mental, le recours à la reconnaissance imaginaire de
clinique du sujet, principalement de celle du « fou », son être dans son intégralité oblitère le réel de sa
du psychotique. Nous avons le souci de réintroduire souffrance. Le maître avait pour illusion d’adapter le
la part subjective du patient dans notre pratique fou à la société ; il ne pouvait pas être vraiment
médicale, thérapeutique et sociale. La parole, sinon inquiété par l’anti-psychiatre qui souhaitait adapter
toujours le discours, témoin de la dignité de l’être la société au fou : « rêve d’où peuvent naître
humain, est l’objet privilégié par notre clinique. quelques microsociétés, nullement incompatibles
d’ailleurs avec un libéralisme avancé, et toutes
Une pratique controversée
accrochées à une forte personnalité en même temps,
Il peut paraître anachronique de faire de la que les problèmes de « cas » s’effaçant viennent au
« présentation de malades » une pierre d’angle. Elle premier plan ceux de « l’équipe soignante », laquelle
fut l’un des outils de nos maîtres qui créèrent la en effet partage la ségrégation de ceux qu’elle
psychiatrie, depuis Pinel, Esquirol, jusqu’à Charcot, soigne » 1 . Pour tenter de le comprendre on oubliait
Kraepelin, enfin de Clérambault. Cette tradition ainsi qui était « le fou », on détournait le regard de
médicale a permis la reconnaissance et la ses productions imaginaires, de sa souffrance
classification des différents tableaux nosologiques intrusive réelle, de son singulier rapport au langage.
de la maladie mentale, et la formation des Dans ce contexte, il était légitime de critiquer la
psychiatres pendant près d’un siècle et demi. La modalité de présentation de cas du « maître ». Sa
séance de « dissection publique du mental » pratique devait disparaître dans la logique de
permettait au maître de présenter son savoir-faire l’idéologie anti-psychiatrique.
pour le bénéfice des élèves, au prix de réduire le
malade à la position d’objet d’investigation 1
MILLER J.-A., « Enseignements de la présentation de malades »,
Ornicar ? n°10, Navarin, 1977, p. 18.

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L’enseignement du Président Schreber faut individualiser les voix « d’origine


surnaturelle », « d’origine extérieure » mais
Pourtant, le Dr Lacan n’a jamais cessé de s’y rompre nullement subjectives. Leur origine extérieure est
au sein même de l’institution psychiatrique, à objective, bien que leur condition d’émergence
l’hôpital Sainte Anne. Psychanalyste, re-lecteur de relève d’un terrain subjectif particulier, « un état de
Freud, il en bouleverse l’usage traditionnel. Il y surexcitation pathologique du système nerveux » 4 .
donne la parole au « fou », ce que les discours Il s’oppose encore à Kraepelin qui trouve étrange
précédents, après tout, ne visaient qu’à éviter. Il que le caractère de conviction associé aux
scande son enseignement d’une formule devenue hallucinations puisse être tellement inébranlable :
célèbre, « le psychanalyste ne doit pas reculer devant « l’homme équilibré nerveusement – en face d’un de
la psychose » ; il ne doit ni s’en cacher, ni s’en ses semblables qui, lui, en revanche, en raison de sa
détourner, ni plus adroitement l’esquiver. Notre constitution nerveuse morbide, est à même de
propos n’est pas d’examiner en détail la qualité percevoir des impressions surnaturelles – est
inimitable de sa manière de conduire les entretiens 2 . pratiquement intellectuellement aveugle… » 5 . En
Tous les témoignages montrent qu’il y était animé somme, il identifie Kraepelin à Saint Thomas. Il lui
d’un désir de savoir hors du commun, et qu’il reproche de ne tenter de comprendre le phénomène
n’oubliait jamais le respect dû à la dignité d’un sujet hallucinatoire qu’à partir de la norme que les sujets
parlant du réel de sa souffrance. non concernés par les hallucinations ont pu établir
Lacan nous apprend que c’est le psychotique qui de leur observation superficielle. Schreber répète
nous enseigne. Nous nous attacherons plus avec insistance que « le surnaturel » a une
particulièrement à ce qu’il permit au dit « malade consistance effective, un substrat de qualité réelle. Il
mental ». Lui donner la parole a un double effet : est évident qu’il désigne là le lieu d’origine des
l’autoriser à témoigner de sa différence, de sa phénomènes hallucinatoires, mais aussi des signes,
conception du monde conséquente de sa structure : des illusions, de tout ce qui est « imposé » au
lui permettre de nous enseigner sur la qualité de psychotique. Pour lui, il y a « certitude », ce qui
cette différence, soit de dire à partir de son l’oppose à Kraepelin qui en doute. Il tente par son
expérience même l’altérité de son rapport au témoignage de forcer le regard de la science à un
langage. recentrage, de réorienter la recherche psychiatrique
Le Président Schreber, sujet hors du commun sans sur ce qui devrait être réellement son objet. Ce qu’il
doute, transmet par ses Mémoires un des plus nomme « surnaturel » correspond à ce que de
brillants témoignages de la qualité réelle des Clérambault désigne par les phénomènes
phénomènes que sa maladie lui fait endurer. Je cite automatiques et primitifs de la pensée, à ce que
une phrase de son avant-propos, par laquelle il juge Lacan individualise comme structure symbolique
« utile à la science et à la reconnaissance des vérités primitive extérieure au sujet dans le cas de la
religieuses que, de [son] vivant encore, des autorités psychose. C’est de là, de ce lieu de la structure pure,
compétentes puissent venir faire des vérifications sur autonome, qu’émanent tous les phénomènes qui
[son] corps et constater les vicissitudes qu’[il a] surgissent dans le réel, dans le monde extérieur au
traversées » 3 . Freud ne se trompe pas sur ce que sujet, car ils n’ont pas pu être symbolisés. Schreber
l’on pourrait appeler les résultats d’une observation témoigne de ce savoir ; il en analyse les
« endoscopique » de la maladie mentale. Il l’étudie conséquences sur l’identité qu’il perd, la réalité qui
avec le soin qu’attendait Schreber. Le chapitre IV se bouleverse, son corps qui se morcelle.
des compléments des Mémoires du président est un Son deuxième labeur est l’interprétation, recherche
véritable traité sur les hallucinations. Il y ouvre une d’un sens unifiant à tous ces phénomènes de
dispute scientifique avec Kraepelin sur ses certitude énigmatique. En somme, il anticipe encore
conceptions scientifiques erronées, selon lesquelles la vérification de la thèse de Clérambault, selon
l’hallucination serait une perception sans objet, sans laquelle l’idéogénie n’est que secondaire. Les
fondement dans la réalité. Son analyse rigoureuse lui phénomènes primitifs eux, sont athématiques. A
permet de distinguer les hallucinations dont le défaut de l’ordre symbolique universel régi par la
substrat est purement imaginaire, comme dans le castration, Schreber a recours à l’interprétation par
delirium tremens, des illusions de l’ouïe et de la vue le biais du versant imaginaire des phénomènes pour
traitées par Kraepelin. Pour le Président Schreber, il les réordonner. Il accède ainsi à une nouvelle
2
LAZARUS-MATET C., LEGUIL F., « Effets de création », L’Âne n°48, 4
Sept. 1991, pp. 39 et 40. Ibid., p. 247.
3 5
SCHREBER Mémoires d’un névropathe, (1903), Paris, Seuil, 1975, p. 9. Ibid.

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identité logique, « la femme de Dieu », qui l’apaise donc une place différente. Il n’est pas psychanalyste
par le caractère explicatif des phénomènes qu’il en fonction non plus, mais représente un discours
endurait. C’est par cette identité nouvelle, bien que auquel le psychotique peut adresser sa parole, un
délirante, qu’il peut retrouver place dans le monde, lieu sans savoir préalable dans lequel il peut inscrire
dans ce monde qu’il a pu reconstituer. Il est à la son témoignage.
place de l’objet réel de son fantasme inaugural, « ce La présentation clinique est donc un lieu où le sujet
doit être une chose singulièrement belle que d’être psychotique est l’enseignant. Il y témoigne de ce
une femme en train de subir l’accouplement » 6 , cet qu’est la psychose, et du mode de reconstruction
objet halluciné qui n’est jamais retrouvé dans la unifiant de son monde qui fut bouleversé, désarticulé
névrose. Il retrouve par cet écrit une place dans cet par le déclenchement de sa maladie. L’interlocuteur
Autre du langage, par sa reconstruction délirante n’est là que comme représentant immédiat de
mais logique il a pu apaiser le déchaînement du l’adresse à laquelle il parle. Il ne conduit pas
début de sa psychose. Il constitue un nouveau lien l’entretien, il se fait parenthèses, boîte aux lettres,
avec le champ social. entendant de l’altérité, conditions nécessaires pour
que le sujet psychotique laisse de côté sa réticence.
L’enseignement de la présentation de malades de Le Dr Lacan lors d’une autre présentation a mis plus
Jacques Lacan d’une heure pour obtenir le « signe, le stigmate, qui
prouvait qu’il s’agissait bien d’une délirante, et non
A partir d’une présentation du Dr Lacan, J.-A. Miller pas simplement d’une personne de caractère difficile
indique que « s’il y a un enseignement de la qui se dispute avec son entourage » 9 . C’est alors,
présentation de malades, c’est bien celui-ci : enfin, que surgit un terme ayant « ce caractère
chercher la certitude » 7 . Le néologisme est certitude franchement néologique si frappant dans les
pour le psychotique. Lors de la présentation, un productions de la paranoïa… le mot galopiner, qui
malade dit qu’il s’entend penser, qu’il a l’impression nous a donné la signature de tout ce qui nous était dit
que le monde l’entend, et qu’il entend des jusque-là » 10 . Il compare ce néologisme à l’un des
grossièretés. Il en tire une indestructible conviction, termes de la langue fondamentale de Schreber,
une signification isolée, pour lui-même : « je suis Nervenanhang (adjonction de nerfs). Cette création,
une espèce de petit salopard », « un fumier ». Il a totalement hors du code des significations reconnues
d’ailleurs sérieusement tenté de se suicider. Tous ses dans l’ordre du langage, stigmatise la structure de la
parents sont, selon lui, parfaits, et particulièrement psychose. Il s’agit d’une pure création de la structure
sa femme à laquelle il ne trouve rien à reprocher. Cet symbolique primitive, celle de l’Autre. D’origine
énoncé est son propre message, la vérité de sa extérieure au sujet, cette création ne renvoie à aucun
relation aux autres, de sa position d’exclu du sens et contient en elle-même sa propre
langage. Face à cette perfection, il ne trouve nulle signification. Elle se suffit à se signifier.
place sinon celle de rebut, de déchet qui rend Le néologisme peut avoir deux destins : sur le
« logique » sa tendance suicidaire. Lacan conclut à versant de l’intuition délirante, il a un caractère
son propos qu’il est du plus grand danger pour lui- « comblant, inondant », il révèle une perspective
même, car sa place ne fait manque pour personne. Il nouvelle ; c’est alors le mot de l’énigme, l’âme
ne lui reste plus qu’à se faire disparaître. même de la situation, qui déterminera toute la
Lacan, en qualité d’interlocuteur du psychotique, construction délirante à venir comme dans les
était inimitable : « presque à tous coups, il enrôlait le paranoïas et les paraphrénies ; lorsque cette
malade dans sa quête de savoir, sur la piste des signification ne renvoie plus à rien « c’est la formule
particularités symboliques permettant de mieux qui se répète », sur un mode stéréotypé, de
cerner la cause » 8 . Nous ne devons pas pour autant « ritournelle », que l’on rencontrera plutôt dans les
renoncer aux bénéfices d’enseignement de cette psychoses hallucinatoires, les schizophrénies
pratique. Dans notre service, l’interlocuteur de paranoïdes.
l’entretien clinique a une place particulière. Il y est
seul à supporter la désignation de psychanalyste. Si L’enseignement d’une clinique de la certitude
d’autres le sont, ils n’assurent dans le service que la
fonction qu’ils y occupent. Cet interlocuteur soutient Extrayons maintenant quelques-uns des résultats de
cette pratique, dans notre service.
6
Ibid., p. 46. 9
7 LACAN J., Le Séminaire III, Les psychoses, (1955-1956), Paris, Seuil,
MILLER J.-A., op. cit., p. 24. 1981, p. 42.
8 10
LAZARUS-MATET C., LEGUIL F., loc, cit. Ibid.

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1)Monsieur G., âgé de dix-huit ans, était l’objet Schreber, est lui-même dupe de ces forces
d’une invasion hallucinatoire incessante depuis plus supérieures.
d’un an. La plupart de ses actes lui étaient imposés. A la présentation, il nous révèle enfin l’origine de
Ses hallucinations balisaient son parcours. Nous ses maux, le début de sa psychose qu’il a
avions pu dater le début de sa maladie : sa rencontre reconstitué : à douze ans, après la visite médicale
avec la question de l’Autre sexe, au cours de son scolaire obligatoire, on a profité d’une intervention
adolescence. Sommé d’y répondre, à partir de sa sur un phimosis pour le castrer : « je m’en suis
position subjective, des voix surgissent, pour lui aperçu lors des premiers rapports sexuels à vingt
imposer le trajet à suivre. Il va ainsi de rendez-vous ans ». Ce sujet cherche une signification dans le
en rendez-vous jusqu’à ce qu’il rencontre, à la champ de la compréhension. Il tente de réorganiser
présentation clinique à laquelle il avait accepté de son monde par une signification unifiante des
participer après quelques mois d’hospitalisation, le phénomènes corporels imposés surgis de l’extérieur.
clinicien analyste auquel il révèlera un mot Il n’y parvient pas : « je n’ai pas dit qu’on me
énigmatique de caractère néologique. voulait du mal. Je préfère ne pas parler de l’avenir.
Lors d’un entraînement à la course, à l’époque de Je suis victime des magouilleurs ». En somme il ne
ses premières questions sur les filles, il perçoit un trouve pas de réponse à ce qu’ils lui veulent, à ce
craquement dans sa jambe. Il acquiert la certitude que lui veut le « surnaturel », le langage extérieur
d’avoir perdu un élément de son corps, il appelle dont le signifiant organisateur est forclos. Ce cas
cela une élongue, et l’adresse à son interlocuteur et à rend évident l’effort de réplique que le psychotique
l’assistance présente. Pour lui, nulle autre doit faire pour unifier un nouveau monde, un
explication n’est nécessaire. Ce terme désigne alors nouveau corps, en face des phénomènes morcelants
tout ce qui lui arrive, met un point d’arrêt à toute de la structure symbolique qui se déchaîne. Il s’agit
autre quête de signification, et fonde la logique de de l’y soutenir, pour lui permettre de ne pas tomber
son expérience délirante. dans le versant dévastateur « déficitaire » de la
schizophrénie.
Monsieur G. réussit à nous transmettre sa création
néologique, l’élongue. Elle est isolée, et ne permet Monsieur B. témoigne déjà d’un processus d’effort
pas un échafaudage de construction délirante. de réplique aux messages cénestopathiques qui lui
Porteuse d’une signification unique, elle met un parviennent. Certain qu’ils proviennent de
point d’arrêt à toute autre production. Néanmoins, l’extérieur, il tente de leur trouver un sens unifiant et
force est de constater qu’à partir du moment de son une origine logique. Il approche de la reconstruction
émergence, son rapport aux phénomènes d’un substitut à la castration symbolique, de manière
hallucinatoires dont il était l’objet s’apaise. Les toute schreberienne. Ses énoncés, « là d’où cela
phénomènes persistent, mais perdent tout caractère provient », le lieu des « magouilleurs », indiquent la
de dangereuse malveillance, et le laissent libre nécessité d’une place. Sans que Monsieur B. puisse
d’entretenir alors un lien social effectif malgré sa y trouver une identité, il n’est pas loin de trouver
pauvreté. Auparavant, il était terrorisé par les Dieu et de s’identifier à la femme qui manque à ce
occasions de rencontre avec d’autres. Le versant tout Dieu. Ses phénomènes se font « certitude », il est
à fait schizophrénique de sa maladie trouvait ainsi dans le processus de travail de métaphorisation
dans cette signification une borne à son évolution délirante d’un « réel » qui le pénètre.
jusque-là déficitaire. 3) Le cas de Monsieur F. illustre une réussite de cet
2) Monsieur B. nous décrit un délire effort. Un an de travail fut nécessaire pour déplacer
hypocondriaque. A rage de trente ans, il est marié et le destin mortel à quoi le vouaient les interprétations
n’a pas eu d’enfants. Il vient d’être licencié de son qu’il donnait aux hallucinations cénesthésiques dont
travail et a subi une intervention chirurgicale pour il était l’objet. Les signes débutèrent un an après son
appendicite. Après cette opération, il a été convaincu premier rapport sexuel avec une prostituée. Des
qu’on lui a posé un drain au niveau du cœur, après revues de vulgarisation sur le Sida le firent accéder à
l’avoir « dopé ». Quelques années plus tard il est la certitude d’en être atteint, par le biais des plus
atteint d’une « hémorragie volontaire par ouverture infimes perceptions corporelles qu’il ressentait.
du drain manipulé à distance ». Il fait allusion à des L’hospitalisation contre son gré le sauva de la mort
personnages puissants, manipulateurs, intéressés par par suicide, que sa place de corps « pourri » et
cette expérience sur son corps, mais n’en identifie transmetteur de cette maladie mortelle lui imposait.
aucun. Son chirurgien, comme les médecins de Son travail de réinterprétation de tous les signes, de
toute son histoire lui permit de construire un

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nouveau délire de pronostic bénin : « une maladie Mais Freud, dès 1911, repère que dans la psychose
non identifiée par la médecine contemporaine, « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors » 11 ,
transmissible, sans conséquence mortelle ». ce qu’on peut traduire par : ce qui n’a pas pu être
Ce patient, pourtant très démuni sur le plan culturel, l’objet du refoulement sera rencontré à l’extérieur.
avait un souci éthique tout à fait schreberien : La lecture de Lacan nous apprend à découvrir
lorsqu’il pensait être atteint du Sida, il voulait se l’extériorisation radicale de la structure du langage
donner la mort pour ne pas le transmettre. Lorsqu’il pour le psychotique. La nouvelle retraduction de
découvrit sa guérison délirante, il voulut que son cas Freud par Lacan devient : ce qui est forclos du
soit transmis au monde, par la radio, la télévision symbolique reparaît dans le réel 12 . Tels sont les
pour permettre d’autres guérisons. Avec cet objectif repères essentiels de la clinique de la psychose que
lors de la présentation clinique, il décrivit tous ses nous a enseignés le Dr Lacan.
phénomènes. Toute la séméiologie de sa maladie En 1932, dans sa thèse, il préférait la théorie de la
auto-observée nous fut rapportée. Son souci de la compréhension jaspersienne à la position
transmission se repère tout au long de l’évolution de mécaniciste de Clérambault. En 1966, il le considère
sa maladie, et de sa guérison. Tel Schreber, mais comme son « seul maître en psychiatrie ». « Son
avec de moindres moyens, il se doit d’inscrire son automatisme mental […] nous paraît […] plus
expérience dans le champ scientifique, pour proche de ce qui peut se construire d’une analyse
contribuer à l’avancée de son savoir, et en même structurale, qu’aucun effort clinique dans la
temps y inscrire quelque chose de lui, de son identité psychiatrie française » 13 . Il identifie son principe
qui s’avère si difficile à construire, comme elle l’est mécaniciste de « libération du fonctionnement des
pour tout psychotique. cellules primitives », base de l’automatisme mental,
Schreber s’est fait une renommée. La présentation à la structure symbolique primitive et athématique
de malades et son assistance ont permis à Monsieur de la psychose. La construction délirante,
F. de s’inscrire dans le monde. Elles ont eu pour idéogénique, participe de la création imaginaire de
fonction d’enregistrer la signification qu’il avait significations délirantes, et n’y est que secondaire. Il
créée, qui organisait son nouveau monde et lui tenait identifie aussi à cette structure le « surnaturel » de
lieu d’identité. Il est à même de nous transmettre une Schreber, l’« inconscient à ciel ouvert » de Freud,
construction délirante aboutie. Lui aussi témoigne du qui tous deux ne sont concevables que de l’opération
réel des phénomènes corporels qu’il endure, et de de la Verwerfung. Cet inconscient extériorisé,
l’effort considérable qu’il fournit pour leur trouver l’Autre, A, ne porte pas la marque de la castration.
une signification. Cette signification tient la place Le langage, préexistant à tout sujet, reste autonome,
d’objet réel, exceptionnel, et permet de reconstruire ne s’ordonne pas de la signification phallique, du
un tenant lieu de fantasme équivalent à celui de Nom-du-Père, et se déchaîne pour son propre
Schreber (« la femme de Dieu »), soit : être « l’objet compte. C’est ce que le psychotique nous transmet :
de choix de la science médicale ». Il se veut reconnu « le psychotique est en proie au langage, mais
comme tel, il y est parvenu, il a trouvé sa place. Son mieux, il nous l’enseigne », « il témoigne de
commerce avec l’Autre (imaginarisé par la l’Autre », nous indique Lacan.
médecine) s’avère excellent. Il vit actuellement de La clinique de la névrose est celle du doute. Jamais
façon autonome dans le champ social. le névrosé n’est sûr d’être aimé ou haï. Le
psychotique, lui, en a la certitude. L’érotomane, le
Conséquence de l’inconscient extériorisé dans la persécuté, ne peuvent douter de l’intérêt de l’Autre
psychose pour eux-mêmes. Le schizophrène n’identifie pas de
lieu de l’Autre, origine des phénomènes de
Freud a découvert l’inconscient, ses règles de jouissance auxquels il est en proie. Néanmoins, il est
fonctionnement, condensation et déplacement. certain du caractère réel de leur consistance.
Lacan y a reconnu la structure de langage avec ses La psychanalyse nous indique de nous laisser
règles de production du sens, métaphore et enseigner par la certitude du psychotique. Ni norme,
métonymie, et sa matérialité. Le signifiant ne peut ni savoir préalable ne doivent y faire écran ; comme
jamais totalement désigner l’objet qui toujours reste pour le maître, s’identifier au fou par critique de
perdu : le signifié indique le sens, la signification qui
résulte de l’usage du signifiant, toujours à côté de
l’objet qu’elle tente de viser. Le refoulement et son 11
FREUD S., « Le président Schreber », Cinq Psychanalyses, (1911), Paris,
retour sont la règle dans la névrose. PUF, 1967, p. 315.
12
LACAN J., op. cit., p. 100.
13
LACAN J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 65.

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cette position de maîtrise était « fol espoir » de que l’expérience en cours est d’abord celle d’un
l’antipsychiatrie. « Être enseigné », conduit notre sujet, d’un sujet qui en interroge un autre. L’affaire
travail incessant avec les psychotiques dans les n’a de valeur que si l’on sait témoigner que la
cures, dans les entretiens, dans le couloir même du « procédure » d’entretien mise en application n’est
service lors de rencontres… « La présentation de rien que la démonstration en acte d’une aptitude à se
cas » redouble cet avantage en offrant une adresse laisser conduire, à se laisser devenir soi-même, un
scientifique et sociale, à cet « enseignant ». Les effet de la surprise, non pour que la naïveté soit mise
efforts de Schreber, la lecture de Freud, l’œuvre de au pinacle, mais afin que soit compris dans un temps
Clérambault nous y confortent. Lacan nous en a ramassé et finalement très court, qu’au travers de ce
démontré l’intérêt et même la nécessité. qu’un patient fait de nous, on peut œuvrer et tenter
Ainsi le sujet psychotique transmet-il sa certitude de retourner une situation.
fondée de son rapport particulier à l’Autre premier L’enseignement de la présentation repose sur
du langage ; il témoignera de sa nouvelle place dans l’exemplarité d’une épreuve et non pas vraiment sur
un monde reconstruit, à nouveau ordonné, par ce qui la construction raisonnée d’un cas. Cette
se substitue à la castration symbolique pour lui construction d’un cas est un préalable de l’exercice
toujours carente : « la métaphore délirante ». Il fait lui-même, elle est le fruit du travail de ceux et de
de nous le dépositaire de ce nouvel ordre, condition celles qui, dans le service hospitalier, ont la charge
de son apaisement et d’un lien social possible, sinon du patient. De même que dans une cure analytique la
de la guérison. construction du fantasme par l’analysant réclame du
* Unité Clinique de Yerres-Corbeil, Service d’hospitalisation psychiatrique temps et des scansions, la construction d’un cas par
pour adultes du secteur 91 (G11) de l’Essonne. Responsable de l’Unité les médecins, les psychologues et les infirmiers qui
Clinique : Dr J.-D. Matez ; médecin-chef du secteur : Dr M. Ferreri ;
praticien hospitalier à l’Unité Clinique : Dr F. Grasser ; psychanalyste ont en charge le patient, ne se conçoit pas sans la
assurant la présentation : Dr H. Wachsberger. durée, celle du séjour de l’hospitalisation et des
entretiens répétés, des relations successives que se
L’expérience énigmatique de la psychose dans les transmettent les membres d’une équipe, des
présentations cliniques rencontres avec l’entourage que ce séjour
François Leguil occasionne.
La présentation offre au préalable de la construction
d’un cas le hasard d’une épreuve qui a, selon nous,
Avec quels arguments justifions-nous les
une valeur exemplaire dans notre conception de
présentations de malades que nous faisons à
l’enseignement clinique. La présentation concerne
l’hôpital ? Répondre qu’il s’agit d’une pratique de la
des sujets hospitalisés – confrontés en tous cas à la
rencontre n’est pas acceptable si l’on prétend par là
psychiatrie – qui, comme tels et dans un temps
que celui qui en soutient l’exercice a de la rencontre
premier, ne sont pas supposés traverser quelque
une pratique, qu’il sait y faire et le montrer, qu’il est
chose qui soit justiciable des catégories issues de la
un spécialiste de ces contacts difficiles, qu’il le
clinique freudienne. La clinique analytique est une
prouve à un public afin que le plus grand nombre ait
clinique du transfert, une clinique sous transfert a-
accès à la maîtrise d’un art délicat et contesté.
ton pu dire : nous n’y sommes à l’hôpital en aucune
Une pratique originale pour la psychanalyse manière, sauf à nous faire du transfert analytique une
vue tellement générale qu’on se prive du minimum
La présentation de malades n’est pas une pratique de rigueur nécessaire à la transmission d’un savoir
que l’on a de la rencontre, mais une pratique spécifique.
soumise à la rencontre. Elle manifeste que ce que Nous sommes par conséquent à la limite, sur la
nous voulons enseigner ne vaut que parce que nous limite où ce que nous pouvons formuler grâce à la
nous acclimatons à l’idée que, lorsqu’il est question théorie ne peut fonctionner. Cette limite, qui
de dire ce qui est en cause avec le réel, les choses ne confronte à l’impossible à faire supporter par la
méritent d’être mises en forme que si la dimension clinique analytique, par ses articulations théoriques,
de la surprise prime sur les autres. le poids, la charge et la capacité de montrer ce qui
L’expérience d’une présentation n’est pas, à est en jeu dans un hôpital ou dans une institution, est
proprement parler, l’expérience d’un cas. Lorsque celle qui indique à l’analyste son point de départ
nous prorogeons cet exercice, après que Jacques dans l’exercice. Le patient se tient lui aussi sur une
Lacan l’ait promu, au moment précis où le discrédit limite, celle où l’impossible à supporter n’a pu se
qui atteignait le savoir psychiatrique menaçait de le répercuter ou se résoudre que dans la dimension
faire disparaître, nous révélons immanquablement d’une clinique dont les points de perspective sont

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d’abord ceux du passage à l’acte, ou de Le psychanalyste à l’épreuve


l’effondrement subjectif, avec en contrepoint ceux
du recours à l’autorité savante. A ce point de Celui qui « présente » ne connaît pas le patient et ne
croisement inattendu, la présentation offre une issue peut pas vraiment savoir comment celui-ci va « se
entre une ambition universitaire et les justes tenir » ni a fortiori ce qu’il va parvenir à lui faire
croyances qui animent la pratique analytique. dire. Pas de présentation qui vaille, si elle n’est pas
Ces croyances sont celles qui permettent de se précédée de cette petite pointe d’appréhension, dont
fonder sur les seules « vertus » de la parole pour Jacques-Alain Miller a joliment parlé dans un article
changer la clinique d’un cas voire le destin d’une d’Ornicar ? de 1978. Le « présentateur » pourtant
personne en lui révélant comment il est effet du est prévenu. Précisément il est prévenu de la
langage, en lui apprenant que c’est en reprenant une construction du cas, de ce que les médecins et les
distance avec ce qui se réalise de lui qu’il peut psychologues ont construit « pour » lui en tirant
cerner la cause de ce qui le tourmente pour repérer, profit de « automaton » que leur offrait le
non pas tant ce qu’il doit savoir (nous ne sommes déroulement du séjour hospitalier. Nous plaçons là
pas à l’hôpital dans la perspective d’une levée du le point de séparation d’avec la conception de la
refoulement, impensable au demeurant avec la présentation clinique telle que nous l’ont montrée les
psychose), mais ce qu’il doit éviter, contourner afin psychiatres. Pourquoi, en effet, l’équipe du service
de ne pas, de nouveau, être confronté à une nouvelle a-t-elle construit le cas ? Comment répondre
déroute. La présentation enseigne souvent que cerner autrement qu’en voyant que l’équipe en question est,
les phénomènes, c’est-à-dire en approcher la cause, par le fait même de l’existence de cet exercice, prise
est permettre à un sujet de s’éloigner de l’impossible dans un transfert envers la théorie analytique (il n’y
à supporter afin de pouvoir commencer à parler. En a d’ailleurs pas de raisons de supposer que ce
ce sens la présentation de malade est antinomique de transfert ne soit nécessairement que positif !).
l’acte analytique, elle en est, en tous points, son Seule cette situation de transfert a permis – ou non –
contraire, et voici bien ce qui lui donne sa valeur et de construire le cas, c’est-à-dire de le sortir du
qui explique que nous pouvons nous y rompre, nous marasme inaugural, de faire la lumière sur ce qui
soumettre à l’exigence d’une démonstration était obscur et par là même de plonger dans
publique de notre capacité de permettre à quelqu’un, l’obscurité ce que cette mise à la lumière provoque
qu’une cause réduit au silence catastrophique des et qui concerne souvent la réalité quotidienne.
pathologies insurmontables, de commencer à cerner A propos de ce point de la construction du cas,
ce qui lui arrive afin de s’en éloigner un peu et, de préalable à la présentation, j’aimerais que l’on me
trouver dans l’éloignement d’avec l’horreur, permette d’évoquer un souvenir ; un souvenir de
l’occasion qui laisse une petite chance à la parole. salle de garde, celle de l’hôpital Sainte Anne, en
A une personne qui se mettait dans les conséquences 1977 : quelqu’un qui assistait avec assiduité aux
d’un moment de conclure, la présentation suggère de présentations du docteur Lacan se moquait de nous
revenir au temps pour comprendre. Elle nous en répandant que les jeunes médecins qui lui
interroge là où nous ne pouvons pas faire semblant. « préparaient » les malades, lui étaient à tel point
Pourquoi a-t-elle cette valeur ? Est-ce contingent ? affidés qu’ils faisaient en sorte que plus rien n’était à
Devons-nous son maintien à notre souci de « faire découvrir quand Lacan venait ! Ce reproche était
comme Lacan », et Lacan la devait-il aux habitudes surprenant car, alors qu’avant la présentation
prises avec ses maîtres ? proprement dite, nous parlions du cas avec Lacan,
Non. Il est possible de dire simplement qu’elle nous constations que plus nous avions peaufiné ce
subsiste entre nous pour des raisons de fond. que nous avancions, plus il s’en montrait satisfait ;
L’exercice vaut parce qu’allant à la rencontre d’une son mécontentement, en revanche, si nous n’avions
pathologie qui s’est fait connaître dans l’éclat pas travaillé assez, ni fait montre d’un minimum de
dramatique des significations interrompues et conviction, nous apprenait que louanges et critiques
remplacées par d’autres, incompatibles avec les n’étaient prononcées ni pour nous complaire, ni pour
habitudes et compromis du commun, il s’efforce de nous hébéter, mais pour qu’un désir clinique passe.
mettre lui-même en suspens les significations Malgré cette construction du cas, l’équipe du
procédant d’un savoir conventionnel. Ainsi que pour service, qui en sait long sur le patient, ne sait
toute rencontre la présentation est, d’une part la prise néanmoins pas de quelle manière la présentation va
en compte de ce qui s’est déroulé jusqu’à elle et, de se dérouler, car le patient rencontrera une personne
l’autre, tabula rasa. qui fera inévitablement irruption entre eux et lui et
menacera l’équilibre fragile que l’hôpital a pour

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mission d’installer. L’irruption ne survient pas nachträglich, avec la rétroaction saussurienne dont il
n’importe quand, mais après que les médecins et a fait le principe même de sa logique du signifiant 1 .
psychologues aient fait au malade l’aveu d’une Une présentation ménage une nouvelle épreuve au
orientation transférentielle par la demande explicite lieu de l’Autre, pour des motifs certes de
d’aller à cette présentation et de s’y prêter. Ils transmission, mais pas sans éthique, afin qu’à partir
sentent que par la situation même de la d’une surprise, d’un surgissement, d’un « c’était pas
confrontation, leur orientation va être jaugée, prévu », l’on essaye de réordonner une clinique. Les
soupesée à la mesure de l’efficacité qu’elle a – ou on présentations ne méritent de continuer que si elles se
– démontrée. L’appréhension est aussi de leur côté, démontrent capables de réinstaller la surprise en un
redoublée par cela que ce n’est jamais à un lieu qui a pour vocation d’en protéger le malade, que
« copain », à un semblable qu’ils adressent leur si elles font d’un instrument d’enseignement, donc
malade, mais à quelqu’un qui va œuvrer en public. de vérification des hypothèses, l’occasion qui
Le public, précisément, ne fait pas partie jusque-là fabrique du neuf, soit qui réagence les séquences à
du jeu en cause. Il ne sait rien du patient. Le partir d’une préoccupation marquée par la recherche
présentateur sait ce qu’on lui a dit, l’équipe du de l’obtention d’effets de vérité. Ainsi s’expliquent,
service sait ce que le patient est en tant que égale chez les quatre protagonistes (patient, équipe
personne, elle le connaît. Le public ne sait, ni ne du service, présentateur, public), cette pointe
connaît, il est donc le témoin privilégié de la d’anxiété relative dans les minutes qui précèdent, et
rencontre et, à dire vrai, celui qui va installer les l’intensité de l’exercice lui-même qui permet de
conditions de possibilité de la surprise : ne sachant, balancer les tracas inévitables de toutes les
ni ne connaissant, il veut savoir, et savoir le plus institutions.
possible. Cela plonge la situation d’ensemble dans
un champ véritablement magnétique comparable à De la perplexité à la construction
celui du désir de l’Autre. Le public, afin d’y
parvenir, se tait et présentifie cette mise en question Essayons d’illustrer cela en nous engageant sur un
du désir de l’Autre de façon souvent pesante. (Tout cas et à propos d’un sujet rencontré récemment dans
aussi souvent le présentateur doit en tenir compte le cadre de la Section Clinique. Il s’agissait d’une
pour désamorcer les effets par trop inhibants, voire jeune femme et il n’est pas inutile de préciser qu’elle
d’affolement, de cette confrontation). Elément avait fière allure, car la beauté avec elle ne comptait
quatrième, le public incarne sur son double versant pas pour peu dans les tourments abominables qu’elle
d’obscénité et de solennité la question d’un désir avait endurés. Son expérience énigmatique de la
Autre, corrélé au savoir. Parce que le présentateur a psychose, et cette expérience qui nous est une
à cœur de ne pas décevoir le public et le patient – énigme, est à mi-chemin d’un moment de perplexité
disons-le tout net : ne pas les décevoir est le – vers l’âge de douze à treize ans, correspondant au
contraire de les ménager ou de les séduire – il va se commencement de sa puberté – et les conséquences
dévouer corps et biens, payer de lui-même, se mettre d’une surprise qui revêt les aspects d’une révélation
tout entier au service de la vérité qui peut sourdre de à partir de laquelle elle essaye de se maintenir, voire
ce qu’il saura faire dire à celui qu’on lui adresse. d’avancer.
Sans doute, ne faut-il jamais sourire, mais plutôt être A l’occasion de son deuxième commentaire de la
réconforté par cette question excellente que posent patiente hallucinée par le mot « truie » 2 , Lacan note
nombre de malades aux infirmiers qui les que l’apparition de la perplexité manifeste que la
raccompagnent après l’exercice : « est-ce que j’ai phrase prononcée à mi-voix : « je viens de chez le
bien parlé ? ». Bien loin des accents pittoresques charcutier », est allusive et qu’elle représente
d’un « l’ai-je bien descendu ? », plus près du souci l’incapacité de la jeune malade de savoir sur qui
de bien dire, ils témoignent alors de leur besoin de porte l’allusion au charcutier (est-ce sur elle, sur la
sérieux et de ceci, qu’ils ont deviné, que le dispositif voisine ou sur l’amant croisé dans le couloir ?). La
qu’ils viennent de subir n’est pas sans ressemblance perplexité manifeste l’impossibilité de trancher.
avec la structure de ce qui leur arrive. Lacan poursuit en montrant comment l’allusion est
La structure de ce qui leur arrive est au point où elle-même brisée par l’apparition brusque du
Lacan a croisé l’après-coup freudien, le fameux phénomène hallucinatoire « truie ». L’allusion est le

1
LACAN J., Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris,
Seuil, 1966, pp. 805 et 815.
2
LACAN J., D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 535.

