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Graduate

Institute
Publications
Terrains vagues et terres promises  | Jean-Luc Maurer, 
Dominique Perrot,  Yvonne Preiswerk,  et al.

Écologie et
géographie
Jean Tricart
p. 255-279

Texte intégral
1 L’écologie est à la mode. Elle prend même une
dimension politique... Portés par la vague, certains
s’emparent du vocable et l’utilisent à tort et à travers.
N’est-on pas allé jusqu’à parler d’écologie humaine à
propos de l’insertion de l’homme dans son milieu
social ?
2 La réflexion nécessaire sur notre monde actuel n’a rien
à gagner de la confusion, bien au contraire. C’est
pourquoi, en tant que naturaliste et en tant que
praticien ayant une expérience longue et diverse des
problèmes d’aménagement du milieu naturel et de
gestion de ses ressources, nous voudrions montrer ici
comment ont été forgés certains concepts relatifs aux
rapports de l’homme et du milieu naturel. Ces rapports
sont, en partie, l’objet de deux disciplines : la géographie
et l’écologie. Pour des raisons historiques elles se sont
longtemps ignorées mutuellement. Leur rapprochement
s’impose. Comment peut-il s’opérer  ? Comment peut-il
contribuer à mieux résoudre certains problèmes qui se
posent à nous avec acuité  ? Voilà ce que nous allons
examiner.

