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EMBOUTEILLAGES : est-on

XXXXXXXX : comment toujours


sauver dansetlales
la pêche mauvaise file??
pêcheurs

Mai 2012 - n° 415 www.pourlascience.fr

Les virus
Une nouvelle
éants
forme de vie ?
Gravitation quantique
Une étape franchie en 2D
L’avenir du chocolat
La culture du cacaoyer
est-elle menacée ?
L’Antarctique
Terre promise
de la paléontologie

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3:HIKMQI=\U[WU^:?a@o@l@f@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 € - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Groupe POUR LA SCIENCE


Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Quelle dimension?
Dossiers Pour la Science

E
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin dwin Abbott (1838-1926) a publié, en 1884, un conte mathé-
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry matique et une allégorie, Flatland: une aventure à plusieurs
Rédacteur : Sébastien Bohler dimensions. On y suit le héros, le Carré, dans un monde plat
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle peuplé de figures géométriques, droites, triangles, carrés et
Directrice artistique : Céline Lapert autres polygones, qui vivent sur cette immense feuille. La troisième dimen-
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy sion, l’altitude, n’existe pas. Ce monde bidimensionnel est le cadre d’une
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet satire de la société victorienne. Mais le héros explore également les uni-
Marketing: Élise Abib vers présentant d’autres dimensions. Ainsi, un jour, le Carré se retrouve
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet en présence de la Sphère, et toutes ses croyances, tous ses repères
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne sont ébranlés. Il existerait une troisième dimension de l’espace ! Et
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé pourquoi pas d’autres dimensions encore?
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Faisant le chemin inverse, par la pensée, le calcul, la modélisation,
Ont également participé à ce numéro : Xavier Argout,
Michel Barel, Xavier Delfosse, Barbara Demeneix, mais aussi l’expérience, les physiciens oublient l’espace à trois dimen-
Anthony Hillairet, Vaughn Iverson, Claire Lanaud, Anne Masè,
Lydie Morel, Patrick Peter, Christophe Pichon, sions, pour tenter de réconcilier, dans un nouveau Flatland, les deux théo-
Daniel Tacquenet, Angela Taddei, Richard Taillet. ries qui restent incompatibles aujourd’hui : la physique quantique, qui
PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin s’applique à l’infiniment petit, et la relativité générale à l’infiniment grand.
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja La théorie unificatrice – la théorie de la gravitation quantique – reste le
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS Graal des physiciens, qui s’en approchent à deux dimensions (voir La
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 gravitation quantique à deux dimensions, page 72).
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Tel : 04 88 15 12 41 sont-ils pas confrontés aux affres d’un monde à une dimension, le Line-
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, land envisagé par Abbott ? Ils sont toujours persuadés que leur file est
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis plus lente que les autres. Est-ce la réalité, ou sont-ils victimes d’une illu-
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
sion que n’importe quelle évaluation chiffrée pourrait démonter ? Bien
souvent, nous serions victimes d’un biais psychologique : nous rete-
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, nons davantage les circonstances où nous n’avons pas de chance (nous
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
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sommes bloqués dans la mauvaise file), alors que nous oublions vite
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou les circonstances heureuses, voire nous ne les remarquons même
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- pas (voir La malédiction de la mauvaise file, page 84).
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées Envisager le monde sous diverses facettes, ne pas se laisser enfer-
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mer dans des certitudes. C’est sans doute cela aussi que suggère Flat-
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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro- ont mis en évidence des virus géants. Non seulement ils existent bel et
duire intégralement ou partiellement la présente revue sans bien, mais ils seraient beaucoup plus autonomes pour leur reproduction
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). qu’admis jusqu’à présent (voir Les virus géants: une nouvelle forme de
vie?, page 21). Auraient-ils un équivalent à deux dimensions ? I

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon DOSSIER VIROLOGIE

Actualités 21 Les virus géants :


une nouvelle forme de vie ?
6 La conjecture de fibration
virtuelle démontrée
7 Un ptérosaure fossilisé 22 Les virus géants
James Van Etten
avec son prédateur La découverte récente de virus plus gros que certaines
bactéries bouleverse notre conception de la nature
des virus et de l’histoire de la vie.

30 Les virus géants, vestiges


d’organismes cellulaires ?
Jean-Michel Claverie et Chantal Abergel
Les virus géants tels que Mimivirus et Megavirus constituent
9 L’ingénieuse catapulte des microbes d’un type nouveau. Ils ne se répliquent pas
des fougères comme les virus classiques, en prenant le contrôle
du noyau de la cellule hôte.
10 Obésité, diabète et
perturbateurs endocriniens
... et bien d’autres sujets.
34 La diversité des virus aquatiques
Stéphan Jacquet et Caroline Depecker
Abondants et variés – on n’en connaît sans doute
qu’une infime partie –, les virus aquatiques sont
13 ON EN REPARLE des acteurs clefs des écosystèmes marins et d’eau douce.

Opinions
14 POINT DE VUE
Aires marines protégées...
sur le papier
Joachim Claudet
© J. Zuckerman/Corbis

15 ÉCONOMIE
La fiscalité sur
les très hauts revenus
Alain Trannoy
42 L’Antarctique, terre promise
PALÉONTOLOGIE

18 VRAI OU FAUX des paléontologues


Les épinards Sébastien Steyer et Diego Gerez
rendent-ils plus fort ? Les fossiles de l’Antarctique témoignent d’étapes
Jean-Marie Bourre clefs de la vie. Le grand continent blanc a en effet
plusieurs fois servi de refuge ou de pont entre l’Océanie
20 COURRIER DES LECTEURS et les Amériques, voire l’Afrique.

2] Sommaire © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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n° 415 - Mai 2012

50 Des interrupteurs cachés


GÉNÉTIQUE
Regards
dans le cerveau 80 HISTOIRE DES SCIENCES
Eric Nestler Halley, Mairan
L’environnement et les expériences vécues
et les aurores boréales
contribueraient à l’apparition de maladies mentales Stéphane Le Gars
par le biais des modifications épigénétiques, Quelle est l’origine des aurores boréales?
qui activent ou inhibent les gènes. Le magnétisme terrestre proposé
par le Britannique Halley en 1716
ou l’atmosphère solaire invoquée
par le Français Dortous de Mairan en 1733?

58 Assurer l’avenir du chocolat


AGRONOMIE

© Shutterstock/Pi-Lens
Harold Schmitz et Howard-Yana Shapiro
Afin de répondre à la demande croissante en cacao,
les scientifiques tentent d’augmenter le rendement
des cultures, notamment en renforçant la résistance
des cacaoyers aux maladies
et aux insectes ravageurs. 84 LOGIQUE & CALCUL
La malédiction
de la mauvaise file
Jean-Paul Delahaye
Sur la route, quand vous être pris
dans un ralentissement, la file voisine
semble presque toujours plus rapide
que la vôtre. Vérité ou impression ?

90 IDÉES DE PHYSIQUE
Le repassage, c’est physique
Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik
93 SCIENCE & GASTRONOMIE
Grillons les grillons !
Hervé This
94 À LIRE

64 Des polymères pour


CHIMIE Ce numéro comporte un encart Dialogue Marketing «First Voyage France» posé
en 4e de couverture de l’édition abonnés France, deux encarts d’abonnement brochés
sur la totalité du tirage, une offre d’abonnement Pour la Science p. 41 et une sélection
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72 La gravitation quantique
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© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ LE POIDS DES MYOPES nous sommes. Nous interrompons l’affaire


qui nous occupait, et nous nous engageons

O n ne peut pas mesurer un phéno-


mène sans l’altérer. Les physiciens
savent cela. Les myopes aussi.
Supposons qu’un myope veuille se
peser. S’il ôte ses lunettes avant de mon-
dans la nouvelle affaire surgie inopinément
à notre oreille.
Les moyens modernes nous pous-
sent à zapper : plongés dans une
séquence, nous plongeons d’un
ter sur le pèse-personne, il est incapable coup dans une autre. Si on défi-
de lire le poids qui s’affiche. S’il les garde, nit le hasard comme la rencontre
le pèse-personne indique le poids de l’en- de séries causales indépen-
semble myope + lunettes. Or le myope dantes (suivant la formule de
ignore le poids de ses lunettes puisque, s’il Cournot), les moyens modernes
les met sur une balance, elles ne sont sont propices aux irruptions du
plus là où elles devraient être pour qu’il hasard dans nos vies.
puisse lire leur poids. Bref, un myope ne mentir pourrait avoir des effets pervers
saura jamais combien il pèse. et apporter des déconvenues. L’enfer est
Les régimes minceur sont réservés à pavé de bonnes intentions. Mais du strict
ceux qui ont la vue perçante. point de vue de la curiosité scientifique, il
§ L’HONNÊTOCRATIE, serait dommage que l’humanité s’éteigne
sans que jamais, nulle part, n’ait été ten-
UN PARI SUR L’AVENIR tée l’expérience consistant à se faire

§ ET IL ZAPPERA PAR LÀ...


L e nombre de modes possibles de
gouvernement est vertigineux. Princi-
pautés minuscules et empires gigan-
gouverner par des gens honnêtes. Juste
pour voir ce que ça donnerait.

A utrefois, nous allions vider notre boîte


aux lettres au moment choisi par nous,
puis lisions le courrier qui nous atten-
dait. Aujourd’hui, nous sommes avertis sitôt
qu’un mail arrive, ce qui incite à le consul-
tesques, despotismes éclairés et sombres
tyrannies, dictatures militaires, dictatures
civiles, tribus, triumvirats, consulats, auto-
craties, ploutocraties, démocraties (popu-
laires ou non), républiques (bananières ou
§ NOUVEAUTÉ OBSOLÈTE
«
ter sans tarder. L’esprit encore immergé
dans ce que nous étions en train de faire,
nous prenons connaissance de l’informa-
tion qui nous est apportée.
Autrefois, quand nous n’étions pas chez
non), monarchies, dyarchies, oligarchies... :
quelle anarchie ! Les hommes auront
tout essayé.
Tout ? Non. « La tromperie, la falsifica-
tion délibérée et le mensonge pur et simple
C’ est assez désagréable, s’écria
Édouard, de ne pouvoir plus rien
apprendre pour toute la vie ! Nos
aïeux s’en tenaient aux enseignements qu’ils
avaient reçus dans leur jeunesse : mais
nous, le téléphone pouvait sonner tant qu’il employés comme moyens légitimes de par- nous, il nous faut recommencer tous les
voulait, il ne nous atteignait pas. Aujour- venir à la réalisation d’objectifs politiques, cinq ans, si nous ne voulons pas être
d’hui, le portable va nous chercher là où font partie de l’histoire aussi loin qu’on complètement démodés. »
remonte dans le passé. La véracité Personnage de Goethe (Les Affinités
n’a jamais figuré au nombre des électives), Édouard s’exprime en 1809. Ainsi,
vertus politiques, et le men- nous ne sommes pas plus bousculés qu’on
songe a toujours été considéré ne l’était voici deux siècles! Beaucoup parmi
comme un moyen parfaite- nous se permettent même de garder leurs
ment justifié dans les affaires objets technologiques plus de cinq ans avant
politiques. » Ce n’est pas l’his- de se sentir obligés de s’initier aux objets
toire récente qui infirmera ce de la génération suivante.
constat établi par Hannah Les observateurs qui proclament avec
Arendt en 1972 (Du mensonge emphase que la vitesse d’évolution des
à la violence). techniques actuelles nous met aux prises
Ne soyons pas candides : avec du jamais vu ont, sans doute, l’im-
un système politique dont les pression d’être eux-mêmes très modernes,
acteurs s’interdiraient de à leur façon : ils pensent avoir su repérer

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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un phénomène radicalement neuf, typique


de l’extrême modernité.
Et pourtant... Répondre à la question
« Quoi de neuf ? » est plus difficile qu’ils ne
l’imaginent.

§ VASO... CONTRITION

G râce à l’habitude prise par les com-


merçants d’inscrire sur leurs sacs
toutes sortes de devises et de slo-
gans, le moindre achat peut se transformer
en occasion d’enrichissement culturel.
Information portée par le sac d’une
pharmacie : « La vigne (vitis) est riche
en flavonoïdes et tanins. Les feuilles de
vigne ont un effet vasoconstricteur remar-
quable pour votre corps. » Qui lit « feuille
de vigne » pense « cache-sexe ». Et un
mystère de l’histoire de l’art s’éclaire sou-
dain ! Les peintures de la Renaissance
représentent Adam et Ève voilés par une
feuille de vigne. Or, selon la Bible, ceux-ci
avaient couvert leur nudité d’une feuille
non de vigne, mais de figuier. Pourquoi
cette substitution ? La réponse est sur
le sac. Parce que la feuille de vigne est
un vasoconstricteur. Elle fait donc plus
et mieux que cacher les organes : elle les
rend, derrière elle, tout petits, petits. Double
satisfaction pour les pudibonds.
Satanés peintres de la Renaissance, ils
en connaissaient de ces particularités! I

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ACTUALITÉS
Mathématiques

La conjecture de fibration virtuelle démontrée


L’Américain Ian Agol a prouvé une conjecture de géométrie énoncée en 1982 par William Thurston
dans le cadre d’un vaste programme qui englobait notamment la conjecture de Poincaré.

Ian Agol, lors de sa présentation


le 28 mars 2012 à l’Institut
Henri Poincaré, à Paris.

On peut décrire le tore T2


comme un carré (a)
dont on recolle les côtés deux
à deux opposés (b) : on obtient ainsi
une surface en forme de bouée (c).

© P. Massot
Ce tore constitue une variété
de dimension 2.

a
E n 1982, l’Américain William
Thurston posait 24 pro-
blèmes. L’un d’eux était la
« conjecture de géométrisation »,
démontrée en 2003 par le Russe
être représentée par un carré muni
d’instructions de recollement des
côtés opposés deux à deux (voir
la figure). Avec une dimension sup-
plémentaire, un tore T3 correspond
du plan euclidien dont chaque
carré est une copie du carré initial.
Dans cette configuration, deux
points sont équivalents quand on
peut passer de l’un à l’autre par une
Grigory Perelman et qui prouvait à un cube dont on recolle les faces combinaison finie de pas (vers la
du même coup la conjecture de deux à deux opposées. droite, vers la gauche...) de longueur
Poincaré (l’équivalent en dimen- On obtient une classe intéres- égale au côté du carré. Le dépliage
sion 3 du fait que toute surface fer- sante de variétés en épaississant consiste à ne s’intéresser qu’à un
mée et sans trou peut être déformée une surface quelconque sans bord sous-groupe de ces transformations
continûment en une surface sphé- de façon à former un objet tridi- qui obéit à certaines contraintes
rique). L’un des deux problèmes mensionnel ayant comme bords (notamment, la composition de
qui restaient en suspens vient une surface intérieure et une autre deux transformations doit aussi
b d’être résolu par Ian Agol, de l’Uni- extérieure. Le recollement de ces appartenir à ce sous-groupe). On
versité de Californie à Berkeley. Il deux surfaces conduit à une variété sait désormais que pour toute
s’agit de la conjecture dite de fibra- de dimension 3 – un empilement variété hyperbolique, il existe une
tion virtuelle, qui affirme que toute de surfaces – que l’on peut balayer façon de la déplier pour obtenir une
variété de dimension 3 dont la géo- tout au long de l’épaisseur. La variété fibrée que l’on comprend
métrie est de type hyperbolique variété est dite fibrée en surfaces. particulièrement bien.
peut être dépliée en une variété Toutes les variétés de dimen- Les mathématiciens se réjouis-
fibrée. Expliquons-nous. sion 3 sont-elles fibrées en sur- sent de cette preuve, car les tra-
Une variété est une générali- faces? Non, c’est justement l’enjeu vaux qu’elle a nécessités ont
sation de la notion de surface. La de la conjecture de fibration vir- conduit à de nombreux dévelop-
c surface d’un tore est un exemple tuelle que l’on peut reformuler pements dans divers champs des
en deux dimensions que l’on peut ainsi : toute variété hyperbolique mathématiques. En outre, elle uti-
imaginer «plongé» dans un espace de dimension 3 est fibrée quand lise des idées issues de branches
de dimension supérieure, où il elle est dépliée de façon adéquate. inattendues telles que l’algèbre,
devient une bouée dont seule la Pour comprendre cette étape, reve- les systèmes dynamiques et les
surface importe. On peut aussi se nons au tore vu comme un carré probabilités. C’est à cela que l’on
dispenser de cette plongée. La sur- recollé. Une autre façon de le voir reconnaît un résultat important.
face d’un tore, noté T2, peut alors est d’imaginer un quadrillage infini . Loïc Mangin.

6] Actualités © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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A c t u a l i t é s

Astrophysique

Des collisions d’étoiles aux supernovae En bref


LA SCIE DU POISSON-SCIE

L es supernovae de type Ia se produisent dans des systèmes binaires et l’étoile qui explose est une
naine blanche. En revanche, la nature de la seconde étoile n’est pas connue. Ce pourrait être une
géante rouge, dont la naine blanche absorbe la matière progressivement, ou une autre naine
blanche ; les deux naines, en rotation rapide l’une autour de l’autre, se rapprochent progressivement jus-
qu’à entrer en collision. Pour tester cette seconde hypothèse, Carles Badenes et Dan Maoz, de l’Université
Le poisson-scie se sert-il de sa
scie ? Oui, répond une équipe
australienne, mais pas pour
fouiller le fond sableux en quête
d’une proie, comme on le pen-
de Tel-Aviv, en Israël, ont utilisé une approche statistique. Ils ont sélectionné dans le catalogue spectro- sait. L’étude de jeunes poissons-
scopique du Sloan Digital Sky Survey des scie Pristis microdon montre
systèmes binaires de deux naines blanches. que l’appendice sert de capteur
Ils ont alors estimé la fréquence des coa- électrique et d’arme. L’animal
lescences de ces étoiles dans notre Galaxie: repère sa proie à l’aide de récep-
environ une tous les 300 ans. Or ce nombre teurs électriques qui recouvrent
est comparable à celui des supernovae
Tod Strohmayer GSFC/CXC/NASA

sa scie. Puis, avec celle-ci, il


de type Ia, ce qui appuie l’hypothèse que frappe à grands coups sa vic-
les binaires de naines blanches sont à l’ori- time avant de la retourner pour
gine de ces explosions très énergétiques. l’avaler la tête la première.
Simulation numérique d’un système binaire de deux naines . Sean Bailly.
blanches se rapprochant et créant des ondes gravitationnelles. fr En vidéo sur www.pourlascience.fr
C. Badenes et D. Maoz, The Astrophysical Journal Letters,
vol. 749, L11, 2012
INVISIBILITÉ MAGNÉTIQUE

Des physiciens slovaques et


espagnols ont réalisé un dis-
Paléontologie posif qui constitue une cape d’in-

Un ptérosaure fossilisé avec son prédateur visibilité au champ magnétique.


La cape de Fedor Gömöry et ses
collègues est un cylindre dont la

S on métabolisme est rapide;


son vol battu vif et stable ;
le temps de deux battements
d’ailes, et le cerveau du ptérosaure
a déjà évalué la proie aperçue. Si
Ramphorhynchus
(ptérosaure)
couche interne est formée d’un
matériau supraconducteur, et la
couche externe d’un matériau
ferromagnétique. Avec ce dis-
positif, un champ magnétique
la taille de cette dernière convient, Aspidorhynchus extérieur uniforme reste imper-
le bec pointu, la tête, le cou puis (poisson carnivore) turbé, comme si le cylindre et
le corps plongeront dans l’eau. l’objet qu’on peut placer à l’in-
Quelques instants plus tard, l’ani- térieur n’existaient pas.
mal émergera et s’envolera, un
poisson au bec… d’être attaché à une proie aussi
Effectuée par Eberhard Frey et vive, celui-ci se mit aussi à secouer LES GÈNES D’ÖTZI
Helmut Tischlinger, deux paléon- sa tête pour se libérer, mais sans
Ötzi, cet homme du Néolithique
tologues du Muséum d’État de parvenir à se décrocher sa gueule
retrouvé dans un glacier à la fron-
Karlsruhe (Allemagne), l’analyse de la membrane de l’aile – un tissu
tière italo-autrichienne, a des
d’une scène de prédation fossili- probablement résistant en raison
« cousins » en Corse et en Sar-
sée montre qu’il y a 120 millions de son adaptation au vol.
daigne. Le séquençage de son
d’années, les ptérosaures du genre Quand le ptérosaure, noyé,
génome a montré qu’il portait les
Ramphorhynchus chassaient comme cessa de se débattre, l’Aspidorhyn-
gènes des premiers paysans néo-
les martins-pêcheurs aujourd’hui. chus avait encore la force de le por-
E. Frey/H. Tischlinger

lithiques méditerranéens, arri-


L’un de ces petits reptiles, ter, mais de moins en moins celle
vés en Europe et dans les îles
venant juste d’émerger de l’eau, de se détacher. Petit à petit, il fut
tyrrhéniennes il y a quelque
s’élevait en l’air tout en avalant un entraîné vers les profondeurs
8 000 ans. Le marqueur géné-
petit poisson, quand un poisson La fossilisation a figé trois animaux anoxiques du lac. En l’absence
tique de ces premiers paysans
carnivore – un Aspidorhynchus de dans une scène exceptionnelle: totale d’oxygène, aucune bactérie
est aujourd’hui présent chez
60 centimètres de long – l’attrapa un poisson carnivore du genre ni organisme nécrophage ne vin-
moins de un pour cent des Euro-
et l’entraîna sous l’eau. Il n’aurait Aspidorhynchus saisissant rent consommer les cadavres, de
péens continentaux, mais chez
pas dû. Le Ramphorhynchus se mit un ptérosaure Ramphorhynchus, sorte que la scène a été figée pour
9 pour cent des Sardes et 25 pour
à se débattre si vivement que son lequel était en train l’éternité… géologique.
cent des Corses.
aile gauche s’accrocha fermement d’avaler un petit poisson, ici . François Savatier.
aux dents du poisson. Oppressé difficilement visible (flèche). PLoS One, vol. 7(3), e31945, 2012

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

Archéologie
En bref Le trésor du Keltenblock
PRIX ABEL 2012

Le prix Abel, créé par l’Acadé-


mie norvégienne des sciences
et attribué pour la première fois
en 2003, est un prix de mathé-
L ’an 590 avant notre ère, près des sources du
Danube: des Celtes parent une défunte de haut
rang, puis la couchent dans une chambre en
bois qu’ils protégeront d’un tertre. Mars 2012 : des
archéologues dégagent les bijoux de la « Dame de

Monuments historiques du Baden-Wurtemberg


matiques qui se veut un équi-
valent du prix Nobel. Cette année, la Heuneburg ». Après 2 600 ans, ils luisent à nou-
le lauréat est Endre Szemerédi, veau, mais sous les néons.
de l’Institut Alfréd Rényi à Buda- Le Keltenblock, c’est-à-dire le « bloc celte », est
pest (Hongrie) et de l’Université en effet la première chambre funéraire fouillée... en
de l’État du New Jersey (États- chambre. Connu dans toute l’Allemagne, car ses
Unis). Il est récompensé « pour 80 tonnes ont été prélevées en bloc devant les
ses contributions fondamentales caméras, il provient de la première tombe d’appa-
aux mathématiques discrètes et rat découverte intacte à la Heuneburg, citadelle celte
à l’informatique théorique, et en surplombant le Danube en Forêt-Noire, qui est non Une partie des bijoux d’or et de bronze de la « Dame de
reconnaissance à son impact seulement un haut lieu de la civilisation du Hallstatt la Heuneburg » dégagés de sa chambre funéraire, pré-
profond et durable sur la théo- (du VIII e au V e siècles avant notre ère), mais la levée d’un bloc pour être transportée et analysée.
rie additive des nombres et la meilleure candidate au rôle de la ville de Pyrène que
théorie ergodique ». Hérodote a mentionnée. que la princesse a été enterrée vers 590 avant notre
Confrontés à un tel trésor scientifique, Dirk ère. La tomographie des débris de son crâne a révélé
Krausse et Nicole Ebinger-Rist, des Monuments his- son âge: entre 30 et 40 ans. Une suivante l’accompa-
BRIQUES DE VIE toriques du Baden-Wurtemberg, ont tenu à bénéfi- gnait dans la mort. Y fut-elle contrainte? Probable vic-
cier pendant la fouille des moyens d’un laboratoire tuaille pour son voyage pour l’au-delà, un cochon
Une équipe franco-allemande a de restauration. Et, à chaque découverte d’une par- entier était aussi présent dans la tombe, ainsi que
fabriqué, dans des conditions tie des bijoux d’or, de bronze et d’ambre de la Dame des pots peut-être remplis d’aliments. Des restes de
semblables à celles de l’espace, de la Heuneburg, cela leur a permis de convoquer la tissus et d’autres textiles ont aussi été découverts, ainsi
une microcomète artificielle. Au presse… Ces bijoux proviennent manifestement d’un que des peaux qui comportaient des anneaux. Même
bout de dix jours d’irradiation atelier étrusque de haut niveau, ce qui illustre l’in- si l’étude du Keltenblock va encore durer des années,
par des ultraviolets, quelques fluence du monde méditerranéen sur la classe domi- il est déjà clair qu’il s’agit de la mieux conservée des
microgrammes de matière nante celte. De la datation des cernes de croissance tombes d’apparat hallstattiennes connues.
organique ont été obtenus. Leur des planches de la chambre, les archéologues infèrent . F. S..
analyse a révélé 26 acides ami-
nés et, surtout, six acides diami-
nés dont l’un était peut-être Environnement
un constituant majeur de l’an-
cêtre supposé de l’ ADN sur Abeilles, bourdons et insecticides
Terre, l’APN (acide peptidique

L
nucléique). es populations d’abeilles 43,2 pour cent des abeilles traitées Enfin, l’équipe de Nicolas Blot,
et de bourdons, pollinisa- ne retournaient pas à la ruche: l’in- du CNRS et de l’Université Blaise
teurs importants, subissent toxication se traduit par une dimi- Pascal à Clermont-Ferrand, a mon-
depuis plusieurs années un déclin nution de leur sens de l’orientation. tré que l’effet combiné sur les
rapide et inexpliqué. Plusieurs fac- Quant à l’étude de Penelope abeilles domestiques d’un insecti-
teurs sont probablement à l’œuvre, Whitehorn et ses collègues, de cide (le fipronil) et d’un parasite
mais l’impact négatif des pesti- l’Université de Lancaster, elle a (Nosema ceranae, un organisme uni-
cides répandus sur les cultures porté sur des bourdons (Bombus cellulaire) est plus important que
devient de plus en plus évident. terrestris) exposés à des doses non la somme des deux effets pris sépa-
Trois études récentes l’illustrent. létales d’imidaclopride, un autre rément. Cette synergie confirme
Mickaël Henry, de l’INRA à Avi- néonicotinoïde courant. Les bio- plusieurs études précédentes et est,
gnon, et ses collègues ont soumis logistes ont constaté que les colo- de plus, indépendante de l’ordre
©Science/AAAS

des abeilles domestiques à des nies traitées se développent moins dans lequel les abeilles subissent
doses faibles, non létales, de thia- (les bourdons ont recueilli moins les deux stress : d’abord une infec-
méthoxam, une substance de la de nourriture ou il y avait moins tion parasitaire puis une exposi-
Équiper les abeilles famille des néonicotinoïdes, des de bourdons ouvriers). Surtout, tion à l’insecticide, ou l’inverse, ou
d’une radio-étiquette (RFID), comme insecticides largement utilisés elles produisent beaucoup moins les deux simultanément.
l’a fait l'équipe française de Mickaël depuis les années 1990. Le suivi à de reines : une ou deux en . Maurice Mashaal.
Henry, permet de dénombrer l’aide de radio-étiquettes de moyenne, contre 13 pour les colo- Science, prépublications en ligne, 29 mars 2012;
leurs entrées et sorties de la ruche. 653 abeilles a montré que jusqu’à nies non traitées. Scientific Reports, vol. 2, 326, 2012

8] Actualités © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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A c t u a l i t é s

Neurobiologie Biophysique

Morphine: le récepteur en 3D L’ingénieuse catapulte


des fougères
L a morphine et la codéine, substances actives de l’opium, agis-
sent dans le cerveau et la moelle épinière et ont des effets anal-
gésiques, sédatifs et euphorisants. Elles miment les opiacés
naturellement produits dans le cerveau: les endorphines. Mais elles
présentent des effets secondaires – tolérance et dépendance notam- P armi les multiples stratégies
de dispersion des graines (ou
des spores) ayant émergé au
Tirée par l’anneau, la capsule
s’ouvre aussi. Puis la phase de pro-
jection des spores débute. Quand
ment – que n’ont pas les endorphines. Sébastien Granier, de l’Institut fil de l’évolution, celle des fougères la tension due à l’évaporation de
de génomique fonctionnelle à Montpellier, Brian Kobilka, de l’Uni- est encore plus étonnante qu’on l’eau atteint une valeur critique,
versité Stanford, et leurs collègues ont déterminé par cristallogra- ne le pensait. Xavier Noblin, du des bulles d’air se forment dans
phie l’arrangement en trois dimensions de la cible de la morphine et Laboratoire de physique de la les cellules de l’anneau, ce qui
des endorphines: le récepteur ␮-opiacé, matière condensée de l’Université amorce une inversion de la cour-
situé au niveau de la membrane de Nice-Sophia Antipolis et du bure de la crête. Ce changement
cellulaire des neurones. CNRS, et ses collègues l’ont mon- de conformation déclenche la fer-
Les chercheurs ont ainsi tré en filmant la plante à l’aide d’une meture de l’anneau et la libération,
établi que le site de liaison de caméra ultrarapide. sous forme d’énergie cinétique, de
la morphine à ce récepteur Sous leurs feuilles, les fougères l’énergie élastique qu’il stockait.
est facilement accessible du portent de petits amas de sporanges, Cette première étape, inertielle et
côté extérieur de la cellule; cela des capsules microscopiques qui très rapide, referme l’anneau de
explique pourquoi la morphine produisent et contiennent les 30 à 40 pour cent en dix microse-
Lab agit si vite. Ils ont aussi découvert semences – les spores. Le méca- condes, ce qui projette les spores
bilka
o
©K
que quand les récepteurs ont fixé nisme de dispersion des spores est à plus de dix mètres par seconde.
Quand ils fixent la morphine l’opiacé, ils s’associent par deux, for- connu depuis longtemps: les cap- Puis l’anneau continue à se refer-
(en jaune),deux récepteurs mant un dimère, pour déclencher la réac- sules s’ouvrent et catapultent mer, mais plus lentement, cette
␮-opiacés forment un dimère. tion cellulaire qui aboutit aux effets les spores en se refermant brus- fois sur une échelle de plu-
analgésiques et sédatifs. Il reste à mon- quement. Toutefois, une énigme sieurs centaines de
trer que les endorphines n’engendrent pas la même conformation des persistait. Habituellement, les cata- millisecondes.
récepteurs. En effet, les scientifiques pensent que la morphine et les pultes sont équipées d’une butée
endorphines, malgré leur structure chimique semblable, activent le qui stoppe le fléau dans sa course.
récepteur par des mécanismes distincts, ce qui expliquerait pourquoi Sans butée, la charge resterait
la morphine a, contrairement aux endorphines, des effets secondaires. dans le fléau, qui la pla-
. Bénédicte Salthun-Lassalle. querait au support. Or bien Cette rupture
A. Manglik et al., Nature, en ligne, 21 mars 2012 que les capsules de fougère n’aient nette de vitesse serait
pas de butée, les spores sont proje- due à la structure des parois
tées en l’air… de l’anneau : poreuses, ces der-
Astronomie Comment est-ce possible ? nières sont entourées d’eau qui
Super-Terres par milliards Grâce à un mouvement à deux
vitesses, ont montré X. Noblin et
s’écoule dans un sens ou dans
l’autre au gré de leurs mouve-
ses collègues en décortiquant sa ments. Toutefois, la première

L es naines rouges représentent 80 pour cent des étoiles de la Voie


lactée, soit environ 160 milliards d’astres. Des astrophysiciens
de l’Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble et
leurs collègues ont utilisé le spectrographe HARPS du télescope de
3,60 mètres à l’Observatoire européen austral de la Silla, au Chili, pour
cinétique. L’élément clef de ce méca-
nisme est l’anneau, une rangée de
12 à 13 cellules qui forme une crête
enveloppant le sporange à partir
de sa base.
phase de détente est si rapide
que l’eau n’a pas le temps de
s’écouler. Lorsque la détente se
ralentit, l’eau se remet à s’écou-
ler à travers les parois, ce qui freine
estimer combien de ces étoiles sont accompagnées de planètes dans D’abord, la catapulte s’arme : le mouvement, par viscosité. Ce
la zone habitable – la région où une planète est susceptible d’avoir en séchant, l’anneau s’ouvre, ses freinage brusque ferait office de
de l’eau liquide à sa surface. Ils se sont intéressés au cas des super- cellules s’effondrant sur elles- butée… Avis aux ingénieurs !
Xavier Noblin (ci-contre) ; © Shutterstock/dabjola (fougère)

Terres, de masse comprise entre une et dix fois celle de la Terre, pla- mêmes à cause de la tension pro- . Marie-Neige Cordonnier.
nètes principalement composées de roche et qui sont peut-être dotées voquée par l’évaporation de l’eau. X. Noblin et al., Science, vol. 335, p.1322, 2012
d’une atmosphère plus ou moins épaisse.
Les astrophysiciens ont ainsi montré que 41 pour cent des fr En vidéo sur www.pourlascience.fr
naines rouges auraient une super-Terre dans la zone habitable. Pour
toute la galaxie, cela signifie des milliards de super-Terres. Dans notre
voisinage proche, à moins de 33 années-lumière, ce sont une cen-
taine de super-Terres qui pourront potentiellement être étudiées pour
mieux connaître la structure de ces planètes.
. S. B. . Un sporange de fougère Polypodium aureum s’ouvre en inversant sa courbure,
X. Bonfils et al., Astronomy & Astrophysics, à paraître, 2012 puis se referme brusquement (dernière image), ce qui éjecte des spores.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Actualités [9


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A c t u a l i t é s

Biologie animale Médecine

L’œil géant du calmar géant Obésité, diabète


et perturbateurs endocriniens
L es calmars géants (Architeuthis) et colossaux (Mesonychoteuthis)
ont les plus gros yeux du règne animal : jusqu’à 27 centi-
mètres de diamètre, soit plus gros qu’un ballon de basket! Dan-
Eric Nilsson, de l’Université de Lund, en Suède, et ses collègues ont
voulu savoir quels avantages procurent de tels yeux. Entre 300 et 1000 L ’obésité ne serait pas seule-
ment liée à une alimentation
trop riche, au manque
expérimentales et épidémiolo-
giques suggèrent que l’exposition
à des perturbateurs endocriniens
mètres de profondeur, là où vivent les calmars, un objet se distingue d’exercice et aux prédispositions serait aussi en cause. Le bisphé-
soit par le contraste de sa silhouette sur le fond bleu de l’eau, soit génétiques. L’exposition à certaines nol A et les phtalates (plastiques),
par la bioluminescence émise par le plancton bousculé par le mou- substances chimiques, notamment des polluants organiques persis-
vement de l’objet. Cette seconde méthode est d’autant plus prépon- des perturbateurs endocriniens tants tels les dioxines (dérivés de
dérante que la profondeur est grande. Les biologistes ont montré que – des molécules qui modifient le combustion) et les polychlorobi-
jusqu’à 600 mètres de profondeur, un œil de neuf centimètres de fonctionnement des hormones –, phényles (isolants), des pesticides,
diamètre est un optimum. Mais au-delà, l’œil démesuré des calmars jouerait un rôle important dans le des organoétains, ont été impli-
devient un atout, car il détecte jusqu’à 120 mètres de distance la bio- développement de la maladie. Le qués dans la prise de poids chez
luminescence stimulée par un important déplacement d’eau dû à diabète aussi serait directement l’animal. Ces mêmes substances
un animal imposant. C’est typiquement le signal d’un cachalot en concerné : si nombre de cas sont entraînent en outre des perturba-
chasse, le principal prédateur des calmars. liés à l’obésité, de plus en plus de tions métaboliques semblables à
. L. M.. personnes ne présentant pas de celles qui apparaissent avec le dia-
D.-E. Nilsson et al., Current Biology, prépublication en ligne, 2012 surpoids contractent la maladie et, bète de type II. Les perturbateurs
là encore, l’exposition aux sub- endocriniens ne sont pas les seules
stances chimiques ne serait pas substances concernées : des élé-
anodine. Telle est la conclusion ments tels le nickel, le plomb, le
de deux rapports publiés en mars, mercure ou l’arsenic et l’exposi-
l’un par l’association française tion prénatale à la nicotine ont
Réseau environnement santé (RES), aussi un effet.
et l’autre par l’association britan- Ces résultats sont à confir-
© New Zealand Ministry of Fisheries

nique CHEM Trust. mer, notamment par des études


Un calmar géant pêché Selon l’Organisation mon- chez l’homme. Mais pour nombre
en Nouvelle-Zélande. diale de la santé, 700 millions de de médecins, les preuves sont suf-
Le grand œil de ces mollusques personnes dans le monde seront fisamment alarmantes pour que
permet de détecter de loin obèses en 2015, soit 75 pour cent des mesures de précaution et
leurs prédateurs, les cachalots. de plus qu’il y a dix ans. En d’analyse systématique soient
France, la population obèse a dou- prises dès à présent, concluent
blé entre 1997 et 2009, atteignant les deux rapports. C’est aussi
Agronomie

D’après Mol Cell Endocrinol., vol. 304, R. Newbold et al., Environmental estrogens and obesity, pp. 84-89, © 2009 Elsevier
6,5 millions d’individus. l’avis de Barbara Demeneix,
Du blé dur tolérant au sel La progression du diabète est
elle aussi inquiétante. Cette patho-
directrice du Laboratoire Évolu-
tion des régulations endocri-
logie touche aujourd’hui 220 mil- niennes (CNRS/MNHN) : « Il est

C ultiver du blé sur des terres salines ? Cela pourrait devenir


possible. Grâce à une espèce ancienne de blé, Matthew Gilli-
ham, de l’Université d’Adélaïde, en Australie, et ses collègues
ont créé une variété de blé dur qui tolère mieux le sel. La tolérance au
sel reflète la capacité de la plante à maintenir, malgré le sel présent
lions de personnes dans le monde,
contre 30 millions en 1995. En
France, l’incidence du diabète a
presque doublé entre 2000 et 2008.
La nutrition et la sédentarité
urgent de déterminer les 10-
20 substances les plus incrimi-
nées et de leur substituer des
composés plus sûrs. »
. M.-N. C..
dans le sol ou l’eau qui l’irrigue, une faible concentration d’ions sodium ne suffisent pas à expliquer ces épi- Rapport ECOD du RES
dans ses feuilles, afin de ne pas perturber la photosynthèse et, par démies. De plus en plus d’études et rapport CHEM Trust, mars 2012
conséquent, la croissance. L’équipe de M. Gilliham a montré qu’une
espèce ancestrale de blé, Triticum monococcum, tolère le sel grâce à un Une souris femelle
gène noté TmHKT;5-A; ce dernier code un transporteur qui élimine traitée de quatre à six
une partie des ions sodium du système racinaire et réduit ainsi leur mois au diéthylstilbestrol
transport au sein de la sève vers les feuilles. Par croisements, les – une substance
chercheurs australiens sont parvenus à intégrer ce gène à du blé dur pharmaceutique interdite
(Triticum turgidum ssp. durum), utilisé pour la fabrication des pâtes et en 1977, mais qui persiste
des semoules. Les essais en champ montrent notamment qu’à sali- très longtemps
nité élevée, le rendement (1,6 tonne par hectare) est supérieur de 25 pour dans l’environnement –,
cent à celui de la variété non modifiée. prend beaucoup plus
de poids qu’une souris
. M. M..
non traitée.
R. Munns et al., Nature Biotechnology, en ligne, 11 mars 2012

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Physique des particules

Les neutrinos continuent à se dévoiler En bref


UN RÉVEIL DE SANTORIN?

R. Kaltschmidt, L. Berkeley National Laboratory


Vue de l’intérieur d’un détecteur Les mesures de stations de géo-
de neutrinos de Daya Bay. localisation GPS indiquent un
regain d’activité de la caldeira de
Santorin: elle se serait dilatée de
cinq à neuf centimètres entre jan-
vier 2011 et janvier 2012. Andrew
Newman, de l’Institut de tech-
nologie de Géorgie à Atlanta,
estime que ce phénomène est
dû à une montée de magma :

L es neutrinos sont des particules étonnantes :


ils existent en trois saveurs (électronique,
muonique et tauique), ils peuvent sponta-
nément en changer au cours du temps – on parle
d’oscillation des neutrinos – et leurs masses sont
Les réacteurs nucléaires sont une source d’anti-
neutrinos électroniques (antiparticules des neutrinos
de même saveur). Les physiciens ont calculé l’angle
de mélange ␪13 en mesurant le déficit d’antineutri-
nos dans des détecteurs éloignés par rapport aux
14 millions de mètres cubes de
roche en fusion auraient rempli
une chambre magmatique à
quatre kilomètres de profondeur
très faibles. Le calcul des probabilités d’oscillation détecteurs proches des réacteurs. La valeur de l’angle sous l’île depuis l’an dernier.
des neutrinos met en jeu plusieurs paramètres : les de mélange se révèle suffisamment grande pour per-
différences de masse d’une saveur à l’autre de neu- mettre d’étudier un autre paramètre, une « phase »

© Shutterstock/V. Mulyukin
trinos, mais aussi des « angles de mélange » entre qui caractérise la différence de comportement entre
les différentes saveurs. Le paramètre le moins bien la matière et l’antimatière et qui pourrait expliquer
connu, l’angle de mélange noté ␪13, vient d’être pourquoi cette dernière semble absente de l’Univers.
mesuré par l’expérience Daya Bay, installée près . S. B..
d’une centrale nucléaire en Chine. F. P. An et al., Physical Review Letters, à paraître, 2012
D’après Mol Cell Endocrinol., vol. 304, R. Newbold et al., Environmental estrogens and obesity, pp. 84-89, © 2009 Elsevier

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A c t u a l i t é s

Physique Sciences de la Terre

Neutrinos : ICARUS infirme Une grande débâcle glaciaire


il y a 14 500 ans
L es physiciens de l’expérience OPERA avaient annoncé un
résultat surprenant en septembre 2011 : des neutrinos se
déplaceraient à des vitesses supérieures à celle de la lumière.
Six mois plus tard, ils indiquaient avoir repéré deux possibles sources
d’erreurs expérimentales, susceptibles d’invalider cette mesure éton- L e niveau des mers est monté
de 130 mètres depuis le der-
nier maximum glaciaire.
ment MWP-1A dans l’histoire du cli-
mat. Selon le premier, l’événement
s’explique par la fonte des calottes
nante. Depuis, l’équipe aurait confirmé que l’erreur provenait du Régulièrement ou par sauts ? Pierre de l’hémisphère Nord. Toutefois, si
mauvais branchement d’une fibre optique à une horloge du sys- Deschamps et ses collègues des c’était le cas, les modifications du
tème de géolocalisation GPS, en utilisant des muons cosmiques et une Universités d’Aix-Marseille, d’Ox- champ gravitationnel qui s’ensui-
autre expérience, LVD, présente dans le même laboratoire qu’OPERA, ford et de Tokyo ont confirmé vent auraient dû entraîner une
qui leur a permis de comparer leurs horloges. qu’une remontée catastrophique remontée océanique inférieure de
Par ailleurs, les physiciens d’une troisième expérience, ICARUS, du niveau des océans a bien eu lieu 40 pour cent à la Barbade. C’est donc
installée sur le même site, ont annoncé leurs propres résultats sur la il y a 14 500 ans. le second scénario, d’après lequel
mesure de la vitesse des neutrinos. Ils ont utilisé le même faisceau Cet événement noté MWP-1A les calottes antarctiques ont aussi
de particules qu’OPERA. Leurs mesures montrent que la vitesse des (de l’anglais Melt Water Pulse) a fondu, qui semble privilégié.
neutrinos n’excède pas celle de la lumière. Tout le monde est rassuré... été reconstitué en forant 37 fois La nouvelle datation de l’évé-
. S. B.. le récif tahitien. Parce qu’ils vivent nement MWP-1A le fait coïncider
M. Antonello et al., prépublication, http://arxiv.org/abs/1203.3433 à faible profondeur, les coraux avec un réchauffement rapide de
tropicaux sont en effet d’excel- l’hémisphère Nord. Or selon la
lents indicateurs du niveau des courbe de remontée du niveau
Parasitologie océans. Les chercheurs ont daté marin de la Barbade, ce réchauffe-
Une faim de dengue ! ces coraux en s’appuyant sur la
transformation radioactive de
ment aurait précédé la débâcle du
MWP-1A. Si la nouvelle datation
l’uranium 234 en thorium 230 et est juste, la seule explication plau-

L a dengue est due à un virus qui est transmis par un moustique


du genre Aedes. Shuzhen Sim, de l’Université Johns Hopkins,
aux États-Unis, et ses collègues ont mis en évidence des méca-
nismes par lesquels le virus favorise sa transmission. Les biologistes
ont analysé et comparé les protéines fabriquées par un moustique sain
noté qu’il y a 14 500 ans, une
énorme débâcle glaciaire a élevé
le niveau des océans de 14 mètres
en moins de 350 ans.
Auparavant, deux scénarios
sible est que la grande débâcle gla-
ciaire a réorganisé les courants
marins dans l’Atlantique Sud, ce
qui a réchauffé l’hémisphère Nord.
. F. S..
et par un autre, porteur du virus. L’infection modifie l’expression de concouraient pour placer l’événe- Nature, vol. 483, pp. 559-564, 2012
147 gènes de l’hôte. Plusieurs correspondent à des protéines qui
favorisent la réplication du virus dans la glande salivaire. Le virus Au large de Tahiti,
niche aussi dans les organes de détection de l’insecte, dont les antennes, le navire utilisé
et en augmente la sensibilité en accroissant la quantité de protéines pour les forages du récif.
qui se lient aux molécules odorantes. Le repérage d’une proie est
donc amélioré. Ces protéines rendraient également l’insecte plus volon-
taire dans sa quête. Ainsi, infecté par le virus de la dengue, le mous-
tique favorise la multiplication du parasite, est davantage avide de
Pierre Deschamps/IRD

sang et est plus sensible aux odeurs qui le mèneront vers sa proie!
. L. M..
S. Sim et al., PloS Pathogens, vol. 8(3), e1002631, 2012

DERNIÈRE minute ...