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procédé qui tente de situer ce qu’il en est du sujet d’entériner l’événement du phénomène élémentaire
par un appel à l’Autre. Le procédé allusif d’une par le souvenir de la rebuffade de son aïeul.
convocation clandestine de l’Autre échoue et la La perplexité est la fameuse Ratlosigkeit des
perplexité est le moment d’incertitude, suivi psychiatres allemands, synonyme quelquefois chez
immédiatement par l’hallucination, qui témoigne du eux de 11Hilflosigkeit, mieux connue par ceux qui
rejet du sujet de la chaîne signifiante et qui lui fréquentent la clinique freudienne et point trop
signifie l’impossibilité de se faire représenter dans éloignée de la Bestützung, dérivant du verbe stützen
l’Autre. qui signifie : appuyer, soutenir, prouver. De la
Notre patiente, quant à elle, relate que dans la suite Ratlosigkeit, littéralement presque de l’état d’être
de l’apparition de ses premières règles, elle qui privé du conseil de l’Autre, à son synonyme
estimait avoir toujours usé d’un vocabulaire châtié Bestützung, les signifiants de la clinique nous font
s’étonne, alors qu’elle se trouvait au milieu de la passer de la perplexité marquant l’instant de voir, à
cour de récréation de son école, quand elle s’entend la confusion, la stupeur, le désarroi, la consternation
prononcer en son for intérieur des mots grossiers. Un concassant et obérant sans retour le temps de
événement météorologique banal accompagne ce comprendre.
souvenir : elle a alors le sentiment, l’impression tout La présentation, qui a lieu alors qu’elle a atteint sa
au plus, que juste avant qu’il « ne tombe des vingt-septième année, lui permet de confirmer la
cordes » (sic), le ciel s’entrouvre, un grondement remise en ordre, effectuée dans le service hospitalier,
orageux est fugitivement perçu ; elle ne se souvient de l’incroyable chaos qu’ont été son adolescence et
avec précision que du propos que lui tient une sa jeunesse. Après une rupture précoce avec sa mère,
camarade, que l’on peut rapporter ainsi : qu’elle abhorre pour son attitude dégradante face à
« jusqu’alors nous croyions en ton étoile, et voilà un père prosterné devant elle dans l’espoir d’obtenir
que tu as tout gâché ». un quota minimal de marque de tendresse, après
Dans l’entretien, elle avoue n’être certaine l’aveu, qu’à ses dires, sa mère lui a fait du cocuage
véritablement que de ce dernier trait qu’elle associe abondant de son homme, après en tous cas la
prudemment à la phrase de son grand-père paternel séparation de ses parents, elle jette sa gourme avec
(émigré du sud de l’Europe ayant bien réussi fracas, se marie dès que la loi le lui permet avec un
matériellement son implantation en France) qui individu qu’elle estime être « une ordure », « tombe
sanctionnait par un reproche excessif la gourmandise enceinte », avorte, divorce, décampe, virevolte, se
pourtant bien anodine de la petite fille : « tu es la fiance, se lie, rompt, à chaque fois avec des bougres
faillite de la famille ». qu’elle juge être de peu, est de nouveau enceinte,
La preuve du caractère psychotique de cet subit une seconde interruption de grossesse, puis
événement météorologique n’est-elle pas justement s’adonne à la prostitution dans des conditions
dans ce halo d’embarras et d’indétermination qui passablement infectes, non sans s’efforcer de
entoure son récit et son inscription dans la mémoire magnifier devant nous les choses, en traitant sa
du sujet ? Selon Lacan et son troisième Séminaire dérive comme autant de manières de rejoindre la
l’allusion est l’un des modes de l’appel à l’Autre : il figure ancestrale et sacrée de la putain.
convient de ne pas manquer la dimension cruciale de Les hospitalisations psychiatriques commencent tôt,
ce mode d’appel, et pour cela on doit refuser de sont nombreuses et variées, toutes prises cependant
comprendre. Avec la compréhension, on rate cela dans l’observation d’une stupeur, d’un repli
que le patient voulait qu’on le comprenne et l’on catatonique ou d’une hébéphrénie avérée, alternant
s’interdit d’analyser correctement, dans cette avec un dévergondage extrême du comportement.
demande d’être compris, l’abri offert à la structure Autour de vingt ans, elle est, un soir, violée par une
allusive de l’appel au grand Autre dont la carence est dizaine de voyous ; la façon dont elle nous conte
elle-même la cause de l’apparition du phénomène l’odieux épisode, en avouant qu’elle n’a supporté
hallucinatoire. l’épreuve qu’en se détachant de son corps, qu’en se
Voilà un enjeu de la présentation : ou la déclarant in petto étrangère à un être-d'elle-même
compréhension, ou l’exigence d’en dire davantage devenue pure béance, nous assure que l’agression ne
qui informe un peu mieux sur la cause. L’impératif fait pas partie de ses confabulations présentes,
de précision, qui combat l’allusion par le refus de la qu’elle a bien eu lieu, car elle en parle comme Lacan
compréhension, place au cœur de l’expérience note que Joyce parle de son corps dans l’épisode
mystérieuse qu’il faut reconstituer entre le connu de sa personne investie par des vauriens. Les
phénomène élémentaire et le déclenchement du diagnostics psychiatriques sont répétés, ressemblants
délire. Retenons ici que l’important n’était pas et légitimement sombres, l’énergie de la jeune fille,

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récupérée entre ces phases de dissolution prostrée, quelle nature sera sa fusion avec la divinité, ni quel
réussissant à faire en sorte que cette sévérité confort lui sera offert par ces noces, mais ce dont
nosographique ne soit pas trop invalidante, elle est sûre à n’en pas démordre, c’est qu’il s’agira
« asilisante ». Accuser les psychiatres de s’être du premier couple qui sache faire Un et se confondre
trompés constituerait probablement une erreur dans une indissolubilité transcendante.
parfaite. Une première hospitalisation dans le Dans l’après-coup, sa détermination nouvelle lui
service, un an avant la présentation, rappelle le paraît expliquer l’ensemble de ce qui lui est arrivé
tableau important de l’agitation schizophrénique. Un depuis l’âge de quatorze ans, à commencer par le
second séjour, quelques mois plus tard, surprend souvenir de cette lumière des réverbères qui se
l’équipe qui nous présente le cas. Que s’est-il passé, transformait en or lorsqu’elle passait auprès (la
et qui n’est bien assurément pas sans lien avec le consonance de son nom explique pour partie la
type de contact proposé par nos amis lors de son survenue de ce phénomène, exactement contraire à
premier séjour ? A l’en croire, il ne s’est pas passé l’opération alchimique de la sublimation).
grand-chose : en la personne d’un nouveau jeune Être maintenant la femme de Dieu la rend
homme, elle aurait rencontré, non plus les ravages « transparente » et « légère » comme « l’oiseau qui
de l’« inter-sexe », mais la perspective d’un amour vole ». Elle parle ainsi, mais en la citant nous ne
tendre. De fait l’élu semble n’être qu’un jocrisse de trouvons guère de « ce feu comme une aile blanche
plus. Pourtant, le rudimentaire de la clinique s’est partout où l’air souffle » qu’invente l’artiste
transformé : une fois achevé le spectacle des véritable. La maigre poésie qui étoffe l’aveu de sa
solitudes offert par la démence précoce, on assiste transformation n’est pas de si bon augure, suggère
maintenant à une élaboration franchement ouverte à plutôt l’être évaporé et la conquête fatale d’une
la « communication » et faisant songer à la paranoïa. liberté torpide. Afin de décrire son lien à l’Autre,
Ce qui s’est passé est peut-être dans ce que elle dit qu’elle est « en court-circuit avec Dieu ».
sanctionnera la présentation après que ceux qui Comment ne pas entendre l’annonce méconnue de
s’occupent désormais d’elle l’aient extrait et son plus récent suicide : une tentative
recueilli. Une réorganisation délirante semble enfin d’électrocution ? Ce qu’elle pense et espère d’elle
un peu mieux tenir le coup. Elle se montre uniment lui permet de vivre, maintenant quotidiennement, en
« prête à tout » (une très récente et grave tentative de compagnie de l’homme que tous nomment son père
suicide ajoutée à une série déjà copieuse, apprend alors que dans l’ambiance messianique qui
que ses jours restent en danger) et surprise de la enveloppe son évolution, elle suppose que son père
place qui lui est ménagée dans l’ordre nouveau du véritable ne peut-être que juif ; juif allemand
monde. On peut relever, avec Lacan s’appuyant sur surenchérit-elle, sans doute pour rendre compte de
Freud, la valeur de cette surprise, celle qu’éprouve le son effort d’actualiser le long calvaire de sa vie en
patient, à l’aube d’une entreprise délirante : « Dans s’affirmant fille du siècle.
cette voie, nous constaterons avec la nuance de Avec sa mère l’impossible et l’impensable ont été là
surprise où Freud voit la connotation subjective de d’emblée. Elle raconte avoir eu avec elle son
l’inconscient reconnu, que le délire déploie toute sa premier rapport sexuel, et en veut pour trace la
tapisse rie autour du pouvoir de création attribué aux douloureuse aperception de son sexe du jour
paroles […] » 3 Durant la présentation la jeune qu’après ses premières pertes cataméniales, celle-ci
femme cherche à vérifier s’il est possible qu’elle soit lui conseilla l’usage des tampons périodiques. Elle la
désormais la déesse, avenir de l’humanité qui croit instigatrice du viol collectif qu’elle a
supprimera le mal, hors ça que l’avenir de l’homme effectivement enduré, et interprète comme autant de
la conduisait jusqu’alors à « s’écoeurer du signes de maîtrise l’apitoiement qu’elle a noté peu
masculin ». Au trou dans l’Autre rencontré dans la après sur son visage, accompagné d’un « je n’en
perplexité inaugurale, elle est surprise de trouver veux rien savoir ». Elle pense se rappeler qu’elle a
dans cet Autre les matériaux d’une réélaboration même déposé une plainte en justice pour cet attentat,
possible de sa condition. qu’elle y a dénoncé sa mère et, qu’épée de
Dieu – comme Schreber, elle s’y croit sans y croire – Damoclès, cette lettre en instance, ce document
est le point pivot, non d’une idéalisation nouvelle fantasmé menace sans relâche sa mère de solder leur
émergeant d’un paysage de ruines, mais d’un vieux compte aux assises : « ma signature me
questionnement relayé par une certitude qu’elle protège de ma mère ».
formule pour la première fois : elle ne sait pas de Avec moi et devant tous elle est joyeuse, accorte et
diserte, après ces années de profondes dysthymies
3 atypiques. La tâche du présentateur n’est-elle pas
LACAN op. cit., p. 559.

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d’entrer avec elle dans le commerce d’un échange autres quand on ne sait où on en est et que l’on perd
qu’elle colore de ce qu’elle sait être sa séduction, sans s’en apercevoir ? C’est la vie.
pour lui témoigner que, s’il n’y a rien à reprendre Voilà l’expérience partagée, celle de l’énigme qui se
quant au bien fondé de sa construction, on a, par pose comme question. L’énigme selon Littré, c’est
devers soi, tout lieu de douter de son efficace, et « la définition de choses en termes obscurs, mais
qu’on se sent dans un rôle adéquat lorsqu’on se qui, tous réunis, désignent exclusivement leur objet
consterne publiquement des périls qu’on devine sur et sont donnés à deviner » 1 .
sa route au travers même de sa nouvelle faconde ? L’énigme, cette définition de choses en termes
Les positions se retournent : elle tente de me rassurer obscurs a longtemps été une voie élective du
et je lui confesse que j’y parviens mal, sans discours du Maître. On conte comment entre les
l’informer qu’à travers la sincérité de son délire, l’on premiers royaumes babyloniens, les premières Cités
ne voit pas encore assez de mûrissement nécessaire à États, les maîtres s’échangeaient entre eux des
la « restauration d’un ordre subjectif ». énigmes et se dérobaient les uns les autres des
De même que dans une pratique analytique le devins habiles à les fabriquer, ou à les deviner. La
diagnostic, au grand jamais, ne se substitue à ce que Bible nous dit comment la Reine de Saba, ayant
nous devons savoir, de même qu’il n’est qu une des entendu parler de la grande réputation de Salomon,
mains courantes qui permet parfois de ne pas vint jusqu’à Jérusalem pour faire l’expérience de sa
cheminer à l’aveugle, la rigueur clinique de l’équipe grande sagesse, munie d’énigmes. Pour savoir si
qui a préparé la présentation apprend que cette jeune c’était un homme, un vrai, voilà le chemin qu’elle
femme, après avoir fait songer aussi bien à empruntait.
l’héboïdophrénie, lorsque le désordre de ses Pourquoi choisir d’avancer dans l’étude de la
conduites prolongeait en l’amplifiant ce que sa paranoïa et de la schizophrénie par le biais de
perplexité inaugurale révélait, qu’à une cyclothymie l’énigme ? La psychose n’est-elle pas par excellence
peu conforme, à l’hébéphréno-catatonie également, le royaume où ce qui est présent est la certitude, le
est aujourd’hui dans une conjoncture qui prend sa délire, où tout s’explique dans un ordre de raison qui
part, à la fois de ce que l’école française appelait les faisait la force de l’adage classique : « Le fou a tout
délires imaginatifs (elle n’est en effet pratiquement perdu sauf la raison ». Pourquoi ce titre puisque
pas hallucinée), et d’un début de solution c’est plutôt la névrose qui relève d’une expérience
paraphrénique. énigmatique ? Œdipe a été choisi par Freud comme
Sur cette ligne d’abouchement entre symbolique et l’emblème de tous les êtres humains, de lui-même,
réel, les psychiatres sans doute nous reprocheraient et des névrosés. Dès le 15 octobre 1897, Freud écrit
d’être imprécis. Le diagnostic n est pas le à Fliess : « J’ai trouvé en moi comme partout
représentant de ce que nous devons connaître d’un ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et
sujet mais, dans l’écart entre phénomène et structure, de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je
le mot qui rend compte de cet écart, d’un impossible pense, communs à tous les enfants, même quand leur
à formaliser qui nous met dans le cas de penser que apparition n’est pas aussi précoce que chez les
ce qui est énigmatique au psychotique dans son enfants rendus hystériques (d’une façon analogue à
expérience, nous l’est tout autant pour d’autres celle de la « romantisation » de l’origine chez les
raisons qu’il nous faut connaître. paranoïaques – héros, fondateurs de religions). S’il
en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les
Trois énigmes : le sens, la signification, la objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse
jouissance d’une inexorable destinée, l’effet saisissant d’Œdipe
Éric Laurent roi […]. Chaque auditeur fut un jour, en germe, en
imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la
réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il
« Je ne suis pas ce que je suis, car si j’étais ce que je frémit suivant toute la mesure du refoulement qui
suis, je ne serais pas ce que je suis ». C’est une sépare son état infantile de son état actuel » 2 .
énigme proposée dans Le Moniteur et la solution de
Qu’est-ce donc qu’Œdipe roi, sinon l’histoire du
l’énigme, c’est un « Valet », qui s’il ne suivait pas
déchiffrement d’une énigme ainsi que l’impossibilité
son maître, n’aurait pas à être valet et à être ce qu’il
suit.
Quelle est la chose qu’on reçoit sans remercier, dont
on jouit sans savoir comment, qu’on donne aux 1
Dictionnaire Littré, Paris, 1878.
2
FREUD S., « Lettre à W. Fliess du 15 octobre 1897 », La Naissance de la
psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956, p. 198.

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pour celui qui l’avait déchiffrée de savoir ce qu’elle qui attire à grand bruit notre attention, c’est le
impliquait pour son destin ? processus de guérison qui supprime le refoulement
Notons que d’emblée Freud noue délire paranoïaque, et ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle
héros fondateur de religion et question œdipienne. avait délaissées » 6 .
(J’attire votre attention sur le fait que dans la version Cette expérience de détachement en silence, Freud
française des lettres à Fliess, on parle de peut la mettre en série dans différents phénomènes :
« romantisation » pour « délire de filiation ».) Que confusion, perplexité, etc. Là se situe, pour le
ce soit pour la névrose ou pour la psychose, le travail paranoïaque, l’expérience d’une énigme, puisque
psychanalytique repose sur l’établissement d’un pour lui, le monde entier devient un monde de
sens, d’une Deutung, d’une interprétation. choses obscures, agencées d’une façon qui s’est
perdue, qu’il va falloir reconstruire pour qu’elles
Le sens désignent enfin quelque chose.
Ces deux mouvements, reconstruction et perte
Dans l’étude de Freud sur « Les Mémoires du préalable, Freud les résume dans son texte de 1911
Président Schreber », la partie seconde suit dans un aphorisme : « Ce qui a été aboli au-dedans,
l’explication du chemin et le rappel de la biographie (aufhebt), revient du dehors » 7 . C’est sur le même
de Schreber. Cette partie, intitulée « Essais mécanisme que treize ans plus tard en 1924, après
d’interprétation », commence par avoir introduit le ça et le surmoi dans son texte « La
« Nous allons maintenant tenter de pénétrer le sens perte de la réalité dans la névrose et dans la
de cette histoire, […] et d’y découvrir les complexes psychose », qu’il peut conclure celui-ci. « C’est ainsi
et les forces instinctuelles de la vie psychique que pour la névrose comme pour la psychose, la
connus de nous. Nous pouvons aborder ce problème question qui vient à se poser n’est pas seulement
par deux faces : en partant soit des manifestations celle de la perte de la réalité, mais aussi celle d’un
délirantes du patient lui-même, soit des substitut de la réalité » 8 . Ces deux versants sont,
circonstances qui occasionnèrent sa maladie » 3 . pour Freud, intimement liés, perte et reconstruction,
Freud emprunte la première de celle-ci. sans pour autant que jamais chez lui la structure de
« Nous citerons à l’appui de cette technique un l’expérience de la perte soit distincte de celle du
exemple qui mérite peut-être d’être exposé plus en réinvestissement.
détail […] les oiseaux dits miraculés […]. Ils ne Il n’y a pas chez Freud l’idée d’une expérience de
comprennent pas le sens des paroles qu’ils énoncent, décomposition des fonctions du moi, ou encore
mais ils sont, de par leur nature, doués de réceptivité d’une régression hiérarchique des différentes
en ce qui touche la similitude des sons » 4 . Ainsi, fonctions selon la définition que Ribot donnait à la
Freud chemine le long de ce qu’il appelle dépersonnalisation en 1894, définition reprise par
l’explication de l’univers que produit le paranoïaque, Dugas. Ribot continuera à maintenir son idée
en ces termes : « Le malade a retiré aux personnes jusqu’en 1915, à travers les seize éditions de son
de son entourage et au monde extérieur en général traité, et maintiendra cette approche dans la
tout l’investissement libidinal orienté vers eux psychopathologie académique.
jusque-là, aussi tout lui est-il devenu indifférent et Freud se refuse à séparer l’expérience de perte de
comme sans relation avec lui-même ; c’est pourquoi celle de retour, les considérant toutes deux prises
il lui faut s’expliquer l’univers » 5 , et le paranoïaque dans ce qu’il appelle la distribution de la libido, qu’il
reconstruit l’univers au moyen de son travail décrit tout entière comme étant un phénomène de
délirant. Production, donc, par le sujet paranoïaque sens. C’est exactement en ce point que la thèse du
d’un monde tout entier, à partir de phénomènes de Docteur Lacan reprendra l’opposition entre abolition
sens, de leurs transformations, de leurs distributions. du sens et dissolution des fonctions. La thèse de
Si Freud accentue ce versant positif, productif des Lacan de 1932 est précédée de son article sur
phénomènes psychotiques, bien entendu il n’ignore « Structure des psychoses paranoïaques » dans la
pas leur fondement en négatif, et il ajoute « […] le Semaine des Hôpitaux en 1931. Cette thèse, dit-il,
processus propre au refoulement consiste dans le fait exprime une conception qui ne se fonde « ni sur le
que la libido se détache H. Ce processus s’accomplit sentiment de la synthèse personnelle, tel qu’on le
en silence, nous ne savons pas qu’il a lieu […]. Ce
3 6
FREUD S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas FREUD S., op. cit., p. 315.
de paranoïa », Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F., 1967, p. 284. 7
4 FREUD S., loc, cit.
FREUD S., op. cit., p. 285. 8
5 FREUD S., « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose »,
FREUD S., op. cit., p. 314. Névrose, Psychose et Perversion, Paris, P.U.F., 1973, p. 299.

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voit perturbé dans les troubles subjectifs de la devant le public de L’Évolution psychiatrique
dépersonnalisation […], ni sur l’unité psychologique composé de jeunes psychiatres, qu’il qualifie de
que donne la conscience individuelle […] ni sur « jeune académie » et réexpose les avancées
l’extension des phénomènes de la mémoire » 9 mais présentes dans sa thèse, simplement dépouillées des
par contre, sur des relations de compréhension… et égards dus aux auteurs qu’il avait dû explorer et
plus loin, « Précisons les caractères propres à contrer à l’époque. Il rappelle que « la folie est
l’interprétation délirante […] elle se présente en vécue, toute dans le registre du sens […]. Le
outre comme une expérience saisissante, comme une phénomène de la folie n’est pas séparable du
illumination spécifique, caractère que les anciens problème de la signification pour l’être en général,
auteurs, dont aucune théorie psychologique ne c’est-à-dire du langage pour l’homme » 11 . Face à la
voilait le regard, avaient en vue, quand ils thèse organo-dynamiste visant à isoler une première
désignaient ce symptôme du terme excellent de expérience de perte, de dissolution, quelque soit le
phénomène de "signification personnelle" » 10 . nom qu’on lui donne, dont la causalité serait
Cette thèse, construite contre toute idée d’appui sur organique, puis ensuite une reconstruction
la dissolution d’une synthèse ou sur la continuité psychique ; Lacan maintient la causalité psychique
d’un caractère et d’une constitution, fait au contraire unique dégageant d’une part un phénomène de
porter tout l’accent sur le surgissement d’une rupture qu’il note comme décision, « […]
signification nouvelle, phénomène productif certes, insondable décision de l’être où il comprend ou
phénomène qui n’est pas de déficit, mais qui se méconnaît sa libération […] » 12 , et d’autre part une
propose aussi bien pour le sujet comme énigme à expérience homogène dans sa structure de
déchiffrer. Cette signification, si elle est articulée, reconquête sur l’être, que sera le déploiement de la
n’est pas articulable d’emblée, et le sujet va la folie elle-même.
déployer tout au long de son délire. Lacan propose Ainsi il peut dire que tous les phénomènes de la
donc une méthode d’investigation inspirée de psychose « quels qu’ils soient, hallucinations,
Jaspers. Une méthode d’investigation qui partira interprétations, intuitions, et avec quelque extranéité
d’abord des psychoses les plus compréhensibles et étrangeté qu’ils soient par lui vécus, ces
pour aller jusqu’aux psychoses discordantes types. phénomènes le visent personnellement : ils le
Nous allons distinguer maintenant trois parties dans dédoublent, lui répondent, lui font écho, lisent en lui,
l’abord par Lacan de cette question de l’expérience comme il les identifie, les interroge, les provoque et
énigmatique dans les psychoses. La première sera les déchiffre. Et quand tout moyen de les exprimer
« Propos sur la causalité psychique » ou l’énigme et vient à lui manquer, sa perplexité nous manifeste
le sens. La deuxième sera de « Fonction et champ de encore en lui une béance interrogative […] » 13 ,
la parole et du langage en psychanalyse » jusqu’au Comment mieux isoler l’expérience énigmatique
Séminaire III, Les psychoses qui pourrait s’intituler : dans les psychoses, paranoïa et schizophrénie,
de l’énigme à la signification. La troisième va du puisqu’en ce point Lacan ne les distingue pas ? Il
texte que Lacan donnait en préface aux écrits du évoque la psychose, puisqu’il peut la désigner au
président Schreber dans les Cahiers pour l’analyse singulier alors qu’il isole les phénomènes au pluriel,
en 1967 jusqu’à « Joyce-le-symptôme » (1975). la psychose se joue dans ce registre du sens. Sous le
terme de folie, il souligne spécialement cette unité
L’énigme et le sens devant les oreilles attentives qui l’écoutaient, celles
de L ‘Évolution Psychiatrique dont le projet était
Tout d’abord « Propos sur la causalité psychique », « d’accoutumer » le concept de la schizophrénie à la
où Lacan reprend après guerre pour la première fois psychiatrie française. Il savait ce qu’il pouvait y
sa thèse, s’étant abstenu de publier pendant la avoir de distance affirmée à choisir de maintenir
guerre. On a oublié à quel point c’était une position l’abord de la psychose à partir de la paranoïa plutôt
singulière de ne rien publier pendant cette guerre, que de la schizophrénie, et de conserver le nom de
puisque d’éminents esprits, Merleau-Ponty et Sartre folie.
avaient continué à le faire. Lacan précise qu’il Ayant défini cette folie tout entière dans les
attendait la « disparition du sol de sa patrie des phénomènes de sens, il peut ajouter que son propos
ennemis du genre humain » pour reprendre le fil de
ses réflexions. Il choisissait de s’exprimer en 1949
11
LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil,
9 1966, p. 166.
LACAN J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la 12
personnalité, Paris, Seuil, 1975, p. 43-44. LACAN J., op. cit., p. 177.
10 13
LACAN J., op. cit., p. 211. LACAN J., op. cit., p. 165.

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ne vise à rien moins qu’« au cœur de la dialectique des phénomènes de code. La langue fondamentale
de l’être ». C’est le terme qu’il emploie et c’est en de Schreber lui apprend, lui enseigne, comment on
un tel point que se situe la méconnaissance fait, de quoi est composé le signifiant nouveau qui
essentielle de la folie. De là se définit le moi comme vient au monde pour le reconstruire. Ce phénomène
système central des formations de méconnaissance autorise Lacan à ajouter que c’est le signifiant même
et non synthèse de fonctions des relations de qui fait l’objet de la communication. « […] nous
l’organisme. Il critique ce qui peut lier « l’illusion nous trouvons ici en présence de ces phénomènes
organiciste à une métapsychologie réaliste » 14 , le que l’on a appelés à tort intuitifs, […]. Il s’agit en
lien de l’illusion organiciste de la perte des fonctions fait d’un effet du signifiant, pour autant que son
de relation à une métapsychologie réaliste par où ces degré de certitude […] prend un poids proportionnel
fonctions de relation assureraient un rapport avec le au vide énigmatique qui se présente d’abord à la
réel. Cette critique de la métapsychologie réaliste est place de la signification elle-même » 17 . Il noue
toujours d’actualité puisqu’un des effets de la donc, là, d’une façon nouvelle, le vide énigmatique
science sur notre monde est bien de dissoudre le de la signification, à sa reprise à la puissance
réalisme naïf selon lequel viendraient à s’adapter un seconde que donne la certitude. D’abord élision et
organisme et le monde. Elle nous fait reculer vide puis certitude. Plus le vide est vide, plus la
toujours plus le réel, pour parler comme un certitude est grande. Lacan reprendra dans ce texte
épistémologue, Despagnat, dont la position a été toute la série des phénomènes qu’il avait établie
qualifiée de façon amusante de « réaliste déprimé », dans les « Propos sur la causalité psychique » :
dans ses livres, par exemple dans son ouvrage qui interprétation, hallucinations, perplexité, tout cela
porte comme titre A la recherche du réel. avec aussi les « tensions, les suspens, les fantasmes
que l’analyste rencontre […] ; encore faut-il dire que
L’énigme et la signification c’est au titre d’éléments du discours particulier, où
cette question dans l’Autre s’articule. […] leur
Lacan va transformer la notion d’une folie tout chaîne se trouve subsister dans une altérité par
entière prise dans les phénomènes de sens, pour rapport au sujet, aussi radicale que celle des
insister sur le fait que la folie est prise tout entière hiéroglyphes encore indéchiffrables dans la solitude
dans un phénomène de langage. Dès « Fonction et du désert » 18 . La présentation du délire lui-même et
champ de la parole et du langage » Lacan introduit de son expérience sera celle d’un déchiffrement de
un terme nouveau qui ne figurait pas dans les ces hiéroglyphes dans l’effort de réplique que va
« Propos sur la causalité psychique », celui de donner le sujet à la production de ces significations
fonction symbolique par laquelle il désigne nouvelles.
maintenant les phénomènes de sens et leur support. Pour qualifier la position du psychanalyste, Lacan
Il peut dire que c’est « dans le nom du père qu’il doit dire : « […] il convient d’écouter celui qui
nous faut reconnaître le support de la fonction parle, dit-il, quand il s’agit d’un message qui ne
symbolique » 15 . provient pas d’un sujet au-delà du langage, mais
Il donne dans ce texte une nouvelle définition de la bien d’une parole au-delà du sujet » 19 . Ce qui paraît
folie comme « liberté négative d’une parole qui a là possible reste cependant énigmatique dans la
renoncé à se faire reconnaître […] [avec] la portée de l’efficacité de la parole sur la structuration
formation singulière d’un délire qui […] objective le du sujet, puisque ce qui s’écoute est une parole qui
sujet dans un langage sans dialectique » 16 . A partir vient d’au-delà de lui. D’une façon peut-être
de là, la distribution des phénomènes de sens se fait énigmatique pour le lecteur, Lacan renvoie au travail
différemment, et l’expérience de l’énigme va être du président Schreber qui, lui, peut avec
autrement centrée par Lacan. Nous le verrons dans soulagement déclarer que tout non-sens s’annule,
son texte « Question préliminaire à tout traitement alles Unsinn aufhebt. La voie tracée là par Lacan
possible de la psychose » de 1958, où il montre que pour l’action analytique reste énigmatique dans ce
c’est la nature même du signifiant qui dans la texte et ne trouvera de solution beaucoup plus tard
psychose fait l’objet de la communication. Les qu’avec Joyce. Retenons simplement qu’à partir du
phénomènes de sens, dans la psychose de Schreber, moment où la folie est centrée autour des
vont se répartir entre des phénomènes de message et

14 17
LACAN J., op. cit., p. 178. LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
15 psychose », Écrits, op. cit., p. 538.
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en 18
psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 278. LACAN J., op. cit., p. 549-550.
16 19
Ibid, p. 275-280. LACAN J., op. cit., p. 574.

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phénomènes du langage, Lacan déplace l’accent du fou en termes de déficit et de dissociation des
sens vers le non-sens. fonctions » 23 .
Les deux se distribuent selon l’instance de la lettre Voilà ce qu’il reconnaît comme mérite à Freud, et
qui est fondamentalement hors sens. c’est ce qu’il avait reconnu lui-même avec sa
Dans le Séminaire III, qui précédait l’écrit de la « Question préliminaire… » Mais à partir de là, il
« Question préliminaire… » Lacan insistait sur ce ajoute « Faire crédit au psychotique ne serait rien de
point que, contrairement à ce qu’avait amené plus en ce cas, que ce qui restera de tout autre, aussi
Wernicke, le délire n’est pas explication d’une libéralement traité enfoncer une porte ouverte n’est
expérience primitive. Les phénomènes élémentaires absolument pas savoir sur quel espace elle
ont déjà la structure du délire souligne-t-il fortement, ouvre » 24 . C’est une critique. C’est une critique ou
et le délire a exactement la même structure que le du moins un complément que veut apporter Lacan. Il
phénomène élémentaire 20 . va souligner l’importance des phénomènes de
Cette page du Séminaire reprend exactement une jouissance dans Schreber, abordés dans cette courte
page de sa thèse, où il fondait l’homologie de préface à partir de l’objet a.
structure dans la métaphore de la feuille et de Il y a plus de dix ans, sous l’impulsion d’une vive
l’arbre : « cette identité structurale frappante entre introduction de Jacques-Alain Miller, les travaux
les phénomènes élémentaires du délire et son d’une année de la section clinique furent consacrés à
organisation générale impose la référence l’introduction de l’objet « petit a » dans la lecture du
analogique au type de morphogenèse matérialisée président Schreber. Cette année là, nous avions pu
par la plante » 21 . relire les indications précieuses données par Lacan
C’est ce qui fait qu’il est sans nul doute possible de sur la question de la jouissance dans la psychose et
parler, chez Lacan, d’une expérience énigmatique la place à donner au terme singulier, dans ce texte,
dans les phénomènes élémentaires qui précèdent le de « sujet de la jouissance », distingué du « sujet que
déclenchement, et qu’il est sans doute légitime de représente le signifiant » 25 .
parler de psychose non déclenchée. Quand Lacan dit Cette expression non reprise ensuite avait le mérite
que le délire et les phénomènes élémentaires ont la de la clarté pour ses auditeurs qui pourtant étaient à
même structure, ça ne veut pas dire qu’entre l’époque passés complètement à côté. Mais enfin
quelqu’un qui a des phénomènes enkystés qui restent quinze ans plus tard, la section clinique s’en
limités à cela pendant trente ans, et un délire occupait. C’était le délai que Lacan considérait
complètement déployé, il s’agisse exactement de la comme normal pour la lecture de ses textes.
même chose. Cela veut dire que c’est exactement la Toute la considération du texte de Schreber pourrait
même chose du point de vue de la structure du sens. être celle d’une énigme en un troisième sens, non
Ceci dit, il faut garder tout son prix à l’expérience seulement énigme du sens, non seulement l’énigme
discontinue du déclenchement, expérience qui de la signification, mais énigme de la jouissance de
souligne la conception que Lacan reprend de Jaspers Dieu. Ce qui va être pour Schreber énigmatique,
qui, au delà d’une définition nosographique appelait c’est que Dieu ou l’Autre jouissent de son être
schizophrénie une conception de la psychose qui passivé et qu’à cela il donne support. Ce qui va être
marque une discontinuité. « Ce terme désigne sa surprise, c’est qu’il suffise qu’il s’abandonne au
théoriquement toutes les maladies mentales dont le « penser à rien », nichts denken, pour que Dieu, cet
processus commence à un moment défini » 22 . Autre fait d’un discours infini, se dérobe et que de
« ce texte déchiré que lui-même devient, s’élève le
L’énigme et la jouissance hurlement » 26 , hurlement qui n’a plus avec aucun
sujet rien à faire. Il fait l’expérience de lui-même
A partir de 1967, dans la préface qu’il donne aux comme sujet isolé, Un, en relation avec une
Mémoires du président Schreber, Lacan reformulé jouissance pleine au point de devenir le point de
« l’opération de Freud » sur la psychose. Il note que jouissance de l’univers. Il devient ce sujet qui
si Freud fait des mémoires du président Schreber un expérimente le mystère de se voir dépositaire de
texte freudien, c’est parce qu’il y introduit, dit-il, toutes les petites expériences de jouissance des âmes
« le sujet comme tel, ce qui veut dire ne pas jauger le
23
20 LACAN J., « Présentation », Cahiers pour l’analyse, n°5,
LACAN J., Le Séminaire III, Paris, Seuil, 1981, p. 28.
21 Novembre/Décembre 1966, p. 70.
LACAN J., « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la 24
Ibid.
personnalité », op. cit., p. 297, note 58. 25
22 Ibid.
JASPERS K., Strindberg et van Gogh, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 26
38. Ibid.

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de l’univers ce qui permet à Lacan d’ajouter « […] Dans RSI et « Joyce-le-symptôme », cela n’est plus.
ce qui va nous permettre une définition plus précise Le symptôme se produit alors dans le même registre
de la paranoïa comme identifiant la jouissance dans que le miracle du hurlement isolé en 1965, qui
ce lieu de l’Autre comme tel » 27 . n’avait plus avec aucun sujet rien à faire. Le
Nous voyons là apparaître, à partir de la jouissance symptôme, ou le Sinthome est introduit d’une façon
une distinction centrale, entre un mécanisme telle, comme il est souligné dans l’introduction du
signifiant commun pour les psychoses, forclusion, et volume Joyce avec Lacan, d’une façon telle que le
les destins divers de la jouissance. C’est ce que « symptôme ne dit rien à personne : il est chiffrage
Jacques-Alain Miller, dans un cours sur et il est jouissance pure d’une écriture », selon
schizophrénie et paranoïa, a fait valoir, notant que l’expression de Jacques-Alain Miller 29 .
dans cette définition de 1965, nous avions une Le symptôme se définit alors d’un rapport non plus à
définition parfaitement en règle de la paranoïa, il des effets de signification, voire même non plus à
restait à trouver celle de la schizophrénie. Nous la une signification hors dialectique, mais dans le
trouvions dans « L'Étourdit » en 1973, où. Lacan registre d’une écriture, qui est façon dont chacun
faisant référence, dialoguant, rectifiant la position jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le
prise l’année précédente par Deleuze et Guattari détermine.
dans leur Anti-Œdipe, parle du rapport du Cette nouvelle définition du symptôme rejaillit sur le
schizophrène avec l’organe. Il se trouve que Deleuze fantasme et le met à une autre place. Le fantasme,
et Guattari avaient trouvé lévitatoire le fait de lui aussi, se retrouve non plus en tant qu’intersection
distinguer dans la schizophrénie un « corps sans dans une chaîne se dirigeant vers un sujet, mais fait
organe », ce qui leur paraissait un concept majeur écho, séparé du symptôme, à une façon de jouir de
permettant de se libérer de l’emprise du signifiant. l’inconscient telle qu’elle n’est plus déterminée par
Lacan leur répond dans « L’Étourdit ». « Ce qui lui. Nous pourrons trouver de ceci une traduction
pour son corps fait organe, […] c’est même de là clinique en constatant, dans le cadre de psychoses
qu’il est réduit à trouver que son corps n’est pas sans extrêmement variées, la présence d’expériences
autres organes, et que leur fonction à chacun, lui fait perverses, de fantasmes agis, avec une grande
problème ; ce dont le dit schizophrène se spécifie aisance, qui contrastent, par cette aisance même, par
d’être pris sans le secours d’aucun discours ce laisser être, avec la rigueur du délire.
établi » 28 . En rapprochant les deux définitions, le C’est à partir de là, de cette introduction de la lettre
retour de la jouissance dans l’Autre qualifiant la en tant qu’elle abolit le symbole, que nous pouvons
paranoïa, et le retour de la jouissance dans le corps relire ce que Lacan avait souligné dans Schreber, son
qui complète, nous obtenons une distribution des soulagement à constater que tout non-sens
expériences énigmatiques de jouissance dans la s’annule… alles Unsinn aufhebt, voilà l’expérience
paranoïa et la schizophrénie. énigmatique centrale de Schreber, soit le Unsinn
Ainsi nous avons une distribution toute autre au long avec lequel il s’affronte. C’est cela même qui peut
de ces différentes périodes, des phénomènes de sens, venir à s’abolir dans l’expérience de construction de
et de leur vidage ; la place de l’excès de signification son délire, construction qui doit tout à la lettre, à
et celle de l’excès de jouissance. Cependant il faudra l’écriture et si peu à la parole. C’est la construction
attendre la nouvelle définition que Lacan donnera du d’un délire qui s’efforce d’être à lui-même sa propre
symptôme dans le Séminaire RSI, déployée ensuite référence. C’est ce qui rend dérisoires les tentatives
dans « Joyce-le-symptôme », pour que l’insertion de d’interpréter, comme si cela se dirigeait vers un
la jouissance, la distribution du sens et de la sujet, les productions de l’écrit. Lacan n’interprète
jouissance se fasse autrement que dans la « Question pas la production du président Schreber, il en montre
préliminaire… ». Dans ce texte, Lacan pouvait la cohérence, la consistance. De même Jakobson,
parler du rôle du fantasme chez le président comme linguiste, s’intéressant aux productions de
Schreber en tant qu’il se distribue en deux pôles : Hölderlin ne vise pas à faire la moindre exégèse du
celui de la jouissance transsexuelle, celui du futur de poète, se séparant en ce point de Blanchot. Il vise
la créature. La place du fantasme est encore définie à simplement à explorer pourquoi les poèmes de la fin
partir des effets de signification. Le fantasme est pris d’Hölderlin étaient meilleurs que ceux d’avant
en tant qu’effet de signification interférant dans la l’effondrement. Ceux-ci étaient dans la même veine
chaîne allant de la signification du besoin à l’Idéal.