Ecologie, géographie, écosystème


3 Rappelons d’abord quel est le champ qui correspond à
chacune de ces branches de la connaissance :
4 La géographie a pour objet la description raisonnée et
l’explication des divers aspects de la surface du globe
terrestre. L’un de ces aspects — le plus original et le plus
important — est l’existence de quelques milliards
d’hommes qui y vivent, utilisant ses ressources,
s’adaptant aux conditions de leur milieu physique et les
modifiant. La géographie place ainsi, nécessairement,
les rapports entre l’homme et le milieu au centre de ses
préoccupations. Elle est la charnière des sciences de la
nature et des sciences humaines et participe autant des
unes que des autres.
5 L’écologie, telle qu’elle a été définie, dès 1886, par le
naturaliste allemand Haeckel, a pour objet d’étudier les
relations entre les êtres vivants, plantes et animaux, et
leur milieu. Elle s’intéresse de la sorte autant à l’homme,
en tant qu’être vivant, qu’à tel arbre ou à telle bête. Il
existe une écologie de l’homme, comme il en existe une
de la baleine, du moustique ou du chêne. Elle étudie les
relations biologiques entre l’homme et le milieu
physique. Elle participe des sciences biologiques, dont la
médecine est une branche particulière. Ce n’est qu’au
prix d’une extension de l’acceptation du terme que
certains parlent d’écologie humaine au sujet de
l’insertion de l’homme dans le tissu social. A vrai dire,
c’est un abus de langage.
6 Géographie et écologie sont donc deux points de vue
convergents de la réalité qui nous entoure. Un
géographe a défini sa discipline comme celle de l’homme
habitant. Les écologistes parlent couramment de
l’habitat de telle ou telle espèce... Certes, il ne saurait
être question de ramener la géographie à ce seul point
de vue biologique de l’« habitat » : l’organisation socio-
économique des collectivités humaines, le
développement de nos activités intellectuelles donnent
une toute autre dimension à l’« homme habitant », une
dimension que sont loin d’atteindre les animaux
organisés en sociétés complexes comme les fourmis ou
les termites. Il n’en reste pas moins que l’homme ne
peut vivre, donc exercer ses facultés intellectuelles et
jouer un rôle social, que dans la mesure où ses besoins
physiologiques sont satisfaits. Et cela joue dans tous les
types de sociétés, même si, en fonction de leur
organisation socio-économique, de leurs
caractéristiques culturelles, de leur niveau scientifique
et technique, la manière dont ces besoins sont satisfaits
varie considérablement à la surface du globe. Il existe
donc une convergence intrinsèque entre les objets et les
conceptions de la géographie et de l’écologie.
7 Mais il y a un autre concept qui présente un intérêt
capital pour la géographie  : celui d’écosystème. Le mot
« écosystème » a été forgé en 1934 par l’Anglais Tansley.
Il systématise des idées apparues chez les écologistes
entre les deux guerres mondiales, période pendant
laquelle l’écologie a cessé d’être un simple mot, sans
contenu scientifique effectif. Un écosystème est
constitué par l’ensemble des êtres vivants et du milieu
dans lequel ils vivent. La partie vivante de l’écosystème
constitue la biocénose, divisée en phytocénose (les
plantes) et en zoocénose (les animaux), tandis que le
milieu est appelé écotope. Ces éléments correspondent à
la racine du mot écosystème. L’autre racine, « système »,
se réfère à une certaine démarche logique, celle de
l’approche systémique. Un système est formé par un
groupe de phénomènes interdépendants. A l’intérieur
du système, les liens de causalité sont multiples  : ils
tissent une sorte de réseau au lieu d’être simplement
linéaires comme dans la logique cartésienne. Un
phénomène A influe sur un phénomène B qui, lui-
même, influe sur un phénomène C. Si nous en restons là,
nous sommes en présence d’un enchaînement linéaire,
cartésien. Mais si nous établissons que, de plus, B en se
modifiant sous l’effet de A introduit, en retour, des
modifications de A (c’est ce qu’on appelle une
rétroaction), qu’il en est de même entre B et C et que les
changements de C se répercutent aussi directement sur
A, nous sommes en présence d’un système que la
logique cartésienne ne permet pas d’analyser et qu’on
ne peut représenter linéairement.
8 Un système est donc tout autre chose que la somme des
éléments qui le composent  : on ne peut le figurer par
une intégrale. Il est doué de propriétés particulières,
différentes de toutes celles de ses parties. Il est, par
définition, dynamique  : il se modifie, il évolue. Il est
caractérisé par une certaine structure qui est constituée
par des flux d’énergie, de matière. Notre vocabulaire
traditionnel, en effet, distingue l’une et l’autre, mais il
s’agit en fait de la même réalité physique : il n’y a pas de
matière sans énergie et pas d’énergie qui ne soit, aussi,
de la matière.
9 La notion d’écosystème est féconde, très féconde. Mais
l’écologie n’en a pas encore exploité également tous les
aspects. De formation biologiste, les écologistes se sont
attachés surtout à l’étude des relations entre les êtres
vivants, les biocénoses. C’est, notamment, le cas des
chaînes alimentaires ou niveaux trophiques. Seules les
plantes peuvent élaborer des tissus à partir des
éléments minéraux de leur milieu, utilisant l’énergie de
radiation solaire (photosynthèse). C’est pourquoi on les
appelle producteurs primaires. Aucun animal n’en est
capable, homme compris... Les animaux ne peuvent
donc vivre qu’en s’appropriant l’énergie que
représentent les tissus des plantes. La vache mange
l’herbe de la pâture... Ce sont deux maillons sucessifs de
la chaîne alimentaire : le végétal (producteur primaire)
et l’herbivore. Lorsque nous mangeons la chair de la
vache (devenue bœuf entretemps ! ), nous nous plaçons
en troisième position  : c’est encore un autre maillon.
Nos propres parasites (ou le cannibale...) en forment un
quatrième. On pourrait poursuivre encore un peu plus,
mais guère plus. Il est rare de trouver plus de quatre à
cinq maillons dans les chaînes alimentaires.
10 Mais, à chacun de ces maillons de la chaîne alimentaire,
se produisent des pertes d’énergie. Concrètement, les
excréments en témoignent. La vache ne peut assimiler
toute l’énergie de l’herbe qu’elle mange. L’homme qui
mange sa chair non plus. De manière abstraite, on parle
de biomasse à propos du poids total d’un certain
ensemble d’êtres vivants, habituellement après avoir
éliminé l’eau, qui constitue une part importante, mais
variable, de tous les tissus (« biomasse sèche »). Si nous
prenons la biomasse végétale, puis celle des herbivores
qui s’en nourrissent, maillons successifs de la chaîne
alimentaire, nous constatons que la biomasse végétale
est environ dix fois plus élevée que celle des herbivores
correspondants. Cette dernière est, elle-même, une
dizaine de fois supérieure à la biomasse des carnivores
qui vivraient exclusivement en mangeant ces
herbivores.
11 On peut figurer cela sous la forme de rectangles
superposés, en plaçant à la base les producteurs
primaires, puis au-dessus, les maillons successifs de la
chaîne alimentaire d’un écosystème. Ces rectangles,
d’une surface proportionnelle à la biomasse
correspondante, seront décalés les uns par rapport aux
autres, comme dans le cas d’une pyramide
démographique d’une population à forte natalité. On
figure ainsi les niveaux trophiques, sous la forme d’une
pyramide trophique.
12 L’intérêt de tout cela pour le géographe  ? Les régimes
alimentaires, en partie du fait des cultures différentes,
sont fort variés. En Inde par exemple, les hindouistes ne
consomment pas de viande, seulement un peu de lait et
de laitages. Ils se placent pratiquement au niveau
trophique no 2, juste au-dessus des producteurs
primaires, puisque végétariens. Les pertes d’énergie
sont réduites au minimum, à peu de chose près. En Inde
comme en Chine, cela contribue à permettre une très
forte densité humaine, non seulement par km2, mais, ce
qui est plus important, par hectare de terre exploitée. A
l’inverse, l’Américain est Carnivore  : pour l’ensemble
des Etats-Unis, en 1978, la consommation moyenne par
tête était de 55 kg de viande, de 130 kg de lait, de 36 kg
d’œufs... L’essentiel des calories alimentaires absorbées
place l’Américain aux niveaux trophiques 3 et 4. De
plus, l’agriculture industrielle des Etats-Unis, fortement
mécanisée, abusant des engrais chimiques au détriment
de l’entretien des sols, est fondée sur un emploi massif
d’énergie fossile, hydrocarbures surtout. Les Américains
consommaient en 1978 près de 29  % du total mondial
d’énergie fossile... La très faible densité de population
agricole par hectare cultivé a pour contre-partie un
gaspillage effrayant de ressources, que les prix
artificiellement bas des hydrocarbures produits aux
Etats-Unis transforment en spéculation avantageuse... à
court terme et au prix du sous-développement et de la
disette chez des centaines de millions d’autres hommes.
13 On ne peut donc comprendre la répartition de la
population mondiale, le sous-développement, le
commerce de bien des produits sans se fonder sur des
notions écologiques. Mais il ne saurait être question,
comme parfois les géographes ont le tort de le faire, de
se déguiser en spécialistes d’une autre discipline, de
l’écologie en l’occurence. La méthode n’aboutit qu’à
engendrer des géographes de Mardi-Gras  : ils peuvent
être plaisants, rien de plus... Cependant l’écologie, du
fait de ses racines biologiques, a trop négligé l’étude du
milieu physique  : un phytotron ne remplace pas la
Nature pour le géographe. Cette carence se manifeste
principalement sur deux plans :
14 a) Celui de la dynamique des écotopes. Rares, très rares,
sont les écologistes qui ne considèrent pas le milieu
physique comme un donné, comme quelque chose
d’inerte, ne changeant, au mieux, qu’au cours des
durées géologiques (les anciens « ponts continentaux »,
tentant d’expliquer les répartitions biogéographiques).
Au contraire, il y a interférence entre les dynamiques
du milieu physique et celles des êtres vivants. La
topographie n’est pas immuable  : la morphogenèse
fonctionne de nos jours aussi. Les processus
morphogéniques interférent avec les processus
pédogénique, avec les biocénoses (rôle stabilisateur de
certains types de couvertures végétales ou
phytostabilisation). La géomorphologie climatique, née
en Allemagne, puis développée de manière décisive en
France, est centrée sur cet aspect du fonctionnement des
écosystèmes. En tant que géographes physiciens, nous
pouvons apporter une contribution non négligeable aux
écologistes. Le fait que j’aie été invité par eux à entrer
dans la section d’écologie du CNRS au moment où elle se
créait montre qu’ils en sont conscients  : voilà ce qui
permet de «  dégager des convergences  ». A une
condition cependant : qu’un centralisme bureaucratique
ne nous interdise pas de pratiquer, au niveau de la
formation des étudiants, une saine ouverture
transdisciplinaire et que le manque de moyens ne fasse
pas que l’enseignement supérieur de la géographie ne
soit plus qu’une expression dérisoire au lieu d’être
l’expression d’une réalité.
15 b) Des préoccupations spatiales insuffisantes. Ce qui
découle, en partie, du point précédent. Le concept
d’écosystème est un être logique, qui peut se définir en
dehors d’une assiette géographique précise. Ce sont
essentiellement les biogéographes, sous l’impulsion de
Gaussen (carte de la végétation de la France du CNRS)
qui se sont attachés à ces problèmes de répartition. La
cartographie proprement écologique est encore peu
développée et cherche sa voie. Encore un domaine où
les géographes peuvent apporter un certain concours à
l’écologie.
16 Mais il nous faut maintenant aborder l’autre panneau
du diptyque et dégager ce qui, dans l’évolution récente
de la géographie, peut se prêter à la convergence
souhaitée.

