Le Cantique Des Quantiques Le Monde Existe-T-Il

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SVEN JEAN-PIEifu.'ê · !

ORTOLl / PHARABOD
LE CANTIQUE
DES QUANTIQUES

bib/io
essais
Le Cantique des quantiques
SVEN ORTOLI
JEAN-PIERRE PHARABOD

Le Cantique
des quantiques
Le monde existe-t-il?

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE
DESSINS DE CHARLES GREGORY

© Éditions La Découverte, Paris, 1984.


INTRODUCTION

« Nous sommes dans le siècle où l'on


a détruit presque toutes les erreurs de
physique.»
VOLTAIRE.

Physique ou métaphysique? Bien qu'en général ils s'en


défendent comme de beaux diables, les physiciens d'au-
jourd'hui élaborent des théories ou même réalisent des
expériences qui plongent au plus profond de l'être et
remettent en cause l'existence même de la matière, telle du
moins qu'on l'imagine couramment. Ainsi l'expérience
effectuée de 1979 à 1982 à l'Institut d'optique de l'univer-
sité d'Orsay par le physicien français Alain Aspect nous
apprend que les constituants ultimes de l'univers peuvent,
d'une certaine façon, communiquer entre eux en ignorant
les distances qui les séparent à nos yeux. Pour reprendre
la formule d'un autre physicien français, Bernard d'Espa-
gnat, l'espace ne serait qu'un mode de notre sensibilité. Le
déterminisme est lui aussi fortement ébranlé. Bien plus,
certains (dont des prix Nobel de physique) vont jusqu'à
considérer l'univers comme une fantasmagorie d'essence
spirituelle. La grande majorité des physiciens rejette cette

7
hypothèse extrême, mais il n'empêche que la brèche est
ouverte et que les croyances les plus folles (ou réputées
telles) tentent de s'y engouffrer, à la grande colère des
défenseurs des traditions intellectuelles héritées de la
science du x1x• siècle.
Chose curieuse, alors que la physique du siècle dernier
est complètement démolie, son influence s'étend dans
d'autres disciplines scientifiques, biologie et neurobiologie
en particulier. Elle permet même des avancées spectacu-
laires, notamment grâce à la biologie moléculaire, dont
les concepts relèvent essentiellement de la physique du
x1x• siècle et non de celle d'aujourd'hui. Serait-ce que
cette physique du x1x• siècle est une approximation
suffisante pour l'étude des phénomènes biologiques? Ou
bien peut-on s'attendre à une avancée encore plus déci-
sive, permettant de comprendre la conscience elle-même,
lorsque la biologie sera en mesure d'utiliser la physique de
notre époque ?
Quoi qu'il en soit, nombreux sont ceux qui n'ont pas
attendu ces éventuels progrès de la biologie pour utiliser
ou détourner à leur profit les aspects révolutionnaires de
la physique moderne. Les adeptes des religions orientales
et les partisans de la parapsychologie jouent des profondes
interrogations suscitées par les récentes découvertes pour
tenter (à tort ou à raison) de justifier leurs croyances;
certains physiciens leur prêtent main-forte, même si la
majorité d'entre eux réprouve ces pratiques. C'est d'ail-
leurs par l'intermédiaire des débats suscités par ces
tentatives que le public sait qu'« il se passe quelque
chose » en physique ; le colloque « Science et conscience »
qui s'est tenu à Cordoue du l•• au 5 octobre 1979 est un
bon exemple de cette curieuse façon de percer dans les
médias. Malheureusement la difficulté apparente du sujet

8
et la discrétion habituelle des scientifiques ne permettent
pas au grand public d'aller plus avant.
Est-il normal que les interrogations sur la nature du
monde soient réservées à une élite? Est-il vrai que la
physique moderne, la «physique quantique » pour l'appe-
ler par son nom, soit si difficile que seuls des scientifiques
de haut niveau soient en mesure de la comprendre? Est-il
exact même, comme le prétendent quelques grands physi-
ciens, que cette théorie ne soit pas compréhensible? Le
but de ce livre est au contraire de porter à la connaissance
de tous les problèmes philosophiques soulevés par la
physique quantique, après, bien entendu, en avoir explicité
les principes scientifiques essentiels. Pour comprendre ces
principes, l'imagination est plus importante que ies mathé-
matiques, et un déploiement d'images et de métaphores
permet d'aller plus loin qu'un simple déroulement d'équa-
tions; c'est pourquoi nous n'avons pas jugé utile le
recours aux mathématiques. Bien sûr, l'application prati-
que de la physique quantique à des problèmes scientifi-
ques concrets nécessite l'utilisation de mathématiques
difficiles, et même très difficiles quand on essaie de marier
la physique quantique à la relativité d'Einstein. Mais tel
n'est pas notre but: les scientifiques ont à leur disposition
une quantité d'exposés techniques de cette théorie (qui
d'ailleurs évitent souvent les véritables problèmes); il
serait bon que l'« honnête homme» dispose lui aussi
d'ouvrages lui permettant de comprendre la théorie qui
sous-tend toute notre science.
La physique quantique 1 porte en elle les germes d'une
immense révolution culturelle, qui pour le moment n'a été
réalisée qu'à l'intérieur d'un petit cénacle de grands
scientifiques. Puisse ce livre étendre le champ de cette
1. On dit également «mécanique quantique •, bien que la nouvelle théorie
remplace toute l'ancienne physique, et pas seulement sa partie « mécanique•.

9
révolution, et permettre aux idées nouvelles de balayer le
fatras de croyances pseudo-scientifiques, issues bien sou-
vent du siècle dernier, qui encombre l'esprit de nos
contemporains.
1

LES POISSONS SOLUBLES

Un poisson évolue dans une mare si boueuse qu'on ne


peut absolument pas le voir. Un pêcheur tente sa chance,
et au bout d'un certain temps le poisson mord. Le
pêcheur relève sa canne et voit le poisson suspendu au
bout du fil. Il en conclut logiquement qu'auparavant le
poisson se déplaçait dans la mare, à la recherche de
nourriture. Jamais il n'ira penser qu'avant de mordre le
poisson n'était qu'une sorte de potentialité de poisson
occupant toute la mare.
Supposons maintenant que la mare représente une boîte
absolument vide, à l'exception d'un électron solitaire
figuré par le poisson (on aurait aussi bien pu considérer
un proton ou même un atome). Le dispositif de pêche
(canne, ligne, hameçon) symbolise une sonde introduite
dans la boîte et pouvant, d'une façon ou d'une autre,
interagir avec l'électron et produire alors un signal visible
par un observateur. Quand le signal apparaîtra, l'observa-
teur normalement constitué en conclura que l'électron a
rencontré la sonde, et qu'auparavant il se déplaçait dans
la boîte. Il aura tort. Avant d'interagir, l'électron occupait
toute la boîte, avec une probabilité plus ou moins grand~
d'être détecté en tel ou tel endroit. C'est comme si avant

11
PHYSIQUE CLASSIQUE PHYSIQUE QUANTIQUE
de mordre le poisson occupait toute la mare, avec des
endroits où il était plus dilué et d'autres où il était plus
concentré. Un tel poisson «quantique», qui ne se concré-
tise que lorsqu'il est pris, ne correspond à rien de ce que
nous avons l'habitude d'observer.
Mais comment peut-on être sûr que l'électron se com-
porte comme le poisson « quantique » imaginé ci-dessus?
La réponse n'est pas évidente et la certitude n'a été
acquise (à une échappatoire près, que nous examinerons
plus loin) qu'en 1982, plus de cinquante ans après la
naissance de la physique quantique. Certes, le formalisme
mathématique de la nouvelle physique impliquait cette
image surréaliste de «poisson soluble » (André Breton,
1924), mais certains physiciens, Einstein en particulier,
pensaient qu'un autre formalisme, plus conforme à nos
habitudes de pensée, aurait pu donner exactement les
mêmes résultats expérimentaux et donc avoir le même
succès que la physique quantique. La conception puis
la réalisation d'une expérience permettant de ruiner défi-
nitivement les espoirs d'Einstein a pris plusieurs décen-
mes.
Le débat n'est pas terminé pour autant. Différentes
interprétations de la physique quantique sont possibles, et
des clans se sont formés parmi les physiciens (bien que la
grande majorité d'entre eux ne s'intéresse guère à ce
débat, et se contente d'appliquer le formalisme aux
développements théoriques et expérimentaux en cours).
En schématisant beaucoup, et en laissant de côté les subti-
lités du jargon philosophique, on peut dire que les
deux principaux clans sont celui des « matérialistes quan-
tiques » et celui des « idéalistes quantiques ». Le problème
qui les sépare est celui du moment où le poisson « quan-
tique » se concrétise : quand il mord, ou quand on le
voit?

13
MATERIALISME QUANTIQUE IDEALISME QUANTIQUE
Pour les matérialistes, la concrétisation se produit
quand le poisson mord à l'hameçon (quand l'électron
interagit avec la sonde). Pour les idéalistes, c'est au
moment où le pêcheur le voit après l'avoir tiré de l'eau
(au moment où l'observateur voit le signal): en effet, à cet
instant, le pêcheur-observateur prend conscience de l'exis-
tence réelle du poisson, donc son esprit intervient, et c'est
- selon les idéalistes - cette intervention qui justement
fait passer le poisson d'une existence potentielle à une
existence concrète. Disons tout de suite que les tenants de
l'idéalisme sont très minoritaires. D'autre part, bien qu'ils
disposent d'arguments troublants, le bon sens (qui certes a
parfois été pris en défaut) milite en faveur du matéria-
lisme. En particulier, le fait que le signal puisse être
enregistré automatiquement, en l'absence de tout observa-
teur, puis examiné longtemps après, oblige les idéalistes à
de surprenantes acrobaties mentales sur lesquelles nous
reviendrons plus loin. Cependant, aucune expérience per-
mettant de trancher sans équivoque entre les deux inter-
prétations n'a encore été réalisée.
D'autres interprétations, liées d'une façon ou d'une
autre aux deux principales, ont été proposées. Une bonne
partie de ce livre sera consacrée à ces problèmes concep-
tuels. Laissons-les de côté pour le moment, et revenons à
nos poissons.
Que se passe-t-il si le pêcheur rejette le poisson dans la
mare tout de suite après l'avoir sorti de l'eau? Le poisson
se re-dissout dans l'eau, en attendant d'être pris une
nouvelle fois :

15
--.:.-;~~'fi-• ,-~::<:~:-<:;<"/
-=-__ ..~ __{~~·t:- ~-

Décrivons maintenant une autre expérience. Le poisson


unique de la mare a été mangé, on n'en parle plus. Le
pêcheur vient de prendre deux petits poissons dans un
ruisseau non loin de la mare, il les transporte encore
vivants et les jette dans la mare. Qu'est-ce qu'il y aura
dans la mare? Une monstrueuse combinaison de deux
poissons solubles, qui ne font plus qu'un seul être
innommable :

16
Le fait que deux entités quantiques qui ont interagi se
combinent pour n'en former qu'une seule conduit directe-
ment ou indirectement aux deux grands paradoxes de la
physique quantique. Ces deux paradoxes ont été proposés
en 1935 afin de mettre en évidence les problèmes soulevés
par la nouvelle physique, le premier par Einstein et deux
de ses collègues, le second par Schrodinger. Le premier,
connu sous le nom de «paradoxe d'Einstein-Podolsky-
Rosen » ou «paradoxe EPR "• porte sur l'objectivité de
l'existence de l'espace (ou de l'écoulement du temps): il
est donc beaucoup plus radical que la théorie de la
relativité, qui s'est contentée de combiner l'espace et le
temps. Les expériences réalisées sur ce paradoxe EPR ont
effectivement conduit à remettre en cause cette objecti-
vité. Quant au second, c'est le «paradoxe du chat de

17
LE PARADOXE o ·e1NSTEIN-PODOLSKY-ROSEN

18
19
Schrôdinger » ; il est l'illustration du débat entre idéalistes
et matérialistes, mais il est resté au stade de la discussion
théorique. Nous allons parler plus en détail du paradoxe
EPR dès le paragraphe suivant, car il découle directement
de la combinaison d'entités quantiques qui ont interagi,
mais pour le chat de Schrôdinger le lien est moins direct
et l'exposé plus délicat, si bien que nous n'y reviendrons
qu'au cinquième chapitre.
Illustrons donc ici le paradoxe d'Einstein-Podolsky-
Rosen. Le pêcheur, accompagné de son fils, vient encore
une fois de prendre deux petits poissons dans un ruisseau,
et les amène encore vivants jusqu'à une mare assez
spéciale. Cette mare en effet, située sur un monticule, est
drainée en son fond par deux dérivations qui amènent
l'eau jusqu'à deux petites mares vides situées en contre-
bas ; ces dérivations sont obstruées chacune par une petite
écluse.
Le pêcheur jette les deux petits poissons à l'eau;
aussitôt ils se dissolvent en une étrange combinaison de
deux poissons solubles. Puis le pêcheur et son fils relèvent
chacun une des écluses. L'eau s'écoule complètement vers
les deux petites mares, et finalement chacune de ces petites
mares contiendra un poisson soluble, alors qu'il n'y aura
plus ni eau ni poisson dans la mare principale (en fait les
deux poissons continuent à ne former qu'un seul être,
c'est-à-dire qu'ils sont couplés par un lien mystérieux
« hors espace » que nous ne pouvons évidemment pas
représenter; en toute rigueur, il vaudrait mieux dire que
chaque mare contient une partie de la combinaison des
deux poissons solubles).
Le pêcheur jette sa ligne dans la petite mare de droite,
tandis que son fils s'allonge sans rien faire près de celle de
gauche. Mais quand le poisson de la mare de droite mord
à l'hameçon et est sorti de l'eau, immédiatement le
poisson de la mare de gauche jaillit lui aussi de l'eau et est

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projeté auprès du fils du pêcheur, qui n'a plus qu'à le
ramasser sur l'herbe.
C'est la célèbre expérience d' Aspect; elle a été faite non
pas avec des poissons mais avec des photons, c'est-à-dire
des grains de lumière, et avec des spécifications expéri-
mentales différentes quoique analogues. D'autres per-
sonnes ont fait la même expérience avec des protons,
c'est-à-dire des noyaux d'atomes d'hydrogène. Et ça
marche!
C'est précisément l'expérience d' Aspect et les expé-
riences analogues qui ont définitivement établi que les
entités quantiques se comportaient comme nos poissons
solubles, et non comme des objets normaux. Ce sont ces
expériences qui ont conduit les physiciens à remettre en
cause la notion d'espace. Un chapitre entier leur sera
consacré.
Mais avant d'en arriver là, il nous faut maintenant
abandonner ces images et passer à un exposé plus
conventionnel de l'histoire et des bases de la physique
quantique, ce qui sera fait dans les deux chapitres
suivants, qui reprennent pour l'essentiel un article que
nous avions fait paraître en avril 1982 dans la revue
Science et Vie.
II

LA NAISSANCE DE LA NOUVELLE PHYSIQUE

A la fin du x1xe siècle, la plupart des scientifiques


pensaient qu'il ne manquait plus qu'un épilogue à l'his-
toire de la physique. Du mouvement des planètes aux
ondes électromagnétiques, tout était explicable par les lois
de Newton et de Maxwell. Certes, demeuraient encore
deux ou trois points obscurs, mais il ne faisait pas de
doute qu'ils seraient rapidement éclaircis. Effectivement,
ils le furent ; mais bien loin de mettre le point final
attendu, ils remirent en question tout ce que l'on considé-
rait alors comme définitivement établi. Un monde s'écrou-
lait ; un autre allait naître.
L'accouchement fut laborieux. Au début, les pionniers
de la nouvelle physique ne furent guère à leur aise. Il leur
fallait manier des raisonnements et des concepts profondé-
ment différents de ceux qu'ils avaient connus jusque-là.
Et, pour commencer, comme les voyageurs arrivant aux
portes de Thèbes, ils avaient une première énigme à
résoudre: qu'est-ce qui se comporte le matin comme une
onde et le soir comme un corpuscule ? Pour y répondre, ils
durent inventer une nouvelle façon de décrire le monde :
la physique quantique.
Aujourd'hui, cette théorie est utilisée par les physiciens

23
du monde entier. Elle a donné des résultats spectaculaires
dans de multiples domaines: supraconduction, transistors,
semi-conducteurs en sont directement issus. La bombe
atomique elle-même lui doit en partie son existence. Pour
comprendre en quoi elle consiste, le mieux est encore d'en
suivre la genèse, c'est-à-dire de voir par quel cheminement
une poignée de savants, au début de ce siècle, en sont
arrivés à transformer radicalement les conceptions que
l'on avait de la «réalité».

Ondes et corpuscules
A la fin du siècle dernier, donc, la quasi-totalité des
phénomènes physiques relevait de deux types d'explica-
tion: soit de la théorie de l'électromagnétisme de Maxwell,
qui rendait compte des effets magnétiques, des interfé-
rences lumineuses, etc. ; soit de la théorie de l'attraction
de Newton, base de la mécanique, et plus particulièrement
de l'astronomie. Après s'être affrontées, ces deux théories
s'étaient finalement partagé les divers domaines de la
physique en créant les notions fondamentales d'onde et de
corpuscule. Le concept de corpuscule permettait d'idéali-
ser les objets réels en les représentant par un point (donc
avec une position, un ensemble de positions constituant
une trajectoire) et en attribuant à ce point une masse
correspondant à la quantité de matière rassemblée (pla-
nète ou électron).
Quant à la notion d'onde (voir encadré), ou de champ,
elle faisait appel non plus à un mouvement « de » la
matière (comme la trajectoire d'une bille), mais à un
mouvement « dans » la matière. Quand, par exemple, des
vagues se propagent du large vers le rivage, les molécules
d'eau n'avancent pas en direction de la côte, mais se
contentent grosso modo de monter et de descendre en

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décrivant des cercles ou des ellipses, communiquant leur
mouvement à leurs voisines : ainsi, de proche en proche,
se transmet de l'énergie et non de la matière.

QU"EST-CE QU"UNE ONDE? l


Supposons qu'un hélicoptère se trouve en station fixe
au-dessus d'une vaste étendue d'eau parfaitement tranquille,
et que le pilote s'amuse à laisser tomber un par un, à
intervalles réguliers mais pas trop rapprochés, des pavés dans
l'eau. Le premier pavé provoquera à la surface de l'eau une
ride circulaire, qui se dilatera tout en perdant de son
amplitude. Une telle ride est une onde circulaire. (En réalité,
on observerait un groupe de quelques rides concentriques
plus ou moins importantes; nous avons supposé qu'il n'y en
avait qu'une pour la clarté de l'exposé.) La succession des
pavés provoquera une succession de rides, de sorte qu'un
bouchon qui aurait été placé à quelque distance du point
d'impact se mettra à monter et descendre au rythme de
l'arrivée des rides. L'ensemble de ces rides formera ce que
l'on appelle un train d'ondes circulaires. La distance entre
deux rides successives est nommée longueur d'onde, et le
nombre de rides qui passent en un point donné durant une
unité de temps est appelé fréquence. La longueur d'onde et la
fréquence sont souvent représentées par les lettres grecques À
et v (lambda et nu).
Si les intervalles entre les impacts des pavés sont juste assez
rapprochés pour qu'une nouvelle ride arrive à un endroit
quelconque au moment où la précédente s'en éloigne,
le phénomène sera bien représenté par le dessin de la
page 27.
Si l'on considère maintenant une source sonore
«ponctuelle>>, c'est-à-dire extrêmement petite, elle émet un
train d'ondes sonores analogue, à cette différence près que ces

25
ondes ne sont plus circulaires sur une surface à deux
dimensions (la surface de l'eau), mais sphériques dans· un
volume à trois dimensions (l'air), ce qui rend leur représenta-
tion plus délicate.
Enfin, pour une source lumineuse «ponctuelle», les ondes
sont également sphériques, avec une difficulté supplémen-
taire: alors que les rides à la surface de l'eau correspondent à
un mouvement des molécules d'eau, et que les ondes sonores
correspondent à un mouvement des molécules d'air, la
lumière n'a pas de support matériel. Cela gênait beaucoup les
savants du x1x• siècle, et ils avaient supposé, à la suite du
Français Augustin Fresnel, l'existence d'un milieu matériel
très ténu, l'éther, qui aurait supporté les ondes lumineuses.
La découverte par Albert Einstein, en 1905, de la théorie de
la relativité entraîna l'abandon de l'hypothèse de l'éther.

Partant de ces prem1sses, la physique expliquait les


phénomènes d'interaction à partir de ce double schéma,
corpuscule et onde. Deux corpuscules peuvent agir l'un
sur l'autre, soit directement (par impact), soit indirecte-
ment (par un champ). Concrètement, deux électrons
peuvent ou bien entrer en collision, ou bien passer
suffisamment près l'un de l'autre pour que leurs trajec-
toires respectives soient déviées par l'intermédiaire du
champ électromagnétique (deux charges négatives se
repoussent): telle est du moins l'image héritée de cette
physique du siècle dernier. De''la même façon, un asté-
roïde peut être dévié par le champ gravitationnel d'une
planète, ou bien s'écraser sur l'un de ses semblables.
Bien assise sur cette dichotomie, la physique dite
« classique » (par opposition à ce qui deviendra la physi-
que " quantique ») fonctionnait à la satisfaction générale, à
quelques rares détails près. Or, c'est justement un de ces
détails qui allait provoquer la première fissure dans le bel
édifice de la physique traditionnelle.

26
La catastrophe ultraviolette
Vers les années 1880, plusieurs physiciens s'intéressent
au rayonnement émis par un corps chauffé. Ils constatent
que la couleur, donc la longueur d'onde, du rayonnement
varie avec la température : un morceau de fer chauffé est
successivement rouge sombre, rouge orangé, jaune, blanc,
à mesure que sa température s'élève. A quoi correspon-
dent ces couleurs? En fait, ce que notre œil perçoit, c'est
la superposition de rayonnement de différentes longueurs
d'onde émis par le corps chauffé; l'ensemble de ces
rayonnements constitue le « spectre ,, du corps pour la
température à laquelle il a été porté. Si la puissance d'un
rayonnement donné est nettement plus élevée que celle de
ses voisins, c'est lui que nous percevons en priorité.
Pour le fer, par exemple, aux environs de 600°C (degrés
Celsius), le rouge domine ; vers 2 000 °C, le métal paraît
blanc parce que· toutes les composantes de la lumière
visible s'additionnent. Aux basses températures, un rayon-
nement est également émis, mais notre œil ne le voit pas,
car il se situe dans l'infrarouge. Au-delà de 2000°C, la
majeure partie du rayonnement nous échappe aussi, car il
se situe alors dans l'ultraviolet. Ces différentes constata-
tions servent de base à partir de 1893 aux travaux des
physiciens allemands Friedrich Paschen et Wilhelm Wien,
travaux qui aboutissent à la loi formulée en 1896 par
Wien: la longueur 9.'onde de la lumière dont la puissance
dans le rayonnement émis par un corps noir est la plus
grande est inversement proportionnelle à la température.
On a d'abord l'infrarouge, puis le rouge, etc., jusqu'à
l'ultraviolet et au-delà.
Complétant cette loi, le physicien anglais Lord John
Rayleigh en propose en juin 1900 une seconde qui
détermine, pour une température et une longueur d'onde
données, la puissance rayonnée : « La puissance rayonnée

28
est proportionnelle à la température absolue et inverse-
ment proportionnelle au carré de la longueur d'onde. » En
clair, le rayonnement thermique est d'autant plus intense
que la longueur d'onde est plus courte. Dans un premier
temps, l'expérience corrobore la loi: pour les longueurs
d'onde allant de l'infrarouge au vert, les résultats sont
conformes aux prévisions. C'est ensuite que les choses se
gâtent. Pour le bleu, pour le violet, et plus encore pour
l'ultraviolet, la formule de Rayleigh ne marche plus:
l'expérience est en contradiction flagrante avec la théorie,
qui conduit à des valeurs beaucoup trop grandes, presque
infinies, pour les très petites longueurs d'onde. C'est ce
que le physicien autrichien Paul Ehrenfest appellera la
«catastrophe ultraviolette». Le terme est certes outran-
cier, mais il signifie clairement que, pour la première fois,
l'un des articles de foi de la physique classique, à savoir la
théorie du rayonnement, est pris en flagrant délit
d'erreur.
Afin de surmonter cette «catastrophe ultraviolette», le
physicien allemand Max Planck émet, en décembre 1900,
une curieuse hypothèse : à propos des vibrations qui
traduisent la chaleur d'un corps, il postule qu'elles ne se
répartissent pas suivant toutes les valeurs possibles (four-
nies par la loi ordinaire de fréquence qui régit le hasard),
mais que, au contraire, elles obéissent à une loi détermi-
née. Si E représente l'énergie d'une vibration et v sa
fréquence (voir l'encadré p. 25), il existe une certaine
constante h telle que E/v est toujours h, ou deux fois h,
ou trois fois h, ou un autre multiple entier de h. Il ne se
produit pas de vibration pour d'autres quantités d'énergie.
Hypothèse proprement révolutionnaire, car, pour la pre-
mière fois, l'idée de discontinuité est introduite dans le
domaine du rayonnement, c'est-à-dire des ondes. Pour
prendre une image, au lieu de considérer que les échanges
d'énergie entre l'objet chauffé et le rayonnement qu'il

29
émet se font de façon continue, à la manière d'un liquide
s'écoulant d'un récipient dans un autre, Max ·Planck
imagine qu'ils se font de façon discontinue, par morceaux,
comme si, en place de liquide, le récipient verseur
contenait des billes. Ces billes, d'ailleurs, ne sont pas
toutes de la même taille: à mesure que la fréquence s'élève
(de l'infrarouge à l'ultraviolet), elles sont de plus en plus
grosses.
En résumé, Planck pose comme principe que les
échanges d'énergie entre matière et rayonnement s'effec-
tuent par paquets, par quantités définies (d'où le nom de
« quantum » attribué à chacun de ces paquets élémen-
taires, et le pluriel «quanta»). De plus, chaque quantum
contient une énergie proportionnelle à la fréquence du
rayonnement. Cette vision des choses a l'avantage d'éluder
la catastrophe ultraviolette, mais au mépris des lois les
plus sacrées de la physique traditionnelle. C'est un peu
comme si l'on affirmait qu'un homme ne peut avancer
que par enjambées d'au moins 20 cm, qu'il est incapable
de faire des pas plus petits, et que, s'il fait des pas plus
grands, ils sont toujours un multiple de l'enjambée mini-
male (40 cm, 60 cm, 80 cm, etc.).
Bien que sa valeur soit très faible (h = 6,62 X 10-34
joule-seconde), la constante de proportionnalité inventée
par Planck, et qui, depuis lors, porte son nom, va semer le
désarroi parmi les physiciens - et qui plus est, chez
Planck lui-même ! Cette intrusion brutale de la disconti-
nuité dans le bel enchaînement de la physique tradition-
nelle lui paraît, au mieux, un «artifice de calcul», au pis,
une hérésie. De longues années durant, il va tenter de
modifier sa théorie pour en conserver le résultat (la
suppression de la catastrophe ultraviolette), tout en élimi-
nant les quanta. Finalement, il capitulera, reconnaissant
qu'« il est absolument impossible, en dépit des plus grands

30
efforts, de faire rentrer (son) hypothèse dans le cadre
d'une théorie classique, quelle qu'elle fût».

