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LA DOULEUR À L'ŒUVRE DANS L'ÉLABORATION DE LA PEINTURE

DE FRIDA KAHLO
Suzanne Ferrières-Pestureau

Nathalie Dumet, De la maladie à la création

ERES | « L’Ailleurs du corps »

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2013 | pages 55 à 68
ISBN 9782749238777
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Suzanne Ferrières-Pestureau, « La douleur à l'œuvre dans l'élaboration de la peinture de Frida
Kahlo », in Nathalie Dumet, De la maladie à la création, ERES « L’Ailleurs du corps », 2013
(), p. 55-68.
DOI 10.3917/eres.dumet.2013.01.0055
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Suzanne Ferrières-Pestureau

La douleur à l’œuvre dans l’élaboration


de la peinture de Frida Kahlo

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« Pour ne pas mourir de la vérité, nous avons l’intuition,


la volonté de création et l’art. »
Nietzsche

La maladie et la douleur physique qu’elle entraîne sont des épreuves auxquelles


tout homme, un jour ou l’autre, est confronté. Chez certains créateurs, cette
douleur peut être revendiquée comme moteur du processus créateur. Ainsi
Sigmund Freud lorsqu’il écrit à Sandor Ferenczi : « Je ne peux travailler avec appli-
cation quand je suis en très bonne santé […] j’ai besoin de quelque malaise dont il
me faut m’arracher » (Freud, 1911). Plus que la maladie ou la perte, c’est la douleur
elle-même qui devient pour Freud le moteur de la création. Dès lors se pose la ques-
tion de l’incidence de la maladie et de la douleur qu’elle génère sur le fonctionne-
ment psychique du créateur.
Bien que Freud n’ait écrit aucune étude systématique sur la douleur, laquelle
restera pour lui une énigme, l’ensemble de son œuvre est le produit d’une lente
élaboration de l’affect douloureux. Dès 1895 dans l’Esquisse d’une psychologie
scientifique, Freud attribue la douleur (physique ou psychique) à une effraction
qu’il qualifie « d’expérience de la douleur », associée d’ailleurs à l’expérience de

Suzanne Ferrières-Pestureau, psychanalyste, chercheur associé à l’université Paris-Diderot, Sorbonne Paris Cité
(EA 3522), membre de Traversées freudiennes, Paris.
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satisfaction des premiers temps du petit d’homme. Il ajoute en 1920, dans « Au-
delà du principe de plaisir », que l’effraction, pour la douleur, se produit sur une
petite étendue, alors que pour le traumatisme elle se produit sur une grande
étendue. L’afflux d’excitation provoqué par la douleur va entraîner une tension
interne telle qu’elle menace l’intégrité de l’appareil psychique. Cette douleur
désorganisatrice, proche de la pulsion de mort, apparaît comme un reste que ni
le principe de plaisir ni même le masochisme ne peuvent jamais tout à fait
prendre en charge. Source d’excitation qui agit comme une excitation pulsion-
nelle constante, la douleur ressemble à une pulsion, « une pseudo-pulsion »

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(Freud, 1915) en tant qu’excitation agissant de façon continue. Il manque en
effet à la douleur des caractéristiques essentielles pour équivaloir à une pulsion à
part entière. Notamment, elle n’est pas sujette à refoulement, se présentant
toujours comme d’origine externe par rapport à la psyché. Elle ne peut faire
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l’objet que d’un évitement et de ce fait n’appartient pas au domaine du conflit,


elle se situe au-delà du principe de plaisir. De sorte que tout ce qui appartient au
champ de la douleur devra pour être traitable psychiquement être transféré dans
le domaine de l’angoisse (Cournut, 1989).
Pour tenter de comprendre le rôle joué par la douleur dans le processus créa-
teur, j’ai choisi de m’intéresser à l’œuvre de Frida Kahlo (6 juillet 1907-13 juillet
1954). Cette artiste mexicaine eut très tôt à faire avec la douleur physique liée à la
maladie, aux accidents, aux fausses couches répétées et aux avortements thérapeu-
tiques. Certains de ses biographes font remonter l’origine des douleurs physiques
qui jalonnent sa vie à une malformation congénitale de la colonne vertébrale (spina-
bifida ou scoliose) qui aurait provoqué des douleurs dans les membres inférieurs,
des troubles sensitifs et la déformation du pied droit. À 6 ans, atteinte d’une
maladie invalidante (poliomyélite ou « tumeur blanche ») entraînant une atrophie
de la jambe droite, elle doit garder la chambre pendant neuf mois. C’est à cette
époque qu’un changement se produit dans le caractère de l’enfant jusqu’alors
décrite comme une petite fille potelée, enjouée, espiègle. Cette métamorphose est
attestée par une photo de famille prise au moment de la maladie, où elle apparaît
décharnée, le visage sombre et l’air renfermé, isolée du groupe ; elle émerge d’un
buisson derrière lequel elle semble se cacher. Frida gardera de cet événement le
sentiment d’une très grande solitude dont elle ne se départira jamais et qui liera la
douleur à un sentiment de rejet, sentiment attesté par son journal.
Dans son journal intime, elle fait un lien qui retiendra mon attention entre
l’émergence de ce sentiment de solitude et la création d’une « amie imaginaire »,
dont elle fera un double d’elle-même dans l’autoportrait de 1939 intitulé
Les deux Fridas.
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« Je devais avoir 6 ans lorsque je vécus intensément une amitié imaginaire avec une
petite fille […] à peu près de mon âge. Sur la verrière de celle qui était alors ma
chambre, qui donnait sur la rue Allende, sur un des premiers carreaux. Je faisais de la
“buée”. Et d’un doigt, je dessinais une porte (suit un dessin de la fenêtre de sa
chambre) […].
Par cette “porte” je m’échappais en rêve, avec une grande joie et urgence, je traversais
toute l’étendue visible qui me séparait d’une laiterie qui s’appelait “Pinzon”… Par le
“o” de Pinzón, j’entrais et descendais intempestivement à l’intérieur de la terre, où
“mon amie imaginaire” m’attendait toujours » (Herrera, 1983).