Quelques orientations de la géographie : dans


quelle mesure peuvent-elles se prêter à une
convergence ?
17 A vrai dire, les géographes français qui, jusqu’en 1945,
ont dû faire des études supérieures où l’histoire se
taillait la part du lion, étaient en mauvaise posture pour
s’intéresser aux sciences naturelles. Seuls quelques-uns
ont fait l’effort d’en acquérir une teinture, en
autodidactes. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la
médiocrité des convergences. Différentes voies ont été
tentées. Certaines étaient mal choisies et dangereuses.
D’autres, au contraire, sont à l’origine de la convergence
souhaitée.
18 J. Brunhes a adopté une tendance ethnologique, qui s’est
traduite par la publication d’une collection, arrêtée lors
de la dernière guerre mondiale. Elle se composait de
monographies étudiant des cas d’utilisation de certains
éléments du milieu naturel, comme «  l’homme et le
miel  », en fait monographie d’une tribu indienne du
Chaco paraguayen qui avait su s’isoler des colonisateurs
espagnols. Mais J. Brunhes n’était en rien un naturaliste.
Il cultivait la notion de genre de vie, à la mode de
l’époque en France, et cherchait des exemples
particulièrement démonstratifs. Or, ce concept repose
sur la conviction que l’homme est étroitement
dépendant de la nature, qu’il ne peut que se soumettre à
elle. C’est pourquoi les exemples démonstratifs ne
pouvaient provenir que de petits groupes ignorant les
techniques modernes. De l’adoption du concept
découlait donc une position passéiste. Elle se nourrissait
d’archaïsmes et aboutissait à fonder un «  musée
ethnologique  » calfeutré vis-à-vis du présent. L’échec
était inéluctable. Remarquons que la même attitude
idéologique, aussi fausse, bien qu’orientée à 180° de la
précédente, a été celle de Staline, lorsqu’il a affirmé que
les contingences du milieu naturel n’existaient plus
devant le «  communisme  ». Il fallait une dictature
sanglante pour sacrifier d’énormes moyens techniques
et des cohortes de travailleurs dans des projets reposant
sur cette affirmation. Les tentatives de culture des
céréales au Kazakhstan ont contribué à la crise de
l’agriculture soviétique. L’agriculture industrielle aux
Etats-Unis et dans les pays européens qui les imitent
aboutit, pour des raisons économiques, à une
inadaptation au milieu naturel qui conduit à une
intense dégradation des conditions écologiques.
19 Plus tard, au cours de la période de la deuxième guerre
mondiale, M. Sorre a tenté de fonder la géographie
humaine sur des bases écologiques, par le biais de la
géographie médicale. C’est un aspect de l’écologie de
l’homme, dont l’intérêt est fondamental certes, mais qui
ne recouvre qu’une partie d’un ensemble bien plus
vaste. Des géographes ont continué dans cette voie,
comme Picheral. Elle est suivie aussi par des médecins,
principalement des épidémiologistes, qui font partie de
la section d’écologie du CNRS, comme l’équipe du
Professeur Roux de Montpellier. C’est là une de ces
convergences recherchées. La développer et l’étendre
demande beaucoup de travail, surtout pour les
géographes, car ils doivent compléter leur information
sur le plan médical, ce qui n’est pas facile.
20 Une dernière voie, enfin, est celle de la biogéographie de
Martonne qui la considérait comme, à la fois,
suffisamment mineure et suffisamment spécialisée pour
l’abandonner, dans son Traité de géographie physique, à
A. Chevallier, botaniste du Muséum. Le résultat fut un
volume particulièrement indigeste, bourré de
systématique, sans guère d’intérêt biogéographique.
L’ouverture écologique en est totalement absente. Ce
n’est que bien plus tardivement qu’une biogéographie
digne de ce nom est apparue.
21 Sa première manifestation a été la conception puis le
levé de la carte de la végétation de la France, au
1/200  000, à l’origine sous l’impulsion de F. Gaussen,
botaniste de formation, mais excellent esprit
géographique, qui a su forger un instrument de
représentation cartographique efficace et parlant.
22 Depuis la deuxième guerre mondiale, reprenant les
conceptions des Russes Dokuchaev et Berg, une école de
chercheurs a adopté les méthodes des écologistes pour
étudier des transects avec un grand luxe de mesures
afin de définir les «  paysages  », éléments de la
géographie physique dite « complexe », dans lesquels on
recherche les interdépendances entre relief (géologie,
géomorphologie), sols, régime hydrique et végétation.
Mais on manque encore de monographies
démonstratives. Une partie de cette approche est
utilisable comme « contrôle-terrain » pour l’exploitation
des enregistrements des satellites (Landsat, demain
Spot). En France, G. Bertrand, géographe en révolte
contre la géomorphologie, a transposé une partie de ces
idées afin d’élaborer une taxonomie d’unités régionales
(géotype, géosystème) dont l’ambition est d’expliquer les
types de paysages végétaux, d’en cartographier
l’extension et la répartition, de faire des
recommandations pour leur aménagement.
Malheureusement, son approche pèche par l’absence de
la géomorphologie, qui nous est apparue comme un
facteur d’intégration capital dans bien des cas. Nos
interventions dans des problèmes d’aménagement sur
divers continents en apporte une démonstration
pratique. Malheureusement aussi, G. Bertrand en est
resté à des publications préliminaires qu’il renie dans sa
thèse, restée inédite. Il est donc bien difficile de le
suivre. C’est dommage.
23 Deux chercheurs, J.-M. Avenard, dont la thèse a été
soutenue il y a plusieurs années, et J.-P. Blanck, qui
commence la rédaction de la sienne, ont consacré leurs
recherches au même sujet, mais dans deux régions bien
différentes, afin de faciliter les comparaisons. Il s’agit de
la limite savane-forêt et de la répartition des deux types
de formations végétales. L’un (J.-M. Avenard) a effectué
ses recherches en Côte-d’Ivoire, sur un vieux socle où
l’influence humaine, sous la forme de brûlis, remonte à
quelques millénaires. L’autre (J.-P. Blanck) travaille sur
les Llanos vénézuéliens, où l’influence humaine est
réduite et récente, dans des régions d’accumulation
détritique du piémont andin. Il apparaît que les régimes
hydriques jouent souvent un rôle déterminant dans la
répartition des savanes et des forêts et dans les types de
végétation. Tous deux ont entrepris d’établir ces bilans
hydriques. J.-P. Blanck a eu recours à des équipements
utilisés par les biologistes végétaux (détermination des
pressions osmotiques aux points de flétrissement). Tous
deux ont fondé leurs recherches sur une utilisation des
données physiologiques et travaillé avec des botanistes
pour assurer une solide liaison entre biogéographie et
écologie. Ces orientations et ces méthodes ont d’ailleurs
permis à une petite équipe du Centre de Géographie
Appliquée (Laboratoire Associé 95 au CNRS) de
travailler avec des agronomes, au Niger, pour
déterminer les actions possibles pour la restauration
d’une région sahélienne durement affectée par la
sécheresse.
24 Cette convergence, que nous qualifierons de
transdisciplinaire, car elle chevauche les limites
arbitraires des disciplines traditionnelles, permet
d’aborder dans de bonnes conditions un certain nombre
de problèmes. On peut les qualifier de problèmes
d’actualité, car ils préoccupent l’opinion publique et
tout particulièrement les jeunes auxquels nous
enseignons. Nous allons maintenant les aborder.