Einstein intervient
A peine le monde scientifique commence-t-il à assimiler
cette «pernicieuse» théorie que, en 1905, l'affaire des
quanta rebondit. Cette année-là, un employé de bureau
des brevets de Berne, un certain Albert Einstein, 26 ans,
fait une communication étonnante: il démontre que l'effet
photo-électrique, lui aussi, ne peut être compris que si l'on
admet que la lumière qui le produit est formée de quanta
discontinus d'énergie.
L'effet photo-électrique, comme la catastrophe ultravio-
lette, faisait partie de ces « petits détails obscurs » que les
physiciens de la fin du x1x• siècle espéraient expliquer
promptement dans le cadre des théories classiques de
Newton et de Maxwell. On savait depuis l'expérience
historique de Hertz (1887) que la lumière ultraviolette
avait la propriété d'extraire des corpuscules chargés néga-
tivement, donc des électrons, de la surface d'une plaque
de métal. Or, si le nombre des électrons arrachés était
proportionnel à l'intensité du rayonnement incident,
c'est-à-dire à la quantité de lumière fournie, la vitesse à
laquelle les électrons jaillissaient, autrement dit leur éner-
gie cinétique, n'en dépendait'absolument pas. Elle relevait
uniquement de la composition spectrale de la lumière qui
éclairait la plaque: plus la longueur d'onde de la radiation
était courte, plus l'énergie cinétique des électrons arrachés
était grande. De plus il y avait une longueur d'onde
maximale au-dessus de laquelle aucun électron n'était
arraché. En fait, il y avait là un mystère que la physique
classique n'était pas encore parvenue à ~xpliquer.
Dans sa communication, Einstein reprend l'hypothèse

31
de Planck et l'adapte à la lumière. Il suppose qu'une
lumière monochromatique, c'est-à-dire ne contenant
qu'une radiation de fréquence unique v, est formée de
myriades de corpuscules porteurs d'un même quantum
d'énergie. Quand un de ces corpuscules frappe la plaque
métallique, il communique son quantum d'énergie à un
électron, lequel en dépense une partie pour s'arracher à
l'attraction de son noyau, et transforme le reste en énergie
cinétique, autrement dit en vitesse. Toujours fidèle à la
doctrine de Planck, Einstein ajoute que le quantum
d'énergie possédé par le corpuscule de lumière est d'autant
plus grand que la fréquence de la radiation est plus élevée
(ou que sa longueur d'onde, inversement proportionnelle à
la fréquence, est plus courte).
Métaphoriquement parlant, on pourrait comparer l'effet
photo-électrique à un jeu consistant à lancer des balles de
tennis sur une cible: chaque fois qu'une balle atteint la
cible, elle déclenche un mécanisme qui envoie des pièces
de monnaie en direction du tireur, pièces qui sont
projetées plus ou moins loin selon la force avec laquelle la
balle touche la cible. Les balles de tennis représentent les
corpuscules de lumière, et les pièces de monnaie les
électrons. Plus on envoie de balles de tennis sur la cible
(traduisons: plus l'intensité du flux lumineux est grande),
plus on récolte de pièces de monnaie (d'électrons); mais si
les balles sont envoyées trop mollement (basses fré-
quences), les pièces ne vont pas très loin, ou même ne
sont pas éjectées du tout; par contre, si les balles sont
lancées avec vigueur (hautes fréquences), les pièces peu-
vent parvenir jusqu'au tireur.
Pour en revenir à Einstein, celui-ci conclut que l'énergie
cinétique des électrons est donnée par une formule très
simple:
E=hXv-W
h étant une constante, v la fréquence de la radiation et W

32
la dépense d'énergie que doit fournir l'électron pour
s'arracher au métal.
En 1915, le physicien américain Robert Millikan entre-
prend de vérifier la validité de cette formule. Il étudie
expérimentalement l'énergie cinétique des électrons émis
par un même métal éclairé par des radiations monochro-
matiques différentes. Non seulement l'hypothèse d'Eins-
tein est exacte, mais la valeur numérique de la constante h
est identique à celle de la constante de Planck !
Ainsi, la lumière elle-même a une structure discontinue :
elle est formée de grains d'énergie (que l'on appellera à
partir de 1923 des «photons»). Cette nouvelle illustration
de la théorie des quanta, loin d'apaiser les esprits, ne fait
qu'accroître la confusion. Depuis Huygens, donc depuis le
xvn° siècle, on conjecturait que la lumière était un
phénomène ondulatoire, analogue aux rides qui se propa-
gent à la surface de l'eau. C'est même grâce à cette théorie
que Fresnel avait expliqué les interférences et le fait que
deux rayons lumineux peuvent se traverser sans se défor-
mer. Or, voici maintenant que, pour interpréter l'effet
photo-électrique, on considère la lumière comme un flux
de corpuscules. Comment expliquer alors, en termes de
physique classique, que des corpuscules puissent créer des
interférences, se croiser sans se heurter ou sans que leurs
trajectoires soient déviées? Un problème a été résolu, mais
une quantité d'autres sont en train de surgir.

L'atome de Bohr
Quoi qu'il en soit, le virus quantique poursuit ses
ravages. Il s'introduit au cœur même de l'atome, aidé en
cela par un jeune physicien danois, Niels Bohr. Depuis
plusieurs années, on avait cessé de considérer les atomes
comme les ultimes constituants de la matière, les plus

33
petites parcelles qui puissent exister. En 1897, le physicien
anglais Joseph John Thomson avait démontré
expérimentalement qu'il était possible d'extraire d'un
atome de petits corpuscules (des «particules») chargés
négativement, qui laissaient derrière eux une charge posi-
tive. Il avait alors imaginé l'.atome comme une sphère
emplie de substance positive et fourrée de petits «pépins »
négatifs (les électrons), lesquels, conformément aux lois de
l'électricité, étaient attirés par la charge positive tout en se
repoussant entre eux, ce qui assurait la cohésion de
l'ensemble. Ce modèle se révéla fort utile, jusqu'au jour
où un autre physicien britannique, Ernest Rutherford, le
remit en question (cf. encadré p. 39).
Vers 1910, dans son laboratoire de l'Université de
Manchester, Rutherford eut l'idée de projeter des parti-
cules alpha (noyaux d'atomes d'hélium) sur une mince
feuille d'or afin d'explorer la consistance de la matière.
D'après le modèle de Thomson, les lourdes particules
alpha, telles des balles transperçant un nuage de poussière,
auraient dû traverser sans peine - et sans déviation
significative - les légères sphères de substance positive
truffées de pépins négatifs. Il n'en fut rien: certaines
particules se trouvèrent au contraire fortement déviées, et
quelques-unes même, complètement réfléchies. De tels
détournements ne pouvaient s'expliquer que par des
collisions avec d'autres éléments de grande masse. Aussi
Rutherford fut-il amené à proposer un autre modèle de
l'atome, comparable au système solaire, mais où l'attrac-
tion électrique aurait remplacé l'attraction gravitation-
nelle. La masse et la charge positive étaient concentrées
dans un noyau central (analogue au Soleil), autour duquel
gravitaient (comme des planètes) des électrons de charge
négative.
Cette représentation planétaire, fort astucieuse, avait
tout de même un défaut : une charge électrique dont le

34
mouvement n'est pas rectiligne et uniforme, mais
«accéléré» (ce qui est le cas d'un mouvement circulaire,
même à vitesse constante), émet du rayonnement et perd
de l'énergie; les électrons, en théorie du moins, étaient
condamnés à s'écraser sur le noyau au bout d'un cent
millionième de seconde. Or, dans la réalité, il ne se passait
rien de semblable.
Fort intrigué par cette anomalie, Niels Bohr, qui a eu
l'occasion de faire un séjour à Manchester, au laboratoire
de Rutherford, décide de reconsidérer la représentation
planétaire du physicien anglais, afin d'en éliminer l'aspect
contradictoire. Pour cela, il introduit à son tour la
discontinuité au sein même de l'atome. Il postule que le
rayon de l'orbite circulaire ne peut varier de façon
continue, mais qu'il faut au contraire lui assigner des
valeurs déterminées dans lesquelles intervient la constante
de Planck. En clair, cela signifie que les électrons gravi-
tant autour du noyau ne peuvent le faire que sur des
orbites bien précises, et que, en particulier, il leur est
impossible de descendre au-dessous d'une orbite dite
«fondamentale». Donc, ils ne risquent pas de s'écraser
sur le noyau. Imaginons un escalier: l'électron peut ou
bien se tenir sur une marche, ou bien grimper sur la
marche supérieure si on lui fournit l'énergie nécessaire
(sous la forme d'un photon), ou bien descendre sur la
marche inférieure en rendant de l'énergie (sous la forme
d'un photon); mais, en aucun cas, il ne peut rester entre
deux marches. Dans ce modèle, chaque marche est
« étiquetée » par un nombre caractéristique du rapport
entre le rayon orbital et la vitesse de l'électron.
Au départ, simple construction de l'esprit sans justifica-
tion apparente, la théorie de Bohr va connaître a poste-
riori d'éclatants succès. Elle permettra, entre autres, d'ex-
pliquer les raies spectrales (radiations lumineuses de
fréquences bien précises) émises par différents corps chi-

35
miques : quand un électron placé sur une orbite élevée
descend sur une orbite inférieure, il émet un photon;
l'émission d'une raie colorée de fréquence v correspond
donc à des sauts d'électrons de l'orbite extérieure vers une
orbite plus interne. On appelle ces bonds des « sauts
quantiques».
Au fil des ans, l'atome de Bohr va prendre consistance
et se doter d'un appareil formel important. D'autres
nombres viendront caractériser l'orbite d'un électron, l'un
décrivant la plus ou moins forte liaison du corpuscule au
noyau, un autre les effets magnétiques, un troisième le
«spin» de l'électron. Qu'est-ce que le «spin»? Toujours
par référence au modèle planétaire, il était tentant de
pousser l'analogie plus loin et de supposer que, puisque la
Terre tourne non seulement autour du Soleil mais égale-
ment sur elle-même, l'électron devait sans doute faire la
même chose. C'est ce que suggérèrent en 1925 les Néerlan-
dais George Uhlenbeck et Samuel Goudsmit: cette nou-
velle propriété de l'électron fut baptisée le «spin» (de
l'anglais to spin = tournoyer). Toutefois cette image de
l'électron tournant sur lui-même comme une toupie fut
assez vite abandonnée, et le spin fut considéré comme une
propriété «quantique» n'ayant qu'un rapport très abstrait
avec la notion de rotation. On devait d'ailleurs s'aperce-
voir que toutes les « particules » possédaient un spin, et
que cette propriété était mesurable au même titre que la
masse ou la charge électrique (le spin ne peut être qu'un
multiple entier ou demi-entier de la constante de Planck
divisée par 27T).
Cela dit, si ingénieux que fût le modèle atomique
proposé par Bohr, il y subsistait toujours un déséquilibre,
né du mélange de physique classique et de physique
quantique. Les électrons obéissent aux lois de Newton
tant qu'ils sont sur leurs orbites, et aux lois de Planck-
Einstein quand ils sautent d'une orbite sur une autre.

36
Comment expliquer cette dualité? Comment concilier ces
inconciliables?

L'idée de Louis de Broglie


En 1923, le Français Louis de Broglie a une idée
géniale : puisque, dans le cas des photons, les ondes
peuvent être considérées comme des corpuscules, pour-
quoi, se dit-il, la réciproque ne serait-elle pas vraie? Il
propose donc que l'on associe à tout corpuscule (toute
«particule») matériel(le) une onde de longueur d'onde À
= h/p {h étant la constante de Planck et p la quantité de
mouvement du corpuscule, c'est-à-dire le produit de sa
masse par sa vitesse). L'idée est si hardie pour l'époque
qu'à l'exception d'Einstein, les rares physiciens qui la
remarquent la trouvent parfaitement saugrenue ; certains
savants étrangers parlent même avec dérision de « comédie
française». L'avenir leur donnera grandement tort!
Explicitant sa thèse, de Broglie précise qu'en fait, l'onde
associée au corpuscule n'est pas une onde monochromati-
que unique (qui aurait une étendue illimitée dans l'es-
pace), mais un groupe d'ondes, un paquet d'ondes, dont le
maximum d'amplitude se déplace avec la vitesse du
corpuscule. Expliquons-nous: de même qu'un son, par
exemple, résulte de la superposition d'un ensemble
d'ondes (l'onde fondamentale et les harmoniques), l'onde
de De Broglie doit être considérée comme un ensemble de
longueurs d'onde encadrant À = h/p et allant d'un
minimum Àmin à un maximum Àmax· Or, il se trouve que,
lorsqu'un grand nombre d'ondes superposées se déplacent
à des vitesses légèrement différentes, presque partout le
creux de l'une compense la crête de l'autre, et les ondes
s'annulent; sauf en un endroit où, les crêtes s'ajoutant les
unes aux autres, il se forme un énorme renflement, pareil

37
à une vague gigantesque progressant a la surface tran-
quille de l'océan. C'est justement ce renflement qui,
d'après les calculs de Louis de Broglie, se déplace à la
vitesse de la particule.
Cette audacieuse théorie ne manque pas d'intéresser
Einstein, mais comment prouver qu'elle n'est pas seule-
ment une habile construction de l'esprit? La confirmation
expérimentale, éclatante, viendra en 1927, par hasard.
Cette année-là, deux jeunes chercheurs américains, Clinton
Davisson et Lester Germer, observent fortuitement qu'un
pinceau d'électrons réfléchi par la surface d'un cristal de
nickel donne sur une plaque photographique des taches de·
diffraction (des interférences) analogues à celles que le
physicien allemand Max Von Laue avait trouvées en 1912
pour les rayons X. Si des électrons peuvent conduire à des
interférences, c'est qu'ils se comportent, eux aussi, comme
des ondes. Louis de Broglie avait donc vu juste.
Cette confirmation de l'aspect ondulatoire d'une parti-
cule autre que le photon représente un pas décisif sur la
voie de l'unité de la physique. Sur le plan pratique aussi,
la « mécanique ondulatoire » de Louis de Broglie va
connaître des développements intéressants : la diffraction
des électrons sera utilisée concurremment à celle des
rayons X pour les études sur la constitution des molé-
cules. Une de ses plus belles applications est le microscope
électronique.
Mais alors, demandera-t-on, si l'hypothèse de Louis de
Broglie est exacte, si toute particule, tout corps matériel
est associé à une onde, comment la physique classique
a-t-elle pu pendant des siècles se passer de cette notion?
Comment les physiciens, les chimistes, les astronomes ont-
ils pu énoncer des lois apparemment exactes? La réponse
est simple: la longueur d'onde associée à des objets
macroscopiques (qui se voient à l'œil nu, par opposition à
microscopiques) est forcément infime, puisque, dans la

38
formule À = h/p, p est extrêmement grand; de telle sorte
que l'aspect ondulatoire de leur mouvement est indécela-
ble. Voilà pourquoi la physique classique est presque
toujours une excellente approximation pour l'étude des
mouvements à notre échelle, les seules exceptions étant les
supraconducteurs et les superfluides, dont nous reparle-
rons plus loin.
Mais revenons à l'onde de Louis de Broglie. De même
que les lois optiques de Descartes (réflexion, réfraction)
avaient dû être remplacées par de nouvelles équations -
celles de Fresnel - lorsque la théorie ondulatoire de la
lumière avait prévalu sur la théorie géométrique, de même
il fallait maintenant trouver l'expression mathématique
précise de l'onde associée à toute particule, expression
rendant compte des effets de diffraction et d'interférence.
Deux noms restent attachés à ce travail de mise en forme
de la physique quantique : celui d'Erwin Schrôdinger et
celui de Werner Heisenberg. Tous deux ont proposé des
outils mathématiques qui ont permis de bâtir l'édifice de
la physique quantique. Bien que les différences de formu-
lation aient masqué quelque temps l'évidence, une théorie
unique et prodigieuse était née.

L'ATOME DE L'ÂGE D'OR


A L'ÂGE QUANTIQUE

Au v1• siècle avant J.-C., quelques philosophes grecs, avec


Thalès, fondèrent la première école scientifique, à Milet, en
Asie Mineure. Là furent sans doute posées les premières
questions sur la nature de la matière. Puis Démocrite et
Epicure conçurent les «atomes crochus » pour expliquer la
cohésion de la matière (1). La physique sommeilla jusqu'au

~
. ,.

1 ~.-·~ . :~-
~. -- ··

39
xv11e siècle: en 1696, Niklaas Hartsoecker proposa différentes
formes d'atomes suivant la matière considérée (2) (id, par
exemple, une représentation d'un atome de chlorure mercuri-


2 .

que). Un peu plus tard, Hooke et Newton construisirent des


modèles de forces interatomiques ; « quelque chose» devait
relier ces atomes ... mais le modèle de Newton était unique-
ment attractif.
Il fallut attendre 1758 pour qu'un jésuite yougoslave,
Roger Boscovich, émette l'idée de forces répulsives à courte
distance, notion si intuitive que, cent cinquante ans plus tard,
Lord Kelvin se déclara disciple de Boscovich. Le début du
x1xe siècle voit le triomphe de la chimie. Muni d'un catalogue
de trente-six sortes d'atomes, Dalton ébaucha la première
théorie moléculaire. La fin de ce siècle arrive, et Thomson
découvre les électrons (3). L'atome n'est donc plus indivisible,

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c'est-à-dire qu'il n'est plus considéré comme le plus petit


élément constituant de la matière, mais au contraire comme
lui-même constitué d'éléments plus petits: les électrons et
«une substance positive». Quelques années plus tard, Bohr, à
la suite de Rutherford, introduit l'idée d'un électron tournant

40
sur une orbite circulaire autour d'un noyau central concen-
trant toute la masse atomique (4).

Elecuon

Ce modèle, perfectionné par Sommerfeld (5), tint une


décennie jusqu'à ce que Louis de Broglie associât aux orbites

OrbitH
elliptique•

41
de Bohr des ondes de matière, représentant l'électron non
plus par une bille tournant sur une orbite, mais par une
vibration (6). La théorie de l'atome fut bouleversée : l'électron

Noy•u

pouvait donc aussi être considéré comme une onde! Enfin,


Heisenberg, Schrodinger et Dirac affinèrent les notions classi-
ques (7). Il n'y a plus ni onde ni particule. On conçoit

Noyau

l'atome comme un noyau entouré d'un nuage électronique


(qui équivaut à l'électron «classique»). On ne sait pas où se
trouve cet électron, ni quelle est la nature de sa trajectoire
éventuelle. On sait seulement que la probabilité de le trouver
à une certaine distance du centre est proportionnelle à la
densité du nuage. Sur ce dessin, la probabilité maximale est
donc qu'il se trouve sur les pointillés tracés autour du
noyau.

42
Ainsi, l'atome a fait son chemin depuis !'Antiquité,
perdant peu à peu toute correspondance avec une quel-
conque image, pour devenir, pour l'essentiel, une entité
mathématique.

© Science et Vie.
III

L'ESSENTIEL DE LA THÉORIE

C'est en 1926 qu'Erwin Schrôdinger, physicien autri-


chien, énonce l'équation d'onde qui régit le comportement
des particules matérielles. Appliquée aux ondes de Louis
de Broglie, cette équation permet non seulement de
décrire le comportement d'un électron, mais surtout de
reconstituer rigoureusement le spectre de chaque atome,
c'est-à-dire l'ensemble des radiations lumineuses qu'il émet
à des fréquences bien précises. Les électrons sont désor-
mais considérés comme des vibrations électriques réparties
autour du noyau ; de la combinaison de ces vibrations on
peut, par le calcul, prévoir les émissions de lumière
possibles, et même déterminer les intensités des raies
spectrales - ce que l'ancienne théorie de Bohr avait
recherché en vain.
Le succès de l'équation de Schrodinger (de nos jours
encore, elle est connue sous ce nom et largement utilisée)
fait renaître l'espoir chez les physiciens: enfin, ils vont
pouvoir traiter les phénomènes atomiques par des procé-
dés classiques! Une bonne équation, voilà du solide!
L'antagonisme onde-corpuscule semble définitivement
réglé au profit de l'onde. Les particules ne seraient en fait
que des ondes. regroupées en «paquets» paraissant ponc-
tuels à notre échelle.

45
Très différente est la démarche de Werner Heisenberg.
En 1925, ce jeune physicien allemand de vingt-six ans
donne la première formulation mathématique cohérente
de la physique quantique. Pour lui, il est inutile d'essayer
de figurer l'atome par un système planétaire de noyaux et
d'orbites, ou par quelque autre image matérielle que ce
soit. Puisqu'on ne connaît de lui que les fréquences et les
intensités de la lumière qu'il émet, il faut partir de là.
Pour des raisons de commodité, il décide d'utiliser des
matrices, autrement dit des tableaux de nombres, chaque
atome devenant alors purement et simplement un tableau
de nombres.
Tout le monde a, un jour ou l'autre, utilisé une matrice.
C'est un tableau carré ou rectangulaire comportant un
certain nombre de cases emplies chacune avec un chiffre.
L'exemple le plus courant est la table de multiplication
des neuf premiers nombres entiers : elle se présente sous la
forme d'un carré haut de dix lignes (avec le zéro) et large
de dix colonnes ; à l'intersection des lignes et des colonnes
se trouve le résultat de la multiplication. Autre exemple de
matrice : les tableaux de distances de ville à ville, que
connaissent bien tous les automobilistes. Utilisées d'une
autre façon enfin, les matrices servent d'outils mathémati-
ques: c'est le «calcul matriciel». C'est sous la forme de
ces matrices pour mathématiciens que Heisenberg transcrit
les fréquences et les intensités de la lumière émise par
l'atome. Ses tableaux permettent, par exemple, de calculer
les différents niveaux d'énergie d'un atome (Bohr aurait
dit: les sauts d'électrons d'une orbite sur n'importe quelle
autre). En résumé, la théorie des matrices substitue aux
éléments physiques mais purement hypothétiques de
l'atome de Bohr un groupe de quantités représentant la
seule chose que l'on connaisse vraiment, à savoir le
rayonnement provenant de la région où l'atome est censé
se trouver. Le souci d'abstraction de Heisenberg est

46
poussé si loin que l'on a pu qualifier sa théorie de
«mécanique des matrices».
Si abstraite qu'elle soit, cette «mécanique des matrices»
n'en possède pas moins une énorme qualité: elle «colle»
parfaitement bien avec les résultats expérimentaux. Et
cela, bien qu'elle comporte un aspect étrange qui n'a pas
fini d'étonner le profane. Alors que, dans la physique
classique, la multiplication de deux quantités (comme la
vitesse et la position) est commutative, c'est-à-dire que le
résultat est indépendant de l'ordre des facteurs (3 X 2 = 2
X 3), dans la théorie de Heisenberg le produit d'une
matrice correspondant aux vitesses par une matrice corres-
pondant aux positions ne donne pas le même résultat que
le produit inverse: A X B n'est pas égal à B X A. Pour
comprendre cette particularité propre au calcul matriciel,
il faut considérer les matrices comme des opérateurs que
l'on fait agir successivement sur une quantité donnée.
Exemple: 10 multiplié par 2, plus 5 (= 25) ne donne pas
le même résultat que 10 plus 5, multiplié par 2 (= 30).

Le principe d'indétermination
Tout physicien traditionnel se serait offusqué de cette
bizarrerie et aurait révisé sa théorie. Pas Heisenberg, qui y
trouve au contraire le fondement de son «principe d'incer-
titude». Énoncé en 1927, ce principe stipule qu'il est
impossible, en micro-physique, d'attribuer à une particule,
à un instant donné, une position et une vitesse détermi-
r.ées : mieux la position est définie, moins la vitesse est
connue, et vice versa. Signalons que, de nos jours, on
préfère parler de «principe d'indétermination » : en effet,
ce flou tient davantage à la nature même des particules
qu'à l'imperfection de nos méthodes de mesure. C'est

47
pourquoi d'ailleurs, ainsi que l'a proposé Mario Bunge en
1967, il vaut mieux parler de « quantons » que de parti-
cules, ce dernier terme ayant pour le public le même sens
que corpuscule ou que «point matériel ».
Ce principe d'indétermination est en contradiction
totale avec la physique classique. Imaginons, par exemple,
que nous prenions une toute petite bille (la petite sphère
de 0,3 mm 3 qui termine un crayon à bille peut approxima-
tivement figurer le traditionnel «point matériel » de la
mécanique classique) et que nous la lancions vers un
objectif assez haut placé mais trop lointain pour être
atteint: la bille va d'abord s'élever tout en s'éloignant vers
l'avant, puis retomber sous l'action de la pesanteur. Si
nous connaissons la position et la vitesse de la bille
immédiatement après qu'elle a été lancée, ainsi que les
forces extérieures s'exerçant sur elle (la pesanteur dans le
cas présent), les équations de la mécanique classique
permettent de calculer avec une extrême précision la
trajectoire qu'elle va suivre, c'est-à-dire sa position et sa
vitesse à chaque instant.
Or, cette bille est composée de 2 000 milliards de
milliards de particules-quantons (protons, neutrons, élec-
trons). Pour le physicien classique, chacun de ces quan-
tons (chacune de ces particules), qui représente idéalement
un «point matériel», obéit comme la bille aux lois de
Newton. En fait, il n'en est rien. Si l'on réussissait à
lancer un quanton (dans le vide, afin qu'il ne soit pas
absorbé) avec la même vitesse et dans la même direction
que la bille, il aurait une fâcheuse tendance à s'« étaler»
de plus en plus au cours du temps, c'est-à-dire à perdre la
localisation précise que lui attribue à chaque instant la
mécanique classique. Car un quanton n'obéit pas aux
règles de la physique classique, mais à celles de la
physique quantique.

48
La conséquence la plus évidente du principe d'incerti-
tude (ou d'indétermination) de Heisenberg, c'est qu'il
nous faut renoncer à toute tentative de recréer notre
univers visible dans celui, invisible, des atomes. Aux
débuts de la physique quantique, on avait coutume de dire
que, dans le domaine de l'infiniment petit, le physicien se
trouve un peu dans la situation d'un homme qui voudrait
étudier un oiseau de nuit inconnu. Pour ce faire, il a deux
possibilités : ou bien il braque un projecteur sur le volatile
et peut alors décrire parfaitement sa morphologie, mais
pas son comportement, car l'oiseau, ébloui, se tiendra
immobile; ou bien il n'utilise pas de projecteur et peut
alors observer dans la semi-obscurité le comportement de
l'animal, mais pas sa morphologie. En fin de compte, la
meilleure façon de procéder sera peut-être d'adopter un
système intermédiaire: éclairer faiblement l'oiseau en espé-
rant que son comportement n'en sera pas trop perturbé. A
l'échelle atomique, le problème paraît identique: si l'on
veut observer un corpuscule, il faut envoyer de la lumière
(des photons) sur lui. Il va alors subir un choc qui
modifiera son comportement. Donc, toute opération de
mesure d'un système microphysique provoque automati-
quement une altération de ce système.
Heisenberg avait tout d'abord interprété ses relations
d'incertitude dans ce sens. Mais elles ont en fait une
origine plus fondamentale. Les physiciens les expliquent
actuellement par le fait que les particules-quantons ont des
propriétés analogues à la vitesse et à la position, mais plus
floues, ne prenant de la consistance qu'à /'occasion d'une
mesure. Si la même mesure est effectuée sur un grand
nombre de quantons se trouvant dans un état identique,
on trouvera des résultats variables à l'intérieur d'une
certaine plage. Les relations (d'incertitude ou d'indétermi-
nation) de Heisenberg traduisent la largeur des plages en
question.

49
Les piliers de la physique quantique
Équation d'onde de Schrôdinger, mécanique des
matrices et principe d'incertitude de Heisenberg, encore
une fois deux théories sont en présence, et en concurrence.
Leurs auteurs respectifs ne se ménagent pas. « Plus je
considère la partie physique de la théorie de Schrôdinger,
plus elle m'apparaît répugnante>>, proclame Heisenberg.
« La lecture des écrits de Heisenberg m'a rebuté, sinon
dégoûté», rétorque Schrôdinger. Les théoriciens sont rare-
ment tendres entre eux, sauf lorsque leurs doctrines se
confortent mutuellement ... Finalement, c'est un physicien
anglais, Paul Dirac, qui réconciliera les deux adversaires
en unifiant leurs théories.
Ainsi, aux alentours de 1927, on peut dire que l'édifice
de la physique quantique est, pour l'essentiel, achevé. De
l'introduction par Planck de la notion de quantum à la
synthèse formelle de Dirac, il aura fallu un bon quart de
siècle pour le bâtir. Mais il est maintenant solide et
performant, car il rend compte d'un très grand nombre de
phénomènes restés jusqu'alors mystérieux.
Les piliers sur lesquels repose cette nouvelle physique
sont: les matrices et le principe d'incertitude de Heisen-
berg, l'onde de De Broglie et celle de Schrôdinger, le
principe de correspondance et le principe de complémen-
tarité de Bohr.
• La non-commutativité des matrices de Heisenberg
(A X B #- B X A) exprime que l'ordre dans lequel sont
faites les mesures sur une particule-quanton peut changer
fondamentalement le résultat. Si nous mesurons d'abord
la vitesse, le résultat concernant la position ne sera pas le
même que celui que nous aurions obtenu en mesurant
d'abord la position et ensuite la vitesse.
• Le principe d'incertitude (ou plutôt d'indétermination)
de Heisenberg signifie que l'on ne peut attribuer sans

50
précaution à une particule-quanton des propriétés classi-
ques telles que la vitesse et la position. On peut seulement
utiliser des concepts mathématiques qui correspondent à
ces propriétés, mais avec un certain «flou». Les résultats
des mesures de vitesse et de position sont entachés de ce
flou.
• Les ondes de De Broglie et de Schrodinger correspon-
dent, dans cette perspective d'indétermination, à la proba-
bilité de trouver la particule-quanton en un endroit donné.
La particule n'étant plus un «point matériel» classique, à
localisation précise, mais un paquet d'ondes (probabi-
listes), c'est-à-dire une superposition de mouvements
(potentiels) dans toutes les directions, il n'est plus possible
de lui assigner une position déterminée ; on peut seule-
ment évaluer les chances qu'on a de la trouver dans une
certaine portion d'espace. C'est le rôle de la fonction
d'onde (nous y reviendrons).
• Le principe de complémentarité de Bohr, formulé en
1927, met un point final au dualisme onde-corpuscule.
L'aspect corpusculaire et l'aspect ondulatoire sont deux
représentations « complémentaires » d'une seule et même
réalité. Un être physique unique peut nous apparaître
tantôt sous forme de corpuscule (quand, par exemple, il
provoque une scintillation sur un écran fluorescent),
tantôt sous forme d'onde (quand, par exemple, nous
observons les franges d'interférence produites par un flux
d'électrons).
• Le principe de correspondance enfin, énoncé par Bohr
dès 1916, revu et corrigé par Ehrenfest en 1927, jette un
pont entre la physique classique et la physique quantique.
Quand le nombre de particules-quantons atteint un certain
seuil, la théorie quantique conduit aux mêmes résultats
que la physique classique. Mais qu'on ne s'y trompe pas:
cette apparente conciliation dissimule en fait une pure et
simple annexion de la physique classique par la physique

51
quantique, la première n'étant plus considérée que comme
un cas limite de la seconde. Qui plus est, on sait
maintenant que certains ensembles de quantons, même en
très grand nombre, n'obéissent toujours pas à la physique
classique et persistent à suivre des lois quantiques parfai-
tement incongrues : ce sont les supraconducteurs et les
superfluides.

