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Quarto n°13

Valérine, un cas de Gisela Pankow Serge André.................................................................................................. 3


Sur la psychose chez l’enfant Antonio di Ciaccia .............................................................................................. 17
À propos de deux cas de Margaret Mahler Alexandre Stevens .......................................................................... 23
Une cure de psychotique chez H. Searles Maurice Krajzman........................................................................... 29
Une cure de psychotique chez Searles, le cas de Madame Douglas Alfredo Zénoni ......................................... 35

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Valérine, un cas de Gisela Pankow


Serge André
On connaît la réputation et les controverses qui signifier que sous le "Dasein' en question, c’est de
entourent l’œuvre et le personnage de Mme l’objet a qu’il s’agissait. Et nous allons voir, en effet,
Pankow : géniale thérapeute des psychoses pour les dans le cas de Valérine que cette interprétation
uns, esprit obscur et extatique pour les autres, Gisela tombe juste car, comme je vais tenter de vous en
Pankow apparaît en tout cas comme une figure convaincre, toute la cure de Valérine tourne autour
solitaire dans le monde de la psychanalyse. Elle n’a d’un essai de construction d’un fantasme (S ◊ a),
pas vraiment fait école et n’a pas de disciples, ce qui comme l’écrit Lacan), construction rendue difficile
n’empêche pas certains petits maîtres locaux de du fait que Valérine se présente d’abord comme un"
promouvoir leur officine en se prévalant d’un titre être-là ", comme un objet du désir de la mère, et
d’élève de Pankow. Pour ma part c’est au docteur qu’il s’agit donc de la séparer de ce désir maternel
DUQUENNE que je dois de m’être intéressé à pour lui ouvrir la position subjective nécessaire à
l’œuvre de Gisela Pankow, puisqu’il m’incita il y a l’élaboration du fantasme.
quelques années à prendre cette œuvre en Ceci veut dire que l’exposé que je vous propose
considération, en m’adressant la question suivante : aujourd’hui est à situer dans le prolongement de la
"Mais qu’est-ce qu’elle fabrique donc, Pankow, avec conférence que j’ai faite l’année dernière dans le
ses psychotiques ?" Je me suis donc mis à la lecture cadre de cet enseignement et qui vient d’être publiée
de "L’homme et sa psychose" mais je n’y ai d’abord dans le numéro 8 de Quarto ("La structure
vu qu’un fouillis traversé par une série de postulats psychotique et l’écrit"). Dans cette conférence
aussi confus que laconiques que je ne parvenais pas j’avais soutenu la thèse selon laquelle la structure de
à situer par rapport aux travaux de Freud et de la psychose, ou plus précisément la structure du
Lacan. C’est seulement à la seconde lecture, et à vrai délire psychotique, pouvait être rapportée à la
dire à partir du moment où j’ai commencé à m’y structure du fantasme. J’avais illustré cela avec les
retrouver dans l’enseignement de Lacan, que les Mémoires du Président Schreber, en montrant que le
travaux de Gisela Pankow se sont éclairés pour moi. délire de Schreber n’était rien d’autre que la
En réalité, c’est bien la pratique de l’œuvre de Lacan reconstruction d’un tenant-lieu du fantasme qu’il
qui m’a fait trouver un intérêt pour ces travaux et qui avait conçu initialement, à savoir :"que tout de
m’a permis d’en saisir les fils principaux. Ce que je même ce doit être une chose singulièrement belle
vais vous proposer aujourd’hui constitue donc une que d’être une femme en train de subir
lecture lacanienne d’un cas de Gisela Pankow, et l’accouplement" ; ce fantasme primordial apparaît
j’espère que vous serez d’accord avec moi, tout à insupportable à Schreber parce qu’il le mène au bord
l’heure, pour dire que cette façon de procéder éclaire du trou, là où plus rien n’assure sa représentation par
singulièrement les thèses et les pratiques de Mme un signifiant pour un autre signifiant, et où dès lors il
Pankow en leur ôtant leur caractère de parti pris ou n’a plus qu’à disparaître en tant que sujet et à se
de conduites inspirées. trouver livré au caprice de l’Autre maternel (son
Le cas dont je vais vous parler est le cas de Valérine Dieu) comme un objet, comme un corps où l’Autre
– c’est la deuxième des deux cures que Gisela puise à son gré sa jouissance. Cette position d’objet
Pankow nous rapporte dans son livre "L’être-là du offert à la jouissance de l’Autre primordial qu’est la
schizophrène". Ce livre est paru en 1981, mais les mère, j’ai montré l’année dernière qu’elle constitue
deux cas qui y sont rapportés avaient déjà fait l’objet le lieu même où doit intervenir la métaphore
d’une première publication en 1956 ; leur relation paternelle, comme l’appelle Lacan, en fournissant au
est ici remaniée et augmentée en fonction des sujet un signifiant auquel il peut se raccrocher
nouvelles élaborations que Pankow a développées comme à une bouée, soit le signifiant du phallus qui
après 1956. Je ferai tout de suite une remarque à a pour fonction de représenter le sujet – autrement
propos de ce titre "L’être-là du schizophrène", qui dit de le faire exister en tant que sujet – auprès du
me paraît un titre heureux malgré la confusion que désir de la mère. En l’absence de cette métaphore, le
peut comporter sa référence à la phénoménologie. sujet se trouve laissé en plan, privé de la
On sait l’interprétation que Lacan aime à donner de représentation signifiante qui lui permettait
ce "Dasein", cet "être-là", cher aux disciples de d’occuper dans le fantasme une autre position que
BINSWANGER : lorsqu’un jour il lança à Serge celle d’objet a ; c’est pourquoi le psychotique délire,
LECLAIRE : "Mange ton Dasein !", c’était pour lui essayant ainsi de restituer la double polarité du

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fantasme – et c’est en cela que l’on peut dire que le notion qu’elle se fait de la psychose car c’est cette
délire est une tentative de guérison. J’ai analysé notion qui conditionne sa conduite de la cure.
l’année dernière cette reconstruction du fantasme "La différence entre la névrose et la psychose, écrit-
dans les Mémoires de Schreber ; je vais aujourd’hui elle, consiste en ce que des structures fondamentales
montrer comment la cure de Valérine par Mme de l’ordre symbolique, qui apparaissent au sein du
Pankow peut viser à cette reconstruction, c’est-à- langage et qui contiennent l’expérience première du
dire, finalement, comment une cure psychanalytique corps, sont détruites dans la psychose, alors qu’elles
peut tenir lieu de délire à un psychotique. sont tout simplement déformées dans la
Ramener ainsi la structure du délire à celle du névrose"'"L’être-là…", p. 17).
fentasme4 et qet conséquent soutenir une conception Si nous référons cette définition à la façon dont
de la cure du psychotique comme visant à Lacan, de son côté, a abordé la psychose, dans son
reconstruire un fantasme habitable par le sujet, c’est Séminaire sur les psychoses et dans l’article des
en quelque sorte viser à assurer la condition de base Écrits sur la "Question préliminaire à tout traitement
sur laquelle peut s’édifier un symptôme – car on sait, possible de la psychose", nous constatons
depuis Freud, que le symptôme s’appuie sur le immédiatement un point d’accord et un point de
fantasme. Au niveau de la structure, cette désaccord entre les conceptions respectives de
reconstruction du fantasme doit s’effectuer sur deux Gisela Pankow et de Jacques Lacan. En effet, si tous
plans, les deux plans que comporte l’élaboration du deux sont d’accord pour aborder la psychose comme
S1 → S 2 une problématique résultant d’une défaillance au
discours de l’inconscient : , soit :
S a niveau symbolique, ils ne donnent cependant pas la
1) ce qui soutient la position du sujet de même portée à cette défaillance : pour Lacan, il
l’inconscient, à savoir qu’il soit représenté par un s’agit de ce qu’il appelle une "forclusion"-c’est-à-
S →S dire qu’un signifiant n’a jamais été là où il aurait dû
signifiant (S1) pour un autre signifiant (S2) : 1 2
S être –, alors que pour Pankow, c’est d’une
2) ce qui assure l’extraction, la perte, de l’objet a de destruction qu’il s’agit – c’est ce qui permet à Gisela
l’être du sujet, à savoir la réduction au statut de Pankow d’envisager une restauration de ce qui a été
déchet produit par la répétition signifiante comme détruit, une remise en état de l’univers psychotique –
S → S2 disons-le tout simplement : une guérison de la
son reste hors-discours : 1 . psychose alors qu’à s’en tenir strictement aux
a
propositions de Lacan, rien ne permet d’affirmer
Le premier plan indique qu’à chaque fois qu’un
qu’il existe un traitement psychanalytique de la
signifiant peut être repéré dans le discours du patient
psychose, du moins un traitement qui laisse à espérer
comme représentant le sujet (une identification, par
une modification de la structure psychotique.
exemple), l’analyste met ce signifiant (S1) en rapport
Cette destruction de certains processus de
avec un autre signifiant (S2), et construise la paire
symbolisation a pour conséquence, selon Pankow,
(S1–S2) qui seule peut ouvrir l’espace nécessaire à
que l’univers psychotique est un "univers morcelé
l’existence du sujet de l’inconscient comme tel.
où chaque parcelle est à plus ou moins grande
Le second plan, celui de la constitution de l’objet
distance des aubes" ("L’être-là…", p. 14). Il faut
comme objet perdu, comme objet réduit au rien,
donc, dans la cure, essayer de rapprocher, de réunir
suppose qu’un clivage soit introduit dans le sujet
ces parcelles, de "restituer l’unité perdue des
entre son être (substantiel) de corps hors-discours et
couches psychiques éparses" ("L’être-là p. 14). C’est
son existence (immatérielle) de sujet représenté dans
ce travail que Pankow appelle une" structuration
la chaîne signifiante. Reste encore, une fois ces deux
dynamique "et elle précise :
pôles S et a dégagés, à établir entre eux cette
"Le terrain premier qu’il faut structurer – même
relation que Lacan symbolise par le poinçon de la
partiellement –, c’est l’ensemble des couches
formule du fantasme (S ◊ a), c’est-à-dire : reste
psychiques à partir desquelles la reconnaissance de
encore à faire jouer entre ces deux pôles la
l’image du corps devient possible. L’élaboration de
médiation de la signification phallique.
cette image, si faible qu’elle soit, se poursuit par nos
On va voir comment la cure menée par Mme
interventions jusqu’à l’acceptation d’un corps
Pankow dans ce cas de Valérine, s’éclaire à être
unisexuel. Ici s’ouvre la possibilité d’introduire la
restructurée selon le projet ainsi défini.
notion du temps et de procéder à une analyse
Avant toute chose, il faut, pour apprécier
classique"("L’être-là…," p. 15).
correctement les conceptions et les innovations
Il s’agit donc d’une structuration de l’image du
techniques de Mme Pankow, situer précisément la
corps qui va s’effectuer à partir des signifiants qui

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commandent cette image. A ce stade, on pourrait familiale de cette patiente, ni du déclenchement de


dire que le projet de Pankow est parfaitement sa psychose. Agée de 40 ans, Valérine est professeur
cohérent avec ce que nous apprend Lacan, c’est-à- d’enseignement secondaire ; elle vit dans un couvent
dire : (la relation du cas ne permet pas de décider si elle y
1. que l’image du corps i(a), soit l’identification est religieuse ou simplement bête de passage) ; elle a
spéculaire, est commandée et mise en place par arrêté de travailler un an auparavant et a subi,
l’Idéal du moi, I(A), c’est-à-dire par l’identification environ un mois avant d’être reçue par Pankow,
symbolique (voir le schéma des deux miroirs dans le quatre électrochocs et six comas insuliniques.
Séminaire Livre I) ; et L’anamnèse se résume à une dizaine de lignes. La
2. que pour que cette image du corps soit unifiée et patiente est qualifiée par Pankow de "négativiste"
sexualisée, c’est-à-dire phallicisée, il faut que "Valérine demeure tout à fait immobile, assise droite
l’identification symbolique soit soutenue par et figée dans le fauteuil telle une statuette de cire. Je
l’instance paternelle, par le Nom-du-Père (ce cherche en elle quelque signe de vie. De temps en
qu’illustre le schéma R). temps, ses yeux dont le regard semble plutôt dur,
C’est ce double processus que Pankow tente de changent brusquement de position. C’est tout".
reconstruire en agissant sur l’imaginaire à partir du ("L’être-là…", p. 84).
symbolique, en symbolisant systématiquement les Valérine ne voulant pas parler, Pankow lui propose
productions imaginaires auxquelles elle va inciter une sorte de prétraitement : elle va d’abord lui
son patient. Cette symbolisation consiste d’abord, soumettre le test du T.A.T. (à la deuxième séance) et
comme nous allons le voir, à introduire des ensuite, durant cinq séances, va procéder au Training
oppositions, et à les placer dans une dialectique, de Schultz – technique qui consiste à prendre
c’est-à-dire à faire en sorte qu’un symbole, un conscience de la lourdeur du corps. Le T.A.T. a
signifiant, soit toujours replacé par le sujet dans la indiqué à Pankow des éléments psychotiques, mais
relation à un autre symbole. Appliquée à l’image du la question qui se pose est : "comment parvenir à
corps, cette méthode consiste à mettre en place un faire traduire en expression verbale les éléments
lien dynamique et symbolique entre la partie et la psychotiques qui se sont ainsi révélés ? D’autre part,
totalité du corps. Au fond, ce que Pankow fait là, ce le training de Schultz introduit la patiente à la
n’est rien d’autre qu’illustrer la formule de Lacan conception d’une image du corps et à Pankow
selon laquelle "un signifiant représente le sujet pour d’occuper une place minimale dans son négativisme.
S →S Après quoi elle lui propose d’entreprendre un
un autre signifiant" ( 1 2 ) : elle sort son patient
S traitement d’es saï d’une durée de deux mois, à
de l’holophrase où le signifiant s’écrase sur lui- raison de trois séances hebdomadaires ; et elle y met
même, en lui fournissant systématiquement l’autre en place rapidement – (en 5 à 7 séances) les
signifiant nécessaire à ce que le sujet soit représenté. positions divan-fauteuil caractéristiques de l’analyse.
A ce niveau symbolique, telle partie du corps – la C’est à ce moment que débute le traitement
jambe par exemple – peut représenter le sujet dans proprement dit, la cure psychanalytique de Valérine.
son rapport à son corps. Cette cure, je vais en rendre compte en la
D’autre part, et c’est le second aspect sur lequel décomposant en sept phases successives.
j’insisterai dans l’analyse du cas Valérine.-, Pankow 1. La première phase est celle que Pankow appelle
ajoute à cette fonction dialectique entre la partie et la elle-même "le renforcement du transfert". C’est cette
totalité du corps, le projet de saisir ce qui forme le mise en place du transfert qui forme la visée de deux
contenu et le sens de l’image du corps. Sur ce point, mois d’essais que Pankow a proposés à Valérine.
l’expression de Pankow est moins claire, il est Comment procède-t-elle ? Eh bien, elle va se faire
difficile de saisir exactement ce qu’elle veut dire, l’adresse de Valérine en la sollicitant de lui apporter
mais je pense que le récit de la cure de Valérine nous quelques productions
éclairera et que nous y comprendrons que ce contenu "Comme Valérine est négativiste et ne veut pas
de l’image du corps, ce n’est rien d’autre que ce parler, j’essaye un autre moyen de communication
qu’elle appelle "l’être-là" du schizophrène, soit, en et lui demande de préparer pour les séances chez
termes lacaniens, le réel de l’objet a que l’image i(a) elle des modelages ou des dessins". ("L’être-là…",
est chargée de voiler. p. 87).
J’en viens maintenant au cas Valérine proprement Valérine y répond en apportant d’abord des dessins
dit. Je commencerai par remarquer que dans la géométriques, puis une série de modelages dont
présentation qu’elle nous fait de sa patiente, Pankow Pankow se sert pour la faire parler. Cependant
ne nous apprend quasiment rien de l’histoire Pankow n’interprète pas le matériel qui lui est ainsi

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apporté par Valérine, et ce jusqu’à la quinzième immédiatement cette image de l’analyste avec une
séance où elle va placer une intervention décisive autre image, une autre tapisserie, qui est elle-même
pour le transfert. Au cours de la quatorzième séance, liée à une opération qu elle a subie – pas n’importe
la patiente lui apporte un rêve qui l’amène à parler quelle opération : l’appendicectomie est l’ablation
d’un appareil de photo qu’elle a acheté, et de là, à d’un petit bout inutile du corps – et qui n’a pas eu
bondir littéralement dans la situation n’importe quelle conséquence – la relation avec son
transférentielle ; voici comment Gisela Pankow nous père était interrompue. D’autre part, ce moment de
relate le cœur de cette séance : la vie de Valérine est marqué par une autre
"Cet appareil est chez maman. Papa a pris des interruption : celle de ses études, ce que l’on pourrait
photos autrefois. (Pause). A X., un médecin avait un sans doute mettre en relation avec l’interruption de
appareil. (Pause). J’ai pris des photos des élèves". son travail qui a eu lieu un an avant qu’elle ne
(Pause). vienne voir Pankow.
Tout à coup, Valérine s’assied sur le divan, le C’est quelques temps après, au cours de la 20ème
regard fixe et vidé de toute expression. séance, que cette accentuation du transfert trouvera à
Moi : "Qu’est-ce qui se passe ?" se formuler dans la bouche de Valérine, après
Patiente : "Je regarde si l’on peut prendre des qu’elle ait, au cours des cinq séances de l’intervalle,
photos ici". ("L’être-là…", p. 89-90). exprimé son agressivité et parlé pour la première
C’est à la séance suivante, où Valérine apporte un fois de sa mère ("Maman avait un beau bridge", p.
grand dessin que Pankow interprète, pour la 92) à la 19ème séance. Au cours de la 20ème séance,
première fois, en soulignant ce transfert : Valérine déclare en effet à Pankow :
"Valérine apporte un dessin de vastes dimensions "J’ai compris pourquoi votre silence m’énerve. Je
que je lui propose de considérer comme une l’assimile à celui de mes collègues. Vous êtes pour
maquette de tapisserie murale. Je fais cette moi comme mes collègues". ("L’être-là…", p. 92).
remarque en me souvenant qu’elle a très souvent et Ceci non plus Pankow ne le commente pas. Il me
pendant des séances entières fixé son regard sur un semble pourtant que l’on pourrait relever que le mur
tapis mural qu’elle peut voir à gauche du divan. Or est précisément ce qui est caché par la tapisserie, ce
il y a une parenté de style entre le dessin de ce tapis qui fait le support du tapis mural que Valérine fixe
et celui qu’elle apporte. La malade comprend le sens dans le bureau de Pankow, et, d’autre part, qu’un
de mon intervention. Elle me raconte qu’elle a dû mur est bien par excellence ce qui a pour fonction de
interrompre ses études à cause de troubles faire barrière.
intestinaux qui l’ont conduite à se faire opérer de "En résumé, conclut Pankow, pour prendre contact
l’appendicite. Revenue à la maison après avec cette maladie négativiste, je lui ai fait
l’opération, elle a constaté que" les tapisseries du progressivement prendre conscience de la sensation
vestibules avaient été changées. (Pause). Il y avait de la lourdeur dans son corps, en modifiant comme
une barrière avec Papa ". (" L’être-là… ", p. 90). je l’ai indiqué la méthode de training de T.H.
Ce petit passage extrêmement riche et concis, n’est Schultz. En même temps, j’essaie d’obtenir des
pas commenté par Pankow, et pourtant il mérite dessins et surtout des modelages. C’est grâce à la
qu’on s’y arrête pour mieux repérer quel est le convergence de ces deux mouvements
moteur du transfert qui est ainsi stimulé. Lorsque thérapeutiques que, après presque deux mois de
Gisela Pankow dit à sa patiente que son dessin est traitement, un renforcement du transfert qui est
une maquette de tapisserie murale, en supposant que indispensable dans la cure de ces formes de
ce signifiant désigne un élément important de la psychoses négativistes, est assuré. Il faut que
séance analytique (le tapis mural suspendu dans son l’analyste lui-même, et lui d'abord, comble de sa
bureau), tout se passe comme si elle disait à personne le monde vide de la malade. C’est
Valérine : votre dessin est une image de moi, une l’analyste qui doit devenir un contenu reconnu par
image de ce que vous fixez durant vos séances. Il la patiente. Au début du traitement, le travail de
faut tout de suite préciser que l’enjeu de cette modelages et de dessins sert uniquement à renforcer
intervention tient à ce que l’on ne sait pas à ce le transfert. La malade travaille pour l’analyste. Je
moment – Pankow ne le sait pas plus que Valérine – n’interprète ce qui se passe qu’à partir du moment
qui ou quoi se trouve contenu dans cette image, on où la personne est devenue capable de supporter
ne sait pas ce qui fixe l’attention de la patiente, on d’être confrontée avec ce monde vidé de son contenu
ne sait pas ce qu’est pour elle la présence qui la qui est le sien". ("L’être-là…", p. 93-94).
capte durant la séance. La réponse de Valérine à 2. On passe alors au deuxième moment de cette cure,
cette intervention est précieuse puisqu’elle associe moment qui se met en place au cours de la 24ème