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La création de cette « amie imaginaire », au moment où la petite Frida se voit
confrontée à une perte d’autonomie et à un sentiment de solitude, voire de rejet,
du fait de son handicap, est un mécanisme de défense contre une blessure narcis-
sique risquant de mettre le moi de l’enfant en péril. Ce dédoublement entre une
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partie idéalisée du moi d’avant le traumatisme, chargée d’investissement narcis-


sique, et une autre partie sombre, ainsi qu’en attestent d’autres toiles, a une fonc-
tion défensive contre un risque d’effondrement du moi.
Un second événement traumatique, suivi de nombreux autres, me permet de
faire l’hypothèse de l’existence de traumatismes cumulatifs dans la vie de l’artiste.
Le terrible accident dont elle ne se remettra jamais survient le 17 septembre
1925 dans un autobus où Frida, qui a alors 18 ans, et son amoureux de l’époque,
Alejandro Gomez Arias, sont assis à l’arrière. Un tram vient percuter l’autobus, qui
plie et éclate en mille morceaux, écrasant de nombreux passagers, tandis qu’une
barre métallique traverse le corps de Frida de part en part au niveau du pelvis. Elle
ressort de cet accident ensanglantée et entièrement nue, couverte d’une poudre
dorée provenant d’un sac transporté par un peintre en bâtiment, qui s’est ouvert
sous le choc (Herrera, 1983).
Le récit que fait Frida de cet accident est assez paradigmatique du vécu trau-
matique décrit par Freud dans l’Esquisse en termes de sidération :
« J’étais une adolescente intelligente, mais sans aucun sens de la réalité, malgré toute
la liberté que j’avais acquise. C’est peut-être pourquoi je ne me suis pas rendu compte
de ce qui se passait ni des blessures que j’avais reçues. La première chose qui me vint
à l’esprit, ce fut le balero [jouet mexicain] aux jolies couleurs que j’avais acheté le jour
même et que je portais sur moi. J’essayais de le chercher, pensant que ce qui était
arrivé n’aurait pas de conséquences majeures.
Ce n’est pas vrai qu’on a conscience de l’accident, ce n’est pas vrai qu’on pleure. En
moi, il n’y avait pas de larmes. Le choc nous a projetés en avant et une barre d’appui
m’a transpercée comme une épée transperce un taureau. Un homme a vu que j’avais
une hémorragie terrible. Il m’a transportée à une table de billard où je suis restée
jusqu’à ce que la Croix-Rouge vienne me chercher » (Herrera, 1983).
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Ce moment de sidération est brusquement interrompu par la violence de la


douleur provoquée par l’extraction de la barre métallique sur le champ et par ses
cris qui couvrent la sirène de l’ambulance.
Pourtant, de cet accident « bizarre » Frida retiendra surtout l’impression qu’« il
ne fut pas violent mais plutôt silencieux, lent et il toucha tout le monde. Moi plus
que n’importe qui » (Herrera, 1983). Elle en sortit en effet avec de nombreuses
fractures et une blessure profonde de l’abdomen qui nécessitèrent plusieurs opéra-
tions et lui laissèrent de multiples séquelles, ainsi que la « perte de sa virginité »
selon sa propre expression, produite par la barre d’acier qui lui perfora l’abdomen

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et ressortit par le vagin.
L’impression de silence et de lenteur décrite par Frida au moment de l’accident
témoigne d’un état de sidération psychique provoqué par la violence de l’effraction
traumatique qui ne trouve pas de représentation psychique pour l’accueillir. L’effroi
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et l’insensibilité, qui sont l’effet d’un manque de préparation par l’angoisse,