Le désaccord Bohr-Einstein
Mais fonder une physique qui « marche» est une chose,
expliquer le monde qui se cache derrière ses lois en est
une autre. Le problème d'une réalité objective existant ou
non en dehors de l'observation va créer un profond
désaccord entre Bohr et Einstein. Pour Bohr, qui s'en
tient aux principes de la physique quantique, l'électron n'a
une position ou une vitesse qu'au moment où il est
observé. Peu importe si, entre deux observations, il fait
dix cabrioles, quinze loopings et trente tête-à-queue. En
fait, cela revient à dire que la notion de trajectoire n'a
plus de sens ou, du moins, n'est plus nécessaire en
physique quantique.
Einstein, en revanche, se refuse à abandonner l'idée
d'une réalité physique existant indépendamment de toute
observation. En 1926, dans une lettre au physicien alle-
mand Max Born, il écrit : « La mécanique quantique force
le respect. Mais une voix intérieure me dit que ce n'est pas
encore le nec plus ultra. La théorie nous apporte beaucoup
de choses, mais elle nous approche à peine du secret du
Vieux (Dieu). De toute façon, je suis convaincu que lui,
au moins, ne joue pas aux dés ! » Sous la boutade perce la
déconvenue de celui qui a pourtant été l'un des pionniers
de la théorie quantique. Mais celle-ci a pris une orienta-
tion qui le choque: il ne peut pas accepter, par exemple,

52
que le physicien doive se contenter de probabilités et que
la notion de réalité extérieure soit déclarée sans intérêt.
Le désaccord Bohr-Einstein devient patent à la cin-
quième conférence de physique de l'Institut Solvay, qui se
tient à Bruxelles en octobre 1927, et qui réunit le gratin
des physiciens de l'époque: Bohr, Heisenberg, Einstein,
Dirac, Born... Chacun expose son point de vue sur la
théorie des quanta, et deux courants se dessinent, qui se
préciseront au fil des années.
Pour Einstein et plus encore pour ses partisans, le côté
flou et indéterminé de la physique quantique ne peut
satisfaire un scientifique et montre bien qu'il doit y avoir
quelque chose là-dessous : on doit retrouver des petites
billes, ou des ondes, enfin quelque chose que nous
sachions nous représenter. Si on ne les voit pas encore,
c'est que nos moyens d'observation sont insuffisants. Ce
sont les «variables cachées», sur lesquelles nous revien-
drons plus loin dans ce livre. Disons tout de suite que, du
moins sous la forme où on les concevait à l'époque, ces
«variables cachées» n'existent pas: c'est le résultat de
l'expérience d' Aspect.
Pour le courant orthodoxe (Bohr, Heisenberg),
dénommé aussi «École de Copenhague», et adopté par la
plupart des physiciens actuels, la physique quantique
satisfait au principal critère d'une théorie puisqu'elle
permet de prévoir les résultats des expériences (du moins
en termes de probabilités). C'est donc un instrument de
travail adéquat. D'autre part, comme toute théorie, elle
propose une formulation cohérente de la « réalité » : un
électron (ou l'état de tout système de un ou plusieurs
quantons) est descriptible mathématiquement par une
fonction d'onde. Cette appellation recouvre une sorte de
fiche signalétique et comportementale de l'électron. Pour
prendre un exemple concret, imaginons qu'un homme,
rentrant chez lui à 11 heures du matin, apprend que sa

53
femme est sortie vers IO heures en empruntant la voiture.
Ne sachant rien de sa destination, il entreprend de
supputer celle-ci avec les moyens dont il dispose. Prenant
une carte, il commence par délimiter une zone au-delà de
laquelle son épouse n'a matériellement pas eu le temps
d'aller: en une heure, compte tenu de la circulation et de
la puissance du véhicule, elle n'a pas pu dépasser un cercle
d'un rayon de 60 km autour de la ville. Cette zone définie,
il attribue à chaque point situé à l'intérieur (piscine,
magasin, terrain de sport, maison amie) un taux de
probabilité de présence de sa femme, taux plus ou moins
grand suivant l'endroit, la météorologie du jour, les goûts
et les préoccupations de sa compagne, etc.

Le contenu de la fonction d'onde


De la même façon, la fonction d'onde décrit l'électron
comme s'il était «étalé» dans toute une zone de l'espace
(par exemple, autour d'un noyau atomique), et nous fait
connaître exactement les différentes probabilités de sa
présence en tel ou tel endroit de la zone. Il existe
cependant une différence importante entre le comporte-
ment de l'électron et l'image dont nous venons de nous
servir pour l'illustrer. Si, dans l'exemple du couple, le
mari peut hésiter entre la piscine et la visite d'un
monument, du moins est-il assuré que sa femme ne peut
se trouver dans les deux endroits de la zone considérée,
avec seulement des taux de probabilité différents.
Bien qu'aucune description classique ne puisse en ren-
dre compte, cette notion est capitale en physique quanti-
que. Afin de la mieux cerner encore, qu'on nous permette
de reprendre l'image donnée au début du livre. Dans une
mare boueuse et opaque, évolue un gros poisson qui se
déplace en tous sens, mais reste constamment invisible.

54
Du bord de la mare, un pêcheur n'aperçoit à la surface
que des vaguelettes dont la hauteur et la direction le
renseignent à tout moment sur le trajet probable du
poisson. Toutefois, tant que celui-ci n'a pas été pêché, il
en est réduit à considérer qu'il se trouve partout à la fois,
avec simplement des probabilités plus ou moins grandes
selon le moment et l'endroit. Par contre, dès qu'il mordra
à l'hameçon, toutes ces positions possibles se réduiront à
une seule. C'est ce que l'on appelle en physique quantique
la «réduction du paquet d'ondes». Mais attention: avant
de mordre, un poisson « quantique » occuperait bien toute
la mare, avec des endroits où il serait plus concentré, et
d'autres où il serait plus dilué.
Bien entendu, la probabilité de trouver le poisson en un
certain endroit de la mare est proportionnelle à sa
concentration à cet endroit. Mais la fonction d'onde ne
contient pas seulement cette information concentration-
probabilité de présence. Elle contient également une autre
information, que l'on peut appeler pulsation-énergie. Pour
se la représenter, on peut imaginer que le sang de notre
«poisson soluble » effectue un balayage complet de son
appareil circulatoire en un certain intervalle de temps,
puis repart aussitôt pour un nouveau balayage, et ainsi de
suite. Autre façon de voir les choses : on peut supposer
que dans cet intervalle de temps, le poisson change de
couleur de façon continue, passant du rouge à l'orangé,
ensuite au jaune, puis au vert, au bleu et au violet avant
de revenir enfin au rouge. Ces intervalles de temps qui
caractérisent l'énergie des quantons sont extrêmement
petits. Par exemple, pour l'électron de l'atome d'hydro-
gène dans son état fondamental, il y a 7 X 10 15 (sept
millions de milliards) intervalles de temps par seconde.
Revenons un peu plus en détail sur le cas de l'électron
de l'atome d'hydrogène. On peut l'imaginer comme se
trouvant dans une mare sphérique dont le centre serait

55
occupé par un proton («noyau» de l'atome d'hydrogène)
1 836 fois plus lourd que lui. L'atome peut avoir plusieurs
niveaux d'énergie, le plus bas correspondant à l'état
fondamental ci-dessus évoqué, les autres correspondant à
des états dits «excités». Dans l'état fondamental, l'élec-
tron est concentré autour du proton, c'est-à-dire qu'il
occupe essentiellement la région centrale de la mare. Si le
niveau d'énergie croît, l'électron se «diluera» pour occuper
une zone plus importante, et en même temps sa pulsation
se ralentira, c'est-à-dire que son énergie «cinétique»
diminuera {l'énergie cinétique d'un corps en mouvement
est proportionnelle à sa masse et au carré de sa vitesse ; ici
le mot cinétique est à mettre entre guillemets car l'électron
n'est pas une petite bille tournant autour du proton);
cependant, l'énergie totale de l'atome (cinétique plus
potentielle) aura bien augmenté.
Le fait que la fonction d'onde contienne deux informa-
tions vient de ce qu'elle est en réalité une combinaison de
deux fonctions différentes, une fonction double en quelque
sorte {les mathématiciens disent une fonction complexe).
Laissons maintenant de côté cet aspect énergie, et
revenons à la partie «probabilité de présence » de la
fonction d'onde. Pour être tout à fait honnête, et parce
que la physique quantique défie toute tentative d'illustra-
tion concrète, il nous faut préciser ceci : si, pour Bohr et
les tenants de la doctrine orthodoxe, il n'est pas possible
de déterminer avec exactitude la trajectoire parcourue par
un quanton entre deux instants successifs (de la même
façon que le pêcheur ne peut prévoir le parcours du
poisson), cette trajectoire est pourtant mathématiquement
définie par la fonction d'onde. L'évolution de cette
fonction décrit sans aucune équivoque l'évolution dans
l'espace et dans le temps du paquet d'ondes. Alors,
contradiction? Non point, à condition d'accepter le
concept d'imprécision dans la précision: la physique

56
quantique, lorsqu'elle s'intéresse à l'état futur d'une parti-
cule (d'un quanton), ne peut prévoir que des probabilités
de trouver cette particule dans un certain volume spatial,
mais ce volume, lui, est parfaitement circonscrit. D'une
manière plus générale, tout en conservant cette notion
d'imprécision dans la précision, on peut dire que la théorie
quantique est capable, grâce à la fonction d'onde, de prévoir
à tout instant /'évolution d'un système microphysique, mais
que, à partir du moment où /'on veut vérifier expérimentale-
ment cette évolution, on introduit une perturbation dans le
système, qui en modifie /'évolution.

La réduction du paquet d'ondes


Précisons bien ce dernier point : entre deux observations
la fonction d'onde qui décrit le quanton obéit rigoureuse-
ment à l'équation de Schrodinger. Mais lors de l'observa-
tion, cette équation cesse brusquement d'être valable, et la
fonction d'onde se réduit à l'une des possibilités qu'elle
décrit. Une fois l'observation faite, la fonction d'onde
évolue à partir de cet « état réduit» en obéissant de
nouveau à l'équation de Schrodinger, ce qui fait apparaî-
tre en général de nouvelles possibilités, et cela jusqu'à la
prochaine observation du quanton.
Terminons ce chapitre par un exemple particulièrement
spectaculaire. Un atome errant dans le vide interstellaire
se désexcite et émet un photon 1• Ce photon est représenté
quantiquement par une onde sphérique issue de l'atome se
développant à la vitesse de la lumière et pouvant occuper
une surface considérable dans l'espace. Si par exemple
l'atome se trouve à une année-lumière de la terre, la
1. Le photon obéit à une extension relativiste de l'équation de Schrôdinger.

57
surface en question, lorsque l'onde atteindra la terre, sera
d'environ 1027 km 2 (un milliard de milliards de milliards
de km2). Supposons que sur la terre un observateur ait
installé une cellule photo-électrique, qui par chance
détecte ce photon et produit un signal enregistrable. Alors
l'onde disparaît instantanément, et aucun autre observa-
teur ne pourra plus détecter le photon.

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------- ...... .........
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·' , , ----- ...
photon
. ,_ ' ' ... \

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,,
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\ \
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\
\

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,' photoélectrique
\

' ' ', ' ..... _____ . , ,,' ,/


' ........... ........ ________ ,.,,,. ,,,."

Cette« réduction du paquet d'ondes» se fait instantané-


ment et sans transport d'énergie; il ne faut pas considérer
l'onde sphérique comme une répartition uniforme de
l'énergie du photon, mais comme une « onde de probabi-
lité» beaucoup plus abstraite (voir encadré ci-après sur
l'expérience des fentes d'Young). Mais juste avant la
détection, si chaque cm2 de la gigantesque surface évoquée
ci-dessus était équipé d'une cellule photo-électrique, cha-
que cellule aurait la même chance (très faible) de détecter
le photon. Cette situation, actuellement décrite dans bon

58
nombre de livres de physique quantique, dont l'excellent
cours fait par Eyvind Wichmann à l'université de Califor-
nie (cf. bibliographie, p. 171), heurtait profondément
certains physiciens « einsteiniens >>, qui ont soutenu que le
phénomène n'était valable que statistiquement, c'est-à-dire
qu'un grand nombre de photons issus du même endroit se
répartiraient au hasard sur la surface, mais qu'avant d'être
mesuré chaque photon serait bien localisé. Selon cette
« interprétation statistique >>, il existerait pour chaque pho-
ton individuel une description permettant de lui assigner
une position à tout instant, description plus complète
donc que celle fournie par la fonction d'onde. Ainsi que
nous l'avons déjà signalé, la plupart des partisans de cette
interprétation statistique ont désigné très logiquement par
« variables cachées » les paramètres supplémentaires qui
permettraient cette description plus complète. Par exem-
ple, dans le cas qui nous occupe, la variable cachée serait
la direction prise par le photon à l'instant de son
émission.
Comme nous le verrons au chapitre suivant, l'expé-
rience d' Aspect a réfuté cette hypothèse des variables
cachées, du moins dans sa forme simple évoquée
ci-dessus ; seules subsistent des « théories à variables
cachées non locales » tout aussi insolites que la physique
quantique elle-même.

L'EXPÉRIENCE DES FENTES o'YouNG

Un tireur, les yeux bandés, tire à la carabine sur un mur de


pierre dans lequel ont été pratiquées deux ouvertures verti-
cales identiques, très étroites et assez proches l'une de l'autre;
le tireur est à égale distance de ces deux ouvertures. Derrière
ce premier mur et parallèlement à lui se trouve un second

59
mur, en bois lisse celui-là, qui absorbe les balles ayant franchi
le premier mur et sur lequel on voit nettement les impacts
successifs. La plupart des balles sont arrêtées par le premier
mur, d'autres passent par la première ouverture directement
ou en ricochant sur un de ses bords, d'autres enfin font de
même avec la seconde ouverture. L'accumulation des impacts
sur le second mur, au bout par exemple d'un million de tirs
successifs, permet de tracer une courbe donnant le nombre
d'impacts par unité de surface (par m2 par exemple):

On remplace le second mur par un autre mur en bois tout


neuf, et on ferme la première ouverture. Le tireur de nouveau
tire un million de fois. Puis on rouvre cette première
ouverture, on ferme la seconde et le tireur effectue encore un
million de tirs. On retrouve finalement la même courbe que
dans la première expérience; cette courbe est la somme de la
courbe que l'on obtient première ouverture fermée et de celle
obtenue en fermant uniquement la seconde. Autrement dit, la
probabilité pour qu'une balle arrive en un point donné du
second mur, lorsque les deux ouvertures sont en fonction, est
la somme des probabilités pour qu'il en soit ainsi lorsque
l'une ou l'autre des deux ouvertures est fermée, ce que l'on
peut résumer par la formule P = P 1 + P 2•
Maintenant passons à la célèbre expérience réalisée pour la
première fois en 1803 par le médecin et physicien anglais

60
Thomas Young. Le tireur est remplacé par une source
lumineuse monochromatique, c'est-à-dire qui émet de la
lumière d'une longueur d'onde fixe et précise. A la place du
premier mur (et beaucoup plus près de la source) on utilise
un écran percé de deux fentes verticales, et une plaque
photographique tient lieu de second mur (Young avait pris un
simple écran). Si l'on fait fonctionner la source pendant un
temps suffisant pour impressionner la plaque, mais assez bref
pour ne pas la surexposer, on observera sur cette plaque une
alternance de bandes verticales plus ou moins claires ou
obscures, qui permettent de tracer une courbe représentant
l'intensité de la lumière arrivant à la plaque: c'est le
phénomène des interférences.

Mais si maintenant on change de plaque photo, puis


obture alternativement la fente n• 1 et la fente n• 2, on obtient
deux courbes dont la somme ne redonne absolument pas la
courbe initiale. Pour passer des courbes relatives à l'ouverture
' d'une seule fente à la courbe globale correspondant à
l'ouverture des deux, il faut appliquer une formule mathéma-
tique plus compliquée qu'une simple somme: l'intensité
globale est la somme des intensités partielles, augmentée d'un
terme oscillant entre plus deux fois et moins deux fois la
racine carrée du produit de ces intensités. C'est le caractère
ondulatoire de la lumière qui conduit à ce résultat.

61
Mais on sait aussi que la lumière est composée de photons,
que l'on se représente souvent comme des corpuscules. Les
collisions ou interactions éventuelles entre les myriades de
photons qui composent la lumière sont-elles responsables de
ce phénomène d'interférences? Pour le savoir, il suffit de
réduire suffisamment l'intensité de la source pour qu'elle
émette les photons un par un. On constate alors que les
photons vont produire chacun un impact quasi ponctuel bien
localisé sur la plaque photo : ce sont donc des corpuscules.
Mais si les deux fentes sont ouvertes, l'accumulation des
impacts au bout d'un temps très long reproduira la figure
d'interférences!

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.. ..•.· ::11:~
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0 © 0
Autrement dit un photon ne se comporte pas du tout de la
même façon suivant qu'une seule fente est ouverte ou les
deux, ce qui est incompatible avec l'idée d'un corpuscule
passant par une seule fente à la fois. On doit admettre qu'il
peut passer par les deux fentes à la fois, et dire avec Dirac
qu'« un photon n'interfère qu'avec lui-même».

62
La même expenence a été faite avec des électrons ; elle
donne les mêmes résultats, et pas du tout ceux qu'on obtient
avec des balles de fusil. L'électron n'est absolument pas la
petite bille que l'on imagine volontiers, mais, comme le
photon, une «onde de probabilité».

© Science et l'îe.
IV

DU PARADOXE EPR
A L'EXPÉRIENCE D'ASPECT

En mai 1935, Albert Einstein et ses collègues Boris


Podolsky et Nathan Rosen publiaient un article retentis-
sant qui jetait un doute sur la validité de la physique
quantique. Certes, elle y a survécu, mais le doute semé
par les trois physiciens a également persisté. Einstein,
Podolsky et Rosen (EPR) voulaient prouver que la théorie
quantique était un artefact, un puzzle dont manquait la
pièce maîtresse ; en bref une théorie incomplète.
Depuis 1927, Einstein avait manifesté ses réticences à
l'égard de la notion de «réduction du paquet d'ondes>>,
mais la controverse qu'il poursuivait avec les tenants de la
physique quantique concernait le cas d'un seul quanton.
Avec ses deux collègues, il eut l'idée de considérer le cas
de deux quantons reliés par un passé commun, ce qui
permit à ces trois physiciens de poser clairement le
problème pour la première fois, et d'énoncer le paradoxe
qui, selon eux, prouvait le caractère incomplet de la
physique quantique.

65
Des couples étranges
Considérez, écrivaient-ils en substance, un système
formé par deux quantons qui viennent d'interagir puis se
sont séparés. D'après la théorie, ce système est décrit par
une fonction d'onde unique qui exprime certaines rela-
tions de conservation. Il s'ensuit que si l'on mesure la
vitesse (ou la position) d'un quanton, on connaît automa-
tiquement la vitesse (ou la position) de l'autre, et cela
apparemment sans le perturber. Les trois auteurs en
concluaient que les vitesses et les positions des deux
quantons étaient bien définies avant la mesure, en raison
d'un " principe de réalité » ainsi énoncé dans leur article :
« Si, sans perturber d'aucune façon un système, on peut
prédire avec certitude la valeur d'une quantité physique, il
existe un élément de réalité physique qui correspond à
cette quantité physique. » Pour la physique quantique au
contraire, ces vitesses et ces positions sont indéterminées
avant la mesure, et c'est la mesure réalisée sur le premier
quanton qui concrétise simultanément les vitesses (ou les
positions) des deux quantons. Mais, sel.:m Einstein et ses
collègues, si l'on peut concevoir que la mesure effectuée
sur le premier quanton fixe la vitesse (ou la position) de
ce quanton, il est paradoxal et même franchement .absurde
de soutenir qu'elle fixe en même temps la vitesse (ou la
position) du second, qui peut se trouver à une très grande
distance de l'endroit où est effectuée cette mesure. Donc,
en concluaient-ils, l'hypothèse quantique ne tient pas,
cette vitesse (et cette position) existent avant la mesure, et
sont déterminées par des paramètres supplémentaires (les
"variables cachées») que la physique quantique ne prend
pas en compte : cette théorie est par conséquent incom-
plète.
Prenons un exemple : se rencontrant à faible vitesse, un
électron et son anti-particule, le positon, s'annihilent en

66
produisant deux photons gamma qui s'éloignent dans des
directions opposées. Toutes les directions sont a priori
également probables : est-ouest, nord-sud, haut-bas, etc.
Mais si le photon 1 est détecté à l'ouest, on peut en
conclure que le photon 2 est à l'est: si par exemple un
détecteur placé à trois mètres à l'ouest du lieu de la
désintégration détecte le photon 1, un détecteur placé à six
mètres à l'est détectera un peu plus tard le photon 2. Si
l'on dispose d'un grand nombre de paires d'électron-
positon, on constatera que cela marche à tous les coups
pour lesquels le détecteur ouest fonctionne. Rien d'éton-
nant dira un physicien classique : lors de la désintégration,
le photon 1 s'est dirigé vers l'ouest, et le photon 2 vers
l'est, selon le schéma ci-dessous:

.............
''
'' . \

, '
'' '
1
: ~"'~ 2
le photon 1 C :o-----~,;,~-----o;
1

sera détecté ici ', ,


'\ ,:
'' I
\ '
'' , I

'
... ______ _

Pas du tout, répond le physicien quantique : au moment


de la désintégration, aucune direction n'a été assignée aux
photons 1 et 2. C'est la détection elle-même qui fixe cette
direction (le schéma qui suit est dû à Hubert Reeves):

67
__ .... ---- .
--
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.. , I
, ... ' ... zone
/,'d'ignorance
.., ' .. '
__ ...
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'
. . 1

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: ~. -=. j
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1
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' 1
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0
le photon 2
est d8tectè ici '
1
.' ·...
..... ---
..... "'' I / n ··apprend· qu'ici

-_,,,,''
, sa direction
......

..... _____ .......

Un court récit peut éclairer le débat de ces physiciens:


des couples d'animaux sont enfermés dans une cage
circulaire et opaque, située au centre d'une vaste enceinte.
Sur tout le pourtour de la cage, des portes à battants ont
été installées de telle manière que ses occupants n'aient
qu'à pousser pour sortir, du moins quand les portes sont
déverrouillées ; cette indication leur est donnée par une
sonnerie stridente. Dès ce moment les visiteurs voient
sortir les animaux, couple par couple. Mais toujours,
quelle que soit la porte choisie par l'un des membres du
couple, l'autre sort par celle qui lui est symétriquement
opposée. C'est toute l'originalité et l'attrait de cette
espèce. Assistant au spectacle, un badaud explique dans la
foule que, lorsque le signal sonore retentit, le couple se
met dos à dos et sort de la cage. Pas du tout, réplique un
autre badaud, lorsque l'un des deux franchit une ouver-
ture, l'autre voyant la lumière du jour se précipite dans la
direction opposée. Argument qu'un troisième personnage
réfute en précisant qu'il serait valable si les deux animaux
sortaient à des intervalles différents. Comme ils sortent en

68
même temps, continue-t-il, et dans la mesure où l'on ne
voit rien de ce qui se passe à l'intérieur de la cage, la
solution la plus sage est de ne considérer que ce que l'on
observe ; dès l'instant où un animal sort par une porte, il
est certain que son conjoint sortira par la porte opposée,
mais il serait trop restrictif d'en déduire leur comporte-
ment à l'intérieur de la cage.

L'idée de Bohm et l'inégalité de Bell


Pour en revenir à un exemple plus scientifique, les
mesures « ouest-est» esquissées dans l'hypothèse d'une
désintégration électron-positon ne permettent pas de
départager l'interprétation classique et l'interprétation
quantique puisqu'elles semblent, dans ce cas, expliquer
toutes les deux aussi bien le phénomène constaté. Il faut
mesurer des combinaisons plus compliquées de vitesse et
de positions, et les résultats sont alors trop imprécis
(encore qu'en 1980 le physicien américain Bartell ait
proposé un dispositif qu'il pense suffisamment précis).
C'est pourquoi en 1951, le physicien anglo-américain
David Bohm a suggéré d'abandonner ces variables conti-
nues que sont la vitesse et la position, et d'utiliser plutôt
celles qui ne peuvent prendre que l'une ou l'autre des
deux valeurs, par exemple celles liées au spin des élec-
trons, protons et neutrons. L'idée était excellente mais
encore fallait-il avoir un test fiable. Ce test, le physicien
irlandais John Bell l'établit en 1964 sous la forme d'une
inégalité mettant en jeu les variables proposées par Bohm.
Cette inégalité allait permettre de passer de la discussion
théorique à l'expérimentation, et finalement de départager
physique classique et physique quantique. En effet, la
physique quantique prédit que cette inégalité peut être violée

69
dans certaines conditions expérimentales, alors que selon la
physique classique elle doit toujours être vérifiée. ·
L'inégalité s'appuie sur un raisonnement de la théorie
des ensembles dont le point de départ peut être illustré de
la manière suivante : dans une population quelconque, le
nombre de femmes qui fument est plus petit que le
nombre des personnes - hommes et femmes - qui sont
blondes et qui fument, additionné du nombre de femmes
qui ne sont pas blondes. Plus simplement, cet énoncé
traduit l'évidence que toute femme qui fume est blonde
ou ne l'est pas. Le dessin qui suit permet de visua-
liser l'inégalité: dai;is le carré, les hommes occupent la
partie gauche, les femmes la partie droite, les blonds
sont en haut et les non-blonds en bas, enfin les
fumeurs sont à l'intérieur du cercle et les non-fumeurs à
l'extérieur.

hommes femmes

blonds

non
blonds non
fumeurs

70
Mais supposons que l'on ait affaire à une population de
Martiens tels que les a imaginés l'écrivain de science-
fiction américain Ray Bradbury (Chroniques martiennes,
1950). Ces Martiens ignorent nos catégories et sont d'une
étonnante plasticité : lors d'une rencontre avec un humain,
ils peuvent apparaître, en fonction des désirs de cet
humain, comme une femme brune, ou comme un homme
qui fume, ou comme une femme blonde qui ne fume pas,
etc. De plus il communiquent entre eux par la télépathie.
Nous écartant à partir d'ici du texte de Bradbury, nous
allons supposer que ces Martiens sont maîtres des aspects
qu'ils prennent, et ne manifestent que deux de leurs
apparences de qualités à des observateurs humains; le
Martien «homme blond» ne dira pas s'il fume, le Martien
« femme qui fume » ne laissera pas voir la couleur de ses
cheveux, le fumeur (ou la fumeuse) blond(e) ne révélera
pas son sexe, etc. Comme ils communiquent entre eux
par télépathie, les Martiens pourront se débrouiller sour-
noisement pour qu'une équipe de statisticiens
humains en arrive à une conclusion absurde : il y a, sur
Mars, plus de femmes qui fument que de blonds
(hommes et femmes) qui fument et de femmes qui ne
sont pas blondes !
Une telle conclusion démolira l'hypothèse de départ,
à savoir que tout Martien est homme ou femme, blond
ou pas, fumeur ou non fumeur. Cette hypothèse de départ
est en fait celle des « variables cachées » : tout Martien,
selon cette hypothèse, devrait obligatoirement, lorsqu'il est
soumis à l'observation humaine, se révéler homme ou
femme, blond ou pas, fumeur ou non fumeur, en
vertu de caractéristiques immuables qui lui sont propres,
et non au gré de sa fantaisie ou de celle de l'obser-
vateur.
Revenons aux populations «classiques», c'est-à-dire

71
non martiennes. A partir de ces considérations de théorie
des ensembles, Bernard d'Espagnat a donné la démonstra-
tion la plus claire et la plus esthétique qui soit de
l'inégalité de Bell à laquelle doivent obéir ces populations
(«Théorie quantique et réalité», Pour la science, janvier
1980). Malheureusement, il existe d'autres variantes de
l'inégalité de Bell, et la variante démontrée par d'Espagnat
est différente de celle qui a été utilisée dans l'expérience
d' Aspect. C'est pourquoi nous avons donné en appendice
une démonstration moins agréable mais directement utili-
sable.

