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RÉSEAUX

XXXXXXXXD’ALERTE SISMIQUE
: comment : 30 secondes
sauver la pêchepour se mettre
et les à l’abri
pêcheurs ?

Janvier 2012 - n° 411 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Le père de l’homme
moderne
Homo heidelbergensis,
parti à la conquête du monde
il y a 600 000 ans

La géométrie
de l’horizon
L’infini à portée
de compas
Hadronthérapie
Des ions accélérés
pour détruire des tumeurs
On a creusé sur Mars
La recherche de la vie relancée M 02687 - 411 - F: 6,20 E

Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 EUR - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 € - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 € - Réunion /A : 9,30 € - Suisse : 12 CHF. 3:HIKMQI=\U[WU^:?a@o@b@b@k;
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tél. 01 55 42 84 00

Groupe POUR LA SCIENCE


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Pour la Science
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Dossiers Pour la Science
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Infini maîtrisé
Cerveau & Psycho
L’Essentiel Cerveau & Psycho Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
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Directrice artistique : Céline Lapert Albert Einstein
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G
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Marketing: Élise Abib travaux à l’étude de la perspective, la représentation de
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Direction du personnel : Marc Laumet l’infini. Il proposa que toutes les droites se croisent,
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne même les parallèles. Il mit en évidence que de nom-
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Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé breuses propriétés des formes géométriques sont conservées par une
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This projection. Bien qu’il ait inspiré le champ de la géométrie projective, il
Ont également participé à ce numéro :
Michel Campillo, Georges Chapouthier, Françoise Combe, resta longtemps dans l’ombre, avant d’être redécouvert en 1822 par
Patrick Froissard, Évelyne Host-Platret, Anne Houdusse,
Vincent Laudet, Anne Masè, Dominique Mazier, le général Jean-Victor Poncelet, mathématicien. Ses travaux permet-
Christophe Pichon, Michel Zelvelder. tront à plusieurs mathématiciens du XIXe siècle d’élaborer une théorie
PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin générale des projections, laquelle inspirera les géométries non eucli-
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja diennes. Aujourd’hui, 350 ans après Desargues, les mathématiciens
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS continuent à explorer les représentations de l’infini (voir La géométrie
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 des horizons, page 38).
Espace abonnements : Autre figure de cette exploration, Giordano Bruno (1548-1600). Selon
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr lui, l’Univers est infini, sans horizon ni limite. Dans son ouvrage De l’im-
Adresse postale :
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Commande de livres ou de magazines : Missions... infiniment difficiles.
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DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE mensité, il s’imagine faire un voyage dans les cieux et explorer le cos-
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, mos. A-t-il envisagé d’explorer Mars ? A-t-il rêvé d’y découvrir des
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis traces de vie ? L’hypothèse a été relancée par la mission Phoenix, laquelle
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. a mis en évidence, d’une part, la présence de glace d’eau sous la sur-
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
face de la planète rouge et, d’autre part, que le site où la sonde s’est posée
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, a été humide dans un passé récent... il y a moins de deux milliards
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
d’années (voir On a creusé sur Mars, page 28).
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou Retrouver une trace de vie sur Mars alors que les sondes en explo-
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- rent de minuscules surfaces. Repérer l’épicentre d’un séisme et avertir
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées les populations menacées assez vite pour qu’elles aient le temps de se
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
mettre à l’abri (voir Trente secondes avant le mégaséisme, page 62).
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom Retrouver l’endroit où des particules ont pris naissance, afin de vérifier
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien- qu’elles proviennent bien de la tumeur qu’il faut détruire (voir Des ions
tific American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science
S.A.R.L. ». relativistes pour détruire des tumeurs, page 54). Missions... infiniment
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de difficiles. Pourtant, des méthodes calculatoires permettent de détecter
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’ex- des particules issues de la destruction d’une tumeur ou encore de pré-
ploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - venir de l’arrivée imminente d’un séisme. Avec un nouveau défi : que
75006 Paris).
ces calculs complexes ne durent pas infiniment ! I

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
20 PALÉONTOLOGIE HUMAINE

Actualités Le dernier ancêtre


6 Les lacs cachés d’Europe de l’homme moderne
9 Du plastique dur Giorgio Manzi
refaçonnable à volonté et Fabio Di Vincenzo
10 Le paludisme ciblé plus tôt
11 Fuites de carbone
dans les tourbières
Homo heidelbergensis,
un humain archaïque, semble
être le dernier ancêtre commun
à l’homme moderne et à l’homme
de Neandertal. Son origine
commence à s’éclaircir.

... et bien d’autres sujets. 28 On a creusé sur Mars


PLANÉTOLOGIE

Peter Smith
13 ON EN REPARLE En découvrant de la glace d’eau
juste sous la surface et des composés propices
à la vie, la mission Phoenix a ravivé les espoirs
Opinions que la planète rouge soit habitable.

14 POINT DE VUE
Jeunes et cancer :
mieux adapter la prise
38 La géométrie des horizons
MATHÉMATIQUES

en charge Françoise Dal’Bo-Milonet


Damien Dubois et Frédéric Scaërou Bien après l’invention de la perspective
en peinture, les mathématiciens ont conçu
15 DÉVELOPPEMENT DURABLE des méthodes pour conférer un bord à un espace
Du social dans les écobilans géométrique infini. Cette construction d’un horizon
C. Macombe, M. Garrabé, représente un outil mathématique puissant.
P. Feschet et D. Loeillet
18 VRAI OU FAUX
L’ophtalmologiste
doit-il examiner un bébé ?
Laurent Laloum
19 COURRIER DES LECTEURS

Ce numéro comporte une offre d’abonnement en page 17


et une sélection de livres Pour la Science/Belin/Le Pommier
avec bon de commande en page 76.
En couverture: © Carlo Ranzi

2] Sommaire © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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n° 411 - Janvier 2012

46 Nourrir et préserver la planète


ENVIRONNEMENT Regards
78 HISTOIRE DES SCIENCES
Jonathan Foley
Les dinosaures nains
Doubler la production alimentaire d’ici 2050 de Transylvanie
tout en réduisant la dégradation Gareth Dyke
de l’environnement : selon une équipe
internationale, cet objectif est accessible. Au début du XXe siècle, le baron Nopcsa,
un aristocrate hongrois, déduisit de l’étude
de fossiles transylvaniens des hypothèses
sur l’évolution des dinosaures.
Il était en avance sur son temps
de plusieurs décennies.

82 LOGIQUE & CALCUL


L’autoréplication maîtrisée ?
Jean-Paul Delahaye
Les astucieux travaux pour perfectionner
et simplifier le modèle d’autoréplication
de von Neumann nous font réfléchir
à ce qu’est l’autoreproduction du vivant.

54 Des ions relativistes


PHYSIQUE 88 ART & SCIENCE
Léonard
pour détruire les tumeurs et la formule de l’arbre
Loïc Mangin
Cédric Ray
90 IDÉES DE PHYSIQUE
L’hadronthérapie détruit des tumeurs
avec des ions – carbone ou protons. Bien glisser sur la neige
La méthode présente des avantages par rapport Jean-Michel Courty
à la radiothérapie classique, et de nouvelles et Édouard Kierlik
améliorations en augmentent encore la fiabilité.
93 SCIENCE & GASTRONOMIE
Un Noël de tendresse...
Hervé This
62 Trente secondes avant
GÉOPHYSIQUE
94 À LIRE
le mégaséisme
Richard Allen
Pour se préparer au Big One, le mégaséisme
qu’elle attend, la Californie développe Shake
Alert, un système d’alerte rapide capable d’avertir
plusieurs dizaines de secondes à plusieurs minutes
à l’avance qu’une violente secousse va se produire.

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des structures des protéines, des principes simples w w w. pou r lascien ce. fr
applicables à l’ingénierie.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ À QUAND LA JOURNÉE pour cette nouvelle Journée sera difficile, tant de scientifiques actuels de faire parler
DU PROBLÈME ? car le calendrier est très encombré, mais d’eux dans les journaux, fût-ce au prix de
on saura bien créer une commission char- scoops douteux; à voir le nombre d’officines

J e suis le gagne-pain des médecins et


des mathématiciens, des politiciens
et des travailleurs sociaux, des éco-
nomistes et des écologistes, des philo-
gée de résoudre ce problème. chargées de promouvoir la communication
des institutions scientifiques, j’ai peur
que notre temps ne soit celui où la science
capitule devant l’information.
sophes et des plombiers, et de bien d’autres § LES MÉDIAS :
encore : qui suis-je ?
Réponse : le problème. NOUVEAUX SATANS ?
Incroyablement protéiforme, le pro-
blème est présent dans toutes les activi-
tés humaines. Il y a des problèmes de santé
et des problèmes de mathématiques, des
problèmes politiques et des problèmes
D e nos jours, déclarer qu’on ne croit
pas aux vertus de l’information est
moins risqué que de se dire athée
à l’époque classique, mais ce n’est pas mieux
compris. La foi dans l’information remplace
sociaux, des problèmes économiques et la foi en Dieu, la soumission devant les
des problèmes écologiques, des problèmes médias ressemble à celle devant l’Église.
philosophiques et des problèmes de robi- Nombreux sont les parallèles.
nets, etc. À eux tous, ils font vivre une Les prêtres pouvaient commettre
énorme quantité de gens. des erreurs, mais celles-ci ne pouvaient
Mais la Fondation protectrice des pro- pas ternir l’image de Dieu. De même, les
blèmes, FPP, vient de lancer un cri d’alarme. âneries et les manipulations des médias
Les problèmes sont en voie de dispari- laissent intacte la noblesse de la mission
tion. À force de les résoudre, nous sommes d’informer. Accuser l’information d’avoir
guettés par une pénurie dont les consé- pour rôle principal de formater les esprits, § LE DISCOURS DE L’ANALYSE
quences seraient dramatiques. «Elle entraî- non de les éclairer, choque aujourd’hui
nerait, à l’échelle de la planète, une vague
de chômage sans précédent, un véritable
tsunami social », écrit la Fondation.
Pour sensibiliser la population à ce dan-
ger, il va falloir instituer une Journée mon-
autant que mettre en doute la bonté de
Dieu autrefois. La connivence entre médias
et pouvoir vaut celle du passé entre Église
et pouvoir. Quand les journalistes font leur
mea culpa après avoir cédé à un « embal-
P our analyser l’impact des nouvelles
technologies sur la société, on invente
tous les jours des concepts inédits :
fracture numérique, cyborgs, transhuma-
nité, posthumanité, utilisation non stan-
diale du problème, sur le modèle de la lement médiatique », ils agissent comme dard d’éléments hybrides, futuribles
Journée mondiale de l’eau (22 mars), de Tartuffe : ils renchérissent sur les accu- activables, quasi-objets, etc.
la Journée internationale de la paix (21 sep- sations dont ils sont l’objet. Cependant, rien n’interdit d’analyser ce
tembre), de la Journée mondiale de l’envi- Ces actes de contrition leur permettent même impact en adaptant des idées
ronnement (5 juin), etc. Trouver une date de persévérer. Protégés des accusations anciennes. Par exemple, on peut considé-
par le fait qu’ils s’en adressent de pires, ils rer la fracture numérique comme l’expres-
recommencent à la première occasion. Ils sion actuelle de la domination des élites
ne souffrent pas à se flageller ainsi, car la savantes sur les masses ; on peut voir le
presse adore parler d’elle. Ses examens rôle dans nos vies des objets technologiques
de conscience publics sont des moments comme un avatar du rapport entre l’homme
heureux : elle y voit la confirmation que tout et l’outil ; on peut percevoir les luttes à
passe par elle. Quant à l’enfer, les journa- propos de la gratuité sur Internet comme
listes en sont devenus les maîtres. Pour la forme prise aujourd’hui par le choc éter-
jeter le discrédit sur une idée ou un indi- nel entre utopies et réalités sociales, etc.
vidu, ils plongent l’idée ou l’individu dans Forger des concepts inédits pour étu-
cet enfer des temps modernes qu’est le dier la technologie, c’est avoir déjà conclu
dénigrement méthodique par les médias. qu’elle constitue une rupture radicale :
Une nouveauté majeure, toutefois. Les elle fait advenir un monde n’ayant rien de
démêlés entre science et religion sont une commun avec ce qui l’a précédé. L’étudier
épopée de l’âge classique. À voir le désir de à l’aide d’idées anciennes, c’est privilégier

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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les permanences, donc avoir déjà conclu


que la technologie n’apporte pas autant
de nouveau sous le soleil qu’elle le croit.
On ne peut pas analyser sans avoir choisi
ses méthodes, on ne peut pas choisir ses
méthodes sans avoir analysé. Quiconque
entreprend de penser la technologie devrait
s’astreindre, avant toute chose, à expli-
quer comment il sort de ce cercle vicieux.

§ VIEILLES NOUVEAUTÉS

C ela ne va pas sans dégâts, mais on


peut passer et repasser de la royauté
à la république, de la république à l’em-
pire, de l’empire à la royauté, etc. Rien de
tel avec les révolutions techniques : une
fois inventé le moteur, par exemple, on ne
retourne plus à une société sans moteurs.
Le progrès technique ne permet pas de reve-
nir en arrière.
Reste à savoir si nous apprécions d’ap-
partenir à une société où ce progrès tient
tant de place, où nos vies sont cadrées
par les nouveautés technologiques et la
profusion de gadgets qu’elles engendrent.
Dans toute société, je présume, ceux qui
ont du pouvoir s’efforcent d’accréditer l’idée
qu’il est vain de vouloir autre chose que
ce qu’ils offrent. Je trouve tout de même
que, à coups de publicités, de promotions
commerciales, de miracles promis par les
inventeurs, d’évidences assénées et autres
bourrages de crâne dans la presse, notre
société porte trop loin l’art de nous faire
prendre ses réalités pour nos désirs. I

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Planétologie

Les lacs cachés d’Europe


Le satellite de Jupiter recèlerait de grands lacs d’eau liquide au sein de sa croûte
de glace. Leur présence expliquerait les chaos observés en surface.

Jupiter

Surface d’Europe

Chaos de blocs de glace

Lac
Croûte de glace Thera Macula
© Britney E. Schmidt/Deadpixel VFX

NASA/JPL/University of Arizona
Apport de chaleur 70 km

Océan d’eau liquide

L’un des grands lacs d’Europe


suggérés par les travaux
de la géophysicienne Britney
Schmidt et ses collègues serait
situé sous le chaos de Thera Macula
L ancée en 1989 par la NASA,
la sonde spatiale Galileo
avait pour objectif d’étudier
Jupiter et ses satellites. Elle a
transmis des photographies du
en Islande, lequel provoque la
fonte de la glace par en dessous
et l’affaissement de la surface. Les
glaciers de l’Antarctique leur ont
également été utiles pour établir
fondrent en partie, voire se dépla-
cent, d’où un certain désordre.
Quand l’apport de chaleur cesse,
la glace reprend en masse et forme
alors un dôme incrusté de blocs
(à droite, cliché pris par Galileo). satellite Europe, couvert d’une leur modèle : lorsque la banquise désordonnés, un chaos quasi cir-
Il aurait été formé dans la croûte couche de glace, lisse mais cra- s’avance sur la mer, de l’eau salée culaire tel Conamara Chaos. Une
de glace par de la chaleur quelée, qui rappelle la banquise s’infiltre dans des fissures et fra- autre structure, Thera Macula,
venant des profondeurs et serait des régions polaires terrestres. gilise la glace, qui finit par se forme une dépression.
à l’origine du chaos observé Sous cette glace de plusieurs rompre et former des icebergs. Si le modèle est correct, Thera
en surface (ci-dessus, dizaines de kilomètres d’épais- La formation des chaos d’Eu- Macula serait à un stade plus
vue d’artiste). seur se cacherait un océan d’eau rope s’expliquerait par des phé- précoce que Conamara Chaos et
liquide probablement dû aux nomènes similaires. Dans un de l’eau liquide serait encore pré-
effets de marée de Jupiter. Galileo premier temps, un apport de cha- sente au-dessous. L’étude de la
a aussi photographié en surface leur en provenance des profon- forme des blocs et la taille du chaos
des structures désordonnées deurs d’Europe forme un lac à suggèrent que le lac se situe à
nommées chaos. Ce sont des quelques kilomètres de la surface une profondeur de trois kilomètres
dômes ou des dépressions gros- dans l’épaisseur de la croûte de et qu’il contiendrait entre 20 000
sièrement circulaires constitués glace. Ce lac a une forme lenticu- et 60 000 kilomètres cubes d’eau
de blocs de glace. Britney laire de plusieurs dizaines de kilo- liquide, un volume équivalent à
Schmidt, de l’Institut de géo- mètres de diamètre pour quelques celui des grands lacs d’Amérique
physique du Texas, et ses col- kilomètres d’épaisseur. du Nord. Un tel volume pourrait
lègues proposent un scénario L’eau liquide occupant moins mettre jusqu’à un million d’années
expliquant leur formation. de volume que la glace, la forma- pour regeler complètement.
Les astrophysiciens améri- tion du lac provoque l’affaisse- Reste que seul un sondage
cains se sont inspirés de phéno- ment de la glace située au-dessus radar par une future mission d’ex-
mènes connus sur Terre pour et des fissures se forment. En ploration permettra de confirmer
expliquer les chaos d’Europe. Ils s’infiltrant dans ces fissures, l’eau l’existence de ces lacs sous glace.
ont étudié le comportement de la fragilise la glace et entraîne la dis- . Sean Bailly.
glace recouvrant un volcan actif location de blocs. Ces derniers s’ef- Nature, vol. 479, pp. 502-505, 2011

6] Actualités © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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A c t u a l i t é s

Entomologie

L’anti-aphrodisiaque des punaises En bref


L’EMPATHIE DES RATS

L a corne de rhinocéros ainsi que de nombreuses plantes auraient


des vertus aphrodisiaques. À l’inverse, certains produits sont des
anaphrodisiaques, des tue-l’amour en quelque sorte, tel le bro-
mure. Ce type de produits n’est pas réservé aux seuls humains! Colin
Brent et John Byers, du Département américain de l’agriculture, ont mis
Une expérience sur les rats réa-
lisée à l’Université de Chicago
montre que les primates ne sont
pas les seuls animaux doués
d’empathie. Confrontés à des
en évidence l’usage d’un anaphrodisiaque chez les punaises Lygus hes- congénères mis en cages, les
perus. Quand, lors d’un accouplement, un mâle transfère un tel produit rats reconnaissent la détresse
à une femelle, elle devient beaucoup moins attractive pour d’autres mâles. des prisonniers. Sans avoir eu
Le premier favorise donc sa descendance. De fait, un nouveau mâle qui de contact préalable et sans cher-
C. S. Brent

s’approche d’une femelle ayant déjà eu un partenaire la palpe avec ses cher de récompense, ils appren-
antennes, puis s’enfuit au lieu d’entamer le rituel de cour. Le répulsif est nent rapidement à les libérer,
Chez les punaises Lygus hesperus, administré avec le spermatophore, la poche qui contient les spermato- allant jusqu’à partager leur nour-
le mâle (en bas) décourage zoïdes. Une analyse chimique a révélé que le composé est l’acétate de riture. Et les femelles semblent
les partenaires ultérieurs myristyle. Selon les deux entomologistes, ce mécanisme de castration plus empathiques : elles libèrent
de la femelle (en haut) grâce chimique serait présent chez au moins deux autres espèces de punaises. plus souvent les autres rats.
à un composé anaphrodisiaque . Loïc Mangin.
transmis avec ses spermatozoïdes. C. S. Brent et J. A. Byers, Animal Behaviour, vol. 82(5), pp. 937-943, 2011 LE SURSAUT DE NOËL

Les sursauts gamma, bouffées


cosmiques de rayons gamma,
durent au plus quelques minutes.
Archéologie Or le sursaut GRB 101225A, repéré

Fosse septique... mais vrai trésor le jour de Noël 2010, a duré près
d’une demi-heure ! Deux équipes
viennent de proposer des

U ne fosse septique est-elle un modèles mettant en jeu une étoile


trésor ? C’est ce que pense Ce tunnel était à neutrons, un objet compact ves-
l’équipe d’Andrew Wallace- une fosse septique tige d’une supernova. Le premier
Hadrill, du projet anglais pour la d’une insula où vivaient modèle fait intervenir la fusion de
préservation de Herculanum, qui quelque 150 personnes. l’étoile à neutrons avec le cœur
Ci-dessous, des d’une étoile géante. Le second
vient de passer plusieurs années
témoignages de leur suppose l’impact d’une comète.
à étudier le contenu d’une fosse
régime alimentaire et une
septique romaine en excellent état Faute de connaître la distance
bague trouvés dans
de conservation… du sursaut gamma, les deux scé-
le contenu de la fosse.
Les archéologues sont tom- narios sont plausibles…
M. Robinson, Univ. d’Oxford

bés sur cette fosse sous l’une des


Domenico Camardo/HCP

rues de Herculanum, ville romaine UNE PUCE EN MOLYBDÈNE


détruite par l’éruption du Vésuve
Sosandra/HCP

Andras Kis et ses collègues, à


en 79 de notre ère. Là, un tunnel
l’École polytechnique fédérale
long de 86 mètres et haut de
de Lausanne, en Suisse, ont réa-
3,6 mètres était rempli d’un sédi-
lisé le premier circuit intégré
ment inodore ressemblant à du
fondé sur une monocouche de
compost. L’étude a montré qu’il qui y ont été retrouvées. Les qui se traduit par la présence de
disulfure de molybdène (MoS2).
s’agissait du produit des latrines quelque 150 habitants de l’insula pépins de figues ou de raisin, de
On s’est rendu compte récem-
d’un immeuble romain à appar- y rejetaient non seulement ce qui noyaux de cerises ou d’olives, de
ment que ce matériau a des pro-
tements, une insula. Pour le passait par leurs chaises percées, restes de poissons et d’oursins,
priétés semi-conductrices qui
moment, seulement 70 des 750 sacs mais aussi restes de nourriture, d’œufs, de noix – en somme, le
lui permettent de rivaliser avec
recueillis ont été tamisés, et les verres, cratères, poteries et autres régime méditerranéen reconnu
le silicium. Avec un avantage...
résultats analysés. poêles usagées, aiguilles d’os, etc. pour ses bienfaits. Avec le temps,
de taille : contrairement à ce
Il apparaît ainsi qu’à l’époque Les archéologues ont été sur- il est certain que cette incompa-
matériau classique de l’électro-
romaine, comme aujourd’hui, pris par la diversité du régime rable banque de données sur les
nique, le disulfure de molybdène
nombre d’objets finissaient par alimentaire des habitants de l’in- habitudes alimentaires romaines
est opérationnel en couches
inadvertance dans les toilettes. sula. Outre le pain et les viandes de sera exploitée. « On peut y passer
ultraminces, épaisses de seu-
En témoignent les 60 pièces de mouton et de porc habituels, il était sa vie !», avertit cependant A. Wal-
lement trois atomes.
monnaies, les perles ou encore la riche en fibres végétales, fruits, lace-Hadrill…
bague en or sertie d’une émeraude légumes et produits de la mer, ce . François Savatier.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

Biologie animale Astrophysique

Cache-cache de poulpe La naissance de Cygnus X-1


E ntre 600 et 1 000 mètres de profondeur, en pleine eau, com-
ment se dissimuler sans cachette ni décor dans lequel se
fondre ? Deux céphalopodes ont trouvé la solution: ils alternent
entre la transparence et une pigmentation brune, ont découvert deux
biologistes de l’Université Duke, aux États-Unis.
C ygnus X-1 est devenu célèbre
en 1988 avec la parution du
livre Une brève histoire du
temps. Le physicien Stephen Haw-
king y racontait comment il avait
Elle consiste à mesurer le chan-
gement apparent de position d’un
objet observé depuis la Terre à
deux instants de son orbite autour
du Soleil. La comparaison des
Dans la partie supérieure de la zone, où la lumière parvient encore, parié avec un collègue en 1974 deux positions permet de déduire
la transparence est un bon stratagème : les proies sont quasi invisibles que le système binaire Cygnus X-1 la distance entre l’observateur et
aux yeux des prédateurs qui chassent en repérant l’ombre d’une ne contenait pas de trou noir. Mais l’objet. Les astrophysiciens ont
victime. À plus grande profondeur, des prédateurs chassent en émet- en 1990, les nombreuses observa- ainsi obtenu une distance de 6 070
tant une lumière dont ils détectent la réflexion par une proie poten- tions conduisirent S. Hawking à années-lumière.
tielle. Dans ce cas, une parade consiste à absorber la lumière : les admettre que Cygnus X-1 en conte- Ils ont ensuite utilisé les obser-
pigments bruns ou noirs sont alors privilégiés. nait très probablement un. vations de deux télescopes spatiaux
Transparents ou bruns, le poulpe Japetella heathi et le calmar Que sait-on sur ce trou noir ? à rayons X, Chandra et Rossi, pour
Onychoteuthis banksii associent les deux méthodes : le changement Il émet intensément dans le déduire les caractéristiques du trou
est autorisé par l’expansion et la contraction de cellules pigmentées domaine des rayons X et se nour- noir. Sa masse est égale à 15 fois celle
nommées chromatophores. Ainsi, ces deux espèces pallient les incon- rit de la matière de son étoile du Soleil et il tourne sur lui-même
vénients des deux méthodes pour une meilleure protection ! compagnon. Pour mesurer ses à une vitesse d’environ 800 tours
. L. M.. caractéristiques, il faut connaître par seconde. Très élevée pour un
S. Zylinski et S. Johnsen, Current Biology, vol. 21, pp. 1937-1941, 2011 la distance précise qui nous sépare trou noir de cette masse, cette vitesse
du système binaire. En utilisant le a sans doute été acquise lors de sa
réseau de télescopes VLBA, Mark formation.
Reid et son équipe du Centre d’as- Les astrophysiciens ont égale-
S. Zylinski et S. Johnsen

trophysique Harvard-Smithso- ment mesuré la vitesse du trou noir


nian, aux États-Unis, ont mesuré dans le référentiel galactique. Elle
cette distance. Ils ont également est faible : 21 kilomètres par
estimé la masse du trou noir, sa seconde. Il est donc probable que
10 mm vitesse de rotation ainsi que sa le trou noir provient de l’effon-
vitesse de déplacement dans notre drement gravitationnel d’une étoile
Le poulpe Japetella heathi dans sa version transparente (à gauche) Galaxie. Ces informations per- sans explosion sous forme de
et pigmentée (à droite). mettent d’entrevoir les origines du supernova. Une explosion aurait
trou noir de Cygnus X-1. en effet expulsé le trou noir avec
Pour déterminer la distance une vitesse bien supérieure.
de Cygnus X-1, M. Reid et ses . S. B..
Écologie collègues ont utilisé la technique The Astrophysical Journal, vol. 742(2),

Des loups suivis par GPS de la parallaxe trigonométrique. articles 83, 84 et 85, 2011

I l existe aujourd’hui 19 meutes de loups en France et 12 en Alle-


magne. Depuis 2009, l’Agence fédérale allemande pour la conser-
vation de la nature suit par satellite six jeunes loups de la frontière
germano-polonaise. Elle a fait d’intéressantes découvertes.
Il est ainsi apparu que le comportement des jeunes loups varie
énormément: tandis qu’une jeune femelle n’a quitté sa famille qu’au
bout de deux ans, un mâle de 12 mois a parcouru 1500 kilomètres pour
aller à la rencontre d’une louve biélorusse… Les chercheurs ont été
encore plus étonnés de voir les jeunes loups se risquer facilement sur
des terrains découverts, telles les landes, et de constater qu’ils ne répu-
gnent pas à séjourner longtemps près d’une route bruyante, une jeune
louve allant jusqu’à creuser sa tanière à 500 mètres d’une grande artère.
« Les loups sont capables de se multiplier très vite dans les milieux
structurés par l’homme », souligne Beate Jessel, directrice de l’Agence
fédérale pour la conservation de la nature. Pas de doute : en Alle-
NASA/CXC/M.Weiss

magne aussi, il faut se préparer à gérer la cohabitation entre Canis


lupus et Homo sapiens...
. F. S.. Une représentation d'artiste du système binaire Cygnus X-1.
http://www.bfn.de/0401_pressearchiv.html

8] Actualités © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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A c t u a l i t é s

Physico-chimie

Du plastique dur refaçonnable à volonté En bref


GUÊPES RECONNAISSANTES

J usqu’ici, il n’existait pas de


matériaux organiques résis-
tants qui, une fois durcis,
peuvent être refaçonnés pour
prendre n’importe
vitrimères, peuvent être ainsi
utilisés pour réaliser des
objets de forme com-
pliquée sans recou-
rir à un moule,
Michael Sheehan et Elisabeth Tib-
betts, de l’Université du Michi-
gan, ont montré que la guêpe
Polistes fuscatus est capable
de mémoriser la face de ses sem-
quelle forme vou- simplement en les blables et les identifier. Ces qua-
lue, à l’instar du chauffant à des températures lités sont essentielles pour cette
verre. Mais l’équipe parisienne de l’ordre de 70°C-100 °C et en leur espèce sociale chez qui plusieurs
de Ludwik Leibler (CNRS et ESPCI appliquant les déformations néces- reines établissent des nids en
ParisTech) vient de mettre au résil
lon saires. Et cela autant de fois qu’on commun tout en cherchant à
ril F
point de tels matériaux, et les SPCI/Cy le souhaite ; autrement dit, ces imposer une hiérarchie stricte
S/E
industriels ne devraient pas CNR matériaux sont recyclables. entre les communautés. La
tarder à en profiter. Légers, résistants à tempéra- reconnaissance d’un individu
Les plastiques rigides existants Trois formes différentes d’un même ture ambiante, facilement mal- permet de savoir rapidement si
sont essentiellement de deux types. ruban de vitrimère, la nouvelle léables, réparables et recyclables, celui-ci a déjà été vaincu et dimi-
Les matériaux thermodurcissables, classe de matériaux polymères, peu coûteux à produire, les vitri- nue ainsi le nombre de ren-
tels que la bakélite, sont obtenus obtenues l’une à partir de l’autre mères cumulent des avantages qui contres agressives.
par polymérisation d’un liquide en chauffant le matériau avec les rendront utiles dans de nom-
dans un moule. La réaction de de l’air chaud et en lui appliquant breux secteurs industriels : aéro- LUEUR GALACTIQUE
polymérisation crée un réseau où les déformations appropriées. nautique, automobile, électronique,
de nombreuses liaisons chimiques construction, etc. L’émission de l’hydrogène ionisé
covalentes (des liaisons robustes) Pour obtenir de tels matériaux, Sur le plan fondamental, pré- de notre propre Galaxie, indi-
relient les chaînes de molécules, ce l’équipe de L. Leibler a utilisé cisent L. Leibler et ses collègues, cateur de la formation stellaire,
qui produit des solides résistant une réaction bien connue nommée l’étude expérimentale et théorique était jusqu’ici impossible à obser-
à la chaleur et aux solvants. Mais, transestérification (voir le schéma). de ces réseaux de polymères à liai- ver, car noyée dans une lueur
une fois la polymérisation effec- Elle l’a mise en œuvre sur des sons échangeables aiderait à diffuse de même longueur
tuée, il est impossible de refaçon- réseaux de polymères synthéti- mieux comprendre la physique d’onde interne au Système
ner ces résines par chauffage ou sés par des méthodes classiques, des verres. La transition entre l’état solaire. Rosine Lallement, de
par l’utilisation de solvants. la cinétique de la réaction de tran- solide et l’état fluide des réseaux l’Observatoire de Paris, et ses
Les thermoplastiques, eux, sestérification étant contrôlée à de polymères a en effet de nom- collègues viennent pourtant
sont des matériaux polymères dont l’aide de catalyseurs à base de zinc. breux points communs avec la d’obtenir la première cartogra-
la structure moléculaire ne met pas Les physico-chimistes parisiens transition vitreuse – avec l’avan- phie de l’émission galactique en
en jeu de liaisons covalentes croi- obtiennent ainsi des matériaux qui tage que, pour les réseaux poly- analysant les données des deux
sées. De ce fait, l’assemblage molé- sont durs à température ambiante mères, la dynamique de cette sondes Voyager. Celles-ci ont
culaire est seulement enchevêtré et qui se ramollissent progressi- transition peut être contrôlée à en effet atteint la frontière du
et donc beaucoup plus lâche. Ils vement dans une certaine gamme l’aide d’un catalyseur. Système solaire, où la lueur para-
peuvent être refondus et refaçon- de températures, jusqu’à devenir . Maurice Mashaal. site devient négligeable.
nés à volonté, mais n’offrent pas fluides. Ces nouveaux matériaux, D. Montarnal et al., Science,
une très bonne résistance méca- que leurs inventeurs nomment vol. 334, pp. 965-968, 2011 TEMPS ET BOSSE DES MATHS
nique, thermique et chimique.
Vous évaluez correctement les
Les nouveaux matériaux éla- a
durées ? Alors il y a de bonnes
borés par L. Leibler et ses collègues
chances que vous soyez égale-
combinent les atouts des résines
ment bon en mathématiques.
thermodurcissables et des ther-
Telle est, en substance, la conclu-
moplastiques, sans leurs inconvé-
sion à laquelle sont parvenus
nients. L’idée est de concevoir
Peter Kramer et deux collègues,
des matériaux où, à haute tempé-
à l’Université de Padoue en Ita-
rature, les liaisons covalentes croi- b
lie. Des tests réalisés sur 202 étu-
sées qui sont proches peuvent
diants ont montré que les sujets
s’échanger et ainsi modifier la
©Science/AAAS

qui estimaient le mieux les


topologie du réseau moléculaire
durées de sons brefs étaient
(voir le schéma). Cette possibilité de
aussi, en moyenne, ceux qui
réarrangement se traduit d’un Schémas d’un réarrangement topologique dans un réseau de polymères, dû
répondaient le mieux à des ques-
point de vue macroscopique par à une réaction d’échange (transestérification) entre deux liaisons covalentes
tions d’arithmétique.
la malléabilité du matériau, obte- voisines (a), et d’une réaction d’échange par transestérification dans un
nue par chauffage. réseau hydroxy-ester (b).

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Actualités [9


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A c t u a l i t é s

Biologie animale Médecine

Toile d’araignée empoisonnée Le paludisme ciblé plus tôt


L es araignées tissent des toiles pour capturer leurs proies.
Mais toutes les espèces ne sont pas les bienvenues ! De fait,
certaines araignées sont victimes de fourmis. Shichang Zhang,
de l’Université de Singapour, a mis en évidence le stratagème de
l’araignée Nephila antipodiana pour éviter cette menace : la toile
U n obstacle à l’éradication du
paludisme réside dans la
capacité de certaines espèces
du parasite, tel Plasmodium vivax,
à entrer en dormance dans le foie
infectante. À ce jour, un seul médi-
cament, la primaquine, élimine
dans le foie les parasites au stade
dormant. Toutefois, le parasite déve-
loppe des résistances contre ce
empoisonnée ! des individus infectés. En passant médicament, et son utilisation se
Les entomologistes ont d’abord été étonnés de voir les fourmis au crible près de 6 000 molécules révèle dangereuse chez certains
passer au large des toiles de l’arachnide, alors que la tisseuse est connues pour agir au stade «san- individus. Déjà commercialisées et
un mets de choix, copieux de par sa taille. L’explication de cette guin » de la maladie, une équipe administrables oralement, les imi-
répulsion réside dans le dépôt d’un produit sur les fils de soie, la internationale a isolé une famille de dazolepipérazines pourraient offrir
2-pyrrolidone. Toutefois, cette molécule n’est fabriquée que par les composés, les imidazolepipéra- une alternative avantageuse.
araignées adultes et les jeunes déjà grands. Les petits n’en produisent zines, qui bloquent le développe- Pour effectuer leur test, les bio-
pas, car leurs fils sont trop fins pour le poids d’une fourmi. Il s’agit ment dans le foie d’un parasite logistes, sous la direction d’Eliza-
bien d’une arme de dissuasion sélectionnée par l’évolution à cet effet, des rongeurs, Plasmodium yoelii. beth Winzeler, de l’Institut de
plutôt qu’un produit secondaire du processus d’élaboration de la soie. Pour se développer, le para- recherche Scripps et de l’Institut de
Selon S. Zhang, le produit agirait en produisant chez les fourmis site injecté par un moustique génomique de la fondation Novar-
une sensation désagréable au contact de leurs antennes. infecté migre via la circulation san- tis pour la recherche, en Californie,
. L. M.. guine jusqu’au foie de l’hôte. Il ont infecté avec le parasite murin
S. Zhang et al., Proc. R. Soc. B, en ligne, 23 novembre 2011 se multiplie dans une cellule hépa- Plasmodium yoelii une lignée stable
tique (du foie) jusqu’à éclatement de cellules hépatiques où l’entrée
de celle-ci, puis est libéré dans le du parasite est facilitée. Puis ils ont
sang, où il continue à se multiplier. évalué le nombre de cellules infec-
La recherche de molécules actives tées en présence de chacune des
se concentre surtout sur ce stade 5 697 molécules testées.
sanguin, où apparaissent les symp- Non seulement les imidazo-
tômes de la maladie. Pourtant, lepipérazines empêchent le déve-
intervenir à l’étape précoce, dans loppement du parasite in vitro dans
le foie, permettrait de prévenir les cellules, mais, in vivo chez la
l’apparition des symptômes et la souris, elles préviennent l’appari-
© Compmac

Une araignée Nephila antipodiana sur sa toile vénéneuse. transmission du parasite. tion de la phase sanguine.
Cibler cette étape est particu- Si elles se révèlent efficaces
lièrement important dans le cas de aussi sur Plasmodium vivax, ces
Plasmodium vivax. Répandue sous molécules pourraient être pres-
Environnement les tropiques, cette espèce cause crites dès l’apparition des symp-
Enzymes mutées contre PCB de fortes fièvres, une anémie sévère
et des difficultés respiratoires. Sur-
tômes pour bloquer à la fois les
phases sanguine et hépatique, et
tout, sa capacité de dormance dans éviter ainsi symptômes et récidives.

L es PCB, ou polychlorobiphényles, sont des composés organiques


de synthèse dangereux pour la santé, dont la production est
interdite en France depuis 1987. Comment détruire ces molé-
cules très résistantes, stockées dans des réserves, voire présentes dans
l’environnement ? Les rares méthodes disponibles aujourd’hui sont
le foie entraîne de nombreuses
rechutes longtemps après la piqûre
. Marie-Neige Cordonnier.
S. Meister et al., Sciencexpress, 17 novembre 2011

peu efficaces, mais Michel Sylvestre, de l’Institut québecois Armand-


Frappier à Laval, et ses collègues proposent une nouvelle approche :
la modification génétique de bactéries qui produisent naturelle-
ment des enzymes capables de dégrader certains PCB.
M. Sylvestre et ses collègues ont modifié, en agissant généti-
quement sur les bactéries, certains acides aminés de la chaîne pro-
téique des enzymes afin d’assouplir cette dernière. Dans ces
conditions, le site actif des enzymes peut recevoir des substrats
plus volumineux et donc un plus grand nombre de types de PCB ; L’entrée du parasite Plasmodium yoelii (en rouge)
UMR 945 UPMC/INSERM

l’efficacité de la dégradation de ces molécules en ressort augmen- dans ces cellules hépatiques de souris a été facilitée
tée. Reste à montrer que ces bactéries génétiquement modifiées seront par l’expression de la tétraspanine CD81
utilisables pour traiter des sols contaminés. à leur surface (en vert). Cette protéine, présente
dans presque tous les types cellulaires humains,
. S. B..
est indispensable à l’infection du foie par Plasmodium.
M. Mohammadi et al., The Journal of Biological Chemistry, vol. 286, pp. 27612-27621, 2011

10] Actualités © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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Neurobiologie

Le cerveau stressé
En bref
UN NOYAU PEU OXYGÉNÉ

Le noyau terrestre est composé

L e stress est une réaction physiologique natu-


relle qui permet à l’organisme de réagir vite
face à une situation dangereuse : la tension
artérielle et la fréquence cardiaque augmentent et
la respiration s’amplifie pour mieux alimenter le cer-
en majorité de fer (Fe) et de
quelques éléments légers tels
le soufre (S), le silicium (Si),
et l’oxygène (O) en faibles pro-
veau et les muscles en oxygène et en nutriments. portions. En comparant des
Le corps se prépare ainsi à la fuite ou au combat. Le mesures de laboratoire sur des

© Science/AAAS
cerveau aussi voit son état modifié, selon Emo Her- matériaux modèles avec des
mans, de l’Université de Nimègue aux Pays-Bas, et données sismologiques, des
ses collègues, qui ont déterminé pour la première géophysiciens chinois ont
fois le réseau neuronal alors actif. conclu que la composition la
En cas de stress, l’hypothalamus, au centre du plus proche de celle du noyau
Un réseau de plusieurs aires cérébrales s’active quand
cerveau, envoie un signal à la médullosurrénale, la liquide est Fe 90 O 0,5 S 9,5 . Le
une personne est soumise à un stress intense.
partie centrale de la glande surrénale (au-dessus des noyau liquide serait ainsi
reins). Cette glande libère une hormone du stress, lents, en étudiant leur activité cérébrale grâce à l’ima- presque dépourvu d’oxygène,
l’adrénaline, qui prépare l’organisme à une réaction gerie par résonance magnétique fonctionnelle. Ainsi, ce qui suggère que la Terre se
rapide via notamment une accélération du rythme quand les participants sont exposés à des scènes vio- serait formée en conditions
cardiaque et de la respiration. Puis l’hypothala- lentes, l’activité de certaines régions cérébrales impli- réductrices.
mus et l’hypophyse (une glande cérébrale située quées dans l’attention, l’éveil et le système
en dessous de l’hypothalamus) libèrent d’autres hor- neuro-endocrinien, de même que celle des connexions TROUS NOIRS HYPERMASSIFS
mones, ce qui aboutit à la sécrétion de cortisol par entre ces régions, augmentent, et ce d’autant plus Au moins 9,7 milliards de
la corticosurrénale (la région périphérique de la sur- que le stress est intense. Ce vaste réseau comprend masses solaires : c’est la masse
rénale). Cette hormone stimule à nouveau l’action des aires corticales et sous-corticales (l’amygdale, des deux plus gros trous noirs
de l’adrénaline et celle de la noradrénaline (un le thalamus, l’hypothalamus et le mésencéphale). jamais découverts. Ils résident
analogue de l’adrénaline dans le cerveau et un Les chercheurs ont ensuite montré que c’est la dans deux galaxies voisines,
neuromodulateur). noradrénaline qui active certaines aires de ce réseau NGC 3842 et NGC 4889, situées
Ces substances changeraient les propriétés de tout en en inhibant d’autres. Elle serait en grande à quelque 330 millions d’an-
certains réseaux neuronaux. Pour le confirmer, E. Her- partie responsable du « mode cérébral de survie ». nées-lumière de nous. À côté
mans et ses collègues ont montré à 80 volontaires . Bénédicte Salthun-Lassalle. de ces monstres, le trou noir
des extraits de films soit très violents, soit non vio- E. Hermans et al., Science, vol. 334, pp. 1151-1153, 25 novembre 2011 central de notre galaxie fait
office de microbe, puisqu’il n’at-
teint que 3,7 millions de masses
solaires. Le précédent record
Environnement était le trou noir central de la
galaxie M87, avec 6,3 milliards
Fuites de carbone dans les tourbières de masses solaires.

L es tourbières acides sont des


milieux humides où de la
matière organique d’origine
végétale s’est accumulée sans se
décomposer. Ce sont donc des
mousses, prolifèrent. Or les sphai-
gnes acidifient le milieu, ce qui
entrave leur propre décomposition
ainsi que celle de la matière orga-
nique qui s’y accumule. L’accu-
liques. Dès lors, les hydrolases,
dont l’action n’est plus inhibée,
peuvent décomposer la matière
organique. L’activité d’autres
enzymes bactériennes produit du
réservoirs naturels de carbone. mulation de matière organique dioxyde de carbone qui s’échappe
Nathalie Fenner et Chris Freeman, conduit à la formation des tour- de la tourbière. À la fin de la séche-
du Laboratoire Wolfson d’étude bières. Outre l’acidité du milieu, resse, le retour aux conditions ini-
© Shutterstock/Evgeny Kovalev spb

de la capture du carbone par les des composés phénoliques présents tiales n’est pas immédiat et l’on
tourbières, au pays de Galles, dans la matière organique inhibent constate même que l’émission
ont montré que la sécheresse sa décomposition par des enzymes de dioxyde de carbone est ren-
amorce dans les tourbières une bactériennes dites hydrolases. forcée. L’augmentation de la fré-
chaîne de réactions aboutissant Cependant, en période de quence des sécheresses risque
à la décomposition de la matière sécheresse, le dioxygène de l’air donc de modifier le rôle joué jus-
organique et à la libération de pénètre dans la tourbe et autorise qu’à présent par les tourbières
dioxyde de carbone piégé. le développement de certaines dans le cycle du carbone. Le rôle de réservoir de carbone
Dans certains milieux humi- bactéries dont des enzymes . S. B.. des tourbières pourrait être
des, les sphaignes, des sortes de détruisent les composés phéno- Nature Geoscience, vol. 4, pp. 895-900, 2011 perturbé par la sécheresse.

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A c t u a l i t é s

Physique Géophysique

Le gel de l’eau superfroide Une très vieille tectonique


L ’eau peut rester liquide jusqu’à… –48°C. C’est ce qu’indique
la modélisation du gel de l’eau superfroide effectuée par
Emily Moore et Valeria Molinero, du Département de chimie
de l’Université de l’Utah, aux États-Unis. On savait que l’eau, si elle
est très pure, peut rester liquide jusqu’à –41°C, mais, en dessous, la
O n pensait que l’avènement
de la tectonique des plaques,
sous la forme qu’on lui
connaît, datait d’environ 900 mil-
lions d’années. Mais Jérôme Ganne
dans des zones actuelles de sub-
duction, J. Ganne et ses collègues
en déduisent que les processus
modernes de la tectonique des
plaques existaient déjà il y a deux
cristallisation est trop rapide pour être observée. La modélisation per- et ses collègues, de l’Institut de milliards d’années. Selon eux, il
met enfin d’accéder à ce no man’s land qui intéresse tant les chimistes recherche pour le développement devrait exister ailleurs dans le
que les climatologues. Les deux chimistes ont assimilé chaque molé- ( IRD ) et du Laboratoire Géos- monde beaucoup d’autres roches
cule d’eau (un atome d’oxygène et deux atomes d’hydrogène) à une cience-Environnement Toulouse anciennes ayant subi ce type de
particule soumise à des interactions anisotropes de faible portée (GET), ont découvert en Afrique métamorphisme.
imitant les liaisons hydrogène qui lient les molécules d’eau en phase de l’Ouest des roches métamor- . Cécile Fourrage.
liquide. Lorsqu’on baisse la température dans ce modèle, les parti- phiques formées il y a plus de deux J. Ganne et al., Nature Geoscience,
cules forment quatre à quatre des tétraèdres. Cette phase constitue milliards d’années à grande pro- en ligne, 20 novembre 2011
un état intermédiaire entre liquide et glace, dont la vitesse maximale fondeur, dans des zones de sub-
de cristallisation est obtenue à – 48°C. Les tétraèdres s’assemblent duction (là où une plaque glisse
alors pour former une structure vitreuse: la glace. sous une autre) très similaires à
. M.-N. C.. celles observées aujourd’hui. Cette
E. Moore et V. Molinero, Nature, vol. 479, pp. 506-508, 2011 découverte fait reculer de plus
d’un milliard d’années les débuts
de la tectonique des plaques
moderne.
Éthologie Du Sénégal oriental jusqu’au
Le couple invisible Niger occidental s’étendent des bas-
sins de roches volcaniques et sédi-
mentaires d’aspect vert, âgées

L es éthologistes doivent notamment identifier des couples dans


un groupe pour étudier l’organisation sociale d’une espèce. Chez
les singes, pas de problème, mais comment distinguer des couples
dans un banc de quelque 2500 poissons indiscernables? Tetsumi Taka-
hashi, de l’Université de Kyoto, au Japon, et ses collègues ont résolu
d’environ 2 à 2,2 milliards d’années.
Ce sont des roches métamorphiques
(c’est-à-dire transformées sous l’ac-
tion de fortes pressions ou tempé-
ratures), riches en chlorites et
le problème. Les cyclidés Xenotilapia rotundiventralis vivent dans le phengites, qui leur donnent une
lac Tanganyika, en Zambie. On y observe des adultes incubant des couleur verte. À l’aide de nouvelles
alevins dans leur bouche et des études avaient montré que les femelles modélisations informatiques por-
transmettent une partie de leur progéniture à un mâle quand les jeunes tant sur le comportement des miné-

Lenka Baratoux
grandissent. Cependant, le mâle en question est-il le père des poissons raux en fonction de la pression et
qu’il transporte ou le premier venu ? Des analyses génétiques ont mon- de la température, les géologues ont
tré que les poissons protégés par un mâle sont «très probablement» établi que ces roches se sont formées
ses enfants. Ainsi, la transmission se fait bien au sein d’un couple qui à basse température (inférieure Un bassin de roches vertes
dure, bien que celui-ci reste indétectable à nos yeux! à 450 °C) et haute pression (supé- métamorphiques dans la région
. L. M.. rieure à 109 pascals). Ces conditions d’Essakane, au Nord-Est
T. Takahashi, Biol. Lett., en ligne, 23 novembre 2011 étant similaires à celles identifiées du Burkina Faso.