renvoient le sujet à une situation de détresse. Tandis que dans le même temps l’at-
tention portée au souvenir du balero joliment coloré s’inscrit dans le prolongement
de l’investissement latéral décrit par Freud dans l’Esquisse comme une défense
primaire du moi, une « inhibition » ouvrant la voie à une symbolisation de l’affect
douloureux via la couleur, opérant une première liaison pulsionnelle qui permet de
donner forme à l’irreprésentable de la douleur et assure une continuité psychique
soudain menacée. Ce « détour par la vie » (Andréoli, 1989) d’un reste dés-érotisé
du traumatisme se fait par l’investissement latéral d’un objet de substitution au
moment de la catastrophe. Cette position originaire du masochisme, qui consiste à
lier la libido à une partie de la destructivité attachée à la douleur, ouvre la voie au
processus créateur et au travail de figurabilité qu’il implique. La beauté ainsi
conférée à un objet de la réalité joliment coloré vient faire écran au vide de repré-
sentation lié à ce moment de sidération provoqué par la violence du choc.
Grâce à l’attention portée aux couleurs, ce ne sera pas seulement le souvenir
d’une perception qui sera investi, mais aussi plusieurs traces mnémoniques consti-
tuant des lignées associatives liées à un certain éclat ayant la capacité d’attirer l’at-
tention dans des moments où le sujet est menacé dans ses assises narcissiques. La
vision occupe ici une place tout à fait essentielle pour le futur peintre, où voir et
donner à voir pour se voir devient l’ultime recours pour supporter l’insupportable
et construire au-dehors une unité menacée au-dedans par les effets désintriquants
de la douleur.
L’investissement du souvenir de l’objet coloré devient ainsi le lieu d’une expé-
rience d’apaisement, qui se situe dans le champ de la sensorialité en deçà du conflit
pulsionnel, dans ce temps anhistorique où coexistent les forces opposées. L’atten-
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tion implique en effet un déplacement de l’investissement sur un fragment de


réalité « autoconservatrice » au moment où le sujet se trouve menacé dans ses assises
narcissiques, menacé par la violence des angoisses et des affects douloureux générés
par un excès d’excitation et un risque de désintrication pulsionnelle. Dans cette
opération de transfert, l’affect reste inchangé sur le plan qualitatif mais le quantum
d’affect se trouve atténué par sa figuration sur un détail situé « à côté » de la source
douloureuse et lié de ce fait à une représentation.
Alors qu’elle n’a pratiquement aucun souvenir de l’événement, plusieurs
images effrayantes hantent Frida pendant son séjour à l’hôpital de la Croix-Rouge

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où elle est hospitalisée après l’accident, lorsqu’elle se retrouve seule le soir après les
visites. Allongée sur le dos, doublement emprisonnée dans un plâtre et enchâssée
dans une sorte de boîte qui ressemble à un sarcophage, elle a des visions de chair
nue baignée de rouge et d’or, accompagnées d’exclamations, « la bailarina ! »,
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mêlées aux gémissements. Autant d’images effroyablement claires et ardentes où


« la mort danse autour de mon lit toute la nuit », dira-t-elle (Herrera, 1983).
Le recours à des activités psychiques primaires permet une ébauche de repré-
sentation psychique de l’événement traumatique via le retour hallucinatoire de
traces de sensations colorées associées au signifiant bailarina, dont la sonorité
évoque celle du balero coloré perdu lors de l’accident, sur fond de gémissements.
Ce retour hallucinatoire des traces sensorielles mobilisées par l’affect doulou-
reux intervient également dans le sens d’un freinage de la quantité d’excitation, en
créant un premier écart entre perception et hallucination, ouvrant ainsi la voie à la
conflictualité et au processus créateur.
Bien des années plus tard, elle racontera qu’elle avait eu l’intention de peindre
l’accident mais qu’elle n’y était jamais parvenue car cet événement était trop
« complexe », trop important pour être réduit à une seule image descriptive. Un
seul dessin, non daté, dont le trait cru et brutal atteste du caractère immaîtrisable
de l’angoisse suscitée par l’évocation de l’accident, dans une scène cauchemar-
desque où le temps et l’espace n’existent plus : deux véhicules sont entrés en colli-
sion ; des blessés gisent à terre ; on remarque la maison natale de Coyoacán, Frida
y apparaît à deux endroits : allongée sur une civière, immobilisée par des plâtres et
des bandages, et sous l’aspect d’un simple visage d’enfant qui domine la scène et
qui pense peut-être à son balero perdu (Herrera, 1983).
Le dédoublement opéré dans le tableau entre une partie d’elle-même allongée
sur une civière et une autre sous les traits d’une enfant qui regarde apparaît comme
l’expression d’un clivage fonctionnel défensif, clivage qui s’inscrit dans le prolon-
gement de celui opéré dans la création de l’amie imaginaire, l’un et l’autre visant à
protéger une partie du moi en la détachant de la partie menacée de destruction.
Cette déchirure du moi (clivage) dont parle Ferenczi explique l’absence de douleur
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au moment de l’accident tout comme son surgissement au moment de l’interven-


tion d’un autre secourable qui, par son geste salvateur, vient donner sens à ce vécu
catastrophique et permet ainsi de lier au-dehors l’affect douloureux à une repré-
sentation.
Freud situe l’origine de la douleur dans l’expérience première de séparation
avec cet Autre primordial qu’est la mère. La douleur surgit en lieu et place de l’objet
manquant ou perdu, dont l’absence vient mettre fin à cette complétude imaginaire
de l’enfant par la mère. Douleur physique et douleur psychique, indissociables
l’une de l’autre par leur appartenance au somato-psychique, ont en commun le

