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14 | 2008
Sciences du vivant et phénoménologie de la vie
I. La vie vécue et la vie expliquée
Julien Delord
p. 113-128
https://doi.org/10.4000/noesis.1658
Texte intégral
1 Si ces dernières années, l’idée de recréer des espèces disparues à partir de leur
ADN fossile a enthousiasmé les amateurs de science-fiction, la réalisation de
projets de cette nature est aujourd’hui considérée avec le plus grand sérieux par
certains écologistes. Ainsi, pendant que l’on séquence de l’ADN de mammouth au
Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris (Debruyne et al. 2003) ou de l’ADN
d’ours des cavernes à Lyon (Orlando 2005), une équipe australienne lève
plusieurs millions de dollars pour tenter de cloner le loup de Tasmanie, disparu
depuis près d’un siècle (Vincent 2002).
2 Soyons toutefois prudents ; s’il est vrai que depuis 1984, date à laquelle furent
séquencées les premières bases d’ADN ancien, les progrès ont été considérables,
il n’en reste pas moins que le « rendement » de ces techniques est encore faible –
Svante Pääbo et son équipe ont toutefois réussi à séquencer en quelques années
le chromosome mitochondrial de l’Homme de Néandertal (Green et al. 2008). Ce
type de séquençage relève avant tout d’une finalité cognitive pure dénuée de
visée pratique immédiate – aider les systématiciens, les paléontologues, les
anthropologues à comprendre les évènements biologiques passés. Les fantasmes
sur le clonage possible d’ADN de dinosaures ou d’insectes préhistoriques pétrifiés
dans de l’ambre sont nés des errements de jeunesse de la paléogénétique dans
les années 801. Aujourd’hui, en fonction des conditions de conservation des
fossiles, on considère qu’au-delà de quelques dizaines de milliers d’années, l’ADN
est trop dégradé pour être déchiffré. Cela autorise toutefois la plupart des
espèces éteintes depuis l’apparition de l’homme à dévoiler leur patrimoine
génétique. Place donc au « Holocene Park » !
3 Encore trop optimiste diront les sceptiques, comme Ludovic Orlando (2005) qui
estime que les obstacles techniques sont presque infranchissables. Pourtant,
ironie de l’histoire, alors que paraissait L’anti-Jurassic Park d’Orlando, à
l’automne 2005, Terence Tumpey (2005) d’Atlanta et son équipe annonçaient
dans Science qu’ils avaient ressuscité le virus de la grippe espagnole de 1918 ; ils
ont pour cela reconstitué le génome du virus grâce à des prélèvements sur des
tissus infectés et conservés depuis 1918, et ils ont ensuite recréé les protéines du
virus par ingénierie génétique inverse. Certes, il est difficile de concevoir un être
(est-il même vivant ?) plus simple que ce virus, mais un pas décisif semble avoir
été franchi !
4 S’il est tout à l’honneur des scientifiques, comme Orlando, de souligner les
limites de l’étendue de leurs connaissances et de leur champ d’action technique,
il serait toutefois imprudent, comme l’histoire le rappelle parfois cruellement, de
prendre leurs prédictions pour des certitudes. Libre au philosophe de se
détacher de la temporalité particulière du front de la science en train de se faire,
succession d’espoirs vains et de découragement surmontés, afin de pouvoir en
toute liberté jeter son regard dans l’avenir, d’explorer les implications
épistémologiques et éthiques d’un nouvel objet de questionnement, resterait-il
même à jamais virtuel.
5 Au-delà du domaine de la microbiologie et en dehors du laboratoire, lieu
originel et traditionnel de développement des biotechnologies, nous savons que
celles-ci, compte tenu des enjeux, soulèvent de multiples controverses comme en
témoigne l’histoire mouvementée des OGM. L’utilisation des biotechnologies les
plus avancées à des fins environnementales et écologiques, dans le but de
recréer ou de sauver des espèces, ne peut à son tour que soulever de nombreuses
interrogations. Comment relier notamment les outils et objets employés par les
biotechnologies aux concepts de l’écologie et de la conservation des espèces ? Les
biotechnologies sont-elles simplement un moyen supplémentaire mis en oeuvre
pour conjurer la crise environnementale, ou bien transforment-elles aussi l’objet
et l’objectif qu’elles sont censées servir ? N’y a-t-il pas un risque que le remède
biotechnologique se révèle pire que la maladie écologique ?
6 Ce questionnement nécessite tout d’abord que l’on saisisse la nature des
extinctions d’espèce, avant de nous demander en quoi la possible
« résurrection » des espèces éteintes permettrait de reconsidérer les modes
d’actions écologiques. Ce lien incongru, entre biotechnologies et écologie,
constitue de plus l’occasion de souligner l’importance de nouvelles lignes de
force à visées unificatrices et intégratives en biologie, qu’il s’agisse de
convergence entre biotechnologies et nanotechnologies ou encore de
l’émergence de la « biologie synthétique », adossée à la « systems biology ».
Ensuite seulement, nous aborderons la question des limites tant conceptuelles
qu’éthiques de ce que nous caractérisons comme l’« écologie biotech ».
une stratégie passive qui consiste à laisser faire la nature afin qu’elle
puisse elle-même « guérir » de ses maux, en partant du précepte que la
nature sait le mieux ce qui est bon pour elle. Il s’agit de la norme de
naturalité.
l’autre stratégie serait au contraire active. Elle part du principe que le
laisser-faire environnemental est moralement et politiquement difficile à
imposer et que si l’homme a été capable de détruire la nature, il doit à
l’inverse maintenant être capable de « recréer » ou au moins de restaurer,
de conserver, de modifier la nature dans une direction qui soit bonne pour
elle. C’est l’idée que l’artifice ne doit pas être opposé au naturel, mais au
contraire, le guider, l’infléchir, le promouvoir, plus efficacement et plus
rapidement. Il s’agit clairement d’une éthique prométhéenne.