DERNIÈRE minute ...


LES PLUS VIEUX MATELAS DU MONDE de 77 000 ans. Ils sont constitués de couches sur un passereau, le bruant chanteur, l’ont mon-
À un jeune lecteur demandant qui avait inventé végétales, notamment de Cryptocarya dont les tré : la simple perception du risque (via des cris
le lit, un magazine de bandes dessinées a répondu: feuilles écrasées sont insectifuges. enregistrés) diminue le nombre annuel de
« Probablement quelqu’un qui en avait assez naissances de 40 pour cent !
des histoires à dormir debout.» L’origine de LES EFFETS BIEN TANGIBLES DE LA PEUR
cette belle invention s’éclaircit pourtant. Lyn Wad- Les prédateurs ne font pas que tuer directement
ley, de l’Université du Witwatersrand, en Afrique leurs proies. La peur qu’ils inspirent a aussi un Retrouvez plus d’actualités
du Sud, et ses collègues ont découvert à Sibudi,
un abri rocheux sud-africain, des matelas vieux
impact important sur les populations. Des expé-
riences de l’équipe canadienne de Liana Zanette fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 APRÈS ADAM, VOICI EUREQA  VOIR DES GALAXIES PRIMITIVES

A dam est un prototype de robot scien-


tifique développé par Ross King et
ses collègues de l’Université de
d’Aberystwyth au pays de Galles. Véri-
table laboratoire scientifique, Adam émet
Les sursauts gamma sont les phénomènes les plus violents de l’Univers: ces bouf-
fées de rayons gamma libèrent en quelques secondes autant d’énergie qu’une étoile
comme le Soleil en dix milliards d’années. Les sursauts les plus longs correspon-
dent à la mort d’une étoile massive; ils s’accompagnent d’une émission rémanente
de lumière visible et infrarouge et renseignent «en différé» sur la composition des
des hypothèses, réalise des expériences et galaxies qu’ils ont traversées (voir Les sursauts gamma, Pour la Science, avril 2002,
évalue les résultats pour en tirer des conclu- www.pourlascience.fr/u.php?s=plsoer294). Une équipe internationale d’astronomes
sions – sans l’intervention de l’homme (voir vient d’étudier un sursaut gamma grâce au télescope VLT de l’Observatoire euro-
Les robots font de la science, Pour la Science, péen austral (Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, 2 novembre 2011). La
octobre 2011, www.pourlascience.fr/ lumière intense émise lors de cet événement a traversé deux galaxies (qui apparais-
u.php?s=plsoer408). John Wikswo, de l’Ins- sent telles qu’elles étaient il y a 12 milliards d’années), celle où s’est produit le sur-
titut Vanderbilt à Nashville aux États-Unis, saut gamma et une autre située à proximité. En étudiant les raies d’absorption présentes
et ses collègues espèrent utiliser un autre dans son spectre, les astronomes ont montré que ces galaxies, pourtant très jeunes,
logiciel, Eureqa, pour fabriquer un robot sont riches en éléments lourds. Or dans une galaxie, la quantité d’éléments lourds
capable d’analyser des expériences biolo- augmente à mesure que les générations d’étoiles se succèdent. Une explication pos-
giques et d’en déduire les équations qui sible à cette observation est que les galaxies forment une grande quantité d’étoiles
décrivent l’évolution du système (Physical rapidement, ce qui suggère qu’elles sont en train de fusionner (quand les nuages de
Biology, octobre 2011). En 2009, Eureqa avait gaz entrent en collision, la formation des étoiles est accélérée). Les sursauts gamma
retrouvé les équations du mouvement d’un permettent donc d’observer la formation rapide d’étoiles et la fusion des galaxies.
pendule double en quelques heures en ana-
Vue d’artiste de deux galaxies
lysant ses positions successives. Les scien- sur le point de fusionner.
tifiques américains ont appliqué ce logiciel L’explosion brillante sur
à un système biologique complexe, la gly- la gauche est le sursaut
colyse, un ensemble de réactions chimiques gamma; la lumière qu’il émet
traverse les deux galaxies
qui permet à une cellule de produire de avant d’atteindre la Terre (non
l’énergie. Ils lui ont fourni des données d’ex-
© ESO/L. Calçada

visible sur la droite). L’analyse


périences, par exemple l’évolution des de cette lumière a montré que
ces deux galaxies sont riches
concentrations des différentes molécules en éléments chimiques lourds.
chimiques, et Eureqa a retrouvé rapidement
toutes les équations décrivant le système.
En intégrant Eureqa à un laboratoire auto- tions des hormones dans l’organisme et aussi fait remplir aux parents des ques-
matisé, tel Adam, les scientifiques obtien- aurait des conséquences sur la reproduc- tionnaires sur le comportement de leur
dront un robot biologiste capable de tion et le développement cérébral (voir Le enfant. Ainsi, plus de 97 pour cent des échan-
déterminer certaines lois de la nature à par- bisphénol A : un danger pour la santé?, Pour la tillons d’urine contiennent du bisphénol A,
tir d’observations expérimentales. Science, octobre 2010, www.pourlas- ceux des mères ayant des concentrations
cience.fr/u.php?s=plsoer396). Toutefois, la moyennes de 2 microgrammes par litre,
plupart des résultats scientifiques concer- ceux des enfants de 4,1 (ces chiffres sont
naient l’animal de laboratoire. Des cher- inférieurs aux doses considérées comme
 DU BISPHÉNOL A IN UTERO cheurs en santé environnementale, de toxiques par la réglementation européenne).
l’Université Harvard aux États-Unis, ont Plus ces concentrations sont élevées pen-

L e bisphénol A représente deux pour


cent des produits chimiques en
termes de volume de production,
et il est présent dans la plupart des plas-
tiques en polycarbonates. Il est désormais
montré que des filles exposées in utero au
bisphénol A souffrent davantage de troubles
comportementaux – agressivité, anxiété,
hyperactivité et dépression – à l’âge de
trois ans (Pediatrics, 4 novembre 2011).
dant la grossesse, plus l’enfant a des risques
de souffrir de troubles comportementaux…
s’il s’agit d’une fille. Cette corrélation n’a
pas été observée pour les garçons, peut-être
parce que le bisphénol A est un analogue
interdit dans les biberons et le sera en 2013 Les scientifiques ont mesuré les concen- des estrogènes, des hormones sexuelles
dans tous les plastiques destinés aux enfants trations urinaires en bisphénol A de davantage présentes chez les filles. Reste à
de moins de trois ans. En effet, c’est un per- 244 mères à 16, 26 semaines de grossesse confirmer ce résultat avec un plus grand
turbateur endocrinien : plusieurs études et à la naissance, ainsi que celles des enfants nombre de mères et d’enfants.
scientifiques ont montré qu’il altère les fonc- à l’âge de un, deux et trois ans. Ils ont . Bénédicte Salthun-Lassalle.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 On en reparle [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Jeunes et cancer :
mieux adapter la prise en charge
Il est impératif de développer, pour les jeunes atteints de cancer, des modes de prise
en charge prenant en compte leurs besoins spécifiques.
Damien DUBOIS et Frédéric SCAËROU

C
haque année en France, envi- Le taux de guérison des adolescents et s’y prête pas. Cet aspect n’est pas la seule
ron 2 000 nouveaux cas de des jeunes adultes est élevé (plus de 80 pour difficulté : comment suivre une scolarité nor-
cancers sont diagnostiqués cent tous types de cancer confondus). Tou- male, affronter les discriminations, s’insérer
chez les jeunes âgés de 12 à tefois, dans certaines pathologies, les taux de professionnellement, trouver les soutiens
25 ans. Le cancer touche donc moins de survie observés sont inférieurs à ceux des financiers, préserver sa fertilité ?
deux jeunes sur 10 000, mais il représente, enfants. Des études récentes montrent en Plusieurs solutions seraient possibles
dans cette tranche d’âge, la troisième cause outre que l’amélioration de ces taux de sur- pour améliorer la prise en charge. D’un point
de mortalité après les accidents et les sui- vie est moins rapide chez ces jeunes patients de vue médical, il faut promouvoir la sur-
cides. Actuellement, le système de soins ne que pour les autres tranches d’âge. veillance épidémiologique des cancers des
propose pas de prise en charge spécifique Ce constat médical est accompagné d’un adolescents et jeunes adultes afin de mieux
des adolescents et des jeunes adultes : ils constat psychologique et social. Au-delà de identifier leurs caractéristiques propres (type
sont en général accueillis au sein de ser- l’épreuve physique associée aux soins lourds, de cancer, incidence, survie). L’amélioration
vices pédiatriques jusqu’à environ des délais de diagnostic, par une
16 ans, puis, au-delà de cet âge, CE QUI LEUR MANQUE LE PLUS, meilleure information des médecins
orientés vers les services pour sur les symptômes du cancer chez
adultes. Il s’ensuit des différences ce sont les échanges les jeunes, est un autre enjeu : toute
de prise en charge médicale selon avec des personnes vivant douleur unilatérale des jambes chez
le service (type de traitement ou ou ayant vécu la même situation. un adolescent, par exemple, devrait
dose utilisée) et un mal-être des conduire à une consultation spécia-
jeunes, qui ne reçoivent pas toujours un les répercussions de la maladie intervien- lisée. Enfin, une harmonisation des soins
accompagnement psychologique adapté à nent à un moment critique où le corps et l’es- offerts aux jeunes patients est néces-
leur âge. Si quelques essais sont en cours prit sont confrontés à des transformations saire. Elle ne sera possible que si les ser-
pour répondre à leurs besoins, il est temps majeures, et où l’on s’apprête à entrer dans vices adultes et pédiatriques en oncologie
de considérer la question dans son ensemble la vie professionnelle et dans la vie amou- collaborent étroitement.
et de prendre à grande échelle des mesures reuse. Or ces particularités ne sont pas encore D’un point de vue humain, un accompa-
volontaristes et coordonnées au plan tant suffisamment intégrées dans le système de gnement personnalisé pendant les traite-
médical que psychologique et social. santé français. Qu’ils aient été accueillis dans ments et après est nécessaire en termes de
Les tumeurs des adolescents et des un service pédiatrique ou dans un service soutien scolaire, d’aides psychologiques (pour
jeunes adultes sont diverses, constituées pour adultes, les jeunes patients ne se sen- les jeunes et leurs proches), de qualité de vie,
de cancers pédiatriques tardifs et de can- tent pas à leur place. Ce qui leur manque le de maintien du lien social, de contacts avec
cers adultes précoces. On observe une pré- plus, expliquent certains, ce sont les échanges leurs pairs, mais aussi pour les aider à
dominance de lymphomes, leucémies, avec des personnes vivant ou ayant vécu la construire leur identité, à envisager l’avenir,
tumeurs du système nerveux central, des même situation, et des circonstances qui ou simplement à effectuer leurs démarches
testicules ou des ovaires. On détecte aussi leur permettraient de dépasser la pudeur d’en administratives. La préparation de l’après-
des tumeurs de type adulte, voire des parler. Un environnement uniquement adulte cancer doit aussi être envisagée dès le début
tumeurs dites embryonnaires. inquiète, et l’environnement pédiatrique ne de la maladie pour anticiper les séquelles

14] Point de vue © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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Opinions

éventuelles, telle la perte de fertilité, et pro- Paris, s’engage sur cette même voie. À l’Ins- tions constituent un relais indispensable pour
poser au jeune patient, par exemple, de pré- titut Curie, à Paris, les patients sont hospi- aider les jeunes à reprendre une vie normale.
server un échantillon de ses spermato- talisés en oncologie adulte ou pédiatrique, La mesure 23.5 du plan Cancer 2009-2013
zoïdes/ovules avant le traitement. mais bénéficient d’une prise en charge spé- insiste sur l’importance de structurer «une
Quelques prises en charge spécifiques cifique par une équipe mobile. La Ligue offre de soins spécifiques pour les adoles-
ont déjà été mises en place dans certains contre le cancer, enfin, expérimente la mise cents atteints de cancer ». Un appel à pro-
services de cancérologie. Ainsi, à l’Institut en place de lieux dédiés aux adolescents et jets de l’Institut national du cancer est en cours
Gustave Roussy à Villejuif, depuis 2002, une jeunes adultes dans deux centres hospi- d’évaluation. Pour aider ces jeunes confron-
unité de dix lits propose une prise en charge talo-universitaires, à Nantes et à Strasbourg. tés à une maladie grave alors qu’ils sortent
globale du patient, tant médicale que psy- Ces Espaces Jeunes offriront aux jeunes à peine de l’enfance, la volonté politique doit
cho-sociale. Les dossiers des patients sont patients un lieu convivial où ils pourront ren- se faire claire, précise et efficace. I
étudiés lors de réunions pluridisciplinaires contrer des intervenants psycho-sociaux
en présence d’oncologues pour adultes et et d’anciens patients. Damien DUBOIS est cofondateur et président
de pédiatres. Les patients bénéficient en En outre, depuis plus de dix ans, les asso- de l’association Jeunes solidarité cancer.
outre de l’intervention d’une psychologue, ciations dédiées aux jeunes patients, telle Frédéric SCAËROU est délégué à la recherche
de la Ligue contre le cancer.
d’une psychomotricienne, d’une équipe Jeunes solidarité cancer, travaillent en lien
www.jeunes-solidarite-cancer.org
pédagogique de l’Éducation nationale et étroit avec les professionnels de la cancé- www.ligue-cancer.net
d’une socio-esthéticienne. Ouverte en 2010, rologie et les institutionnels, notamment l’Ins-
l’unité d’hématologie dédiée aux jeunes titut national du cancer. À l’heure où le temps Réagissez en direct
de 15 à 30 ans de l’Hôpital Saint-Louis, à d’hospitalisation se réduit, ces associa- fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Du social dans les écobilans


Pour compléter un écobilan, une « analyse de cycle de vie sociale » vise à quantifier
les impacts sociaux de la fabrication d’un produit, de son usage et de son recyclage.
Catherine MACOMBE, Michel GARRABÉ, Pauline FESCHET et Denis LOEILLET

P
our tous les spécialistes du cli- déduira la quantité de gaz à effet de serre ainsi sur le moyen de nettoyer la graisse
mat ou presque, les émissions engendrée par la fabrication de tel ou tel pro- des moteurs automobiles : est-il écologi-
d’origine humaine de gaz à effet duit. Un tel calcul peut être effectué depuis quement préférable d’utiliser un chiffon
de serre sont responsables d’un la pousse du pied de tomate au champ et lavable ou un papier qui sera incinéré ?
réchauffement climatique en cours. Pour l’extraction de l’aluminium dans la mine, jus- Malgré leur coût élevé et leur complexité,
tenter de remédier à la situation, des bilans qu’à la boîte de concentré de tomates au les évaluations sérieuses bénéficient d’une
de ces émissions sont indispensables. Or supermarché. Et ce qui est fait pour les gaz réelle reconnaissance. Le label écologique
il est impossible de surveiller toutes les à effet de serre peut l’être pour d’autres molé- européen, qui ressemble à une petite
sources d’émission, extrêmement nom- cules. Un tel calcul est nommé analyse du fleur, est ainsi accordé aux produits les plus
breuses. Les ingénieurs ont donc inventé cycle de vie(ACV), ou encore écobilan. verts de leur catégorie, sur la foi d’une étude
des méthodes indirectes. L’analyse du cycle de vie concerne la par analyse du cycle de vie.
L’analyse chimique de n’importe quel fabrication, l’usage et le recyclage d’un pro- Mais d’autres effets sont dignes d’in-
combustible révèle combien sa combustion duit, et consiste à calculer plusieurs impacts térêt. Benito Müller, spécialiste des ques-
relâchera de gaz à effet de serre dans l’at- environnementaux. Elle montre aussi les tions d’énergie et environnement à Oxford,
mosphère. Si l’on archive ces indications, et éventuels transferts d’effets qui survien- a ainsi écrit que c’était un devoir moral de
que l’on connaît la quantité de combustible draient si l’on passait d’un scénario à un consommer des fraises africaines en hiver,
utilisée pour élaborer chaque matériau, on autre. L’une des premières études portait en dépit des dommages environnementaux

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Développement durable [15


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Opinions

causés par leur transport vers l’Europe, parce l’amélioration de la santé des populations
que cette culture fait vivre de nombreuses pauvres locales, ou la baisse de la mortalité
familles pauvres. infantile. L’ensemble des relations mathé-
Ainsi est née l’idée d’élaborer une méthode matiques et leurs conditions d’usage per-
comparable à l’analyse du cycle de vie, cette mettent d’effectuer de véritables prévisions
fois pour estimer uniquement les effets sociaux sous hypothèses, et donc de comparer les
de la fabrication, l’usage et le recyclage d’un effets sociaux de différents scénarios.
produit. Tel est le but d’une analyse du cycle Les travaux de notre groupe de
de vie sociale (ACVS), terme forgé dans les recherche « ELSA ACV sociale », à Montpel-
années 1995 avant même d’avoir un réel lier, s’inscrivent dans cette démarche. Nous
contenu. Mais les difficultés, en particulier avons ainsi récemment précisé le lien entre
méthodologiques, ne manquent pas. la production d’une filière banane et la varia-
Les recherches se sont développées tion de l’espérance de vie de la population.
dans deux directions. Dans la plus courante, Et d’autres travaux de terrain sont en cours.
on cherche à caractériser les per-
formances sociales de filières exis- L’ABSENCE DE BANQUES DE DONNÉES
tantes. Les critères sont souvent pertinentes et le temps considérable
issus de ceux utilisés par les entre- nécessaire à la collecte des informations
prises pour prouver leur bon com-
portement social, comme attester rendent la tâche ardue.
l’absence de travail fourni par des enfants. Certaines analyses environnementales
Mais le choix des critères est ouvert, et il du cycle de vie traitent déjà des effets nocifs
dépend aussi des intérêts des commandi- de la pollution sur la santé en général. L’ana-
taires ! Par exemple, une étude récente a lyse du cycle de vie sociale a pour but de les
montré qu’un fort pourcentage des heures compléter par la prévision d’autres effets
de travail d’une filière de tomates sous serre sociaux, négatifs aussi bien que positifs,
au Canada provient de petites et moyennes sur tous les groupes de personnes touchées
entreprises, pourvoyeuses d’emploi local. par le cycle de vie d’un produit.
D’autres travaux recensent les pratiques en L’absence de banques de données per-
matière de conditions de travail dans diffé- tinentes et le temps considérable nécessaire
rents pays. Un entrepreneur intéressé par à la collecte des informations comptables et
des fournisseurs du Yémen connaîtra ainsi sociales rendent la tâche ardue. Demeure éga-
les risques que ces derniers enfreignent les lement un problème méthodologique de fond:
lois internationales du travail. la théorie du « monde social » que l’on se
La plupart des critères n’ont pas la même donne. Par exemple, quel modèle de déve-
signification quand on change de contexte. loppement retient-on? Qu’est-ce qui compte
Ainsi, le recours au travail des enfants peut dans le social? En l’absence de cette théorie,
être une véritable plaie dans certains la nature des impacts sociaux étudiés semble
contextes, et un moindre mal dans d’autres. souvent choisie de façon arbitraire.
Il existe cependant d’autres critères plus Les analyses de cycle de vie sociales
consensuels, tels que le nombre d’heures devraient être fort utiles pour de nombreux
travaillées dans la semaine. agents (décideurs publics et privés, prévi-
À partir de 2006, des chercheurs ont pro- sionnistes, gestionnaires, etc). Mais beaucoup
posé une nouvelle approche, qui permettra reste encore à faire pour qu’elles deviennent
à terme de prévoir les effets sociaux d’une des outils routiniers et consensuels. I
activité future. Il s’agit d’établir des relations
mathématiques entre une variable dont le Catherine MACOMBE travaille à l’IRSTEA
niveau dépend du cycle de vie, et un effet (ex-CEMAGREF), Michel GARRABÉ à l’Université
social intéressant. Certaines études ont par Montpellier 1, et Pauline FESCHET et Denis
exemple utilisé le lien connu entre le niveau LleOEILLET au CIRAD, à Montpellier. Ils ont organisé
2nd séminaire international sur l’ACV sociale,
d’une activité économique (engendrée loca- tenu à Montpellier en mai 2011
lement par le cycle de vie d’un produit) et (http://social-lca-2011.cirad.fr/presentation).

16] Développement durable © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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31.01.2012

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Opinions

VRAI OU FAUX

L’ophtalmologiste doit-il examiner un bébé?


Oui. C’est parfois nécessaire, par exemple si les parents souffrent d’une forte anomalie
visuelle. Un défaut non corrigé peut perturber le développement de la vision.
Laurent LALOUM

P
eut-on savoir si un bébé de mauvaise maturation des voies optiques et
moins de un an voit correcte- l’apparition de pathologies plus graves tels
ment ? Et si ce n’est pas le cas, un strabisme et une amblyopie. Définissons
doit-on dès cet âge corriger les ces troubles visuels.
troubles visuels ? Oui, certaines patholo- Il existe trois types d’amétropie. La myo-
gies de la vision sont détectables très tôt, pie entraîne une mauvaise vue des objets Cet enfant souffre d’un strabisme, ce que
et si elles ne sont pas corrigées, elles peu- éloignés, car l’œil est trop long ; l’image ne se confirme le reflet du flash sur l’œil gauche qui
n’est pas au centre de la pupille.
vent entraîner des anomalies plus graves. projette pas sur la rétine, mais en avant. Au
La vision d’un nouveau-né n’est pas nette, contraire, dans le cas d’une hypermétropie, bisme est devenu permanent. Quand Louis
car le système visuel se développe encore l’œil est trop court et la focalisation de l’image a sept mois, l’ophtalmologiste constate une
après la naissance. Un bébé naît avec une se fait derrière la rétine. L’hypermétrope a forte hypermétropie (comme sa mère). La
acuité visuelle – la capacité à distinguer des des difficultés pour voir de près et, parfois, correction de ce défaut améliore le strabisme,
objets – faible. En effet, les fibres nerveuses pour distinguer des objets éloignés. Quant sans le faire disparaître. À l’âge de six ans,
transmettant les images de l’œil au cerveau à l’astigmatisme, il provoque une vision floue Louis est opéré de son strabisme qui ne se
ne sont pas encore en ordre. L’acuité et le des objets, de près et de loin. remarque plus, mais sa vision du relief reste
champ de vision s’améliorent avec le déve- mauvaise. Seconde version : avant d’être
loppement et l’organisation de ces fibres: c’est enceinte, la maman de Louis voit un ophtal-
la maturation des voies optiques, une étape
L’enfant louche-t-il ? mologiste, qui lui conseille de faire examiner
nécessaire à la mise en place d’une vision cor- Le strabisme est un défaut de parallélisme ses futurs bébés dès l’âge de deux mois, à
recte. Si des troubles visuels existent à la nais- des axes des deux yeux, en convergence cause de sa forte hypermétropie. Louis naît.
sance, mieux vaut les corriger pour que (un œil est dévié vers le nez) ou en divergence Quand il a deux mois, un ophtalmologiste
cette maturation se fasse correctement. (un œil est dévié vers la tempe). Il entraîne constate une forte hypermétropie et prescrit
À la naissance, l’ophtalmologiste peut notamment une mauvaise vision du relief. des lunettes. À six ans, Louis ne présente pas
vérifier que l’anatomie de l’œil est correcte, Dans l’amblyopie fonctionnelle (traitable jus- de strabisme et a une bonne vision du relief.
c’est-à-dire que les milieux optiques (la cor- qu’à l’âge de six à huit ans), la vision est impar- Un ophtalmologiste peut examiner un
née et le cristallin) sont bien transpa- faite même avec des lunettes. Elle a plusieurs bébé pour d’autres raisons; s’il souffre de nys-
rents et que la rétine de chaque œil, là où causes possibles, en particulier la non-cor- tagmus (même quand le bébé fixe le regard,
se forment les images, et les nerfs optiques, rection d’une amétropie importante ou d’un ses yeux bougent anormalement), d’une ano-
qui transmettent ces images au cerveau, strabisme (le cerveau «neutralise » les infor- malie des mouvements oculaires ou s’il pré-
sont normaux. À cet âge, le but est sur- mations issues de l’œil qui voit mal). Souvent, sente une tache blanche dans la pupille,
tout de rassurer les parents, car peu d’ano- il est nécessaire de gêner la vision de l’œil qui toujours au même endroit (ce peut être une
malies visuelles nécessitent une prise en voit bien (par un pansement par exemple) cataracte, ou très rarement une lésion réti-
charge si précoce. pour « forcer » l’œil amblyope à travailler. nienne urgente à traiter). Et un test renseigne
À l’âge de deux mois, l’ophtalmologiste Ainsi, l’examen du bébé est utile avant un bien l’ophtalmologiste : si le bébé proteste
peut contrôler avec les appareils dont il dis- an, notamment si ses parents ou frères et toujours quand il lui cache le même œil, cela
pose si l’œil est capable de faire la mise au sœurs souffrent de troubles visuels impor- signifie que l’autre œil voit mal. Reste à trou-
point pour que les images soient nettes. Un tants. Prenons par exemple deux versions ver l’anomalie et à la traiter si possible. I
défaut de mise au point (ou amétropie) impor- d’une même histoire. Première version : le
tant justifie une correction et le port de petit Louis louchait de temps en temps depuis Laurent LALOUM est neuro-ophtalmologiste
lunettes. Celles-ci permettent d’éviter une l’âge de trois mois, mais, à six mois, le stra- et strabologue à Paris.

18] Opinions © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

 ROBOTS SCIENTIFIQUES. sans pile et sans que l’on ait besoin Or cette piste n’est pas la seule, comme pour-
Concernant Les robots font de la science de les illuminer. S’agit-il d’un des deux rait le suggérer cet article. La « photographie
(Pour la Science n°408, octobre 2011, phénomènes de photoluminescence computationnelle » est un domaine scientifique
http://bit.ly/408_robots_science), décrits dans l’article ? en plein essor. Le problème de changement ou
peut-on envisager que le robot Adam, Mary Snow d’élimination de la profondeur de champ, ainsi
ayant mémorisé l’état exhaustif que celui du flou de bougé, ont été étudiés
des connaissances dans un domaine  RÉPONSE DE BERNARD VALEUR dans de nombreux articles scientifiques récents,
bien délimité, parvienne à formuler non La plupart des montres et réveils qui permettent sur la base d’une seule lentille et d’un capteur
seulement les hypothèses relatives de lire l’heure la nuit mettent à profit le phéno- traditionnel. Cela passe par des calculs du même
à une question, mais les questions mène de phosphorescence, avec des compo- ordre de complexité qu’ici, revenant à une divi-
pertinentes elles-mêmes ? sés dont l’intensité décline en quelques heures. sion de spectre, avec diverses hypothèses et
Noël Barbichon En revanche, les montres dont les chiffres et méthodes pour rendre cette opération stable
aiguilles restent lumineux en permanence, sans et bien posée, voire en changeant la réponse
 RÉPONSE DE PETER DOMINEY qu’il soit besoin de les illuminer, font appel à la impulsionnelle de l’optique avec des masques
Étant donné l’état de la connaissance dans un radioluminescence, c’est-à-dire l’émission de structurés.
domaine, il est en théorie possible d’énumérer lumière consécutive à l’irradiation par des rayons X Fabrice Neyret
toutes les questions qui peuvent être posées ou un rayonnement radioactif. Certaines montres
dans celui-ci. Le plus difficile est de déterminer lumineuses utilisent en effet du tritium dont . DOULEURS DORSALES.
lesquelles sont les plus pertinentes, la perti- l’émission radioactive ␤ excite en continu des La conclusion de l’article Des douleurs
nence étant un concept mal défini. C’est ici que luminophores (en général des composés phos- dorsales peuvent-elles être dues
l’expertise humaine entre en jeu. Par des pro- phorescents, à base de sulfure de zinc par à des défauts aux dents ?
cessus d’analogie, de similitude et d’intuition, exemple). La période radioactive du tritium étant (Pour la Science n° 409, novembre 2011,
un humain a un sens de ce qui est pertinent. Une de 12,4 ans, les chiffres et aiguilles restent visibles http://bit.ly/409_douleurs) laisse entendre
analogie peut être faite avec le jeu d’échecs, où dans l’obscurité pendant au moins 20 ans. que la question des douleurs chroniques
une machine énumère tous les mouvements Les premières montres lumineuses fon- mériterait d’être mieux prise en compte
possibles, puis choisit celui dont découlent les dées sur ce principe employaient des sels de par la recherche. Mais l’auteur réduit pourtant
meilleures conséquences. Dans la même situa- radium, mais l’usage en a été interdit dans les cette question scientifique à une polémique.
tion, l’expert humain n’énumère pas toutes les années 1960. Le tritium est pour sa part sans Ne devrait-il pas nous informer de l’état
options possibles. Il utilise son expérience et danger: il est confiné (sous forme gazeuse) dans de la controverse au sein des cliniciens ?
sa connaissance spécifique du jeu pour lister un des microcapsules en verre tapissées du lumi- Noël Barbichon
petit ensemble d’options possibles et choisir la nophore. Or le rayonnement ␤du tritium ne peut
meilleure. Ainsi, la clé du problème est peut-être franchir le verre !  RÉPONSE DE LA RÉDACTION
de fournir à une machine la connaissance Pour en savoir plus sur la radioluminescence, Il y a polémique au sein du grand public, alors
étendue d’une expérience précédente (la sienne, vous pouvez consulter l’ouvrage Lumière et lumi- même qu’il n’existe pas de controverse chez
ou celle d’humains), et des mécanismes pour nescence (Belin, 2004). les cliniciens. Aucune des études réalisées n’a
exploiter cette expérience (par exemple l’ana- mis en évidence de lien entre mauvaises occlu-
logie) de façon que l’« intuition » et la « perti-  PHOTOGRAPHIE COMPUTATIONNELLE. sions et douleurs généralisées : la réponse à la
nence » puissent être bien définies. L’article Juste une mise au point(Pour la Science question posée par l’article est donc « non » !
n°408, octobre 2011, http://bit.ly/408_idphys), Cette conclusion est confirmée par le chirurgien-
 MONTRE AU TRITIUM. vulgarise comme toujours dans la chronique dentiste, psychologue et spécialiste de la dou-
L’article sur L’énigme de la photoluminescence Idées de Physique un problème intéressant de leur orofaciale cité, Paul Pionchon. Ce dernier a
(Pour la Science n° 410, décembre 2011, façon claire; ici, les appareils photo plénoptiques, néanmoins suggéré d’évoquer que de vraies
http://bit.ly/410_photoluminescence) présentés comme révolutionnaires. Je me dois pathologies souvent méconnues, telle la fibro-
m’a fait penser à une observation d’apporter certaines précisions : cette technique myalgie, peuvent entraîner des douleurs inex-
intrigante : les chiffres et les aiguilles intéressante mais un peu « naïve » est extrê- pliquées. Cela pourrait en effet expliquer pourquoi
de certaines montres restent lumineux mement consommatrice en capteurs et demande persiste l’idée erronée que des douleurs dor-
plusieurs semaines, voire des mois, un gros calcul d’inversion. sales sont dues à des malocclusions.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Courrier des lecteurs [19


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homme moderne, Homo heidelbergensis, Ceprano, Neandertal, Homo sapiens, Homo neanderthalensis, évolution, origine de l’homme, préhistoire, Denisova

Paléontologie humaine

Le dernier ancêtre
de l’homme moderne
Giorgio Manzi et Fabio Di Vincenzo

Homo heidelbergensis, un humain archaïque,


semble être le dernier ancêtre commun
à l’homme moderne et à l’homme de Neandertal.
Son origine commence à s’éclaircir.

D epuis 1987, on sait que l’homme


moderne, Homo sapiens, est une
espèce née en Afrique, il y a envi-
ron 200000 ans. Cette conclusion, issue des
études sur la diversité génétique de notre
L’ E S S E N T I E L
 Les lignées de l’homme
deux lignées suggérée par les données
génétiques était en accord avec ce que pro-
posaient une partie des paléoanthropolo-
gues : 500 000 ans environ.
Pour comprendre les origines de notre
moderne et de l’homme
espèce, a fait pencher la balance en faveur de Neandertal se sont espèce, nous devons tenir compte non seu-
de la théorie d’une origine africaine de séparées il y a environ lement de son apparition il y a quelque
l’homme moderne, au détriment de la 500000 ans. 200000 ans, mais aussi d’événements anté-
théorie alternative, le modèle de l’évolu- rieurs, qui se perdent dans les racines du
tion multirégionale. Ce dernier suppo-  Un ensemble d’indices genre Homo et qui concernent principale-
sait une évolution continue au sein d’une suggère que le dernier ment la séparation entre notre lignée et
même espèce humaine ayant une vaste ancêtre commun à l’homme celle des Néandertaliens, il y a un demi-
aire de répartition, et prévoyait une ori- moderne et à l’homme million d’années. On peut dans ce contexte
gine bien plus ancienne de la variabilité de Neandertal était se demander quand le dernier ancêtre com-
humaine actuelle. Homo heidelbergensis. mun à Homo sapiens et à Homo neander-
En 1997, une autre donnée génétique thalensis a fait son apparition, puis s’est
surprenante a éclairé un événement plus  D’après l’analyse étendu géographiquement.
ancien de l’évolution de l’homme moderne: de fossiles découverts C’est ici qu’entre en jeu un troisième
le moment où notre lignée évolutive s’est à Denisova, en Sibérie, nom latin d’espèce et une nouvelle fron-
séparée de celle des Néandertaliens. On Homo heidelbergensis tière pour la recherche paléoanthropolo-
est parvenu pour la première fois à extraire serait apparu il y a plus gique: Homo heidelbergensis. Comme nous
des fragments d’ADN des os fossilisés du de 500000 ans. allons le voir, l’étude de certains restes
squelette néandertalien le plus embléma- Par ailleurs, un crâne fossiles, tels que le crâne de Ceprano, en
tique: celui qui avait été découvert en 1856 mis au jour à Ceprano, Italie, et la phalange de Denisova, dans le
dans la vallée allemande du Neander en Italie, représenterait Sud de la Sibérie, fournit des indications
(Neandertal, en allemand) et qui avait donné la forme ancestrale sur le lointain passé de l’homme et mon-
Carlo Ranzi

son nom à ce cousin de l’homme moderne. de cette espèce. tre que Homo heidelbergensis, un hominidé
Ici aussi l’ancienneté de la séparation des qui était présent dans tout l’Ancien Monde,

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1. L’HOMME DE CEPRANO, dont le crâne


a été découvert en 1994, ressemblait
probablement à cet ancêtre hypothétique
dépeint au début des années 1980
par l’illustrateur italien Carlo Ranzi.

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est vraisemblablement l’ancêtre commun squelettique, avec des signes évidents d’en-
à l’homme moderne et à l’homme de céphalisation (c’est-à-dire d’augmentation
Neandertal. Mais auparavant, faisons un du volume du cerveau). On attribue géné-
rapide bilan des connaissances paléon- ralement ces restes à l’espèce Homo heidel-
tologiques ayant conduit à cette bergensis, qui est le plus souvent associée
hypothèse sur l’ancêtre commun. à des objets caractéristiques de l’Acheuléen
(un style de taille des pierres typique d’une
Deux vagues grande partie du Paléolithique, de 1,76 à
0,3 million d’années avant le présent).
de peuplement Les représentants les plus importants

Carlo Ranzi
Si l’on considère le continent européen, il de cette seconde vague proviennent d’un
semble qu’il y ait eu au moins deux vagues autre site de la Sierra de Altapuerca, nommé
d’immigration du genre Homo dans la 2. LES RAISONS DU SUCCÈS ÉVOLUTIF Sima de los Huesos («Gouffre aux os»). On
de Homo heidelbergensis résidaient y a découvert des fossiles décomposés mais
période allant du Pléistocène inférieur tar-
peut-être dans la capacité de cet hominidé
dif, il y a 1,2 million d’années, jusqu’au à construire des bifaces et d’autres outils bien conservés d’une trentaine d’individus,
milieu du Pléistocène moyen, il y a envi- de style acheuléen. datant d’environ 400000 à 300000 ans. La
ron 600000 ans. La première vague est attes- morphologie du squelette, et en particulier
tée par la présence, jusqu’à ce jour constatée d’arrêt il y a environ 600 000 ans, en rai- du crâne, permet de décrire cette forme
uniquement sur le territoire espagnol, de son de changements climatiques marqués, humaine comme anténéandertalienne, dans
l’espèce Homo antecessor. Des restes fossi- en particulier la glaciation dite « stade le sens où non seulement elle précède les
les de cet hominidé ont été trouvés sur deux isotopique 16» (nommée ainsi car son exis- Néandertaliens sur leur propre territoire,
sites de la Sierra de Atapuerca près de Bur- tence a été déduite de la variation du rap- mais où elle en anticipe aussi de nombreux
gos, dans le Nord de la péninsule Ibérique; port d’isotopes de l’oxygène dans des caractères morphologiques.
il s’agit du niveau TE9 de la Sima del Ele- sédiments marins). Homo antecessor et Homo heidelbergen-
fante, daté à environ 1,2 million d’années, On trouve ensuite dans toute l’Eu- sis sont donc candidats pour occuper la
et du niveau TD6 de la Gran Dolina, qui rope des signes d’une seconde vague de même position dans l’arbre de l’évolution
remonte à quelque 780 000 ans. L’établis- peuplement. Cette fois, elle est l’œuvre de humaine, suivant des modèles opposés.
sement de Homo antecessor sur le continent formes humaines différentes et plus évo- Selon un premier modèle, les paléontolo-
européen semble avoir marqué un coup luées du point de vue de la morphologie gues espagnols qui travaillent sur le site

L’ A R B R E É V O L U T I F D U G E N R E H O M O

Homo neanderthalensis
Homo heidelbergensis
EUROPE
Homo antecessor

Homo sapiens
AFRIQUE
ET PROCH
PROCHE-ORIENT
HEE-ORIENT
Homo ergaster
?
Homo heidelbergensis

Premiers
« Premiers Homo »

Fossile
Dmanissi
manissi de Denisova
Homo heidelbergensis
Homo erectus
ASIE
(EXTRÊMEE ORIENT)
Homo floresiensis
2,2 2 1,8 1,6 1,4 1,2 1 0,8 0,6 0,4 0,2 0
Âge (en millions d’années)

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d’Atapuerca considèrent Homo antecessor Sud du Latium) qui, bien qu’il soient LES AUTEURS
comme l’espèce ancestrale qui a conduit, contemporains des restes d’Atapuerca,
d’une part, à l’évolution du Néanderta- selon les datations récentes, ne présentent
lien en Europe et, d’autre part, à l’appari- pas de traits morphologiques allant dans
tion de notre espèce en Afrique, en postulant le sens néandertalien ; ils pourraient au
une migration de Homo antecessor à partir contraire représenter le type morpholo-
Giorgio MANZI enseigne
de l’Afrique qui reste à démontrer. gique ancestral de Homo heidelbergensis, la paléoanthropologie
C’est un autre modèle qui a notre qui aurait été le dernier ancêtre commun au Département de biologie
faveur : nous pensons que Homo anteces- avant la divergence entre la lignée évolu- environnementale de l’Université
sor s’est éteint à la suite de la glaciation du tive des Néandertaliens (en Europe) et celle La Sapienza de Rome, où il dirige
le Musée d’anthropologie
« stade isotopique 16 », et que le rôle cru- de l’homme moderne (en Afrique). Giuseppe Sergi.
cial du dernier ancêtre commun revient Fabio DI VINCENZO, naturaliste
ainsi à Homo heidelbergensis.
Dans un certain sens, les sites d’Ata-
Une lacune entre et paléontologue, est doctorant
en biologie animale à l’Université
puerca peuvent offrir les indices nécessai- 900000 et 600000 ans La Sapienza de Rome.
res pour résoudre cette ambivalence, Si l’on se tourne vers l’Afrique, on remar-
puisqu’ils ont permis de découvrir des que que des fossiles vieux d’environ un
échantillons fossiles importants des deux million d’années, tels ceux originaires
espèces. Toutefois, il faut souligner que principalement de la Corne de l’Afrique
d’après les restes de la Sima de los Hue- (à Bouri en Éthiopie et à Buya en Érythrée),
sos, Homo heidelbergensis semble avoir une présentent encore plus de ressemblan-
forte identité régionale (européenne), avec ces avec Homo ergaster, l’hominidé archaï-
une morphologie qui anticipe celle des que de ce continent. Dans ces mêmes
Néandertaliens, mais qui ne permet pas régions d’Afrique orientale (Bodo en
d’assumer aussi le rôle d’ancêtre de la Éthiopie, Kabwe en Zambie et d’autres),
lignée évolutive africaine ayant donné certains fossiles datant de quelque
naissance à Homo sapiens. 600 000 ans peuvent en revanche consti-
Il existe cependant en Europe d’autres tuer une variété africaine du même Homo
fossiles (tel le crâne de Ceprano, dans le heidelbergensis que nous trouvons en
Europe, même si, à la différence de leurs
contemporains européens, les fossiles afri-
cains de cette phase sont dépourvus de
caractères néandertaliens.
’histoire du genre Homo avant l’apparition de l’homme  BIBLIOGRAPHIE
L moderne, Homo sapiens, survenue en Afrique subsa-
harienne il y a environ 200 000 ans, est caractérisée par
Il existe toutefois une lacune dans le
registre fossile: entre 900000 et 600000 ans, G. Manzi, Before the emergence
c’est-à-dire entre les derniers Homo ergas- of Homo sapiens : Overview
au moins deux différentes radiations adaptatives qui se on the Early-to-Middle Pleistocene
sont combinées avec autant d’expansions géographi-
ter et les premiers Homo heidelbergensis afri- fossil record (with a proposal
ques. La première de ces radiations, connue sous le cains, les restes fossiles humains dans about Homo heidelbergensis
toute l’Afrique subsaharienne sont peu at the subspecific level),
nom de Out of Africa 1, est celle qui pourrait avoir été à International Journal
l’origine du premier peuplement d’Europe (Homo ante- nombreux ou absents. Nous ignorons donc
of Evolutionary Biology, vol. 2011,
cessor), de l’évolution en Afrique de Homo ergaster et quand, comment et où sont apparues les article 582678, 2011.
en Asie de Homo erectus, sans négliger le cas très par- différences entre les dernières populations
de Homo ergaster, antérieures à 900000 ans, A. Mounier et al., The stem
ticulier des « hobbits » de l’île de Flores, dans l’archipel
species of our species : A place
de la Sonde, en Indonésie (Homo floresiensis). et celles de Homo heidelbergensis, posté- for the archaic human cranium
On peut en revanche interpréter la seconde radia- rieures à 600000 ans. Pourraient-elles indi- from Ceprano, Italy, PLoS ONE,
tion comme l’expansion d’une espèce unique (Homo quer une origine non africaine de cette vol. 6(4), e18821, 2011.
heidelbergensis), dont les populations en Europe, Afri- dernière espèce ? G. Manzi et al., The new
que et Asie continentale se sont différenciées au fil du Quoi qu’il en soit, un phénomène cru- chronology of the Ceprano
temps, jusqu’à l’apparition en Europe des Néanderta- cial pour l’évolution du genre Homo s’est calvarium (Italy),
liens (Homo neanderthalensis) et, en Afrique, de notre produit il y a entre un million d’années Journal of Human Evolution,
espèce. Les fossiles découverts dans divers sites clefs vol. 59, pp. 580-585, 2010.
et 500 000 ans. Ce phénomène présente un
(par exemple Dmanissi dans le Caucase et Denisova en caractère général. Il peut être observé en H. de Lumley, La grande histoire
Sibérie) permettent de dénouer quelque peu les fils de dehors de l’Afrique, en Eurasie, où l’on des premiers hommes européens,
cet enchevêtrement compliqué, grâce à leur morpho- retrouve des différences chez les der- Odile Jacob, 2007.
logie, leur datation et leur situation géographique (dans niers représentants des formes humaines P. Rightmire, The human cranium
le cas de Dmanissi) ou grâce aux inférences fondées
les plus archaïques, filles de la première from Bodo : evidence
sur l’analyse de l’ADN extrait des restes fossiles (dans for speciation in the Middle
migration hors d’Afrique, à savoir Homo
Elisa Botton

le cas de Denisova). Pleistocene ?, Journal of Human


erectus en Asie et Homo antecessor en Evolution, vol. 31, pp. 21-39, 1996.
Europe, d’une part, et l’espèce humaine

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dérivée morphologiquement qui leur suc- ces deux espèces, mais plutôt à une espèce lations représentées par des fossiles tels que
cède, Homo heidelbergensis. (On laisse de différente, encore dépourvue de nom, qui ceux de Dali ou de Jinniushan, que certains
côté les cas particuliers tels que celui des aurait partagé avec les autres un ancêtre chercheurs attribuent à Homo heidelbergen-
«hobbits» de l’île de Flores, en Indonésie.) ayant vécu il y a entre un million d’an- sis, précisément.
Ainsi, la chronologie, la position phy- nées et 500000 ans. Ces données paléogénétiques et d’au-
logénétique et la dynamique évolutive tres indiquent en outre, comme nous l’avons
liées à Homo heidelbergensis, vu comme une
espèce unique à vaste répartition, res-
Une phalange récente déjà évoqué, que les lignées évolutives ayant
donné naissance à Homo sapiens en Afrique
tent obscures. Un possible éclairage figure à Denisova et à Homo neanderthalensis en Europe se sont
dans les résultats obtenus récemment par On peut supposer que cette découverte est séparées il y a environ 500000 ans. Ce résul-
l’analyse de l’ADN mitochondrial (ADN à mettre en relation avec un peuplement tat confirme des conclusions précédentes,
circulaire constituant le génome des mi- de l’Asie continentale qui se distingue de initialement issues de l’étude de la mor-
tochondries des cellules) extrait d’une celui de l’espèce humaine asiatique par phologie squelettique et de la paléogéogra-
phalange humaine isolée provenant de la excellence, Homo erectus (présent en Chine phie, qui suggéraient des phénomènes
grotte de Denisova, sur les monts Altaï, et dans l’île de Java). En supposant en effet d’isolement et de divergence évolutive entre
dans le Sud de la Sibérie. que cette dernière soit en rapport avec la les lignées africaines et européennes durant
Cette phalange est beaucoup plus première migration hors d’Afrique (sur- une bonne partie du Pléistocène moyen.
récente que les époques que nous avons venue avant 1,5 million d’années, tandis Tout cela semble exclure Homo antecessor
évoquées, puisqu’elle est datée entre que l’origine de la phalange des monts – et d’autres formes humaines «archaïques»
48000 et 30000 ans, et elle a été trouvée en Altaï inscrite dans l’ADN remonte à un mil- telles que Homo ergaster et Homo erectus –
association avec des industries pouvant lion d’années ou moins), Homo erectus ne du rôle de dernier ancêtre commun aux
se rapporter tant au Paléolithique supérieur peut pas être l’espèce dont dérivent les Néandertaliens et à notre espèce, et au
qu’au Paléolithique moyen, attribuables à hommes de Denisova. contraire favoriser l’hypothèse que c’est
Homo sapiens ou à Homo neanderthalensis. Pour trouver en Asie un ancêtre pos- Homo heidelbergensis qui occupe cette place
Mais, de façon surprenante, l’ADN mito- sible de celui à qui appartenait cette pha- cruciale dans l’évolution du genre Homo.
chondrial a révélé que, du point de vue lange, nous devons nous tourner vers des Des analyses ultérieures sur les osse-
génétique, le propriétaire de la phalange populations humaines qui ont coexisté avec ments de Denisova, notamment l’extrac-
de Denisova n’appartenait pas à l’une de Homo erectus au Pléistocène moyen, popu- tion d’ADN nucléaire de la phalange et la

Homo heidelbergensis
steinheimensis
(Atapuerca, Sima de
los Huesos, Espagne,
environ 450 000 ans)

Homo heidelbergensis
heidelbergensis
(Ceprano, Italie,
environ 400 000 ans)
Homo heidelbergensis
daliensis (Dali, Chine,
environ 200 000 ans)
Homo heidelbergensis
rhodesiensis (Kabwe, Il y a 300 000 ans
Elisa Botton

Zambie, environ
350 000 ans)
Homo heidelbergensis heidelbergensis
Homo antecessor Homo heidelbergensis steinheimensis
Homo ergaster Homo heidelbergensis rhodesiensis
Il y a 900 000 ans
Homo erectus Homo heidelbergensis daliensis

3. HOMO HEIDELBERGENSIS À LA CONQUÊTE DU MONDE. Ces lations de Homo heidelbergensis se sont établies de façon de plus
deux cartes retracent l’histoire de l’évolution de Homo heidelber- en plus stable dans de nouveaux territoires et ont connu des phé-
gensis. Probablement apparue il y a moins de un million d’années nomènes d’évolution locale, en concomitance avec des change-
(en Afrique ?), cette espèce humaine s’est étendue géographique- ments climatiques abrupts (périodes glaciaires et interglaciaires).
ment et a remplacé les espèces plus archaïques (Homo ergaster, Ainsi, il y a 300 000 ans environ, on enregistre la présence de varian-
Homo erectus, Homo antecessor et sans doute d’autres encore), tes de Homo heidelbergensis (des sous-espèces ?) en Europe,
descendantes directes de la première expansion humaine surve- Afrique et Asie, caractérisées par des morphologies squelettiques
nue au Pléistocène inférieur. Il y a environ 600 000 ans, des popu- désormais bien différenciées.