Quelques problèmes d’actualité


25 Deux grands problèmes nous semblent répondre plus
particulièrement aux préoccupations de l’opinion
publique.

1. L’insertion de l’homme dans les écosystèmes


26 La caractéristique spécifique de l’homme est d’avoir une
puissance inégalée d’intervention dans les écosystèmes.
Elle peut aller, éventuellement, jusqu’à la destruction
totale de la vie sur le globe  : le stock de bombes
atomiques existant est largement suffisant pour cela...
Un autre trait inquiétant est la perte de tout instinct
chez certains individus. Monstres froids de la technique
ou de la politique, de tels hommes sont totalement
incapables de la réaction fondamentale de tout être
vivant qui est de se sacrifier éventuellement à la
perpétuation de l’espèce. Ils sont devenus incapables
d’obéir à cette loi suprême de la vie et, au contraire,
peuvent faire courir des dangers mortels aux
générations futures dans le seul but de faire triompher
leurs techniques. A cet effet, ils usurpent souvent le
pouvoir : ce sont alors des technocrates.
27 L’opinion publique le sent, plus ou moins clairement.
C’est pourquoi elle revendique la protection du cadre de
vie, de meilleures conditions d’existence, des services de
santé plus humains, une instruction et une éducation
plus efficaces. L’écologie, qu’on le veuille ou non, prend
une dimension politique.
28 L’énorme capacité d’agression dont nous disposons vis-
à-vis de notre milieu écologique nous impose de définir
soigneusement son degré de sensibilité vis-à-vis de nos
interventions ou, si l’on préfère, son degré de tolérance,
ses limites de tolérance, ce qui est en quelque sorte le
négatif de la sensibilité. Il faut que nous puissions
prévoir, aussi exactement que possible, les
modifications directes, et surtout indirectes, que telle ou
telle intervention déclenchera dans ce milieu.
L’approche systémique est indispensable en
l’occurrence. Mais le problème se complique du fait que
beaucoup de ces phénomènes induits ne se déclenchent
qu’avec un certain retard par rapport à leurs causes : ils
sont déphasés par rapport à elles. C’est l’objectif que
devraient avoir les études d’impact. Malheureusement,
les technocrates et les groupes de pression économique
ont souvent trouvé des parades pour les rendre
inoffensives, par exemple en les faisant porter sur des
aspects mineurs ou en étant à la fois juges et parties par
la création de filiales qui réalisent pour eux les études
d’impact.
29 Les ressources en eau de la plaine de l’Alsace sont un
excellent exemple dont la portée dépasse de beaucoup
la région. Elles ont fait l’objet d’une étude pilote « eaux
et nuisances  » confiée à l’Université Louis-Pasteur et
réalisée par les hydrogéologues, des géographes
physiciens et des écologistes, en fonction des desiderata
du Ministère de l’environnement, de l’établissement
public régional Alsace, de l’OEDA, de l’Agence de bassin
Rhin-Meuse, du Service régional d’aménagement des
eaux Alsace. Cette étude localise les sources de pollution
et, en suivant le cheminement des eaux, montre la
manière dont les polluants se disséminent dans la
région, notamment comment et où ils passent des eaux
superficielles dans les eaux souterraines. L’eau est une
des grandes richesses naturelles de l’Alsace. Mais cette
ressource est très sensible, principalement les eaux
souterraines, qui sont originellement d’excellente
qualité. Elles sont en effet contenues dans les sables et
graviers quaternaires du Rhin et des cônes des rivières
vosgiennes, empilés sur 100 m. et plus d’épaisseur du
fait de l’affaissement quarternaire du fossé. En surface,
sur de grandes étendues, aucune couverture de terrains
imperméables ne les protège.
30 Les Mines domaniales de potasse d’Alsace (MDPA)
rejettent bon an mal an 9 à 10  000 000  t. de chlorures,
mélangés à des argiles et autres déchets : il y a plus de
sel dans le gisement que de potasse... mais divers
accords, sur lesquels il y aurait beaucoup à dire, font
que l’Etat s’est interdit d’exploiter le principal minéral
du gisement, le sel. Il faut donc s’en débarrasser. Une
partie est redissoute une fois la potasse extraite du
minerai et emmagasinée dans des bassins avant d’être
lâchée dans le Rhin, en principe en prenant soin que la
concentration du sel dans les eaux ne soit pas trop forte.
Les Néerlandais ne sont pas de cet avis... Un accord
international a été signé, par lequel le gouvernement
français, sans s’appuyer sur des études préalables
suffisantes, s’est engagé à injecter les saumures dans le
sous-sol profond, dans les calcaires du Jurassique, qui
sont sous les 2  000 m. de marnes oligocènes qui
contiennent le gisement de potasse. Gâchis, certes...
Mais le parlement français n’a jamais ratifié le traité,
qui ne lui a pas été soumis, car l’opposition, conduite
par un député du Haut-Rhin, est forte. Reconnaissons
que scientifiquement, elle est justifiée.
31 En effet, on connaît très mal la structure du Jurassique
du fossé. Il est, c’est évident, affecté par les failles qui en
font un rift. Mais, à cette profondeur, les failles sont
beaucoup plus nombreuses que dans les terrains plus
récents qui affleurent et qui ont subi une histoire
tectonique bien plus courte. La plupart des failles qui
hachent le Jurassique n’ont pas été repérées. Or on sait
fort bien — c’est une connaissance hydrogéologique
élémentaire — que les eaux souterraines circulent le
long des failles, surtout lorsqu’elles ont travaillé en
extension, comme c’est la règle dans les rifts. Elles
peuvent ainsi, le long de ces discontinuités parfois
béantes, traverser les formations argileuses ou
marneuses qui, sinon, seraient imperméables. Injecter
l’eau salée dans le Jurassique, nécessairement sous
pression, est donc l’envoyer on ne sait où... Elle peut se
substituer ici ou là à des nappes d’eau douce, remonter
lentement dans l’aquifère quarternaire, etc.. C’est
littéralement, ouvrir la boîte de Pandore !
32 Mais il y a plus. Depuis quelques années, une opération
pilote d’utilisation de l’énergie géothermique a été
lancée dans l’agglomération strasbourgeoise. Elle
consiste à extraire des eaux profondes, dont la
température est de 70-80°, à les utiliser pour le
chauffage et à les remplacer par de l’eau à la
température de la surface que l’on envoie dans la nappe
dont elles proviennent. Or justement, la nappe que l’on
utilise à cet effet est celle du Jurassique. Si ces eaux
étaient sursalées du fait d’injections de saumures, elles
deviendraient si corrosives qu’elles seraient
inutilisables  : la ressource naturelle constituée par de
l’énergie géothermique serait détruite.
33 Ce sont encore les MDPA qui vont nous fournir un
exemple pour illustrer la notion de déphasage entre une
agression au milieu naturel et ses conséquences. Depuis
les débuts de l’extraction, un peu avant 1914, jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale, la plus grande partie des
déchets, souvent la totalité, résultant de l’extraction de
la potasse et de sa concentration, ont été acumulés à la
surface du sol, sous la forme de terrils qui sont les seuls
reliefs importants de la région. Certains, de loin, ont
même des silhouettes de volcans... Or ces terrils
reposent, sans aucune imperméabilisation préalable,
sur les alluvions rhénanes très poreuses. Les ingénieurs
les ont édifiés là où cela leur chantait, sans se soucier le
moins du monde de choisir des endroits où les alluvions
poreuses étaient recouvertes de limons plus ou moins
imperméables, capables de former écran. La végétation
ne colonise pas ces terrains sursalés.
34 Une série de processus géomorphologiques s’exercent
sur et dans ces terrils. Nous les avons fait étudier dans le
cadre d’une thèse de docteur ingénieur, celle de Taleb,
qui appartient maintenant au SRAE-Alsace. Des mesures
hydrologiques ont montré l’importance du
ruissellement sur ces buttes raides et dénudées. Les
eaux qui en ravinent les flancs se chargent de sel dissout
et s’infiltrent rapidement sur les terrains plats au pied
des terrils. Dans la masse même de ces terrils, une
certaine infiltration se produit, notamment dans les
fentes de dessication de l’argile. Ces eaux exercent des
actions karstiques, d’autant plus rapides que le sel est
beaucoup plus soluble que le calcaire. Arrivées à la base
des terrils, elles aussi s’infiltrent dans les alluvions
poreuses. Des teneurs en sels bien supérieures à celles
de l’eau de mer ont été mesurées aux abords des terrils.
Toutes ces eaux salées rejoignent la nappe, qu’elles
contribuent à alimenter. Elles se mélangent à ses eaux
douces et les rendent saumâtres. Toutes ces eaux
souterraines s’écoulent lentement vers le Nord, suivant
la pente générale de la plaine.
35 Les déversements sur les terrils ont cessé il y a déjà un
certain nombre d’années. Néanmoins, le front saumâtre
de la nappe souterraine continue de progresser à une
vitesse de 1-2 km. par an, variable selon la pluviosité, les
crues et les étiages du Rhin et de ses affluents. Les
captages souterrains de Colmar, à 80 m. de profondeur,
ont été atteints. Ensuite viendra le tour de Sélestat... Le
phénomène se poursuit alors que sa cause intitiale est
arrêtée  : excellent exemple de déphasage. Les calculs
hydrogéologiques donnent à penser qu’il se poursuivra
pendant 70 à 80 ans. Il eût mieux valu le prévoir avant
d’édifier les terrils. Encore aujourd’hui, il serait possible
de remblayer les mines, au fur et à mesure qu’on a
extrait la potasse, avec les déchets salés. Cela se fait en
Allemagne, mais il faudrait changer de technique
d’exploitation... On pourrait aussi utiliser le sel, au lieu
de le gaspiller  : dans bien des pays, le sel extrait de
mines sert aussi bien à la consommation humaine qu’à
l’industrie. Mais bien sûr, cela concurrencerait les
producteurs actuels. Vaut-il mieux, en y renonçant,
continuer de leur garantir des bénéfices qui ne profitent
qu’à un petit groupe de personnes, au prix d’une
dégradation catastrophique du milieu naturel, dont les
victimes se comptent par millions, de l’Alsace à
Rotterdam  ? Cet exemple démonstratif nous fait
déboucher sur les problèmes d’aménagement et de
gestion de notre milieu.

