Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
DU MÊME AUTEUR
JAMAIS SEUL
ACTES SUD
Cet essai,
à Alicja, qui colorie le monde,
à mes parents, qui me l’ont offert,
et à tous ceux qui aiment à le comprendre.
INTRODUCTION
PRÉLUDE TARDIF :
SYMBIOSE ET MUTUALISME
– ET SURTOUT DES MICROBES
Cet ouvrage décrit comment les animaux, mais aussi les plantes, sont
intimement construits par les microbes qui les habitent, et les aident à
accomplir des fonctions variées et souvent vitales – et donc comment les plus
gros organismes ne sont jamais seuls, mais fourmillent de microbes utiles.
Cette controverse sur les lichens a fait émerger le concept de la vie conjointe
d’espèces distinctes. Le premier à le formaliser est un biologiste allemand,
Albert Frank (1839-1900), qui propose le terme de Symbiotismus dans un
article de 1877 pour désigner l’association de l’algue et du champignon dans
le lichen. En 1879, le mot prend son envol sous sa forme actuelle de
“symbiose” grâce à Anton de Bary (qui ne cite d’ailleurs pas son compatriote
Frank… alors qu’il n’y a sans doute pas qu’une coïncidence entre ces deux
mots !). De Bary (1831-1888) est un très grand microbiologiste allemand, un
peu injustement ignoré des Français : c’est sans doute une séquelle lointaine
de la haine franco-allemande qui régna jusqu’à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, chacun ignorant ou niant vainement la valeur du voisin. De Bary
est auréolé du prestige de ses précédentes découvertes, comme la
démonstration que le mildiou de la pomme de terre est une maladie due à un
champignon. Lors d’une conférence à la réunion de 1878 des naturalistes
allemands (à Strasbourg, alors allemande et où de Bary enseigne), il prononce
une conférence sur Le Phénomène de la symbiose (Die Erscheinung der
Symbiose). Il en publie le texte en 1879, en allemand puis en français dans la
Revue internationale des sciences, reprenant plusieurs exemples dont celui
des lichens. Il y définit la symbiose comme “la vie ensemble d’organismes de
noms [donc d’espèces] différent[e]s”, conformément à l’étymologie, du grec
sun, avec, et bios, vie. Les partenaires de ce vivre-ensemble sont appelés des
“symbiontes”.
Cette définition désigne une coexistence durable entre espèces, durant tout
ou partie de la vie des symbiontes, quels que soient les échanges entre eux.
De Bary et Schwendener considéraient d’ailleurs que les algues étaient
probablement parasitées par le champignon au sein des lichens ; de Bary écrit
que “l’exemple le plus connu et le plus parfait de symbiose est le parasitisme
complet, c’est-à-dire l’état dans lequel un animal ou une plante naît, vit et
meurt sur ou dans un organisme appartenant à une autre espèce”. En ce
premier sens, qui ne sera pas celui retenu dans cet ouvrage, la symbiose est
une coexistence, quel qu’en soit l’effet, positif ou négatif, sur les partenaires.
Car cet ouvrage veut avant tout s’émerveiller des richesses du monde
microbien et des interactions entre les êtres vivants. Laissez-vous à présent
conter ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les
civilisations, et leur offrent de n’être jamais seuls…
CHAPITRE PREMIER
Où, en plantant des pins sous les tropiques, on découvre des champignons sur leurs
racines, puis, à bien regarder, des champignons en tous lieux dans toutes les plantes ;
où l’on voit certains champignons tisser un organe mixte sur les racines des plantes,
qui sert à l’alimentation respective des deux partenaires… et comment plante et
champignon en dépendent tous deux vitalement ; où les champignons peuvent mettre
les plantes en réseau, et où ces réseaux nourrissent de fantomatiques plantes sans
chlorophylle. Et comment, finalement, les plantes, aux racines microbiennes, abordent
et exploitent le sol par le truchement de champignons…
Les champignons associés aux racines des plantes furent découverts un peu
plus tard que ceux responsables des maladies végétales, reconnus quant à eux
dès le milieu du XIXe siècle. Ces champignons des racines appartiennent à
deux grands groupes, qui contractent des associations un peu différentes par
la forme.
Le premier type qui fut découvert n’est présent que localement sous les
tropiques, mais fréquent sur les arbres des régions tempérées. C’est lui qui
manquait aux pins tropicaux. Ce type d’association fait intervenir des
champignons connus des promeneurs en forêt : deux tiers des espèces que
nous voyons former leurs spores en forêt en font partie. Les protagonistes
appartiennent à plusieurs milliers d’espèces, rattachées à différentes lignées
de deux groupes : les Ascomycètes, dont la truffe par exemple, et les
Basidiomycètes, dont bien des champignons à tubes et à lamelles, ou les
girolles. On doit la découverte de ce type d’association à Albert Frank, ce
biologiste allemand cité plus haut pour son approche des lichens et la création
du mot Symbiotismus. Frank avait été sollicité par le ministre de l’Agriculture
de Prusse pour découvrir l’origine, alors encore mystérieuse, des truffes. Il lui
fallait en particulier comprendre leur lien aux arbres, chênes ou noisetiers
notamment, sous lesquels on trouve toujours les truffes. Ce lien, c’est cette
association étroite aux racines que nous évoquions, car la truffe est l’un de
ces discrets alliés du sol, vitaux pour les arbres. Frank découvrit et décrivit
dans un article de 1885 les racines colonisées par des champignons, en une
association étroite présente en abondance sur les systèmes racinaires d’arbres
qu’il avait observés.
Le champignon enveloppe l’extrémité des racines avec ses hyphes, très
serrés, formant comme une chaussette. La racine se déforme souvent, en se
ramifiant sous l’effet de la présence du champignon, notamment parce que
celui-ci émet des analogues d’une hormone végétale, l’auxine, qui
provoquent la ramification racinaire. Chez les pins, les racines, qui ont
habituellement une croissance rectiligne et se ramifient secondairement en
deçà de la pointe de la racine, perdent cette allure : elles se ramifient par
dichotomie, en se fendant régulièrement en deux en Y, mimant de petits
cœurs ! La racine prolifère et multiplie donc les contacts avec le champignon
qui, quant à lui, pénètre entre les cellules les plus externes de la racine, les
décollant entre elles et formant un réseau intercellulaire.
On observe donc un très fin tissage entre les cellules des deux partenaires,
en une structure qui n’est ni seulement une racine, ni seulement du
champignon, mais une véritable chimère. Frank créa pour désigner ces
structures mixtes le mot “mycorhize”, qui associe les étymologies grecques
mukes, champignon, et rhiza, racine, tout comme l’anatomie des mycorhizes
mélange ces deux partenaires. Frank fait d’ailleurs remarquer qu’un autre
forestier, Theodor Hartig (1805-1880), avait dessiné une mycorhize dès 1840,
mais sans soupçonner qu’un champignon formait une partie de la structure :
la continuité et l’intrication sont telles que Hartig pensait que les hyphes
étaient des structures d’origine racinaire ! D’ailleurs, le réseau d’hyphes entre
les cellules de la racine, qu’il avait dessiné sans le comprendre, porte
aujourd’hui encore le nom de “réseau de Hartig”. Ce que Frank ne mentionne
pas, c’est qu’une autre petite plante, le monotrope (sur laquelle nous
reviendrons dans ce chapitre), avait attiré l’attention sur une association
mycorhizienne très voisine : vers 1841-1842, on remarqua de fins filaments
dont le naturaliste anglais Thomas Rylands (1818-1900) montra finalement
que c’étaient des hyphes de champignon colonisant la racine, mais… “sans
rôle essentiel” selon lui.
Frank soupçonne que ces champignons se nourrissent de l’arbre. Mais,
comme toutes les racines sont colonisées sans préjudice apparent, il infère
que les deux partenaires vivent “en assistance réciproque, sans se nuire”.
Frank pensait intuitivement en termes de mutualisme, même s’il n’utilisait
pas ce mot. Ce que suggèrent les pins sous les tropiques, c’est que cette
assistance est vitale. Ce type de mycorhize, où le champignon est
abondamment présent sur la racine, qu’il colonise entre les cellules
seulement, est maintenant appelé ectomycorhize (du grec ecto, dessus). Mais
cette symbiose mycorhizienne ne se limite pas aux arbres des régions
tempérées, loin s’en faut, comme le montre le second type de mycorhizes.
Alors que Frank, visionnaire, s’éteint à Berlin sans que sa découverte ait été
vue autrement que comme une curiosité, le mycologue français Pierre-
Augustin Dangeard (1862-1947) est appelé par l’Administration forestière, en
France cette fois, à déterminer l’origine d’un dépérissement de peupliers près
de Poitiers, entre 1896 et 1900. Outre les ectomycorhizes découvertes par
Frank, il observe un champignon qui pénètre dans les cellules de la racine,
qu’il décrit sous le nom de Rhizophagus populinus (mot à mot, le “mangeur-
de-racine du peuplier”), et qu’il considère comme un possible parasite
causant le dépérissement. S’il avait étudié les racines des arbres sains ou
d’autres plantes alentour, il aurait découvert que de semblables champignons
s’y développent aussi, sans aucun dommage…
Dangeard rapportait alors, pour la première fois, l’observation du second
type de mycorhize, qui est le plus universel. Absent sur la plupart des arbres
de chez nous, il est présent sur plus de 80 % des plantes, dans nos régions et
toutes les autres, dont les tropiques. Des arbres et des arbustes tropicaux,
mais aussi la majorité des plantes sans bois, les herbacées, prennent part à
cette association. Dans ce cas, le champignon n’est guère visible de
l’extérieur : il pénètre directement dans la racine où il développe entre les
cellules des hyphes en petit nombre, qui ne sont visibles qu’au microscope
après une coloration spécifique. Par endroits, ces hyphes se renflent en
vésicules où le champignon stocke ses réserves (il y a souvent une grosse
goutte de lipides dedans). Dans certaines cellules de la racine, les hyphes
entrent et, à partir du point de pénétration, se ramifient finement dans la
cellule, en de délicates structures appelées arbuscules tant elles rappellent, au
microscope, des arbustes ! Comme le développement de l’arbuscule se fait en
repoussant la membrane qui entoure la cellule en-dedans de sa paroi, celle-ci
reste vivante : habitée mais vivante. Ces arbuscules forment donc un tissage
biologique au cœur même de certaines cellules racinaires…
Dans ce type de mycorhize, le champignon est présent plus au sein des
racines qu’en surface et il pénètre au cœur de certaines cellules racinaires :
les cellules colonisées par les arbuscules sont l’équivalent, en termes de
contact entre partenaires, du réseau de Hartig, absent en ce cas. On parle donc
d’endomycorhize (du grec endo, dedans). L’identité exacte des champignons
impliqués est restée controversée jusqu’aux années 1980. Leur étude est
compliquée parce qu’on ne sait pas les cultiver seuls, et qu’on ne les voit
jamais à la surface du sol : contrairement aux champignons
ectomycorhiziens, les champignons des endomycorhizes forment leurs spores
discrètement, isolées ou assemblées en minuscules groupes, dans le sol. On
ne sait trop comment elles se dispersent (peut-être propagées par des
insectes ?), mais elles sont partout. En tamisant un sol, on peut facilement
recueillir une fraction enrichie de ces grosses spores mesurant
de 0,1 à 0,4 millimètre, étonnantes par leur abondance et leur diversité de
taille et de couleur. Le groupe de champignons impliqué diffère de ceux
formant les ectomycorhizes : ce sont les Gloméromycètes, un groupe assez
mal connu qui ne vit que dans cette niche écologique, et jamais sans racine.
On dit qu’il contient quelques centaines d’espèces seulement mais, comme
elles sont difficiles à décrire… on n’en a aucune assurance.
L’écrasante majorité des “racines” que vous avez vues dans votre vie
étaient, à votre insu, des endomycorhizes ! En sorte que des espèces
différentes de champignons et de plantes ont mis en place, indépendamment
dans l’évolution, une interaction au niveau des racines dont l’anatomie,
ecto- ou endomycorhizienne, permet une coexistence intriquée des
partenaires. Mais avec quels effets pour ceux-ci ?
L’image d’une plante associée à un champignon sous-tend les travaux qui ont
permis de comprendre le fonctionnement des mycorhizes en laboratoire, en
étudiant un couple symbiotique cultivé en conditions contrôlées. Mais une
approche plus écologique est plus récemment venue compliquer notre vision.
En effet, les méthodes de la biologie moléculaire permettent à présent
d’identifier les espèces de champignons présentes sur les racines grâce à leur
ADN, en comparant leurs gènes à ceux de banques de données de référence –
alors que la morphologie de la mycorhize, elle, ne permet généralement pas
d’identifier le champignon. Bien plus, d’autres méthodes peuvent distinguer
entre eux des individus différents au sein d’une espèce donnée, grâce à des
portions de l’ADN qui varient d’un individu à l’autre – des méthodes par
exemple utilisées par la police scientifique sur l’homme.
Étudions la répartition, dans une pinède américaine, des individus d’un
champignon du genre Rhizopogon, des mycorhiziens du pin, en collectant les
ectomycorhizes dans le sol. Le typage génétique du champignon révèle qu’un
individu de cette espèce occupe en moyenne une surface de 1 à 10 mètres de
diamètre, dont il colonise le sol de ses hyphes. Chaque individu forme des
ectomycorhizes sur les racines d’une dizaine de pins voisins en moyenne (et
jusqu’à une vingtaine de pins différents pour un seul individu). Ce résultat est
potentiellement généralisable aux différentes espèces de champignons
présentes : or, en différents points de son système racinaire, un arbre
s’associe jusqu’à plusieurs centaines d’espèces de champignons ! Chacun de
ces champignons établit donc, au gré de la croissance de ses hyphes, des
symbioses avec plusieurs plantes de la même espèce qu’il relie en réseau… et
bien plus.
En effet, les champignons mycorhiziens sont rarement spécifiques, malgré
quelques exceptions pour les ectomycorhizes (comme le lactaire délicieux qui
affectionne les pins, ou les espèces de bolets raboteux du genre Leccinum,
chacune associée à son arbre préféré : chêne, bouleau ou peuplier). La règle
dans l’association mycorhizienne est au généralisme, où un champignon peut
coloniser différentes espèces de plantes, et vice-versa. Même la truffe noire,
réputée associée aux chênes, apprécie en fait aussi les noisetiers et les hêtres,
voire les pins : il lui faut juste un sol calcaire. Dans la forêt corse du Fango
par exemple, des collègues et moi-même avions identifié les champignons
ectomycorhiziens, là où n’existaient que deux espèces hôtes, des arbousiers et
des chênes verts. La diversité des champignons identifiés sur les racines (plus
de 500 espèces) y fait mentir la monotonie végétale de surface… De plus,
70 % des racines échantillonnées étaient colonisées par des espèces de
champignons formant des ectomycorhizes sur les deux hôtes ! Ainsi des
plantes voisines, même d’espèces différentes, partagent-elles une partie de
leurs symbiontes mycorhiziens…
La symbiose mycorhizienne est donc plutôt un réseau : des champignons
colonisent des plantes voisines, de même espèce ou d’espèces différentes, et
les relient indirectement ; de leur côté, les plantes sont mycorhizées par des
champignons différents, de même espèce ou d’espèces différentes, et relient
indirectement ces champignons entre eux. Nous avons pris des exemples
ectomycorhiziens, mais la même règle s’applique aux endomycorhizes
formées par les Gloméromycètes : le sol fourmille de réseaux.
POUR CONCLURE…
La plupart des plantes ne sont donc jamais seules. Elles ont vitalement besoin
de champignons du sol pour les nourrir, qui eux aussi dépendent de leurs
hôtes végétaux : même grandes, même avec des croissances vigoureuses,
90 % des plantes dépendent de champignons, en véritables colosses (à
l’échelle des hyphes de champignons) aux racines microbiennes.
L’association forme un organe mixte, la mycorhize, où l’un des partenaires
est souvent trop petit pour qu’on le remarque ; de plus, tout cela se passe sous
la surface du sol, loin du regard. Interaction avec un microbe minuscule,
opacité du sol : l’existence des mycorhizes n’émergea donc que tardivement
dans l’histoire des sciences…
Les quelques pratiques qui utilisent les mycorhizes démontrent l’aspect
mutualiste de l’interaction, car elles permettent de favoriser tant les
champignons que les plantes. On y a recours pour produire certains
champignons comestibles pour lesquels la mycorhize est incontournable :
aujourd’hui, les pépiniéristes vendent des plants d’arbres inoculés par
exemple par des lactaires délicieux, des amanites des Césars, ou par des
truffes. Le sol de la pépinière a reçu des hyphes de ces champignons,
précultivés in vitro, après une désinfection qui leur donne l’avantage
compétitif du premier arrivé ; bien que la survie du champignon ne soit pas
toujours assurée lors de la transplantation, sa présence ultérieure est ainsi
rendue plus probable. Plus de 80 % de la production actuelle de truffes
provient d’arbres inoculés. Réciproquement, on peut améliorer la croissance
des plantes : c’est le cas par exemple d’un résineux, le douglas (Pseudotsuga
menziesii), très utilisé en reboisement de terres agricoles dont les sols sont,
bien sûr, pauvres en ectomycorhiziens. Les plants inoculés par un laccaire
(Laccaria bicolor) poussent plus vite en pépinière (on gagne jusqu’à une
année sur les trois nécessaires à la production de plants commercialisables),
résistent mieux au stress de transplantation et peuvent produire jusqu’à 60 %
de bois en plus au bout de dix ans ! Mais aujourd’hui encore, héritiers d’un
passé qui ne voyait pas les mycorhizes, nous ne tenons guère compte de cette
symbiose en agriculture : nous y reviendrons au chapitre X…
La mycorhize est donc un net exemple de symbiose, où les deux
partenaires coexistent à bénéfices réciproques. Bien sûr, tous les couples ne
sont pas idéaux : on compte que 15 % au moins des combinaisons
plante/champignon réduisent la croissance de la plante, sans doute parce que
le coût en molécules carbonées n’est pas contrebalancé, dans ces cas-là, par
un apport suffisant du champignon (le chapitre X nous montrera aussi
comment les partenaires évitent de se fourvoyer dans de telles associations
délétères). Mais, la plupart du temps, une complémentarité nutritionnelle
entre partenaires explique un fonctionnement en “auberge espagnole”, où
chacun complète l’autre : la plante produit des molécules carbonées tandis
que le champignon explore le milieu où il prélève des ressources en eau et en
sels minéraux, les ressources hydrominérales. La mycorhize nous révèle une
interaction à première vue trophique, mais nous envisagerons dans la suite de
l’ouvrage que cette symbiose peut être protectrice aussi (au chapitre II) et
qu’elle modifie les partenaires et les écosystèmes terrestres (au chapitre III).
Venons-en donc à un autre aspect de la biologie des plantes, que nous
avons nourries par les mycorhizes… si bien qu’elles peuvent à présent exciter
l’appétit et la convoitise de multiples parasites ou de divers herbivores.
Comment protègent-elles la biomasse qu’elles accumulent ? Là encore, la
symbiose joue sa partition, non seulement par les mycorhizes mais aussi avec
d’autres symbioses, dans divers organes, que nous allons découvrir à présent.
CHAPITRE II
Où, en plantant de l’herbe pour les vaches, on introduit une symbiose envahissante ;
où tout un monde microscopique protège tiges, feuilles et racines, contre les
pathogènes mais aussi contre les stress physico-chimiques ; où des microbes jouent
subtilement avec le système immunitaire des plantes ; où les microbes se font acteurs
du développement et de multiples traits du végétal ; où l’on ne verra plus la forme
d’un arbre sans y deviner des microbes ! Et comment, finalement, les microbes, au-
delà des effets pathogènes de certains d’entre eux, assurent la santé et le
développement des plantes…
Les pathogènes du sol sont la seconde grande menace pour les racines : mais,
là encore, les mycorhizes veillent. Les plantes mycorhizées résistent mieux
aux bactéries ou aux champignons pathogènes du sol que des plantes
expérimentalement privées de mycorhizes. Un effet d’écran joue bien sûr
dans le cas des ectomycorhizes, mais d’autres mécanismes entrent en jeu,
valables aussi pour les endomycorhizes. Les champignons mycorhiziens
entrent en compétition pour la matière organique ou les ressources
hydrominérales avec les organismes qui s’aventurent près de la racine : or, ils
sont aidés dans cette compétition par les apports nutritifs que la plante leur
prodigue directement. De plus, ils produisent parfois des substances
antibiotiques. Le lecteur connaît peut-être les lactaires, ces champignons
ectomycorhiziens qui doivent leur nom au fait qu’un jus perle à la cassure, en
larmes semblables à du lait. Certains hyphes spécialisés accumulent en effet
ce jus riche en tannins et en terpènes, qui rend d’ailleurs certaines espèces
inconsommables, voire toxiques : sous pression, le jus s’exsude à la moindre
blessure. Parmi les filaments de champignons serrés autour de la racine, on
retrouve justement ces hyphes spécialisés : en cas de rupture, à la suite de la
morsure d’un petit animal du sol ou d’une attaque microbienne, le jus toxique
se répand et protège la mycorhize.
Les mycorhizes peuvent aussi faire rayonner les défenses propres de la
plante : les hyphes facilitent le passage dans le sol (dans les hyphes ou à leur
surface, on ne sait encore trop) de molécules toxiques produites par les
plantes, qui se distribuent ainsi jusqu’à une dizaine de centimètres de la
racine. Au total, la symbiose mycorhizienne protège donc aussi bien des
toxiques du sol que des pathogènes. Mais, foin de champignons, venons-en à
d’autres protecteurs de la racine : voilà qu’entrent en scène les bactéries !
Le piétin-échaudage du blé et de l’orge est une maladie redoutée des
agriculteurs qui sèment plusieurs années de suite la même céréale, mais que
des bactéries peuvent vaincre. Au cours des récoltes successives, les maladies
du blé ou de l’orge s’accumulent dans le sol, comme le piétin-échaudage : le
bas de la tige noircit, la plante jaunit et les épis blanchissent, desséchés et
vides, entraînant jusqu’à 50 % de pertes de rendement. Le champignon
causant la maladie (Gaeumannomyces graminis var. tritici) colonise le
système racinaire qu’il tue pour s’en nourrir. Les racines présentent de
nombreuses nécroses noires bloquant la montée de la sève des racines et
l’alimentation en eau. Le champignon survit à l’hiver sur les fragments morts
des racines de l’année précédente ; chaque année, les atteintes s’amplifient
car la charge pathogène du sol augmente… Mais paradoxalement, si l’on
persiste à semer la céréale, on observe bientôt une atténuation de l’intensité
des symptômes, qui peuvent s’annuler au bout de trois à quatre ans. Que
s’est-il passé ? Les agronomes des années 1980 remarquèrent que cette
atténuation des symptômes disparaissait si on stérilisait le sol ; d’autre part,
l’ajout de 1 à 10 % de sol atténuant la maladie à un sol où la maladie flambait
suffisait à faire régresser les symptômes. Il y avait donc là quelque chose de
vivant, qu’on pouvait inoculer.
On connaît maintenant les bactéries du sol dont la multiplication
progressive atténue le piétin-échaudage : ce sont des Pseudomonas qui, dans
l’environnement racinaire, mènent une guerre chimique pour défendre leurs
ressources, car ils vivent de débris et de molécules issues des racines
vivantes. Les pseudomonas protègent la racine de leurs compétiteurs en
produisant un antibiotique, le 2,4-diacétylphloroglucinol, très efficace contre
l’agent du piétin-échaudage. Leur passage à l’action demande néanmoins
quelque temps, car les bactéries ne produisent cet antibiotique que quand
elles sont en grande densité. Ce système obéit au même mécanisme et à la
même logique que celui qui régulait la luminescence des bactéries des
calmars nocturnes dans l’introduction de cet ouvrage : cela évite une
production qui serait inutile si les bactéries étaient en densité réduite, car
alors l’antibiotique n’atteindrait pas une concentration efficace. Les bactéries
peuvent se “compter” car elles émettent chacune une molécule indicatrice,
une homo-sérine-lactone, dont la concentration reflète donc le nombre de
bactéries. Quand cette concentration atteint un certain seuil, indicateur d’une
grande densité de population, elle déclenche la production du 2,4-
diacétylphloroglucinol. Aussi l’atténuation du pathogène exige-t-elle, pour se
mettre en place, le temps que les pseudomonas s’installent en une multitude
suffisante.
Aujourd’hui, certaines formulations commerciales utilisent des
pseudomonas producteurs d’antibiotiques, comme Pseudomonas
chlororaphis, à ajouter aux graines lors du semis. Plus récemment, des
atténuations de pathogènes liées à des changements bactériens du sol ont été
mises en évidence face à d’autres pathogènes, comme dans des sols des Pays-
Bas qui, après de grosses attaques de Rhizoctonia solani sur des betteraves
sucrières, sont au contraire devenus protecteurs au début des années 2000.
Chaque fois, une symbiose protectrice s’établit, où des microbes protègent les
racines, tandis que celles-ci leur apportent des ressources nutritives.
DES MICROBES PROTECTEURS PLEIN LA RHIZOSPHÈRE
POUR CONCLURE…
Les plantes ne sont jamais seules, et ceci conditionne leur nutrition, leur
santé, et l’ensemble de leur développement. Champignons, bactéries,
acariens… entourent la plante, dans la rhizosphère ou sur la feuille, et
pénètrent parfois plus intimement en elle, en mycorhiziens ou en endophytes.
De nombreux virus l’infectent aussi, même sans symptômes visibles : leur
identification commence seulement, mais on en connaît déjà qui protègent
certaines plantes de la sécheresse ou du froid… À l’inverse de l’animal, la
plante est très ouverte sur le milieu, en raison de son contact direct et fixe
avec le sol, et de ses stomates ouverts sur l’air ambiant. Ainsi la plante est-
elle “farcie” d’endophytes, au cœur même de ses tissus, entre ses cellules, ce
qui constitue une différence majeure avec les animaux (dont nous verrons que
leur colonisation, également intense, est régionalisée et limitée à certaines
cavités et à leur surface). Un tissu de plante saine
contient 10 000 à 100 millions de bactéries par gramme ; c’est 100 fois moins
que la rhizosphère, mais cela représente déjà une belle entorse à la solitude.
Ce cortège complexe et divers, que nous avons nommé microbiote,
contribue à protéger la plante, soit directement par ses activités antibiotiques
ou en concurrençant les pathogènes, soit indirectement en modifiant le
système immunitaire de la plante. Plus généralement, il contribue à la forme
de la plante et à la modulation de nombreuses fonctions, nutritives,
défensives ou reproductives. Cette omniprésence au sein de toutes les
fonctions est apparue récemment, dans un champ de recherche qui s’était
longtemps plus concentré sur les rôles protecteurs et nourriciers du
microbiote (c’est pourquoi ce chapitre a décrit le rôle des microbes surtout au
travers de la protection). Comme il prélève une partie de son alimentation sur
la plante, ce microbiote vit bien en symbiose, mais celle-ci implique plus que
des échanges nutritionnels. Assez souvent aussi, comme dans le cas de la
mycorhize, les liens nutritionnels et la protection sont deux facettes d’une
même interaction.
Même ces microbes sont protégés par plus petits qu’eux ! La capacité des
Curvularia à protéger les graminées de Yellowstone des bouffées de chaleur
repose… sur la présence d’un virus dans leurs propres cellules : lorsque le
champignon est privé de ce virus, il ne protège plus de la chaleur, sans qu’on
sache trop pourquoi. Nous verrons au chapitre XI que des virus ou des
bactéries intracellulaires aident des microbes unicellulaires à éliminer leurs
concurrents. Ainsi l’histoire symbiotique où des petits protègent les grands (à
leur mesure) se répète-t-elle à toutes les échelles.
Il y a comme un paradoxe à découvrir que les microbes, autrefois chargés
de pouvoirs pathogènes et de tous les maux, sont vitalement actifs au cœur de
la santé et du bon développement végétal. Nous reviendrons sur ce paradoxe
dans le cas de l’homme aux chapitres VII et VIII, mais on entrevoit déjà qu’un
organisme en bonne santé est nécessairement colonisé par des microbes. Et
ceux qui gèrent les écosystèmes peuvent à la fois trouver des appuis
microbiens (par exemple avec les mycorhizes ou les agents d’élagage), mais
aussi payer très cher leur négligence de la présence microbienne (comme
dans le choix de Kentucky 31).
Ce que suggèrent enfin ces exemples, c’est que les partenaires se trouvent
modifiés par la symbiose. Nous allons étendre à présent le champ de cette
idée, en envisageant qu’il y a en fait plus dans le couple symbiotique que ce
qu’y apporte chacun des partenaires.
CHAPITRE III
1+1>2:
DE LA SYMBIOSE
COMME MOTEUR D’INNOVATION
Où des bactéries et des plantes inventent ensemble une source d’azote ; où la symbiose
crée de nouvelles structures et de nouvelles fonctions ; où l’on est plus que son
génome ne le promet ; où l’innovation par la symbiose s’étend à l’apparition de
nouveaux écosystèmes comme… les écosystèmes terrestres ! Où une symbiose invente
le feu et joue avec le temps qu’il fait. Et comment, finalement, la symbiose permet
parfois une complexification du vivant… et pourquoi un génome ne suffit pas à faire
un organisme.
DE L’AZOTE SORTI DE NULLE PART ?
L’homme a adopté des légumineuses (la famille des Fabacées comme le pois
ou le trèfle) pour son alimentation chaque fois qu’a été inventée
l’agriculture : en effet, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devinrent
agriculteurs à plusieurs reprises indépendantes dans l’histoire de l’humanité.
Mais jamais sans légumineuse ! En Chine, c’est le soja (Glycine max) ; en
Inde, le pois chiche (Cicer arietinum) ; dans le Croissant Fertile (et, de là,
dans l’Europe médiévale qui a hérité de cette agriculture), les pois (Pisum
sativum), les lentilles (Lens culinaris) et les fèves (Vicia faba) ; en Amérique,
les haricots (Phaseolus vulgaris), adoptés en Europe après les “grandes
découvertes”, et la cacahuète (Arachis hypogaea) ; en Afrique, diverses
variétés de dolique (Vigna unguiculata). Les légumineuses cultivées pour
leurs graines occupent une surface de 78 millions d’hectares à l’échelle
globale, qui produisent près de 70 millions de tonnes de graines par an.
D’autres espèces de légumineuses sont plantées afin d’améliorer les sols
ou la valeur des pâturages, comme le trèfle, la luzerne ou le sainfoin chez
nous : ces pratiques-là sont aussi apparues à plusieurs reprises, par exemple
chez les Romains, les Chinois et les Incas, qui utilisèrent indépendamment
ces plantes que nous appelons à présent des “engrais verts”. Columelle, un
agronome romain du Ier siècle (4-70), recommande “de planter la plus grande
quantité de cytise [une légumineuse arbustive] que l’on pourra, parce que cet
arbrisseau est très utile […] aux bœufs et à toutes sortes de bestiaux, parce
qu’il les engraisse en peu de temps et qu’il donne beaucoup de lait aux brebis
[…]. D’ailleurs il prend très promptement en toutes sortes de terres, même
dans les plus maigres”. De l’agriculture à l’alimentation, même en sols
pauvres, empiriquement, la sagesse populaire a partout admis la vertu des
engrais verts.
On sait maintenant que c’est l’azote qu’ils apportent qui en fait des engrais
verts – et pour cette raison, on les plante dans les jachères. Cette capacité à se
satisfaire d’un sol pauvre en azote leur permet aussi de pousser en toutes
conditions, et ce sont les protéines abondantes des Légumineuses qui les
rendent si nourrissantes pour l’homme comme pour le bétail. D’ailleurs, on
appelle “protéagineuses” les espèces produisant des graines alimentaires, en
raison de leur richesse en protéines. Les marins d’autrefois le savaient, qui
ajoutaient à leurs féculents (riz ou pomme de terre) une ration de “grains”,
c’est-à-dire de haricots : cet usage qui remplace la viande a survécu dans
certaines îles, comme à la Réunion, et les végétariens en font revivre une
version moderne avec le soja.