UN TYRAN À BELLES PLUMES où ses plumes pourraient lui avoir servi d’iso- montré, à partir de prélèvements sanguins, que
Yutyrannus huali, ou tyran à belles plumes : lant thermique. les changements de statut dans un groupe de
c’est le nom d’un dinosaure cousin de Tyran- singes en captivité se traduisent par une modi-
nosaurus rex découvert en Chine par Xing Xu, LES GÈNES SOUMIS AU STRESS SOCIAL fication de l’expression génétique en quelques
de l’Académie chinoise des sciences, et ses col- Une équipe de l’Université de Chicago a décou- semaines.
lègues. Pesant 1 414 kilogrammes et long de vert que le rang social d’un macaque et le stress
neuf mètres, c’est le plus gros dinosaure à associé altèrent l’expression de près de Retrouvez plus d’actualités
plumes jamais retrouvé. Il vivait il y a environ
125 millions d’années, dans une période froide
1 000 gènes, dont certains liés au système
immunitaire. Jenny Tung et ses collègues ont fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 LE GARDE-CORPS BOTULIQUE  DÉCOUVERTE D’UN PHARAON

C ’est une bactérie à deux visages,


l’un de mort (ses toxines paralysent)
et l’autre de vie (elle sert à soigner).
Autour de Rongsheng Jin, de l’Institut pour
la recherche médicale de Sanford-Burn-
C onnaissez-vous la XVIIe dynastie égyptienne ? En tout
cas, comme beaucoup d’autres, elle est difficile à situer
précisément dans le temps (voir « Le casse-tête de la
chronologie égyptienne », Pour la Science, mars 2012,
http://bit.ly/PLS413_Schneider). La XVIIe dynastie se place juste

CNRS-CFEETK / S. Biston-Moulin
ham (La Jolla, Californie), et d’Andreas
Rummel, de l’École supérieure de méde- avant le Nouvel Empire, et couvre la lutte contre les Hyksos,
cine de Hanovre (Allemagne), des cher- d’origine asiatique, qui se sont rendus maîtres de la Basse-Égypte
cheurs viennent de préciser comment les pendant plus d’un siècle. Or une équipe du Centre franco-égyp-
toxines de Clostridium botulinum résistent tien d’étude des temples de Karnak vient de découvrir une don-
à la très forte acidité de l’estomac (Science, née historique précieuse: les noms officiels de l’un des pharaons
24 février 2012). les plus mal connus de la XVIIe dynastie. Le cartouche
Heureusement rare, le botulisme s’ob- Sénakht-en-Rê n’était connu que par trois documents rédi- de Sénakht-en-Rê.
serve après ingestion d’aliments contami- gés un à deux siècles après son règne. Mais les égyptologues savaient son importan-
nés avec Clostridium botulinum ou l’une de ce, puisque les anciens Égyptiens eux-mêmes le considéraient comme un ancêtre des
ses toxines. César Mattei et Frédéric Meu- souverains fondateurs du Nouvel Empire. La preuve épigraphique de son existence
nier nous expliquaient récemment que, aura finalement été découverte sur le linteau de la porte en calcaire d’un grenier, décou-
pour résister à l’environnement acide du vert dans le temple de Ptah à Karnak. Une fois que ce bloc d’une tonne, installé sur
tube digestif, les toxines botuliques sont un niveau correspondant à la période intermédiaire entre la XVIIe et la XVIIIe dynas-
sécrétées avec un complexe protéique à ties, a été extrait à la grue, les égyptologues ont pu lire le cartouche identifiant son
plusieurs sous-unités (voir «Toxines botu- constructeur. Il leur a confirmé que le nom Sénakht-en-Rê s’accompagnait à la fois du
liques : poison et médicament », Pour la nom de Horus, du titre de roi de Haute- et Basse-Égypte et de celui de fils de Rê. Avec
Science, mars 2012, http://bit.ly/PLS413_ de tels noms, Sénakht-en-Rê n’aurait pas dû disparaître aussi longtemps!
Mattei). C’est ce complexe que les cher-
cheurs ont étudié de près. Ils ont été sur-
pris de découvrir qu’une toxine botulique liens européens que nous brossaient Anna
interagit avec une sous-unité du complexe Degioanni, Virginie Fabre et Silvana
protéique qui lui est très semblable, sauf  NEANDERTAL FACE AU CLIMAT Condemi, de l’Université de la Méditerra-
qu’elle n’est pas toxique. née (Marseille) en 2009 (voir «Les messages
Nommée non-hémaglutinine non
toxique ou NTNHA (de l’anglais nontoxic
nonhemagglutinin), cette protéine se lie à
une toxine botulique, et, tel un garde du
corps, la protège des attaques acides. En
L es coups de froid répétés du stade
isotopique3 –la période qui s’étend
de 58 900 à 27 600 BP ( BP signifie
avant 1950) – semblent avoir été bien diffi-
ciles à traverser pour les Néandertaliens.
cachés dans les gènes de Neandertal», Pour
la Science, décembre 2009, http://bit.ly/
PLS386_Degioanni). Elles expliquaient
qu’au sein d’un espace allant de la Croa-
tie à l’Espagne en passant par l’Allemagne,
outre, les chercheurs ont découvert que C’est ce que lit une équipe hispano-suédoise la faible diversité de l’ADN mitochondrial
c’est la modification de l’acidité au sein dans les gènes mitochondriaux de 13Néan- néandertalien limite à moins de 10000, et
du petit intestin qui provoque la sépara- dertaliens (Molecular Biology and Evolution, plus probablement à seulement quelques
tion du complexe toxine/garde du corps, 30 janvier 2012) : l’étude, explique Love milliers, le nombre estimé de Néanderta-
préalable à la libération de la toxine dans Dalén du Muséum de Stockholm, montre liennes en âge de procréer. Pour apprécier
le flux sanguin. Ces données suggèrent que la diversité génétique mitochon- les effets d’aussi faibles effectifs de repro-
de nouvelles pistes de développement driale des derniers Néandertaliens euro- ductrices, elles avaient étudié la répartition
thérapeutique. Le principal frein à l’effi- péens était très faible par rapport à celle géographique de la diversité génétique
cacité d’un médicament est en effet sa de la population néandertalienne d’il y a mitochondriale au sein de la population
dégradation par les sucs gastriques. Les plus de 48 000 ans. Cela suggère que les néandertalienne globale. Cette diversité
résultats de l’équipe de R. Jin suggèrent Néandertaliens européens ont presque dis- s’explique au mieux si l’on suppose que
que des pilules pourraient être conçues paru il y a quelque 50000 ans, puis qu’une la population s’est fragmentée en trois sous-
en associant un principe actif (une pro- petite population a recolonisé l’Europe, groupes il y a environ 50000 ans. Le sous-
téine) à un « garde du corps » qui, comme où elle a survécu jusqu’à l’arrivée des groupe européen est en outre passé par
le NTNHA dans le cas de la toxine botu- hommes modernes, il y a 40000 ans. un effectif très faible, du moins d’après
lique, le protégerait des attaques acides Ces indices génétiques corroborent le L. Dalén et ses collègues.
au sein de l’estomac. tableau de l’extinction des Néanderta- .François Savatier.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 On en reparle [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Aires marines protégées... sur le papier


Les aires marines protégées constituent un outil efficace pour gérer les pêcheries
et préserver la biodiversité. À condition que leur statut ne soit pas dévoyé !
Joachim CLAUDET

L
« es aires marines protégées marine), d’autres réglementés (par exemple tion protégée était d’environ 1,2 pour cent,
sont des outils efficaces pour la pêche au trémail, un grand filet) et d’autres avec seulement 0,1 pour cent en protec-
la gestion des pêcheries autorisés (par exemple la plongée sous- tion intégrale. À ce rythme, les objectifs ne
côtières et la conservation marine). Tel est le cas de l’aire marine pro- pourront être atteints avant... 2047 !
de la biodiversité. » On retrouvait cette affir- tégée des îles Medes, près de Barcelone. L’écart entre les objectifs chiffrés et la
mation dans de nombreux articles scienti- En second lieu, il existe des « réserves réalité de terrain a poussé plusieurs pays
fiques traitant de la gestion des ressources marines», cas particuliers où tous les usages à entreprendre la mise en place d’aires
marines et la conservation de la biodiver- extractifs (pêche) sont interdits et où, le plus marines protégées. D’importants chantiers
sité en général. L’étude des aires marines souvent, les usages non extractifs (plongée ont abouti ou sont en projet. Cependant,
protégées a émergé dans les années1990 sous-marine) le sont également. On parle ici dans de nombreux États, y compris la France,
et il aura fallu une vingtaine d’années de protection intégrale. Les réserves de Carry- aucun texte juridique ne définit de façon
pour clairement en établir les bénéfices éco- le-Rouet et du cap Couronne, proches de Mar- uniforme la notion d’aire marine proté-
logiques et socio-économiques. Mais aujour- seille, en sont des exemples. gée. La tentation était donc grande de décla-
d’hui, les résultats scientifiques ayant rer comme telles des zones côtières de
démontré leur efficacité ne se généra- L’EFFICACITÉ ÉCOLOGIQUE divers statuts. Certains y voient une ten-
lisent plus aussi facilement. Comment
expliquer ce qui ressemble à une régres-
et socio-économique des aires tative d’harmoniser le mille-feuille admi-
nistratif et juridique d’un zonage côtier
sion ? L’efficacité de ces aires aurait-elle marines protégées est menacée aujourd’hui compliqué ; mais d’autres
diminué? L’outil ne serait-il plus adapté? par leur détournement. n’y voient tout simplement qu’une façon
La réponse est, hélas, plus prosaïque. de gonfler les chiffres.
L’évaluation d’une aire marine protégée La plupart des aires marines protégées C’est ainsi qu’en Europe, et en particu-
implique de définir les objectifs d’un tel espace, dans le monde sont soit des réserves lier en France, des zones aussi diverses que
les critères de succès et les indicateurs quan- marines, soit des aires multi-usages avec les sites du réseau Natura 2000 ou les par-
tifiables permettant de déterminer si ces des réserves marines en leur sein, qui com- ties maritimes des zones du Conservatoire
critères sont atteints, puis de collecter avec binent ainsi protection partielle et intégrale, du littoral peuvent être considérées comme
rigueur les données nécessaires. Mais cela comme l’aire de Cerbère-Banyuls, proche des aires marines protégées. Sans mettre
suppose de définir au préalable ce qu’est une de Perpignan, ou celle de la Grande Barrière ici en question leur bien-fondé, ces zones
telle aire : une zone marine géographique- de corail, en Australie. n’ont pas forcément la finalité attendue, à
ment délimitée, établie par des lois interna- Ces deux types d’espaces ont fait l’ob- savoir « la conservation à long terme de la
tionales, nationales, territoriales, tribales ou jet de nombreuses études scientifiques. Leur biodiversité et des ressources naturelles ».
locales, désignée pour améliorer la conser- efficacité écologique et socio-économique C’est pourquoi les évaluer avec une grille
vation à long terme de sa biodiversité et de en tant qu’instrument de gestion côtière de critères propre aux aires marines pro-
ses ressources naturelles. Cette définition ayant été établie, les États se sont engagés, tégées conduira le plus souvent à conclure
est généralement acceptée. lors de la Convention sur la diversité biolo- qu’elles ne sont pas efficaces.
À y regarder de plus près, deux types gique en 2006, à ce que dix pour cent de Un autre phénomène récent est l’éta-
d’aires marines protégées émergent. En leurs « zones économiques exclusives » blissement de très grandes aires marines
premier lieu, il y a les aires « multi-usages », (jusqu’à 200milles marins de la côte) soient protégées. Cette démarche, sur le papier, est
à protection partielle : certains usages sont couvertes par des aires marines proté- également fort louable. Cependant, de nou-
interdits (par exemple la pêche sous- gées en 2010. Mais à cette date, la propor- veau, certains n’y verront qu’une façon de

14] Point de vue © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Opinions

faire du chiffre, ou même d’étendre la sou- que sur le papier. Dépourvues d’organisme est nécessaire. Il ne faut toutefois pas qua-
veraineté de certains États hors de leurs ou de plan de gestion, ou de budget pour lifier tout zonage spatial d’aire marine pro-
zones économiques exclusives ou sur leurs la surveillance et la coercition, elles ne peu- tégée, au risque d’amoindrir la perception
territoires ultramarins. Tel est le cas, par vent pas remplir leurs objectifs déclarés. que les usagers peuvent avoir de cet outil
exemple, de l’aire marine protégée de l’ar- Elles augmentent artificiellement la pro- de gestion, alors que leur soutien et impli-
chipel des Chagos, au centre de l’océan Indien, portion de zones «protégées» par les États. cation sont essentiels à l’établissement et
pour le Royaume-Uni, ou celle de Mayotte, Ces espaces sont loin d’être propres aux à la bonne gestion d’un tel espace. Enfin,
dans les Comores, pour la France. pays en développement, dotés de peu de un autre risque serait de faire croire que de
De tels espaces marins étendus sont ressources financières ; on en trouve sur le telles aires sont à elles seules la solution à
souvent très distants des régions densé- territoire français et dans des pays euro- tous les problèmes des océans. I
ment peuplées et des centres d’activités péens très proches de nos frontières ! C’est
socio-économiques. De ce fait, très peu de le cas, notamment, de l’aire marine proté- Joachim CLAUDET est chargé de recherche
personnes en bénéficient. Ces aires ont plus gée des îles des Cyclopes, en Sicile, ou du au CNRS et travaille au Centre de recherches
une valeur patrimoniale, mais, de nouveau, réseau d’aires marines de Moorea, en Poly- insulaires et observatoire de l’environnement
(CRIOBE), à Perpignan.
leur évaluation avec une grille propre aux nésie française. Il a dirigé l’ouvrage Marines Protected
aires marines protégées «classiques» ten- Nos côtes et espaces marins sont mena- Areas - A Multidisciplinary Approach
dra à conclure qu’elles ne sont pas toujours cés. Il convient de les protéger et de les gérer (Cambridge University Press, 2011).
efficaces. au mieux, pour des usages durables. La sou-
Enfin, cas critique s’il en est, de nom- plesse apportée par l’existence de nombreux Réagissez en direct
à cet article sur
breuses aires marines protégées n’existent outils de gestion, souvent complémentaires, www.pourlascience.fr

ÉCONOMIE

La fiscalité sur les très hauts revenus


Quelles seraient les conséquences de la proposition de François Hollande
de taxer à 75 pour cent les revenus annuels dépassant un million d’euros ?
Alain TRANNOY

A
u-delà de 360 000 euros, je Ces propositions ont évidemment une jamais excéder le taux marginal, lequel
prendrai tout !, promet Jean- dimension politique qu’il ne nous appartient augmente par tranches (le taux de chaque
Luc Mélenchon. Je prendrai les pas de discuter dans cette tribune. L’idée tranche est appliqué au montant gagné
trois quarts au-dessus d’un mil- n’est pas de trancher le débat, mais plutôt dans cette tranche). Le taux marginal est
lion d’euros de revenu déclare François d’en analyser le fondement sur un plan éco- celui de la tranche où se situe le dernier
Hollande! Les promesses de campagne fleu- nomique (nous considérons la rémunéra- euro gagné (aujourd’hui, 41 % pour le
rissent concernant le taux d’impôt à appli- tion comme provenant uniquement du 70 831e euro gagné).
quer à la dernière tranche de revenus. Ces travail). La réflexion sur les conséquences
propositions ne laissent personne indiffé- de la fiscalité pour l’ensemble de l’économie Taux marginal
rent; apparemment selon les sondages, elles s’articule autour des notions de taux mar-
ont fait partie des plus débattues par les ginal et de taux moyen d’imposition. et taux moyen
Français au cours de cette campagne pré- Rappelons d’abord rapidement la défi- Prenons deux exemples dans le cas où la
sidentielle. Normal, direz-vous, car il s’agi- nition d’un taux moyen. Ce dernier s’obtient proposition de François Hollande serait
rait d’une rupture avec l’existant : le barème en faisant le rapport entre l’impôt payé et mise en œuvre. D’abord celui d’une per-
de 2012 impose à 41 % tout euro gagné au- le revenu total. Il existe un seuil d’exemp- sonne qui gagnerait 100 millions d’euros
delà de 70 830 euros (tous ces chiffres s’en- tion, au-dessous duquel on ne paye pas par an. Le premier million serait taxé à 39,6%
tendent pour une part fiscale, c’est-à-dire d’impôt sur le revenu, puis le taux moyen et les 99 autres le seraient au taux marginal
un foyer fiscal composé d’un seul adulte). augmente avec le revenu, mais ne peut de 75 %. Cela représenterait un taux moyen

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Économie [15


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Opinions

de 74,6 %. Pour quelqu’un gagnant deux mil-


lions, le premier million serait toujours taxé
à 39,6 % et le second à 75 %, ce qui ne repré-
senterait plus que 57,3% pour le taux moyen.
Les deux taux importent sur un plan
économique. Selon la théorie économique,

Jean-Michel Thiriet
et plus particulièrement celle de la taxation
optimale, le taux marginal d’imposition doit
toujours être inférieur à 100 %. Aucune
personne sensée n’accepte de travailler
pour rien, ou alors c’est du bénévolat et il
faut invoquer d’autres motivations !
Au-delà de cette évidence, plus le taux
marginal d’imposition est élevé, plus il décou-
rage les individus de fournir un effort ou
d’obtenir une rémunération supplémentaire.
Cet effet de découragement peut avoir des
conséquences néfastes pour l’ensemble de et poussé à la hausse leur salaire depuis une
l’économie. Cette remarque s’applique-t-elle trentaine d’années.
aux PDG ? Tout le monde comprend qu’un PDG En revanche, on perçoit moins pourquoi
est jugé sur les résultats de la société qu’il l’offre de très bons PDG ne s’est pas déve-
dirige et, qu’en conséquence, il devrait loppée. Même si les écarts de salaires nets
être mieux payé s’il parvient à obtenir des entre PDG de PME et de grandes entreprises
résultats supérieurs à ceux des autres socié- diminuaient, les PDG ne réduiraient pas leurs
tés du secteur. Mais que signifie fournir efforts pour bien gérer leurs entreprises, de
moins d’effort pour un PDG ? sorte qu’aucune répercussion négative ne
serait enregistrée sur l’évolution de l’éco-
Le PDG : une denrée nomie à long terme. À condition de raison-
ner en économie fermée, comme s’il n’existait
anormalement rare aucune possibilité pour les PDG d’exercer leur
Il semble qu’à partir d’un certain montant, talent en dehors des frontières.
l’effort n’est plus directement lié au revenu. Mais que se passe-t-il si la perspective
Le PDG d’une grande entreprise ne travaille d’un impôt plus faible dans un pays étran-
pas plus que celui d’une PME. Il a simplement ger incite le PDG d’une entreprise à délo-
plus de responsabilité. Les décisions qu’il caliser une partie de ses activités ou à
prend sont plus lourdes de conséquences. émigrer sous d’autres cieux ? Ici, c’est le
En cas de mauvaise décision, les consé- taux moyen d’imposition qui importe
quences en termes de chiffre d’affaires, de dans la comparaison. En l’occurrence, le
bénéfices et d’emplois sont plus importantes PDG se demanderait si ce choix est perti-
dans une grande entreprise que dans une nent d’un point de vue fiscal, mais aussi
petite. Conscientes de ce risque, les grandes d’un point de vue personnel. Un éventuel
entreprises se disputent les meilleurs PDG, mal du pays risque-t-il ou non de lui faire
prêtes à surenchérir pour débaucher ceux regretter un écart de 20 à 30 points de taux
ou celles qu’elles estiment – à tort ou à rai- d’imposition moyen ? Une telle mesure
son – aptes à prendre les meilleures déci- ne devrait être prise qu’en coordination
sions. Le chiffre d’affaires augmentant avec avec nos principaux partenaires et voisins,
le temps, les moyens pour débaucher les au risque d’un appauvrissement des talents
meilleurs décideurs font de même. Appa- s’exerçant dans le cadre national. I
remment, le salaire du PDG serait toujours
plus ou moins proportionnel au montant Alain TRANNOY est directeur d’études
du chiffre d’affaires. Ainsi s’explique le méca- à l’École des hautes études en sciences
nisme qui a entretenu la demande de PDG sociales, EHESS, à Marseille.

16] Développement durable © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Opinions

VRAI OU FAUX

Les épinards rendent-ils plus fort ?


Non. Ce mythe est véhiculé par le dessin animé Popeye,
qui attribue une haute teneur en fer aux épinards. Or si le fer
a bien de multiples vertus, les épinards en contiennent peu.
Jean-Marie BOURRE

L
orsqu’il est en difficulté, Popeye santé : apathie, somnolence, irritabilité, En outre, le fer des végétaux est assez
avale une boîte d’épinards. Ces incapacité à se concentrer, perte de mal assimilé par l’organisme. On distingue
aliments sont censés contenir mémoire... Les perturbations des perfor- deux sortes de fer dans la nourriture. Le
du fer, qui décuplerait sa force. mances mentales sont généralement fer dit héminique est enserré dans une struc-
Qu’en est-il réellement ? réversibles et disparaissent avec la prise ture organique complexe nommée hème.
Le fer participe à de multiples fonctions de fer. Un tel traitement a été appliqué à Il n’est présent que dans les aliments d'ori-
biologiques. C’est un des constituants de des enfants guatémaltèques, qui étaient gine animale, notamment dans l’hémoglo-
l'hémoglobine des globules rouges (qui anémiques (c’est-à-dire ayant une concen- bine du sang et dans la myoglobine des
transportent l’oxygène dans l’organisme), tration d’hémoglobine insuffisante pour muscles. Un peu plus de 25 pour cent de
de la myoglobine (qui stocke l’oxygène dans un bon transport de l’oxygène par le sang) ce fer est assimilé et utilisé par l’organisme.
les muscles) et de nombreuses enzymes. en raison d’un déficit alimentaire et qui Le fer non héminique, ou minéral, est
Celles-ci interviennent dans diverses présentaient des scores faibles à certains libre, sous forme ionique. C’est le seul pré-
réactions métaboliques, ainsi que dans la tests cognitifs : ils ont rattrapé leur retard sent dans les végétaux. Quatre pour cent
synthèse de l’ADN, de l’ATP (la molécule vec- en 10 à 12 semaines. de ce fer est assimilé en moyenne.
trice de l’énergie dans les cellules) et de Ainsi, non seulement les épinards ne
composés telle l’adrénaline. Des carences contiennent pas plus de fer que les autres ali-
Dès lors, l’ingestion de fer tonifie aussi ments, mais de surcroît ce fer est peu bio-
bien le cerveau que les muscles, notam- fréquentes disponible, c’est-à-dire qu’il n’est presque pas
ment parce que le sang leur apporte plus d’oxy- Les carences sont fréquentes en France, absorbé par l’organisme! Toutefois, ils contien-
gène. Une expérience dans une plantation au comme l’a montré l’étude SUVIMAX, menée nent d’autres précieux nutriments : vita-
Sri Lanka suggère que le salaire des femmes par l’INSERM. Les femmes sont particuliè- mine B9, magnésium, potassium...
qui récoltent le thé, payées au kilogramme rement touchées, car les saignements asso- En 1929, lors de la création du person-
ramassé, est proportionnel à la quantité de ciés aux règles leur font perdre du fer : huit nage de Popeye, Elzie Segar consulta une
fer dans leur sang ! Ces femmes ont été pour cent d’entre elles présentent cer- table de composition des aliments pour
équipées d’un appareil enregistrant les mou- tains des symptômes décrits précédem- rechercher le plus riche en fer. En raison d’une
vements, du type des podomètres utilisés ment. Les hommes peuvent aussi être faute d’impression, le document attribuait
par les randonneurs. Celles qui mangent un atteints en cas d’hémorroïdes, de petites dix fois plus de fer aux épinards qu’ils n’en
peu de viande, aliment riche en fer, font presque blessures à répétition... contiennent réellement. Popeye avait
le double de mouvements et ramassent donc Une alimentation riche en fer est donc d’ailleurs compris que le métal des épinards
deux fois plus de thé que les autres. La prise nécessaire. Les épinards en contiennent- n’était pas suffisant : il mangeait aussi... la
de compléments en fer a entraîné un accrois- ils beaucoup ? Non. Les aliments les plus boîte, en fer !
sement notable de la récolte quotidienne. Des riches en fer sont ceux d’origine animale: bou-
résultats similaires ont été obtenus chez des din noir, viande (en particulier celle de bœuf), Jean-Marie BOURRE est membre des Académies
ouvriers recueillant le latex d’hévéa, en thon rouge, coquillages... Cent grammes de de médecine et d’agriculture, ancien directeur
des unités INSERM de neurotoxicologie
Indonésie, et les cannes à sucre, à Cuba. boudin noir cuit contiennent ainsi 22 milli- et de neuropharmaconutrition.
À l’inverse, les carences en fer ont de grammes de fer, contre 2 milligrammes dans J.-M. Bourre, La chrono-diététique,
multiples conséquences néfastes sur la 100grammes d’épinards cuits. Odile Jacob, 2012.

18] Opinions © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

. UN VOTE TROP COMPLIQUÉ. bilité d’élire le candidat préféré des électeurs. Les RÉPONSE DE BENJAMIN DESSUS
Les auteurs de l’article Ne votez pas, jugez ! sondages de début avril 2012 confirment par Le scénario Négatep fait en effet partie des
(Pour la Science n° 414, avril 2012, exemple que le candidat réellement voulu par l’élec- rares scénarios énergétiques complets exis-
http://bit.ly/414_vote) ont-ils imaginé torat pourrait perdre : François Hollande gagne tants. Cependant, comme tous les autres scé-
le comportement de 44 millions d’électeurs contre Nicolas Sarkozy en face-à-face, mais n’ar- narios présentés à l’exception du scénario
devant le système de vote astucieux riverait que deuxième avec le scrutin majoritaire Négawatt et de la note de Global Chance, il pré-
mais très compliqué qu’ils proposent, à un tour. En outre, ce mode de scrutin majoritaire sente une augmentation de la consommation
le jugement majoritaire ? Et comment ne favorise pas le vote honnête: en cas de nom- d’électricité d’ici 2050.
dépouiller des millions de bulletins breuses candidatures, pour qui voter? Son favori, Par ailleurs, le but de l’article n’était pas de
comportant 70 cases ? même quand celui-ci n’a aucune chance? Un can- recenser l’ensemble des scénarios énergétiques,
Pierre Deloye didat extrême, pour protester? Ou «utilement», mais de comparer, du point de vue des coûts
sans être certain que le calcul soit le bon? pour l’usager et la collectivité, des stratégies
Il existe plus simple et plus efficace électriques fondées sur la poursuite des ten-
que le jugement majoritaire : le scrutin . SCÉNARIOS ÉNERGÉTIQUES EN DÉBAT. dances actuelles avec des stratégies d’écono-
majoritaire à un tour. Il permet de couper L’article Choix énergétiques : un débat biaisé mie d’électricité. D’où le choix comme référence
court à toutes les petites candidatures (Pour la Science n° 414, avril 2012, d’un scénario central du ministère de l’Industrie.
irresponsables et aux manipulations http://bit.ly/414_dessus), a suscité En outre, le scénario Négatep repose sur
électorales entre les deux tours. de nombreuses réactions. Rappelons l’implantation à moyen terme de réacteurs de
C’est ce que pratique la Grande-Bretagne, qu’il n’avait pas vocation à être exhaustif, quatrième génération... qui n’existent pas encore.
qui reste un modèle de démocratie. mais plutôt à alimenter le débat...
Charles Henri Germa C’est chose faite ! Voici deux points parmi Concernant l’efficacité énergétique, le chauf-
toutes les remarques – voire les critiques – fage électrique, avec l’eau chaude, ne représente
 RÉPONSES DE MICHEL BALINSKI soulevées. Retrouvez-les in extenso que 80 TWh sur une consommation des bâti-
ET RIDA LARAKI sur notre site Internet. ments résidentiels de l’ordre de 280 TWh. Le
En ce qui concerne la complexité du jugement reste est imputable aux applications dites spé-
majoritaire, plusieurs milliers de personnes ont Pourquoi ne pas évoquer le scénario Négatep, cifiques de l’électricité. Les possibilités d’éco-
pratiqué ce mode de scrutin dans divers sondages proposé par l’association Sauvons le climat ? nomies dans ce domaine sont très importantes
et expériences électorales, toujours rapidement, Ce scénario vise à diviser par quatre les émis- et économiquement rentables.
avec satisfaction, sans difficulté. sions de gaz à effet de serre, et s’attaque donc Bien entendu, si les applications de l’élec-
Il existe plusieurs modalités de mise en œuvre; en priorité aux sources d’énergie autres qu’élec- tricité changeaient fondamentalement (par
en voici deux. Une urne pour chacun des candi- trique. Les énergies renouvelables se substitue- exemple avec l’arrivée massive de véhicules élec-
dats pourrait être installée. Les votants y glisse- raient à une partie des énergies fossiles, et non triques), la consommation augmenterait. Mais la
raient la mention qu’ils attribuent à ce candidat. pas au nucléaire, sans lequel les économies pro- comparaison a été établie avec un scénario
Le dépouillement compterait la répartition des posées dans l’article ne sont pas tenables. officiel répondant aux mêmes types de besoins.
mentions de chaque urne. Pour 10 candidats, il Jean-Pierre Gaillet Par ailleurs, le rythme d’implantation du sys-
faudrait environ cinq fois plus de temps qu’avec tème électrique proposé suit celui de la loi du
le scrutin majoritaire habituel. Mais garantir l’élec- Comment diminuer la consommation d’électricité Grenelle de l’environnement pour 2020. La
tion du meilleur candidat n’en vaut-il pas la peine? de 34 pour cent d’ici à 2031? L’efficacité énergé- multiplication par deux de l’éolien entre 2020
Autre solution, une machine de vote électro- tique est en effet déjà mise en œuvre dans le et 2030 se justifie par l’arrivée à maturité des
nique pourrait imprimer le bulletin de vote tel domaine de l’électricité, où le seul potentiel d’éco- champs éoliens offshore. L’implantation d’une
que présenté dans l’article, pour fournir à l’élec- nomie reste le chauffage individuel. Sans comp- capacité de production photovoltaïque de 50 TWh
teur un reçu de son vote et permettre un recours. ter que la généralisation des véhicules électriques suppose que la compétitivité économique soit
Le dépouillement, lui, serait effectué par la machine entraînerait une demande supplémentaire acquise à cet horizon, et non plus seulement la
en quelques secondes. de60TWh/an. Par ailleurs, pour atteindre d’ici2031 parité avec le prix de l’électricité. Cette hypo-
les capacités de production photovoltaïque et thèse est probable vu la baisse du coût des cel-
Concernant le scrutin majoritaire à un tour, éoliennes proposées, il faudrait multiplier par 292 lules photovoltaïques. On peut aussi remarquer
comme l’avait signalé Borda dès 1770, il n’y a la première et par 14 la seconde! C’est irréalisable. que les rythmes en vigueur en Allemagne sont
pas pire! Ce mode de scrutin minimise la proba- Christophe de Reyff du même ordre.

20] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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virus, virus géants, mimivirus, megavirus, EhV, CroV, Emiliania huxleyi, réplication, virologie, phylogénie

Dossier VIRUS

Les virus
Une nouvelle
géants forme de vie ?

T
rop petits pour être visibles au microscope
optique, dépourvus de métabolisme, les virus
que l’on connaissait depuis la fin du XIXe siè-
cle sont vus comme des parasites inanimés et non
comme des organismes vivants. Munis d’une poi-
gnée de gènes, ils sont juste capables de détour-
ner à leur profit l’appareil génétique de la cellule
qu’ils infectent pour lui faire produire d’autres par-
ticules virales identiques.
La découverte récente de virus plus gros que
certaines bactéries, en particulier Mimivirus en 2003
et Megavirus en 2010, bouleverse ce tableau (voir
page 22). Ce n’est pas une pure question de taille.
Les virus géants ont plusieurs centaines à plus d’un
millier de gènes,beaucoup plus que nécessaire pour
un simple détournement du noyau de la cellule hôte.
Ils contiennent aussi diverses protéines, enzymes
et séquences d’ARN. Et surtout, ils ne font pas appel
à l’appareil génétique de la cellule infectée pour
se répliquer : ce processus a lieu dans le cytoplasme
de la cellule, en utilisant seulement les ribosomes
et les nutriments de l’hôte (voir page 30).
Ce mode de réplication plus indépendant et le
fait que, contrairement au cas des virus classi-
ques, la plupart des gènes des virus géants ne pro-
viennent pas d’autres organismes connus posent
en des termes nouveaux la question de l’origine des
Angie Fox/World of Viruses Project/University of Nebraska State Museum/University of Nebraska-Lincoln

virus et de leur appartenance ou non au monde


vivant. On espère de nouvelles découvertes pour
nourrir le débat. En particulier, des missions d’ex-
ploration telles que Tara Oceans ont récemment mon-
tré que le monde des virus aquatiques, auquel
appartiennent les virus géants, est d’une richesse
insoupçonnée et qu’il joue un rôle de premier
plan dans la biosphère (voir page 34). Ces mois-
sons océaniques pourraient bien apporter un grand
VUE D’ARTISTE du virus EhV, qui infecte l’algue unicellulaire Emiliania
nombre de nouveaux virus géants, et leurs résul- huxleyi. Son ADN est composé de 407 000 paires de bases et coderait
tats sont donc attendus avec impatience. plus de 450 protéines. Son diamètre, près de 0,2 micromètre, est modeste
La rédaction par rapport à celui de certains autres virus géants.

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virus, virus géants, mimivirus, megavirus, sputnik, mavirus, mamavirus, NCLDV, CroV, EhV

Virologie

Les virus James Van Etten

L’ E S S E N T I E L
 Plusieurs virus
de grande taille ont été
découverts au cours
des dix dernières années,
et l’on soupçonne
l’existence de très
nombreux autres.

 Ces virus ont un grand


nombre de gènes, dont
la plupart n’ont pas
d’équivalents connus chez
d’autres organismes.
Campbell Strong et Gaël McGill, Digizyme Inc. (www.digizyme.com)

 Certains
des virus géants jouent
un rôle biologique
et environnemental
important.

 L’origine des virus


géants et leur parenté
avec les diverses branches
du vivant restent
fortement débattues.

22] Virologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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géants La découverte récente de virus plus gros


que certaines bactéries bouleverse
notre conception de la nature des virus
et de l’histoire de la vie.

S elon la conception classique, cor-


recte pour l’essentiel, un virus
ressemble à un minuscule cam-
brioleur: il pénètre furtivement dans
une cellule vivante, s’empare des com-
L’histoire remonte à 1992. Cette
année-là, on découvrit un nouveau
micro-organisme provenant d’une
tour de refroidissement d’une centrale
électrique à Bradford, en Angleterre.
mandes de la biosynthèse et contraint Timothy Rowbotham, microbiologiste
la cellule à lui fabriquer un grand nom- au Laboratoire de santé publique de
bre de descendants. Ces derniers Leeds, y recherchait l’agent responsa-
s’échappent ensuite de leur hôte et vont ble d’une épidémie locale de pneumo-
perpétuer dans d’autres cellules le cycle nie. Ses investigations le conduisirent
de réplication. Les virus sont suppo- vers les eaux chaudes de cette tour
sés très petits par rapport à la taille des de refroidissement; un tel milieu est
cellules, qui est de l’ordre du micro- un réservoir bien connu de bactéries
mètre (un millième de millimètre, ou pathogènes du genre Legionella, res-
1000 nanomètres), et se contenter de ponsables de la légionellose, une forme
quelques gènes bien adaptés. grave de pneumonie.
Cette vision a volé en éclats à par-
tir des années2000, avec la découverte
de virus aussi gros que des bactéries
Des parasites
et dotés de caractéristiques qui les dis- dans une amibe
tinguent nettement des virus ordinai- Les particules présentes dans l’échan-
res, notamment un génome de grande tillon ont dans un premier temps été
taille contenant plusieurs centaines prises pour des bactéries. La micros-
de gènes. Ces virus géants ont ouvert copie les révélait à l’intérieur d’ami-
un nouveau domaine de recherche bes de l’espèce Acanthamoeba polyphaga,
aux biologistes, dont les idées sur la qui se nourrissent en ingérant bacté-
frontière entre les virus et le vivant, ries et autres microparticules. Mais
ainsi que sur l’origine des virus, se le génome de ces entités s’est révélé
voient remises en question. très différent de celui des bactéries.
Onze ans plus tard, en 2003, les tra-
1. CERTAINS VIRUS récemment décou-
verts, tel Mimivirus, sont géants par rap- vaux de Didier Raoult, Jean-Michel
port à d’autres, tels les rhinovirus Claverie et leurs collègues, à l’Univer-
(responsables des rhumes et rhinites) et sité de Méditerranée à Marseille, éclair-
le VIH (le virus du sida). cirent la question : ces organismes

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mystérieux sont des virus géants, auxquels découvert dans les eaux chiliennes par que l’on n’ait pas détecté de virus plus gros
on donna un nouveau nom, Acanthamoeba l’équipe de J.-M. Claverie : Megavirus chi- que la porosité des filtres.
polyphaga Mimivirus, le terme Mimivirus lensis a une taille supérieure de dix pour Par ailleurs, les méthodes habituelles
étant la contraction de Microbe mimicking cent à celle de Mimivirus, et son génome de culture ne permettaient pas de mettre en
virus, c’est-à-dire virus imitant un microbe. est formé de 1,259 million de paires de évidence la présence de virus géants, car
bases, pour 1 120 protéines codées. ces grosses particules s’enfonçaient dans
Un virus qui mesure Pour comparaison, la plus petite bac-
térie vivant à l’état libre, Mycoplasma
la gélose molle servant de milieu de culture
aux bactéries et autres organismes hôtes, ce
près d’un micromètre genitalium, ne mesure que 0,45 micromè- qui les empêchait de se disséminer et de for-
Mimivirus était alors le plus grand virus tre, a un génome de taille moitié de celui mer des plaques visibles. Une autre expli-
jamais découvert. On connaissait de gros de Mimivirus et ne code que 482 protéines. cation du caractère insaisissable des plus
virus depuis quelques années. La plu- Et l’organisme cellulaire le plus petit connu, grands virus est que beaucoup d’entre eux
part font partie des « grands virus nucléo- Hodgkinia cicadicola, une bactérie parasite infectent des protistes, organismes unicel-
cytoplasmiques à ADN », ou NCLDV (de de certaines cigales décrite en 2009, a un lulaires qui attirent beaucoup moins l’atten-
l’anglais nucleo-cytoplasmic large DNA viru- génome de seulement 140 000 paires de tion que les végétaux et les animaux.
ses). Ce groupe comprend plusieurs famil- bases, qui ne code que 169 protéines. Les projecteurs étant aujourd’hui enfin
les. Citons les Poxviridés, qui infectent des braqués sur eux, les virus géants offrent
vertébrés (tel le virus de la variole) et des Les virus géants un nouveau terrain d’exploration : quelle
invertébrés, les Iridoviridés et Ascoviri- est l’origine de ces surprenants agents ?
dés, qui parasitent des insectes et des ont une taille supérieure Quelle est leur structure ? Par quels méca-
vertébrés à sang froid, les Phycodnaviri-
dés, des virus aquatiques dont les hôtes
à 0,2 micromètre et leur nismes se répliquent-ils ? Quelle est leur
place dans le monde vivant ? Quel rôle y
sont des algues vertes, et les Asfarviri- génome comporte plus jouent-ils? Les biologistes ne font que com-
dés, des virus de mammifères. mencer à répondre à ces questions.
On considère comme géants les virus
de 300 000 paires Mimivirus est bien représentatif des
dont le génome a plus de 300 000 paires de bases. virus géants. Son virion – la particule qui
de bases et dont la capside (l’enveloppe du regroupe les éléments structuraux du virus,
virus, formée de protéines) mesure envi- La plupart des virus géants n’ont été en particulier son matériel génétique et la
ron 0,2 micromètre ou plus. Mimivirus, dont découverts et caractérisés que ces toutes coque de protéines– a un cœur à peu près
le diamètre atteint environ 0,75 micromè- dernières années. L’une des principales rai- icosaédrique d’environ 500nanomètres (un
tre, est un géant parmi les virus géants. Son sons est que, pour isoler les particules vira- icosaèdre est un polyèdre constitué de
génome comporte plus de 1,182million de les, on utilise généralement des filtres dont 20faces triangulaires). Ce cœur est chevelu:
paires de bases et code 1 018 protéines, des les pores mesurent 0,2micromètre. En pra- il est recouvert par un ensemble dense de
chiffres énormes selon les normes virales. tique, les virus sont définis comme des fibrilles radiales longues d’environ
Mimivirus a d’ailleurs été détrôné en2010 agents qui se répliquent et qui passent à 140 nanomètres. Les scientifiques n’ont pas
par Megavirus chilensis, un virus géant travers de tels filtres. On comprend donc encore complètement caractérisé les fibril-
les, mais la présence dans le génome de
Mimivirus de gènes semblables à ceux per-
D’après données fournies par Alan Cann

A. polyphaga Mimivirus
Rickettsia prowasekii mettant la synthèse des parois bactérien-
Chlamydia trachomatis nes suggère qu’elles pourraient être de
constitution voisine. Mimivirus et Megavi-
Mycoplasma capricolum
rus sont les seuls NCLDV que l’on connaisse
Tropheryma whipplei
munis de cette enveloppe de fibrilles.
Mycoplasma pneumoniae
Autre particularité du virion de Mimi-
Ureaplasma parvum virus : l’un des sommets de la capside
Virus de Cafeteria roenbergensis (CroV) icosaédrique présente une structure proé-
Phage G de Bacillus subtilis minente en forme d’étoile à cinq branches
Mycoplasma genitalium (voir les figures 1, 3 et 4). Cette structure a
Nanoarchaeum equitans un rôle central dans le processus d’infec-
Virus de Emiliania huxleyi (EhV-86) tion de la cellule.
Bactéries ou archées Quand une amibe ingère un Mimivi-
Virus de P. bursaria Chlorella (NY-2A) Virus
Hodgkinia cicadicola rus, ce dernier pénètre dans la cellule à l’in-
térieur d’une vacuole, compartiment bordé
0 00 00 00 00 00 00 d’une membrane, qui fusionne avec des
0 00 0 00 0 00 0 00 0 00 0 00
2 4 6 8 10 12 lysosomes, des organites digestifs. C’est
Taille du génome (en paires de bases) probablement l’activité des enzymes lyso-
2. LES GÉNOMES DES VIRUS GÉANTS peuvent être plus grands que ceux de certaines bactéries. somales qui provoque l’ouverture de la
Ces génomes présentent des nouveautés. Ainsi, dans le cas de Mimivirus, 86pour cent de ses séquen- structure en étoile du virion. Il semble
ces codant des protéines n’ont pas de gènes homologues connus dans les génomes cellulaires. qu’ensuite, une membrane interne au

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a b c

0,1 ␮m

3. MIMIVIRUS est recouvert de fibrilles


lui donnant un aspect laineux (a), en
dehors de sa structure étoilée. Cette
étoile disparaît quand le virion s’ouvre
pour laisser passer son ADN (b). La répli-
Abraham Minsky, Institut Weizmann

cation du virus met en jeu un complexe


qualifié d’usine de réplication. Ce com-
plexe, isolé d’une amibe huit heures
après l’infection, montre à la fois des
virions bien formés et des virions n’ayant 0,1 ␮m
pas encore leurs fibrilles (c).