2. Des problèmes d’aménagement et de gestion du


milieu
36 Il est clair que le seul objectif justifié de l’aménagement
du milieu naturel est de lui permettre de nous fournir
durablement les ressources dont nous avons besoin et
d’assurer notre existence et celle des générations
futures dans les meilleures conditions possibles. Cet
objectif est conforme à la loi écologique fondamentale,
celle de la perpétuation de l’espèce. Cependant, sa
réalisation est rendue plus difficile, d’une part par la
croissance démographique exponentielle de notre
époque, d’autre part par l’intrusion de la spéculation
économique, problème qui sera examiné un peu plus
loin.
37 Assurer le maintien des qualités de notre milieu
écologique tout en prélevant sur lui les ressources dont
nous avons besoin constitue la gestion de ce milieu. Un
bon gérant est celui qui garde en ordre et en bon état le
patrimoine qui lui a été confié et, mieux encore, qui le
fait prospérer. La gestion implique l’aménagement. Les
obligations que nous venons de rappeler, obligations
morales soulignons-le, requièrent que l’aménagement
soit au service de la gestion et non, comme cela arrive
trop souvent, au service d’ambitions politiques ou
d’appétits économiques s’appuyant sur la technocratie.
L’aménagement, en particulier, doit tendre à réhabiliter
des ressources en voie de destruction : par exemple, un
aménagement régional est indispensable pour lutter
contre la pollution des eaux en Alsace et redonner,
autant que faire se peut, leur qualité aux eaux tant
superficielles que souterraines. Ensuite, la gestion
consistera à conserver la ressource naturelle régionale
ainsi restaurée. Des problèmes de même nature se
posent pour sauvegarder les terres nourricières, la
qualité de l’air, les biocénoses, les espèces vivantes, etc.
L’objectif est le même, mais les moyens de l’atteindre
changent. Il doivent être adaptés aux caractéristiques de
chaque milieu géographique et pas seulement aux
caractéristiques du milieu écologique car l’homme est à
la fois bénéficiaire et agent de ces opérations. Ils sont
aussi fonction des possibilités offertes, dans chaque cas
et à chaque époque, par les connaissances scientifiques
et techniques. Enfin, pour des raisons évidentes
d’intérêt collectif, il faut choisir entre deux solutions
équivalentes selon les points de vue précédents, celle
qui est la moins onéreuse.
38 On rencontre souvent l’expression «  conservation de la
nature  ». Littéralement, elle implique le rejet de tout
changement, donc de toute amélioration. C’est ce qui la
rend ambiguë. Les «  conservationnistes  » ont précédé,
au plan politique, les «  écologistes  ». Leurs positions
n’ont pas été exemptes d’excès. Vouloir conserver
intégralement la nature, c’est renoncer à la gérer et à
l’aménager, c’est la politique du laisser-faire écologique.
Comme la croissance zéro proposée par le Club de
Rome, elle est inacceptable par tous ceux qui ne sont pas
des nantis. On ne peut transformer le globe en une sorte
de musée de la nature, où l’homme serait admis en
visiteur (et encore...)  : de quoi vivrions-nous  ? Une
conservation moins extrême est cependant
indispensable. Nous ne connaissons encore pas le
capital génétique de très nombreuses espèces.
L’agriculture industrielle, 1’«  agrobusiness  », réduit
rapidement le nombre des variétés et même des espèces
« commerciales » : l’horrible Golden chasse les « vraies »
pommes... Il faut donc considérer chaque espèce vivante
comme dotée d’un certain potentiel génétique, que nous
ignorons en grande partie, parfois totalement. Les
générations futures doivent pouvoir l’étudier et en tirer
parti. Pourquoi, avec des moyens bien supérieurs, ne
serions-nous pas capables d’améliorer ces espèces, de
les utiliser pour faire apparaître de nouvelles variétés et
même de nouvelles espèces comme l’ont fait nos
ancêtres de la fin du Paléolithique et du Néolithique,
lorsqu’ils ont domestiqué les animaux et inventé
l’agriculture  ? Le blé, par exemple, est si différent des
plantes sauvages les plus proches qu’on ne peut
affirmer avec certitude ni sa filiation botanique ni son
aire exacte d’origine.
39 Tout être vivant, du point de vue écologique, doit donc
être considéré du point de vue de ses possibilités
évolutives, sur lesquelles l’homme sait influer et le
saura de plus en plus. Il nous faut apprendre à mieux
utiliser ce potentiel génétique pour accroître nos
ressources, c’est-à-dire mettre au point de nouvelles
espèces utilisables, comme ce fut le cas il y a une
centaine d’années de l’hévéa (heveas brasiliensis). Cela
implique que l’homme s’impose le devoir très strict
d’empêcher la disparition d’espèces, le plus souvent
comme conséquence de ses activités. C’est un des
objectifs de l’UNESCO et de l’Union internationale pour
la conservation de la nature, sur laquelle il s’appuie.
Mais on ne peut sauver une espèce en la mettant en
cage, même sous la forme améliorée d’un parc
zoologique ou d’un jardin botanique. Une espèce fait
partie d’une biocénose, d’un écosystème. Il faut donc
disposer d’un réseau d’écosystèmes protégés, sous la
forme de réserves naturelles où les activités humaines
doivent être réduites au minimum. Leur création et leur
fonctionnement posent de délicats problèmes... De
toutes façons, ils ne peuvent être que limités : leur place
à la surface du globe est semblable à celle des musées
sur le plan d’une ville. Partout ailleurs, les problèmes
essentiels sont ceux de la gestion et de l’aménagement
du milieu écologique. Leur étude et leur solution
requièrent une importante participation de la
géographie.