Mais au fait, d’où vient cet azote ? Des agronomes allemands firent
pousser vers 1886 des pois dans un sol pauvre en azote, stérilisé ou non. Les
pois du sol non stérile grandirent mieux, montrant de fortes teneurs en azote,
bien supérieures à celles des plantes du sol stérile. Leur teneur totale
surpassait même la quantité d’azote présente dans leur sol ! D’où venait donc
cet azote ? On avait remarqué depuis longtemps que les Légumineuses
présentent des petits renflements d’un blanc rosé sur leurs racines, appelés
nodosités. En déterrant très précautionneusement les racines d’un trèfle ou
d’une luzerne, vous les verrez ! Les pois du sol stérilisé ne présentaient pas
de nodosités, au contraire de ceux du sol non stérile : une fraction vivante du
sol engendre donc les nodosités et l’accès à l’azote… absent du sol. Or, ces
nodosités sont bourrées de bactéries, qui se comptent en centaines de millions
par nodosité.
Dès 1888, elles furent isolées grâce à une méthode de culture dite “par
enrichissement”, en d’autres termes par repiquage sur des milieux de
laboratoire de plus en plus pauvres en azote. On les nomma Rhizobium
leguminosarum (“l’être-vivant-des-racines des Légumineuses”). Ces
rhizobiums ont le pouvoir d’utiliser l’azote gazeux (qui constitue 78 % de
l’atmosphère !) pour fabriquer leurs acides aminés, les briques dont sont
constituées les protéines. On parle de “fixation d’azote”. Ainsi, dire que les
Légumineuses sont un “engrais vert” ou des “protéagineuses” est une
usurpation car la fixation d’azote est en fait une propriété dérivée des
bactéries abritées dans leurs nodosités. Mais la réalité est plus subtile encore,
comme la suite nous le montrera.
Nous avons vu aux chapitres précédents que les microbes ajoutent leurs
propriétés à celles des plantes pour leur permettre un fonctionnement
normal : nous avons surtout envisagé un mode de symbiose “à l’auberge
espagnole”, où chacun apporte des capacités préexistantes. Ce troisième
chapitre complète notre panorama des symbioses microbiennes des plantes
en montrant qu’au-delà de l’association des propriétés des partenaires, les
symbioses font émerger de nouvelles propriétés, d’abord aux niveaux
physiologique et morphologique, au travers de l’exemple de la fixation de
l’azote. Ceci débouchera sur une vision intégrée de l’organisme comme le
produit non seulement de son génome, mais aussi de ses symbioses et de
leurs émergences. Une dernière étape nous montrera que les émergences
liées aux symbioses touchent aussi à l’échelle écologique : les mycorhizes
dans la colonisation des continents ont contribué à faire émerger… rien de
moins que les écosystèmes et le climat actuels.
Coupons une nodosité, après en avoir remarqué la couleur rosée, sauf à son
extrémité. Ces petites sphères de 1 à 5 millimètres, portées latéralement par
les racines, ont une structure particulière : alors que, dans une vraie racine, les
tissus conducteurs de sève se trouvent au milieu, ils sont ici repoussés en
périphérie de la nodosité, sous la fine écorce pâle, par le développement
d’une zone centrale colorée de rouge. À l’extrémité blanchâtre, des cellules
en division engendrent l’organe. Les rhizobiums se trouvent dans la zone
centrale et rouge. Au microscope électronique, ils apparaissent à l’intérieur
des cellules de la plante, emballés par une membrane de séquestration. Cette
symbiose intracellulaire très intime reçoit le nom d’endosymbiose (du grec
endo, dedans). Dans certains cas, les rhizobiums se divisent encore et
peuplent alors chaque vésicule à plusieurs. Mais dans beaucoup d’espèces de
légumineuses, comme les vesces, il n’y a qu’une bactérie par vésicule,
énorme et déformée, avec une forme en T ou en Y, très différente des petites
formes libres et rondes observées en culture libre au laboratoire.
Voilà illustrées une fois encore les modifications du développement des
partenaires dans la symbiose, cette fois-ci de façon réciproque : la nodosité
est un nouvel organe, tandis que la bactérie déformée présente une nouvelle
morphologie. Lorsqu’elle existe, la déformation des bactéries est due à de
petites protéines sécrétées par la plante, qui entrent dans la cellule bactérienne
et en bloquent la division, condamnant le rhizobium à une croissance
éternelle ! On retrouve ici le mécanisme entrevu au chapitre précédent, par
lequel les champignons mycorhiziens modifient les plantes qu’ils colonisent,
mais à présent utilisé par la plante pour modifier un microbe ! Et comme le
génome des Légumineuses contient beaucoup de telles petites protéines, on
pense que bien d’autres modifications plus subtiles sont induites lorsque les
bactéries entrent dans la nodosité…
La nodosité nourrit les bactéries : les apports de sucres issus de la
photosynthèse des parties aériennes servent à nourrir non seulement les
cellules de la nodosité mais aussi les bactéries qui s’y trouvent. Pas moins
de 20 à 30 % des produits de la photosynthèse finissent par nourrir
l’ensemble des nodosités de la plante… qui, en plus, n’est même pas
dispensée du coût des mycorhizes, pourvoyeuses des autres ressources
hydrominérales. Le coût élevé de cette symbiose explique que, dans les
écosystèmes, les espèces non fixatrices coexistent avec les fixatrices car, si
les premières sont privées d’azote à volonté, les secondes le sont d’une partie
de leurs ressources carbonées, dérivées vers les nodosités. Les rhizobiums,
quant à eux, utilisent ces ressources soit pour leur croissance, soit pour leur
métabolisme, en particulier pour fixer l’azote atmosphérique. Leur énergie est
produite par le même métabolisme respiratoire que celui de nos propres
cellules : les rhizobiums respirent grâce à de gros complexes respiratoires,
enchâssés dans la membrane de leur cellule. Une enzyme appelée nitrogénase
transforme, grâce à une partie de l’énergie issue de la respiration, l’azote
atmosphérique en ammoniac, qui sert à fabriquer les acides aminés.
Cette enzyme, nichée au cœur des cellules de rhizobium, est paradoxale.
Alors que son fonctionnement est gourmand en énergie, et requiert donc
indirectement la présence d’oxygène pour la respiration, elle-même est
instable en présence d’oxygène, car elle contient un atome de molybdène que
l’oxygène peut irréversiblement oxyder. C’est pourquoi un rhizobium dans le
sol, où il peut survivre, rencontre quant à la fixation d’azote une insoluble
hésitation, digne de celle de l’âne de Buridan : il lui faut beaucoup
d’oxygène, afin de respirer activement, mais il ne lui faut pas d’oxygène, afin
de protéger sa nitrogénase.
Comment s’opère dès lors la fixation dans la nodosité, si le rhizobium ne
peut la réaliser seul, et s’il doit gérer tel paradoxe ? D’un côté, la fine écorce
pâle de la nodosité évite une entrée massive d’oxygène. Mais, pour la
respiration de tous, il en entre néanmoins quelque peu. C’est ici qu’intervient
la couleur rouge des nodosités : les cellules peuplées de bactéries contiennent
aussi une abondante protéine, représentant jusqu’au quart des protéines
totales… une hémoglobine (appelée leghémoglobine) crée un
microenvironnement favorable à la fixation ! Comme dans les globules
rouges de notre sang ou dans nos cellules musculaires, cette protéine se lie
fortement mais réversiblement à l’oxygène, ce qui permet son transport ou
son stockage, et tout en même temps sa libération là où la respiration a lieu.
Or, l’hémoglobine des nodosités se trouve logée entre la membrane de
séquestration et la membrane propre de la bactérie. Elle est donc précisément
à l’endroit où il faut délivrer l’oxygène aux complexes respiratoires, dans la
membrane de la bactérie ! Mais sa capacité à lier l’oxygène retient celui-ci de
diffuser vers le cœur de la bactérie, où se trouve la nitrogénase.
La fixation de l’azote chez les Légumineuses résulte d’une modification
des partenaires et de leur physiologie, l’un par l’autre : la plante déforme ses
racines pour abriter des bactéries, dont l’allure est souvent elle-même
modifiée, et le microenvironnement endosymbiotique obtenu, ajouté aux
ressources fournies par la plante, permet au rhizobium de fixer l’azote. La
fixation de l’azote n’est donc la propriété d’aucun partenaire, et il n’y a pas
ici d’“auberge espagnole”, mais une propriété qui émerge par rencontre au
cœur de la symbiose.
QUAND TU ES AVEC MOI, ON NE TE RECONNAÎT PLUS !
Si l’on relit les chapitres précédents à la lueur de cette idée, les modifications
des partenaires dans la symbiose qui ont déjà été vues (voir la conclusion du
chapitre précédent) peuvent aussi être considérées comme des émergences
symbiotiques. Revenons un instant sur les lichens qui, dans l’introduction,
avaient préludé à l’idée de symbiose : cette interaction entre microbes est
aussi le siège de multiples modifications. Analysons la structure d’un lichen
en forme de lame poussant sur un tronc, une parmélie verte ou une xanthorie
orange par exemple. La coupe, au microscope, y révèle quatre couches : une
première couche d’hyphes du champignon serrés et protecteurs en surface ;
juste en dessous, une couche où s’insèrent de nombreuses petites algues
unicellulaires vertes ; ensuite une couche d’hyphes plus espacés, formant
entre eux de larges espaces ; enfin, par en dessous une seconde couche
protectrice rappelant celle du dessus, parfois plus colorée et adhérente au
support. Cette disposition permet la photosynthèse, en disposant les algues
vers la lumière, et en laissant les gaz, dont le CO2 nécessaire à la
photosynthèse, circuler dans le réseau des espaces sous-jacents. D’ailleurs, la
bordure de ces espaces est très hydrophobe et exclut l’eau, de sorte que,
même quand le lichen est humide, les gaz continuent à avoir la place de
passer.
Rien n’est plus différent de la physionomie des partenaires lorsqu’on les
cultive séparément. Souvent, les algues ne sont pas unicellulaires, mais
forment des chaînettes de cellules… Quant aux champignons, au lieu de
former cette architecture structurée où s’enchâssent les algues, ils sont
constitués d’hyphes diffus, sans organisation précise, comme d’ailleurs les
hyphes des champignons non lichénisés. La physionomie du lichen, adaptée à
la photosynthèse, est donc une propriété émergente de la symbiose, où deux
partenaires peu organisés engendrent une structure complexe et spécialisée.
Bien plus : le champignon synthétise, seulement en compagnie de l’algue, des
substances dites “lichéniques” qui protègent l’association. Ces molécules
variées ont des rôles protecteurs contre les forts éclairements : la pariétine,
qui rend orange certains lichens vivant au soleil, comme la xanthorie, les
protège d’éclairements excessifs. Elles sont parfois toxiques pour les
animaux susceptibles de consommer le lichen ; on empoisonnait même des
appâts contre les renards avec un lichen, Letharia vulpina, dont le nom
reprend celui des animaux ciblés (vulpes). Les substances lichéniques sont
une autre propriété émergente de la symbiose.
Bien sûr, dans l’évolution, des structures et des fonctionnements
complexes peuvent aussi apparaître sans recours à la symbiose ; celle-ci est
simplement l’une des voies évolutives possibles. Nous allons à présent
montrer comment l’évolution solitaire d’un organisme a pu réaliser ce qui,
par ailleurs, a émergé de la symbiose dans d’autres cas – en prenant deux
exemples, les lichens et les nodosités. Quant aux lichens, leur structure
rappelle terriblement celle de la feuille d’une plante ordinaire : celle-ci
comprend, lorsqu’on la coupe, deux couches protectrices (les épidermes) qui
encadrent une couche de cellules photosynthétiques riches en chlorophylle,
située vers la lumière, et une couche aérée dont les cellules très espacées
laissent passer les gaz, par en dessous. Exactement l’anatomie du lichen, et à
cela rien d’étonnant, du reste, car les contraintes fonctionnelles sont
identiques pour capturer la lumière et convertir le CO2 en sucres ! Il n’en reste
pas moins que, dans leur évolution, les algues et les champignons des lichens
ont “inventé une feuille” grâce à la symbiose. Un organe fonctionnant comme
une feuille peut donc apparaître de deux façons : soit par l’évolution propre
d’un organisme, comme la plante, soit par émergence dans la symbiose entre
deux organismes, comme dans le lichen.
Second exemple : en dehors des Légumineuses, il existe d’autres plantes
fixatrices d’azote, comme les aulnes, les argousiers et les filaos (ou
Casuarina, de grands arbres des tropiques). Ces plantes appartiennent toutes
au grand groupe des Rosidés, comme les Légumineuses, mais leurs
partenaires sont un peu différents. Il s’agit de bactéries filamenteuses, des
actinobactéries du genre Frankia (dédié à Frank, que nous connaissons
comme découvreur des mycorhizes). La plante les abrite dans des racines
authentiques quoique modifiées, densément ramifiées et à croissance
continue, dont l’amas forme une boule pouvant dépasser 10 centimètres de
diamètre. Les frankias y poussent de cellule en cellule, et forment ici et là des
renflements globoïdes entourés d’une épaisse paroi imperméable à l’oxygène.
Les sections allongées de leurs filaments, nourries par la plante, respirent et
envoient l’énergie produite dans leurs renflements, où l’oxygène pénètre peu
et où la nitrogénase fonctionne localement à l’abri de l’air. On le voit, les
frankias, en spécialisant des portions de leurs filaments, fixent l’azote eux-
mêmes et ne reposent sur la plante que pour leur nutrition – ici, on retrouve
un fonctionnement “en auberge espagnole”. Une fonction comme la fixation
d’azote peut donc apparaître de deux façons : soit par l’évolution propre
d’une bactérie, comme les frankias, soit par émergence dans la symbiose
entre deux organismes, comme dans la nodosité.
La symbiose est la clé d’innovations évolutives : en cela, elle rejoint
d’autres mécanismes évolutifs d’innovation et, on le voit, elle peut se faire
aussi créative qu’eux. Même si elle n’est pas le seul mode d’innovation, la
symbiose a néanmoins été décisive pour l’émergence d’innovations
biologiques dans certaines lignées.
On observe donc que de multiples propriétés des plantes sont affectées par les
microbes, à la fois par l’apport de propriétés microbiennes et par l’émergence
de nouveaux traits dans la symbiose. L’ensemble des structures et des
fonctions de la plante (ou de tout autre organisme) forme ce qu’on appelle
son phénotype (du grec pheno, l’apparence, et typos, la marque), un mot
qu’on doit au biologiste danois Wilhelm Johannsen (1857-1927) : le
phénotype est l’apparence globale de l’organisme. Le phénotype,
contrairement à une idée souvent reçue, ne dépend pas seulement des gènes
propres à l’organisme car le cortège microbien en modifie les structures et en
enrichit les fonctions, donc ajoute au phénotype.
Cette idée se rapproche d’un concept créé par l’évolutionniste anglais
Richard Dawkins (né en 1941), le phénotype étendu. Il existe en effet un
phénotype strict, à vrai dire assez théorique, qui correspond à l’ensemble des
structures et des fonctions dont l’organisme est capable seul, par suite de ses
propres capacités génétiques, c’est-à-dire de ses gènes. Mais cela reste
théorique, car une telle situation de “solitude” ne se produit jamais dans la
nature. En réalité, les organismes sont capables de s’adjoindre divers
éléments du milieu. Certains sont inertes (le calcaire de la coquille d’un
gastéropode, les brindilles d’un nid d’oiseau), mais d’autres sont vivants :
c’est le cortège des symbiontes qui vivent dans l’organisme ou
immédiatement autour de lui. Ces derniers sont responsables de l’addition de
leurs propres capacités et de modifications qui enrichissent le phénotype en
un phénotype étendu.
Bien sûr, les capacités génétiques propres de l’organisme déterminent sa
capacité à recruter ses symbiontes et à étendre son phénotype. Par exemple,
héberger des bactéries fixatrices d’azote demande des particularités du
métabolisme : il faut non seulement nourrir massivement les bactéries, mais
aussi synthétiser les molécules qui, en se liant à l’azote fixé, formeront les
acides aminés. Or, dans une plante ordinaire, ces molécules-là, des céto-
acides, ne sont guère disponibles car elles contribuent au métabolisme
respiratoire (le cycle de Krebs), de telle sorte que, si on les soustrait pour la
fixation de l’azote, la respiration cellulaire s’enraye. Sans doute cet obstacle
explique-t-il pourquoi les symbioses fixatrices d’azote ne sont apparues que
chez des rosidés : en effet, les symbioses à rhizobiums sont apparues une fois
chez des plantes proches des ormes, les Parasponia, et au moins une fois,
peut-être plus, chez les Légumineuses ; les symbioses à frankias sont
apparues pas moins de 6 fois dans l’évolution des Rosidés. Toutes les plantes
à fleurs dotées de symbioses fixatrices d’azote appartiennent aux Rosidés, au
sein desquels elles descendent d’un ancêtre commun qui a vécu il y
a 100 millions d’années ! Il existe sans doute, dans cette descendance, une
prédisposition génétique à gérer les problèmes métaboliques liés à
l’hébergement d’un fixateur d’azote. Cette prédisposition reste mal cernée et
débattue, mais elle a ouvert aux Rosidés le chemin d’un phénotype étendu
aux fixateurs d’azote, cependant que, depuis 100 millions d’années, aucun
autre groupe de plantes à fleurs n’a vu apparaître la fixation de l’azote… Et
c’est ce qui limite hélas, à ce jour, nos espoirs de sélectionner un jour des
nodosités sur le blé, ou le maïs, même si cela serait idéal pour en doper
l’alimentation azotée…
Bref, des dispositions génétiques particulières ouvrent la voie à des
symbiontes particuliers : on ne recrute que les symbiontes avec lesquels nos
gènes nous permettent d’interagir… Toutefois, à la suite de cette interaction,
le phénotype des organismes devient plus que ce que leurs propres gènes
laissaient strictement attendre : c’est leur phénotype étendu. Nous le
reverrons plus loin à propos des animaux, qui n’échappent pas non plus à
cette règle et ont également un phénotype étendu.
Un autre concept similaire a été développé dans les années 1970, bien que
la paternité exacte n’en soit pas claire, pour prendre en compte cette réalité
partiellement microbienne : l’holobionte (du grec holo, tout, et bios, vie).
C’est l’unité biologique composée de l’hôte (plante ou animal) et de tous ses
microbes, qui se substitue à la vision plus ancienne de l’organisme isolé. Un
dérivé est la notion d’hologénome, qui remplace le génome de l’organisme en
lui adjoignant tous ceux de ses microbes. Nous reviendrons sur la pertinence
de cette approche à la fin de l’ouvrage : du moins phénotype étendu et
holobionte actent-ils la fin de la croyance illusoire que les organismes
existent de façon autonome.
Mais les symbioses n’affectent pas que les organismes en interaction. Au-
delà d’eux, elles peuvent durablement modifier leur milieu, faisant émerger
des innovations écologiques. Nous allons maintenant découvrir comment les
écosystèmes terrestres qui nous entourent ont eux-mêmes été façonnés par
une symbiose dont ils ont émergé (littéralement, car des organismes vont
sortir de l’eau sous vos yeux !).
En effet, l’arrivée des plantes sur la terre ferme implique que plus de carbone
est stocké dans la biomasse, car la végétation est plus exubérante que ne
l’étaient les biofilms, et elle retient de ses parties souterraines un sol où se
trouve piégée de la matière organique morte. La symbiose autorise une belle
synergie : d’un côté, l’efficacité d’acquisition des ressources et d’altération
des roches du champignon est accrue par les produits de la photosynthèse
fournis par la plante ; de l’autre côté, un meilleur accès aux ressources
hydrominérales permet un développement végétatif plus important de la
plante et une meilleure photosynthèse. Cet emballement photosynthétique sur
les continents implique moins de CO2 dans l’air, et plus d’oxygène, puisque
celui-ci est relâché lors de la photosynthèse.
Commençons par l’oxygène : parti d’une valeur inférieure à 15 % des
composants atmosphériques, avant la sortie des eaux des plantes, son niveau
monte progressivement et atteint pour la première fois de l’histoire la valeur
actuelle (21 %), avant de s’envoler jusqu’à 30 % il y a 300 Ma. Il fut alors
plus facile de respirer, même pour de gros animaux à l’activité exigeante en
énergie : la taille des animaux marins augmenta et de larges poissons
prédateurs à mâchoires, dont la taille dépassa pour la première fois le mètre,
apparurent dans les eaux pendant que les plantes terrestres colonisaient les
continents. Il y a 370 Ma, certains poissons se hissèrent sur terre, d’abord
parce qu’il y avait maintenant nourriture à profusion, mais aussi parce que le
port hors de l’eau, plus exigeant en énergie, était devenu possible. La vie en
milieu aérien commença alors pour nos ancêtres ! Bientôt, de grands
carnivores, très actifs, virent le jour sur terre car leur chasse, exigeant une
forte respiration, ne devint possible que dans une atmosphère riche en
oxygène. Tyrannosaures, vélociraptors et autres félins ont été autorisés par la
colonisation mycorhizienne des continents ! Autre modification écologique
majeure, les incendies apparurent, rendus possibles non seulement par la
biomasse formée, mais aussi par l’oxygène accumulé, dès que fut dépassé le
seuil de 16 % d’oxygène (en dessous, le feu ne prend pas et se propage mal).
Les premiers fossiles de plantes carbonisées l’attestent dès 400 Ma. Les feux,
allumés par les éclairs, ou maintenant par l’homme, sont devenus des acteurs
réguliers de nos écosystèmes terrestres.
La baisse de la teneur atmosphérique en CO2 résulta quant à elle d’un
double mécanisme. D’une part, bien sûr, l’accumulation de biomasse
végétale et la formation d’un sol piègent du carbone ; d’autre part, la
sédimentation calcaire fut dopée par l’altération des roches : en effet, les
champignons mycorhiziens et bientôt les parties souterraines des plantes
augmentèrent l’altération des roches. Ils agissaient, comme aujourd’hui, non
seulement par un effet direct, mais aussi en retenant les débris des organismes
et de la roche altérée pour former un vrai sol. Dans ce sol, la matière
organique morte, un peu acide et qui retient l’eau, facilite elle-même
l’altération des roches. Ainsi les roches furent-elles plus vite solubilisées, et
les cations, en particulier le calcium, davantage entraînés vers les océans.
C’est là qu’ils se déposent finalement, et que le calcium, ou dans une moindre
proportion le magnésium, piègent du CO2 en formant des carbonates comme
le calcaire (CaCO3). Activer l’altération des roches, c’est activer une pompe
qui envoie du calcium, et avec lui du CO2, dans les profondeurs des océans.
La concentration atmosphérique en CO2 chuta de 20 fois sa valeur actuelle,
au début du Cambrien (vers 550 Ma), à 3 fois sa valeur actuelle à la fin du
Dévonien (vers 360 Ma, l’âge des premières forêts), puis à sa valeur actuelle
à la fin du Carbonifère (vers 300 Ma). La réduction concomitante de l’effet
de serre auquel contribue le CO2 semble avoir favorisé, en synergie avec
d’autres mécanismes astronomiques ou volcaniques, les événements
glaciaires qui ponctuèrent ces époques, comme la glaciation ordovicienne
(440 Ma) et celle de la fin du Carbonifère (vers 280 Ma). Ces glaciations
eurent des conséquences pour la vie sur Terre, car elles entraînèrent chacune
des extinctions massives d’espèces… Un autre grand événement d’extinction,
sans doute lié à l’altération accrue des roches, mais non directement au
climat, a eu lieu à la fin du Dévonien (360 Ma) où s’éteignirent rien de moins
que les trois quarts des espèces dévoniennes ! Il y eut certes une glaciation,
mais le moteur principal aurait été une eutrophisation globale. On connaît
localement ce phénomène sur les côtes bretonnes actuelles où un apport élevé
de sels minéraux nutritifs (dans ce cas, issus des activités agricoles) favorise
la prolifération des algues en marées vertes. D’autres organismes les
dévorent, bien sûr, mais l’oxygène vient bientôt à manquer à leur respiration.
Faute d’oxygène, des bactéries se développent alors grâce à un métabolisme
indépendant de l’oxygène : comme celles évoquées dans les vasières au
chapitre II, elles produisent des molécules réduites toxiques, comme
l’hydrogène sulfuré qui fait la toxicité des marées vertes. L’altération des
roches, fertilisant les océans de minéraux (en particulier avec le fer, qui y
manque le plus), aurait provoqué un mécanisme d’eutrophisation à l’échelle
globale, il y a 360 Ma : les océans, et peut-être même l’atmosphère, seraient
devenus quelque temps irrespirables… D’un océan trop bien nourri serait née
une atmosphère putride, conduisant à des extinctions en masse !
En un mot, l’apparition d’une flore terrestre de type actuel, émergeant de la
symbiose mycorhizienne, a contribué à forger la physionomie (biomasse,
présence de sols) et les mécanismes (feu, attaques des roches en profondeur)
des écosystèmes terrestres actuels, avec des conséquences globales sur la
composition de l’atmosphère, la biodiversité et les extinctions à certaines
périodes, ainsi que le climat.
POUR CONCLURE…
Les plantes ne sont jamais seules et, bien au-delà de l’ajout des propriétés des
partenaires en une “auberge espagnole”, d’autres propriétés émergent dans la
symbiose. Pour les plantes (comme pour les animaux, que nous allons
envisager dès le chapitre suivant), s’associer est plus, pour soi et pour le
milieu, qu’une simple addition, car la somme de deux organismes est plus
que ses parties : 1 + 1, c’est bien plus que… 2 !
De telles émergences se déclinent à plusieurs niveaux. Elles touchent
d’abord à la morphologie et à la physiologie des organismes incriminés. Et
c’est là un des moteurs de l’innovation en évolution, par lequel des groupes
accèdent à des propriétés que leurs ancêtres n’avaient pas. Il ne faudrait
cependant pas déduire des exemples proposés que l’évolution est toujours
synonyme d’un pur progrès, ou d’une complexification. Par exemple, pour
les partenaires, ajouter des symbiontes qu’on nourrit ou qu’on abrite a un
coût, par exemple en ressources carbonées pour la plante, donc détourne des
ressources ! Et les problèmes climatiques qui ont suivi l’apparition de
l’association mycorhizienne nous montrent comment l’évolution ne poursuit
pas la régulation d’un mythique “équilibre”, mais constitue un devenir pas
nécessairement meilleur à tous points de vue. Quant à la complexité, aucune
règle ne veut qu’un pas dans l’évolution l’augmente nécessairement. Nous
avons par exemple vu que les champignons mycorhiziens perdent tout ou
partie de leur capacité à vivre seuls. Nous reviendrons, au chapitre IX et en
conclusion, sur la perte de l’autonomie des partenaires qui accompagne de
nombreuses symbioses, et qui représente une perte de complexité pour
chacun d’entre eux. La symbiose elle-même n’est d’ailleurs pas irréversible :
certaines plantes ont perdu leurs mycorhizes, nous l’avons vu ; des
légumineuses arborescentes des forêts tropicales ont perdu leurs nodosités (de
façon amusante, elles ont aussi liquidé leurs gloméromycètes et remplacé tout
ce monde-là par… des champignons ectomycorhiziens). La symbiose est
donc une des facettes du va-et-vient entre complexification et simplification
dans l’évolution.
Au-delà des organismes incriminés, les émergences symbiotiques peuvent
s’étendre à l’environnement, dont la physionomie et surtout le
fonctionnement sont affectés. La conquête mycorhizienne des terres
émergées l’illustre splendidement. Les écosystèmes terrestres que nous
connaissons ont dû attendre une symbiose pour apparaître… et contribuer au
climat ! Ces émergences écologiques sont générales, mais leur échelle et leur
ampleur varient. À moindre échelle, par exemple, les endophytes des
graminées, comme Kentucky 31, entraînent un nouveau fonctionnement de
l’écosystème. La comparaison de champs ou de bacs où l’on sème une espèce
de graminées avec ou sans son endophyte révèle en effet de nombreuses
modifications écologiques, au-delà des espèces de plantes présentes et de leur
abondance. Les communautés d’insectes phytophages sont affectées, les
communautés d’insectes qui mangent ces derniers sont aussi modifiées :
certaines espèces disparaissent, d’autres, abondantes en l’absence
d’endophytes, deviennent rares en leur présence. Dans le sol, les composés
toxiques des endophytes amenés par les parties mortes affectent les microbes
du sol, changent les espèces présentes et ralentissent la dégradation de la
matière organique… Les émergences portées par une symbiose vont donc
bien au-delà de ses seuls partenaires.
Pour conclure notre parcours végétal, nous avons vu qu’un organisme
“peut” et “est” plus de choses que son seul génome ne le permet (ou ne le
promet). Ses symbioses lui confèrent un phénotype étendu ; il faut parfois
considérer plus l’holobionte, l’organisme adjoint de ses partenaires
microbiens, que l’organisme seul, qui est une abstraction sans réalité
écologique ni physiologique. Une plante n’est jamais seule, et cette présence
microbienne s’inscrit dans sa forme, son fonctionnement et ses effets
écologiques.
Cette règle vaut-elle pour les animaux aussi ? Nous avons jusqu’à présent
progressivement construit le fonctionnement des symbioses microbiennes sur
des exemples végétaux. Avec toutes ces plantes, et même si des symbioses
les défendent, nous pouvons maintenant nourrir des animaux ! Un peu de
viande ne nous ferait pas de mal, après toute cette herbe…
CHAPITRE IV
Où la vache digère ses microbes symbiotiques mais non pas l’herbe ; où cette
symbiose confère une efficacité écologique paradoxale aux ruminants ; où d’autres
tubes digestifs d’herbivores fonctionnent avec l’aide de microbes ; où les vertébrés
devront faire leur choix pour manger des plantes : mettre les microbes devant, ou
derrière ? Où certaines crottes seront évoquées sous leur meilleur jour ! Où les
baleines pèlent des crevettes et où la couleur des poils du paresseux devient
gourmandise. Et comment, finalement, les microbes ont ouvert l’accès des plantes aux
vertébrés…
LE SAVOIR-VIVRE ANIMAL,
EN TOUTES CIRCONSTANCES :
DE L’ADAPTATION MARINE EXTRÊME
PAR LES MICROBES
Où l’on va dans les mers du Sud pour découvrir qu’elles ne sont pas si agréables
qu’on le croit (sans symbiose du moins) ; où les coraux servent de plantes dans leurs
écosystèmes, et où ils méritent avec d’autres animaux le nom de plantanimaux ; où des
milieux vraiment invivables du fond des océans révèlent des animaux… qui ne
ressemblent plus à des animaux… mais presque parfois à des plantes ; où d’ailleurs
certaines plantes ont des coquillages dans les racines ! Et comment, finalement, les
microbes ont ouvert la voie de l’adaptation et de l’autonomie alimentaire à des
animaux marins insolites…
L’océan a des couleurs variées : nous aimons les eaux bleues et translucides
bordant les îles océaniques tropicales ; qui ne rêve de vacances là-bas ?
Cependant, sur nos côtes, les eaux sont plus vertes et souvent moins
transparentes. C’est que, chez nous, les eaux côtières sont riches en sels
minéraux et en débris issus du ruissellement et des fleuves, arrachés à la
roche, en partie à force de mycorhizes (chapitre III). Ces substances rendent
l’eau moins transparente et favorisent la multiplication des algues
unicellulaires du plancton, dont la couleur verte s’ajoute à celle, bleue, de
l’eau elle-même. En revanche, dépourvu de sels minéraux car loin des
continents, l’océan bordant les îles des mers du Sud est bleu car il a la seule
couleur de l’eau… et constitue un désert biologique. Pas grand-chose à
manger, ni pour une algue, ni de ce fait pour des consommateurs d’algues.
Lors de son voyage circumterrestre sur le Beagle, Charles Darwin avait
lui-même été surpris de l’observation des récifs coralliens, qu’il décrit dans
son ouvrage de 1842, The Structure and Distribution of Coral Reefs (Les
Récifs de corail, leur structure et leur distribution). Il y décrit un paradoxe
qui porte son nom : alors que les ressources manquent, comme l’indique la
couleur de l’eau, il y a profusion de biomasse dans ces récifs constitués du
squelette calcaire des coraux qui se développent là en abondance.