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modèle de l’effraction traumatique. Le passage de l’une à l’autre se fait par le biais
de la représentation dont l’activité est mise en branle par la douleur physique. Ce
passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond, selon Freud, à
la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet.
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À compter de cet accident, dont elle se remet relativement vite – trois mois
plus tard en effet, elle recommence à travailler et à se déplacer dans Mexico –, la
douleur ne la quittera plus, ni la lutte qu’elle va engager sans relâche contre elle
dans l’alternance des rires et des larmes dont attestent sa correspondance et les
dessins qui l’accompagnent.
Un an après l’accident, elle doit subir une nouvelle opération de la colonne
vertébrale à la suite d’une rechute due probablement aux séquelles de la première
intervention. Immobilisée sur son lit, contrainte de renoncer aux études de méde-
cine auxquelles elle se destinait, presque par hasard, elle se tourne vers une occupa-
tion qui va changer sa vie ainsi qu’elle le raconte :
« Comme j’étais jeune, cette mésaventure ne présenta pas sur le moment de caractère
tragique : je sentais en moi suffisamment d’énergie pour faire n’importe quoi à la
place des études de médecine. Et sans y faire trop attention, je me mis à peindre »
(Herrera, 1983).
Frida avait certes du goût pour l’art, ayant suivi l’enseignement de Fernandez
et bénéficié des cours obligatoires de dessin et de modelage sur argile enseignés à la
Préparatoria, mais on ignore si elle caressait des ambitions artistiques, et bien
qu’ayant, selon le témoignage d’anciens camarades de cette époque, une « nature
d’artiste », rien ne permet d’affirmer que la peinture fut pour elle une vocation.
Parmi les diverses versions données par Frida dans sa biographie, aucune n’atteste
d’une détermination précoce pour l’activité de peindre. L’ennui ressenti sur son lit
d’hôpital l’aurait poussée à faire quelque chose :
« J’ai volé (sic) à mon père de la peinture à l’huile et ma mère m’a commandé un
chevalet spécial car je ne pouvais pas me lever [elle veut dire “me redresser”], et j’ai
commencé à peindre », écrit-elle à un ami (Herrera, 1983).
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L’anecdote des couleurs « volées » au père a retenu mon attention car elle fait
écho à d’autres témoignages plus ou moins romancés qui m’amènent à postuler une
identification à un trait paternel phallique symbolisé par la boîte de couleurs à
l’huile, les pinceaux et la palette gardés par le père dans un coin de son atelier, et
qu’elle « reluquait » (sic) depuis sa plus tendre enfance sans savoir pourquoi, dira-
t-elle. Frida se décrit en effet comme la préférée du père, celle qu’il considère
comme la plus intelligente de ses six filles, celle qui lui ressemble le plus.
Guillermo Kahlo, qui souffrit toute sa vie de crises d’épilepsie, était comme sa
fille un être à la sensibilité exacerbée. Photographe reconnu et réputé pour ses

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portraits, et ses aquarelles, il emmène très tôt la petite Frida dans ses déplacements
et dans l’atelier où il développe ses clichés. Lorsque l’enfant contracte sa première
maladie à l’âge de 6 ans, les liens entre le père et la fille se resserrent autour d’une
même expérience de la maladie et de la solitude. Frida rapporte que les crises de
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Guillermo survenaient souvent le soir, juste avant l’heure du coucher. On la mettait


au lit précipitamment sans la moindre explication, de sorte que la peur et l’incom-
préhension l’empêchaient alors de dormir. Le lendemain matin, elle éprouvait une
égale perplexité en voyant son père se comporter tout à fait normalement. Il
devient, dit-elle, « un mystère effrayant pour lequel [elle] éprouvai[t] aussi de la
pitié » (Herrera, 1983). L’effroi, mêlé de mystère, évoqué dans le récit de cette scène
me permet de faire l’hypothèse d’une relation très érotisée entre la fille et le père,
dont l’éclat des objets colorés attirant l’attention de Frida dans les moments de
détresse serait l’indice. Dans cette relation ambivalente au père se mêlent l’envie
pour ses attributs virils via les pinceaux et la palette colorée mais aussi l’effroi face
à ses crises imprévisibles et à l’intensité de son regard, dans l’alternance de mouve-
ments identificatoires et des craintes incestuelles. À côté de cette image paternelle
riche en couleurs et fortement investie, la mère, Mathilde, est décrite comme une
très belle femme, coquette, intelligente quoique illettrée, dont le père était tombé
follement amoureux et qu’il avait épousée en secondes noces. Mais cet amour n’est
pas réciproque ; Mathilde vit en effet dans le souvenir d’un fiancé allemand qui
s’est suicidé devant elle et dans le deuil d’un fils mort-né. Peu de temps après sa
naissance, Frida est confiée à une nourrice indienne décrite comme froide et
distante, puis à ses sœurs aînées. Sa mère, épuisée par ses grossesses successives,
souffrira au moment de la ménopause de crises hystéro-épileptiques.
Parmi les œuvres qui expriment les difficultés liées à son enfance, j’en ai retenu
deux que Frida considérait comme le pendant l’une de l’autre. La première, inti-
tulée Ma naissance a été peinte en 1932, l’année de la mort de sa mère et de la perte
de son propre enfant à la suite d’un avortement. Sur un grand lit de bois au-dessus
duquel est accrochée une effigie de la Mater Dolorosa, dans une chambre vide, une
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femme nue, le visage recouvert d’un linceul, les jambes écartées face au spectateur,
accouche d’un enfant dont seule la tête est sortie. Deux interprétations sont attri-
buées à Frida à propos de cette toile : « C’est comme ça que j’ai imaginé ma nais-
sance » et « celle qui a accouché d’elle-même ». Cette toile suggère que sa venue au
monde a été une sorte de mort pour sa mère, mort qui dans ce moment d’indiffé-
renciation originaire serait aussi sa propre mort dont elle se serait extirpée par la
création d’un fantasme d’auto-engendrement. Ce fantasme d’auto-engendrement
serait pour E. Bizouard (1995) à l’origine de l’impulsion créatrice chez certains
créateurs. Les nombreux autoportraits peints par Frida Kahlo pourraient dans cette