24] Paléontologie humaine © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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L’ h o m m e d u La za r e t , e ntr e 19 0 0 0 0 e t 120 0 0 0 a n s
ignalée dès 1821, la grotte du UA 28. Ce niveau correspond à un des Homo erectus asiatiques avec d’un cannibalisme peu vraisembla-
S Lazaret est située dans la ban-
lieue Est de Nice, sur le versant occi-
campement saisonnier temporaire
d’hiver,extrêmement riche,sur lequel
lesquels ils partagent de nombreux
traits.
blement alimentaire, mais probable-
ment rituel. Les analyses ultérieures
dental du mont Boron, à 100 mètres ont été découverts,associés à un foyer Le frontal mis au jour est fuyant, permettront de le préciser.
de la mer. Long d’une quarantaine situé près de l’entrée de la grotte, faiblement courbé dans le plan sagit- Le frontal d’Akidaya peut être
de mètres et large d’une vingtaine, immédiatement en arrière du por- tal. Il présente un bourrelet (torus) replacé dans le cadre de l’évolu-
ce site du Paléolithique moyen est che : 29 bifaces, outils caractéristi- discontinu au-dessus des orbites,avec tion des Homo erectus européens
fouillé depuis 1950 et a déjà fourni ques des cultures acheuléennes;trois une dépression médiane glabellaire ou Homo heidelbergensis, des
plusieurs restes fossiles qui rensei- hachereaux;une vingtaine de galets (entre les deux arcades sourcilières). Anténéandertaliens qui se carac-
gnent sur le groupe humain ayant aménagés;de nombreux petits outils La largeur frontale minimale en arrière térisent tous par une dépression
précédé les Néandertaliens sur le retouchés, dont une limace de belle de ce torus est faible. Par ailleurs, les glabellaire au dessus de la racine
littoral méditerranéen : des Homo facture ; d’abondants éclats bruts orbites sont séparées par un large du nez, un large espace interorbi-
erectus évolués, ou Homo heidel- de taille associés à un très grand nom- espace. Ces caractéristiques rappel- taire, qui correspond à une zone
bergensis. bre d’ossements fracturés de grands lent la morphologie des crânes de olfactive développée, et un fort
Le 13 août 2011, les fouilles ont herbivores,ossements qui correspon- Homo erectus. Chez les Néanderta- rétrécissement postorbitaire. Il peut
mis au jour une pièce importante sur dent à des déchets culinaires. liens, cette région se différencie par être rapproché de l’homme de Tau-
un sol d’occupation acheuléen de tavel, dont les fossiles ont été
cerfs, de bouquetins et d’aurochs : découverts lors de nos fouilles à
une portion antérieure, ou frontal, partir de 1964 et qui est daté de
d’un crâne de Homo heidelbergen- 450 000 ans, de l’homme de
sis, daté d’environ 170 000 ans. Ceprano daté entre 430 000 et
La grotte du Lazaret a été occu- 385 000 ans, de ceux de la Sima
pée entre 190 000 et 120 000 ans, de los Huesos, environ 300 000 ans,
tout au long de l’avant-dernière et de celui de Biache Saint-Vaast
grande période froide (stade isoto- daté d’environ 220 000 ans.
pique 6), par des groupes de chas- À mesure de l’évolution de ces
seurs qui y installaient, à intervalles individus, la profondeur de la
plus ou moins réguliers, des habi- dépression glabellaire diminue et
tats de longue durée, des campe- la capacité crânienne augmente.
ments saisonniers temporaires, Chez les Néandertaliens, à partir
des haltes de chasse ou parfois de de 120 000 ans, la dépression gla-
simples bivouacs. En l’absence de bellaire disparaît et le torus sus-
l’homme, de grands carnivores pou- orbitaire constitue une visière
vaient occuper la caverne. Le frontal d’un Homo heidelbergensis (ou Homo erectus européen) continue. L’écaille frontale s’élar-
Essentiellement chasseurs de découvert dans la grotte du Lazaret. Datée de 170 000 ans et ayant git et la capacité globale du crâne
probablement appartenu à une jeune adulte, cette pièce fossile a été
cerfs dans les grandes forêts qui augmente jusqu’à atteindre celle
dénommée Akidaya (« d’ici et d’ailleurs », en niçois).
recouvraient alors la plaine de Nice, des hommes modernes ; néan-
les occupants de la grotte pouvaient Les ossements de grands mam- un torus sus-orbitaire massif,continu, moins, les lobes frontaux du cer-
aussi traquer le bouquetin sur les mifères comprennent essentiellement sans dépression glabellaire médiane. veau restent nettement plus petits
pentes escarpées du mont Boron, des cerfs,des bouquetins,des aurochs Les indentations de la suture en volume que ceux des hommes
abattre des aurochs dans les espa- et des ossements de carnivores plus fronto-pariétale d’Akidaya sont modernes. Le développement fron-
ces découverts, et occasionnelle- rares:loup,lynx,chat sauvage et ours libres, sans trace de synostose (sou- tal ne sera atteint qu’avec les popu-
ment l’éléphant ou le rhinocéros. des cavernes. Sur ce sol d’occupa- dure des os), ce qui indique un indi- lations modernes, aux environs
La découverte du frontal de tion, la proportion d’aurochs, plus vidu adulte jeune, de moins de de 30 000 ans en Europe.
crâne représente le 24e reste humain élevée que dans les niveaux plus 25 ans. Comparé avec d’autres fron- Des caractères communs aux
recueilli au cours de 50 années de récents, indique une plus grande taux, il apparaît légèrement plus Anténéandertaliens et aux Néander-
fouilles dans la grotte. Il s’agit d’élé- extension des espaces découverts gracile et correspondrait à un indi- taliens, par exemple l’absence de
ments osseux toujours fragmentés : et un recul de la forêt. L’association vidu de sexe féminin. fosse canine sur un maxillaire mas-
restes crâniens dont un pariétal d’en- des faunes et l’étude des pollens indi- Le frontal du Lazaret indique sif et prognathe, permettent de pen-
fant, 16 dents définitives et décidua- quent un climat assez froid et humide ainsi qu’à Nice, il y a 170 000 ans, ser que les Homo heidelbergensis
Laboratoire départemental de Préhistoire du Lazaret

les, un humérus et trois éléments de (stade isotopique 6.4). vivaient encore des Homo heidel- annoncent les Néandertaliens. Ces
fémur. Ces restes humains fossiles Akidaya apporte un complé- bergensis ou Homo erectus euro- derniers correspondent donc à une
ont été mis au jour dans plusieurs ment d’informations significatives péens, qui n’étaient pas encore des évolution ultime de la lignée des
niveaux d’occupation. sur l’attribution de ces restes au Néandertaliens. Homo erectus européens.
Le frontal, Lazaret 24, que nous groupe des Anténéandertaliens, ou L’os frontal humain peut lui
avons dénommé Akidaya (« d’ici et Homo heidelbergensis, qui a pré- aussi être considéré comme un de Henry et Marie-Antoinette
d’ailleurs » en niçois), a été mis au cédé l’homme de Neandertal sur les ces déchets culinaires, des traces de de Lumley
jour sur un sol d’occupation acheu- côtes de la Méditerranée. Ces Anté- découpage et de raclage sont visi- Laboratoire départemental
léen, l’unité archéostratigraphique néandertaliens sont contemporains bles à l’œil nu. Dans ce cas, il s’agit de Préhistoire du Lazaret, Nice

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découverte d’une molaire supérieure, ont référence l’analyse du crâne de Bodo (trouvé Nous avons donc dû nous rendre à
confirmé que l’homme (ou la femme) de sur le site de Middle Awash en Éthiopie) l’évidence: les premiers pas de cette espèce,
Denisova et la population à laquelle il appar- publiée en 1996 par Philip Rightmire, cruciale pour les origines tant de Homo
tenait avaient une morphologie dentaire aujourd’hui à Harvard, Homo heidelbergen- sapiens que des Néandertaliens, sont encore
archaïque. En revanche, d’après l’ADN sis a acquis un rôle central dans notre arbre nébuleux. Nous ne savons ni où, ni quand,
nucléaire extrait, l’homme de Denisova évolutif, contribuant à une sorte de margi- ni selon quelles modalités et sous quelle
aurait plus de liens de parenté avec les Néan- nalisation d’espèces plus connues, telles que morphologie Homo heidelbergensis a trouvé
dertaliens que ne semble le suggérer l’étude Homo erectus, ou de nouveaux protagonis- son origine.
du seul ADN mitochondrial. C’est comme tes, comme Homo antecessor. Il donna ainsi
s’il s’était produit un échange génétique
continu à travers l’Eurasie entre les ancê-
de fait une identité précise à ce nombre crois-
sant de fossiles que, il y a une vingtaine d’an-
Homo heidelbergensis,
tres des Néandertaliens (distribués princi- nées encore, nous cataloguions sous des origines obscures
palement en Europe) et ceux des homininés l’étiquette improbable de Homo sapiens Certes, nous avons été aidés, presque
de Denisova (en Asie continentale) pendant archaïque. De même, nous avons constaté rétrospectivement vu sa datation, par
une bonne partie du Pléistocène moyen. qu’il s’agit d’une espèce répartie tant en l’ADN de la phalange de Denisova, qui
Il semblerait donc, au vu de ce que nous Afrique qu’en Europe, et qu’en fin de compte indique que les origines de Homo heidel-
avons exposé jusqu’ici, qu’au cours des 15 elle est bien représentée pour une bonne bergensis remontent à au moins un million
à 20 dernières années, si l’on prend pour partie du Pléistocène moyen. d’années. Mais il existe une autre pièce

DES SOUS-ESPÈCES DE HOMO HEIDELBERGENSIS ? POURQUOI PA S !


i,par Homo heidelbergensis,on référer à elle comme à un tout sans nité intermédiaire » comme une ont donné lieu à des espèces nais-
S entend une espèce unique répar-
tie tant en Afrique qu’en Eurasie pour
distinctions ultérieures pourrait donc
être trompeur. Par ailleurs, la mor-
grande et unique espèce, dont la
cohésion a été maintenue par des
santes (en accord avec la définition
même de sous-espèce), puis à des
une bonne partie du Pléistocène phologie des fossiles suggère le main- phénomènes de diffusion et de flux espèces distinctes, comme dans le
moyen,il faut s’attendre à ce qu’elle tien d’un lien génétique entre les de gènes, mais qui s’est différen- cas de Homo sapiens. En 2011,
manifeste une grande variabilité, à différentes populations,qui exclut le ciée en variétés géographiques ou G. Manzi a proposé de subdiviser l’es-
l’intérieur de laquelle on reconnaît fractionnement en espèces distinc- chronologiques – autrement dit, en pèce Homo heidelbergensis en qua-
des lignées évolutives régionales.Se tes. On peut donc voir cette «huma- sous-espèces.Certaines de ces lignées tre sous-espèces.

Homo heidelbergensis heidelbergensis Homo heidelbergensis rhodesiensis


La variété ancestrale, inconnue dans sa fraction la plus ancienne, Il s’agit ici de la variété dérivée africaine, dont le parcours évolutif
comprend des fossiles africains et européens qui ne manifestent pas a conduit à l’espèce Homo sapiens. Elle comprend notamment
de traits cranio-faciaux dérivés. Parmi eux, la pièce sans doute la plus le fossile qui donne son nom à la sous-espèce : celui
significative est le crâne de Ceprano, où se combinent une architecture de Kabwe, dans l’ex-Rhodésie, aujourd’hui la Zambie.
résolument archaïque et de très légers traits dérivés, mais pas Cette sous-espèce inclut aussi des formes plus récentes
en direction des formes néandertaliennes. comme Irhoud, découverte au Maroc.
Fabio Di Vincenzo

Homo heidelbergensis daliensis Homo heidelbergensis steinheimensis


C’est la variété dérivée en Asie ; elle inclut des fossiles « non erectus » La variété dérivée européenne ou anténéandertalienne
tels ceux trouvés à Dali et Jinniushan, en Chine, et est probablement inclut des restes fossiles et des morphologies tels ceux
à l’origine de la population à laquelle appartenait l’homme documentés à la Sima de los Huesos d’Atapuerca,
(ou la femme) de Denisova. en Espagne, et dans d’autres sites.

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fossile qui peut nous en apprendre davan-


tage, cette fois sur la morphologie pro-
bable des premiers Homo heidelbergensis.
Il s’agit d’un crâne mis au jour (en plu-
sieurs fragments) à Ceprano, dans le
Sud du Latium, sur la rive d’un lac qui
n’existe plus et qui avait comme affluent
la version ancienne du fleuve Sacco actuel.
Ce fossile, découvert en 1994 à Campo-
grande, à moins d’une centaine de kilo-
mètres au Sud-Est de Rome, a été soumis
depuis à diverses études.
En outre, des fouilles systématiques ont
été entreprises depuis 2001 sous la direc-
tion de Italo Biddittu et l’un d’entre nous
(G. Manzi) dans la région de Ceprano, avant
tout pour vérifier la datation proposée à
John Reader/Science Photo Library/Contrasto

l’époque de la découverte, à savoir 800000 à


900000 ans. D’après les résultats de ces fouil-
les, publiés en 2010, le crâne de Ceprano
est plus jeune que ne le supposaient les pre-
mières hypothèses avancées. L’âge suggéré
par l’ensemble des données est en effet
approximativement de 400 000 ans ; plus
précisément, il se situe dans l’intervalle
compris entre 430000 et 385000 ans. Cela ches précédentes. Résumons-les dans les 4. LA MÂCHOIRE DE MAUER . Découverte
correspondait à une période de climat tem- grandes lignes. Avant tout, certains traits en 1907 à Mauer, près de Heidelberg en Alle-
péré, au cours de laquelle le grand lac qui architecturaux de l’homme de Ceprano magne, cette mandibule date d’environ
occupait une grande partie du bassin de sont archaïques et similaires à ceux de 500 000 ans. C’est à partir de ce vestige qu’a
été définie et nommée l’espèce Homo heidel-
Ceprano se retirait et laissait place à des Homo erectus en Asie et de Homo ergaster bergensis. Cet ossement est resté pendant pra-
zones marécageuses et au cours calme d’un en Afrique ; mais en même temps, il existe tiquement tout le XXe siècle le plus ancien fossile
fleuve sinueux. divers caractères discrets qui rapprochent humain trouvé en Europe.
Ce résultat inattendu a conduit les le crâne italien de la variabilité des êtres
auteurs (G. Manzi et ses collègues) de la humains du Pléistocène moyen, c’est-à- contraire, il prend un intérêt nouveau et
nouvelle estimation chronologique à com- dire de Homo heidelbergensis. Enfin, le fos- sans doute plus important encore. Il ne
menter dans leur article de 2010: «La mor- sile de Ceprano ne montre aucun caractère doit plus être considéré dans le cadre du
phologie du fossile de Ceprano [...] qui dérivé dans le sens néandertalien et il appa- premier peuplement de l’Europe, mais
ne semble pas avoir de correspondants raît davantage similaire aux fossiles dans celui d’une espèce variable et large-
contemporains où que ce soit sur le conti- contemporains que l’on découvre en Afri- ment distribuée, qui représenterait le der-
nent européen, apparaît intéressante dans que, que des fossiles européens. nier ancêtre commun, avant sa disparition
la mesure où elle accroît fortement et de Le crâne de Ceprano réunit donc dans (en raison de spécialisations allopatriques,
façon inattendue le niveau de diversité une seule pièce une mosaïque de caractè- à savoir des différenciations de nouvel-
morphologique des populations européen- res archaïques et évolués,
nes du Pléistocène moyen. » Cela suggé- africains et eurasiatiques.
rait la possibilité d’envisager des «scénarios Cela suggère qu’il puisse LE CRÂNE DE CEPRANO
plus complexes pour l’évolution humaine témoigner d’un peuple- réunit donc dans une seule pièce
en Europe, qui prennent en compte soit ment ancestral de Homo hei- une mosaïque de caractères archaïques
une variabilité intraspécifique considéra- delbergensis, dont la et évolués, africains et eurasiatiques.
ble [...], soit la coexistence de différentes morphologie crânienne
lignées évolutives ». s’est ensuite modifiée en Europe, acqué-
Depuis, de nouvelles analyses ont rant une particularité distincte dans le sens les espèces dues à la séparation géogra-
été réalisées sur la morphologie du crâne néandertalien, tandis qu’elle a été conser- phique des populations), de Homo sapiens,
de Ceprano, dans un cadre comparatif le vée partiellement en Afrique et en Asie Homo neanderthalensis et des hommes
plus large possible et à la lumière de la continentale. encore sans nom précis représentés par
nouvelle chronologie. En particulier, une Ainsi, l’homme de Ceprano, à la la phalange de Denisova. Dans ce nou-
étude publiée par Aurélien Mounier, de lumière de la nouvelle estimation chrono- veau contexte, l’homme de Ceprano se
l’Université de la Méditerranée à Marseille, logique qui lui confère un âge réduit de pose comme un bon candidat pour repré-
et ses collègues confirme les conclusions moitié par rapport aux datations précé- senter le type morphologique ancestral de
auxquelles étaient parvenues des recher- dentes, ne perd pas de son intérêt. Bien au Homo heidelbergensis. 

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Planétologie

En découvrant de la glace d’eau


juste sous la surface et des composés propices
à la vie, la mission Phoenix a ravivé les espoirs
que la planète rouge soit habitable.

Peter Smith
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L’ E S S E N T I E L
 La mission Mars
Science Laboratory
L e 26 novembre 2011, la mission Mars
Science Laboratory de la NASA a
décollé de cap Canaveral, en Floride,
à bord d’une fusée Atlas V. En août 2012,
après une descente finale à l’aide d’une
a décollé en novembre 2011, sorte de « grue volante », le robot d’explo-
en emportant la panoplie ration le plus complexe jamais envoyé
d’instruments d’analyse sur Mars se posera dans le cratère Gale,
la plus complexe jamais au milieu d’un des plus riches dépôts d’ar-
envoyée sur Mars. giles et de sulfates de la planète, vestige
d’une époque où l’eau était abondante.
 Ses objectifs De la taille d’une petite voiture, le
ont été en partie déterminés rover, dénommé Curiosity, explorera pen-
par la mission Phoenix, dant une année martienne la base du pic
qui a révélé en 2008 central du cratère, qu’on pense être la par-
que le sol de Mars pourrait tie la plus ancienne. Puis il commencera
ne pas être hostile l’ascension de l’empilement de sédiments
à la vie, contrairement de cinq kilomètres de haut qui occupe le
à ce qu’avaient suggéré centre du cratère, en remontant l’évolu-
les missions Viking en 1976. tion géologique jusqu’aux dépôts de l’ère
NASA/JPL-Caltech, Univ. d’Arizona et Univ. Texas A&M

 Phoenix a confirmé moderne et en scrutant chaque couche à


l’existence de glace d’eau la recherche des minéraux hydratés.
et de carbonate de calcium Un bras robotique prélèvera des
juste sous la surface, échantillons et les déposera dans un labo-
et a aussi découvert ratoire de chimie embarqué. Les instru-
des composés inattendus, ments d’analyse que celui-ci renferme
tels que des perchlorates détermineront la structure minéralogi-
et de la neige. que et la composition élémentaire des
roches, et détecteront les matériaux orga-
niques éventuels. Ces analyses tente-
ront de répondre à la question : Mars
a-t-elle été propice à la vie par le passé ?
Mars Science Laboratory est une étape
logique dans la suite des missions au sol
qui se sont succédé ces 15 dernières années:
Sojourner, Spirit et Opportunity et la plus
récente, Phoenix. Ces missions, ainsi qu’une
série de sondes en orbite (les dernières
en date étant Mars Express et Mars Recon-
naissance Orbiter), ont révélé une planète
à l’histoire complexe, qui a connu une épo-
que humide. Même dans son état actuel
désertique et glacial, la planète rouge

1. LA VUE DU SITE D’ATTERRISSAGE


de la sonde Phoenix montre l’un de ses deux
panneaux solaires, au premier plan
d’un paysage aux petites roches polygonales
typique des régions de pergélisol,
sur Mars comme sur Terre.

Planétologie [29
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montre des signes d’activité. Les traces de commencé avec les missions Viking, et s’est salle blanche du constructeur Lockheed Mar-
méthane gazeux détectées au-dessus de achevée avec elles. tin à Denver, d’une sonde Surveyor en
la région de Nili Fossae sont parmi les plus Comment concilier ce tableau lugubre attente. Elle aurait dû être lancée en 2001,
intrigants. Ce gaz, s’il existe bien, a-t-il une avec les indices d’activité de la planète mais la NASA avait annulé le vol quand son
origine géologique ou biologique ? Cette rouge ? La mission Phoenix pourrait déte- jumeau, Mars Polar Lander, avait été perdu
année, Mars Reconnaissance Orbiter a décou- nir la réponse. Ses analyses chimiques à l’atterrissage en décembre 1999.
vert dans l’hémisphère Sud, entre 30 et menées sur le sol martien, les premières
50 degrés de latitude, la formation de depuis Viking, suggèrent une autre inter-
traces à la surface en été, dont l’explica- prétation : il est possible que les sondes
Surveyor renaît
tion la plus simple serait le dégagement Viking n’aient détecté aucune molécule de ses cendres
d’eau saumâtre. organique parce qu’elles étaient détrui- Les scientifiques de la NASA voulaient
Mais ces espoirs se heurtent aux résul- tes par la technique d’analyse. En outre, rénover la sonde dans le cadre du nou-
tats des missions Viking de 1976. Les ana- Phoenix a découvert de la glace d’eau juste veau programme Scout de l’Agence spa-
lyses des deux atterrisseurs jumeaux ont sous la surface. Ni sèche ni stérile, notre tiale et me proposaient d’être le respon-
indiqué que Mars était hostile à toute forme voisine pourrait donc être habitable. sable scientifique. J’hésitai. D’un côté, je
de vie. Les sols étaient dépourvus d’eau Au moment où le rover Curiosity s’ap- ressentais toujours l’envie de tirer au clair
et de molécules organiques, et à plus forte prête à assurer la relève, il est temps de la question de la vie sur Mars. Au fond
raison de micro-organismes en sommeil. revenir sur l’histoire de la mission Phoe- de moi-même, je n’ai jamais cru aux résul-
Des oxydants puissants, tels que le nix et de dresser son bilan. tats des atterrisseurs Viking. Pourquoi
peroxyde d’hydrogène, couplés à un Ce n’est pas tous les jours que quelqu’un n’avaient-ils vu aucun matériau organi-
intense rayonnement ultraviolet, stérili- vous propose un vaisseau spatial gratuit. que ? Celui-ci pouvait-il être dissimulé
saient la surface. Pour la plupart des scien- Au début de 2002, des scientifiques de la dans un endroit où une mission appro-
tifiques, la recherche de la vie sur Mars a NASA m’ont rappelé l’existence, dans une priée saurait le dénicher ?

TROIS FAÇONS DE SE POSER SUR MARS


Sept sondes spatiales ont atterri avec succès sur Mars jusqu'à présent,
pour l’essentiel sous les tropiques martiens. Phoenix a atterri juste à COUSSINS GONFLABLES
l'intérieur du cercle Arctique. Se poser en toute sécurité n’est pas chose
aisée. L'atmosphère est assez épaisse pour qu’un bouclier thermique
soit nécessaire, mais pas assez pour freiner suffisamment la sonde
avec un parachute. Les atterrisseurs Phoenix, Viking et la sonde
soviétique Mars 3 lander ont utilisé des propulseurs pour leur descente
finale ; Sojourner, Spirit et Opportunity ont rebondi sur d’énormes cous-
sins gonflables, et Mars Science Laboratory (Curiosity) sera déposée
par une sorte de grue volante. Le bouclier thermique
est largué et les coussins
se gonflent.
Phoenix
Viking 2
Des fusées s’allument
Viking 1 Sojourner et les coussins
Curiosity se détachent.
Opportunity
Spirit
Mars 3
Les coussins gonflables touchent le sol, rebondissent
et roulent, puis se dégonflent ; l’atterrisseur se déplie.

Viking 1 Sojourner

Mars 3 Viking 2

Décollage Atterrissage Fin de transmission de données


Viking 1
Mars 3 Viking 2
1970 1975 1985 1990

30] Planétologie © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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D’un autre côté, aucun objectif scien- Il existe sur Terre une zone analo- nix cette mission, car la mission Surveyor
tifique évident n’était défini. La sonde gue de sol gelé, ou pergélisol, autour de abandonnée revenait à la vie. En août 2003,
Surveyor avait été conçue pour se poser l’Arctique. C’est le « congélateur » de la la NASA a sélectionné notre projet. La date
près de l’équateur, recueillir des échantil- planète, qui conserve la trace des formes de lancement, fixée à août 2007, nous
lons de sol avec un bras robotique et de vie qui y ont résidé ou qui y ont été laissait quatre années pour tout préparer.
déployer un petit rover pour analyser apportées par les vents. La glace peut Ce temps a été passé à examiner, révi-
les roches avoisinantes. De nouveaux ins- être âgée de plusieurs millions d’années. ser et tester la sonde Surveyor afin de trou-
truments pouvaient remplacer les anciens, Eske Willerslev, de l’Université de Copen- ver les défauts de conception qui avaient
mais pour quels objectifs ? hague, au Danemark, avait retrouvé les condamné sa jumelle. En tout, nous avons
C’est alors que William Boynton, direc- principales branches de l’arbre du vivant trouvé environ 25 défauts majeurs. Cor-
teur de l’équipe du spectromètre à rayons en effectuant des analyses d’ ADN sur riger tous ces problèmes a été ardu, mais
gamma du satellite Mars Odyssey, a annoncé du pergélisol sibérien. Était-il possible quand même plus facile et moins coû-
la découverte de glace d’eau près de la sur- d’en faire autant sur Mars ? teux que de construire une nouvelle
face autour de la calotte polaire Sud de sonde à partir de zéro. La plupart des pro-
Mars. Cet instrument détecte en effet les blèmes ont été réglés par l’ajout de dis-
rayons gamma, mais aussi les neutrons, qui
Des anomalies positifs de chauffage, la réduction de la
indiquent la concentration en hydrogène en cascades taille du parachute et le renforcement de
dans le sol jusqu’à un mètre de profondeur. J’ai jeté mon dévolu sur les plaines du Nord la structure. D’autres ont nécessité des
Des signaux suggéraient aussi la présence et commencé à sélectionner les instruments modifications du logiciel. Un défaut,
d’eau dans les plaines du Nord, notamment qui permettraient de progresser. J’ai monté cependant, a été plus difficile à compren-
une mince couche de sol riche en glace d’eau un partenariat entre l’Université d’Arizona, dre et à corriger.
située à la limite d’extension hivernale de le Jet Propulsion Laboratory de la NASA, et Le radar d’atterrissage provenait d’un
la calotte de glace de dioxyde de carbone. Lockheed Martin. Nous avons nommé Phoe- avion de chasse F-16 de la fin des années1990.

GRUE VOLANTE

PROPULSEURS

Le bouclier thermique
est largué et la coque dorsale
Le bouclier thermique se détache.
est largué et les pieds Des propulseurs
se déploient. contrôlent
la descente.
Les propulseurs de descente
entrent en service, ce qui permet La grue volante
un atterrissage contrôlé.
S. Lee, Univ. du Colorado ; J. Bell, Univ. Cornell ; M. Wolff, Space Science Inst. et NASA

dépose le rover au
bout d’un câble, puis
va s’écraser plus loin.
Spirit Phoenix
Curiosity
Opportunity

Phoenix Curiosity
Sojourner Spirit
Opportunity
1995 2000 2015

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K. Kremer et M. di Lorenzo NASA/JPL/UA/Institut Max Planck


2. DES TACHES BLANCHES BRILLANTES (flèches) ont été mises en évidence sous la sonde Phoenix par le bras robotisé une semaine après l’at-
terrissage. Il s’agit sans doute de glace d’eau mise à nu quand les propulseurs de descente ont soufflé le sol.

Quand nous avons effectué des tests de lar- tion sur le lanceur causa une dernière tectrice, et 12 propulseurs ralentissent
gage dans le désert des Mojaves, le système frayeur, mais, par chance, la sonde ne subit sa chute jusqu’à une vitesse finale d’une
a fait des erreurs graves d’estimation d’al- aucun dégât, et le 4 août, de bonne heure, dizaine de kilomètres par heure, tout en
titude et a perdu des données. Nous nous la fusée décolla sans encombre : Phoenix réduisant la vitesse transversale à moins
sommes tournés vers les concepteurs du était enfin en route vers Mars. d’un mètre par seconde, et en maintenant
radar, la Société Honeywell, mais ils n’ont Dix mois plus tard, les équipes d’in- l’engin parallèle à la surface. Quand
pas pu nous aider, car ce modèle obsolète génieurs du JPL et de Lockheed Martin l’atterrisseur se pose à la surface, le choc
n’était plus fabriqué. préparaient les manœuvres d’atterrissage. est amorti par des « pieds » spéciale-
En combinant des simulations numéri- Mars Odyssey et Mars Reconnaissance Orbi- ment conçus. Enfin, la sonde doit déployer
ques et de nouveaux tests, l’équipe d’ingé- ter avaient ajusté leurs orbites pour se trou- ses panneaux solaires et ses instruments
nieurs a lentement réparé une à une les ver au-dessus de la zone de descente, et se préparer pour sa mission. Et tout
anomalies. Un nouveau test, en octobre2006, afin de relayer les signaux de Phoenix (ils cela en sept minutes...
fut concluant. Tout semblait en ordre. arrivaient sur Terre avec une quinzaine de Je retins mon souffle pendant la phase
Mais nos espoirs furent de courte durée. minutes de décalage). finale : nous avions tous à l’esprit les pro-
Nous avons en effet découvert que des blèmes de radar et la perte de Mars Polar
reflets sur le bouclier thermique lors du lar-
gage pouvaient induire en erreur le radar
Un atterrissage Lander. Mais après une interminable des-
cente égrénée par le décompte de l’alti-
et entraîner une mauvaise estimation de périlleux tude, un signal arriva de la surface: Phoenix
l’altitude. Les antennes et les interrupteurs L’atterrissage sur Mars est beaucoup plus s’était posée sans heurts.
se sont eux aussi révélés potentiellement complexe que sur la Terre ou la Lune. Deux heures après – le temps néces-
défaillants. Les ennuis semblaient sans fin. La sonde doit passer par plusieurs éta- saire pour que Mars Odyssey fasse le tour
En février2007, cinq mois avant l’intégra- pes. Au départ, c’est un véhicule de de Mars et repasse au-dessus de la zone
tion de la sonde au véhicule de lance- croisière interplanétaire. En larguant d’atterrissage –, la sonde Phoenix envoyait
ment, nous avions 65 anomalies en cours l’étage de croisière, se profile un véhicule la confirmation que ses panneaux solaires
d’analyse. La NASA s’inquiétait du fait capable de supporter la chaleur déga- avaient bien été déployés, et ses premiè-
que nous découvrions sans arrêt de nou- gée par le frottement avec l’atmosphère, res images. Le premier aperçu de l’Arcti-
velles défaillances. où il pénètre à près de 20 000 kilomètres que martien était magique. Des formes
Cependant, la gravité des anomalies par heure. Ralentissant à 1 500 kilomètres polygonales et de minuscules cailloux
allait diminuant. En juin, nous avons réussi par heure, le véhicule d’entrée libère s’étendaient à perte de vue. Après six ans
à convaincre les comités d’évaluation que ensuite son parachute. Dans l’atmosphère de préparation, la mission scientifique pou-
les risques qui subsistaient étaient accep- ténue de Mars, le parachute peut au mieux vait commencer.
tables. C’était tout de même un pari. D’au- abaisser la vitesse jusqu’à 150 kilomètres Notre équipe de 35 chercheurs, 50 ingé-
tres défauts nous avaient peut-être échappé. par heure, ce qui est encore beaucoup trop nieurs et 20 étudiants commença à travail-
En août 2007, nous avons terminé les rapide pour se poser en douceur. Un kilo- ler en continu. Deux équipes assuraient
derniers tests au Centre spatial Ken- mètre au-dessus du sol, l’atterrisseur se des demi-journées martiennes (soit 12 heu-
nedy. Un violent orage lors de l’installa- sépare du parachute et de la coque pro- res et 20 minutes). Nous nous sommes

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ainsi lentement décalés par rapport aux kilomètres est un vrai défi. Au centre L’ A U T E U R
journées terrestres ! des opérations, à Tucson, dans l’Ari-
La première surprise eut lieu avant zona, un banc d’essai avec une réplique
même que le bras robotique ait creusé sa du bras robotisé, des caméras et des ouver-
première tranchée. Pour vérifier la posi- tures destinées à accueillir les échantil-
tion du pied arrière, nous avons fait pas- lons nous aidait à préparer les manœuvres.
ser le bras sous la sonde, et la caméra a Nous testions toutes les instructions avant
révélé que les propulseurs avaient soufflé de les envoyer sur Mars. Il restait cepen-
la terre sèche sur environ cinq centimètres dant deux aspects que nous ne pouvions
de profondeur, révélant des taches bril- pas reproduire : le vent et les propriétés
lantes, faisant penser à de la glace (voir la du sol martien. Peter SMITH est professeur
figure 2 ci-contre) ! Le bras ne pouvait exa- de planétologie à l’Université
d’Arizona, aux États-Unis.
miner cela de plus près, mais nos atten- Il a notamment travaillé
tes vis-à-vis de la première excavation en Tenus en échec par sur les missions robotisées Mars
sortaient renforcées. des mottes collantes Reconnaissance Orbiter,
Sojourner, Spirit et Opportunity.
Lorsqu’il a commencé à pelleter le sol, Il a reçu la médaille ESAM
le bras robotisé a mis au jour une couche Le sol de Mars semblait former une croûte, (médaille de réussite
brillante. Des portions de cette couche ont contrairement aux sols meubles de l’Ari- scientifique exceptionnelle)
disparu en trois ou quatre jours martiens zona. Résultat, la pelle du bras robotisé de la NASA.
(ou « sols »). Cela pouvait être de la glace se remplissait de mottes collantes. Or les
d’eau qui se sublimait, ou de la glace de écrans destinés à empêcher des cailloux
dioxyde de carbone. Cette dernière aurait d’entrer dans les orifices d’analyse se révé-
cependant dû disparaître plus rapidement laient aussi très efficaces pour bloquer
à la température ambiante de – 30 °C. L’ins- les mottes ! Le bras a réussi à poser son
trument TEGA (Thermal and Evolved-Gas premier échantillon sur l’ouverture de l’ins-
Analyzer, soit analyseur thermique de gaz trument TEGA, mais pas un seul grain n’est
évolué) a confirmé par la suite qu’il s’agis- descendu jusqu’au four. L’instrument était
sait bien de glace d’eau. C’était la première
preuve directe de la présence de glace
d’eau sur Mars.
La glace exposée suggérait que tout
l’environnement de l’atterrisseur – et sans
doute les régions polaires entières – n’était
pas une plaine désertique sèche comme
il y paraissait, mais un champ de glace
d’épaisseur inconnue. Trois instruments
d’analyse devaient permettre d’analyser
cette glace : TEGA, constitué de huit petits
fours reliés à un spectromètre de masse
qui analyse la composition des gaz s’échap-
pant des échantillons chauffés, WCL (Wet
Chemistry Lab, ou laboratoire de chimie
aqueuse), qui mélange un échantillon du
sol avec de l’eau venant de la Terre, puis
analyse les ions en solution ; et enfin un
microscope.
La priorité était d’étudier la chimie du
sol à la recherche des traces d’eau liquide,
sans parler de nutriments et autres sour-
ces d’énergie disponibles pour d’éven-
tuels micro-organismes. Nous avons aussi
tenté d’identifier la stratification du sol
jusqu’à l’interface glace-roche. Le bras
devait recueillir des échantillons et les pla-
NASA/JPL/-Caltech

cer dans les orifices d’analyse sur le pont


de la sonde. En principe, c’est aussi sim-
ple que de mettre du sable dans un seau
avec une petite pelle ; mais en pratique, 3. LA COQUE DE PROTECTION DE MARS SCIENCE LABORATORY, lancé le 26 novembre dernier,
manipuler le bras robot à 300 millions de comporte un bouclier de rentrée atmosphérique plus grand que ceux des capsules Apollo.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Planétologie [33


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D es a stro na u tes m i c ro s c o p i q u es
Des roches extraterrestres ont-elles ensemencé la vie L’autre bacille, B. safensis, a été inclus comme « témoin ». Si les
sur la Terre? Pour tester cette idée, des micro-organismes découvert il y a dix ans dans le com- micro-organismes ne survivent pas,
s’apprêtent à faire un aller-retour vers Mars. plexe d’assemblage des vaisseaux au nous devons savoir si c’est dû au
Laboratoire JPL de la NASA.Après sté- stress de l’environnement spatial
st-il possible que la vie sur Terre ces espèces ont déjà participé à un rilisation de la sonde Mars Odyssey ou à l’échauffement de la rentrée
E vienne de… Mars ? Depuis une
vingtaine d’années, cette idée est
vol avec l’ultime mission de la na-
vette spatiale Endeavour en mai der-
pour éviter de contaminer la planète
rouge avec des organismes terres-
dans l’atmosphère. Si P. furiosus est
le seul survivant, nous pourrons
sortie des livres de science-fiction nier.Présentons les espèces retenues. tres, les prélèvements de contrôle ont retenir cette option.
pour devenir une hypothèse scien- révélé une espèce qui avait survécu.
tifique. On estime qu’une tonne de Les bactéries Les eucaryotes
météorites d’origine martienne Deinococcus radiodurans survit à Les archées Les eucaryotes sont les organismes
tombe chaque année sur Terre. Des d’énormes doses de rayonnements. Les archées ressemblent aux bac- dont les cellules ont un noyau,
micro-organismes auraient pu être Au vu des D. radiodurans qui ont fait téries, mais avec un métabolisme comme les nôtres. Il est peu proba-
transportés par ce biais. le voyage sur Endeavour,je suis pres- plus proche de celui des eucaryo- ble que de telles cellules proviennent
Les impacts qui ont arraché ces que sûr que leurs cousins survi- tes. Methanothermobacter wolfeii de Mars, mais nous voulons savoir
roches à la planète rouge sont des vront au voyage aller-retour vers Pho- a été choisie non pas parce qu’elle s’ils auraient pu survivre au voyage.
événements violents,mais des expé- bos.En comparant la robustesse d’in- est particulièrement résistante, Une des espèces retenues est la le-
riences montrent que certaines es- dividus génétiquement différents, mais parce qu’elle produit du mé- vure Saccharomyces cerivisiae.
pèces peuvent y survivre.En rentrant nous espérons mieux comprendre thane. L’atmosphère martienne De minuscules animaux et vé-
dans l’atmosphère terrestre, ces ro- comment ces organismes tolèrent contient des traces de ce gaz, et gétaux seront eux aussi du voyage.
ches ne sont chauffées par le frotte- les rayonnements, le dessèchement certains chercheurs ont suggéré Les tardigrades sont des invertébrés
ment que sur une épaisseur de quel- et le froid extrême. qu’il proviendrait d’organismes ap- d’environ 1,5 millimètre de long
ques millimètres. Alors que D. radiodurans tolère parentés à M. wolfeii. dotés de pattes crochues. Ils sont
Outre le décollage et l’atterris- l’irradiation sans changer de struc- Nous avons inclus Haloarcula très résistants aux rayonnements,
sage, des micro-organismes survi- ture,d’autres bactéries se retranchent marismortui pour une raison simi- aux températures extrêmes,et même
vraient-ils au voyage entre la Terre dans des coques durcies nommées laire.Native de la mer Morte,elle aime au vide spatial. Parmi les végé-
et Mars, dans le vide glacial de endospores. L’expérience LIFE en in- le sel, ce qui est sans doute une né- taux, on trouve des graines d’Ara-
l’espace ? La plupart des météorites clut deux. Bacillus subtilis est de- cessité pour les éventuels organis- bidopsis thaliana, un vétéran de l’es-
martiennes mettent des milliers ou puis longtemps utilisé comme espèce mes martiens.Pour ne pas geler,l’eau pace : elle a voyagé deux fois à bord
des millions d’années pour rallier test dans les vols spatiaux. Il a été martienne doit en effet être saumâ- des missions Apollo.
la Terre, mais environ une sur dix mil- démontré que ses endospores,recou- tre.De fait,une météorite martienne, Si la capsule Grunt parvient fi-
lions fait le trajet en environ un an. vertes d’une mince couche de pous- Nakhla,présente des signes d’immer- nalement à partir vers Mars et à re-
Un micro-organisme peut-il survi- sière qui les protège du rayonnement sion dans l’eau salée. venir en 2014, nous saurons enfin si
vre aussi longtemps ? ultraviolet du Soleil, peuvent survi- Prospérant dans des sédiments la vie peut faire des sauts de puce
La sonde Phobos-Grunt, lancée vre jusqu’à six ans dans l’espace.Dans océaniques chauffés par des vol- de planète en planète.
le 9 novembre 2011 par l’Agence spa- l’espace interplanétaire, cependant, cans, Pyrococcus furiosus n’est
David WARMFLASH,
tiale russe,devait apporter la réponse. le rayonnement le plus dangereux pas supposé ressembler à un or- Directeur scientifique
Malheureusement, peu après le lan- est celui des particules chargées. ganisme martien, mais nous l’avons du projet Phobos-LIFE
cement,le contact avec la sonde a été
perdu.Cependant,à l’heure où ces li-
gnes sont écrites, un premier contact
a été rétabli, qui laisse espérer que
la mission pourra être sauvée.
L’objectif principal de la mission
Phobos-Grunt est de se poser sur
Phobos, le satellite de Mars, d’y
collecter une pelletée de sol et de
la ramener sur Terre. Mais la sonde
embarque aussi l’expérience LIFE (Li-
ving Interplanetary Flight Experi-
ment), un échantillon de sol du dé-
sert du Neguev,en Israël,qui contient
divers micro-organismes.Autour de
cet échantillon placé dans un réci-
Photo Researchers, Inc.

pient, 30 tubes renferment 10 es- Le tardigrade, animal d’environ


pèces qui représentent les trois do- 1,5 millimètre de long, est le plus complexe
maines du vivant : les bactéries, les des organismes destinés à faire l’aller-retour
archées et les eucaryotes. Cinq de vers Mars à bord de la sonde Phobos-Grunt.