L’observation se répète près de continents sans guère de fleuves côtiers,
comme l’Australie avec la Grande Barrière de corail : eaux d’un bleu clair et
récifs coralliens massifs. Dans ces récifs surabondent les espèces de toutes
sortes, coquillages, poissons, crustacés ; avec moins de 1 % de la surface
globale, les écosystèmes coralliens abritent 35 % des espèces marines
connues ! Non seulement la biomasse y est importante, mais en plus la
quantité de biomasse produite chaque année par unité de surface équivaut
à 1 à 2 fois celle des forêts tropicales les plus productives. Étonnamment, les
coraux ne supportent pourtant pas les apports massifs de sels minéraux :
Darwin remarquait déjà que les apports des grands fleuves éliminent les
coraux, tout comme aujourd’hui l’érosion liée aux activités humaines fait
partie des facteurs mettant localement en péril les coraux. Les coraux vivent
dans des eaux claires, peu profondes, entre les tropiques, mais comment
puisqu’elles sont très pauvres ? Pourquoi sont-ils moins compétitifs quand le
milieu devient plus riche ? Comment expliquer le paradoxe de Darwin ?
Revenons aux coraux eux-mêmes. Ce sont des organismes du groupe des
anémones de mer, les Cnidaires, qui forment par bourgeonnements successifs
de grosses colonies de petits organismes, chacun doté d’une bouche bordée
de tentacules, et dont le corps s’entoure d’une gaine calcaire protectrice. Leur
prolifération engendre la structure rocheuse même des récifs coralliens.
Focalisons-nous quelques instants sur ces organismes : la paroi de leur corps,
à l’intérieur de la gaine calcaire, est faite de deux couches de cellules. La plus
interne borde une cavité digestive qui occupe tout le centre de l’organisme, et
ses cellules sont piquetées de minuscules points dorés. À la façon dont les
cellules des nodosités de Légumineuses contiennent des bactéries, ces
cellules contiennent des algues unicellulaires, encapsulées ici aussi dans une
membrane de séquestration : c’est une endosymbiose photosynthétique !
Ces algues sont en effet capables de photosynthèse, car elles contiennent
de la chlorophylle et des caroténoïdes orangés qui captent la lumière. Elles
appartiennent au groupe des Dinoflagellés, qui sont par ailleurs des
composants du plancton. Elles colonisent en grande quantité les coraux, dont
elles représentent environ le tiers de la masse vivante, avec un à plusieurs
millions de cellules par centimètre carré de corail ! Pas besoin d’aller si loin
pour en observer, d’ailleurs : beaucoup d’anémones de nos côtes, proches
parentes des coraux, en contiennent aussi, et en tirent souvent des couleurs
chatoyantes, comme l’anémone verte Anemonia viridis. Au cœur des coraux,
cette symbiose résout le paradoxe de Darwin car les algues aident les coraux
à survivre là, et vice-versa.
Nichées au fond des cellules des coraux, leurs petites algues dorées, que l’on
surnomme xanthelles (du grec xanthos, jaune, car elles sont riches en
caroténoïdes), prodiguent un complément alimentaire au corail. Une grande
partie des produits de leur photosynthèse, de 30 à 90 % selon les espèces,
passe en effet dans la cellule de l’hôte, qu’elle nourrit entre deux proies…
c’est-à-dire le plus souvent, puisqu’il n’y a guère de proies alentour. L’algue
endosymbiotique a perdu sa paroi, et des facteurs encore mal connus émis par
la cellule hôte rendent perméable la membrane de la xanthelle. Elle libère par
là un dérivé de sucres, le glycérol, des acides gras et d’autres molécules
issues de la photosynthèse. Cet apport pourvoit pour moitié au moins aux
besoins énergétiques de l’hôte, qui est donc en quelque sorte
photosynthétique par procuration et se trouve, de ce fait, inféodé à des eaux
de surface très claires… Chez les anémones de nos régions, capables de se
détacher de leur support pour aller se fixer ailleurs, au gré des courants, la
présence de xanthelles induit une préférence pour la fixation sur des sites
éclairés : cette propriété, que les individus privés de xanthelles ne présentent
pas, est une forme rudimentaire mais très logique de modification
comportementale.
De temps à autre, de petites proies peuvent néanmoins être attrapées : elles
apportent les protéines, le phosphate et les composés soufrés nécessaires au
fonctionnement de l’animal… mais aussi à celui de ses xanthelles. En effet,
les déchets du métabolisme des cellules de corail ne sont pas rejetés dans le
milieu. Si on élimine les xanthelles expérimentalement, les coraux, comme
vous et moi, émettent une urine comportant les déchets azotés et phosphatés.
En symbiose, ces déchets ne sont plus excrétés, mais passent aux xanthelles
où ils servent… d’engrais ! L’algue produit en retour des molécules azotées
et phosphatées utilisables par la cellule hôte, comme des acides aminés. On
dit parfois que l’oxygène produit par la photosynthèse de l’algue aide à la
respiration, mais il est bien plus probable que l’excès d’oxygène risque de
provoquer des stress et, de fait, les coraux et les anémones pourvus de
xanthelles ont des dispositifs antioxydants très développés. En revanche, un
autre déchet du métabolisme, le CO2 issu de la respiration animale, dope quant
à lui la photosynthèse de l’algue.
Le lecteur qui croyait avoir échappé aux détails scatologiques et aux
déchets en quittant le tube digestif s’affligera de voir soudain resurgir l’urine
et les déchets respiratoires, au (très) beau milieu des mers du Sud… Bien
plus ! de tels échanges expliquent l’intérêt d’une autre symbiose : celle qui
unit une anémone ou un corail avec le poisson-clown. Ce poisson se protège
entre les tentacules urticants des anémones, et mange éventuellement leurs
excréments ; en retour, l’intérêt pour l’anémone est de récupérer, au niveau
de ses tentacules, l’urine que le poisson libère au cours de ses allées et
venues, et qui sert d’apports minéraux, azotés et phosphatés,
complémentaires pour ces xanthelles ! Entendons-nous bien : au-delà de
mécanismes scabreux, le fonctionnement de la symbiose corallienne (ou de
celle du poisson-clown) est une petite merveille de recyclage, parfaitement
adaptée à la survie en milieu pauvre. Toutes les ressources qui entrent dans la
symbiose corallienne n’en ressortent plus ; elles sont perpétuellement
recyclées en boucle, entre la xanthelle et l’hôte.
Ainsi les coraux accumulent-ils petit à petit des ressources rares dans le
milieu, et ils ne les relâchent plus, formant la richesse localisée des
écosystèmes qu’ils suscitent. Le recyclage des déchets et la disparition des
coûts liés à la recherche des aliments (devenu symbiotique, l’animal ne court
plus après ses repas) sont des propriétés, déjà remarquées chez la vache au
chapitre précédent, qui adaptent à un milieu pauvre. Car la réponse au
paradoxe de Darwin, c’est finalement cette symbiose qui met en place un
écosystème corallien, là où rien ne devrait exister…
Les coraux sont en effet, dans leurs écosystèmes, l’équivalent des plantes en
milieu terrestre, produisant la biomasse que consomment ensuite les autres
organismes… Le parallèle avec la végétation terrestre est tout à fait
saisissant : l’un des partenaires rassemble les ressources azotées et
phosphatées dans un milieu où elles sont rares et dispersées (le corail ou le
champignon), tandis que l’autre effectue la photosynthèse pour le couple.
Seul l’emballage du couple change, plutôt végétal dans un cas, mais
totalement animal dans l’autre. Bien plus, dans les deux cas, la symbiose est
protectrice pour les deux partenaires. Dans les coraux, les xanthelles sont
protégées au fond des cellules. Elles n’ont d’ailleurs plus leur épaisse paroi
protectrice qui caractérise et protège les formes libres ou en culture séparée
au laboratoire : la cellule hôte assure à présent la protection contre les chocs,
les agressions, les toxines et les prédateurs du milieu extérieur. Souvent les
coraux et les anémones produisent des composés protégeant les deux
partenaires des trop forts éclairements et des ultraviolets, un risque qu’ils
encourent en vivant en des lieux éclairés… tant et si bien qu’à certaines
heures, le soleil peut même être trop fort pour l’algue ! Cette protection
chimique contre la lumière rappelle les substances lichéniques
photoprotectrices produites par le champignon dans les lichens : dans les
deux cas, certaines longueurs d’onde sont renvoyées, d’autres sont absorbées
puis dissipées sous forme de chaleur, et l’environnement lumineux des
partenaires est purifié des radiations nocives ou mutagènes.
Réciproquement, les xanthelles dopent la fabrication de la gaine calcaire
qui protège la plupart des coraux et quelques anémones. Leur photosynthèse
extrait du CO2 de l’eau où celui-ci se trouve sous forme d’ions
hydrogénocarbonates (HCO3-). En présence d’ions calcium, le sous-produit de
cette extraction de CO2 est le dépôt de calcaire :
Comme pour les autres symbioses étudiées jusqu’à présent, d’autres animaux
ont suivi une évolution convergente vers cette stratégie. Notons d’abord que
certaines anémones et un proche parent des coraux qui vit dans les mares,
l’hydre verte (Hydra viridis), forment des endosymbioses avec des algues
vertes, les chlorelles. Celles-ci sont les algues les plus fréquentes dans les
endosymbioses photosynthétiques d’eau douce. Ainsi la symbiose est-elle
une convergence pour les algues, dont plusieurs groupes sont impliqués. Mais
une symbiose semblable implique divers animaux aussi, devenus
photosynthétiques avec l’aide de chlorelles ou de xanthelles, et qui sont
parfois surnommés “plantanimaux” pour cela : animaux par l’origine, mais
imitation de plantes par leur nutrition, grâce à leurs symbiontes. Dans les
écosystèmes coralliens encore, c’est le cas des bénitiers, ces énormes
coquillages ouvrant leurs coquilles pour laisser sortir des tissus richement
colorés. En fait, ceux-ci contiennent des xanthelles et, si leurs coquilles
atteignent d’aussi grands poids (jusqu’à 200 kilos), et servaient justement de
bénitiers dans les églises d’antan, c’est parce que la photosynthèse des
xanthelles accroît ici encore le dépôt calcaire. Un groupe de bivalves éteint,
qui a vécu entre le Jurassique et le Crétacé, les Rudistes, a sans doute été
associé à des algues, en raison de leur coquille épaisse et de leur vie à faible
profondeur : ils habitaient une énorme valve en cône, surmontée d’une
seconde en clapet massif, dont on pense qu’ils l’entrouvraient pour laisser
leurs algues effectuer la photosynthèse. D’autres coquillages bivalves actuels
de taille plus réduite, de la sous-famille des Fraginae, se sont affranchis de la
nécessité de s’entrouvrir pour accéder à la lumière car leur coquille contient
des zones au calcaire si finement cristallisé qu’elles en sont… transparentes.
Les xanthelles se massent sous les fenêtres de cette serre animale !
Plus près de nous, sur nos plages, les Symsagittifera roscoffensis, de petits
vers plats longs de 1 millimètre à peine, de couleur verte, hantent en grandes
colonies les ruissellements à marée basse. Ces plantanimaux rentrent sous le
sable soit lorsqu’ils ressentent des vibrations, échappant ainsi aux prédateurs,
soit spontanément selon un rythme qui anticipe la marée montante. Dans
leurs tissus se trouvent des chlorelles, dont ils permettent la photosynthèse
en… passant leur vie à la plage ! Ils appartiennent au groupe des Acoeles, de
petits vers marins plats qui sont tous des plantanimaux : des algues
unicellulaires les nourrissent, qu’ils nourrissent en retour de sels minéraux
collectés par leur épiderme ou de déchets azotés et phosphatés (histoire déjà
connue) issus de leur métabolisme. Tant et si bien que les Acoeles n’ont plus
de tube digestif à l’âge adulte (Acoeles vient du grec a, sans, et koilos,
cavité) ! Ils font partie de ces plantanimaux qui ne sont plus mixotrophes,
mais entièrement photosynthétiques. Si vous croisez un jour Symsagittifera
sur une plage, vous pourrez sentir de près leur odeur un peu forte, celle d’un
composé protecteur toxique produit par l’algue, le diméthylsulfure, qui rend
les deux partenaires incomestibles et couronne d’une protection cette
symbiose nutritive.
Les plantanimaux sont rarement à la fois gros et mobiles, car ce genre de
symbiose ne fournit pas énormément d’énergie (surtout dans des milieux
pauvres en ressources, où on trouve souvent les plantanimaux) ; de plus, ils
sont souvent minces pour laisser passer la lumière pour leurs algues. Il y a
une exception, toutefois, mais qui fonctionne un peu différemment : certaines
salamandres américaines (Ambystoma maculatum) pondent des œufs qui
contiennent des algues vertes unicellulaires. On pense plutôt que l’oxygène
produit par l’algue au cours de la photosynthèse et peut-être d’autres
métabolites seraient utiles au développement embryonnaire dans l’œuf.
De très nombreux organismes unicellulaires ont aussi adopté dans leurs
cellules des algues, ajoutant de pléthoriques émergences indépendantes à
cette évolution convergente : nous n’en citerons que trois exemples, qui
fréquentent aussi les milieux pauvres où le recyclage entre symbiontes est
vital. Dans les eaux tropicales pauvres, en suspension au voisinage de la
surface, parmi une kyrielle d’autres unicellulaires abritant des algues, notons
les Acanthaires, notre premier exemple. Habitués des eaux pauvres qu’ils
peuplent densément depuis 170 Ma, ces petits unicellulaires, munis d’un
mince squelette cellulaire minéral en sulfate de strontium finement
ornementé, survivent entre deux rares captures d’autres cellules
planctoniques grâce à la photosynthèse d’algues du genre Phaeocystis, qu’ils
abritent. Second exemple, dans d’autres eaux tropicales, peu profondes cette
fois, certains gros grains de sable paraissent colorés : il s’agit en fait de
petites amibes dont les cellules contiennent des algues issues de groupes
variés selon les espèces – des algues vertes, rouges, des xanthelles, mais aussi
des diatomées jaunes… Bref, un festival d’algues colorées dont la présence
photosynthétique aide ces amibes à bâtir une enveloppe calcifiée qui leur
confère l’allure de grains de sable. Ces organismes, du groupe des
Foraminifères, comme les nummulites et les milioles, forment un sable
vivant, dont les cellules peuvent dépasser le centimètre. Ils sont bien connus
des géologues, car l’accumulation de leurs enveloppes calcifiées a engendré
des roches, dont certaines sont utilisées par les bâtisseurs : la pyramide de
Khéops est construite de calcaire à nummulites formé il y a plus de 40 Ma, et
les grands monuments parisiens, comme le Louvre ou Notre-Dame, sont bâtis
en calcaire à milioles de la même époque. En cela, ces modestes sables
colorés rejoignent les coraux dans la formation de roches calcaires, dont la
calcification est bel et bien un trait symbiotique. Les calcaires de la vallée de
l’Yonne, où se déroulera la fin de cet ouvrage, sont par exemple dérivés d’un
gigantesque récif corallien qui vivait là au Jurassique supérieur.
Le troisième et dernier exemple nous ramène sur nos côtes. Des chercheurs
de la Station biologique de Roscoff ont découvert l’extrême abondance de
gros organismes du plancton, appartenant au groupe des Radiolaires, qui
peuvent atteindre un, voire plusieurs centimètres ! On connaissait les espèces
de petite taille, enveloppées dans une coque protectrice de silice et souvent
dotées d’algues endosymbiotiques, mais non ces espèces plus grandes. Leur
découverte et leur étude avaient été jusqu’à présent limitées par leur
transparence et leur fragilité, car il était impossible de les prélever sans les
abîmer : elles ont été trahies par leur ADN, et, avec des précautions ad hoc, on
a pu démontrer leur grande diversité et leur abondance (jusqu’à 5 % du total
des organismes marins !) en tous points du globe, y compris sur nos côtes.
Or, et cela les avantage dans les eaux pauvres, ces radiolaires-là vivent en
symbiose avec de grandes quantités d’algues ! On pourrait multiplier les
exemples d’unicellulaires, et plus généralement d’organismes de toutes tailles
en endosymbiose avec des algues : de telles endosymbioses se sont produites
plusieurs dizaines de fois dans l’évolution, et nous en découvrirons une
conséquence majeure au chapitre IX.
POUR CONCLURE…
L’animal en milieu marin hostile n’est jamais seul. Les symbioses peuvent
fortement élargir le périmètre des milieux vivables pour les animaux :
milieux pauvres pour les coraux, milieux aux fluides nutritifs inutilisables
pour les animaux dans les fonds océaniques. Dans ces deux cas, le même type
de symbiose s’est mis en place dans plusieurs lignées animales
indépendantes, respectivement avec des algues unicellulaires ou des bactéries
chimiolithotrophes. Sans doute est-ce toujours à partir de l’alimentation car il
est probable que les ancêtres de ces organismes se nourrissaient en digérant
ces microbes qu’ils ont un jour “apprivoisés”. En d’autres termes, ces
ancêtres ont acquis la capacité à les entretenir et à les nourrir dans une forme
de captivité, sans plus les digérer, et à se nourrir non plus de leurs cellules,
mais de substances que ceux-ci leur prodiguent.
Des cellules mixtes, voire des organes mixtes comme le trophosome voient
le jour. Ces structures mixtes redessinent complètement l’animal : on observe
souvent une perte du tube digestif, un passage à une vie fixée, et une perte de
la différenciation antéro-postérieure (plus de tête par exemple chez les vers
Siboglinidés comme les riftias) liée à la perte du déplacement. Dotés de leurs
compagnons microbiens, ces animaux acquièrent en fait une capacité partielle
ou totale à l’autotrophie, c’est-à-dire à se nourrir sans (ou sans trop) prélever
de matière organique dans le milieu ! On retrouve donc ici un exemple
d’innovation évolutive par la symbiose, où une lignée acquiert des
particularités nouvelles grâce à une association avec un microbe.
Les conséquences écologiques évoquent, quant à elles, ce que nous avions
décrit de la conquête des milieux terrestres par les plantes mycorhizées. On
passe d’écosystèmes qui seraient peuplés surtout de biofilms, et de quelques
petits animaux, à des écosystèmes à la production de biomasse abondante,
riches en gros animaux : toutes ces symbioses contribuent à extraire les
écosystèmes d’un état purement microbien. Plusieurs effets se conjuguent,
nous l’avons vu : la coopération entre un partenaire capable de fabriquer de la
matière organique et un autre capable de reconcentrer les ressources du
milieu ; l’efficacité du couplage symbiotique puisque l’animal n’a plus à
chasser ses proies et qu’il recycle certains de ses déchets dans ses
endosymbiontes ; et, enfin, des effets de protection réciproque entre
partenaires.
Quittons ces lieux exotiques si différents des nôtres, et découvrons à
présent combien leur leçon adaptive vaut partout. Le rôle adaptatif de la
symbiose existe aussi, plus discrètement, chez de nombreux animaux de notre
voisinage terrestre immédiat. Au-delà des herbivores déjà évoqués au
chapitre IV, nous allons à présent observer comment des microbes ont aidé à
l’extraordinaire diversification des insectes.
CHAPITRE VI
Où des fourmis cultivent des champignons en société, et où des termites les imitent ;
où l’on découvre au passage des symbioses à trois ; où des insectes font du carton ou
manipulent les plantes avec l’aide de champignons ; où des bactéries et des levures,
cachées dans les insectes, les aident à s’adapter à des modes de vie et d’alimentation
variés, parfois très rudes et très spécialisés ; où certains microbes servent en fait de…
compléments alimentaires. Et comment, finalement, des champignons et des bactéries
en symbiose avec des insectes se spécialisent, jusqu’à en perdre leur autonomie et
même… leurs gènes !
Outre les Attines, plusieurs autres espèces de fourmis ont inventé la culture
de champignons dans leur évolution, mais plus discrètement. Un de mes
collègues, Rumsais Blatrix, travaille sur les fourmis associées aux plantes, en
une symbiose qui ne semblait pas microbienne… à première vue. Sous les
tropiques, diverses plantes ont développé des protections basées sur
l’hébergement de fourmis, en un dispositif semblable à celui des acariens
protecteurs des feuilles d’arbres en zone tempérée (voir le chapitre II). Ces
plantes comportent des domacies, des logettes où les fourmis s’abritent avec
leurs larves, formées selon les espèces par des cavités de la tige ou des replis
de la feuille. Ces plantes produisent aussi du nectar sur leurs tiges ou leurs
feuilles, dont se nourrissent les fourmis adultes, et même dans certains cas
des corpuscules charnus, un aliment “premier âge” dont les adultes
nourrissent les larves. Réciproquement, ces fourmis protègent en attaquant les
insectes et les herbivores de toutes tailles qui touchent ces plantes, et qui
apprennent bien vite à les éviter ! Les fourmis sont d’autant plus motivées
qu’elles défendent alors le gîte et le couvert… Où sont donc les champignons
ici ?
Mon collègue a découvert (ou généralisé, car il en existait quelques
descriptions anciennes), dans un coin des domacies, poussé contre la paroi
végétale de celles-ci, un petit feutrage de velours noirâtre. Vu de près, celui-
ci s’avère fait d’hyphes d’un champignon… Nous l’avons identifié par son
ADN sur plusieurs couples plantes-fourmis : chaque fois, il s’agit d’espèces du
même groupe peu connu, les Chaetothyriales. Cette histoire porte encore la
marque de l’évolution convergente : en effet, les plantes associées aux
fourmis et à des champignons des domacies appartiennent à plus de douze
familles différentes, comme celles de l’ortie, de la bourrache, du poivrier, de
la menthe, du caféier, de la passiflore, mais aussi des orchidées, des
légumineuses et même des fougères ! Les fourmis elles aussi sont issues de
sous-familles différentes, Formicinés, Dolichodérinés, Myrmicinés,
Ponérinés et Pseudomyrmicinés. Alors que les associations entre plantes et
fourmis sont apparues dans différents groupes de part et d’autre, dans tous les
cas connus le troisième partenaire est, étonnamment, uniquement un
chaetothyriale ! Ce qui prédispose les Chaetothyriales à cette symbiose reste
inexpliqué à ce jour.
Les fourmis semblent accumuler sur le champignon plein de déchets, y
compris leurs fèces et leurs mues lorsqu’elles changent de tégument. En
même temps, elles broutent régulièrement les hyphes du champignon, ce qui
produit la régularité de sa forme. Non seulement les fourmis paraissent s’en
nourrir mais, en plus, des expériences introduisant des déchets marqués (à
l’isotope lourd15N) démontrent que l’azote apporté est aussi renvoyé vers la
plante, bien que le champignon ne pénètre pas dans ses tissus. Ces
chaetothyriales semblent avoir un rôle important dans l’économie de l’azote
de l’ensemble de la symbiose, en aidant la plante et les fourmis à recycler les
déchets animaux.
À vrai dire, les Chaetothyriales n’en sont pas à leur coup d’essai en matière
de complicité avec les fourmis : d’autres ont aussi bâti avec d’autres fourmis
une relation… en carton. Plusieurs espèces de fourmis fabriquent un carton-
pâte pour former des galeries couvertes protectrices, par terre ou sur des tiges
de plantes. Elles construisent, appuyées sur des aspérités du milieu ou les
poils des plantes, des cloisons faites d’accumulation de déchets végétaux
mâchés et agglomérés avec leur salive. Mais le liant final, ce sont des
chaetothyriales, spontanés ou inoculés, on ne sait, qui grandissent là-dedans
et assurent de leurs hyphes la cohérence de l’ensemble. Sur un arbuste de
Guyane française, Cordia nodosa, la fourmi Allomerus decemarticulatus
utilise ce carton pour… bâtir des cabanes d’affût ! Dissimulées dans ces
structures cartonnées qui gainent la tige dont elles miment la forme, les
fourmis sont prêtes à jaillir sur un insecte qui se pose par inadvertance. Elles
le piègent alors en retenant ses pattes depuis le fond des alvéoles de la
structure, le tuent et le découpent sur place, puis en nourrissent leurs larves.
Elles capturent grâce à cet affût des proies 1 000 fois plus grosses que
chacune d’elles.
Les pucerons sucent la sève élaborée avec leur stylet inséré dans les
vaisseaux de la plante où circulent les sucres produits par la photosynthèse.
Mais cet aliment n’est doux qu’au goût : riche en sucres et en eau, il est très
appauvri en azote. Les pucerons doivent ingérer de grandes quantités de sève
avant d’arriver à satiété en ressources azotées… Certaines espèces absorbent
plus de 100 fois leur poids de sève par jour ! Comme d’autres insectes
suceurs de sève, ils rejettent donc par leur anus un liquide sucré, fait du
surplus d’eau et de sucres ingéré. Ce liquide attire parfois des fourmis
protectrices, et rend souvent poisseux les plantes puceronnées et tout ce
qu’on place en dessous. Le problème de l’azote est quantitatif, mais aussi
qualitatif car, comme les autres animaux (dont nous-mêmes), les pucerons
sont incapables de réaliser la synthèse de certains acides aminés. Leur
nourriture se doit donc d’en contenir une dizaine, qu’on appelle pour cette
raison “acides aminés essentiels” : tryptophane, lysine, méthionine,
phénylalanine, thréonine, valine, leucine, isoleucine, arginine et histidine. Or,
la sève en est dépourvue ! Et qui sait d’ailleurs si ce n’est pas une protection
de la sève que d’être si peu appétante ?…
Les 4 000 espèces de pucerons de la famille des Aphidés, tous suceurs de
sève, ont adopté une solution microbienne, grâce à 60 à 90 cellules géantes
bourrées de bactéries endosymbiotiques, chacune enveloppée dans une
membrane de séquestration. Un puceron adulte de 0,5 milligramme
contient 6 millions de bactéries ! Elles sont héritées de la mère : certaines de
ces cellules géantes, proches des ovaires, relâchent avant la ponte des
bactéries qui rejoignent les œufs. Lorsqu’on prive les pucerons de bactéries
par un traitement antibiotique, ils se développent mal et deviennent stériles.
Cependant, on peut minimiser ces symptômes en introduisant
expérimentalement les acides aminés essentiels dans leur alimentation. Le
génome de ces bactéries (sur lequel nous reviendrons) confirme leurs
capacités de synthèse d’acides aminés. De plus, les pucerons recyclent leurs
déchets azotés vers les bactéries en un mécanisme à présent bien connu du
lecteur, limitant toute perte d’azote. Ces bactéries produisent aussi des
vitamines, dont la B2. On les a nommées Buchnera en l’honneur de Paul
Buchner (1886-1978), un zoologue et biologiste cellulaire allemand qui a
consacré toute sa vie à l’étude des symbioses microbiennes dans les animaux,
en particulier les insectes. Buchner avait publié en 1953 (en allemand) un
livre fondateur : Les Endosymbioses des animaux avec les microorganismes,
et nous aurons l’occasion de citer à nouveau cet auteur plus loin.
Aphidés et Buchnera ne font pas exception parmi les suceurs de sève : des
endosymbiontes, transmis par la mère également, peuplent des cellules
spécialisées chez les cochenilles (Pseudococcidés), les aleurodes
(Aleyrodoïdés), les psylles (Psyllidés) et les Auchenorrhyncha, un sous-ordre
d’hémiptères incluant les cicadelles (Fulgoromorpha) et les cigales
(Cicadomorpha ; quand vous entendrez de nouveau le chant des cigales,
pensez que des bactéries sont là-derrière !). Les cochenilles du genre
Planococcus se singularisent par une amusante poupée russe car leurs
cellules spécialisées hébergent une bactérie, Tremblaya, qui elle-même
contient, fait rare chez les bactéries… une autre bactérie, Moranella. Les
gènes requis pour les différentes étapes de la synthèse des acides aminés
essentiels se trouvent dans l’animal, ou dans l’une ou l’autre des bactéries :
aucun des trois compartiments emboîtés ne peut, à lui seul, synthétiser un des
acides aminés essentiels en entier ! Au cours de la production, les
intermédiaires de la synthèse se baladent donc d’un compartiment à l’autre de
cette poupée russe…
Dans le groupe des Auchenorrhyncha, une bactérie du genre Sulcia
complète l’alimentation en acides aminés essentiels et en vitamines. Au cours
de l’évolution de ce groupe, la situation s’est compliquée avec de nombreux
nouveaux partenaires bactériens, en une situation que Buchner appelait “une
féerie de symbiose”. Pour ne retenir qu’un changement marquant, une partie
des cicadelles, la tribu américaine des Proconiini, s’est secondairement
spécialisée dans l’exploitation de l’autre sève végétale : la sève brute, issue
des racines, bien plus pauvre en sucres et en vitamines. Le complément
vitaminique requis, plus varié que celui des suceurs de sève élaborée, est
procuré par une bactérie supplémentaire, une Baumannia qui synthétise ces
vitamines et d’autres substances vitales (biotine, acide folique…) absentes de
la sève brute et qui complète le travail de Sulcia. Ainsi, la spécialisation sur
une sève ou l’autre, des aliments très particuliers, est-elle rendue possible à
coups de compléments alimentaires… bactériens.
Une autre alimentation spécialisée des insectes est le sang, riche en sucre et
en protéines mais pauvre en vitamines du groupe B (thiamine, acide folique,
thiazole, etc.). Certains insectes hématophages à l’âge adulte seulement ont
accumulé des réserves de vitamines B à partir d’autres aliments à l’état
larvaire, comme les moustiques dont les larves se nourrissent de plancton.
D’autres insectes qui sont hématophages durant toute leur vie ont recours à…
des bactéries pour les synthétiser. Traités aux antibiotiques, ils dépérissent et
se reproduisent mal, sauf si on leur apporte un complément de vitamines B.
Les bactéries impliquées sont les Wigglesworthia pour les mouches tsé-tsé,
les Riesia pour les poux et des Wolbachia pour les punaises de lit. Ces
symbioses-là ne font pas que des heureux car, au-delà des partenaires, ce sont
des auxiliaires du parasitisme par les hématophages. Elles illustrent encore de
belles convergences : de nouveau, dans chaque cas, on observe un
complément alimentaire bactérien, hérité de génération en génération par voie
maternelle.
D’autres insectes utilisent des levures pour compléter leur alimentation :
les coléoptères de deux familles, les Anobiidés et les Cérambycidés, prennent
des repas peu nourrissants faits de débris végétaux morts. La grosse vrillette
(Xestobium rufovillosum) attaque le bois des meubles et des charpentes ; les
vrillettes du pain (Stegobium paniceum) et du tabac (Lasioderma serricorne)
vivent sur des aliments secs : graines, épices, ou fragments végétaux comme
le tabac ou la paille. Ces substrats sont peu riches car dépourvus de tout
contenu cellulaire vivant, et souvent toxiques car la nicotine ou les molécules
sapides des épices sont plus ou moins insecticides. Or, les animaux
dépourvus de levures par un traitement fongicide sont plus sensibles à ces
toxines : la vrillette du tabac supporte par exemple la nicotine grâce à ses
levures ! Les autres dysfonctionnements observés suggèrent que les levures
apportent des vitamines et surtout des stéroïdes. Ces molécules, de la famille
du cholestérol, sont nécessaires pour bâtir la membrane des cellules des
animaux et des champignons, mais elles existent peu chez les plantes et pas
chez les bactéries, ce qui peut expliquer le recours à des levures. Un dispositif
similaire existe chez quelques pucerons de la famille des Delphacidés, avec
des levures cette fois proches des néotyphodiums du chapitre II, qui leur
prodiguent aussi des stéroïdes. Enfin, en un ultime exemple de recyclage
symbiotique, toutes ces levures recyclent l’acide urique, déchet de leurs
hôtes, en acides aminés contrebalançant la pauvreté de leur alimentation.
Les levures des coléoptères sont des Symbiotaphrina, proches de nos
levures alimentaires, et des Candida, proches de levures pathogènes pour
l’homme. Elles sont abritées dans les cellules de larges diverticules du tube
digestif, situées près des ovaires, ce qui permet d’enrober les œufs de
levures : à l’éclosion, les larves les ingèrent, récupérant ainsi la symbiose à la
génération suivante.
POUR CONCLURE…
Où l’on explore surfaces et cavités de notre corps ; où l’envie vient de se laver avec
discernement ; où l’on en apprend de belles sur les garçons qui ne se lavent pas les
mains et les filles qui ont un diplôme de maîtrise ; où le microbiote de nos intestins
nous rappelle notre place dans les écosystèmes et l’évolution ; où l’appendice retrouve
ses lettres de noblesse ; où l’on verra la tétée comme sans doute on ne l’a jamais vue ;
où notre microbiote nous vient après notre naissance. Et où, finalement, nous nous
retrouvons de moins en moins seuls, accompagnés d’une foule de microbes aussi
nombreux que nos cellules.