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séance, et qui constitue un premier pas dans la "J’ai tout le temps froid. (Pause). Où est-ce qu’elle
tentative de reconstruction d’un fantasme. En effet, est cette chaleur ? Des idées me trottent dans la tête.
cette séance va permettre à Pankow de poser un Vraiment je ne comprends pas".
premier repérage des deux polarités du fantasme : La malade lève les deux jambes et les replie vers
S◊a , soit le sujet étant que représenté par un elle.
signifiant, et l’objet en tant que manquant à cette Est-ce par hasard que Valérine parle, pour la
représentation. Évidemment, Gisela Pankow première fois, si longuement et sans s’égarer dans
n’utilise pas ces termes de sujet et d’objet, et encore son univers vide ? Qu’est-ce qui distingue cette
moins l’écriture lacanienne %‹, a ; elle préfère parler séance des précédentes où l’expression verbale ne
d’un "dynamisme entre le contenant et le contenu" pouvait pas s’élaborer correctement ? Le problème
de l’image du corps, mais c’est cependant bien de la du dynamisme entre le contenant et le contenu. Tout
localisation du sujet qu’il s’agit et de ce qui lui en cherchant à "modeler" de l’eau, Valérine a été
manque pour qu’il puisse appuyer son désir sur un amenée à faire du feu seul. "Je n’arrivais pas. J’ai
fantasme. fait une maison qui a du feu". C’est en tant que
En effet, à cette 24ème séance, Valérine apporte à contenant que la maison existe, pour recevoir le feu
Gisela Pankow un modelage : le modelage d’une que désire réaliser Valérine ". (" L’être-là… ", p. 94-
maison brûlée. En le déposant sur la table la patiente 95).
remarque que cette maison n’a pas de cheminée, On voit ici que les trois interventions que fait
puis elle s’allonge sur le divan et, fait inhabituel, se Pankow au cours de cette séance visent le statut du
met à parler longuement. Voici les termes dans sujet qui lui parle, successivement sur le plan
lesquels Pankow nous rapporte le cœur de cette symbolique, sur le plan réel et sur le plan imaginaire.
séance : En effet, lorsqu’elle demande à Valérine ce qu’elle
"J’ai voulu faire de l’eau. Comme je ne réussissais ressentirait si elle était la maison brûlée, elle lui
pas, j’ai fait du feu (Pause). Un récipient dans propose néanmoins qu’une identification
lequel on ne met jamais que de l’eau. (Pause). J’ai symbolique, un signifiant-maître qui n’est autre que
voulu faire un feu. (Pause). Je n’arrivais pas. J’ai le nom dont la patiente a baptisé son modelage. A
fait une maison qui a du feu. J’ai essayé de faire le quoi Valérine répond qu’en tant que maison brûlée,
feu seul. (Pause). Le feu seul, la chaleur seule. elle devient "une boite creuse et vide. L’intérieur est
(Pause). La lumière aussi. (Longue pause)." emporté par la flamme" ; c’est-à-dire que cette
Je demande à Valérine de me communiquer ce identification signifiante commande une image du
qu’elle ressentirait si elle était cette maison brûlée. corps vidée de sa substance : non pas i(a), mais i(-)
"Moi, si je suis une maison, j’étouffe. (Pause). La Quelle substance faudrait-il donc corréler à ce sujet
fumée fait chaud… (Pause). Ça a commencé au rez- pour qu’il retrouve une image consistante ? C’est le
de-chaussée dans une cheminée, puis le parquet, les thème de la seconde intervention de Pankow :
matelas (Pause). Le mur en bois. (Pause). Puis qu’est-ce qui se passerait si on reconstruisait la
l’étage au-dessus… (Pause), fenêtres riches en maison ? Autrement dit, comment faudrait-il
rideaux. (Pause). Un courant d’air augmente remeubler cette maison ? Valérine lui répond qu’elle
l’activité du feu. (Pause). La maison en moi étouffe : ne croit pas qu’elle sera reconstruite, elle ne peut, à
j’ai peur. (Pause). En haut elle est claire, elle ce stade, que constater un antagonisme entre la
flambe. (Pause). Ça tremble, ça vibre. Elle finit par maison et le feu qui s’en empare.
éclater. Il y a un mur qui cède. (Pause). Les plafonds Là-dessus Pankow place sa troisième intervention :
s’effondrent : tout devient une boite creuse et vide. elle rappelle à Valérine que son corps est chaud. Ce
L’intérieur est emporté par la flamme. Quand les qui veut dire qu’elle lui propose immédiatement
gens sont venus, il était trop tard". d’intégrer l’élément "feu" à son image du corps,
Je demande ce qui se passerait si l’on reconstruisait d’en faire l’élément qui habite cette image plutôt que
la maison ; la patiente me répond : celui qui la dévaste. A cette transformation
"Ça reste comme cela ; en attente. (Pause). On correspond le glissement que suggère Pankow, en
vendra le terrain. Si le propriétaire avait une passant du "feu" à la "chaleur". La patiente enchaîne
assurance, il la reconstruirait. Je ne crois pas en demandant :"Où est-ce qu’elle est cette chaleur ?"
qu’elle sera reconstruite. (Pause). C’est moi la et elle répond immédiatement à sa question en acte :
maison. Le feu, c’est quoi ?" elle lève les deux jambes et les replie vers elle.
Je lui rappelle que son corps est chaud. Valérine On peut donc considérer, d’un point de vue lacanien,
réfléchit : que Pankow traite cette maison brûlée – et non pas
tant le modelage en lui-même que le discours tenu

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par la patiente à partir de ce modelage – comme un duelle – le sujet face à un signifiant – qui tourne
fantasme dont elle tente de souligner les éléments de inévitablement à l’identification, à une situation à
structure : d’une part la double polarité trois. (J’ai insisté sur ce passage du deux au trois
fondamentale du sujet et de l’objet a – ici : le dans ma conférence de l’année dernière). De plus, ce
signifiant "la maison" et le feu –, et d’autre part la faisant, Pankow va systématiquement ramener ces
façon dont l’objet a s’y trouve enrobé par une image paires signifiantes à la maison brûlée, c’est-à-dire
du corps (la boite creuse) et marqué d’une qu’elle va tenter d’intégrer la double représentation
connotation phallique (la chaleur venant du sexe). du sujet dans la structure du fantasme.
Ce faisant, Pankow fait émerger les difficultés qui se Ainsi, à la 25ème séance Valérine rapporte un rêve
présentent pour rendre ce fantasme habitable par le dans lequel elle a vu un docteur qui lui a donné un
sujet. D’une part, si le sujet peut accepter de se faire bon médicament pour la circulation ; et elle
représenter par le signifiant "maison brûlée", c’est commente ce rêve en disant :"J’ai quelque chose au
pour se plaindre immédiatement qu’il étouffe ; et point de vue de la circulation qui ne va pas"("L’être-
cela signifie sans doute que, laissé seul, ce signifiant là…", p. 97). Immédiatement Pankow lie ce rêve
écrase le sujet plutôt qu’il ne lui donne du champ – il avec la maison brûlée en expliquant à la patiente que
faudra donc trouver un second signifiant vis-à-vis "la circulation est bien interrompue dans une maison
duquel "maison brûlée" pourra représenter ce sujet. brûlée".
D’autre part, l’objet a nous apparaît en tant que non A la séance suivante, la patiente vient avec le
encore mis en place comme tel, comme corrélatif du modelage d’un pont qu’elle commente en disant
sujet : il reste en réalité à l’extraire du feu, pour que "qu’elle n’a fait que la moitié du pont, ce qui est
la maison ne soit pas une boîte vide, il faut toutefois suffisant pour représenter un pont tout
d’arracher à l’Autre (on verra ensuite que c’est à la entier". Puis elle s’allonge sur le divan et rapporte le
mère que Valérine doit arracher quelque chose pour rêve suivant :"J’ai vu mon frère et ma belle-sœur.
se constituer son objet a). Enfin, la prise de cet objet Lui, je ne le reconnaissais pas. C’était lui. (Pause).
dans la signification phallique est rien moins Ce n’était pas lui. Il était brutal. Il avait un visage de
qu’assurée car si Valérine indique bien par un geste gangster"("L’être-là…", p. 98). En somme, Valérine
la roue sexuelle de son corps, elle reste, au niveau du confirme ici que Gisela Pankow est bien le docteur
discours, complètement perdue lorsque Pankow lui qui rétablit la circulation, dans la mesure où c’est de
suggère de situer la chaleur du feu dans son image la circulation du signifiant qu’il s’agit :
corporelle :"où est-ce qu’elle est cette chaleur ? Des l’intervention posée par Pankow à la séance
idées me trottent dans la tête. Vraiment je ne précédente apparaît en effet comme ce qui permet à
comprends pas." Valérine de se situer maintenant par rapport à une
Dès lors, le programme de la cure est tracé : pour paire signifiante S1-S2 : la moitié du pont et le pont
reconstruire un fantasme habitable par le sujet, tout entier, ou le frère et la belle-sœur, ou encore le
l’analyste va devoir : frère en tant qu’il est lui et en tant qu’il n’est pas lui
1) mettre en place la représentation du sujet par un – belle illustration du principe de non-identité à soi
signifiant pour un autre signifiant, c’est-à-dire qui régit le signifiant lacanien et que Pankow
confronter Valérine non pas à un signifiant (comme explicite à sa façon en commentant :
la maison brûlée), mais à deux signifiants reliés "De même que la malade a coupé le pont en deux
entre eux ; parties et n’en a représenté qu’une seule, de même
2) trouver dans la relation de la patiente à sa mère a-t-elle coupé en deux sa pensée concernant son
l’élément à arracher au corps de la mère (ou, dans le frère :" C’est lui – ce n’est pas lui ". Mais une moitié
transfert, au corps de l’analyste) afin que la relation de pensée ne se présente pas sans évoquer ce qu’elle
du sujet à l’Autre soit médiatisée par un objet de nie, qui n’est autre que l’autre moitié : l’une et
fantasme, un objet a ; l’autre se complètent dans l’ambivalence de leur
3) et enfin, intégrer ledit objet a dans la signification opposition". ("L’être-là…", p. 98).
phallique et obtenir par là la phallicisation de A la 27ème séance, Valérine apporte le modelage
l’image corporelle du sujet. d’un temple réduit à sa façade constitué
3. La logique de la cure dégagée permet de essentiellement de deux colonnes qui encadrent une
comprendre la portée du troisième moment qui porte à deux battants, devant laquelle se trouvent
s’ouvre alors – moment qui s’étend de la 25ème à la deux marches d’escalier où sont installés deux
29ème séance. L’enjeu de ces quelques séances est, personnages de couleur différente. Après quelques
en effet, de situer le sujet par rapport à une paire phrases à ce sujet, Valérine s’endort sur le divan. A
signifiante, c’est-à-dire de passer d’une situation son réveil, quelques minutes après, elle rapporte un

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rêve dont l’essentiel est qu’elle dit qu’entre les difficile à occuper : le troisième terme menaçant de
colonnes du temple, il y a l’incarnation de Bouddha. s’en aller, les deux autres risquent de se ressouder
Il y a donc place maintenant, dans l’élaboration de l’une à l’autre. Autrement dit, si la représentation
Valérine, pour qu’un sujet se tienne entre les deux signifiante du sujet est conçue comme telle, elle
colonnes, comme dans l’intervalle entre S1 et S2, n’est pas encore assurée.
cette structure se complétant de la porte fermée, D’où provient cette difficulté de Valérine à accéder
mais qui dans le rêve s’ouvre pour un enfant. On à cette position du sujet ? Nous l’apprenons par la
notera qu’à la fin de cette séance, Valérine confirme séance suivante : ce qui retient Valérine d’occuper
en acte cette interprétation, puisque s’asseyant sur le une position de sujet, c’est qu’elle reste accrochée à
divan, elle déclare soudain "Je cherche le tic-tac que une position : celle d’objet de la jouissance de sa
je ne vois pas. (Pause). Ah ! C’est dans la pièce d’à mère. Cette 29ème séance constitue à mon avis le
côté"("L’être-là…", p. 101). Elle découvre donc moment central de la cure de Valérine. Elle y
dans la séance même, chez son analyste, l’existence apporte un modelage où un personnage tient un
d’une pièce à côté : elle signifie par là que le lieu où oiseau bleu, ce qui amène Valérine à se souvenir du
elle se trouve dans cette analyse est désormais pour conte de l’oiseau bleu :
elle un lieu dédoublé à l’image de la paire signifiante "Valérine se souvient bien, à ce sujet, d’un conte de
fondamentale. Perrault qu’elle a lu autrefois. L’histoire racontait
A la 28ème séance, Valérine apporte le modelage un grand amour : un oiseau bleu se transformait en
d’une "maison lacustre" qui comporte trois prince charmant. J’encourage la patiente à me
personnages qu’elle appelle respectivement raconter plus avant le conte de l’oiseau bleu.
"l’homme de la maison", "la femme à l’extérieur" et Patiente :"Il vient du pays des fées parce qu’il est
"la femme à l’intérieur". On a donc bien ici la bleu. (Pause). Il avait une belle voix. (Pause).
matérialisation par le sujet d’une situation à trois. Et Moi : "Sait-il parler ?"
Pankow intervient là-dessus en lui demandant : "Qui Patiente : "Je ne crois pas. Il chante"
êtes-vous ?", ce qui veut bien dire qu’elle considère Moi : "Qu’est-ce qu’il rencontre en entrant au pays
que cette création implique l’existence d’un sujet et des êtres humains ?"
qu’il reste à Valérine de se localiser dans cette Patiente : "Il se trouve plus tard dans une jolie cage,
proposition subjective. Cette localisation pose dans un château. Il y a là une fille qui trouve ça
encore un problème à Valérine puisqu’à la question magnifique et qui rêve de lui. Je ne sais pas par
de Pankow, elle répond : quelles circonstances, le sort est levé ; il devient un
"Tous les trois. (Pause). J’ai vécu avec eux. Je pense prince".
que c’est quelqu’un qui s’en va. Une maison toute Moi : "Cela vient d’elle ?"
seule". "L’être-là…", p. 103). Patiente : "Ou parce qu’elle a pitié de lui dans sa
Et elle ajoute encore en fin de séance : cage, ou parce qu’elle s’intéresse à lui".
"Ça se passe dans un pays très loin et perdu. Ça n’a Moi : "Qu’est-ce qu’il garde de son ancienne
pas de sens". (Ibid.) existence ?"
Par conséquent, cette situation à trois, se présente en Patiente : "Sa voix. Autrement, ça ne serait pas
réalité sous une forme détruite, note Pankow. En agréable. (Pause). Il faut qu’il y ait une continuité.
effet, s’il y a bien un homme et deux femmes, Mais d’abord il ne parlait pas. S’il pouvait parler,
situation bien œdipienne, l’homme s’en va et laisse ça perdrait beaucoup de son mystère". ("L’être-
les deux femmes dans une relation en miroir là…", p. 106-107).
qu’exprime bien les noms que Valérine leur donne : Ce qui forme l’enjeu de cette séance m’apparaît
"femme à l’extérieur" et "femme à l’intérieur". (Il comme la thématique fondamentale de la psychose :
faut ici remarquer que Pankow place à cet endroit c’est le passage de la voix à la parole. Voix et parole
dans son texte une note bien étonnante puisqu’elle y constituent en effet deux registres fondamentalement
écrit : "La situation à deux dont je viens de parler se différents du signifiant : lorsqu’il s’agit de la voix, le
distingue profondément de la situation" spéculaire signifiant est pris pour objet de jouissance, alors que
"telle que Lacan l’a décrite en ce qui concerne la lorsqu’il s’agit de la parole, le signifiant exprime le
névrose" ("L’être-là…", p. 105) – coquetterie désir d’un sujet.
d’auteur ?…). Dans le conte de l’oiseau bleu tel que l’explique
Ceci nous montre donc qu’à ce stade de la cure, si Valérine, on a un petit être, l’oiseau bleu – où l’on
Valérine peut bien concevoir le rapport d’un sujet à peut voir une figuration de l’enfant – sur qui un sort
une paire signifiante, ou une situation à trois a été jeté : il est tenu captif par une princesse –
personnages, sa position objective reste cependant disons : la mère – qui jouit de sa voix. Dans cette

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situation l’oiseau ne peut pas parler sinon il perdrait J’avais l’impression de porter un canari ". Je ne
de son mystère pour la princesse. compris pas et restai silencieuse ; j’essayai
Comment sortir de cette situation ? Comment passer seulement de situer le fait que cette mère ne portait
du rang d’oiseau au rang de prince?; autrement dit pas un être humain, mais un oiseau". ("L’être-là…",
comment passer du rang d’objet de jouissance de la p. 137).
mère, à celui de sujet ? Valérine n’en sait rien, elle Qu’est-ce qui, dès lors, va pouvoir sortir Valérine de
dit que le sort est levé par on ne sait quelles sa position d’oiseau, sinon les interventions de son
circonstances. analyste qui, elle, s’intéresse diablement à sa
Ceci nous indique bien que la position de Valérine à patiente et qui, manifestement, désire de toutes ses
ce moment est celle d’une voix qui ne parle pas forces en faire un prince, c’est-à-dire une
encore ; donc qu’elle reste pour la mère dans un identification phallique. C’est ce que nous allons
statut d’objet mystérieux et non de sujet désirant. "Il suivre dans la phase suivante de la cure, la quatrième
n’y a pas encore ouverture de la parole, mais des sept phases que je vous propose de repérer,
demeure la continuité du chant", commente quatrième phase au cours de laquelle Pankow va
justement Pankow. pousser Valérine à la reconstitution d’un fantasme
Or, – et c’est cet élément qui justifie, je pense, mon dans lequel se dessine une possible identification
interprétation de cette séance –, nous apprenons par phallique.
un autre texte de Pankow (qui figure dans la 4. Ce fantasme va s’organiser selon une double
troisième partie de ce livre) que Gisela Pankow a un polarité qui est matérialisée par deux modelages que
jour eu un entretien avec la mère de Valérine. Valérine apporte à Pankow : le modelage de la statue
D’après les recoupements que l’on peut faire entre de l’homme-fleur et le modelage de ce qu’elle
les deux textes, cet entretien doit se situer peu après appelle le "pôle opposé" de l’homme-fleur.
la 71ème séance. Voici comment Pankow nous relate C’est à la 48ème séance que la patiente amène à
cet entretien, en y épinglant l’élément essentiel. Pankow la statue de l’homme-fleur, modelage d’un
"Seule avec la mère, je la regardai et remarquai son corps rouge assis sur un bloc rectangulaire violet. Ce
regard étrange fait d’un mélange d’extase et corps est en réalité un torse en forme de fleur, muni
d’irréalité. Beaucoup de psychiatres parleraient en de deux longes jambes mais ne comportant ni tête ni
pareil cas d’un regard paranoïaque. Quand elle fut bras. Voici ce qu’en dit Valérine
installée dans son fauteuil, je lui demandai si elle "Ce sont les jambes d’homme. (Pause). Je n’ai pas
savait que sa fille était en traitement chez moi pour su quoi lui mettre dessus ; quelque chose qui
sa maladie mentale et que le couvent auquel deviendra je ne sais pas quoi ; quelque chose qui
appartenait sa fille payait pour ce traitement. Elle donnerait un être qui ne serait pas un vrai homme.
répondit qu’elle était au courant. Puis, je lui Depuis plusieurs jours, ça me trotte dans la tête.
demandai à quel moment elle avait remarqué, pour (Pause). J’étais furieuse contre vous. Petit à petit je
la première fois, que sa fille était malade. Avec un vous ai abandonnée. Quelque chose qui n’a pas la
regard lointain et un étrange sourire, elle me dit, prétention de ne pas être pas vous. (Pause). Je me
dans un langage rigide et maniéré, qu’elle ne s’était suis demandée, si les gens n’étaient pas comme ils
jamais rendu compte que sa fille était malade sont, comment ils seraient. Quand je me demande
mentalement, sauf le jour où elle avait refusé, au cela, on rit. Évidemment, c’est sans solution".
couvent, de travailler. Cette mère était donc aussi ("L’être-là…", p. 111).
aveugle, par rapport à la maladie mentale de sa A la séance suivante, elle ajoute :
fille, que la plupart des mères schizophrènes. Puis, "Mon bonhomme de l’autre jour, tout ce qui est en
j’ai essayé d’apprendre quelque chose de sa dessous, c’est la matière, en attendant ce qu’il doit
grossesse. Elle me dit qu’elle ne pouvait pas se être. Ça ne doit pas du tout représenter quelque
souvenir, car tout cela datait de trop longtemps. Je chose. (Pause). Tout cela repose sur ses entrailles.
l’ai aidé en lui rappelant que sa relation avec son C’est pour cela que c’est vu comme cela. (Pause). Il
mari avait été très perturbée à cette époque-là. Elle y a des malades qui arrivent à dire tout ce qu’ils
se mit à rire d’un rire stéréotypé. Ensuite, j’ai pensent ?" ("L’être-là…", p. 111).
essayé une attaque directe pour découvrir ce que Pankow relève les termes : "La matière, en attendant
cette enfant signifiait pour elle. Je lui demandai :" ce qu’il doit être", et les relie à la maison brûlée :
Quand vous étiez enceinte de cette dernière enfant, cette matière en attente représente la réponse à la
est-ce qu’il y avait une différence par rapport aux question que Valérine se posait alors en se
sensations de votre corps, par comparaison aux demandant ce qu’était le feu. Autrement dit, cette
grossesses précédentes ? "Elle me répondit :" matière constitue l’ébauche d’un objet a, l’ébauche