L'expérience d'Aspect
A la suite de la publication des travaux de John Bell,
différentes équipes ont réalisé des expériences sur des
« populations » non pas d'humains ou de Martiens, mais
de quantons produits par paires et s'éloignant l'un de
l'autre dans deux directions opposées, cela afin de vérifier
si, conformément aux prédictions de la physique quanti-
que, l'inégalité de Bell pouvait être violée. La première
expérience date de 1972 et a été réalisée par les Améri-
cains John Clauser et Stuart Freedman. Elle a indiqué une
violation de l'inégalité de Bell, comme la plupart de celles
qui ont suivi. Mais ces expériences manquaient de préci-
sion. Alain Aspect proposa alors en 1975 une expérience
rigoureuse et irréfutable.
Les quantons utilisables sont essentiellement des pro-
tons ou des photons. La production des paires de protons
se fait dans des conditions telles que les deux protons qui
s'éloignent l'un de l'autre ont, si on les mesure suivant
une même orientation, des spins opposés. Pour les photons

72
on utilise une autre propriété, la polarisation linéaire, mais
le principe est le même: tout comme le spin d'un pro-
ton, la polarisation pourra se voir affecter la valeur + 1
ou - 1. Aspect a utilisé des photons, et, dans le cas de
son expérience, les polarisations des deux photons qui
s'éloignent sont parallèles.
Reste à produire ces photons «jumeaux » ; pour cela,
Aspect injecte des atomes de calcium dans un récipient
cylindrique où a été fait le vide. A l'intérieur de ce
récipient jaillissent deux faisceaux lasers qui cèdent de
l'énergie aux atomes passant entre eux. Des électrons du
calcium s'excitent puis se désexcitent en émettant à chaque
fois deux photons. Ces photons sont émis dans tous les
sens, mais dans la multitude émise, certains s'engagent
dans deux tubes disposés de part et d'autre du cylindre et
qui conduisent à des appareils mesurant leur polarisa-
tion.
Dans leur version la plus simple, ces appareils ne ·
peuvent que laisser passer le photon, d'où un résultat+ 1,
ou l'arrêter, d'où un résultat - 1. Une version plus
raffinée expédie le photon indicident soit dans une direc-
tion, soit dans une autre, d'où là aussi un résultat + 1 ou
- 1. L'appareil mesurant la polarisation du photon 1 (en
raccourci nous dirons l'appareil 1) peut avoir l'une des
deux orientations A et A'; le résultat de la mesure sera
appelé a pour l'orientation A, a' pour l'orientation A'. On
aura a = + 1 ou a' = - 1. De même l'appareil 2 peut
avoir deux orientations B et B', et les résultats des
mesures seront appelés b et b'.
Il y a donc quatre expériences successives :

73
Br•
rp.
'' ,:
' ',
1
( 0
2
----->------''"'-'\
:\ \
f,_,\'
1

l.
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t


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1
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2 : 1~
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:--.l~\j~A-.---~o------
: ! "' 1 ,:
0 -------'J;----____,.....,v t

V ~V

Supposons maintenant que l'on puisse réaliser un appa-


reillage à plusieurs orientations permettant de mesurer
simultanément a et a', b et b':

ffi
t

~~A'
\/
'

0
2
3'
·~.•
'
e' '. . ,
t

et considérons l'expression mathématique:


a X b - a X b' + a' X b + a' X b',
que nous écrirons de façon plus ramassée en supprimant
les signes de multiplication :
ab - ab'+ a'b + a'b'.
Sachant que a, a', b et b' ne peuvent prendre que les
valeurs + 1 et - 1, on démontre facilement que

74
ab - ab' + a'b + a'b' = + 2 ou - 2.
Par exemple, si a= l, a' = 1, b = 1 et b' = 1,
ab - ab' + a'b + a'b' = + 2.
Si a= 1, a' = 1, b = - 1 et b' = - 1,
ab - ab' + a'b + a'b' = - 2.
Le lecteur sceptique pourra soit essayer toutes les
possibilités, soit multiplier l'expression ab - ab' + a'b +
a'b' par elle-même et trouver 4. On résume ce résultat en
disant que la valeur absolue de ab - ab'+ a'b + a'b' est
égale à 2, ce que l'on écrit:
lab - ab'+ a'b + a'b'I = 2.
Malheureusement, il est impossible de mesurer d'un
coup la polarisation (ou le spin) du quanton 1 ou du
quanton 2 dans deux orientations différentes. Si bien que
dans l'expression ab - ab' + a'b + a'b', le a de ab' n'est
pas le même que celui de ab, le b de a'b n'est pas le même
que celui de ab, le a' de a'b' n'est pas le même que celui
de a'b et le b' de a'b' n'est pas le même que celui de ab'.
On peut donc avoir par exemple a = 1 dans ab et a = - 1
dans ab', et la relation lab - ab' + a'b + a'b'I = 2 n'est
plus vraie. Cependant, moyennant quelques raffinements
supplémentaires (voir appendice) on peut la réutiliser pour
aboutir finalement à l'inégalité de Bell dans sa variante
utilisée par Aspect :
IE(ab) - E(ab') + E(a'b) + E(a'b')I ~ 2.
Dans cette expression, E(ab) désigne la valeur moyenne de
ab, c'est-à-dire· la somme de tous les produits des mesures
simultanées dans l'orientation A et l'orientation B, divisée
par le nombre de ces mesures. C'est cette formule qu'a
testée Aspect: en 1981, lui et son équipe ont trouvé la
plus forte violation jamais observée de l'inégalité de
Bell:
IE(ab) - E(ab') + E(a'b) + E(a'b')I = 2,70.
La physique quantique « gagnait » face à la physique
classique.

75
Cependant, Aspect s'était posé une autre question.
L'inégalité de Bell dépend en effet d'un postulat apparem-
ment raisonnable, que nous avons écrit dans l'appendice
sous la forme: «Il n'y a aucune raison pour que le
fonctionnement de la source de quantons dépende de
l'orientation des appareils de mesure l et 2. Aucune des
forces d'interaction actuellement connues n'expliquerait
une telle dépendance.» Si ce postulat n'est pas vérifié, la
démonstration que nous donnons n'est plus valable, et
l'inégalité de Bell peut être violée sans que cela implique
l'existence d'un mystérieux lien «télépathique» entre
quantons.
Et après tout, peut-être cette force d'interaction incon-
nue existe-t-elle? Peut-être aussi les appareils l et 2
s'envoient-ils des signaux mystérieux pour s'informer de
leurs orientations respectives, puis se débrouillent pour
simuler les prédictions de la physique quantique? Quoi
qu'il en soit, la force inconnue ou les signaux mystérieux
ne pourraient, selon la relativité d'Einstein, aller plus vite
que la lumière. Or dans le cas d'une expérience portant
sur les photons, ceux-ci vont à la vitesse de la lumière. Si
donc on peut changer l'orientation des appareils de
mesure après que les photons ont quitté la source, d'une
part on aura éliminé l'influence possible de cette orienta-
tion sur la source, d'autre part les appareils ne pourront
communiquer entre eux avant que les photons ne les aient
atteints.
C'est précisément ce qu'Alain Aspect a réalisé ·en 1982.
Il a interposé sur le trajet des photons un dispositif de
changement de direction extrêmement rapide, capable
d'envoyer Je photon l sur un appareil dans l'orientation A
ou sur un appareil dans l'orientation A', et le photon 2
sur un appareil dans l'orientation B ou sur un appareil
dans l'orientation B':

76
La direction imposée au photon changeait cent millions
de fois par seconde. La distance de chaque appareil de
mesure à la source était de six mètres et demi. Le temps
mis par un photon pour aller de la source à l'appareil de
mesure était donc (en secondes) 6,5 divisé par 300 millions
(la lumière parcourt 300 millions de mètres par seconde),
soit environ deux fois le temps mis par le dispositif de
changement de direction pour passer d'une direction à une
autre. Ainsi était brisé le lien éventuel entre les appareils
de mesure et la source.
· Les résultats ont été obtenus au cours de l'été 1982: là
encore l'inégalité de Bell est violée, et les prédictions de la
physique quantique sont vérifiées.

Les conséquences
Que conclure de l'expérience d' Aspect? Puisque les
influences possibles des appareils de mesure sur la source,
ou d'un appareil sur l'aq.tre, ont été éliminées, et puisque
l'inégalité de Bell est violée, c'est que l'état du quanton 1
(ou 2) n'est pas déterminé avant qu'il ne soit mesuré (il
n'y a pas de variables cachées locales). Cela correspond
bien à ce que dit la physique quantique : la propriété
polarisation (ou spin) = + 1 ou - 1 est acquise
aléatoirement par le quanton quand il est mesuré. (Nous
reparlerons plus loin d'un autre type de théorie, dit «à

77
variables cachées non locales», qui est tout aussi éloigné
de la physique classique.) ·
Mais voici plus curieux. Supposons que A et B soient
perpendiculaires dans le cas de l'expérience d'Aspect (ou
parallèles et de même orientation dans le cas de protons).
On constate alors que si on trouve a = l, alors toujours
b = - 1, et si on trouve a= - 1, alors toujours b = 1.
Supposons que la mesure sur le photon 1 soit effectuée un
peu avant celle sur le photon 2 (une des nombreuses
étapes de l'expérience d'Aspect a été réalisée avec l'appa-
reil 1 très près de la source, l'appareil 2 en étant à
plusieurs mètres : là aussi on a retrouvé les prédictions
quantiques). Comme c'est la mesure qui, selon la physique
quantique, donne une valeur à la polarisation du pho-
ton 1, cela veut dire qu'elle donne en même temps une
valeur à la polarisation du photon 2, qui se trouve à
plusieurs mètres de l'appareil 1. Comme on le verra plus
loin, cela a conduit un certain nombre de physiciens à
remettre en cause (explicitement ou implicitement) la
notion d'espace, et d'autres, moins nombreux, à remettre
en cause la notion de temps.
V

LES ONDES D'ATOMES


ET LE CHAT DE SCHRÔDINGER

Réduction du paquet d'ondes, paradoxe EPR, décidé-


ment les particules élémentaires (proton, neutron, élec-
tron, etc.) ont des propriétés pour le moins bizarres, et
bien différentes en tout cas de celles des objets qui nous
entourent. Mais est-ce qu'au moins les atomes, formés par
des combinaisons de protons, de neutrons et d'électrons,
et constituants de tout ce dont nous nous servons,
commencent à ressembler à des objets classiques ? La
réponse est négative. Bien sûr dans la pratique on peut
toujours considérer que c'est le cas, c'est une approxima-
tion très satisfaisante et très efficace. Et pourtant, les
objets que nous connaissons, les êtres vivants, ne sont pas
des assemblages de micro-objets, mais des combinaisons
d'entités élémentaires qui, elles, ne sont pas des objets. La
meilleure preuve en est donnée par ces systèmes qui, bien
que macroscopiques, ont un comportement quantique :
supraconducteurs et superfluides.

79
L'indiscernabilité
Dans un conducteur, un fil de cuivre par exemple,
l'électricité circule bien sûr, mais avec des pertes considé-
rables. Dans les supraconducteurs au contraire, l'électri-
cité peut circuler sans aucune perte, et cela en raison
d'une particularité quantique: l'indiscernabilité des quan-
tons. Cette notion signifie qu'il est impossible d'étiqueter
les quantons; si deux quantons identiques (deux protons
par exemple) viennent à se mélanger temporairement,
on ne peut plus dire lorsqu'ils se séparent lequel avait le
numéro 1, et lequel avait le numéro 2. Pour comprendre
cette idée, il suffit de considérer deux vagues d'égale
amplitude et d'égale vitesse qui viennent à la rencontre
l'une de l'autre à la surface de la mer:

2
+-

_/\~ _ __.JI\____
Lorsqu'elles arrivent au même point, il se forme tempo-
rairement une vague d'amplitude double :

1 +2

_!\___
Ensuite (nous simplifions volontairement) cette grande

80
vague se sépare en deux vagues A et B qui s'éloignent
l'une de l'autre:

___/\_____/\__ ~
B

On peut évidemment dire que B est la vague 1 qui a


franchi le point de rencontre, et continue son chemin.
Mais on peut tout aussi bien dire que lors de la rencontre,
1 et 2 ont rebondi l'une sur l'autre, et que B est la vague 2
qui rebrousse chemin. Les deux interprétations sont égale-
ment valables. Comme il n'y a pas de transport horizontal
d'eau, mais (en gros) uniquement des mouvements verti-
caux lors du passage d'une vague, on ne peut « marquer»
les vagues par des colorants différents : les vagues ne sont
pas de l'eau, mais des mouvements dans l'eau. Ainsi le
caractère ondulatoire des quantons entraîne l'indiscernabi-
lité des quantons identiques.
Une conséquence de cette indiscernabilité est que les
quantons, n'étant pas des objets que l'on peut« étiqueter»
lorsqu'on les classe par groupes ayant des propriétés
communes (par exemple, une même vitesse), n'obéissent
pas aux lois statistiques habituelles. D'où le comporte-
ment insolite de la matière dans le cas des supraconduc-
teurs (utilisés par l'industrie) et des superfluides (sans
utilité pratique pour le moment), comportement que nous
allons essayer de préciser par deux images.
Dans une cour de récréation, les élèves font preuve
habituellement d'une agitation turbulente et indisciplinée.
Les uns se chamaillent, d'autres jouent aux billes, d'autres
se racontent des histoires, quelques solitaires lisent ou

81
bayent aux corneilles, une petite bande joue à chat-perché,
etc. Du toit de l'école on ne voit que des mouvements
désordonnés et aléatoires. D'une certaine façon, c'est ainsi
que se comportent en temps ordinaire les électrons les
plus externes des atomes à l'intérieur d'un morceau de
métal.
Mais supposons qu'à un coup de sifflet du directeur, les
élèves se donnent la main deux par deux et se mettent à
marcher dans la même direction au pas cadencé. L'aspect
de la cour de récréation va changer brutalement, et un
mouvement ordonné apparaîtra. Remplaçons la cour par
le morceau de métal, et le coup de sifflet par un
refroidissement à une température très basse (pour le
plomb par exemple, - 266 °C, sept degrés au-dessus du
zéro absolu): on a obtenu un supraconducteur. Les
électrons se sont groupés par paires, ces paires se sont
mises dans un même état de pulsation (cette notion,
rappelons-le, a été définie dans le troisième chapitre) et
ont un comportement cohérent. Il faut remarquer que les
électrons doivent se grouper par paires pour avoir ce
comportement cohérent; s'ils restaient isolés ils ne l'au-
raient pas. Comme si les élèves étaient forcés de se donner
la main deux par deux pour pouvoir marcher dans la
même direction. Cela vient de ce que les électrons, ainsi
d'ailleurs que les protons et les neutrons, obéissent à une
certaine statistique quantique quand ils sont isolés ; tandis
que les paires d'électrons comme également les photons
(effet laser), obéissent à l'autre statistique quantique (il n'y
en a que deux heureusement).
Autre image, pour les superfluides celle-ci : pensons à
une plage au bord d'une mer parcourue d'ondulations
paisibles. Ces ondulations sont des mouvements dans
l'eau, et ont besoin du support de la mer pour exister.
Tout à coup une de ces ondulations, pas plus grosse
qu'une autre, décide d'avoir une existence autonome et

82
quitte la mer en emportant une quantité d'eau correspon-
dant à son volume. Elle parcourt la plage en éclaboussant
les estivants, remonte la digue, contourne les voitures, et
va se promener en pleine campagne avant de s'immobili-
ser sur une place de village.
Ce comportement étrange ressemble fort à celui ·de
l'hélium superfluide. Il est dû au fait que les atomes
d'hélium, composés de deux protons, deux neutrons et
deux électrons, obéissent à la même statistique que les
photons et les paires d'électrons. L'hélium, normalement
gazeux, devient liquide à - 269 •c, mais à - 271 °C
(deux degrés au-dessus du zéro absolu) il change encore
plus radicalement d'état, et acquiert des propriétés surpre-
nantes, dues à la mise en cohérence de ses atomes. Versé
dans un verre, l'hélium superfluide le quitte aussitôt en
remontant les parois. Il coule plus vite dans un tube très
fin que dans un tube ordinaire, ce qui est tout à fait
contraire à la mécanique des fluides. Il est impossible de
l'échauffer localement: la température reste partout la
même. Si enfin on le verse dans un récipient dont il ne
peut s'échapper, il va rester rigoureusement immobile par
rapport aux étoiles, malgré la rotation de la terre et les
mouvements que l'on peut imprimer au récipient. Le
phénomène est plus spectaculaire que la supraconduction
car il est visible: l'onde d'hélium est son propre support,
alors que l'onde de paires d'électrons était cachée dans le
métal. On peut dire que l'on a affaire à une onde liquide,
et non plus à une onde dans un liquide.

Les expériences de diffraction


Donc, de façon visible en certaines circonstances, les
atomes n'obéissent pas aux mêmes lois statistiques que les

83
objets. Une autre illustration du fait que les atomes ne
sont pas des objets est obtenue lors des expériences de
diffraction par un cristal. Ces expériences sont analogues
à l'expérience des fentes d'Young, décrite au deuxième
chapitre, et que l'on a réalisée avec des photons puis avec
des électrons. Mais pour des atomes, ces fentes devraient
être si fines et si proches l'une de l'autre qu'il est
impossible de les réaliser. On joue alors sur le fait que les
atomes d'un cristal sont disposés les uns par rapport aux
autres d'une façon absolument régulière et on envoie les
atomes que l'on veut étudier rebondir sur le cristal. Les
atomes qui ont rebondi vont constituer peu à peu, sur un
dispositif de détection, des anneaux concentriques, mais
ne viendront jamais se placer entre deux anneaux. On a
donc réalisé une figure d'interférence formée d'anneaux
concentriques, de même que les photons ou les électrons
passant par les fentes d'Young constituaient des figures
d'interférences formées de raies parallèles. On sait retrou-
ver exactement par le calcul la configuration d'anneaux
observés, mais pour cela on doit admettre que chaque
atome s'étale sur toute la surface du cristal avant de
rebondir, un peu comme chaque photon ou chaque
électron passait par les deux fentes à la fois dans le cas
des fentes d'Young.
L'expérience a été réalisée en 1930-1933 avec des atomes
d'hélium et des molécules d'hydrogène, puis en 1976 et
1979 avec des atomes de néon. Ce dernier cas est le plus
spectaculaire car l'atome de néon ne comporte pas moins
de dix protons, dix neutrons et dix électrons. Or l'étale-
ment à la surface du cristal ne s'accompagne absolument
pas d'une dispersion de l'atome de néon en ses compo-
sants élémentaires, puisque cet atome sera ensuite détecté
en un endroit et un seul, et pourra être réutilisé en tant
qu'atome de néon: c'est chaque composant élémentaire
qui s'étale sur tout le cristal. Cet étalement, précisons-le

84
bien, doit être considéré comme un étalement probabi-
liste : entre le moment où l'atome a été envoyé vers le
cristal et celui où il est de nouveau détecté, il passe par un
état potentiel d'onde de probabilité, à la façon du poisson
quantique de notre exemple introductif, qui se dissout à
nouveau temporairement dans la mare si le pêcheur
s'amuse à le rejeter à l'eau puis à le reprendre. Peut-on
encore parler d'objet à propos d'une entité qui passe
d'une existence potentielle non localisée à une existence
concrète localisée, et inversement?
Le fait que des atomes et même des ensembles d'atomes
(molécules d'hydrogène par exemple) manifestent ces pro-
priétés déconcertantes est fortement lié aux paradoxes les
plus étonnants de la physique quantique, celui du chat de
Schrôdinger et celui de l'ami de Wigner. En effet l'inter-
prétation de ces paradoxes dépend de la réponse à la
question suivante: un appareil de mesure, c'est-à-dire un
ensemble d'environ un million de milliards de milliards
d'atomes, peut-il ne pas être concrétisé, peut-il se trouver
dans un état potentiel représenté par une onde de proba-
bilité?

La superposition des états


Ces deux paradoxes sont ce que l'on appelle des
«expériences de pensée». Ils ont en pratique moins de
poids que les faits expérimentaux indiscutables évoqués
auparavant, mais en théorie leur importance est encore
plus grande car ils ne concernent rien moins que le
problème de l'existence de l'esprit et/ou de la matière.
Avant d'exposer ces paradoxes, il nous faut examiner ce
que l'on appelle «superposition des états» en physique
quantique. Revenons d'abord à l'expérience des fentes
d'Young (cf. encadré p. 59).

85
plaque

fente 1 1 photo

~---------1
source

--- -- -------------- ---


- - - -- --- ---
fente 2 1

Un photon émis en direction d'une plaque percée de


deux fentes suffisamment rapprochées passe par les deux
fentes à la fois. Au sortir de ces fentes, selon la terminolo-
gie quantique, il est dans la superposition de l'état «je suis
passé par la fente 1 » et de l'état «je suis passé par la
fente 2 ». C'est cette superposition, exprimée dans la
fonction d'onde du photon, qui explique que l'on observe
des interférences sur la plaque photo même si les photons
sont émis un par un.
A titre de comparaison, le voyageur du métro parisien
qui veut se rendre de la station Etoile à la station Nation,
en cas de grève ou de panne sur la ligne Vincennes-Neuilly
et le réseau express régional, a le choix entre deux
possibilité: passer par Barbès-Rochechouart (au nord) ou
par Denfert-Rochereau (au sud). Bien entendu le voyageur
«classique» passera soit par l'une, soit par l'autre de ces
deux stations. Mais le voyageur « quantique » passera par
les deux à la fois, et effectuera le trajet dans la superposi-
tion des états «Barbès-Rochechouart» et « Denfert-
Rochereau » :

86
Barbès Rochechouart

Considérons maintenant le cas des protons dans les


expériences relatives au paradoxe EPR. Chaque proton,
avant d'être mesuré, est dans un état indéterminé, super-
position de l'état «spin positif» et de l'état «spin négatif»
(nous employons « spin » comme raccourci de l'expression
« composante du spin dans une direction donnée»). Et il y
a une chance sur deux pour que le résultat de la mesure
soit positif (ou négatif). Cette superposition existe aussi
dans d'autres types d'expériences sur les protons.
On va maintenant supposer que l'on a construit un
dispositif de déclenchement qui fonctionne s'il reçoit un
proton de spin positif, mais ne fonctionne pas pour un
proton de spin négatif. On lui envoie un proton
«indéterminé>>, dans la superposition d'états décrite
ci-dessus. Que va-t-il se passer? Selon la théorie quanti-

87
que, si le dispositif de déclenchement est un système
quantique (et il n'y a aucune raison pour qu'il n'en soit
pas ainsi, puisqu'il est constitué de quantons), l'ensemble
proton + dispositif de déclenchement va constituer un
seul système qui gardera l'indétermination du proton.
Cela découle de l'équation de Schrodinger. Autrement dit,
cet ensemble sera dans une superposition d'états
« dispositif ayant fonctionné » et « dispositif n'ayant pas
fonctionné», cette superposition d'états étant exprimée
par une fonction d'onde, très compliquée en raison du
caractère macroscopique du dispositif. Pour qu'il n'en soit
pas ainsi, il faudrait que l'équation de Schrodinger cesse
brutalement d'être valable, il faudrait qu'il y ait
«réduction du paquet d'ondes», c'est-à-dire, dans ce cas,
élimination de l'une des deux possibilités.
Une image très imparfaite peut être donnée de cette
situation: l'automobiliste normal s'arrête au feu rouge et
passe au feu vert. Que fait-il s'il arrive devant des feux où,
par suite d'un incident de signalisation, à la fois le vert et
le rouge sont allumés, et l'orange est éteint? Selon qu'il
est audacieux ou prudent, il choisira de passer ou de
s'arrêter. Un automobiliste «quantique>>, obéissant à
l'équation de SchrOdinger, devrait à la fois franchir les
feux et s'arrêter devant eux!

Le martyre du chat
Venons-en au paradoxe du chat de Schrodinger. Un
chat est enfermé dans une boîte ; dans cette boîte se
trouve une fiole de poison volatil, un marteau peut
tomber sur la fiole et la casser, le marteau est retenu par
le dispositif de déclenchement actionné par un proton que
nous avons envisagé quelques lignes plus haut. On envoie
sur ce dispositif un proton de spin indéterminé, et au bout

88
d'une heure on regarde la boîte par une petite lucarne.
Évidemment le chat est mort ou vivant.
Mais si l'on veut décrire ce qui s'est passé avec le
formalisme de la physique quantique, on se heurte à un
sérieux problème. En effet, comme on vient de le voir,
l'ensemble formé par le proton et le dispositif sera décrit
par une fonction d'onde très compliquée, représentant la
superposition des états « dispositif ayant fonctionné » et
«dispositif n'ayant pas fonctionné». De même l'ensemble
formé avec le marteau, puis avec la fiole, puis enfin avec
le chat, avec évidemment une fonction d'onde d'une
complexité inouïe. Mais alors ·te chat se trouve dans un
état inconcevable, qui est une superposition de l'état
«chat vivant» et de l'état «chat mort>>, comme sur le
dessin ci-après, extrait de l'article de Bryce De Witt
« Quantum Mechanichs and Reality » paru en septembre
1970 dans la revue américaine Physics Today:

Ce paradoxe permet de poser de façon éclatante le


problème dit de la mesure quantique. En effet il faut bien
à un moment ou à un autre, réduire le paquet d'ondes,

89
c'est-à-dire passer de la superposition de deux états à un
seul état. Il n'y a apparemment que deux solutions.
Présentons d'abord la plus provocante, soutenue en parti-
culier par le prix Nobel de physique américain d'origine
hongroise Eugène Wigner, et que nous appellerons solu-
tion idéaliste. Lorsqu'un observateur doué de conscience
regarde par la lucarne et voit le chat, alors, par un acte
transcendant de la conscience, la superposition des états
cesse:

Signalons tout de suite une première difficulté de cette


interprétation. Supposons que la lucarne n'est pas accessi-
ble à l'observateur, mais obturée par un appareil photo
qui, l'heure fatidique s'étant écoulée, prend une série de
clichés de l'intérieur de la boîte. Puis un dispositif
automatique de reconnaissance des formes (ça existe)
analyse ces clichés et, si les clichés sont identiques (le chat
ne bouge plus), conclut à la mort du chat. Une machine à
écrire qui lui est connectée écrit alors « le chat est mort »
sur un papier. L'observateur prend le papier sans le
regarder, l'insère dans une enveloppe en fermant les yeux,
part avec et ne prend connaissance de son contenu qu'un
an après. Il devient très difficile de soutenir que cette prise
de connaissance, en remontant le cours du temps,
déclenche toute la chaîne d'événements décrite ci-dessus.

90
L'autre solution est la solution matérialiste. Elle existe
avec deux variantes. Selon la première, le dispositif de
déclenchement réduit le paquet d'ondes car le passage du
microscopique (proton indéterminé) au macroscopique (le
dispositif) fait disparaître les effets proprement quanti-
ques. Selon l'autre, il n'y a pas en fait réduction du
paquet d'ondes, mais le dispositif est conçu de sorte que
l'équation de Schrôdinger y fait évoluer rapidement la
fonction d'onde de façon telle que tous les états possibles
disparaissent sauf un. Disons tout de suite que cette
solution matérialiste soulève elle aussi des objections, sur
lesquelles nous reviendrons plus loin : possibilité d'action
à distance instantanée, incapacité ou grande difficulté à
préciser le moment de la concrétisation de l'onde de
probabilité.
Terminons cette histoire du chat de Schrôdinger en
disant que le fait de considérer le chat comme un appareil
de mesure n'est peut-être pas judicieux. Certains des
tenants de l'hypothèse idéaliste pensent en effet qu'un chat
est un être vivant d'une complexité suffisante pour avoir
une conscience susceptible de réduire les paquets d'ondes.
Mais le fait que l'on pose le problème montre une
difficulté supplémentaire de l'hypothèse idéaliste : à quel
niveau de complexité faut-il mettre la barrière entre êtres
vivants non réducteurs du paquet d'ondes et êtres vivants
capables de le réduire? En tout cas un parapsychologue
américain du nom d'Helmut Schmidt (rien à voir avec
l'ancien chancelier allemand) a prétendu en 1970 avoir fait
l'expérience avec un chat, qu'il condamnait non pas à
mourir mais à avoir plus ou moins froid. Selon Schmidt,
le chat aurait modifié le fonctionnement d'un générateur
aléatoire basé sur la radioactivité de façon à avoir chaud,
et aurait donc réduit les paquets d'ondes dans le sens qui

91
lui était favorable. Inutile de dire que ce genre de résultat
doit être accueilli avec circonspection.
Venons-en maintenant à l'ami de Wigner. Dans ce cas,
seuls des appareils de mesure et des observateurs humains
sont pris en considération, ce qui évite de se poser le
problème évoqué au paragraphe précédent. Pour simpli-
fier, on peut reprendre l'exemple du chat de Schrôdinger
en retirant le chat, la boîte et le poison, et en considérant
le marteau comme l'aiguille indicatrice d'un appareil de
mesure. Si le marteau est levé, le spin du proton a été
«vu» négatif; s'il est baissé, positif. Wigner dit alors: je
suis sûr que j'existe. Si je regarde_ le marteau, par l'acte
même de prise de connaissance de sa position, je réduis le
paquet d'ondes et je fixe cette position. Mais si c'est un
ami qui regarde le marteau et m'indique sa position, ou
bien c'est moi qui réduis le paquet d'ondes global
marteau + ami, imposant ainsi à mon ami de voir le
marteau dans la position qu'il vient de m'indiquer; je
peux donc agir dans le passé sur la conscience de mon
ami, qui est en quelque sorte subordonnée à la mienne, et
à la limite mon ami n'existe pas (c'est le solipsisme). Ou
bien c'est lui qui réduit ce paquet d'ondes, et il est très
différent d'un appareil de mesure qui, étant un ensemble
matériel, obéit strictement à l'équation de Schrôdinger et
donc (selon Wigner) ne peut être la cause d'une réduction
du paquet d'ondes: il existe des consciences et (peut-être)
des ensembles matériels, et en tout cas les consciences ne
sont pas réductibles aux ensembles matériels (elles
seraient plutôt, si nous pouvons nous permettre ce jeu de
mots, réductrices d'ensembles matériels, dans la mesure
où l'on peut identifier un ensemble matériel à un« paquet
d'ondes»). Bien entendu Wigner rejette le solipsisme.
Bernard d'Espagnat a repris partiellement les thèses de
Wigner, en désignant par «intersubjectivité» cette pro-
priété collective qu'auraient les consciences de (peut-être)

92
réduire les paquets d'ondes, et de (sûrement) se communi-
quer les résultats de leurs observations 1•

1. Selon Bernard d'Espagnat, bien qu'il n'y ait pas réduction des paquets
d'ondes par les consciences individuelles, «l'objet même de la science physique
proprement dite paraît être un construit de !'intersubjectivité humaine ou - en
d'autres termes - d'une sorte de conscience collective» (Conscience et réalité
en physique, La Jaune et la Rouge, juin 1979).
VI

LE MONDE EXISTE-T-IL?

Qu'est-ce que l'esprit? Qu'est-ce que la matière? Ces


questions ont-elles même simplement un sens? Toujours
est-il qu'elles sont posées depuis des siècles, sinon des
millénaires, et que la nouvelle physique conduit à les
poser de nouveau, mais d'une façon radicalement diffé-
rente, presque mathématique : la « réduction du paquet
d'ondes» implique-t-elle /'existence d'une entité non maté-
rielle?