Les microbes abondent sur notre peau qui, même frottée et nettoyée, héberge
un microbiote formant un biofilm discret et discontinu, associant des
bactéries et des levures comme les Malassezia. Ces microbes se nourrissent
de nos sécrétions et des morceaux de peau morte ou en cours de
desquamation. Ils pénètrent parfois plus en profondeur, à la racine des
cheveux ou dans les glandes de la peau. Dans les glandes qui produisent le
sébum, cette sécrétion grasse qui couvre notre peau, vivent même des
microbes tolérant le manque relatif d’oxygène, comme Propionibacterium
acnes.
Les parties de la peau les plus protégées (pli des fesses ou du sein, coins du
nez, aisselles, nombril…), souvent plus humides, présentent un microbiote
dont la composition varie peu au cours du temps. Là, corynébactéries et
staphylocoques dominent un microbiote très actif grâce à l’humidité : c’est
lui qui produit l’odeur, parfois marquée, de notre sueur. En effet, un corps
fraîchement lavé ne sent guère pour l’olfaction humaine, et les molécules
gazeuses produites par notre microbiote cutané font l’essentiel de notre odeur
(comme pour nos pets, nos pestilences sont microbiennes). Un cas extrême,
surtout dans nos civilisations, est la peau des pieds, rendue humide et chaude
par le port de chaussettes et de chaussures : l’odeur (parfois un peu forte, de
fromage) est en particulier due à des brévibactéries, qui attaquent la kératine
des peaux mortes. Comme cette protéine est riche en acides aminés soufrés,
les brévibactéries éliminent l’excès de soufre sous forme de méthanethiol
(CH3SH) volatil, la molécule de l’odeur de pieds. Nous retrouverons
brévibactéries et méthanethiol sur les fromages au chapitre XII ! Nos pieds
portent aussi divers champignons, parfois pathogènes, qui contribuent
également aux odeurs. Ces odeurs cutanées sont d’ailleurs mises à profit par
nos parasites : les moustiques nous localisent grâce au CO2 émis par notre
respiration, mais aussi par les produits de nos microbes cutanés, comme les
acides butyrique et lactique, ou le méthyl-phénol. Ils sont plus attirés par les
individus dont le microbiote cutané est à la fois dense en quantité et peu varié
en espèces. Les “peaux à moustiques” sont donc en partie… des microbiotes
à moustiques !
À ces parties humides s’opposent les zones exposées et sèches de la peau
(avant-bras, fesses, peau de la main…), colonisées quant à elles par un
microbiote moins abondant en nombre de cellules, mais plus diversifié en
espèces que le précédent. Ces zones présentent de plus grandes variations
temporelles que les précédentes car, plus accessibles, elles se contaminent
plus facilement. Le microbiote de la main (jusqu’à 10 millions de cellules
bactériennes par centimètre carré et plus de 150 espèces par main !) est très
variable, comme le révèle une étude réalisée sur des étudiants américains : la
main dominante (gauche chez les gauchers ; droite chez les droitiers) a une
diversité microbienne différente de l’autre, ce qui reflète des contacts
différents avec l’environnement. De plus, la main féminine diffère de la main
masculine : globalement, la diversité des espèces manuelles est plus grande
chez les femmes. Ceci peut être dû à une utilisation différente des savons et
des cosmétiques, car bien sûr le temps écoulé depuis le dernier savonnage et
la nature des produits utilisés jouent sur la diversité, et peuvent contribuer à
la différence entre sexes… Paradoxalement, dans cette étude, les femmes se
lavaient les mains plus souvent, ce qui aurait dû réduire leur diversité
microbienne : tout cela suggère que le sexe contribue aussi aux différences
observées.
Ces microbes participent à la protection de la peau. D’une part, ils y
capturent les ressources alimentaires, dont ils privent de possibles
pathogènes ; d’autre part, ils ont un rôle antibiotique. Propionibacterium
acnes, en fermentant le sébum dans les canaux des glandes où il se
développe, produit des acides gras volatils dont l’acidité est un écran contre
de nombreux microbes, tout en contribuant au passage à l’odeur de “mal
lavé”. Certains staphylocoques cutanés produisent des antibiotiques :
Staphylococcus epidermidis sécrète des phénols au rôle antibiotique à spectre
large ; Staphylococcus lugdunensis synthétise une petite protéine antibiotique
qui détruit les staphylocoques dorés (Staphylococcus aureus), dont 10 à 30 %
d’entre nous sont porteurs sains, mais qui, hors de contrôle, engendrent des
maladies de la peau, furoncles et panaris, et peuvent envahir l’organisme,
lésant divers organes ou provoquant une septicémie. Car des pathogènes
potentiels sont aussi en embuscade dans le microbiote de la peau : à côté des
staphylocoques dorés, des levures du genre Malassezia sont aussi présentes,
qui, en proliférant, peuvent entraîner des dermatites (rougeurs,
démangeaisons, eczémas…). Dans un microbiote “sain”, les pathogènes
restent bridés, et donc peu nocifs, mais la suppression de la fraction du
microbiote qui fait écran leur laisse champ libre. C’est le cas de l’abus de
savons bactéricides, par exemple en milieu hospitalier où le nettoyage
excessif des mains provoque paradoxalement des mycoses.
C’est des souris que vient la preuve d’un autre rôle du microbiote dans
l’immunité de la peau, au-delà des effets compétitifs et antibiotiques. On ne
dispose pas d’humain sans microbiote, mais depuis quelques décennies on
sait élever des souris sans bactérie. On les dit “axéniques” (du grec a, sans, et
xenos, l’étranger, ici le microbe) : issues, à la première génération, d’un
accouchement par césarienne, elles ont ensuite vécu, de génération en
génération, sous bulle stérile. Ces souris axéniques ont permis de
comprendre, a contrario, les rôles du microbiote, et de tester les effets de
l’introduction d’une bactérie ou d’un microbiote particulier, même d’origine
humaine, qu’on leur injecte. Autant dire qu’elles vont souvent revenir dans
les lignes qui suivent, car elles ont, avec la métagénomique évoquée plus
haut, fourni la matière de ce chapitre et du suivant ! Les souris axéniques sont
donc en particulier dépourvues de microbiote cutané. Lorsqu’on inocule sur
leur peau un parasite, l’agent de la leishmaniose, les souris axéniques
montrent une faible réaction locale et contractent la maladie… alors que, chez
des souris normales, une plus grosse réaction cutanée exclut habituellement
cette maladie. En leur inoculant auparavant le Staphylococcus epidermidis,
qui vit normalement sur la peau, on rétablit des défenses normales chez les
souris axéniques ! La comparaison avec les souris axéniques montre qu’il y a
là un peu plus qu’un simple écran bactérien : la présence du staphylocoque
pré-active localement les cellules de l’immunité, les lymphocytes, et les rend
plus capables de réagir à une infection. Ainsi la protection est-elle à la fois
directe, par compétition et antibiotiques, et indirecte, par une prémunition de
la peau – nous reviendrons sur cette prémunition dans le reste de l’organisme
au chapitre suivant.
On a soudain moins envie de se laver frénétiquement les mains ou de les
enduire de gels bactéricides à tout bout de champ ! Et que dire des peelings,
ces violences infligées à nos biofilms cutanés ?… N’oublions pas que nous
sommes issus et adaptés d’une longue lignée d’ancêtres qui ne se lavaient
guère ! Bien sûr, il faut savoir raison garder, et préserver les apports de
l’hygiène cutanée, mais avec mesure. Une hygiène raisonnable consiste à se
laver les mains exclusivement avec à-propos, c’est-à-dire par exemple avant
les repas ou avant de toucher une plaie. Il faut accepter une “saleté propre”,
légère et protectrice, plutôt que chercher à viser un illusoire état axénique, qui
laisse place aux premiers venus. Notre peau, qui héberge des microbes
pathogènes tempérés par leurs voisins au sein du microbiote, résume cette
saleté propre : il y a là du malpropre, mais sans grand danger.
Avançons encore d’un pas vers les orifices de notre organisme, dont
l’humidité et les sécrétions sont plus encore accueillantes aux microbes. À ce
niveau, un flux sortant de sécrétions expulse les microbes au fur et à mesure
de leur multiplication. C’est par exemple le flux de mucus des conduits
auditifs, ou ceux du nez et des bronches, plus abondants, qui retournent en
partie vers l’estomac après déglutition dans l’arrière-gorge. Nous savons tous
que ces flux augmentent pour expulser les intrus lorsque la maladie advient.
Ainsi, le rhume accroît désagréablement les sécrétions nasales ; celles des
trachées et des poumons malades sont chassées par la toux à des vitesses
dépassant 200 mètres par seconde. C’est aussi un flux, alimentaire celui-là,
qui expulse les bactéries avec les selles (nous verrons bientôt qu’il y est aidé
par le mucus intestinal). Mais une autre régulation intervient dans deux
cavités, le vagin et, plus encore, l’estomac : une acidité locale, mal tolérée par
la plupart des bactéries, tempère les ardeurs microbiennes et défavorise
l’installation d’un microbiote varié, au profit de quelques groupes inoffensifs
tolérant l’acidité.
Le vagin favorise, par ses sécrétions et ses conditions peu oxygénées, un
microbiote fermentaire (Lactobacillus, Bifidobacterium…) qui augmente
l’acidité d’un facteur 10 par rapport à la peau. Non seulement il tolère
l’acidité, mais il la crée ! De fait, le microbiote vaginal est peu riche, avec
environ 300 espèces (à comparer avec les chiffres suivants), et peu variable
dans le temps, hormis des fluctuations liées au cycle menstruel ou à la
gestation. Cependant, il varie d’une femme à l’autre, en fonction des
comportements et du milieu culturel : ceci explique sans doute une étude
américaine selon laquelle le microbiote vaginal d’une femme dépend de son
niveau d’études ! Les lactobacilles dominent chez les femmes titulaires d’une
maîtrise, alors que celles qui n’ont pas ce diplôme présentent un microbiote
plutôt riche en Atopobium, Prevotella et Bifidobacterium !
L’entrée du tube digestif possède aussi sa barrière acide : l’estomac
est 1 000 fois plus acide que la peau du fait, en ce cas, des sécrétions de sa
muqueuse. Ainsi, seule une petite centaine d’espèces bactériennes vivent là,
chacune représentée par un petit nombre de cellules. La plus connue,
Helicobacter pylori, a été détectée comme cause de cancers de l’estomac.
C’est l’un de ces Janus microbiens, capable du pis comme du meilleur : d’une
face, elle cause des ulcères qui peuvent en effet évoluer en cancers ; de
l’autre, elle diminue l’acidité locale pour pouvoir survivre dans l’estomac, et
du coup elle réduit le reflux gastrique et ses conséquences néfastes sur
l’œsophage (en particulier… les risques de cancer de l’œsophage) !
Néanmoins, certaines bactéries passent cette barrière stomacale et vont
peupler la suite du tube digestif, nous y reviendrons plus loin.
La bouche et le nez sont, quant à eux, situés en amont de la barrière
stomacale acide. Fortement exposée aux influences externes, la bouche
montre logiquement une diversité microbienne élevée et très fluctuante dans
le temps. La plupart de ces bactéries sont cramponnées en biofilms pour
éviter d’être entraînées vers l’estomac par la déglutition : plus de 800 espèces
colonisent la muqueuse buccale, 1 300 se partagent la crevasse bien abritée
qui sépare la gencive de la dent, et une diversité moindre constitue le biofilm
plus exposé au flux salivaire qu’est la plaque dentaire. Nos baisers sont donc
également microbiens, et nous échangeons pas moins de 10 millions de
bactéries dans un french kiss ! On retrouve pareille diversité sur les
muqueuses du nez (900 espèces), elles aussi très ouvertes sur le milieu. De
ces bactéries nasales, nous connaissons la couleur quand nous sommes
malades : leurs cytochromes, des molécules jaune-vert qui servent à la
respiration bactérienne, donnent au mucus sa couleur jaune au début de la
prolifération, puis verdâtre à son paroxysme.
Dans la bouche, notre microbiote buccal se manifeste plus ou moins
agréablement par des goûts et des odeurs. Il joue dans notre perception des
aliments en les modifiant après un bref délai. Faites fondre un petit morceau
de sucre en bouche : à la douceur initiale succède une faible acidité
persistante, issue de la fermentation bactérienne du sucre. C’est cette
production d’acide qui, lorsque le biofilm dentaire devient épais, produit les
caries en dissolvant la dent sous le biofilm. Hors de la plaque dentaire, cette
acidification est vite balayée par la salive (déglutissez un peu !). Certains
arômes sont aussi modifiés, par exemple ceux du poivron et des vins de
sauvignon (au reste, tous deux fort proches gustativement et chimiquement)
ou des oignons : les fusobactéries de notre bouche libèrent des dérivés
aromatiques à partir de précurseurs moins odorants, car ils sont liés à des
molécules qui les retiennent en solution. Leur transformation par les
fusobactéries en molécules sulfurées volatiles dégage et amplifie l’odeur, qui
ne s’exprime donc qu’après quelques secondes. Elle persiste ensuite plus
d’une minute, aussi longtemps que s’opère la modification des précurseurs
par les enzymes des bactéries, pour lesquelles ce mécanisme pourrait
constituer une détoxication.
Hélas, en fait d’odeurs, notre microbiote buccal s’illustre aussi tristement :
90 % des mauvaises haleines sont dues aux bactéries qui fermentent les
protéines de notre salive, depuis les recoins peu oxygénés de la bouche. Leurs
produits fermentaires, azotés ou sulfurés mais souvent malodorants, portent
des noms évoquant leurs milieux habituels de formation : putrescéine,
cadavérine, scatol, spermidine, mais aussi hydrogène sulfuré (odeur d’œufs
pourris). Leur production a lieu surtout entre les papilles du dos de la langue,
la face supérieure où l’absence de frottement favorise les biofilms : c’est donc
une zone à soigner lors du brossage des dents. Car la mauvaise haleine altère
les relations sociales, et illustre dès à présent les effets de certains microbes
sur la sociabilité…
À côté de ces rôles anecdotiques ou marginaux, les microbiotes de nos
orifices luttent continûment contre les opportunistes et limitent les maladies,
comme sur la peau. Dans la bouche comme dans le vagin existe par exemple
un antagonisme entre les lactobacilles et les levures du genre Candida : tant
que les premiers entretiennent l’acidité, les secondes restent bénignes ; mais
si elles prennent le dessus, à la suite d’une antibiothérapie par exemple, les
Candida excluent les bactéries et prolifèrent en une candidose (ou muguet
blanc) irritante. Ceci, une fois encore, pousse à pratiquer l’hygiène avec
discernement : on peut frotter les dents pour les protéger, ou la langue pour
purifier l’haleine, sans pour autant décimer tout le microbiote buccal à coups
de bains de bouche antiseptiques répétés !
Les microbes intestinaux pénètrent dans notre tube digestif par voie buccale,
et sont donc des rescapés de la barrière acide stomacale. Voyons comment
nous sommes colonisés au tout départ, car l’enfant est stérile avant la
naissance. Initialement, un microbiote assez uniforme peuple rapidement la
peau, les orifices du corps et l’intestin. Le premier contact avec le monde
compte beaucoup : les enfants nés par voie naturelle sont contaminés à la
naissance par des microbes d’origine vaginale (Lactobacillus) et fécale
(Bacteroides et Bifidobacterium) en raison des zones en contact à la
naissance, tandis que ceux nés par césarienne, privés de tels contacts,
acquièrent un microbiote plus proche de celui du reste de la peau maternelle,
avec laquelle ils sont en contact, avec par exemple divers staphylocoques…
Ce microbiote initial fait de bactéries tolérant l’oxygène, mais aussi capables
de fermentation, persiste pendant quelques semaines dans l’intestin. Il y
consomme l’oxygène par sa respiration et ouvre la voie à un cortège plus
strictement fermentaire avec l’arrivée de nouvelles espèces de Clostridium,
Bacteroides et autres Bifidobacterium. Cependant, chacune des autres parties
du corps se peuple aussi de son microbiote spécifique.
L’acquisition d’un microbiote intestinal stable et protecteur est un enjeu
majeur de nos premières années. Il doit à la fois être diversifié et comporter
des espèces favorables, comme les Bifidobacterium. Ces bactéries protègent
de l’irruption de pathogènes, en particulier en réduisant la perméabilité
intestinale, mais aussi en modulant l’inflammation et en évitant ainsi toute
surréaction inutile du système immunitaire à la présence microbienne. Les
pleurs des nourrissons dans leurs premiers mois expriment non seulement la
faim, mais aussi les douleurs digestives ou les indispositions intestinales dues
à des pathogènes, et ils nous rappellent l’importance d’un microbiote
adéquat. Les prématurés, dont le tube digestif immature à la naissance se
colonise mal et présente un microbiote peu diversifié, illustrent cet impératif
a contrario. Jusqu’à 5 % d’entre eux développent une entérocolite
nécrosante, où des bactéries opportunistes détruisent l’intestin. Mortelles
dans 30 % des cas, les entérocolites sont 2 fois moins fréquentes lorsqu’on
administre préventivement des bifidobactéries aux prématurés. Ces apports
de microbes favorables portent le nom de probiotiques, et leur utilisation pour
tous les nourrissons est en plein essor : des probiotiques (lactobacilles et
bifidobactéries) réduisent de plus de moitié la fréquence et la durée des
diarrhées !
Globalement, il faut au nourrisson un équilibre favorisant les
bifidobactéries et les lactobacilles, mais limitant les entérobactéries, les
staphylocoques et les clostridies, moins favorables, voire pathogènes. Les
facteurs qui empêchent cet équilibre autorisent un microbiote qui nuit à un
développement immunitaire optimal, et accroît, plus tard dans la vie, les
risques de maladies auto-immunes, d’asthme et de diabète de type 1 (qui
apparaît dans la jeunesse ; nous reviendrons sur le lien entre le microbiote et
ces maladies). Il existe au moins trois facteurs déstabilisants, outre la
naissance prématurée. Le premier facteur est la césarienne, nous l’avons dit :
elle confère à l’enfant un microbiote intestinal de type cutané, avec lequel
notre espèce n’a pas coévolué, du moins à cet endroit du corps et à ce stade
de la vie ; on peut corriger le microbiote césarien en apportant à l’enfant des
fluides vaginaux maternels, mais cette pratique n’est pas encore routinière. Le
deuxième est une antibiothérapie prolongée, qui laisse place aux microbes
opportunistes. Le troisième facteur, le plus inattendu, est l’utilisation de lait
maternisé, bien moins favorable de ce point de vue que le lait maternel. Mais
pourquoi ?
Un allaitement au sein favorise un “bon” microbiote de deux façons.
D’abord, la surface du mamelon et les orifices des glandes mammaires sont
sources de bactéries : il y en a jusqu’à 1 million par millilitre de lait maternel,
alors que le lait stérilisé et la tétine désinfectée en sont dépourvus. Mais le
mécanisme le plus époustouflant est que le lait contient… un aliment pour les
bactéries favorables ! On parle souvent des anticorps du lait, qui, de fait,
régulent aussi favorablement la composition du microbiote de l’enfant, mais
on ignore souvent un autre constituant. Le lait humain contient en abondance
des oligosaccharides, formés de 3 à 5 molécules de sucres reliées entre elles,
qui sont par leur abondance (15 grammes par litre) le troisième constituant du
lait, après le lactose et les lipides, mais devant les protéines ! Comme ils ne
sont pas digérés par l’enfant, on a longtemps méconnu leurs fonctions
biologiques et ils n’ont pas été ajoutés aux laits maternisés, dérivés de laits
bovins qui en sont dépourvus. Or, ces oligosaccharides ont, indirectement, un
rôle majeur pour l’enfant…
Les mères souffrant de malnutrition montrent a contrario le rôle des
oligosaccharides, car leur lait en contient moins, et cela conduit à un
microbiote peu favorable chez l’enfant. Si on inocule à une jeune souris
axénique un microbiote d’enfant humain sain, dont la mère est bien nourrie,
elle se développe normalement. En revanche, si on lui inocule un microbiote
d’enfant souffrant de malnutrition, elle se développe moins vite. Cet effet
délétère sur la croissance peut être renversé en apportant à la souris soit des
bactéries d’enfant sain, soit des oligosaccharides extraits du lait humain ;
dans ce dernier cas, la composition du microbiote évolue pour ressembler à
celle des enfants sains. La dynamique inverse opère en cas de malnutrition :
la pauvreté en oligosaccharides du lait maternel laisse s’installer un
microbiote de composition moins favorable à l’enfant. Ainsi, les
oligosaccharides “corrigent” le microbiote : ils agissent en fait en nourrissant
des bifidobactéries et des lactobacilles favorables, qui digèrent ces
oligosaccharides.
Le génome de la bifidobactérie Bifidobacterium infantis comporte par
exemple un grand nombre de gènes pour capturer et digérer ces
oligosaccharides, ce qui l’adapte au lait humain. De fait, elle est plus
compétitive et colonise mieux les enfants nourris au lait maternel. C’est une
preuve étonnante de la coévolution entre l’homme et certaines bactéries
favorables de son microbiote, c’est-à-dire d’une évolution où l’un façonne
l’autre et vice-versa. Certains Bacteroides peuvent aussi utiliser les
oligosaccharides ; les lactobacilles, qui n’ont pas les gènes pour les dégrader,
peuvent quant à eux utiliser les produits de digestion des oligosaccharides par
les bifidobactéries voisines. De façon amusante, on savait depuis le début du
XXe siècle que les selles des enfants nourris au lait maternel
comptaient 10 fois plus de bifidobactéries que celles des enfants buvant du
lait maternisé, mais on en ignorait la raison et l’effet positif… Ces
oligosaccharides représentent, à côté des probiotiques (les apports de
bactéries), une autre façon de manipuler notre microbiote : ils comptent parmi
les prébiotiques, c’est-à-dire les molécules indirectement bonnes pour la
santé, qui agissent par le biais de leur effet sur la composition du microbiote.
Ces oligosaccharides du lait ont un second rôle, qui est plus directement
protecteur : certains ressemblent aux molécules de surface des cellules
intestinales, auxquelles les bactéries pathogènes s’attachent souvent pour les
attaquer. Ainsi, la présence d’oligosaccharides “occupe les mains” des
agresseurs, en un leurre qui les empêche de se fixer sur leurs véritables cibles.
On réintroduit actuellement dans le lait maternisé des oligosaccharides
d’origine animale ou végétale, faute de savoir synthétiser ceux de la mère,
pourtant les mieux validés par l’évolution !… mais leur effet reste variable,
parfois positif, parfois nuisible. Notre microbiote s’est donc invité dans une
coévolution au sein de l’allaitement. L’allaitement maternel, que
l’Organisation mondiale de la santé recommande pour les six premiers mois,
améliore la santé, le développement physique et cognitif, et l’espérance de
survie : or, les microbes intestinaux contribuent largement à ces effets ! À la
naissance, notre mère nous prodigue donc probiotiques (les bactéries
vaginales dont dérive notre premier microbiote) et prébiotiques du lait.
Au sevrage, l’évolution du microbiote se poursuit. Les parents le savent
bien, l’odeur des selles change alors : soumises à des aliments moins
optimisés à la digestion enfantine que le lait, les bactéries “cuisinent” plus de
restes variés et peuvent produire des molécules soufrées et azotées
malodorantes. Le recrutement du microbiote se poursuit, au gré des objets
portés à la bouche (“ne mets pas tes doigts dans ta bouche !”), des aliments,
des bises et du toucher des adultes : on entrevoit la dimension microbienne de
la caresse, au passage ! Mais le microbiote intestinal reste fluctuant, variable
dans le temps chez les enfants en bas âge, et très différent d’un enfant à
l’autre, même entre jumeaux. Il n’acquiert sa stabilité de composition,
caractéristique des microbiotes d’adultes, qu’à l’âge de deux ou trois ans.
Stabiliser notre microbiote nous prend autant de temps que d’apprendre à
parler ou à marcher ! Le microbiote évolue encore ensuite, mais avec moins
de fluctuations et d’amplitude, jusqu’à l’âge adulte où il se stabilise,
n’évoluant plus que sur des temps longs avec l’alimentation, à des sursauts
près, comme les antibiothérapies et les diarrhées. Avec l’âge, passé la
soixantaine, le microbiote “retombe finalement en enfance” et sa composition
redevient plus variable et chaotique, comme elle l’a été dans le jeune âge.
POUR CONCLURE…
Nous ne sommes jamais seuls, et notre coexistence avec les bactéries est
peut-être même plus intime encore : la détection d’ADN bactérien a révélé
quelques bactéries jusque dans des tissus sains de l’organisme. On s’interroge
sur la signification de ces détections : signal erroné (car on se trouve en effet
à la limite de sensibilité des méthodes de détection, très sensibles aux
contaminations) ? Correspondent-elles à des intrus en instance
d’extermination, ou bien à de discrets passagers habituels ? Fait notable, leur
abondance semble accrue chez certains malades… Même le fœtus serait
légèrement colonisé : la première selle, le méconium, contient quelques
bactéries. Peut-être, demain, l’inventaire de notre microbiote sera-t-il encore
plus long, et l’intimité de notre corps moins stérile que nous ne le croyons
actuellement.
Avant d’aller plus loin quant aux rôles du microbiote du tube digestif, dans
le chapitre suivant, concluons un instant cet inventaire. Nous sommes, de la
surface de notre organisme à ses cavités les plus profondes, un écosystème
microbien très diversifié. On lit ici ou là que nous comptons 10 à 100 fois
plus de bactéries que de cellules humaines dans notre corps. Cette idée,
propagée à partir d’une seule estimation datant des années 1970, a récemment
été réévaluée : un individu de taille moyenne possède de l’ordre
de 10 000 milliards de bactéries (1013) dans son intestin et 1 000 milliards
(1012) sur la peau ; l’ensemble des bactéries des autres cavités du corps
avoisinerait plutôt 100 milliards (1011). On ne compte pas ici les levures, en
nombre bien moindre. Cet individu possède lui-même 10 000 milliards (1013)
de cellules, en comptant les globules rouges (qui sont des cellules
particulières, car plus petites que les autres et dépourvues d’ADN, très
nombreuses et qui représentent 85 % de nos cellules). On est donc plus
proche d’une égalité de nombre, déjà fort étonnante – rappelons que les
bactéries ont des cellules bien plus petites que les nôtres, et peuvent
dissimuler leur nombre sous un moindre volume. En revanche, en négligeant
les globules rouges et en ne comptant donc que les cellules comportant de
l’ADN, on se rapproche d’un rapport d’une cellule humaine pour 10 bactéries.
Ce rapport fluctue entre individus et dans le temps. À mensurations
identiques, les femmes ont par exemple moins de globules rouges que les
hommes, mais des dimensions intestinales voisines : elles sont donc plus
dominées numériquement par leurs bactéries. Après les selles, qui expulsent
un volume extrêmement colonisé, nous reprenons transitoirement l’avantage
numérique, dont la multiplication bactérienne nous prive bientôt à nouveau.
Enfin, nous découvrirons au chapitre IX que chacune de nos cellules
contient elle-même une centaine de bactéries dans sa structure : cette
découverte nous privera finalement de toute dominance numérique dans notre
organisme. Mais le nombre des cellules est moins saisissant que la diversité
des espèces présentes : on connaît plus de 10 000 espèces de microbes
capables d’habiter notre corps. Cette diversité a été fortement retouchée par
les habitudes culturelles occidentales, qui font de chacun de nous une île très
isolée de son voisinage et du milieu ; notre hygiénisme nous a protégés des
maladies en nous éloignant des mécanismes naturels de colonisation et de
développement du microbiote. Lavage et purification de la peau abusivement
agressifs et fréquents, césarienne et allaitement artificiel, antibiothérapies,
voire ablation de l’appendice : on a cru pouvoir mieux faire que la nature, et
de fait nous avons résolu bien des problèmes, mais il apparaît à présent des
effets secondaires… microbiens. Entendons-nous, antibiothérapie, césarienne
et allaitement artificiel restent dans bien des cas nécessaires, et relèvent de
choix personnels et thérapeutiques qu’on ne peut rejeter en bloc. Mais ces
méthodes ont été construites sans prise en compte du microbiote. C’est l’une
des raisons qui font souhaiter qu’un jour les médecins soient aussi formés par
des (micro) biologistes. Demain, des méthodes d’accompagnement pallieront
peut-être les effets secondaires microbiens. D’ores et déjà, en 2016, la Food
and Drug Administration américaine a retiré du commerce une vingtaine de
molécules bactéricides, en particulier le triclosan et le triclocarban, utilisées
dans plus de 2 000 marques de savons antibactériens.
On voit émerger la possibilité de cultiver notre microbiote comme un
jardin : on y sème les graines des espèces souhaitées (ce sont les
probiotiques) et on y apporte amendements et engrais qui favorisent le
développement de ces espèces (ce sont les prébiotiques). Plus généralement,
le type d’alimentation est une forme de probiotique, et il existe déjà des
gestes quotidiens recommandés, dans une hygiène basée sur un nettoyage et
des antibiothérapies plus raisonnés, ou dans l’alimentation : pensez aux
fibres, dont nous ne mangeons que 50 % de la quantité recommandée, et donc
aux cinq fruits et légumes par jour. Songez-y bien en lisant le chapitre
suivant !
On n’évite pas les pathogènes en tuant tous les microbes, on les affaiblit,
on les exclut ou on les tolère depuis des générations grâce à la présence
d’autres microbes. Ici apparaît l’idée, qui reviendra plusieurs fois par la suite,
qu’un certain niveau de colonisation “banale” est profitable ; l’idée de ce que
j’appelle la “saleté propre”.
Retrouver et rasséréner notre lien aux microbes est un enjeu pour les
générations à venir, surtout pour nous Occidentaux (nous y reviendrons en
concluant cet ouvrage), car c’est là que gisent les espoirs d’amélioration de
notre santé. Si vous avez éprouvé un dégoût excessif à lire les lignes qui
précèdent, interrogez-vous sur la négation ou le rejet d’une partie de vous-
même : c’est très culturel. Or, le microbe est inscrit dans notre corps et dans
notre biologie. Revenons encore pour nous en convaincre sur l’allaitement,
en apparence si intime, où se sont glissées par coévolution des bactéries que
la mère nourrit aussi… L’enfant et la mère ne sont en fait jamais seuls !
Voilà le portrait général de notre microbiote : même si, la suite va le
montrer, celui du tube digestif domine en nombre et en rôles, nous sommes
colonisés, structuralement mais aussi fonctionnellement, de partout. Bien des
approches à la mode, en se concentrant sur l’intestin, font oublier cette
omniprésence microbienne en se concentrant exclusivement sur une présence
locale, comme limitée à une bulle microbienne au sein de nous. Or, les
microbes nous sont étroitement mélangés de partout et, tout comme les
végétaux envisagés aux premiers chapitres, nous sommes faits d’une
contexture microbienne. Quant aux animaux décrits précédemment, nous
avions surtout discuté la partie de leur microbiote (rumen, trophosome,
cultures de champignon) qui structure particulièrement leur physiologie :
mais, à côté de ce paroxysme, ils sont aussi contexturés de microbes de
partout, peau et orifices du corps… Chez l’homme, le paroxysme, le
microbiote qui structure le plus fortement la physiologie, est sans doute celui
de l’intestin, comme nous allons l’envisager à présent.
CHAPITRE VIII
Où l’on verra des souris et des hommes ; où nous digérons par nos microbes et avec
eux ; où notre microbiote guide les aliments bien au-delà de l’intestin ; où il nous
protège et améliore notre système immunitaire ; où il modifie les corps qu’il habite,
comme nous meublons et aménageons un appartement, avec plus ou moins de soin ; et
où le microbiote intervient même dans certaines pathologies ; où il se rend nécessaire
dans notre développement et fait irruption jusque dans notre comportement. Et où,
finalement, nous sommes les jouets de nos microbes.
Comme chez bien d’autres animaux évoqués dans les chapitres précédents,
notre microbiote détoxique les aliments, ne fût-ce que pour se protéger lui-
même. Un exemple est la tolérance à la daidzéine, qui présente de plus une
dimension culturelle, comme la digestion des sucres complexes des algues
rouges. Ce flavonoïde présent dans le soja est cancérigène car il mime
certaines de nos hormones faites de molécules stéroïdes, et modifie le
fonctionnement des cellules : c’est un perturbateur endocrinien naturel… Les
variétés anciennes de soja se sont avérées plutôt nocives pour les
Occidentaux, de façon inattendue car leur consommation est plutôt favorable
à la santé des Asiatiques. Or, le microbiote de nombreux Asiatiques comporte
des bactéries convertissant la daidzéine en S-équol, un dérivé qui mime aussi
nos hormones, mais avec des effets plus positifs, protecteurs contre les
cancers et les troubles de la ménopause, notamment contre la décalcification.