Mimivirus fusionne avec la membrane de Mamavirus pouvait lui-même être infecté Quelle est la place des virus géants dans
la vacuole qui l’entoure, le génome du par un virus parasite, qui a reçu le nom de le monde vivant et son évolution? La pré-
virus étant ainsi directement injecté dans Sputnik. En d’autres termes, on venait de sence de nombreuses familles de gènes,
le cytoplasme de l’hôte, avec de nombreu- découvrir le premier virus de virus. inconnues auparavant chez les virus, est au
ses autres protéines contenues dans la cap- Il ne s’agit pas de virus satellites : cœur de cette question. Une reconstitution
side. Un complexe d’assemblage viral, assez fréquents, ces derniers sont des agents de l’évolution des NCLDV, publiée en2010
nommé usine de réplication, se forme alors infectieux constitués de petites quantités par Eugene Koonin et Natalya Yutin, des
dans le cytoplasme autour de cette cap- d’acide nucléique (ADN ou ARN) et dont Instituts américains de la santé à Bethesda,
side virale dénudée. Cette usine de répli- la réplication nécessite la présence, dans suggère l’existence d’un ancêtre commun
cation s’agrandit au point que, six heures la cellule infectée, du génome d’un autre aux virus de ce groupe. Cet ancêtre était
après le début de l’infection, elle occupe virus. Dans le cas de Mamavirus, le virus vraisemblablement doté d’un petit ensem-
une grande partie du volume cellulaire. compagnon Sputnik semble ne pas être juste ble de 47gènes ayant laissé des traces dans
Au sein de l’usine de réplication, des un satellite, mais un véritable parasite de les génomes viraux actuels.
capsides virales vides, partiellement assem- l’usine de réplication. À mesure de leur évolution, les NCLDV
blées et dépourvues de fibrilles, sont synthé- ont perdu des gènes, en ont dupliqué d’au-
tisées – selon des mécanismes qui restent à
élucider– et incorporent en leur sein de l’ADN.
Des virus eux-mêmes tres et en ont acquis certains de leurs
hôtes ou d’autres organismes. Les virus
Curieusement, cette encapsidation de l’ADN infectés par un virus géants, comme les autres virus, sont en
se produit à travers des faces de la capside Sputnik modifie en effet le pouvoir infec- quelque sorte des pickpockets généti-
virale ne faisant pas partie de la structure tieux de Mamavirus dans les amibes. Il sem- ques qui subtilisent des gènes de leurs hôtes
étoilée. Autrement dit, l’entrée de l’ADN ble provoquer la formation de virions de au fil des âges.
dans le virion et sa sortie hors du virion s’ef- Mamavirus défectueux, ce qui n’est pas le L’interprétation des reconstitutions
fectuent à travers des portes différentes, ce cas pour les virus satellites ordinaires. Cette phylogéniques virales est donc un véri-
qui est une première pour un virus. Une fois propriété inédite et d’autres caractéristi- table casse-tête. Une esquisse grossière de
les virions assemblés, la cellule, pleine d’envi- ques de son mode de vie ont conduit à pro- l’histoire évolutive se dessine cependant.
ron 1 000 virus matures, se désagrège: les poser un nouveau groupe et un nouveau L’analyse de 45 virus géants a permis
particules virales sont désormais libres d’in- nom, virophages, pour désigner les virus qui d’identifier cinq gènes communs à tous
fecter d’autres cellules et de répéter le cycle. parasitent des virus géants (par analogie les virus NCLDV et 177 autres gènes qui
En 2008, les virus géants créèrent une aux bactériophages, terme qui désigne les sont partagés par au moins deux des famil-
nouvelle surprise. D.Raoult et ses collègues virus infectant les bactéries). les de virus NCLDV. Le signal génétique
mirent au jour une nouvelle souche de Et en avril2011, Mathias Fischer et Cur- ancien est toutefois très faible. Par exem-
Mimivirus en cultivant des amibes dans tis Suttle, de l’Université de Colombie-Bri- ple, pour trois virus choisis au sein de la
de l’eau provenant d’une tour de refroidis- tannique à Vancouver, publièrent la famille des Phycodnaviridés, on a seule-
sement parisienne. Dotée d’un génome légè- découverte d’un nouveau virophage, ment 14 gènes communs indiquant une
rement plus grand que Mimivirus, cette nommé Mavirus, parasite du virus géant histoire évolutive partagée, alors que leurs
nouvelle souche fut dénommée Mamavi- CroV qui infecte, lui, un protiste de l’espèce génomes regroupent au total plus d’un
rus. Mais la véritable surprise était que Cafeteria roenbergensis. millier de gènes.

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a b c L’étude métagénomique publiée


en 2002 par Mya Breitbart et Forest Roh-
wer, à l’Université de l’État de San Diego,
avec leurs collègues, a ainsi montré que
200 litres d’eau de mer contiennent plus
de 5 000 virus différents, pour la plupart
d’espèces inconnues.
Michael G. Rossmann et al., PloS Biology, vol. 7(4), e1000092, avril 2009

0,1 ␮m Des gènes inconnus


d e f Dans une autre étude, la mission améri-
caine Global Ocean Sampling Expedition a
échantillonné des eaux depuis la Nouvelle-
Écosse jusqu’au Pacifique Est au cours
d’une circumnavigation de deux ans, entre
2004 et 2007. Dans 86 pour cent des sites
échantillonnés, les formes apparentées à
Mimivirus étaient les entités les plus abon-
dantes après les bactériophages. Les girus
sont ainsi répandus dans la nature et il
4. UNE RECONSTRUCTION DE LA STRUCTURE DU MIMIVIRUS sans les fibrilles, d’après des ima- est clair que l’on peut s’attendre à en décou-
ges de cryomicroscopie électronique, sous trois angles différents (d, e, f sont des vues en coupe). vrir beaucoup d’autres.
Les couleurs traduisent la distance radiale à partir du centre du virus : gris entre 0 et 180 nanomè- Le rôle des girus dans le façonnage
tres, rouge entre 180 et 210 nanomètres, couleurs de l’arc-en-ciel entre 210 et 250 nanomètres. de leur environnement s’éclaircit aussi.
Plus de la moitié de toute la photosynthèse
Quant à l’origine du groupe des girus. Vieux de plus d’un siècle, le terme sur la Terre est assurée par des micro-orga-
NCLDV, elle est controversée. Lors de la virus (qui signifie poison pour les Grecs) nismes photosynthétiques, dont les cya-
découverte de Mimivirus, certains cher- a perdu peu à peu de sa généralité avec nobactéries et les microalgues, désignées
cheurs, constatant qu’un nombre gigan- la découverte d’une immense diversité collectivement sous le nom de phytoplanc-
tesque (86 pour cent) de ses gènes ne d’agents viraux ayant des modes de vie, ton. On estime qu’à tout moment, 20pour
présentent aucune ressemblance notable des physiologies et des stratégies de répli- cent de toutes les cellules du phytoplanc-
avec des gènes d’organismes cellulaires, cation très différents. ton sont infectées par des virus, ce qui inclut
ont conclu que l’on devait considérer les La caractérisation de nouveaux acteurs des virus géants en quantités inconnues
NCLDV comme une quatrième branche du biologiques passe notamment par l’exa- mais manifestement importantes.
vivant, à côté des archées, des bactéries men de leur rôle dans le modelage de Un élément capital pour l’écologie des
et des eucaryotes (organismes à cellules leur environnement. Ces dernières années, systèmes océaniques et de la Terre est le
pourvues d’un noyau). On a ainsi suggéré le champ émergeant de la métagénomique microzooplancton qui se nourrit du phy-
que certains gènes des NCLDV provien- a ouvert une nouvelle fenêtre pour la com- toplancton. À ce jour, un seul virus est
draient du même patrimoine génétique préhension des écosystèmes. De quoi s’agit- connu pour infecter un tel protiste; il s’agit
ancestral que celui dont sont issus les pro- il ? Le métagénome d’un environnement du virus de Cafeteria roenbergensis, ou CroV
caryotes et les eucaryotes. est l’ensemble de tous les génomes des – un virus géant ayant 730 000 paires de
organismes présents dans cet environne- bases et 544 gènes qui codent des protéi-
ment. Pour le déterminer, on utilise une nes (comme on l’a mentionné précédem-
Une origine à éclaircir technique globale de séquençage (shot- ment, CroV a un virophage associé).
Dans ce cadre, étant donné la taille et la gun sequencing) : on collecte un échantillon Le phytoplancton est intimement lié à
complexité des génomes des NCLDV, deux de l’environnement étudié, puis on coupe un autre virus géant, qui a un vaste impact
hypothèses distinctes ont été émises : soit au hasard l’ADN qu’il contient. Les frag- sur l’environnement marin, terrestre et
l’ancêtre des NCLDV actuels a donné nais- ments résultants sont séquencés, et les atmosphérique. Emiliania huxleyi est une
sance au génome des eucaryotes, soit le séquences qui se recouvrent sont alors algue photosynthétique unicellulaire parmi
génome de la famille des NCLDV est issu alignées pour reconstituer des gènes. les plus abondantes. Sa cellule produit de
de la dégradation du génome d’un euca- Certains des gènes résultants peuvent être minuscules écailles de carbonate de cal-
ryote ancestral. Un transfert de gènes hori- identifiés en se référant à des bases de don- cium, composé qui, étant donné l’abon-
zontal entre virus et hôte a également nées génétiques. dance de ces microalgues, joue un rôle
joué un rôle important dans l’évolution des Les études métagénomiques révèlent important dans le cycle du carbone de
NCLDV (et de leurs cellules hôtes), dès les un nombre très élevé de gènes non identi- l’océan. E. huxleyi est sujette à des prolifé-
débuts de l’histoire biologique. fiés. Autrement dit, grâce à la métagénomi- rations périodiques et forme de gigantes-
Au vu de la spécificité morphologi- que, on se retrouve dans une position bien ques nappes pouvant s’étendre sur
que, écologique et génétique des virus particulière : nous savons que le nombre 100 000 kilomètres carrés. Un virus géant
géants, il a été proposé de les nommer d’espèces inconnues est très grand. qui infecte E.huxleyi, noté EhV (407000 pai-

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res de bases, 472 séquences codantes pré- dans l’écologie, la géologie et le climat de L’ A U T E U R
dites), est en grande partie responsable de son environnement.
la fin de ces proliférations (voir l’illustration Abordons à présent le lien éventuel
de couverture de ce numéro). En mourant, ces entre les virus géants et l’homme. Les
efflorescences de E.huxleyi libèrent de gran- particules de Mimivirus dans les échantil-
des quantités de matière organique, incluant lons provenant de Bradford ont été décou-
des écailles de carbonate de calcium déta- vertes parmi des bactéries susceptibles
chées, qui forment de vastes dépôts. Les de provoquer une pneumonie. On a donc
falaises blanches de Douvres en sont un voulu savoir si Mimivirus pourrait être
exemple frappant. pathogène pour l’homme.
La fin d’une efflorescence de E.huxleyi À première vue, il est fort improbable James VAN ETTEN
entraîne aussi la libération d’une subs- qu’un agent pathogène des amibes puisse est professeur de pathologie
végétale à l’Université
tance chimique dont l’altération par d’au- faire le «grand saut» vers l’homme, séparé du Nebraska à Lincoln,
tres micro-organismes produit de grandes des amibes par 800millions d’années d’évo- aux États-Unis.
quantités de diméthylsulfure, ou (CH3)2S. lution. Les infections virales sont en géné- Article publié
Ce composé est responsable de l’odeur ral très spécifiques des hôtes. Cette avec l’aimable autorisation
de American Scientist.
que nous associons à l’eau de mer. Lors- spécificité résulte de l’obligation pour un
que le diméthylsulfure atteint l’atmos- virus de prendre le contrôle de la machi-
phère, il contribue à la formation de nuages nerie de synthèse de la cellule hôte afin
et de la pluie. Ainsi, l’infection de la de se répliquer. Tout cela nécessite des inter-
microalgue E. huxleyi par EhV joue un rôle actions macromoléculaires nombreuses,

Les v i r u s a pp a r ti e n n e nt- i ls à l ’ a r b r e d u v i va nt ?
es virus sont-ils des êtres vivants? volés, qu’il n’existe pas un seul gène
L C’est un vieux débat,qu’a relancé
la découverte des virus géants.
partagé par tous les virus (pas de li-
gnée virale ancestrale), que les virus
BACTÉRIES

Dès 2006, Jean-Michel Claverie, à sont polyphylétiques (ils n’ont pas ARCHÉES
Marseille, écrivait que l’usine du virus d’ancêtre commun et apparaissent
Mimivirus
devrait être considérée comme le ici et là dans l’arbre évolutif en em-
Ectocarpus siliculosus-1 (EsV-1)
véritable organisme viral quand on pruntant des gènes à leurs hôtes).
parle d’un virus et que, « dans cette Le débat, animé, s’est pour-
interprétation, la nature vivante suivi dans un autre numéro de la EUCARYOTES
des virus est incontestable, au même même revue. Entre autres, J.-M. Cla-
niveau que les parasites bactériens verie et son collègue Hiroyuki Ogata Primate
Drosophile
intracellulaires ». Le virion ne serait ont critiqué le rejet des virus du do-
alors qu’une forme reproductrice, maine vivant en raison de leur po-
une étape dans la « vie » d’un virus lyphylétisme, en se focalisant sur les Cet arbre phylogénique a été présenté par J.-M. Claverie et H. Ogata pour
avant qu’il se revêtisse de l’appa- virus géants. Ils faisaient observer appuyer leur idée que les virus géants doivent être considérés comme
reil métabolique d’une cellule hôte, qu’il n’est pas pertinent de consi- une quatrième branche du vivant. Il est fondé sur 20 taxons et repré-
dérer les virus comme de simples vo-
sente la position d’un gène de réplication de l’ADN dans Mimivirus et dans
dirige la construction de l’usine
le virus géant ECV-1. Les branches de ces derniers apparaissent en des
interne du virus et se lance dans sa leurs de gènes de l’hôte quand
temps évolutifs très anciens, à l’époque où les archées et les eucaryo-
propre reproduction, comme toute 86 pour cent des gènes de Mimivi- tes ont divergé. Mais un arbre plus complexe, fondé sur 106 taxons et
autre forme de vie unicellulaire. rus ne ressemblent à aucun gène cel- d’autres versions homologues du gène de réplication, montre des résul-
En 2009, David Moreira et Pu- lulaire connu. En outre, ils présen- tats différents, où la parenté des virus géants n’émerge pas.
rificación López-Garcia, au Labora- taient un arbre phylogénique d’une
toire Écologie, systématique et évo- protéine de réplication de l’ADN dans seraient des sources probables de actuels sont chimériques, « consti-
lution, à Orsay, ont rediscuté de cette lequel Mimivirus et un autre virus transfert horizontal de gènes. D’après tués d’une mosaïque de séquences
D’après J.-M. Claverie et H. Ogata, Nature Reviews Microbiology

question dans Nature Reviews Mi- géant, noté ESV-1, bifurquaient ma- cet arbre, le groupe de gènes étu- d’origines différentes, qui rend la
crobiology. Selon eux, non seulement nifestement très près de l’endroit où dié a des racines dans des groupes théorie de l’arbre de la vie obsolète».
les virus ne sont pas vivants, mais l’arbre du vivant se ramifie en trois d’eucaryotes de parenté éloignée, L’arbre enraciné imaginé par Darwin
ils n’ont aucune place dans un quel- domaines (voir la figure ci-dessus). avant que ces gènes n’aient été dé- n’est pertinent à l’ère génomique
conque arbre phylogénique reliant En réponse, D. Moreira et robés par les virus.Il contredirait donc que s’il est construit gène par gène,
les organismes actuels à l’ancêtre P. López-Garcia ont exhibé un arbre l’idée d’une quatrième branche de pour être utilisé afin de déduire l’his-
commun de toute vie. Pour exclure plus riche – 106 taxons contre 20 – l’arbre du vivant. toire évolutive du gène, et non pas
les virus de l’arbre de la vie, D. Mo- et fondé sur un plus grand nombre De son côté, Didier Raoult, à des formes de vie.
reira et P. López-Garcia affirmaient d’homologues de gènes provenant Marseille, récuse la notion d’arbre Le dernier mot dans ce débat ?
notamment que leurs gènes sont d’hôtes de Mimivirus et d’ESV-1, qui du vivant. Selon lui, les organismes Il reste encore à écrire...

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a
b c Membrane interne
Coque
de glycoprotéines
Génome (ADN)
M. V. Cherrier et al., PNAS, vol. 106, pp. 11085-11089, 2009

Xinzheng Zhang et Michael Rossmann/Université Purdue


Poche

Chlorella Paroi de la cellule hôte


Structure en pointe
Wim van Egmond

50 ␮m 50 nm

5. LE VIRUS GÉANT PBCV-1 (a; les fausses cou- tistes (b, ici Paramecium bursaria). Ce virus a crage d’un virus PBCV-1 à sa cellule hôte (virion
leurs distinguent les différentes structura- plus de 400 gènes et mesure environ 0,2 micro- de gauche) et le début de sa pénétration (virion
tions de la surface de sa capside icosaédrique) mètre. Dans la reconstruction réalisée à partir de droite) : un trou a été formé dans la paroi de
infecte des Chlorella, algues unicellulaires qui de vues en cryomicroscopie électronique (c), on l’hôte, et la membrane cellulaire de ce dernier
vivent en symbiose au sein, notamment, de pro- voit, en coupe et en fausses couleurs, l’an- fusionnerait avec la membrane interne du virus.

complexes et spécifiques, à toutes les éta- provoque que des maladies bénignes ou qui
pes de l’infection. Il n’est dès lors pas sur- a très peu de chances d’être disséminé
prenant que des virus très semblables tels sous forme d’aérosol dans un laboratoire.
que le VIH, l’agent responsable du sida, et Les virus NCLDV géants ont probable-
son homologue chez les singes, le VIS, n’in- ment une histoire évolutive très ancienne,
fectent pas de façon croisée à la fois le singe mais ils sont parmi les objets les plus
et l’homme, bien que ces derniers soient nouveaux apparus sur la scène de la viro-
proches parents. logie. Notons qu’en plus des membres des
NCLDV, il existe d’autres virus qualifiés de
Des virus géants girus, notamment des virus bactériens, tel
le phage G, et le « virus du syndrome de
 BIBLIOGRAPHIE chez l’homme ? la tache blanche», responsable d’une mala-
Cependant, Mimivirus défie souvent les die dans les élevages de crevettes aux
J. L. Van Etten et D. D. Dunigan,
Chloroviruses : not your everyday règles habituelles. Il pénètre dans les cellu- conséquences économiques importantes.
plant virus, Trends in Plant les phagocytaires (telles que les amibes et, Mais les virus géants peuvent aussi
Science, vol. 17(1), pp. 1-8, 2012. peut-être, les macrophages humains) quand avoir des retombées positives. Ainsi, on
P. Forterre, Giant viruses : ces organismes l’engloutissent. Après avoir découvre de nouvelles enzymes ayant par-
Conflict in revisiting the virus été ingéré, le virus sort de la vacuole qui fois une valeur commerciale, et les enzy-
concept, Intervirology, vol. 53, l’entoure par une fusion de membranes mes virales sont souvent les plus petites
pp. 362-378, 2010. relativement non spécifique. À partir de là, dans leur classe, ce qui en fait de parfaits
J. L. Van Etten et al., DNA viruses : son énorme génome pourrait lui conférer modèles pour étudier les structures et
The really big ones (giruses), la capacité de détourner ou de répliquer mécanismes enzymatiques. L’étude des
Annual Review of Microbiology, des fonctions cellulaires, bien au-delà de la virus géants est donc riche de promes-
vol. 64, pp. 83-99, 2010. capacité des virus moins riches en gènes. ses, tant sur le plan de la biologie fonda-
J.-M. Claverie et C. Abergel, Mais il n’existe pas d’indices suggérant mentale que sur le plan des applications.
Mimivirus and its virophage, que Mimivirus pourrait être pathogène pour Ce domaine connaîtrait des progrès plus
Annual Review of Genetics, l’homme. Selon une revue de synthèse parue rapides si l’on pouvait modifier généti-
vol. 43, pp. 49-66, 2009.
en 2009, la ligne de conduite la plus pru- quement des virus géants par des techni-
Correspondance, dente consiste à traiter provisoirement Mimi- ques moléculaires. Les scientifiques n’y
Nature Reviews Microbiology, virus comme un pathogène de classe2 pour sont pas encore parvenus. Espérons que
vol. 7, pp. 615-625, 2009.
la biosécurité, c’est-à-dire un agent qui ne cette barrière tombera bientôt. I

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Megavirus, Mimivirus, virus géants, réplication, vie, virologie, usine à virions, Megaviridae

Virologie

Les virus

vestiges d’organismes
cellulaires ?
Jean-Michel Claverie et Chantal Abergel
Les virus géants tels que Mimivirus et Megavirus
constituent des microbes d’un type nouveau.
Ils ne se répliquent pas comme les virus classiques,
en prenant le contrôle du noyau de la cellule hôte.

L a découverte de virus très gros, dont


le diamètre atteint presque le micro-
mètre, est toute récente. Il en est ainsi
de Mimivirus, mis en évidence en 2003 au
L’ E S S E N T I E L
prendre pourquoi, il faut revenir en 1878,
l’année où Louis Pasteur émit l’hypo-
thèse que les maladies «infectieuses», c’est-
à-dire contagieuses, sont dues à des
cours d’une collaboration de notre labora-  La découverte de virus microbes et non à des «miasmes» mal défi-
toire avec celui dirigé par Didier Raoult à géants tels que Mimivirus nis comme on le croyait jusqu’alors.
l’Université d’Aix-Marseille, et de Mega- et Megavirus a été tardive Selon la nouvelle théorie de Pasteur, les
virus chilensis (voir la figure 1), que nous en raison de leur grande agents des maladies infectieuses sont des
avons rapporté des côtes chiliennes en 2010. taille, paradoxalement. organismes vivants (car capables de se mul-
Le grand intérêt de ces virus, qui parasi- tiplier in vitro dans un milieu nutritif) uni-
tent des organismes unicellulaires, ne réside  Pour se répliquer, quement visibles au microscope optique.
pas dans leur taille – ou du moins pas direc- les virus géants, Mais leur taille, de l’ordre du micromètre,
tement. Ils passionnent les biologistes parce du moins ceux de la famille suffisait à les retenir sur les filtres de por-
qu’ils apparaissent comme des microbes des Mégaviridés, n’ont pas celaine, conçus en 1884 par son assistant
d’un type nouveau. Comme nous allons besoin du noyau cellulaire Charles Chamberland pour désinfecter l’eau
l’expliquer, les Mégaviridés, le groupe de de l’hôte. Ils forment destinée à la boisson. Dans les laboratoires
virus géants tels que Mimivirus et Megavi- dans le cytoplasme de l’époque, la filtration devint ainsi la nou-
rus, remettent en cause la frontière qui, pen- une «usine virale» velle technique de référence pour démon-
sait-on, sépare les virus des organismes qui utilise les nutriments trer qu’une maladie est due à une infection:
vivants. Ils réorientent de ce fait les et les ribosomes de l’hôte. la simple filtration (du sang, de l’eau, etc.)
réflexions sur la nature biologique des virus devait en interrompre la transmission.
et sur leur origine.  Ils constituent ainsi Comme souvent en biologie, l’intro-
La grande taille des virus géants n’est une nouvelle forme de vie duction d’une nouvelle technique – ici la
pas, en soi, leur caractéristique la plus inté- qui remet en question filtration – allait conduire à une grande
ressante. Mais c’est à cause du diamètre de la frontière séparant découverte. En 1892, alors que Pasteur était
la capside (la coque virale) que les Méga- les virus du monde vivant. en pleine gloire, un botaniste russe inconnu,
viridés tels que Mimivirus et Megavirus ont Dimitri Ivanovsky, publia dans le Bulle-
été découverts si tardivement. Pour com- tin scientifique de l’Académie impériale

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a b
Vacuole Usine
Amibe à virions
de l’amibe

Chantal Abergel/IGS
Virion
5 ␮m

1. UNE PARTICULE VIRALE,


Capside ou virion, de Megavirus chilensis, le virus au
plus grand génome connu (1 259 197 paires
de bases, qui codent 1 120 protéines), vue
au microscope électronique (a). Le virion
encore intact vient d’être phagocyté
par une amibe, et se trouve au milieu
d’une vacuole (disque clair). Il est entouré
d’une couronne très résistante dont
la composition s’apparente à celle d’une paroi
bactérienne. Une dizaine d’heures après
l’infection initiale par un seul virion, une boule
de près de cinq micromètres de diamètre (b)
Couronne s’est formée au sein de l’amibe : l’« usine
Chantal Abergel/IGS

du virion à virions ». De ce micro-organisme


0,1 ␮m transitoire s’échappent une multitude
de nouveaux virions de Megavirus chilensis,
qui finiront par détruire l’amibe.

des sciences de Saint-Pétersbourg l’ob- particulier des virus géants, à savoir qu’ils épaisse faite de sucres complexes, dont
servation fondatrice de la virologie: il avait infectent tous des protozaires dont la nour- la composition se rapproche de celle de
montré qu’une maladie des plants de tabac, riture normale est formée de bactéries la paroi entourant les bactéries. Mimivirus
la « mosaïque du tabac », continuait à être ingérées par phagocytose. Or le proces- et Megavirus ont donc à la fois la taille et
transmise malgré la filtration d’un broyat sus de phagocytose n’est déclenché par le « goût » sucré (détecté par des récep-
de feuilles malades. Ce premier exemple une seule particule que si cette dernière teurs cellulaires de surface) par lesquels
fut bientôt suivi de nombreux autres (dont a une taille d’environ 0,5 micromètre. les protozoaires sélectionnent leurs proies
la rage et la myxomatose) et il devint favorites, les bactéries de l’eau.
alors clair que des agents «filtrables», invi- C’est donc un scénario d’intoxication
sibles au microscope optique, peuvent aussi
Une taille bien adaptée alimentaire qui a été sélectionné au fil de
être responsables de maladies contagieu- Au-dessous de cette valeur, l’agrégation millions d’années d’évolution darwinienne:
ses. On les nommera virus pour les dis- de plusieurs particules sur la membrane plus le virus ressemble à une bactérie, plus
tinguer des microbes. cellulaire est nécessaire pour que la pha- il a de chances d’infecter son hôte, et plus
La propriété de filtrabilité est restée à gocytose se déclenche. Dans un milieu il se multipliera. Ce scénario évolutif est
la base de la définition opérationnelle des aquatique où les cellules planctoniques et plus particulièrement adapté au milieu
virus, par opposition aux bactéries. Ainsi, les virus peuvent être présents en très fai- aquatique, où la taille des particules n’est
la filtration à travers des membranes de bles concentrations, la probabilité que deux pas un obstacle à leur dissémination; il est
porosité égale à environ 0,2 ou 0,3 micro- virus identiques se retrouvent simultané- cohérent avec le fait que c’est dans l’eau
mètre est encore souvent la première étape ment au contact de la même cellule est donc qu’ont été trouvés les plus gros virus.
employée pour isoler les virus (et les sépa- bien plus faible que celle d’une simple ren- La véritable originalité des virus géants
rer des bactéries) dans les environne- contre (cette probabilité est proportionnelle ne tient pourtant pas à la taille de leurs par-
ments aquatiques. De tels protocoles ne au produit des concentrations). Dans ce ticules, mais à la complexité de leur
pouvaient pas, par définition, conduire à contexte, une taille de l’ordre du demi- génome. Beaucoup de virus, parmi les plus
la découverte des virus géants dont les par- micromètre est, pour un parasite de pro- pathogènes pour l’homme comme ceux du
ticules, plus grosses, restaient piégées sur tozoaires, un atout. sida, de l’hépatite B ou du papillome, ont
les filtres, au milieu des bactéries. Qui plus est, Mimivirus et son cousin moins de dix gènes, ce qui leur suffit ample-
Par ailleurs, la taille d’un demi-micro- Megavirus ont leurs capsides protéiques ment pour proliférer. Un ou deux de ces
mètre est sans doute liée au mode de «vie» recouvertes d’une sorte de couronne gènes sont dédiés à la construction de la

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RÉPLICATION D’UN VIRUS CLASSIQUE RÉPLICATION D’UN VIRUS GÉANT

Enzyme virale
de transcription
Cellule hôte
ADN Protéines
ADN viral virales Cellule hôte
Noyau ADN ARN viral
de la cellule
Noyau
de la cellule
Entrée
du virus
Duplication
Duplication de l’ADN viral
de l’ADN viral Enzyme cellulaire Traduction
de transcription de l’ARN
en protéines
ARN viral
Ribosome

Traduction de l’ARN
en protéines
Protéines
Virions
produits
Usine à virions
MEDIK’ELLE, Christelle Forzale

Virions
produits

2. UN VIRUS CLASSIQUE SE RÉPLIQUE en prenant le contrôle du noyau de la cellule qu’il infecte.


Les virus géants, du moins ceux de la famille de Mimivirus et Megavirus, ont un matériel généti-
LES AUTEURS que suffisamment complet pour qu’ils se répliquent sans recourir au noyau de la cellule hôte.
Dépourvus de ribosomes et de matières premières, ils utilisent ceux contenus dans le cytoplasme
de leur hôte pour la synthèse de leurs protéines.

coque qui contient leur génome; les autres de cette cellule, d’un micro-organisme
gènes réalisent une sorte d’opération com- parasite. C’est à l’intérieur de ce micro-
Jean-Michel CLAVERIE
est professeur à l’Université mando qui aboutit à la prise de contrôle organisme transitoire, dénommé « usine
d’Aix-Marseille et directeur du noyau de la cellule, dont le métabolisme à virions », que va s’exprimer tout le maté-
de l’Institut de microbiologie est alors entièrement détourné vers la pro- riel génétique du virus géant, qui code
de la Méditerranée (CNRS
et Université d’Aix-Marseille), duction d’une nouvelle génération de de nombreuses enzymes et un appareil
où il dirige le Laboratoire virions. Les virus classiques n’ont donc nul complet de transcription et de réplica-
Information génomique besoin de s’encombrer des gènes corres- tion de l’ADN (voir la figure 2).
et structurale (IGS). pondant aux fonctions déjà disponibles À la manière des bactéries parasites
Chantal ABERGEL dans les cellules qu’ils infectent. intracellulaires (telles les rickettsies ou les
est directrice de recherche
au CNRS et directrice adjointe Cette image du détournement du chlamydies), les virus géants ont un méta-
du Laboratoire IGS. noyau cellulaire de l’hôte a depuis tou- bolisme axé sur l’utilisation de l’énergie
jours dominé la virologie. Mais elle n’a (molécules d’ATP) de leur hôte ainsi que
plus cours pour les Mégaviridés : leur des précurseurs nécessaires à la synthèse
 À ÉCOUTER génome, avec plus d’un millier de gènes, de leurs protéines (acides aminés) et aci-
Jeudi 3 mai, est clairement disproportionné par rap- des nucléiques (nucléotides). La seule dif-
Jean-Michel Claverie reviendra port aux moyens nécessaires à la construc- férence avec ces bactéries, mais qui reste
sur l’histoire de la découverte tion d’une simple capside et à un assaut pour l’instant une caractéristique absolue
des virus géants dans la partie
«Actualités» d’une émission de type commando du noyau cellulaire. du monde viral, est que les virus géants
La marche des sciences spéciale La réplication de ces virus géants ne s’opère n’ont pas de ribosomes et qu’ils sont donc
Tara Oceans sur France Culture pas au moyen d’une prise de contrôle du contraints de sous-traiter la synthèse de
de 14h à 15h. noyau de la cellule infectée, mais par la leurs protéines au cytoplasme de la cel-
www.franceculture.com
construction de novo, dans le cytoplasme lule infectée.

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Toutefois, les biologistes ont découvert être proscrite depuis la découverte des  BIBLIOGRAPHIE
des vestiges d’un système de traduction virus géants.
des ARN en protéines chez Mimivirus et Dans le même temps, le débat classi- M. Legendre et al., Genomics
of megavirus and the elusive
Megavirus, sous la forme de plusieurs enzy- que sur l’appartenance des virus au monde fourth domain of life,
mes nécessaires au chargement des aci- vivant est, au moins pour les Mégaviri- Communicative & Integrative
des aminés sur leurs ARN de transfert dés, tranché. Pendant leur phase intracel- Biology, vol. 5(1), pp. 102-106,
2012.
respectifs. La mise au jour de ces vestiges lulaire, ces virus ont clairement tous les
remet en question la frontière censée sépa- attributs de la vie microbienne : métabo- D. Arslan et al., Distant Mimivirus
rer le monde des virus de celui des orga- lisme actif, croissance, reproduction. Sim- relative with a larger genome
nismes cellulaires parasites. plement, ce nouveau type de microbe ne highlights the fundamental
features of Megaviridae,
dissémine pas son génome en se divisant Proc. Natl. Acad. Sci. USA, vol. 108,
L’usine à virions, comme une bactérie, mais en en produi-
sant de multiples copies.
pp. 17486-17491, 2011.

un véritable microbe Par cette séparation nette du soma (l’or-


J.-M. Claverie et C. Abergel,
Megavirus réécrit l’évolution
L’analyse du cycle infectieux de Mimi- ganisme proprement dit, transitoire et des virus à ADN, Biofutur, vol. 327,
virus et de Megavirus nous a ainsi fait producteur d’agents reproducteurs) du ger- p. 11, décembre 2011.
comprendre que l’objet biologique auquel men (les agents de la reproduction, véhicu-
Les virus, ennemis utiles,
se rapporte la complexité du génome les du génome), le mode de réplication Dossier Pour la Science n° 55,
de ces virus géants n’est pas le virion des virus géants apparaît soudain plus pro- avril-juin 2007.
(la particule virale), mais l’usine à virions, che de celui des organismes dotés d’une
véritable micro-organisme parasite tran- reproduction sexuée que de celui des micro-
sitoire, qui n’utilise de la cellule hôte que organismes pratiquant la scissiparité. Seul
l’appareil de traduction et les nutriments l’avenir nous dira si cette apparente simi-
présents dans son cytoplasme. Dans ce litude a un sens biologique profond. Mais
nouveau cadre conceptuel, l’utilisation il est déjà clair que la découverte de Mimi-
du mot virus pour désigner à la fois le virus et de Megavirus devrait nous inciter à
virion et l’entité biologique globale qui l’humilité quand nous nous prenons à pen-
aboutit à sa multiplication apparaît ser que toutes les formes de vie ont été recon-
comme une confusion historique, qui doit nues sur notre planète. 

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Virologie [33


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virus, bactériophage, phage, virus géant, girus, viriophage, virophage, écosystème, bactéries, archées, eucaryotes, procaryotes, virus aquatique, océan, lac, ADN double brin, ADN simple brin, ARN, transfert

SSV1 (Fuselloviridé)
Virologie

La diversité des
virus aquatiques
Stéphan Jacquet et Caroline Depecker

Abondants et variés – on n’en connaît sans doute


qu’une infime partie –, les virus aquatiques
sont des acteurs clefs des écosystèmes marins SH1 (non classé)

et d’eau douce.
ABV (Ampullaviridé)

L e 31 mars 2012, après deux ans et demi


de navigation et 80 000 kilomètres
parcourus, l’expédition scientifique
Tara Oceans s’est achevée à Lorient, en Bre-
tagne. Selon Pascal Hingamp, membre du
ques jusque parfois dans les nuages, ce
qui suggère qu’ils jouent un rôle important
dans le fonctionnement de la biosphère.
S’intéressant de plus en plus aux virus
aquatiques, les chercheurs sont confrontés
programme, parmi les quelque 20000 échan- aujourd’hui à une difficulté de taille: leur
tillons prélevés en 153 stations dans les diversité. Au regard de cette diversité, les
océans du globe et en cours d’analyse, on données de référence sont rares, ce qui rend
a déjà identifié, dans les 29 prélèvements difficiles l’identification et la classification
de mer Méditerranée, un milliard de paires des nouveaux échantillons. Or le nombre
de bases d’ADN viral, dont 70 millions d’échantillons analysés a considérablement
proviennent de virus géants. La plupart des augmenté ces dernières années, grâce à la
séquences d’ADN de virus géants détectées multiplication des expéditions océanogra-
n’avaient jamais été répertoriées. phiques et des recherches menées sur cer-
Présents dans les océans à des concen- tains lacs. Malgré la performance des outils
trations avoisinant dix millions par milli- de biologie moléculaire, au mieux 30 pour
litre, les virus sont les entités biologiques cent des séquences génétiques virales exa-
les plus nombreuses sur la planète. Mis minées ont été identifiées.
bout à bout, ils constitueraient un collier Pour autant, les informations issues
de perles dont la longueur dépasserait dix de ces analyses, que nous rapportons ici,
millions d’années-lumière. Tous ensem- sont précieuses et bouleversent certains
ble, les virus marins contiendraient plus résultats admis jusqu’à présent. Les orga-
d’atomes de carbone que 75 millions de nismes colonisés par les virus sont ainsi
baleines bleues. bien plus variés que les espèces bacté-
C’est seulement à partir de 1989, riennes pressenties. La forme et la
grâce aux travaux d’une équipe norvé- taille de certains virus sont égale-
gienne, que l’on a pris conscience de ment surprenantes. Enfin, on
l’abondance des virus dans des commence à mesurer l’impact
milieux aquatiques variés. De for- de la diversité virale sur le
tes concentrations ont été mesu- monde vivant. Grâce à
rées dans les lacs, les rivières, Phage T4 (Myoviridé) divers mécanismes, tels la
les glaces ou les sédiments, destruction d’une espèce
des profondeurs océani- dominante au profit

34] Virologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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sfert

d’espèces plus rares ou le transfert de gènes tique. En moyenne, on constate que


viraux vers l’hôte, les virus maintiennent 200 litres d’eau de mer contiennent plus
la biodiversité des écosystèmes aquatiques de 5 000 virus différents.
et facilitent le brassage génétique. De précédents programmes ont déjà
Toutes les six à sept semaines pendant révélé l’étendue de la diversité virale aqua-
près de trois ans, des échantillons en pro- tique. En 2005, Mya Breitbart, de l’Uni-
venance de la goélette Tara sont arrivés au versité de Californie, et ses collègues ont
Génoscope d’Évry, où leur matériel géné- observé que 30 à 90 pour cent des séquen-
tique viral est analysé. La mission du ces virales prélevées en zone côtière n’ont
voilier consistait à arpenter les océans afin aucun homologue connu dans les bases
d’y prélever tout type d’organisme de données génétiques existantes. Ce
marin invisible à l’œil nu. Objectif de résultat a été confirmé peu après
l’expédition: étudier divers écosys- par une autre équipe californienne,
tèmes planctoniques, notamment dirigée par Forest Rohwer, qui a
les interactions des différents proposé pour la première fois une
micro-organismes les uns avec vue d’ensemble de la diversité
les autres ainsi qu’avec leur envi- et de la répartition des virus
ronnement physico-chimique. marins.
Simultanément, les programmes À partir de 184 échantillons
OVID (Ocean VIrus Diversity), récoltés pendant dix ans jusqu’à
de Matthew Sullivan, et Tara- 3 000 mètres de profondeur sur
Girus, de Hiroyuki Ogata, ont 68 sites différents (dans la mer des
cartographié la géographie Sargasses, le golfe du Mexique, les
des diversités virales et des eaux côtières de la Colombie-Bri-
métabolismes associés tout au long de tannique et l’océan Arctique),
l’expédition. Les résultats des premiers ces scientifiques ont montré que
séquençages génétiques réalisés sur des plus de 91 pour cent des séquences vira-
échantillons en provenance d’une station PSV (Globuloviridé) les obtenues étaient inconnues. Parmi elles
de prélèvement suggèrent la présence de apparaissaient de nombreux cyanopha-
nouveaux virus bactériens en très grand ges nouveaux (virus des cyanobactéries,
nombre et d’un virus géant (ou girus) une sous-classe de bactéries photosynthé-
d’un type inédit. tiques) et des virus à ADN simple brin
(virus dont les informations génétiques
Dans toutes L’ E S S E N T I E L sont codées sur un seul brin d’ ADN et
non deux comme dans le génome des
les mers du globe  Les virus sont mammifères). Ainsi, selon leur estimation,
D’autres programmes scientifiques en les entités biologiques la seule côte de Colombie-Britannique
cours arrivent aux mêmes conclusions les plus abondantes compterait quelque 129000 génotypes dif-
dans diverses régions du globe. Achevées et les plus variées férents (un génotype est l’ensemble des
en 2009, les expéditions océanographi- des milieux aquatiques. constituants génétiques caractéristiques
ques du programme PAME (Polar Aquatic
Microbial Ecology) étudient la diversité et
 Par des mécanismes d’un seul organisme) dans les remontées
d’eaux froides. Ces travaux révèlent l’am-
de transfert de gènes
la distribution de l’ensemble des micro- pleur de notre ignorance : ils suggèrent
et de pression de sélection,
organismes habitant les régions polaires : qu’il existerait plusieurs centaines de mil-
les virus jouent un rôle clef
dans ces endroits également, les premiers liers de génotypes viraux différents.
dans le fonctionnement des
résultats montrent que les virus sont abon- Dans une moindre mesure, nos propres
écosystèmes et le maintien
dants, diversifiés et sont produits chaque analyses, via l’utilisation du séquençage à
de leur biodiversité.
jour en quantité. Le programme GOS (Glo-
bal Ocean Sampling), quant à lui, lancé  La diversité des virus
en 2003 et toujours en cours, a déjà per- et celle de leurs hôtes sont 1. QUELQUES VIRUS AQUATIQUES, représen-
mis d’analyser par séquençage massif des indissociables. Aujourd’hui, tés d’après leur observation en microscopie élec-
échantillons d’eau de différentes mers et tronique. Les phages (page ci-contre en bas)sont
la compréhension les plus répandus. Plus ou moins allongée, leur
provinces océaniques telles que la mer de leurs interactions tête icosaédrique (à 12 faces triangulaires) se
Pour la Science

Noire, la mer Méditerranée, la mer Balti- constitue un des enjeux prolonge par une queue de longueur variable. Ils
que, la mer du Nord, ainsi que les océans de l’écologie aquatique. s’arriment aux bactéries qu’ils infectent au moyen
Atlantique, Pacifique, Indien et Antarc- de leurs «pattes».

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haut débit, soulignent aussi une biodiver- à la longue liste des phages. Cette étude
sité élevée en eau douce. Dans le cadre d’une corroborait l’idée selon laquelle la plu-
collaboration avec Michael DuBow, de part des virus à ARN ont pour hôtes non
l’Université Paris-Sud à Orsay, nous étu- pas des procaryotes (bactéries ou archées),
dions la diversité des virus «de type T7», mais des eucaryotes, c’est-à-dire des orga-
un groupe majoritaire parmi les virus de nismes cellulaires à noyau bien différen-
bactéries à ADN double brin. Nous avons cié tels que les algues, les mollusques, les
détecté, dans les eaux superficielles du lac arthropodes, les poissons et les mammi-

De haut en bas, avec l’aimable autorisation de : J. Colombet, CNRS, Univ. Clermont-Ferrand II ; Soc. am. de microbiologie, J. of Virology, Häring et al., 79 : 9904-11, © 2005 ; Macmillan Publishers Ltd : Nature, Häring et al., 436 : 1101-2, © 2003 ; Elsevier, Virology, Bettstetter et al., 315 : 68-69, © 2003
d’Annecy, plus de 6 000 séquences géné- fères. De fait, la diversité virale observée
tiques différentes dans un même échan-
PHAGE ressemblait à celle de virus infectant des
FAMILLE : Myoviridés
tillon (une date, une profondeur) – soit HÔTE : bactéries et archées plantes ou des animaux terrestres et était
autant de génotypes ou « espèces » vira- TAILLE : 200 nm (queue comprise) déjà connue et répertoriée dans les bases
les potentielles. MILIEU : mers et lacs de données génomiques.
GÉNOME : ADN double brin
La découverte des virus aquatiques à
ADN simple brin est encore plus récente.
Des virus à ARN, Connue pour infecter les plantes et les ani-
à un brin d’ADN maux – surtout les oiseaux, le porc et les
ou mixtes bovins –, cette catégorie virale joue un rôle
économique important en détruisant les
L’énorme quantité d’informations issues récoltes ou en infectant le bétail. En ana-
de la biologie cellulaire et moléculaire a lysant par métagénomique la communauté
permis, ces dix dernières années, une virale de divers écosystèmes marins, des
remise à plat de nos connaissances sur les biologistes de l’Université de San Diego
virus aquatiques. Tout d’abord, ils arbo- ont identifié, il y a six ans, de tels virus
rent des structures moléculaires bien plus
ABV en milieu aquatique, qui ressemblaient aux
FAMILLE : Ampullaviridés
variées qu’on ne l’imaginait. On connais- HÔTE : archées sulfolobales phages de la famille des Microviridés.
sait surtout les virus bactériophages – ou TAILLE : 200 nm Plus récemment, en 2009, d’autres
« phages » –, majoritaires à la surface de MILIEU : hypersalé, chaud, acide virus à ADN simple brin de la famille des
GÉNOME : ADN double brin
la planète, qui infectent les bactéries et les Circoviridés ont été trouvés dans les
archées (micro-organismes qui, comme les eaux douces d’un lac en Antarctique : ils
bactéries, sont unicellulaires et sans noyau, dominent la communauté virale au prin-
et représentent un des trois règnes du temps, lors de la fonte des glaces, quand
vivant). De fait, aujourd’hui encore, plus les eucaryotes – leurs hôtes potentiels –
de 90 pour cent des virus connus sont sont les plus abondants. À la fin de l’été,
regroupés dans l’ordre des Caudovirus, c’est- ils sont d’ailleurs l’une des deux popula-
à-dire des phages à ADN double brin. Cette tions majoritaires, avec les bactéries, ce qui
configuration à ADN double brin est aussi suggère qu’ils jouent un rôle primordial
celle de nombreux virus du phytoplanc- dans l’équilibre des écosystèmes en contrô-
ton que l’on a rassemblés en une famille, lant certaines populations eucaryotes.
les Phycodnaviridés. Néanmoins, des virus ATV Enfin, certains virus géants associent,
FAMILLE : Bicaudaviridés
à ARN et, plus récemment, d’autres à ADN HÔTE : archées sulfolobales à l’instar des cellules de mammifères, de
simple brin, ont aussi été observés. TAILLE : 100 nm (corps) l’ADN et de l’ARN. C’est le cas de Marseille-
Les virus à ARN ont été découverts MILIEU : hypersalé, chaud, acide virus, isolé il y a trois ans dans une amibe
GÉNOME : ADN double brin
entre 2000 et 2006. Plusieurs études ont d’eau douce. Le génome de ce virus ressem-
détecté de nombreux virus à ARN différents ble à une mosaïque de gènes issus des
infectant le plancton, mais seuls quelques- trois règnes du vivant – bactéries, euca-
uns ont été isolés et caractérisés, à cause ryotes et archées.
de la lourdeur des techniques nécessaires. Comme ses cousins girus (Mimi-,
Plus récemment, la métagénomique, c’est- Mama-, Mega-, LausanneVirus, CroV), Mar-
à-dire l’analyse du génome global de tous seillevirus se distingue aussi par sa taille,
les micro-organismes présents dans un bien supérieure à la « normale » : son
échantillon d’eau de mer, a mis en lumière génome est le sixième plus grand génome
l’existence de virus appartenant à la super- viral séquencé (368 000 paires de bases) et
famille des Picornaviridés, des minuscu- AFV1 son diamètre est d’environ 250 nanomè-
les virus à ARN longtemps passés inaperçus. FAMILLE : Lipothrixiviridés tres. Aujourd’hui le record est détenu par
HÔTE : archées sulfolobales
En 2006, une étude publiée par Alexan- et thermoprotéales Megavirus chilensis, isolé des eaux côtières
der Culley, de l’Université de Hawaï, a indi- TAILLE : 200 nm du Chili en 2010: son génome compte près
qué qu’aucun des virus à ARN recueillis MILIEU : sources hydrothermales de 1 260 millions de paires de bases et le
GÉNOME : ADN double brin
dans diverses eaux côtières n’appartenait diamètre de sa capside – son enveloppe –

36] Virologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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est de 440 nanomètres sans sa couronne de est le plus grand jamais décrit chez les virus LES AUTEURS
fibrilles (une bactérie compte entre 100000et marins après Megavirus. Le fait qu’il para-
plusieurs millions de paires de bases et site une espèce d’un groupe important du
mesure en général quelques micromètres, plancton unicellulaire, les straménopiles,
soit quelques milliers de nanomètres). suggère que ce virus et ses cousins sont
La plupart des virus aquatiques mesu- très répandus dans les océans.
Stéphan JACQUET
rent entre 30 et 60 nanomètres, bien que ceux Les virus géants présentent d’autres est directeur de recherche
présents en eau douce aient une taille particularités. D’une part, contrairement à l’Institut national
De haut en bas, avec l’aimable autorisation de : J. Colombet, CNRS, Univ. Clermont-Ferrand II ; Soc. am. de microbiologie, J. of Virology, Häring et al., 79 : 9904-11, © 2005 ; Macmillan Publishers Ltd : Nature, Häring et al., 436 : 1101-2, © 2003 ; Elsevier, Virology, Bettstetter et al., 315 : 68-69, © 2003

moyenne légèrement supérieure (entre 50 et aux virus «classiques», certains, tel Mimi- de la recherche
90 nanomètres). Des exceptions existent virus, ne détournent pas la machinerie agronomique (INRA).
Il travaille en écologie
dans les marigots du Danube, par exemple, cellulaire de l’hôte pour que celui-ci syn- microbienne aquatique
où près de 84 pour cent des virus ont des thétise les protéines nécessaires à leur mul- à Thonon-les-Bains.
capsides de diamètre supérieur à 60 nano- tiplication. Leur génome contient des gènes Caroline DEPECKER
mètres. A contrario, dans le lac Supérieur, qui leur permettent d’assurer cette fonc- est journaliste scientifique.
aux États-Unis, plus de 50 pour cent des tion (voir l’article de J.-M. Claverie et C.Aber-
pathogènes viraux ont des têtes (la partie gel page 30). D’autre part, ce type de virus
qui contient le matériel génétique) dont le peut lui-même être infecté par un autre
diamètre est inférieur à 30 nanomètres. virus. Depuis trois ans en effet, une nou-
velle espèce virale a été identifiée: le virus
Des virus géants de virus. Le premier de ce genre, Sputnik,
a été trouvé dans Mamavirus, dont il empê-
en abondance che le développement normal, mais dont
Toutefois, depuis une vingtaine d’années, le matériel génétique lui est nécessaire pour
des virus géants, dont les dimensions ont proliférer. De même qu’un bactériophage
fait exploser les critères de taille, ont été infecte une bactérie, ce pathogène et Mavi-
retrouvés un peu partout en eau douce : rus, un virus du virus CroV découvert
dans certains réservoirs eutrophes (surabon- en 2011, sont les premiers membres d’une
dants en matières nutritives), dans des catégorie virale inédite: les virophages.
lacs de l’Antarctique ou dans ceux des Alpes. La présence de séquences génétiques
En milieu marin, le virus de Cafeteria roen- associées au virus Sputnik dans des échan-
bergensis (CroV), parasite de l’espèce micro- tillons d’eau de mer, mise en évidence par
zooplanctonique éponyme, a été découvert l’équipe marseillaise de Didier Raoult, sug-
il y a deux ans. Avec 730 000 paires de gère que cette interaction virale originale
bases codant 500 protéines, dont celles néces- n’est pas un cas isolé. Les biologistes se
saires à la réplication du virus, son génome penchent à présent sur l’interaction du
Jonathan Colombet (CNRS, Université de Clermont-Ferrand 2)
Stéphan Jacquet (INRA, Thonon)

150 nm
2. LE LAC ROSE, AU SÉNÉGAL (à gauche) et un échantillon viral du lac observé au microscope électronique à transmission (à droite). Les pha-
ges sont présents (flèche), mais peu nombreux, mêlés à de nombreuses autres formes virales.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Virologie [37


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a en effet constaté que généralement, cha-


que type de virus a un hôte privilégié et,
inversement, que chaque procaryote est
la cible d’un virus particulier. Notamment,
ils n’infectent pas des organismes des autres
règnes du vivant. L’étude phylogénique
des virus aquatiques, de leur diversité et
de ses liens avec la diversité du vivant
apporte des pistes de réponses.