27
Ibid.
28 29
LACAN J., « L’Étourdit », Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 30-31. MILLER J.-A., « Préface », Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1978, p. 11.

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mais ils étaient encore plus simples, ou plus


conscients de leurs effets poétiques eux-mêmes 30 .
Le travail délirant se concevrait ainsi : construire la
lettre à l’aide de la lettre jusqu’à ce qu’elle puisse
abolir le symbole et ainsi réellement l’élever à une
puissance seconde. C’est ce qui rendra sa
coexistence compatible avec l’absence de support,
non pas d’un discours établi, mais d’aucun Nom-du-
Père établi.

30
JAKOBSON R., « Un regard sur La Vue de Hölderlin », Russie folie
poésie, Paris, Seuil, 1986.

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L’énigme dans sa distribution clinique


La fausse énigme de l’état d’âme Il importe donc de saisir ce qu’ont de relatif à
Serge Cottet l’imaginaire du corps propre et au narcissisme les
variations des sentiments, la Stimmung – une
Le point de vue proprement psychanalytique instabilité qui est d’essence – comme états du moi :
concernant les variations de l’humeur prend son les sentiments sont appelés à varier en fonction de la
départ dans une suspicion à l’endroit d’une évidence manière dont l’alter ego nous affecte. C’est là une
du bon sens : il y a un tonus vital que modulent les première référence à la philosophie classique,
aléas de l’existence (exogène) et les revirements notamment à Spinoza, qui est souvent sollicité par
subjectifs (endogène). Foncièrement c’est encore Lacan dès qu’il est question de sentiments. Spinoza,
l’adage : « dans la vie il y a des hauts et des bas » théoricien de la fluctuatio animi 3 , de la fluctuation
qui ne cesse pas de faire image, malgré la de l’âme en raison des contingences de la rencontre
rectification conceptuelle qu’y apporte le discours de notre corps avec ce qui lui convient ou ne lui
du spécialiste dans ce qu’il nomme modalités convient pas, affirme la permanence d’un désir
expansives et dépressives de la « pathologie conforme à l’essence de l’être 4 .
thymique » 1 . Distribuée ainsi sur une échelle Ainsi Lacan dans les Écrits, reprend-il à sa façon
verticale, la hiérarchisation des affects a pour cette fluctuatio ammi, aliénation subjective recoupée
principe les degrés de régression de la thymie, et, par le désir inconscient. Telles sont les variations de
aujourd’hui, la mesure du ralentissement dépressif l’humeur du névrosé qui « […] transfère la
au poste avancé de la psychiatrie quantitative permanence de son désir à un moi pourtant
contemporaine. évidemment intermittent, et inversement se protège
La psychanalyse met en question l’idée d’une de son désir en lui attribuant ces intermittences
continuité qui irait comme chez Janet, selon un mêmes » 5 . C’est une application clinique du schéma
principe évolutionniste, de l’angoisse à l’extase. Elle Z. De là une critique de l’authenticité de la
récuse la croyance à l’élan vital comme elle réfute Stimmung qui est fréquente chez Lacan 6 – affirmée
l’hypothèse d’une énergétique de la jouissance avec force dans le Séminaire VII, L’éthique,
susceptible d’être chiffrée ; l’intuition freudienne, précisément là où il est montré que ce qui se
tout autant, est d’exclure les catégories qui font présente chez Freud comme relevant de la Stimmung
prévaloir dans la clinique les états déficitaires. marque une expérience d’un tout autre ordre –
Freud, pose l’existence d’une constante pulsionnelle précisément éthique – anticipation de la série des
indestructible : à savoir, la poussée, constante de la affects dans Télévision 7 . Toutes les facultés dites
pulsion, ses avatars et ses transformations. de l’âme, tous les modes d’appréhension du
Ce point de vue, on le voit, en opposition avec les perceptum par le percipiens barrent l’accès au réel.
variations de l’humeur, ne permet pas d’authentifier D’où le souci que met Lacan à montrer :
les états d’âme – entendus comme une tension – qu’une hallucination n’est pas un état d’âme,
psychologique, ni de tenir pour réel des phénomènes – que la sensation n’est pas guide de vie,
certes indiscutables quant au « vécu », mais – que l’émotion n’est pas dans un rapport naturel
impropres au déchiffrage de la structure subjective. d’expressivité avec le corps ni celui-ci avec le
En bref, Lacan a introduit l’opposition de monde,
l’imaginaire et du symbolique pour faire valoir ces – que les sentiments sont toujours réciproques.
différenciations entre ce qui est de l’ordre de la Les sentiments altruistes, humanitaires, sont en fait
variation et ce qui est de l’ordre de la constance. Ce des mouvements dirigés vers nous-mêmes. On
qui ne bouge pas c’est la structure. Ce qui varie c’est
l’imaginaire : « Dans l’ordre imaginaire, ou réel,
nous avons toujours du plus et du moins, un seuil, 3
SPINOZA, Éthique III, « Scolie de la proposition XVII ».
une marge, une continuité. Dans l’ordre symbolique, 4
Cf, l’exergue de la thèse de LACAN de 1932 De la psychose paranoïaque
tout élément vaut comme opposé à un autre » 2 . dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975. Citation de la
« proposition LVII du Livre III de L’éthique de Spinoza.
5
LACAN J., Écrits, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans
l’inconscient freudien » Paris, Seuil, 1966, p. 815.
1 6
Ey H., BERNARD P., BRISSET C., Manuel de psychiatrie, Paris, LACAN J., Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
Masson, 1974 (3e ed.), pp. 104 et sq. 1986, notamment pp. 35-43.
2 7
LACAN J., Le Séminaire III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1973, pp. 17-18.

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retrouve là l’intuition de La Rochefoucault, et des confuse, L’éthique affirme avec optimisme qu’« une
moralistes français. affection qui est une passion, cesse d’être une
Enfin l’affect, si on veut l’inclure dans les états passion, sitôt que nous en formons une idée claire et
d’âme, n’est pas à sa place : déplacé, soit sur le distincte » 10 .
mode obsessionnel – l’affect porte sur un objet Quelque chose subsiste de ce rationalisme exigeant
indifférent – soit déplacé dans le temps – comme dans la psychanalyse, c’est l’éthique du bien-dire.
dans les pleurs hystériques, répétition d’anciennes Bien dire ses états d’âme plutôt que de les vivre sans
expériences d’amour. Bref, une théorie lacanienne complexes, c’est accéder, non pas à la béatitude,
des affects ou des affections présente une commune mais au gay savoir : il résulte du déchiffrage du
mesure avec la tradition classique – de Descartes à sentimental en deux mots – sentimental – pour
Spinoza – laquelle affirme que les passions sont de autant que le senti… ment. Une éthique du bien-dire
l’âme – une terminologie que ne récuse pas Lacan – concerne aujourd’hui cette question au plus haut
à condition d’ajouter l’âme/corps car l’âme est l’idée point s’il est vrai que rien n’est plus confus que la
du corps comme dit Spinoza. Mais il faut en variation d’humeur. Il subsiste quelque chose de
distinguer la pensée, c’est-à-dire le jugement et à moliéresque dans l’usage de ce terme. N’oublions
vrai dire les idées – claires ou confuses, adéquates pas l’humour qui en procède dès qu’il est mis en
ou inadéquates – au lieu d’admettre comme dans la regard de la relation du père et de la fille – toujours
scolastique une vertu sensitive de l’âme ou des assurée du plus haut comique 11 . Lacan tire des
parties : le concupiscible, l’irascible. Cette leçons de ce classicisme en accord avec son
orientation rompt avec la tradition des humeurs pour antipsychologisme. Il restaure l’axe de l’éthique
rendre compte des affects de tristesse comme de joie impliqué dans les affects dépressifs. Il fait valoir le
par l’adéquation ou l’inadéquation des idées. Elle point de vue du sujet. Ce n’est pas dire que tous les
postule que l’âme pense toujours. Elle admet, avec affects de tristesse ressortissent à la faute morale,
Descartes, que toutes les passions dérivent d’une mais au moins traduisent-ils une inadéquation au
seule : l’admiration, soit de la rencontre avec l’Autre bien-dire lorsqu’on les qualifie de dépression. Une
dans la lumière de l’étonnement 8 . autre référence de Lacan, à Saint Thomas cette fois,
Déjà l’on voit que ce qu’on appelle état d’âme – contient une référence au langage inadéquat à propos
dans l’inhibition ou l’émotion – se traduit des passions de l’âme qui intéresse effectivement la
directement sur le plan objectif dans un état du corps tristesse. D’abord, Saint Thomas, dans ses passions
tel que l’arrêt du mouvement, à quoi l’ont réduit les de l’âme, le signale : « les effets des passions de
behavioristes. Au niveau de l’acte et de la l’âme sont parfois désignés métaphoriquement à la
locomotion, l’affect mobilise le corps. Mais la série ressemblance des corps sensibles » 12 , Mais surtout
– émotion, émoi, empêchement – relève de la il introduit une référence à la parole pour distinguer
censure qu’y introduit l’inconscient, que le sujet soit l’abattement (l’acedia des Pères de l’Église) de
pris dans le piège de l’image narcissique dans l’anxiété : « L’abattement est une tristesse qui coupe
l’empêchement ou confronté au signifiant phallique la parole », selon saint Grégoire de Nysse. Lacan
dans la chute de puissance qu’exprime l’émoi. nous rend sensibles, d’une autre manière, aux usages
Dans la même veine, Lacan renouvelle dans métaphoriques de la dépression dont l’origine est
Télévision sa version de Freud cartésien en désignant géologique ou géographique (dépression de terrain,
comme coupure de l’inconscient l’introduction de la atmosphérique). Il interroge l’effet de signification –
pensée, d’une pensée discordante, telle l’obsession, que les petites différences signifiantes discrètes font
dans l’âme 9 . La modulation éthique de cette valoir – et donc la dépendance des affects par
tradition est plus proprement celle de Spinoza qui rapport au discours courant.
considère que les états de tristesse, d’humilité Ainsi l’usage courant aujourd’hui du mot « atterré »
relèvent de l’impuissance du sujet à avoir une idée évoque la terreur, alors qu’étymologiquement il
claire de son essence : il méconnaît l’utile qui lui est
propre, il ignore la cause de son affect. C’est dans la
10
mesure où la tristesse, au lieu de traduire un manque SPINOZA, Éthique V, Proposition III.
11
réel, est une passion de l’impuissance que sa MOLIÈRE, Le médecin volant : Sganarelle : […] Comme les humeurs qui
ont de la connexité ont beaucoup de rapports ; car, par exemple, comme la
dimension éthique apparaît comme impliquant un mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps
nouveau sujet. Si une affection emporte une idée nous fait devenir jaunes, et qu’il n’est rien plus contraire à la santé que la
maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort
malade », Paris, Flammarion, t. 1, p. 41.
12
8 SAINT THOMAS, Somme théologique, « Les passions de l’âme »,
Sur cette tradition, cf. J.-A. MILLER, Actes de l’ECF, Bruxelles, 1986.
9 question 37, article II, Paris, Édition de la revue des jeunes, Desclées et
LACAN J., Télévision, op. cit., pp. 17-18. cie, Rome, Tournai, 1950, t. II, p. 180.

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signifie mis à terre, équivalent à abattu : un arbre est fait preuve d’un rejet de l’inconscient. Freud fait le
abattu et un lutteur est mis à terre. Mais la diagnostic non par le vécu dépressif mais par la
substitution d’atterré qui est déjà une métaphore, à discordance de l’humeur et de l’énonciation –
abattu, produit un effet de sens nouveau, truffé par notamment à partir de la structure de la plainte. De
l’homophonie du signifiant « ter » de terreur. cette façon, la perte d’estime de soi n’est ni un vécu,
L’introduction d’une telle nuance n’a pas de vérité ni un état d’âme, mais une plainte adressée à
psychologique. Lacan affirme que l’Autre 16 .
« psychologiquement nous ne sommes ni atterrés ni Désormais seul procureur, mais aussi seul coupable,
abattus » 13 . Mais c’est un effet de la Stimmung du le sujet de la mélancolie délirante est en posture
discours ambiant et de la langue elle-même. Comme d’exception par rapport à l’ordre du monde dans
les autres états d’âme, métaphores de la chute de lequel il est le déchet ou la cadavérisation incarnée,
puissance, le ralentissement dépressif ne traduit rien cause du pourrissement général. Accusé par lui-
d’autre qu’une tendance générale à la baisse des même, il porte plainte contre lui-même après son
valeurs de la libido. Jusque là, au nom du bon usage, identification à l’Autre. On obtient alors le sujet du
de l’éthique et de quelques bondieuseries, on peut délire d’indignité où Freud repère un paradoxe – les
disqualifier les variations des sentiments et des clameurs vindicatives de l’auto-accusation tranchent
affects à témoigner d’un réel : les sentiments ? avec l’humeur abattue d’un mutique. Paradoxe de
toujours réciproques… les états d’âme ? l’inadéquation entre l’absence de modestie du sujet
métaphoriques… les affects ? toujours déplacés. et son délire de petitesse ou d’infamie. Et dans
Et pourtant, ne doit-on pas réhabiliter l’humeur l’écart, Freud fait émerger l’Autre, ce signifiant de
comme Klossowski rajeunit et laïcise la morosité – l’Autre sans réponse ni garantie. En effet, l’être
en faisant de la « délectation morose », comme suprême en indignité fait figure d’exception par
attente de la transgression, l’affect sadien par rapport à tout semblable et se situe comme la Chose
excellence 14 . Lacan, de même, réhabilite la (das Ding), incommensurable à tout mortel :
mauvaise humeur, qu’il qualifie de vraie touche du affranchi de tout devoir, dédouané a priori de toute
réel 15 et qui fait pendant à l’ataraxie du faute à venir. Il rend tout tribunal humain caduc et
psychanalyste orthodoxe – d’humeur toujours égale, inapproprié à son forfait. L’énumération classique de
quoi qu’il arrive. cette ruine accentue l’exclusion du sujet du champ
Pour ce qui nous occupe maintenant, la clinique des de la responsabilité phallique à partir de la perte du
névroses et des psychoses, on demande à quelles signifiant de son désir : un proche, la fortune, la
conditions l’humeur et ses variations peuvent faire réputation, la santé, le pouvoir, toute catégorie où
preuve du réel, indice d’un trou dans le symbolique, prédomine la valeur phallique dont le sujet est
signe de forclusion : mais c’est sur la base d’une désormais délivré. La forclusion de l’éthique fait
énonciation qu’on veut s’en assurer. En effet, la retour dans les auto-condamnations qui traduisent
description du trouble a toujours été accompagnée, alors une récupération de jouissance (Genußreiche)
dans la psychiatrie classique, de la structure de dans la plainte même qui rend inauthentique la
l’énonciation, qui met au moins la puce à l’oreille : douleur morale. D’autres courants de la psychiatrie,
« je ne suis rien, j’ai tout perdu » bien éloignés du freudisme, ont voulu soustraire
« l’avenir est bouché » l’humeur à la théorie des affects (c’est la
« je suis foutu » phénoménologie : l’humeur mélancolique n’est pas
un affect).
Ces énoncés sont certainement des index plus sûrs
que la thymie, le ralentissement ou l’accablement. Les phénoménologues utilisent alors la clef de la
Freud et Kraepelin donnent des descriptions compréhension. Or, nulle part plus que dans la
paradoxales des clameurs mélancoliques bruyantes mélancolie, l’affect n’est apparu comme
sans tristesse. Comme l’expérience le montre, l’acte incompréhensible – l’humeur comme indépendante
suicidaire n’est pas l’issue donnée à l’acmé de la des événements de la vie du sujet, comme en
dépression. C’est cette architecture de contraste, témoigne la folie circulaire de Kraepelin dans les
faite de hiatus et de discordances, qui est délirante et paradoxes des états mixtes. C’est face à cette limite
de la compréhension que la phénoménologie, dans la
ligne de Minkowski et Binswanger, a réfuté la valeur
13
LACAN J., Le Séminaire « Les formations de l’inconscient », séance du
des données psychologiques ou biographiques au
13-11-1957.
14
KLOSSOWSKI, Sade mon prochain précédé de Le Philosophe scélérat, 16
FREUD S., « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard,
« Delectatio morosa », Paris, Seuil, 1947 et 1967, p. 159.
15 1968, p. 157, (« Ihre Klagen sind Anklagen », leurs plaintes sont des
LACAN J., Télévision, op. cit., p. 41. plaintes portées contre…).

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profit du rapport du sujet à la structure du temps. chaque fois qu’elle a un nouvel enfant. S’agit-il d’un
L’altération de la structure temporelle des refoulement de la haine de la maternité ou d’une
descriptions phénoménologiques d’un Binswanger forclusion de celle-ci ? On penche plutôt pour la
peut valoir comme élément trans-phénoménal qui deuxième hypothèse car on sort en effet de l’épure
rend raison du paradoxe des affects, de leur caractère du compréhensible lorsque la personne considère
désarrimé par rapport à la continuité de la vie qu’elle ne peut pas payer sa « dette même humaine »
20
émotionnelle. Curieusement, c’est dans le registre du . C’est ce postulat de l’inhumanité de la dette qui
signifiant que les auteurs ont situé cette discontinuité milite pour la traduction de la menace en phénomène
entre l’humeur et l’affect. C’est ainsi qu’on peut élémentaire.
mettre à plat les a priori du délire d’immortalité – Considérée ainsi, l’humeur a sa consistance qu’il
fondés sur la logique et la grammaire. Binswanger n’est pas question de résorber dans une faute de
s’appuie sur des types d’énonciations attestant la logique. Ceux qui essayent, sous prétexte
certitude que l’avenir est déjà joué. d’antipsychologisme, de réduire l’humeur à du
« Tout est fini » ou « je ne mourrai jamais » 17 . mental pur, et traduisent « l’événement cognitif » en
C’est l’heure du jugement dernier ; la catégorie de termes de généralisation excessive, méconnaissent le
l’avenir est forclose. Le temps s’est arrêté après la réel de l’expérience. Ainsi en est-il du « je suis
faute. Malheureusement, faute d’une référence à ruiné » ou « le monde est affreux ». Aujourd’hui,
Freud, l’auteur se dispense d’établir l’identité de ce l’idéologie mécaniste de la suppression du sujet,
procureur de l’Autre qu’est désormais le sujet. Le propre aux théories cognitives de la dépression,
trouble est mis au compte d’un relâchement de la confond le rejet de l’inconscient, avec l’erreur du
perception temporelle donc d’un déficit de jugement. Si vous dites : je suis nul, pour une
l’intentionnalité. On ne voit pas que la faute peccadille, et que tout votre être passe au crible ce
inamendable met le sujet à l’abri de la loi. jugement, c’est une fausse inférence. Vous êtes pris
Cette référence à l’énonciation, au langage, ne dans la spirale pensée/humeur descendante à la
dissout pourtant pas le concept d’humeur ni sa façon d’un ascenseur qui n’est programmé que pour
valeur descriptive. Une bonne description la descente. La pensée est traitée comme une
phénoménologique de l’humeur vaut-elle pour un information énoncée dans le registre input-output.
phénomène élémentaire ? C’est Jaspers déjà qui Aucune hypothèse sur la jouissance n’étant faite, les
opposait le sentiment psychasthénique bonnes intentions logiciennes aboutissent à cet effet
d’incomplétude à l’humeur délirante avec des traits de délire qu’ont, selon Lacan, les constructions
de phénomènes élémentaires à la de Clérambault : logiques.
un état d’humeur anidéique. Il s’agit d’une humeur Tout au contraire lorsque Lacan introduit des repères
sans affect, « quelque chose dans l’air », un logiques pour déplier un état d’âme tel que l’ennui,
signifiant en peine de signification et que le délire c’est pour tenir le sujet plutôt comme responsable de
vient compléter et pour ainsi dire justifier 18 . la réduction de l’Autre à l’Un où s’avoue une
L’humeur est disqualifiée à sanctionner un état passion déchiffrée par Lacan qui ne figure pas au
d’âme si elle est sans représentation ni affect. Nous catalogue du cartésianisme mais qui a beaucoup de
avions l’humeur sans affect, nous avons maintenant relation avec la tristesse : non pas l’erreur mais la
l’humeur sans représentation qui se confond avec les passion de l’ignorance.
significations personnelles. On est loin de la
Stimmung comme état d’âme et plus près de la L’autisme au regard de la schizophrénie et de la
Stimmung comme voix. paranoïa
On pourrait, sur ce point éclairer les notations Nancy Katan-Barwell
cliniques de Tellenbach sur le Thymus melancolius –
à partir du « sentiment » de la menace qui se
Depuis environ huit ans, Marc Strauss et moi-même
présente au croisement, pour lui, du syndrome
conduisons un travail de réflexion sur la présentation
obsessionnel et de la psychose mélancolique 19 .
d’enfants dans le cadre de la section clinique.
Ainsi le sentiment d’être menacée, de ne pas pouvoir
payer ses dettes, s’abat sur une mère de famille La présentation clinique s’inscrit dans la grande
tradition médicale de l’enseignement au lit du
17 malade. En psychiatrie, une trace prestigieuse nous
BINSWANGER, Mélancolie et manie : « la prospection mélancolique »,
Paris, P.U.F., 1987. est laissée en France grâce aux fameuses leçons du
18
JASPERS K., Psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1928 (traduit
d’après la 3' édition allemande).
19 20
TELLENBACH, La Mélancolie, Paris, P.U.F., 1979, p. 124. Loc, cit., p. 163.

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Mardi du Professeur Charcot, auxquelles Freud rentrer dans sa coquille et vivre à l’intérieur de lui-
assista à l’Hôpital de La Salpetrière au cours de même… Dans sa deuxième année, il développa une
l’année 1885-1886 1 . manie de faire tourner les cubes, des casseroles et
Elève de Clérambault, Jacques Lacan poursuivit autres objets ronds ». « Il avait une répugnance à
toute sa vie la pratique de la présentation de malades jouer avec les (autres) enfants…, il développa
à l’Hôpital Sainte Anne à Paris 2 . l’habitude de secouer la tête ». « Des rituels verbaux
De Charcot à Lacan, le parcours a été celui du savoir et des expressions sans sens étaient son mode
médical à l’écoute de la souffrance du sujet. Ce qui ordinaire de communication ». « Sa mère devait se
est frappant dans les observations de Charcot – conformer à ses désirs, autrement, il poussait des
savant et médecin – c’est qu’il ne s’intéresse au sujet cris perçants ».
qu’en tant qu’il ne parle pas. Cette observation des cas décrits par Léo Kanner lui
La psychanalyse, elle, s’intéresse au sujet qui parle. permet de regrouper des caractéristiques formant un
Le grand paradoxe du travail avec les autistes syndrome unique. Le désordre fondamental est
consiste en ceci à partir de l’expérience que les l’inaptitude des enfants à établir des relations
psychanalystes ont des sujets parlants, ils tentent de normales avec les personnes et à réagir normalement
cerner ce que peut être la psychanalyse pour des aux situations, depuis le début de la vie. Ils agissent
enfants dépourvus la plupart du temps de moyens « comme s’il étaient hypnotisés » et restent dans une
d’expression verbale. « extrême solitude autistique ». Quand ils acquièrent
En effet, ces enfants, qu’ils soient autistes ou la possibilité de parler, pas un des enfants de
psychotiques, qu’ils parlent ou non, ont la l’observation de Kanner n’utilise le langage dans un
particularité d’être dans le langage mais hors sens de communication. A cette époque, Kanner
discours. La perturbation de l’ordre symbolique est conclut à une « perturbation du contact affectif »
telle que le sujet, laissé hors jeu par rapport aux dans l’autisme, terme aujourd’hui un peu vague qui
signifiants qui le constituent, est livré sans médiation ne saurait nous satisfaire.
à la jouissance qui se déchaîne en intruse dans le réel
du corps. En l’absence de suppléance à la forclusion Premier exemple clinique
du Nom-du-Père par identification imaginaire au
désir de la mère ou par une métaphore délirante, la Au cours de la première année de travail de la
section clinique « enfants », nous avions examiné un
psychose de l’enfant voit sa structure dénudée ; ce
qui fait de la clinique de l’enfant psychotique une jeune garçon autiste.
clinique du réel, une clinique de la catastrophe, Stéphane représente – si je puis dire – la caricature
parfois aux confins de la psychanalyse. ou le portrait robot de l’autiste. C’est un garçon,
d’une petite dizaine d’années (le temps de l’échec
La description de l’autisme par Léo Kanner scolaire et du rejet de quelques institutions de cure
ambulatoire). Il est maigre, assis par terre près d’un
Tout analyste garde au fond de sa mémoire le radiateur. Il se balance, les yeux dans le vague, il
souvenir d’un enfant autiste rencontré dans l’une ou voit sans regarder. Dès qu’on l’approche et qu’on lui
l’autre institution. Le diagnostic se fait au premier parle, il se met dans une attitude d’écoute, puis dans
regard. La description clinique n’a pas bougé d’une un second temps se cogne les oreilles avec ses mains
virgule depuis l’article princeps de Léo Kanner en et pousse deux ou trois cris rauques. La mère a une
1943, intitulé : « Autistic disturbances of affective grossesse difficile ; il y a souffrance fœtale et
contact » 3 . détresse respiratoire au moment de la naissance.
Onze cas aux « particularités fascinantes » sont là Immédiatement transporté dans un service de
rapportés. Voici comment est décrit Donald, le réanimation, il manifeste une sténose sous-glottique.
premier cas de cet article : « Il semblait toujours Sa mère l’a à peine vu, et pas entendu crier. Plus tard
elle me dira : « vous comprenez, c’est comme si je
n’avais pas eu d’enfant, je ne l’ai même pas entendu
1
CHARCOT J.M., L’hystérie, Textes choisis et présentés par E. Trillat, crier ». Pendant cinq ans, Stéphane est réanimé,
Rhadamanthe, Toulouse, Privât, 1971 ; et CHARCOT J.M., Leçons dilaté, trachéotomisé, infecté, intubé, aspiré ; on lui
cliniques du Mardi, Paris, Lib. Delahaye et Lecrosnier, 1887.
2 découvre une cardiopathie, on l’opère, il séjourne à
LAZARUS-MATET C. et LEGUIL F., « Effet de création » L’Âne, n°48,
Paris, Octobre-Décembre 1991 ; et VAISSER1v1ANN A., « La l’hôpital ou en centre de santé et commence à
présentation de malades », Les psychiatres et la psychanalyse aujourd’hui, développer de gros troubles du comportement qui le
Bulletin du groupe de recherche et d’application des concepts
psychanalytiques à la psychose, Paris, 1988, p. 109. conduiront à l’hôpital psychiatrique. Pendant ce
3
KANNER L., « Autistic disturbances of affective contact », Trad. Gérard temps, son père a disparu, sa mère est dépressive, et
Berquez in Autisme infantile, Le Fil Rouge, Paris, P.U.F., 1983.

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se suicidera pendant le séjour de l’enfant à l’hôpital autiste avec forclusion de l’Autre. Le sujet ne peut
psychiatrique. être représenté par un signifiant pour un autre
Passé le premier moment de fascination horrifiée ou signifiant ou, comme le rappelait Esthela Solano, il y
de fuite, l’analyste confronté au réel insupportable a forclusion du S2. Dans l’autisme, l’Autre se réduit
de cette clinique, à cette cause quasiment perdue à une absence ; on conçoit donc tout à fait l’impasse
d’avance, ne peut aborder cette énigme de l’autiste signifiante de l’autiste et le mutisme qui en découle.
que par une dialectique allant de l’invention à la On ne peut parler du « lieu d’une absence ».
conceptualisation. Certes, les inventions en marge de Mais l’autiste pourtant, tout mutique qu’il soit, est
la psychanalyse foisonnent depuis ces vingt dans le langage, sans être entré dans le discours. Il
dernières années. Qu’il s’agisse du secteur comme n’y pas d’adresse à l’Autre, il n’accède pas au
prise de position politique, des institutions style symbole, il reste pétrifié au niveau d’un S1 sans S2,
Bettelheim ou Bonneuil, des trajets de Deligny pour d’un réel difficilement symbolisable. Le seul
psychotiques aux champs, des bains thérapeutiques, signifiant privilégié par l’autiste est celui de
de l’usage de la musique ou de la couleur, toutes ces l’absence réelle de l’Autre. C’est ce que je vais
inventions représentent des tentatives désespérées de illustrer ici en rapportant quelques séquences
faire quelque chose pour « ces enfants-là » comme cliniques avec Stéphane, dont j’avais déjà parlé
on dit couramment, pour ces sujets « plutôt ailleurs à propos de l’entrée en analyse de l’enfant
verbeux » et pour qui « il y a un poids des mots » psychotique en m’appuyant sur l’article de Freud de
comme dit Lacan 4 . 1937 intitulé « Constructions en analyse » et le
Car en effet c’est au niveau du langage que tout a Séminaire de Lacan sur l’acte analytique. On
commencé. pourrait d’ailleurs établir un triptyque entre les
A l’occasion d’une journée récente sur l’autisme qui concepts d’invention, de construction et d’acte
a eu lieu à Créteil au début du mois d’avril 1992, analytique.
Robert et Rosine Lefort ont fait un exposé Dès la première séance, Stéphane vient volontiers
exemplaire et magistral résumant leurs travaux sur dans mon bureau. Il se couche sur le divan, se
l’autisme et la psychose de l’enfant. J’en reprendrai relève, va, vient, sort et revient. Il enlève ses
ici les points essentiels de clinique psychanalytique : chaussures, les remet, et manifeste un certain
« L’autisme précoce se manifeste dès la naissance, contentement à pouvoir ainsi aller et venir, en jouant
dans la première relation entre l’enfant et la mère ». avec les portes qu’il ouvre, ferme ou même claque.
Souvenons-nous de la parole de la mère de Je lui dis alors : « fermer pour être en sécurité.
Stéphane : « je ne l’ai même pas entendu crier, c’est Quand il y a des trous ça part de partout ». Stéphane
comme si je n’avais pas eu d’enfant ». Très souvent, s’arrête immédiatement, me regarde gravement et
aucun cri, aucun pleur ne vient manifester une ébauche un sourire. Ses reniflements et les sons
demande, un besoin. Ni le regard de l’enfant, ni ses gutturaux qu’il émet m’amènent à lui parler du fait
mains ne témoignent d’une relation à l’objet ; le d’avaler et de respirer. Stéphane s’arrête, renifle en
regard est vide. L’autiste sans aucune relation à regardant au loin, tète avec sa bouche et avale
l’objet n’a pas d’Autre. C’est comme s’il n’était pas bruyamment.
né, comme s’il n’y avait pas pour lui de monde Une autre fois il marche et tape de plus en plus
extérieur, de premier balbutiement de la vie de bruyamment puis cogne sur la table. Je lui dis :
relation. C’est par l’intermédiaire de la satisfaction « cogner… maman, elle t’a laissé à l’hôpital alors
des besoins que se constitue le sujet. C’est par le cri, que tu ne savais pas si tu allais pouvoir respirer ».
et la réponse que l’Autre y apporte, que va Stéphane s’arrête… Il fait des mouvements de
s’articuler la demande du sujet et se présentifier le déglutition et de succion en émettant son premier
désir de l’Autre. son humain… comme une plainte… un ah…
Dans un premier temps, le babil du bébé est un prolongé. Ayant ramassé des boules de poussière sur
signifiant qui ne fait appel à rien. C’est du S1 sans S2 le sol du bureau, Stéphane en fabrique un fil épais,
dont l’enfant jouit de manière autiste. Normalement, s’assoit par terre, jambes écartées en tailleur et se
la voix de la mère, signe d’une présence, si elle balance d’avant en arrière. Il met le fil dans sa
devient objet, engendre du S2 (par le processus bouche à la manière d’une canule, et fait un bruit
d’aliénation – séparation). Sans la constitution de la infernal de machine d’assistance respiratoire puis à
paire signifiante S1 – S2, il n’y a que jouissance nouveau émet sa plainte sous forme d’un ah…
modulé. Impressionnée par ce qui est mis en scène
ce jour-là, je me contente de lui dire : « quel
4
LACAN J., « Conférence de Genève sur le symptôme », Bloc notes n°5 ; chahut ! » en arrêtant la séance.
Paris, Ed. Bûcher Chastel, p. 14.

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Un autre jour enfin, Stéphane entre dans le bureau, Avant cet entretien unique, je ne savais rien de
se déchausse et se couche sur le divan, sur le dos, en Grégoire. Au moment d’entrer dans la pièce,
grenouille ; il met sur son ventre le traversin du Grégoire, qui s’était montré très coopérant dans la
divan sur lequel il referme ses cuisses, continuant à salle d’attente, marque un temps d’arrêt sur le pas de
respirer bruyamment comme s’il mimait une scène la porte, se cache le visage et demande à ce que
primitive ou plutôt un auto-engendrement par la quelques personnes qui travaillent dans l’institution
machine, me signifiant par là l’absence radicale de où il séjourne depuis trois ans sortent de la pièce.
son Autre. J’accède à sa demande. Dès son entrée dans la pièce,
Certes, mes interventions ont eu une efficacité il se met à chercher sous le lit, dans les armoires et
symbolique qui a opéré sur le réel de l’autisme de les placards d’autres personnes qu’il pourrait
Stéphane ; certes Stéphane a pu comme on dit être connaître et faire sortir. Alors qu’il ouvre les
pacifié, ou encore humanisé ; certes il a pu énoncer armoires où sont rangées des dossiers, je teste
quelques phonèmes et même dire « maman », mais rapidement sa capacité de lecture. A dix ans, il
Stéphane est resté cet objet en souffrance qui n’a pu reconnaît quelques lettres mais ne sait pas lire. Il va
accéder à une émergence subjective. Comme nous le se montrer en revanche très habile dans les chiffres
rappelait Robert Lefort à Créteil : « même si l’autiste et les jeux électroniques. Grégoire s’installe sur une
est capable d’un certain apprentissage, on n’apprend petite chaise près de la porte. Il ne bougera pas de
pas à être un sujet car le signifiant doit être le cette place pendant tout l’entretien. Très vite, je
signifiant de l’Autre. Pétrifié sous un S1 sans S2, constate la confusion de ses repères, familiaux et
l’autiste reste en place d’objet de jouissance car géographiques. Il confond sœurs et cousines et ne
l’émergence du sujet nécessite la présence d’un sait pas m’expliquer où se trouve le village où il
deuxième signifiant. » passe ses vacances en famille. A sa demande, nous
Ailleurs, avec d’autres enfants, que ce soit au sortons de la pièce pour aller chercher un
moment de la mise en place du transfert ou par « un dictionnaire au secrétariat. Chez ce garçon qui ne
dire que non » à une certaine forme de jouissance, sait pas lire, la recherche d’un nom dans le
tout témoigne d’un désir plus que décidé de dictionnaire alphabétique s’avère bien sûr
l’analyste ; se mettant en place d’une absence, il inopérante. Insatisfait, il lui faut un dictionnaire des
peut parfois obtenir quelques effets cliniques qui le noms propres, et il m’explique au passage que son
soutiennent dans son travail. patronyme est un nom propre mais qu’il n’est pas
La cure de l’autiste ne peut avoir qu’un seul effet dans le dictionnaire.
fondamental, énonce Rosine Lefort, « c’est J’apprends de l’enfant que, dès la maternelle, il a eu
l’irruption de la parole ». Mais si l’analyse vise à des difficultés scolaires et qu’il a été et est toujours
atteindre un déclenchement de la naissance du sujet suivi dans un dispensaire d’hygiène mentale à Paris.
sur le modèle du déclenchement d’un accouchement, Il s’inquiète d’ailleurs de la durée de notre entretien
y a-t-il pour autant modification subjective et et me demande de manière anxieuse : « Ça dure
passage possible de l’autisme à la psychose ? Y a-t-il cinquante minutes la séance ? » Grégoire est
pour autant constitution d’un grand Autre ? Et « quel perplexe qu’il y ait tant de monde dans la pièce. A
est cet Autre qui continue de parler dans le sujet ? » son goût il y en a trop, et cela ne va plus lui laisser
de place à lui dans le parking. Il me montre qu’il sait
Deuxième exemple clinique compter les étudiants. A propos de chiffres, en cette
période de jeux olympiques d’hiver, il a la certitude
C’est au travers d’un autre exemple clinique que je que la France va gagner cent médailles. Lorsque je
vais aborder de plus près ces questions. Il y a deux lui propose de dessiner, Grégoire commence par
mois environ, j’examinais un mercredi matin le trier les crayons et faire série de ceux qui écrivent et
jeune Grégoire, âgé lui aussi d’une dizaine d’années. de ceux qui n’écrivent pas. Tout en dessinant un
Si le diagnostic d’autisme peut se faire d’emblée, au bonhomme réduit à un petit assemblage de formes
contraire, comme nous l’enseigne Lacan, dans le géométriques, il me parle d’une émission de
Séminaire III, « les prémières règles d’une bonne télévision où les objets lui parlent à lui. Les
investigation des psychoses, pourraient être de fourchettes, les œufs lui disent « dollars, dollars ! ».
laisser parler le plus longtemps possible ». « Après, Grégoire est intrigué par la présence des étudiants ; à
on se fait une idée », ajoute-t-il 5 . un moment donné, médusé, il s’arrête, les regarde et
me dit surpris : « et ils écrivent tout cela ! ». Je lui
réponds que oui.
5
LACAN J., Le Séminaire III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 137.