Ces bactéries sont présentes chez plus de 60 % des Asiatiques (Japonais,
Coréens, Chinois), mais seulement 25 % des Occidentaux, car elles
s’acquièrent par coexistence avec des individus qui les possèdent déjà…
Cependant, les modifications des molécules alimentaires par le microbiote
sont à double tranchant, car rien ne les prédispose à être seulement
favorables. Le scandale de la mélamine des laits chinois en 2008 en a fourni
un triste exemple : ce composé est utilisé pour augmenter frauduleusement le
taux d’azote des aliments, une mesure qui reflète normalement leur teneur en
protéines. Hélas, la mélamine provoque la précipitation de cristaux dans les
reins, qui peuvent entraîner des lésions rénales chez les jeunes enfants et les
sujets fragiles. Ces cristaux ne sont pas formés par la mélamine elle-même,
mais par un de ses dérivés, l’acide cyanurique, produit par des Klebsiella
présentes dans l’intestin des individus sensibles ! La toxicité de la mélamine
est donc due à sa modification bactérienne…
Un autre exemple défavorable, à méditer dans nos choix alimentaires,
explique une partie du lien entre accidents cardiovasculaires et alimentation
trop riche. Certaines bactéries transforment la carnitine de la viande et la
lécithine des graisses en triméthylamine, que le foie transforme à son tour en
oxyde de triméthylamine : or, cette dernière favorise la formation de dépôts
de graisses dans le système circulatoire (c’est l’athérosclérose), qui
provoquent les accidents cardiovasculaires… La transplantation de
microbiote de souris de lignées présentant de fréquents accidents vasculaires
à des souris axéniques démontre la chose : si on les soumet à une
alimentation riche, ces souris voient augmenter leur taux d’oxyde de
triméthylamine et les dépôts d’athérosclérose, alors que la même alimentation
riche affecte peu les souris restées axéniques. Cet exemple, où la molécule est
formée par une interaction entre microbiote et organisme hôte, illustre la
notion de “cométabolites”, ces substances issues des métabolismes conjoints
des partenaires symbiotiques.
Ainsi modifions-nous les substances alimentaires non seulement selon
notre propre métabolisme, mais aussi en fonction de celui de notre
microbiote, qui détermine aussi les dérivés produits. Les conséquences sont
majeures dans le cas des médicaments, qui sont transformés par le microbiote
en dérivés plus ou moins actifs. Souvent, ces dérivés sont rendus plus
solubles par des réactions d’addition de sulfates ou de sucres, et cela accélère
leur élimination par l’urine. Ainsi, certains patients ne répondent pas au
traitement par un cardiotonique utilisé contre diverses affections du cœur, la
digoxine. Ils possèdent en effet dans leur intestin une bactérie, Eggerthella
lenta, qui modifie la digoxine en un composé inactif, plus soluble et vite
éliminé… Dans la perspective de pharmacopées et de prescriptions
individualisées, il faut tenir compte du microbiote ; et cela montre à nouveau
combien celui-ci est une partie de notre identité, jusque dans notre
métabolisme. Demain, la médication prendra peut-être en compte notre
microbiote pour prescrire le type de molécule et la dose adaptés à ce que nous
sommes chacun, y compris du point de vue microbien…
Les souris axéniques, qui présentent une susceptibilité accrue aux infections
digestives lorsqu’on les sort de leur milieu stérile, révèlent un quatrième et
dernier mécanisme de cette protection. Leur système immunitaire intestinal
est en effet atrophié : habituellement, 80 % des cellules immunitaires se
massent dans la paroi intestinale, prêtes à intervenir en cas d’intrusion. Chez
les souris axéniques, les tissus immunitaires du tube digestif sont sous-
développés, pratiquement vides de lymphocytes, tandis que les ganglions
voisins sont immatures… Les gènes liés à l’immunité, par exemple ceux des
anticorps sécrétés qui protègent les muqueuses de l’intestin, ne s’expriment
guère. Or, ces caractéristiques sont corrigées, au moins chez de jeunes souris,
si on les laisse être colonisées par un microbiote, ou même par une seule
espèce comme Bacteroides fragilis ou Escherichia coli. Dans un organisme
normal, l’installation du microbiote déclenche donc la finition, en d’autres
termes la maturation du système immunitaire. Les signaux impliqués sont
variés : le système immunitaire des souris axéniques mature aussi sous l’effet
de bactéries tuées ou de molécules de la membrane cellulaire bactérienne, les
lipopolysaccharides ; des molécules issues des métabolismes microbiens sont
aussi actives, comme les acides gras volatils, dont le butyrate.
Cette maturation par le microbiote ne doit pas être confondue avec une
simple réponse immunitaire, car elle établit un niveau de réactivité accrue et
non pas une activation ; l’organisme devient capable de répondre plus vite et
plus intensément aux agressions. Ceci évoque les plantes du chapitre II dont
les symbiontes racinaires rendent aussi l’immunité plus réactive ! Le parallèle
va plus loin, puisqu’on retrouve dans tous les cas deux autres aspects de cette
influence microbienne. Premièrement, elle est étendue à tout l’organisme :
l’analyse de souris axéniques recolonisées ou recevant des
lipopolysaccharides de Bacteroides montre une meilleure capacité à
multiplier les lymphocytes partout dans l’organisme en cas d’agression.
Deuxièmement, cette influence n’est pas seulement activatrice, mais elle
tempère aussi certaines réactions : les natural killers, des lymphocytes
activateurs de l’inflammation, abondent dans les souris axéniques où ils
contribuent à des irritations de l’intestin, voire d’autres organes comme les
poumons. Or, leur réactivité régresse si l’on laisse un microbiote coloniser les
jeunes souris axéniques. Plus qu’une simple activation, le microbiote induit
donc une régulation complexe et un fonctionnement “adulte” du système
immunitaire, qui ne sont acquis qu’en symbiose.
Ce rôle dans la maturation du système immunitaire est illustré a contrario
dans le monde moderne par l’apparition de maladies immunitaires comme les
allergies et les maladies auto-immunes. Ces dernières, où le système
immunitaire attaque l’organisme lui-même, ont une composante génétique
prédisposant certains individus, mais le microbiote contribue aussi à les
établir. Par exemple, la maladie de Crohn (une inflammation du tube digestif
qui peut gagner d’autres organes) ou le syndrome du côlon irritable (une
digestion difficile, accompagnée de douleurs abdominales mais aussi de
maux de tête, de fatigue, voire même de dépression) sont associés à un
microbiote modifié. Des rémissions temporaires chez 25 % des malades
atteints de ces affections ont été observées après transfert de microbiote sain.
De façon anecdotique, deux donneurs avaient été utilisés : l’un n’a soigné
aucun malade, tandis que l’autre a agi chez 40 % des receveurs. Il existera
peut-être demain des donneurs de “bon” microbiote…
Les allergies, comme l’asthme, se sont multipliées dans les sociétés
occidentales au XXe siècle : le mot “allergie” lui-même ne date que de 1906 !
Dans l’allergie, le système immunitaire surréagit à des stimulus bénins.
Cependant, l’incidence des allergies est moindre dans les pays en voie de
développement, et dans les milieux ruraux chez nous, où les enfants
développent 3 fois moins d’allergies qu’en ville. La présence d’un chien,
facteur de contaminations microbiennes variées, abaisse aussi le risque
d’allergie infantile. La présence de la bactérie stomacale Helicobacter pylori
est associée à une probabilité moitié moindre de développer de l’asthme ;
parmi des souris chez lesquelles on déclenche expérimentalement des
réponses de type asthmatique, celles auxquelles on inocule en plus
Helicobacter pylori développent un asthme plus limité…
Plus globalement, le microbiote stimule des lymphocytes qui diminuent
l’intensité de la réaction inflammatoire, et en réprime d’autres qui activent
l’inflammation, dont les natural killers évoqués plus haut : l’asthme et les
maladies auto-immunes résulteraient de la perte de ce frein exercé par le
microbiote. Une théorie en vogue, la théorie hygiéniste, propose que
l’hygiène des villes modernes entrave le développement correct du système
immunitaire. La vie occidentale trop aseptisée entraînerait une colonisation
du tube digestif moins diverse, plus tardive et souvent entravée par les
antibiothérapies, fixant parfois irréversiblement un état fonctionnel immature
ou aberrant du système immunitaire. Il est évident que les conditions
modernes ne correspondent plus à celles où notre système immunitaire et son
développement ont été sélectionnés au cours de notre histoire, et notre
organisme ne répond donc pas toujours à ces nouvelles conditions d’une
façon adaptée…
La théorie hygiéniste a de fait suscité des traitements efficaces. En
Finlande, une expérience célèbre administrant des Lactobacillus casei à des
femmes enceintes, puis à leurs enfants, a réduit de 50 % la fréquence
d’eczémas à l’âge de deux ans par rapport à des enfants qui recevaient un
placebo. Notre excès d’hygiène rejaillit sur les animaux domestiqués : par
exemple, les cochons élevés hors-sol ont des états inflammatoires plus
prononcés et des dysfonctionnements du métabolisme des lipides plus
marqués que ceux élevés en plein air, alors que ces derniers, plus exposés,
ont un microbiote plus varié, notamment riche en lactobacilles protecteurs. La
théorie hygiéniste rencontre donc la notion de “saleté propre” : un certain
degré de contamination est requis pour un bon développement et un bon
fonctionnement du système immunitaire.
Ajoutée aux défenses directes du microbiote intestinal, la régulation du
développement du système immunitaire parachève le rôle protecteur du
microbiote et l’étend à tout l’organisme. Cela évoque les mécanismes jouant
sur la peau au chapitre précédent et ceux impliqués dans l’immunité des
plantes au chapitre II : dans tous les cas, effets directs et modifications de
l’hôte se conjuguent pour assurer la protection.
POUR CONCLURE…
Notre microbiote intestinal a longtemps été qualifié de “microflore
commensale” (du latin cum, avec, et mensa, table) : le commensalisme sous-
entend une relation nourrissant l’un des partenaires, mais sans effet sur
l’autre. Las ! À la présence microbienne multiple du chapitre précédent
répondent des effets multiples, étroitement tissés avec notre physiologie. La
plupart de nos fonctions sont influencées par nos microbes : nutrition,
immunité, bien sûr, mais aussi développement, comportement, voire
sociabilité… dans la maladie comme dans la santé. Il existe actuellement une
explosion des travaux sur ces influences étroites et multiples, et il ne se
trouve plus d’édition de Nature ou de Science sans un article majeur à leur
sujet ! Nous sommes si largement influencés qu’on peut dire que notre
physiologie est une émergence de la symbiose. Pouvons-nous, d’ailleurs,
encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-
mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ?
Ce que nous racontent l’homme et la souris est valable pour tous les
animaux, dont la physiologie est aussi construite par leur microbiote : nous ne
détaillerons pas leurs cas, souvent encore mal connus, mais de ce point de
vue aussi l’homme est un animal comme les autres. Au-delà de l’animalité
humaine, nous retrouvons des effets microbiens déjà envisagés pour des
plantes, elles aussi colonisées de partout et construites par leurs microbes. Un
parallèle tout à fait saisissant lie notre tube digestif et la rhizosphère des
plantes. Dans les deux cas, des microbiotes hyperdivers, filtrés à partir du
milieu, vivent dans un environnement construit par un hôte dont ils modifient
la nutrition et l’immunité ; de là, influençant à distance tout l’organisme, ils
en modifient jusqu’au développement et à la reproduction. Tous les grands
organismes, plantes et animaux, cachent une forêt de microbes au pouvoir
desquels ils ne sont que des marionnettes.
Au-delà de cette image puissante, et partiellement réaliste, restons
raisonnables et ne répétons pas quant au microbiote l’erreur qui nous avait
laissés croire que notre organisme était autonome. Le microbiote non plus ne
l’est pas, qui serait bien en peine de se nourrir et de se protéger seul…
L’influence est réciproque, car nous choisissons et nous trions nos microbes,
chacun selon nos spécificités génétiques, nos comportements (alimentaires
notamment) et notre culture ; nous les abritons et nous les nourrissons… Il
faut envisager l’interaction symétriquement, comme une symbiose dont
chacun dépend et que chacun construit.
Pour l’homme, le microbiote représente une formidable boîte à outils pour
s’adapter à son milieu : les invités de notre microbiote totalisent 100 fois plus
de gènes que notre propre génome. Ils peuvent donc considérablement
modifier notre fonctionnement et les propriétés du consortium que nous
formons avec eux. Nous avons accès, en triant nos partenaires, à une
formidable diversité de combinaisons génétiques, dont certaines sont
adaptatives ; nous avons vu comment certaines bactéries aident à digérer le
nori ou à détoxiquer la daidzéine du soja ! Le microbiote construit bel et bien
un phénotype étendu de l’homme, dont certains aspects, comme les
cométabolites, sont une émergence de l’interaction.
Nous sommes donc en grande partie construits par un écosystème
microbien. Notre physiologie résulte de mécanismes écologiques qui se
déroulent en son sein : successions de colonisation chez l’enfant,
compétitions en tous moments et notamment lors de diarrhées, perturbations
écologiques après une antibiothérapie ou un changement d’alimentation, par
exemple en voyage… Certains traitements commencent même à mobiliser
l’écologie de cet écosystème. La leçon est terrible pour ceux qui ne veulent
enseigner l’écologie que tard dans les formations, sous prétexte qu’elle
exigerait d’abord de maîtriser la physiologie, le développement, la
reproduction… bref, de maîtriser la biologie des organismes. Or, voilà que
des interactions entre des microbes, ou entre des microbes et leur hôte,
dessinent une partie de la biologie des organismes, en une écologie complexe.
L’écologie n’est désormais plus subordonnée à la biologie des organismes, et,
comme la poule et l’œuf, ces disciplines se sous-tendent réciproquement. Il
est donc grand temps d’initier les plus jeunes à l’écologie aussi !
Des bactéries soigneront peut-être demain non seulement les problèmes
digestifs, inflammatoires, microbiens ou allergiques, mais aussi nos humeurs,
voire notre sociabilité. D’ores et déjà, nous devons imaginer cette saleté
propre, introduite à la fin du chapitre précédent, qui, en validant les gains de
santé dus à l’hygiène, promet un gain complémentaire en réintroduisant les
bons microbes. C’est ce que nous propose la théorie hygiéniste, en filigrane
de son explication des allergies, des maladies auto-immunes ou de l’autisme.
Tolérer une saleté propre fait écho à cet arbitrage délicat de nos entrailles qui
tous les jours trient, en matière de microbes, le bon grain de l’ivraie, à coups
d’acidité stomacale, de mucus intestinal, de sels biliaires, de conflits inter-
microbiens… et de défenses immunitaires, mais en dernier lieu seulement.
Parmi les gestes quotidiens qui trient figurent le choix des aliments (dont les
fibres et un degré de stérilisation modéré), une certaine liberté laissée à
l’enfant de flirter avec la saleté, l’utilisation raisonnée du nettoyage et de
l’antibiothérapie. Demain figureront peut-être d’autres manipulations,
transplantatoires (microbiotes issus de donneurs sains) ou implantatoires (par
prébiotiques ou probiotiques).
Envahis de microbes, nous sommes pourtant encore loin d’avoir épuisé la
présence bactérienne en nous. Ce qui suit, au plus profond des cellules des
animaux et des plantes, renvoie à une dépendance et une ancienneté de
coévolution avec les microbes plus abyssales encore.
CHAPITRE IX
Où l’on comprend que le monde est vert car les plantes contiennent des bactéries
vertes ; où nous apprenons à respirer grâce à des bactéries ; où nos cellules et celles
des plantes se révèlent être des symbioses ! Où les bactéries qui peuplent nos cellules
révèlent leur extrême dépendance, jusqu’à des quasi-extinctions par symbiose ; où la
photosynthèse se propage parmi les eucaryotes les plus divers, par symbiose. Et
comment, finalement, les symbioses créent des espèces… comme la nôtre ! Une raison,
encore, de se convaincre qu’on n’est vraiment jamais seul.
Nous avons montré qu’on ne fait pas une plante ou un animal sans
microbes. Ce neuvième chapitre franchit une étape supplémentaire en
établissant la nature profonde des cellules végétales et animales elles-mêmes,
en révélant comment leur constitution interne incorpore des bactéries, au
cœur de leur fonctionnement. Nous verrons que les plastes ont apporté la
photosynthèse bactérienne aux cellules végétales par endosymbiose, que la
respiration des animaux et de nombreux autres organismes leur provient de
bactéries endosymbiotiques. Après avoir suivi la lente et chaotique
émergence de cette idée au XXe siècle, nous décrirons l’évolution régressive
et sous dépendance, jusqu’au bord de la disparition, de ces bactéries
endosymbiotiques du fond des cellules. Nous assisterons ensuite aux
apparitions multiples des plastes dans l’évolution, mettant en place non
seulement les plantes, mais aussi de nombreux groupes d’algues et
d’unicellulaires photosynthétiques. Une dernière étape nous montrera la
façon dont les gènes de ces bactéries endosymbiotiques se sont mêlés à ceux
des cellules qui les abritent – faisant des cellules végétales et animales de
véritables chimères.
Le retour en grâce s’effectue dans les années 1970, et bien plus tard en
enseignement, comme mon cursus estudiantin le démontre au cœur des
années 1980. La microbiologiste américaine Lynn Margulis (1938-2011)
rassemble, dès 1966, des arguments convaincants pour une vision maintenant
largement partagée par tous les biologistes. Personnalité flamboyante, à la
parole libérée et à la pédagogie minutieuse, grande connaisseuse du monde
microbien, Lynn Margulis allait tirer la théorie endosymbiotique de sa
disgrâce : certains composants cellulaires sont bien des bactéries plongées
depuis des centaines de millions d’années dans une endosymbiose continue.
Lynn Margulis, dans son livre Origin of Eukaryotic Cells (L’Origine des
cellules eucaryotes, 1970), s’appuie sur de nombreuses études montrant
l’existence de symbioses intracellulaires, parues depuis le début du siècle,
comme les travaux de Paul Buchner pour les animaux (vus au chapitre VI).
Bien plus : elle peut également s’appuyer sur les images à plus haute
résolution obtenues en microscopie électronique. En particulier, l’assise qui
limite les symbioses intracellulaires est double, faite de deux membranes : les
rhizobiums des nodosités, les xanthelles des coraux ou encore les bactéries
intracellulaires des insectes sont tous surmontés, au-delà de leur propre
membrane cellulaire, par une membrane de séquestration supplémentaire
mise en place autour d’eux à leur entrée dans la cellule par le processus de
phagocytose. Or, mitochondries et plastes sont également tous limités par
deux membranes continues !
La biochimie qui s’est développée apporte maintenant à Lynn Margulis des
éléments en faveur de son hypothèse ; les membranes entourant les
mitochondries et les plastes contiennent des composants absents dans le reste
de la cellule, des cardiolipides dans les mitochondries, des galactolipides et
des sulfolipides dans les plastes. Or, ces molécules composent habituellement
les membranes de… bactéries ! De plus, les travaux sur le métabolisme
microbien ont révélé au cours du XXe siècle que les métabolismes du plaste
(la photosynthèse) et de la mitochondrie (la respiration) existent également
chez des bactéries libres. Parmi diverses bactéries capables de photosynthèse,
les Cyanobactéries possèdent un équipement de capture de la lumière
comprenant de la chlorophylle, en grande partie semblable à celui des
plastes ! Bien des bactéries du groupe des Alphaprotéobactéries respirent
avec de l’oxygène à la façon des mitochondries : c’est en particulier le cas
des rhizobiums qui fixaient l’azote dans les Légumineuses, au chapitre III.
Photosynthèse et respiration n’ont été considérées comme des métabolismes
de plantes ou d’animaux qu’aussi longtemps qu’on a ignoré les métabolismes
bactériens. Dans les années 1970, la vision de métabolismes purement
“eucaryotes” (hélas encore portée tacitement par certains cours de biochimie)
ne tenait plus.
L’argument massue est la présence d’ADN dans les mitochondries et les
plastes, découverte dans les années 1960. Cette molécule est le support de
l’hérédité, et porte les gènes. Or, on considérait à l’époque que tous les gènes
étaient répartis dans les chromosomes, eux-mêmes logés dans cette partie de
la cellule qu’on appelle le noyau. C’est ce que résume le propos (peu inspiré,
vu d’aujourd’hui) du célèbre généticien américain Thomas Morgan (1866-
1945) : il écrit en 1920 que le reste de la cellule “peut être ignoré
génétiquement”. Ce qui suit le dément… car mitochondries et plastes
contiennent des gènes, et un génome lié à leur activité.
Les génomes des mitochondries et des plastes apportent des preuves
supplémentaires d’une origine bactérienne. D’abord, la structure de leur ADN,
en une molécule circulaire, fermée sur elle-même, et celle de leurs gènes sont
typiquement bactériennes. Ensuite, alors qu’il est illusoire de comparer la
morphologie des plastes et des mitochondries à celle des bactéries libres pour
trouver quelque parenté, tant les premiers sont modifiés par la vie
intracellulaire, les gènes contenus peuvent, quant à eux, révéler les plus
proches parents libres actuels. Ainsi se trouvèrent confirmées les origines des
plastes parmi les Cyanobactéries, et des mitochondries parmi les
Alphaprotéobactéries. Mitochondries et plastes sont des bactéries
endosymbiotiques : certains biologistes s’insurgent parfois contre une telle
formulation, et préfèrent les appeler “organites” – du nom donné aux
compartiments de la cellule eucaryote, comme le noyau par exemple. C’est à
mon sens mal comprendre la disjonction entre la fonction et l’origine : s’ils
fonctionnent effectivement en organites, mitochondries et plastes sont
d’origine bactérienne.
Lynn Margulis tenta aussi de démontrer que les flagelles qui propulsent
certaines cellules (comme les spermatozoïdes de notre espèce), ou encore de
petits composants de la cellule eucaryote, les peroxysomes, étaient également
des bactéries symbiotiques : il faut bien avouer qu’à ce jour, les preuves
manquent encore… Dans ces cas-là, on considère plutôt que ces structures
sont apparues par l’évolution propre de la cellule elle-même, qui a donc aussi
contribué à mettre en place la complexité actuelle. Mais une autre partie des
compartiments cellulaires est bien d’origine symbiotique, si insérée dans la
cellule qu’on a mis du temps à se convaincre de son origine. Dans cette
histoire heurtée, les méthodes influencent beaucoup les conclusions à chaque
étape, en trois temps successifs : le microscope optique pousse la théorie
endosymbiotique, la biochimie la voile bientôt, la microscopie électronique et
la biologie de l’ADN la restaurent finalement… On voit ici combien les
technologies disponibles influencent nos conclusions, bien plus qu’on ne le
croit.
La théorie de l’origine endosymbiotique des Eucaryotes ajoute un point
d’orgue à l’importance de la symbiose dans la constitution des organismes et
dans l’évolution. La présence de bactéries au tréfonds de nous-mêmes a de
quoi fasciner – elle a d’ailleurs inspiré aux créateurs de Star Wars les
midichloriens : à en croire le Maître Jedi Qui-Gon Jinn, “les midichloriens
sont des formes de vie microscopiques qui résident dans toutes les cellules
vivantes et communiquent avec la Force. Nous vivons en symbiose avec les
midichloriens”. Plastes et mitochondries (et midichloriens) montrent que le
chemin évolutif suivi par des cellules vivant à l’intérieur d’autres cellules a
été parcouru plusieurs fois, bien avant les xanthelles des coraux ou les
bactéries endosymbiotiques des insectes, et a abouti, pour les cas les plus
anciens, à une symbiose bien plus fréquente et plus intégrée encore !
Parcourons à présent ensemble les trajectoires historiques qui ont engendré
les mitochondries et les plastes.
En fait, le génome de la cellule hôte a pris le relais : ces protéines non codées
dans le plaste ou la mitochondrie sont fabriquées grâce à des gènes présents
dans le noyau, c’est-à-dire sur les chromosomes de la cellule hôte. C’est ce
qui explique d’ailleurs qu’on ne puisse plus cultiver les mitochondries et les
plastes hors des cellules : les tentatives de culture du début du XXe siècle
étaient vouées à l’échec pour cette raison ! En matière génétique, les
mitochondries et les plastes ne présentent donc plus qu’une semi-autonomie,
et la plus grande partie, si ce n’est parfois l’ensemble, de leurs protéines est
donc fabriquée à l’extérieur d’eux, par la cellule hôte. Elles entrent par le
biais d’un système de protéines enchâssées dans les membranes limitant le
plaste ou la mitochondrie, qui transfère les protéines tout juste synthétisées à
l’extérieur au travers des deux membranes. Notons au passage que les
protéines de ce système n’existaient bien sûr pas chez les ancêtres libres des
mitochondries et des plastes : elles illustrent les nouvelles fonctions, et donc
les nouveaux gènes apparus lors de la vie endosymbiotique. L’endosymbiose
n’est donc pas qu’une régression des fonctions, qui peuvent se diversifier
alors même que le génome se ratatine.
On découvre ici un degré suprême d’intrication des partenaires, où l’un
contient de nombreux gènes qui permettent le fonctionnement de l’autre ! Au
chapitre VI, nous avions effleuré cette possibilité avec les bactéries
endosymbiotiques d’insectes qui importent quelques protéines de la cellule
hôte. Mais ici, c’est la vaste majorité des protéines qui est importée. Sans
doute un tel degré de dépendance s’explique-t-il par l’ancienneté de l’histoire
symbiotique des deux partenaires, en un paroxysme de coévolution. Mais il
fait frémir, car dans certains cas ce processus conduit à la disparition pure et
simple… du génome de certaines mitochondries et de certains plastes ! D’une
certaine façon, l’endosymbiose a tout simplement conduit certaines bactéries
à une extinction génétique. Sont-elles éteintes pour autant ?… Cette question
nous rappelle qu’il n’y a pas que le génome dans un organisme.
En effet, les plastes de Rafflesia, les hydrogénosomes et les mitosomes
persistent physiquement, sous la forme de saccules limités par deux
membranes, celles qui typiquement entourent mitochondries et plastes. Ces
saccules, comme les mitochondries et les plastes dont ils dérivent, ne se
forment jamais de novo : ils se divisent pour former des descendants. Donc
ces saccules sont une forme de vie extrêmement régressée. Ce que ces
zombies génétiques nous rappellent, c’est que nous n’héritons pas que de
l’ADN des générations précédentes : la membrane qui limite les cellules fait
aussi partie de cet héritage. Chaque génération cellulaire augmente la surface
de cette membrane en y ajoutant des constituants, jusqu’à ce qu’il y en ait
assez pour que la cellule puisse se diviser en deux. Mais cela ne fait
qu’accroître une membrane préexistante. Cela rappelle le cas des
chromosomes : en effet, ils ne se forment jamais de novo, mais ils sont
recopiés à partir de chromosomes préexistants pour peupler génétiquement
les deux cellules issues de la division… Il est fascinant de découvrir, avec
certaines mitochondries et certains plastes, des organismes réduits à leur
membrane, dépourvus de génome et d’ADN propre ! Cette membrane est
d’ailleurs sans doute une raison de leur persistance : elle permet d’isoler du
reste de la cellule des réactions chimiques ou de reconcentrer localement des
molécules. Les fantômes de bactéries que constituent ces saccules restent
précieux au fonctionnement de la cellule hôte. Finalement, il arrive aussi que
ce saccule disparaisse, nous l’avons vu chez les Oxymonadines pour les
mitochondries, et nous le reverrons plus bas pour les plastes : la bactérie
retourne alors au néant complet.
Venons-en à ces gènes qui, dans le noyau de la cellule hôte, codent des
protéines qui sont ensuite adressées aux mitochondries ou aux plastes : qui
sont-ils, et d’où viennent-ils ?
L’étude de ces gènes révèle deux origines, selon les cas. Certains sont
purement eucaryotes : les protéines correspondantes remplissaient une
fonction semblable dans la cellule hôte, et ces gènes ont acquis au cours du
temps la capacité additionnelle de remplir cette fonction, ou une fonction
légèrement dérivée, dans la mitochondrie ou le plaste. La seconde origine est
plus étonnante : une bonne moitié de ces gènes sont des gènes bactériens,
issus des plastes et des mitochondries eux-mêmes ! Par exemple,
sur 2 300 protéines importées depuis la cellule hôte dans le plaste de
l’arabette (Arabidopsis thaliana), 1 300 correspondent en fait à des gènes
qu’on connaît chez les Cyanobactéries. Ils sont donc issus du plaste, et ont été
relocalisés dans le noyau au cours de la coévolution.
On touche ici à un effet majeur de la coexistence prolongée dans la
symbiose : profitant de cette promiscuité, il arrive que des gènes migrent d’un
génome à l’autre ! Ainsi, le naufrage des génomes des mitochondries et des
plastes est alimenté par une montée en puissance du génome du noyau, non
seulement à partir de ses propres gènes, mais aussi à partir de gènes qui lui
ont été transférés au cours de l’évolution.
Considérons maintenant le génome propre de la cellule hôte. Il a donc été
génétiquement transformé par la présence de bactéries endosymbiotiques au
cœur de la cellule. Certains gènes passés dans le noyau continuent à jouer un
rôle pour la mitochondrie, ou le plaste, lorsqu’il existe. Mais, parmi les gènes
arrivés dans le noyau, d’autres ont été utilisés dans des rôles nouveaux, en
d’autres endroits de la cellule. Chez les plantes, plusieurs centaines de gènes
issus du plaste ont suivi ce sort (un bon millier de gènes chez l’arabette), et
ont ajouté des fonctions à la cellule hôte.
Deux exemples montrent à quel point les gènes transférés depuis le plaste
structurent le fonctionnement actuel des cellules végétales. Le premier est
celui des gènes des phytochromes, des protéines qui perçoivent la lumière
ambiante et régulent l’expression des gènes, le métabolisme et le
développement de la plante en fonction de la lumière disponible (si vous avez
soulevé une pierre et trouvé une tige étiolée cherchant la lumière, toute mince
et blanc jaunâtre, aux feuilles réduites, c’est l’effet de l’absence de lumière
perçue par des phytochromes ; si elle verdit et déploie ses feuilles en revenant
à la lumière, ce sera grâce aux phytochromes aussi). Les phytochromes sont
un héritage cyanobactérien, à présent localisés dans le liquide cellulaire ou
dans le noyau, selon l’éclairement ; ils ont été réutilisés par la cellule hôte
après que, étant devenue photosynthétique, la perception du signal lumineux
lui fut devenue vitale pour se développer et pour fonctionner. Le second
exemple est celui des gènes codant les protéines qui synthétisent la cellulose
constituant la paroi cellulaire. Il est probable que l’ancêtre non
photosynthétique de la cellule hôte n’avait pas de paroi, car il se nourrissait
par phagocytose : c’est ainsi en effet qu’il a pu acquérir ses plastes…
Cependant, une fois le plaste acquis, la nourriture vient de l’intérieur de la
cellule et la phagocytose n’est plus nécessaire à l’alimentation. La paroi est
une protection efficace contre les chocs mécaniques et osmotiques, voire
contre certains prédateurs : sitôt perdue la nécessité de phagocytose, la paroi
fut rapidement sélectionnée. De fait, presque tous les eucaryotes ayant un
plaste possèdent une paroi. Celle des plantes réemploie un composant qui
servait sans doute dans la paroi des cyanobactéries ancestrales libres : grâce à
une relocalisation de la protéine synthétisant la cellulose dans la membrane
entourant la cellule de la plante, la cellulose est à présent mise en place dans
la paroi végétale.