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d’un point d’appui réel que la patiente doit arracher Ce pôle opposé à l’homme-fleur, c’est donc un corps
à sa relation à la mère : cette matière ne représente sans organes, un corps sans substance matérielle, un
pas quelque chose, elle n’est pas un symbole, elle est corps qui est une pure couverture qui s’enroule
ce qui est disponible du réel. autour d’un vide.
D’autre part, Pankow souligne également l’énoncé : Par conséquent, on a ici une opposition entre deux
"Tout cela repose sur ses entrailles" ; elle y aperçoit états de l’image du corps. D’une part, l’homme-fleur
une première notion pour la patiente de l’intérieur du qui est une i (a) où le a est présentifié comme
corps, tout en remarquant que le modelage montre matière en attente – et notamment en attente d’être
qu’il n’y a pas encore de limite précise entre habillée par une image corporelle complète – et,
intérieur et extérieur, entre le contenu et le d’autre part, le pôle opposé qui est une i (a) où seul
contenant. Elle propose d’appeler cet état de l’habit est présent, mais habité par rien de l’ordre
conception du monde : "état de la fleur", et elle en d’une matière ou d’un organe, soit : i (-)
déduit quel homme-fleur représente une première Autrement dit, d’un côté le petit a prend le pas sur
tentative d’instituer une dynamique entre contenant l’image, et de l’autre l’image se referme sur le
et contenu du corps : manque de ce petit a. Entre les deux, fait remarquer
"… pour la première fois, la malade reconnaît un Valérine, il y a un hiatus. Ce hiatus, c’est, bien sûr,
contenu qui tend à remplir un corps. Il s’agit là de la marque de l’absence chez le sujet d’une
l’élaboration matérielle de l’image du corps et c’est symbolisation du phallus : si i (a) ne parvient pas à
la raison pour laquelle je parlerai désormais du se constituer comme tel, c’est-à-dire si le sujet ne
phantasme de l’homme-fleur" ("L’être-là…", p. peut élaborer à la fois l’image complète du corps et
114). son support réel en les reliant l’un à l’autre, c’est
De plus, elle ajoute que si "tout cela repose sur ses qu’il ne dispose pas des parenthèses qui font ce lien,
entrailles", les entrailles en question trouvent leur c’est-à-dire de la signification phallique qui permet
point de départ dans la région pubienne de l’homme- de transvaser le support réel qu’est a dans la
fleur, et que par conséquent on peut noter un aspect figuration imaginaire qu’est i. C’est bien cette
phallique de ces entrailles. Cette réflexion me paraît absence de médiation du phallus qui apparaît dans le
fort hypothétique : je crois que si Pankow peut parler discours que Valérine livre au cours de cette même
ici de la manifestation d’une "ouverture au désir" (p. soixantième séance :
115) chez le sujet, ce n’est pas à cause d’une "Patiente :" Tout représente, je crois, quelque chose
éventuelle symbolisation du phallus, mais plutôt d’essentiel à l’homme. (Pause). Alors, s’ils ne
parce que cet homme-fleur s’élevant de ses entrailles peuvent être accolés, s’ils représentent quelque
représente quelque chose comme une première chose de vital pour que l’homme soit un homme, je
symbolisation de la pulsion tournant autour de son ne sais pas comment ça se résout. (Pause). Peut-être
objet, encore indéterminé, la suite de la cure dans le petit bout de liberté qu’on a, ils arrivent à
montrera d’ailleurs la difficulté qu’éprouve Valérine développer certaines de ces puissances par rapport
à introduire une signification phallique qui sexualise à l’homme "
cet objet. Moi :"Par exemple. Parlez-moi de l’une d’elles"
Quelques temps plus tard, à la 60ème séance, Patiente : "Je ne sais pas. (Pause). Toutes celles qui
Valérine apporte un autre modelage, une tête ne sont pas propres à l’homme dans sa force
blanche reposant sur un fragment de poitrine qu’Ise physique".
prolonge à l’intérieur d’une couverture qui s’enroule Moi : "Un exemple".
vers l’intérieur et dont elle dit : Patiente : "Parvenir à se servir de sa virilité
"C’est l’opposé de l’autre bonhomme. Il a déjà avec complète. La domination partielle et complète, sur
lui tout ce qu’il sera. C’est pris au pôle opposé. certains animaux, de son intelligence. La
(Pause). Entre ces deux pôles, il y a un hiatus. Et je domination de ses forces de sympathie, tout ce qui
ne sais pas ce qu’il est ce hiatus" ("L’être-là…", p. est en lui. (Pause). Sa virilité complète ou sa
115). fécondité complète. Il n’y a pas beaucoup de gens
"J’ai l’impression que le premier aboutira ; celui-ci qui y arrivent."
n’aboutira pas. Il a une base que celui-ci n’a pas. Moi : "Ces êtres dont vous parlez sont des êtres
(Pause). Il n’a pas de vitalité. On ne sait pas ce qu’il sexués ?"
deviendra. Il n’a même pas d’organes dans la tête. Il Patiente : "Non. Celui-ci peut tourner en homme ou
n’a pas d’yeux, il n’a pas d’oreilles, pas de bouche. en femme. (Longue pause). On est sexué au fond,
Il n’a pas d’organes" ("L’être-là…", p. 116). c’est pour cela que tout ne tiendra pas le coup.

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(Pause). Je n’arrive pas à voir par quelle voie tapisserie murale avec la main droite. Elle prend
j’arriverai à concilier les deux chemins". son mouchoir pour mesurer les distances entre les
Moi : "C’est là votre problème". demi-cercles qui forment un dessin sur le tapis, puis
Patiente : "Si je les regarde, ce ne sont pas des se servant du pouce et de l’index en guise de
hommes, des hommes en attente. Ils n’ont pas de compas, elle fait pivoter l’index autour du pouce et
sexe, quoi ! (Pause). Au fond, c’est peut-être que je compte ainsi le nombre de lignes que l’index coupe
manque du courage de ne pas les différencier". de ce fait". ("L’être-là…", p. 119).
("L’être-là…", p. 117-118). On se souviendra qu’au début de la première phase
Et ici, je ne suis pas du tout d’accord avec Pankow de la cure, ce tapis mural avait servi à Pankow à
qui, elle, interprète ce fragment de discours dans le localiser le transfert de la patiente : elle lui avait
sens d’une reconnaissance de la différenciation des proposé ce tapis comme une image de l’analyste, ce
sexes : que Valérine avait fort bien compris puisqu’elle lui
"Valérine constate maintenant qu’elle n’arrive pas avait répondu : "Vous êtes un mur pour moi". Ce qui
à" concilier "avec ce modèle le fait que la statue est en question dans le jeu de la patiente, dans ce que
puisse tourner en homme ou en femme. A la place de Valérine appelle sa "révolte", c’est donc de se
deux contenants abstraits, la malade a découvert confronter à ce qu’est la présence de l’analyste sous
l’opposition des sexes, laquelle est devenue une cette image du tapis, à sa consistance réelle.
oppositions entre deux contenus :" Ça peut tourner Littéralement, Valérine tente ici de "prendre la
en homme ou en femme, dit-elle "(" L’être-là… ", p. mesure" de son analyste en tant qu’objet a de la
118). cure. A la séance suivante, Valérine poursuit son jeu
Il me semble, au contraire, qu’il y a lieu de donner avec la tapisserie, puis elle enchaîne en disant :
tout leur poids aux déclarations de la patiente "Est-ce que c’est par révolte que le poisson sort du
lorsqu’elle dit que "pour que l’homme soit un bocal ? (Pause). Vous croyez qu’on est des
homme, je ne sais pas comment ça se résout" et que machines ? (Pause). Est-ce que le poisson cesse un
"on est sexué au fond, c’est pour cela que tout ça ne jour de tourner en rond, ou est-ce que c’est le bocal
tiendra pas le coup". Ce qui veut bien dire que tout qui s’en ira ? (Pause) Vous ne voulez pas
en repérant, bien sûr, la différence anatomique des répondre ?" ("L’être-là…", p. 120).
sexes, elle est strictement incapable de dialectiser Pankow ne lui fournissant aucune réponse, c’est la
cette différence au plan du désir et de s’y situer patiente qui apporte la solution à la séance suivante :
comme sujet : à la place du signifiant du phallus elle apporte le modelage d’une girafe, qu’elle
nécessaire à ce que cette dialectique se mette en commente en disant :
place, il n’y a chez Valérine qu’un hiatus. On verra – "Voyez, me dit-elle, une girafe, ça peut sortir sa tête
tout à l’heure-les conséquences de ce hiatus et de la du bocal" ("L’être-là…", p. 121).
manière erronée dont Pankow l’interprète, dans la On pourrait évidemment souligner que la girafe est,
manière dont cette cure se terminera. comme chacun sait, un animal au long cou et que
5. J’en viens alors au cinquième moment de la cure, c’est cet attribut phallique que Valérine attend
qui est le moment d’un acting-out – qu•'il faut bien précisément de recevoir de Pankow. Mais plutôt que
appeler comme cela même s’il se déroule dans la de nous lancer dans des élucubrations d’un
séance elle-même, c’est-à-dire même s’il se présente symbolisme un peu primaire, je crois qu’il importe
plutôt comme un acting-in. Cet acting-out se déroule de noter qu’en même temps qu’elle apporte ce
sur plusieurs séances successives. Cela commence modelage de la girafe, Valérine demande à Pankow
par un jeu d’attitudes qui prend pour cible le tapis si elle peut la prendre en photo. A suivre le discours
mural qui se trouve à côté du divan dans le bureau de la patiente, la solution qui permettrait de sortir du
de Pankow. bocal où elle se sent tourner en rond, consisterait
"Elle improvise un jeu en se servant du tapis de mur donc à saisir une image de son analyste – c’est-à-
qui se trouve à côté du divan et qu’elle avait assez dire, à nouveau, à enrober l’objet a que
souvent contemplé pendant ses séances. Elle touche Pankow incarne dans son corps, par une image.
le mur de sa main gauche, puis elle étend son bras Quel est cet objet a que supporte le corps de
derrière la tête, se retourne vers le mur et le frappe l’analyste, et quelle est la fonction attendue de cette
du plat de la main, par deux fois. Après quoi, elle image ? La séance suivante nous l’indique. En effet,
lève le bras droit, tandis que le gauche repose sur le Valérine y vient avec son appareil photo et elle
divan et elle baisse le bras droit quand la main photographie d’abord Gisela Pankow puis la
gauche touche le mur. Ensuite elle s’assied et tapisserie murale. Ensuite, la patiente erre dans la
commence à tracer un grand cercle complet sur la pièce le regard perdu, et déclare :

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"C’est dommage que je ne puisse pas photographier sujet confronté à la voix. Eh bien, ce processus de
votre voix" ("L’être-là…", p. 122). séparation forme l’objet de la 6 ème phase de la cure
(Ceci constitue au fond la réponse de la patiente à la qui va se dérouler alors, après une interruption de
théorie de Pankow sur la structuration de l’image du cinq semaines due aux vacances.
corps). Cette phase couvre une vingtaine de séances, de la
Voici donc un autre moment crucial de la cure. Car, 73ème à la 90ème, et elle débute de la manière la plus
par cet énoncé, Valérine indique que c’est en tant claire et la plus explicite. Au cours de la 73ème
que voix que l’analyste est présent réellement dans séance – qui est la dernière avant l’interruption des
la cure : l’objet a supporté par l’analyste est l’objet vacances –, Valérine en effet a apporté à Pankow la
vocal. Or nous savons que la voix est précisément ce pelliculé photographique comprenant les photos
à quoi le sujet se sentait réduit dans la relation à sa qu’elle avait prises dans son bureau ; elle la donne à
mère pour qui elle n’était qu’un canari ou un oiseau Pankow et lui demande de couper sur la pellicule les
bleu. On observe donc ici le passage de la position photos où elle – Pankow – figure, et de lui rendre les
psychotique où Valérine est capturée comme objet autres. Pankow commente justement ce moment en
de jouissance de la mère, à la position où, arrachant écrivant : "C’est par ce biais que se prépare la
cet objet à la mère, elle le constitue comme objet a à séparation du corps de l’analyste d’avec le corps de
elle. Et elle ajoute même que cet objet se constitue la malade" ("L’être-là…", p. 123).
comme manquant à l’image (la photo) qui l’habille. Cette séparation est toutefois fort éprouvante pour
On est donc tout près ici de la constitution du Valérine, qui ne parvient plus à modeler et qui, au
fantasme : S ◊ a ; mais on n’y est pas encore tout à cours de la 79ème séance, se met à appeler son
fait, car la position subjective de S1 n’est pas encore analyste "Madame-Maman". Lors de la séance qui
tout à fait assurée pour Valérine, ainsi que l’illustre suit (la 80ème), elle avoue cependant :
la séance suivante. En effet, à la 71ème séance, "Je suis un petit morceau qu’on sort des griffes.
l’acting-out se poursuit et culmine dans un (Pause). C’est pour cela que j’ai voulu prendre
comportement qui est plutôt de l’ordre du passage à votre photo. Car j’ai vu dans vos jambes que vous
l’acte – c’est-à-dire de l’identification massive à n’êtes qu’un compresseur. J’ai trouvé une autre
l’objet a – puisque Valérine, durant cette séance, va personne dans votre attitude, qui n’est d’ailleurs pas
s’accroupir derrière un fauteuil dans un coin sombre sur la photo" ("L’être-là…", p. 123-4).
de la pièce ; elle y demeure cachée pendant toute la Pankow fait de cette déclaration le commentaire
séance, sans parler. Ce n’est, sans aucun doute, une suivant :
façon pour Valérine de dire à Pankow qu’elle n’en "Valérine est à même de reconnaître qu’elle n’a
est pas encore sortie, qu’elle est toujours coincée voulu photographier que les jambes de l’analyste,
dans la position d’objet a, d’objet caché, de voix qui même si elle a demandé la permission de
ne parle pas, et que cette position elle l’accuse dans photographier l’analyste. Cela implique qu’elle
la séance d’analyse elle-même. Ce qui veut dire que reconnaît qu’il y a" encore une autre personne
si, à ce stade, elle peut bien repérer que l’analyste "dans l’analyste. Autrement dit, il y a, d’une part,"
soit en position d’objet a, elle ne se sent pas elle- les jambes de l’analyste ", et d’autre part, une"
même assurée de la position subjective de qui lui personne "dans l’analyste. Je pense qu’il s’agit
permette de se confronter à cet objet, et qu’elle d’un" hiatus "comparable à celui qui se trouve entre
participe donc, si l’on peut dire, de la nature du la statue de l’homme-fleur et la tête blanche. Je me
corps de l’analyste. pose la question de savoir si la malade va parvenir à
(C’est à ce moment de la cure – comme on l’apprend découvrir l’unité du corps de l’analyste et celle du
par un autre article que j’ai rapporté tout à l’heure – sien propre. Le" hiatus "dans l’image du corps va-t-
que Pankow a placé l’intervention véritablement il être réparé ? Valérine a obscurément conscience
géniale qui a consisté à dire à Valérine : "il faut que de ce que cela entraînerait ; en effet, structurer une
je voie votre mère", et qu’elle fait dire à cette mère image du corps" sans hiatus "est un acte dangereux
ce que sa fille était pour elle). pour elle puisque ce qui lui vient à l’esprit est
6. A ce point de la cure, on rencontre donc la associé à un risque mortel. En d’autres termes,
difficulté suivante : pour que la structure du accepter la totalité du corps aurait pour
fantasme, S ◊ a, devienne habitable pour le sujet, il conséquence la mort de la malade qui se risquerait à
faut, au préalable, introduire une séparation entre la cette acceptation. La question est clairement posée :
mère et son canari, comme entre l’analyste et sa voix cette cause entraîne-t-elle cet effet ?" ("L’être-là…",
qui ne parle pas. Cette séparation est la condition à p. 124).
laquelle Valérine pourra s’assurer une position de

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Alors ici il faut se montrer un peu critique à l’égard mort l’analyste par étranglement, c’est-à-dire en
des conceptions de Gisela Pankow. En effet, je crois concrétisant le" hiatus "par une rupture de la région
qu’elle se trompe en voulant se faire reconnaître cérébrale et de la région végétative de mon corps, la
comme "personne" par sa patiente, et donc en malade parviendra-t-elle à dépasser l’état de" hiatus
quittant sa position d’objet a. Bien sûr Valérine "inscrit dans son propre corps ?" ("L’être-là…", p.
emploie le mot "personne" dans son énoncé, mais 125).
elle précise aussitôt de quoi il s’agit : il s’agit de ce En fait, il faudrait rapprocher cette agression de
qui n’est pas sur la photo, soit sans aucun doute, de l’analyste au niveau du cou, du modelage de la
la voix dont elle a souligné l’absence sur la photo au girafe dont j’ai dit un mot tout à l’heure. Si c’est au
moment où elle a prise celle-ci. Le hiatus ne se situe cou que Valérine attaque Pankow, c’est que ce cou –
donc pas entre la personne et les jambes de qui manque singulièrement à l’homme-fleur – est
l’analyste comme objet a (ce qui manque à la photo). figuration imaginaire du phallus.
Ce hiatus est ce qui rend difficile la séparation qui Deux jours plus tard, Valérine apporte à Pankow le
devrait se produire entre ces deux positions de modelage d’une danseuse faisant le grand écart sur
l’analyste, autrement dit c’est ce qui rend difficile une immense fleur rouge aux pétales, relevés. Elle
que l’objet a qu’incarne l’analyste se constitue commente cette production en disant :
comme objet du fantasme du sujet Valérine. Ceci "J’ai voulu figurer (…) un balancement du corps.
nous renvoie à la première fois où ce hiatus était Avec la pâte, ce n’était pas possible. Donc, j’ai dû
apparu dans le discours de Valérine, à propos du faire cette position vulgaire" ("L’être-là…", p. 125).
modelage du pôle opposé de l’homme-fleur : j’ai Pankow se demande pourquoi Valérine parle de
pointé à ce moment que le hiatus constaté par "position vulgaire" ; elle propose de considérer ce
Valérine signifie l’absence de médiation du modelage comme une concrétisation par la patiente
signifiant phallique. Ici également, c’est cette de sa découverte de la différences des sexes, et elle
absence du phallus qui pose problème ; en effet, si relie ce modelage aux deux structures
nous suivons ce que Lacan nous dit dans son article fantasmatiques qui ont émergé précédemment dans
sur la "Question préliminaire à tout traitement la cure :
possible de la psychose", le signifiant du phallus a "La position vulgaire en question se référait au
pour fonction de venir symboliser l’objet du désir de grand écart. Une femme de couleur violette se tient
la mère, donc de mettre un signifiant là où il n’y dans cette posture, les bras levés et joints au-dessus
avait qu’un objet : de la tête, et le corps disposé sur une immense fleur
N.D.P. Désir mère A rouge aux pétales relevés. Ainsi la couleur violette,
• N.D.P.( ) déjà rencontrée dans la" maison brûlée "et pour le
Désir mère signifié au sujet Phallus siège sur lequel était assis" l’homme-fleur ",
devient-elle la couleur d’un corps de femme. Il s’agit
un objet un signifiant nettement d’un corps féminin eu égard aux seins et
au bassin correctement moulés. La couleur rouge
C’est ce manque de symbolisation qui laisse rappelle celle des flammes de la maison incendiée et
Valérine offerte à la position d’objet pour sa mère, et la statue de" l’homme-fleur ". Voilà pour les
l’empêche d’accéder à une position où elle serait, comparaisons avec les modelages antérieurs. La
dans ce désir, sujet représenté par le signifiant du question demeure de savoir pourquoi Valérine parle
phallus. de" position vulgaire "à propos du grand écart qui
Et il est vain d’espérer, comme le soutient Pankow, maintient cette femme sur une fleur rouge. Je me
que la reconnaissance de l’unité du corps de demande si cette fleur ne représenterait pas la
l’analyste et celle du sien propre, puisse suffire à ce chaleur de la" région en dessous "(" L’être-là… ", p.
que Valérine remédie à ce hiatus. 125-6).
Il y a là une situation bloquée. Et d’ailleurs, trois J’ai déjà fait part de mon scepticisme à l’égard de
semaines plus tard, on voit émerger l’agressivité de cette idée selon laquelle Valérine parviendrait à
Valérine : elle avoue à Pankow : "Je me suis réaliser une position féminine en l’absence du
réveillée pour vous étrangler". Et c’est à juste titre signifiant phallique. Je crois que la suite, c’est-à-dire
que Pankow fait à ce sujet la remarque suivante : la fin de la cure, justifie ce scepticisme.
"Le genre de mort que la malade veut donner à son 7. En effet, après ce modelage de la danseuse,
analyste n’est pas quelconque. S’attaquer au cou, Valérine interrompt sa production durant deux mois.
c’est s’en prendre à la région qui sépare la tête du Pourquoi cette interruption, sinon parce qu’elle bute
tronc et des jambes. Est-ce que cette agression suffit inéluctablement sur l’absence de repère phallique ?
pour que la malade dépasse le" hiatus " ? Mettre à

