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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Au fil d’un récit foisonnant d’exemples et plein d’esprit, Marc-André Selosse


nous conte une véritable révolution scientifique. Les microbes jouent un rôle
en tout point essentiel : tous les organismes vivants, végétaux ou animaux,
dépendent intimement de microbes qui contribuent à leur nutrition, leur
développement, leur immunité ou même leur comportement. Toujours pris
dans un réseau d’interactions microbiennes, ces organismes ne sont donc…
jamais seuls.
Détaillant d’abord de nombreuses symbioses qui associent microbes et
plantes, Marc-André Selosse explore les propriétés nouvelles qui en émergent
et modifient le fonctionnement de chaque partenaire. Il décrypte ensuite les
extraordinaires adaptations symbiotiques des animaux, qu’ils soient terrestres
ou sous-marins. Il décrit nos propres compagnons microbiens – le microbiote
humain – et leurs contributions, omniprésentes et parfois inattendues. Enfin,
il démontre le rôle des symbioses microbiennes au niveau des écosystèmes,
de l’évolution de la vie, du climat, et des pratiques culturelles et alimentaires
qui ont forgé les civilisations.
Destiné à tous les publics, cet ouvrage constitue une mine d’informations
pour les naturalistes, les enseignants, les médecins et pharmaciens, les
agriculteurs, les amis des animaux et, plus généralement, tous les curieux du
vivant. À l’issue de ce périple dans le monde microbien, le lecteur,
émerveillé, ne pourra plus porter le même regard sur notre monde.
MARC-ANDRÉ SELOSSE

Professeur au Muséum national d’histoire naturelle et à l’université de


Gdańsk (Pologne), Marc-André Selosse enseigne également dans d’autres
universités en France et à l’étranger. Ses recherches portent sur les
associations à bénéfices mutuels (symbioses) impliquant des champignons, et
ses enseignements, sur les microbes, l’écologie et l’évolution. Il est éditeur de
revues scientifiques internationales ainsi que d’Espèces, une revue de
vulgarisation dédiée aux sciences naturelles. Il est aussi passionné de
diffusion des connaissances scientifiques au travers de conférences, de
documentaires et d’articles.

DU MÊME AUTEUR

LA SYMBIOSE. STRUCTURES ET FONCTIONS, RÔLE ÉCOLOGIQUE ET ÉVOLUTIF, Vuibert,


2000.

Illustration de couverture : © Getty Images, 2017

© ACTES SUD, 2017


ISBN 978-2-330-08454-7
MARC-ANDRÉ SELOSSE

JAMAIS SEUL

Ces microbes qui construisent


les plantes, les animaux et les civilisations

Postface de Francis Hallé

ACTES SUD
Cet essai,
à Alicja, qui colorie le monde,
à mes parents, qui me l’ont offert,
et à tous ceux qui aiment à le comprendre.
INTRODUCTION

PRÉLUDE TARDIF :
SYMBIOSE ET MUTUALISME
– ET SURTOUT DES MICROBES

Où l’on pêche de nuit ; où les lichens sont atteints de schizophrénie ; où émergent


deux concepts tardifs en histoire des sciences ; où la triste réputation des microbes
devient injuste. Et comment s’enchaîneront les pages qui suivent.

UNE PÊCHE NOCTURNE ACCOMPAGNÉE

Notre cheminement commence dans les îles du Pacifique, de nuit. La Lune


illumine le bord de mer, et l’onde, qui est claire, laisse passer la lumière. On
devine le fond.
Un petit calmar, Euprymna scolopes, chasse à la lueur lunaire. La
pénombre propice lui permet d’échapper à ses propres prédateurs… Mais il
lui faut quand même un peu de lumière pour entrevoir ses proies. Et du coup,
vue de dessous, sa chasse tourne au problème : en effet, ses proies ou ses
prédateurs, lorsqu’ils sont situés plus en profondeur, peuvent facilement
repérer l’animal à cause de l’ombre projetée. Or, la nuit, le calmar luit
faiblement par en dessous, compensant ainsi son ombre ! Le jour, en
revanche, il reste inactif et caché, et son ventre est devenu terne. Ce calmar
abrite en fait des bactéries luminescentes, des Aliivibrio fischeri, qui
colonisent de petites glandes où elles sont nourries par l’animal. Ce sont ces
bactéries qui, la nuit, transforment une partie de leur énergie cellulaire en
lumière. Lorsqu’elles vivent libres dans l’eau, elles se protègent ainsi de leurs
propres prédateurs, des microbes un peu plus gros qui flottent avec elles : leur
luminescence attire de petits crustacés qui consomment ces microbes. Les
ennemis de leurs ennemis deviennent alors leurs alliés ! Ces bactéries ne
luisent cependant que lorsqu’elles se trouvent en population dense, car luire
isolément ne servirait de rien : seule une forte densité émet assez de lumière
pour attirer les crustacés. Dans la nuit, en grand nombre dans les glandes du
calmar, les bactéries produisent de la lumière. À l’aube, le calmar
expulse 95 % de ses bactéries, histoire de ne pas nourrir des bouches inutiles.
Celles qui demeurent, esseulées, cessent de luire, faute d’une densité
suffisante. Mais dans la journée, elles se multiplient lentement et, le soir
venu, la concentration aidant, la production de lumière recommence : fiat lux,
jusqu’au matin suivant.
Ainsi émerge le phénomène que décrit cet ouvrage : dans sa pêche
nocturne, le calmar n’est pas seul ; c’est aidé de bactéries qu’il peut se nourrir
et qu’il est protégé. Ce sont elles qui lui apportent la lumière… Jamais seul, il
est notre premier exemple de cet accompagnement microbien qui, nous allons
le voir, façonne les êtres vivants. Mais revenons aux bactéries luminescentes,
qui n’accompagnent pas que les calmars.
De nombreux poissons des milieux profonds et obscurs ont recours à la
lumière produite par des bactéries des genres Aliivibrio et Photobacterium.
Ils les abritent dans des poches internes, parfois bordées d’un feuillet
réfléchissant, voire même escamotables à volonté, et qui ont des fonctions
différentes selon les espèces. Certains poissons se dissimulent passivement de
leurs prédateurs cachés en profondeur, comme les calmars précédents.
D’autres en font des leurres brillants qui attirent… leurs propres proies !
Certains aussi les utilisent en véritables phares pour éclairer leur chasse. Plus
folâtres, quelques espèces attirent leurs partenaires sexuels avec ces poches
lumineuses : la fréquence d’occultation par une membrane opaque, ou des
particularités de la disposition des poches sur le corps assurent une
reconnaissance très spécifique des partenaires de chaque espèce ; ces signaux
lumineux permettent aux animaux de profondeur de trouver l’âme sœur dans
l’ombre. Enfin, certains poissons, poursuivis par un prédateur, relâchent
brutalement leurs bactéries en un halo lumineux qui distrait ou éblouit le
poursuivant. Parfois, ce halo est rendu poisseux par un mucilage et il marque
ainsi durablement l’assaillant, ce qui attire alors ses propres prédateurs – en
une autre histoire d’ennemis des ennemis… L’évolution des animaux marins,
surtout en eaux profondes, a donc joué à l’envi avec les bactéries lumineuses,
donnant à qui sait les abriter la capacité de fabriquer de la lumière – un peu
comme pour nous l’application “lampe torche” de notre téléphone portable.
Anecdotes que ces multiples animaux accompagnés et rendus brillants par
des bactéries ? C’est l’apparence où s’arrêtent trop de narrations. Tant du côté
bactérien que du côté animal, une telle association luminescente est souvent
apparue au cours de l’évolution. En fait, ce type d’association n’est qu’un cas
banal où le monde microbien est instrumentalisé par de plus gros organismes.

Cet ouvrage décrit comment les animaux, mais aussi les plantes, sont
intimement construits par les microbes qui les habitent, et les aident à
accomplir des fonctions variées et souvent vitales – et donc comment les plus
gros organismes ne sont jamais seuls, mais fourmillent de microbes utiles.

L’INCLASSABLE NATURE DES LICHENS

Commençons par un peu d’histoire des sciences, et campons le décor


conceptuel de cet ouvrage : un décor qui émerge tardivement, au XIXe
siècle… avec des lichens.
Écorce d’arbre, piquet, rocher exposé, toiture : en toutes conditions
hostiles, des lichens poussent à même le support ingrat, entre couleur verte et
tonalités plus pâles ou orangées. En croûte, en feuille rampante, ou même en
arbuscule dressé ou pendant, leur forme suggère un organisme à part entière –
le lichen, en un mot. Depuis l’Antiquité, leur place était incertaine. Ils sont
verts et donc végétaux, mais on ne savait s’il fallait plutôt les rattacher aux
algues, aux mousses, ou aux plantes. D’un autre côté, les lichens forment des
spores d’une façon identique à celle de champignons du groupe de la truffe et
de la morille, ce qui suggère une autre position possible dans la classification.
Problème irritant, mais enfin, un lichen doit bien avoir sa place dans la
classification ?
Un botaniste suisse, Simon Schwendener (1829-1919), proposa une
réponse en forme de révolution. Il avait observé, comme d’autres, une dualité
de structures sous le microscope : le lichen mélange des filaments
translucides, qui rappellent les filaments végétatifs des champignons, ce
qu’on nomme des hyphes, et de petites cellules rondes et vertes. Ces
dernières étaient alors créditées d’un rôle dans la reproduction (d’où leur
ancien nom de gonidies, du grec gonos, semence). Mais Schwendener
proposa lors d’une conférence en 1867 une autre interprétation : les lichens
ne seraient en réalité que l’association d’algues capables de photosynthèse
(les cellules vertes) et d’un champignon les enchâssant dans une structure
formant le lichen. Le compte rendu de son intervention indique que “la
conception du conférencier est que le lichen ne doit pas être vu comme un
organisme autonome, mais comme un champignon connecté à des algues”.
Le “schwendenérisme”, comme on l’appela alors ironiquement, fut d’abord
critiqué et tourné en dérision, notamment par l’un des plus grands
lichénologues du XIXe siècle, le Finlandais William Nylander (1822-1899),
qui décrivit plus de 3 000 espèces de lichens sans croire un instant à une
théorie aussi farfelue !
Et pourtant… d’autres reprennent bientôt cette idée. Parmi eux, le botaniste
russe Andreï Famintsyne (1835-1918) sera le premier à isoler et cultiver
séparément les algues des lichens au laboratoire. Au début du XXe siècle, un
autre botaniste, le Français Gaston Bonnier (1853-1922), bien connu pour ses
ouvrages de botanique qui servent encore à identifier les plantes françaises,
réalisa la re-synthèse de lichens : il reforma des lichens en partant de
champignons et d’algues, d’abord cultivés séparément, puis remis en culture
conjointe. Aujourd’hui, le “nom du lichen” est en fait celui du champignon.
L’algue en a un autre, même s’il est souvent peu ou pas connu car nous avons
hérité du passé l’habitude de penser le lichen au travers d’un nom unique,
même si celui-ci n’est maintenant plus que celui du champignon. Cette
controverse historique sur la nature des lichens, à présent conclue à
l’avantage de Schwendener, montre que, contre toute idée établie alors, des
organismes microscopiques peuvent réaliser ensemble une structure visible à
l’œil nu, dotée de sa forme propre, où ils vivent ensemble, jamais seuls.
Cet ouvrage décrit comment très souvent, comme dans le cas des lichens,
des microbes se cachent derrière ce que nous voyons comme des organismes
“autonomes”.

LA SYMBIOSE, AU SENS LARGE : VIVRE ENSEMBLE

Cette controverse sur les lichens a fait émerger le concept de la vie conjointe
d’espèces distinctes. Le premier à le formaliser est un biologiste allemand,
Albert Frank (1839-1900), qui propose le terme de Symbiotismus dans un
article de 1877 pour désigner l’association de l’algue et du champignon dans
le lichen. En 1879, le mot prend son envol sous sa forme actuelle de
“symbiose” grâce à Anton de Bary (qui ne cite d’ailleurs pas son compatriote
Frank… alors qu’il n’y a sans doute pas qu’une coïncidence entre ces deux
mots !). De Bary (1831-1888) est un très grand microbiologiste allemand, un
peu injustement ignoré des Français : c’est sans doute une séquelle lointaine
de la haine franco-allemande qui régna jusqu’à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, chacun ignorant ou niant vainement la valeur du voisin. De Bary
est auréolé du prestige de ses précédentes découvertes, comme la
démonstration que le mildiou de la pomme de terre est une maladie due à un
champignon. Lors d’une conférence à la réunion de 1878 des naturalistes
allemands (à Strasbourg, alors allemande et où de Bary enseigne), il prononce
une conférence sur Le Phénomène de la symbiose (Die Erscheinung der
Symbiose). Il en publie le texte en 1879, en allemand puis en français dans la
Revue internationale des sciences, reprenant plusieurs exemples dont celui
des lichens. Il y définit la symbiose comme “la vie ensemble d’organismes de
noms [donc d’espèces] différent[e]s”, conformément à l’étymologie, du grec
sun, avec, et bios, vie. Les partenaires de ce vivre-ensemble sont appelés des
“symbiontes”.
Cette définition désigne une coexistence durable entre espèces, durant tout
ou partie de la vie des symbiontes, quels que soient les échanges entre eux.
De Bary et Schwendener considéraient d’ailleurs que les algues étaient
probablement parasitées par le champignon au sein des lichens ; de Bary écrit
que “l’exemple le plus connu et le plus parfait de symbiose est le parasitisme
complet, c’est-à-dire l’état dans lequel un animal ou une plante naît, vit et
meurt sur ou dans un organisme appartenant à une autre espèce”. En ce
premier sens, qui ne sera pas celui retenu dans cet ouvrage, la symbiose est
une coexistence, quel qu’en soit l’effet, positif ou négatif, sur les partenaires.

Cet ouvrage décrit comment très souvent les organismes vivent en


symbiose.

LE MUTUALISME : VIVRE EN BONS TERMES

Pourtant, il n’y a pas que du parasitisme dans la coexistence, en particulier


chez les lichens ! Allons sur une côte rocheuse bretonne, et observons-y un
petit lichen qui vit dans la zone de balancement des marées : le lichen
pygmée (Lichina pygmaea). Il forme des tapis ras, de 1 centimètre
d’épaisseur, sur les rochers soumis à la rage des vagues. Ici, ce sont des
bactéries photosynthétiques, des Calothrix du groupe des Cyanobactéries, qui
sont associées au champignon. D’ailleurs, ces Calothrix vivent aussi à l’état
libre aux alentours, formant de petits groupes retenus dans un gel commun,
en pustules sombres de 0,5 à 2 centimètres de diamètre. Mais elles se
trouvent dans des endroits plus abrités du courant et souvent moins élevés
que le lichen, car elles exigent moins de courant et plus d’immersion à marée
haute. De plus, on ne les voit pas en hiver : Calothrix survit alors sous forme
de petites cellules d’attente, bourrées de réserves, qui résistent au froid et aux
tempêtes hivernales au fond de l’eau, attendant des conditions meilleures,
tandis que les lichens, pérennes, sont, eux… toujours là. Protégée par le
champignon, la cyanobactérie colonise activement d’autres milieux et
d’autres saisons : le bénéfice ne fait aucun doute.
On considère aujourd’hui que, dans la majorité des cas, l’algue des lichens
profite de la présence du champignon, qui la protège et lui apporte l’eau (en
milieu terrestre), des sels minéraux et des gaz. Réciproquement, le
champignon y gagne aussi, en se nourrissant d’une portion de la
photosynthèse de l’algue. Il y a donc bien entraide (et nous reparlerons de
l’entraide lichénique au chapitre III). Une famille d’algues vertes très
fréquente dans les lichens, les Trébouxiacées, n’a même jamais été trouvée
seule dans le milieu, à l’état libre : pour elle qui ne vit que dans les lichens, le
bénéfice ne fait aucun doute !
Certaines interactions peuvent donc être réciproquement bénéfiques. Dans
un ouvrage paru en 1875, Les Commensaux et les parasites dans le règne
animal, le zoologue belge Pierre-Joseph Van Beneden (1809-1894)
s’intéresse aux conséquences des interactions entre espèces animales.
Comme le titre l’indique, il décrit les cas de parasitisme (où une espèce en
exploite une autre) et de commensalisme (où une espèce en utilise une autre,
à laquelle cela ne fait ni chaud, ni froid). Mais il souligne qu’il y a d’autres
façons de coexister : “On voit des animaux qui se rendent mutuellement des
services. Il serait peu flatteur de les qualifier tous de parasites ou de
commensaux. Nous croyons être plus juste à leur égard en les appelant
mutualistes.” De Bary avait, lui, pris ses exemples de symbioses dans le
monde végétal au sens large, et il renvoyait d’ailleurs au livre de Van
Beneden pour les exemples animaux.
Ce concept de mutualisme connaît un succès rapide, car les exemples ne
manquent pas. Ainsi, les insectes pollinisateurs qui butinent les fleurs : leur
va-et-vient de fleur en fleur déplace le pollen, permet la fécondation et
annonce les fruits ; cependant ils se nourrissent de nectar ou d’une partie du
pollen. On le voit, certains mutualismes, comme la pollinisation, impliquent
des partenaires qui n’interagissent que transitoirement ; mais d’autres, comme
les lichens, sont réellement symbiotiques. De là, mutualisme et symbiose
vont, dans les textes français, bientôt tisser des liens étroits… jusqu’à
fusionner en une seconde définition de la symbiose. Alors qu’en anglais,
symbiosis désigne souvent encore toute coexistence, quel qu’en soit l’effet
sur les partenaires, comme au sens initial de de Bary, “symbiose” a pris en
français un second sens, plus restrictif aux cas de mutualisme (un sens
d’ailleurs de plus en plus souvent utilisé en anglais). Ce sera le nôtre, dans cet
ouvrage où nous restreindrons la symbiose aux cas où la coexistence a des
effets réciproquement bénéfiques, autrement dit aux cas de mutualisme où les
deux partenaires vivent ensemble.
Cet ouvrage décrit comment très souvent les organismes vivent en
symbiose au sens francophone, c’est-à-dire en mutualisme.

PRÉLUDE TARDIF, ET CHANTIER OUVERT CHEZ LES MICROBES

Symbiose et mutualisme, qui forment le prélude de cet ouvrage, apparaissent


donc tardivement dans l’histoire des sciences, à la fin du XIXe siècle.
Tardivement, car les interactions réciproquement nuisibles sont, a contrario,
déjà connues depuis longtemps à cause de leurs effets souvent déplorables :
on connaît le parasitisme, qui implique des microbes comme des
champignons ou les bactéries pathogènes de l’homme ; la prédation en
représente un cas extrême où l’un des protagonistes est rapidement tué ; la
compétition est partout, cette interaction où des individus utilisant les mêmes
ressources se nuisent réciproquement, simplement en essayant chacun de
survivre. D’ailleurs, ces interactions nuisibles sont à la base de la sélection
naturelle, proposée par Charles Darwin (1809-1882) dans son ouvrage On the
Origin of Species (L’Origine des espèces) de 1859 : “Chaque espèce, même
là où elle abonde, souffre constamment d’énormes destructions, à certains
moments, de ses ennemis ou de ses compétiteurs pour la nourriture ou
l’espace”, et “la sélection naturelle agit par compétition”. Survivent et se
reproduisent ceux qui se tirent le mieux de ces interactions-là.
L’apparition tardive des notions de symbiose et de mutualisme est tout
particulièrement vraie dans le monde microbien. Au cours du XIXe siècle, les
microbes avaient surtout été envisagés au travers de leurs effets négatifs. De
Bary a montré en 1861 que les champignons peuvent causer des maladies
comme le mildiou de la pomme de terre ; Louis Pasteur (1822-1895), son
alter ego français, travaille sur les microbes comme agents de la
décomposition (il démontre la nature microbienne de la fermentation
alcoolique, et de ses accidents comme le virage au vinaigre) ou de la maladie.
Pasteur rivalise sur ce second terrain avec le médecin allemand Robert Koch
(1843-1910) qui démontre l’origine bactérienne de la maladie du charbon,
puis de la tuberculose. Tous ces travaux jettent des lueurs détestables sur le
monde microscopique, et valent au mot de “microbe” d’être injustement
connoté d’une nuance exclusivement négative que cet ouvrage rejette, bien
sûr.
Arrêtons-nous un instant sur le mot de “microbe” lui-même, créé par le
médecin militaire Charles-Emmanuel Sédillot (1804-1883) en 1878, à partir
de micro (petit) et de bios (vie) : petit organisme vivant… quoi de plus neutre
et descriptif ? Rien de négatif en soi ! Sauf que le mot s’est très vite
connoté… Peut-être le lecteur se demande-t-il pourquoi, dès lors, j’utilise ce
terme aux connotations négatives, alors que je souhaite redorer le blason
microbien ? Oh, j’aurais bien pu utiliser “microorganisme”, en effet, un peu
plus long, plus technique et donc moins connoté – un mot d’ailleurs forgé
deux ans avant “microbe”, avec une étymologie voisine, par le journaliste et
rédacteur du Journal officiel Henri de Parville (1838-1909). Mais ce que
faisant, je me cacherais derrière un mot aux allures techniques, sans affronter
le cœur du problème : les connotations négatives du mot “microbe” portent
moins sur le terme que sur ces organismes eux-mêmes. Et ce livre n’est pas
écrit pour se cacher derrière les mots, mais bel et bien pour renouveler et
neutraliser une vision archaïque des microbes. J’utiliserai “microbes” au
cours de cet ouvrage, avec l’espoir qu’arrivé à la conclusion, le lecteur les
verra autrement, même sous ce nom.
Le rôle mutualiste des microbes reste donc peu envisagé à la fin du XIXe
siècle, à quelques exceptions près, comme les lichens (et encore, pas aux
yeux de tous les chercheurs). Pourtant, c’est à leurs côtés qu’il faut chercher
des symbioses. En effet, la plupart des espèces vivantes sont microbiennes :
la réelle diversité, à la fois des espèces et des modes de vie, est
microscopique. Nos salles de travaux pratiques annoncent tacitement ce
programme, où la première chose qu’on voit sont des loupes et des
microscopes. Le monde est fait de plus petits que nous et comme ils
dominent partout, si l’on veut évaluer le statut et l’importance exacte de la
symbiose, c’est chez les microbes qu’il faut l’évaluer.
Cependant, l’idée que les plantes et les animaux reposent (et pas seulement
anecdotiquement) sur des symbioses avec des microbes n’émergera que
lentement… Plus tardivement encore, donc, que les notions de symbiose et de
mutualisme ! Au-delà des travaux de fondateurs peu écoutés, c’est dans la
seconde moitié du XXe siècle, ces vingt dernières années surtout, que notre
vision des microbes évolue : alors seulement leur rôle symbiotique apparaît
pleinement à tous, révélant que les organismes qui nous entourent ne sont, en
fait, jamais seuls, mais peuplés de microbes.

Cet ouvrage décrit comment très souvent les organismes vivent en


symbiose, c’est-à-dire en mutualisme, et que ceci implique la plupart du
temps des microbes.

DANS LES PAGES QUI SUIVENT…

… nous allons donc étudier l’omniprésence des microbes favorables aux


plantes et aux animaux, qui ne vivent jamais seuls. Si ces symbioses
microbiennes ont émergé tardivement dans la biologie moderne, comme nous
le reverrons par des dates plus précises, elles envahissent aujourd’hui notre
vision du vivant. Par “microbes”, nous entendons ici plusieurs groupes
d’organismes, divers par leurs origines, leurs biologies et leurs formes, mais
tous semblables par leur petite taille qui, en les rendant invisibles, nous mène
trop souvent encore à négliger leur présence.
Qui sont plus exactement les microbes ? Les champignons, d’abord : bien
sûr, ils fabriquent parfois leurs spores dans de grosses structures visibles à
l’œil nu, celles que nous ramassons en forêt, particulièrement à l’automne.
Mais ce sont des microbes quand même ! D’abord, même les champignons
qui édifient de telles structures vivent, la majorité du temps, à l’état de fins
filaments invisibles à l’œil nu, les hyphes, d’un diamètre d’un centième de
millimètre. Ensuite, la plupart des espèces forment leurs spores plus
discrètement, de façon invisible (entre autres, les moisissures qui couvrent les
fromages, ou les levures, qui sont des champignons unicellulaires). Il y a
aussi, plus petites et plus nombreuses que les champignons, avec leur
millième de millimètre, les bactéries, aux cellules isolées ou parfois réunies
en petits chapelets. Il en existe deux grands groupes : les Archées et les
Eubactéries – celles que nous aborderons ici appartiendront toutes aux
Eubactéries, et nous les appellerons plus simplement “bactéries”. Il y a aussi
tous ces microbes non bactériens qui appartiennent au grand groupe des
Eucaryotes (cet ensemble qui comporte aussi les champignons, les animaux
et les plantes, et dont nous reparlerons au chapitre IX), et qui sont quant à eux
constitués d’une seule cellule, 10 à 100 fois plus grosse que celle des
bactéries. Certains se nourrissent de matière organique ou d’autres cellules :
ce sont les protozoaires, qui appartiennent à des groupes très divers, comme
les paramécies, les flagellés ou les amibes. D’autres sont photosynthétiques :
ce sont les algues unicellulaires qui peuplent les eaux douces et marines, mais
qui vivent aussi sur terre, où certaines prennent par exemple part aux lichens.
Enfin, il nous arrivera de parler de plus petits encore : les virus, qui n’ont
pas de cellule mais empruntent celles des autres pour se multiplier. On les
classe parfois hors des microbes, parce qu’ils ne possèdent pas de cellule
justement, mais ils sont petits et contribuent invisiblement à diverses
symbioses, aussi les mentionnerons-nous chaque fois que nécessaire. Nous
aborderons même, ici ou là, des symbioses avec de très petits animaux, peu
ou à peine visibles à l’œil nu : de petits vers appelés nématodes, ou encore
certains petits acariens. En effet, bien que ce ne soient pas non plus des
microbes, ils forment aussi des symbioses et des interactions invisibles au
premier abord, mais très importantes pour leurs partenaires – nous les
élèverons au rang de “microbes honoraires” pour la cause de ce livre.
Dans cet ouvrage, nous montrerons successivement les trames
microbiennes des plantes, puis des animaux, dont l’homme, avant d’aborder
les manifestations des symbioses microbiennes à de plus grandes échelles,
évolutives, écologiques et culturelles.
Les trois premiers chapitres envisageront, en décrivant la base microbienne
des plantes, comment une symbiose se définit et se construit. Nous verrons
successivement les échanges nutritifs, les protections contre les agressions du
milieu, le rôle développemental, et enfin les propriétés nouvelles émergeant
dans l’association, qui modifient le fonctionnement des organismes et parfois
aussi celui des écosystèmes.
Puis trois chapitres approcheront l’angle animal des symbioses
microbiennes : d’abord au travers de la digestion de l’herbe par les vertébrés
comme la vache, puis grâce à d’extraordinaires adaptations symbiotiques à
des milieux marins eux aussi peu ordinaires, et enfin dans les adaptations des
insectes à leurs niches écologiques si variées.
Et l’homme ne fait pas exception ! Il nous faudra deux chapitres, et le
recours à quelques expériences sur des rongeurs, pour décrire nos
compagnons microbiens et leurs rôles, omniprésents et parfois inattendus.
Une fois arrivés à ce stade, un chapitre abordera une découverte majeure
de la biologie moderne qui met encore plus de microbes dans l’animal et la
plante : leurs cellules (dont les nôtres) sont elles-mêmes intimement faites de
microbes qui en sont devenus des composants vitaux, pour la respiration ou la
photosynthèse ! La symbiose microbienne atteindra alors le cœur même de la
plante et de l’animal.
Deux chapitres successifs envisageront alors deux questions écologiques et
évolutives liées aux symbioses microbiennes. D’abord, quels mécanismes
assurent la permanence, de génération en génération, des symbioses
microbiennes ? Ensuite, nous montrerons cette passerelle étonnante où les
maladies des uns… se retrouvent amies des autres, et façonnent les
populations, les écosystèmes, et même certains groupes humains !
Nous terminerons notre périple en revenant à l’honnête homme du XXIe
siècle, pour découvrir en deux chapitres finaux ces symbioses microbiennes
qui peuplent notre quotidien d’une façon trop souvent ignorée, autour de
notre alimentation surtout – une présence microbienne qui, nous le verrons,
est héritée d’un passé où elle a permis de construire nos civilisations
agricoles.
Le contenu de chaque chapitre est annoncé sous son titre en un style libre,
et son objectif plus précis est libellé à la fin de sa première section. À l’issue
de chaque chapitre, nous essaierons de dégager les idées majeures acquises
dans une section “Pour conclure…”. Le lecteur qui, dans un chapitre,
s’ennuierait d’exemples ou d’organismes qu’il n’aime pas est invité à
consulter simplement ces conclusions, afin de pouvoir poursuivre directement
au chapitre suivant. En effet, même s’ils contribuent à une progression vers
les conclusions finales, chacun des chapitres est conçu d’une façon largement
indépendante des autres. L’ouvrage évite enfin, autant que possible, les
termes jargonneux et il n’exige pas de connaissances biologiques fines du
lecteur : mais comme les biologistes n’échappent guère au jargon, un
glossaire en fin d’ouvrage aide celui qui hésiterait sur certains mots.
L’ouvrage est également un périple dans le monde vivant, visible ou non,
connu ou pas ; c’est aussi un cheminement dans l’histoire des sciences… À
son issue, l’invisible aura pris le pouvoir et les organismes, les habitudes
quotidiennes et les processus écologiques qui nous entourent seront en grande
partie devenus des constructions microbiennes. On aura donné, du moins
l’espère-t-on, un sens biologique à bien des observations ou des faits connus
de chacun, un sens bien sûr microbien. Et l’on espère que ces interactions
entre espèces, tout comme les fonctions des microbes, auront étonné le
lecteur par leur diversité et leur subtilité, autant qu’elles fascinent l’auteur lui-
même.

Car cet ouvrage veut avant tout s’émerveiller des richesses du monde
microbien et des interactions entre les êtres vivants. Laissez-vous à présent
conter ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les
civilisations, et leur offrent de n’être jamais seuls…
CHAPITRE PREMIER

COLOSSES AUX RACINES MICROBIENNES :


DES CHAMPIGNONS NOURRISSENT LES PLANTES

Où, en plantant des pins sous les tropiques, on découvre des champignons sur leurs
racines, puis, à bien regarder, des champignons en tous lieux dans toutes les plantes ;
où l’on voit certains champignons tisser un organe mixte sur les racines des plantes,
qui sert à l’alimentation respective des deux partenaires… et comment plante et
champignon en dépendent tous deux vitalement ; où les champignons peuvent mettre
les plantes en réseau, et où ces réseaux nourrissent de fantomatiques plantes sans
chlorophylle. Et comment, finalement, les plantes, aux racines microbiennes, abordent
et exploitent le sol par le truchement de champignons…

LA DIFFICILE INSTALLATION DES PINS DANS LES COLONIES


EUROPÉENNES

Il existe plus d’une centaine d’espèces de pins, toutes issues de l’hémisphère


nord : sous les tropiques, les pins ne se trouvaient historiquement que dans le
Nord des Caraïbes et dans certaines parties de l’Asie tropicale. Partout,
comme chez nous ou en Asie, ce sont de vigoureuses espèces, poussant en
tous sols, et particulièrement dans des milieux pionniers. Ils comptent ainsi
parmi les premiers arbres colonisant les champs abandonnés et les friches. Au
temps de la colonisation de l’Amérique du Sud, de l’Afrique et de l’Australie,
les colons européens tentèrent d’introduire des pins : outre leur croissance
rapide, ils forment de hauts troncs droits, et sont donc idéaux pour faire des
mâts (vitaux pour la marine à voiles) ou construire des bâtiments, d’autant
que leur bois est imprégné d’une résine qui en retarde la décomposition. Las !
Les semis de graines sous les tropiques ou dans l’hémisphère sud se soldèrent
d’abord par des échecs inattendus. Les plantules végétaient, leurs aiguilles
jaunissaient, puis elles mouraient, ou, si elles survivaient, ne grandissaient
guère. Pourquoi donc ces petits pins faisaient-ils mentir leurs origines ?
Une méthode empirique émergea au cours du XIXe siècle : il suffisait
d’importer un peu de sol européen dans les pépinières, ou encore d’y apporter
des petits plants déjà enracinés dans du sol d’Europe. La croissance se
poursuivait alors normalement… Sans le savoir au départ, puis de façon plus
consciente ensuite, ce sont des microbes du sol, plus exactement des
champignons vitaux pour les pins, qu’on introduisit ainsi ! Ces introductions
s’échelonnèrent entre le XIXe siècle en Afrique, les années 1920 en Asie, et
les années 1950-1970 en Amérique du Sud et dans le Sud des Caraïbes. Des
champignons du sol s’associent en effet aux racines des pins, en une
association vitale sur laquelle nous reviendrons (car on ne voit pas encore
bien, à ce stade, ce qu’un arbre peut obtenir d’un champignon). Mais le fait
est que, sans champignon approprié dans le sol, pas de pins. Il fallait bien des
contrées exotiques pour révéler une dépendance invisible, quoique bien
réelle, chez nous : les plantes dépendent de champignons colonisant leurs
racines.
Les champignons liés aux racines des pins appartiennent à des groupes très
communs dans nos forêts, et bien visibles en surface à l’automne par des
structures massives parfois comestibles : lactaires, russules, amanites,
tricholomes, cèpes, girolles, pieds-de-mouton, trompettes des morts, etc. Ces
structures transitoires charnues et aériennes sont l’organe de reproduction où
ces champignons produisent des spores, ces petites cellules en vie suspendue
qui peuvent être disséminées, puis reprendre vie et germer. Bien évidemment,
ce sont des filaments microscopiques, qu’on appelle les hyphes, qui
constituent la partie souterraine et pérenne de ces champignons et qui sont
associés aux racines. Dans les régions où poussent les pins, comme les nôtres,
de telles espèces existent spontanément dans les sols, ou bien elles les
colonisent facilement par spores à partir des forêts proches : les pins
s’implantent toujours. Mais ces espèces n’étaient pas présentes dans les zones
d’introduction tropicales. Aujourd’hui, ce sont des champignons forestiers
européens qui sont fréquents sous les pinèdes tropicales ! Bien plus, depuis
que ces champignons sont introduits, ils aident les pins à se propager, et leur
ont redonné là-bas leur vigueur pionnière de chez nous… Champignons et
pins se propageant de proche en proche, ce petit monde est hélas devenu
envahissant sous les tropiques et dans des pays de l’hémisphère sud. Ils
remplacent les forêts indigènes et menacent de raréfaction certaines espèces
forestières locales. De vraies pestes végétales, traces irrémédiables des
activités des colons d’autrefois…

Ce premier chapitre est consacré à la nutrition microbienne des plantes,


au travers des interactions entre leurs racines et les champignons du sol :
nous allons décrire la découverte et la diversité de ces associations, puis leur
rôle nutritif pour les partenaires. Une dernière étape nous montrera la façon
dont les champignons impliqués relient les plantes entre elles, en un réseau
qui joue un rôle dans l’alimentation et la vie végétales.

DES TRUFFES AUX MYCORHIZES

Les champignons associés aux racines des plantes furent découverts un peu
plus tard que ceux responsables des maladies végétales, reconnus quant à eux
dès le milieu du XIXe siècle. Ces champignons des racines appartiennent à
deux grands groupes, qui contractent des associations un peu différentes par
la forme.
Le premier type qui fut découvert n’est présent que localement sous les
tropiques, mais fréquent sur les arbres des régions tempérées. C’est lui qui
manquait aux pins tropicaux. Ce type d’association fait intervenir des
champignons connus des promeneurs en forêt : deux tiers des espèces que
nous voyons former leurs spores en forêt en font partie. Les protagonistes
appartiennent à plusieurs milliers d’espèces, rattachées à différentes lignées
de deux groupes : les Ascomycètes, dont la truffe par exemple, et les
Basidiomycètes, dont bien des champignons à tubes et à lamelles, ou les
girolles. On doit la découverte de ce type d’association à Albert Frank, ce
biologiste allemand cité plus haut pour son approche des lichens et la création
du mot Symbiotismus. Frank avait été sollicité par le ministre de l’Agriculture
de Prusse pour découvrir l’origine, alors encore mystérieuse, des truffes. Il lui
fallait en particulier comprendre leur lien aux arbres, chênes ou noisetiers
notamment, sous lesquels on trouve toujours les truffes. Ce lien, c’est cette
association étroite aux racines que nous évoquions, car la truffe est l’un de
ces discrets alliés du sol, vitaux pour les arbres. Frank découvrit et décrivit
dans un article de 1885 les racines colonisées par des champignons, en une
association étroite présente en abondance sur les systèmes racinaires d’arbres
qu’il avait observés.
Le champignon enveloppe l’extrémité des racines avec ses hyphes, très
serrés, formant comme une chaussette. La racine se déforme souvent, en se
ramifiant sous l’effet de la présence du champignon, notamment parce que
celui-ci émet des analogues d’une hormone végétale, l’auxine, qui
provoquent la ramification racinaire. Chez les pins, les racines, qui ont
habituellement une croissance rectiligne et se ramifient secondairement en
deçà de la pointe de la racine, perdent cette allure : elles se ramifient par
dichotomie, en se fendant régulièrement en deux en Y, mimant de petits
cœurs ! La racine prolifère et multiplie donc les contacts avec le champignon
qui, quant à lui, pénètre entre les cellules les plus externes de la racine, les
décollant entre elles et formant un réseau intercellulaire.
On observe donc un très fin tissage entre les cellules des deux partenaires,
en une structure qui n’est ni seulement une racine, ni seulement du
champignon, mais une véritable chimère. Frank créa pour désigner ces
structures mixtes le mot “mycorhize”, qui associe les étymologies grecques
mukes, champignon, et rhiza, racine, tout comme l’anatomie des mycorhizes
mélange ces deux partenaires. Frank fait d’ailleurs remarquer qu’un autre
forestier, Theodor Hartig (1805-1880), avait dessiné une mycorhize dès 1840,
mais sans soupçonner qu’un champignon formait une partie de la structure :
la continuité et l’intrication sont telles que Hartig pensait que les hyphes
étaient des structures d’origine racinaire ! D’ailleurs, le réseau d’hyphes entre
les cellules de la racine, qu’il avait dessiné sans le comprendre, porte
aujourd’hui encore le nom de “réseau de Hartig”. Ce que Frank ne mentionne
pas, c’est qu’une autre petite plante, le monotrope (sur laquelle nous
reviendrons dans ce chapitre), avait attiré l’attention sur une association
mycorhizienne très voisine : vers 1841-1842, on remarqua de fins filaments
dont le naturaliste anglais Thomas Rylands (1818-1900) montra finalement
que c’étaient des hyphes de champignon colonisant la racine, mais… “sans
rôle essentiel” selon lui.
Frank soupçonne que ces champignons se nourrissent de l’arbre. Mais,
comme toutes les racines sont colonisées sans préjudice apparent, il infère
que les deux partenaires vivent “en assistance réciproque, sans se nuire”.
Frank pensait intuitivement en termes de mutualisme, même s’il n’utilisait
pas ce mot. Ce que suggèrent les pins sous les tropiques, c’est que cette
assistance est vitale. Ce type de mycorhize, où le champignon est
abondamment présent sur la racine, qu’il colonise entre les cellules
seulement, est maintenant appelé ectomycorhize (du grec ecto, dessus). Mais
cette symbiose mycorhizienne ne se limite pas aux arbres des régions
tempérées, loin s’en faut, comme le montre le second type de mycorhizes.

DES CHAMPIGNONS PLEIN LES RACINES, ET EN TOUS LIEUX !

Alors que Frank, visionnaire, s’éteint à Berlin sans que sa découverte ait été
vue autrement que comme une curiosité, le mycologue français Pierre-
Augustin Dangeard (1862-1947) est appelé par l’Administration forestière, en
France cette fois, à déterminer l’origine d’un dépérissement de peupliers près
de Poitiers, entre 1896 et 1900. Outre les ectomycorhizes découvertes par
Frank, il observe un champignon qui pénètre dans les cellules de la racine,
qu’il décrit sous le nom de Rhizophagus populinus (mot à mot, le “mangeur-
de-racine du peuplier”), et qu’il considère comme un possible parasite
causant le dépérissement. S’il avait étudié les racines des arbres sains ou
d’autres plantes alentour, il aurait découvert que de semblables champignons
s’y développent aussi, sans aucun dommage…
Dangeard rapportait alors, pour la première fois, l’observation du second
type de mycorhize, qui est le plus universel. Absent sur la plupart des arbres
de chez nous, il est présent sur plus de 80 % des plantes, dans nos régions et
toutes les autres, dont les tropiques. Des arbres et des arbustes tropicaux,
mais aussi la majorité des plantes sans bois, les herbacées, prennent part à
cette association. Dans ce cas, le champignon n’est guère visible de
l’extérieur : il pénètre directement dans la racine où il développe entre les
cellules des hyphes en petit nombre, qui ne sont visibles qu’au microscope
après une coloration spécifique. Par endroits, ces hyphes se renflent en
vésicules où le champignon stocke ses réserves (il y a souvent une grosse
goutte de lipides dedans). Dans certaines cellules de la racine, les hyphes
entrent et, à partir du point de pénétration, se ramifient finement dans la
cellule, en de délicates structures appelées arbuscules tant elles rappellent, au
microscope, des arbustes ! Comme le développement de l’arbuscule se fait en
repoussant la membrane qui entoure la cellule en-dedans de sa paroi, celle-ci
reste vivante : habitée mais vivante. Ces arbuscules forment donc un tissage
biologique au cœur même de certaines cellules racinaires…
Dans ce type de mycorhize, le champignon est présent plus au sein des
racines qu’en surface et il pénètre au cœur de certaines cellules racinaires :
les cellules colonisées par les arbuscules sont l’équivalent, en termes de
contact entre partenaires, du réseau de Hartig, absent en ce cas. On parle donc
d’endomycorhize (du grec endo, dedans). L’identité exacte des champignons
impliqués est restée controversée jusqu’aux années 1980. Leur étude est
compliquée parce qu’on ne sait pas les cultiver seuls, et qu’on ne les voit
jamais à la surface du sol : contrairement aux champignons
ectomycorhiziens, les champignons des endomycorhizes forment leurs spores
discrètement, isolées ou assemblées en minuscules groupes, dans le sol. On
ne sait trop comment elles se dispersent (peut-être propagées par des
insectes ?), mais elles sont partout. En tamisant un sol, on peut facilement
recueillir une fraction enrichie de ces grosses spores mesurant
de 0,1 à 0,4 millimètre, étonnantes par leur abondance et leur diversité de
taille et de couleur. Le groupe de champignons impliqué diffère de ceux
formant les ectomycorhizes : ce sont les Gloméromycètes, un groupe assez
mal connu qui ne vit que dans cette niche écologique, et jamais sans racine.
On dit qu’il contient quelques centaines d’espèces seulement mais, comme
elles sont difficiles à décrire… on n’en a aucune assurance.
L’écrasante majorité des “racines” que vous avez vues dans votre vie
étaient, à votre insu, des endomycorhizes ! En sorte que des espèces
différentes de champignons et de plantes ont mis en place, indépendamment
dans l’évolution, une interaction au niveau des racines dont l’anatomie,
ecto- ou endomycorhizienne, permet une coexistence intriquée des
partenaires. Mais avec quels effets pour ceux-ci ?

UNE AUBERGE ESPAGNOLE : CHACUN APPORTE UNE PARTIE DU


FESTIN

Si l’existence des mycorhizes perce dès les années 1900, grâce à de


nombreux travaux décrivant les structures, l’effet sur les partenaires est,
quant à lui, loin d’être compris au début du XXe siècle, comme l’atteste la
vision parasitaire qu’en avait Dangeard ! Le biologiste français Maurice
Caullery (1868-1958), dans son manuel de référence Le Parasitisme et la
symbiose, publié en 1922 et réédité jusqu’en 1950, résume l’impression
générale : “Le rôle des mycorhizes n’apparaît pas comme une symbiose aussi
précise que l’indique Frank. Le champignon paraît être un parasite, peu nocif
et toléré.” Une idée qui baignera plusieurs générations, et pourtant…
Si l’on exclut un ou deux précurseurs peu écoutés de leur temps, ce n’est
que dans les années 1950 que des expériences sur sol stérilisé démontreront
que l’inoculation d’un champignon améliore la croissance des plantes, car la
comparaison avec une plante sans mycorhize deviendra alors possible. Dans
les décennies suivantes, de multiples expériences au laboratoire étudient les
échanges, en particulier en utilisant des couples formés d’une plante et d’un
champignon en milieu contrôlé. Des marquages précisent les échanges entre
partenaires : par exemple, on fournit une molécule enrichie en un isotope
radioactif (carbone 14 ou phosphore 33), ou simplement en un isotope
habituellement rare (azote 15 ou carbone 13), à l’un des partenaires, puis on
recherche dans l’autre la présence de molécules portant cet isotope, pour voir
si l’élément considéré, carbone, azote ou phosphore, est transféré.
Les champignons reçoivent des molécules carbonées, plus précisément des
sucres, issus de la photosynthèse des plantes. Les champignons
endomycorhiziens, les Gloméromycètes, sont d’ailleurs totalement
dépendants de ce point de vue, car ils ne peuvent prélever seuls des
molécules carbonées du milieu ambiant : au laboratoire, on ne sait les cultiver
que sur des racines. On utilise des racines modifiées génétiquement au
laboratoire pour proliférer sans tige, sur un milieu synthétique où elles
prélèvent elles-mêmes des sucres dont elles prodiguent ensuite une partie aux
champignons. Les champignons ectomycorhiziens, en revanche, sont souvent
capables de prélever des molécules carbonées eux-mêmes : on peut donc en
cultiver certains sur des milieux riches en sucres, mais cela tient plutôt de la
survie artificielle. En effet, ils sont peu efficaces sans racine dans les sols qui
fourmillent d’autres microbes plus compétitifs pour s’accaparer les
ressources. Et sans les racines d’arbres, les champignons ectomycorhiziens ne
peuvent former les organes charnus portant leurs spores : ainsi, truffes,
girolles, chanterelles et autres cèpes ne se ramassent-ils qu’en forêt et, faute
d’en contrôler la production, se revendent sur les marchés à prix fort en
raison de leur rareté. Donc, sans plante, les champignons ectomycorhiziens
survivent sans se reproduire.
De plus, les milieux synthétiques requis pour les champignons
ectomycorhiziens doivent contenir des vitamines : on considère que les
racines leur fournissent aussi ces vitamines. Au total, l’entretien des
endomycorhizes et des ectomycorhizes engloutit, respectivement, 10 % et
de 20 à 40 % du produit total de la photosynthèse de la plante !
Quel est donc l’intérêt de ce coûteux partenariat pour la plante ? Le
champignon explore et exploite pour elle le sol, et rabat des alentours de la
racine l’eau et les éléments minéraux nécessaires à sa nutrition, azote,
phosphore, mais aussi potassium et magnésium, et divers oligoéléments
(cuivre, zinc, etc.). C’est ce qui explique l’essentiel de la dépendance de la
plante, comme en témoigne une observation (sur laquelle nous reviendrons au
chapitre X) : sur un sol très riche, où les ressources abondent, les plantes
peuvent se passer de champignons. Nous voyons ainsi émerger une sorte
d’“auberge espagnole”, où chacun apporte ce qu’il possède : la plante, sa
capacité à synthétiser des molécules carbonées par photosynthèse, et le
champignon, la capacité de ses hyphes à exploiter largement le sol. Le réseau
de Hartig des ectomycorhizes et les arbuscules intracellulaires des
endomycorhizes sont de formidables surfaces d’échanges nutritionnels entre
les partenaires. D’abord, les cellules des partenaires y sont très étroitement
accolées et développent une très large surface de contact. De plus, les deux
partenaires fabriquent à ce niveau les protéines qui, insérées dans la
membrane de leurs cellules respectives, servent de transporteurs aux
molécules échangées : l’un dépose les ressources exactement là où l’autre les
prend en charge.

LA MYCORHIZE, UNE SOUS-TRAITANCE

Mais pourquoi une plante dotée de racines dépendrait-elle d’un champignon ?


Après tout, la plus grande partie d’entre nous sait, depuis le collège ou le
lycée, que ces racines ont, à la surface de leur extrémité, des cellules
allongées dites “poils absorbants”. Ces cellules dont la forme augmente la
surface de contact avec le sol peuvent, comme leur nom l’indique, absorber
les ressources. En fait, cette notion en grande partie erronée est issue… de
l’époque où Caullery, par exemple, écrivait dans son ouvrage que “les poils
radicaux ne sont nullement supprimés et restent fonctionnels”. Les
enseignements s’appuient (encore trop souvent) sur des observations de
plantes en germination qui en effet, en attendant d’être colonisées par des
champignons, possèdent des poils absorbants actifs. Mais c’est un état
transitoire, celui de la jeune plantule et des toutes jeunes racines quand elles
apparaissent, qui est très vite remplacé par la symbiose dans les sols ! Fait
aggravant, la recherche en biologie végétale a longtemps utilisé des espèces
exceptionnellement non mycorhiziennes, comme l’arabette (Arabidopsis
thaliana, de la famille du chou) : cela simplifie leur culture et limite les
interférences dues à la présence d’un champignon, mais ce choix contribue à
cacher la réalité symbiotique de l’alimentation de la plupart des plantes. Bref,
l’idée préjugée d’une plante autonome a été appuyée d’exemples ad hoc…
alors qu’elle ne reflète qu’une exception ! Les programmes du secondaire
parus entre 2010 et 2015 (j’avoue y avoir participé activement) ont introduit
cette symbiose majoritaire avec des champignons, autrefois au mieux
enseignée avec l’écologie des champignons, pour la mettre au cœur de la
vision actuelle de la plante.
Cela dit, la possibilité de se nourrir grâce à des poils absorbants à l’état
jeune pose un problème : quel avantage de recourir à un champignon par la
suite du développement ? Il faut d’abord concevoir que les sols ordinaires
sont très pauvres en ressources utilisables par les plantes, surtout lorsque de
multiples racines entrent en compétition. Les ressources du sol sont
extrêmement diluées… et c’est d’ailleurs pour cela qu’en apportant des
engrais, on dope la croissance végétale. Dans un sol normal, il faut explorer
un gros volume pour assurer une nutrition efficace. De plus, certaines
ressources comme les phosphates ou certains oligoéléments sont très peu
solubles et ne peuvent être puisées dans l’eau qui circule dans le sol ; il faut
aller les prélever exactement là où elles se trouvent.
Les hyphes de champignons réalisent une exploration minutieuse,
lointaine, et peu coûteuse, des recoins du sol. Ces très fins filaments (d’un
diamètre d’un centième de millimètre) ont un coût de mise en place bien
moindre que les racines, dont les plus fines atteignent, elles, un diamètre d’au
moins un dixième de millimètre : pour une même longueur, un hyphe
représente 100 fois moins de biomasse qu’une racine. Ces hyphes peuvent
aller chercher là où ils se terrent les éléments nutritifs peu solubles, parfois
jusqu’à plusieurs dizaines de centimètres de la racine. Un dense réseau
d’hyphes existe dans le sol : dans une prairie, chaque mètre de racine
correspond à 10 kilomètres d’hyphes de champignons mycorhiziens
connectés aux mycorhizes, et nourris par elles en molécules carbonées et en
vitamines ! Chaque centimètre cube de sol contient entre 100 et 1 000 mètres
d’hyphes, dont la surface est, par procuration, le contact indirect entre la
plante et le sol. Sous 1 mètre carré de sol, la surface des hyphes représente
environ 100 mètres carrés ! De surcroît, dans le cas des Gloméromycètes, la
sécrétion d’une protéine très stable, la glomaline, joue sur la fertilité : elle
favorise la formation d’agrégats dans les sols, ce qui améliore l’aération du
substrat et la pénétration des racines, et elle accroît la rétention de l’eau et des
sels minéraux nutritifs.
Bref, les champignons font ce que ferait la plante – le contact avec le sol et
une contribution à sa structuration – mais pour un investissement en biomasse
bien moindre ! Si Hartig avait tort de penser que les hyphes étaient une partie
de la racine, sa vision était pertinente en termes fonctionnels, tant les hyphes
prolongent bel et bien les racines d’un point de vue nutritif. Un autre
avantage de la mycorhize est que l’interaction avec le champignon peut être
interrompue ou réduite si la plante a suffisance de ressources, ou si le milieu
est assez riche pour qu’elle s’y nourrisse seule : cela limite le coût de
l’association aux cas où elle est requise, car les plantes ne nourrissent les
champignons mycorhiziens que lorsque c’est le seul moyen d’accéder aux
ressources (nous y reviendrons au chapitre X). On retrouve là tous les
avantages de la sous-traitance, dont les travailleurs des sociétés modernes
connaissent les tristes conséquences : moins coûteuse et plus souple,
révocable lorsqu’elle n’est plus nécessaire…
Mais il y a plus, dans le cas des champignons ectomycorhiziens. Certaines
plantes accèdent grâce à eux à deux types de ressources qu’elles ne pourraient
exploiter sinon : les minéraux insolubles et la matière organique du sol. La
plante seule n’accède en effet qu’aux ions minéraux solubles. D’abord, les
hyphes peuvent se glisser dans d’infimes craquelures des fragments de roche
du sol, et y déstabiliser des cristaux. Pour cela, ils accumulent localement des
acides organiques : l’acidité aide à la dissolution des minéraux, tandis que la
base organique associée (du citrate ou de l’oxalate) piège les ions libérés,
empêchant leur recristallisation. Ce mécanisme peut dissoudre des ressources
minérales normalement insolubles et non disponibles pour la plante, par
exemple des cristaux contenant du potassium (feldspath) ou du phosphore
(apatite). D’autres champignons ectomycorhiziens peuvent exploiter la
matière organique morte des sols : ils produisent des enzymes qui attaquent la
matière organique. Ceci explique d’ailleurs que certaines ectomycorhizes se
trouvent entre les feuilles mortes, où le champignon s’active à cette tâche-là.
Cette attaque libère de petites molécules qui ne contribuent pas à nourrir les
champignons en termes d’énergie, mais dont certaines contiennent de l’azote
et du phosphate rendus assimilables par la petite taille de ces molécules. En
les prélevant, le champignon, qui reste dépendant de la plante pour l’essentiel
de ses molécules carbonées, complète son alimentation en azote et en
phosphate. Et il offre à la plante un accès indirect à ces ressources organiques
du sol !
La mycorhize fait donc entrer en résonance les capacités complémentaires
des deux partenaires, d’une façon qui rappelle, quant à l’échange réalisé, la
symbiose des lichens. Une plante est une sorte de lichen inversé, dont le
champignon serait plus discret et souterrain ! Souvent en milieu terrestre,
comme le montrent lichens et mycorhizes, les organismes photosynthétiques
s’appuient sur des champignons. Formée de façon coordonnée entre une
partie du champignon (connectée à l’ensemble des hyphes du sol) et une
racine du végétal (connectée aux parties aériennes), la mycorhize est le lieu
des échanges nutritifs entre les deux partenaires. On peut donc la considérer,
littéralement, comme un organe mixte, assurant la nutrition des partenaires.

DES PLANTES CONNECTÉES EN RÉSEAU

L’image d’une plante associée à un champignon sous-tend les travaux qui ont
permis de comprendre le fonctionnement des mycorhizes en laboratoire, en
étudiant un couple symbiotique cultivé en conditions contrôlées. Mais une
approche plus écologique est plus récemment venue compliquer notre vision.
En effet, les méthodes de la biologie moléculaire permettent à présent
d’identifier les espèces de champignons présentes sur les racines grâce à leur
ADN, en comparant leurs gènes à ceux de banques de données de référence –
alors que la morphologie de la mycorhize, elle, ne permet généralement pas
d’identifier le champignon. Bien plus, d’autres méthodes peuvent distinguer
entre eux des individus différents au sein d’une espèce donnée, grâce à des
portions de l’ADN qui varient d’un individu à l’autre – des méthodes par
exemple utilisées par la police scientifique sur l’homme.
Étudions la répartition, dans une pinède américaine, des individus d’un
champignon du genre Rhizopogon, des mycorhiziens du pin, en collectant les
ectomycorhizes dans le sol. Le typage génétique du champignon révèle qu’un
individu de cette espèce occupe en moyenne une surface de 1 à 10 mètres de
diamètre, dont il colonise le sol de ses hyphes. Chaque individu forme des
ectomycorhizes sur les racines d’une dizaine de pins voisins en moyenne (et
jusqu’à une vingtaine de pins différents pour un seul individu). Ce résultat est
potentiellement généralisable aux différentes espèces de champignons
présentes : or, en différents points de son système racinaire, un arbre
s’associe jusqu’à plusieurs centaines d’espèces de champignons ! Chacun de
ces champignons établit donc, au gré de la croissance de ses hyphes, des
symbioses avec plusieurs plantes de la même espèce qu’il relie en réseau… et
bien plus.
En effet, les champignons mycorhiziens sont rarement spécifiques, malgré
quelques exceptions pour les ectomycorhizes (comme le lactaire délicieux qui
affectionne les pins, ou les espèces de bolets raboteux du genre Leccinum,
chacune associée à son arbre préféré : chêne, bouleau ou peuplier). La règle
dans l’association mycorhizienne est au généralisme, où un champignon peut
coloniser différentes espèces de plantes, et vice-versa. Même la truffe noire,
réputée associée aux chênes, apprécie en fait aussi les noisetiers et les hêtres,
voire les pins : il lui faut juste un sol calcaire. Dans la forêt corse du Fango
par exemple, des collègues et moi-même avions identifié les champignons
ectomycorhiziens, là où n’existaient que deux espèces hôtes, des arbousiers et
des chênes verts. La diversité des champignons identifiés sur les racines (plus
de 500 espèces) y fait mentir la monotonie végétale de surface… De plus,
70 % des racines échantillonnées étaient colonisées par des espèces de
champignons formant des ectomycorhizes sur les deux hôtes ! Ainsi des
plantes voisines, même d’espèces différentes, partagent-elles une partie de
leurs symbiontes mycorhiziens…
La symbiose mycorhizienne est donc plutôt un réseau : des champignons
colonisent des plantes voisines, de même espèce ou d’espèces différentes, et
les relient indirectement ; de leur côté, les plantes sont mycorhizées par des
champignons différents, de même espèce ou d’espèces différentes, et relient
indirectement ces champignons entre eux. Nous avons pris des exemples
ectomycorhiziens, mais la même règle s’applique aux endomycorhizes
formées par les Gloméromycètes : le sol fourmille de réseaux.

LES RÉSEAUX MYCORHIZIENS, DISTRIBUTEURS DE NUTRIMENTS

Ces réseaux sont loin d’être un simple artifice de présentation : quelques


espèces se sont adaptées au réseau mycorhizien et démontrent son rôle…
dans des échanges entre plantes. Certaines plantes forestières sans
chlorophylle avaient très tôt attiré l’attention, comme le monotrope
(Hypopitys monotropa) dès les années 1840, nous l’avons vu plus haut, ou
une orchidée, la néottie nid-d’oiseau (Neottia nidus-avis) qui doit son nom à
ses grosses racines emmêlées en forme de nid. Elles ressemblent à des plantes
parasites, elles aussi sans chlorophylle, qui se nourrissent en accrochant leurs
racines à celles des plantes voisines dont elles détournent les sèves. Mais, ici,
les racines ne sont pas connectées à celles d’autres plantes. Incapables de
photosynthèse, comment ces plantes sans chlorophylle trouvent-elles donc
leur subsistance ?
On sait depuis le XIXe siècle que leurs racines sont densément colonisées de
champignons, qui devaient être la source de leur alimentation, mais dont
l’identité et les ressources restaient inconnues. J’ai été de ceux qui, utilisant
l’identification des champignons par l’ADN, ont montré que ces champignons
sont… les mêmes que ceux qui forment les ectomycorhizes des arbres
immédiatement voisins ! Des travaux de marquage (utilisant des isotopes,
comme plus haut, mais en forêt cette fois) ont démontré la réalité des
transferts : les molécules carbonées prélevées par les champignons sur une
plante verte peuvent être en partie cédées à celle dépourvue de
chlorophylle…
Ce mécanisme, qui reste exceptionnel, renverse le sens des échanges
habituels de molécules carbonées dans les racines des plantes sans
chlorophylle. On ignore encore si le champignon tire un quelconque profit de
telles interactions : obtient-il des vitamines, une protection à certaines
périodes de l’année, par exemple contre la sécheresse ou la froidure ? Ou bien
est-il lui-même parasité ? Nous reverrons au chapitre X que la symbiose peut
parfois errer aux bords du parasitisme. Mais une chose est sûre : le réseau
mycorhizien permet à des plantes de vivre sans chlorophylle à l’ombre de nos
forêts… Dans les sous-bois tropicaux, sous l’ombre dense des canopées
épaisses, de telles espèces sans chlorophylle abondent, parmi lesquelles des
représentants sans chlorophylle des familles des gentianes et des polygales.
Elles sont nourries, cette fois, par des gloméromycètes partagés avec les
racines des arbres de la canopée… Les arbres semblent avoir gagné la
compétition pour la lumière, mais ils sont en fait rattrapés par les réseaux
mycorhiziens !
Ces cas extrêmes démontrent que les réseaux mycorhiziens autorisent des
échanges nutritifs entre plantes voisines. Ces dernières années, la capacité de
récupérer des molécules carbonées dans le réseau a été découverte sur
d’autres plantes vertes de sous-bois. Des travaux, de mon équipe entre autres,
ont démontré que plusieurs espèces d’orchidées et d’éricacées (la famille de
la bruyère et du monotrope), bien que vertes, sont partiellement nourries par
un réseau mycorhizien qui les relie aux arbres voisins ! Elles s’adaptent ainsi
à l’ombre des forêts, et complètent leur alimentation photosynthétique avec le
réseau mycorhizien. Cette nutrition mixte, où les molécules carbonées sont
issues à la fois de photosynthèse et du réseau mycorhizien, est appelée
mixotrophie. La démonstration en provient d’une propriété naturelle qui fait
la joie du scientifique : les champignons cèdent des ressources carbonées
naturellement enrichies en un isotope rare du carbone, le13C, dont
l’abondance dans la plante permet donc d’estimer la fraction de la biomasse
venue du champignon. Cette fraction est variable, et augmente quand les
plantes grandissent à l’ombre : elle peut atteindre jusqu’à 90 % du carbone
total de la plante. Chez certaines orchidées mixotrophes de surcroît, de
fantomatiques mutants blancs, ayant perdu toute chlorophylle, survivent
plusieurs années, entièrement nourris par leurs champignons mycorhiziens…
Certes, ils produisent moins de graines, car les ressources de la photosynthèse
leur font défaut, mais ils démontrent le rôle nutritif du réseau pour les espèces
mixotrophes, chez qui le vert (la photosynthèse) devient facultatif. De plus,
dans l’histoire évolutive, de tels mutants de plantes mixotrophes ont sans
doute engendré les espèces dépourvues de chlorophylle, celles dont
l’utilisation du réseau, plus évidente, fut découverte en premier. L’évolution
vers la mixotrophie et éventuellement l’hétérotrophie totale modifie donc
totalement le métabolisme de la plante à l’aide du réseau mycorhizien…
Les plantes “normales” bénéficient-elles parfois de tels échanges,
renversant momentanément le flux de molécules carbonées ? Une expérience
classique des années 1990 a marqué la photosynthèse de bouleaux et de
douglas (Pseudotsuga menziesii) jeunes, dont 90 % des racines étaient
ectomycorhizées par les mêmes champignons, en leur fournissant du CO2 (le
dioxyde de carbone) enrichi en isotopes différents du carbone,
respectivement13C et14C. Ces marquages révèlent que le bouleau et le
douglas reçoivent chacun du carbone l’un de l’autre, avec un flux net en
faveur du douglas : chez celui-ci, le carbone reçu équivaut à 10 à 25 % de sa
photosynthèse, avec un maximum pour les individus les plus à l’ombre ! Un
arbre voisin, le tsuga, quant à lui endomycorhizé, ne reçoit rien, et une
tranchée entre les arbres abolit les flux ; le réseau ectomycorhizien est donc
bien impliqué dans les transferts entre bouleau et douglas. Une expérience
récente dans une forêt suisse évalue que 4 % de la photosynthèse des arbres
se retrouve dans les voisins connectés au même réseau mycorhizien, mais ici
le flux net est sans doute nul entre les arbres, qui chacun donnent et
reçoivent. Ces mesures instantanées de flux ne permettent hélas pas de
calculer l’impact global sur la plante durant toute la saison de végétation, et
sur son budget nutritionnel à long terme… Car les flux peuvent varier au
cours du temps : c’est ce qu’illustre une plante canadienne à rhizome,
Erythronium americanum, qui pousse sous des érables avec lesquels elle
partage des champignons endomycorhiziens. Au printemps, l’érythronium
développe ses feuilles avant les érables et les produits de sa photosynthèse
transitent vers les racines de l’érable, encore dépourvu de feuilles. En
automne, en revanche, des photosynthétats passent de l’érable, encore feuillé,
vers les rhizomes de l’érythronium, maintenant à l’ombre. L’établissement
d’un bilan, et du gagnant de ces échanges s’il y en a un, est loin d’être acquis
et nécessiterait des suivis réguliers. Les mécanismes de tels échanges, et leur
importance exacte pour les plantes (en profitent-elles dans des conditions
particulières ?) restent donc encore débattus à ce jour.
En revanche, le réseau mycorhizien échange d’autres ressources que le
carbone entre plantes, comme le démontre la comparaison entre des
dispositifs simples où on cultive deux plantes mycorhizées dans un même sol,
en séparant leurs racines par une membrane à maille variable. Si la maille est
fine (20-40 micromètres), elle laisse passer les hyphes de champignons qui
établissent un réseau entre les plantes. Si elle est très fine, seules l’eau et les
substances solubles passent, et le contact se fait seulement par voie de sol.
Puis on injecte une ressource à l’une des plantes : si elle passe à la plante
voisine uniquement quand le champignon fait le lien, c’est que le réseau, et
non le sol, opère le transfert… On a ainsi pu démontrer des flux d’azote, de
phosphate, ou encore d’eau par le réseau mycorhizien. Le flux d’eau est
particulièrement important pour les receveurs dans des milieux secs où l’eau
n’existe qu’en profondeur : à côté de certaines plantes dont les racines vont
assez profond pour trouver l’eau, leurs voisines dont l’enracinement est plus
superficiel peuvent survivre grâce au réseau mycorhizien qui rend l’eau…
courante !

LES RÉSEAUX MYCORHIZIENS, DISTRIBUTEURS D’AIDES


INDIRECTES

La présence d’un réseau semble particulièrement importante lors de la


germination. Les plantules dont on empêche la connexion au réseau
mycorhizien établi alentour, par des membranes à maille très fine excluant les
champignons comme précédemment, ou par un tranchage régulier du sol,
poussent souvent moins bien… Elles interagissent bien sûr avec des
champignons mycorhiziens qui colonisent leur portion de sol isolée, mais des
champignons connectés au réseau leur profitent plus. Quelques expériences
ont suggéré que cet effet positif serait dans certains cas dû à des molécules
carbonées venues des plantes adultes déjà établies ; mais les preuves sont
encore discutables. En revanche, on soupçonne qu’en s’associant à des
champignons déjà nourris par les plantes en place, les germinations accèdent
à un très large réseau d’hyphes, très vite et sans avoir à en payer le coût de
mise en place. Cette connexion rapide à un réseau “prépayé”, peut-être
ajoutée à quelques transferts issus des plantes voisines, serait responsable
d’un effet de pouponnière ! Là encore, on ignore à qui profite vraiment le
réseau. Du point de vue des champignons, former des réseaux est avantageux
car c’est investir dans de jeunes individus d’avenir. Mais du point de vue des
plantes établies, si l’on exclut le cas particulier où les germinations sont leurs
propres descendants, le réseau constitue une aide à de potentiels
compétiteurs… Il est donc très possible que cette entraide soit un peu forcée
par le champignon, éventuellement au détriment des adultes en place.
Retournons quelques instants dans les forêts tropicales, aux arbres
largement pourvus d’endomycorhizes. Il existe ici et là, en Afrique ou en
Amérique, des portions de forêts dites “monodominantes”, où une grande
partie des arbres présents, sinon tous, appartient à une même espèce. Ceci
contraste étonnamment avec la diversité habituelle, puisque les forêts
tropicales comptent jusqu’à un millier d’espèces par hectare. Or, très souvent,
l’espèce dominante appartient à ces exceptions tropicales capables de former
des ectomycorhizes… C’est l’un des cas où l’effet de pouponnière peut avoir
joué en menant à l’amplification de la monodominance : les adultes
favorisent les plantules de leur espèce grâce aux réseaux ectomycorhiziens, et
ces plantules, qui sont les seules à profiter de ces réseaux “privés”, prennent
localement le pas sur celles à endomycorhizes dès lors que les adultes
abondent !
Terminons par une aide indirecte inattendue entre plantes reliées par un
réseau mycorhizien : elles peuvent même s’adresser des signaux d’alerte…
que n’échangent pas deux plantes non connectées situées à même distance.
Dans une plante infectée par un champignon pathogène, ou soumise à un
insecte herbivore, des réactions se mettent en place qui limitent tant bien que
mal l’attaque. Dans certains cas, les plantes reliées par un réseau
mycorhizien, quant à elles vierges de toute attaque, mettent en place des
défenses similaires en un à deux jours après que leur voisine a été attaquée !
On a pu parler d’“autoroutes de l’information” entre plantes, mais on ignore
la nature des signaux, et la façon dont ils transitent dans les hyphes (ou à leur
surface) ; de plus, les hyphes dans le sol constituent plutôt… un ensemble de
chemins vicinaux, multiples et petits, même s’ils portent efficacement les
informations. Là encore, l’avantage pour la plante d’avertir des voisins qui
sont aussi ses concurrents n’est pas évident et cette transmission d’alerte est
sans doute plutôt une propriété du champignon, qui protège ainsi toutes ses
sources de molécules carbonées. De la nutrition, nous sommes arrivés à un
aspect protecteur des mycorhizes, qui prélude déjà au chapitre suivant.
Concluons auparavant.

POUR CONCLURE…

La plupart des plantes ne sont donc jamais seules. Elles ont vitalement besoin
de champignons du sol pour les nourrir, qui eux aussi dépendent de leurs
hôtes végétaux : même grandes, même avec des croissances vigoureuses,
90 % des plantes dépendent de champignons, en véritables colosses (à
l’échelle des hyphes de champignons) aux racines microbiennes.
L’association forme un organe mixte, la mycorhize, où l’un des partenaires
est souvent trop petit pour qu’on le remarque ; de plus, tout cela se passe sous
la surface du sol, loin du regard. Interaction avec un microbe minuscule,
opacité du sol : l’existence des mycorhizes n’émergea donc que tardivement
dans l’histoire des sciences…
Les quelques pratiques qui utilisent les mycorhizes démontrent l’aspect
mutualiste de l’interaction, car elles permettent de favoriser tant les
champignons que les plantes. On y a recours pour produire certains
champignons comestibles pour lesquels la mycorhize est incontournable :
aujourd’hui, les pépiniéristes vendent des plants d’arbres inoculés par
exemple par des lactaires délicieux, des amanites des Césars, ou par des
truffes. Le sol de la pépinière a reçu des hyphes de ces champignons,
précultivés in vitro, après une désinfection qui leur donne l’avantage
compétitif du premier arrivé ; bien que la survie du champignon ne soit pas
toujours assurée lors de la transplantation, sa présence ultérieure est ainsi
rendue plus probable. Plus de 80 % de la production actuelle de truffes
provient d’arbres inoculés. Réciproquement, on peut améliorer la croissance
des plantes : c’est le cas par exemple d’un résineux, le douglas (Pseudotsuga
menziesii), très utilisé en reboisement de terres agricoles dont les sols sont,
bien sûr, pauvres en ectomycorhiziens. Les plants inoculés par un laccaire
(Laccaria bicolor) poussent plus vite en pépinière (on gagne jusqu’à une
année sur les trois nécessaires à la production de plants commercialisables),
résistent mieux au stress de transplantation et peuvent produire jusqu’à 60 %
de bois en plus au bout de dix ans ! Mais aujourd’hui encore, héritiers d’un
passé qui ne voyait pas les mycorhizes, nous ne tenons guère compte de cette
symbiose en agriculture : nous y reviendrons au chapitre X…
La mycorhize est donc un net exemple de symbiose, où les deux
partenaires coexistent à bénéfices réciproques. Bien sûr, tous les couples ne
sont pas idéaux : on compte que 15 % au moins des combinaisons
plante/champignon réduisent la croissance de la plante, sans doute parce que
le coût en molécules carbonées n’est pas contrebalancé, dans ces cas-là, par
un apport suffisant du champignon (le chapitre X nous montrera aussi
comment les partenaires évitent de se fourvoyer dans de telles associations
délétères). Mais, la plupart du temps, une complémentarité nutritionnelle
entre partenaires explique un fonctionnement en “auberge espagnole”, où
chacun complète l’autre : la plante produit des molécules carbonées tandis
que le champignon explore le milieu où il prélève des ressources en eau et en
sels minéraux, les ressources hydrominérales. La mycorhize nous révèle une
interaction à première vue trophique, mais nous envisagerons dans la suite de
l’ouvrage que cette symbiose peut être protectrice aussi (au chapitre II) et
qu’elle modifie les partenaires et les écosystèmes terrestres (au chapitre III).
Venons-en donc à un autre aspect de la biologie des plantes, que nous
avons nourries par les mycorhizes… si bien qu’elles peuvent à présent exciter
l’appétit et la convoitise de multiples parasites ou de divers herbivores.
Comment protègent-elles la biomasse qu’elles accumulent ? Là encore, la
symbiose joue sa partition, non seulement par les mycorhizes mais aussi avec
d’autres symbioses, dans divers organes, que nous allons découvrir à présent.
CHAPITRE II

LES PETITS QUI DÉFENDENT LES GRANDS :


DES PLANTES PROTÉGÉES
ET CONSTRUITES PAR DES MICROBES

Où, en plantant de l’herbe pour les vaches, on introduit une symbiose envahissante ;
où tout un monde microscopique protège tiges, feuilles et racines, contre les
pathogènes mais aussi contre les stress physico-chimiques ; où des microbes jouent
subtilement avec le système immunitaire des plantes ; où les microbes se font acteurs
du développement et de multiples traits du végétal ; où l’on ne verra plus la forme
d’un arbre sans y deviner des microbes ! Et comment, finalement, les microbes, au-
delà des effets pathogènes de certains d’entre eux, assurent la santé et le
développement des plantes…

KENTUCKY 31, UNE FAUSSE BONNE IDÉE QUI TOURNE AU


DÉSASTRE

En 1931, un professeur de l’université du Kentucky repéra, pour sa


compétitivité et sa croissance vigoureuse même en sols pauvres, une
graminée d’origine européenne (Festuca arundinacea) introduite en
Amérique depuis les années 1800. Il la nomma “Kentucky 31” et en
augmenta encore les qualités par une sélection des individus les plus
performants. La vente de graines commença en 1943 pour améliorer la valeur
pastorale des grandes plaines de l’Ouest américain. Et de fait, même en
conditions stressantes, la plante réussit très bien… Elle fut bientôt largement
semée.
Mais hélas ! la plante ne donne pas les résultats que sa valeur nutritive
laissait espérer car les bovins qui la broutent montrent bientôt d’étranges
symptômes. D’abord, le sang cesse de passer dans les extrémités du corps,
entraînant une gangrène sèche et la chute de la queue et des sabots. Des
comportements inhabituels apparaissent : stress, tendance à rester dans l’eau
pendant la journée car la température corporelle est inhabituellement
élevée… Et, enfin, les performances zootechniques sont diminuées :
réduction de la lactation d’un tiers, 30 % d’avortements en plus, plus faible
croissance des jeunes bovins… Kentucky 31 installée, le manque à gagner
dépasse à présent le milliard de dollars chaque année aux États-Unis, et pas
loin du tiers de ce montant en Australie où des graines avaient aussi
largement été vendues.
Trop tard ! La plante se développe si bien qu’elle est devenue entre-temps
une espèce envahissante… et couvre à présent 150 000 kilomètres carrés dans
le Sud-Est des États-Unis. Plus affligeant encore, les graines sont toujours en
vente, car elles forment des gazons très verts, même dans des milieux chauds
et secs ou pauvres (allez donc vérifier ce miracle mercantile sur la Toile…).
Mais d’où proviennent de telles nuisances pour le bétail ? On découvrit que la
toxicité de Kentucky 31 était étroitement liée à ce qui la rend si performante :
un champignon du genre Neotyphodium, invisible de l’extérieur, est hébergé
et nourri discrètement dans les tissus des feuilles et des tiges. On parle
d’endophyte (du grec endo, dans, et phyton, plante) dont la présence, à la
différence des mycorhiziens, ne se limite pas à la périphérie de la racine et est
plus diffuse et moins abondante dans les tissus de la plante. Les
néotyphodiums endophytes sont de vraies bombes chimiques, qui produisent
divers alcaloïdes toxiques protégeant la plante des herbivores. Certains, les
péramines et les lolines, sont toxiques pour les insectes, qui du coup évitent la
plante autant que possible, ce qui contribue à sa belle croissance ! D’autres
alcaloïdes sont actifs non seulement contre les insectes, mais aussi contre les
mammifères, comme l’ergovaline et ses dérivés, des vasoconstricteurs qui
expliquent la gangrène des extrémités… Plus dangereux pour les
mammifères, le lolitrème provoque des spasmes, et les dérivés de l’acide
lysergique (une substance stupéfiante dont dérive le LSD) entraînent les
comportements aberrants.
Bref, pas l’aliment rêvé pour le bétail. On peut facilement comparer la
plante avec et sans endophyte car, en chauffant doucement quelques graines,
on tue l’endophyte sans endommager le pouvoir germinatif. Ceci a conduit à
de nombreuses expériences comparatives. Par exemple, des pucerons
confrontés à des plantes avec ou sans endophyte choisissent 4,5 fois plus
souvent les plantes saines… Cette préférence disparaît, d’ailleurs, si
l’endophyte est muté dans les gènes de production de toxines, ce qui
démontre le rôle direct de ces dernières sur l’appétence pour les insectes.
Kentucky 31 est donc compétitive et de belle végétation parce que les
herbivores l’évitent et, en se rabattant sur les autres plantes alentour, lui font
place nette ! Lorsqu’on sème des graines de Kentucky 31 dépourvues
d’endophytes, la plante n’est plus envahissante, et régresse en quelques
années : c’est la symbiose entre l’endophyte et la plante qui construit la
réussite écologique. Mais quand il n’y a plus que Kentucky 31 dans la
pâture… les bovins sont finalement condamnés à cet aliment toxique.
La présence de néotyphodiums n’est pas rare chez les Graminées (la
famille de Kentucky 31, du blé ou de l’avoine) : les Amérindiens d’Amérique
du Nord connaissent des espèces endophytées (le “sleepygrass” ou herbe
dormante, Achnatherum robustum) qu’ils utilisent depuis près d’un millénaire
comme hypnotique ou comme somnifère, car l’endophyte produit un
stupéfiant, l’acide lysergique (celui qui modifie le comportement des vaches
broutant Kentucky 31). Il existe au Nouveau-Mexique une grande “prairie à
l’herbe dormante” où cette herbe a un effet somnifère sur les chevaux si par
malheur ils la broutent : ils s’endorment pour deux ou trois jours après
chaque repas… et les cavaliers doivent faire des haltes forcées ! En
Argentine, les Amérindiens échappaient autrefois aux Européens qui les
poursuivaient en fuyant vers des zones dominées par une autre graminée, Poa
huecu, rendue très toxique par son néotyphodium (huecu signifie en
amérindien local “tueur”). Dans ces zones, les Amérindiens empêchaient
leurs propres chevaux de paître tandis que leurs poursuivants, méconnaissant
la plante, y perdaient leurs montures. Et, plus près de nous, les maquignons
utilisaient les propriétés narcotiques de l’ivraie enivrante (Lolium
temulentum), riche en acide lysergique, pour donner une apparence docile
aux chevaux rétifs qu’ils souhaitaient vendre à des acheteurs naïfs. Toutes ces
utilisations détournent et réutilisent la toxicité défensive que ces plantes
doivent à leur champignon.

Ce second chapitre met en évidence comment, au-delà de la nutrition, les


défenses et d’autres fonctions vitales de la plante sont façonnées par les
microbes : nous allons détailler les rôles des néotyphodiums, avant de
découvrir d’autres protecteurs des parties aériennes, puis des protecteurs des
racines, parmi lesquels nous recroiserons les mycorhizes mais aussi bien
d’autres microbes qui entourent le système racinaire. Nous verrons que
l’effet protecteur des microbes passe par une modification en profondeur des
défenses de la plante elle-même ; une dernière étape nous montrera comment
de multiples autres fonctions sont aussi affectées au cours du cycle de vie de
l’organisme végétal, qui ne se développe correctement qu’en présence de
microbes.

MARIÉS À JAMAIS… POUR LE MEILLEUR SURTOUT

Mais pourquoi les sélectionneurs avaient-ils d’abord ignoré l’endophyte de


Kentucky 31 ? Habituellement, les champignons pathogènes se manifestent
extérieurement sur la plante par des symptômes liés au parasitisme et des
lésions produisant les spores qui propagent le parasite à d’autres plantes. Ici,
nul symptôme : les néotyphodiums croissent dans les tissus sans dommage, ni
sans jamais quitter la plante. Ils en colonisent tous les tissus et en
particulier… les graines ! Ils se reproduisent donc avec leur hôte et se
propagent à sa descendance. C’est parce qu’ils sont héréditaires qu’on ne voit
jamais les néotyphodiums “sortir” de la plante ; c’est aussi pour cette raison
que les traits protecteurs de l’endophyte ont pu être insidieusement
sélectionnés sur Kentucky 31, comme s’ils étaient ceux de la plante elle-
même. Ainsi observe-t-on ici une symbiose dont l’avantage pour la plante est
la protection, tandis que le champignon est nourri et transmis à la
descendance par la plante.
Il peut donc y avoir plus que des relations nutritionnelles en symbiose : en
termes de protection, les endophytes sont un bel exemple. La comparaison
des individus endophytés avec ceux expérimentalement privés du
champignon révèle l’envergure de ces protections. Bien sûr, les endophytes
protègent des herbivores de tous poils et de toutes antennes, mais aussi contre
les virus et les champignons pathogènes, qui s’installent moins facilement sur
les plantes endophytées. L’effet protecteur s’étend même aux stress
environnementaux physiques et chimiques. En condition de stress hydrique,
les plantes endophytées souffrent moins car elles économisent mieux leur
eau ; elles tolèrent donc mieux les sols salés, où la toxicité du sel s’ajoute à la
moindre disponibilité en eau ; elles supportent mieux les ultraviolets ; elles
tolèrent mieux les excès d’ombre ou d’eau dans le sol. Une partie de l’effet,
commune à tous les stress, serait la production d’antioxydants par la plante
endophytée et/ou par le champignon : le dysfonctionnement des cellules
stressées génère en effet, quel que soit le stress, des molécules oxydantes qui
ajoutent aux dégâts physico-chimiques des stress eux-mêmes. Une meilleure
teneur en antioxydants réduit donc les effets secondaires du stress. De tels
effets protecteurs déterminent les meilleures performances de Kentucky 31 en
sols pauvres…
Comment expliquer cet incroyable inventaire “à la Prévert” de bienfaits
pour la plante ? Revenons, pour expliquer cela, à l’origine des
néotyphodiums. Ils sont apparus à plusieurs reprises, dans l’évolution, à partir
de pathogènes des Graminées, les “quenouilles” (genre Epichloë). Ces
champignons parasites vivent dans les tissus de la plante sans symptôme
visible avant la floraison. Mais lorsque l’épi commence à croître, il avorte en
une masse oblongue jaunâtre, dont la forme évoque précisément une
quenouille, densément peuplée d’hyphes du champignon… On donne aux
champignons le nom du symptôme observé. À la place des fleurs et des
graines qui ne se développent pas, les hyphes produisent des spores dans la
quenouille, détournant l’effort reproducteur de l’hôte vers celui du
champignon. Ces spores infectent ensuite de nouvelles plantes. Le problème
semble donc se compliquer : comment les quenouilles ont-elles engendré, à
plusieurs reprises dans leur évolution de surcroît, des descendants
multiplement favorables à leurs hôtes ?
La plupart des néotyphodiums sont en fait des hybrides entre plusieurs
espèces de quenouilles. Or, la formation d’un hybride coupe toute
descendance par la quenouille. En effet, les spores y sont formées par le
même processus génétique que celui par lequel nous fabriquons nos ovules et
nos spermatozoïdes : la méiose, un processus au cours duquel nos
chromosomes s’associent deux par deux. Or, leur formule chromosomique
hybride rend les néotyphodiums incapables d’associer leurs chromosomes, et
donc de réaliser la méiose. Dès lors, les hybrides qui induisent une quenouille
n’y forment aucune spore et, comme cela prive leur hôte de graines, ils
s’éteignent sans descendants. Seuls survivent les hybrides qui, à la suite
d’une mutation, perdent la capacité à induire la quenouille : les graines qui se
forment alors leur offrent une voie de sortie… vers la génération suivante.
Dès lors, on comprend pourquoi tant de bienfaits pour la plante. La plante
et ses graines sont en effet une prison éternelle du champignon hybride, pour
qui la seule façon d’avoir plus de descendants est que la plante produise plus
de graines ! Ainsi, les néotyphodiums sont des hybrides “rescapés de la
quenouille”, et à présent leurs multiples effets protecteurs sont bien plus
qu’une simple protection du logis et du garde-manger : en améliorant la
reproduction de la plante, ils améliorent… leur propre reproduction. Ainsi,
tout champignon mutant qui possède un effet plus favorable sur son hôte
produit plus de descendants, et est mécaniquement sélectionné.
L’enfermement du champignon dans la plante sélectionne de multiples traits
bénéfiques à l’hôte, quels qu’ils soient… Les néotyphodiums sont des
hybrides que leur origine a condamnés à la stérilité et à la bienfaisance, de
toutes les façons possibles !

CHAMPIGNONS ET ACARIENS : CES PROTECTEURS


MICROSCOPIQUES DES FEUILLES…
Dans nos régions tempérées, 20 à 30 % des espèces de Graminées sont
endophytées. Des endophytes protecteurs transmis par les graines existent
dans quelques autres plantes : des Embellisia colonisent certaines
légumineuses (la famille du haricot), des Periglandula croissent dans
certaines convolvulacées (la famille du liseron), des bactéries productrices
d’antibiotiques forment des nodosités dans l’épaisseur des feuilles de
rubiacées tropicales, les Psychotria (de la famille du caféier). Ces plantes
sont d’ailleurs connues pour leur toxicité pour le bétail.
Mais semblable héritabilité est l’exception : et si la règle est aux
endophytes protecteurs, ils ne sont pour la plupart pas issus des graines…
mais du milieu environnant. Les feuilles sont en effet soumises à une
perpétuelle pluie de spores, riche pour une feuille moyenne de près
de 20 000 spores par jour en milieu tropical, et 500 dans nos régions ! Ces
spores proviennent de nombreuses espèces qui ne pourront pas germer là,
mais d’autres en sont capables : parmi elles se trouvent des pathogènes, bien
sûr, mais aussi des espèces qui peuvent se développer en endophyte, sans
symptôme. Une feuille de plante tropicale peut renfermer jusqu’à une
centaine d’espèces de champignons endophytes, chacune occupant des
territoires minimes, moins-que-millimétriques. Or, il arrive à ces espèces
d’être également protectrices des feuilles, une stratégie qui présente
l’avantage de protéger leur milieu de vie…
Faisons un crochet à Yellowstone pour y découvrir une graminée,
Dichanthelium lanuginosum, qui colonise les sols volcaniques de l’endroit.
Ces sites sont assez pelés, car sujets à des coups de chaud lorsque des
fumerolles s’échappent du sous-sol. Comment la plante supporte-t-elle cela ?
Elle s’est avérée colonisée par un endophyte issu de son environnement, un
Curvularia : alors que les plantes endophytées résistent à des températures
allant jusqu’à 65 oC, les plantes sans endophytes meurent dès… 45 oC. Le
champignon assure donc la tolérance au stress thermique ! De façon
étonnante, le champignon en culture au laboratoire ne croît pas lui-même au-
dessus de 40 oC : il est donc également protégé de la chaleur par les plantes.
Transféré dans d’autres plantes, ce champignon les protège de la chaleur,
comme ces tomates endophytées qui survivent à de brefs coups de chaud du
sol de plus de 100 oC ! La protection par ces “passants” vaut aussi contre les
agressions biologiques, car beaucoup d’endophytes des feuilles les protègent
des pathogènes. Par exemple, les endophytes des feuilles du cacaoyer, isolés
puis ré-inoculés à de jeunes plantules stériles, augmentent la survie à
l’attaque par des pathogènes du genre Phytophthora : cet effet positif
caractérise jusqu’à 70 % des souches isolées des feuilles. Certains endophytes
produisent même des antibiotiques qui ajoutent à leur effet protecteur.
Dans nos régions, certains protecteurs acquis du milieu sont fréquents et
plus faciles à voir. Dans les lignes suivantes, exceptionnellement, il ne s’agit
pas exactement de microbes, mais de très petits animaux, des acariens.
Minuscules quand même : armez-vous d’une loupe. Les feuilles de beaucoup
d’arbres de nos régions possèdent à leur face inférieure de petites touffes de
poils à la divergence des nervures : visibles à l’œil nu et souvent brunes sur
les tilleuls, elles sont plus pâles et discrètes sous les feuilles de hêtre, de
noisetier, et (prenez la loupe !) aussi présentes sous les feuilles de vigne, de
chêne, d’érable, et combien d’autres encore. Le botaniste aura repéré qu’il
s’agit de plantes toutes à tiges ligneuses, mais appartenant à des familles très
différentes, ce qui suggère que ce trait est apparu à plusieurs reprises dans
l’évolution.
Ces touffes de poils attirent des acariens qui s’y réfugient pour se protéger,
pondre leurs œufs et muer, puisque comme tous les Arthropodes ils changent
de tégument périodiquement. D’ailleurs, on voit souvent les restes
blanchâtres de leurs mues, encombrant ces touffes. Les petits refuges poilus
sont nommés domacies (du latin domus, la maison). On peut voir à la loupe
les acariens dans leurs domacies, avec leur forme ovoïde en ballon de rugby
blanc jaunâtre, à quatre paires de pattes. Que mangent-ils ? Ils appartiennent à
des groupes qui consomment des champignons ou bien d’autres acariens,
mais ne sont en aucun cas herbivores. En patrouillant sur la feuille pour se
nourrir, ils consomment des champignons parasites en train de germer
(rappelez-vous la pluie de spores décrite plus haut !) ou bien d’autres
acariens, herbivores ceux-là : manger, c’est ici protéger la plante.
Pour étudier leur effet, on peut ajouter expérimentalement des domacies à
des cotonniers, qui n’en possèdent pas naturellement : il suffit de mettre de
petites touffes de coton sous les feuilles après leur développement. Leur mise
en place coïncide avec une chute du nombre de petits herbivores des feuilles,
et avec une réduction des germinations de spores de champignons parasites.
Le cotonnier, débarrassé des petits larcins de ces indésirables, produit alors…
12 % de fruits en plus ! Ainsi, attirés par les domacies où ils se protègent, ces
acariens nettoyeurs protègent à leur tour la feuille. Leur intérêt pour la plante
suggère les risques associés aux traitements acaricides appliqués en cas
d’attaque d’acariens herbivores : le soin immédiat entraîne une fragilisation
sanitaire pour la suite. On peut en revanche mobiliser ces acariens
protecteurs, comme le font les viticulteurs avec ceux de la vigne, les
typhlodromes : on les inoculait autrefois empiriquement en transportant des
rameaux d’une vigne à l’autre, et ils sont maintenant disponibles dans le
commerce.
Nul échange nutritionnel direct entre plante et acariens des domacies, juste
une protection réciproque. L’intérêt d’une symbiose peut donc exclusivement
reposer sur la protection que se procurent réciproquement les partenaires. Il
n’y a pas que la nourriture, ni dans la vie, ni dans les symbioses !

DES MYCORHIZES PROTÈGENT LES RACINES DES TOXIQUES DU


SOL…

La plante ajoute donc à ses propres défenses (épines, revêtement épais,


toxines…) celles de ses symbiontes. Mais qu’en est-il sous terre, où se trouve
un bon tiers de la biomasse de la plante ? En effet, une plante arrachée
brutalement à la main ou par une tempête laisse sous-estimer le volume
souterrain, car l’énorme masse des racines fines reste sous terre. Une grande
partie de la plante vit donc dans le sol, bourré de microbes et de substances
diverses, où les agressions ne manquent pas. D’abord, il faut comprendre que
les racines les plus fines sont fragiles : les plus grosses – celles bien visibles à
l’œil nu – ne sont que des tuyaux conducteurs de sève protégés des agressions
du sol par les tissus morts qui forment leur écorce. Mais les racines plus fines
sont plus vulnérables, où les cellules vivantes sont en contact avec le sol.
Elles sont le plus souvent colonisées par des champignons, sous forme de
mycorhizes qui contribuent aussi à la protection contre les toxines du sol et
les agresseurs biologiques.
Prenons d’abord l’exemple d’une substance toxique du sol très banale, le
calcium, qui est cause qu’on ne peut semer certaines plantes en sol calcaire,
comme les jardiniers le savent. Certes, il faut un peu de calcium, mais l’excès
perturbe le fonctionnement et la disposition des molécules des membranes
des cellules, entraînant des fuites du contenu cellulaire qui perturbent la
nutrition : les plantes qui ne sont pas adaptées absorbent ou retiennent plus
difficilement les minéraux. Elles sont atteintes de chloroses, des
décolorations qui attestent leur mauvaise nutrition. Comment les autres
espèces tolèrent-elles donc le calcaire ?
Beaucoup de plantes calcicoles ont des membranes cellulaires adaptées, ou
rejettent activement le calcium hors des cellules et donc de la racine, mais la
plupart se font aider. Plantons un eucalyptus (Eucalyptus grandis) avec ou
sans mycorhize. Mycorhizé, il pousse aussi bien en sol calcaire que non
calcaire. Sur un sol non calcaire, sa croissance sans mycorhize est 2 fois
moindre, car il se nourrit moins bien. Sur un sol calcaire, la croissance sans
mycorhize est… quasi nulle, 7 fois moindre qu’en présence de champignons
mycorhiziens dans le même sol ! Cette espèce avoue que son caractère
calcicole, c’est-à-dire sa tolérance au calcium du sol, résulte en fait de ses
champignons mycorhiziens.
Comment le champignon rend-il la plante calcicole ? Les eucalyptus
forment des ectomycorhizes : le champignon constitue une véritable
chaussette autour des tissus racinaires et s’interpose entre le sol et la plante,
qui ne gère donc plus elle-même la toxicité du calcium. Le champignon est
quant à lui confronté au calcium du sol, où il le rend inerte de deux façons au
moins, non exclusives, valables aussi dans le cas des endomycorhizes : il
rejette activement vers l’extérieur les ions calcium qui entrent dans ses
cellules et il peut aussi les immobiliser sous forme de petits cristaux dans le
sol autour de lui. Cette dernière stratégie résulte de la sécrétion d’oxalate, un
petit acide organique qui précipite avec le calcium sous forme de cristaux
d’oxalate de calcium. Ainsi beaucoup de plantes sont-elles
“symbiocalcicoles”, c’est-à-dire rendues tolérantes au calcaire par leurs
symbioses mycorhiziennes.
Rejet et immobilisation dans le sol entrent dans la protection contre
d’autres toxiques du sol, dont les métaux lourds toxiques comme le cadmium,
le césium ou le plomb. Certains champignons les rejettent activement,
d’autres, plus nombreux, les bloquent dans une partie de leurs cellules, la
vacuole, en les séquestrant sous une forme inoffensive pour l’hyphe. Ce
stockage détoxique les métaux lourds pour le champignon, mais pas pour qui
consomme le champignon et libère les métaux de la vacuole. C’est ce qui
contre-indique la consommation de champignons dans des sols pollués par
des métaux lourds. L’un de ces métaux, plutôt rare, est le césium : à la suite
des retombées de césium 137 radioactif issues de l’accident de Tchernobyl,
des espèces ectomycorhiziennes comme certains bolets ou les pieds-de-
mouton sont devenues impropres à la consommation à cause de ce stockage
protecteur ! Non pas à cause du césium lui-même, en quantité très limitée,
mais parce que sa radioactivité accompagne les champignons dans votre
assiette… Grâce aux champignons mycorhiziens qui les détournent vers leur
vacuole, les métaux lourds sont donc épargnés aux plantes.