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Grégoire manifeste quelques émotions pendant sujet. Autiste ou psychotique restent purs signifiés
l’entretien : à l’évocation d’une intervention de l’Autre.
chirurgicale, à l’évocation de troubles anciens dont il
ne veut plus reparler, ou de cauchemars qui semblent La séparation impossible
encore être source d’une angoisse très vive. Ce n’est
qu’à la fin de l’entretien que la mère m’apprendra Pour conclure, citons un article de Colette Soler, sur
dans la salle d’attente que Grégoire a encore parfois autisme et paranoïa, paru dans Les feuillets du
des comportements bizarres et qu’il peut Courtil 6 . A propos de la place possible de
s’automutiler quand il se met en colère. l’analyste, elle écrit : l’analyste « se met, sur le plan
Après l’entretien, nous complétons nos informations du signifiant, à la place de la demande de l’Autre
sur l’histoire familiale : le grand-père paternel s’est […]. Il est sûr que cela a des effets. Assez pour que
suicidé par pendaison quand le père de Grégoire certains aient de l’optimisme. Mais je ne suis pas si
avait vingt ans ; la grand-mère maternelle a mis au sûre qu’ils aient raison. Parce que les effets obtenus
monde un enfant anormal – qualifié de monstre – ne vont pas au-delà de progrès sur le plan de la
quand la mère de Grégoire avait douze ans. Cette norme et sur le plan éducatif. Ces enfants apprennent
dernière a eu elle-même la terreur d’avoir un enfant des mots, ils apprennent à s’en servir de façon à peu
anormal et s’est longtemps levée la nuit pour voir si près appropriée ; ils apprennent à être propres quand
Grégoire était mort. ils ne l’étaient pas. Ils se civilisent donc un peu.
Si j’ai choisi de parler de ce garçon, c’est qu’il a été C’est déjà quelque chose, dira-t-on. Mais on
suivi pendant plusieurs années par un analyste et rencontre toujours la même butée : la séparation
nous apporte en un entretien unique un document impossible […] il n’y a pas chez eux d’inversion du
clinique précieux concernant les troubles du langage message de l’Autre : ils s’en font le reflet.
qui témoignent de sa psychose. Autrement dit : pas de séparation de la chaîne
signifiante ».
Dans l’espace qu’il occupe avec quelques petits
autres, Grégoire en élimine certains pour faire sa
place, et n’est à aucun moment saisi par le public.
Bien au contraire, il observe ceux qui l’observent,
établissant entre lui et les autres une relation en
miroir où il s’installe comme objet dans un Autre qui
lui « fait faire ».
En constatant : « et ils écrivent tout cela ! », il
témoigne qu’il se loge dans l’Autre en se soumettant
à un Autre du savoir qui le fait calculer et compter.
L’analyste tente de lui donner une place de sujet et
Grégoire ne peut la tenir. Même s’il peut faire
illusion un court instant, sa discordance symbolique
frappe. Grégoire parle mais ne sait pas lire. Il a fait
beaucoup d’acquisitions par apprentissage, mais ces
dernières n’arrivent pas à masquer sa déficience de
structure. En quête d’un « super-savoir », il
s’adresse à un grand Autre du dictionnaire, afin de
voiler un vide, un manque au niveau du signifiant,
un trou, un néant symbolique. Il communique en
marge de la parole et on pourrait dire de lui « qu’il
parle mais ne sait pas… qui parle en lui ».
Nous avons rappelé que le psychotique n’est pas
hors langage mais hors discours, l’inscription dans
un discours suppose l’opération d’aliénation-
séparation. Faute de cette opération conditionnée par
le Nom-du-Père, l’enfant reste autiste ou
psychotique. Pour Lacan, le sujet n’est pas le vivant,
mais ce que le signifiant représente. Avant cette
représentation par le signifiant, le vivant n’est pas 6
SOLER C., « Hors-discours : autisme et paranoïa », Les feuillets du
Courti4 n°2, mai 1990, pp. 23-24.

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Le traitement possible de l’énigme


L’invention d’une parenthèse planton et qu’il n’eût fréquenté l’école que
Jorge Alemán brièvement, il lisait « secrètement » certains livres
dont il ne parlerait jamais à qui que ce fût, sauf à ses
I camarades de travail (les seules personnes qu’il
Depuis treize ans, à raison de trois ou quatre séances voyait, finalement). Pris par eux pour un demeuré,
par semaine, je reçois cet homme de trente-trois ans lui-même faisait tout pour accréditer cette idée,
qui en 1976 déjà faisait l’objet d’un diagnostic pensant que s’il arrivait à faire savoir aux gens qu’il
brossé à grands traits éclectiques par le psychiatre de connaissait certaines choses, il pouvait « faire naître,
la banque où depuis son adolescence il était employé en particulier chez ses supérieurs hiérarchiques,
comme planton. Il y était question de schizo- l’idée qu’ils se faisaient rouler ». Une même logique
paranoïa, de manie de la persécution, de troubles du se manifesta lorsque, quelques séances plus tard, il
comportement, etc. Une psychanalyste, qui n’avait se planta devant moi en faisant le salut de la
pourtant pas eu d’entretien avec lui, ajoutait qu’à son Phalange, poussant le cri caractéristique « Arriba
avis, il s’agissait d’un être inoffensif. Son rôle se Espagne ! » et annonçant que « l’anarchie et le
limitant à ouvrir ou fermer les portes de l’agence et à désordre allaient cesser en Castille et en Aragon. »
s’acquitter de quelques commissions de peu Ce fut le premier moment d’effusion de la
d’importance, les altercations qu’il avait pu avoir ne consultation, et je me contentai de lui demander si
l’avaient pas empêché d’être maintenu dans ses c’était là la manifestation de ses convictions
fonctions. politiques. Sa réponse fut que c’était cela,
absolument, à savoir que ces exclamations lui
II
permettaient de se défouler sans courir de risque car,
En l’absence du déclenchement du délire et de ses en fait, il était, bien qu’apolitique, membre des
effets, la question prit une tournure un peu plus Commissions Ouvrières du Parti Communiste
claire quand – il s’agit toujours des premières Espagnol : en effet, n’étant que planton, c’est-à-dire
séances – il arriva muni de ce qu’il appelait son au plus bas de la hiérarchie, il n’avait d’autre
« fichier personnel », ainsi que d’une grande solution que celle d’un parti de gauche. Son choix
quantité de cartes postales. Son fichier personnel était logique et non politique ; s’il le faisait, c’est
était établi sur le modèle d’un fichier de police, et parce qu’il n’était pas bête, car bien entendu, ce qu’il
destiné à constituer, selon lui, un « moyen d’accès à aurait aimé, c’est avoir de l’argent et être
d’autres personnes », ce qui n’était possible, disait- authentiquement de droite.
il, qu’à condition d’avoir au préalable une idée de ce
Ainsi sa façon de poser la relation à l’Autre à partir
que pouvaient être les personnes en question et leurs
d’un isolement qu’il décrivait parfaitement était
intentions. Dans son fichier figuraient beaucoup
absolument « logique », ou plutôt déterminée par
d’individus croisés sur son lieu de travail, avec
une logique, la sienne, qui rendait impossible la
lesquels il n’avait jamais eu de relation. Ils étaient
moindre scansion. Aussi, ni les formations de
brièvement décrits par leurs traits physiques et leurs
l’inconscient, ni une histoire quelconque résultant de
supposées affiliations religieuses ou politiques, et
l’après-coup de la chaîne signifiante, ni la moindre
tous étaient rebaptisés par lui, de noms soit de saints,
question, n’apparaissaient dans ses énoncés lors de
soit d’hommes politiques espagnols. Quant aux
ces premiers entretiens.
cartes postales, c’étaient celles de ses dernières
vacances, sa mère, seul être avec qui il eût une Toutefois relevons une remarque qu’il fit au sujet du
relation – il vivait avec elle –, ayant exigé qu’il lui psychanalyste : que je ne sois pas espagnol le mettait
en envoie une chaque jour. Sur ces cartes, sa mère se en confiance. Je ne faisais pas partie de cet univers
voyait rebaptisée elle aussi, cette fois de noms à espagnol, sur lequel s’étaient sédimentés tant
consonance russe. Sophie devenait Sofiovna, d’insignes et de blasons, ceux-là mêmes que pendant
Sofiuska, Fiososka. Je ne lui demandai pas la treize ans il s’est attaché à me montrer.
signification particulière de ses dernières créations
linguistiques, mais, en revanche, je l’interrogeai sur III
ses sources d’inspiration quant aux noms de saints et S’agissant d’une histoire de treize années,
autres noms russes. Sa réponse se fondait sur ce que j’essaierai, avant quelques réflexions sur le
lui-même appela sa logique. Bien qu’il ne fût que déclenchement, de centrer la question sur

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l’organisation du délire. Cet homme, qui lorsqu’il relation à mon père était une erreur, je ne savais
vint me voir vivait encore avec sa mère, est le comment vivre sa mort ».
cinquième de sa fratrie. Ses quatre frères sont morts IV
avant d’avoir atteint leur première année, d’où sa La constance et la répétitivité de leur thématique
répugnance envers tout ce qui tourne autour du caractérisent les déclenchements de son délire. Je les
chiffre quatre et de ses multiples. A l’égard de sa présenterai pour l’instant sur le mode descriptif.
mère, il éprouve admiration et terreur, mais pour son Durant toutes ces années, le patient n’est parvenu à
père, mort quand lui-même avait vingt ans, il n’a rester dans aucune des filiales de la Banque : on ne
qu’un profond mépris. L’admiration que lui inspire supporte ni sa négligence, ni son inefficacité, ni les
sa mère est en même temps ce qui permet bizarreries de son comportement ; l’une d’entre elles
d’expliquer sa terreur : d’après lui, sa mère est surtout revient fréquemment, qui consiste à se
« racialement supérieure ». Elle et ses frères, déplacer à la manière d’un robot, comme pour
combattants du camp nationaliste, font partie des manifester ainsi qu’il n’est là que télécommandé.
vainqueurs ; ils ont l’habitude de faire le salut Les déclenchements ont lieu quand il rencontre un
phalangiste et de raconter des anecdotes sur la directeur, un fondé de pouvoir, ou quelqu’autre
guerre civile. A ce propos, ses oncles font état de supérieur hiérarchique ; celui-ci commence toujours
leurs violents exploits guerriers, que la mère par l’interpeller sur le même point, qui peut se
accueille avec une bienveillante approbation. formuler ainsi : « Toi, tu commences à nous casser
Analphabète et dotée d’une force incroyable, sa les pieds, et tu n’es pas aussi bête que tu en as l’air,
mère commet des actes qui le surprennent et le toi, ce que tu n’aimes pas, c’est travailler ». Cette
fascinent : il l’a vue tuer un lapin d’un seul coup formule qu’on retrouve dans toutes les filiales et
d’un seul, égorger une volaille qu’il maintenait entre avec tous les supérieurs hiérarchiques, réunit toutes
ses mains, flanquer un coup de pied entre les jambes les conditions pour que le patient se sente accusé, au
de son père, anéanti. Selon ses propres conclusions, plus intime de lui-même, mais sans pouvoir en dire
sa mère était un être viril, d’une virilité qu’il davantage ; si rien n’évoque la moindre culpabilité,
admirait pour être une virilité non sexuelle, de même il a le sentiment, en revanche, qu’il va être impliqué
nature que celle de ses oncles, celle-ci s’exprimant dans quelque chose qui ne tardera pas à être dévoilé
sous forme de violence et jamais à travers une et, à partir de là, surgit un persécuteur à caractère
quelconque signification sexuelle. Ce genre de sadique, incarné sous la forme d’un directeur qui se
raisons le conduisait à fureter parmi les lois afin révèle être de mèche avec des éléments d’extrême-
d’essayer de se débarrasser du nom de son père pour droite, l’Opus Dei et, surtout, la Garde Civile. C’est
adopter exclusivement celui de sa mère. grâce à de telles complicités qu’on parviendra à se
De son père, en revanche, nous rapporterons rendre maître de son existence, jusqu’à lui faire
seulement que son fils n’a jamais cru en lui, car, perdre, comme il dit, son pouvoir « contractuel ».
comme il disait, « il n’a jamais eu le courage Une fois perdu ce pouvoir « contractuel », il se
d’intervenir auprès de ma brute de mère ». Il n’en retrouvera complètement à la merci de ses
gardait pas d’autre souvenir et une formule revenait persécuteurs, il devra « leur faire la cuisine »,
souvent dans ses propos : « étant un homme qui finissant par « s’occuper de leurs besoins les plus
raisonnait, c’était un homme faible ». Il y eut aussi intimes », il sera leur « parfait esclave », puisqu’il
un souvenir évoqué sous forme balbutiante, sa chute n’aura plus de conscience et, comme il le dit, la
du haut d’une chaise face à son père, sans que celui- société dans laquelle il travaille perdra toute valeur.
ci ait su l’empêcher, et enfin la scène suivante : son Ainsi, dans les circonstances du déclenchement, il
père l’avait fait entrer à la Banque et, lorsqu’à dix- apparaît toujours un supérieur ou son équivalent qui
huit ans, il allait être congédié pour incompétence, il le requiert au-delà de ce lieu où il se présente
vit ce même père tomber à genoux devant la comme simplet ou demeuré aux yeux des autres.
personne qui avait procuré cet emploi ; ce spectacle Après cette présentation purement descriptive du
lui inspira un mépris définitif. De sorte qu’à vingt délire, j’ajouterai quelques points. Ces états délirants
ans, lorsque son père mourut, il n’avait jamais ont eu lieu dans des circonstances diverses : dans un
éprouvé le moindre intérêt pour l’univers ni pour la cas, le patient se rend à Palencia, pays de sa mère ;
personne de celui-ci. A la veillée funèbre, il fut pris fuite en avant qui l’amène à se mettre dans la peau
d’un fou rire tellement irrépressible qu’il fallut le d’un phalangiste enragé répétant tous les mots
faire sortir. Quelques années plus tard, il revint sur d’ordre de son parti ; l’épisode se termine par un
cet épisode et le conclut par ces mots : « Comme la acte de violence relativement bénin qui lui permet de
retourner à Madrid sans trop être inquiété. Dans

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l’autre cas, il descend dans quelque hôtellerie pour eut affaire à des gardes civils qui, pour plaisanter, le
touristes où il dépense tout son salaire en un week- désignèrent d’un mot pour lui décisif, celui de
end ; il s’y fait inscrire sous un nom juif de son « tombeur ». Les fausses accusations convergent
invention, Samuel Benatar Aron, suivi du nom de sa ainsi vers la signification énigmatique et
mère. Jamais je ne me suis trouvé pris dans les intransmissible : « joui-sens » du signifiant
productions de son délire, quel que fût leur « tombeur ».
foisonnement. Ces états délirants s’aggravèrent Dans les délires ici présentés, on peut observer la
considérablement avec l’apparition d’une version où régression topique au stade du miroir, corrélative à
survint un persécuteur sadique beaucoup plus la forclusion du Nom-du-Père. Les images de la
concret en la personne d’un voisin. Le patient mère, transitant à travers ses frères phalangistes,
donnait libre cours à ses effusions phalangistes finalement se condensent dans le persécuteur.
pendant la nuit ; il les accompagnait de longues Ajoutons que ce transitivisme imaginaire
vociférations prononcées selon lui dans des langues s’accomplit dans sa réversibilité avec l’assomption
qu’en réalité il ignore. Ce comportement nocturne, par le sujet des figures et des gestes du persécuteur.
qui lui avait valu nombre de problèmes de voisinage, Dans la « Question préliminaire… », Lacan souligne
fit que se trouvèrent bientôt réunies toutes les qu’à la forclusion du Nom-du-Père correspond le fait
conditions d’une mauvaise rencontre. Le voisin qu’un père vienne occuper la place même où le sujet
décida de le punir par des volées de coups de bâton n’a pu l’appeler auparavant. Il faut « qu’on
de plus en plus violentes, accompagnées de diverses recherche au début de la psychose cette conjoncture
blessures et humiliations. Toute la communauté des dramatique » 1 . Devons-nous entendre dans cette
voisins, ses supérieurs de la banque, ainsi que la affirmation que la logique de la forclusion implique
police nationale, participèrent à cet événement et que c’est un père qui réapparaît dans le réel, ou, plus
tout cela fit sombrer le patient dans l’alcoolisme, le précisément, le resurgissement d’un père dans le réel
poussant à fuguer sous l’emprise de la terreur doit-il s’entendre littéralement ? Jacques-Alain
provoquée par son nouveau persécuteur ; il passa six Miller, dans son cours « Ce qui fait insigne » 2 ,
mois à la rue (malgré cela, il venait à ma indique que ce qui réapparaît dans le réel comme
consultation), puis quitta définitivement sa maison et résultat de la forclusion, c’est une jouissance qui
n’y remit jamais les pieds ; pour la première fois, il déborde tout jugement d’existence. Justement, c’est
sembla envisager différemment une solitude la signification énigmatique et intransmissible du
devenue acceptable, et comme son lieu de travail lui mot « tombeur » qui signale une jouissance
était insupportable, le psychiatre qui le suivait sur le radicalement séparée du sens, jouissance codée sous
plan médicamenteux, décida de le mettre en le terme « tombeur ». En même temps, ce signifiant
incapacité professionnelle. asémantique « tombeur » est celui qui entraîne une
réorganisation des significations du délire,
V conduisant parfois le sujet à l’acte violent par lequel
le délire se conclut.
Je voudrais maintenant rattacher ces délires, qui VI
n’ont jamais cessé au cours des dernières années, à
ce que Lacan appelle les expériences initiales. Je On tentera maintenant d’articuler diverses questions
distinguerai dans l’histoire de ce patient trois sur le rapport « déclenchement-stabilisation »,
séquences qui mettent en place une signification autrement dit d’étudier ce cas en tant que psychose
intransmissible. Tout d’abord un épisode survenu à sous transfert. Je présenterai une série de points qui
l’âge de neuf ans, au cours duquel il fut brutalement ont, selon moi, facilité la tendance à une
frappé par des enfants plus grands. Quand il revint à stabilisation.
la maison chercher de l’aide auprès de sa mère, A partir de la mort de sa mère, il se produit un
celle-ci le rendit responsable de tout ce qui était tournant dans sa position. Si cette mort le fait entrer
arrivé. Puis à treize ans, un prêtre le surprit à dans une crise hallucinatoire – non seulement il voit
chaparder et le dénonça comme voleur ; conduit à la sa mère se dresser dans son cercueil, mais il dit par
Garde Civile, il y fut frappé et on lui fit signer un la suite qu’il « sent » sa présence dans la maison –, il
papier dans lequel, se souvient-il, il refusa de
reconnaître les faits. La seule fois enfin où il essaya
d’approcher une femme, la scène se termina par un 1
LACAN J.,, ‹D'une question préliminaire à tout traitement possible de la
affrontement violent, à la suite duquel sa mère 2
psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 578.
déposa une plainte pour viol. Une autre fois, aussi il MILLER J.-A., Ce qui fait insigne », cours de l’année 19861987, leçon du
3 juin 1987, Paris (inédit).

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est certain également qu’une fois la crise passée, la Dans un autre ordre d’idées, son changement de
perspective de son analyse n’est plus la même. Un point de vue à l’égard de son père est radical : « Je
rêve apparaît, qui peut se résumer par la phrase suis passé avec armes et bagages dans le monde de
suivante : « Dans une boucherie la mère tranche à mon père ». On a affaire à un père qui, toujours
grands coups la viande dont elle lance les morceaux incompris dans le passé, progressivement se révèle
à terre, tandis que lui, chien obéissant et compréhensif et humain. En rapport avec ce qui
reconnaissant, les dévore ». Évidemment, ce rêve ne précède, je voudrais revenir sur un point que
renvoie à aucun autre signifiant susceptible d’induire rappelait Jacques-Alain Miller dans les Actes de
une certaine subjectivation, à moins d’admettre que l’École de la Cause freudienne 3 . Le déclenchement
lui-même montre par un signe « l’objet a » non de la psychose peut être totalement et absolument
extrait de la réalité, circulant sans aucune séparation rattaché au mécanisme structural de la forclusion. Il
entre sa mère et lui. Sa mère avait accumulé divers faut tenir compte de « l’insondable décision » du
objets qu’elle ramassait dans la rue quand elle leur psychotique, dans le choix qu’il fait de rejeter
supposait une certaine valeur. Ainsi, commencèrent l’imposture paternelle. Notre cas, qui montre un
à apparaître pendant les séances ce qu’il appelait nouveau choix fait du père, se situe à l’intérieur de
« ses cadeaux ». Il s’agissait d’objets restés en ce débat sur le choix dans la psychose.
dehors de la dialectique de la reconnaissance propre
aux dons, c’est-à-dire d’objets proprement VIII
inutilisables. Ces libéralités s’accompagnaient d’une
certaine solennité et semblaient indiquer une Je voudrais noter enfin que le patient a développé un
tentative de céder l’objet de la jouissance. goût très vif pour les films, résumant bien cette
tentative pour régler la jouissance manifestée ces
VII derniers temps. Il voit des films trois ou quatre fois
quand ils ne sont pas intéressants, mais neuf fois
Par ailleurs des écrits commencent à apparaître, qui quand ils le sont. Cet intérêt ne dépend, ni du
ont pour fonction de préparer la séance suivante. Il scénario, ni de la qualité du film, mais de ce qu’il
essaie tout d’abord de les expliquer de manière essaie d’en obtenir. Si le neuf constitue une limite,
exhaustive. Mais en général, il termine la séance c’est, selon lui, parce qu’après le neuf il n’y a
avant d’avoir épuisé tout ce qu’il a à dire, pour « rien », bien qu’il précise savoir aussi qu’il y a le
ensuite les déchirer cérémonieusement avant de les dix et le onze. Ce qui est sûr, c’est que c’est après la
déposer dans mon cendrier. Si le mot, comme le dit neuvième séance du même film qu’il parvint à la
Lacan, est le meurtre de la Chose et l’éternisation du conclusion, révélatrice pour lui, qu’« il n’avait
désir, la fonction de la lettre, dans son identité jamais aimé personne ». Cette distance critique à
indivisible, semble assurer l’éternité de la Chose. Je l’égard de son narcissisme a ouvert une possibilité
parle ici d’une annulation temporelle, les thèmes se de réduire ses certitudes et d’établir une relative
répètent les mêmes phrases sont redites comme si séparation entre le désir et sa cause. C’est
elle étaient prononcées pour la première fois, et le précisément cette distance critique qui s’illustre dans
temps qui passe semble ne jamais presser. A un effet de stabilisation intervenu sous transfert. Il
quarante-sept ans, il continue à dire que plus tard, s’agit de la fonction remplie par la parenthèse, dans
quand il sera guéri, il fondera un foyer, prendra une construction au style indirect utilisé quand il
femme et aura des enfants. parle de ce qui le concerne. Cette mise entre
Avec le temps, il a inventé une sorte de blason parenthèses commença avec ses derniers épisodes
s’ajoutant à ses écrits, dont il a pris l’habitude de délirants. Je pus voir alors comment la certitude
m’apporter le dessin. Composé d’éléments assez délirante allait diminuant grâce au style indirect dans
hétérogènes, il les explique un à un. C’est un écu lequel le délire s’exprimait. Il le présentait en
ayant pour armoiries, au centre, l’étoile de David, et ouvrant d’abord la parenthèse, puis en la refermant
tout autour, la flèche de la Phalange, « tout ce qu’il et en introduisant alors une distance que la
en reste », comme il dit. On y voit aussi des couvre- parenthèse avait pour fonction de délimiter. C’était
chefs, des heaumes, des épées, et la devise une façon de dire « regardez bien ce que je vais vous
« Toujours plus haut ». Le commentaire, achoppe raconter maintenant ». Ce procédé introduisait dans
invariablement sur l’étoile de David, qu’il considère son récit une sorte d’attribution subjective, le délire
comme une véritable énigme, et qui lui inspire une était maintenant un « effet du subconscient », et dès
admiration dont il n’arrive pas à préciser l’origine.
3
MILLER J.-A., Sur la leçon des psychoses », Actes de l’École de la Cause
freudienne XIII, Paris, 1987, p. 143.

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lors, on n’avait pas à y croire du tout. Cette Quel statut donner maintenant à cette parenthèse qui
parenthèse non seulement lui permettait de manier a introduit, me semble-t-il, une certaine
sur un autre mode la distance au semblable, mais subjectivation dans des signifiants, lesquels,
cela me permit aussi parfois de faire obstacle à précisément, ne se distribuent pas subjectivement ?
l’émergence de tout point réel pouvant amener une Il est évident que la présence de la parenthèse
situation de déclenchement. Toutefois, ce qui illustre n’équivaut pas au déchiffrement de ce qui s’inscrit
le mieux la fonction d’une telle parenthèse, c’est ce entre ses limites, elle n’en produit pas moins un effet
qu’au cours de ces dernières années nous en sommes de vacillation subjective. En même temps, cette
venus à appeler « ses films », qu’il considère comme parenthèse, qui renvoie au champ de l’énonciation,
« l’œuvre de toute une vie ». doit être distinguée de toute tentative volontariste
Sa présentation évoque assez nettement la mise en qui essaierait de remplacer le vide de la forclusion
scène de la parenthèse. Il me dit : « Nous sommes au au moyen d’impératifs divers. Il convient toutefois
cinéma, le film va commencer, nous nous installons d’admettre qu’à partir du moment où cette
dans nos fauteuils : je suis quelqu’un qui a fait de parenthèse est entrée en jeu, un champ de
brillantes études en économie, et qui fait partie de la manœuvres différent est apparu, où une fonction de
direction nationale de la Banque. J’ai de plus en plus limite par rapport à la jouissance de l’Autre a pu
d’argent et de pouvoir. Cependant, je tombe sur émerger. Mais cela soulève un autre problème : il est
quelqu’un de la Compagnie de Jésus qui me évident qu’une limite ne peut entrer en fonction que
conseille de choisir une autre voie, la voie qui mène si d’une façon ou d’une autre celle-ci est déjà
à Dieu. Il m’invite à me rendre en Andalousie pour y inscrite dans la structure. En ce point la discussion
travailler la terre et y commencer mes exercices sur la théorie de la suppléance dans la doctrine de
spirituels. Là-bas, on me confond avec un délinquant Lacan sur la psychose peut être introduite. Il est
et je suis arrêté par la Garde Civile. Un sergent, ainsi évident aussi que lorsque je parle de manœuvrer la
qu’un autre membre de la Garde, me frappent et me parenthèse, j’ai l’air de réduire ma fonction au fait
torturent. Mais plus tard, ma véritable identité est de formuler les conditions de jouissance de ce
reconnue, ainsi que mon rôle influent dans la patient, ou plus concrètement aux moyens
Banque. Alors, mon innocence est reconnue et les d’interdire la jouissance. Malgré cela, il conviendrait
deux gardes civils sont sanctionnés : l’un est envoyé d’ajouter à ce qui vient d’être dit deux problèmes :
au Pays Basque, où il se suicide, et l’autre est démis 1) Cette fonction d’interdiction qui rejaillit sur la
de ses fonctions. Je retourne à Madrid pour y jouissance n’équivaut nullement à la castration,
reprendre de façon maintenant définitive ma carrière puisqu’elle ne met en place aucune signification
dans la Banque. La lumière s’éteint. Fin. » phallique. 2) Outre que l’éthique propre au discours
Ce film se poursuit par un autre, que je laisserai de analytique nous dissuade d’emprunter cette voie, que
côté. Mais il ne fait pas de doute que la fonction de nous pourrions appeler de garantie des conditions de
la parenthèse acquiert ici une tout autre portée. Le la jouissance, il faut tenir compte également du fait
thème ici développé inverse le sens de la loi qui que c’est le choix du psychotique qui fait obstacle à
autrefois le poursuivait à travers ses représentants, ce que l’hystérisation ouvre le chemin de la cure.
les gardes civils. La fausse accusation est rectifiée, Finalement, il ne faut pas oublier que la parenthèse
et ils sont sanctionnés. Il sait enfin qui il est et peut est ici un phénomène d’écriture, apparu à l’époque
désormais poursuivre son idéal. C’est là une où ses écrits étaient devenus un fait désormais
élucubration qui lui permet de se stabiliser sur un régulier au cours de ses séances. Quel type de lien
mode différent de celui des délires. Grâce à elle, une social est celui dans lequel l’analyste, sans être un
loi moins capricieuse a pu se faire jour, qui l’arrache interprète ou un déchiffreur, se prête à la lecture qui
aux fausses accusations à répétition et qui démasque dans le réel de la langue s’est fait lettre ?
ceux qui l’ont puni, en les punissant. Tout cela a-t-il Ce sont des questions de cette nature que ce patient
ou non valeur de fantasme ? Il me semble que je ne continue à soulever au bout de treize ans, sans qu’il
peux encore en décider, et que cela mérite soit encore possible d’envisager d’y mettre un point
discussion. Assurément, il ne s’agit pas d’un final.
fantasme fondamental, car les films, que je n’ai fait
que résumer, sont remplis d’une infinité de détails Une femme intelligente
qui semblent témoigner d’un regard présent dans la Dominique Laurent
vision. Mais il est sûr que cela a permis la réduction
de la certitude dans laquelle il était enfermé lors de
ses délires de persécution. Tout commence par un fait divers psychanalytique.
Un psychanalyste, psychiatre, est agressé

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physiquement par un de ses analysants. Le passage à vengeance à l’égard de la mère, qui reprend ainsi
l’acte de cette analysante, en analyse depuis cinq l’absence de mythe familial. L’Autre jouit d’elle. La
ans, survient au terme d’une période de harcèlement certitude de la jouissance de l’Autre la conduit, à
téléphonique intense. Elle est alors hospitalisée en l’acmé de la persécution, au passage à l’acte. Un
placement d’office, après une intervention de la jour elle casse le pare-brise de la voiture de son père.
police au domicile de l’analyste. Que s’est-il passé ? Ce miroir brisé nous renvoie à la dimension
L’analyste se trouve pris dans la répétition à d’agression suicidaire toujours présente dans le
l’identique d’un épisode qui avait amené cette jeune passage à l’acte. En visant à travers le miroir, elle
femme une première fois à l’hôpital six années plus s’agresse elle-même, c’est ce que J. Lacan désignera
tôt. par le terme de tranchant mortifère du stade du
Lors de cette première hospitalisation, elle avait miroir. Elle est alors hospitalisée à la demande du
rencontré celui qui allait devenir son analyste. père. Le second épisode, celui de l’analyste, obéit à
L’analyste semble dans le maniement de la cure, du la même séquence. Un transfert érotomaniaque
fait de la thématique œdipienne, avoir été amené à s’impose à partir du moment où son analyste la
occuper une fonction paternelle, circonstance reconnaît comme une femme intelligente. Après la
déclenchante du second épisode. Revenons à ces phase de déception amoureuse survient celle de la
épisodes. persécution et de l’envoûtement. Le passage à l’acte
Mariée depuis sept ans, elle devient mère en 1971, et en réponse à la persécution, produit la coupure
la naissance de l’enfant s’assortit de quelques souhaitée et la conduit à l’hôpital. On ne peut pas
remaniements. Elle ne peut plus être la femme de dire qu’il ait un effet résolutif, il introduit cependant
son mari en devenant frigide, et ne peut supporter un monde nouveau. Elle passe en enfer. Plus tard,
d’être mère qu’à la condition de devenir nourrice. elle appellera ce moment-là une traversée de la
Ceci ne l’empêche pas, un jour, de tenter mort ; pour l’instant elle se considère comme un
impulsivement d’étouffer son fils avec un oreiller. médium car elle est traversée par la voix des morts.
Dans cette période de troubles, l’exigence d’un A défaut du Nom-du-Père, elle sait que l’héritage
recours s’impose à elle. D’abord, elle se tourne vers paternel réside en sa capacité médiumnique.
l’église et fait baptiser son fils. Cela ne suffit pas. Les circonstances de déclenchement de cette
Elle réclame alors la présentation de son fils à son psychose reprennent très exactement les
propre père, père qui ne l’a jamais reconnue. L’appel coordonnées de l’histoire de cette patiente. Enfant
au père symbolique, puis incarné, constitue les adultérin, elle n’est reconnue ni par le mari de sa
circonstances déclenchantes de cette psychose. Quel mère, ni par son père. Sa mère divorce peu après sa
que soit l’appel, ce qui a lieu n’est pas du registre de naissance et rompt d’avec son amant qui ne veut ni
l’appui mais de la confrontation. Ce père retrouvé vivre avec elle, ni reconnaître son enfant. La mère de
devient vite l’objet d’une passion érotomaniaque. notre patiente conservera pour cet homme, tout au
Elle aime et est aimée. Cet amour est marqué par un long de sa vie, un attachement qui lui fera renoncer à
phénomène qui vient à la place de la reconnaissance toute vie amoureuse ultérieure. Elle a voulu avoir
souhaitée. Elle le formule ainsi : « quand j’ai des enfants des hommes qu’elle a aimés. Deux
rencontré mon père, ça a été une explosion de mon enfants sont nés de son mariage, dont l’une, une
intelligence, mon père s’est aperçu que j’étais petite fille, est morte en bas âge. Le divorce la laisse
intelligente, il a voulu me former ». Le signifiant seule avec sa fille, le mari conservant la garde du
intelligent peut être qualifié de signifiant nouveau fils. Le couplage mère-fille, qui persistera jusqu’à
pour ce sujet, signifiant nouveau dont les présent, n’empêche pas que pour elle, foncièrement,
significations lui restent opaques. Cette son rapport aux enfants est un rapport à un objet
reconnaissance n’y suffit pas. Elle exigera en vain perdu. Voici la façon dont elle peut le dire, « j’ai
une reconnaissance plus radicale. perdu trois enfants, l’une par la mort, l’autre par le
Enfant naturelle, elle veut que son père la divorce, le troisième par la maladie ».
reconnaisse enfin. Le refus réitéré du père opère une Les premières difficultés de l’enfant semblent surgir
bascule. L’objet de l’érotomanie devient dès le début de la scolarité. Celle-ci est marquée
persécuteur, idéal de malfaisance, figure obscène de d’un ratage qui ne se démentira jamais, et des
jouissance. Son père l’a envoûtée, hypnotisée. Ils quolibets des autres enfants corrélés à l’absence du
communiquent ensemble télépathiquement. Il veut père. La mère, désemparée, décidera alors de faire
jouir des enfants qu’elle garde, en se servant d’elle. baptiser sa fille puis d’appeler le père de l’enfant. A
Il la conduit par la pensée à un auto-érotisme neuf ans, notre patiente est ainsi baptisée et
masturbatoire. Elle devient enfin l’instrument de sa rencontre pour la première fois son père qui vient la

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chercher dans une grosse voiture rouge à la sortie de avec les morts. La communication avec les morts
l’école. Elle ne le verra qu’une fois. Nous s’établit, dit-elle, lorsqu’elle
reconnaissons là les circonstances qui présideront a le cerveau vide. Sa main devient alors l’instrument
quinze ans plus tard au déclenchement de sa qui transcrit les messages des morts : messages sous
psychose. Cette rencontre lui permettra de prélever forme d’écriture ou de dessin, ce qu’elle appelle
un trait identificatoire paternel, c’est-à-dire son goût l’écriture automatique ou le fantasme vrai. Le plus
pour l’art. A douze ans, après une représentation souvent les mots qu’elle écrit sous dictée imposée
théâtrale de la Reine morte (de Montherlant) à n’ont pour elle aucune signification. Le recours au
laquelle sa mère l’avait amenée, elle pense avoir des dictionnaire pour tenter de réduire le message à un
dons artistiques qui lui feront envisager une carrière code s’avère insuffisant puisqu’elle est obligée de le
de décoratrice de théâtre. Soulignons que le père dater. Elle note en regard de la signification aperçue
exerce un métier d’art. Si cette rencontre fait date, l’heure et le jour de sa recherche. Les dessins, quant
c’est qu’elle est marquée du sceau d’un trait à eux, présentant le signifiant dans une dimension
identificatoire qui la ramène à la vie. Là où la Reine imaginaire par le biais de l’image, sont des rébus qui
morte fait écho à une mère marquée par la mort d’un ne peuvent pas se lire ou se lire dans n’importe quel
enfant dont elle ne s’est jamais remise, elle choisit la sens. A l’inverse des écrits, le déchiffrage de ces
vie. Ses goûts et ses capacités artistiques à partir de messages codés restera vain. Quelques-uns des
la puberté lui vaudront, dira-t-elle, une jalousie signifiants rapportés le plus souvent pourraient
voilée de la part de ses collègues féminines, jalousie s’ordonner néanmoins autour des signifiants du père,
qui ne revêtira jamais les insignes de la persécution. de la mère et de l’enfant. Ainsi mandoline,
Elle épouse à vingt ans, un homme de deux ans son chaussures, chapeau seraient à articuler avec le père
aîné, choisi sur le modèle d’un frère. Cet homme est italien artiste et élégant ; ange, chenille, visage
entré dans sa vie et chez elle six années auparavant. d’enfant à l’enfant dont elle vient d’être la mère ;
Ce garçon, âgé alors de seize ans, voisin de palier, Dieu, morts, révolution enfin à la mère témoin de
devient orphelin. Il est alors recueilli par le couple Jéhovah.
féminin et ne le quittera jamais. Les messages de l’Autre, sous la forme des
messages des morts, font d’elle la poubelle du
J’ai ainsi développé au cours de cette première partie signifiant. Il faut noter que l’envahissement des
les conditions de déclenchement d’une psychose signifiants surgit au moment même où se produit un
dont j’ai fait valoir les rapports les plus étroits avec moins de signifiant, ce qu’elle appelle « avoir le
quelques coordonnées biographiques. Le récit cerveau vide ». En tant que phénomène clinique,
clinique mettant l’accent sur les phénomènes de nous pourrions le rapprocher du penser à rien (nichts
certitude concernant la jouissance de l’Autre denken) de Schreber. Nous pourrions aussi le noter
pourrait apparaître comme un contre-exemple dans (-1) en suivant l’algèbre proposé par Lacan dans
une clinique de énigme. Et pourtant, la certitude « Subversion du sujet et dialectique du désir » 2 . Ces
d’être un pur objet de jouissance de l’Autre phénomènes rendent compte assez précisément de ce
comporte d’emblée un point de perplexité lié au que J. Lacan appelle la parole délirante dans le
message de l’Autre. Nous retiendrons quelques séminaire sur les psychoses : « Dans la parole
points fondamentaux dans la structure. délirante, l’Autre est exclu véritablement, il n’y a
D’abord le surgissement du signifiant intelligence pas de vérité derrière, il y en a si peu que le sujet lui-
dans lequel elle ne se reconnaît pas, et qu’elle ne même n’y met aucune vérité, et qu’il est vis à vis de
peut admettre pendant un moment, apparaît comme ce phénomène, brut en fin de compte, dans l’attitude
« un phénomène plein qui a pour le sujet un de la perplexité » 3 .
caractère comblant, inondant ». Comme le note
Lacan dans le séminaire sur les psychoses « le mot – Avant d’arriver à la stabilisation de ces dernières
avec sa pleine emphase, comme on dit le mot de années, elle a traversé d’autres moments témoignant
l’énigme – est l’âme de la situation » 1 . de sa perplexité dans son rapport à l’Autre.
Ensuite la communication avec les morts. Pendant Néanmoins, au fil du travail, nous verrons comment
ces deux épisodes, elle est douée de capacités ce sujet, selon J. Lacan, restituera autour de cela un
médiumniques qui lui permettent de communiquer ordre qui ne procède ni par déduction, ni par

2
LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.
1 3
LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. LACAN j., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.
43. 64.