3. « Rationalité » économique et mauvaise gestion


40 Actuellement, on peut identifier schématiquement deux
types de « situations » engendrant l’un et l’autre les plus
graves phénomènes de dégradation de notre milieu
écologique.
41 a) Les situations de misère :
42 Elles coïncident avec une grande partie du monde sous-
développé. Etroitement associées au sous-
développement, comme lui, elles s’accentuent au fil des
ans, avec une nette accélération dans laquelle la hausse
du prix des hydrocarbures joue un rôle incontestable.
Cette situation de misère a des origines historiques que
nous n’aborderons pas ici. Depuis quelques décennies,
elle se caractérise par une contradiction croissante
entre

une rapide croissance démographique (taux 2  %


l’an et plus), qui accroît parallèlement les besoins
physiologiques, même sans les satisfaire mieux (ou
moins mal),
des prélèvements accrus aux dépens des
producteurs ruraux, sous la forme des marges
d’une économie qui devient de plus en plus
commercialisée, des intérêts des prêts consentis
aussi bien au producteur lui-même qu’à son
gouvernement, des Etats eux-mêmes, pour
s’équiper (rapide augmentation des prix des
équipements et des fournitures assurant leur
fonctionnement), pour «  tenir leur place  »
internationale, dépenses d’armement sans parler de
la concussion et autres « diamants de Bokassa »...,
de l’insuffisance de la formation professionnelle
notamment, qui aboutit en l’absence de progrès
technique.

43 Il en résulte un déséquilibre croissant, qui aboutit à


tenter de tirer davantage de ressources de la nature
dans des conditions de plus en plus difficiles et sans
adaptation des moyens à cete situation changeante. La
gestion du milieu écologique n’est plus assurée. Par
exemple, la durée des jachères forestières se réduit et
un nouveau brûlis, puis un nouveau cycle de culture
sont effectués avant que la terre n’ait reconstitué une
fertilité acceptable. Les rendements baissent. Comme il
faut nourrir plus de bouches, on défriche davantage, ce
qui réduit encore davantage la durée des jachères, etc..
Le cercle vicieux est amorcé et s’accélère. On se met à
cultiver des pentes trop fortes. On profite de quelques
années humides pour envahir les marges des déserts, y
étendre les cultures et l’élevage. Qu’il vienne une série
d’années sèches, comme il s’en produit plusieurs fois
par siècle, et c’est la catastrophe. La sécheresse n’a pas
été plus forte que nombre de celles qui l’ont précédée,
mais ses conséquences ont été bien plus graves car le
milieu était déjà surexploité lors des années humides
qui l’ont précédée. Les dunes quarternaires du Niger et
du Mali se sont ravivées et ravinées. Le sol a souvent été
totalement détruit. La désertification, dans leur cas,
n’est pas un mot de journaliste. Ce n’est hélas qu’un cas
particulier d’un phénomène beaucoup plus général.
44 C’est tout le complexe du sous-développement qui est en
jeu. La dégradation du milieu écologique n’en est qu’un
des aspects fortement interdépendant des autres. On ne
peut l’arrêter par la seule application de recettes
techniques. Les solutions techniques ne peuvent être
efficaces que si elles sont intégrées dans un processus
général de changement adopté par les populations
intéressées et bénéficiant de ressources extérieures.
Nous «  subissons  » les hausses du pétrole  : il ne serait
pas plus difficile d’assurer volontairement un tel
financement. Ne vaudrait-il pas mieux pour cela faire
des dons plutôt que de consentir des prêts (au
remboursement problématique) pour vendre des
armements ou des produits divers à des pays déjà
industrialisés ?
45 b) La spéculation de l’«  agrobusiness  » (agriculture
industrielle) :
46 Elle est le fait de pays industrialisés qui ont adopté
comme modèle les Etats-Unis  : Europe occidentale,
France incluse, Union soviétique, etc..
47 Cette agriculture repose sur les éléments suivants :