DES BACTÉRIES ET CHAMPIGNONS CONTRE LES PATHOGÈNES


DU SOL

Les pathogènes du sol sont la seconde grande menace pour les racines : mais,
là encore, les mycorhizes veillent. Les plantes mycorhizées résistent mieux
aux bactéries ou aux champignons pathogènes du sol que des plantes
expérimentalement privées de mycorhizes. Un effet d’écran joue bien sûr
dans le cas des ectomycorhizes, mais d’autres mécanismes entrent en jeu,
valables aussi pour les endomycorhizes. Les champignons mycorhiziens
entrent en compétition pour la matière organique ou les ressources
hydrominérales avec les organismes qui s’aventurent près de la racine : or, ils
sont aidés dans cette compétition par les apports nutritifs que la plante leur
prodigue directement. De plus, ils produisent parfois des substances
antibiotiques. Le lecteur connaît peut-être les lactaires, ces champignons
ectomycorhiziens qui doivent leur nom au fait qu’un jus perle à la cassure, en
larmes semblables à du lait. Certains hyphes spécialisés accumulent en effet
ce jus riche en tannins et en terpènes, qui rend d’ailleurs certaines espèces
inconsommables, voire toxiques : sous pression, le jus s’exsude à la moindre
blessure. Parmi les filaments de champignons serrés autour de la racine, on
retrouve justement ces hyphes spécialisés : en cas de rupture, à la suite de la
morsure d’un petit animal du sol ou d’une attaque microbienne, le jus toxique
se répand et protège la mycorhize.
Les mycorhizes peuvent aussi faire rayonner les défenses propres de la
plante : les hyphes facilitent le passage dans le sol (dans les hyphes ou à leur
surface, on ne sait encore trop) de molécules toxiques produites par les
plantes, qui se distribuent ainsi jusqu’à une dizaine de centimètres de la
racine. Au total, la symbiose mycorhizienne protège donc aussi bien des
toxiques du sol que des pathogènes. Mais, foin de champignons, venons-en à
d’autres protecteurs de la racine : voilà qu’entrent en scène les bactéries !
Le piétin-échaudage du blé et de l’orge est une maladie redoutée des
agriculteurs qui sèment plusieurs années de suite la même céréale, mais que
des bactéries peuvent vaincre. Au cours des récoltes successives, les maladies
du blé ou de l’orge s’accumulent dans le sol, comme le piétin-échaudage : le
bas de la tige noircit, la plante jaunit et les épis blanchissent, desséchés et
vides, entraînant jusqu’à 50 % de pertes de rendement. Le champignon
causant la maladie (Gaeumannomyces graminis var. tritici) colonise le
système racinaire qu’il tue pour s’en nourrir. Les racines présentent de
nombreuses nécroses noires bloquant la montée de la sève des racines et
l’alimentation en eau. Le champignon survit à l’hiver sur les fragments morts
des racines de l’année précédente ; chaque année, les atteintes s’amplifient
car la charge pathogène du sol augmente… Mais paradoxalement, si l’on
persiste à semer la céréale, on observe bientôt une atténuation de l’intensité
des symptômes, qui peuvent s’annuler au bout de trois à quatre ans. Que
s’est-il passé ? Les agronomes des années 1980 remarquèrent que cette
atténuation des symptômes disparaissait si on stérilisait le sol ; d’autre part,
l’ajout de 1 à 10 % de sol atténuant la maladie à un sol où la maladie flambait
suffisait à faire régresser les symptômes. Il y avait donc là quelque chose de
vivant, qu’on pouvait inoculer.
On connaît maintenant les bactéries du sol dont la multiplication
progressive atténue le piétin-échaudage : ce sont des Pseudomonas qui, dans
l’environnement racinaire, mènent une guerre chimique pour défendre leurs
ressources, car ils vivent de débris et de molécules issues des racines
vivantes. Les pseudomonas protègent la racine de leurs compétiteurs en
produisant un antibiotique, le 2,4-diacétylphloroglucinol, très efficace contre
l’agent du piétin-échaudage. Leur passage à l’action demande néanmoins
quelque temps, car les bactéries ne produisent cet antibiotique que quand
elles sont en grande densité. Ce système obéit au même mécanisme et à la
même logique que celui qui régulait la luminescence des bactéries des
calmars nocturnes dans l’introduction de cet ouvrage : cela évite une
production qui serait inutile si les bactéries étaient en densité réduite, car
alors l’antibiotique n’atteindrait pas une concentration efficace. Les bactéries
peuvent se “compter” car elles émettent chacune une molécule indicatrice,
une homo-sérine-lactone, dont la concentration reflète donc le nombre de
bactéries. Quand cette concentration atteint un certain seuil, indicateur d’une
grande densité de population, elle déclenche la production du 2,4-
diacétylphloroglucinol. Aussi l’atténuation du pathogène exige-t-elle, pour se
mettre en place, le temps que les pseudomonas s’installent en une multitude
suffisante.
Aujourd’hui, certaines formulations commerciales utilisent des
pseudomonas producteurs d’antibiotiques, comme Pseudomonas
chlororaphis, à ajouter aux graines lors du semis. Plus récemment, des
atténuations de pathogènes liées à des changements bactériens du sol ont été
mises en évidence face à d’autres pathogènes, comme dans des sols des Pays-
Bas qui, après de grosses attaques de Rhizoctonia solani sur des betteraves
sucrières, sont au contraire devenus protecteurs au début des années 2000.
Chaque fois, une symbiose protectrice s’établit, où des microbes protègent les
racines, tandis que celles-ci leur apportent des ressources nutritives.
DES MICROBES PROTECTEURS PLEIN LA RHIZOSPHÈRE

Avec les pseudomonas, nous entrons dans le monde de la rhizosphère, cette


portion de sol entourant la racine et dont les caractéristiques sont influencées
par elle (du grec rhiza, la racine, et sphaira, la sphère – on parle de
rhizosphère même si la racine est mycorhizée). En effet, la racine modifie
localement le sol par des cellules mortes qui s’en détachent, par des
sécrétions actives, mais aussi par des molécules échappées accidentellement
des cellules. Cet apport continu, appelé rhizodéposition, peut représenter
jusqu’à 30 % de l’ensemble des produits de la photosynthèse de la plante.
Enrichie en apports organiques, la rhizosphère s’appauvrit en revanche en
éléments nutritifs prélevés par la plante et ses mycorhizes. Enfin, elle contient
des antibiotiques de la plante (comme l’acide salicylique de la reine-des-prés,
ou les composés soufrés des plantes de la famille du chou).
Au résultat, ces influences construisent une communauté microbienne
particulière, ce que l’on appelle aussi un microbiote (ou microbiome, mais
l’anglicisme “microbiote” a pris le dessus, semble-t-il, ces derniers temps).
Le microbiote rhizosphérique est rendu abondant par la nourriture
disponible : il y a plus de 100 à 1 000 millions de bactéries par gramme de sol
rhizosphérique, un véritable attroupement ! Ce microbiote compte, entre
champignons, unicellulaires variés et bactéries, plusieurs dizaines de milliers
d’espèces, qui diffèrent en partie de celles du sol. Parmi ses habitants se
trouvent des pathogènes (comme les Gaeumannomyces) bien sûr, mais aussi
des microbes nourrisseurs et protecteurs, dont les champignons mycorhiziens
représentent une fraction importante mais pas exclusive ; parmi les microbes
rhizosphériques figurent aussi de très nombreuses bactéries, comme les
pseudomonas que nous venons d’évoquer.
De nombreuses bactéries rhizosphériques améliorent la croissance. Leurs
modes d’action sont multiples, entre alimentation et protection, et évoquent
des mécanismes déjà entrevus pour les mycorhizes. Certaines produisent des
analogues d’hormones végétales, qui modifient le développement et le
fonctionnement des racines. D’autres solubilisent des ressources minérales
(par exemple, les phosphates ou le fer du sol, souvent précipités sous des
formes immobiles et inaccessibles aux racines), rendant plus facile leur accès
pour les racines et leurs champignons mycorhiziens. D’autres, encore,
transforment l’azote atmosphérique en protéines, comme les Azospirillum et
autres Azotobacter : des fuites cellulaires ou la mort d’une cellule relâchent
ensuite cet azote auprès de la racine. D’autres, enfin, favorisent la croissance
des champignons mycorhiziens et la mise en place des mycorhizes.
Les bactéries rhizosphériques forment surtout une protection contre les
pathogènes, comme le montrait l’exemple des pseudomonas. Ceux-ci
illustrent une action antibiotique directe, mais il existe aussi d’autres
mécanismes. Le premier est, comme pour les mycorhizes évoquées plus haut,
la compétition. Certains pseudomonas rhizosphériques capturent
efficacement le fer, à l’aide de molécules (des sidérophores) qui circulent
dans l’eau du sol et se lient à cet élément : ces sidérophores sont ensuite
activement repêchés par les cellules des pseudomonas, qui en libèrent le fer
pour eux-mêmes. Pour les microbes pathogènes, les sidérophores créent une
situation de carence en fer qui limite leur croissance dans la rhizosphère. Un
second mécanisme protecteur est l’attaque directe, comme pour les
champignons protecteurs de la rhizosphère du genre Trichoderma. Ce sont
tout simplement… des parasites d’autres champignons, qui collent leurs
hyphes à ceux des autres espèces et y prélèvent leurs aliments. Ce que faisant,
ils affaiblissent les champignons néfastes pour la racine, sans trop nuire
semble-t-il aux mycorhiziens. Ces effets positifs ont entraîné leur
commercialisation : pas moins de 300 formulations commerciales existent de
par le monde, pour les jardins et les pépinières dont l’échelle et le fort rapport
financier rendent possible et rentable leur utilisation.
Tout comme les mycorhizes, les bactéries rhizosphériques peuvent
tempérer les toxiques du sol. Pour vous en convaincre, je vous emmène en sol
hostile, sur les vasières du bord de mer, comme autour du mont Saint-Michel,
couvertes d’eau à marée haute. Là vivent cependant sur la vase quelques
plantes, comme des salicornes (vendues aux touristes comme condiments
pour leur goût salé) ou des spartines. Pourtant, ces sols engorgés d’eau sont
littéralement irrespirables pour les racines ! De surcroît, en l’absence
d’oxygène au cœur de la vase, des bactéries pratiquent çà et là des
métabolismes particuliers : elles produisent du fer ferreux, expliquant la
couleur bleu-noir de la vase, et de l’hydrogène sulfuré donnant au sol son
odeur caractéristique d’œuf pourri. Or, ces deux composés sont toxiques pour
les racines, et seule une collaboration avec les bactéries rhizosphériques rend
malgré tout ces vases hospitalières. La plante pourvoit à sa respiration grâce à
un réseau d’espaces intercellulaires qui relient les parties aériennes aux
racines et laissent diffuser de l’oxygène : la partie aérienne sert en quelque
sorte de tuba aux racines. Une partie de l’oxygène s’échappe vers la
rhizosphère, où elle favorise une protection bactérienne : là se trouvent en
effet des bactéries qui utilisent cet oxygène pour oxyder l’hydrogène sulfuré
en sulfates bénins, et les ions ferreux en dépôts ferriques inertes qu’on voit
d’ailleurs souvent sous forme d’une couleur rouille autour de la racine. Ces
bactéries dégagent de cette réaction l’énergie nécessaire à leur vie cellulaire,
en un métabolisme appelé chimiolithotrophie, que nous reverrons au chapitre
V. Ainsi, la racine leur apporte l’oxygène requis pour leur métabolisme, qui
transforme les toxiques du sol en substances inoffensives.

MICROBES MANIPULATEURS DES DÉFENSES DE LA PLANTE

Ainsi, nourri de diverses façons par la racine, le microbiote rhizosphérique se


rend utile à la plante et la protège des aléas souterrains, en autant de
symbioses protectrices. Des parties aériennes aux racines, un peuple
microscopique concourt donc à la santé des plantes. On considère d’ailleurs
que certaines substances sécrétées par la racine dans le sol modulent la
composition du microbiote rhizosphérique, favorisant autant que possible le
développement des espèces favorables (nous reverrons certaines substances
attractives au chapitre X).
Reste un dernier rôle du microbiote dans la santé végétale, plus inattendu,
que nous allons découvrir en comparant des plantes au laboratoire,
mycorhizées ou non. Arrangeons-nous pour que le sol soit assez riche pour
que les aliments ne soient pas limitants, même sans mycorhize. Puis, sur les
feuilles, inoculons un champignon pathogène, ou déposons une chenille.
Étrangement, alors que le champignon mycorhizien vit dans les racines, loin
des agresseurs, la plante mycorhizée présente moins de dégâts foliaires que la
plante non mycorhizée ! De multiples travaux, comparant la plante en sol
stérile ou en présence de mycorhizes, attestent cette capacité des plantes
mycorhizées à mieux se défendre. Le spectre des microbes capables de
stimuler ainsi les défenses s’est récemment étendu à d’autres membres non
pathogènes du microbiote : l’inoculation de bactéries ou de champignons
rhizosphériques, ou encore de champignons qui colonisent la racine
diffusément, sans vraiment former de mycorhizes (ce sont de simples
endophytes), conduit aussi à la même stimulation de la capacité à se défendre,
même au-delà des racines. C’est le fonctionnement du système immunitaire
(l’ensemble des mécanismes de défense des plantes) qui est modifié par le
microbiote, partout dans le végétal. En quoi des symbioses racinaires
peuvent-elles à ce point modifier l’état phytosanitaire de la plante, y compris
si loin du symbionte ?
On sait depuis longtemps que les microbes induisent sur les racines un
niveau de défenses locales accru, qui n’est toutefois pas incompatible avec
leur présence. Par exemple, des coupes d’ectomycorhizes présentent souvent
des tissus brunâtres : certaines cellules racinaires accumulent des tannins qui
n’empêchent pas la mycorhize de se former, puisque le champignon ne
franchit pas la membrane cellulaire, mais qui constituent une prémunition
face à d’autres attaques. On peut imaginer que la présence de microbes
dégage des molécules qui évoquent celles des pathogènes, et provoque une
réponse semblable, mais mesurée. Mais cette modification de la plante reste
locale et, si elle protège, elle n’explique pas un effet à distance, dans les
parties aériennes !
De plus, on n’observe pas un niveau plus élevé de défenses en continu,
mais plutôt une capacité à répondre plus vite et plus fort que les plantes non
mycorhizées… C’est moins une prémunition qu’une veille plus vigilante, une
réactivité accrue puisqu’à la suite d’une attaque, les molécules toxiques et les
protéines protectrices s’accumulent plus rapidement et en plus grande
quantité. Un mécanisme émerge actuellement : lors d’une attaque des tissus,
les cellules lésées émettent des hormones vers les cellules voisines, qui
déclenchent les défenses préventivement au sein de celles-ci. L’une d’elles
est l’acide jasmonique : pour une même quantité d’acide jasmonique, une
plante dépourvue de microbes racinaires réagit moins intensément et produit
moins de composés de défense qu’une plante mycorhizée… La présence de
microbes sur les racines entraîne donc une meilleure sensibilité cellulaire aux
signaux d’alerte internes. On ignore encore les raisons de cette meilleure
réactivité, mais la protection par le microbiote passe donc aussi indirectement
par la modification des défenses de l’hôte. L’acquisition d’un système
immunitaire pleinement efficace requiert une stimulation microbienne, et les
microbes en sont capables même à distance dans l’organisme qu’ils
colonisent !
Une découverte récente ouvre la porte d’une explication. Paradoxalement,
à première vue, elle explique plutôt pourquoi la racine ne repousse pas les
champignons mycorhiziens. Le génome de ces champignons contient de très
nombreux gènes (jusqu’à plusieurs milliers !) codant de petites protéines
sécrétées dans le milieu. Chez deux champignons différents, l’un
endomycorhizien, l’autre ectomycorhizien, l’une de ces petites protéines est
capable de pénétrer dans les cellules racinaires, jusque dans leurs noyaux. Là,
elle induit une insensibilité locale au champignon, en interférant avec la
machinerie cellulaire qui perçoit l’acide jasmonique, qu’elle désactive. Ainsi,
localement, les cellules ne perçoivent plus le signal, même s’il est émis. Le
symbionte s’installe alors sans entraîner de réaction de défense. Cette histoire
ne contribue pas à une meilleure défense, et reste localisée à la racine : mais
elle nous montre comment un microbe peut reprogrammer une plante.
Comme il existe des centaines d’autres petites protéines sécrétées
similaires, on pense qu’elles interviennent à de multiples autres niveaux pour
reprogrammer complètement le système immunitaire végétal : un tel
mécanisme pourrait notamment entraîner l’effet immunitaire généralisé décrit
plus haut. Des processus semblables, où de petites protéines modifient le
fonctionnement des cellules de l’hôte, sont bien connus lors des infections
parasitaires par des bactéries, des champignons ou des nématodes. Nous
sommes sûrement à la veille de découvrir qu’elles existent dans beaucoup de
symbioses, sinon toutes, et que ce sont elles qui modulent en particulier les
défenses dans toute la plante.
Les défenses végétales sont donc profondément modifiées par les
partenaires de la plante. Des tolérances locales sont induites, quelques
défenses s’allument ici ou là, et un peu partout ailleurs s’instaure une
meilleure capacité à répondre aux agressions : en un mot, le microbiote
déclenche l’achèvement du développement immunitaire. Comme toutes les
plantes sont colonisées à la germination dans la nature, on ne doit pas
considérer la moindre réactivité des plantes cultivées sans microbes comme
un état de base : elles sont des artefacts qui révèlent juste, a contrario, le rôle
du microbiote. Une question majeure, encore ouverte à présent, est de savoir
si tous les microbes ont la même capacité à maturer le système immunitaire
des plantes : si certains valaient mieux que d’autres, ils ouvriraient la porte à
des inoculations optimisant la réactivité des plantes. L’étude de la protection
par les microbes révèle donc une subtile manipulation du développement,
dont l’étude et l’utilisation commencent à peine.

DES MICROBES PARTOUT DANS LE CYCLE DE


DÉVELOPPEMENT…

Il apparaît aujourd’hui que les microbes interviennent à de nombreuses étapes


du développement de la plante. D’abord, à la germination, chez le soja par
exemple, l’élimination par chauffage des bactéries nichées au sein de la
graine divise par 2 le taux de germination. On restaure une germination
normale des graines soit en apportant des bactéries, soit en fournissant aux
graines stérilisées une hormone végétale, la cytokinine. Certaines bactéries
des graines, les méthylobactéries, sécrètent en effet cette hormone qui
intervient lors de la germination. Ces bactéries abondent habituellement dans
les tissus, entre les cellules où elles se nourrissent de petites molécules émises
par l’hôte, en particulier le méthanol qu’elles contribuent à détoxiquer. Elles
colonisent notamment les graines, qui, dans beaucoup d’espèces, se sont
mises à “compter” sur le supplément de cytokinines rendu disponible par leur
omniprésence ! Mais la présence bactérienne se manifeste dans la
reproduction à des étapes plus précoces encore.
Une petite plante de nos pelouses, la brunelle (Prunella vulgaris), produit
des rejets rampants qui s’enracinent et forment des boutures naturelles : leur
nombre peut varier d’un facteur 2 selon les champignons endomycorhiziens
qu’on lui inocule au laboratoire. Les microbes influent aussi sur la floraison,
et notamment sur le délai qui s’écoule entre la germination et la mise en place
des fleurs chez l’arabette (Arabidopsis thaliana, une petite plante annuelle de
la famille du chou). Des arabettes ont été cultivées en vue de récolter le
microbiote rhizosphérique des plantes les plus précoces et les plus tardives :
ces rhizosphères ont été ensuite chacune ré-inoculées à une autre génération
de plantes cultivées sur sol initialement stérile et, en recommençant le
processus sur dix générations, on a ainsi progressivement sélectionné le
microbiote associé aux floraisons les plus précoces ou, au contraire, les plus
tardives. Ces deux microbiotes ont ensuite été inoculés séparément à des
arabettes d’autres lignées et à des navets : le microbiote issu de floraisons
précoces avance la floraison, tandis que celui issu de floraisons tardives la
retarde ! Ce dernier impose 1,5 fois plus de temps que le premier au navet
pour fleurir. Une partie de l’effet serait due à une amélioration de la
croissance, elle-même en partie due à une meilleure alimentation azotée de la
plante par le microbiote induisant les floraisons précoces. Si l’effet n’est pas
compris dans le détail, il démontre bien une contribution du microbiote à la
date de floraison.
Bien plus, le microbiote s’invite dans la fleur elle-même ! Le nectar abrite
des bactéries et des levures (comme des Geotrichum), transmises de fleur en
fleur par les insectes butineurs ou issues d’endophytes de la plante elle-
même. L’effet de ces microbes est majeur sur l’odeur florale, comme en
témoignent les fleurs de sureau noir, une espèce odorante dont les larges
inflorescences blanches sont utilisées pour confectionner des boissons
parfumées, sirops et vins de sureau. Privées par fumigation des bactéries qui
colonisent leur surface, les fleurs ne synthétisent plus certaines molécules
attractives pour les insectes, et en produisent d’autres en quantités moindres
(3 fois moins de terpènes volatils par exemple). Ces molécules sont en fait,
totalement ou en partie, des métabolites microbiens issus de modifications
des sécrétions florales. Jusqu’au parfum des fleurs et du sirop de sureau,
donc, la plante porte la marque fonctionnelle du microbiote.

DES MICROBES QUI TAILLENT LES PLANTES

De nombreuses fonctions sont donc affectées, parfois même à distance des


microbes eux-mêmes, comme dans le cas de l’immunité. Par exemple, des
champignons mycorhiziens modifient les flux d’eau dans la plante.
L’ascension de la sève brute est assurée par son évaporation au niveau des
feuilles, grâce à la chaleur du rayonnement solaire – une évaporation qui
explique la fraîcheur éprouvée quand on s’assoit dans l’herbe, ou sous les
feuillages d’arbres. L’évaporation se fait au niveau des stomates, de
minuscules ouvertures de la surface des feuilles ; la plante en régule
l’ouverture en fonction de l’eau disponible dans le sol, de la lumière et de la
température ambiantes, pour éviter les pertes excessives d’eau tout en
maintenant autant que possible l’ascension de la sève. La colonisation par des
champignons mycorhiziens change complètement le degré d’ouverture des
stomates, non seulement parce qu’ils apportent plus d’eau, mais aussi parce
qu’ils modifient la réponse des stomates aux conditions ambiantes. Cette
modification est variable selon les champignons inoculés, et certaines
souches préparent par exemple mieux à la sécheresse que d’autres. Ainsi les
microbes retaillent-ils les fonctions tout au long de la vie des plantes, à la
façon dont les jardiniers taillent certaines plantes, mais de façon bien plus
intime. Il reste beaucoup à comprendre sur les mécanismes, mais nul doute
que quelques petites protéines sécrétées se cachent derrière ces
modifications…
Terminons la métaphore de la taille du végétal avec celle, méconnue et
réellement morphologique celle-là, de la forme des arbres. Nous sommes
habitués à l’allure de l’arbre forestier, au long tronc dépourvu de branches,
ramifié en hauteur dans la canopée. Si l’on y songe, un tel port est inattendu :
plus jeune et moins élevé, l’arbre avait des branches proches du sol, et
d’ailleurs un arbre sur une pelouse est encore ramifié dès le bas du tronc…
C’est qu’à l’ombre, en forêt, les branches basses meurent, faute de lumière.
Mais, plus encore, elles ont bel et bien disparu ! On parle d’élagage naturel
pour désigner ce mécanisme. Or, l’élagage est vital car une branche morte ou
affaiblie met en communication l’extérieur et le cœur du tronc, elle est un
point d’entrée pour des parasites qui dévorent le cœur du bois : rendu creux,
l’arbre cassera plus facilement… Bien plus, pour l’homme, la persistance de
branches mortes, progressivement englobées dans la croissance du bois,
forme des nœuds de bois de mauvaise qualité, et dévalorise le matériau
techniquement et esthétiquement. L’élagage naturel élimine les branches
mortes et favorise une cicatrisation puis une refermeture de l’écorce autour
du point d’où partait la branche ; il a une double valeur sanitaire et
économique.
Dans de rares cas pourtant, les branches mortes abondent, par exemple
dans les plantations où l’on circule mal à cause des branchages bas, sous les
épicéas en plaine, les pins insignis et les cyprès en Bretagne, ou sous douglas
(Pseudotsuga menziesii). Toutes ces espèces partagent la caractéristique
d’être introduites, des montagnes pour l’épicéa, et d’Amérique du Nord pour
les autres. Comme elles ne s’élaguent que très lentement, le propriétaire doit
le faire lui-même, à ses frais. Que se passe-t-il donc, alors que les espèces
indigènes s’élaguent si bien aux alentours ? C’est que l’élagage naturel est en
fait… microbien ! Il est le produit de champignons spécialisés dans la vie sur
la branche morte, un milieu très sec, et qui sont propres à chaque espèce
d’arbre. Ainsi les arbres introduits ont-ils souvent perdu les agents qui les
élaguent dans leur zone d’origine, tandis que les champignons locaux n’y
peuvent rien. Les espèces indigènes sont colonisées par leurs propres agents
d’élagage, des parasites de tissus affaiblis qui tuent puis dévorent les
branches manquant de lumière, ou simplement des saprophytes qui dévorent
des branches déjà mortes d’elles-mêmes. Les agents d’élagage ne parviennent
pas à s’introduire, quant à eux, dans le tronc mais, en prenant possession des
branches, ils empêchent des pathogènes de s’installer et contribuent à
protéger l’arbre, tout en le modelant.
Cet exemple nous rappelle que les microbes remplissent de nombreuses
fonctions gratuites : les propriétaires qui paient un élagage manuel savent la
valeur de cette fonction. Il nous montre aussi que la forme des organismes est
souvent liée à la mort, et à la résorption de certaines de leurs parties. Enfin, il
souligne la capacité des microbes à tailler la forme des végétaux : nous
l’avions vu sur des tissus vivants, avec la forme modifiée des mycorhizes,
voilà que la mort est aussi une façon de sculpter la plante pour les microbes !
Et cette sculpture-là, nous la voyons chaque jour, sans en connaître les
architectes.

POUR CONCLURE…

Les plantes ne sont jamais seules, et ceci conditionne leur nutrition, leur
santé, et l’ensemble de leur développement. Champignons, bactéries,
acariens… entourent la plante, dans la rhizosphère ou sur la feuille, et
pénètrent parfois plus intimement en elle, en mycorhiziens ou en endophytes.
De nombreux virus l’infectent aussi, même sans symptômes visibles : leur
identification commence seulement, mais on en connaît déjà qui protègent
certaines plantes de la sécheresse ou du froid… À l’inverse de l’animal, la
plante est très ouverte sur le milieu, en raison de son contact direct et fixe
avec le sol, et de ses stomates ouverts sur l’air ambiant. Ainsi la plante est-
elle “farcie” d’endophytes, au cœur même de ses tissus, entre ses cellules, ce
qui constitue une différence majeure avec les animaux (dont nous verrons que
leur colonisation, également intense, est régionalisée et limitée à certaines
cavités et à leur surface). Un tissu de plante saine
contient 10 000 à 100 millions de bactéries par gramme ; c’est 100 fois moins
que la rhizosphère, mais cela représente déjà une belle entorse à la solitude.
Ce cortège complexe et divers, que nous avons nommé microbiote,
contribue à protéger la plante, soit directement par ses activités antibiotiques
ou en concurrençant les pathogènes, soit indirectement en modifiant le
système immunitaire de la plante. Plus généralement, il contribue à la forme
de la plante et à la modulation de nombreuses fonctions, nutritives,
défensives ou reproductives. Cette omniprésence au sein de toutes les
fonctions est apparue récemment, dans un champ de recherche qui s’était
longtemps plus concentré sur les rôles protecteurs et nourriciers du
microbiote (c’est pourquoi ce chapitre a décrit le rôle des microbes surtout au
travers de la protection). Comme il prélève une partie de son alimentation sur
la plante, ce microbiote vit bien en symbiose, mais celle-ci implique plus que
des échanges nutritionnels. Assez souvent aussi, comme dans le cas de la
mycorhize, les liens nutritionnels et la protection sont deux facettes d’une
même interaction.
Même ces microbes sont protégés par plus petits qu’eux ! La capacité des
Curvularia à protéger les graminées de Yellowstone des bouffées de chaleur
repose… sur la présence d’un virus dans leurs propres cellules : lorsque le
champignon est privé de ce virus, il ne protège plus de la chaleur, sans qu’on
sache trop pourquoi. Nous verrons au chapitre XI que des virus ou des
bactéries intracellulaires aident des microbes unicellulaires à éliminer leurs
concurrents. Ainsi l’histoire symbiotique où des petits protègent les grands (à
leur mesure) se répète-t-elle à toutes les échelles.
Il y a comme un paradoxe à découvrir que les microbes, autrefois chargés
de pouvoirs pathogènes et de tous les maux, sont vitalement actifs au cœur de
la santé et du bon développement végétal. Nous reviendrons sur ce paradoxe
dans le cas de l’homme aux chapitres VII et VIII, mais on entrevoit déjà qu’un
organisme en bonne santé est nécessairement colonisé par des microbes. Et
ceux qui gèrent les écosystèmes peuvent à la fois trouver des appuis
microbiens (par exemple avec les mycorhizes ou les agents d’élagage), mais
aussi payer très cher leur négligence de la présence microbienne (comme
dans le choix de Kentucky 31).
Ce que suggèrent enfin ces exemples, c’est que les partenaires se trouvent
modifiés par la symbiose. Nous allons étendre à présent le champ de cette
idée, en envisageant qu’il y a en fait plus dans le couple symbiotique que ce
qu’y apporte chacun des partenaires.
CHAPITRE III

1+1>2:
DE LA SYMBIOSE
COMME MOTEUR D’INNOVATION

Où des bactéries et des plantes inventent ensemble une source d’azote ; où la symbiose
crée de nouvelles structures et de nouvelles fonctions ; où l’on est plus que son
génome ne le promet ; où l’innovation par la symbiose s’étend à l’apparition de
nouveaux écosystèmes comme… les écosystèmes terrestres ! Où une symbiose invente
le feu et joue avec le temps qu’il fait. Et comment, finalement, la symbiose permet
parfois une complexification du vivant… et pourquoi un génome ne suffit pas à faire
un organisme.
DE L’AZOTE SORTI DE NULLE PART ?

L’homme a adopté des légumineuses (la famille des Fabacées comme le pois
ou le trèfle) pour son alimentation chaque fois qu’a été inventée
l’agriculture : en effet, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devinrent
agriculteurs à plusieurs reprises indépendantes dans l’histoire de l’humanité.
Mais jamais sans légumineuse ! En Chine, c’est le soja (Glycine max) ; en
Inde, le pois chiche (Cicer arietinum) ; dans le Croissant Fertile (et, de là,
dans l’Europe médiévale qui a hérité de cette agriculture), les pois (Pisum
sativum), les lentilles (Lens culinaris) et les fèves (Vicia faba) ; en Amérique,
les haricots (Phaseolus vulgaris), adoptés en Europe après les “grandes
découvertes”, et la cacahuète (Arachis hypogaea) ; en Afrique, diverses
variétés de dolique (Vigna unguiculata). Les légumineuses cultivées pour
leurs graines occupent une surface de 78 millions d’hectares à l’échelle
globale, qui produisent près de 70 millions de tonnes de graines par an.
D’autres espèces de légumineuses sont plantées afin d’améliorer les sols
ou la valeur des pâturages, comme le trèfle, la luzerne ou le sainfoin chez
nous : ces pratiques-là sont aussi apparues à plusieurs reprises, par exemple
chez les Romains, les Chinois et les Incas, qui utilisèrent indépendamment
ces plantes que nous appelons à présent des “engrais verts”. Columelle, un
agronome romain du Ier siècle (4-70), recommande “de planter la plus grande
quantité de cytise [une légumineuse arbustive] que l’on pourra, parce que cet
arbrisseau est très utile […] aux bœufs et à toutes sortes de bestiaux, parce
qu’il les engraisse en peu de temps et qu’il donne beaucoup de lait aux brebis
[…]. D’ailleurs il prend très promptement en toutes sortes de terres, même
dans les plus maigres”. De l’agriculture à l’alimentation, même en sols
pauvres, empiriquement, la sagesse populaire a partout admis la vertu des
engrais verts.
On sait maintenant que c’est l’azote qu’ils apportent qui en fait des engrais
verts – et pour cette raison, on les plante dans les jachères. Cette capacité à se
satisfaire d’un sol pauvre en azote leur permet aussi de pousser en toutes
conditions, et ce sont les protéines abondantes des Légumineuses qui les
rendent si nourrissantes pour l’homme comme pour le bétail. D’ailleurs, on
appelle “protéagineuses” les espèces produisant des graines alimentaires, en
raison de leur richesse en protéines. Les marins d’autrefois le savaient, qui
ajoutaient à leurs féculents (riz ou pomme de terre) une ration de “grains”,
c’est-à-dire de haricots : cet usage qui remplace la viande a survécu dans
certaines îles, comme à la Réunion, et les végétariens en font revivre une
version moderne avec le soja.
Mais au fait, d’où vient cet azote ? Des agronomes allemands firent
pousser vers 1886 des pois dans un sol pauvre en azote, stérilisé ou non. Les
pois du sol non stérile grandirent mieux, montrant de fortes teneurs en azote,
bien supérieures à celles des plantes du sol stérile. Leur teneur totale
surpassait même la quantité d’azote présente dans leur sol ! D’où venait donc
cet azote ? On avait remarqué depuis longtemps que les Légumineuses
présentent des petits renflements d’un blanc rosé sur leurs racines, appelés
nodosités. En déterrant très précautionneusement les racines d’un trèfle ou
d’une luzerne, vous les verrez ! Les pois du sol stérilisé ne présentaient pas
de nodosités, au contraire de ceux du sol non stérile : une fraction vivante du
sol engendre donc les nodosités et l’accès à l’azote… absent du sol. Or, ces
nodosités sont bourrées de bactéries, qui se comptent en centaines de millions
par nodosité.
Dès 1888, elles furent isolées grâce à une méthode de culture dite “par
enrichissement”, en d’autres termes par repiquage sur des milieux de
laboratoire de plus en plus pauvres en azote. On les nomma Rhizobium
leguminosarum (“l’être-vivant-des-racines des Légumineuses”). Ces
rhizobiums ont le pouvoir d’utiliser l’azote gazeux (qui constitue 78 % de
l’atmosphère !) pour fabriquer leurs acides aminés, les briques dont sont
constituées les protéines. On parle de “fixation d’azote”. Ainsi, dire que les
Légumineuses sont un “engrais vert” ou des “protéagineuses” est une
usurpation car la fixation d’azote est en fait une propriété dérivée des
bactéries abritées dans leurs nodosités. Mais la réalité est plus subtile encore,
comme la suite nous le montrera.
Nous avons vu aux chapitres précédents que les microbes ajoutent leurs
propriétés à celles des plantes pour leur permettre un fonctionnement
normal : nous avons surtout envisagé un mode de symbiose “à l’auberge
espagnole”, où chacun apporte des capacités préexistantes. Ce troisième
chapitre complète notre panorama des symbioses microbiennes des plantes
en montrant qu’au-delà de l’association des propriétés des partenaires, les
symbioses font émerger de nouvelles propriétés, d’abord aux niveaux
physiologique et morphologique, au travers de l’exemple de la fixation de
l’azote. Ceci débouchera sur une vision intégrée de l’organisme comme le
produit non seulement de son génome, mais aussi de ses symbioses et de
leurs émergences. Une dernière étape nous montrera que les émergences
liées aux symbioses touchent aussi à l’échelle écologique : les mycorhizes
dans la colonisation des continents ont contribué à faire émerger… rien de
moins que les écosystèmes et le climat actuels.

CE QUE SEULE LA SYMBIOSE SAIT FAIRE CHEZ LES


LÉGUMINEUSES…

Coupons une nodosité, après en avoir remarqué la couleur rosée, sauf à son
extrémité. Ces petites sphères de 1 à 5 millimètres, portées latéralement par
les racines, ont une structure particulière : alors que, dans une vraie racine, les
tissus conducteurs de sève se trouvent au milieu, ils sont ici repoussés en
périphérie de la nodosité, sous la fine écorce pâle, par le développement
d’une zone centrale colorée de rouge. À l’extrémité blanchâtre, des cellules
en division engendrent l’organe. Les rhizobiums se trouvent dans la zone
centrale et rouge. Au microscope électronique, ils apparaissent à l’intérieur
des cellules de la plante, emballés par une membrane de séquestration. Cette
symbiose intracellulaire très intime reçoit le nom d’endosymbiose (du grec
endo, dedans). Dans certains cas, les rhizobiums se divisent encore et
peuplent alors chaque vésicule à plusieurs. Mais dans beaucoup d’espèces de
légumineuses, comme les vesces, il n’y a qu’une bactérie par vésicule,
énorme et déformée, avec une forme en T ou en Y, très différente des petites
formes libres et rondes observées en culture libre au laboratoire.
Voilà illustrées une fois encore les modifications du développement des
partenaires dans la symbiose, cette fois-ci de façon réciproque : la nodosité
est un nouvel organe, tandis que la bactérie déformée présente une nouvelle
morphologie. Lorsqu’elle existe, la déformation des bactéries est due à de
petites protéines sécrétées par la plante, qui entrent dans la cellule bactérienne
et en bloquent la division, condamnant le rhizobium à une croissance
éternelle ! On retrouve ici le mécanisme entrevu au chapitre précédent, par
lequel les champignons mycorhiziens modifient les plantes qu’ils colonisent,
mais à présent utilisé par la plante pour modifier un microbe ! Et comme le
génome des Légumineuses contient beaucoup de telles petites protéines, on
pense que bien d’autres modifications plus subtiles sont induites lorsque les
bactéries entrent dans la nodosité…
La nodosité nourrit les bactéries : les apports de sucres issus de la
photosynthèse des parties aériennes servent à nourrir non seulement les
cellules de la nodosité mais aussi les bactéries qui s’y trouvent. Pas moins
de 20 à 30 % des produits de la photosynthèse finissent par nourrir
l’ensemble des nodosités de la plante… qui, en plus, n’est même pas
dispensée du coût des mycorhizes, pourvoyeuses des autres ressources
hydrominérales. Le coût élevé de cette symbiose explique que, dans les
écosystèmes, les espèces non fixatrices coexistent avec les fixatrices car, si
les premières sont privées d’azote à volonté, les secondes le sont d’une partie
de leurs ressources carbonées, dérivées vers les nodosités. Les rhizobiums,
quant à eux, utilisent ces ressources soit pour leur croissance, soit pour leur
métabolisme, en particulier pour fixer l’azote atmosphérique. Leur énergie est
produite par le même métabolisme respiratoire que celui de nos propres
cellules : les rhizobiums respirent grâce à de gros complexes respiratoires,
enchâssés dans la membrane de leur cellule. Une enzyme appelée nitrogénase
transforme, grâce à une partie de l’énergie issue de la respiration, l’azote
atmosphérique en ammoniac, qui sert à fabriquer les acides aminés.
Cette enzyme, nichée au cœur des cellules de rhizobium, est paradoxale.
Alors que son fonctionnement est gourmand en énergie, et requiert donc
indirectement la présence d’oxygène pour la respiration, elle-même est
instable en présence d’oxygène, car elle contient un atome de molybdène que
l’oxygène peut irréversiblement oxyder. C’est pourquoi un rhizobium dans le
sol, où il peut survivre, rencontre quant à la fixation d’azote une insoluble
hésitation, digne de celle de l’âne de Buridan : il lui faut beaucoup
d’oxygène, afin de respirer activement, mais il ne lui faut pas d’oxygène, afin
de protéger sa nitrogénase.
Comment s’opère dès lors la fixation dans la nodosité, si le rhizobium ne
peut la réaliser seul, et s’il doit gérer tel paradoxe ? D’un côté, la fine écorce
pâle de la nodosité évite une entrée massive d’oxygène. Mais, pour la
respiration de tous, il en entre néanmoins quelque peu. C’est ici qu’intervient
la couleur rouge des nodosités : les cellules peuplées de bactéries contiennent
aussi une abondante protéine, représentant jusqu’au quart des protéines
totales… une hémoglobine (appelée leghémoglobine) crée un
microenvironnement favorable à la fixation ! Comme dans les globules
rouges de notre sang ou dans nos cellules musculaires, cette protéine se lie
fortement mais réversiblement à l’oxygène, ce qui permet son transport ou
son stockage, et tout en même temps sa libération là où la respiration a lieu.
Or, l’hémoglobine des nodosités se trouve logée entre la membrane de
séquestration et la membrane propre de la bactérie. Elle est donc précisément
à l’endroit où il faut délivrer l’oxygène aux complexes respiratoires, dans la
membrane de la bactérie ! Mais sa capacité à lier l’oxygène retient celui-ci de
diffuser vers le cœur de la bactérie, où se trouve la nitrogénase.
La fixation de l’azote chez les Légumineuses résulte d’une modification
des partenaires et de leur physiologie, l’un par l’autre : la plante déforme ses
racines pour abriter des bactéries, dont l’allure est souvent elle-même
modifiée, et le microenvironnement endosymbiotique obtenu, ajouté aux
ressources fournies par la plante, permet au rhizobium de fixer l’azote. La
fixation de l’azote n’est donc la propriété d’aucun partenaire, et il n’y a pas
ici d’“auberge espagnole”, mais une propriété qui émerge par rencontre au
cœur de la symbiose.
QUAND TU ES AVEC MOI, ON NE TE RECONNAÎT PLUS !

Si l’on relit les chapitres précédents à la lueur de cette idée, les modifications
des partenaires dans la symbiose qui ont déjà été vues (voir la conclusion du
chapitre précédent) peuvent aussi être considérées comme des émergences
symbiotiques. Revenons un instant sur les lichens qui, dans l’introduction,
avaient préludé à l’idée de symbiose : cette interaction entre microbes est
aussi le siège de multiples modifications. Analysons la structure d’un lichen
en forme de lame poussant sur un tronc, une parmélie verte ou une xanthorie
orange par exemple. La coupe, au microscope, y révèle quatre couches : une
première couche d’hyphes du champignon serrés et protecteurs en surface ;
juste en dessous, une couche où s’insèrent de nombreuses petites algues
unicellulaires vertes ; ensuite une couche d’hyphes plus espacés, formant
entre eux de larges espaces ; enfin, par en dessous une seconde couche
protectrice rappelant celle du dessus, parfois plus colorée et adhérente au
support. Cette disposition permet la photosynthèse, en disposant les algues
vers la lumière, et en laissant les gaz, dont le CO2 nécessaire à la
photosynthèse, circuler dans le réseau des espaces sous-jacents. D’ailleurs, la
bordure de ces espaces est très hydrophobe et exclut l’eau, de sorte que,
même quand le lichen est humide, les gaz continuent à avoir la place de
passer.
Rien n’est plus différent de la physionomie des partenaires lorsqu’on les
cultive séparément. Souvent, les algues ne sont pas unicellulaires, mais
forment des chaînettes de cellules… Quant aux champignons, au lieu de
former cette architecture structurée où s’enchâssent les algues, ils sont
constitués d’hyphes diffus, sans organisation précise, comme d’ailleurs les
hyphes des champignons non lichénisés. La physionomie du lichen, adaptée à
la photosynthèse, est donc une propriété émergente de la symbiose, où deux
partenaires peu organisés engendrent une structure complexe et spécialisée.
Bien plus : le champignon synthétise, seulement en compagnie de l’algue, des
substances dites “lichéniques” qui protègent l’association. Ces molécules
variées ont des rôles protecteurs contre les forts éclairements : la pariétine,
qui rend orange certains lichens vivant au soleil, comme la xanthorie, les
protège d’éclairements excessifs. Elles sont parfois toxiques pour les
animaux susceptibles de consommer le lichen ; on empoisonnait même des
appâts contre les renards avec un lichen, Letharia vulpina, dont le nom
reprend celui des animaux ciblés (vulpes). Les substances lichéniques sont
une autre propriété émergente de la symbiose.
Bien sûr, dans l’évolution, des structures et des fonctionnements
complexes peuvent aussi apparaître sans recours à la symbiose ; celle-ci est
simplement l’une des voies évolutives possibles. Nous allons à présent
montrer comment l’évolution solitaire d’un organisme a pu réaliser ce qui,
par ailleurs, a émergé de la symbiose dans d’autres cas – en prenant deux
exemples, les lichens et les nodosités. Quant aux lichens, leur structure
rappelle terriblement celle de la feuille d’une plante ordinaire : celle-ci
comprend, lorsqu’on la coupe, deux couches protectrices (les épidermes) qui
encadrent une couche de cellules photosynthétiques riches en chlorophylle,
située vers la lumière, et une couche aérée dont les cellules très espacées
laissent passer les gaz, par en dessous. Exactement l’anatomie du lichen, et à
cela rien d’étonnant, du reste, car les contraintes fonctionnelles sont
identiques pour capturer la lumière et convertir le CO2 en sucres ! Il n’en reste
pas moins que, dans leur évolution, les algues et les champignons des lichens
ont “inventé une feuille” grâce à la symbiose. Un organe fonctionnant comme
une feuille peut donc apparaître de deux façons : soit par l’évolution propre
d’un organisme, comme la plante, soit par émergence dans la symbiose entre
deux organismes, comme dans le lichen.
Second exemple : en dehors des Légumineuses, il existe d’autres plantes
fixatrices d’azote, comme les aulnes, les argousiers et les filaos (ou
Casuarina, de grands arbres des tropiques). Ces plantes appartiennent toutes
au grand groupe des Rosidés, comme les Légumineuses, mais leurs
partenaires sont un peu différents. Il s’agit de bactéries filamenteuses, des
actinobactéries du genre Frankia (dédié à Frank, que nous connaissons
comme découvreur des mycorhizes). La plante les abrite dans des racines
authentiques quoique modifiées, densément ramifiées et à croissance
continue, dont l’amas forme une boule pouvant dépasser 10 centimètres de
diamètre. Les frankias y poussent de cellule en cellule, et forment ici et là des
renflements globoïdes entourés d’une épaisse paroi imperméable à l’oxygène.
Les sections allongées de leurs filaments, nourries par la plante, respirent et
envoient l’énergie produite dans leurs renflements, où l’oxygène pénètre peu
et où la nitrogénase fonctionne localement à l’abri de l’air. On le voit, les
frankias, en spécialisant des portions de leurs filaments, fixent l’azote eux-
mêmes et ne reposent sur la plante que pour leur nutrition – ici, on retrouve
un fonctionnement “en auberge espagnole”. Une fonction comme la fixation
d’azote peut donc apparaître de deux façons : soit par l’évolution propre
d’une bactérie, comme les frankias, soit par émergence dans la symbiose
entre deux organismes, comme dans la nodosité.
La symbiose est la clé d’innovations évolutives : en cela, elle rejoint
d’autres mécanismes évolutifs d’innovation et, on le voit, elle peut se faire
aussi créative qu’eux. Même si elle n’est pas le seul mode d’innovation, la
symbiose a néanmoins été décisive pour l’émergence d’innovations
biologiques dans certaines lignées.

DU PHÉNOTYPE ÉTENDU À L’HOLOBIONTE

On observe donc que de multiples propriétés des plantes sont affectées par les
microbes, à la fois par l’apport de propriétés microbiennes et par l’émergence
de nouveaux traits dans la symbiose. L’ensemble des structures et des
fonctions de la plante (ou de tout autre organisme) forme ce qu’on appelle
son phénotype (du grec pheno, l’apparence, et typos, la marque), un mot
qu’on doit au biologiste danois Wilhelm Johannsen (1857-1927) : le
phénotype est l’apparence globale de l’organisme. Le phénotype,
contrairement à une idée souvent reçue, ne dépend pas seulement des gènes
propres à l’organisme car le cortège microbien en modifie les structures et en
enrichit les fonctions, donc ajoute au phénotype.
Cette idée se rapproche d’un concept créé par l’évolutionniste anglais
Richard Dawkins (né en 1941), le phénotype étendu. Il existe en effet un
phénotype strict, à vrai dire assez théorique, qui correspond à l’ensemble des
structures et des fonctions dont l’organisme est capable seul, par suite de ses
propres capacités génétiques, c’est-à-dire de ses gènes. Mais cela reste
théorique, car une telle situation de “solitude” ne se produit jamais dans la
nature. En réalité, les organismes sont capables de s’adjoindre divers
éléments du milieu. Certains sont inertes (le calcaire de la coquille d’un
gastéropode, les brindilles d’un nid d’oiseau), mais d’autres sont vivants :
c’est le cortège des symbiontes qui vivent dans l’organisme ou
immédiatement autour de lui. Ces derniers sont responsables de l’addition de
leurs propres capacités et de modifications qui enrichissent le phénotype en
un phénotype étendu.
Bien sûr, les capacités génétiques propres de l’organisme déterminent sa
capacité à recruter ses symbiontes et à étendre son phénotype. Par exemple,
héberger des bactéries fixatrices d’azote demande des particularités du
métabolisme : il faut non seulement nourrir massivement les bactéries, mais
aussi synthétiser les molécules qui, en se liant à l’azote fixé, formeront les
acides aminés. Or, dans une plante ordinaire, ces molécules-là, des céto-
acides, ne sont guère disponibles car elles contribuent au métabolisme
respiratoire (le cycle de Krebs), de telle sorte que, si on les soustrait pour la
fixation de l’azote, la respiration cellulaire s’enraye. Sans doute cet obstacle
explique-t-il pourquoi les symbioses fixatrices d’azote ne sont apparues que
chez des rosidés : en effet, les symbioses à rhizobiums sont apparues une fois
chez des plantes proches des ormes, les Parasponia, et au moins une fois,
peut-être plus, chez les Légumineuses ; les symbioses à frankias sont
apparues pas moins de 6 fois dans l’évolution des Rosidés. Toutes les plantes
à fleurs dotées de symbioses fixatrices d’azote appartiennent aux Rosidés, au
sein desquels elles descendent d’un ancêtre commun qui a vécu il y
a 100 millions d’années ! Il existe sans doute, dans cette descendance, une
prédisposition génétique à gérer les problèmes métaboliques liés à
l’hébergement d’un fixateur d’azote. Cette prédisposition reste mal cernée et
débattue, mais elle a ouvert aux Rosidés le chemin d’un phénotype étendu
aux fixateurs d’azote, cependant que, depuis 100 millions d’années, aucun
autre groupe de plantes à fleurs n’a vu apparaître la fixation de l’azote… Et
c’est ce qui limite hélas, à ce jour, nos espoirs de sélectionner un jour des
nodosités sur le blé, ou le maïs, même si cela serait idéal pour en doper
l’alimentation azotée…
Bref, des dispositions génétiques particulières ouvrent la voie à des
symbiontes particuliers : on ne recrute que les symbiontes avec lesquels nos
gènes nous permettent d’interagir… Toutefois, à la suite de cette interaction,
le phénotype des organismes devient plus que ce que leurs propres gènes
laissaient strictement attendre : c’est leur phénotype étendu. Nous le
reverrons plus loin à propos des animaux, qui n’échappent pas non plus à
cette règle et ont également un phénotype étendu.
Un autre concept similaire a été développé dans les années 1970, bien que
la paternité exacte n’en soit pas claire, pour prendre en compte cette réalité
partiellement microbienne : l’holobionte (du grec holo, tout, et bios, vie).
C’est l’unité biologique composée de l’hôte (plante ou animal) et de tous ses
microbes, qui se substitue à la vision plus ancienne de l’organisme isolé. Un
dérivé est la notion d’hologénome, qui remplace le génome de l’organisme en
lui adjoignant tous ceux de ses microbes. Nous reviendrons sur la pertinence
de cette approche à la fin de l’ouvrage : du moins phénotype étendu et
holobionte actent-ils la fin de la croyance illusoire que les organismes
existent de façon autonome.
Mais les symbioses n’affectent pas que les organismes en interaction. Au-
delà d’eux, elles peuvent durablement modifier leur milieu, faisant émerger
des innovations écologiques. Nous allons maintenant découvrir comment les
écosystèmes terrestres qui nous entourent ont eux-mêmes été façonnés par
une symbiose dont ils ont émergé (littéralement, car des organismes vont
sortir de l’eau sous vos yeux !).

LA TARDIVE SORTIE DES EAUX DES PLANTES…

Allons passer un instant sur une quelconque terre émergée, au Cambrien, il y


a 500 millions d’années (500 Ma). Prenez des bottes, c’est glissant ! Mais
aucun autre risque, pas de gros animaux ou d’insectes qui piquent : d’ailleurs,
c’est le quasi-désert, aucune plante non plus… Quasi-désert, parce que la
roche est quand même couverte d’un film de microbes (ce qu’on nomme un
biofilm), justement un peu glissant après les pluies. Il est fait d’algues
microscopiques qui effectuent la photosynthèse, et de bactéries et de
champignons qui interagissent avec elles, les parasitent ou les dévorent après
leur mort. (On croit et on raconte souvent que les lichens ont été les premiers
colons des terres émergées, car ils sont actuellement pionniers sur la roche
nue, mais leurs fossiles n’apparaissent qu’avec ceux des premières plantes ;
ils sont à notre connaissance absents du paysage cambrien.) Donc, pas grand-
chose à observer. Faute de racines pour retenir les matériaux meubles, débris
rocheux et organiques, dont les biofilms devenus trop épais, finissent
entraînés par le ruissellement : il n’y a pas encore de sol au sens actuel…
Vivre de photosynthèse en milieu terrestre, c’est exploiter deux
compartiments : l’air, où se trouvent le CO2 et la lumière, et le substrat
rocheux, où se trouvent les ressources hydrominérales. Les algues des
biofilms du Cambrien s’adaptent à cette contrainte en vivant exactement à
l’interface entre ces deux compartiments. Mais, lorsque les débris de ces
organismes et de la roche qu’ils ont altérée sous eux atteignent une certaine
épaisseur, ils finissent entraînés par l’érosion, comme sur une falaise. Le
développement du biofilm recommence alors, jusqu’au prochain
arrachement. En revanche, de nos jours, les végétaux exploitent le substrat
beaucoup plus en profondeur, et leurs parties souterraines retiennent les
débris organiques et minéraux, constituant donc un véritable sol.
Mais où sont donc les plantes, à cette époque où pourtant les continents
sont déjà habitables, autant qu’aujourd’hui ? Au Cambrien, les ancêtres des
plantes sont encore des algues vertes, vivant dans une eau sans doute douce,
qui leur prodigue tout à la fois le CO2, la lumière et les ressources
hydrominérales. Mais il leur est difficile de s’aventurer sur les terres
émergées, car elles ne peuvent pas y exploiter le substrat rocheux où se
cachent les ressources hydrominérales : elles ont au plus des crampons, mais
pas de racines ! Leur sortie des eaux se produisit il y a 470 Ma. Comment
s’effectua dès lors cette transmigration, et pourquoi tarda-t-elle tant ? Pour
répondre à ces deux questions, observons bien les fossiles… Le plus ancien
écosystème livrant beaucoup de fossiles bien conservés, âgé de 400 Ma, est la
flore de Rhynie, en Écosse. Il y avait là des sources hydrothermales, en une
sorte de Yellowstone ancien, aux eaux concentrées en minéraux ; parfois une
inondation déposait rapidement de grandes quantités de minéraux, englobant
et fossilisant en un clin d’œil la végétation voisine. Comme les roches
formées ont été peu déformées ensuite, des coupes permettent actuellement
de reconstituer l’anatomie des plantes d’alors, et même d’observer leurs
structures cellulaires, vite et bien préservées. Ces plantes présentent des tiges
rampantes et d’autres dressées, mais elles sont dépourvues de feuille et de…
racine, tout comme leurs ancêtres algaux : comment exploitaient-elles donc le
substrat ? À première vue, nos questions restent insolubles. Observons de
plus près encore.
Dès 1915, des travaux avaient montré que les tiges rampantes de certaines
espèces (Rhynia et Aglaophyton) contenaient des hyphes de champignons
formant des renflements en vésicules. Dans les années 1960 puis 1990, on a
observé, dans des cellules apparemment intactes, des arbuscules formés par
ces hyphes ! Les cellules colonisées apparaissent bien rondes, malgré leurs
parois minces, ce qui indique qu’au moment de leur fossilisation, elles étaient
gorgées d’eau et donc vivantes : les arbuscules ne les avaient pas tuées. On
observe dans les fossiles de Rhynie les mêmes structures que celles formées
par les champignons des endomycorhizes, les Gloméromycètes, dans les
plantes actuelles ! Et sans doute était-ce déjà eux qui exploitaient le sol pour
la plante !
D’autres arguments confortent l’hypothèse d’une symbiose avec des
gloméromycètes chez l’ancêtre commun des végétaux terrestres. D’abord, la
fréquence des espèces actuellement endomycorhizées – plus de 80 % des
plantes – s’explique bien ainsi. En particulier, l’ancestralité de ce trait est
rendue probable par le fait que ces espèces appartiennent à des groupes très
éloignés les uns des autres : les plantes à fleurs, des fougères, les conifères…
mais aussi de petites lames vertes, colonisant discrètement le sol des milieux
humides, les hépatiques. Ces dernières, aujourd’hui encore dépourvues de
racine, sont les végétaux terrestres les plus éloignés évolutivement de nos
plantes à fleurs, mais elles hébergent aussi des gloméromycètes entre leurs
cellules ! Une dernière confirmation provient de l’étude des gènes nécessaires
à la formation des endomycorhizes. Chacun de ces gènes apparaît conservé
presque à l’identique dans l’ensemble des végétaux terrestres actuels, et
dérive d’un gène ancestral qui se trouvait donc dans leur ancêtre commun.
Or, ces gènes sont encore largement interchangeables : une luzerne incapable
de former des endomycorhizes à cause de la mutation de l’un de ces gènes
peut être “guérie génétiquement” par introduction en laboratoire d’un gène
homologue issu d’une hépatique ! Tout cela démontre que ces gènes, et donc
la symbiose, sont des propriétés héritées des premiers végétaux terrestres.
L’interaction avec des gloméromycètes a permis à des algues aquatiques de
conquérir les terres émergées, en leur ouvrant la voie de l’exploitation des
ressources hydrominérales du substrat par un champignon. Ceci répond aux
deux questions posées plus haut : l’apparition tardive des plantes terrestres
correspond à l’attente de l’apparition d’une telle symbiose, et l’absence de
racines des premiers fossiles s’explique parce qu’ils reposent complètement
sur leurs champignons pour exploiter le sol. Les plantes terrestres et le
remplacement des biofilms par une flore moderne sont les émergences de la
symbiose avec les Gloméromycètes.
Ce n’est que plus tard, et secondairement, qu’apparurent les racines, dont
les fossiles suggèrent qu’elles servirent sans doute d’abord à augmenter les
possibilités d’interaction avec les champignons. C’est aussi secondairement
que quelques groupes de plantes ont perdu les gènes nécessaires à la
mycorhization, et donc la symbiose mycorhizienne. Les mousses se sont
adaptées à des milieux hostiles, où elles peuvent se dessécher, et où un
champignon survivrait mal – mais, corrélativement, leur taille reste petite.
Des familles de plantes à fleurs (comme celle du chou, les Brassicacées)
vivent le plus souvent dans des milieux riches, dans lesquels
l’approvisionnement hydrominéral ne nécessite pas de champignon ; d’autres
affectionnent les milieux pionniers, comme des bords de routes fraîchement
tracées, d’où les champignons sont encore absents. Chez ces plantes non
mycorhizées, la racine et les poils absorbants qui la couvrent ont
secondairement pris un rôle d’alimentation autonome. Mais ce ne sont que
des exceptions : la flore actuelle est une synergie entre la photosynthèse des
plantes et l’exploitation du sol par des champignons. Et les écosystèmes
terrestres tels que nous les connaissons ont émergé par suite de cette
symbiose. Voyons ce que cela recouvre plus exactement.

COMMENT LES MYCORHIZES CHANGÈRENT LA FACE DU MONDE

En effet, l’arrivée des plantes sur la terre ferme implique que plus de carbone
est stocké dans la biomasse, car la végétation est plus exubérante que ne
l’étaient les biofilms, et elle retient de ses parties souterraines un sol où se
trouve piégée de la matière organique morte. La symbiose autorise une belle
synergie : d’un côté, l’efficacité d’acquisition des ressources et d’altération
des roches du champignon est accrue par les produits de la photosynthèse
fournis par la plante ; de l’autre côté, un meilleur accès aux ressources
hydrominérales permet un développement végétatif plus important de la
plante et une meilleure photosynthèse. Cet emballement photosynthétique sur
les continents implique moins de CO2 dans l’air, et plus d’oxygène, puisque
celui-ci est relâché lors de la photosynthèse.
Commençons par l’oxygène : parti d’une valeur inférieure à 15 % des
composants atmosphériques, avant la sortie des eaux des plantes, son niveau
monte progressivement et atteint pour la première fois de l’histoire la valeur
actuelle (21 %), avant de s’envoler jusqu’à 30 % il y a 300 Ma. Il fut alors
plus facile de respirer, même pour de gros animaux à l’activité exigeante en
énergie : la taille des animaux marins augmenta et de larges poissons
prédateurs à mâchoires, dont la taille dépassa pour la première fois le mètre,
apparurent dans les eaux pendant que les plantes terrestres colonisaient les
continents. Il y a 370 Ma, certains poissons se hissèrent sur terre, d’abord
parce qu’il y avait maintenant nourriture à profusion, mais aussi parce que le
port hors de l’eau, plus exigeant en énergie, était devenu possible. La vie en
milieu aérien commença alors pour nos ancêtres ! Bientôt, de grands
carnivores, très actifs, virent le jour sur terre car leur chasse, exigeant une
forte respiration, ne devint possible que dans une atmosphère riche en
oxygène. Tyrannosaures, vélociraptors et autres félins ont été autorisés par la
colonisation mycorhizienne des continents ! Autre modification écologique
majeure, les incendies apparurent, rendus possibles non seulement par la
biomasse formée, mais aussi par l’oxygène accumulé, dès que fut dépassé le
seuil de 16 % d’oxygène (en dessous, le feu ne prend pas et se propage mal).
Les premiers fossiles de plantes carbonisées l’attestent dès 400 Ma. Les feux,
allumés par les éclairs, ou maintenant par l’homme, sont devenus des acteurs
réguliers de nos écosystèmes terrestres.
La baisse de la teneur atmosphérique en CO2 résulta quant à elle d’un
double mécanisme. D’une part, bien sûr, l’accumulation de biomasse
végétale et la formation d’un sol piègent du carbone ; d’autre part, la
sédimentation calcaire fut dopée par l’altération des roches : en effet, les
champignons mycorhiziens et bientôt les parties souterraines des plantes
augmentèrent l’altération des roches. Ils agissaient, comme aujourd’hui, non
seulement par un effet direct, mais aussi en retenant les débris des organismes
et de la roche altérée pour former un vrai sol. Dans ce sol, la matière
organique morte, un peu acide et qui retient l’eau, facilite elle-même
l’altération des roches. Ainsi les roches furent-elles plus vite solubilisées, et
les cations, en particulier le calcium, davantage entraînés vers les océans.
C’est là qu’ils se déposent finalement, et que le calcium, ou dans une moindre
proportion le magnésium, piègent du CO2 en formant des carbonates comme
le calcaire (CaCO3). Activer l’altération des roches, c’est activer une pompe
qui envoie du calcium, et avec lui du CO2, dans les profondeurs des océans.
La concentration atmosphérique en CO2 chuta de 20 fois sa valeur actuelle,
au début du Cambrien (vers 550 Ma), à 3 fois sa valeur actuelle à la fin du
Dévonien (vers 360 Ma, l’âge des premières forêts), puis à sa valeur actuelle
à la fin du Carbonifère (vers 300 Ma). La réduction concomitante de l’effet
de serre auquel contribue le CO2 semble avoir favorisé, en synergie avec
d’autres mécanismes astronomiques ou volcaniques, les événements
glaciaires qui ponctuèrent ces époques, comme la glaciation ordovicienne
(440 Ma) et celle de la fin du Carbonifère (vers 280 Ma). Ces glaciations
eurent des conséquences pour la vie sur Terre, car elles entraînèrent chacune
des extinctions massives d’espèces… Un autre grand événement d’extinction,
sans doute lié à l’altération accrue des roches, mais non directement au
climat, a eu lieu à la fin du Dévonien (360 Ma) où s’éteignirent rien de moins
que les trois quarts des espèces dévoniennes ! Il y eut certes une glaciation,
mais le moteur principal aurait été une eutrophisation globale. On connaît
localement ce phénomène sur les côtes bretonnes actuelles où un apport élevé
de sels minéraux nutritifs (dans ce cas, issus des activités agricoles) favorise
la prolifération des algues en marées vertes. D’autres organismes les
dévorent, bien sûr, mais l’oxygène vient bientôt à manquer à leur respiration.
Faute d’oxygène, des bactéries se développent alors grâce à un métabolisme
indépendant de l’oxygène : comme celles évoquées dans les vasières au
chapitre II, elles produisent des molécules réduites toxiques, comme
l’hydrogène sulfuré qui fait la toxicité des marées vertes. L’altération des
roches, fertilisant les océans de minéraux (en particulier avec le fer, qui y
manque le plus), aurait provoqué un mécanisme d’eutrophisation à l’échelle
globale, il y a 360 Ma : les océans, et peut-être même l’atmosphère, seraient
devenus quelque temps irrespirables… D’un océan trop bien nourri serait née
une atmosphère putride, conduisant à des extinctions en masse !
En un mot, l’apparition d’une flore terrestre de type actuel, émergeant de la
symbiose mycorhizienne, a contribué à forger la physionomie (biomasse,
présence de sols) et les mécanismes (feu, attaques des roches en profondeur)
des écosystèmes terrestres actuels, avec des conséquences globales sur la
composition de l’atmosphère, la biodiversité et les extinctions à certaines
périodes, ainsi que le climat.

EN ROUTE VERS DES CLIMATS FRAIS…

Il est hors de propos de détailler l’évolution des écosystèmes et du climat


après ces étapes précoces, mais arrêtons-nous sur la tendance actuelle récente
à un refroidissement climatique (à l’échelle des temps géologiques, donc en
omettant le réchauffement des deux derniers siècles). Après une époque de
climats tropicaux sur presque tout le globe, la transition entre l’Éocène et
l’Oligocène (il y a 34 Ma) a vu apparaître des climats tempérés, comme ceux
des régions européennes, aux hautes latitudes. C’est de ce moment-là que
datent les plus anciens fossiles connus d’ectomycorhizes, même si des
arguments indirects suggèrent qu’elles sont apparues avant, probablement
avec les pins. De fait, malgré diverses exceptions tropicales, les associations
ectomycorhiziennes dominent actuellement en climat tempéré, où se trouve
une majorité de la diversité des espèces de champignons impliquées :
pourquoi ?
On pense aujourd’hui que les ectomycorhizes ont été les outils à la fois de
l’adaptation aux climats tempérés et de leur amplification. En effet, dans les
régions tempérées, les sols sont en moyenne plus pauvres en ressources
minérales, car la température de la saison froide, voire l’absence d’eau en
saison sèche, freinent les deux processus du sol qui rendent accessibles ces
ressources : la minéralisation de la matière organique et l’altération des
roches. Or, nous avons vu au chapitre I que les champignons
ectomycorhiziens peuvent aller se servir “plus directement à la source”.
Premièrement, certaines espèces ont des capacités d’altération des roches par
leurs hyphes et, de fait, des comparaisons entre peuplements ecto- ou
endomycorhizés confirment des altérations accrues par les plantes
ectomycorhizées. Deuxièmement, d’autres espèces sont capables d’extraire
des résidus contenant de l’azote ou du phosphore de la matière organique du
sol.
Alors que les Gloméromycètes sont, depuis la sortie des eaux, liés aux
plantes, les champignons ectomycorhiziens sont apparus plus tard dans
l’évolution, à de très nombreuses reprises dans des groupes différents. En
effet, l’état ectomycorhizien est apparu 80 fois indépendamment dans
l’évolution des champignons, et plus de 12 fois dans celle des plantes !
Chaque fois, les ancêtres des champignons ectomycorhiziens vivaient à partir
de matière organique morte du sol, feuilles ou bois, en un mode de vie
qualifié de “saprophyte”. L’étude comparative des génomes des champignons
ectomycorhiziens et saprophytes actuels suggère que cette transition est
relativement facile : elle s’accompagne de la perte de nombreuses enzymes
qui assurent la nutrition autonome des saprophytes, car les mycorhiziens sont
nourris en sucres par les plantes. Cependant, toutes les capacités
enzymatiques ne sont pas perdues, et un héritage partiel de leurs ancêtres
saprophytes confère à quelques champignons ectomycorhiziens la capacité
d’exploiter les ressources organiques du sol, non comme ressources
carbonées, mais pour l’azote et le phosphate qui s’y trouvent.
Si les associations ectomycorhiziennes adaptent les plantes aux sols
tempérés, elles contribuent également au refroidissement global ! En effet,
l’altération accrue des roches accentue le fonctionnement de la pompe décrite
plus haut, qui draine le CO2 vers les profondeurs des océans en formant des
carbonates. Ainsi le climat tend-il à se refroidir davantage, ce qui contribue à
la tendance au refroidissement climatique global observée depuis 34 Ma,
culminant avec les glaciations que nous connaissons depuis 2 millions
d’années. Celles-ci ont des rythmes qui suivent des causes astronomiques,
liées à la disposition de la Terre par rapport au Soleil, mais la teneur réduite
de l’air en CO2 permet à ces causes d’entraîner des conséquences glaciaires.
Ainsi les associations mycorhiziennes ont-elles été l’un des acteurs du
climat. Le paroxysme du ralentissement par le froid de l’altération des roches
et de la dégradation de la matière organique est atteint dans les zones boréales
et alpines. Ici, un autre type d’association mycorhizienne, apparu plus
récemment encore, contribue à donner la suprématie à la famille des bruyères
et des myrtilles, les Éricacées. Elles poussent dans des sols si peu actifs qu’ils
sont faits de pure matière organique simplement fragmentée : les débris
foncés et non décomposés de plantes constituent ce matériau organique qu’on
appelle communément “terre de bruyère”. Dans les racines des Éricacées, des
groupes de champignons, des ascomycètes et des basidiomycètes différents
des précédents, mais également dérivés de saprophytes, forment une
endomycorhize particulière. La racine, très fine, présente au sol de larges
cellules que les champignons colonisent en enroulant leurs hyphes sur eux-
mêmes, formant un peloton semblable à un nid de tagliatelles, par lequel ils
échangent avec la plante. Ces champignons, dont on connaît le génome et les
propriétés en culture, ont retenu de leurs ancêtres davantage encore de
capacités enzymatiques pour attaquer la matière organique. Dans ces sols
pauvres et en l’absence de recyclage, ils assurent un court-circuit du retour à
l’état minéral, pour le compte de la plante. Les mycorhizes des Éricacées,
comme certaines ectomycorhizes, contredisent la vision traditionnelle de
plantes nourries de sels minéraux, basée sur des plantes élevées seules… Un
accès indirect à la matière organique adapte certaines plantes à des sols et des
climats particuliers.
D’ailleurs, si vous baissez encore la température, en allant à des latitudes
ou à des altitudes plus élevées, il ne reste plus que… des lichens, et c’est
encore une symbiose qui trouve la solution écologique ! On le voit, la
diversification des symbioses mycorhiziennes a été un facteur d’adaptation
qui a fait émerger les écosystèmes continentaux actuels, tout à la fois
contribuant et adaptant au climat.

POUR CONCLURE…

Les plantes ne sont jamais seules et, bien au-delà de l’ajout des propriétés des
partenaires en une “auberge espagnole”, d’autres propriétés émergent dans la
symbiose. Pour les plantes (comme pour les animaux, que nous allons
envisager dès le chapitre suivant), s’associer est plus, pour soi et pour le
milieu, qu’une simple addition, car la somme de deux organismes est plus
que ses parties : 1 + 1, c’est bien plus que… 2 !
De telles émergences se déclinent à plusieurs niveaux. Elles touchent
d’abord à la morphologie et à la physiologie des organismes incriminés. Et
c’est là un des moteurs de l’innovation en évolution, par lequel des groupes
accèdent à des propriétés que leurs ancêtres n’avaient pas. Il ne faudrait
cependant pas déduire des exemples proposés que l’évolution est toujours
synonyme d’un pur progrès, ou d’une complexification. Par exemple, pour
les partenaires, ajouter des symbiontes qu’on nourrit ou qu’on abrite a un
coût, par exemple en ressources carbonées pour la plante, donc détourne des
ressources ! Et les problèmes climatiques qui ont suivi l’apparition de
l’association mycorhizienne nous montrent comment l’évolution ne poursuit
pas la régulation d’un mythique “équilibre”, mais constitue un devenir pas
nécessairement meilleur à tous points de vue. Quant à la complexité, aucune
règle ne veut qu’un pas dans l’évolution l’augmente nécessairement. Nous
avons par exemple vu que les champignons mycorhiziens perdent tout ou
partie de leur capacité à vivre seuls. Nous reviendrons, au chapitre IX et en
conclusion, sur la perte de l’autonomie des partenaires qui accompagne de
nombreuses symbioses, et qui représente une perte de complexité pour
chacun d’entre eux. La symbiose elle-même n’est d’ailleurs pas irréversible :
certaines plantes ont perdu leurs mycorhizes, nous l’avons vu ; des
légumineuses arborescentes des forêts tropicales ont perdu leurs nodosités (de
façon amusante, elles ont aussi liquidé leurs gloméromycètes et remplacé tout
ce monde-là par… des champignons ectomycorhiziens). La symbiose est
donc une des facettes du va-et-vient entre complexification et simplification
dans l’évolution.
Au-delà des organismes incriminés, les émergences symbiotiques peuvent
s’étendre à l’environnement, dont la physionomie et surtout le
fonctionnement sont affectés. La conquête mycorhizienne des terres
émergées l’illustre splendidement. Les écosystèmes terrestres que nous
connaissons ont dû attendre une symbiose pour apparaître… et contribuer au
climat ! Ces émergences écologiques sont générales, mais leur échelle et leur
ampleur varient. À moindre échelle, par exemple, les endophytes des
graminées, comme Kentucky 31, entraînent un nouveau fonctionnement de
l’écosystème. La comparaison de champs ou de bacs où l’on sème une espèce
de graminées avec ou sans son endophyte révèle en effet de nombreuses
modifications écologiques, au-delà des espèces de plantes présentes et de leur
abondance. Les communautés d’insectes phytophages sont affectées, les
communautés d’insectes qui mangent ces derniers sont aussi modifiées :
certaines espèces disparaissent, d’autres, abondantes en l’absence
d’endophytes, deviennent rares en leur présence. Dans le sol, les composés
toxiques des endophytes amenés par les parties mortes affectent les microbes
du sol, changent les espèces présentes et ralentissent la dégradation de la
matière organique… Les émergences portées par une symbiose vont donc
bien au-delà de ses seuls partenaires.
Pour conclure notre parcours végétal, nous avons vu qu’un organisme
“peut” et “est” plus de choses que son seul génome ne le permet (ou ne le
promet). Ses symbioses lui confèrent un phénotype étendu ; il faut parfois
considérer plus l’holobionte, l’organisme adjoint de ses partenaires
microbiens, que l’organisme seul, qui est une abstraction sans réalité
écologique ni physiologique. Une plante n’est jamais seule, et cette présence
microbienne s’inscrit dans sa forme, son fonctionnement et ses effets
écologiques.
Cette règle vaut-elle pour les animaux aussi ? Nous avons jusqu’à présent
progressivement construit le fonctionnement des symbioses microbiennes sur
des exemples végétaux. Avec toutes ces plantes, et même si des symbioses
les défendent, nous pouvons maintenant nourrir des animaux ! Un peu de
viande ne nous ferait pas de mal, après toute cette herbe…
CHAPITRE IV

“S’IL TE PLAÎT, DESSINE-MOI UNE VACHE” :


DES PETITS DÉTAILS QUI FONT UN HERBIVORE

Où la vache digère ses microbes symbiotiques mais non pas l’herbe ; où cette
symbiose confère une efficacité écologique paradoxale aux ruminants ; où d’autres
tubes digestifs d’herbivores fonctionnent avec l’aide de microbes ; où les vertébrés
devront faire leur choix pour manger des plantes : mettre les microbes devant, ou
derrière ? Où certaines crottes seront évoquées sous leur meilleur jour ! Où les
baleines pèlent des crevettes et où la couleur des poils du paresseux devient
gourmandise. Et comment, finalement, les microbes ont ouvert l’accès des plantes aux
vertébrés…

POURQUOI LES VACHES REGARDENT PASSER LES TRAINS

Les vaches, ces paisibles herbivores, présentent plusieurs particularités dont


les plus visibles nous sont connues sans que nous réalisions pour autant leur
sens. D’abord, ce sont des animaux au torse volumineux. Ensuite, ils ont une
odeur forte (attention, vous pensez peut-être aux odeurs d’étables où
dominent les excréments ; mais sentez une vache propre !) qui s’échappe
aussi du lait fraîchement trait, si évanescente qu’au bout de quelque temps ce
parfum, que beaucoup n’aiment pas, s’efface, et demeure inconnu du plus
grand nombre. Parfois, on les entend souffler en de longues exhalaisons
énergiques. Ce sont des animaux très chauds (40 oC – nos anciens chauffaient
les fermes en les mettant au rez-de-chaussée). Enfin, ce sont des animaux
placides : peu actifs, ils passent une grande partie du temps allongés dans
l’herbe, à mâchouiller, avec l’apparence de la plus complète indolence – à
regarder passer les trains, comme on dit.
Mais tout cela révèle la façon dont la vache réalise son alimentation à
partir d’herbe, une façon indirecte et symbiotique. L’herbe, comme tous les
végétaux, n’est guère aisée à digérer car elle est pauvre en azote et faite de
molécules complexes. Au-delà du contenu des cellules, où se trouvent
quelques sels minéraux, des sucres et un peu de protéines, 90 % de la matière
sèche de l’herbe sont constitués des grosses molécules qui forment la paroi
entourant les cellules et assurant le port dressé de la plante : la cellulose et la
lignine. La cellulose est un assemblage de molécules de glucose (nous ne
parlerons pas d’eux en détail, mais la paroi comporte aussi divers autres
assemblages de sucres, hémicelluloses et pectines) ; la lignine est un énorme
assemblage de tannins. Ces grosses molécules ne peuvent entrer directement
dans les cellules de l’animal. La vache est de plus incapable de digérer la
cellulose ou la lignine en plus petites molécules, comme nous le montre
l’observation d’une bouse. En plus du jus foncé qui la colore, elle est
constituée de petites paillettes d’herbe pâles qui, au microscope et en les
colorant avec des réactifs ad hoc, s’avèrent faites… de cellulose et de lignine
intactes. Ces ressources majeures de l’herbe peuvent donc franchir le tube
digestif sans être digérées ! Comment la vache se nourrit-elle ?
Le volume corporel de la vache cache en fait une volumineuse poche, dans
la portion amont de l’estomac, le rumen. Il représente 8 à 15 % du poids
corporel et peut atteindre 100, voire 250 litres chez les plus gros animaux !
Cette poche reçoit l’herbe broutée, qui fermente à l’abri de l’air et nourrit une
multitude de microbes représentant 50 % de la masse sèche du contenu du
rumen. Ce microbiote est fait de moult bactéries (1011 par millilitre) et
champignons (105 par millilitre) qui tous digèrent les débris végétaux et
surtout la cellulose, et de gros unicellulaires du groupe des paramécies, les
Ciliés (107 par millilitre), qui se nourrissent en dévorant des bactéries et des
spores de champignons. Tout ce petit peuple fermente, faute d’oxygène, et
produit force gaz (environ 1 000 litres par jour !) dont du méthane, de
l’hydrogène et de petites molécules carbonées, les acides gras volatils :
acétate, propionate, butyrate.
Ces acides gras volatils font justement l’odeur caractéristique de la vache,
et aussi du lait fraîchement trait (dont, comme leur nom l’indique, ils
s’évaporent vite) : ils sont utilisés par les cellules de la vache pour produire
leur énergie. Ils couvrent 80 % des besoins énergétiques de l’animal, dont la
concentration sanguine en sucres est très faible, car ceux-ci ne sont pas la
source majeure d’énergie des cellules. Et c’est la fermentation de ces
microbes qui, enfin, rend la vache si chaude – elle est chauffée par son
microbiote, un autre avantage pour elle !
La production gazeuse conduit l’animal à éructer, en longues exhalaisons,
l’excès de gaz. Une stratégie non sans risques car trop bien nourri, par
exemple d’un surcroît d’azote à la suite d’une consommation excessive de
légumineuses, le microbiote du rumen s’emballe. La pression du gaz produit
peut alors appuyer sur l’œsophage et empêcher les gaz de passer : c’est la
météorisation. Il faut d’urgence trocarder l’animal, autrement dit lui percer la
paroi corporelle et le rumen, si l’on ne veut pas… qu’il explose ! Pour cette
raison, les compléments alimentaires à base de légumineuses sont imbibés de
tannins qui ralentissent leur digestion par les microbes, et préviennent tout
emballement du rumen.
En aval du rumen, l’estomac est fait de poches successives qui entament la
digestion par l’animal lui-même. Le bonnet et le feuillet, qui suivent le
rumen, recueillent des sels minéraux et de l’eau, qui passent dans le sang, et
filtrent le jus du rumen : les grosses particules sont renvoyées par contraction
vers le rumen, tandis que s’écoule un jus concentré entraînant vers l’estomac
les particules inférieures à 2 millimètres, végétales ou microbiennes. La suite
du voyage les emmène dans l’estomac, où sont libérées une acidité et des
enzymes qui entament la digestion des lipides, de l’ADN et des protéines des
cellules microbiennes. À ce niveau, la vache synthétise du lysozyme, une
enzyme qui sert chez d’autres animaux comme antibactérien dans les larmes,
le lait ou le blanc d’œuf, car elle détruit les parois cellulaires des bactéries. Il
existe d’ailleurs plusieurs types de lysozymes chez la vache, qui représentent
ensemble 10 % des protéines digestives : en donnant accès au contenu
cellulaire bactérien, cette enzyme signe une digestion visant les microbes.
Puis on arrive dans l’intestin grêle où l’acidité est résorbée, mais où d’autres
enzymes continuent le travail de digestion des microbes et permettent
l’absorption dans la suite de l’intestin de lipides simples, d’acides aminés,
d’acides nucléiques (les composants de l’ADN), voire de sucres. Les
fragments d’herbe qui ont franchi le feuillet, quant à eux, ne sont plus
modifiés, conservant leurs composants et leur forme, car la vache ne digère ni
cellulose ni lignine elle-même : ses bouses l’attestent !
Ainsi, sous ses allures herbivores, la vache digère-t-elle en fait… des
microbes : elle est microphage, nourrie de microbes qu’elle élève elle-même
à l’herbe, dans une (large) portion de son tube digestif.

Après avoir décrypté la trame microbienne des plantes, et montré comment


la symbiose se déploie entre addition et émergence de propriétés, nous
entamons avec ce quatrième chapitre l’extension de ces idées aux animaux.
Ce premier “chapitre animal” est consacré à la nutrition des vertébrés qui
consomment des végétaux grâce à des symbioses microbiennes. Nous allons
décrire la digestion de la vache, le fonctionnement nutritif et protecteur du
microbiote de son rumen, puis la façon dont la symbiose permet à cet
organisme un tour de force écologique peu connu mais remarquable. Nous
verrons ensuite d’autres animaux qui élèvent des microbes dans leur tube
digestif comme la vache, ou encore plus en aval, dans leur intestin, comme le
cheval : nous envisagerons les contorsions physiologiques auxquelles
certains de ces animaux sont contraints pour assurer l’efficacité de leur
nutrition symbiotique.

ENTRAIDE POUR MANGER À DEUX

Drôle de symbiose que celle du rumen, me direz-vous, pour ces microbes


dont certains se retrouvent dévorés ! Cependant, il faut bien considérer
comment les microbes se multiplient dans le jus du rumen : ils forment des
groupes de cellules identiques, issues par divisions cellulaires d’une cellule-
ancêtre unique, en populations denses. Le maintien de certains individus
passe par le “suicide” des autres qui nourrissent la vache, à la fois refuge et
garde-manger de leur fratrie. Ceux des leurs qui restent dans le rumen
engendreront des descendants tout à fait identiques à ceux qu’auraient pu
avoir les cellules digérées… Les “suicidés” ont donc indirectement une
postérité et, bien plus, ils aident celle-ci de leur suicide en nourrissant la
vache ! Quand on y songe, le même processus se produit dans notre
organisme, dont la plupart des cellules (de peau, du sang, etc.) meurent sans
descendance tandis que nos cellules sexuelles produisent les descendants de
tout le groupe de cellules génétiquement identiques que nous représentons.
Mais c’est un mécanisme nouveau pour nous dans la symbiose, où l’un des
partenaires se fait en partie dévorer… pour “son” plus grand bien.
En effet, la vache prodigue au microbiote du rumen les ressources
végétales, et l’entretient au cours de ses longs temps de mastication, temps
inactifs en apparence seulement. C’est la rumination, qui dure huit à dix
heures par jour et vaut leur nom aux ruminants comme les autres bovidés
(dont les bisons), les Cervidés (cerf et chevreuils), les chèvres et les moutons,
les girafes et les antilopes. Lors de la rumination, des mécanismes de
régurgitation (surveillez bien la base du cou !) renvoient dans la bouche de
l’animal une portion de jus de rumen bourrée d’herbes et de microbes. En
mastiquant, la vache broie les morceaux d’herbe, augmentant leur
accessibilité aux microbes qu’elle y mélange. Il lui en
coûte 30 000 mouvements masticatoires par jour et 1 % de l’énergie de la
prise alimentaire, ainsi dissipée par les muscles masticateurs. La prochaine
fois que vous mangerez des joues de bœuf, rappelez-vous que c’est à la
symbiose que vous devez ce beau muscle.
La rumination mêle aussi une salive abondamment produite, qui réintroduit
dans le rumen les liquides prélevés au passage dans le feuillet ;
100 à 200 litres par jour sont ainsi réinjectés dans le rumen. Ce brassage
refroidit un peu le rumen, qui s’échauffe en fermentant ; il mélange aussi
l’eau et les brins d’herbe, alors que ces derniers ont tendance à flotter dans le
rumen, qui comprend 85 % d’eau. Le brassage est aidé par des contractions
de la paroi du rumen (une toutes les minutes), qui brassent l’ensemble et
poussent les gaz vers l’expulsion. Lors de la rumination, la salive apporte des
carbonates qui tempèrent l’acidité produite par les fermentations, des
phosphates et de l’urée. Au contraire de nous, qui excrétons ces déchets en
urinant, la vache ne les libère pas dans l’urine : elle les sécrète dans la salive,
en un engrais pour le microbiote de son rumen ! Puis, ayant ruminé, la vache
déglutit, renvoyant à la foule des microbes du rumen le petit groupe
microbien ainsi dopé de salive fertilisante, avant de régurgiter à nouveau une
autre dose de jus de rumen. La rumination permet également à la vache
d’avaler rapidement l’herbe au moment où elle la trouve, en différant à plus
tard les étapes masticatoires, ce qui a pu être utile aux formes sauvages pour
échapper aux prédateurs.
Les microbes du rumen produisent, entre utilisation de l’herbe et de l’urée,
de 1 à 3 kilos de protéines par jour, qui sont finalement digérés par la vache.
Il s’y ajoute des vitamines microbiennes rares dans les aliments végétaux
(vitamines B et K, par exemple), qui permettent à la vache une alimentation
purement végétalienne, là où ce type d’alimentation exige pour nous des
compléments nutritifs. La rumination, c’est donc l’art d’élever les microbes,
et de préparer ce qui sera le vrai repas de l’animal.
Mais l’intérêt des microbes est plus que nutritif, comme en témoigne
l’anecdote suivante. On plante souvent des arbustes de la famille des
Légumineuses car, pour une raison symbiotique vue au chapitre précédent,
leur feuillage riche en azote améliore l’alimentation des ruminants. C’est le
cas, dans la zone tropicale, d’un arbuste originaire d’Amérique centrale,
Leucaena leucocephala. Bizarrement, lorsqu’on l’introduisit en Australie, il
s’avéra toxique pour le bétail local, en particulier les chèvres ! En effet, il est
riche en un alcaloïde, la mimosine, dont un dérivé digestif provoque des
pertes de poils, des désordres thyroïdiens, des retards de croissance et des
pertes de fertilité. Pourtant, cette molécule est habituellement inopérante sur
le bétail. Pour comprendre ce paradoxe, un chercheur australien actif dans les
années 1970, Raymond Jones, se rendit à Hawaii puis en Indonésie, où
Leucaena était planté et consommé sans encombre. Des transferts de jus de
rumen indonésien au bétail australien restaurèrent la résistance à la
mimosine : en l’absence locale de Leucaena, le bétail introduit en Australie
avait perdu les bactéries qui rendent résistant à la mimosine ! La démarche de
Jones était si étrangère à la biologie de son époque qu’il avait dû payer ses
voyages de sa poche… Pourtant, empiriquement, les transferts de rumen de la
bouche d’un animal à l’autre sont pratiques anciennes : dès le XVIIIe siècle on
opérait de tels transferts à des ruminants anorexiques ou qui ne ruminaient
pas. Cette méthode, encore souvent pratiquée par les éleveurs, témoigne que
l’empirisme avait appris à inoculer avant qu’on ne sache… ce qu’on
inoculait.
Dans les années 1990, on isola la bactérie responsable de la dégradation de
la mimosine, dont elle se nourrit en fait. On la nomma Synergistes jonesii en
hommage à Jones. Cette bactérie qui se nourrit de toxines n’est pas isolée
dans le rumen : Oxalobacter formigenes consomme l’oxalate, un composé
végétal fréquent qui donne son goût acidulé à la rhubarbe et perturbe
l’assimilation du calcium, du magnésium et du fer en les retenant dans
l’intestin. Plus généralement, d’autres toxines végétales sont non pas
consommées, mais simplement rendues inactives par les microbes du rumen,
comme les composés producteurs de cyanure : les microbes s’en épargnent
ainsi la toxicité à eux-mêmes… La protection est du reste réciproque, et vaut
aussi pour ces microbes qui ne tolèrent la plupart du temps pas l’oxygène et
ne sauraient survivre hors du rumen.
On le voit, l’alimentation de la vache est largement basée sur les produits
de fermentation et la digestion de microbes symbiotiques qu’elle protège et
alimente dans son rumen. Comprendre la vache comme un consommateur de
microbes donne une logique à certains gestes des éleveurs. Par exemple, on
considère parfois que donner des farines animales, résidus de la production
de viande, est “contre nature” car une vache mange de l’herbe. Bien sûr, des
farines mal préparées, pas assez chauffées en raison d’une réglementation
laxiste (dans l’Angleterre ultralibérale des années Thatcher), furent une erreur
sanitaire qui transmit la maladie de la vache folle, comme on sait. Mais
techniquement, dès lors que ces farines sont saines, c’est un geste de
recyclage de déchets qui se conçoit, et qui avait commencé dès le XIXe siècle !
Dès lors que la vache digère des microbes, la question est de savoir ce qui
convient à ceux-là. Or, ces microbes consomment de l’herbe ou, dans le cas
des ciliés, d’autres microbes, ce qui fait d’eux-mêmes des formes de
carnivores… Les ruminants consomment d’ailleurs lorsqu’ils le peuvent des
protéines animales qui ajoutent leur azote à celui de l’urée salivaire, en
opportunistes : les vaches mangent leur placenta, à un moment où la
production de lait exige moult ressources azotées, et les ornithologues
connaissent bien des cas de ruminants, cervidés ou espèces domestiques,
avalant des oisillons.

LE MIRACLE ÉCOLOGIQUE DE LA VACHE

Si les bovins ont été largement domestiqués en Afrique, en Europe et en Asie,


c’est que ce sont des organismes qui consomment une large gamme d’espèces
végétales, avec un très bon rendement de biomasse. Examinons ce concept de
rendement. Quand A consomme B, le rendement est en général voisin
de 10 %. Avec 10 kilos d’herbe, on fait 1 kilo de vache ; avec 10 kilos de
vache, on fait 1 kilo de chair humaine. La raison en est double : d’abord, une
partie de B n’est pas consommée par A (l’herbe non broutée ou passée dans
les bouses, ou les déchets de notre assiette et nos selles) ; ensuite, une
fraction des substances qui entrent dans notre organisme ne contribue pas à
notre biomasse, mais est respirée pour procurer de l’énergie (la respiration
relâche ses déchets sous forme de CO2) qui sert à notre métabolisme et à notre
activité (à attraper notre prochain repas, en particulier). Bref, 90 % des
ressources de B sont délaissés ou transformés en énergie par A ; seuls 10 %
sont transformés en biomasse de A. Puisque la vache consomme des bactéries
qui consomment de l’herbe, elle devrait avoir un rendement de 10 % par
rapport aux bactéries, soit… 1 % par rapport à l’herbe ingérée ! Voire moins
encore quand elle digère des ciliés brouteurs de bactéries, qui ont eux-mêmes
un rendement attendu de 1 % par rapport à l’herbe ingérée !
Paradoxalement, les calculs montrent qu’avec 10 kilos d’herbe, on fait
pourtant bien 1 kilo de vache : c’est normal si on la croit herbivore, mais très
bizarre si l’on a bien compris comment elle se nourrit. Pour être honnête, les
microbes, qui émettent des enzymes digestives autour d’eux, laissent moins
de déchets que nous, mais leur meilleur rendement (jusqu’à 30, voire 40 %)
ne peut tout expliquer. C’est là que la symbiose, et plus particulièrement les
liens entretenus entre la vache et ses microbes, viennent donner trois
explications à ce paradoxe. D’abord, par définition de la symbiose, les deux
organismes sont déjà réunis : en conséquence, il n’y a pas de coût énergétique
pour rapprocher le mangeur du mangé, hors celui d’aller brouter. La placide
rumination des vaches, en sieste vautrée, reflète cette énorme économie : elle
n’a pas à courir après ses microbes, et le consortium de la vache et de ses
microbes ne “paie” qu’une seule fois le coût énergétique de l’accès à la
nourriture ! Deuxièmement, en recyclant son urée et ses phosphates vers la
salive, la vache réinjecte ses déchets dans la production de ses propres
aliments : ces déchets ne sont plus des pertes, puisqu’ils entrent dans
l’alimentation. Troisième forme de couplage avec les microbes, les acides
gras volatils, dont les cellules de la vache produisent leur énergie, constituent
aussi une consommation de déchets. Ce qui est à l’origine une perte lors de la
production de biomasse microbienne (des déchets fermentaires) devient une
ressource alimentaire pour la vache, qui puise ainsi dans la poubelle (une
partie des 90 % de pertes) de ses microbes ! D’ailleurs, quant à l’azote, une
partie de l’urée salivaire provient en fait de l’ammoniac issu des
fermentations microbiennes, recyclé en urée dans le foie.
Combinant les particularités douteuses de s’alimenter de déchets
microbiens et, indirectement, de ses propres déchets recyclés, la vache,
puisant ainsi dans diverses poubelles, pulvérise le rendement théorique
de 10 %, calculé sans compter de telles finesses. Pas étonnant qu’on l’ait
domestiquée… comme un herbivore puisqu’elle est aussi rentable qu’un
herbivore, grâce à l’efficacité énergétique de sa symbiose ! Ajoutons que,
dans beaucoup d’écosystèmes peu productifs, qui nécessiteraient
mécanisation et force engrais pour être rentables, la façon la moins polluante,
déjà pratiquée par nos anciens, d’extraire des ressources est bel et bien de
laisser brouter une vache ou, si le milieu est plus pauvre, une chèvre. Seul
problème : les ruminants (ou plutôt leur microbiote, nous verrons brièvement
comment au chapitre X) émettent du méthane, produit de fermentation
microbienne que n’utilisent pas leurs cellules, et dont la quantité
atteint 500 litres par jour… Le cheptel bovin est responsable du tiers des
émissions de méthane liées aux activités humaines, et contribue à 5 % de
l’effet de serre induit par l’homme. De plus, ce méthane est également une
perte pour le métabolisme de la vache : aussi cherche-t-on actuellement à en
limiter la production par une alimentation adaptée, par exemple plus riche en
céréales et en protéagineux.
Chez la vache, la fonction de nutrition est donc accomplie avec une grande
efficacité écologique par les deux partenaires, qui au passage se prodiguent
aussi protections réciproques.

DES MICROBES DEVANT OU DERRIÈRE L’ESTOMAC ?