34] Planétologie © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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équipé d’un dispositif pour faire vibrer et le réservoir naturel est le carbonate de
l’écran de protection, mais il a fallu qua- calcium. Phoenix a fourni les premières
tre jours martiens pour tamiser assez de preuves que ce dernier entre effectivement
matériau. Pendant ce temps, toute l’eau dans la composition du sol martien. Les
éventuelle s’était sublimée. D’autres échan- satellites ont depuis repéré des affleure-
tillons ont raté leur entrée dans les ouver- ments isolés de carbonate de calcium, bien
tures en raison des vents violents qui que d’autres types de carbonates semblent
balayaient la sonde. Avec le temps, cepen- plus répandus.
dant, nous avons apprivoisé le vent et la Le carbonate de calcium apporte des
texture du sol, et nous avons réussi à preuves supplémentaires que le site d’at-  BIBLIOGRAPHIE
analyser des échantillons prélevés à dif- terrissage de Phoenix a été humide dans un A. Kessler, Martian Summer :
férents endroits et profondeurs. passé récent, il y a moins de deux milliards Robot Arms, Cowboy Spacemen,
Pendant ce temps, les détecteurs d’années. Cela pourrait également expli- and My 90 days with the Phoenix
atmosphériques accumulaient des don- quer pourquoi le sol formait une croûte : Mars Mission, Pegasus, 2011.
nées météorologiques. Un lidar (un radar ce minéral peut constituer un ciment. C. R. Stoker et al., Habitability
laser) fourni par l’Agence spatiale cana- Le sol alcalin du site d’atterrissage of the Phoenix landing site, Journal
dienne nous a permis de mesurer la pous- de Phoenix est assez différent de ce que of Geophysical Research, vol. 115,
article E00E20, 16 juin 2010.
sière atmosphérique, ainsi que la les autres atterrisseurs ont observé. Avec
profondeur optique du brouillard au sol un peu plus d’eau et d’atmosphère, vous P. H. Smith et al., H2O at the Phoenix
et la hauteur des nuages de glace d’eau. pourriez y faire pousser des asperges (elles landing site, Science, vol. 325,
Phoenix a également enregistré la tempé- aiment les sols alcalins). À l’inverse, le pp. 58-61, 3 juillet 2009.
rature de surface et la pression. Nous avons rover Opportunity avait traversé des sols N. Horowitz, Premières expériences
ainsi cartographié l’environnement du anciens acides, riches en sulfates. Ces der- martiennes, Dossier Pour la Science
haut de la couche de glace jusqu’au som- niers traduisent un régime chimique dif- n° 60, juillet-septembre 2008.
http://bit.ly/doss_60_viking
met de la troposphère (la première couche férent et hostile à la vie.
de l’atmosphère, où se déroulent la plu- Quant au perchlorate, on le trouve S. Atreya, Le méthane, signe
part des phénomènes météorologiques), sur Terre sous forme de perchlorate d’am- de vie sur Mars et Titan ?,
Pour la Science n° 356, juin 2007.
pendant que les sondes en orbite cernaient monium, qui sert d’oxydant dans les http://bit.ly/356_mars_titan
le contexte général de la région. moteurs de fusée à propergols solides.
Le perchlorate rend l’eau impropre à la J. Bell, Mars : un passé humide,
Pour la Science n° 352,
Un sol assez bon consommation à des concentrations supé-
rieures à 25 parties par milliard. Mais ce
février 2007. http://bit.ly/352_mars
pour des asperges qui est un poison pour nous est une
L’une des grandes surprises a été la décou- manne pour les micro-organismes. Des
verte de carbonate de calcium (à une processus naturels peuvent créer du per-
concentration de cinq pour cent) et de per- chlorate en petite quantité, et il peut s’ac-
chlorate (à 0,5 pour cent) dans le sol. Ces cumuler dans les déserts arides puisqu’il
composés ont une grande importance dans n’est pas lessivé comme ailleurs. Dans
la recherche de traces de vie. le désert d’Atacama au Chili, il ne pleut
Le carbonate de calcium se forme lors- qu’une fois par décennie, et le perchlo-
que le dioxyde de carbone atmosphérique rate peut s’accumuler. Les bactéries sur-
se dissout dans de l’eau liquide et forme de vivent en utilisant les perchlorates et les
l’acide carbonique. L’acide réagit avec le nitrates comme sources d’énergie. Pour-
calcium présent dans le sol pour former du rait-il en être de même sur Mars ?
carbonate, un minéral très répandu sur Les modèles climatiques globaux de
Terre, et plus connu sous le nom de calcaire Mars les plus récents, mis au point par
ou de craie. L’instrument WCL a mesuré un François Forget, de l’Institut Pierre Simon
pH de 7,7, légèrement alcalin et très pro- Laplace, à Paris, et ses collègues, intègrent  SUR LE WEB
che de celui des océans terrestres, où se la dynamique orbitale de Mars et les for- Site de la NASA consacré
forme aussi du carbonate de calcium. tes oscillations de l’obliquité (l’angle entre aux missions martiennes :
Les planétologues traquent les car- le plan orbital et l’axe de rotation, actuel- http://marsprogram.jpl.nasa.gov/
bonates sur Mars depuis des décennies. lement de 25 degrés). Ils ont permis d’es- Site du projet Phobos LIFE :
La multitude de canyons, de structures de timer l’évolution du climat au cours des www.planetary.org/programs/
type fluvial et d’anciens fonds lacustres dix derniers millions d’années. L’intensité projects/life/design.html
ne laissent presque aucun doute : Mars du chauffage solaire aux pôles varie de
Page du site de l’ESA consacrée à
était jadis une planète humide. Cela sug- façon spectaculaire entre les périodes froi- la mission Exomars :
gère que l’atmosphère était autrefois beau- des (comme aujourd’hui) et les longs http://exploration.esa.int/
coup plus épaisse. Tout le dioxyde de épisodes chauds. Quand l’obliquité est science-e/www/area/
index.cfm?fareaid=118
carbone est forcément allé quelque part, grande, les températures polaires grimpent

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Les m i ss i o n s e u ro p é e n n es
i les résultats des missions mar- lution de l’habitabilité de Mars. Pour ropéen d’origine. Il emportera les les traces de gaz marqueurs d’une
S tiennes de la NASA sont specta-
culaires, l’Agence spatiale euro-
cela, le rover devait utiliser une fo-
reuse guidée par sondage radar et
instruments scientifiques d’Exomars,
ainsi qu’un ensemble d’outils four-
activité géophysique, voire biologi-
que. Le projet est ambitieux, mais
péenne ( ESA ) n’est pas en reste. capable d’atteindre un à deux mè- nis par la NASA et destinés à prépa- fragile : en septembre 2011, la NASA
Elle s’est engagée dans l’explora- tres de profondeur, afin de prélever rer des échantillons pour un retour a annoncé qu’elle n’aurait pas les
tion martienne dès 2003 grâce au des échantillons non altérés par le sur Terre (assuré par une autre mis- ressources pour financer pleinement
lancement du satellite Mars Express. rayonnement et les espèces chimi- sion de récupération, après 2020). sa contribution. Pour pallier cette
Toujours en opération, ses instru- ques de l’atmosphère présentes en Pour se poser sur Mars, le rover défection, les Européens se tournent
ments ont contribué à révolution- surface. Ces échantillons auraient de 2018 bénéficiera du système à présent vers la Russie, qui pour-
ner notre compréhension de la été analysés par des spectromètres « skycrane » (grue volante) utilisé rait être intéressée à fournir un
planète rouge. Mars Express embar- et un microlaboratoire embarqués. pour Mars Science Laboratory. Afin lanceur en échange d’une place pour
quait un petit atterrisseur anglais, Prévu initialement pour un lan- de maîtriser malgré tout les techno- des instruments russes sur le satel-
Beagle 2, mais celui-ci a échoué à cement en 2013, le projet a souf- logies pour atterrir sur Mars, l’ESA lite. Après la perte probable de sa
se poser en douceur à la surface. fert des aléas de la programmation développe de son côté un atterris- sonde Phobos-Grunt, quel sera le
Sur ces bases, afin d’apprendre spatiale et des crises budgétaires. seur de démonstration plus modeste. choix de l’Agence spatiale russe ?
à se poser et à se déplacer sur la sur- L’idée même d’un rover entièrement Il sera emporté par l’autre compo- Le programme Exomars va-t-il sur-
face de Mars, l’ESA a décidé de lan- européen a finalement disparu sante du nouveau programme vivre ? Les décisions cruciales seront
cer son propre rover de 300 kilogram- en 2009 pour être remplacée par un conjoint NASA-ESA : un nouveau sa- prises en février 2012...
mes, nommé Exomars, avec pour projet commun NASA - ESA . Lancé tellite construit par l’ESA et lancé par
François Forget
objectifs de rechercher des traces de en 2018, le nouveau rover mixte sera la NASA en 2016, destiné à détecter Institut Pierre Simon Laplace,
vie passée et de comprendre l’évo- beaucoup plus gros que le projet eu- et cartographier dans l’atmosphère CNRS, Paris

et la glace d’eau des calottes devient insta- perchlorate a fait sensation dans la com- l’instrument TEGA d’une libération de
ble, se sublime et se reforme sur les vol- munauté des exobiologistes. dioxyde de carbone par les échantillons
cans de haute altitude proches de La présence de perchlorate pourrait chauffés à plus de 300 °C, exactement ce
l’équateur, donnant naissance à de vas- aussi résoudre un mystère vieux de 35 ans. qu’on attendrait si des substances orga-
tes glaciers. À ce stade, les pôles devien- En chauffant des échantillons de sol dans niques étaient oxydées par du perchlorate,
nent tempérés. Peut-être le carbonate de un minuscule four, la mission Viking a renforce cette interprétation.
calcium a-t-il été formé lors de ces pério- détecté l’émission de chlorométhanogè- Somme toute, les chances de trou-
des chaudes et humides ? nes. Les scientifiques de la mission, inca- ver des indices de vie sur Mars n’ont
L’observation par le lidar de chutes de pables de comprendre comment de tels jamais paru aussi bonnes. Mais les don-
neige autour de la sonde, tôt le matin vers composés chimiques pouvaient avoir une nées de Phoenix s’arrêtent là. C’est main-
la fin de l’été martien, nous a conduit à ima- origine martienne, les ont attribués à une tenant à Mars Science Laboratory et, plus
giner comment un écosystème microbien contamination par un agent nettoyant uti- tard, à la mission Exomars de chercher
pourrait fonctionner. La neige sublimée lisé avant le lancement. d’autres traces de vie. Les résultats de
pourrait se lier à la surface des grains de Phoenix ne nous donnent que des preu-
poussière. L’eau ainsi adsorbée agit comme
une très mince couche de liquide. Durant
Le pôle est-il ves indirectes, alors que l’instrument
d’analyse de Mars Science Laboratory peut
un épisode chaud, cette couche pourrait habitable ? reconnaître des signatures organiques
s’épaissir au point de percoler et former Le perchlorate suggère une interprétation dans le sol sans chauffage.
une interface liquide entre les grains de différente. Des chercheurs de l’Université Phoenix a rempli sa mission pendant
poussière, où des micro-organismes seraient nationale autonome du Mexique ont repro- cinq mois avant que l’obscurité et les tem-
totalement immergés. Les nutriments et duit l’expérience avec des échantillons pératures frigorifiques de l’hiver polaire
oxydants détectés par Phoenix seraient alors de sol semblables à ceux de Mars, préle- martien ne s’installent. Nous avons perdu
disponibles pour alimenter ces microbes. vés dans l’Atacama, avec de petites quan- son signal en novembre 2008. Quand le
Cela étant, il faudrait aussi que ces derniers tités de perchlorate ou sans. Ils ont retrouvé printemps est revenu au pôle Nord de
soient capables d’hiberner pendant plu- le dégagement gazeux que Viking avait Mars l’année suivante, nous avons espéré
sieurs millions d’années pour survivre aux observé : le perchlorate libère son oxygène que l’atterrisseur reviendrait à la vie, mais
épisodes froids et secs. et brûle les composés organiques présents, ce ne fut pas le cas. La dernière image
Le perchlorate a une autre propriété émettant par ce processus des chloromé- satellite montrait Phoenix couché sur la
intéressante: à haute concentration, il peut thanogènes. Ainsi, si le sol martien ana- rive d’une longue fracture ressemblant
abaisser le point de congélation de l’eau lysé par Viking renfermait du perchlorate, à une rivière, ses panneaux solaires cas-
à – 70 °C. Cela signifie que des micro-orga- il aurait pu contenir des quantités non sés, enfoui dans de la glace de dioxyde
nismes pourraient trouver une niche sur négligeables de composés organiques, plus de carbone. L’avant-poste scientifique
Mars même quand le climat se refroidit. d’une partie par million, qui auraient d’hier est devenu partie intégrante du
Pour toutes ces raisons, la découverte de échappé à la détection. L’observation par paysage d’aujourd’hui. 

36] Planétologie © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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géométrie, hyperbolique, géométrisation, Mostow, non euclidien, disque de Poincaré, disque hyperbolique, variétés hyperboliques, bord, infini, horizon, perspective, géodésiques, pavage non euclidien,

Mathématiques

La géométrie
Bien après l’invention
de la perspective en peinture,
les mathématiciens
ont conçu des méthodes
pour conférer un bord
à un espace géométrique infini.
Cette construction d’un horizon
représente un outil
mathématique puissant.

Françoise Dal’Bo-Milonet

O bservons deux droites parallèles :


notre œil les voit converger en un
point du champ visuel. Cette per-
ception, que le dessin en perspective repro-
duit sur un plan, nous paraît aujourd’hui
évidente. Il a pourtant fallu beaucoup
d’audace aux peintres du XVe siècle pour
représenter un point de convergence à
l’infini par un point ordinaire sur le
tableau. Ce geste libératoire a donné lieu
à divers procédés graphiques de repré-
sentation en perspective.
Deux siècles plus tard, en cherchant
à les unifier, Girard Desargues, un archi-
tecte et géomètre lyonnais mort il y a
tout juste 350 ans (en 1661), pose les bases
d’une géométrie qui neutralise la diffé-
rence entre le fini et l’infini. Desargues
introduit un espace clos, qui contient le plan
ordinaire mais où toutes les droites sont
sécantes, y compris les droites parallèles.
Le savant lyonnais, maître de Blaise
Pascal, détrône ainsi le plan usuel, sup-
port universel des figures de la géomé-
trie d’Euclide. Trop révolutionnaires pour

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des horizons
l’époque et écrits dans un style peu aca-
démique, les travaux de Desargues pas-
L’ E S S E N T I E L sent inaperçus face à ceux de son
 Il existe des méthodes contemporain René Descartes, qui défen-
dent la toute-puissance de l’algèbre. Ils ne
pour transformer l’horizon
sont sortis de l’oubli qu’au XIXe siècle.
d’un espace géométrique
illimité en un bord fini, Les idées de Desargues ont alors ouvert la
qui clôt l’espace. voie à une nouvelle géométrie dite projec-
tive, qui prend en compte simultané-
 Grâce à elles, on peut ment un espace et son « horizon ».
analyser des problèmes Les études géométriques, autrefois cen-
difficiles en les ramenant trées sur les figures, se sont désormais tour-
à des espaces plus nées vers l’espace qui les contient. Elles
simples. ont conduit à la découverte, dans les
années 1850, du premier exemple de géo-
 Elles s’appliquent métrie non euclidienne. Un peu plus tard,
notamment à l’étude trois siècles après Desargues, la notion
des surfaces et de leurs de « bord visuel », qui formalise les points
généralisations, de fuite et permet ainsi de clore les espa-
les «variétés», ainsi ces géométriques, entrait de plein droit
qu’à la théorie dans les mathématiques.
des nombres.
De l’infini
géométrique au fini
Dès lors, les mathématiciens ont tissé des
liens profonds entre espaces clos et espa-
ces illimités. Et il y a une quarantaine d’an-
nées, sous l’impulsion de l’Américain
George Mostow, ces bords se sont intro-
duits dans les raisonnements: aujourd’hui,
le géomètre les utilise comme de pré-
cieuses passerelles qui lui permettent de
traduire des problèmes posés sur un espace
illimité en termes de géométrie bornée
en petite dimension. J’illustrerai ici la force
de cette approche sur deux axes de la
recherche actuelle en mathématiques :
les « variétés hyperboliques », objets géo-
Paul Nylander, http://bugman123.com/

métriques convoités par les topologues


et les cosmologistes, et les pavages régu-
1. UNE IMAGE ARTISTIQUE inspirée liers non euclidiens.
du disque hyperbolique, où l’infini, Avant d’introduire la notion de variété
c’est-à-dire l’horizon, est matérialisé hyperbolique, considérons d’abord un
par le bord du disque.
exemple plus simple d’espace géométri-
que non euclidien : la sphère. Cette figure

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bien connue peut sembler simple. Pour- espace illimité, conforme au plan eucli- le concept de variété : il s’agit d’un espace
tant, la géométrie qui la caractérise est dien sur bien des points, mais qui s’en qui, localement, c’est-à-dire au voisinage
longtemps restée ignorée. Certes, en cos- départit sur un : le chemin le plus court, de chacun de ses points, peut être décrit
mologie, l’hypothèse d’un monde sphéri- ou « géodésique », entre deux points, n’est par un espace euclidien de dimension fixe n.
que, clos, s’est longtemps imposée face à pas un segment de droite. Comme nous Ses travaux unificateurs permettront enfin
celle d’un Univers sans fin et sans limi- le verrons, dans ce nouvel espace dit hyper- à la sphère, cas particulier de variété de
tes. Mais en géométrie, le monde de départ bolique, les analogues des droites du plan, dimension 2, d’acquérir un statut d’espace
est l’espace euclidien, un réceptacle neu- les géodésiques, ne vérifient pas le cin- géométrique, aux côtés de celui d’Euclide
tre, illimité, où les droites se prolongent quième postulat d’Euclide, formulé en et de l’espace de Bolyai-Lobatchevski.
à l’infini. C’est peut-être ce parti pris qui remplaçant le terme de droite par celui Depuis, les mathématiciens n’ont eu
explique que la sphère, pourtant si fami- de géodésique. de cesse d’intégrer pleinement à leur
lière, ait mis du temps à s’imposer comme domaine ces trois géométries: euclidienne,
espace géométrique à part entière.
Les siècles de discussions qui ont porté
La sphère, hyperbolique, sphérique. À commencer
par le Français Henri Poincaré (1854-1912),
sur le cinquième postulat de la géométrie espace illégitime ? qui a fourni une construction concrète de
d’Euclide (325-265 avant notre ère) illus- Pour des raisons différentes, le cinquième l’exemple abstrait conçu par Bolyai et
trent bien cette résistance à prendre en postulat d’Euclide est aussi incompatible Lobatchevski.
compte la sphère. La version la plus connue avec la géométrie de la sphère. Pour nous En quoi consiste l’espace de Bolyai-
de ce postulat affirme que par un point du en convaincre, mettons-nous à la place d’un Lobatchevski ? Il en existe de nombreux
plan situé à l’extérieur d’une droite D, passe marin au long cours. Pour lui, le chemin modèles, dont celui dit du disque hyper-
une seule droite ne rencontrant pas D géodésique (le chemin le plus court) entre bolique. Pour construire ce modèle, on part
(voir la figure 2a). Le statut de cet énoncé a deux points à la surface de la Terre est porté d’un disque Ᏸ du plan euclidien, centré

a b c

Ꮿ M
P Ᏸ
P

1
N

r<
1
0
D D

Le plan euclidien : étant donnés une droite D La sphère : étant donnés une géodésique D Le disque hyperbolique : la longueur (hyper-
et un point P hors de D, il existe une unique et un point P hors de D, toutes les géodési- bolique) d’un segment infinitésimal [M, N]
droite passant par P et ne rencontrant pas D. ques passant par P rencontrent D. est égale à MN/(1 – r2), où MN est sa lon-
gueur euclidiennne.

suscité bien des interrogations: existe-t-il par un cercle dont le centre est celui de la en un point O, de rayon 1 et privé du cer-
une géométrie cohérente, non euclidienne, sphère (voir la figure 2b). Deux tels grands cle Ꮿ qui le délimite. Sur ce disque
dans laquelle il est mis en défaut? cercles, autrement dit deux géodésiques de « ouvert », on change les règles métri-
Pendant plus de deux millénaires, des la sphère, se rencontrent toujours. ques en imposant une nouvelle façon de
mathématiciens ont tenté de démontrer Pourquoi les mathématiciens sont-ils calculer les longueurs des chemins. Dans
que le cinquième postulat découle des qua- passés à côté de cette géométrie sphérique, le plan euclidien, on calcule la longueur
tre autres, donc qu’il n’existe pas de géo- non euclidienne, que les marins connais- d’une portion de courbe en l’approchant
métrie où cet axiome n’est pas vérifié. Il a saient bien avant le XIXe siècle? Pour repren- par celle d’une ligne polygonale compo-
fallu attendre les années 1850 pour que dre l’argumentation de l’historien François sée de segments de droite de plus en
l’on comprenne que ces tentatives sont Russo, l’hypothèse d’une géométrie où plus nombreux et courts, c’est-à-dire tels
vouées à l’échec et qu’apparaisse le pre- deux géodésiques ont toujours au moins que la ligne brisée épouse de plus en
mier exemple de géométrie non eucli- un point d’intersection a longtemps été plus finement la courbe. Il en est de même
dienne. Deviné par l’Allemand Carl considérée comme inacceptable, notam- pour la longueur d’un chemin dans le dis-
Friedrich Gauss (1777-1855), on l’attri- ment par Lobatchevski et Bolyai, car elle que hyperbolique. Pour définir d’une nou-
bue au Hongrois Janos Bolyai (1802-1860) contraint l’espace à être clos. velle façon les longueurs sur le disque
et au Russe Nicolaï Lobatchevski (1792- L’Allemand Bernhard Riemann (1827- hyperbolique Ᏸ, il suffit donc de spéci-
1856). Ces mathématiciens ont conçu un 1866) la rendra légitime en introduisant fier la longueur d’un segment infinitési-

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mal [M, N], où M et N sont deux points dien (voir la figure 2d). En revanche, sa lon- L’ A U T E U R
de Ᏸ très voisins. gueur hyperbolique est différente de sa lon-
La « longueur hyperbolique » du seg- gueur euclidienne, puisqu’elle tend vers
ment [M, N] que l’on impose est un mul- l’infini lorsque le point M est fixé et que N
tiple de sa longueur euclidienne MN, avec s’approche du cercle Ꮿ. Un habitant du dis-
un facteur qui dépend de la position du que hyperbolique partant de O n’atteint
point M. Plus précisément, sa valeur est donc jamais ce cercle en un temps fini.
par définition égale à MN/(1 – OM 2 ) Dans cette nouvelle géométrie,
(voir la figure 2c). Si M est proche de O, cette l’énoncé du cinquième postulat d’Euclide
longueur hyperbolique est comparable n’est pas vérifié. Il y existe en effet une
à MN, puisque le nombre 1 – OM2 est pres- infinité de géodésiques passant par le Françoise DAL’BO-MILONET est
que égal à 1. Mais si M s’approche du point O (des diamètres) qui ne rencon- professeur des universités
en mathématiques et responsable
cercle Ꮿ, ce nombre tend vers 0 et la lon- trent pas un arc de cercle fixé. En d’au- du Groupement de recherche CNRS
gueur hyperbolique de [M, N] devient tres termes, il existe une infinité de de géométrie ergodique nommé
de plus en plus grande, bien que, du point géodésiques distinctes de l’arc de cercle «Platon». Elle effectue
ses recherches à l’Institut
de vue euclidien, N soit très voisin de M. en question et qui lui sont « parallèles » de recherches mathématiques
La notion de longueur sur un espace est (voir la figure 2e). de Rennes (IRMAR).
fondamentale en géométrie. Elle permet de L’existence de telles configurations non
caractériser des courbes particulières, les euclidiennes a des conséquences troublan- 2. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES
géodésiques, qui portent les chemins les tes sur les triangles hyperboliques, ces figu- du plan euclidien (a) et de deux espaces
plus courts entre deux points. Dans le res du disque hyperbolique dont les trois non euclidiens : la sphère (b)
plan euclidien, il s’agit des droites; sur la côtés sont des géodésiques (voir la figure 2f): et le disque hyperbolique (c, d, e, f).

d e f

Ꮿ P Ꮿ Ꮿ
ᏰᏰ Ᏸ
M

0 D 0 0

N

Deux exemples de segments géodésiques Étant donnés une géodésique D et un pointO Deux exemples de triangles hyperboliques
sur le disque hyperbolique : [O, P] et [M, N]. sur le disque hyperbolique.
Pour la Science

hors de D, il existe une infinité de géodési-


ques passant par O et ne rencontrant pas D.

sphère, nous l’avons déjà mentionné, ce sont la somme de leurs angles est strictement directions. La lumière se propage le long
les grands cercles. Dans le disque hyper- inférieure à 180 degrés. De plus, cette des chemins géodésiques. Parce qu’ils sont
bolique, on montre que les géodésiques sont somme peut prendre toutes les valeurs com- issus de O, ces chemins lumineux sont
de deux types: d’une part les demi-cercles prises strictement entre 0 et 180 degrés, les segments de la forme [O, ␻[, où ␻ est
perpendiculaires au cercle Ꮿ, d’autre part contrairement à celle d’un triangle eucli- un point du cercle C. La longueur hyper-
les diamètres (euclidiens) de ce cercle. dien qui est constante, égale à 180 degrés! bolique de [O, ␻[ étant infinie, on peut assi-
C’est le premier signe d’une géométrie plus miler ␻ à un point sur l’horizon.
Longueurs euclidienne souple, moins contraignante que celle du
plan euclidien.
Ainsi, en associant à chaque rayon de
lumière infini [O, ␻[ le point ␻, on établit
et hyperbolique Comme il est repoussé à l’infini, le cer- une correspondance entre l’ensemble des
Plus précisément, si M et N ne sont pas cle Ꮿ n’a pas d’existence concrète dans le rayons et le cercle Ꮿ (voir la figure 3). Sous
alignés avec le point O, parmi tous les monde hyperbolique, alors qu’il en a une cet angle, un point de Ꮿ prend un sens
chemins de Ᏸ qui relient M à N, celui qui dans le monde euclidien. Comment inter- «concret» hyperbolique: c’est un rayon de
a la plus petite longueur hyperbolique est préter ce cercle immatériel en termes lumière hyperbolique issu de la source O.
porté par un arc de cercle. Si M, N et O hyperboliques ? Imaginons que le point O Dans le même esprit, on construit une cor-
sont alignés, ce chemin géodésique est le soit, dans le disque hyperbolique, une respondance entre les rayons de lumière
segment [M, N], comme dans le plan eucli- source lumineuse qui émet dans toutes les hyperboliques de longueur finie émis

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a b

Ꮿ ␻ ␻
M3 ␻

M2
M1
0 0 0

Ᏸ N N

Correspondance

3. EN ASSOCIANT À CHAQUE RAYON LUMINEUX issu de O le point ␻ points aux rayons, finis ou infinis, le disque hyperbolique devient une
de l’horizon Ꮿ vers lequel il se dirige, on établit une correspondance partie d’un espace plus grand et clos, qui contient son horizon (a). Dans
entre l’ensemble des rayons [O, ␻[ de longueur hyperbolique infinie et cet espace, des points M sont dits visuellement proches de ␻ quand
le cercle Ꮿ. De même, on fait correspondre à chaque rayon [O, N] de lon- l’angle en O entre [O, M] et [O, ␻] est petit et la distance hyperbolique
gueur hyperbolique finie son extrémité N. En identifiant ainsi les de [O, M] grande (b).

par O, autrement dit les segments [O, N], ches » qui vient contourner le problème Cette construction d’un bord visuel
où N est un point de Ᏸ, et le disque hyper- de distance infinie entre Ᏸ et Ꮿ. Concrè- destiné à clore un espace géométrique
bolique: à un tel rayon, on associe son point tement, on dira qu’un point M de Ᏸ et s’est pleinement intégrée aux mathéma-
d’arrêt N (voir la figure 3a). un point ␻ de Ꮿ sont proches si, d’une tiques à partir des années 1970, notam-
Le grand intérêt de cette approche par part, l’angle en O entre le rayon de lumière ment grâce aux travaux de l’Américain
les rayons est d’apporter une vue hyper- fini [O, M] et le rayon infini [O, ␻[ est petit, Patrick Eberlein. Dans le cas le plus sim-
bolique unifiée du disque Ᏸ et du cercle Ꮿ: et si, d’autre part, la longueur hyperboli- ple où cet espace est le plan euclidien,
leurs points sont identifiés à des rayons que de [O, M] est grande (voir la figure 3b). ce bord peut être représenté par un cer-
lumineux émis par la source O, que ces cle, comme pour le disque hyperbolique.
rayons soient de longueur finie ou infinie.
En adoptant ce nouveau point de vue, le
Le bord visuel, On s’en convainc en traçant un cercle
autour d’une source de lumière du plan,
disque hyperbolique devient une partie d’un un miroir de l’espace et en associant à chaque rayon lumi-
espace plus grand mais clos, un espace Dans cet espace topologique, une suite neux son point de rencontre avec ce cer-
«compact» qui contient son horizon. de points M de Ᏸ qui s’éloignent de O le cle (voir la figure 4).
Le rôle principal de cet espace, que l’on long d’un rayon infini [O, ␻[, ou en restant Ces bords mettent en évidence des
peut représenter par la réunion du disque Ᏸ visuellement proches de celui-ci, converge liens entre des espaces qui étaient consi-
et de son horizon Ꮿ, est de « compacti- vers un point ␻ de cet espace, alors qu’elle dérés comme étrangers l’un à l’autre.
fier» le disque, autrement dit de capturer diverge dans Ᏸ (puisque ␻ n’est pas un C’est ainsi que la sphère, illégitime en
son infini en donnant une limite à des sui- point de Ᏸ). L’infini du disque hyperboli- tant qu’espace géométrique jusqu’au
tes de points qui divergent dans Ᏸ. que est ainsi neutralisé, matérialisé par son XIXe siècle, se révèle intimement liée à
Pour que le concept de limite ait un « bord visuel », à savoir le cercle Ꮿ consi- notre espace euclidien, au sens où elle
sens dans ce nouvel espace, on introduit déré comme l’ensemble des rayons lumi- traduit la géométrie de son horizon. On
une notion de points « visuellement pro- neux infinis émis par la source O. sait aujourd’hui que, dans de nombreux

a b c
Bande initiale

Carré
initial
Pliage Pliage

Pavage par bandes verticales Cylindre infini Pavage par les carrés

5. LE PAVAGE DU PLAN AVEC DES BANDES PARALLÈLES permet de met de même, par « pliage » le long des directions de translation horizon-
construire, en faisant se rejoindre les deux directions de translation hori- tale puis verticale, de contruire un tore (b). Les transformations permet-
zontale, un cylindre de hauteur infinie (a). Le pavage par des carrés per- tant de paver de façon régulière le disque hyperbolique sont plus difficiles

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cas, le bord visuel porte de précieuses


informations sur l’espace qu’il enserre. a b
Par exemple, le cercle est le bord du plan
euclidien et du disque, car ces deux espa-
ces sont de dimension 2. Le bord d’un
espace de dimension 3, tel l’espace eucli-
dien, est une sphère. Des informations
plus subtiles sont accessibles, d’autres
restent à découvrir.
Le bord visuel est une invention théo-
rique qui constitue une magnifique passe-
relle entre l’imagination et le raisonnement.
Le géomètre s’en sert notamment pour étu-
dier des problèmes posés dans un espace
illimité, problèmes qui, grâce au bord 4. LE CERCLE EST LE BORD VISUEL du plan euclidien (a), tandis que la sphère est le bord visuel
visuel, se transcrivent sur un espace com- de l’espace euclidien (b). Le bord visuel est un concept qui permet de clore un espace géométrique.
pact de plus petite dimension. Cette démar-
che est particulièrement fructueuse dans appliquant à un carré le groupe des trans- déplace à l’aide des transformations du
l’étude des pavages. lations entières, horizontales et verticales groupe paveur. Imaginons que les points
(voir les figures 5a et 5b). de cette trajectoire soient peints en rouge,
D’un pavage régulier Dans le cas du disque hyperbolique,
les groupes paveurs sont plus difficiles
et intéressons-nous à ceux qui s’éloignent
de O. Pour un observateur immobile,
à son ensemble limite à décrire et sont en nombre infini. Un ces points s’accumulent à l’infini sur une
« Paver » un espace géométrique consiste exemple est construit en prenant, pour partie rouge de son horizon : c’est l’en-
à le recouvrir par des motifs qui ne se motif initial, un triangle hyperbolique semble limite du pavage.
chevauchent pas, comme on le fait pour dont les angles aux sommets sont de la Quelle est la nature de cet ensemble
carreler un sol. Le pavage est dit régulier forme 180°/p, 180°/q et 180°/r, où p, q limite ? Pour un pavage régulier du plan
s’il est obtenu en déplaçant un pavé ini- et r sont des entiers positifs vérifiant euclidien, cet ensemble est soit formé d’un
tial par des transformations, qualifiées 1/p + 1/q + 1/r < 1, ce qui garantit que nombre fini de points, soit égal à tout le bord
de déplacements, qui ne modifient ni la la somme des angles soit inférieure à 180°. visuel, c’est-à-dire au cercle. Le premier
taille ni la forme du pavé. Son étude se Les triangles se répètent alors sur le dis- cas est illustré par le pavage en bandes
résume essentiellement à celle de l’ensem- que hyperbolique en devenant de plus en verticales: la trajectoire de O étant portée
ble des déplacements qu’il met en jeu, plus petits du point de vue euclidien, bien par la droite horizontale passant par ce point,
ensemble nommé groupe paveur. Com- qu’ils gardent la même taille si on les ses points limites sont les deux «extrémi-
ment construire un tel groupe ? mesure à l’aune de la longueur hyper- tés» à l’infini de cette droite (voir la figure 6a).
Les groupes paveurs du plan euclidien bolique (voir la figure 5c). Le pavage régulier par des carrés illus-
sont bien connus. Ils sont en nombre fini. Il y a une quarantaine d’années, les tre le deuxième cas. On montre que, obte-
Leurs déplacements comprennent des rota- mathématiciens ont introduit la notion nue par les translations entières horizontales
tions ou des translations. Par exemple, d’« ensemble limite » d’un pavage régu- et verticales, la trajectoire de O croise
un pavage du plan peut être obtenu en lier. Il s’agit d’un ensemble de points une infinité de fois toute droite de pente
appliquant à une bande verticale d’épais- appartenant au bord visuel de l’espace rationnelle passant par O. En poussant
seur unité le groupe des translations hori- et qui reflète la façon dont un point O de plus loin le raisonnement et en utilisant
zontales de longueur entière, ou encore en l’espace s’échappe à l’infini lorsqu’on le le fait que les nombres rationnels sont très
nombreux dans l’ensemble de tous les
nombres, on obtient que la « trace à l’in-
fini » de cette trajectoire coïncide avec le
d bord visuel (voir la figure 6b).
Dans le disque hyperbolique, il existe
Disque : Curtis McMullen (Université Harvard)

aussi des pavages réguliers dont l’ensem-


ble limite est constitué d’un nombre fini
de points, ou encore égal à tout le cercle
Pliage à l’infini. Mais, à la différence des pava-
ges euclidiens, un troisième cas s’ajoute :
Tore à deux trous celui d’une multitude de pavages régu-
liers dont les ensembles limites sont de
nature fractale (voir la figure 6c). Ces ensem-
à décrire. Ce disque peut être pavé d’une infinité de façons différentes, par des triangles (c, par exem- bles, mines d’or de la géométrie hyper-
ple), par des octogones (d), etc. Avec le pavage par des octogones, le pliage le long de directions bolique, illustrent encore une fois la
définies par les paires de côtés de l’octogone central de même couleur crée un tore à deux trous. souplesse de cette géométrie.

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 BIBLIOGRAPHIE À quoi sert l’ensemble limite ? D’im- pliage du plan, on dit que le tore est une
portantes informations portant sur un « surface euclidienne ».
É. Ghys, Géométriser l’espace : pavage régulier s’y reflètent. Certaines sont Les surfaces ne sont pas toutes eucli-
de Gauss à Perelman, Images
des Mathématiques, CNRS, 2007 liées à la forme du motif du pavage. Par diennes. Un contre-exemple est la sphère:
(http://images.math.cnrs.fr/ exemple, si ce motif est borné, comme dans elle ne peut pas être construite en pliant
Geometriser-l-espace-de-Gauss- le cas du pavage du plan euclidien par un plan. On peut citer aussi le tore à deux
a.html) et Dossier Pour la Science
n° 74, janvier-mars 2012. des carrés, son ensemble limite coïncide trous, obtenu en recollant deux tores, que
avec le bord visuel. l’on construit en pliant le disque hyperbo-
F. Dal’Bo, Des trajectoires Lorsque l’ensemble limite est une frac- lique le long d’un octogone (hyperbolique)
pour approcher les nombres, tale, des résultats récents montrent que régulier (voir la figure 5d). Ces trois exem-
Pour la Science, n° 359, pp. 66-73,
septembre 2007. l’architecture infinitésimale de cet ensem- ples reflètent une situation générale mise
ble, mesurée par sa « dimension fractale », en lumière par Poincaré : une surface est
F. Dal’Bo, Trajectoires est reliée au comptage des images du soit euclidienne, soit sphérique, soit hyper-
géodésiques et horocycliques,
EDP Sciences-CNRS, 2007. point O par les transformations du groupe bolique. Les deux premières familles sont
paveur. Plus précisément, la croissance finies, la troisième est infinie.
J.-P. Luminet, L’Univers chiffonné, de ce groupe, donnée par le nombre d’ima- Pour savoir quel type de géométrie
Gallimard (Folio), 2005. ges restant à une distance de O infé- porte une surface, il suffit d’en connaî-
R. Taton, L’œuvre mathématique rieure à un nombre positif R, est une tre la forme. Cette information topologi-
de Desargues, 2e édition, J. Vrin, fonction exponentielle du produit de cette que ne suffit cependant pas pour
1981. dimension par R. retrouver le pavage à partir duquel la sur-
face a été construite. Le tore à deux trous
Des surfaces créées en est la preuve : il existe une infinité de
pavages réguliers du disque hyperboli-
en pliant des pavages que permettant de le construire ! Toute-
Les pavages réguliers du plan euclidien, fois, cette différence entre topologie et
du disque hyperbolique et de la sphère sont géométrie disparaît lorsqu’on s’intéresse
intimement reliés aux surfaces (ou varié- à des objets de dimension supérieure à
tés de dimension 2). Ce lien s’appuie sur celle des surfaces, notamment les varié-
une interprétation en termes de pliage tés de dimension 3.
des déplacements associés au pavage. Parmi ces variétés, on peut citer la
Prenons l’exemple du pavage du plan boule, le tore plein, et plus généralement
euclidien par des carrés. Si l’on utilise les surfaces fermées pleines. À l’exception
les translations horizontales et verticales, de ces cas particuliers, il est généralement
non pas pour déplacer le motif mais impossible de visualiser de tels objets dans
pour identifier ses côtés, c’est-à-dire les l’espace ordinaire. Ces objets abstraits de
recoller, on obtient une surface dont la dimension 3 n’en ont pas moins une exis-
forme est celle d’une bouée : un tore (voir tence mathématique.
la figure 5b). Parce qu’il provient d’un L’un des premiers mathématiciens à
s’y être intéressés de près est l’Améri-
a cain William Thurston, dans les
c années 1970. Ses contributions dans le
0 domaine lui ont valu une médaille
Fields en 1978. Une question, inspirée par
Pavage par bandes
verticales l’étude des surfaces, est au cœur de ses
travaux : une variété est-elle « géométri-
sable » ? Autrement dit, peut-on la
b O construire à partir du pavage régulier d’un
espace modèle de dimension 3 ?
0 Cette question profonde a été à l’ori-
gine de nombreux développements en
topologie. Elle est en particulier reliée à
Pavage par des carrés la conjecture de Poincaré, selon laquelle
Ensemble limite fractal toute variété compacte de dimension 3
dépourvue de trous est topologiquement
6. L’ENSEMBLE LIMITE D’UN PAVAGE RÉGULIER est l’ensemble de points vers lequel tendent équivalente à la sphère tridimension-
les images d’un point initial O par les transformations du groupe paveur. Pour un pavage du plan
nelle (bord de la boule euclidienne de
par bandes verticales (a), l’ensemble limite est constitué des deux points à l’infini, à droite et à
gauche. Pour un pavage par des carrés (b), on montre que la « trace » à l’infini de la trajectoire dimension 4). En 2003, le Russe Grigori
de O coïncide avec le bord visuel du plan, c’est-à-dire le cercle. Dans le cas du disque hyperboli- Perelman parvint à démontrer cette conjec-
que, on peut avoir des pavages réguliers dont l’ensemble limite est fractal (c). ture, ce qui lui valut en 2006 une médaille

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Fields (qu’il a déclinée, tout comme le prix


Clay plus récemment).
Si la géométrisation des surfaces met
en jeu trois modèles – le plan euclidien,
la sphère ou le disque hyperbolique –, celle
des variétés de dimension 3 en fait inter-
venir huit. Parmi eux, citons « notre »
espace ambiant euclidien et la boule hyper-
bolique obtenue, par analogie au disque
hyperbolique, à partir d’une boule eucli-
dienne (pleine, privée de la sphère qui l’en-

Charles Gunn, Matheon, Berlin (Allemagne)


toure), sur laquelle on modifie le calcul
des longueurs des chemins.
Les pavages réguliers de cette boule
(voir la figure 7), difficiles à réaliser, per-
mettent de construire par pliage des varié-
tés dites hyperboliques. Ces objets, qui
échappent à notre intuition, intéressent
beaucoup les topologues pour leur forme
7. L’INTÉRIEUR D’UNE BOULE HYPERBOLIQUE pavée de façon régulière par des dodécaèdres.
complexe et leur lien avec la théorie mathé-
Les couleurs n’ont pas de signification particulière dans cette représentation artistique du pavage.
matique des nœuds. En cosmologie, ils
sont sources de spéculations sur la topo-
logie de l’Univers. Si, aujourd’hui, le théorème de rigi- qu’avec deux collègues, le jeune Israélien
Contrairement au cas des surfaces dité de G. Mostow a perdu son éclat aux Elon Lindenstrauss, lauréat d’une médaille
bidimensionnelles, la topologie d’une côtés d’énoncés plus généraux, l’idée de Fields en 2010, a montré que l’ensemble des
variété hyperbolique de dimension 3 raisonner sur le bord visuel continue à éventuelles exceptions à la conjecture de
détermine sa géométrie. C’est précisément vivre chez les géomètres du XXIe siècle. Littlewood est, sinon vide, très petit (en
l’énoncé du « théorème de rigidité » de Par ailleurs, sur les traces de G. Mostow un sens mathématique précis). Ces travaux
G. Mostow : une variété hyperbolique et du Russe Gregori Margulis, les bords sont une belle illustration de la force de l’ap-
étant donnée, il existe un unique pavage à l’infini se sont introduits dans des proche des bords à l’infini.
régulier de la boule hyperbolique qui per- démonstrations d’arithmétique, grâce à Le plan euclidien, le disque hyper-
met de construire (par pliage) la variété la découverte de liens entre nombres et bolique et leurs analogues en dimension
en question. trajectoires sur des variétés illimitées. Des supérieure font partie des espaces où les
Ce résultat de « dépliage » joue un rôle mathématiciens misent sur cette appro- rayons lumineux se propagent facilement.
clef dans les travaux de W. Thurston et che pour tenter de résoudre des conjectu- Ce n’est pas toujours le cas. Certaines sur-
de G. Perelman. Il est à l’origine d’une res de théorie des nombres. faces, par exemple, contiennent des trous
école mathématique très active qui, de Yale ou des bosses qui dévient les rayons. On
à Jérusalem, travaille autour de ces peut en construire une multitude par
concepts en lien avec la théorie des nom- Des bords à l’infini pliage de pavages réguliers du disque
bres et celle des probabilités. pour la théorie hyperbolique dont le motif initial est un
Pour démontrer ce théorème, G. Mos-
tow a fait preuve d’une grande originalité
des nombres polygone hyperbolique admettant une
infinité de côtés, ou encore par recolle-
en introduisant le bord visuel de la boule L’une de ces conjectures, énoncée dans ment d’une infinité de tores.
hyperbolique dans son raisonnement. les années 1930 par l’Anglais John Lit- Pour capturer l’infini d’une telle sur-
Dans ses grandes lignes, la démonstration tlewood, affirme qu’étant donnés deux face, l’objet adapté n’est plus le bord visuel,
consiste à partir d’un pavage régulier de nombres réels a et b, il existe des entiers mais un ensemble plus abstrait, l’horo-
la boule par un motif borné. En l’étu- p, q, r tels que la quantité q3(a – p/q)(b – r/q) bord, introduit dans les années 1980 par
diant de près, on découvre que son groupe soit aussi proche de zéro que l’on veut le mathématicien franco-russe Mikhaïl
paveur contient, contrairement aux grou- (cet énoncé porte donc sur l’approxima- Gromov. Et depuis, d’autres notions de
pes paveurs euclidiens, des transforma- tion de a et b par des nombres rationnels). bord ont été inventées.
tions mettant en jeu des mouvements Sa formulation géométrique met en jeu Ainsi, plus de 2 000 ans après Euclide,
complexes. G. Mostow les applique aux un pavage régulier d’un espace de dimen- les géomètres, partant des lois de l’opti-
points du bord visuel de la boule hyper- sion 8 et un point du bord à l’infini de que, ont libéré les mathématiques en neu-
bolique, c’est-à-dire d’une sphère. En cet espace qui représente le couple de tralisant l’infini, alors même que les
utilisant la présence de ces mouvements nombres (a, b). physiciens, inspirés par des espaces
complexes sur un espace cette fois limité Dans ce modèle, s’intéresser à la conjec- géométriques abstraits, l’ont introduit
et de dimension 2, il parvient à montrer ture de Littlewood revient à analyser les dans leur représentation de l’Univers.
qu’à elle seule, cette action à l’infini déter- motifs du pavage rencontrés par une famille Deux démarches qui, loin de se contre-
mine le pavage de départ. de géodésiques d’extrémité (a, b). C’est ainsi dire, s’enrichissent. 

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Nourrir, Neuf milliards, 2050, Agrimonde, agriculture, écosystèmes, environnement, déforestation, alimentation, rendement agricole, terres arables, biocarburants, irrigation, engrais, CO2, révolution verte

Environnement

Nourrir et préserver
Jonathan Foley

Doubler la production alimentaire d’ici 2050


tout en réduisant la dégradation de l’environnement :
selon une équipe internationale, cet objectif est accessible.

L’ E S S E N T I E L
U n milliard de personnes souffrent
aujourd’hui de faim chronique. Le
problème ne vient pas tant de la
quantité de nourriture disponible –les agri-
culteurs en produisent suffisamment pour
des écosystèmes, consomme d’importan-
tes ressources en eau douce, pollue les riviè-
res et les océans et émet plus de gaz à effet
de serre que la plupart des autres activités
humaines. Pour préserver la planète à
 Pour nourrir neuf répondre à leurs besoins – que de sa répar-
tition inégale et de l’escalade des prix.
long terme, il devient impératif de réduire
les impacts nocifs de l’agriculture.
milliards d’individus
En 2050, cependant, le défi aura pris une
en 2050, il faudra doubler
la production alimentaire.
tout autre tournure.
La population mondiale aura augmenté
Doubler la production
 Or, déjà aujourd’hui, de deux ou trois milliards, ce qui, d’après en 40 ans
presque toutes les terres plusieurs études, devrait doubler la Le système alimentaire mondial est ainsi
cultivables sont exploitées. demande agricole. À cause de la crois- confronté à trois défis intriqués : nourrir
sance démographique, certes, mais aussi de les sept milliards d’individus qui peuplent
 Une équipe l’augmentation du niveau de vie pour bon la planète aujourd’hui, doubler la produc-
internationale propose nombre de personnes, qui devrait entraîner tion d’aliments au cours des 40 prochai-
un plan d’action pour une hausse de la consommation, en parti- nes années et atteindre ces deux objectifs
doubler la production tout culier de viande, sans oublier l’utilisation tout en devenant une activité durable pour
en réduisant son impact croissante de terres arables pour produire l’environnement. Comment répondre
sur l’environnement. des biocarburants. Ainsi, même si l’on résout simultanément à ces trois défis ? Une
aujourd’hui les problèmes de pauvreté et équipe internationale d’experts, que j’ai
 Ce plan comporte d’accès aux ressources, il faudra produire coordonnée, propose un programme en
cinq mesures : améliorer deux fois plus pour assurer un approvision- cinq mesures qui, si elles sont appliquées
la gestion des terres nement mondial suffisant. conjointement, pourrait doubler la nour-
agricoles pour stopper Et ce n’est pas tout. Parce qu’elle néces- riture disponible pour la consommation
leur extension, augmenter site de défricher les forêts tropicales, de cul- humaine mondiale tout en réduisant les
les rendements les plus
tiver des terres en marge de zones non émissions de gaz à effet de serre, les per-
faibles, mieux utiliser
cultivables et d’intensifier l’industrie agroa- tes de biodiversité, l’utilisation de l’eau
les engrais et l’eau,
limentaire dans des paysages et des bassins et sa pollution.
consommer moins
hydrographiques fragiles, l’agriculture est À première vue, la solution pour nour-
de viande et éviter
devenue la principale menace environne- rir plus de personnes semble évidente :
le gaspillage.
mentale pour la planète. Elle occupe une faire pousser plus de produits alimentai-
grande part des terres disponibles, perturbe res en étendant les terres cultivées et en

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rte

LA PLANÈTE
augmentant les rendements, c’est-à-dire
les quantités récoltées par hectare. Plu-
sieurs obstacles de taille, cependant, s’y
opposent.
Actuellement, 38 pour cent de la
surface des continents émergés
– hors Groenland et Antarctique –
sont cultivés, et la plupart des
terres cultivées sont les meilleu-
res terres arables. Les terres non
cultivées sont des déserts, des
montagnes, de la toundra, des
glaciers, des villes et des parcs,
et d’autres surfaces impropres à
la culture. Les quelques terres cul-
tivables qui subsistent en fron-
tière de ces domaines sont surtout
situées dans les forêts tropicales
et les savanes, qui sont vitales pour
la stabilité du globe, en particu-
lier en tant que réserves de car-
bone et de biodiversité. L’extension
de l’agriculture sur ces zones n’est donc
pas envisageable. Pourtant, au cours des
20 dernières années, cinq à dix millions
d’hectares de terres cultivées ont été
créés par an, dont une part importante
sous les tropiques. Ces extensions n’ont
toutefois agrandi la surface nette de ter-
res cultivées que de trois pour cent, car
lst
n
Ae simultanément, des villes ont recouvert
Va
Ke
vin des terres agricoles, en particulier dans les
zones tempérées.