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Mais ce n’est pas dans ce sens que va l’explication pas comment vous expliquer cela" ("L’être-là…", p.
que nous en propose Pankow, c’est même dans le 127).
sens opposé qu’elle va diriger ses réflexions. Il convient donc d’ajouter une restriction
"La position vulgaire en question se référait au supplémentaire à cette réunification du corps perdu :
grand écart. Une femme de couleur violette se tient ce que Valérine est parvenue à réaliser ne va pas
dans cette posture, les bras levés et joints au-dessus plus loin que la sexualité solitaire, que la jouissance
de la tête, et le corps disposé sur une immense fleur auto-érotique. Et c’est à raison que Pankow qualifie
rouge aux pétales relevés. Ainsi la couleur violette, ce type de masturbation de "masturbation
déjà rencontrée dans la" maison brûlée "et pour le défensive" : elle constitue, faute de la référence
siège sur lequel était assis" l’homme-fleur ", phallique, le seul recours dont le sujet dispose pour
devient-elle la couleur d’un corps de femme. Il s’agit se protéger d’une autre jouissance, elle non sexuelle,
nettement d’un corps féminin eu égard aux seins et qui peut envahir son corps et dans laquelle il faudrait
au bassin correctement moulés. La couleur rouge dire que Valérine est jouie, plutôt qu’elle ne jouit.
rappelle celle des flammes de la maison incendiée et Écoutons ce qu’elle nous en dit :
la statue de" l’homme-fleur ". Voilà pour les "Il y a deux genres de désirs dans mon corps. C’est
comparaisons avec les modelages antérieurs. La pour la première fois qu’ils arrivent presque l’un
question demeure de savoir pourquoi Valérine parle après l’autre. L’un hier soir, l’autre ce matin.
de" position vulgaire "à propos du grand écart qui (Pause). Celui de ce matin est tout simple : il est
maintient cette femme sur une fleur rouge. Je me physique, physiologique, il ne concerne que les
demande si cette fleur ne représenterait pas la organes génitaux. Celui d’hier soir, il est tout autre,
chaleur de la" région en dessous "(" L’être-là… ", p. je m’en défends beaucoup plus mal. (Pause). C’est
125-6). dans les seins, ça se répand dans tout mon corps, je
Que dit, en somme Valérine ? D’abord, elle voudrais caresser" ("L’être-là…", p. 128).
interroge le transfert :"Est-ce que vous êtes une mère Et Pankow a beau commenter ce discours en disant
réelle ou irréelle pour moi ?" Et elle ajoute que si que le désir génital a donc désormais trouvé sa place
elle n’est pas devenue tout à fait folle – ce qui veut dans le corps de Valérine, je ne puis m’empêcher de
dire : si elle n’a pas été totalement réduite au rang trouver cette conclusion bien optimiste. Je ne suis
d’objet de la jouissance de la mère réelle – c’est pas convaincu, pour ma part, que ces deux types de
qu’elle a trouvé une aide dans son corps, fiais quelle jouissance, l’une attenante à l’organe génital, l’autre
est cette aide ? C’est un orgasme que lui a procuré au statut d’objet où la patiente se maintient vis-à-vis
une autre femme par la médiation de l’eau. Et par la de l’Autre, soient dialectisées au point que l’on
suite, c’est toujours avec l’eau qu’elle a pu accéder à puisse dire, comme Pankow le fait en conclusion,
la jouissance sexuelle. Ceci veut dire que c’est que le "hiatus" s’est refermé.
l’élément "eau" qui lui a tenu lieu du phallus auquel Ce sont là les derniers mots de Pankow ; quelques
elle ne peut accéder ; on se rappellera ici que lors du lignes nous apprennent ensuite qu’après ces 95
modelage de la maison brûlée, Valérine avait dit séances réparties en sept mois, elle reçut encore
qu’elle avait tout d’abord voulu faire de l’eau, mais Valérine durant un an, à raison de quatre séances par
que n’y parvenant pas, elle s’était résolue à plutôt semaine. Mais de cette année de cure, rien ne nous
figurer du feu. Sans doute est-ce la médiation de cet est rapporté, sinon qu’elle fut interrompue parce que
élément qui a pu unifier "le corps comme contenu Valérine "dut quitter l’Europe pendant quelques
perdu", ainsi que le soutient Pankow, mais il faut temps".
tout de même remarquer que ce n’est là qu’un Pankow nous assure avoir reçu des nouvelles de son
tenant-lieu, une métaphore délirante du phallus et ancienne patiente quinze ans après la fin de la cure :
que, de plus, cet élément lui est transmis par une elle avait pu, écrit-elle, "découvrir une joie de vivre
"femme masseur" et non par un homme ou par un et une capacité de créer comme on en rencontre
père. rarement après un traitement de schizophrène"
A la séance suivante – qui est la dernière que nous ("L’être-là…", p. 129).
rapporte l’observation – Valérine apporte d’ailleurs Quelques mots rapides pour conclure. Cette
elle-même cette précision : observation remarquable nous donne la structure de
"Je ne vous ai pas bien expliqué ma découverte. Il ce qu’on pourrait appeler une cure-type : nous
ne s’agissait pas de la connaissance de sensations n’avons pas les détails de l’histoire du patient, les
nouvelles ; non ; il s’agissait du fait qu’on peut discussions portant sur le diagnostic, ni les
produire cela sans un homme. J’avais fait pas mal descriptions détaillées des symptômes, mais nous
d’expériences, je n’étais pas innocente. Je ne sais

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avons les grandes articulations, les moments-clefs de faire un bon travail analytique. Je vous remercie
d’une analyse. de votre attention.
Cette cure-type illustre bien la thèse que j’avais
soutenue l’année dernière, à savoir que la cure du
psychotique consiste à l’aider à élaborer un fantasme
habitable par le sujet, c’est-à-dire à effectuer en
analyse une élaboration analogue dans son principe à
celle que le sujet psychotique a "naturellement"
tendance à entreprendre tout seul, lorsqu’il se met à
délirer. L’observation de Valérine illustre cette
visée, mais elle en fait ressortir également les
difficultés et les impossibilités.
Les difficultés d’abord tournent autour du fait que
pour construire un fantasme, il faut disposer des
deux pôles nécessaires à sa mise en place : d’une
part, un sujet qui soit représenté par un signifiant
pour un autre signifiant – donc, une dialectique à
trois éléments –, et, d’autre part, un objet réel qui
doit s’extraire de la relation du sujet au désir de la
mère.
Les impossibilités, ensuite, tiennent à ce qu’on ne
peut remédier à ce que Lacan appelle une forclusion.
En l’absence de métaphore paternelle, il est
impossible, notamment de parer au "hiatus" que
l’absence de la signification phallique laisse ouvert
entre le corps du sujet et sa sexualité.
Finalement, si quelque chose de l’ordre d’un
fantasme parvient à se construire dans la cure de
Valérine, ce n’est pas avec les éléments de son
histoire, mais bien avec les éléments de la cure. Quel
est le fantasme qu’aura Valérine, sinon sa
psychanalyse elle-même ? D’où la nécessité pour
l’analyste de fournir par sa conduite de la cure, une
incarnation de l’objet dont le sujet puisse se servir
pour modeler la cure. C’est bien ce qui se trouve
illustré par la phase où Valérine se révolte contre son
analyste.
Enfin, une dernière remarque : la lecture de cette
observation prouve en tout cas une chose, c’est la
cohérence de la pratique de Pankow – dans ses
grandes lignes en tout cas – avec l’enseignement de
Lacan. J’espère vous avoir convaincus que si les
concepts et les explications de Gisela Pankow sont
parfois confus et maladroits, leur décryptage à l’aide
des concepts lacaniens permet d’éclairer la cure
qu’elle nous rapporte au point que tout s’y articule
avec une logique impeccable. L’enseignement à en
tirer est donc, en fin de compte, une leçon de
modestie : il faut bien admettre qu’avec des concepts
mal traités, on peut faire un bon travail d’analyse –
ce qui ne fait d’ailleurs que confirmer a contrario ce
que nous savons tous, du moins je l’espère, que
disposer de bons concepts ne nous assure nullement

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Sur la psychose chez l’enfant


Antonio di Ciaccia
Petit traité anglo-saxon ! contradictoires, mais elle pourrait empêcher de saisir
Dans cette séance de travail, on devait présenter un au vif la question de l’opposition entre Anna Freud
cas de Margaret Mahler. et Mélanie KLEIN. Certes les anglo-saxons se sont
La présence ici de deux personnes prenant la parole, arrangés pour trouver une solution à l’amiable aux
se justifie par le fait que le Groupe de Travail sur la différends entres ces deux matrones de la
Psychose chez l’Enfant avait pris sur lui la charge de psychanalyse, en essayant de mettre ensemble les
présenter dans le cycle d’Enseignement de cette deux théories comme deux phases d’un seul
année les deux cas de psychoses infantiles développement. Francis Tustin qui est lié à l’École
envisagés. Alexandre STEVENS avait en effet Kleinienne et Margaret Mahler qui est orthodoxe
présenté Francis TUSTIN dans le Groupe de Travail sont des exemples significatifs de cette opération.
et moi-même Margaret Mahler. L’invitation faite à TUSTIN donne à son livre le titre de "Autisme et
Marc STRAUSS de parler de TUSTIN nous a psychose chez l’enfant". M. Mahler donne à son
amenés à présenter ensemble cette séance. livre "Psychose infantile" le sous-titre de "Symbiose
humaine et individuation".
Je vais profiter de cette circonstance pour recentrer
la problématique de la psychose chez l’Enfant chez Que cachent ces deux formules ?
les anglo-saxons. Eh bien la solution – selon elles bien sûr – la
Je me permets donc d’esquisser un tableau solution des différends théoriques sur un point
d’ensemble pour que vous puissiez y repérer l’apport précis : la genèse de l’humain, genèse qui est à
théorique et clinique de M. Mahler et de Francis concevoir à partir du narcissisme primaire pour
Tustin. Anna Freud, et à partir de la relation d’objet pour
Par rapport à la psychiatrie – et pas seulement à celle Mélanie KLEIN.
de l’Enfant – les anglo-saxons se sont depuis Selon les anglo-saxons, le narcissisme primaire'
toujours réfugiés dans un pragmatisme que Paul serait un état absolument initial de la vie, avant la
BERCHERIE appelle "naturel" et ont développé une constitution d’un moi, dont le prototype serait la vie
méfiance pour les connaissances sans conséquences du fœtus. "Le narcissisme primaire désigne un état
pratiques immédiates. Ce qui se justifie de leur anobjectal ou du moins indifférencié, sans la
rapport séculaire à la philosophie. Les psychiatres scission entre le sujet et le monde extérieur : donc
anglo-saxons ont toujours emprunté à l’école une monopolarité est à la genèse du psychisme. Pour
française et à l’école allemande les rudiments la relation d’objet par contre, il y a d’emblée sujet et
indispensables pour pratiquer la psychiatrie sans se objet – donc bipolarité.
préoccuper trop des incongruités ou contradictions Pour Anna Freud, la genèse de l’humain s’élabore à
qui pouvaient ressurgir lorsqu’on empile pêle-mêle partir d’un narcissisme primaire : c’est à partir de là
toutes les données sur un problème. que son élève, M. Mahler (comme M. Mahler dit –
C’est pour cette raison que les psychiatres anglo- A. Freud est mon idéal du Moi) affirme que la
saxons ont pu si facilement digérer les découvertes première phase du développement d’un autisme
freudiennes. Ils les ont même tellement phagocytées primaire, un autisme normal.
qu’ils les ont ajoutées purement et simplement à Pour M. KLEIN au contraire, la genèse de l’humain
leurs dictionnaires psychiatriques. Grâce aux s’élabore à partir de la relation d’objet, c’est-à-dire
découvertes freudiennes, ils ont pu même redonner l’Autre est d’emblée présent : c’est dans ce contexte
du souple à leurs expérimentations cliniques. Vous que l’on parlera alors de psychose normale.
trouverez dans l’Oxford Dictionary of Psychiatry 73 Anna Freud dira que l’enfant et la mère font couple,
types différents de psychoses. Par exemple, il y a la tandis que M. KLEIN, l’enfant a besoin de la mère.
psychose transitoire, la psychose de la gouvernante, Pour chacune de ces deux théories, il y avait une
la psychose de la ménagère, la psychose privée, la difficulté.
psychose du barbelé, et enfin une qui porte le nom Pour la théorie narcissique, il fallait trouver le
de M. Mahler : la psychose infantile symbiotique. moyen de faire intervenir à un moment donné
Cette constatation d’éclectisme chez les anglo- l’objet : comment concevoir la naissance de l’objet,
saxons pourrait permettre de comprendre la donc de l’Autre, lorsqu’il n’y a que le sujet.
coexistence des théories différentes ou même

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Pour la théorie de la relation d’objet, il faudrait 6. Période de latence. Ici, il y a transfert de la libido
rendre compte d’états cliniques incontestables, états des parents vers des maîtres et des idéaux.
qu’une solide tradition psychiatrique avait appelés 7. Stade du prélude de la révolte de l’adolescent.
autisme. 8. Et enfin, le stade de la lutte que l’adolescent
Apparemment Freud – Sigmund Freud – donnait engage pour nier et abandonner la liaison avec les
raison – sur ce point – à Anna Freud. objets de satisfaction infantiles. Donc défense contre
La contradiction entre les deux théories est résorbée la libido prégénitale et suprématie de la phase
par une opération qui met en continuité le génitale avec transfert de la libido au-dehors de la
narcissisme et la relation d’objet – donc l’autisme et famille vers des objets de sexe opposé.
la psychose – qui deviennent deux phases d’un seul Donc M. Mahler met en musique les sous-phases du
développement, qui est à entendre selon une premier stade du développement.
temporalité chronologique. L’autisme sera donc le
premier moment du développement, l’enfant est 1. Autisme normal.
alors né biologiquement, mais il n’est pas encore né
psychologiquement. La psychose sera le deuxième La maturation du système perception-conscience qui
moment, lorsque l’enfant établit une relation d’objet, est le noyau du moi, ouvre la voie pour le nourrisson
une relation à l’autre, par sa naissance à l’émergence de la phase autistique normale dès les
psychologique (cf. le titre du deuxième livre de M. premières semaines – c’est le narcissisme primaire
Mahler). Et que deviendront l’autisme et la psychose de Freud – selon M. Mahler – et le stade anobjectal
selon la signification courante de ces deux termes ? de SPITZ.
Eh bien, une fixation au stade de l’autisme normal "Dans cette même perspective, de manière quasi
ou de la psychose normale, ou encore une régression symbolique, j’ai conceptualisé l’état du sensorium
à un de ces stades. Cette fixation et cette régression en utilisant le terme d’autisme normal pour
seront donc appelées autisme anormal et psychose caractériser les premières semaines de vie ; en effet,
anormale. Cette formule de compromis entre la pendant cette période, l’enfant semble être dans un
théorie de Anna Freud et de Mélanie KLEIN sera état de désorientation hallucinatoire primaire dans
tout à fait codifiée en 1972. WOLMAN, dans lequel la satisfaction de ses besoins relève de sa
"Handbook of Child Psychoanalysis" – donne la propre sphère autistique toute-puissante. La vie
séquence du développement qui va de l’unité avec la éveillée du nourrisson se centre autour de ses
mère jusqu’à la confiance matérielle et émotive de perpétuelles tentatives de régulation homéostatique.
l’adolescent. Il s’agit de huit phases : Le jeune enfant ne peut isoler l’effet des soins
1. Le premier stade est donné par l’unité biologique maternels qui lui procurent une réduction des affres
entre le couple mère-enfant. Ici le narcissisme de la de la faim, pas plus qu’il ne peut les différencier de
mère s’étend à l’enfant et l’enfant inclut la mère ses propres efforts pour réduire la tension, en
dans son milieu narcissique intérieur. Anna Freud – urinant, déféquant, toussant, éternuant, crachant,
donc l’IPA – fait siennes les sous-phases de M. régurgitant, vomissant, tous moyens par lesquels
Mahler, qui sont les phases autistique, symbiotique l’enfant tente de se libérer d’une tension
et la phase de séparation-individuation. On y déplaisante."(M. Mahler, Psychose infantile, Payot,
reviendra. Comme M. Mahler propose, chaque sous- 1973, p. 19)
phase comporte des points de danger pour le La situation de Danger de la phase autistique
développement. consiste dans la perte de l’homéostase physiologique
2. Dans le deuxième stade, Anna Freud suit M. de maintien qui est indispensable à la survie de
KLEIN : c’est le moment de l’objet partiel, qui se l’organisme.
base sur la pression des besoins physiques et des Pour M. Mahler, l’autisme anormal est lié à la
dérivés pulsionnels de l’enfant. maturation physiologique sur le mode d’un
3. Au troisième stade, on arrive à une constance de traumatisme organique.
l’objet qui permet de maintenir une image intérieure Donc l’autisme anormal est un mécanisme de
positive. défense contre le surgissement d’un danger qui est
4. Après il y aura le stade pré-oedipien, stade appelé localisé dans le sensorium.
sadique-anal. L’autisme anormal est dû ou coïncide avec le
5. Le cinquième stade est celui de la phase manque chez le petit enfant d’attente confiante dans
phallique-oedipienne, centrée sur l’objet : possession l’apaisement ou la gratification de sa faim d’affect
pour le parent du sexe opposé et rivalité vers le de la part de sa mère.
parent du même sexe (ici, on est vers les 6 ans).

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fixation à un stade ou à une régression à un stade


antérieur.
2. Symbiose normale. La régression à été reprise d’une façon simpliste par
plusieurs thérapeutes et elle est expérimentée
Le terme de symbiose, M. Mahler l’emprunte à la comme la solution théorique et clinique dans
biologie "où il est utilisé en référence à une plusieurs institutions pour enfants psychotiques,
association fonctionnelle étroite entre deux notamment en Belgique. Les détenteurs d’une telle
organismes pour leur bénéfice réciproque". conception s’imaginent qu’il y a une régression
"Le trait essentiel de la symbiose est une fusion réelle psychique à des stades précédents, la thérapie
psychosomatique toute-puissante, hallucinatoire ou consisterait alors à régresser au stade de fixation,
délirante à la représentation de la mère, et en reprendre l’enfant à ce stade et remonter les étapes
particulier l’illusion délirante d’une frontière successives. Il va de soi qu’une telle conception de
commune à deux individus réellement et la fixation et de la régression n’est freudienne que
physiquement distincts. C’est vers ce mécanisme que par homophonie (cf. à ce propos p. 543 des Écrits,
régresse le moi dans les cas des troubles les plus où Lacan dissipera la confusion où on a trempé la
graves d’individuation et de désorganisation régression freudienne, en y distinguant la régression
psychotiques, que j’ai décrits en termes de" dans la structure, la régression dans l’histoire et la
psychose symbiotique de l’enfant "(Mahler, 1952). régression dans' le développement).
(M. Mahler, id., p. 21) Mais revenons à Margaret Mahler. Eh bien, elle-
Pourtant M. Mahler affirme qu’il s’agit là d’une même constate – sans pouvoir l’expliquer par
métaphore : le terme symbiose ne décrit pas ce qui ailleurs – qu’il y a une différence essentielle entre le
se passe "réellement" entre deux individus distincts. psychique d’un enfant qui est à un stade normal du
Métaphore qui est plus démentie par le fait – dit-elle développement et le psychique d’un enfant qui a
– qu’il y a une différence entre la nécessité de la régressé à ce stade. Elle arrive jusqu’à dire qu’il peut
mère vers l’enfant et de l’enfant vers la mère : une y avoir régression non-pathologique. Donc pour elle,
étant absolue (enfant-mère) et l’autre relative (mère- il y a une phase normale du développement, une
enfant). régression normale et une régression anormale. Cette
Dans la phase symbiotique, l’enfant commence à dernière seulement rend compte de l’autisme de
percevoir confusément la source de satisfaction dans régression anormal et de la psychose de régression
l’objet partiel. Cette phase coïncide avec le temps anormale, qui sont essentiellement différents de la
qu’Anna Freud a appelé "la relation à l’objet de phase normale et – je voudrais le souligner – pour
satisfaction des besoins" (1953). M. Mahler, irréversibles.
Dans la phase symbiotique, le besoin devient désir –
terme avancé par SCHUR, dit M. Mahler, dès 1966. Où l’annafreudisme a mené la psychanalyse ? Du
La situation de danger de la phase symbiotique moins la psychanalyse d’Enfants. Dans un texte de
consiste en la perte de l’objet symbiotique qui 1965, "Le Normal et le Pathologique chez l’Enfant",
équivaut à la perte d’une partie de l’enfant. Anna Freud reconnaît que l’"éducation
psychanalytique" – comme elle appelle l’éducation
3ème phase : individuation-séparation. par la psychanalyse – n’avait pas évité – comme on
était en droit d’espérer – l’éclosion des névroses,
Ici l’individuation veut dire un moi constitué et psychoses et perversions. "Délivrer l’enfant de
séparation veut dire que le self est différencié de l’angoisse, voilà une charge qui se révéla
l’objet symbiotique, donc de la mère. A ce stade, impossible". On pouvait jongler pour établir
l’expression permanence de l’objet indique que l’harmonie entre l’Id, l’Ego et le Super-Ego, mais il
l’image maternelle est devenue intrapsychiquement y avait toujours quelque chose qui ratait.
disponible à l’enfant, comme dans les sous-phases Quoi faire ?
précédentes la mère réelle avait été "libidinalement Eh bien, suivre les dernières indications de
disponible". HARTMAN et KRIS, c’est-à-dire délimiter le
La situation de danger de la phase individuation- champ entre la psychanalyse et l’observation directe
séparation consiste dans la perte de l’amour de de l’expérimentateur : la psychanalyse s’occupera
l’objet libidinal, donc perte de l’amour maternel. des stratifications profondes, cachées du psychisme
Ici M. Mahler essaie d’emboîter sa théorie à la et l’observation s’occupera des stratifications
théorie de la relation d’objet. Je vous ai dit que dans superficielles, à savoir de l’Ego et du Super-Ego.
ce développement, l’anormalité est due ou à une