Les gènes transférés dans le noyau de la cellule hôte, actifs dans le plaste,
la mitochondrie, ou ailleurs, se sont parfois installés en plusieurs copies. Au
total, 1 gène sur 10 du génome du noyau des plantes dérive de
cyanobactéries, une fraction faite de gènes récupérés, réutilisés, multipliés en
plusieurs copies dans le génome, parfois combinés à des fragments d’autres
gènes du noyau pour créer de nouveaux gènes… Ces apports assurent des
fonctions anciennes ou nouvelles, dans le plaste ou ailleurs. L’héritage
mitochondrial dans le noyau eucaryote est plus difficile à évaluer, pour des
raisons techniques que nous ne détaillerons pas ici. Les estimations varient de
quelques pourcents à près de la moitié du génome ! Ainsi, une véritable pluie
de gènes des bactéries endosymbiotiques est tombée sur le génome des
Eucaryotes, et elle continue : on trouve de nombreux fragments d’ADN
récemment arrivés des mitochondries, ou des plastes s’il y en a, dans le
génome du noyau. On pense que des mitochondries et des plastes âgés ou
endommagés, en cours de dégradation par la cellule hôte, sont la source de
tels transferts : le mécanisme n’est pas certain, mais des morceaux d’ADN,
normalement celés par la double membrane, peuvent alors s’échapper et
passer vers le noyau. Même s’il est probable que ces transferts sont
accidentels, de tels accidents se sont accumulés au cours du temps,
contribuant à façonner le génome des cellules hôtes.
Aujourd’hui, on peut voir la cellule eucaryote comme une chimère, non
seulement parce qu’elle contient des bactéries endosymbiotiques, mais aussi
plus intimement : la symbiose a fait du génome du noyau lui-même un
mélange génétique, et elle mélange partout des protéines d’origines diverses.
Retraçons, pour finir, l’histoire des plastes, qui a tourné chez les Eucaryotes à
la saga. En effet, le lecteur aura observé qu’il existe, en plus des plantes
terrestres, des groupes d’algues très différents, ne fût-ce qu’au fil des pages
qui précèdent. Il y a les algues vertes (comme la laitue de mer), proches
parentes des plantes terrestres, mais aussi les algues unicellulaires orangées,
les Dinoflagellés dont dérivent les xanthelles des coraux du chapitre V, les
algues rouges du nori des makis de la cuisine japonaise, ou même les algues
brunes, comme les fucus (ou varech), que l’on place sous les huîtres pour les
rafraîchir. Or, ces groupes d’eucaryotes, dont les couleurs varient en fonction
de molécules qui aident la chlorophylle à capturer la lumière, ne sont pas
proches évolutivement les uns des autres ; ils dérivent d’ancêtres distincts…
Comment se fait-il, dès lors, qu’ils aient tous des plastes ?
Examinons le plaste des algues brunes : le microscope électronique révèle
une structure inattendue. Ce ne sont pas deux, mais quatre membranes qui
entourent le plaste ! Or, quand une bactérie rentre dans une cellule, on
n’attend qu’une membrane de phagocytose, en plus de la membrane cellulaire
bactérienne – soit deux membranes… Que s’est-il passé ? À l’intérieur du
plaste, logé au milieu de quatre membranes, on retrouve bien un petit génome
cyanobactérien, proche de celui des plastes des plantes et des algues vertes.
Comment est-il arrivé là, et si fortement emballé ? Nous avons vu au chapitre
V comment de très nombreux animaux (les plantanimaux) et divers
unicellulaires ont pu établir, très souvent dans l’évolution, des symbioses
intracellulaires avec des algues : leur histoire nous raconte un état
intermédiaire de la trajectoire qui mène aux algues brunes. Les ancêtres des
algues brunes étaient sans doute de tels organismes, incapables de
photosynthèse mais qui accueillaient en endosymbiose une algue. On parle
d’endosymbiose secondaire pour désigner la poupée russe obtenue, où une
cellule récupère indirectement le plaste d’une autre, qui en était l’hôte
primaire.
L’endosymbiose secondaire est devenue héréditaire, et l’hôte primaire,
enfoui dans la cellule hôte secondaire, a entamé son naufrage génétique à la
façon des bactéries endosymbiotiques. C’est ainsi que son génome, car à
l’origine il avait bien sûr un noyau et des chromosomes, a commencé à
disparaître : certains gènes devenus inutiles ont été perdus, le noyau de l’hôte
secondaire a remplacé par ses propres gènes certaines fonctions et il a reçu
des gènes issus de l’hôte primaire. Au bout de ce processus, le noyau de
l’hôte primaire a tout bonnement disparu. Que reste-t-il de cet hôte primaire,
entré en endosymbiose secondaire dans un lointain passé ? Simplement… ses
membranes : ceci explique les quatre membranes entourant à présent le
plaste. Comptons ensemble : une membrane de séquestration issue de l’entrée
par phagocytose dans l’hôte secondaire, la membrane de la cellule hôte
primaire, et les deux membranes de son plaste simple, issu de l’internalisation
d’une cyanobactérie. Comme dans les cas des hydrogénosomes et autres
mitosomes, la cellule hôte primaire ne persiste donc plus que comme une
enveloppe, maintenant sans gènes propres.
Toutefois, dans certaines algues dotées d’un plaste à quatre membranes
(comme dans un petit groupe planctonique, les Cryptophytes, proche des
algues brunes), il subsiste un noyau nain, régressé mais bien présent. Il atteste
qu’un hôte primaire a bel et bien existé. Son minuscule génome est le plus
petit connu pour les Eucaryotes : avec environ 500 000 paires de bases
et 500 gènes, répartis sur 3 chromosomes, il est 10 fois plus petit que celui de
la bactérie Escherichia coli ! Dans d’autres lignées, un tel noyau vestigial a
complètement disparu, scellant un autre exemple d’extinction génétique par
symbiose, et une complète dépendance au noyau de l’hôte secondaire. Celui-
ci devient, à son tour, une chimère multiple, récupérant des gènes issus non
seulement de cyanobactéries, mais aussi de l’hôte primaire !
POUR CONCLURE…
Les Eucaryotes, dont nous sommes, ne sont jamais seuls : ils ont acquis leurs
principaux métabolismes énergétiques de bactéries qu’ils ont emballées dans
leurs cellules et qui sont devenues héréditaires. Leur capacité d’internaliser
par phagocytose, un mécanisme que n’ont pas les bactéries elles-mêmes, leur
ouvre la voie d’une évolution par capture de bactéries et de leurs capacités
métaboliques ! La respiration des Eucaryotes leur a été insufflée par les
mitochondries, très précocement (sans doute dans leur ancêtre commun) ;
puis certains groupes ont secondairement appris la photosynthèse avec un
plaste. Un ami à moi dit joliment que les plantes sont “des aquariums à
cyanobactéries”, en pensant aux plastes ; nous sommes quant à nous des
lotissements aménagés pour nos mitochondries.
La coévolution en symbiose a modifié les partenaires : les endosymbiontes
ont subi de lourdes régressions génétiques et ont atteint une semi-autonomie,
où ils dépendent en grande partie du génome de la cellule hôte pour la
synthèse de leurs protéines. Cette régression est parfois totale, transformant
certaines de ces bactéries en simples saccules où s’opèrent seulement
quelques réactions biochimiques. Du côté de la cellule hôte, l’écologie
change, le plaste permet une (r) évolution de la structure cellulaire, autorisant
l’apparition d’une paroi et d’une vacuole. Surtout, le génome de la cellule
eucaryote incorpore, réutilise et multiplie des gènes échappés des bactéries
endosymbiotiques. La symbiose, parce qu’elle est une coexistence durable
qui rapproche les individus, crée des opportunités d’échanges de gènes, qui
dépassent et parachèvent la capture de génomes entiers que constitue d’une
certaine façon l’endosymbiose. Dans la cellule eucaryote, la symbiose est
intime, et la coévolution est fusionnelle !
La mitochondrie et la cellule eucaryote racontent la longue fidélité d’un
couple presque jamais séparé. À l’opposé, les plastes ont vécu une vraie saga
de contagions. Ils ont été réemployés par d’autres cellules, grâce aux
endosymbioses secondaires qui ont propagé la photosynthèse à d’autres
groupes d’eucaryotes en une évolution convergente qui a eu lieu au
moins 5 fois. On connaît même des divorces, dans la saga des plastes ! En
effet, les plastes perdus laissent des cicatrices : les gènes d’origine
cyanobactérienne parvenus dans le noyau de la cellule. Sur cet indice,
certains eucaryotes actuellement non photosynthétiques descendent d’un
ancêtre photosynthétique. Les Trypanosomidés, comme les parasites de la
maladie du sommeil transmis par les mouches tsé-tsé, ont eu un ancêtre
photosynthétique commun avec les Euglènes. Les Oomycètes, champignons
agents des mildious et de pourritures sur les plantes, ont eu un ancêtre
photosynthétique commun avec les algues brunes… Les ancêtres des
Trypanosomidés et des Oomycètes ont, séparément, perdu le plaste en
évoluant vers le parasitisme, et en abandonnant la photosynthèse. Ceci nous
rappelle qu’en évolution, rien n’est irréversible ; aucune loi n’exige que la
complexité aille en croissant : des régressions existent aussi, et il n’y a pas de
sens unique en évolution.
En ressuscitant la théorie endosymbiotique, Lynn Margulis a profondément
renouvelé notre conception de la cellule eucaryote et mis en valeur
l’importance des symbioses microbiennes : nous sommes, les plantes sont, les
animaux sont des symbioses, par essence cellulaire ! Mais, alors que la
découverte de la dualité des lichens avait conduit à distinguer deux espèces,
l’habitude de considérer chaque eucaryote comme une seule espèce a perduré
jusqu’à présent. Nul n’a songé à donner leurs propres noms aux plastes, ni
aux mitochondries. Avec raison : considérer l’homme ou le maïs comme une
espèce à part entière entérine un degré d’intrication avec les bactéries
endosymbiotiques devenu si étroit qu’il est sans intérêt pratique de distinguer
les symbiontes.
Mais accepter cette vision signifie que la symbiose, particulièrement
l’endosymbiose, produit des espèces telles que nous les envisageons. Un jour,
mes ancêtres ont été une bactérie et un proto-eucaryote indépendants, puis un
jour suivant ils furent en symbiose, et maintenant celle-ci est devenue si
étroite que je ne discerne plus, raisonnablement, qu’une seule espèce :
l’homme. C’est une facette supplémentaire de la symbiose : elle peut être un
mécanisme d’apparition d’espèces. Et cela dépasse doublement la vision
classique darwinienne. D’abord, dans le processus : chez Darwin, la
descendance avec modification conduit une espèce à en engendrer deux, alors
qu’ici, au contraire, deux espèces fusionnent en une seule et elles se
mélangent même, jusque dans le noyau eucaryote ! Ensuite, par le
mécanisme : on transcende la compétition et la prédation qui, nous le disions
en introduction, structurent la vision darwinienne ; ici les espèces coopèrent,
et le mutualisme est l’acteur de l’évolution.
Agacée de la vision darwinienne dominante qu’elle contredisait d’une
certaine façon, et dans un franc-parler bien personnel, Lynn Margulis avait
écrit que le travail de Darwin est “anthropomorphique et d’un intérêt limité”
dans son ouvrage majeur de 1970, L’Origine des cellules eucaryotes. Ce
commentaire se comprend au moment où Lynn Margulis appelle à un
changement de point de vue… et si l’on considère que la théorie de
l’évolution était restée fort indifférente aux idées d’un Schimper, d’un
Mereschkowsky, d’un Portier, ou même d’un Buchner. Ce n’en est pas moins
excessif. Les idées de Darwin rendent compte d’une (grande) partie des
observations en évolution ; Lynn Margulis en explique une autre. Dans la
théorie de l’évolution actuelle, dite “néodarwinienne”, l’endosymbiose et
quelques autres mécanismes récemment découverts ont rejoint et augmenté
les idées de Darwin. La symbiose compte à présent parmi les mécanismes
mettant en place les espèces nouvelles.
Nous circulons donc chacun avec notre multitude mitochondriale.
Mes 10 000 milliards de cellules comptent chacune, en moyenne,
100 mitochondries : “je” suis aussi 1 million de milliards de mitochondries !
Et comme chacune de ces mitochondries contient plusieurs copies de son
génome (10 à 100 copies), le rapport entre le nombre de copies des gènes
dans la cellule est de 1 pour ceux du noyau à 1 000 ou 10 000 pour les gènes
mitochondriaux !… Alors qui parle, ou qui écrit ces lignes, lorsque “je”
m’exprime ?… Nous venons d’établir pourquoi, au-delà de tout le
microbiote, par essence, “je” ne suis jamais seul.
CHAPITRE X
Quelques exemples nous ont déjà montré que la symbiose n’est pas
irréversible dans l’évolution : au chapitre III, quelques plantes ont perdu les
champignons mycorhiziens qui avaient assuré à leurs ancêtres la conquête du
milieu terrestre ; au chapitre précédent, certains eucaryotes ont perdu leurs
plastes (souvent en devenant des parasites), ou plus rarement leurs
mitochondries (en vivant sans oxygène). Des changements de mode de vie ou
de milieu peuvent remettre en cause la symbiose. Cependant, la plupart des
symbioses sont anciennes et efficacement reproduites de génération en
génération. Les mycorhizes à gloméromycètes existent depuis plus de
400 Ma ; les fourmis attines et les termites champignonnistes ont commencé
à élever des champignons il y a plus de 50 et 30 Ma, respectivement ; la
symbiose unissant Buchnera aux pucerons aurait commencé il y a au
moins 150 Ma ; celle unissant des cicadelles aux Sulcia est apparue il y
a 270 Ma ; l’ancienneté estimée des mitochondries eucaryotes pourrait
dépasser le milliard d’années ! En conséquence, des mécanismes assurent la
transmission à travers les générations, qu’il nous faut élucider, ou du moins
lister formellement, car à vrai dire nous avons déjà évoqué certains d’entre
eux.
L’étape critique, chez les plantes et les animaux, est le passage à une
nouvelle génération. Il implique des cellules sexuelles venues de chacun des
parents : le spermatozoïde et une cellule reproductrice femelle fusionnent en
une cellule unique, la cellule-œuf, dont les divisions engendrent par la suite
l’organisme. À ce stade, la solitude pourrait bien commencer, car rien
n’impose que cette cellule-œuf ait des symbiontes…
Examinons d’abord les cas où l’association se maintient dès la cellule-œuf,
ou immédiatement après, à partir des parents. Si les symbiontes d’un ou des
parents colonisent les cellules sexuelles, ou la génération suivante au tout
début de son développement, la symbiose est maintenue par transmission des
symbiontes parentaux ! Ce mécanisme est évidemment le plus simple pour
les symbiontes intracellulaires : il assure par exemple la transmission
intergénérationnelle des mitochondries et des plastes, ou de beaucoup de
bactéries endosymbiotiques des insectes. Il transmet aussi certaines algues
endosymbiotiques. Ainsi, un proche parent des anémones qui vit en eau
douce, l’hydre verte (Hydra viridis), possède des algues vertes intracellulaires
qui colonisent les ovules à leur formation et, de là, la génération suivante ;
pour d’autres anémones dotées de xanthelles, comme l’Anemonia sulcata de
nos côtes, le processus est encore plus direct car les ovules sont formés à
partir de cellules déjà colonisées par les xanthelles.
Même s’ils ne sont pas intracellulaires, les symbiontes microbiens
parentaux peuvent “rattraper” leur partenaire un peu plus tard, quoique
toujours à temps. Au chapitre II, certains champignons endophytes
protecteurs des plantes, les néotyphodiums, “rattrapaient” les graines, en les
colonisant pendant leur développement sur la plante mère. Au chapitre VI, les
femelles des insectes associés à des champignons les transportent lors de la
formation d’une colonie ; d’autres, pourvues de poches de transport
spécialisées, les déposent près des œufs. Les symbiontes du tube digestif se
prêtent également bien à une telle transmission car ils sont facilement (et
spontanément) exportés dans les fèces. Chez les vertébrés qui produisent et
consomment les cæcotrophes, ces fèces spéciales bourrées de bactéries issues
du cæcum, le passage aux jeunes peut justement se faire par le biais de ces
cæcotrophes. Chez une punaise nuisible aux cultures, Megacopta
punctatissima, la femelle dépose à côté des œufs une petite capsule issue de
son tube digestif, chargée des bactéries nécessaires à un bon développement :
à la naissance, le tout premier geste inné des petits est de dévorer la capsule
posée contre l’emballage de leur œuf. Chez les koalas, la façon dont les
microbes “rattrapent” les petits, si adorables, risque d’éprouver les âmes
sensibles. Les koalas possèdent des bactéries intestinales comme Lonepinella
koalarum, qui les aident à détoxiquer les tannins des eucalyptus, leur
nourriture exclusive, mais indigeste sans adaptation particulière. Lorsque les
petits sortent de la poche marsupiale et commencent à manger des feuilles, la
mère émet une diarrhée visqueuse et noirâtre, enrichie en bactéries
protectrices issues de son tube digestif, qui poisse et se prend dans ses poils.
Les petits koalas se préparent au sevrage en suçant les poils enduits de ce jus
douteux qui les inocule !
La reconnexion entre symbiontes peut se réaliser encore plus tard,
simplement parce que les juvéniles vivent aux côtés de leurs parents qui les
contaminent… La tétée (nous l’avons vu au chapitre VII) ou les
comportements de contact ou de léchage des petits transmettent souvent des
symbiontes, surtout chez les ruminants dont le microbiote du rumen passe
régulièrement dans la bouche ! Chez les plantes, les symbiontes racinaires
des parents peuvent coloniser les plantules qui germent à leur proximité :
nous avions d’ailleurs envisagé au chapitre I comment des champignons
mycorhiziens nourris par les plantes adultes favorisaient l’établissement des
plantules germant au voisinage des parents.
On est frappé de la variété des bricolages qui, dans l’évolution, ont permis le
maintien de l’association entre partenaires. Les scénarios les plus divers
existent, relevant du strict héritage des parents (on parle aussi de transmission
verticale, nous parlerons d’héritage) ou de nouveaux symbiontes issus du
milieu (transmission horizontale ou réacquisition), avec des cas
intermédiaires où les symbiontes des parents sont récupérés à la dernière
minute dans le milieu. Simples bricolages sur des opportunités
biologiques ?… Au-delà des contraintes et des opportunités liées à
l’organisation de chaque symbiose, les scénarios extrêmes, héritage et
réacquisition, présentent des avantages et des inconvénients contrastés.
Hériter des symbiontes parentaux rend la symbiose plus assurée : à
l’inverse, la réacquisition des symbiontes dans le milieu est plus risquée. En
effet, la reproduction est souvent liée à une dissémination, des graines chez
les plantes, ou des larves ou des jeunes chez les animaux. Cette étape cruciale
permet de coloniser de nouveaux milieux et d’éviter la compétition avec les
parents (nous verrons au chapitre suivant une bonne raison microbienne de
s’éloigner des parents !). Toutefois, un nouveau milieu peut ne pas offrir le
partenaire vital. Nous avons vu le “désarroi” des pins privés de champignons
ectomycorhiziens sous les tropiques. Certaines légumineuses ne trouvent pas
toujours rhizobium “à leur pied” : dans nos régions tempérées, le rhizobium
partenaire du soja, issu d’Asie, survit mal à l’hiver, aussi les graines de soja
du commerce sont-elles souvent inoculées par un enrobage de rhizobiums
appropriés en surface. Et combien de larves d’animaux marins meurent sans
avoir retrouvé qui leur bactérie, qui leur algue symbiotique ! Voilà pour
l’éloge de l’héritage, donc de la fidélité ; venons-en à celui du remariage, plus
volage.
Changer de partenaire, en symbiose, est en effet une opportunité de
s’adapter à de nouvelles conditions. D’ailleurs, les microbes du lieu où l’on
arrive après dissémination ont eu, eux, déjà le temps de s’adapter à cet
endroit. Nous avons en fait vu ce mécanisme d’optimisation symbiotique à
plusieurs reprises : des champignons mycorhiziens différents protègent de
sols plus ou moins pollués ; des xanthelles différentes utilisent avec succès
des environnements lumineux différents ; chez certaines moules des
profondeurs océaniques du genre Bathymodiolus, des bactéries différentes
exploitent des fluides de compositions différentes, riches en méthane ou bien
en H2S… Or, le principe de la dissémination est de parvenir à un milieu
éloigné des parents, où les partenaires optimaux ne seront pas forcément ceux
de la génération précédente… C’est un fardeau universel : nous sommes
adaptés aux conditions où nos ancêtres ont été sélectionnés, mais pas
forcément à celles où nous nous trouvons maintenant. Cela vaut pour les
symbiontes, dont il peut être utile de changer ! En ce sens, les potentialités
apportées par nos symbiontes sont plus flexibles que celles de nos gènes… si,
et seulement si, la symbiose se fait par réacquisition.
Il n’est, hélas, pas possible de maximiser simultanément l’assurance d’un
partenaire et le choix du partenaire. Évidemment, il existe des scénarios
intermédiaires, comme la réacquisition de symbiontes du milieu où les
parents, et donc leurs symbiontes, sont présents. C’est le cas par exemple
d’un animal juvénile comme un veau au contact de sa mère, qui construit
ainsi son rumen. Mais ces cas intermédiaires n’optimisent pas vraiment
chacun des deux critères : le choix parmi les symbiontes parentaux renouvelle
peu la diversité des partenaires (ce qui est l’avantage habituel de la
réacquisition) ; la transmission de tous les symbiontes parentaux (l’avantage
habituel de l’héritage) est un peu moins assurée, car certains microbes
peuvent louper le passage de génération. Bref, il y a de la place pour les deux
stratégies et tous leurs intermédiaires. Comme souvent en biologie, lorsque
plusieurs scénarios coexistent, l’optimum idéal dépend de plusieurs
paramètres qui ne peuvent être optimisés simultanément.
CONFLITS DE COUPLES
L’héritage des symbiontes est total lors du bouturage d’une plante, qui
maintient la cellule avec ses plastes et ses mitochondries, ou d’un lichen, qui
maintient l’alliance algue-champignon, ou enfin lorsqu’une anémone se
divise en deux en répartissant ses xanthelles entre les bourgeons. Mais
l’hérédité des symbiontes lors du changement de génération est souvent le
fait d’un seul parent, le plus souvent la mère. D’abord, elle produit la plus
grosse des deux cellules sexuelles (l’ovule chez les animaux), qui est donc
plus à même de contenir les symbiontes comme les plastes, les
mitochondries, des bactéries endosymbiotiques chez les insectes, ou des
xanthelles chez les coraux. De plus, la femelle retient souvent la descendance
sur ou auprès d’elle, ce qui permet une colonisation éventuellement plus
tardive, par exemple de la graine par les endophytes, ou des animaux
juvéniles par le microbiote maternel.
D’autres facteurs plus subtils expliquent ce qui a souvent favorisé
l’hérédité par un seul parent. Par exemple, la majorité des animaux, comme
les humains, n’hérite que des mitochondries maternelles : or, le
spermatozoïde, qui exige beaucoup d’énergie pour nager activement vers
l’ovule, est bourré de mitochondries ! Simplement, celles-ci n’entrent pas
dans l’ovule, seul le noyau y parvient. Dans certains cas, les mâles
transmettent des mitochondries (chez certaines moules), voire les plastes
(comme chez les pins et d’autres conifères, où le pollen apporte les plastes).
Chez certaines plantes comme les pélargoniums, les deux cellules qui
fusionnent à la fécondation apportent les plastes, et l’hérédité peut être mixte.
Chez une petite algue verte unicellulaire, le Chlamydomonas, les deux
cellules parentales apportent les plastes et les mitochondries en fusionnant,
puis les mitochondries d’un parent et les plastes de l’autre sont détruits !
L’hérédité uniparentale est fréquente mais elle ne résulte donc pas seulement
d’un rôle différent de chaque sexe. Elle résulte aussi d’une sélection naturelle
qui a mis en place un mécanisme, parfois actif, éliminant les symbiontes de
l’un des parents. Pourquoi donc ? On pense que le mélange de lignées de
symbiontes issus des deux parents, qui remplissent exactement le même rôle,
entraîne une compétition entre eux pour leur niche commune, la cellule où ils
coexistent. En effet, leurs descendants sont en compétition, et ceux qui se
reproduisent le plus occuperont davantage, voire exclusivement à terme, les
générations de cellules suivantes. Cette compétition peut sélectionner des
mécanismes capables d’endommager l’autre lignée, comme des productions
de toxines – ce qui induit des coûts supplémentaires et gaspille des
ressources, en endommageant une partie des endosymbiontes. Des
mécanismes évitant le mélange des symbiontes des parents auraient donc été
sélectionnés, expliquant que, même dans des cas où les deux partenaires
apportent les mitochondries (voire les plastes), seuls ceux d’un parent
subsistent. Attention, ce mécanisme évitant les mélanges ne s’applique pas
lorsque les symbiontes remplissent des fonctions un peu différentes, ou sont
localisés à des endroits différents : par exemple, lorsque plusieurs
champignons mycorhiziens colonisent un même système racinaire, le risque
de compétition, toujours réel, est contrebalancé par l’intérêt de capacités et
d’apports différents, ou minimisé par une localisation sur des racines
différentes.
L’hérédité uniparentale est donc fréquente, or c’est une entorse à une
stricte transmission par héritage car un des parents, le mâle souvent, ne
transmet pas les symbiontes. Toute l’énergie dévolue à leur reproduction par
les mâles est perdue pour celle du symbionte, et cela déconstruit partiellement
l’alignement d’intérêts entre partenaires. Par exemple, toutes les
mitochondries qui s’aventurent dans un grain de pollen ou un animal mâle
sont privées de descendance, exterminées évolutivement ! Même si elles
procurent (coquin de sort !) l’énergie nécessaire au fonctionnement
reproducteur… L’aviez-vous réalisé ? L’homme est pour ses mitochondries
une prison sans espoir, un tricheur sans pitié… les femmes leur sont plus
douces.
On peut voir cela comme le suicide de quelques mitochondries qui
survivront par ailleurs dans les descendants des sœurs de leur bourreau. Mais,
si une mitochondrie parvient à éviter ce sort, elle aura encore plus de
descendants. Chez les plantes, qui sont le plus souvent hermaphrodites, les
mitochondries ont parfois trouvé la parade… en féminisant les fleurs, ce qui
évite la production de pollen. Observez par exemple les populations de
menthe ou de thym. Certains pieds ont de grandes fleurs dotées d’étamines
saillantes, tandis que d’autres montrent de plus petites fleurs sans étamine.
Les seconds sont modifiés par des mitochondries dites “mâle-stérilisantes”
qui empêchent la fleur de produire du pollen, souvent en altérant la
respiration dans les tissus de l’anthère. Les économies de pollen entraînent
une production accrue d’ovules et de graines, et ces mitochondries
engendrent du coup plus de descendants !
On devine ce qui risque d’advenir si les mitochondries mâle-stérilisantes,
qui se reproduisent plus que les autres, envahissent toute la population : c’est
le crash, faute de pollen ! On retrouve ici un risque d’extinction lié à la
tricherie des partenaires… Plusieurs mécanismes peuvent néanmoins sauver
certaines populations avant l’extinction. Le premier mécanisme est
l’apparition, sur un chromosome du noyau, d’un gène qui contre l’effet des
mitochondries et restaure la production de pollen. Dans une population où
n’existent pratiquement plus que des femelles, le porteur d’une telle mutation
se trouve père de très, très nombreux descendants… et ce gène masculinisant
est alors très, très rapidement sélectionné. De nombreuses plantes
productrices de pollen cachent en fait des stérilisations mitochondriales,
secondairement masquées par un gène réparateur du noyau : dans un
croisement normal, on ne voit rien, mais le masquage disparaît lors d’une
hybridation avec une autre espèce, car l’hybride n’a pas toujours hérité de ses
parents les gènes requis. Cela explique les défauts de production du pollen
souvent observés dans les hybrides !
Un second mécanisme de sauvetage consiste en une reproduction
indépendante du pollen, avec deux variantes : la viviparie et l’apomixie. Dans
la viviparie, les fleurs sont remplacées par de petits bourgeons qui
reproduisent la plante mère à l’identique, mitochondries incluses. Chez
certaines graminées ou chez des plantes de la famille du papyrus, des
néotyphodiums, champignons endophytes eux aussi transmis par les graines,
provoquent ainsi le passage à la viviparie : ils sont parvenus à éliminer la
fonction mâle pour favoriser la production de descendants qui les propagent.
La seconde variante s’appelle l’apomixie (du grec apo, loin de, et mixis,
mélange, ici la fécondation) : en ce cas, il y a production d’un ovule mais il
se développe directement, sans fécondation, en une graine qui porte les
mêmes symbiontes, sans plus exiger ni pollen, ni fécondation… Là encore, la
mère se reproduit à l’identique, mitochondries incluses. Dans les deux cas,
viviparie et apomixie, les symbiontes ont gagné, car il y a stricte transmission
par héritage. Ces manipulations qui excluent la fonction mâle et la
fécondation rappellent celles de bactéries purement parasites croisées au
chapitre précédent : les Wolbachia, proches des mitochondries, qui
féminisent par exemple les cloportes mâles pour mieux se transmettre à la
génération suivante.
L’apomixie est, par exemple, fréquente chez les ronces ou chez divers
pissenlits. Connue chez plus d’une trentaine de familles de plantes, où elle est
souvent apparue répétitivement, l’apomixie a pu être l’issue de secours de
populations de plantes que leurs mitochondries avaient privées de pollen…
Malheureusement, c’est au prix de la perte du renouvellement génétique
qu’apporte la fécondation car les descendants apomictiques sont identiques à
leur mère. De fait, ces groupes apomictiques sont tous assez récents, sans
doute parce que l’apomixie entrave leur capacité à s’adapter à long terme aux
changements du milieu et des organismes environnants. Un jour ou l’autre,
les lignées apomictiques échouent à s’adapter quand surviennent des
changements auxquels survivent en revanche les espèces capables de
fécondation, aux descendants génétiquement plus variés.
Tout héritage incomplet est donc le terreau de dérives tricheuses ou
égoïstes, et des conflits d’intérêts naissent des écarts à la production de
descendants en commun. Ces conflits, potentiellement nuisibles aux
partenaires, démontrent qu’aucune loi ne sélectionne directement la
coopération elle-même : seul le nombre de descendants fait le succès évolutif,
fût-ce à court terme et sans avenir ultérieur. Le lecteur s’inquiète donc
d’autant plus pour les symbiontes réacquis à chaque génération, que le
changement de partenaire autorise davantage à tricher ! Nous allons
maintenant envisager successivement plusieurs mécanismes qui limitent les
tricheurs dans les transmissions par réacquisition.
POUR CONCLURE…
Notre étude du “comment n’être jamais seul” révèle deux modalités extrêmes
de permanence de la symbiose au cours des générations successives : la
fidélité continuelle ou des réacquisitions répétées. Hériter les symbiontes des
parents est le plus sûr, d’abord parce que la présence des symbiontes est
garantie, ensuite parce que ce mécanisme d’hérédité contre-sélectionne de
lui-même les tricheurs. En effet, en brimant l’hôte, les tricheurs risquent d’en
réduire la vigueur reproductive, et, de là, endommagent leur propre
descendance. En revanche, il n’est alors pas question de changer de
symbiontes… L’autre modalité est la réacquisition par la génération suivante
de symbiontes nouveaux à partir du milieu environnant où ceux-ci vivent
libres ou portés par d’autres adultes que les parents : moins assuré, car les
symbiontes peuvent manquer, ce mécanisme permet de faire varier les
associations, et donc de s’adapter à de nouveaux milieux ou de choisir les
partenaires les moins tricheurs. Ainsi, une lignée de plantes ou d’animaux est
un peu comme un train bondé ; certains microbes sont montés à bord depuis
le départ, d’autres viennent d’y monter et descendront à la prochaine station ;
au total cependant, ils sont nombreux à bord !
La symbiose oscille souvent au bord du gouffre parasitaire, soit parce que
la transmission n’est pas parfaite, soit parce que les symbiontes réacquis
peuvent être néfastes : les mitochondries mâle-stérilisantes des plantes ou les
champignons mycorhiziens peu utiles aux plantes hôtes illustrent de telles
déviations tricheuses. Pourtant, certains mutualismes ont persisté sur de longs
temps évolutifs, car de multiples conditions, parfois conjuguées, le
permettent : mécanisme de l’interaction interdisant la tricherie, nature et coût
des échanges, évolution de réactions face aux partenaires tricheurs, milieux
pauvres ou stressants… autant de cas qui peuvent stabiliser l’interaction, sans
aucune règle absolue, durable ou unique, donc. Un bricolage de conditions et
de trajectoires évolutives qui font qu’au bord du gouffre parasitaire, la
symbiose vacille, mais ne tombe pas toujours.