Virus et hôtes
coévoluent
Tout d’abord, des similitudes (des protéi-
nes de la capside identiques, par exemple)
ont été observées chez les virus infectant
les trois règnes du vivant, ce qui suggère
que les virus existaient avant la divergence
de ces règnes. Au cours de l’émergence de
ces trois domaines du vivant, des virus
Vaughn Iverson, Université de Washington

auraient été sélectionnés et auraient ensuite


coévolué avec leurs hôtes. Trois popula-
tions virales auraient ainsi connu en paral-
lèle des histoires différentes, associées à
celles des trois domaines du vivant.
Plusieurs mécanismes permettent cette
coévolution des virus et de leurs hôtes et,
de façon plus générale, lient étroitement
3. REPRÉSENTATION IMAGÉE DU MÉTAGÉNOME D’UN ÉCHANTILLON MARIN. Chaque chaîne diversité virale et diversité du vivant. Nous
représente une séquence ADN reconstituée par analyse génomique. Les longues chaînes représen- citerons les deux principaux : la pression
tent des séquences de procaryotes, et les petites circulaires, des séquences de virus ou de plasmi- de sélection qu’exercent les virus sur les
des (des molécules d’ADN autres que l’ADN chromosomique, chez les bactéries). populations de procaryotes (bactéries et
archées), et le transfert de gènes.
plancton marin, des virus géants et de leur versité de Clermont-Ferrand, IRD) et amé- Un milieu donné comporte divers pro-
propres virus parasites. ricains ont observé que moins de un pour caryotes dont le nombre fluctue en fonction
Enfin, les virus se distinguent aussi cent disposent d’une tête et d’une queue, de la pression de sélection exercée par les
par la diversité de leurs formes. Leur étude et de nouvelles formes ont été obser- virus et ce, de diverses façons. En «tuant
par microscopie électronique a montré, vées: filaments branchus, chaînettes, maïs, le meilleur», c’est-à-dire en parasitant l’es-
dans les systèmes aquatiques, la prédo- cannes, etc. (voir la figure 2). pèce la plus compétitive (qui est souvent
minance des phages à ADN double brin, On a constaté que les séquences géné- la plus abondante) dans un écosystème
constitués d’une tête icosaédrique et d’une tiques virales analysées dans ce lac sont donné, les virus laissent vacante une niche
queue de longueur variée (voir la figure 1). très proches de celles isolées dans des écologique où les espèces plus rares – moins
Néanmoins, dans les milieux hypersalés milieux hypersalés similaires, mais loca- compétitives pour les ressources nutritives,
ou les sources géothermales, les virus d’ar- lisés sur d’autres continents. Pourquoi notamment – peuvent alors se dévelop-
chées prennent des formes inhabituel- les virus de régions si éloignées présen- per. Celles-ci profitent encore des élé-
les. Bouteilles, ampoules, gouttes, épines, tent-ils de telles ressemblances génétiques? ments nutritifs relargués lors de la
billes, filaments, à une ou deux queues… Une diffusion des gènes sur de si lon- destruction cellulaire des espèces dominan-
La quarantaine de virus isolés et décrits gues distances est peu probable. Selon l’hy- tes – la lyse virale. Enfin, la lyse libère des
à ce jour – tous des virus à ADN double pothèse la plus plausible, dans ce type enzymes qui perturbent les cellules, détrui-
brin – ont été regroupés en quelques famil- de milieux, les virus se seraient adaptés sant les espèces les plus sensibles. La
les selon leur forme. Dans les eaux du de la même façon pour survivre. conjonction de ces effets accroît la diver-
lac Rose, au Sénégal, par exemple, un lac De façon générale, la diversité des virus sité cellulaire et, par là même, celle des fonc-
saturé en sel qui doit sa couleur à des bac- aquatiques suscite de nombreuses ques- tions codées dans les génomes du milieu.
téries photosynthétiques, nous avons tions sur l’histoire évolutive des virus et À Thonon-les-Bains, nous avons illus-
dénombré plus de 100 millions de bacté- celle de leurs hôtes. Quand et comment tré ces différents processus lors d’expérien-
ries et d’archées par millilitre, et noté les virus sont-ils apparus ? La spécificité ces consistant à augmenter ou réduire le
une teneur en virus dix fois supérieure à des virus pour leurs hôtes s’est-elle forgée nombre de virus bactériophages ou cya-
la valeur habituelle. Parmi ces virus, des avant ou après la séparation, sur l’arbre nophages au sein d’échantillons d’eau douce
chercheurs français (Institut Pasteur, Uni- de l’évolution, des règnes du vivant? On mis en bouteille et issus de lacs péri-alpins.

38] Virologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Ces variations ont eu un impact mesura- acquis sa toxicité grâce à un gène d’ori-  BIBLIOGRAPHIE
ble sur le nombre de populations de micro- gine virale, tout comme Corynebacterium
organismes, planctoniques notamment. diphteria (diphtérie) et Clostridium botuli- S. Jacquet et al., Viruses in aquatic
ecosystems : Important
Elles ont aussi modifié la quantité de matière num (botulisme). De même, la syncytine, advancements of the last
organique libérée sous forme de carbone ou une protéine d’origine virale, semble indis- 20 years and prospects
de phosphore, ou encore la structure de la pensable à la formation du placenta des for the future in microbial
oceanography and limnology,
communauté bactérienne et la proportion mammifères. Le transfert de gène a ici Advances in Oceanography and
de bactéries dites lysogéniques. Ces bacté- eu un effet positif. Limnology, vol. 1, pp. 71-101, 2010.
ries portent un virus «dormant», c’est-à-
A. Bize et al., Les archéovirus,
dire qui ne se réplique pas, mais qui peut
se «réveiller» à tout moment en fonction de
Des gènes transférés Virologie, vol. 14, n° 2,
son environnement. du virus à l’hôte pp. 101-117, 2010.

Un autre mécanisme important par En milieu aquatique, le transfert de gènes M. G. Fischer et al., Giant virus
with a remarkable complement
lequel la biodiversité virale influence le entre les cyanobactéries et leurs virus, les of genes infects marine
vivant est le transfert de gènes entre espè- cyanophages, est particulièrement intéres- zooplankton, PNAS, vol. 107,
ces. Un virus dormant dans un procaryote sant. Au fil de leur évolution, les cyanopha- pp. 19508-19513, 2010.
ou un eucaryote peut intégrer son maté- ges ont assimilé dans leur génome de
Les virus, ennemis utiles, Dossier
riel génétique dans celui de son hôte. Cette nombreux gènes – probablement récupé- Pour la Science, n° 55, avril 2007.
intégration confère au receveur de nou- rés chez leurs hôtes – qui codent des com-
velles propriétés, en général une plus posants clefs de l’appareil photosynthétique F. E. Angly et al., The marine
viromes of four oceanic regions,
grande résistance et une protection contre bactérien. Exprimés pendant l’infection, ces PLoS Biology, vol. 4, n° 11, e368,
l’infection par d’autres virus, mais aussi gènes assurent que la photosynthèse et d’au- doi:10.1371/journal.pbio.004036,
des propriétés métaboliques, morpholo- tres fonctions de la cyanobactérie perdu- 2006.
giques, immunogénétiques, voire patho- rent pendant la réplication des virus, alors
gènes inédites. C’est ainsi que la bactérie que les protéines bactériennes dont c’était
responsable du choléra, Vibrio cholera, a le rôle en temps normal sont devenues

L E S O U T I L S D ’ A N A LY S E D E L A D I V E R S I T É V I R A L E
a diversité génétique est diffi- la forme de bandes sombres). Par purifié et séquencé par des métho-
L cile à évaluer pour deux raisons. exemple, à partir d’un échantillon des à haut débit.

Stéphan Jacquet (INRA, Thonon)


D’une part, les virus se cultivent de 20 litres d’eau, on n’observe pas Après reconstitution des sé-
mal en laboratoire et, d’autre part, plus de 10 à 30 empreintes de quences obtenues, l’analyse infor-
ils n’ont pas de gène universel populations par la technique de la matique fournit des informations
conservé, ce qui ne facilite pas leur PFGE (une population correspond à sur la diversité virale et aide à iden-
classification. Présent chez tous les une bande du gel), chacune équi- tifier des fonctions importantes.
procaryotes, le gène codant l’ARN valant à 0,1 à 5 pour cent de la Comment repère-t-on les géno-
ribosomique 16S a par exemple été communauté détectée. En outre, la mes viraux parmi toute l’infor- Un gel DGGE montrant l’évolution des
très utile pour établir les liens de PFGE ne distingue pas les génoty- mation génétique de l’échantil- populations virales cyanophages
parenté entre diverses souches bac- pes de même taille et ne détecte lon ? À l’aide d’indices de régula- (bandes noires) du lac du Bourget
tériennes, par l’examen des varia- que les virus à ADN double brin rité dans les séquences et des
sur 12 mois (colonnes).
tions, d’une souche à l’autre, de la (les virus à ARN traversent ses gril- similarités de séquences. Ces élé- l’absence de résultats quantitatifs :
séquence du gène. les d’analyse). ments suffisent souvent à identi- les techniques utilisées pour ampli-
Les méthodes classiques dites La métagénomique est une ap- fier la famille du virus si celle-ci fier l’ADN viral extrait du prélève-
d’empreintes génétiques comme la proche récente, puissante, qui per- est présente dans les bases de don- ment (notamment l’amplification
PFGE (électrophorèse sur gel en met d’analyser les génomes de tous nées existantes. aléatoire de génomes entiers) en-
champ pulsé) ou la PCR-DGGE (réac- les micro-organismes (virus, ar- Au moins 50 métagénomes gendrent des biais quantitatifs
tion de polymérisation en chaîne - chées, bactéries, eucaryotes) pré- viraux d’eaux de mer ont été séquen- importants, ce qui limite l’analyse
électrophorèse sur gel en gra- sents dans un même échantillon cés et ont ainsi révélé, par séquen- des abondances relatives des dif-
dient dénaturant) permettent sans qu’il soit nécessaire de les çage massif, l’étendue de la diver- férents virus. En outre, il est impos-
d’analyser la structure de popula- séparer – ni de les cultiver en labo- sité virale. Pour autant, la métagé- sible d’étudier dans un même mé-
tions ou de communautés à partir ratoire. On prélève plusieurs di- nomique est une méthode lourde à tagénome les virus à ADN et ceux
de morceaux de génome ou du gé- zaines de litres d’eau dans l’envi- utiliser, notamment pour détermi- à ARN, ce qui ne facilite pas leur
nome entier. Elles révèlent la diver- ronnement, que l’on filtre pour ne ner comment varie cette diversité étude comparative.
sité virale, mais présentent des li- garder que les entités virales (de dans l’espace et dans le temps, et Aujourd’hui, aucun consensus
mites : les populations doivent être tailles inférieures à 450 nanomè- encore trop onéreuse pour analy- n’existe quant aux outils à utiliser
concentrées et donc dominantes tres ou 200 nanomètres). L’échan- ser un grand nombre d’échantillons. pour étudier la diversité virale. Leur
dans le milieu pour que leur em- tillon est ensuite concentré, puis Un écueil majeur des analy- choix dépend des moyens dispo-
preinte apparaisse sur le gel (sous l’ADN ou l’ARN total en est extrait, ses métagénomiques virales est nibles et de ce que l’on recherche.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Virologie [39


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a b
CO2

Cyanobactérie
ATP Glucose
NADPH
O2

Photosynthèse Synthèse
de nucléotides

H2O Virus avec gènes bénéfiques pour l’hôte


c

Virus infectant
Pour la Science

d Virus produits
14
103 algues E. huxleyi par ml

6
12
106 virus EhV par ml

5
10 Virus sans gènes bénéfiques pour l’hôte
4
8
3 4. DANS UN ENVIRONNEMENT LIMITÉ EN RESSOURCES, le transfert de gènes joue un rôle
6
2 4 notable. Un virus apportant à une cyanobactérie des gènes qui maintiennent sa photosynthèse et
1 2 son métabolisme (a) favorise cette population bactérienne (b) par rapport à d’autres infectées par
0 0 des virus dépourvus de ces gènes (c) et dont le métabolisme s’est arrêté à cause de l’infection.
Les cellules favorisées vivent plus longtemps, et produisent alors plus de virus (b). Les virus influent
0 4 8 12 16 20 24 28 aussi sur l’équilibre des écosystèmes en « tuant le meilleur ». Ainsi, l’algue Emiliania huxleyi est
Jours détruite en quelques jours par son virus EhV alors qu’elle était majoritaire dans le milieu (d).

inopérantes. Le maintien de l’activité leurs aussi participer au transfert de maté- carbonique que ces derniers absorbent ou
photosynthétique profite au phage: il peut riel génétique chez ces organismes: Mavi- rejettent dans l’atmosphère.
continuer à utiliser la machinerie cellulaire rus, le virus du virus CroV découvert La compréhension de leur impact réel
de son hôte pour se répliquer jusqu’au der- en 2011, pourrait être à l’origine des trans- sur l’environnement et de leur rôle dans
nier moment – lorsque la bactérie, gorgée posons, ces fragments d’ADN capables de l’évolution du vivant n’en est qu’à ses
de virus, explose. se déplacer et de se multiplier de façon auto- débuts… de même que l’étude de leur diver-
Bien qu’aléatoire (il dépend de la ren- nome dans un génome eucaryote. sité. Le volume des océans est tel que seule
contre d’un virus et de son hôte), ce pro- une infime proportion a été explorée à ce
cessus est très répandu chez les procaryotes.
En 1998, Sunny Jiang et John Paul, de l’Uni-
Des abysses encore jour. Au-delà de 200 mètres de profon-
deur, les sous-marins scientifiques n’ont
versité de Californie à Irvine, aux États-Unis, inexplorés visité que l’équivalent de la région pari-
évaluaient à 1014 le nombre de transduc- Aujourd’hui, il n’est plus possible d’igno- sienne. Qu’y a-t-il dans les milliards de
tions virales (transferts de gène) ayant lieu rer le rôle des virus dans les écosystèmes mètres cubes restant à explorer? Près des
chaque année dans la seule baie de Tampa, aquatiques. Par leurs activités régulatri- sources froides d’où s’échappe le méthane,
le long du golfe du Mexique sur la côte Ouest ces des populations, ou grâce à l’action indi- où des écosystèmes se constituent, ou
de la Floride. Et en 2009, F. Rohwer et recte de leurs gènes, les virus aquatiques, dans les fumeurs chauds et noirs, des che-
Rebecca Vega-Thurber, de l’Université d’État de par leur nombre et leur diversité, contri- minées hydrothermales riches en sulfure
de San Diego, en Californie, avançaient le buent de façon essentielle à la biodiversité d’hydrogène? Ou encore près des coraux
nombre de 1024 pour l’ensemble des océans, en augmentant la variabilité génétique des profonds que l’on commence à découvrir
selon une évaluation prenant en compte les micro-organismes. Ce faisant, ils partici- et des monts sous-marins inexplorés?
concentrations bactériennes et virales pent à la régulation du fonctionnement éco- À l’automne 2010, un vaste programme
connues, la probabilité de rencontre de l’hôte logique de la planète et à ses changements de recensement de la vie marine, le Cen-
et du virus ou encore les conditions envi- évolutifs. Ils pourraient même prendre part sus of Marine Life, s’est achevé en concluant
ronnementales. à la régulation climatique: en recyclant la à l’existence de 250000 espèces «visibles»
Ce mécanisme de transfert génétique matière organique présente dans les océans, dans les océans, dont près de 5000 nouvel-
n’est pas l’apanage des procaryotes. Il existe ils modifient le flux de carbone qui y tran- les. Ce programme estimait qu’il restait
aussi, dans une moindre mesure, chez les site, notamment son transfert vers le fond, 1,5 million d’espèces à découvrir. Et certai-
eucaryotes. Les virophages semblent d’ail- et influent in fine sur la quantité de gaz nement au moins autant de virus! 

40] Virologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Paléontologie

L’ANTARCTIQUE,
terre promise des
PALÉONTOLOGUES
Sébastien Steyer et Diego Gerez

Les fossiles de l’Antarctique témoignent d’étapes clefs


L’ E S S E N T I E L
de la vie. Le grand continent blanc a en effet
 L’Antarctique
a fait partie de l’ancien plusieurs fois servi de refuge ou de pont
supercontinent entre l’Océanie et les Amériques, voire l’Afrique.
du Gondwana, ce qui lui
confère un grand intérêt
paléontologique.

 Seules les montagnes


qui traversent le continent
rendent possible l’accès
aux formations géologiques.
L es découvertes paléontologiques se
suivent et ne se ressemblent pas en
Antarctique. Dinosaures, stégocé-
phales (des amphibiens primitifs), mam-
mifères anciens, insectes, microfossiles de
de kilomètres carrés de l’Antarctique sont
isolés par les eaux océaniques. Quelque
3 600 kilomètres séparent ainsi l’Antarc-
tique de l’Afrique du Sud, 2 000 de la
Tasmanie ou de la Nouvelle-Zélande, et
bactéries, plantes… : le continent glacé a 1000 de l’Amérique du Sud. Toutes situées
 Les paléontologues manifestement accueilli dans le passé de à plus de 60 degrés de latitude Sud, les ter-
y ont déjà découvert
nombreuses formes de vie, ce qui, mal- res antarctiques sont les plus froides de
de nombreux fossiles
gré les difficultés du travail de terrain, la planète : la température la plus basse
de plantes et d’animaux,
pousse de plus en plus de paléontolo- jamais relevée sur Terre l’a été à la station
dont certains aident
gues à partir pour l’extrême Sud. L’his- antarctique russe de Vostok : –89,2 °C…
à comprendre l’histoire
toire géologique de la Terre et celle de la L’altitude moyenne de l’Antarctique,
de la vie.
vie sont telles qu’à plusieurs reprises, l’An- 2 300 mètres, en fait aussi le continent le
 L’exploration tarctique a joué un rôle clef dans l’évolu- plus élevé du monde. Toutefois, cette
paléontologique du grand tion de la vie. Nous l’illustrerons en
continent blanc, malgré présentant les plus notables des fossiles
1. DES ROCHES FOSSILIFÈRES ? C’est ce que
le climat extrême, est riche déjà découverts sur le continent blanc. se demande ce paléontologue, heureux d’être
de promesses. L’Arctique polaire est une mer recou- parvenu au pied de l’une des rares formations
verte de glace, tandis que les 14 millions géologiques accessibles en Antarctique.

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© Galen Rowell/Corbis

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Paléontologie [43


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Base Esperanza,
Baie de l’Espoir,
Île Alexander

Îles James Ross,


Vega et Seymour


nin
s ul
eA
nta

rct
iqu
James Ross/NASA

e
Mont Glossopteris
Îles James Ross Ch a
îne Mont Fremouw
Tra et mont Kirkpatrick
2. LES PRINCIPAUX SITES À FOSSILES n sa
de l’Antarctique se concentrent n ta
pour l’instant dans les zones montagneuses

rct
iqu
que sont la chaîne Transantarctique,

e
la péninsule Antarctique et
des îles proches. Ces montagnes
sont pratiquement les seuls endroits
où affleurent de grandes formations
géologiques susceptibles

NASA
de contenir des fossiles.

valeur résulte avant tout des épaisseurs brés à pattes (des tétrapodes) – c’est-à-dire croûte continentale dont toutes les unités
de glace : elles atteignent quatre kilo- du Dévonien moyen (il y a 370 millions géologiques partagent la même histoire
mètres. Ces calottes empêchent d’accé- d’années) à la fin du Permien (251 millions depuis plusieurs cycles tectoniques. De
der directement au sous-sol antarctique, d’années) – ainsi que pendant l’apparition fait, ses roches remontent toutes au moins
dont la forme se révèle grâce à la mesure des dinosaures et autres reptiles, jusqu’au au Précambrien (il y a plus de 542 millions
de l’épaisseur de la glace conjuguée à Trias supérieur (200 millions d’années envi- d’années) : il s’agit de gneiss et de grani-
l’imagerie radar par satellite. Le socle ron). Vers le début du Jurassique, il y a quel- tes, dont certains datent de trois mil-
rocheux sous-jacent se trouverait en fait que 184 millions d’années, un réseau de liards d’années. De ce craton fortement
à deux kilomètres sous le niveau de la rifts l’a fragmenté en plusieurs plaques qui érodé, il ne reste aujourd’hui que les zones
mer en moyenne ! ont commencé à s’écarter (voir la figure 3). plissées les plus profondes, qui forment le
Deux grandes calottes glaciaires, Toutefois, le trio de plaques constitué socle d’anciennes chaînes de montagnes.
– la calotte orientale et la calotte occi- par l’Australie, l’Antarctique et l’Améri- Or à la fin du Permien, il y a quelque
dentale – recouvrent l’Antarctique. Le que du Sud est resté connecté ou presque 250 millions d’années, 70 pour cent des
relief sous-glaciaire (et potentiellement jusqu’à la fin du Crétacé, voire au-delà. Il espèces terrestres et 95 pour cent des espè-
sous-marin) de la calotte orientale a la a ainsi joué un rôle clef dans l’évolution ces marines ont disparu. La région antarc-
forme de sous-massifs montagneux mar- des espèces : celui d’un pont interconti- tique a-t-elle pu jouer le rôle de refuge pour
qués de vallées, où s’écoulent de nom- nental emprunté par les grandes migra- des amphibiens et des reptiles anté-dino-
breuses rivières souterraines, qui tions. Les paléontologues se posent à ce sauriens qui auraient survécu à cette
participent à la progression des glaces propos de nombreuses questions, auxquel- grande crise biotique ? Y retrouvera-t-on
vers les océans périphériques. Et récem- les, espèrent-ils, les fossiles apporteront un jour le squelette de l’un des premiers
ment, 145 lacs sous-glaciaires ont été des éléments de réponse. tétrapodes terrestres ? Ce serait passion-
détectés à distance et cartographiés. nant, mais pour le moment, on voit mal
Les paléontologues espèrent que ce
paysage enfoui a gardé des traces de l’évo-
Premiers tétrapodes comment: pour accéder à d’éventuels sites
à fossiles, il faudrait franchir plusieurs
lution des faunes et des flores qui ont habité terrestres? kilomètres de glace…
le Gondwana. Cet ancien supercontinent L’Antarctique est restée 170 millions d’an- C’est pourquoi les espoirs de trou-
de l’hémisphère Sud s’est assemblé il y a nées soudée à d’autres continents, à l’épo- ver des fossiles clefs se portent surtout
550 à 500 millions d’années et regroupait que où apparaissaient les amphibiens sur la seconde grande province géologi-
les terres qui allaient devenir les actuelles anciens (ancêtres de tous les vertébrés ter- que du continent blanc : l’Antarctique
Afrique, Amérique du Sud, Australie, Inde, restres) et les reptiles antérieurs aux dino- occidental. Même si cette zone est recou-
Madagascar, Nouvelle-Guinée, pénin- saures. Cette longue durée est liée au fait verte par la calotte occidentale, les anciens
sule Arabique, Tasmanie, et... Antarctique. que l’une de ses deux grandes provinces fonds océaniques qui la constituent en
Le Gondwana est resté à peu près compact géologiques, l’Antarctique oriental, est un partie ont été comprimés par la tectoni-
durant l’évolution des premiers verté- vaste craton, c’est-à-dire un élément de que. Ces strates plissées et accompagnées

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de roches éruptives jurassiques forment de forêts luxuriantes sous des climats LES AUTEURS
deux grandes chaînes de montagnes : la chauds ou tempérés. De fait, la flore du
péninsule Antarctique et la chaîne Trans- mont Flora comprend des espèces – dont
antarctique. La première serait le prolon- certaines nouvelles – de bryophytes (mous-
gement de la cordillère des Andes avant ses), de sphénophytes (prêles), de fougè-
que le Gondwana ne se disloque défini- res, de cycadales, de ptéridospermées
Sébastien STEYER,
tivement, il y a 50 millions d’années. La (fougères à graines) et de conifères. Seul paléontologue, est chargé
seconde résulterait de la collision entre site à paléoflore du continent à avoir fait de recherche au CNRS et travaille
l’Antarctique occidental et l’Antarcti- l’objet d’études approfondies, le mont au Muséum national d’histoire
que oriental, collision en cours depuis la Flora est devenu une référence pour le naturelle, à Paris.
fin du Crétacé, il y a 65 millions d’années. Jurassique, notamment en raison des Diego GEREZ est archéologue
indépendant, spécialisé
Elle est aussi composée de grès, d’argi- conditions exceptionnelles qui y ont rendu dans l’observation de la Terre
les, de silts, de charbons, etc., bref de sédi- possible la fossilisation de bois. Toutefois, depuis l’espace.
ments plissés et déposés entre le Dévonien l’Antarctique nous en dira sans doute beau-
(voire le Silurien) et le Jurassique, soit sur coup plus sur l’évolution des plantes: Jane
plus de 200 millions d’années. Ces deux Francis, de l’Université de Leeds en
chaînes de montagnes ont l’avantage Grande-Bretagne, reconstitue par exem-
d’être en partie accessibles, car elles émer- ple la composition des forêts crétacées
gent de la mer et de la glace. de l’île Alexander, et en tire aussi des infor-
Pour l’heure, les explorations paléon- mations climatiques.
tologiques se sont davantage portées sur  BIBLIOGRAPHIE
la péninsule Antarctique, plus accessible.
Près de la baie de l’Espoir (Hope Bay),
Des dinosaures P. Vickers-Rich et T. Rich,
non loin de la base argentine d’Esperanza, à Santa Marta Les dinosaures polaires,
Dossier Pour la Science n° 1,
les schistes noirs du mont Flora ont livré C’est aussi à l’extrémité de la péninsule «Les dinosaures», pp. 44-49, 1993.
de nombreux fossiles de plantes du Juras- Antarctique qu’ont été découverts la plu-
C. Lorius et L. Carpentier,
sique. Ces vestiges permettent d’établir part des sites à dinosaures de l’Antarcti- Voyage dans l’Anthropocène,
des liens avec les gisements comparables que. Ainsi, la formation de Santa Marta, Actes Sud, 2011.
de l’hémisphère Nord et renseignent aussi sur l’île James Ross, prospectée notam-
J. S. Steyer,
sur les paléoclimats antarctiques. Le conti- ment par le Service britannique de recher- La Terre avant les dinosaures,
nent n’a en effet pas toujours été aussi che en Antarctique (British Antarctic Belin-Pour la Science, 2009.
froid : la tectonique lui a fait subir beau- Survey), a fourni depuis les années 1970
coup de déplacements dans l’hémisphère de nouveaux poissons cartilagineux C. Sidor et al.,
Parotosuchus (Temnospondyli :
Sud et il y a plus de 440 millions d’années, (requins) et osseux (actinoptérygiens), Mastodonsauridae) from
il s’est même trouvé proche de l’équateur ! mais aussi d’abondants restes de repti- the Triassic of Antarctica, Journal
Pendant une partie importante de son les marins de type mosasaure (Taniwha- of Vertebrate Paleontology,
vol. 27(1), pp. 232-235, 2007.
histoire, l’Antarctique a donc été couvert saurus antarticus). Ce dernier se révèle

Gondawana
ce
en

i
Sc
la
ur
Po

a b c d
Temps en millions d’années
TRIAS ASS
SSI
SS
JURASSIQUE CRÉTACÉ TERTIAIRE QUATERNAIRE
235 195 135 65 2 Aujourd’hui
3. FORMÉ IL Y A PLUS DE 500 MILLIONS D’ANNÉES, le supercontinent caine demeurent plus ou moins connectées, et le resteront jusqu’à la sépa-
Gondwana s’est ensuite intégré à un supercontinent plus grand encore : ration définitive du bloc Inde-Madagascar vers 105 millions d’années. À la
la Pangée (a). Au début du Jurassique, la Pangée se fracture, libérant le fin du Crétacé (c), il y a environ 65 millions d’années, l’Australie et la Nou-
Gondwana qui commence aussitôt à se disloquer. Il y a 160 millions d’an- velle-Guinée se séparent de l’Antarctique tout en restant proches jusque
nées (b), l’Amérique du Sud, l’Afrique, Madagascar, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, vers 40 millions d’années, de sorte que des connexions épisodiques
l’Australie, l’Antarctique et la Nouvelle-Guinée sont encore très proches s’établissent en fonction du niveau marin. Aujourd’hui, l’Antarctique est
au sein du Gondwana. Ensuite, les péninsules Antarctique et Sud-Améri- totalement isolé de l’Australie et de l’Amérique du Sud (d).

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À gauche, F. Gouin, Musée de La Plata; à droite Kurtis Burmeister, National Science Foundation
1mm

4. CETTE MOLAIRE SUPÉRIEURE


de marsupial a été trouvée dans la formation
géologique de La Meseta sur l’île Seymour
(ci-contre) par Francisco Goin, du Musée
de La Plata en Argentine, et des collègues.
Elle ajoute au registre fossile antarctique
une seconde espèce de marsupial,
de la famille des microbiotheriidés.

proche de formes observées en Patagonie fois en Amérique du Sud, en Nouvelle-


et en Nouvelle-Zélande, ce qui suggère la Guinée, en Australie, en Nouvelle-Zélande
proximité de ces terres à la fin du Crétacé. et en Nouvelle-Calédonie. Quoi qu’il en
Un nouveau genre de dinosaure her- soit, ces migrations expliquent en partie
bivore massif et caparaçonné y a aussi été
Les végétaux fossiles que l’on trouve aujourd’hui des marsu-
découvert en 1986 par les géologues argen-  En Antarctique, on a découvert piaux en Amérique (les didelphidés ou
tins Eduardo Olivero et Roberto Scasso. des fossiles de végétaux opossums) et pas seulement en Océanie.
Une unique espèce le représente : Antarc- surtout dans la péninsule Antarctique. Outre ces mammifères terrestres, des
topelta oliveroi (voir la figure 6). Les premiers ont été mis au jour restes d’une baleine de 49 millions d’an-
Les grès marins du Crétacé supérieur il y a plus d’un siècle sur le mont Flora nées ont été découverts en 2011 sur l’île
de l’île Vega sont également connus pour qui domine la baie de l’Espoir, non loin Seymour par une équipe de l’Institut argen-
leurs reptiles marins (mosasaures et plé- de la station argentine Esperanza. tin de l’Antarctique et des muséums de
siosaures). Ils ont par ailleurs livré des res- Ces fossiles montrent que, malgré La Plata et de Stockholm. Ce cétacé carni-
tes d’oiseaux et d’autres dinosaures la latitude élevée, des forêts vore appartient au groupe des Basilosau-
carnivores (théropodes). Une dent typique tempérées ont existé en Antarctique ridés, dont la présence dans les mers du
du groupe des hadrosaures, des dinosau- au Jurassique et au Crétacé. Sud était déjà connue. On apprend ainsi
res à bec de canard, a été mise au jour en Par ailleurs, des plantes que l’un de ses représentants séjournait en
1998 sur cette île lors d’une expédition du genre Glossopteris (ci-dessous), Antarctique. D’une taille de quatre à six
argentino-américaine. Cette première pour typique du Permien, ont été mises mètres, l’animal est le plus ancien cétacé
le continent est d’importance, car elle au jour au centre de la chaîne aquatique connu.
suggère que la faune a fait l’objet de gran- Transantarctique, sur une montagne
des migrations entre l’Amérique du Sud
et l’Antarctique vers la fin du Crétacé, il y
nommée depuis... le mont Chaîne Transantarctique:
Glossopteris.
a environ 67 millions d’années. des fossiles clefs
Tout indice sur la diffusion, via l’An- L’exploration paléontologique de la chaîne
tarctique, des faunes de vertébrés terres- Transantarctique semble aussi promet-
tres postérieurs à la crise biotique de la fin teuse. Ses montagnes comportent en effet
Peter Rejcek, National Science Foundation

du Crétacé est aussi d’un grand intérêt. des roches fossilifères déposées plus ou
En 1982, une équipe américaine de l’Ins- moins en continu entre 400 et 180 millions
titut d’études polaires de l’Ohio a décou- d’années. Surmontant un socle de basalte
vert pour la première fois des marsupiaux et de gneiss, ces strates correspondent à
fossiles (du groupe des polydolopides) sur des sédiments plutôt continentaux (grès,
l’île Seymour (voir la figure 4). Datant d’en- siltite, houille). Véritable fenêtre ouverte
viron 40 millions d’années, ces fossiles sur l’évolution, elles affleurent sur les ver-
prouvent que l’Antarctique a assuré après sants de la chaîne et constituent une
le Crétacé un passage entre l’Australie et aubaine pour les paléontologues s’intéres-
l’Amérique du Sud. Les migrations se sont sant à l’émergence de la vie sur Terre, puis-
peut-être effectuées en relation avec les que certaines couches ont été formées avant
arbres du genre Nothofagus, répandu des et après la grande crise biotique de la fin
deux côtés de l’Océanie, c’est-à-dire à la du Permien.

46] Paléontologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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En paléobotanique, la moisson a été


jusqu’ici mince, mais cela ne durera pro-
bablement pas. Il suffit de penser au mont
Glossopteris, que l’on nomma ainsi
en 1958 après que des empreintes de ce
genre de fougères géantes du Permien
eurent été découvertes sur sa face Nord
(voir page précédente).
Dans le cadre du programme de la Fon-
dation américaine pour la science (NSF)
pour l’exploration de la chaîne Transan-
tarctique, une équipe créée par William
Hammer, de l’Augustana College dans l’Il-
linois, aux États-Unis, tente de trouver
dans ces montagnes des fossiles cou-
vrant tout le Mésozoïque (Trias, Jurassi-
que et Crétacé). Depuis peu, elle se
concentre sur les strates de la formation
triasique de Fremouw (voir la figure 2).

Amphibiens à écailles
sur le pic Fremouw
Les découvertes que cette équipe y a
réalisées constituent un témoignage com-
plémentaire sur la reconquête de la Terre
par la vie après la grande catastrophe de
la fin du Permien. Les chercheurs ont
© Alain Bénéteau 2012/www.paleospot.com

notamment mis au jour des restes de


reptiles synapsides (reptiles mammaliens
dont sont issus les mammifères) – et de
stégocéphales (grands amphibiens archaï-
ques). Ces stégocéphales d’Antarctique,
dont l’étude a été en partie effectuée par
l’un de nous (S. Steyer), sont représentés
par des crânes de plus de 60 centimètres
de longueur ainsi que par des restes post-
crâniens. Amphibiens géants à écailles,
aquatiques et carnivores, ils ressemblaient
à des crocodiles et devaient occuper les
mêmes niches écologiques qu’eux. Ils
appartiennent à un genre cosmopolite
nommé Parotosuchus. Sa présence en
Antarctique indique que cette partie du
continent a constitué un refuge après la
grande extinction de la fin de Permien.
Quant aux synapsides de la forma-
tion de Fremouw, ils appartiennent au
groupe des dicynodontes, apparu au
milieu du Permien. Ces reptiles mamma-
liens (souvent fouisseurs, pense-t-on) sont
caractérisés par de grosses dents évoquant
© MattMartyniuk

des canines de chien. Des terriers fossi-


les ont aussi été retrouvés. Ils sont attri-
bués à de petites espèces de dicynodontes.
5. CRYOLOPHOSAURUS ELLIOTI ÉTAIT UN DINOSAURE PRÉDATEUR, mesurant jusqu’à huit
Ces fossiles semblent reliés aux faunes mètres et qui portait sur la tête une crête osseuse, probablement utile pendant la parade (en haut),
du bassin du Karoo en Afrique du Sud, d’où son nom signifiant « lézard à crête de glace ». La présence en Antarctique d’un prédateur
ce qui devrait permettre de les dater fine- aussi grand prouve qu’au début du Jurassique, il y a environ 185 millions d’années, les milieux
ment. Certaines de ces grandes faunes de cette région étaient riches et productifs, même s’il gelait plusieurs mois par an.

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Leonardo Salgado, Université Nationale de Comahue

© Alain Bénéteau 2012/www.paleospot.com


6. ANTARCTOPELTA OLIVEROI EST LE PREMIER DINOSAURE jamais pour cisailler les fibres des végétaux, dont il avalait probablement de
découvert en Antarctique. Cette espèce herbivore du groupe des anky- grandes quantités, longuement digérées ensuite par une fermenta-
losaures vivait sur ce continent au Crétacé, il y a quelque 70 millions tion. Protégé par sa taille et par une carapace de plaques osseuses
d’années. Ses dents munies de denticules (à gauche) lui étaient utiles dermiques, il était doté d’une « masse d’arme » au bout de sa queue.

ont-elles reconquis le monde à partir de température globale moyenne de l’épo-


l’Antarctique ?
Une mission française que, à de si hautes latitudes, il devait
La plus haute montagne d’Antarcti- en Antarctique? geler durant la nuit. Comment les dino-
que, le mont Kirkpatrick (4 528 mètres), a saures locaux s’y étaient-ils adaptés ?
livré d’intéressantes informations sur les
 Une participation française
Avaient-ils le sang chaud ?
à l’exploration paléontologique
dinosaures. En 1991, l’équipe de W. Ham- Dès les premières découvertes paléon-
de l’Antarctique serait bienvenue,
mer avait prospecté à 4 100 mètres d’alti- tologiques effectuées par les Européens
car la terrestrialisation des vertébrés
tude, où affleurent des roches sédimentaires et les Argentins pendant l’âge d’or de l’ex-
et l’évolution des écosystèmes avant
du Jurassique inférieur. Elle y a décou- ploration de l’Antarctique, le registre fos-
et après les grandes crises biotiques
vert Cryolophosaurus ellioti, un dinosaure sile du continent blanc s’est enrichi
sont étudiées en France depuis...
carnivore de taille comparable à celle du progressivement, particulièrement dans
des siècles. Il s’agirait par exemple
tyrannosaure (voir la figure 5). la péninsule Antarctique de par le tra-
de prospecter les formations
vail des équipes argentines et britanni-
d’une zone inexplorée de la chaîne
Des dinosaures Transantarctique. L’implantation
ques. Et grâce aux efforts de pionniers tels
que W. Hammer, l’exploration paléonto-
sous un climat doux du camp de base au pied
logique de la chaîne Transantarctique a
des montagnes exigerait soit de prévoir
Depuis, les expéditions dans la chaîne été fructueuse.
une piste temporaire sur l’inlandsis
Transantarctique se sont succédé et les Outre l’enrichissement du registre fos-
oriental, soit de coopérer avec
restes d’un autre dinosaure, prosauro- sile en amphibiens, dinosaures, oiseaux,
une nation possédant déjà
pode cette fois (dinosaure à long cou et reptiles et autres mammifères, le Graal
un dispositif sur place ou assez proche.
longue queue), ont été découverts dans de la paléontologie antarctique serait de
la même zone. Il s’agit d’un gros herbi- découvrir un amphibien paléozoïque (le
vore de plusieurs tonnes : Glacialisaurus Paléozoïque couvre la période allant de
hammeri, ainsi nommé en l’honneur du 543 à 250 millions d’années), voire l’un des
pionnier de la paléontologie antarcti- premiers tétrapodes terrestres. Les paléon-
que W. Hammer. D’autres ossements de tologues se demandent en effet si l’une des
dinosaures, ptérosaures (reptiles volants) étapes de la sortie des eaux des tétrapo-
ainsi qu’une dent de synapside ont éga- des ne s’est pas jouée dans l’hémisphère
lement été exhumés sur les flancs du Sud. La réponse à cette question consis-
mont Kirkpatrick. Cette petite dent terait notamment à déterminer les condi-
appartient à un groupe de reptiles plu- tions environnementales ayant rendu
tôt herbivores et très proches des mam- possible cette transition majeure dans l’his-
mifères, les tritylodontes. La faune du toire de la vie terrestre. Il est clair que la
National Science Foundation

mont Kirkpatrick suggère qu’un climat paléontologie n’aurait qu’à gagner d’une
plutôt doux régnait en Antarctique au exploration plus poussée de l’Antarctique,
Jurassique inférieur, malgré des latitu- avec des missions où des géologues
des déjà presque polaires. Cela n’est Un campement américain seraient étroitement associés à des paléon-
pas sans intriguer : quelle qu’ait été la dans l’Antarctique tologues... de toutes espèces. 

48] Paléontologie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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gène, épigénétique, dépression, dépendance, drogue, histone, scripteur, effaceur, chromosome, comportement maternel

Génétique

Des INTERRUPTEURS
cachés dans le cerveau
Eric Nestler
L’environnement et les expériences vécues
contribueraient à l’apparition de maladies mentales
par le biais des modifications épigénétiques,
qui activent ou inhibent les gènes.