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Et Anna Freud va donc conclure à une collaboration Lacan prendra parti, dans cette diatribe entre Anna
entre psychanalyse et observation expérimentale : Freud et Mélanie KLEIN, pour cette dernière. Pour
"Nous pouvons – écrit-elle – recueillir les Lacan, Mélanie KLEIN confond l’imaginaire et le
informations les plus complètes si aux protocoles symbolique lorsqu’elle essaye de rendre compte de
détaillés du comportement du nouveau-né suit une sa pratique, mais jamais d’un •point de vue
analyse et inversément si une analyse d’un petit opérationnel : elle arrive à symboliser la relation
enfant serta d’introduction à une étude longitudinale d’un être avec un autre : c’est ça la verbalisation.
détaillée de son comportement manifeste". "C’est le discours de M. KLEIN qui greffe
Les deux méthodes répondent – pour Anna Freud – à brutalement sur l’inertie moique initiale de l’enfant
une fonction complémentaire et de vérification les premières symbolisations de la situation
réciproque. oedipienne". Dick est un enfant qui est maître du
Vous ne serez pas étonnés donc d’apprendre que langage pourtant il ne parle pas. Le langage ne s’est
l’Hamstead Child Clinic d’Anna Freud prend la pas accolé à son système imaginaire. Par
direction d’une recherche expérimentale, comme l’intervention musclée de M. KLEIN, s’ébauche
Ernst et Marianne KRIS feront à la Child Study l’accolement du langage à l’imaginaire du sujet.
Center de la Yale University et M. Mahler dans son (Séminaire I, p. 99-100).
centre.
Le deuxième livre de M. Mahler recueille des La deuxième remarque concerne Anna Freud.
données expérimentales mais avec des conclusions Je laisse à votre lecture des textes lacaniens la
accablantes : rien prouve que l’autisme et la charge de retrouver la critique de l’arma freudisme :
psychose pathologiques dépendent de l’attitude de la Lacan indique assez clairement les carrefours ratés
mère. L’enfant peut être autiste ou devenir par Anna Freud et que la route qu’elle avait prise ne
psychotique malgré le maternage excellent, menait pas au sujet de l’inconscient, mais conduisait
d’ailleurs un maternage excellent fabrique des la psychanalyse dans un cul de sac, qui a
enfants autistes ou psychotiques. Elle dit même que métamorphosé la psychanalyse en une psychologie
l’enfant devient psychotique, non pas s’il lui manque d’avant Sigmund Freud. Relisez le chapitre "après
la mère, mais l’image de la mère ! Freud", "D’une question préliminaire à tout
traitement possible de la psychose" (p. 526).
Je voudrais terminer cet aperçu rapide de la Ma remarque concerne seulement un de ces
problématique de la genèse de l’humain selon les carrefours ratés par Anna Freud : la conception du
anglo-saxons par deux remarques. narcissisme primaire comme genèse de l’humain.
Apparemment elle s’appuie sur Sigmund Freud.
La première remarque concerne M. KLEIN ou Dans son texte "Étude psychanalytique des troublés
mieux concerne la théorie kleinienne. Je constate – de l’alimentation chez l’enfant" (1946), Anna Freud
je n’en dirai pas plus maintenant – que cette écrit (p. 439) :
opération de mettre en continuité la théorie du "Le nouveau-né est égocentrique et autosuffisant
narcissisme et la théorie de la relation d’objet comme un être qui n’est pas en état de tension.
s’avère être une entreprise de récupération de la Lorsqu’il se trouve sous la pression d’urgents
théorie de M. KLEIN, intervention qui comporte des besoins physiques comme, par exemple, la faim, il
fâcheuses conséquences : pratiquement tout ce qui établit périodiquement des connexions avec le
était dans la théorie kleinienne typiquement milieu, qu’il retire de nouveau dès que les besoins
analytique est évacué : le sujet de l’inconscient – si ont été satisfaits et la tension soulagée. De telles
l’on me permet cette expression lacanienne – est occasions sont la première introduction de l’enfant
rabattu à un individu en développement, l’objet aux expériences de l’assouvissement des désirs et du
fantasmatique réduit à un objet de la réalité, la plaisir (…) Ces expériences établissent des centres
relation à l’autre devient une relation sociologique, d’intérêt où l’énergie libidinale s’accroche. Un
le clivage de l’objet sera le départage des mères nourrisson qui se nourrit d’une manière
entre bonnes et mauvaises, le symptôme n’est plus satisfaisante" aime "l’expérience de l’alimentation.
lié au fantasme mais à un traumatisme Lorsque la conscience de l’enfant se développe
temporellement repérable dans le développement suffisamment pour pouvoir discerner des qualités
génétique, l’ambivalence amour-haine est rejetée au autres que celle de la souffrance et du plaisir,
niveau d’un avatar qu’on aurait pu éviter si la mère l’investissement libidinal passe de l’agréable
était plus dévouée, etc., etc… expérience de la nutrition à la nourriture source du
plaisir. Le nourrisson dans ce deuxième stade 'aime"

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le lait, le sein ou le biberon (…). Lorsque ses par les besoins du corps, comme la faim, la soif, le
capacités de perception permettent à l’enfant de se sommeil, la sexualité, et par les états émotifs ou
faire un concept de la personne grâce à laquelle il affects ".
est nourri, son "amour" se transfère sur la personne Freud au contraire affirmait l’existence de deux
qui lui procure la nourriture, c’est-à-dire sur la forces pulsionnelles irréductibles en s’appuyant sur
mère ou sur la personne substitutive (amour la clinique des névroses.
d’objet)". Pourquoi Freud tenait tellement à ça ?
Cet amour d’objet se développera en trois phases Parce que la bipolarité pulsionnelle pouvait rendre
"Le premier amour du nourrisson pour la mère est compte du conflit dont la clinique était le
adressé à la satisfaction matérielle (…). Dans témoignage. S’il n’y a qu’une monopolarité
l’étape successive, l’amour d’objet est encore pulsionnelle, le conflit peut être complètement
égoistique, mais tourné à des satisfactions non résorbé, le conflit n’et pas de structure mais
matérielles (…) Grâce à la progression de l’enfant contingent : il suffit de donner à la pulsion ce qu’elle
du stade oral et anal au stade phallique, réclame pour la satisfaire. Or la clinique prouve qu’il
l’attachement d’objet perd son caractère n’en est pas ainsi. Lacan dira que la monopolarité de
égoïstique ; les qualités de l’objet acquièrent alors la libido ne rend pas compte du désir, le désir
une plus grande importance libidinale, mais la postule cette bipolarité (cf. Séminaire I, p. 131).
satisfaction immédiate que l’on retire de la relation Si l’on ne tient pas à cette bipolarité, la libido se
devient moins importante. L’étape successive et neutralise, la libido se désexualise, le désir est
supérieure du développement est la capacité d’aimer confondu avec l’envie, on tombe dans l’illusion de
l’objet indépendamment de la satisfaction (amour croire le désir éducable, on construit des théories
altruiste)". d’un développement harmonieux de l’humain où les
Donc Anna Freud essaie de faire ressortir d’un état accrocs sont accidentels : des traumatismes
narcissique primaire, l’objet à travers l’expérience organiques par exemple, ou des difficultés
de l’amour, qui passera de l’amour narcissique de familiales.
l’expérience de la nutrition, à l’amour vers la Nous avons alors, non pas une clinique de la pulsion,
nourriture, puis à l’amour vers la personne qui mais une clinique de l’instinct qui est satisfait par le
procure à l’enfant la nourriture et à ce niveau, dévouement de la mère ou par le dévouement de
l’enfant va sublimer progressivement cet amour l’analyste si la mère n’est pas suffisamment bonne :
qu’il a vers la mère nourricière en passant par trois voilà donc l’analyste réparatrice des dégâts d’un
étapes : l’amour d’être nourri, l’amour d’être aimé et mauvais maternage par un maternage correctif –
enfin l’amour envers un objet d’amour sans comme s’exprime M. Mahler.
satisfaction égoïstique : l’amour altruiste L’ennui, c’est que Freud lui-même d’un côté tiendra
Anna Freud s’appuie sur "Introduction au mordicus à la bipolarité pulsionnelle, mais pris de
Narcissisme" de Sigmund Freud (Cf. G.W.X., p. court affirmera qu’au commencement, pendant la
153-154). Apparemment elle répète Sigmund Freud. période narcissique, les pulsions sexuelles et les
Apparemment ; parce qu’elle omet la seule raison pulsions du moi coexistent et que l’on n’arrive pas à
pour laquelle Sigmund Freud avait écrit cet articlé : les distinguer entre elles (cf. G.W.X. p. 141).
tenir la bipolarité entre pulsion du moi et pulsions Ce passage sera tenu par JUNG comme un aveu de
sexuelles et que 1 'on entend dans le texte de Freud. capitulation et sera la brèche que les post-freudiens
Pour comprendre l’enjeu, il faut se rappeler qu’à la emprunteront pour défaire la bipolarité des pulsions
théorie bipolaire de Freud, JUNG avait opposé une en les étalant comme deux phases successives d’un
théorie monopolaire : la libido, unique et seule force seul développement. Freud va récidiver avec
du psychisme. entêtement sur la bipolarité pulsionnelle en 1920
Pour dire ça, JUNG s’appuyait sur la clinique des avec les pulsions de vie et les pulsions de mort. Les
psychoses. Dans la dementia praecox, cette force de post-freudiens, sauf M. KLEIN, critiqueront la
la nature qui est la libido, faisait retour sur elle- nécessité d’introduire la pulsion de mort, la pulsion
même : introversion de la libido. Il n’était pas de vie leur semblant suffire comme dira FENICHEL
nécessaire, selon JUNG, pour rendre compte de la dans un article publié en 1935"Zur Kritik des
psychose, de postuler deux forces pulsionnelles. Une Todestriebes". (cf. aussi p. 59 de son livre "The
suffisait. Cette libido qu’il définit dans son livre Psychoanalytic Theory of Neurosis").
"Wandlungen und Symbole der Libido" : "Un La libido – nous dit Lacan – prend son sens de se
appetitus à l’état naturel. Sous l’aspect distinguer des rapports réels ou réalisants, de toutes
ontogénétique, l’essence de la libido est constituée les fonctions qui n’ont rien à faire avec la fonction

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du désir, de tout ce qui touche aux rapports du moi


et du monde extérieur. Elle n’a rien à voir avec
d’autres registres instinctuels que le registre sexuel,
avec ce qui touche par exemple au domaine de la
nutrition, de l’assimilation, de la faim pour autant
qu’elle sert à la conservation de l’individu. Si la
libido n’est pas isolée de l’ensemble des fonctions
de conservation de l’individu, elle perd tout sens (cf.
Séminaire I, p. 132).
La libido jungienne est neutralisée par cette
réduction.
Or toute conception analytique qui applique cette
réduction qui se développe d’un narcissisme
primordial à une constitution progressive des objets
"est presque équivalente dans sa structure – écrit
Lacan – à la théorie de JUNG". On pourrait donc
conclure que la théorie de Anna Freud et de l’IPA
n’est pas une théorie freudienne, mais jungienne.
Freud n’était pas tout à fait à l’aise dans cette
question (cf. le premier chapitre de l’Introduction au
Narcissisme). Lacan, lui, le sera. Il trouvera une
élégante élaboration pour sortir de l’impasse et
réaffirmer la bipolarité freudienne. Il le fera par le
recours aux schémas optiques. Je vous invite à relire
les chapitres XI et X du Séminaire n°I. Il le fera par
l’introduction de trois catégories : Réel, Imaginaire
et Symbolique.
Il montrera que le narcissisme et la relation d’objet
ne sont pas deux phases successives mais que l’une
ne va pas sans l’autre, comme dans un miroir.
Seulement dans les bandes dessinées, le cow-boy
tire plus vite que son ombre !
Et enfin, Lacan remaniera la bipolarité freudienne
des pulsions du moi et pulsions sexuelles et leurs
irréductibilité par l’irréductibilité du signifiant et de
l’objet. Vous voyez comment la formule du
fantasme S◊a est la formule lacanienne qui résout la
question du rapport entre narcissisme et relation
d’objet.

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À propos de deux cas de Margaret Mahler


Alexandre Stevens
Antonio Di Ciaccia vient de nous présenter la place en gardienne aussi bien qu’à la maison ou en séance.
de Mahler dans le champ de la psychanalyse et Dr tout ça renvoie à un livre que sa mère lui lit
comment elle articule sa doctrine. L’originalité du souvent et qui s’appelle "When you were a
travail théorique de Mahler ne lui sert pas à grand baby"(lorsque tu étais bébé). Cette histoire le fait
chose dans sa clinique parce que sa théorie ne lui pleurer et il la demande souvent.
donne aucun repère de structure. Ça ne lui sert à rien Il y avait quelque chose de très particulier dans ce
mais ça n’empêche pas qu’elle mène la cure avec un livre :
certain génie clinique. "Il y avait dans ce livre qui le faisait pleurer tout à
II faut rendre hommage à son travail clinique pour la coup, WHEN YOU ARE A BABY, deux images se
description qu’elle donne des cas, description faisant face à face sur deux pages opposées. Une
suffisamment précise, suffisamment fine pour nous image représentait le" Bébé "dans son parc dont
permettre d’y trouver des articulations logiques, et seuls les barreaux étaient illustrés ; l’autre
en dégager des éléments de structure pour une montrait" Panda "assis dans une cage, dont on ne
clinique de la psychose de l’enfant. voyait également que les barreaux. Le bébé pleure,
Je vais discuter 2 cas de Mahler ; ce sont d’ailleurs ses jouets sont jetés hors du parc et il ne peut les
les deux seuls cas qu’elle présente dans son livre récupérer ; Panda, sur la page opposée, a à côté de
"Psychose infantile". Il s’agit de Stanley dont elle lui un bol de nourriture"(…)"Ce qu’il y avait
présente le cas en donnant peu d’indications sur le d’intéressant et d’inhabituel, c’est l’utilisation que
travail thérapeutique et d’autre part de Violet à fit ce petit patient de la similarité de situation.
propos de laquelle Mahler raconte surtout la Apparemment il négligea complètement les
thérapie. motivations évidentes des pleurs du bébé"(Mahler,
Mahler présente ces deux cas comme des psychoses. p. 86 et p. 87).
Stanley, pour elle est une psychose symbiotique et Cette ressemblance entre les deux images est encore
Violet une psychose autistique secondaire, la accentuée par la légende qui est sous les images :"Et
différence qu’elle fait correspond pour elle à une maman pensa : ce bébé ressemble au gros panda du
différence de stade de développement. C’est ce zoo assis dans sa cage"(p. 87). L’usage qu’il en fait,
qu’Antonio présentait comme tentative de c’est qu’à partir de la similitude entre ces deux
conciliation entre les théories d’Anna Freud et images il établit, nous dit Mahler, une équation entre
Mélanie KLEIN. lui-même, le bébé qui pleure, le panda avec le bol de
Il s’agit dans les deux cas (Stanley et Violet) d’une nourriture et la mère qui nourrit. Je cite :
psychose. "… le fait de pleurer et celui d’être nourri par la
Pour Stanley, on peut être d’accord : c’est en effet mère appartenaient l’un à l’autre de façon
clairement une psychose de l’enfant dans laquelle on inséparable, irréversible, mais non causale"
trouve toute une série de phénomènes élémentaires. (Mahler, p. 87).
Par contre, disons tout de suite que pour Violet je ne En effet, on voit Stanley jouer à nourrir le bébé qui
suis pas d’accord. Clet une très jeune enfant mais on pleure sur l’image sans aucun effet sur le fait que le
voit déjà mis en place un certain nombre de bébé pleure. Il joue à le nourrir et il faut que le bébé
mécanismes névrotiques. C’est plutôt du registre continue à pleurer. Pour elle, c’est ce manque de
d’une hystérie grave, disons. rapport causal qui signe la psychose. (Elle fait
Alors, pour étayer ça, prenons les deux cas l’un référence à PIAGET et pas à Freud).
après l’autre et d’abord Stanley. Nous dirions qu’il s’agit d’une capture imaginaire
Stanley a 6 ans quand il commence sa thérapie. Il est (Stanley est "fasciné") où l’un c’est aussi bien l’autre
amené là par sa mère parce que son oncle maternel, sans rapport dialectisable entre ces deux images.
le frère de sa mère, a fait remarquer qu’il y avait Soit ce qu’on peut appeler une relation "en miroir" et
quelque chose de pas normal, que Stanley fait des ce qui peut s’inscrire sur l’axe a-a' du schéma L, cet
bizarreries et est comme dans un monde à lui. La axe où apparaît "que le moi est d’ores et déjà par lui-
première chose qui frappe Mahler, c’est la manière même un autre" (J.L. Séminaire III, p. 107).
dont Stanley réagit à chaque fois qu’on lui raconte "L’image de l’un élucidait celle de l’autre (dit
une histoire di il est question d’un bébé. Il se met Mahler) ; les deux concepts devinrent fusionnés et
aussitôt a pleurer et crier sans relâche. Ça se produit presque interchangeables" (p. 87). C’est là dessus

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qu’elle dit que c’est une psychose symbiotique parce fascination qu’exercent sur les enfants psychotiques
que l’image du self (bébé qui pleure) n’est pas les machines qui tournent. Ce qui est remarquable
différenciée de l’objet (le panda, la mère). ici, c’est la remarque que fait Stanley un jour où
Au fond on a là un phénomène de fusion d’images, l’homme à la bicyclette est arrêté. Il dit :"Il était
de confusion – "dissolution de l’autre en tant arrêté aujourd’hui, il était arrêté, c’est mon jour le
qu’identité". On pourrait dire que c’est là un premier plus chanceux"(p. 98). On voit bien là que pour
type de phénomène de ce que Lacan dans le Stanley tout le problème, c’est, autour de ce
Séminaire III appelle dissolution imaginaire. symbolique qui tourne en rond, d’installer du trou
Mais ces phénomènes de dissolution imaginaire sont dans la fonction du signifiant.
assez nombreux chez Stanley, il y en a d’autres, Mahler rapproche ça, ces phénomènes
c’est même assez varié. A un moment ultérieur où d’interrupteur, de ce qui se passe dans le
Stanley devient franchement délirant (parce que, au comportement de Stanley ; on pourrait dire plutôt
début, on ne dit pas, Mahler ne dit pas qu’il délire), dans son corps. Ça alterne entre ce qu’elle appelle
ou en tout cas au moment où il y a un délire, disons une "excitation de type catatonique"(c’est-à-dire
quelque peu élaboré, nous voyons apparaître toute qu’il saute ou fait des mouvements rythmiques très
une série d’éléments, d’obsessions délirantes tels stéréotypés) et d’autre part un état d’indifférence
que : être morcelé, exploser, être avalé dans totale, d’apathie ou de stupeur. Et il passe d’un état à
l’interstice de la cage d’ascenseur, des l’autre au moyen d’un déclic, de ce que Mahler
préoccupations sur le devenir des haricots verts qu’il appelle un engramme-déclic. On pourrait appeler ça
a mangés… incarner le réel du symbolique.
Alors il se demande ce que deviennent ces haricots, Mahler parle donc d’engramme-déclic en précisant
et il paraît bien avoir, lui, avalé toutes les que ce sont des mots (même si à l’occasion il s’agit
explications éducatives de la thérapeute : o. k. dit-il, aussi d’un contact physique). Engramme −c’est le
ça va, les haricots, bien sur, m’ont donné de la force, mot de la traduction française ; je ne sais pas quel
ils ont renforcé mes muscles, et les déchets vont mot elle utilise en anglais − engramme, ça veut dire
dans l’égout… mais quand ils vont dans l’égout, une trace laissée par un événement de passé
alors est-ce qu’ils ont pris la couleur de mon corps ? individuel. Trace où nous pourrons reconnaître
On voit bien que ça n’est pas le rapport à la réalité l’effet de ce que tout enfant, même psychotique, est
qui l’intéresse dans cette histoire de haricots verts, forcément dans le langage, même s’il reste hors-
ça c’est ce qui intéresse Mahler ; Stanley, lui, ce qui discours. Or ces traces dont elle parle, Mahler nous
l’intéresse, c’est le morceau d’organe à perdre, ce dit qu’elles sont liées à un destin particulier. Elles
qu’Eric LAURENT a appelé faire fonction de sont liées à "l’échec crucial du moi psychotique à
l’organe pour la jouissance (quarto IX). Alors à la exécuter sa fonction défensive fondamentale, c’est-
fin les haricots, est-ce qu’ils n’ont pas au moins à-dire le refoulement". Elle ajoute d’ailleurs que la
emporté un bout de la couleur de son corps ? Voilà "mémoire prodigieuse" que semblent avoir certains
la question qui intéresse Stanley. psychotiques "est précisément due à l’absence, chez
Parallèlement à ça, on voit dès le début de l’enfant psychotique, d’oubli sélectif" c’est-à-dire du
l’observation de Stanley des phénomènes refoulement. (p. 86).
d’opposition, simples + /-, branché/débranché "à la Elle explique à ce propos l’histoire antérieure de
manière d’un interrupteur". Stanley. Cet enfant avait eu à l’âge de six mois une
Ainsi. Stanley joue souvent avec "l’image d’une hernie inguinale. Alors ça lui causait des douleurs
figure de bébé dont l’expression pouvait être qui le faisaient pleurer et il fallait absolument arrêter
modifiée en tirant un petit carton (…) à la manière ses cris parce que ça risquait toujours d’aggraver
d’un interrupteur. (…) Une des expressions montrait l’hernie. En même temps il avait des problèmes
le bébé" en larmes ", l’autre" sans larmes ". Et il d’alimentation et vomissait souvent, ce qui avait un
jouait à passer d’une image à l’autre en posant sur effet analogue. Voici ce que Mahler en dit (elle
chacune des deux physionomies un mot différent :" prend ça comme un traumatisme) :
panda, quand le bébé pleure "et" elle est heureuse "Ces deux expériences, crier de douleur et être
"quand le bébé ne pleure pas. nourri, il les avaient connues en même temps ; aussi
Il y a aussi l’homme à la bicyclette. C’est une espèce demeuraient-elles liées et condensées dans son
de mobile qui tourne sans cesse et qui se trouve en souvenir. Il semblait dès lors contraint de maîtriser
rue à un endroit de la ville sur une publicité de bière le trauma de la situation totale, crier de douleur et
(Esslinger, c’est le nom de la bière et il y a toute une être nourri, synchroniquement et NON EN TERMES
série de jeux de mots là dessus). On sait déjà la DE LOI DE CAUSALITE. Cette réaction nous