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construction mais par substitution métaphorique qui cheminement opéré. Il semble qu’elle trouve ainsi
n’est pas sans rapport avec le phénomène présent une voie qui conjoint d’une part la spiritualité jamais
lui-même 4 . Nous distinguerons deux temps égalée du père, et d’autre part le délire de la mère
successifs dans le développement métaphorique. dans lequel elle trouve désormais une place. A
défaut de se loger dans le désir de la mère, elle survit
Premier temps : la substitution signifiante du dans le délire de la mère. La Bible, trésor des
spiritisme par le spirituel. De douée pour le signifiants, mais aussi Autre de la loi incarné
spiritisme nommant ainsi ses capacités introduit l’écart nécessaire d’avec la mère.
médiumniques, elle est ensuite happée par le
spirituel. En effet, alors que les communications Depuis dix années, cette patiente vient donc me voir
avec les morts disparaissent, deux voix de jeunes régulièrement. Elle a cessé toute chimiothérapie
hommes spirituels du 18ème siècle, qui ne se depuis sa sortie de l’hôpital, n’a plus été
nomment pas, la poussent à vivre dans un décor hospitalisée, a poursuivi son activité professionnelle
« dix-huitième ». Elle emploie alors toute son de secrétaire, et s’est occupée, semble-t-il sans trop
énergie à acheter des meubles et des objets de cette de drame, de son foyer. Deux orientations
époque pour meubler son domicile. Vivre dans le fondamentales ont permis de restituer autour de ces
« dix-huitième » est la reconstruction d’un monde deux épisodes ce que Lacan appelle « un ordre
qui la ramène des morts à la vie. Sans doute la délirant ». D’une part le consentement au sceau
divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti ce particulier du transfert marqué d’un « je sais ce qui
sujet, qui faute d’être la Reine morte de sa mère, n’a me convient », d’autre part l’abstention de toute
plus qu’à reconstruire un monde d’artifice. De même intervention sur le père alors même qu’elle brandit
que le rêve, ces deux voix constituent un rébus. sa « psychose œdipienne ». L’indication de Lacan
Néanmoins, il n’est pas excessif de noter que dans la « Question préliminaire à tout traitement
l’énoncé « deux jeunes hommes spirituels du 18ème possible de la psychose » 5 commentée par Eric
siècle » contient un certain nombre de signifiants Laurent et Colette Soler au cours des Conférences de
hérités du père et de la mère. Ainsi, jeune, renvoie à la section clinique 1991-1992, se vérifie me semble-
la traduction en français de son nom propre réduit au t-il assez précisément dans ce cas. Nous voyons, en
nom commun, 18ème quant à lui renvoie au effet, comment ce sujet prend en charge la
domicile du père. Le terme de spirituel apparaît plus signification énigmatique apparue dans l’épisode
complexe. Il est la qualité reconnue au père, mais initial. L’ordonnancement autour du signifiant hors-
aussi le domaine de préoccupations délirantes chaîne intelligent opère un chiffrage de la jouissance
mystiques de la mère. Nous pourrions avancer que qui désigne, à proprement parler, la réalisation d’une
l’énoncé des voix amène ce sujet à donner vie à la métaphore délirante.
spiritualité mortifère de la mère. Celle-ci s’est
constituée, au-delà de son rapport aux enfants Écrire l’expérience énigmatique
comme objet perdu, une religion personnelle Jean-Daniel Matet
mélangeant communications télépathiques avec les
morts et préceptes relevant des Témoins de Jéhovah.
Deuxième temps, pénétrée des convictions de la Interroger l’écrit dans la psychose, c’est postuler
mère, notre patiente pourra substituer le texte qu’il est susceptible de nous enseigner sur un
biblique au « spirituel ». Elle se livrera aux Témoins traitement possible de l’expérience énigmatique.
de Jéhovah en dégageant la Bible comme Autre de la L’écrit de Schreber est assez fertile en cette matière
loi. La Bible lui dicte alors la façon de se conduire pour que nous interrogions d’autres écrits et
dans le monde, depuis son hygiène corporelle cherchions à en apprécier la portée. Lacan n’en a-t-il
jusqu’à la façon de vivre avec son mari. Désormais, pas fait la démonstration ? Les écrits d’Aimée, les
elle comprend le monde et est assurée d’être une écrits inspirés, les écrits de Wolfson en sont autant
femme intelligente, ce dont elle ne pouvait convenir d’exemples.
jusque-là. Être une femme intelligente devient le
signifiant qui dès lors vient la représenter auprès de J’avais été attentif au long travail que m’avait remis
tous les autres signifiants. Rappelons-nous le Hélène (30 ans) au décours d’une hospitalisation.
surgissement énigmatique du mot intelligence dès la Elle cherchait mon assentiment pour soutenir un
rencontre déclenchante avec le père pour saisir le mémoire de maîtrise en sciences humaines. Le

4 5
LACAN J., loc, cit. LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 538.

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document de plus de quatre cents pages prenait dimension érotomaniaque alors flagrante de cette
argument d’une prétendue psychothérapie de groupe relation.
pour décrire une autobiographie détaillée et effrénée, Une deuxième hospitalisation survenant quatre ans
dans la perspective d’une soutenance à une date fixe après va ponctuer la fin de cette histoire, mais c’est
qui précipiterait l’achèvement de l’interminable une nouvelle aventure amoureuse qui la conduit à
document. l’hôpital. La nécessité d’un écrit s’impose à
Rédigée d’un seul jet, sur une vieille machine à nouveau, l’hospitalisation n’est acceptée qu’avec sa
écrire, cette écriture s’imposait à elle et la privait de machine. Elle veut écrire un roman à partir d’un
manger et de dormir. L’ouvrage est organisé en essai sur l’amour. L’hospitalisation là encore
grandes parties et chapitres, dont la numérotation est s’achèvera avec la fin de cette rédaction. Le
relativement désordonnée. Les vingt premières déroulement de cette aventure donne le ton des
années sont traitées par ordre chronologique, un histoires précédentes.
chapitre correspondant à une tranche de vie. Les La vie d’Hélène est depuis plusieurs années
cinq dernières parties traitent d’événements de organisée autour de son travail administratif (elle a
l’existence du sujet qui peuvent être qualifiés de passé avec succès de petits concours internes après
rencontres ; quelques titres l’indiquent « l’accident l’interruption d’études universitaires qui répondaient
d’amour », « la nuit étrange » ou une « histoire de aux souhaits du père) et des week-ends passés avec
regard ». Épilogues et prologues apparaissent sa mère dans la maison familiale, maintenant que la
plusieurs fois dans certaines parties témoignant à la violence de leurs relations conflictuelles,
fois d’une volonté d’ordonner l’ensemble, mais aussi manifestées lors de la première hospitalisation, s’est
d’une tentative de scansion de l’histoire qui semble assagie. Elle dort beaucoup, se couche tôt et ne sort
toujours à réexaminer : tentative de clore certains pas. Un jour, alors que les vacances approchent, se
chapitres pour en ouvrir de nouveaux. Le processus décidant à assister à une manifestation culturelle,
lui échappe, et malgré son vœu d’effacer le passé, elle y rencontre une jeune femme auprès de laquelle
effacer ou gommer les mots, rayer ce qu’elle elle se manifeste d’un regard insistant, lui faisant
raconte, reviennent jusqu’à la fin avec insistance des savoir ensuite qu’elle aspire à un amour de vacances.
menaces d’être engloutie dans le regard de son Elle est alors invitée chez sa nouvelle amie où le
interlocuteur. cadre de leur rencontre amoureuse est strictement
La première hospitalisation en psychiatrie, quand limité au mois de vacances. Ceci n’empêchera pas
elle a trente ans, est justifiée par les troubles du Hélène de demander immédiatement sa mutation
comportement qui avaient conduit le voisin médecin, dans la ville de résidence de cette conquête, où elle
ami de sa mère, à intervenir autoritairement. La pense pouvoir organiser sa nouvelle vie. Mais les
perplexité est au premier plan, et une note de cris qu’elle proférera « pour que l’on épargne
confusion s’ajoute à son questionnement. Que fait- l’endroit des incendiaires », s’installant sur une
elle là ? Retrouvée partiellement nue dans la rue près barque dans le port, dès lors que sa maîtresse l’a
de chez elle, elle fait des jeux de mots sur son abandonnée un moment, la conduiront à l’hôpital
patronyme, évoquant Hitler, les camps de pour le deuxième séjour dont nous avons parlé. A
concentration, le nazisme, en proie à des scènes nouveau elle ne sait plus où elle en est et en appelle
terrifiantes (sa famille paternelle a été victime du à l’Autre pour qu’il la protège du danger qu’elle
nazisme). Elle semble à l’affût de ce qu’elle entend : pense courir. Notons que cet égarement qu’engendre
les jeux de mots, les néologismes pourraient être des le lâchage, même temporaire, par une petite autre se
réponses aux hallucinations. Nous n’aurons jamais, retrouve à plusieurs moments de son témoignage :
après le moment critique, dans une ambiance _au moment de l’hospitalisation quand l’amie
hypomaniaque, d’autre confirmation de cet l’abandonne ;
automatisme mental que ce qui peut être lu dans son _à dix-sept ans quand une tentative de suicide vient
texte. répondre à la disparition d’une amie d’enfance ;
Après quelques jours d’hospitalisation et une prise _à cinq ans, quand elle quitte l’appartement de sa
de neuroleptiques, un apaisement complet est petite enfance d’où elle voyait les voitures de la rue
obtenu. La normalité qu’elle revendique alors, c’est par la fenêtre, pour le pavillon de banlieue, où elle
aussi une réticence plus affirmée à parler de ce qui la ne sait plus où est la droite et la gauche. Elle
concerne. Au cours de la première hospitalisation, à insistera souvent sur le signifiant de l’inversion :
la perspective de la fin de son travail écrit, se mêlent fille elle se voudrait garçon, gauchère, elle
des préoccupations liées à la rupture avec l’amie s’imposera l’usage du côté droit à l’occasion d’une
qu’elle n’aura de cesse de relancer, soulignant la

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tendinite qui contrariait une irrésistible volonté de La tentative de strangulation que ce frère aurait
devenir monitrice de tennis, ce qu’elle obtiendra. pratiquée sur le bébé qu’elle était, trouve sa place
Notons aussi dans cette biographie écrite, les non dans ce qui s’organise à partir de cet épisode où la
événements » à la façon d’Alice de Lewis Caroll : la méchanceté apparaît dans son énigmatique
rencontre avec les hommes dont elle parle avec la insistance. S’y ajoute encore le rôle si particulier que
fantaisie d’une adolescente, mais sans que cela son père jouera auprès d’elle. Médecin, il
vienne scander son existence, se demandant accouchera sa mère, et présidera donc à sa venue au
toutefois si le refus d’un acte sexuel accompli n’est monde. Hélène s’interroge à l’aube de son écriture
pas venu la protéger. Il n’en est pas de même pour la sur le fait de savoir « si elle ne s’est pas noyée
sexualité rencontrée avec les femmes, car le versant d’emblée dans les yeux bleus de son père comme on
de l’amour qui l’intéresse est celui du plaisir qu’elle se noie dans la mer. » Ce regard dont elle ne
dit rechercher et qu’elle voudrait inscrire dans manquera pas de tenter d’explorer les conséquences
l’ordre de la nature qu’il ne bouleverserait pas. Autre dans son existence constitue même un chapitre de
« non évènement » : la mort de son père, après un son ouvrage et n’est souvent que le reflet des yeux
temps où il apparaît dément, et de dramatiques dont elle décrit la couleur (« la lutte des marrons et
péripéties qui n’ont pas d’incidences directes sur le des bleus », par exemple). Mais c’est aussi dans les
cours de l’existence d’Hélène. yeux qu’elle guette les signes de l’amour qu’on lui
Cette enquête clinique permet de situer des phases porterait. Ainsi écrit-elle à son père : « Pourquoi un
de perplexité dans l’existence d’Hélène, mais il est soir as-tu cessé de me parler avec les yeux ?
difficile d’y reconnaître un moment énigmatique ou J’essayerai tant d’années de ressembler à un garçon
un moment de déclenchement de sa psychose pour te plaire ». Elle indique là le ressort de son
d’adulte, autrement que sous la forme de réponses inversion sexuelle. Non pas comme refoulement
apportées à ses moments de perplexité. La tentative d’un désir de petite fille, mais plutôt conséquences
de suicide, l’épisode hypomaniaque avec troubles du d’une position œdipienne liée au défaut de la
langage de la première hospitalisation en donnent métaphore paternelle. Ce n’est pas non plus un
l’exemple. fantasme qui vient témoigner de scènes de
C’est le récit écrit qui témoigne de l’expérience fustigation appliquée à son frère, mais l’image d’une
énigmatique d’Hélène, surgissant vers l’âge de violence sans raison. Elle n’a jamais compris la
quatre ans et demi. C’est l’âge auquel son rapport à violence des coups que le père assénait à son frère
l’Autre bascule et c’est l’élément à partir duquel ou à elle-même pour corriger leurs comportements.
vont s’ordonner une série d’autres souvenirs et se C’est pourtant encore à ce père qu’elle est contrainte
renouveler la problématique de l’origine du sujet de s’adresser, jeune fille, quand il s’agit des
dans la construction délirante. Que se passe-t-il à cet premiers examens gynécologiques pour lui
âge ? Hélène a un frère d’une année plus âgé, dont demander un contraceptif qu’il lui refusera, comme
elle suppose que sa naissance l’a fort dérangé. Ce un interdit virulent à toute relation hétérosexuelle.
frère est à la fois un modèle, celui qu’elle voudrait Ça n’est pas un interdit qui puisse soutenir un désir.
être, un compagnon de jeu, y compris des jeux Ce père à qui elle demande tout, exige
sexuels infantiles, mais c’est aussi un protecteur qui l’identification à la mère : « tu te marieras, tu feras
devient brutalement un persécuteur : « Je me la cuisine, tu resteras à la maison », renforçant
souviens de ces moments comme des instants de l’agressivité de sa fille à l’égard de cette femme
bonheur », écrit-elle, racontant des moments passés docile qu’est sa mère et justifiant ainsi sa
avec son frère sous un piano à fabriquer des refuges revendication d’être un garçon. Elle refusait les
et « pourtant c’est bien là que j’ai commencé à avoir habits féminins, détestant encore une féminité trop
si peur de la guerre… Cet après-midi là, sans exposée, elle se considérait comme un garçon châtré,
prévenir, elle avait éclaté, je devais avoir quatre ans associant la chirurgie nécessaire d’une blessure
peut être. Le canon a commencé à me tirer dessus, d’enfant à l’opération de castration qu’elle aurait
j’ai vu fondre sur moi des flammes, c’était horrible, subie : « C’est pour ça que je suis différente, un jour
j’avais si peur. Les parents n’étaient pas là pour me on m’a opérée, on m’a enlevé quelque chose et c’est
protéger, comment aurais-je pu comprendre que pour ça que je ne peux pas vivre, parce que, moi,
c’était un jeu ». La phrase suivante permet de mettre j’étais un homme. ».
en série ces circonstances de lâchage par l’Autre : Soulignons que cette expérience énigmatique
« Je ne sais plus très bien non plus quand papa est intervient au moment de la naissance du frère cadet,
tombé malade et puis pourquoi c’était un secret. » dont elle ne peut rien dire d’autre que le rapport de
culpabilité qu’elle entretient à son endroit, pour un

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mensonge ayant entraîné sa punition à sa place. La


construction de cette expérience énigmatique trouve
son ultime ressort dans ce qui n’apparaît qu’à la fin
de ses quatre cents pages, comme sa signature.
Hélène, avec son talent romanesque, note cette voix
qui l’accompagne depuis l’enfance, ordonnant après
coup l’ensemble des phénomènes. Cette voix est
apparue après cet épisode de la guerre déclarée par
le frère aîné et cette voix répète : « Assassin !
Assassin ! Assassin !
La perplexité qui ne se confond pas avec le moment
énigmatique, donnait une allure schizophrénique
(troubles du langage, du cours de la pensée) aux
manifestations de ce sujet, la répétition des accès
d’allure érotomaniaque lors des rencontres
amoureuses avec des femmes, la certitude qui
l’emporte alors, oriente vers un diagnostic de
paranoïa.
Il ne s’agit pas de souligner une hésitation
diagnostique, mais la manière dont l’expérience
énigmatique, à la mesure de la phobie, pourrait
constituer une plaque tournante
paranoïa/schizophrénie. Ici le travail secondaire
d’écriture (comme celui de Wolfson par exemple)
redonne à l’ensemble du délire une cohérence et un
ordre qui permettent à ce sujet de soutenir
l’existence nouvelle qu’il revendique.
Si le monde est partagé pour Hélène entre les
hommes et les femmes, ça n’est pas au principe de la
signification phallique, mais à celui d’un être
suprême en méchanceté dont elle nous dit qu’il a
assassiné la petite fille dont elle ne cesse de nous
parler. L’assassinat n’est pas la métaphore de la
mortification du signifiant de son histoire, mais la
figure de la jouissance d’un Autre persécuteur qui
empêche de parler d’une névrose infantile. L’essai
autobiographique est venu à cette place. De la
licence à la maîtrise, Hélène en a écrit la mémoire,
comme elle le note dans son style.

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La clinique et ses débats


La clinique de l’acte l’obsessionnel : l’arrêt du mouvement, la suspension
Pierre Naveau du moment de conclure, c’est-à-dire le barrage
devant l’acte, y sont patents. Quant à l’embarras, le
Lacan' mis l’accent sur l’acte. A travers l’acte, qui terme évoque assez le sujet suspendu, les bras
modifie le sujet, le rapport à l’objet est mis en cause. chargés de quelque chose qui l’empêche de bouger
Aussi Lacan a-t-il articulé l’acte au fantasme. La ou d’agir. Toutefois, nous allons préciser ici ces trois
prise en considération de cette articulation conduit à termes et nous verrons alors que s’ils sont bien
différencier les modalités de l’acte : l’acting out et le chacun une mise en suspens de la dimension d’acte,
passage à l’acte, par exemple, ce n’est pas la même ils se profilent sur le fond d’un statut de l’acte qui
chose. Attirant l’attention sur l’antinomie entre diffère dans chacun des cas.
l’acte et l’inconscient, Jacques-Alain Miller a
souligné que les diverses modalités de l’acte mettent Inhibition, symptôme et angoisse
en jeu une relation différente au savoir.
Partons du texte de Freud, Inhibition, symptôme et
Sont rassemblées ici trois contributions au cycle de angoisse. Au chapitre IV, Freud distingue ces trois
conférences « Psychanalyse et psychiatrie », qui a eu termes avec précision, à propos de la phobie du petit
lieu de novembre 1990 à juin 1991 et qui avait été Hans, qui tient en l’incapacité où est l’enfant, du fait
placé sous le titre « Les passages à l’acte ». de sa peur du cheval, d’aller dans la rue. L’inhibition
L’exposé d’Alexandre Stevens confronte les y est définie comme la limitation que le moi
approches de Freud et de Lacan concernant les s’impose pour ne pas éveiller le symptôme
coordonnées de l’acting out et du passage à l’acte. d’angoisse. Dans le cas de Hans, c’est son incapacité
Marie-Hélène Blancard oppose deux temps de d’aller dans la rue. Le symptôme, qu’il faut
l’enseignement de Lacan à propos du choix du sujet distinguer de l’angoisse (la peur du cheval) n’est pas
relatif à la question de l’être. Luis Solano évoque la phobie du cheval, mais le cheval en tant qu’il
l’acte suicidaire, pour lequel ont résolument opté vient à la place du père : « Un seul et unique trait en
Henri de Montherlant et Pierre Drieu La Rochelle. fait une névrose, la substitution du cheval au père.
Ce déplacement produit ce que l’on a le droit
Embarras, inhibition et répétition d’appeler un symptôme », écrit Freud 1 . On voit que
Alexandre Stevens le symptôme qu’est le cheval est situé par Freud
dans son caractère éminemment signifiant : un
Embarras, inhibition et répétition sont trois termes déplacement, soit le minimum requis pour produire
déjà avancés par Freud. Ils sont repris et ordonnés de la répétition. Le cheval représente le petit Hans
par Lacan dans son séminaire « L’angoisse » : pour le père, structuralement. Le cheval, comme
inhibition, empêchement et embarras. signifiant du symptôme, représente donc le sujet
L’empêchement est alors un temps logique du auprès d’un autre signifiant. Cette répétition
processus de la répétition. signifiante ne définit pas à elle seule le symptôme.
Celui-ci est d’abord pour le sujet une manière de
Pour commencer, je ferai apparaître deux mises en fixer une part de jouissance, par ce déplacement
tension. Premièrement, ces trois termes contrastent, signifiant. Quant à l’angoisse, elle est présente ici
à première vue, avec la triade freudienne, inhibition, dans l’élément phobique comme tel, ainsi que Freud
symptôme, angoisse ; en effet, ils ne sont pas les le développe dans la suite de son texte, en tant que
mêmes. Et pourtant on peut montrer, avec Lacan, cet élément phobique renvoie à l’angoisse de
que ces deux séries sont dans un rapport étroit. Je castration.
développerai ceci en particulier dans la clinique de C’est à partir de ces trois termes que Lacan construit
l’obsessionnel. Deuxièmement, les trois termes – dans le séminaire sur l’angoisse ce tableau 2 :
inhibition, répétition, embarras – semblent s’opposer
à la dimension de l’action, c’est-à-dire à ce qui fait
mouvement. C’est évident pour l’inhibition, selon sa
définition minimale d’arrêt devant l’action. Mais 1
FREUD S., Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, P.U.F., 1951,
cela vaut tout autant pour la répétition. Qu’on songe p. 21.
à la compulsion de répétition ou au doute chez 2
LACAN J., « L’angoisse », séminaire inédit 1962-63.

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K. dit à Dora que sa femme n’est rien pour lui, elle


reste avec cette barre mise sur le sujet. Dans l’instant
qui suit, elle donne une gifle, passage à l’acte. Mais
l’instant où elle est en suspens avant de passer à
l’acte est un instant d’embarras. L’autre exemple est
celui de la jeune homosexuelle quand tombe sur elle
le regard de son père, alors qu’elle est au bras de la
dame. A cet instant aussi, embarras, suivi peu après
On peut y lire par exemple que dans l’axe du du passage à l’acte où elle saute pardessus le parapet
mouvement, le passage à l’acte est une barrière à du chemin de fer. Dans les deux cas, quelque chose
l’angoisse par rapport à l’embarras. Dans ce même n’a pas pu être empêché de commencer, qui laisse le
axe par rapport à l’empêchement, il y a le sujet avec de l’embarras, aux limites de l’angoisse.
symptôme, avant l’acting out, etc. Chaque fois aussi le suspens du mouvement qu’est
Pour rapprocher la triade freudienne des trois termes l’embarras se résout par le passage à l’acte. J’y
abordés plus haut, on voit que l’empêchement se reviendrai.
profile sur fond de symptôme, et que l’angoisse Quant à la « modification de l’exécution de la
implique que le sujet soit au moins déjà dans fonction », disons brièvement que les diverses
l’embarras. Ces différents modes d’arrêt du formes se ramènent au symptôme comme
mouvement sont déjà parfaitement lisibles dans le déplacement signifiant, avec la fixation d’une part
texte de Freud, aux pages 2 et 3 d’Inhibition, de jouissance.
symptôme et angoisse, où il examine les différents Nous avons donc trois formes de l’arrêt du
modes de l’inhibition. Il souligne la grande diversité mouvement. Ce sont en quelque sorte trois formes
des procédés employés pour perturber la fonction. Il d’inhibition au sens large. Chacune est en rapport
distingue aussi différentes fonctions. Pour ce qui est avec un mode d’acte particulier. L’empêchement se
de la fonction sexuelle, il évoque six possibilités situe du côté de l’acting out, l’embarras du côté du
d’inhibition, qui se ramènent pour l’essentiel à passage à l’acte. L’inhibition pure est à mettre en
quatre : l’inhibition pure, l’empêchement de la rapport avec l’acte comme tel. Freud présente
fonction par des mesures de précaution, l’inhibition pure comme un détournement de la
l’interruption de la fonction par le développement de libido par érotisation trop grande de la fonction. On
l’angoisse pour autant que l’on n’ait pu empêcher verra qu’avec Lacan, on peut écrire cela par
l’exécution de commencer, et la modification de l’inclusion de l’objet a,
l’exécution de la fonction par sa déviation vers L’inhibition pure est donc un retrait devant
d’autres buts ou la difficulté d’exécution due à des l’érotisation de la fonction, L’empêchement est une
« conditions particulières ». forme simple de répétition et en cela il a des liens
Prenons d’abord l’empêchement par des mesures de étroits avec le symptôme. Quant à l’embarras, il est à
précaution, c’est-à-dire par la répétition. Lacan mettre en rapport avec le sujet comme barré : le sujet
reprendra ce terme dans son séminaire sur l’angoisse y est aux limites de l’angoisse. A ce titre, la colonne
pour désigner la face d’arrêt de l’action dans l’axe de droite du tableau de Lacan est du côté de la
du symptôme (cf. tableau). On peut en préciser les fascination du sujet. La place différente de trois
formes cliniques. Certaines mesures de précaution modalités de l’acte correspond à un rapport différent
sont en effet caractéristiques de l’empêchement dans du sujet à l’objet. L’acting out, c’est l’objet montré ;
la névrose obsessionnelle ou dans l’hystérie : l’objet se montre sur la scène ; en cela il est appel à
compulsion de répétition pour l’une, dégoût pour l’interprétation, à rétablir le sujet dans l’Autre, à
l’autre. Dans ces deux mesures apparaît le côté interpréter l’objet pulsionnel dans le signifiant. Dans
symptomatique, mais aussi un arrêt, une mise en le passage à l’acte, le sujet « se barre », part, devant
suspens. l’irruption de l’objet. Quant à l’acte, lié à l’inhibition
Ce que Freud désigne par « interruption par le mais de façon inversée, il est un rapport du sujet à sa
développement d’angoisse », peut être appelé disparition en ce que dans l’acte le sujet n’y est pas,
embarras, dans la mesure où la situation a mais que l’acte le refonde, à condition que ce soit
commencé à se développer et que le sujet est non sans savoir la place qu’a l’objet pour lui. Je
embarrassé par quelque chose. Lacan donne deux reviendrai sur ces points plus loin.
exemples cliniques de l’embarras, empruntés à deux
cas de Freud, Dora et la jeune homosexuelle.
Lorsque dans la fameuse « scène du lac » Monsieur

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L’empêchement et la répétition signifiante doute, l’acte propose une inversion en son contraire,
la pensée que cette pensée et l’acte symptomatique
Reprenons maintenant les trois termes en détail. qui l’accompagnait étaient stupides. Ce
Commençons par l’empêchement. Lacan en parle retournement qui fait que l’acte n’a pas été résolutif
comme de la situation du sujet « empêché de se tenir en fait un acte symptomatique. C’est un mécanisme
à son désir, de retenir ». Et il ajoute que chez connu de la névrose obsessionnelle, c’est aussi celui
l’obsessionnel, c’est ce qui se manifeste comme que l’on retrouve dans la grande obsession de
compulsion. Un exemple en est la compulsion à l’Homme aux rats, celle qui consiste à devoir régler
douter, avec ce que cette forme implique d’arrêt du une dette, qu’en fait il a déjà remboursée – ce qui la
mouvement et même d’arrêt du mouvement de la rend spécialement insoluble –, mais dont la solution
pensée, dans une pensée qui tourne en rond dans la est néanmoins nécessaire pour éviter le fameux
répétition signifiante. Mais le doute mêle déjà le supplice aux rats. La logique de ce retournement est
symptôme à l’empêchement. Il est non seulement manifeste dans la « grande appréhension obsédante »
répétition signifiante, déplacement dans le champ du qui constitue le symptôme majeur qui le mène chez
signifiant, mais surtout, le doute implique pour Freud : « A ce moment, se forma en lui une
l’obsessionnel une jouissance, celle que Lacan « sanction » : Ne pas rendre l’argent sinon « cela »
appelle dans le Séminaire XX, la jouissance de arrivera (c’est-à-dire le supplice aux rats se
penser. Le doute ne convient ainsi pas tout à fait réaliserait pour son père et pour la dame). Alors
pour définir l’empêchement car il implique déjà la surgit en lui, suivant un schéma qu’il connaissait
jouissance du symptôme. bien, un commandement, une sorte de serment, pour
Afin de distinguer plus précisément empêchement et combattre la sanction : Tu rendras les 3 couronnes
symptôme et de les mettre en perspective par rapport 80 au lieutenant A…, ce qu’il murmura presque » 6 .
à l’acting out, prenons l’exemple d’une compulsion Le même type de retournement se produit dans la
obsessionnelle, décrite par Freud chez l’Homme aux compulsion à protéger la dame. L’idée obsédante
rats. Dans les Cinq psychanalyses, Freud appelle « elle pourrait tomber sur la pierre » s’est retournée
cette compulsion « compulsion à protéger » 3 . Je cite en son contraire. Ce déplacement signifiant est
un passage du Journal d’une analyse : « Il raconte propre au symptôme. Si le premier temps montre
aussi que, le jour où sa cousine allait quitter « l’empêchement de se tenir à son désir », selon
Unterach, il avait trouvé une pierre sur la route et l’expression de Lacan, le second montre, par le
avait eu un fantasme : sa voiture pourrait s’y heurter déplacement et le retournement, un refoulement de
et elle-même pourrait en souffrir. Il avait donc la vérité du désir. Ce refoulement implique que « le
enlevé la pierre, mais vingt minutes plus tard, il avait symptôme dans sa nature est jouissance », comme le
pensé que c’était là une absurdité et il était revenu dit Lacan, car ce qui est cadré par le retournement
remettre la pierre à la place d’avant. Donc, ici signifiant est une jouissance. La chaîne des
encore, le mouvement d’hostilité contre la cousine retournements est fixée par l’objet de la pulsion. Ici,
coexiste avec le mouvement de protection » 4 . Dans entre enlever et remettre, on a le retenir et lâcher de
les Cinq psychanalyses, Freud précise que l’Homme l’objet anal dans le rapport à la demande de l’autre.
aux rats avait lui-même heurté la pierre en C’est en quelque sorte un cadeau à faire à l’autre que
marchant 5 . d’enlever la pierre pour lui éviter la chute.
Nous pouvons décomposer cette brève compulsion Il y a dans cette compulsion un troisième temps qui
en ses trois temps. Premier temps, l’empêchement : est cette fois un acting out. L’Homme aux rats, vingt
il heurte la pierre et un fantasme le saisit. minutes plus tard, refait le chemin en sens inverse
L’empêchement est l’arrêt par la pensée, le suspens pour remettre la pierre sur la route. Ce temps est
de l’action dans le retour de la répétition. La celui de la monstration de la vérité de son désir.
répétition est ici le retour dans la pensée du grand L’acting out est la monstration sur scène de ce désir
malheur qui pourrait arriver à son amie – le supplice inconnu qu’est l’hostilité contre la dame. C’est en ce
aux rats. sens que dans la cure il « appelle l’interprétation »,
Deuxième temps, le symptôme : il enlève la pierre, dit Lacan dans son séminaire sur l’angoisse.
acte symptomatique résolutif de l’idée qui le saisit à Proposer ce temps comme acting out me paraît
propos de la dame. Mais aussitôt, avec le retour du congruent avec ce qu’avance Lacan quand il situe
l’acting out de la jeune homosexuelle de Freud dans
3
la monstration adressée à son père de la relation avec
FREUD S., Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1954, p. 222.
4
Ibid, p. 219.
5 6
Ibid, p. 222. Ibid p. 208.

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sa Dame, quitte à passer dans le plus grand embarras Je donnerai un autre exemple de passage à l’acte
quand dans ce « donner à montrer » elle rencontre chez un obsessionnel, qui était ennuyé de ce que sa
effectivement le regard de son père. Dans cette femme était la première qu’il ait connue. Il se disait
compulsion de l’Homme aux rats aussi il y a cette qu’il serait bien de rattraper le temps perdu dans sa
monstration, cette montée sur la scène, adressée à la jeunesse, perdu à cause d’une mère qui ne le laissait
dame de ses pensées, voire au-delà d’elle à son père. pas assez libre de ses mouvements. Un soir, il se
Si l’on considère cette compulsion par rapport à rend dans un bordel. Pressé, peut-être trop, de
l’objet, on a donc le temps de l’empêchement réaliser son intention, il monte avec une femme et
comme temps d’arrêt du fait de la répétition est obligé de constater, dès qu’elle est déshabillée,
signifiante, sans fixation de la chaîne signifiante par qu’elle ne lui plaît pas. Il commet néanmoins l’acte
l’objet. Dans le temps du symptôme, la chaîne prévu par ce bref contrat, mais aussitôt dehors, il est
signifiante est fixée par l’objet de la pulsion (anale, embarrassé. Il a quelque chose en trop, ce quelque
dans sa dimension retenir-lâcher). Et dans le temps chose en trop qu’il voulait, mais en même temps qui
de l’acting out, il y a pure monstration de l’objet, n’est pas du tout ça. Il est embarrassé parce que
pierre proposée pour être mise sous les pieds de la quelque chose en trop se mêle à l’inquiétude que
dame aimée, don à l’autre, et en même temps produit pour lui l’inutilité de la puissance dont il
présentation de cet objet dans le rapport au sadisme : vient de témoigner. Il décide alors de commettre ce
il ne s’agit pas « qu’elle tombe », mais « que les rats qu’on peut appeler un passage à l’acte. Il se rend
la pénètrent par l’anus », « que la chose arrive quand dans un second bordel, décidé cette fois à choisir sa
même ». C’est une monstration pour l’autre, mais compagne d’un instant. Il prend tout le temps
qui est en même temps voile au sujet. C’est un nécessaire pour marquer son choix et effectivement,
voilement de la jouissance, un arrêt devant le point il n’est pas déçu lorsqu’elle se déshabille. Elle est
où elle serait présentifiée. C’est en cela que l’acting telle qu’il peut la désirer. Mais c’est pour constater
out est une barrière devant l’angoisse. Au lieu de que cette fois, il est bien fatigué. C’était une fois de
l’angoisse se trouve la conjonction de la rencontre trop. Il s’enfuit aussitôt, sans demander son reste.
de la castration et de la rencontre d’un objet en trop. L’instant d’avant il était dans l’embarras. Il avait
L’empêchement, qui est dans la plus étroite relation quelque chose en trop sur les bras, quelque chose qui
avec la répétition et le symptôme, s’inscrit donc bien ne comportait aucune énigme, qu’il avait cherché
comme temps d’arrêt du mouvement, dans la mais qui, justement, de l’avoir trouvé, était de trop.
perspective, pour peu que le mouvement s’accélère, S’y ajoute de l’émotion (qui tient à sa relative
de l’acting out. impuissance du moment), et il s’enfuit. Cette fuite,
au terme de la séquence, est un passage à l’acte. Elle
L’embarras et la barre du sujet n’a aucun des caractères que Lacan reconnaît à
l’acting out. Ni monstration de l’objet, ni adresse à
Après ce développement sur l’empêchement, un autre, ni présentation d’un désir inconnu, ni appel
venons-en au second terme de la série, l’embarras. à l’interprétation. Mais on a bien là un sujet qui se
L’embarras chez Lacan indique au moins la barre barre, face à ce qui se présente comme angoisse de
mise sur le sujet. J’ai déjà évoqué son rapport aux castration. Dans le séminaire sur l’angoisse, Lacan
limites de l’angoisse. Mais il y a aussi du « trop » dit à propos du passage à l’acte qu’il est dans le
dans l’embarras, comme le terme l’indique bien en fantasme du côté du sujet en tant qu’il apparaît au
français : on est embarrassé de quelque chose en maximum effacé par la barre. C’est au moment du
trop, du signifiant en trop, dit Lacan. Il suffit qu’on plus grand embarras, avec l’addition
monte d’un degré dans le mouvement, que s’y comportementale de l’émotion comme désordre du
conjoigne un peu d’émotion, pour que le sujet soit mouvement, que le sujet bascule hors de la scène qui
poussé au passage à l’acte. Dans le cas de la jeune est le seul lieu où comme sujet historisé, il peut se
homosexuelle, c’est la scène que lui fait sa dame, maintenir dans son statut de sujet 7 . Ce fragment
aussitôt repéré le regard du père embarrassant, qui la clinique se prête bien à la petite métaphore du
fait se précipiter pardessus le parapet. Dans le cas de robinet que Lacan utilise pour distinguer acting out,
Dora, c’est son sentiment pour Mme K., au-delà de symptôme et passage à l’acte. Le symptôme, c’est la
celui qu’elle porte à Mr K, qui la pousse hors de fuite du robinet. L’acting out, c’est simplement la
l’embarras où la laissait l’instant d’avant la phrase présence ou non du jet. Le passage à l’acte, c’est
de Mr K, signifiant en trop, « ma femme n’est rien l’ouvrir, sans savoir ce que l’on fait.
pour moi ». Elle passe à l’acte, sous la forme il est
vrai plus banale d’une gifle.
7
LACAN J., Le Séminaire L’angoisse », séance du 23 janvier 1963.