L’ E S S E N T I E L
 Les expériences
vécues contribueraient
M att est professeur d’histoire. Son
frère jumeau, Greg, est toxicomane.
Pour ces deux garçons, qui ont
grandi dans la région de Boston, tout
allait bien au lycée: c’étaient des élèves bril-
de 33 ans, dans un hôpital psychiatrique,
celui-ci était sans ressources et sans domi-
cile fixe : renié par sa famille et prison-
nier de sa dépendance.
Qu’est-ce qui a rendu Greg aussi sen-
à l’apparition de maladies lants, qui s’entendaient bien avec leurs sible aux effets de la cocaïne, au point que
mentales, car elles auraient camarades et aimaient le sport. Comme cette drogue détruise sa vie ? Et pourquoi
pour conséquence le retrait beaucoup de jeunes de leur âge, les frères son frère jumeau, qui partage les mêmes
ou l’addition de marques commencèrent à boire de la bière, à fumer gènes, a-t-il échappé à la dépendance? Ces
« épigénétiques » sur des cigarettes et, à l’occasion, du canna- questions ne sont pas nouvelles, mais
les chromosomes. bis. À l’université, ils essayèrent la cocaïne. aujourd’hui, on a quelques réponses.
Cette expérience allait briser la vie de Greg. Depuis une dizaine d’années, les biolo-
 Ces marques influent Dans un premier temps, il continua à gistes, qui étudient le développement
sur l’activité des gènes mener une vie normale – assistant aux embryonnaire ou les cancers, s’intéressent
sans modifier l’information cours et restant en contact avec ses amis –, aux mécanismes moléculaires qui permet-
codée dans ces derniers. mais bientôt, la drogue devint son unique tent à l’environnement de modifier l’ex-
 Les modifications préoccupation. Il abandonna ses études et pression des gènes sans toucher à
épigénétiques ont commença à vivre de petits boulots. Il l’information qu’ils portent. Au lieu
une action prolongée conservait rarement un emploi plus d’un de provoquer des mutations, ces
dans des maladies, telles mois ou deux, se faisant renvoyer pour ses modifications « épigénétiques »
que la dépendance aux absences répétées ou des disputes avec marquent les gènes et en
drogues et la dépression. des clients ou des collègues. Son com- modifient l’expression, par-
portement devint de plus en plus impré- fois pour toute la vie.
 Certains comportements visible – parfois violent – et il fut arrêté à Progressivement, nous
maternels modifiés plusieurs reprises pour des vols, qu’il com- découvrons comment les
par épigenèse se retrouvent mettait pour acheter sa drogue. Les ten- changements épigénétiques
dans la descendance. tatives de traitement échouèrent, et quand provoqués par la consom-
les tribunaux envoyèrent Greg, alors âgé mation de drogues ou un

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stress chronique modifient les réponses du


cerveau confronté à cette expérience : ils
prédisposent un individu à résister ou à
succomber à la dépendance, la dépres-
sion ou d’autres maladies psychiques. Nous
commençons seulement à comprendre
comment les gènes interagissent avec l’en-
vironnement, et nous espérons que ces
recherches aboutiront à de nouveaux trai-
tements de ces maladies dévastatrices et
permettront de comprendre comment les
modifications épigénétiques se transmet-
tent d’une génération à l’autre.

Au-delà des gènes


Les recherches sur les prédispositions géné-
tiques à la dépendance aux drogues, la
dépression, l’autisme, la schizophrénie et
autres maladies psychiatriques ont com-
mencé il y a longtemps. Comme la plupart
des maladies courantes, ces troubles sont
en partie héréditaires: on estime que le ris-
que de dépendance ou de dépression serait
pour moitié d’origine génétique – ce qui
est supérieur au risque génétique pour
l’hypertension ou la plupart des cancers.
Mais les gènes n’expliquent pas tout :
comme dans le cas de Greg et Matt, le fait
de porter des gènes identiques ne garan-
tit pas que deux individus auront – ou n’au-
ront pas – la même maladie.
Les troubles psychiatriques se mani-
festent chez les individus génétiquement
prédisposés particulièrement sensibles à
des signaux issus de l’environnement – des
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Génétique [51
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drogues ou le stress, par exemple –, voire lulaire: il permet de contrôler le comporte- ceurs épigénétiques – et donc le marquage
à des modifications des chaînes molécu- ment des gènes. Quand l’arrangement est et la structure de la chromatine.
laires qui peuvent se produire, par hasard, compact, les gènes sont généralement silen- Parfois, ces marques se fixent très
au cours du développement. Deux indi- cieux, empêchant l’accès de la machinerie peu de temps, par exemple juste pour per-
vidus n’auront jamais le même dévelop- qui transcrit les gènes en brins d’ARN. Dans mettre à un neurone de réagir rapidement
pement embryonnaire et ne vivront jamais un neurone, par exemple, les gènes qui à une stimulation intense en produisant
exactement les mêmes expériences. codent les enzymes du foie ne doivent pas une bouffée de neurotransmetteurs. Sou-
Dès lors, par quels mécanismes ces s’exprimer, et sont donc enfouis dans des vent, les marques restent en place pendant
signaux environnementaux peuvent-ils régions chromosomiques compactes. Quand des mois ou des années – voire pendant
déclencher une maladie mentale? Les neu- un gène est nécessaire, la portion d’ADN toute la vie quand il s’agit, par exemple,
rones du cerveau centralisent d’innombra- où il se trouve se relâche, ce qui permet à de renforcer ou d’affaiblir les connexions
bles signaux, échangent des composés la machinerie cellulaire de transcrire l’ADN neuronales impliquées dans la formation
chimiques, les neurotransmetteurs, avec en ARN. Cet ARN sert de modèle pour la pro- et le stockage des souvenirs.
les autres neurones pour réagir à chaque duction de la protéine codée par le gène. Ajouter (ou retirer) des groupes acé-
expérience – que ce soit regarder un film, L’état dans lequel se trouvent les gènes tyle et méthyle – et d’autres marques – à
serrer quelqu’un dans ses bras, prendre – condensé (ne pouvant être traduits en la chromatine permet au cerveau de réa-
de la cocaïne ou penser au menu du dîner. protéines de façon temporaire ou perma- gir et de s’adapter. Aujourd’hui, on décou-
Les neurotransmetteurs activent ou inhi- nente) ou décondensé (prêts à produire vre, chez l’animal, que ces mécanismes
bent de multiples cellules et influent sur des protéines) – est influencé par des mar- épigénétiques bénéfiques peuvent être per-
l’expression de nombreux gènes. Compren- ques épigénétiques, des molécules qui se turbés dans des troubles, tels que la dépen-
dre le lien entre les neurotransmetteurs et fixent sur les histones ou sur l’ADN lui- dance et la dépression, où des modifications
les gènes activés nous aide à préciser com- même. Ces marques créent une sorte de épigénétiques anormales pourraient met-
ment les neurones réagissent à l’environ- code qui indique le degré de compacité de tre en place des comportements inadap-
nement et modulent le comportement. la chromatine et, par là-même, si les gènes tés. L’examen de tissu cérébral humain,
Ces effets sont souvent très brefs. Par sous-jacents doivent ou non être transcrits prélevé post mortem, suggère qu’il pourrait
exemple, une exposition à la cocaïne active (voir l’encadré ci-contre). Un gène peut en être de même chez l’homme.
le circuit cérébral de la récompense, dont être plus ou moins actif, suivant la façon Les découvertes liées à la dépendance
le noyau accumbens est un élément clé, dont est marquée sa chromatine. sont fondées sur notre connaissance, déjà
conduisant à une euphorie temporaire. Les modifications épigénétiques sont
Cette sensation s’affaiblit rapidement, car effectuées par diverses enzymes. Certai-
le système revient à la normale. Mais on nes ajoutent ces marques chimiques et d’au-
ignore encore pourquoi des drogues, le tres les retirent. David Allis, de l’Université
stress ou d’autres expériences traumati- Rockefeller, les a respectivement sur- Les modifications épigénétiques des
ques peuvent avoir des effets à long terme, nommées les « scripteurs » et les « effa- gènes diffèrent des mutations géné-
par exemple une dépression ou une dépen- ceurs » du code épigénétique. Par exemple,
tiques. Elles peuvent perturber le fonc-
tionnement du cerveau et de divers
dance. De nombreux neuroscientifiques une enzyme, l’histone acétyltransférase, organes.
pensent que les mécanismes épigénétiques qui fixe des groupes acétyle sur les histo-
jouent un rôle notable. nes, est un scripteur, et l’histone désacé-
tylase, qui retire cette marque, un effaceur.
Les mutations génétiques modifient
Les marques Ces marques attirent ensuite d’autres
protéines qui agissent comme « lecteurs » :
généralement le sens du message codé
épigénétiques elles se lient à des marques épigénétiques
La séquence des nucléotides d’un gène
impose la constitution de la protéine
Pour comprendre pourquoi l’épigenèse a spécifiques et peuvent décompacter ou qu’il code. Quand un nucléotide est erroné
attiré notre attention, rappelons comment condenser la chromatine environnante en ou qu’une mutation est présente dans
est régulée l’activité des gènes. Schémati- recrutant d’autres protéines de régula- le gène, la protéine codée a une forme
quement, un gène est une séquence d’ADN tion qui stimulent la transcription des gènes ou une fonction anormale. Il est également
imposant la composition d’une protéine. concernés ou l’empêchent. possible qu’elle soit synthétisée en excès
ou, au contraire, en trop faible quantité.
Les protéines assurent la plupart des pro- Les histones portant de nombreux
cessus biologiques, contrôlant le fonction- groupes acétyle, par exemple, attirent des ARN
nement des cellules. Dans le noyau cellulaire, lecteurs, qui ont tendance à décompac-
cet ADN n’est pas replié au hasard. Au ter la chromatine, et d’autres protéines, Protéine
contraire, il est enroulé autour d’amas de qui favorisent l’activation des gènes. Inver-
protéines nommées histones – comme du sement, les histones portant beaucoup de
Enzyme
fil sur une bobine – et forme ensuite des groupes méthyle attirent des lecteurs
Gène actif Nucléotide
« paquets » qui constituent les chromoso- qui peuvent soit stimuler, soit empêcher
mes. L’ensemble des protéines et de l’ADN la transcription, selon la position de ces
dans les chromosomes forme la chromatine. groupes. Ainsi, l’environnement peut
Cet arrangement ne garantit pas seu- influer sur l’activité des gènes en régulant ADN
lement la bonne organisation du noyau cel- le comportement des scripteurs et des effa-

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ancienne, de la façon dont les drogues per- concentrations d’ARN messager, témoin L’ A U T E U R
turbent le circuit cérébral de la récompense. direct de l’expression des gènes. Une heure
De nombreuses études ont permis d’iden- après la première injection de cocaïne à
tifier des changements notables d’activa- des souris, près de 100 gènes sont activés.
tion des gènes en présence de cocaïne, Ce qui se passe lorsque les animaux sont
d’opiacés et autres drogues. On a montré exposés de façon chronique à cette dro-
que certains de ces changements dans l’ex- gue est encore plus intéressant. Quelques-
pression des gènes persistent même après uns des gènes activés par une première
plusieurs mois d’abstinence, bien que les injection deviennent silencieux si cette
chercheurs ne sachent pas pourquoi. drogue est administrée tous les jours. Ces
gènes sont « désensibilisés ». Eric NESTLER,
professeur de neurosciences,
Des gènes activés, Cependant, d’autres gènes – en plus
grand nombre – font exactement l’inverse:
dirige l’Institut Friedman
d’autres éteints ils sont temporairement activés par une
de recherche sur le cerveau
de l’Hôpital Mount Sinai
Étant donné les effets à long terme que peu- première exposition à la cocaïne, mais une à New York.
vent avoir les modifications épigénétiques, exposition chronique, loin de diminuer
nous avons entrepris, il y a une dizaine leur activité, l’augmente bien davantage
d’années, d’examiner si la cocaïne pou- – dans certains cas, pendant des semai-
vait modifier le marquage épigénétique des nes après la dernière injection. Qui plus
gènes dans le système de la récompense. est, ces gènes restent très sensibles à la
Cette drogue puissante crée une dépen- cocaïne même après une longue période
dance aussi bien chez l’homme que chez où l’animal n’a plus été exposé à la dro-
l’animal, ce qui permet l’étude en labora- gue. Ainsi, l’usage chronique de la cocaïne
toire de ses effets à long terme. prépare ces gènes à une future activa-
Une dose unique de cocaïne provo- tion, en leur permettant de se « souve-
que des changements importants dans nir » des effets de la drogue. Cette
l’expression de nombreux gènes. Ces réceptivité favorise aussi la rechute, et
modifications sont mesurées par les ouvre la voie à la dépendance. Or cette

GÉNÉTIQUE ET ÉPIGÉNÉTIQUE
Protéine anormale
Inactivation
Mutation Certaines marques épigénétiques inhibent les gènes, car, en leur
présence, la chromatine (de l’ADN complexé avec des histones
et diverses protéines) est compactée, ce qui empêche que
les gènes s’expriment. Les groupes méthyle jouent parfois ce rôle.

Gène inactivé
Les changements épigénétiques modifient
l’expression des gènes
Des marques dites épigénétiques sont
présentes sur les gènes, soit sur l’ADN lui-
même, soit sur les histones (des protéines
autour desquelles l’ADN est enroulé).
Ces marques modifient l’expression des gènes ; Groupe Chromatine
elles inhibent la synthèse des protéines qu’ils méthyle
codent ou, au contraire, la stimulent.
Activation
Histone D’autres marques, tels les groupes acétyle, stimulent l’expression
des gènes en déroulant la chromatine.
Protéine
Groupe acétyle
AXS Biomedical Animation Studio

Marques épigénétiques

Gène activé

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sensibilité exacerbée résulte de modifica- un mois, voire davantage. Nous commen- épigénétiques qui favorisent l’expression
tions épigénétiques des gènes. çons à comprendre le mécanisme res- des gènes. Pour le confirmer, nous avons
Nous avons répertorié les marques épi- ponsable de ces changements de longue modifié l’activité de ces scripteurs et effa-
génétiques sur la totalité du génome de durée. Nous avons découvert que l’admi- ceurs afin d’imiter les effets de l’usage chro-
la souris, et nous avons montré que l’ad- nistration chronique de cocaïne freine l’ac- nique de la drogue. Nous avons constaté
ministration chronique de cocaïne recon- tivité de certains effaceurs (qui retirent les que, même en l’absence de drogue, les
figure les marques acétyle et méthyle sur groupes acétyle), ainsi que de certains animaux deviennent plus sensibles aux
des centaines de gènes dans le système de scripteurs (qui ajoutent des groupes effets agréables de la cocaïne – l’un des
la récompense. Ces changements ten- méthyle inhibiteurs). La chromatine qui signes de la dépendance.
dent à décompacter la chromatine, ce qui est très acétylée – ou peu méthylée – Les changements d’activité des scrip-
rend ces gènes plus facilement activables reste dans un état plus lâche, rendant ses teurs et des effaceurs, à la suite de l’usage
lors d’une nouvelle exposition à la cocaïne. gènes plus faciles à activer. chronique de cocaïne, durent longtemps,
Beaucoup de ces changements sont tem- L’exposition chronique à la cocaïne ce qui pourrait expliquer les changements
poraires – ne durant que quelques jours modifie aussi l’activité d’autres scripteurs à long terme de l’expression des gènes
après la prise de la drogue. Toutefois, et effaceurs dans le circuit de la récompense, marqués. Comme le circuit cérébral de la
certains durent beaucoup plus longtemps: en y laissant un ensemble de marques récompense réagit à une large gamme de

L’ É P I G É N É T I Q U E D E L A D É P E N D A N C E as de cocaïne) a
t rô le (p b Exp
érie
Des études chez la souris ont montré qu’une expo- Con nce
sition chronique à la cocaïne modifie la réparti- (av
e
tion des marques épigénétiques sur les gènes

cc
oca
situés dans le circuit cérébral de la récompense.

ïne
Les animaux deviennent plus sensibles aux effets Groupe

)
de la drogue et plus enclins à la dépendance. acétyle
Protéine
Les modifications
Même une dose unique de cocaïne peut Gène ne
modifier le « paysage » épigénétique s’exprimant pas
des gènes dans le noyau accumbens, Groupe
un élément essentiel du circuit méthyle
de la récompense. En l’absence de drogue (a), Gène
les groupes méthyle prédominent, s’exprimant
maintenant la chromatine compactée de sorte
que les gènes ne s’expriment pas. En présence
de cocaïne, les groupes acétyle prédominent
et la chromatine se déroule (b). De nombreux
gènes codant des protéines impliquées
dans la sensation de plaisir déclenchée
par la drogue s’expriment.
Noyau
accumbens

PREMIÈRE EXPOSITION EXPOSITION


À LA COCAÏNE CHRONIQUE
PAS DE COCAÏNE
Forte
Expression

Faible A B C D A B C D A B C D
Gène
Des effets durables Après une semaine Après une semaine sans
Une première exposition à la cocaïne augmente temporairement sans drogue : drogue : l’expression de certains
l’expression de nombreux gènes (B, C et D, à droite), mais cette l’expression des gènes gènes reste excessive.
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expression se normalise rapidement. L’exposition chronique redevient normale.


à la cocaïne a des effets plus complexes : elle rend certains gènes
moins sensibles à la drogue (A et B, à l’extrême droite), alors
qu’elle stimule l’expression d’autres gènes, la rendant plus forte
qu’avant (C et D). L’expression de certains de ces gènes reste A B C D A B C D
excessive pendant un temps anormalement long.

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stimulus – par exemple, la nourriture et le thie présentés par leurs congénères dépri- passives. En outre, les femelles élevées par
sexe –, la manipulation de l’activité des més. Les gènes jouent un rôle important des mères attentionnées deviennent elles-
neurones de ce centre peut modifier nota- dans cette résilience. De nombreux chan- mêmes des mères actives.
blement le comportement d’un animal. gements épigénétiques induits par le stress L’équipe de M. Meaney a montré que
Les adaptations neuronales qui modi- que nous observons chez les souris sen- les effets du comportement maternel sont
fient le comportement à long terme sont sibles n’apparaissent pas chez les souris transmis, au moins en partie, par des méca-
aussi responsables d’une maladie mentale résilientes. En revanche, ces dernières pré- nismes épigénétiques. Par rapport aux
fréquente, chronique et handicapante : la sentent des modifications épigénétiques petits choyés, les petits élevés par des mères
dépression. Comme pour la dépendance, sur d’autres gènes du système de récom- passives présentent plus de méthylation
on peut étudier cette maladie chez l’animal. pense. Cela suggère que ces modifications de l’ADN dans les séquences de régula-
protègent l’animal, et que la résilience tion d’un gène codant le récepteur des glu-
est plus qu’une simple absence de vulné- cocorticoïdes – des protéines présentes dans
Stress et dépression rabilité ; cette réponse épigénétique active la plupart des cellules, essentielles dans les
Nous travaillons sur des souris – des mâles contrecarre les effets du stress chronique. réactions d’un animal à l’hormone de stress,
placides – qui ont été mises en présence de Nous avons également découvert que le cortisol. Une méthylation excessive
souris agressives. Après dix jours de «per- les gènes protecteurs qui sont épigénéti- – détectée dans l’hippocampe, une région
sécutions » de la part de leurs congénè- quement modifiés chez les souris rési- cérébrale intervenant dans l’apprentissage
res, les souris non agressives présentent de lientes incluent bon nombre des gènes et la mémoire – diminue la quantité de
nombreux signes de dépression : elles ne dont l’activité est restaurée chez les sou- ces récepteurs produits par les neurones.
pratiquent plus les activités qu’elles appré- ris déprimées traitées par l’imipramine.
cient normalement (copuler, manger des Un sous-ensemble de ces gènes est connu
friandises), elles deviennent anxieuses, se pour augmenter l’activité du circuit de la
Un héritage maternel
replient sur elles-mêmes ; elles sont moins récompense et éviter la dépression. Ces Les récepteurs, en nombre insuffisant à
aventureuses et, parfois même, mangent observations laissent supposer que les cause de modifications épigénétiques, ne
trop et deviennent obèses. Certains de antidépresseurs activent certains pro- parviennent plus à ralentir la produc-
ces changements perdurent pendant des grammes épigénétiques protecteurs, à tion de cortisol. La réaction au stress de
mois et peuvent être inversés par adminis- l’œuvre chez les personnes résistantes à ces animaux est exacerbée, ce qui les rend
tration régulière des antidépresseurs uti- la dépression. Si tel est le cas, on pour- plus anxieux et craintifs – des traits de
lisés chez l’homme. rait chercher des substances qui inhibent caractère qui persistent durant toute
En étudiant de plus près l’ADN de ces les effets néfastes du stress chronique, leur vie. D’autres gènes pourraient subir
souris, nous avons observé des change- mais qui stimulent également les méca- des influences épigénétiques similaires.
ments épigénétiques sur 2 000 gènes envi- nismes naturels de résilience du cerveau. Frances Champagne, de l’Université
ron du système de la récompense. Pour Nous avons évoqué des effets qui per- Columbia, et ses collègues ont trouvé des
1200 de ces gènes, nous avons mesuré une durent un mois – les périodes les plus lon- différences épigénétiques dans le gène
augmentation d’une marque épigénéti- gues que nous ayons étudiées. Toutefois, codant le récepteur des estrogènes chez
que, une forme de méthylation de l’his-
tone qui inhibe l’expression du gène. Il
semble donc que la dépression inactive- CERTAINES MODIFICATIONS ÉPIGÉNÉTIQUES
rait des gènes importants pour les aires provoquent des changements de comportement
cérébrales qui permettent à un animal de qui durent toute la vie de l’individu
se sentir bien, créant une sorte de « cica-
trice moléculaire ». Nous avons découvert
et se transmettent à sa progéniture.
que beaucoup de ces changements déclen-
chés par le stress pouvaient être gommés certaines modifications épigénétiques pro- les petits élevés par des mères actives et
en traitant les souris pendant un mois avec voquent des changements de comporte- par des mères passives. Il est probable que
de l’imipramine, un antidépresseur cou- ment qui durent toute la vie, comme de nombreux gènes subissent des modi-
ramment prescrit. On a observé, post l’ont montré Michael Meaney, de l’Uni- fications épigénétiques résultant du com-
mortem, des changements épigénétiques versité McGill, et ses collègues. M. Mea- portement maternel.
similaires sur le cerveau de personnes ney a étudié les effets des soins maternels Ainsi, les changements épigénétiques
déprimées au moment de leur décès. sur les modifications épigénétiques et le seraient transférés d’une génération à
Bien que la dépression soit fréquente, comportement ultérieur de la progéniture. la suivante, apparemment sans être trans-
tous les individus n’y sont pas sensibles Ils ont observé que certaines rattes ont mis par les ovules ou les spermatozoï-
de la même façon. Nous avons décou- un comportement maternel très déve- des. Quand le comportement d’une mère
vert qu’il en est de même chez les souris. loppé, léchant et s’occupant beaucoup modifie la régulation épigénétique dans
Un tiers environ des mâles, confrontés à de leurs petits. Les autres mères sont le cerveau d’un de ses petits, ce dernier
un stress social quotidien, résistent à la plus passives. Les petits des mères actives présente le même comportement que sa
dépression : bien qu’ils soient sujets au sont moins anxieux et produisent moins mère, lequel modifie les marques épi-
même stress incessant, ils ne montrent d’hormones de stress lorsqu’ils sont per- génétiques et, par conséquent, le com-
aucun des signes de repli sur soi ou d’apa- turbés que les petits élevés par des mères portement de ses petits, et ainsi de suite.

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DE LA MÈRE AUX PETITS


Des études sur les rats ont montré que l’épigenèse influe sont élevés par une mère détendue et attentionnée, leurs
sur le comportement maternel et que cet effet peut être trans- gènes seront moins méthylés, ce qui rend ces animaux plus
mis d’une génération à la suivante sans modifier les cellules calmes. Lorsque ces petits deviendront adultes, ils seront,
germinales, mais en agissant uniquement sur le cerveau eux aussi, des parents détendus et attentionnés. En revan-
des petits. Ces derniers naissent sensibles au stress, car les che, si les petits sont élevés par une mère craintive et pas-
gènes impliqués dans la régulation des réponses au stress sive, leurs gènes porteront plus de marques méthyle. Ils
sont dotés de groupes méthyle inhibiteurs. Si ces petits deviendront nerveux et seront des parents négligents.

Le petit naît avec


des marques
méthyle sur
La femelle grandit certains gènes. Le petit devient
pour devenir une mère un parent anxieux
attentionnée et calme. et peu attentionné.

AXS Biomedical Animation Studio


Un maternage attentionné L’absence d’affection
entraîne une diminution maternelle entraîne
des marques une augmentation de
méthyle. la méthylation.

Pourrait-on utiliser ce que nous décou- tylases – régulent les marques épigéné- épigénétiques accompagnant les maladies
vrons sur les modifications épigénétiques tiques dans les cellules du cerveau et de neuropsychiatriques sont héréditaires.
et le comportement pour traiter les mala- l’organisme, et donc les molécules qui les Dans les expériences de M. Meaney, les rats
dies mentales ? De nombreuses équipes inhibent sans distinction peuvent avoir « héritent » de certains schémas compor-
ont observé que des molécules qui main- des effets secondaires graves, voire être tementaux de leur mère – et des profils
tiennent les histones riches en groupes acé- toxiques. Une solution consisterait à fabri- épigénétiques associés. Mais ces change-
tyle – en inhibant les enzymes qui effacent quer des médicaments capables d’inhiber ments, influencés par le comportement, se
ces marques – ont des effets antidépres- sélectivement les histones désacétylases produisent dans le cerveau. Peuvent-ils
seurs puissants. En outre, bien que le concentrées dans les zones du cerveau les être transmis par les cellules germinales
maternage passif soit associé à des chan- plus perturbées dans les troubles psychia- qui forment un nouvel embryon ?
gements de méthylation de l’ADN, M. Mea- triques, tel le circuit de la récompense.
ney a découvert que ces mêmes substances
stimulent le comportement attentionné
Une autre option serait d’identifier les
nouvelles protéines mises en jeu par les
Des modifications
(car une acétylation importante des histo- modifications épigénétiques dans le épigénétiques
nes peut contrecarrer les effets inhibiteurs
d’une méthylation excessive de l’ADN).
cerveau. Toutefois, l’approche la plus inté-
ressante pourrait être de déterminer les
transmises
gènes ayant subi des modifications épi- Il est probable que le stress chronique ou
Après la thérapie génétiques dans la dépression ou la
dépendance : par exemple, des gènes
une drogue modifient l’activité des gènes
dans les spermatozoïdes ou les ovules ;
génique, la thérapie codant des récepteurs de neurotransmet- après tout, les hormones du stress et les
épigénique ? teurs spécifiques ou des protéines impli-
qués dans l’activation neuronale. Nous
drogues ne restent pas confinées dans le
cerveau, mais circulent dans tout l’orga-
Ces résultats sont prometteurs, mais les pourrions alors concentrer nos efforts sur nisme, y compris les testicules et les ovai-
inhibiteurs actuellement disponibles ne la conception de médicaments qui ciblent res. Cependant, nous comprenons mal
sont probablement pas utiles pour ces gènes particuliers. comment un tel changement dans les
combattre les maladies mentales. Les effa- Nous devons également nous deman- cellules sexuelles pourrait être transmis
ceurs de l’acétyle – les histones désacé- der dans quelle mesure les changements de génération en génération. Les modifi-

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cations épigénétiques acquises sont effa- mâles normaux ou qu’elles ont été fécon-
cées au cours des divisions cellulaires qui dées artificiellement. Par conséquent, la
créent les cellules germinales. Par ailleurs, dépression de la progéniture proviendrait
comment ces modifications, si elles sont du comportement maternel et non d’un
présentes dans un embryon, pourraient- « héritage » épigénétique transmis par les
elles modifier l’activité des gènes unique- cellules germinales.
ment dans certaines régions du cerveau Cela ne veut pas dire qu’une telle
ou dans des organes particuliers ? transmission de génération en génération
Et pourtant, certaines études laissent est impossible. Mais aujourd’hui, nous
penser que les modifications épigénétiques
pourraient être en partie héréditaires. Plu-
sieurs équipes ont découvert que des
COMMENT LES MODIFICATIONS ÉPIGÉNÉTIQUES
rongeurs stressés de façon chronique don- se transmettent-elles à la descendance ?
nent naissance à une progéniture très Nous l’ignorons, et devrons mettre au point les outils
sensible au stress. Par exemple, Isabelle
Mansuy, de l’Université de Zurich, et ses
permettant de les repérer dans les cellules sexuelles.
collègues ont séparé des souriceaux de leur
mère alors qu’ils n’avaient pas 15 jours, n’avons aucune preuve qu’elle se produit
et ont découvert qu’à l’âge adulte la pro- réellement. Pour conclure que les modi-
géniture mâle montrait des signes de fications épigénétiques sont héréditaires,
dépression. Quand ces mâles sont croisés nous devrons mettre au point des outils
avec des souris femelles « normales », leurs permettant d’identifier les modifica-
descendants, non soumis au stress durant tions épigénétiques pertinentes dans les
leur jeunesse, présentent aussi des signes cellules germinales – et d’établir que ces
de dépression quand ils atteignent l’âge modifications sont à la fois nécessaires
adulte. Cette transmission de la sensibilité et suffisantes pour transmettre le carac-
au stress est reliée à une modification des tère étudié.
taux de méthylation de l’ADN sur plusieurs
gènes spécifiques, à la fois dans le sperme
et dans le cerveau.
Lamarck, le père
Nous avons réalisé une expérience de l’épigenèse ?
similaire en utilisant notre modèle de sou- Le biologiste français Jean-Baptiste
ris stressées: nous avons soumis des mâles Lamarck (1744-1829) est connu pour sa
à un stress chronique. Puis nous avons théorie de l’hérédité des caractères acquis.
attendu un mois, laissant ces mâles s’ac- Selon cette hypothèse, des caractéristi-
coupler, et nous avons découvert que ques que des organismes acquièrent
leur progéniture présentait une augmen- durant leur vie – une forte musculature,  BIBLIOGRAPHIE
tation très importante de la sensibilité à par exemple – peuvent être transmises I. Maze et E. J. Nestler,
la dépression. Si les modifications épigé- aux descendants. Bien sûr, nous savons The epigenetic landscape
nétiques étaient vraiment héréditaires, ces aujourd’hui qu’une musculature déve- of addiction, Nature Annals
changements devraient être inscrits dans loppée acquise par un individu ne devient of the New York Academy
of Sciences, vol. 1216,
les cellules sexuelles de ces animaux. Nous pas héréditaire. Et pourtant, les scienti- pp. 99-113, 2011.
avons prélevé du sperme de ces mâles fiques en viennent de plus en plus à consi-
« persécutés » et nous l’avons utilisé pour dérer que l’exposition à l’environnement T. B. Franklin et al., Epigenetic
transmission of the impact
féconder les ovules d’une femelle non stres- et à différentes expériences durant le déve- of early stress across
sée. Les jeunes issus de cette union artifi- loppement, mais aussi à l’âge adulte, peut generations, Biological
cielle étaient quasi normaux : ils ne modifier l’activité des gènes et, en consé- Psychiatry, vol. 68, n° 5,
montraient que de légers signes de com- quence, la façon dont ces caractères se pp. 408-415, 2010.
portement de repli sur soi et d’anxiété, manifestent. Or les mécanismes épigéné- N. M. Cameron et al., Epigenetic
alors que ces caractéristiques étaient très tiques sont les médiateurs de cette inter- programming of phenotypic
présentes chez les pères. action. Il nous reste encore à comprendre variations in reproductive
strategies in the rat through
Cette expérience ne suffit pas pour jusqu’à quel point l’épigenèse influe sur maternal care, Journal
conclure : nous ignorons si les marques nos caractéristiques comportementales of Neuroendocrinology, vol. 20,
épigénétiques sont préservées dans le et notre sensibilité aux maladies menta- n° 6, pp. 795-801, 2008.
sperme lors du processus de fécondation les, et dans quelle mesure ce type de N. Tsankova et al., Epigenetic
in vitro. Cependant, elle suggère que les sensibilité peut être transmis à notre des- regulation in psychiatric
femelles ont un comportement différent cendance. Lamarck et ses détracteurs disorders, Nature Reviews
avec leurs petits selon qu’elles se sont auraient certainement été ravis de parti- Neuroscience, vol. 8,
pp. 355-367, 2007.
accouplées avec des mâles stressés, des ciper à ce débat ! I

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Génétique [57


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chocolat, cacao, cacaoyer, Theobroma cacao, rendement, séquençage, amélioration génétique, sélection assistée par marqueurs moléculaires, maladie fongique, balai de sorcière, moniliose, pourriture

Agronomie

Assurer l’avenir du
CHOCOLAT
Harold Schmitz et Howard-Yana Shapiro

Afin de répondre à la demande croissante


en cacao, les scientifiques tentent d’augmenter
le rendement des cultures, notamment
en renforçant la résistance des cacaoyers
aux maladies et aux insectes ravageurs.

L’ E S S E N T I E L
 La demande
de chocolat est de plus
en plus grande et risque
de dépasser l’offre.

 Le rendement
des cultures est diminué
par les insectes ravageurs,
les maladies, les épisodes
climatiques extrêmes
et le manque de moyens
et de formation
des cultivateurs.

 Les chercheurs
essaient d’accroître
la résistance du cacaoyer
par des croisements
sélectifs. En parallèle,
des formations sont mises
en place, et de nouvelles
techniques de plantation,
d’irrigation et de lutte
contre les nuisibles sont
Adam Voorhes

développées.

58] Agronomie
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P our les Mayas, c’était la nourriture


des dieux. Au XIXe siècle, les Cubains
l’employaient comme aphrodi-
siaque. Au début du XXe siècle, l’experte
culinaire américaine Fannie Farmer le
recommandait en cas de digestion difficile.
Aujourd’hui encore, on lui attribue mille
vertus : antidépresseur, protection contre
les maladies cardio-vasculaires, etc. À
travers l’histoire, nombreux sont ceux
qui ont vanté les mérites du cacao, l’in-
grédient de base du chocolat.
Au-delà de ces mérites, réels ou suppo-
sés, et de l’attrait pour son goût, le cacao
joue un rôle socio-économique important:
dans les pays tropicaux, cinq à six millions
d’agriculteurs vivent de la culture des
cacaoyers (Theobroma cacao), les arbres dont
les fruits fournissent les fèves de cacao ;
ces fèves, extraites de cabosses ovoïdes
d’une vingtaine de centimètres de lon-
gueur (voir la figure 1), sont mises à
fermenter et à sécher, puis sont tor-
réfiées pour en faire de la poudre, du
beurre et de la liqueur de cacao.
Au total, 40 à 50 millions de per-
sonnes doivent leur subsistance à la
filière du cacao, qui va des fermes aux
étalages des magasins. En Côte d’Ivoire,
cette culture représente 15 pour cent du
PIB et occupe 5 pour cent des ménages.
Quelque 40 pour cent du cacao mondial
y est produit, un chiffre qui monte à 70 pour
cent si l’on inclut les productions du
Ghana, du Nigeria et du Cameroun.
Les ventes annuelles de chocolat s’élè-
vent à plus de 68 milliards d’euros. La
demande devrait encore augmenter, en
raison de la croissance de la population
mondiale et de l’augmentation du niveau
de vie dans les pays en développement,
où de plus en plus de personnes peuvent
en acheter. L’offre devra alors également
augmenter : selon les fabricants, le secteur
produit environ 3,7 millions de tonnes
de cacao aujourd’hui, tandis que la
demande devrait grimper à quatre mil-
lions de tonnes d’ici 2020.
Cependant, des maladies et des
insectes ravageurs menacent les
cultures. En 1988, par exemple,
1. LE CHOCOLAT EST FABRIQUÉ la maladie nommée balai de sor-
à partir de poudre de cacao, cière, causée par le champignon
tirée des fèves du cacaoyer. Crinipellis perniciosa, a touché la
Ces fèves sont extraites région de Bahia, au Brésil. La
de cabosses ovoïdes
d’une vingtaine de centimètres production y a chuté de 80pour
de longueur (à gauche). cent. Si une maladie aussi viru-
lente était introduite en Afri-
que de l’Ouest, par accident ou

Agronomie [59
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LES AUTEURS par un acte de bioterrorisme, les consé- Afrique de l’Ouest et l’insecte Conopomor-
quences pourraient être désastreuses… pha cramerella, aussi nommé foreur de cabos-
Face aux nuisibles et au risque de sous- ses de cacao, en Asie du Sud-Est; ce dernier,
production, les cultivateurs manquent dont les larves se nourrissent des fèves,
de moyens et de formation; engrais et fon- occasionne régulièrement des pertes de plus
gicides ne sont pas assez utilisés, parti- de 450millions d’euros par an. Les cacaoyers
Harold SCHMITZ est culièrement en Afrique. Dès lors, les du Ghana sont attaqués par des insectes
conseiller scientifique
de l’entreprise américaine rendements agricoles ne sont qu’au tiers ravageurs, par la pourriture brune des
Mars. de leur potentiel, voire moins. cabosses (une maladie fongique) et par le
Howard-Yana SHAPIRO L’accroissement durable de ces rende- virus CSSV. Les experts craignent que ces
est chercheur chez Mars ments est au centre de multiples efforts. Cer- fléaux aient déjà atteint les arbres de la Côte
et professeur assistant tains travaux impliquent une collaboration d’Ivoire voisine. Ils redoutent que l’Afri-
en biologie végétale que et l’Asie soient frappées aussi dure-
à l'Université de Californie entre cultivateurs, grandes entreprises, uni-
à Davis. versités et organismes gouvernementaux. ment que le Brésil.
Plusieurs projets ont par exemple séquencé Au-delà des difficultés actuelles, les
© Shutterstock/kaband

les génomes de diverses variétés de cacaoyer, conditions environnementales semblent


l’objectif étant de créer des arbres plus résis- empirer. Les événements climatiques extrê-
tants. Ces efforts suffiront-ils face aux défis mes tels que les inondations, les séche-
qui se posent à la filière du cacao? resses et les vents de tempête ont toujours
L’avenir le dira, mais les premiers compliqué l’agriculture dans les Tropi-
signes sont encourageants. ques. Le changement climatique com-
mence à intensifier ces extrêmes : déjà, en
Indonésie, les pluies de mousson annuel-
Le cacao pris les deviennent plus intenses sur des pério-
d’assaut des plus courtes, endommageant souvent
Le cacaoyer trouve son origine les fleurs des cacaoyers et empêchant la
en Haute-Amazonie, à l’actuel formation des cabosses.
emplacement de l’Équateur. Il a été Les événements climatiques extrêmes
importé au Mexique et domestiqué par les pourraient aussi aggraver les infestations
Olmèques (de 1250 à 500 avant notre ère), et les maladies, tout en perturbant l’appro-
avant d’être transmis aux civilisations sui- visionnement en eau. En Afrique, l’agricul-
 BIBLIOGRAPHIE vantes. Les marins portugais et espagnols ture pluviale (sans irrigation) est employée
X. Argout et al.,The genome ont ensuite emmené l’arbre dans leurs colo- pour la vaste majorité des cultures, dont
of Theobroma cacao, nies d’Afrique et d’Asie. celles de cacaoyers, et le rapport 2007 du
Nature Genetics, vol. 43, Aujourd’hui, le cacaoyer ne pousse GIEC (Groupe d’experts intergouvernemen-
pp. 101-108, 2011.
toujours que dans une bande étroite, près tal sur l’évolution du climat) prévoit que
L. Grivetti et H.-Y. Shapiro (éds.), de l’équateur, à des latitudes comprises d’ici 2020 son rendement pourrait chuter
Chocolate : History, Culture, entre 18 degrés Nord et 18 degrés Sud. Il de 50 pour cent par endroits. Le même rap-
and Heritage, Wiley, 2009.
préfère les sols riches et bien drainés (où port annonce des hausses de température
M. Barel, Du cacao au chocolat, l’eau s’évacue facilement), assez rares dans et une diminution de la quantité d’eau
Quæ, 2009. les Tropiques. Outre les faibles rende- douce dans certaines régions d’ici2050.
ments, la filière est donc confrontée à Selon Peter Läderach, du Centre inter-
l’étroitesse des zones où la culture du cacao national de l’agriculture tropicale (CIAT), les
est praticable. régions propices à la culture du cacao migre-
 SUR LE WEB L’arbre a besoin de chaleur et d’humi- ront vers de plus hautes altitudes pour com-
dité, des conditions qui favorisent les mala- penser la hausse des températures. Le
Base de données sur le génome dies fongiques, virales et parasitaires. Ainsi, problème est qu’une grande partie de l’Afri-
du cacao : le balai de sorcière a décimé les cacaoyers que de l’Ouest est relativement plate, et qu’il
www.cacaogenomedb.org
de la région de Bahia, au Brésil. Aujourd’hui, ne s’y trouve pas de terres «plus hautes»,
Conférence d’Harold Schmitz une autre maladie fongique, la moniliose confiait-il en septembre 2011. Le change-
sur l’avenir du chocolat : (due au champignon Moniliophthora roreri), ment climatique pourrait donc entraîner
www.youtube.com/
watch?v=2BvTw5LtCis se propage dans toute l’Amérique latine et une réduction drastique des terres propi-
pourrait bientôt atteindre le Brésil, où elle ces à la culture du cacao.
Résumé de l’histoire du chocolat : risque de causer encore plus de dégâts La pauvreté exacerbe les difficultés ren-
www.ScientificAmerican.com/ que le balai de sorcière. contrées par la filière. En Côte d’Ivoire et au
feb2012/chocolate
Dans les autres régions de culture, les Ghana, les mouvements internes de popu-
Site de Mars sur le cacao : périls sont aussi nombreux, tels le virus lations de diverses origines ethniques et
www.mars.com/ CSSV (cocoa swollen-shoot virus, ou virus l’immigration du Burkina Faso, pays voi-
cocoasustainability/home.aspx
de gonflement des tiges du cacaoyer) en sin plus pauvre, ont non seulement créé des

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tensions dues à la disparité des richesses,


mais aussi compliqué l’attribution des ter-
res. Dans les deux pays, les agriculteurs hési-
tent à investir et nombre d’entre eux ne
souhaitent plus cultiver le cacaoyer tant que
la productivité ne sera pas notablement amé-
liorée. Les jeunes quittent les exploita-
tions, de sorte que l’âge moyen des
cultivateurs augmente tandis que leur
niveau d’instruction diminue. Les engrais,
les fongicides et les pesticides, qui pour-
raient notablement accroître le rendement
des cultures, sont peu, voire pas du tout,
employés dans la région, car les fermiers
n’ont pas les moyens de les acheter et
ignorent comment les utiliser efficacement.
Et même s’ils pouvaient les acheter, on
peinerait à les leur fournir, car les exploita-
Mars, Incorporated

tions sont souvent isolées et accessibles uni-


quement par des routes mal entretenues.

2. LES CULTURES MIXTES combinent par exemple le cacao et la noix de coco, comme ici au Bré-
Rendements au tiers sil. Elles assurent un revenu et de la nourriture aux fermiers tout au long de l’année. En outre,
de leur potentiel elles ont une meilleure capacité de rétention d’eau, grâce aux structures variées des racines.
Face à toutes ces difficultés, on cherche à
accroître la production sans détruire des
forêts tropicales pour les transformer en ter- Pour être efficaces, les recherches molé-
res arables. Les terres abandonnées doivent culaires pratiquées dans les laboratoires
être réhabilitées en enrichissant le sol par des pays développés doivent s’inspirer
des engrais et en plantant des arbres et des d’études menées sur le terrain. Au cours
arbustes pour juguler l’érosion. Le rende- des dix dernières années, Mars et l’ARS ont
ment mondial moyen est d’environ 450 kilo- mis en place des réseaux de sélectionneurs
grammes de fèves de cacao par hectare, de cacao en Afrique de l’Ouest, en Asie
tandis que les cultures exploitant des tech- du Sud-Est et en Amérique latine. Les sélec-
niques agricoles modernes peuvent pro- tionneurs identifient, dans les cultures de
duire 1500 kilogrammes ou plus par hectare. cacaoyers à travers le monde, des carac-
On peut aussi augmenter les rende- téristiques telles que la résistance aux mala-
ments par amélioration génétique. Dans dies, un rendement supérieur, l’exploitation
ce domaine, le cacaoyer n’a pas reçu la même efficace de l’eau et des nutriments, et l’adap-
attention que des cultures telles que le riz, tabilité aux variations climatiques (notam-
le maïs ou le blé, dont le rendement s’est ment les résistances à la chaleur et au
accru de façon spectaculaire. manque d’eau). Wilbert Phillips-Mora, un
Cependant, nous avons franchi un sélectionneur du Costa Rica, a ainsi trouvé
grand pas il y a environ deux ans : des une variété résistant à la moniliose. Il a
chercheurs du groupe agroalimentaire Mars, envoyé des échantillons aux biologistes
du Service de recherche agricole (ARS) du moléculaires, qui ont utilisé la carte du
ministère américain de l’Agriculture, d’IBM génome pour identifier un marqueur géné-
et d’autres organismes ont réalisé le séquen- tique de cette résistance ; ce marqueur est
çage et l’analyse du génome de la variété une zone du génome incluant le gène impli-
nommée Matina 1-6, qui représente une part qué, mais ce dernier n’est pas encore pré-
importante des cacaoyers cultivés dans le cisément identifié.
monde –au moins 96 pour cent selon cer- Les marqueurs génétiques autorisent
Mars, Incorporated

tains experts, mais ce chiffre reste à confir- des sélections rapides: lorsqu’on crée une
mer. Les résultats ont été mis en ligne sur nouvelle variété (par exemple en mélan-
le site de Mars. En parallèle, un autre consor- geant les pollens), on détermine si elle a le
tium, mené par le Centre de recherche agro- caractère souhaité (telle la résistance à
3. LES CABOSSES INFECTÉES par le champi-
nomique français CIRAD, a séquencé une gnon de la pourriture brune se couvrent peu à une maladie) en recherchant les marqueurs
variété différente de cacaoyer et publié la peu de taches noires et deviennent impropres associés dans le génome; on évite ainsi d’at-
séquence obtenue (voir l’encadré page 63). à la consommation. tendre plusieurs années, le temps que la

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Agronomie [61


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plante se développe. On parle de sélec- En croisant des plantes soigneusement On cherche aussi à produire des arbres
tion assistée par marqueurs moléculaires. sélectionnées, on espère créer de nou- plus petits. Pendant la récolte, les culti-
Les sélectionneurs ont aussi identifié velles variétés combinant résistance et vateurs détachent les cabosses de l’arbre
des variétés résistant au balai de sorcière, qualité. En revanche, les organismes géné- à l’aide de couteaux attachés au bout de
mais elles produisent souvent un cacao de tiquement modifiés (OGM) sont peu déve- longues perches. C’est une opération déli-
mauvaise qualité et elles sont vulnérables loppés, car les transgenèses (l’insertion cate, car il ne faut pas endommager le
à d’autres maladies. De même, des cher- d’un ou plusieurs gènes dans un orga- site de croissance de la cabosse. Un arbre
cheurs ont découvert un type de cacao résis- nisme vivant) sont difficiles sur le cacaoyer. moins haut, mais aussi productif, voire
tant au VSD (Vascular-streak dieback, ou Dans ce domaine, seuls quelques résul- plus, consommerait moins de ressources
maladie des stries vasculaires), une mala- tats de laboratoire ont été obtenus, notam- par cabosse et faciliterait la récolte.
die causée par le champignon Oncobasi- ment à l’Université de Pennsylvanie, sur Même des arbres de petite taille et
dium theobroma, qui sévit en Asie du des types de cacaoyers peu cultivés ; en résistants à la sécheresse ont besoin d’eau.
Sud-Est; ils analysent actuellement les fon- l’état actuel, la culture d’OGM de cacaoyer Quelle que soit l’efficacité des nouvelles
dements génétiques de ce caractère. n’est pas rentable. variétés, les producteurs de cacao devront

COMMENT RÉPONDRE AUX MENACES ?