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perspective être envisagés comme une tentative de s’arracher à un risque de désor-
ganisation mortifère liée à une angoisse de mort. L’autoportrait servirait ainsi de
support à une relation d’objet narcissique et contribuerait à restaurer un sentiment
d’identité mis en péril par la violence des traumatismes successifs.
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La deuxième toile, datée de 1937, Ma nourrice et moi, est l’une des œuvres
majeures de Frida, c’est aussi le tableau qu’elle préférait. À l’arrière-plan du tableau,
un ciel nuageux d’où perlent des gouttelettes laiteuses, sur lequel se détache la
silhouette immense de la nourrice indienne, à la peau sombre, dont le visage est
couvert d’un masque funéraire de pierre, noir, précolombien (de Teotihuacán). Elle
tient entre ses bras un corps d’enfant ayant le visage de Frida adulte. Aucune marque
de connivence, aucun geste affectueux, aucun partage de regards ne vient accompa-
gner l’offrande d’un sein gauche gonflé de canaux lactifères d’où coulent des gouttes
de lait qui tombent sans effleurer la bouche fermée de la femme-enfant.
À partir de ces deux toiles, où la mère et la nourrice apparaissent soit mortes,
soit déprimées, mais toujours indifférentes à l’égard de l’enfant, je ferai l’hypothèse
que la perte du regard maternel a entraîné chez la petite fille un surinvestissement
de la fonction visuelle (Lanouzière, 1991, 2001). Ce surinvestissement mis au
service de la détection d’indices de survie se traduira dans la vie et dans son activité
de peintre par une « passion » pour les couleurs vives et pour les matières brillantes,
alliées à des qualités tactiles, comme le velours rouge dans son premier autoportrait
de 1926, Autoportrait à la robe de velours, ou les tissus soyeux des robes qu’elle porte
dans ses autoportraits ainsi que dans la vie.
Le surinvestissement de ces indices participe à la mise en scène érotisée d’un
corps dont la destinée est de porter un désir, de susciter une admiration. Cette
passion des couleurs trouve dans la filiation maternelle un renforcement identifica-
toire, attesté par l’éclat et la variété des costumes mexicains et indiens qui colorent
les autoportraits de l’artiste. Antonio Calderon, le père de sa mère, était en effet
d’origine indienne et exerçait, comme Guillermo Kahlo, le père de Frida, la profes-
sion de photographe. Cette stratégie désirante mise en œuvre dans le chatoiement
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des toilettes ressortit des défenses féminines hystériques normales et participe d’une
lutte pour sortir de l’invisibilité à laquelle, enfant, elle s’est sentie assignée par le
manque de regard maternel. En se dotant des attributs phalliques, « arrachés » au
père, et par le recours à la mascarade, ce jeu du caché/montré dont elle avait le
secret, Frida cherche à attirer et à provoquer le regard des autres pour se voir.
Cette hystérisation prend appui pour Frida sur la constitution d’un œdipe
précoce venant pallier le manque de regard maternel par déplacement de la libido
narcissique sur le père. Ce déplacement sur le père et sur ses attributs colorés corres-
pond à un temps visuel fondamental pour Frida dans son devenir de peintre, car il

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va lui ouvrir l’accès au complexe d’Œdipe et au complexe de castration, dont l’an-
goisse contient, rassemble et reprend toutes les angoisses dépressives et les affects
primitifs engendrés par les défaillances maternelles.
Le recours au père, doté d’un attribut phallique qui vient symboliser le
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manque, articule la structure spéculaire classique par la métaphore phallique où le