Divers animaux ont acquis la capacité de digérer la paroi des végétaux en


élevant des bactéries en devant (en amont) du tube digestif, comme la vache,
en un dispositif dit “prégastrique” car les microbes précèdent l’estomac.
Outre les ruminants, leurs proches parents, les Camélidés (lamas, alpagas,
dromadaires et chameaux) et la famille des hippopotames, bien qu’eux ne
ruminent pas, sont également prégastriques. Ils appartiennent tous aux
Cétartiodactyles, dont l’ancêtre commun était peut-être déjà prégastrique. Les
baleines appartiennent aussi à ce groupe : or, les baleines à fanons, les
Mysticètes, possèdent une poche fermentaire qui occupe 2 % de leur volume
corporel ! En ce cas, il ne s’agit bien sûr pas de digérer de l’herbe, puisque
les baleines à fanons filtrent le plancton pour se nourrir de minuscules
crustacés, qui forment le krill. Les bactéries de leurs poches fermentaires
produisent des enzymes qui attaquent la chitine : cette molécule de la
carapace des crustacés est une sorte de cellulose modifiée par ajout d’azote,
difficile à digérer, qui protège ces petits animaux. Les baleines à fanons
auraient hérité de leurs lointains ancêtres un microbiote qui leur sert
maintenant… à éplucher les crevettes !
Hors les Cétartiodactyles, certains kangourous de la famille des
Macropodidés, certains primates et des Édentés (les paresseux) ont aussi
inventé la digestion prégastrique. Bien qu’ils ne ruminent pas à proprement
parler, ces animaux régurgitent souvent le contenu de leur poche fermentaire
pour le mâcher un peu, avant de l’avaler à nouveau. Notons au passage, chez
certains paresseux, une symbiose amusante et complexe qui complète leur
alimentation azotée et phosphatée : certaines espèces ont des poils creusés de
microfissures qui retiennent l’eau par capillarité et permettent à diverses
algues de s’installer, en particulier des algues vertes. Cette culture
hydroponique embarquée explique leur pelage gris-vert, qui augmente le
mimétisme des paresseux avec le feuillage et les protège des rapaces
prédateurs. Leur dense pelage attire de surcroît de petites mouches qui s’y
protègent et s’y accouplent, laissant au passage… des fèces qui fertilisent les
algues en azote et en phosphate. En suçant leurs poils, ces paresseux
acquièrent de leurs algues symbiotiques ces ressources sous une forme plus
assimilable, acides aminés notamment, complétant heureusement leur
alimentation végétale.
Un seul oiseau est prégastrique : l’hoazin d’Amérique du Sud, encore
appelé “oiseau puant” en diverses langues locales, car ses microbes rappellent
fortement leur présence fermentaire à l’odeur. Il a un gros ventre, car sa
poche fermentaire occupe 30 % du volume corporel, et est donc peu mobile ;
il se défend grâce à ses plumes très toxiques, utilisées par les Amérindiens
pour la chasse. Certains dinosaures, les hadrosaures connus pour le bec de
canard qui leur servait à prélever des feuilles, et quelques-uns des premiers
vertébrés terrestres ont peut-être aussi été prégastriques.
Comment se nourrissent donc les autres vertébrés herbivores ? Certains,
plutôt rares, se débrouillent sans bactéries : c’est le cas des pandas, qui se
nourrissent seulement de la partie vivante des cellules (10 % de la biomasse
sèche de la plante), qu’ils digèrent eux-mêmes. Comme leur intestin contient
également quelques bactéries, ils récupèrent sans doute grâce à elles une
petite fraction de la cellulose – guère plus de quelques pourcents. Cette
stratégie de digestion solitaire qui délaisse la paroi cellulaire végétale a
l’inconvénient d’exiger une grande quantité de tissus végétaux vivants : les
grands pandas ingurgitent chaque jour une quantité de feuilles de bambous
équivalente à 15 à 40 % de leur propre poids (lorsqu’une vache consomme
quotidiennement 10 % de son poids en herbe).
Mais la plupart des vertébrés herbivores, ainsi que les omnivores mangeant
une grande proportion de végétaux, abritent des bactéries en aval de
l’estomac, au début du gros intestin (ou côlon), dans un diverticule plus ou
moins développé, le cæcum (nous reparlerons au chapitre VII de son
homologue chez l’homme, très peu développé, qui n’est autre que
l’appendice). Un frottis de cæcum de souris révèle, au microscope, une
incroyable densité de bactéries de toutes tailles et formes. Cette stratégie est
dite “postgastrique”, car les microbes sont situés après l’estomac, et elle
s’accompagne souvent d’un gros intestin long et volumineux, qui abrite
également force microbes : là où le gros intestin de la vache représente 10 %
du tube digestif, il atteint 60 % chez le cheval.
La symbiose postgastrique caractérise la plupart des vertébrés herbivores :
amphibiens, lézards et oiseaux, quelques poissons même, ainsi que sans
doute, par le passé, la majorité des dinosaures herbivores. Elle est aussi
pratiquée par de nombreux insectes, comme les termites. Le cæcum est
également présent chez des omnivores consommant des ressources en partie
végétales, comme les rongeurs : il serait apparu pas moins de 32 fois dans
l’évolution des vertébrés ! Notons que, puisque tous les animaux (à
commencer par nous) possèdent des bactéries intestinales, ils sont tous un
peu postgastriques, même si l’absence d’un cæcum développé limite
l’efficacité et l’importance du système. Ajoutons aussi que certains
prégastriques sont également un peu postgastriques (c’est le cas de la vache),
c’est-à-dire qu’ils possèdent en plus un cæcum, où se développe un autre
microbiote récupérant une partie de ce qui a échappé à la digestion des
microbes prégastriques et des animaux. On le devine, le dispositif
postgastrique revêt toutefois une importance moindre, quand il existe, chez
les prégastriques.
Les dispositifs pré- et postgastriques présentent des intérêts différents. Les
animaux postgastriques prélèvent les aliments assimilables directement avant
les microbes et, en se réservant ainsi la part du lion, évitent toute perte de
rendement liée à la conversion en biomasse microbienne. Ils peuvent en
particulier récupérer les acides gras insaturés des plantes, qui sont
généralement transformés en acides gras saturés par les microbes, et donc
indisponibles pour les prégastriques. Seules les parties indigestes pour
l’animal, après passage dans l’estomac puis l’intestin grêle, sont offertes aux
microbes chez les postgastriques. En revanche, l’effet protecteur par rapport
aux toxines alimentaires est inexistant, ou du moins tardif, chez les
postgastriques. De plus, la symbiose postgastrique est moins rentable en
termes d’exploitation du végétal, car la digestion des molécules de la paroi
cellulaire y est moins efficace, faute de rumination et d’un séjour fermentaire
assez long. Il faut donc manger plus. La comparaison, à taille égale, entre le
cheval et la vache est éloquente. Le cheval consomme 60 % de masse
végétale en plus, et broute dix heures par jour (contre moins de huit pour une
vache). Le transit digestif est en revanche plus rapide, en absence de long
séjour dans le rumen (trente heures pour un cheval contre cinquante heures
pour une vache), entraînant un moindre volume du tube digestif qui rend le
cheval plus leste au déplacement. C’est dire qu’aucune de ces deux solutions,
pré- ou postgastrique, n’est idéale : aussi trouve-t-on les deux parmi les
animaux herbivores.
Chez les vertébrés postgastriques, les microbes sont en aval de la portion
digestive du tube digestif (estomac et intestin grêle), ce qui pose la question
de savoir comment l’animal récupère leurs constituants. Il existe quatre
voies : premièrement, les enzymes produites par les microbes rendent
accessibles certains aliments, non seulement aux microbes mais aussi à leur
hôte ; deuxièmement, la mort de certains microbes relâche leur contenu et
leurs vitamines dans le tube digestif ; troisièmement, certains composés
s’échappent de microbes vivants, accidentellement ou comme déchets : par
exemple, les acides gras volatils fermentaires dont l’animal peut fabriquer des
sucres et des lipides (comme chez l’homme, voir au chapitre VIII), même si
cette source d’énergie est moins importante que chez les prégastriques, faute
d’une fermentation aussi forte. Cependant, on le devine, une grande partie de
la biomasse microbienne est perdue dans les fèces… et ces trois premières
voies sont donc moins efficaces que la digestion active des microbes dans les
symbioses prégastriques.
Mais est-il vraiment impossible de manger ces microbes ? La quatrième
voie pour récupérer les constituants des microbes, c’est de consommer les
microbes postgastriques.
OÙ UNE CERTAINE FORME DE CROTTES TROUVE SON HEURE DE
GLOIRE

Une solution peu ragoûtante permet en effet de bénéficier de la biomasse


microbienne produite : la consommation des excréments. Évidemment, de
notre point de vue, la chose écœure car nos excréments ne nous seraient pas
très nourrissants ; de plus ils peuvent nous rendre malades car ils contiennent
des bactéries dont l’excès peut affecter le fonctionnement de notre tube
digestif. Ainsi évitons-nous les aliments et les boissons, voire les lieux de
baignade qui présentent des contaminations fécales. Mais les animaux qui
pratiquent la consommation de leurs excréments ont coévolué avec leur
microbiote intestinal, et se sont adaptés à cette pratique : ils ne risquent
aucune maladie. Bien plus, ils ne consomment pas n’importe quels
excréments, et évitent ceux qui ne contiennent plus que des substances
inutilisables.
L’exemple le plus connu est celui du lapin, qui, hormis les crottes rondes
qu’on lui connaît, formées de débris végétaux secs peu utilisables, produit de
temps à autre des crottes foncées et molles, plus petites. On ne les voit pas
car… il les avale directement, sans les mâcher. Celles-ci sont en fait bourrées
de bactéries enveloppées dans du mucus – pas moins de 100 millions de
bactéries par gramme ! Beaucoup plus riches d’un point de vue alimentaire
que les crottes ordinaires, elles sont même 2 à 3 fois plus concentrées en
protéines que l’alimentation moyenne. Ces fèces particulières qui proviennent
en fait de la vidange du cæcum sont appelées cæcotrophes, et leur
consommation est nommée cæcotrophie. Chez le lapin, leur émission a lieu le
matin et est suivie, peu de temps après, de la sécrétion d’abondantes quantités
de lysozyme dans l’intestin : nous avons déjà vu que cette enzyme attaque la
paroi des bactéries et en libère le contenu cellulaire. Beaucoup de rongeurs,
comme les rats et les souris, pratiquent aussi ce double passage dans le tube
digestif, où une fraction enrichie en microbes subit une seconde digestion : ce
sont souvent des cæcotrophes bien formés, mais le capibara d’Amérique du
Sud, le plus gros rongeur actuel, lèche directement sur son anus un
écoulement épais, riche en bactéries.
Comme les cæcotrophes sont souvent prélevés à la sortie du tube digestif,
on peut expérimentalement priver l’animal de cæcotrophie : pour cela, on lui
impose une collerette qui l’empêche de les atteindre et on l’élève sur un
grillage, par où s’échappent les cæcotrophes. Chez le rat, l’acquisition de
protéines est alors réduite et, si l’alimentation n’est pas complémentée, on
observe des carences en biotine, riboflavine, pyridoxine, acide pantothénique,
vitamines B12 et K, acide folique… On le voit, la cæcotrophie récupère plus
de protéines, mais permet aussi d’utiliser les microbes comme compléments
alimentaires – les cæcotrophes sont de véritables comprimés vitaminés !
Dans quelques espèces, les adultes prodiguent des fèces à leurs petits, autant
pour les nourrir que pour leur inoculer un microbiote adapté : les chevaux de
moins de six ans ou certains jeunes iguanes ingèrent ainsi des fèces
d’adulte…
Deux grands mécanismes permettent le remplissage du cæcum et, de là, la
préparation des cæcotrophes : deux mécanismes qu’on serait tenté de
surnommer le “rinçage” et la “déviation”. Dans la “déviation”, un repli de la
paroi intestinale sépare en deux le tube digestif un peu en amont du cæcum ;
la plus petite des deux parties contient un mucus enrichi en bactéries,
extraites du flux principal qui, lui, circule dans la plus grosse partie et
engendre les fèces ordinaires. Ce cordon muqueux se déverse dans le cæcum,
qui lui-même se vide de temps à autre dans le gros intestin pour former les
cæcotrophes. Cette production par déviation d’une fraction enrichie en
bactéries caractérise de nombreux rongeurs, mais aussi les marsupiaux de la
famille des opossums.
Dans le “rinçage”, les cæcotrophes reviennent de l’aval du cæcum ! Tandis
que des mouvements péristaltiques des muscles intestinaux moulent les fèces
et les poussent vers leur destination finale, d’autres mouvements inverses,
d’ampleur et de fréquence différentes, les essorent et repoussent la fraction
liquide extraite, riche en microbes, vers l’amont, plus particulièrement vers le
cæcum. L’eau est réabsorbée dans le cæcum et renvoyée par voie sanguine
vers l’intestin pour recommencer ce rinçage. Le cæcum se vide aussi par
intermittence, et les cæcotrophes formés sont poussés vers l’anus par de
simples mouvements péristaltiques, tandis que les mouvements inverses
cessent transitoirement. Cette production par rinçage des fèces caractérise la
famille des lapins, celle des chevaux, mais aussi de quelques rares oiseaux
(familles des canards, les Anatidés, et des poules, les Galliformes).
Chez ces oiseaux, l’anatomie du système urinaire permet même un
recyclage d’azote complémentaire : l’urine est, chez les oiseaux, déposée
sous forme de cristaux d’acide urique dans un orifice, le cloaque, où
débouche aussi l’anus. Ces cristaux peuvent être pris en charge par des
mouvements inverses du tube digestif qui les remontent de l’anus vers le
cæcum, en périphérie du reste du contenu du tube digestif (qui, lui, est poussé
vers l’anus par d’autres mouvements) : comme dans le cas de la vache,
l’azote des déchets du métabolisme peut alors être recyclé sous forme de
protéines dans les microbes, qui peupleront ensuite les cæcotrophes. Chez
beaucoup d’insectes, d’ailleurs, l’urine est émise directement dans l’intestin,
où débouchent les tubes urinaires dits “de Malpighi”, et elle est ainsi rendue
accessible au microbiote intestinal.
La fermentation postgastrique produit aussi des gaz qui sont expulsés, par
des flatulences cette fois. Ce que l’on peut résumer d’une formule peu
recherchée : alors que les prégastriques rotent (beaucoup, car la fermentation
y est plus importante), les postgastriques pètent (un peu). Nous n’y
échappons pas, nous dont l’intestin est densément peuplé (nous le reverrons
aux chapitres VII et VIII), mais ni nos flatulences, ni leurs odeurs ne sont notre
propre fait, ce ne sont là que fermentations bactériennes… Là aussi du
méthane peut être produit : on pense qu’au temps où la Terre était parcourue
par moult grands dinosaures herbivores postgastriques, le méthane émis
augmentait d’un facteur 3 à 4 la production totale de méthane du globe, soit
autant que la surproduction actuelle due aux activités de l’homme ! Sans
doute cette émission soutenue d’un gaz à effet de serre a-t-elle contribué à
réchauffer les températures d’alors, et l’on retrouve ici, de nouveau, des
symbioses microbiennes capables de contribuer au climat !
UN RUMEN EXTERNE À PEINE CROYABLE !!

À l’inverse des insectes que nous envisagerons au chapitre VI et à l’exception


des algues des paresseux, les vertébrés ne maintiennent jamais les symbiontes
digestifs à l’extérieur de leur organisme. À une invraisemblable exception
près, les espèces du genre Nasoperforator, dont le nez en forme de vrille
perfore le bois pour former des copeaux qu’elles digèrent. Elles appartiennent
à un groupe de mammifères décrits en 1961 par Harald Stümpke, les
Rhinogrades ou Nasins, essentiellement distribué sur l’archipel des Hi-iay
(Pacifique, prononcez “Aïeaïeaïe”). Tous sont caractérisés par d’incroyables
différenciations de leur nez (d’où leur nom, du grec rhino, nez) qui
contribuent à leur alimentation. Hélas, cet archipel a été englouti
en 1956 (avant la publication des travaux de Stümpke) à la suite d’une
éruption volcanique. Mais quelques espèces, dont Nasoperforator leguyaderi,
avaient colonisé, sans doute sur du bois flottant, une autre île du Pacifique,
celle de Santos. Elle y a été récemment découverte par mes collègues du
Muséum, Franz Jullien et Guillaume Lecointre, bien connus pour le sérieux
de leurs travaux.
Les échantillons de nez qu’ils ont confiés à mon équipe ont démontré
l’existence d’une riche diversité de protozoaires et de bactéries. Ces microbes
sont entretenus dans des sécrétions gluantes et forment un revêtement vert-
jaune extrêmement putride à l’extérieur du nez vrillé : là encore, l’animal
libère de l’urée, dont les dérivés contribuent, avec d’autres métabolites
bactériens, à la très forte odeur qui permet de localiser l’animal de loin,
malgré sa très petite taille. Ce microbiote recouvre les copeaux du bois
perforé et entame la digestion de la cellulose pendant l’ingestion par l’animal,
liquéfiant les copeaux où il prolifère. La découverte dans ce milieu
intéressant d’espèces microbiennes nouvelles nous a permis d’honorer l’un
des découvreurs du genre Nasoperforator, en donnant à l’un de ces
protozoaires le nom bien senti de Trychonympha lecointrei.
POUR CONCLURE…

L’herbivore est rarement seul. Le microbiote digestif a un rôle majeur chez


les vertébrés herbivores, en leur permettant de digérer les molécules
complexes des plantes, et en complétant leur alimentation, notamment en
azote et en vitamines variées. C’est ce qui explique que nous-mêmes ne
puissions être purement végétaliens : nos microbes à nous ne nous fournissent
pas assez de tels apports complétant les aliments végétaux ! Dans le cas des
prégastriques, ce microbiote protège aussi des molécules toxiques des
plantes. La digestion chez les vertébrés herbivores représente donc un
remarquable tissage animal et microbien, où l’animal est autant un
environnement qu’un acteur direct de la symbiose pour les microbes,
gouvernant le processus de prolifération et de fermentation par des apports
nutritifs et des actions mécaniques.
Ces symbioses digestives, pré- ou postgastriques, sont un succès évolutif
majeur car 80 % des mammifères sont herbivores ! Et ils ont succédé à des
dinosaures herbivores qui procédaient probablement aussi de façons
symbiotiques. On doit à la vérité de dire que c’est surtout la cellulose qui est
digérée (ainsi que les autres molécules complexes faites de sucres qui la
côtoient dans la paroi des cellules végétales), car la lignine ne peut être
attaquée qu’en présence d’oxygène : or, il y en a très peu dans le tube
digestif, tant il est immédiatement consommé par la respiration des microbes.
Nous allons voir dès le chapitre suivant comment digérer la lignine,
symbiotiquement. Bien sûr, l’existence d’un microbiote digestif vaut pour
tous les vertébrés mais, en comparaison des herbivores, il est moins abondant
et moins diversifié chez les carnivores et les omnivores, comme l’homme que
nous reverrons aux chapitres VII et VIII.
On retrouve aussi parmi les animaux une tendance déjà observée dans le
cas des mycorhizes (chapitre I), des endophytes hérités par les graines
(chapitre II) et des nodosités (chapitre III) : le même type de symbiose est
apparu dans l’évolution de groupes différents, avec des modalités et des
structures qui ne sont pas exactement identiques, mais qui permettent un
fonctionnement d’ensemble semblable. Épiloguons un peu sur cette évolution
répétée, qu’on appelle aussi évolution convergente. Elle ne se manifeste pas
que dans la symbiose (on sait par exemple que les plantes grasses adaptées à
la sécheresse appartiennent à des groupes très différents), mais les symbioses
sont nettement sujettes à l’évolution convergente. Elle nous rappelle qu’il y a
beaucoup plus que du hasard en évolution. Certes, les structures et les
fonctions apparaissent par hasard, qu’elles soient adaptées ou non. Mais
celles qui demeurent ne doivent pas cette persistance au hasard : elles restent
parce qu’elles sont adaptées, grâce à la sélection qui trie, avec une forme de
déterminisme, dans le fatras des possibles que le hasard des mutations
propose. Bref, ce que nous observons ne doit secondairement plus rien au
hasard, il est retouché par la sélection qui n’est, elle, pas aléatoire.
L’existence d’un nombre limité de stratégies adaptées entraîne l’évolution de
façon récurrente, convergente en un mot, de mécanismes et de structures
semblables – comme par exemple les types de symbioses qui nous
intéressent.
Une autre convergence, similitude plus vague mais très saisissante, existe
entre le tube digestif et la rhizosphère. Ces deux sites sont, pour l’animal et
pour la plante respectivement, vitaux pour le prélèvement de ressources dans
le milieu, et sont en contact direct avec celui-ci. L’influence modificatrice
qu’y exercent localement les hôtes réunit là des microbiotes denses et divers,
qui contribuent activement à l’alimentation. Ces sites sont également
vulnérables, puisqu’ils présentent des tissus vivants et actifs ouverts sur le
milieu extérieur : dans les deux cas, la présence microbienne contribue à les
protéger. Aussi tube digestif et rhizosphère sont-ils lieux de prédilection pour
des symbioses à la fois alimentaires et protectrices, même s’ils sont aussi
guignés par les pathogènes. Nous prolongerons au chapitre VIII ce parallèle
fonctionnel.
Enfin, si vous avez trouvé peu ragoûtants ces petits détails issus des
entrailles animales, eh bien, interrogez-vous sur ce que ce dégoût a de
culturel ; nous reconsidérerons cette réaction aux chapitres VII et VIII, où
émergeront le risque et le prix de ne pas reconnaître la dimension
microbienne de l’animal et de ses entrailles dans le cas de l’homme. Mais,
d’ores et déjà, généralisons avec le chapitre suivant. Nous avons vu que les
microbes adaptent les vertébrés à l’herbivorie, mais en réalité de bien plus
nombreuses adaptations animales sont microbiennes ; allons à présent voir
sous l’eau quelques adaptations extrêmes.
CHAPITRE V

LE SAVOIR-VIVRE ANIMAL,
EN TOUTES CIRCONSTANCES :
DE L’ADAPTATION MARINE EXTRÊME
PAR LES MICROBES

Où l’on va dans les mers du Sud pour découvrir qu’elles ne sont pas si agréables
qu’on le croit (sans symbiose du moins) ; où les coraux servent de plantes dans leurs
écosystèmes, et où ils méritent avec d’autres animaux le nom de plantanimaux ; où des
milieux vraiment invivables du fond des océans révèlent des animaux… qui ne
ressemblent plus à des animaux… mais presque parfois à des plantes ; où d’ailleurs
certaines plantes ont des coquillages dans les racines ! Et comment, finalement, les
microbes ont ouvert la voie de l’adaptation et de l’autonomie alimentaire à des
animaux marins insolites…

AFFAMÉS DANS LE BLEU DES MERS DU SUD…

L’océan a des couleurs variées : nous aimons les eaux bleues et translucides
bordant les îles océaniques tropicales ; qui ne rêve de vacances là-bas ?
Cependant, sur nos côtes, les eaux sont plus vertes et souvent moins
transparentes. C’est que, chez nous, les eaux côtières sont riches en sels
minéraux et en débris issus du ruissellement et des fleuves, arrachés à la
roche, en partie à force de mycorhizes (chapitre III). Ces substances rendent
l’eau moins transparente et favorisent la multiplication des algues
unicellulaires du plancton, dont la couleur verte s’ajoute à celle, bleue, de
l’eau elle-même. En revanche, dépourvu de sels minéraux car loin des
continents, l’océan bordant les îles des mers du Sud est bleu car il a la seule
couleur de l’eau… et constitue un désert biologique. Pas grand-chose à
manger, ni pour une algue, ni de ce fait pour des consommateurs d’algues.
Lors de son voyage circumterrestre sur le Beagle, Charles Darwin avait
lui-même été surpris de l’observation des récifs coralliens, qu’il décrit dans
son ouvrage de 1842, The Structure and Distribution of Coral Reefs (Les
Récifs de corail, leur structure et leur distribution). Il y décrit un paradoxe
qui porte son nom : alors que les ressources manquent, comme l’indique la
couleur de l’eau, il y a profusion de biomasse dans ces récifs constitués du
squelette calcaire des coraux qui se développent là en abondance.
L’observation se répète près de continents sans guère de fleuves côtiers,
comme l’Australie avec la Grande Barrière de corail : eaux d’un bleu clair et
récifs coralliens massifs. Dans ces récifs surabondent les espèces de toutes
sortes, coquillages, poissons, crustacés ; avec moins de 1 % de la surface
globale, les écosystèmes coralliens abritent 35 % des espèces marines
connues ! Non seulement la biomasse y est importante, mais en plus la
quantité de biomasse produite chaque année par unité de surface équivaut
à 1 à 2 fois celle des forêts tropicales les plus productives. Étonnamment, les
coraux ne supportent pourtant pas les apports massifs de sels minéraux :
Darwin remarquait déjà que les apports des grands fleuves éliminent les
coraux, tout comme aujourd’hui l’érosion liée aux activités humaines fait
partie des facteurs mettant localement en péril les coraux. Les coraux vivent
dans des eaux claires, peu profondes, entre les tropiques, mais comment
puisqu’elles sont très pauvres ? Pourquoi sont-ils moins compétitifs quand le
milieu devient plus riche ? Comment expliquer le paradoxe de Darwin ?
Revenons aux coraux eux-mêmes. Ce sont des organismes du groupe des
anémones de mer, les Cnidaires, qui forment par bourgeonnements successifs
de grosses colonies de petits organismes, chacun doté d’une bouche bordée
de tentacules, et dont le corps s’entoure d’une gaine calcaire protectrice. Leur
prolifération engendre la structure rocheuse même des récifs coralliens.
Focalisons-nous quelques instants sur ces organismes : la paroi de leur corps,
à l’intérieur de la gaine calcaire, est faite de deux couches de cellules. La plus
interne borde une cavité digestive qui occupe tout le centre de l’organisme, et
ses cellules sont piquetées de minuscules points dorés. À la façon dont les
cellules des nodosités de Légumineuses contiennent des bactéries, ces
cellules contiennent des algues unicellulaires, encapsulées ici aussi dans une
membrane de séquestration : c’est une endosymbiose photosynthétique !
Ces algues sont en effet capables de photosynthèse, car elles contiennent
de la chlorophylle et des caroténoïdes orangés qui captent la lumière. Elles
appartiennent au groupe des Dinoflagellés, qui sont par ailleurs des
composants du plancton. Elles colonisent en grande quantité les coraux, dont
elles représentent environ le tiers de la masse vivante, avec un à plusieurs
millions de cellules par centimètre carré de corail ! Pas besoin d’aller si loin
pour en observer, d’ailleurs : beaucoup d’anémones de nos côtes, proches
parentes des coraux, en contiennent aussi, et en tirent souvent des couleurs
chatoyantes, comme l’anémone verte Anemonia viridis. Au cœur des coraux,
cette symbiose résout le paradoxe de Darwin car les algues aident les coraux
à survivre là, et vice-versa.

Ce second volet sur les alliances microbiennes des animaux complète


notre panorama des symbioses microbiennes animales avec des exemples
océaniques, qui modifient encore plus le fonctionnement de l’animal que
l’herbivorie. Dans ce cinquième chapitre, nous allons voir comment les
coraux vivent et se protègent en milieu pauvre grâce à leurs algues, et qu’ils
ne sont qu’une partie des divers animaux marins qui ont “emprunté” la
photosynthèse aux algues. Nous verrons ensuite, bien plus en dessous de la
surface, des animaux nourris par des bactéries, profitant de fluides qui
s’échappent du plancher océanique et qui nourrissent ces bactéries : nous
irons les trouver des grands fonds océaniques jusqu’aux littoraux. Ces
exemples nous montreront non seulement des animaux profondément
modifiés par la symbiose, mais aussi la mise en place d’écosystèmes
originaux, là encore autorisés par des symbioses.

GÉRER LA DÈCHE À DEUX

Nichées au fond des cellules des coraux, leurs petites algues dorées, que l’on
surnomme xanthelles (du grec xanthos, jaune, car elles sont riches en
caroténoïdes), prodiguent un complément alimentaire au corail. Une grande
partie des produits de leur photosynthèse, de 30 à 90 % selon les espèces,
passe en effet dans la cellule de l’hôte, qu’elle nourrit entre deux proies…
c’est-à-dire le plus souvent, puisqu’il n’y a guère de proies alentour. L’algue
endosymbiotique a perdu sa paroi, et des facteurs encore mal connus émis par
la cellule hôte rendent perméable la membrane de la xanthelle. Elle libère par
là un dérivé de sucres, le glycérol, des acides gras et d’autres molécules
issues de la photosynthèse. Cet apport pourvoit pour moitié au moins aux
besoins énergétiques de l’hôte, qui est donc en quelque sorte
photosynthétique par procuration et se trouve, de ce fait, inféodé à des eaux
de surface très claires… Chez les anémones de nos régions, capables de se
détacher de leur support pour aller se fixer ailleurs, au gré des courants, la
présence de xanthelles induit une préférence pour la fixation sur des sites
éclairés : cette propriété, que les individus privés de xanthelles ne présentent
pas, est une forme rudimentaire mais très logique de modification
comportementale.
De temps à autre, de petites proies peuvent néanmoins être attrapées : elles
apportent les protéines, le phosphate et les composés soufrés nécessaires au
fonctionnement de l’animal… mais aussi à celui de ses xanthelles. En effet,
les déchets du métabolisme des cellules de corail ne sont pas rejetés dans le
milieu. Si on élimine les xanthelles expérimentalement, les coraux, comme
vous et moi, émettent une urine comportant les déchets azotés et phosphatés.
En symbiose, ces déchets ne sont plus excrétés, mais passent aux xanthelles
où ils servent… d’engrais ! L’algue produit en retour des molécules azotées
et phosphatées utilisables par la cellule hôte, comme des acides aminés. On
dit parfois que l’oxygène produit par la photosynthèse de l’algue aide à la
respiration, mais il est bien plus probable que l’excès d’oxygène risque de
provoquer des stress et, de fait, les coraux et les anémones pourvus de
xanthelles ont des dispositifs antioxydants très développés. En revanche, un
autre déchet du métabolisme, le CO2 issu de la respiration animale, dope quant
à lui la photosynthèse de l’algue.
Le lecteur qui croyait avoir échappé aux détails scatologiques et aux
déchets en quittant le tube digestif s’affligera de voir soudain resurgir l’urine
et les déchets respiratoires, au (très) beau milieu des mers du Sud… Bien
plus ! de tels échanges expliquent l’intérêt d’une autre symbiose : celle qui
unit une anémone ou un corail avec le poisson-clown. Ce poisson se protège
entre les tentacules urticants des anémones, et mange éventuellement leurs
excréments ; en retour, l’intérêt pour l’anémone est de récupérer, au niveau
de ses tentacules, l’urine que le poisson libère au cours de ses allées et
venues, et qui sert d’apports minéraux, azotés et phosphatés,
complémentaires pour ces xanthelles ! Entendons-nous bien : au-delà de
mécanismes scabreux, le fonctionnement de la symbiose corallienne (ou de
celle du poisson-clown) est une petite merveille de recyclage, parfaitement
adaptée à la survie en milieu pauvre. Toutes les ressources qui entrent dans la
symbiose corallienne n’en ressortent plus ; elles sont perpétuellement
recyclées en boucle, entre la xanthelle et l’hôte.
Ainsi les coraux accumulent-ils petit à petit des ressources rares dans le
milieu, et ils ne les relâchent plus, formant la richesse localisée des
écosystèmes qu’ils suscitent. Le recyclage des déchets et la disparition des
coûts liés à la recherche des aliments (devenu symbiotique, l’animal ne court
plus après ses repas) sont des propriétés, déjà remarquées chez la vache au
chapitre précédent, qui adaptent à un milieu pauvre. Car la réponse au
paradoxe de Darwin, c’est finalement cette symbiose qui met en place un
écosystème corallien, là où rien ne devrait exister…

LES CORAUX, UNE IMITATION ANIMALE DE LA PLANTE !

Les coraux sont en effet, dans leurs écosystèmes, l’équivalent des plantes en
milieu terrestre, produisant la biomasse que consomment ensuite les autres
organismes… Le parallèle avec la végétation terrestre est tout à fait
saisissant : l’un des partenaires rassemble les ressources azotées et
phosphatées dans un milieu où elles sont rares et dispersées (le corail ou le
champignon), tandis que l’autre effectue la photosynthèse pour le couple.
Seul l’emballage du couple change, plutôt végétal dans un cas, mais
totalement animal dans l’autre. Bien plus, dans les deux cas, la symbiose est
protectrice pour les deux partenaires. Dans les coraux, les xanthelles sont
protégées au fond des cellules. Elles n’ont d’ailleurs plus leur épaisse paroi
protectrice qui caractérise et protège les formes libres ou en culture séparée
au laboratoire : la cellule hôte assure à présent la protection contre les chocs,
les agressions, les toxines et les prédateurs du milieu extérieur. Souvent les
coraux et les anémones produisent des composés protégeant les deux
partenaires des trop forts éclairements et des ultraviolets, un risque qu’ils
encourent en vivant en des lieux éclairés… tant et si bien qu’à certaines
heures, le soleil peut même être trop fort pour l’algue ! Cette protection
chimique contre la lumière rappelle les substances lichéniques
photoprotectrices produites par le champignon dans les lichens : dans les
deux cas, certaines longueurs d’onde sont renvoyées, d’autres sont absorbées
puis dissipées sous forme de chaleur, et l’environnement lumineux des
partenaires est purifié des radiations nocives ou mutagènes.
Réciproquement, les xanthelles dopent la fabrication de la gaine calcaire
qui protège la plupart des coraux et quelques anémones. Leur photosynthèse
extrait du CO2 de l’eau où celui-ci se trouve sous forme d’ions
hydrogénocarbonates (HCO3-). En présence d’ions calcium, le sous-produit de
cette extraction de CO2 est le dépôt de calcaire :

2 HCO3- (hydrogénocarbonates solubles) + Ca2+ → CO2 + CaCO3 (calcaire)

C’est exactement l’inverse de la réaction qui se produit quand vous mettez


une boisson riche en CO2 (par exemple de l’eau pétillante, qui suffit) sur les
dépôts calcaires de votre évier pour les dissoudre :
CO2 + CaCO3 (calcaire) → 2 HCO3- (hydrogénocarbonates solubles) + Ca2+

Bref, quand on met du CO2 dans l’eau, le calcaire se dissout, quand on


retire du CO2 de l’eau, du calcaire précipite. Le prélèvement de la
photosynthèse des xanthelles s’ajoute aux mécanismes propres de l’animal
pour édifier la protection calcaire de la symbiose, et assurer le port plus ou
moins dressé vers le soleil du corail. La symbiose corallienne construit donc
vraiment l’écosystème corallien, non seulement en lui apportant de la
nourriture mais aussi en constituant sa structure physique ! Ce qui n’est pas
sans rappeler le rôle de l’arbre en forêt… On qualifie d’“architectes” de telles
espèces qui structurent le milieu d’une façon que d’autres espèces utilisent
ensuite comme habitat. En sorte qu’un autre parallèle avec la symbiose
mycorhizienne est… la création d’un écosystème nouveau.
Ainsi ces animaux sont-ils devenus photosynthétiques par symbiose. On
retrouve ici ce “mélange des genres” entrevu pour certaines plantes nourries
par leur photosynthèse et par leurs champignons mycorhiziens au chapitre I :
le consortium fabrique une partie de ses ressources carbonées et en emprunte
une autre (on le dit mixotrophe), mi-photosynthétique et mi-prédateur. Il
n’est pas étonnant que les formes de certains coraux arborescents ou ramifiés
rappellent des plantes car, tout comme elles, ils cherchent la lumière. Et leur
statut, animal par origine, mais plus ou moins végétal par fonctionnement, a
donné du fil à retordre à nos anciens. Au XVIIe siècle, le botaniste Gaspard
Bauhin parle de “Zoophytes” qui “sont des êtres qui ne possèdent ni la nature
des animaux, ni celle des plantes, mais une troisième composée de chacune
des deux”. En 1824, Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846) crée
pour eux et les Éponges un règne à part, au joli nom de Psychodiaires
(étymologiquement, “organismes à deux âmes”, animale et végétale). Nous
reviendrons sur cette “transmutation” symbiotique vers la photosynthèse au
chapitre IX, car une endosymbiose a aussi joué à l’origine des plantes.
Cette symbiose permet aussi une forme d’adaptabilité : il existe en effet
différents types de xanthelles, chacun adapté à des éclairements plus ou
moins intenses. Les différentes parties d’un corail présentent des proportions
variées de chacun de ces types, qui les adaptent aux éclairements ambiants du
tissu. Lorsque l’on transporte un fragment de l’ombre vers la lumière ou vice-
versa, on voit ces fréquences se modifier. Ainsi la population de xanthelles
réalise-t-elle l’adaptation à l’éclairement reçu, de façon dynamique lorsque le
milieu change. Une souplesse semblable entraîne le phénomène extrême dit
“de blanchiment des coraux” : dans certaines conditions de stress, les coraux
expulsent l’ensemble des algues qu’ils contiennent et se décolorent. Parfois
l’organisme parvient à survivre au blanchiment, en retrouvant des algues plus
adaptées, mais assez souvent cette réaction marque qu’il a atteint ses limites
physiologiques et précède la mort – sa blancheur demeure alors sous la forme
de son squelette calcaire. Le blanchiment des coraux est un phénomène de
plus en plus fréquent, sous l’effet du changement de la chimie et de la
température des eaux, en lien avec le changement global actuel. Ces
modifications mettent en péril l’équilibre trouvé par la symbiose corallienne
dans les conditions relativement hostiles où elle se développe. Près de 10 %
des coraux du monde sont morts et plus de la moitié des survivants actuels
sont menacés…

LES PLANTANIMAUX : VIVRE AU SOLEIL

Comme pour les autres symbioses étudiées jusqu’à présent, d’autres animaux
ont suivi une évolution convergente vers cette stratégie. Notons d’abord que
certaines anémones et un proche parent des coraux qui vit dans les mares,
l’hydre verte (Hydra viridis), forment des endosymbioses avec des algues
vertes, les chlorelles. Celles-ci sont les algues les plus fréquentes dans les
endosymbioses photosynthétiques d’eau douce. Ainsi la symbiose est-elle
une convergence pour les algues, dont plusieurs groupes sont impliqués. Mais
une symbiose semblable implique divers animaux aussi, devenus
photosynthétiques avec l’aide de chlorelles ou de xanthelles, et qui sont
parfois surnommés “plantanimaux” pour cela : animaux par l’origine, mais
imitation de plantes par leur nutrition, grâce à leurs symbiontes. Dans les
écosystèmes coralliens encore, c’est le cas des bénitiers, ces énormes
coquillages ouvrant leurs coquilles pour laisser sortir des tissus richement
colorés. En fait, ceux-ci contiennent des xanthelles et, si leurs coquilles
atteignent d’aussi grands poids (jusqu’à 200 kilos), et servaient justement de
bénitiers dans les églises d’antan, c’est parce que la photosynthèse des
xanthelles accroît ici encore le dépôt calcaire. Un groupe de bivalves éteint,
qui a vécu entre le Jurassique et le Crétacé, les Rudistes, a sans doute été
associé à des algues, en raison de leur coquille épaisse et de leur vie à faible
profondeur : ils habitaient une énorme valve en cône, surmontée d’une
seconde en clapet massif, dont on pense qu’ils l’entrouvraient pour laisser
leurs algues effectuer la photosynthèse. D’autres coquillages bivalves actuels
de taille plus réduite, de la sous-famille des Fraginae, se sont affranchis de la
nécessité de s’entrouvrir pour accéder à la lumière car leur coquille contient
des zones au calcaire si finement cristallisé qu’elles en sont… transparentes.
Les xanthelles se massent sous les fenêtres de cette serre animale !
Plus près de nous, sur nos plages, les Symsagittifera roscoffensis, de petits
vers plats longs de 1 millimètre à peine, de couleur verte, hantent en grandes
colonies les ruissellements à marée basse. Ces plantanimaux rentrent sous le
sable soit lorsqu’ils ressentent des vibrations, échappant ainsi aux prédateurs,
soit spontanément selon un rythme qui anticipe la marée montante. Dans
leurs tissus se trouvent des chlorelles, dont ils permettent la photosynthèse
en… passant leur vie à la plage ! Ils appartiennent au groupe des Acoeles, de
petits vers marins plats qui sont tous des plantanimaux : des algues
unicellulaires les nourrissent, qu’ils nourrissent en retour de sels minéraux
collectés par leur épiderme ou de déchets azotés et phosphatés (histoire déjà
connue) issus de leur métabolisme. Tant et si bien que les Acoeles n’ont plus
de tube digestif à l’âge adulte (Acoeles vient du grec a, sans, et koilos,
cavité) ! Ils font partie de ces plantanimaux qui ne sont plus mixotrophes,
mais entièrement photosynthétiques. Si vous croisez un jour Symsagittifera
sur une plage, vous pourrez sentir de près leur odeur un peu forte, celle d’un
composé protecteur toxique produit par l’algue, le diméthylsulfure, qui rend
les deux partenaires incomestibles et couronne d’une protection cette
symbiose nutritive.
Les plantanimaux sont rarement à la fois gros et mobiles, car ce genre de
symbiose ne fournit pas énormément d’énergie (surtout dans des milieux
pauvres en ressources, où on trouve souvent les plantanimaux) ; de plus, ils
sont souvent minces pour laisser passer la lumière pour leurs algues. Il y a
une exception, toutefois, mais qui fonctionne un peu différemment : certaines
salamandres américaines (Ambystoma maculatum) pondent des œufs qui
contiennent des algues vertes unicellulaires. On pense plutôt que l’oxygène
produit par l’algue au cours de la photosynthèse et peut-être d’autres
métabolites seraient utiles au développement embryonnaire dans l’œuf.
De très nombreux organismes unicellulaires ont aussi adopté dans leurs
cellules des algues, ajoutant de pléthoriques émergences indépendantes à
cette évolution convergente : nous n’en citerons que trois exemples, qui
fréquentent aussi les milieux pauvres où le recyclage entre symbiontes est
vital. Dans les eaux tropicales pauvres, en suspension au voisinage de la
surface, parmi une kyrielle d’autres unicellulaires abritant des algues, notons
les Acanthaires, notre premier exemple. Habitués des eaux pauvres qu’ils
peuplent densément depuis 170 Ma, ces petits unicellulaires, munis d’un
mince squelette cellulaire minéral en sulfate de strontium finement
ornementé, survivent entre deux rares captures d’autres cellules
planctoniques grâce à la photosynthèse d’algues du genre Phaeocystis, qu’ils
abritent. Second exemple, dans d’autres eaux tropicales, peu profondes cette
fois, certains gros grains de sable paraissent colorés : il s’agit en fait de
petites amibes dont les cellules contiennent des algues issues de groupes
variés selon les espèces – des algues vertes, rouges, des xanthelles, mais aussi
des diatomées jaunes… Bref, un festival d’algues colorées dont la présence
photosynthétique aide ces amibes à bâtir une enveloppe calcifiée qui leur
confère l’allure de grains de sable. Ces organismes, du groupe des
Foraminifères, comme les nummulites et les milioles, forment un sable
vivant, dont les cellules peuvent dépasser le centimètre. Ils sont bien connus
des géologues, car l’accumulation de leurs enveloppes calcifiées a engendré
des roches, dont certaines sont utilisées par les bâtisseurs : la pyramide de
Khéops est construite de calcaire à nummulites formé il y a plus de 40 Ma, et
les grands monuments parisiens, comme le Louvre ou Notre-Dame, sont bâtis
en calcaire à milioles de la même époque. En cela, ces modestes sables
colorés rejoignent les coraux dans la formation de roches calcaires, dont la
calcification est bel et bien un trait symbiotique. Les calcaires de la vallée de
l’Yonne, où se déroulera la fin de cet ouvrage, sont par exemple dérivés d’un
gigantesque récif corallien qui vivait là au Jurassique supérieur.
Le troisième et dernier exemple nous ramène sur nos côtes. Des chercheurs
de la Station biologique de Roscoff ont découvert l’extrême abondance de
gros organismes du plancton, appartenant au groupe des Radiolaires, qui
peuvent atteindre un, voire plusieurs centimètres ! On connaissait les espèces
de petite taille, enveloppées dans une coque protectrice de silice et souvent
dotées d’algues endosymbiotiques, mais non ces espèces plus grandes. Leur
découverte et leur étude avaient été jusqu’à présent limitées par leur
transparence et leur fragilité, car il était impossible de les prélever sans les
abîmer : elles ont été trahies par leur ADN, et, avec des précautions ad hoc, on
a pu démontrer leur grande diversité et leur abondance (jusqu’à 5 % du total
des organismes marins !) en tous points du globe, y compris sur nos côtes.
Or, et cela les avantage dans les eaux pauvres, ces radiolaires-là vivent en
symbiose avec de grandes quantités d’algues ! On pourrait multiplier les
exemples d’unicellulaires, et plus généralement d’organismes de toutes tailles
en endosymbiose avec des algues : de telles endosymbioses se sont produites
plusieurs dizaines de fois dans l’évolution, et nous en découvrirons une
conséquence majeure au chapitre IX.

PLONGÉS DANS LES ABYSSES, ET SOUTENUS PAR LES


BACTÉRIES

Poursuivons notre voyage maritime vers les grandes profondeurs océaniques.


Seuls parviennent là, loin de toute lumière, quelques maigres déchets venus
de la surface, laquelle n’est de surcroît guère productive dans les régions
éloignées des continents… Autant dire qu’il n’y a donc pas beaucoup à
manger, et de fait les habitants sont habituellement rares dans les profondeurs
océaniques, aux très faibles biomasses. En 1977, au large des Galápagos, on
envoya en profondeur un bathyscaphe pour explorer les dorsales océaniques :
il s’agissait de voir ces montagnes sous-marines du milieu des océans, au
niveau desquelles sortent des roches en fusion, et où se crée la surface de la
croûte qui constitue le fond des océans. Ce qui devait être une excursion
géologique fut en réalité l’occasion d’une découverte biologique tout à fait
inattendue, qui se répéta ensuite le long des dorsales de tous les océans,
stupéfiant le monde entier à l’époque.
Dans l’ombre totale proliféraient de luxuriantes accumulations de vie,
riches de biomasses de 10 à 100 kilos par mètre carré, alors qu’on s’attendait
à un désert aux valeurs 100 fois moins élevées… Du coup, on parla d’oasis
de vie sous-marine. À côté de poissons, de crustacés et de gros coquillages,
les riftias (Riftia pachyptila) sont les organismes les plus célèbres, fixés au
fond par un long tube blanc et surmontés d’un plumet rouge vif, gorgé de
sang. Le paysage des oasis est aussi rendu impressionnant par
l’hydrothermalisme car de grandes colonnes d’eau surchauffée sortent par des
ouvertures du plancher océanique : ce sont les fumeurs, blancs ou noirs selon
les minéraux qui précipitent, saisis par le froid des profondeurs océaniques
(4 oC). L’eau océanique qui s’infiltre dans la croûte océanique s’échauffe en
profondeur et gagne en gaz variés au contact de la chambre magmatique : elle
remonte vers l’océan en arrachant de nombreux composés à la roche, grâce à
sa température élevée. Hydrogène sulfuré (H2S), hydrogène gazeux, métaux
réduits (comme du fer ferreux), ou encore méthane abondent dans l’eau des
fumeurs.
Pour certaines bactéries, ces oasis hydrothermales sont néanmoins très
vivables car ces substances peuvent être oxydées en présence de l’oxygène de
l’eau de mer : cette réaction produit l’énergie avec laquelle ces bactéries
peuvent transformer le CO2 en matière organique – un équivalent de la
photosynthèse à l’obscurité. Nous avons en fait déjà rencontré de telles
bactéries, qui vivent d’une réaction minérale, dans la rhizosphère des plantes
des vasières marines, au chapitre II. Ces bactéries “chimiolithotrophes”, dont
l’énergie dérive donc d’une forme de respiration minérale, forment d’ailleurs
des biofilms observables sur toutes les roches aux alentours des fumeurs.
Cependant, ce métabolisme est assez peu rentable énergétiquement (bien
moins que la photosynthèse, par exemple) car, fait de multiples étapes, et
exigeant de grandes quantités de substances minérales, il ne permet qu’une
production relativement limitée de biomasse. C’est ce que suggère
l’épaisseur, somme toute peu considérable, des biofilms des alentours. De
quoi vivent donc les grands animaux présents, puisqu’à leur échelle la
biomasse produite par ces bactéries reste limitée ?
Examinons les riftias, typiques de l’exubérance animale de ces oasis
hydrothermales. Hauts de 1 à 3 mètres, ils forment des tapis
de 150 à 200 individus par mètre carré, dont la croissance est parmi les plus
rapides du monde animal : ils atteignent leur taille adulte en deux à trois
ans… Mais leur anatomie est déconcertante, car ils n’ont pas de tube
digestif ! Au cœur de l’organisme se trouve en revanche un large tissu
compact dont les cellules abritent chacune une multitude de bactéries,
enveloppées en endosymbiose dans une membrane de séquestration, comme
les xanthelles ou les bactéries des nodosités de Légumineuses. Cet organe
massif, le trophosome (du grec trophein, nourrir, et soma, la structure), abrite
une grande quantité de bactéries qui représente 35 % du poids de l’animal…
Cette organisation inhabituelle a longtemps caché les affinités exactes des
riftias, qui furent révélées par des comparaisons génétiques plus que par les
ressemblances morphologiques : il s’agit de vers du groupe des Annélides,
comme les lombrics ou les vers de vase.
Les bactéries nourrissent les riftias par leurs capacités chimiolithotrophes,
et réciproquement les riftias les alimentent. Elles oxydent l’hydrogène sulfuré
(H2S) en présence d’oxygène, fabriquent avec l’énergie libérée des sucres à
partir du CO2, et se sustentent ainsi, en même temps que l’animal. Il semble
que celui-ci se nourrisse à la fois des composés émis par les bactéries
(succinate, acides aminés comme le glutamate), mais aussi de la digestion de
certaines bactéries par les cellules hôtes. C’est un peu ce que nous faisons
avec les cheptels bovin et ovin, entre traite pour le lait et abattage de certains
animaux pour la viande ! Le panache rouge qui surmonte l’animal est un
organe d’échange avec l’eau de mer, une branchie irriguée de sang qui
prélève les gaz nécessaires aux bactéries (oxygène, H2S et CO2), avant que de
les véhiculer au trophosome. Nous avions dit (à propos des plantes vivant
dans la vase) que le H2S est toxique à concentration élevée : chez les riftias, ce
gaz n’est pas donc libre dans le sang, où il pourrait nuire aux tissus, mais lié à
l’hémoglobine. Cette protéine est en effet plus grande que chez les autres
espèces animales, augmentée d’une portion spécialisée dans la fixation du H2S
qui est ainsi transporté sous forme inoffensive. L’hémoglobine transporte
donc le cocktail (H2S et oxygène) qui, dans les bactéries, réagit pour libérer
l’énergie du métabolisme. Les sulfates issus de l’oxydation du H2S sont
ramenés par le sang à la branchie, et libérés à l’extérieur.
Comme pour les coraux, le CO2 issu de la respiration de l’animal est
recyclé ; il s’ajoute au CO2 pompé activement dans l’eau de mer pour placer la
bactérie dans des conditions idéales pour la fabrication de sucres. Ces
conditions où toutes les substances requises sont reconcentrées n’existent pas
dans l’eau de mer. La symbiose rend les bactéries chimiolithotrophes bien
plus efficaces qu’elles ne le sont dans les biofilms. La branchie du riftia
recueille également des nitrates dans l’eau de mer, dont ses bactéries
préparent des acides aminés pour les deux partenaires. On retrouve ici une
alimentation réciproque qui évoque celle des herbivores du chapitre
précédent, mais qui remanie plus encore la physiologie et la nutrition
apparente de l’animal, qui prélève seulement des molécules solubles dans
l’eau, comme certains plantanimaux ! Quant à l’adaptation au milieu pauvre,
le système partage une organisation similaire à celle des coraux et des
mycorhizes : un partenaire (l’animal ou le champignon) concentre des
ressources éparses dans le milieu et les prodigue à l’autre (la bactérie, la
xanthelle ou la plante), qui quant à lui fabrique les sucres, et procure donc
l’énergie de la symbiose. Dans les oasis sous-marines, ce travail de
concentration dope le développement bactérien au-delà de celui des bactéries
libres recueillant directement leurs ressources de l’eau. On retrouve aussi
deux mécanismes connus des vaches et des coraux, qui contribuent à
améliorer la nutrition et l’efficacité écologique : le recyclage des déchets (ici,
surtout le CO2 issu de la respiration animale) et la limitation des dépenses
énergétiques de recherche alimentaire par l’animal (qui vit fixé, comme les
coraux) grâce à la symbiose.

DES ANIMAUX AU MÉTABOLISME BACTÉRIEN

Le métabolisme de ces bactéries chimiolithotrophes a aussi la propriété de


protéger les animaux contre les substances crachées par les fumeurs noirs.
Bien qu’utiles aux bactéries, le H2S, le fer ferreux ou d’autres métaux sont
toxiques pour l’animal, alors que leurs formes oxydées sont bénignes. Le
métabolisme chimiolithotrophe opère de facto une détoxication en les
oxydant ! Le ver Alvinella pompejana vit dans des terriers creusés dans la
paroi des fumeurs, dont la température peut atteindre 80 oC : il y est soumis à
ces fluides toxiques et à une retombée continuelle de petits cristaux riches en
métaux lourds issus du fumeur, rappelant des cendres volcaniques, qui lui
valent son nom de “ver de Pompéi”. Lui semble se nourrir tout seul,
probablement en broutant des biofilms bactériens qui poussent dans son
milieu. Il est cependant garni extérieurement d’abondantes bactéries
filamenteuses formant à sa surface un tapis dont l’épaisseur peut
atteindre 1 centimètre : elles auraient un rôle protecteur, peut-être contre la
chaleur, mais bien plus certainement contre les substances toxiques des
fumeurs, qu’elles rendent inactives en les oxydant. Pour ce ver, la symbiose
est purement protectrice.
De nombreux autres animaux des oasis hydrothermales sont symbiotiques
pour leur alimentation : les symbioses chimiolithotrophes sont apparues chez
pas moins de neuf groupes animaux différents, et impliquent quinze lignes de
bactéries, vérifiant l’observation déjà faite aux chapitres précédents
d’évolutions convergentes vers les mêmes symbioses. Le mollusque
gastéropode Chrysomallon squamiferum est surnommé “escargot à pied
écailleux”, en raison des écailles indurées qui couvrent la partie molle de son
corps. Ces écailles, ainsi que sa coquille, sont en sulfures de différents
métaux, qu’il détoxique sans doute en les entassant là sous cette forme
cristallisée. Du coup, l’animal peut être attrapé avec un aimant ! Les bactéries
présentes en surface de l’animal semblent contribuer à cette précipitation de
substances toxiques en une armure protectrice. Son tube digestif est atrophié,
mais il comporte une large glande proche de l’œsophage, représentant 10 %
de sa masse corporelle et bourrée de bactéries endosymbiotiques et
chimiolithotrophes. Pour les nourrir, il possède une branchie développée, qui
réalise avec l’eau ambiante des échanges tout à fait semblables à ceux du
riftia, et un cœur volumineux (4 % de la masse corporelle) qui permet
d’irriguer abondamment les bactéries – un animal, donc, au grand cœur pour
ses bactéries. De façon amusante, l’animal fait des crottes minérales, sans
doute issues des déchets des bactéries de la glande symbiotique.
Des mollusques bivalves symbiotiques sont également fréquents, dont
certains atteignent 20 à 30 centimètres. Leur tube digestif est régressé et ils
abritent des bactéries endosymbiotiques dans les cellules de leurs branchies
hyperdéveloppées. Pour comprendre ce que sont les branchies d’un bivalve,
ouvrons une huître : ce sont ces lames bleu-gris striées, qui lui font comme
des jupons. Quand l’animal est sous l’eau et entrouvre sa coquille, elles
pendent dans le flux d’eau circulant et permettent le prélèvement de
l’oxygène nécessaire à la respiration de l’huître. Les espèces du genre
Bathymodiolus, proches parentes des moules, forment de denses populations
aux coquilles ocrées, au plus près des circulations de fluides nutritifs : la
circulation de l’eau dans la coquille entrouverte apporte toutes les ressources
aux branchies. L’une de ces moules, le Bathymodiolus azoricus des oasis
hydrothermales atlantiques, montre la souplesse adaptative de la symbiose
car cette espèce possède dans ses branchies deux types de bactéries
endosymbiotiques en mélange, capables d’oxyder le H2S pour l’un, et le
méthane pour l’autre. Les abondances relatives de ces deux types sont
corrélées à la composition locale de l’eau de mer, ce qui rend l’animal
capable d’utiliser au mieux la ressource qui y domine ! La localisation des
bactéries dans les branchies évite tout transport de H2S dans l’organisme.
Calyptogena magnifica, un autre bivalve, vit quant à lui dans des zones où les
fluides sont moins abondants, ce qu’il compense grâce au développement
particulier d’une expansion du corps, appelée “pied”. Le pied sort de la
coquille pour s’enfoncer activement, en une langue goulue, dans des
craquelures du substrat où circulent les fluides riches en H2S : le sang qui
circule dans le pied prélève et apporte aux bactéries des branchies le H2S, fixé
sur une protéine de transport spécialisée qui protège les tissus de sa toxicité.
L’oxygène, quant à lui, provient de l’eau circulant dans la coquille
entrouverte, et circule dans le sang par le biais d’une hémoglobine.
Les ancêtres de ces animaux mangeaient sans doute des bactéries qu’ils
prélevaient dans le milieu, soit directement par broutage de biofilms pour les
gastéropodes, soit en filtrant l’eau à l’aide de leurs branchies pour les
bivalves. C’est sans doute à partir de cette relation alimentaire en forme de
prédation que des liens plus étroits, symbiotiques, ont pu se tisser à plusieurs
reprises. C’est du reste ce qui a aussi dû se passer à l’origine des xanthelles et
des chlorelles (nous le reverrons au chapitre IX, des microbes non digérés par
les cellules sont souvent à l’origine des endosymbioses). Les bactéries,
maintenant hébergées mais non plus digérées, sont passées du statut de proie
à celui d’usine à matière organique. Et, corrélativement, les animaux ont
commencé à ne plus prélever que des substances gazeuses ou solubles dans
l’eau, tant et si bien que leur tube digestif a souvent régressé (il persiste chez
les Bathymodiolus, mais a disparu chez Calyptogena magnifica). Rendus
méconnaissables dans leur nutrition, voire dans leur forme, ils ont été adaptés
et protégés par la symbiose dans un milieu que leurs ancêtres ont dû trouver
extrême et invivable.
Au-delà de leurs adaptations, ces organismes produisent une biomasse
importante, entre concentration des ressources et bon couplage nutritionnel
des partenaires. Avec celle des biofilms bactériens, cette production sert de
nourriture à divers animaux dépourvus de symbiontes, quant à eux. On arrive
à la mise en place de l’écosystème des oasis sous-marines qui, comme
l’écosystème corallien, est secondairement peuplé d’autres animaux,
affranchis par les premiers de fabriquer en eux-mêmes la matière organique
dont ils se nourrissent.

SUINTEMENTS FROIDS ET ANIMAUX À RACINES

L’exploration des fonds océaniques révéla une autre exception au désert


attendu, elle aussi largement symbiotique, à l’occasion d’une plongée dans le
golfe du Mexique, en 1983. On était pourtant loin du contexte hydrothermal
des oasis… Mais, là encore, une biodiversité et une biomasse inattendues
furent découvertes. Or, dans ces milieux aussi, des substances suintent du
fond océanique qui peuvent nourrir des bactéries, mais pas directement des
animaux. Ces émissions froides (moins de 40 oC) ont valu à ces écosystèmes
le nom un peu morose de “suintements froids” : les fluides sont expulsés par
la pression qui règne dans des roches sous-jacentes, accompagnés
d’hydrogène sulfuré, de méthane et d’autres hydrocarbures. Cela se produit là
où une plaque océanique passe sous une autre, comme autour de l’île de la
Barbade, ou bien dans les épaisses accumulations de sédiments délivrés à
l’embouchure de fleuves majeurs comme l’Amazone ou le Mississippi, c’est-
à-dire partout où des sédiments sont mis sous pression. Les profondeurs sont
donc variables et, alors que les oasis hydrothermales se cantonnent entre
1 500 et 3 500 mètres de profondeur, les suintements froids se trouvent à
toutes les profondeurs, y compris très près de la surface.
Là encore, beaucoup d’animaux ne digèrent plus ni ne capturent de proies.
Ici règne une grande diversité de mollusques bivalves symbiotiques, issue de
pas moins de cinq familles différentes : les Solemyidés, les Lucinidés (dont
nous reparlerons plus loin), les Vésicomyidés, les Thyasiridés et les
Mytilidés. Ce dernier groupe est celui des moules et des Bathymodiolus – des
espèces du genre Bathymodiolus colonisent en effet aussi les suintements
froids. Il y a là également des vers de la famille des riftias (les Siboglinidés),
dont les étonnants Escarpia et Lamellibrachia. Ils ressemblent en tous points,
allure et fonctionnement, à des riftias, sauf que leur croissance est lente car
l’intensité des suintements froids est moindre que les rejets des fumeurs dans
les oasis hydrothermales – si les Lamellibrachia atteignent aussi la taille
métrique des riftias, c’est parce qu’ils vivent et grandissent durant un à deux
siècles.
Une adaptation un peu inattendue leur permet d’optimiser néanmoins la
collecte du H2S, utile à leurs bactéries mais peu abondant : lors des premières
tentatives de prélèvement, il ne fut pas possible de les séparer de la roche…
même en tirant fort. On découvrit par la suite que ces deux espèces ont de
très nombreuses extensions formant un réseau complexe, pénétrant les
fractures de la roche, aussi loin que le tube de l’animal, en surface, est élevé.
Ces extensions prélèvent les fluides au cœur même de la roche, avant qu’ils
ne se dispersent dans la mer, et forment une sorte de système racinaire !
Celui-ci va au-devant des ressources, un peu comme le pied des Calyptogena
magnifica mais avec plus d’efficacité. Enracinés dans le substrat pour y
chercher le H2S, et exploitant par ailleurs de leur panache branchial l’oxygène
et le CO2 marins (ainsi que du nitrate), Escarpia et Lamellibrachia
ressemblent plus à des plantes se développant entre deux sites d’alimentation,
le sol et l’atmosphère.
Bien plus, les Lamellibrachia possèdent non seulement des formes de
“racines”, mais aussi des bactéries “rhizosphériques” symbiotiques. En effet,
leurs racines rejettent au contact des roches les sulfates issus de l’oxydation
du H2S par les bactéries endosymbiotiques. À ce niveau, des bactéries
voisines utilisent ces sulfates pour leur propre métabolisme : elles respirent
grâce à ceux-ci, qui remplacent pour elles l’oxygène. Ce métabolisme
transforme localement les sulfates en… H2S, prêt à resservir dans le
Lamellibrachia.
Plus généralement, on a observé que l’ensemble des déchets coulés au fond
des océans pouvaient abriter, le temps de leur décomposition, des
communautés également riches en animaux symbiotiques. Cargaisons
alimentaires des bateaux coulés, baleines mortes, ou même bois mort entraîné
par les fleuves et sombré au fond des océans dégagent quelque temps durant
les fluides requis pour les bactéries chimiolithotrophes. Les processus de
décomposition bactérienne au cœur de la biomasse coulée, donc à l’abri de
l’oxygène, libèrent en effet des composés voisins de ceux des suintements
froids (H2S, méthane) : au contact de l’eau environnante, plus riche en
oxygène, ces composés nourrissent des bactéries chimiolithotrophes ou des
animaux les abritant, comme par exemple des Bathymodiolus. On pense
d’ailleurs que de telles opportunités, coulées çà et là au fond des océans, ont
littéralement pavé le chemin évolutif qui a conduit des groupes d’animaux
vivant près de la surface ou sur le littoral vers des milieux plus profonds : de
proche en proche, ils ont progressé à la façon dont on franchit un gué en
sautant de pierre en pierre, acquérant du milieu, au passage, les bactéries
requises pour vivre là…
Avant de quitter les profondeurs, un dernier ver pour la route ! Les espèces
d’Osedax utilisent des bactéries pour se nourrir sur les os des cadavres de
baleines, mais d’une façon différente des autres siboglinidés. Leur nom
signifie, en latin, “dévoreurs d’os”, mais on les appelle aussi vers zombies car
ils sont dépourvus d’yeux, de bouche, ou de tube digestif. Juste une branchie
pour respirer… et des racines, des ramifications abondantes qui pénètrent
dans les os de baleines mortes en les dissolvant par la sécrétion d’acides. Ces
racines qui pénètrent l’os sont bourrées de diverses espèces de bactéries
symbiotiques qui aident à la digestion, en particulier capables d’extraire les
protéines complexes mélangées aux minéralisations des os. On retrouve ici
un rôle digestif évoquant plutôt celui des microbes des herbivores.
Plus près de nous, vers et mollusques bivalves associés à des bactéries
chimiolithotrophes existent dans les vasières littorales, aux sédiments riches
en matière organique : mangroves tropicales, vases de nos littoraux (déjà
évoquées plus haut) et herbiers sous-marins. Ces derniers sont de véritables
prairies sous-marines peuplées de plantes retournées vivre sous l’eau, comme
les zostères ou les posidonies dont les Méditerranéens connaissent bien les
restes accumulés sur les rivages. Ces herbiers abritent une grande diversité
d’animaux, notamment au stade juvénile : c’est là que vivent par exemple les
hippocampes. Les racines retiennent au fond une vase fine et riche en matière
organique au cœur de laquelle, comme dans les cadavres de baleines, le
métabolisme de bactéries privées d’oxygène libère des composés toxiques
pour les racines (H2S, fer ferreux…). Ceux-ci nourrissent des bactéries
chimiolithotrophes, libres ou endosymbiotiques dans de petits bivalves de la
famille des Lucinidés. Mais la symbiose implique les plantes : nous avions vu
au chapitre II comment, dans les vasières, des bactéries chimiolithotrophes de
la rhizosphère détoxiquaient ces molécules tout en se nourrissant, en les
faisant réagir avec l’oxygène venu des racines. Sous beaucoup d’herbiers,
une symbiose semblable s’établit entre les plantes et des lucinidés. Les
plantes apportent de l’oxygène par des espaces intercellulaires de leurs tiges
et de leurs racines, provenant de l’eau de mer, mais aussi de la photosynthèse
de leurs feuilles. Pourvus d’oxygène et de H2S issu du sédiment, les lucinidés
rhizosphériques peuvent nourrir leurs bactéries, et se nourrir par leur biais…
en transformant le H2S en sulfates inoffensifs pour les plantes.
Expérimentalement, la coexistence des plantes avec des bivalves
rhizosphériques améliore réciproquement la croissance des deux partenaires –
à cause, en fait, d’un troisième symbionte, la bactérie au métabolisme
chimiolithotrophe cachée dans les lucinidés.

POUR CONCLURE…

L’animal en milieu marin hostile n’est jamais seul. Les symbioses peuvent
fortement élargir le périmètre des milieux vivables pour les animaux :
milieux pauvres pour les coraux, milieux aux fluides nutritifs inutilisables
pour les animaux dans les fonds océaniques. Dans ces deux cas, le même type
de symbiose s’est mis en place dans plusieurs lignées animales
indépendantes, respectivement avec des algues unicellulaires ou des bactéries
chimiolithotrophes. Sans doute est-ce toujours à partir de l’alimentation car il
est probable que les ancêtres de ces organismes se nourrissaient en digérant
ces microbes qu’ils ont un jour “apprivoisés”. En d’autres termes, ces
ancêtres ont acquis la capacité à les entretenir et à les nourrir dans une forme
de captivité, sans plus les digérer, et à se nourrir non plus de leurs cellules,
mais de substances que ceux-ci leur prodiguent.
Des cellules mixtes, voire des organes mixtes comme le trophosome voient
le jour. Ces structures mixtes redessinent complètement l’animal : on observe
souvent une perte du tube digestif, un passage à une vie fixée, et une perte de
la différenciation antéro-postérieure (plus de tête par exemple chez les vers
Siboglinidés comme les riftias) liée à la perte du déplacement. Dotés de leurs
compagnons microbiens, ces animaux acquièrent en fait une capacité partielle
ou totale à l’autotrophie, c’est-à-dire à se nourrir sans (ou sans trop) prélever
de matière organique dans le milieu ! On retrouve donc ici un exemple
d’innovation évolutive par la symbiose, où une lignée acquiert des
particularités nouvelles grâce à une association avec un microbe.
Les conséquences écologiques évoquent, quant à elles, ce que nous avions
décrit de la conquête des milieux terrestres par les plantes mycorhizées. On
passe d’écosystèmes qui seraient peuplés surtout de biofilms, et de quelques
petits animaux, à des écosystèmes à la production de biomasse abondante,
riches en gros animaux : toutes ces symbioses contribuent à extraire les
écosystèmes d’un état purement microbien. Plusieurs effets se conjuguent,
nous l’avons vu : la coopération entre un partenaire capable de fabriquer de la
matière organique et un autre capable de reconcentrer les ressources du
milieu ; l’efficacité du couplage symbiotique puisque l’animal n’a plus à
chasser ses proies et qu’il recycle certains de ses déchets dans ses
endosymbiontes ; et, enfin, des effets de protection réciproque entre
partenaires.
Quittons ces lieux exotiques si différents des nôtres, et découvrons à
présent combien leur leçon adaptive vaut partout. Le rôle adaptatif de la
symbiose existe aussi, plus discrètement, chez de nombreux animaux de notre
voisinage terrestre immédiat. Au-delà des herbivores déjà évoqués au
chapitre IV, nous allons à présent observer comment des microbes ont aidé à
l’extraordinaire diversification des insectes.
CHAPITRE VI

DES PLUG-INS POUR L’ALIMENTATION :


DES MICROBES DANS LA DIVERSITÉ DES
INSECTES

Où des fourmis cultivent des champignons en société, et où des termites les imitent ;
où l’on découvre au passage des symbioses à trois ; où des insectes font du carton ou
manipulent les plantes avec l’aide de champignons ; où des bactéries et des levures,
cachées dans les insectes, les aident à s’adapter à des modes de vie et d’alimentation
variés, parfois très rudes et très spécialisés ; où certains microbes servent en fait de…
compléments alimentaires. Et comment, finalement, des champignons et des bactéries
en symbiose avec des insectes se spécialisent, jusqu’à en perdre leur autonomie et
même… leurs gènes !

AUTOROUTES DE FOURMIS JARDINIÈRES

Les habitués des tropiques d’Amérique connaissent ce spectacle : au sol, de


petits morceaux de feuilles vertes et de fleurs colorées s’agitent et circulent
en longues files ininterrompues… De près, ces fragments végétaux sont
brandis en l’air par un défilé d’insectes, des fourmis du groupe des Attines !
Même les forces de l’ordre assistent à la manifestation : en plus des grosses
ouvrières qui transportent les fragments végétaux, et atteignent le centimètre,
de petites fourmis soldats protègent le convoi. En particulier, de minimes
fourmis de moins de 1 millimètre se perchent sur les fragments transportés.
Elles les nettoient et protègent leurs congénères des agresseurs ailés qui
fondent sur le convoi depuis le ciel, en particulier des mouches parasites qui
tentent de pondre dans les ouvrières. Ces dernières, quant à elles, ont d’abord
découpé ces fragments à partir de feuilles ou de fleurs vivantes, sur des arbres
et des plantes de sous-bois : leurs mandibules coupantes particulièrement
développées leur valent en anglais le nom de “coupeuses de feuilles”
(leafcutters). Dans les Caraïbes françaises, on parle de “fourmis manioc”.
Mais où vont ces processions ?
Les chemins, parfois longs de plusieurs centaines de mètres, convergent
vers le nid, en axes de plus en plus gros et de mieux en mieux dégagés :
certaines ouvrières creusent le sol des plus gros axes, en un terrassement qui
augmente la praticabilité. Dans les pelouses, ces axes forment des sillons
noirs, agités d’incessants convois de fourmis. Le nid prend des proportions
variables selon les espèces (car il existe plus de 200 espèces d’Attines). Petit
comme une noix et fait d’une chambre unique chez certaines espèces qui
comptent moins d’une centaine d’individus par colonie, il est titanesque dans
le genre Atta. La zone centrale, semi-enterrée, peut atteindre un diamètre
de 40 mètres, avec des annexes latérales situées jusqu’à 80 mètres de
distance, le tout creusé jusqu’à 6 mètres de profondeur ! Il est alors desservi
par des millions de fourmis. Ce nid est constitué d’un réseau de galeries
reliant des chambres à voûte élevée et à fond plat, semblables à la chambre
unique des espèces à petit nid. C’est là que sont dévorées les feuilles…
dévorées, mais pas par les fourmis.
Les végétaux posent à ces fourmis le même problème qu’aux vertébrés
comme la vache du chapitre IV car, pour un tout petit peu de contenu
cellulaire facile à assimiler, ils comportent surtout de la paroi cellulaire faite
de cellulose et de lignine, difficiles à digérer… De fait, ces fourmis ne s’y
risquent pas : elles sucent seulement le jus cellulaire des feuilles pour
compléter leur alimentation qu’on va découvrir. Dans les chambres, de petites
ouvrières, les jardinières, découpent les fragments en plus petits morceaux
qu’elles déposent sur une masse blanchâtre, constituée de fragments plus
anciens, où se développe un champignon. Ainsi, l’apport de feuilles fraîches
permet de constituer une meule de culture pour un champignon qui, lui,
possède les enzymes nécessaires à digérer non seulement la cellulose, mais
aussi la lignine. Le prédécoupage, comme dans la rumination, augmente la
surface d’accès des fragments végétaux aux microbes et à leurs enzymes…
Ici aussi, hygrométrie et oxygénation sont régulées : des cheminées, dressées
une dizaine de centimètres au-dessus du nid, évacuent l’air chaud et appauvri
en oxygène. Cette aération autorise l’attaque de la lignine, un processus
oxydatif gourmand en oxygène et donc impossible dans le tube digestif peu
aéré des vertébrés comme les ruminants.
Les autoroutes à fourmis ne sont donc que la partie émergée d’une
symbiose digestive à deux, une symbiose au niveau de la société de fourmis.
Ceci évoque la façon dont nous cultivons nous-mêmes les champignons de
Paris, et dont nous mangeons par leur biais le compost dont ils se nourrissent,
mais que nous ne pourrions pas digérer !

Ce sixième chapitre est aussi le troisième volet sur les alliances


microbiennes des animaux : il est consacré à la diversité des symbioses
microbiennes des insectes. Nous allons découvrir comment les microbes
interviennent dans l’écologie des insectes, soit comme un élément de la vie
sociale, chez certaines fourmis et certains termites, soit au niveau de chaque
individu dans de nombreuses autres espèces qui abritent des microbes aux
endroits les plus inattendus, pour vivre de ressources diverses et parfois elles
aussi inattendues. Nous verrons comment ces microbes aident à la nutrition,
bien sûr, mais aussi comment ils servent d’instruments de construction, de
défense ou d’attaque. Une dernière étape nous montrera à quel point les
bactéries et les champignons impliqués sont modifiés et rendus si étroitement
dépendants de l’insecte qu’ils deviennent parfois une sorte d’appendice
spécialisé de celui-ci.

UN NID POUR UNE SYMBIOSE… À TROIS !

Au sein du nid, les fourmis nourrissent donc un champignon. Et en grande


quantité, car une colonie d’Atta consomme quotidiennement autant qu’une
vache adulte ! En Amérique tropicale, les Attines dévorent de 12 à 17 % des
feuilles en forêt et, également présentes dans les milieux plus ouverts, coûtent
des milliards d’euros à l’agriculture. Mais elles soignent aussi la qualité : si le
champignon présente une réduction de croissance, liée à un apport de feuilles
toxiques ou de résidus de pesticides, les fourmis cessent d’exploiter cette
ressource, et enlèvent les parties contaminées de la meule. C’est pour cela
que les défilés de fourmis sont souvent colorés de morceaux de pétales, car
ces organes transitoires sont moins riches en composés toxiques et
particulièrement favorables aux champignons. Les fourmis ajoutent aux
meules de culture des gouttes de leurs excréments, qui, chez les insectes,
comportent aussi les déchets azotés (acide urique) et phosphatés émis dans
l’intestin. Comme dans le cas de la salive des vaches, l’animal offre donc un
engrais azoté et phosphaté à ses microbes.
Les champignons appartiennent aux leucoagarics (Leucoagaricus), proches
parents des lépiotes et des coulemelles qui vivent de feuilles mortes dans nos
forêts. Selon les attines, il s’agit soit d’espèces récemment entrées en
symbiose avec les fourmis, soit au contraire d’espèces reproduites par
bouturage depuis des millions d’années ! Ces leucoagarics digèrent les
composés de la paroi des cellules des feuilles, cellulose et lignine.
Les parties les plus anciennes des meules apparaissent blanches car elles
sont recouvertes d’un feutrage d’hyphes. Les fourmis y broutent des bouquets
d’hyphes renflés à leur extrémité en ce qu’on appelle des gongylidies. Cette
déformation est induite par l’activité de broutage des fourmis : les cultures en
laboratoire, sans fourmis, ne possèdent pas de gongylidies, mais
expérimentalement, en brisant répétitivement les hyphes, on provoque leur
formation. Riches en sucres, en lipides et en protéines issues du recyclage des
déchets de l’insecte, ces gongylidies nourrissent donc les fourmis. Les
fourmis adultes, déjà nourries du jus cellulaire qui s’écoule des feuilles
qu’elles manipulent pour les champignons, complètent avec ces gongylidies
leur ration alimentaire. Les larves et la reine, qui ne sortent pas du nid, en
sont exclusivement nourries. Comme chez la vache, la consommation d’une
partie du microbe est le prix dont celui-ci paie les bons soins de l’animal.
Certaines enzymes des gongylidies passent sans altération le tube digestif des
jardinières : bien que leur préservation demeure un peu mystérieuse quant à
son mécanisme, ces enzymes capables d’attaquer les fragments végétaux sont
donc recyclées dans les excréments fournis à la meule.
Les champignons associés aux fourmis ne se trouvent jamais seuls dans la
nature, où ils ne sont guère compétitifs sans l’insecte qui les cultive. En effet,
les fourmis aident le champignon à affronter ses compétiteurs en
“désherbant” leur jardin : d’abord, de petites ouvrières nettoient les
contaminations présentes sur les feuilles qui arrivent au nid ; ensuite, les
jardinières enlèvent hors du nid ou dans des chambres d’isolement les parties
de meule contaminées. Mais, bien plus, les fourmis libèrent des antibiotiques
qui limitent la prolifération des microbes indésirables. Car des accidents
peuvent arriver : un champignon parasite des meules (Escovopsis), non
comestible pour les fourmis, peut par exemple dévaster le nid entier s’il
prolifère ! Les antibiotiques des fourmis qui éliminent les opportunistes
comme Escovopsis ne sont pas exactement leurs produits car, pour les
obtenir, elles ont recours à un autre symbionte…
Certaines portions du tégument des fourmis présentent un feutrage
blanchâtre, très abondant chez les jardinières : elles sont creusées de petites
glandes qui entretiennent des bactéries du genre Pseudonocardia. Celles-ci
appartiennent aux Actinobactéries, un groupe formant de longs filaments,
dont nous avons croisé des représentants fixateurs d’azote en symbiose sur
des plantes (les Frankia, au chapitre III). Les Actinobactéries sont
productrices d’antibiotiques ; nous utilisons nous-mêmes l’actinomycine et la
streptomycine produites par certaines d’entre elles. Les Pseudonocardia
produisent des antibiotiques en particulier nocifs aux Escovopsis. Les glandes
tégumentaires produisent les sécrétions qui nourrissent les bactéries et le
fluide qui évacue les antibiotiques produits. Ainsi un troisième partenaire,
plus discret, construit-il cette symbiose.
À la fondation de la colonie, la reine apporte ses bactéries tégumentaires et,
entre ses mandibules ou dans un diverticule buccal, des hyphes de
champignon. Elle creuse une première petite chambre, y dépose ses fèces, sur
lesquelles elle recrache le champignon. Puis elle pond ses premiers œufs…
dont naîtront les ouvrières qui bientôt assureront la croissance du
champignon. Alors que le champignon est hérité, bouturé de génération en
génération, les dispositifs tégumentaires des fourmis leur permettent aussi de
recruter de temps à autre de nouvelles souches de Pseudonocardia dans leur
environnement.

LES FOURMIS CULTIVATRICES DE CHAMPIGNONS

Outre les Attines, plusieurs autres espèces de fourmis ont inventé la culture
de champignons dans leur évolution, mais plus discrètement. Un de mes
collègues, Rumsais Blatrix, travaille sur les fourmis associées aux plantes, en
une symbiose qui ne semblait pas microbienne… à première vue. Sous les
tropiques, diverses plantes ont développé des protections basées sur
l’hébergement de fourmis, en un dispositif semblable à celui des acariens
protecteurs des feuilles d’arbres en zone tempérée (voir le chapitre II). Ces
plantes comportent des domacies, des logettes où les fourmis s’abritent avec
leurs larves, formées selon les espèces par des cavités de la tige ou des replis
de la feuille. Ces plantes produisent aussi du nectar sur leurs tiges ou leurs
feuilles, dont se nourrissent les fourmis adultes, et même dans certains cas
des corpuscules charnus, un aliment “premier âge” dont les adultes
nourrissent les larves. Réciproquement, ces fourmis protègent en attaquant les
insectes et les herbivores de toutes tailles qui touchent ces plantes, et qui
apprennent bien vite à les éviter ! Les fourmis sont d’autant plus motivées
qu’elles défendent alors le gîte et le couvert… Où sont donc les champignons
ici ?
Mon collègue a découvert (ou généralisé, car il en existait quelques
descriptions anciennes), dans un coin des domacies, poussé contre la paroi
végétale de celles-ci, un petit feutrage de velours noirâtre. Vu de près, celui-
ci s’avère fait d’hyphes d’un champignon… Nous l’avons identifié par son
ADN sur plusieurs couples plantes-fourmis : chaque fois, il s’agit d’espèces du
même groupe peu connu, les Chaetothyriales. Cette histoire porte encore la
marque de l’évolution convergente : en effet, les plantes associées aux
fourmis et à des champignons des domacies appartiennent à plus de douze
familles différentes, comme celles de l’ortie, de la bourrache, du poivrier, de
la menthe, du caféier, de la passiflore, mais aussi des orchidées, des
légumineuses et même des fougères ! Les fourmis elles aussi sont issues de
sous-familles différentes, Formicinés, Dolichodérinés, Myrmicinés,
Ponérinés et Pseudomyrmicinés. Alors que les associations entre plantes et
fourmis sont apparues dans différents groupes de part et d’autre, dans tous les
cas connus le troisième partenaire est, étonnamment, uniquement un
chaetothyriale ! Ce qui prédispose les Chaetothyriales à cette symbiose reste
inexpliqué à ce jour.
Les fourmis semblent accumuler sur le champignon plein de déchets, y
compris leurs fèces et leurs mues lorsqu’elles changent de tégument. En
même temps, elles broutent régulièrement les hyphes du champignon, ce qui
produit la régularité de sa forme. Non seulement les fourmis paraissent s’en
nourrir mais, en plus, des expériences introduisant des déchets marqués (à
l’isotope lourd15N) démontrent que l’azote apporté est aussi renvoyé vers la
plante, bien que le champignon ne pénètre pas dans ses tissus. Ces
chaetothyriales semblent avoir un rôle important dans l’économie de l’azote
de l’ensemble de la symbiose, en aidant la plante et les fourmis à recycler les
déchets animaux.
À vrai dire, les Chaetothyriales n’en sont pas à leur coup d’essai en matière
de complicité avec les fourmis : d’autres ont aussi bâti avec d’autres fourmis
une relation… en carton. Plusieurs espèces de fourmis fabriquent un carton-
pâte pour former des galeries couvertes protectrices, par terre ou sur des tiges
de plantes. Elles construisent, appuyées sur des aspérités du milieu ou les
poils des plantes, des cloisons faites d’accumulation de déchets végétaux
mâchés et agglomérés avec leur salive. Mais le liant final, ce sont des
chaetothyriales, spontanés ou inoculés, on ne sait, qui grandissent là-dedans
et assurent de leurs hyphes la cohérence de l’ensemble. Sur un arbuste de
Guyane française, Cordia nodosa, la fourmi Allomerus decemarticulatus
utilise ce carton pour… bâtir des cabanes d’affût ! Dissimulées dans ces
structures cartonnées qui gainent la tige dont elles miment la forme, les
fourmis sont prêtes à jaillir sur un insecte qui se pose par inadvertance. Elles
le piègent alors en retenant ses pattes depuis le fond des alvéoles de la
structure, le tuent et le découpent sur place, puis en nourrissent leurs larves.
Elles capturent grâce à cet affût des proies 1 000 fois plus grosses que
chacune d’elles.

DES SYMBIOSES EN SOCIÉTÉ

Hormis les fourmis d’Amérique, d’autres insectes sociaux se nourrissent de


végétaux en cultivant des microbes alimentaires : les termites. La plupart des
espèces de termites vivent avec un microbiote digestif individuel qui aide à la
digestion et qui se développe dans la partie terminale du tube digestif, élargie
et peuplée de bactéries et de gros protozoaires flagellés. Ils contribuent à la
digestion de la cellulose en fermentant, en un mécanisme semblable à la
digestion postgastrique des vertébrés (vue au chapitre IV). De plus, ces
microbes reçoivent les déchets urinaires de l’animal qui, comme chez tous les
insectes, arrivent dans l’intestin, et certaines bactéries fixent même l’azote
atmosphérique qui diffuse dans le tube digestif. Malheureusement, la
biomasse microbienne formée finit bien sûr par être expulsée de l’intestin
sans être digérée, comme chez tous les postgastriques. Pour ces espèces, rien
de bien social dans la symbiose si ce n’est justement… la récupération de la
biomasse microbienne, qui s’effectue par une cæcotrophie sociale ! En effet,
chaque individu produit des gouttelettes anales contenant ces microbes, que
d’autres individus viennent cueillir et consommer. Ainsi chacun accède-t-il à
des microbes intestinaux qu’il peut ensuite digérer, même si ce ne sont pas
les siens !
Mais dans la famille des Macrotermitidés, des termites africains, la
symbiose a été externalisée hors du corps, et est devenue totalement sociale,
comme chez les fourmis. Dans ce groupe riche de 330 espèces (15 % des
termites), le tube digestif est simplifié, avec un microbiote réduit… car les
nids abritent des meules de culture de champignon. Les ouvrières découpent
et mangent des feuilles mortes, digérant ce qu’elles peuvent, puis défèquent à
leur retour au nid sur une meule de culture de champignon du genre
Termitomyces. Comme chez les fourmis, leurs fèces incluent les déchets de
leur métabolisme, donc contiennent de l’azote et du phosphate utiles au
champignon, ainsi que les polymères résistants des feuilles mortes : la lignine
et la cellulose, bien sûr, mais aussi les complexes tannins-protéines brunâtres
qui se forment à la sénescence de la feuille et limitent la digestibilité des
protéines. Comme chez les Attines, la forme du réseau de chambres de
culture et les ouvertures de la termitière créent des courants d’air qui régulent
l’humidité et l’oxygénation du nid.
Les termites complètent leur alimentation en se nourrissant là aussi
d’excroissances formées par le champignon. Mais ici le champignon révèle sa
présence et son identité aux observateurs car certaines termitières sont, à la
saison humide, surmontées de champignons à lamelles, souvent nombreux et
parfois très grands (jusqu’à plusieurs dizaines de centimètres). Ce sont des
comestibles fort prisés en Afrique. Le genre Termitomyces est en effet encore
capable de produire en autonomie ses spores sur les lamelles de ces structures
qui émergent de la termitière – une autonomie dont les leucoagarics et les
chaetothyriales des fourmis sont privés… Il faut néanmoins que les
Termitomyces s’arment pour sortir des profondeurs de la termitière, et leur
sommet est surmonté d’une pointe dure, le perforarium, qui leur ouvre,
depuis la meule jusqu’à la surface du sol, le chemin… de la liberté. Les
spores produites sont récupérées et utilisées par les termites pour inoculer
leurs meules, à la fondation du nid ou plus tard, encore qu’on ne sache pas
très bien comment : elles passent peut-être par le tube digestif, auquel cas
chaque crotte est potentiellement un inoculum nouveau. C’est ici une
différence majeure avec les fourmis attines, qui restent fidèles au champignon
ancestral que les reines transmettent ; chez les termites, les colonies prennent
souvent un nouveau partenaire à la fondation, voire même en cours de route !
Toutefois, par deux fois dans l’évolution des Macrotermitidés, chez les
Microtermes et chez Macrotermes bellicosus, l’association est devenue plus
étroite et transmise comme chez les Attines : il ne se forme plus de spores et
le champignon n’est plus reproduit qu’au travers de son transport par le
couple royal fondateur.
Une évolution convergente vers la culture de champignons a donc eu lieu
chez des insectes sociaux : les fourmis attines d’Amérique, les termites
d’Afrique et les fourmis associées à diverses plantes tropicales. La
particularité de ces symbioses, nouvelle dans notre cheminement, mais que
nous retrouverons chez l’homme au chapitre XII, est que l’association
microbienne se fait au niveau du groupe animal, en une propriété sociale. Ces
insectes ont recours à des champignons en une sorte de “rumen externe” et
collectif, qui digère pour le groupe entier des composants végétaux qui sont
inaccessibles aux animaux, et vers lequel ils recyclent leurs déchets. Au
passage, un troisième larron (une plante à domacies, ou une actinobactérie) a
pu se joindre à la symbiose : la symbiose n’est pas seulement affaire de
couple isolé ; elle réunit parfois des communautés mutualistes…

DES CHAMPIGNONS POUR ATTAQUER LES PLANTES

La culture de champignons n’est pas seulement apparue chez les insectes


sociaux : des formes plus frustes de propagation de champignons servent à
certains insectes d’auxiliaires pour attaquer des plantes. Revenons un instant
aux pins introduits par les Européens dans l’hémisphère sud où ils ont,
depuis, été suivis par leurs parasites, parfois avec succès. Depuis les
années 1940 en Nouvelle-Zélande et 1950 en Australie, des épidémies se sont
développées dans les plantations, tuant jusqu’à 70 % des arbres. Le
responsable en est un hyménoptère, lui aussi introduit d’Europe, Sirex
noctilio – introduit, mais pas seul.
La femelle pond ses œufs dans le bois de l’arbre grâce à une tarière, un
organe de ponte en pointe indurée qui peut mesurer jusqu’au tiers de la
longueur de son corps. Lors du dépôt par cette tarière, l’œuf est entouré
d’apports annexes destinés à l’aider : une petite poche spécialisée voisine de
la tarière expulse des petits morceaux d’hyphes de champignon ; une glande
elle aussi adjacente libère un mucus qui protège à la fois le champignon et
l’œuf, et exerce de surcroît une toxicité locale sur les tissus de l’arbre. Le
champignon, un Amylostereum qui se développe dans le bois, constitue un
complément alimentaire pour les larves, en particulier de vitamines. De plus,
ce champignon tue les tissus végétaux autour de la larve et lui évite d’être
directement confrontée aux défenses chimiques de la plante, détoxiquant ainsi
le milieu. Au dernier stade larvaire chez les femelles, des replis du tégument
accumulent des hyphes courts et bourrés de réserves, qui constituent la forme
de dissémination du champignon. L’insecte s’immobilise, devient la pupe en
métamorphose où lentement se développe l’adulte ailé. Lorsque la femelle
s’extrait des téguments larvaires, les poches spécialisées proches de la tarière
se remplissent au passage de champignon. L’histoire à deux peut alors
recommencer. Privées du champignon, les larves ne se développent pas ; le
champignon, de son côté, ne peut se disséminer seul ; le pouvoir pathogène,
quant à lui, est donc une propriété émergente de l’association !
La culture “individuelle” de champignons associés à l’attaque des végétaux
est apparue à de très nombreuses reprises dans l’évolution des insectes, en
particulier chez divers coléoptères dont les larves et/ ou les adultes vivent
dans le bois. Dans les familles des Lymexylidés et des Érotylidés, les
femelles transmettent des levures (des Ascoidea proches de nos levures de
boulanger) également grâce à des poches situées à proximité de leur orifice
de ponte. Au laboratoire, les larves ne peuvent pas se développer seules sur
du bois, mais survivent très bien sur une culture de ces levures. Chez les
coléoptères de la famille des Curculionidés, des associations étroites avec des
champignons ont émergé pas moins de 7 fois indépendamment au sein de
deux sous-familles, les Scolytinés et les Platypodinés. On appelle
globalement “scolytes” ces petits coléoptères au port ramassé, adaptés à
avancer dans les galeries qu’ils creusent dans le bois, sous l’écorce (le lecteur
a peut-être vu ces écorces joliment sculptées par leurs galeries de tailles et de
tracés différents selon l’espèce). Ici, les poches de transport sont apparues
chez les femelles à des positions variables selon les cas (thorax, mandibules,
base des élytres, etc.). Leur remplissage, puis l’expulsion du champignon
exigent souvent des mouvements actifs. Les galeries de ces insectes sont
couvertes d’un fin duvet d’hyphes du partenaire, un duvet qui a reçu le
surnom mythologique d’“ambroisie”, l’aliment des dieux de l’Olympe. Et, de
fait, ce feutrage forme l’essentiel de l’alimentation du scolyte à tous les âges :
les adultes ne creusent les galeries dans le bois que pour y cultiver le
champignon et y pondre ! Certaines espèces préparent même dans ces
galeries un mélange de bois broyé et de fèces, qui dope la croissance de
l’ambroisie, tout en recyclant, comme on le devine, les déchets azotés et
phosphatés. Dans certains cas, le développement exclusif de l’ambroisie est
assuré par des antibiotiques produits, comme chez les fourmis attines, par des
actinobactéries symbiotiques du tégument des curculionidés
champignonnistes.
Les champignons de l’ambroisie appartiennent à des groupes variés, parmi
lesquels figurent de nombreuses espèces du groupe des Ophiostomatales,
bien connus comme pathogènes de plantes. Certains ophiostomatales
interagissent avec d’autres espèces de curculionidés en une symbiose moins
étroite, mais qui est sans doute l’interaction ancestrale dont dérivent les
symbioses à ambroisie. Ce lien plus lâche explique la transmission de la
maladie de l’orme qui frappe l’Europe depuis les années 1970 et dont l’agent,
l’ophiostomatale Ceratocystis ulmi, est propagé par plusieurs espèces de
scolytes. Celles-ci se nourrissent par elles-mêmes du contenu cellulaire
qu’elles extraient des parties vivantes du bois ; elles ne consomment pas le
champignon, mais elles le transmettent. Les scolytes profitent de la maladie
induite par le champignon qu’ils inoculent pour s’installer sur les tissus
affaiblis, incapables de se défendre contre eux. Cette interaction lâche tient
donc de l’attaque concertée, l’insecte dispersant le champignon qui ouvre en
retour à l’animal la voie de son garde-manger. Cette situation a constitué une
prédisposition chez les Curculionidés, en d’autres termes elle a été le point de
départ d’où des symbioses alimentaires à ambroisie, plus étroites, ont
répétitivement émergé. Le champignon, quant à lui, a souvent perdu la
capacité à se propager seul ; en revanche, il produit des formes de
dissémination, hyphes courts ou spores d’attente, propices à son
embarquement dans les poches de transport ou sur les poils des scolytes.
Une dernière modalité de culture “individuelle” de champignons sur des
végétaux est pratiquée par divers diptères de la famille des Cécidomyiidés,
dans les tribus des Lasiopterinés et des Asphondyliinés. Ces insectes-là ne
tuent pas les tissus parasités : les larves provoquent, au contraire, la
prolifération des tissus en une bulle nutritive et protectrice qu’on appelle une
galle. Par exemple, Lasioptera rubi épaissit souvent la tige de nos ronces en
une galle ovoïde. Bien que la plupart des galles d’insectes soient induites par
les insectes eux-mêmes, dans ces cas-là c’est un champignon qui provoque la
prolifération des tissus végétaux dont il se nourrit. Il forme un feutrage à
l’intérieur de la logette centrale, occupée par la larve qui s’en alimente. Les
femelles, avant l’envol, emportent dans des poches spécialisées des fragments
de champignon qu’elles inoculent en pondant la génération suivante.
La culture de champignons n’a guère émergé que chez les insectes, si l’on
excepte l’homme (au chapitre XII) et un petit gastéropode du littoral
américain, Littoraria irrorata, qui endommage les feuilles pour y propager
un champignon qu’il revient consommer quelque temps plus tard. Chez les
insectes, l’évolution a souvent bégayé, convergeant en plusieurs fois sur
l’accès aux ressources des plantes avec l’aide de champignons. Bien sûr,
d’autres insectes ont acquis la capacité d’attaquer les plantes, d’exploiter la
cellulose du bois, ou de former des galles sur les végétaux par eux-mêmes :
on retrouve ici cette idée évoquée au chapitre III, selon laquelle la symbiose
est un moteur d’innovation parmi d’autres. Mais la symbiose n’en reste pas
moins, dans les lignées que nous avons décrites, un ajout aux capacités
propres des insectes, qui leur a permis de coloniser une nouvelle niche
écologique, la plante.
Dans ce processus évolutif, les champignons perdent souvent la capacité de
se disséminer eux-mêmes, et deviennent plus ou moins dépendants des
insectes. Mais leur dépendance n’est rien devant celle qu’ont développée
certaines bactéries et certaines levures, discrètement logées quant à elles au
sein des insectes… Venons-en maintenant à des symbioses plus internes et
intimes qui lient microbes et insectes.