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L’ A U T E U R L’amélioration du rendement semble L’eau douce est l’une des autres « vic-
aussi une option intéressante. Cependant, times ». Les hommes utilisent 4 000 kilo-
notre équipe de recherche a observé que mètres cubes d’eau par an, captée essen-
le rendement agricole global moyen n’a tiellement dans des rivières et des nappes
augmenté que d’environ 20 pour cent ces aquifères. L’irrigation représente 70 pour
20 dernières années, soit bien moins que cent de ces prélèvements, soit 80 à 90 pour
ce qui est annoncé en général. Cette amé- cent de l’eau consommée (l’eau qui est uti-
lioration est importante, mais insuffisante lisée et qui ne retourne pas dans les bas-
pour doubler la production alimentaire sins hydrographiques). En conséquence,
d’ici 40 ans. Si les rendements de certai- le débit de nombreux grands fleuves, tel le
Jonathan FOLEY est nes cultures ont augmenté de façon signi- Colorado, a diminué, certains cours d’eau
directeur de l’Institut ficative, d’autres ont stagné, voire diminué. se sont taris et les niveaux baissent rapide-
sur l’environnement
de l’Université du Minnesota, Nourrir plus de personnes serait plus ment dans de nombreuses régions, notam-
où il est aussi titulaire aisé si tous les produits alimentaires cul- ment aux États-Unis et en Inde.
de la chaire présidentielle tivés étaient directement destinés aux Non seulement l’eau disparaît, mais
McKnight de développement
durable. humains, mais seulement 60 pour cent des elle est aussi contaminée. Engrais, herbi-
récoltes mondiales le sont: principalement cides et pesticides polluent presque tous
des céréales, suivies des légumineuses les écosystèmes. Les flux d’azote et de phos-
(haricots, lentilles), de plantes oléagineu- phore dans l’environnement ont plus que
doublé depuis 1960, polluant l’eau et créant
d’énormes «zones mortes», privées d’oxy-
ON NE PEUT LAISSER LA MOITIÉ DES ENGRAIS gène, à l’embouchure de nombreux fleu-
appliqués être ainsi perdus. ves majeurs. Ironie du sort, les engrais
lessivés par la pluie compromettent, au
nom de l’augmentation de la production
ses, de légumes et de fruits. Le reste est alimentaire, une autre source importante
utilisé pour nourrir les animaux (35 pour d’alimentation: la pêche côtière. Les engrais
cent) et cultiver des biocarburants et autres ont été un ingrédient clé de la révolution
produits industriels, notamment textiles verte qui a aidé à nourrir le monde, mais
(5 pour cent). on ne peut laisser la moitié des engrais
Quelques chiffres La production de viande joue un appliqués être ainsi perdus.
rôle majeur dans cette répartition. Nour- L’agriculture est également la plus
 Alors que les rendements rir des animaux avec des produits issus grande source humaine d’émission de gaz
agricoles avaient augmenté de l’agriculture, même dans les systèmes à effet de serre : elle représente environ
de 65 pour cent entre 1965 de production de viande et de produits 35 pour cent du dioxyde de carbone, du
et 1985, ils n’ont augmenté que laitiers les plus efficaces, réduit consi- méthane et du protoxyde d’azote émis par
de 20 pour cent entre 1985 et 2005. dérablement la quantité de nourriture dis- les activités humaines, soit plus que les
ponible pour les humains. En général, émissions liées au transport (voitures,
 En Europe et en Amérique dans un tel système de production bovine, camions et avions) ou à la production
du Nord, seuls 40 pour cent 30 kilogrammes de céréales produisent d’électricité. Une partie de ces émissions
des récoltes sont destinés 1 kilogramme de viande de bœuf comes- agricoles sont liées à l’énergie produite
à la consommation humaine, tible, sans os. et utilisée pour cultiver, transformer et
contre 80 pour cent en Afrique Un autre élément empêche d’augmen- transporter les aliments, mais la plupart
et en Asie. ter la production de nourriture : la dété- sont dues à la déforestation tropicale, à la
rioration, déjà bien avancée, de l’envi- production de méthane par les animaux
 75 pour cent des terres agricoles, ronnement. Seule notre consommation et les rizières, et au protoxyde d’azote émis
soit 3,7 milliards d’hectares, d’énergie, avec ses conséquences sur le cli- par les sols surfertilisés.
sont utilisées pour l’élevage : mat et l’acidification des océans, rivalise
350 millions d’hectares de cultures
céréalières pour nourrir les animaux,
avec l’ampleur croissante des impacts de
l’agriculture sur l’environnement. Notre
Stopper l’extension
et 3,38 milliards d’hectares équipe de recherche estime que l’agricul- des terres agricoles
de pâturages et de prés. ture a déjà fait disparaître ou a radicale- Les précédentes approches pour résoudre
 Au cours des 50 dernières ment transformé 70 pour cent des prairies les problèmes alimentaires et environne-
années, l’utilisation des engrais du monde, 50 pour cent des savanes, mentaux étaient souvent incompatibles.
a quintuplé. 45 pour cent des forêts tempérées à feuil- Produire plus en défrichant plus de terres
les caduques et 25 pour cent des forêts tro- et en utilisant plus d’eau et de produits
 Chaque année, cinq à dix millions picales. L’empreinte de l’agriculture est chimiques, ou restaurer les écosystèmes
d’hectares de forêt tropicale près de 60 fois plus étendue que celle des en reprenant des terres arables à l’agricul-
disparaissent au profit de l’agriculture. routes et des constructions. ture, il fallait choisir. Une autre voie qui

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concilierait ces deux aspects semble pour- contraintes mineures sur la production cée dont les bilans écologique et énergé-
tant possible. alimentaire mondiale. Pour compenser la tique seraient bien meilleurs que ceux du
Après plusieurs mois de recherches et perte en capacité agricole que cela entraî- maïs, pourrait libérer des terres arables
de délibérations fondées sur l’analyse de nerait, des mesures pourraient être prises pour la production agricole alimentaire.
données nouvelles sur l’agriculture et visant à réduire l’urbanisation, la dégra-
l’environnement à l’échelle mondiale (esti-
mation par satellite des surfaces cultivées,
dation et l’abandon des terres agricoles
plus productives.
Remonter les plus
évolution des rendements en maïs entre 1985 De nombreuses propositions ont été faibles rendements
et 2005, facteurs limitants par régions, émis- faites pour réduire la déforestation. L’une Pour doubler la production mondiale de
sions de gaz carbonique, estimation des des plus prometteuses est le Programme nourriture sans étendre l’empreinte de
excès d’engrais, etc.), notre équipe a établi des Nations unies de réduction des émis- l’agriculture, nous devons aussi augmen-
un plan en cinq points pour traiter à la fois sions résultant du déboisement et de la ter les rendements des terres cultivées exis-
les défis alimentaires et environnementaux. dégradation des forêts (REDD). Dans le tantes. Il existe deux options : stimuler la
Notre première recommandation est cadre de ce programme, en échange de productivité des meilleures exploitations,
de ralentir et de stopper progressivement crédits carbone, les nations riches payent en relevant leur capacité de rendement
l’extension de l’agriculture, qui se fait les nations concernées pour protéger les grâce à une amélioration de la génétique
notamment aux dépens des forêts tropi- forêts tropicales humides. D’autres pro- des espèces cultivées et de la gestion des
cales et des savanes. La disparition de ces grammes développent des normes de cer- cultures, ou améliorer les rendements
écosystèmes a des conséquences impor- tification pour les produits agricoles, des exploitations les moins productives,
tantes sur l’environnement, provoquant afin que les chaînes d’approvisionnement afin d’utiliser tout leur potentiel. La seconde
une perte de diversité et l’augmentation aient l’assurance que les récoltes n’ont pas option donnerait le gain le plus impor-
des émissions de dioxyde de carbone été cultivées sur des terres issues de la tant et le plus immédiat, en particulier dans
(dues au défrichement de terres). Le ralen- déforestation. Par ailleurs, une meilleure les régions où la faim est la plus aiguë.
tissement de la déforestation réduirait politique de production des biocarburants, Notre équipe a analysé la répartition
considérablement les dommages environ- favorisant des cultures non alimentaires, mondiale des rendements des cultures et
nementaux, tout en n’imposant que des comme celle du panic érigé, une herba- a constaté que la majeure partie du globe

UNE SURFACE LIMITÉE, UN RENDEMENT AMÉLIORABLE


L’humanité exploite actuellement 38 pour cent des terres exemp- dre les terres cultivées, car la plupart des terres restantes sont
tes de glace de la planète. Les cultures occupent un tiers de des déserts, des montagnes, de la toundra ou des zones
cette surface ; les pâturages et les grandes prairies naturel- urbanisées. Cependant, les exploitations de nombreuses régions
les pour le bétail couvrent le reste. Il y a peu de place pour éten- agricoles pourraient être plus productives (voir les cartouches).

James Gerber Institute on the Environment, University of Minnesota

0%

De meilleurs rendements
On produirait bien plus de nourriture si la productivité
100 % cultures 100 % pâturages des exploitations les plus pauvres atteignait le niveau
Type d’exploitation agricole maximal possible compte tenu du climat et des sols.
Par exemple, le rendement pour le maïs (cartouches)
pourrait considérablement augmenter dans certaines
régions du Mexique (à gauche), d’Afrique de l’Ouest
Loin du maximum Proche du maximum
(ci-contre) et d’Europe de l’Est (ci-dessus), si on améliorait
Rendement des cultures de maïs les semences, l’irrigation, les engrais et les marchés.

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présente un rendement inférieur à ses capa- tivées entre les cultures alimentaires, rédui- taux de l’agriculture, il est nécessaire, quel
cités. En particulier, les rendements pour- sent les mauvaises herbes et apportent des que soit le rendement, d’utiliser moins d’eau,
raient augmenter de façon significative dans nutriments et de l’azote au sol, lorsqu’el- d’engrais et d’énergie.
de nombreuses régions d’Afrique, d’Amé- les sont enfouies au moment du labour. Des En moyenne, il faut environ un litre
rique centrale et d’Europe de l’Est, à l’aide leçons tirées de systèmes biologiques et d’eau d’irrigation pour faire pousser une
de meilleures semences, d’engrais et d’une agroécologiques peuvent également être calorie de nourriture, bien que certains
irrigation plus efficace. Utiliser tout le poten- adaptées, par exemple laisser les résidus endroits en utilisent beaucoup plus. Notre
tiel des terres cultivées les moins rentables des cultures dans les champs, afin qu’ils se analyse a montré que les exploitations peu-
pour 16 cultures parmi les plus importan- décomposent en nutriments. vent limiter considérablement l’utilisation
tes (maïs, pommes de terre, riz, blé, etc.) d’eau sans trop réduire la production de
augmenterait la production alimentaire
totale de 50 à 60 pour cent, avec peu de dom-
Mieux utiliser nourriture, en particulier sous les climats
secs. Les principales stratégies sont l’irri-
mages pour l’environnement. les ressources gation au goutte-à-goutte (l’eau est appli-
L’augmentation du rendement des Le défi sera aussi économique et social. quée à la base de la plante et non gaspillée
terres agricoles les moins productives néces- Notamment, les rendements ne pourront en pulvérisations dans l’air), le paillage
site souvent davantage d’engrais et d’eau. être augmentés qu’avec une meilleure répar- (couvrir le sol de matières organiques pour
Il faudra éviter une irrigation et une utili- tition des engrais et des variétés de semen- retenir l’humidité) et la réduction des per-
sation débridées de produits chimiques. De ces dans les régions appauvries, et un tes d’eau dues aux systèmes d’irrigation
nombreuses autres techniques permettent meilleur accès aux marchés mondiaux pour (en diminuant l’évaporation).
d’augmenter le rendement. Des techniques de nombreuses régions. Avec les engrais, c’est un ajustement
de plantation avec une réduction du labour Notre troisième recommandation dans les deux sens qu’il faut effectuer. Cer-
perturbent moins le sol et évitent l’éro- concerne l’efficacité des pratiques agrico- tains endroits sont trop pauvres en nutri-
sion; des plantes dites de couverture, cul- les: pour réduire les impacts environnemen- ments et fournissent donc une faible

L’ i m p o r ta n c e d es ma r c h é s l o ca u x
es solutions proposées par Jona- sources y sont inexploitées (envi-
L than Foley sont intéressantes et
recoupent celles développées en 2009
ron 20 pour cent seulement des
terres cultivables sont cultivées),
en France dans l’étude Agrimonde de les ressources en eau sont immen-
l’INRA et du CIRAD,ou plus récemment ses dans la zone tropicale. Mais c’est
par l’Académie des sciences. Tout le dans cette partie du monde que les
monde s’accorde à dire qu’il est impé- aménagements font le plus défaut :

© Shutterstock/Eric Isselée
ratif d’augmenter les rendements peu de barrages, peu de périmètres
agricoles dans certains pays en déve- irrigués, et ceux qui existent ont un
loppement, comme l’Afrique Subsa- fonctionnement peu satisfaisant. Un
harienne ou l’Amérique du Sud, alors paysan africain cultive en général un
qu’en 2050 plus de la moitié de l’hu- hectare de terre, et le fait à la main, Plantation de canne à sucre en Afrique du Sud.
manité se trouvera en Asie.Pourquoi? sans engrais, sans protection des cul-
Parce qu’en général, les rendements tures contre les attaques des para- utilisé tous ses sols cultivables,construit de l’ordre de dix quintaux, sera mis
sont déjà excellents en Asie, et qu’il sites. Il est si pauvre qu’il n’a pas tous les barrages et irrigué tout ce sur le même plan que le paysan eu-
reste peu de marges pour les aug- les moyens d’acheter les outils les qu’elle peut,et poussé à l’extrême ses ropéen ou américain, qui cultive seul
menter dans des proportions impor- plus élémentaires, telles une pelle ou rendements, il lui manquera environ 100 hectares de façon mécanisée, et
tantes,avec les technologies connues une pioche, sans parler de semences le quart de ses besoins. C’est déjà le y obtient des rendements de l’ordre
aujourd’hui. Ce résultat est le fruit sélectionnées, d’engrais, etc. cas aujourd’hui pour tout le Moyen- de 100 quintaux. Il y a donc un fac-
de la « révolution verte » débutée Dans les solutions qu’elle préco- Orient et l’Afrique du Nord : 30 et teur 1 000 entre la productivité
autour des années 1950,qui a remar- nise, l’équipe de J. Foley souligne la 80 pour cent des produits alimentai- d’un Africain et celle d’un agricul-
quablement fonctionné en Asie,mais nécessité de libéraliser le commerce res y sont importés. Pour ces pays, il teur du Nord, sans parler des aides
que l’on n’a pas su mettre en œuvre mondial et les échanges internatio- est impératif de libéraliser les échan- et subventions que le second re-
en Afrique. Elle consiste à utiliser naux. Elle ne saurait avoir à la fois ges, afin de réduire autant que faire çoit. Les mettre en concurrence, c’est
des variétés sélectionnées et effica- aussi tort et aussi raison. Raison, car se peut la facture alimentaire, et évi- condamner sans équivoque le pre-
ces,et à produire plus avec trois ingré- nourrir la planète en 2050 nécessitera ter la sous-nutrition. mier. C’est d’ailleurs ce qui se passe
dients, des engrais, des pesticides, et d’énormes échanges de nourriture de Mais si J. Foley a globalement en ce moment, entraînant l’exode
de l’irrigation. continent à continent.L’Asie,avec plus raison, il a localement tort. Libérali- rural et l’accumulation de ces pau-
Augmenter la production et les de cinq milliards d’habitants,ne pourra ser le commerce mondial signifie que vres ruraux dans les bidonvilles péri-
rendements en Afrique, est-ce pos- en aucun cas être autosuffisante en le paysan africain cultivant à la main urbains, où ils ne trouvent pas de tra-
sible ? Assurément. De vastes res- produits alimentaires;quand elle aura un hectare, avec des rendements vail et vivent d’expédients ou d’aide.

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production agricole, tandis que d’autres et un recyclage des nutriments en excès.


en sont trop riches et sont source de pol- La restauration de zones humides devrait
lution. Les engrais ne sont presque jamais aussi augmenter leur capacité à filtrer les
utilisés à la « bonne dose ». Notre analyse engrais des eaux de ruissellement, et limi-
montre les points chauds sur la planète, ter ainsi la contamination de l’eau.
notamment en Chine, dans le Nord de Enfin, là encore, une réduction du
l’Inde, au centre des États-Unis et dans labour pourrait aider à limiter l’appau-
l’Ouest de l’Europe, où les exploitations
pourraient réduire l’utilisation d’engrais
sans diminuer (ou très peu) la production PRÈS DE 30 POUR CENT DE LA NOURRITURE PRODUITE
alimentaire: actuellement, 10 pour cent des est jetée, perdue, gâtée ou dévorée par des nuisibles.
terres arables sont à elles seules respon-
sables de 30 à 40 pour cent de la pollution
par les engrais agricoles. vrissement du sol, tout comme l’agricul-
Parmi les mesures envisagées figurent ture de précision (application d’engrais et
des politiques et des incitations écono- d’eau seulement quand et là où c’est néces-
miques, tels le paiement d’une somme aux saire et efficace) et les techniques de cul-
agriculteurs pour la gestion et la protec- ture biologique.
tion de l’eau des bassins hydrographiques, Nos deux dernières recommandations
une réduction de l’utilisation excessive ont trait à la consommation. D’une part,
d’engrais, une meilleure gestion du fumier si les récoltes servaient plus à nourrir direc-
(en particulier de son stockage, afin qu’une tement les humains et moins à engraisser
quantité moindre ruisselle dans les bas- le bétail, on augmenterait considérable-
sins hydrographiques pendant un orage), ment la disponibilité mondiale de nour-
riture sans perturber l’environnement.

Consommer moins
de viande
À titre d’exemple, la construction des
En moyenne, si l’on adoptait des régimes
barrages de Manantali et de Diama, sur le fleuve
entièrement végétaux, on gagnerait jusqu’à
Sénégal et ses affluents, achevés à la fin des
3⫻1015 calories supplémentaires chaque
années 1980, devait permettre la culture irri-
guée de 375 000 hectares de riz et conduire à
année, soit une augmentation de 50 pour
l’autosuffisance en riz de la région. Mais la li- cent de la production actuelle. Il est bien
béralisation des importations de brisures de riz sûr peu probable que l’on change nos habi-
provenant d’Asie a conduit à la faillite, en 1994, tudes alimentaires de façon aussi drasti-
du Crédit Agricole Sénégalais et de l’aménage- que, pour des raisons tant économiques  BIBLIOGRAPHIE
ment hydraulique, et a rendu non rentable la que sociales. Néanmoins, même de petits J. A. Foley et al., Solutions
culture du riz dans cette vallée. Ainsi, il est in- changements de régime alimentaire, tel le for a cultivated planet, Nature,
dispensable de maintenir, au moins pour un fait de remplacer le bœuf nourri aux céréa- vol. 478, pp. 337-342, 2011.
temps, des barrières douanières régionales pour les par de la volaille, du porc, ou du bœuf
H. Leridon et G. de Marsily (dir.),
protéger l’activité des paysans du Sud, élever élevé en pâturage, peuvent être très renta- Démographie, climat
peu à peu leur niveau de vie, éradiquer leur bles : les élevages de poulets et de porcs et alimentation mondiale,
sous-nutrition, éviter l’exode rural et faire sont eux-mêmes plus rentables et les bovins Rapport RST n°32, Académie
produire régionalement la nourriture des vil- nourris à l’herbe convertissent de la matière des sciences, EDP Sciences, 2011.
les alentour. non alimentaire en protéines. S. Paillard et al. (coord.),
Avec la réduction de la «volatilité» des prix D’autre part, il est nécessaire de réduire Agrimonde. Scénarios et défis
agricoles,liée à la conjoncture économique mon- le gaspillage dans le système alimentaire. pour nourrir le monde en 2050,
diale et aux épisodes de sécheresse, et ampli- Quæ, 2010.
Près de 30 pour cent de la nourriture pro-
fiée par la spéculation, c’est la création de mar- duite est jetée, perdue, gâtée ou dévorée par H. Ch. J. Godfray et al., Food
chés locaux protégés qui permettra de relever security : the challenge of feeding
des nuisibles. Dans les pays riches, la plu-
le défi alimentaire.La technique n’est qu’une fa- 9 billion people, Science, vol. 327,
part des déchets se retrouvent en bout de pp. 812-818, 2010.
cette parmi d’autres – la démographie,la santé,
chaîne, dans les poubelles des consomma-
les biocarburants… – de ce défi. La régulation
teurs et des restaurants. De simples chan- R. Thurow et S. Kilman, Enough :
économique en est l’aspect majeur. Why the World’s Poorest Starve
Michel Griffon gements dans notre consommation
in an Age of Plenty, Public Affairs,
CIRAD/Agence nationale de la recherche quotidienne (réduire les portions surdimen- 2010.
Ghislain de Marsily sionnées, la quantité de nourriture jetée aux
ordures) permettraient de limiter les per- M. Griffon, Nourrir la planète,
Université Paris VI/Académie des sciences Odile Jacob, 2006.
tes, mais aussi de lutter contre l’obésité.

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Pour configurer ce nouveau système


agricole responsable, prenons les meilleu-
res idées de la révolution verte et de l’agri-
culture à l’échelle industrielle, d’une part,
et de la culture biologique et des systèmes
alimentaires locaux, d’autre part. Ce
nouveau système pourrait consister en un
réseau de systèmes agricoles locaux, pro-
pres au climat, aux ressources en eau,
aux écosystèmes et à la culture de cha-
que région, reliés par des moyens effica-
ces de commerce international et de
transport. Un tel système pourrait être
pérenne et permettre aux agriculteurs de
gagner leur vie.
© Shutterstock/Noam Armonn

Vers un système
alimentaire en réseau
Un des dispositifs de soutien de ce nou-
SYSTÈME D’IRRIGATION au goutte-à-goutte dans le désert africain. veau système alimentaire pourrait être
l’équivalent du programme LEED (Leader-
ship in Energy and Environmental Design),
Dans les pays plus pauvres, les per- système nord-américain de standardi-
tes sont du même ordre de grandeur, mais sation pour la construction de bâtiments
ont lieu chez le producteur (pertes de récol- à haute qualité environnementale. Ce pro-
tes, de stocks ruinés par des nuisibles ou gramme attribue des niveaux de certifi-
d’aliments jamais livrés en raison d’in- cation aux bâtiments en fonction des
frastructures et de marchés déficients). De options vertes intégrées : énergie solaire,
meilleurs systèmes d’entreposage, de ré- éclairage économique, matériaux de
frigération et de distribution réduisent ces construction recyclés, chantiers limitant
déchets de façon appréciable. De meilleurs les déchets de construction… De même,
outils de commercialisation permettent pour une agriculture durable, des points
 SUR LE WEB aussi de mettre en relation les producteurs pourraient être attribués aux aliments en
et les « clients », tels ces systèmes de télé- fonction de leur valeur nutritionnelle, de
Six autres cartes de données phonie mobile qui, en Afrique, assurent la la sécurité alimentaire et d’autres béné-
mondiales sur lesquelles
la présente étude est fondée : liaison entre fournisseurs, commerçants fices pour le public, ainsi que de leurs
ScientificAmerican.com/2011/foley et acheteurs. coûts environnementaux et sociaux. Cette
Bien qu’il ne soit pas réaliste d’envi- certification donnerait des informations
Synthèses et vidéos
sur le rapport Agrimonde : sager une suppression totale des déchets plus précises que les labels alimentaires
http://www.inra.fr/l_institut/ de la ferme à la table, des efforts ciblés, actuels, tels «local» ou «biologique», qui
prospective/prospectives_menees/ notamment pour réduire les déchets n’apprennent en réalité pas grand-chose
agrimonde des aliments les plus consommateurs de sur ce que nous mangeons. Le consom-
ressources, comme la viande et les pro- mateur aurait ainsi une idée des perfor-
duits laitiers, pourraient faire une grande mances globales de ses aliments, au
différence. travers de dimensions nutritionnelles,
Notre stratégie en cinq points devrait sociales et environnementales, et pour-
permettre de faire face à de nombreux défis rait évaluer les coûts et bénéfices de dif-
de sécurité alimentaire et environnemen- férentes méthodes agricoles.
taux. Ensemble, les différentes mesures Les principes et pratiques de nos dif-
pourraient augmenter la disponibilité de férents systèmes agricoles (commerciaux
nourriture à l’échelle mondiale de 100 à de grande échelle, locaux et biologiques)
180 pour cent, tout en diminuant considé- fournissent les fondements pour répon-
rablement les émissions de gaz à effet de dre aux besoins de sécurité alimentaire
serre, les pertes de biodiversité, l’utilisa- et environnementaux du monde. Nour-
tion de l’eau et sa pollution. Il est impor- rir durablement neuf milliards de person-
tant que ces cinq points (et peut-être nes sera l’un des plus grands défis de notre
plus) soient mis en œuvre ensemble. Seule, civilisation. La façon dont nous le relève-
aucune stratégie n’est suffisante. rons déterminera son sort. 

52] Environnement © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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Physique

L’hadronthérapie détruit des tumeurs avec des ions – carbone


ou protons. La méthode présente des avantages par rapport
à la radiothérapie classique, et de nouvelles améliorations
en augmentent encore la fiabilité.

L e cancer – tous types confondus –


touche plus de 300 000 personnes
chaque année en France. Pour les
traiter, il faut détruire les cellules tumo-
rales, mais aussi, autant que faire se peut,
Cédric RAY les organes sains qui entourent la tumeur,
et de provoquer des cancers secondaires.
Ainsi la radiothérapie classique, qui utilise
essentiellement des rayons X, atteint ses
limites cliniques lorsque la tumeur est trop
épargner les cellules saines. On dispose proche d’un organe dit à risque, c’est-à-
de trois méthodes essentielles : la chirur- dire dont la fonction est essentielle et qui
gie, la chimiothérapie et la radiothérapie est très sensible aux rayonnements, ou lors-
(externe ou interne). La chirurgie consiste L’ E S S E N T I E L que les tissus cancéreux sont moins sensi-
à extraire la tumeur, la chimiothérapie à bles aux rayons X que les tissus sains (après
administrer par voie générale des médi-  La radiothérapie l’action naturelle des mécanismes de répa-
caments qui sont toxiques pour les cellu- est la technique la plus ration cellulaires, les tissus sains se retrou-
les tumorales et la radiothérapie à utiliser fréquemment employée vent plus endommagés que les tissus
un rayonnement ionisant pour assurer la pour traiter un cancer, mais tumoraux). Les limitations de la radiothé-
destruction. La radiothérapie est la plus elle est parfois inutilisable. rapie par rayons X pourraient-elles être
utilisée de ces trois méthodes, puisqu’elle dépassées avec d’autres « projectiles » ? Le
concerne environ 60 pour cent des person-  Dans l’hadronthérapie, physicien américain Robert Wilson pro-
nes atteintes d’un cancer, soit quelque 180 des protons ou des ions posa dès 1946 de remplacer les rayons X
000 personnes traitées chaque année en carbone remplacent par des faisceaux d’ions rapides. Il pensait
France. Ces dernières reçoivent près de les photons X de améliorer la balistique de la méthode (le
quatre millions de séances de radiothé- la radiothérapie classique. ciblage de la zone visée), et atteindre ainsi
rapie réalisées dans 172 centres, et sou- certaines tumeurs résistant aux rayons X.
vent combinées à une autre méthode,
 Les ions délivrent Aujourd’hui, plus de 60 ans après cette
le maximum de la dose
chimiothérapie ou chirurgie. La radiothé- première expérience, on sait détruire des
au pic de Bragg que l’on fait
rapie contribue à la guérison de 40 pour tumeurs à l’aide d’ions accélérés. Cette
coïncider avec la position
cent des malades, et permet d’éviter l’abla- technique – l’hadronthérapie – est déjà
de la tumeur.
tion de l’organe atteint qu’il s’agisse d’un utilisée en clinique dans plusieurs centres
sein, d’un œil, du larynx, du canal anal ou  En détectant les pho- de cancérologie soit avec des ions carbone
d’un membre, etc. tons ou les protons secon- au Japon et en Allemagne (et bientôt en
La radiothérapie est d’autant plus effi- daires émis lors du Italie), soit avec des protons dans un
© Shutterstock/Andrea Danti

cace que la dose, c’est-à-dire l’énergie par traitement, plus grand nombre de pays dont les États-
unité de masse, délivrée à l’endroit de la on pourrait améliorer, Unis et la France. Après avoir rappelé son
tumeur est élevée. Toutefois, si le rayonne- en temps réel, principe et l’intérêt d’utiliser des ions plu-
ment utilisé détruit les cellules tumorales, le ciblage de la tumeur. tôt que des photons, nous examinerons
il risque de léser également les tissus et les spécificités de l’hadronthérapie.

54] Physique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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De nombreuses recherches sont entre-


prises de par le monde pour améliorer cette
technique complexe. En France, malgré le
retard pris en termes d’infrastructures, de
nombreuses équipes travaillent sur la
méthode, et les recherches vont de la cli-
nique aux travaux de radiobiologie, en pas-
sant par les systèmes de planification du
traitement et de contrôle de qualité. Nous
donnerons un exemple de cette recherche :
un nouveau système d’imagerie permet-
tant de s’assurer de la qualité du traitement
a été mis au point dans notre groupe.

Des photons dans


les tissus biologiques
Rappelons d’abord comment se compor-
tent les rayons X utilisés en radiothérapie
classique quand ils traversent les tissus d’un
patient. Ces photons interagissent avec
les atomes situés sur leur chemin par trois
mécanismes: l’effet photoélectrique, l’effet
Compton et la création de paires électron-
positon, le positon étant l’antiparticule de
l’électron. Dans le premier cas, les photons
incidents sont absorbés et transfèrent toute
leur énergie aux électrons avec lesquels ils
interagissent ; ces derniers sont éjectés de
l’atome. Ces expulsions sont suivies de réar-
rangements intra-atomiques. Par effet
Compton, les photons incidents transfèrent
une partie seulement de leur énergie à un
électron. À plus haute énergie (supérieure
à 1,022 mégaélectronvolt), le photon, dans

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Physique [55


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le champ électromagnétique d’un noyau, sée dans la tumeur. Nous l’avons indiqué, Les ions y atteignent des vitesses très éle-
peut se transformer en une paire électron- en hadronthérapie, les photons sont rem- vées, de l’ordre de 70 pour cent de la vitesse
positon : c’est l’effet de création de paires. placés par des ions. La substitution présente de la lumière. Ces ions ont des énergies de
Ainsi, le nombre de photons contenus un avantage balistique: même avec un seul plusieurs millions d’électronvolts par unité
dans le faisceau diminue à mesure qu’il pro- faisceau, la dose est maximale dans la de masse atomique, ce qui leur permet de
gresse dans les tissus. L’énergie qu’un fais- tumeur. Examinons pourquoi. parcourir plusieurs dizaines de centimè-
ceau de rayons X dépose quand il pénètre Les ions utilisés sont des protons ou tres dans des tissus biologiques.
dans un organisme est maximale dans des ions carbone. Les protons sont exploi- En fait, à de telles vitesses, ce sont des
une zone située à quelques centimètres sous tés dans une trentaine de centres de pro- ions « déshabillés », c’est-à-dire des
la peau. La probabilité qu’un photon inter- tonthérapie répartis dans le monde, dont noyaux d’hydrogène portant une charge
agisse avec la matière est faible, mais quand deux sont situés en France, un au Centre positive ou des noyaux de carbone por-
une telle interaction a lieu, les photons Antoine Lacassagne, à Nice, et un au Cen- tant six charges positives qui pénètrent
perdent leur énergie, parfois en totalité. tre de protonthérapie d’Orsay – Institut dans l’organisme du patient. Ces ions,
Ainsi, le nombre de photons qui attei- Curie. Ces ions produits par une source chargés positivement, interagissent avec
gnent la cible diminue de façon exponen- sont injectés dans un accélérateur circulaire, les électrons du milieu, mais ces interac-
tielle, mais ceux qui y parviennent ont un cyclotron. Quand l’accélérateur est un tions sont peu intenses (car les ions sont
conservé leur énergie initiale, c’est-à-dire synchrotron, les ions sont d’abord accélé- très rapides). C’est pourquoi les ions per-
leur efficacité pour détruire les cellules tumo- rés dans une section droite. Les disposi- dent peu d’énergie. Cette perte se fait en
rales cibles. C’est pourquoi de nombreux tifs utilisant des cyclotrons sont plus continu sur le parcours des ions. Mais plus
faisceaux pénétrant dans le patient par compacts et plus simples, mais ils ne per- ils ralentissent, plus ils interagissent et
des points d’entrée différents sont nécessai- mettent pas de faire varier l’énergie des ions plus ils perdent d’énergie dans les tissus
res pour que la dose maximale soit dépo- aussi facilement qu’avec un synchrotron. qu’ils traversent, et... plus ils ralentissent.

Synchroton Source d’ions

Plan de balayage
de la tumeur
à une profondeur donnée

Ajustement des paramètres


du faisceau incident

Faisceau d’ions relativistes


Tumeur

1. POUR TRAITER UN PATIENT PAR HADRONTHÉRAPIE,


on utilise une source de particules, des ions carbone ou
des protons, que l’on injecte dans un accélérateur, ici un
synchrotron. Lorsque ces ions sont suffisamment accé-
lérés, leur énergie est ajustée afin qu’ils en perdent le maxi-
mum – au pic de Bragg – dans la tumeur. Dans les
techniques les plus élaborées, le faisceau balaye pixel par Pic de Bragg dans le plan
pixel, ligne par ligne, puis colonne par colonne toute la sur- de focalisation
face du premier plan de coupe. Puis les paramètres du fais- Dose déposée par
ceau sont recalculés afin que la « focalisation » ait lieu un faisceau de photons X
dans un deuxième plan, lequel est « scanné » comme le
premier. On déplace le pic de Bragg en modifiant l’énergie
de plan en plan dans la tumeur. Par comparaison, on a repré-
senté la dose déposée par un faisceau de photons : le maxi-
Bruno Bourgeois

mum du dépôt de dose se situe quelques centimètres sous Dose déposée


la peau (voir le cartouche). par un faisceau d’ions

56] Physique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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Cela provoque un mécanisme d’emballe- bone est la plus grande vers la fin de leur L’ A U T E U R
ment, et l’arrêt du faisceau d’ions sur parcours. Par ailleurs, la dispersion latérale
une très petite distance (par rapport à la du faisceau est faible, ce qui permet au
distance totale parcourue). Il s’ensuit faisceau de conserver sa largeur initiale
que les ions perdent la quasi-totalité de quand il pénètre dans un tissu biologique
leur énergie à la fin de leur trajectoire. et s’y propage. Mais sur leur trajet, les ions
On sait calculer précisément à quel endroit incidents ont une probabilité non négligea-
dans un tissu un faisceau d’ions dépose ble de heurter un noyau atomique et de le
ce maximum d’énergie : au pic de Bragg. briser (ou de se briser). Autrement dit, le
projectile peut provoquer la fragmenta-
tion d’un noyau cible, voire se fragmenter Cédric RAY est maître
Le pic de Bragg lui-même, sauf quand il s’agit de protons, de conférences à l’Université
Claude Bernard Lyon 1
L’énergie cinétique des ions rapides consti- lesquels sont insécables (du moins aux éner- et conduit ses recherches
tuant le faisceau peut être ajustée de façon gies mises en jeu ici). Dans les deux cas, il à l’Institut de physique nucléaire
à ce que l’énergie transférée par unité de en résulte une émission de particules secon- de Lyon (IN2P3/CNRS) au sein
du groupe CAS-PHABIO.
longueur soit maximale à la profondeur où daires, des photons, des neutrons, mais aussi
se trouve la tumeur. Au pic de Bragg, où, des protons et des isotopes radioactifs. Si
rappelons-le, le transfert d’énergie est maxi- l’on considère des ions carbone, leur frag-
mal, les ions créent des concentrations mentation produit des particules dont le
importantes de radicaux libres dans les tis- parcours est supérieur à celui des ions
sus tumoraux qui sont détruits efficace-
ment, malgré les mécanismes biologiques
de réparation (voir l’encadré ci-contre). Ainsi, Les m o d è l es ra d i o bi o l o g i q u es
es différentes méthodes de ration (reconnaissance des jectiles comme ceux que l’on uti-
contrairement aux faisceaux de photons X,
les faisceaux d’ions permettent de déposer L radiothérapie visent à
détruire les cellules tumora-
dommages portés à l’ADN et
réparation). Compte tenu de
lise en hadronthérapie,la quan-
tité d’énergie transférée par unité
une quantité maximale d’énergie dans les
tissus cancéreux avec un faisceau unique. les, notamment en endomma- tous les facteurs impliqués, les de longueur (ou TEL) et la den-
De façon pratique, on repère une geant leurs molécules d’ADN, effets radiobiologiques des ions sité d’ionisation peuvent être
tumeur par une méthode d’imagerie, par ce qui les empêche de se mul- sont complexes, et le choix des élevées. Les dommages devien-
exemple par scanner ou IRM. Des simula- tiplier. La dose délivrée, c’est- paramètres utilisés pour l’irra- nent si importants que le sys-
tions informatiques permettent de plani- à-dire l’énergie déposée par diation (énergie, dose, angle du tème antioxydant et les méca-
unité de masse, dans une cel- faisceau) repose sur des modè- nismes de réparation peuvent
fier les paramètres d’irradiation : c’est le
lule peut léser cet ADN par deux les radiobiologiques. De nou- être dépassés. Mais on ne peut
plan de traitement. En particulier, l’éner-
mécanismes différents : une veaux modèles fondés sur la pas tenir uniquement compte du
gie des ions est ajustée pour que le pic de
action directe et une indirecte. nano- et la microdosimétrie, TEL pour choisir l’ion : en effet,
Bragg se situe sur la zone tumorale. Dans
Dans le cas de l’action si les ions ayant un TEL élevé
les techniques les plus élaborées, l’extré-
mité du faisceau balaye la zone de la
directe, le rayonnement Les ions carbone sont (les ions plus lourds) ont un
ionise directement la pouvoir de destruction
tumeur dans le plan du pic de Bragg, molécule d’ADN, qui peut particulièrement élevé, le nombre moyen
puis on modifie l’énergie pour que le pic
de Bragg soit déplacé un peu plus dans la
alors se stabiliser en cap-
turant un électron d’une
intéressants. d’impacts par cellule est
très faible, car le nombre
profondeur de la tumeur. Le faisceau balaye molécule voisine ou se frag- ainsi que sur la physico-chimie, d’ions utilisés est petit. Il faut
la tumeur dans ce nouveau plan, etc. Ainsi, menter, en partie ou totale- sont en cours d’élaboration donc trouver un compromis
tranche par tranche, la tumeur est balayée ment. Dans le cas d’une action en France, notamment au sein entre le nombre d’impacts et les
par le faisceau qui y dépose une énergie indirecte, la majorité des molé- de notre groupe. Ils devraient dommages causés. On montre
maximale, et ce jusqu’à ce que tout le cules ionisées par les ions inci- permettre de mieux prévoir l’ef- ainsi que les ions dits légers (plus
volume ait été couvert (voir la figure 1). dents sont des molécules d’eau, ficacité biologique des ions, légers que l’oxygène) présen-
Les simulations de plans de traitement prédominantes dans les tissus mais également d’intégrer di- tent une très bonne efficacité.
montrent que l’hadronthérapie, par exem- (dans un organisme vivant, vers paramètres physiologiques Et quand on s’intéresse
ple avec des protons, permet de mieux 90 pour cent des molécules sont importants, par exemple la aux tumeurs résistantes aux
épargner les organes à risque situés en aval des molécules d’eau).Cette ioni- quantité d’oxygène dans la cel- rayons X et que l’on combine
de la tumeur que la radiothérapie. Ces sation conduit à la création de lule. Cette dernière influe sur ce compromis avec les objec-
simulations montrent également que le radicaux libres très réactifs qui la sensibilité des cellules aux tifs thérapeutiques, on constate
volume de tissus sains recevant une fai- peuvent dégrader diverses molé- rayonnements et, quand elle que les ions carbone sont par-
cules, notamment l’ADN. diminue (la tumeur est peu vas- ticulièrement intéressants et
ble dose est beaucoup plus faible, pour
Les cellules disposent de cularisée), le risque que la tu- présentent, en particulier, un
une même dose délivrée à la tumeur, avec
divers mécanismes de radio- meur devienne résistante aux maximum d’efficacité au pic
un nombre réduit de directions d’incidence
protection (des systèmes anti- rayonnements augmente. de Bragg (là où le dépôt d’éner-
des faisceaux (voir la figure 2).
oxydants qui protègent contre Quel est le rôle de la nature gie est maximal), que l’on sait
Nous l’avons expliqué, la densité d’éner- les radicaux libres) et de répa- de l’ion choisi ? Pour des pro- faire coïncider avec la tumeur.
gie déposée par les protons et les ions car-

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Physique [57


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Avec l’aimable autorisatin de IBA


2. L’HADRONTHÉRAPIE préserve mieux les tissus sains situés en aval d’hadronthérapie par protons (à gauche) et d’une séance de radiothérapie
d’une tumeur et réduit le volume des tissus sains irradiés, par rapport aux par arc thérapie (à droite). On constate que si la dose déposée dans la
autres méthodes de radiothérapie, même les plus perfectionnées disponi- tumeur est quasi identique, le volume des zones saines recevant une faible
bles aujourd’hui. Ainsi, en présence d’une tumeur de la base du crâne dose(en violet)est notablement plus réduit avec les ions qu’avec les rayons X,
(repérée par la croix verte), on a modélisé la dose déposée lors d’une séance ce qui peut être intéressant pour des tumeurs bien particulières.

n’ayant pas fragmenté, et les fragments pro- émis. Ce faisant, on réalise une tomogra-
duits contribuent au dépôt d’énergie, même phie par émission de positons, TEP. Cette
au-delà du pic de Bragg. Toutefois, leur technique est utilisée dans d’autres contex-
contribution est modérée. tes pour suivre l’activité du cerveau ou
Il en résulte une petite délocalisation encore en imagerie médicale. Ici, on ne
 BIBLIOGRAPHIE de la dose, qui a pour conséquence qu’une réalise pas une image de l’activité céré-
partie de l’énergie est délivrée au-delà du brale, mais une image permettant de loca-
D. Schardt et al., Heavy-ion tumor
therapy : Physical and pic de Bragg, dans les tissus sains. Cet incon- liser les positons issus de la désintégration
radiobiological benefits, Rev. Mod. vénient est inhérent à la méthode et est pris des noyaux, lesquels proviennent eux-
Phys., vol. 82, pp. 383-425, 2010. en compte dans les calculs du plan de trai- mêmes de la fragmentation.
tement, mais il est possible d’utiliser ces Par ailleurs, on sait déterminer par
G. Kraft et S. Kraft, Research
needed for improving heavy-ion rayonnements secondaires produits lors de le calcul la probabilité de fragmentation
therapy, New Journal of Physics, la fragmentation pour contrôler la dose des atomes dans la tumeur, et établir la
vol. 11, 025001, 2009. administrée au patient lors d’une séance carte de répartition des positons émis à
E. Testa et al., Monitoring the d’hadronthérapie. Comment procède-t-on? cet endroit pour la dose (et la répartition
Bragg peak location of 73 MeV/u Si l’on étudie les fragments qui émet- de la dose) prescrite par le médecin.
carbon ions by means of prompt tent des positons, donc les fragments qui Ensuite, on compare la distribution des
gamma-ray measurements, subissent une désintégration radioactive positons obtenue par TEP et la carte issue
Applied Physics
Letters, vol. 93, 093506, 2008. de type bêta+, on peut retrouver la distri- de la simulation. Cette comparaison per-
bution de la dose déposée. En effet, quand met de vérifier que la dose déposée est
M. Beuve et al., Radiobiologic un positon et un électron interagissent, ils conforme au traitement recherché.
parameters and local effect model
predictions for head-and-neck s’annihilent, émettant deux photons de Les centres qui ne disposent pas d’un
squamous cell carcinomas 511 kiloélectronvolts à 180 degrés l’un de contrôle de la dose par imagerie TEP se fon-
exposed to high linear energy l’autre (l’annihilation et la création de pai- dent sur des simulations précises. Mais cer-
transfer ions, International res mentionnée précédemment illustrent taines erreurs peuvent se produire, dues
Journal of Radiation Oncology
Biology Physics, vol. 71, le principe d’équivalence entre la masse et par exemple à de petites modifications de
pp. 635-642, 2008. l’énergie, des particules matérielles se «trans- l’anatomie locale entre le moment où le
formant »en photons ou inversement). scanner à rayons X qui sert à établir la simu-
H. Tsujii, Clinical results of carbon
ion radiotherapy at NIRS, Journal On utilise des couronnes de détecteurs lation est effectué et celui où le traitement
of radiation research, vol. A48, de photons répartis tout autour de la tête est délivré. Aussi est-il important de contrô-
pp.1-13, 2007. d’un patient (dans le cas d’une tumeur ler la dose ou, au moins, la position du
cérébrale). Les détecteurs diamétralement pic de Bragg afin de s’assurer qu’elle est
U. Amaldi et G. Kraft, Radiotherapy
with beams of carbon ions, opposés repèrent ces photons de 511 kiloé- bien en accord avec la simulation et que
Reports on Progress in Physics, lectronvolts en coïncidence, qui signalent l’on ne détruit pas les tissus sains qui se
vol. 68, p. 1861, 2005. l’annihilation d’un positon issu d’une frag- trouvent avant ou après le pic.
http://www.centre-etoile.org/ mentation. On sait calculer les coordon- À Darmstadt, en Allemagne, des essais
nées du point où ces deux photons ont été cliniques ont été réalisés au GSI, un accélé-

58] Physique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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rateur auquel est associé un dispositif TEP. émis lors des fragmentations sont plus la densité de photons issus de la fragmen-
Dans cette configuration, l’imageur, de intéressants. Ainsi, notre équipe a mon- tation. On y observe facilement la posi-
dimensions réduites, est intégré à la ligne tré que la détection de photons gamma, et tion du pic de Bragg donnée par la chute
d’irradiation, ce qui permet d’éliminer les plus précisément la détermination de la brutale de la quantité de photons prompts.
erreurs possibles dues au déplacement du variation de leur taux de production le Ces résultats ouvrent la voie au contrôle
patient entre la pièce où a lieu l’irradiation long du parcours du faisceau dans la cible, en temps réel de la position du pic de Bragg,
et celle où se déroule l’examen par TEP. Cette permet de positionner le pic de Bragg avec permettant de s’assurer que l’énergie des
façon de procéder, utilisée en routine cli- une assez bonne précision (de l’ordre du ions incidents est bien délivrée à l’endroit
nique, présente les limitations inhérentes millimètre, c’est-à-dire compatible avec de la tumeur, connu par les méthodes de
à la technique, interdisant notamment un les exigences cliniques) : c’est la technique cartographie utilisées avant l’irradiation.
contrôle en temps réel de la dose déposée. dite des gamma prompts. En fonction de la nature du faisceau inci-
En effet, les particules qui permettent Pour mettre en évidence sa faisabilité, dent (protons ou ions carbone), de son
de contrôler la dose (les positons) sont émi- nous avons utilisé des cibles en plastique intensité, de son énergie, et surtout du nom-
ses après la désintégration des noyaux pro- (plexiglas) dont la densité est proche de celle bre et des types de détecteurs utilisés, on
duits par fragmentation avec une période de l’eau, constituant majoritaire des orga- espère obtenir en quelques secondes une
(le temps moyen au bout duquel la moitié nismes vivants. On mesure l’instant d’ar- cartographie de la dose déposée dans le
des noyaux se sont désintégrés) comprise rivée des ions dans le patient à l’aide d’un patient. On pourrait ainsi décider d’inter-
entre quelques dizaines de secondes et plu- détecteur spécifique (un hodoscope) et l’ins- rompre un traitement dont les paramè-
sieurs minutes (ce délai dépend de la struc- tant d’arrivée des particules sur un détec- tres sortiraient des limites fixées par les
ture nucléaire des isotopes produits). De teur à scintillation; on obtient ce que l’on médecins, améliorant encore la qualité et
surcroît, ces noyaux de carbone (10C et 11C) nomme le temps de vol de chaque parti- la sécurité de ce type de thérapie.
ou d’oxygène (15O) émetteurs de positons cule. Comme les photons sont plus rapides Nous étudions également si, au lieu de
sont progressivement entraînés par le sang, que les neutrons (les plus rapides ont une localiser le pic de Bragg au moyen de
ce qui réduit leur concentration, donc la vitesse qui n’excède pas le tiers de celle de photons gamma prompts, nous pourrions
précision de la méthode. Aussi devant les la lumière), on peut séparer les photons des utiliser des protons prompts. Les protons
difficultés que pose le suivi des émetteurs autres particules émises lors de la fragmen- émis lors de la fragmentation peuvent éga-
bêta+, les physiciens recherchent-ils d’au- tation grâce à leur temps de vol. Il est lement servir de sonde pour déterminer
tres façons d’améliorer le contrôle du site ainsi possible de sélectionner les particu- la position du pic de Bragg (et, à terme, la
précis où est déposée l’énergie du faisceau. les qui ont le bon temps de vol et l’on obtient dose) dans le patient. Les protons émis lors

Des photons Détecteur de protons prompts Hodoscope permettant de


qui trahissent repérer les coordonnées
du faisceau et le temps
le pic de Bragg
Hormis les noyaux émetteurs de positons, y
d’autres particules sont émises lors de la
fragmentation : des photons, neutrons et x
protons. Ces particules sont émises quasi
Second signal
instantanément, c’est-à-dire au moment
où les noyaux cibles se cassent, ou plus Premier signal
précisément moins de 10–12 seconde après. Faisceau incident
Elles sont dites promptes. Plusieurs grou- Collimateur d’ions
pes de physiciens en Europe (notam-
ment au sein du programme ENVISION),
Scintillateur détectant
dont le nôtre à l’Institut de physique les photons gamma prompts
nucléaire de Lyon, travaillent ensemble
Bruno Bourgeois

à mettre au point de nouvelles techniques


d’imagerie visant à repérer précisément
au moyen de particules promptes la posi-
tion du pic de Bragg, et éventuellement la 3. POUR AMÉLIORER LA FIABILITÉ de l’hadronthérapie et réduire les risques d’erreurs de posi-
dose déposée dans le patient. tionnement, il faudrait pouvoir vérifier en temps réel si la dose thérapeutique a bien été déposée
Les neutrons, bien que très nombreux, à l’endroit de la tumeur. Pour ce faire, on pourrait utiliser les particules issues de la fragmentation
ne permettent pas de contrôler simple- de la cible par le faisceau incident, des photons gamma prompts ou des protons prompts. Les pho-
ment la position et la dose, notamment tons gamma sont détectés par des scintillateurs situés autour du crâne du sujet. Grâce à des col-
limateurs, on détermine à quel endroit les particules dont ils sont issus ont interagi. La validation
parce qu’ils sont fortement déviés lors des avec les protons prompts est plus simple : quand un tel proton est détecté dans deux plans pro-
collisions avec la matière qu’ils traversent, ches, la droite joignant les deux points coupe la ligne du faisceau incident en un point qui doit être
et qu’ils sont difficiles à détecter. En revan- situé au niveau de la fragmentation. Si tel n’était pas le cas, on pourrait recalculer les paramètres
che, les photons et les protons prompts du faisceau incident pour ajuster l’endroit où l’énergie maximale est délivrée.