nom du père se substitue, dans l’imaginaire du sujet, « à la place premièrement
symbolisée par l’opération de l’absence de la mère » (Lacan, 1966), faisant ainsi
accéder le sujet au registre de la castration et à la bisexualité psychique. L’identifi-
cation au trait phallique du père via la palette de couleurs et les pinceaux lui ouvre
une voie vers la création en la faisant parvenir à une position active.
Cette attention particulière portée aux couleurs revient de façon récurrente
dans les moments traumatiques qui jalonnent la vie de l’artiste. On la retrouve
notamment lors d’une de ses fausses couches (1932), où transportée d’urgence à
l’hôpital Henry-Ford, allongée sur un brancard roulant le long du couloir cimenté
des sous-sols, elle leva les yeux au plafond et vit, entre deux contractions doulou-
reuses, un dédale de conduites multicolores et s’écria : « Regarde Diego ! Comme
c’est joli ! » (Herrera, 1983). Dans ce cas, l’investissement perceptif des couleurs
correspond à un contre-investissement défensif visant à faire barrage au retour d’an-
goisses primitives d’anéantissement suscitées par la douleur physique et psychique
liée à une situation où le corps se trouve directement menacé dans son intégrité,
qu’il s’agisse de l’accident ou de l’avortement, ainsi qu’en témoigne cette toile
évoquant un vécu d’éclatement lors de son hospitalisation.
Frida voulait un enfant de Diego, mais après plusieurs tentatives qui se soldè-
rent toutes par un avortement, elle dut y renoncer en raison des séquelles laissées
par l’accident qui ne lui permettaient pas de mener à terme une grossesse sans
prendre un risque majeur pour sa vie.
Outre le côté très romancé de leur histoire entretenu par les deux protago-
nistes, la rencontre de Frida et de Diego mérite qu’on s’y arrête car elle apparaît
dans le récit fait par Frida en 1954 comme la réduplication de sa rencontre avec le
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64 De la maladie à la création

père – une rencontre faite dans un contexte à la fois festif et empreint d’une
certaine violence, dont elle nous livre l’histoire dans son journal : « Un soir lors
d’une fête donnée par Tina, Diego tira sur un phonographe et je me suis mise à
m’intéresser beaucoup à lui malgré la peur qu’il m’inspirait » (Herrera, 1983).
Une rencontre antérieure, racontée cette fois par Diego dans son autobiogra-
phie, vient confirmer cette hypothèse. Alors qu’il était occupé à peindre une fresque,
grimpé sur un échafaudage, « on entendit quelqu’un hurler en essayant d’enfoncer
le porte de l’amphithéâtre. Elle s’ouvrit à toute volée et une gamine qui ne semblait
pas avoir plus de 10 ou 12 ans fit irruption dans la salle. […] Elle avait une dignité

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étrange et un aplomb inhabituels, et un feu étrange brûlait dans son regard. […] Elle
me regardait droit dans les yeux : “Cela vous ennuierait-il d’une quelconque manière
si je vous regardais travailler ?” demanda-t-elle » (Herrera, 1983).
Ces deux anecdotes nous permettent de repérer un trait commun au père et au
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futur mari susceptible d’attirer l’attention de Frida et de soutenir son désir de


peindre. Ce trait coloré commun aux deux hommes, associé à un contexte
empreint de violence, serait l’indice d’un objet cause de désir pour le sujet.
Chez certains créateurs confrontés à la douleur physique, le passage à la
douleur psychique et l’investissement d’objet me semblent revêtir un caractère
particulier lié à l’attention portée par le futur créateur à certains indices de réalité
dans des moments particuliers de détresse (Ferrières-Pestureau, 2008). Cette stra-
tégie de diversion apparaît comme un mécanisme de défense décrit dans l’après-
coup comme un « moment esthétique » à l’origine de l’activité créatrice, ce qui me
semble être le cas pour Frida Kahlo dans son rapport à la couleur dans la mesure
où les couleurs apparaissent dans ses toiles comme des symbolisations d’affects,
dont elle a elle-même dressé le catalogue dans son journal en attribuant à chaque
couleur une qualité affective particulière. Il est en effet remarquable de constater,
dans ses autoportraits, l’absence revendiquée de tout pathos, tant dans l’expression
du visage que dans le regard souvent perdu vers un ailleurs énigmatique. Et si
quelques larmes coulent le long des joues, elles sont plus l’expression d’un clivage
défensif face à la douleur que d’un désir de susciter l’empathie du regardeur. L’es-
sentiel des affects liés au vécu douloureux se donne à voir dans l’éclat des couleurs
ou par le recours à des symboles religieux remaniés par ceux de la culture mexicaine,
mais aussi par tous les emblèmes véhiculés par les idéaux politiques de l’époque.
L’attention portée par le créateur à l’éclat de ces indices colorés de la réalité, dans
les moments de détresse, leur confère une dimension esthétique qui atteste de la
survivance d’une excitation liée à un événement mis en position de cause et de visée
d’un désir qui motive le désir de peindre. Cette première symbolisation de l’événe-
ment traumatique a pour effet de repousser le réel de la castration en donnant forme
et figure à l’objet excitant dont l’éclat des couleurs souligne l’attrait phallique.
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La douleur à l’œuvre dans l’élaboration de la peinture de Frida Kahlo 65

Les rapports du narcissisme et de la beauté sont liés au plaisir de voir dans ce


temps primordial où l’enfant cherche dans le regard de la mère sa propre image.
Cette rencontre primaire avec la beauté maternelle, dont Frida témoigne dans son
journal comme un des traits de la séduction maternelle auquel le père aurait été
particulièrement sensible, va initier le désir de voir qui s’étaye sur le plaisir d’être
regardé. Chez Frida, ce désir de voir et de se voir dans le regard de l’autre sera d’au-
tant plus impératif qu’il ne semble pas avoir été suffisamment soutenu par le regard
maternel. Dès lors, ce désir de voir et de se voir va aiguillonner le geste créateur
dans une démarche où il s’agira de donner à voir pour se voir regardé par un autre