GÉRER LA MALBOUFFE AVEC DES BACTÉRIES

Les pucerons sucent la sève élaborée avec leur stylet inséré dans les
vaisseaux de la plante où circulent les sucres produits par la photosynthèse.
Mais cet aliment n’est doux qu’au goût : riche en sucres et en eau, il est très
appauvri en azote. Les pucerons doivent ingérer de grandes quantités de sève
avant d’arriver à satiété en ressources azotées… Certaines espèces absorbent
plus de 100 fois leur poids de sève par jour ! Comme d’autres insectes
suceurs de sève, ils rejettent donc par leur anus un liquide sucré, fait du
surplus d’eau et de sucres ingéré. Ce liquide attire parfois des fourmis
protectrices, et rend souvent poisseux les plantes puceronnées et tout ce
qu’on place en dessous. Le problème de l’azote est quantitatif, mais aussi
qualitatif car, comme les autres animaux (dont nous-mêmes), les pucerons
sont incapables de réaliser la synthèse de certains acides aminés. Leur
nourriture se doit donc d’en contenir une dizaine, qu’on appelle pour cette
raison “acides aminés essentiels” : tryptophane, lysine, méthionine,
phénylalanine, thréonine, valine, leucine, isoleucine, arginine et histidine. Or,
la sève en est dépourvue ! Et qui sait d’ailleurs si ce n’est pas une protection
de la sève que d’être si peu appétante ?…
Les 4 000 espèces de pucerons de la famille des Aphidés, tous suceurs de
sève, ont adopté une solution microbienne, grâce à 60 à 90 cellules géantes
bourrées de bactéries endosymbiotiques, chacune enveloppée dans une
membrane de séquestration. Un puceron adulte de 0,5 milligramme
contient 6 millions de bactéries ! Elles sont héritées de la mère : certaines de
ces cellules géantes, proches des ovaires, relâchent avant la ponte des
bactéries qui rejoignent les œufs. Lorsqu’on prive les pucerons de bactéries
par un traitement antibiotique, ils se développent mal et deviennent stériles.
Cependant, on peut minimiser ces symptômes en introduisant
expérimentalement les acides aminés essentiels dans leur alimentation. Le
génome de ces bactéries (sur lequel nous reviendrons) confirme leurs
capacités de synthèse d’acides aminés. De plus, les pucerons recyclent leurs
déchets azotés vers les bactéries en un mécanisme à présent bien connu du
lecteur, limitant toute perte d’azote. Ces bactéries produisent aussi des
vitamines, dont la B2. On les a nommées Buchnera en l’honneur de Paul
Buchner (1886-1978), un zoologue et biologiste cellulaire allemand qui a
consacré toute sa vie à l’étude des symbioses microbiennes dans les animaux,
en particulier les insectes. Buchner avait publié en 1953 (en allemand) un
livre fondateur : Les Endosymbioses des animaux avec les microorganismes,
et nous aurons l’occasion de citer à nouveau cet auteur plus loin.
Aphidés et Buchnera ne font pas exception parmi les suceurs de sève : des
endosymbiontes, transmis par la mère également, peuplent des cellules
spécialisées chez les cochenilles (Pseudococcidés), les aleurodes
(Aleyrodoïdés), les psylles (Psyllidés) et les Auchenorrhyncha, un sous-ordre
d’hémiptères incluant les cicadelles (Fulgoromorpha) et les cigales
(Cicadomorpha ; quand vous entendrez de nouveau le chant des cigales,
pensez que des bactéries sont là-derrière !). Les cochenilles du genre
Planococcus se singularisent par une amusante poupée russe car leurs
cellules spécialisées hébergent une bactérie, Tremblaya, qui elle-même
contient, fait rare chez les bactéries… une autre bactérie, Moranella. Les
gènes requis pour les différentes étapes de la synthèse des acides aminés
essentiels se trouvent dans l’animal, ou dans l’une ou l’autre des bactéries :
aucun des trois compartiments emboîtés ne peut, à lui seul, synthétiser un des
acides aminés essentiels en entier ! Au cours de la production, les
intermédiaires de la synthèse se baladent donc d’un compartiment à l’autre de
cette poupée russe…
Dans le groupe des Auchenorrhyncha, une bactérie du genre Sulcia
complète l’alimentation en acides aminés essentiels et en vitamines. Au cours
de l’évolution de ce groupe, la situation s’est compliquée avec de nombreux
nouveaux partenaires bactériens, en une situation que Buchner appelait “une
féerie de symbiose”. Pour ne retenir qu’un changement marquant, une partie
des cicadelles, la tribu américaine des Proconiini, s’est secondairement
spécialisée dans l’exploitation de l’autre sève végétale : la sève brute, issue
des racines, bien plus pauvre en sucres et en vitamines. Le complément
vitaminique requis, plus varié que celui des suceurs de sève élaborée, est
procuré par une bactérie supplémentaire, une Baumannia qui synthétise ces
vitamines et d’autres substances vitales (biotine, acide folique…) absentes de
la sève brute et qui complète le travail de Sulcia. Ainsi, la spécialisation sur
une sève ou l’autre, des aliments très particuliers, est-elle rendue possible à
coups de compléments alimentaires… bactériens.
Une autre alimentation spécialisée des insectes est le sang, riche en sucre et
en protéines mais pauvre en vitamines du groupe B (thiamine, acide folique,
thiazole, etc.). Certains insectes hématophages à l’âge adulte seulement ont
accumulé des réserves de vitamines B à partir d’autres aliments à l’état
larvaire, comme les moustiques dont les larves se nourrissent de plancton.
D’autres insectes qui sont hématophages durant toute leur vie ont recours à…
des bactéries pour les synthétiser. Traités aux antibiotiques, ils dépérissent et
se reproduisent mal, sauf si on leur apporte un complément de vitamines B.
Les bactéries impliquées sont les Wigglesworthia pour les mouches tsé-tsé,
les Riesia pour les poux et des Wolbachia pour les punaises de lit. Ces
symbioses-là ne font pas que des heureux car, au-delà des partenaires, ce sont
des auxiliaires du parasitisme par les hématophages. Elles illustrent encore de
belles convergences : de nouveau, dans chaque cas, on observe un
complément alimentaire bactérien, hérité de génération en génération par voie
maternelle.
D’autres insectes utilisent des levures pour compléter leur alimentation :
les coléoptères de deux familles, les Anobiidés et les Cérambycidés, prennent
des repas peu nourrissants faits de débris végétaux morts. La grosse vrillette
(Xestobium rufovillosum) attaque le bois des meubles et des charpentes ; les
vrillettes du pain (Stegobium paniceum) et du tabac (Lasioderma serricorne)
vivent sur des aliments secs : graines, épices, ou fragments végétaux comme
le tabac ou la paille. Ces substrats sont peu riches car dépourvus de tout
contenu cellulaire vivant, et souvent toxiques car la nicotine ou les molécules
sapides des épices sont plus ou moins insecticides. Or, les animaux
dépourvus de levures par un traitement fongicide sont plus sensibles à ces
toxines : la vrillette du tabac supporte par exemple la nicotine grâce à ses
levures ! Les autres dysfonctionnements observés suggèrent que les levures
apportent des vitamines et surtout des stéroïdes. Ces molécules, de la famille
du cholestérol, sont nécessaires pour bâtir la membrane des cellules des
animaux et des champignons, mais elles existent peu chez les plantes et pas
chez les bactéries, ce qui peut expliquer le recours à des levures. Un dispositif
similaire existe chez quelques pucerons de la famille des Delphacidés, avec
des levures cette fois proches des néotyphodiums du chapitre II, qui leur
prodiguent aussi des stéroïdes. Enfin, en un ultime exemple de recyclage
symbiotique, toutes ces levures recyclent l’acide urique, déchet de leurs
hôtes, en acides aminés contrebalançant la pauvreté de leur alimentation.
Les levures des coléoptères sont des Symbiotaphrina, proches de nos
levures alimentaires, et des Candida, proches de levures pathogènes pour
l’homme. Elles sont abritées dans les cellules de larges diverticules du tube
digestif, situées près des ovaires, ce qui permet d’enrober les œufs de
levures : à l’éclosion, les larves les ingèrent, récupérant ainsi la symbiose à la
génération suivante.

SURENCHÈRE DE PLUG-INS MICROBIENS

Ces exemples montrent comment les insectes s’adjoignent de façon


héréditaire les capacités génétiques de bactéries qui les adaptent à des
alimentations spécialisées, à la façon de plug-ins (ou plugiciels), ces
extensions des logiciels qui apportent des fonctionnalités ou des
compatibilités nouvelles. Derrière la formidable diversité des espèces
d’insectes et leurs modes alimentaires variés et parfois acrobatiques se
cachent souvent des microbes. Plus de 20 % des espèces d’insectes possèdent
des bactéries héréditaires, chez les Polynéoptères (blattes), les Hémiptères,
les Homoptères, les Coléoptères, les Diptères…
La plupart de ces bactéries appartiennent aux Entérobactéries, une famille
qui colonise souvent les tubes digestifs. Les cellules abritant les
endosymbiontes forment parfois des organes distincts, aux localisations
variées selon les cas : diverticules ouverts ou clos du tube digestif, organes
indépendants associés à celui-ci, ou situés ailleurs dans le corps, voire
cellules ou plus rarement microbes libres dans les liquides circulants de
l’insecte. Ces localisations et l’origine des bactéries laissent supposer que
beaucoup d’endosymbiontes ont été acquis au cours de l’évolution à partir du
microbiote du tube digestif. Il existe de nombreux cas intermédiaires avec les
symbioses du tube digestif lui-même : chez les grillons, par exemple, les
endosymbiontes sont placés en surface du tube digestif, simplement isolés
des aliments par une membrane. De plus, nous l’avons vu, c’est parfois par
l’alimentation que les jeunes larves récupèrent les microbes déposés près de
l’œuf par leur mère. En un mot, les insectes ont rendu spécialisées et
héréditaires des fonctions souvent remplies par les bactéries du tube digestif :
ils ont pêché leurs plug-ins dans leurs propres entrailles, avant de les installer
dans leurs propres cellules…
Mais la saga des endosymbioses des insectes ne s’arrête pas là. À côté des
endosymbiontes précédents, dits “primaires”, toujours présents dans chaque
individu, hérités de la mère et inféodés à l’insecte, existent souvent des
endosymbiontes secondaires : bien qu’héréditaires, ils présentent les
caractéristiques de n’être pas présents dans tous les individus d’une espèce, et
de coloniser des espèces d’insectes différentes. Ces bactéries sont variées :
chez le puceron Acyrthosiphon pisum, on connaît huit espèces de bactéries
endosymbiotiques secondaires, en sus des endosymbiontes primaires, les
Buchnera ; on en décompte sept espèces chez l’aleurode du tabac, Bemisia
tabaci. Mais chaque individu ne présente que zéro, un ou deux des
endosymbiontes secondaires de son espèce : les uns et les autres ont un
cortège secondaire différent. Ces endosymbiontes secondaires remplissent
des rôles variés, protecteurs et adaptatifs.
La bactérie Hamiltonella est par exemple liée à la résistance aux
prédateurs. L’un des risques majeurs durant la vie larvaire, surtout pour les
espèces peu mobiles, est de se faire parasiter par une petite guêpe, dite
parasitoïde, qui pond ses œufs dans les larves : celles-ci libèrent plus tard des
parasitoïdes en mourant avant l’âge adulte. Hamiltonella contient un virus qui
tue ces larves parasitoïdes par un mécanisme encore inconnu… D’ailleurs, les
guêpes évitent les insectes infectés par cette bactérie, sans doute parce qu’elle
modifie certains signaux olfactifs : c’est un antiparasite préventif !
Hamiltonella protège aussi des coccinelles, qui digèrent mal les pucerons
infectés et survivent difficilement à ce repas, épargnant les pucerons du
voisinage, souvent apparentés à la victime. De façon amusante, protégés par
Hamiltonella, les pucerons infectés se débattent moins en cas d’attaque : ils
ont délégué la protection de leur famille à la bactérie.
Chez Acyrthosiphon pisum, un puceron habituellement orange, la présence
d’un autre endosymbionte secondaire, Rickettsiella, augmente la production
de quinones (des dérivés de tannins verdâtres) et, de là, camoufle l’insecte sur
les plantes vertes. D’autres endosymbiontes secondaires (des Regiella,
Spiroplasma et autres Rickettsia) assurent une protection contre les
champignons parasites qui, après avoir germé sur le tégument des insectes,
peuvent les envahir et les tuer en l’absence de ces bactéries. Certaines
protections couvrent les risques physiques : dans les chaleurs de la Central
Valley, en Californie, les pucerons présentent une abondance de Serratia qui
les protègent de l’échauffement, tandis qu’une antibiothérapie les rend
sensibles aux coups de chaud. Parfois, l’apport des endosymbiontes
secondaires touche à la tolérance aux toxines alimentaires. Chez
Acyrthosiphon pisum, la densité de la bactérie Regiella est plus élevée chez
les individus colonisant le trèfle que chez ceux colonisant d’autres
légumineuses et, si l’on élimine Regiella, les pucerons nourris de trèfle
deviennent stériles sous l’effet de toxines végétales.
Ce dernier cas rejoint le rôle protecteur dans l’alimentation de certains
endosymbiontes primaires : par exemple, Megacopta punctatissima, une
punaise qui dévaste les récoltes de soja, ne mange cette plante qu’en présence
de ses endosymbiontes primaires. Si l’on permute ses bactéries avec celles
d’une espèce voisine, Megacopta cribraria, qui, elle, se développe mal sur du
soja, on permute aussi les sensibilités. Megacopta cribraria devient capable
de croître et de se reproduire sur du soja, mais non plus Megacopta
punctatissima ! Cela démontre que les endosymbiontes primaires de
Megacopta punctatissima lui permettent de détoxiquer le soja, tout comme
les endosymbiontes secondaires d’Acyrthosiphon pisum lui ouvrent la voie du
trèfle. Les recouvrements de fonctions entre endosymbiontes primaires et
secondaires, outre la protection alimentaire, touchent aussi aux compléments
alimentaires : certains pucerons privés de leurs Buchnera survivent s’ils sont
dotés d’endosymbiontes secondaires qui pourvoient à la synthèse des acides
aminés essentiels.

SPIRALE COÉVOLUTIVE VERS LA RÉGRESSION…

On considère d’ailleurs que l’état d’endosymbionte secondaire peut être la


porte d’entrée vers celui d’endosymbionte primaire. Bien que la distinction
soit parfois floue (c’est un continuum), plusieurs différences entre ces deux
statuts illustrent leurs degrés d’intimité respectifs. Premièrement, les
endosymbiontes secondaires ne sont pas toujours présents car ils ne sont pas
vitaux en toutes circonstances, contrairement aux endosymbiontes primaires.
En effet, les endosymbiontes secondaires réduisent souvent un peu la
fertilité : ils ne sont donc conservés que dans les milieux où les avantages
conférés compensent leur coût… mais pas ailleurs. Deuxièmement, les
endosymbiontes secondaires sont transmis de génération en génération assez
efficacement, mais pas toujours par la mère : Regiella et Hamiltonella sont
transmises par le père chez de nombreux pucerons ! Troisièmement, leur
présence dans des espèces d’insectes différentes laisse penser que ces
bactéries peuvent aussi passer d’une espèce à l’autre, sans qu’on sache
comment, ce que les endosymbiontes primaires ne font pas (ou plus guère).
Enfin, les endosymbiontes secondaires peuplent parfois des cellules
spécialisées, qui peuvent être les mêmes que les endosymbiontes primaires,
mais souvent de façon erratique et avec des densités très variables d’un
individu à l’autre. En un mot, l’intégration et la régulation sont plus poussées
pour les endosymbiontes primaires.
Les génomes des bactéries endosymbiotiques racontent aussi une
intégration plus aboutie. Quand on reconstitue les arbres évolutifs des
endosymbiontes primaires en comparant leurs gènes, on trouve le même arbre
que… celui des insectes qui les abritent. Et c’est attendu car, après leur entrée
en symbiose dans un ancêtre lointain, ils ont depuis été transmis de
génération en génération, en plug-ins strictement fidèles à leur hôte. Leur
histoire évolutive est donc celle de leur hôte, ce qui n’est pas le cas des
endosymbiontes secondaires, qui eux changent parfois d’hôte, ou peuvent
être perdus.
Mais le plus frappant est la taille amaigrie des génomes, qui ont
terriblement régressé par rapport aux bactéries libres. Pour référence, une
bactérie extracellulaire petite et simple, comme l’Escherichia coli de nos
intestins, a un génome dont la taille avoisine 5 millions de paires de bases (les
constituants dont l’enchaînement forme l’ADN) et qui comprend
environ 5 000 gènes. Les endosymbiontes secondaires, aidés et protégés par
leur hôte, ont perdu moult gènes qui ne leur sont plus nécessaires : mais leur
taille reste au-dessus du million de paires de bases (au moins un millier de
gènes). Pour les endosymbiontes primaires, strictement inféodés depuis plus
longtemps, c’est en revanche la débâcle ! Buchnera frôle les 640 000 paires
de bases (900 gènes), une taille voisine de celle des Wigglesworthia dans les
mouches tsé-tsé. Les Sulcia des Auchenorrhyncha ne comptent
que 246 000 paires de bases (380 gènes) ; Carsonella, un endosymbionte des
psylles suceurs de sève, chute à 160 000 paires de bases (180 gènes),
soit 30 fois moins qu’Escherichia coli ! En effet, beaucoup de gènes ne sont
plus nécessaires lorsqu’on vit dans un environnement toujours stable, qui
fournit gîte et couvert : plus de gènes pour la paroi cellulaire, ni pour
percevoir le milieu, ni pour résister aux stress de la vie à l’extérieur. De plus,
ces endosymbiontes importent tous leurs composants cellulaires, jusques aux
composants de la membrane cellulaire chez Buchnera ! Les endosymbiontes,
surtout primaires, ont adopté un mode de vie tributaire des apports de l’hôte.
Il ne reste bientôt, chez les endosymbiontes primaires, qu’un minimum de
gènes codant les protéines qui entretiennent les fonctions symbiotiques de la
bactérie, son métabolisme énergétique, son ADN, ainsi que celles qui
fabriquent les protéines à partir de cet ADN. Dans certains cas même, comme
Wigglesworthia, Sulcia et Carsonella, certains gènes d’entretien de l’ADN ou
de fabrication des protéines manquent : on imagine que les protéines
nécessaires proviennent alors de la cellule hôte ! On connaît d’ailleurs, chez
le puceron Acyrthosiphon pisum, au moins une protéine fabriquée dans la
cellule hôte qui passe dans Buchnera. Cette dépendance extrême pour la
fabrication de certaines protéines existe peut-être pour d’autres fonctions
chez Buchnera, voire chez d’autres bactéries endosymbiotiques… Elle signe
un asservissement prononcé.
Ces génomes portent la marque de la régression, mais aussi de la
spécialisation, par la persistance des gènes codant les enzymes qui
synthétisent les molécules requises par l’hôte, acides aminés ou vitamines,
signe clair de leurs rôles. Chez Buchnera, deux petits morceaux d’ADN
présents en grand nombre de copies, qu’on appelle des plasmides, portent les
gènes permettant la synthèse, respectivement, du tryptophane et de la leucine.
Chez Carsonella ou Wigglesworthia, l’ensemble des gènes impliqués dans la
synthèse d’acides aminés essentiels représente environ 15 % du génome !
Les endosymbiontes primaires ont longuement évolué enfouis dans les
cellules : les pucerons se sont associés à Buchnera il y a plus de 150 Ma, les
Sulcia aux Auchenorrhyncha il y a 270 Ma. Cette très longue évolution a
tissé une dépendance réciproque et une spécialisation bactérienne qui
s’amorcent aussi chez les endosymbiontes secondaires. D’un côté, les
insectes survivent mal à une antibiothérapie ; de l’autre, les microbes ne sont
rien non plus sans cellule hôte, transformés en plug-ins spécialisés par la
spirale d’une évolution qui les rend à chaque étape plus dépendants ! Cette
évolution où l’un influence l’autre, et vice-versa, on l’appelle coévolution.
Nous verrons bientôt, au chapitre IX, comment la dépendance bactérienne
peut aller plus loin encore dans l’endosymbiose et la coévolution.

POUR CONCLURE…

Les insectes ne sont jamais seuls : ils sont accompagnés individuellement, du


tube digestif jusques à l’intérieur de leurs cellules, voire en groupe, dans le
cas où une société d’insectes cultive des champignons ou échange des
cæcotrophes. Cette compagnie microbienne augmente leurs possibilités, à la
façon dont un plug-in étend celles d’un logiciel.
Le généticien des populations britannique John Haldane (1892-1964), à qui
on avait demandé ce que ses travaux lui avaient appris sur Dieu, répondait en
boutade : “S’il existe, il a un penchant excessif pour les coléoptères.” Il y a en
effet 350 000 espèces de Coléoptères déjà décrites, parmi près de 1 million
d’espèces d’insectes connues (soit les trois quarts des espèces animales
décrites). Et l’on pense qu’il existe entre 4 et 80 millions d’espèces
d’insectes. Le propos de Haldane est amusant, et tout à la fois vrai et
pernicieux. Pernicieux, car en fait Dieu aurait plutôt un goût immodéré pour
les microbes : il en existe sans doute 10 fois plus d’espèces que chez les
insectes ! Vrai, car il y a quand même beaucoup d’insectes, tous les étudiants
en sciences naturelles s’en plaignent. Mais les deux aspects se recoupent : la
symbiose microbienne est l’un des mécanismes qui ont permis aux insectes
de diversifier leurs niches écologiques, jusqu’à atteindre des niches parfois
acrobatiques. Une partie de l’hyperdiversité des insectes est liée à leur
capacité de s’attacher des symbiontes microbiens, à la façon de plug-ins
adaptatifs – et, en tout cas, la diversité des insectes cache aussi une diversité
microbienne. Je ne serais pas étonné que le microbiote spécifique à chaque
insecte, entre endosymbioses, tégument et tube digestif, nous
prédise 3 à 4 fois plus d’espèces de bactéries symbiontes d’insecte que
d’insectes !
Bien plus, on pense que ces symbiontes peuvent aider directement à la
diversification des espèces. Insectes et microbes s’adaptent en effet les uns
aux autres ; or, cette coévolution peut suivre des trajets et des modalités
différents dans des populations distinctes d’une même espèce d’insectes. Tant
et si bien que, finalement, les individus de deux populations peuvent devenir
incapables de se croiser, car les hybrides, qui ne possèdent pas tous les gènes
de chacun de leurs parents, ne sont bien adaptés à aucun des symbiontes que
ceux-ci leur ont transmis ! En générant une incompatibilité pour les
symbiontes des autres populations, ce processus isole des groupes qui ne se
croisent plus aussi facilement, et contribue à l’apparition d’espèces
indépendantes… Mais on ignore encore en quelle proportion ce mécanisme,
en facilitant l’apparition d’espèces nouvelles, explique l’hyperdiversité des
insectes.
Un ouvrage de Paul Buchner, paru en allemand en 1960, s’intitulait Les
Animaux, des éleveurs de microbes. Il y parlait beaucoup des insectes et de
leurs ménageries, parfois sociales, parfois individuelles, et selon les cas
héréditaires ou non… un vrai florilège de façons de faire. Derrière leur
diversité mécanistique, les liens tissés mélangent, de part et d’autre,
protection et contribution à l’alimentation, deux motifs des symbioses
microbiennes dont le lecteur est maintenant familier. L’apparition souvent
récurrente de ces symbioses chez les insectes montre la facilité et la
fréquence avec lesquelles des plug-ins microbiens émergent dans l’évolution.
Le lecteur se souvient peut-être encore de ces symbioses lumineuses
évoquées en introduction, où calmars et poissons variés s’adjoignaient la
lumière par le biais de bactéries, en autant de plug-ins lumineux…
Un aspect saisissant est le bricolage de mécanismes variés permettant une
transmission à la génération suivante, qui devient si efficace que finalement
les deux partenaires sont intimement liés, en un même devenir et une histoire
commune, le microbe en satellite génétique de l’insecte – en plug-in, avons-
nous dit. Nous reviendrons au chapitre X sur la question de l’hérédité de la
symbiose. Enfin, enlacés ensemble parfois depuis des dizaines, voire des
centaines de millions d’années, les partenaires se noient dans une coévolution
vers la dépendance : même si le phénomène est symétrique, il culmine dans
l’érosion génétique des bactéries endosymbiotiques, bientôt incapables de se
reproduire seules, voire de vivre hors de cellules… Et, à l’extrême, sans
doute incapables, pour certains endosymbiontes, de fabriquer toutes leurs
protéines ! Mais ce n’est pas encore le paroxysme de la dépendance, que le
chapitre IX nous montrera (nous reviendrons aussi sur la dépendance en
conclusion de l’ouvrage). Toutefois, entre cotransmission et dépendance
forte, nous entrevoyons pour la première fois comment deux organismes
peuvent finalement ne faire presque plus qu’un : cette fusion symbiotique, où
l’un ne va plus jamais sans l’autre, au bord de la perte de l’individualité de
chacun, nous la reverrons aussi au chapitre IX.
Avant cela, il nous reste un dernier animal à envisager : l’homme… Même
si nous serons évidemment obligés de prendre le rat ou la souris pour des
approches expérimentales, il faut maintenant examiner la part microbienne de
cet animal-là. Car c’est à nous-mêmes que sont consacrés les deux prochains
chapitres.
CHAPITRE VII

L’HOMME AU POUVOIR DES MICROBES (1) :


DE L’OMNIPRÉSENCE DU MICROBIOTE

Où l’on explore surfaces et cavités de notre corps ; où l’envie vient de se laver avec
discernement ; où l’on en apprend de belles sur les garçons qui ne se lavent pas les
mains et les filles qui ont un diplôme de maîtrise ; où le microbiote de nos intestins
nous rappelle notre place dans les écosystèmes et l’évolution ; où l’appendice retrouve
ses lettres de noblesse ; où l’on verra la tétée comme sans doute on ne l’a jamais vue ;
où notre microbiote nous vient après notre naissance. Et où, finalement, nous nous
retrouvons de moins en moins seuls, accompagnés d’une foule de microbes aussi
nombreux que nos cellules.

À L’APPROCHE DE L’HOMME MICROBIEN

Antonie Van Leeuwenhoek (1632-1723) est un commerçant néerlandais que


rien ne semblait prédisposer à poser la première pierre de la microbiologie,
sinon la curiosité et l’ingéniosité. En effet, Van Leeuwenhoek vendait du
drap. Il utilisait un microscope rudimentaire pour en éprouver la qualité de la
maille et du fil. Il perfectionna l’optique de ses microscopes qui, malgré leur
aspect rudimentaire et inconfortable, grossissaient jusqu’à 300 fois l’objet
observé. Dans les temps libres que lui laissait son industrie, il observa des
échantillons variés sous ses objectifs, eaux diverses, macérations de plantes,
vinaigre, mais aussi… la salive, des selles et sa propre plaque dentaire ! Le
premier, il décrivit les microbes, et ses microbes, si bien que, dès les
prémices de la microbiologie, l’homme avait vu son propre microbiote.
Sautons dans le temps : la dernière décennie a vu fleurir de nouvelles
méthodes de séquençage d’ADN en masse. Il est devenu aisément possible
d’identifier, dans une bouillie microbienne indistincte (celle d’une goutte
d’eau, d’un fragment de peau, d’une pincée de sol, ou d’un prélèvement de
selles…), les organismes présents par le biais de leurs gènes ; bien plus, en
cataloguant les gènes présents, on peut deviner les métabolismes et les
mécanismes biochimiques potentiellement à l’œuvre. On parle de
métagénomique, du grec meta, au-delà, car on va au-delà de l’étude classique
du génome d’un seul organisme. La métagénomique a permis de décrire la
diversité des microbes associés aux plantes et aux animaux, et en particulier à
l’homme. Cet outil révéla ce qu’un siècle de mise en culture n’avait pas
détecté : chez l’homme, comme chez tous les animaux, plus de 80 % des
microbes ne sont pas cultivables. La métagénomique, qui permit une analyse
fine et routinière, auparavant interdite, a d’ailleurs entraîné la popularisation
du terme de “microbiote” (que nous avons introduit au chapitre IV) pour
désigner les communautés microbiennes désormais descriptibles.
Nous ne nous associons pas à n’importe qui. Au-delà d’un petit nombre de
champignons (des levures), nos bactéries appartiennent surtout à huit grands
groupes bactériens, en particulier les Firmicutes, dont les Lactobacilles, et les
Bactéroïdètes (30 % chacun de nos bactéries), suivis des Actinobactéries et
des Bifidobactéries. C’est peu, si l’on songe qu’on connaît plus d’une
soixantaine de tels groupes, et qu’un sol en abrite par exemple souvent une
vingtaine. Notre microbiote est donc “trié” à partir du milieu, par des facteurs
multiples dont nous reverrons bien des exemples : ils sont à la fois
biologiques (comme le sexe ou l’âge) et culturels (le mode de vie, l’hygiène
et l’alimentation), et mélangent parfois ces deux aspects (la nutrition au sein
ou au biberon dans l’enfance change le microbiote infantile !).

Nous avons vu jusqu’à présent comment diverses plantes puis divers


animaux, en divers écosystèmes, ont une trame microbienne. Pour poursuivre
le cas animal, ce chapitre, ainsi que le suivant, sont consacrés au microbiote
humain. Dans ce septième chapitre nous allons d’abord décrire sa diversité
et ses manifestations en nos diverses parties : peau, puis bouche et intestin…
Une dernière étape nous montrera l’acquisition de ce microbiote dans
l’enfance. Au chapitre suivant, nous détaillerons plus avant le rôle complexe
du microbiote intestinal. Mais commençons dès à présent la visite par les
extérieurs…

LA PEAU, FILM MICROBIEN ET ÉCRAN

Les microbes abondent sur notre peau qui, même frottée et nettoyée, héberge
un microbiote formant un biofilm discret et discontinu, associant des
bactéries et des levures comme les Malassezia. Ces microbes se nourrissent
de nos sécrétions et des morceaux de peau morte ou en cours de
desquamation. Ils pénètrent parfois plus en profondeur, à la racine des
cheveux ou dans les glandes de la peau. Dans les glandes qui produisent le
sébum, cette sécrétion grasse qui couvre notre peau, vivent même des
microbes tolérant le manque relatif d’oxygène, comme Propionibacterium
acnes.
Les parties de la peau les plus protégées (pli des fesses ou du sein, coins du
nez, aisselles, nombril…), souvent plus humides, présentent un microbiote
dont la composition varie peu au cours du temps. Là, corynébactéries et
staphylocoques dominent un microbiote très actif grâce à l’humidité : c’est
lui qui produit l’odeur, parfois marquée, de notre sueur. En effet, un corps
fraîchement lavé ne sent guère pour l’olfaction humaine, et les molécules
gazeuses produites par notre microbiote cutané font l’essentiel de notre odeur
(comme pour nos pets, nos pestilences sont microbiennes). Un cas extrême,
surtout dans nos civilisations, est la peau des pieds, rendue humide et chaude
par le port de chaussettes et de chaussures : l’odeur (parfois un peu forte, de
fromage) est en particulier due à des brévibactéries, qui attaquent la kératine
des peaux mortes. Comme cette protéine est riche en acides aminés soufrés,
les brévibactéries éliminent l’excès de soufre sous forme de méthanethiol
(CH3SH) volatil, la molécule de l’odeur de pieds. Nous retrouverons
brévibactéries et méthanethiol sur les fromages au chapitre XII ! Nos pieds
portent aussi divers champignons, parfois pathogènes, qui contribuent
également aux odeurs. Ces odeurs cutanées sont d’ailleurs mises à profit par
nos parasites : les moustiques nous localisent grâce au CO2 émis par notre
respiration, mais aussi par les produits de nos microbes cutanés, comme les
acides butyrique et lactique, ou le méthyl-phénol. Ils sont plus attirés par les
individus dont le microbiote cutané est à la fois dense en quantité et peu varié
en espèces. Les “peaux à moustiques” sont donc en partie… des microbiotes
à moustiques !
À ces parties humides s’opposent les zones exposées et sèches de la peau
(avant-bras, fesses, peau de la main…), colonisées quant à elles par un
microbiote moins abondant en nombre de cellules, mais plus diversifié en
espèces que le précédent. Ces zones présentent de plus grandes variations
temporelles que les précédentes car, plus accessibles, elles se contaminent
plus facilement. Le microbiote de la main (jusqu’à 10 millions de cellules
bactériennes par centimètre carré et plus de 150 espèces par main !) est très
variable, comme le révèle une étude réalisée sur des étudiants américains : la
main dominante (gauche chez les gauchers ; droite chez les droitiers) a une
diversité microbienne différente de l’autre, ce qui reflète des contacts
différents avec l’environnement. De plus, la main féminine diffère de la main
masculine : globalement, la diversité des espèces manuelles est plus grande
chez les femmes. Ceci peut être dû à une utilisation différente des savons et
des cosmétiques, car bien sûr le temps écoulé depuis le dernier savonnage et
la nature des produits utilisés jouent sur la diversité, et peuvent contribuer à
la différence entre sexes… Paradoxalement, dans cette étude, les femmes se
lavaient les mains plus souvent, ce qui aurait dû réduire leur diversité
microbienne : tout cela suggère que le sexe contribue aussi aux différences
observées.
Ces microbes participent à la protection de la peau. D’une part, ils y
capturent les ressources alimentaires, dont ils privent de possibles
pathogènes ; d’autre part, ils ont un rôle antibiotique. Propionibacterium
acnes, en fermentant le sébum dans les canaux des glandes où il se
développe, produit des acides gras volatils dont l’acidité est un écran contre
de nombreux microbes, tout en contribuant au passage à l’odeur de “mal
lavé”. Certains staphylocoques cutanés produisent des antibiotiques :
Staphylococcus epidermidis sécrète des phénols au rôle antibiotique à spectre
large ; Staphylococcus lugdunensis synthétise une petite protéine antibiotique
qui détruit les staphylocoques dorés (Staphylococcus aureus), dont 10 à 30 %
d’entre nous sont porteurs sains, mais qui, hors de contrôle, engendrent des
maladies de la peau, furoncles et panaris, et peuvent envahir l’organisme,
lésant divers organes ou provoquant une septicémie. Car des pathogènes
potentiels sont aussi en embuscade dans le microbiote de la peau : à côté des
staphylocoques dorés, des levures du genre Malassezia sont aussi présentes,
qui, en proliférant, peuvent entraîner des dermatites (rougeurs,
démangeaisons, eczémas…). Dans un microbiote “sain”, les pathogènes
restent bridés, et donc peu nocifs, mais la suppression de la fraction du
microbiote qui fait écran leur laisse champ libre. C’est le cas de l’abus de
savons bactéricides, par exemple en milieu hospitalier où le nettoyage
excessif des mains provoque paradoxalement des mycoses.
C’est des souris que vient la preuve d’un autre rôle du microbiote dans
l’immunité de la peau, au-delà des effets compétitifs et antibiotiques. On ne
dispose pas d’humain sans microbiote, mais depuis quelques décennies on
sait élever des souris sans bactérie. On les dit “axéniques” (du grec a, sans, et
xenos, l’étranger, ici le microbe) : issues, à la première génération, d’un
accouchement par césarienne, elles ont ensuite vécu, de génération en
génération, sous bulle stérile. Ces souris axéniques ont permis de
comprendre, a contrario, les rôles du microbiote, et de tester les effets de
l’introduction d’une bactérie ou d’un microbiote particulier, même d’origine
humaine, qu’on leur injecte. Autant dire qu’elles vont souvent revenir dans
les lignes qui suivent, car elles ont, avec la métagénomique évoquée plus
haut, fourni la matière de ce chapitre et du suivant ! Les souris axéniques sont
donc en particulier dépourvues de microbiote cutané. Lorsqu’on inocule sur
leur peau un parasite, l’agent de la leishmaniose, les souris axéniques
montrent une faible réaction locale et contractent la maladie… alors que, chez
des souris normales, une plus grosse réaction cutanée exclut habituellement
cette maladie. En leur inoculant auparavant le Staphylococcus epidermidis,
qui vit normalement sur la peau, on rétablit des défenses normales chez les
souris axéniques ! La comparaison avec les souris axéniques montre qu’il y a
là un peu plus qu’un simple écran bactérien : la présence du staphylocoque
pré-active localement les cellules de l’immunité, les lymphocytes, et les rend
plus capables de réagir à une infection. Ainsi la protection est-elle à la fois
directe, par compétition et antibiotiques, et indirecte, par une prémunition de
la peau – nous reviendrons sur cette prémunition dans le reste de l’organisme
au chapitre suivant.
On a soudain moins envie de se laver frénétiquement les mains ou de les
enduire de gels bactéricides à tout bout de champ ! Et que dire des peelings,
ces violences infligées à nos biofilms cutanés ?… N’oublions pas que nous
sommes issus et adaptés d’une longue lignée d’ancêtres qui ne se lavaient
guère ! Bien sûr, il faut savoir raison garder, et préserver les apports de
l’hygiène cutanée, mais avec mesure. Une hygiène raisonnable consiste à se
laver les mains exclusivement avec à-propos, c’est-à-dire par exemple avant
les repas ou avant de toucher une plaie. Il faut accepter une “saleté propre”,
légère et protectrice, plutôt que chercher à viser un illusoire état axénique, qui
laisse place aux premiers venus. Notre peau, qui héberge des microbes
pathogènes tempérés par leurs voisins au sein du microbiote, résume cette
saleté propre : il y a là du malpropre, mais sans grand danger.

À L’ORÉE DU CORPS HUMAIN

Avançons encore d’un pas vers les orifices de notre organisme, dont
l’humidité et les sécrétions sont plus encore accueillantes aux microbes. À ce
niveau, un flux sortant de sécrétions expulse les microbes au fur et à mesure
de leur multiplication. C’est par exemple le flux de mucus des conduits
auditifs, ou ceux du nez et des bronches, plus abondants, qui retournent en
partie vers l’estomac après déglutition dans l’arrière-gorge. Nous savons tous
que ces flux augmentent pour expulser les intrus lorsque la maladie advient.
Ainsi, le rhume accroît désagréablement les sécrétions nasales ; celles des
trachées et des poumons malades sont chassées par la toux à des vitesses
dépassant 200 mètres par seconde. C’est aussi un flux, alimentaire celui-là,
qui expulse les bactéries avec les selles (nous verrons bientôt qu’il y est aidé
par le mucus intestinal). Mais une autre régulation intervient dans deux
cavités, le vagin et, plus encore, l’estomac : une acidité locale, mal tolérée par
la plupart des bactéries, tempère les ardeurs microbiennes et défavorise
l’installation d’un microbiote varié, au profit de quelques groupes inoffensifs
tolérant l’acidité.
Le vagin favorise, par ses sécrétions et ses conditions peu oxygénées, un
microbiote fermentaire (Lactobacillus, Bifidobacterium…) qui augmente
l’acidité d’un facteur 10 par rapport à la peau. Non seulement il tolère
l’acidité, mais il la crée ! De fait, le microbiote vaginal est peu riche, avec
environ 300 espèces (à comparer avec les chiffres suivants), et peu variable
dans le temps, hormis des fluctuations liées au cycle menstruel ou à la
gestation. Cependant, il varie d’une femme à l’autre, en fonction des
comportements et du milieu culturel : ceci explique sans doute une étude
américaine selon laquelle le microbiote vaginal d’une femme dépend de son
niveau d’études ! Les lactobacilles dominent chez les femmes titulaires d’une
maîtrise, alors que celles qui n’ont pas ce diplôme présentent un microbiote
plutôt riche en Atopobium, Prevotella et Bifidobacterium !
L’entrée du tube digestif possède aussi sa barrière acide : l’estomac
est 1 000 fois plus acide que la peau du fait, en ce cas, des sécrétions de sa
muqueuse. Ainsi, seule une petite centaine d’espèces bactériennes vivent là,
chacune représentée par un petit nombre de cellules. La plus connue,
Helicobacter pylori, a été détectée comme cause de cancers de l’estomac.
C’est l’un de ces Janus microbiens, capable du pis comme du meilleur : d’une
face, elle cause des ulcères qui peuvent en effet évoluer en cancers ; de
l’autre, elle diminue l’acidité locale pour pouvoir survivre dans l’estomac, et
du coup elle réduit le reflux gastrique et ses conséquences néfastes sur
l’œsophage (en particulier… les risques de cancer de l’œsophage) !
Néanmoins, certaines bactéries passent cette barrière stomacale et vont
peupler la suite du tube digestif, nous y reviendrons plus loin.
La bouche et le nez sont, quant à eux, situés en amont de la barrière
stomacale acide. Fortement exposée aux influences externes, la bouche
montre logiquement une diversité microbienne élevée et très fluctuante dans
le temps. La plupart de ces bactéries sont cramponnées en biofilms pour
éviter d’être entraînées vers l’estomac par la déglutition : plus de 800 espèces
colonisent la muqueuse buccale, 1 300 se partagent la crevasse bien abritée
qui sépare la gencive de la dent, et une diversité moindre constitue le biofilm
plus exposé au flux salivaire qu’est la plaque dentaire. Nos baisers sont donc
également microbiens, et nous échangeons pas moins de 10 millions de
bactéries dans un french kiss ! On retrouve pareille diversité sur les
muqueuses du nez (900 espèces), elles aussi très ouvertes sur le milieu. De
ces bactéries nasales, nous connaissons la couleur quand nous sommes
malades : leurs cytochromes, des molécules jaune-vert qui servent à la
respiration bactérienne, donnent au mucus sa couleur jaune au début de la
prolifération, puis verdâtre à son paroxysme.
Dans la bouche, notre microbiote buccal se manifeste plus ou moins
agréablement par des goûts et des odeurs. Il joue dans notre perception des
aliments en les modifiant après un bref délai. Faites fondre un petit morceau
de sucre en bouche : à la douceur initiale succède une faible acidité
persistante, issue de la fermentation bactérienne du sucre. C’est cette
production d’acide qui, lorsque le biofilm dentaire devient épais, produit les
caries en dissolvant la dent sous le biofilm. Hors de la plaque dentaire, cette
acidification est vite balayée par la salive (déglutissez un peu !). Certains
arômes sont aussi modifiés, par exemple ceux du poivron et des vins de
sauvignon (au reste, tous deux fort proches gustativement et chimiquement)
ou des oignons : les fusobactéries de notre bouche libèrent des dérivés
aromatiques à partir de précurseurs moins odorants, car ils sont liés à des
molécules qui les retiennent en solution. Leur transformation par les
fusobactéries en molécules sulfurées volatiles dégage et amplifie l’odeur, qui
ne s’exprime donc qu’après quelques secondes. Elle persiste ensuite plus
d’une minute, aussi longtemps que s’opère la modification des précurseurs
par les enzymes des bactéries, pour lesquelles ce mécanisme pourrait
constituer une détoxication.
Hélas, en fait d’odeurs, notre microbiote buccal s’illustre aussi tristement :
90 % des mauvaises haleines sont dues aux bactéries qui fermentent les
protéines de notre salive, depuis les recoins peu oxygénés de la bouche. Leurs
produits fermentaires, azotés ou sulfurés mais souvent malodorants, portent
des noms évoquant leurs milieux habituels de formation : putrescéine,
cadavérine, scatol, spermidine, mais aussi hydrogène sulfuré (odeur d’œufs
pourris). Leur production a lieu surtout entre les papilles du dos de la langue,
la face supérieure où l’absence de frottement favorise les biofilms : c’est donc
une zone à soigner lors du brossage des dents. Car la mauvaise haleine altère
les relations sociales, et illustre dès à présent les effets de certains microbes
sur la sociabilité…
À côté de ces rôles anecdotiques ou marginaux, les microbiotes de nos
orifices luttent continûment contre les opportunistes et limitent les maladies,
comme sur la peau. Dans la bouche comme dans le vagin existe par exemple
un antagonisme entre les lactobacilles et les levures du genre Candida : tant
que les premiers entretiennent l’acidité, les secondes restent bénignes ; mais
si elles prennent le dessus, à la suite d’une antibiothérapie par exemple, les
Candida excluent les bactéries et prolifèrent en une candidose (ou muguet
blanc) irritante. Ceci, une fois encore, pousse à pratiquer l’hygiène avec
discernement : on peut frotter les dents pour les protéger, ou la langue pour
purifier l’haleine, sans pour autant décimer tout le microbiote buccal à coups
de bains de bouche antiseptiques répétés !

UN MICROBIOTE INTESTINAL DE PRIMATE OMNIVORE

Mais le gros du microbiote, dont nous ne sommes au fond que l’enveloppe


protectrice, est contenu dans l’intestin : avec plus de 4 000 espèces connues
au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de
bactéries et de levures par personne qui sont logées, chauffées et nourries par
nous. Plus le bol alimentaire progresse dans l’intestin, plus il est colonisé,
tant et si bien qu’à la fin, les microbes représentent 60 % du volume des
selles (soit 100 milliards de bactéries par gramme). L’expulsion continue des
selles élimine régulièrement, sous la poussée des contractions intestinales, le
surcroît de ce petit peuple. Si les cellules microbiennes finissent en majeure
partie expulsées, en simples passantes, quelques cellules sœurs, issues de la
multiplication cellulaire, restent quant à elles dans l’intestin, si bien que ces
espèces, nourries et abritées par nous, sont des résidents symbiotiques…
Le microbiote intestinal se manifeste aussi par des odeurs car nos pets ne
sont rien de moins que ses produits de fermentation, privé qu’il est
d’oxygène. Même si la plupart des gaz sont inodores (méthane, hydrogène),
on retrouve ici des odeurs déjà croisées : acides gras volatils (entrevus chez la
vache au chapitre IV), gaz sulfurés variés (dont le H2S et le méthanethiol),
scatol, etc. Nous expulsons ainsi entre 0,5 et 2 litres de gaz par jour, par notre
respiration (eh oui, quand nous expirons, nous rejetons des déchets de notre
microbiote), mais avant tout par nos flatulences. Ces flatulences ont une
connotation sociale souvent peu avantageuse… même si quelques tentatives
artistiques discutables rencontrent un certain public. D’aucuns ont dû leur
carrière d’artiste aux gaz de leur microbiote, comme les bragetóirs,
pétomanes de divertissement de l’Irlande médiévale, ou Joseph Pujol (1857-
1945) qui rencontra un succès sonore sur la scène du Moulin-Rouge, puis
ailleurs en France… en interprétant notamment Au clair de la Lune. D’autres
postent d’éphémères vidéos sur la Toile, qui témoignent de l’inflammabilité
des gaz de leurs pets… Sans mentionner les conséquences intergalactiques
qu’on reverra dans La Soupe aux choux.
Le microbiote intestinal humain est semblable à ceux des vertébrés
omnivores. Le mode d’alimentation a varié au cours de l’évolution des
vertébrés, et la comparaison de leurs microbiotes digestifs actuels révèle deux
tendances. Premièrement, les espèces proches évolutivement ont souvent des
microbiotes voisins, et nous-mêmes sommes “microbiotement” proches des
chimpanzés, des bonobos et des gorilles. Mais, alors qu’entre ces espèces, les
différences de microbiote sont proportionnelles au temps écoulé depuis leurs
ancêtres communs, témoignant d’un rythme d’évolution semblable entre
elles, les différences se sont accumulées beaucoup plus vite chez l’homme.
Cela serait dû à une alimentation plus carnivore (favorisant plus de
Bactéroïdètes, par exemple), et aussi à notre évolution culturelle qui a
rapidement modifié notre environnement et nos comportements.
Deuxièmement, les microbiotes d’animaux partageant le même régime
alimentaire se ressemblent par leur composition et leur degré de diversité : les
microbiotes des carnivores sont peu variés, ceux des omnivores le sont plus,
et ceux des herbivores le sont extrêmement (comme on l’a vu au chapitre IV).
Là encore, l’homme ne fait pas exception, que son microbiote range
nettement parmi les omnivores.
Si l’évolution culturelle de l’homme n’efface pas la marque “animale” de
son microbiote, elle a conduit chez les Occidentaux, sans doute par une
hygiène accrue, à des microbiotes intestinaux très particuliers, appauvris et
très personnalisés. L’appauvrissement est net en comparaison des grands
singes : un seul d’entre eux abrite un microbiote plus diversifié qu’une
douzaine d’hommes, même issus de sociétés très différentes !
L’appauvrissement s’opère au long d’un gradient qui passe des chasseurs-
cueilleurs aux civilisations agricoles, puis aux sociétés modernes. Les
Yanomami, des chasseurs-cueilleurs vénézuéliens non exposés à la
civilisation globalisée, sans contact avec d’autres groupes depuis 11 000 ans,
ont un microbiote intestinal d’une diversité sans égal connu ; seules leurs
cavités buccales présentent une diversité semblable à celle des Européens.
Cette diversité est très partagée entre tous les membres de la collectivité, quel
que soit le microbiote considéré, de la peau au tube digestif. Le type
d’hygiène et la vie en collectivité expliquent, respectivement, la diversité et le
partage accrus par rapport aux Occidentaux. Au Venezuela encore, les
Guahibo, au mode de vie très légèrement occidentalisé, montrent une
diversité et un partage interindividuel intermédiaires entre Yanomami et
Occidentaux. Dans nos sociétés, nos microbiotes sont devenus de vraies îles,
isolées les unes des autres et peu abordables aux microbes, en raison de notre
hygiène…

NOTRE INTESTIN, UN ÉCOSYSTÈME MICROBIEN ENTRE


STABILITÉ ET FLUCTUATION

Derrière les différences interindividuelles et interculturelles existent chez


l’homme de grands types de microbiotes, les entérotypes. Présents chez des
individus de toutes nationalités, tous sexes et tous âges, les entérotypes se
caractérisent par le type de bactéries dominantes. On distingue celui dominé
par Prevotella de celui dominé par Bacteroides (tous deux des bactéroïdètes),
et de celui dominé par une clostridiale, Ruminococcus. Ces types semblent
assez stables au cours du temps, même si un individu peut changer
d’entérotype en quelques mois. On retrouve d’ailleurs des entérotypes
semblables chez les chimpanzés. Leur existence est cependant discutée car
des microbiotes intermédiaires existent et les entérotypes sont plutôt des
types de microbiotes extrêmes et fréquents. Ils dépendent de l’alimentation
qui peut donc être le facteur déterminant : l’entérotype à Bacteroides est lié à
un régime riche en lipides saturés et en protéines, tandis que celui à
Ruminococcus est corrélé à la consommation d’alcool et de lipides
polyinsaturés (ces deux entérotypes sont courants en Occident) ; l’entérotype
à Prevotella reflète une alimentation riche en sucres et en fibres (c’est un
entérotype fréquent dans les groupes ruraux nourris de céréales).
Néanmoins, il existe de multiples bactéries ubiquistes, comme Escherichia
coli. Cette bactérie, très utilisée en recherche et dont nous avions mesuré le
génome au chapitre précédent, est dédiée au pédiatre Theodor Escherich
(1857-1911) qui l’avait isolée de fèces en 1885. Chaque humain en abrite une
population de plusieurs centaines de milliards, donc il en existe sur Terre…
plus de 1 000 milliards de milliards ! Mais l’assortiment d’autres espèces
microbiennes facultatives, parmi le demi-millier qui réside dans l’intestin de
chacun d’entre nous, fait notre identité : une comparaison entre 20 personnes
a révélé que chacune possède 80 % des espèces bactériennes en propre. La
composition du microbiote intestinal est finalement une partie de l’identité, et
elle est plutôt stable, ne variant que lentement. Cette identité porte
l’empreinte du groupe, car chacun ressemble par son microbiote plus aux
personnes vivant avec lui qu’à des étrangers au groupe social, sans doute en
raison des contacts interpersonnels et du partage d’un même milieu, voire de
comportements semblables. Ceci rejoint l’idée d’un déterminisme en partie
environnemental et en partie génétique. De fait, la comparaison de vrais
jumeaux, ou des paires mère-fille, révèle souvent des microbiotes semblables,
au moins pour certaines familles microbiennes comme les Ruminococcacées.
Nous verrons d’ailleurs au chapitre suivant comment certains terrains
génétiques induisent des changements plus ou moins délétères du microbiote.
Au-delà du terrain génétique, des changements environnementaux font
fluctuer le microbiote. Cela se produit en particulier quand on change
d’alimentation, et c’est l’une des raisons qui relient les entérotypes à
l’alimentation. L’environnement, c’est aussi le microbiote des voisins,
famille, amis, etc., qui s’invite souvent : c’est ce qu’illustrent des expériences
de permutations maternelles utilisant une lignée de souris qui, pour des
raisons génétiques, présentent des irritations intestinales liées à une
abondance de Klebsiella et de Proteus mirabilis. Des nouveau-nés d’autres
lignées normalement indemnes de ces symptômes peuvent acquérir ces
bactéries et les irritations si on les fait élever par une mère de la lignée
sensible ! À l’inverse, des petits de la lignée sensible ne développent pas la
maladie lorsqu’on les élève avec une mère insensible, car ils ne rencontrent
pas les bactéries délétères. Au total, le microbiote se développe donc entre les
influences du terrain génétique et de l’environnement…
Même si notre microbiote intestinal est stable dans le temps, des
fluctuations existent : un exemple brutal est la prise d’antibiotiques par voie
orale, que le microbiote reçoit en première ligne. La diversité et la densité
bactériennes chutent pendant le traitement, tandis que des espèces résistantes
à l’antibiotique utilisé deviennent relativement plus abondantes. Ceci nous
conduit d’ailleurs à rejeter plus de bactéries résistantes dans nos selles, qui
propagent leurs résistances dans l’environnement et contribuent à affaiblir le
pouvoir de nos antibiotiques. Les antibiothérapies courtes autorisent un retour
du microbiote à l’état antérieur en une semaine ; cette résilience concerne
même les espèces pourtant sensibles à l’antibiotique, dont certaines cellules
survivent donc au traitement. Un peu à la façon dont une forêt se régénère
après un incendie qui l’a dévastée, le microbiote revient souvent
progressivement à son état antérieur. Mais on observe parfois qu’une
diversité modifiée persiste durablement, jusqu’à plusieurs années après une
prise d’antibiotiques, surtout prolongée – en filant la métaphore végétale, qui
reflète des processus écologiques semblables, cela évoque les stades de
landes ou de garrigues qui s’installent durablement après un incendie, et
bloquent ou retardent le retour de la forêt.
La diarrhée est une autre fluctuation liée à la prolifération temporaire
d’intrus : devenue rare dans les environnements aseptisés occidentaux, elle
reste fréquente ailleurs. C’est sans doute à ce propos qu’il faut parler de
l’appendice, ce diverticule aveugle, équivalent humain du cæcum, peu
développé. La médecine n’en parle que pour une inflammation, l’appendicite,
qui peut le boucher. La prolifération bactérienne risque alors de le rompre,
après quoi les bactéries libérées dans l’abdomen entraînent une péritonite
souvent mortelle. On considère l’appendice comme un vestige devenu inutile,
légué par de lointains ancêtres qui, plus herbivores, auraient eu un cæcum
plus développé. Aussi pratique-t-on parfois des appendicectomies
préventives, en profitant d’une autre opération. Mais pourquoi notre espèce
entretiendrait-elle encore un appendice, s’il n’est que risque d’appendicite ?
Sans un avantage compensateur, des individus à appendice réduit ou absent
seraient depuis longtemps devenus plus fréquents… Convaincu a priori du
caractère vestigial et facultatif de l’appendice, personne n’a vraiment
recherché son rôle, ni même les conséquences de l’appendicectomie. Deux
études isolées suggèrent, respectivement, que l’appendicectomie accroît le
risque de cancer du côlon, ou au contraire le réduit… et la médecine se
désintéresse encore du sujet. Mais les microbiologistes, eux, savent que
l’appendice contient une très grande diversité de microbes, régulièrement
évacués par les fluides sécrétés de l’appendice vers le côlon. On suppose
qu’au temps où les diarrhées étaient plus fréquentes, l’appendice, diverticule
isolé de ces brusques flux, servait à ré-inoculer rapidement l’intestin en
souches favorables : une sorte de restaurateur écologique après perturbation.
D’autres auteurs pensent que c’est un endroit où le système immunitaire
apprend à reconnaître les bons microbes (ceux du tube digestif) pour éviter de
surréagir à leur présence. Les rôles de l’appendice et leur probable lien au
microbiote restent largement à explorer.

COMMENT NOUS ASSEMBLONS NOTRE MICROBIOTE, AVEC


L’AIDE DE NOS MÈRES

Les microbes intestinaux pénètrent dans notre tube digestif par voie buccale,
et sont donc des rescapés de la barrière acide stomacale. Voyons comment
nous sommes colonisés au tout départ, car l’enfant est stérile avant la
naissance. Initialement, un microbiote assez uniforme peuple rapidement la
peau, les orifices du corps et l’intestin. Le premier contact avec le monde
compte beaucoup : les enfants nés par voie naturelle sont contaminés à la
naissance par des microbes d’origine vaginale (Lactobacillus) et fécale
(Bacteroides et Bifidobacterium) en raison des zones en contact à la
naissance, tandis que ceux nés par césarienne, privés de tels contacts,
acquièrent un microbiote plus proche de celui du reste de la peau maternelle,
avec laquelle ils sont en contact, avec par exemple divers staphylocoques…
Ce microbiote initial fait de bactéries tolérant l’oxygène, mais aussi capables
de fermentation, persiste pendant quelques semaines dans l’intestin. Il y
consomme l’oxygène par sa respiration et ouvre la voie à un cortège plus
strictement fermentaire avec l’arrivée de nouvelles espèces de Clostridium,
Bacteroides et autres Bifidobacterium. Cependant, chacune des autres parties
du corps se peuple aussi de son microbiote spécifique.
L’acquisition d’un microbiote intestinal stable et protecteur est un enjeu
majeur de nos premières années. Il doit à la fois être diversifié et comporter
des espèces favorables, comme les Bifidobacterium. Ces bactéries protègent
de l’irruption de pathogènes, en particulier en réduisant la perméabilité
intestinale, mais aussi en modulant l’inflammation et en évitant ainsi toute
surréaction inutile du système immunitaire à la présence microbienne. Les
pleurs des nourrissons dans leurs premiers mois expriment non seulement la
faim, mais aussi les douleurs digestives ou les indispositions intestinales dues
à des pathogènes, et ils nous rappellent l’importance d’un microbiote
adéquat. Les prématurés, dont le tube digestif immature à la naissance se
colonise mal et présente un microbiote peu diversifié, illustrent cet impératif
a contrario. Jusqu’à 5 % d’entre eux développent une entérocolite
nécrosante, où des bactéries opportunistes détruisent l’intestin. Mortelles
dans 30 % des cas, les entérocolites sont 2 fois moins fréquentes lorsqu’on
administre préventivement des bifidobactéries aux prématurés. Ces apports
de microbes favorables portent le nom de probiotiques, et leur utilisation pour
tous les nourrissons est en plein essor : des probiotiques (lactobacilles et
bifidobactéries) réduisent de plus de moitié la fréquence et la durée des
diarrhées !
Globalement, il faut au nourrisson un équilibre favorisant les
bifidobactéries et les lactobacilles, mais limitant les entérobactéries, les
staphylocoques et les clostridies, moins favorables, voire pathogènes. Les
facteurs qui empêchent cet équilibre autorisent un microbiote qui nuit à un
développement immunitaire optimal, et accroît, plus tard dans la vie, les
risques de maladies auto-immunes, d’asthme et de diabète de type 1 (qui
apparaît dans la jeunesse ; nous reviendrons sur le lien entre le microbiote et
ces maladies). Il existe au moins trois facteurs déstabilisants, outre la
naissance prématurée. Le premier facteur est la césarienne, nous l’avons dit :
elle confère à l’enfant un microbiote intestinal de type cutané, avec lequel
notre espèce n’a pas coévolué, du moins à cet endroit du corps et à ce stade
de la vie ; on peut corriger le microbiote césarien en apportant à l’enfant des
fluides vaginaux maternels, mais cette pratique n’est pas encore routinière. Le
deuxième est une antibiothérapie prolongée, qui laisse place aux microbes
opportunistes. Le troisième facteur, le plus inattendu, est l’utilisation de lait
maternisé, bien moins favorable de ce point de vue que le lait maternel. Mais
pourquoi ?
Un allaitement au sein favorise un “bon” microbiote de deux façons.
D’abord, la surface du mamelon et les orifices des glandes mammaires sont
sources de bactéries : il y en a jusqu’à 1 million par millilitre de lait maternel,
alors que le lait stérilisé et la tétine désinfectée en sont dépourvus. Mais le
mécanisme le plus époustouflant est que le lait contient… un aliment pour les
bactéries favorables ! On parle souvent des anticorps du lait, qui, de fait,
régulent aussi favorablement la composition du microbiote de l’enfant, mais
on ignore souvent un autre constituant. Le lait humain contient en abondance
des oligosaccharides, formés de 3 à 5 molécules de sucres reliées entre elles,
qui sont par leur abondance (15 grammes par litre) le troisième constituant du
lait, après le lactose et les lipides, mais devant les protéines ! Comme ils ne
sont pas digérés par l’enfant, on a longtemps méconnu leurs fonctions
biologiques et ils n’ont pas été ajoutés aux laits maternisés, dérivés de laits
bovins qui en sont dépourvus. Or, ces oligosaccharides ont, indirectement, un
rôle majeur pour l’enfant…
Les mères souffrant de malnutrition montrent a contrario le rôle des
oligosaccharides, car leur lait en contient moins, et cela conduit à un
microbiote peu favorable chez l’enfant. Si on inocule à une jeune souris
axénique un microbiote d’enfant humain sain, dont la mère est bien nourrie,
elle se développe normalement. En revanche, si on lui inocule un microbiote
d’enfant souffrant de malnutrition, elle se développe moins vite. Cet effet
délétère sur la croissance peut être renversé en apportant à la souris soit des
bactéries d’enfant sain, soit des oligosaccharides extraits du lait humain ;
dans ce dernier cas, la composition du microbiote évolue pour ressembler à
celle des enfants sains. La dynamique inverse opère en cas de malnutrition :
la pauvreté en oligosaccharides du lait maternel laisse s’installer un
microbiote de composition moins favorable à l’enfant. Ainsi, les
oligosaccharides “corrigent” le microbiote : ils agissent en fait en nourrissant
des bifidobactéries et des lactobacilles favorables, qui digèrent ces
oligosaccharides.
Le génome de la bifidobactérie Bifidobacterium infantis comporte par
exemple un grand nombre de gènes pour capturer et digérer ces
oligosaccharides, ce qui l’adapte au lait humain. De fait, elle est plus
compétitive et colonise mieux les enfants nourris au lait maternel. C’est une
preuve étonnante de la coévolution entre l’homme et certaines bactéries
favorables de son microbiote, c’est-à-dire d’une évolution où l’un façonne
l’autre et vice-versa. Certains Bacteroides peuvent aussi utiliser les
oligosaccharides ; les lactobacilles, qui n’ont pas les gènes pour les dégrader,
peuvent quant à eux utiliser les produits de digestion des oligosaccharides par
les bifidobactéries voisines. De façon amusante, on savait depuis le début du
XXe siècle que les selles des enfants nourris au lait maternel
comptaient 10 fois plus de bifidobactéries que celles des enfants buvant du
lait maternisé, mais on en ignorait la raison et l’effet positif… Ces
oligosaccharides représentent, à côté des probiotiques (les apports de
bactéries), une autre façon de manipuler notre microbiote : ils comptent parmi
les prébiotiques, c’est-à-dire les molécules indirectement bonnes pour la
santé, qui agissent par le biais de leur effet sur la composition du microbiote.
Ces oligosaccharides du lait ont un second rôle, qui est plus directement
protecteur : certains ressemblent aux molécules de surface des cellules
intestinales, auxquelles les bactéries pathogènes s’attachent souvent pour les
attaquer. Ainsi, la présence d’oligosaccharides “occupe les mains” des
agresseurs, en un leurre qui les empêche de se fixer sur leurs véritables cibles.
On réintroduit actuellement dans le lait maternisé des oligosaccharides
d’origine animale ou végétale, faute de savoir synthétiser ceux de la mère,
pourtant les mieux validés par l’évolution !… mais leur effet reste variable,
parfois positif, parfois nuisible. Notre microbiote s’est donc invité dans une
coévolution au sein de l’allaitement. L’allaitement maternel, que
l’Organisation mondiale de la santé recommande pour les six premiers mois,
améliore la santé, le développement physique et cognitif, et l’espérance de
survie : or, les microbes intestinaux contribuent largement à ces effets ! À la
naissance, notre mère nous prodigue donc probiotiques (les bactéries
vaginales dont dérive notre premier microbiote) et prébiotiques du lait.
Au sevrage, l’évolution du microbiote se poursuit. Les parents le savent
bien, l’odeur des selles change alors : soumises à des aliments moins
optimisés à la digestion enfantine que le lait, les bactéries “cuisinent” plus de
restes variés et peuvent produire des molécules soufrées et azotées
malodorantes. Le recrutement du microbiote se poursuit, au gré des objets
portés à la bouche (“ne mets pas tes doigts dans ta bouche !”), des aliments,
des bises et du toucher des adultes : on entrevoit la dimension microbienne de
la caresse, au passage ! Mais le microbiote intestinal reste fluctuant, variable
dans le temps chez les enfants en bas âge, et très différent d’un enfant à
l’autre, même entre jumeaux. Il n’acquiert sa stabilité de composition,
caractéristique des microbiotes d’adultes, qu’à l’âge de deux ou trois ans.
Stabiliser notre microbiote nous prend autant de temps que d’apprendre à
parler ou à marcher ! Le microbiote évolue encore ensuite, mais avec moins
de fluctuations et d’amplitude, jusqu’à l’âge adulte où il se stabilise,
n’évoluant plus que sur des temps longs avec l’alimentation, à des sursauts
près, comme les antibiothérapies et les diarrhées. Avec l’âge, passé la
soixantaine, le microbiote “retombe finalement en enfance” et sa composition
redevient plus variable et chaotique, comme elle l’a été dans le jeune âge.

POUR CONCLURE…

Nous ne sommes jamais seuls, et notre coexistence avec les bactéries est
peut-être même plus intime encore : la détection d’ADN bactérien a révélé
quelques bactéries jusque dans des tissus sains de l’organisme. On s’interroge
sur la signification de ces détections : signal erroné (car on se trouve en effet
à la limite de sensibilité des méthodes de détection, très sensibles aux
contaminations) ? Correspondent-elles à des intrus en instance
d’extermination, ou bien à de discrets passagers habituels ? Fait notable, leur
abondance semble accrue chez certains malades… Même le fœtus serait
légèrement colonisé : la première selle, le méconium, contient quelques
bactéries. Peut-être, demain, l’inventaire de notre microbiote sera-t-il encore
plus long, et l’intimité de notre corps moins stérile que nous ne le croyons
actuellement.
Avant d’aller plus loin quant aux rôles du microbiote du tube digestif, dans
le chapitre suivant, concluons un instant cet inventaire. Nous sommes, de la
surface de notre organisme à ses cavités les plus profondes, un écosystème
microbien très diversifié. On lit ici ou là que nous comptons 10 à 100 fois
plus de bactéries que de cellules humaines dans notre corps. Cette idée,
propagée à partir d’une seule estimation datant des années 1970, a récemment
été réévaluée : un individu de taille moyenne possède de l’ordre
de 10 000 milliards de bactéries (1013) dans son intestin et 1 000 milliards
(1012) sur la peau ; l’ensemble des bactéries des autres cavités du corps
avoisinerait plutôt 100 milliards (1011). On ne compte pas ici les levures, en
nombre bien moindre. Cet individu possède lui-même 10 000 milliards (1013)
de cellules, en comptant les globules rouges (qui sont des cellules
particulières, car plus petites que les autres et dépourvues d’ADN, très
nombreuses et qui représentent 85 % de nos cellules). On est donc plus
proche d’une égalité de nombre, déjà fort étonnante – rappelons que les
bactéries ont des cellules bien plus petites que les nôtres, et peuvent
dissimuler leur nombre sous un moindre volume. En revanche, en négligeant
les globules rouges et en ne comptant donc que les cellules comportant de
l’ADN, on se rapproche d’un rapport d’une cellule humaine pour 10 bactéries.
Ce rapport fluctue entre individus et dans le temps. À mensurations
identiques, les femmes ont par exemple moins de globules rouges que les
hommes, mais des dimensions intestinales voisines : elles sont donc plus
dominées numériquement par leurs bactéries. Après les selles, qui expulsent
un volume extrêmement colonisé, nous reprenons transitoirement l’avantage
numérique, dont la multiplication bactérienne nous prive bientôt à nouveau.
Enfin, nous découvrirons au chapitre IX que chacune de nos cellules
contient elle-même une centaine de bactéries dans sa structure : cette
découverte nous privera finalement de toute dominance numérique dans notre
organisme. Mais le nombre des cellules est moins saisissant que la diversité
des espèces présentes : on connaît plus de 10 000 espèces de microbes
capables d’habiter notre corps. Cette diversité a été fortement retouchée par
les habitudes culturelles occidentales, qui font de chacun de nous une île très
isolée de son voisinage et du milieu ; notre hygiénisme nous a protégés des
maladies en nous éloignant des mécanismes naturels de colonisation et de
développement du microbiote. Lavage et purification de la peau abusivement
agressifs et fréquents, césarienne et allaitement artificiel, antibiothérapies,
voire ablation de l’appendice : on a cru pouvoir mieux faire que la nature, et
de fait nous avons résolu bien des problèmes, mais il apparaît à présent des
effets secondaires… microbiens. Entendons-nous, antibiothérapie, césarienne
et allaitement artificiel restent dans bien des cas nécessaires, et relèvent de
choix personnels et thérapeutiques qu’on ne peut rejeter en bloc. Mais ces
méthodes ont été construites sans prise en compte du microbiote. C’est l’une
des raisons qui font souhaiter qu’un jour les médecins soient aussi formés par
des (micro) biologistes. Demain, des méthodes d’accompagnement pallieront
peut-être les effets secondaires microbiens. D’ores et déjà, en 2016, la Food
and Drug Administration américaine a retiré du commerce une vingtaine de
molécules bactéricides, en particulier le triclosan et le triclocarban, utilisées
dans plus de 2 000 marques de savons antibactériens.
On voit émerger la possibilité de cultiver notre microbiote comme un
jardin : on y sème les graines des espèces souhaitées (ce sont les
probiotiques) et on y apporte amendements et engrais qui favorisent le
développement de ces espèces (ce sont les prébiotiques). Plus généralement,
le type d’alimentation est une forme de probiotique, et il existe déjà des
gestes quotidiens recommandés, dans une hygiène basée sur un nettoyage et
des antibiothérapies plus raisonnés, ou dans l’alimentation : pensez aux
fibres, dont nous ne mangeons que 50 % de la quantité recommandée, et donc
aux cinq fruits et légumes par jour. Songez-y bien en lisant le chapitre
suivant !
On n’évite pas les pathogènes en tuant tous les microbes, on les affaiblit,
on les exclut ou on les tolère depuis des générations grâce à la présence
d’autres microbes. Ici apparaît l’idée, qui reviendra plusieurs fois par la suite,
qu’un certain niveau de colonisation “banale” est profitable ; l’idée de ce que
j’appelle la “saleté propre”.
Retrouver et rasséréner notre lien aux microbes est un enjeu pour les
générations à venir, surtout pour nous Occidentaux (nous y reviendrons en
concluant cet ouvrage), car c’est là que gisent les espoirs d’amélioration de
notre santé. Si vous avez éprouvé un dégoût excessif à lire les lignes qui
précèdent, interrogez-vous sur la négation ou le rejet d’une partie de vous-
même : c’est très culturel. Or, le microbe est inscrit dans notre corps et dans
notre biologie. Revenons encore pour nous en convaincre sur l’allaitement,
en apparence si intime, où se sont glissées par coévolution des bactéries que
la mère nourrit aussi… L’enfant et la mère ne sont en fait jamais seuls !
Voilà le portrait général de notre microbiote : même si, la suite va le
montrer, celui du tube digestif domine en nombre et en rôles, nous sommes
colonisés, structuralement mais aussi fonctionnellement, de partout. Bien des
approches à la mode, en se concentrant sur l’intestin, font oublier cette
omniprésence microbienne en se concentrant exclusivement sur une présence
locale, comme limitée à une bulle microbienne au sein de nous. Or, les
microbes nous sont étroitement mélangés de partout et, tout comme les
végétaux envisagés aux premiers chapitres, nous sommes faits d’une
contexture microbienne. Quant aux animaux décrits précédemment, nous
avions surtout discuté la partie de leur microbiote (rumen, trophosome,
cultures de champignon) qui structure particulièrement leur physiologie :
mais, à côté de ce paroxysme, ils sont aussi contexturés de microbes de
partout, peau et orifices du corps… Chez l’homme, le paroxysme, le
microbiote qui structure le plus fortement la physiologie, est sans doute celui
de l’intestin, comme nous allons l’envisager à présent.
CHAPITRE VIII

L’HOMME AU POUVOIR DES MICROBES (2) :


DE L’OMNIPUISSANCE DU MICROBIOTE

Où l’on verra des souris et des hommes ; où nous digérons par nos microbes et avec
eux ; où notre microbiote guide les aliments bien au-delà de l’intestin ; où il nous
protège et améliore notre système immunitaire ; où il modifie les corps qu’il habite,
comme nous meublons et aménageons un appartement, avec plus ou moins de soin ; et
où le microbiote intervient même dans certaines pathologies ; où il se rend nécessaire
dans notre développement et fait irruption jusque dans notre comportement. Et où,
finalement, nous sommes les jouets de nos microbes.

NOTRE INTESTIN, UN SYSTÈME DIGESTIF SYMBIOTIQUE

Il est impensable à ce jour d’expérimenter le rôle du microbiote sur l’homme.


Une fois encore, les souris sont un modèle alternatif pour comprendre et
tester cela, en particulier les souris axéniques, élevées sous bulle et donc sans
microbes. Ces souris axéniques révèlent par contraste les rôles de notre
microbiote, notamment intestinal. Or, leur digestion et leur absorption des
nutriments sont peu efficaces : elles dévorent 20 à 30 % de nourriture en plus
que des souris normales, pour une croissance identique, et leurs crottes
contiennent beaucoup plus de ressources inutilisées ! Elles présentent une
paroi intestinale amincie, moins musclée et moins irriguée par le sang ; elles
possèdent moins de cellules glandulaires et fabriquent donc moins d’enzymes
digestives. Les souris axéniques démontrent donc l’importance du microbiote
dans la digestion et la structure intestinales.
Chez l’homme aussi, le microbiote est un allié dans la digestion. En tant
qu’animal postgastrique, nous ne pouvons digérer nos symbiontes car ils se
multiplient en aval de l’estomac, mais nous pouvons bénéficier des molécules
qu’ils libèrent dans notre intestin, vivants ou après la mort de leurs cellules.
Comme chez beaucoup d’autres animaux (aux chapitres IV et VI), notre
microbiote produit des acides aminés essentiels (tryptophane, tyrosine et
histidine en particulier), des vitamines (K, B9, B12…), ainsi que d’autres
molécules vitales : folate, biotine, thiamine, riboflavine, pyridoxine… De
plus, les enzymes digestives que les bactéries déversent dans l’intestin aident
à notre digestion. Les Bactéroïdètes brillent ainsi par des capacités
enzymatiques variées, comme Bacteroides thetaiotaomicron, une bactérie
intestinale banale qui s’attaque à de nombreux composés des parois des
cellules végétales que nous ne digérerions pas sinon. Les Japonais, qui
consomment souvent des algues rouges (comme le nori des makis), possèdent
des Bacteroides plebeius digérant les sucres complexes propres aux parois
cellulaires de ces algues, les agars et les porphyranes : privés de cette
bactérie, car ils n’ont jamais beaucoup consommé d’algues rouges, les
Occidentaux ne digèrent pas ces sucres-là.
Une partie des aliments, et des produits de digestion, profite aux bactéries
qui vivent là en fermentant ; mais nous récupérons les déchets de leurs
fermentations, sous forme d’acides gras volatils que notre organisme peut
assimiler. Le butyrate sert à produire de l’énergie dans les cellules de
l’intestin, qui l’utilisent pour leur respiration (car elles ont accès à l’oxygène
sanguin). Le propionate et l’acétate sont convertis en sucres et en lipides dans
notre foie. Tout comme les vaches du chapitre IV, nous récupérons donc
certains gaz fermentaires ! Mais, chez nous, ceux-ci ne couvrent que 5 à 10 %
(et non 80 %) des besoins énergétiques totaux.
Un mécanisme digestif, le cycle des sels biliaires, associe l’organisme et le
microbiote dans la digestion des lipides. Le foie, par le biais de la vésicule
biliaire, déverse à l’orée de l’intestin des sels biliaires ; ce sont ces composés
qui rendent le foie et les chairs amers si on rompt la vésicule biliaire dans une
volaille ou un poisson. Les composés des sels biliaires comportent deux
moitiés : une molécule stéroïde hydrophobe (c’est-à-dire qui peut se mêler
aux graisses, mais pas à l’eau), et un groupement taurine ou glycine
hydrophile (bien soluble dans l’eau, quant à lui). Mi-hydrophiles, mi-
hydrophobes, ce sont donc de vrais savons ! Ces détergents biologiques ont
deux effets. Premièrement, ils dispersent les gouttelettes de lipides
alimentaires, comme un liquide vaisselle sur le gras d’une assiette sale : leur
partie hydrophobe se lie aux lipides, tandis que leur partie hydrophile rend le
complexe soluble en facilitant l’interaction avec les liquides ambiants. Les
lipides deviennent alors plus accessibles aux enzymes digestives.
Deuxièmement, ils contribuent à contrôler les microbes présents et leur
abondance car ils sont toxiques pour de nombreuses bactéries, simplement
parce qu’ils dispersent les molécules de lipides de la membrane cellulaire. En
réaction, les bactéries comme des Bacteroides, des Clostridium ou
Escherichia coli s’en défendent en séparant avec leurs enzymes les parties
hydrophile et hydrophobe : la propriété détergente est alors perdue, et ces
bactéries peuvent même consommer la partie hydrophile ! Plus loin dans
l’intestin, 90 % des stéroïdes hydrophobes libérés sont réabsorbés. Ils
retournent vers le foie, qui les réutilise dans la synthèse de nouveaux sels
biliaires. À ce petit jeu cyclique, chaque molécule de stéroïde passe dans
l’intestin environ 8 fois par jour. Ce ping-pong entre partenaires n’a pas
seulement des effets sur les bactéries : les stéroïdes libérés des sels biliaires
par les bactéries ont aussi un rôle hormonal, et la balance entre les sels
biliaires et leurs dérivés régule le métabolisme des lipides et des sucres dans
l’organisme (nous y reviendrons plus bas à propos de l’obésité). De plus,
cette balance module aussi la réponse immunitaire intestinale. Le cycle des
sels biliaires témoigne des liens complexes entre microbiote et immunité (sur
lesquels nous reviendrons aussi) et de la très forte intégration fonctionnelle
entre microbiote et physiologie humaine, car la digestion des lipides est un
mécanisme émergeant dans la symbiose.
Nous digérons donc bel et bien avec l’appui symbiotique de notre
microbiote intestinal… mais celui-ci aide à l’alimentation bien au-delà de la
simple digestion.
Ce huitième chapitre prolonge le précédent par l’exploration fonctionnelle
de la facette microbienne de nos entrailles, car notre microbiote intestinal
modifie le corps qu’il habite. Nous allons décrire son rôle dans la digestion,
la protection contre les toxines alimentaires et le devenir des aliments dans
notre organisme, en évoquant a contrario le rôle d’un microbiote altéré dans
des dysfonctionnements comme le diabète et l’obésité. Nous verrons la
contribution de notre microbiote à notre protection, par des effets directs sur
les agresseurs mais aussi via la maturation de notre système immunitaire,
puis nous nous interrogerons sur ce qui permet à notre immunité de tolérer le
microbiote. Nous finirons par l’influence du microbiote intestinal sur le
développement en général, mais aussi sur notre comportement et peut-être
même notre sociabilité. Nous ferons souvent un détour par la maladie, quand
cela explique a contrario la santé, et aussi par les souris ou les rats, chaque
fois qu’il le faudra pour expérimenter.

UNE PROTECTION SYMBIOTIQUE CONTRE LES TOXINES


ALIMENTAIRES

Comme chez bien d’autres animaux évoqués dans les chapitres précédents,
notre microbiote détoxique les aliments, ne fût-ce que pour se protéger lui-
même. Un exemple est la tolérance à la daidzéine, qui présente de plus une
dimension culturelle, comme la digestion des sucres complexes des algues
rouges. Ce flavonoïde présent dans le soja est cancérigène car il mime
certaines de nos hormones faites de molécules stéroïdes, et modifie le
fonctionnement des cellules : c’est un perturbateur endocrinien naturel… Les
variétés anciennes de soja se sont avérées plutôt nocives pour les
Occidentaux, de façon inattendue car leur consommation est plutôt favorable
à la santé des Asiatiques. Or, le microbiote de nombreux Asiatiques comporte
des bactéries convertissant la daidzéine en S-équol, un dérivé qui mime aussi
nos hormones, mais avec des effets plus positifs, protecteurs contre les
cancers et les troubles de la ménopause, notamment contre la décalcification.
Ces bactéries sont présentes chez plus de 60 % des Asiatiques (Japonais,
Coréens, Chinois), mais seulement 25 % des Occidentaux, car elles
s’acquièrent par coexistence avec des individus qui les possèdent déjà…
Cependant, les modifications des molécules alimentaires par le microbiote
sont à double tranchant, car rien ne les prédispose à être seulement
favorables. Le scandale de la mélamine des laits chinois en 2008 en a fourni
un triste exemple : ce composé est utilisé pour augmenter frauduleusement le
taux d’azote des aliments, une mesure qui reflète normalement leur teneur en
protéines. Hélas, la mélamine provoque la précipitation de cristaux dans les
reins, qui peuvent entraîner des lésions rénales chez les jeunes enfants et les
sujets fragiles. Ces cristaux ne sont pas formés par la mélamine elle-même,
mais par un de ses dérivés, l’acide cyanurique, produit par des Klebsiella
présentes dans l’intestin des individus sensibles ! La toxicité de la mélamine
est donc due à sa modification bactérienne…
Un autre exemple défavorable, à méditer dans nos choix alimentaires,
explique une partie du lien entre accidents cardiovasculaires et alimentation
trop riche. Certaines bactéries transforment la carnitine de la viande et la
lécithine des graisses en triméthylamine, que le foie transforme à son tour en
oxyde de triméthylamine : or, cette dernière favorise la formation de dépôts
de graisses dans le système circulatoire (c’est l’athérosclérose), qui
provoquent les accidents cardiovasculaires… La transplantation de
microbiote de souris de lignées présentant de fréquents accidents vasculaires
à des souris axéniques démontre la chose : si on les soumet à une
alimentation riche, ces souris voient augmenter leur taux d’oxyde de
triméthylamine et les dépôts d’athérosclérose, alors que la même alimentation
riche affecte peu les souris restées axéniques. Cet exemple, où la molécule est
formée par une interaction entre microbiote et organisme hôte, illustre la
notion de “cométabolites”, ces substances issues des métabolismes conjoints
des partenaires symbiotiques.
Ainsi modifions-nous les substances alimentaires non seulement selon
notre propre métabolisme, mais aussi en fonction de celui de notre
microbiote, qui détermine aussi les dérivés produits. Les conséquences sont
majeures dans le cas des médicaments, qui sont transformés par le microbiote
en dérivés plus ou moins actifs. Souvent, ces dérivés sont rendus plus
solubles par des réactions d’addition de sulfates ou de sucres, et cela accélère
leur élimination par l’urine. Ainsi, certains patients ne répondent pas au
traitement par un cardiotonique utilisé contre diverses affections du cœur, la
digoxine. Ils possèdent en effet dans leur intestin une bactérie, Eggerthella
lenta, qui modifie la digoxine en un composé inactif, plus soluble et vite
éliminé… Dans la perspective de pharmacopées et de prescriptions
individualisées, il faut tenir compte du microbiote ; et cela montre à nouveau
combien celui-ci est une partie de notre identité, jusque dans notre
métabolisme. Demain, la médication prendra peut-être en compte notre
microbiote pour prescrire le type de molécule et la dose adaptés à ce que nous
sommes chacun, y compris du point de vue microbien…

LE MICROBIOTE CONTRÔLE LE DEVENIR DES ALIMENTS DANS


NOTRE ORGANISME !

L’influence du microbiote dans la digestion et, au-delà, sur le devenir des


nutriments ingérés est soulignée par sa contribution à des maladies du
métabolisme, qui hantent les sociétés modernes : l’obésité et le diabète.
L’étude de leur lien au microbiote souligne le rôle des microbes, au-delà de la
digestion ordinaire, dans la régulation globale de notre métabolisme.
L’obésité est fréquemment liée à un microbiote digestif moins varié et de
nature différente, notamment dans le rapport numérique des Firmicutes aux
Bactéroïdètes, qui est de 99 pour 1 chez les obèses, contre 90 pour 10 chez
les individus minces. Le même constat a été fait chez les souris et, pour cette
espèce, des expériences démontrent un rôle causal du microbiote dans
l’obésité. Soumises à un régime qui rendrait obèse une souris normale, les
souris axéniques ne prennent guère de poids ou de graisse. Mais leur réponse
change quand on leur inocule un microbiote issu de souris normales ou
obèses. À nourriture identique, elles gagnent toutes plus de poids et forment
plus de graisse que les axéniques, mais cet effet est bien plus marqué chez
celles qui ont reçu le microbiote de souris obèses !
L’apparition d’un microbiote obésifiant résulte à la fois de prédispositions
génétiques et de l’environnement, particulièrement d’une nourriture trop
riche en lipides et en sucres. D’ailleurs, les proportions de Firmicutes et de
Bactéroïdètes reviennent à la normale quand une personne obèse suit un
régime amaigrissant avec succès ! On retrouve ici l’intérêt d’une alimentation
riche en fibres, qui non seulement apporte moins de calories, mais surtout
favorise un microbiote prévenant l’obésité, par exemple un entérotype à
Prevotella (cet entérotype qui est très présent dans les populations rurales).
Une bactérie de ce type de microbiote, Faecalibacterium prausnitzii, est à
présent 10 fois plus rare chez les Occidentaux que dans les populations de
chasseurs-cueilleurs d’Afrique. Une piste microbienne est aussi suspectée
derrière l’observation que le risque d’obésité infantile est doublé chez les
enfants nés par césarienne : il est possible que le microbiote particulier, plus
proche dans ce cas de celui de la peau maternelle, nous l’avons vu au chapitre
précédent, favorise une dérive vers un microbiote obésifiant.
Le microbiote obésifiant récupère plus d’énergie des aliments, comme en
témoignent des selles moins riches en énergie résiduelle : il produit
notamment davantage d’acides gras volatils récupérés par l’organisme hôte
qu’un microbiote d’individu mince. Mais l’influence du microbiote dépasse
un simple effet digestif et quantitatif. Le microbiote des individus minces a
un effet régulateur dans tout l’organisme par le biais des acides gras volatils
qu’il produit. Lors de la fermentation de fibres, la production de butyrate (par
exemple par Faecalibacterium prausnitzii) augmente la production d’une
hormone, la leptine, qui régule les réserves de graisses et l’appétit en
contrôlant la sensation de satiété. L’organisme répond à l’arrivée d’aliments
en percevant les métabolites bactériens qui en dérivent… La régulation de
l’appétit et de la mise en réserve est donc une coopération entre hôte et
microbiote, chez les individus minces du moins. Lorsque cette voie
signalétique fermentaire “vertueuse” est altérée par un changement de
microbiote ou sous l’effet d’une nourriture trop riche, l’organisme gère
l’afflux alimentaire sans satiété et avec une mise en réserve morbide.
À l’opposé, en effet, l’acétate produit en plus grande quantité par le
microbiote obésifiant, surtout en présence d’une nourriture grasse, agit
directement sur le cerveau avec un effet très différent. Il y active un nerf, le
nerf vague, qui déclenche la production d’hormones favorisant la prise
alimentaire et la mise en réserve. Le nerf vague active par exemple la
production de ghréline par l’estomac, une hormone qui stimule l’appétit, et
d’insuline par le pancréas, une hormone qui stimule la mise en réserve dans
les cellules à partir du sucre circulant dans le sang. Le microbiote obésifiant
abaisse aussi la sécrétion d’une molécule qui freine normalement la
lipoprotéine lipase : cette dernière est une enzyme qui met en réserve les
graisses issues du sang, en particulier dans le tissu adipeux (notre “gras”). Un
microbiote obésifiant active donc la mise en réserve par une activité accrue
de la lipoprotéine lipase.
Enfin, nous avions vu plus haut que les enzymes du microbiote libèrent des
stéroïdes à partir des sels biliaires et que, dans le sang, la balance entre sels
biliaires et stéroïdes libérés a un rôle hormonal modulant en particulier le
métabolisme des glucides et des lipides. Cette balance se trouve altérée par le
microbiote obésifiant, dans un sens favorisant la mise en réserve. L’obésité
est de plus associée à d’autres symptômes, en particulier des inflammations
du tube digestif, liées à des molécules issues du microbiote obésifiant comme
des lipopolysaccharides des membranes bactériennes. Ainsi, toute la
physiologie de l’organisme est modifiée dans la maladie, mais cela démontre
a contrario comment le fonctionnement de l’organisme sain dépend lui aussi
du microbiote.
Depuis une cinquantaine d’années, les éleveurs ont empiriquement utilisé
ce mécanisme obésifiant ! Ils avaient remarqué que l’administration de petites
quantités d’antibiotiques aux animaux d’élevage augmente leur croissance.
Cette pratique, critiquée pour sa contribution à la banalisation des résistances
aux antibiotiques, paraissait néanmoins énigmatique. Au-delà d’un effet
sanitaire léger, l’administration expérimentale de telles doses d’antibiotiques
à des souris révèle une modification de leur microbiote dans la direction…
d’un microbiote plus obésifiant. Plus de firmicutes, moins d’énergie
résiduelle dans les fèces, manipulation de la mise en réserve… Sans le savoir,
les éleveurs favorisaient un microbiote obésifiant ! Ce mécanisme se profile
aussi en filigrane du rôle des probiotiques donnés aux enfants dans le jeune
âge, que nous évoquions au chapitre précédent : ces bactéries qui permettent
une meilleure croissance fonctionnent aussi comme un microbiote obésifiant
(les Lactobacilles appartiennent aux Firmicutes). Certains s’inquiètent
d’ailleurs de voir les probiotiques utilisés dans l’alimentation infantile, sans
réglementation ni recul sur leurs effets à long terme : si cela semble bon pour
l’enfant en croissance à court terme, n’y aurait-il pas des incidences sur la
santé aux âges suivants ? Qui sait si, en renforçant la présence de bactéries et
de mécanismes par ailleurs obésifiants, ce n’est pas l’obésité qu’on inocule ?
Le débat fait rage, mais les données et le recul manquent encore.
Parmi les autres désordres métaboliques liés à un microbiote modifié
figure le diabète de type 2, qui est d’ailleurs une complication de l’obésité.
Dans ce diabète qui touche près de 3,5 millions de personnes en France, les
cellules ne réagissent plus à l’insuline et ne régulent plus la concentration de
sucre dans le sang : divers organes (dont les yeux) accumulent des lésions qui
augmentent le taux de mortalité. Ici aussi, le microbiote est modifié, et son
rôle causal a pu être démontré chez l’homme par des expériences de
transplantation fécale. On injecte par voie rectale le microbiote de donneurs
sains, fréquemment de proches parents indemnes, à des malades souvent
préalablement traités par antibiothérapie pour limiter la compétition avec le
microbiote résidant qu’on souhaite remplacer. Des transplantations de
microbiote de parents indemnes à des patients atteints de diabète de
type 2 entraînent un regain de sensibilité à l’insuline au bout de six semaines,
en lien avec une modification temporaire du microbiote. Mais, hélas ! ce
recul n’est pas persistant : microbiote pathologique et diabète reviennent au
bout d’une année. Chassez le naturel… Il existe donc une autre cause, par
exemple génétique, mais le microbiote est sur le chemin qui mène aux
symptômes.
Un dernier état physiologique particulier, la grossesse, induit un état
métabolique proche du diabète : plus la grossesse avance, moins l’organisme
est réactif à l’insuline. L’augmentation de la concentration de sucre dans le
sang qui en résulte améliore la nutrition du fœtus. Chez 10 % des femmes
enceintes, il se développe même un vrai diabète, dit “gestationnel”. S’il
régresse souvent après l’accouchement, il peut persister en un diabète de
type 2. De plus, la masse graisseuse s’accroît au cours de la gestation, qui
stocke des réserves pour le fœtus et la lactation. Or, le microbiote
accompagne ici aussi ces changements : sa composition évolue et ressemble
de façon croissante à celle d’individus diabétiques au cours de la grossesse.
Transféré à des souris axéniques, un microbiote du troisième trimestre de
grossesse augmente la masse graisseuse et l’insensibilité à l’insuline de façon
plus prononcée qu’un microbiote du premier trimestre ! Ainsi le microbiote
contribue-t-il (à défaut d’en être la cause première) à piloter les fluctuations
physiologiques de la grossesse, voire à embrayer sur un état pathologique.
Il existe donc une forte intrication entre notre physiologie et notre
microbiote intestinal, qu’on découvre souvent dans la maladie. Mais ces
observations démontrent aussi le rôle du microbiote dans la bonne santé. Si
l’on peut espérer soigner un jour par le microbiote, il ne faut pas
s’illusionner : notre microbiote ne “décide” pas de tout, et il est, comme nous
l’avons dit, une courroie de transmission. Environnement et terrain génétique
le modifient, et de fait les transplantations de microbiote ont souvent un effet
limité dans le temps. En d’autres termes, nous ne sommes pas totalement
pilotés, mais il y a interaction réciproque et “notre” physiologie se construit
comme une émergence symbiotique.

CES MÉDICATIONS QUI SOIGNENT (PARFOIS SANS LE SAVOIR) LE


MICROBIOTE

Quant à l’obésité et au diabète, deux médications au moins avaient, à notre


insu, trouvé la voie du microbiote : la metformine et la gastrectomie
longitudinale. La metformine, commercialisée sous le nom de Glucophage,
est un antidiabétique qui diminue l’insensibilité à l’insuline et la fabrication
de sucre par le foie. Mais elle modifie aussi le microbiote digestif et son
fonctionnement, notamment dans le sens d’une production accrue de butyrate
dont on a vu plus haut les effets bénéfiques sur la satiété et la masse
graisseuse. Chez des souris, la metformine a un effet semblable sur le
métabolisme et le microbiote : elle favorise notamment Akkermansia
muciniphila, une bactérie également présente chez l’homme, et plus
abondante dans les souris minces. L’administration par voie orale
d’Akkermansia a un effet hypoglycémiant et amincissant chez les souris ! La
metformine agirait donc en partie via un changement de microbiote…
La gastrectomie dite “longitudinale” traite chirurgicalement l’obésité en
supprimant les deux tiers de l’estomac. Elle entraîne une réduction de la
masse graisseuse, voire du diabète associé à l’obésité, dans les mois qui
suivent. Longtemps on a cru que la réduction de volume de l’estomac,
voisine de 80 %, diminuait la prise alimentaire… La gastrectomie entraîne
aussi des modifications majeures du microbiote intestinal. Le microbiote
devient plus divers (rappelons que le microbiote obésifiant est moins
diversifié que celui des individus minces) et contient notamment plus de
Roseburia, une bactérie qui réduit la prise de poids des rongeurs auxquels on
l’inocule. Mais, plus globalement, l’opération modifie le dialogue hôte-
microbiote. Nous avons déjà vu que les bactéries modifient les sels biliaires
en stéroïdes, et que la balance sels biliaires/stéroïdes régule le métabolisme
des lipides et des sucres. Cet effet est notamment dû à une protéine qui, dans
différents tissus, est le récepteur cellulaire qui perçoit les sels biliaires.
Transposons nos observations sur des souris obèses, chez qui la gastrectomie
réduit aussi le surpoids. Si elles sont mutées pour ce récepteur cellulaire, elles
ne réagissent plus à l’opération… et ne montrent plus de modification de leur
microbiote ! Modifications du microbiote et perte de poids ont donc une
cause plus complexe que le simple changement de taille et de fonctionnement
de l’estomac. La gastrectomie influe sur l’activité bactérienne, ce qui modifie
le fonctionnement de l’organisme et, en retour, modifie encore le
microbiote… La gastrectomie altère le dialogue entre le microbiote et
l’organisme, et induit un nouvel état de fonctionnement plus vertueux, qui est
encore un exemple d’émergence symbiotique.
S’il peut sembler inquiétant de voir des traitements utilisés avant qu’on ait
entièrement compris leur mécanisme, ces deux anecdotes démontrent la
présence incontournable du microbiote intestinal, qu’à notre insu nous
redécouvrons dans des pratiques empiriques… Pour notre santé, le
microbiote offre d’une part la possibilité de diagnostics d’états pathologiques,
possiblement avant même que les symptômes n’apparaissent, et d’autre part,
pour l’avenir, une source de leviers d’action. Encore balbutiantes chez
l’homme (on ne soigne pas encore l’obésité par transplantation de
microbiote), des transplantations ou des inoculations de souches correctrices
feront peut-être partie de la pharmacopée de demain. En tout cas, la Food and
Drug Administration américaine a classé réglementairement les transferts de
microbiote comme médicaments en 2013. De fait, comme tout traitement, les
transplantations présenteront sans doute des risques et des effets indésirables
qui restent à explorer, comme le transfert de pathogènes. Bien sûr, on peut
aussi imaginer l’implantation de quelques espèces sélectionnées et
précultivées en laboratoire, en une utilisation probiotique “élargie”, mais on
est ici encore loin de la routine. Une perspective actuellement développée en
France est d’échantillonner le microbiote avant les chimiothérapies, qui
l’altèrent beaucoup, pour le réintroduire dans le patient en fin de traitement.
Ajouter le microbiote à la trousse de pharmacie ne doit surtout pas entretenir
l’espoir naïf d’une médication idéale ou unique.

LE MICROBIOTE, UNE PROTECTION CONTRE… LES MICROBES

Il est en revanche un domaine où le transfert de microbiote est devenu


presque routinier : le soin de certaines formes graves de diarrhées, contre
lesquelles le microbiote d’un individu sain s’avère le meilleur rempart,
confortant par là le rôle protecteur du microbiote. La diarrhée résulte de
l’installation d’un microbiote peu varié et délétère, qui élimine
(transitoirement le plus souvent) par compétition le microbiote bénin
habituel. Fréquemment, les microbes de la diarrhée utilisent des molécules
normalement absentes, produites par l’inflammation ou l’absence du
microbiote habituel, pour renforcer encore leur installation transitoire. Par
exemple, les salmonelles profitent d’une molécule soufrée, le tétrathionate,
un sous-produit de la réaction inflammatoire, qui les aide à respirer
l’éthanolamine, que les membres du microbiote habituel n’exploitent pas : du
coup, elles ne sont pas en concurrence avec les occupants habituels.
Néanmoins, la concurrence reste une bonne protection, et on peut prévenir ou
soigner les diarrhées en accordant un supplément alimentaire (un coup de
pouce, donc) au microbiote habituel. C’est le rôle des prébiotiques fournis
aux nouveau-nés, qui peuvent agir aussi chez l’adulte. Pour les touristes qui
confrontent leur microbiote à des envahisseurs exotiques, autrement dit qui
risquent la turista, il existe des traitements préventifs à base de sucres
complexes favorisant le microbiote bénin habituel.
Les diarrhées à Clostridium difficile illustrent l’intérêt des transplantations
dans les cas où la compétition peine à tourner en faveur du microbiote
habituel. Cette espèce, habituellement présente en quantité faible et
inoffensive, provoque de graves diarrhées récidivantes si elle s’installe en
nombre. Elle endommage l’intestin parfois au point d’exiger une ablation
chirurgicale handicapante, rappelant chez l’adulte les entérocolites
nécrosantes des prématurés évoquées au chapitre précédent. Les traitements
par antibiotique n’entraînent, hélas, que des rémissions avant des rechutes
plus sévères, car les Clostridium survivants trouvent un intestin “vide”, prêt à
être repeuplé après l’antibiothérapie… En désespoir de cause, on a
commencé à tester, dans les années 2000, des transferts de microbiote de
donneurs sains, après une dernière antibiothérapie pour faire place nette… Le
microbiote implanté s’installe et les symptômes régressent durablement : le
nouveau microbiote mène avec succès la compétition contre Clostridium
difficile ! La transplantation fécale est actuellement le meilleur espoir de
rémission (95 % des cas contre 40 % par antibiothérapie) ; cette
réimplantation de microbes choisis tient à la fois de la transplantation
d’organe, de l’inoculation microbienne et de la restauration écologique.
Ceci illustre le rôle majeur de notre microbiote dans la protection du tube
digestif contre les agressions microbiennes. À côté des protections chimiques
évoquées plus haut, notre microbiote protège contre les attaques
biologiques – un rôle dont le lecteur sait qu’il accompagne souvent les
symbioses. Les mécanismes en sont multiples, et en voici quatre majeurs.
Premièrement, le microbiote concurrence les pathogènes pour les ressources.
On comprend pourquoi, à l’inverse, une antibiothérapie laisse la place aux
envahisseurs opportunistes en réduisant notre microbiote (il faut alors manger
des yaourts pour repeupler son tube digestif). On retrouve ici la règle, bien
connue en écologie, selon laquelle plus la diversité est grande, plus les
envahisseurs risquent de trouver un compétiteur qui les exclut. Les
microbiotes diversifiés protègent mieux, et tant pis si une hygiène excessive
appauvrit le microbiote occidental ! Deuxièmement, de nombreux effets
antibiotiques directs existent : certaines souches d’Escherichia coli
produisent par exemple des colicines, petites protéines qui tuent les autres
bactéries en formant des trous dans leurs membranes. Troisièmement, le
microbiote peut interférer directement avec les mécanismes d’attaque des
pathogènes : par exemple, certaines bifidobactéries empêchent l’entrée dans
les cellules intestinales des toxines de Shigella dysenteriae, une bactérie
pathogène intracellulaire entraînant des diarrhées sanglantes (la dysenterie).