une intense mécanisation qui aboutit pratiquement


à séparer l’élevage et la production végétale.
L’élevage se fait en batterie (poulets, porcs, vaches),
à l’aide d’aliments industriels fabriqués en grande
partie avec des produits consommables par
l’homme (céréales, tourteaux, farine de poisson,
soja, etc.). La culture se fait sans fumier, à coups
d’engrais chimiques. On emploie de grandes
quantités de produits chimiques de toutes sortes  :
désinfectants, pesticides, hormones, etc. L’industrie
est un pourvoyeur extrêmement important de
moyens de production (machinerie, bâtiments,
fournitures de toutes sortes).
Un choix limité d’espèces ou de variétés, de
manière à satisfaire à une normalisation poussée
qui répond à la production en grandes séries
d’équipements et qui satisfait aux exigences de la
collecte, du stockage, du conditionnement et de la
distribution, pour lesquels il est plus avantageux de
travailler sur de grandes quantités homogènes.
Une énorme consommation d’énergie fossile, dans
les moteurs des tracteurs et des engins de transport,
sous la forme d’électricité et pour la fabrication des
équipements et des fournitures de toutes sortes.
L’exemple du maïs hybride est démonstratif  : il
pousse partout, mais, presque toujours, il est
incapable de se conserver sans être séché à l’air
chaud, ce qui consomme beaucoup d’énergie. Aux
Etats-Unis, celui qui est destiné à la consommation
humaine est presque toujours mis en boîtes de
conserve. Les acheteurs parcourent des kilomètres
et des kilomètres en voiture pour venir faire leurs
emplettes dans les supermarchés, puis les entassent
dans des réfrigérateurs  : tout cela consomme de
l’énergie pour être fabriqué et pour fonctionner. Si
on fait un bilan entre l’énergie autre que la
radiation solaire nécessaire pour la production et
l’énergie alimentaire que contient cette production,
on constate que le rendement est extrêmement bas.
Ainsi, au Mexique, la culture traditionnelle du maïs
donne 12 à 15 kcal. alimentaires par kcal. utilisée à
la production. Aux Etats-Unis (moyenne nationale),
seulement un peu plus de 2... En Grande-Bretagne
aussi. Aux Etats-Unis, l’agrobusiness a pu se
développer grâce aux prix artificiellement bas des
hydrocarbures produits dans le pays. Lorsque le
président Carter a voulu établir un programme de
hausse progressive de ces prix pour déclencher un
processus d’économie de l’énergie, il a heurté de
front d’immenses intérêts et échoué. Bien que la
France n’ait pratiquement pas de pétrole, elle
copie... Elle satisfait ainsi certains gros intérêts
industriels.

48 Quelles sont les conséquences de ce modèle sur le


milieu naturel et ses ressources ?
49 1. Il tire très mal parti d’une énergie non polluante et
qui est assurée encore pour de longues durées  :
l’énergie de radiation solaire. Cela se fait en recourant
massivement aux hydrocarbures et aux autres
ressources minérales fossiles (charbon, uranium)
utilisés dans les centrales électriques. Or, ces sources
d’énergie fossiles sont en quantités limitées. Leur
renouvellement est fonction de processus géologiques
qui requièrent des centaines de millions d’années. C’est
donc un exemple de très mauvaise gestion des
ressources naturelles.
50 2. Il provoque une rapide et intense dégradation des
ressources écologiques. Rappelons, pour mémoire, le
risque d’appauvrissement du capital génétique
résultant de la forte diminution du nombre des espèces
et variétés utilisées qui résulte de la normalisation à
outrance. De façon plus immédiate, on assiste à la
dégradation des terres, dont les aptitudes écologiques ne
peuvent être entretenues que par une fumure
organique. Or, dans ce modèle, celle-ci tend à être
totalement abandonnée. L’élevage industriel n’est pas
fait par les cultivateurs. La pression des industriels fait
recourir exclusivement aux engrais chimiques, dont la
production épuise des ressources fossiles (énergie,
phosphate, potasse, pyrites, etc.). L’usage exclusif des
engrais chimiques et la mécanisation qui pousse à
remembrer en immenses parcelles et qui se traduit par
une compactation de la terre due aux tracteurs lourds,
ont pour résultat l’érosion pluviale, le ruissellement, les
actions éoliennes. Sur les croupes et les versants, les
pertes de terres sont élevées. Dans les dépressions, le
matériel qui en provient s’entasse. Dans les deux cas, la
qualité des terres est gravement affectée. Pour lutter
contre la baisse des rendements qu’elle provoque, on
augmente les doses d’engrais. Or, les engrais et les
produits phytosanitaires épandus à la surface des
champs sont les premiers à être emportés, dissous, par
le ruisellement. Ils sont une grave source de pollution
des eaux. L’agriculture industrielle détruit les terres et
les ressources en eau.
51 3. Cette pollution a des conséquences biologiques sur les
animaux : c’est une des causes de la raréfaction, puis de
la disparition de nombreuses espèces. Elle affecte aussi
l’homme au plan sanitaire.
52 Au Ministère de l’agriculture des Etats-Unis, où l’on
étudie beaucoup les pertes de terres sous l’effet de
1’«  érosion  », on définit des pertes de terres
«  admissibles  », considérées comme acceptables. Elle
sont fonction de l’épaisseur des sols, de la profondeur à
laquelle peuvent pénétrer les racines des plantes. C’est
considérer le sol comme un gisement minier, dont
l’exploitation prend avant tout en considération la
vitesse à laquelle le gisement est appelé à s’épuiser, en
fonction de l’importance des réserves qu’il contient.
C’est en fin de compte, sacrifier les générations futures à
un profit immédiat, qui est le salaire de la dégradation
de la nature et de l’épuisement accéléré des gisements
minéraux. Les bénéfices résultent du fait que les
hydrocarbures ne sont pas payés à leur prix et du fait
que toutes les nuisances considérables, résultant de ce
système de production, sont laissées à la charge de la
collectivité (restauration des terres, lutte contre la
pollution, dépenses de santé) au lieu d’être supportées
par ceux qui causent ces nuisances. Cette gestion du
milieu naturel est aussi désastreuse que celle qui résulte
de l’extrême misère. Or, l’une engendre l’autre : le sous-
développement est la conséquence de l’accaparement
égoïste d’une partie majoritaire des ressources du
monde au profit des économies industrielles : les Etats-
Unis consomment actuellement près de 30  % de toute
l’énergie fossile utilisée dans le monde...
53 La dégradation de notre milieu écologique est rapide et
intense. Il est donc nécessaire de la suivre en
permanence pour tenter de l’arrêter et pour pouvoir
déterminer l’efficacité des méthodes destinées à lutter
contre elle. C’est le dernier problème que nous
examinerons.