Le problème de la mesure
Les paradoxes du chat de Schrôdinger et de l'ami de
Wigner nous ont permis de voir que deux interprétations
de la physique quantique s'opposent durement. L'une fait
jouer un rôle primordial à l'observateur, et plus précisé-
ment à sa conscience ou à son esprit: c'est ce que nous
avons appelé l'« idéalisme quantique»; cette interprétation·
est très minoritaire, mais a été soutenue par des physiciens
prestigieux. Poussée à l'extrême cette position peut amener
à des considérations pour le moins angoissantes : le monde
matériel n'existerait pas indépendamment de l'observa-
teur...

95
L'autre interprétation, plus répandue, ne fait jouer
aucun rôle à l'esprit: c'est le «matérialisme quantique»
(les physiciens qui la soutiennent préfèrent l'appellation de
«réalisme»). Il existe deux autres interprétations, mais qui
en fait se définissent par rapport aux deux premières :
l'« opérationalisme » de l'École de Copenhague, nettement
majoritaire, qui refuse de choisir et soutient que le
problème n'a pas de sens; et le «syncrétisme» qui tente la
synthèse du matérialisme et de l'idéalisme en postulant
l'existence d'une réalité plus profonde dont matière et
esprit ne seraient que deux aspects complémentaires.
Par « matérialisme » nous entendons une doctrine qui
admet l'existence de la matière et d'elle seule, et par
«idéalisme» une doctrine qui soit admet l'existence d'une
entité non matérielle, appelée esprit, soit met en cause
l'existence même de la matière. Ces définitions ne corres-
pondent pas exactement à la classification philosophique
généralement adoptée en France. Nous reviendrons sur
cette classification plus loin dans ce chapitre, mais aupara-
vant nous allons examiner plus en détail la question qui
suscite l'affrontement entre idéalistes et matérialistes
«quantiques». Cette question, dont l'expression concrète
et imagée est fournie par les paradoxes avancés par
Schrodinger et Wigner, est connue sous le nom de
«problème de la réduction du paquet d'ondes» ou encore
de «problème de la mesure » ; pour la résoudre, différentes
«théories de la mesure » ont été proposées, mais aucune
n'a pu s'imposer pour le moment. (Si, faisant fi du
mouvement général de la physique, on croit aux théories à
variables cachées non locales, on peut éviter ce problème ;
mais, comme nous le verrons au chapitre suivant, ces
théories peuvent avoir elles aussi une interprétation maté-
rialiste ou une interprétation idéaliste.)
Explicitons donc le problème. Avant d'être observé, un
quanton n'occupe pas une position bien définie dans

96
l'espace (pensons à l'exemple du photon émis par un
atome interstellaire, développé à la fin du troisième
chapitre). Quand on mesure cette position, il apparaît en
un endroit et en un seul. La fonction d'onde qui lui
conférait un certain étalement probabiliste dans l'espace se
réduit à une fonction d'onde parfaitement localisée: une
seule des possibilités représentées par la fonction d'onde
initiale se concrétise. Première question : ce phénomène
est...:il propre aux mesures? Ne peut-il arriver spontané-
ment hors de toute mesure, c'est-à-dire hors de toute
intervention humaine, puisqu'une mesure nécessite une
préparation et un enregistrement (automatique ou par un
observateur) du résultat? Soyons plus concrets encore:
une mesure quantique est le résultat d'une interaction
entre un quanton et un appareil de mesure. Pourquoi n'y
aurait-il pas réduction du paquet d'ondes lors d'autres
interactions qui ne font absolument pas intervenir l'expéri-
mentateur? Après tout il y a sans arrêt des interactions
dans l'univers: au sein des étoiles, comme à l'intérieur des
bactéries.
La réponse de la théorie quantique est simple : lorsque
deux systèmes quantiques isolés, c'est-à-dire décrits cha-
cun par une fonction d'onde, entrent en interaction, ils ne
forment plus qu'un seul système, décrit par une seule
fonction d'onde qui contient l'ensemble des possibilités
des deux systèmes. Il n'y a pas réduction, mais complexifi-
cation croissante. Pire encore, si le système global se
sépare à nouveau en deux sous-systèmes qui s'éloignent
l'un de l'autre, on ne pourra pas décrire chaque sous-
système par une fonction d'onde indépendante, mais il y
aura toujours une fonction d'onde globale pour l'ensemble
des deux : c'est en fait la propriété vérifiée par l'expérience
d'Aspect.
Mais en quoi un appareil de mesure diffère-t-il d'un
autre objet macroscopique? Si l'on veut mesurer une

97
propriété d'un quanton avec un appareil de mesure, il faut
faire interagir ce quanton avec l'appareil. Pourquoi la
fonction d'onde globale de l'ensemble se réduirait-elle à
une seule des possibilités qu'elle décrit, alors que pour
toute autre interaction, on aboutit à une fonction d'onde
globale qui contient l'ensemble des possibilités de chacun
des systèmes qui ont interagi? Plusieurs réponses à cette
question ont été ébauchées; aucune n'emporte l'assenti-
ment général.

Les idéalistes
Première réponse: l'idéalisme à la Wigner. Avant d'en
faire la description explicite, cédons la plume à Wigner
lui-même, qui écrit en 1961: «C'est l'entrée d'une impres-
sion dans notre conscience qui altère la fonction d'onde
car elle modifie notre évaluation des probabilités pour les
différentes impressions que nous nous attendons à rece-
voir dans le futur. C'est à ce moment que la conscience
entre dans la théorie de façon inévitable et inaltérable. Si
on parle en termes de fonction d'onde, ses changements
sont couplés avec l'entrée des impressions dans notre
conscience... En physique quantique, l'être conscient a
obligatoirement un rôle qui est différent de celui d'un
appareil de mesure inanimé. » La même année, il déclare
lors d'un colloque: «Les physiciens ont découvert qu'il
est impossible de donner une description satisfaisante
des phénomènes atomiques sans faire référence à la
conscience.» Cette idée avait déjà été émise en 1939 par
deux autres physiciens, le Français Edmond Bauer et
l' Allemand Fritz London: «Ce n'est pas une interaction
mystérieuse entre l'appareil et l'objet qui produit, pendant
la mesure, une nouvelle fonction d'onde du système. C'est
seulement la conscience d'un Moi qui peut se séparer de la

98
fonction d'onde ancienne et constituer en vertu de son
observation une nouvelle objectivité en attribuant à l'objet
une nouvelle fonction d'onde.» Mais c'est Wigner qui lui
a donné un contenu technique relativement précis.
Décrivons maintenant ce contenu, et pour cela détail-
lons l'interaction d'un quanton avec un appareil de
mesure. L'ensemble quanton + appareil, à la suite du
déroulement de cette interaction, est d'après l'équation de
Schrodinger représenté par une fonction d'onde qui
exprime plusieurs possibilités; supposons qu'il n'y en ait
que deux: l'aiguille indicatrice de l'appareil est levée ou
baissée. Pour Wigner, l'aiguille est dans la superposition
des états levée et baissée (ce qui ne veut pas dire qu'elle
est à mi-chemin). Si je regarde l'aiguille, dit Wigner, mon
œil, qui est matériel et donc obéit aux lois de la physique
quantique, va lui aussi se mettre dans une superposition
de deux états. Mon nerf optique, toujours matériel, va
transmettre à mon cerveau un courant électrique double
correspondant à cette double possibilité, et les cellules
concernées de mon cerveau vont elles aussi se mettre dans
un état double. Wigner dit alors : « pour en finir avec cet
état irréel, il faut faire intervenir. une entité qui n'obéit pas
aux lois de la physique; cette entité c'est l'esprit conscient,
seul capable de réduire les paquets d'ondes».
Cette interprétation, parfaitement contraire aux idées
reçues, semble cependant avoir le mérite de la clarté. Mais
déjà ce cas simple pose un problème vis-à-vis du temps. Il
s'écoule en effet un certain temps entre le moment où
l'aiguille indicatrice réagit à l'interaction quanton/appareil
de mesure et le moment où l'observateur prend conscience
de cette réaction (trajet des photons jusqu'à l'œil, réaction
des pigments photosensibles, passage dans le nerf optique,
traitement de l'information visuelle dans les cellules céré-
brales). Si la réduction du paquet d'ondes n'a lieu qu'au
moment de la prise de conscience, comment l'information

99
est-elle retransmise à l'appareil de mesure, de façon que
l'aiguille se mette dans la position haute ou basse?
Personne ne pense que la conscience émette alors, en
direction de l'appareil, des quantons d'une énergie suffi-
sante pour forcer l'aiguille à prendre sa position. On doit
envisager soit la disparition instantanée et sans libération
d'énergie de l'une des deux solutions, soit /'émission d'un
signal (dont la nature reste à préciser) qui remonterait le
cours du temps et fixerait la position de l'aiguille au
moment précis où elle réagit à l'interaction quan-
ton/appareil de mesure.
C'est déjà très dur à avaler, mais les idéalistes aboutissent
à des positions quasi intenables dans le cas de l'enregistre-
ment automatique. En effet, dans bien des expériences
l'observateur peut être remplacé par un dispositif automati-
que d'enregistrement, et l'enregistrement rester hors de la
connaissance de tout observateur pendant un an par
exemple. On réalise même, dans certaines expériences de
collisions de particules, des dispositifs qui choisissent d'en-
registrer ou non la collision selon ses résultats : ces disposi-
tifs n'enregistreront par exemple qu'une collision sur cent
en moyenne, et là encore on pourra n'examiner les enregis-
trements qu'un an après. La solution des idéalistes extré-
mistes est la suivante: l'esprit peut remonter le cours du
temps, et déclencher le phénomène un an avant d'en
prendre connaissance (remarquons au passage que ce phé-
nomène n'aurait plus rien à voir avec la conscience, car il
serait parfaitement inconscient). On est forcé de dire de ces
acrobaties mentales ce que Diderot disait de l'idéalisme
absolu, de l' « immatérialisme » développé au début du
XVIII' siècle par le philosophe irlandais George Berke-
ley : « Système extravagant, système qui, à la honte de
l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à
combattre, quoique le plus absurde de tous. »

100
Les matérialistes
A l'opposé, la philosophie des «matérialistes quanti-
ques » a été excellemment résumée par Fritz Rohrlich,
spécialiste de la théorie quantique relativiste du champ,
dans un article publié en septembre 1983 par la revue
américaine Science, sous le titre très significatif de «Faire
face à la réalité quantique». Rohrlich écrit: «Quelques-
uns tirent de tout cela la conclusion que l'univers n'existe
pas indépendamment de tous les actes d'observation, et
que la réalité est créée par l'observateur. Mais l'écrasante
majorité des physiciens ne partage pas cette vue... Le
monde des électrons, protons, et tout le reste existe bien
même si nous ne l'observons pas, et il se comporte
exactement comme la physique quantique nous dit qu'il le
fait. Le point est que la réalité physique au niveau
quantique ne peut être définie en termes classiques comme
l'avaient essayé Einstein, Podolsky et Rosen... Cela ne
rend pas le monde quantique moins réel que le monde
classique. Et cela nous apprend que la réalité de l'expé-
rience ordinaire dans le monde classique est seulement une
petite partie de ce qui est. »
Bien entendu cette philosophie doit être étayée par une
théorie de la mesure cohérente, et il faut voir si, comme le
soutient Rohrlich, «la description du processus de mesure
a reçu beaucoup d'attention, de clarification et de spécifi-
cation. Des exemples ont été traités jusqu'au bout explici-
tement». Quelle est donc la réponse matérialiste à la
question de la réduction du paquet d'ondes?
En fait cette réponse n'est pas unique. Elle existe avec
deux variantes principales, et nous allons examiner
d'abord celle qui, apparue plus tard, connaît actuellel!!.e..~t
une certaine vogue parmi les spécialistes. Elle s,~i.ic:Ule
autour des propositions suivantes : /~?.~'"' .
La description quantique des éléments dd, fi!._ i;éâlité
1 ·- ~ ~~-· ·' ·..·
1
\~;.. 101
par des fonctions d'onde obéissant à l'équation de Schro-
dinger est exacte (il n'est pas fait appel à des variables
cachées, même non locales).
- En revanche, la «réduction du paquet d'ondes»
n'est qu'une approximation, due au fait que, lors d'une
mesure, l'équation de Schrë>dinger de l'ensemble quanton
+ appareil de mesure donne lieu à une évolution très
rapide, qui ne laisse place qu'à une des possibilités
contenues dans la fonction d'onde.
- Cette évolution très rapide vient de ce que l'appareil
de mesure est macroscopique et non microscopique, et du
fait qu'il a été spécifiquement conçu pour mesurer telle ou
telle propriété du quanton.
Contrairement à l'hypothèse de Wigner, cette variante
matérialiste (ainsi que les autres) fait appel à des mathé-
matiques élaborées, et il est difficile d'en donner les
détails, d'autant plus que différents modèles ont été
proposés, adaptés à telle ou telle expérience. Sa qualité
première est de sembler extrêmement raisonnable : on ne
peut certes pas lui faire les reproches adressés à la
solution idéaliste. Cependant, elle aussi est sujette à des
critiques. D'abord, elle manque de généralité pour le
moment, puisqu'il faut élaborer un modèle pour chaque
type d'expérience - et de plus certains au moins de ces
modèles prêtent à discussion. Ensuite, si l'on veut que
toutes les possibilités contenues dans la fonction d'onde
disparaissent à l'exception d'une seule, un calcul appli-
quant rigoureusement la théorie quantique montre que
l'appareil de mesure doit théoriquement être infini (cepen-
dant, s'il n'est pas infini mais simplement de taille
normale, l'hypothèse de la survivance d'une seule possibi-
lité est une excellente approximation, dans le cadre des
modèles considérés). Enfin et surtout, dans le cas d'expé-
riences comme celle d' Aspect, l'évolution rapide de la
fonction d'onde de l'ensemble quanton mesuré + appareil

102
aboutit à fixer une valeur à la polarisation (ou au spin)
non seulement du quanton mesuré, mais aussi de l'autre
quanton qui peut s'en trouver, en théorie, à des milliards
de kilomètres. Cette évolution rapide mais de durée non
nulle devrait donc avoir, en ce cas, sa contrepartie à des
milliards de kilomètres. En un certain sens, il est plus
difficile d'attribuer une possibilité d'action aussi extrava-
gante à un appareil de mesure, objet matériel dont on
connaît les limitations, qu'à une entité non matérielle
hypothétique dont on peut dire n'importe quoi.
L'autre variante matérialiste prinçipale consiste à
admettre la réduction du paquet d'ondes par l'appareil de
mesure, réduction effective s'entend et non pas pseudo-
réduction comme dans la première variante présentée ci-
dessus, et à l'attribuer au caractère macroscopique de
l'appareil, qui introduirait quelque part une disparition
des effets proprement quantiques. Diverses tentatives,
faisant souvent intervenir la notion d'irréversibilité, ont
été faites pour essayer de préciser cette idée, sans résultat
vraiment concluant. Cette variante se heurte par ailleurs
aux mêmes objections que la précédente. Cependant, le
caractère instantané de la réduction cadre peut-être un
petit peu mieux avec l'expérience d' Aspect, l'interaction
quanton mesuré/appareil ne violant la notion d'espace
que pendant une durée nulle.
D'autres variantes moins courantes existent. L'une par
exemple suppose que l'interaction d'un petit nombre de
quantons peut aboutir à la réduction du paquet d'ondes
dans certaines circonstances : le caractère macroscopique
de l'appareil de mesure n'intervient alors que pour ampli-
fier le phénomène. Une autre consiste à dire que, lors de
chaque mesure, l'univers se sépare en autant de branches
qu'il y a de résultats possibles : par exemple, dans le cas
d'une aiguille indicatrice à deux positions, il y aura une
branche d'univers où les observateurs (qui se dédoublent

103
eux aussi) la verront levée, et une branche où il la verront
baissée. Nous reviendrons là-dessus plus loin.
Remarque incidente : quelle que soit la variante matéria-
liste, il peut arriver que des objets macroscopiques natu-
rels fonctionnent comme des appareils de mesure, si le
hasard les fait ressembler à de tels appareils. En effet,
comme selon cette réponse matérialiste c'est l'appareil de
mesure qui réduit le paquet d'ondes, indépendamment de la
présence de l'observateur, tout agrégat de matière présen-
tant les mêmes caractéristiques aura cette même propriété
de pouvoir réduire le paquet d'ondes.
Autre remarque plus importante, valable aussi bien
pour la solution idéaliste que pour la solution matéria-
liste: l'expérience d' Aspect montre que deux systèmes
quantiques qui ont interagi sont représentés par une
fonction d'onde globale, et que chaque système considéré
indépendamment ne peut être représenté par une fonction
d'onde. Or, un appareil de mesure est constitué de
quantons, qui ont déjà subi des interactions lors de leur
existence (par exemple au moment du Big Bang). En
théorie, on ne peut donc le considérer comme isolé et le
représenter par une fonction d'onde (à la différence des
quantons à mesurer, que l'on sait «préparer» de façon à
pouvoir les représenter par une fonction d'onde). Certains
physiciens ont essayé de tenir compte de cela dans
l'élaboration d'une théorie de la mesure ; mais ils ont à
nouveau rencontré les difficultés évoquées ci-dessus.

Les autres
Comme nous l'avons déjà indiqué, on n'est pas
condamné au choix entre matérialisme et idéalisme, et en
fait l'interprétation la plus répandue de la physique
quantique ne choisit pas. Cette interprétation est celle de

104
Bohr et Heisenberg, appelée aussi interprétation de l'École
de Copenhague. Les philosophes la désignent comme
positiviste, ou empiriste, ou opérationaliste. Selon cette
interprétation, la physique quantique porte non pas sur la
réalité, mais sur la connaissance que nous en avons ; cette
connaissance est décrite par la fonction d'onde, et il est
normal que cette fonction d'onde soit perturbée (réduite)
lors d'une mesure, puisque dans ce cas précisément nous
modifions notre connaissance de la réalité. La physique
quantique permet simplement à des observateurs dispo-
sant d'appareils de mesure de représenter correctement les
observations. Il est vain et sans signification de chercher à
expliquer pourquoi elle marche, il suffit de constater
qu'elle marche et d'appliquer son formalisme.
Cette interprétation a eu le grand mérite de permettre à
la physique d'avancer sans se poser de questions pendant
plusieurs décennies. Mais les curieux ont refait surface,
notamment à l'occasion des expériences sur le paradoxe
EPR. L'interprétation de l'École de Copenhague ne les
satisfait pas, ils espèrent parvenir à la réalité. sous-jacente
à ce formalisme, au cas où il y en aurait une. Nombre
d'entre eux reprochent à cette interprétation de n'être
qu'un idéalisme déguisé.
On peut aussi éviter le choix entre matérialisme et
idéalisme en supposant l'existence d'une réalité mysté-
rieuse dont matière et esprit ne seraient que deux manifes-
tations. C'est dans cette direction que vont aussi bien
David Bohm, partisan d'une théorie à «variables cachées
non locales», que d'autres physiciens qui s'en tiennent
strictement à la théorie quantique, tels Fritjof Capra aux
États-Unis et Bernard d'Espagnat en France, ce dernier
étant cependant très proche de l'idéalisme. On peut
désigner par « syncrétisme quantique » cette tentative de
synthèse : en effet ce mot désigne à la fois une doctrine
qui essaie de combiner des religions apparemment incom-

105
patibles, et l'appréhension globale mais confuse d'un
tout.

Un peu de philosophie
Ainsi la physique la plus élaborée, la pointe extrême de
la science, rejoint-elle les interrogations traditionnelles de
la philosophie, que l'on avait crues abolies par le dévelop-
pement même de la science et le triomphe apparent du
matérialisme le plus simple, c'est-à-dire local et détermi-
niste. Le «problème de la mesure» n'est que la résurgence
d'un vieux débat qui a opposé les philosophes au cours
des siècles. Ce débat est sans doute inhérent à la nature
humaine elle-même : le développement de la personnalité
au cours de la petite enfance, par interaction avec
l'environnement matériel et humain et grâce à l'acquisi-
tion du langage, aboutit à la constitution - ou à la
révélation - d'un « moi » qui inévitablement essaiera de
se définir par rapport au monde extérieur. D'où l'appari-
tion des grands problèmes métaphysiques, et l'élaboration
des diverses conceptions philosophiques du monde.
Au cours de cette élaboration est apparu un vocabulaire
spécialisé, et il s'est constitué, du moins en France, une
sorte de langage normatif dominant que nous allons
exposer avant de dire pourquoi nous ne l'avons pas
respecté. Dans ce langage, explicité dans la plupart des
manuels scolaires et des encyclopédies, matérialisme s'op-
pose à spiritualisme, réalisme à idéalisme, et monisme à
dualisme.
Selon le matérialisme, rien n'existe en dehors de la
matière. En particulier, l'esprit n'est qu'un épiphénomène,
une propriété de la matière parvenue à un certain degré de
complexité. (Nous supposons ici qu'il existe un accord
d'usage courant sur la signification des mots esprit et

106
matière, et nous ne chercherons pas à en donner une
définition précise - tâche qui serait au-dessus de nos
moyens.) La forme la plus extrême du matérialisme
aboutit à des propositions du genre : « La pensée est au
cerveau ce que l'urine est au rein. » Pour le spiritualisme
au contraire, l'esprit existe indépendamment de la matière,
et lui est supérieur; c'est lui qui gouverne le monde.
Selon le réalisme, en donnant à ce terme le sens qu'il a
acquis au x1x• siècle, le monde existerait tel que nous le
voyons même si nous n'étions pas là pour le voir. Les
planètes continueraient de tourner autour du soleil, les
fleuves d'aller à la mer et les petits oiseaux de chanter (à
supposer que notre disparition éventuelle ne s'accompagne
pas de celle des oiseaux). L'idéalisme au contraire ne tient
pour assurée que l'existence de nos pensées et de nos
sensations et peut soit rejeter carrément l'existence d'un
monde matériel qui nous serait extérieur (c'est la thèse de
George Berkeley), soit être assimilé au spiritualisme tel
·que nous l'avons défini («idéalisme transcendantal»
d'Emmanuel Kant).
Le monisme suppose l'existence d'une seule variété
d'être, qu'il s'agisse de la matière (matérialisme) ou de
l'esprit (idéalisme de Berkeley). Le dualisme par contre
croit à l'existence de la matière et de l'esprit. Signalons
que le mot dualisme a d'autres sens, par exemple l'opposi-
tion du bien et du mal dans le manichéisme
Ces définitions semblent claires ; pourtant elles ne
manquent pas d'ambiguïté, et à notre avis peuvent être
remplacées par une simple alternative.
D'un point de vue historique d'abord, les six termes en
question sont apparus assez tardivement, alors que les
idées qu'ils expriment existaient depuis longtemps. Le mot
matérialisme n'est apparu qu'en 1675 sous le plume du
physicien anglo-irlandais Robert Boyle; et pourtant cette
théorie remonte au philosophe grec Leucippe (v• siècle

107
avant notre ère); le matérialisme des anciens était connu
sous le nom d'atomisme. Quant à Boyle lui-même, il était
croyant, et c'est son contemporain Thomas Hobbes qui,
sans utiliser le mot, avait développé les thèses du matéria-
lisme moderne. Le terme spiritualisme désignait au début
du xvm• siècle une variété de mysticisme, puis on a
qualifié de «spiritualiste» l'idéalisme de Berkeley, et ce
n'est qu'en 1831 que «spiritualisme» a été utilisé en
philosophie avec son sens actuel. Au début du xvm• siècle
d'ailleurs, les philosophes qui s'opposaient au développe-
ment du matérialisme moderne se désignaient comme
idéalistes (le terme date de cette époque) et non pas
spiritualistes.
Le terme réalisme a revêtu depuis son apparition au
xv1• siècle plusieurs significations parfois contradictoires.
Au xv1• siècle en effet, ce mot a été inventé pour désigner
la philosophie de Platon, qui peut être considéré comme le
premier des idéalistes ou des spiritualistes. Au x1x• siècle
au contraire, le terme a pris un sens pratiquement
identique à matérialisme, et est opposé à idéalisme qui,
comme nous l'avons vu, avait été forgé vers 1700 pour
s'affronter à matérialisme.
Le vocable monisme a été créé par le philosophe
allemand Christian von Wolff au début du xvm• siècle,
mais n'a été largement utilisé qu'à partir de la fin du x1x•
siècle. L'introduction du mot dualisme en philosophie est
également due à von Wolff.
Ayant passé en revue ces questions de signification et
d'histoire, on peut faire les remarques suivantes :
- Le spiritualisme, censé s'opposer au matérialisme,
est apparu bien après l'idéalisme qui avait le même but, et
n'en est en fait qu'une variété. De plus, le mot anglais
« spiritualism » signifie à la fois spiritualisme et spiritisme,
c'est-à-dire croyance en la possibilité d'une communica-

108
tion avec les esprits des morts: d'où une confusion
possible.
- Le dualisme, conçu comme opposition de l'esprit et
de la matière, admet toujours, au moins implicitement, la
supériorité de l'esprit : le terme fait double emploi avec
spiritualisme.
- Le monisme a l'inconvénient de recouvrir deux
théories parfaitement contradictoires: l'idéalisme à la
Berkeley et le matérialisme.

Physiciens et philosophes
C'est pourquoi nous avons choisi de ne retenir que les
termes matérialisme et idéalisme. En préférant matéria-
lisme à réalisme, nous avons refusé de sacrifier à une
mode prévalant actuellement chez ceux des physiciens qui
se mêlent de philosophie. En effet, lorsqu'ils sont matéria-
listes, ces physiciens préfèrent se dire réalistes. Cela vient
peut-être de ce que la matière elle-même semble de moins
en moins matérialiste. La matière des physiciens quanti-
ques, qu'ils soient matérialistes ou idéalistes, ne corres-
pond guère en effet au sens commun, ainsi qu'on a pu le
voir dans tout ce qui précède. Le matérialisme quantique
paraît atténué et quelque peu fantasmagorique, comparé
au matérialisme pur et dur de la fin du x1x• siècle. Par
ailleurs, l'ambiguïté de la notion de réalisme permet à un
physicien indiscutablement anti-matérialiste, Bernard d'Es-
pagnat, de se présenter comme le véritable réaliste, par le
biais d'un «réalisme lointain» qui s'opposerait au
« réalisme proche » des matérialistes. On peut bien sûr
envisager un découpage idéalisme/réalisme, en désignant
par idéalistes ceux qui croient à l'existence de l'esprit et de
lui seul (définition différente de celle que nous avons
adoptée), et par réalistes ceux qui croient à l'existence de

109
la matière, quelle que soit leur opinion relativement à
l'esprit. Mais ce découpage n'a aucun intérêt, car en ce
sens Wigner lui-même, qui propose une solution dualiste,
est un réaliste.
Outre qu'elle évite certaines subtilités ambiguës ou
superflues, la terminologie classificatrice que nous avons
adoptée permet de regrouper philosophes et physiciens en
quatre grandes familles, dont nous allons citer quelques
représentants en indiquant en italiques le nom des physi-
ciens:
- les matérialistes : Cini, Démocrite, Diderot, Feuer-
bach, Hobbes, Paty, Rohrlich, Sel/eri, Vigier (notons à ce
sujet que certains physiciens parviennent à concilier leur
matérialisme avec une croyance religieuse, ce qui est un
bel exemple de syncrétisme) ;
- les idéalistes: Bauer, Bergson, Berkeley, Hegel, Heit-
/er, Kant, London, Platon, 'Wigner ;
- ceux qui disent qu'il s'agit d'un faux problème:
Bohr, Carnap, Heisenberg, Hume (en fait Heisenberg est
presque idéaliste) ;
- ceux enfin qui tentent une synthèse: Bohm, Capra,
d'Espagnat, Lao-tseu, Spinoza.
Est-ce à dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil?
Non, des percées décisives ont été réalisées, et par exemple
le matérialisme «quantique» n'a pas grand-chose de
commun avec celui des siècles qui ont précédé le nôtre.
Les notions de déterminisme et d'espace ont pris un
séreux coup de vieux. A ce propos, on retrouve dans le
Court traité de métaphysique de Denis Huisman et André
Vergez, qui date de 1961, ces phrases un peu trop
assurées: «Il n'est pas question de renoncer à l'exigence
constituante du déterminisme. Si dans l'état actuel de nos
techniques la position de l'électron est dans certains cas
indéterminable, elle n'est pas nécessairement indéterminée,
en elle-même, ni indéterminable par les méthodes que la

llO
science peut découvrir à l'avenir.» Les philosophes
devront apprendre à réfléchir en tenant compte des acquis
de la science, et cesser de poser des a priori douteux.
Quant à l'objectivité de la notion d'espace (ou peut-être
de l'écoulement du temps), elle a été fortement remise en
question par les expériences sur le paradoxe d'Einstein-
Podolsky-Rosen. Si le débat philosophique traditionnel se
poursuit à travers la physique quantique, il est complè-
tement renouvelé, et la variante couramment dite
«rationnelle » du matérialisme, c'est-à-dire la variante
locale et déterministe, a été radicalement éliminée.
VII

LES THÉORIES A VARIABLES CACHÉES


NON LOCALES

Nous avons déjà parlé de «variables cachées>>, en


particulier dans le chapitre consacré au paradoxe EPR et
à l'expérience d'Aspect. Nous avons également précisé que
cette expérience avait éliminé l'hypothèse des variables
cachées «locales», mais laissait une place à l'hypothèse
des variables cachées «non locales». Une petite fable nous
permettra de mieux faire comprendre ces deux concepts.