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et renouer ainsi avec ce moment spécifique jubilatoire baptisé stade du miroir par
Lacan. Selon l’auteur, la cause de cette jubilation tient au plaisir qu’a l’enfant de
contempler une image anticipée de son unité, à un moment où il ne maîtrise pas
encore physiologiquement cette unité.
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Pour Frida, outre le fait que cette image anticipée de son unité est restée
problématique du fait de la défaillance du regard maternel, la réalité de ce corps
meurtri aperçu dans le miroir la confronte au retour d’une image du corps anté-
rieure à celle vue dans le miroir. Cette image du corps d’avant le stade du miroir,
construite à partir de liens somato-psychiques préverbaux proches du fonctionne-
ment psychotique, renvoie à des affects primaires en quête de formes dont certaines
toiles nous donnent à voir les métamorphoses. L’angoisse libérée par la déliaison
pulsionnelle consécutive à la douleur, redoublée par la vision traumatique d’un
corps handicapé, va animer le geste créateur en quête de constructions figuratives
visant à retrouver un vu apte à tirer à lui une partie de ces affects générés par un
vécu traumatique indicible mais figurable sur la toile du peintre.
Plusieurs toiles illustrent cette quête de figuration d’un vécu traumatique irre-
présentable. Je n’en retiendrai qu’une, inspirée par la douleur folle ressentie par
Frida à la découverte de la liaison de Diego avec sa sœur Cristina : une toile peinte
en 1935 intitulée Quelques petites piqûres.
Un acte abominable vient d’être commis. La victime, baignant dans son sang,
totalement nue, gît sur le drap bleu d’un lit situé au centre d’une pièce vide, au-
dessus duquel flotte une banderole tenue par deux oiseaux portant l’inscription
« quelques petites piqûres ». Elle porte une chaussure noire à talon au pied droit,
sur lequel tombe un bas qui a glissé, et une jarretière. À ses côtés, un homme écla-
boussé de sang se tient debout, les yeux fermés, la main droite posée sur l’arme du
crime et la main gauche dans la poche de son pantalon. Le message est assez clair
pour nous autoriser à voir dans ce spectacle sanglant la figuration d’un vécu
d’abandon et de trahison assimilable à un meurtre.
Dans cette perspective, le geste de peindre pourrait être envisagé comme un
geste de survie, où il s’agirait de figurer au-dehors des éprouvés corporels sensori-
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66 De la maladie à la création

affectifs liés au retour quasi hallucinatoire d’une image archaïque du corps ayant
laissé des traces ineffaçables. Cette exigence de figuration, face aux angoisses de
morcellement ou de castration réactivées par la réalité du corps, serait assimilable à
un contre-investissement de la douleur visant à sauvegarder coûte que coûte une
cohésion narcissique menacée par les effets déliants de la douleur. Cette cohésion
se fera par le travail d’élaboration picturale et la mise en œuvre des processus secon-
daires que l’acte de peindre implique.
Le début de l’activité créatrice de Frida est marqué par la solitude et la douleur,
mais aussi par une énergie débordante mobilisée par cette douleur pour en

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surmonter l’épreuve. Allongée sur son lit, elle commence à peindre des portraits de
camarades, de membres de sa famille et d’elle-même dès 1926 – portraits très
influencés par la peinture italienne de la Renaissance (Botticelli), mais dont très vite
elle se dégage pour affirmer un style plus personnel, encouragée à partir de 1928
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par Diego de Riveira, qui deviendra son mari le 21 août 1929.


Frida apprend à peindre par l’autoportrait, d’abord pour s’arracher à la douleur
incessante et pour se distraire des longues journées de paralysie et de solitude, mais
également pour s’emparer de ce reflet insistant renvoyé par le miroir. On sait que
la confrontation avec le miroir peut générer de l’hallucinatoire et si l’on regarde
certains autoportraits de Frida, on est frappé par les dédoublements opérés dans
plusieurs de ses toiles. Je pense notamment à cette toile datée de 1940, Le Rêve,
dans laquelle elle se représente couchée dans le lit à baldaquin et au-dessus d’elle,
là où elle aperçoit normalement son reflet, elle dessine une représentation squelet-
tique et souriante de la mort. L’une et l’autre flottent ensemble dans les nuages.
Il ne me semble pas anodin que ce soit la mère qui ait disposé devant la fille ce
miroir et l’on peut se demander ce qui a pu se rejouer pour Frida, face au miroir,
d’une rencontre avec cet autre miroir, celui du regard de la mère, dont on sait par
ailleurs qu’il s’est très tôt détourné de l’enfant, absorbé qu’il était par la douleur liée
à des pertes dont elle n’avait pas fait le deuil.
Frida entreprend son premier autoportrait face au miroir à la fin de l’été 1926,
et le termine en septembre de la même année pour l’offrir à Alejandro, son amou-
reux de l’époque, qui s’est éloigné d’elle, dans l’espoir de le reconquérir. C’est une
œuvre sombre et mélancolique dans laquelle l’artiste se présente sous les traits d’une
jeune femme belle, fragile et émouvante, contrastant avec l’expression d’un visage
froid et distant, dont les yeux d’un noir insondable semblent tournés vers une
réalité invisible. Au dos du tableau, on peut lire cette inscription conjuratoire
« Frieda Kahlo à l’âge de 17 ans » (elle en a en fait 19), « Aujourd’hui continue ».
Les nombreuses lettres qu’elle adresse à Alejandro à cette époque, alors qu’il
voyage à travers l’Europe où sa famille l’a encouragé à se rendre dans l’espoir de le
voir se détacher de Frida, sont révélatrices d’un sentiment d’abandon, certes
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La douleur à l’œuvre dans l’élaboration de la peinture de Frida Kahlo 67