L’obervation du milieu naturel, la


télédétection
54 Pour suivre de tels phénomènes, il faut pouvoir disposer
d’une vision synoptique de régions étendues. La
photographie aérienne répond mal à ce besoin, d’une
part parce que les couvertures ne sont faites qu’à
intervalles espacés (en principe, dix ans en France).
D’autre part, parce qu’il faut manipuler un grand
nombre de clichés, ce qui empêche d’avoir une vue
d’ensemble. Aussi a-t-on fondé, avant son lancement, de
grands espoirs sur le satellite Landsat de la NASA.
Depuis juillet 1972, il y a eu, en permanence, au moins
un Landsat effectuant des enregistrements et, à
certaines périodes, deux. Il a fallu malheureusement
déchanter à cause de la nébulosité, qui restreint
considérablement le nombre d’enregistrements
utilisables. Tel est, notamment, le cas pour le Nord-Est
de la France. Il s’y ajoute, jusqu’à une date récente, des
difficultés provenant de la mémoire insuffisante du
système d’enregistrement  : quand elle est saturée, les
enregistrements cessent, ce qui est arrivé fréquemment.
Il est finalement très rare que des enregistrements
valables soient effectués lors de deux orbites
successives, espacées de dix-huit jours lorsqu’un seul
Landsat est en orbite, neuf jours seulement lorsqu’il y
en a deux. C’est ainsi, par exemple, qu’il n’est pas
possible de mettre ce satellite à profit pour étudier les
variations de la couverture neigeuse dans les Vosges, ce
qui serait pourtant bien utile.
55 Néanmoins, les enregistrements de Landsat sont fort
utiles, à condition surtout de ne pas en faire une
panacée et de ne pas mépriser les autres méthodes
d’observation, qu’ils viennent compléter. L’intérêt des
renseignements qu’on en tire est directement fonction
de la connaissance géographique que nous avons du
terrain. C’est elle qui permet d’identifier les objets
enregistrés au moyen des radiations solaires qu’ils
réfléchissent. C’est elle, notamment, qui permet de
choisir les sites représentatifs où sont effectués des
mesures au sol pour pouvoir calibrer les valeurs
numériques portées sur les bandes magnétiques
enregistrées par le satellite. Il existe des traductions
sous forme d’images de ces enregistrements, effectuées
par la NASA ou les organismes associés à elle. Leur
échelle habituelle est au 1.000° mais ils peuvent être
agrandis jusqu’au 1/250.000, voire au 1/1.000.000 ou
reproduits en diapositives. Chaque scène couvre 185 x
185 km. Leur aspect ressemble à celui d’une
photographie aérienne, échelle mise à part.
56 Ces clichés permettent notamment l’examen des
phénomènes suivants :
Extension de la végétation dense (canaux 4 et 5) et,
par corollaire, la répartition des déboisements, par
exemple au Zaïre ou dans le Mato Grosso, au bord
du sud-est de l’Amazonie.
Brûlis dans les régions intertropicales, incendies de
forêts méditerranéennes. Quand ils n’ont encore
que quelques mois, ces brûlis apparaissent bien sur
les clichés des divers canaux.
Matériel minéral (canaux 4 et, mieux, 5), qui est
fortement réfléchissant, quelle que soit la couleur
perçue par notre œil. On peut ainsi identifier les
étendues dénudées, sans humus  : les clichés
Landsat ont permis de reconnaître l’étendue des
sables de dunes quaternaires ravivées dans la
Boucle du Niger au Mali, région que je connais bien,
et qui a été affectée par la sécheresse sahélienne.
Les matières en suspension dans les eaux donnent à
celles-ci, sur les mêmes canaux, une couleur
laiteuse. On peut ainsi identifier l’arrivée de
troubles abondants dans les lacs, dans des
réservoirs, dans des estuaires. Ces troubles sont
l’indice d’un décapage des sols par l’érosion
pluviale et le ruissellement.

57 En principe en 1984, sera lancé le satellite français Spot,


dont les enregistrements offriront d’importantes
similitudes avec ceux des Landsat. Ils présenteront,
cependant, des perfectionnements par rapport à eux.
Tout d’abord, la résolution, c’est-à-dire les dimensions de
la surface terrestre constituant un point de l’image, sera
plus grande. Sur Landsat, elle est de 79 x 56 m. Celle de
Spot variera et sera soit 10 x 10 m, soit de 20 x 20 m. Un
système ingénieux permettra d’obtenir éventuellement
de la même région, deux enregistrements pouvant
s’observer en vision stéréoscopique. Enfin, la périodicité
des enregistrements sera améliorée. Elle pourra, dans
certains cas, être seulement d’un à quatre jours. Spot a
été conçu en fonction des besoins propres de l’étude du
territoire français, ce qui a demandé de gros efforts et
de patientes recherches.
Conclusion
58 Le survol que nous achevons est succint et incomplet.
Puisse-t-il aider les «  honnêtes gens  » que sont nos
lecteurs à se faire une idée de certaines orientations
actuelles de la recherche scientifique. Celles que nous
avons exposées répondent à des préoccupations
majeures de notre époque. Elles portent en effet sur
certains aspects de ce qui est, véritablement, une crise
de civilisation. Propager le modèle américain de
l’agriculture industrielle, de l’agrobusiness, chez les
gouvernants des pays pauvres, est une pure
escroquerie  : cela ne fera qu’accentuer le sous-
développement et aboutira rapidement à une
catastrophe. Il faut 1.200 litres d’hydrocarbures par an
pour assurer l’alimentation de chaque Américain. Si ces
méthodes étaient étendues à l’ensemble de la planète, il
n’y aurait plus d’hydrocarbures en moins de trente ans...
59 Comme dans le cas de tous les problèmes de civilisation,
des décisions politiques s’imposent. Elles peuvent
prendre la forme de celles du Président Reagan, qui
restreint l’aide aux pays pauvres et refuse la
constitution de réserves alimentaires internationales
pour ne pas « fausser » 1’« économie de marché ». Elles
peuvent aussi promouvoir la solidarité internationale,
s’opposer à l’apartheid, forme suprême du racisme, et
restreindre les ventes d’armes. Dans les pays
démocratiques, chaque citoyen est concerné, car il peut
influer sur la décision. Nous avons voulu contribuer à
l’éclairer, en restant sur le terrain scientifique.

Auteur

Jean Tricart

Université Louis Pasteur, directeur


du centre de géographie appliquée
(Laboratoire associé 95)  ;
Consultant de l’Unesco (Division
des Sciences écologiques)

Du même auteur

Le formalisme des
classifications  : un danger pour
la géographie in Géo-méditer,
Éditions de la Sorbonne, 1997
© Graduate Institute Publications, 1982

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale -


Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

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Référence électronique du chapitre


TRICART, Jean. Écologie et géographie In : Terrains vagues et terres
promises  : Les concepts d’éco-développement et la pratique des
géographes [en ligne]. Genève  : Graduate Institute Publications,
1982 (généré le 25 mai 2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/iheid/3592>. ISBN  : 9782940549900.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheid.3592.

Référence électronique du livre


MAURER, Jean-Luc (dir.) ; et al. Terrains vagues et terres promises :
Les concepts d’éco-développement et la pratique des géographes.
Nouvelle édition [en ligne]. Genève  : Graduate Institute
Publications, 1982 (généré le 25 mai 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/iheid/3556>. ISBN  : 9782940549900.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheid.3556.
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