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Physique [59


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Malgré tous ces avantages et les bons


résultats issus des simulations, il existe
plusieurs limitations à cette technique.
Nous l’avons évoqué, elle ne fonctionne
a priori qu’avec les centres d’hadronthé-
rapie utilisant des ions carbone. Une autre
limitation résulte des mécanismes d’inter-
action des protons dans la matière. Plus
leur parcours dans les tissus biologiques
est long, plus ils perdent d’énergie. Ainsi,

Avec l’aimable autorisation de IBA


si les protons prompts qui sont créés doi-
vent ensuite traverser une épaisseur impor-
tante de matière, ils perdent beaucoup
d’énergie et risquent de ne pas ressortir du
patient ou d’en ressortir après avoir changé
4. LE MALADE est allongé sur la table centrale d’un dispositif d’hadronthérapie. Le faisceau, orien- de direction, ce qui limite la précision de
table, délivre les ions accélérés issus d’un synchrotron ou d’un cyclotron. Les machines actuelles ne la méthode. Des études complémentaires
sont pas toutes équipées de dispositifs permettant le suivi des particules promptes, et, pour les cen- sont en cours dans plusieurs laboratoires
tres équipés d’une TEP, il faut déplacer le malade pour vérifier que l’irradiation a été correcte. afin d’optimiser cette technique.
Comme nous l’avons évoqué, de très
de la fragmentation ont une vitesse de l’or- Le taux de comptage est beaucoup plus nombreuses recherches sont en cours pour
dre de celle du projectile qui s’est fragmenté. élevé et permet de dénombrer les événe- améliorer l’efficacité et la sûreté de cette
Pour la protonthérapie, où l’énergie du pro- ments de fragmentation dans chaque voxel thérapie innovante qui permet d’épau-
jectile est plus faible, cette technique sem- à condition que ces événements soient ler la radiothérapie dans certaines patho-
ble exclue, car très peu de protons prompts assez nombreux pour que la statistique logies spécifiques. Des médecins, en
émis lors de la fragmentation auraient soit suffisante. Nous pensons utiliser les collaboration avec des physiciens, infor-
une énergie suffisante pour sortir du patient. dispositifs développés initialement pour maticiens, radiobiologistes, physiciens
détecter les particules dans les grands accé- des accélérateurs cherchent à compren-
Les protons prompts : lérateurs, tel le projet de Collisionneur
linéaire international, ILC. Soulignons que
dre, quantifier, imager et modéliser les
nombreux processus physiques et biolo-
d’autres mouchards l’utilisation de tels détecteurs dans des giques qui sont mis en jeu quand des ions
En revanche, les protons prompts sont machines de hadronthérapie serait un nou- traversent la peau d’un malade et se
émis en grand nombre par l’ion carbone vel exemple d’une application pratique propagent jusqu’à la tumeur.
lors de sa fragmentation sur sa cible ou issue d’une recherche fondamentale. L’hadronthérapie a déjà fait ses preu-
de la cible elle-même. Comment peut- Quel en est le principe ? On repère un ves dans de nombreux pays : même si cela
on espérer repérer la position du pic de proton qui donne des signaux dans deux représente une très faible proportion des
Bragg à l’aide des protons prompts émis ? détecteurs qu’il traverse et qui sont situés traitements de radiothérapie (environ
Rappelons que le nombre de fragmenta- autour de la tête du patient, si c’est le 0,5 pour cent), aujourd’hui, plus de
tions et, par conséquent, le nombre de cerveau qui est traité. Les deux positions 100 000 personnes ont été traitées par
fragments émis dépendent de la distance permettent d’obtenir une droite, laquelle hadronthérapie dans le monde (protons
parcourue dans le milieu ou dans le coupe la droite définie par le faisceau inci- et ions carbone confondus). Toutefois, l’ac-
patient. En d’autres termes, après le pic dent, au point où le proton prompt a été célération des faisceaux d’ions carbone
de Bragg, le projectile ne déclenche plus émis. On peut envisager de confirmer la ou de protons qui doivent pénétrer par-
aucune fragmentation. localisation de ce voxel où a eu lieu la frag- fois jusqu’à 30 centimètres dans le patient
On peut montrer que la distribution mentation grâce à une deuxième droite nécessite des équipements complexes dont
de protons chute à la fin du pic de Bragg, résultant de l’interaction d’un autre pro- les coûts sont élevés. C’est la raison pour
mais sans présenter de maximum marqué ton, issu de la même fragmentation. laquelle leur nombre est limité dans le
(contrairement à la quantité d’énergie Mais la probabilité de détecter deux monde et notamment en France.
déposée). En localisant les volumes élé- protons issus d’une même fragmentation Mais plusieurs projets sont à l’étude :
mentaires (ou voxels) où ont lieu la frag- étant très faible, une telle confirmation reste l’évolution des centres de protonthérapie
mentation et la production des protons, et difficile à obtenir. Nos simulations confir- existants à Orsay (ICPO) et à Nice (IMPACT),
en comparant la carte obtenue avec celle ment que la méthode par coïncidence ne un troisième centre de protonthérapie à
qui a été simulée, on espère pouvoir véri- pourra fonctionner qu’avec des détecteurs Toulouse (PERICLES), et deux centres d’ha-
fier que la dose a été déposée correctement. de grande taille, et, par conséquent, très dronthérapie par carbone, un de traite-
Cette approche présente un avantage nota- onéreux. Quoi qu’il en soit, la confirma- ment et de recherche à Lyon (ETOILE), et
ble par rapport à celle qui utilise les pho- tion par un proton prompt devrait déjà un dédié à la recherche à Caen (ARCHADE).
tons prompts comme mouchards : il est permettre de vérifier le site du dépôt de Ils devraient permettre à la France de res-
bien plus simple de détecter des particu- l’énergie avec une précision intéressante ter parmi les pays pionniers et inno-
les chargées que des photons. pour une application médicale. vants dans ce domaine. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Géophysique

Trente secondes avant


LE MÉGASÉISME
Richard Allen

Pour se préparer au Big One, le mégaséisme qu’elle attend,


la Californie développe Shake Alert, un système d’alerte
rapide capable d’avertir plusieurs dizaines de secondes
à plusieurs minutes à l’avance qu’une violente secousse
va se produire.

62] Géophysique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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L es tremblements de terre ne prévien-


nent jamais. À cet égard, le séisme
californien de Loma Prieta du
17 octobre 1989 est typique : peu après
17 heures, une rupture soudaine de la faille
Cruz. Depuis le moment de la toute pre-
mière secousse, les ondes sismiques les
plus dévastatrices ont mis plus de 30 secon-
des pour atteindre San Francisco et
Oakland, où sont mortes 80 pour cent
de San Andreas secoue assez fort la région des victimes. Si un système d’alerte rapide
de la baie de San Francisco pour abattre avait pu annoncer le séisme avec seule-
plus de deux kilomètres d’une autoroute ment 20 secondes d’avance, cela aurait suffi
à deux étages, détruire des parties du pont pour stopper les trains, maintenir les avions
reliant San Francisco à Oakland, sa ville en vol, faire passer au rouge les feux à l’en-
jumelle de l’autre côté de la baie, et tuer trée des ponts, des tunnels et autres piè-
plus de 60 Californiens, pourtant bien pré- ges de ce genre… En 20 secondes, les
parés. Et cela recommencera. Mais quand? ouvriers travaillant dans les environne-
Une menace permanente est si inaccep- ments à risque auraient eu le temps de fuir
L’ E S S E N T I E L table, que, depuis l’Antiquité, les hom- vers des zones sûres, les machines et les
mes essaient de s’en prémunir. C’est systèmes sensibles de se mettre en sécu-
 Les réseaux d’alerte pourquoi les sismologues ont toujours rité, les écoliers et les employés de plon-
sismique rapide détectent traqué le «signal précurseur» qui, même ger sous leurs bureaux, etc. Bref, toute une
les toutes premières ondes ténu, devrait permettre de déterminer où région aurait pu se préparer au choc !
d’un tremblement de terre et quand tremblera la terre. Une traque qui Le genre de système d’alerte rapide qui
et donnent l’alerte n’a rien donné, à tel point que les cher- aurait été nécessaire lors du séisme de Loma
plusieurs dizaines cheurs sont nombreux aujourd’hui à dou- Prieta est déjà en place au Japon, au Mexi-
de secondes à l’avance, ter de l’existence même de ce signal… que, à Taïwan, en Turquie, en Roumanie.
ce qui laisse le temps Le dispositif japonais serait le plus perfec-
de se préparer au choc. tionné au monde. Ces réseaux ont pour
Alerte en temps réel
 Leur principe repose fonction de diffuser à l’échelle nationale
sur la détection des ondes Quoi qu’il en soit, tout espoir de protéger des alertes par le biais des radios, des
de compression, qui arrivent les populations n’est pas perdu. Dès les chaînes de télévision, des réseaux de télé-
toujours avant les ondes tout premiers mouvements du sol, les sis- phonie mobile et des systèmes d’affichage
de cisaillement, les plus mologues peuvent aujourd’hui prévoir en situés par exemple dans les centres com-
destructrices. quelques secondes et avec assez de certi- merciaux et dans les espaces publics. Depuis
tude l’intensité et la portée d’un tremble- la mise en place des premiers de ces systè-
 Plus le réseau ment de terre qui commence. En combinant mes, il y a trois ans et demi, plus d’une
de sismomètres cette sismologie en temps réel avec les per- dizaine de tremblements de terre les ont
surveillant la zone formances des communications modernes, déjà activés. Dans les usines, les écoles, les
sismique est étendu, on peut imaginer mettre au point un sys- trains ou les automobiles, les gens ont béné-
plus le système d’alerte tème d’alerte sismique rapide. C’est ce que ficié d’un temps limité, mais précieux, pour
sismique rapide est fiable nous essayons de faire en Californie, où au se préparer, et les alertes n’ont entraîné ni
et ses prévisions en termes sein de l’initiative CISN (pour California Inte- mouvement de panique ni accident routier.
de magnitude précises. grated Seismic Network, réseau sismique

 De par le monde,
intégré de Californie), plusieurs universi-
tés et agences gouvernementales se sont
Un système californien
plusieurs réseaux d’alerte associées pour développer Shake Alert (lit- d’alerte rapide
sismique rapide ont déjà téralement «Alerte aux secousses»), le pro- Il est donc plus que temps d’avoir aussi un
fait leurs preuves. Un tel jet pilote du système californien d’alerte système d’alerte rapide en Californie. Le
dispositif – le système sismique rapide. Comme les systèmes déjà Big One, c’est-à-dire le mégaséisme attendu
pilote Shake Alert – est en en place dans le monde, Shake Alert est depuis longtemps, ne s’est pas encore pro-
cours de test en Californie. conçu pour donner aux habitants quel- duit sur la faille de San Andreas. S’il est
ques dizaines de secondes, voire une demi- construit à temps, le système d’alerte rapide
Tom Whalen

minute d’avance. Certes, cela semble peu, californien sauvera des vies.
mais c’est bien assez pour stopper les Les plaques tectoniques qui pavent
trains, arrêter les centrales nucléaires, notre planète dérivent, et les continents
ouvrir les portes d’ascenseurs, et préve- se heurtent. À leurs marges, des pans
nir pompiers et secouristes… entiers de croûte terrestre s’affrontent et
L’intérêt qu’a toute avance, même aussi se déforment pour absorber les tensions.
courte, est évident dans le cas du séisme Or il y a des limites à l’élasticité de la croûte
de Loma Prieta. Son épicentre se trouvait terrestre, ce qui explique que pour relâ-
à quelque 100 kilomètres au Sud de San cher les tensions, elle se rompe par épi-
Francisco dans les montagnes de Santa sodes le long de nombreux plans que

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Géophysique [63


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L E F O N C T I O N N E M E N T D U S Y S T È M E D ’ A L E R T E R A P I D E S H A K E A LE R T
Les systèmes d’alerte rapide sont conçus pour détecter les tout premiers frémissements
de la terre juste avant un séisme important, de façon à donner l’alarme le plus tôt possible
avant l’arrivée des secousses les plus intenses. Le projet de système californien Shake Alert,
par exemple, est fondé sur un réseau de sismomètres numériques déployés dans l’ensemble
de l’État (voir ci-contre). L’objectif est de parvenir à donner aux gens jusqu’à
une minute pour anticiper le choc, ce qui dépend avant tout de l’endroit
où se trouvera l’épicentre...

L’alerte rapide d’un point de vue scientifique

Les ondes P (ondes primaires) sont des ondes de compression.

Aire ci-dessous
Sens de progression de l’onde
Les ondes S (ondes secondaires) sont des ondes de cisaillement.

Sens de progression de l’onde Les trains


de banlieue
freinent
Les séismes sont à l’origine d’au moins deux types d’ondes automatiquement, 40 second
sismiques : les ondes P, rapides mais peu destructrices, réduisant les risques
qui, tel le son dans l’air, se propagent en comprimant de déraillement.
la roche de proche en proche ; les ondes S, moins rapides
et très destructrices, qui, telles les vagues sur la mer,
se propagent en déplaçant la roche de haut en bas. Les usines
Arrivée Arrivée arrêtent de tourner 30 seco
des ondes P des ondes S et mettent
mouvements du sol

les équipements
Amplitude des

en mode protection.

Oakland
20 se
Petit séisme
Gros séisme San Francisco
Temps
Fremont
Pour discriminer les macroséismes des centaines San Mateo
de microséismes se produisant chaque jour, les systèmes
d’alerte rapide analysent la forme des ondes P. Les petits 10
séismes émettent des ondes P brèves et de haute San José
fréquence (flèche bleue ci-dessus), tandis que les séismes
importants envoient une impulsion de grande amplitude
et de basse fréquence (flèche rouge). Gil
Capteur Santa Cruz
Signal Les ascenseurs
des tours s’arrêtent
à l’étage le plus proche
S P et ouvrent leurs
Épicentre portes.
S P Salinas

Un système d’alerte rapide combine les signaux Une alarme


de nombreuses stations sismologiques, pour corréler Combien de temps après l’alerte ? spéciale retentit
Dans le scénario prévu, en cas dans les écoles
dans le temps les secousses notables dues aux ondes P et les élèves
et repérer l’épicentre par une méthode de triangulation. de rupture de la faille de San Andreas se réfugient sous
Dès qu’il a terminé, il envoie une alerte électronique, qui au Sud de la baie de San Francisco, leurs tables.
précédera l’onde S de plusieurs dizaines de secondes. les habitants des zones peuplées
L’estimation de la magnitude et la localisation de l’épicentre auront plus d’une demi-minute pour
sont d’autant plus précises que le nombre de stations se préparer au choc.
sismologiques est important.

64] Géophysique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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l’on nomme des failles. Le long d’un contre). Ces deux types d’ondes partent
plan de faille, les deux blocs rocheux se en même temps de la surface de la faille,
Bien que les séismes y soient fréquents, la Californie déforment, absorbant les contraintes, mais mais leur ressemblance s’arrête là. Les
n’est pas encore dotée d’un système d’alerte rapide.
C’est pourquoi plusieurs agences gouvernementales jusqu’à un certain point. Quand les ondes P sont des ondes de compression
américaines et des universités se sont associées pour contraintes emmagasinées sont trop comparables aux ondes sonores. Elles se
proposer de couvrir tout cet État d’un réseau de sur- importantes, les deux blocs glissent brus- propagent relativement vite (à quelque six
veillance. Même si le projet s’élève à quelque 80 mil- quement l’un contre l’autre, ce qui libère kilomètres par seconde), mais véhiculent
lions de dollars, il permettra de sauver de nombreuses les tensions qui les déformaient. L’énorme peu d’énergie. Pour leur part, les ondes S
vies et de limiter les dégâts quand surviendra une énergie, qui décennie après décennie s’est sont des ondes transversales s’apparentant
secousse notable. accumulée, se relâche d’un seul coup sous aux vagues. Elles se déplacent plus lente-
la forme d’ondes mécaniques se propa- ment (à quelque 3,5 kilomètres par seconde)
Risque sismique Capteurs en place geant de 3,5 à 6 kilomètres par seconde. et représentent l’essentiel de l’énergie d’un
Ce sont elles qui font trembler le sol. séisme. Elles provoquent des mouvements
Bas Élevé Capteurs Des centaines de tremblements de terre horizontaux et verticaux du sol, si violents
à implanter
se produisent chaque jour. La plupart sont que les immeubles ressemblent à des
si faibles que nous ne les percevons pas coquilles de noix sur une mer déchaînée.
sans l’aide des sismomètres, c’est-à-dire En outre, toutes les ondes sismiques
de capteurs du mouvement du sol. Au ne se ressemblent pas ; suivant la taille
cours de ces microséismes, la longueur de de la zone de rupture et l’importance du
plan de faille qui décroche ne mesure guère glissement qui se produit, elles prennent
plus de un à deux mètres, ce qui est trop des formes différentes. Les ondes P lors
peu pour rendre le phénomène percepti- d’une rupture de petite taille et impliquant
ble en surface. Au cours d’un séisme de un glissement réduit sont d’amplitude
40 secondes magnitude 5, en revanche, la longueur du relativement limitée et de hautes fréquen-
Les chantiers plan de faille qui décroche atteint deux ou ces : elles produisent un petit signal bref.
de construction trois kilomètres. En surface, on sent alors Les séismes plus puissants correspondant
alertent les travailleurs la terre trembler, mais les constructions à une rupture de plus grande taille et à
pour qu’ils quittent
les endroits les modernes résistent aux secousses asso- un glissement plus ample produisent
30 secondes plus dangereux. ciées. À la magnitude 8, la rupture se des trains d’ondes P de plus grande ampli-
propage sur des centaines de kilomètres tude et de fréquences plus basses. Une dif-
dans le plan de faille, créant une déchirure férence que l’on peut comparer à celle
qui peut atteindre la surface et provo- qui sépare le pépiement d’un moineau du
quer la rupture d’un bâtiment en deux. grondement d’un ours.
20 secondes pour se préparer Modesto Les sismologues surveillent l’accumu-
lation des contraintes entre les tremble-
ments de terre, et ont pu ainsi identifier
Juste un sismomètre
de nombreuses portions de faille proches Un unique sismomètre suffit à estimer la
de la rupture. Pour autant, ces failles ne magnitude d’un tremblement de terre à
10 secondes pour se préparer sont pas forcément sur le point de se partir des caractéristiques des ondes P :
rompre, car la structure profonde des un train de forte amplitude et de basses
Les téléphones failles joue aussi un rôle important fréquences déclencherait une alerte. Cette
portables et les
Gilroy ordinateurs personnels dans le risque sismique. Cette struc- approche fondée sur l’usage d’une seule
s’allument pour ture ne pouvant être connue avec station sismologique semble être la façon
Pas de temps pour se préparer donner l’alarme.
précision, la plupart des sismologues la plus rapide de donner l’alerte près de
doutent qu’il sera possible de créer un sys- l’épicentre. Toutefois, les ruptures de
tème capable de prévoir un grand séisme faille varient – tous les tremblements de
avec quelques jours ou quelques heures terre ne se ressemblent pas – et la nature
alinas d’avance. Jusqu’à preuve du contraire, le des terrains situés sous le sismomètre
Épicentre
mieux que l’on sache faire aujourd’hui pour influe aussi sur l’onde P. Cette variabi-
parer aux dangers d’un violent séisme est lité du signal enregistré par le sismo-
de le détecter dès son déclenchement afin mètre augmente le risque de fausse alerte
de donner immédiatement l’alerte. (alarme sans séisme) et celui d’absence
Les avions Certaines caractéristiques des séismes d’alerte en présence d’un tremblement
en approche sur les
aéroports de la zone nous y aident. Ce que nous percevons de terre bien réel…
Emily Cooper et Tom Whalen

reçoivent l’instruction comme une secousse prolongée se décom- Une solution possible à ce problème
de rester en l’air. pose en fait en plusieurs phases. L’éner- consiste à combiner les données enregis-
gie d’une rupture de la croûte se propage trées par plusieurs sismomètres distants
dans la terre sous deux formes distinctes : de quelques kilomètres. Une approche,
les ondes P et les ondes S (voir l’encadré ci- qui, compte tenu du fait que les terrains

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Géophysique [65


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LES SYSTÈMES D’ALERTE RAPIDE DANS LE MONDE


l existe actuellement cinq systèmes d’alerte sismique rapide dans le en résonance et se concentrent. De même, le système roumain est
I monde. Chacun d’eux est adapté à la géologie et aux besoins parti-
culiers du pays qui l’a installé. Au Mexique, des capteurs placés sur la
conçu pour donner l’alerte à Bucarest lorsqu’un séisme se déclenche
dans les montagnes des Carpates à quelque 150 kilomètres. Au Japon,
côte Pacifique détectent les séismes se produisant dans la zone de sub- en revanche, c’est tout le pays qui est menacé. Après le séisme de Kobé
duction située au large et déclenchent des alarmes à Mexico. Cette métro- en 1995 et ses 6 000 victimes, plus de 2 000 stations sismiques ont été
pole de 20 millions d’habitants est en effet particulièrement en danger, installées sur tout le territoire, ce qui a produit le système d’alerte sis-
car elle est construite sur d’anciens lacs où les ondes sismiques entrent mique rapide le plus étendu et le plus perfectionné de la planète.

Suisse
Roumanie
Chine
Californie Turquie
Italie Japon

Taïwan
Centre d’alerte
aux tsunamis Mexique
du Pacifique (PTWC)

Système d’alerte rapide en place Risque sismique


Système d’alerte rapide en test
Faible Élevé

se trouvant sous les capteurs varient, que l’on améliore la qualité des alertes, on secousse un peu trop forte déclenche une
devrait livrer une estimation moyenne diminue le temps dont disposent les popu- alarme dans la cabine de pilotage, afin
de la magnitude. La mise en place de lations pour se mettre à l’abri avant la que le conducteur fasse ralentir le train.
réseaux sismologiques transmettant les secousse. Or, pour certains usagers du sys- Des chercheurs japonais ont aussi
données des capteurs vers une station de tème, il vaut mieux risquer quelques faus- construit des réseaux de sismomètres des-
traitement est nécessaire. On doit souli- ses alertes et avoir davantage de temps tinés à avertir de l’avance des secousses
gner cependant que toute seconde perdue pour réagir. Dans une école, par exem- les plus violentes.
dans le traitement des données ou la trans- ple, on tolérera facilement quelques faus-
mission est problématique, car en une ses alarmes, si cela permet d’avoir plus de
seconde, les dévastatrices ondes S progres- temps pour mettre les enfants à l’abri. D’ail-
Le système mexicain
sent de trois à cinq kilomètres… leurs, les fausses alertes seront autant d’oc- Quant au réseau d’alerte rapide mexicain,
Il semble donc que la meilleure solu- casions de s’entraîner pour acquérir les il est conçu pour détecter les séismes sous-
tion consiste à combiner l’approche par bons réflexes. En revanche, si une seconde marins proches de la côte afin que les habi- D’après R. M. Allen et al., Seismological Research Letters, vol. 80, n° 5; Sept./Oct. 2009
station unique et celle par réseau, afin de suffit à éteindre un réacteur nucléaire, il tants de Mexico soient prévenus. Cette
donner l’alerte rapidement dans les zones est beaucoup plus long et donc très coû- métropole de 20 millions d’habitants est
proches de l’épicentre tout en s’assurant teux de le remettre en production. Les opé- en effet installée sur des fonds lacustres
que, plus loin de l’épicentre, la secousse rateurs nucléaires ont donc intérêt à qui amplifient les effets des ondes sismi-
la plus violente sera annoncée avec quel- privilégier la précision et à éviter au maxi- ques. Étant donné la distance entre la côte
ques dizaines de secondes d’avance. mum les fausses alertes. Ils ne voudront et la ville, on peut avoir une soixantaine
Ainsi, tout système d’alerte rapide agir qu’en ayant la certitude de l’immi- de secondes au moins pour réagir. Mis
résulte d’un compromis entre la néces- nence d’un séisme. en service en 1993, le système d’alerte
sité d’avoir une bonne précision sur la loca- Des systèmes d’alerte rapide de natu- mexicain a passé son premier test deux
lisation de l’épicentre, et celle de prévoir res diverses sont en fonctionnement dans ans plus tard. Le 9 octobre 1995, un séisme
le séisme le plus longtemps possible à le monde depuis longtemps. Dans les de magnitude 8 s’est déclenché au large
l’avance. Plus on multiplie les données années 1960, les ingénieurs japonais ont de la côte de Manzanillo. Le système
recueillies par le réseau sismologique, meil- par exemple intégré des sismomètres dans d’alerte a détecté le tremblement et a
leures seront les prévisions; mais à mesure les rails du TGV japonais Shinkansen. Toute diffusé des alertes sur les chaînes de radio

66] Géophysique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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et de télévision de Mexico, et par l’inter- puis aux autres habitants des alertes plus L’ A U T E U R
médiaire de fréquences radio dédiées. précises issues du réseau des stations sis-
Grâce à l’alerte, le métro a été arrêté mologiques. On prévoit de pouvoir envoyer
quelque 50 secondes avant l’arrivée de les alertes cinq secondes seulement après
la secousse, et l’évacuation des écoles s’est les premières ondes P.
déroulée comme prévu. Toutefois, la Californie a encore beau-
En service depuis 2007, le système japo- coup de chemin à parcourir avant d’être
nais fait pour sa part un large usage des couverte par un réseau aussi dense que
nouvelles techniques de communication. celui du Japon. Les 400 stations sismiques
Les alertes sont non seulement diffusées existantes sont toutes concentrées autour
par les radios et les télévisions, mais des zones urbaines de Los Angeles et de Richard ALLEN, géophysicien,
aussi par l’intermédiaire de récepteurs spé- la baie de San Francisco, ce qui laisse de est directeur-adjoint
du Laboratoire de sismologie
ciaux répartis dans les foyers, les bureaux vastes zones non couvertes. Même si la de l’Université de Californie
et les écoles. Des fenêtres s’ouvrent sur les plupart des Californiens habitent dans ces à Berkeley, aux États-Unis.
écrans d’ordinateur, montrant une carte deux agglomérations ou à proximité, le
actualisée en temps réel de l’épicentre et dispositif serait moins efficace si le séisme
de la progression des ondes sismiques. Un se déclenchait dans une zone non cou-
chronomètre décompte le temps restant verte. Au Japon, des capteurs sont implan-
avant l’arrivée de la secousse et en donne tés tous les 25 kilomètres dans l’ensemble
l’amplitude prévue. De leur côté, les opé- du pays. Si un tel maillage existait en Cali-
rateurs de téléphonie mobile envoient à fornie, le système produirait moins de
tous les téléphones des textos annoncés fausses alarmes et la population serait pré-
par un signal sonore caractéristique. Dans venue plus tôt.
les installations dangereuses, telles les cen-
trales nucléaires, les chemins de fer, les
aéroports, etc., des systèmes de commu- COMME AU JAPON, IL FAUDRAIT VEILLER
nications dédiés donnent l’alerte, laquelle à diffuser les alertes sur tous les appareils
est adaptée au destinataire. reliés aux réseaux de télécommunication, car,
L’expérience nippone montre que les
systèmes d’alerte rapide ne sauvent pas
généralement, chacun a son portable avec soi.
seulement des vies, mais qu’ils diminuent
l’ampleur des pertes économiques dues Comme au Japon, il faudrait veiller à
à un séisme. La survenue en 2003 de diffuser les alertes sur tous les appareils
deux tremblements de terre près de Sen- reliés aux réseaux de télécommunication,
daï avait ainsi entraîné des dégâts directs car, généralement, chacun a son téléphone
et d’autres indirects dus, notamment, à portable avec soi. On pourrait ainsi rece-
des incendies s’élevant à plus de 11 mil- voir une alerte simple sur son téléphone
lions d’euros dans l’usine de semi-conduc- annonçant la magnitude prévue et
teurs OKI. Suite au séisme, cette unité de décomptant le temps jusqu’à l’arrivée de
production a dû fermer une première la secousse. On pourrait aussi ajouter des
fois 17 jours, puis à nouveau 13 jours. La conseils simples, tels que : « Mettez-vous
Société OKI a ensuite investi quelque à l’abri dans un refuge» ou «Réfugiez-vous
 BIBLIOGRAPHIE
420 000 euros pour équiper l’usine d’un sous la table ». Les organismes et entrepri- R. M. Allen, O. Kamigaichi
système d’alerte rapide. Deux tremble- ses de grande taille, répartis sur plu- et P. Gasparini (dir.), New methods
and applications of earthquake
ments de terre comparables ont eu lieu sieurs sites, auront sans doute besoin
D’après R. M. Allen et al., Seismological Research Letters, vol. 80, n° 5; Sept./Oct. 2009

early warning, Geophysical


depuis, qui n’ont entraîné que 150000 euros d’informations plus détaillées, telles des Research Letters, vol. 36, n°5, 2009.
de pertes et respectivement 4,5 et 3,5 jours cartes de progression des ondes sismiques
de chômage technique. ou de répartition des secousses. Richard Allen, Paolo Gasparini
et Osamu Kamigaichi, Earthquake
La Californie est une zone de forte sis- Le système d’alerte rapide californien early warning, Seismological
micité. Depuis 2006, plusieurs universités serait peu onéreux par rapport aux coûts Research Letters, vol. 80, n° 5,
et agences fédérales américaines travail- d’un séisme majeur. Nous estimons pp. 682-782, 2009.
lent à la mise au point d’un système d’alerte qu’une soixantaine de millions d’euros R. Allen et al., The status
rapide pour la Californie. ShakeAlert, le pilote suffiraient à effectuer la mise à niveau des of earthquake early warning
de ce système, intègre environ 400 sta- réseaux existants et à ajouter les quel- around the world : an introductory
tions sismiques qui commenceront bientôt que 100 stations sismologiques supplé- overview, Seismological Research
Letters, vol. 80, n° 5,
à envoyer des alertes à un premier groupe mentaires nécessaires. Le tout pourrait pp. 682-693, 2009.
d’usagers. Le dispositif envoie aux person- prendre cinq ans. Les Californiens se féli-
nes proches de l’épicentre des alertes immé- citeront-ils dans six ans de ces modestes Le site du projet Shake Alert :
www.cisn.org
diates produites par la station la plus proche, investissements ? I

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p ( )
protéomimétique, biomimétique, structure, feuillet bêta, hélice alpha, super-enroulement, mécanique, cliquet, levier, tenon, mortaise, myosine, kinésine, ATP, actine, mi

Biophysique

Quand la mécanique s’inspire


DES PROTÉINES
Jerry Brown

La protéomimétique est l’art de déduire,


des structures des protéines,
des principes simples
applicables à l’ingénierie.

L a nature a souvent inspiré l’homme


depuis l’apparition des premiers
objets fabriqués, il y a quelque
70 000 ans. Son étude à différentes
échelles, en particulier, a conduit à de
magnétique nucléaire, voire la microsco-
pie électronique, ont révélé aux ingénieurs
la diversité du monde moléculaire. Les
molécules présentent une variété quasi infi-
nie de formes, de compositions, d’arran-
nombreuses innovations en ingénierie. gements géométriques et de tailles qui leur
L’ E S S E N T I E L Jusqu’au XVIIe siècle, les sources d’ins- confèrent des structures et dynamiques
piration étaient des structures visibles à propres dont dépendent leurs propriétés
 Moteur, cliquet, l’œil nu. L’invention du microscope offrit chimiques et fonctionnelles. Parmi toutes
ressort... Les protéines de nouvelles perspectives. les classes de molécules, les protéines, par
présentent une grande En 1948, par exemple, l’ingénieur la diversité de leurs structures et de leurs
variété de structures suisse George de Mestral inventa le prin- fonctions, pourraient devenir l’une des prin-
remplissant diverses cipe du Velcro en observant des graines de cipales sources biologiques d’inspiration
fonctions. bardane au microscope : elles sont héris- des ingénieurs – suffisamment, en tout cas,
sées de minuscules crochets qui s’agrip- pour que cette inspiration mérite le nom
 Leur étude fournit pent aux mailles d’un tissu. Plus récem- de protéomimétique.
de nouvelles idées aux ment, D. Bechert, du Centre aérospatial
ingénieurs pour améliorer allemand, Konrad Koeltzch, de l’Univer-
des mécanismes ou sité d’État de l’Ohio, aux États-Unis, et leurs Ingénieuses protéines
en concevoir de nouveaux. collègues se sont aperçus, en étudiant la À l’aide de plusieurs exemples, nous allons
 Le superenroulement peau de requin, qu’une surface recouverte voir qu’elles fournissent déjà de nou-
de deux chaînes protéiques, de petites écailles correctement orientées velles conceptions ou variations utiles de
par exemple, permet diminue la turbulence dans les liquides ; systèmes mécaniques bien connus, tels le
de revisiter le concept plusieurs applications ont découlé de cette système tenon-mortaise ou les leviers
d’assemblage observation, notamment un revêtement – conceptions qui peuvent être appli-
à tenons et mortaises. pour avion qui permet des économies de quées aux échelles tant macroscopique que
carburant. Et nous sommes loin d’avoir fait microscopique. Mais auparavant, exami-
 Les myosines, le tour des structures de la nature. La bio- nons pourquoi les protéines sont si pro-
quant à elles, suggèrent mimétique – quand l’ingénierie imite la bio- metteuses pour l’ingénierie.
des astuces pour amplifier logie – a beaucoup plus à nous apprendre. La structure des protéines peut se com-
l’action d’un levier Les techniques biophysiques du prendre à plusieurs niveaux ou hiérar-
et l’adapter aux besoins. XXe siècle, en particulier la cristallographie chies. La structure primaire d’une protéine
aux rayons X, mais aussi la résonance est la chaîne d’acides aminés assemblés

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ctine, microtubule,

Extrait du film «Inner Life of the Cell», Université Harvard, © 2006 The President and Fellows of Harvard College, créé par Robert Lue et Alain Viel, Université Harvard, en collaboration avec XVIVO, LCC

par des liaisons covalentes qui est produite Le monde des protéines est vaste. Le 1. DANS LES CELLULES EUCARYOTES, des
dans les cellules par la machinerie d’ex- génome humain à lui seul comprend envi- vésicules (en bleu) sont acheminées dans
pression des gènes. Les chaînes protéiques ron 20000 gènes qui (par épissage alterna- diverses régions par des protéines, des moteurs
diffèrent par l’ordre et le nombre d’acides tif) produisent quelque 100000 protéines ou moléculaires, se déplaçant le long de filaments
qui rayonnent du centre vers la périphérie, les
aminés qu’elles comportent. En outre, pour plus. Les génomes d’autres organismes
microtubules (le long rail qui traverse l’image).
chaque position d’acide aminé le long de codent aussi d’innombrables protéines. Les kinésines, notamment, sont des moteurs
la chaîne, 20 types (au moins) de chaînes En 1958, la première structure tridimen- qui n’avancent que dans un sens le long des
latérales sont possibles (qui diffèrent par sionnelle d’une protéine a été déterminée: microtubules. Le mécanisme qui leur confère
leur taille, forme, polarité, charge, etc.). par étude aux rayons X, le biochimiste bri- cette propriété s’apparente à celui du cliquet qui,
Ces chaînes latérales structurent la pro- tannique sir John Kendrew et ses collègues sur une roue dentée, l’oblige à tourner dans un
téine dans l’espace. Par segments, la chaîne ont décrit le repliement de la myoglobine, seul sens (page ci-contre).
protéique se replie sur elle-même pour for- la protéine qui transporte l’oxygène dans le
mer des structures dites secondaires. Mal- sang. Au cours des 32 années suivantes, port aux autres avec une étonnante irrégu-
gré la diversité des chaînes latérales, ces 450 structures de protéines – dont 80 replie- larité. Comparé par exemple à la structure
structures secondaires sont en nombre res- ments uniques – ont été déposées dans une symétrique rassurante de la double hélice
treint. Les plus courantes sont l’hélice alpha base de données internationale, la PDB (Pro- d’ADN, l’arrangement des hélices alpha dans
compacte, une structure simple en coli- tein Data Bank). Depuis, de récentes avan- la myoglobine peut paraître décevant: Max
maçon, et les feuillets bêta, plusieurs cées techniques ont augmenté le nombre de Perutz, colauréat du prix Nobel de chimie
segments repliés parallèlement, orientés dépôts à plus de 70 000 structures (et avec Kendrew en 1962, a même qualifié la
dans le même sens ou en sens inverse. 1300 repliements uniques). protéine de « hideuse ». C’est pourtant
Associées, ces structures secondaires confè- Cette collection de structures révèle précisément cette propriété qui engendre
rent à la chaîne protéique une forme dans quelques propriétés des protéines qui four- le vaste répertoire de structures à étudier.
l’espace : sa structure tertiaire. La combi- nissent aux ingénieurs une source unique Une deuxième propriété importante
naison de plusieurs chaînes ainsi repliées d’idées. La première propriété a été immé- des protéines, apparue après l’étude de
constitue une structure dite quaternaire, diatement reconnue dans le repliement de quelques dizaines de structures, est l’exis-
qui détermine une protéine particulière, la myoglobine : les éléments structuraux tence de cet arrangement hiérarchique que
de forme et de fonction propres. secondaires sont disposés les uns par rap- nous venons de décrire, des structures

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primaires aux structures quaternaires; cette semblant à un piston et à un embrayage;


hiérarchie facilite la comparaison des dif- David DeRosier, de l’Université Brandeis,
férentes structures et la mise en évidence a observé que le flagelle d’une bactérie
des similarités de repliements. La troisième utilise un filament en forme de tire-bou-
propriété a été comprise quand on a com- chon pour convertir un couple de moteur
paré les structures de la même protéine rotatif en poussée; Zhisong Wang et ses col-
dans différentes conditions: de nombreuses lègues à l’Université Fudan, à Shanghaï
protéines contiennent des domaines en Chine, ont décrit la kinésine, un autre
« rigides » (souvent des repliements ter- moteur moléculaire, comme un dispositif
tiaires) reliés par des assemblages flexibles. à cliquet qui imprime une direction à son
On commence à déchiffrer les forces et les déplacement sur les microtubules, de longs
principes d’ingénierie qui modulent les filaments qui participent à l’organisation
mouvements de ces domaines. Une qua- interne de la cellule (voir la figure 1); Gwan-

David Goodsell, créé avec Python Molecular Viewer


trième propriété tient à la solidité des méca- grog Lee, à l’Université Duke, aux États-
Tête Tête
nismes en jeu : bien que les forces non Unis, et ses collègues ont remarqué que le
covalentes qui maintiennent la structure motif à répétition des ankyrines, pro-
d’une protéine soient faibles, des principes téines qui contribuent à relier le squelette
ingénieux augmentent la rigidité de cer- de la cellule et sa membrane, présente les
taines molécules et leur résistance au déplie- propriétés et la forme d’un ressort.
ment lors de contraintes mécaniques. Un des principes mécaniques les plus
Certains de ces mécanismes ont même simples inventés par l’homme est l’as-
des analogues en ingénierie. Par exemple, semblage tenon-mortaise : le tenon est
Daniel Himmel, de l’Université Rutgers, et 2. LA MYOSINE, un moteur moléculaire (en une fiche qui s’ajuste dans une fente, la mor-
Carolyn Cohen, de l’Université Brandeis, rouge et orange une myosine dimérique), est taise. Ce type d’emboîtement est l’unité de
aux États-Unis, ainsi que leurs collègues l’exemple type de la protéomimétique. Sa liaison base qui stabilise la jonction de deux pièces.
à un filament d’actine (en bleu)entraîne un chan-
ont assimilé un domaine de la myosine, une gement de sa conformation : la tête de myo- Son analogue moléculaire – l’interaction
protéine qui transforme de l’énergie chi- sine liée à l’actine bascule. Elle se détachera bouton-pression – est de même l’un des
mique en mouvement (voir la figure 2), à un ensuite et se liera un peu plus loin, comme si elle motifs les plus courants assemblant deux
moteur de voiture, avec des éléments res- « marchait » le long du filament. portions de chaîne protéique : une hélice

D E L A S T R U C T U R E D E S P R O T É I N E S À L’ A S S E M B L A G E À T E N O N E T M O R T A I S E
Le superenroulement de deux hélices alpha, chaînes protéiques enroulées en hélice,
est l’assemblage protéique le plus courant et le mieux connu. Les hélices alpha sont jointes
par des interactions bouton-pression, analogues aux emboîtements à tenons et mortaises
en ébénisterie ou en mécanique. L’étude détaillée de la structure du superenroulement offre
des pistes pour augmenter la robustesse de ces emboîtements.

Un assemblage à tenon et mortaise a b c


nécessite deux chaînes de production (a).
Dans le superenroulement, dont un court
segment est représenté ici (b), Creux
chaque hélice alpha (l’une en gris, Protubérance
l’autre en rouge) contient,
à un niveau donné, à la fois un bouton
(protubérance faisant face au milieu
de la chaîne homologue) et un creux
(cavité en forme de losange entre quatre d e f
protubérances, en rouge clair).
En ingénierie, inclure de même un tenon
et une mortaise dans chaque composant
simplifierait la chaîne de production (c).
Souvent, on renforce la jonction Acide
tenon-mortaise en alignant une série aminé d Acide
d’assemblages (d). C’est aussi ce que fait aminé a
David Goodsell et Barbara Aulicino

le superenroulement, mais en alternant


boutons et creux (e). Appliquée
en ingénierie, une telle structure (f) serait Acide
plus résistante que la version alignée. aminé d

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alpha s’enroule autour d’une autre pour aminés qui font face à l’autre hélice – en à stabiliser la structure (les liaisons ioniques,
former un superenroulement (voir l’enca- général ceux en positions a et d – attirent elles, la renforcent, comme la colle et les
dré ci-dessous). Modélisé en 1953 par le les chaînes latérales hydrophobes de l’autre clous ajoutés au système tenon-mortaise).
biologiste britannique Francis Crick, ce hélice. Cette interaction est stabilisée par Jusque-là, rien de bien nouveau pour
superenroulement est l’exemple le mieux des liaisons ioniques qui s’établissent entre l’ingénieur. Mais si l’on observe de plus
connu de lien entre la séquence d’acides les acides aminés des deux hélices, à dif- près les différents superenroulements, de
aminés qui compose la chaîne et la struc- férentes positions du motif répété. La nouvelles propriétés apparaissent, offrant
ture tridimensionnelle de la protéine. liaison ionique la plus stabilisante semble des pistes d’amélioration du système
être celle qui relie l’acide aminé g d’une tenon-mortaise parfois inattendues.
L’interaction hélice à l’acide aminé e de l’autre – deux

bouton-pression positions qui flanquent l’interaction a-d.


Ensemble, ces propriétés confèrent au
Tenon-mortaise
Dans la plupart des superenroulements, superenroulement la disposition suivante: plus économe
chaque hélice alpha est la répétition d’un les deux hélices alpha sont presque paral- La première observation est que, dans un
motif constitué de sept acides aminés (du lèles et s’enroulent légèrement l’une sur plan perpendiculaire au superenroulement,
type a-b-c-d-e-f-g). Un tel motif couvre l’autre vers la gauche. Les chaînes laté- chaque hélice alpha présente à l’autre à la
presque deux tours de l’hélice alpha, ce qui rales des acides aminés en positions a fois un bouton et un creux. La nature «her-
confère aux acides aminés en positions a (souvent des isoleucines ou des valines) et d maphrodite» de l’hélice lui permet indif-
et d une importance particulière : si l’acide (souvent des leucines) forment chacune une féremment de jouer le rôle de l’une ou de
aminé a d’une hélice alpha fait face à l’autre excroissance – un bouton – positionnée en l’autre des chaînes superenroulées. En
hélice, l’acide aminé d lui fera face aussi. face d’une cavité – un «creux» entre quatre d’autres termes, un seul gène peut suffire
De fait, la stabilité du superenroulement chaînes latérales de l’hélice complémen- pour construire un superenroulement. À
dépend des caractéristiques (forme, taille, taire. Boutons et creux s’emboîtent en géné- l’inverse, les assemblages tenon-mortaise
propriétés chimiques) des acides aminés ral parfaitement, tout comme les tenons et classiques nécessitent la production de deux
en a et en d. Deux types d’interactions mortaises en menuiserie. Et, de même que types de composants: des pièces à tenons
des hélices paraissent jouer un rôle parti- la multiplication des tenons et mortaises et des pièces à mortaises. Un appariement
culier dans cette stabilité : les interactions consolide l’assemblage de deux pièces, la «hermaphrodite» de ces assemblages, simi-
hydrophobes et les liaisons ioniques. Les répétition du motif en bouton-pression laire à celui observé dans les superenrou-
chaînes latérales hydrophobes des acides sur de longs superenroulements contribue lements, permettrait de simplifier la
production de composants. En fait, un tel
concept a déjà été appliqué dans la concep-
tion de l’enveloppe d’un capteur sismique:
afin de faciliter le stockage, les deux moi-
g h tiés de sa coque externe sont identiques,
chacune comportant des tenons et des mor-
taises servant à assembler les deux parties.
Deuxièmement, le long de chaque
hélice alpha du superenroulement – plus
précisément le long de la face qu’elle
présente à l’autre hélice –, les couples bou-
ton-creux alternent : dans un plan donné,
une hélice présente un bouton et un creux
puis, dans le plan suivant, un creux et un
i bouton, etc. (cela est dû au fait qu’il y a
j un nombre presque entier d’acides ami-
nés par tour dans l’hélice). Nous avons vu
qu’à elle seule, la succession de systèmes
bouton-pression le long du superenrou-
lement renforce l’interaction des deux
hélices. Toutefois, si tous les boutons et
tous les creux étaient respectivement ali-
gnés le long de chaque hélice alpha, la sta-
bilité de l’interaction serait mise à rude
Dans le superenroulement de la tropomyosine (g), les boutons d’alanine, trop petits, se collent épreuve par une force axiale : les courtes
à une extrémité du creux correspondant, ce qui décale l’axe du superenroulement. De même,
diminuer la taille du tenon décalerait l’axe des composants (h). Dans la tropomyosine, un coude distances entre les creux et leur alignement
se forme à la jonction d’une région à boutons de leucine, classique (i, en rouge), et d’une région fragiliseraient la structure. La disposi-
à boutons d’alanine (en bleu). Un même mécanisme pourrait être envisagé en ingénierie (j). tion alternée bouton-creux le long de l’hé-
Les deux orientations du coude seraient équiprobables si les composants sont identiques. lice semble éviter cette difficulté. Douglas
Root, de l’Université du Texas du Nord,

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L A MYOSINE : UN INGÉNIEUX LEVIER aux États-Unis, et ses collègues ont récem-


ment réalisé une simulation moléculaire
La myosine fonctionne un peu comme un levier, mais avec quelques subtilités
intéressantes. Pour le comprendre, examinons plusieurs leviers. Chacun mécanique d’un superenroulement sou-
consiste en l’interaction d’un bras de charge (en rouge), un bras d’effort mis à des forces axiales. Leurs résultats
(en bleu) et un « panneau de pivots » ou tableau de commande (en gris). suggèrent que la structure résiste assez
bien à la dissociation, ce qui pourrait
Effort être dû en partie au motif alterné des inter-
Bras de levier actions bouton-pression.
De même, un assemblage à tenons et
Pivot mortaises « hermaphrodite» multiple où
tous les tenons et toutes les mortaises
Résistance Panneau de pivots sont respectivement alignés sur chaque
pièce, tel celui du capteur sismique men-
Un amplificateur d’effort classique présente un pivot simple, plus proche de la source tionné plus haut, est plus résistant qu’un
de résistance (ou charge) que de l’endroit où l’effort est appliqué. Le bras de charge
et le bras d’effort sont assemblés de façon rigide. Dans le marteau à griffe, le support assemblage simple. Et il le serait sans doute
est le pivot, le clou la charge et la personne qui tire sur le manche la source de l’effort. encore davantage si, sur chaque pièce, les
couches de tenons-mortaises étaient alter-
Effort nées et non alignées.