LE MICROBIOTE ÉDUQUE ET MATURE NOTRE SYSTÈME


IMMUNITAIRE

Les souris axéniques, qui présentent une susceptibilité accrue aux infections
digestives lorsqu’on les sort de leur milieu stérile, révèlent un quatrième et
dernier mécanisme de cette protection. Leur système immunitaire intestinal
est en effet atrophié : habituellement, 80 % des cellules immunitaires se
massent dans la paroi intestinale, prêtes à intervenir en cas d’intrusion. Chez
les souris axéniques, les tissus immunitaires du tube digestif sont sous-
développés, pratiquement vides de lymphocytes, tandis que les ganglions
voisins sont immatures… Les gènes liés à l’immunité, par exemple ceux des
anticorps sécrétés qui protègent les muqueuses de l’intestin, ne s’expriment
guère. Or, ces caractéristiques sont corrigées, au moins chez de jeunes souris,
si on les laisse être colonisées par un microbiote, ou même par une seule
espèce comme Bacteroides fragilis ou Escherichia coli. Dans un organisme
normal, l’installation du microbiote déclenche donc la finition, en d’autres
termes la maturation du système immunitaire. Les signaux impliqués sont
variés : le système immunitaire des souris axéniques mature aussi sous l’effet
de bactéries tuées ou de molécules de la membrane cellulaire bactérienne, les
lipopolysaccharides ; des molécules issues des métabolismes microbiens sont
aussi actives, comme les acides gras volatils, dont le butyrate.
Cette maturation par le microbiote ne doit pas être confondue avec une
simple réponse immunitaire, car elle établit un niveau de réactivité accrue et
non pas une activation ; l’organisme devient capable de répondre plus vite et
plus intensément aux agressions. Ceci évoque les plantes du chapitre II dont
les symbiontes racinaires rendent aussi l’immunité plus réactive ! Le parallèle
va plus loin, puisqu’on retrouve dans tous les cas deux autres aspects de cette
influence microbienne. Premièrement, elle est étendue à tout l’organisme :
l’analyse de souris axéniques recolonisées ou recevant des
lipopolysaccharides de Bacteroides montre une meilleure capacité à
multiplier les lymphocytes partout dans l’organisme en cas d’agression.
Deuxièmement, cette influence n’est pas seulement activatrice, mais elle
tempère aussi certaines réactions : les natural killers, des lymphocytes
activateurs de l’inflammation, abondent dans les souris axéniques où ils
contribuent à des irritations de l’intestin, voire d’autres organes comme les
poumons. Or, leur réactivité régresse si l’on laisse un microbiote coloniser les
jeunes souris axéniques. Plus qu’une simple activation, le microbiote induit
donc une régulation complexe et un fonctionnement “adulte” du système
immunitaire, qui ne sont acquis qu’en symbiose.
Ce rôle dans la maturation du système immunitaire est illustré a contrario
dans le monde moderne par l’apparition de maladies immunitaires comme les
allergies et les maladies auto-immunes. Ces dernières, où le système
immunitaire attaque l’organisme lui-même, ont une composante génétique
prédisposant certains individus, mais le microbiote contribue aussi à les
établir. Par exemple, la maladie de Crohn (une inflammation du tube digestif
qui peut gagner d’autres organes) ou le syndrome du côlon irritable (une
digestion difficile, accompagnée de douleurs abdominales mais aussi de
maux de tête, de fatigue, voire même de dépression) sont associés à un
microbiote modifié. Des rémissions temporaires chez 25 % des malades
atteints de ces affections ont été observées après transfert de microbiote sain.
De façon anecdotique, deux donneurs avaient été utilisés : l’un n’a soigné
aucun malade, tandis que l’autre a agi chez 40 % des receveurs. Il existera
peut-être demain des donneurs de “bon” microbiote…
Les allergies, comme l’asthme, se sont multipliées dans les sociétés
occidentales au XXe siècle : le mot “allergie” lui-même ne date que de 1906 !
Dans l’allergie, le système immunitaire surréagit à des stimulus bénins.
Cependant, l’incidence des allergies est moindre dans les pays en voie de
développement, et dans les milieux ruraux chez nous, où les enfants
développent 3 fois moins d’allergies qu’en ville. La présence d’un chien,
facteur de contaminations microbiennes variées, abaisse aussi le risque
d’allergie infantile. La présence de la bactérie stomacale Helicobacter pylori
est associée à une probabilité moitié moindre de développer de l’asthme ;
parmi des souris chez lesquelles on déclenche expérimentalement des
réponses de type asthmatique, celles auxquelles on inocule en plus
Helicobacter pylori développent un asthme plus limité…
Plus globalement, le microbiote stimule des lymphocytes qui diminuent
l’intensité de la réaction inflammatoire, et en réprime d’autres qui activent
l’inflammation, dont les natural killers évoqués plus haut : l’asthme et les
maladies auto-immunes résulteraient de la perte de ce frein exercé par le
microbiote. Une théorie en vogue, la théorie hygiéniste, propose que
l’hygiène des villes modernes entrave le développement correct du système
immunitaire. La vie occidentale trop aseptisée entraînerait une colonisation
du tube digestif moins diverse, plus tardive et souvent entravée par les
antibiothérapies, fixant parfois irréversiblement un état fonctionnel immature
ou aberrant du système immunitaire. Il est évident que les conditions
modernes ne correspondent plus à celles où notre système immunitaire et son
développement ont été sélectionnés au cours de notre histoire, et notre
organisme ne répond donc pas toujours à ces nouvelles conditions d’une
façon adaptée…
La théorie hygiéniste a de fait suscité des traitements efficaces. En
Finlande, une expérience célèbre administrant des Lactobacillus casei à des
femmes enceintes, puis à leurs enfants, a réduit de 50 % la fréquence
d’eczémas à l’âge de deux ans par rapport à des enfants qui recevaient un
placebo. Notre excès d’hygiène rejaillit sur les animaux domestiqués : par
exemple, les cochons élevés hors-sol ont des états inflammatoires plus
prononcés et des dysfonctionnements du métabolisme des lipides plus
marqués que ceux élevés en plein air, alors que ces derniers, plus exposés,
ont un microbiote plus varié, notamment riche en lactobacilles protecteurs. La
théorie hygiéniste rencontre donc la notion de “saleté propre” : un certain
degré de contamination est requis pour un bon développement et un bon
fonctionnement du système immunitaire.
Ajoutée aux défenses directes du microbiote intestinal, la régulation du
développement du système immunitaire parachève le rôle protecteur du
microbiote et l’étend à tout l’organisme. Cela évoque les mécanismes jouant
sur la peau au chapitre précédent et ceux impliqués dans l’immunité des
plantes au chapitre II : dans tous les cas, effets directs et modifications de
l’hôte se conjuguent pour assurer la protection.

COMMENT TOLÉRONS-NOUS LE MICROBIOTE SYMBIOTIQUE ?

Cette maturation assure une meilleure réactivité du système immunitaire, sans


empêcher la tolérance au microbiote intestinal lui-même. Consacrons
quelques instants à cette tolérance intime, encore imparfaitement comprise,
au long de nos 7 à 8 mètres d’intestin, soit une frontière microbienne
de 250 mètres carrés ! La tolérance du microbiote implique une mise à
distance des microbes. D’abord, ils sont isolés des cellules de la muqueuse
intestinale par un mucus qu’elles fabriquent, et qui présente une épaisseur
croissante au cours de l’avancée dans l’intestin, donc avec la densification de
la population microbienne. La surface de ce mucus est colonisée, côté
microbiote, par des bactéries peu nocives ou bénéfiques, comme les
bifidobactéries ou Faecalibacterium prausnitzii, qui se nourrissent d’ailleurs
du mucus (celui-ci présente des ressemblances chimiques avec les
oligosaccharides du lait humain évoqués plus haut !). Ces bactéries ont deux
effets : d’une part, elles forment un biofilm à la surface du mucus qui fait
écran aux autres bactéries, notamment pathogènes ; d’autre part, en
fermentant la partie superficielle de ce mucus, elles libèrent du butyrate qui,
outre ses effets positifs évoqués plus haut, renforce la sécrétion du mucus.
Elles rejoignent en cela d’autres bactéries comme Bacteroides
thetaiotaomicron, qui stimulent directement les cellules sécrétrices. Les
souris axéniques ne possèdent pratiquement pas de mucus, faute d’une
stimulation adéquate. Le mucus résulte donc d’une boucle vertueuse où le
microbiote induit le mucus qui le nourrit. Les bactéries ne doivent pas
consommer excessivement ce mucus, sans quoi la protection disparaîtrait : on
retrouve ici l’importance des fibres dans l’alimentation, car les bactéries du
biofilm s’en nourrissent également, et la présence de fibres limite donc
l’amincissement du mucus. Un régime pauvre en fibres fait risquer, à
l’inverse, des dommages microbiens sur la muqueuse intestinale.
Plus près des cellules intestinales, une exclusion complète des bactéries
opère dans la partie profonde du mucus. La sécrétion d’anticorps de type A et
de petites protéines toxiques pour les bactéries forme là un no man’s land
inhospitalier, repoussant les audacieux. Parmi ces protéines humaines
antimicrobiennes, les défensines s’insèrent dans la membrane des cellules
microbiennes et s’y regroupent pour former un canal qui entraîne une fuite
mortelle du contenu cellulaire, comme les colicines d’Escherichia coli. Le
mucus intestinal joue donc de la carotte (en nourrissant un biofilm protecteur
en surface) et du bâton (en tuant les audacieux plus en profondeur)… et
protège la muqueuse intestinale.
Il nous faut aussi comprendre pourquoi le système immunitaire, de l’autre
côté de cette muqueuse, n’est pas en permanence mis en état d’alerte.
Construit pour réagir en cas de présence microbienne, il devrait être activé
par les métabolites microbiens issus de l’intestin, c’est-à-dire mis en état
inflammatoire permanent. Deux mécanismes au moins le tempèrent :
l’apprentissage et l’atténuation locale. Premièrement, le système immunitaire
est capable d’apprentissage. Dans notre jeune âge, les cellules immunitaires
effectuent un apprentissage majeur au sein d’un organe situé à la base cou, le
thymus, qui élimine celles réagissant de façon inappropriée à l’organisme lui-
même. Un second apprentissage a lieu dans la paroi intestinale, qui élimine
les cellules réagissant aux molécules émises par les microbes inoffensifs du
microbiote (un apprentissage de cette partie de nous qui est microbienne).
Notre appendice est d’ailleurs peut-être l’un des lieux privilégiés de cet
apprentissage. Deuxièmement, la réponse immunitaire est question de
contexte : dans la paroi du tube digestif intervient une atténuation locale, par
le jeu concerté du microbiote et de l’hôte. Les lipopolysaccharides de
Bacteroides activent par exemple des cellules immunitaires régulatrices ;
l’hôte émet lui aussi de petites protéines régulatrices (les cytokines) aux
effets locaux semblables. Certaines bactéries inhibent directement la réponse
inflammatoire, comme Faecalibacterium prausnitzii, par le biais du butyrate
qu’elles produisent. Cependant, plus en profondeur dans les tissus, une
phagocytose attend les intrus qui franchiraient la muqueuse, opérant une vraie
réaction immunitaire contre les pathogènes en cas d’intrusion. L’intestin
apprend ainsi, au contact du microbiote intestinal, à limiter en routine toute
inflammation inutile.
Les mécanismes conduisant à la tolérance du microbiote, encore mal
connus, paraissent bel et bien une fonction symbiotique : régulation de la
fabrication du mucus, apprentissage, régulation locale de la réponse…
résultent d’une interaction entre les symbiontes. Il faut réviser la vision d’un
système immunitaire cantonné au rejet des pathogènes : localement, dans
l’intestin, mais aussi partout où existe un microbiote, il est plutôt un pâtre,
gardien (et non agresseur) de troupeaux microbiens. Les microbes ne doivent
en effet pas tous être évités et le système immunitaire a aussi un rôle dans le
tri et la tolérance du microbiote symbiotique. De la même façon, les
molécules issues des microbes ne sont pas toujours des indices d’agressions :
dans certains contextes, par exemple en présence d’autres molécules
indiquant des lésions cellulaires, elles entraînent une réaction de défense ;
mais dans d’autres, elles ont un simple rôle de dialogue, par exemple pour la
maturation ou la régulation du système immunitaire… Un signal microbien
n’est donc pas toujours négatif, et notre lien aux microbes n’est pas
seulement défensif.

DES MICROBES QUI INFLUENT SUR LE DÉVELOPPEMENT ET LE


COMPORTEMENT DES SOURIS…
Bien, se dit le lecteur, le système immunitaire est en partie construit par le
microbiote, mais au fond c’est logique puisque, justement, c’est sa fonction
que de gérer des microbes. Cependant, l’effet du microbiote sur le
développement est en réalité plus complexe : retournons, une fois encore, aux
souris.
Un test de comportement consiste à placer une souris sur deux planches
disposées en croix et en hauteur. Les deux bras d’une planche sont entourés
de hautes cloisons qui cachent l’environnement, tandis que les bras de l’autre
restent ouverts sur le vide. Les souris évitent en général les bras libres… on
sait bien qu’elles vivent cachées et à l’ombre. Les souris axéniques, quant à
elles, passent autant de temps partout ! Placées dans une enceinte qui est à
moitié à l’ombre, elles passent aussi plus de temps à la lumière que les souris
normales. Leurs soigneurs connaissent bien leurs comportements singuliers :
activité accrue, moindre timidité, moindre anxiété, problèmes de
mémorisation, etc. Mais, si on laisse un microbiote normal coloniser les
souris axéniques jeunes, leur comportement tend vers celui de souris
normales. Cette réversion, qui n’est pas observée sur des adultes axéniques,
suggère que les différences résultent du microbiote et que celui-ci opère tôt
dans le développement.
De fait, le fonctionnement du système nerveux diffère notablement chez
les souris axéniques… Elles dégradent plus vite leurs neurotransmetteurs, ces
substances qui permettent les transferts d’informations entre les neurones,
dans les zones de contacts appelées synapses. Dans le cerveau, l’expression
de nombreux gènes est modifiée par l’absence de microbiote, dont certains
sont impliqués dans l’anxiété ou la capacité à construire et à stabiliser les
synapses. Là encore, une recolonisation bactérienne dans le jeune âge rend
normale une souris axénique, nerveusement parlant, mais non pas un adulte
axénique. L’effet sur le système nerveux des souris axéniques est général et
diffus : par exemple, le tissu olfactif des souris axéniques réagit
anormalement aux odeurs… La vie axénique est donc très différente, et le
microbiote intervient dans le développement bien au-delà des systèmes
immunitaire et digestif.
Le microbiote intervient aussi dans des modifications plus mineures et
réversibles du comportement, dont voici deux exemples. Une antibiothérapie
peut modifier le comportement de souris, en lien avec un changement du
microbiote : elles acquièrent un comportement plus exploratoire et moins
peureux, évoquant celui des souris axéniques. Ces différences régressent
simultanément à l’arrêt de l’antibiothérapie. Pour s’affranchir de l’effet de
l’antibiotique lui-même, une autre approche est le transfert de microbiote. Le
microbiote de différentes lignées de souris qui diffèrent par leur
comportement (les unes timides, les autres aventureuses) a été transféré à des
souris axéniques toutes issues d’une même lignée. Après colonisation, les
souris axéniques, pourtant génétiquement proches entre elles, montrent des
timidités variables, correspondant à celles des souris dont provient le
microbiote inoculé ! La nature du microbiote influe donc sur le
comportement des souris.
Comment le microbiote influence-t-il le fonctionnement et le
développement du système nerveux ? Il existe au moins trois canaux. Le
premier est la production directe de molécules analogues d’hormones et de
molécules régulatrices du système nerveux, comme les neurotransmetteurs.
Par exemple, la sérotonine, une molécule aux rôles régulateurs nombreux,
liée aux émotions et au sentiment de bien-être (diverses drogues et des
médicaments comme le Prozac augmentent sa production), est abondamment
synthétisée par le microbiote. Lorsqu’une souris axénique acquiert un
microbiote, son taux de sérotonine sanguin est multiplié par 3 ! Les causes
sont doubles : d’une part, cette colonisation stimule le fonctionnement des
cellules productrices de sérotonine (à 90 % situées dans le tube digestif) et,
d’autre part, certaines bactéries produisent elles-mêmes de la sérotonine qui
entre dans l’organisme. La liste des hormones et composés potentiellement
actifs sur le système nerveux produits par les microbes du tube digestif est
longue : mélatonine, acétylcholine, dopamine, gamma-aminobutyrate… Il y a
là de quoi inonder le système nerveux, et la production microbienne s’ajoute
donc aux effets sur la synthèse par l’intestin. Indépendamment de cette
influence directe, le système nerveux interagit beaucoup avec le système
immunitaire, dont nous avons vu la dépendance au microbiote. Le système
immunitaire est un second canal, encore mal exploré, par lequel une partie du
dialogue pourrait passer.
Un troisième canal a été démontré sur des souris qui, en présence de
Lactobacillus rhamnosus, sont moins déprimées. Pour savoir si un rongeur
est déprimé, aucun interrogatoire n’est possible : on a recours au “test de la
nage forcée”, qui évalue sa combativité face à la noyade. L’animal est placé
dans un cylindre de verre rempli d’eau, dont il ne peut s’échapper, et on
mesure la fraction de temps qu’il passe sans se débattre. Ce temps de
passivité, qui décroît avec l’administration d’anxiolytiques ou
d’antidépresseurs, constitue une estimation du degré de dépression de
l’animal. Il est, justement, diminué chez des souris qui ont reçu Lactobacillus
rhamnosus : elles produisent moins d’hormones de stress et leur système
nerveux cérébral présente des modifications dans la perception d’un
neurotransmetteur, le gamma-aminobutyrate. Mais si l’on sectionne le nerf
vague, un nerf qui relie le tube digestif au cerveau, plus aucune de ces
réponses, comportementales ou biochimiques, n’est observée chez les souris
inoculées ! Les métabolites bactériens peuvent influencer les 5 millions de
neurones de l’intestin de souris (200 millions chez nous !) et, de là, faire
parvenir des messages au nerf vague, qui les relaie ensuite vers le système
nerveux central…
Beaucoup de transferts de microbiote modifiant le comportement de souris
axéniques, comme celui qui rend timides ou aventureuses les souris évoquées
plus haut, sont sans effet aucun quand le nerf vague a été coupé. En étudiant
la digestion, nous avions vu le nerf vague comme une cible de l’action
bactérienne ; il semble en être aussi un vecteur. L’abondante communication
du microbiote intestinal avec le système nerveux central, que l’on appelle axe
cérébro-intestinal, passe donc à la fois par voie chimique et par voie nerveuse
chez les souris…

… DES MICROBES QUI INFLUENT SUR NOTRE COMPORTEMENT ?


Mais l’homme dans tout cela ? Il possède aussi un axe cérébro-intestinal
qu’on commence à élucider, et qui joue sans doute un rôle dans le
développement du système nerveux, dans l’humeur et dans le comportement,
bien que cela reste difficile à tester. Le microbiote d’humains dépressifs,
inoculé à des rats, change fortement leur comportement et les rend plus
dépressifs eux-mêmes (à en croire le fameux test de la nage forcée),
contrairement au microbiote d’individus non dépressifs qui n’a aucun effet. À
l’appui d’une influence bactérienne, une catastrophe sanitaire a suggéré que
des bactéries puissent changer l’humeur : en 2000, une inondation
catastrophique à Walkertown, au Canada, obligea les habitants à boire de
l’eau souillée. Parmi ceux qui développèrent des indispositions intestinales
plus ou moins graves, beaucoup présentèrent dans les années suivantes des
accès de dépression et d’anxiété, sans rapport avec les commotions
éprouvées… On pense que cela est dû aux contaminations bactériennes, en
particulier à Campylobacter jejuni. Cette bactérie est liée à des syndromes
dépressifs et, administrée à des souris, elle réduit leur performance à la nage
forcée.
Certaines bactéries auraient à l’inverse un rôle calmant, voire euphorisant.
Ce n’est pas étonnant si l’on se souvient du rôle bactérien dans la synthèse de
sérotonine. Une première étude a administré à des femmes diverses bactéries
fermentaires, dont des lactobacilles, sous forme de yaourt pris deux fois par
jour, durant un mois. Puis on a étudié leur activité cérébrale devant des
images saisissantes de visages en colère ou effrayés : par rapport à des
femmes ayant reçu un placebo, celles traitées avec les probiotiques montrent
une moindre activité des zones cérébrales liées aux émotions et à la douleur.
Dans une seconde étude, des hommes ayant reçu des bifidobactéries
(Bifidobacterium longum) ont été soumis à des tests de stress et de
mémorisation : ils sécrètent moins de cortisol, une hormone de stress, que les
individus ayant reçu un placebo ; de plus, leur mémoire visuelle est
améliorée. Dans une troisième expérience, l’absorption d’une combinaison de
Lactobacillus helveticus et de Bifidobacterium longum montre une activité
anxiolytique sur des rats (forcés à nager) ainsi que sur des hommes en bonne
santé…
On est encore loin de provoquer le bonheur, ou de comprendre les
mécanismes de ces observations, mais, tout comme nos hormones, notre
microbiote influence nos performances, notre état d’esprit et notre perception
du monde. Ceci ouvre du reste la possibilité d’effets secondaires…
“psychologiques” lors de transplantations thérapeutiques de microbiote, dont
l’usage demande donc décidément encore bien des tests. S’il est encore trop
tôt pour guider le fonctionnement du cerveau et l’humeur par des bactéries,
les probiotiques capables de modifications psychologiques ont déjà été
nommés “psychobiotiques”.
Finalement, les relations interindividuelles et la sociabilité sont affectées
par le microbiote. Si notre vie sociale influe sur notre microbiote (voir au
chapitre précédent), l’inverse est aussi vrai. Commençons par un dernier
détour chez les animaux, chez qui le microbiote module clairement les
relations interindividuelles. Les souris axéniques ont moins d’intérêt que les
souris normales pour une souris visiteuse placée dans leur cage : alors qu’un
visiteur inconnu suscite une attention plus grande chez des souris normales,
l’intérêt des souris axéniques est identique pour un visiteur déjà connu ou
non. Les microbes fabriquent aussi des molécules qui régulent les relations
interindividuelles, les phéromones, habituellement produites par les animaux
eux-mêmes. Beaucoup d’animaux, comme les rhinocéros, les renards et les
Mustélidés (la famille de la belette), utilisent l’odeur de leurs excréments
pour marquer leur territoire, et mobilisent donc en partie les molécules de
leur microbiote pour marquer leur identité ! Chez les insectes, des produits en
partie microbiens régulent l’agrégation, c’est-à-dire la formation de groupes.
Le criquet pèlerin (Schistocerca gregaria) vit en nuées migrantes qui
menacent l’agriculture en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (c’est l’une
des sept plaies d’Égypte), et ces nuées s’agrègent sous l’effet d’une
phéromone, le gaïacol, produite par des bactéries digestives. Semblablement,
des coléoptères parasites d’arbres (des Dendroctonus et des Ips appartenant
aux scolytes vus au chapitre VI) repoussent leurs comparses des arbres déjà
parasités en émettant une hormone antiagrégation, la verbénone, issue d’une
modification de la résine des conifères parasités par les levures colonisant les
galeries de l’insecte. Chez les drosophiles, le microbiote interfère jusque dans
le choix du partenaire sexuel par voie phéromonale : quand on mélange des
drosophiles nourries de mélasse à d’autres nourries d’amidon, elles
s’accouplent préférentiellement entre individus ayant reçu la même
nourriture. Cette préférence disparaît après une antibiothérapie, mais elle peut
être restaurée en contaminant une drosophile axénique avec les fèces d’une
autre drosophile : l’origine des fèces utilisées détermine alors les préférences
sexuelles ! Des lactobacilles, favorisés par la consommation d’amidon,
semblent modifier les phéromones attirant le partenaire lors de
l’accouplement. Dans cet exemple, l’isolement reproductif entre des
drosophiles aux alimentations différentes pourrait conduire, à terme, à des
espèces différentes, qui ne se croisent plus : les modifications des relations
interindividuelles par le microbiote ont donc des impacts majeurs.
Chez l’homme, l’effet sur les relations interindividuelles reste moins clair.
L’autisme, où les comportements relationnels sont notamment affectés, serait
toutefois lié au microbiote. Le microbiote des individus autistes a une
composition particulière, entraînant souvent des troubles intestinaux, tandis
que des traitements antibiotiques améliorent partiellement certains
symptômes de l’autisme. Là encore, cette amélioration n’est que provisoire,
mais cela suggère que le microbiote, sans être à lui seul la cause première,
contribue à installer les symptômes. Une contribution microbienne à
l’autisme pourrait expliquer sa recrudescence actuelle (10 fois plus de cas
depuis trente ans) par l’hypothèse hygiéniste : une colonisation insuffisante et
trop tardive par les bactéries aidant au développement fige un fonctionnement
inhabituel du cerveau et du microbiote. En particulier, ce microbiote altéré
perméabilise la muqueuse intestinale et laisse passer des molécules
fermentaires qu’il produit. C’est notamment le cas des acides quinolinique et
kynurénique, qui perturbent le fonctionnement cérébral : injectés à des souris,
ils induisent des altérations comportementales évoquant l’autisme. Le lien du
microbiote à l’autisme, et plus généralement au comportement social, reste
encore à valider mais, s’il était avéré, il ne serait pas étonnant au regard de ce
qu’on sait des microbes parasites.
Car certains microbes parasites manipulent notre comportement. Le
protozoaire de la toxoplasmose, Toxoplasma gondii, qui affecte normalement
les félins et les rongeurs, le démontre clairement. Chez les rongeurs, qui
assurent sa dissémination habituelle, cet unicellulaire provoque une baisse de
réactivité et un attrait pour les odeurs d’urine de chat : réfugié dans le
système nerveux, le microbe “reprogramme” la réaction à ces odeurs en…
excitation sexuelle chez les mâles ! Ainsi parvient-il à réinfecter les chats qui
attrapent plus aisément les rongeurs infectés. Lorsque l’homme contracte la
toxoplasmose, les symptômes sont discrets, sauf bien sûr si l’infection
intervient lors d’une grossesse. Mais le parasite reste réfugié dans notre
système nerveux et, quoique incapable de rejoindre un chat, il y distille de
subtiles modifications. Il abaisse la vigilance (les accidentés de la route
comptent une plus forte proportion d’individus infectés) et il réduit la
répulsion des hommes pour les odeurs d’urine féline, ce qui rappelle son effet
chez les rongeurs ! Bien plus, il augmente (légèrement) les risques de
dépression et de schizophrénie et ralentit le développement moteur de
l’enfant… Quant aux comportements relationnels, des tests psychologiques
révèlent que le parasite rend les hommes plus dominants (sans doute parce
qu’il augmente la synthèse de testostérone), et les femmes un peu plus
confiantes et attentionnées.
Cet exemple ouvre tous les possibles quant au microbiote ordinaire… sans
doute capable d’influences plus ou moins favorables lui aussi. Terminons par
des questions provocantes, mais ouvertes, sur le degré exact de manipulation
auquel nous sommes soumis : ces bactéries qui font pleurer un nourrisson
dont elles troublent la digestion n’attirent-elles pas l’attention des parents
pour qu’ils les nourrissent ? Ces bactéries qui déclenchent l’obésité ou une
moindre satiété ne nous manipulent-elles pas pour se nourrir mieux elles-
mêmes ? Des bactéries qui améliorent la sociabilité ne favorisent-elles pas
leur propagation entre humains ? Le degré exact de manipulation de l’homme
par son microbiote reste à évaluer, mais des indices sont déjà là.

POUR CONCLURE…
Notre microbiote intestinal a longtemps été qualifié de “microflore
commensale” (du latin cum, avec, et mensa, table) : le commensalisme sous-
entend une relation nourrissant l’un des partenaires, mais sans effet sur
l’autre. Las ! À la présence microbienne multiple du chapitre précédent
répondent des effets multiples, étroitement tissés avec notre physiologie. La
plupart de nos fonctions sont influencées par nos microbes : nutrition,
immunité, bien sûr, mais aussi développement, comportement, voire
sociabilité… dans la maladie comme dans la santé. Il existe actuellement une
explosion des travaux sur ces influences étroites et multiples, et il ne se
trouve plus d’édition de Nature ou de Science sans un article majeur à leur
sujet ! Nous sommes si largement influencés qu’on peut dire que notre
physiologie est une émergence de la symbiose. Pouvons-nous, d’ailleurs,
encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-
mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ?
Ce que nous racontent l’homme et la souris est valable pour tous les
animaux, dont la physiologie est aussi construite par leur microbiote : nous ne
détaillerons pas leurs cas, souvent encore mal connus, mais de ce point de
vue aussi l’homme est un animal comme les autres. Au-delà de l’animalité
humaine, nous retrouvons des effets microbiens déjà envisagés pour des
plantes, elles aussi colonisées de partout et construites par leurs microbes. Un
parallèle tout à fait saisissant lie notre tube digestif et la rhizosphère des
plantes. Dans les deux cas, des microbiotes hyperdivers, filtrés à partir du
milieu, vivent dans un environnement construit par un hôte dont ils modifient
la nutrition et l’immunité ; de là, influençant à distance tout l’organisme, ils
en modifient jusqu’au développement et à la reproduction. Tous les grands
organismes, plantes et animaux, cachent une forêt de microbes au pouvoir
desquels ils ne sont que des marionnettes.
Au-delà de cette image puissante, et partiellement réaliste, restons
raisonnables et ne répétons pas quant au microbiote l’erreur qui nous avait
laissés croire que notre organisme était autonome. Le microbiote non plus ne
l’est pas, qui serait bien en peine de se nourrir et de se protéger seul…
L’influence est réciproque, car nous choisissons et nous trions nos microbes,
chacun selon nos spécificités génétiques, nos comportements (alimentaires
notamment) et notre culture ; nous les abritons et nous les nourrissons… Il
faut envisager l’interaction symétriquement, comme une symbiose dont
chacun dépend et que chacun construit.
Pour l’homme, le microbiote représente une formidable boîte à outils pour
s’adapter à son milieu : les invités de notre microbiote totalisent 100 fois plus
de gènes que notre propre génome. Ils peuvent donc considérablement
modifier notre fonctionnement et les propriétés du consortium que nous
formons avec eux. Nous avons accès, en triant nos partenaires, à une
formidable diversité de combinaisons génétiques, dont certaines sont
adaptatives ; nous avons vu comment certaines bactéries aident à digérer le
nori ou à détoxiquer la daidzéine du soja ! Le microbiote construit bel et bien
un phénotype étendu de l’homme, dont certains aspects, comme les
cométabolites, sont une émergence de l’interaction.
Nous sommes donc en grande partie construits par un écosystème
microbien. Notre physiologie résulte de mécanismes écologiques qui se
déroulent en son sein : successions de colonisation chez l’enfant,
compétitions en tous moments et notamment lors de diarrhées, perturbations
écologiques après une antibiothérapie ou un changement d’alimentation, par
exemple en voyage… Certains traitements commencent même à mobiliser
l’écologie de cet écosystème. La leçon est terrible pour ceux qui ne veulent
enseigner l’écologie que tard dans les formations, sous prétexte qu’elle
exigerait d’abord de maîtriser la physiologie, le développement, la
reproduction… bref, de maîtriser la biologie des organismes. Or, voilà que
des interactions entre des microbes, ou entre des microbes et leur hôte,
dessinent une partie de la biologie des organismes, en une écologie complexe.
L’écologie n’est désormais plus subordonnée à la biologie des organismes, et,
comme la poule et l’œuf, ces disciplines se sous-tendent réciproquement. Il
est donc grand temps d’initier les plus jeunes à l’écologie aussi !
Des bactéries soigneront peut-être demain non seulement les problèmes
digestifs, inflammatoires, microbiens ou allergiques, mais aussi nos humeurs,
voire notre sociabilité. D’ores et déjà, nous devons imaginer cette saleté
propre, introduite à la fin du chapitre précédent, qui, en validant les gains de
santé dus à l’hygiène, promet un gain complémentaire en réintroduisant les
bons microbes. C’est ce que nous propose la théorie hygiéniste, en filigrane
de son explication des allergies, des maladies auto-immunes ou de l’autisme.
Tolérer une saleté propre fait écho à cet arbitrage délicat de nos entrailles qui
tous les jours trient, en matière de microbes, le bon grain de l’ivraie, à coups
d’acidité stomacale, de mucus intestinal, de sels biliaires, de conflits inter-
microbiens… et de défenses immunitaires, mais en dernier lieu seulement.
Parmi les gestes quotidiens qui trient figurent le choix des aliments (dont les
fibres et un degré de stérilisation modéré), une certaine liberté laissée à
l’enfant de flirter avec la saleté, l’utilisation raisonnée du nettoyage et de
l’antibiothérapie. Demain figureront peut-être d’autres manipulations,
transplantatoires (microbiotes issus de donneurs sains) ou implantatoires (par
prébiotiques ou probiotiques).
Envahis de microbes, nous sommes pourtant encore loin d’avoir épuisé la
présence bactérienne en nous. Ce qui suit, au plus profond des cellules des
animaux et des plantes, renvoie à une dépendance et une ancienneté de
coévolution avec les microbes plus abyssales encore.
CHAPITRE IX

DES MICROBES AU FOND DE NOS CELLULES :


AUX ORIGINES DE LA RESPIRATION
ET DE LA PHOTOSYNTHÈSE

Où l’on comprend que le monde est vert car les plantes contiennent des bactéries
vertes ; où nous apprenons à respirer grâce à des bactéries ; où nos cellules et celles
des plantes se révèlent être des symbioses ! Où les bactéries qui peuplent nos cellules
révèlent leur extrême dépendance, jusqu’à des quasi-extinctions par symbiose ; où la
photosynthèse se propage parmi les eucaryotes les plus divers, par symbiose. Et
comment, finalement, les symbioses créent des espèces… comme la nôtre ! Une raison,
encore, de se convaincre qu’on n’est vraiment jamais seul.

POURQUOI LE MONDE EST SI VERT

Le vert des plantes est omniprésent dans notre environnement… Cette


couleur dominante reflète une propriété majeure des plantes terrestres : la
photosynthèse. En effet, si les plantes ne renvoient que des longueurs d’onde
vertes alors qu’elles sont éclairées de lumière solaire blanche, c’est qu’elles
absorbent toutes les autres longueurs d’onde, bleues et rouges surtout. On
connaît bien la molécule responsable de cette absorption sélective, la
chlorophylle. Dans les milieux aquatiques, la chlorophylle est également
présente dans les algues, bien que certaines présentent d’autres couleurs car
elles possèdent des pigments complémentaires absorbant d’autres longueurs
d’onde, par exemple les caroténoïdes orangés des xanthelles peuplant les
coraux du chapitre V. Examinons de plus près où se trouvent la chlorophylle
et les autres pigments dans les cellules.
La couleur verte n’est pas uniformément répartie : elle se concentre dans
de petits grains d’un centième de millimètre, que l’on appelle les
chloroplastes ou, plus simplement, les plastes. Ce sont eux qui réalisent la
photosynthèse : grâce à l’énergie de la lumière absorbée par la chlorophylle
ou les autres pigments, des enzymes transforment le CO2 en sucres. Ceux-ci
sont ensuite mis à disposition du reste de la cellule pour ses besoins, ou
distribués par la sève aux autres cellules, en particulier celles situées à
l’ombre, dans le cœur des tiges et dans les racines par exemple. Dès le XIXe
siècle, l’observation des plastes révèle un trait particulier : ils ne se forment
jamais spontanément dans la cellule, mais toujours par division en deux d’un
plaste préexistant. Ce qui fait penser à la division cellulaire d’une bactérie !
En 1883, le botaniste allemand Andreas Schimper (1856-1901) écrit : “S’il
est définitivement établi que les plastes ne sont pas formés de novo dans la
cellule-œuf [qui engendre la graine], alors leur situation dans la cellule où ils
se trouvent rappelle celle de symbiontes. Peut-être une plante verte n’est-elle
que l’union entre un organisme incolore et un microbe possédant des
pigments chlorophylliens.” Le biologiste russe Constantin Mereschkowsky
(1855-1921) reprend et généralise ensuite cette théorie dans un ouvrage
de 1905, où il nomme ce mécanisme, qui a engendré les plantes par une
symbiose, la “symbiogenèse”. Cette idée est assez favorablement accueillie à
l’époque, mais peu reprise dans la théorie de l’évolution par la suite.
Il faut dire que la présence d’algues dans d’autres organismes (chapitre V)
a alors déjà été étudiée : Patrick Geddes (1854-1932) publie en 1879 ses
travaux sur le petit ver Symsagittifera roscoffensis abritant des algues vertes ;
le zoologue allemand Karl Brandt décrit vers 1883 les xanthelles des
anémones et des coraux, suggérant leur rôle dans la nutrition de l’animal –
bref, des algues dans des cellules, cela ne fait pas peur à l’époque !

Nous avons montré qu’on ne fait pas une plante ou un animal sans
microbes. Ce neuvième chapitre franchit une étape supplémentaire en
établissant la nature profonde des cellules végétales et animales elles-mêmes,
en révélant comment leur constitution interne incorpore des bactéries, au
cœur de leur fonctionnement. Nous verrons que les plastes ont apporté la
photosynthèse bactérienne aux cellules végétales par endosymbiose, que la
respiration des animaux et de nombreux autres organismes leur provient de
bactéries endosymbiotiques. Après avoir suivi la lente et chaotique
émergence de cette idée au XXe siècle, nous décrirons l’évolution régressive
et sous dépendance, jusqu’au bord de la disparition, de ces bactéries
endosymbiotiques du fond des cellules. Nous assisterons ensuite aux
apparitions multiples des plastes dans l’évolution, mettant en place non
seulement les plantes, mais aussi de nombreux groupes d’algues et
d’unicellulaires photosynthétiques. Une dernière étape nous montrera la
façon dont les gènes de ces bactéries endosymbiotiques se sont mêlés à ceux
des cellules qui les abritent – faisant des cellules végétales et animales de
véritables chimères.

COMMENT LE MONDE RESPIRE

Au sens commun, respirer, c’est inspirer de l’air. Mais en biochimie, c’est


plus précisément le mécanisme qui utilise l’oxygène prélevé dans cet air pour
oxyder les sucres au sein des cellules, et en libérer l’énergie permettant le
fonctionnement de celles-ci. Mouvements, synthèses d’autres molécules,
croissances ne sont possibles que grâce à l’énergie libérée des sucres par la
respiration… De très nombreux organismes respirent : les animaux, les
champignons, des unicellulaires que nous avons mentionnés comme les
amibes, mais aussi les plantes ou les algues, notamment lorsqu’elles sont
placées à l’obscurité. Ces organismes appartiennent tous au groupe des
Eucaryotes (du grec eu, vrai, et caryon, nœud ou noyau), car leur ADN se
trouve dans un compartiment de la cellule, le noyau. En cela, les Eucaryotes
diffèrent des bactéries au sens large, dont l’ADN baigne dans la solution
cellulaire indifférenciée. Pour simplifier, les Eucaryotes sont les “non-
bactéries” et leur caractéristique majeure est leur façon d’emballer leur ADN.
Dans la cellule eucaryote, d’un champignon, d’une plante ou d’un animal,
la respiration est réalisée par un autre corpuscule cellulaire, la mitochondrie
(du grec mitos, fil, et chondros, granule, car elle a une forme un peu
allongée), d’une taille proche du millième de millimètre. Alors même qu’on
ignorait encore leur rôle, les mitochondries avaient été découvertes
en 1890 par Richard Altmann (1852-1900), un universitaire allemand,
médecin de formation : il les décrivait comme des “résidents permanents” des
cellules, et leur accordait une autonomie génétique et métabolique. De plus,
tout comme les plastes, les mitochondries ne sont jamais assemblées dans la
cellule à partir de composants séparés, mais résultent toujours de la division
en deux d’une mitochondrie préexistante, à la façon dont les bactéries se
divisent. Aussi n’est-il pas étonnant que certains aient, là encore dès le XIXe
siècle, et malgré le scepticisme soulevé par les idées d’Altmann, pensé à des
bactéries.
Le physiologiste français Paul Portier (1866-1962) est connu pour avoir été
vers 1900, avec Charles Richet, le codécouvreur du choc anaphylactique, une
réaction allergique violente que ces physiologistes découvrirent sur des
chiens en leur inoculant des coraux broyés. Portier publie en 1918 un livre
sur un sujet radicalement différent, intitulé Les Symbiotes, défendant l’idée
que “tous les êtres vivants […] sont constitués par l’association,
l’emboîtement de deux êtres différents. Chaque cellule vivante renferme […]
des formations que les cytologistes désignent sous le nom de
« mitochondries ». [Elles] ne seraient pour moi autre chose que des bactéries
symbiotiques, ce que je nomme des symbiotes”. À l’époque, notons-le, on
ignore encore leur rôle.
La possibilité que des bactéries soient des constituants des cellules
animales ou végétales a donc été entrevue très tôt. Sautons maintenant
quelques décennies. Dans la troisième édition de son ouvrage de référence de
biologie cellulaire, en 1925, l’Américain Edmund Wilson (1856-1939)
indique que la théorie de la nature bactérienne des mitochondries est
“parfaitement infondée” et il qualifie “de telles spéculations” de “trop
fantaisistes pour être abordées dans une société de biologistes respectables”.
Disons-le à son crédit, il ajoute aussi que, “toutefois, il n’est pas impossible
qu’elles soient un jour considérées plus sérieusement”. Reste que l’idée
semble alors avoir fait long feu depuis le début du siècle.
Sautons encore quelques décennies. Quand j’étais en classe préparatoire, à
la fin des années 1980, mon professeur de biologie, considérant mon intérêt
pour la discipline, m’avait discrètement passé un article de vulgarisation sur
cette théorie, en me précisant que c’était “une hypothèse hardie, à lire de
façon critique, et à ne pas trop évoquer devant un jury”. J’avais été totalement
subjugué par une histoire dont je n’avais jamais entendu parler, et qui faisait
alors de nouveau surface ! Que s’était-il passé au début du XXe siècle, et que
croire à présent ?

DISGRÂCE D’UNE THÉORIE

Au XIXe siècle, la microbiologie a réalisé sa révolution en mettant en culture


les microbes, en particulier les pathogènes. La culture permet en effet de les
étudier et de les identifier ; de plus, elle permet de vérifier le postulat de
Koch. Selon ce postulat, la réinjection du microbe à un hôte sain doit
reproduire la structure ou le symptôme que le microbe est censé provoquer ;
de plus, on doit pouvoir ensuite ré-isoler le microbe, afin de démontrer qu’il a
été effectivement inoculé. Qu’à cela ne tienne : on essaie de mettre en culture
des plastes et des mitochondries. Et beaucoup de chercheurs, comme Portier,
prétendent en effet cultiver des mitochondries, d’autres pensent avoir isolé
des plastes. Hélas, on le découvre vite, il ne s’agit que de contaminants !
Vivant depuis des millions d’années au fond de cellules, mitochondries et
plastes ont perdu toute capacité à vivre libres… D’ailleurs, les mitochondries
explosent littéralement lors de leur isolement hors de la cellule, incapables de
régler leurs échanges d’eau avec le milieu. En voilà qui ne seront plus jamais
seules.
En France, le livre de Portier entraîne une levée de boucliers chez les
héritiers de Pasteur. Techniquement, ils ont raison : les cultures de Portier
grouillent de contaminations ! Le postulat de Koch ne peut donc être vérifié,
faute de mitochondries isolées, mais aussi de cellules sans mitochondrie où
réinjecter les bactéries isolées. En fait, cela montre surtout les limites de ce
postulat pour les organismes non cultivables. Mais à l’époque le scepticisme
l’emporte, notamment quant à la conclusion finale du livre de Portier, un peu
hâtive et mal fondée : Portier pense que les mitochondries sont en fait… les
vitamines, et que, si l’on a besoin de vitamines, c’est que l’organisme doit
régulièrement prélever des mitochondries dans le milieu pour se régénérer –
une vision actuellement rejetée, bien sûr ! La controverse se conclut au début
des années 1920 sur l’idée que l’on ne pouvait confirmer les travaux de
Portier, qui avait entre-temps engagé ses travaux sur des pistes moins
discutées. En effet, le rejet des chercheurs de l’Institut Pasteur avait pris un
versant plus agressif et général, s’attaquant à l’idée que des bactéries puissent
vivre en harmonie avec une cellule animale saine. Sur leur pression, le livre
de Portier ne fut pas réédité par les éditions Masson. Il fut remplacé au
catalogue, dès 1919, soit un an plus tard, par un ouvrage sur Le Mythe des
symbiotes, écrit par l’un des frères Lumière, Auguste (1862-1954), passionné
de biologie, qui pourfendait pour l’occasion les idées de Portier.
Cependant, d’autres approches scientifiques progressent et révèlent bientôt
le rôle cellulaire des mitochondries et des plastes, entre 1920 et 1950. Le
médecin allemand Hans Krebs (1900-1981) élucide en 1937 un cycle
biochimique de la mitochondrie qui est à la base de la respiration et porte son
nom. Melvin Calvin (1911-1997), un biochimiste américain, découvre dans
les années 1950 le cycle qui réalise la conversion du CO2 en sucres, et porte
également son nom. Tous deux auront un prix Nobel pour leurs découvertes,
en 1953 et 1961 respectivement. Ils mettent surtout en avant l’unité
fonctionnelle de la cellule car les cycles de Krebs et de Calvin, bien qu’ils
aient respectivement lieu dans la mitochondrie et dans le plaste, échangent de
très nombreuses molécules avec la cellule entière, pour laquelle ils sont
vitaux !
Ces découvertes montrent l’unité fonctionnelle de toute la cellule, végétale
ou animale. Elles n’excluent pas que cette unité ait été constituée
secondairement, autour de bactéries encapsulées, mais, au moment de ces
découvertes biochimiques, l’idée séduisante d’une origine bactérienne des
mitochondries et des plastes, invérifiable par isolement de ces bactéries, perd
de son lustre et de son utilité. Ses défenseurs se font plus rares dans le cœur
du XXe siècle. Comment la théorie sortit-elle de cette disgrâce ?
LYNN MARGULIS ET LE RETOUR EN GRÂCE DE L’ORIGINE
ENDOSYMBIOTIQUE DES EUCARYOTES

Le retour en grâce s’effectue dans les années 1970, et bien plus tard en
enseignement, comme mon cursus estudiantin le démontre au cœur des
années 1980. La microbiologiste américaine Lynn Margulis (1938-2011)
rassemble, dès 1966, des arguments convaincants pour une vision maintenant
largement partagée par tous les biologistes. Personnalité flamboyante, à la
parole libérée et à la pédagogie minutieuse, grande connaisseuse du monde
microbien, Lynn Margulis allait tirer la théorie endosymbiotique de sa
disgrâce : certains composants cellulaires sont bien des bactéries plongées
depuis des centaines de millions d’années dans une endosymbiose continue.
Lynn Margulis, dans son livre Origin of Eukaryotic Cells (L’Origine des
cellules eucaryotes, 1970), s’appuie sur de nombreuses études montrant
l’existence de symbioses intracellulaires, parues depuis le début du siècle,
comme les travaux de Paul Buchner pour les animaux (vus au chapitre VI).
Bien plus : elle peut également s’appuyer sur les images à plus haute
résolution obtenues en microscopie électronique. En particulier, l’assise qui
limite les symbioses intracellulaires est double, faite de deux membranes : les
rhizobiums des nodosités, les xanthelles des coraux ou encore les bactéries
intracellulaires des insectes sont tous surmontés, au-delà de leur propre
membrane cellulaire, par une membrane de séquestration supplémentaire
mise en place autour d’eux à leur entrée dans la cellule par le processus de
phagocytose. Or, mitochondries et plastes sont également tous limités par
deux membranes continues !
La biochimie qui s’est développée apporte maintenant à Lynn Margulis des
éléments en faveur de son hypothèse ; les membranes entourant les
mitochondries et les plastes contiennent des composants absents dans le reste
de la cellule, des cardiolipides dans les mitochondries, des galactolipides et
des sulfolipides dans les plastes. Or, ces molécules composent habituellement
les membranes de… bactéries ! De plus, les travaux sur le métabolisme
microbien ont révélé au cours du XXe siècle que les métabolismes du plaste
(la photosynthèse) et de la mitochondrie (la respiration) existent également
chez des bactéries libres. Parmi diverses bactéries capables de photosynthèse,
les Cyanobactéries possèdent un équipement de capture de la lumière
comprenant de la chlorophylle, en grande partie semblable à celui des
plastes ! Bien des bactéries du groupe des Alphaprotéobactéries respirent
avec de l’oxygène à la façon des mitochondries : c’est en particulier le cas
des rhizobiums qui fixaient l’azote dans les Légumineuses, au chapitre III.
Photosynthèse et respiration n’ont été considérées comme des métabolismes
de plantes ou d’animaux qu’aussi longtemps qu’on a ignoré les métabolismes
bactériens. Dans les années 1970, la vision de métabolismes purement
“eucaryotes” (hélas encore portée tacitement par certains cours de biochimie)
ne tenait plus.
L’argument massue est la présence d’ADN dans les mitochondries et les
plastes, découverte dans les années 1960. Cette molécule est le support de
l’hérédité, et porte les gènes. Or, on considérait à l’époque que tous les gènes
étaient répartis dans les chromosomes, eux-mêmes logés dans cette partie de
la cellule qu’on appelle le noyau. C’est ce que résume le propos (peu inspiré,
vu d’aujourd’hui) du célèbre généticien américain Thomas Morgan (1866-
1945) : il écrit en 1920 que le reste de la cellule “peut être ignoré
génétiquement”. Ce qui suit le dément… car mitochondries et plastes
contiennent des gènes, et un génome lié à leur activité.
Les génomes des mitochondries et des plastes apportent des preuves
supplémentaires d’une origine bactérienne. D’abord, la structure de leur ADN,
en une molécule circulaire, fermée sur elle-même, et celle de leurs gènes sont
typiquement bactériennes. Ensuite, alors qu’il est illusoire de comparer la
morphologie des plastes et des mitochondries à celle des bactéries libres pour
trouver quelque parenté, tant les premiers sont modifiés par la vie
intracellulaire, les gènes contenus peuvent, quant à eux, révéler les plus
proches parents libres actuels. Ainsi se trouvèrent confirmées les origines des
plastes parmi les Cyanobactéries, et des mitochondries parmi les
Alphaprotéobactéries. Mitochondries et plastes sont des bactéries
endosymbiotiques : certains biologistes s’insurgent parfois contre une telle
formulation, et préfèrent les appeler “organites” – du nom donné aux
compartiments de la cellule eucaryote, comme le noyau par exemple. C’est à
mon sens mal comprendre la disjonction entre la fonction et l’origine : s’ils
fonctionnent effectivement en organites, mitochondries et plastes sont
d’origine bactérienne.
Lynn Margulis tenta aussi de démontrer que les flagelles qui propulsent
certaines cellules (comme les spermatozoïdes de notre espèce), ou encore de
petits composants de la cellule eucaryote, les peroxysomes, étaient également
des bactéries symbiotiques : il faut bien avouer qu’à ce jour, les preuves
manquent encore… Dans ces cas-là, on considère plutôt que ces structures
sont apparues par l’évolution propre de la cellule elle-même, qui a donc aussi
contribué à mettre en place la complexité actuelle. Mais une autre partie des
compartiments cellulaires est bien d’origine symbiotique, si insérée dans la
cellule qu’on a mis du temps à se convaincre de son origine. Dans cette
histoire heurtée, les méthodes influencent beaucoup les conclusions à chaque
étape, en trois temps successifs : le microscope optique pousse la théorie
endosymbiotique, la biochimie la voile bientôt, la microscopie électronique et
la biologie de l’ADN la restaurent finalement… On voit ici combien les
technologies disponibles influencent nos conclusions, bien plus qu’on ne le
croit.
La théorie de l’origine endosymbiotique des Eucaryotes ajoute un point
d’orgue à l’importance de la symbiose dans la constitution des organismes et
dans l’évolution. La présence de bactéries au tréfonds de nous-mêmes a de
quoi fasciner – elle a d’ailleurs inspiré aux créateurs de Star Wars les
midichloriens : à en croire le Maître Jedi Qui-Gon Jinn, “les midichloriens
sont des formes de vie microscopiques qui résident dans toutes les cellules
vivantes et communiquent avec la Force. Nous vivons en symbiose avec les
midichloriens”. Plastes et mitochondries (et midichloriens) montrent que le
chemin évolutif suivi par des cellules vivant à l’intérieur d’autres cellules a
été parcouru plusieurs fois, bien avant les xanthelles des coraux ou les
bactéries endosymbiotiques des insectes, et a abouti, pour les cas les plus
anciens, à une symbiose bien plus fréquente et plus intégrée encore !
Parcourons à présent ensemble les trajectoires historiques qui ont engendré
les mitochondries et les plastes.

LES MITOCHONDRIES : PRÉSENTES DEPUIS ET POUR TOUJOURS

Les plus proches parents des mitochondries sont parmi les


Alphaprotéobactéries : eux-mêmes ne vivent pas libres, mais leur présence
dans les cellules est moins sympathique que celle des mitochondries. On
compte parmi eux des pathogènes d’animaux, notamment de l’homme : les
rickettsies, agents de maladies comme le typhus exanthématique qui est
mortel dans 20 % des cas, les Ehrlichia et les Anaplasma dont les infections
primaires, aux syndromes de type grippal, peuvent dériver en graves
complications… En comparaison, le dernier groupe paraît presque plus
bénin : les Wolbachia infectent des insectes et des vers du groupe des
Nématodes, dont elles manipulent la reproduction d’une façon qui accroît
leur transmission. En effet, elles se transmettent par les ovules, des mères aux
œufs, mais non par les spermatozoïdes. Chez certains cloportes par exemple,
elles transforment les mâles en femelles, et provoquent chez tout ce petit
monde infecté, vraies femelles et mâles féminisés, la production de
descendants sans fécondation. Les ovules se développent directement en
embryons, et ces bactéries ont simplement optimisé leur transmission… en
éliminant les mâles. De façon amusante (pour l’observateur), les individus de
certaines populations entièrement constituées de femelles capables de se
reproduire sans fécondation se transforment après traitement antibiotique…
en mâles !
Bref, les plus proches parents des mitochondries ne sont pas exactement de
sympathiques symbiontes. Mais tous ont en commun de vivre dans des
cellules. On ne sait pas encore très bien si l’ancêtre des mitochondries était
une maladie qui a “bien tourné” dans la lignée mitochondriale, ou bien si
c’est à partir d’une situation de symbiose mutualiste ancestrale que sont
apparues les bactéries pathogènes proches des mitochondries. Les plus
proches parents de l’ensemble de toutes ces lignées ne nous aident guère à
trancher sur l’état ancestral : il s’agit de bactéries vivant dans le plancton
océanique !
Un scénario purement spéculatif est souvent évoqué. L’oxygène n’est
apparu que progressivement dans l’histoire du globe, comme sous-produit de
la photosynthèse des premières cyanobactéries. Or, c’est un oxydant puissant,
toxique pour des cellules non adaptées. Il est possible que les mitochondries,
en consommant l’oxygène dans les cellules, aient d’abord aidé à éliminer la
toxicité de celui-ci dans l’ancêtre des Eucaryotes, avant que de prendre
d’autres rôles. Selon ce scénario spéculatif, elles auraient été une sorte de
“maladie avantageuse”. Une situation semblable existe chez un eucaryote
unicellulaire actuel, qui supporte mal l’oxygène : le protozoaire cilié
Strombidium purpureum s’unit à une bactérie endosymbiotique, un
Rhodopseudomonas qui, en respirant, le protège dans les milieux oxygénés.
Une chose est sûre : tous les eucaryotes actuellement connus descendent de
la symbiose mitochondriale. Du temps de mes propres études, certains
eucaryotes avaient la réputation de n’avoir pas de mitochondrie. Cela
paraissait logique, car ils vivent dans des milieux sans oxygène (vase, tube
digestif d’animaux, etc.), où ils n’ont donc pas la possibilité de respirer. On a
cru un temps qu’ils descendaient directement des ancêtres des Eucaryotes
d’avant la symbiose mitochondriale. Las ! les travaux les plus récents
démontrent qu’ils ne sont pas du tout parents entre eux, mais issus de
plusieurs lignées indépendantes, et que, plus encore, ils possèdent en fait des
structures dérivées de mitochondries.
Chez certains de ces eucaryotes des milieux sans oxygène, un petit
compartiment limité par deux membranes effectue des fermentations pour le
compte de la cellule, produisant un peu d’énergie pour celle-ci avec comme
déchet de l’hydrogène (H2), d’où leur nom d’hydrogénosomes. On connaît
aussi ce métabolisme chez les mitochondries typiques de certains organismes
de milieux oxygénés, où cette fermentation s’active lorsqu’ils sont
transitoirement privés d’oxygène. De plus, ces hydrogénosomes effectuent la
synthèse de diverses molécules vitales pour la cellule, qui sont habituellement
produites dans la mitochondrie, comme les hèmes (des groupements
chimiques présents par exemple sur l’hémoglobine). Des hydrogénosomes
existent chez des champignons comme ceux du rumen des vaches, chez des
unicellulaires ciliés proches des paramécies, ou encore chez de petits
animaux des profondeurs océaniques privées d’oxygène, les Loricifères.
D’autres eucaryotes des milieux sans oxygène possèdent un compartiment
plus petit encore, qui n’a plus aucun rôle énergétique, mais qui synthétise
aussi pour la cellule les molécules évoquées ci-dessus : c’est le mitosome.
Divers groupes d’eucaryotes unicellulaires ont des mitosomes, par exemple
des champignons parasites des cellules animales, les Microsporidies, ou des
protozoaires parasites du tube digestif comme l’amibe Entamoeba histolytica,
un parasite intestinal de l’homme. On ne connaît qu’un groupe où certaines
espèces ont complètement perdu la mitochondrie, et n’ont ni hydrogénosome
ni mitosome : les Oxymonadines, des protozoaires qui appartiennent au
microbiote digestif des termites et de quelques vertébrés. Ainsi, à plusieurs
reprises, la mitochondrie a suivi des eucaryotes dans leur adaptation à des
milieux sans oxygène. Chaque fois, elle est devenue méconnaissable par son
métabolisme, privé de respiration, mais aussi parce que sa morphologie s’est
simplifiée.
En fait, ce qui a surtout retardé l’identification de la nature mitochondriale
des hydrogénosomes et des mitosomes, c’est… qu’ils ne contiennent plus du
tout d’ADN ; leur génome a complètement disparu ! Que s’est-il passé ?

NAUFRAGES GÉNÉTIQUES AU FOND D’UNE CELLULE

Examinons et quantifions à présent la taille des génomes bactériens situés au


cœur des mitochondries et des plastes. D’abord, rappelons l’allure du génome
d’une bactérie libre “standard” déjà présentée, Escherichia coli :
avec 5 millions de paires de bases (les constituants dont l’enchaînement
forme l’ADN), elle comprend environ 5 000 gènes. À côté de cela,
mitochondries et plastes ont régressé génétiquement. Chez l’homme, le
génome mitochondrial ne compte que 16 000 paires de bases et
code 37 gènes ! Il est un peu plus gros chez les plantes (chez l’arabette,
Arabidopsis thaliana, une petite plante de la famille du chou, il
compte 367 000 paires de bases et code 60 gènes), et atteint un maximum
de 97 gènes chez les Jakobidés, un petit groupe d’eucaryotes unicellulaires
vivant en eau douce. Le génome mitochondrial “ordinaire” ne conserve donc
que 1 % de la capacité d’une bactérie libre !… quand il n’a pas simplement
disparu, avec toute trace d’ADN, comme dans les hydrogénosomes et les
mitosomes. On est fort au-dessous des plus petits génomes de bactéries
endosymbiotiques des insectes du chapitre VI, comptant au moins 180 gènes,
mais cela démontre bien que la même tendance à la régression génétique
œuvre dans toutes les endosymbioses.
De fait, une semblable régression du génome s’opère dans les plastes. Une
petite cyanobactérie libre, par exemple une cyanobactérie du plancton du
genre Synechocystis, possède un génome de 3,5 millions de paires de bases,
correspondant à 3 200 gènes. Cependant, chez les plantes vertes, le génome
du plaste, avec environ 140 000 paires de bases, comprend
seulement 120 gènes, soit 5 % de la taille du génome de la cyanobactérie
précédente ! Là aussi, il peut être plus petit lorsque certaines fonctions
régressent, par exemple chez les plantes qui n’effectuent plus la
photosynthèse. Nous évoquions au chapitre I ces plantes sans chlorophylle,
nourries par leurs champignons mycorhiziens : notre équipe a étudié chez une
orchidée de ce type qui vit dans nos forêts, Epipogium roseum, un génome
qui ne compte plus que 19 000 paires de bases. Cela représente moins
de 30 gènes, soit le quart d’un génome de plaste de plante verte standard. Sic
transit gloria mundi : peu de temps après, une réduction totale a été décrite
chez une plante sans chlorophylle qui parasite les racines d’arbres des forêts
tropicales d’Asie. Rafflesia, bien connue pour ses fleurs géantes et
malodorantes, possède encore des plastes car ceux-ci, comme chez toutes les
plantes non chlorophylliennes, ont de nombreux rôles annexes : ils effectuent
aussi des biosynthèses pour la cellule hôte (acides aminés, caroténoïdes, etc.)
et constituent le site de stockage de l’amidon, la forme de réserve de la
cellule. Mais les plastes de Rafflesia, comme les hydrogénosomes et les
mitosomes, n’ont plus du tout d’ADN, et donc plus de génome !
Pourquoi un tel naufrage génétique, parfois total ? Bien sûr, comme nous
l’avons vu pour les bactéries endosymbiotiques des insectes au chapitre VI,
beaucoup de gènes nécessaires à la vie libre ne sont plus requis dans la
cellule. Xanthelles et rhizobiums sont dépourvus, par exemple, de paroi ou de
flagelle locomoteur lorsqu’ils sont placés dans la cellule. Cette régression
n’est que transitoire chez ces derniers, qui vivent une partie du temps hors de
la cellule, mais elle est devenue totale pour les mitochondries et les plastes
qui ne sortent plus de la cellule et ont donc perdu les gènes nécessaires à
fabriquer la paroi et les flagelles. Mais ce mécanisme régressif n’explique pas
tout, pour deux raisons. Premièrement, diverses fonctions sont quand même
accomplies au sein des hydrogénosomes, des mitosomes, ou des plastes de
Rafflesia : elles correspondent à des protéines, par exemple des enzymes,
dont chacune est codée par un gène au moins. Où sont donc les gènes
correspondants ? Deuxièmement, quand on examine les différentes protéines
d’une mitochondrie ou d’un plaste “ordinaire”, on s’aperçoit qu’elles
sont 20 à 100 fois plus nombreuses que les gènes présents dans le génome
local. Quelle que soit la taille du génome d’une mitochondrie ou d’un plaste,
il existe donc une autre source pour les protéines présentes dans ce
compartiment. Où sont donc localisés les gènes qui permettent de les
produire ? On s’en doute…

HISTOIRE D’UNE DÉPENDANCE EXTRÊME

En fait, le génome de la cellule hôte a pris le relais : ces protéines non codées
dans le plaste ou la mitochondrie sont fabriquées grâce à des gènes présents
dans le noyau, c’est-à-dire sur les chromosomes de la cellule hôte. C’est ce
qui explique d’ailleurs qu’on ne puisse plus cultiver les mitochondries et les
plastes hors des cellules : les tentatives de culture du début du XXe siècle
étaient vouées à l’échec pour cette raison ! En matière génétique, les
mitochondries et les plastes ne présentent donc plus qu’une semi-autonomie,
et la plus grande partie, si ce n’est parfois l’ensemble, de leurs protéines est
donc fabriquée à l’extérieur d’eux, par la cellule hôte. Elles entrent par le
biais d’un système de protéines enchâssées dans les membranes limitant le
plaste ou la mitochondrie, qui transfère les protéines tout juste synthétisées à
l’extérieur au travers des deux membranes. Notons au passage que les
protéines de ce système n’existaient bien sûr pas chez les ancêtres libres des
mitochondries et des plastes : elles illustrent les nouvelles fonctions, et donc
les nouveaux gènes apparus lors de la vie endosymbiotique. L’endosymbiose
n’est donc pas qu’une régression des fonctions, qui peuvent se diversifier
alors même que le génome se ratatine.
On découvre ici un degré suprême d’intrication des partenaires, où l’un
contient de nombreux gènes qui permettent le fonctionnement de l’autre ! Au
chapitre VI, nous avions effleuré cette possibilité avec les bactéries
endosymbiotiques d’insectes qui importent quelques protéines de la cellule
hôte. Mais ici, c’est la vaste majorité des protéines qui est importée. Sans
doute un tel degré de dépendance s’explique-t-il par l’ancienneté de l’histoire
symbiotique des deux partenaires, en un paroxysme de coévolution. Mais il
fait frémir, car dans certains cas ce processus conduit à la disparition pure et
simple… du génome de certaines mitochondries et de certains plastes ! D’une
certaine façon, l’endosymbiose a tout simplement conduit certaines bactéries
à une extinction génétique. Sont-elles éteintes pour autant ?… Cette question
nous rappelle qu’il n’y a pas que le génome dans un organisme.
En effet, les plastes de Rafflesia, les hydrogénosomes et les mitosomes
persistent physiquement, sous la forme de saccules limités par deux
membranes, celles qui typiquement entourent mitochondries et plastes. Ces
saccules, comme les mitochondries et les plastes dont ils dérivent, ne se
forment jamais de novo : ils se divisent pour former des descendants. Donc
ces saccules sont une forme de vie extrêmement régressée. Ce que ces
zombies génétiques nous rappellent, c’est que nous n’héritons pas que de
l’ADN des générations précédentes : la membrane qui limite les cellules fait
aussi partie de cet héritage. Chaque génération cellulaire augmente la surface
de cette membrane en y ajoutant des constituants, jusqu’à ce qu’il y en ait
assez pour que la cellule puisse se diviser en deux. Mais cela ne fait
qu’accroître une membrane préexistante. Cela rappelle le cas des
chromosomes : en effet, ils ne se forment jamais de novo, mais ils sont
recopiés à partir de chromosomes préexistants pour peupler génétiquement
les deux cellules issues de la division… Il est fascinant de découvrir, avec
certaines mitochondries et certains plastes, des organismes réduits à leur
membrane, dépourvus de génome et d’ADN propre ! Cette membrane est
d’ailleurs sans doute une raison de leur persistance : elle permet d’isoler du
reste de la cellule des réactions chimiques ou de reconcentrer localement des
molécules. Les fantômes de bactéries que constituent ces saccules restent
précieux au fonctionnement de la cellule hôte. Finalement, il arrive aussi que
ce saccule disparaisse, nous l’avons vu chez les Oxymonadines pour les
mitochondries, et nous le reverrons plus bas pour les plastes : la bactérie
retourne alors au néant complet.
Venons-en à ces gènes qui, dans le noyau de la cellule hôte, codent des
protéines qui sont ensuite adressées aux mitochondries ou aux plastes : qui
sont-ils, et d’où viennent-ils ?

LA CELLULE EUCARYOTE, UNE CHIMÈRE SYMBIOTIQUE

L’étude de ces gènes révèle deux origines, selon les cas. Certains sont
purement eucaryotes : les protéines correspondantes remplissaient une
fonction semblable dans la cellule hôte, et ces gènes ont acquis au cours du
temps la capacité additionnelle de remplir cette fonction, ou une fonction
légèrement dérivée, dans la mitochondrie ou le plaste. La seconde origine est
plus étonnante : une bonne moitié de ces gènes sont des gènes bactériens,
issus des plastes et des mitochondries eux-mêmes ! Par exemple,
sur 2 300 protéines importées depuis la cellule hôte dans le plaste de
l’arabette (Arabidopsis thaliana), 1 300 correspondent en fait à des gènes
qu’on connaît chez les Cyanobactéries. Ils sont donc issus du plaste, et ont été
relocalisés dans le noyau au cours de la coévolution.
On touche ici à un effet majeur de la coexistence prolongée dans la
symbiose : profitant de cette promiscuité, il arrive que des gènes migrent d’un
génome à l’autre ! Ainsi, le naufrage des génomes des mitochondries et des
plastes est alimenté par une montée en puissance du génome du noyau, non
seulement à partir de ses propres gènes, mais aussi à partir de gènes qui lui
ont été transférés au cours de l’évolution.
Considérons maintenant le génome propre de la cellule hôte. Il a donc été
génétiquement transformé par la présence de bactéries endosymbiotiques au
cœur de la cellule. Certains gènes passés dans le noyau continuent à jouer un
rôle pour la mitochondrie, ou le plaste, lorsqu’il existe. Mais, parmi les gènes
arrivés dans le noyau, d’autres ont été utilisés dans des rôles nouveaux, en
d’autres endroits de la cellule. Chez les plantes, plusieurs centaines de gènes
issus du plaste ont suivi ce sort (un bon millier de gènes chez l’arabette), et
ont ajouté des fonctions à la cellule hôte.
Deux exemples montrent à quel point les gènes transférés depuis le plaste
structurent le fonctionnement actuel des cellules végétales. Le premier est
celui des gènes des phytochromes, des protéines qui perçoivent la lumière
ambiante et régulent l’expression des gènes, le métabolisme et le
développement de la plante en fonction de la lumière disponible (si vous avez
soulevé une pierre et trouvé une tige étiolée cherchant la lumière, toute mince
et blanc jaunâtre, aux feuilles réduites, c’est l’effet de l’absence de lumière
perçue par des phytochromes ; si elle verdit et déploie ses feuilles en revenant
à la lumière, ce sera grâce aux phytochromes aussi). Les phytochromes sont
un héritage cyanobactérien, à présent localisés dans le liquide cellulaire ou
dans le noyau, selon l’éclairement ; ils ont été réutilisés par la cellule hôte
après que, étant devenue photosynthétique, la perception du signal lumineux
lui fut devenue vitale pour se développer et pour fonctionner. Le second
exemple est celui des gènes codant les protéines qui synthétisent la cellulose
constituant la paroi cellulaire. Il est probable que l’ancêtre non
photosynthétique de la cellule hôte n’avait pas de paroi, car il se nourrissait
par phagocytose : c’est ainsi en effet qu’il a pu acquérir ses plastes…
Cependant, une fois le plaste acquis, la nourriture vient de l’intérieur de la
cellule et la phagocytose n’est plus nécessaire à l’alimentation. La paroi est
une protection efficace contre les chocs mécaniques et osmotiques, voire
contre certains prédateurs : sitôt perdue la nécessité de phagocytose, la paroi
fut rapidement sélectionnée. De fait, presque tous les eucaryotes ayant un
plaste possèdent une paroi. Celle des plantes réemploie un composant qui
servait sans doute dans la paroi des cyanobactéries ancestrales libres : grâce à
une relocalisation de la protéine synthétisant la cellulose dans la membrane
entourant la cellule de la plante, la cellulose est à présent mise en place dans
la paroi végétale.
Les gènes transférés dans le noyau de la cellule hôte, actifs dans le plaste,
la mitochondrie, ou ailleurs, se sont parfois installés en plusieurs copies. Au
total, 1 gène sur 10 du génome du noyau des plantes dérive de
cyanobactéries, une fraction faite de gènes récupérés, réutilisés, multipliés en
plusieurs copies dans le génome, parfois combinés à des fragments d’autres
gènes du noyau pour créer de nouveaux gènes… Ces apports assurent des
fonctions anciennes ou nouvelles, dans le plaste ou ailleurs. L’héritage
mitochondrial dans le noyau eucaryote est plus difficile à évaluer, pour des
raisons techniques que nous ne détaillerons pas ici. Les estimations varient de
quelques pourcents à près de la moitié du génome ! Ainsi, une véritable pluie
de gènes des bactéries endosymbiotiques est tombée sur le génome des
Eucaryotes, et elle continue : on trouve de nombreux fragments d’ADN
récemment arrivés des mitochondries, ou des plastes s’il y en a, dans le
génome du noyau. On pense que des mitochondries et des plastes âgés ou
endommagés, en cours de dégradation par la cellule hôte, sont la source de
tels transferts : le mécanisme n’est pas certain, mais des morceaux d’ADN,
normalement celés par la double membrane, peuvent alors s’échapper et
passer vers le noyau. Même s’il est probable que ces transferts sont
accidentels, de tels accidents se sont accumulés au cours du temps,
contribuant à façonner le génome des cellules hôtes.
Aujourd’hui, on peut voir la cellule eucaryote comme une chimère, non
seulement parce qu’elle contient des bactéries endosymbiotiques, mais aussi
plus intimement : la symbiose a fait du génome du noyau lui-même un
mélange génétique, et elle mélange partout des protéines d’origines diverses.

DES PLASTES D’OCCASION : LES ENDOSYMBIOSES SECONDAIRES

Retraçons, pour finir, l’histoire des plastes, qui a tourné chez les Eucaryotes à
la saga. En effet, le lecteur aura observé qu’il existe, en plus des plantes
terrestres, des groupes d’algues très différents, ne fût-ce qu’au fil des pages
qui précèdent. Il y a les algues vertes (comme la laitue de mer), proches
parentes des plantes terrestres, mais aussi les algues unicellulaires orangées,
les Dinoflagellés dont dérivent les xanthelles des coraux du chapitre V, les
algues rouges du nori des makis de la cuisine japonaise, ou même les algues
brunes, comme les fucus (ou varech), que l’on place sous les huîtres pour les
rafraîchir. Or, ces groupes d’eucaryotes, dont les couleurs varient en fonction
de molécules qui aident la chlorophylle à capturer la lumière, ne sont pas
proches évolutivement les uns des autres ; ils dérivent d’ancêtres distincts…
Comment se fait-il, dès lors, qu’ils aient tous des plastes ?
Examinons le plaste des algues brunes : le microscope électronique révèle
une structure inattendue. Ce ne sont pas deux, mais quatre membranes qui
entourent le plaste ! Or, quand une bactérie rentre dans une cellule, on
n’attend qu’une membrane de phagocytose, en plus de la membrane cellulaire
bactérienne – soit deux membranes… Que s’est-il passé ? À l’intérieur du
plaste, logé au milieu de quatre membranes, on retrouve bien un petit génome
cyanobactérien, proche de celui des plastes des plantes et des algues vertes.
Comment est-il arrivé là, et si fortement emballé ? Nous avons vu au chapitre
V comment de très nombreux animaux (les plantanimaux) et divers
unicellulaires ont pu établir, très souvent dans l’évolution, des symbioses
intracellulaires avec des algues : leur histoire nous raconte un état
intermédiaire de la trajectoire qui mène aux algues brunes. Les ancêtres des
algues brunes étaient sans doute de tels organismes, incapables de
photosynthèse mais qui accueillaient en endosymbiose une algue. On parle
d’endosymbiose secondaire pour désigner la poupée russe obtenue, où une
cellule récupère indirectement le plaste d’une autre, qui en était l’hôte
primaire.
L’endosymbiose secondaire est devenue héréditaire, et l’hôte primaire,
enfoui dans la cellule hôte secondaire, a entamé son naufrage génétique à la
façon des bactéries endosymbiotiques. C’est ainsi que son génome, car à
l’origine il avait bien sûr un noyau et des chromosomes, a commencé à
disparaître : certains gènes devenus inutiles ont été perdus, le noyau de l’hôte
secondaire a remplacé par ses propres gènes certaines fonctions et il a reçu
des gènes issus de l’hôte primaire. Au bout de ce processus, le noyau de
l’hôte primaire a tout bonnement disparu. Que reste-t-il de cet hôte primaire,
entré en endosymbiose secondaire dans un lointain passé ? Simplement… ses
membranes : ceci explique les quatre membranes entourant à présent le
plaste. Comptons ensemble : une membrane de séquestration issue de l’entrée
par phagocytose dans l’hôte secondaire, la membrane de la cellule hôte
primaire, et les deux membranes de son plaste simple, issu de l’internalisation
d’une cyanobactérie. Comme dans les cas des hydrogénosomes et autres
mitosomes, la cellule hôte primaire ne persiste donc plus que comme une
enveloppe, maintenant sans gènes propres.
Toutefois, dans certaines algues dotées d’un plaste à quatre membranes
(comme dans un petit groupe planctonique, les Cryptophytes, proche des
algues brunes), il subsiste un noyau nain, régressé mais bien présent. Il atteste
qu’un hôte primaire a bel et bien existé. Son minuscule génome est le plus
petit connu pour les Eucaryotes : avec environ 500 000 paires de bases
et 500 gènes, répartis sur 3 chromosomes, il est 10 fois plus petit que celui de
la bactérie Escherichia coli ! Dans d’autres lignées, un tel noyau vestigial a
complètement disparu, scellant un autre exemple d’extinction génétique par
symbiose, et une complète dépendance au noyau de l’hôte secondaire. Celui-
ci devient, à son tour, une chimère multiple, récupérant des gènes issus non
seulement de cyanobactéries, mais aussi de l’hôte primaire !

LA VALSE DES PLASTES ET LES BÉGAIEMENTS DE L’ÉVOLUTION

Ces symbioses en poupée russe permettent à de nouveaux hôtes de récupérer


les cyanobactéries endosymbiotiques qu’avaient initialement acquises les
hôtes primaires, et elles se sont produites à de nombreuses reprises.
L’endosymbiose primaire, qui fait d’une cyanobactérie un plaste à deux
membranes, n’a eu lieu que deux fois à notre connaissance : l’une s’est
produite dans l’ancêtre d’un très petit groupe d’amibes unicellulaires peu
connues du public, le genre Paulinella ; l’autre caractérise l’ancêtre d’un
groupe comprenant les plantes terrestres, les algues vertes et les algues
rouges (celles du nori), un ensemble diversifié mais descendant de la même
endosymbiose primaire. Puis certaines algues de ce groupe-là sont à leur tour
entrées en endosymbiose secondaire.
L’endosymbiose secondaire a par trois fois au moins donné lieu à
d’authentiques plastes, c’est-à-dire que les eucaryotes endosymbiotiques
internalisés sont devenus semi-autonomes, tout ou partie de leurs protéines
provenant de la cellule hôte. Premièrement, une algue rouge a donné le plaste
de l’ancêtre des algues brunes, qui est aussi l’ancêtre des Dinoflagellés (dont
les xanthelles) et des Cryptophytes évoqués un peu plus haut. Deuxièmement,
une algue verte a fourni le plaste d’un groupe de petits unicellulaires dotés
d’un flagelle, les Euglènes. Troisièmement, une autre algue verte est devenue
le plaste de petites amibes aquatiques au nom barbare, les
Chlorarachniophytes. Des endosymbioses à un stade plus précoce, avec
moins de dépendance et d’intégration fonctionnelle, existent aussi dans les
plantanimaux et les divers unicellulaires dotés d’algues endosymbiotiques,
que nous avons découverts au chapitre V. Mais ceux-ci ne sont pas devenus
d’authentiques végétaux, un terme qu’on réserve plutôt aux cas où
l’endosymbionte est devenu semi-autonome, c’est-à-dire un véritable plaste.
Finalement, lorsqu’un dinoflagellé devient une xanthelle dans une
anémone ou un unicellulaire, c’est une endosymbiose tertiaire qui est peut-
être en route… et on connaît d’ailleurs quelques petites lignées d’organismes
unicellulaires dont le plaste est d’origine tertiaire, ajoutant aux bégaiements
de l’évolution dans l’acquisition de la photosynthèse par endosymbiose. Mais
pourquoi de tels bégaiements ? C’est sans doute que le point de départ est
banal. Comme nous l’avons évoqué plus haut pour les plantanimaux,
l’histoire commence sans doute cruellement : les ancêtres internalisaient dans
leur cellule des cyanobactéries ou des algues eucaryotes unicellulaires par
phagocytose, avant de les digérer et de s’en nourrir. C’est ainsi que se
nourrissent de nombreux organismes actuels, amibes, paramécies, et c’est
ainsi que fonctionnent les cellules digestives de certains animaux. Après
l’entrée dans la cellule, de petites vésicules bourrées d’enzymes fusionnent
avec la membrane de séquestration et entament la digestion. Du coup,
l’endosymbiose stable a dû commencer par une… indigestion !
Tout a commencé par une algue non digérée, mais cela ne suffit pas,
comme le montre un petit unicellulaire marin bizarre, l’haténa (un nom qui
signifie “l’énigmatique” en japonais). L’haténa peut être incolore ou vert, et
pour cause : les individus blancs sont capables d’acquérir par phagocytose
une algue verte unicellulaire (une Nephroselmis). Ils ne la digèrent pas et elle
les nourrit des produits de sa photosynthèse. Malheureusement, cette algue
endosymbiotique ne se divise pas dans la membrane de séquestration…
Aussi, un haténa qui se divise en deux engendre une cellule verte qui
conserve l’algue, et une cellule incolore… qui doit retrouver sa pitance, et
reste incolore jusqu’à trouver une algue.
L’endosymbionte doit donc “se reproduire en captivité” pour que la
symbiose soit transmissible aux générations cellulaires suivantes. Si cette
propriété apparaît sur une algue non digérée, l’évolution peut aller plus loin :
l’endosymbionte peut basculer dans la semi-autonomie et devenir un plaste
vrai. De son côté, l’hôte évolue aussi sous l’effet des plastes. Comme nous
l’avons évoqué, il peut acquérir une paroi protectrice, puisque le plaste acquis
nourrit la cellule de l’intérieur et rend la phagocytose inutile. Cette protection
implique toutefois une contrainte : la cellule ne peut plus rejeter ses déchets
vers l’extérieur, sans quoi ils resteraient bloqués entre elle et sa paroi. La
paroi est donc toujours accompagnée d’une vacuole, un gros compartiment
central de la cellule entouré de sa propre membrane, qui occupe 90 % du
volume cellulaire. Véritable poubelle interne, la vacuole stocke les déchets ;
de plus, elle contribue aussi à la forme cellulaire, en gonflant la paroi sous sa
pression, comme une baudruche, et elle peut aussi stocker des réserves. Les
cellules obtenues sont donc plus grosses, élargies par leurs vacuoles. Enfin, le
rendement énergétique de la photosynthèse n’est pas très favorable aux
déplacements, du moins quand l’organisme est gros, et d’ailleurs, plus besoin
de chercher des proies : ceci explique que les plus gros organismes
photosynthétiques soient fixés.
Ces similitudes (photosynthèse, paroi, vacuole, et souvent fixation) sont
issues d’une coévolution entre le plaste et la cellule hôte, et elles ont eu lieu
dans plusieurs lignées qu’aucune parenté ne rapproche. Les ressemblances
induites furent en revanche une véritable chausse-trappe pour les
systématiciens ! Jusqu’au XIXe siècle, on a classé ensemble les organismes
dont les cellules sont grosses et dotées de plastes, de paroi et de vacuole, dans
ce qu’on appelle encore globalement les végétaux (et, pour les formes
aquatiques, dans les algues). On sait aujourd’hui que les végétaux (et les
algues) réunissent des groupes qui n’ont rien à voir entre eux, si ce n’est une
convergence, un phénomène évolutif fréquent dans les symbioses, comme
nous l’avons vu à plusieurs reprises. Une endosymbiose plus ou moins
directe avec une cyanobactérie leur a permis de suivre la même évolution
convergente, jalonnée de plusieurs étapes semblables et aboutissant à une
ressemblance par de multiples traits !

POUR CONCLURE…

Les Eucaryotes, dont nous sommes, ne sont jamais seuls : ils ont acquis leurs
principaux métabolismes énergétiques de bactéries qu’ils ont emballées dans
leurs cellules et qui sont devenues héréditaires. Leur capacité d’internaliser
par phagocytose, un mécanisme que n’ont pas les bactéries elles-mêmes, leur
ouvre la voie d’une évolution par capture de bactéries et de leurs capacités
métaboliques ! La respiration des Eucaryotes leur a été insufflée par les
mitochondries, très précocement (sans doute dans leur ancêtre commun) ;
puis certains groupes ont secondairement appris la photosynthèse avec un
plaste. Un ami à moi dit joliment que les plantes sont “des aquariums à
cyanobactéries”, en pensant aux plastes ; nous sommes quant à nous des
lotissements aménagés pour nos mitochondries.
La coévolution en symbiose a modifié les partenaires : les endosymbiontes
ont subi de lourdes régressions génétiques et ont atteint une semi-autonomie,
où ils dépendent en grande partie du génome de la cellule hôte pour la
synthèse de leurs protéines. Cette régression est parfois totale, transformant
certaines de ces bactéries en simples saccules où s’opèrent seulement
quelques réactions biochimiques. Du côté de la cellule hôte, l’écologie
change, le plaste permet une (r) évolution de la structure cellulaire, autorisant
l’apparition d’une paroi et d’une vacuole. Surtout, le génome de la cellule
eucaryote incorpore, réutilise et multiplie des gènes échappés des bactéries
endosymbiotiques. La symbiose, parce qu’elle est une coexistence durable
qui rapproche les individus, crée des opportunités d’échanges de gènes, qui
dépassent et parachèvent la capture de génomes entiers que constitue d’une
certaine façon l’endosymbiose. Dans la cellule eucaryote, la symbiose est
intime, et la coévolution est fusionnelle !
La mitochondrie et la cellule eucaryote racontent la longue fidélité d’un
couple presque jamais séparé. À l’opposé, les plastes ont vécu une vraie saga
de contagions. Ils ont été réemployés par d’autres cellules, grâce aux
endosymbioses secondaires qui ont propagé la photosynthèse à d’autres
groupes d’eucaryotes en une évolution convergente qui a eu lieu au
moins 5 fois. On connaît même des divorces, dans la saga des plastes ! En
effet, les plastes perdus laissent des cicatrices : les gènes d’origine
cyanobactérienne parvenus dans le noyau de la cellule. Sur cet indice,
certains eucaryotes actuellement non photosynthétiques descendent d’un
ancêtre photosynthétique. Les Trypanosomidés, comme les parasites de la
maladie du sommeil transmis par les mouches tsé-tsé, ont eu un ancêtre
photosynthétique commun avec les Euglènes. Les Oomycètes, champignons
agents des mildious et de pourritures sur les plantes, ont eu un ancêtre
photosynthétique commun avec les algues brunes… Les ancêtres des
Trypanosomidés et des Oomycètes ont, séparément, perdu le plaste en
évoluant vers le parasitisme, et en abandonnant la photosynthèse. Ceci nous
rappelle qu’en évolution, rien n’est irréversible ; aucune loi n’exige que la
complexité aille en croissant : des régressions existent aussi, et il n’y a pas de
sens unique en évolution.
En ressuscitant la théorie endosymbiotique, Lynn Margulis a profondément
renouvelé notre conception de la cellule eucaryote et mis en valeur
l’importance des symbioses microbiennes : nous sommes, les plantes sont, les
animaux sont des symbioses, par essence cellulaire ! Mais, alors que la
découverte de la dualité des lichens avait conduit à distinguer deux espèces,
l’habitude de considérer chaque eucaryote comme une seule espèce a perduré
jusqu’à présent. Nul n’a songé à donner leurs propres noms aux plastes, ni
aux mitochondries. Avec raison : considérer l’homme ou le maïs comme une
espèce à part entière entérine un degré d’intrication avec les bactéries
endosymbiotiques devenu si étroit qu’il est sans intérêt pratique de distinguer
les symbiontes.
Mais accepter cette vision signifie que la symbiose, particulièrement
l’endosymbiose, produit des espèces telles que nous les envisageons. Un jour,
mes ancêtres ont été une bactérie et un proto-eucaryote indépendants, puis un
jour suivant ils furent en symbiose, et maintenant celle-ci est devenue si
étroite que je ne discerne plus, raisonnablement, qu’une seule espèce :
l’homme. C’est une facette supplémentaire de la symbiose : elle peut être un
mécanisme d’apparition d’espèces. Et cela dépasse doublement la vision
classique darwinienne. D’abord, dans le processus : chez Darwin, la
descendance avec modification conduit une espèce à en engendrer deux, alors
qu’ici, au contraire, deux espèces fusionnent en une seule et elles se
mélangent même, jusque dans le noyau eucaryote ! Ensuite, par le
mécanisme : on transcende la compétition et la prédation qui, nous le disions
en introduction, structurent la vision darwinienne ; ici les espèces coopèrent,
et le mutualisme est l’acteur de l’évolution.
Agacée de la vision darwinienne dominante qu’elle contredisait d’une
certaine façon, et dans un franc-parler bien personnel, Lynn Margulis avait
écrit que le travail de Darwin est “anthropomorphique et d’un intérêt limité”
dans son ouvrage majeur de 1970, L’Origine des cellules eucaryotes. Ce
commentaire se comprend au moment où Lynn Margulis appelle à un
changement de point de vue… et si l’on considère que la théorie de
l’évolution était restée fort indifférente aux idées d’un Schimper, d’un
Mereschkowsky, d’un Portier, ou même d’un Buchner. Ce n’en est pas moins
excessif. Les idées de Darwin rendent compte d’une (grande) partie des
observations en évolution ; Lynn Margulis en explique une autre. Dans la
théorie de l’évolution actuelle, dite “néodarwinienne”, l’endosymbiose et
quelques autres mécanismes récemment découverts ont rejoint et augmenté
les idées de Darwin. La symbiose compte à présent parmi les mécanismes
mettant en place les espèces nouvelles.
Nous circulons donc chacun avec notre multitude mitochondriale.
Mes 10 000 milliards de cellules comptent chacune, en moyenne,
100 mitochondries : “je” suis aussi 1 million de milliards de mitochondries !
Et comme chacune de ces mitochondries contient plusieurs copies de son
génome (10 à 100 copies), le rapport entre le nombre de copies des gènes
dans la cellule est de 1 pour ceux du noyau à 1 000 ou 10 000 pour les gènes
mitochondriaux !… Alors qui parle, ou qui écrit ces lignes, lorsque “je”
m’exprime ?… Nous venons d’établir pourquoi, au-delà de tout le
microbiote, par essence, “je” ne suis jamais seul.
CHAPITRE X

AUX ABORDS DE LA SOLITUDE


ET DU GOUFFRE PARASITAIRE :
DES MÉCANISMES MAINTENANT LA SYMBIOSE

Où l’on apprend à éviter la solitude et à maintenir la symbiose de génération en


génération, soit par la fidélité perpétuelle, soit par des mariages multiples et répétés –
mais où aucune solution n’apparaît comme la meilleure ; où l’on découvre pourquoi
il n’est pas si évident de coopérer ; où les modalités de transmission des symbiontes
affectent la stabilité du mutualisme ; où l’on parle de tricheurs, de choix de
partenaire, de sanction et de coévolution ; où il est encore question de déchets, de
fèces et d’urine (eh oui !) ; où les milieux les moins favorables favorisent la
coopération. Et comment, finalement, les espèces vivent ensemble au prix d’une
évolution réciproquement influencée, ce qui nous vaudra de rencontrer une Reine
Rouge…

Depuis le début de cet ouvrage, animaux et plantes se construisent au travers


de moult symbioses impliquant des partenaires qui coexistent à bénéfices
réciproques. Cela pose la question de savoir comment ces partenaires
maintiennent la symbiose au cours des générations successives. Puisque la
symbiose est une coexistence à bénéfices réciproques (mutualisme), ceci se
décline en deux aspects. D’une part, quels mécanismes assurent la réunion et
donc la coexistence des partenaires à chaque génération ? D’autre part, quels
mécanismes assurent le mutualisme, c’est-à-dire que chacun trouve un
bénéfice ?

Ce dixième chapitre propose des réponses biologiques à ces deux


problèmes. Nous commencerons par le plus simple : le maintien de la
coexistence au travers des générations. Nous verrons qu’il peut s’effectuer de
deux façons, l’héritage à partir des parents et la réacquisition à partir du
milieu, dont nous étudierons les avantages et les inconvénients. Puis nous
aborderons le délicat problème du mutualisme, en démontrant d’abord qu’il
n’est pas intrinsèquement stable dans l’évolution et que des tricheurs peuvent
apparaître. Plusieurs mécanismes permettent toutefois de les éviter : nous
évoquerons successivement le rôle stabilisateur de l’héritage, et au contraire
l’effet potentiellement déstabilisateur de la réacquisition, l’importance des
sanctions à l’encontre des tricheurs, l’existence d’échanges qui ne coûtent
rien (aucun avantage à tricher, dès lors !), et enfin nous verrons comment les
conditions difficiles favorisent l’entraide.

VAINCRE LA SOLITUDE (1) : NE JAMAIS SE QUITTER

Quelques exemples nous ont déjà montré que la symbiose n’est pas
irréversible dans l’évolution : au chapitre III, quelques plantes ont perdu les
champignons mycorhiziens qui avaient assuré à leurs ancêtres la conquête du
milieu terrestre ; au chapitre précédent, certains eucaryotes ont perdu leurs
plastes (souvent en devenant des parasites), ou plus rarement leurs
mitochondries (en vivant sans oxygène). Des changements de mode de vie ou
de milieu peuvent remettre en cause la symbiose. Cependant, la plupart des
symbioses sont anciennes et efficacement reproduites de génération en
génération. Les mycorhizes à gloméromycètes existent depuis plus de
400 Ma ; les fourmis attines et les termites champignonnistes ont commencé
à élever des champignons il y a plus de 50 et 30 Ma, respectivement ; la
symbiose unissant Buchnera aux pucerons aurait commencé il y a au
moins 150 Ma ; celle unissant des cicadelles aux Sulcia est apparue il y
a 270 Ma ; l’ancienneté estimée des mitochondries eucaryotes pourrait
dépasser le milliard d’années ! En conséquence, des mécanismes assurent la
transmission à travers les générations, qu’il nous faut élucider, ou du moins
lister formellement, car à vrai dire nous avons déjà évoqué certains d’entre
eux.
L’étape critique, chez les plantes et les animaux, est le passage à une
nouvelle génération. Il implique des cellules sexuelles venues de chacun des
parents : le spermatozoïde et une cellule reproductrice femelle fusionnent en
une cellule unique, la cellule-œuf, dont les divisions engendrent par la suite
l’organisme. À ce stade, la solitude pourrait bien commencer, car rien
n’impose que cette cellule-œuf ait des symbiontes…
Examinons d’abord les cas où l’association se maintient dès la cellule-œuf,
ou immédiatement après, à partir des parents. Si les symbiontes d’un ou des
parents colonisent les cellules sexuelles, ou la génération suivante au tout
début de son développement, la symbiose est maintenue par transmission des
symbiontes parentaux ! Ce mécanisme est évidemment le plus simple pour
les symbiontes intracellulaires : il assure par exemple la transmission
intergénérationnelle des mitochondries et des plastes, ou de beaucoup de
bactéries endosymbiotiques des insectes. Il transmet aussi certaines algues
endosymbiotiques. Ainsi, un proche parent des anémones qui vit en eau
douce, l’hydre verte (Hydra viridis), possède des algues vertes intracellulaires
qui colonisent les ovules à leur formation et, de là, la génération suivante ;
pour d’autres anémones dotées de xanthelles, comme l’Anemonia sulcata de
nos côtes, le processus est encore plus direct car les ovules sont formés à
partir de cellules déjà colonisées par les xanthelles.
Même s’ils ne sont pas intracellulaires, les symbiontes microbiens
parentaux peuvent “rattraper” leur partenaire un peu plus tard, quoique
toujours à temps. Au chapitre II, certains champignons endophytes
protecteurs des plantes, les néotyphodiums, “rattrapaient” les graines, en les
colonisant pendant leur développement sur la plante mère. Au chapitre VI, les
femelles des insectes associés à des champignons les transportent lors de la
formation d’une colonie ; d’autres, pourvues de poches de transport
spécialisées, les déposent près des œufs. Les symbiontes du tube digestif se
prêtent également bien à une telle transmission car ils sont facilement (et
spontanément) exportés dans les fèces. Chez les vertébrés qui produisent et
consomment les cæcotrophes, ces fèces spéciales bourrées de bactéries issues
du cæcum, le passage aux jeunes peut justement se faire par le biais de ces
cæcotrophes. Chez une punaise nuisible aux cultures, Megacopta
punctatissima, la femelle dépose à côté des œufs une petite capsule issue de
son tube digestif, chargée des bactéries nécessaires à un bon développement :
à la naissance, le tout premier geste inné des petits est de dévorer la capsule
posée contre l’emballage de leur œuf. Chez les koalas, la façon dont les
microbes “rattrapent” les petits, si adorables, risque d’éprouver les âmes
sensibles. Les koalas possèdent des bactéries intestinales comme Lonepinella
koalarum, qui les aident à détoxiquer les tannins des eucalyptus, leur
nourriture exclusive, mais indigeste sans adaptation particulière. Lorsque les
petits sortent de la poche marsupiale et commencent à manger des feuilles, la
mère émet une diarrhée visqueuse et noirâtre, enrichie en bactéries
protectrices issues de son tube digestif, qui poisse et se prend dans ses poils.
Les petits koalas se préparent au sevrage en suçant les poils enduits de ce jus
douteux qui les inocule !
La reconnexion entre symbiontes peut se réaliser encore plus tard,
simplement parce que les juvéniles vivent aux côtés de leurs parents qui les
contaminent… La tétée (nous l’avons vu au chapitre VII) ou les
comportements de contact ou de léchage des petits transmettent souvent des
symbiontes, surtout chez les ruminants dont le microbiote du rumen passe
régulièrement dans la bouche ! Chez les plantes, les symbiontes racinaires
des parents peuvent coloniser les plantules qui germent à leur proximité :
nous avions d’ailleurs envisagé au chapitre I comment des champignons
mycorhiziens nourris par les plantes adultes favorisaient l’établissement des
plantules germant au voisinage des parents.