Les cacaoyers ne poussent que dans une bande de terri- épreuve partout sous les Tropiques, mais les menaces varient
toire étroite, à des latitudes comprises entre 18 degrés Nord d’une région à l’autre. Voici un aperçu des principaux pro-
et 18 degrés Sud. Les cultures de cacao sont mises à rude blèmes et des solutions envisagées.

Les menaces
La moniliose, une L’irrégularité des pluies La grande pauvreté qui sévit au Ghana Le foreur des cabosses
maladie fongique au Brésil pourrait et dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest de cacao, un insecte dont
qui attaque les s’accentuer avec le empêche les cultivateurs d’acheter les larves pénètrent dans
cabosses de cacao, changement climatique, les engrais, fongicides et pesticides les cabosses et se nourrissent
s’est étendue en ce qui soumettrait qui permettraient d’accroître le rendement de la pulpe des fèves, entraîne
Amérique latine et les cultures de cacao des cultures. En outre, les cultivateurs des pertes de plusieurs
pourrait faire son à des sécheresses ne disposent pas des compétences centaines de millions d’euros
apparition au Brésil. désastreuses. nécessaires pour les employer efficacement. dans l’Est de l’Asie.

Zone
de culture
du cacao

Production de cacao en 2009 (en tonnes par an)


George Retseck, source : United Nations Food and Agriculture Organization

1 000 10 000 200 000 1 000 000


Les solutions

Cultiver des arbres plus résistants. Mettre au point des systèmes Former les cultivateurs. Développer la lutte intégrée
Grâce notamment au séquençage d’agroforesterie. Un programme lancé contre les nuisibles.
du génome du cacaoyer, les Planter des cacaoyers parmi par la Fondation mondiale Certains cultivateurs
chercheurs ont identifié une des cultures vivrières, des du cacao vise à former ne recourent plus seulement
variante génétique qui confère une arbres fourragers et des arbres les cultivateurs, aux pesticides, qui peuvent
certaine résistance à la moniliose. de haute futaie améliore la à promouvoir la nuire à la biodiversité,
Les producteurs greffent des rétention d’eau dans le système diversification des cultures à l’environnement et à la santé,
branches de cultivars résistants en quadrillant le sol par des et à améliorer l’efficacité mais utilisent par exemple des
sur leurs arbres. structures de racines variées. de la chaîne logistique. prédateurs naturels du foreur
de cabosses pour le combattre.

62] Agronomie © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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développer l’irrigation plutôt que de


compter sur des pluies peu fiables. Les
Tro u v e r l es g è n es d e r é s i sta n c e
approches varient selon les régions. Le es maladies fongiques cau- Quelque 28798 gènes co-
Brésil a adopté deux stratégies très diffé-
rentes. La première s’appuie sur les petits
L sent la perte de 30 pour cent
des récoltes de cacao à l’échelle
dant des protéines ont été mis
en évidence. Près de 550 d’en-
brune des cabosses. Des étu-
des complémentaires tenteront
bientôt de le confirmer.
cultivateurs, qui sont formés à l’applica- mondiale. Pour y remédier, on tre eux sont des gènes de ré- Ces travaux vont accélé-
tion de systèmes d’agroforesterie mixte, cherche à identifier des gènes sistance connus dans le monde rer l’élaboration de variétés de
où les cacaoyers sont plantés parmi d’au- de résistance à ces maladies. végétal : ils codent par exem- cacaoyer résistantes. Ce n’est
tres types d’arbres et de cultures. Ces Le consortium international ICGS ple des substances toxiques pas leur seul intérêt : des gènes
mélanges améliorent la capacité de réten- (International Cocoa Genome pour des champignons patho- qui codent des protéines inter-
tion d’eau du système, en créant une Sequencing Consortium), coor- gènes ou des insectes rava- venant dans les arômes ont
matrice de racines variées. donné par une équipe fran- geurs.Chez le cacaoyer,certains aussi été identifiés. L’analyse
çaise du CIRAD,a alors séquencé de ces gènes, qu’on a identi- du génome renseigne égale-
La seconde stratégie, appliquée dans
le génome d’une variété de fiés, pourraient être impliqués ment sur l’histoire évolutive
la région de Bahia, consiste à mettre en place
cacaoyer nommée Criollo, col- dans des mécanismes de résis- des cacaoyers.
de vastes plantations de cacaoyers, à une
lectée au Belize et à l’origine d’un tance aux maladies du balai de Xavier Argout,
altitude supérieure à celle des plantations
des chocolats les plus fins. sorcière et de la pourriture CIRAD, Montpellier.
traditionnelles, afin de sortir du rayon d’ac-
tion des maladies et des ravageurs usuels;
les arbres sont situés en plein soleil et irri- touchent les cultures ou la façon de récol-
gués avec de l’eau enrichie en engrais pour ter, les écoles abordent des thèmes comme
obtenir une productivité maximale. Au Viet- le paludisme, le sida, la sécurité dans les
nam, les cultivateurs – parfois confrontés exploitations et le travail des enfants. Selon
à une pénurie d’eau suite à un pompage le président de la WCF, Bill Guyton, les diplô-
immodéré dans les nappes phréatiques – més de ces écoles augmentent leurs reve- Le chocolat en chiffres
construisent des réservoirs pour collecter
l’eau de pluie et irriguer les cacaoyers.
nus de 23 à 55 pour cent.
En Asie du Sud-Est, les cultivateurs
 Entre 40 et 50 millions
de personnes travaillent
sont généralement mieux formés qu’en
dans la filière du chocolat.
Des formations Afrique. Dans cette région, le principal défi

enrichissantes n’est pas la diffusion des compétences, mais  Plus de 68 milliards d’euros :
la mise en place d’une lutte dite intégrée c’est le chiffre des ventes annuelles
Dans la lutte contre les dangers qui mena- contre le foreur de cabosses; une telle lutte de chocolat.
cent le cacao, la question de la formation est combine divers types de techniques (bio-
capitale. Au début de 2009, la fondation logiques, chimiques…) tout en respectant  3,7 millions de tonnes de cacao
mondiale du cacao (World Cocoa Foundation, l’environnement. Parmi ces techniques, sont produites aujourd’hui, tandis
ou WCF) a lancé un programme de 40 mil- citons la pose de pièges à phéromones que la demande mondiale devrait être
lions de dollars, financé par la fondation Bill (on attire les insectes grâce à des phéromo- de 4 millions de tonnes en 2020.
& Melinda Gates et par 16entreprises; envi- nes sexuelles) et l’introduction de four-
ron 200000 cultivateurs de cacaoyers, dans mis noires (des prédateurs naturels du  70 pour cent du cacao mondial
cinq pays d’Afrique centrale et occidentale, foreur de cabosses). Ces deux techniques est produit par quatre pays d’Afrique :
en bénéficient. Ce programme en cinq ans, visent à remplacer les pesticides, qui ris- la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria
nommé Cocoa Livelihoods Program (pro- quent de nuire à la biodiversité de la région. et le Cameroun.
gramme de subsistance par le cacao), vise Il est possible de tripler durablement  80 pour cent des récoltes ont été
à améliorer les connaissances et la compé- le rendement des cultures de cacao. Des détruites par la maladie du balai
titivité des cultivateurs, à accroître la pro- engrais, des fongicides et des programmes de sorcière dans la région de Bahia,
ductivité et la qualité, à promouvoir la de formation efficaces existent déjà, et les au Brésil.
diversification des cultures et à augmenter scientifiques sont en train d’élaborer des
l’efficacité de la chaîne logistique. variétés résistant aux insectes et aux mala-  Plus de 450 millions d’euros
Le programme est fondé sur une série dies. Toutefois, leur transmission à des cul- de pertes par an sont occasionnées
d’écoles d’agriculture de terrain, inspi- tivateurs pauvres et isolés est une tâche par l’insecte ravageur Conopomorpha
rées de celles mises en place par l’Organi- bien trop lourde pour un gouvernement, cramerella en Asie
sation pour l’alimentation et l’agriculture une agence des Nations unies, une entre- du Sud-Est.
(FAO) des Nations unies; dans ces derniè- prise ou une organisation agissant en
res, implantées notamment en Afrique et solitaire. Des coalitions innovantes et dyna-
en Asie, les agriculteurs se réunissent autour miques seront donc nécessaires. Faire du
d’un animateur. Dans le programme du cacao une culture réellement durable
ko
WCF, des dirigeants locaux ont servi de relais constitue un énorme défi, mais nous avons kacen
dris T
ck/An
huttersto
pour dispenser la majorité des forma- bon espoir d’assurer l’avenir du chocolat © S

tions. Outre les questions agricoles de base, et du vaste écosystème social, culturel et
concernant par exemple les maladies qui écologique qu’il sous-tend. 

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Agronomie [63


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Polymère, photovoltaïque, panneau solaire, effet photoélectrique, silicium, théorie des bandes, polymère conducteur,polyacétylène, fullerène, électron, trou, exciton

Chimie

Uwe Hahn
et François Cardinali

Pour améliorer la performance et réduire le coût et des lieux publics. Toutefois, il reste deux
obstacles de taille pour que cette source
des panneaux photovoltaïques, une solution d’électricité s’impose : les coûts élevés de
fabrication des dispositifs et leur faible
consisterait à remplacer le silicium par des polymères. rendement. C’est pourquoi, parmi toutes
les recherches en cours, nous nous inté-

C omment faire des économies d’éner-


gie? Comment diversifier cette pro-
duction et réduire les coûts ? Les
questions soulevées par la production et la
gestion de l’énergie sont nombreuses. Et
d’atteindre une longévité exceptionnelle
de sept ans. Les satellites précédents pui-
saient leur énergie dans une batterie qui
leur donnait une autonomie de quelques
mois. Après le succès de Vanguard 1, les
resserons à une nouvelle génération de
cellules solaires à base de polymères.
Aujourd’hui, presque tous les pan-
neaux solaires sont fabriqués à partir de
silicium. Ils ont un rendement théorique
c’est sans parler des conséquences géopo- panneaux solaires en silicium sont deve- de l’ordre de 25 pour cent, c’est-à-dire qu’un
litiques et écologiques de l’utilisation du nus le dispositif privilégié pour alimenter quart de l’énergie lumineuse qui éclaire
charbon, du pétrole et de l’uranium. Face les satellites et la Station spatiale interna- la surface d’un panneau est converti en
à ces difficultés, l’énergie solaire semble une tionale, dont les panneaux solaires cou- électricité. Les panneaux solaires du com-
ressource inépuisable et propre. Cette tech- vrent une surface de 2 500 mètres carrés. merce ont un rendement d’environ 17 pour
nologie n’est pas récente: en 1958, le satel- L’énergie solaire n’est maintenant plus cent. Ces panneaux ont une durée de vie
lite américain Vanguard 1 était équipé de limitée au domaine spatial : les panneaux supérieure à 20 ans, sont fiables et ne néces-
petites cellules solaires qui lui ont permis solaires ont envahi les toits des maisons sitent presque aucun entretien. De surcroît,

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certains matériaux, un électron peut être


arraché d’un atome en absorbant un pho-
ton de lumière. De tels électrons forment
un courant lorsque le matériau est placé
entre deux électrodes. Plus précisément,
dans un solide, les électrons occupent cer-
taines gammes d’énergies nommées ban-
L’ E S S E N T I E L des. La dernière bande complètement
remplie est la bande de valence. Dans le
 L’énergie solaire offre cas des semi-conducteurs, la bande sui-
des perspectives vante, dite de conduction, est vide mais
intéressantes pour proche ; un faible apport d’énergie – sous
produire de l’électricité. forme de photon par exemple – suffit alors
à faire passer des électrons dans cette bande
 Les panneaux solaires et à créer un courant (voir l’encadré page 66).
au silicium dominent
le marché grâce à de bons
rendements, mais ils sont Le silicium,
chers à fabriquer. un matériau efficace
 Les polymères Dans un panneau solaire à base de silicium,
conjugués, qui un électron qui absorbe un photon passe
se comportent comme ainsi dans la bande de conduction et laisse
des semi-conducteurs, un « trou » chargé positivement à sa place
offrent une alternative dans la bande de valence. On cherche à
prometteuse. attirer les charges négatives vers une
électrode et les positives vers l’autre afin
 Les panneaux solaires de créer un courant. On améliore cette sépa-
à base de polymères sont ration des électrons et des trous en dopant
bon marché et souples. le matériau, c’est-à-dire en ajoutant des
Leurs performances atomes au silicium pour l’enrichir ou
sont en progrès constant l’appauvrir en électrons.
depuis 20 ans. Une couche dopée N (pour dopage
négatif) est obtenue en incorporant des ato-
mes de phosphore ou d’arsenic, riches en
électrons. Une couche dopée P(pour dopage
positif) est appauvrie en électrons par l’ajout
© Heliatek

d’atomes de bore. L’association d’un élé-


ment de silicium dopé P et d’un autre
dopé N crée une tension à la jonction qui
sépare les électrons des trous. Un tel dopage
l’exploitation de l’énergie solaire est modu- D’autres matériaux pourraient-ils renforce la capacité d’un semi-conduc-
lable: au lieu d’une centrale unique qui ali- réduire le coût des panneaux solaires ? teur à produire de l’électricité.
mente une région, chaque habitation ou Depuis une vingtaine d’années, on explore Un semi-conducteur au silicium est effi-
infrastructure peut être équipée de pan- la possibilité de remplacer le silicium par cace pour produire un courant, le plus com-
neaux solaires en fonction de ses besoins. des polymères. Les panneaux solaires à pliqué étant la production du silicium
Ce choix énergétique s’accompagne de la base de polymères sont bon marché et lui-même. Cet élément – le plus abondant
mise au point d’un réseau «intelligent» de leur flexibilité les rend faciles à installer à la surface de la Terre après l’oxygène –
distribution de l’électricité : en cas de pro- sur de nombreux supports. Comment n’existe pas à l’état libre, mais essentielle-
duction insuffisante, due à un manque de peut-on passer des semi-conducteurs à ment sous forme de silice – quartz et sable
soleil, l’électricité est acheminée d’un autre base de silicium aux polymères, comment – ou de silicates. Par conséquent, il convient
site de production. les polymères peuvent-ils conduire l’élec- de réduire la silice pour produire le sili-
En revanche, ces différents aspects posi- tricité, et comment les chimistes et les cium. Dans les cellules photovoltaïques,
tifs sont contrebalancés par le coût élevé ingénieurs améliorent-ils les rendements le silicium doit être d’une extrême pureté
de la fabrication des panneaux solaires à des panneaux qu’ils produisent ? (99,9999 pour cent). De telles contraintes
base de silicium. Et, absurdité des marchés, Les premières cellules photovoltaïques ont un coût énergétique : il faut l’équiva-
ces derniers sont, en grande partie, fabri- à base de silicium ont été construites par lent de deux à cinq ans de production
qués en Chine où l’électricité est produite les Laboratoires Bell dans les années 1950. d’électricité pour compenser l’énergie
par des centrales à charbon, particulière- Elles reposent sur l’effet photoélectrique, nécessaire à la fabrication d’un panneau
ment polluantes. expliqué par Albert Einstein en 1905: dans solaire ! Les polymères ont un coût de

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THÉORIE DES BANDES DANS LE SILICIUM


ans le silicium, l’énergie des électrons (e–) ne peut prendre que des teur. Si le gap est trop important, il n’y a pas de courant, le matériau est
D valeurs comprises dans certaines gammes nommées bandes. Les
électrons remplissent d’abord les niveaux de basse énergie. La dernière
isolant. Lorsqu’un électron passe dans la bande de conduction, il laisse
un trou chargé positivement (t+) dans la bande de valence. L’électron et
bande remplie est celle de valence (BV) ; ses électrons participent aux le trou forment un état lié nommé exciton. Il faut séparer les charges
liaisons entre les atomes. La bande autorisée suivante – la bande de pour créer un courant. Le silicium est dopé en ajoutant des atomes de
conduction (BC) – est séparée de la bande de valence par une bande phosphore riches en électrons (dopage N) ou des atomes de bore pau-
interdite ou gap.Lorsque le gap est faible,comme pour le silicium,un élec- vres en électrons (dopage P).Ces atomes font apparaître un niveau d’éner-
tron de la bande de valence peut passer dans la bande de conduction gie permise dans le gap. L’association de silicium dopé N et dopéP au
grâce à l’agitation thermique ou l’absorption d’un photon. L’électron sein d’une cellule photovoltaïque facilite la formation d’excitons à leur
devient mobile au sein du silicium.Ce type de matériau est dit semi-conduc- interface et la séparation des charges et donne un meilleur rendement.

Lumière Plaque de verre Lumière Atome de


phosphore Dopage N
e– BC

Énergie
Électrode
t+
Énergie

e– Silicium BV
Exciton BC dopé N e–
e– Dopage P
t+ Ampèremètre Silicium Ampèremètre BC
BV dopé P t+
t+

Énergie
e–
Atome Exciton

Bruno Bourgeois
Silicium
non dopé Électrode de bore t+ BV

fabrication nettement inférieur au silicium: qués se déplacent en permanence. A. Hee-


dans quelle mesure peuvent-ils remplacer ger s’est intéressé aux polymères conju-
les semi-conducteurs au silicium? gués qui alternent des liaisons simples et
Les polymères organiques sont com- des liaisons doubles le long de la chaîne
posés de macromolécules constituées de carbonée. Dès lors, les électrons ␲ sont délo-
chaînes d’atomes de carbone. Ils sont uti- calisés tout le long de la molécule.
lisés dans les matériaux plastiques… iso- Ainsi, les polymères peuvent être
lants. Dès lors, pourquoi envisager qu’ils décrits par un modèle de bandes analogue
puissent remplacer le silicium ? En 1977, à celui des semi-conducteurs au silicium,
Alan Heeger et ses collègues de l’Univer- la bande ␲ étant l’équivalent de la bande
sité de Pennsylvanie ont découvert les pro- de conduction. A. Heeger a montré que le
priétés conductrices de certains polymères. polyacétylène se comporte comme un semi-
conducteur lorsqu’il est mis en présence
Des électrons d’un oxydant, qui retire des électrons de
la bande ␲, ou d’un réducteur, qui en ajoute.
peu mobiles A. Heeger, Alan MacDiarmid et Hideki
Dans les polymères dits saturés, chaque Shirakawa ont obtenu le prix Nobel de chi-
atome de carbone, contenant quatre élec- mie en 2000 pour leurs travaux sur les poly-
LES AUTEURS
trons de valence, est lié à quatre atomes mères conducteurs.
différents par des liaisons covalentes sim- Dans les années 1990, chimistes et ingé-
ples. Quand plusieurs électrons d’un atome nieurs se sont intéressés à l’utilisation des
sont engagés dans une liaison avec un autre polymères conjugués pour créer une nou-
atome de carbone, la molécule est dite insa- velle génération de panneaux solaires bon
Uwe HAHN est chargé turée. Lorsque deux atomes sont liés, leurs marché et flexibles. En effet, l’énergie néces-
de recherche au CNRS orbitales atomiques, qui définissent les saire pour faire passer un électron dans la
et travaille au Laboratoire
bande ␲ est comparable à l’énergie four-
© Shutterstock/F. Enot/ Pour la Science

de chimie des matériaux régions de l’espace autour de l’atome où


moléculaires de l’Université la probabilité de trouver les électrons est nie par la lumière visible. L’absorption de
de Strasbourg. élevée, se mélangent : on dit qu’elles sont photons par ces polymères crée un exciton
François CARDINALI hybridées. Dans le cas d’une liaison dou- – une paire électron-trou –, qui est mobile
est directeur de laboratoire ble, on a notamment un recouvrement le long d’une molécule. Mais comment par-
au sein de la division Matériaux
de la Société allemande d’orbitales créant une liaison notée ␲, vient-il jusqu’aux électrodes pour produire
Novaled. fragile et mobile, car les électrons impli- un courant électrique ?

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Dans le réseau cristallin du silicium, les charges parviennent aux électrodes, un était faible, mais on avait prouvé que les
électrons de la bande de conduction sont courant circule dans le circuit. cellules solaires à polymères fonctionnent.
très mobiles tout le long du cristal et peu- Comment disposer l’accepteur par rap- En 1995, A. Heeger proposa de fabri-
vent aisément rejoindre les électrodes. Dans port au donneur dans une cellule solaire ? quer des réseaux interpénétrés de matériaux
un polymère, l’exciton doit passer d’une Les premières structures de cellules solai- donneurs et accepteurs d’électrons pour
molécule à une autre, ce qui est difficile, car res à polymères étaient constituées d’une augmenter les interfaces où la dissociation
celles-ci interagissent peu. Le transfert se couche contenant l’accepteur posée sur des excitons est possible. Dans ce procédé,
fait par «sauts». Ainsi, la mobilité des exci- une autre contenant le donneur, le tout nommé interface massivement hétérogène,
tons est plus faible dans les polymères placé entre deux électrodes – on parle de un exciton est toujours produit près d’une
que dans le silicium. Or ce facteur est cru- jonction hétérogène plane. Dans un tel dis- limite entre un domaine accepteur et une
cial pour le rendement des cellules solai- positif, la séparation des charges n’est effi- zone donneuse d’électrons. Dans cette confi-
res: plus les excitons se déplacent lentement, cace qu’à proximité de l’interface (quand guration, il est possible d’utiliser une cel-
plus grande est la probabilité que l’électron l’exciton est situé à moins de 20 nanomè- lule relativement épaisse, permettant une
soit piégé dans la molécule. tres, ce qui est de l’ordre de la distance conversion de la lumière en courant électri-
Comment améliorer la mobilité de de diffusion des excitons). que plus importante. Les cellules à inter-
l’exciton et faciliter la dissociation de face massivement hétérogène ont atteint des
l’électron et du trou pour augmenter le
rendement ? Une des solutions envisa-
Augmenter rendements de l’ordre de 2,5 pour cent,
dès le milieu des années 1990, avec des maté-
gées consiste à fabriquer des cellules avec les interfaces riaux utilisés auparavant en bicouches.
deux types de polymères, l’un étant accep- Toutefois, afin d’absorber une quantité suf- Ce rendement faible comparé à celui
teur d’électrons – avec une grande affi- fisante de lumière incidente, le film doit des semi-conducteurs au silicium est com-
nité électronique – et l’autre donneur avoir, pour la plupart des semi-conduc- pensé par des méthodes de fabrication
d’électrons. teurs organiques, une épaisseur supérieure peu onéreuses et pratiques à mettre en
Deux électrodes planes sont dispo- à 100 nanomètres. On voit donc qu’il faut œuvre. Pour fabriquer ces films de maté-
sées de part et d’autre d’une feuille de trouver un compromis : la couche doit être riaux organiques, la méthode la plus sim-
polymère conducteur et une tension est suffisamment épaisse pour absorber un ple est de laisser tomber une goutte de
appliquée pour faciliter le mouvement maximum de lumière, mais assez mince solution – contenant le solvant, le don-
des excitons. Quand des excitons se trou- pour permettre aux excitons d’atteindre neur et l’accepteur – sur un support et
vent près d’une interface séparant les l’interface et de se dissocier. Une architec- de la faire sécher. Cette méthode forme
deux types de polymères, l’accepteur ture à deux couches planes conduit géné- des films homogènes, mais dont l’épais-
attire l’électron de l’exciton, lequel est ralement à des dispositifs peu efficaces seur est aléatoire, ce qui ne permet pas
transmis jusqu’à l’électrode, tandis que en termes de conversion de lumière en cou- d’avoir une bonne connexion avec les élec-
le donneur d’électrons récupère le trou, rant. Les premiers exemples de telles cel- trodes et diminue le rendement. Une
transféré jusqu’à l’autre électrode. Il y a lules solaires polymères bicouches datent variante consiste à déposer un liquide sur
séparation des charges. Quand les deux de 1992 : leur efficacité de 0,04 pour cent un support en rotation, tournant à une
Fullerène C60

Polyacétylène n

Atome
de carbone

Polyphénylène n
© Shutterstock/F. Enot/ Pour la Science

Atome LES POLYMERES CONJUGUÉS, tel le polyacétylène, ont des propriétés semi-conductrices
de soufre
grâce à l’alternance des liaisons simples et des liaisons doubles. Le polyphénylène et le
polythiophène sont utilisés dans les cellules photovoltaïques à polymères. L’association
d’un dérivé du polythiophène et d’une molécule dérivée du fullerène C60 – un très bon accep-
Polythiophène n teur d’électrons – donne des rendements prometteurs.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Chimie [67


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L A C E L L U L E P H O T O V O LT A Ï Q U E À B A S E D E P O LY M È R E S
a cellule solaire à base de polymères est constituée de deux électrodes et d’une couche active
L où la lumière est absorbée et forme des excitons. De nombreux matériaux sont testés pour
obtenir les meilleurs rendements possibles. Illustrons le fonctionnement de ces cellules avec un
cas concret. L’électrode positive est transparente pour laisser entrer la lumière ; elle est constituée
d’un mélange d’oxyde d’indium et d’oxyde d’étain. Une couche de polymères conducteurs est inter-
calée entre la couche active et l’électrode pour améliorer les contacts. L’électrode négative est
faite d’aluminium. La couche active contient un polymère conjugué donneur d’électrons (en orange)
et un dérivé du fullerène C60 comme accepteur (en bleu). Ceux-ci sont mélangés pour augmenter
les interfaces. La lumière pénètre au sein de la cellule et crée un exciton sur un polymère conju-
 BIBLIOGRAPHIE gué. Près d’une interface, les forces exercées par le donneur et l’accepteur d’électrons permettent
de dissocier les charges de l’exciton. L’électron (e–) passe d’un fullerène à un autre par sauts suc-
F. C. Krebs (éd.), Polymer cessifs jusqu’à l’électrode d’aluminium. Le trou (t+) se déplace le long du polymère conjugué don-
Photovoltaics : A Practical neur d’électrons et rejoint l’électrode d’oxydes également par des sauts.
Approach, SPIE Press, 2008.
C. J. Brabec et al. (éds.), Organic
Photovoltaics : Materials, Device Lumière
Physics and Manufacturing
Technologies, Wiley-VCH, 2008.
S.S. Sun et N.S. Sariciftci (éds.),
Organic Photovoltaics :
Mechanisms, Materials
and Devices, CRC Press, Polymère conjugué
Taylor & Francis Group, 2005.
Dérivé du fullerène C60

Électrode (aluminium)

vitesse fixe. Cette technique permet d’ob- ses collègues ont mis au point une cellule
Des alternatives tenir des films homogènes sur de gran- avec un dérivé de polythiophène comme
organiques des surfaces. Les paramètres les plus donneur d’électrons et une molécule déri-
importants sont la vitesse d’évaporation vée du fullerène C60 comme accepteur
 Les polymères ne sont pas du solvant, les changements de visco- d’électrons. Ils ont obtenu un rendement
les seules molécules organiques sité, le flux radial de la solution, ou bien dépassant cinq pour cent.
offrant des solutions pour convertir la séparation de phase des mélanges. Une cellule solaire constituée de poly-
l’énergie solaire en électricité. Les polymères utilisés sont souvent des mères est reliée par des électrodes à un
Des dispositifs à base de petites colorants organiques. Ces molécules absor- circuit électrique. Les électrodes sont pla-
molécules sont à l’étude. Un concept bent efficacement la lumière visible pour cées au-dessus et au-dessous de la cou-
prometteur est celui des cellules créer des excitons. Il est possible d’opti- che de polymères, ce qui limite le parcours
inventées par Michael Grätzel miser le rendement en choisissant les des charges et rend maximale la surface
à l’École polytechnique de Lausanne. colorants en fonction de leur structure molé- absorbant la lumière.
Il s’agit de l’association de molécules culaire afin d’ajuster la bande du spectre Les matériaux utilisés pour les élec-
organiques, de dioxyde de titane de lumière absorbée et l’énergie nécessaire trodes ont également une influence sur le
– qui est un semi-conducteur – pour engendrer les excitons et les séparer. rendement global de la cellule. Les élec-
et d’un électrolyte. La génération Les systèmes qui suscitent le plus d’in- trodes doivent être de bons conducteurs
de charges s’effectue à l’interface entre térêt sont ceux constitués, d’une part, d’un électriques et l’électrode positive, placée
le matériau organique et le dioxyde polymère donneur et, d’autre part, d’un sur le dessus de la cellule, doit être trans-
de titane, puis le transport est assuré fullerène jouant le rôle d’accepteur. Le ful- parente à la lumière visible. Elle est sou-
par ce dernier et l’électrolyte. lerène le plus connu, C60, contient 60 ato- vent fabriquée à partir d’un mélange
De tels dispositifs atteignent mes de carbone disposés selon une d’oxydes d’indium et d’étain. La cellule
des rendements compris entre 11 structure sphérique semblable à un ballon fonctionne mieux lorsqu’elle est recouverte
et 15 pour cent. Ils sont bon marché de football. Les fullerènes absorbent peu d’un mélange de polymères (un dérivé de
et plusieurs sociétés commercialisent la lumière visible et ont une bonne conduc- polythiophène et un dérivé de polystyrène
déjà des cellules de Grätzel. tivité électronique. En 2005, A. Heeger et contenant un atome de soufre). Le mélange

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Lumière

Vers l’électrode
du haut

t+
Électrode

Mélange d’oxydes t+
d’indium et d’étain
Mélange de polymères t+
conducteurs e–
Exciton
Polymère
Couche e– conjugué
active

Ampèremètre

Dérivé du fullerène C60

Vers l’électrode e–
du bas

Bruno Bourgeois
de polymères est un conducteur, il réduit ment à la dégradation des polymères. allemande Heliatek a atteint une efficacité
la rugosité de la surface de l’oxyde et assure Ces effets tendent à réduire l’efficacité de de 9,8 pour cent pour des cellules solai-
un meilleur contact entre l’électrode et la la cellule solaire. Les questions de dégra- res tandem. Et en février de cette année,
couche contenant les polymères conjugués. dation des polymères et donc des proces- la Société japonaise Sumimoto Chemical a
L’inconvénient de l’électrode d’oxydes sus de vieillissement de ces systèmes établi un record à 10,6 pour cent.
est son prix, car l’indium est un métal commencent seulement à être étudiés. Le domaine des cellules solaires à poly-
rare. Des alternatives sont développées à mères progresse de façon régulière en
partir d’autres oxydes. Pour gagner en flexi-
bilité, l’électrode d’oxydes est remplacée
Un rendement parallèle des avancées dans le domaine
des matériaux. Au-delà du rendement
par des nanofils de cuivre ou des polymè- en augmentation qui reste plus faible que le silicium, deux
res conducteurs. L’électrode négative est Le développement de nouveaux maté- questions se posent : quelle est la durée
constituée d’une couche relativement riaux et de méthodes de préparation plus de vie de ces composants et peut-on pas-
épaisse de métal, comme de l’aluminium. performantes, ainsi qu’une meilleure ser à une phase d’industrialisation ?
Cette électrode est réfléchissante de façon caractérisation de la morphologie des Aujourd’hui, les dispositifs ont une durée
à renvoyer la lumière qui lui parviendrait matériaux au sein des cellules solaires à de vie de l’ordre de trois à quatre ans. Chris-
vers la couche de polymères. polymères, ont permis d’améliorer les toph Brabec, de l’Université d’Erlangen
En ajoutant un support flexible, tel rendements de 0,8 pour cent par an et Nuremberg, considère qu’une effica-
qu’un film plastique au-dessus de l’élec- depuis 2005. La Société américaine cité de sept pour cent et une durée de vie
trode transparente, la cellule a une épais- Konarka atteint déjà 8,3 pour cent. Mais de sept ans seraient le seuil à franchir pour
seur inférieure au millimètre. Le film de nouvelles innovations pourraient accé- une exploitation industrielle de ces dis-
plastique a un rôle protecteur, il empêche lérer ces progrès, par exemple les cellu- positifs beaucoup moins onéreux que les
l’infiltration d’eau et du dioxygène de l’air les solaires « tandem » dotées d’une cellules à silicium. L’enjeu majeur est donc
au sein du dispositif. L’oxygène agit comme structure complexe à plusieurs couches l’accroissement de la longévité de ces
un accepteur d’électrons efficace qui blo- rassemblant des polymères conjugués. cellules à base de polymères pour s’impo-
que le processus de migration des électrons Chaque couche absorbe les photons dans ser dans le domaine de la production
du courant électrique. Il participe égale- différentes bandes du spectre. La Société d’électricité à partir du Soleil. 

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Chimie [69


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160 pages – 22,35 euros
ISBN 978-2-8424-5105-9
Réf. 075105
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Physique

La gravitation quantique
en deux dimensions
Steven Carlip

Quelle serait l’action de la gravitation si l’espace avait depuis plus de 80 ans pour combiner la
relativité générale et la physique quanti-
deux dimensions seulement, au lieu de trois ? que, les physiciens n’ont pas encore réussi.
La théorie de la gravitation quantique nous
L’exploration de cette idée guide les physiciens échappe toujours.
vers une théorie unifiée des forces fondamentales. Posez à un physicien une question trop
difficile, et il aura le réflexe professionnel

L’ E S S E N T I E L
D epuis qu’elle existe en tant que
science, la physique recherche
l’unité dans la nature. Newton a
ainsi montré que la force responsable de
la chute d’une pomme est la même que
de répondre : « Demandez-moi quelque
chose de plus simple. » La physique pro-
gresse en étudiant des modèles simples
qui capturent certains éléments d’une réa-
lité complexe. Les chercheurs ont ainsi tra-
celle qui maintient les planètes sur leur vaillé sur de nombreux modèles restreints
 Tenus en échec par orbite. Maxwell a rassemblé les descrip- de la gravitation quantique, par exemple
l’unification de la physique tions de l’électricité, du magnétisme et des approximations valables lorsque la
quantique et de la théorie de la lumière en une théorie unique, l’élec- gravitation est faible, ou sur des cas par-
de la relativité générale, tromagnétisme. Un siècle plus tard, les ticuliers tels que les trous noirs. Une autre
les physiciens ont étudié physiciens y ajoutaient l’interaction faible approche consiste tout simplement à négli-
une version simplifiée pour créer la théorie unifiée dite électro- ger une dimension de l’espace et à étudier
du problème où l’univers faible. Einstein, quant à lui, réunissait au comment la gravitation s’exerce alors.
n’a que deux dimensions. début du XXe siècle l’espace et le temps On parle d’approche 2+1 dimensionnelle,
 Bien que les ondes en un unique continuum, l’espace-temps. pour deux dimensions spatiales et une
gravitationnelles Aujourd’hui, le principal chaînon man- dimension temporelle. Les principes qui
ne puissent exister en deux quant dans cette quête unificatrice est la gouvernent la gravitation dans cet univers
dimensions, un tel univers réunion de la gravitation et de la physique simplifié pourraient s’appliquer à notre
peut néanmoins changer quantique. La théorie de la gravitation Univers tridimensionnel et livrer de pré-
de forme globale sous d’Einstein, la relativité générale, décrit aussi cieux indices pour l’unification.
l’effet de la gravitation. bien l’évolution de l’Univers que les mou- L’idée d’oublier une dimension a déjà
vements des planètes et la chute des pom- connu son heure de gloire. Le roman
 La théorie quantique mes. La physique quantique décrit les Flatland, publié en 1884 par Edwin Abbott,
de la gravitation qui atomes, les électrons et les quarks, les inter- dépeint les aventures d’un carré, habi-
en découle éclaire diverses actions fondamentales subatomiques, et tant d’un « monde plat », à deux dimen-
énigmes des théories bien d’autres phénomènes. Mais là où les sions, peuplé de triangles, de carrés et
d’unification, telles que deux théories devraient s’appliquer ensem- autres figures géométriques. Bien que ce
la façon dont le temps ble, dans les situations extrêmes où les effets roman se voulût en fait une satire de la
émerge d’une toile quantiques et ceux de la gravitation sont société victorienne, il a aussi déclenché
de fond atemporelle importants, par exemple au cœur des trous une vague d’intérêt pour la géométrie dans
ou le rayonnement noirs ou durant les premières fractions diverses dimensions et a toujours du
des trous noirs. de seconde de l’Univers, elles semblent succès à l’heure actuelle auprès des mathé-
incompatibles. En dépit de tous leurs efforts maticiens et des physiciens.

72] Physique © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Les premières études de la gravitation


dans un monde à deux dimensions, dans
les années1960, furent décevantes. L’espace
plan semblait être dépourvu de gravitation,
car cette interaction – plus précisément
les ondes gravitationnelles – n’a littérale-
ment pas assez d’espace pour se propa-
ger. À la fin des années1980, cependant, le
sujet renaît quand les chercheurs s’aperçoi-
vent que la gravitation fonctionne d’une
façon inattendue dans un espace à deux
dimensions. Certes, deux masses ne s’atti-
rent pas selon la loi de Newton (avec une
force proportionnelle à l’inverse du carré
de la distance), mais la gravitation joue
néanmoins sur la forme générale de l’es-
pace et pourrait même y engendrer des
trous noirs. Récemment, la gravitation en
deux dimensions a apporté un éclairage
sur certains concepts fondamentaux de la
gravitation quantique, tels que le principe
holographique ou la question
de l’émergence du temps à
partir d’un cadre atemporel.
Afin de développer une
théorie quantique pour une
interaction donnée, les physi-
ciens partent en général de la théorie clas-
sique correspondante, et cherchent à la
réécrire en appliquant les principes quan-
tiques. Pour la gravitation, le point de
départ est la relativité générale. C’est là
que les ennuis commencent.
Selon la relativité générale, la gravita-
tion n’est pas une force, mais une manifes-
tation de la géométrie de l’espace-temps
lui-même. La Terre tourne autour du Soleil
non pas parce qu’une force s’exerce sur
elle, mais parce qu’elle se déplace en sui-
vant le chemin le plus court dans l’es-
pace-temps, qui est courbé par la masse du
Soleil. Unifier la mécanique quantique et
la gravitation signifie ainsi quantifier d’une
manière ou d’une autre la structure même
de l’espace-temps, et pas simplement
une interaction.
Pourquoi est-ce difficile ? L’une des
pierres angulaires de la physique quan-
tique est le principe d’incertitude de
Heisenberg. Selon ce principe, les quan-
tités physiques fluctuent de façon aléa-
toire et ne peuvent pas être fixées avec
une précision infinie toutes en même
temps. Dans une théorie quantique de la
gravitation, l’espace et le temps eux-
mêmes fluctuent, ce qui ébranle tout
l’échafaudage de la physique classique.
Kyle Bean

Sans un espace-temps donné a priori en


toile de fond, nous ne savons pas décrire

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Physique [73


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COM M E N T L A GR AV ITATION FONCTION N E E N 2 D


Si l’on aplatissait un espace tridimensionnel pour le réduire ment fonctionnerait la gravitation en deux dimensions est
à deux dimensions, les objets deviendraient plats, mais ce une étape utile pour élaborer une théorie quantique de la
n’est pas tout. La force de gravitation, notamment, aurait gravitation, qui réconcilierait la théorie de la relativité géné-
un comportement complètement différent. Imaginer com- rale d’Einstein avec la physique quantique.
UNE ATTRACTION DIFFÉRENTE
3D 2D
Un objet massif courbe
l’espace. En trois dimensions, Objet massif
cette distorsion a pour effet
que deux objets s’attirent
comme le décrit la loi
de l’attraction universelle
de Newton. En deux
dimensions, un objet massif
déforme l’espace en lui
imprimant une forme conique.
Les trajectoires des objets
sont toujours déviées, Objet massif
mais selon une loi
qui n’est plus celle
de Newton.

LES ONDES IMPOSSIBLES


3D
D’après la relativité générale, Direction de
les variations du champ propagation
gravitationnel se propagent
sous la forme d’ondes
gravitationnelles, qui sont
fondamentalement
tridimensionnelles : Objet
elles étirent périodiquement
les objets dans les deux
directions perpendiculaires Impulsion d’onde Étirement vertical Étirement horizontal
à l’axe de propagation gravitationnelle
(en haut). Elles ne peuvent se L’onde étirerait l’objet dans une direction interdite. 2D
propager en deux dimensions
(en bas). Or sans ondes
gravitationnelles, on ne sait
pas quantifier la gravitation.

DES TROUS NOIRS EXISTENT


3D 2D
Les trous noirs sont Horizon des événements
des régions où les objets
peuvent pénétrer, mais dont
ils ne peuvent sortir en raison
de l’attraction gravitationnelle
intense de l’objet central. Singularité
L’une des découvertes les plus
surprenantes de la théorie
de la gravitation en deux
dimensions est que des trous
noirs peuvent exister dans
l’espace bidimensionnel
à condition que l’espace
contienne de l’énergie sombre. Rayonnement
En raison d’effets quantiques, de Hawking
les trous noirs, en 3D comme
en 2D, émettent un faible
Malcolm Godwin

rayonnement thermique
dit de Hawking.

74] Physique © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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les positions, les vitesses, les accéléra- de la réalité matérielle, l’écoulement appa- temps. Les scientifiques en quête d’une telle
tions et les autres grandeurs de base de la rent du temps doit émerger de la structure théorie doivent composer avec des obser-
physique. En d’autres termes, nous ne même de l’Univers. Mais comment ? On vables non locales, dont la valeur dépend
savons pas donner un sens précis à l’es- ne sait même pas par où commencer pour de plusieurs points en même temps (c’est
pace-temps quantique. répondre à cette question. notamment le cas des systèmes quantiques
Ces obstacles à la définition d’un intriqués). De façon générale, on ne sait pas
espace-temps quantifié se manifestent de
plusieurs façons. L’une d’entre elles est le
Pas de temps ni de comment définir de tels objets, et encore
moins les utiliser pour décrire le monde
célèbre « problème du temps ». Le temps coordonnées absolus que nous observons.
est fondamental dans la réalité que nous Le problème du temps a un cousin moins Un troisième problème est celui de la
observons. Presque toutes les théories phy- célèbre : le problème des observables. La naissance de l’Univers. A-t-il surgi à par-
siques sont en fin de compte une descrip- physique est une science empirique. Une tir de rien ? Décrit-il un cycle éternel de
tion de la façon dont certaines grandeurs théorie doit faire des prédictions testables périodes d’expansion suivies d’effondre-
varient au cours du temps. Il importe donc portant sur des quantités observables. En ments ? Est-ce une bulle en expansion au
de savoir précisément ce que signifie le physique classique, ces quantités sont affec- sein d’un univers parent ? Chaque possi-
concept de « temps ». Mais en réalité, tées à des positions spécifiques. On calcule bilité pose un problème différent pour une
nous ne le savons pas. l’intensité du champ électrique «ici» ou la théorie quantique de la gravitation.
Pour Newton, le temps était absolu, probabilité de trouver un électron «là». Les Enfin, toute une série de questions
hors de la nature. Les formulations habi- lieux sont étiquetés avec des coordonnées, concernent les trous noirs, objets parmi
tuelles de la mécanique quantique intègrent et les théories prédisent comment les obser- les plus mystérieux. Ces astres extrêmes
cette idée d’un temps absolu. Les théories vables dépendent des valeurs de ces coor- offrent une fenêtre sans équivalent sur la
de la relativité restreinte puis générale, en données spatiales et du temps. nature ultime de l’espace et du temps. Au
revanche, ont détrôné le temps absolu. Des Or d’après la théorie de la relativité, les début des années1970, le Britannique Ste-
observateurs en mouvement relatif ont une coordonnées spatiales sont des étiquettes phen Hawking a montré que les trous noirs
perception différente de l’écoulement du artificielles et arbitraires, et il n’existe pas ne sont pas totalement noirs. Ils doivent
temps, et ne peuvent s’accorder sur la simul- de repère absolu. Mais si vous ne pouvez émettre un rayonnement similaire à celui
tanéité de deux événements. Le rythme pas identifier objectivement un point dans d’un corps noir, c’est-à-dire le rayonnement
d’une horloge est plus lent dans un champ l’espace, vous ne pouvez prétendre savoir de tout objet porté à une certaine tempé-
gravitationnel intense. Dans la théorie de ce qui s’y passe. Charles Torre, de l’Univer- rature. La température reflète habituelle-
la relativité, le temps n’est plus un simple sité de l’État de l’Utah, a montré qu’une ment le comportement sous-jacent des
paramètre externe, mais une composante théorie quantique de la gravitation ne peut composants microscopiques d’un système.
dynamique de l’espace-temps. pas avoir d’observables purement locales, Dire qu’une pièce est chaude, c’est dire que
Cependant, s’il n’y a pas d’horloge c’est-à-dire des observables dont les valeurs les molécules d’air qui la remplissent sont
idéale universelle, existant « en dehors » dépendent d’un seul point de l’espace- agitées. Dans le cas d’un trou noir, la nature

COM M E N T QUA N TIF IE R L A GR AV ITATION E N DEU X DIM E NSIONS


En deux dimensions, la gravitation ne peut pas se propager. l’influence de la gravitation en des tores de tailles et de pro-
Contrairement à la situation tridimensionnelle, elle ne modi- portions différentes (b) (ces changements se traduisent
fie pas la courbure de l’espace, mais modifie sa forme globale. par la variation d’une grandeur nommée module). Ce qui se
Les physiciens ont étudié un modèle d’univers torique, obtenu passe dans chaque petite région de l’espace (zooms) reflète
par exemple en recollant les côtés opposés d’un carré du plan l’état global de l’espace. Dans ce modèle, le microcosme et le
deux à deux (a). L’univers torique évolue au fil du temps sous macrocosme sont inextricablement liés.
a b
Malcolm Godwin

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Physique [75


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de ces composants microscopiques susceptibles de


prendre différents états reste inconnue. Appelés «degrés
de liberté», ils devraient être décrits dans le cadre d’une
théorie quantique de la gravitation.
De prime abord, l’espace à deux dimensions sem-
ble peu prometteur pour chercher des réponses à ces
questions. En 1963, le physicien polonais Andrzej Sta-
ruszkiewicz a déterminé une loi de la gravitation en
deux dimensions en appliquant la relativité générale.
Alors qu’en trois dimensions, la présence d’un objet
massif courbe doucement l’espace-temps, en deux
dimensions, elle tord l’espace pour former un « cône »
centré sur l’objet, comme un « cornet de frites » fait
d’une feuille de papier enroulée (voir l’encadré page 74).
Un petit objet qui passe près du sommet du cône voit
sa trajectoire défléchie, de la même façon que le Soleil
courbe la trajectoire d’une comète. En1984, le Hollan-
dais Gerard ’t Hooft et les Américains Stanley Deser
et Roman Jackiw ont déterminé comment des parti-
cules quantiques (c’est-à-dire représentées par des fonc-
tions d’onde) se déplaceraient dans un tel espace.
La déformation de l’espace bidimensionnel qu’in-
duit la gravitation est beaucoup plus simple que le
motif complexe de courbure qu’elle crée dans notre
Univers tridimensionnel : la géométrie du cône reste
essentiellement plane. En conséquence, il n’y a pas
d’équivalent de la loi de l’attraction newtonienne.
Deux corps initialement immobiles l’un à côté de l’au-
tre ne « tomberont » pas l’un vers l’autre.