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révélait un trouble spécifique du pensé et du senti, cas de Stanley au moment où le délire devient plus
résultant de l’échec du moi à opérer un refoulement éclatant. J’en prendrai un exemple.
sélectif"(Mahler, p. 92). Il y avait dans la pièce où se faisait la thérapie une
Au fond dans ce que dit là Mahler – elle ne rattache sonnerie qui retentissait à l’arrivée de l’enfant
pas ça bien sûr à une théorie du signifiant ; elle parle suivant. Alors Stanley était effrayé par la sonnerie et
plutôt à ce propos de séparation incomplète du self plusieurs séances s’étaient passées autour de ça, que
(l’enfant qui pleure) et de l’objet (la mère qui cette sonnette le faisait paniquer au point qu’il restait
nourrit) – Mais on peut bien y reconnaître cet effet parfois toute l’heure de la séance dans le coin le plus
d’holophrase du premier couple de signifiants dont éloigné de la sonnerie avec les mains sur les oreilles.
parle Alors évidemment, la thérapeute, dans son idée de
Lacan dans le livre XI à propos notamment de la renforcer le moi et de rétablir ainsi le contact à la
psychose de l’enfant. Je vous rappelle qu’une réalité pense qu’il faut lui expliquer.
holophrase, c’est une phrase d’un seul mot, telle "… comme Stanley demeurait si effrayé, perplexe et
qu’on en trouve en particulier avec l’impératif, par confus au sujet du téléphone mural, il fut conduit au
exemple : "venez !" mais aussi bien "jouis !". bas de l’escalier, toutes portes ouvertes, de manière
C’est-à-dire que le premier couple de signifiants S1 – à entendre le bourdonnement en même temps qu’il
S2 forme une seule phrase d’un seul mot. Ça n’est presserait le bouton. De plus, on demanda à
pas une condensation parce qu’il n’y a aucun creux quelqu’un d’autre de presser pour nous le bouton en
entre eux, aucun déplacement, c’est-à-dire aucune bas pendant que Stanley et sa thérapeute" attendait
dialectisation possible entre eux. Dans la psychose, "le bourdonnement en haut. Pendant cette période
il manque pour ça un troisième terme, celui qui est d’attente, le garçon regardait le téléphone mural
chargé d’inscrire le trouage – S (A) – au cœur du dans un état d’attente appréhensive et, lorsqu’il
signifiant, soit ce que Lacan a appelé le Nom-du- sonna, il remarqua :" Ce n’était pas aussi fort
Père. C’est-à-dire qu’il manque la coupure de aujourd’hui, parce qu’il SAVAIT que nous
l’opération paternelle pour rendre dialectisable ce attendions qu’il bourdonne ". (Mahler, p. 99 et p.
couple S1 – S2 (soit I – M sur le schéma R, le 100).
signifiant qui représente l’enfant et celui de l’objet On a bien là un phénomène élémentaire. Cette
primordial). intuition délirante porte ce poids de certitude qui fait
On ne peut bien sûr pas voir l’absence du Nom-du- que la sonnette s’adresse à lui. Que même s’il repère
Père mais dans ce cas-ci on en voit très bien l’effet. très bien que ça sonne parce que quelqu’un d’autre
Mahler ne se pose même pas la raison de ce est en train de pousser sur le bouton en bas il ne fait
phénomène (holophrase) aveuglée qu’elle est en ce aucun doute que la sonnette, elle, c’est à lui qu’elle
point là par ses propres productions théoriques : s’il s’adresse en bourdonnant ce coup expressément
y a insuffisance, indifférenciation du self et de moins fort. Mahler, elle, ne dit pas un mot sur ce
l’objet, c’est que le moi n’est pas suffisamment fort "savoir" que Stanley accorde à la sonnette dans ce
ou suffisamment renforcé… et puis elle ramène ça à processus de subjectivation de l’Autre. Néanmoins,
un défaut constitutionnel du moi comme étiologie de bien que n’accordant pas le poids qui conviendrait à
la psychose en y ajoutant accessoirement des ce savoir que possède la sonnette, elle entend bien
facteurs d’environnement (d’ailleurs si elle qu’il y a là une articulation majeure puisque dans
n’ajoutait pas ça, il n’y avait aucune raison de tenter l’exposé du cas, elle souligne ce mot (la sonnette
une thérapie). Mais elle considère ces facteurs savait) en mettant ça en italiques.
d’environnement comme très secondaires. Cette Seulement Mahler rabat ça sur une faiblesse des
contradiction relative est intéressante et donne à fonctions du moi : "Nous postulons, dit-elle, que
Mahler une position de ce point de vue là originale lorsqu’il y a rupture de la capacité d’intégration
parmi les postfreudiens puisque pour elle, ça n’est perceptive du moi, les perceptions externes sont
donc pas la mère qui cause la psychose. Bien sûr, ça déniées massivement" (p. 96). Alors comme
n’est pas non plus le père, ni le signifiant mais un "Stanley ne pouvait concevoir de lien causal entre le
défaut constitutionnel du moi. Évidemment, on peut bouton pressé en bas et le bourdonnement"(p. 100)
regretter cet effet de bouchon que vient faire sa eh bien il faut faire d’autres essais explicatifs pour
théorie du moi au bout des descriptions cliniques au renforcer son moi et "l’adapter à la réalité"(p. 107).
fond très fines. (Alors elle lui fabrique un petit téléphone explicatif).
Ça ne l’empêche néanmoins pas de très bien repérer Au bout de tout ça, on peut dire que cette thérapie
les phénomènes élémentaires dans les productions est un échec relatif. Mahler a revu cet enfant à
délirantes de Stanley. Elle en décrit plusieurs dans le l’adolescence et bien qu’il aie alors "un rendement

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scolaire relativement bon, (…) quelques-uns de ses regard serait-il plus juste de dire, ils sont dans un
mécanismes psychotiques persistaient encore et son état grave et paraissent autistiques.
inadaptation sociale (…) semblait manifeste. Mahler Et en effet, on peut dire que Violet est autiste. La
ne précise pas ce qui persistait alors comme description qu’en fait Mahler ne laisse aucun doute
mécanismes psychotiques. là dessus :
Toujours est-il qu’à la fin de la thérapie, la tentative "Lorsque nous vîmes Violet pour la première fois,
d’adaptation à la réalité liée à la visée éducative de elle était muette ; elle présentait une expression
Mahler aboutit à quelque chose d’extrêmement absolument vide et inanimée et ne fixait son
curieux. attention sur rien ni personne. Elle ne possédait
Voilà comment elle décrit Stanley à la fin de la aucun langage verbal.
thérapie : … elle se mouvait avec cette grâce d’elfe déployée
"Toute sa manière de communiquer était empreinte par certaines patientes psychotiques. Ses cheveux
d’un caractère de répétition en perroquet. (…) il blonds raides étaient souvent dépeignés. Ses traits,
employait ces phrases empruntées à d’autres, délicats et semblables à ceux d’un lutin, offraient
surtout aux adultes de son entourage, et répétait ces cependant une expression neutre et sans esprit. Elle
phrases avec la même intonation, parfois même ne manifestait aucune réponse aux gens et se
accompagnées des mêmes mimiques, gestes et comportait comme si elle n’entendait pas leurs voix
expressions faciales qui auraient fort bien pu être "(Mahler, p. 145).
ceux de l’adulte qui les avait prononcées. A Mahler y ajoute les plaintes de la mère : Violet est
quelques expressions près, les phrases que Stanley destructive et indocile, elle a des troubles du
répétait en perroquet n’étaient pas complètement sommeil et de la nutrition, elle n’est pas propre, elle
inappropriées aux situations dans lesquelles il les entre dans des colères fréquentes… Bref, tout y est.
employait, de telle sorte que son discours de Le tableau phénoménologique, psychiatrique – c’est
perroquet et ses mimiques constituaient réellement là une clinique du regard – est clairement celui de
un pont, un lien entre lui et la réalité"(Mahler, p. l’autisme.
107). Donc, pour Mahler, Violet présente un autisme
Alors si on veut parler là de suppléance à la fonction anormal parce qu’elle a régressé à un stade
paternelle, ça paraît en tout cas bien fragile et il n’est narcissique primaire d’avant la relation d’objet, bref
pas sûr que ça soit plus favorable que l’état délirant parce qu’elle paraît indifférente à l’entourage. Et
qui précédait. On pourrait même dire que là, à sortir c’est bien l’impression qu’elle donne au niveau de
des phrases en perroquet, plus ou moins à propos, il son comportement général.
est plutôt poussé vers la débilité. Quand elle parle de la destructivité de Violet,
En contraste de ça, le cas Violet est, quant à la Mahler dit : "cela se produisait habituellement
thérapie, plutôt une nette réussite. Au début, Violet lorsque les parents jouaient et Violet, avec un grand
est nettement autiste ; elle a 2 ans on peut dire talent, arrivait à saisir des partitions et des disques".
qu’elle va très mal. Et puis, à la fin de la thérapie, Les parents sont musiciens et jouent ensemble au
environ 5 ans plus tard, tout a l’air de s’arranger piano en laissant Violet seule de l’autre côté de la
assez bien : son discours se développe, elle joue de porte. Alors, ce "grand talent" de Violet dans la mise
manière très souple à toutes sortes de jeux et elle en œuvre de la négativité, ça n’est pas sans évoquer
présente une problématique œdipienne assez pour nous quelque dimension métaphorique,
classique qui satisfait bien la thérapeute. d’autant plus que quelques lignes plus loin, Mahler
Néanmoins, il semble beaucoup plus difficile de poursuit ainsi :
soutenir que Violet ait jamais été psychotique. On "En fait l’enfant faisait preuve d’étonnants talents
voit nettement en place des éléments de structure musicaux, d’une oreille inhabituelle et d’une
névrotique dans le registre hystérique. C’est un peu incroyable habileté à reproduire sur le piano toute
gênant que l’exemple sur lequel Mahler étaye la musique entendue, ne fût-ce qu’en passant. Si son
question du traitement des psychotiques ne soit père, en jouant, ne réussissait pas à reproduire la
justement pas une psychose. musique exactement comme elle l’avait entendue
Ce cas nous intéresse néanmoins ici du point de vue jouer sur un disque par un grand maître, elle se
de la clinique de l’enfant psychotique par un effet de mettait en colère" (Mahler, p. 146 et p. 147).
contraste. On voit un certain nombre d’enfants Non seulement dans toute l’histoire du cas Violet on
comme ça dans les institutions pour enfants ne trouve aucun phénomène élémentaire comme on
psychotiques parce que au premier abord, au premier en trouve dans le cas Stanley, mais ce qu’elle dit là
du père qui devrait jouer comme un grand maître

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implique au moins l’articulation à un tiers terme : ce D’ailleurs, quand Mahler parle enfin de
lieu de la musique, c’est-à-dire de la parole qui problématique œdipienne, c’est tout à la fin de
circule entre le père et la mère représenté par le l’exposé de la thérapie et du cas, dans les deux
piano. dernières pages.
Le piano est en effet pour Violet tout au long de la Or, tout ce que décrit Mahler là dessus se passe pour
thérapie le lieu d’où ça parle. On l’y voit prise dans Violet entre l’âge de 4 ans et 6 ans
la modulation du signifiant. C’est au piano que ; c’est pas à la fin de la thérapie, ça, ça s’étale à
Violet interprète (dans le double sens du terme) : partir de la troisième année de la thérapie. Or, c’est à
"Par exemple, un jour où la mère disait que Violet la fin de cette troisième année que Violet cesse de
avait été bouleversée le matin même, Violet se mit à s’intéresser au piano. On voit donc que ce n’est pas
jouer au piano une sonate de Mozart ; à ceci la mère du discours de Violet que le père est absent, mais
réagit en disant :" Ce matin le père de Violet a fait qu’il est le grand absent de tout le travail théorique
jouer un disque de cette sonate pour tranquilliser et clinique de Mahler.
Violet qui était dans tous ses états ". Ou, plus tard Il nous reste à dire quelques mots sur la manière
dans le traitement, un jour où la mère était furieuse dont travaille Mahler en thérapie (c’est elle qui
contre Violet et s’était à nouveau retranchée dans appelle ça thérapie, et non cure analytique).
un silence hostile, Violet joua une chanson sur le Il y a une très grande justesse d’interventions de la
xylophone. La mère reconnut la chanson et dit :" thérapeute avec Violet. J’ai évoqué le maniement
C’est la chanson que je chante le soir à Violet. Les d’une coupure signifiante par la thérapeute quand
mots en sont "Je t’aime, ma chérie". "C’était là un elle associe une air joué au piano à une activité de
exemple de l’étonnant talent de cette enfant". Violet. Mais dans cette thérapie, on voit aussi à
(Mahler, p. 187). l’œuvre ce qu’on peut bien appeler un maniement de
L’analyste (enfin, Mahler dit toujours la thérapie) l’objet.
d’ailleurs utilise ça très subtilement comme lieu de "La thérapeute tenta, prudemment et indirectement,
la parole dans la thérapie dès le début de la cure d’établir un contact. Elle n’approchait jamais Violet
quand Violet restait encore fort sur ses gardes. de l’intérieur de son champ visuel, mais plutôt de
"Chanson et activité furent bientôt associées, l’arrière en offrant par exemple son corps comme
association qui offrait à la fois une possibilité de coussin".
plaisir et de reconnaissance de la répétition et qui (…) Elle faisait au début un usage parcimonieux de
amorçait un début de structure, une sorte de sa voix, lui imprimant délibérément un ton neutre et
langage, qui devint progressivement de plus en plus chantonnant, dépourvu de tout attrait émotionnel,
signifiant et varié. Il y avait une chanson pour jouer afin de ne pas s’imposer à l’enfant en paraissant
avec les trains, une pour les quilles et une autre attendre une réponse "(Mahler, p. 184).
pour jouer ensemble". (Mahler, p. 184). Une autre fois, elle nourrit Violet et remarque que la
Au piano, Violet joue en imitant sa mère, ou comme mère prend des aliments dans l’assiette destinée à
son père, ou alors elle improvise, ou encore elle joue l’enfant. Alors à la séance suivante, elle fait amener
en duo avec sa mère ou la thérapeute, ou encore elle deux assiettes et donne elle-même à manger à la
explique à la thérapeute comment faire pour suivre mère.
ses modulations… enfin, c’est très modulé en effet Malheureusement, ces interventions là, ça n’a rien à
tout ça, ce qui se passe entre Violet et le piano et on voir avec toute sa théorie. Elle trouve à propos de
ne comprend pas du tout pourquoi Mahler en parle ces interventions seulement à dire qu’il s’agit
comme d’un objet fétiche psychotique de Violet pas d’établir un maternage correctif, c’est-à-dire
bien différencié de son self. d’apprendre à la mère à devenir suffisamment
Comme je le disais plus haut, on voit dans son donnante (c’est pour ça qu’on lui donne à manger en
histoire que le piano, c’est le lieu qui réunit ses séance).
parents en la laissant, elle, de l’autre côté de la porte. Je conclurai en soulignant donc que le travail
La pièce où il y a le piano dans la maison, c’est théorique, toute l’articulation de Mahler est fondée
l’endroit où la mère va s’occuper avec le père. Alors sur une visée éducative mais ne lui sert à rien dans
quand Mahler écrit que "le piano semble être devenu son travail clinique – ni pour élaborer une différence
(pour Violet) son plus grand rival" il faut être entre névrose et psychose puisqu’on voit qu’avec
aveuglé par une théorie des phases prégénitales pour Violet, elle se contente du diagnostic psychiatrique
ne pas reconnaître là une rivalité proprement d’autisme anormal alors qu’une analyse du matériel
œdipienne. qu’elle donne nous permet de repérer que Violet
n’est pas psychotique du point de vue d’une clinique

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psychanalytique, c’est-à-dire d’une clinique du


signifiant.
Ça ne lui sert à rien non plus pour fonder une
direction de la cure et rendre compte de ses propres
interventions ; au contraire, ça la pousse à ramener
sans cesse la thérapie dans une visée éducative.
Mahler est plus piagétienne que freudienne,
le 26-2 83

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Une cure de psychotique chez H. Searles


Maurice Krajzman
Vous avez pu voir, sur les photocopies qui vous ont C’est une femme qui est décrite comme ayant un
été distribuées que c’est sous le titre "Réalisme des énorme impact sur toute la communauté de Chestnut
perceptions dans un transfert délirant" que H. Lodge (la communauté thérapeutique ou pratique
Searles relate le traitement de sa patiente : Mme Searles) près de Rockville pas loin de Washington
Joan Douglas – que je vais vous présenter ce soir. où elle s’est même rendue, lors d’une fugue, à
Ce titre, à lui seul, centre pas mal, sous une forme cheval (elle était bonne cavalière) jusqu’aux portes
condensée, les préoccupations essentielles de Searles de la Maison Blanche pour voir le Président des
– et ses efforts pour amener la question du délire et Etats-Unis – ni plus ni moins. Son nom figurait sur
ce qui se passe entre le psychanalyste et son patient, la liste des personnes considérées comme
ce fameux lien. dangereuses par le FBI – dangereuse pour le
Ce qu’il tentera de démontrer, de prouver, c’est que Président des Etats-Unis. Elle s’était d’ailleurs
"l’univers" privé "ou autistique de l’analyste est loin attaquée à plusieurs personnes dans l’intention de les
d’être aussi éloigné du patient que le supposait tuer (des gens de sa communauté) et même Searles
l’analyste", qu’il y a une interaction (patient – s’est souvent senti menacé.
therapist interaction), une symbiose – qui plus est se Il faut ajouter, comme entrée en matière, que cette
veut thérapeutique. Alors, je tâcherai, pour ma part, patiente n’avait reçu aucune forme de traitement
de situer ces concepts au regard de quelques axes de médicamenteux et que selon l’expression de
la théorie de Lacan autour de ces mêmes questions. Searles :"elle n’utilisait pas le divan analytique".
Mais voici d’abord, pour les rares personnes qui par Pour ce qui est des symptômes décrits par Searles, je
hasard n’auraient pas lu les photocopies, les données reprendrai fidèlement ses formulations puisqu’aussi
d’ensemble du cas. bien je compte m’appuyer sur ces formulations pour
Mme Douglas a commencé à souffrir de tenter de dégager un commentaire critique de
schizophrénie tôt dans son enfance –"sans qu’on l’idéologie sous-jacente à ces énonciations (l’envers
s’en rende compte" dit Searles, et ce n’est qu’à l’âge du discours en l’occurrence).
de 33 ans, à la suite de la mort de sa mère, qu’elle De même en ce qui concerne le contenu des idées
devient – toujours selon l’expression de délirantes de Mme Douglas – et aussi pour la
Searles,"ouvertement psychotique" c’est-à-dire description du traitement proprement dit. Les
qu’elle présente – je cite "un comportement délirant données et les conclusions de Searles, illustrées
et chaotique". d’exemples seront pour moi l’occasion de
Et voici alors, très exactement énuméré, ce qu’elle développer plus longuement certains points.
est amenée à subir : Et d’abord, en ce qui concerne les symptômes.
− 70 comas insuliniques Il y a en premier lieu, selon les termes de Searles,
− 42 électrochocs une fragmentation, une différenciation du moi (un
− 1 lobotomie conseillée mais finalement refusée clivage au sens kleinien) que Searles dépeint comme
par la famille épouvantable. Elle était, par exemple, profondément
− 1 tentative de psychothérapie et enfin : une convaincue qu’il existait de nombreux doubles de
psychanalyse présentée comme ultime recours. chacun, y compris d’elle-même et de Searles.
Il y a d’abord eu un premier analyste, puis un second "Lorsqu’un aide-soignant à qui elle s’était attachée
qui fut Searles lui-même et là, ça dure 18 ans, à quitta Chestnut Lodge, il ne lui manqua pas car elle
raison de 4 séances par semaine qui font un total de savait qu’il y avait treize Mr. Mitchell, que la
3. 500 séances. plupart d’entre eux ou que tous étaient encore là,
Il s’agit d’une mère de 4 enfants qui en fait refuse sous divers déguisements. Elle se sentait accusée
d’admettre leur existence, carrément, et dont le mari injustement par tout le monde pour ses actes
finit par demander le divorce. Au départ, Searles la destructeurs que ses mauvais doubles, elle en était
considère comme une femme jeune et séduisante qui persuadée, avaient commis. Elle fit un jour cette
devient par la suite une grand mère autant dans la déclaration :" Enfin, il y avait neuf cent quatre-
réalité que dans les apparences (notamment elle vingt-dix-sept skillions tertiaires de femmes des
porte un dentier). composantes projetées ou des "doubles" d’elle-
même ; elle dit cela comme si c’était la chose la plus
évidente à Chestnut Lodge ; alors pourquoi moi est-