VAINCRE LA SOLITUDE (2) : SE REMARIER SOUVENT

Dans d’autres symbioses en revanche, chaque génération a un goût de


découverte et de nouveauté, car de nouveaux couples de symbiontes se
forment à la reproduction. Dans les associations où aucune transmission
intergénérationnelle directe n’existe, les partenaires doivent se retrouver et
former de nouvelles combinaisons. L’un d’entre eux au moins doit être
capable de survivre quelque temps seul avant de renouer l’association.
C’est en particulier le cas des symbioses racinaires des plantes,
champignons, rhizobiums et bactéries rhizosphériques : sans doute la trop
grande distance qui sépare les graines des racines et du sol a-t-elle empêché
qu’apparaisse jamais un mécanisme de transmission directe. En conséquence,
la jeune plante doit survivre quelque temps solitairement, et ce n’est qu’après
que sa première racine s’est aventurée dans le sol qu’elle rencontre ses
partenaires. Ce peut être un champignon mycorhizien, dont elle croise des
hyphes déjà installés sur une autre plante, ou encore des spores en attente
dans le sol ; pour une légumineuse, ce peut être un rhizobium survivant en se
nourrissant de matières mortes dans le sol, échappé d’une nodosité mourante
quelque temps auparavant. Mais, si le rapprochement commence par hasard,
des signaux échangés entre les partenaires leur permettent souvent de se
réunir plus efficacement.
Lors de la mise en place des nodosités des Légumineuses, les rhizobiums
libres, dotés de flagelles, sont mobiles dans le sol. Des molécules émises par
les racines, des flavonoïdes et des bétaïnes végétales, attirent les rhizobiums
vers la racine. Ces signaux entraînent aussi en réponse la synthèse d’une
petite molécule bactérienne, qui diffuse et informe la racine de la présence
des rhizobiums. Ce sont les “facteurs nod”, ainsi dénommés car
expérimentalement, même en l’absence de bactéries, leur présence suffit à
provoquer la formation d’une nodosité (nod). Reconnus par la racine comme
des formes d’hormones, quoique venus de l’extérieur, les facteurs nod
entraînent une reprise des divisions cellulaires qui édifie la nodosité ; de plus,
ils activent des gènes exprimés spécifiquement dans la nodosité – comme
celui de l’hémoglobine, responsable de la couleur et de la protection du
métabolisme fixateur d’azote contre un excès d’oxygène (voir chapitre III).
Les rhizobiums induisent également la formation d’un long couloir au sein de
la racine, qui passe de cellule en cellule, depuis sa surface jusqu’au cœur de
la nodosité en cours de croissance. C’est le cordon d’infection, ainsi nommé
car les rhizobiums y pénètrent et infectent par ce biais la nodosité : les
bactéries, encore mobiles à ce stade, le colonisent grâce à des mécanismes de
reconnaissance de surface entre leur paroi et les tissus végétaux. Elles
remontent le cordon d’infection jusqu’à son extrémité interne, au contact des
cellules du cœur de la nodosité : là, les bactéries entrent par phagocytose dans
les cellules hôtes. Elles perdent ensuite leur flagelle et leur paroi, et, ainsi
déshabillées, commencent bientôt à fixer l’azote (comme nous l’avions vu au
chapitre III).
Les rhizobiums sont, en fait, une collection de bactéries d’origines
évolutives variées qui ont toutes acquis, au cours de leur évolution, des
fragments d’ADN portant des gènes codant deux fonctions : la fixation de
l’azote, d’une part, et des gènes synthétisant les facteurs nod, véritables clés
d’accès aux racines, d’autre part. Ces facteurs nod sont de petits fragments de
chitine (une molécule commune chez les insectes et les champignons – et ce
n’est pas un hasard, nous allons le voir) capables de diffuser dans le sol.
Ainsi, un dialogue en plusieurs étapes décide des mariages. D’abord, les
signaux racinaires d’une plante donnée ne sont perçus que par certains
rhizobiums ; parmi ceux-ci, tous ne sont pas reconnaissables par une plante
donnée, car leurs facteurs nod portent des groupements chimiques qui sont
propres à chaque souche de rhizobium ; puis l’étape de reconnaissance par
contact au sein du cordon d’infection ne réussit pas dans tous les cas.
Finalement, chaque plante possède donc son cortège spécifique de
rhizobiums compatibles, et vice-versa.
Si ce dialogue rhizobium-légumineuse est connu depuis les années 1990,
celui qui réunit des gloméromycètes aux racines des plantes n’a été élucidé
que plus récemment (il reste d’ailleurs inconnu dans les autres types
mycorhiziens). Là encore, des molécules émises par les racines, les
strigolactones, permettent aux champignons de les localiser. De façon
amusante, on connaissait les strigolactones depuis les années 1980 car elles
sont aussi reconnues par des plantes, comme les orobanches ou le striga, qui
parasitent les racines des autres plantes : ces parasites localisent les racines
hôtes grâce aux strigolactones, et le striga a même donné son nom aux
molécules ! On se demandait donc ce qui amenait les plantes à “dénoncer”
ainsi la présence de leurs propres racines. Or, ce premier rôle décrit est en fait
secondaire. On sait maintenant non seulement que les strigolactones ont des
rôles hormonaux à l’intérieur de la racine, mais, en plus, que leur diffusion
dans le sol est aussi un “appel aux gloméromycètes”. Ceux-ci répondent aux
strigolactones en ramifiant leurs hyphes et en grandissant vers les racines. En
présence d’une racine, un gloméromycète émet à son tour un signal dans le
sol : les facteurs myc. Ceux-ci, de façon similaire aux facteurs nod, induisent
la réceptivité de la racine et l’expression des gènes de la plante impliqués
dans la mycorhization ; finalement, ils autorisent l’entrée du champignon
dans la racine… Or, les facteurs myc produits sont… de petits fragments de
chitine, assez semblables aux facteurs nod ! Ainsi a-t-on, tardivement,
découvert que les rhizobiums avaient détourné et bricolé pour eux, avec les
Légumineuses, un dialogue entre plantes et champignons beaucoup plus
ancien, qui date de l’origine des plantes terrestres !
La reconstitution de la symbiose à partir de partenaires séparés existe aussi
chez les animaux : l’alimentation est une source fréquente de partenaires,
comme pour l’homme ou les plantanimaux (du chapitre V) qui n’héritent pas
des algues de leurs parents. En effet, de nombreux coraux, ou le petit ver vert
Symsagittifera roscoffensis, réacquièrent ainsi à chaque génération leurs
algues à partir d’algues libres en suspension dans le plancton, bien que
paradoxalement leurs partenaires soient parfois difficilement détectables à
l’état libre dans l’eau de mer. Ainsi se transmettent aussi les symbioses des
animaux du fond des océans, nourris par des bactéries aux métabolismes
exotiques (au chapitre V aussi) : vers et mollusques de ces milieux produisent
de petites larves nageuses dépourvues de symbiontes, qui acquièrent leurs
symbiotes de leur tube digestif ou de leurs branchies lorsqu’elles se fixent
après dispersion. Les riftias, bien que dépourvus de tube digestif à l’état
adulte, en possèdent un à l’état larvaire : il a une fonction de survie initiale et
d’entrée des symbiontes, autorisant une nutrition provisoire… un peu comme
les poils absorbants de la racine avant qu’elle ne trouve un champignon. Chez
les riftias, le tube digestif se développe ensuite en un organe symbiotique
clos, le trophosome. La reconstitution de la symbiose est donc souvent une
étape complexe, qui implique le développement de l’organe ou des structures
mixtes en lien avec la symbiose.
La mise en place de l’organe symbiotique, impliquant l’action de
nombreux gènes, est souvent liée à l’arrivée des symbiontes. Chez les
ruminants, la poche du rumen ne se met en place qu’après le contact avec les
premières bactéries, et une espèce ne suffit pas : seul un cocktail de plusieurs
dizaines d’espèces induit la formation du rumen. Nous avions rencontré dans
l’introduction de l’ouvrage un petit calmar, Euprymna scolopes, au ventre
rendu lumineux par des Aliivibrio luminescents qui l’empêchent de projeter
une ombre : là aussi, un organe lumineux symbiotique se construit après un
dialogue entre partenaires, comme pour la nodosité. Les bactéries sont
attirées par la sécrétion de mucus sur une portion de la peau du jeune animal.
Cette sécrétion s’accroît dès que les bactéries entament la colonisation, sous
l’effet de petits fragments de leur paroi, des peptidoglycanes. La colonisation
de la peau augmente et se stabilise ainsi, car le mucus sert non seulement à
attirer les bactéries, mais aussi à les nourrir. Les bactéries entrent alors dans
des conduits sous-jacents, qui constituent la forme immature de l’organe
lumineux ; à ce stade, plusieurs composés de la paroi des bactéries, dont les
peptidoglycanes précédents, entraînent le développement final de l’organe
symbiotique où prolifèrent ensuite les bactéries. Au passage, ce processus
s’accompagne de la mort des cellules sécrétrices de mucilage de la peau,
bloquant ainsi toute colonisation ultérieure. La mort de cellules et de tissus,
comme le tube digestif des riftias ou les cellules sécrétrices des calmars,
signe bien l’importance des remaniements entraînés par le dialogue entre
partenaires lors de la réacquisition. Les mises en place de la nodosité, du
trophosome ou de l’organe lumineux constituent des exemples
supplémentaires du rôle des microbes dans le développement des organismes
qu’ils habitent.

HÉRITER OU RÉACQUÉRIR, RIEN N’EST PARFAIT POUR VAINCRE


LA SOLITUDE…

On est frappé de la variété des bricolages qui, dans l’évolution, ont permis le
maintien de l’association entre partenaires. Les scénarios les plus divers
existent, relevant du strict héritage des parents (on parle aussi de transmission
verticale, nous parlerons d’héritage) ou de nouveaux symbiontes issus du
milieu (transmission horizontale ou réacquisition), avec des cas
intermédiaires où les symbiontes des parents sont récupérés à la dernière
minute dans le milieu. Simples bricolages sur des opportunités
biologiques ?… Au-delà des contraintes et des opportunités liées à
l’organisation de chaque symbiose, les scénarios extrêmes, héritage et
réacquisition, présentent des avantages et des inconvénients contrastés.
Hériter des symbiontes parentaux rend la symbiose plus assurée : à
l’inverse, la réacquisition des symbiontes dans le milieu est plus risquée. En
effet, la reproduction est souvent liée à une dissémination, des graines chez
les plantes, ou des larves ou des jeunes chez les animaux. Cette étape cruciale
permet de coloniser de nouveaux milieux et d’éviter la compétition avec les
parents (nous verrons au chapitre suivant une bonne raison microbienne de
s’éloigner des parents !). Toutefois, un nouveau milieu peut ne pas offrir le
partenaire vital. Nous avons vu le “désarroi” des pins privés de champignons
ectomycorhiziens sous les tropiques. Certaines légumineuses ne trouvent pas
toujours rhizobium “à leur pied” : dans nos régions tempérées, le rhizobium
partenaire du soja, issu d’Asie, survit mal à l’hiver, aussi les graines de soja
du commerce sont-elles souvent inoculées par un enrobage de rhizobiums
appropriés en surface. Et combien de larves d’animaux marins meurent sans
avoir retrouvé qui leur bactérie, qui leur algue symbiotique ! Voilà pour
l’éloge de l’héritage, donc de la fidélité ; venons-en à celui du remariage, plus
volage.
Changer de partenaire, en symbiose, est en effet une opportunité de
s’adapter à de nouvelles conditions. D’ailleurs, les microbes du lieu où l’on
arrive après dissémination ont eu, eux, déjà le temps de s’adapter à cet
endroit. Nous avons en fait vu ce mécanisme d’optimisation symbiotique à
plusieurs reprises : des champignons mycorhiziens différents protègent de
sols plus ou moins pollués ; des xanthelles différentes utilisent avec succès
des environnements lumineux différents ; chez certaines moules des
profondeurs océaniques du genre Bathymodiolus, des bactéries différentes
exploitent des fluides de compositions différentes, riches en méthane ou bien
en H2S… Or, le principe de la dissémination est de parvenir à un milieu
éloigné des parents, où les partenaires optimaux ne seront pas forcément ceux
de la génération précédente… C’est un fardeau universel : nous sommes
adaptés aux conditions où nos ancêtres ont été sélectionnés, mais pas
forcément à celles où nous nous trouvons maintenant. Cela vaut pour les
symbiontes, dont il peut être utile de changer ! En ce sens, les potentialités
apportées par nos symbiontes sont plus flexibles que celles de nos gènes… si,
et seulement si, la symbiose se fait par réacquisition.
Il n’est, hélas, pas possible de maximiser simultanément l’assurance d’un
partenaire et le choix du partenaire. Évidemment, il existe des scénarios
intermédiaires, comme la réacquisition de symbiontes du milieu où les
parents, et donc leurs symbiontes, sont présents. C’est le cas par exemple
d’un animal juvénile comme un veau au contact de sa mère, qui construit
ainsi son rumen. Mais ces cas intermédiaires n’optimisent pas vraiment
chacun des deux critères : le choix parmi les symbiontes parentaux renouvelle
peu la diversité des partenaires (ce qui est l’avantage habituel de la
réacquisition) ; la transmission de tous les symbiontes parentaux (l’avantage
habituel de l’héritage) est un peu moins assurée, car certains microbes
peuvent louper le passage de génération. Bref, il y a de la place pour les deux
stratégies et tous leurs intermédiaires. Comme souvent en biologie, lorsque
plusieurs scénarios coexistent, l’optimum idéal dépend de plusieurs
paramètres qui ne peuvent être optimisés simultanément.

NE SOYONS PAS NAÏFS !

Puisque les partenaires coexistent à présent durablement, venons-en


maintenant au bénéfice de la symbiose, et abordons le second aspect de ce
chapitre : le mutualisme. Le maintien d’un bénéfice réciproque est moins
évident qu’il n’y paraît. À première vue, beaucoup de biologistes dans
l’histoire (et peut-être également le lecteur arrivé à ce point du livre ?) ont
considéré qu’il y avait un intérêt évident à coopérer. Une littérature du début
du XXe siècle porte l’idée, explicitement opposée au darwinisme, que la
coopération vaut mieux que la compétition ou la spoliation, et peut
s’instaurer spontanément. C’est le cas d’un biologiste russe, devenu ensuite
philosophe et penseur anarchiste, Pierre Kropotkine (1842-1921) : son
ouvrage de 1902 sur L’Entraide, un facteur de l’évolution, déjà un peu
politique, stipule que “l’entraide est autant une loi de la vie animale que la
lutte réciproque, mais […], comme facteur de l’évolution, la première a
probablement une importance beaucoup plus grande, en ce qu’elle favorise
[…] la conservation et le développement de l’espèce ; elle procure aussi, avec
moins de perte d’énergie, une plus grande somme de bien-être et de
jouissance pour chaque individu”. Ce meilleur fonctionnement est
indéniable ! Mais le vrai problème réside ailleurs, dans le risque que des
tricheurs détricotent à leur avantage un si beau fonctionnement.
Dans l’évolution survivent ceux qui engendrent le plus de descendants. Or,
dans beaucoup de symbioses, une partie des ressources d’un partenaire est
consacrée à l’autre : qu’on se rappelle, par exemple, qu’une plante
fournit 10 à 40 % des produits de sa photosynthèse à ses champignons
mycorhiziens, ou qu’une légumineuse investit 20 à 30 % de ces produits dans
ses nodosités… Dès lors, chaque fois qu’un individu donne un peu moins à
ses partenaires, il peut investir plus dans ses graines, ou dans sa propre survie
et donc dans la durée de sa reproduction. Dans les deux cas, il augmente par
là sa propre descendance ! On prédit donc qu’une force dominante contre-
sélectionne la coopération entre les partenaires : l’optimisation du nombre de
descendants, qui détourne un maximum de ressources. Les tricheurs (c’est le
nom qu’on donne, très sérieusement, aux parasites qui exploitent un
mutualisme) sont donc sélectionnés chaque fois qu’ils apparaissent,
puisqu’ils consacrent plus à leur reproduction que les organismes qui
coopèrent. On m’objecte souvent, à ce stade du raisonnement, qu’à terme ceci
risque de détruire le partenaire exploité. En effet, mais qu’importe, le
parasitisme existe bel et bien, et son évolution est aveugle ! Les dernières
ressources du dernier partenaire profiteront plus aux tricheurs, en termes de
descendants, qu’aux mutualistes. L’extinction guette donc les partenaires,
tout comme d’ailleurs leurs symbiontes et les tricheurs eux-mêmes, s’ils
n’ont pas d’autre hôte possible. Le paradoxe qu’il nous faut donc résoudre,
c’est comment le mutualisme subsiste malgré la prédiction naïve qu’il doit
être plus ou moins vite envahi et détruit par des tricheurs. Comprendre
comment le mutualisme ne bascule pas dans le gouffre parasitaire, c’est le
rendre compatible avec la théorie de l’évolution.
Une observation montre bien que, même si elle améliore le fonctionnement
des deux partenaires, la symbiose n’est pas sélectionnée en elle-même, et
qu’il subsiste une forme d’égoïsme chez les partenaires. En milieu riche, les
symbioses racinaires s’établissent souvent mal… J’en avais fait l’expérience,
jeune maître de conférences, en allant chercher au bois de Vincennes, près de
Paris, des mycorhizes et des nodosités pour préparer mes travaux pratiques.
La colonisation microbienne des racines y est hélas très pauvre : dans cette
forêt très parcourue, les passants laissent de nombreux déchets organiques
(issus de pique-niques notamment) qui enrichissent les sols. Les plantes
parviennent alors à trouver leurs ressources minérales seules dans ces sols
enrichis… Assimiler directement le nitrate ou le phosphate d’un sol, s’ils y
sont abondamment accessibles, coûte bien moins de carbone que de bâtir une
nodosité ou de nourrir une mycorhize ! L’association ne s’opère donc pas
systématiquement, mais seulement conditionnellement, là où elle est
nécessaire, dans les sols les plus pauvres, car les partenaires les moins
généreux ont eu plus de descendants partout où ils ont pu minimiser, voire
éliminer le coût de la symbiose.
Dès lors, confronté à une sélection qui encourage l’égoïsme des
partenaires, comment le mutualisme peut-il subsister ? Darwin lui-même
disait, dans son ouvrage de 1859 sur L’Origine des espèces, que “la sélection
naturelle ne peut produire aucune modification dans une espèce qui soit
exclusivement bénéfique à une autre”. Si une espèce A possède un trait qui
aide une espèce B, alors bien sûr B se reproduit mieux ; mais comme la
descendance de A n’est pas améliorée quant à elle par ce mécanisme, le trait
porté par A n’est pas lui-même sélectionné… Darwin ajoute plus loin : “S’il
pouvait être montré qu’une […] structure d’aucune espèce a été formée pour
le bien exclusif d’une autre, alors cela annihilerait ma théorie, parce que cela
ne peut pas se produire par sélection naturelle.” En effet, cela voudrait dire
qu’un trait (la capacité de A à aider B) est sélectionné, alors qu’il ne se
reproduit pas spécialement mieux ! Ces lignes de Darwin expliquent
probablement que, pendant que d’autres scientifiques étudiaient la symbiose
et croyaient en une loi forçant la coopération, comme Kropotkine, les
évolutionnistes ne s’aventurèrent guère, quant à eux, sur le terrain glissant du
mutualisme, un peu risqué car pas vraiment prédit par Darwin.
Cependant, j’ai souligné le mot “exclusif” dans les deux phrases de
Darwin, parce que tout repose là (sans doute ne l’utilise-t-il pas sans raison
chaque fois). Aujourd’hui, plusieurs mécanismes ont été proposés pour
résoudre ce paradoxe et “aligner” les intérêts des partenaires. Il s’agit de
comprendre comment ce qui dans A aide B aide en même temps A, et plus
exactement accroît la descendance de A aussi. À cette condition, en aidant B,
A sera aussi sélectionné au passage – les intérêts sélectifs de A et B seront
similaires. Il faut donc comprendre comment et pourquoi la symbiose n’est
pas exclusivement une aide de l’autre, mais ce qui la rend nécessaire pour
s’aider soi-même à très court terme. N’attendez pas de solution unique !
Voyons plutôt ces conditions et mécanismes qui favorisent la persistance du
mutualisme, et lui évitent de verser dans le gouffre parasitaire.

TEL EST PRIS QUI CROYAIT PRENDRE

On imagine souvent un brin naïvement que, quand un partenaire est enfermé


dans l’autre, le premier est asservi et sous contrainte : c’est un peu vrai. Par
exemple, des facteurs encore mal connus rendent les xanthelles
intracellulaires perméables et une grande partie des produits de la
photosynthèse leur échappent lorsqu’elles sont intracellulaires, ce qui ne se
produit pas tant qu’elles sont libres. Mais n’élaborons pas trop sur notre
propre vision de la contrainte par l’enfermement ! Imaginons un rhizobium
au fond d’une nodosité, ou un champignon protecteur endophyte dans une
plante : il faut lui procurer un minimum de ressources, et plus l’hôte rogne
ces ressources ou endommage l’enfermé, moins il en obtiendra le bénéfice
escompté, azote ou toxines anti-herbivores respectivement… En revanche, le
partenaire internalisé, lui, peut bel et bien prélever plus, ou donner moins,
voire ne rien céder ! Voilà l’enfermé qui se retrouve potentiellement en
position de force.
C’est là qu’il faut distinguer les enfermements à vie et les enfermements
transitoires. Commençons par les premiers : imaginons que le partenaire ne
ressorte jamais et soit transmis à la descendance par un strict mécanisme
d’héritage, comme décrit plus haut. Ce mécanisme implique donc que les
descendants de l’un sont associés à ceux de l’autre, et que les deux
partenaires ont autant de descendants, toujours ensemble. Pour un endophyte
de plante par exemple, son nombre de descendants est le nombre de graines
de la plante qui le porte ! Du coup, si l’un des partenaires abîme la capacité
de l’autre à se reproduire, il nuit aussi à sa propre descendance. Pour
poursuivre sur notre exemple, un endophyte trop gourmand, qui détourne des
ressources de la plante pour lui, nuit à la production de graines, donc se
reproduit moins ; une plante qui produit des graines sans champignon
engendre des descendants solitaires, puisque seul l’héritage transmet
l’endophyte. Dans les symbioses héritées, le fait de ne pas avoir accès à de
nouveaux partenaires interdit d’endommager ceux qu’on possède sans nuire à
sa descendance…
Nous avions, en fait, déjà envisagé cette logique vertueuse de l’héritage à
propos des multiples effets favorables des néotyphodiums protecteurs des
plantes au chapitre II : les traits utiles à la plante les plus divers sont
sélectionnés les uns après les autres chez les néotyphodiums. Il s’agit de
coévolution, cette évolution où la présence d’un partenaire modifie
l’évolution de l’autre, en ce cas vers plus de mutualisme.
Une expérience a testé cette prédiction, sur une petite méduse (un groupe
proche des coraux et des anémones de mer) des littoraux tropicaux qui
possède des xanthelles dans ses tentacules. Du coup, Cassiopea xamachana
vit à l’envers, exposant ses tentacules au soleil ! Elle produit des descendants
sans xanthelles qui sont recolonisés dans le jeune âge à partir de leur
alimentation. Au laboratoire, on nourrit ces larves soit avec des xanthelles
spontanément échappées des adultes, et qui se trouvent dans l’eau de
l’aquarium (réacquisition depuis le milieu, la voie naturelle), soit avec des
xanthelles issues d’un broyat de tentacules d’un parent (transmission forcée
par héritage). On répète les mêmes manipulations pendant trois générations,
puis on compare les caractéristiques des algues obtenues selon les deux
modalités de propagation, réacquisition ou héritage. Les xanthelles
“réacquises” ont une probabilité de sortir de l’hôte 3 fois supérieure à celles
transmises par héritage, ce qui est logique car les premières ont été
sélectionnées sur ce trait ; elles se multiplient 1,5 fois plus vite dans l’hôte.
En revanche, ces xanthelles réacquises sont moins favorables à l’hôte, qui
grandit 2 fois moins vite et se reproduit 30 % moins qu’avec les xanthelles
héritées : cet effet moins favorable pour la méduse est sans doute le prix de
l’investissement accru des xanthelles réacquises dans leur propre
multiplication ; on ne peut pas tout faire ! Les xanthelles réacquises sont plus
tricheuses que les xanthelles héritées, car le changement d’hôte leur permet
d’endommager à leur avantage le partenaire de l’instant, sans préjudice du
lendemain…
Changer d’hôte relâche l’exigence de ne pas nuire à son hôte, car un autre
viendra ensuite. La réacquisition ouvre donc la porte aux dérives tricheuses
qui sont, en revanche, mécaniquement contre-sélectionnées dans la
transmission par héritage ! Avant d’aller plus loin sur ce qui stabilise le
mutualisme dans les cas de réacquisition, notons que les transmissions par
héritage sont souvent imparfaites : et les exemples d’écart à l’héritage strict
qui suivent montrent comment la moindre entorse à l’héritage ouvre des
conflits évolutifs entre partenaires.

CONFLITS DE COUPLES

L’héritage des symbiontes est total lors du bouturage d’une plante, qui
maintient la cellule avec ses plastes et ses mitochondries, ou d’un lichen, qui
maintient l’alliance algue-champignon, ou enfin lorsqu’une anémone se
divise en deux en répartissant ses xanthelles entre les bourgeons. Mais
l’hérédité des symbiontes lors du changement de génération est souvent le
fait d’un seul parent, le plus souvent la mère. D’abord, elle produit la plus
grosse des deux cellules sexuelles (l’ovule chez les animaux), qui est donc
plus à même de contenir les symbiontes comme les plastes, les
mitochondries, des bactéries endosymbiotiques chez les insectes, ou des
xanthelles chez les coraux. De plus, la femelle retient souvent la descendance
sur ou auprès d’elle, ce qui permet une colonisation éventuellement plus
tardive, par exemple de la graine par les endophytes, ou des animaux
juvéniles par le microbiote maternel.
D’autres facteurs plus subtils expliquent ce qui a souvent favorisé
l’hérédité par un seul parent. Par exemple, la majorité des animaux, comme
les humains, n’hérite que des mitochondries maternelles : or, le
spermatozoïde, qui exige beaucoup d’énergie pour nager activement vers
l’ovule, est bourré de mitochondries ! Simplement, celles-ci n’entrent pas
dans l’ovule, seul le noyau y parvient. Dans certains cas, les mâles
transmettent des mitochondries (chez certaines moules), voire les plastes
(comme chez les pins et d’autres conifères, où le pollen apporte les plastes).
Chez certaines plantes comme les pélargoniums, les deux cellules qui
fusionnent à la fécondation apportent les plastes, et l’hérédité peut être mixte.
Chez une petite algue verte unicellulaire, le Chlamydomonas, les deux
cellules parentales apportent les plastes et les mitochondries en fusionnant,
puis les mitochondries d’un parent et les plastes de l’autre sont détruits !
L’hérédité uniparentale est fréquente mais elle ne résulte donc pas seulement
d’un rôle différent de chaque sexe. Elle résulte aussi d’une sélection naturelle
qui a mis en place un mécanisme, parfois actif, éliminant les symbiontes de
l’un des parents. Pourquoi donc ? On pense que le mélange de lignées de
symbiontes issus des deux parents, qui remplissent exactement le même rôle,
entraîne une compétition entre eux pour leur niche commune, la cellule où ils
coexistent. En effet, leurs descendants sont en compétition, et ceux qui se
reproduisent le plus occuperont davantage, voire exclusivement à terme, les
générations de cellules suivantes. Cette compétition peut sélectionner des
mécanismes capables d’endommager l’autre lignée, comme des productions
de toxines – ce qui induit des coûts supplémentaires et gaspille des
ressources, en endommageant une partie des endosymbiontes. Des
mécanismes évitant le mélange des symbiontes des parents auraient donc été
sélectionnés, expliquant que, même dans des cas où les deux partenaires
apportent les mitochondries (voire les plastes), seuls ceux d’un parent
subsistent. Attention, ce mécanisme évitant les mélanges ne s’applique pas
lorsque les symbiontes remplissent des fonctions un peu différentes, ou sont
localisés à des endroits différents : par exemple, lorsque plusieurs
champignons mycorhiziens colonisent un même système racinaire, le risque
de compétition, toujours réel, est contrebalancé par l’intérêt de capacités et
d’apports différents, ou minimisé par une localisation sur des racines
différentes.
L’hérédité uniparentale est donc fréquente, or c’est une entorse à une
stricte transmission par héritage car un des parents, le mâle souvent, ne
transmet pas les symbiontes. Toute l’énergie dévolue à leur reproduction par
les mâles est perdue pour celle du symbionte, et cela déconstruit partiellement
l’alignement d’intérêts entre partenaires. Par exemple, toutes les
mitochondries qui s’aventurent dans un grain de pollen ou un animal mâle
sont privées de descendance, exterminées évolutivement ! Même si elles
procurent (coquin de sort !) l’énergie nécessaire au fonctionnement
reproducteur… L’aviez-vous réalisé ? L’homme est pour ses mitochondries
une prison sans espoir, un tricheur sans pitié… les femmes leur sont plus
douces.
On peut voir cela comme le suicide de quelques mitochondries qui
survivront par ailleurs dans les descendants des sœurs de leur bourreau. Mais,
si une mitochondrie parvient à éviter ce sort, elle aura encore plus de
descendants. Chez les plantes, qui sont le plus souvent hermaphrodites, les
mitochondries ont parfois trouvé la parade… en féminisant les fleurs, ce qui
évite la production de pollen. Observez par exemple les populations de
menthe ou de thym. Certains pieds ont de grandes fleurs dotées d’étamines
saillantes, tandis que d’autres montrent de plus petites fleurs sans étamine.
Les seconds sont modifiés par des mitochondries dites “mâle-stérilisantes”
qui empêchent la fleur de produire du pollen, souvent en altérant la
respiration dans les tissus de l’anthère. Les économies de pollen entraînent
une production accrue d’ovules et de graines, et ces mitochondries
engendrent du coup plus de descendants !
On devine ce qui risque d’advenir si les mitochondries mâle-stérilisantes,
qui se reproduisent plus que les autres, envahissent toute la population : c’est
le crash, faute de pollen ! On retrouve ici un risque d’extinction lié à la
tricherie des partenaires… Plusieurs mécanismes peuvent néanmoins sauver
certaines populations avant l’extinction. Le premier mécanisme est
l’apparition, sur un chromosome du noyau, d’un gène qui contre l’effet des
mitochondries et restaure la production de pollen. Dans une population où
n’existent pratiquement plus que des femelles, le porteur d’une telle mutation
se trouve père de très, très nombreux descendants… et ce gène masculinisant
est alors très, très rapidement sélectionné. De nombreuses plantes
productrices de pollen cachent en fait des stérilisations mitochondriales,
secondairement masquées par un gène réparateur du noyau : dans un
croisement normal, on ne voit rien, mais le masquage disparaît lors d’une
hybridation avec une autre espèce, car l’hybride n’a pas toujours hérité de ses
parents les gènes requis. Cela explique les défauts de production du pollen
souvent observés dans les hybrides !
Un second mécanisme de sauvetage consiste en une reproduction
indépendante du pollen, avec deux variantes : la viviparie et l’apomixie. Dans
la viviparie, les fleurs sont remplacées par de petits bourgeons qui
reproduisent la plante mère à l’identique, mitochondries incluses. Chez
certaines graminées ou chez des plantes de la famille du papyrus, des
néotyphodiums, champignons endophytes eux aussi transmis par les graines,
provoquent ainsi le passage à la viviparie : ils sont parvenus à éliminer la
fonction mâle pour favoriser la production de descendants qui les propagent.
La seconde variante s’appelle l’apomixie (du grec apo, loin de, et mixis,
mélange, ici la fécondation) : en ce cas, il y a production d’un ovule mais il
se développe directement, sans fécondation, en une graine qui porte les
mêmes symbiontes, sans plus exiger ni pollen, ni fécondation… Là encore, la
mère se reproduit à l’identique, mitochondries incluses. Dans les deux cas,
viviparie et apomixie, les symbiontes ont gagné, car il y a stricte transmission
par héritage. Ces manipulations qui excluent la fonction mâle et la
fécondation rappellent celles de bactéries purement parasites croisées au
chapitre précédent : les Wolbachia, proches des mitochondries, qui
féminisent par exemple les cloportes mâles pour mieux se transmettre à la
génération suivante.
L’apomixie est, par exemple, fréquente chez les ronces ou chez divers
pissenlits. Connue chez plus d’une trentaine de familles de plantes, où elle est
souvent apparue répétitivement, l’apomixie a pu être l’issue de secours de
populations de plantes que leurs mitochondries avaient privées de pollen…
Malheureusement, c’est au prix de la perte du renouvellement génétique
qu’apporte la fécondation car les descendants apomictiques sont identiques à
leur mère. De fait, ces groupes apomictiques sont tous assez récents, sans
doute parce que l’apomixie entrave leur capacité à s’adapter à long terme aux
changements du milieu et des organismes environnants. Un jour ou l’autre,
les lignées apomictiques échouent à s’adapter quand surviennent des
changements auxquels survivent en revanche les espèces capables de
fécondation, aux descendants génétiquement plus variés.
Tout héritage incomplet est donc le terreau de dérives tricheuses ou
égoïstes, et des conflits d’intérêts naissent des écarts à la production de
descendants en commun. Ces conflits, potentiellement nuisibles aux
partenaires, démontrent qu’aucune loi ne sélectionne directement la
coopération elle-même : seul le nombre de descendants fait le succès évolutif,
fût-ce à court terme et sans avenir ultérieur. Le lecteur s’inquiète donc
d’autant plus pour les symbiontes réacquis à chaque génération, que le
changement de partenaire autorise davantage à tricher ! Nous allons
maintenant envisager successivement plusieurs mécanismes qui limitent les
tricheurs dans les transmissions par réacquisition.

SANCTIONS ET MARCHÉS BIOLOGIQUES

Revenons donc aux rhizobiums, réacquis à chaque génération, que nous


avons décrits comme paradoxalement libres de tricher au cœur des nodosités
qui les nourrissent : leur tricherie, qui consisterait à ne pas fournir d’azote à la
plante, est-elle réellement possible ? Une expérience a testé cette question, en
forçant artificiellement des rhizobiums à ne plus coopérer. Pour ce faire, on a
d’abord laissé une luzerne former des nodosités avec une souche de
rhizobiums fixateurs d’azote tout à fait mutualistes, puis certaines de ces
nodosités ont été isolées dans une poche d’atmosphère modifiée, où l’azote a
été remplacé par de l’argon : dès lors, plus de fixation possible, les
rhizobiums de ces nodosités-là sont condamnés à tricher malgré eux. Au bout
de quelque temps, les nodosités habitées par les tricheurs (malgré eux) sont
plus petites que les nodosités sous atmosphère normale et
contiennent 3 à 4 fois moins de bactéries au total ! La plante a donc moins
nourri les rhizobiums tricheurs ; elle semble les avoir aussi un peu étouffés :
l’enveloppe des nodosités habitées par les tricheurs est devenue plus
imperméable à l’oxygène… On parle de “sanction” pour désigner le
mécanisme actif qui prive les tricheurs de ressources. Ainsi, même s’ils
convertissent leurs ressources plus efficacement en descendants, ils ont moins
de ressources disponibles et produisent au total moins de descendants que les
mutualistes !
Considérons la symbiose mycorhizienne, où cette fois aucun partenaire
n’est enfermé dans l’autre : dans le sol, chaque plante et chaque champignon
peut accéder à plusieurs partenaires. Un mécanisme assez semblable au
précédent a cependant été démontré. Lorsqu’une plante est mycorhizée par
deux champignons qui diffèrent par la quantité de ressources minérales qu’ils
lui apportent, elle transfère plus de sucre à celui qui la nourrit le mieux. Cette
fois, le mécanisme est réciproque. Offrons à un champignon l’accès à deux
racines dont l’une est empêchée, par des manipulations expérimentales, de lui
fournir des sucres. On observe alors qu’il transfère préférentiellement ses
ressources minérales à la racine la plus mutualiste ! Ces situations ne sont pas
des vues de l’esprit : nous avions envisagé au chapitre I que, sur une plante
donnée, certains champignons n’améliorent pas, voire réduisent la croissance
de l’hôte ; de même, un champignon confronté à plusieurs plantes ne pousse
pas aussi bien avec chacune d’entre elles. Ainsi, dans le sol, chacun a accès à
des partenaires de qualités (notamment de niveaux de tricherie) variées :
après avoir engagé diverses interactions, des dispositifs physiologiques
stabilisent et utilisent préférentiellement les interactions les plus mutualistes,
favorisant les partenaires les plus coopératifs. En conséquence, les
combinaisons où un champignon mycorhizien endommage la croissance
d’une plante (ou vice-versa) sont des situations un peu artificielles qui, même
si on peut les forcer en laboratoire où aucun choix n’est possible, sont sans
doute plus rares dans la nature.
On emploie la métaphore de “marché biologique” pour ces situations de
sanction réciproque et de choix où, face à plusieurs partenaires possibles de
part et d’autre, les liens s’établissent avec les plus mutualistes. Exactement
comme sur un marché où les clients choisissent les meilleurs étals et où les
vendeurs réservent leurs meilleurs produits aux bons clients. Le lecteur peut
se dire que, moyennant sanctions et choix dans les marchés biologiques, une
forme d’harmonie s’est quand même secondairement construite : tandis que
la transmission par héritage évite la tricherie intrinsèquement, la transmission
par réacquisition l’évite par le choix du partenaire. Pourtant, on est loin d’un
optimum et d’un équilibre.
D’abord, ce dispositif augmente encore le coût de la symbiose. Il faut en
effet engager plusieurs interactions, construire les structures mixtes
(nodosités ou mycorhizes par exemple) et y investir des ressources avant que
des réponses physiologiques ne testent et n’éliminent les interactions les plus
tricheuses. Malgré ses qualités fonctionnelles, la symbiose par réacquisition
comporte donc de nombreux coûts de mise en place et de test, au-delà du seul
entretien des partenaires mutualistes ! On comprend de là pourquoi certains
organismes mettent parfois en place des structures et des fonctions par leur
propre évolution, sans avoir recours à des symbiontes : nous avions vu les
exemples, au chapitre III, d’organismes réalisant seuls la fixation de l’azote ou
la morphologie de la symbiose lichénique. Le parcours est moins rapide que
de s’approprier des symbiontes, mais du moins il épargne le coût des
tricheurs et de leur évitement. Donc, la sanction et le choix ne sont pas
vraiment optimaux en termes de coûts.
Ensuite, il faut comprendre que les choix et les sanctions sont une course
évolutive, où les partenaires s’entre-influencent, sans assurance que “cela
marchera”, c’est-à-dire sans assurance que le mutualisme survivra. D’abord,
choix et sanctions ont émergé secondairement dans l’évolution, sous l’effet
des tricheurs. Les plantes incapables de choisir ou de sanctionner leurs
partenaires racinaires ont été, petit à petit, contre-sélectionnées parce qu’elles
étaient plus exploitées ; sans doute leur vigueur reproductrice était-elle
moindre que celle des plantes capables de sanctionner leurs partenaires qui,
elles, furent sélectionnées. Les tricheurs sélectionnent donc choix et sanctions
et, dès lors que ces mécanismes sont acquis, le problème est résolu à première
vue car chaque partenaire favorise les nontricheurs de l’autre côté. Mais
choix et sanctions peuvent, à leur tour, sélectionner… de nouveaux types de
tricheurs. Par exemple, on a vu au chapitre I que certaines plantes sans
chlorophylle (voire même certaines plantes vertes) obtiennent de leurs
champignons mycorhiziens des sucres, en plus des sels minéraux : ces
plantes-là ont trouvé comment outrepasser, on ne sait de quelle façon, les
mécanismes de sanction par lesquels les champignons évitent normalement
les plantes donnant peu ou pas de sucre. Finalement, choix et sanctions
sélectionnent, à leur tour, de nouveaux modes de tricherie, en une perpétuelle
instabilité : nulle stabilité intrinsèque, donc, mais une course-poursuite !
L’homme lui-même le sait, dont le microbiote est sous l’étroite surveillance
du système immunitaire (entre tolérance et défense en cas d’attaque, comme
nous l’avons vu au chapitre VIII), ce qui n’empêche pas des microbiotes
délétères, entre diarrhée, obésité ou diabète, de trouver parfois la faille ! Donc
il n’y a pas d’équilibre… Et, au total, ni optimum ni équilibre dans la
symbiose en dépit des apparences : la symbiose est une des façons de bricoler
la survie dans un monde où rien n’est parfait.
Chaque partenaire influence donc l’évolution de l’autre, quelle que soit la
direction prise, que la transmission se fasse par héritage ou par réacquisition :
la coévolution fait rage dans la symbiose. Elle est présente, aussi, dans les
dynamiques d’évolution complexe des plantes et de leurs mitochondries
relatées au paragraphe précédent. La coévolution n’intervient donc pas
seulement dans l’optimisation du fonctionnement symbiotique, elle joue aussi
dans l’évitement de la tricherie.

LE DÉCHET, BASE DE L’ACCORD PARFAIT ?

Les raisonnements tenus jusqu’ici considèrent tous que l’entretien du


partenaire a un coût. En Occidentaux marinés dans le bain culturel de
l’économie mercantile dominante, nous considérons d’emblée que rien n’est
gratuit, surtout pas un bienfait… La métaphore du “marché biologique”
présentée plus haut en dit long sur notre vision du monde. Et pourtant un
bienfait peut être gratuit dans les échanges interspécifiques naturels ! Nous
avons vu moult exemples où les services rendus par un partenaire à l’autre ne
sont pas coûteux. Par exemple, un acarien symbiotique, qui se nourrit en
nettoyant les feuilles (au chapitre II) et en prélevant de petits parasites,
prélève son bénéfice sans coût aucun pour la plante, tout au contraire !
Mobilisons positivement le dégoût que le lecteur a pu éprouver devant
certains détails scatologiques répétés, entre fèces, gaz issus de fermentation et
urine, chez les vaches et autres vertébrés herbivores, chez les coraux ou les
insectes. Dans certains cas, ce que l’on donne au partenaire n’est qu’un
déchet dont l’organisme se serait débarrassé de toute façon, voire qui présente
une forme de toxicité s’il s’accumule. Évidemment, cela ne stabilise pas
complètement la symbiose, car une autre partie des échanges a souvent un
coût réel : en face d’une cellule d’anémone qui nourrit ses xanthelles de son
urine et de son CO2, la xanthelle cède des molécules (glycérol, acides aminés)
qui pourraient lui être utiles ; en face d’une vache qui enrichit son rumen
d’urée, les microbes céderont une partie d’eux-mêmes (les cellules qui
migrent vers l’intestin et sont digérées) ; si la nutrition des acariens ne coûte
rien à la plante qu’ils nettoient, la construction des domacies poilues qui les
attire présente un coût… La gratuité de certains échanges ne résout pas tout,
mais du moins désamorce-t-elle certains conflits d’intérêts.
Cette gratuité est rendue possible par l’utilisation des partenaires
microbiens, notamment bactériens, dont le métabolisme et les exigences
nutritionnelles diffèrent parfois radicalement de ceux des plantes ou des
animaux. Tellement qu’un déchet d’un des partenaires peut être une ressource
pour l’autre, comme les acides gras volatils, déchets microbiens qui
nourrissent la vache (ou, à moindre niveau, l’homme), ou les déchets azotés
animaux, utiles à bien des microbes symbiotiques. La grande diversité de
métabolisme des microbes permet de trouver souvent ces accords peu
coûteux.
Entre microbes existent même des symbioses sans coût aucun. L’un de ces
accords parfaits est responsable de la production de méthane dans des milieux
sans oxygène (eaux stagnantes ou sols submergés), où il explique les feux
follets dus à la combustion spontanée du méthane. Cet accord parfait se
retrouve dans les tubes digestifs, où il est à l’origine du méthane produit par
les ruminants ! Des bactéries fermentent la matière organique de ces milieux
en produisant comme déchet de l’hydrogène (H2) : hélas, celui-ci est toxique
pour leur métabolisme fermentaire. Elles s’intoxiqueraient elles-mêmes si
elles ne vivaient toujours en présence de microbes d’un autre groupe, les
Archées (que nous n’aborderons guère dans cet ouvrage). Ces dernières
utilisent le H2 et du CO2 pour fabriquer leur propre matière organique, en
produisant du méthane comme sous-produit. Comment tricher ici ? Si la
bactérie endommage l’archée, elle s’intoxique ; si l’archée endommage la
bactérie, elle s’affame… Il existe de nombreux autres exemples microbiens
de telles symbioses transférant un déchet toxique pour l’un sous forme
d’apport nutritif pour l’autre. Un autre exemple d’accord parfait se trouve
dans les sols et les eaux où certaines bactéries tirent leur énergie de
l’oxydation de l’ammoniac en nitrites très toxiques : elles ne vivent
qu’associées à d’autres bactéries qui, elles, tirent leur énergie de l’oxydation
de ces nitrites en nitrates. Cette association réalise la nitrification, un
mécanisme écologique régénérant le nitrate vital pour la fertilité des plantes.
On parle globalement de syntrophie (du grec syn, avec, et trophein, nourrir,
car les partenaires se nourrissent ensemble) pour ces accords parfaits basés
sur des déchets et où l’absence de coût annihile toute sélection de tricherie.

VIVENT LE STRESS ET LA FAIM !

Finalement, un dernier paramètre favorisant le mutualisme vient du milieu


lui-même. En effet, les conditions difficiles ou stressantes facilitent ou même
exigent la symbiose, alors qu’elle est moins nécessaire dans des circonstances
plus favorables.
En introduction, nous mentionnions le petit lichen pygmée de la zone de
balancement des marées, Lichina pygmaea, qui permet à ses cyanobactéries
de survivre en hiver ou lors de forts dessèchements. Le champignon lui-
même ne peut vivre sans son partenaire : pas de choix, pour lui… Quant à
l’algue, elle ne tolère les conditions difficiles qu’avec le champignon et,
lorsqu’elle vit seule, elle passe l’hiver sous forme de spores et ne se
développe qu’en été, dans des sites pas trop asséchants. En fait, les
symbiontes sont souvent en concurrence pour certaines ressources du milieu
qui leur sont utiles à tous les deux, par exemple l’espace, le phosphore ou
l’azote dans le cas de ce lichen. Mais si d’autres facteurs physico-chimiques,
ici la sécheresse à marée basse ou la température hivernale, limitent leur
développement à tous deux, alors les ressources disponibles peuvent être
largement suffisantes pour la faible biomasse que chacun parvient à
développer. Il y en a pour tout le monde : la compétition est moins marquée,
et l’effet de protection réciproque contre le stress l’emporte. Des historiens
des sciences ont d’ailleurs spéculé que cela expliquerait pourquoi beaucoup
de scientifiques russes de la fin du XIXe siècle ont été d’emblée sensibles à la
coopération dans le monde vivant, comme Mereschkowsky ou Kropotkine,
pour ne mentionner qu’eux. Les écosystèmes qui les entouraient sont souvent
rendus hostiles par le froid qui limite bien plus que tout autre mécanisme,
comme la compétition, le développement des organismes : souvent la survie
humaine n’est possible qu’en groupes qui coopèrent pour se protéger et se
nourrir. Ces conditions qui modèrent la prééminence de la compétition sur le
mutualisme ont sans doute joué sur la vision du monde de certains
scientifiques russes.
Le trop-plein de ressources joue à l’inverse : la faim rassemble, tandis que
l’abondance disloque la symbiose. Nous avons évoqué plus haut comment les
plantes se débarrassent de leurs symbiontes racinaires dans des milieux
riches, notamment dans des zones très fréquentées comme le bois de
Vincennes. Exposons des plantes à des sols de fertilité croissante. Les
symbiontes racinaires se montrent très favorables en sol pauvre, où ils
améliorent la croissance par rapport à des plantes dépourvues de symbionte,
mais à partir d’un certain seuil de fertilité, ils n’ont plus d’effet ! La plante
réduit l’interaction, notamment en diminuant la production des strigolactones,
ces molécules qui attirent les gloméromycètes mycorhiziens du sol ;
cependant, la colonisation résiduelle, coûteuse mais inutile à la nutrition, peut
même réduire la croissance ! À force de vivre dans des conditions favorables,
beaucoup de lignées ont d’ailleurs perdu leurs symbiontes. Nous avons
évoqué des agents pathogènes, comme les oomycètes ou les trypanosomes,
qui en devenant parasites ont perdu les plastes qui nourrissaient leurs
ancêtres. Certaines plantes ont perdu leurs mycorhizes en s’adaptant à des
sols riches, comme celles de la famille du chou, les Brassicacées, ou quelques
espèces des familles du blé noir, les Polygonacées, et de la betterave, les
Amaranthacées (anciennement Chénopodiacées). Dans les forêts tropicales,
où les microbes du sol produisent rapidement des nitrates à partir de la
matière organique, beaucoup de légumineuses arborescentes ont
secondairement perdu la capacité à former des nodosités qui caractérisent
normalement leur famille.
Un phénomène semblable se déroule sous nos yeux dans l’agriculture
moderne, où l’agriculteur favorise la croissance des plantes par un
enrichissement du sol. Le labour remonte les sels minéraux enfouis par
l’infiltration de l’eau ; les apports de fumier, et plus encore d’engrais
d’origine industrielle, fertilisent les sols. La plante peut donc survivre sans
mycorhize, ou sans nodosités… En sélectionnant des variétés adaptées à ces
sols depuis le siècle dernier, on n’a plus contrôlé leur capacité à utiliser des
microbes symbiotiques. Des comparaisons entre des variétés historiques,
sélectionnées pour des sols assez riches, et des variétés sélectionnées au XXe
siècle pour les sols agricoles très riches, révèlent un relâchement de la
pression de sélection pour la symbiose. Bien des variétés de céréales
sélectionnées récemment ne répondent plus positivement à la présence de
gloméromycètes mycorhiziens, même en sols peu riches – certaines variétés
présentent même une mutation de l’un des gènes requis pour le dialogue avec
les champignons pour l’établissement de la mycorhize ! De leur côté, sur les
soixante dernières années, les variétés de soja les plus récentes ont perdu la
capacité à sanctionner efficacement l’interaction avec les rhizobiums
tricheurs… Ainsi, le milieu de vie riche pour lequel les variétés agricoles
modernes ont été sélectionnées les a conduites à la perte du savoir-faire
ancestral en matière de marché biologique et de choix du partenaire.
Les méthodes de l’agriculture occidentale actuelle ont relâché la sélection
pour ces traits, rendus inutiles par la fertilisation, et ont délaissé la
coévolution entre plantes et champignons. Point de vue positif, ces méthodes
agricoles ont nourri l’Occident, mais l’effet protecteur des mycorhizes est
perdu au passage lorsque la mycorhization régresse, ce qui accroît la
dépendance aux pesticides. Comme, de plus, certains produits phytosanitaires
ne sont pas sans effets sur les champignons mycorhiziens (même des
herbicides comme le glyphosate sont toxiques pour certains
gloméromycètes !), ils contribuent aussi à réduire l’interaction
mycorhizienne. En conséquence, les plantes dépendent encore plus des
engrais apportés par l’homme… qui abolissent encore davantage l’interaction
mycorhizienne… C’est une spirale de dépendance aux pesticides et aux
interventions agricoles que nous avons engagée.
Par ailleurs, les méthodes agricoles actuelles ont des conséquences
environnementales qu’on peut vouloir, à présent, juguler. Le problème des
pollutions par les engrais peut être limité en favorisant les mycorhizes et les
nodosités pour nourrir la plante dans des sols moins riches, et donc moins à
même de disperser azote et phosphate vers les nappes phréatiques, les rivières
et les littoraux. Hélas ! l’inoculation de gloméromycètes (voire de
rhizobiums) est à ce jour d’un intérêt limité, car les variétés modernes n’y
répondent plus toujours bien, comme on l’a vu. Ajoutons des sols encore
riches en engrais pour des années, à cause des apports passés, et donc peu
propices aux symbioses… L’inoculation de champignons mycorhiziens est
néanmoins utile dans des milieux où les apports de fertilisants et la sélection
des plantes ont été modestes, comme les forêts évoquées au chapitre I, mais
cela n’est pas toujours transposable au contexte agricole. Il va sans dire qu’on
peut néanmoins espérer limiter un jour l’utilisation et les effets indésirables
des intrants industriels en recréant des systèmes symbiotiques basés sur
l’exploitation de sols pauvres, renouant en cela avec 400 millions d’années
d’histoire végétale. Mais il faudra encore quelques années de recherche, et
sans doute re-sélectionner, à partir de variétés anciennes ou sauvages,
quelques nouvelles variétés cultivées !
Ces faits d’actualité révèlent comment les milieux riches affranchissent de
la symbiose, montrant en creux comment stress et pauvreté des milieux la
favorisent au contraire.

POUR CONCLURE…

Notre étude du “comment n’être jamais seul” révèle deux modalités extrêmes
de permanence de la symbiose au cours des générations successives : la
fidélité continuelle ou des réacquisitions répétées. Hériter les symbiontes des
parents est le plus sûr, d’abord parce que la présence des symbiontes est
garantie, ensuite parce que ce mécanisme d’hérédité contre-sélectionne de
lui-même les tricheurs. En effet, en brimant l’hôte, les tricheurs risquent d’en
réduire la vigueur reproductive, et, de là, endommagent leur propre
descendance. En revanche, il n’est alors pas question de changer de
symbiontes… L’autre modalité est la réacquisition par la génération suivante
de symbiontes nouveaux à partir du milieu environnant où ceux-ci vivent
libres ou portés par d’autres adultes que les parents : moins assuré, car les
symbiontes peuvent manquer, ce mécanisme permet de faire varier les
associations, et donc de s’adapter à de nouveaux milieux ou de choisir les
partenaires les moins tricheurs. Ainsi, une lignée de plantes ou d’animaux est
un peu comme un train bondé ; certains microbes sont montés à bord depuis
le départ, d’autres viennent d’y monter et descendront à la prochaine station ;
au total cependant, ils sont nombreux à bord !
La symbiose oscille souvent au bord du gouffre parasitaire, soit parce que
la transmission n’est pas parfaite, soit parce que les symbiontes réacquis
peuvent être néfastes : les mitochondries mâle-stérilisantes des plantes ou les
champignons mycorhiziens peu utiles aux plantes hôtes illustrent de telles
déviations tricheuses. Pourtant, certains mutualismes ont persisté sur de longs
temps évolutifs, car de multiples conditions, parfois conjuguées, le
permettent : mécanisme de l’interaction interdisant la tricherie, nature et coût
des échanges, évolution de réactions face aux partenaires tricheurs, milieux
pauvres ou stressants… autant de cas qui peuvent stabiliser l’interaction, sans
aucune règle absolue, durable ou unique, donc. Un bricolage de conditions et
de trajectoires évolutives qui font qu’au bord du gouffre parasitaire, la
symbiose vacille, mais ne tombe pas toujours.
Ces mécanismes portent la marque d’une dynamique évolutive où chaque
partenaire influence la sélection naturelle de l’autre : la coévolution. C’est
elle qui fait que les partenaires tricheurs sont exclus dans les mécanismes
d’héritage ; elle explique comment des mécanismes de sanction ou de choix
sont apparus et ont ensuite parfois été contournés. Le mutualisme, dans la
symbiose en particulier, n’est jamais acquis avec certitude : c’est une
dynamique évolutive réciproque… et dangereuse. De nombreuses lignées se
sont sans doute éteintes par suite de symbiontes tricheurs indélicats, face
auxquels elles n’ont pas à temps trouvé la parade. Les espèces qui ont
survécu en symbiose nous racontent comment les partenaires taillent
réciproquement leurs génomes par sélection, mais derrière leur bon
fonctionnement actuel se cache le triste charnier des individus et des
populations éteints faute d’avoir optimisé leurs interactions. Comme
l’histoire, la biologie est celle des gagnants ; il n’est pas facile d’imaginer en
observant le monde actuel tous ceux qui ont dévissé dans l’histoire évolutive,
et particulièrement dans l’histoire coévolutive.
Ainsi, les interactions biologiques forcent donc à évoluer, même lorsque
l’environnement physique ne change pas. Or, l’évolution des organismes qui
nous entourent est plus continue et rapide que celle de notre environnement
physique : les interactions biologiques sont donc des accélérateurs de
l’évolution. On le comprend souvent à propos des parasites, auxquels il faut
s’adapter en permanence, mais ce chapitre montre que les mutualistes sont
aussi une source de pression de sélection (ne fût-ce que parce qu’ils peuvent
en permanence évoluer en parasites par tricherie). L’évolutionniste américain
Leigh Van Valen (1935-2010) avait étudié les extinctions dans divers
groupes d’organismes en compilant des listes d’espèces fossiles : il avait
remarqué que des extinctions se sont continûment produites au travers des
temps géologiques, même quand l’environnement physique ne change pas. Il
avait trouvé la trace du charnier de la coévolution !
Van Valen a proposé que l’évolution des organismes en interaction soit
une pression de sélection implacable, et il emploie pour cela la métaphore de
la Reine Rouge, tirée de De l’autre côté du miroir, la suite des aventures
d’Alice au pays des merveilles inventées par Lewis Carroll. Une reine rouge
d’un jeu d’échecs prend la main d’Alice et lui demande de courir avec elle ;
mais alors que toutes les deux courent, de plus en plus vite, le paysage reste
immobile. Le phénomène est peu intuitif et la métaphore un peu indirecte…
mais à bien y regarder, cela évoque ce qui se passe quand deux espèces, ici
symbolisées par Alice et la Reine Rouge, évoluent en interaction : elles
doivent continûment évoluer (courir) pour que leur relation (la main d’Alice
dans celle de la Reine Rouge) se maintienne, en dépit des évolutions propres
de l’une et de l’autre (leur course), et cela alors même que les alentours
(l’environnement physique) ne bougent pas. Ainsi toutes les espèces
évoluent-elles à cause des autres ; la coévolution n’est pas seulement un
mécanisme impliqué dans l’optimisation des symbioses, c’est aussi leur voie
permanente vers la survie.
Ainsi les interactions symbiotiques gravitent-elles à la frontière du
parasitisme : ce sont celles qui ne sont pas tombées dans le gouffre
parasitaire. Mais les liens entre symbiose et parasitisme sont plus complexes
encore… Nous allons à présent en venir à un peu d’écologie, pour découvrir
comment les symbioses microbiennes se font parfois l’outil d’interactions
négatives, parasitaires ou compétitives, dans les écosystèmes.
CHAPITRE XI

ALLIÉS LOINTAINS, PARADOXAUX


OU INATTENDUS :
QUAND LES MALADIES DES UNS
AIDENT LES AUTRES ET FONT LES ÉCOSYSTÈMES

Où des levures et des paramécies s’entre-tuent ; où les microbes du sol décident des
plantes qui poussent ; où, en passant par les tropiques, on découvre une clé
microbienne de la diversité et de la rareté dans les écosystèmes – et comment les
ennemis des uns sont les alliés des autres ; où les microbes animent les changements
de la végétation ; où l’on regrette la découverte des Amériques, pour des raisons
microbiennes ; où l’on attaque autrui avec des symbioses. Et comment, après nous
avoir démontré qu’il n’existe pas que des interactions négatives entre espèces, la
symbiose apparaît aussi comme… l’outil de certaines interactions négatives !

LES LEVURES QUI TUENT

Entamons la fermentation d’un vin par une méthode “ancestrale”, c’est-à-dire


en laissant la cuve s’inoculer de levures spontanées, issues de la cave ou du
raisin. La fermentation démarre plus ou moins vite… mais parfois elle
s’éteint de façon inattendue. Elle reprend ensuite, au bout de quelques
jours… entre-temps, hélas, d’autres fermentations ou des oxydations peu
souhaitables ont pu développer des goûts bizarres. L’industrie a dû très tôt
s’emparer de ce problème et le comprendre. C’est d’ailleurs ainsi que Louis
Pasteur fit ses premiers pas en microbiologie : sollicité quant à des problèmes
de fermentation par un industriel du Nord, le père d’un de ses étudiants, il mit
en évidence la nature microbienne des agents fermentaires. Il découvrit
l’activité productrice d’alcool des levures et le fait que les fermentations
produisent des acides indésirables quand le sucre passe “aux mains” de
bactéries, lorsque les levures peinent à s’installer. Ce n’est toutefois que plus
tard que les problèmes d’installation des levures et l’interruption transitoire
de la production d’alcool furent compris. Au chapitre II, nous avions
brièvement mentionné que les microbes eux-mêmes sont parfois protégés par
plus petits qu’eux : c’est ce qui se passe en ce cas, où les levures qui
reprennent la fermentation sont celles qui ont attrapé un “bon virus”, connu
sous le nom inquiétant de “facteur killer”.
Les levures tueuses qui possèdent ce virus sont capables de produire des
toxines qui tuent les autres levures. Dans la cuve, quelques levures infectées
se sont introduites et ont tué les autres dont la population commençait à se
développer ; puis lentement, après une pause pendant que les levures tueuses
commencent à se multiplier, la fermentation se réamorce grâce à elles. Il
existe en fait deux virus dans les levures tueuses : un grand virus sans effet
direct, nommé L-A, et un plus petit virus toxique, M, qui ne peut vivre ni se
multiplier dans les levures sans son compagnon L-A. Le virus M confère
aussi la résistance aux toxines qu’il produit. On connaît au moins trois
variantes de M qui diffèrent par la toxine produite : une des toxines forme un
pore dans la membrane entourant les cellules sensibles, dont le contenu
commence à fuir ; une autre entre dans la cellule puis dans le noyau où elle
interfère avec la machinerie d’entretien de l’ADN, induisant une destruction
cellulaire. Aujourd’hui, l’industrie et les viticulteurs n’utilisent que des
souches tueuses (aussi dites killer) pour éviter toute vulnérabilité…
Beaucoup d’unicellulaires possèdent de tels systèmes de microbes
protecteurs embarqués dans leur cellule, au premier chef de nombreuses
espèces de levures symbiotiques avec des virus protecteurs. Parmi les autres
unicellulaires qui luttent entre eux à coups de symbiontes, un exemple mérite
le détour : la mort par une sorte de “perforation stomacale” chez certaines
paramécies. Les paramécies sont des unicellulaires couverts de petits cils, qui
se déplacent et attrapent des cellules qu’elles ingèrent par phagocytose. Le
processus se poursuit habituellement par la fusion de la vésicule où est
retenue la proie avec d’autres compartiments cellulaires dont le contenu acide
et riche en enzymes entame la digestion. Certaines paramécies éliminent leurs
comparses grâce à des bactéries endosymbiotiques du genre Caedibacter,
qu’elles multiplient dans leur cellule sans les digérer, puis relâchent à petites
doses dans le milieu. Lorsque ces bactéries sont phagocytées par des
paramécies naïves, dépourvues de symbiontes, l’acidité de la digestion
entraîne un rapide changement de forme d’un squelette interne de la bactérie,
qui la déforme brutalement en un long ruban. La bactérie déformée rompt la
membrane de phagocytose : la paramécie est alors tuée par ses propres sucs
digestifs… Les paramécies killer qui, quant à elles, ne digèrent pas leurs
bactéries et ne risquent pas la perforation “stomacale” mortelle, ne laissent
guère de chances aux paramécies non infectées, sensibles aux Caedibacter…
Bien sûr, les symbioses ne sont qu’un des moyens employés pour la
compétition au sein de l’espèce, mais bien souvent, on le voit, elles
structurent fortement les populations. Ces exemples ne sont qu’un des aspects
réconciliant la symbiose avec les interactions négatives comme la
compétition, le parasitisme ou la prédation : les symbioses sont parfois des
auxiliaires de ces interactions négatives. En d’autres termes, une coopération
entre deux organismes, réciproquement bénéfique entre eux deux, leur permet
d’en attaquer un troisième, ou de lui nuire à leur avantage.

Ce onzième chapitre explore les implications écologiques des symbioses


microbiennes, où des populations (les groupes d’organismes de même
espèce), des communautés (les groupes d’organismes d’espèces différentes)
et des relations entre organismes se mettent en place en partie sous
l’influence invisible de microbes symbiotiques. Dans ces processus, les
symbioses des uns seront souvent nuisibles à autrui… Nous explorerons
d’abord comment des microbes du sol jouent dans la compétition entre
espèces végétales, et expliquent à la fois la distribution des plantes, leur
rareté ou leur abondance, mais aussi les changements de la végétation au
cours du temps. Puis, revenant à la compétition au sein de l’espèce (comme
dans les exemples microbiens qui précèdent), nous verrons comment les
microbes interfèrent aussi dans la compétition chez les animaux et, l’homme
étant notre exemple, entre civilisations ! Une dernière étape nous montrera
comment certaines symbioses agissent même en auxiliaires du parasitisme et
de la prédation.

DES DÉCIDEURS DANS LES SOLS

Les symbiontes, si importants dans la physiologie de leurs partenaires, ont


évidemment un rôle majeur dans le succès écologique et la capacité
compétitive de ceux-ci : voyons à présent leur rôle dans la compétition entre
espèces végétales. Le chapitre II nous avait révélé que la graminée
Kentucky 31, qui est envahissante aux États-Unis et en Australie, est en
réalité peu compétitive en l’absence des néotyphodiums qui l’habitent et la
protègent des herbivores. Plusieurs expériences démontrent un rôle semblable
des symbioses racinaires dans la balance entre les différentes espèces qui
coexistent.
Une expérience consiste à manipuler les gloméromycètes pour étudier leur
rôle dans une pelouse sur sol calcaire d’Europe. Une douzaine d’espèces de
plantes, habituellement mycorhiziennes ou non, est semée sur un sol
stérilisé : dans certains cas, on les sème directement ; dans d’autres, on
introduit après stérilisation une souche de gloméromycète (au total, quatre
souches sont utilisées séparément) ; dans d’autres cas enfin, on introduit les
quatre souches simultanément dans le sol. En fin de croissance, la mesure de
la biomasse formée par chaque espèce révèle des réussites relatives et une
physionomie de la communauté de plantes totalement différentes selon les
champignons introduits. Les plantes habituellement mycorhiziennes (dont
certaines, comme les trèfles, ne poussent guère sans champignon) réussissent
mieux en présence de champignon, tandis que les plantes non mycorhiziennes
réussissent surtout en l’absence de champignon, sans doute parce que cela
leur évite la compétition avec les plantes exigeant des mycorhizes. Mais plus
encore, selon les champignons présents, les différentes espèces réussissent
différemment, parfois du simple au double en termes de biomasse. Et
lorsqu’on ajoute les quatre souches simultanément, le résultat est encore
différent, imprédictible à partir des inoculations séparées ! Bref, la balance
compétitive n’est pas identique selon les champignons du sol ; ceux-ci
contribuent à définir qui réussit et à quel niveau, et donc à quoi ressemble la
communauté végétale.
Bien sûr, ces résultats impliquent l’effet positif du champignon sur la
nutrition de certaines plantes. Mais les mécanismes sont parfois plus
complexes, et impliquent aussi des interactions indirectes entre plantes par
voie de champignon. En témoignent les résultats d’une autre expérience sur
les interactions entre le panic (une graminée) et le plantain, d’une part, et
trois de leurs champignons mycorhiziens d’autre part : le panic favorise
fortement la croissance de deux des espèces de champignon, mais ces deux-là
ont un effet moins positif sur la croissance du panic que sur celle du
plantain ! Le plantain, lui, favorise plutôt une troisième espèce de
champignon qui, elle, est également favorable à la croissance des deux
plantes. Dans ce système, le plantain est donc progressivement favorisé aux
dépens du panic… La complexité serait encore plus forte si l’on ajoutait
d’autres espèces, mais un double message apparaît. D’abord, il y a plus que
des effets des champignons sur chaque partenaire séparément, il y a aussi des
effets croisés entre plantes via les champignons. Ensuite, un effet en miroir
existe aussi : les plantes présentes renforcent ou défavorisent certains
champignons. Finalement, une communauté végétale établie à un endroit
reflète une communauté microbienne, et vice-versa.
De façon moins attendue, cet effet microbien sur la compétition végétale
implique aussi des pathogènes. Survolons quelques instants les grandes forêts
inexploitées du Nord du Canada. La forêt primaire défile, avec l’homogénéité
vert sombre des canopées de conifères. Pourtant, d’endroit en endroit
apparaissent de gigantesques plages circulaires au vert plus tendre, parfois
larges de centaines de mètres de diamètre. Là dominent des érables et des
bouleaux au feuillage plus clair : que s’est-il passé ? Les plantules de ces
espèces ne supportent pas l’ombre, et ne se développent pas en forêt ; à
l’opposé, les plantules de conifères exigent de l’ombre, et, en germant sous
les érables et les bouleaux, elles les remplacent progressivement partout. Les
plages d’érables et de bouleaux, inattendues donc, sont en fait dues à des
foyers de champignons parasites du sol, les armillaires, qui attaquent les
conifères par leurs racines, les tuent, puis en digèrent le bois. Pendant
quelque temps, dévorant les troncs et les racines mortes de leurs victimes, les
armillaires autorisent, dans la lumière revenue, la germination des érables et
des bouleaux qui sont insensibles à ce pathogène. Progressivement, les
armillaires finissent par mourir de faim, faute de conifères. Les conifères
peuvent alors de nouveau germer sous les érables et bouleaux, et restaurent
bientôt la forêt initiale.
On découvre ici une interaction un peu plus indirecte, où les pathogènes
des uns sont favorables aux autres. On ne trouve pas très souvent la
description de telles interactions dans les ouvrages sur la symbiose, et
pourtant le lecteur jugera de leur importance. L’armillaire module la
compétition interspécifique pour la lumière, qui, au stade plantule, tourne
normalement dans la forêt à l’avantage des conifères. Et si l’on réfléchit un
instant, ces pathogènes ont un effet positif sur les érables et les bouleaux, qui
ne verraient littéralement pas le jour sans eux ; de plus, ils vivent au même
endroit, même s’il n’y a pas d’interaction nutritionnelle directe. De plus,
l’ombre des érables et des bouleaux favorise plus tard le retour des conifères,
qui nourriront ensuite d’autres armillaires : la boucle des interactions
réciproquement favorables est bouclée… et les uns se retrouvent alliés de fait
des autres. On rôde ici aux confins de la symbiose comme nous l’avions
définie, car la coexistence n’est pas très étroite, mais cette histoire est tissée
d’entraides.
Je sollicite du lecteur l’autorisation de “rôder” encore quelque temps à la
limite des symbioses, pour évoquer les mécanismes par lesquels certains
microbes favorisent des plantes, même sans que celles-ci leur soient
nécessairement directement favorables (on outrepassera donc le cas
précédent, où pathogènes et arbres feuillus coopéraient en fait). Il s’agit dans
ce qui suit d’une interaction de “favorisation”, où A est favorable à B, sans
effet réciproque de B sur A, et donc sans mutualisme à proprement parler.
Nous serons donc aux marges du mutualisme, mais nous resterons dans
l’esprit de cet ouvrage en montrant comment les microbes déterminent ce que
nous voyons des organismes macroscopiques. Ce qui suit, dans le fil de ce
que nous avons entrevu au Canada, dessine un pan émergent de l’écologie
moderne, où les microbes du sol façonnent les communautés végétales. Là
encore, des microbes pathogènes des uns, en interférant dans la compétition,
favorisent la réussite compétitive des autres.

L’HYPERDIVERSITÉ DES FORÊTS TROPICALES

Le botaniste en forêt tropicale est souvent saisi par la diversité des arbres,
mais l’identification des différentes espèces n’est pas facile : il souffre
d’autant plus que la canopée est lointaine, et faite de feuilles souvent
semblables, aux formes ovales-allongées en pointe, toutes sélectionnées pour
égoutter au plus vite l’eau des pluies abondantes. Il en est réduit à déterminer
les arbres en entamant leur écorce d’une entaille qui révèle les couches
profondes du tronc, dont la couleur variable aide à l’identification. On
observe des centaines (voire un millier) d’espèces à l’hectare ! Mais
l’écologue est bien davantage perturbé par cette biodiversité.
Il existe en effet en écologie une loi qu’on appelle “l’exclusion de niche” :
deux espèces partageant exactement la même niche écologique, et donc en
compétition pour tous les aspects de ce qu’elles attendent du milieu (eau, sels
minéraux, position exacte dans le sol ou dans la canopée, éclairement, etc.),
ne peuvent coexister de façon durable. Soit l’une est moins compétitive que
l’autre, et se retrouve exclue progressivement, soit elles sont également
compétitives (une situation assez improbable), auquel cas l’une ou l’autre
finira par être éliminée par hasard au cours des générations. L’extrême
diversité des arbres laisse perplexe, car on imagine mal qu’il existe autant de
façons différentes de vivre (donc autant de niches écologiques) dans un seul
hectare de forêt tropicale… surtout quand d’autres forêts comme celles des
régions tempérées sont 10 à 100 fois moins variées !
Il est possible que notre connaissance de la physiologie de ces plantes ne
soit pas assez fine encore pour distinguer en quoi elles diffèrent exactement,
et que nous ignorions leurs subtiles différences dans l’exploitation du milieu :
en ce cas, il existerait bel et bien de multiples niches distinctes. Au début des
années 1970, les écologues américains Daniel Janzen (né en 1939) et Joseph
Connell (né en 1923) ont quasi simultanément proposé une autre hypothèse
qui porte leur nom. Schématiquement, si des prédateurs ou des maladies
spécifiques à chacune des espèces les empêchent de se développer, alors les
ressources communes qu’elles visent simultanément ne sont pas
complètement exploitées, même lorsqu’elles coexistent, et elles ne s’entre-
excluent plus… L’effet Janzen-Connell s’appuie sur l’observation que les
plantules se développent moins bien près des adultes de la même espèce :
ainsi, quand une espèce s’installe, elle attire ses pathogènes et limite du coup
l’installation des individus suivants de la même espèce ; cela laisse alors la
place à une autre espèce occupant la même niche écologique, mais qui n’a
pas les mêmes pathogènes ! Dès qu’une espèce abonde, elle commence à être
défavorisée et laisse la place à l’autre – et vice-versa. Les pathogènes des uns
sont les alliés des autres, qu’ils favorisent !
Une espèce de la zone tempérée nord-américaine, le cerisier noir (Prunus
serotina), porte les caractéristiques de l’effet Janzen-Connell. D’un côté, la
dispersion (surtout par les animaux qui mangent les fruits) entraîne une
abondance des graines décroissante avec la distance au pied mère. D’un autre
côté, les germinations observées en début d’année de végétation vont, à
l’inverse quant à elles, en nombre croissant avec cette distance ! C’est que la
survie est d’autant meilleure qu’on s’éloigne du pied mère. La probabilité de
survie à seize mois passe de moins de 20 % en deçà de 5 mètres à 90 % à
30 mètres et au-delà. Aussi est-il bien rare de voir côte à côte deux cerisiers
noirs en Amérique du Nord, où la distance moyenne entre deux adultes est
de 30 à 50 mètres.
Il est possible de tester le rôle des pathogènes accumulés sous les adultes
en comparant des prélèvements de sol sous ceux-ci et à plus de 20 mètres de
distance. Pour chaque sol, on évalue la charge pathogène en comparant la
croissance (ou la survie) de plantules sur sol intact, donc avec microbes, ou
bien sur sol stérilisé, sans microbes. Dans le cas du cerisier noir, croissance et
survie sur tous les sols stériles sont identiques et élevées ; elles sont bonnes
aussi sur le sol non stérilisé à distance des adultes, qui est donc pauvre en
pathogènes ; mais elles chutent sur le sol non stérilisé prélevé sous les
adultes. Deux conclusions s’imposent : premièrement, débarrassés de
microbes, tous les sols ont une fertilité identique ; deuxièmement, les
microbes qui se développent près des adultes limitent la survie. Bien sûr, ils
n’étaient pas là d’abord que les adultes se sont installés ; c’est la présence des
adultes qui a nourri et progressivement accumulé ces pathogènes néfastes aux
germinations, limitant donc localement la valeur compétitive de l’espèce. En
fait, ces microbes se propagent lentement et ne sont pas présents d’emblée à
distance des adultes, faute de ressources : ils n’arrivent qu’après quelque
temps. D’autres travaux, réalisés dans la nature quant à eux, montrent que
l’effet Janzen-Connell persiste si l’on protège les parties aériennes des
herbivores et que donc le rôle dominant est bien celui des pathogènes du sol.
Les agents responsables appartiennent surtout à un groupe de champignons
du sol, les oomycètes du genre Pythium, car des traitements spécifiques de
ces oomycètes lèvent l’effet inhibiteur des sols prélevés près des adultes.
De nombreuses expériences soutiennent l’existence d’un effet Janzen-
Connell généralisé dans les forêts tropicales. Elles l’ont étendu à un autre
facteur que la présence d’adultes : la densité des germinations. Des travaux
sur un arbre brésilien, Pleradenophora longicuspis (Euphorbiacées, la famille
de l’hévéa et des euphorbes), montrent que plus la densité des semences est
grande, moins elles survivent, et donc moins on obtient de plantules in fine !
Là encore, cet effet disparaît en présence de fongicides. La densité des
plantules joue sans doute en favorisant le recrutement et la propagation des
pathogènes, car les racines ont d’autant plus de probabilité de contact entre
plantules que la densité est élevée. Que ce soit la densité des autres
germinations ou celle des adultes, l’effet Janzen-Connell est donc un effet
négatif proportionnel à la densité, via une installation accrue de pathogènes.
Mais en quoi cet effet parasitaire et délétère nous intéresse-t-il, nous qui nous
concentrons sur la symbiose ?

ACTEURS CACHÉS DE LA DIVERSITÉ VÉGÉTALE, DE LA RARETÉ


À L’INVASION
Cet effet négatif de la densité profite en fait aux espèces compétitrices
voisines, au besoin de niche quasi identique, mais non sensibles à ces
pathogènes. Comme ces pathogènes sont majoritairement spécifiques de
l’espèce qui les accumule, les autres espèces compétitrices y sont en effet
moins sensibles. Pour ces compétitrices, les pathogènes accumulés font place
nette, et se comportent en alliés involontaires et désintéressés : c’est de la
favorisation.
Un ambitieux suivi de la survie de plus de 30 000 plantules de 180 espèces
dans une forêt du Panama démontre un effet fréquemment négatif, d’intensité
variable, de la présence d’adultes ou de plantules de même espèce, alors que
la coexistence avec des adultes ou des plantules d’autres espèces n’en a
aucun. Cela veut dire que la compétition pour les ressources avec une plante
d’une autre espèce a moins d’effets négatifs que les pathogènes des voisins
de même espèce ; cela indique aussi que la compétitivité n’est pas entamée
par les pathogènes de voisins d’autres espèces (spécificité des pathogènes).
La compétitivité est plus forte là où n’existent pas déjà des individus de
même espèce, et l’abondance de chaque espèce est vite limitée par ses
pathogènes, laissant place à ses compétiteurs. Ainsi l’effet Janzen-Connell
contribue-t-il à l’hyperdiversité dans les forêts tropicales, en limitant l’effet
exclusif de la compétition. Une espèce qui s’installe fait par la suite la place
aux autres ! En d’autres termes, les individus des espèces potentiellement en
compétition ne peuvent pas s’accumuler jusqu’à une densité suffisante pour
que devienne effective la concurrence (pour, répétons-le, les ressources
hydrominérales, la position exacte dans le sol ou dans la canopée,
l’éclairement, etc.). Même s’il n’apparaît pas forcément plus d’espèces
d’arbres en milieu tropical, l’effet Janzen-Connell qui y est fréquent leur évite
de s’entre-éliminer.
On peut quantifier l’intensité de l’effet Janzen-Connell en comparant la
croissance sur un sol récolté sous une plante adulte (avec microbes) à celle
sur le même sol stérilisé (donc, sans les microbes accumulés). La
comparaison des croissances évalue ce qu’on appelle la rétroaction
microbienne du sol, c’est-à-dire l’effet net de la somme de tous les microbes,
quel que soit leur rôle, pathogène ou mutualiste. La comparaison révèle
souvent une rétroaction négative, c’est-à-dire une moindre croissance en
présence de microbes : ainsi, même s’il existe des symbiontes dans le sol, les
pathogènes ont l’effet le plus marqué (nous verrons des exceptions un peu
plus loin). De plus, l’intensité de la rétroaction microbienne varie en fonction
de la fréquence des espèces végétales. Les espèces les plus rares présentent
une rétroaction très négative, bien plus que celle des espèces les plus
communes. L’intensité de la rétroaction entretient donc la rareté, tandis que
les espèces communes, elles, rendent moins inhospitalier leur sol : leur
installation est moins défavorisée par les microbes qu’elles attirent… Ainsi,
en sus de la modulation de compétitivité liée aux microbes symbiotiques,
comme les mycorhiziens, l’accumulation de pathogènes spécifiques contribue
aussi à l’assemblage des communautés, et à expliquer la rareté ou la
fréquence des espèces.
On a découvert, depuis les premières études tropicales, que l’effet Janzen-
Connell se manifeste aussi dans la zone tempérée, où il contribue à façonner
les communautés de certaines prairies et les populations de certains arbres
(dont le cerisier noir d’Amérique du Nord). Dans ces milieux aussi, la rareté
des espèces est corrélée avec l’intensité de la rétroaction microbienne
négative du sol. Il existe toutefois des écosystèmes et des espèces tempérés
pour lesquels cette rétroaction est moins négative, voire positive
(implantation de mutualistes plus forte que celle des pathogènes). C’est le cas
de nos forêts tempérées, qui, à l’inverse des forêts tropicales, sont donc
occupées par des espèces peu nombreuses (chênes, hêtre, sapins…) aux
populations denses. Ici, l’effet des mutualistes qui s’installent dans le sol
l’emporte, renversant l’effet Janzen-Connell en un effet positif… Nous
avions déjà envisagé le cas où les adultes cultivent des microbes favorables à
leurs descendants sous le nom d’“effets de pouponnière”, au chapitre I. Il
n’empêche : dominée par des mutualistes (parfois) ou des pathogènes
(souvent), la rétroaction microbienne du sol façonne donc partout les
communautés végétales.
Une rétroaction microbienne positive du sol explique le caractère
envahissant de certaines plantes exotiques. Les échanges commerciaux,
agricoles et horticoles ont introduit des plantes qui se reproduisent
activement, et gagnent invasivement sur les plantes indigènes, comme en
France la renouée du Japon (Fallopia japonica), le phytolaque ou raisin
d’Amérique (Phytolacca decandra) et la jussie (Ludwigia peploides). Les
déterminants du pouvoir envahissant et de la compétitivité accrue par rapport
aux plantes indigènes restent très débattus, et ont sans doute des causes
complexes. Mais la rétroaction microbienne du sol est l’une d’entre elles, car
cette rétroaction est souvent moins négative dans la zone d’introduction que
dans la zone d’origine ! Surtout, elle est aussi moins forte que pour les
plantes indigènes, et contribue à la vigueur compétitive relative des plantes
envahissantes. Ainsi, le cerisier noir, connu pour une forte rétroaction
négative dans son aire américaine d’origine, où les individus sont distants de
plus de 30 mètres, est devenu une plante envahissante qui pousse très serré
chez nous… En Europe, la rétroaction du sol est voisine de zéro ! Les
Pythium isolés de rhizosphères européennes attaquent 1 à 5 fois moins les
racines que ceux isolés de l’aire d’origine. En fait, cette espèce est arrivée
sans ses pathogènes ! Dans certains cas même, la rétroaction est positive pour
le cerisier noir : il favorise surtout l’accumulation de microbes mutualistes en
retour, touchant en ce cas à une interaction vraiment mutualiste avec son
microbiote. C’est aussi la capacité à accumuler plus de mutualistes que de
pathogènes en zone d’introduction qui a rendu les pins invasifs dans les
régions tropicales : l’introduction conjointe de leurs champignons
ectomycorhiziens, que nous avions vue au chapitre I, a créé un fort potentiel
symbiotique qui l’emporte sur tous les pathogènes, indigènes ou introduits.
De leur côté, les microbes impliqués dans la rétroaction négative du sol pour
les plantes indigènes contribuent indirectement au succès des envahissantes ;
en brimant davantage les plantes locales, ces microbes se retrouvent alliés
objectifs des plantes envahissantes.
Les plantes introduites qui deviennent envahissantes sont donc celles qui,
par chance, ne trouvent pas de pathogènes locaux et/ou qui se sont
débarrassées de leurs propres pathogènes, restés dans leur aire d’origine, mais
aussi celles qui trouvent force mutualistes locaux et/ou ont été introduites
avec des mutualistes de leur aire d’origine. Cet état des choses ne dure pas,
car l’abondance des plantes envahissantes sélectionne progressivement leurs
pathogènes, issus soit d’introductions plus tardives à partir de leur aire
d’origine, soit de l’évolution des pathogènes locaux. En Nouvelle-Zélande,
une large partie de la flore introduite par les colons est devenue envahissante,
formant un formidable observatoire d’introductions (calamiteuses) réalisées à
des époques successives : or, plus une plante est anciennement introduite,
plus la rétroaction du sol devient négative… et plus elle devient, du coup,
rare. La coévolution entre la plante introduite et ses microbes pathogènes, un
instant brisée et suspendue lors de l’introduction, reprend lentement.
Ainsi certains microbes défavorisent-ils une espèce là où elle s’installe, et
préparent-ils la place à l’arrivée d’autres, dont ils sont les alliés objectifs. À
l’échelle de l’écosystème, l’effet Janzen-Connell et les microbes qui le
constituent bâtissent la mosaïque spatiale des communautés de plantes et
contribuent à définir l’abondance des espèces et la biodiversité résultante.

DES MICROBES DANS LA DYNAMIQUE DE LA VÉGÉTATION

Les communautés végétales présentent des changements au cours du temps,


auxquels les microbes prennent également part. Une prairie laissée à
l’abandon se peuple rapidement d’arbustes qui la remplacent, puis bientôt
d’arbres qui germent protégés dans l’ombre des arbustes, engendrant
finalement une forêt aux dépens des arbustes. Une dynamique semblable
s’opérait dans l’exemple du Nord du Canada, lorsque des bouleaux et des
érables, faisant de l’ombre aux plantules des conifères, permettaient à ceux-ci
de s’implanter, puis bientôt de supplanter les feuillus. Ce processus
écologique, où des espèces apparaissent puis sont remplacées par d’autres,
s’appelle une succession. Mais quels mécanismes écologiques expliquent les
successions ?
Pour le comprendre, l’un des modèles favoris des écologues, et qui nous
occupera ici, est la colonisation des dunes des littoraux sableux, au fur et à
mesure que le sable de plage vient s’y accumuler. Les étapes successives de
la succession sont représentées lorsqu’on parcourt la dune depuis la plage
vers l’intérieur des terres, c’est-à-dire des parties les plus récentes aux plus
anciennes. En Europe du Nord, le terrain dunaire, d’abord nu, est ensuite
successivement dominé par l’oyat (Ammophila arenaria), puis une fétuque
(Festuca rubra), puis un carex (Carex arenaria) et enfin le chiendent du
littoral (Elymus athericus) avant le passage à une végétation plus continue et
diverse, de plus en plus buissonnante, et finalement forestière.
Un premier effet consiste en une facilitation par les espèces arrivées en
premier : leurs restes apportent de la matière organique dans le sol ; elles
procurent un abri contre la lumière, le vent et les embruns aux plantes
suivantes, surtout à l’état jeune ; enfin, elles retiennent le sable et évitent
donc le déchaussement par le vent… Cet effet améliorant est aussi médié par
les symbioses microbiennes. Le sable dunaire est dépourvu d’azote, qui y est
progressivement amené par les bactéries fixatrices d’azote atmosphérique.
Celles associées aux plantes fixent plus efficacement l’azote car elles
s’appuient sur les ressources de la photosynthèse. On y compte quelques
légumineuses, bien sûr, mais la rhizosphère d’autres plantes, riche en matière
organique, favorise aussi la fixation : celle de l’oyat contient 8 millions de
bactéries fixatrices du genre Azotobacter par gramme, soit 100 fois plus que
dans le sable alentour. De plus, les premières plantes arrivées nourrissent les
premiers champignons mycorhiziens et créent le réseau auquel peuvent se
connecter les plantes suivantes : l’exploitation des minéraux commence. De
fait, laissons pousser en pot les plantes précédentes (oyat, fétuque, carex et
chiendent), dans du sol dunaire stérilisé issu de différentes zones : elles
poussent d’autant mieux que le sol provient de stades plus tardifs. La fertilité
du sol augmente donc avec la succession, et cela est en partie le fait des
microbes qui y ont vécu avant la stérilisation !
Mais ce mécanisme ne peut agir seul, car il faut aussi expliquer la
disparition des espèces au cours de la succession. Comment une espèce
nouvellement arrivée supplante-t-elle la précédente, une concurrente qui
bénéficie pourtant d’un effet d’antériorité, par exemple dans l’installation de
ses racines ? Ici encore intervient une forme d’effet Janzen-Connell. En effet,
si on reprend les cultures en pot précédentes, mais cette fois sans stérilisation
pour observer l’effet combiné de la fertilité et des microbes présents, on
s’aperçoit que chaque espèce pousse moins bien dans les sols qui font suite
au stade où elle a dominé ! Par exemple, l’oyat pousse bien sur le sable de
plage ou dans les sables qu’il a récemment colonisés, mais nettement moins
bien sur le sol de tous les stades suivants. Autre exemple, la fétuque pousse
bien sur sol de plage ou sur sol à oyat, mais moins bien sur les sols des stades
suivants, à carex ou à chiendent. Chaque espèce tend donc à accumuler des
pathogènes dans le sol, qui lui sont propres et qui lui survivent (sous forme
d’attente, spores ou kystes par exemple), annihilant pour elle l’effet d’une
fertilité pourtant accrue. Ces pathogènes sont des microbes, bactéries et
champignons, mais aussi de minuscules vers parasites des racines, les
nématodes. Même si ces derniers ne sont pas des microbes, ils rejoignent les
agents microbiens dans leur pouvoir invisible.
Au total, l’espèce n rend le milieu favorable à l’espèce n + 1 (notamment
grâce à ses symbiontes), tout en accumulant ses propres pathogènes
spécifiques : cette rétroaction microbienne négative réduit la compétitivité de
n face à n + 1 et favorise le remplacement progressif de n par n + 1.
Autrement dit, les successions résultent de deux causes. La première est un
effet favorisant d’une plante envers l’autre, notamment dû aux symbiontes :
en aménagement, on utilise parfois des plantes dites “nurses” (acacias en
Afrique ; lavandes en zone méditerranéenne, etc.), qui aident à l’installation
des plantes souhaitées, arrivant spontanément ou plantées ensuite. La seconde
est microbienne, où les ennemis des ennemis sont finalement des amis : les
pathogènes de l’espèce qui précède favorisent indirectement la suivante. Ce
second mécanisme de favorisation par les microbes, répétons-le, est à la
marge de la symbiose, car les microbes impliqués ne sont pas directement
aidés en retour par les plantes dont ils favorisent l’installation ; au contraire
même, en remplaçant leurs ressources spécifiques, ces plantes ne les aident
guère. Mais globalement la dynamique de la végétation apparaît nettement
animée, du dessous du sol, par des microbes !
On peut donc distinguer, pour terminer, deux types extrêmes de plantes
(entre lesquelles existent tous les intermédiaires). Les unes bénéficient d’une
rétroaction microbienne du sol pas trop néfaste, voire positive, et peuvent
former des peuplements denses et/ou durables. Les autres, au contraire, sont
soumises à une rétroaction fortement négative, et restent rares ou bien
transitoires, au sein des successions, dans la communauté végétale. Une
plante comme le cerisier noir, envahissante et abondante chez nous mais peu
fréquente en Amérique, montre qu’on peut appartenir à l’un ou l’autre de ces
types selon les microbes du sol, et que les microbes font tout et son contraire
d’une plante dans les communautés végétales.

LES ENNEMIS DES ENNEMIS SONT DES AMIS POUR L’HOMME


AUSSI

Revenons maintenant à la compétition au sein des populations, donc dans


l’espèce elle-même, au niveau auquel se plaçait l’exemple initial des levures
et des paramécies killer. Chez les animaux aussi, des maladies peuvent
devenir des alliées dans la compétition entre populations. L’espèce humaine
en a fait de tristes expériences à maintes reprises de son histoire. En effet, la
guerre biologique n’est pas nouvelle car, bien avant que nous fussions
conscients de la présence de microbes, des contaminations fécales ou des
animaux morts furent utilisés dans les puits ou les adductions d’eau des cités
assiégées, ou encore pour rendre plus dangereuses des armes comme les
flèches. Des maladies humaines ont également été mises à profit : les Chinois
avaient l’habitude de jeter des cadavres pestiférés par-dessus les murailles
lors des sièges, et, au XIVe siècle, les Mongols introduisirent cette idée en
Occident, et… quelques bactéries avec. En 1346, ils assiègent un port génois
majeur de la mer Noire, l’actuelle Théodosie, alors appelée Caffa. Les
Mongols, qui subissaient alors les atteintes d’une épidémie de peste en Asie,
envoyèrent les corps de soldats morts par-dessus les murs de la ville. La peste
noire, ou peste bubonique, causée par la bactérie Yersinia pestis, se répandit
dans Théodosie et le combat cessa… faute de combattants, de part et d’autre
du reste. À la faveur d’une trêve, les Génois survivants recommencèrent à
circuler et ramenèrent involontairement, cette fois, la bactérie en Europe.
L’épidémie s’installa alors à partir des ports et la peste noire fit ensuite rien
de moins que 25 millions de victimes (près du tiers de la population
européenne d’alors). Il est possible que, même sans cela, la peste eût gagné
de proche en proche l’Europe depuis l’Asie : mais cette histoire illustre
comment, dans une situation de compétition, les bactéries peuvent être
utilisées comme des alliées, même d’ailleurs quand on ne les connaît pas !
Un autre épisode célèbre est étayé quant à lui par des preuves épistolaires :
après que les Français ont abandonné le Canada aux Anglais en 1753, les
Amérindiens se révoltent face aux conditions commerciales très strictes
imposées par les Anglais, regrettant les échanges paisibles avec les Français,
faits de mariages et de coexistence pacifique. La révolte flambe alors et,
difficilement contenue par les Anglais, elle accumule les succès. Fort Pitt,
près de l’actuelle Pittsburgh, est assiégé et le colonel qui y dirige un
détachement de seulement 500 hommes envisage d’inoculer la variole aux
Amérindiens : un courrier de Jeffery Amherst (1717-1797), officier
britannique et administrateur colonial, lui en donne le feu vert en des termes
qui résument en quoi les nouveaux colons différaient des précédents : “Vous
ferez bien en essayant d’inoculer les Indiens par le biais de couvertures
[contaminées], et d’essayer d’utiliser toute autre méthode qui pourrait
extirper cette race exécrable” (sic). La consigne passa à Fort Pitt, et deux
couvertures et un mouchoir contaminés par des assiégés malades de la variole
furent remis en cadeau à deux messagers de la tribu des Delaware. On ignore
quels dégâts en résultèrent spécifiquement, car la variole faisait déjà par
ailleurs des ravages parmi les Amérindiens, nous allons bientôt savoir
pourquoi. Mais cet épisode reste une des rares mises à exécution volontaires,
car, si les armes biologiques sont encore courantes actuellement, leur usage
l’est, à ce jour, heureusement moins. Le virus de la variole reste d’ailleurs
potentiellement l’une de ces armes ; éradiqué des populations humaines
vers 1980, ce virus est encore conservé en laboratoire…
Ainsi, les microbes des uns peuvent les aider à prendre le dessus sur les
autres. On se souvient de la fin de La Guerre des mondes (1898), la célèbre
fiction de l’écrivain britannique H. G. Wells (1866-1946), où les Martiens,
après une fulgurante invasion de la Terre, meurent subitement en attrapant
des microbes terrestres qui gagnent eux-mêmes une guerre que l’homme
allait perdre. Hélas, la réalité frôle cette fiction, et dépasse tout ce qui
précède. Ce qui suit ne résulte pas d’un acte volontaire ou conscient : c’est
une pénible compétition civilisationnelle conclue dans l’horreur par les
microbes que nous allons découvrir à présent.