Un modèle simpliste ?
Cette simplicité est séduisante, et laisse penser que
quantifier la gravitation à deux dimensions est plus
facile que quantifier la relativité générale complète en
trois dimensions d’espace. Malheureusement, la théo-
rie de A. Staruszkiewicz est trop simple : elle ne pos-
sède pas assez de degrés de liberté pour être quantifiée.
Un espace à deux dimensions ne laisse aucune place
aux ondes gravitationnelles, un élément important de
la théorie d’Einstein.
Considérons le cas plus simple de l’électromagné-
tisme. Les champs électriques et magnétiques sont pro-
duits par des charges et des courants électriques. Comme
l’a montré James Clerk Maxwell, les variations de ces
champs se propagent librement sous forme d’ondes
électromagnétiques. Dans la version quantique de la
théorie de Maxwell, l’énergie de ces ondes est véhicu-
lée par des quanta, les photons, particules qui transmet-
tent l’interaction électromagnétique. De la même façon,
les variations du champ gravitationnel de la relativité
générale se propagent sous forme d’ondes gravita-
tionnelles, et une théorie quantique de la gravitation
devrait associer à ces ondes des particules nommées
gravitons, médiatrices de l’interaction gravitationnelle.
Mais les ondes gravitationnelles sont fondamen-
talement tridimensionnelles : le champ varie pério-
diquement dans deux directions perpendiculaires à
la direction du mouvement (voir l’encadré page 74).

76] Physique © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Or dans un espace à deux dimensions, il n’y a pas TROUS DE VER ET AUTRES BIZARRERIES
de place pour un tel comportement. Une fois que la
direction du mouvement est fixée, il ne reste qu’une Dans l’une des formulations de la gravitation quantique à deux dimen-
dimension perpendiculaire. Les ondes gravitationnel- sions, contrairement à ce qui se passe en théorie de la relativité géné-
les et leurs gravitons ne peuvent tout simplement pas rale, la topologie de l’univers peut changer. Cela pourrait résoudre des
questions posées de longue date. Par exemple, un tore à un seul trou
être contenus dans deux dimensions spatiales. a une probabilité non nulle d’évoluer vers un tore doté d’une anse,
Malgré quelques ponctuels regains d’intérêt, la c’est-à-dire à deux trous. Cela reviendrait à créer un trou de ver, un
théorie de A. Staruszkiewicz était donc restée sans suite. passage direct d’un endroit à un autre. L’univers pourrait aussi subi-
Jusqu’à ce qu’en1989, Edward Witten, de l’Institut d’étu- tement devenir un point et disparaître.
des avancées de Princeton, apporte une contribution
décisive. E. Witten travaillait sur une classe particulière Le tore développe
de champs où les ondes ne se propagent pas librement. un second trou
Lorsqu’il s’est rendu compte que la gravitation en deux
dimensions appartenait à cette classe, il a ajouté l’in-
grédient crucial qui manquait : la topologie.

Quand l’espace ressemble


à une chambre à air
E. Witten a fait remarquer que même si la gravitation En un bref instant,

Malcolm Godwin
ne peut pas se propager sous forme d’ondes, elle peut le tore se réduit
à un point et disparaît
avoir un effet sur la forme générale de l’espace, ce que
les mathématiciens appellent sa topologie. La topo-
logie décrit les caractéristiques générales d’une sur-
face, comme le nombre de trous. Deux surfaces ont Ainsi, la gravitation quantique à deux dimensions
la même topologie si l’on peut passer de l’une à l’au- n’est pas une théorie des gravitons, mais une théorie
tre par une déformation continue, sans rien couper, de l’évolution de la forme globale des tores. Cette vision
déchirer ou coller. Un hémisphère et un disque ont diffère de la représentation habituelle de la théorie
par exemple la même topologie ; il suffit d’étaler le quantique comme une description de l’infiniment petit.
premier pour obtenir le second. Une sphère a une autre La gravitation quantique en deux dimensions est, en
topologie, car pour la transformer en un disque, il fau- fait, une théorie qui porte sur l’Univers dans son ensem-
drait en couper un bout (au moins un point). Une ble en tant qu’objet contrôlé par les lois quantiques. Ce
chambre à air, ou tore, a encore une autre topologie, point de vue livre un modèle suffisamment riche pour
identique à celle d’une tasse munie d’une anse. explorer certains des problèmes conceptuels fonda-
Bien que les tores apparaissent courbes vus de mentaux de la gravitation quantique.
l’extérieur, ils sont plats du point de vue de leur La gravitation en deux dimensions indique par
géométrie interne. Ce qui caractérise un tore, c’est exemple comment le temps pourrait émerger d’un
qu’on peut décrire une courbe fermée dans deux direc- cadre fondamentalement atemporel. Dans l’une des
tions indépendantes, l’une entourant le trou et l’au- formulations de la théorie, l’univers entier est décrit
tre perpendiculaire. Cette caractéristique est similaire par une unique fonction d’onde quantique. Mais cette
à celle de l’ancien jeu vidéo Pac man, où les person- fonction d’onde ne dépend pas explicitement du temps.
nages qui sortent par un côté de l’écran rentrent par En effet, le temps, lié à l’espace, est partie prenante
le côté opposé. L’écran de jeu est plat ; il obéit aux de la géométrie et est donc inclus dans la quantifica-
règles de la géométrie plane – par exemple deux droi- tion. Ce n’est pas un paramètre indépendant.
tes parallèles ne se rencontrent jamais – mais sa D’une façon ou d’une autre, cette fonction d’onde
topologie est celle d’un tore. « atemporelle » fait émerger le flux du temps tel que
En fait, il existe une famille infinie de tores, nous l’observons. Selon l’aphorisme d’Einstein, le
caractérisés par un paramètre nommé module. Lié au temps est ce qui est mesuré par une horloge. Cela
rapport entre les tailles des deux cercles qui définis- semble être une banalité, mais signifie qu’il n’existe
sent le tore, il donne une mesure de la « forme » du pas de temps absolu déconnecté de la réalité physi-
tore (plus ou moins épais, avec un trou plus ou que. Le temps est toujours déterminé par un sous-
moins large, etc.). système qui est corrélé avec le reste de l’univers, par
Dans un univers à deux dimensions en forme de exemple le mouvement de rotation de la Terre ou la
tore, la gravitation crée une dynamique qui fait évo- fréquence d’un rayonnement de l’atome de césium.
luer le module, c’est-à-dire la géométrie globale du tore, La théorie offre différentes options en matière d’hor-
au fil du temps (voir l’encadré page75). E. Witten a mon- loge – en fait, l’évolution de toute grandeur observa-
tré que ce processus peut être quantifié, c’est-à-dire qu’on ble – et le choix définit ce que signifie le « temps ».
peut transformer la théorie classique de la gravitation Une fois ce choix fait, toutes les autres observables phy-
en deux dimensions en une théorie quantique. siques changent en fonction du temps de cette horloge.

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Physique [77


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DE S TROUS NOIR S 2 D E N L A BOR ATOIR E Enfin, la gravitation à deux dimensions


réserve une bonne nouvelle aux parti-
Des analogues bidimensionnels des trous noirs ont été réalisés en laboratoire. sans des trous de vers, ces hypothétiques
Ils mettent en jeu des plasmons, des ondes électromagnétiques qui se propa- raccourcis entre deux points distants de
gent le long d’une surface métallique. Une gouttelette de liquide déposée sur la l’Univers. Il existe au moins une formula-

Tiré de « Surface plasmon toy-models of black holes and wormholes », I. I. Smolyaninov et C. C. Davis, Physical Review B, vol. 69 (20), 15 mai 2004
surface piège les plasmons comme un trou noir tridimensionnel piège les pho- tion de la théorie qui autorise la topologie
tons. L’analogue de l’horizon des événements se manifeste sous la forme d’un
bord blanc (ci-dessous à droite). Ces systèmes électromagnétiques bidimen- de l’espace à changer sous l’effet de la
sionnels sont susceptibles de trouver des applications en optique. gravitation. Un espace torique pourrait par
exemple développer une anse et devenir
un tore à deux trous, ce qui revient à créer
un passage entre deux régions (voir la figure
page 77). Dans certaines versions de la
gravitation quantique à deux dimensions,
on peut même décrire la création de l’Uni-
vers à partir de rien, en d’autres termes le
changement ultime de topologie.

Gouttelette de glycérine
Pellicule d’or
Des trous noirs en 2D
La gravitation étant limitée dans l’espace
à deux dimensions, tous les spécialistes
Propagation de plasmons
pensaient que les trous noirs ne pouvaient
pas y exister. Et pourtant, en 1992, trois
physiciens chiliens, Máximo Bañados,
Claudio Teitelboim et Jorge Zanelli, ont
Prisme de verre montré que cette théorie autorise en fait
Éclairage l’existence de trous noirs, à condition
que l’univers contienne une certaine forme
d’énergie comparable à l’énergie som-
bre, qui dans notre Univers s’oppose à l’ef-
fet de la gravitation.
Un trou noir BTZ (les initiales des
Dans le tore-univers, le module est par trois chercheurs) ressemble assez à un vrai
exemple corrélé avec la taille du tore, et trou noir de notre Univers. Formé par l’ef-
un habitant perçoit son évolution comme fondrement de matière sous son propre
une évolution de la taille de l’univers au poids, il est entouré d’un horizon des évé-
L’ A U T E U R fil du temps. La théorie introduit donc le nements, une frontière virtuelle d’où
Steven CARLIP est professeur temps à partir d’un univers atemporel. Ces rien ne peut s’échapper. Conformément
à l’Université de Californie idées ne sont pas nouvelles, ni spécifiques aux calculs de S. Hawking, un trou noir
à Davis (États-Unis). à la gravitation en deux dimensions, mais BTZ devrait émettre un rayonnement cor-
ce modèle fournit un cadre dans lequel on respondant à une température qui dépend
peut faire des calculs et vérifier la validité de sa masse et de sa vitesse de rotation.
 BIBLIOGRAPHIE de cette approche. Ce résultat est une énigme. Dépour-
Quant au problème des observables, vue d’ondes gravitationnelles ou de gra-
C. Callender, Le temps est-il
une illusion ?, Pour la Science, l’espace toroïdal offre une quantité mesu- vitons, la gravitation en deux dimensions
n° 397, novembre 2010. rable, à savoir le module. C’est une obser- est aussi dénuée des degrés de liberté
http://bit.ly/397_callender vable non locale : elle ne prend pas de gravitationnels qui permettraient d’ex-
Juan Maldacena, La gravité
valeurs en des points précis, mais décrit pliquer la température et d’autres gran-
est-elle une illusion ? la structure de l’espace entier. Tout ce qu’on deurs thermodynamiques des trous noirs.
Pour la Science n° 339, janvier 2006. peut mesurer de l’intérieur de l’espace à Et pourtant, ils se manifestent quand même.
http://bit.ly/339_maldacena deux dimensions, c’est en fin de compte C’est en fait l’horizon des événements
S. Carlip, Quantum gravity in 2+1 par son intermédiaire. En2008, Catherine qui apporte une structure supplémentaire
dimensions : The case of a closed Meusburger, maintenant à l’Université faisant défaut à l’espace bidimensionnel
universe, Living Reviews in Relati- d’Erlangen-Nuremberg en Allemagne, a vide. L’horizon est topologiquement équi-
vity, vol. 8, 2005. par exemple montré comment le module valent à un cercle, ce qui enrichit la théo-
www.livingreviews.org/lrr-2005-1
est lié à des mesures cosmologiques concrè- rie de degrés de liberté supplémentaires :
S. Carlip, Quantum Gravity in 2+1 tes telles que le décalage vers le rouge de les vibrations de ce cercle. De façon remar-
Dimensions, Cambridge University rayons lumineux. J’ai pour ma part mon- quable, leurs propriétés correspondent exac-
Press, 1998.
tré qu’il est lié au mouvement des objets. tement aux résultats de S. Hawking.

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Comme les degrés de liberté sont pourraient échouer dans le cadre bidi- expérimentalement certaines des prédic-
des caractéristiques de l’horizon, on mensionnel. Les trous noirs auraient des tions de la théorie quantique de la gravi-
peut dire en un sens qu’ils résident au propriétés thermiques incohérentes. tation en deux dimensions. Plusieurs
« bord » de l’espace à deux dimensions. équipes travaillent sur des analogues
Ils constituent donc une réalisation d’un bidimensionnels des trous noirs. Un fluide
des principes les plus subtils de la gravi-
Un modèle bien fécond s’écoulant plus vite que la vitesse du son
tation quantique, le principe hologra- Si ces théoriciens ont raison, alors la gra- produit par exemple un horizon des évé-
phique. Tout comme un hologramme vitation en deux dimensions est un phé- nements duquel les ondes sonores quan-
enregistre une image tridimensionnelle nomène encore plus subtil que nous ne tifiées (les phonons) ne peuvent pas
sur une pellicule à deux dimensions, ce l’avons suspecté jusqu’à présent. Peut- s’échapper. Les expérimentateurs ont éga-
principe énonce que la physique d’un uni- être n’a-t-elle pas de sens en elle-même lement construit des trous noirs bidimen-
vers à n dimensions peut être entièrement et doit-elle être couplée avec d’autres types sionnels à l’aide de plasmons, des ondes
décrite par une théorie plus simple à (n– 1) d’interactions et de particules. Peut-être électromagnétiques confinées sur des sur-
dimensions. Dans la théorie des cordes le principe holographique n’est-il pas tou- faces (voir l’encadré page 78). De tels dispo-
– la théorie la plus aboutie pour unifier jours valable. Peut-être l’espace, comme sitifs devraient présenter un analogue du
la relativité générale et la physique quan- le temps, n’est-il pas un ingrédient fonda- rayonnement quantique des trous noirs.
tique –, cette idée a conduit à une appro- mental de l’univers. Ou encore peut-être La gravitation quantique en deux
che novatrice pour créer une théorie faut-il trouver un moyen de réintroduire dimensions était au départ un simple
quantique de la gravitation. des degrés de liberté au niveau local. Dans cadre destiné à explorer des idées sur la
La gravitation en deux dimensions est tous les cas, la gravitation en deux dimen- gravitation quantique dans le monde réel.
un scénario simplifié sur lequel on pour- sions a indiqué une voie d’exploration Mais ce modèle nous a surpris par sa
rait tester cette approche. Mais il y a que nous n’aurions sans doute pas richesse : le rôle important de la topolo-
quatre ans, E. Witten et Alexander Malo- empruntée autrement. gie, ses trous noirs remarquables, ses
ney, aujourd’hui à l’Université McGill, ont Même s’il nous est impossible de fabri- étranges propriétés holographiques.
créé la surprise en suggérant que les quer un véritable trou noir en deux dimen- Abbott n’aurait sans doute pas cru que
prédictions de la théorie holographique sions, nous pourrions réussir à tester Flatland se révélerait si fécond ! 

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Histoire de la physique

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Halley, Mairan et les aurores boréales


Quelle est l’origine des aurores boréales ? Le magnétisme terrestre proposé
par le Britannique Halley en 1716 ou l’atmosphère solaire invoquée par le Français
Dortous de Mairan en 1733 ? La question ne fut résolue qu’au début du XXe siècle.
Stéphane LE GARS

C
’étoit une maniere d’aurore désastres. En Écosse, par exemple, les de particules de la haute atmosphère par
boréale, ou plutôt australe. [...] aurores sont souvent prises pour des des particules chargées éjectées du Soleil
Un chevron couleur de feu, batailles ayant lieu dans le ciel, les couleurs et piégées dans le champ magnétique ter-
dont les jambes s’appuyoient rouges représentant des bains de sang. C’est restre. Pourtant, les choses n’ont pas été
l’une à peu près sur l’Orient, & l’autre sur dans ce contexte que les deux sociétés aussi simples. Tandis que l’idée de Halley
l’Occident. savantes invitent respectivement Edmond s’imposait dans les milieux savants, confor-
Au début du XVIIIe siècle, une recrudes- Halley et Jean-Jacques Dortous de Mai- tée au début du XIXe siècle par les décou-
cence d’aurores boréales en Europe, telle ran, deux astronomes, à proposer une théo- vertes sur l’électricité et le magnétisme, celle
celle décrite ici en février 1730 par un obser- rie explicative de ces apparitions colorées, de Mairan fut critiquée, discréditée, et mit
vateur à Montpellier (et rapportée par Mai- fondée sur les lois de la nature. plus d’un siècle à faire son chemin, au gré
ran), conduit la Société royale de Londres Alors que Halley invoque des fluides d’arguments scientifiques, mais aussi poli-
et l’Académie des sciences de Paris à deman- magnétiques émanant des pôles, Mairan, tiques et économiques.
der des explications rationnelles du phé- de son côté, refuse de faire intervenir l’élec-
nomène. Celui-ci, en effet, inquiète et effraie tricité ou le magnétisme, pour privilégier le Un fluide magnétique
la population, qui y voit un événement sur- rôle de l’atmosphère solaire. Deux théories
naturel : les aurores boréales, de même que s’affrontent alors. Laquelle vainquit ? Les aimanté par la Terre
les comètes, les éclipses ou les tremble- deux, direz-vous : nous savons aujourd’hui C’est à la suite de l’aurore spectaculaire du
ments de terre, sont accompagnées d’un que chacune possède une part de vérité, les 6 mars 1716 que Halley propose sa théorie
imaginaire symbolique fort, présageant des aurores boréales étant le fruit de l’ionisation rationnelle du phénomène. Son étude tente
de dégager l’aurore tout à la fois d’un imagi-
naire populaire et d’une explication aristoté-
licienne qui l’attribue à un phénomène
météorologique. Avec Halley, l’aurore reste
un phénomène atmosphérique, comme dans
la physique d’Aristote, mais dû à des vapeurs
brillantes issues de la Terre. En 1714, il pen-
bibliothèque André-Desguine, cote D1232, photo: Gilles Vannet

chait pour de la vapeur d’eau brillant dans l’air,


car dilatée par un feu souterrain, et teintée
de vapeurs soufrées provenant de l’inté-
Archives départementales des Hauts-de-Seine,

rieur de la Terre. En 1716, après l’observation


de l’aurore du 6mars, Halley modifie sa théo-
rie : il suppose que les vapeurs ne sont pas
aqueuses, mais magnétiques. Il imagine la
Terre comme un immense aimant, autour
duquel les effluves magnétiques, à l’origine
de la lumière observée, se comporteraient
1. AURORE BORÉALE VUE À BREUILLEPONT, dans l’Eure, le 26 septembre 1731 à 9 heures, comme de la limaille de fer. Sa théorie non
par Jean-Jacques Dortous de Mairan et rapportée dans son Traité physique et historique de l’au- seulement explique l’apparition fréquente des
rore boréale (2nde édition, 1754). aurores près des pôles, mais est renforcée

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© Arild Heitmann/Stocktrek Images/Corbis


par l’indépendance du mouvement des étoiles et donc peu visible, hormis durant les éclipses 2. UNE AURORE BORÉALE photographiée en
et de celui des aurores: tout semble se pas- solaires et par le biais de cette lumière zodia- Norvège. On sait aujourd’hui que les aurores
ser dans l’atmosphère et non dans le cosmos. cale. Il élabore une théorie éloignée de tout sont produites par l’ionisation de particules de
la haute atmosphère par des particules chargées
Mairan, quant à lui, est sollicité après système de pensée, la voulant unique-
éjectées du Soleil et piégées dans le champ magné-
l’aurore boréale du 19 octobre 1726, obser- ment induite d’observations : « Nous tâche- tique terrestre. Lorsque leur cortège électronique
vée en France et qui suscita une grande rons, autant qu’il nous sera possible, de se réarrange, les particules ionisées émettent
panique. Son Traité physique et historique conserver à nos recherches l’avantage de des photons de couleurs variées qui, ensemble,
de l’aurore boréale, publié en 1733, apparaît se soûtenir avec tous les systèmes, en n’y créent l’aurore boréale.
par plusieurs aspects dans la continuité des admettant que des observations et des faits
travaux de Halley. Comme son prédécesseur qui puissent être avoués de part & d’autre.»
britannique, il a collecté nombre de données
historiques. Il a cependant étendu son étude Lumière zodiacale
à un champ beaucoup plus vaste de don-
nées : 1 441 observations d’aurores depuis et pesanteur
l’année 502, qu’il a organisées dans une À cette époque en effet, deux systèmes de L’ A U T E U R
table afin de repérer les régularités dans l’ap- pensée s’affrontent, fondés respectivement
parition du phénomène et saisir son origine. sur les idées de Newton et de Descartes.
Mairan mène par ailleurs son investigation Si les calculs sur le mouvement des planètes
dans le même style que Halley : il décrit de donnent à Newton un avantage certain
façon détaillée et précise les formes, cou- sur Descartes, les thèses cartésiennes ne
leurs et changements de l’aurore. Son objec- sont pas abandonnées pour autant, car elles
tif, cependant, diffère de celui de Halley : il expliquent elles aussi certains phénomènes
cherche non des singularités, mais des physiques. Mairan met donc un point d’hon-
éléments permanents dans l’espoir d’en déga- neur à n’en privilégier aucune.
Stéphane LE GARS est
ger une loi physique. De Newton, il accepte l’idée d’une pesan- historien de l’astronomie
Sa théorie, quant à elle, rompt radicale- teur universelle, avec laquelle il explique com- associé au Centre François Viète,
ment avec celle de Halley. Il propose une ment l’atmosphère du Soleil se retrouve à l’Université de Nantes.
théorie cosmique où la cause de l’aurore est piégée dans l’atmosphère terrestre : « Il est
attribuée à la lumière zodiacale, une faible certain, comme on le démontrera d’après un
lueur triangulaire observée la nuit dans la grand nombre d’observations qui ne sont pas
zone où le Soleil s’est couché, et découverte équivoques, que l’atmosphère du Soleil,
par Jean Cassini en 1685 (voir la figure 4). vue en qualité de lumière zodiacale, atteint
Mairan l’identifie à l’atmosphère solaire, un quelquefois jusqu’à l’orbite terrestre et au-
fluide rare et ténu, très faiblement lumineux delà. C’est alors que la matière qui compose

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Regards

 BIBLIOGRAPHIE cette atmosphère venant à rencontrer les par- pense que cette lumière résulte d’un amas
ties supérieures de notre air, en deçà des limites prodigieux de matière qui environne le corps
S. Le Gars, Dortous de Mairan
et la théorie des aurores polaires : où la pesanteur universelle commence à agir du Soleil. Là encore, cependant, il se défend
Trajectoire et circulation avec plus de force vers le centre de la Terre que de rechercher la raison de cet amas : « Nous
d’une idée, de 1733 à 1933, dans vers le Soleil, tombe dans l’atmosphère ter- n’examinerons point si la matière qui com-
O. Bruneau et I. Passeron (dir.), restre à plus ou moins de profondeur, selon pose cette atmosphère, est une émanation
Colloque Dortous de Mairan
« physicien philosophe » que la pesanteur spécifique est plus ou moins du corps du Soleil, une espèce d’efferves-
(1678-1771), Revue d'histoire grande, eu égard aux couches d’air qu’elle cence ou de dépuration de ses parties les
des sciences, Armand Colin, traverse, ou sur lesquelles elle se soutient.» plus grossières, comme il semble que Des-
à paraître en 2012.
Toutefois, Mairan précise qu’il ne prend cartes l’a pensé, ou si ce n’est qu’un amas de
J. M. Briggs, Aurora pas position sur les causes de cette pesan- parties hétérogènes répandues dans l’éther,
and enlightenment teur : seul lui importe le fait que l’expérience qui se rassemblent de toutes parts, & qui
eighteenth-Century explanations
of the Aurora Borealis, Isis, (le mouvement des planètes) justifie l’exis- tombent vers le Soleil, comme on pourroit le
vol. 58, pp. 491-503, 1967. tence de cette loi. recueillir des écrits de M. Newton. Cet exa-
De Descartes, Mairan s’inspire de la repré- men ne seroit pas moins inutile que supé-
sentation du monde – une infinité de sys- rieur à nos connoissances : il ne s’agit ici que
tèmes solaires, chacun étant un tourbillon de chercher la nature de cette matière d’après
de matière centré sur un Soleil – pour décrire les effets les plus immédiats. »
la nature de l’atmosphère solaire, assimi- La première critique tombe dès 1746,
lée à la lumière zodiacale. Comme Cassini, il dans un article du mathématicien suisse

Archives départementales des Hauts-de-Seine, bibliothèque André-Desguine, cote D1232, photo: Gilles Vannet

3. LES AURORES BORÉALES ENTRE 500 ET 1731 recensées et ras- 4. LA LUMIÈRE ZODIACALE ou l’atmosphère du Soleil vue de profil, vers
semblées par Mairan dans son Traité (1733). En réunissant ainsi tous la fin février 1683, le soir (zone pointillée IKOA) et au petit matin (zone gtez),
ces événements, l’astronome espérait repérer une régularité qui le condui- et les positions associées du Soleil (respectivement S et Σ), derrière l’ho-
rait à la compréhension du phénomène. rizon HR, sur une planche du Traité de Mairan (2nde édition, 1754).

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Regards

Leonhard Euler. Selon lui, l’atmosphère solaire d’observations magnétiques, ne laisseront parente plus à la construction d’une physique
ne peut s’étendre jusqu’à la Terre. C’est pas à cet égard l’ombre d’un doute ». Pour du globe, où le voyage scientifique est un élé-
l’impulsion des rayons solaires sur la matière Arago, cette relation entre magnétisme et ment déterminant de leur méthode. À cette
aurorale qui produit les effets observés, tout aurore s’élargit même à l’électricité de par époque, sous l’influence d’Aragon, le grand
comme cela se produit dans la queue des leur interconnexion; on s’est d’ailleurs aperçu patron de l’astronomie française, l’Observa-
comètes. En réponse, Mairan publie en 1754 que les aurores perturbent tout autant les toire de Paris domine le monde savant et
une seconde édition de son Traité, qui aiguilles magnétiques que les tout récents impose la valeur de l’intensité magnétique à
complète la première par des éclaircisse- télégraphes électriques. Paris comme référence pour la plupart des
ments aussi longs que le mémoire initial. Lorsque Arago en vient à s’interroger sur observateurs continentaux; mais des réac-
Euler n’apporte aucune défense, et la situa- les causes des aurores boréales, il ne peut tions apparaissent, notamment en Grande-
tion évolue vers un dédain, ou du moins une que concéder une ignorance totale, tout en Bretagne et en Allemagne. S’il veut conserver
ignorance mutuelle des trois principaux appelant à continuer l’enregistrement des son hégémonie, il doit donner des chiffres
auteurs d’une théorie aurorale au XVIIIe siècle, observations et des particularités de chaque toujours plus précis, d’autant que deux phy-
Halley, Mairan et Euler étant chacun per- phénomène, en lien avec le magnétisme. À siciens allemands, Gauss et Weber, ont mis
suadé de la solidité de sa théorie. Halley, il attribue la paternité d’une relation au point une théorie mathématique qui four-
entre magnétisme et aurores. Il critique en nit une bonne approximation du magnétisme
Le magnétisme revanche les hypothèses de Mairan sur l’iden- terrestre. Aussi Arago et Humboldt étudient-
tité de la lumière aurorale et le rôle de l’at- ils les aurores boréales avant tout comme un
triomphe… mosphère solaire en reprenant l’argument facteur d’influence du magnétisme terrestre,
Au début du XIXe siècle, l’engouement pour le d’Euler. Selon Arago, la lumière zodiacale ne qui doit être mesuré et précisé vis-à-vis des
magnétisme favorise encore la thèse de Hal- peut se retrouver piégée dans l’atmosphère éléments permanents fournis par la théorie
ley au détriment de celle de Mairan. En 1820, terrestre car, à cause des frottements, l’at- de Gauss et Weber.
la découverte de la connexion entre l’élec- mosphère solaire tourne autour du Soleil à
tricité et le magnétisme par le physicien une vitesse telle que la pesanteur terrestre … avant le retour
danois Hans Christian Oersted encourage n’est pas assez grande pour happer de la
deux savants parisiens, François Arago et matière solaire. L’aurore boréale est donc un de Mairan
Alexandre de Humboldt, à dégager une nou- phénomène atmosphérique et non cosmique. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle
velle vision du monde où éléments et phé- C’est aussi la conclusion de Humboldt, que le monde savant s’intéresse à nouveau
nomènes sont interconnectés. Les deux en 1855, dans son Cosmos: essai d’une des- à l’origine des aurores boréales. Le télégraphe
hommes veulent mettre au jour une physique cription physique du monde : « D’intimes est devenu un moyen de communication
du ciel et de la Terre qui montrerait cette inter- rapports unissent à la fois le magnétisme répandu, et l’influence de l’électricité atmo-
connexion. Selon eux, cette vision globale du globe et les forces électrodynamiques sphérique sur les phénomènes météorolo-
et unifiée du cosmos ne s’appréhende que qu’Ampère a mesurées à la production de giques et la qualité de la transmission un
par l’observation systématique et précise la lumière polaire, ainsi qu’à la chaleur de enjeu important. Non seulement sa thèse
des particularités et des singularités – dont notre planète, dont les pôles magnétiques n’est plus exclue, mais Mairan est de plus
les aurores boréales. Dans cette pensée cos- sont considérés comme des pôles de froid. en plus cité pour la rigueur de sa méthode
mique, le magnétisme joue un rôle particu- Il y a plus de 128 ans, Halley soupçonnait (par le physicien Alexandre Dauvillier, notam-
lier: l’indication de la boussole est un élément que les aurores boréales pourraient bien être ment). Avec la découverte des rayonnements
de mesure du monde, qui doit être enregis- de simples phénomènes magnétiques : cosmiques, au début du XXe siècle, il devient
tré de façon systématique sur tous les points aujourd’hui, la brillante découverte de même la figure emblématique d’une nouvelle
du globe, afin de rendre visible l’invisible et Faraday, qui fit naître de la lumière par l’ac- discipline, la physique cosmique.
de dévoiler le cosmos. tion des seules forces magnétiques, a donné Par rapport à Halley, toujours influencé
Le magnétisme est ainsi privilégié dans à ce vague soupçon la valeur d’une certitude par une philosophie du merveilleux qui
la description des aurores boréales. En 1825, expérimentale. » Pour Humboldt, l’aurore marque encore le XVIIe siècle, Mairan a cher-
Arago écrit que « les zones, les arcs, les est un orage magnétique, l’équivalent ché à construire une méthode qui, au travers
jets lumineux, dont les aurores boréales se (magnétique) des éclairs (d’origine élec- des régularités observées dans l’histoire des
composent, alors même qu’ils ne sont pas trique) que l’on aperçoit lors d’un orage. phénomènes, vise à faire sortir ces der-
visibles dans un lieu donné, y exercent une La théorie cosmique de Mairan est donc niers du surnaturel. En ce sens, Mairan a
influence manifeste sur la position de l’ai- discréditée au profit de la théorie atmo- largement participé à la construction de notre
guille aimantée. Les journaux des deux sphérique de Halley, chez des savants pour- rationalité moderne. C’est précisément sur
célèbres navigateurs [Perry et Franklin] que tant tenants d’une vision cosmique du monde. ce point qu’il est devenu une référence au
je viens de nommer, comparés à nos registres En fait, l’objectif de Humboldt et Arago s’ap- début du XXe siècle. 

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

La malédiction de la mauvaise file


Sur la route, quand vous être pris dans un ralentissement,
la file voisine semble presque toujours plus rapide que la vôtre.
Vérité ou impression ?
Jean-Paul DELAHAYE

V
ous êtes sur l’autoroute, la cir- absurde de croire que tout le monde a tout a jugé que le film était réaliste, 70 % des
culation est chargée. Vous le temps de la malchance en tout ! sujets ont considéré que la file voisine avan-
hésitez entre la voie de gauche • Explication par la maladresse. çait plus vite que celle de la caméra, et
et la voie de droite. Vous chan- « Les files avancent alternativement l’une 65 % ont admis qu’au volant de la voiture à
gez une première fois, puis une deuxième, plus vite que l’autre, et moi, gros mal- la caméra, ils auraient changé de file.
et encore et encore. Au bout de quelques adroit, je change de file quand cela va L’illusion de malchance est patente.
minutes, vous perdez patience : « C’est bientôt être à la mienne d’avancer. » Reste à l’expliquer par des considérations
quand même un peu fort, je suis toujours Celui qui s’imagine être poursuivi par le raisonnables.
sur la mauvaise file, sans cesse on me double mauvais sort peut se satisfaire de cette expli-
et si je change de file, c’est la voie que je cation, mais là encore ce n’est pas sérieux. Biais de
viens de quitter qui accélère. » À moins d’une raison particulière et identi-
Tous les automobilistes ont ressenti fiée, il n’est pas rationnel de penser qu’une mémorisation ?
cette curieuse sensation de persistante mal- personne, quelle qu’elle soit, change toujours • Explication par un biais de mémorisa-
chance, évidemment impossible : tout le malencontreusement de file. tion dû à des oublis sélectifs.
monde ne peut pas toujours être sur la mau- Ces deux premières explications irre- « Je me souviens mieux de ce qui est désa-
vaise file, ni même y être presque toujours ! cevables amènent la question : Y a-t-il une gréable que de ce qui est agréable. Donc,
Cette impression de toujours tomber dans illusion de mauvaise chance de la part même si ce n’est pas vrai, j’ai l’impres-
la mauvaise file a intrigué les scientifiques. des automobilistes? Une expérience menée sion d’être plus souvent dépassé que
Ils ont procédé à des enquêtes, à des simu- par deux chercheurs canadiens, Donald l’inverse. »
lations informatiques et à des calculs mathé- Redelmeier et Robert Tibshirani, a établi que Les psychologues qui ont étudié ces
matiques. Des explications variées et des c’est le cas. questions ont conclu que s’il y a des biais
réflexions inattendues ont été proposées De l’intérieur d’une voiture prise dans de mémorisation liés aux situations de plai-
sur ce thème étrange... un ralentissement, ils ont longuement filmé sir et de déplaisir, ils conduisent le plus
Notons que les files des magasins, la file voisine. Une séquence de plusieurs souvent, au contraire, à oublier sélective-
des banques, des cinémas et des admi- minutes a été sélectionnée, comportant un ment ce qui est pénible, provoquant même
nistrations provoquent le même sentiment grand nombre de dépassements soit de la dans certains cas extrêmes des amnésies
d’injustice obstinée et engendrent la même file voisine, soit de la file de la voiture por- graves des événements traumatisants. Une
impatience : bien des remarques proposées tant la caméra. La séquence retenue est tentative d’explication de l’illusion de la mau-
ici pour les files de voitures y restent valables. telle que pendant sa durée la voiture por- vaise file par les biais généraux de mémo-
Voyons les solutions fantaisistes au para- tant la caméra est légèrement plus rapide risation ne semble donc pas possible.
doxe de la mauvaise file. que la file voisine. Celui qui est dans la voi- • Explication par un biais de mémorisa-
• Explication par la loi de Murphy (vulgai- ture de la caméra doit donc juger qu’il a de tion dû aux conditions d’observation.
rement : loi de l’emmerdement maximum). la chance et ne pas être tenté de changer « À l’arrêt, je m’ennuie, mon cerveau est dis-
« Si ça peut mal se passer, cela se passera de file. Le film sélectionné a été projeté à ponible, je regarde la file d’à côté plus ani-
mal. Il n’y a donc rien d’étonnant à se retrou- 120 sujets, qui ont indiqué à l’issue de la mée que la mienne. Lorsque je suis dans
ver toujours dans la mauvaise file. » Bien projection comment ils avaient évalué la la file rapide, je suis concentré sur la voiture
sûr, invoquer cette loi est ridicule : il est situation. Une proportion de 86 % des sujets qui me précède, je ne regarde pas la file

84] Logique & calcul © Pour la Science - n° 415 - Mai 2012


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Regards

1. EMBOUTEILLAGE MONSTRE :
23 voies de circulation, toutes bouchées
sur plusieurs dizaines de kilomètres...
Avez-vous intérêt à changer de file
si la vôtre vous semble plus lente ?
Dimage.fr

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Logique & calcul [85


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Regards

Dans les simulations réalisées, une pro-


2. Doubler ou être doublé ? portion relativement faible des secondes
’illusion de la file lente espacées. Même lorsque ma file sion de me trouver dans la mau- écoulées était des secondes positives ou
L (croire qu’on se trouve tou-
jours dans la plus mauvaise file
et la file voisine avancent en
moyenne à la même vitesse,
vaise file et l’effet est d’au-
tant plus important que la
des secondes négatives. Sur une période
de 10 minutes, les chercheurs ont trouvé
d’un ralentissement autorou- je vis plus de « secondes néga- vitesse moyenne est faible. une moyenne de 76 des 600 secondes dans
tier) provient de la dynamique tives » (secondes pendant les- Cette explication propo- l’une des deux catégories. Les résultats des
des files de voitures. Les files quelles on me dépasse) que sée en 2000 par Donald Redel- calculs indiquent que sur 600 secondes,
lentes sont denses, alors que de « secondes positives » meier et Robert Tibshirani a été 43 sont négatives et 33 positives, ce qui
les files rapides sont compo- (secondes durant lesquelles je testée par des simulations explique l’illusion de la mauvaise file, qui
sées de voitures en général bien dépasse). Cela me donne l’illu- informatiques. est donc non seulement réelle, mais com-
Seconde positive 60
préhensible grâce au modèle informatique.
Bien sûr, lorsque deux files avancent à
Nombre de secondes positives
et négatives pendant 10 min.

50 la même vitesse moyenne, une voiture


40 est dépassée en moyenne autant de fois
L’autre file

qu’elle dépasse (46 fois sur une période de


30
Ma file

10 minutes dans la simulation). L’inégalité


20 vient du fait mentionné plus haut que les
dépassements que l’on fait ont tendance à
10
se produire de manière rapprochée (plu-
0 sieurs par seconde), alors que les dépas-
0 20 40 60 80
Seconde négative Vitesse moyenne de la file en km/h
sements que l’on subit sont plus espacés
(donc moins souvent regroupés dans une
même seconde).
La conclusion est bien évidemment que
d’à côté. De ce fait, je surévalue le nombre un objectif de vitesse (par exemple 90km/h). si aucune file n’est plus rapide qu’une autre,
de cas où je suis dépassé. » S’il roule à une vitesse inférieure et qu’il il faut corriger notre jugement. C’est impor-
À cette explication plausible, s’ajoute n’y a pas d’autre véhicule juste devant lui, tant du point de vue de la sécurité, car
une autre explication du même type : il accélère jusqu’à atteindre cette vitesse, tout changement de file entraîne un certain
« Quand je suis doublé, je le suis par des qu’il ne dépasse pas. Bien sûr, si un véhi- risque qu’il est stupide de prendre inutile-
véhicules largement espacés, car ils vont cule B est devant et roule moins vite qu’un ment. Éduquer les conducteurs pour qu’ils
assez vite, je les vois passer les uns après véhicule A, le véhicule A ralentit pour évi- soient conscients de l’illusion de la mau-
les autres très distinctement et longuement ter le choc, adopte la vitesse de B en lais- vaise file diminuerait les accrochages.
puisqu’ils partent devant moi. En revanche, sant une distance de sécurité entre B et lui. Ces explications proposées par les cher-
lorsque je double une file de voitures immo- cheurs canadiens sont complétées par
bilisées ou presque immobilisées, elles sont Davantage d’autres études fondées uniquement sur
serrées, je les double très vite souvent à rai- le calcul.
son de plusieurs par seconde. » de secondes négatives Le problème posé n’est pas exactement
Comme la précédente, cette explication que de positives ! le même, mais il confirme qu’il y a des rai-
est assez vraisemblable. Pour lui donner de sons identifiables de se tromper quand on
la consistance, D. Redelmeier et R. Tibshi- Des études menées en psychologie ont tente d’évaluer la vitesse moyenne des autres
rani ont simulé informatiquement un ralen- montré que les gens pris dans des queues véhicules sur une route ou une autoroute.
tissement autoroutier, mesuré les flux de parallèles évaluent leur vitesse en regar- Lorsque vous roulez à une certaine
véhicules ainsi créés et mesuré l’impres- dant les files voisines. D’où l’idée de défi- vitesse, cette fois sur une autoroute déga-
sion subjective qu’en tire un automobiliste nir des secondes positives et des secondes gée, vous ne voyez pratiquement aucune
présent dans ces files artificielles. négatives. Une seconde positive est, par voiture roulant à la même vitesse que la
Les embouteillages simulés étaient tels définition, un intervalle de temps d’une vôtre: si un véhicule roule à la même vitesse
que toutes les files avançaient à la même seconde pendant lequel je dépasse une ou que vous, vous ne le dépassez pas et vous
vitesse moyenne : aucun automobiliste ne plusieurs voitures. Une seconde négative n’êtes pas dépassé par lui !
devait s’y trouver favorisé ou défavorisé. est un intervalle de temps d’une seconde Quelqu’un qui tente de calculer la
Dans leur modèle informatique, chaque véhi- durant lequel je suis dépassé par une ou moyenne des vitesses des voitures présentes
cule d’un encombrement simulé possède plusieurs voitures. en même temps que lui sur l’autoroute en

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Regards

prenant en compte les véhicules qu’il aper- Les biais de perception n’ont pas néces- simulations informatiques, et les calculs
çoit (par exemple pendant une heure) fera sairement des effets désastreux ! mathématiques aboutissent aux mêmes
un calcul biaisé. Il ne verra pratiquement Notons cependant qu’il n’y a pas de contra- conclusions dans le cas des embouteillages.
aucune voiture roulant à des vitesses proches diction entre les conclusions des chercheurs Malheureusement, les problèmes d’éva-
de la sienne, il verra un peu plus les voi- canadiens obtenues par simulation et les luations probabilistes présentent d’autres
tures dont la différence de vitesse avec la conclusions des mathématiciens de l’Uni- pièges dans le cas d’une autoroute avec plu-
sienne est de 10 km/h et il verra de nom- versité de Jackson. En effet, bien que s’ap- sieurs voies de circulation roulant à des
breuses voitures sensiblement plus rapides pliquant aux situations de circulation fluide vitesses moyennes différentes.
que la sienne, ou sensiblement plus lentes. (à cause de l’hypothèse d’une distribution Les conclusions que nous avons obte-
normale des vitesses), il n’est pas absurde nues dans le cas des embouteillages l’ont
de penser que la surévaluation de la vitesse été sous l’hypothèse que les files ont en
Des biais d’observation des autres véhicules aperçus par un véhicule moyenne des vitesses égales. Bien sûr, dans
Comment ce biais d’observation se traduit- lent s’applique grossièrement aussi aux voi- la réalité ce n’est pas toujours le cas. Il existe
il ? Bryan Dawson et Troy Riggs, tous deux tures prises dans un embouteillage. une multitude de raisons conduisant deux
professeurs de mathématiques à l’Union Uni- Le calcul mathématique de B. Daw- files d’autoroute ou de périphérique à
versity de Jackson, ont mené des calculs son et T. Riggs confirme l’idée des Cana- avoir des vitesses différentes. Un accident
pour répondre à ces questions. Ils ont sup- diens : dans une file lente, on surévalue sur l’une des voies, une bretelle d’entrée
posé que les vitesses des voitures sur une la vitesse moyenne des autres véhicules, quelques centaines de mètres en avant, la
autoroute (sans bouchon) se répartissent ce qui incite à changer de file inutilement : suppression d’une des voies due à un rétré-
selon une loi normale, ce qui est l’hypothèse l’effet intéressant d’accélération des cissement, un conducteur excessivement
la plus raisonnable. Sur cette base, ils ont files lentes et de ralentissement des files prudent et timoré qui ralentit tous ceux
calculé le biais d’observation des automo- rapides dans un trafic fluide devient dan- qui le suivent, une file réservée aux
bilistes qui tentent d’évaluer la vitesse des gereux dans le cas des embouteillages. camions...
autres automobilistes en faisant la moyenne Tout semble clair et bien cohérent Tout cela conduit à la mise en place de
des vitesses qu’ils observent pour les puisque les expériences avec des films, les régimes de circulation où l’une des files
véhicules qui les dépassent et ceux qu’ils
dépassent (les automobilistes calculant ces 3. La vitesse moyenne perçue
moyennes disposent de moyens pour
ryan Dawson et Troy Riggs Une voiture voit très peu de l’impression que beaucoup plus
connaître la vitesse des véhicules et la leur).
Le biais d’observation dépend bien sûr
B ont évalué le biais d’ob-
servation d’un automobiliste
voitures roulant à la même
vitesse. Les voitures ayant des
de voitures qu’il n’y en a en réa-
lité vont plus vite qu’elle. L’effet
de la vitesse de celui qui fait l’évaluation. essayant de calculer la moyenne vitesses bien différentes sont sur- général sur la vitesse moyenne
Les courbes de la figure3 montrent les résul- des vitesses des véhicules qu’il représentées (on en dépasse plus perçue dépend de la vitesse à
tats des calculs : aperçoit sur une autoroute fluide. ou, au contraire, on est souvent laquelle on roule. Il est donné par
– Si vous êtes un peu au-dessous de la Ils ont supposé, hypothèse dépassé par elles) : d’où une la courbe de droite.
moyenne générale des véhicules de l’au- raisonnable, que la vitesse distribution de vitesses perçue Si on roule un peu en des-
toroute, vous aurez l’impression que les voi- des véhicules se répartissait très différente de la distribution sous de la moyenne, on perçoit
tures roulent plus rapidement que cette selon une loi normale de Gauss- réelle des vitesses. Une voiture une vitesse moyenne suréva-
moyenne. Vous aurez donc le sentiment Laplace, centrée sur 68 miles roulant à 65 miles par heure voit luée, alors qu’inversement si
d’être particulièrement lent, ce qui sans par heure (les calculs ont été ainsi la fausse distribution de la on roule un peu au-dessus, on
doute vous incitera à accélérer un peu. faits par des Américains...). première courbe qui lui donne sous-évalue la vitesse moyenne.
– Si, au contraire, vous êtes un peu au-
dessus de la moyenne générale, vous perce- 0,1 Proportion 70 Vitesse
moyenne
vrez la moyenne des autres véhicules comme de véhicules perçue
Distribution
0,08 des vitesses 69
sensiblement inférieure à ce qu’elle est vrai-
réelles (A) et
ment. Vous aurez donc le sentiment d’être vrai- 0,06 perçues (B) 68
ment trop rapide par rapport aux autres
0,04
véhicules, ce qui vous encouragera à ralentir. 67
L’effet global de la mauvaise apprécia- 0,02 A B
tion des vitesses des autres véhicules dans 66
le cas d’un trafic fluide est donc favorable 60 70 80 90 50 60 70 80 90
à la sécurité de tous : il tend à uniformiser Vitesse (miles par heure) Vitesse de l’observateur (miles par heure)
les vitesses et augmente donc la sécurité.