Ces mécanismes portent la marque d’une dynamique évolutive où chaque
partenaire influence la sélection naturelle de l’autre : la coévolution. C’est
elle qui fait que les partenaires tricheurs sont exclus dans les mécanismes
d’héritage ; elle explique comment des mécanismes de sanction ou de choix
sont apparus et ont ensuite parfois été contournés. Le mutualisme, dans la
symbiose en particulier, n’est jamais acquis avec certitude : c’est une
dynamique évolutive réciproque… et dangereuse. De nombreuses lignées se
sont sans doute éteintes par suite de symbiontes tricheurs indélicats, face
auxquels elles n’ont pas à temps trouvé la parade. Les espèces qui ont
survécu en symbiose nous racontent comment les partenaires taillent
réciproquement leurs génomes par sélection, mais derrière leur bon
fonctionnement actuel se cache le triste charnier des individus et des
populations éteints faute d’avoir optimisé leurs interactions. Comme
l’histoire, la biologie est celle des gagnants ; il n’est pas facile d’imaginer en
observant le monde actuel tous ceux qui ont dévissé dans l’histoire évolutive,
et particulièrement dans l’histoire coévolutive.
Ainsi, les interactions biologiques forcent donc à évoluer, même lorsque
l’environnement physique ne change pas. Or, l’évolution des organismes qui
nous entourent est plus continue et rapide que celle de notre environnement
physique : les interactions biologiques sont donc des accélérateurs de
l’évolution. On le comprend souvent à propos des parasites, auxquels il faut
s’adapter en permanence, mais ce chapitre montre que les mutualistes sont
aussi une source de pression de sélection (ne fût-ce que parce qu’ils peuvent
en permanence évoluer en parasites par tricherie). L’évolutionniste américain
Leigh Van Valen (1935-2010) avait étudié les extinctions dans divers
groupes d’organismes en compilant des listes d’espèces fossiles : il avait
remarqué que des extinctions se sont continûment produites au travers des
temps géologiques, même quand l’environnement physique ne change pas. Il
avait trouvé la trace du charnier de la coévolution !
Van Valen a proposé que l’évolution des organismes en interaction soit
une pression de sélection implacable, et il emploie pour cela la métaphore de
la Reine Rouge, tirée de De l’autre côté du miroir, la suite des aventures
d’Alice au pays des merveilles inventées par Lewis Carroll. Une reine rouge
d’un jeu d’échecs prend la main d’Alice et lui demande de courir avec elle ;
mais alors que toutes les deux courent, de plus en plus vite, le paysage reste
immobile. Le phénomène est peu intuitif et la métaphore un peu indirecte…
mais à bien y regarder, cela évoque ce qui se passe quand deux espèces, ici
symbolisées par Alice et la Reine Rouge, évoluent en interaction : elles
doivent continûment évoluer (courir) pour que leur relation (la main d’Alice
dans celle de la Reine Rouge) se maintienne, en dépit des évolutions propres
de l’une et de l’autre (leur course), et cela alors même que les alentours
(l’environnement physique) ne bougent pas. Ainsi toutes les espèces
évoluent-elles à cause des autres ; la coévolution n’est pas seulement un
mécanisme impliqué dans l’optimisation des symbioses, c’est aussi leur voie
permanente vers la survie.
Ainsi les interactions symbiotiques gravitent-elles à la frontière du
parasitisme : ce sont celles qui ne sont pas tombées dans le gouffre
parasitaire. Mais les liens entre symbiose et parasitisme sont plus complexes
encore… Nous allons à présent en venir à un peu d’écologie, pour découvrir
comment les symbioses microbiennes se font parfois l’outil d’interactions
négatives, parasitaires ou compétitives, dans les écosystèmes.
CHAPITRE XI
Où des levures et des paramécies s’entre-tuent ; où les microbes du sol décident des
plantes qui poussent ; où, en passant par les tropiques, on découvre une clé
microbienne de la diversité et de la rareté dans les écosystèmes – et comment les
ennemis des uns sont les alliés des autres ; où les microbes animent les changements
de la végétation ; où l’on regrette la découverte des Amériques, pour des raisons
microbiennes ; où l’on attaque autrui avec des symbioses. Et comment, après nous
avoir démontré qu’il n’existe pas que des interactions négatives entre espèces, la
symbiose apparaît aussi comme… l’outil de certaines interactions négatives !
Le botaniste en forêt tropicale est souvent saisi par la diversité des arbres,
mais l’identification des différentes espèces n’est pas facile : il souffre
d’autant plus que la canopée est lointaine, et faite de feuilles souvent
semblables, aux formes ovales-allongées en pointe, toutes sélectionnées pour
égoutter au plus vite l’eau des pluies abondantes. Il en est réduit à déterminer
les arbres en entamant leur écorce d’une entaille qui révèle les couches
profondes du tronc, dont la couleur variable aide à l’identification. On
observe des centaines (voire un millier) d’espèces à l’hectare ! Mais
l’écologue est bien davantage perturbé par cette biodiversité.
Il existe en effet en écologie une loi qu’on appelle “l’exclusion de niche” :
deux espèces partageant exactement la même niche écologique, et donc en
compétition pour tous les aspects de ce qu’elles attendent du milieu (eau, sels
minéraux, position exacte dans le sol ou dans la canopée, éclairement, etc.),
ne peuvent coexister de façon durable. Soit l’une est moins compétitive que
l’autre, et se retrouve exclue progressivement, soit elles sont également
compétitives (une situation assez improbable), auquel cas l’une ou l’autre
finira par être éliminée par hasard au cours des générations. L’extrême
diversité des arbres laisse perplexe, car on imagine mal qu’il existe autant de
façons différentes de vivre (donc autant de niches écologiques) dans un seul
hectare de forêt tropicale… surtout quand d’autres forêts comme celles des
régions tempérées sont 10 à 100 fois moins variées !
Il est possible que notre connaissance de la physiologie de ces plantes ne
soit pas assez fine encore pour distinguer en quoi elles diffèrent exactement,
et que nous ignorions leurs subtiles différences dans l’exploitation du milieu :
en ce cas, il existerait bel et bien de multiples niches distinctes. Au début des
années 1970, les écologues américains Daniel Janzen (né en 1939) et Joseph
Connell (né en 1923) ont quasi simultanément proposé une autre hypothèse
qui porte leur nom. Schématiquement, si des prédateurs ou des maladies
spécifiques à chacune des espèces les empêchent de se développer, alors les
ressources communes qu’elles visent simultanément ne sont pas
complètement exploitées, même lorsqu’elles coexistent, et elles ne s’entre-
excluent plus… L’effet Janzen-Connell s’appuie sur l’observation que les
plantules se développent moins bien près des adultes de la même espèce :
ainsi, quand une espèce s’installe, elle attire ses pathogènes et limite du coup
l’installation des individus suivants de la même espèce ; cela laisse alors la
place à une autre espèce occupant la même niche écologique, mais qui n’a
pas les mêmes pathogènes ! Dès qu’une espèce abonde, elle commence à être
défavorisée et laisse la place à l’autre – et vice-versa. Les pathogènes des uns
sont les alliés des autres, qu’ils favorisent !
Une espèce de la zone tempérée nord-américaine, le cerisier noir (Prunus
serotina), porte les caractéristiques de l’effet Janzen-Connell. D’un côté, la
dispersion (surtout par les animaux qui mangent les fruits) entraîne une
abondance des graines décroissante avec la distance au pied mère. D’un autre
côté, les germinations observées en début d’année de végétation vont, à
l’inverse quant à elles, en nombre croissant avec cette distance ! C’est que la
survie est d’autant meilleure qu’on s’éloigne du pied mère. La probabilité de
survie à seize mois passe de moins de 20 % en deçà de 5 mètres à 90 % à
30 mètres et au-delà. Aussi est-il bien rare de voir côte à côte deux cerisiers
noirs en Amérique du Nord, où la distance moyenne entre deux adultes est
de 30 à 50 mètres.
Il est possible de tester le rôle des pathogènes accumulés sous les adultes
en comparant des prélèvements de sol sous ceux-ci et à plus de 20 mètres de
distance. Pour chaque sol, on évalue la charge pathogène en comparant la
croissance (ou la survie) de plantules sur sol intact, donc avec microbes, ou
bien sur sol stérilisé, sans microbes. Dans le cas du cerisier noir, croissance et
survie sur tous les sols stériles sont identiques et élevées ; elles sont bonnes
aussi sur le sol non stérilisé à distance des adultes, qui est donc pauvre en
pathogènes ; mais elles chutent sur le sol non stérilisé prélevé sous les
adultes. Deux conclusions s’imposent : premièrement, débarrassés de
microbes, tous les sols ont une fertilité identique ; deuxièmement, les
microbes qui se développent près des adultes limitent la survie. Bien sûr, ils
n’étaient pas là d’abord que les adultes se sont installés ; c’est la présence des
adultes qui a nourri et progressivement accumulé ces pathogènes néfastes aux
germinations, limitant donc localement la valeur compétitive de l’espèce. En
fait, ces microbes se propagent lentement et ne sont pas présents d’emblée à
distance des adultes, faute de ressources : ils n’arrivent qu’après quelque
temps. D’autres travaux, réalisés dans la nature quant à eux, montrent que
l’effet Janzen-Connell persiste si l’on protège les parties aériennes des
herbivores et que donc le rôle dominant est bien celui des pathogènes du sol.
Les agents responsables appartiennent surtout à un groupe de champignons
du sol, les oomycètes du genre Pythium, car des traitements spécifiques de
ces oomycètes lèvent l’effet inhibiteur des sols prélevés près des adultes.
De nombreuses expériences soutiennent l’existence d’un effet Janzen-
Connell généralisé dans les forêts tropicales. Elles l’ont étendu à un autre
facteur que la présence d’adultes : la densité des germinations. Des travaux
sur un arbre brésilien, Pleradenophora longicuspis (Euphorbiacées, la famille
de l’hévéa et des euphorbes), montrent que plus la densité des semences est
grande, moins elles survivent, et donc moins on obtient de plantules in fine !
Là encore, cet effet disparaît en présence de fongicides. La densité des
plantules joue sans doute en favorisant le recrutement et la propagation des
pathogènes, car les racines ont d’autant plus de probabilité de contact entre
plantules que la densité est élevée. Que ce soit la densité des autres
germinations ou celle des adultes, l’effet Janzen-Connell est donc un effet
négatif proportionnel à la densité, via une installation accrue de pathogènes.
Mais en quoi cet effet parasitaire et délétère nous intéresse-t-il, nous qui nous
concentrons sur la symbiose ?
Quand la syphilis fait son apparition en Europe vers la fin du XVe siècle, c’est
un mal inconnu auparavant, aux symptômes effrayants. La maladie vient en
fait d’Amérique : introduite par les marins de Colomb, elle est passée
d’Espagne au port de Naples. De là, ce sera l’armée du roi de France Charles
VIII, après la prise de la ville en 1493, qui dispersera la maladie à travers
toute l’Europe, sous le nom de “mal de Naples”. Mais la syphilis, qui fait des
ravages jusqu’aux premiers antibiotiques, n’est que la maigre contrepartie
européenne d’une histoire bien plus effroyable en Amérique. L’arrivée des
Européens déclencha là-bas d’épouvantables épidémies, inconnues des
Amérindiens : la variole en fait partie, avec de multiples autres maladies
comme les oreillons, la tuberculose, la rougeole, le typhus, la coqueluche, la
grippe… qui vidèrent les Amériques de leurs habitants et des civilisations
précolombiennes. Les chroniques espagnoles rapportent au XVIe siècle des
successions d’incroyables épidémies à Mexico, aux agents microbiens encore
mal identifiés, frappant davantage les Amérindiens que les conquérants qui,
eux, n’ont souvent jamais vu pareils symptômes…
Les microbes des Européens tuèrent en effet plus que leurs armes, et bien
plus rapidement, car les maladies atteignirent parfois des régions reculées
qu’elles décimèrent avant l’arrivée des Européens ! Ainsi, en Amérique du
Nord, les Anglo-Saxons, en expansion vers l’ouest, découvrirent au XIXe
siècle de gigantesques collines artificielles en terre, le long des vallées du
Mississippi et de l’Ohio. Un mont célèbre, le Serpent Mound dans l’Ohio,
mesure plus de 400 mètres de long ; d’autres dépassent une trentaine de
mètres de haut ! Les colons n’imaginèrent pas un instant qu’elles aient pu être
construites par les ancêtres des nomades auxquels ils disputaient les terres,
tant cela demandait une organisation sociale complexe. On pensait à un
mystérieux peuple plus ancien, les Mound Builders (constructeurs de
collines), et la prétendue découverte d’ossements de taille surhumaine laissa
un temps penser à des géants de près de 3 mètres de haut… À la fin du XIXe
siècle, on établit que les bâtisseurs étaient en fait simplement les ancêtres des
tribus vivant actuellement là. D’ailleurs, les Hispaniques les avaient décrits
lors de contacts sporadiques au XVIe, puis des Français au XVIIIe siècle. Ces
civilisations “bâtisseuses de collines” s’échelonnent sur 5 000 ans, et les
maladies européennes ont fait chavirer les dernières d’entre elles par
écroulement démographique avant le XIXe siècle…
En Amérique du Sud aussi, des civilisations entières ont disparu sans que
nous les ayons plus qu’entrevues : l’Amazonie a été riche d’une diversité de
cités et de cultures agricoles qui nous ont légué le tabac, l’ananas, le manioc
et le cacao. C’est l’archéologie qui ressuscite actuellement ce passé et
l’origine méconnue de ces plantes-là : la forêt était habitée, ici ou là
construite de villes, ailleurs plantée de cultures et dotée de systèmes
d’irrigation, ailleurs encore sillonnée de routes de terre larges de plusieurs
mètres, comme en Guyane par exemple. Quelques descriptions des premiers
observateurs, restées méconnues, en témoignent cependant, tel le récit de la
première exploration espagnole de l’Amazone, en 1542, qui décrit des rives
et des îles densément peuplées de villages et de cités. Toute cette Amazonie a
disparu, rayée d’un trait de microbes européens, laissée à quelques
populations résiduelles retournées pour la plupart, comme en Amérique du
Nord, à une stratégie de chasseurs-cueilleurs. Si les Occidentaux et les
populations métisses peuvent à présent défricher et exploiter l’Amazonie (on
sait avec quels excès), c’est après que les microbes européens en ont exclu la
majorité des concurrents.
L’impact des épidémies introduites par les Européens reste difficile à
établir, faute de recensements avant (ou même lors de) l’arrivée de Colomb.
Dans certaines régions, 70 à 90 % de la population aurait péri en une
vingtaine d’années. On estime qu’il y aurait eu entre 40 et 90 millions de
morts en Amérique du Sud ; les Aztèques du Mexique, très au contact des
Espagnols, passent en un siècle de 25 millions à un petit million d’habitants ;
l’Amérique du Nord passe d’une population estimée à 7 millions d’individus
avant les “grandes découvertes” à 375 000 habitants en 1870, colons
compris ! En un mot, c’est la plus grande hécatombe humaine connue,
largement devant la peste noire ou les horreurs d’autres massacres plus
récents. Les populations et leurs structures sociales se sont effondrées, faisant
large place aux arrivants, et à leur prise en main des terres et du pouvoir. Les
Européens ont fortement imposé leur présence et leur civilisation en
Amérique, surtout du Nord, et l’héritage précolombien est à présent bien
mince. Des villes européanisées comme Rio de Janeiro ou San Francisco, et
les pays qui les abritent, sont les marques d’une compétition pour l’espace,
les ressources, la transmission culturelle et le pouvoir gagnée par les colons
européens, involontairement aidés de leurs maladies.
La même sensibilité aux maladies européennes persiste dans les
populations qui ignorent encore tout de la globalisation, les tribus dites “non
contactées” de l’Amazonie. Un exemple, entre des dizaines d’autres : les
Nanti du Pérou amazonien ont d’abord été visités par des missionnaires
chrétiens dans les années 1970, puis par des compagnies de bûcheronnage ou
de prospection minière. Des épidémies ne tardèrent pas à se déclarer,
maladies respiratoires, intestinales… accompagnées d’un grand nombre de
décès : entre 30 et 50 % des Nanti en seraient morts entre 2000 et 2010. À la
suite de multiples cas semblables, une politique de non-contact a donc été
arrêtée par les pays bordant le Bassin amazonien : au Brésil, une
administration, la Fondation nationale de l’Indien ou FUNAI, est chargée de
mettre en œuvre cette politique. Mais quelles explications biologiques donner
à cette histoire ? Après tout, les porteurs de contamination n’étaient pas
malades, eux, lors du contact… Et puis, pourquoi un effet aussi asymétrique
entre l’Europe, qui n’attrape que la syphilis, et les Amériques, dont les
populations s’écroulèrent ?
En Eurasie, deux facteurs nous ont apporté des maladies, et forcés à nous
adapter à elles. Premièrement, la plupart de ces maladies proviennent des
animaux domestiques qui y abondent : la tuberculose, la petite vérole et la
rougeole proviennent des vaches ; le typhus, la coqueluche et la diphtérie
viennent des animaux de la ferme ; la grippe, des oiseaux et des porcs (les
souches virulentes qui défraient sporadiquement l’actualité sont issues de
passages du virus sur ces animaux) ; les chats nous ont transmis la
toxoplasmose, etc. En Amérique par contre, il y avait eu peu de
domestications animales, notamment parce que l’alimentation végétale basée
sur le haricot et le maïs était équilibrée. On n’avait guère domestiqué les
animaux que pour leur force de traction. (On prétend d’ailleurs, mais sans
grande preuve, que la syphilis vient des lamas ; imaginez un peu les
modalités du passage à l’espèce humaine !) Deuxièmement, l’Eurasie est un
continent étendu et très peuplé, où les maladies s’échangent : on a vu plus
haut arriver la peste noire d’Asie en Europe, par exemple. Donc les maladies
apparues ici ou là se sont retrouvées, peu après, partout en Eurasie. La
population américaine, nettement moindre et plus dispersée, avait moins
d’opportunités d’attraper ou de transmettre de nouvelles maladies ; elle était
initialement isolée du vaste échange eurasiatique. Un troisième facteur, la
coévolution, a joué en Europe : les individus plus sensibles avaient depuis
longtemps été éliminés par ces maladies, qui avaient, au fur et à mesure de
leurs apparitions, sélectionné des individus résistants, voire porteurs sans
symptômes ! Aussi des porteurs sains européens contaminèrent-ils
involontairement, mais efficacement, les Amérindiens. Ceux-ci rattrapèrent
alors en un clin d’œil une sélection naturelle qui s’était échelonnée au cours
de millénaires d’apparitions successives de ces maladies en Eurasie, et il en
résulta un désastre démographique.
Voilà la (sombre) part microbiologique de la conquête des Amériques,
aidée par des microbes qui ne sont plus (trop) néfastes aux Européens. Ces
derniers offrirent à leurs microbes un festin d’hôtes non résistants, cependant
qu’ils gagnèrent une forme de compétition entre civilisations : ce bénéfice
réciproque montre comment leurs maladies devinrent, à ce triste stade de
notre histoire, des symbiontes des Européens…
Terminons notre chemin dans le rôle des symbioses au sein des interactions
négatives, après la compétition, avec le parasitisme et la prédation. La
coopération entre deux symbiontes dans l’exploitation d’une troisième
espèce, nous l’avons déjà vue par ailleurs, d’une certaine façon, lorsque des
microbes digèrent pour un herbivore les tissus végétaux broutés.
Certains insectes symbiotiques peuvent, grâce à leurs champignons, tuer
les tissus végétaux attaqués ou bien même tuer des plantes en entier. Nous
avions vu, au chapitre VI, comment des coléoptères et des hyménoptères
attaquent les arbres en transportant des champignons comme auxiliaires :
certains consomment ensuite le champignon, mais d’autres se bornent à
l’inoculer pour affaiblir la plante attaquée. Dans la maladie de l’orme par
exemple, des coléoptères dispersent sur leur corps poilu le champignon
symbiotique pour l’insecte, mais fatal pour les branches attaquées, qui n’agit
que comme auxiliaire d’attaque.
Parmi les attaques cruelles aidées par symbiose qui tuent lentement,
certains hyménoptères s’aident de virus pour venir au monde d’une façon qui
évoque celle des aliens du film de Ridley Scott. Ces insectes, qualifiés de
parasitoïdes, pondent leurs larves dans celles d’autres insectes. La larve
parasite se développe alors aux dépens de l’hôte qui survit malgré l’intrusion,
puis, avant que l’hôte ne passe à l’état adulte, les larves parasitoïdes sortent
de son corps en le tuant. Certains parasitoïdes opèrent l’attaque solitairement,
mais d’autres, comme Cotesia congregata sur les chenilles de Manduca
sexta, doivent leur succès à des virus à ADN multiples, les polyDNAvirus. Ces
virus vivent intégrés dans le génome des parasitoïdes et produisent des
particules virales dans des cellules spécialisées de l’appareil génital des
femelles. Ces particules recouvrent les œufs lors de l’injection dans la proie :
l’introduction expérimentale d’œufs sans particules virales, ou avec des
particules inactivées aux ultraviolets, conduit au rejet de l’insecte parasitoïde.
Les virus s’attaquent en effet aux cellules immunitaires de l’hôte et les
détruisent, bloquant les défenses et permettant l’installation du parasitoïde. Ils
contribuent aussi à perturber les équilibres hormonaux des larves parasitées,
qui, dès lors, grandissent sans plus passer à l’état adulte, qui serait impropre
au parasitoïde : la durée de vie du garde-manger est prolongée ! Ces virus
dépendent strictement de l’insecte parasitoïde, car ils ne se multiplient pas
dans l’insecte parasité ; ils se transmettent seulement à la descendance du
parasitoïde, comme de simples gènes. Ces polyDNAvirus sont le paroxysme
de ces “plug-ins” par lesquels les insectes, nous l’avons vu au chapitre VI,
s’adaptent à des niches écologiques acrobatiques : ici, un plug-in génétique
viral adapte aux défenses immunitaires du garde-manger ! Des
polyDNAvirus sont entrés en symbiose avec des hyménoptères parasitoïdes à
deux reprises (dans les familles des Braconidés et des Ichneumonidés). Ces
symbioses étroites ne représentent en fait qu’une forme très intégrée parmi
diverses coopérations, elles aussi cruelles, mais plus fréquentes encore, entre
divers hyménoptères parasitoïdes et des virus variés, encore libres quant à
eux. Dans ces cas-là, le virus se multiplie hors du parasitoïde, qui se borne,
en une symbiose plus lâche, à le transmettre pour affaiblir l’hôte sans le tuer
d’emblée. Comme pour les insectes attaquant des arbres avec l’aide de
champignons, l’évolution a procédé en deux temps : d’abord, des alliances
lâches et opportunistes, puis, à partir d’elles, des couples plus intégrés et
interdépendants se sont formés, à plusieurs reprises.
Certaines symbioses permettent même une vraie prédation, c’est-à-dire une
forme extrême du parasitisme qui entraîne une mort rapide. Une histoire
cruelle unit dans l’attaque de leur proie commune des petits vers, des
nématodes, à des bactéries. Les larves de ces nématodes survivent dans le sol
sans se nourrir, en cherchant activement des insectes qu’elles envahissent. Là,
elles régurgitent des bactéries symbiotiques stockées dans une vésicule
intestinale. Ces bactéries prolifèrent alors, sécrètent des toxines, et
provoquent une septicémie qui tue en deux jours l’insecte et toutes les autres
bactéries présentes. Cependant, le nématode sécrète des enzymes qui, avec
celles des bactéries, transforment les tissus de l’insecte assassiné en un jus
nutritif savoureux pour les deux comparses. Le nématode consomme aussi
des bactéries ; il devient adulte et se reproduit. Plusieurs générations se
succèdent, puis les larves des nématodes quittent ce charnier natal lorsqu’il
s’épuise et regagnent le sol vers d’autres crimes. Auparavant, elles ont chargé
leur vésicule intestinale de bactéries qu’elles inoculeront plus tard dans
d’autres insectes – le sacrifice de quelques bactéries dévorées assure donc la
reproduction de leurs consœurs…
Cette symbiose prédatrice est apparue indépendamment dans deux groupes
de nématodes, les Steinernema et les Heterorhabditis, respectivement
associés aux genres bactériens Xenorhabdus et Photorhabdus, qui
appartiennent tous deux aux Entérobactéries. Comme ces dernières sont
fréquentes dans les tubes digestifs, ces symbioses dérivent sans doute de
nématodes ancestraux dont les intestins contenaient des entérobactéries.
Chaque espèce au sein de ces deux genres dépend strictement de ses propres
bactéries pour boucler l’attaque : on ne peut interchanger expérimentalement
les espèces de bactéries sans compromettre le cycle de vie de l’animal. Leurs
cibles sont des insectes de toutes espèces. Cette symbiose a, à son tour, donné
lieu à d’autres associations qui l’utilisent pour tuer des insectes ! Les racines
de plantes comme le maïs, quand elles sont attaquées par des insectes,
émettent du béta-caryophyllène qui attire ces nématodes insectivores.
L’homme lui-même élève et commercialise à présent ces nématodes pour la
lutte biologique dans les serres et les pépinières. Homme et plantes favorisent
donc la propagation de ces nématodes et bénéficient, en complices
mutualistes, de leur effet protecteur.
Ces crimes assistés par bactérie ou par virus nous content encore les
nombreuses convergences dont l’évolution des symbioses est ponctuée. Ils
évoquent une dernière histoire, fréquemment racontée, mais loin d’être étayée
celle-là. Les dents crénelées des varans, ou dragons de Komodo, de féroces
chasseurs qui ne dédaignent pas les charognes, abriteraient des restes de
viande où proliféreraient des bactéries. La morsure des varans provoquerait
donc des blessures infectées, tuant plus tard de septicémie les victimes
mordues : les varans s’en nourriraient alors. En fait, il n’y a entre leurs dents
ni débris, ni microbiote particulier, mais ils sont bel et bien venimeux. Le
même scénario a été évoqué pour les dents, également finement crénelées,
des Tyrannosaures, mais sans preuve décisive, là non plus. Il est en revanche
probable que, de façon plus diffuse, les microbes buccaux contribuent, avec
les contaminations du milieu, à l’infection des morsures, et que cela favorise
tous les carnivores qui consomment aussi des cadavres ! Là, comme dans les
autres cas évoqués, des microbes symbiotiques deviennent auxiliaires de
parasitismes ou de prédations, acquérant d’un forfait conjoint leur pitance et
leur propagation.
POUR CONCLURE…
Les succès écologiques se construisent rarement seuls ; ils sont souvent aidés
de microbes. Nous avons poursuivi la réconciliation, au niveau opérationnel,
de la symbiose avec les forces négatives de compétition et d’exploitation qui
existent dans les écosystèmes. Nous avions envisagé, au chapitre précédent,
comment la symbiose se construisait “par-dessus” de telles interactions
négatives, en évitant les tricheurs : nous venons de voir comment elle sous-
tend parfois des interactions négatives… Dans le fonctionnement des
écosystèmes, interactions négatives et favorables se côtoient donc
étroitement. Les symbioses ont par là encore des conséquences écologiques,
que ce soit directement par le mutualisme, ou en contribuant indirectement à
des interactions négatives, en auxiliaires de la compétition, du parasitisme ou
de la prédation. Les symbioses contribuent à construire les interactions
alimentaires, les chaînes trophiques, les abondances des espèces, la
démographie de leurs populations, les assemblages et la dynamique des
communautés.
Nous avons élargi momentanément notre propos à la favorisation, ces cas
où une espèce microbienne est favorable à une plante ou un animal, bien que
le microbe n’en profite pas toujours. Nous avons même décrit des cas
extrêmes qui sont réciproquement favorables. Il existe en fait un vrai
continuum d’interactions, depuis les cas réciproquement favorables, en
passant par les interactions favorables à l’un mais neutres pour l’autre,
jusqu’aux interactions nettement défavorables pour l’un des partenaires. De
ces exemples ressort la contribution des microbes à des processus
écologiques qui, à l’œil nu, ne semblent pourtant impliquer que des
organismes macroscopiques : derrière ce que nous voyons de la nature
travaillent en fait des microbes (et des animaux minuscules), en une
conspiration minime qui organise le visible sans en faire partie.
Enfin, nous avons vu que l’homme lui-même pouvait utiliser,
volontairement ou à son insu, des microbes dans la lutte biologique ou dans
des interactions entre populations humaines. Les conséquences de ces
dernières sont parfois civilisationnelles. Ce sont d’autres symbioses
microbiennes humaines aux implications civilisationnelles que le chapitre
suivant développe, en revenant sur nos gestes culturels, notamment
alimentaires.
CHAPITRE XII ET AVANT-DERNIER
Où l’on vinifie en blanc, rouge, rosé, gris, jaune et même orange ! Où le vigneron agit
en cave comme vache en rumen ; où des microbes construisent le contact et le bouquet
du vin ; où certains vins prennent le voile ; où l’on brasse aussi des bières ; où l’on
prépare yaourts et fromages ; où l’on fait bleuir le fromage et où des microbes lui
donnent son goût et sa texture. Et comment, finalement, certains microbes du fromage
se sont adaptés aux fermentations alimentaires, voire même ont été domestiqués par
l’homme, perdant parfois la capacité de se propager eux-mêmes.
LEVURES EN VINIFICATION
La bière est aussi une fermentation de levures, à partir de céréales cette fois.
Comme les levures ne peuvent attaquer directement l’amidon, ce polymère de
glucose qui est la forme de réserve des graines, on amorce d’abord une
germination durant laquelle la plantule libère des sucres plus simples,
glucose, maltose et maltotriose (constitués de deux et trois glucoses
respectivement) par ses propres enzymes ; puis on tue les tissus par
chauffage. C’est le maltage, aussi pratiqué pour la fermentation qui précède
la distillation du whisky : outre des sucres simples, le maltage produit
également une grande diversité de molécules, dont des vitamines, qui
serviront par la suite aux levures. Le malt est si riche en molécules variées
qu’on l’additionne souvent aux milieux de culture microbiologique, pour
assurer les besoins des microbes les plus divers ! Le brassage de la bière,
c’est l’addition d’eau au malt pour le faire fermenter par des levures, en
maintenant la température constante et surtout (c’est l’origine du nom) en le
“brassant” continûment pour, comme dans la rumination, mélanger eau,
débris végétaux et microbes. Le brassage préserve toutefois suffisamment de
CO2 issu de la fermentation pour assurer l’effervescence de la bière.
Historiquement, les bières étaient simplement inoculées à l’air libre,
comme c’est encore le cas des gueuzes et des lambics de la région de
Bruxelles. L’inoculation est alors lente et n’implique pas seulement des
levures : en effet, la présence d’oxygène permet l’installation de bactéries
produisant des molécules variées, dont l’acide acétique (l’acide du vinaigre
vu précédemment). L’acidité résultante protège la bière d’autres altérations
microbiennes, mais surprend le palais. L’habitude a été prise d’y ajouter des
fruits ou leurs jus, dont le goût et le sucre masquent l’acidité, à la façon du
miel dans les vins antiques : c’est l’origine des krieks (du nom néerlandais
des cerises). Par la suite, des conditions de fermentation plus maîtrisées,
bientôt aidées d’inoculations volontaires, ont donné priorité à l’action des
levures et engendré les deux formes modernes de bières, les ales puis les
lagers.
Dans un premier temps, la bière a été réalisée avec l’authentique levure de
boulanger, Saccharomyces cerevisiae, en une fermentation dite “haute” car
ces levures tendent à flotter en haut de cuve durant la fermentation. Ce
processus requiert de plus une haute température (plus de 18 oC) et n’était
guère possible qu’à la belle saison. La bière produite, une ale, est aromatique
mais la température de fabrication et sa chimie la rendaient peu stable avant
l’invention de la pasteurisation et de la filtration. Les levures qui entrent
actuellement dans ce processus appartiennent à deux grands groupes qui
auraient été domestiqués au XVIe siècle ou peu après, en Europe : bien que la
fermentation haute soit plus ancienne, l’habitude d’inoculer est sans doute
apparue sur le tard. Au XVe siècle, en Bavière, la fermentation basse fut
inventée avec une autre levure, Saccharomyces pastorianus, un hybride entre
S. cerevisiae et S. eubayanus (bien que des souches de S. cerevisiae soient
aussi utilisées actuellement pour cette méthode). Cette fermentation est dite
“basse” car les levures utilisées tendent à sédimenter en bas de cuve ; de plus,
elle se fait à plus basse température (autour de 10 oC), ce qui permet de faire
de la bière en toutes saisons. Cette méthode donne les bières appelées
“lagers” ou “pils”, mieux protégées des oxydations par la basse température,
et plus légères car la levure produit moins d’alcool. Les bières de tous les
types sont de surcroît stabilisées par des ajouts de plantes variées comme,
historiquement, la bruyère ou le myrte des marais (Myrica gale), et
actuellement le houblon. Ces plantes amènent, comme pour le vin, des
tannins qui limitent l’oxydation et les développements microbiens
indésirables, mais ici les tannins génèrent une amertume plus ou moins
marquée. De nos jours, une filtration finale rend les bières limpides et élimine
les microbes, en une ultime stabilisation. À une exception près cependant :
les bières blanches non filtrées, à consommer rapidement, dont l’opalescence
est due aux levures en suspension, qui produisent de plus des arômes
particuliers comme celui de clou de girofle (vinylguaiacol).