Le cas
Pivot de la tropomyosine
Enfin, alors que l’étude des superenrou-
lements révèle en général des structures
À l’inverse, un amplificateur de distance ou de vitesse classique, telle une catapulte, favorables à la stabilité, nous avons observé
présente un pivot près de la source d’effort et une force de résistance relativement que certaines protéines, telle la tropo-
faible sur le bras de charge. myosine, présentent, dans leur superen-
roulement, une semi-flexibilité.
2 1
En analysant la séquence de la tropo-
myosine, on constate que, dans les hélices
Carte alpha superenroulées, des régions riches
1 2 mémoire en acides aminés de la taille de la leucine
alternent avec des groupes d’alanine, un
Résistance Pivot 1 Pivot 2 acide aminé plus petit. Dans les struc-
tures cristallines, les «boutons» de leucine
Deux pivots simples placés à des endroits appropriés amplifient séquentiellement s’ajustent parfaitement aux creux de l’hé-
l’effort et la distance, comme dans le système d’éjection de carte mémoire décrit lice voisine. Il se forme ainsi un assemblage
dans le brevet américain n° 5.383.789. Ce système à deux pivots amplifie
séquentiellement une force (pour extraire la carte d’une connexion forte) relativement serré et fixe entre deux hélices
et une distance (pour faciliter la prise de la carte éjectée). qui coïncident presque parfaitement. En
revanche, le bouton d’alanine est trop petit
pour établir un contact avec toutes les
« parois » d’un creux de l’hélice voisine
Source d’effort – quatre chaînes latérales qui forment
Jonction une cavité en forme de losange : au lieu
Pivot d’occuper toute la cavité, la chaîne latérale
Source de résistance
de l’alanine se positionne à l’une de ses
Source de résistance extrémités, établissant un contact serré avec
trois de ses quatre chaînes latérales. Par
analogie, la chaîne latérale de l’alanine
est un « pseudotenon », plus petit que sa
Bras de charge mortaise, la fiche étant calée à l’une ou
en position 1
Bras de charge l’autre des extrémités de la fente. En consé-
Bras de charge
en position 2 en position 3 quence, les assemblages bouton-creux avec
David Goodsell et Barbara Aulicino

alanine sont décalés (d’environ 0,1 nano-


La myosine peut être vue comme un levier où une partie du domaine moteur sert mètre) le long de l’axe du superenroule-
de panneau de pivots (en gris) à plusieurs éléments : un pivot, une source d’effort, ment les uns par rapport aux autres.
deux sources de résistance et une jonction supplémentaire avec le bras de charge. La juxtaposition des régions stables
Celui-ci (en rouge) est ici représenté dans trois prositions. à acides aminés de type leucine et des
régions avec alanine, décalées le long de

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l’axe, engendre un enroulement local plus lorsque la longueur du bras d’effort – la dis- L’ A U T E U R
important dans la région des alanines que tance entre le pivot et l’extrémité où est appli-
dans la région stable. À la jonction des qué l’effort – est supérieure à celle du bras
deux régions apparaît un coude assez de charge ou de résistance – distance entre
important (d’environ six degrés) sur l’axe le pivot et l’extrémité qui résiste à l’effort.
du superenroulement. C’est par ce mécanisme qu’on extrait un clou
La capacité de la tropomyosine à s’in- récalcitrant à l’aide d’un marteau à griffe
curver est essentielle pour sa fonction bio- (voir l’encadré page 72). À l’inverse, les leviers
logique: elle doit s’enrouler autour de l’actine peuvent aussi servir à amplifier la distance
(un autre élément du squelette de la cel- (et la vitesse), lorsque le bras de charge est
lule) pour réguler l’interaction entre la myo- plus long que le bras d’effort. C’est le prin- Jerry BROWN est chercheur
sine et l’actine. Elle montre aussi comment, cipe de la catapulte. De même, la contrac- au Centre de recherche
Rosenstiel en sciences
mécaniquement, une fiche insérée dans une tion du biceps – de courte distance – suffit médicales fondamentales,
fente peut créer une pièce avec un coude. à déplacer l’avant-bras et la main (et tout à l’Université Brandeis,
Et ce n’est pas tout. En général, le ce qu’elle peut tenir) sur une distance bien à Waltham (Massachusetts,
superenroulement de la tropomyosine est plus importante. Et au sein même du muscle, États-Unis).
constitué de deux hélices alpha identiques. les myosines utilisent aussi ce principe pour Article publié
Aussi, les boutons d’alanine ont autant de produire une contraction rapide du châssis avec l’aimable autorisation
chances de se caler contre le haut de la sur lequel elles sont fixées, le sarcomère. de American Scientist.
cavité qui les reçoit que contre le bas. En Nous allons voir, cependant, que les myo-
d’autres termes, la tropomyosine peut for- sines mettent en jeu des mécanismes com-
mer un coude à la jonction des segments plémentaires qui amplifient encore plus la
riches en alanines et de ceux riches en leu- distance, voire la force de levier elle-même.
cines, dans les deux directions opposées
et avec la même probabilité. Elle montre
donc aussi comment une permutation
Le levier et la myosine
entre deux positions bistables d’une fiche Toutes les myosines (musculaires ou non)
dans une fente peut servir à produire un présentent une région globulaire – la
objet à coudes semi-flexibles. tête de la myosine – contenant un domaine
Un autre mécanisme inventé depuis fort moteur – une région qui convertit l’éner-
longtemps (Archimède soulevait le monde gie chimique en énergie mécanique : une
avec) est le levier – une pièce rigide allon- molécule d’ATP (adénosine triphosphate)
gée posée sur un pivot. Le levier est sur- se lie au domaine moteur; la myosine l’hy-
tout connu pour sa capacité à amplifier un drolyse en deux molécules (adénosine
effort. Cet avantage mécanique est obtenu diphosphate, ou ADP, et phosphate) ;

U N LE V IE R D’ U N E A M PLEU R IN AT T E N DU E
Certaines myosines modulent l’amplification 3
de la distance parcourue par le bras de charge Effort
Bras de levier
grâce à une ou plusieurs jonctions supplémentaires 2
du bras au panneau de pivots. Ces jonctions créent Jonction 2 Jonction 1 1
autant de contraintes sur le bras de charge, lesquelles
entraînent localement le déroulement du bras. 1
Ces changements de conformation locaux font basculer Pivot
un peu plus le bras, comme si l’on pliait son coude.
Panneau de pivots

a La myosine bascule en deux phases


Jonction 1 b Jonction 1
(a, seule la région centrale est
David Goodsell, adapté de Menetrey et al., Cell, 2007

représentée): le bras de levier (en rouge


Pivot et bleu) tourne d’abord autour d’un pivot.
Pivot Le bras de charge se rapproche alors
Source d’une portion du panneau de pivots
d’effort (en gris) et s’y entortille (jonction 1),
augmentant l’amplitude de bascule.
Dans la myosine VI, une autre région
du bras de charge se joint au panneau de
Barbara Aulicino

Jonction 2 pivots (b, jonction 2), augmentant encore


l’amplitude de bascule du bras de levier.

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Faible contrainte Forte contrainte la tête de myosine que l’on nomme bras
de levier, voisine du domaine moteur.
Structure définie Rupture irréversible Le bras de levier de la myosine (équi-
Liaisons rigides

valent au bras de charge en mécanique) est


long par rapport au bras d’effort (le
domaine moteur), ce qui permet déjà à la
myosine de faire de grands pas le long de
l’actine. Mais le moteur moléculaire utilise
Déformation élastique
Liaisons flexibles

Structure variable aussi une autre astuce pour augmenter


encore la distance parcourue (et sa vitesse):
ou ou... ou ou... une flexibilité supplémentaire, dans le bras
de levier lui-même. Selon l’équipe de
S. Fischer, qui a modélisé le mouvement
Déformation élastique de bascule de la myosine, celui-ci se décom-
Un mélange inspiré

Structure définie
pose en deux phases.
des protéines

ou ou... Un levier flexible


Barbara Aulicino

Dans la première, nommée «phase de bas-


cule », le bras de levier bascule d’environ
3. EN MÉCANIQUE, il est difficile de trouver un juste milieu entre robustesse et élasticité. Un 25 degrés sur son pivot, selon le principe
assemblage constitué uniquement de liaisons rigides peut subir une rupture irréversible sous l’ef-
fet d’une forte contrainte (première ligne). À l’inverse, un assemblage ne comportant que des que nous venons de décrire. Toutefois, à
liaisons flexibles ne peut pas former une structure bien définie (deuxième ligne), que la contrainte mesure qu’il bascule, une contrainte semble
soit faible (colonne de droite) ou forte (colonne de gauche). Un système hiérarchique de liaisons apparaître près du pivot. En réponse, la
rigides et flexibles inspiré des protéines (troisième ligne) pourrait en revanche conférer à l’as- portion du bras de levier qui repose sur
semblage, d’une part, une structure unique stable en cas de faible contrainte (à gauche) et, d’autre le pivot – une hélice – se déroule locale-
part, une déformabilité élastique réversible sous forte contrainte (à droite). ment d’un tour. Cette seconde phase, dite
« de déroulement », entraîne une rotation
l’énergie libérée change la conformation supplémentaire de 40 à 50 degrés du bras
du domaine moteur, rendant possible son de levier. Une myosine, la myosine VI,
interaction avec un filament d’actine ; l’in- semble même utiliser cette phase de dérou-
teraction libère la molécule d’ ADP , ce lement à deux endroits sur son bras de
qui provoque un basculement de la tête levier. L’étude de la myosine VI par Anne
de myosine le long du filament d’actine ; Houdusse et ses collègues à l’Institut Curie,
une nouvelle molécule d’ATP se lie au à Paris, a récemment indiqué qu’au sein
domaine moteur, qui se détache alors de du bras de levier, un autre pivot permet
l’actine, puis le cycle recommence. Par ces d’amplifier encore davantage l’amplitude
 BIBLIOGRAPHIE mouvements, la myosine progresse le long du basculement, augmentant ainsi la taille
du filament d’actine. des pas produits par cette myosine le
J. Brown et al., From the cover: Le domaine moteur est constitué de long de l’actine (voir l’encadré page 73). Et
visualizing key hinges and quatre sous-domaines globulaires relative- tout récemment, nous avons détecté, dans
a potential major source
of compliance in the lever arm ment rigides, liés les uns aux autres par une myosine musculaire de coquille Saint-
of myosin , PNAS, vol. 108, n° 1, des assemblages flexibles à un seul brin (une Jacques, une seconde région flexible sur
pp. 114-119, 2011. seule chaîne d’acides aminés sans structure le bras de levier, lui imprimant un mou-
M. Mukherjea et al., Myosin VI secondaire particulière). Les deux phases vement supplémentaire qui ressemble à
dimerization triggers an unfolding du cycle qui modifient la conformation de celui du pied par rapport à la jambe.
of a three-helix bundle in order la myosine – la consommation d’ATP et la Il n’est pas rare qu’en ingénierie, on ait
to extend its reach, Molecular Cell, fixation à l’actine – entraînent des change- besoin d’amplifier la distance parcourue
vol. 35, pp. 305-315, 2009.
ments mineurs dans les orientations et les par un levier sans en accroître sa longueur.
J. R. Forman et J. Clarke, positions relatives des sous-domaines Diverses solutions ont été proposées, notam-
Mechanical unfolding of proteins : moteurs. Toutefois, ces changements sont ment un mécanisme d’éjection de carte dans
insights into biology, structure
and folding, Current Opinion amplifiés dans une partie adjacente au un connecteur de carte IC Memory (voir l’en-
in Structural Biology, vol. 17, domaine moteur: le groupe de Taro Uyeda, cadré page 72). Cette étude des myosines
pp. 58-66, 2007. de l’Institut national japonais de recherche offre une nouvelle piste: l’introduction d’un
Y. Bar-Cohen, Biomimetics interdisciplinaire, et, plus récemment, Ste- ou plusieurs assemblages flexibles dans le
– using nature to inspire human fan Fischer, de l’Université de Heidelberg, bras de levier lui-même.
innovation, Bioinspiration en Allemagne, et ses collègues ont montré En quelque sorte, les myosines élar-
and Biomimetics, vol. 1, qu’ils sont transmis par une sorte de pivot gissent le rôle du simple pivot à celui
pp. 1-12, 2006.
qui fait basculer une portion allongée de d’un «tableau de commande» comportant

74] Biophysique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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plusieurs éléments susceptibles d’agir montrent que les protéines développent Globalement, toutes ces études sug-
– ensemble ou séparément – sur le bras toute une variété de réponses à l’étirement gèrent que les protéines «robustes» alter-
de levier : des pivots simples, des élé- mécanique. L’une d’elles, fréquemment nent des éléments ayant divers types de
ments introduisant une flexibilité dans le observée, est la rupture séquentielle de cer- réponses aux contraintes mécaniques. Elles
bras, d’autres retenant le bras d’effort ou taines interactions. peuvent ainsi osciller entre des conforma-
le bras de charge, augmentant soit l’effort, tions rigides, nécessaires par exemple pour
soit la résistance à l’effort, selon les besoins.
Ce levier à tableau adaptable ouvrira peut-
Des structures les fonctions enzymatiques, et des confor-
mations flexibles ou partiellement dépliées,
être des perspectives en mécanique. plus robustes par exemple pour engendrer un mouve-
Les protéines, en particulier la titine Ainsi, la simulation d’un étirement du ment, changer de conformation en réponse
(une longue molécule du sarcomère des domaine IG27 de la titine et du segment S2 à la liaison d’une autre protéine ou, sim-
muscles striés des vertébrés) et la partie S2 de la myosine de la coquille Saint-Jacques plement, préserver leur intégrité. De même,
des myosines, qui permet de rassembler suggère que les liaisons de longues chaînes on pourrait envisager, à différentes échelles
deux têtes ensemble (voir la figure 2, en latérales flexibles se rompent après celles (mécanique, nanotechnologies, etc.), des
orange), peuvent également nous apprendre des chaînes latérales hydrophobes plus structures de forme bien définie dans les
à concevoir des structures plus robustes courtes et des liaisons hydrogène de la conditions normales de fonctionnement
aux contraintes mécaniques. Ces dernières chaîne protéique principale. Kathryn Scott, et qui s’incurveraient sans se rompre dans
années, des techniques telles la microsco- de l’Université d’Oxford, en Angleterre, des conditions de forte contrainte.
pie à force atomique et la dynamique molé- et ses collègues ont suggéré que la pré- Cela ne fait plus aucun doute, la bio-
culaire ont commencé à révéler la séquence sence de domaines résistants adjacents à mimétique inclut désormais une nouvelle
d’événements survenant quand des pro- d’autres moins robustes diminue la pro- sous-spécialité, la protéomimétique. La
téines sont soumises à des contraintes babilité d’erreurs de repliement lorsque vérification des mécanismes inspirés
mécaniques. En cours de développement, l’étirement est stoppé. Ce panachage crée- des protéines, l’étude de leurs applica-
ces méthodes se limitent à des expériences rait en outre une hiérarchie dans les inter- tions et la recherche de nouvelles idées
simples, tel l’étirement d’une protéine actions, qui s’adapterait à différents dans d’autres protéines sont autant de
par ses deux extrémités. Néanmoins, elles niveaux de contraintes mécaniques. pistes à explorer. I

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Biophysique [75


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Paléontologie

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Les dinosaures nains de Transylvanie


Au début du XXe siècle, le baron Nopcsa, un aristocrate hongrois, déduisit de l’étude
de fossiles transylvaniens des hypothèses sur l’évolution des dinosaures.
Il était en avance sur son temps de plusieurs décennies.
Gareth DYKE

U
n matin de printemps 1906, L’homme qu’ils viennent d’expulser est ambitieux, Nopcsa était un personnage
dans le hall d’entrée du Bri- Franz Nopcsa (prononcé « nopcha »), baron haut en couleur. Il servit comme espion pen-
tish Museum, à Londres, un de Szacsal, en Transylvanie. Cet aristocrate dant la Première Guerre mondiale et tenta
petit homme en tenue chic, hongrois fait alors autorité en matière de dino- de devenir roi d’Albanie. Il était également
coiffé d’un chapeau melon et muni d’une saures et autres fossiles. Ayant noté que ouvertement homosexuel.
canne, marche près du squelette géant d’un l’orientation de l’orteil du diplodocus était Il y a cependant bien plus à dire sur sa col-
diplodocus. Il dégage avec précaution un des incorrecte, le baron avait simplement essayé lection de fossiles que sur ses affaires per-
os géants de l’orteil du dinosaure de son de le replacer. L’histoire lui a été bien plus sonnelles et politiques. D’une part, il a inventé
armature en fer, le bascule davantage, puis reconnaissante que les gardiens du musée : des techniques d’analyse de fossiles qui sont
le remet en place. Jetant un coup d’œil autour pour les paléontologues actuels, il est celui toujours de rigueur pour la recherche paléon-
de lui, il constate que sa manœuvre n’est pas qui a découvert et décrit certains des pre- tologique. D’autre part, selon des recherches
passée inaperçue : les gardiens du musée miers dinosaures d’Europe centrale. récentes, ses théories sur l’évolution des dino-
fondent sur lui de tous côtés. Quelques Néanmoins, les détails de la vie person- saures avaient plusieurs décennies d’avance
minutes plus tard, ils jettent le visiteur nelle de Nopcsa ont souvent éclipsé son héri- sur leur temps. Nopcsa insistait sur le fait que
pimpant dans la rue. tage intellectuel. Aventureux, excentrique et ses dinosaures transylvaniens permettaient
de comprendre l’évolution des dinosaures à
l’échelle mondiale. Grâce à la découverte de
nouveaux fossiles, les scientifiques mesu-
rent aujourd’hui à quel point il avait raison.

Nanisme insulaire
Nopcsa toucha des fossiles pour la première
fois en 1895 quand sa sœur, Ilona, décou-
vrit de grands os dans l’un des domaines
de la famille, en Transylvanie, qui faisait alors
partie de l’Autriche-Hongrie. Il se précipita
sur les vestiges et les emporta à Vienne,
où il faisait ses études, pour les montrer à
l’un de ses professeurs de géologie. Le
professeur lui indiqua qu’il s’agissait de dino-
saures et lui offrit l’aide d’un technicien du
département pour collecter davantage de
Eric Buffetaut

restes et préparer une description formelle.


Mais, malgré sa formation succincte en
1. RECONSTITUTION SUIVANT LE BARON NOPCSA (page ci-contre) d’un des dinosaures paléontologie, le jeune Nopcsa décida, à
de Transylvanie, l’ankylosaure Struthiosaurus (réalisée en 1929, cette reconstitution est 18 ans, d’agir seul et travailla jour et nuit
aujourd’hui quelque peu surannée). pour apprendre l’anatomie des grands rep-

78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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Regards

tiles. Il fut rapide : en deux mois, il rédigea un laire qu’avaient subi leurs espèces sur cette L’ A U T E U R
article décrivant les os trouvés par Ilona île hypothétique au fil de leur évolution.
comme étant ceux d’une nouvelle espèce Bien que les contemporains de Nopcsa
d’ornithopode de Transylvanie, qui sera nom- aient eu connaissance des éléphants nains
mée plus tard Telmatosaurus. de Crète et d’autres îles méditerranéennes,
Cet article marqua le début d’une car- personne n’avait imaginé qu’une telle dimi-
rière longue et productive : au cours des nution de taille avait pu se produire chez les
35 années suivantes, Nopcsa écrivit plus dinosaures. La théorie audacieuse du baron
de 100 articles scientifiques sur des fos- fut en grande partie ignorée. Ce n’est qu’à la
siles, dont bon nombre étaient innovants. fin des années 1970, lorsque les animaux de
Il fut l’un des premiers à rechercher com- Transylvanie du Crétacé suscitèrent de Gareth DYKE est paléontologue
à l’Université de Southampton,
ment l’anatomie d’animaux éteints et la façon nouveau l’intérêt, que la théorie du nanisme en Angleterre.
dont ils avaient été fossilisés ensemble pou- de Nopcsa refit surface. Depuis lors, elle a été
vaient aider à comprendre leurs interactions confirmée, en partie par les dimensions  À ÉCOUTER
de leur vivant; il a soutenu l’idée selon laquelle des dinosaures découverts ultérieurement :
les oiseaux étaient une sorte de dinosaures ceux de Hátszeg étaient bien de taille réduite Jeudi 5 janvier 2012,
Eric Buffetaut évoquera Nopcsa
et non de lointains cousins des reptiles – un par rapport à leurs homologues du reste de dans la partie « Actualités »
point de vue aujourd’hui partagé par la majo- l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique du Nord. de l’émission La marche
rité des paléontologues ; il a également des sciences, sur France Culture
de 14h à 15h.
établi la carte géologique de vastes régions Dinosaures petits www.franceculture.com
d’Europe centrale.
Les recherches de Nopcsa l’amenèrent à ou juvéniles ?
voyager loin, mais son résultat le plus impor- Notamment, mes travaux ont récemment sou-
tant fut le fruit de découvertes effectuées sur tenu les idées de Nopcsa. Dans une collection
ses terres. Le baron nota que le Telmatosau- d’os fossiles de la fin du Crétacé mise au
rus, le sauropode nain Magyarosaurus(décrit jour dans les années 1970 dans une mine de
et nommé par le paléontologue allemand Frie- bauxite de Transylvanie, j’ai étudié des restes
drich von Huene), et d’autres dinosaures trou- d’oiseaux et de ptérosaures de petite taille
vés sur ses domaines étaient plus petits datant du début du Crétacé, il y a 120 millions
que d’autres espèces étroitement apparen- d’années. D’après les éléments d’aile pré-

Eric Buffetaut
tées. Le Magyarosaurus, par exemple, mesu- servés, ces animaux étaient probablement
rait six mètres de long, alors que les autres capables de voler sur de longues distances
sauropodes atteignaient 15 à 20 mètres. – une caractéristique que l’on pourrait s’at-
Géologue accompli, Nopcsa savait que le tendre à trouver sur une île isolée. En fait, à
Magyarosaurus vivait en Transylvanie à la l’instar de celles trouvées à Hátszeg, à plu-
fin du Crétacé, il y a environ 70 millions d’an- sieurs dizaines de kilomètres à l’Est, les
nées, alors qu’une mer chaude et peu pro- espèces préservées dans la mine de bauxite
fonde nommée Téthys recouvrait une grande semblent avoir été insulaires. La mine fai-
partie de l’Europe du Sud, ne laissant que sait sans doute partie d’une autre île de l’ar-
quelques îles aux animaux terrestres. Il savait chipel créé par la Téthys au Crétacé.
aussi qu’au fil de l’évolution, certains mam- Un point faible de la théorie de Nopcsa sur
mifères insulaires, tel l’éléphant de Médi- les dinosaures nains, quand il la proposa pour
terranée récemment éteint, avaient rapetissé, la première fois, était qu’il ne pouvait exclure
vraisemblablement en raison d’une adapta- la possibilité que ses dinosaures étaient petits
tion à la diminution des ressources alimen- simplement parce qu’ils étaient jeunes. Il dis-
taires disponibles dans leur environnement. parut avant d’avoir pu résoudre cette diffi-
En faisant le rapprochement, Nopcsa émit culté. Pourtant, il avait entre-temps mis au
l’hypothèse, en 1914, que ses dinosaures point une technique histologique remarquable
avaient vécu sur une île née de l’inondation qui, appliquée aux ossements fossiles du
de l’Europe par la Téthys – île qu’il nomma Magyarosaurus, aurait levé l’incertitude: dans
Hátszeg: selon lui, la petite taille de ces dino- un article révolutionnaire des années 1930,
saures était le résultat du nanisme insu- il explique comment, à partir de la structure

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Histoire des sciences [79


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Regards

microscopique de l’os – son histologie –, il a Les études histologiques des os, aujour- des dinosaures à la fin du Crétacé, une période
prouvé qu’un fossile d’une soi-disant nouvelle d’hui courantes en paléontologie, ont éclairé où la majeure partie de l’Europe était recou-
espèce de dinosaure de type bec-de-canard d’autres sujets chers à Nopcsa, dont l’évo- verte par la Téthys. Plusieurs espèces retrou-
d’Amérique du Nord n’était en réalité qu’un lution des oiseaux. Par exemple, en 2009, vées dans cette région – tel le Telmatosaurus
spécimen juvénile d’une espèce déjà connue. des chercheurs allemands et américains de Hátszeg – n’ont d’homologues qu’en
Sa méthode consiste à estimer l’âge d’un ani- ont rapporté que quelques oiseaux primi- Asie ou en Amérique du Nord, et aucun dans
mal à sa mort grâce à l’étude de coupes minces tifs – tel l’archéoptéryx, vieux de 140 mil- l’hémisphère Sud. Cette répartition suggère
d’os observées au microscope, un peu comme lions d’années – présentent des structures que la Transylvanie formait un pont impor-
on compte les cernes de croissance d’un arbre osseuses révélant une croissance jusqu’à tant entre l’Europe et le bloc continental qui,
pour déterminer son âge. trois fois plus lente que celle des oiseaux à la fin du Crétacé, comportait l’Asie et l’Amé-
Récemment (en 2010), un groupe de actuels, plus proche de celle des reptiles à rique du Nord. Les dinosaures européens pou-
paléontologues allemands, américains et sang froid. Ainsi, certaines caractéristiques vaient traverser la Téthys et rejoindre ce bloc,
roumains a entrepris de telles études histo- des oiseaux actuels, telle la rapidité de et réciproquement, en passant par Hátszeg
logiques sur le Magyarosaurus. Il en a conclu leur croissance, ont sans doute évolué plus et les autres îles qui formaient un archipel
que le fameux sauropode était complètement lentement qu’on ne le pensait. entre les Alpes européennes et l’Asie du
développé, confirmant l’interprétation de Pour Nopcsa, les dinosaures transylva- Sud-Ouest (voir la figure 2). Des travaux géo-
nanisme insulaire de Nopcsa. De même, la niens avaient une signification plus profonde logiques publiés en 2010 confirment cette
méthode de Nopcsa m’a permis de montrer encore que d’apporter une preuve du nanisme hypothèse, montrant que l’île de Hátszeg a
que les restes d’oiseaux et de ptérosaures insulaire des dinosaures. Il avait raison. Les constitué une étape pour les animaux qui se
que j’avais étudiés provenaient bien d’ani- spécimens transylvaniens ont fourni des déplaçaient d’Est en Ouest à la fin du Crétacé.
maux adultes. pistes pour comprendre les déplacements Ainsi, les dinosaures de Transylvanie, et ceux

V i s ite e n No r ma n d i e
F. Nopcsa, Omosaurus lennieri, un nouveau dinosaurien du Cap de la Hève. Bulletin de la Société Géologique de Normandie, 1911, www.s-g-n.eg2.fr/Page bibliographie N.html

n janvier 1911, Nopcsa, de retour avéré appartenir à un dinosaure. Mais


les falaises bordant la Manche à Octe- nobli la race humaine, et c’est la
E d’une de ses fréquentes visites
en Angleterre, fait halte au Havre. Il
à cette époque, peu de paléonto-
ville, à quelques kilomètres au Nord
du Havre. logues français s’intéressaient à ce
lutte pour l’existence qui fait que la
France marche à la tête de la civili-
a été invité à y décrire les restes groupe d’animaux, et aucune étude
L’auteur de la découverte, Émile sation et du progrès. » Dans son au-
d’un dinosaure conservés au Muséum détaillée n’avait été réalisée jusqu’à
Savalle, un géologue amateur, avait tobiographie, il ajoute ces remarques
de cette ville. Ils ont été découverts ce que Nopcsa entrât en scène,
aussitôt averti Gustave Lennier, di- quelque peu désobligeantes : « Ces
en 1898 dans des couches du Juras- recteur du Muséum. Les fouilles neuf ans après la mort de Savalle et paroles absurdes déchaînèrent chez
sique supérieur, vieilles d’environ six ans après celle de Lennier.
entreprises alors avaient mis au jour les Français, vaniteux et facilement
155 millions d’années, visibles dans un squelette incomplet, qui s’était Fort de son expérience, le cher- excitables, une tempête d’enthou-
cheur hongrois constate vite qu’il siasme, d’autant plus qu’elles sem-
s’agit d’un dinosaure cuirassé du grou- blaient faire allusion aux conditions
pe des stégosaures. Dès la fin 1911, sociales des travailleurs et de la ville
il fait paraître une description du sque- portuaire du Havre. Le maire du
lette, qu’il attribue au genre Omo- Havre me demanda de répéter ma
saurus, décrit précédemment en An- conférence au théâtre, devant un
gleterre. Il y voit une nouvelle espè- public plus large, mais j’eus l’intel-
ce, qu’il nomme Omosaurus lennieri ligence de refuser. »
à la mémoire de Lennier. Le squelette de stégosaure d’Oc-
Durant son séjour au Havre, teville fut détruit, comme une gran-
Nopcsa est invité à donner une de partie de la ville du Havre, par les
conférence sur les dinosaures, ce qui bombardements aériens alliés de
lui fournit l’occasion d’évoquer la septembre 1944. Il n’en subsiste plus
sélection naturelle. Il conclut par ces que la description et les illustrations
mots : « Et si maintenant, en sortant publiées par Nopcsa en 1911.
dans la rue, vous voyez la lutte quo- Eric Buffetaut
LES RESTES DU DINOSAURE D’OCTEVILLE, PRÈS DU HAVRE, que tidienne, ne soyez pas attristés, car CNRS, Laboratoire
Franz Nopcsa étudia en 1911 (planche extraite de l’article qu’il publia, c’est la lutte pour l’existence qui a de Géologie, École normale
en français, sur cette étude). développé chaque espèce, qui a en- supérieure, Paris

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Regards

de Hátszeg en particulier, seront probable-


ment déterminants pour comprendre la répar- Côtes actuelles
tition globale des dinosaures juste avant leur
apogée, il y a 65 millions d’années.
Forgées à une époque où la paléontolo- Hátszeg
gie et la géologie étaient encore des sciences
jeunes, et où la théorie de l’évolution faisait
l’objet de vives discussions, les théories de
Nopcsa étaient étonnamment avant-gardistes.
Nul doute qu’elles ont bénéficié de son statut
d’aristocrate. De par sa richesse, Nopcsa pro-
fitait d’énormes avantages par rapport au

Emily Cooper
chercheur moyen. Il effectuait librement, dans
tout l’empire, ses expéditions de chasse aux La Téthys
fossiles et visitait les grands musées euro-
péens. Il semble qu’il aimait ces escapades, Quelques mois avant sa mort, Nopcsa fut 2. SELON NOPCSA, l’inondation d’une grande
troquant volontiers sa parure de noble vien- invité à la Société géologique d’Anvers, en Bel- partie de l’Europe du Sud par la mer, à la fin du
nois pour la tenue grossière du berger des Bal- gique. Il fit le voyage en dépit d’une forte fièvre, Crétacé, il y a 70 millions d’années, laissa émergé
un archipel d’îles, qui auraient servi d’étapes aux
kans. Parlant plusieurs dialectes albanais, mais tomba très malade la nuit qui précé-
dinosaures. Ceux qui y seraient restés auraient
Nopcsa disparaissait des mois, voire des dait son intervention. Néanmoins, sans pré- évolué vers des tailles inférieures,en s’adaptant
années, dans les collines de l’Albanie, avec paration, il tint sa conférence, en français, sur aux ressources restreintes des îles. Une de ces
pour seule compagnie son secrétaire et amant, la géologie de l’Albanie, devant une assem- îles, nommée Hátszeg par le baron, aurait été
l’Albanais Bajazid Elmaz Doda. blée enthousiaste. «À chacune de mes confé- située sur ses terres.
rences, écrivit-il à un ami une fois rentré à
Une mort tragique Budapest, la salle est remplie de dames qui
espèrent plus des récits d’aventure que des
Pendant plus de dix ans, Nopcsa a ainsi accu- explications scientifiques.» Un exercice auquel
mulé une énorme quantité de données géo- le «baron dinosaure» se pliait volontiers.
logiques, météorologiques et ethnogra- La vie de Nopcsa s’acheva par une tragé-  BIBLIOGRAPHIE
phiques, en grande partie publiées dans les die. Le 25 avril 1933, le chasseur de fossi-
principaux journaux scientifiques de l’époque. les, indigent et déprimé, servit à Doda une E. Buffetaut, Chercheurs
de dinosaures en Normandie,
Les événements mondiaux le rattrapèrent tasse de thé drogué, puis tua son amant d’une Ysec, 2011.
cependant. Après la défaite, en 1918, de l’Alle- balle dans la tête avant de retourner l’arme
magne et de ses alliés – dont l’Autriche-Hon- contre lui. Dans une lettre laissée à la police, G. Dyke et al., Early cretaceous
(Berriasian) birds and pterosaurs
grie –, la Transylvanie fut cédée à la Rouma- il expliquait: «La raison de mon suicide est from the cornet bauxite mine,
nie. Nopcsa, qui avait perdu ses domaines, et mon système nerveux, qui est à bout. J’ai tué Romania, Paleontology, vol. 54,
donc ses revenus, s’inquiéta de la façon dont dans son sommeil mon vieil ami et secrétaire, n°1, pp. 79-95, 2011.
il pourrait poursuivre sa vie de scientifique M. Bajazid Elmaz Doda, sans lui laisser entre- European island faunas of the
ambulant. Pour s’en sortir, il accepta le poste voir ce qui allait se passer, car je ne voulais Late Cretaceous – The Hateg
de directeur de l’Observatoire géologique de pas l’abandonner à la maladie, la misère et island, Palaeogeography,
Palaeoclimatology, Palaeoecology,
Hongrie et s’installa à Budapest. Mais la vie la pauvreté, il aurait trop souffert.» vol. 293, n°3-4, 2010.
institutionnelle ne convenait pas à son carac- L’héritage scientifique de Nopcsa n’a
tère indépendant. Le baron quitta bien vite son cependant pas disparu avec lui. Les dino- K. Stein et al., Small body size and
extreme cortical bone remodeling
poste pour reprendre ses voyages avec Doda, saures de Transylvanie font l’objet de recher- indicate phyletic dwarfism
à moto dans les Balkans et en Italie, recher- ches depuis une bonne trentaine d’années, in Magyarosaurus dacus
chant des fossiles et effectuant des relevés réalisées par des paléontologues roumains (sauropoda : titanosauria), PNAS,
géologiques. Pour subvenir à leurs besoins, il nombreux et actifs. Leurs recherches ont vol.107, n°20, pp. 9258-9263, 2010.
vendit la majeure partie de sa collection de permis d’augmenter de façon spectaculaire G. Erickson et al., Was dinosaurian
fossiles – y compris ses chers dinosaures la liste des vertébrés fossiles transylva- physiology inherited by birds ?
de Transylvanie – au British Museum, qu’il niens connus du Crétacé supérieur, et de Reconciling slow growth in
Archaeopteryx, PLoS ONE,
avait souvent visité par le passé en tant que mieux comprendre leurs relations paléo- vol. 4, n° 10, e7390, 2009.
scientifique invité. biogéographiques. 

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

L’autoréplication maîtrisée ?
Les astucieux travaux pour perfectionner et simplifier
le modèle d’autoréplication de von Neumann nous font réfléchir
à ce qu’est l’autoreproduction du vivant.
Jean-Paul DELAHAYE

Les êtres vivants sont des agrégats Von Neumann cherchait à démontrer la Il a fallu attendre 1995 pour qu’une confi-
compliqués de composants simples possibilité d’un robot autoréplicateur et Sta- guration complète soit mise au point par
et, selon toute théorie probabiliste nislas Ulam lui suggéra d’étudier le problème Renato Nobili et Umberto Pesavento. Pour
ou thermodynamique raisonnable, dans un monde abstrait simplifié. Le modèle en faciliter la réalisation, le modèle italien
ils sont très improbables. La seule chose retenu, aussi élémentaire que possible, fut modifiait légèrement celui de von Neumann:
qui explique ou atténue ce miracle celui des automates cellulaires. Ces calcula- les cellules avaient 32 états au lieu de 29.
est le fait qu’ils se reproduisent: teurs abstraits élémentaires pavant un damier La configuration autoreproductrice comporte
si, par accident, il en apparaît infini (voir la figure 2) ont contribué à l’essor alors 6 329 cellules et un ruban de codage
un seul, alors les principes d’une discipline scientifique à la charnière des (une sorte de génome définissant sa consti-
des probabilités ne s’appliquent plus mathématiques et de l’informatique. tution interne) long de 145 315 cellules. Sa
et il s’en produit beaucoup. L’autoreproduction, dont von Neumann duplication (ruban de codage compris) exige
John von Neumann, Theory prouva la possibilité logique, a été étudiée 63 milliards d’étapes. Longtemps, la puis-
of Self-Reproducing Automata, 1966. sous des angles théoriques et pratiques. En sance informatique disponible n’a pas per-
robotique, on s’intéresse à la mise au mis de répliquer leur construction sur écran

U
n des grands sujets de la point de dispositifs autoreproducteurs de d’ordinateur, mais ce fait d’armes a été
science-fiction est l’autore- grande taille ; dans les nanotechnologies, réalisé récemment.
production (ou autoréplica- on envisage des systèmes microscopiques La programmation complète d’une confi-
tion): la réalisation de robots aptes à se multiplier spontanément, par guration autoreproductrice suivant exacte-
qui pourraient se dupliquer, sans que, après exemple des circuits. ment l’automate cellulaire à 29 états de von
lancement du processus, il faille intervenir La configuration autoreproductrice Neumann a enfin été réalisée en 2008 par
autrement que par apport de matière pre- décrite par von Neumann est extraordi- William Buckley. Elle comporte 18 589 cel-
mière et d’énergie. nairement complexe et si, mathémati- lules, le ruban de codage en compte 294844
À la fin des années 1940 et au début des quement, elle est bien définie, le texte de et il faut 261 milliards d’étapes pour que
années 1950, le mathématicien américain von Neumann reste théorique et n’expli- s’opère la réplication. En quelques dizaines
d’origine hongroise John von Neumann mena cite pas, cellule par cellule, comment on de minutes, nos ordinateurs permettent l’exé-
une série de travaux sur le sujet. À sa mort pourrait la réaliser. cution complète du processus d’autorepro-
en 1957, ses travaux furent repris par Arthur
Burks qui, en 1966, les regroupa dans un
livre célèbre : Theory of Self-Reproducing
Automata. L’ouvrage a donné naissance à
une multitude de projets de recherche.

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Regards

duction, et l’on a ainsi pu admirer pour la pre- Neumann dans la perspective de son époque et comment peut-on la définir pour mieux
mière fois le fonctionnement du système et en prenant en compte ses motivations comprendre l’autoréplication dans le monde
conçu par von Neumann ! Grâce au pro- liées à la biologie qu’on mesure combien son vivant ? Nous envisagerons plusieurs idées
gramme gratuit Golly (http://golly.source- étude est novatrice et constitue une per- et découvrirons progressivement que, si
forge.net/), vous pouvez sur votre micro- cée scientifique de première importance. nous voulons obtenir un modèle pertinent
ordinateur assister à cette étonnante pièce Reprenons le problème de l’autorepro- pour la biologie, nous ne devrons pas nous
de théâtre mathématique restée injouable duction. Pour qu’il ait un sens, il faut bien sûr limiter à la définition naïve suivante :
pendant plus de 50 ans, soit dans sa ver- se donner un « monde » avec des « lois L’autoréplication, c’est lorsqu’un objet
sion Nobili-Pesavento, soit dans sa version physiques» précises qui fixeront le théâtre présent en un exemplaire unique dans l’uni-
Buckley, plus fidèle à von Neumann, mais de l’action. Cela peut-être le nôtre, ou cela peut vers se retrouve plus tard en plusieurs
encore très lente aujourd’hui. être un monde simplifié décrit par des règles exemplaires.
que le langage mathématique exprimera sans
Des modèles simplifiés ambiguïté. Toutes sortes de modèles abs-
Réplication évidente
traits sont en mesure de jouer ce rôle de
d’autoréplication «monde simplifié», mais celui des automates Quand les autoréplications sont le résultat
Nous n’avons pour l’instant évoqué que cellulaires est particulièrement séduisant, direct des lois du monde retenu, elles ne nous
les versions d’autoréplications qui suivent pour plusieurs raisons qui expliquent pour- apprendront rien d’intéressant en biologie.
de près le schéma adopté par von Neumann. quoi il fut retenu par von Neumann. L’exemple le plus simple est celui de l’automate
Toutefois, reprenant le problème de l’auto- D’abord, les univers d’automates cellu- cellulaire nommé trivial et défini par:
réplication sur des bases parfois éloignées, laires sont discrets (pas de variables conti- – Une cellule peut être dans l’état mort
d’autres modèles, mécaniques ou infor- nues) ; ils sont donc faciles à programmer (blanc) ou dans l’état vivant (bleu sur l’illus-
matiques, ont été conçus et, dans cer- et n’exigent pas des calculs approchés tration ci-dessous).
tains cas, mis en œuvre. pour en suivre l’évolution. Autre qualité, les
Un délicat problème, qui semble avoir interactions y sont, comme dans notre uni-
suscité quelques contresens, a fini par se vers, locales : aucune interaction instanta-
poser. Les simplifications importantes du née à distance n’est possible ; de plus les
modèle d’autoréplication de von Neumann, lois que l’on retient peuvent être d’une
proposées par exemple par Christopher Lang- extrême simplicité. Enfin, on sait par expé-
ton en 1984 (voir la figure 4), ont mené à des rience que les automates cellulaires auto- – Une cellule reste vivante à l’instant n+ 1
configurations bien plus petites que celle risent la simulation de nombreux phé- si elle l’est à l’instant n; une cellule passe de
de von Neumann, comportant parfois moins nomènes physiques parfois complexes, au l’état mort à l’état vivant si l’une de ses huit
d’une dizaine de cellules au départ. De ce fait, point qu’il a été envisagé, par exemple par voisines est vivante.
on a été tenté de conclure que von Neumann Konrad Zuse dès 1967, que notre univers Partant d’une cellule vivante à l’instant0,
avait été maladroit en concevant un auto- physique pourrait n’être, à un niveau de détail on obtient successivement neuf copies d’elle-
mate cellulaire d’une absurde complication. très fin, qu’une sorte d’automate cellulaire. même, puis 16, puis 25, puis 36, etc. Cette
Nous verrons que la question est assez Un modèle d’univers étant fixé, qu’est- autoréplication est conforme à la définition
subtile. C’est en replaçant le travail de von ce que l’autoréplication dans cet univers, naïve, mais elle est tellement simple qu’elle

1. UNE ÉTONNANTE DÉCOUVERTE a été faite par Edward Fred-


kin et par Serafino Amoroso et Gerald Cooper : il existe des auto-
mates cellulaires, comme l’automate Replicator, qui dupliquent
toute structure, aussi complexe soit-elle. Les règles de l’automate
sont: une cellule peut être dans l’état mort (blanc) ou dans l’état
vivant (bleu) et d’un instant au suivant, une cellule reste vivante
ou passe de l’état mort à l’état vivant, si, parmi ses huit cellules
voisines, un nombre impair sont vivantes. On a représenté ici
quelques étapes du processus de multiplication d’une figure com-
plexe: la silhouette de la Joconde. Après 256 étapes de l’applica-
tion de la règle, le motif est reproduit huit fois. Il est assez facile
de prouver la propriété de multiplication de toute configuration et
de la généraliser. On peut, si on le souhaite, utiliser un automate
ayant plus de deux états, mais il faut que le nombre d’états soit
un nombre premier. On peut, au lieu d’obtenir huit copies du motif
initial, n’en obtenir que deux, ou n’importe quel nombre fixé à l’avance.

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Regards

1 2 3 4 5

6 7 8 9 10

2. JOHN VON NEUMANN A UTILISÉ LES AUTOMATES CELLULAIRES laire le plus étudié est l’automate du Jeu de la vie de John Conway : chaque
pour démontrer la possibilité de l’autoreproduction. Chaque case (ou cel- cellule-automate est dans l’état vivant (bleu) ou mort (blanc) ; si une
lule) carrée d’un damier infini porte le même petit automate. Cet auto- cellule est vivante et qu’elle est entourée de deux ou trois cellules vivantes
mate peut être dans un état pris parmi un nombre fini d’états fixés à elle reste vivante, sinon elle meurt ; si une cellule est morte et qu’elle
l’avance. L’évolution se fait selon un temps discret : l’état de l’automate est entourée de trois cellules vivantes, elle passe dans l’état vivant, sinon
à l’instant n + 1 est déterminé par son propre état et ceux de ses voi- elle reste morte. On a représenté ici les dix étapes de la rencontre de deux
sins (par exemple les huit automates disposés autour de lui, ou une autre configurations glisseurs (configuration se déplaçant en diagonale) condui-
combinaison fixée une fois pour toutes) à l’instant n. L’automate cellu- sant à leur annihilation mutuelle à l’étape suivante.

ne nous apprend rien ! Dans notre univers, Un cas extrême et facile à réaliser en tion, il faut que l’objet qui se multiplie soit lui-
les lois de conservation de l’énergie et de la robotique est le suivant. Le robot A-B est même complexe et ne résulte pas de l’as-
matière interdisent ce type d’autoréplication. formé de deux morceaux A et B (par exemple semblage d’un petit nombre de composants
Il n’est cependant pas impossible d’avoir des une tête et un corps) qui, isolément, sont complexes déjà là. En clair, à la définition naïve
situations proches, où par exemple une inertes. Assembler deux éléments A et B donnée précédemment, il faut ajouter:
particule et de l’énergie produisent deux par- se fait facilement, par exemple à l’aide Pour qu’il y ait vraiment autoréplication,
ticules identiques. Les prions anormaux qui d’aimants qui, dès que A et B sont proches, l’objet qui se multiplie ne doit pas être trop
provoquent la maladie de la vache folle se les solidarisent. On suppose aussi que la simple et ne doit pas résulter de l’assem-
multiplient par contact en transformant la mise en contact de A et de B met en marche blage de quelques morceaux complexes pré-
molécule Prp-c (normalement présente et le robot A-B. Le sol environnant contient des sents dans son environnement.
sans effet nocif) en moléculePrp-sc(le prion morceaux A et B, inertes, car isolés. On Malheureusement, cette modification
anormal), tout comme le fait une cellule bleue programme le robot A-B de telle façon que, n’est pas encore satisfaisante. Ni dans un
de l’automate trivial qui transforme les cel- dès sa mise en marche, il recherche un mor- monde semblable au nôtre ni dans un monde
lules blanches qui l’entourent. Notons que ceau A et un morceau B, puis les assemble, d’automates cellulaires, les nouvelles exi-
dans ce type d’autoréplication, seuls des ce qui donne alors un autre robot A-B, qui gences ne garantiront une autoréplication
objets élémentaires se multiplient. lui-même se met en marche, etc. semblable dans sa logique à celle observée
Un autre type d’autoréplication évidente, Certaines réalisations en robotique sont chez les êtres vivants.
cette fois par gros blocs, est possible dans des systèmes autoréplicateurs dans ce
notre univers. Si l’on impose à l’univers une sens : le robot assemble quelques pièces Autoréplication d’une
loi de conservation de la matière, le sys- complexes déjà présentes dans son envi-
tème autoréplicateur doit aller chercher les ronnement et produit ainsi un double de lui- structure complexe
composants de son double dans son envi- même. Les cristaux, et peut-être même Commençons par le montrer dans le cas
ronnement et les assembler. C’est ce qui se les virus, sont autoréplicateurs dans ce sens. des automates cellulaires. Von Neumann
passe dans le monde vivant; l’idée que des De telles autoréplications ne sont pas l’ignorait (sinon il l’aurait mentionné), mais
composants sont disponibles et que s’auto- satisfaisantes pour décrire ce que l’on observe il existe une famille d’automates cellulaires
répliquer, c’est les collecter et les assembler, dans le monde des êtres vivants évolués : simples et remarquables qui ont la très éton-
n’est ainsi pas à exclure. dans un véritable processus d’autoréplica- nante propriété suivante.