Des Papous à Paris


A la suite d'accords entre la France et la Papouasie-
Nouvelle-Guinée, une tribu papoue délègue vingt ethnolo-
gues dans notre pays, afin d'étudier notre civilisation. Ces
ethnologues ignorent tout de la technologie moderne, mais
ce sont des « forts en maths » et ils ont tous des montres
précises et bien synchronisées. Chaque ethnologue est
placé dans une famille parisienne différente. Le premier
soir, dix de ces familles vont avec leur invité au cinéma,
pour voir dix films différents, tandis que les dix autres
regardent un film de Belmondo sur Antenne 2.
Le lendemain matin, nos ethnologues ont une première

113
réunion de travail. Les dix premiers racontent leur soirée:
ils ont été emmenés dans des salles obscures, se sont assis,
et au bout d'un moment ont eu la surprise de voir
apparaître, sur le mur d'en face, des scènes diverses -
une intrigue policière pour l'un, un épisode de l'histoire de
France pour un autre, des jeux érotiques pour le troi-
sième, un western pour le quatrième, etc. Il s'agit pour
nos ethnologues d'une sorte de théâtre à deux dimensions,
dont la source est une variable cachée mystérieuse, mais
différente d'une salle obscure à l'autre: c'est donc une
variable cachée locale (en l'occurrence l'appareil de projec-
tion). Quant aux dix autres ethnologues, chacun d'eux
s'est assis, en compagnie de ses hôtes, dans la salle
principale du logement, en face d'une boîte munie d'une
lucarne de verre opaque. Le maître des lieux a appuyé sur
un bouton, la boîte s'est allumée, et un spectacle est
apparu sur la lucarne. La mise en route n'a pas été
simultanée: certains ont regardé le journal télévisé, d'au-
tres ont attendu les publicités. Mais à 20 h 35 toutes les
boîtes fonctionnaient ; à 20 h 36 mn 7 s est apparue une
jeune femme qui a présenté la suite du spectacle ; à 20 h
37 mn 19 s le générique du film a commencé; Belmondo
s'est montré pour la première fois à 20 h 39 mn 47 s;
le premier coup de feu a été tiré à 21 h 7 mn 17 s; à 21 h
15 mn 03 s le spectacle s'est interrompu et a été remplacé
par le texte: « Dans quelques instants, la suite de notre
programme»; le spectacle a recommencé à 21 h 17 mn
35 s et s'est arrêté sur le mot «fin» à 22 h 19 mn 58 s.
Les dix ethnologues sont absolument d'accord sur les
heures : chacun de ces événements est apparu simultané-
ment sur toutes les boîtes. Comme la mise en route des
boîtes a eu lieu à des instants différents, il ne s'agit pas de
programmes préétablis existant à l'intérieur de chaque
boîte et déclenchés au même instant. Nos ethnologues
concluent à juste titre que les boîtes fonctionnent sous

114
l'influence d'une variable cachée non locale, c'est-à-dire
étendue dans l'espace (en l'occurrence les ondes
électromagnétiques qui véhiculent l'information télévi-
sée).
Cependant, si nos ethnologues avaient eu des montres
encore plus précises, ils auraient pu constater qu'il y avait
des différences de quelques millionièmes de seconde entre
les événements dont ils ont chronométré l'apparition. Ces
différences sont dues au fait que les divers logements ne
sont pas à la même distance de l'émetteur de la tour
Eiffel, et à la vitesse limitée (bien que très grande) de la
lumière et des ondes électromagnétiques : 300 000 kilomè-
tres par seconde. Pour un physicien, cette variable cachée
n'est pas réellement non locale: il n'y a non-localité que si
les événements sont rigoureusement simultanés, et si
l'explication par la transmission d'information à la vitesse
de la lumière peut être exclue.

Retour à la physique
Il nous faut maintenant revenir à des notions plus
arides et à un vocabulaire plus mathématique. En gros, les
théories à variables cachées (et leur généralisation proba-
biliste que sont les théories « stochastiques » ; voir ci-après,
p. 120) s'en tiennent fermement à l'idée que toute parti-
cule est effectivement un point matériel, une sorte de
petite bille dont la position est déterminée à chaque
instant: il est donc inutile de parler de « quantons ». Pour
les théories à variables cachées proprement dites, chaque
particule a également une vitesse bien déterminée ; les
théories stochastiques n'ont pas cette exigence, et admet-
tent qu'il soit impossible de définir une vitesse pour les
particules. Si l'on reprend notre exemple introductif du
poisson dans la mare, le poisson a donc une position bien

115
précise avant d'être pêché: pour ces théories, il n'y a pas
de «réduction du paquet d'ondes».
L'expérience d' Aspect a éliminé les théories locales (à
variables cachées ou stochastiques) : seules restent en lice
les théories non locales, qui sont presque aussi éloignées
de la physique classique que la théorie quantique. Disons
cependant quelques mots des théories à variables cachées
locales, qui sont les plus aisées à comprendre, afin de bien
montrer que les idées faciles et le bon sens ne marchent
pas. L'exemple le plus simple est celui du photon émis par
un atome interstellaire situé à une année-lumière de la
Terre, développé dans le troisième chapitre. Selon les
théories à variables cachées locales, il est exact que si un
grand nombre d'atomes situés approximativement au
même endroit émettent simultanément un photon, l'en-
semble de ces photons se répartira à la surface d'une
sphère ayant cet endroit pour centre, et se développant à
la vitesse de la lumière. Mais chaque photon aura été émis
dans une direction bien définie :

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/
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116
La variable cachée, dans ce cas, est évidemment la
direction prise par chaque photon au moment de l'émis-
sion. C'est une variable cachée locale, car attachée de
façon définitive à chaque photon pris séparément (du
moins tant qu'il n'a pas rencontré d'obstacle), et indépen-
dante aussi bien de ce que peuvent faire les autres photons
que de tout appareil de détection installé par un observa-
teur terrestre ou extra-terrestre.
Mais il est beaucoup plus difficile de préciser concrète-
ment les variables cachées locales qui expliqueraient
l'expérience des fentes d'Young (voir encadré p. 59). Pour
notre part, nous n'y sommes pas arrivés. David Bohm,
qui est un physicien de très haut niveau, a dû faire appel à
des variables cachées non locales pour expliquer cette
expérience. Si l'on se limite en effet aux variables cachées
locales, un photon (ou un électron), conçu comme un
corpuscule quasi ponctuel, est destiné soit à franchir une
fente et à aboutir en tel point de la plaque photo, soit à
franchir l'autre fente et à aboutir en tel autre point. Or
l'expérience prouve que lorsque les deux fentes sont
ouvertes, le dessin final obtenu sur la plaque photo au
bout d'un temps T n'est absolument pas la superposition
des deux dessins obtenus lorsqu'on obture une fente
pendant ce même temps T, puis qu'on la rouvre et que
l'on obture l'autre fente pendant le temps T. Le photon
(ou l'électron) n'a donc pas le même comportement quand
deux fentes sont ouvertes ou une seule, il «connaît» d'une
certaine façon l'état (ouvert ou fermé) des fentes, ce qui
implique une influence à distance. On retombe sur la
discussion développée à propos du paradoxe EPR et de
l'expérience d' Aspect: quelle serait cette influence mysté-
rieuse'! Si elle ne se propage pas plus vite que la lumière,
on peut supposer qu'elle est véhiculée par des variables
cachées locales, niais il est impossible de les préciser
explicitement, en l'absence de connaissances sur cette

117
influence. Si elle est instantanée, il faut développer une
théorie à variables cachées (ou stochastique) non locale,
ou reconnaître la justesse de la physique quantique.
De toute façon le problème a été réglé par l'expérience
d' Aspect: l'explication par les variables cachées locales ne
marche pas, même dans sa généralisation stochastique.
Reste à examiner les théories non locales, à variables
cachées ou stochastiques. Un premier inconvénient est
qu'il y en a beaucoup, qui se contredisent les unes les
autres. Un second inconvénient est que les mathématiques
en sont non pas plus difficiles, mais plus entortillées que
celles de la physique quantique, pour arriver finalement à
une moindre efficacité : la devise commune de ceux qui
proposent ces théories semble être « pourquoi faire simple
quand on peut faire compliqué?». Ces méchancetés étant
dites, nous allons quand même exposer sommairement la
plus solide et la plus célèbre des théories à variables
cachées non locales, celle de David Bohm, avant de dire
quelques mots des théories stochastiques.

De Broglie et Bohm
La théorie de Bohm (il faudrait dire plus précisément
«la première théorie de Bohm ») date de 1951; elle a été
élaborée à partir d'idées émises dès 1926 par Louis de
Broglie, qui les abandonna l'année suivante. Signalons que
de Broglie s'est intéressé de nouveau à ces idées quand la
théorie de Bohm a commencé à circuler, et que le
physicien français Jean-Pierre Vigier s'y est associé en
1952. Selon cette théorie, il existe dans l'espace un
«potentiel quantique » en plus des champs de force
reconnus par la physique classique et par la physique
quantique ; à la différence de ces champs de force, le
potentiel quantique ne transporte pas d'énergie et nous ne

118
pouvons pas le détecter directement, mais les particules en
subissent les effets et s'en servent en quelque sorte pour
communiquer entre elles. Ainsi, dans les expériences sur le
paradoxe EPR, les deux particules qui s'éloignent sont
liées en permanence par ce potentiel ; la mesure effectuée
sur l'une modifie instantanément le potentiel subi par
l'autre, d'où la corrélation observée entre les résultats des
mesures. Dans le cas de l'expérience des fentes d'Young,
l'obturation de l'une des fentes modifie instantanément le
potentiel quantique et donc le trajet du photon (ou de
l'électron), d'où l'explication du fait que ce trajet dépende
du nombre de fentes ouvertes. Le potentiel quantique est
la variable cachée non locale de la théorie de Bohm ; il
agit sur les particules comme les ondes électromagnétiques
émises depuis la tour Eiffel agissaient sur les postes de
télévision dans notre apologue franco-papou, à ces deux
différences près que ses variations se propagent à une
vitesse infinie (et non pas à la vitesse de la lumière), et
qu'il ne véhicule pas d'énergie.
Puisque l'on peut expliquer aussi bien l'expérience
d' Aspect que celle des fentes d'Young à l'aide de cette
première théorie de Bohm, pourquoi ne pas s'y rallier?
D'abord parce que les physiciens n'aiment pas créer de
nouvelles entités physiques quand ils peuvent s'en passer;
ils n'apprécient guère ce «potentiel quantique» auquel
seraient sensibles les particules, mais qui ne transporte pas
d'énergie et est absolument indétectable (sauf indirecte-
ment par ses effets sur les particules). Mais surtout cette
première théorie de Bohm ne marche plus lorsque des
particules, allant à des vitesses proches de celle de la
lumière, entrent en collision et s'annihilent pour donner
naissance à d'autres particules (comme l'a montré l'Amé-
ricain Belinfante, par une démonstration mathématique
fort complexe). Cela vient de ce qu'il faut alors faire
intervenir la relativité einsteinienne ; or cette théorie de

119
Bohm n'a pu être conciliée avec la relativité, à la
différence de la physique quantique, qui grâce à la
« théorie quantique relativiste du champ » décrit bien ces
phénomènes de collision, et de plus prédit l'existence de
deux statistiques quantiques évoquées au cinquième chapi-
tre, ce qui n'est pas le cas de la première théorie de
Bohm.
Après avoir soutenu cette théorie de Bohm, dont il s'est
servi pour défendre sa philosophie matérialiste, Jean-
Pierre Vigier essaie maintenant de développer une théorie
relativiste en conservant la notion de « potentiel quanti-
que >>, et en utilisant des éléments provenant d'une théorie
«stochastique» proposée en 1966 par le mathématicien
américain Edward Nelson, théorie qui permet de retrouver
l'équation de Schrôdinger. Avant d'exposer succinctement
les idées de Vigier, il nous faut préciser un peu ce qu'on
entend par «théories stochastiques». Il s'agit de théories
qui décrivent des évolutions probabilistes dans le temps ;
on les utilise pour un tas de choses (y compris en
économie et en biologie), et en particulier, en physique,
pour le «mouvement brownien». Parlons donc de ce
mouvement afin de donner un exemple des phénomènes
que l'on peut décrire mathématiquement par une théorie
stochastique.

L'ordre par le désordre?


En 1827, le botaniste anglais Robert Brown, examinant
au microscope des grains de pollen dispersés dans une
goutte liquide, constata que ces grains effectuaient, indé-
pendamment les uns des autres, des mouvements inces-
sants et complètement désordonnés. L'explication en fut
trouvée à la fin du x1x• siècle : les molécules du liquide,
qui sont invisibles, sont en agitation permanente, et ce

120
d'autant plus que la température est plus élevée; c'est
l'agitation thermique. Un grain de matière placé dans un
liquide sera sans arrêt cogné par ces molécules. S'il est
assez gros, il recevra à peu près autant de chocs de chaque
côté et ne bougera pas. Mais s'il est très petit, il recevra
beaucoup moins de chocs, et d'après les lois de la
statistique, il arrive.r a que les chocs venant d'un certain
côté soient beaucoup plus nombreux : le grain de matière
partira donc dans la direction opposée, et cela d'autant
plus vite qu'il est plus léger. On peut représenter ce
phénomène ainsi :

Un peu plus loin, une nette majorité de chocs viendra


d'un autre côté, et le grain de matière repartira dans une
autre direction, et ainsi de suite. On aura finalement un
trajet complètement erratique et désordonné :

121
Par analogie avec ce mouvement brownien, Vigier
suppose que le vide est en réalité plein de myriades de
petits corpuscules sub-quantiques, totalement inaccessibles
à nos sens et à nos moyens d'observation actuels (de
même que les molécules du liquide sont invisibles, dans le
cas du mouvement brownien), et qui peuvent se transmet-
tre de l'un à l'autre un choc de façon instantanée,•ou en
tout cas plus vite que la lumière. Alors on peut expliqm:r
les expériences EPR de la façon suivante : lorsque la
polarisation (ou le spin) de la première particule est
mesurée, une onde de choc à propagation quasi instanta-
née parcourt ce « vide plein » en direction de la deuxième,
et fixe la polarisation (ou le spin) de cette dernière de
façon à respecter les lois de la physique quantique.
D'autres physiciens essaient de développer la théorie
stochastique de Nelson de façon plus abstraite et plus
élégante, mais en renonçant (comme Nelson lui-même) au
déterminisme. Toutes ces tentatives sont intéressantes, mais
ne permettent pas une réelle avancée dans le domaine
relativiste, et n'ont en aucune façon l'efficacité de la théorie
quantique relativiste du champ, qui par exemple a réalisé
l'unification de la force électromagnétique et de la force

122
«faible» (responsable de certaines formes de radioactivité),
et avait prédit l'existence de particules extrêmement lourdes
découvertes en 1982-1983.

Encore Bohm
Face à ces difficultés, Bohm s'est lancé dans une entre-
prise très ambitieuse de reconstruction de la physique,
fondée sur l'idée que l'ordre «déployé» du monde, celui
que nous voyons, exprimé par exemple par le mouvement
des planètes, serait en fait l'expression d'un ordre
«impliqué» où les notions d'espace et de temps n'auraient
plus cours. Cette tentative n'ayant pas abouti pour le
moment, et faisant appel à des notions extrêmement
abstraites (en particulier dans ses aspects mathématiques),
nous nous contenterons de donner l'image par laquelle
Bohm essaie de représenter ce qu'il entend par «ordre
impliqué». Cette image est celle de l'hologramme.
Chacun sait ce qu'est une photo ordinaire. Supposons
que l'on ait photographié un arbre. Si on coupe la photo
en quatre et si on n'en garde que le quart supérieur droit,
on ne verra plus qu'une partie de l'arbre.

123
Supposons maintenant qu'on ait réalisé un hologramme
de cet arbre. Cet hologramme est inscrit dans une plaque.
Si on prend cette plaque dans sa main et si on la regarde,
on ne voit rien. Si on la regarde au microscope, on ne voit
qu'un fouillis incompréhensible de lignes claires et obs-
cures. Mais si on l'éclaire avec une lumière convenable
(lumière laser par exemple), on voit à nouveau l'arbre, et
même on le voit en relief. Si on coupe la plaque en quatre
et si on ne garde que le quart supérieur droit, en
l'éclairant convenablement on verra à nouveau l'arbre
tout entier (à peine un peu plus flou):

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1 1
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Ainsi chaque endroit de la plaque possède une informa-


tion sur l'arbre tout entier, et de même selon Bohm
chaque région de l'espace-temps, si petite soit-elle,
contiendrait une information sur l'ordre impliqué dans
l'univers entier.
La première théorie de Bohm peut d'ailleurs être
considérée comme une ébauche de cette théorie en gesta-
tion : ce potentiel quantique indétectable mais gouvernant

124
sans transport d'énergie le comportement des particules,
étendu sur tout l'espace et pouvant y varier de façon
instantanée, présente en effet quelque analogie avec l'or-
dre impliqué maintenant suggéré.
D'un point de vue plus philosophique, nous avions déjà
signalé que Vigier interprète la première théorie de Bohm
dans un sens tout à fait matérialiste et mécaniste. Bohm
lui-même n'a pas du tout les mêmes conceptions philoso-
phiques. La toute dernière partie de son livre La Totalité
et l'ordre impliqué (Vholeness and the lmplicate Order,
Routledge and Kegan, Londres, 1980) est intitulée « La
matière, la conscience et leur base commune». Selon lui,
la réalité profonde n'est ni l'esprit, ni la matière, mais une
réalité d'une dimension supérieure qui est leur base
commune et dans laquelle prévaut l'ordre.impliqué.
Signalons enfin qu'une interprétation encore plus
« idéaliste » des variables cachées non locales est proposée
par le physicien américain Jack Sarfatti. Selon lui, ces
variables cachées non locales pourraient jouer le rôle de
variables «psychiques» et fournir l'explication d'éventuels
phénomènes parapsychologiques comme la télépathie et la
psychokynésie (action à distance sur la matière). En effet,
les variables cachées non locales mettraient en relation de
façon non classique des systèmes apparemment séparés, et
par exemple un transfert de ces variables entre sujet
conscient et objet matériel expliquerait les phénomènes
(extrêmement douteux) de torsion de métal ou de déplace-
ment d'objets à distance.
Quelles conclusions tirer de ce rapide survol? La
première théorie de Bohm, qui reste la plus solide des
théories à variables cachées, bute sur l'écueil de la
relativité. Les travaux actuels de Bohm n'aboutiront peut-
être jamais, et sont davantage une tentative de bouleverse-
ment de la physique que le développement d'une théorie à
variables cachées non locales. D'autre part, toutes ces

125
théories conduisent aux mêmes interrogations philosophi-
ques que la physique quantique. Il faut garder en mémoire
que des physiciens continuent de travailler là-dessus, mais
les succès actuels de la physique quantique et en particu-
lier de la théorie quantique relativiste du champ condui-
sent à penser que l'on aboutira au mieux à une interpréta-
tion possible de la physique quantique en termes de
variables cachées (ou de simulations stochastiques) non
locales, et non à une remise en cause de cette physique.
I
VIII

LES INTERPRÉTATIONS QUANTIQUES


PROPREMENT DITES

Nous avons déjà esquissé une classification philosophi-


que des interprétations de la physique quantique : matéria-
lisme, idéalisme, et synthèse ou refus de choisir, soit trois
possibilités. Mais une classification entièrement différente,
plus physique, peut être proposée, avec là aussi trois
possibilités: remise en cause de la notion d'espace, remise
en cause de la notion de temps, remise en cause de
l'unicité de l'univers. D'où finalement, si l'on y associe les
théories à variables cachées non locales, qui indiscutable-
ment remettent en cause la notion d'espace, un ensemble
de douze possibilités d'interprétation de la physique quan-
tique. On peut les résumer par le tableau ci-après, dans les
cases duquel nous avons placé les noms de quelques
physiciens qui ont explicité leur choix (les noms en
italiques sont prix Nobel):

127
Théories à
variables cachées Physique quantique proprement dite
non locales

Remise en cause Remise en cause Remise en cause


de la notion d'espace de la notion de temps de l'uniciti de l'univers

Bur.ge Everett
Matirialisme Vigier Davidon
Rnhrlich Graham
Paty Cramer DeWill

London
Idéalisme Sarfalli Bauer C. de Beauregard
Wigner

Ne se prononcent pas Bohr


Bohm
ou tentent une synthèse Hünberg

On voit que trois cases sont vides: c'est qu'aucun


physicien n'a encore jugé bon de développer l'interpréta-
tion correspondante. On voit également que le nom
d'Einstein n'apparaît pas: sans doute aurait-il eu horreur
de toutes ces solutions ... Et pourtant il semble bien qu'il y
n'y en ait pas d'autres.
Les théories à variables cachées non locales ayant été
sommairement décrites au chapitre précédent, nous allons
nous en tenir à la physique quantique proprement dite et
voir comment les physiciens, qu'ils soient matérialistes,
idéalistes ou entre les deux, sont obligatoirement amenés à
remettre en cause des notions apparemment aussi évi-
dentes que l'espace, le temps ou l'unicité de l'univers.

L'espace existe-t-il?
Et d'abord la remise en cause de la notion d'espace.
Elle s'opère au travers d'un concept (si tant est qu'on

128
puisse le concevoir) désigné par les termes «non-
séparabilité » ou, moins souvent, « inséparabilité ».
(Remarquons au passage que les physiciens quantiques de
stricte obédience, en France du moins, préfèrent parler de
« non-séparabilité » là où les partisans des théories à
variable._s cachées non locales parlent, évidemment, de
«non-localité».) La non-séparabilité exprime le fait, évo-
qué dans notre sixième chapitre et prouvé par l'expérience
d' Aspect, que deux systèmes quantiques qui ont interagi
sont décrits par une fonction d'onde unique, quel que soit
leur éloignement ultérieur, et cela jusqu'à ce que l'un des
deux fasse l'objet d'une mesure.
Tant qu'aucun des deux systèmes n'a été mesuré, le fait
qu'ils soient décrits par une fonction d'onde unique est
troublant, mais pas dramatique. En effet ces deux sys-
tèmes sont des potentialités, nous allions dire des hypo-
thèses, des commodités mathématiques. Mais lorsque le
premier d'entre eux est mesuré, le résultat obtenu sur
l'appareil de mesure qui vient d'opérer va, pour des
orientations convenables des appareils de mesure, fixer
obligatoirement (et instantanément) le résultat qui sera
trouvé sur le second appareil, résultat qui sans cela aurait
été aléatoire. La non-séparabilité se traduit donc par un
viol concret et visible de la notion d'espace. Là-dessus
sont d'accord aussi bien des matérialistes que des idéa-
listes ou que les opérationalistes de l'École de Copenha-
gue.
Citons d'abord Michel Paty, physicien français matéria-
liste (au sens «quantique»), mais qui se définit comme un
réaliste: «Pour certains, (... ) on ne saurait penser un
système physique sans référence à l'espace; mais il semble
que ce soit là une position discutable. Elle présente cet
inconvénient de prendre l'espace comme une catégorie a
priori, nous ramenant en quelque sorte à une position
kantienne sur la connaissance » (L'inséparabilité quantique

129
en perspective, Fundamenta Scientiae, 1982). Comment ne
pas rapprocher ces phrases de la formule d~ Bernard
d'Espagnat, partisan d'un syncrétisme très proche de
l'idéalisme, selon lequel les considérations de non-
séparabilité «conduisent à penser que l'espace n'est en
définitive qu'un mode de notre seQ§ibilité » (A la recherche
du réel, 1979)? ·
La réponse que Bohr fit en juillet 1935 à l'article
d'Einstein, Podolsky et Rosen ne contient pas le terme
«non-séparabilité», qui est d'invention récente. Elle n'est
d'ailleurs pas très claire, et fait encore l'objet d'exégèses
dissemblables. Bohr lui-même devait avouer plus tard
s'être mal exprimé. Cette réponse cependant, pour autant
que l'on puisse en juger, semble fondée sur l'idée que,
dans les expériences du type EPR comme dans les autres,
quantons à mesurer et appareils de mesure forment un
tout indivisible. Au début de sa réponse, Bohr écrit en
effet que «l'interaction finie entre l'objet (N.B.: le système
quantique à mesurer) et les dispositifs de mesure, stipulée
par l'existence même du quantum d'action, entraîne - en
raison de l'impossibilité de contrôler la réaction de l'objet
sur les appareils de mesure s'ils doivent remplir leur but
- la nécessité d'une renonciation définitive à l'idée
classique de causalité et une révision radicale de notre
attitude à l'égard du problème de la réalité physique».
Puis, à la suite d'une longue discussion technique, il
conclut que « l'argumentation des auteurs mentionnés
(N.B.: Einstein, Podolsky et Rosen) ne justifie pas leur
conclusion selon laquelle la description quantique . est
essentiellement incomplète. Au contraire, cette description,
comme il ressort de la discussion précédente, peut être
caractérisée comme l'utilisation rationnelle de toutes les
possibilités d'interprétation non ambiguë des mesures,
compatible avec l'interaction finie et incontrôlable des
objets et des instruments de mesure dans le cadre de la

130
théorie quantique». Si l'on essaie de décrypter ces phrases
à la lumière des idées générales de l'École de Copenhague,
on peut dire que, pour Bohr, seuls les ensembles quantons
+ appareils de mesure peuvent être pris en considération
par la physique, car c'est uniquement sur ces ensembles
que l'on peut définir et obtenir des résultats susceptibles
d'être communiqués à d'autres personnes ou traités
mathématiquement. Et dans une expérience du type EPR,
l'ensemble comporte effectivement deux appareils de
mesure séparés dans l'espace, mais on est quand même
obligé de le considérer comme indivisible. D'où une
remise en cause de la notion d'espace, implicite mais très
forte car elle ne concerne plus seulement les quantons,
mais des ensembles comportant des objets à notre
échelle.
Quant aux idéalistes purs (Wigner par exemple), ils
reprennent cette interprétation en incluant encore plus
explicitement les observateurs dans ces ensembles indivisi-
bles, et en leur faisant jouer le rôle fondamental.
Une telle convergence sur l'inadéquation de la notion
d'espace est d'autant plus intéressante qu'elle vient de
physiciens ayant des options philosophiques radicalement
différentes. Elle montre que ces différences philosophiques
ne leur interdisent pas de remettre en cause tous ensemble
une des bases les plus solides de la physique traditionnelle,
de la science en général, et même de l'entendement
humain.
Remarquons cependant que les idéalistes, qu'ils en
soient conscients ou non, remettent également en cause la
notion. de temps, en particulier dans le cas des enregistre-
ments automatiques dont on ne prend connaissance qu'a-
près coup. Nous avons développé ce point en détail dans
notr.: sixième chapitre, lors de l'examen des idées de
Wigner.