LE PLUS GRAND CONFLIT BIOLOGIQUE DE L’HISTOIRE : UN


GÉNOCIDE PEU CONNU

Quand la syphilis fait son apparition en Europe vers la fin du XVe siècle, c’est
un mal inconnu auparavant, aux symptômes effrayants. La maladie vient en
fait d’Amérique : introduite par les marins de Colomb, elle est passée
d’Espagne au port de Naples. De là, ce sera l’armée du roi de France Charles
VIII, après la prise de la ville en 1493, qui dispersera la maladie à travers
toute l’Europe, sous le nom de “mal de Naples”. Mais la syphilis, qui fait des
ravages jusqu’aux premiers antibiotiques, n’est que la maigre contrepartie
européenne d’une histoire bien plus effroyable en Amérique. L’arrivée des
Européens déclencha là-bas d’épouvantables épidémies, inconnues des
Amérindiens : la variole en fait partie, avec de multiples autres maladies
comme les oreillons, la tuberculose, la rougeole, le typhus, la coqueluche, la
grippe… qui vidèrent les Amériques de leurs habitants et des civilisations
précolombiennes. Les chroniques espagnoles rapportent au XVIe siècle des
successions d’incroyables épidémies à Mexico, aux agents microbiens encore
mal identifiés, frappant davantage les Amérindiens que les conquérants qui,
eux, n’ont souvent jamais vu pareils symptômes…
Les microbes des Européens tuèrent en effet plus que leurs armes, et bien
plus rapidement, car les maladies atteignirent parfois des régions reculées
qu’elles décimèrent avant l’arrivée des Européens ! Ainsi, en Amérique du
Nord, les Anglo-Saxons, en expansion vers l’ouest, découvrirent au XIXe
siècle de gigantesques collines artificielles en terre, le long des vallées du
Mississippi et de l’Ohio. Un mont célèbre, le Serpent Mound dans l’Ohio,
mesure plus de 400 mètres de long ; d’autres dépassent une trentaine de
mètres de haut ! Les colons n’imaginèrent pas un instant qu’elles aient pu être
construites par les ancêtres des nomades auxquels ils disputaient les terres,
tant cela demandait une organisation sociale complexe. On pensait à un
mystérieux peuple plus ancien, les Mound Builders (constructeurs de
collines), et la prétendue découverte d’ossements de taille surhumaine laissa
un temps penser à des géants de près de 3 mètres de haut… À la fin du XIXe
siècle, on établit que les bâtisseurs étaient en fait simplement les ancêtres des
tribus vivant actuellement là. D’ailleurs, les Hispaniques les avaient décrits
lors de contacts sporadiques au XVIe, puis des Français au XVIIIe siècle. Ces
civilisations “bâtisseuses de collines” s’échelonnent sur 5 000 ans, et les
maladies européennes ont fait chavirer les dernières d’entre elles par
écroulement démographique avant le XIXe siècle…
En Amérique du Sud aussi, des civilisations entières ont disparu sans que
nous les ayons plus qu’entrevues : l’Amazonie a été riche d’une diversité de
cités et de cultures agricoles qui nous ont légué le tabac, l’ananas, le manioc
et le cacao. C’est l’archéologie qui ressuscite actuellement ce passé et
l’origine méconnue de ces plantes-là : la forêt était habitée, ici ou là
construite de villes, ailleurs plantée de cultures et dotée de systèmes
d’irrigation, ailleurs encore sillonnée de routes de terre larges de plusieurs
mètres, comme en Guyane par exemple. Quelques descriptions des premiers
observateurs, restées méconnues, en témoignent cependant, tel le récit de la
première exploration espagnole de l’Amazone, en 1542, qui décrit des rives
et des îles densément peuplées de villages et de cités. Toute cette Amazonie a
disparu, rayée d’un trait de microbes européens, laissée à quelques
populations résiduelles retournées pour la plupart, comme en Amérique du
Nord, à une stratégie de chasseurs-cueilleurs. Si les Occidentaux et les
populations métisses peuvent à présent défricher et exploiter l’Amazonie (on
sait avec quels excès), c’est après que les microbes européens en ont exclu la
majorité des concurrents.
L’impact des épidémies introduites par les Européens reste difficile à
établir, faute de recensements avant (ou même lors de) l’arrivée de Colomb.
Dans certaines régions, 70 à 90 % de la population aurait péri en une
vingtaine d’années. On estime qu’il y aurait eu entre 40 et 90 millions de
morts en Amérique du Sud ; les Aztèques du Mexique, très au contact des
Espagnols, passent en un siècle de 25 millions à un petit million d’habitants ;
l’Amérique du Nord passe d’une population estimée à 7 millions d’individus
avant les “grandes découvertes” à 375 000 habitants en 1870, colons
compris ! En un mot, c’est la plus grande hécatombe humaine connue,
largement devant la peste noire ou les horreurs d’autres massacres plus
récents. Les populations et leurs structures sociales se sont effondrées, faisant
large place aux arrivants, et à leur prise en main des terres et du pouvoir. Les
Européens ont fortement imposé leur présence et leur civilisation en
Amérique, surtout du Nord, et l’héritage précolombien est à présent bien
mince. Des villes européanisées comme Rio de Janeiro ou San Francisco, et
les pays qui les abritent, sont les marques d’une compétition pour l’espace,
les ressources, la transmission culturelle et le pouvoir gagnée par les colons
européens, involontairement aidés de leurs maladies.
La même sensibilité aux maladies européennes persiste dans les
populations qui ignorent encore tout de la globalisation, les tribus dites “non
contactées” de l’Amazonie. Un exemple, entre des dizaines d’autres : les
Nanti du Pérou amazonien ont d’abord été visités par des missionnaires
chrétiens dans les années 1970, puis par des compagnies de bûcheronnage ou
de prospection minière. Des épidémies ne tardèrent pas à se déclarer,
maladies respiratoires, intestinales… accompagnées d’un grand nombre de
décès : entre 30 et 50 % des Nanti en seraient morts entre 2000 et 2010. À la
suite de multiples cas semblables, une politique de non-contact a donc été
arrêtée par les pays bordant le Bassin amazonien : au Brésil, une
administration, la Fondation nationale de l’Indien ou FUNAI, est chargée de
mettre en œuvre cette politique. Mais quelles explications biologiques donner
à cette histoire ? Après tout, les porteurs de contamination n’étaient pas
malades, eux, lors du contact… Et puis, pourquoi un effet aussi asymétrique
entre l’Europe, qui n’attrape que la syphilis, et les Amériques, dont les
populations s’écroulèrent ?
En Eurasie, deux facteurs nous ont apporté des maladies, et forcés à nous
adapter à elles. Premièrement, la plupart de ces maladies proviennent des
animaux domestiques qui y abondent : la tuberculose, la petite vérole et la
rougeole proviennent des vaches ; le typhus, la coqueluche et la diphtérie
viennent des animaux de la ferme ; la grippe, des oiseaux et des porcs (les
souches virulentes qui défraient sporadiquement l’actualité sont issues de
passages du virus sur ces animaux) ; les chats nous ont transmis la
toxoplasmose, etc. En Amérique par contre, il y avait eu peu de
domestications animales, notamment parce que l’alimentation végétale basée
sur le haricot et le maïs était équilibrée. On n’avait guère domestiqué les
animaux que pour leur force de traction. (On prétend d’ailleurs, mais sans
grande preuve, que la syphilis vient des lamas ; imaginez un peu les
modalités du passage à l’espèce humaine !) Deuxièmement, l’Eurasie est un
continent étendu et très peuplé, où les maladies s’échangent : on a vu plus
haut arriver la peste noire d’Asie en Europe, par exemple. Donc les maladies
apparues ici ou là se sont retrouvées, peu après, partout en Eurasie. La
population américaine, nettement moindre et plus dispersée, avait moins
d’opportunités d’attraper ou de transmettre de nouvelles maladies ; elle était
initialement isolée du vaste échange eurasiatique. Un troisième facteur, la
coévolution, a joué en Europe : les individus plus sensibles avaient depuis
longtemps été éliminés par ces maladies, qui avaient, au fur et à mesure de
leurs apparitions, sélectionné des individus résistants, voire porteurs sans
symptômes ! Aussi des porteurs sains européens contaminèrent-ils
involontairement, mais efficacement, les Amérindiens. Ceux-ci rattrapèrent
alors en un clin d’œil une sélection naturelle qui s’était échelonnée au cours
de millénaires d’apparitions successives de ces maladies en Eurasie, et il en
résulta un désastre démographique.
Voilà la (sombre) part microbiologique de la conquête des Amériques,
aidée par des microbes qui ne sont plus (trop) néfastes aux Européens. Ces
derniers offrirent à leurs microbes un festin d’hôtes non résistants, cependant
qu’ils gagnèrent une forme de compétition entre civilisations : ce bénéfice
réciproque montre comment leurs maladies devinrent, à ce triste stade de
notre histoire, des symbiontes des Européens…

DES SYMBIONTES POUR PARASITER ET POUR TUER

Terminons notre chemin dans le rôle des symbioses au sein des interactions
négatives, après la compétition, avec le parasitisme et la prédation. La
coopération entre deux symbiontes dans l’exploitation d’une troisième
espèce, nous l’avons déjà vue par ailleurs, d’une certaine façon, lorsque des
microbes digèrent pour un herbivore les tissus végétaux broutés.
Certains insectes symbiotiques peuvent, grâce à leurs champignons, tuer
les tissus végétaux attaqués ou bien même tuer des plantes en entier. Nous
avions vu, au chapitre VI, comment des coléoptères et des hyménoptères
attaquent les arbres en transportant des champignons comme auxiliaires :
certains consomment ensuite le champignon, mais d’autres se bornent à
l’inoculer pour affaiblir la plante attaquée. Dans la maladie de l’orme par
exemple, des coléoptères dispersent sur leur corps poilu le champignon
symbiotique pour l’insecte, mais fatal pour les branches attaquées, qui n’agit
que comme auxiliaire d’attaque.
Parmi les attaques cruelles aidées par symbiose qui tuent lentement,
certains hyménoptères s’aident de virus pour venir au monde d’une façon qui
évoque celle des aliens du film de Ridley Scott. Ces insectes, qualifiés de
parasitoïdes, pondent leurs larves dans celles d’autres insectes. La larve
parasite se développe alors aux dépens de l’hôte qui survit malgré l’intrusion,
puis, avant que l’hôte ne passe à l’état adulte, les larves parasitoïdes sortent
de son corps en le tuant. Certains parasitoïdes opèrent l’attaque solitairement,
mais d’autres, comme Cotesia congregata sur les chenilles de Manduca
sexta, doivent leur succès à des virus à ADN multiples, les polyDNAvirus. Ces
virus vivent intégrés dans le génome des parasitoïdes et produisent des
particules virales dans des cellules spécialisées de l’appareil génital des
femelles. Ces particules recouvrent les œufs lors de l’injection dans la proie :
l’introduction expérimentale d’œufs sans particules virales, ou avec des
particules inactivées aux ultraviolets, conduit au rejet de l’insecte parasitoïde.
Les virus s’attaquent en effet aux cellules immunitaires de l’hôte et les
détruisent, bloquant les défenses et permettant l’installation du parasitoïde. Ils
contribuent aussi à perturber les équilibres hormonaux des larves parasitées,
qui, dès lors, grandissent sans plus passer à l’état adulte, qui serait impropre
au parasitoïde : la durée de vie du garde-manger est prolongée ! Ces virus
dépendent strictement de l’insecte parasitoïde, car ils ne se multiplient pas
dans l’insecte parasité ; ils se transmettent seulement à la descendance du
parasitoïde, comme de simples gènes. Ces polyDNAvirus sont le paroxysme
de ces “plug-ins” par lesquels les insectes, nous l’avons vu au chapitre VI,
s’adaptent à des niches écologiques acrobatiques : ici, un plug-in génétique
viral adapte aux défenses immunitaires du garde-manger ! Des
polyDNAvirus sont entrés en symbiose avec des hyménoptères parasitoïdes à
deux reprises (dans les familles des Braconidés et des Ichneumonidés). Ces
symbioses étroites ne représentent en fait qu’une forme très intégrée parmi
diverses coopérations, elles aussi cruelles, mais plus fréquentes encore, entre
divers hyménoptères parasitoïdes et des virus variés, encore libres quant à
eux. Dans ces cas-là, le virus se multiplie hors du parasitoïde, qui se borne,
en une symbiose plus lâche, à le transmettre pour affaiblir l’hôte sans le tuer
d’emblée. Comme pour les insectes attaquant des arbres avec l’aide de
champignons, l’évolution a procédé en deux temps : d’abord, des alliances
lâches et opportunistes, puis, à partir d’elles, des couples plus intégrés et
interdépendants se sont formés, à plusieurs reprises.
Certaines symbioses permettent même une vraie prédation, c’est-à-dire une
forme extrême du parasitisme qui entraîne une mort rapide. Une histoire
cruelle unit dans l’attaque de leur proie commune des petits vers, des
nématodes, à des bactéries. Les larves de ces nématodes survivent dans le sol
sans se nourrir, en cherchant activement des insectes qu’elles envahissent. Là,
elles régurgitent des bactéries symbiotiques stockées dans une vésicule
intestinale. Ces bactéries prolifèrent alors, sécrètent des toxines, et
provoquent une septicémie qui tue en deux jours l’insecte et toutes les autres
bactéries présentes. Cependant, le nématode sécrète des enzymes qui, avec
celles des bactéries, transforment les tissus de l’insecte assassiné en un jus
nutritif savoureux pour les deux comparses. Le nématode consomme aussi
des bactéries ; il devient adulte et se reproduit. Plusieurs générations se
succèdent, puis les larves des nématodes quittent ce charnier natal lorsqu’il
s’épuise et regagnent le sol vers d’autres crimes. Auparavant, elles ont chargé
leur vésicule intestinale de bactéries qu’elles inoculeront plus tard dans
d’autres insectes – le sacrifice de quelques bactéries dévorées assure donc la
reproduction de leurs consœurs…
Cette symbiose prédatrice est apparue indépendamment dans deux groupes
de nématodes, les Steinernema et les Heterorhabditis, respectivement
associés aux genres bactériens Xenorhabdus et Photorhabdus, qui
appartiennent tous deux aux Entérobactéries. Comme ces dernières sont
fréquentes dans les tubes digestifs, ces symbioses dérivent sans doute de
nématodes ancestraux dont les intestins contenaient des entérobactéries.
Chaque espèce au sein de ces deux genres dépend strictement de ses propres
bactéries pour boucler l’attaque : on ne peut interchanger expérimentalement
les espèces de bactéries sans compromettre le cycle de vie de l’animal. Leurs
cibles sont des insectes de toutes espèces. Cette symbiose a, à son tour, donné
lieu à d’autres associations qui l’utilisent pour tuer des insectes ! Les racines
de plantes comme le maïs, quand elles sont attaquées par des insectes,
émettent du béta-caryophyllène qui attire ces nématodes insectivores.
L’homme lui-même élève et commercialise à présent ces nématodes pour la
lutte biologique dans les serres et les pépinières. Homme et plantes favorisent
donc la propagation de ces nématodes et bénéficient, en complices
mutualistes, de leur effet protecteur.
Ces crimes assistés par bactérie ou par virus nous content encore les
nombreuses convergences dont l’évolution des symbioses est ponctuée. Ils
évoquent une dernière histoire, fréquemment racontée, mais loin d’être étayée
celle-là. Les dents crénelées des varans, ou dragons de Komodo, de féroces
chasseurs qui ne dédaignent pas les charognes, abriteraient des restes de
viande où proliféreraient des bactéries. La morsure des varans provoquerait
donc des blessures infectées, tuant plus tard de septicémie les victimes
mordues : les varans s’en nourriraient alors. En fait, il n’y a entre leurs dents
ni débris, ni microbiote particulier, mais ils sont bel et bien venimeux. Le
même scénario a été évoqué pour les dents, également finement crénelées,
des Tyrannosaures, mais sans preuve décisive, là non plus. Il est en revanche
probable que, de façon plus diffuse, les microbes buccaux contribuent, avec
les contaminations du milieu, à l’infection des morsures, et que cela favorise
tous les carnivores qui consomment aussi des cadavres ! Là, comme dans les
autres cas évoqués, des microbes symbiotiques deviennent auxiliaires de
parasitismes ou de prédations, acquérant d’un forfait conjoint leur pitance et
leur propagation.

POUR CONCLURE…

Les succès écologiques se construisent rarement seuls ; ils sont souvent aidés
de microbes. Nous avons poursuivi la réconciliation, au niveau opérationnel,
de la symbiose avec les forces négatives de compétition et d’exploitation qui
existent dans les écosystèmes. Nous avions envisagé, au chapitre précédent,
comment la symbiose se construisait “par-dessus” de telles interactions
négatives, en évitant les tricheurs : nous venons de voir comment elle sous-
tend parfois des interactions négatives… Dans le fonctionnement des
écosystèmes, interactions négatives et favorables se côtoient donc
étroitement. Les symbioses ont par là encore des conséquences écologiques,
que ce soit directement par le mutualisme, ou en contribuant indirectement à
des interactions négatives, en auxiliaires de la compétition, du parasitisme ou
de la prédation. Les symbioses contribuent à construire les interactions
alimentaires, les chaînes trophiques, les abondances des espèces, la
démographie de leurs populations, les assemblages et la dynamique des
communautés.
Nous avons élargi momentanément notre propos à la favorisation, ces cas
où une espèce microbienne est favorable à une plante ou un animal, bien que
le microbe n’en profite pas toujours. Nous avons même décrit des cas
extrêmes qui sont réciproquement favorables. Il existe en fait un vrai
continuum d’interactions, depuis les cas réciproquement favorables, en
passant par les interactions favorables à l’un mais neutres pour l’autre,
jusqu’aux interactions nettement défavorables pour l’un des partenaires. De
ces exemples ressort la contribution des microbes à des processus
écologiques qui, à l’œil nu, ne semblent pourtant impliquer que des
organismes macroscopiques : derrière ce que nous voyons de la nature
travaillent en fait des microbes (et des animaux minuscules), en une
conspiration minime qui organise le visible sans en faire partie.
Enfin, nous avons vu que l’homme lui-même pouvait utiliser,
volontairement ou à son insu, des microbes dans la lutte biologique ou dans
des interactions entre populations humaines. Les conséquences de ces
dernières sont parfois civilisationnelles. Ce sont d’autres symbioses
microbiennes humaines aux implications civilisationnelles que le chapitre
suivant développe, en revenant sur nos gestes culturels, notamment
alimentaires.
CHAPITRE XII ET AVANT-DERNIER

LES MUTUALISTES DE L’ASSIETTE


ET DU VERRE (1) :
DU VIN, DE LA BIÈRE
ET DU FROMAGE

Où l’on vinifie en blanc, rouge, rosé, gris, jaune et même orange ! Où le vigneron agit
en cave comme vache en rumen ; où des microbes construisent le contact et le bouquet
du vin ; où certains vins prennent le voile ; où l’on brasse aussi des bières ; où l’on
prépare yaourts et fromages ; où l’on fait bleuir le fromage et où des microbes lui
donnent son goût et sa texture. Et comment, finalement, certains microbes du fromage
se sont adaptés aux fermentations alimentaires, voire même ont été domestiqués par
l’homme, perdant parfois la capacité de se propager eux-mêmes.

LEVURES EN VINIFICATION

Geste antique renouvelé par la biochimie moderne, la vinification commence


par un raisin mûr, et est assurée par des microbes, authentiques mutualistes
du vigneron qui les nourrit et les choie pour préparer le vin. Dans la
fermentation alcoolique, le sucre du fruit est transformé en alcool par des
levures dites “de boulanger”, car on les utilise aussi pour le pain
(Saccharomyces cerevisiae). Elles peuvent être spontanées, et proviennent
alors plus souvent de la cave elle-même que de la peau du fruit, qui est
colonisée par des souches de levures souvent peu compétitives en cave.
Actuellement, les levures sont le plus souvent inoculées, pour plusieurs
raisons. D’abord, comme le chapitre précédent nous l’a appris, mieux vaut
avoir des levures killer très compétitives, assurant que la fermentation ne
s’arrêtera pas si un individu killer advenait sur le tard dans une population
sensible aux toxines killer. De plus, les moûts actuels sont très sucrés car nos
réglementations limitant le rendement à l’hectare conduisent à limiter le
nombre de grappes, ce qui reconcentre le sucre dans les raisins restants et
engendre des vins très riches en alcool. Or, beaucoup de levures sauvages ne
survivent pas à des degrés alcooliques supérieurs à 11-12. En effet, elles
vivent habituellement dans de vieux fruits tombés à terre, où l’alcool produit
par fermentation n’est jamais aussi concentré. Enfin, de façon plus récente,
certaines levures ont été sélectionnées pour leur potentiel à former des
dérivés aromatiques intéressants comme celles qui libèrent des thiols aux
goûts de fruits exotiques dans des vins blancs, ou comme la fameuse
souche 71B dont l’acétate d’isoamyle contribue aux arômes de banane ou de
framboise du beaujolais nouveau.
La fermentation des blancs et des rosés est celle d’un jus. Les blancs sont
obtenus par la presse rapide de raisin blanc, ou de raisin rouge car la couleur
reste dans la peau (beaucoup de champagnes sont issus du cépage pinot noir),
et leur fermentation à basse température, grâce au refroidissement des cuves
ou à la température de la cave, limite l’activité des levures et l’altération des
arômes fruités. Les rosés sont obtenus à partir de raisin rouge en laissant la
peau macérer légèrement (voire très peu pour les vins gris), et ils sont ensuite
vinifiés comme les blancs. Au contraire, pour les vins rouges, les grains
entiers, éventrés par foulage, voient leur pulpe entrer en fermentation au
contact de la peau : celle-ci relâche progressivement son contenu coloré et
aromatique (en particulier des tannins) sous les effets combinés de l’alcool et
des enzymes des levures. On autorise des températures de fermentation plus
élevées pour les rouges, ce qui favorise l’extraction des composés de la peau,
mais aussi une activité microbienne accrue : il en résulte une modification
plus forte des arômes issus du fruit que pour un blanc ou un rosé. Moins
connus, pratiqués en Géorgie et de façon marginale mais croissante chez
nous, les vins orange sont issus d’une fermentation de grains de raisins blancs
laissés en contact avec leur peau, comme pour les vins rouges : ils y gagnent
tannins et arômes. Même si les températures diffèrent entre types de
vinification, leur contrôle modère toujours la vie microbienne d’une façon
favorable aux levures et, ajouté à la fraîcheur des caves, il évite des coups de
chaud dus à la chaleur fermentaire. On régule aussi l’acidité si elle s’accentue
et, pour les vins rouges, diverses méthodes (pigeage, où l’on enfonce le moût
avec un bâton, remontage avec une pompe, délestage au jet, etc.)
entretiennent le contact entre le liquide et les peaux de fruits qui tendent à
flotter.
En partant d’un moût très riche en microbes variés, les levures font
rapidement place nette, car la toxicité de l’alcool qu’elles produisent en fait
de puissantes compétitrices. De fait, il faut éviter que d’autres microbes que
les levures de boulanger ne développent des arômes indésirables, par exemple
les arômes d’écurie libérés par les levures du genre Brettanomyces. Outre leur
résistance à l’alcool, plusieurs propriétés rendent les levures de boulanger
compétitives dans le vin en fermentation, en particulier les souches inoculées
ou vivant en cave. Elles sont résistantes aux sulfites, un composé utilisé lors
de la vinification pour sa double fonction antioxydante et antimicrobienne,
qui défavorise les microbes indésirables : les levures y survivent par des
mécanismes d’expulsion active des sulfites hors de leurs cellules. De plus,
l’azote est limitant dans le jus de raisin, bien qu’on en ajoute souvent en
début de fermentation sous forme d’ammonium, augmenté de quelques
vitamines favorables aux levures : historiquement, on n’hésitait d’ailleurs pas
à uriner en foulant le raisin. Les levures ont des transporteurs d’acides aminés
et de fragments de protéines qui les rendent compétitives pour capter les
ressources azotées. Résistance aux sulfites et à la carence azotée (qui règne
malgré les apports) sont les adaptations des levures à la vie dans le vin, en
cave.

Ce douzième et avant-dernier chapitre poursuit la dimension culturelle et


civilisationnelle des microbes, esquissée au travers de leur rôle d’auxiliaires
guerriers au chapitre précédent. Il explore la présence des microbes dans
deux grands types d’aliments choisis comme exemples : d’abord, les boissons
fermentées, vin puis bière, et ensuite les spécialités laitières, du yaourt aux
fromages proprement dits. Ces exemples nous permettront de discuter les
pratiques de préparation de ces aliments, puis l’évolution des microbes
impliqués dans ces pratiques. Nous déboucherons sur la question, pour le
chapitre suivant, du rôle et des intérêts des fermentations microbiennes
alimentaires.

L’ÉVOLUTION DES VINS, ENTRE MICROBES ET OXYDATION

La vinification s’arrête après la fermentation alcoolique pour de nombreux


blancs et rosés, ou les vins rouges “nouveaux”, comme le beaujolais nouveau.
L’élimination finale des microbes est réalisée en ajoutant des sulfites et en
filtrant, car, au-delà de la clarification du vin, la filtration élimine les
microbes. Lorsque l’on parvient d’une façon ou d’une autre à garder en
bouteille du CO2 issu de la fermentation, le vin est effervescent (eh oui, les
bulles du champagne sont microbiennes…). Si on élimine les microbes avant
la fin de la conversion du sucre en alcool, on obtient des vins liquoreux ou
moelleux. Comme les sulfites donnent mal à la tête à certains, et qu’ils n’ont
pas toujours été utilisés avec légèreté, cela a valu par le passé mauvaise
réputation aux blancs, surtout les plus sucrés où l’on doit éviter toute reprise
de fermentation en bouteille.
La teneur en sucre des vins peut être accrue en amont de la fermentation
par une élimination d’eau avant vinification, grâce à un séchage (sur pied,
dans les vendanges tardives, ou à l’abri sur de la paille pour les vins de
paille), voire après que le gel a fait cristalliser l’eau hors des raisins (vins de
glace du Nord de l’Europe). De façon amusante, d’autres vins tirent cette
concentration en sucre d’un microbe : la pourriture noble est un
dessèchement lié à l’extraction de l’eau par un champignon, Botrytis cinerea,
qui attaque les grains vieillissants, par exemple dans le sauternes. Ces
méthodes apportent également des arômes de surmaturation (de fruits secs,
ou de confiture), en partie dus aux microbes qui se développent, surtout dans
la pourriture noble.
Nous n’avons encore qu’amorcé la diversité des fabrications du vin : en
effet, on le laisse parfois évoluer plus longuement après la fermentation
alcoolique, livré aux mains des microbes avant sa mise en bouteille. Il perd
alors en arômes fruités mais gagne une complexité aromatique…
microbienne. Venons-en au vieillissement, qui intéresse surtout les vins
rouges, et quelques blancs. Lorsque le sucre est totalement transformé en
alcool dans un fruit en décomposition, l’altération des tissus finit par laisser
entrer l’oxygène et les levures consomment ensuite l’alcool produit en le
respirant. Mais dans le vin, faute d’oxygène et de nourriture, les levures
meurent finalement… Leurs cellules mortes se déposent, avec des bactéries
mortes et des débris organiques issus du raisin, et forment la lie, un dépôt
éliminé avant la mise en bouteille. Toutefois, on peut conserver quelque
temps le vin “sur lie” pour extraire des molécules libérées par les cadavres
microbiens. Il en résulte des arômes (comme ils peuvent être trop prononcés,
certaines régions évitent l’élevage sur lie) et une onctuosité du vin en bouche,
liée à des sucres complexes issus des parois cellulaires de levures, les
glucanes et les mannanes. Le “gras”, ou volume du vin en bouche, est donc
souvent microbien : un autre facteur du gras, le glycérol, est lui aussi issu de
la fermentation…
Autrefois, après le froid de l’hiver et alors que le vin était souvent déjà mis
en bouteille, une fermentation reprenait assez mystérieusement, même en
l’absence de sucre, faisant fuir ou sauter les bouchons. Ce n’est que dans les
années 1950, en France, qu’on a compris que, une fois les levures calmées,
une autre fermentation reprend dès que la température le permet – et donc,
souvent après l’hiver. C’est la fermentation malolactique, surnommée
“malo”, qui consomme l’acide malique issu du fruit et des levures en
produisant du CO2 et de l’acide lactique : elle est due à des bactéries comme
Oenococcus oeni qui remobilisent les ressources azotées et phosphatées
libérées par les cadavres de levures quand celles-ci ne peuvent plus se
développer, faute de sucres. Elles sont souvent inhibées par la froidure
hivernale, et leur apparition est lente : dans beaucoup de caves, en dépit de
kits d’inoculation, la malo est encore mal maîtrisée. On inocule aussi les
bactéries par des transferts de vin depuis les cuves où la malo est enclenchée,
et on favorise leur développement en évitant des températures trop basses en
cave (ici encore, la température contrôle la vie microbienne du vin). Mais le
résultat est souvent imprédictible et, au contraire des levures, les ferments
malolactiques sont donc encore incomplètement domestiqués.
Aujourd’hui, filtrage et sulfitage peuvent stabiliser les vins avant la malo,
préservant les goûts fruités des rosés et de beaucoup de blancs. Mais cette
seconde fermentation reste souhaitable pour beaucoup de rouges et quelques
blancs dont elle construit les qualités gustatives. L’acide lactique n’ayant
qu’une fonction acide, alors que l’acide malique en a deux, la malo réduit
l’acidité du vin. Par ailleurs, elle introduit de nombreux nouveaux
métabolites microbiens : un surcroît de glycérol, de l’acide propionique aux
arômes chocolatés, des lactones aux notes de noix de coco, du diacétyle aux
notes de beurre et de noisette (très recherchées dans la fermentation des
chardonnays). Grâce à la malo, l’arôme du vin se complexifie, s’éloignant du
simple fruit.
Certains vins sont mis en fûts : ils y entament alors une oxydation très
ménagée et lente, plus chimique celle-là. Lorsque les fûts sont neufs, le vin
gagne en tannins du bois, ce qu’on peut réaliser de façon moins coûteuse (et
parfois moins subtile) en ajoutant des tannins extraits de plantes, ou encore
des copeaux de bois. Les tannins sont des molécules phénoliques également
présentes dans les raisins, surtout dans la peau, et donc extraits par les
macérations qui engendrent les vins rouges. Issus du raisin ou ajoutés, ils
contribuent au goût et ont un double rôle semblable à celui des sulfites : ils
sont antioxydants et, en interagissant avec les protéines des microbes, dont
leurs enzymes, ils limitent le développement microbien. Beaucoup de vins
actuels sans sulfites reçoivent d’ailleurs des extraits tanniques en substitution,
qui réalisent les mêmes fonctions.
L’usage du bois et des tannins est un avatar moderne des ajouts de
substances variées, surtout végétales, stabilisatrices et antimicrobiennes,
pratiqués dans l’Antiquité : eau de mer, épices riches en composés
antimicrobiens comme les résines de pistachier ou de pin… Le retsina, vin
blanc grec à la résine de pin, en est une réminiscence. Autrefois, en l’absence
de sulfites et de filtrations capables d’exclure les bactéries, le vin s’acidifiait
lentement à cause de bactéries acétiques, qui transforment une partie de
l’alcool en acide acétique en présence de traces d’oxygène et qui, in fine,
changent le vin en vinaigre. Cette acidité stabilisait finalement le produit (car
les microbes n’aiment guère l’acidité) en un vin très différent de ceux
d’aujourd’hui. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, on ajoutait parfois du miel
pour en masquer l’acidité, et le goût était dominé par les apports végétaux.
Rien à voir avec les vins contemporains, issus d’un pilotage plus maîtrisé du
développement microbien, bien sûr stoppé avant l’accumulation d’acide
acétique.
Enfin, la préparation des “vins de voile” est un autre vieillissement en fût
accompagné de microbes. En effet, le vin s’évapore légèrement au travers du
fût, ce qu’on compense habituellement par l’ouillage, c’est-à-dire qu’on
rajoute du vin dans les fûts (on ouille) pour éviter le développement des
bactéries acétiques au contact de l’air. Les vins de voile, eux, ne sont pas
ouillés ; l’air s’accumule progressivement au sommet du fût et un voile
microbien se développe à la surface aérée du vin. Ce voile comporte des
levures (comme Saccharomyces bayanus) et des bactéries, dont certaines
transforment l’alcool en acide acétique : toutefois, les levures limitent un
développement excessif de ces bactéries en les concurrençant pour le peu
d’oxygène disponible et en formant le voile de surface isolant le vin de l’air.
Le vin de voile est finalement plus oxydé, un peu plus acide et possède des
arômes particuliers, liés aux produits microbiens. Le xérès espagnol et le vin
jaune du Jura sont deux exemples de cette méthode qui fut plus largement
utilisée autrefois car elle donne un vin très stable, capable de conservations
remarquablement longues grâce à son acidité.
Ainsi la vinification tient-elle de l’élevage microbien, où des méthodes
directes (ensemencements) et indirectes (sulfites, tannins, régulation de
l’apport d’air, de la température et de l’acidité) favorisent et brident en même
temps les microbes, bref conduisent vers un microbiote et des transformations
souhaitées. L’alcool et l’acidité stabilisent le produit final dont les
métabolites microbiens construisent le goût et la structure ressentis en
bouche. Cependant, le vigneron nourrit les microbes de raisin et d’azote,
voire même d’apports vitaminiques : joli mutualisme quasi symbiotique du
vigneron et des microbes lors de la vinification… Les procédés, brassage,
apports nourriciers ou régulateurs de l’acidité et du degré d’oxydation,
contrôle de la température…, évoquent, et ce n’est pas un hasard, les
dispositifs biologiques par lesquels la vache contrôlait son rumen au chapitre
IV !

LA DIVERSITÉ DES BIÈRES

La bière est aussi une fermentation de levures, à partir de céréales cette fois.
Comme les levures ne peuvent attaquer directement l’amidon, ce polymère de
glucose qui est la forme de réserve des graines, on amorce d’abord une
germination durant laquelle la plantule libère des sucres plus simples,
glucose, maltose et maltotriose (constitués de deux et trois glucoses
respectivement) par ses propres enzymes ; puis on tue les tissus par
chauffage. C’est le maltage, aussi pratiqué pour la fermentation qui précède
la distillation du whisky : outre des sucres simples, le maltage produit
également une grande diversité de molécules, dont des vitamines, qui
serviront par la suite aux levures. Le malt est si riche en molécules variées
qu’on l’additionne souvent aux milieux de culture microbiologique, pour
assurer les besoins des microbes les plus divers ! Le brassage de la bière,
c’est l’addition d’eau au malt pour le faire fermenter par des levures, en
maintenant la température constante et surtout (c’est l’origine du nom) en le
“brassant” continûment pour, comme dans la rumination, mélanger eau,
débris végétaux et microbes. Le brassage préserve toutefois suffisamment de
CO2 issu de la fermentation pour assurer l’effervescence de la bière.
Historiquement, les bières étaient simplement inoculées à l’air libre,
comme c’est encore le cas des gueuzes et des lambics de la région de
Bruxelles. L’inoculation est alors lente et n’implique pas seulement des
levures : en effet, la présence d’oxygène permet l’installation de bactéries
produisant des molécules variées, dont l’acide acétique (l’acide du vinaigre
vu précédemment). L’acidité résultante protège la bière d’autres altérations
microbiennes, mais surprend le palais. L’habitude a été prise d’y ajouter des
fruits ou leurs jus, dont le goût et le sucre masquent l’acidité, à la façon du
miel dans les vins antiques : c’est l’origine des krieks (du nom néerlandais
des cerises). Par la suite, des conditions de fermentation plus maîtrisées,
bientôt aidées d’inoculations volontaires, ont donné priorité à l’action des
levures et engendré les deux formes modernes de bières, les ales puis les
lagers.
Dans un premier temps, la bière a été réalisée avec l’authentique levure de
boulanger, Saccharomyces cerevisiae, en une fermentation dite “haute” car
ces levures tendent à flotter en haut de cuve durant la fermentation. Ce
processus requiert de plus une haute température (plus de 18 oC) et n’était
guère possible qu’à la belle saison. La bière produite, une ale, est aromatique
mais la température de fabrication et sa chimie la rendaient peu stable avant
l’invention de la pasteurisation et de la filtration. Les levures qui entrent
actuellement dans ce processus appartiennent à deux grands groupes qui
auraient été domestiqués au XVIe siècle ou peu après, en Europe : bien que la
fermentation haute soit plus ancienne, l’habitude d’inoculer est sans doute
apparue sur le tard. Au XVe siècle, en Bavière, la fermentation basse fut
inventée avec une autre levure, Saccharomyces pastorianus, un hybride entre
S. cerevisiae et S. eubayanus (bien que des souches de S. cerevisiae soient
aussi utilisées actuellement pour cette méthode). Cette fermentation est dite
“basse” car les levures utilisées tendent à sédimenter en bas de cuve ; de plus,
elle se fait à plus basse température (autour de 10 oC), ce qui permet de faire
de la bière en toutes saisons. Cette méthode donne les bières appelées
“lagers” ou “pils”, mieux protégées des oxydations par la basse température,
et plus légères car la levure produit moins d’alcool. Les bières de tous les
types sont de surcroît stabilisées par des ajouts de plantes variées comme,
historiquement, la bruyère ou le myrte des marais (Myrica gale), et
actuellement le houblon. Ces plantes amènent, comme pour le vin, des
tannins qui limitent l’oxydation et les développements microbiens
indésirables, mais ici les tannins génèrent une amertume plus ou moins
marquée. De nos jours, une filtration finale rend les bières limpides et élimine
les microbes, en une ultime stabilisation. À une exception près cependant :
les bières blanches non filtrées, à consommer rapidement, dont l’opalescence
est due aux levures en suspension, qui produisent de plus des arômes
particuliers comme celui de clou de girofle (vinylguaiacol).
Le brasseur (ou le consommateur) profite d’un produit goûteux, rendu peu
contaminable par des microbes malsains grâce à l’alcool et aux apports
végétaux ; réciproquement, les microbes sont nourris, logés (dans les
conditions favorables de la brasserie), voire inoculés par l’homme. Comme
pour le vin, c’est un mutualisme dont le paroxysme est atteint pour les
souches inoculées actuelles qui, le plus souvent, n’existent pas dans la nature
car elles dépendent strictement de l’homme. Les souches de levure de
boulanger domestiquées pour la bière diffèrent des groupes domestiqués pour
le vin et pour le pain (et donc des véritables levures du boulanger, même s’il
s’agit de la même espèce). Elles ont perdu la capacité à produire certains
métabolites aromatiques indésirables comme le vinylguaiacol (sauf pour les
souches des bières blanches) et elles ont acquis diverses adaptations au malt,
comme l’utilisation des maltotrioses dérivés de l’attaque de l’amidon. Elles
ont aussi perdu leur capacité à produire des spores, formes de résistance et
d’attente, et à se reproduire de façon sexuée. Ceci traduit une adaptation à se
multiplier par bouturage dans un milieu stable entretenu par l’homme. Cette
tendance est plus prononcée que chez les levures du vin, parce qu’on fait de
la bière toute l’année en récupérant depuis au moins quatre siècles les
ferments de la production précédente, alors que, jusqu’à l’apparition au XXe
siècle de souches entretenues pour la vinification, les levures viticoles
survivaient seules, hors du vin et souvent dans la cave, entre deux
vinifications.

LA FERMENTATION ALCOOLIQUE, UNE ÉVOLUTION


(CULTURELLE) CONVERGENTE

La fermentation alcoolique a été développée par l’homme à de nombreuses


reprises, au-delà du vin et de la bière en Europe, dans des contrées et sur des
substrats variés, souvent complétée par la distillation pour obtenir des alcools
plus forts. Les premières boissons de fruits fermentés auraient vu le jour il y
a 9 800 ans en Chine, où auraient aussi été brassées les premières “bières” il
y a 5 000 ans ; les plus vieilles traces de vin, de ce côté-ci de l’Eurasie,
proviennent de Géorgie, il y a 8 000 ans. On fermente la sève de palmiers en
Afrique de l’Ouest et en Inde (dans la réalisation du vin de palme), le jus
d’agave au Mexique (cela donne la tequila et le mezcal), le manioc en Inde et
en Malaisie, le riz un peu partout en Orient (nous y reviendrons), la pomme
de terre dans les pays slaves, le miel un peu partout dans le monde, et même
le lait de jument (ou koumis) en Mongolie… Bref, des substrats plus ou
moins riches en sucres ont été, en des endroits multiples, mis à profit pour
produire de l’alcool.
Cette convergence culturelle, en plusieurs lieux et avec plusieurs substrats,
a souvent mobilisé les levures, qui vivent habituellement sur les surfaces
végétales où elles attendent leur heure, celle de la décomposition de la plante.
Chez la levure de boulanger Saccharomyces cerevisiae, différentes lignées
ont été domestiquées par l’homme : l’une comprend les levures du vin et
serait issue de populations ancestrales colonisant les écorces d’arbres ; une
autre encore inclut les levures du pain ; deux autres, les levures de la bière ;
une dernière enfin, asiatique, comporte les souches du vin de riz (le saké,
dont nous ne connaissons souvent que la forme distillée). D’autres espèces de
levures sont aussi impliquées : on inocule Saccharomyces pastorianus pour
les lagers ; des Candida pulcherrima, Saccharomyces uvarum et S. bayanus
font le cidre car la basse température imposée (moins de 10 oC) élimine les
levures de boulanger. Cette diversité souligne de nouveau les déterminants
régulateurs que sont l’inoculation et la température.
Les levures ne peuvent fermenter que des sucres simples, faute de pouvoir
attaquer l’amidon : c’est ce qui explique la nécessité du maltage vu plus haut.
Une bière de maïs andine, la chicha, contournait ce problème, dans sa forme
traditionnelle, en utilisant la salive humaine : les femmes mâchaient les
grains avant de les recracher, et les enzymes salivaires convertissaient
l’amidon en sucres simples avant l’amorçage de la fermentation. En Asie, la
solution vient d’un champignon filamenteux, l’Aspergillus oryzae, qui sert à
fermenter certains sakés et de nombreux autres vins de céréales, comme les
vins de sorgho chinois (moutai, baijiu, etc.). Ce champignon possède des
enzymes dégradant l’amidon : les graines ne requièrent donc que des
traitements hydratant l’amidon pour le rendre accessible à ces enzymes, par
un trempage ou préchauffage léger, mais sans aucun maltage. Souvent
associé à d’autres levures lors de la fermentation, les Aspergillus oryzae
utilisés par l’homme possèdent des gènes produisant une plus grande
diversité de métabolites secondaires que les souches sauvages, et leurs
fermentations libèrent donc des arômes complexes et riches, quoique
inhabituels aux palais européens…

DE YAOURT EN FROMAGE…

La fermentation des laitages est aussi apparue en plusieurs lieux et sous


plusieurs formes : commençons par un simple yaourt. Les bactéries
responsables, dites “lactiques”, fermentent en transformant le lactose, le sucre
dominant du lait, en acide lactique : on les inocule à partir de yaourt déjà prêt,
et ceux qui en ont préparé savent que la fabrication requiert surtout le
maintien d’une température optimale (la yaourtière chauffe la préparation
vers 40 oC, et un four bien réglé suffit en fait). L’acidité produite protège de
développements microbiens ultérieurs indésirables, et la texture évolue aussi :
le yaourt est un gel fragile de protéines, car le lait a caillé à cause de deux
facteurs qui se conjuguent pour modifier (dénaturer, disent les spécialistes)
les protéines du lait. D’une part, des enzymes émises par les bactéries, les
protéases, découpent les protéines et permettent de nouvelles interactions
entre les fragments produits ; d’autre part, l’acidité modifie la forme et les
propriétés des protéines. Les résidus protéiques forment alors entre eux le
réseau fragile de ce gel (on parle de coagulation). Battez le yaourt, à présent :
liquéfié par le brassage qui brise le gel, il lui reste souvent une onctuosité en
bouche que n’avait pas le lait. Ce sont essentiellement des molécules
bactériennes constituées de sucres complexes, des polysaccharides, qui en
interagissant avec l’eau jouent ce rôle épaississant… Beaucoup de
préparations laitières onctueuses doivent leurs propriétés à un bon choix de
bactéries.
La fermentation du yaourt résulte d’une symbiose entre deux bactéries qui,
bien que capables de vivre séparément, ne digèrent le lait que de concert. Les
streptocoques (Streptococcus thermophilus) fermentent le lactose en libérant
des acides (pyruvique, lactique, formique) dont se nourrissent des
lactobacilles (Lactobacillus bulgaricus) ; ceux-ci, de leur côté, ont des
protéases efficaces pour attaquer les protéines et libérer des acides aminés
manquant aux streptocoques, comme la valine ou l’histidine. Parmi les
produits issus des fermentations de ces bactéries, l’acétaldéhyde joue un rôle
majeur dans l’odeur du yaourt. Stabilisation, goût et texture modifiés sont les
effets fermentaires recherchés par l’homme. Mais les bénéfices sont
réciproques, car d’un autre côté, les ferments ont été nourris et propagés par
l’homme : ceux qui font des yaourts connaissent l’inoculation à partir d’un
peu de yaourt déjà préparé. Actuellement, d’autres ferments sont utilisés,
comme les bifidus, dont les produits, bien qu’ils n’aient pas le droit légal au
nom de yaourt, s’en approchent organoleptiquement. On dénombre environ
quatre cents dénominations différentes de laits fermentés dans le monde, car
la tradition est apparue de nombreuses fois – dont le lait ribot, ce résidu de la
fabrication du beurre en Bretagne, légèrement fermenté en un liquide épais.
La fabrication des fromages au sens strict commence, quant à elle, par une
étape de caillage coagulant les protéines sans acidité ni microbe. Pour cela,
on ajoute des protéases d’origine végétale (comme celles du jus de plantes,
dont le figuier ou le gaillet) ou animale (présure extraite d’estomac de veau,
ce qui revient à digérer le lait hors du veau !). Aujourd’hui, ces protéases sont
souvent produites industriellement à partir de cultures… de champignons. La
préparation du fromage implique ensuite une élimination du petit-lait du
caillé produit, selon des modalités et des intensités qui diffèrent entre
fromages : simple égouttage pour les fromages à pâte molle comme le
camembert ou le roquefort, pressage pour les fromages à pâte pressée comme
le saint-nectaire ou le reblochon, broyage du caillé et léger chauffage pour les
fromages à pâte ferme comme le cantal, ou encore même chauffage très
marqué pour les fromages à pâte cuite comme le comté, le cheddar ou
l’emmenthal. Plus on expulse de petit-lait et d’eau du caillé, plus on
reconcentre les protéines et les lipides, et plus le fromage sera dense
nutritivement et facile à transporter… Le caillé est mis en forme lors de
l’élimination du petit-lait, voire du pressage, et cette étape est appelée
“formage”. Elle explique le nom de “fromage” dont le r a migré en français
(mais pas dans l’italien formaggio, ni dans le nom auvergnat de “fourme”).
Le jeune fromage est ensuite salé, souvent en surface pour rendre le milieu
peu propice à l’installation des premiers microbes venus qui ne tolèrent guère
le sel concentré ! Ainsi, les pénicilliums supportent mieux le sel que les
levures et s’installent avec plus de succès sur les croûtes salées.

LES MICROBES À L’ASSAUT DU FROMAGE

Après le formage intervient le travail microbien : ici, au contraire du vin et de


la bière, une communauté très diversifiée est à l’action. Un fromage standard
compte 10 millions de microbes par gramme de chair et jusqu’à 1 milliard par
gramme de croûte (on en avale 10 à 100 milliards par jour dans une ration
alimentaire moyenne en France) ! Dans la chair privée d’oxygène, des
bactéries fermentent ce qui reste de lactose (dont la majeure partie a été
entraînée par le petit-lait) : la libération de gaz par les fermentations acétique
ou propionique peut créer des trous. C’est le cas de l’emmenthal, dont la
fermentation est accélérée par la conservation dans des caves plutôt chaudes
(alors que le gruyère par exemple, conservé dans des caves plus fraîches,
fermente plus lentement, ce qui permet aux gaz de s’échapper au fur et à
mesure, sans former de trous).
Sur la croûte, où la respiration est possible, bactéries et champignons
s’installent selon les manipulations du fromager. Lorsque la surface du
fromage est régulièrement grattée, comme pour le roquefort, rien ne s’installe
qu’un simple voile bactérien. Avec des lavages et des frottages modérés, une
colonisation microbienne forme un biofilm de surface, en étapes successives
qui constituent une véritable succession écologique. Les premiers colons sont
des bactéries et des levures diverses, dont l’état unicellulaire facilite la
dispersion, puis, si le frottage est réduit, arrivent des champignons
filamenteux, pénicilliums, mucors et autres rhizopus. À terme, sur certains
fromages secs, s’installent des animaux mangeant les microbes qui ont
proliféré : les artisons, des acariens, consomment les champignons et rendent
les croûtes pulvérulentes par leur activité et leurs fèces ; sur des fromages
plus humides, des vers peuvent coloniser la croûte en y dévorant bactéries et
levures. Ces colonisations animales tardives, qui ne sont pas de tous les
goûts, ne contribuent souvent pas directement à l’arôme, mais elles signent
des fromages âgés.
Les champignons filamenteux, eux, ne s’installent guère si l’on frotte
régulièrement la croûte, car leurs hyphes cassent facilement : cela bloque la
succession au stade des unicellulaires, bactéries et levures. Les frottages très
forts mettent en place des biofilms secs appelés morges, comme pour
l’emmenthal ; des rinçages à l’aide de saumures, moins violents, conduisent
aux biofilms visqueux du munster, du vieux-lille ou de l’époisses. Les croûtes
de ces derniers, très odorantes et orangées, recèlent des brévibactéries qui
expliquent la couleur par leur richesse en caroténoïdes, et l’odeur, car elles
éliminent l’excès de soufre des acides aminés sous forme de méthanethiol
(CH3SH) volatil. Le lecteur se souvient peut-être que les brévibactéries
expliquaient l’odeur des pieds au chapitre VII : l’odeur de certains fromages,
comme ceux à croûte orange et visqueuse, n’est pas un hasard… mais le
produit de microbes très voisins, aimant les milieux riches en protéines
comme la peau ou le fromage, et éliminant l’excès de soufre de leur
alimentation sous forme de CH3SH !
Tous ces microbes étaient à l’origine spontanés, issus du lait et du pis de la
vache, puis des manipulations et de l’environnement de stockage des
fromages (air, cave…). Mais il arrive que l’on ensemence le fromage :
beaucoup de producteurs de fromages de chèvre mélangent par exemple au
caillé une préparation de croûtes de vieux fromages diluées dans du lait.
Depuis le XIXe siècle, certains fromages sont inoculés avec des souches de
champignons (voire de bactéries) choisies et entretenues séparément pour
cela. Parmi celles-ci, mentionnons les pénicilliums, qui font les croûtes
blanches ou les pâtes bleutées. De façon amusante, ce sont les Américains
qui, pour mieux imiter nos fromages, ont caractérisé et nommé Penicillium
roqueforti du roquefort et Penicillium camemberti du camembert au début du
siècle dernier. Le roquefort reçoit par exemple une double inoculation, faite
de bactéries fermentaires et de spores de Penicillium roqueforti, ajoutées au
lait de brebis avant le caillage (l’ensemencement est une méthode générale
pour les fromages bleus modernes). Les bactéries développent des trous dans
le caillé en émettant du CO2, qui s’ajoutent aux vides entre les grains de caillé,
non pressé en ce cas. Ces vides sont reliés entre eux et à l’extérieur en
plantant une planche à clous dans le jeune fromage : les lacunes deviennent
respirables et favorisent le développement du pénicillium, qui produit dans
les alvéoles ses spores gris bleuté.
Souvent, les spores des souches utilisées pour les fromages bleus se
détachent mal des hyphes, grâce à quoi la couleur reste dans les trous,
contrastant joliment sur la chair blanche à la coupe. Du coup, les spores se
dispersent mal spontanément ; mais qu’importe, puisque c’est à présent
l’homme qui les ensemence à partir de cultures séparées (réalisées sur du pain
dans le cas du Penicillium roqueforti). D’autres pénicilliums, comme
Penicillium camemberti, fréquentent les croûtes qu’ils rendaient autrefois
grisonnantes en formant leurs spores. Les souches modernes tardent à
sporuler et restent très longtemps blanches sur le camembert, le brie et autres
coulommiers. Leur sélection fut une trouvaille de la fin du XIXe siècle, car les
croûtes nacrées convenaient mieux aux tables parisiennes que celles
couvertes de spores grisées et salissantes sur l’assiette… On voit ici décroître
les capacités de dispersion des pénicilliums associés à l’homme, car c’est lui
qui dissémine et inocule à présent : le même mécanisme opère pour les
champignons associés aux insectes au chapitre VI, qui perdaient aussi leur
capacité à se disperser d’eux-mêmes.
Venons-en aux effets sur le fromage de ces microbes qui le colonisent plus
ou moins spontanément.

L’AFFINAGE FROMAGER, UN TRAVAIL MICROBIEN

Les microbes modifient le fromage avec le temps, d’abord quant à la texture.


Des polysaccharides bactériens, déjà cités, rendent la chair plus onctueuse,
par exemple dans les cheddars. Des protéases attaquent les protéines et
libèrent les acides aminés dont se nourrissent les microbes. À cause de la
fragmentation des protéines, le gel du caillé devient plus souple, voire liquide
dans les vieux fromages. Des souches de pénicilliums ou de Geotrichum
productrices de protéases sont parfois appréciées car elles liquéfient presque
le fromage (pensez au saint-marcellin, au pélardon fondant ou au mont-d’or).
Au nez, c’est un festival d’émissions gazeuses qui sont autant de déchets du
métabolisme des microbes, éliminés sous forme volatile : acides gras volatils
fermentaires (où l’on retrouve les odeurs de la vache !), méthanethiol évoqué
plus haut, voire une odeur d’ammoniac, un déchet azoté libéré lors de
l’utilisation les acides aminés pour la respiration dans les très vieux fromages
où le métabolisme ne peut plus utiliser que cela.
En bouche, des arômes apparaissent qui trahissent ces nouvelles molécules,
car le jeune caillé n’a guère de goût quant à lui. Ce sont d’abord des
molécules libérées ou modifiées du caillé. Les acides aminés et les petits
fragments de protéines libérés par les protéases peuvent s’évaporer dans
l’arrière-nez où nous percevons les arômes, ou migrer vers les bourgeons du
goût sur la langue : ils sont plus savoureux que les protéines de départ, quant
à elles trop grosses pour passer dans l’air ou atteindre les récepteurs du goût.
Parfois, certains microbes libèrent tellement d’acides aminés que l’excès de
ceux-ci rend amers (peut-être l’avez-vous éprouvé ?) certains fromages très
liquéfiés. L’utilisation des lipides du lait produit divers déchets riches en
arômes, comme de petites cétones aromatiques, et des acides gras volatils
dont le propionate, à la saveur acidulée, ou le butyrate, à l’odeur marquée.
Lors de la récupération de l’azote, certains acides aminés engendrent des
dérivés sans azote très parfumés : le tryptophane est transformé en acide
cinnamique, une molécule qui fait l’arôme de la cannelle ; la phénylalanine
est transformée en coumarine, qui donne par ailleurs les odeurs agréables du
foin séché et… de la vodka polonaise à l’herbe de bison ! D’autres odeurs
proviennent de composés synthétisés par les microbes, aux rôles parfois
obscurs. Les bactéries lactiques fabriquent le diacétyle, que nous avions aussi
vu apparaître dans la vinification, aux arômes entre beurre et noisette. Le
mucor, ce champignon gris de certaines tommes et du saint-nectaire, encore
appelé “poil de chat” en raison de son aspect, donne ainsi un goût terreux et
de noisette apprécié dans certains fromages, mais évité sur d’autres par des
lavages auxquels ses hyphes grossiers sont très sensibles.
Ainsi les microbes maturent-ils le fromage au travers d’une diversification
chimique et d’une modification texturale, jusqu’au plaisir du consommateur.
Un plaisir en retour, car c’est encore un mutualisme où les microbes sont
élevés et nourris. On retrouve la balance, entrevue dans la vinification, entre
accueil des microbes (ils sont nourris, voire activement inoculés) et
traitements bordant leur action et limitant les intrus : apport de sel et
expulsion d’eau qui rendent le milieu desséchant, basse température des
caves et sodium du sel. Enfin, ici aussi il arrive que des ajouts végétaux,
comme dans les vins antiques et la bière, stabilisent le fromage en agissant en
antibiotiques : des épices comme le poivre, le rocou, le cumin, l’ail…
complètent souvent l’arôme, mais aussi la protection des fromages.

SAVOIR VIVRE EN FROMAGE

Certains microbes se sont adaptés à cette niche fromagère qui n’existait pas
avant l’homme : ceux qui sont inoculés perdent souvent la capacité à se
propager seuls, nous l’avons vu pour les pénicilliums, et tous, inoculés ou
spontanés, s’adaptent aux conditions particulières du fromage. Les souches
bactériennes fromagères révèlent la perte de nombreux gènes, comme ceux
synthétisant les acides aminés communs dans les protéines du lait, devenus
inutiles dans ce milieu. Mais elles ont gagné des gènes de protéases et
d’absorption des petits résidus de protéines produits par les protéases. Côté
ressources énergétiques, les champignons et les bactéries les plus précoces
dans la colonisation peuvent absorber le lactose, une ressource énergétique
très facile à utiliser ; les levures du genre Geotrichum ont acquis des gènes de
lipases, des enzymes les rendant à même d’attaquer les graisses du lait. Les
microbes du fromage perdent en revanche, par comparaison avec leurs
parents non fromagers, la capacité à utiliser des sucres plus complexes. Par
exemple, les formes fromagères de la bactérie lactique Lactococcus lactis, qui
dérivent de formes vivant sur les plantes, ont perdu les gènes qui permettent à
leurs parents d’attaquer les sucres complexes des végétaux. Les microbes de
la croûte tolèrent le sel, notamment en rejetant les ions sodium en excès, et la
sécheresse, en accumulant des composés qui protègent leurs structures
cellulaires du manque d’eau. Enfin, tous les microbes fromagers s’adaptent à
un milieu carencé en fer, car cet élément est rare et peu disponible dans le lait
où il est retenu par une protéine, la lactoferrine. De nombreux microbes du
fromage produisent et re-capturent des sidérophores, ces molécules (déjà
entrevues dans les sols au chapitre II) qui capturent le fer du milieu avant
d’être repêchées par les cellules.
Ces nouvelles fonctions adaptatives ont souvent été acquises par des
transferts de gènes issus d’autres espèces : champignons et bactéries ont
souvent acquis ces gènes, utiles à leur adaptation, au cours de leur
coexistence avec des espèces déjà présentes, et donc déjà adaptées. Un
dernier trait, majeur car la compétition fait rage dans ce milieu riche, est
l’acquisition de gènes améliorant la compétitivité par la synthèse
d’antibiotiques, notamment chez les Lactococcus et les pénicilliums. Comme
les ferments du vin et de la bière évoqués plus haut, entre régressions et
adaptations vitales au fromage, ces microbes sont devenus de stricts
mutualistes de l’homme, spécialisés et dépendant de lui au moins pour leur
milieu de vie. Penicillium roqueforti n’est par exemple actuellement connu
que sur les fromages !

POUR CONCLURE…

Les préparations d’aliments fermentés que nous venons de détailler ne vont


jamais seules. Elles sont aussi accompagnées, dans l’ombre, de microbiotes
plus ou moins variés selon les cas, choisis, plutôt que subis, grâce aux gestes
du préparateur. Il est amusant de noter que la plupart de ces pratiques sont
nées avant que nous n’ayons pris conscience de l’intervention de microbes, à
la suite des travaux pionniers de Pasteur évoqués au chapitre précédent. Cela
démontre l’immanence du monde microbien, que nos ancêtres avaient déjà
croisé en pratique. Car nous avons bel et bien domestiqué des microbes avant
de les avoir même nommés ! La domestication est un processus qui
rapproche de l’homme (et notamment de sa maison, domus en latin) une
espèce sauvage. Les critères pour le statut d’organisme domestiqué diffèrent
d’un auteur à l’autre. Un critère est la maîtrise de la reproduction par
l’homme : or, l’inoculation de certains microbes contrôle de fait leur
reproduction. Un autre critère est l’existence de traces de sélection liées aux
pratiques de l’homme : or, les traits propres à certaines souches de la bière ou
du fromage sont de cet ordre. Des microbes ont bel et bien été domestiqués :
bactéries du yaourt, pénicilliums inoculés sur les fromages, levures inoculées
à la bière ou au vin…
À côté de ceux qui ont été domestiqués, d’autres microbes sont simplement
invités le temps d’une fermentation, avant de s’en repartir, pour quelque
temps ou à jamais, vivre sauvages dans l’environnement : c’est le cas des
ferments des gueuzes et des lambics bruxellois, ou des vins d’autrefois, ou
encore des champignons de fromages comme le saint-nectaire, venus de la
cave. Dans ces cas-là, le contrôle de la reproduction et la sélection sont moins
forts et, même s’il y a aussi mutualisme, le lien est plus labile. Nous avions
déjà observé cette diversité d’étroitesse des interactions pour certains
animaux, allant d’interactions peu étroites et peu spécifiques, à d’autres très
intriquées et répétées. Nous avions ainsi décrit, au chapitre VI, comment
divers scolytes transportent d’arbre en arbre des champignons qui les aident à
attaquer l’hôte, cependant que la symbiose s’approfondit chez certains
scolytes où une espèce de champignon, transportée par l’insecte, devient
source de nourriture exclusive de ce dernier. De nombreux insectes
parasitoïdes, vus au chapitre précédent, aident à la propagation de virus qui
affaiblissent les défenses des larves attaquées par les parasitoïdes, cependant
que certaines espèces parasitoïdes deviennent le support exclusif d’un virus et
ne peuvent plus parasiter sans lui. Les symbioses de l’homme avec les
microbes alimentaires vont de rencontres opportunistes à des alliances
étroites et durables, domestiquées celles-là. Il s’ensuit alors une dépendance
complète de ces microbes à l’homme, à la façon dont d’autres microbes
devenaient dépendants d’insectes au chapitre VI.
Nous avons remarqué que, dans le maintien du microbiote des
fermentations alimentaires, se cachent des mécanismes étonnamment
semblables à ceux agissant dans d’autres symbioses vues au cours de cet
ouvrage. On pilote ce microbiote en contrôlant les aliments disponibles, les
apports nutritifs et les conditions de milieu ; de plus, dans certains cas, on
procède à des inoculations. Cela évoque la dualité des contrôles de notre
microbiote intestinal, entre prébiotiques (apports facilitant l’installation d’un
microbiote favorable) et probiotiques (inoculations directes de souches
favorables). Les gestes du fromager et du vigneron, les additifs et les
interventions mécaniques (brassage de la bière, mélange du vin rouge en
fermentation, frottage des croûtes), rappellent la logique de mécanismes déjà
vus ailleurs. Par exemple chez la vache qui contrôle le rumen avec la
rumination et les apports de ses composés salivaires, ou chez les insectes
champignonnistes qui broutent le champignon et lui évitent les compétiteurs
à coups d’antibiotiques. Les inoculations relèvent de la même logique
biologique que les comportements de ces insectes qui inoculent des
symbiontes au milieu de vie (plante, nid social, animal parasité, etc.) de la
génération suivante.
Une dernière similitude est le niveau social des interactions pour l’homme.
Si, pour le fromager ou le vigneron qui vivent à leurs côtés, ces microbes sont
des symbiontes, pour le lecteur qui vit d’un métier différent, les contacts sont
moins fréquents… limités, par exemple, à l’heure où il se sert un verre de vin
bien choisi sur le fromage (un liquoreux botrytisé sur un roquefort ?). En
d’autres termes, pour la plupart des hommes, c’est une symbiose collective et
réalisée au niveau du groupe social, à l’instar des termites ou des fourmis
champignonnistes du chapitre VI ! Finalement, l’homme peut être pris dans la
même dynamique d’interaction avec les microbes que les autres animaux, et
nous en revenons encore, dans le droit fil des chapitres VII et VIII, à notre part
d’animalité (le fait qu’au fond, nous sommes des animaux) qu’on néglige
trop souvent. En particulier, ces traditions fermentaires nous montrent que
nos cultures (nos savoirs transmissibles) retrouvent souvent des chemins déjà
parcourus par le monde strictement biologique… Ce sont des points par
lesquels notre évolution culturelle elle-même avoue qu’elle est une forme de
l’évolution biologique au sens large.
Il est intéressant de noter l’ambivalence des liens entre microbes
fermentaires et culture. Les aliments fermentés, et donc leurs microbes,
participent à l’identité culturelle : il n’est que de constater l’importance des
vins et des fromages dans l’identité des régions françaises. Réciproquement,
les traits culturels influent sur les microbes qui s’installent pour la
fermentation : par exemple, dans deux régions d’Auvergne proches par la
géographie, les races laitières et les conditions climatiques, on transforme le
lait soit en un fromage assez mince, à pâte pressée et à croûte colonisée de
multiples champignons (le saint-nectaire), soit en un fromage massif
de 40 kilos, à pâte pressée et broyée, entourée d’une morge sèche, mais à la
chair riche en bactéries fermentaires qui lui donnent sa saveur acidulée (le
cantal). En Champagne, on choisit de fermenter le pinot noir en blanc
effervescent, souvent sans fermentation malolactique, tandis qu’on pourrait
en faire un rouge, avec malolactique (ce qu’on fait d’ailleurs en partie dans
les communes champenoises de Vertus ou de Bouzy). Culture et microbes
fermentaires s’entre-influencent donc réciproquement, à la façon dont nous
avions vu aux chapitres précédents que les microbes et leur hôte, plante ou
animal, s’entre-influencent aussi.
Notre interaction avec les microbes fermentaires est un mutualisme,
réciproquement bénéfique car nous nourrissons, voire protégeons, ces
microbes qui préparent notre nourriture. Bien sûr, quelques-uns sont dévorés
au passage, comme cela se produit aussi, par exemple, dans le rumen. Mais
les survivants profitent bel et bien de la fermentation alimentaire : ce sont
ceux qui s’échappent à temps, par exemple lors de la filtration des lies ou du
pelage d’une croûte de fromage, ou encore ceux réinoculés par l’homme la
fois suivante. À bien y réfléchir, l’intérêt pour l’homme est moins net…
Notre analyse des chaînes trophiques, à propos de la vache au chapitre IV,
nous avait appris que la conversion d’un aliment en biomasse n’est jamais
de 100 % : même si on mange tous les microbes (sans laisser ni croûte de
fromage, ni lie de vin), une part de la biomasse initiale aura été perdue dans
le développement des microbes, lors de leur respiration.
Pourquoi, dès lors, nourrir ces microbes et leur abandonner des
ressources ? Pourquoi ne pas plutôt manger nous-mêmes leurs aliments ?
C’est à cette question (faussement naïve) que répond le chapitre suivant…
CHAPITRE XIII ET DERNIER

LES MUTUALISTES DE L’ASSIETTE ET DU VERRE


(2) :
AUX SOURCES DE L’ALIMENTATION MODERNE

Où l’on se demande pourquoi nourrir les microbes des aliments fermentés ; où l’on
découvre comment des microbes ont souvent protégé nos aliments ; où des microbes
rendent mangeable l’immangeable ; où ils améliorent les aliments (et où l’on
découvrira un éloge de la choucroute et des cornichons fermentés) ; où l’on
apprendra au passage à ouvrir une boîte de conserve de poisson fermenté ; où les
microbes mettent du glutamate dans notre alimentation ; où l’on parle de relativisme
culturel et d’évolution culturelle convergente. Et comment, finalement, nos
civilisations, surtout agricoles, ne vont jamais seules !

Le chapitre précédent nous a proposé quelques exemples des mécanismes


microbiens sous-jacents à la production d’aliments fermentés. Comme ce
n’est qu’une petite poignée d’exemples, il nous reste à envisager l’extrême
diversité des aliments fermentés. De plus, nous sommes arrivés à un
paradoxe : pourquoi donc fermenter ce que l’on pourrait manger simplement,
raisin, céréales ou lait, dans l’exemple des pratiques du chapitre précédent ?
Une idée qui vient tout de suite est le plaisir gustatif : nous évoquions un
liquoreux botrytisé servi aux côtés d’un roquefort… Cependant, beaucoup de
fermentations sont apparues en des temps où non seulement on ignorait
jusqu’à l’existence des microbes, mais encore où le problème était moins la
qualité gustative que la quantité des aliments : pour ces fermentations-là au
moins, on peut se demander l’utilité de nourrir des microbes ! Venons-en
donc aux raisons d’être des fermentations alimentaires.
Ce treizième et dernier chapitre poursuit encore la présence microbienne
dans nos civilisations. Nous présenterons ici un à un les intérêts des
fermentations, tout en introduisant des exemples complétant ceux du chapitre
précédent. Nous verrons le rôle des fermentations dans la stabilisation
microbiologique des aliments et leur conservation, mais aussi dans la
détoxication des molécules indésirables et dans l’amélioration du pouvoir
nutritif… Ultimement nous commenterons le plaisir gustatif accru qui
accompagne les aliments fermentés. Nous verrons pourquoi notre usage des
fermentations alimentaires évoque une fois encore les utilisations biologiques
des microbes par les animaux, et comment les fermentations ont jeté des
fondements alimentaires civilisationnels, notamment lors du passage à
l’agriculture.

FERMENTER POUR PROTÉGER DES MICROBES INDÉSIRABLES

Notons d’abord que la production alimentaire est saisonnière et qu’il faut


gérer des stocks. Cette remarque s’applique surtout dans les civilisations
agricoles, où les récoltes produisent saisonnièrement d’amples réserves qu’on
doit stocker sur l’année, en dépit des attaques microbiennes. Des procédés
physiques (séchage ou fumage lorsqu’on dispose de forêts, salage près de la
mer, froid au Nord et en montagne) et des adjonctions d’épices peuvent aider,
mais ils sont d’une utilité limitée pour des substances riches en eau ou en
matière grasse ; de plus, chacun de ces traitements n’est pas possible en tous
lieux et climats. Nous parlons bien sûr de temps où le réfrigérateur n’existait
pas. Ainsi, chaque fois que nos ancêtres, abandonnant leurs racines de
chasseurs-cueilleurs, sont devenus agriculteurs et éleveurs, la préservation
des stocks a été problématique. De plus, la sédentarité qui accompagne le
passage à l’état agricole augmente les risques de contaminations fécales, car
l’homme vit alors en permanence aux abords de ses déchets – en témoignent
les épidémies de dysenterie dont l’histoire ancienne, voire récente dans
certains pays, abonde.
Or, nos ancêtres ne pouvaient éviter les opportunités offertes par les
microbes fermentaires : ceux-ci sont partout dans les aliments frais, et
peuvent advenir sous forme de spores et de bactéries dispersées par l’air ou
par la main de l’homme (les lactobacilles par exemple font partie de notre
microbiote). Nos ancêtres ont trouvé empiriquement des gestes qui jouent
avec les microbes dans la conservation des aliments, et ils ont préféré une
colonisation entraînant une altération incomplète mais inoffensive à des
contaminations hostiles. Examinons maintenant ces avantages protecteurs qui
ont pu contribuer à renforcer la pratique des fermentations.
D’abord, les liquides : il faut se souvenir qu’à l’époque où l’eau potable ne
coulait pas au robinet, boire de l’eau saine chaque jour était une gageure,
alors que les alentours des habitations étaient, nous l’avons dit, souvent
souillés de déchets humains. Quel que soit le plaisir des boissons alcoolisées
qui justifie actuellement leur usage, bière et vin (parfois coupé d’eau que cela
désinfecte) ont été avant tout des boissons plus sûres microbiologiquement,
aux côtés des liquides chauffés comme le thé. La même logique prévaut pour
les aliments fermentés solides, que les microbes fermentaires préservent de
contaminations plus dangereuses. Tout comme dans le tube digestif ou dans
la rhizosphère, ces microbes capturent les ressources qu’ils soustraient
compétitivement aux pathogènes potentiels ; ils se défendent aussi plus
directement contre les compétiteurs et les opportunistes en émettant des
composés antibiotiques : nous avons vu comment les microbes du fromage
ont acquis des gènes améliorant leur compétitivité par la synthèse
d’antibiotiques. Dans une comparaison entre diverses associations de souches
fromagères industrielles et un microbiote spontané de croûte de saint-nectaire
(issu en ce cas de la cave), ce dernier se montre plus efficace contre
l’installation de Listeria, une bactérie pathogène susceptible de contaminer
les fromages ! En synergie avec des traitements qui excluent aussi les
microbes opportunistes comme le salage, l’absence d’oxygène, la
déshydratation ou des ajouts de tannins, voire d’épices, la fermentation
engendre des aliments plus stables et plus sûrs que le produit de départ.
Les modifications chimiques induites par les microbes ont également un
rôle, car elles sont toxiques pour certains indésirables… Parfois, en
s’accumulant, les composés produits finissent même par intoxiquer ceux qui
les engendrent : ils entrent alors lentement dans une mortelle torpeur après
avoir rendu l’endroit inhabitable ! L’alcool concentré en est un exemple, dont
l’excès est toxique pour les levures ; toutefois, c’est le plus souvent l’acidité
des produits fermentaires qui joue. L’acide acétique du vinaigre (issu de
bactéries qui utilisent l’alcool du vin en présence d’un peu d’air) est un
antiseptique connu depuis l’Antiquité. Considérons un saucisson, dont la
viande se corrompt peu et, l’aviez-vous remarqué ? n’attire guère les
mouches. L’étiquette annonce : “viande, ferments, sel, sirop de glucose…”.
Mais, que diable, posez un instant un bout de saucisson dans la bouche : rien
de sucré sur la langue, que de l’acidité ! Les ferments (des lactobacilles
comme Leuconostoc, Lactobacillus ou Micrococcus) ont transformé le
glucose en acide acétique et en acide lactique… et il y a autant de bactéries
(100 millions par gramme) dans un saucisson que dans le yaourt ! Ajoutez
l’effet d’écran des pénicilliums poussant sur la peau du saucisson (qui jouent
d’ailleurs sur l’arôme aussi), et plus aucun autre microbe ne s’installe…
L’essentiel de la protection fermentaire est lié à l’acidité : nous savons que
le métabolisme fermentaire des microbes libère des acides gras volatils. En
présence d’eau, ces molécules (acide acétique, lactique, butyrique,
propionique, etc.) se dissocient en libérant un ion acide (H3O+) qui affecte le
fonctionnement des cellules impréparées : peu de bactéries les tolèrent ;
beaucoup de champignons y parviennent, mais au prix d’un développement
très ralenti. Les Tibétains, qui ont pris l’habitude de consommer du beurre
rance et l’acide butyrique assez malodorant qui s’y accumule, peuvent le
conserver plus longtemps que nous, même sans réfrigérateur. Nous avions vu,
pour l’estomac et le vagin, le rôle antibiotique de l’acidité dans le microbiote
humain au chapitre VII.
Les produits fermentaires protecteurs sont aujourd’hui utilisés purifiés
pour protéger certaines denrées, comme le vinaigre pour préserver des pickles
ou des cornichons, ou l’alcool pour conserver des fruits (et même des
échantillons animaux dans des collections naturalistes !). Comme les étapes
de fermentation et de protection sont à présent séparées dans de telles
pratiques, nous oublions parfois que ce rôle protecteur est issu de
fermentation…
Une ancienne méthode de conservation par acidification revient à la mode
chez nous : la conservation par lactofermentation. Elle consiste à enfermer,
dans un plastique scellé ou en pot, des fruits et des légumes avec du sel (2 %
en poids du produit), ce qui évite déjà certains microbes. Salinité et absence
d’oxygène favorisent les bactéries lactiques spontanément présentes qui
acidulent le milieu en quelques jours. À l’ouverture s’échappe d’ailleurs une
odeur semblable à celle du yaourt (liée à la production d’acétaldéhyde)… et
comme les lactobacilles impliqués n’attaquent pas la cellulose ni les autres
composants des parois cellulaires végétales, les fruits et légumes gardent leur
craquant. La lactofermentation transpose et élargit la logique protectrice du
yaourt.

FERMENTER POUR PROTÉGER DES TOXINES

Mais il y a plus : aux premiers temps de l’agriculture, l’alimentation était


surtout végétale. Certaines plantes cultivées furent alors consommées en
grande abondance par les premiers agriculteurs, alors que les chasseurs-
cueilleurs, dont ils dérivent, avaient une alimentation plus variée. Or, au
début de leur domestication, ces plantes possédaient encore les molécules qui
les défendaient des herbivores dans la nature : présentes dans les premières
formes cultivées et consommées en abondance, ces molécules ont une
toxicité à long terme. Elles ne tuent pas mais endommagent progressivement
le foie, les reins et le système nerveux, voire provoquent avec le temps des
cancers. On réalise mal à présent que beaucoup d’aliments agricoles n’ont pu
être consommés qu’après fermentation, en raison de cette toxicité. Les
premiers agriculteurs mangeaient sans doute plus régulièrement que les
chasseurs-cueilleurs, mais moins bien qualitativement. Si les premiers
survivaient mieux que les seconds, en particulier en bas âge (ce qui explique
la démographie plus vigoureuse des populations agricoles), c’était dans un
état de santé souvent moins bon en vieillissant, au moins dans les premiers
temps de l’agriculture. Il est d’ailleurs probable, si l’on considère de tels
problèmes, que seul l’épuisement des ressources de la chasse ou de la
cueillette a pu susciter le passage à l’agriculture. Mais la fermentation
microbienne, elle, y a fortement aidé.
Commençons par une toxicité ignorée des céréales de jadis : dans leurs
graines, les ressources minérales sont bloquées sous une forme insoluble.
Cela les rend indisponibles aux prédateurs et, surtout, leur évite de s’échapper
quand la graine se réhydrate avant de germer… Les phosphates sont attachés
par 6 à un polyalcool pour former des “phytates” et la charge électrique, très
négative car chaque phosphate est un anion, retient les ions chargés
positivement : fer, magnésium, calcium. Dépourvus des enzymes ad hoc,
nous ne pouvons assimiler ces ressources minérales liées aux phytates ; bien
plus, le fer, le magnésium et le calcium ingérés par ailleurs au cours du même
repas se lient aux phytates et restent avec eux dans les selles ! Ces problèmes
d’alimentation minérale sont une cause majeure des affections squelettiques
bien documentées par les archéologues lorsqu’une population passe à
l’agriculture. Les Européens ont perdu une quinzaine de centimètres par
rapport à leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs en devenant agriculteurs, sur un
pas de temps qui s’étend entre 11 000 et 4 000 ans avant le présent. Dans
l’Illinois, les sépultures d’une tribu amérindienne passée à l’agriculture il y
a 900 ans révèlent moult défauts de minéralisation après cette transition :
1,5 fois plus de problèmes d’émail dentaire, 3 fois plus de lésions osseuses…
Or, la panification au levain a été un progrès qui a contourné,
historiquement, le problème des phytates des céréales. Le levain, une
préculture de microbes qu’on ajoute à la pâte à pain, est une communauté
complexe de levures et de bactéries fermentaires qui produisent des acides
lactique et acétique (d’où l’acidité du pain au levain). Le levain nécessite des
repiquages réguliers et se développe lentement, ce qui a entraîné son
remplacement actuel par les levures de boulanger, plus rapides en croissance
et faciles à inoculer sans préculture contraignante. Mais les bactéries du
levain possèdent des enzymes, les phytases, qui attaquent les phytates et nous
ont rendu les céréales comestibles et nourrissantes en sels minéraux ! (De
façon similaire, les bactéries du rumen ont aussi des phytases utiles aux
ruminants.) Par la suite, la sélection végétale a réduit les teneurs en phytates,
et aujourd’hui, on ajoute même des phytases microbiennes purifiées aux
farines. La panification avec les seules levures, quoiqu’elles soient
dépourvues de phytases, est donc devenue possible. Il n’en reste pas moins
que les levures réalisent une autre activité qu’a aussi le levain : elles
synthétisent des acides aminés essentiels, absents des céréales (comme la
lysine dans le blé), et qui ont pu manquer dans l’alimentation aux premiers
temps de l’agriculture. Cette activité anticipe sur les autres fonctions
fermentaires que nous verrons plus bas.
Revenons à la toxicité initiale d’autres plantes cultivées : historiquement,
la choucroute était plus qu’une fermentation protégeant le chou par
acidification. Les choux sauvages et les premières variétés cultivées étaient
riches en glucosinolates, ces dérivés soufrés du glucose qui donnent leur goût
aux membres de leur famille, radis, roquette, navet, raifort ou moutarde.
Lorsque les cellules sont lésées, les glucosinolates stockés sous forme
inactive et soluble dans la vacuole cellulaire rencontrent des enzymes
auparavant isolées ailleurs dans la cellule, ce qui libère de petites molécules
soufrées volatiles, responsables de la toxicité et du goût. Croquez un radis et
vous libérez ce goût, encore qu’inoffensif dans cette espèce. En excès,
certains glucosinolates entraînent des désordres hépatiques et thyroïdiens,
voire sont cancérigènes à la longue. En dégradant les cellules, les bactéries de
la choucroute relâchent ces molécules soufrées et la toxicité s’échappe avant
consommation. Ils sont même parfois immangeables, pensez au wasabi
concentré ! Nous méconnaissons cela car des formes de choux moins riches
en glucosinolates ont progressivement été sélectionnées, à présent
consommables crues. En revanche, dans le cas du manioc ou du haricot de
Lima (un parent de nos haricots), les composés toxiques générant du cyanure
à la cassure sont, actuellement encore, détoxiqués par le rouissage. Cette
fermentation dans l’eau élimine le cyanure, dont les faibles teneurs
résiduelles provoquent le léger goût d’amande amère du manioc. Ici encore,
des variétés douces, non productrices de cyanure, ont été sélectionnées par la
suite.
De même, avez-vous goûté des olives fraîches ? Leur insupportable goût
brûlant, lié à un tannin, l’oleuropéine, les rend immangeables : bien que
l’huile d’olive en contienne peu, elle possède pour cette raison une note
brûlante à la dégustation, goûtez-en à part si vous n’y croyez pas ! Les olives
vertes sont actuellement souvent préparées par des rinçages initiaux dans de
la soude, qui éliminent une partie de l’oleuropéine, et qui sont fréquemment
suivis d’une fermentation bactérienne dans une saumure, qui achève le
traitement. Les olives noires traditionnelles, récoltées plus mûres, sont quant
à elles directement soumises à une fermentation qui implique une
communauté plus complexe de bactéries et de levures, mais ce traitement
unique leur laisse un brin d’oleuropéine qui explique leur légère amertume.
Les Légumineuses, riches en protéines, ont beaucoup contribué à enrichir
notre alimentation en acides aminés. Hélas ! très convoitées par les animaux
pour cette raison, elles ont, avant leur domestication, subi une sélection
naturelle favorisant la diversification d’un arsenal biochimique protecteur.
Les fèves et les gesses comportent de l’acide bêta-N-oxalyl-L-alpha-bêta-
diaminopropionique (ou ODAP), un analogue du glutamate qui bloque l’effet
de ce neurotransmetteur majeur du système nerveux central. Leur
consommation excessive en période de disette carnée entraîne des paralysies
des membres, un affaiblissement puis la mort : c’est le favisme, qui a fait des
victimes par exemple en Inde, ou en Espagne lors des guerres napoléoniennes
puis de la guerre civile. Les lupins, les fèves ou le soja comportent aussi des
perturbateurs endocriniens qui, même à faible dose, interfèrent à la longue
avec la physiologie et le développement sexuel. Une fermentation lactique
permet d’éliminer toutes les toxines des graines : au Japon, le nattō est fait de
graines de soja fermentées par Bacillus natto. Quand on remue les graines, la
couche de bactéries aux polysaccharides mucilagineux forme immédiatement
un gel spumeux, comme des blancs d’œufs montant en neige, qui ajoute au
plaisir du consommateur habitué. La fermentation des légumineuses toxiques
a été inventée à de nombreuses reprises, avec divers microbes : le soja est
fermenté en Corée (cheonggukjang) et en Thaïlande (thuana) par Bacillus
subtilis ; des Bacillus fermentent en Afrique les graines de néré (l’arbre à
farine, Parkia biglobosa) ou de Prosopis africana. Parfois, la fermentation de
légumineuses implique des champignons : Rhizopus oligosporus dans le
tézéempeh ou tempeh d’Indonésie (une fermentation du soja), ou Aspergillus
oryzae pour la poudre de miso japonais et son équivalent chinois, le dòujiàng
(du soja, parfois coupé de céréales). Les légumineuses fermentées sont de
plus goûteuses, car les protéases microbiennes ont arraché aux protéines de
petits acides aminés sapides, comme dans les fromages – parfois tellement
même que, là encore comme dans certains fromages, une fine amertume
s’exprime.
Même les produits animaux peuvent être détoxiqués par fermentation :
c’est le cas du lactose du lait. D’un côté, une alimentation laitière a pu
compléter les aliments végétaux des premiers agriculteurs, et amener plus de
calcium dont les phytates ralentissaient l’absorption ; mais d’un autre côté, le
lait est normalement indigeste à l’âge adulte. Car si l’enfant digère le lactose
du lait, libérant du glucose et du galactose qui sont immédiatement assimilés,
l’adulte ne produit habituellement plus les enzymes requises après le sevrage.
Le lactose non digéré est fermenté par les bactéries intestinales et… c’est
douloureux ! Car les produits acides de fermentation, alors formés en trop
grande abondance, endommagent la muqueuse intestinale : l’assimilation des
aliments décroît, et l’eau attirée par ces produits concentrés dans l’intestin
provoque diarrhées et déshydratations. Aux débuts de la domestication des
vaches, nos ancêtres étaient majoritairement intolérants au lactose, comme en
témoigne l’étude de l’ADN extrait de leurs os. Mais il y a 7 500 ans, ils
faisaient déjà du fromage, comme le montrent des poteries polonaises d’alors,
trouées et portant des traces de matière grasse laitière : elles servaient sans
doute à l’égouttage du caillé. Elles démontrent que la consommation de
fromage a précédé celle du lait. Entre le lactose entraîné par le petit-lait et
celui détruit par la fermentation, le résultat était tout à fait mangeable. Par la
suite, dans les populations où on trait les vaches, la capacité de digérer le lait
à tous les âges a été lentement sélectionnée : c’est le cas de plus de 50 % des
Français et 98 % des Suédois, mais seulement 17 % des Chinois et 0 % des
Amérindiens, qui ne manipulent pas le lait. De façon amusante, le test qui
mesure en routine la capacité d’un adulte à digérer le lactose détecte les
produits de sa fermentation : on mesure l’hydrogène exhalé par la respiration
après l’ingestion de 50 grammes de lactose. Il n’y en a pas si le lactose est
digéré par le patient, mais en cas contraire la fermentation bactérienne produit
de l’hydrogène qui passe dans le sang puis dans les poumons. Dans les pays
où a émergé la capacité de digérer le lait à l’âge adulte, nous avons oublié que
les fromages et autres yaourts ont d’abord été des moyens de… détoxiquer le
lactose ! Aujourd’hui encore, le fromage permet de rendre digestes les
ressources du lait pour des populations dont peu de membres digèrent le
lactose, comme en Iran ou en Inde.
Ainsi, diversification de l’alimentation, sélection sur les plantes
domestiquées, voire même évolution humaine : tout conspire à nous faire
oublier qu’autrefois, les grands produits (céréales, chou, olives, lait…) qui
ont formé la base de nos civilisations agricoles nous ont été accessibles…
non pas seuls, mais grâce à des microbes !

FERMENTER POUR AMÉLIORER LES ALIMENTS

De surcroît, les fermentations peuvent améliorer les aliments. D’abord, elles


assouplissent leur texture en déstructurant les grosses molécules, comme les
protéines. C’est le cas du faisandage des venaisons : le gibier bénéficie d’une
fermentation où les protéases désorganisent les muscles et les tendons
robustes développés par la vie sauvage. On pend par exemple un faisan par la
tête, et, lorsque le cou se détache du corps (un indicateur de la déstructuration
moléculaire), l’animal peut être vidé, plumé puis cuit. La saveur assez forte
des venaisons résulte de la libération de molécules sapides par les enzymes et
les métabolismes microbiens, comme dans les fromages. Si vous avez mangé
du poisson fermenté au Japon (bizarre, mais ça a presque un goût de…
fromage), ou des anchois (eux aussi fermentés dans une saumure), vous
connaissez ce ressenti farineux, fondant et aromatique sur la langue, qui
efface la fibre musculaire du poisson, détruite et rendue sapide par les
enzymes microbiennes. Cela suggère au passage qu’avant les civilisations
agricoles, les fermentations des chairs ont pu être aussi utiles à nos ancêtres
chasseurs-cueilleurs… dont les proies étaient nettement plus musclées et
coriaces que nos animaux d’élevage.
Mais l’amélioration de la texture des aliments par fermentation persiste
dans le contexte de l’agriculture et de l’élevage. Dans le cas du pain, le levain
acidifiant possède une telle vertu. Sans doute avez-vous noté que le pain
classique (à la levure) rassis, réchauffé au grille-pain ou au four, redevient
tendre et humide : il contient encore son eau, et il avait donc durci sans que le
simple séchage explique tout. Le mécanisme en cause est la rétrogradation de
l’amidon, où les molécules d’eau interagissent progressivement avec ce
dernier en une forme de cristallisation qui durcit l’ensemble. En chauffant,
cette cristallisation “fond”, et l’eau est à nouveau libérée. Mais le pain au
levain subit moins la rétrogradation et rassit moins vite, l’avez-vous
remarqué ? Les ions H3O+ issus de l’acidité fermentaire interagissent avec
l’amidon et bloquent en quelque sorte l’accès aux molécules d’eau, dont ils
retardent l’interaction avec l’amidon : la rétrogradation est plus lente. La
conservation et le confort alimentaires sont accrus par le levain !
Les aliments fermentés représentent de surcroît une digestion déjà entamée
par les microbes à l’extérieur de nous-mêmes. Cela vaut pour les protéines,
dans le faisandage, ou les fermentations des graines de légumineuses
évoquées plus haut. Cela vaut aussi pour les grains d’amidon qui sont
prédigérés lors du rouissage du manioc ou de la panification des céréales. Les
levures attaquent aussi les protéines du pain, dont celles formant le gluten.
Elles y sont toutefois moins efficaces que le levain, et ceci réduit la
digestibilité du gluten dans les pains, contribuant entre autres facteurs aux
intolérances au gluten.
Certains composés indigestes (non toxiques mais inconfortables) peuvent
être éliminés par les microbes. Ainsi, beaucoup de graines de légumineuses
donnent, par exemple, des flatulences, qui valent leur nom à nos flageolets
(du latin flabra, souffles de vent – on devine lesquels !). Ces graines
contiennent des alpha-galactosides, des dérivés du galactose notamment
impliqués dans la protection des tissus végétaux lors de la déshydratation.
Nous ne pouvons les digérer ni les assimiler : dans l’intestin, ils sont
fermentés par nos bactéries intestinales, qui ont les enzymes requises et
libèrent les gaz indésirables… On peut les éliminer partiellement des graines
par trempage avant cuisson, mais aussi bien plus efficacement par des
fermentations comme celle du nattō évoqué plus haut.
Assouplissement, confort alimentaire et prédigestion ne sont, néanmoins,
que peu de choses en comparaison de ce qui suit. Car les microbes
constituent surtout un apport par eux-mêmes : en effet, les vitamines A et C et
diverses vitamines du groupe B sont instables et oxydées lors d’une
conservation prolongée des aliments… Ce qui est, de nouveau, un problème
majeur lors du stockage de produits agricoles. Ces vitamines ne sont
présentes que dans les cellules vivantes – or qui dit développement de
microbes implique présence de vitamines microbiennes ! C’est le cas dans les
croûtes de fromages orangés à brévibactéries, riches en carotène, un
précurseur de la vitamine A ; le nattō et les fromages sont une source de
vitamine K, le yaourt de diverses vitamines B… Dans les hivers de l’Est et du
Nord européens, la choucroute ou les ogórek kiszony polonais (de délicieux
cornichons lactofermentés dans une saumure avec des aromates) sont
recommandés (et empiriquement utilisés) comme sources de vitamine C,
apportée en d’autres saisons par les produits végétaux frais. Faute de ces
derniers, les marins étaient confrontés au manque de vitamine C qui engendre
le scorbut : ils embarquaient des choucroutes pour les longs voyages, dès le
XVIIe siècle, et c’est une des ressources qui firent la puissance des marines
européennes. Les premiers colons du Canada, qui ignoraient quels fruits frais
manger en ces contrées nouvelles, luttèrent contre le scorbut grâce à la bière,
de surcroît macérée de bourgeons d’épicéas eux-mêmes riches en vitamine C.
Parfois, les microbes sont eux-mêmes directement consommés comme
source de vitamines : c’est le cas du vegemite, une pâte à tartiner brun foncé,
très typée et peu appréciée en France mais largement consommée en
Australie et en Nouvelle-Zélande, ou encore en Angleterre sous une variante,
le marmite. Cet extrait de levures de boulanger est un complément
alimentaire très riche en vitamines du groupe B, qui ferait presque croire aux
vertus sanitaires de la cuisine anglo-saxonne, tout en confirmant ses goûts
étranges. Certaines boissons fermentées doivent leur popularité à une richesse
en vitamines, comme le kombucha (un thé fermenté par des bactéries et des
levures, d’origine chinoise) ou le kéfir (une boisson d’origine caucasienne,
issue de la fermentation de lait ou de jus de fruits par des granules aux allures
de petits choux-fleurs peuplés de bactéries et de levures). On retrouve ici les
fonctions vitaminiques qu’ont les bactéries endosymbiotiques des insectes ou
les bactéries du tube digestif des vertébrés décrites au long des chapitres IV à
VIII.
Ainsi, les fermentations alimentaires attendrissent, prédigèrent et
enrichissent les aliments. Nous faisons aussi profiter le bétail des bienfaits
des aliments fermentés en hiver avec la technique de l’ensilage, qui consiste à
mettre du fourrage broyé un peu humide, le plus souvent du maïs, à l’abri de
l’air dans des balles ou sous des bâches. On peut ajouter du sel, voire inoculer
des lactobacilles. Une fermentation lactique et acétique s’enclenche, aux
odeurs fortes (celles des produits fermentaires), et produit un fourrage
aromatique et acidulé (à goûter à l’occasion, même en recrachant) ! On
retrouve ici un condensé des vertus protectrices et améliorantes de la
fermentation, qui rendent l’ensilage préférable au foin : les toxines végétales
sont annihilées, l’acidification stabilise microbiologiquement l’aliment qui est
enrichi en vitamines autrement absentes en hiver… et prédigéré.

LA FERMENTATION, ATTRAIT CULTUREL OU ATTRAIT


BIOLOGIQUE ?

On dit souvent que les aliments fermentés sont tout simplement bons et
appétissants, car nous aimons le fromage et le vin. Qu’on me permette ici
d’introduire une nuance : ceux qui les consomment les trouvent à leur goût,
oui, mais le lien de cause à effet est peut-être inverse. On brocarde parfois des
Américains dégoûtés devant nos fromages affinés… Mais ma moue devant
mon premier poisson fermenté, au Japon, lors d’un petit-déjeuner matinal
dont c’est un composant apprécié là-bas, en dit long sur la relativité
culturelle. La plupart des enfants n’ont guère d’attrait spontané pour les
fromages, les aliments acidulés, ou l’alcool : même s’il existe des exceptions,
ils apprennent souvent auprès de leurs aînés à aimer cela. Alors que notre
réflexe inné, biologique, nous pousse à éviter les aliments dont l’odeur
témoigne d’une corruption microbienne, notre culture nous apprend à passer
au-delà dans certains cas. Une fois passé le dégoût de l’odeur pour des
raisons culturelles, alors les arômes libérés par la fermentation, l’alcool, ou
les saveurs acidulées peuvent, avec l’habitude, renforcer l’attrait : mais ce
sont des goûts acquis secondairement. Cela n’a sans doute pas initialement
aidé nos ancêtres à amorcer les pratiques fermentaires. Peut-être ont-ils, au
début, juste eu trop faim pour faire les délicats !
Fait important à mon sens, c’est souvent à l’odeur que nous identifions et
repoussons les aliments corrompus, ce qui suffit à éviter de les porter en
bouche. Je soupçonne qu’une détection olfactive anticipée des composés
microbiens et un rejet spontané sur la base de leur odeur ont été sélectionnés
au cours de l’évolution biologique de l’homme pour éviter les aliments
corrompus. En conséquence, le rejet de leur goût en bouche l’a beaucoup
moins été : nous sommes sans doute moins sensibles et réactifs à la saveur
des composés microbiens en bouche qu’à leur odeur, et cela nous prédispose
à manger les aliments fermentés, après apprentissage. Par exemple, les
effluves du munster ou du poisson fermenté japonais sont très repoussants,
mais tous deux sont bien moins désagréables en bouche… où ils ont des
goûts similaires et riches car dans les deux cas, l’attaque microbienne des
protéines libère des acides aminés sapides. Une moindre aversion spontanée
pour les composés microbiens en bouche nous prédispose peut-être à
apprécier culturellement les produits fermentés.
Certaines spécialités prêtent à sourire, tant leur dimension culturelle est
forte et éloignée de nos propres habitudes : le gravlaks, saumon fermenté des
Norvégiens, est encore acceptable aux palais français ; le kiviak, un plat
hivernal traditionnel des Inuits du Groenland, est fait d’oiseaux fermentés
plusieurs mois dans le corps vidé d’un phoque ; le hákarl islandais est un
requin fermenté aux parfums ammoniaqués ; le surströmming suédois est un
hareng fermenté dans des boîtes de conserve que la pression des gaz
fermentaires arrondit : ces boîtes, dont le transport en avion est strictement
interdit, doivent être ouvertes sous pression, dans l’eau, sous peine d’en
projeter partout… et au restaurant, elles sont souvent servies dans une salle à
part ; les Tibétains ont développé un attrait pour le po cha, un thé au beurre
rance contenant du butyrate issu de la fermentation des lipides, que nous
n’aimons guère (c’est l’odeur et le goût des fruits du ginkgo, Ginkgo biloba,
pour qui voudrait tester). Mais les Français ne doivent pas sourire, eux dont
une fierté nationale est le lait… pourri, si possible longtemps et avec
beaucoup de microbes autour (le fromage !). En plus, amour et désamour
pour une spécialité fermentée peuvent se succéder au gré des changements
culturels : les Latins extrayaient de poissons fermentés dans une saumure un
jus à la fois salé et sapide, car riche en produits fermentaires et en petits
acides aminés libérés de la chair des poissons. Ce sel liquide et aromatisé, le
garum, était prisé en cuisine, mais l’écroulement de l’Empire romain en a fait
perdre l’usage et la diffusion ; il n’a persisté que dans quelques villages
italiens et dans la région de Nice, en une spécialité un peu oubliée, le pissalat.
Jusqu’à ce que nous vienne d’Extrême-Orient… un liquide cousin, inventé
indépendamment, le nuoc-mâm vietnamien, une préparation assez semblable,
elle aussi pire à l’odeur qu’au goût. Après un temps de scepticisme, puis
d’accoutumance, nous l’avons peu ou prou adopté sur nos tables
européennes.
Il existe néanmoins une bonne raison qui a pu, partout, faire apprécier les
produits fermentaires issus de dégradation de protéines (même malgré la
légère amertume que leur confère parfois la concentration élevée de certains
acides aminés). Un des acides aminés libérés possède des qualités gustatives
particulières : le glutamate est un exhausteur de goût, c’est-à-dire qu’il accroît
la perception de l’arôme de certains autres composés. Associé à des
ingrédients contenant en particulier des nucléotides (les composants de l’ADN
et leurs dérivés), le glutamate intensifie la perception de leur goût. En
synergie avec les autres aliments, le glutamate constitue de plus une saveur
appelée umami. Le glutamate contribue à la vivacité aromatique des
fromages, du chocolat (qui provient de fèves de cacao fermentées) ou des
venaisons. Ce rôle exhausteur explique l’ajout, dans de nombreuses cuisines,
de petites quantités de produits fermentés à des plats variés : ces préparations
contiennent souvent aussi du sel, qui est également un exhausteur de goût, et
du glutamate. Il peut s’agir de dérivés de poissons, comme le garum des
Latins, le nuoc-mâm des Orientaux, les anchois fermentés dans le Sud de
l’Europe, ou le katsuobushi japonais (des copeaux d’un poisson voisin des
thons, la bonite, séchée, fermentée et fumée). Il peut aussi s’agir de dérivés
végétaux, comme pour la sauce soja, issue de graines de soja (parfois coupées
de blé comme au Japon) fermentées par Aspergillus oryzae, aidé de bactéries
lactiques et de levures. Mais on utilise aussi… des fromages, où du glutamate
a également été libéré par les microbes : c’est l’une des raisons qui
conduisent à gratiner au gruyère en France, ou à ajouter des copeaux de
parmesan sur les pâtes en Italie !
L’addition de petites quantités de produits fermentés existe aussi dans
d’autres cuisines, où elle se justifie en partie à cause du glutamate libéré : jus
de coco ou d’ananas fermenté par des Acetobacter aux Philippines ; graines
de cotonnier ou de melon fermenté par des Bacillus au Nigeria ; sauce cacao
au Mexique (les fruits du cacaoyer, nous l’avons dit, subissent une
fermentation durant leur préparation). Dans ces cas-là, l’acidité fermentaire a
de surcroît un effet protecteur sur les aliments, et peut plaire aux palais qui
ont appris à l’aimer – car l’attrait pour l’acidité, que les tout jeunes enfants
n’aiment guère, est aussi un goût acquis. Notre vinaigre, ou la farine aigre,
légèrement fermentée, des cuisines de l’Est européen ont ce rôle.