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Ce fragment clinique n’est pas éloigné d’une afin d’éviter un conflit avec le ça » 9 . Il ajoute que
mésaventure de Casanova, rapportée dans ses « la raison s’en trouve dans une érotisation trop forte
Mémoires 8 , que Lacan évoque dans le Séminaire des organes intéressés par cette fonction ». Je
XI. Une fois de plus, Casanova a jeté son dévolu sur renvoie à ce propos à un article de Serge Cottet qui
une petite jeune fille. Il a décidé de surcroît de examine le cas particulier de l’inhibition
gruger le père de celle-ci en lui promettant à l’aide intellectuelle 10 et reformulé l’« érotisation » par les
d’une opération de magie de retrouver un coffre de termes d’inclusion de l’objet a : « N’est-ce pas cette
pièces d’or enfoui sous une cave de la maison. Cette inclusion de l’objet a dans la pensée qui, en même
fois, cela tourne mal. Il prépare tout avec la jeune temps, culpabilise, captive l’écrivain ou retient
fille et compte bien conclure avec elle après l’inhibé ? ».
l’opération magique. Au moment de l’opération, il On peut donc repérer maintenant les modes de
dessine un cercle par terre, avec des signes présence de l’objet à des niveaux différents dans le
cabalistiques, se met au milieu et y fait des tableau de Lacan. D’une part dans un rapport de
incantations. Il précise bien que lui n’y croit pas du voilement premier au refoulement originel, comme
tout. Il dit au maître des lieux qu’à la fin des objet cause du désir ; c’est le cas de l’inhibition.
incantations, on saura où est le coffre. Il sait quant à D’autre part, dans une série de voilements
lui qu’on ne le trouvera pas, mais il est certain de secondaires, cet objet fixe le symptôme et se montre
trouver une petite histoire pour se justifier. Ce jour- sur scène dans l’acting out. Enfin, il apparaît comme
là, pendant ses incantations, un orage éclate, et il est tel au sujet au comble de l’angoisse.
saisi de frayeur. Il a l’idée qu’en effet, il vient de L’érotisation trop forte retenue par Freud donne le
faire éclater l’orage. Cet ouvrage auquel il ne croyait rapport étroit de l’inhibition et du désir. L’inhibition
pas, ces signifiants qu’il était en train de proférer est le lieu « où le désir s’exerce », mais comme
appelant le ciel à son aide, lui tombent sur les bras, il retenu dans un rapport de voilement premier,
est embarrassé. Cela va bien au-delà de l’embarras, structural du désir. C’est la raison pour laquelle par
puisqu’il n’ose plus quitter le cercle tracé, imaginant opposition aux deux autres axes verticaux et aux
que c’est là le seul endroit où l’orage ne pourra pas statuts de l’acte auxquels acting out et passage à
le toucher. Il se calme, explique au maître des lieux l’acte renvoient, l’acte mis en rapport avec
qu’il y a eu un embarras, que l’opération ne va pas l’inhibition est l’acte comme tel, dans sa dimension
marcher, et il se retrouve impuissant avec la jeune contraire de l’inhibition, mais en même temps à
fille – c’est la seule fois que cela lui arrive au cours situer au même point que l’angoisse sur le tableau.
des trois volumes de ses Mémoires. Il s’enfuit Là où l’inhibition est dans un rapport de voilement
aussitôt. C’est un passage à l’acte, dernière barrière premier structural du désir, l’acte a une dimension
devant l’angoisse. de franchissement, tel que le sujet n’est plus après
De la même manière que je situais l’axe comme avant. L’acte, dans le sens fort que lui donne
empêchement – symptôme – acting out par rapport à Lacan dans son séminaire « L’acte analytique », ne
l’objet, on peut situer l’axe embarras – passage à demande pas spécialement de mouvement, il peut
l’acte – angoisse par rapport au sujet. Dans même en être dépourvu. Il se définit de ce que le
l’embarras, c’est la barre comme telle qui est mise sujet « après » est un sujet nouveau. Lacan prend
sur le sujet ; le passage à l’acte, c’est la sortie du comme exemple de ce qu’il appelle l’acte « sans
sujet de la scène ; et l’angoisse, c’est le point de qualification » (par opposition à l’acte analytique),
conjonction du sujet comme barré par la rencontre le franchissement par César du Rubicon. Franchir le
de sa castration, avec l’objet. Rubicon n’est nullement un « exploit », une
performance de l’action. C’est un pur
L’inhibition et l’acte franchissement symbolique. César franchit une
limite telle qu’après, il ne sait plus qui il est. Avant,
Terminons par le troisième terme, l’inhibition. il était un des grands généraux de l’armée, après,
L’« inhibition pure », comme dit Freud, c’est-à-dire marchant sur Rome, il sera renégat ou empereur. Par
en son sens restreint, désigne un arrêt du l’acte, le sujet perd son identification précédente, il
mouvement. Freud écrit : « le moi renonce à des ne sait pas qui il sera ; c’est un nouveau sujet.
fonctions qui sont à sa disposition afin de n’être pas Remarquons encore que si l’acte se situe en
contraint d’entreprendre un nouveau refoulement, opposition à l’inhibition, dans le sens où il
9
FREUD S., Inhibition, symptôme et angoisse, p. 4.
10
8 COTTET S., « Sur l’inhibition intellectuelle », Quarto 37/38 « Les usages
CASANOVA, Mémoires, vol. I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 524-59. du symptôme », p. 22.

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renouvelle le sujet, ce n’est pas seulement en mélancolique qui se jette par la fenêtre pour se
opposition interne à l’inhibition, mais aussi dans un réduire à son être de déchet. La clinique, en dehors
rapport à la castration, à un sujet assumant qu’il ne de l’acte suicidaire, nous donne maints exemples de
sera plus le même après qu’avant. En ce sens l’Acte, ce qui se passe pour un sujet, lorsque le fantasme,
s’il est à l’opposé de l’inhibition – et comme tel son qui soutenait son désir tout en le préservant de
référent –, est un au-delà de l’angoisse à inscrire sur l’angoisse, vient à vaciller, et le précipite dans l’acte.
le tableau au même point. Certains sujets viennent ensuite faire une demande
d’analyse, lorsque l’angoisse fait retour et qu’ils sont
Agir, l’angoisse confrontés à ce moment d’amnésie qui entoure l’acte
Marie-Hélène Briole et qui les laisse sans recours immédiat à l’Autre du
signifiant. L’Autre n’était pas là, et c’est par le
transfert qu’une solution peut être trouvée à cette
L’angoisse, comme Lacan nous l’a enseigné, n’est solitude, ce désarroi qu’ils éprouvent après :
pas sans objet. Elle est, en effet, la seule traduction solution non pas du côté du ça, mais du côté de
subjective de l’objet a. Déjà saisissable dans l’inconscient, dans la mesure où il s’agirait alors de
l’approche faite par Freud de la pulsion, cet objet va se confronter à cette vérité du sujet, la castration,
être patiemment construit par Lacan comme ce qui que l’acte tentait de recouvrir de son démenti, l’acte
cause le désir : un reste inassimilable au signifiant et étant toujours lié à la Verleugnung freudienne, du
qui concerne la jouissance du corps, un point de réel fait même que le sujet ne peut s’y reconnaître.
qui fait trou dans le symbolique, en exclusion interne
par rapport au champ de l’Autre. Il est la condition La bague de fiançailles
dont se soutient le désir du sujet et, dans la mesure
où il est insaisissable au miroir donc au-delà de son Cette jeune femme vient dire son trouble : depuis
image spéculaire, seule l’angoisse peut venir en quelque temps, elle ne sait plus si elle aime, alors
signaler la présence réelle « Là où il y a ce que, dans qu’elle croyait maîtriser la situation. Déjà fiancée,
le discours, vous articulez comme étant vous, là où elle projetait de se marier bientôt, et surtout d’avoir
vous dites je, c’est là à proprement parler qu’au un enfant le plus vite possible : d’abord l’enfant,
niveau de l’inconscient se situe a » 1 . ensuite le mariage. Elle presse son fiancé d’entrer
dans son projet, mais celui-ci recule, s’affole,
Il est le roc dont parle Freud et, si nous cherchons à déclarant qu’il n’en est peut-être pas capable, que ce
lire dans l’Autre de quoi il retourne, nous ne n’est peut-être pas son désir. Abasourdie, elle
trouverons que le manque : un manque constitutif du saccage l’appartement, s’employant à briser un
sujet, qui montre les limites de l’image spéculaire et maximum d’objets, puis déchaîne sa violence sur lui
ouvre à la dimension du fantasme, comme fenêtre jusqu’à la vue du sang. Alors elle se détourne et
ouverte sur le monde. Ce que Lacan écrit S ◊ a et qui court jusqu’à la fenêtre, jetant dans la rue toutes les
se lit désir de a. bagues qu’elle portait, parmi lesquelles sa bague de
L’angoisse, c’est ce que le sujet attend, ce qui ne fiançailles. Lorsque cette violence reflue, elle se
trompe pas, le hors de doute, le contraire du doute retrouve comme vidée, épuisée, ne se souvenant de
qui n’est là, chez l’obsessionnel par exemple, que rien mais ne pouvant que constater les dégâts autour
pour combattre l’angoisse. Ce qu’il s’agit d’éviter, d’elle.
c’est ce qui, dans l’angoisse, se tient d’affreuse La réconciliation avec le fiancé sera brève, et
certitude. Or, Lacan le souligne, la référence de la illusoire : la faille est de taille, l’Autre n’offre plus
certitude, c’est essentiellement l’action. On peut aucune garantie, elle n’a plus aucune confiance en
alors faire l’hypothèse que c’est bien de l’angoisse lui (« Ça pourrait recommencer n’importe quand. »,
que l’action emprunte sa certitude. Agir, c’est en dit-elle). D’autres hommes l’attirent, l’amour lui fait
quelque sorte arracher à l’angoisse sa certitude. signe ailleurs, revêtant les insignes du pouvoir ou du
Agir, c’est opérer un transfert d’angoisse. A savoir, elle écrit des lettres d’amour, mais doute de
l’embarras qu’il éprouve, le sujet répond en larguant ses sentiments : sont-ils bien adressés ? Appel au
ses amarres, il répond par un acte, où se réalise son transfert, mise en acte de l’inconscient, qui lui
identification à ce petit a auquel il se réduit. C’est la permet de formuler d’entrée cette question :
jeune homosexuelle qui se laisse tomber par dessus pourquoi cet insupportable ? Qu’a-t-elle perdu dans
le parapet du pont, ce peut être aussi le suicide du ce geste, sinon une part d’elle-même ? « Cette bague
était ce que j’avais de plus cher, mais après je me
suis sentie débarrassée… Je pense que sinon j’aurais
1
LACAN J., Le Séminaire « L’angoisse », 1962-1963.

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pu moi-même me jeter par la fenêtre, j’étais attirée fonctionne comme « valeur de jouissance et monture
par le vide au point de passer à l’écart de toute du sujet » 3 .
fenêtre ouverte… J’avais l’impression que j’allais Nous savons quel choix forcé, et quelle perte forcée,
être happée. », dira-t-elle ensuite. « Si tu n’es pas, je comporte pour un sujet l’aliénation signifiante :
meurs. », dit l’amour. Cri qui peut se traduire : « Tu
n’es rien que ce que je suis. »
« Le sujet de l’inconscient, c’est une réponse du réel
qui s’habille de la question de l’Autre » 2 . Quand
l’Autre n’y est pas pris, et dans l’acting out l’Autre y
est bien, on a affaire à un pur passage à l’acte.

Le choix du sujet

Dans le Séminaire « La logique du fantasme », c’est


à partir de l’acte sexuel que Lacan pose la question
de l’acte, qu’il reprendra l’année suivante avec le
Séminaire « L’acte analytique ». Qu’il y ait ou non
Entre l’être et le sens, le sujet est forcément conduit
acte sexuel repose sur la fonction d’un signifiant,
à choisir le sens, même s’il en perd une partie. Il se
capable d’opérer sur cet acte. L’acte est ainsi défini
trouve dans l’impossibilité de choisir l’être. Avec
en trois points : l’acte est signifiant ; c’est un
« La logique du fantasme », au contraire, c’est
signifiant qui se répète ; il est instauration du sujet
l’inverse qui se produit, une aliénation nouvelle, le
comme tel, c’est-à-dire que, d’un acte véritable, le
choix forcé de l’être. Logique que J.-A. Miller a
sujet surgît différent en raison de la coupure. Sa
dépliée dans son cours 4 , et qui fait apparaître l’acte
structure en est modifiée, malgré la limite imposée à
lié à des coordonnées nouvelles :
sa reconnaissance qui est de l’ordre de la
Verleugnung, à savoir que le sujet ne le reconnaît
jamais dans sa véritable portée inaugurale. Il échoue
à se reconnaître dans cet acte qui le constitue,
puisqu’il est tout entier, comme sujet, transformé par
son acte.
La question développée par Lacan est de savoir si,
dans l’acte sexuel, ça a rapport avec l’avènement
d’un signifiant qui représenterait le sujet comme sexe
auprès d’un autre signifiant, ou si au contraire ça a la
valeur d’une rencontre unique avec le réel. La
réponse de Lacan est claire : il n’y a pas d’acte Cette aliénation nouvelle se fonde sur un cogito
sexuel. C’est précisément pour cela que l’on peut lacanien (l’inverse de celui de Descartes), fondé sur
parler de sexualité ; pour le parlêtre, il y a une la négation « ou je ne pense pas ou je ne suis pas ».
disjonction irrémédiable entre le corps et la Il va y avoir un choix forcé « je ne pense pas, je
jouissance, la satisfaction obtenue et la répétition suis », et un choix refoulé « je ne suis pas, je pense »
poursuivie. Le phallus, en tant qu’il doit manquer à (pensées inconscientes). Autrement dit, le choix
celui qui l’a, devient par là-même l’être du primaire, c’est le choix de l’être du « je suis », c’est-
partenaire, qui ne l’a pas. L’être est insexuable, il à-dire un choix d’être et de maîtrise. Le sujet, nous
n’y a donc que le phallus à partir de quoi se situer. dit Lacan, « s’imagine maître de son être, c’est-à-
Même la jouissance féminine n’y échappe pas. Il ne dire ne pas être langage » 5 . Il s’agit donc d’un faux-
peut y avoir d’acte sexuel qui ne comporte la être (il n’y a d’être qu’à partir du langage), et le « je
castration : le pivot en est une soustraction de suis » serait sujet sans inconscient. L’autre option,
jouissance, ce que Lacan appelle « une jouissance celle qui est fermée, on peut dire qu’on n’opte pas
canée ». Prenant appui sur le fantasme d’où le sujet pour elle. C’est elle qui, à l’occasion, opte pour
est absent en tant que je, la rencontre sexuelle ne vous. Elle n’émerge que par surprise, c’est-à-dire à
peut avoir lieu que par l’entremise de l’objet a, qui la surprise du sujet. C’est à ce niveau du refoulé que

3
LACAN J., Le Séminaire « La logique du fantasme », 1966-1967.
4
2 MILLER, J.-A., « 1, 2, 3, 4 », cours du 24 avril 1985, inédit.
MILLER, J.-A., « Des réponses du réel », cours de l’année 1983-1984, 5
inédit. LACAN J., Le Séminaire « La logique du fantasme » >1966-1967.

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vont se situer maintenant les formulations de Le passage à l’acte trouve à se loger où il s’agit de
l’inconscient, le « donc je suis » étant impossible à l’être. Ce qui le situe à contresens de l’acte
dire. Lacan nous fait apercevoir que c’est la analytique : ça ne dit pas, ou plutôt ça ne dit que ce
psychanalyse comme telle qui constitue l’option que ça veut boucher, la castration, le trou du sujet, la
pour le « je ne suis pas » : elle est d’abord choix de béance au cœur de la structure, passage à l’acte
l’inconscient. union sexuelle acte sexuel : acting out impasse du
sujet

Pour supporter le réel du sexe et l’inexistence de


l’Autre, le sujet va s’inventer un Autre, qui
Comment rejoindre l’option exclue, sinon par le deviendra son partenaire : l’analyste.
transfert, donc le sujet supposé savoir ? Le postulat Pour conclure, j’évoquerai une brève séquence
de ce que permet le transfert, c’est qu’on puisse, à clinique. Il s’agit d’une femme qui a suivi treize
partir du « je ne pense pas », obtenir le « je ne suis années d’analyse freudienne orthodoxe, sans que soit
pas ». Pour Lacan, la psychanalyse est le postulat modifié le symptôme qu’elle a constitué comme
que l’inconscient est invocable à partir du « je ne analytique : l’anorexie. Elle souhaite maintenant
pense pas », dans la mesure où il y a appel au sujet « aller jusqu’au bout », mais de quoi ? De sa
supposé savoir. Le transfert mérite là son nom souffrance, de sa haine et surtout de sa violence. Elle
d’opération, comme ce qui permet au sujet de se menace à l’occasion de « tout casser » chez
soutenir au niveau du « je ne suis pas ». l’analyste. L’Autre auquel elle s’affronte, obscène et
féroce, ne lui laisse que peu de répit ; elle tente de
l’apprivoiser, mais refuse de l’entamer. Un rêve
survient, où il est question d’une opération à subir.
Auparavant, il faudrait qu’elle rende, un par un, tous
les objets qu’elle a volés à autrui. Elle tente de les
identifier et d’en faire la liste, lorsque l’angoisse la
réveille. A la séance suivante, elle arrive avec une
heure de retard. Elle avoue bientôt qu’elle est allée
donner son sang à un centre de transfusion, et
qu’elle s’est évanouie sur le trottoir, après avoir
L’analyste, ici, opère à se tenir hors des effets de énergiquement refusé le sandwich proposé. En
sens. C’est en quoi il devrait être le sujet réalisé, le tombant, elle a attiré l’attention sur elle, et s’est
sujet advenu en fin de parcours à son être de « je ne retrouvée à l’hôpital. Après quelques examens de
pense pas ». Il se situe dans cette nouvelle aliénation routine, elle est repartie à son travail comme si de
du rejet de l’inconscient, c’est-à-dire au prix de rien n’était. En chemin, elle est passée devant
l’inconscient. Au principe même de notre pratique, l’étalage d’un marchand de fruits et primeurs, et elle
l’acte analytique consiste, par l’opération du a volé… une tomate. Elle en éprouve encore honte et
transfert, à ramener vers l’inconscient des sujets qui jubilation : « Rouge comme ma honte, c’est pour
se croient je : ce qui a la valeur de révéler une vérité. moi le fruit de la vie. J’ai pensé alors que,
L’acting out, connecté à la hâte, se trouve à la place contrairement au mois dernier, je n’avais pas eu mes
de ce que traite la vérité. C’est un transfert sauvage, règles ce mois-ci. Comme ce sang ne venait pas, j’en
une sorte de « moi, la vérité, je parle » : ça dit, mais avais en trop, je suis allée l’offrir. »
ce n’est pas le sujet qui dit. Ce n’est pas subjectivé, L’objet ici se fait trop réel, persécuteur. Ses efforts
mais interprétable, l’interprétation valant pour la pour maîtriser la perte, qu’elle soit de signifiant ou
perte qu’elle entraîne : a. de jouissance, remplissent sa vie. Ce trou du réel,

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elle tente de le cerner, de le border avec du conçoit que la mort soit du côté du réveil : « Elle est
signifiant, en s’appuyant sur l’Autre du transfert : un réveil qui participe encore du rêve pour autant
« J’ai surtout peur de m’apercevoir un jour que vous que le rêve est lié au langage » 3 . Par quel moyen le
n’existez pas. », reconnaît-elle. C’est bien là, en langage nie la mort ? Par le refoulement du non-
effet, le destin du sujet supposé savoir au terme rapport sexuel, répond Lacan, et il ajoute, « le réveil
d’une analyse : que, comme sujet, il se compte total (qui grâce au symbolique est la mort du corps)
comme moins un, même s’il ne peut se reconnaître qui consisterait à appréhender le sexe – ce qui est
dans cet acte qui le fonde. « Au commencement était exclu – peut prendre, entre autres formes, celle de la
l’acte. » 6 conséquence du sexe, c’est-à-dire la mort » 4 .
Qu’est-ce donc que le suicide ? Le passage à l’acte
Le suicide : rêve ou réveil suicide se supporte-t-il du rêve ou du réveil ?
Luis Solano Si le réveil – rappelons qu’il était l’un des noms que
J.-A. Miller proposait pour le désir de l’analyste –
Le suicide relève d’un trouble génétique ou constitutionnel très particulier vise à produire comme effet un plus de savoir, le
d’organisation de la motricité… ce trouble d’organisation n’est pas que la rêve est plutôt de l’ordre qui garantit un mieux
cause, mais le reflet d’un certain type de relation de groupe.
Providentiel effet de transfert, c’est le malade qui produit, déroule ses pulsions
dormir au détriment du savoir. Si l’acte suicide
mais c’est l’inconscient de l’analyste qui assume la charge de élaboration relève du « parti-pris de ne rien savoir », telle est la
secondaire, c’est dans l’inconscient de l’analyste et non pas dans celui du
patient que se construit l’idée de suicide.
définition structurale de cet acte qui est paradigme, il
Thèses qu’on avançait à la SPP un an après la scission de 1953… s’en déduit qu’il est porté de préférence par le rêve
que par le réveil. Nous verrons plus loin comment, à
Le lecteur de Freud dut attendre un an pour voir partir de l’enseignement de Lacan, il est possible de
apparaître l’« Au-delà du principe du plaisir », systématiser ce parti-pris structural de ne rien
commencé au printemps 1919. C’est là que Freud vouloir savoir.
évoquant la mort, donne à celle-ci un statut Venons-en maintenant aux « exemples cliniques ».
hautement symbolique : «… on est victime, non
d’un accident ou d’un hasard qu’on aurait peut-être Un assassin est mon maître
pu éviter, mais d’une loi implacable de la nature,
d’une αναγχη à laquelle nul vivant ne peut se Tout d’abord, Henry de Montherlant. Son « acte
soustraire » 1 ultime » survint le dernier jour de l’été de 1972. Il se
tira une balle de revolver dans la bouche et croqua
une ampoule de cyanure. Il ne s’est pas raté. Il avait
Goethe, dès 1883, soutenait que la mort était une
soixante-seize ans, seulement.
conséquence directe de la procréation. La vie aspire
à la mort, dit encore Freud. Lacan considère la vie Le suicide est une « mort raisonnable » pour
comme incarnée par le corps et aspirant à une pleine Montherlant comme pour ceux qui ont exercé une
conscience. Il place cette vie au-delà de tout réveil, forte fascination sur lui, à savoir les Romains.
car «… même dans le réveil absolu, il y a encore une Menacés par César ou atteints par la maladie, ils
part de rêve qui est justement rêve de réveil » 2 . s’offraient une mort digne.
Nous avons appris, nous inspirant de son
enseignement, que le réveil est de l’ordre de A soixante-trois ans, Henry de Montherlant répond à
l’impossible, qu’on ne se réveille jamais. la question « Pourquoi es-tu heureux de mourir ?
La mort est-elle un rêve ou un réveil ? Ne peut-on Parce que je vais cesser de ne pas comprendre. »
désirer mourir, rêver qu’on meurt ? Deux ans avant son suicide, Montherlant écrit le seul
roman à paraître avec une préface : Un assassin est
La mort est rêve, un parmi d’autres, qui sert le désir mon maître 5 . Il s’agit – très brièvement – d’un
de perpétuer la vie, et Lacan ajoute « de séjourner homme défini comme étant un lecteur né :
dans le mythique ». Ce séjour laisse imaginer, au « Indolent, inconsistant, incohérent, instable, et
sujet qui y aspire, qu’il sera confondu avec ce savoir merveilleusement doué pour l’impuissance
supposé soutenir le monde, ce savoir absolu. Lacan créatrice ». Il était aussi curieux, et voulant en savoir
davantage sur son sort, son devenir, il fit une
6
FREUD, S., Totem et tabou (1912-1913), Paris, Payot, 1989. 3
1 LACAN J., op. cit., p. 3.
FREUD S., <, Au-delà du principe du plaisir Essais de psychanalyse, 4
Paris, PBPayot, 1977, p. 56. Ibid.
2 5
LACAN J., Improvisation : désir de mort, rêve et réveil », L’Âne, n°3, MONTHERLANT (de) H., Un assassin est mon maître, préface du Prof.
Paris, 1981. Jean Delay, nrf, Gallimard, 1971.

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rencontre : l’Introduction à la psychanalyse de S. Au cours des douze dernières années de sa vie,


Freud. La suite, ce fut un délire de relation ou Henry de Montherlant lira deux à trois fois par an un
paranoïa sensitive de Kretschmer. La préface de ce texte d’un jeune écrivain. Il s’agit d’une étude sur le
livre fut écrite en soixante pages par le Professeur suicide chez les Romains 8 . Cette étude nous
Jean Delay, en réponse à la demande d’Henry de apprend qu’en Grèce aussi bien qu’à Rome, dans
Montherlant. J. Delay l’intitula : « Le cas Exupère », toutes les écoles (pythagoricienne, platonicienne ou
nom du héros du roman. On peut se demander si une néoplatonicienne) le suicide était condamné comme
autre réponse que celle de Delay à la question de acte. Seuls les philosophes matérialistes et athées (à
Montherlant aurait pu modifier en quoi que ce soit la savoir ceux qui ne servent aucun Dieu) prêchaient le
position de ce dernier, non pas seulement à l’égard suicide. C’étaient les cyniques, les Épicuriens et les
de la psychanalyse, mais au regard du savoir à venir, Stoïciens. Parmi les premiers : Diogène, Métroclès,
du savoir à produire. Le fait est que « le cas Ménippe, Démorrax et Peregrinos se sont donné la
Exupère » est plutôt une invitation à se tenir à mort, tandis que les stoïciens en faisaient l’acte
carreau par rapport au savoir, et une sorte philosophique par excellence.
d’avertissement pour ceux qui voudraient
s’aventurer sur un terrain miné par l’inconnu. Par A soixante-cinq ans, Henry de Montherlant
ailleurs, l’écrivain ne pensait-il pas qu’on n’avait pas renouvelle ses attaques contre les vieillards qui
le droit de demander des explications à la vie ? s’accrochent par avarice, orgueil, goût du pouvoir,
manie de faire quelque chose, alors que la vie les
Dans son dernier texte, inédit en 1987 – soit quinze quitte inexorablement. Les Romains se tuaient par
ans après sa disparition –, Montherlant avoue que peur de la maladie, celle qui conduisait
« la seule façon qu’ait un homme de prouver qu’il inéluctablement à la sénescence. Les Romains se
est intelligent est d’avoir été heureux » 6 . Tel était suicidaient aussi pour des causes politiques et
son but à lui : être heureux. Si les passions de sociologiques et aussi bien pour ne pas survivre à un
l’analyste sont épinglées par Lacan comme étant être aimé. Mais la raison la plus profonde du suicide
l’amour, la haine et l’ignorance, Montherlant chez eux a été formulée par Tacite : « Les Romains
nomme les siennes : l’indépendance, l’indifférence ne supportaient pas d’être suspendus entre la crainte
et la volupté. Et lorsqu’on lui demandait qui avaient et l’espérance. » Sur Pétrone, Tacite nous en lègue
été ses maîtres, il citait « Pyrrhon, le doute ; quelques lignes. Bien que ballotté à un moment
Anacréon, le plaisir et Regulus, le courage ». Il a donné entre la crainte et l’espoir, car il se sent
toujours aspiré à une postérité semblable à celle de condamné, il se refuse à bâcler sa mort. Il va mourir
Stendhal, mais il ne deviendra jamais diplomate. comme il a vécu en artiste. Ne laissant aucune
Une lettre inédite de 1918 à sa grand-mère, alors chance à son bourreau Néron, il fait de sa mort ce
qu’il avait vingt-trois ans, nous apprend ceci : « Oui, qu’il a fait de sa vie : une fête. Néron s’est donné lui
je suis absolument un enfant. Mon goût des choses aussi la mort en laissant à la postérité la phrase
brillantes, mon impuissance à supporter les moindres devenue depuis lors célèbre : « Quel artiste le monde
contrariétés, mon impatience, mes impulsions, ma va perdre ! »
vanité ridicule, mon assurance en moi-même, mon
irréflexion, ma facilité à être impressionné par tout Il existait, selon le témoignage d’un historien de
et à changer d’humeur d’une minute à l’autre parce l’antiquité Valère-Maxime 9 , une sorte de procédure
que le soleil vient se montrer, ma mobilité, mes devant un conseil qui était censé se déterminer quant
enthousiasmes, mes fanfaronnades, tout ce qu’il y a au bien-fondé du suicide auquel aspirait le candidat
de faux et de sincère, en vérité tout cela porte douze qui s’y présentait. Voici donc les propos de
ans. C’est sans doute pour cela que les enfants l’historien :
m’intéressent. C’est une forme de mon égoïsme : en « On garde, dans un dépôt public de Marseille, un
eux, continuellement, c’est moi que je cherche et breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le
que je retrouve. » 7 A la charge du lecteur le soin donne à quiconque fait valoir devant le conseil des
d’en relever le trait. Six-Cents (tel est le nom du Sénat) les raisons qui lui
font désirer la mort. A cet examen préside une virile
humanité, qui ne permet pas de sortir de la vie à la
6
MONTHERLANT (de) H., Résumé de poche, Montherlant et le suicide, 8
Éditions Le Rocher, 1988. MATZNEFF G., Le suicide chez les Romains, Le défi, Éditions de La
7 Table Ronde, 1988.
SIPRIOT P., Montherlant sans masque, Tome II, Paris, Éditeur R. Laffont, 9
1990, p. 480. VALERE-MAXIME, II, 6, 7.

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légère, mais qui, si le motif de la quitter est juste, en suicide », l’existence « d’une ouverture, si étroite
fournit un moyen aussi prompt que légitime. » qu’elle soit, sur l’au-delà ». Six mois avant de
Henry de Montherlant perd, à soixante-quinze ans, la disparaître, Drieu La Rochelle écrivait sur la mort
vision de l’œil gauche dans un accident et, un an qu’il ne l’oubliait pas : « c’est le noyau de mon être
après, il se suicide. Il écrivait, bien avant cet acte, que je veux atteindre. » 12
que « les grands écrivains, quand ils meurent,
deviennent bien des constellations. Ces étoiles, ce Il soutenait avoir toujours gardé vivante en lui l’idée
sont leurs œuvres, c’est-à-dire que ce sont eux- de l’immortalité. Il définissait la mort comme un
mêmes, puisqu’ils ont fait passer leur substance dans seuil au-delà duquel la vie continuait. Se disait
leurs œuvres. » Voilà donc l’au-delà ou l’après de fondamentalement séduit par le fait que le suicide
l’« acte » parfaitement calculé par Montherlant lui- est un acte qui s’accomplit dans la solitude. Solitude
même. « Acte » qui sert ce rêve qui l’a toujours qu’il assimilait au « recueillement et à la méditation,
porté : une postérité qui, à défaut d’être celle de à la délicatesse de cœur et d’esprit, à la sévérité vis à
Stendhal, fut la sienne. Sur ce qui déclencha l’acte vis de soi-même, tempérée d’ironie, à l’agilité à
suicidaire, nous ne savons pas grand chose, ce qui comparer et à déduire » 13 .
n’est pas pour nous surprendre d’un acte qui se
fonde sur le « ne rien vouloir savoir ». D’ailleurs la On a dit que Drieu La Rochelle était un dandy. Drieu
littérature qui est née de ce manque de savoir ne avoue avec regret ne pas avoir occupé ce poste de
saurait voiler ce qui la cause. Les cendres de dandy, resté vacant après que ses derniers occupants
Montherlant furent dispersées, six mois après sa aient tous perdu la tête, Baudelaire, Renan, Remy de
mort, par deux des quatre amis, à qui Montherlant en Gourmont et Mallarmé. La position de dandy est
fit connaître son désir, à Rome, dans l’enceinte du pour Drieu celle de « l’homme rigoureusement non
temple de la Fortune Virile et sur les eaux du Tibre. conformiste, qui se refuse à toutes les sottises
courantes dans un sens et dans l’autre, et qui
Viser le noyau de l’être manifeste discrètement mais fermement une
sacrilège indifférence » 14 . Par ailleurs, il fondera
Dans sa Télévision de 1973, Lacan, à propos de la
son éloignement de cette position de dandy par son
question « Que peut-on espérer ? » que lui pose J.-A.
refus du « puritanisme déguisé » : « noli me tangere,
Miller, répond ceci :
on s’abstrait de la vie, des tâches, des bavures » 15 .
«… espérez ce qui vous plaira. Drieu n’a jamais cessé de clamer son impatience à
Sachez seulement que j’ai vu plusieurs fois attendre la mort. Entre deux peurs, celle de mourir et
l’espérance, ce qu’on appelle : les lendemains qui celle d’être tué, il criait avoir vaincu celle de mourir.
chantent, mener les gens que j’estimais autant que je Le 1er janvier 1945, Drieu écrit dans son Journal
vous estime, au suicide tout simplement. » 10 pour l’avant dernière fois. Ce jour, Drieu laisse
Qu’on me permette de rapprocher de cette allusion tomber sa sentence sur ce qui a été et sera : « Je suis
le devenir de Pierre Drieu La Rochelle. Drieu un homme de rêve. » Son suicide est à situer dans ce
songeait au suicide depuis presque toujours. Souvent registre. Seulement ce suicide ne survient pas
il se surprenait à imaginer son au-delà. Ainsi, dans n’importe quand. Souvenons-nous du préalable posé
sa toute première jeunesse, il s’identifie à l’inconnu, par Lacan : « les lendemains qui chantent ». Drieu,
à l’indéterminé, à l’indicible. Puis, il devint le néant. devant les comptes qu’il allait devoir rendre à
Drieu n’avait aucune confiance en la portée de ce l’histoire, au lieu de décider d’affronter les effets de
signifiant nouveau, logé désormais dans ce lieu où vérité produits par sa position éthique et politique
gisait le cœur de ses rêves. Il ne tarda pas à en passée, position dont il essaiera d’annuler les
déloger le sens. Voici ce qu’il dit dans son conséquences par une sorte de pirouette, opta pour
merveilleux Récit Secret 11 «… n’était-ce pas un lieu un ne rien vouloir savoir radical. Cette jouissance
très doux, donc encore de la vie, une vie donc, qu’il atteignait auparavant en s’appuyant sur
ralentie, quelque chose comme le début du sommeil, l’identification à l’occupant, il allait l’atteindre cette
quelque chose comme les gris champs-élyséens dont fois en court-circuit. C’est ce « noyau de l’être » que
parle Virgile ». Ces soupçons envers ce néant le
conduisirent à envisager qu’il relèverait de la
12
condition nécessaire pour perpétrer l’« acte DRIEU LA ROCHELLE P., Journal, 22 octobre 1944, Paris, nrf,
Gallimard.
13
DRIEU LA ROCHELLE P., Récit Secret, Paris, nrf, Gallimard, p. 35.
10 14
LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1975, p. 66. DRIEU LA ROCHELLE P., Journal, 3 février 1945, Paris, nrf, Gallimard.
11 15
DRIEU LA ROCHELLE P., Récit Secret, Paris, nrf, Gallimard, p. 19. DRIEU LA ROCHELLE P., op. cit., p. 83.