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ce que je devrais être blâmée pour tout ce que mienne) ; les têtes étaient, de manière imprévisible,
chacun a fait ? remplacées par les "ils" tout-puissants. Son
Sans cesse et de manière imprévisible elle identifiait expérience n’était pas, par exemple, qu’une série de
incorrectement elle-même et les autres. Il y avait pensées venait de lui traverser l’esprit, mais que, de
plusieurs Dr Searles et, lorsqu’elle partait, avec une toute évidence, elle avait maintenant une tête
aide-soignante, faire des courses, elle vivait cela différente, au sens propre, de celle qu’elle avait eue
comme si se succédaient auprès d’elle différentes un instant auparavant ".
aides-soignantes et non comme la succession Sur le contenu des "idées délirantes" et sur la
d’émotions différentes éprouvées à l’égard d’une distinction que Searles opère entre ce même contenu
seule personne. Elle n’avait que des "éclairs de et ce qu’il appelle les thèmes de base sous-jacent, il
souvenir" de tout ce qui lui était arrivé avant son y aura des choses à dire. Toujours est-il que le
hospitalisation, affirmait qu’elle n’avait jamais eu contenu selon Searles – n’a cessé de changer au long
de père ou de mère, de mari ou d’enfants, et, un jour des années mais que les thèmes de base, eux, sont
où j’entreprenais de lui demander quelque chose sur restés sous-jacents – sont restés les mêmes. (Le
sa mère, elle protesta :"Quand vous dites le mot" thème majeur étant qu’elle est à la conviction, Mme
mère ", je vois un défilé de femmes dont chacune Douglas, qu’elle a à maintenir sa mère en vie en
représente un point de vue différent". Le plus restant obstinément psychotique).
souvent, elle était absolument convaincue qu’elle ne Eh bien, ça décourage assez sérieusement Searles
m’avait jamais vu auparavant et elle exprima d’avoir l’impression qu’elle vivait, chaque semaine,
maintes fois la conviction que j’étais telle ou telle dans une nouvelle idée délirante et ça le décourage
personne qui lui avait fait de méchantes choses dans surtout parce que, comme il l’écrit, l’origine et les
son enfance – qui l’avait violée, assassinée, etc." liens possibles de ces idées délirantes avec la réalité
Il y a aussi ces observations faites par Searles et qui lui demeurent désespérément inconnus. Ça le
tournent autour de ceci qu’elle serait incapable de soulage cependant de constater des progrès au
faire la différence entre : je cite : niveau de ce qu’il appelle : "la conscience qu’elle
1. Les modes de pensée et de communication commence à avoir de ses sentiments", "que ses
figurées (métaphoriques) et concrets. sentiments deviennent plus réalistes". Par exemple,
2. Les formes de vie humaines et non-humaines. quant elle ne croit plus qu’elle est remuée,
3. Les hommes et les femmes. géographiquement transportée, à travers le monde au
4. Les adultes et les enfants. milieu de 48. 000 Chestnut Lodge. Quand elle sait
5. Les phantasmes (ou les rêves nocturnes) et les qu’il n’y a qu’une seul Chestnut Lodge.
événements réels. Au passage, je voudrais signaler qu’on retrouve ce
6. Les idées et les personnes. fameux dénombrement (48. 000) dont LEGUIL nous
"Les arbres, les murs des maisons, etc., étaient parlait il y a à peine quelques jours à propos de la
imprégnés de gens. En fait, tout avait un jour existé limite, du bord névrose-psychose, mais je
sous forme d’une personne qui avait été transformée, m’arrêterai ici pour faire une première remarque
par des choses malveillantes, omnipotentes, autour de ce qu’à nos yeux (enseignés de Lacan) il
circéennes, telle que moi-même, en arbre, en plante, faut bien considérer comme une confusion.
en mur ou en tapis, que sais-je encore, et elle Confusion à propos de ce qui est… quoi ? refoulé ?
cherchait anxieusement les moyens de libérer cette forclos ? réprimé ? Searles nous parle de sentiments
personne et de lui rendre sa forme humaine. Les (ses sentiments deviennent plus réalistes – elle
images mentales des personnes de sa vie présente ou commence à avoir la conscience de ses sentiments)
passée ne lui apparaissaient pas comme telles car et de croyance (elle ne croit plus, elle sait – qu’il n’y
elle était convaincue que l’image était la personne en a pas 48. 000 Chestnut Lodge).
chair et en os qui, de quelque manière, avait été Alors c’est sur la notion même de délire que nous
réduite en dimension et emprisonnée dans sa tête. nous trouvons directement interpellés, au niveau où
Pendant un an ou deux, elle continua de croire qu’au Lacan, lui, précisément, situe le délire : au joint des
cours des opérations chirurgicales qu’elle avait 3V:
réellement subies auparavant,"ils" avaient mis une − Verwerfung (forclusion)
chaîne sur son cœur, installé des appareils dans son − Verdrängung (refoulement)
ventre, percé un trou dans son crâne par lequel "ils" − Verneinung (dénégation)
faisaient sortir sa cervelle. Dans les années La forclusion qui est, il est vrai, la clef par laquelle
suivantes, elle parla encore souvent avec terreur de Lacan nous introduit à la psychose ne se trouve donc
"cette tête-ci"(la sienne) ou de "cette tête-là"(la pas isolée dans le champ du délire. C’est à dire

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qu’un délire, que Lacan nous donne pour une De même on voit surgir la notion d’identification
soustraction de la trame dans la tapisserie n’est pas délirante propre au psychotique en tant que réaction
sans rapport avec un discours "normal" (c’est-à-dire transférentielle psychotique sur les mauvaises
de névrosé) et que toute communication n’est pas figures paternelles ainsi que le concept de projection
rompue (Lacan, Les Psychoses, p. 102). Ce qui est délirante que Searles reprend à son compte, partant
soustrait étant ce quelque chose qui n’a jamais été d’un énoncé de Freud sur les perceptions déformées.
symbolisé et la tapisserie, le mouvement dialectique Nous soupçonnons maintenant que nous décrivons
sur lequel a vécu le sujet. d’une façon très insuffisante le comportement du
Ces éléments sont très clairement expérimentés par jaloux aussi bien que celui du paranoïaque
Searles à propos de Mme Douglas, sans qu’il persécuté lorsque nous disons qu’ils projettent au
réussisse toutefois à être aussi net sur le tranchant de dehors sur autrui ce qu’ils ne veulent pas percevoir
la théorie. J’essayerai de vous montrer aussi dans en eux-mêmes.
quelles impasses il s’engage et les formules C’est assurément ce qu’ils font mais ils ne projettent
contradictoires qu’il utilise pour s’en sortir. pas en l’air, pour ainsi dire, ni là où il n’y aurait
Auparavant, laissez-moi marquer ce qui sous-tend rien de semblable à ce qu’ils y projettent, au
l’élan de Searles, le désir de Searles pour être plus contraire ils se laissent conduire par leur
clair – au fil du traitement proprement dit, des connaissance de l’inconscient et déplacent sur
interventions de Searles, du dialogue entre Searles et l’inconscient d’autrui l’attention qu’ils soustraient à
sa patiente, des difficultés qu’il relève et des espoirs leur inconscient personnel ". 1
qu’il entretient. Pourtant Searles reste enfermé dans la relation à
Et justement, ce que Searles considère comme le deux – (dans la théorie de la relation à deux) et du
plus difficile dans son travail, ce dont il se plaint même coup reconstruit un ensemble symptomatique
ouvertement, c’est qu’il n’existe aucun lien entre lui (de névrose de transfert) qui s’apparente aussi bien
et sa patiente (un non-lien qui tient 18 ans – c’est au jeu de la névrose. Car d’une part "tous les
quand même paradoxal). Il compare le sentiment contenus impliqués dans la signification névrotique
qu’il éprouve à ce qu’il ressent à la vue d’un film à sont là"(Lacan, Psychose, p. 218), d’autre part, pour
la télé qui avait pour thème les efforts pour ce qui est de l’identification on peut dire, comme le
communiquer de la terre avec un être se trouvant sur fait Lacan, que dans le transfert, dans la névrose de
une autre planète à de millions de kilomètres, efforts transfert aussi bien, elle vient en suppléance."Elle
étranges et fascinants avec un extraterrestre qui vient suppléer à ce problème crucial du lien du désir
apparaît, progressivement, sur l’écran du radar des avec le désir de l’Autre – du grand Autre.
terriens comme une forme électrique aux contours Le petit autre n’est pas désiré au titre de ce que c’est
vaguement humains, je vous laisse deviner… le grand Autre qui est déterminant en tant que c’est
A ce propos, et ça, c’est une formule sur laquelle lui qui est désirant.
j’attire votre attention car c’est ici que les choses se C’est dire que l’intersubjectivité ne fournit pas, à
corsent – Searles proclame que cela l’a obligé à faire elle seule, le cadre du transfert mais qu’il y a une
un effort gigantesque pour voir le monde et – je cite notion désignée par Lacan sous le vocable de
"nous voir tous les deux" (Searles et sa malade) disparité subjective (à l’entrée de son séminaire sur
"avec ses yeux à elle" tout en gardant le contact – le transfert en 1960).
comme il dit – avec sa propre vision de la réalité. C’est un terme qu’il choisit avec beaucoup de soin,
D’où le commentaire de la couverture "Un pas facilement comme il le dit lui-même et qui vise à
psychanalyste qui, depuis trente ans, jour après jour, désigner quelque chose qui va plus loin que la
séance après séance, s’expose à la pensée délirante, simple notion de dissymétrie entre les sujets. Il
à la violence et à l’incohérence schizophrénique ne aurait préféré d’ailleurs le terme imparité subjective,
saurait être un psychanalyste comme les autres". il y renonce curieusement parce qu’il n’est pas
Vous savez déjà que Searles parle de symbiose d’usage en français.
thérapeutique, que la relation analytique, pour lui, Mais s’il y a une bascule vers le délire, si tous ces
est un processus où s’exerce une régression, non contenus qui sont déjà impliqués dans la
seulement chez l’analysant, chez le patient mais signification névrotique basculent dans le délire,
aussi chez l’analyste qui se trouve lui-même pris c’est qu’il y a quelque chose de plus que Searles
dans des processus autistiques. Il y a pour Searles manque de souligner et qui s’éclaire de ce que
des phases successives du développement du moi l’initiative vient, elle aussi, d’un Autre, avec un A
dans la thérapie même.
1
Quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l’homosexualité. (1922). Névrose, Psychose et Perversion, p. 275.

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majuscule. Une initiative fondée sur une activité plus impressionnantes de ces dernières années. Je
subjective "(Lacan, Psychose, p. 218)." L’Autre "dit lui dis, presque au début de la séance :" Vous me
Lacan" veut cela "et veut surtout qu’on le sache, il regardez comme si vous vous demandez si je me sens
veut le signifier. Et ça c’est d’autant plus prégnant aussi triste que vous ". Elle répliqua :" Pourquoi
que dans la psychose, l’Autre, avec un grand A, est est-ce que je me sens si triste ?"Je lui dis
exclu, exclu en tant que porteur de signifiant. simplement :" Vous vous demandez ". Elle
C’est ce qui fait dire à Lacan qu’il en est d’autant poursuivit :" Je viens de mourir, elles viennent de
plus puissamment affirmé, entre lui et le sujet, au dire les voix hallucinatoires."Moi :" Elles disent que
niveau du petit autre, de l’imaginaire. vous venez de mourir – Vous ne voyez aucune raison
Voilà pourquoi, en tout cas, Mme Douglas attribue à de vous sentir si triste ?"–" Non, parce que je venais
Searles la volonté de lui voir prendre différentes de naître à Ed, le monsieur que tout le monde
formes par exemple. Voilà pourquoi il m’est arrivé appelle Dieu ". Pendant deux années entières, elle
de rencontrer Ln homme qui malgré les exigences avait toujours parlé de Ed, son frère aîné, comme
réitérées de la grand-mère du monde, ne pouvait pas ayant été littéralement sa mère ; il avait dû, en effet,
pondre plus de 6 œufs par nuit. jouer ce rôle bien plus que ne l’avait fait la mère
Et donc à examiner d’une manière un peu serrée, biologique. Je fis cette remarque :" Alors on
cette notion de relation symbiotique non seulement pourrait penser que vous vous sentiriez tout sauf
ne résiste pas à ce qu’on peut lui opposer d’une triste ". Elle acquiesça.
manière générale dans le champ de la cure Je continuai : "Ed est votre mère ? C’est ce qu’elle
analytique mais manque un point essentiel du les voix veulent dire ?" – "On dirait, mais ça n’a pas
mécanisme délirant proprement dit. l’air d’être ça – à moins que je ne sois la fille de
Cela, si on s’en tient aux formulations théoriques de Mme John lloyd Palmer une amie de sa mère."
Searles. Si par contre, on fait l’effort de suivre Après une courte pause, je repris : "Vous vous
Searles sur un plan plus clinique, il semble que pour demandez si je vais contester ça ? ou vous dire :"
ce qui est du délire, pragmatiquement (mais est-ce le Non, ça n’est pas ça ? "-Vous vous demandez si je
mot qui convient ?) Searles n’est pas si éloigné de ce vais dire :" Non, vous êtes Joan ", hein ?" Elle :
que promeut Lacan :"le beau milieu de ce qui est "Non, j’ai toujours été Barbara Palmer. Qui pensez-
hors de la nature", la prévalence du signifiant sur la vous être, vous ?" Je répliquai, fermement mais sans
signification, mais il reste ambigu. colère : "Harold Searles. Je fais plus que le penser,
Il se livre, Searles, je dirais par moments, à une je sais que je le suis". Elle : "Vous n’êtes plus James
véritable analyse du délire, et puis à d’autres, il se Slocum ?" (l’un des innombrables noms que je
rétracte pour retomber dans une confusion entre le n’avais jamais entendus). Calmement, je lui
domaine de la signifiance et celui de la signification. répondis : "Je l’étais ?" Elle : "Ou M. Sloane ?"
Il s’aventure par petites touches à ne pas confondre (encore un nom inconnu de moi). Moi : "J’étais M.
la réalité avec l’objectivité et la signification et puis, Sloane, hein ?" Elle fit : "Mmm." Je continuai : "Et
au moment de la reprise théorique il se retranche et j’ai l’air d’avoir totalement oublié que je l’étais,
revient à ce que Lacan appelle le transitivisme hein ?" Elle confirma là encore. Moi : "Je n’ai pas
imaginaire. l’air triste de ne plus être ces gens ?" Elle
Vous voyez bien qu’à ce stade, un extrait important acquiesça.
de la description de la cure se nécessite – j’ai choisi Plus tard dans la même séance. Elle : "… et ils ont
celui qui me parait le plus exemplatif de ces allers dit :" eh bien, le moins que tu puisses faire, quand
retours, de ces hésitations mais en même temps c’est un mouton froid et en train de mourir, c’est d’y
d’une certaine fermeté et d’un certain art du aller et de le remonter ! "Alors j’ai dit oui, que je le
maniement de la cure. Vous en jugerez vous-mêmes. ferais. Et me voilà. Mais – heu". Elle dit tout cela
J’ai intitulé moi-même cet extrait :"mon gin étoile avec un air incertain en regardant mes yeux. Moi :
tout le monde" à la lumière de ce qui me parait le "Mais vous me regardez et vous n’êtes pas sûre de
moment important de cette séance du 10 décembre voir un mouton en train de mourir ?" Elle : "Non.
1970 – que je vous lis intégralement, y compris la Enfin, vous avez l’air d’un jeune qui aurait
conclusion de Searles pour ce qu’elle apporte de consommé trop de gin ou quelque chose – parce que
précision sur les positions théoriques de cet auteur. mon gin étoile tout le monde" (c’est-à-dire, au sens
"Le 10 décembre, elle avait un air triste, en entrant, littéral, transforme tout le monde en étoile). Moi :
comme je ne lui en avais jamais vu et elle garda cet "Et j’ai l’air comme étoilé, hein ?" Elle : "Vos yeux,
air pendant presque une demi-heure. Sa capacité oui. Mais vous portez des lunettes très épaisses c’est
croissante d’être triste est une des acquisitions les le cas en effet car je suis très myope et je suppose

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que vous pourriez ôter quelques-uns des verres et présent, que ce qui a été aboli au-dedans revient du
voir mieux." dehors. L’investigation approfondie du processus de
Vous voyez que ce que Searles retient, ce qui le la projection, que nous avons remise à une autre
retient même je dirais, c’est le mécanisme de la fois, nous apportera sur ce point des certitudes qui
projection (on pourrait parler ici de projection de nous manquent encore" 2
lunettes) au sens du transitivisme imaginaire – c’est- De toute manière il faut souligner que Freud tout en
à-dire au sens de l’enfant qui bat un autre enfant et pointant dans des domaines très divers le mécanisme
qui dit – sans mentir (il ne s’agit pas de mensonge) il de projection lui attribue finalement le sens assez
m’a BATTU – parce que pour lui c’est exactement étroit de transitivisme.
la même chose. Le transitivisme imaginaire, Lacan Il ne désigne jamais le transfert comme un
appelle ça aussi le transitivisme de la mauvaise projection (comme le fait Searles) sauf au sens très
intention. restreint que je viens d’évoquer – par exemple dans
Pourtant, ce qui se profile également dans le passage la Verneinung (LYOTARD, 131) quand je cite le
de "mon gin étoile tout le monde", c’est que patient qui dit : "Vous allez sans doute penser que…
pratiquement – et bien que l’intéressé lui-même s’en mais en réalité je n’ai pas cette intention". Le sujet
défende en quelque sorte – il en est quand même au attribue à son analyste des pensées ou des paroles
fait de ce que Lacan appelle le b-a ba de qui sont en réalité les siennes propres.
s’apercevoir que la projection délirante n’a rien à Que donc la projection, même celle de la "troisième
voir avec ça. Lacan montre bien que, bien sûr, c’est couche", celle qui est proprement délirante (NPP
également un mécanisme de projection au sens ou 273) ne suffit pas à rendre compte de la psychose car
ici aussi quelque chose apparaît à l’extérieur qui a les mécanismes en jeu dans la psychose ne se
son ressort à l’intérieur du sujet mais ce n’est pas le limitent pas à l’imaginaire.
transitivisme imaginaire tel qu’on le trouve dans ce Qu’est-ce qui amène alors Mme Douglas à
qu’il est convenu d’appeler la jalousie commune ou construire son délire ?
normale ou encore concurrentielle (konkurrierenden Eh bien, à propos de ce cas précis et sauf à travers
Eifersucht) comme on la retrouve dans certains anamnèse, Searles n’évoque pas ses convictions
milieux – dans tous les milieux. quant à l’origine des psychoses mais on y retrouve
Quand Freud dit "pas en l’air" – à propos de la en filigrane ce qui est plus ouvertement proclamé
projection paranoïaque – il ne vise donc pas cette ailleurs. A savoir que la source étiologique de toute
"première couche" de la jalousie normale mais il faut psychopathologie se trouve dans la déformation, par
souligner qu’il ne vise pas non plus la deuxième l’environnement familial d’une tendance
couche (par exemple de projeter, dans une couple, psychothérapeutique innée chez l’être humain.
ses propres infidélités sur l’autre partie, comme dans Il n’y a évidemment rien de neuf dans cette idée de
l’extrait d’Othello, Acte IV, scène 3, (p. 722), la la déformation de l’inné par l’environnement, du
strophe du chant de Desdémone : "naturel" gâté pourri par le culturel, de l’homme sain
"-Je lui ai dit : perfide, et qu’a-t-il répondu ? perturbé par l’école, de l’innocent rendu fou par sa
– Je vais voir d’autres femmes, va donc voir famille. Bref des efforts pour rendre l’autre fou ou
d’autres hommes ". hystérique ou que sais-je – je vous dis tout de suite
Il y aurait lieu d’ailleurs de poser un jour les bases que vous n’y parviendrez pas.
d’un travail plus approfondi sur la projection chez Je n’entrerai pas dans ce débat, bien dépassé pour
Freud. Mais pour aujourd’hui, je vous demande de nous, si ce n’est à rappeler, comme le fait Lacan à
retenir ce qui se donne comme deux perspectives de propos de la biologie et de la sélection ( = franche
la projection présente dans son œuvre – une idéologie dit-il à se bénir d’être naturelle) (in
première qui ramène la projection à une illusion – Lituraterre, p. 5, 1971) que si la frontière à séparer
une seconde qui l’enracine dans une bipartition ces deux territoires, l’Umwelt et l’Innenwelt, ont
originaire du sujet et du monde extérieur et qui commune mesure, c’est au titre du principe que
renvoie à la notion de forclusion chez Lacan. l’Umwelt fait reflet de l’Innenwelt.
"Ce qui attire à grand bruit notre attention, c’est le Par contre, ce qui est proprement "Searlsien", c’est
processus de guérison qui supprime le refoulement bien ce qui est inné, c’est une tendance
et ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle psychothérapeutique. Du moins dans sa formation
avait délaissées. Il s’accomplit dans la paranoïa par car il n’y a évidemment pas loin de l’idée que
la voie de la projection. Il n’était pas juste de dire l’homme est foncièrement bon, naturellement bon, à
que le sentiment réprimé au-dedans fut projeté au-
dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons à
2
Le Président Schreber, in Cinq Psychanalyses, PUF, p. 315.