POUR CONCLURE…

Un petit-déjeuner au soleil… yaourt et pain me parlent de fermentation ; un


peu plus tôt, mes amis japonais ont entamé leur propre journée accompagnés
d’un peu de poisson fermenté et de nattō. Je me ressers du café ou du
chocolat, deux boissons dont la fermentation a construit le goût. En effet,
dans la préparation du café comme du cacao, des communautés complexes de
levures et de bactéries spontanées ont libéré les fèves de la pulpe du fruit en
éliminant les parties molles, et ont généré des acides organiques qui font
l’acidité de ces boissons et mûrissent l’arôme des fèves. À ma table, à chaque
repas, je ne suis pas seul : les microbes fermentaires nous rendent moins seuls
encore, nous réjouissent et nous accompagnent différemment d’une
civilisation à l’autre.
Historiquement, les fermentations microbiennes nous ont aidés à conserver
les aliments végétaux et animaux tout en les rendant plus digestes, moins
toxiques, et plus riches en vitamines, voire en goût. Les fermentations sont
donc remarquablement multifonctionnelles : elles surpassent en cela d’autres
méthodes éliminant les toxines alimentaires, comme les trempages ou les
chauffages, qui respectivement diluent les sels minéraux et détruisent
certaines vitamines. Voilà pourquoi nos anciens ont toléré que les microbes
volent un peu de leur pitance ! Les microbes ont été un outil des chasseurs-
cueilleurs, bien sûr, mais plus encore, ils ont aidé lors du passage aux
civilisations agricoles en permettant de gérer les réserves liées aux récoltes et
en détoxiquant les aliments les plus abondants. Aujourd’hui, ces
fermentations ont perdu de leur nécessité, en raison d’autres procédés de
conservation (dont le réfrigérateur qui calme toute vie microbienne) ou
d’approvisionnements plus rapides ; de plus, les plantes ont été sélectionnées
pour être moins toxiques (les céréales, les légumineuses ou le chou sont à
présent souvent consommés non fermentés), tandis que l’homme a lui-même
été sélectionné à tolérer certains aliments (comme le lactose, partout où il boit
du lait). Certaines fermentations néanmoins ont été conservées, parce que
l’habitude culturelle a été prise et que l’aliment obtenu est très sain. Elles
nous rappellent qu’un des aspects cachés de la construction des civilisations
modernes a été (inconsciemment) microbien : sans quoi nos civilisations
agricoles n’auraient peut-être eu ni lait, ni céréales, ni légumineuses… Ce
rôle s’ajoute à celui des microbes provoquant des maladies dans la
compétition entre groupes humains, vu au chapitre XI, pour constituer la
dimension civilisationnelle de l’influence des microbes.
Au niveau alimentaire, ce chapitre illustre à nouveau le concept de “saleté
propre” introduit aux chapitres VII et VIII, selon lequel la présence de certains
contaminants inoffensifs est une sorte de propreté… sans doute plus propre et
plus convenable à notre santé qu’une absence totale de microbes qui fait du
milieu la proie facile du premier microbe venu, fût-il pathogène. On n’évite
pas les microbes délétères en évitant tous les microbes (stérilisation), on les
évite en les affaiblissant sous le joug d’un microbiote complexe où, même
présents, ils se développent peu. L’agroalimentaire commence à peine la (ré)
exploration de cette piste, parcourue déjà par nos ancêtres. Admirons un
instant en microbiologistes le miracle de ce petit fromage de chèvre qui se
contamine d’un microbiote spontané, mais prédictible, préservateur et
toujours inoffensif, “sain”, et dont en plus nous avons appris à aimer le goût !
C’est cela, la saleté propre.
Aujourd’hui la présence microbienne, quoique moins forte dans
l’alimentation des sociétés occidentales, s’est néanmoins diversifiée et a
atteint d’autres domaines. Le catalogue dépasserait le propos de ce livre.
Mentionnons la production massive de molécules utiles pour l’industrie
(alginates, cellulose, enzymes variées dont la présure et les phytases, etc. sont
issus de microbes) ou la santé (insuline, antibiotiques), les vaccins où des
bactéries, tuées ou vivantes mais peu virulentes, nous prémunissent des
pathogènes, et enfin l’utilisation des microbes comme organismes outils en
recherche… Les techniques fermentaires, elles, persistent aussi dans
l’élimination des parties molles ou vivantes de matériaux d’origine
biologique : rouissage du chanvre et du lin coupés dans les champs ou dans
l’eau, qui libère les fibres ; première étape de macération dans la fabrication
des cuirs, qui détache les restes de chair… Le lien culturel de l’homme aux
microbes ne s’est pas distendu, bien au contraire, mais nous l’ignorons trop
souvent à présent, à la hauteur de notre ignorance croissante des procédés de
fabrication des matériaux et des aliments qui nous entourent.
Ce lien aux microbes a été approché en maints lieux et moments de
l’histoire humaine, souvent à l’insu des hommes qui ignoraient alors le
monde microscopique. Ces convergences culturelles nous évoquent les
évolutions biologiques convergentes, découvertes au gré des chapitres
précédents. L’évolution culturelle est parfois aussi convergente, appuyant
encore l’idée qu’elle est une forme de l’évolution biologique au sens large.
Les fermentations microbiennes exercent souvent à l’extérieur de notre
corps des fonctions que notre microbiote digestif remplit lui-même aussi en
partie : elles nous aident à digérer, à nous protéger des pathogènes et des
toxines, ou à obtenir des vitamines et des substances absentes du reste de
notre alimentation. C’est exactement ce que font les microbes symbiotiques
du tube digestif des vertébrés (aux chapitres IV, VII et VIII) ou des insectes (au
chapitre VI). Nos civilisations ont donc retrouvé, souvent inconsciemment et à
plusieurs reprises, à l’extérieur de notre corps et dans une logique collective,
les mécanismes biologiques qui ont construit les symbioses microbiennes
chez les animaux, à commencer par nous. Et d’ailleurs, certaines des
bactéries fermentaires alimentaires, comme certains lactobacilles,
proviennent sans doute de notre propre microbiote ! En d’autres termes, les
hommes ont aussi une forme de rumen : un rumen collectif et culturel. Et dès
lors, nos civilisations, elles non plus, ne vont… jamais seules.
CONCLUSIONS, JAMAIS SEULES
LE MONDE VISIBLE N’EST-IL QUE L’ÉCUME
DES INTERACTIONS MICROBIENNES ?

Où l’on récapitule avant d’aller plus loin ; où les caractéristiques des microbes les
préparent à être mobilisés dans l’évolution des grands organismes ; où des graines
d’orchidées font germer l’idée d’une dépendance secondaire souvent inéluctable ; où
les organismes n’existent peut-être plus ; où l’on lira une ode aux microbes et à leur
réelle grandeur ; où il est question de chars tirés par des chevaux blancs et noirs, et
où l’on reparle de saleté propre. Et comment un pique-nique sur l’herbe nous permet,
encore et finalement, de nous émerveiller !

CE QUE VIENNENT DE NOUS APPRENDRE LES MICROBES


SYMBIOTIQUES

L’auteur ne peut qu’éprouver de la gratitude pour le lecteur qui a suivi, avec


lui, le chemin conduisant aux présentes conclusions. Un long trajet, dont
l’esprit se résume en deux idées. Premièrement, tous les grands organismes
que nos yeux voient, mais aussi les populations, les communautés et même
les civilisations, sont habités de multiples microbes qui contribuent à leur
fonctionnement ; nous avons fait mentir l’idée reçue que la plante ou
l’animal, dont l’homme, sont des entités autonomes. Deuxièmement, cette
présence microbienne n’est pas une mauvaise nouvelle : les exemples qui
précèdent nuancent l’image d’un monde d’interactions négatives, où
domineraient compétition, parasitisme et prédation, en particulier quand il
s’agit de microbes. Nous sommes entourés et constitués de multiples
interactions mutualistes avec les microbes. Nous n’avons pas naïvement nié
qu’il existe des interactions négatives : nous avons au contraire vu comment
les états mutualistes se construisent en évitant le parasitisme ; nous avons
également envisagé que certaines symbioses puissent être recrutées pour
aider à parasiter, à tuer, ou à entrer en compétition avec d’autres organismes.
En d’autres termes, la symbiose compose le monde aux côtés des interactions
négatives, et souvent en lien avec elles. Même partagée, il convient de
reconnaître à la symbiose une place majeure.
Les chapitres qui précèdent ont dressé de multiples portraits de symbioses
microbiennes où se retrouvent souvent les mêmes aspects. Nous avons
découvert que les partenaires ajoutent leurs propriétés respectives dans
l’association mutualiste, mais que l’état symbiotique est, finalement, bien
plus que la somme des partenaires car des synergies et des modifications
réciproques apparaissent dans la symbiose. La construction de la symbiose
implique des échanges variés qui, in fine, touchent à toutes les fonctions : la
nutrition, la protection, le développement, voire le comportement. Dans
l’évolution des civilisations, l’homme a souvent retrouvé ce chemin
biologique qui délègue la protection et la nutrition à plus petit que soi. De
plus, les conséquences des symbioses dépassent les partenaires : elles
bâtissent ou modifient les communautés d’organismes et les écosystèmes…
Dans l’évolution, elles tissent des liens étroits qui transforment petit à petit, et
réciproquement, les partenaires selon une logique de coévolution ; par
exemple, un animal devient une quasi-plante (un plantanimal), ou des
microbes deviennent une extension dépendante d’animaux ou de plantes (ce
que nous avons surnommé des plug-ins).
Nous avons observé deux grands types de transmission des symbioses. Les
unes sont acquises répétitivement, à chaque génération : cela ouvre la porte
au choix des partenaires, et en particulier au choix des plus favorables (les
plus adaptés ou les moins tricheurs par exemple), au risque toutefois… de ne
pas trouver de partenaires. D’autres symbioses ne se séparent jamais, car les
microbes symbiotiques sont hérités des parents : ce mécanisme sélectionne
automatiquement les meilleurs mutualistes et assure la pérennité de la
symbiose, au risque toutefois… de réduire le choix des partenaires et donc
l’adaptabilité de la symbiose. Cette seconde modalité de transmission,
héréditaire, ouvre la possibilité d’une coadaptation étroite entre partenaires et
d’une intrication fonctionnelle accrue, voire totale. À terme, les partenaires
peuvent former une seule unité : aussi ne distinguons-nous plus les
mitochondries ou les plastes comme des espèces à part entière. Bien plus,
aujourd’hui, on reconstitue l’arbre évolutif des plantes en comparant les
gènes de leurs plastes, et celui des animaux en comparant les gènes de leurs
mitochondries : liés depuis des lustres aux organismes qui les abritent, plastes
et mitochondries révèlent l’histoire de l’entité commune. Il est fascinant que,
des millions, voire des milliards d’années après que leur ancêtre commun a
disparu, les symbioses héréditaires réunissent et re-fusionnent
secondairement des organismes, entre-temps devenus complètement
dissemblables.
Un dernier trait des symbioses, entrevu en maints exemples, y compris
culturels, est la convergence. À plusieurs reprises, dans l’évolution de lignées
indépendantes, apparaissent des liens symbiotiques qui mettent en place des
structures et des mécanismes physiologiques semblables. Arrivés à ce point,
il nous faut donc nous interroger sur les raisons de cette omniprésence et de
cette récurrence de la symbiose. Tous les animaux et toutes les plantes tissent
des partenariats multiples ; le même type de symbiose émerge répétitivement
au cours de l’évolution, y compris culturelle… Pourquoi ?
Envisageons à présent successivement deux raisons possibles de ces
rencontres multiples avec les microbes : l’une liée au monde microbien,
l’autre liée à l’émergence de la dépendance dans le monde vivant.

PETITS, NOMBREUX, EXTRAORDINAIREMENT DIVERS ET…


FACILES À ADOPTER

Il faut bien avouer qu’en matière de compléments fonctionnels “faciles à


embarquer” dans un organisme animal ou végétal, ou même une pratique
culturelle, les microbes ont plusieurs atouts : taille, nombre et diversité
fonctionnelle.
D’abord, leur taille. Face à leur partenaire, plante ou animal, ils sont tout
petits. Une bactérie a souvent une taille de 1 millième de millimètre, contre
une taille 10 à 100 fois plus grande pour les cellules eucaryotes : or, des
dimensions 10 fois plus petites signifient un volume 1 000 fois moindre. Les
hyphes de champignons atteignent en diamètre la taille d’une cellule animale,
certes, mais ils restent minces face aux tissus massifs des plantes et des
animaux ; de plus, chez certaines espèces qu’on nomme collectivement
“levures”, ils se désarticulent en petites cellules séparées. La petite taille
microbienne autorise les symbioses intracellulaires, car la cellule eucaryote
peut contenir des bactéries, de petites algues ou des levures. Bien plus, un
organisme pluricellulaire peut abriter divers microbes dans ses espaces
intercellulaires, comme les espaces entre les cellules des plantes, et dans ses
cavités internes, comme le tube digestif. Ajouter un microorganisme et ses
fonctions à un organisme pluricellulaire est aussi facile que de nicher une ou
deux paires de chaussettes supplémentaires dans une valise déjà pleine !
Ensuite, leur nombre. Il est considérable et autorise chaque animal, chaque
plante à rencontrer moult microbes au cours de son évolution, dans tous les
milieux : on estime que les bactéries sur Terre (il y en a 10 000 milliards de
milliards de milliards) sont 10 millions de fois plus nombreuses que les
étoiles dans nos cieux ! Un seul gramme de sol héberge plus de 1 milliard de
cellules bactériennes, issues de plus de 1 million d’espèces différentes ; on
n’y compte aussi pas moins de 1 à 100 milliers d’espèces de champignons…
Une eau océanique de surface compte dans chaque millilitre (un cinquième
de cuillère à café) de 10 000 à 1 million de bactéries et les algues
unicellulaires (moins nombreuses, mais souvent plus grosses) y dépassent
couramment le millier. Ainsi, les eaux qui nous entourent sont-elles plutôt un
brouet clair de microbes… qui représentent 90 % de la biomasse marine
totale ! Les microbes sont donc partout et dominent en nombre : comment, en
une telle promiscuité, la trajectoire évolutive d’une espèce donnée pourrait-
elle ne pas croiser de microbes ? On dit parfois qu’en éliminant tous les
constituants de la Terre, hormis les microbes, on verrait toujours la silhouette
de notre globe de l’espace. Bien plus, d’ailleurs : on y verrait, de plus près,
les plantes, silhouettées par leurs plastes, aux racines gainées de
champignons. On y distinguerait, en regardant bien, des hommes sous le fin
liseré continu des bactéries et levures de leur peau, avec les muscles et le
cœur dessinés par les nombreuses mitochondries, et, plus marqué encore, leur
tube digestif. Si les microbes sont surabondants, et si les rencontres qui ont
formé les couples symbiotiques se sont faites au hasard dans l’évolution, la
probabilité des symbioses réunissant deux gros organismes est bien moindre
que celle des symbioses unissant un gros organisme à un microbe. On peut
prédire ainsi que la majorité des symbioses est microbienne…
Enfin, leur diversité. La quantité des microbes ne serait rien sans leurs
capacités si diverses, et cela résulte de leur ancienneté évolutive. Les
bactéries, par exemple, sont apparues depuis plus longtemps que les
Eucaryotes (comme les plantes et les animaux), ne serait-ce que parce qu’il
faut une mitochondrie (donc une bactérie) pour faire un eucaryote. Avec un
ancêtre commun 2 à 3 fois plus ancien que celui des Eucaryotes, les bactéries
ont eu plus de temps pour explorer l’espace des possibles biologiques, et pour
produire des descendants bien plus diversifiés… Pensons au métabolisme qui
produit les ressources énergétiques de la cellule eucaryote : la respiration est
une invention bactérienne ; la photosynthèse aussi ; nous avons vu, dans les
vasières et au fond des océans, ces bactéries chimiolithotrophes qui oxydent
le fer ferreux, le méthane ou l’hydrogène sulfuré pour fabriquer leur matière
organique… Lorsque les Eucaryotes ont commencé à se diversifier, il leur a
suffi d’une symbiose bactérienne pour adopter en un clin d’œil ce type de
métabolisme qui avait déjà évolué chez les bactéries ! Ainsi, respiration,
photosynthèse et vie chimiolithotrophe apparurent-elles chez les Eucaryotes
grâce à des symbioses bactériennes. Considérons la fixation de l’azote
atmosphérique pour fabriquer des acides aminés : du tube digestif des
termites aux nodosités des Légumineuses, elle est toujours affaire de
bactéries chez les Eucaryotes, qui ne l’ont jamais inventée par eux-mêmes.
De même, au sein des Eucaryotes, animaux et plantes (y compris les algues
pluricellulaires) sont des lignées tardives, dont l’émergence a suivi de près
d’un milliard d’années celle de multiples lignées de microbes eucaryotes :
algues unicellulaires, amibes, ciliés… qui ont aussi eu le temps de capitaliser
de nombreux traits diversifiés. Même si les champignons sont apparus plus
récemment, leur état filamenteux leur a permis d’explorer d’autres voies
évolutives que celles des animaux et des plantes, et ils sont également
porteurs de propriétés utiles (par exemple, l’exploration du sol avec une
biomasse réduite, ou leurs enzymes pour la digestion…).
Acquérir un symbionte, c’est gagner d’un coup tout le trajet évolutif qui,
chez celui-ci, a mis en place une ou plusieurs fonctions. Et des fonctions
potentielles, les microbes en offrent à foison ! Alors que la rencontre d’un
microbe n’a rien de rare, et que de nombreuses fonctions peuvent leur être
déléguées, l’apparition de propriétés complexes dans l’évolution propre d’une
espèce est un processus long, de faible probabilité. Plus une propriété est
complexe génétiquement (c’est-à-dire plus elle exige de gènes), plus sa
probabilité d’apparaître par l’évolution propre des espèces concernées est
faible – et plus la probabilité de l’acquérir par symbiose est grande.
Lorsqu’un insecte devient autonome pour la fabrication d’acides aminés ou
de vitamines absents de son alimentation et dont la synthèse, en plusieurs
étapes, nécessiterait plusieurs gènes, c’est le plus souvent en apprivoisant une
bactérie qui possède d’emblée toutes les étapes. La production de lumière,
qui n’exige que deux ou trois gènes, peut en revanche être acquise de deux
façons. Bien des organismes marins l’ont acquise à partir de bactéries du
plancton, tandis que d’autres l’ont acquise au détour de leur évolution propre,
en mer (comme les noctiluques, des dinoflagellés qui scintillent la nuit) ou
sur terre (comme les lucioles et certains champignons). On retrouve ici une
idée du chapitre III : la symbiose est l’un des moyens d’acquérir de nouvelles
propriétés, même si ce n’est pas le seul, mais il assure souvent l’acquisition
des propriétés les plus complexes.
Adopter un symbionte microbien est donc un mécanisme évolutif rendu
possible par la petite taille, la multiplicité, et la diversité fonctionnelle des
microbes. Commentons un instant cette adoption du point de vue de la théorie
de l’évolution : elle viole deux lois d’une vision purement et classiquement
darwinienne. Premièrement, l’absence d’hérédité des caractères acquis car un
caractère qui a été acquis par symbiose, à un moment donné, peut devenir
héréditaire dans le cas des symbioses héritables. L’hérédité des caractères
acquis par un ancêtre, qui correspond à une vision lamarckienne de
l’évolution, s’applique donc au moins aux symbioses héréditaires. Darwin
n’envisageait sans doute que les changements qui interviennent dans une
espèce isolée, mais voilà : les espèces ne sont jamais seules, et la symbiose
est une façon de faire évoluer l’espèce, parfois héréditairement !
Deuxièmement, adopter un symbionte (qu’il soit ensuite réacquis ou
transmis à chaque génération) est un “saut” évolutif, c’est-à-dire un
changement quantitatif majeur et instantané. Une plante devient par exemple
capable de fixer l’azote en établissant une symbiose avec un rhizobium. Bien
sûr, cela ne se fait pas en une génération, mais enfin un caractère
radicalement nouveau et complexe apparaît alors assez vite, évolutivement
parlant. Or, Darwin reprenait l’idée classique selon laquelle l’évolution ne
fait pas de sauts : elle procède selon lui par accumulation de tout petits
changements. Là encore, c’est peut-être vrai pour l’évolution de l’espèce,
isolément et par elle-même, mais… l’établissement évolutif d’une symbiose
est un saut. D’ailleurs, Buchner, le découvreur de nombreuses endosymbioses
animales (chapitre VI), avait choisi comme directeur de thèse le généticien
autrichien Richard Goldschmidt (1878-1958), connu pour sa vision
saltationniste de l’évolution : on connaît de nom sa notion de “monstre
prometteur”, organisme issu d’un brutal changement (par exemple à la suite
de remaniements chromosomiques), qui, selon Goldschmidt, peut fonder une
nouvelle espèce. Même si cette théorie a reçu peu de confirmation, Paul
Buchner ne s’était pas trompé d’école conceptuelle car les premiers
organismes qui acquièrent un symbionte sont bien des exemples de monstres
prometteurs.
Qu’on se rassure : on ne lira pas ici un rejet du darwinisme, comme a pu le
faire Lynn Margulis, chantre du rôle de l’endosymbiose, face aux
incongruences entre ses observations et le strict darwinisme du XIXe siècle
(voir la conclusion du chapitre IX). Simplement, la communauté scientifique a
maintenant une vision “néodarwinienne” de l’évolution où, aux côtés des
mécanismes envisagés par Darwin, d’autres processus ont par la suite été
découverts, puis admis. Le monde est une foire aux microbes, et dans cette
offre surabondante, facilement embarquée et qualitativement variée, des
rencontres ont très souvent permis aux animaux ou aux plantes d’acquérir
leurs propriétés auprès de petits partenaires, surtout les propriétés très
complexes. La récupération des propriétés des partenaires symbiotiques (et
donc de leur patrimoine évolutif) est l’un des mécanismes actuellement
reconnus de l’évolution biologique, et elle se manifeste même dans
l’évolution des cultures humaines.

LA DÉPENDANCE, UN ÉTAT INÉVITABLE !

Noël Bernard (1874-1911) est une dernière grande figure de l’histoire de la


symbiose qu’il nous reste à évoquer. Élève de Normale sup, il est âgé de
vingt-cinq ans quand il résout un paradoxe décrit par Darwin. Les Orchidées
produisent une foule de minuscules graines – c’est par exemple la fine farine
brune qui s’échappe des gousses de vanille ! Darwin avait compté
jusqu’à 186 300 graines sur un pied de Dactylorhiza maculata, et calculé que,
si chaque graine engendrait une plantule, en trois générations la totalité des
terres émergées serait couverte d’un tapis de descendants de ce seul pied : il
se demandait ce qui limite l’abondance des Orchidées. Il advint que Noël
Bernard découvrit que la même raison expliquait la petite taille et le succès
limité des graines. À l’époque où se déroule cette histoire, la germination des
graines d’orchidées est un mystère ; on ne la maîtrise pas en serre.
Le 3 mai 1899, alors qu’il effectue son service militaire à Melun, Noël
Bernard découvre en forêt de Fontainebleau la tige d’une orchidée (Neottia
nidus-avis) de l’année précédente : “une tige aérienne de cette plante, portant
ses fruits bourrés de graines, s’est trouvée, sans doute à l’automne dernier,
accidentellement enterrée dans le sol, sous une couche de feuilles. Au
printemps, les graines, encore enfermées dans les fruits, ont germé en grand
nombre ; cela m’a permis d’observer les premiers stades de germination…”,
selon les mots d’une note présentée la même année, grâce à une permission
exceptionnelle, à l’Académie des sciences. Ces germinations révèlent qu’un
champignon du sol a pénétré les graines, qui prolifèrent en une masse
cellulaire d’où émergent bientôt des racines : “les filaments mycéliens se sont
étendus dans toutes les parties […]. Je suis donc amené à conclure que
l’intervention d’un champignon est indispensable à la plante dès l’époque de
la germination”. Noël Bernard confirme ensuite cette découverte majeure en
réalisant la germination symbiotique in vitro de diverses orchidées ; il établit
aussi que ce champignon est celui qui, plus tard, quand les racines se
développent, forme les mycorhizes. Il ouvrit ainsi un champ de recherche sur
les symbioses des Orchidées qui occupe encore de nombreuses équipes, dont
la mienne. Ce champignon “investit” dans la nutrition d’une plantule qui,
plus tard, l’alimentera des produits de sa photosynthèse ; chaque espèce
d’orchidée répond à une espèce, ou à un petit nombre d’espèces de
champignon. Cette symbiose autorise la petite taille des graines d’orchidées
qui ne contiennent ni réserve ni embryon ; les quelques cellules vivantes ne
deviennent plantule que lorsque le champignon requis se trouve là et peut les
nourrir. Disséminées largement et en grand nombre, elles ne voient cependant
le jour… qu’au hasard de la présence du partenaire, ce qui résout le paradoxe
de Darwin.
Cette germination sous dépendance rend perplexe, à bien y regarder. Bien
sûr, d’un côté, les graines rendues plus légères peuvent parcourir de plus
grandes distances, ce qui peut paraître un progrès. Mais d’un autre côté, elles
sont devenues dépendantes de champignons qui limitent les sites de
germination et nuancent le progrès (on voit bien ici qu’il n’y a pas de solution
miracle !). Le plus étonnant est que les Orchidées ont maintenant strictement
besoin de symbiontes, alors que sans doute leurs ancêtres pouvaient germer
seuls, comme toutes les plantes. Nous avons déjà vu de nombreuses
dépendances étonnantes aux microbes, dans le développement ou l’immunité
animale et végétale, ou encore dans le comportement animal… Ces aspects
diffèrent de l’acquisition de fonctions nouvelles par des symbioses, dont nous
avons parlé. Il s’agit à présent de dépendances pour un trait que les
organismes pourraient, et que leurs ancêtres pouvaient, réaliser seuls !
Pourquoi donc une telle perte d’autonomie ?
Disons-le d’emblée, le processus n’affecte pas que les hôtes des microbes :
il est symétrique, et, si les grands organismes sont des marionnettes des
microbes, la réciproque est également vraie. Nous avons envisagé la perte
d’autonomie des bactéries enfouies au fond des cellules. Les fonctions liées à
la vie libre (paroi, flagelles locomoteurs…) sont perdues transitoirement chez
les rhizobiums dans les nodosités, mais définitivement chez les bactéries qui
ne ressortent plus jamais de leurs hôtes, comme celles qui synthétisent des
compléments alimentaires dans les insectes ; des pans entiers du métabolisme
sont perdus chez les bactéries intracellulaires, nourries par l’hôte ; finalement,
les plastes et les mitochondries sont devenus dépendants de la cellule hôte
pour la synthèse de certaines de leurs protéines, et dépendent de l’ADN de
l’hôte pour stocker l’information génétique correspondante. Il en va de même
pour les champignons liés à des insectes, ou impliqués dans des pratiques
fermentaires humaines, qui perdent la capacité à vivre libres et seuls. Mais
qu’importe cette dépendance, puisque l’hôte est toujours là !
De la même manière, symétriquement, une espèce végétale ou animale
régulièrement confrontée à une présence microbienne peut finalement perdre
des fonctions que remplissent aussi ses microbes. D’une certaine façon, on
touche encore ici les conséquences de la perpétuelle promiscuité avec le
monde microbien évoquée plus haut. À la façon dont nous avons trop souvent
cessé de calculer de tête depuis que nous sommes accompagnés de
calculettes, cette promiscuité avec les microbes a favorisé l’élimination de
fonctions redondantes de l’hôte. Ce mécanisme est très différent de celui
envisagé dans la section précédente, où le gain de fonction était un moteur
positif : ici, nous n’observons qu’un processus finalement neutre, voire
légèrement plus économe, où une fonction existante peut être remplie par le
partenaire microbien, en une forme de substitution. Par définition de la
symbiose, où les deux partenaires sont longuement associés, l’un ou l’autre,
même le plus gros, peuvent perdre des fonctions devenues redondantes, par
un simple mécanisme de dérive. La coexistence évolutive favorise ainsi
l’émergence de la dépendance : cet aspect complète le tableau de la
coévolution, entrevue comme un processus d’acquisition et de coadaptation
aux chapitres VI à IX. Vivre ensemble ouvre la porte à la perte de l’autonomie,
et les symbiontes se rendent bientôt de nouveaux services que leurs ancêtres
n’eussent pas exigés. Ces liens scellent davantage encore l’interaction, et
l’interdépendance croissante est un autre aspect de la coévolution entre
symbiontes.
Un exemple illustre avec quelle rapidité une dépendance sans gain de
fonction peut sceller l’union entre deux organismes : tout commence dans un
laboratoire par une infection bactérienne qui décima, en 1966, les cultures
d’une amibe, Amoeba proteus. Quelques amibes survécurent toutefois à la
présence de bactéries dans leur cellule, et une coévolution s’engagea,
conduisant à une moindre agressivité des bactéries et surtout à une étrange
dépendance, apparue en dix-huit mois seulement. Ces amibes-là ne survivent
plus à l’éradication de leurs nouveaux compagnons cellulaires, par chauffage
ou antibiothérapie ! Il semble qu’une enzyme importante, la S-adénosyl-
méthionine synthétase, n’est plus synthétisée par l’amibe, tandis qu’une
forme alternative, synthétisée par les bactéries, prend le relais. De la sorte, les
amibes ne peuvent plus se passer de leurs symbiontes… qui pourtant ne leur
ont rien apporté, sinon des ennuis au départ, puis cette dépendance, née dans
la coexistence, sans aucune fonction nouvelle.
Enfin, des dépendances apparaissent aussi avec des fonctions nouvelles. En
effet, l’émergence d’une nouvelle fonction, après que la symbiose s’est mise
en place, peut aussi bien se faire dans un partenaire que dans l’autre. Peu
importe qui la remplit, la fonction sera assurée… Nous avons vu que les
organismes de la rhizosphère (dont les mycorhiziens) avaient en commun
avec le microbiote des animaux d’enclencher, par leur présence, la fin du
développement de nombreuses fonctions caractéristiques des adultes, en
particulier de l’immunité, respectivement à la germination et à la naissance.
Je doute qu’un ancêtre ait jamais eu un signal autonome pour cela ! Dès lors
qu’ils furent un peu complexes, les grands organismes, toujours colonisés de
microbes à la germination et à la naissance, utilisèrent sans doute d’emblée la
colonisation comme un signal pertinent, venant au moment opportun, pour la
maturation immunitaire liée à ce stade de développement.
Ainsi les symbioses se développent-elles entre addition et soustraction de
fonctions. Les liens étroits unissant les microbes à leurs hôtes s’expliquent
donc de façon double : à la fois par l’acquisition de fonctions microbiennes
au cours de l’évolution, et par une coévolution régressive créant
progressivement une dépendance accrue.
LES ORGANISMES EXISTENT-ILS ENCORE ?… OU LA RÉVÉLATION
DES DEUX OCÉANS

Au gré des mécanismes évoqués plus haut, l’organisme finit par n’avoir plus
d’autonomie, ni de survie si on le prive des symbiontes glanés au cours de
son évolution. Plantes et animaux, et bien des microbes aussi, sont animés par
leurs symbiontes, dans des fonctions multiples déjà énumérées : nutrition,
protection, reproduction, développement, voire comportement. Diverses
approches conceptuelles ont essayé de prendre cela en compte. Au chapitre
III, nous avions évoqué les notions de phénotype étendu (les caractéristiques
des espèces résultent de leurs propres gènes, mais aussi des éléments de leur
milieu qu’elles recrutent, en particulier leurs symbiontes). Un concept
semblable est l’holobionte, l’unité biologique composée de l’hôte et de ses
microbes, appelée à se substituer à la vision plus ancienne de l’organisme
isolé. Phénotype étendu et holobionte ont sans doute une actualité forte. Ces
concepts incorporent très heureusement les symbioses microbiennes dans
l’organisme, mais à mon sens, le compte n’y est pas encore.
Entendons-nous : de tels concepts (organisme, organisme à phénotype
étendu, holobionte) sont des représentations du monde. En sciences, nous ne
pouvons pas discuter de l’essence des choses, mais nous en proposons des
représentations qui nous permettent de manipuler le monde, de donner des
explications, de faire des prédictions ou de préconiser des actions. Ainsi, la
lumière n’est ni une onde ni une particule : mais ces deux représentations
permettent, dans des cas différents, de rendre compte des propriétés
observées et de les utiliser. Nos représentations ne sont ni vraies ni fausses ;
elles sont juste plus ou moins pratiques, plus ou moins génératrices de
compréhensions nouvelles – en un mot, plus ou moins heuristiques. J’ai moi-
même utilisé le mot “organisme” lorsque cela me permettait de désigner
certains aspects du réel. Néanmoins je pense qu’on doit à présent aussi voir
au-delà des organismes. Or, le phénotype étendu et l’holobionte sont en fait
des tentatives de faire survivre, en la remodelant, la notion d’organisme sur
laquelle ils sont centrés. La notion d’organisme, où un animal ou une plante
est une entité en soi, a été très utile dans l’histoire des sciences : elle a fondé
notre vision de la physiologie, par exemple, et bien des applications
médicales ou agronomiques en ont découlé. Aujourd’hui, c’est une approche
désuète que de se borner à conserver, en l’élargissant, la notion d’organisme.
Voici, dans les paragraphes suivants, deux autres visions du monde, deux
Weltanschauung possibles.
La première vision est celle du microbiologiste : un océan de microbes. Il
est convaincu de ce que nous avons décrit et quantifié ci-dessus et envisage
un monde surtout et partout peuplé de microbes, où ceux-ci réalisent toutes
les fonctions biochimiques et les principales transformations qui animent les
grands cycles de la matière. Dans cet océan “flottent” des structures plus
grandes et pluricellulaires : elles ont été investies de microbes qui les
manipulent à leur avantage, en leur nuisant ou en les détruisant plus ou moins
rapidement lorsqu’ils sont pathogènes, ou au contraire en les utilisant plus ou
moins durablement lorsqu’ils sont mutualistes. Ces grandes structures,
plantes et animaux, ont été historiquement vues comme existant à part
entière. Mais c’est là un artefact du macroscopique, elles ne sont que l’écume
du monde microbien, c’est-à-dire un des effets observables de l’activité
microbienne : si nous avions été plus petits, nous aurions perçu une réalité
plus microbienne, où tout ce qui est plus gros que les microbes est véhicule
de microbes, et finit par vivre et évoluer en pantins à leurs mains. Pantins,
quand on imagine ces kyrielles de petites protéines sécrétées qui, issues des
champignons mycorhiziens (au chapitre III), remanient le fonctionnement des
cellules et l’expression de leurs gènes… Pantins, quand on imagine ces
multiples molécules microbiennes qui (au chapitre VIII) modulent le
fonctionnement de notre système immunitaire et notre développement.
Pantins aussi quand on voit les effets écosystémiques (au chapitre X), où la
dynamique de la végétation et l’abondance des espèces sont guidées depuis le
sol par les microbes ! Des microbes qui se font aussi sculpteurs des plus gros
organismes, lorsque la formation d’une nodosité de légumineuse, le
développement d’un organe lumineux de calmar, ou encore l’élagage des
branches basses des arbres (c’était au chapitre II) s’opèrent sous le ciseau des
microbes ! Croire à l’organisme en lui-même n’a pas plus de sens que de
penser une voiture sans envisager le conducteur ou le passager. Cette
première vision d’un monde essentiellement microbien renvoie la notion
d’organisme animal ou végétal à notre impuissance à nous affranchir du
monde macroscopique où nous vivons.
La seconde vision est celle de l’écologue : un océan d’interactions.
Chaque “organisme” (c’est vrai aussi de chaque microbe) est un nœud dans
un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau,
où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre
lesquels ces interactions s’articulent. Croire que le monde est fait
d’organismes, c’est croire qu’une toile d’araignée est faite de points où se
croisent les fils : c’est négliger… les fils eux-mêmes ! La réalité majeure est
l’ensemble des interactions ; mettre l’accent sur les organismes dilue
l’importance des interactions et limite notre capacité à renouveler notre vision
du monde. Certes, certaines interactions mettent les protagonistes en voie de
fusion (entre moi et mes mitochondries, il n’est plus très important de
distinguer deux espèces, ni même deux organismes) : dans ces cas-là, on
croirait pouvoir sauver la notion d’un “organisme” comme la somme des
protagonistes. Néanmoins, d’autres interactions créent au contraire des liens
très diffus entre organismes. Revenons un instant aux réseaux mycorhiziens,
envisagés au chapitre I, où un champignon colonise plusieurs plantes, parfois
d’espèces différentes, alors que chaque plante est elle-même colonisée par
différents champignons. Où s’arrête le phénotype étendu d’une plante
donnée, dès lors qu’elle échange parfois avec ses voisines, par le réseau
mycorhizien, des nutriments et parfois des signaux ; et que celles-ci en font, à
leur tour, autant avec leurs propres voisines ? Le phénotype étendu sera
bientôt toute la forêt ou toute la prairie ! On retrouve semblable logique de
réseau diffus dans la pollinisation, où un insecte pollinise plusieurs plantes,
parfois d’espèces différentes, alors que chaque plante est pollinisée par
différents insectes : les unes nourrissent les partenaires des autres. Et
d’ailleurs, insectes pollinisateurs et champignons mycorhiziens sont reliés en
un réseau unique par les plantes qu’ils partagent ! Dans ces réseaux,
mycorhiziens ou pollinisateurs, où s’arrête le phénotype étendu d’une plante
donnée ? Cette vision écologique nous ramène à l’importance première de
l’interaction, là où notre biologie avait souvent tenté d’isoler les organismes
en milieu axénique pour mieux les étudier.
Aucune de ces visions n’est vraie ou fausse, non plus que la vision d’un
monde uniquement peuplé d’organismes. Répétons-le : chacune de ces
visions est un éclat, un fragment possible du réel, et elles doivent ensemble
composer notre approche du réel. Ma conviction est que, face aux deux
dernières visions évoquées, l’approche de l’holobionte et celle du phénotype
étendu ne sont que des renouvellements incomplets, au pouvoir heuristique
limité, de notre vision organismique du monde. Une vision d’ailleurs
profondément occidentale, qui prolonge, en biologie, l’importance que nous
donnons à l’individu en société. Le principe philosophique cartésien du
“Cogito, ergo sum” est fondateur en Occident : la seule chose du réel dont je
sois certain a priori, c’est que je pense, car ma pensée me démontre que
j’existe. Mais en faisant partir la vision du monde de soi, cette approche
centre sur l’individu, en philosophie, et de là sur l’organisme, en biologie,
toute l’approche ultérieure. Un exemple de ce centrage extrême sur
l’organisme est le postulat de Koch, énoncé au XIXe siècle, que nous avions
évoqué au chapitre IX : pour montrer qu’un microbe provoque un symptôme,
on doit pouvoir l’isoler puis le réinjecter à un hôte sain pour reproduire le
symptôme. En d’autres termes, on passe par une individualisation du microbe
et de son hôte. Mais nous avions aussi découvert que, dans le cas des
mitochondries et des plastes, devenus beaucoup trop interdépendants avec la
cellule hôte, on ne disposait ni de la bactérie isolée, ni d’une cellule hôte
axénique ; le postulat de Koch, qui fait une place limitée à l’interdépendance
stricte et croit pouvoir toujours isoler les organismes, a été un obstacle pour
l’émergence de l’origine endosymbiotique des mitochondries et des plastes.
D’autres cultures, par exemple bouddhistes ou relevant de certains
animismes, ont une perception plus centrée sur les interactions et nous
incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. C’est une autre histoire, mais
il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette
l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et
quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur
l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès
engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction
une place centrale. Les interdépendances et les interrelations avec les
microbes qui nous peuplent offrent de nouveaux horizons à explorer pour la
gestion des milieux et des ressources, de la santé et de l’alimentation – rien
de moins !
Plutôt que des organismes dans le monde, nous avons vu un monde de
microbes tout en interactions… où nos vies sont un complot du minime, et où
le visible est l’écume des interactions microbiennes. Je souhaiterais revenir
ici sur une conclusion déjà formulée à l’issue du chapitre VIII, car il faut bien
méditer cette leçon. Très longtemps, on a considéré qu’on ne pouvait faire de
l’écologie qu’après avoir fait beaucoup de physiologie et avoir décrit et bien
compris en détail les organismes. Cette vision a tellement hanté les
enseignements que l’écologie n’est enseignée que tard et parcimonieusement
dans les cursus scolaires en France, laissant une place majeure à la biologie
des organismes (dont la physiologie). Or, ces dernières années ont révélé que
l’écologie du monde microbien bricole les fonctions de la peau, de la bouche,
du tube digestif, de la feuille, de la fleur, de la racine… et que, sans
compréhension des mécanismes écologiques structurant les interactions, il
n’est pas de biologie des organismes modernes. Nos pères ont fait erreur :
écologie et physiologie sont interdépendantes ; il est grand temps d’initier les
plus jeunes à l’écologie aussi !

VIVENT LES MICROBES !

Le biologiste américain Edward Wilson, un spécialiste de la diversité des


coléoptères né en 1929, est connu pour avoir popularisé le terme de
“biodiversité”. Lui qui a donc beaucoup observé les organismes et leur
diversité a avoué dans le chapitre final de son autobiographie que, s’il
“pouvait recommencer sa carrière au XXIe siècle, il serait écologiste
microbien”. Et de fait, le XXIe siècle sera – et est déjà – microbien.
Montrer les microbes au cœur de la santé et des fonctions biologiques,
alors que le XIXe siècle les avait découverts dans la maladie et comme agents
de décomposition : c’était aussi un but de cet ouvrage. Certes, les maladies
courent tristement de par le monde, mais cet état possible de nos organismes
ne doit pas cacher que leur état permanent, en particulier celui de bonne
santé, repose sur des microbes. On peut trouver étonnant de découvrir que le
monde n’est pas seulement ce que nous en voyons, et que cet invisible agit
partout, même au tréfonds de nous. N’hésitons pas à le dire : cette prise de
conscience est dans la lignée des grandes révolutions scientifiques. Copernic
nous a appris que la Terre n’est pas le centre de l’univers, Darwin et
l’évolution nous ont appris que nous ne sommes pas le centre du monde
vivant, Freud se plaçait lui-même dans cette lignée de révolutions en
découvrant que nous ne sommes pas les maîtres de nous-mêmes. Cette
longue tendance qui nous prive de plus en plus d’une place privilégiée dans le
monde se poursuit avec l’émergence actuelle de notre contexture
microbienne ; elle fait de nous (et des organismes que nous voyons) l’écume
visible d’un monde microbien structurant et omniprésent.
Il est temps de nous réconcilier avec les microbes. Nul ne songe ici à nier
leur triste nocivité : remontons quelques lignes plus haut et réalisons ce que
cachent les dates de naissance et de mort de Noël Bernard, fauché à trente-
sept ans par la tuberculose… Mais leur rôle peut aussi être positif : ainsi, Paul
Buchner concluait son livre de 1953 sur Les Endosymbioses des animaux
avec les microorganismes en suggérant que “la théorie de la « réaction de
défense » [qui veut que les microbes soient des pathogènes que l’organisme
doit rejeter] doit être revue face à ces adaptations harmonieuses”. Les
adaptations harmonieuses au sein des symbioses microbiennes sont une
réalité dont la microbiologie pasteurienne, et plus généralement celle du XIXe
siècle, ont ralenti la percée.
Dans le mythe de Phèdre, Platon compare l’âme humaine à un char ailé tiré
par deux chevaux de natures radicalement différentes : un cheval blanc
naturellement prudent et spontanément modéré, et un cheval noir,
imprévisible, fait de passions instinctives et dont le contrôle demande un
effort permanent. C’est aussi une belle métaphore de la façon dont nous
dirige le monde microbien ! Le pis et le meilleur – mais pas seulement le pis.
Ce char, c’est la physiologie, l’écologie ou l’évolution des plantes et des
animaux. Bien sûr, la réalité est plus continue – du plus négatif au plus
positif, les interactions forment un continuum ; par exemple, tel champignon
utile à la plante A est plutôt un tricheur sur la plante B… Mais il nous faut
renverser l’image trop exclusivement négative des microbes : nos usages
alimentaires quotidiens des microbes en constituent une preuve patente, actée
antérieurement à la notion même de microbe !
Les microbes ne sont pas simplement nuisibles. En introduction, je m’étais
justifié de l’usage du mot de “microbe” lui-même, en prétendant affronter ce
mot aux connotations négatives, pour redorer le blason microbien et en
atténuer les nuances exclusivement sombres. J’avais dit : “J’utiliserai
« microbes » au cours de cet ouvrage, avec l’espoir qu’arrivé à la conclusion,
le lecteur les verra autrement, même sous ce nom” : y suis-je parvenu ? Seul
le lecteur en est juge. En tout cas, j’ai donc utilisé le mot “microbes” en ce
sens neutre qu’il n’a perdu qu’à cause de notre ignorance critique de ce que
les microbes sont et font effectivement. Du moins, nous pouvions l’ignorer
hier, mais plus maintenant. Les chapitres VII et VIII nous l’ont dit : notre santé
même et les perspectives de la médecine moderne en dépendent ; les
chapitres XII et XIII nous l’ont répété, manger bien passe aussi par eux ; toutes
les lignes de cet ouvrage nous crient que la gestion des écosystèmes et des
ressources naturelles, alimentaires surtout, passe par les microbes aussi.
Il nous faut donc retrouver notre lien et notre coexistence avec les
microbes, que nous avons perdus. Ils faisaient partie de notre animalité, et
nous en avons historiquement construit nos civilisations et nos cultures.
Arrêtons-nous un instant chez des chasseurs-cueilleurs de Tanzanie, les
Hadza, alors que les chasseurs ont attrapé un zèbre ou un impala…
Commence alors un rituel étonnant où, la bête éventrée, les chasseurs se
frottent les mains dans le jus de rumen ! Puis ils passent à table, consommant
d’emblée les parties viscérales qui se conserveront le moins : on dévore la
paroi musculeuse du rumen, crue ; on grille des morceaux d’intestin
simplement débarrassés, mais non lavés, de leur contenu… Les Occidentaux
peuvent-ils imaginer un tel contact avec le monde microbien qui les entoure ?
Non, et d’ailleurs, il les rendrait sans doute malades à présent. La répulsion
est grande et souvent mes étudiants hésitent à goûter une eau de source ou
une feuille de plante dont pourtant je leur garantis l’innocuité… car ce qui
vient de l’environnement est a priori “sali” de microbes. Bien sûr, l’asepsie a
été mère de la médecine moderne ; bien sûr nous avons gagné en éliminant
les pathogènes, nul doute à cela ! Mais n’en avons-nous pas trop fait ? Nous
avons permis le développement de maladies annexes, comme l’allergie ou
l’obésité… Notre physiologie végétale et notre agronomie ont nié les
microbes, nourrissant directement les plantes d’engrais accompagnés de
pesticides, qui tous posent à présent problème. Aujourd’hui, notre espoir de
progrès se trouve dans la réintroduction d’un juste équilibre, d’une juste
portion de microbes qui, dans nos corps, dans notre alimentation et dans notre
environnement, rendra encore plus sûr le monde microbien.
Car nous avons tué les deux chevaux du char platonicien : bien sûr, nous
nous sommes débarrassés du cheval noir, mais nous avons perdu le cheval
blanc et avec lui cet élan qui nous protégeait du cheval noir. Nous en
revenons finalement à l’oxymoron de saleté propre, car elle est le cheval
blanc ! Nous avions introduit la saleté propre pour l’alimentation (au travers
des produits fermentés aux chapitres XII et XIII) ou l’état sanitaire de
l’organisme (qui dysfonctionnait par excès d’hygiène aux chapitres VII et
VIII). Demain, il nous faudra savoir quels microbes souhaiter (la saleté), dont
la présence vaut mieux que l’absence, et qui sont donc plus “propres” à nous
aider. Aujourd’hui, probiotiques et prébiotiques esquissent les premiers pas
sur une piste qu’hier (et avant-hier) de nombreuses fermentations
alimentaires avaient parcourue. Mais ces pas restent encore incertains, car
nous ne maîtrisons pas encore pleinement, surtout pour l’homme, le
fonctionnement écologique microbien de nos organismes, ni les effets exacts
de ces apports. Comme trop souvent, la logique commerciale précède la
certitude – et vous pourrez acheter des microbes sans doute avant que l’on
sache leur effet réel ! Mais demain, quand plus de recherches auront été
menées (et elles le sont déjà en ce moment), les microbes seront encore plus
présents dans nos médicaments et plus abondants dans notre alimentation.
Nous serons d’une saleté propre, plus accompagnés de microbes, et donc…
moins seuls encore.
PIQUE-NIQUE SUR L’HERBE EN RICHE COMPAGNIE : LES
MICROBES RETROUVÉS

Laissons finalement parler l’émerveillement tout simple : comme le dit


souvent un de mes amis, “la vie est belle”. Elle est belle de complexité, elle
est belle parce que toutes les espèces y ont des alliés minimes, elle est belle,
enfin, parce que notre jouissance du monde couronne ces symbioses
microbiennes : comptez plutôt, à présent, les joies et les microbes…
Avec ma compagne, nous achevons un pique-nique, après une matinée de
balade, sur une pelouse calcicole de l’Yonne. Nous avons choisi de nous
arrêter sur les hauteurs des rochers du Saussois, pour profiter de la belle vue
qu’ils offrent sur un méandre de l’Yonne. Le repas se termine – pain,
saucisson, fromages arrosés d’un irancy fruité, acheté tout près de là : seules
quelques feuilles de salades et les fruits n’étaient pas fermentés ; un thermos
de café achèvera le repas… Nous n’étions pas seuls à déjeuner, en ce pique-
nique.
Nous dominons Merry-sur-Yonne, depuis la falaise à la patine couverte de
lichens ; le paysage verdoyant me parle de plastes ; les herbes sous nos
jambes allongées parlent de leurs rhizosphères, de leurs mycorhizes et de
leurs entrailles multiplement endophytées. Sous la plateforme herbeuse, une
cinquantaine de mètres de calcaire – une falaise adulée des amateurs
d’escalade, dégagée par l’érosion fluviale dans un ancien calcaire corallien
massif : au Jurassique supérieur, cet endroit se trouvait en effet sous les
tropiques et les coraux proliféraient dans les eaux claires où, aidés par leurs
xanthelles, ils accumulaient leur dense squelette calcaire… Nous n’aurions
guère été seuls non plus, il y a 160 millions d’années…
L’heure de la sieste arrive maintenant : deux vaches ruminent paisiblement
au loin, et tout inspire le repos dans l’atmosphère calme du début d’après-
midi. Je m’installe à l’écart, à l’ombre d’un bosquet aux feuilles chargées
d’acariens bienfaiteurs. Mais je ne suis toujours pas seul, ni ne puis l’être,
moi qui sombre dans la sieste.
Né déjà riche en mitochondries, je fus rapidement colonisé de toutes parts.
Je mourrai peut-être d’une bactérie, et sans doute pourrirai-je par des
microbes – même si l’on brûle mon corps, d’autres microbes utiliseront mes
cendres, pour eux ou peut-être pour une plante. Mais, au-delà de ce qui ne
m’arrivera jamais qu’une fois, chaque geste, chaque mot, chaque idée, chaque
ligne de ce livre, chaque matin est rendu possible par la compagnie de
microbes. Sur ma peau et dans mes entrailles, ils sont déjà aussi nombreux
que mes cellules ; là, ils contribuent à ma santé et mon humeur. Au fond de
chacune de mes cellules, sous forme de mitochondries, je suis habité de
bactéries dix à mille fois plus nombreuses que les cellules qui les contiennent.
Finalement, je suis un écosystème microbien, riche de la diversité qui
l’habite, et numériquement bactérien.
La maladie et le pourrissement sont bien microbiens, mais ils ne sont qu’un
état exceptionnel : le chef-d’œuvre quotidien de la vie animale et de la vie
végétale est cousu de microbes symbiotiques en chaque instant, en chaque
organe, en chaque fonction. Ainsi, moi-même et tous ceux qui m’entourent
sommes-nous construits comme des émanations de l’invisible qui est en nous,
toujours et partout, en vertu de quoi nous ne sommes jamais seuls.

Belle-Isle-en-Mer, le 20 août 2016.


Gdańsk, le 2 janvier 2017.
POSTFACE

LECTURE DE FRANCIS HALLÉ

Marc-André Selosse – je dirai MAS ; ce n’est pas une injure : cela signifie
“davantage” en espagnol et “l’or” en malais ! –, MAS a mis la dernière main
à un ouvrage de biologie d’une originalité profonde, à ce point novateur qu’il
est apte à bouleverser notre conception de ce qu’est la vie sur Terre, de ce que
nous sommes nous-mêmes en tant qu’êtres humains, avec une bonne part de
nos activités et de ce que nous produisons.
MAS écrit de façon précise, dense, sans mot inutile, refusant le jargon,
dans un style élégant et plein d’humour – quel plaisir j’ai eu à retrouver les
Rhinogrades ! Et merci pour l’éloge du pélardon ! Cet ouvrage a un mérite
supplémentaire, assez rare pour qu’il importe de le signaler : il ne contient
jamais rien d’ennuyeux.
L’auteur est aussi à son aise sur le terrain que dans son laboratoire, et
même sur le terrain tropical, parfois quelque peu éprouvant. Ses compétences
vont de la biologie et de la génétique à la biochimie et à l’histoire des idées ;
ni la philosophie ni la poésie ne lui font peur, pas plus d’ailleurs que
l’œnologie ou la gastronomie.
En matière de recherche, le domaine de prédilection de MAS est la
symbiose entre les champignons du sol et les racines des plantes – ce que l’on
appelle les “mycorhizes” – et dans sa description des réseaux mycorhiziens
qui unissent les arbres, je trouve à chaque page des informations neuves dont
ce qui suit n’est qu’un rapide florilège :
– Entre les deux partenaires impliqués dans la symbiose, la rencontre n’est
pas fortuite, chacun émettant des signaux qui attirent l’autre, ce qui garantit
une union rapide et définitive.
– Une plante peut vivre sans mycorhize si le sol est suffisamment fertile
mais, hormis ce cas particulier, la présence de symbiotes racinaires est une
constante des plantes, comme la chlorophylle elle-même.
– Pourtant, une plante peut vivre sans chlorophylle, si son champignon
symbiote la fait profiter des molécules nutritives qu’il prélève sur les racines
des plantes voisines, chlorophylliennes celles-là. D’où l’existence de plantes
“blanches” vivant dans l’ombre forestière (Neottia, Hypopitys, Voyria,
Epipogium, etc.).
– Une plante peut n’avoir pas de racines ; c’était le cas des fossiles de
Rhynie, en Écosse, et c’est encore celui de bon nombre de plantes actuelles.
Cela ne semble pas dissuader les champignons symbiotes qui, à Rhynie,
s’installaient dans les tiges.
– Les mycorhizes ne se contentent pas de contribuer à l’alimentation des
plantes, elles les protègent des toxines du sol, et des attaques de divers
herbivores qui tentent de se nourrir de leurs feuilles.
– La dégradation des sols agricoles vient de ce que la fertilisation réduit la
mycorhization, ou la fait disparaître, ce qui explique que notre agriculture soit
engagée dans une spirale de dépendance aux pesticides.
– Être indemne de ses pathogènes ne suffit pas à garantir le succès d’une
plante invasive ; les plus dangereuses sont celles qui trouvent localement les
symbiotes racinaires adaptés à leurs besoins.
– La symbiose implique aussi des bactéries, comme dans l’exemple célèbre
de la fixation d’azote par les racines des Légumineuses : le fait étonnant est
que cette fixation est une propriété émergente de la symbiose : isolément, les
partenaires ne peuvent fixer l’azote de l’air.
– Dans certaines symbioses, la propriété émergente peut apparaître aussi
bien dans un partenaire que dans l’autre ; bel exemple de pragmatisme.

MAS ne se limite pas aux microbes, il est aussi à son aise lorsqu’il nous
parle des animaux ou des plantes elles-mêmes et, là aussi, les nouveautés
abondent, parfois croustillantes. Je commence par les relations entre les
microorganismes et les plantes :
– Les arbres forestiers abritent des champignons spécialisés, en charge de
l’élagage des branches mortes ; on leur doit les fûts nets et de belle venue
dont les forestiers sont si fiers.
– Grâce à MAS j’ai compris d’où vient l’apomixie : les mitochondries ne
passent d’une génération à la suivante que dans les gamètes femelles, donc
elles progressent en supprimant la fonction mâle et en féminisant les fleurs.
– Pourquoi ensiler du foin dans des balles de plastique, pour le transformer
en une sorte de confiture acide à forte odeur ? C’est une “prédigestion”
réalisée par des bactéries, hors des animaux à qui ce produit est finalement
destiné.
– Sur les dorsales océaniques, les eaux à température élevée offrent une
énergie qui pallie l’absence de lumière solaire ; cela permet à des bactéries de
transformer le CO2 en matière organique, en un équivalent de la
photosynthèse… à l’obscurité totale !
– 10 % du génome des plantes proviendrait de bactéries symbiotes qui
stockent leur information génétique dans l’ADN des plantes qui les abritent.

Dans les relations des animaux avec les microorganismes, MAS nous
révèle aussi un vaste ensemble de réalités importantes, mais trop peu connues
en dehors du cercle des spécialistes.
– Bien qu’étant un animal, un corail n’urine pas : il cède son surplus
d’azote à ses algues symbiotes. Bel exemple d’un recyclage de déchets qui
deviennent une ressource.
– Sur les dorsales océaniques, les vers Lamellibrachia sont fixés par de
longues “racines” qui pénètrent dans des fissures de la roche ; comme celles
des plantes, ces “racines animales” absorbent des fluides et des minéraux
dissous.
– Des bactéries symbiotes protègent des insectes contre leurs parasites, et
même contre les coups de chaleur.
– Des charançons creusent des galeries dans du bois : ce n’est pas pour se
nourrir du bois lui-même mais pour cultiver dans ces galeries des
champignons qui leur servent de nourriture.
– En Amérique tropicale, dans de formidables nids souterrains
de 40 mètres de diamètre, situés à 6 mètres sous la surface et où un homme
peut se tenir debout, les fourmis Atta cultivent leurs champignons
comestibles, comme nous cultivons les nôtres dans des caves.
– Ne soyons pas surpris qu’un délicieux fromage dégage une détestable
odeur de pieds : dans les deux cas, les mêmes bactéries libèrent la même
molécule soufrée et volatile, le méthanethiol, CH3SH.
– Contrairement à une idée reçue, une vache ne se nourrit pas d’herbe,
mais des bactéries contenues dans son rumen et qui ont fait fermenter l’herbe
qu’elle a broutée.
– Il n’y a pas d’urée dans l’urine d’une vache ; comme le corail, elle
nourrit de ses déchets azotés le microbiote intestinal qui travaille pour elle et
qui est fait de protozoaires ciliés, de champignons et de bactéries. Une fois
encore, un déchet devient une ressource.
– Comme tous les animaux, l’être humain abrite dans son tube digestif des
levures et des bactéries, formant un microbiote sans lequel nous serions
incapables de digérer nos aliments.
– Le nouveau-né est stérile ; un enjeu majeur des premières années de
l’enfance est l’acquisition d’un microbiote intestinal stable et protecteur,
l’assortiment de ces espèces microbiennes étant responsable d’une part de
notre identité.
– C’est pourquoi une “saleté propre” est préférable à une hygiène
excessive qui laisse le champ libre aux pathogènes.
– Selon la composition de notre microbiote, nous pouvons souffrir
d’anxiété, et même, semble-t-il, d’un trouble du comportement relationnel,
l’autisme. Le protozoaire Toxoplasma abaisse notre vigilance et on le trouve
en abondance dans le microbiote des accidentés de la route.

Avant de conclure, je signale deux points de biologie d’une particulière


importance, que MAS nous décrit avec un réel talent.
Le premier est “l’endosymbiose”.
Les cellules d’un être humain, comme celles des animaux, contiennent des
bactéries symbiotes et, l’Histoire le montre, il n’a pas été facile de faire
admettre aux biologistes que l’on pouvait trouver… des cellules dans une
cellule !
1890 : l’Allemand Richard Altmann découvre les mitochondries qui sont,
dit-il, des “résidents permanents” des cellules.
1915 : pour le Français Paul Portier, les mitochondries sont des bactéries
symbiotes vivant dans nos cellules ; d’ailleurs, elles ressemblent beaucoup à
des bactéries.
1925 : l’Américain Edmund Wilson réfute l’idée de la nature bactérienne
des mitochondries. “De telles spéculations”, dit-il, sont “trop fantaisistes pour
être abordées dans une société de biologistes respectables”. En France,
l’Institut Pasteur, habitué aux pathogènes, refuse l’idée que des bactéries
puissent vivre en harmonie avec une cellule animale saine.
Au milieu du XXe siècle, l’origine bactérienne des mitochondries était
pratiquement oubliée ; il n’en a pas été question dans les cours de biologie de
la Sorbonne, que je suivais à cette époque. Mais le coup de théâtre ne va plus
tarder.
1970 : pour l’Américaine Lynn Margulis, les mitochondries sont bien des
bactéries qui vivent dans nos cellules et elle dispose d’arguments décisifs :
les mitochondries contiennent de l’ADN, sous forme d’une molécule en
anneau, fermée sur elle-même ; de plus, elles ne sont pas assemblées à partir
de composants séparés mais résultent toujours de la division en deux d’une
mitochondrie préexistante : aucun biologiste ne peut plus douter de la nature
bactérienne des mitochondries. Il en va de même dans la cellule végétale :
actuellement tous les biologistes admettent que les chloroplastes sont des
bactéries pratiquant la photosynthèse.
Vivant dans les cellules depuis des millions d’années, mitochondries et
chloroplastes ont perdu toute capacité à vivre libres et ils n’ont même plus de
nom ! La cellule qui les abrite assure leur alimentation et absorbe dans son
ADN une part importante de leurs gènes. Un “naufrage génétique” pour ces
bactéries symbiotes, nous dit MAS ; mais les mitochondries nous permettent
de respirer, et les chloroplastes confèrent aux plantes cette aptitude presque
miraculeuse : pratiquer la photosynthèse.
Un deuxième acquis important de l’ouvrage de MAS est l’idée, que je
trouve admirablement féconde, selon laquelle la rhizosphère de la plante
équivaut au microbiote de l’animal.
La rhizosphère d’une plante est le volume de sol qui contient toutes ses
racines, lesquelles en modifient les caractères par apport de cellules mortes et
de sécrétions actives, et par un appauvrissement en éléments nutritifs prélevés
par les racines et leurs mycorhizes. Dans la rhizosphère vivent des bactéries,
des champignons et des unicellulaires variés, qui sont à la fois différents de
ceux des sols voisins et beaucoup plus nombreux : MAS évoque “un véritable
attroupement” dans ce “microbiote souterrain”.
Certes, la rhizosphère contient des pathogènes ; mais pour la plante son
rôle est largement positif : il facilite l’absorption minérale, détoxifie le sol,
transforme l’azote de l’air en protéines, aide à la mise en place des
mycorhizes, émet des antibiotiques qui protègent la plante des maladies,
dissuade les champignons pathogènes, accélère la croissance et induit la date
de floraison, cependant que la partie aérienne de la plante fonctionne “comme
un tuba” et alimente en oxygène toute cette activité souterraine.
Entre le microbiote animal et la rhizosphère végétale, la comparaison est
féconde : les deux sites, vitaux pour le prélèvement des ressources du milieu,
sont ceux où plantes et animaux déploient le maximum de surfaces de
contact. Pour moi, qui depuis longtemps travaille à comparer ces deux types
d’organisation pluricellulaire, l’ouvrage de MAS ouvre des perspectives
nouvelles et… vertigineuses.

Pour terminer, j’ai quelques critiques.


Je te prie de m’en excuser, MAS, mais tu sais comme moi que les idées ne
progressent qu’en pointant les dissensions, avec amabilité mais fermeté, et tu
sais aussi qu’en cherchant ensemble la solution à un conflit, on constate avec
plaisir qu’elle est toujours vers l’avant, dans la direction du progrès.
Tu cultives le paradoxe en disant de l’être humain qu’il n’est, “au fond,
que l’enveloppe protectrice” du microbiote contenu dans son intestin.
Passionné de microbiologie comme tu l’es, je comprends que tu donnes la
place d’honneur aux microbes. Mais l’excellente notion de “propriétés
émergentes”, dont tu fais un large usage en décrivant les symbioses, est tout
aussi valable, et probablement même davantage, pour les organismes
pluricellulaires, plantes et animaux. Si tu me considères comme un sac
protecteur de mon microbiote, cette postface va changer de ton.
Tu cultives aussi le paradoxe lorsque tu nous dis qu’étant en permanence
accompagnés de nos mutualistes et de nos symbiotes, nous ne sommes
“jamais seuls”. La compagnie des microbes ne me suffit pas : le prisonnier
dans son cachot est seul malgré sa crasse. Pour ne pas être seul, il faut avoir
un compagnon appartenant à la même espèce zoologique que soi et cela est
vrai pour les animaux comme pour les humains.
Si nous étions des microbes, sans doute serions-nous impuissants à nous
affranchir du monde microscopique qui serait le nôtre : peut-être aurions-
nous besoin que MAS attire notre attention sur les plantes et les animaux, ces
structures vivantes tellement grandes qu’elles en deviennent pratiquement
invisibles.
J’arrête là avec mes critiques qui ne concernent que des détails : le travail
de MAS est merveilleux et jamais je n’oublierai cette belle démonstration de
la “féerie des symbioses”.
Lorsqu’un nouvel ouvrage de biologie m’inspire de l’admiration, je trouve
normal d’en recommander la lecture aux biologistes car il est dans la nature
des choses de souhaiter partager ce que l’on a appris d’intéressant.
Mais le livre de MAS a une portée beaucoup plus large, au point que j’en
recommande aussi la lecture à celles et ceux qui ont, de près ou de loin, un
lien avec la nature : botanistes et zoologistes, agriculteurs et éleveurs,
forestiers et microbiologistes, naturalistes et écologues, cuisiniers et
apiculteurs, jardiniers et arboriculteurs.
Je recommande aussi la lecture de Jamais seul à tous ceux qui travaillent
en relation avec l’être humain : médecins et pharmaciens, mais aussi
anthropologues, ethnologues, démographes et sociologues, enseignants, juges
et responsables des forces de l’ordre. Cela fait beaucoup de monde au total,
mais celles et ceux qui disposent de bases de biologie n’auront pas de
difficulté à tirer parti de cet ouvrage. Merci, MAS, de cette explosion de
passion contagieuse qui jaillit de ton livre.
FRANCIS HALLÉ,
Montpellier, février 2017.
GLOSSAIRE

Les termes suivis d’un * sont définis par ailleurs dans ce glossaire.

ACARIEN : arachnides (animaux arthropodes proches des araignées) de petite


taille, le plus souvent dotés de quatre paires de pattes. Bien que ce ne soient
pas des microbes, certains font partie des symbiontes* peu ou pas visibles des
plantes et ils aident à leur santé, c’est pourquoi ils sont évoqués ici.
ACIDES AMINÉS : petites molécules organiques comprenant de l’azote,
présentes dans tous les organismes vivants. Leur enchaînement organisé
forme les protéines, dont les enzymes*. Il en existe une vingtaine dans les
cellules vivantes et, parmi eux, une dizaine ne peut être synthétisée par les
animaux (dont huit exactement pour nous-mêmes), qui doivent donc les
trouver dans leur alimentation. On appelle ces dernières “acides aminés
essentiels” (tryptophane, lysine, méthionine, phénylalanine, thréonine, valine,
leucine, isoleucine, arginine, histidine).
ACTINOBACTÉRIES (ou ACTINOMYCÈTES) : groupe de bactéries généralement
filamenteuses par suite de la persistance de liens après la division cellulaire,
dont certaines produisent des antibiotiques (Streptomyces, Actinomyces,
Pseudonocardia…) et d’autres fixent l’azote atmosphérique (Frankia).
ADN : abréviation d’“acide désoxyribonucléique” ; molécule linéaire, faite
d’une succession d’acides nucléiques dont l’enchaînement code les gènes*.
Cette molécule est donc le support du génome et des gènes. Pour chaque
gène, la succession des acides nucléiques sert à former la succession des
acides aminés* d’une protéine ; ce sont ces protéines qui contribuent à la
structure de la cellule ou, quand ce sont des enzymes*, à son métabolisme*.
ALGUES : organismes dotés de photosynthèse, formés d’une cellule unique
(par exemple dans le plancton*, dans les lichens ou dans certaines
endosymbioses, comme les xanthelles*) ou pluricellulaires (ulve, fucus, etc.).
Plusieurs groupes indépendants entrent dans les algues : par habitude, on en
exclut les plantes terrestres ; selon les auteurs, on en exclut ou on y inclut
(comme dans cet ouvrage) les bactéries photosynthétiques du groupe des
Cyanobactéries*.
AXÉNIQUE : se dit d’une situation (l’AXÉNIE) où un organisme vit seul,
totalement privé de microbes en particulier. L’axénie n’existe bien sûr qu’en
laboratoire.
BACTÉRIES (ou EUBACTÉRIES) : un des trois grands groupes du monde vivant,
avec les Eucaryotes* et les Archées ; leurs cellules* sont plus petites que
celles des Eucaryotes et leurs métabolismes* sont plus variés. Leurs cellules
sont isolées ou en petits groupes (chaînettes, grappes, etc.) issus de la division
cellulaire. Leur ADN* (porteur des gènes*) est situé directement dans le
compartiment central de la cellule, avec d’autres composantes cellulaires (pas
de noyau, à la différence des Eucaryotes).
BIOFILM : nom donné à une communauté de microbes formant une couche
adhérant à la surface d’une pierre, d’une dent, d’une muqueuse, de la peau,
ou d’un quelconque substrat, en un film vivant souvent invisible à l’œil nu.
BIOMASSE : nom donné à l’ensemble de la masse de matière organique (d’un
organisme, d’un écosystème ou d’une parcelle…).
CÆCUM : diverticule du tube digestif plus ou moins développé, situé à la
jonction du petit et du gros intestin (chez l’homme, il est très peu développé :
c’est l’appendice) et qui abrite un microbiote* à rôle digestif chez les
postgastriques*.
CAROTÉNOÏDES : molécules colorées en jaune-orange qui sont chimiquement
proches du carotène (qui colore les carottes dont il tire son nom). Présentes
chez les végétaux, avec la chlorophylle, pour capturer l’énergie lumineuse
lors de la photosynthèse*, ces molécules ont aussi de nombreux autres rôles
dont celui, pour les animaux, de précurseur de la vitamine A.
CELLULE : unité constituant les organismes, et où ont lieu les réactions du
métabolisme*. Elle est limitée par une membrane* et contient un génome*.
Beaucoup de microbes, dont la plupart des bactéries et les levures, ou encore
certaines algues, sont faits d’une cellule unique ; d’autres organismes comme
beaucoup de champignons, les plantes et les animaux comportent de
nombreuses cellules reliées et coordonnées entre elles : ils sont
pluricellulaires.
CELLULOSE : grosse molécule constituée d’un assemblage de petites
molécules de glucose reliées à la queue leu leu, présente dans la paroi* des
cellules des plantes et de nombreuses algues. Elle est souvent digérée par les
animaux grâce à des symbioses* bactériennes.
CHIMIOLITHOTROPHE : bactérie vivant de CHIMIOLITHOTROPHIE, c’est-à-dire
extrayant son énergie de réactions d’oxydation de substances minérales (fer
ferreux, méthane ou hydrogène sulfuré, selon les cas) par de l’oxygène ou un
autre oxydant. Cette énergie est en particulier utilisée pour transformer du
CO2 en sucres, et assure ainsi une nutrition autonome rappelant la
photosynthèse*, mais où la réaction minérale précédente se substitue à la
lumière solaire comme source d’énergie.
CHITINE : molécule de la paroi* des cellules de champignon et de l’enveloppe
corporelle (tégument) des insectes, des arachnides et des crustacés. Elle
correspond à une forme de cellulose* dont les glucoses sont modifiés par un
groupement azoté.
COÉVOLUTION : évolution conjointe de deux espèces (ou plus) liées par une
interaction (parasite ou mutualiste*) où l’une influence l’autre, et vice-versa,
c’est-à-dire où chacune des espèces exerce une pression de sélection sur
l’évolution de l’autre.
COMPÉTITION : type de relation entre organismes de même espèce ou
d’espèces différentes, où un besoin commun (espace, nutriment*, etc.)
entraîne une interaction négative pour les deux espèces en présence. Elle est
parfois renforcée par l’émission de toxines, dont les antibiotiques.
CYANOBACTÉRIES : groupe de bactéries capable de photosynthèse*, qui
peuvent vivre libres ou en symbiose*, par exemple dans certains lichens.
Quelques-unes vivent en endosymbiose* dans les cellules des végétaux où
elles sont devenues la partie de la cellule, appelée plaste*, qui effectue la
photosynthèse.
DOMACIE (ou DOMATIE) : nom donné à une logette qui, dans une plante,
permet d’héberger des arthropodes symbiotiques, acariens ou fourmis selon
les cas. Apparues à de nombreuses reprises dans l’évolution des plantes, les
domacies peuvent être formées sur des feuilles, des tiges, des stipules, etc.
ECTOMYCORHIZE : type de mycorhize* où les filaments du champignon
forment un manchon autour de la racine et s’insinuent entre (mais jamais
dans) les cellules externes de la racine, formant un réseau d’échange
intercellulaire, le réseau de Hartig (les champignons formant ce type de
symbiose* sont des groupes variés d’ascomycètes, comme la truffe, et de
basidiomycètes comme les champignons à lamelles ou à tubes). Présent
plutôt sur des espèces ligneuses des régions tempérées, et parfois tropicales.
ENDOMYCORHIZE : type de mycorhize* où les filaments du champignon sont
peu visibles en surface de la racine et pénètrent en se ramifiant dans certaines
cellules, formant une structure d’échange intracellulaire appelée arbuscule
(les champignons formant ce type de symbiose sont les Gloméromycètes*).
Présent sur 80 % des plantes, dans le monde entier.
ENDOPHYTE : bactérie ou champignon qui vit dans les tissus d’une plante,
sans induire de lésion ni de symptôme externe.
ENDOSYMBIOSE : symbiose* où l’un des partenaires (l’ENDOSYMBIONTE) est
enfermé dans l’autre ; dans cet ouvrage, nous avons limité l’usage de ce
terme au cas où l’un des partenaires est enfermé dans une cellule de l’autre, à
la suite d’une phagocytose*.
ENTÉROTYPE : type de microbiote* intestinal, retrouvé chez des individus de
toutes nationalités, tous sexes et tous âges, et caractérisé par les espèces de
bactéries qui y dominent. On en distingue trois chez l’homme,
respectivement dominés par Prevotella, Bacteroides et Ruminococcus.
ENZYME : protéine qui aide à la réalisation d’une réaction chimique en
augmentant sa vitesse. L’ensemble de la vie cellulaire dépend de telles
protéines pour les réactions du métabolisme* : synthèse d’acides aminés*,
synthèse ou dégradation de molécules complexes, production de l’énergie
cellulaire, etc.
EUCARYOTES : un des trois grands groupes du monde vivant, avec les
Bactéries* et les Archées. Les Eucaryotes peuvent être unicellulaires
(levures, paramécies, algues unicellulaires…) ou pluricellulaires (animaux,
champignons, plantes, algues pluricellulaires…). Ils se caractérisent par des
cellules où l’ADN*, molécule porteuse des gènes*, est situé dans un
compartiment spécial de la cellule, le noyau. Tous ont (ou ont eu) des
mitochondries* ; les plantes et algues, qui sont photosynthétiques, ont
également des plastes*.
FACILITATION : type de relation entre espèces différentes où la présence d’un
partenaire améliore l’installation, la vie ou la survie d’un autre partenaire,
sans que la relation soit nécessaire et sans que le partenaire favorisant en
retire nécessairement un bénéfice en retour (ce n’est donc pas toujours un
mutualisme*).
FERMENTATION : mécanisme biologique qui produit de l’énergie pour une
cellule microbienne en l’absence d’oxygène, en transformant des molécules
du milieu, par exemple le sucre en alcool ou en acide lactique. Produit
souvent des gaz, en particulier du CO2, ou des acides gras volatils.
FIXATION D’AZOTE : mécanisme biochimique connu chez les bactéries
seulement, qui permet de convertir l’azote atmosphérique (N2) en ammonium
grâce à la nitrogénase*, avant de fabriquer des acides aminés*. Il rend la
plante indépendante de la présence d’azote ammoniacal ou nitrique dans le
sol.
GALLE : déformation pathologique d’une plante liée à l’implantation d’un
parasite (insecte, acarien, champignon, bactérie, etc.) qui ne tue pas les tissus
mais induit leur prolifération. Le parasite se nourrit et se protège dans la
structure obtenue.
GÈNE : support de l’information génétique, c’est-à-dire de la capacité des
organismes à mettre en place leurs structures et leurs fonctions,
caractéristiques de l’espèce à laquelle ils se rattachent. Les gènes sont
transmissibles entre générations (par le biais des cellules reproductrices) et
leur support est la molécule d’ADN* de la cellule.
GÉNOME : ensemble des gènes* d’un organisme, porté par l’ADN*.
GLOMÉROMYCÈTES : groupe de champignons du sol formant un type
particulier de mycorhize* (l’endomycorhize*) sur plus de 80 % des espèces
de plantes.
HERBIVORE : animal qui mange des végétaux.
HOLOBIONTE : unité biologique composée de l’hôte (plante ou animal) et de
ses microbes, qui se substitue à la vision plus ancienne de l’organisme isolé.
Voir conclusion de l’ouvrage sur la pertinence du terme.
HORMONE : substance émise dans l’organisme pluricellulaire (végétal ou
animal), qui véhicule un message physiologique, et provoque un changement
de fonctionnement des cellules des organes qui y sont sensibles grâce à la
présence d’un récepteur.
HYDROMINÉRAL : qualifie les ressources exploitées par les plantes dans le sol :
eau et sels minéraux (azote, phosphore, potassium, oligoéléments…).
HYPHE : chez un champignon, nom donné au filament microscopique
(diamètre voisin d’un à dix centièmes de millimètre) qui constitue la partie
végétative et pérenne de l’organisme. Il ne faut pas réduire les champignons
aux structures massives et macroscopiques que nous voyons
en automne : formées d’hyphes assemblés et étroitement liés, elles sont
édifiées transitoirement par certaines espèces pour produire les spores*. La
somme des hyphes forme le mycélium.
IMMUNITÉ, SYSTÈME IMMUNITAIRE : ensemble des mécanismes qui
interviennent dans la défense de l’organisme contre les microbes pathogènes.
Fait de synthèses de molécules de défense et de signaux d’alerte qui
propagent la réponse en cas d’attaque, il comprend aussi chez les animaux
des cellules spécialisées, les lymphocytes*.
INSULINE : hormone* impliquée dans la régulation de la concentration en
sucre (glucose) du sang chez beaucoup d’animaux comme l’homme ; elle
provoque une capture du glucose par les cellules, et diminue donc cette
concentration, souvent en provoquant une mise en réserve dans certaines
cellules.
JANZEN-CONNELL (EFFET) : mécanisme par lequel une espèce favorise le
développement de ses propres pathogènes et finit par s’auto-inhiber en
laissant la place à des espèces concurrentes. Parfois, l’effet Janzen-Connell
est inversé lorsqu’une espèce favorise surtout le développement de ses
propres mutualistes* et s’autofavorise donc.
LIGNINE : dans la paroi* des cellules végétales, grosse molécule faite de
l’assemblage de tannins* reliés entre eux et aux autres composants de la
paroi. Elle rigidifie la paroi cellulaire, engendrant notamment la rigidité du
bois et le port dressé de nombreux végétaux. Sa digestion exige des
enzymes* particulières et n’est réalisée que par certains champignons en
présence d’oxygène.
LYMPHOCYTE : cellules animales qui circulent dans le sang, entre les cellules
du corps et dans la lymphe, et qui ont un rôle dans le système immunitaire*.
Il en existe de nombreux types, dont certains qui produisent des anticorps, et
leur multiplication est souvent stimulée lors de la reconnaissance d’un agent
pathogène.
MA : abréviation pour “millions d’années”.
MEMBRANE : fine pellicule de nature lipidique qui enveloppe les cellules et les
isole de l’extérieur. Au sein de la cellule, des membranes internes délimitent
des compartiments cellulaires : vacuoles, vésicules (par exemple issues de la
phagocytose*), mais aussi plastes* et mitochondries*.
MÉTABOLISME : ensemble des réactions qui font le fonctionnement
biochimique d’un organisme ou d’une cellule et qui lui permettent de mettre
en place ses structures et de remplir ses fonctions vitales ; on appelle
MÉTABOLITES les diverses molécules impliquées. On désigne sous le nom de
MÉTABOLISME ÉNERGÉTIQUE la fraction du métabolisme qui réalise la
production d’énergie chimique directement utilisable pour le fonctionnement
de la cellule (en pratique, c’est la synthèse d’une molécule donneuse
d’énergie appelée ATP).
MICROBIOTE (ou MICROBIOME) : communauté microbienne faite de parasites,
de mutualistes* et de microbes neutres qui vivent dans une partie (ou dans
l’ensemble) d’un organisme pluricellulaire ou d’un milieu quelconque
comme le sol ou une goutte d’eau. On parlait autrefois de microflore.
MITOCHONDRIE : composant cellulaire entouré de deux membranes* où a lieu
la respiration chez les Eucaryotes* et qui libère l’énergie utilisable pour le
fonctionnement cellulaire. La mitochondrie réalise aussi des synthèses de
composés vitaux pour le métabolisme cellulaire. C’est en fait une bactérie*
qui vit en endosymbiose* dans la cellule.
MIXOTROPHIE (adjectif : MIXOTROPHE) : caractère d’un organisme ou d’un
couple symbiotique dont l’alimentation provient à la fois de sa
photosynthèse* et de matière organique du milieu qu’il n’a pas fabriquée lui-
même.
MUTUALISME : type de relation entre espèces différentes bénéfique pour les
partenaires, appelés MUTUALISTES.
MYCORHIZE : organe symbiotique mixte formé par un champignon du sol et
une racine de plante, vital dans la nutrition et la protection des deux
partenaires. On distingue les ectomycorhizes* et les endomycorhizes*.
NÉMATODES : vers invisibles à l’œil nu, du groupe des Ecdysozoaires
(proches des Arthropodes et non des lombrics et autres annélides), abondants
dans les sols par exemple.
NEUROTRANSMETTEUR (ou NEUROMÉDIATEUR) : molécule libérée par un
neurone au niveau d’une synapse* et transmettant le message nerveux à une
cellule musculaire ou glandulaire, ou encore à un autre neurone.
NICHE ÉCOLOGIQUE : ensemble des conditions requises et gamme de leurs
variations tolérées pour la survie des organismes d’une espèce. Ces
paramètres distinguent une espèce des autres qui habitent le même milieu.
NITROGÉNASE : enzyme* bactérienne intolérante à l’oxygène, qui catalyse la
fixation d’azote* (elle convertit N2 en ammonium, en consommant de
l’énergie cellulaire).
NUTRIMENTS : ressources alimentaires qu’un organisme peut faire entrer dans
ses cellules, issues d’une digestion ayant eu lieu à l’extérieur de la cellule ou
bien dans des compartiments internes de celle-ci après phagocytose*.
OLIGOSACCHARIDE : molécule de taille intermédiaire, souvent soluble, formée
par la liaison de plusieurs molécules (2 à 10) de sucres simples que sont par
exemple le fructose ou le glucose. Les oligosaccharides sont donc plus petits
que les polysaccharides*.
PAIRE DE BASES : unité de longueur de la molécule d’ADN*, correspondant à un
acide nucléique (aussi appelé base) dont l’enchaînement forme la molécule
d’ADN. Comme la molécule d’ADN est formée de deux brins juxtaposés,
l’unité de longueur est une paire de bases juxtaposées.
PARASITISME : type de relation entre espèces différentes où l’une exploite
l’autre sans la tuer rapidement (sinon, c’est une prédation*).
PAROI : enveloppe d’épaisseur variable qui protège la cellule et est placée
autour de sa membrane*. Les cellules de champignons, d’algues et de plantes
sont entourées d’une paroi, qui comporte de la cellulose*, voire de la lignine*
chez les plantes et de la chitine* chez beaucoup de champignons.
PATHOGÈNE : organisme parasite qui entraîne une maladie.
PHAGOCYTOSE : mécanisme d’entrée dans une cellule d’une particule
extérieure (par exemple un débris ou une autre cellule) qui n’existe que chez
les Eucaryotes*. La membrane* entourant la cellule se creuse puis se referme
autour de cet élément : celui-ci entre ainsi dans la cellule, entouré d’une
membrane dite “de phagocytose” (ou “de séquestration”) qui dérive de la
membrane cellulaire. Ce processus est souvent alimentaire : une digestion
détruit ensuite la particule internalisée et les nutriments* libérés peuvent alors
diffuser dans la cellule. Dans des cas où aucune digestion n’a lieu, la
phagocytose d’une cellule par une autre peut déboucher sur une
endosymbiose*.
PHOTOSYNTHÈSE : capacité à fabriquer des sucres (et donc à se nourrir) à partir
du CO2 de l’air et de l’eau, grâce à l’énergie lumineuse. Cette dernière est
absorbée par des molécules comme la chlorophylle. La photosynthèse a lieu
dans des bactéries comme les Cyanobactéries* ou dans les plastes* des
algues et des plantes, et conduit à la formation d’un déchet, l’oxygène.
PHOTOSYNTHÉTATS : molécules (sucres comme le saccharose en particulier)
produites par la photosynthèse* dans les parties vertes de la plante, ensuite
distribuées dans l’ensemble de l’organisme.
PLANCTON : ensemble des organismes vivant en suspension dans les eaux
douces, saumâtres ou salées, et déplacés par le mouvement des masses d’eau.
Ces organismes ont parfois une mobilité propre mais elle ne les propulse
qu’au sein de la masse d’eau, et non à plus grande échelle. Le plancton
comporte quelques grands organismes (des algues comme certaines
sargasses) et surtout des myriades de microbes, algues, bactéries, amibes, etc.
PLANTANIMAUX : nom donné parfois (et dans ce livre) aux animaux qui
abritent des algues photosynthétiques dans ou entre leurs cellules ; ils sont
donc en partie au moins nourris par photosynthèse*.
PLASTE : composant cellulaire entouré de deux membranes* qui contient la
chlorophylle et effectue la photosynthèse* chez les végétaux ; c’est en fait
une cyanobactérie* ou une algue qui vit en endosymbiose* dans la cellule. Le
plaste réalise aussi des synthèses de composés vitaux pour le métabolisme*
cellulaire et stocke l’amidon, deux fonctions réalisées dans les cellules des
plantes situées à la lumière mais aussi à l’ombre.
POLYSACCHARIDE : molécule de taille élevée, souvent soluble, formée par la
liaison de plus de 10 molécules de sucres simples que sont par exemple le
fructose ou le glucose. Les polysaccharides sont donc plus gros que les
oligosaccharides*.
POSTGASTRIQUE : chez les animaux comme le cheval, caractérise une
digestion en partie microbienne où les microbes, nourris dans une partie du
tube digestif située en aval de l’estomac, aident à la digestion des molécules
non digérées par l’animal en libérant des enzymes* et/ou en fournissant leurs
produits fermentaires à l’animal. Les microbes se trouvent dans un diverticule
du tube digestif, le cæcum*, et/ou dans l’intestin.
PRÉDATION : type de relation entre espèces différentes où l’une tue l’autre
pour s’en nourrir (c’est une forme extrême de parasitisme*).
PRÉGASTRIQUE : chez les animaux comme la vache, caractérise une digestion
microbienne où les microbes, nourris dans une poche du tube digestif située
en amont de l’estomac, aident à la digestion en libérant des enzymes* et/ou
en fournissant leurs produits fermentaires. À la différence de la digestion
postgastrique*, les microbes sont ensuite pour la plupart digérés au long du
transit digestif.
PROTÉASE : enzyme* qui découpe les protéines et libère les acides aminés*
qui les constituent.
PROTOZOAIRE : organisme unicellulaire eucaryote* se nourrissant de proies ou
de matière organique du milieu. Plusieurs groupes d’organismes très
différents se retrouvent sous cette définition, comme les Ciliés (exemple : la
paramécie), diverses amibes, et des parasites comme les agents du paludisme
ou de la toxoplasmose.
RHIZOSPHÈRE (adjectif : RHIZOSPHÉRIQUE) : portion de sol (dont son
microbiote*) entourant la racine d’une plante, et influencée par la présence de
cette racine et les modifications qu’elle apporte localement.
ROUISSAGE : macération humide favorisant une fermentation microbienne,
utilisée dans la préparation des aliments (manioc) ou de textiles dont les
fibres sont ainsi libérées des autres composants (lin, chanvre, etc.).
RUMEN : poche massive du tube digestif des vaches située entre l’œsophage et
la partie digestive de l’estomac, qui permet le développement de microbes à
partir des végétaux ingérés. Parfois, nom donné au contenu lui-même,
mélangeant microbes, liquides et débris végétaux en fermentation.
SAPROPHYTE : qui se nourrit de matière organique morte tirée du milieu.
SIDÉROPHORES : molécules sécrétées notamment par des bactéries, qui
capturent efficacement le fer du milieu, le rendent mobile avec elles et sont
activement repêchées par les cellules productrices qui en récupèrent le fer :
elles adaptent à des milieux pauvres en fer (certains sols, les fromages…).
SPORE : cellule reproductrice spécialisée, qui peut être disséminée et/ou
attendre en vie ralentie, et germe pour redonner un organisme dans des
conditions favorables.
STÉROÏDES : ensemble de molécules proches chimiquement du cholestérol,
qui servent par exemple d’hormones* ou encore de composants de la
membrane* cellulaire (comme le cholestérol lui-même).
STOMATES : minuscules ouvertures de la surface des feuilles permettant les
échanges gazeux entre l’air et la plante : entrée de CO2 pour la photosynthèse*
et sortie de vapeur d’eau qui permet l’aspiration de la sève brute. La plante
module l’ouverture des stomates en fonction de l’eau disponible dans le sol et
dans l’air ambiant, pour ajuster ses pertes en eau.
SUCCESSION ÉCOLOGIQUE : processus spontané de développement de
communautés (végétales ou microbiennes) dans certains écosystèmes au
cours du temps, en une série de stades successifs marqués par des arrivées
d’espèces et des extinctions d’autres espèces.
SYMBIONTE (ou SYMBIOTE) : organisme partenaire d’une symbiose*.
SYMBIOSE : type de relation entre espèces différentes où les partenaires
coexistent avec, au sens strict utilisé dans cet ouvrage, un bénéfice réciproque
(mutualisme*).
SYNAPSE : dans le système nerveux, zone de contact entre un neurone et une
autre cellule (autre neurone, cellule musculaire ou glandulaire) au niveau de
laquelle le message nerveux est transmis par l’intermédiaire d’un
neurotransmetteur* qui joue le rôle de messager chimique.
SYSTÈME IMMUNITAIRE : voir IMMUNITÉ.
TANNIN (ou TANIN) : molécule phénolique, c’est-à-dire contenant un cycle
benzénique et au moins une fonction alcool liée à ce cycle, présente dans les
végétaux. Les tannins assurent une défense contre les excès de lumière en
captant certaines longueurs d’onde ; ils protègent aussi des pathogènes et des
herbivores grâce à leur capacité à interagir avec les protéines en les
modifiant : ce mécanisme, utilisé dans le tannage des cuirs pour les rendre
plus résistants, a un rôle antibiotique car, en se liant aux enzymes*
microbiennes ou animales, les tannins les empêchent de fonctionner.
VIRUS : organismes qui sont dispersés sous forme inerte (par exemple, ADN*
emballé dans une capsule protéique) et qui ne peuvent vivre qu’en parasitant
une cellule : ils s’y développent soit sans la tuer, soit en s’y multipliant
rapidement et en la tuant finalement. Habituellement non classés parmi les
microbes, certains font partie des symbiontes* peu ou pas visibles des plantes
et des animaux, c’est pourquoi ils sont évoqués ici.
XANTHELLES : nom donné aux algues unicellulaires orangées du groupe des
Dinoflagellés (des composants du plancton*) quand elles vivent en
endosymbiose* dans les cellules d’un eucaryote*.
QUELQUES PISTES
DE LECTURES COMPLÉMENTAIRES

Bapteste, Éric, Conflits intérieurs. Fable scientifique, Éditions


Matériologiques, 2015.
Boullard, Bernard, Guerre et paix dans le règne végétal, Ellipses, 1990.
Coustau, Christine, et Hertel, Olivier, La Malédiction du cloporte et autres
histoires de parasites, Points Seuil, 2010.
Debré, Patrice, L’Homme microbiotique, Odile Jacob, 2015.
Diamond, Jared, De l’inégalité parmi les sociétés, trad. Pierre-Emmanuel
Dauzat, Gallimard NRF, 2000.
Duhoux, Émile, et Nicole, Michel, Associations et interactions chez les
plantes, Dunod, 2004.
Garbaye, Jean, La Symbiose mycorhizienne : une association entre les
plantes et les champignons, Quae, 2013.
Karasov, William H., et del Rio, Carlos M., Physiological Ecology : How
Animals Process Energy, Nutrients, and Toxins, Princeton University
Press, 2007.
Margulis, Lynn, Origin of Eukaryotic Cells, Yale University Press, 1970.
Maynard-Smith, John, et Szathmáry, Eörs, Les Origines de la vie. De la
naissance de la vie à l’origine du langage, trad. et adapt. Nicolas
Chevassus-au-Louis, Dunod, 2000.
Montel, Marie-Christine, Bonnemaire, Joseph, et Béranger, Claude, Les
Fermentations au service des produits de terroir, INRA Éditions, 2005.
Perru, Olivier, De la société à la symbiose. Une histoire des découvertes sur
les associations chez les êtres vivants. Vol. 1 : 1860-1930, Vrin, 2003. Vol.
2 : 1920-1970, Vrin, 2007.
Sapp, Jan, Evolution by Association : A History of Symbiosis, Oxford
University Press, 1994.
Selosse, Marc-André, La Symbiose : structures et fonctions, rôle écologique
et évolutif, Vuibert, 2000.
Suty, Lydie, Les Végétaux : des symbioses pour mieux vivre, Quae, 2015.
Tamang, Jyoti P., et Kailasapathy, Kasipathy, Fermented Foods and
Beverages of the World, CRC Press, Taylor & Francis, 2010.
L’AUTEUR

Marc-André Selosse est professeur du Muséum national d’histoire naturelle,


où il dirige l’équipe “Interactions et évolution végétale et fongique” au sein
de l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB, UMR 7205). Il est
aussi professeur invité à l’université de Gdańsk (Pologne), où il dirige le
Laboratory of Ecology and Evolution of Plant Symbiosis, et à l’Université
fédérale de Viçosa (Brésil). Ses recherches portent sur l’écologie et
l’évolution des associations à bénéfices mutuels (symbioses). Mycologue et
botaniste, il travaille en particulier sur les symbioses mycorhiziennes qui
unissent des champignons du sol aux racines des plantes. Avec ses
collaborateurs, il s’intéresse à la diversité spécifique et génétique des
champignons impliqués (en particulier la truffe) ; il travaille sur l’évolution
de ces symbioses et de leur fonctionnement, notamment chez les orchidées.
Ses terrains d’étude se trouvent en milieux tropicaux et tempérés.
Il enseigne dans diverses formations universitaires en France et à
l’étranger, et en particulier à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
Convaincu du rôle sociétal de l’enseignement des sciences de la nature, il
contribue depuis vingt ans à diverses formations, initiales ou continues,
d’enseignants de SVT et il dirige, pour le Muséum, la préparation à
l’agrégation de SVT Paris-Sud/ENS/Muséum. Naturaliste de terrain, il enseigne
autant que possible en extérieur ; ses enseignements portent sur la plante, les
microbes, l’écologie et l’évolution. Membre correspondant de l’Académie
d’agriculture de France et président de la Société botanique de France, il est
éditeur de trois revues scientifiques internationales (Symbiosis, New
Phytologist et Botany Letters).
Il est éditeur de la revue de vulgarisation Espèces, et très actif en
vulgarisation par des conférences, des vidéos, des documentaires, et des
articles. Il a publié plus de 130 articles de recherche et autant d’articles de
vulgarisation, tous librement téléchargeables en ligne sur le site de son équipe
de recherche parisienne (http://isyeb.mnhn.fr/Marc-Andre-SELOSSE).
REMERCIEMENTS

Merci à Bernard Boullard, Francis Hallé, Jean-Marie Pelt pour de très riches discussions,
leur exemple et leurs encouragements.
Merci à Catherine Allais, Ann Andersen, René Baly, Arielle Bony, Cécile Breton,
Christine Dabonneville, Aurélie Denis, Gérard Duvallet, Vanya Emelianoff, Géraldine
Fleurance, François Lallier, Getty Magdelaine, Christophe Monnet, Samuel Rebulard, et
surtout Aïté Bresson et Annie et Claude Selosse, eux grâce à qui j’étais moins… seul en
écrivant ce livre.
Merci à mes collaborateurs du Muséum (en particulier Conrado, Félix, Josie, Laure,
Philippe et tout le secrétariat de l’unité !) et de l’université de Gdańsk (dont Alicja,
Alzbeta, Julita et Michał) dont le travail et le soutien m’ont aidé à libérer le temps d’écrire
ce livre.
Merci enfin à tous les collègues chercheurs dont les travaux ont enrichi ces pages, et
aussi à tous ceux dont les impôts ont permis les recherches qu’elles évoquent.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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