131
Peut-on remonter le cours du temps?
Un second groupe de physiciens, très restreint d'ailleurs
puisqu'à notre connaissance il n'est composé que de trois
personnes, ne remet pas en cause la notion d'espace, mais
uniquement celle du temps, par le fait qu'il admet que le
temps peut être parcouru dans les deux sens. Ces physi-
ciens sont le Français Costa de Beauregard (idéaliste) et
les Américains Cramer et Davidon (matérialistes): là
encore les différences de philosophie n'interdisent pas une
entente sur les bases de la physique.
Le plus connu est indiscutablement Olivier Costa de
Beauregard, qui a le premier émis cette hypothèse dès
1947 en présence de Louis de Broglie, lequel n'a pas tardé
à la trouver «littéralement folle». Costa de Beauregard a
publié son hypothèse en 1953, puis, quand le paradoxe
EPR est revenu il. la mode, a reçu le renfort de Davidon
en 1976 et celui de Cramer en 1980.
Quelle est plus précisément cette hypothèse? Elle
consiste à interpréter le paradoxe EPR de la façon
suivante: ce que nous appelons un quanton (un photon
par exemple) est formé par la combinaison d'une onde
« retardée '» qui parcourt le temps dans le sens habituel, et
d'une onde « avancée >>, qui remonte le cours du temps.
Dans l'expérience d' Aspect, les deux photons sont émis
par la source sous forme d'ondes retardées à un temps
que nous prendrons pour origine, soit donc au temps
t = O. Le photon 1 atteint l'appareil de mesure 1 au temps
t, sa polarisation est alors fixée ; l'appareil 1 émet alors
une onde avancée qui remonte le cours du temps pour
retrouver au temps 0 le photon 2 à la source ; elle peut à
ce moment communiquer au photon 2 la polarisation que
celui-ci doit avoir pour que les lois quantiques soient
vérifiées:

132
t.t, t:t2

~- -----,L ----~;·-----'3~------1
Le schéma fonctionne aussi bien si l'on considère que le
photon 2 a été mesuré en premier:
ts t1 h t2

11------!,_______ ~ t - - - - - _ _l _---- -1
Comme, selon la relativité, le photon qui est mesuré
«en premier» n'est pas le même pour différents observa-
teurs en déplacement les uns par rapport aux autres, il se
pose un problème dans le cas de l'expérience d' Aspect et
des expériences analogues : on dit que la mesure effectuée
«en premier» agit également sur «l'autre quanton », mais
quelle est la mesure effectuée en premier si le temps est
relatif? L'interprétation de Costa de Beauregard a le
mérite de régler ce problème.
Costa de Beauregard adopte le point de vue de Wigner
en ce qui concerne la «réduction du paquet d'ondes». Il
pense que la polarisation du photon n'est fixée que si un
observateur voit le résultat de la mesure : comme les ondes
avancées remontent le cours du temps, cela permet à
l'observateur d'agir effectivement au temps t 1 (ou t 2 pour
le photon 2), et donc finalement au temps O. Davidon et
Cramer rejettent cette interprétation idéaliste, et pensent
que c'est le fait de rencontrer un appareil de mesure (et
plus généralement, selon Cramer, un « absorbeur ») qui
force le quanton 1 à se déterminer, « puis » sa partie onde
avancée à remonter le cours du temps pour informer le
quanton 2 de son état. Cramer a essayé d'ébaucher une

133
théorie quantique relativiste fondée sur cette hypothèse, à
l'aide d'une ancienne idée de John Wheeler et Richard
Feynman.
Il se trouve que certains modes de calcul de la théorie
quantique relativiste du champ font aussi appel au renver-
sement du sens du temps. Voyons un peu plus en détail de
quoi il s'agit.
Comme la théorie développée par Heisenberg en 1925,
cette théorie fait intervenir des matrices, que l'on appelle
dans ce cas matrices de diffusion. Ces matrices permettent
de prévoir les probabilités de passage d'un système de
particules-quantons à un second système de particules,
lorsque les particules du premier système entrent en
collision, ou subissent une perturbation due à un champ
de forces (nous remplaçons provisoirement l'appellation
quanton par l'appellation particule, car la discipline qui
s'occupe de ces phénomènes s'appelle physique des parti-
cules élémentaires). Le second système peut contenir des
particules nouvelles créées dans l'interaction, alors que
certaines au moins des particules initiales peuvent avoir
disparu. Les matrices de diffusion sont horriblement
compliquées et contiennent, entre autres, des termes qui
expriment l'annihilation de certaines particules et la créa-
tion d'autres particules. En 1949, le célèbre physicien
américain Richard Feynman (prix Nobel en 1965) a
proposé une méthode de calcul permettant de calculer
plus facilement les termes de ces matrices, à l'aide de
diagrammes ou graphes sur lesquels on plaque ensuite des
formules établies une fois pour toutes. Or dans certains
cas ces graphes comprennent des portions où le temps est
parcouru à l'envers!
Donnons ici un exemple simplifié souvent exposé par
Feynman lui-même. Un électron qui se déplace librement
dans. le vide pénètre tout à coup dans une zone restreinte
de l'espace, une sorte de boîte, où règne un fort champ

134
électromagnétique. Sa trajectoire va se trouver modifiée
selon le dessin ci-après, où l'axe Ox représente
schématiquement la direction du mouvement (l'espace si
on veut), et l'axe Ot le temps :

0 X

Mais pour calculer correctement le terme correspondant


de la matrice de diffusion, il faut ajouter la contribution
d'un autre phénomène que l'on représente ainsi:·

135
t

Û X
L'interprétation conventionnelle de ce phénomène est la
suivante : en B sont créés un second électron qui sort de la
boîte, et un positon (électron positif) qui se dirige vers A
où il va s'annihiler avec le premier électron. Mais le calcul
de cette contribution, pour donner le bon résultat, doit
être fait avec l'interprétation suivante: le premier électron
arrive en A au temps t 2, « puis » remonte le temps
jusqu'au point B qu'il atteint au temps th plus petit que le
t 2, enfin sort de la boîte. Le positon est assimilé à un
électron qui remonte le cours du temps !
Y a-t-il quelque chose de physique, de réel, dans ce
mode de calcul? Dans son premier article, Feynman avait
clairement soutenu l'interprétation réaliste de sa proposi-
tion, mais il semble revenu à des positions plus prudentes.
Les avis des spécialistes sont partagés. Selon Jauch et

136
Rohrlich, seule la somme des deux contributions compte,
et « la séparation en diagrammes individuels, bien
qu'extrêmement utile, n'a en général pas de sens physi-
que ». Selon 'tHooft et Veltman au contraire, « les graphes
de Feynman contiennent plus de vérité que le formalisme
sous-jacent».
Quoi qu'il en soit, Costa de Beauregard s'appuie sur
cette particularité des graphes de Feynman pour justifier
son interprétation du paradoxe EPR. En tout cas, portant
sur un mode de calcul inhabituel qui consiste à remonter
le cours du temps, l'analogie est troublante.
Le principal handicap de cette interprétation par remise
en cause de la notion de temps est peut-être qu'elle a été
proposée par Olivier Costa de Beauregard. Car Costa de
Beauregard est un fervent partisan de la parapsychologie,
qui ne fait pas mystère de ses opinions, et du coup les
autres physiciens qui seraient tentés par son interprétation
ont peur de passer pour des illuminés. Pourtant l'interpré-
tation en question n'a peut-être aucun rapport avec la
parapsychologie, et comme nous l'avons vu est défendue
aux États-Unis par d'authentiques matérialistes. C'est le
fait d'admettre la réduction du paquet d'ondes par la
conscience de l'observateur qui permet à Costa de Beaure-
gard de faire un lien avec la parapsychologie, et même de
se servir de cette discipline (si l'on peut dire) pour
expliquer la physique quantique. Si l'on rejette cette façon
de voir la réduction du paquet d'ondes, on ne trouve dans
les idées de Costa de Beauregard qu'une explication
matérialiste parmi d'autres.

Y a-t-il des univers parallèles?


Dernier groupe de physiciens: ceux qui ont développé
la théorie des univers parallèles. Ce groupe est lui aussi

137
très restreint. La théorie remonte à l' Américain Hugh
Everett (1957), qui a tout de suite été soutenu par John
Wheeler. Mais Wheeler, américain lui aussi, dont la
spécialité est de proposer les hypothèses physiques les plus
fantastiques, n'a vraisemblablement soutenu cette thèse
que parce qu'il regrettait d'avoir été battu sur son propre
terrain, et il est passé ensuite à des tentatives d'interpréta-
tion géométrique, dont le principe est de remplacer la
géométrie visible de l'univers, à trois dimensions plus une
de temps, par des géométries invisibles beaucoup plus
compliquées - et donc encore une fois à remettre en
cause la notion d'espace ou d'espace-temps. La relève de
Wheeler en ce qui concerne les univers parallèles a été
prise en 1970 par les Américains Neill Graham et Bryce
De Witt, et les trois noms couramment associés à cette
thèse sont donc ceux d'Everett, Graham et DeWitt.
Le problème que cherchent à résoudre ces trois physi-
ciens est essentiellement celui de }a_ réduction du paquet
d'ondes, que nous avons exposé dans les cinquième et
sixième chapitres. Rappelons-en brièvement les termes. Un
quanton que l'on veut mesurer est représenté par une
fonction d'onde obéissant à l'équation de Schrodinger;
l'appareil de mesure, composé d'une multitude de quan-
tons, est également représenté par une fonction d'onde,
beaucoup plus compliquée, obéissant à la même équation
(cette équation cependant n'a pas la même forme pour le
quanton et pour l'appareil de mesure). Chacune de ces
deux fonctions décrit un ensemble de possibilités relatives
à la caractéristique que l'on veut mesurer. Lors de la
mesure, le quanton interagit avec l'appareil, et l'ensemble
est représenté par une fonction d'onde encore un peu plus
compliquée, obéissant à l'équation de Schrodinger. Or
rien apparemment dans cette équation n'oblige la fonction
d'onde à se réduire à l'une des possibilités qu'elle décrit.
Supposons par exemple que l'on veuille mesurer le spin

138
d'un proton (ou plus précisément la composante du spin
suivant une direction donnée). Avant la mesure, ce spin
est indéterminé, et la fonction d'onde du proton contient
deux possibilités. Comment se fait-il qu'après la mesure,
l'aiguille indicatrice de l'appareil de mesure indique une
valeur du spin et une seule, puisque selon l'équation de
Schrë>dinger les deux possibilités doivent subsister? Il faut
donc admettre que l'équation de Schrë>dinger est violée,
cesse d'être valable lors d'un phénomène appelé
«réduction du paquet d'ondes», pour reprendre ses droits
ensuite. D'où les tentatives d'explication idéaliste (Wigner)
ou matérialiste (Belinfante, Cini, etc.) du phénomène de la
mesure.
Everett, Graham et DeWitt proposent alors une solu-
tion radicale: lors de la mesure il n'y a pas réduction à
une seule possibilité mais division de l'ensemble quanton
+ appareil de mesure en deux ensembles, c'est-à-dire
création de deux univers, l'un où le spin du proton est
positif et l'autre où il est négatif. Comme le résultat
indiqué par l'appareil de mesure peut être regardé par des
observateurs, il y a aussi dédoublement de ces observa-
teurs. Everett, Graham et DeWitt précisent bien que la
conscience n'a rien à voir là-dedans; les observateurs
(vous et nous) sont de simples automates qui ne se
rendent pas compte de leurs dédoublements successifs (ou
détriplements, déquadruplements, etc., s'il y a plus de
deux possibilités) lors de toutes les opérations de mesure
qui sont réalisées dans l'univers, ou lors de tous les
phénomènes naturels présentant les mêmes caractéristiques
matérielles que les opérations de mesure. Il s'ensuit que
cette théorie doit être considérée comme une théorie
matérialiste, la plus extravagante de toutes probable-
ment.
Bien qu'elle ait été conçue en fonction du paradoxe du
chat de Schrë>dinger, c'est-à-dire pour résoudre le pro-

139
blème de la mesure, la théorie des univers parallèles donne
une explication relativement économe en «branches d'uni-
vers» du paradoxe d'Einstein-Podolsky-Rosen. Considé-
rons le cas simple de deux protons de spins opposés qui
s'éloignent l'un de l'autre en se dirigeant vers deux
appareils de mesure d'orientations parallèles, et supposons
que l'appareil 1 fonctionne en premier. Alors l'univers se
scinde en deux branches, l'une où le résultat de la mesure
de cet appareil est + 1, et l'autre où ce résultat est - 1.
Mais puisque les spins sont forcément opposés, une
mesure effectuée avec l'appareil 2 donnera automatique-
ment - 1 dans la première branche d'univers et+ 1 dans
la seconde, c'est-à-dire que cette nouvelle mesure ne
conduira pas à une nouvelle scission en branches paral-
lèles. Il y a une seule scission, relative à l'ensemble formé
par les deux protons, d'où deux branches d'univers, et
non pas une scission pour le proton mesuré en premier
puis une scission pour le second, ce qui aurait conduit à
quatre branches d'univers. ·
Malgré ses aspects évidemment fantastiques, cette thé-
orie repose sur une base mathématique qui n'est pas
dépourvue de solidité. L'univers réel global est représenté
par une seule fonction d'onde d'une complexité gigantes-
que, qui n'est jamais «réduite» mais se scinde sans arrêt
en branches dont chacune représente un univers tel que
nous le concevons. Les mathématiques de cette fonction
d'onde globale sont telles que les différentes branches ne
peuvent interagir, si bien que nous n'avons pas conscience
de l'existence des autres branches (et donc des autres
nous-mêmes). Elles sont telles également que dans chaque
branche jouent les lois habituelles de la physique quanti-
que, y compris la réduction du paquet d'ondes, ce qui
explique les difficultés que nous rencontrons lorsque nous
voulons expliquer notre branche sans tenir compte des
autres.

140
Après avoir suscité beaucoup d'intérêt et de contro-
verses au début des années soixante-dix, cette théorie
semble un peu tombée en désuétude. On n'entend plus
guère parler d'Everett et de Graham. Quant à DeWitt, il
s'est orienté comme Wheeler vers des tentatives d'interpré-
tation géométrique de la physique quantique. D'une
manière générale, les physiciens n'aiment pas le superflu,
et la « surabondance d'univers » les heurte au moins
autant que le «vide plein» cher à Vigier. Mais bien qu'il
n'y ait apparemment plus de travaux sur cette théorie des
univers parallèles, elle figure désormais dans presque tous
les livres traitant de la physique quantique, en raison de
sa profonde originalité et du fait qu'il est aussi difficile de
la réfuter que d'y souscrire. On n'y croit pas, mais on
l'admire.
Remise en cause de l'espace et du temps, univers
parallèles : vous avez dit bizarre?
IX

ORIENTALISME ET PARAPSYCHOLOGIE

Les étrangetés du monde des quanta ont été autant de


brèches par lesquelles sont venues s'engouffrer les
croyances les plus diverses. Qu'il s'agisse de parapsycholo-
gie ou de mysticisme, l'espoir est sensiblement le même.
Dans le premier cas, on cherche une justification scientifi-
que dans la théorie quantique. Celle-ci, dans le second
cas, vient étayer les mystères et les ellipses d'une religion
qui, très naturellement, supporte à son tour les flous de la
théorie ; un physicien dirait que le problème est « self
consistent».
Des savants, parmi les plus grands, ont été attirés par
des visions «orientalistes» du monde. Lorsqu'il fut fait
chevalier en 1947, Niels Bohr choisit pour son blason le
symbole taoïste du Yin et du Yang (page suivante).
David Bohm, fervent admirateur de la civilisation
indienne, fait souvent remarquer que la même racine a
formé les mots « mâyâ » («illusion» en sanskrit) et
« mêtron » ( « mesure » en grec). Erwin Schrodinger
s'orienta lui aussi vers l'hindouisme: après avoir vivement
critiqué les aspects idéalistes de la physique quantique
(paradoxe du chat), il finit par proposer une métaphysique
idéaliste. On ne reprochera pas plus à Schrodinger son
regard sur le monde qu'à Einstein son idée de Dieu; mais

143
chez eux, la physique, même en exprimant un choix
philosophique, restait bien distincte de la religion. Pour
certains scientifiques au contraire, l'intérêt majeur de la
théorie quantique tient à ce qu'elle peut fournir une base
scientifique à leur religion.
La fascination qu'éprouvent ces chercheurs à l'égard de
telle ou telle mystique ou philosophie orientale part en
général d'un constat: l'existence d'idées communes entre
ces dernières et la science moderne. Ces coïncidences ne
sont sans doute pas extraordinaires puisque, aussi bien, les
questions sur la nature de l'homme et de l'univers n'ont
pas beaucoup changé depuis des siècles, sinon dans leur
forme. Il est cependant certain que l'on retrouve dans la
pensée chinoise ou indienne des analogies troublantes avec
divers postulats quantiques. De plus, le taoïsme ou les

144
textes du Veda présentent une description du monde
beaucoup plus élaborée, plus souple, moins naïve que la
vision chrétienne, bref peut-être plus attirante pour qui
veut mêler expérience scientifique et mystique.

Fritjof Capra: physique et taoïsme


Parmi ceux qui ont été tentés par ce mélange, Fritjof
Capra, professeur de physique des particules élémentaires
à l'université de Californie: il s'est fait connaître par un
livre publié aux États-Unis en 1975 et en France en 1979,
Le Tao de la physique (cf. bibliographie). La philosophie à
laquelle il se réfère, le taoïsme, est une appréhension de la
nature par l'observateur du« Tao» {la voie).
Le philosophe chinois Zhuang-Zi raconte que le roi de
Wei, observant son boucher découper un bœuf pour la
table, remarqua que l'homme ne donnait que trois coups
de hachette. Il lui demanda comment il faisait, et le
boucher lui répondit : « Parce que j'ai étudié le Tao du
bœuf toute ma vie. Moi qui ai étudié le Tao de l'animal, je
peux le faire en trois coups sans abîmer ma hache.
D'autres le font en cinquante coups et ils émoussent leur
hache.» En intitulant son livre Le Tao de la physique,
Capra exprime donc qu'une compréhension intuitive,
quasi mystique de la nature, peut, associée au savoir du
physicien, donner accès à la réalité du monde, réalité dont
matière et esprit seraient deux aspects. Démarche ambi-
tieuse et surtout critiquable, au moins dans sa démonstra-
tion : d'abord il oublie que les taoïstes se méfiaient de la
raison et de la logique comme de la peste ; ensuite sa
démarche revient à plaquer ces philosophies (car il fait
aussi appel au bouddhisme et à l'hindouisme) sur la
physique, comme on dore un métal pour attirer l'œil.
D'un point de vue scientifique, les thèmes que Capra

145
développe ne sont pas très convaincants. Il fait à peine
allusion au débat matérialisme/idéalisme, où justement ses
choix philosophiques auraient trouvé une application ; il
écrit simplement que « le contraste entre les deux sortes de
description - les termes classiques pour le dispositif
expérimental et les fonctions de probabilité pour les objets
observés - conduit à de profonds problèmes métaphysi-
ques qui n'ont pas encore été résolus». D'autre part, il
ignore superbement le paradoxe d'Einstein-Podolsky-
Rosen !
En fait Capra est un spécialiste de la théorie que.otique
relativiste du champ, et la partie scientifique de son livre
porte essentiellement là-dessus. Il s'agit d'un domaine
extrêmement difficile, et nous n'avons pas la prétention de
juger la valeur scientifique de Capra. Cependant, deux de
ses thèses prêtent à discussion. D'abord, il interprète les
graphes de Feynman, dont nous avons parlé au chapitre
précédent, de façon réaliste, c'est-à-dire qu'il attribue une
valeur physique à chaque graphe, alors que d'autres
spécialistes soutiennent qu'il s'agit d'artifices de calcul et
que seule la combinaison de l'ensemble des graphes
décrivant une réaction est pourvue de cette valeur physi-
que. Ensuite, il soutient la thèse du « bootstrap », c'est-à-
dire l'idée que toutes les particules « fortes » (protons,
neutrons, mésons pi, etc.) se contiennent les unes les
autres à l'état potentiel: or cette thèse a été remise en
cause par la plupart des physiciens qui travaillent sur les
particules élémentaires.
Finalement, l'attrait de son livre tient beaucoup aux
représentations de Bouddha, de divinités, de symboles
rituels qui le parsèment. Cela permet à Capra de se livrer
au jeu des analogies. La plupart sont sans intérêt : ainsi
Capra place côte à côte dans son livre une page d'équa-
tions quantiques et une page de sanskrit, dont la seule
caractéristique commune est d'être incompréhensibles

146
pour le commun des mortels. Mais d'autres sont plus
remarquables. Ainsi Lao-tseu, fondateur du taoïsme,
définit-il le vide, par opposition à l'univers sensible,
comme étant rempli de potentialité. Or l'interprétation
imagée de la théorie quantique relativiste du champ décrit
le vide comme un bouillonnement de particules
«virtuelles >>, dont les apparitions, interactions et dispari-
tions sont représentées par certains graphes de Feynman
(cette interprétation, défendue par Capra entre autres, est
contestée par ceux des physiciens qui ne voient dans ces
graphes qu'un outil de calcul). Plus généralement on
pourrait imaginer une correspondance entre le vide taoïste
et les champs quantiques relativistes, ou même en physi-
que quantique non relativiste, puisque les particules réelles
elles-mêmes peuvent être considérées comme passant par
un état potentiel lorsqu'elles ne sont pas observées.
On peut également trouver dans l'hindouisme et le
bouddhisme des correspondances avec certaines interpré-
tations de la physique quantique. Par exemple le sage
brahmaniste Sankara (788-820) considère que nous n'ap-
préhendons que des apparences venant d'une « Illusion»
(Mâyâ) par laquelle s'exprime le «Principe suprême»
(Brahman), ce qui ressemble à un syncrétisme à forte
tendance idéaliste. Et le bouddhisme Mahâyâna (ou boud-
dhisme du grand véhicule) s'abstient de jugement quant à
l'objectivité de l'existence du monde, ce qui ressemble
singulièrement à l'attitude de l'École de Copenhague.
Mais comment aller plus loin que ces constats de
coïncidence? Capra veut y répondre, nous le disions, en
unissant physique et mysticisme. Mais pour y parvenir, sa
manière d'utiliser les pensées chinoises ou indiennes
appelle une critique identique à celle prononcée par un
philosophe chinois à l'égard du bouddhisme: « Quand ils
s'efforcent seulement de comprendre le haut sans étudier

147
le bas, comment pourraient-ils bien comprendre le
haut!»

Les parapsychologues
Autre volet étrange, les phénomènes paranormaux.
Revenons donc à Olivier Costa de Beauregard : il est
directeur de recherches au Centre national de la recherche
scientifique: outre la polémique qu'il poursuit depuis des
années avec Jean-Pierre Vigier à propos du paradoxe
EPR, il défend fermement la parapsychologie. Ses convic-
tions ont été publiées sous forme d'entretiens dans un
livre intitulé La Physique moderne et les Pouvoirs de l'esprit
(Le Hameau, 1980). Il a participé, comme Capra d'ail-
leurs, à un colloque qui a eu quelque écho dans les médias
et a provoqué l'irritation de nombre de scientifiques.
Ce colloque s'est tenu à Cordoue, en octobre 1979. Là,
à l'initiative de France-Culture, se sont assemblés des
physiciens, des neurologues, des psychiatres, des philo-
sophes et des écrivains. Leurs débats ont reçu une assez
large publicité à la radiotélévision et dans la presse. Il en
est résulté un gros livre, Science et Conscience (Stock,
1980), qui reprend la plupart des interventions. La lecture
de ce livre donne une impression d'extrême confusion, en
particulier la majorité des interventions des non-physiciens
semble relever du plus pur galimatias. Quant aux physi-
ciens présents, il y avait, outre Capra et Costa de
Beauregard déjà cités, deux très grands noms : Brian
Josephson, prix Nobel, et David Bohm dont nous avons
eu l'occasion de parler amplement; étaient également
présents deux féroces critiques de l'« irrationalisme»,
Jean-Pierre Vigier et l'italien Franco Selleri. Le colloque a
été surtout l'occasion pour ces physiciens de donner une

148
certaine publicité au débat qu'ils poursuivent depuis des
années dans les revues scientifiques spécialisées.
Retrouvons maintenant la parapsychologie. Comme
nous l'avons vu précédemment, Costa de Beauregard a
développé une intéressante interprétation du paradoxe
EPR fondée sur l'idée de quantons parcourant le temps
dans les deux sens ; interprétation soutenue depuis par
deux physiciens américains tout à fait matérialistes. Mais
Costa. de Beauregard est « idéaliste » en ce qui concerne le
problème de la mesure quantique et de plus croit aux
phénomènes parapsychologiques, et n'hésite pas à le
proclamer. Il n'est donc pas en odeur de sainteté dans les
milieux traditionnels, ce qui a pour conséquence que son
interprétation du paradoxe EPR, pourtant peut-être tout à
fait matérialiste, est vivement combattue au nom de ce
même matérialisme, et que peu de physiciens sont prêts à
le soutenir ou même à le prendre au sérieux.
Costa de Beauregard prétend que la physique quanti-
que, combinée à la relativité, fournit une base théorique
aux phénomènes paranormaux tels que la précognition
(prémonition), la télépathie et la psychocinèse (action de
l'esprit sur la matière). Vigier pense à peu près la même
chose, et combat la physique quantique orthodoxe au
même titre qu'il combat la parapsychologie. La majorité
des physiciens au contraire ne met pas en doute la
physique quantique, mais ne pense absolument pas qu'elle
implique l'existence de phénomènes paranormaux: cette
position est défendue en France notamment par Jean-
Marc Lévy-Leblond, Michel Paty et Alain Aspect lui-
même.
D'un point de vue plus « expérimental '» Costa dé
Beauregard s'appuie sur les travaux de parapsychologues
qu'il connaît personnellement, comme le métallurgiste
Charles Crussard, l'éthologiste Rémy Chauvin, et les
physiciens américains Russel Targ et Harold Puthoff.

149
Visiblement Costa de Beauregard a confiance en eux~ et ne
pense pas qu'ils puissent être des charlatans sans scru-
pules. Mais, comme d'habitude en ce domaine, les proto-
coles utilisés dans les expériences ne sont pas soumis à
une critique détaillée. Leurs résultats par conséquent ne
peuvent qu'être douteux, même si l'on se dit parfois que
tout n'est pas rose du côté «rationaliste»: face à la
naïveté, au manque de rigueur ou au mercantilisme de
bien des parapsychologues, on trouve souvent l'intolé-
rance, le dogmatisme et la mauvaise foi de leurs détrac-
teurs. ·
Nous avons cité les noms de Target de Puthoff. Il s'agit
de deux directeurs de recherche du prestigieux Stanford
Research Institute (Californie), Targ étant spécialiste des
lasers et des plasmas, et Puthoff de l'électronique
quantique, domaine dans lequel il a écrit un ouvrage de
référence (Pantell et Puthoff, Fundamentals of Quantum
Electronics, John Wiley and Sons, New York, 1969). Ces
deux physiciens quantiques se sont reconvertis à partir de
1973 aux études expérimentales en parapsychologie, et
ont, en particulier, développé un type d'expériences télépa-
thiques où un sujet « récepteur» doit décrire le paysage vu
par un sujet «émetteur». Ils ont publié en octobre 1974
un article dans la très sérieuse revue scientifique britanni-
que Nature, article qui a donné lieu à une longue
polémique épistolaire dans cette même revue. En 1977, ils
ont publié un assez gros livre, Mind Reach, traduit en
français sous le titre Aux confins de l'esprit (Albin Michel,
1978). Disons que ce livre est bien présenté mais peu
concluant. En fait le meilleur chapitre est celui où Targ et
Puthoff démolissent avec humour ceux qui les avaient
critiqués de façon dogmatique et passionnelle dans
diverses revues scientifiques, mais ce chapitre ne permet
pas de lever les doutes que l'on peut avoir sur la valeur de
leurs expériences.

150
Le Britannique Brian Josephson, qui a obtenu le prix
Nobel de physique en 1973, à trente-trois ans, va encore
plus loin et n'hésite pas à reprendre la thèse occultiste du
«corps astral», d'origine hindoue, selon laquelle notre
corps physique serait doublé d'un autre corps qui s'éten-
drait à travers l'espace et le temps, et serait responsable
des phénomènes supposés de télépathie, de clairvoyance et
de précognition !
En France, l'Union rationaliste et l'astrophysicien Jean-
Claude Pecker pourfendent vigoureusement tous ces héré-
tiques. Les « rationalistes » sont certainement en droit
d'être plus que sceptiques vis-à-vis de ce genre de phéno-
mènes : comi;ne le bon sens populaire le dit, si c'était vrai
ça se saurait. Mais pourquoi parler de rationalisme et
d'irrationalisme? «Rationnel » veut-il dire quelque chose
de plus qu'«habituel» ou qu'«efficace»?
CONCLUSION

Théorie «sauvage », subversive et dévastatrice, la physi-


que quantique a jeté à bas l'édifice policé échafaudé au
cours des siècles par la science traditionnelle. Elle nous
fait entrer de plain-pied dans le monde de la science-
fiction. Les révolutions républicaines, marxistes, islami-
ques et autres risquent d'apparaître un jour insignifiantes
face à la révolution quantique. Notre organisation socio-
politique et nos modes de pensée ont été ou vont être
bouleversés, davantage peut-être que par tout autre événe-
ment.

La bombe atomique, « invention quantique »


D'abord, la bombe atomique, qui nous a donné la
possibilité de détruire notre planète, et qui hante nos
esprits même quand nous nous en défendons, est une
«invention quantique», tant par sa base théorique que
par la personnalité de ses inventeurs.
Les bombes atomiques utilisent de l'uranium 235 ou du
plutonium 239 (quelques autres corps ont été suggérés,
mais ils sont trop rares et de toute façon fonctionnent sur

153
le même modèle). Or, la réaction en chaîne dans l'ura-
nium 235 ou le plutonium 239 n'est possible qu'en raison
de certains phénomènes typiquement quantiques.· Selon la
physique classique en effet, plus un neutron tape fort sur
un noyau d'uranium 235 ou de plutonium 239, plus il a de
chances de le casser. Dans la réalité c'est le contraire, et
cela vient essentiellement du caractère ondulatoire des
neutrons. En effet, moins un neutron est rapide, plus il est
étendu dans l'espace et susceptible d'être capturé par un
noyau. Le résultat de la capture est en général un noyau
instable, qui se rompt dans le cas de l'uranium 235 ou du
plutonium 239 (mais pas dans le cas de l'uranium 238).
Ces deux raisons expliquent pourquoi une réaction en
chaîne peut se développer dans l'uranium 235 et le
plutonium 239. Cependant, il faut préciser qu'à la diffé-
rence des aimants supraconducteurs, la bombe atomique
n'est pas un cas d'application exclusive de la physique
quantique. On peut dire que c'est un cocktail d'effets
quantiques (caractère ondulatoire des neutrons), d'effets
relativistes (conversion de la différence de masse en
énergie) et de physique classique (parce qu'on ne sait pas
faire les calculs que nécessiterait l'application stricte de la
physique quantique).
Cet apport théorique est singulièrement renforcé par le
fait que certains physiciens quantiques, Niels Bohr en
particulier, ont été les promoteurs intellectuels de la
bombe atomique, et qu'un nombre encore plus grand de
ces physiciens, dont quelques-uns des plus célèbres, ont
formé l'ossature des équipes chargées de sa réalisation.
L'idée de la bombe atomique remonte à !'écrivain
d'anticipation Herbert George Wells, qui dès 1913 publiait
un livre, The World Set Free (Le Monde libéré), où il
décrivait une guerre ayant lieu dans les années 1950, avec
des «bombes atomiques» de la taille d'un ballon de

154
football, larguées par avion et dont chacune pouvait
détruire une ville. Wells a prédit la bombe, et ne s'est
guère trompé sur les dates! Un physicien hongrois, Leo
Szilard, avait été très impressionné par ce livre et, dès
1934, il fut le premier à entrevoir la possibilité d'une
réaction en chaîne. Mais l'intuition de Szilard restait très
vague, et il fallut attendre la découverte de la fission en
1938 et l'entrée en lice des plus grands physiciens l'année
suivante pour qu'elle se concrétise - hélas!
Certes, la découverte de la fission ne fut pas l'œuvre des
grands théoriciens, mais de physiciens plus tournés vers
l'expérimentation. En revanche, la conception et la mise
au point de la bombe ont été, pour l'essentiel, le fait de
génies de l'abstraction: Niels Bohr, Enrico Fermi, John
von Neumann et Eugene Wigner aux États-Unis, tandis
que Werner Heisenberg, après un départ brillant, finissait
par échouer en Allemagne. Bien qu'il n'ait pas travaillé au
projet, Einstein a joué un rôle décisif. D'autres avaient été
écartés par l'âge (Max Planck) ou par l'histoire (Louis de
Broglie et Paul Dirac, restés dans leur pays, et Erwin
SchrOdinger, en exil à Dublin). Finalement, de tous les
grands théoriciens, seul l' Autrichien Wolfgang Pauli, réfu-
gié aux États-Unis mais pacifiste convaincu, a refusé
sciemment toute participation.
Heureusement, la nouvelle physique n'a pas que des
applications guerrières. La révolution informatique, qui
est en train de restructurer notre organisation sociale,
s'appuie sur une base matérielle «quantique». Les semi-
conducteurs et les transistors relèvent de la physique des
solides, qui est devenue essentiellement une discipline
quantique ; quant aux lasers et aux supraconducteurs, ce
sont des objets purement quantiques.