16 Jusqu’à récemment, toutes les actions de conservation des espèces, in- ou ex-
situ, c’est-à-dire sur site ou dans des endroits spécialisés (réserves, zoos, banques
de graines, etc.), même lorsque ces actions semblent éminemment artificielles
(avec l’utilisation de fécondation artificielle et de plans de gestion des
accouplements pour limiter les effets génétiques délétères par exemple)
obéissent à un paradigme ou schème technologique modeste, qui est celui du
« pilotage » (Larrère et Larrère, 2001). On ne crée pas la nature, on la pilote.
L’ingénierie du vivant n’est pas celle des machines, de l’artifice triomphant. On
pourrait distinguer ces deux paradigmes technologiques comme suit (voir
Tableau 1) :
17 L’ingénieur est celui qui, grâce à des outils ou des modèles, assemble les parties
d’une machine ou d’un système en vue de l’effectuation d’une fonction
déterminée.
18 Le pilote, au contraire, ne connaît pas le détail du fonctionnement du système,
généralement complexe, qu’il doit néanmoins conduire à un objectif donné. Par
exemple, un pilote de navire, à son gouvernail (cyber en grec) ne connaît pas
dans le détail l’ensemble des mécanismes de son bateau et des conditions
météorologiques qui influent sur l’avancée de celui-ci. Il doit néanmoins jouer
avec l’ensemble de ces paramètres pour suivre son objectif. De même pour les
écologistes chargés de gérer des populations. Le détail des phénomènes
biologiques et environnementaux leur échappe (ce qui se passe au niveau de
chaque individu par exemple), mais ils doivent guider la population dans son
ensemble et optimiser ses chances de survie indépendamment du sort de chaque
individu : C’est une conception holiste qui domine, et une approche top-down.
Les moyens d’action du pilote sont très généraux, ils se situent au niveau des
macrophénomènes. En jouant par exemple sur les schémas de reproduction des
individus, en usant des stratagèmes de la sélection naturelle, ils influent en
premier lieu sur les taux de survie et de fécondité des organismes de la nouvelle
génération dans son ensemble.
Tableau 1
Nature
du système
Compliqué Complexe
Orientation
de l'intervention
technique
Conclusion
41 La possibilité de faire revivre des espèces s’apparente à une victoire contre
l’irréversibilité de la destruction, de la mort au niveau supraorganismique. Mais
l’impact des biotechnologies sur les entités et les processus à ce niveau ouvre un
questionnement à la fois métaphysique, en redéfinissant notre rapport et notre
compréhension de ces entités, et un questionnement éthique dont nous avons
seulement entrevu quelques pistes.
42 La vie est désormais prête à descendre en deçà de la vie pour se reconstruire,
pour subsister, pour conserver son être et pour se perpétuer ; mais en même
temps, elle ouvre la voie au déploiement de nouveaux dangers qui ne peuvent et
ne doivent laisser indifférent. Comme le souligne Jean-Pierre Dupuy (2004), nous
touchons là aux limites même de toute éthique en ce que nous sommes
potentiellement face à des cas où nous ne savons pas ce que nous sommes en
mesure même d’imaginer, où nous ne savons pas ce que nous ne savons pas.
L’écologie biotech représente ainsi un espoir pour l’environnementaliste
soucieux de la préservation de notre milieu de vie, mais un espoir lointain qui ne
saurait être envisagé qu’après un travail de clarification éthique de longue
haleine. Nous ne sommes pas encore prêt pour « l’extinction de l’extinction ».
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Notes
1 Il est avéré aujourd’hui que les résultats publiés dans les plus grandes revues
scientifiques au début des années 1990 annonçant le déchiffrement de matériels
génétiques vieux de plus de cent millions d’années étaient tous totalement erronés ; il
s’agissait en fait de contaminations des échantillons fossiles par de l’ADN contemporain
(Cf. Orlando 2005).
2 On peut considérer d’autres types d’extinctions qui surviennent suite à des processus de
spéciation, mais qui n’impliquent pas de cessation de la lignée. C’est par exemple ce qui
arrive lorsqu’une espèce-mère donne naissance à deux espèces-filles par spéciation
allopatrique. On parle alors d’extinction non-phylétique.
Pour citer cet article
Référence papier
Julien Delord, « Vers une écologie « biotech » ? », Noesis, 14 | 2008, 113-128.
Référence électronique
Julien Delord, « Vers une écologie « biotech » ? », Noesis [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 28
juin 2010, consulté le 10 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1658 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/noesis.1658
Auteur
Julien Delord
Julien Delord est actuellement enseignant-chercheur au département environnement
(CERES/ERTI) de l’École Normale Supérieure, Paris. Après avoir fait des études d’écologie
sanctionnées par le diplôme d’ingénieur agronome, il a obtenu un doctorat d’histoire et de
philosophie des sciences grâce à une thèse sur l’histoire et les enjeux éthiques du concept
d’extinction d’espèce qui sera bientôt publiée aux Presses du Muséum National d’Histoire
Naturelle. Julien Delord a été durant deux années Fellow du Konrad Lorenz Institute for Evolution
and Cognition Research (Altenberg, Autriche). Il poursuit des recherches sur l’épistémologie des
sciences environnementales, en premier lieu l’écologie, ainsi que sur les problématiques éthiques
de la conservation de la biodiversité et du changement climatique.
Droits d’auteur
Tous droits réservés