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Drieu eut la lucidité de mettre en lumière – cet être névrose et de la psychose. Si le suicide peut faire
au-delà du sujet –, qui constituait l’objet de la fonction de substitut, c’est peut-être parce que,
rencontre qui lui était, somme toute, la plus chère. structuralement, il est fait de la même étoffe ou bien
L’« acte », il l’accomplit selon les indications d’un il inclut au moins un élément qui autorise ce
autre surréaliste, et non des moindres, suicidé par rapprochement. De quoi s’agit-il ?
pendaison, René Crevel : phénobarbital et gaz.
Si la névrose et la psychose peuvent être définies
Trois ans plutôt à Pétropolis, cité proche de Rio de comme manquements à la règle du bien dire, le
Janeiro, sous la crainte oppressante des lendemains suicide alors n’est que le court-circuit de ce même
qui déchantent, Stefan Zweig se suicide. Il se suicide manque – court-circuit, puisqu’il est action, voire
dans un contexte où il est aisé de le rapprocher avec aboutissement. Ce manque à la règle du bien dire
celui de Pompée : peut très bien se supporter d’un ne rien vouloir
Pour moi qui ai toujours vu la fortune me sourire, je savoir. C’est ce que démontre l’exemple clinique de
veux, dans la crainte que l’amour de la vie ne Freud : lorsqu’il demande à un jeune garçon, sain et
m’expose à des retours cruels, échanger le reste de intelligent, pourquoi il s’était tiré un coup de feu,
mes jours contre une fin bienheureuse » 16 celui-ci répondait qu’« il ne savait pas ».
En 1901 parut à Leipzig le livre du Docteur Baer :
Le suicide dans l’enfance. La Société Le retour à Freud, opéré par Lacan dans les années
Psychanalytique de Vienne décida de présenter et de 50 notamment, nous a légué la possibilité – entre
discuter son contenu, le mercredi 20 avril 1910. autres – de pouvoir systématiser le « ne rien vouloir
Federn et Nunberg ont attribué à cette séance le savoir » : au sens de la Verdrangung, au sens de la
numéro 104. Le Professeur Oppenheim en fit un Verleugnung et au sens de la Verwerfung. Peut-être
compte rendu qui fut suivi par les seize membres est-il possible alors d’envisager, par souci de
présents dont S. Freud. Freud note déjà, dès 1910, systématisation, l’« acte suicide » dans les
que le sujet, de son acte suicidaire, n’en sait rien. Il différentes structures cliniques. Il est entendu que le
souligne fondamentalement ce manque de savoir du fondement de l’acte suicide « procède du parti-pris
sujet et essaie – fidèle à son habitude – de construire de ne rien vouloir savoir ». Si l’opération en jeu est
une clinique sur ce phénomène. Bien que ce le refoulement, alors nous serons conduits à placer
problème du suicide commence à peine à être l’acte suicide du côté de la névrose, tandis que s’il
sérieusement traité, Freud pense que l’hypothèse, s’agit de la forclusion nous situerons l’acte suicide
selon laquelle « dans le suicide, la pulsion de vie est dans la psychose. Ce serait le démenti qui entrerait
vaincue par la libido », peut être acceptée. Sa en jeu pour soutenir cette volonté de ne rien vouloir
validité se soutient de la définition générale de la savoir, dont relèverait le suicide dans la perversion ?
névrose : conflit entre la pulsion du moi et les Ainsi, il nous semble légitime d’énoncer que la thèse
pulsions sexuelles. C’est alors que Freud pose la de Lacan de 1973 à propos de la structure intime du
question de savoir « dans quelles conditions cette suicide est une thèse d’inspiration éminemment
victoire est possible et quand elle mène au suicide au freudienne.
lieu de produire une névrose ». Selon cette
conception, « le suicide ne serait pas tant une Concluons ici, en soulignant que ce que nous
conséquence qu’un substitut de la psychose, bien enseignent les actes « réussis sans aucun ratage » de
que les deux formes puissent bien entendu se nos deux écrivains, c’est que le sujet peut avoir
combiner à un degré quelconque » 17 . La discussion horreur de savoir. Cette horreur de savoir concerne
se poursuit le mercredi suivant et Freud rappelle que une vérité que le sujet décide de refouler, démentir
« le suicide n’est rien d’autre qu’une sortie, une ou forclore. Plutôt mourir que de se confronter à la
action, un aboutissement de conflits psychiques, et cause de cette horreur de savoir. Le savoir qui porte
qu’il s’agit d’expliquer le caractère de l’acte et sur la castration du sujet, notamment, ne peut viser
comment le suicidé vient à bout de la résistance que le réveil du sujet. Pour Henry de Montherlant et
contre l’acte du suicide » 18 Nous retenons de ces Pierre Drieu La Rochelle les dés sont jetés et le
derniers propos le rapprochement, établi par Freud, choix univoque est sans rémission : plutôt le rêve
du suicide avec les structures telles que celles de la que le réveil.

16
VALERE-MAXIME, Vol. II, 6, 8.
17
FREUD S., Minutes de la S.P. V, Tome II, n°104, Gallimard, p. 48182.
18
FREUD S., op. cit., n°105, p. 491.

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Logique lacanienne
Clinique et topologie C’est là où nous mène Lacan, à passer outre les
Pierre Skriabine effets d’inhibition, voire d’horreur, que produit sur
nous la topologie, pour nous confronter à la structure
Première partie même à quoi nous avons affaire.

Le défaut dans l’univers 2. La pliure

Pour essayer de rendre tout de suite sensible que la


En guise d’introduction à la logique fondamentale clinique et la topologie sont indissociables, risquons-
qui rend pour nous solidaires la clinique et la nous à nous mettre dans la position de témoins,
topologie, douze remarques, dont le sous-titre c’est-à-dire – puisque c’est la même chose, comme
générique pourrait être : « le défaut dans l’univers ». le rappelait Lacan – de martyrs de ce nouage du
sujet à la topologie.
1. La structure Partons, non pas d’un objet topologique, mais d’une
représentation équivoque, à partir de l’imaginaire de
La clinique opère à partir de la structure, avec la cette figure, dite du cube de Necker.
structure, et, pourquoi ne pas nous y avancer comme
le fait Lacan dans « L’Étourdit », elle opère sur la
structure 1
Ce terme de structure, tel que Lacan le met en
valeur, c’est le réel même en jeu dans l’expérience
analytique.
La structure est ce qui concerne le sujet parlant : dès
lors qu’il habite le langage, qu’il est parasité par le
langage, il se trouve soumis à la logique du
signifiant et aux spécifications propres du langage,
autrement dit à l’ordre qui est celui du registre du
symbolique.
La structure est ce qui rend compte de cette prise du
corps vivant dans le symbolique ; elle est ce qui Un spécialiste américain de ce qu’on peut appeler
supporte la façon dont s’articulent le sujet, l’Autre et les amusements scientifiques, Rudy Rucher, dans un
l’objet, dont se conjuguent langage et jouissance, la ouvrage intitulé La quatrième dimension 2 , a décrit
façon encore dont pour l’être parlant se nouent les cette figure du cube inversible, et noté son effet
trois registres du réel, du symbolique et de d’illusion dans l’imaginaire. L’un de nos collègues 3
l’imaginaire. s’en est naguère inspiré comme support et comme
La structure, c’est donc aussi bien ce qui permet de métaphore de l’équivoque signifiante dans la
s’orienter dans la clinique. vacillation qu’elle produit pour un sujet entre deux
Et cette structure, qui s’articule en termes de places positions, entre S1 et S2, et mis en valeur, en tant
et de relations, autrement dit en termes de positions qu’il est là sensible au niveau du corps, cet effet
et de propriétés qui résultent des positions, c’est par d’aphanisis du sujet représenté par un signifiant
là même une topologie, puisque cette dernière pour un autre signifiant, cet effet de coupure, de
formulation n’est autre que celle d’Euler en 1736 division du sujet par le signifiant.
pour définir justement la topologie naissante comme Mais nous pouvons aussi bien mettre l’accent sur
domaine nouveau dans les mathématiques. une portée plus fondamentale, qui n’est pas de
Nul sujet donc qui ne soit topologue, fût-ce sans le métaphore, mais de structure, de ce à quoi nous
savoir – nul analyste a fortiori – mais lui pourrait introduit cette figure, et y reconnaître d’abord l’effet
bien vouloir en savoir quelque chose, malgré tout. de l’objet – ici de l’objet regard – sur le sujet, y

2
RUCKER R., La quatrième dimension, Paris, Seuil, 1985.
1 3
LACAN J., « L’Étourdit », Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 34. INARRA D., exposé non publié, mai 1989.

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reconnaître donc la refente du sujet par l’objet équivalente, si je puis dire, à sa pliure, c’est-à-dire
regard. ce que j’ai appelé sa division de sujet » 4 .
C’est en effet ce que produit cette perspective Pour faire apparaître la topologie du sujet –
équivoque en tant qu’elle met le sujet devant un topologie du huit intérieur – à savoir la structure
choix entre deux façons de faire porter le regard, Möbienne, réductible à sa coupure, qui est aussi son
dans l’espace, sur le cube imaginarisé, c’est-à-dire bord, ce huit intérieur où s’articulent précisément le
un choix entre deux positions possibles de ce sujet, sujet du signifiant et l’objet, il suffit de compléter le
déterminées par l’objet regard. dessin de la pliure :
Autrement dit, c’est la division subjective qui se
trouve là présentifiée par l’objet regard.
Ces deux positions du sujet s’excluent
mutuellement ; il y a discontinuité radicale de l’une
à l’autre ; entre les deux, nulle place pour le sujet,
c’est un entre-deux intenable, un effet d’aphanisis
du sujet qui saisit le corps.
C’est de la façon dont le sujet se prend, et se
déprend – mais pour s’y trouver pris autrement – de
l’objet, c’est de par sa division par l’objet, et de par Ainsi, ce que rend particulièrement sensible dans
ce qui relève déjà, au regard de cette division, d’un l’imaginaire et dans le corps cette représentation
choix et d’un consentement du sujet, que se déploie qu’est le cube de Necker, ce n’est rien d’autre que ce
la structure Möbienne, à savoir la topologie qui rend que Lacan a articulé, a minima, à partir de cette
compte, comme le montre Lacan dans son séminaire structure topologique élémentaire et fondamentale
sur l’identification, de la structure du sujet parlant. qu’est la bande de Möbius. Nous retrouvons là
Pour le montrer, il suffit, a minima, de deux l’avancée topologique faite par Lacan dans son
dimensions : celles d’une feuille de papier séminaire sur l’identification.
représentée sur cette feuille de papier. Cette bande de Möbius nous introduit en effet au
premier développement par Lacan de sa topologie au
début des années soixante, qui correspond à une
période de son enseignement, annoncée dès 1953
dans le « Discours de Rome », consacrée tout
particulièrement à la mise en valeur de l’ordre
Cette feuille, vue en perspective, nous pouvons symbolique et de la notion de structure.
l’imaginer vue par dessus, ou bien vue par dessous : Lacan à cet égard appuie son avancée sur la
choix que le regard impose au sujet, tout comme topologie des surfaces asphériques, dont
avec le cube de Necker. l’élaboration culmine avec la formulation qu’il en
Ces deux façons de voir qui s’excluent, nous fait dans « L’Étourdit ». Cette topologie qui articule
pouvons cependant les faire apparaître le sujet, l’objet et l’Autre, qui articule
synchroniquement, en pliant cette feuille topologiquement le discours lui-même, procède,
représentée. nous dit Lacan – justement dans « L’Étourdit » –
« du défaut dans l’univers » 5 .

3. La topologie et la science

Nous pouvons à ce point formuler une remarque qui


peut s’énoncer ainsi : la topologie est un domaine de
La fonction du sujet est ce qui assure cette la science par où la science rend compte de son
coexistence comme possible. Nous pouvons voir échec à suturer le sujet ; c’est en cela que topologie
dans cette pliure la pliure même de la division et psychanalyse sont solidaires.
subjective dont fait état Lacan dans le Séminaire XX, Cette topologie – qui fait partie de ce par quoi la
Encore : « Pour tout être parlant, la cause de son psychanalyse procède de la science, est corrélative
désir est strictement, quant à la structure, de la science – est celle du sujet, de ce sujet que la

4
LACAN J., Le Séminaire XX,, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 114.
5
LACAN J., « L’Étourdit » /op. cit.

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science vise à forclore, à suturer, mais où justement l’incomplétude de l’Autre, la position structurante
elle échoue. du manque dans l’Autre ; partant de A, elle aboutit à
Le sujet, ainsi que l’écrit Lacan dans « La science et A, alors que c’est explicitement sur A que se fonde
la vérité », « reste le corrélat de la science, mais un sa topologie des années soixante-dix, celle des
corrélat antinomique puisque la science s’avère nœuds.
définie par la non-issue de l’effort pour le Là est le point de cohérence fondamental : la
suturer » 6 . topologie de Lacan, celle des surfaces, celle des
Cela introduit ce mode du sujet « pour lequel nous nœuds, est une topologie de A qui prend son assise
ne trouvons d’indice que topologique, mettons le de ce que l’Autre n’existe pas.
signe générateur de la bande de Möbius, que nous
appelons le huit intérieur ». « Le sujet est, si l’on 5. A
peut dire, en exclusion interne à son objet » ajoute
Lacan. Ce défaut dans l’univers, dans l’univers du
C’est le sujet divisé, équivalent à sa division : signifiant, c’est-à-dire ce qui nous autorise à écrire,
– sa division par le signifiant, dans l’aliénation, le avec Lacan, A, tient à ceci que le signifiant ne se
choix forcé de l’Autre et de la chaîne signifiante au définit que de la différence, ce qui est la base même
prix du manque-à-être ; de la linguistique.
– sa refente par l’objet, là où il pourrait trouver un Rappelons cette définition différentielle du signifiant
complément d’être. telle que la formule Saussure dans son cours de
linguistique :
4. Le défaut dans l’univers « Dans la langue, il n’y a que des différences […].
Appliqué à l’unité – c’est-à-dire un fragment de
Il est essentiel de souligner que le langage, le
chaîne parlée correspondant à un certain concept –
symbolique, met en jeu de façon fondamentale,
le principe de différenciation peut se formuler ainsi :
intrinsèque, ce « défaut dans l’univers ».
les caractères de l’unité se confondent avec l’unité
Cette fonction du défaut, du manque, du trou est elle-même. Dans la langue, comme dans tout
strictement équivalente au langage, elle supporte système sémiologique, ce qui distingue un signe,
toute notion même de structure ; une structure n’est voilà tout ce qui le constitue. C’est la différence qui
jamais qu’un mode d’organisation du trou – c’est-à- fait le caractère, comme elle fait la valeur de
dire, une topologie. l’unité » 7 .
Par exemple, avec la bande de Möbius, il est Opérer avec le signifiant, c’est opérer avec de la
sensible que ça se boucle, que ça met en jeu, comme différence. Le signifiant comme tel, Lacan y insiste,
le tore, un trou central. Mais, comme on peut le voir, sert à connoter la différence à l’état pur ; les
pour revenir à son point de départ en se déplaçant signifiants ne manifestent d’abord que la présence de
sur cette surface de la bande de Möbius, il faut faire la différence comme telle, et rien d’autre.
deux fois le tour du trou : c’est une topologie du
Ça a différents ordres de conséquences. La première,
double tour du trou.
immédiate, c’est que le signifiant est corrélatif d’une
Ce trou, c’est donc d’abord ce défaut dans l’univers perte, celle de la référence. Alors qu’un signe
qui tient au langage, et à rien d’autre. Cela veut dire représente quelque chose pour quelqu’un, le
que l’Autre du langage est fondamentalement signifiant, qui ne vaut que par la différence qu’il
défaillant, qu’il n’est pas garant de lui-même : il n’y introduit et par rien d’autre, implique que le rapport
a pas de garant ultime, il n’y a pas d’Autre de du signe et de la chose soit effacé. C’est au prix de
l’Autre ; et plus fondamentalement l’Autre, comme cette perte, de l’effacement de la trace qu’était le
complet, comme consistant, n’existe pas. Ce défaut signe, qu’advient le signifiant. Le signifiant en tant
dans l’univers, Lacan l’écrit A. que tel est produit d’une perte.
A, voilà ce qui fait le lien de la topologie des Une seconde conséquence porte sur l’Autre, comme
surfaces, que nous venons d’évoquer, avec la bande trésor des signifiants. Je vais tenter de résumer ici le
de Möbius et le tore, avec la topologie des nœuds. développement qu’en fait Jacques-Alain Miller dans
Notons que la topologie de Lacan des années son cours intitulé « Extimité » 8 .
soixante prend son départ de l’Autre pour parvenir –
justement dans ces surfaces, tore, bande de Möbius, 7
cross-cap, bouteille de Klein – à mettre en fonction SAUSSURE F. de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p.
166-168.
8
6 MILLER J.-A., Extimité », cours de l’année 1985-1986, leçon du 14 mai
LACAN J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 861. 1986, non publié.

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L’Autre est le trésor des signifiants, mais est-ce que justement de n’être pas tous les autres signifiants, de
cela fait un ensemble, est-ce que cela peut faire un ceci dépend cette dimension qu’il est également vrai
tout, étant entendu que l’opération qui le structure, qu’il ne saurait être lui-même, autrement dit qu’on
c’est la différence ne peut pas écrire a = a ». Le signifiant est
Prenons un ensemble de quatre éléments, a, b, c, et d’essence différent de lui-même ; rien du sujet ne
d, et cet opérateur de différence ; de a, nous saurait s’y identifier sans s’en exclure », ajoute-t-il.
pourrons dire a ≠b, a ≠c, a ≠d. A partir de a, nous
avons un ensemble (b, c, d) défini par la différence à 6. S
a. Nous obtiendrons de même à partir de chacun des
éléments un ensemble, celui des trois autres, défini Ceci nous ramène au sujet – au sujet en tant que
par la différence à cet élément. Autrement dit, nous parlant –, qui n’est sujet que par le signifiant.
pourrons définir un tout, un ensemble, à condition Ce n’est donc que dans le champ de l’Autre, de
qu’à chaque fois un n’y soit pas, qu’il y ait une l’Autre qui est de toujours déjà là, de l’Autre où ça
exception. parle de lui, qu’un sujet peut advenir, à s’y
Pour obtenir un ensemble exhaustif, il aurait fallu un reconnaître sous un signifiant, sous ce signifiant-
autre opérateur, par exemple l’identité : ∀x, x = x maître S1 de l’identification fondamentale.
Cela donne un tout complet, mais qui se fonde sur S1 désigne ce signifiant inaccessible au sujet et qui
x = x, c’est-à-dire sur un zéro de sens. C’est parce pourtant soutient le sujet. C’est pourquoi Lacan,
que la langue vise le sens que la logique du dans sa formulation du discours analytique, écrit :
signifiant dont elle se soutient est une logique de la
différence. S
Puisque le signifiant est différentiel, il n’y a pas de S1
tout possible des signifiants, il en manquera toujours S1 est sous la barre, à jamais séparé du sujet, en tant
un ; pour faire un tout, il en faut un de plus, qui, lui, qu’il constitue Urverdrangung dont parle Freud,
n’y sera pas, qui fait exception. A est donc c’est-à dire le refoulement originaire : le sujet reste
incomplet, il comporte un manque et, à cette place, coupé de ce signifiant qui pourtant le détermine en
ce qui fait consister A, c’est ce signifiant extérieur, tant que tel.
qui en fait bord, et que Lacan écrit S(A).
Dans ce temps logique et mythique du refoulement
Cependant il y a quand même un moyen de pallier originaire, le sujet, qui n’est rien d’autre que S1, à
l’incomplétude et d’intégrer dans l’ensemble tenter de se saisir dans ce S1 même, s’en trouve
complété le signifiant qui fait exception : c’est, dans exclu. Cela tient à la structure même de l’Autre, à la
l’exemple que nous avons pris de a, b, c, et d, définition différentielle du signifiant qui ne peut se
d’accepter d’écrire a ≠a, ce qui transforme la saisir lui-même, sinon comme différent de lui-
fonction du un-en-plus en la fonction de l’élément même, qui ne peut donc se saisir que dans son auto-
qui n’est pas identique à soi-même. différence.
Ce sont des fonctions logiques. Que n’importe quel Comment rendre compte, dans ce moment de la
signifiant puisse venir à cette place ne change rien à constitution du sujet, du refoulement originaire, par
ceci : qu’il est nécessaire soit qu’un élément reste où le sujet advient comme manque de signifiant,
exclu, soit – et c’est ce qui peut remplacer la comme un-en-moins, dans le mouvement logique
condition précédente – que soit introduit un élément même où il se constitue ? C’est comme support de
hétérogène, différent de lui-même ; s’il vient ainsi ce temps logique de la naissance du sujet dans cette
compléter l’Autre, il le rend par là même tentative d’auto-saisie du S1, dans ce redoublement
inconsistant. du S1 par S1, que Lacan introduit, dans
Incomplet ou inconsistant, l’Autre n’existe que « L’identification », la figure du huit intérieur.
barré.
Remarquons avec Lacan que chaque fois que se
trouvera posée la question de la nomination, chaque
fois par exemple qu’on tentera de désigner un
signifiant par lui-même, d’écrire a = a, ce signifiant
viendra à cette place logique du point
d’inconsistance : il n’y a pas de tautologie.
« Un signifiant, dit Lacan dans la leçon du 6 Ce temps logique de la constitution du sujet comme
décembre 1961 se son séminaire "L’identification", manque, Lacan l’illustre à l’aide d’une opération de
de ce fait qu’il ne puisse se définir que de ceci

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logique construite à partir des cercles d’Euler, qui topologie, c’est cette structure même, telle que la
est celle de la différence symétrique, c’est-à-dire la nécessite le fondement du sujet dans le signifiant.
réunion moins l’intersection : c’est ce qui est ou bien C’est donc comme conséquence logique de ce qui
A, ou bien B, ce ou étant exclusif. fait la caractéristique même d’un langage, à savoir la
Conjonction de la logique et de la topologie : Lacan définition différentielle du signifiant, que tout sujet
inscrit ces figures sur un tore et montre qu’à cette parlant, parasité par le langage, vient par là même
condition, à se départir ainsi du support du plan et de répondre à cette structure fondée sur le trou : c’est
la sphère, la logique continue à fonctionner, mais au point même du manque dans l’Autre, au point où
autrement : sur le tore, réunion et intersection ne manque le signifiant qui pourrait le nommer, que se
peuvent s’écrire, elles ne cessent pas de ne pas trouve suspendu, exclu, le sujet. A défaut d’être
s’écrire : le tore exclut l’intersection ; là où on nommé, il ne peut qu’être représenté dans la chaîne
l’attendrait, on est hors champ. signifiante.
Le sujet, que nous avons d’abord introduit comme
refendu par l’objet, nous le retrouvons donc ici
divisé par le signifiant : S

7. La coupure

Cette topologie que Lacan développe à partir du


séminaire sur l’identification, il en avait posé les
Les champs A et B ne peuvent s’y reprendre à la bases dès 1953, dans le « Discours de Rome »,
deuxième puissance. corrélativement à l’accent mis sur le symbolique.
Un signifiant qui tenterait de se saisir lui-même, à se Voici dans quels termes 9 :
redoubler dans cette figure du huit intérieur tracée « Dire que ce sens mortel révèle dans la parole un
sur le tore, ne peut y subsister que dans ce qui centre extérieur au langage, est plus qu’une
devient un champ de l’auto-différence, et ne se saisit métaphore et manifeste une structure. Cette structure
qu’à sa limite, dans son évanouissement. est différente de la spatialisation de la circonférence
ou de la sphère où l’on se plaît à schématiser les
limites du vivant et de son milieu : elle répond plutôt
à ce groupe relationnel que la logique symbolique
désigne topologiquement comme un anneau.
A vouloir en donner une représentation intuitive, il
semble que plutôt qu’à la superficialité d’une zone,
c’est à la forme tridimensionnelle d’un tore qu’il
On voit là que le signifiant à s’y redoubler ne saisit faudrait recourir, pour autant que son extériorité
qu’un vide, homogène au champ extérieur au périphérique et son extériorité centrale ne
signifiant, et le sujet s’y désigne comme champ constituent qu’une seule région. »
exclu. Dans ce centre extérieur au langage où se loge la
Pour rendre compte de la prise fondatrice du sujet mort, ce réel dont on ne peut rien dire, mais où
dans le signifiant et du refoulement originaire cependant s’ombilique l’effet mortifiant du
corrélatif à cette émergence du sujet, il nous faut signifiant, reconnaissons cette structure d’exclusion
donc une topologie qui n’est plus celle de la sphère, interne, celle de la vacuole dont nous parle Lacan
mais qui est construite sur la fonction structurante du dans L’éthique, et dont J.-A. Miller a montré la
trou, autrement dit une topologie de l’a-sphère. portée dans les différentes étapes de l’enseignement
L’impossible de dire a = a, autrement dit ce qui de Lacan, sous le terme d’extimité.
fonde la structure différentielle du signifiant sur C’est à partir du tore que Lacan amène les trois
cette exclusion, se supporte du tore, en tant que s’y principaux objets topologiques sur quoi il s’appuiera
révèle l’exclusion de l’intersection. au début des années soixante.
Le réel du signifiant est homogène au réel du tore ; il Prenons la bande de Möbius, telle que justement
est, pourrait-on dire, du même ordre de réel : Lacan la fait surgir du tore, après coup, dans
l’impossible qui s’y manifeste est celui-là même « L’Étourdit », à partir d’une coupure en forme de
dont se fonde le sujet.
« La structure, écrit Lacan dans "L’Étourdit'", c’est 9
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op.
le réel qui se fait jour dans le langage ». Sa cit., p. 320-321.

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huit intérieur, et d’un recollage sur lui-même d’un 8. « Il n’y a pas de métalangage »
des deux bords ainsi produits.
L’opération inverse, couper une bande de Möbius en La structure asphérique, möbienne, dont se
son milieu, produit un nouveau bord – en forme de supportent l’Autre, le sujet, l’inconscient, tentons
huit intérieur – et fait disparaître la structure maintenant de l’aborder par un autre biais, sous un
möbienne : en quoi la bande de Möbius est cette autre angle.
coupure même. S’y désigne le sujet, en tant que le L’inconscient est structuré comme un langage : ce
signifiant par sa coupure en dévoile la structure en qui implique que toute théorie de la psychanalyse,
même temps qu’il la fait disparaître dans ce que toute théorie sur l’inconscient, serait un
Lacan nomme l’ab-sens du vide möbien produit de métalangage. Comment alors concilier la théorie
la coupure : c’est le sujet tel qu’il se constitue dans avec ce que formule Lacan, qu’« il n’y a pas de
l’aliénation. métalangage », et que nous pouvons entendre aussi
bien comme ceci, qu’il n’y a pas d’Autre de
l’Autre ? Quel statut donner aux formalisations de
Lacan, qu’elles soient logiques ou topologiques ?
Un langage formel n’est pas concevable sans le
support d’un langage commun : le langage commun
est nécessaire à la communication et à l’introduction
de tout langage formel, qui sans cela ne serait qu’un
« cryptogramme sans chiffre » : nous pouvons nous
référer ici à un article de J.-A. Miller paru dans
Ornicar ? n°5 sur la langue unique, le U language
de Haskell Curry 11 .
Un langage peut toujours être considéré comme
métalangage pour le langage objet de rang
précédent. Cela fait une série récurrente, et au début
de cette série il y a un langage qui n’est que pur
objet, ses mots sont des choses – lettres, dessins, etc.
- qui ne signifient rien, qui ne sont que matérialité.
J.-A. Miller relevait que tout langage formalisé, en
tant qu’être d’écriture, est en ce sens langage-objet
et que la langue commune, la « langue U », est le
Conjoignant en chacun de ses points endroit et métalangage des écritures. Il y a là renversement de
envers, la bande de Möbius rend compte de la la position de départ : une élaboration théorique
question de la double inscription freudienne, formalisée sur des faits de langue commune – donc
conscient-préconscient d’une part, inconscient un métalangage – est en même temps langage-objet
d’autre part. Dans « Radiophonie dont la langue commune est justement métalangage.
Lacan écrit, à propos de la bande de Möbius : « La Paradoxe que J.-A. Miller proposait de résoudre – et
double inscription freudienne […] serait donc du c’est là où nous retrouvons la topologie – avec le
ressort […] de la pratique même qui en pose la concept de langue unique, en ces termes :
question, à savoir la coupure dont l’inconscient à se – il n’y a pas de langue objet, il n’y a pas de
désister témoigne qu’il ne consistait qu’en elle, soit métalangage, la langue unique est à elle-même
que plus le discours est interprété, plus il se métalangage et langage objet qui s’y enlacent et
confirme d’être inconscient » 10 . enchevêtrent ; non stratifiée mais enroulée à la
A cet égard, c’est aussi bien de l’interprétation et de Möbius, la langue unique ne cesse de se citer :
ses effets – donc de l’acte analytique en tant qu’il autonyme, elle est inconsistante.
pose la coupure interprétative – que rend compte, Pas de métalangage donc, non seulement parce qu’il
comme support topologique, la bande de Möbius. n’y a pas d’Autre de l’Autre, mais plus
fondamentalement parce que l’Autre n’existe pas, il
n’y a que l’Autre barré, marqué de l’inconsistance
ou de l’incomplétude.

11
10 MILLER J.-A., « U ou "il n’y a pas de métalangage" », Ornicar ? n°5,
LACAN J., « Radiophonie », Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 7071. 1975, p. 70.

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Il y a donc lieu pour nous de distinguer les D’abord, soulignons que le discours théorique de
constructions formelles des linguistes et des Lacan est homogène à son objet : tout comme le
logiciens, qui visent à faire exister l’Autre, et les langage recèle en lui-même son point de manque,
formalisations de Lacan, logiques ou topologiques, son point d’inconsistance, le discours qui rend
qui procèdent d’une logique de A. A ce titre, les compte de ce qui se passe pour le sujet du langage,
formalisations logiques de Lacan, comme sa c’est la topologie asphérique fondée sur la fonction
topologie, visent à cerner la place de ce qui n’est pas structurante du trou.
symbolisable, à cerner le point d’inconsistance du Remarquons également que c’est parce qu’elles ne
langage, le point de défaillance de l’Autre : elles procèdent pas d’un métalangage disjoint de la langue
procèdent du défaut dans l’univers. commune, mais d’un procès de chiffrage, de
substitution, de métaphore, interne à cette langue
9. Logique et topologie dont la structure propre est déjà möbienne, que les
formulations logiques de Lacan sont homogènes à sa
A cet égard, comment pouvons-nous articuler topologie.
logique et topologie ? La topologie d’ailleurs procède d’une combinatoire,
Il y a certes un effet créationniste dans la topologie ; et plus précisément de l’impossible dans la
avec l’écriture, les dessins, il y a un petit gain sur le combinatoire : c’est de là qu’elle émerge, comme
réel ; mais il ne tient qu’à ceci, que ces écritures et analysis situs, avec le problème des ponts de
ces dessins servent à appréhender un objet Königsberg. L’impossible, c’est aussi bien ce que
mathématique, hors de toute signification ; ils recèle toute structure signifiante, comme le
servent à mettre du symbolique sur une pure démontre Lacan dans « La lettre volée », avec le
structure, qui ex-siste comme réelle. caput mortuum du signifiant, ce reste exclu de
Nous pouvons, justement, l’illustrer de la bande de l’opération, qui fait trou, et prend par là sa valeur
Möbius. Avant que n’en soient progressivement structurale et causale, tout comme le trou du cross-
dégagées l’intuition, la forme et l’étude par Gauss, cap ou de la bande de Möbius.
Listing et Möbius, le signifiant n’avait pas su rendre Ce reste, ce défaut dans l’univers, vient parasiter la
compte de cette structure élémentaire qui est science et faire scandale dans ses constructions les
pourtant la sienne propre. Et la bande une fois plus élaborées. Nous pouvons évoquer là non
inventée, le signifiant continue à rester en deçà du seulement le théorème de Gödel, mais aussi ce qui
réel de la structure qu’elle incarne. nous rapproche peut-être encore plus des questions
Lacan bien sûr se sert de cet effet créationniste pour qui préoccupent les mathématiciens, à savoir ce que
serrer ce réel, cerner cette structure. Mais il nous met rappelait en 1988 l’un de nos collègues japonais,
aussi en garde contre ce qui pourrait devenir un Shin'ya Ogasawara 12 : dans l’univers mathématique
mysticisme de la topologie, contre son effet rationnel, celui de la théorie des ensembles de
fascinatoire ou sa dérive initiatique – dans la capture Zermelo-Fraënkel, donc dans un univers qui se pose
par l’image, dans la mise en jeu de l’imaginaire du explicitement comme excluant le sujet, un objet
corps. N’est-ce pas là que nous avons à reconnaître extime où le sujet pourrait se loger apparaît
la raison du tour de force que Lacan accomplit dans cependant, montrant, ainsi que Lacan l’énonce dans
« L’Étourdit », où il articule pour nous sa topologie « La science et la vérité », comme nous le rappelions
sans autre support que les mots, où il nous montre précédemment, que la logique échoue à suturer le
comment s’articule topologiquement le discours lui- sujet. Dans cet univers se glisse, se cache un
même ? ensemble indiscernable, hétérogène, qui n’a pas de
Ce que Lacan démontre là, formidablement – et c’est signifiant spécifique. C’est une sorte de parasite
ce qui donne tout son poids à la topologie dans son inévitable, démontré par le mathématicien Paul J.
enseignement, dans la psychanalyse, et, tout Cohen, qui l’a nommé le générique : c’est une
simplement pour l’être parlant qui tel Monsieur version mathématique du mythe lacanien de la
Jourdain ne peut qu’être topologue, même sans le lamelle.
savoir –, ce que démontre Lacan donc, c’est que la Cela nous conduit du coup à accentuer la solidarité
topologie, on peut s’en passer à condition de s’en et la continuité de la logique et de la topologie. Pas
servir. Est-ce à dire qu’il faudrait opposer d’une part moyen pour l’une comme pour l’autre d’éviter la
la topologie comme structure et les formalisations
logiques d’autre part, ou ne seraient-elles pas bien
plutôt homogènes ? 12
OGASAWAISA S., Du a en tant qu’agent, une fiction mathématique »,
Actes de l’ECF, n°15, Paris, 1988.

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fonction structurante du trou : bien au contraire, a, lui aussi, dans la topologie de Lacan pour bord le
l’une et l’autre en procèdent. huit intérieur.
Et cela est au cœur de l’avancée théorique de Lacan,
de son avancée à partir de la découverte de Freud.
Deux points essentiels – essentiels pour l’orientation
de la clinique – de cette avancée ont été formulés par
Lacan dans son aphorisme célèbre : « L’inconscient
est structuré comme un langage », et dans son
élaboration de l’objet a. C’est cette rondelle qui peut venir suturer une bande
de Möbius le long de son bord unique, ce qui produit
10. « L’inconscient est structuré comme un une surface nouvelle, le plan projectif, et, en tant
langage » qu’il en dérive, le cross-cap.

Lorsqu’en effet Lacan formule que l’inconscient est 12. Identification, pulsion, fantasme, ou la topologie
structuré comme un langage, remarquons que ceci du transfert selon le huit intérieur
implique et condense trois articulations successives.
– D’abord, ce qu’a découvert Freud, à savoir qu’il y Que la topologie, on puisse s’en passer à condition
a des représentations refoulées qui se produisent à de s’en servir, Lacan nous en donne un exemple
partir d’un prototype refoulé, d’une Urverdrängung, justement à propos de la fin de la cure, dans les
c’est-à-dire la nécessité logique du refoulement dernières pages des Quatre concepts fondamentaux
originaire comme fondement de l’inconscient, Lacan de la psychanalyse.
pose que ce n’est pas autre chose, pour un sujet La structure topologique ne s’en voit pas tout de
parlant, que la conséquence première de la structure suite ; et c’est ce que nous pouvons tenter de
différentielle du signifiant. Le refoulement originaire dégager, d’autant plus que cet exemple fait valoir la
et la constitution du sujet dans le champ du solidarité de la logique et de la topologie d’une part,
signifiant sont équivalents. et montre en quoi la clinique et ses concepts – le
– En second lieu, Lacan en formule la conséquence transfert, l’identification, le fantasme, la pulsion –,
qu’inconscient et langage ont même structure, trouvent leur articulation dans la topologie : à savoir
– Et enfin tout le travail d’élaboration et de que clinique et topologie sont solidaires aussi bien.
formalisation de Lacan vise justement cette structure Soulignons ici que deux concepts majeurs de Lacan
à partir de cette conséquence seconde qu’elle se concernant le transfert, le sujet supposé savoir et la
fonde sur un manque, sur un trou, et qu’elle est mise en acte de la réalité – sexuelle – de
topologie asphérique. l’inconscient, trouvent leur cohérence dans leur
référence commune à la fonction de l’objet a et au
11. L’objet a statut de l’Autre comme barré : L’Autre n’existe pas,
il est marqué soit de l’incomplétude soit de
C’est en ce point d’ombilication de la structure que l’inconsistance. L’inconsistance de l’Autre implique
se désigne la place de l’objet a, dans sa double que la référence au signifiant ne suffit pas pour
valence de manque, de pure absence d’une part, de situer le transfert.
bouchon d’autre part. Ou, pour le dire autrement, Le sujet supposé savoir suppose précisément que
l’objet comme cause et l’objet comme reste ; ou l’Autre ne sait pas, que l’Autre dont il s’agit est aux
encore, agalma et déchet. antipodes de l’Autre du savoir, comme le soulignait
L’objet a est ce qui vient suturer le manque du sujet J.-A. Miller dans son cours intitulé « Les réponses
dans une fallacieuse complétude qui méconnaît sa du réel » 13 , le savoir en question tient à ce qu’il
division, dans le fantasme. reste de savoir non su par l’Autre, au savoir qui ne
L’objet a est aussi bien ce qui vient refendre le sujet, découle pas du signifiant, mais qui attient à l’objet.
le causer, au-delà du fantasme. J.-A. Miller faisait valoir dans ce même cours la
L’objet a est encore, comme corrélat de la distinction très éclairante de l’aliénation de transfert
défaillance de l’Autre, cette consistance logique qui et du transfert/séparation, qui correspondent très
vient compléter l’inconsistance de l’Autre. précisément au couple aliénation-séparation que
Lacan a introduit dans Le Séminaire, Les quatre
Voilà pourquoi cet objet qui vient refermer la béance
de la structure möbienne du sujet comme de l’Autre
13
MILLER J.-A., « Les réponses du réel », cours de l’année 1983-1984,
leçon du 11 janvier 1984, non publié.