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Regards

Quelle que soit la configuration placée existe aussi des photocopieuses3D qui repro- nisme vivant se duplique, le « code » de sa
seule sur le damier à l’instant 0, et même duisent certains objets par stéréolithogra- structure est, d’une part, traduit en protéines
si elle est complexe, en attendant suffi- phie. On peut imaginer que, dans le futur, les qui forment le nouvel organisme et, d’autre
samment longtemps, on retrouvera la confi- techniques pour réaliser de tels appareils part, copié pour qu’il ait lui aussi le plan per-
guration en plusieurs exemplaires : toute se perfectionneront et aboutiront, comme mettant sa réplication. Ce double mécanisme
configuration s’autoréplique spontanément dans les romans de science-fiction, à des de traduction/copie est essentiel chez tout
et indéfiniment ! Le plus simple de ces auto- systèmes quasi parfaits dupliquant atome être vivant évolué. Une autoréplication sus-
mates cellulaires est l’automate dénommé par atome tout objet qu’on y place. Un être ceptible de nous aider dans notre compré-
Replicator (voir la figure 1). présent dans un univers où de telles hension du vivant doit donc fonctionner selon
Le spectacle de cette autoreproduction machines existent a la capacité de s’auto- un tel schéma «génétique».
est fascinant, car avant de voir réapparaître répliquer : il lui suffit de se placer dans la
les copies de la configuration initiale placée machine et de la faire démarrer. Un schéma
sur le plan, un désordre complet semble Un cas tout à fait extrême d’autorépli-
régner. Ce miracle de l’autoreproduction cation physique de structures complexes génotype-phénotype
de toute structure se démontre mathéma- et n’ayant rien à voir encore avec la biolo- C’est ce qu’avait compris von Neumann, et
tiquement. Ce n’est, finalement, que la consé- gie est celui proposé par Hugh Everett qui, cela bien avant que la structure de l’ADN n’ait
quence d’une propriété arithmétique qui n’a dans sa théorie des mondes multiples, ima- été découverte. Le fonctionnement de la
rien à voir avec le monde vivant et que celui- gine que l’univers dans sa totalité s’auto- configuration autoréplicatrice, que ce soit
ci, bien sûr, n’utilise pas. réplique à chaque instant. dans la version de Nobili-Pesavento ou dans
Il n’y a pas que dans le monde des auto- Ainsi, l’autoréplication de structures celle de Buckley, respecte ce schéma géné-
mates qu’une multiplication d’objets com- complexes est parfois possible sans pour tique « machinerie + ruban » (voir la
plexes peut se dérouler sans que cela soit autant correspondre à celle des êtres figure3). Il y a bien l’équivalent d’un génome
comparable avec la reproduction biologique. vivants. Poursuivons donc notre recherche dans la configuration (la ligne horizontale
Dans notre monde physique, nous connais- d’une bonne définition. On sait que chaque partiellement représentée). De plus, lors de
sons la photocopieuse. La feuille, quelle que cellule vivante porte dans ses molécules d’ADN l’autoréplication, le ruban est copié en un
soit la complexité de ce qui y est imprimé ou le plan de sa structure (ou en tout cas une second identique. Ensuite, il est lu et traduit
écrit, se trouve dupliquée par la machine. Il partie importante de ce plan). Lorsqu’un orga- en une structure en deux dimensions : le

a b c d e f

3. VON NEUMANN A CONÇU UNE CONFIGURATION autoreproductrice ruban pour en fabriquer un second placé au-dessus du premier (a, b, c).
si complexe qu’il ne put la faire fonctionner à la main, ni avec les ordi- Dans un second temps, la machinerie exploitant les données du ruban
nateurs disponibles à son époque. Il fallut attendre 2008 pour que à l’aide d’une sorte de bras mobile (composés de cellules de l’automate)
cette configuration, légèrement simplifiée par Renato Nobili et interprète ces données et place, une à une, toutes les cellules de la
Umberto Pensavento en 1995, et mise en forme cellule par cellule par partie machinerie de son double (d, e, f). Quand cette mise en place est
Tim Hutton, fonctionne dans un programme. Ce programme nommé Golly terminée, la nouvelle machinerie est enclenchée et se met à son tour à
a été élaboré par la communauté des passionnés d’automates cellu- produire une copie de son ruban et d’elle-même. Plus de 50 ans après
laires (voir la bibliographie). La configuration de von Neumann (dans la sa conception, il est ainsi possible d’admirer le spectacle de la duplica-
version de Nobili-Pesavento) comporte deux parties : une machinerie qui tion de la configuration autoreproductrice de von Neumann. Notons
commande et exécute la réplication, et un ruban qui contient sous forme que bien que le Jeu de la vie de Conway soit le plus étudié des modèles
codée le plan de la machinerie. Ce ruban, assimilable à un génome, est d’automates cellulaires et qu’on sache qu’il est possible de fabriquer des
extrêmement long et représenté partiellement ici. L’autoréplication com- configurations autoreproductrices avec lui, personne pour l’instant n’a
porte deux phases : dans un premier temps, la machinerie lit et copie le su en concevoir une et la faire fonctionner.

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Regards

plan de la « photocopieuse » est exploité


pour construire une seconde « photoco-
pieuse ». Au final, on obtient deux fois le
même ensemble machinerie + ruban.
Nous comprenons pourquoi von Neu-
mann ne s’est pas contenté d’un auto-
mate cellulaire de type trivial ou Replicator.
Mais, en imposant aux systèmes autoré-
plicateurs de fonctionner selon le modèle
4. LA BOUCLE DE LANGTON ET QUELQUES ÉTAPES DE SON ÉVOLUTION. L’autoréplication des génétique, peut-on envisager plus simple
automates de la figure 3 ne fonctionne pas du tout comme celle des êtres vivants, car notre uni- que son énorme et très lente machine ?
vers n’est pas un automate cellulaire de type Replicator produisant systématiquement la multi-
plication de toute structure. Pour modéliser d’une manière satisfaisante le type d’autoréplication
observé dans le monde vivant, il faut exiger qu’elle procède selon le schéma « génétique » : géno- Boucles de Langton
type + phénotype —> génotype + phénotype. Autrement dit, il faut imposer que la réplication se
fasse en deux étapes : (a) copie d’un ensemble d’informations en général présent sur un ruban et Oui ! La découverte date de 1984 et est
constituant le génotype ; (b) traduction de ce codage en structure. L’ordre (a)-(b) peut être inversé. due à Christopher Langton. Une boucle de
C’est d’ailleurs le mode de fonctionnement de l’autoréplication du système proposé par von Neu- 86 cellules au départ est composée d’une
mann. Peut-on faire plus simple dans le monde des automates cellulaires tout en respectant le sorte de tuyau protégeant un « génome ».
schéma génétique ? Oui, et la boucle de Christopher Langton (1984) en est la preuve. En fonctionnant, cette boucle émet une
excroissance qui, en 150 étapes, engendre
une seconde boucle à l’intérieur de laquelle
le génome de la première a été copié. Ces
deux boucles en engendrent alors de
nouvelles et, progressivement, tout le plan
se recouvre de copies de la boucle initia-
lement présente en un seul exemplaire
(voir la figure 4).
Étonnamment, la boucle de Langton a
été simplifiée plusieurs fois. On a fait dis-
paraître le tuyau protecteur (en fait inutile)
et on est arrivé, avec la boucle de Chou-Reg-
gia en 1993, à une configuration autorépli-
catrice de six cellules possédant une sorte
de génome. Cependant, quand on voit fonc-
tionner cette boucle, le génome est devenu
difficile à identifier et on a même quelques
doutes sur sa véritable nature de génome.
En fait, il semble qu’on en arrive plutôt à
un schéma proche de l’automate trivial. Il
y a une continuité entre l’automate trivial
et la boucle de Langton !
L’explication de cette troublante situa-
5. LES BOUCLES ÉVOLUTIVES. Les boucles de Langton sont incapables de construire une grande tion est qu’on a oublié quelque chose qui,
variété d’autres objets et encore moins capables de donner naissance à des boucles d’une autre
forme qui elles-mêmes s’autoreproduiraient. Les recherches récentes ont conduit à la mise au
aux yeux de von Neumann, était essentiel :
point de boucles pouvant construire un ensemble varié d’autres objets complexes quand on en le système génétique doit être puissant. Il
change le génome. Les boucles Evoloop de Hiroki Sayama donnent naissance à des boucles de doit autoriser non seulement l’autoréplica-
formes et de tailles différentes. Les formes créées sont en compétition. Dans un espace ense- tion, mais aussi la création d’autres struc-
mencé avec une seule boucle Evoloop, on voit se dérouler une micro-évolution darwinienne. tures. Autrement dit : il faut qu’on puisse, en
Dans un premier temps, la boucle se multiplie sans presque changer. Quand l’espace (fini) modifiant le génome de nos configurations,
devient insuffisant, les collisions entre boucles provoquent des mutations des génomes et des
boucles nouvelles apparaissent, parfois très brièvement car elles ne sont pas viables. Dans la construire d’autres configurations diffé-
compétition pour l’espace, les boucles de petites tailles, moins fragiles, tendent à dominer. Les rentes (qui seront autoréplicatrices ou non).
dessins représentent quatre phases de cette évolution compétitive entre organismes simulés. C’est une telle condition qui assure qu’une

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Regards

évolution par variation peut se dérouler. Com- posséder le système. Von Neumann n’a pro-
ment exprimer cette condition sur la puis- posé ni l’automate trivial, ni le Replicator, ni
sance du système génétique ? les boucles de Langton, car il voulait un
La notion de constructeur est la solution. modèle assez proche du modèle observé
On va exiger qu’une large classe de configu- en biologie et qui permet l’évolution dès
rations puissent être produites par la machi- qu’un mécanisme aléatoire de modification
nerie de notre configuration autoreproductrice des génomes est ajouté.
quand on en change le ruban génétique. Le fait qu’il ait réussi à élaborer un tel
La configuration autoreproductrice de système autoreproducteur dans l’univers Jean-Paul DELAHAYE
von Neumann satisfait cette exigence nou- des automates cellulaires prouve que, sur est professeur à l’Université
velle. Quelle que soit la configuration C (prise un plan logique, le type d’autoreproduc- de Lille et chercheur
dans une large classe de configurations), tion observé dans le monde vivant n’est pas au Laboratoire d’informatique
fondamentale de Lille (LIFL).
il y a un génome G qui, quand on le présente miraculeux. Cette preuve directe que le
à la machinerie, produit C. La boucle de Lang- modèle génétique de la vie peut s’appuyer
ton n’a pas cette propriété ; ainsi, elle est sur une physique discrète et relativement
certes plus simple que la configuration de simple est une grande avancée.
von Neumann, mais ne modélise pas conve- Notons que, si les boucles de Langton
nablement l’autoréplication des êtres ne sont pas des structures autoreproduc-
vivants évolués. trices du type de celles recherchées par von
Signalons aussi qu’une façon d’obliger Neumann, elles ont cependant inspiré de
les automates autoreproducteurs à n’être nouvelles recherches qui ont abouti à des
pas trop simples, ce que von Neumann ne simplifications de la machinerie de von Neu-
perd jamais de vue, est d’exiger qu’ils soient mann. C’est le cas des boucles de Gianluca  BIBLIOGRAPHIE
capables de mener tout calcul réalisable par Tempesti, un peu plus compliquées que
ordinateur. Il ne semble pas que cette celles de Langton (148 cellules contre 86), A. Trevorrow et T. Rokicki, Golly,
fonctionnalité doive être prise en compte mais qui ont une capacité de construction (programme et configurations
permettant d’exécuter
systématiquement quand on cherche à assez générale. D’autres modèles, comme les systèmes autoreproducteurs
modéliser l’autoreproduction des êtres le Evoloop de Hiroki Sayama, conduisent à mentionnés dans l’article) 2011 :
vivants, puisqu’on sait bien qu’ils n’ont une famille de boucles autoreproductrices http://golly.sourceforge.net/
pas cette capacité de tout calculer. de tailles et de formes variées, en même M. Holzer et M. Kutrib, Cellular
Dans le monde réel, tout n’est pas géné- temps qu’à un processus de compétition automata and the quest for non
tiquement productible par n’importe quelle entre ces boucles. Dans un univers très sim- trivial artificial self-reproduction,
dans Membrane Computing,
cellule vivante utilisée comme machinerie plifié d’automates cellulaires, on assiste Lecture Notes in Computer Science
de synthèse. Si l’on souhaite construire des alors à des dynamiques ressemblant assez n° 6501, pp. 19-36, Springer, 2011.
modèles fidèles aux schémas logiques de fidèlement dans leurs principes logiques à
R. Freitas et R. Markle, Kinematic
la vie, il faut donc imposer des conditions celles qu’on voit dans le monde vivant et Self-Reproduction Machines,
de constructibilité larges, mais raison- dont il est certain qu’elles auraient enchanté Landes Bioscience, 2004.
nables, et ne considérer les conditions de von Neumann (voir la figure 5).
D. Mange et A. Stauffer, Sur la piste
calculabilité que comme des options facul- Galilée et Newton ont montré que si des machines autoréplicantes,
tatives. En adoptant une telle attitude, il les lois physiques sont comme ils les Pour la Science n° 323, pp. 62-68,
semble bien que nous soyons arrivés à une ont formulées, alors les planètes n’ont pas septembre 2004.
notion satisfaisante, qui rend compte du besoin que Dieu s’occupe d’elles à chaque B. McMullin, John von Neumann
vivant et du type d’autoréplication à l’œuvre. instant. De même, von Neumann a mon- and the evolutionary growth
Le modèle auquel nous sommes arri- tré que la vie n’a pas besoin d’un miracle of complexity : looking backwards,
vés de ce qu’est un être autoreproducteur continu pour fonctionner et que le type looking forwards, Artificial Life,
vol. 6(4), pp. 347-361, 2000.
du type des êtres vivants est pertinent, mais d’autoreproduction qu’elle pratique s’obtient
sous une forme moins mathématique qu’on simplement en respectant le schéma géné- C. Langton, Self-reproduction
pouvait l’espérer. Ce défaut résulte de l’im- tique et en autorisant l’évolution. Son tra- in cellular automata, Physica D,
vol. 10, pp. 135-144, 1984.
précision sur la classe des configurations vail met un terme définitif aux arguments
que la machinerie d’un être autoreproduc- de type vitaliste qui affirmaient que la J. von Neumann, Theory
teur doit être capable de fabriquer et de l’im- vie est trop complexe pour être réduite à of Self-Reproducing Automata,
University of Illinois Press, 1966.
précision sur le type de complexité que doit de la physique. 

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REGARDS

ART & SCIENCE

Léonard et la formule de l’arbre


Léonard de Vinci avait identifié une règle portant sur les diamètres
des branches d’un arbre. Des modèles numériques la valident
et montrent qu’elle correspond à la meilleure résistance au vent.
Loïc MANGIN

L
éonard de Vinci a toujours eu le de la règle. Le premier postule que les arbres une structure arborescente avec le moins
souci du réalisme dans ses sont des faisceaux de vaisseaux identiques de matière possible (on suppose que l’arbre
œuvres. C’est notamment le cas courant des racines aux feuilles. Dans ce cas, économise ses ressources) et qui résiste
des arbres qui semblent plus vrais les branches secondaires résulteraient d’une le mieux au vent. D’abord, cette structure
que nature, par exemple dans L’Adoration des division du bouquet de vaisseaux de la doit être fractale, avec une dimension com-
Mages, conservée à Florence, ou dans diffé- branche mère. La règle de Léonard devient prise entre 2 et 3, ce qui correspond à ce
rents dessins (voir la figure page ci-contre). alors une évidence, puisqu’il y aurait autant que les botanistes connaissent de l’archi-
Pour parvenir à ce degré de réalisme, il s’est de vaisseaux, de diamètre identique, avant tecture des arbres. Elle s’explique par la
nourri d’observations qui l’ont conduit à for- et après la bifurcation. nécessité de capter le maximum de lumière
muler une hypothèse. On peut la lire dans Le second modèle est fondé sur l’idée avec le minimum de matière. Cette nature
Les carnets de Léonard de Vinci (page ci- que, dans un arbre, la déflexion d’une branche fractale impose les longueurs de chaque
contre, des croquis sont présentés dans les secondaire par rapport à sa branche mère, branche. Le physicien a également supposé
cartouches): les branches d’un arbre, à quel- que la résistance à la rupture par le vent est
que hauteur que ce soit, ont, quand elles uniforme dans tout le végétal.
sont rassemblées, la même section que le
Le diamètre Ce modèle d’arbre a ensuite été sou-
tronc. En d’autres termes, quand une branche des branches mis à un vent virtuel de façon à tester sa
de diamètre D se subdivise en N branches résistance. Ce souffle crée des forces de
secondaires de diamètres di (i varie de 1 est une conséquence traînée sur chaque branche et entraîne, au-
à N), la relation suivante est vérifiée : de l’adaptation delà d’un seuil, leur rupture. Pour un vent
πD2/4 = πd12/4 + πd22/4 ... + πdN2/4. De donné, la seule variable était l’épaisseur
façon plus concise, on peut écrire DΔ=ΣdiΔ de l’arbre au vent. des branches que l’on a modifiée afin d’ob-
pour i variant de 1 à N et, ici, Δ=2. tenir l’arbre le plus robuste. Au final, on
Cette règle, dite de Léonard, est utili- sous l’effet de son propre poids (et donc de retrouve bien la règle que Léonard avait
sée dans la plupart des programmes infor- son diamètre), est identique du tronc aux déduite de ses observations ! Le dia-
matiques lorsqu’il s’agit de représenter un plus fines brindilles. Toutefois, ces deux mètre des branches est une conséquence
arbre réaliste. Pour autant, cette règle modèles résistent mal à l’analyse. Par de l’adaptation de l’arbre au vent.
empirique est-elle vérifiée ? Peu de spécia- exemple, dans les grosses branches et le Ce phénomène de croissance adaptée
listes s’y sont intéressés, mais parmi ceux tronc, seuls cinq pour cent de la section d’une aux contraintes mécaniques est nommé
qui ont testé l’hypothèse de Léonard de Vinci, branche sont dévolus aux vaisseaux conduc- thigmomorphogenèse par les botanistes.
le plus célèbre est le mathématicien français teurs de sève, et non la totalité comme le Les arbres dissymétriques qui poussent
Benoît Mandelbrot. En compilant les quelques suppose le premier modèle. Le second n’est dans des régions où le vent est unidirec-
études disponibles, il a montré que, pour de étayé par aucun argument évolutionniste. tionnel et fréquent, notamment en bord de
nombreuses espèces d’arbres, l’exposantΔ Christophe Eloy, de l’Université d’Aix- mer, en sont de bons exemples. Comme le
est légèrement inférieur à 2. Les observa- Marseille, propose une autre explication, de soutenait Léonard de Vinci : «Dans la nature,
tions donnent donc raison à Léonard de Vinci. nature structurelle. Selon le physicien, la tout a toujours une raison. » I
Toutefois, qu’exprime la valeur de cet expo- clef de la règle de Léonard réside dans la
sant ? Hasard évolutif ou loi physique ? résistance de l’arbre au vent. Pour le mon-
Ch. Eloy, Leonardo’s rule, self-similarity and
Dans les années 1960 et 1970, deux trer, il a tenté, dans une sorte de proces- wind-induced stress in trees, Physical Review
modèles ont été élaborés pour rendre compte sus d’ingénierie inverse, de construire Letters, à paraître, 2011.

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Regards
© Bettmann/CORBIS

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y q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Bien glisser sur la neige


Pour réduire les frottements, il faut adapter à l’état de la neige
la rigidité des skis, leurs semelles et leur fartage.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

P
our améliorer les performances namique, proportionnelle au carré de la de la neige par le ski, déplacement, voire
des skieurs de compétition, vitesse, varie de 15 à 40 newtons selon la éjection, de la neige sont autant de sources
notamment les vitesses atteintes, position adoptée. La force de frottement solide de dissipation d’énergie qui agissent comme
les équipes sportives attachent approche alors les 30 newtons, valeur com- une force de frottement.
un grand soin à la préparation de la semelle parable à celle de la traînée à dix mètres par Le skieur peut toutefois s’en accom-
du ski. En fonction de la température, de seconde. Quand la neige est humide, le frot- moder en choisissant bien ses skis. Pour
l’état de la neige, de l’humidité ambiante, tement est plus élevé et domine la traînée une neige tendre, il prendra des skis souples,
etc. les experts choisissent l’état de surface jusqu’à une vitesse de 20mètres par seconde. qui n’exercent qu’une faible pression à l’avant
plus ou moins lisse qu’ils vont donner à la et à l’arrière. Cela permet de réduire la résis-
semelle du ski et la nature du fart dont ils Skis souples ou non, tance due à l’impact du ski (car l’avant du
vont l’enduire pour mieux glisser. Un savoir- ski ne s’enfonce pas sous la neige) et à la
faire qui peut utilement s’appuyer sur une selon la neige compaction de la neige. En revanche, pour
connaissance de la physique mise en jeu. Réduire le frottement est donc un enjeu une neige dure et compacte, il chaussera
Pour le débutant, tenir sur des skis est sportif considérable. Pour ce faire, il ne plutôt des skis rigides.
périlleux : il a le sentiment qu’ils glissent sur faut pas oublier le remodelage macrosco- Pour aller plus loin, il faut se demander
la neige au moindre déséquilibre. Le frot- pique de la neige soumise à la pression du pourquoi un ski glisse sur la neige. Le méca-
tement sur de la neige sèche est un frotte- ski, notamment lorsque cette neige est peu nisme principal a été proposé en 1939 par
ment solide, proportionnel à la force compacte. Car la formation d’un sillon est Philip Bowden et T. Hughes, deux physiciens
perpendiculaire exercée par les skis sur le à l’origine d’un ralentissement : compaction de Cambridge. Le frottement du ski dégage
sol, soit le poids du skieur pour une de la chaleur qui fait fondre la neige et
piste horizontale. Aux faibles vitesses, il se forme un film d’eau d’épaisseur
le coefficient de proportionnalité est Composante micrométrique qui lubrifie le contact
de l’ordre de0,04, c’est-à-dire 20fois motrice du poids entre la neige et le ski. Il s’ensuit un
Traînée
inférieur à celui du contact d’un chaus- aérodynamique coefficient de frottement peu élevé,
son d’escalade sur de la roche ! mais dont la valeur précise dépend
Bien que faible, ce frottement est de l’épaisseur du film liquide. Si cette
plus important que la force de traînée Réaction épaisseur est très faible, le contact sera
du sol
aérodynamique qui s’exerce sur le de nature solide/solide sans lubrifica-
skieur aux vitesses modérées. Prenons tion. Le frottement sec provient alors
Dessins de Bruno Vacaro

l’exemple d’un skieur de 75 kilo- de la déformation, de la fracture et du


grammes et mesurant 1,80 mètre, Frottement fléchissement des aspérités des deux
en tenue de compétition. Le produit du du ski sur la neige surfaces en contact.
Poids
coefficient de traînée par la surface Si l’une des surfaces est beaucoup
frontale vaut, d’après les mesures, 1. LE SKIEUR EST FREINÉ PAR DEUX FORCES : la force de plus dure que l’autre, les aspérités
0,65mètre carré lorsque le skieur est traînée aérodynamique, c’est-à-dire la résistance de l’air, et « dures » vont se frayer un chemin à
debout, et 0,23 mètre carré lorsqu’il la force due au frottement du ski sur la neige. La traînée travers le matériau «mou», ce qui accroît
aérodynamique est proportionnelle au carré de la vitesse, la
est en position de l’œuf. Cela signifie force de frottement est proportionnelle à la composante du le frottement. Il convient alors d’adap-
qu’à une vitesse de dix mètres par poids perpendiculaire à la surface de contact. Les intensités ter la dureté de la semelle du ski à celle
seconde, la force de traînée aérody- de ces deux forces sont souvent comparables. de la neige: ni trop dure, ni trop souple.

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Regards

Et si le film liquide est trop épais, des polyéthylène est constitué de parties cris- LES AUTEURS
effets d’attraction capillaire et de ventouse tallines, où les chaînes carbonées sont ali-
apparaissent. On peut en faire l’expérience gnées et réparties périodiquement, et des
en mettant de l’eau sur une table et en fai- parties amorphes. Les parties amorphes sont
sant avancer à plat une règle en plastique. moins denses que les parties cristallines et
Si toute la surface de la règle est mouillée, peuvent absorber le fart, contrairement aux Jean-Michel COURTY
celle-ci colle à la table: au lieu de lubrifier, l’eau parties cristallines, trop compactes. et Édouard KIERLIK
augmente considérablement le frottement ! Enfin, ultime astuce, on applique au poly- sont professeurs de physique
à l’Université Pierre
Dans ce cas, on cherche plutôt à éviter l’ap- éthylène de la semelle un traitement anti- et Marie Curie, à Paris.
parition de ponts liquides entre la neige et statique en y incorporant de la suie (du Leur blog: http://blog.idphys.fr
le ski, en rendant la semelle hydrophobe. graphite, ce qui lui donne sa couleur noire).
En effet, le frottement sur la neige charge
La semelle imbibée électriquement la semelle. Le polyéthy-
lène étant isolant, les charges pourraient
des molécules de fart s’accumuler en certains endroits et attirer
En pratique, les deux frottements – le frot- fortement les cristaux de glace, notamment
tement sec et via un film liquide – sont dans les cavités entre la semelle et la sur-
présents simultanément et leurs parts res- face, ce qui augmenterait le frottement. Le
pectives dépendent beaucoup de la tem- graphite, au contraire, est conducteur, ce qui
pérature, de la présence préalable d’eau permet d’évacuer les charges et de réduire
liquide, de la vitesse du skieur et du ski lui- les effets électrostatiques.
même. Pour les réduire, la solution moderne
est une bonne semelle de base, sur laquelle
Eau liquide Déplacement du ski
on applique un fart adapté aux conditions
de course attendues.
La plupart des semelles sont aujourd’hui
constituées de polyéthylène de très grande
masse moléculaire, très résistant à l’usure.
Neige
Constitué de très longues chaînes carbonées
(de centaines de milliers d’atomes), ce maté-
riau a d’abord le bon goût d’être très hydro- 2. LES ASPÉRITÉS DES DEUX SURFACES EN CONTACT, celle de la neige et celle du ski, pro-
duisent une force de frottement par divers mécanismes. Il y a notamment la déformation de la
phobe. En revanche, sa dureté est supérieure neige et son déplacement sous la pression du ski, ainsi que des effets de capillarité – une attrac-
à celle de la glace et il nécessite donc l’ap- tion entre les deux surfaces due à la présence d’un film d’eau liquide suffisamment épais. Si ce
plication d’un fart plus mou. Justement, ce film est peu épais, l’eau liquide joue au contraire un rôle lubrifiant.

Partie
cristalline

Partie
amorphe

3. LE POLYÉTHYLÈNE DONT EST COMPOSÉE la semelle du ski est un vent, en gonflant, absorber les molécules du fart (points), qui diffusent
polymère dont les très longues chaînes moléculaires ont des parties sur une certaine épaisseur de la semelle. Ces molécules sont en partie
cristallines et des parties amorphes. Seules les parties amorphes peu- résorbées à la surface à mesure que la glisse du ski érode le fart.

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Regards

 BIBLIOGRAPHIE Qu’en est-il du fart? Il s’agit d’un mélange moins de un demi-millimètre pour de la neige
de cire et de paraffines qui fond facile- froide et sèche, à près de un ou deux milli-
D. Lind et S. P. Sanders, ment à chaud, avec un fer à repasser. On mètres pour une neige chaude et humide.
The Physics of Skiing,
Springer (2e éd.), 2010. l’étale sur la semelle de polyéthylène et Ainsi, le préparateur du ski devra d’abord
on le laisse pénétrer par simple diffusion. choisir son fart, éventuellement en s’aidant
D. A. Moldestad, Some aspects Généralement plus mou que la neige, il sera de la couleur que lui a donnée le fabricant
of ski base sliding friction
and ski base structure, raboté lors de la glisse, mais il sera rem- (cette couleur spécifie sous quelles condi-
thèse de doctorat, Université placé par le fart adsorbé dans la structure tions de neige utiliser le produit). Puis il le
norvégienne de science poreuse du polyéthylène, qui «transpirera» travaillera pour le structurer. S’il vise la per-
et technologie, décembre 1999.
à la surface du ski. formance, il ajoutera même au fart des lubri-
L. Karlöf et al., Par ailleurs, si le fart est hydrophobe, fiants solides, tel le graphite dont les
Why is ice and snow slippery? on peut encore améliorer ses performances lamelles glissent très bien les unes sur
The tribo-physics of skiing, vis-à-vis de l’eau en rendant sa surface gra- les autres. Dans le cas d’une neige pol-
note technique, Swix Sport AS
(http://www.swixsport.com/ nuleuse. Cela semble paradoxal, mais on luée par des résidus solides non solubles,
dav/babc49f803.pdf). glisse mieux lorsque la surface du ski ces additifs limitent la friction sèche. Comme
n’est pas parfaitement lisse. La structure on le voit, la multiplicité des paramètres
granulaire permet d’écarter la semelle de est telle que l’expert, même s’il s’appuie sur
la neige en cas de présence d’un film d’eau des critères scientifiques bien compris,
Retrouvez les articles de épais et de faciliter le drainage du liquide ; peut laisser libre cours à son instinct et à
fr J.-M. Courty et É. Kierlik sur
www.pourlascience.fr la taille appropriée des granularités va de son imagination. I

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Un Noël de tendresse...
On évite la sécheresse de la dinde en faisant migrer du bouillon

Jean-Michel Thiriet
ou de la crème entre les fibres musculaires.
Hervé THIS

O
ccasion de grandes retrou- dus d’acides aminés qui sont la glycine, la sive de l’intérieur des fibres musculaires (les
vailles et de fraternité, le proline et l’hydroxyproline. Chauffé dans l’eau, protéines du collagène).
réveillon est toutefois sou- le tissu collagénique se dissocie, les trois brins Analysons cette « Berezina » culinaire.
vent perturbé par la « séche- des triples hélices de collagène se sépa- Le tissu collagénique est dégradé par un
resse » de la chair de la dinde rôtie. rent, et chaque brin s’hydrolyse lentement, chauffage ? Accentuons le phénomène, de
Il y a quelque temps, nous avons évo- perdant des acides aminés dans le liquide sorte que les fibres, quand elles se séparent
qué ici la possibilité de cuire la dinde à basse aqueux où s’effectue le chauffage. comme les poils d’un pinceau, absorbent un
température, dans un lave-vaisselle, ce qui Les deux phénomènes, coagulation de liquide goûteux (savoureux, odorant) où la
évite l’évaporation de l’eau et une trop com- l’intérieur des fibres musculaires et disso- viande sera cuite. Nous voulons éviter que
plète coagulation des protéines de la chair. ciation du tissu collagénique, sont simulta- les fibres paraissent sèches ? Il nous suf-
Toutefois, une autre solution plus « goû- nés et opposés : le premier durcit la viande, fira de cuire à basse température.
teuse » peut être envisagée : nous pouvons tandis que le second l’attendrit. Et c’est la La proposition, pour le réveillon, sera donc
jouer intelligemment avec la structure du raison pour laquelle la cuisine classique a de s’y prendre très à l’avance: deux jours, trois
tissu collagénique. bien des difficultés à produire d’un coup jours même... De cuire la dinde à basse tem-
Commençons par observer que la un résultat admissible. pérature dans un bouillon de volaille très corsé,
science substitue à des mots vagues des En effet, quand on attendrit le tissu col- ou, mieux, dans un bouillon corsé et additionné
caractéristiques quantitatives : en sciences, lagénique, on durcit les fibres, mais quand d’une forte quantité de crème, d’un peu de
l’article et l’adverbe doivent être rempla- on évite le durcissement des fibres, on cognac, de jus de truffe... Les fibres se sépa-
cés par la réponse à la question « Com- conserve un tissu collagénique dur... à reront sans durcir, et le liquide de cuisson sera
bien ? ». La dinde est « sèche » ? À quel moins qu’il soit réduit ou absent, comme aspiré entre elles par capillarité. Finalement,
point ? Et puis, que signifie vraiment ce dans la chair des poissons, par exemple, on obtiendra une sorte d’éponge à bouillon ou
terme ? La chair peut sembler sèche, alors ou dans les morceaux les plus nobles des à crème, avec en sus la saveur, dans le liquide
même que la teneur en eau n’est pas réduite. viandes de bœuf, tel le filet. Les cuisiniers de cuisson, des acides aminés libérés au cours
La viande – en réalité le tissu muscu- estiment la tendreté de la viande en la de la longue cuisson.
laire – est un système formé de faisceaux pinçant : ils reconnaissent la pauvreté en Ainsi, la dinde étant remarquable, la
de fibres. Ces dernières sont limitées par collagène quand leurs doigts s’enfoncent réconciliation annuelle se fera dans les
une peau de tissu collagénique, et contien- facilement dans la chair. meilleures conditions ! I
nent de l’eau et des protéines (principale- La description précédente explique aussi
ment les actines et les myosines); l’intérieur pourquoi la viande bouillie trop longtemps Hervé This est chimiste
est analogue à du blanc d’œuf, en ce qui laisse apparaître des fibres «sèches», sépa- dans le Groupe INRA
concerne la coagulation à la chaleur. rées : le tissu collagénique dégradé laisse de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
Au total, nous avons l’intérieur des fibres se séparer les fibres, qui n’ont pas perdu et directeur scientifique
musculaires, qui durcit à la chaleur, et le tissu leur eau interne pour autant; en revanche, les de la Fondation
collagénique, qui, lui, peut être dégradé quand protéines de l’intérieur ont coagulé, for- Science & Culture Alimentaire
on s’y prend bien. En effet, ce tissu est fait mant comme une sorte de blanc d’œuf caout- (Académie des sciences).
de protéines de type «collagène», avec trois chouteux, à l’intérieur des fibres séparées.
brins enroulés en hélice; chaque brin est prin- Bref, la « sécheresse » est moins une teneur Retrouvez les articles
cipalement un enchaînement de trois rési- en eau réduite qu’une coagulation exces- fr de Hervé This sur
www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 411 - Janvier 2012 Science & gastronomie [93


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À LIRE

hallebarde, de motif géométrique,


 ARCHÉOLOGIE  MATHÉMATIQUES
de champs, d’humains ou de di-
La montagne vinités sont analysées à travers des Questions de maths
sacrée du Bego exemples caractéristiques, sous sympas
Henry de Lumley forme de relevés graphiques en Hervé Lehning
et Annie Echasssoux noir et blanc, lisibles et très clairs. Ixelles, 2011
CNRS Éditions, 2011 Chaque gravure est examinée dans (302 pages, 17,90 euros).
(364 pages, 60 euros). un premier temps individuelle-

D
ans les Alpes maritimes, une
montagne de 2 872 mètres
d’altitude, le mont Bego, do-
mine plusieurs vallées. Entre 3300
ment, puis dans son ensemble, car
elle peut être composée ou
construite à partir d’une figure,
dite élémentaire. De fait, les com-
positions ou les constructions se
I
l y a une prolifération actuel-
le des livres de mathéma-
tiques expliquées (le terme
jeux mathématiques serait ré-
ducteur). On peut le critiquer,
et 1800ans avant notre ère, quelque classent soit en pictogrammes (re- mais c’est un phénomène bien-
100000 pétroglyphes y ont été créés présentations d’un objet, d’un ani- faisant pour qui aime les mathé-
sur des blocs et des dalles. Avec sa mal ou d’un personnage), soit en matiques : d’abord, chaque au- risée par ce « dépaysement sou-
collaboratrice Annie Echassoux, idéogrammes (agencements évo- teur a son style et ses intérêts ; en- dain» chanté par Alexandre Gro-
Henry de Lumley fait le point sur cateurs). De plus, pictogramme suite, nous savons que la lecture thendieck. Le fait d’armes de
les recherches entreprises de- et idéogramme, selon leur asso- de ces livres entraîne dépendan- H. Lehning est de nous montrer
puis 1967 dans cette zone. ciation ou leur disposition sur la ce et accoutumance ; enfin, à côté comment les mathématiques in-
Le recensement, le classement roche, acquièrent une signification des nouvelles découvertes, nous terviennent dans des domaines
et l’étude de ces signes gravés sont encore différente. Afin d’étayer retrouvons avec plaisir de vieux où le néophyte ne l’imaginerait ja-
les principaux points approfondis leurs hypothèses, les auteurs éva- thèmes mathématiques favoris. mais. En contraste, les mathéma-
dans cet ouvrage. La tradition, qui luent aussi les sens possibles de Les récréations mathéma- tiques des programmes scolaires
s’est maintenue plus de 1 500 ans, ces idéogrammes dans les socié- tiques sont aujourd’hui plus que sont atrocement réductionnistes et
consistant à inscrire des motifs sur tés contemporaines et ce, dans plu- les petites colles arithmétiques limitées. Elles ne laissent pas ima-
les roches par percussion avec sieurs domaines possibles. d’antan. Elles traitent de questions giner combien de prolongements
un outil de pierre, découlerait de Nous serions donc face aux té- d’expression simple qui ont des inattendus notre raison déductive
l’existence d’un langage symbo- moignages des préoccupations prolongements notables dans la peut élaborer : les programmes
lique, sorte de protoécriture ap- économiques de peuples agro- compréhension de notre quoti- actuels sont un carcan et heureu-
parue en même temps que le cu- pastoraux alpins. À travers des dien. L’auteur de ce livre illustre sement qu’il existe des associations
néiforme ou les hiéroglyphes. rites symboliques et cosmogo- cela avec le jeu de la vie et la pro- comme Math en Jeans ou des livres
Les auteurs proposent aussi niques, dont l’acte de graver des pagation des épidémies, les son- comme celui-ci pour montrer
une grille de lecture fort complè- symboles sur les roches, ils cher- dages, la surréservation des places l’éventail des possibles mathéma-
te des motifs et de leur significa- chaient à s’assurer la protection d’avion, l’optimisation de la sur- tiques et, peut-être, susciter des vo-
tion, ou de leur interprétation. Ain- et l’assistance de leurs divinités. face d’un tipi, la courbe de von cations de scientifiques.
si, les figures thématiques de cor- Incontournable, cet ouvrage Koch et les fractales…
. Philippe Boulanger.
niforme, d’araire, de poignard, de est destiné aux passionnés de l’art Les plus grands mathémati-
rupestre en particulier, et aux ciens, qui affectent parfois de dé-
fervents des mystères de l’ar- daigner ce qu’ils disent considé-
chéologie en général. Didactique rer comme des amusettes, sont  HISTOIRE DES SCIENCES
grâce à ses nombreuses planches néanmoins friands de ces appli-
et illustrations, il résume les cations à la fois rationnelles et ma-
Expéditions dans
longues recherches menées avec giques. André Weil, dont les tra-
les mers du Sud
rigueur et cohérence par l’équi- vaux n’étaient pas ancrés dans le Danielle Clode
pe de spécialistes qui arpente ce superficiel, racontait avec bonheur Autrement, 2011
spectaculaire et gigantesque site avoir collaboré avec Claude Levi- (381 pages, 22 euros).
montagneux depuis plusieurs di- Strauss pour résoudre un petit
zaines d’années.

. Nathalie Magnardi,
Ethnologue, spécialiste
problème de cousinage.
Tout en s’ancrant dans la vie
quotidienne, Hervé Lehning nous
des gravures du mont Bego fait passer dans un autre monde,
celui de la réflexion pure caracté-
C e livre s’ouvre sur la ques-
tion célèbre posée, dit-on,
par Louis XVI en route vers
l’échafaud: «A-t-on des nouvelles
de Monsieur de La Pérouse?» Cet-

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te ultime interrogation résume à Nicolas Baudin, acerbe et fort peu en herbe. Comme il l’avait fait sur Brèves
elle seule l’intérêt porté en Fran- aimé de ses officiers et des natu- l’île Espiritu Santo dans les Va-
ce à l’exploration des mers du Sud ralistes qui l’accompagnaient, le nuatu, le journaliste Vincent Tar- L’HOMME EST-IL UN GRAND
SINGE POLITIQUE ?
depuis la fin du XVIIIe siècle jus- maussade botaniste Labillardiè- dieu suit à la trace l’itinéraire de
qu’aux années 1840, et cela quelles re, le zoologue François Péron, à la Christine Rollard à travers le ma- Pascal Picq
que soient les circonstances poli- probité douteuse, ou encore Rose quis corse, le Mercantour, les fo- Odile Jacob, 2011
tiques, de l’Ancien Régime à la de Freycinet, qui se déguise en rêts d’Auvergne, les étangs de (270 pages, 21,90 euros).
Monarchie de Juillet en passant homme pour suivre son mari à tra- Brenne, les falaises normandes, et es grands singes connaissent la po-
par la Convention, le Directoire,
l’Empire et la Restauration.
vers les océans.
Joliment illustré de gravures
même son laboratoire au Muséum
de Paris. Ce chemin est illustré par
L litique et ont des « hommes poli-
tiques », qui peuvent être des femelles.
Pour faire revivre cette gran- tirées des récits de voyage et des les images de photographes natu- Après nous les avoir présentés, l’auteur
de époque, l’auteur a choisi de se ouvrages naturalistes de l’époque, ralistes qui ont suivi Ch. Rollard démontre que leurs comportements po-
mettre dans la peau de divers per- le livre de Danielle Clode recrée sur le terrain et celles de profes- litiques sont, la complexité humaine
sonnages qui ont joué des rôles im- pour le lecteur les longs voyages sionnels comme Stephen Dalton, en moins, les mêmes que les nôtres. Il
propose ensuite une approche évolu-
portants dans cette épopée mari- périlleux, les maladies souvent qui nous avait subjugués avec
tionniste de la politique. Le lecteur se
time et scientifique. Il ne s’agit mortelles, les rencontres avec son livre Pris sur le vif sur les in-
rendra compte qu’un électeur peut
pourtant pas là d’un roman histo- des populations parfois hostiles, sectes en vol.
être à la fois un bobo et un bonobo…
rique, mais d’une série de courts la rivalité avec l’Angleterre, les Arachna n’est pas seulement
récits d’une lecture agréable, cha- dissensions entre des hommes un ouvrage sur les araignées, c’est
cun d’entre eux fondé sur une so- contraints de vivre en vase clos aussi un carnet de notes de voya-
lide documentation, dont les ac- pendant des années – mais aussi ge naturaliste. Il regorge d’anec- POURQUOI L’ART
teurs sont les hommes d’État, les l’étonnement des scientifiques dé- dotes vivantes, de détails, de notes, PRÉHISTORIQUE ?
couvrant des flores inconnues et de dessins sur des bouts de vieux Jean Clottes
des animaux aussi étranges que papiers collés, froissés ou jaunis. Gallimard, 2011
l’ornithorhynque, la fierté parfois Marcello Pettineo y apporte (334 pages, 8,90 euros).
mêlée d’appréhension des navi- son incroyable talent d’illustra-
’art a été l’un des premiers traits
gateurs allant au-delà des limites
du monde connu jusqu’alors. Le
teur et une grande originalité
iconographique. Il y dessine à mer-
L de l’hominisation, ce qui rend l’étu-
de de ses origines essentielle. L’au-
livre se clôt ainsi en 1840, lorsque veille au crayon, parfois avec des teur, qui l’a poursuivie toute sa vie, pré-
les hommes de Dumont d’Urvil- palettes de couleurs attenantes, sente ici l’interprétation pour lui la
le posent le pied, les premiers, sur fleurs, insectes, oiseaux, amphi- plus féconde : il s’agirait de l’un des pro-
le continent Antarctique. Une biens, leurs comportements et duits du chamanisme. Cet argumen-
approche originale et plaisante de même des cartes, issus de ses ob- taire minutieux s’appuie sur l’observa-
l’histoire des sciences. servations dans les milieux tra- tion des groupes humains vivant près
versés ou d’ailleurs. En bordures de la nature.
. Eric Buffetaut.
de pages, il concocte des montages
CNRS, Laboratoire de géologie
de l’École normale supérieure délicats de photos d’habitats, de
plantes préparées à la manière
COMPRENONS-NOUS VRAIMENT
d’un herbier, et de dessins ani- LA MÉCANIQUE QUANTIQUE ?
marins et les scientifiques qui ont maliers précis. Les auteurs ont fait
joué un rôle dans la découverte des  BIOLOGIE ANIMALE Franck Laloë
CNRS/EDP Sciences, 2011
terres lointaines du Pacifique Sud,
et en particulier de l’Australie. L’ac- Arachna (353 pages, 45 euros).

cent est mis sur la contribution de Christine Rollard e livre bienvenu fait le point sur ce
la France, même si quelques Bri-
tanniques sont évoqués. Le lecteur
et Vincent Tardieu,
illustré par Marcello Pettineo
C que l’on croit comprendre de la mé-
canique quantique, une question ac-
rencontre ainsi au fil des pages, par- Belin, 2011 tuelle. Il fait le tour des différentes in-
fois avec une certaine surprise, aus- (192 pages, 30 euros). terprétations proposées et précise les
si bien des célébrités telles que Cu- points de vue souvent antagonistes
qui les fondent et qui peuvent s’oppo-
vier, Lamarck, Darwin, Dumont
d’Urville et même Joséphine de
Beauharnais, que des participants V
oilà un beau livre à mettre
entre les mains des amoureux
de la nature et des natura-
plus oubliés, comme le capitaine listes, qu’ils soient chevronnés ou
ser à d’autres théories admises, telles
que la relativité.

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Brèves le choix de ne pas citer de réfé- mais reprennent les mots des
rence bibliographique. Cela rend théoriciens et des expérimenta-
CAP SUR LES PÔLES l’ouvrage plus vivant, mais ne teurs qui sont les acteurs de la
Fabienne Lemarchand et al. (dir.) donne pas d’orientations (comme physique quantique. On parle
Omniscience, 2011 (224 pages, 39 euros). vers l’ouvrage Biology of spiders de ici de choses concrètes, on ex-
R.F.Foelix, mis à jour en 2011) pour plique ce qui est observé, com-
quand la prochaine éruption du
À mont Erebus ? Les régions polaires
sont-elles polluées ? Comment les Inuits
qui souhaiterait aller plus loin
dans la découverte du monde
ment c’est observé, et ce que cela
implique.
voient-ils le monde ? Qu’est- arachnéen. Et ce nouvel ouvrage est par-
il arrivé à Alfred Wegener? En L’un des grands charmes de ce faitement à jour. Les auteurs ne
100 questions, 40 spécialistes livre est de nous emporter dans la s’attardent pas sur les débats qui
de tous horizons présentent passion de ses auteurs pour le ont agité le deuxième quart du
les derniers travaux sur l’Arc- terrain et la beauté de la nature. XXe siècle, avec pour participants
tique et l’Antarctique. Un ouvrage ac- Nous nous apercevons ainsi une Einstein, Bohr, Heisenberg, Schrö-
cessible et illustré. fois de plus que toute cette beau- dinger, Dirac et bien d’autres phy-
té est à portée de qui prend le temps siciens.
d’observer, ici et maintenant, en Certes géniaux, ces fondateurs
France, ce que la nature offre. ne pouvaient cependant pas pré-
UNE VIE À RACONTER
Voilà un livre sur les araignées voir les développements ultérieurs
Vittorio Luzzati réalisé avec l’humanité et la gran- de la physique quantique, réali- lité d’inversion du sens du temps.
HD Témoignage, 2011 de humilité face à la nature qui ca- sés en particulier grâce à la pos- Le thème de la «liberté quantique»
(160 pages, 21 euros).
ractérisent Ch. Rollard quand elle sibilité que l’on a maintenant de est abordé en annexe avec le théo-
iophysicien, chercheur au CNRS de- enseigne à ses étudiants ou ren- produire une par une des entités rème du libre arbitre de Conway
B puis 1947, l’auteur a vécu la naissance
de la biologie moléculaire et les transfor-
contre des naturalistes amateurs. quantiques telles que photons, et Kochen.
Profitez-en, ainsi que de la passion électrons, atomes, etc., puis de Chaque chapitre s’ouvre par
mations de la politique de recherche sincère des auteurs pour la natu- les soumettre individuellement un petit apologue qui met le lec-
d’après-guerre. Au fil de ses souvenirs, de re, en lisant ce livre. à la question. teur en appétit. Les explications
l’Italie fasciste à Gif-sur-Yvette en passant
Le livre donne au contraire qui suivent présentent de façon
par Buenos Aires, Paris, New York, Stras- . Roland Lupoli.
la parole aux scientifiques contem- accessible les idées sous-jacentes
bourg, un portrait de la recherche vue de Université Paris-Descartes
porains, ceux qui, à la suite no- qui, bien que relativement simples,
l’intérieur se dessine, invitant à réfléchir
sur son organisation en France.
tamment de Bernard d’Espagnat, sont contre-intuitives, et cela dans
traquent, par l’expérience ou la une langue claire, en évitant les
théorie, l’étrangeté de ce monde développements mathématiques.
 HISTOIRE DES SCIENCES quantique qui semble servir de De petits schémas aident à la com-
NANOSCIENCES Métaphysique soubassement au nôtre : Alain As- préhension.
ET NANOTECHNOLOGIES : quantique pect, Anton Zeilinger, David En d’autres termes, cet ou-
ESPÉRANCES Deutsch, Roger Penrose, Serge Ha- vrage se concentre sur le sens phy-
ET INQUIÉTUDES S. Ortoli et J.-P. Pharabod
roche, Jean-Michel Raimond, sique qui émerge d’équations
La Découverte, 2011
Louis Laurent (142 pages, 14 euros). d’autres encore. notoirement abstraites et difficiles
et Jacques Villain (coord.) Six chapitres débroussaillent à interpréter. La vulgarisation, par-
Ac. des sciences/Elsevier Masson, 2011
(102 pages, 46 euros).

D
ossier thématique des Comptes ren-
dus de l’Académie des sciences en
physique, cet opuscule rassemble les
C ertains lecteurs potentiels
pourraient réagir à ce titre
légèrement provocateur
par un mouvement d’humeur,
une suspicion légitime : ne s’agi-
successivement la notion de su-
perposition des états, celle de com-
plémentarité, le problème de la
mesure quantique, l’hypothèse
des mondes multiples en bifur-
ticulièrement en mécanique quan-
tique, est un exercice délicat. Avec
cette Métaphysique quantique, il est
parfaitement réussi.

points de vue de physiciens, biologistes, . Christophe Pichon.


rait-il pas d’un nouveau détour- cation, le fait maintenant bien éta-
ingénieurs, juristes sur les nanotechno- Institut d’astrophysique
nement chimérique de la méca- bli de la non-localité spatiale, et de Paris
logies : sont-elles utiles, futiles ou né- nique quantique ? Ceux qui ont les interrogations sur la possibi-
fastes? Les nano-objets sont-ils toxiques?
lu en son temps l’excellent Can-
Quel cadre juridique définir pour évaluer
tique des quantiques, des mêmes
leur utilité et leurs risques ? Telles sont Retrouvez l’intégralité de votre magazine

fr www.pourlascience.fr
auteurs, n’auront pas cette in-
quelques-unes des réflexions menées. et plus d’informations sur :
quiétude. Car Sven Ortoli et Jean-
Pierre Pharabod n’inventent pas,

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – JANVIER 2012 – N° d’édition 077411-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/169 290 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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