justifié, mais derrière lequel peut s’entendre une douleur qui deviendra le moteur
de son activité créatrice. Cette douleur physique mais aussi morale est celle de la
perte d’un objet investi narcissiquement, qu’il s’agisse de la perte d’intégrité de son
corps handicapé à la suite de l’accident ou de la perte d’un objet d’amour vécu
comme une partie de soi.
Ce premier autoportrait est paradigmatique de l’ensemble de l’œuvre de Frida,
notamment des soixante-dix autoportraits qui jalonnent sa vie, dont le dernier sera
exécuté peu de temps avant sa mort : tous portent le témoignage d’une lutte inces-
sante contre la douleur, pour s’en arracher en figurant l’invisible d’un vécu ayant

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gardé la force primordiale du rêve. Frida peint ses autoportraits, animée par la force
de l’intensité douloureuse en quête de forme, fût-ce au prix de déformations, pour
se voir telle qu’elle ne se connaît pas. L’artiste, ainsi que l’écrit Paul Klee (1998), ne
fait que « recueillir ce qui monte des profondeurs pour le transmettre plus loin ».
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Dès lors, l’activité picturale va répondre à cette exigence de figurabilité dont


parle Freud à propos du rêve. Ce passage implique une relance du stade du miroir
qui deviendra possible grâce au dispositif spéculaire utilisé par Frida pour peindre
et au dédoublement qu’il opère. Le miroir est un seuil entre deux mondes, l’un réel,
palpable, l’autre qui appartient au domaine du rêve. Frida peint, face à l’ambiguïté
du miroir où le lien entre l’éprouvé corporel sensoriel et la représentation spéculaire
est frappé par la discordance. Elle peint pour s’arracher à la douleur en s’emparant
de la violence qu’elle génère et en la portant ailleurs dans le geste de peindre. Car
l’affect, en tant que marque immédiate de notre rapport au monde et à notre corps,
accrédite mieux que tout autre signe la croyance dans la réalité du vécu. Frida
exprime la réalité de ce vécu en puisant dans des symboles culturels hautement
valorisés auxquels elle s’identifie dans ses toiles : qu’il s’agisse du collier d’épines en
référence à la couronne d’épines dans la Passion du Christ ou de l’identité mexi-
caine déclinée dans la luxuriance des costumes traditionnels. Frida traque dans son
activité de peintre, sous ces différents masques, une réalité qui s’impose à elle dans
son non-sens radical, réalité d’une douleur qui alimente la compulsion de répéti-
tion dont certaines toiles exprimeront le caractère mortifère.
Sans espoir est probablement l’une des toiles les plus pathétiques d’une œuvre
hantée par la mort, mais aussi aiguillonnée par elle. Peinte en 1945 dans un des
moments les plus douloureux de sa vie, Frida, clouée au lit par la souffrance, est
gavée artificiellement par un entonnoir relié à sa bouche qui lui déverse des
morceaux de viande crue, tandis que des larmes coulent le long de ses joues.
Surplombant la scène, une tête de mort en sucre au nom de Frida évoque avec déri-
sion tout ce qu’elle a dû avaler comme mensonge et tromperie pour continuer à
vivre. La toile fait allusion aux médecins impuissants à la guérir, mais également à
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68 De la maladie à la création

Diego qui l’a beaucoup trompée, et derrière eux à l’image d’une mère nourricière
vécue comme mortifère par son impuissance à sauver son enfant de la douleur et
de la mort. Paradoxalement, l’image de la mère de l’artiste n’est à ma connaissance
jamais représentée dans les toiles de Frida, où, oserai-je dire, elle brille par son
absence.
La compulsion de répétition liée à une douleur qui n’est pas refoulable
alimente le processus de création en contraignant le créateur à faire avec ce qui
vient par la voie de cette douleur, avec cette néo-genèse d’une énergie qui pousse à
la sublimation. Le geste créateur est motivé par un agir inconscient cherchant à se

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réaliser sous la forme de toutes les présentations déformées qui se frayent un
chemin entre les exigences du monde et celles de la censure, pour figurer, dans des
symboles unificateurs, l’invisible d’un corps menacé d’éclatement sous la violence
de la douleur.
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Toutes les toiles peintes par Frida, et notamment ses autoportraits, témoignent
de cette lutte incessante entre un désir impétueux de vivre qui peut prendre la
forme d’un défi et les forces de destruction qui la taraudent et dont elle triomphera
jusqu’à son dernier jour, ainsi qu’en atteste ce « Viva la vida » inscrit pour l’éternité
sur sa dernière nature morte, en 1954, l’année même de sa mort.

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