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concepts… Dans l’aliénation de transfert c’est bien dans le champ, le plan, comme le dit Lacan, de
l’Autre comme incomplet, comme amputé d’un l’identification.
signifiant, qui est en jeu ; c’est par contre en tant La face a, celle du transfert comme moment de
qu’il est rendu inconsistant par l’inclusion de l’objet fermeture de l’inconscient mais qui demeure
a, qui n’en est pas un des éléments, que l’Autre du référable aussi bien au sujet supposé savoir, exige un
désir fonctionne dans la séparation de transfert. Autre pour cela complété de a comme consistance
La fonction du sujet supposé savoir tout comme la logique, un Autre à qui le sujet aura remis la cause
mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient de son désir. Le transfert met alors en jeu l’Autre du
visent l’Autre justement là où il est en défaut, où il désir, et suppose un savoir qui attient à l’objet.
se révèle comme A. La séparation est là possible, et c’est cela que permet
Nous avons vu comment la béance du sujet comme le désir de l’analyste, en tant qu’il ramène la
le défaut de l’Autre peuvent venir à être comblés par demande à la pulsion. Le sujet peut alors venir à
l’objet venant suturer le long de son bord la bande cette place de a, et la relation à l’Autre se jouera à ce
de Möbius dont se supporte leur structure, moment là entre a et A, sur l’axe d’une
produisant ainsi un cross-cap. C’est en s’appuyant subjectivation sans sujet, acéphale, comme le dit
sur une autre surface, la bouteille de Klein, que Lacan. C’est l’axe, le plan de la pulsion, et c’est
Lacan topologise la relation du sujet et de l’Autre. parce que le sujet a pu venir en a, s’identifier à
l’objet, y trouver son complément d’être dans la
séparation, que ce que Lacan appelle le
franchissement du plan de l’identification est
possible.
Reste le fantasme, que nous avons évoqué plus
Comme Lacan le met en valeur dans le Séminaire
haut : S ◊ a. Lorsque le sujet dans l’analyse a fait
qui suit Les quatre concepts…, « Les problèmes
l’expérience de ce franchissement, est passé par la
cruciaux de la psychanalyse », la topologie qui rend
place de a, s’est éprouvé comme être dans a,
compte de l’articulation du sujet et de cet Autre, qui
« l’expérience du fantasme fondamental devient la
est d’abord l’Autre sujet, comme Autre absolu qui
pulsion », dit Lacan ; c’est-à-dire, se joue au-delà du
peut faire disparaître le sujet lui-même, consiste
principe du plaisir 14 . C’est en tant qu’il a pu
précisément en l’articulation de deux bandes de
occuper cette place vide, dans l’Autre, de a, c’est en
Möbius le long de leur bord unique. Ce qui en
tant que causé par a que le sujet comme a se vise
résulte est cette surface appelée bouteille de Klein.
dans l’Autre, au-delà du fantasme.
Dans cette conjonction, qui est celle de l’aliénation,
le sujet est livré à la métonymie de la chaîne
signifiante, du manque-à-être. Il ne peut y trouver
son identité en tant qu’être, il ne peut que disparaître
sous le signifiant qui le représente pour un autre
signifiant. C’est le champ clos des identifications et
de la pente à l’identification idéalisante qui est celle
du transfert.
Alors, précisément, revenons à la question du
transfert et de la fin de la cure, à partir de ces deux
faces du transfert que Lacan fait valoir dans Le
Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la C’est ainsi, comme nous l’avons vu tout à l’heure,
psychanalyse. sur ce qui fait l’articulation du sujet et de l’Autre, de
La face indexée par A, référée à l’Autre – L’Autre l’objet et de l’Autre, sur cette courbe du huit
de la Vérité et L’Autre trompeur –, est celle de la intérieur, que Lacan propose dans Le Séminaire Les
supposition de savoir mais aussi celle de la quatre concepts…, de topologiser le transfert.
tromperie de l’amour et de l’identification Voici donc ce que pourrait être le schéma déployé de
idéalisante. Le transfert s’ordonne là entre S et A, et ce huit intérieur, en tant que nous pouvons le
met en jeu une supposition de savoir qui n’attient décliner, comme le fait Lacan à la fin des Quatre
qu’au signifiant. L’Autre est là comme Autre du concepts, en référence au transfert et à l’opération du
savoir, et ce qui se déploie est dans le registre de désir de l’analyste ; schéma déployé que nous
l’aliénation de transfert. Le sujet n’a là pas d’autre
choix que le registre du signifiant, nous sommes 14
LACAN J., Le Séminaire XI Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 167.

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pouvons inscrire comme un schéma logique, à Deuxième partie


condition toutefois de ne pas oublier que ce qui nous
y a conduit, et ce qui fait sa cohérence essentielle,
intrinsèque pourrions-nous dire, est la topologie du La clinique du nœud borroméen
huit intérieur.
La pertinence clinique de la topologie de Lacan
s’illustrera ici de quelques exemples se référant à ce
que nous pouvons appeler une clinique du nœud
borroméen, une clinique des suppléances, qui ouvre
les voies d’une nouvelle clinique différentielle.

I. La forclusion généralisée et les suppléances

Si dès son article sur « La question préliminaire à


tout traitement possible de la psychose » Lacan
envisage qu’une suppléance est pensable au « vide
soudain aperçu de la Verwerfung inaugurale » 1 , ce
n’est qu’à la fin de son enseignement qu’il donne à
Nous pouvons y lire ce qu’énonce Lacan à la fin de ce terme, à cette fonction de suppléance, toute son
ce Séminaire Les quatre concepts : extension.
«… le transfert s’exerce dans le sens de ramener la Cette mise en valeur, cette généralisation de la
demande à l’identification. C’est pour autant que le suppléance est en effet corrélative au déplacement
désir de l’analyste, qui reste un x, tend dans le sens du statut de l’Autre qu’opère Lacan lorsqu’il prend
exactement contraire à l’identification », c’est-à-dire son départ non plus de cet Autre, mais de l’Un,
maintient la distance entre le I de l’identification c’est-à-dire d’une axiomatique de la jouissance.
fondamentale et l’objet de la pulsion, a, e que le Dans le schéma L comme dans les formulations de
franchissement du plan de l’identification est la « Question préliminaire », Lacan s’appuie encore
possible, par l’intermédiaire de la séparation du sujet sur l’hypothèse d’une dialectique du sujet et de
dans l’expérience. L’expérience du sujet est ainsi l’Autre ; et l’Autre, à cet égard, est complet et
ramenée au plan où peut se présentifier, de la réalité consistant, c’est l’Autre véritable et absolu qui
de l’inconscient, la pulsion. » 15 pourrait annuler le sujet lui-même ; il comporte sa
Ainsi, pour terminer ces remarques préliminaires et propre garantie. L’Autre du signifiant est complété
pour rester dans la résonance de la fin de ce par l’Autre de la Loi, il y a un Autre de l’Autre qui
Séminaire Les quatre concepts…, nous espérons fait la loi à l’Autre. Son signifiant, c’est le Nom-du-
avoir montré que la topologie n’est pas à ranger Père : « C’est-à-dire [le] signifiant qui dans l’Autre,
parmi les dieux obscurs. Ça n’est pas une mystique, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de
ça n’est pas plus une recherche autarcique, une l’Autre en tant que lieu de la loi ». A ce moment de
topologie pour la topologie. C’est la structure de la l’élaboration de Lacan, l’Autre ainsi contient son
clinique, la structure de l’expérience analytique, propre signifiant ; l’Autre de l’Autre existe.
parce qu’elle vaut, au-delà, pour tout être parlant. C’est à partir de son Séminaire sur L’éthique que
C’est pour cela que Lacan peut dire qu’elle est la Lacan fait valoir que dans le processus de
structure, rien d’autre que cette structure, c’est-à- symbolisation, d’absorption de la Chose dans
dire, selon ses propres termes dans « L’Étourdit », l’Autre, où le langage efface la jouissance et la
« l’asphérique recelé dans l’articulation langagière résorbe, il y a un reste ; ce reste, c’est l’objet a, plus-
en tant qu’un effet de sujet s’en saisit » 16 . de-jouir, irréductible à un signifiant.
La topologie, Lacan l’a développée comme telle A ce titre, a n’est pas un élément de l’Autre, mais il
pour nous dans son enseignement ; mais, comme de doit être conçu, tel l’agalma à l’intérieur du Silène
la structure, il s’en faisait la dupe – ce à quoi il nous auquel Alcibiade compare Socrate dans Le banquet,
a exhortés. La topologie, il pouvait s’en passer, comme inclus dans l’Autre.
parce qu’il s’en servait : sa pratique était topologie. L’Autre devient ainsi un concept organisé autour
d’un noyau, d’une vacuole de jouissance, qui s’y
15
Ibid, p. 246. 1
16 LACAN J., La question préliminaire à tout traitement possible de la
LACAN J., L’Étourdit », op. cit., p. 40. psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 582.

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loge en un point d’extimité, au point le plus intime du-Père apparaît comme en plus, comme un
qui n’en reste pas moins radicalement hétérogène. complément. Et s’il est défaillant, une suppléance,
Dès lors, l’Autre est marqué d’un manque central : qui est toujours suppléance d’un supplément, peut
celui de la jouissance comme signifiant. A cette venir pallier ce défaut. La suppléance est ainsi
place Lacan introduit S(A), signifiant du manque corrélative d’une clinique universelle du délire.
dans l’Autre, signifiant différent des autres ; il est le
signifiant sans lequel les autres ne représenteraient 2, Le nœud borroméen
rien, mais il ne peut être conçu lui-même que
comme extime par rapport à l’Autre, comme l’a fait C’est au fond ce que présentifie la topologie du
valoir J.-A. Miller 2 . nœud borroméen, où Lacan reformulé le concept
L’Autre ne peut de ce fait qu’être soit marqué de même de structure à partir des seules catégories de
l’inconsistance, de ce que seul un élément l’expérience analytique que sont réel, symbolique et
hétérogène puisse venir à la place de son manque, imaginaire.
soit marqué de l’incomplétude. Le nœud borroméen, effort pour penser la structure,
Lacan peut alors formuler dans « Subversion du le symbolique, hors d’une référence à l’Autre, c’est
sujet et dialectique du désir » que l’Autre n’existe aussi bien, comme le faisait remarquer J.-A. Miller,
pas – au regard de la jouissance –, et qu’il n’y a pas une reformulation de la structure de l’Autre comme
d’Autre de l’Autre – c’est la mise en valeur de la condition de possibilité de l’expérience analytique
fonction fondatrice, comme nous l’avons souligné elle-même : c’est ce que Lacan indique dans R.S.I. :
précédemment, du défaut dans l’univers. « S’il y a un Autre réel, il n’est pas ailleurs que dans
le nœud même, et c’est en cela qu’il n’y a pas
Ce qui reste dès lors comme Autre dans l’Autre, ce
d’Autre de l’Autre » 3 .
qui fonde l’altérité de l’Autre, c’est l’objet a comme
reste non symbolisé de la Chose. La visée de Lacan consiste donc à serrer l’Un, la
jouissance, à partir des trois registres : réel,
Ce chemin que parcourt Lacan le fait passer d’une
symbolique, imaginaire, en tant que ce sont
axiomatique du désir, d’un point de départ dans
fondamentalement trois registres hétérogènes.
l’Autre, à une axiomatique de la jouissance qui, elle,
Pourtant l’être parlant se supporte de ces trois
est foncièrement acéphale, autiste. Ce qui l’amène
registres, et quelque chose d’une jouissance s’en
du même coup à penser la parole non pas en tant
trouve enserré, coincé. C’est pour en rendre compte
qu’elle s’adresse à l’Autre, comme véhicule de la
que Lacan s’est servi du nœud borroméen, comme il
communication, mais en tant que véhicule de la
l’indique dans son Séminaire Encore 4 .
jouissance.
Son problème est donc d’élaborer, de situer cette
C’est à cet égard qu’il propose, à la fin du Séminaire
Encore, le concept de lalangue, c’est-à-dire un commune mesure nécessaire à ces trois registres
symbolique disjoint de l’Autre et référé à l’Un. foncièrement hétérogènes. C’est là qu’intervient un
Mettre l’accent sur l’Un, dans ce « Y a d’l’Un » que quatrième terme, le quatre est déjà là, dans le nœud
formule Lacan et qui marque la dernière période de borroméen.
son enseignement, c’est poser la jouissance et
lalangue comme préalables au langage comme
structure, préalables à un Autre dès lors
problématique.
C’est alors que Lacan peut tirer les conséquences
ultimes de la division de l’Autre, de A, et de la
fonction de S(A). Le Nom-du-Père apparaît dès lors
comme un bouchon de ce A ; la fonction du père,
Chacun des ronds qui supportent R, S et I n’est pas
toute opératoire qu’elle soit, n’est qu’un mythe
enlacé avec l’un quelconque des deux autres, ils sont
freudien. Elle n’est pas unique. D’où la pluralisation
libres deux à deux, et pourtant, dans le nœud
des Noms-du-Père, comme suppléances à la
borroméen, ils tiennent.
défaillance structurale de l’Autre.
Ce qui fait commune mesure des trois, c’est d’être
Autrement dit, que son propre signifiant manque à
nouables, noués borroméennement, et le nouage, le
l’Autre, qu’il soit forclos, est de structure. C’est là
nœud borroméen, est une quatrième entité,
une généralisation de la forclusion, comme quelque
chose en moins, de structure. Et à cet égard, le Nom- 3
LACAN J., Le Séminaire) 017I, R.S. L, leçon du 18 mars 1975, Ornicar ?
n°5, Paris, Navarin, p. 35.
2 4
MILLER J.-A. „« Extimité », cours de l’année 1985-1986, non publié. LACAN J., Le Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 101.

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nouvelle : c’est la commune mesure a minima, en donne nom, mais aussi noue les deux autres, et
quelque sorte la solution parfaite. Mais ça n’exclut comme troisième porte également l’efficience du
pas qu’elle ne soit pas la seule, ni même qu’elle soit nouage comme quatrième implicite.
à placer au rang d’une solution idéale, voire Dans le nœud à quatre, Lacan complémente,
mythique. supplémente l’un des trois de sa fonction première,
Lacan fait remarquer que chez Freud, ces trois le donner-nom, la nomination. Autrement dit, c’est
registres sont laissés indépendants, à la dérive ; et bien dans le donner-nom, la nomination que réside la
pour faire tenir sa construction théorique, il faut à suppléance, à savoir ce qui répond à S(A), à la
Freud quelque chose qu’il nomme « réalité défaillance de l’Autre.
psychique », et qui n’est rien d’autre que le Aussi Lacan peut-il proposer « trois formes de Nom
complexe d’Œdipe : c’est-à-dire un quatrième terme du Père, celles qui nomment l’imaginaire, le
qui fait nouage des trois termes indépendants, des symbolique et le réel » 7 ; « Il n’y a pas que le
trois ronds libres, R, S et I 5 . symbolique qui ait le privilège des Noms du Père, il
n’est pas obligé que la nomination soit conjointe au
trou du symbolique », précise-t-il ensuite 8 .
A la nomination du symbolique comme symptôme
s’ajoutent ainsi la nomination de l’imaginaire
comme inhibition et la nomination du réel comme
angoisse : c’est ce qu’indique Lacan à la fin de son
Séminaire R.S.I.
Le complexe d’Œdipe accomplit là, dans cette Ce nœud à quatre, en voici une autre figuration, qui
figuration du nœud à quatre, ce que le nouage fait mieux saisir en quoi ce quatrième comme
borroméen réalise implicitement dans le nœud à supplément à l’un des trois, R, S, ou I, restitue un
trois. nouage borroméen.
Le quatrième rond, comme quatrième explicite,
vient ici pallier le dénouage où se désigne la
forclusion.
Dans le dénouage, c’est le caractère borroméen qui
est forclos ; le dénouage, comme – 1 du nouage, est
de structure : ça équivaut exactement à poser la
fonction de S(A).
Le nouage borroméen des trois comme quatrième 3. Modalités de ratage, modalités de suppléance
implicite, idéal, étant de fait forclos, il faut un La loi générale, donc, c’est que ça rate – ça rate à
quatrième explicite, supplémentaire, qui fait faire nœud borroméen à trois ; autrement dit, la
suppléance, pour restituer une structure de nouage forclusion est de structure. C’est ce qui s’avère pour
borroméen. le névrosé, c’est ce qui se révèle quand se déclenche
C’est ce qu’opère le quatrième rond, comme la psychose, et c’est ce qui se montre dans
complexe d’Œdipe chez Freud, Nom-du-Père chez différentes notations cliniques sur tel ou tel cas.
Lacan, mais aussi en référence à « la fonction Il y a bien des façons de rater le nouage borroméen
radicale du Nom du Père qui est de donner un nom des trois registres du réel, du symbolique et de
aux choses avec toutes les conséquences que ça l’imaginaire, et il y a autant de façons de suppléer à
comporte, jusqu’au jouir notamment » 6 comme ce ratage ; le nœud à quatre que nous venons de voir
nomination, comme le « donner-nom » : c’est là, dit n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres, si nous
Lacan, que « la parlotte se noue à quelque chose de considérons comme suppléance tout moyen de faire
réel ». quand même tenir ensemble R, S et I.
Dans la solution parfaite du nouage borroméen à Que pouvons-nous dire de ce ratage de façon à peu
trois, « les Noms du Père c’est ça, le symbolique, près assurée ?
l’imaginaire et le réel ; ce sont les noms premiers en Constatons d’abord que ce ratage peut se traduire
tant qu’ils nomment quelque chose », c’est-à-dire par différentes sortes d’arrangements ou de
que l’un quelconque non seulement est un nom, réarrangements de R, S et I :

5 7
LACAN J., RSI, Ornicar ? n°3, Paris, Navarin, 1975, p. 97 et 103. Ibid, p. 53.
6 8
Ibid leçon du 11 mars 1975, Ornicar ? n°5, p. 21. Ibid p. 56.

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– R, S et I, qui sont foncièrement séparés, dissociés, En effet, le nouage borroméen à trois – ou à quatre –
restent non noués, ou se dénouent : c’est la folie peut rater :
commune, le « tous débiles » que souligne Lacan – parce qu’un des registres ne tient plus et lâche, se
dans « Les non-dupes errent » et dans R.S.I. rompt ou devient inconsistant (ça peut être le cas
– un nouage borroméen peut se constituer, mais il y pour R, S, I ou le quatrième élément). C’est ainsi par
faut un quatrième élément, qui est exemple que Lacan, dans « Les non-dupes errent »,
fondamentalement le donner-nom, la nomination : formule les choses concernant la façon dont le
c’est comme tel, comme nomination du symbolique, symbolique se défait quand le sujet psychotique
que Lacan définit le symptôme dans le nœud rencontre la déficience du symbolique, à l’appel du
borroméen à quatre qui supporte ce qui est le cas signifiant forclos ;
général, la névrose. Le quatrième vient alors comme – parce que des « erreurs », qui sont des effets de la
suppléance du dénouage de R, S et I, qui est de déficience, de la carence paternelle, se sont produites
structure dans la généralisation de la forclusion d’où dans la constitution du nouage lui-même ; c’est ce
part Lacan à la fin de son enseignement. que Lacan évoque à propos de Joyce ;
– un quatrième élément vient réparer le dénouage, le – enfin, parce qu’il y a confusion, indistinction entre
ratage total ou partiel du nouage, au point même de les registres R, S et I, c’est-à-dire mise en continuité,
l’erreur R, S et I restent noués, mais le nœud n’est homogénéisation de deux – ou des trois –
plus borroméen. C’est là, comme quatrième, la consistances.
fonction du sinthome telle que Lacan la fait valoir à Cela bien sûr nous interroge sur la clinique, et nous
partir du cas de Joyce. requiert de préciser, dans chaque cas, comment les
– deux des consistances restent enlacées, et la phénomènes cliniques rendent compte de ces modes
troisième ne tient pas : c’est ce que produit, en de ratage.
référence à la solution idéale du nœud borroméen à Remarquons enfin que ces modes de ratage nous
trois, une seule erreur – localisable, dans la mise-à- indiquent aussi bien les modes possibles de
plat, en un dessus-dessous – ; c’est par exemple ce réparation, de recollage, de réarrangement des
que révèle de la structure de Joyce l’épisode de la choses. Il faut en effet, en toute logique, tirer les
raclée, avant qu’il n’ait produit le sinthome qui conséquences de cette topologie de nœuds où nous
empêchera le glissement de l’imaginaire, c’est-à-dire mène Lacan, et saisir que ce qui opère tient
du rapport au corps. justement, au fond, aux outils de la « topologie
– il y a bel et bien nœud à trois de R, S et I, mais il pratique » :
n’est pas borroméen : cas du nœud olympique, dont – les ciseaux, qui opèrent la coupure,
Lacan fait dans « Les non-dupes errent » la – la colle, qui réalise raboutage, suture et mise en
caractéristique du névrosé en tant qu’il traduit son continuité ;
côté increvable : on peut couper R, S ou I, dit-il, ça – la ficelle, qui, comme consistance, permet la
tient ; notons cependant qu’entre « Les non-dupes supplémentation par un quatrième élément, et la
errent » et R.S.I. la construction de Lacan a évolué. réparation locale de f « erreur » par le sinthome.
– par des mises en continuité de R, S et I, le nouage Toutes ces opérations peuvent contribuer à suppléer
se transforme en diverses formes de nouages ou à la référence ratée, c’est-à-dire au nœud borroméen
dénouages à une seule ou à deux consistances, avec à trois. Elles sont produites par le sujet :
là aussi d’éventuelles réparations sinthomatiques. – comme symptôme – suppléance, quatrième
Par exemple la simple mise en continuité, à partir du consistance du nœud –, par le sujet névrosé ;
nœud borroméen à trois, de R, S et I, conduit au
– comme sinthome, ainsi que le construit Joyce ;
nœud de trèfle qui supporte, nous indique Lacan, la
structure de la personnalité, qui n’est rien d’autre – comme suture et mise en continuité : c’est par
que la position paranoïaque. exemple la solution paranoïaque ;
Ce ne sont là que quelques réarrangements possibles – comme métaphore délirante, qui constitue d’une
de R, S et I, parmi bien d’autres qu’indique Lacan façon générale dans la psychose une tentative de
dans les séminaires qui suivent « Joyce le localiser la jouissance, de mettre en place une
sinthome ». suppléance à la suppléance défaillante du Nom-du-
père ; comme le symptôme, elle est du côté de la
Ces remarques conduisent logiquement à des
lettre, métaphore littérale condensatrice de
questions sur les différents ordres de causalité du
jouissance.
ratage qu’elles suggèrent et sur la distinction de ce
qui est la cause et de ce qui est l’agent de ce ratage. C’est là aussi qu’opère l’analyste par son acte :

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– par l’interprétation qui fait coupure, et par la symptôme. Nous pouvons y reconnaître ce
scansion, qu’évoque Lacan dans « l’Étourdit » de « ces deux
– par l’interprétation en tant qu’elle porte sur dit-mensions du pourtouthomme, celle du discours
l’équivoque et met en jeu à travers la structure dont il se pourtoute, et celle des lieux dont ça se
möbienne la fonction du trou, thomme ».
– par l’acte symbolique, qui peut faire suture ou D’un côté donc, il y a ce qui relève du signifiant en
suppléance, tant qu’il s’articule à un autre, autrement dit de la
– par la construction, la greffe – plus ou moins structure de langage, de l’inconscient et du discours,
forcée – qu’il peut mettre en place (c’est ce que fait ce qui est dialectisable et élaborable dans un savoir.
par exemple Mélanie Klein avec Dick). De l’autre, il y a ce qui relève du S1 tout seul, de la
Coupure, raboutage, supplémentation, ce sont là les lettre comme condensatrice de jouissance, de
interventions topologiques qu’opère l’analyste – lalangue comme véhicule de cette jouissance : c’est
dans son acte –, mais aussi que réalise le sujet par le non-dialectique, le symptôme en tant que non
son savoir-faire avec le signifiant. Ce que nous analysable, autrement dit en tant que réel.
pouvons illustrer à partir de ce que nous a apporté A s’identifier à son symptôme, le sujet se constitue
Lacan, autour de ces trois termes : symptôme, comme réponse du réel. Le symptôme, en tant que
sinthome, greffe de symbolique. réel, est une suppléance.
Au contraire de la névrose où ils s’opposent, dans la
4. Le symptôme comme nomination du symbolique psychose, l’effet de sens disparaît dans le sens joui,
qui se trouve indexé de l’Autre. La jouissance est
Dans la topologie du nœud borroméen telle qu’il l’a identifiée au lieu de l’Autre, d’un Autre qui jouit.
développée à partir de R.S.I., rappelons seulement C’est ce dont témoigne la phénoménologie de la
que Lacan met en valeur le symptôme comme psychose. Le symptôme est ce qui coordonne
quatrième rond, comme suppléance à la fonction du jouissance et sens : cela vaut dans la névrose comme
Père, comme un des Noms-du-Père nécessaires à dans la psychose.
pallier la défaillance structurale de l’Autre, et à A cet égard, la construction délirante, prise comme
réaliser le nouage de R, S et I. symptôme psychotique, est ce qui permet de rendre
Ce nœud à quatre, et cela Lacan le souligne dans son la jouissance maîtrisable, de l’apprivoiser, en la
séminaire sur Joyce, traduit une sorte séparant de la chaîne signifiante qu’elle envahit pour
d’infléchissement, de renouvellement du statut du la localiser, la stabiliser dans le délire comme
symbolique lui-même. symptôme, la condensant comme écriture, lettre
comme telle inanalysable en tant que rejet de
l’inconscient. Si dans la névrose le symptôme
comme suppléance vient, complémenter
l’inconscient et faire supplément nécessaire à
l’Autre défaillant en témoignant d’une fixation de la
jouissance, dans la psychose le symptôme comme
contingent vient séparer la jouissance, la séparer de
l’Autre dont la faille ouverte l’avait fait s’y
engouffrer, dans un rejet massif de l’inconscient.
Le rond du symbolique est remplacé par un binaire,
En cela, si la psychose est pur symptôme, la
S + Σ. « L’élément quart, c’est ce que le symptôme métaphore délirante comme symptôme psychotique,
réalise, en tant qu’il fait cercle avec l’inconscient. comme suppléance – mais suppléance contingente –
[…] Ça fait cercle, S + Σ : c’est ce qui fait une vient condenser, en le localisant, ce rejet de
nouvelle sorte de S », précisera Lacan en 1975 dans l’inconscient.
ses conférences aux Etats-Unis 9 . Ce binaire
correspond aux deux versants du symbolique, le 5. Joyce et le sinthome
signifiant comme pouvant se coupler avec un autre
pour faire chaîne, et la lettre. C’est-à-dire, comme Examinons à propos de Joyce la façon dont Lacan
l’a proposé J.-A. Miller, aux deux fonctions situe et construit sur le nœud une observation
susceptibles de s’appliquer à l’Un du signifiant, la clinique. C’est un des exemples tout à fait éclairants
fonction de représentation et la fonction de qu’il nous donne de ce que peut être l’articulation de
la topologie et de la clinique dans l’expérience
9
LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités Nord- analytique.
américaines », Scilicet n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 40 et 58.

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Le sinthome, nous dit Lacan, vient réparer la faute, développement du moi » 12 , et Lacan s’est référé à
le lapsus du nœud, du nouage de R, S et I, au point ce cas qu’il a largement repris dans son Séminaire I,
même où il s’est produit. Lacan nous le montre sur Les écrits techniques de Freud en 1953, au début de
le nœud à propos de l’épisode, pris comme fragment son enseignement.
clinique, de la raclée reçue par Joyce et qui est pour Lorsque Dick, qui a quatre ans, arrive chez Mélanie
celui-ci l’occasion d’éprouver une sorte de Klein, il est tout entier dans un monde indifférencié,
détachement de son propre corps, qui lui semble s’en il ne manifeste aucune anxiété, à la différence des
aller comme une pelure. Dans cet effet de lâchage du enfants névrosés ; tout lui est également réel,
rapport au corps propre qui part à la dérive, dans ce également indifférent : il vit dans le réel, et d’une
laisser-tomber, Lacan nous invite à reconnaître le façon non anxiogène. C’est un enfant qui ne répond
glissement de l’imaginaire, qui ne tient pas, du fait pas, et qui n’adresse aucun appel. Il n’a pas accès à
d’une faute dans le nouage 10 . l’Autre, il n’a pas accès à la réalité humaine.
Cette faute, il est dès lors possible de la localiser, de Pourtant, pour Dick, réel, symbolique et imaginaire
la cerner sur le nœud de R, S et I, et c’est là, au point sont là, sensibles, affleurants, note Lacan. Dick est
où elle s’est produite, que Lacan place – c’est ainsi dans le réel, mais la parole de Mélanie Klein, dans le
qu’il formule les choses dans le cas de Joyce – l’ego symbolique, pourra opérer, et les objets, dans
comme sinthome, comme raboutage correcteur. l’imaginaire, sont déjà constitués ; il y a ébauche
d’imaginification du monde extérieur.
Mais réel, symbolique et imaginaire ne peuvent
jouer ensemble, il leur manque une commune
mesure. « Tout le problème est celui de la jonction
du symbolique et de l’imaginaire dans la constitution
du réel » dit Lacan – réel étant ici à entendre comme
réalité. Que cette conjonction manque à se produire
tient à un défaut de la situation du sujet, en tant
L’ego désigne ici ce qui se constitue de l’artifice, de « qu’elle est essentiellement caractérisée par sa place
l’art de Joyce, qui produit une écriture énigmatique, dans le monde symbolique, autrement dit dans le
qui défait la langue, qui, nous dit Lacan, constitue un monde de la parole » 13 ,
symptôme pur, « que Joyce parvient à porter à la Le mécanisme de cette conjonction, Lacan nous le
puissance du langage, sans que pour autant rien n’en montre dans le Séminaire I avec l’expérience de
soit analysable » 11 . Cet ego comme sinthome, Bouasse, dite du bouquet renversé. Cette expérience
comme suppléance, restitue un deuxième lien entre d’optique montre comment peuvent se conjoindre,
le symbolique et le réel, et fait tenir l’imaginaire. s’inclure, des objets réels et des objets imaginaires,
Mais cette façon minimale de réparer la faute, de dans un sens comme dans l’autre. Cette expérience,
faire tenir R, S et I, garde la mémoire, la trace, de la nous indique Lacan, est une nouvelle
faute initiale : R et S restent enlacés, et les présentification du stade du miroir : « L’image du
épiphanies en sont la marque dans l’œuvre de Joyce. corps, si on la situe dans notre schéma, est comme le
6. La nomination du réel comme greffe de vase imaginaire qui contient le bouquet de fleurs
symbolique : le cas Dick, de Mélanie Klein réel. Voilà comment nous pouvons nous représenter
Comment pourrions-nous saisir ce qu’il en serait de le sujet d’avant la naissance du moi, et le
cette autre forme du Nom-du-Père comme surgissement de celui-ci » 14 .
nomination du réel – soit comme angoisse –, venant Pour Dick, ce jeu libre, la conjonction entre les
supplémenter le rond R et réaliser le nouage différentes formes, imaginaire et réelle, des objets,
borroméen avec I et S ? est ce qui ne se produit pas : le bouquet et le vase ne
Tentons d’approcher cette question en nous peuvent être là en même temps. Pour Dick, le réel et
appuyant sur le cas Dick de Mélanie Klein. Elle a l’imaginaire, c’est équivalent 15 . Et cela, nous dit
publié ce cas célèbre en 1930, dans un article intitulé Lacan, parce que le sujet, dans le symbolique, n’est
« L’importance de la formation du symbole dans le
12
KLEIN M., « L’importance de la formation du symbolique dans le
développement du moi » (1930), Essais de Psychanalyse, Paris, Payot,
1968, p. 270.
13
10 LACAN J., Le Séminaire I, les écrits techniques de Freud Paris, Seuil,
LACAN J., Le Séminaire XXIII Le Sinthome, Ornicar ? n°11, Paris,
1975, p. 95.
Navarin, 1977, pp. 3-9. 14
11 Ibid p. 94.
LACAN J., Joyce avec Lacan Joyce le symptôme I », Paris, Navarin, 15
1987, p. 27. Ibid p. 99.

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pas à la bonne place. Il ne s’est pas produit met en jeu l’Autre comme barré et produit un reste,
l’accolement du langage à l’imaginaire, à savoir ce l’objet a.
qui permettrait à Dick d’entrer dans un système Alors, devant cet enfant qui ne manifeste pas
d’équivalences où les objets se substitueraient les d’intérêt pour les jouets qu’elle lui montre, dès la
uns aux autres, c’est-à-dire dans le processus de première séance Mélanie Klein intervient, d’entrée
symbolisation, dans la chaîne signifiante. C’est ce de jeu, à partir des idées qu’elle a : « Je pris un
que permettra l’intervention de Mélanie Klein. grand train que je plaçai à côté d’un train plus petit
et je les désignai sous le nom de "train papa" et de
Mais revenons au point de départ pour Dick. "train Dick". Il prit là dessus le train que j’avais
La chaîne signifiante, S2, lui manque. L’aliénation – appelé "Dick", le fit rouler jusqu’à la fenêtre et dit
le choix de l’Autre, de la parole – ne s’est pas "Gare". Je lui expliquai que "la gare, c’est maman ;
produite. Dick ne dispose que d’une « symbolisation Dick entre dans maman". »
anticipée, figée, dit Lacan, et d’une seule et unique A partir de là, tout se déclenche pour Dick, et dès la
identification primaire, le vide, le noir » – le corps fin de cette première séance, il formule un appel. Par
de la mère comme contenant. « Cette béance est sa parole, Mélanie Klein lui plaque le symbolique, et
précisément ce qui est humain dans la structure précisément sous la forme du mythe œdipien. Elle
propre du sujet […] » 16 lui adjoint un trognon de mythe, c’est-à-dire une
Autrement dit, Dick reste figé, pétrifié, sous ce S1 symbolisation de réel. Par cette greffe de la
premier 17 . Dans cette position en effet il peut faire symbolisation œdipienne, « elle donne littéralement
l’économie de l’angoisse, de l’anxiété qui surgit lors des noms à ce qui, sans doute participe bien du
de toute nouvelle identification 18 , anxiété qui, en symbole puisque ça peut être immédiatement
tant que perte du sujet dans l’intervalle signifiant, en nommé, mais qui n’était jusque là, pour ce sujet, que
tant que signal de cette perte, se retrouve à des réalité [réel] pure et simple », dit Lacan 19 .
niveaux extrêmement primitifs, précise Lacan. Dick, Ne pourrions-nous voir là sous cette forme de
lui, ne perd rien dans la chaîne signifiante ; il fige l’Œdipe, du mythe œdipien, cette nomination du réel
son être de sujet dans ce S1 de l’identification que Lacan nous désigne comme un des Noms-du-
primordiale. Ce qui ne s’est pas produit pour lui, Père : l’angoisse comme suppléance, comme
c’est justement la chute de ce S1, c’est-à-dire le nomination d’un réel, fait trou dans le réel
refoulement originaire. Freud l’indique dans indifférencié où vit Dick, par adjonction au rond du
Inhibition, symptôme, angoisse : c’est l’angoisse qui réel de la symbolisation œdipienne comme
produit le refoulement, l’angoisse est cause du nomination première ?
refoulement. Que cette angoisse manque chez Dick, C’est là, au fond, la forme du nœud à quatre telle
c’est précisément ce que note d’emblée Mélanie que Lacan l’introduit dans le 14 janvier 1975, pour
Klein. C’est de là qu’elle part, et elle nous articule montrer la fonction chez Freud du complexe
en trois points ce qui guide son action de thérapeute d’Œdipe comme quatrième nécessaire au nouage de
dans cette cure : il s’agit d’abord pour elle d’accéder R, S et I.
à l’inconscient du sujet – nous dirions plutôt qu’il
n’y a pas chez lui trace d’inconscient, et qu’elle
intervient sur sa structure ; ensuite de faire naître
l’angoisse de l’enfant en atténuant sa forme latente,
en la dénouant par l’interprétation ; enfin d’élaborer
cette angoisse pour permettre le développement de la
symbolisation.
Autrement dit, l’angoisse ainsi produite est
nécessaire au refoulement, à la chute du S1 sous Nous avons vu que le symptôme, comme
lequel le sujet était pétrifié, et conjointement suppléance, peut venir en tant que lettre
l’aliénation, c’est-à-dire le choix de l’Autre peut complémenter le symbolique par le versant réel du
s’opérer. L’angoisse est strictement corrélative de signifiant.
cet avènement du sujet dans l’Autre, opération qui Ici, la symbolisation œdipienne comme quatrième,
comme prise symbolique sur le réel, « celle qui nous
donne l’angoisse, seule appréhension dernière et
16
Ibid, p. 83.
17
LACAN J., « Position de l’inconscient » Écrits, op. cit., p. 841.
18 19
LACAN J., Le Séminaire I, op. cit., p. 82. Loc, cit.

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comme telle de toute réalité » 20 , complémente le suppléance en tant que corrélative de la


réel et fait commune mesure entre R, S et I, c’est-à- généralisation de la forclusion comme de structure,
dire se constitue comme mode de défense contre tout en maintenant la radicalité de ce qui les sépare,
l’impossible à supporter du réel. L’avènement du et annonce une clinique différentielle tout à fait
sujet dans l’Autre est dès lors possible, et Dick peut nouvelle, et qui reste à faire, une clinique des
formuler un appel, produire un S2. suppléances référée au nœud borroméen.
La parole de Mélanie Klein opère, elle touche à la – Enfin, et pour terminer, rappelons les termes de
structure même du sujet, au point précis où ce sujet Lacan quand il formule dans « L’Étourdit » le
était accessible à cette intervention. La greffe caractère fondamentalement topologique de
symbolique fait suppléance, Dick accède à la chaîne l’expérience analytique : « Une topologie se
signifiante. nécessite de ce que le réel ne lui revienne que du
Cependant ce mode particulier de naissance du sujet discours de l’analyse, pour ce discours, le confirmer,
au signifiant, de naissance par le forçage de Mélanie et que ce soit de la béance que ce discours ouvre à se
Klein, emporte-t-il ou non les mêmes conséquences refermer au-delà des autres discours, que ce réel se
que ce temps mythique où le sujet, dans l’Autre où trouve ex-sister. » 22
ça parle de lui, s’y reconnaît sous un S1, insigne,
lettre, dépositaire en tant que telle de la fonction du
symptôme qui est alors, comme nomination du
symbolique, un Nom-du-Père dans sa place de
quatrième ?
Dans le registre de la symbolisation œdipienne
comme suppléance, remarquons ici, dans le cas de
Dick, que cette suppléance relève du contingent –
pour lui, elle cesse de ne pas s’écrire –, et,
permettant l’accès à l’Autre, elle comporte un effet
de vidage, de séparation d’avec la jouissance. La
métaphore paternelle, à ce titre, ressemble
singulièrement à la métaphore délirante. C’est ce
que rappelait en 1979 J.-A. Miller lors de Journées
sur les psychoses 21 .
Pour conclure cet essai de présentation de quelques
articulations cliniques à partir de la topologie, et
spécialement à partir du nœud borroméen, trois
remarques.
– La topologie borroméenne où se cernent autour de
l’objet a les places de la jouissance sexuelle
mythique, interdite comme telle à l’être parlant, de
la jouissance phallique, et du sens joui, rend compte
de la structure même de l’expérience analytique
comme procès de vidage de la jouissance et de
localisation de son reste en tant que ce qui s’y opère
c’est la condensation, le serrage de l’objet a comme
reste inanalysable, comme reste de jouissance,
comme lettre, son isolement comme cause même du
sujet.
– Nous avons pu sentir, à travers ces exemples, à
quel point l’avancée de Lacan, à partir de A, et avec
la topologie des nœuds, rapproche névrose et
psychose, du moins au regard de la fonction de la

20
LACAN J., Le Séminaire X, L’Angoisse », leçon du 3 juillet 1963, non
publié.
21
MILLER J.-A., « Supplément topologique à la "Question préliminaire" », 22
Lettres de l’École freudienne n°27, 1979. LACAN J., « L’Étourdit >›, Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 34

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