155
Le rationalisme remis en cause ?
Autre bouleversement, celui de nos habitudes de pen-
sée : beaucoup voient dans la théorie quantique une sorte
de bombe atomique intellectuelle dirigée contre les notions
de «bon sens» ou même de «raison». Einstein n'était pas
loin de partager cette opinion, lui qui écrivait en 1935
avec Podolsky et Rosen, en faisant par avance la descrip-
tion de ce qui allait devenir l'expérience d' Aspect: «On ne
peut attendre d'aucune définition raisonnable de la réalité
qu'elle permette cela.» Et pourtant l'expérience marche!
Peut-on en conclure que la physique quantique est
« irrationnelle?»? Il faut examiner plus précisément le
sens du mot «rationnel», et nous allons voir qu'il n'est
pas aussi évident qu'il y paraît a priori.
Que peut bien signifier «rationnel»? Si l'on ne croit pas
que l'homme jouisse d'une faculté transcendante appelée
raison, lui permettant de décider a priori de ce qui est
possible et de ce qui ne l'est pas, il ne reste que trois
définitions.
Tout d'abord, et c'est sans doute l'acception la plus
répandue, «rationnel» peut signifier «habituel». C'est
pourquoi l'idée que la Terre puisse être ronde a longtemps
été considérée comme irrationnelle : aux antipodes, il
aurait fallu avoir la tête en bas, et des semelles collant à la
Terre pour ne pas tomber! Bien plus près de nous,
l'existence des météorites n'a été admise qu'en 1803, après
une averse de pierres dans l'Orne qui fit l'objet d'une
enquête de l'Académie des sciences: chacun sait qu'il n'y
a pas de cailloux dans le ciel ! De même la relativité
einsteinienne, qui détruisait l'idée d'un temps absolu, et
davantage encore la physique quantique, ont semblé
« irrationnelles » à bien des scientifiques. Par exemple
Jean-Pierre Vigier pense que la physique quantique,

156
n'étant pas déterministe, est irrationnelle. Cette définition
ne nous paraît pas défendable.
Une définition meilleure serait «efficace». Est alors
« rationnel » tout ce qui permet de faire des observations,
de les corréler et d'en tirer des applications pratiques. En
ce sens, la physique quantique est parfaitement ration-
nelle; on peut même dire que, pour le moment, rien n'est
plus rationnel.
Troisième définition, extrapolée de la précédente, et sans
doute la meilleure: serait « rationnel » ce qui correspond à
la façon dont le monde marche. Mais il est clair que c'est
une définition a posteriori, qui ne pourra être appliquée
dans la pratique que lorsque l'on connaîtra définitivement
cette façon de marcher du monde. Bien que l'on ait fait
quelques progrès, en particulier depuis 1900, il semble que
l'on soit encore loin du compte.
Pour terminer cette discussion, disons que, pour le
moment, il serait prudent de ne pas parler de rationalisme
ou d'irrationalisme, et qu'il vaudrait mieux considérer la
science comme a-rationnelle, car ne pouvant absolument
pas se référer, tant qu'elle n'est pas parvenue à ses fins
ultimes, à une « raison » que son but est précisément de
définir.
Cet a-rationalisme de la science n'interdit pas l'étonne-
ment forsque le progrès des connaissances en vient à
heurter violemment le sens commun. Ainsi, lorsque cer-
tains physiciens déclarent tout de go que le paradoxe EPR
n'a rien d'insolite, qu'il suffit d'« apprendre à penser la
non-séparabilité», on est en droit d'estimer qu'ils exagè-
rent. Une petite histoire nous permettra de résumer les
attitudes possibles face aux aspects paradoxaux de la
physique quantique.
Une poule couve dix œufs. Un gamin facétieux remplace
en cachette un de ces œufs par un œuf de cane. Lorsque
les œufs éclosent, la poule est bien forcée de s'apercevoir

157
que l'un de ses poussins n'est pas du tout comme les
autres. Elle a alors le choix entre trois attitudes.
Tout d'abord, elle peut s'efforcer de repousser le cane-
ton à coups de bec: c'est ce que font tous ceux qui
essaient de remplacer la physique quantique par une autre
théorie.
Elle peut aussi décréter: «c'est un poussin>>, et. ignorer
superbement la différence. C'est ce que font les physiciens
qui déclarent qu'il ne s'est rien passé, qu'il suffit de
«penser la non-séparabilité».
Elle peut enfin reconnaître que ce poussin n'est pas du
tout comme les autres, mais l'adopter quand même. Elle
dit alors : « Il est vraiment différent des autres, je ne
comprends pas pourquoi, mais il est là et je le garde. »
C'est, à notre avis, la bonne attitude vis-à-vis de la
physique quantique.

La fin du matérialisme mécaniste


Les bouleversements que nous avons évoqués jusqu'ici
sont en général considérés comme négatifs. La bombe
atomique a certes des défenseurs qui prétendent que sans
elle nous aurions déjà eu la Troisième Gtterre mondiale ;
mais ce n'est évidemment qu'une hypothèse, et en
revanche l'équilibre mental de bien des gens est gravement
perturbé par son existence. Certains pensent même que
l'effondrement des valeurs sociales découle du sentiment
diffus de précarité collective créé par la bombe. L'infor-
matisation de la société est mieux perçue, mais inquiète les
esprits conservateurs. Quant à la déliquescence de ce que
l'on appelle - à tort à notre avis, rappelons-le bien - le
«rationalisme», elle ne gêne guère l'homme de la rue mais
perturbe profondément bien des « penseurs » tradition-
nels.

158
Mais un autre bouleversement devrait être considéré
comme positif: c'est l'abolition du carcan matérialiste et
l'émergence de nouvelles possibilités philosophiques. En
effet, la science des xvm• et x1x• siècles avait abouti au
triomphe du matérialisme mécaniste, qui expliquait tout
par l'agencement de morceaux de matière minuscules et
indivisibles, agencement réglé par diverses forces d'interac-
tion qu'ils exerçaient entre eux. Cette vision assez primi-
tive, à laquelle se tiennent encore la plupart des biolo-
gistes, avait pour conséquence l'inutilité des religions et
celles des philosophies qui font appel à l'existence d'enti-
tés non matérielles. Le fait que ces morceaux de matière
se soient révélés n'être en réalité que des abstractions
pi.athématiques, non locales c'est-à-dire pouvant s'étendre
sur tout l'espace, et de plus n'obéissant pas au détermi-
nisme, a porté un coup fatal à ce matérialisme
"classique». Certes, le matérialisme est encore possible,
mais un matérialisme "quantique» qu'il faudrait appeler
" matérialisme fantastique » ou " matérialisme de science-
fiction "· L'idéalisme, qui croit en l'existence autonome de
l'esprit, refait surface. Enfin une sorte de nouvelle reli-
gion, que nous avons appelée "syncrétisme quantique»,
est en train de naître, qui rapporte tout - matière et
esprit - à un Absolu inco~ndaissable mais dont l'existence
pourrait être déduite des aspects extraordinaires de la
nouvelle physique.
Si l'on se place dans cette dernière hypothèse, rien ne
prouve que cet Absolu soit bien disposé à notre égard. Il
pourrait nous élever pour notre esprit comme nous
élevons des bêtes pour la viande. Il pourrait également
être complètement indifférent. Mais les esprits religieux
rejettent ces mauvaises pensées et tirent argument de cette
hypothèse d' Absolu pour essayer de ressusciter les reli-
gions traditionnelles. Rien ne prouve qu'ils aient raison;
rien ne prouve qu'ils aient tort.

159
Quoi qu'il en soit, une chose est certaine: la situation
philosophique - et religieuse - n'est plus bouchée
comme il y a quelques décennies. Tout devient possible, et
la vision assez noire, selon laquelle nous ne serions que le
résultat éphémère et sans signification de chocs et de
combinaisons de « petites billes » errant dans l'espace,
n'est plus la vision scientifique. Le déterminisme n'est au
mieux qu'une approximation statistique, et les consti-
tuants ultimes de l'univers peuvent rester liés entre eux en
ignorant les distances qui les séparent à nos yeux : tels
sont les enseignements de la physique quantique, confir-
més par les récentes expériences. Cependant, ces données
fondamentales restent ignorées de la plupart de nos
contemporains, y compris de nombre de scientifiques non
physiciens. La philosophie de base de notre civilisation
reste le matérialisme mécaniste : les idées simples (voire
simplistes) ont une force redoutable, et leurs échecs
n'impressionnent que les spécialistes. Il a fallu des décen-
nies pour que l'hypothèse de Galilée sur la rotation de la
Terre soit acceptée, et des siècles pour que sa condamna-
tion par l'Église soit annulée. Combien de temps faudra-
t-il pour ébranler les croyances actuelles?
APPENDICE

L'INÉGALITÉ DE BELL

Rappel : on considère deux quantons 1 et 2 «jumeaux »


ou « anti-jumeaux » (voir le chapitre 4) qui s'éloignent
dans deux directions opposées. On mesure la polarisation
(ou le spin) du quanton 1 sur un appareil 1 capable de
prendre deux orientations A et A', d'où deux résultats a et
a', avec forcément a = + 1 ou a = - 1, et aussi a' = + 1
ou a' = - 1. De même pour le quanton 2, avec un
appareil 2 susceptible de prendre les orientations B et B',
d'où des résultats b et b' soumis aux mêmes restrictions.
On a vu que, si on pouvait mesurer simultanément a, a', b
et b', alors on aurait obligatoirement l'égalité:
!ab - ab' + a'b + a'b'I = 2
Mais comme une telle mesure simultanée est impossible, le
a de ab' n'est pas le même que celui de ab, et le b de a'b
n'est pas le même que celui de ab, etc., et cette égalité très
simple n'est plus valable.
Supposons maintenant (c'est l'hypothèse dite des varia-
bles cachées locales) que le résultat a de l'interaction entre
le quanton 1 et l'appareil 1 placé dans l'orientation A soit
fonction uniquement d'une variable v représentant l'état
du quanton 1 quand il quitte la source. Cette hypothèse
semble parfaitement légitime: l'orientation de l'appareil 1
étant fixée, seul l'état du quanton 1 peut influer sur le

161
résultat de la mesure faite avec cet appareil. Au lieu d'une
seule variable v, on aurait pu en considérer plusieurs: v,
v', v", etc., si l'on pense que l'état du quanton est une
chose trop compliquée pour être représentée par une seule
variable. Dans tous les cas, on écrira a = a(V), et de
même a' = a'(V), V pouvant représenter un ensemble de
plusieurs variables.
De même les résultats b et b' seront fonction unique-
ment de W représentant l'état du quanton 2. On écrira
b = b(W) et b' = b'(W), W pouvant lui aussi représenter
un ensemble de plusieurs variables.
On peut finalement regrouper l'ensemble V et W dans
une seule variable U, représentant l'état des deux quan-
tons lorsqu'ils quittent la source. Si cette variable
regroupe par exemple six variables v, v', v", w, w', w'', on
dit que c'est une variable à six dimensions. Si v et w
suffisaient pour décrire l'état du quanton 1 et l'état du
quanton 2, U sera une variable à deux dimensions. Enfin,
si w est lui-même fonction de v, par exemple w toujours
égal à - v, U est à une seule dimension : il suffit de
connaître v ou w pour connaître l'état des deux quantons,
et on peut choisir par exemple U = v.
Nous allons maintenant démontrer l'inégalité de Bell
dans le cas où U est à une seule dimension, puis indiquer
pourquoi la démonstration est valable pour un nombre
supérieur de dimensions.
Pour fixer les idées, on va supposer (ce qui ne change
en rien la généralité de la démonstration) que les valeurs
de la variable U sont comprises entre 0 et 1. De plus, on
va commencer par supposer que U ne peut prendre qu'un
nombre limité de valeurs Uh U 2 ••• Un; la plus petite de
ces valeurs est U 1, ensuite vient U2, etc., la plus grande
étant Un. Voici un exemple très simple avec n = 5.
U 1 = O,l U 2 = 0,3 U 3 = 0,5 U 4 = 0,7 U 5 = 0,9
Si l'on fait fonctionner la source pendant un certain

162
temps, la variable U passera plusieurs fois par la valeur
U 1 (soit m 1 ce nombre de fois), plusieurs fois par la valeur
U2 (soit m2 ce nombre de fois), etc. Dans notre cas simple
avec n = 5, U prendra par exemple successivement les
quinze valeurs: 0,3 0,1 0,1 0,9 0,7 0,1 0,3 0,3 0,5 0,5 0,3
0,5 0,3 0,7 0,5 et on aura m 1 = 3 m2 = 5 m3 = 4 m4 =
2 m 5 = 1.
Les scientifiques représentent souvent ce genre de phé-
nomène à l'aide d'un dessin appelé histogramme. Le
principe est de tracer deux demi-droites perpendiculaires,
l'une horizontale appelée axe des abscisses, l'autre verti-
cale qui est l'axe des ordonnées, et de porter sur l'axe des
abscisses les valeurs U., U 2, U 3... U., et sur celui des
ordonnées les valeurs m., m2 , m3... mm, pour aboutir, dans
le cas simple considéré ci-dessus, au dessin suivant:

1 .
0 1 u

Lorsque l'on fait une expérience de physique du genre


de celle d'Aspect, on fait bien plus de 15 mesures, et
on suppose que la variable U peut prendre bien plus de

163
5 valeurs. En fait, on suppose que la variable U varie de
façon continue entre 0 et l , c'est-à-dire qu'elle peut
prendre une infinité de valeurs, et c'est avec cette hypo-
thèse que l'on démontre habituellement l'inégalité de Bell,
en utilisant la notion d'intégrale. Mais si on prend un
nombre n suffisamment grand, l'hypothèse d'une variable
U prenant un nombre fini de valeurs U 1, U2•• • U 0 est très
valable et nous permettra d'arriver à l'inégalité de Bell
sans utiliser explicitement cette notion.
Pour préciser cette idée, on a représenté ci-dessous un
histogramme typique avec n = 50 (U 1 = 0,01 U2 = 0,03 ...
U 50 = 0,99).

0
1thi u

On conçoit que si n augmente encore, la courbe


discontinue faite de morceaux de verticales et de mor-

164
ceaux d'horizontales, qui constitue la limite supérieure de
l'histogramme finira par devenir une courbe continue.
Il n'y a aucune raison pour que le fonctionnement de la
source de quantons dépende de l'orientation des appareils
de mesure 1 et 2. Aucune des forces d'interaction actuelle-
ment connues n'expliquerait une telle dépendance. On
peut donc considérer que l'histogramme des (U;, m;)
obtenus quand on fait fonctionner la source pendant un
temps assez long est pratiquement le même quelle que soit
cette orientation. Les statisticiens savent d'ailleurs calculer
le nombre N de mesures nécessaire pour que les histo-
grammes obtenus dans les orientations AB, puis AB', puis
A'B, puis A'B' ne diffèrent entre eux que de 1 %, ou
0,5 %, ou 0,1 %, etc. On va supposer N assez grand pour
que les histogrammes puissent être considérés comme
identiques. Remarquons aussi que le nombre de mesures
N est égal à m 1 + m 2 + ... + m. (N est le nombre de
mesures par histogramme ; le nombre total de mesures est
4 N).
Considérons les tranches d'histogramme (les rectangles)
correspondant à une même valeur U; de U (i étant égal à
1, ou 2, etc., ou n). Il y a quatre tranches correspondant
aux quatre orientations. Les quatre m; peuvent être
considérés comme égaux pour N assez grand. Par ailleurs,
U étant fixe et égal à U;, a n'étant fonction que de U est
le même lorsque 2 est dans la position B et lorsqu'il est
dans la position B'. De même a', b et b' seront constants
pour U = U;. On aura donc:
I a(U;) b(U;) - a(U;) b'(U;) + a'(U;) b(U;) + a'(U;)
b'(U;) I = 2.
Posons:
Q; = m; X a(U;) b(U;) - a(U;) b'(U;) + a'(U;) b(U;) +
a'(U;) b'(U;))
On a 1 Q; 1 = 2 X m; car la valeur absolue d'un produit
est le produit des valeurs absolues.

165
Examinons maintenant la somme générale 0 1 + 0 2 + ...
+ O.. La valeur absolue d'une somme est toujours
inférieure ou égale à la somme des valeurs absolues de ses
termes. Par exemple,
1 l + 2 + 4 1 = 7, mais 1(- l) + 2 + (- 4)1 = 3
inférieur à 7.
On a donc 1 01 + 0 2+ ... 0 0 1 ~ 2 X (m 1 + m2+ ... +
m et comme N = m 1 + m2 + ... + m
0) 0

1 01 + 02 + ... + 0. 1 ~ 2 X N.
Mais qu'est-ce que 0 1+ 0 2 + ... + 0 0 ? Si l'on revient
un peu en arrière, on voit que c'est tout simplement:
la somme des N résultats de mesure ab,
moins la somme des N résultats de mesure ab',
plus la somme des N résultats de mesure a'b,
plus la somme des N résultats de mesure a'b'.
Or la somme des N résultats de mesure ab, divisés par
N, tend lorsque N devient très grand vers ce que l'on
appelle l'« espérance mathématique» de ab, que l'on écrit
E(ab) et que l'on pourra appeler plus simplement valeur
moyenne de ab. Si par exemple on jette un dé, le résultat
(désignons-le par X) est soit 1, soit 2, soit 3, soit 4, soit 5,
soit 6. Si on recommence un très grand nombre de fois, et
si le dé n'est pas truqué, chaque résultat apparaîtra à peu
près le même nombre de fois. On aura E(X) = (1 + 2 + 3
+ 4 + 5 + 6)/6 = 3,5. On peut dire que la valeur
moyenne de X est de 3,5, bien que X ne prenne jamais
cette valeur.
La même définition s'applique aux résultats ab', a'b et
a'b'. On est enfin arrivé à l'inégalité de Bell:

1 E(ab) - E(ab') + E(a'b) + E(a'b') 1 ~ 2


Examinons rapidement le cas où U est une variable à
plus d'une dimension, et tout d'abord à deux dimensions
v, w. L'histogramme fait d'une série de rectangles accolés

166
est remplacé par un histogramme fait de parallélépipèdes
accolés, comme dans l'exemple dessiné ci-dessous:

La démonstration est exactement la même, il suffit de


faire la somme pour tous les parallélépipèdes au lieu de
toutes les tranches rectangulaires. Pour plus de deux
dimensions, on ne peut plus rien dessiner, mais les
mathématiciens n'éprouvent aucune peine à faire les
sommes nécessaires.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages scientifiques
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de physique (volume 4), Armand Colin, 1974.
KASTLER (Alfred), Cette étrange matière, Stock, 1976.
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que, lnterÉditions, 1984.

Ouvrages d'intérêt général


EsPAGNAT (Bernard d'), A la recherche du réel, Gauthier-
Villars, 1979.
CAPRA (Fritjof), Le Tao de la physique, Tchou, 1979.
CosTA DE BEAUREGARD (Olivier), La Physique moderne et
les Pouvoirs de l'esprit, Le Hameau, 1980.
Science et Conscience, Stock, 1980.
TARG (Russel) et PurnoFF (Harold), Aux confins de l'esprit,
Albin Michel, 1978.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
ASPECT, 7, 21, 53, 59, 65, BOYLE, 107' 108.
72, 73, 75, 76, 77' 78, 97' BRADBURY, 71.
102, 103, 104, 113, 116, BRETON, 13.
117, 118, 119, 129, 132, BROWN, 120.
133, 149, 156, 163. BuNGE, 48.
BALIBAR, 171. CAPRA, 105, 110, 145, 146,
BARTELL, 69. 147, 148.
BAUER, 98, 110. CARNAP, 110.
BELINFANTE, 119, 139. CHAUVIN, 149.
BELL, 69, 72, 75, 76, 77, CINI, 110, 139.
161, 162, 164, 166. CLAUSER, 72.
BERGSON, 110. COSTA DE BEAUREGARD, 132,
BERKELEY, 100, 107, 108, 133, 137, 148, 149,
109, 110. 150.
BOHM, 69, 110, 117, 118, CRAMER, 132, 133.
119, 120, 123, 124, 125, CRUSSARD, 149.
143, 148. DALTON, 40.
BOHR, 33, 35, 36, 40, 42, DAVIDON, 38, 132, 133.
45, 46, 50, 51, 52, 53, 56, DAVISSON, 38.
105, 110, 130, 143, 154, DE BROGLIE, 37, 38, 39, 41,
155. 45, 50, 51, 132, 155.
BORN, 52, 53. DÉMOCRITE, 39, 110.
Boscov1cH, 40. DESCARTES, 39.

175
D'ESPAGNAT, 7, 72, 92, 93, HUME, 110.
105, 109, 110, 130. HUYGENS, 33.
DEWITI, 89, 138, 139, JAUCH, 134.
141. JOSEPHSON, 148, 151.
DIDEROT, 100, llO. KANT, 107, llO.
DIRAC, 42, 50, 53, 62, KASTLER, 171.
155. KELVIN, 40.
EHRENFEST, 29, 51. LAO-TSEU, 110, 147.
EINSTEIN, 9, 13, 15, 26, 31, LEUCIPPE, 107.
32, 33, 36, 37' 38, 52, 53, LÉVY-LEBLOND, 149.
65, 66, 76, 101, lll, 128, LONDON, 98, 110.
130, 140, 143, 146, 155, MAXWELL, 23, 31.
156. MILLIKAN, 33.
ÉPICURE, 39. NELSON, 120, 122.
EVERETT, 138, 139, 141. NEWTON, 23, 24, 31, 36, 40,
FERMI, 155. 48.
FEUERBACH, 110. PANTELL, 150.
FEYNMAN, 134, 136, 137, PASCHEN, 28.
146, 147. PATY, 110, 129, 149.
FREEDMAN, 72. PAULI, 155.
FRESNEL, 26, 33, 39. PECKER, 151.
GALILÉE, 160. PLANCK, 29, 30, 32, 33, 35,
GERMER, 38. 36, 37' 50, 155.
GOUDSMIT, 36. PLATON, 108, 110.
GRAHAM, 138, 139, 141. PoDOLSKY, 15, 65, 101, lll,
HARTSOECKER, 40. 130, 140, 146, 156.
HEGEL, 110. PurnoFF, 149, 150.
HEISENBERG, 39, 46, 47, 49, RAYLEIGH, 28.
50, 53, 105, 110, 134, REEVES, 67.
155. ROHRLICH, 101, l10, 137.
HEITLER, 110. RosEN, 15, 65, 101, lll,
HERTZ, 31. 130, 140, 146, 156.
HOBBES, 108, llO. RUTHERFORD, 34, 35, 40.
HOOKE, 40. SANKARA, 147.
HutSMAN, llO. SARFATTJ, 125.

176
SCHMIDT, 91. VIGIER, 110, 118, 120, 122,
SCHRODINGER, 15, 39, 125, 141, 148, 149,
45, 50, 51, 57, 79, 85, 156.
88, 91, 92, 95, 96, 99, VOLTAIRE, 7.
102, 120, 138, 139, 143, VoN LAUE, 38.
155. VoN NEUMANN, 155.
SELLER!, 110, 148. VoN WoLFF, 108.
SOMMERFELD, 41. WELLS, 154, 155.
SPINOZA, 110. WHEELER, 134, 138, 141.
SZILARD, 155. WICHMANN, 59.
TARG, 149, 150. WIEN, 28.
THALÈS, 39. WIGNER, 85, 90, 92, 95, 96,
THOMSON, 34, 40. 98, 99, 102, 110, 131,
'tHooFT, 137. 133, 139, 155.
UHLENBECK, 36. YOUNG, 58, 59, 61, 84, 85,
VELTMAN, 137. 117, 118.
VERGEZ, 110. ZHUANG-ZI, 145.
INDEX DES MOTS CLEFS
biologie, biologiste, 8, 120, 97, 99, 102, 104, 129,
159. 138.
bombe atomique, 24, 153, hindouisme, 143, 147.
154, 155, 158. idéalisme, idéaliste, 12, 13,
bouddhisme, 145, 146, 15, 20, 90, 91, 95, 96,
147. 100, 102, 104, 105, 107,
complémentarité (principe 108, 125, 127, 128, 129,
de), 51. 131, 132, 139, 146, 147,
correspondance (principe 149, 159.
de), 51. immatérialisme, 100.
incertitude ou indétermina-
déterminisme, déterministe,
tion (principe d'), 47, 49,
7, 106, 110, 157.
50.
diffraction, 38, 83, 84. interférences, 33, 38, 61,
dualisme, dualiste, 106, 62, 84, 86.
107' 108, 109. irrationalisme, 148, 151,
empiriste, 105. 157.
espace, 7, 17, 21, 54, 57, matérialisme, matérialiste,
78, 97, 111, 118, 123, 13, 14, 15, 91, 96, 101,
124, 127, 128, 129, 131, 102, 104, 106, 107, 109,
138, 141, 151, 159. 111, 120, 125, 127, 128,
fonction d'onde, 51, 54, 55, 129, 132, 137, 139, 146,
56, 57, 59, 86, 88, 89, 91, 149, 159, 160.

181
matrice, 46, 47, 50, 134. relativité, 9, 17, 26, 76, 119,
mécanique ondulatoire, 125, 133, 149, 156.
38. solipsisme, 92.
monisme, 106, 107, 109. spin, 36, 69, 72, 75, 77,
onde de probabilité, 58, 63, 87, 88, 92, 103, 122,
85. 140.
opérationalisme, opératio- spiritualisme, 106, 107,
naliste, 96, 105, 129. 108.
oriental, orientalisme, 8, stochastique, 115, 118, 120,
143, 144. 122, 126.
paquet d'ondes, 51, 55, 56, superfluide, 39, 52, 81.
57, 58, 65, 79, 88, 89,91, supraconducteur, supracon-
92, 93, 96, 97, 99, 101, duction, 24, 39, 52, 79,
102, 103, 104, 116, 133, 80, 81, 83.
137, 138, 139, 140 . syncrétisme, 96, 105, 110,
parapsychologie, parapsy- 130, 147, 159.
chologue, 8, 91, 125, taoïsme, taoïste, 143, 144,
137, 143, 148, 149. 145, 147.
positiviste, 105. théorie quantique relati-
quantum, quanta, 30, 31, viste du champ, 101,
32, 33, 50, 130, 143. 120, 122, 126, 134,
rationalisme, rationaliste, 146.
150, 151, 156, 157, 158. variables cachées, 53, 59,
réalisme, réaliste, 106, 107, 66, 71, 96, 113, 115, 117,
108, 129. 118, 119, 125, 127.
Table
Introduction ..................................................... . 7
1. Les poissons solubles ................................ . Il
II. La naissance de la nouvelle physique . . . . . . . . . . . . 23
Ondes et corpuscules .... :.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 24
La catastrophe ultraviolette .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 28
Einstein intervient . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. . .. .. . 31
L'atome de Bohr . . . . . . .. . . .. . . .. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
L'idée de Louis de Broglie .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. 37
III. L'essentiel de la théorie .............................. 45
Le principe d'indétermination ............. .......... 47
Les piliers de la physique quantique . . . . . . . . . . . . . . . 50
Le désaccord Bohr-Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Le contenu de la fonction d'onde .. .. .. .. .. .. .. .. . . . 54
La réduction du paquet d'ondes .. .. . . .. . . . . .. . .. .. .. 57
IV. Du paradoxe EPR à l'expérience d'Aspect ..... 65
Des couples étranges .. .. .. .. .. .. . .. . . .. .. .. . .. .. . . .. . .. 66
L'idée de Bohm et l'inégalité de Bell .. .. .. .. .. . . .. 69
L'expérience d' Aspect .................................. 72
Les conséquences . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. . .. .. . . . . .. .. .. .. . 77
V. Les ondes d'atomes et le chat de Schrodinger 79
L'indiscernabi/ité ........................................ 80
Les expériences de diffraction . .. .. .. .. .. .. . . .. .. .. .. 83

185
La superposition des états . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Le martyre du chat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
VI. Le monde existe-t-il? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Le problème de la mesure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Les idéalistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Les matérialistes . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. . .. . .. . . . . . . . . . 101
Les autres ................................................. 104
Un peu de philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Physiciens et philosophes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
VII. Les théories à variables cachées non locales . . . 113
Des Papous à Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Retour à la physique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
De Broglie et Bohm .................................... 118
L'ordre par le désordre? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
Encore Bohm . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
VIII. Les interprétations quantiques proprement
dites ... .......... ........................................... 127
L'espace existe-t-il? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
Peut-on remonter le cours du temps? . . . . . . . . . . . . . 132
Y a-t-il des univers parallèles? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
IX. Orientalisme et parapsychologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Fritjof Capra: physique et taoïsme . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Les parapsychologues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
Conclusion ........................................................ 153
La bombe atomique, «invention quantique» ..... 153
Le rationalisme remis en cause? ... .. ... . . . .. . . . .. .. 156
La fin du matérialisme mécaniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
Appendice: l'inégalité de Bell . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 161
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Index des noms de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Index des mots clefs ~.>:·.......................... 179
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
Usine de La Flèche (Sarthe).
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE - 6, rue Pierre.Sarrazin - 75006 Paris.
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