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Regards

4 . Le p a ra d o x e d es f i l es l e ntes e t ra p id es
ne section d’autoroute d’une La voie R avance à 72 km/h bilité P2 que je sois celui qui est prochain dépassement, je serai
U longueur de 18 km possède
deux voies R et L. À cause de trous
(20 m/s). Les voitures sur la voie R
sont espacées de 10 mètres et donc
doublé ?
Raisonnement 1
dépassé, si je suis dans une voiture
rapide, je dépasserai. Les réponses
dans la chaussée (par exemple), la en un point donné de la voie R, il À chaque dépassement, il y a sont donc P1 = 1/3 et P2 = 2/3.
voie L est lente et la voie R est rapide. passe deux voitures par seconde. une voiture dépassée et une voiture Raisonnement 3
Les voitures n’ont pas le droit de Une voiture engagée sur R y reste qui dépasse : j’ai donc autant de À l’entrée de la section, il passe
changer de file sur cette section. 15 minutes. À chaque instant, il y a chance d’être dans l’une ou l’autre. une voiture lente par seconde, et
La voie L avance à 18 km/h 1 800 voitures sur la voie R. Une voi- La réponse est P1 = P2 = 1/2. deux voitures rapides par seconde
(5 m/s). Les voitures sur la voie L ture sur la voie R double trois voi- Raisonnement 2 (c’est le cas en fait en chaque point
sont séparées de 5 mètres et donc, tures de la voie L par seconde et une Sur les 18 kilomètres de la sec- du tronçon). En me présentant à l’en-
en un point donné de la voie L, il voiture sur la voie L est doublée trois tion d’autoroute, il y a 3 600 voi- trée de l’autoroute, si je ne sais pas
passe une voiture chaque seconde. fois toutes les deux secondes. tures lentes et 1800 voitures rapides. quelle est la voie rapide et la voie
Une voiture engagée sur L y reste Je suis sur cette autoroute, il J’ai donc deux chances sur trois d’être lente, et que les voitures se dispo-
une heure avant d’arriver à l’extré- se produit un dépassement ; quelle dans une voiture lente et une chance sent au hasard, je serai 2 fois plus
mité de la section. À chaque instant, est la probabilité P1 que je sois celui sur trois d’être dans une voiture rapide. souvent sur la voie rapide que sur
il y a 3 600 voitures sur la voie L. qui double ? Quelle est la proba- Si je suis dans une voiture lente, au la voie lente (elle absorbe deux
10 fois moins de véhicules). Quand j’em-
9 Trois fois par seconde, prunte cette section d’autoroute,
un véhicule sur la voie rapide je suis donc deux fois sur trois dans
Temps en secondes

Trois fois toutes les deux dépasse un véhicule


de la voie lente. une voiture qui dépasse et une fois
secondes, un véhicule sur
la voie lente est dépassé sur trois dans une voiture qui est
par un véhicule de la voie rapide. dépassée. Les réponses sont donc
ide
voie rap P1 = 2/3 et P2 = 1/3.
te le sur la
len Véhicu C’est ennuyeux! les trois calculs
oie
v parfaitement rigoureux aboutis-
r la
3 su sent à trois conclusions différentes !
le
icu
2
Véh Comment expliquer ce qui apparaît
1 comme une absurdité totale ? (La
0 solution du paradoxe est donnée
0 10 20 30 40 50 Distances en mètres 80 90 100 dans le texte principal.)

avance réellement moins vite que sa ou ses plus espacés que dans la file lente où les voi- plus grand nombre de voitures par seconde,
voisines. Si vous être pris dans une telle file, tures s’agglomèrent. Sur la section d’auto- car elles ne se gênent pas mutuellement
il devient rationnel d’en changer. L’illusion route, il y aura donc plus de voitures dans la (un bouchon diminue le débit de voitures).
de la file lente existe, oui, mais les vraies file lente que dans la file rapide et en moyenne Il en résulte que parmi toutes les voitures
files lentes aussi ! nous nous trouverons plus fréquemment qui s’engagent dans une section où il y a
La situation créée par ces files avançant dans la file lente (dont l’effectif est plus grand) une file lente et une file rapide et que per-
à des vitesses différentes est délicate à trai- que dans la file rapide (comportant moins de sonne ne change de file, il y a plus de voi-
ter du point de vue des statistiques. Plusieurs véhicules). Si toutes les files ne vont pas à tures qui empruntent la file rapide que de
effets de sélection et de perspective s’y la même vitesse, le sentiment de ne pas avoir voitures qui empruntent la file lente. Celui
produisent et perturbent les évaluations des de chance est donc fondé objectivement : qui, à l’entrée de la section, choisit au hasard
probabilités quand nous voulons répondre à d’après ce deuxième raisonnement, on se une file se trouvera plus fréquemment dans
la question : ai-je de la chance, oui ou non ? retrouve vraiment plus souvent dans la mau- la file rapide que dans la file lente.
Il y a trois raisonnements possibles (voir vaise file. Remarquons que cette conclusion Trois raisonnements donnent trois
la figure4). Le premier est qu’à chaque dépas- contredit la conclusion du premier raison- conclusions différentes! Sur la figure 4, avec
sement, il y a une voiture dépassée et une nement... mais ce n’est pas fini. des chiffres précis, la probabilité d’être dans
voiture qui dépasse. Quand il y a un dépas- Un troisième raisonnement est encore la file rapide est égale, selon les raisonne-
sement, j’ai donc une chance sur deux d’être possible. Les files rapides, même si les véhi- ments, à 1/2, 1/3 ou 2/3, ce qui bien sûr est
dépassé ou de dépasser. cules y sont moins serrés, ont des débits paradoxal. Comment s’en sortir ?
Le deuxième est que si l’une des files plus importants que les files lentes (sou- La situation est analogue à celle du para-
avance plus vite, les véhicules y seront vent presque immobilisées) : il y passe un doxe de Bertrand où l’on s’interroge sur la pro-

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Regards

babilité que la longueur d’une corde tirée au réjouissons pas comme nous le devrions L’ A U T E U R
hasard sur un cercle soit plus longue que le (ce que les probabilités nous permettent
côté du triangle équilatéral inscrit dans le d’analyser), alors que nous trouvons injustes
cercle (voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Para- les désagréments qu’un peu de malchance
doxe_de_Bertrand). provoque et cela surtout lorsque le désa-
Les trois raisonnements calculent trois grément est plus long que la satisfaction.
probabilités qui, contrairement aux appa-
rences, ne correspondent pas à la même
question. En effet, il n’est pas équivalent :
Changer de file ?
– de choisir au hasard une voiture en La réponse est assez claire, ce qui ne veut
train d’être dépassée ou de dépasser (rai- pas dire facile à appliquer. Jean-Paul DELAHAYE
est professeur à l’Université
sonnement 1) ; – Si vous pensez que la file d’à côté de Lille et chercheur
– de choisir une voiture au hasard à un avance plus vite que la vôtre, effectuez un au Laboratoire d’informatique
instant donné sur la section d’autoroute, et contrôle aussi objectif que possible de votre fondamentale de Lille (LIFL).
de s’interroger pour savoir si, lors du pro- jugement (il se peut que vous soyez victime
chain dépassement, elle dépassera ou sera de l’illusion de la file voisine).
dépassée (raisonnement 2). – Si vous concluez que la file voisine est
Et ces deux questions sont différentes vraiment meilleure, alors il sera intéressant
de celle qu’on se pose avant d’arriver sur de changer de file.
la section d’autoroute : vais-je avoir de la Cependant, n’oubliez pas que vous
chance et me retrouver sur la voie rapide ? prenez un risque d’accident en changeant
(raisonnement 3). de file et qu’il faut l’intégrer à votre calcul.
Cette prise en compte pourrait en effet en
Se poser la bonne changer la conclusion, comme le montre
une étude récente de D. Redelmeier (déci-
question dément soucieux de circulation routière).  BIBLIOGRAPHIE
Sachant cela, le problème devient : quelle Les résultats publiés dans la revue Medi- P. Barthélémy, L’autre file
question le conducteur doit-il se poser pour cal Decision Makingsont troublants, ils résul- avance-t-elle vraiment plus vite ?,
savoir s’il a de la chance ou pas? Il me semble tent de calculs menés à partir des Le Monde, 19 novembre 2011.
que c’est la troisième question, celle qui statistiques de mortalité dans les accidents D. Redelmeier et A. Bayoumi, Time
aboutit à la réponse la plus positive nous et des données de circulations routières. lost by driving fast in the United
indiquant qu’on sera dans la bonne file plus Ils indiquent que : States, Medical Decision Making,
vol. 30(3), pp. E12-E19, 2010.
d’une fois sur deux. – une heure passée à conduire une voi-
Cette conclusion semble contraire au sen- ture diminue l’espérance de vie de B. Dawson et T. Riggs,
timent de malchance persistante ressentie 20 minutes (du fait qu’on prend un risque Highway relativity, The College
Mathematics Journal, vol. 35(4),
dans les embouteillages, mais l’explication de d’accident mortel) ; pp. 246-250, 2004.
ce sentiment est simple et nous ramène à la – une augmentation de vitesse d’un kilo-
première partie de l’article. Pour les raisons mètre par heure entraîne pour un conduc- L. Clevenson et al., The average
speed on the highway,
identifiées, quand les files ont des vitesses teur moyen, une perte de temps de The College Mathematics Journal,
équivalentes, nous croyons avoir moins de 26 secondes, car le gain de temps obtenu vol. 32(3), pp. 169-171, 2001.
chances que nous devrions en avoir. Lorsque par la vitesse accrue est plus que compensé
D. Redelmeier et R. Tibshirani,
les files ont des vitesses différentes, les par la diminution d’espérance de vie résul- Are those other drivers really
mêmes biais de mémorisation se produisent tant de l’augmentation du risque d’accident. going faster ? Chance, vol. 13(3),
pour des raisons de même nature, et pour – une diminution de vitesse de trois pp. 8-14, 2000.
une raison supplémentaire qui n’a pas encore kilomètres par heure est ce qui produit N. Bostrom, Cars in the next lane
été évoquée. Quand nous sommes sur la voie pour le conducteur moyen le meilleur gain really do go faster, Plus, nov. 2001
la plus rapide, nous en sortons vite et oublions de temps total (différence entre le temps (http://plus.maths.org/content/os/
aussitôt que nous venons d’avoir de la chance! perdu immédiatement par la vitesse issue17/features/traffic/index).
En clair, et dans notre vie à propos de moindre, et la prolongation de l’espérance D. Redelmeier et R. Tibshirani,
bien d’autres choses que les encombre- de vie due à la diminution du risque d’ac- Why cars in the next lane seem
ments de circulation, nous considérons nor- cident pour celui qui ralentit). Des calculs to go faster?, Nature, vol. 401,
p. 35, 1999.
mal d’avoir de la chance et nous ne nous en à méditer, là encore ! 

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y q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Le repassage, c’est physique


Pour bien faire disparaître les plis formés dans un tissu, il faut le repasser
en l’humidifiant. On comprend mieux aujourd’hui pourquoi.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

C
omment se débarrasser des nit le pli. Mais comment agissent la tempé- Lorsque la fibre est étirée, les chaînes
plis de nos vêtements ? En les rature (150 °C recommandés pour la laine, moléculaires glissent les unes sur les autres
repassant avec une « centrale 200 °C pour le coton) et l’humidité du jet de jusqu’à rompre leurs liaisons hydrogène : la
à vapeur », dont la haute pres- vapeur? Pour répondre à ces questions, exa- fibre s’allonge, mais les liaisons se recons-
sion permet à la vapeur de pénétrer et minons de plus près nos vêtements. tituent dès que la contrainte cesse, et la fibre
d’hydrater les fibres des tissus ? En fait, le reprend sa forme originelle.
repassage fait intervenir à la fois la tempé- Molécules d’eau Quel peut être alors le rôle de l’humidité?
rature, la pression exercée par le fer et l’hu- Quand on mouille le tissu, on introduit entre
midité. Et des physiciens français viennent contre liaisons les longues chaînes des molécules d’eau,
de donner un nouvel éclairage sur la ques- Les textiles sont élaborés par le tissage de constituées d’un atome d’oxygène et deux
tion. Contrairement à une idée répandue, fibres (éventuellement regroupées en d’hydrogène. Ces molécules perturbent
l’action de l’humidité dans le repassage ne fils) de quelques centimètres de long et l’organisation et défont les anciennes liai-
se limite pas à altérer les propriétés méca- de quelques dizaines de micromètres de sons, ce qui a pour conséquence un rétré-
niques des fibres : elle crée aussi des ponts rayon. Ces fibres sont des associations de cissement des fibres pour les cotons ou la
liquides entre les fibres, ce qui facilite l’ef- longues chaînes de molécules, des poly- perte de la frisure pour les laines. Devenues
facement du pli. mères, dont l’origine peut être biologique moins solidaires, comme lubrifiées par l’eau,
Les vêtements portés ondulent et plient (la cellulose pour le coton, la kératine pour les chaînes sont plus libres de répondre à
au gré de nos mouvements. Le plus souvent, la laine) ou synthétique (le polyéthylène une sollicitation mécanique et de perdre l’or-
une simple pression de la main suffit pour téréphtalate ou PET pour les polyesters, les ganisation responsable du pli disgracieux : le
faire disparaître ces plis. Certains, bien polyamines pour le nylon). Ces chaînes sont tissu se défroisse.
plus tenaces, nous obligent à la corvée du résistantes, mais leur association est bien Une température élevée facilite ces réor-
repassage. Des trois caractéristiques du plus fragile : elle est assurée par des liaisons ganisations. Animés de mouvements erra-
fer à repasser ou de sa variante plus per- hydrogène, où œuvre une faible attraction tiques plus rapides, les atomes s’échappent
fectionnée, la centrale à vapeur, on com- entre un atome avide d’électrons, tel l’oxy- plus facilement de l’attraction de leurs voi-
prend bien le rôle du poids de la semelle: une gène ou l’azote, et un atome moins gour- sins. Par ailleurs, certains travaux suggè-
forte contrainte mécanique sur le tissu apla- mand, tel l’hydrogène d’une molécule voisine. rent qu’avec une température plus élevée, les
chaînes moléculaires perdent leur rigidité.
Ainsi, à la chaleur d’un sèche-linge ou sous
le fer, le tissu serait souple et aucun pli ne
pourrait subsister. En refroidissant, le tissu
retrouverait sa rigidité, avec des fibres conser-
vant la forme qui leur a été imposée par le fer;
Dessins de Bruno Vacaro

un pli permanent se créerait, comme ceux


des mouchoirs repassés.
Ce que nous avons expliqué jusqu’ici ne
porte que sur l’intérieur d’une même fibre.
Lydéric Bocquet et son équipe, du CNRS et
1. LE REPASSAGE AVEC UN FER À VAPEUR est beaucoup plus facile qu’avec un fer à l’an-
cienne. La température élevée et la pression exercée par le fer permettent de briser les liaisons
de l’Université Lyon 1, viennent de montrer
faibles (en bleu) entre les chaînes moléculaires et ainsi de réorganiser ces dernières dans les qu’il faut aussi prendre en compte l’effet
fibres. Le jet de vapeur facilite ce processus, notamment parce que les molécules d’eau introduites de l’humidité sur les contacts entre fibres.
dans les fibres perturbent elles aussi les liaisons entre les chaînes moléculaires. Ces physiciens ont comparé deux matériaux

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Regards

composés d’un même polymère, le PET, soit limitée. Au-delà de ce seuil (qui définit les
sous forme de fibres, du polyester, soit sous 100 pour cent d’humidité), la vapeur se
forme massive, du mylar. Les plis de feuilles condense. En deçà du seuil, les gouttes d’eau
de mylar, matériau qui n’absorbe pas l’eau, microscopiques qui peuvent se former au
sont insensibles à l’humidité. En revanche, hasard dans cette vapeur n’atteignent jamais
bien que les fibres de polyester n’absorbent la taille qui leur permettrait de grandir : elles
pas l’eau non plus, la vitesse d’ouverture s’évaporent en permanence.
d’un pli d’un tissu de polyester dépend du Or le confinement de la vapeur entre
Surface inférieure de la caisse
taux d’humidité. deux solides modifie radicalement ce phé-
nomène. D’une part, certains matériaux ont
Des ponts lubrifiants une affinité pour l’eau et facilitent ainsi l’ap- Air
parition d’un film liquide sur leur surface, y
Quel est l’effet de la vapeur d’eau sur le contact compris lorsque l’humidité de l’air ambiant Surface du sol Pont d’eau
entre fibres ? Un phénomène connu depuis est très faible. D’autre part, les surfaces des
longtemps aide à le comprendre. L’obser- solides sont souvent rugueuses et pré-
vation des tas de sable a montré que le sentent des anfractuosités. Ces cavités, par 3. PLUS LA ZONE DE CONTACT entre deux
solides présente des ponts d’eau formés par
frottement entre grains augmente avec le des effets combinant géométrie et ther- condensation capillaire, plus le frottement entre
temps, et cela d’autant plus que le taux d’hu- modynamique, favorisent la formation de les deux surfaces est réduit. Une telle lubrifi-
midité est important. Ce processus de vieillis- gouttes d’eau alors que l’humidité de l’air cation est à l’œuvre quand on repasse avec un
sement, dans le cas d’une atmosphère sèche, ambiant est inférieure à 100pour cent. Plus jet de vapeur : de l’eau se condense entre les
peut atteindre quelques pour cent (en étant la cavité est petite, moins la teneur en vapeur fibres textiles et lubrifie leurs contacts.
patient !). Les physiciens ont pu l’interpré- d’eau requise pour cette « condensation
ter en termes d’écrasement progressif et capillaire » est élevée.
lent des aspérités qui assurent le contact Ainsi à y regarder de plus près, dans
mécanique et qui, à cause de la charge exer- un air humide non saturé d’eau, la zone de
cée sur elles, deviennent plastiques, défor- contact entre deux solides est parsemée
mées irréversiblement. de ponts liquides dans les espaces les LES AUTEURS
Cependant, l’humidité intervient aussi plus étroits. Ces ponts sont autant de points
dans le vieillissement du tas de sable. On sait de colle qui assurent une plus grande adhé-
qu’à température donnée, sion entre les solides, donc une plus
la masse de vapeur d’eau grande difficulté à les faire glisser l’un
que l’air peut contenir est sur l’autre. Plus le temps passe, plus Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
ces ponts sont nombreux. On a ainsi un sont professeurs de physique
vieillissement, au cours duquel l’adhé- à l’Université Pierre
sion entre les solides augmente. C’est ce et Marie Curie, à Paris.
qui explique qu’un vieux tas de sable est Leur blog: http://blog.idphys.fr
en général plus solide qu’un tas de sable qui
vient d’être créé.  BIBLIOGRAPHIE
Avec les fibres d’un tissu, la vapeur d’eau
se comporte de façon analogue. La multipli- A. Benusiglio et al.,
The anatomy of a crease,
cation des ponts liquides entre les fibres aug- from folding to ironing,
mente, dans un premier temps, l’adhésion Soft Matter, vol. 8,
entre fibres. Mais grâce au jet de vapeur du pp. 3342-3347, 2012.
2. UN VIEUX TAS DE SABLE est moins fragile fer à repasser, les ponts liquides devien- L. Bocquet et al.,
qu’un tas tout frais. En effet, avec le temps, nent si épais et si nombreux qu’ils finissent Moisture-induced ageing
des ponts d’eau liquide se forment entre les par lubrifier le contact entre les fibres, les- in granular media
grains, par condensation de l’humidité de l’air. quelles peuvent alors glisser facilement l’une and the kinetics of capillary
Ces ponts capillaires augmentent la cohésion condensation, Nature, vol. 396,
sur l’autre. Cet effet, ajouté à l’action de pp. 735-737, 1998.
des grains. Il en est de même avec les fibres
d’un tissu ; mais quand les ponts d’eau devien- l’eau sur les chaînes moléculaires ainsi qu’aux
nent très nombreux et grossissent, ils produi- effets de la température et de la pression
sent un effet de lubrification, qui facilite le mécanique du fer, permet de repasser sans Retrouvez les articles de
glissement des fibres les unes sur les autres. trop d’efforts ! I fr J.-M. Courty et É. Kierlik sur
www.pourlascience.fr

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Grillons les grillons !


Un jour prochain, il faudra nourrir les neuf milliards

Jean-Michel Thiriet
d’habitants de la planète. Les insectes seraient
une intéressante source de protéines.
Hervé THIS

L
es milieux agronomiques s’in- punaises aquatiques) ou l’axayacatl (adultes En 1994, une étude montrait que la vente
terrogent : la croissance de la de ces punaises), est traditionnelle. La plu- d’orthoptères était promise à un succès tel
population mondiale et, aussi, part des espèces sont consommées aux que le surnom de « marché millionnaire »
l’accès progressif de grands stades immatures (œufs, larves, pupes) et a été avancé. Ce qui est certain, c’est que
groupes humains (Chine, Inde) à une ali- souvent grillées, sur un gril en terre ou les insectes sont innombrables, et que la
mentation plus proche de la nôtre poseront directement sur des braises. Mieux, il existe consommation de ces derniers serait aussi
à l’humanité des problèmes majeurs. Com- des commerces d’orthoptères dans des pays un moyen de lutter contre les ravages qu’ils
ment produire en quantités suffisantes des comme le Japon, la Thaïlande, la Chine, le Cam- occasionnent aux cultures.
aliments de qualité, nutritionnellement équi- bodge, le Vietnam ou l’Afrique. Comment les accommoder ? La grillade
librés? Dans cette quête, les entomologistes Alors que de tels élevages commencent traditionnelle ne valorise que la partie pro-
ont des propositions. à se développer, les études scientifiques de téique, et l’on se souviendra des réactions
Si vis pacem para bellum: les économistes l’intérêt nutritionnel des insectes apparais- de Maillard, qui, par combinaisons des sucres
ayant démontré que l’humanité se prépare sent, à la faveur d’appels d’offres scientifiques. réducteurs (glucose, abondant dans ces
à une demande alimentaire accrue, les C’est ainsi que Julieta Ramos-Elorduy Blás- insectes) et acides aminés, conduisent à de
agronomes s’inquiètent depuis longtemps de quez et ses collègues, à l’Université de Mexico, nombreux composés qui donnent de la cou-
la productivité des espèces végétales. Ils ont comparé la valeur nutritive de 25 espèces leur et du goût. Toutefois, on n’oubliera pas,
voient notamment dans les plantes généti- d’orthoptères (grillons et sauterelles, criquets) également, que les cuticules d’insectes sont
quement modifiées des possibilités de présents dans leur pays (« Could grasshop- des sources de chitosanes (la « chitine »)
réponse à la question, sans accroître trop l’ap- pers be a nutritive meal », Food and Nutri- qui, pyrolysés, engendrent des composés
port d’« intrants » (engrais, notamment) qui tion Sciences, vol. 3, pp. 164-175, 2012). merveilleux... à l’origine du goût des bisques
pourraient déséquilibrer les milieux naturels. Selon les espèces, la teneur en protéines de crustacés ! La recette est facile à trans-
Toutefois les plantes ne suffiront peut- varie de 44 à 77 pour cent, et la teneur en poser : après avoir séparé la chair des cuti-
être pas à apporter les protéines nécessaires matières grasses entre 4 et 32 pour cent. La cules, grillez ces dernières dans une
à notre alimentation, ces dernières provenant quantité totale d’acides aminés essentiels casserole avec un peu d’huile, puis ajoutez
aujourd’hui en grande partie des tissus ani- est supérieure à celle qui avait été établie par de l’eau, une garniture aromatique, et chauf-
maux. De ce fait, certains cherchent des ani- l’Organisation mondiale de la santé, et la teneur fez à couvert pendant quelques dizaines
maux de meilleure rente, plus prolifiques, plus en certaines vitamines a été établie. Toutes de minutes, afin d’extraire en solution
productifs en protéines. Les nuées de sau- les espèces sont riches en magnésium. aqueuse les composés formés. Filtrez, ser-
terelles qui dévastent certains pays d’Afrique Comment ces valeurs se comparent-elles vez, dégustez... I
ont donné des idées : ne pourrait-on penser avec les aliments occidentaux? Alors que, par
à des élevages de ces insectes ? Lesquels ? kilogramme, les orthoptères apportent entre Hervé This est chimiste
Dans certains pays, la consommation 3319 et 5239 kilojoules, le poulet n’en apporte dans le Groupe INRA
d’insectes est déjà établie. Les populations que 688, le porc 2948, et le blé 1397! Certes, de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
ont mis au point des techniques de capture le contenu en acides aminés n’est pas équi- et directeur scientifique
et de préparation. Au Mexique, par exemple, libré, mais l’étude mexicaine montre que ce de la Fondation
la consommation d’insectes comestibles, tels contenu varie selon les insectes, leur état Science & Culture Alimentaire
le ver de l’agave (Aegiale hesperiariset Coma- de développement, le climat, etc., de sorte (Académie des sciences).
dia redtenbacheri), l’ahuahutle (œufs de Corixi- que des mélanges bien choisis permettraient Retrouvez les articles
dae et de Notonectidiae, des familles de un meilleur équilibre. fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 415 - Mai 2012 Science & gastronomie [93


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À LIRE

ceptionnelle expérience qu’il nous prend pourquoi : pour l’essentiel,


§ BIOLOGIE
fait partager dans cet ouvrage. Vé- ces images montrent des animaux
Les mondes ritable défi que d’expliquer en (du latin anima, signifiant à la fois
nouveaux termes simples la complexité de « esprit », mais aussi « principe vi-
de la biologie la biologie moléculaire et du génie tal »), ce qui n’étonne pas, car les
François Gros génétique, qui remettent en cause hommes préhistoriques vivaient
Odile Jacob, 2012 les paradigmes concernant les rôles des animaux et en connaissaient
(253 pages, 24,90 euros). respectifs de l’ADN et de l’ARN. Il les moindres mouvements.
nous ouvre ainsi les horizons de Leurs tentatives pour ani-

Q u’est-ce que la biologie ?


Comment s’est-elle pro-
gressivement structurée ?
Quelles ont été les étapes mar-
quantes de son évolution? Depuis
la postgénomique et des possibi-
lités qu’elle offre aujourd’hui de
synthétiser des molécules artifi-
cielles, voire de remplacer des sé-
quences entières du génome na-
mer… les animaux qu’ils repré-
sentent peuvent être discrètes
– une seule partie du corps est
concernée– ou spectaculaires – plu-
sieurs parties du corps sont mon-
son « invention » par Lamarck au turel par du génome artificiel. § PRÉHISTOIRE trées, voire plusieurs individus. Le
début du XIX e siècle jusqu’aux L’évolution de la « biologie La Préhistoire corpus présenté révèle en outre
découvertes de la seconde moitié synthétique » ne manque pas de du cinéma que certaines conventions gra-
du XXe siècle, les progrès ont été soulever de nombreux problèmes Marc Azéma phiques utilisées aujourd’hui
décisifs. L’apport de la physique éthiques. La prudence s’impose Errance, 2012 l’étaient déjà durant la Préhistoi-
et de ses outils appliqués à l’ana- face aux conséquences potentielles (293 pages, 39 euros). re. J’en donnerai deux exemples
lyse des macromolécules et au rôle de cette recherche : des voix s’élè- parmi les plus banals pour un
des protéines a permis d’élucider
la structure de l’ADN. Cette étape
cruciale marque l’avènement de
l’exploration moléculaire et de l’ex-
traordinaire essor actuel des
vent d’ailleurs pour dénoncer une
dérive démiurgique des Promé-
thée des temps modernes (les
Playing God). Mais pour l’auteur,
la poursuite de ces recherches
L ’art préhistorique annonce-
rait l’avènement du cinéma.
L’auteur démontre cette thè-
se par l’analyse des images laissées
par les hommes préhistoriques.
historien de l’art : l’emploi de la
convention dite du «galop volant»,
qui consiste en une extension des
membres du quadrupède sans rap-
port avec la réalité, mais suggé-
connaissances sur l’origine, la com- s’impose. Toutefois, conscient Le lecteur est entraîné dans un rant efficacement la course ; l’em-
plexité et l’organisation du vi- du risque, il appelle les instancespassionnant voyage sur les traces ploi de la synecdoque (une partie
vant à travers le fonctionnement publiques et la communauté scien- de l’évolution des images narra- du corps en mouvement pour ex-
du génome et de ses mécanismes tifique internationale à édicter des
tives et cinétiques. Il passe par primer le mouvement du corps
de régulation. règles de bonne conduite. les trois grandes étapes de cette tout entier); ainsi, on perçoit la ten-
Membre de l’Académie des Car, au-delà d’une meilleure évolution : la genèse (au Paléoli- sion d’une tête indiquant le mou-
sciences, François Gros, professeur compréhension des mécanismes thique) ; leur gestation (du Méso- vement vers l’avant ou encore l’im-
honoraire du Collège de France, a d’apparition et de transmission de lithique à l’invention de la bande pression très perceptible de vent
consacré sa carrière à la mise en nombreuses maladies, les récents dessinée) ; la naissance du ciné- dans une crinière…
évidence du rôle des ARN dans l’ex- progrès de la génétique trouvent matographe. Du reste, dans sa pré- Remarquons par ailleurs que
pression génique. C’est cette ex- leur légitimité dans l’exploitationface, Bertrand Tavernier souligne les actions présentées forment des
d’un potentiel thérapeutique ex- qu’en remontant aux origines pa- séquences, donc des « scènes »
traordinaire, que ce soit dans le léolithiques de la narration gra- composées appelant une « mise
domaine de la thérapie génique phique, M. Azéma réussit à envi- en scène». À cet égard, le rôle joué
ou dans celui de la « chirurgie du sager la préhistoire du cinéma. par la lumière est essentiel. Figées
gène » permettant d’intervenir au Il apporte par là véritable- sur les parois de la caverne, les
cœur même de l’ADN. ment du neuf dans l’analyse de figures s’animent littéralement
La logique du vivant s’im- l’art préhistorique. En effet, si sous l’effet de la lueur vacillante
pose ainsi à nous dans sa remar- les théories intéressantes qui en d’une torche… Et s’il en faut plus
quable subtilité, et c’est tout à interprètent le sens sont nom- pour être séduit par la thèse de
l’honneur du grand chercheur breuses, aucune d’entre elles ne M. Azéma : la sidérante décou-
qu’est F. Gros que de nous gui- peut être définitive. La seule cer- verte de rondelles, manifestement
der si bien à travers les méandres titude concerne les tentatives ré- de petits jouets optiques conçus
de la quête scientifique biologique.
pétées des artistes de représen- pour donner une impression de
ter le mouvement, que l’auteur mouvement une fois mis en ro-
.§ Bernard Schmitt.
relève dans 40 pour cent des tation, suffira. Plus tard, au
CERNh - Lorient
images préhistoriques. On com- XIXe siècle, on les nommera thau-

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À l i r e

matropes. Décidément, oui, les ar- postérieurs à Einstein, l’espace est Brèves
tistes préhistoriques avaient le un champ gravitationnel, donc un
mouvement dans l’œil. objet physique qui bouge, ondu- LES DÉCISIONS ABSURDES
le, se courbe, et que des équations Christian Morel
.§ Marie-Josée Buggè.
régissent, comparables aux équa- Gallimard, 2012
École Georges Méliès (284 pages, 19,50 euros).
tions de l’électromagnétisme.
La notion de temps subit aus- omment éviter les déci-
si des avatars. Pour Newton, le
temps est abstrait et absolu. Pour
C sions absurdes? Issu de
l’industrie, l’auteur passe en
§ PHYSIQUE revue les expériences accumulées en
Einstein, il est local, parce que le
Et si le temps champ gravitationnel influe des- chirurgie, dans l’aviation, chez les mili-
n’existait pas ? sus. Chaque objet dans l’Univers taires, en montagne,… pour mettre en évi-
Carlo Rovelli possède son propre temps. Il ne dence les sources d’aberration et les règles
Dunod, 2012 § AGRONOMIE favorables aux décisions hautement fiables.
faut donc plus parler d’espace et
(150 pages, 21 euros) de temps, comme s’ils étaient sé- Une histoire des Élaborées dans les domaines de l’action,
plantes coloniales ces règles s’appliquent-elles aussi dans

C onçu pour les jeunes, cet ex- parés, mais d’espace-temps.


posé de l’évolution des La théorie quantique et la re-
idées sur l’espace et le lativité utilisent, chacune, des no-
temps intéressera aussi les moins tions que l’autre contredit. L’espoir
jeunes et ceux qui sont peu fami- de résoudre cette difficulté majeure
Serge Volper
Quæ, 2011
(141 pages, 26,40 euros).
ceux de la pensée? Sans doute, car pen-
ser peut être une forme d’agir.

liers avec la physique. de la physique actuelle a mené Car-


D’Aristote jusqu’à Newton, lo Rovelli vers une révision radi-
l’espace apparaît comme une cale des notions d’espace et de
structure formée par les objets temps: ceux-ci n’existent pas! Il est
du monde ; ce n’est pas une enti- coauteur d’une théorie de la gra-
D ans une superbe présenta-
tion, ce livre nous invite à
découvrir les saveurs exo-
tiques d’un voyage botanique an-
cré au cœur d’une époque et d’un
POURQUOI JE N’AI PAS
INVENTÉ LA ROUE
Michel Raymond
Odile Jacob, 2012
(208 pages, 20 euros).
té, mais une relation entre des vitation à l’échelle quantique, la continent: l’Afrique coloniale. uels sont les effets de la sélection
objets. Newton impose une autre «théorie des boucles». Les boucles
conception : l’espace est une en- sont les lignes du champ gravita-
Les plantes ont toujours voya-
gé avec les hommes. Elles sont l’ob-
Q naturelle ? L’auteur nous apprend à
raisonner pour les identifier et com-
tité qui peut exister même quand tionnel quantique. Elles ne sont pas jet d’enjeux considérables. Volées, prendre leur origine. Lumineux, son pro-
rien d’autre n’existe ; c’est une dans l’espace: elles sont l’espace. données, échangées, elles ont ain- pos est fondé sur l’exemple. Il culmine
espèce de grande boîte, fixe, rigi- En l’absence de masse, elles restent si migré entre le continent améri- quand il explique à quel point il est sou-
de, sans direction privilégiée, in- fermées. En présence d’une mas- cain, l’Europe, l’Asie et l’Afrique haitable que l’opposition nature-culture,
dépendante des objets qui s’y se, elles s’ouvrent. Il n’y a plus d’es- dans un incessant chassé-croisé ma- typique du XXe siècle, soit relativisée au
meuvent. Cette conception reste pace, donc plus de temps; il n’y a ritime. Afin de satisfaire une de- XXIe siècle pour que nous deviennent en-
aujourd’hui celle du sens com- que des particules, des champs et mande européenne toujours plus fin évidentes les pressions sélectives
mun. Mais, pour les physiciens des boucles de champ gravita- forte, notamment en canne à sucre dues à des traits culturels.
tionnel, le tout en interaction. Ex- et en coton, l’idée s’impose, à la
pliquer par les mathématiques fin du XIXe siècle, de s’affranchir de
comment notre perception du la dépendance économique des NOMS DE LIEUX CELTIQUES
temps, à l’échelle macroscopique, Amériques. Pour les puissances eu- DE L’EUROPE ANCIENNE
émerge d’un monde quantique dé- ropéennes, l’enjeu est considérable:
Xavier Delamarre
pourvu de temps est concevable. comment produire elles-mêmes ces
Errance, 2012
Il faudra longtemps sans dou- plantes tropicales afin de conqué-
(384 pages, 36 euros).
te avant qu’on puisse tester la théo-rir une autonomie d’approvision-
ienne, Paris, Milan… On trouve des
rie des boucles, aussi spéculative,
mais moins connue, que la théo-
nement en denrées spéculatives de-
venues essentielles à leur écono- V toponymes celtiques de la Grande-
Bretagne à la Roumanie. En voici un pre-
rie des cordes. Quoi qu’il en soit, mie? C’est ce qui conduit la France
mier corpus européen, même si la Fran-
C. Rovelli sait admirablement dé- à élargir son empire colonial en
ce y est plus détaillée. Très facile d’em-
gager les idées de leur gangue Afrique. L’essor de ces cultures se
ploi, cet outil de linguiste organisé par
technique, et offrir au lecteur un trouve ainsi étroitement lié avec pays et par ordre alphabétique rendra ser-
plaisir d’intelligence. l’extension des conquêtes africaines. vice aux archéologues et ravira les pas-
Derrière le discours officiel de sionnés d’étymologie ou de… terroir.
.§ Didier Nordon.
la mission civilisatrice se cache

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À l i r e

Brèves une réalité plus cynique : la né- dans le vide, auraient pu se ras-
AMBROISE PARÉ cessité de plus en plus pressante sembler par endroits pour consti-
UNE VIVE MÉMOIRE d’affirmer sa puissance et d’as- tuer une multitude de mondes dif-
surer l’autonomie en matières pre- férents, dont le nôtre. Deux mil-
Evelyne Berriot-Salvadore (dir.)
De Boccard, 2012
mières. Dès lors, la rentabilisation lénaires plus tard, une thèse
(280 pages, 40 euros). des cultures tropicales s’impose analogue vaudra à Giordano Bru-
par la sélection des espèces et no d’être réduit en cendres.
ntrer dans la vie et l’époque
E d’Ambroise Paré (1510-1590)
par ses voyages, ses récits, son entou-
par la rationalisation.
La création, en 1899 du «Jar-
Qu’y a-t-il au-delà de l’univers
visible, de cet horizon que nous
rage, c’est ce que propose ce recueil ras- din Colonial» à Nogent-sur-Mar- voyons tel qu’il était il y a 13,7 mil-
semblant articles parus entre 1985 ne, devenu quelques années plus liards d’années, lors du Big Bang,
et 2001 et études inédites. Par petites tard « l’École nationale supérieu- alors que dans notre « présent » il
touches, le père de la chirurgie françai- re d’agriculture coloniale » est le est déjà beaucoup plus loin,
se devient un personnage vivant, du jeu- point de départ d’une grande aven- puisque nous nous éloignons de
ne homme découvrant sur le terrain ture humaine et agronomique. Ce lui comme il s’éloigne de nous ?
les horreurs de la guerre au chirurgien centre de formation et de recherche Si l’espace ne se referme pas sur
confirmé relatant avec soin l’histoire (devenu l’ORSTOM, puis le CIRAD), lui-même, y a-t-il d’autres univers remplacé par un multivers. Après
de ses patients. a été, malgré de nombreux avatars, à l’extérieur du nôtre, comme le une longue éclipse, cette hypothè-
un foyer efficace de promotion des croient nombre de cosmologistes? se revient ensuite en force depuis
connaissances et de développe- Toutefois, cette séparation spa- la fin des années 1980.
ment, au plus proche des réalités tiale des univers n’exclut pas Pour ce qui est des univers si-
FIN(S) DE VIE
LE DÉBAT de terrain. La France a pu ainsi thé- d’autres types de séparations. Au tués spatialement à l’extérieur du
sauriser, puis léguer un remar- XVIIIe siècle, le jésuite et philosophe nôtre, deux astrophysiciens russes,
Jean-Marc Ferry (coord.) quable patrimoine de connais- Roger Boskovich écrivait déjà : Andreï Linde et Alexander Vilen-
PUF, 2012
sances agronomiques tropicales. «Dans le même espace, il pourrait kin, supposent qu’en fait, là-bas au
(515 pages, 29 euros).
S. Volper nous invite à partager y avoir un grand nombre d’Uni- loin, des myriades de Big Bangs
ans les décisions prises au fil de l’évo-
D lution d’une maladie, quelle est la part
des soignants et quelle est celle du ma-
l’histoire particulière de ces plantes
qui ont forgé le socle économique
vers, séparés de manière à être par-
faitement indépendants les uns des
se produisent en permanence, si
bien que l’Univers global serait en
des nouveaux États africains et sont autres et à ne jamais s’apercevoir fait une sorte de mousse de bulles
lade ? Qui décide de la mort d’une per-
aujourd’hui l’enjeu essentiel des de l’existence d’un autre Univers.» qui éclosent et grossissent, notre
sonne en fin de vie? Dans un style clair
relations Nord-Sud. En 1957, le physicien américain petit univers n’étant que l’une de
et accessible, des anthropologues, pra-
Hugh Everett a présenté une telle ces bulles. Les lois de la physique
ticiens hospitaliers, philosophes et juristes .§ Bernard Schmitt.
apportent leurs points de vue sur ces ques-
solution pour un paradoxe bien ne seraient pas forcément les
CERNh - Lorient
tions. Une réflexion est récurrente: par- connu de la mécanique quantique, mêmes partout, mais le nombre des
tisans et détracteurs de l’euthanasie in- celui du chat de Schrödinger, où univers serait tel qu’il y en aurait
voquent souvent la dignité humaine. l’on conçoit un dispositif qui abou- où la vie intelligente est possible…
tit à mettre ce chat dans un état où Quelques philosophes et phy-
Qu’entend-on aujourd’hui par ce terme? § COSMOLOGIE
il est à la fois mort et vif. Everett siciens suggèrent sinon que tout
Les univers propose tout simplement qu’alors univers que nous sommes capables
parallèles l’univers où est réalisée l’expérience de penser existe forcément. Ainsi
LE NUCLÉAIRE EXPLIQUÉ se scinde en deux versions, une le philosophe américain David
PAR DES PHYSICIENS Tobias Hürter et Max Rauner
CNRS Éditions, 2012 où le chat est mort, l’autre où il est Lewis qui, à en croire son col-
Bernard Bonin (coord.) (221 pages, 22 euros). vivant. Comme cette situation très lègue Mark Johnson, « pensait
EDP Sciences, 2012 hypothétique du chat est en fait le par exemple qu’il existait un mon-
(270 pages, 29 euros).

D
es chercheurs du CEA proposent dans
cet ouvrage pédagogique un pano-
rama complet de la filière nucléaire, des
principes physiques sous-jacents aux
L es auteurs, tous deux jour-
nalistes scientifiques, réus-
sissent un parcours presque
sans faute à travers une multi-
plicité de spéculations aussi har-
lot commun d’objets microsco-
piques, cela veut dire que l’Univers
ne cesse de se diviser en versions
évolutives différentes: l’Univers est
de avec des ânes qui parlent»…

.§ Christophe Pichon
IAP, Paris

coûts, aux risques et à la durabilité. Un dies que complexes.


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Ils nous rappellent d’abord
enjeux du débat énergétique. et plus d’informations sur :
que Démocrite avait déjà conçu
que ses atomes, tourbillonnant

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – MAI 2012 – N° d’édition 077415-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/172 664. – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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