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celle qu’il lui soit tout aussi naturel de vouloir faire l’affirmation d’autant plus appuyée d’un autre qui,
du bien à son prochain. comme tel, est essentiellement énigmatique" (Les
Searles met l’accent sur l’effort thérapeutique du Psychoses, p. 219), Voilà qui reste en effet
patient psychotique pour permettre à la mère (et éminemment énigmatique – car s’agit-il d’un rapport
dans le contexte analytique, à l’analyste) de devenir de contiguïté ? et de quel ordre ?
pour lui, le patient, une mère (ou un analyste – total Ou je me trompe tout à fait, ou il s’agit là d’une piste
(a) et efficace. Dans le genre parent efficace, si vous ouverte par Lacan quant au "traitement possible de
voulez c’est vraiment une formule qui rendrait bien la psychose" qui reste… ouverte. Et que la lecture de
compte de la conception qu’à Searles de l’acte Searles m’a permis de me reformuler.
analytique.
De même en ce qui concerne le délire. Pour Searles,
l’univers du patient n’est délirant qu’en apparence et
l’acte analytique reviendrait à lever les apparences.
Toute la question est évidemment de savoir
comment.
Toute la question est de savoir si on considère le
délire comme un discours et qu’à ce titre il soit
lisible ou s’il faut porter l’effort à écouter le délire
"de l’intérieur".
En désignant un univers qui ne serait délirant qu’en
apparence – Searles ne tranche pas. Certes il ne
rejette pas le délire comme discordant, comme
fabrication secondaire, il se met, comme on dit "à
l’écoute", mais de quoi ?
Il n’est pas clair qu’il le fasse (sauf sporadiquement)
dans la trame soustraite à la tapisserie. Il n’est pas
clair qu’il le fasse comme une lecture. Comme la
lecture d’un texte qui suppose, selon une expression
que j’emprunte à Lacan : "une solidarité profonde
des éléments signifiants – du début à la fin du
délire".
Il n’y a pas à s’arrêter sur ce qu’on comprend mais
bien sûr ce qui a été enregistré acoustiquement.
Comme ça peut se passer pour une langue étrangère.
Et se garder de la fascination qui serait celle du
sourd-muet séduit par les jolies mains de son
interlocutrice (Les Psychoses, p. 154). Bien sûr – si
le délire est lisible, il l’est cependant, nous dit
Lacan, SANS ISSUE – c’est-à-dire qu’il l’est dans
un autre registre que le symptôme névrotique, qui
lui, reste dans l’ordre symbolique, avec la duplicité
du signifiant et du signifié.
SANS ISSUE ! – c’est vrai – mais il faut quand
même commencer par là, même si ça ne constitue
que le début du casse-tête.
Et si ça vaut le coup de commencer par là, c’est
aussi pour creuser la suggestion que nous fait
Lacan : que nous pouvons légitimement rechercher,
dans l’ordonnance finale du délire, les éléments
primaires qui y étaient en jeu (Les Psychoses, p.
136).
A supposer, comme le fait Lacan, que la crise se
déchaîne (le délire, l’entrée en psychose) quand le
sujet "réagit à l’absence du signifiant par

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Une cure de psychotique chez Searles, le cas de


Madame Douglas
Alfredo Zénoni
Je me propose de suivre un fil qui court à travers d’une manière persécutive. La voie que prendra
toute l’observation relatée dans ce chapitre et qu’il Searles sera celle d’inverser le rapport de
me parait légitime d’isoler dans la mesure où Searles "traduction" de l’expérience concrète à la traduction
lui-même l’avait fait dans un texte plus ancien 1 , métaphorique : ce sera le patient qui permettra de
maintenant traduit en français, et qui a pour titre : saisir ce qu’ont de tangible et de concret les
"Différenciation entre pensée concrète et pensée traductions et les métaphores du thérapeute si bien
métaphorique chez le schizophrène en voie de que l’expérience délirante du patient finira par
guérison" 2 . L’incapacité à faire la différence entre incarner l’affectivité sous-jacente au comportement
les modes de pensée ou de communication figurés et au langage du thérapeute. Ainsi ce ne sera pas le
(métaphoriques) et concrets est considérée par thérapeute qui interprétera la conviction "délirante"
Searles comme une caractéristique centrale de la de la patiente d’être au fond de la mer comme une
clinique du schizophrène au point de la mettre en expression de l’énorme pression qu’exerce sur elle le
tête de la liste des troubles qui affectent la patiente regard ou l’attente du thérapeute, mais la pression
dont il va entreprendre le traitement 3 . affective (ce qui pour Searles est synonyme de
Ce rapport à la métaphore me parait donc un point figurée, nous y reviendrons) exercée par lui qui
tout à fait intéressant à discuter, d’autant plus que trouvera "une représentation à peine exagérée" dans
c’est sur ce point précis que Freud aborde la la conviction qu’ils se trouvent tous les deux au fond
question de la différence entre névrose et psychose, de la mer. Le thérapeute intervient avec son
dans son texte sur L’inconscient. comportement, sa personnalité réelle, les
L’incapacité à opérer cette différenciation apparaît composantes réelles de sa personnalité – comme
surtout au cours du traitement, quand, ayant saisi sujet du symptôme, nous pourrions dire – et le
que certaines "perceptions" ou certaines "pensées" patient, qui devient ainsi le thérapeute de son
que la patiente lui communique doivent être analyste 6 – vient présentifier ce qu’il y a de tangible
considérées comme des expressions métaphoriques et de concret ("à peine exagéré") dans l’action
qu’elle ignore, Searles se trouve dans l’impossibilité thérapeutique.
de les lui restituer par une "traduction" en langage L’inversion de la position thérapeutique qui aboutit à
figuré et métaphorique, car elle ne les comprend pas une réciprocité parfait des deux subjectivités :
et même les rejette 4 . Et cette impossibilité se chacun étant tour à tour le patient de l’autre, s’avère
maintiendra tout au long du traitement, jusqu’aux ainsi étroitement solidaire de la conception de la
der mères séances relatées, quand elle lui dit "avec métaphore que postule Searles au départ de sa
angoisse qu’elle était physiquement attachée (…) au clinique. Si la métaphore est l’expression d’une
chauffeur de taxi qui la conduit généralement à ses signification affective qui accompagne ou qui
séances (…). Elle était totalement inconsciente s’ajoute à une signification réelle, concrète,
d’avoir pour lui un attachement affectif, ressenti objective (tous ces termes sont équivalents et peu
comme tel par elle". 5 précisés à la fois), le thérapeute sera celui qui
La voie que choisit Searles dans ce cas comme dans introduit les significations affectives que le patient
les autres ne sera donc pas celle de l’interprétation ne peut reconnaître parce qu’il les rejette ; mais le
par la substitution des signifiants, car non seulement patient sera celui dont les perceptions et les pensées
la "traduction" de l’expérience du patient en une apparemment délirantes reflèteront les significations
expression métaphorique ne modifiera en rien cette réellement affectives ou affectivement réelles du
expérience, mais elle pourra même être vécue par lui thérapeute.
Ainsi s’engage un processus thérapeutique où la
1
Réalisme des perceptions dans un transfert délirant, in Le contre-transfert,
"symbiose" des deux personnalités réelles doit à la
Paris, Gallimard, 1981. fin permettre au patient de reconnaître la réalité telle
2
Nouvelle revue de psychanalyse, printemps 1982, p. 331-353. qu’un adulte non-psychotique sait la discriminer de
3
Le contre-transfert, p. 40. son expérience affective, et de parvenir à distinguer
4
Op. cit., p. 47.
5 6
Op. cit., p. 63. Titre d’un des chapitres.

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le mode de communication métaphorique des modes Le recours à l"affectif" pour expliquer la possibilité
de communication concrets. d’employer une expression qui ne correspond pas à
L’issue du traitement, telle que Searles la relate dans la réalité "physique" nous ramène à un cercle
les dernières pages du chapitre, ne semble par vicieux, car il restera à montrer pourquoi l’effet
conforter cette visée. Mais je ne vais pas entrer dans affectif d’une remarque peut être signifié,
les détails de cette cure, qui fait l’objet de l’exposé métaphoriquement, comme une blessure.
de KRAJZMAN, pour me limiter à examiner de plus Pour comprendre une métaphore, il ne suffit pas de
près les conséquences qu’entraîne pour la savoir que ce n’est pas vrai "physiquement", mais il
construction du symptôme psychotique cette faut aussi sentir, d’après Searles, que c’est vrai
conception de la métaphore dont j’ai dit qu’elle me effectivement. Cela ne serait pas possible "s’il n’y
paraît solidaire de la méthode thérapeutique que avait jamais eu, comme nous pensons que c’est
Searles préconise. toujours le cas dans l’enfance, un flux à peu près
Cette méthode possède sûrement une certaine sans entrave entre les champs de l’expérience que
originalité et elle se démarque dans les intentions l’enfant en vient plus tard à ressentir comme monde
explicites de Searles, de l’orthodoxie qu’il a connue intérieur et monde extérieur" 7 .
dans sa formation et à laquelle il n’épargnera pas les Mais ce recours à l’expérience infantile ou primitive
critiques. Mais le cadre conceptuel de départ n’en n’est en fait qu’une projection sur les origines de
reste pas moins le plus conforme à la vulgate l’humanité ou de la vie psychique, de la théorie que
psychogénétiste qui sous-tend, inchangée, les plus Searles partage avec psychologues et grammairiens
grandes diversités de pratique. Ce qui l’amènera à et qui fonde la métaphore sur des correspondances
passer tout à fait à côté de la spécificité de la ou des analogies dont on méconnaît à nouveau le
psychose et d’une action analytique qui y serait caractère métaphorique. Car si l’enfant sent d’abord
adéquate, alors même que l’incidence spécifique du la signification des métaphores "comme une
rapport au symbole dans la pensée métaphorique se sensation partiellement ou même peut-être
trouve particulièrement soulignée par lui. principalement somatique" (le cœur fendu, l’estomac
Le schizophrène est complètement inaccessible à la retourné) 8 , comment arrivera-t-il à comprendre, (par
portée métaphorique de ses "perceptions" ou de ses l’adulte ou par la maturation de ses facultés) qu’une
"convictions" et ne réagit pas à leur traduction par le parole peut "fendre le cœur" parce qu’elle fait mal, si
thérapeute, parce qu’il en est resté au stade de la ce n’est à devoir comprendre à nouveau que "faire
"pensée concrète". Ce stade est celui où se trouvent mal" doit être pris dans un sens figuré et non pas
plongés l’enfant et le primitif pour qui la réalité physique ?
"concrète" (mais ici "concrète" est la réalité telle Un examen un peu plus attentif de la moindre
qu’elle est perçue par l’adulte non primitif) n’est pas métaphore, nous met devant la radicale coupure qui
différenciée de sa perception affective. Comme sépare le langage de la chose ou de la signification
l’enfant donc, le psychotique perçoit la signification qu’il est censé exprimer. Et on peut même se
d’une métaphore comme "une sensation somatique" demander, pourquoi il a fallu Lacan pour nous faire
(ainsi, par exemple, la patiente sera littéralement constater la simplicité du ressort de la métaphore,
assassinée, découpée avec des couteaux etc, parce qui n’est autre que la substitution d’un signifiant à
qu’elle ne pourra pas distinguer la tonalité affective un autre, qui ne prend appui sur aucune analogie ou
"blessante" des paroles du thérapeute de la réalité similitude préalables, mais au contraire qui les
physique d’une blessure), ou bien il la refuse parce détermine par cette substitution même. Fiais cette
qu’elle ne correspond pas à une sensation. Or, pour constatation exigerait sans doute qu’on abandonne le
comprendre une métaphore – affirme Searles – il mythe d’une époque primitive ou infantile, où
faut pouvoir reconnaître qu’elle n’exprime pas une l’intérieur et l’extérieur étaient confondus, où nous
réalité "physique", il faut la vider de tout n’étions pas seuls 9 et nous vivions dans une
"accompagnement somatique" et donc en définitive, "symbiose" indifférenciée avec la mère.
savoir qu’une remarque "blessante" ne perce pas Ce à quoi s’introduit l’enfant, ce n’est pas à la
vraiment le cœur. Et pourtant, si la conviction de la distinction de l’affectif et du physique, de l’intérieur
patiente est une représentation à peine exagérée de
ce que Searles opère réellement sur elle (car Searles
7
souligne à tout moment qu’il intervient avec ce qu’il Nouvelle revue de psychanalyse, cit. p. 352.
8
est réellement et pas comme un tenant lieu, ou à une Art, cité, p. 351, que se passe-t-il, alors, quand il entend dire qu’un tel est
un âne, ou que le pied d’une chaise est cassé ? Et pourquoi, d’ailleurs,
certaine place), c’est que réellement, il l’a… blessée, traiter quelqu’un d’âne exprimerait une signification plus affective que de
assassinée "affectivement". le traiter d’illettré ou d’ignorant ?
9
Art, cité, p. 352.

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et de l’extérieur, c’est au langage en tant qu’il est les mots. Quand quelque chose ne vient pas signifier
fait de cette substituabilité du signifiant qui est au sujet que la signification est effet de signifiant et
l’autre face de sa structure purement différentielle. qu’elle n’est pas caprice de l’Autre, ce sont les mots
Ce à quoi l’enfant s’introduit, et dont témoignent qui se mettent à savoir ce qu’ils veulent dire ou,
toutes ses questions, c’est précisément à ceci : que alors, qui se réduisent à l’insignifiance de leur
les significations ne précèdent pas le langage et qu’il structure purement phonématique.
n’y a d’autre façon de nommer les choses Je n’insisterai pas ici sur la fonction de la
("physiques" ou "affectives") que dans l’appuis "métaphore paternelle" dont je me limite à situer le
qu’un signifiant trouve dans l’autre qu’il n’est pas. point où elle a à intervenir dans le rapport du sujet à
L’enfant n’apprend pas à distinguer la réalité l’Autre, l’Autre comme lieu d’où se détermine la
objective de la brume affective qui l’enveloppe, signification de la propre parole du sujet.
mais au contraire, il est progressivement pris (pour Je reviens à l’interdépendance de la conception du
garder encore un instant la perspective génétique) langage et de la pratique thérapeutique, dont j’étais
par la possibilité de transposition du signifiant d’un parti, et dont vous pouvez maintenant saisir
contexte à un autre. Dans un premier temps, comme comment elle se trouve particulièrement mise en
le remarque Lacan dans le séminaire sur les évidence chez Searles. La conception du langage
psychoses, l’enfant ne forme pas de métaphores et qu’il suppose en situant le symptôme psychotique du
c’est seulement dans un deuxième temps qu’il côté d’un trouble à la fois de la pensée et de la
apprend à "confondre" l’humain et le non-humain, perception l’amène à mettre en place une
l’animé et l’inanimé, le physique et l’affectif, les thérapeutique centrée sur l’affectivité de la
idées et les personnes, etc. 10 , grâce à cette signification dont la psychose constitue le rejet.
dépendance de la signification par rapport au Outre le problème clinique que ça pose, au regard du
signifiant. Il est introduit précisément à la structure symptôme hystérique (problème que Freud avait
métaphorique du langage, au commencement absolu justement abordé dans le texte sur L’inconscient),
du langage par rapport à toute condition préalable. une telle visée thérapeutique ne fait que maintenir
Et toute son existence, son corps avec ses besoins, l’action de l’analyste dans l’axe de l’interprétation,
vont devoir dépendre d’un ordre ou d’un lieu où les qui pourtant s’avère inadéquat au contexte de la
éléments qui le composent ne signifient rien en eux- psychose.
mêmes, mais articulent un savoir qui ne s’arrête Qu’au lieu de traduire les sensations et les
nulle part, qui ne peut s’arrêter en un point où le convictions du psychotique en une signification
signifiant livrerait sa propre signification. affective, Searles fournisse lui-même, avec sa
Mais c’est donc dans une toute autre dimension que personnalité réelle, les composantes affectives qui
celle d’une symbiose affective dont aurait à feront d’un univers en apparence si délirant 11 une
s’extraire une connaissance de la réalité objective, représentation effectivement vraie de la réalité (en
que se trouve aliéné l’enfant en tant qu’être de somme le patient a raison, mais il ne doit pas
langage. Dimension autrement plus angoissante que exagérer), cela n’en maintient pas moins un lieu du
celle qu’on imagine comme indifférenciation de savoir identique à soi où quelque chose est identique
l’intérieur et de l’extérieur, car elle l’affronte à à sa propre inscription 12 et où nulle part le signifiant
l’énigme de tout ce savoir qui se véhicule entre les qui se saurait lui-même est exclu, comme condition
mots et d’où il reçoit les termes mêmes de son de la métaphoricité de la signification.
message sous la forme d’une question. Pris dans ce Seule une autre relation au signifiant pourrait
renvoi indéfini de la signification, le sujet peut se permettre de saisir l’impasse propre de la parole
trouver là à un carrefour de son rapport au signifiant psychotique et tenter éventuellement une action qui
dont l’issue sera déterminée, comme nous l’a montré y soit adéquate. Mais cela exigerait d’abandonner la
Lacan, par l’incidence de ce signifiant paradoxal, qui référence au sujet de la connaissance, qui est à
est constitué par ce qui dans le père relève du pur l’horizon de la pratique de Searles, et le repérage
signifiant. Si ce que j’ai appelé le savoir entre les d’un sujet qui est effectué comme désir dans le
mots ne trouve pas un point d’arrêt précisément dans rapport de la chaîne signifiante à elle-même. Car,
l’exclusion radicale d’un signifiant qui se saurait lui- aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’accent mis
même, corrélative de ce que la signification en par Searles sur le caractère affectif de ce qui serait
vienne à être symbolisée comme étant radicalement refoulé par le psychotique et mis en jeu réellement
métaphorique, ce savoir peut faire retour et envahir
11
10 Le contre-transfert, p. 51.
Cf. la liste des troubles de la différenciation qui caractérisent la pensée de 12
la patiente de SEARLES, Le contre-transfert, p. 40. Cf., l’article "Objet perdu et épreuve de la réalité", dans Quarto VIII.

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par le thérapeute, ne fait que consolider l’idéal d’une qu’un psychotique peut former des métaphores ou
réalité "vraiment concrète", corrélative de la rire de jeux de mots.
connaissance, et qui n’a pas besoin de langage pour C’est d’un défaut dans l’ordre du signifiant dans son
se profiler, puisqu’elle est déjà là. Il s’agit seulement ensemble, en tant que précisément comme ensemble
de la différencier des connotations affectives que le le signifiant implique l’exclusion interne d’un
langage emporte avec lui dans son imprécision signifiant, que témoignent certains moments de sa
métaphorique, imprécision qui fait certes la richesse parole. C’est à ces moments, où il a spécialement à
de notre vie affective, mais qui ne doit pas troubler faire avec le signifiant comme tel, sur ces points de
la perception des choses. la "trame symbolique" où le signifiant se rapproche
Il apparaîtrait alors que ce qui caractérise le plus de son indépendance de la signification, que
l’expérience du psychotique ne sont pas des troubles se dénude le défaut de la barre sur l’Autre, le défaut
psychologiques, de la pensée ou de la perception, d’une nomination, dans le lieu de l’Autre, du
qui se manifesteraient par une confusion de manque du signifiant qui disposerait de lui-même et
l’imaginaire et du réel, mais un défaut qui est qui symbolise la signification comme effet du
spécifique de l’être parlant, en proie à une action du signifiant substitué à lui-même.
symbolique sur le réel qui met hors jeu l’imaginaire. C’est donc au défaut d’une métaphoricité originaire
Car le psychotique ne pâtit pas du refoulement de au cœur de l’Autre qu’est confronté le sujet de la
significations affectives de la prime enfance, ou du psychose sur des points de son existence où il fait
stade "symbiotique". Aucune des significations qui appel à leur portée signifiante comme telle, en tant
traversent les névroses n’est absente de l’expérience qu’elle se fonde sur la nomination d’un manque dans
psychotique, comme le rappelle Lacan dans le l’Autre. Points que Lacan rapproche dans le
Séminaire III. Mais sur le point où ces significations Séminaire III de "ce qu’on appelle prendre la parole"
se déterminent du signifiant et prennent et de la dimension vocative de la parole fondatrice
structurellement la forme d’une question, le ("Tu es celui qui me suivras") comme pour donner
psychotique pâtit de l’absence du support de cette un paradigme de ces points où le sujet psychotique
question. Là où le névrosé est supporté dans le tombe sur un trou qui le laisse dans la perplexité,
symbolique par la question de son être (qu’il est avant que tout le système signifiant soit mobilisé et
homme ou femme, qu’il pourrait n’être pas) 13 là où chargé de pallier au défaut du signifiant par ses
justement le signifiant s’avère ne pas pouvoir propres ressources. Ce qui à l’occasion peut donner
répondre d’aucune signification préalable, ne pas lieu à des néologismes, des messages de code et un
pouvoir garantir la vérité dont il introduit la code de message, ou à des "interprétations" qui se
dimension, le sujet de la psychose est confronté non présentent pour nous comme des métaphores prises à
pas à un manque de réponse, mais précisément au la lettre.
manque du signifiant qu’il n’y a pas de réponse dans Axer la cure du psychotique sur la différenciation de
le signifiant. Ce qui manque au psychotique, ce n’est l’affectif et du cognitif, de l’intérieur et de
pas la réponse, c’est la référence du signifiant en tant l’extérieur, de l’imaginaire et du réel revient en
qu’il comporte intrinsèquement une interrogation. définitive à viser la métaphoricité du langage –
"Nous sommes certains que les névrosés se sont même si c’est par le biais de significations affectives
posé une question. Les psychotiques ce n’est pas sûr. que réalise l’être du thérapeute. Mais, faute d’avoir
La réponse leur est venue peut-être avant la question situé la nature du défaut, une telle, conduite de la
– c’est une hypothèse", dit Lacan dans le Séminaire cure ne peut que confronter le sujet au même Autre
III 14 . auquel il se trouve totalement aliéné : un lieu du
Nous constatons, certes, un emploi étrange de la savoir qui jouit de soi et où la jouissance fait retour à
métaphore chez le psychotique, comme dans le cas l’endroit même où elle serait interdite par la
de la jeune fille, dont parle Freud, qui a les yeux différence signifiante.
tournés de travers parce que son fiancé est un Ainsi Michel SILVESTRE nous disait à la fin de son
"tourneur d’yeux". Mais cet emploi ne relève pas exposé, auquel je vous renvoie, que le ressort d’une
d’un déficit de la pensée ou de la perception qui le cure adéquate à la psychose ne serait pas à chercher
rendrait incapable d’utiliser correctement une zone du côté de l’interprétation, mais plutôt du côté d’une
du discours, comme dans une sorte d’aphasie séparation possible entre le savoir et la jouissance.
rhétorique. Et après tout, il est aisé de constater Ce qui pourrait être visé par la mise en place d’une
langage-outil, d’un langage tel qu’il est pratiqué par
le moi "autonome" de la névrose obsessionnelle.
13
Écrits, p. 549.
14
Ibid., p. 227.

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