Le brasseur (ou le consommateur) profite d’un produit goûteux, rendu peu
contaminable par des microbes malsains grâce à l’alcool et aux apports
végétaux ; réciproquement, les microbes sont nourris, logés (dans les
conditions favorables de la brasserie), voire inoculés par l’homme. Comme
pour le vin, c’est un mutualisme dont le paroxysme est atteint pour les
souches inoculées actuelles qui, le plus souvent, n’existent pas dans la nature
car elles dépendent strictement de l’homme. Les souches de levure de
boulanger domestiquées pour la bière diffèrent des groupes domestiqués pour
le vin et pour le pain (et donc des véritables levures du boulanger, même s’il
s’agit de la même espèce). Elles ont perdu la capacité à produire certains
métabolites aromatiques indésirables comme le vinylguaiacol (sauf pour les
souches des bières blanches) et elles ont acquis diverses adaptations au malt,
comme l’utilisation des maltotrioses dérivés de l’attaque de l’amidon. Elles
ont aussi perdu leur capacité à produire des spores, formes de résistance et
d’attente, et à se reproduire de façon sexuée. Ceci traduit une adaptation à se
multiplier par bouturage dans un milieu stable entretenu par l’homme. Cette
tendance est plus prononcée que chez les levures du vin, parce qu’on fait de
la bière toute l’année en récupérant depuis au moins quatre siècles les
ferments de la production précédente, alors que, jusqu’à l’apparition au XXe
siècle de souches entretenues pour la vinification, les levures viticoles
survivaient seules, hors du vin et souvent dans la cave, entre deux
vinifications.
DE YAOURT EN FROMAGE…
Certains microbes se sont adaptés à cette niche fromagère qui n’existait pas
avant l’homme : ceux qui sont inoculés perdent souvent la capacité à se
propager seuls, nous l’avons vu pour les pénicilliums, et tous, inoculés ou
spontanés, s’adaptent aux conditions particulières du fromage. Les souches
bactériennes fromagères révèlent la perte de nombreux gènes, comme ceux
synthétisant les acides aminés communs dans les protéines du lait, devenus
inutiles dans ce milieu. Mais elles ont gagné des gènes de protéases et
d’absorption des petits résidus de protéines produits par les protéases. Côté
ressources énergétiques, les champignons et les bactéries les plus précoces
dans la colonisation peuvent absorber le lactose, une ressource énergétique
très facile à utiliser ; les levures du genre Geotrichum ont acquis des gènes de
lipases, des enzymes les rendant à même d’attaquer les graisses du lait. Les
microbes du fromage perdent en revanche, par comparaison avec leurs
parents non fromagers, la capacité à utiliser des sucres plus complexes. Par
exemple, les formes fromagères de la bactérie lactique Lactococcus lactis, qui
dérivent de formes vivant sur les plantes, ont perdu les gènes qui permettent à
leurs parents d’attaquer les sucres complexes des végétaux. Les microbes de
la croûte tolèrent le sel, notamment en rejetant les ions sodium en excès, et la
sécheresse, en accumulant des composés qui protègent leurs structures
cellulaires du manque d’eau. Enfin, tous les microbes fromagers s’adaptent à
un milieu carencé en fer, car cet élément est rare et peu disponible dans le lait
où il est retenu par une protéine, la lactoferrine. De nombreux microbes du
fromage produisent et re-capturent des sidérophores, ces molécules (déjà
entrevues dans les sols au chapitre II) qui capturent le fer du milieu avant
d’être repêchées par les cellules.
Ces nouvelles fonctions adaptatives ont souvent été acquises par des
transferts de gènes issus d’autres espèces : champignons et bactéries ont
souvent acquis ces gènes, utiles à leur adaptation, au cours de leur
coexistence avec des espèces déjà présentes, et donc déjà adaptées. Un
dernier trait, majeur car la compétition fait rage dans ce milieu riche, est
l’acquisition de gènes améliorant la compétitivité par la synthèse
d’antibiotiques, notamment chez les Lactococcus et les pénicilliums. Comme
les ferments du vin et de la bière évoqués plus haut, entre régressions et
adaptations vitales au fromage, ces microbes sont devenus de stricts
mutualistes de l’homme, spécialisés et dépendant de lui au moins pour leur
milieu de vie. Penicillium roqueforti n’est par exemple actuellement connu
que sur les fromages !
POUR CONCLURE…
Où l’on se demande pourquoi nourrir les microbes des aliments fermentés ; où l’on
découvre comment des microbes ont souvent protégé nos aliments ; où des microbes
rendent mangeable l’immangeable ; où ils améliorent les aliments (et où l’on
découvrira un éloge de la choucroute et des cornichons fermentés) ; où l’on
apprendra au passage à ouvrir une boîte de conserve de poisson fermenté ; où les
microbes mettent du glutamate dans notre alimentation ; où l’on parle de relativisme
culturel et d’évolution culturelle convergente. Et comment, finalement, nos
civilisations, surtout agricoles, ne vont jamais seules !
On dit souvent que les aliments fermentés sont tout simplement bons et
appétissants, car nous aimons le fromage et le vin. Qu’on me permette ici
d’introduire une nuance : ceux qui les consomment les trouvent à leur goût,
oui, mais le lien de cause à effet est peut-être inverse. On brocarde parfois des
Américains dégoûtés devant nos fromages affinés… Mais ma moue devant
mon premier poisson fermenté, au Japon, lors d’un petit-déjeuner matinal
dont c’est un composant apprécié là-bas, en dit long sur la relativité
culturelle. La plupart des enfants n’ont guère d’attrait spontané pour les
fromages, les aliments acidulés, ou l’alcool : même s’il existe des exceptions,
ils apprennent souvent auprès de leurs aînés à aimer cela. Alors que notre
réflexe inné, biologique, nous pousse à éviter les aliments dont l’odeur
témoigne d’une corruption microbienne, notre culture nous apprend à passer
au-delà dans certains cas. Une fois passé le dégoût de l’odeur pour des
raisons culturelles, alors les arômes libérés par la fermentation, l’alcool, ou
les saveurs acidulées peuvent, avec l’habitude, renforcer l’attrait : mais ce
sont des goûts acquis secondairement. Cela n’a sans doute pas initialement
aidé nos ancêtres à amorcer les pratiques fermentaires. Peut-être ont-ils, au
début, juste eu trop faim pour faire les délicats !
Fait important à mon sens, c’est souvent à l’odeur que nous identifions et
repoussons les aliments corrompus, ce qui suffit à éviter de les porter en
bouche. Je soupçonne qu’une détection olfactive anticipée des composés
microbiens et un rejet spontané sur la base de leur odeur ont été sélectionnés
au cours de l’évolution biologique de l’homme pour éviter les aliments
corrompus. En conséquence, le rejet de leur goût en bouche l’a beaucoup
moins été : nous sommes sans doute moins sensibles et réactifs à la saveur
des composés microbiens en bouche qu’à leur odeur, et cela nous prédispose
à manger les aliments fermentés, après apprentissage. Par exemple, les
effluves du munster ou du poisson fermenté japonais sont très repoussants,
mais tous deux sont bien moins désagréables en bouche… où ils ont des
goûts similaires et riches car dans les deux cas, l’attaque microbienne des
protéines libère des acides aminés sapides. Une moindre aversion spontanée
pour les composés microbiens en bouche nous prédispose peut-être à
apprécier culturellement les produits fermentés.
Certaines spécialités prêtent à sourire, tant leur dimension culturelle est
forte et éloignée de nos propres habitudes : le gravlaks, saumon fermenté des
Norvégiens, est encore acceptable aux palais français ; le kiviak, un plat
hivernal traditionnel des Inuits du Groenland, est fait d’oiseaux fermentés
plusieurs mois dans le corps vidé d’un phoque ; le hákarl islandais est un
requin fermenté aux parfums ammoniaqués ; le surströmming suédois est un
hareng fermenté dans des boîtes de conserve que la pression des gaz
fermentaires arrondit : ces boîtes, dont le transport en avion est strictement
interdit, doivent être ouvertes sous pression, dans l’eau, sous peine d’en
projeter partout… et au restaurant, elles sont souvent servies dans une salle à
part ; les Tibétains ont développé un attrait pour le po cha, un thé au beurre
rance contenant du butyrate issu de la fermentation des lipides, que nous
n’aimons guère (c’est l’odeur et le goût des fruits du ginkgo, Ginkgo biloba,
pour qui voudrait tester). Mais les Français ne doivent pas sourire, eux dont
une fierté nationale est le lait… pourri, si possible longtemps et avec
beaucoup de microbes autour (le fromage !). En plus, amour et désamour
pour une spécialité fermentée peuvent se succéder au gré des changements
culturels : les Latins extrayaient de poissons fermentés dans une saumure un
jus à la fois salé et sapide, car riche en produits fermentaires et en petits
acides aminés libérés de la chair des poissons. Ce sel liquide et aromatisé, le
garum, était prisé en cuisine, mais l’écroulement de l’Empire romain en a fait
perdre l’usage et la diffusion ; il n’a persisté que dans quelques villages
italiens et dans la région de Nice, en une spécialité un peu oubliée, le pissalat.
Jusqu’à ce que nous vienne d’Extrême-Orient… un liquide cousin, inventé
indépendamment, le nuoc-mâm vietnamien, une préparation assez semblable,
elle aussi pire à l’odeur qu’au goût. Après un temps de scepticisme, puis
d’accoutumance, nous l’avons peu ou prou adopté sur nos tables
européennes.
Il existe néanmoins une bonne raison qui a pu, partout, faire apprécier les
produits fermentaires issus de dégradation de protéines (même malgré la
légère amertume que leur confère parfois la concentration élevée de certains
acides aminés). Un des acides aminés libérés possède des qualités gustatives
particulières : le glutamate est un exhausteur de goût, c’est-à-dire qu’il accroît
la perception de l’arôme de certains autres composés. Associé à des
ingrédients contenant en particulier des nucléotides (les composants de l’ADN
et leurs dérivés), le glutamate intensifie la perception de leur goût. En
synergie avec les autres aliments, le glutamate constitue de plus une saveur
appelée umami. Le glutamate contribue à la vivacité aromatique des
fromages, du chocolat (qui provient de fèves de cacao fermentées) ou des
venaisons. Ce rôle exhausteur explique l’ajout, dans de nombreuses cuisines,
de petites quantités de produits fermentés à des plats variés : ces préparations
contiennent souvent aussi du sel, qui est également un exhausteur de goût, et
du glutamate. Il peut s’agir de dérivés de poissons, comme le garum des
Latins, le nuoc-mâm des Orientaux, les anchois fermentés dans le Sud de
l’Europe, ou le katsuobushi japonais (des copeaux d’un poisson voisin des
thons, la bonite, séchée, fermentée et fumée). Il peut aussi s’agir de dérivés
végétaux, comme pour la sauce soja, issue de graines de soja (parfois coupées
de blé comme au Japon) fermentées par Aspergillus oryzae, aidé de bactéries
lactiques et de levures. Mais on utilise aussi… des fromages, où du glutamate
a également été libéré par les microbes : c’est l’une des raisons qui
conduisent à gratiner au gruyère en France, ou à ajouter des copeaux de
parmesan sur les pâtes en Italie !
L’addition de petites quantités de produits fermentés existe aussi dans
d’autres cuisines, où elle se justifie en partie à cause du glutamate libéré : jus
de coco ou d’ananas fermenté par des Acetobacter aux Philippines ; graines
de cotonnier ou de melon fermenté par des Bacillus au Nigeria ; sauce cacao
au Mexique (les fruits du cacaoyer, nous l’avons dit, subissent une
fermentation durant leur préparation). Dans ces cas-là, l’acidité fermentaire a
de surcroît un effet protecteur sur les aliments, et peut plaire aux palais qui
ont appris à l’aimer – car l’attrait pour l’acidité, que les tout jeunes enfants
n’aiment guère, est aussi un goût acquis. Notre vinaigre, ou la farine aigre,
légèrement fermentée, des cuisines de l’Est européen ont ce rôle.
POUR CONCLURE…
Où l’on récapitule avant d’aller plus loin ; où les caractéristiques des microbes les
préparent à être mobilisés dans l’évolution des grands organismes ; où des graines
d’orchidées font germer l’idée d’une dépendance secondaire souvent inéluctable ; où
les organismes n’existent peut-être plus ; où l’on lira une ode aux microbes et à leur
réelle grandeur ; où il est question de chars tirés par des chevaux blancs et noirs, et
où l’on reparle de saleté propre. Et comment un pique-nique sur l’herbe nous permet,
encore et finalement, de nous émerveiller !
Au gré des mécanismes évoqués plus haut, l’organisme finit par n’avoir plus
d’autonomie, ni de survie si on le prive des symbiontes glanés au cours de
son évolution. Plantes et animaux, et bien des microbes aussi, sont animés par
leurs symbiontes, dans des fonctions multiples déjà énumérées : nutrition,
protection, reproduction, développement, voire comportement. Diverses
approches conceptuelles ont essayé de prendre cela en compte. Au chapitre
III, nous avions évoqué les notions de phénotype étendu (les caractéristiques
des espèces résultent de leurs propres gènes, mais aussi des éléments de leur
milieu qu’elles recrutent, en particulier leurs symbiontes). Un concept
semblable est l’holobionte, l’unité biologique composée de l’hôte et de ses
microbes, appelée à se substituer à la vision plus ancienne de l’organisme
isolé. Phénotype étendu et holobionte ont sans doute une actualité forte. Ces
concepts incorporent très heureusement les symbioses microbiennes dans
l’organisme, mais à mon sens, le compte n’y est pas encore.
Entendons-nous : de tels concepts (organisme, organisme à phénotype
étendu, holobionte) sont des représentations du monde. En sciences, nous ne
pouvons pas discuter de l’essence des choses, mais nous en proposons des
représentations qui nous permettent de manipuler le monde, de donner des
explications, de faire des prédictions ou de préconiser des actions. Ainsi, la
lumière n’est ni une onde ni une particule : mais ces deux représentations
permettent, dans des cas différents, de rendre compte des propriétés
observées et de les utiliser. Nos représentations ne sont ni vraies ni fausses ;
elles sont juste plus ou moins pratiques, plus ou moins génératrices de
compréhensions nouvelles – en un mot, plus ou moins heuristiques. J’ai moi-
même utilisé le mot “organisme” lorsque cela me permettait de désigner
certains aspects du réel. Néanmoins je pense qu’on doit à présent aussi voir
au-delà des organismes. Or, le phénotype étendu et l’holobionte sont en fait
des tentatives de faire survivre, en la remodelant, la notion d’organisme sur
laquelle ils sont centrés. La notion d’organisme, où un animal ou une plante
est une entité en soi, a été très utile dans l’histoire des sciences : elle a fondé
notre vision de la physiologie, par exemple, et bien des applications
médicales ou agronomiques en ont découlé. Aujourd’hui, c’est une approche
désuète que de se borner à conserver, en l’élargissant, la notion d’organisme.
Voici, dans les paragraphes suivants, deux autres visions du monde, deux
Weltanschauung possibles.
La première vision est celle du microbiologiste : un océan de microbes. Il
est convaincu de ce que nous avons décrit et quantifié ci-dessus et envisage
un monde surtout et partout peuplé de microbes, où ceux-ci réalisent toutes
les fonctions biochimiques et les principales transformations qui animent les
grands cycles de la matière. Dans cet océan “flottent” des structures plus
grandes et pluricellulaires : elles ont été investies de microbes qui les
manipulent à leur avantage, en leur nuisant ou en les détruisant plus ou moins
rapidement lorsqu’ils sont pathogènes, ou au contraire en les utilisant plus ou
moins durablement lorsqu’ils sont mutualistes. Ces grandes structures,
plantes et animaux, ont été historiquement vues comme existant à part
entière. Mais c’est là un artefact du macroscopique, elles ne sont que l’écume
du monde microbien, c’est-à-dire un des effets observables de l’activité
microbienne : si nous avions été plus petits, nous aurions perçu une réalité
plus microbienne, où tout ce qui est plus gros que les microbes est véhicule
de microbes, et finit par vivre et évoluer en pantins à leurs mains. Pantins,
quand on imagine ces kyrielles de petites protéines sécrétées qui, issues des
champignons mycorhiziens (au chapitre III), remanient le fonctionnement des
cellules et l’expression de leurs gènes… Pantins, quand on imagine ces
multiples molécules microbiennes qui (au chapitre VIII) modulent le
fonctionnement de notre système immunitaire et notre développement.
Pantins aussi quand on voit les effets écosystémiques (au chapitre X), où la
dynamique de la végétation et l’abondance des espèces sont guidées depuis le
sol par les microbes ! Des microbes qui se font aussi sculpteurs des plus gros
organismes, lorsque la formation d’une nodosité de légumineuse, le
développement d’un organe lumineux de calmar, ou encore l’élagage des
branches basses des arbres (c’était au chapitre II) s’opèrent sous le ciseau des
microbes ! Croire à l’organisme en lui-même n’a pas plus de sens que de
penser une voiture sans envisager le conducteur ou le passager. Cette
première vision d’un monde essentiellement microbien renvoie la notion
d’organisme animal ou végétal à notre impuissance à nous affranchir du
monde macroscopique où nous vivons.
La seconde vision est celle de l’écologue : un océan d’interactions.
Chaque “organisme” (c’est vrai aussi de chaque microbe) est un nœud dans
un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau,
où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre
lesquels ces interactions s’articulent. Croire que le monde est fait
d’organismes, c’est croire qu’une toile d’araignée est faite de points où se
croisent les fils : c’est négliger… les fils eux-mêmes ! La réalité majeure est
l’ensemble des interactions ; mettre l’accent sur les organismes dilue
l’importance des interactions et limite notre capacité à renouveler notre vision
du monde. Certes, certaines interactions mettent les protagonistes en voie de
fusion (entre moi et mes mitochondries, il n’est plus très important de
distinguer deux espèces, ni même deux organismes) : dans ces cas-là, on
croirait pouvoir sauver la notion d’un “organisme” comme la somme des
protagonistes. Néanmoins, d’autres interactions créent au contraire des liens
très diffus entre organismes. Revenons un instant aux réseaux mycorhiziens,
envisagés au chapitre I, où un champignon colonise plusieurs plantes, parfois
d’espèces différentes, alors que chaque plante est elle-même colonisée par
différents champignons. Où s’arrête le phénotype étendu d’une plante
donnée, dès lors qu’elle échange parfois avec ses voisines, par le réseau
mycorhizien, des nutriments et parfois des signaux ; et que celles-ci en font, à
leur tour, autant avec leurs propres voisines ? Le phénotype étendu sera
bientôt toute la forêt ou toute la prairie ! On retrouve semblable logique de
réseau diffus dans la pollinisation, où un insecte pollinise plusieurs plantes,
parfois d’espèces différentes, alors que chaque plante est pollinisée par
différents insectes : les unes nourrissent les partenaires des autres. Et
d’ailleurs, insectes pollinisateurs et champignons mycorhiziens sont reliés en
un réseau unique par les plantes qu’ils partagent ! Dans ces réseaux,
mycorhiziens ou pollinisateurs, où s’arrête le phénotype étendu d’une plante
donnée ? Cette vision écologique nous ramène à l’importance première de
l’interaction, là où notre biologie avait souvent tenté d’isoler les organismes
en milieu axénique pour mieux les étudier.
Aucune de ces visions n’est vraie ou fausse, non plus que la vision d’un
monde uniquement peuplé d’organismes. Répétons-le : chacune de ces
visions est un éclat, un fragment possible du réel, et elles doivent ensemble
composer notre approche du réel. Ma conviction est que, face aux deux
dernières visions évoquées, l’approche de l’holobionte et celle du phénotype
étendu ne sont que des renouvellements incomplets, au pouvoir heuristique
limité, de notre vision organismique du monde. Une vision d’ailleurs
profondément occidentale, qui prolonge, en biologie, l’importance que nous
donnons à l’individu en société. Le principe philosophique cartésien du
“Cogito, ergo sum” est fondateur en Occident : la seule chose du réel dont je
sois certain a priori, c’est que je pense, car ma pensée me démontre que
j’existe. Mais en faisant partir la vision du monde de soi, cette approche
centre sur l’individu, en philosophie, et de là sur l’organisme, en biologie,
toute l’approche ultérieure. Un exemple de ce centrage extrême sur
l’organisme est le postulat de Koch, énoncé au XIXe siècle, que nous avions
évoqué au chapitre IX : pour montrer qu’un microbe provoque un symptôme,
on doit pouvoir l’isoler puis le réinjecter à un hôte sain pour reproduire le
symptôme. En d’autres termes, on passe par une individualisation du microbe
et de son hôte. Mais nous avions aussi découvert que, dans le cas des
mitochondries et des plastes, devenus beaucoup trop interdépendants avec la
cellule hôte, on ne disposait ni de la bactérie isolée, ni d’une cellule hôte
axénique ; le postulat de Koch, qui fait une place limitée à l’interdépendance
stricte et croit pouvoir toujours isoler les organismes, a été un obstacle pour
l’émergence de l’origine endosymbiotique des mitochondries et des plastes.
D’autres cultures, par exemple bouddhistes ou relevant de certains
animismes, ont une perception plus centrée sur les interactions et nous
incorporent en un tout avec ce qui nous entoure. C’est une autre histoire, mais
il est peut-être temps de se débarrasser des avatars que projette
l’individualisme occidental dans notre vision du monde biologique… et
quotidien. La science occidentale a transposé une philosophie basée sur
l’individu en une biologie basée sur l’organisme : au-delà des succès
engrangés, la vraie rupture consisterait maintenant à redonner à l’interaction
une place centrale. Les interdépendances et les interrelations avec les
microbes qui nous peuplent offrent de nouveaux horizons à explorer pour la
gestion des milieux et des ressources, de la santé et de l’alimentation – rien
de moins !
Plutôt que des organismes dans le monde, nous avons vu un monde de
microbes tout en interactions… où nos vies sont un complot du minime, et où
le visible est l’écume des interactions microbiennes. Je souhaiterais revenir
ici sur une conclusion déjà formulée à l’issue du chapitre VIII, car il faut bien
méditer cette leçon. Très longtemps, on a considéré qu’on ne pouvait faire de
l’écologie qu’après avoir fait beaucoup de physiologie et avoir décrit et bien
compris en détail les organismes. Cette vision a tellement hanté les
enseignements que l’écologie n’est enseignée que tard et parcimonieusement
dans les cursus scolaires en France, laissant une place majeure à la biologie
des organismes (dont la physiologie). Or, ces dernières années ont révélé que
l’écologie du monde microbien bricole les fonctions de la peau, de la bouche,
du tube digestif, de la feuille, de la fleur, de la racine… et que, sans
compréhension des mécanismes écologiques structurant les interactions, il
n’est pas de biologie des organismes modernes. Nos pères ont fait erreur :
écologie et physiologie sont interdépendantes ; il est grand temps d’initier les
plus jeunes à l’écologie aussi !
Marc-André Selosse – je dirai MAS ; ce n’est pas une injure : cela signifie
“davantage” en espagnol et “l’or” en malais ! –, MAS a mis la dernière main
à un ouvrage de biologie d’une originalité profonde, à ce point novateur qu’il
est apte à bouleverser notre conception de ce qu’est la vie sur Terre, de ce que
nous sommes nous-mêmes en tant qu’êtres humains, avec une bonne part de
nos activités et de ce que nous produisons.
MAS écrit de façon précise, dense, sans mot inutile, refusant le jargon,
dans un style élégant et plein d’humour – quel plaisir j’ai eu à retrouver les
Rhinogrades ! Et merci pour l’éloge du pélardon ! Cet ouvrage a un mérite
supplémentaire, assez rare pour qu’il importe de le signaler : il ne contient
jamais rien d’ennuyeux.
L’auteur est aussi à son aise sur le terrain que dans son laboratoire, et
même sur le terrain tropical, parfois quelque peu éprouvant. Ses compétences
vont de la biologie et de la génétique à la biochimie et à l’histoire des idées ;
ni la philosophie ni la poésie ne lui font peur, pas plus d’ailleurs que
l’œnologie ou la gastronomie.
En matière de recherche, le domaine de prédilection de MAS est la
symbiose entre les champignons du sol et les racines des plantes – ce que l’on
appelle les “mycorhizes” – et dans sa description des réseaux mycorhiziens
qui unissent les arbres, je trouve à chaque page des informations neuves dont
ce qui suit n’est qu’un rapide florilège :
– Entre les deux partenaires impliqués dans la symbiose, la rencontre n’est
pas fortuite, chacun émettant des signaux qui attirent l’autre, ce qui garantit
une union rapide et définitive.
– Une plante peut vivre sans mycorhize si le sol est suffisamment fertile
mais, hormis ce cas particulier, la présence de symbiotes racinaires est une
constante des plantes, comme la chlorophylle elle-même.
– Pourtant, une plante peut vivre sans chlorophylle, si son champignon
symbiote la fait profiter des molécules nutritives qu’il prélève sur les racines
des plantes voisines, chlorophylliennes celles-là. D’où l’existence de plantes
“blanches” vivant dans l’ombre forestière (Neottia, Hypopitys, Voyria,
Epipogium, etc.).
– Une plante peut n’avoir pas de racines ; c’était le cas des fossiles de
Rhynie, en Écosse, et c’est encore celui de bon nombre de plantes actuelles.
Cela ne semble pas dissuader les champignons symbiotes qui, à Rhynie,
s’installaient dans les tiges.
– Les mycorhizes ne se contentent pas de contribuer à l’alimentation des
plantes, elles les protègent des toxines du sol, et des attaques de divers
herbivores qui tentent de se nourrir de leurs feuilles.
– La dégradation des sols agricoles vient de ce que la fertilisation réduit la
mycorhization, ou la fait disparaître, ce qui explique que notre agriculture soit
engagée dans une spirale de dépendance aux pesticides.
– Être indemne de ses pathogènes ne suffit pas à garantir le succès d’une
plante invasive ; les plus dangereuses sont celles qui trouvent localement les
symbiotes racinaires adaptés à leurs besoins.
– La symbiose implique aussi des bactéries, comme dans l’exemple célèbre
de la fixation d’azote par les racines des Légumineuses : le fait étonnant est
que cette fixation est une propriété émergente de la symbiose : isolément, les
partenaires ne peuvent fixer l’azote de l’air.
– Dans certaines symbioses, la propriété émergente peut apparaître aussi
bien dans un partenaire que dans l’autre ; bel exemple de pragmatisme.
MAS ne se limite pas aux microbes, il est aussi à son aise lorsqu’il nous
parle des animaux ou des plantes elles-mêmes et, là aussi, les nouveautés
abondent, parfois croustillantes. Je commence par les relations entre les
microorganismes et les plantes :
– Les arbres forestiers abritent des champignons spécialisés, en charge de
l’élagage des branches mortes ; on leur doit les fûts nets et de belle venue
dont les forestiers sont si fiers.
– Grâce à MAS j’ai compris d’où vient l’apomixie : les mitochondries ne
passent d’une génération à la suivante que dans les gamètes femelles, donc
elles progressent en supprimant la fonction mâle et en féminisant les fleurs.
– Pourquoi ensiler du foin dans des balles de plastique, pour le transformer
en une sorte de confiture acide à forte odeur ? C’est une “prédigestion”
réalisée par des bactéries, hors des animaux à qui ce produit est finalement
destiné.
– Sur les dorsales océaniques, les eaux à température élevée offrent une
énergie qui pallie l’absence de lumière solaire ; cela permet à des bactéries de
transformer le CO2 en matière organique, en un équivalent de la
photosynthèse… à l’obscurité totale !
– 10 % du génome des plantes proviendrait de bactéries symbiotes qui
stockent leur information génétique dans l’ADN des plantes qui les abritent.
Dans les relations des animaux avec les microorganismes, MAS nous
révèle aussi un vaste ensemble de réalités importantes, mais trop peu connues
en dehors du cercle des spécialistes.
– Bien qu’étant un animal, un corail n’urine pas : il cède son surplus
d’azote à ses algues symbiotes. Bel exemple d’un recyclage de déchets qui
deviennent une ressource.
– Sur les dorsales océaniques, les vers Lamellibrachia sont fixés par de
longues “racines” qui pénètrent dans des fissures de la roche ; comme celles
des plantes, ces “racines animales” absorbent des fluides et des minéraux
dissous.
– Des bactéries symbiotes protègent des insectes contre leurs parasites, et
même contre les coups de chaleur.
– Des charançons creusent des galeries dans du bois : ce n’est pas pour se
nourrir du bois lui-même mais pour cultiver dans ces galeries des
champignons qui leur servent de nourriture.
– En Amérique tropicale, dans de formidables nids souterrains
de 40 mètres de diamètre, situés à 6 mètres sous la surface et où un homme
peut se tenir debout, les fourmis Atta cultivent leurs champignons
comestibles, comme nous cultivons les nôtres dans des caves.
– Ne soyons pas surpris qu’un délicieux fromage dégage une détestable
odeur de pieds : dans les deux cas, les mêmes bactéries libèrent la même
molécule soufrée et volatile, le méthanethiol, CH3SH.
– Contrairement à une idée reçue, une vache ne se nourrit pas d’herbe,
mais des bactéries contenues dans son rumen et qui ont fait fermenter l’herbe
qu’elle a broutée.
– Il n’y a pas d’urée dans l’urine d’une vache ; comme le corail, elle
nourrit de ses déchets azotés le microbiote intestinal qui travaille pour elle et
qui est fait de protozoaires ciliés, de champignons et de bactéries. Une fois
encore, un déchet devient une ressource.
– Comme tous les animaux, l’être humain abrite dans son tube digestif des
levures et des bactéries, formant un microbiote sans lequel nous serions
incapables de digérer nos aliments.
– Le nouveau-né est stérile ; un enjeu majeur des premières années de
l’enfance est l’acquisition d’un microbiote intestinal stable et protecteur,
l’assortiment de ces espèces microbiennes étant responsable d’une part de
notre identité.
– C’est pourquoi une “saleté propre” est préférable à une hygiène
excessive qui laisse le champ libre aux pathogènes.
– Selon la composition de notre microbiote, nous pouvons souffrir
d’anxiété, et même, semble-t-il, d’un trouble du comportement relationnel,
l’autisme. Le protozoaire Toxoplasma abaisse notre vigilance et on le trouve
en abondance dans le microbiote des accidentés de la route.
Les termes suivis d’un * sont définis par ailleurs dans ce glossaire.
Merci à Bernard Boullard, Francis Hallé, Jean-Marie Pelt pour de très riches discussions,
leur exemple et leurs encouragements.
Merci à Catherine Allais, Ann Andersen, René Baly, Arielle Bony, Cécile Breton,
Christine Dabonneville, Aurélie Denis, Gérard Duvallet, Vanya Emelianoff, Géraldine
Fleurance, François Lallier, Getty Magdelaine, Christophe Monnet, Samuel Rebulard, et
surtout Aïté Bresson et Annie et Claude Selosse, eux grâce à qui j’étais moins… seul en
écrivant ce livre.
Merci à mes collaborateurs du Muséum (en particulier Conrado, Félix, Josie, Laure,
Philippe et tout le secrétariat de l’unité !) et de l’université de Gdańsk (dont Alicja,
Alzbeta, Julita et Michał) dont le travail et le soutien m’ont aidé à libérer le temps d’écrire
ce livre.
Merci enfin à tous les collègues chercheurs dont les travaux ont enrichi ces pages, et
aussi à tous ceux dont les impôts ont permis les recherches qu’elles évoquent.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud