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LES UNIVERS

XXXXXXXX MULTIPLESsauver
: comment : science ou spéculation
la pêche gratuite??
et les pêcheurs

Février 2012 - n° 412 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Le temps universel
Faut-il le redéfinir ?
L’ours des cavernes
Son histoire racontée
par la grotte Chauvet
Le théorème de la table
de pique-nique
La conjecture des carrés
inscrits presque résolue
Une bactérie rusée
Les multiples feintes de Listeria
pour infecter l’organisme
M 02687 - 412 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@o@b@m@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 EUR - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Spéculations
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle
Directrice artistique : Céline Lapert

L
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, e philosophe spécule. Le financier spécule. Dans la conjonc-
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy ture actuelle, le terme a une connotation particulièrement
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifédayo Fadoju négative pour le second. Mais c’est aussi le cas pour le phi-
Marketing: Élise Abib
Direction financière : Anne Gusdorf losophe que l’on imagine s’adonner à un exercice de style
Direction du personnel : Marc Laumet ou à une réflexion gratuite, une « dispute » rhétorique sans réel enjeu.
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie Que dire du scientifique qui spécule? En science, une spéculation serait
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé une hypothèse difficile à tester.
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro : Et si elle n’était pas testable ? C’est bien la difficulté dans certains
Jean-Pol Beauthier, Serge Berthier, Domitille Boudard,
Bettina Debû, Rafael Garcia, Guillaume Lecointre, domaines, notamment en cosmologie, où seules les observations per-
Anne Masè, Liliane Moens, Christophe Pichon, mettent de confirmer les théories proposées. Que dire de l’hypothèse
Daniel Tacquenet, Richard Taillet.
PUBLICITÉ France de l’univers multiple ? Pour certains, le multivers représente un « pari
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin raisonnable », pour d’autres non, même s’ils concèdent que le concept
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 aide à réfléchir à la nature de l’Univers et à la méthode scientifique (voir
SERVICE ABONNEMENTS Le multivers existe-t-il ?, page 50). L’hypothèse et la spéculation sont
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements :
donc utiles en science.
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Adresse postale :
Le terme a une connotation négative.
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
Commande de livres ou de magazines : L’hypothèse – et, avec elle, la méthode hypothético-déductive –
0805 655 255 (numéro vert) est le moteur de la démarche scientifique. Par exemple, les neuro-
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE scientifiques étaient persuadés que les cellules de la vision étaient aussi
Contact kiosques : À Juste Titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41 celles qui commandent la régulation du sommeil et de l’éveil. Mais ils
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, ont observé que des souris aveugles ont, comme toutes les autres, des
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis activités qui respectent l’alternance du jour et de la nuit. Ils en ont déduit
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. que d’autres cellules de la rétine sont impliquées dans le rythme cir-
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
cadien (voir Les cellules oubliées de l’œil, page 70).
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, De même, la bactérie Listeriainfecte l’organisme comme beaucoup
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. d’autres. Mais elle a des conséquences spécifiques et graves chez cer-
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou taines personnes. En tirant les fils de l’écheveau des gènes et des
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- protéines de la bactérie, les biologistes ont mis en évidence une pano-
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées plie originale de stratégies visant à déjouer le système de défense de
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
l’organisme (voir Les multiples stratégies de Listeria, page 42).
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom Selon le philosophe Henri Bergson (1859-1941) : « La spéculation
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien-
tific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science S.A.R.L.».
est un luxe, tandis que l’action est une nécessité » (L’évolution créa-
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro- trice, 1907). Le philosophe réfléchit – serait-ce le luxe envisagé par
duire intégralement ou partiellement la présente revue sans Bergson ? –, le financier agit, achetant et vendant des valeurs – mais
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). est-ce vraiment une nécessité ? – et le scientifique réfléchit et agit,
luxe et nécessité ! I

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
20 MÉTROLOGIE

Actualités Temps universel :


6 La Lune soufflée faut-il supprimer
par des bourrasques les secondes intercalaires ?
solaires
D. Finkleman, S. Allen, J. Seago, R. Seaman et K. Seidelmann
Le temps indiqué par les horloges
s’est toujours calé d’une façon
ou d’une autre sur les mouvements
de la Terre et du Soleil.
Mais cette référence astronomique
pourrait être abandonnée.

9 La marche a débuté
sous l’eau 28 L’ours spéléologue
PALÉONTOLOGIE

10 Molécule plus complexe, Jean-Marc Elalouf et Valérie Féruglio


bouquet plus riche
Véritable musée de l’ours des cavernes,
11 Le bouton d’or : briller la grotte Chauvet nous permet
pour attirer les abeilles de nous représenter cette espèce disparue
et d’étudier son mode de vie ainsi
... et bien d’autres sujets. que son génome.

13 ON EN REPARLE

Opinions
14 POINT DE VUE
Conférence de Durban :
un non-événement ?
Christian de Perthuis
34 Les isolants de Mott,
PHYSIQUE

15 DÉVELOPPEMENT DURABLE des conducteurs bloqués


Le défi de la réintroduction Antonio Tejeda et Arantzazu Mascaraque
de végétaux disparus Certains conducteurs électriques deviennent
Stéphane Buord isolants quand on modifie la pression ou
la température. Les physiciens tentent de mieux
18 VRAI OU FAUX comprendre ce phénomène en l’étudiant
sur des matériaux bidimensionnels.
Les fruits et légumes
surgelés sont-ils sains ?

19
N. Frisicale et J.-M. Lecerf
COURRIER DES LECTEURS
42 Les multiples stratégies
BIOLOGIE CELLULAIRE

de Listeria
Deux encarts publicitaires « Dialog marketing » et « Ellipses » sont posés Alice Lebreton, Hélène Bierne et Pascale Cossart
en 4e de couverture de l’édition abonnés France.
Ce numéro comporte également sur la totalité du tirage deux encarts Listeria, la « bactérie des frigos », responsable
d’abonnement Pour la Science brochés, une offre d’abonnement de la listériose, infecte les cellules
Pour la Science en p. 24 et une sélection
de livres Pour la Science/Belin/Le Pommier en p. 76. en détournant leurs fonctions
En couverture: © Shutterstock/Flaxy et en déjouant le système immunitaire.

2] Sommaire © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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n° 412 - Février 2012

50 Le multivers existe-t-il ?
COSMOLOGIE Regards
78 HISTOIRE DES SCIENCES
George Ellis
L’affaire Hubble-Lemaître
L’idée d’univers parallèles radicalement différents résolue
du nôtre est séduisante, mais excessivement Dominique Lambert
spéculative.
Dans la traduction en anglais d’un article
de l’astronome Georges Lemaître,
un paragraphe a disparu, où il donne
les prémisses de la constante de... Hubble.
Omission de plein gré ou imposée ?
58 Les cris des plongeons,
ÉTHOLOGIE
82 LOGIQUE & CALCUL
des messages codés La conjecture du carré inscrit
Jean-Paul Delahaye
W. Piper, J. Mager et C. Walcott
Placer sur une courbe fermée
Des oiseaux du grand Nord américain, quatre points formant les coins d’un carré
les plongeons huards, ont un cri remarquable. est presque toujours possible.
Il leur sert à signaler à leurs rivaux qu’ils sont C’est bien, mais comment
prêts à défendre farouchement leur territoire. se débarrasser du « presque » ?

88 ART & SCIENCE


Vermeer, la carte et le castor
Loïc Mangin
90 IDÉES DE PHYSIQUE
Lire un disque avec
des toupies électroniques
Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik
93 SCIENCE & GASTRONOMIE
Des succulences à foison
66 Un bras dans la glace
MÉDECINE LÉGALE
Hervé This

Colleen Fitzpatrick 94 À LIRE


De nouvelles techniques d’analyse
d’empreintes digitales et d’ADN ont permis
d’identifier le propriétaire d’un bras retrouvé
60 ans après une catastrophe aérienne.

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© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ MISANTHROPOPHAGE admettre, par exemple, que le triangle, dans fin fond des abysses océaniques. Encore
sa pureté géométrique, existe sans hommes faut-il que, plus malines que nous, ces
n misanthrope anthropophage, voilà pour l’imaginer: je doute que les dinosaures espèces animales aient réussi à nous

U qui est étonnant – je veux dire, éton-


nant quant à la formation des mots.
Misanthrope : le substantif anthropos,
aient élaboré l’idée de côté sans épaisseur
et de sommet sans dimension ; je doute
que les bactéries qui, peut-être, se perpé-
observer, nous, les hommes, alors même
que nous ne les avons pas découvertes,
donc pas bousculées.
homme, suit le verbe misein, haïr, dont il tueront après nous garderont la mémoire Pas de neutralité à attendre non plus
est complément. Anthropophage: ce même de nos conceptions géométriques. de la part des martiens, sélénites et autres
substantif précède le verbe phagein, Tous les mathématiciens ne l’entendent extraterrestres. Ils interviennent trop sou-
manger, dont il est complément. Dans quel pas ainsi. « Un théorème correct et une vent dans nos romans de science-fiction
ordre le grec mettait-il donc le verbe et démonstration correcte survivront à leur et nos extrapolations philosophiques pour
son complément ? auteur, à l’espèce humaine et même à l’uni- ne pas être tantôt flattés, tantôt fâchés,
Un philanthrope anthropologue n’est vers physique. [...] [Une affirmation mathé- par les attitudes et aptitudes que nous
pas moins étonnant – je parle toujours de matique] est vraie indépendamment de n’hésitons pas à leur prêter. Eux aussi ont
formation des mots. Philanthrope se com- toute élaboration humaine ou même maté- tissé avec nous des relations qui les empê-
pose de deux substantifs : le déterminant rielle, et elle sera sûrement vraie même chent d’être objectifs à notre égard.
anthropos suit le déterminé philos, ami. lorsque l’Univers dans lequel nous l’avons Alors ? Les hommes sont-ils bons ?
Anthropologue se compose aussi de deux observée aura cessé d’exister », déclare le Sont-ils mauvais ? J’ai ma petite idée là-
substantifs, mais le déterminant anthro- mathématicien Don Zagier (catalogue de dessus, mais la déontologie m’interdit d’en
pos précède le déterminé logos, discours. l’exposition Mathématiques – Un dépayse- faire état publiquement, puisque je suis
Dans quel ordre le grec mettait-il donc le ment soudain). Qu’on me permette de juge et partie.
déterminant et le déterminé ? préférer un réalisme sommaire. Les idées
Ces questions sont sans doute faciles. ne sont pas éternelles, parce qu’elles
Mais je n’ai d’autres connaissances du grec n’ont d’existence nulle part ailleurs que dans
ancien que celles devinées en observant des cerveaux. Se demander si les éven-
les mots français qui en dérivent. Visible- tuelles abstractions mathématiques for-
ment, ce n’est pas suffisant. gées par des extraterrestres ressemblent
aux nôtres peut être stimulant, quoique fort
spéculatif. Mais imaginer des vérités errant
toutes seules dans le vide laissé par l’Uni-
vers disparu, n’est-ce pas pousser l’idéa-
lisme jusqu’au saugrenu ?

§ INACCESSIBLE OBJECTIVITÉ
es hommes sont mauvais», disent
« L les uns. «Les hommes sont bons»,
rétorquent les autres. Derrière leur
désaccord, ces juges ont un point commun:
§ JE EST UN AUTRE

§ VÉRITÉS ERRANTES
tous sont hommes. Ils ne sont donc pas
seulement juges, ils sont aussi parties. Cela
les disqualifie. P our éviter d’écrire « je », beaucoup
d’auteurs emploient le « nous de
modestie ». Mais celui-ci n’a que des

T out porte à penser que la matière a


existé avant les hommes, et existera
après eux. Les mathématiques me
semblent moins durables. J’ai peine à
Seuls les êtres n’ayant nul contentieux
avec les hommes ont l’impartialité voulue
pour porter un jugement équitable sur
ceux-ci. En existe-t-il ? Oui, sans doute, au
défauts. D’abord, il est mal nommé : on peut
dire « je » et être humble, comme on peut
dire « nous » et être prétentieux. Ensuite,
il ajoute des difficultés artificielles à la

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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lecture. Par exemple, dans une phrase


comme « Une telle conception ne nous
paraît pas satisfaisante », « nous » peut,
selon les contextes, désigner l’humanité
actuelle, qui n’accepte plus telle concep-
tion autrefois admise ; il peut aussi dési-
gner les Français, ou bien les Occidentaux,
ou encore une majorité parmi ceux-ci, majo-
rité au sein de laquelle l’auteur peut, ou non,
se ranger... Dans le livre où je l’ai lu, «nous»
signifie en fait « je » et est polémique : l’au-
teur rejette vivement une conception lar-
gement dominante. Mais, à d’autres pages,
« nous » prend un autre sens. À ne pas dire
« je », l’auteur sème de la confusion, donc
augmente les risques de faux sens.
Enfin, dire « nous » au lieu de « je »,
c’est cautionner la bureaucratie. Si j’écris
une ânerie en me cachant derrière un
« nous », j’aurai plus de faux-fuyants pour
ne pas en répondre que si j’avais dit « je ».
Je pourrai prétendre qu’on m’a mal com-
pris ; ce n’est pas moi qui m’exprimais : je
me faisais juste l’écho d’une conception
que je ne partage pas. Or un des aspects
exaspérants de la bureaucratie est que per-
sonne n’est jamais responsable de rien. Elle
est un « nous » contre lequel l’individu se
heurte et ne trouve pas d’interlocuteur.
Auteurs, penseurs, thésards, cher-
cheurs, rapporteurs, éditorialistes et autres
chroniqueurs – résistez à la bureaucratie :
dites « je » ! I

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Planétologie

La Lune soufflée par des bourrasques solaires


Chaque nuage de particules énergétiques éjectées par le Soleil arracherait
plusieurs centaines de tonnes de matière à la surface de la Lune.
Une éjection de masse coronale
observée le 7 août 2002
par le satellite SOHO, en orbite
autour du Soleil. Selon
des simulations numériques,
une telle bourrasque de particules
chargées, en atteignant la Lune,
y soulèverait une masse
importante de poussière.

SOHO (ESA & NASA)


F aute d’atmosphère, aucun
vent ne balaye la surface de
la Lune. Aucun, sauf les
bourrasques de particules char-
gées éjectées par le Soleil lors des
La Lune, quant à elle, est
dépourvue de champ magnétique
et n’est pas protégée par celui de
la Terre. Les particules des éjections
de masse coronale percutent ainsi
sifs que les ions d’hydrogène et
deux fois plus chargés, ont un effet
abrasif plus important. Il n’est tou-
tefois pas fréquent qu’un nuage de
plasma frappe la Lune: ce fut le cas
éruptions qui l’agitent réguliè- sa surface de plein fouet. Elles arra- deux fois en 2010 et six fois en 2011.
rement. Des simulations numé- chent les grains de poussière les Avec le pic d’activité solaire prévu
riques de l’équipe de Rosemary plus légers sous l’effet de chocs pour mai 2013, ces événements
Killen, du Centre de vols spatiaux mécaniques, mais aussi sous l’effet pourraient se multiplier.
Goddard de la NASA, montrent de forces électrostatiques, la pous- Les éjections de masse coro-
que chacun de ces nuages de par- sière étant ionisée par le rayonne- nale auraient aussi des consé-
ticules énergétiques arrache à la ment solaire. L’équipe de R. Killen quences pour certaines planètes.
surface de la Lune plusieurs cen- a estimé grâce à ses simulations Ainsi, Mars, elle aussi dépourvue
taines de tonnes de poussière. numériques que la Lune perd ainsi de champ magnétique global, n’est
Les éruptions solaires, ou entre 100 et 200 tonnes de matière pas protégée contre les bombar-
éjections de masse coronale, pro- lors de chaque impact, qui dure dements de particules chargées.
pulsent dans l’espace des nuages en moyenne deux jours. En revanche, la planète rouge est
de plasma – mélange de gaz Les éjections de masse coro- dotée d’une atmosphère assez
ionisé et d’électrons – à grande nale érodent bien plus efficacement dense d’environ 200 kilomètres
vitesse (entre 100 et 2 500 kilo- la surface lunaire que le vent d’épaisseur. Les nuages de plasma
mètres par seconde). Elles se dis- solaire, car elles sont plus denses éjectés par le Soleil en arrachent
tinguent du vent solaire, qui est et plus rapides. En outre, des don- sans doute une partie des couches
un flux de particules émis à faible nées satellitaires montrent qu’elles supérieures. En 2013, la sonde
vitesse. Le champ magnétique sont enrichies en ions d’hélium, MAVEN (Mars Atmosphere and Vola-
terrestre nous protège en partie lesquels représentent environ tile Evolution) de la NASA étudiera
de ces éruptions en déviant les 20pour cent du flux de particules, l’impact des éruptions solaires sur
particules vers les pôles, où elles contre quatre pour cent pour le vent l’atmosphère de Mars.
pénètrent dans l’atmosphère et solaire (le reste étant principale- . Sean Bailly.
engendrent les aurores boréales ment de l’hydrogène). Or les ions R. Killen et al., Journal of Geophysical
et australes. d’hélium, quatre fois plus mas- Research Planets, à paraître

6] Actualités © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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A c t u a l i t é s

Éthologie

Les pigeons, numériquement compétents En bref


LOI D’OHM POUR NANOFILS

L es pigeons comptent aussi bien que des primates non humains,


en l’occurrence des macaques rhésus. Damian Scarfe et deux col-
lègues de l’Université d’Otago, en Nouvelle-Zélande, l’ont mon-
tré en effectuant sur des pigeons des expériences de même type que celles
réalisées en 1998 sur les macaques. Ils ont entraîné des pigeons à réagir
On pensait que des effets
quantiques limiteraient la
miniaturisation des compo-
sants électroniques : pour des
tailles inférieures à une dizaine
dans l’ordre numérique croissant à 35 trios d’images contenant un, de nanomètres, la résistivité des
deux et trois motifs. Puis ils les ont testés avec des paires de nouvelles matériaux augmenterait en
images contenant un à neuf éléments, ces éléments étant soit des motifs flèche. Or l’équipe australo-amé-
déjà utilisés dans l’étape d’apprentissage, soit des motifs nouveaux. Les ricaine de Michelle Simmons a
performances étaient similaires à celles des macaques. Les oiseaux réagis- fabriqué des nanofils de silicium
saient dans l’ordre correct aux paires présentées, avec un taux de réus-
Damian Scarfe

dopé au phosphore ayant une


site allant jusqu’à 90 pour cent (plus de 70 pour cent pour les paires de largeur variant entre 1,5 et
deux éléments nouveaux). Cette étude confirme que les oiseaux ont de 11 nanomètres et qui ne sem-
Quelques-uns des motifs utilisés nombreuses capacités, telle l’utilisation d’outils, qui étaient considérées blent pas subir ces effets. Leur
pour tester la capacité des pigeons il n’y a pas si longtemps comme l’apanage des primates. résistivité suit la loi d’Ohm clas-
à attribuer un ordre numérique . Maurice Mashaal. sique, ce qui laisse espérer une
à des images. D. Scarfe et al., Science, vol. 334, p. 1664, 2011 miniaturisation supplémentaire
de l’électronique classique.

DES CHIMPANZÉS AVERTIS


Archéologie Face à un danger, un chimpanzé

Angkor, débordé par les aléas climatiques estime si ses congénères en


sont conscients ou non et les
avertit de façon sélective. C’est

D u XIe au XVe siècle, au Cam- ce qu’ont montré Catherine


bodge,la civilisation khmère Crockford, de l’Université de
a développé Angkor, le plus Saint Andrews, au Royaume-
important complexe urbain de Uni, et ses collègues. Ils ont
l’ère préindustrielle. Puis elle a observé 33 chimpanzés sau-
sombré dans l’oubli. vages, confrontés à un serpent.
Plusieurs facteurs ont été pro- Si le chimpanzé qui remarque
posés pour expliquer ce déclin : le serpent a auparavant vu ses
guerres, surpopulation, contraintes congénères détecter le reptile
écologiques... Pour y voir plus clair, ou entendu leurs cris d’alarme,
Mary Beth Day, de l’Université il émet moins de cris lui-même.
de Cambridge, en Grande-Bre-
Loïc Mangin

tagne, et ses collègues ont étudié Angkor Vat, l’un des plus célèbres PETITES COMME LA TERRE
les sédiments d’un réservoir d’eau. temples d’Angkor
Le télescope Kepler a découvert
Ces travaux confortent la thèse du
les premières planètes extra-
rôle joué par les fluctuations cli- dant à environ 1000 ans d’histoire. de cernes d’arbres au Vietnam.
solaires de la taille de la Terre,
matiques et suggèrent que les Qu’ont-ils révélé ? Ces événements ont alterné avec
autour de l’étoile Kepler-20.
Khmers ont été en quelque sorte Les rapports isotopiques du des périodes de pluie inhabi-
Avec un rayon de 5 550 kilo-
dépassés par les événements. strontium, les taux de sédimen- tuellement intenses.
mètres, Kepler-20e est un peu
Le site d’Angkor est parsemé tation, la densité des sédiments et D’autres observations sur le site
plus petite que Vénus, tandis
de canaux, de douves, de digues leur couleur (qui reflète leur révèlent que l’entretien du système
que Kepler-20f, dont le rayon
et de bassins qui constituaient un teneur en composés organiques) hydraulique n’a pas été suffisant
est de 6 570 kilomètres, est à
important système de collecte et montrent que le baray occiden- au regard des modifications cli-
peine plus grande que la Terre.
de distribution de l’eau. L’un tal a reçu notablement moins de matiques et hydrologiques. Ainsi,
Pas d’espoir qu’elles soient
des plus grands réservoirs est le sédiments et d’eau à partir du M. B. Day en déduit que, face à la
habitables, cependant : ces deux
baray occidental, un bassin de huit XIVe siècle, au moment du début variabilité extrême du régime
planètes, de périodes orbitales
kilomètres de longueur et deux du déclin de l’Empire khmer. météorologique, les Khmers n’ont
de 19,6 et 6,1 jours respecti-
de largeur. Les sédiments étudiés Les analyses sédimentaires cor- pas su adapter leur réseau hydrau-
vement, sont chauffées à blanc
ont été prélevés au fond de ce bas- roborent aussi les épisodes de lique, pourtant très élaboré.
par leur étoile !
sin, dans une carotte de deux sécheresses (aux XIVe et XVe siècles) . Loïc Mangin.
mètres de longueur correspon- qui avaient été déduits de l’étude M. B. Day et al., PNAS, à paraître, 2012

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

En bref Un tiers des poissons pour les oiseaux marins


Écologie

INVISIBILITÉ TEMPORELLE

Moti Fridman et ses collègues


de l’Université Cornell, aux
États-Unis, ont rendu un bref
événement indétectable par
U ne équipe de chercheurs de huit pays, menée
par Philippe Cury, de l’ IRD (Institut de
recherche pour le développement), et Ian
Boyd, de l’Université de Saint Andrews, vient de
publier une étude qui évalue empiriquement les
un faisceau lumineux parcou-
rant une fibre optique. L’évé- besoins alimentaires des populations de 14 espèces
nement en question était une d’oiseaux de mer, dans sept écosystèmes marins à
impulsion laser superposée travers le monde. Les résultats fournissent un
au faisceau. En divisant provi- ordre de grandeur de la masse minimale de proies
soirement ce dernier en deux (petits poissons et krill) dont les populations d’oi-
composantes se propageant à seaux de mer doivent disposer pour ne pas péricli-
des vitesses un peu différentes, ter : environ un tiers de la biomasse totale.
les physiciens y ont créé un Alors que la pêche prélève de plus en plus de petits
« trou temporel ». Lorsque l’im- poissons (sardines, anchois, etc.), les oiseaux marins
pulsion était émise durant ce ont de moins en moins de proies. Dans quelle mesure
les populations de ces prédateurs en souffrent-elles?

Ron Le Valley
« trou », elle n’influençait plus
le faisceau. Ph. Cury et ses collègues ont pu préciser le lien entre
l’alimentation disponible pour les oiseaux marins et
PRÉCOCES ASYMÉTRIES leur succès reproductif. Ils ont examiné des ensembles Un macareux moine et sa prise. Les oiseaux marins
de données relatives à sept écosystèmes marins, sur et les pêcheurs sont en compétition. Pour préserver
Une équipe franco-belge de neuf sites, couvrant parfois plusieurs décennies et tou- les populations des premiers et la santé
paléoanthropologues a montré chant 14 espèces d’oiseaux marins dont le régime ali- des écosystèmes marins, un tiers de la biomasse
que nous partageons avec les mentaire repose principalement sur le poisson. totale des petits poissons devrait leur être réservé.
hommes préhistoriques et les L’analyse statistique des données a mis au jour
grands singes africains certaines un effet de seuil : lorsque les stocks de poissons Cette vaste étude montre que la surpêche nuit
asymétries cérébrales que nous sont inférieurs au tiers des valeurs maximales, les à la survie des prédateurs supérieurs, du moins les
aurions héritées de notre dernier nombres de poussins chutent brutalement, quels que oiseaux marins. Elle a l’intérêt de fournir un chiffre
ancêtre commun. Cela remet soient les sites et les espèces d’oiseaux considérés. de référence – épargner au moins un tiers de la masse
en cause les schémas usuels Au-dessus de ce seuil d’abondance de nourriture, du poisson fourrage – qui peut servir de guide à une
d’évolution cognitive, puisqu’on le succès reproductif n’augmente pas ou presque gestion durable des pêcheries.
pensait que ces asymétries pas, d’autres facteurs limitants entrant en jeu, tels . M. M..
étaient apparues plus tardive- que la saturation des sites de nidification. P. M. Cury et al., Science, vol. 334, pp. 1703-1706, 2011
ment chez les hommes et qu’elles
étaient liées, entre autres, à
l’acquisition du langage.
Physique des particules

Boson de Higgs à l’horizon


L e 13 décembre 2011, les
porte-paroles des deux
principales équipes tra-
vaillant auprès du LHC, le grand
collisionneur de hadrons du CERN
Le LHC, mis en service en 2008, a
été conçu pour le découvrir. Dans
ce collisionneur, les protons accé-
lérés acquièrent une énergie de
3 500 gigaélectronvolts. Chaque
par les ensembles de détecteurs
ATLAS et CMS. Les collisions pro-
duisant un boson de Higgs sont,
en théorie, très rares: une dizaine,
sur près de 400 000 milliards pour
à Genève, ont présenté leurs résul- collision entre deux protons, avec la seule année 2011.
tats sur la recherche du boson de une énergie totale de 7 000 giga- Les expériences ATLAS et CMS
Higgs : des signaux pourraient électronvolts, produit plus d’une ont toutefois repéré un signal qui
correspondre à cette particule, centaine de particules et est sus- pourrait être celui du boson de
dont la masse serait alors com- ceptible de créer un boson de Higgs avec un risque d’erreur de
prise, en unités d’énergie, entre Higgs, qui se désintègre rapide- 1/1000 pour ATLAS et 1/100 pour
124 et 126 gigaélectronvolts. ment, en deux photons par CMS. Pour confirmer la découverte,
Le boson de Higgs est un élé- exemple. Les physiciens recons- les deux expériences vont conti-
ment clef du modèle standard, la tituent le scénario de chaque col- nuer à enregistrer des collisions.
CERN

théorie qui décrit les particules élé- lision à partir de tous ceux qui sont La réponse définitive est espérée
Le détecteur ATLAS du LHC mentaires et leurs interactions, possibles et de leurs probabilités, d’ici la fin de l’année 2012.
lors de sa construction. mais il n’a jamais été observé. ainsi que des données enregistrées . S. B..

8] Actualités © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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A c t u a l i t é s

Archéologie Évolution

La Dame de Villers-Carbonnel La marche a débuté sous l’eau


P our reconstituer un corps de femme à partir de morceaux épars
dans la boue d’une fosse, il faut être... archéologue. Lors de
fouilles préventives sur le tracé du futur canal Seine-Nord
Europe, les archéologues de l’INRAP ont ainsi reconstitué une sta-
tuette portant désormais le nom de Dame de Villers-Carbonnel.
I l marche et saute sous l’eau…
à l’aide de ses nageoires: ainsi
se déplace Protopterus annectens,
ont montré Heather King et ses col-
lègues de l’Université de Chicago.
cago ont observé qu’il se déplace
en prenant appui sur le sol avec
ses nageoires pelviennes, parfois
l’une après l’autre, parfois de façon
synchrone. Par contraste, le cœla-
Les 21 fragments de cette vénus néolithique se trouvaient dans En étudiant ce dipneuste africain, canthe, un cousin des dipneustes et
un four effondré sur un site du Chasséen (période allant de 4200 à un poisson sarcoptérygien (à pou- des tétrapodes dans l’arbre de l’évo-
3500 avant notre ère). Haute de 21 centimètres, elle a été modelée dans mons), ils espéraient répondre à une lution, ne s’appuie pas sur le sol
une plaque d’argile rectangulaire. Comme souvent chez les vénus question ancienne : comment les pour avancer, mais se déplace lui
de la Préhistoire, les fesses sont proéminentes. Les hanches larges et premiers tétrapodes – les premiers aussi en actionnant ses nageoires
accentuées amplifient le contraste entre le bassin et la taille. Si le animaux vertébrés qui ont marché alternativement.
sexe n’est pas représenté, les seins le sont par deux petites boules de sur le sol – sont-ils apparus ? En Un scénario semble ainsi se
pâte étirées. Esquissés par deux bourrelets au niveau des épaules, d’autres termes, dans quel ordre les dessiner: certains des premiers sar-
les bras ne sont pas réellement figurés, ni les mains, tandis que la caractéristiques associées à la coptérygiens se seraient mis à se
tête, stylisée et sans visage, est constituée par un simple cône. Le Chas- marche sont-elles apparues au cours propulser par alternance des
séen n’avait livré jusqu’à présent que peu de vénus, et aucune dans de l’évolution? nageoires. Puis un ancêtre commun
un style aussi abstrait que celui de la Dame de Villers-Carbonnel. Les dipneustes sont, dans des dipneustes et des tétrapodes,
C’est bien là ce qui fait son intérêt. l’arbre de l’évolution des espèces mais pas du cœlacanthe, aurait uti-
. François Savatier. actuelles, un groupe frère des tétra- lisé le sol comme appui. Les
podes. Ils présentent en outre plu- membres munis de doigts et le pas-
La Dame de Villers-Carbonnel sieurs traits communs avec des sage à la vie terrestre seraient appa-
de face, de profil et de dos. fossiles des premiers tétrapodes, rus plus tard, chez les tétrapodes.
La statuette a été cuite dans tels des poumons alvéolés et fonc- Il n’est pas exclu que ces carac-
un four contenant des cendres, tionnels et deux paires de membres tères communs soient apparus dans
d’où la couleur sombre. (ici des nageoires) très mobiles. Ces chaque groupe après leur sépara-
Elle semble avoir été façonnée similitudes suggèrent que ces traits tion évolutive. La prochaine étape
rapidement et assez sont apparus plus tôt, chez un sera donc de comparer les traces
Dominique Bossut/INRAP

grossièrement, suivant ancêtre commun des dipneustes et laissées par les dipneustes actuels
des conventions de représentation des tétrapodes. De même, si des aux plus anciennes traces de loco-
sans doute familières similitudes de locomotion existent, motion sur le sol. Ces traces fossi-
aux habitants du village 5 cm elles pourraient renseigner sur lisées datent du Dévonien, il y a
chasséen où elle a été retrouvée.
l’ordre d’apparition des principales environ 400 millions d’années,
caractéristiques de la marche : le époque où les dipneustes se sont
passage de la vie aquatique à la vie séparés des tétrapodes. Elles res-
Astrophysique terrestre, l’apparition de membres semblent à celles des quadrupèdes

Géante rouge, cœur rapide munis de doigts, la locomotion sur


une surface solide en soulevant le
et bipèdes actuels. Ont-elles été
imprimées par des nageoires ou
corps et la propulsion par alter- par des pattes ?

L es étoiles tournent sur elles-mêmes, mais tournent-elles


d’un bloc ? Une équipe incluant des chercheurs du CEA et de
l’Observatoire de Paris vient de montrer par sismologie stel-
laire que le cœur des étoiles géantes rouges tourne en moyenne dix
fois plus vite que leur enveloppe. Une géante rouge est une étoile
nance des membres inférieurs.
En filmant les mouvements du
dipneuste, les biologistes de Chi-
. Marie-Neige Cordonnier.
H. M. King et al., PNAS,
en ligne, 12 décembre 2011

qui a épuisé l’hydrogène présent dans son cœur. Elle se dilate alors
et se refroidit, tandis que son cœur se contracte. La conservation du
moment cinétique implique que le cœur tourne plus vite que l’en-
veloppe, mais cela n’avait jamais été vérifié. L’étude des vibrations
de la surface des étoiles permet de caractériser leur intérieur. La rota-
tion des différentes couches, notamment, imprime des motifs
H. M. King et al., PNAS

caractéristiques dans le signal des modes de vibration observables.


Les chercheurs ont ainsi déduit des mesures du satellite américain
Kepler le profil de rotation en fonction de la profondeur de trois
géantes rouges plus massives que le Soleil : leur cœur tourne en
quelques semaines alors que l’enveloppe tourne en plusieurs mois. Protopterus annectens, un dipneuste africain long d’une vingtaine
. Philippe Ribeau-Gésippe. de centimètres, se déplace en prenant appui sur le substrat avec
P. Beck et al., Nature, vol. 481, pp. 55-57, 2012 ses nageoires inférieures, ici en les alternant (croix).

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A c t u a l i t é s

6,8 mm
55° 56°

En bref Un fin polissage Archéologie

.V eP
roje
ct
n Us

R
vieux de 10 000 ans
arg
CHENILLES MIMÉTIQUES iolu/LTDS/Obsidia

Keith Willmott, de l’Université


de Floride, et deux collègues ont

E n 1995, un fragment de bracelet en obsidienne

R. Vargiolu/École centrale de Lyon


découvert que certaines che-
nilles de papillons d’Équateur verte, polie à la main au VIIIe millénaire avant
arborent un même motif de cou- notre ère, était mis au jour en Cappadoce dans
leurs vives (un corps jaune et le village néolithique d’Asikli Höyük. C’est le plus
des extrémités bleues) alors ancien bracelet en obsidienne connu à ce jour. Lau-
qu’elles appartiennent à des rence Astruc, de l’Institut français d’études anato-
espèces distinctes. Au moins liennes d’Istanbul (CNRS) et le physicien Roberto
une espèce signale ainsi sa toxi- Vargiolu, de l’École centrale de Lyon, viennent de La photographie du fragment de bracelet en obsidienne
montrer que la maîtrise des artisans qui ont réalisé trouvé en 1995, et un schéma du bracelet entier
cité ; certaines des autres
ce bracelet vaut celle de l’industrie mécanique de et d’une section (en orange) montrant son arête
espèces ont acquis la même
pointe actuelle. et ses dimensions.
livrée par mimétisme, sans être
elles-mêmes toxiques. Un tel Asikli Höyük est un village du tout début du
mimétisme est rarissime chez Néolithique (Néolithique précéramique). Ses pre- sité, les chercheurs ont montré qu’aucune aspérité
les chenilles, beaucoup moins mières maisons en briques crues ont été construites ne dépasse un dixième de micromètre, résultat qui
chez les papillons adultes. par des chasseurs-cueilleurs, qui commençaient à se compare à ceux des meilleurs usinages actuels…
pratiquer la culture. Leurs armes et outils étaient Plus étonnant encore, la forme du bracelet a été maî-
taillés dans l’obsidienne. trisée avec une précision extrême: la forme de l’arête
MOINS DE LATIN BOTANIQUE Le fragment de bracelet, réalisé lui aussi dans ce est symétrique à un degré d’angle près, ce qui sug-
verre volcanique très coupant, suggère que la cul- gère que les artisans employaient aussi des moyens
Depuis le 1er janvier 2012, les ture d’Asikli Höyük comportait une classe d’arti- de mesure élaborés.
botanistes ne sont plus obli- sans spécialisés dans la réalisation d’objets de prestige. Cette maîtrise de l’« usinage » et du polissage est
gés de publier les descriptions Circulaire, d’un diamètre intérieur de dix centimètres, stupéfiante pour une époque aussi lointaine. Elle
de nouveaux taxons en latin. le bracelet était rehaussé d’une arête sur sa face exté- suggère l’existence dès le VIIIe millénaire d’artisans
Ils peuvent aussi le faire en rieure (voir l’illustration). Son créateur l’a probable- très spécialisés, voués à satisfaire le besoin d’osten-
anglais. Cette décision prise lors ment obtenu par débitage, puis piquetage d’un bloc, tation des élites riches de la culture d’Asikli Höyük.
du dernier Congrès internatio- suivi d’un évidement de la partie centrale (par forage?) . F. S..
nal de botanique, en juillet 2011, et d’un polissage fin. De fait, en mesurant la rugo- Journal of Archaeological Science, vol. 38, pp. 3415-3424, 2011
devrait faciliter l’enregistrement
de nouvelles espèces et rendre
les descriptions plus précises,
la maîtrise du latin se faisant
rare. En outre, il est désormais
Psychophysique
autorisé de publier ces des-
criptions dans des livres ou Molécule plus complexe, bouquet plus riche
revues électroniques.

M oustafa Bensafi et ses col-


lègues, au Centre de re-
cherche en neurosciences
de Lyon (INSERM, CNRS et Univer-
sité de Lyon), ont établi une rela-
noté le nombre de notes olfactives
de chaque molécule en fonction
de sa complexité. Cette dernière
est mesurée par un indice qui
prend en compte la connectivité
les substances odorantes de faible
complexité moléculaire sont per-
çues comme plus désagréables
que les autres.
Les mécanismes neuronaux
tion quantitative entre la complexité de la molécule, la diversité des sous-jacents au lien entre com-
moléculaire d’une substance odo- atomes qui y figurent et la symé- plexité moléculaire et nombre de
rante et le nombre de notes olfac- trie de sa structure. notes olfactives restent à éluci-
tives (telles que «boisé», «épicé», L’examen de ces données der. M. Bensafi et ses collègues
hg
u n «floral», etc.) que cette substance révèle une relation logarithmique supposent que les molécules
évoque quand on la sent. entre la complexité moléculaire et odorantes complexes activent
f l as
ock/

Ces chercheurs ont passé en le nombre de notes olfactives évo- davantage de récepteurs olfac-
erst

quées : plus la molécule est com- tifs que les molécules de struc-
ut t

©
Sh revue 411 substances odorantes
Une molécule de structure complexe pour lesquelles on dispose de des- plexe, plus il y a de notes olfactives. ture simple, ce qui créerait plus
évoque plus de notes olfactives criptions olfactives établies par L’équipe lyonnaise a confirmé de notes olfactives et rendrait
qu’une molécule de structure des experts (des « nez »). En se ces résultats avec des sujets l’odeur plus agréable.
simple. En outre, les molécules restreignant à une liste de 74 notes «naïfs», c’est-à-dire des personnes . M. M..
de structure simple ont des odeurs olfactives jugées les plus perti- n’ayant pas un odorat entraîné. F. Kermen et al., Scientific Reports,
plus désagréables. nentes, proposée en 1988, ils ont L’expérience a de plus montré que vol. 1, article 206, 2011

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A c t u a l i t é s

Neurosciences

Un circuit cérébral antipanique ?

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L es troubles anxieux tou-
chent environ dix pour cent
des adultes et regroupent
diverses pathologies. Les patients
craignent certaines situations
leur apprenant à associer un son
avec un stimulus désagréable: un
choc électrique sur la patte. Après
cette phase d’apprentissage, dès
que les souris entendent le même
s’active même s’il n’y a que le son.
Or cette couche est surtout consti-
tuée de neurones inhibiteurs, qui
bloquent l’activité d’autres neu-
rones situés dans les couches 2
ou objets de façon exagérée, ce son, elles prennent peur alors et 3 du cortex. Ces derniers sont
qui peut être handicapant. Quels qu’elles ne reçoivent plus le choc aussi des neurones inhibiteurs : Un mauvais souvenir peut devenir
sont les mécanismes cérébraux électrique. inhibés par les neurones de la source d’anxiété s’il est mémorisé
impliqués ? Cyril Herry et ses col- En enregistrant l’activité des couche 1, ils n’inhibent plus les de façon exagérée. Un circuit du cortex
lègues, de l’Unité INSERM 862 à neurones du cerveau des souris, neurones sur lesquels ils se pro- cérébral participe à l’amplification
de cette mémorisation.
Bordeaux, en collaboration avec les chercheurs ont constaté que jettent, à savoir ceux d’une région
une équipe suisse de l’Institut lors de l’apprentissage, quand les corticale qui renforce l’activité de
Friedrich Miescher, à Bâle, ont souris entendent un son au l’amygdale, structure cérébrale lation de l’amygdale et renforce
identifié pour la première fois, moment où elles subissent un profonde dont on sait qu’elle joue ainsi la mémorisation du stimu-
chez la souris, les circuits corti- choc électrique, un ensemble de un rôle crucial dans le traitement lus traumatisant. C’est la preuve
caux mis en jeu lors de l’appren- neurones du cortex auditif (les de la peur et de l’anxiété. que le cortex participe à l’appren-
tissage de la peur. interneurones de la couche 1) s’ac- En résumé, le son conduit, via tissage de la peur et de l’anxiété.
Les chercheurs ont créé un tive fortement. Après apprentis- l’inhibition d’un circuit inhibiteur . Bénédicte Salthun-Lasalle.
traumatisme chez des souris en sage, cette couche neuronale dans le cortex auditif, à la stimu- J. Letzkus et al., Nature, en ligne, 7 décembre 2011

17: c’est le nombre minimal de cases qui doivent être préremplies dans un sudoku
pour que sa solution soit unique. Un trio mené par Gary McGuire, à Dublin, l’a prouvé.
Biophysique

Le bouton d’or: briller pour attirer les abeilles


U n jeu d’enfants consiste à
placer une fleur de bou-
ton d’or sous le menton
d’un camarade pour savoir s’il
aime le beurre : si la peau s’éclaire
est séparée de l’endoderme (une
couche plus profonde du pétale
et dénuée de pigments) par une
mince lame d’air. La lumière inci-
dente est en partie réfléchie et trans-
forme concave des pétales permet
de concentrer la lumière jaune sur
une petite zone, par exemple... le
menton d’un enfant.
La brillance du bouton d’or est
d’une couleur jaune, on décrète mise sur chaque surface: la surface un facteur important pour attirer Lumière
que c’est le cas. Quelle est l’origine supérieure de l’épiderme, la sur- les pollinisateurs comme les du Soleil
de cette lueur ? Beverly Glover, à face inférieure de l’épiderme et la abeilles, qui peuvent la confondre
l’Université de Cambridge, et ses surface de l’endoderme. L’épi- avec des traces de nectar. Par
collègues ont précisé les connais- derme réfléchit la lumière dans une ailleurs, le bouton d’or réfléchit
sances sur les propriétés optiques direction privilégiée tandis que également le rayonnement ultra-
des pétales et ont découvert une l’endoderme, qui a un important violet, auquel les abeilles sont sen-
structure en couches qui renforce pouvoir de réflexion, diffuse la sibles. Le bouton d’or attire ainsi
la réflexion de la lumière. lumière vers l’extérieur dans toutes les abeilles de deux façons, qui sont
On savait que la couleur jaune les directions. la conséquence de la structure et
du bouton d’or est due à des pig- Comme les composantes bleue de la géométrie de ses pétales. Lumière
ments de la famille des caroté- et verte de la lumière sont absor- . S. B.. du Soleil
noïdes, qui absorbent la lumière bées par les pigments, la lumière S. Vignonili et al., J. R. Soc. Interface,
en ligne, 14 décembre 2011
bleue et verte. En étudiant les réfléchie à la surface de l’épiderme
Ingrid Leroy/Pour la Science

pétales au microscope électronique, est légèrement dominée par le La forme de la fleur concentre
jaune, tandis que la lumière réflé- la lumière jaune sur une petite Épiderme
l’équipe anglaise a montré que la
surface. L’importante réflexion
couche la plus externe des pétales, chie plus en profondeur, davan- des pétales vient des propriétés Lame d’air
l’épiderme, est formée de cellules tage filtrée par les pigments, ressort de l’épiderme et de l’endoderme,
plates contenant les pigments. Elle intensément jaune. De plus, la séparés par une lame d’air.
Endoderme

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A c t u a l i t é s

Botanique Climatologie

Une plante pour Jeanne Baret Des forêts pour qu’il pleuve
E ric Tepe, de l’Université de l’Utah, a décrit avec Glyns Ridley
et Lynn Bohs une nouvelle plante, du genre Solanum, qui pousse
au Sud de l’Équateur et au Nord du Pérou. Ils l’ont nommée
Solanum baretiae, en l’honneur de Jeanne Baret, ce qui confère un
intérêt historique à cette description d’une nouvelle espèce botanique.
L a déforestation a-t-elle pour
conséquence une réduction
ou une augmentation des
précipitations? La question restait
très débattue. David Ellison, de
l’échelle locale, tandis que le
second, pour lequel les forêts
constituent une offre en eau, est
représenté par des travaux à des
échelles plus vastes (régionales).
Car la botaniste Jeanne Baret (1740-1807) est la première femme a l’Université suédoise des sciences Ainsi, soulignent D. Ellison et ses
avoir fait le tour du monde. Elle avait embarqué en 1766 à bord du de l’agriculture, et deux collègues collègues, des problèmes métho-
vaisseau L’Étoile pour le premier voyage français autour du monde, viennent de publier une synthèse dologiques, liés à l’échelle spatiale
celui de Louis Antoine de Bougainville, qui s’est achevé en 1769. qui conclut au rôle positif des forêts étudiée, sont à l’origine des désac-
Embarquer des femmes étant interdit à l’époque, Jeanne Baret pour la disponibilité de l’eau. cords entre les deux camps. Leur
s’était déguisée en homme et avait pris place en tant qu’assistant du Selon une partie des spécia- analyse aboutit à la conclusion que
botaniste Philippe Commerson (1727-1773), son amant. À eux deux, listes, les couverts forestiers absor- la déforestation est globalement
ils ont amassé plus de 6000 spécimens, qui font partie aujourd’hui bent de l’eau au détriment de défavorable aux précipitations, et
des collections du Muséum national d’histoire naturelle. Au fil des l’utilisation qui peut en être faite en que la reconstitution du couvert
décennies et des siècles, plus de 70 espèces de plantes ont été nom- aval (agriculture, énergie, indus- forestier leur est au contraire favo-
mées en l’honneur de Commerson, mais aucune en l’honneur de trie, foyers domestiques), puisque rable, même si localement un effet
Jeanne Baret. Une injustice désormais en partie réparée. chaque arbre consomme de l’eau. inverse peut être observé.
. M. M.. Pour d’autres spécialistes, l’éva- Selon l’étude suédoise, l’éva-
E. J. Tepe et al., PhytoKeys, vol. 8, pp. 37-47, 2012 potranspiration fournit de l’eau à potranspiration par les végétaux
Astrophysique l’atmosphère et facilite son trans- contribue fortement aux précipita-
port à travers les continents, ce tions sur les régions continentales,

Portrait d’une supernova Ia qui favorise les précipitations aux


échelles locales, régionales et glo-
et est en général sous-estimée dans
les modèles du cycle de l’eau. Les
bales. Quel camp a raison ? politiques de gestion des ressources

À la fin de l’été 2011, les astrophysiciens ont observé dans la


galaxie M101 un astre très brillant. Il s’agissait de l’explosion
d’une étoile au sein d’un système binaire, ou supernova dite
de type Ia, remarquable car c’est la plus proche de ce type jamais obser-
vée (à 23 millions d’années-lumière...). L’équipe de Weidong Li et Peter
L’étude suédoise met en relief
le fait que le premier camp, celui
pour lequel les forêts constituent
une demande en eau, est repré-
senté par des études réalisées à
en eau ou de l’affectation des sols
ainsi que les études climatologiques
devraient donc en tenir compte...
. M. M..
Global Change Biology, en ligne, décembre 2011
Nugent, de l’Université de Berkeley, a déduit de ces observations
que l’étoile ayant explosé avait un rayon au moins dix fois inférieur
à celui du Soleil et était riche en carbone et en oxygène. Ces caracté-
ristiques sont typiques d’une naine blanche, ce qui confirme les modèles
théoriques : la naine blanche accrète de la matière arrachée à son
compagnon et explose quand sa masse atteint 1,4 fois celle du Soleil.
Les astrophysiciens ont cependant noté que le système binaire,
© Shutterstock/Ralph Loesche
avant l’explosion, était trop peu lumineux pour que le compagnon
de la naine blanche soit une géante rouge, contrairement à ce que
l’on pensait. Reste à trouver l’identité du compagnon!
. S. B..
P. E. Nugent et al., Nature, vol. 480, pp. 344-347, 2011; W. Li et al., ibidem, pp. 348-350

DERNIÈRE minute ...


PAPILLONS, OISEAUX ET RÉCHAUFFEMENT les premiers et de 212 pour les seconds. L’im- est éloigné de celui d’Asie – il n’est donc pas arrivé
Une équipe internationale menée par Vincent pact diffère ainsi selon les groupes zoologiques, par le détroit de Béring avec les premiers peu-
Devictor, du CNRS de Montpellier, a mesuré l’im- ce qui menace les équilibres écologiques. plements humains – et qu’il provient d’Afrique.
pact du réchauffement climatique sur la réparti- En outre, il aurait suivi des trajets reflétant les
tion des oiseaux et des papillons en Europe. En LA ROUTE DU PALUDISME routes empruntées par les convois d’esclaves.
20 ans, les courbes de température ont remonté Le principal parasite responsable du paludisme
de 249 kilomètres vers le Nord. La répartition des serait arrivé en Amérique du Sud il y a quelques Retrouvez plus d’actualités
papillons et des oiseaux a aussi glissé vers le
Nord, mais avec un retard de 135 kilomètres pour
siècles, via la traite négrière. Des analyses d’ADN
ont en effet montré que le parasite sud-américain fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 VIRUS DE L’ANCIEN MONDE  UN ŒIL À FACETTES ÉVOLUÉ

A u XVIe siècle, les virus européens ont


eu un énorme impact en Amérique.
C’est ce que viennent de montrer
Brendan O’Fallon et Lars Fehren-Schmitz,
des Universités de Washington et de
Avoir bon pied, bon œil aide à survivre. Au
Cambrien, il y a 542 à 488 millions d’années, il
a d’abord fallu avoir bon œil, révèle une équipe
australo-anglo-espagnole, qui a étudié l’organe
de vision du pire prédateur de l’époque, un
Göttingen, en étudiant à l’échelle des deux proto-arthropode marin pouvant atteindre un
Amériques la diversité génétique mito- mètre de long et nommé Anomalocaris (Nature,
chondriale avant et après ce que les Amé- 9 décembre 2011). John Patterson, de l’Uni-
rindiens nomment «la catastrophe» (1492). versité de Nouvelle-Angleterre en Australie,
Ils font en effet apparaître qu’il y a envi- et ses collègues ont découvert un œil fossile
ron 500 ans, l’arrivée de ces virus, avant exceptionnellement bien conservé du super-
Vue d’artiste d’Anomalocaris

Nature
les premiers contacts avec les Européens, prédateur. Cet organe était composé d’au moins
a divisé la population féminine des deux 16 000 ommatidies – en d’autres termes, au
Amériques par deux en quelques années moins 16 000 petites lentilles hexagonales produisant autant d’images traitées par
(PNAS, novembre 2011)… le cerveau, ce qui devait conférer à l’animal une acuité visuelle supérieure à celle
Cette constatation explique la dispa- d’une mouche (800 ommatidies) ou d’une libellule (plusieurs milliers).
rition des immenses cités-jardins, que l’ar- La bonne vision d’Anomalocaris pourrait expliquer pourquoi l’évolution de l’œil
chéologue Michael Heckenberger a camérulaire (l’œil à chambre, comme le nôtre) a été rapide. Comme l’écrivait récem-
découvertes au milieu de l’Amazonie (voir ment le neurobiologiste australien Trevor Lamb (voir L’évolution de l’œil, Pour la Science,
Les citées perdues d’Amazonie, Pour la Science, octobre 2011, http://bit.ly/408_Lamb), l’essentiel du système de vision des chordés
février 2010, http://bit.ly/388_Hecken- s’est formé en seulement 100 millions d’années, il y a environ 600 millions d’années.
berger). Créées par les ancêtres des Kui- Une fois apparu, l’œil à chambre aurait facilité la survie des chordés, dont nous
kuros actuels, ces cités de paysans n’étaient sommes issus, dans les milieux où ils étaient confrontés à Anomalocaris. Pour se
pas rares au XVIe siècle. En 1542, Gaspar cacher vite à la vue de prédateurs tels qu’Anomalocaris, nos ancêtres cambriens ont
de Carjaval, le missionnaire qui chroni- eu besoin d’avoir bon œil bien avant d’avoir bon pied !
qua la première expédition espagnole à
descendre l’Amazone, écrivait en effet :
Nous nous dirigions vers des îles que nous tectable dans le sang et les patients traités chercheurs ont voulu explorer les limites
pensions inhabitées, mais lorsque nous les deviennent non contaminants, ce qui est de cette stratégie en Tanzanie, où 19 pour
avons atteintes, les habitats qui s’offrirent à essentiel. Malheureusement, des résistances cent des adultes sont porteurs du virus, et
notre vue étaient si nombreux [...] que nous à ces antirétroviraux émergent. Une étude où dans certaines régions un tiers des séro-
en avions les larmes aux yeux. Peu après, menée par l’équipe germano-tanzanienne positifs ne reçoivent aucun traitement.
d’autres explorateurs ont mentionné des de Carsten Scheller, de l’Université de Ils ont examiné les virus portés par
cités amazoniennes, puis… plus rien. Wurzbourg en Allemagne, révèle à quel 88 patients n’ayant jamais été traités, dont
point (PLoS One, 19 août 2011). 68avaient plus de 25ans. Ils n’ont trouvé
Depuis 2004, environ 200 centres de aucun cas de résistance chez les moins de
soins dispensent aux Tanzaniens porteurs 25ans, mais 19pour cent des patients plus
 MÉDICAMENTS ANTISIDA du VIH les médicaments financés par âgés étaient porteurs de virus résistants
plusieurs programmes internationaux. aux médicaments ! Cela représente envi-
EN AFRIQUE : PAS SI SIMPLE ! Cependant, au contraire de ce qui est le ron 15 pour cent de l’échantillon total. Ne

D ans le point fait sur le sida, il y a deux


ans (voir 25 ans de sida: où en sont les
recherches? Pour la Science, mars 2009,
http://bit.ly/377_sida), Jean-François
Mouscadet, de l’École normale supérieure
cas dans les pays industrialisés, les méde-
cins africains ne disposant que de quelques
antirétroviraux prescrivent les mêmes trai-
tements à tous leurs patients séroposi-
tifs. Dans le même temps, l’Organisation
suivre que les jeunes séropositifs serait
donc insuffisant...
Les raisons de cette situation sont
énigmatiques. L’augmentation de la pro-
babilité de contamination du conjoint
de Cachan, décrivait la pharmacopée mondiale de la santé a estimé que pour en cas d’échec du traitement est l’un des
actuelle. Il évoquait les six classes existan- suivre l’apparition de souches virales résis- facteurs possibles. Prochainement, les
tes d’antirétroviraux puissants, dont les tantes aux antirétroviraux, il suffisait d’exa- chercheurs vont examiner dans quelle
combinaisons sont à la base des traitements miner les souches virales des séropositifs mesure ces résultats inquiétants peuvent
d’aujourd’hui. Si tous échouent à éradi- nouvellement infectés, c’est-à-dire en pra- être étendus à l’Afrique entière.
quer le virus, ils peuvent le rendre indé- tique des jeunes de moins de 25 ans. Les . François Savatier.

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 On en reparle [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Conférence de Durban : un non-événement ?


Le sommet sur les questions climatiques tenu à la fin de 2011 a été décevant.
Il laisse toutefois espérer la conclusion d’ici 2015 d’un accord international ambitieux.
Christian de PERTHUIS

H
asard du calendrier, la confé- En décembre 2009, le sommet de En pratique, cela signifie que les pays
rence de Durban sur le cli- Copenhague a bénéficié d’une couverture développés devront formuler des cibles
mat, en décembre dernier, médiatique exceptionnelle. Les principaux d’émissions pour 2017 ou 2020, la durée de
s’est tenue en même temps chefs d’État ou de gouvernement ont fait le la période devant être fixée plus tard. L’ab-
qu’un autre marathon : celui des chefs d’État déplacement. Mais les plus grands de ce sence des pays émergents a induit, comme
à Bruxelles pour sauver le AAA des agences monde ont été bien incapables de régler en l’avaient annoncé leurs diplomates, la non-
de notation et l’euro. Sauver la planète ou quelques jours des différends que des mil- participation de certains pays développés :
sauver une monnaie commune? Les médias liers d’heures de négociation n’avaient pas États-Unis, Canada, Russie et Japon. Parmi
ont bien compris où était la préoccupation permis de réduire avant le sommet. Ils ceux-ci, seul le Japon affiche encore la volonté
du citoyen. Le sommet climatique a été relé- ont accouché d’un accord politique, rédigé de réduire ses émissions d’ici 2020.
gué très loin derrière les premiers titres. Le à la hâte, où chacun promettait d’indiquer La deuxième décision importante est
ballet d’Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et les réductions d’émission de gaz à effet de la fixation d’un nouveau mandat aux négo-
David Cameron a envahi tous nos écrans : serre auxquelles il est prêt de souscrire. ciateurs. Plus précis que celui fixé à Bali, il
de leurs décisions dépendent le niveau d’ac- Rien de tout cela ne ressemblait à un vise à conclure d’ici 2015 un nouvel accord
tivité des prochains mois et donc nos emplois. «après-Kyoto». La crise économique est pas- climatique, impliquant tous les pays, avec
La crise climatique ? On attendra que l’éco- sée par là et nul ne voulait prendre le moindre un jeu d’engagements débutant en2020. La
nomie se porte mieux avant de s’y attaquer engagement qui risquerait de lui coûter quoi principale avancée de Durban est que des
plus sérieusement ! pays tels que l’Inde, les États-Unis, la
Depuis la faillite de la banque LA CRISE CLIMATIQUE ? Chine ont accepté de participer au
Lehman Brothersà l’automne2008, On attendra que l’économie processus. Mais tout reste à faire pour
les nuages n’ont cessé de s’accu- construire le détail de l’accord.
muler sur l’économie internationale: se porte mieux avant de s’y attaquer Parmi les avancées techniques,
récession historique en 2009, fra- plus sérieusement! on peut citer l’installation du Fonds
gilisation des banques, montée des vert pour le climat, dont la gouver-
endettements publics, retombée de l’Europe que ce soit. Une avancée était cependant que, nance a fait l’objet d’un accord après deux
dans la récession à la suite de la crise des pour la première fois, des pays tels que la ans de discussion. Mais Durban n’a pas per-
dettes souveraines. Cette toile de fond éco- Chine, l’Inde ou le Brésil acceptaient d’évo- mis le moindre progrès dans son abonde-
nomique est probablement le paramètre le quer des objectifs de réduction d’émission ment par les pays développés. On a dessiné
plus important pour comprendre les qui pourraient s’appliquer à eux. le contour de la tirelire sans savoir qui y met-
méandres des négociations internatio- Décembre 2011 : le sommet tenu en tra l’argent, ni pour quels montants. Des
nales sur le climat. Afrique du Sud s’est conclu sur ce qu’on a décisions complémentaires ont porté sur
En décembre 2007, le sommet climatique appelé la «plateforme de Durban». Elle com- l’amélioration du financement des projets
de Bali a dressé une feuille de route aux négo- prend deux décisions principales et un cer- de réduction des émissions de gaz à effet
ciateurs représentant les gouvernements : tain nombre d’avancées plus techniques ou de serre dans les pays en développement
trouver un nouvel arrangement international procédurales. (déforestation évitée, capture et stockage
qui puisse prendre le relais du protocole de D’abord, le prolongement du protocole du dioxyde de carbone, ...).
Kyoto dont la première période d’engagement de Kyoto et de ses mécanismes de flexibi- La plateforme de Durban a également
expire en décembre2012. Le délai pour y par- lité a été acté, sous forme d’une seconde été accueillie comme un non-événement
venir était de deux ans. période d’engagement démarrant en 2013. par les marchés du carbone dans le monde,

14] Point de vue © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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Opinions

sur lesquels toute perspective d’un accord pas là. En l’absence d’une police mondiale, nira une information scientifique complète
climatique ambitieux dope habituellement le caractère « juridiquement contraignant » sur le rythme des changements climatiques
le prix du dioxyde de carbone. du protocole de Kyoto est purement sym- et les risques associés. Mais le critère de
À court terme, le sauvetage in extremis bolique. De plus, comme le montre l’exemple réussite ne sera pas le statut juridiquement
du protocole de Kyoto est purement formel. du Canada qui a annoncé son retrait du pro- contraignant ou non du futur accord. Ce
Il permet de préserver ses outils, mais pas tocole juste après la conférence, on en sort sera la nature des incitations économiques
son esprit initial. Comme seule l’Union euro- plus facilement que d’un bail à long terme associées (prix du carbone, financement
péenne et quelques petits pays comme en droit français ! de la recherche et développement, diffu-
l’Australie ou la Nouvelle-Zélande ont prévu L’important est que, pour la première sion de technologies à bas carbone, etc.),
de déposer des engagements, c’est un fois depuis le lancement de la négocia- incitations qui devront lui permettre de s’in-
protocole croupion, couvrant moins de tion climatique en 1992, les grands pays tégrer dans un paysage économique en
15 pour cent des émissions mondiales, émetteurs de gaz à effet de serre sont dans pleine mutation. I
qui sera en vigueur à partir de 2013. la même barque, qu’il s’agisse de pays déve-
Si elle doit assumer tout le passif, la pla- loppés ou des grands pays émergents Christian DE PERTHUIS est professeur
teforme de Durban introduit néanmoins tels que la Chine, l’Inde, le Brésil. On aura d’économie associé à l’Université
la perspective de parvenir à un accord inter- alors une chance historique de passer à Paris-Dauphine, où il préside le Conseil
scientifique de la Chaire Économie du climat.
national plus ambitieux que le protocole de une coopération internationale ambitieuse
Kyoto d’ici 2015. On a beaucoup discuté sur le climat. D’autant que le cinquième rap-
la question du statut juridique de ce futur port d’évaluation du GIEC, attendu avant la Réagissez en direct
accord. Les vrais enjeux ne sont pourtant fin du mandat de négociation (2015), four- fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le défi de la réintroduction de végétaux disparus


Les îles océaniques sont les espaces naturels où la biodiversité est la plus menacée.
L’un des moyens de la préserver est de réintroduire des espèces quasi éteintes,
mais le succès d’une telle entreprise exige notamment un savoir-faire et un suivi rigoureux.
Stéphane BUORD

D
e l’avis de la plupart des bio- réintroduction, dans leurs milieux d’origine, espèces insulaires et leurs milieux sont les
logistes, une sixième vague d’espèces animales ou végétales disparues plus vulnérables au monde et subissent de
d’extinctions de masse, due ou sur le point de l’être. Et certains territoires plein fouet les effets des incendies, des défri-
pour la première fois aux concernés retiennent particulièrement l’at- chements et autres aménagements du ter-
activités humaines, a débuté : le taux d’ex- tention : les îles océaniques. C’est dans ce ritoire, de la pollution, d’espèces introduites
tinction d’espèces serait aujourd’hui entre cadre que le Conservatoire botanique natio- par l’homme, etc.
100 et 1 000fois supérieur au taux moyen nal de Brest vient d’entreprendre la réintro- Les îles Mascareignes, dans l’océan Indien,
qu’a connu la vie sur Terre au cours de duction à l’île Maurice de 30 plantes l’illustrent parfaitement. Longtemps restées
son histoire. Cette réduction drastique de endémiques menacées d’extinction –la plus isolées et inhabitées, elles abritent des
la biodiversité planétaire nuit gravement vaste opération de ce type jamais tentée. espèces animales et végétales endémiques
aux grands équilibres de la nature et à la Éloignées des continents et soumises à particulièrement nombreuses. Ainsi, jusqu’au
qualité de notre environnement. une forte concurrence entre espèces, la faune XVIe siècle, des forêts luxuriantes recouvraient
La prise de conscience de cette situation et la flore des îles océaniques ne sont pas l’île Maurice. Avec l’arrivée des hommes, les
a suscité de nombreuses initiatives pour la capables de répondre rapidement à des chan- écosystèmes naturels se sont altérés, ce qui
conservation de la nature. En fait partie la gements radicaux de l’environnement. Ces a entraîné l’extinction de nombreuses espèces

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Développement durable [15


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Opinions

indigènes. La plus célèbre est le dodo, un Un autre cas, celui de Cylindrocline loren-
étrange pigeon géant incapable de voler. cei, a nécessité des biotechnologies de
Les forêts de l’île Maurice ont été détruites pointe. On ne disposait plus que de graines,
pour laisser place aux cultures de canne à que personne n’était parvenu à faire germer.
sucre. Aujourd’hui, seules les montagnes abri- En isolant et en cultivant in vitrodes groupes
tent encore, sur trois pour cent de leur de cellules viables découvertes dans les
superficie, des forêts primaires. embryons, les scientifiques du Conserva-
L’île Maurice est, après Hawaii et la Nou- toire, en collaboration avec l’INRA de Plou-
velle-Zélande, le troisième pays au monde daniel, ont réussi dans les années 1990 à
comptant le plus grand nombre d’espèces dis- régénérer des plantes entières.
parues. Malgré ce constat alarmant,
cette petite île fait partie des 34points LE DÉFI CONSISTE
chauds dont la conservation est jugée
prioritaire, en raison de son excep-
à reconstituer les conditions
tionnelle biodiversité. Le taux d’en- environnementales favorables.
démisme y est ainsi parmi les plus
élevés au monde (43 pour cent des plantes Les difficultés portent aussi sur la réin-
vasculaires!). troduction elle-même. On ne réimpose pas
Le Conservatoire botanique national de facilement une espèce à la nature. De fait, sta-
Brest, premier conservatoire botanique créé tistiquement, seuls 50pour cent environ des
au monde (en 1975) et voué à la conser- plants réintroduits survivent, et seulement
vation de la flore menacée, s’est dès son 15pour cent parviennent à produire des fruits.
origine intéressé au sort de ces îles océa- Le défi consiste à reconstituer les condi-
niques. Sa collection dynamique est aujour- tions environnementales favorables. Une
d’hui la plus importante au monde pour les récente étude d’une équipe internationale
espèces insulaires au bord de l’extinction. réunie autour de Sandrine Godefroid, du Jar-
La mise en culture, souvent réalisée dans din botanique national de Belgique, liste les
l’urgence, y a permis de sauvegarder de nom- points cruciaux qui conditionnent la réussite.
breuses espèces. Citons la connaissance des habitats originels,
Cependant, cette conservation ex situ la maîtrise des méthodes et techniques de
est un pis-aller. Elle n’a de sens que si elle génie écologique, la qualité des coopérations
laisse entrevoir les perspectives d’un retour entre acteurs de l’environnement. Inverse-
dans un environnement originel restauré. ment, un suivi insuffisant, une mauvaise com-
C’est pourquoi le Conservatoire botanique préhension des causes de l’extinction, des
a entrepris un ambitieux programme de réha- critères de succès mal définis figurent parmi
bilitation d’une trentaine d’espèces mauri- les facteurs conduisant à un échec.
ciennes ayant disparu ou presque de l’île, De plus, ce type d’opérations suppose
programme qui inclut rapatriements, puis la restauration d’écosystèmes et des rela-
retours dans les milieux naturels. tions écologiques et socio-économiques
Près de 30 ans après le sauvetage in extre- vitales qui lient les hommes à la biodiver-
misde ces végétaux, l’opération vient de débu- sité. Le contexte sociopolitique local a son
ter et s’étalera sur plusieurs années. Elle est rôle. À l’île Maurice, où l’environnement et
l’aboutissement de nombreux efforts. Car une l’écotourisme font aujourd’hui partie inté-
telle entreprise est confrontée à de multiples grante du développement de l’île, ce contexte
difficultés. Le cas de l’arbre Dombeya mau- est favorable et inspirera sans doute de nou-
ritiana l’illustre: sa mise en culture, en 1977, velles initiatives. I
s’est faite à partir du seul arbre restant à
l’époque, qui était un mâle. Sa sauvegarde a Stéphane BUORD est directeur scientifique
nécessité un traitement hormonal pour trans- des actions internationales au Conservatoire
former des fleurs mâles en fleurs femelles botanique national de Brest (www.cbnbrest.fr).
S. Godefroid et al., How successful are plant
et ainsi, après fécondation, obtenir des graines species reintroductions?, Biological
et des arbres de sexes différents. Conservation, vol. 144(2), pp. 672-682, 2011.

16] Développement durable © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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Opinions

VRAI OU FAUX

Les fruits et légumes surgelés sont-ils sains ?


Oui. Ils contiennent autant de vitamines et de nutriments
que les produits frais et se conservent plus longtemps.
Nathalie FRISICALE et Jean-Michel LECERF

© Shutterstock/Kitch Bain
S
’il est conseillé de varier son ali- au bac du réfrigérateur, en passant par l’em-
mentation et d’y inclure suffi- ballage, l’entreposage, le transport, l’étal
samment de fruits et légumes, il du magasin ou du marché... La surgélation
n’est pas toujours évident de conci- présente toutefois un inconvénient ; avant
lier cette recommandation avec son travail, d’être refroidis, les fruits ou légumes doi- Et le goût ? L’apparition de cristaux de
les activités extrascolaires des enfants, les vent être cueillis, lavés, épluchés et blan- glace, puis leur fonte, peut abîmer les cel-
tâches ménagères et quelques loisirs... Alors chis quelques secondes, une technique lules des fruits et légumes, et entraîner la
de nombreuses personnes se tournent vers qui détruit les micro-organismes et stoppe « fuite » de composés gustatifs (avec l’eau
les fruits et légumes congelés et surgelés l’action des enzymes responsables de la liquide). En outre, la surgélation modifie la
(nous verrons la différence), car ils sont décomposition des végétaux. On ne parle structure moléculaire de ces composés ;
très vite prêts et semblent bons. Mais sont- pas ici de cuisson, mais d’un petit choc ther- les saveurs s’en trouvent donc atténuées.
ils de bonne qualité nutritionnelle comparés mique qui n’altère que légèrement l’aliment. C’est d’autant plus vrai pour le procédé de
aux produits frais? Ont-ils du goût? congélation, car la perte nutritive et gusta-
La surgélation est un procédé industriel tive est plus importante, en raison de la taille
qui consiste à refroidir brutalement un ali-
Le plein de vitamines supérieure des cristaux. Il faut donc préfé-
ment à des températures très basses (jus- Des études scientifiques ont comparé la rer des fruits et légumes surgelés aux pro-
qu’à – 40 °C). L’aliment est « figé » et les teneur en vitamine C de différents légumes, duits congelés et utiliser des préparations
microbes ou les bactéries sont tués. En achetés soit surgelés, soit frais en super- qui contiennent les fruits et légumes avec
revanche, la congélation est une méthode marché ou au marché; bien souvent, la quan- leur liquide de décongélation (coulis de fram-
domestique qui permet de conserver des tité de vitamine C est aussi élevée dans boise, soupes...).
aliments à des températures moins les deux cas. Elle est même parfois plus Bien qu’ils ne remplacent pas les fruits
extrêmes (– 20°C). Elle ne détruit pas les bac- importante dans les surgelés. et légumes crus indispensables à l’équilibre
téries, elle ne fait qu’en arrêter la prolifération. Les fruits et légumes frais se conservent alimentaire, les fruits et légumes surgelés
C’est pourquoi il ne faut jamais recongeler de quelques jours à quelques semaines, bien ou congelés constituent un allié de choix
chez soi un produit décongelé (car on n’éli- moins longtemps que les fruits et légumes pour atteindre les cinq portions de fruits
mine pas les bactéries qui ont pu y proliférer surgelés ou congelés. La surgélation offre une et légumes recommandées par jour. Prêts
à température ambiante). cristallisation rapide de l’eau contenue dans à l’emploi, ils ont un prix intéressant : les
La surgélation permet de conditionner l’aliment avec la formation de très petits cris- surgelés sont lavés, épluchés et ne contien-
les fruits et légumes quelques heures après taux de glace, ce qui préserve davantage les nent pas de déchets. Ils sont souvent décou-
la cueillette, ce qui limite la perte en nutri- cellules végétales et limite les pertes en pés, ce qui permet de n’utiliser que les
ments, minéraux et vitamines. À l’inverse, éléments nutritifs. Cette technique permet quantités nécessaires, sans gaspillage.
à moins de passer directement du potager une longue conservation des aliments (de Pratiques, disponibles à tout moment,
à la préparation culinaire, les fruits et légumes 8 à 12 mois). Les aliments congelés se conser- les produits surgelés ou congelés facili-
frais sont fragiles. Ils se détériorent rapide- vent moins longtemps (six mois); en effet, le tent une alimentation variée tout au long de
ment – les vitamines, dont 25 pour cent se refroidissement plus lent provoque la for- l’année, quelle que soit la saison, et n’ont
trouvent en surface, sont détruites par le mation de cristaux plus gros, qui occasion- rien à envier aux produits frais. 
rayonnement ultraviolet et l’oxygène de nent des ruptures des membranes cellulaires
Nathalie FRISICALE est diététicienne
l’air –, et le temps qui s’écoule entre la récolte des fruits et légumes, d’où une perte en liquide et Jean-Michel LECERF est médecin
et l’assiette peut être long, de la cueillette et en nutriments lors de la décongélation. nutritionniste, à l’Institut Pasteur de Lille.

18] Opinions © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

. QU’EST-CE QU’UNE GALAXIE ?. d’informations, on peut se référer à l’article 3. L’omniscience est-elle un handicap ? Dans
Dans l’article sur le gauchissement http://arxiv.org/abs/1101.3309. le cas du jeu où deux voitures foncent vers un
de la Voie lactée (Le côté obscur de la Voie précipice et le conducteur qui saute en der-
lactée, Pour la Science n°410, décembre 2011, . LES PARADOXES DE L’OMNISCIENCE. nier gagne, l’omniscience est un avantage
http://bit.ly/410_blitz), Leo Blitz évoque L’article de Jean-Paul Delahaye plutôt qu’un inconvénient. En effet, elle permet
des galaxies satellites si peu lumineuses sur l’omniscience (La logique de la perfection, de gagner chaque fois que l’on sait que son
qu’elles n’abriteraient aucune étoile, Pour la Science n° 410, décembre 2011, adversaire n’ira pas jusqu’au bout. Et face à
voire pas de gaz ! Peut-on encore parler http://bit.ly/410_delahaye) a suscité un adversaire dont on sait qu’il préfère mourir
de galaxies ? Tout comme le sens du mot de nombreuses réactions. que de perdre, personne ne peut gagner, y com-
« planète » a été modifié récemment, Voici les principales. pris un être omniscient.
la définition des galaxies ne doit-elle
pas évoluer ? 1.Dans le jeu illustrant le paradoxe de Newcomb,  RÉPONSES DE JEAN-PAUL DELAHAYE
Jacques Prestreau le premier raisonnement qui conduit à n’ouvrir 1. Dans le paradoxe de Newcomb, le second
que la boîte A contenant 1 000 euros est cohé- raisonnement ne demande aucune supposi-
 RÉPONSE DE BENOÎT FAMAEY, rent avec l’hypothèse que l’individu qui propose tion sur l’être prétendu omniscient. Le joueur
Observatoire de Strasbourg le jeu est omniscient. Cependant, le second rai- peut ne pas croire que la personne qui propose
Vous avez raison, on ne peut pas se contenter sonnement, qui conduit à ouvrir les deux boîtes le jeu est omnisciente. Le raisonnement utilise
simplement de définir une galaxie comme un A et B et offre l’espoir d’un gain de 1001 euros, seulement la propriété toujours vraie que le
assemblage d’étoiles, de gaz, de poussières. alors que le gain prédit par l’être omniscient doit contenu de la boîte A plus celui de la boîte B vaut
La meilleure définition d’une galaxie à l’heure se limiter à 1 euro, repose sur l’hypothèse inverse, toujours plus que celui de la boîte A seule. Cette
actuelle est sans doute celle d’un système stel- c’est-à-dire qu’il ne peut exister d’être omniscient. conclusion contradictoire avec celle du premier
laire gravitationnellement lié et non collision- raisonnement prouve donc, par l’absurde, qu’une
nel. Une dynamique non collisionnelle signifie des hypothèses est fausse, en l’occurrence l’exis-
que le temps caractéristique pour que les ren- tence d’un individu omniscient. Pour plus de
contres entre les étoiles proches aient une détail sur l’impossibilité de Newcomb, voir :
influence est plus long que l’âge de l’Univers. À http://en.wikipedia.org/wiki/Newcomb’s_paradox
l’inverse, la dynamique est dite collisionnelle
lorsque ces rencontres entraînent des change- 2.La formule discutée dans le paradoxe de Moore,
ments significatifs de direction. « connu (p et non connu p) », où p est une pro-
Ce critère permet de distinguer les galaxies position, n’est pas dépourvue de sens. Elle signi-
des amas globulaires, dont la dynamique est col- fie quelque chose de précis. Si par exemple p est
J.-M. Thiriet

lisionnelle. On peut néanmoins réintégrer dans la proposition « il pleut », dire « il pleut et je ne


le club des galaxies les objets à la dynamique sais pas qu’il pleut » a un sens et peut être vrai
collisionnelle, mais dominés par un halo de Il est normal que des raisonnements par- ou faux. Si cette phrase est notée P, dire « je
matière noire : en effet, les amas globulaires tant de deux hypothèses contraires aboutissent sais P » a donc aussi un sens. Il se trouve que
ne sont pas censés posséder un tel halo. à des conclusions inverses, et cela ne prouve c’est contradictoire, comme le montre la pre-
Toutefois, une définition uniquement pas l’impossibilité d’un être omniscient. mière partie du raisonnement. Le paradoxe de
fondée sur la présence de matière noire aurait Fitch soulève une vraie difficulté que je vous
l’inconvénient d’éliminer certaines galaxies 2.Dans le paradoxe de Moore, comment une per- invite à explorer en regardant http://plato.stan-
supposées sans matière noire, mais dont la sonne peut-elle dire à la fois qu’elle connaît la ford.edu/entries/fitch-paradox/.
dynamique est clairement non collisionnelle, vérité d’une affirmation et qu’elle ne connaît pas
et qui sont bien identifiées comme galaxies. l’affirmation elle-même ? N’est-ce pas dépourvu 3. Dans le cas du jeu des voitures, l’omniscience
Quant aux hypothétiques « galaxies noires » de sens? Si on fait la distinction entre «connaître peut bien être un handicap. En effet, par exemple,
sans étoiles ou sans gaz, il est à ce stade la proposition » et « connaître que la proposition face à un être omniscient, une façon de jouer
plus judicieux de ne pas les inclure dans la défi- est vraie », alors la conclusion du raisonnement est de se bander les yeux et de foncer vers le
nition. Leur éventuelle détection relancerait n’est pas une contradiction. Les mêmes vide. L’être omniscient sait qu’ainsi vous ne céde-
bien sûr le débat terminologique. Pour plus remarques s’appliquent au paradoxe de Fitch. rez pas, et sautera donc le premier.

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Courrier des lecteurs [19


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Métrologie

Temps universel :
faut-il supprimer
les secondes intercalaires
David Finkleman, Steve Allen, John Seago, Rob Seaman et Kenneth Seidelmann
?
Le temps indiqué par les horloges a toujours été calé
d’une façon ou d’une autre sur les mouvements de la Terre
et du Soleil. Mais cette référence astronomique
pourrait être abandonnée.

L’ E S S E N T I E L
 Le décompte du temps
s’appuie depuis toujours
sur la rotation de la Terre
« D epuis des temps immémoriaux,
les moyens utilisés universelle-
ment pour marquer le passage
du temps sont les mouvements appa-
rents des corps célestes ; et la mesure du
Depuis 1972, c’est la base du temps légal
dans la plupart des pays du monde. Il
est établi par un décompte des secondes
du Système international (SI). Or cette
unité est définie comme la durée de
et sa révolution autour temps, que ce soit par les heures du jour 9 192 631 770 périodes du rayonnement
du Soleil. et de la nuit ou par les intervalles plus longs émis par la transition entre les deux niveaux
impliqués dans les calculs calendaires et hyperfins de l’état fondamental de l’atome
 Le Temps universel, chronologiques, dépend encore des mou- de césium 133, phénomène physique com-
fondé sur ces mouvements vements célestes. D’autres moyens, comme plètement indépendant de la rotation de la
célestes, est la base les horloges, ne sont que des auxiliaires ou Terre ou de tout autre phénomène céleste.
du temps légal. Mais il n’est des intermédiaires. »
pas assez uniforme, Ces propos des astronomes américains
à l’inverse du temps indiqué Edgar Woolard et Gerald Clemence datent
par les horloges atomiques. de1966, c’est-à-dire hier à l’échelle de l’his-
 Le Temps universel toire de la mesure du temps par l’homme.
coordonné relie Mais ce qui était alors une vérité intangi-
l’un à l’autre par l’ajout ble – le temps civil est in fine fondé sur le
de secondes intercalaires, mouvement des corps célestes – pourrait
ce qui pose quelques bientôt être remis en cause. Un organisme
difficultés techniques. des Nations unies, le secteur radiocom-
munications de l’Union internationale des
 Certaines instances
Pour la Science, © Shutterstock/igorlale

télécommunications (ITU-R), pourrait bri-


proposent de supprimer ser définitivement ce lien en adoptant une
les secondes intercalaires. nouvelle définition du Temps universel
Cela reviendrait coordonné (UTC).
à affranchir le temps légal Le Temps universel coordonné est le
du mouvement des astres. successeur moderne du Temps moyen de
Greenwich, ou GMT (Greenwich mean time).

20] Métrologie
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Auparavant réglées sur les mouve- implications scientifiques et techniques, mes, l’année ne dure pas exactement
ments célestes, les horloges civiles sont mais aussi légales et philosophiques. Le 365 jours, ni le mois lunaire 29 jours. Ainsi,
ainsi aujourd’hui calées sur le temps des mot jour conservera-t-il son sens originel, les saisons se décaleraient progressive-
horloges atomiques. Cependant, la durée c’est-à-dire « la durée d’une rotation de la ment au fil des ans si les calendriers
du jour solaire, définie par la rotation de Terre autour de son axe » ou signifiera-t-il n’étaient pas régulièrement ajustés.
la Terre sur elle-même, est un peu plus « la durée de 794 243 384 928 000 périodes Les civilisations antiques avaient com-
longue que celle du jour définie par le de l’émission du césium 133»? Faut-il défi- pris qu’une révolution de la Terre autour
décompte des secondes atomiques. C’est nitivement renoncer à suivre la rotation de du Soleil, ou année tropique, dure approxi-
pourquoi des secondes intercalaires sont la Terre pour mesurer le temps ? Et en quoi mativement 365,25 jours. C’est pourquoi
ajoutées de façon ponctuelle aux flux du ce changement de définition serait-il utile le calendrier établi en 45 avant notre ère par
temps atomique pour conserver la syn- et souhaitable ? Examinons cette situa- Jules César, le calendrier julien, compor-
chronisation du Temps universel coor- tion sans précédent. tait un jour intercalaire supplémentaire tous
donné avec la durée réelle de la rotation les quatre ans (année bissextile).
de la Terre. Ces secondes intercalaires sont
un moyen ad hoc de concilier deux mesu-
Ajouter des jours Nous savons aujourd’hui que l’an-
née tropique est un peu plus courte :
res du temps fondamentalement différen- aux calendriers 365,2422 jours en moyenne. En s’accu-
tes, mais toutes deux utiles. Un calendrier est un système permet- mulant, ce léger écart de 0,002 pour cent
L’ITU-R propose aujourd’hui d’aban- tant de définir la suite des jours sur de avait fini par décaler le calendrier julien
donner l’insertion des secondes intercalai- longues périodes de façon cohérente avec de dix jours par rapport à la course réelle
res, c’est-à-dire de caler le Temps universel les cycles lunaires et solaires. La durée du Soleil lorsque le pape Grégoire XIII s’at-
coordonné sur le Temps atomique, et non moyenne d’un jour solaire n’est pas un taqua au problème, au XVIe siècle ! Pour
plus sur le temps déduit des mouvements diviseur exact des périodes orbitales de rattraper cet écart, on décréta que le ven-
célestes. Ce bouleversement aurait des la Terre ou de la Lune. En d’autres ter- dredi 15octobre 1582 suivrait directement

1. LES SECONDES INTERCALAIRES


sont ajoutées à la fin du dernier jour de certains
mois. La dernière minute vaut alors 61 secondes.
Cet usage va-t-il être supprimé ?
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le jeudi 4 octobre. Par ailleurs, on décida et appliqués ? Pour le comprendre, retra-


Étoile distante
d’omettre trois jours intercalaires tous (fixe) çons l’histoire du Temps universel.
les quatre siècles (les années séculaires Tandis que les calendriers comptent
ne sont bissextiles que si leur millésime les jours, les horloges les divisent. Écou-
est divisible par 400). lements de sable ou d’eau, oscillation de
Ce nouveau calendrier dit grégorien pendules, vibration de cristaux ou raies
fut plus ou moins vite adopté selon les pays. Soleil d’émission d’atomes, des moyens de plus
La Grande-Bretagne et ses colonies (et plus en plus élaborés ont été utilisés pour décou-
généralement les pays protestants et ortho- per les durées en petites unités égales. Les
doxes) résistèrent pendant deux siècles. civilisations antiques divisaient les jours
Environ 1 degré
George Washington est par exemple né le et les nuits en 12heures. Cette heure varia-
11 février 1731 selon le calendrier julien, ble (car la durée entre le lever et le cou-
mais son anniversaire est célébré le cher du soleil varie avec la période de
22février, le calendrier grégorien ayant été l’année et la latitude), dite temporaire,
adopté sur la côte Est des États-Unis de son fut en usage jusqu’au Moyen Âge. Pour
vivant, en 1752. leurs calculs, les astronomes utilisaient
Le calendrier grégorien (365,2422 jours) quant à eux l’heure temporaire mesurée
est aujourd’hui utilisé dans le monde entier à l’équinoxe. La division des heures et des
pour les usages officiels. L’islam utilise un minutes en 60 sous-unités provient des
calendrier purement lunaire comportant fractions babyloniennes en base sexagési-
12mois de 29 ou 30jours (une lunaison réelle male (60, un entier aisé à fractionner). Ainsi,
dure 29,53 jours), soit en moyenne 354 jours. pour le sens commun, un jour comporte
Il se décale donc chaque année de 11 jours Jour 24 heures, une heure compte 60 minutes,
par rapport au calendrier grégorien et solaire et une minute, 60 secondes. L’acception
aux saisons. D’autres systèmes dits luni- apparent traditionnelle de la seconde est ainsi
Jour
solaires, tel le calendrier chinois, maintien- sidéral 1/86 400e d’un jour.
nent une proximité avec l’année tropique
et les saisons en introduisant ponctuelle-
ment un mois lunaire intercalaire occasion-
Plusieurs définitions
nel. Certaines années ont ainsi 13mois. pour le jour
Ces calendriers nécessitent une table PASSAGE DU SOLEIL AU MÉRIDIEN Cependant, plusieurs définitions astro-
de conversion avec le calendrier grégorien a nomiques du jour coexistent. Le jour solaire
pour les échanges internationaux. De façon apparent (ou vrai) est l’intervalle entre deux
plus générale, pour interpréter une date, passages du Soleil au méridien du lieu (le
il faut ainsi comprendre à la fois les règles demi-grand cercle sur la sphère céleste pas-
du calendrier actuel et celles du calendrier sant par les pôles célestes et le zénith). On
utilisé à l’époque et dans la culture où s’est peut le mesurer avec un simple cadran
déroulé l’événement. solaire. Cependant, en raison de l’inclinai-
Des ajouts de jours ou de mois inter- UN JOUR SIDÉRAL PLUS TARD son de l’axe de rotation terrestre par rap-
calaires sont par ailleurs inévitables dans b 4 minutes port au plan de son orbite (écliptique), et
tous les calendriers pour suivre l’année de l’excentricité de celle-ci, le jour solaire
solaire réelle, et ces ajustements persiste- apparent varie de plus ou moins 30 secon-
ront dans le futur. des au cours de l’année. Une illustration
de ce phénomène est l’analemme, la tra-
Ajouter des secondes jectoire en forme de 8 que semble décrire
au fil de l’année le Soleil observé chaque
Pour la Science, © Shutterstock/silver tiger, CarpathianPrince, Dudarev Mikhail

2. LE JOUR SOLAIRE APPARENT corres-


aux horloges pond à l’intervalle entre deux passages du jour au même moment (voir la figure 3).
Les secondes intercalaires obéissent à une Soleil au méridien (a). Il diffère de la durée Le jour sidéral correspond quant à lui
logique analogue à celle des jours et d’une rotation de la Terre sur elle-même, à un tour de la Terre sur elle-même, mesuré
mois intercalaires, mais elles prennent leur mesurée par rapport à des étoiles fixes, par rapport à des étoiles fixes (voir la figure 2).
ou jour sidéral. En effet, durant une rota-
sens à une échelle beaucoup plus fine. tion, la Terre avance sur son orbite, de sorte
Cette durée est plus uniforme, car elle ne
La précision des dispositifs de mesure qu’il manque environ un degré pour que le dépend pas de l’orbite de la Terre autour
actuels nous oblige à corriger les écarts Soleil revienne au méridien : le jour appa- du Soleil. Comme la Terre avance sur son
infimes entre la durée de la rotation ter- rent est en retard de quatre minutes sur orbite durant sa rotation, le jour solaire
restre et le temps indiqué par les horlo- le jour sidéral (b). Qui plus est, en raison apparent est, en moyenne, environ quatre
ges atomiques. Cette synchronisation des caractéristiques de l’orbite terrestre, minutes plus long que le jour sidéral.
est obtenue en ajoutant des secondes inter- le jour solaire apparent varie de 30 secon- Les variations de la durée du jour
des durant l’année. Cela a conduit à défi-
calaires au Temps universel coordonné. nir un jour solaire moyen. solaire apparent ont conduit dès l’Anti-
Comment ces ajustements sont-ils définis quité à définir le jour solaire moyen, d’une

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durée uniforme, qui suit un Soleil «idéal», Or dès la fin du XIXe siècle, Simon New- LES AUTEURS
qui reviendrait au méridien au bout de comb, le directeur de l’US Nautical Alma-
David FINKLEMAN est chercheur
24 heures précises. C’est le temps solaire nac Office, qui publiait des données au Centre pour les normes
le plus adapté pour une utilisation des hor- astronomiques nécessaires aux astrono- spatiales et l’innovation
loges civiles. L’écart du jour moyen par mes, aux géomètres et aux navigateurs, de la Société Analytical Graphics
rapport au jour solaire apparent est régi avait calibré la durée de l’année tropique et coordinateur du groupe
de travail des opérations
par une relation nommée équation du avec une précision sans précédent. En spatiales de l’Organisation
temps (voir l’encadré ci-dessous). faisant la moyenne des diverses petites internationale de normalisation.
Jusque dans les années 1960, la seconde variations sur la base d’observations astro- Steve ALLEN est programmeur
fut ainsi définie comme le 1/86400e du jour nomiques remontant jusqu’à 1750, il était et analyste à l’Observatoire Lick
solaire moyen, fondé sur la rotation de la arrivé à une équation très précise décri- de l’Université de Californie.
Terre sur elle-même. L’échelle de temps vant la position de la Terre autour du Soleil, John SEAGO est ingénieur
issue de cette définition est le « Temps et qui s’imposa rapidement comme une en astrodynamique pour
la Société Analytical Graphics.
solaire moyen de Greenwich » (GMT). norme internationale.
Dans les années 1930, on fit la dis- Rob SEAMAN est ingénieur
informaticien à l’Observatoire
Rotation tinction entre le temps utilisé dans les équa-
tions de Newcomb, fondé sur la révolution
national d’astronomie
optique américain.
contre révolution de la Terre autour du Soleil, qualifié de Kenneth SEIDELMANN
Cependant, la rotation de la Terre est légè- Temps des éphémérides (TE), et le Temps est professeur d’astronomie
rement irrégulière. Les positions de la Lune moyen de Greenwich, fondé sur la rota- à l’Université de Virginie
et ancien directeur
prédites en utilisant le temps solaire moyen tion de la Terre. de l’astrométrie à l’Observatoire
étaient un peu incertaines. Par ailleurs, la La différence entre le Temps des éphé- naval américain.
Lune capte par le biais des marées une mérides et le Temps de Greenwich peut
minuscule fraction du moment cinétique être déduite de la différence entre la posi- Article publié
de la Terre, ce qui ralentit peu à peu la rota- tion observée de la Lune ou d’une pla- avec l’aimable autorisation
de American Scientist.
tion de notre planète. nète et la position prédite par les tables

L’ é q ua ti o n d u te m p s
e temps solaire « vrai », l’échelle C’est vers le solstice d’hiver que
L
Écart (à midi) entre les positions du Soleil

de temps liée au Soleil que l’on les jours solaires vrais (intervalle entre
11 février
vrai et du Soleil moyen (en degrés)

4
observe et qui est mesurée par les deux passages au méridien) sont les
cadrans solaires, traduit à la fois le 2 26 juillet plus longs, et vers l’équinoxe d’au-
25 13 1er
mouvement de révolution de la Terre décembre juin septembre tomne qu’ils sont les plus courts.
autour du Soleil et son mouvement 0 Le temps civil d’un lieu est le
15 avril
de rotation sur elle-même. temps solaire moyen de ce lieu aug-
–2 14 mai
Cependant, ce temps n’est pas menté de 12 heures, de sorte qu’il
régulier. L’intervalle de temps entre –4 soit égal à 00 h au milieu de la
deux passages consécutifs du Soleil 3 novembre nuit. Ainsi le Temps universel UT
«vrai» au méridien, nommé jour so- –6 est le temps solaire vrai du méridien
–100 0 100 200 300 400
laire vrai, varie entre 23h59min39s Jours depuis le 1er janvier de Greenwich, corrigé de l’équation
et 24 h 00 min 30 s. Par exemple, à du temps, plus 12 heures.
Paris, le 1 er janvier 2012 a duré exemple de un degré sur l’écliptique, le retard ou l’avance du Soleil vrai En fait, on a négligé ici dans
24 h 00 min 28 s, mais le 1er septem- sa projection sur l’équateur mesure par rapport au Soleil moyen s’accu- l’équation du temps des termes de
bre durera 23 h 59 min 40 s. un peu moins de un degré. mule. La relation entre le temps so- second ordre qui décrivent les va-
Il y a deux raisons essentielles D’autre part, en vertu de la laire vrai et le temps solaire moyen, riations de la rotation de la Terre
à cette non-uniformité. D’une part, deuxième loi de Kepler, la Terre se qui tient compte des deux effets dé- dues à des termes périodiques sai-
le mouvement apparent du Soleil déplace plus vite lorsqu’elle est pro- crits précédemment, est nommée sonniers, des fluctuations irréguliè-
dans le ciel ne décrit pas l’équateur che du Soleil (en hiver pour l’hémis- équation du temps. res imprévisibles et le ralentisse-
céleste (projection de l’équateur ter- phère Nord) et moins vite lorsqu’elle L’écart peut atteindre – 16 mi- ment séculaire dû aux marées. Ce
restre et plan de référence pour la est loin. nutes début novembre et + 14 mi- sont toutes ces inégalités qui ont
mesure du temps, car 24 heures Les astronomes ont donc défini, nutes en février : le Soleil vrai passe conduit à abandonner le Temps uni-
correspondent à 360 degrés), mais dès l’Antiquité (au moins dès Ptolé- alors au méridien 14 minutes après versel au profit d’échelles de temps
un grand cercle nommé écliptique, mée, au IIe siècle de notre ère ), un le Soleil moyen. plus uniformes.
incliné de 23°26’ en raison de l’obli- jour solaire moyen, qui correspond À l’inverse, l’équation du temps Denis Savoie
quité de l’axe de rotation de la Terre au retour d’un Soleil idéal,appelé So- s’annule quatre fois par an. Le temps Directeur du Département
par rapport au plan de son orbite. leil moyen,au méridien du lieu après solaire moyen coïncide alors avec d’astronomie et du planétarium
Ainsi, lorsque le Soleil se déplace par exactement 24 heures.Au fil des jours, le temps solaire vrai. au Palais de la Découverte, Paris

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pondait le mieux à la durée de la seconde


des éphémérides. Et en 1967, la seconde
des éphémérides fut abandonnée par le
Système international au profit d’une
seconde fondée sur cette fréquence atomi-
que. En quelques années, l’écoulement des
secondes atomiques, établi et coordonné
par le Bureau international des poids et
mesures, à Sèvres, devint le Temps ato-
mique international (TAI).
De nombreuses applications scientifi-
ques et techniques dépendent de la durée
parfaitement constante des secondes ato-
miques du Système international. Pour
autant, il n’y a jamais exactement
86 400 secondes atomiques dans un jour
solaire du Temps universel. La différence
Dennis di Cicco

n’est que de quelques millisecondes par


jour, mais la mesure du temps avec des
3. L’ANALEMME ILLUSTRE LA VARIATION DU JOUR SOLAIRE APPARENT. En raison de l’obli- horloges atomiques conduit à une échelle
quité de la Terre et de son orbite elliptique, le Soleil, observé chaque jour du même lieu à la même de temps sensiblement différente du
heure, ne revient pas exactement au même point : il décrit ainsi en une année une courbe en forme Temps universel. En d’autres termes, le
de huit. Dennis di Cicco, du magazine Sky & Telescope, a réalisé cette toute première photogra- Temps universel dérive par rapport au
phie de l’analemme entre février 1978 et février 1979 (les traits correspondent à la trajectoire du Temps atomique international.
Soleil depuis son lever, à trois dates distinctes). Or la plupart des lois, des usages et des
technologies définissent la mesure du temps
de Newcomb. Cette conversion est néan- civil par le Temps universel. De même, les
Glossaire moins lente et fastidieuse, au point que observations astronomiques et les missions
Gerald Clemence, lui aussi à l’US Nauti- spatiales imposent l’utilisation du Temps
 JOUR SOLAIRE VRAI : intervalle cal Almanac Office, déclara en 1948 que universel, qui suit la rotation de la Terre.
entre deux passages successifs le Temps des éphémérides était destiné
du Soleil au méridien. aux astronomes et autres scientifiques,
tandis qu’il était logique de continuer à
Garder le lien avec
 JOUR SOLAIRE MOYEN : jour solaire utiliser le Temps solaire moyen (le Temps le Temps universel
vrai corrigé des variations induites universel) pour les besoins civils. Comment dès lors concilier le temps astro-
par les caractéristiques orbitales de En 1960, pourtant, on décida de fon- nomique et le temps atomique ? La pre-
la Terre. Il vaut exactement 24 heures. der l’unité de temps du Système interna- mière solution, en vigueur durant les
tional (la seconde) sur le Temps des années 1960, a été d’introduire des «sauts»
 TEMPS UNIVERSEL (UT) : échelle éphémérides, et non plus sur le Temps de moins de 0,1 seconde et des secondes
de temps fondée sur le jour solaire moyen de Greenwich, renommé à l’occa- de longueur variable par rapport aux éta-
moyen. Jadis appelé Temps moyen sion Temps universel (UT). La seconde lons atomiques dans les signaux radio
de Greenwich (GMT), sa version la plus fut ainsi définie comme une fraction de qui diffusaient le Temps universel (l’équi-
précise est nommée UT1. Le Temps
l’année tropique. La constance de cette valent de dix secondes a ainsi été ajouté au
universel est légèrement variable
unité était parfaitement adaptée aux théo- Temps universel). Mais cette pratique com-
à court terme, et ralentit à long terme.
ries du Système solaire ou à l’étalonnage pliquait la mesure d’un intervalle de temps
 TEMPS ATOMIQUE INTERNATIONAL des fréquences électromagnétiques. précis ou l’étalonnage des fréquences élec-
(TAI): échelle de temps fondée tromagnétiques, car la durée d’une seconde
sur l’écoulement des secondes L’avènement du Temps universel variait par rapport aux
étalons atomiques de fréquence.
du Système international, calibrées
par la fréquence d’un rayonnement
du Temps atomique En 1972, on a abandonné ce système
de l’atome de césium 133. C’est le Mais déjà à cette époque, les horloges au profit de secondes intercalaires et défini
temps le plus régulier qu’on ait défini. atomiques étaient capables de mesurer très le Temps universel coordonné (UTC). Ce
précisément des durées. En 1958, Louis concept a été précisé par l’Union astrono-
 TEMPS UNIVERSEL COORDONNÉ Essen, du National Physical Laboratory en mique internationale (UAI) et défini offi-
(UTC) : échelle de temps qui suit Angleterre, et William Markowitz, de l’US ciellement par le Comité consultatif
le Temps atomique et qui est Naval Observatory, avaient déterminé la fré- international de radiocommunication
synchronisée avec le Temps universel quence du rayonnement émis lors de la (CCIR), un précurseur de l’ITU-R.
par l’ajout de secondes intercalaires. transition entre les deux niveaux hyper- Des secondes intercalaires entières
C’est la base du temps civil. fins de l’atome de césium 133, qui corres- maintiennent la relation entre le Temps

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atomique international, immuable, et une sent qu’un jour est exactement égal à
version du Temps universel fondée sur 24 ⫻ 60 ⫻ 60 secondes, comme on l’apprend
la rotation – pas tout à fait constante – depuis l’enfance. Même les concepteurs
de la Terre mesurée par rapport à des de logiciels et les fabricants de matériel
sources radio lointaines, appelée UT 1 informatique ne connaissent pas tou-
(l’UT1 et l’UT diffèrent de moins d’une jours le problème des secondes intercalai-
seconde à tout moment). res, ou l’ignorent purement et simplement.
L’insertion d’une seconde intercalaire Cette méconnaissance est en règle
est décidée quand l’écart entre l’UT1 et générale sans conséquences. Il y a très peu
l’UTC va dépasser 0,9 seconde. Une seconde d’applications qui nécessitent réellement
intercalaire est alors ajoutée à l’UTC, et affi- de déterminer le temps relativement à
chée comme 23 h 59 min 60 s, ce qui accroît l’UTC à la seconde près. En particulier, nos
la durée d’un jour UTC tout en maintenant ordinateurs sont de mauvaises horloges :
un marquage du temps continu et sans ils se décalent jusqu’à plusieurs minutes
ambiguïté. Cet ajout est prévu six mois à par jour! La plupart sont programmés pour
l’avance et toujours à la dernière seconde se synchroniser avec une horloge externe.
du dernier jour d’un mois (en pratique, De nombreux dispositifs en réseau négli-
juin ou décembre ; la prochaine sera ajou- gent l’insertion de secondes intercalaires
tée en juin 2012).
À ce jour, 24 secondes intercalaires ont
été introduites. Elles sont insérées simul- Compensation du décalage
tanément dans le monde entier. Elles appa- 4 10 secondes 24 secondes
Écart entre la durée du jour solaire moyen
et 86 400 secondes SI (en millisecondes)

raissent ainsi plus tôt ou plus tard en temps (variables) (intercalaires)


local pour chaque fuseau horaire, par rap-
3 Début du
port au méridien de Greenwich. décompte
du temps
atomique
Qui définit le temps ? 2

Qui établit le Temps universel coordonné?


En fait, cette responsabilité est partagée 1
entre différents organismes. Comme évo-
qué, le Temps atomique international 0
est établi par le Bureau international Calibration du temps atomique avec le temps des éphémérides
des poids et mesures, à Sèvres. Le Service
international de rotation de la Terre (IERS), 1960 1970 1980 1990 2000 2010
Année
à l’Observatoire de Paris, détermine pour
sa part quand il faut ajouter une seconde
intercalaire en surveillant la rotation de 5 Début du temps atomique (en laboratoire)
la Terre avec une extrême précision. Mais
Écart au temps atomique (en secondes)

historiquement, quand l’UTC a été insti- 0 La diffusion radio s’appuie sur le temps atomique
tué, les émissions radio en ondes courtes –5 Introduction des secondes intercalaires
étaient le principal moyen de transmis-
sion en temps réel, si bien que le secteur –10
radiocommunications de l’Union inter- Début du système GPS
–15
nationale des télécommunications (ITU-
R ) devint responsable du maintien du –20 Temps universel
Temps universel coordonné. Cette insti- (astronomique)
tution, simple instance de contrôle admi- –25
Diffusion radio Temps universel coordonné
Steve Allen

nistratif, n’est pourtant en rien impliquée –30 avec secondes intercalaires


dans le développement de l’échelle de
temps (par ailleurs, l’UTC peut aujourd’hui –35
être obtenu, avec différents niveaux de 1960 1970 1980 1990 2000 2010
fidélité, par de nombreux autres moyens :
système de géolocalisation mondial ou 4. LE TEMPS UNIVERSEL DÉFINI PAR LA ROTATION DE LA TERRE n’est pas constant, comme
GPS, satellites de télécommunications ou l’illustre le graphique du haut, qui montre la différence entre un jour de 86 400 secondes indi-
quées par les horloges atomiques et la durée du jour solaire moyen. Le graphique du bas montre
météorologiques, ou encore protocoles de l’écart entre le Temps universel coordonné (courbe bleue) et le temps atomique, ainsi que les
minutage d’Internet). 24 secondes intercalaires ajoutées depuis 1972 pour conserver la synchronisation avec le Temps
La plupart des gens ignorent tout universel (courbe rouge). Si l’on ajoute 10 secondes variables comme auparavant, le Temps uni-
du Temps universel coordonné et pen- versel coordonné est en retard sur le Temps atomique international de 34 secondes.

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et tolèrent une dérive du temps entre les formation sur les secondes intercalaires à L’affichage des secondes intercalaires
différents composants, jusqu’à ce que l’hor- venir peu après leur annonce, soit près de est un autre problème du Temps univer-
loge globale du réseau soit remise à l’heure six mois avant leur application. Un récep- sel coordonné. Si les horloges analogi-
par une synchronisation d’ensemble. Les teur GPS pourrait ainsi être la méthode la ques ne peuvent pas s’adapter à une
secondes intercalaires n’ont pas d’inci- plus fiable et la plus pratique pour être minute de 61 secondes, en théorie, les hor-
dence – ni en bien ni en mal – pour de tel- informé de façon automatique des secon- loges numériques et les logiciels le peu-
les applications. des intercalaires à venir. Cependant, le vent. Utiliser une seconde intercalaire
En revanche, les secondes intercalaires temps indiqué par le système GPS ne tient « négative » (pour passer de 23 : 59 : 58 à
peuvent poser des problèmes aux systèmes pas compte des secondes intercalaires et est 00 : 00 : 00) serait encore plus simple. En
qui nécessitent une synchronisation pré- actuellement en avance de 15 secondes pratique, le manque de matériel informa-
cise, mais qui ne sont pas conçus pour les sur l’UTC, ce qui complique certaines appli- tique et de circuits électroniques bon mar-
traiter. Dans certains systèmes informati- cations spatiales. ché permettant de gérer l’ajout d’une
ques répartis, le partage de données séquen- seconde intercalaire – en affichant par
cées par paquets pourrait par exemple être
perturbé si des composants du réseau igno-
Plus de contraintes exemple 23 : 59 : 60 – a conduit à des
moyens très divers et peu conventionnels
rent les secondes intercalaires. que d’avantages ? pour représenter l’UTC à l’approche d’une
Une partie du problème vient du sys- L’Institut américain des étalons et de la seconde intercalaire. Cela peut aussi poser
tème de notification. L’annonce officielle technologie (le NIST) diffuse en ondes cour- des problèmes pour la synchronisation
de l’ajout d’une seconde intercalaire est tes les notifications de seconde intercalaire des horloges d’ordinateurs.
publiée dans le bulletin C de l’IERS. Les ingé- jusqu’à 30 jours à l’avance. Certains pro- Quand l’UTC avec ses secondes inter-
nieurs doivent ensuite traduire cette infor- tocoles pour les dispositifs en réseaux calaires a été introduit, au début des
mation en une forme compréhensible par n’avertissent qu’une minute à l’avance, années 1970, il apportait une commodité
les différents systèmes informatiques. Cer- ce qui peut se révéler trop tardif, par exem- et des avantages certains pour l’industrie
tains systèmes comme le GPS diffusent l’in- ple si la mise à jour n’est pas automatisée. des télécommunications. Trente ans plus
tard, les secondes intercalaires sont beau-
coup moins appréciées, en raison des pro-
blèmes que nous venons d’évoquer. C’est
pourquoi l’ITU-R a décidé en 2001 de réétu-
dier cette question. Après réflexion, un
groupe de recherche de cette institution
a recommandé l’abandon des secondes
intercalaires, tout en conservant l’appel-
lation de Temps universel coordonné.
L’Assemblée des radiocommunications
de l’ITU-R s’est réunie à Genève en jan-
vier 2012 pour voter pour ou contre la
suppression des secondes intercalaires
d’ici 2018. À l’heure où ces lignes sont écri-
tes, nous ignorons le résultat du vote. Mais
si cette proposition était approuvée, le Temps
universel coordonné cessera d’être synchro-
nisé avec le Temps universel, c’est-à-dire
avec le temps solaire, pour suivre une échelle
parallèle au temps atomique.
Que se passera-t-il alors? Le principal
avantage de l’abrogation des secondes inter-
calaires serait que les systèmes qui n’ex-
ploitent pas le temps astronomique n’auront
5. LA PREMIÈRE MESURE ATOMIQUE plus d’efforts à faire pour se tenir à jour,
du temps, via la fréquence traiter et afficher ces secondes. Cela entraî-
d’un rayonnement du césium 133, nerait une simplification notable pour les
National Institute of Standards and Technology

a été réalisée en 1952 avec l’instrument


NBS-1 (ci-dessus) du NIST, l’Institut
télécommunications et certains systèmes
américain des normes et de la technologie. de navigation électroniques, tels le GPS.
L’étalon actuel du temps civil En revanche, tous ceux qui travail-
et des fréquences des États-Unis lent avec des informations historiquement
est mesuré avec une précision datées seront pénalisés. Par ailleurs, cer-
de une seconde pour 100 millions taines missions spatiales et autres appli-
d’années par l’instrument NIST-f1 (à droite).
cations astronomiques devront prendre
garde à distinguer le Temps universel coor-

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donné sans secondes intercalaires et le


Temps universel.
L’abandon des secondes intercalaires
perturberait aussi les horloges et les dis-
positifs de télécommunication où la ges-
tion des secondes intercalaires est intégrée.
Des changements statutaires et réglemen-
taires seraient également nécessaires dans
les législations nationales, pour lesquel-
les le temps astronomique est l’étalon expli-
cite ou implicite.
À plus long terme, sans secondes inter-
calaires, l’écart entre l’UTC, calé sur le temps
atomique, et l’UT1, fondé sur le rythme
réel du jour et de la nuit, va continuer à

© Shutterstock/Hubis
croître. L’heure officielle et l’heure vraie
indiquée par les mouvements du Soleil
vont lentement se décaler. En poussant à
l’extrême, si rien n’est fait, il sera un jour
6. LE TEMPS ATOMIQUE INTERNATIONAL est établi par le Bureau international des poids et
midi à minuit, et la date du jour chan- mesures (BIPM), situé à Sèvres, près de Paris, à partir des mesures de plus de 300 horloges atomi-
gera en plein milieu de la journée ! ques réparties dans le monde entier (points rouges). L’insertion des secondes intercalaires pour
Des ajustements encore plus consé- maintenir le temps atomique à moins de 0,9 seconde du Temps universel, réglé sur la rotation de la
quents que les secondes intercalaires, mais Terre, est décidée par l’IERS (International Earth Rotation and Reference Systems Service), hébergé
plus espacés – des minutes ou des heures à l’Observatoire de Paris.
intercalaires – seront ainsi indispensables.
Il n’est pas a priori évident que ces ajuste-
ments soient plus faciles à mettre en œuvre une seconde intercalaire serait alors néces-
que les secondes intercalaires. saire chaque jour !  SUR LE WEB
Il est intéressant d’imaginer comment Site de l’ITU :
Le ciel, les générations futures s’adapteront à cette
situation. Comme toute technologie, les
http://www.itu.int/home/
gardien du temps horloges en disent beaucoup sur les civi- Site du BIPM : http://www.bipm.fr/
Certes, aucun système de décompte du lisations. Mais le décompte du temps est Site de l’IERS :
temps ne peut durer indéfiniment. Même un problème actuel et continuera à l’être http://hpiers.obspm.fr/
le calendrier grégorien nécessitera un jour durant les décennies et les siècles à venir.
des ajustements par l’ajout de jours inter- Nous aurons toujours besoin de distin-
calaires exceptionnels, ou cédera la place guer la nuit du jour, de diviser nos jour-
à un calendrier plus précis, car ses règles nées en heures et de fixer la date des  BIBLIOGRAPHIE
ne sont elles aussi que des approximations événements importants. D. Savoie, Vers une nouvelle
des relations astronomiques réelles. Il n’existe pas de consensus dans les échelle de temps ?, Revue
De même, dans sa forme actuelle, le milieux industriels et universitaires, ni dans du Palais de la Découverte, n° 377,
novembre-décembre 2011.
Temps universel coordonné ne fonction- les instances gouvernementales sur la
nera plus dans un millier d’années : à cette modification du Temps universel coor- D. Finkleman et al., The debate over
époque, pour le synchroniser avec le Temps donné et la suppression des secondes inter- UTC and leap seconds, AIAA Paper
universel, il faudra plus de secondes inter- calaires. Mais si nous brisons le lien entre 2010-8391, American Institute
of Aeronautics and Astronautics,
calaires qu’il n’y a de mois où les ajouter ! le temps et les cycles astronomiques, nous 2010.
En effet, si la durée du jour solaire a en ne sommes pas certains de pouvoir le
moyenne raccourci ces dernières années renouer un jour. Même si les secondes inter- D. Savoie, Dates, ères, styles
et calendriers, Dossier Pour la
en raison de phénomènes géophysiques calaires étaient supprimées, le problème Science n°42, janvier-mars 2004.
internes à notre planète, sur le long terme, sous-jacent – comment concilier l’avance http://bit.ly/doss42_savoie
le jour solaire va s’accroître de quelques constante du temps atomique sur le temps
D. Savoie, Les cadrans solaires,
millisecondes chaque siècle, à cause des astronomique – ne disparaîtra jamais. En Belin, 2003. http://bit.ly/cadrans
forces de marée exercées par la Lune. La outre, l’ UTC reste la base légale du
durée actuelle du jour astronomique est décompte du temps civil dans la plupart R. Nelson et al., The leap second: its
d’environ 86 400,001 secondes. Nous avons des pays ; c’est une convention qui ne history and possible future, Metro-
logia, vol. 38, pp. 509-529, 2001.
donc besoin d’une seconde intercalaire devrait pas être modifiée par caprice. Les
tous les deux à trois ans. Dans 50 000 ans, délibérations de l’ITU-R résoudront-elles J. Lefort, La saga des calendriers,
le jour astronomique vaudra environ ou amplifieront-elles ces problèmes? Seul... Belin/Pour la Science, 1998.
86 401 secondes. Avec le système actuel, le temps nous le dira. 

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p

Paléontologie

L’ours spéléologue
Véritable musée de l’ours des cavernes, la grotte Chauvet
nous permet de nous représenter cette espèce disparue
et d’étudier son mode de vie ainsi que son génome.
Jean-Marc Elalouf et Valérie Féruglio

I l y a 40 000 ans, les premiers hommes moder-


nes d’Europe vivaient dans un environne-
ment très différent du nôtre. La calotte glaciaire
de l’Arctique avait une extension considérable et
les glaciers des Alpes parvenaient jusque vers Lyon,
Tout le monde a entendu parler de l’ours des
cavernes, mais que savons-nous au juste de cet ani-
mal ? Il est possible aujourd’hui de profiter des col-
lections du spectaculaire musée naturel dédié à
Ursus spelaeus qu’est la grotte Chauvet pour dres-
qui n’existait pas… La faune associée à ce climat ser un bilan de nos connaissances sur cet ours
froid comportait de nombreuses espèces étein- préhistorique. Découverte il y a 18 ans en Ardèche,
tes. Certaines, comme le mammouth ou l’aurochs, dans le Sud de la France, cette cavité contient au
ont survécu après la dernière période glaciaire qui moins 4 000 ossements d’ours des cavernes, issus
s’est terminée il y a 10 000 ans, tandis que d’autres de 200 individus, et 13 représentations du géant
se sont éteintes avant ou vers la fin de cette période, disparu parmi 420 images animalières réalisées par
tels l’hyène ou l’ours des cavernes (Ursus spelaeus). des artistes préhistoriques.

1. L’OURS DES CAVERNES a disparu à la fin


de la dernière période glaciaire, assez tard pour
que les premiers hommes anatomiquement modernes
d’Europe le rencontrent et le dessinent.
Ses ossements,qui se sont accumulés par dizaines
de milliers dans les grottes d’Europe, se prêtent
à des analyses génétiques.

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Les chercheurs qui étudient Ursus spe- tian Heinroth dans la grotte de Gailen-
laeus disposent ainsi sur un même site de reuth, en Allemagne. Bien que les osse-
dessins de l’ours des cavernes réalisés il ments présents dans cette grotte aient
y a plusieurs dizaines de millénaires et d’abord été attribués à l’homme (!), puis
d’os de cette même espèce contenant à l’ours polaire, l’identification des os
encore de l’ADN. d’ours des cavernes ne présente pas vrai-
Aucun autre site connu ne recèle autant ment de difficultés aux paléontologues.
d’informations sur ce grand ours préhisto- Le nom Ursus spelaeus, c’est-à-dire litté-
rique. Comme nous allons le voir, l’histoire ralement « ours des grottes », provient
de l’ours des cavernes rappelle un peu celle du fait que les premiers ossements ont
de l’homme de Neandertal : cet homme été découverts en milieu souterrain, tout
robuste apparaît en Europe à peu près à la comme la quasi-totalité de ceux qui nous
même époque que l’ours des cavernes, et sont parvenus.
disparaît aussi durant la dernière période Plusieurs caractéristiques anatomi-
glaciaire. Si l’on cherchait à résumer l’aven- ques différencient l’ours des cavernes
ture terrestre de l’ours des cavernes dans des ours actuels, notamment de l’ours brun
un cadre chronologique humain, on pour- (Ursus arctos) qui était également présent L’ E S S E N T I E L
rait, en forçant le trait, qualifier cet animal en Europe durant le Paléolithique. Sa taille,  L’ours des cavernes
d’ours de Neandertal! en premier lieu, impressionne : la hau- était une espèce d’Europe
teur au garrot (distance du cou au sol pour et d’Asie.
un quadrupède) atteignait 1,20 mètre chez
Une espèce éteinte nombre d’individus et, dressé sur ses pat-  Encore abondant
il y a 30 000 ans,
L’ours des cavernes était donc proche de tes arrière, l’animal pouvait étendre ses
il disparaît il y a 25 000
son extinction lorsque des Homo sapiens, griffes à près de trois mètres de haut. La à 15 000 ans selon
parmi les premiers d’Europe, l’ont repré- section transversale des os des membres, les régions.
senté sur les parois de la grotte Chauvet. destinés à supporter le poids de l’animal,
Ces artistes appartenaient à des groupes était nettement supérieure à celle obser-  La grotte Chauvet
humains nomades ou semi-nomades, vée chez l’ours brun. Cela suggère que la est le site idéal d’étude
qui tiraient leurs moyens de subsistance masse corporelle pouvait être le triple de de ce grand animal,
car elle renferme à la fois
de la chasse et de la cueillette. celle d’un ours brun et avoisiner 500 kilo-
des représentations
Les sites d’occupation humaine nous grammes chez le mâle. préhistoriques de cette
permettent de savoir quels animaux étaient La taille imposante du squelette et le espèce éteinte et
chassés et avec quels outils. Ces sites caractère massif des os ne sont pas les de nombreux ossements.
(abris sous roche, campements de plein air) seuls éléments permettant d’identifier l’ours
renseignent ainsi sur la culture matérielle des cavernes. Ils doivent d’ailleurs être rela-  Inféodé aux grottes,
et le mode de vie des hommes préhistori- tivisés, car la variabilité individuelle appa- où il hibernait, l’ours
des cavernes était plus
ques. Les grottes, seulement occasionnel- raît importante (certains sites livrent des
grand et plus végétarien
lement occupées, montrent que l’interaction individus «nains»), et les femelles étaient que son lointain cousin
de l’homme avec l’animal ne se limitait pas beaucoup plus graciles que les mâles. Nous l’ours brun.
à une relation prédateur-proie. Certains sommes habitués à de telles variations au
animaux, qui ne correspondaient pas for- sein d’une espèce ou d’un sexe à l’autre. Il  Les ours de la grotte
cément aux espèces chassées – et c’est le cas suffit de comparer, dans l’espèce humaine, Chauvet étaient
MCC, CNP Périgueux

de l’ours des cavernes –, ont été représen- un basketteur et un jockey, ou la stature d’un des spécimens tardifs
de l’espèce ; leur diversité
tés dans les grottes, au moyen de procé- homme à celle d’une femme pour oublier
génétique était faible.
dés divers et parfois très élaborés. Ces les notions de poids ou taille moyens.
représentations picturales nous livrent quel- Heureusement, d’autres caractères
ques éléments de la vie spirituelle d’alors, morphologiques distinctifs sont présents
sans doute aussi l’origine de mythes que chez l’ours des cavernes, et ceux qui sont
les cultures successives ont peu à peu trans- susceptibles d’être traduits graphiquement
formés. Et les représentations de l’ours des méritent une attention particulière : ils
cavernes ont l’intérêt de fournir une ines- aident à définir ce qui, dans l’art paléoli-
timable information : le portrait d’une thique, procède du naturalisme. Nous
espèce éteinte. allons notamment porter notre attention
Disparu durant la dernière période sur la tête, car les dessins d’ours ne com-
glaciaire à une date sur laquelle nous portent parfois que cette partie de l’animal.
reviendrons, l’ours des cavernes est redé- Le premier élément notable est le
couvert et «naît» scientifiquement en 1794 profil crânien. Contrairement à l’ours brun
grâce aux observations réalisées par Johann qui a un front fuyant, l’ours des cavernes
Christian Rosenmüller et Johann Chris- a un stop frontal marqué, qui lui donne

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Paléontologie [29


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LES AUTEURS un profil en marche d’escalier (voir la généralement peu d’autres vestiges de
figure 2c). La mandibule est également dis- mammifères. Cette donnée, apparem-
criminante. Chez l’ours des cavernes, ment anecdotique, est significative à plus
son bord inférieur, particulièrement d’un titre. Tout d’abord, elle nous fait pren-
arrondi, évoque une chaise à bascule. L’ou- dre conscience qu’en définitive peu d’ani-
verture nasale est également remarqua- maux fréquentaient de façon régulière les
Jean-Marc ELALOUF, généticien, ble, car elle est orientée vers le haut. Enfin, grottes profondes. En deuxième lieu, elle
dirige l’équipe de paléogénétique les orbites sont de dimension plus réduite met en évidence une répartition de l’espace
de l’Institut de biologie et
de technologies de Saclay, au CEA. que chez l’ours brun, ce qui suggère que souterrain entre les espèces: les grottes occu-
Valérie FÉRUGLIO, préhistorienne, l’œil était de petite taille. pées par l’ours des cavernes contiennent
est membre de l’équipe Archéologies Si l’on pense maintenant à l’animal cou- peu d’indices de fréquentation par l’hyène
et sciences de l’Antiquité, vert de poils, on conçoit aisément que l’œil des cavernes, et inversement.
de la Maison de l’archéologie était difficilement perceptible par l’obser-
et de l’ethnologie à l’Université
Paris Ouest Nanterre La Défense. vateur. Tous ces éléments (profil frontal en
escalier, mandibule arrondie, ouverture
Hibernation en grotte,
nasale vers le haut, œil quasi invisible) pas dans une tanière
concourent à établir que c’est bien l’ours Enfin, la prédominance systématique dans
des cavernes qui est représenté dans la les « grottes à ours » d’ossements d’ours
grotte Chauvet. Lorsque la représenta- des cavernes, par rapport à ceux d’ours
tion est complète, le caractère massif des brun, révèle une différence supplémen-
membres, et le rapport des antérieurs aux taire entre les deux espèces. L’observation
postérieurs qui confère un arrière-train bas, des ours bruns actuels nous en donne la
nous donnent une idée de l’allure générale clef : au moment du sommeil hivernal,
de l’animal (voir les figures 2 et 4). l’ours brun choisit une tanière qui consiste
Les grottes contenant des ossements la plupart du temps en un trou à proxi-
d’ours des cavernes (voir la figure 5) livrent mité d’un arbre mort. Il ne montre pas d’at-

a b

b
c d
d
e
f
Topographie Y. Le Guillou et F. Maksud, en hommage à F. Rouzaud

e f

c
MCC, CNP Périgueux

Entrée
préhistorique

50 m

2. LONGUE DE 500 MÈTRES ET LARGE D’ENVIRON 50, la grotte Chau- par des ours. Les représentations incluent deux ours noirs dessinés au
vet contient plus de 400 œuvres pariétales qui figurent souvent des ani- charbon de bois (a, b), dont un marqué de griffades d’ours (a), deux ours
maux dangereux, dont l’ours représenté 13 fois. Ci-dessus à gauche, la rouges dessinés à l’ocre (c, d), un profil d’ours peu distinct (e) gravé
topographie de la grotte ainsi que la répartition des empreintes laissées sur une paroi meuble et un curieux ours tacheté (f).

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tirance particulière pour les grottes, au Ours à lunettes


contraire de l’ours des cavernes qui les
recherchait pour hiberner. Ours lipus
L’aire de répartition de l’ours des caver-
nes se trouve presque exclusivement sur le 6,3 millions
continent européen qui, aux périodes gla- d’années Ours à collier
ciaires, incluait les îles britanniques. Elle
est à rechercher dans les régions calcaires, Ours baribal
propices aux grottes, parfois à haute alti-
tude. Des sites alpins à plus de 2000 mètres,
accessibles durant les périodes interglaciai- 3 millions Ours malais
Région d’années
B
res, ont fourni les squelettes des individus Cyt de contrôle 12
S
6
nains évoqués précédemment.

ND
Ours ppolaire

16 S
Dans les grottes à ours, les indices de
fréquentation sont nombreux et variés. Les ND5
os de plusieurs centaines, voire milliers, de

ND1
Carte de l’ADN mitochondrial 1,6 million
spécimens sont présents. Les sols sont cou- de l’ours des cavernes
ND4

d’années Ours brun


ND4

verts d’empreintes et creusés de centaines

© Shutterstock/PLS
ND L

Ursus

2
O

ND
de bauges qui ont servi de nid aux ours CO etruscus
X3 A 30 000 ans
pour leur sommeil hivernal. Les parois por- ATP TP8 1
6
C OX 2 C OX
tent d’innombrables traces de griffes et, par Ours des cavernes
endroits, elles ont été polies par le pas-
sage répété des ours. Ce polissage reflète 3. L’ARBRE PHYLOGÉNIQUE DES URSIDÉS est mieux connu depuis que l’ADN mitochondrial de
la fréquentation de la grotte par des géné- l’ours des cavernes a été entièrement séquencé. La comparaison de ce dernier avec l’ours brun
a révélé l’importance de la différence génétique entre les deux espèces. En modélisant l’accu-
rations d’animaux, et il a en partie effacé
mulation des mutations au cours du temps, on peut en déduire l’époque à laquelle les deux lignées
certains dessins de la grotte Chauvet. évolutives ont divergé : il y a environ 1,6 million d’années.
Il n’y a pas, en revanche, de traces des
proies du plantigrade. Cela ne saurait
surprendre, car l’adaptation des ursidés à graffitis aux périodes historiques (Arcy- espèces d’ours. Très récemment, le séquen-
un régime végétarien est particulièrement sur-Cure, Niaux, Rouffignac). çage de l’ADN contenu dans les ossements
marquée chez Ursus spelaeus. « Le moins Il existe aussi des perturbations plus est venu compléter cette approche et a
carnivore des Carnivores et le plus ours des agressives. Les sols sur lesquels se sont apporté de précieuses informations.
Ours», comme le décrivait le paléontolo- décomposés les cadavres d’ours des caver-
gue français Albert Gaudry (1827-1908), n’a
pas la mâchoire d’un carnassier, mais plu-
nes étant riches en phosphate, ils ont pu
faire l’objet d’une exploitation industrielle.
Un ancêtre commun
tôt celle d’un omnivore, plus à même de Ils ont aussi pu être remaniés lors des tra- avec l’ours brun
broyer la paroi des végétaux que de déchi- vaux de terrassement réalisés pour l’amé- L’histoire des diverses espèces d’ours
queter la viande. La consommation préfé- nagement du site aux visites touristiques commence il y a quelque 30 millions d’an-
rentielle de végétaux a été validée par des de masse (Lascaux). En définitive, il est rare nées, mais ce sont surtout les trois derniers
analyses portant sur les isotopes stables du de trouver réunis dans un même site tous millions d’années qui nous intéressent
collagène des os. En particulier, la teneur les témoignages d’occupation ursine. Dans (voir la figure 3). Les paléontologues ont alter-
en isotope lourd de l’azote (15N) est plus la grotte Chauvet, cependant, ils sont tous nativement fait de l’ours des cavernes un
proche des valeurs mesurées chez les her- présents et permettent la confrontation ancêtre de l’ours brun, un descendant des
bivores que chez les animaux consommant du modèle et de sa restitution graphique ours bruns primitifs ou, plus vraisembla-
régulièrement de la viande. par les hommes du Paléolithique supérieur, blement, un membre d’une lignée présen-
Notre description de la grotte type ne premiers et derniers Homo sapiens à l’avoir tant un ancêtre commun avec l’ours brun.
tient pas compte des contingences variées côtoyé. À Chauvet, nous sommes dans un Cet ancêtre commun, Ursus etruscus, était
qui ont pu altérer un site occupé il y a autre registre que celui de la grotte type à présent en Asie et en Europe. Ses fossiles
plusieurs dizaines de milliers d’années. ours des cavernes, le site ayant également jalonnent près de deux millions d’années
Dans certains cas, les ossements auront dis- été façonné par l’homme à son image d’histoire de l’ours, entre –3 et –1 millions
paru, car les sols, trop acides, sont impro- (voir la figure 6). d’années environ.
pres à leur conservation (Dordogne). L’une des principales questions que l’on Apparu il y a près d’un million d’an-
Ailleurs, les empreintes auront été effacées se pose à propos de l’ours des cavernes nées, l’ours brun a connu un beau succès
et les bauges détruites. Ces altérations peu- est celle de son histoire évolutive et de sa évolutif. Originaire d’Asie, il a en effet
vent être naturelles (ennoyage) ou liées aux parenté avec les autres espèces d’ours. occupé l’Ancien et le Nouveau Monde et
activités humaines. Si la grotte est restée L’analyse quantitative de la morphologie s’est diversifié en nombreuses lignées
ouverte, des fréquentations humaines des os et des dents a longtemps été le seul (lignées européennes, grizzly, kodiak…).
durant plusieurs siècles n’auront pas man- moyen de déterminer les relations phylo- Apparue il y a 150 000 ans, la plus récente
qué de se produire et sont attestées par des géniques entre Ursus spelaeus et les autres d’entre elles correspond à l’ours polaire

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MCC, CNP Périgueux

MCC, CNP Périgueux


4. CE DESSIN est l’une des représentations de l’ours des cavernes réa- 5. CET AMAS D’OS D’OURS DES CAVERNES trouvé dans la grotte Chau-
lisées par les Aurignaciens, il y a plus de 30 000 ans en Ardèche. Elle vet est un exemple de ceux que l’on trouve en abondance dans les grot-
montre le stop frontal caractéristique de ces animaux, ainsi que l’arrière- tes d’Europe. L’accumulation d’ossements s’explique par la mort, au cours
train plus bas par rapport aux épaules que chez l’ours brun. Les oreilles de l’hibernation, d’animaux fragiles (ours âgés ou malades, oursons)
sont petites et rondes et la bosse de graisse, précieuse réserve d’hiber- ou qui n’avaient pu accumuler suffisamment de graisses pendant l’été.
nation, est visible au niveau des épaules. Les yeux, vraisemblablement L’association de squelettes de femelles et de nouveau-nés suggère que
très petits, ne sont pas représentés. la mise bas avait lieu durant l’hibernation.

(Ursus maritimus), le seul ours actuel qui apparue anciennement (voir la figure 3).
ait un régime strictement carnivore. L’ours
a À quelle époque ? Avec un génome mito-
des cavernes apparaît plus tardivement chondrial complet, on dispose d’une
que l’ours brun. La lignée spéléoïde com- séquence moléculaire suffisamment lon-
porte en particulier Ursus deningeri, qui gue pour dater, au moyen de simulations
précède l’ours des cavernes au sens strict. informatiques, le moment où deux lignées
Ce dernier aura donc finalement eu une s’engagent dans des voies évolutives
existence assez brève. Il apparaît il y a distinctes. Ces simulations indiquent
300 000 ans en Europe, territoire qu’il ne b que les lignées de l’ours brun et de l’ours
quittera pratiquement pas, et disparaît à des cavernes ont divergé il y a 1 à 2,1 mil-
la fin de la dernière période glaciaire. lions d’années, la valeur la plus probable
étant 1,6 million d’années.
Son ADN mitochondrial Les derniers spécimens connus d’Ur-
MCC, CNP Périgueux

sus etruscus ont 1,2 million d’années, tan-


a été séquencé dis que les plus anciens ours bruns ont
Le séquençage de l’ ADN de l’ours des 900000 ans. Dans l’état actuel des connais-
cavernes a progressé récemment grâce à sances, Ursus etruscus peut donc préten-
la caractérisation complète de son génome 6. DEUX PLANTIGRADES , dont un bipède dre au titre de dernier ancêtre commun à
mitochondrial. Ce génome circulaire (l’homme, a) et un quadrupède (l’ours des caver- l’ours brun et à l’ours des cavernes.
nes, b), ont pénétré dans la grotte Chauvet.
(voir la figure 3) est le plus couramment Nous connaissons ainsi un peu mieux
L’ours venait pour hiberner. L’homme venait pro-
analysé par les paléogénéticiens pour bablement en été, quand l’ours n’y était pas. l’ours des cavernes et ses ancêtres et, grâce
des raisons pratiques et théoriques. D’un aux dessins de la grotte Chauvet, nous
point de vue expérimental, il est relative- lution rapide (certaines de ses régions com- pouvons même nous l’imaginer de façon
ment facile à étudier, car il est compact portent des fragments hypervariables) et précise. On peut maintenant se demander
(200 000 fois plus petit que le génome dans sa transmission exclusive par la lignée quand il a disparu et pourquoi.
nucléaire), et surtout très abondant : une maternelle, qui facilite l’analyse des pro- Les scientifiques ont noté depuis long-
cellule animale peut contenir 1 000 exem- cessus évolutifs. temps que l’ours des cavernes était encore
plaires du génome mitochondrial, alors Le premier génome mitochondrial abondant il y a 30 000 ans, puis qu’il s’est
qu’elle ne possède que deux copies du d’ours des cavernes déposé dans la banque vite raréfié. Les opinions divergent sur la
génome nucléaire (une de chaque parent). américaine de gènes en libre accès GenBank date d’extinction de l’espèce, les positions
Cette abondance du génome mito- provient d’un spécimen de la grotte Chau- extrêmes situant cette extinction il y a
chondrial est particulièrement intéressante vet. Sa comparaison avec le génome des 24 000 ans, ou tout à la fin de la dernière
pour les échantillons archéologiques, dont ours actuels, dont l’ours polaire et plusieurs période glaciaire, il y a 10 000 ans. Exa-
l’ADN est dégradé. On a ainsi 1 000 fois lignées d’ours bruns, montre que l’ours des minons les informations livrées par la
plus de chance de récupérer un génome cavernes appartient à une lignée distincte grotte Chauvet et comparons-les à celles
mitochondrial qu’un génome nucléaire de celle des ours bruns. obtenues dans une autre grotte des gor-
complet. Du point de vue théorique, l’in- Ces analyses génétiques montrent ges de l’Ardèche, la grotte des Deux-
térêt de ce génome réside dans son évo- aussi que l’ours des cavernes est une espèce Ouvertures, pour étendre notre analyse à

32] Paléontologie © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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un cadre régional. L’ADN mitochondrial naturalistes de l’ours des cavernes com-  BIBLIOGRAPHIE
des ours des cavernes de ces deux sites parables à celles des Aurignaciens, ou bien
présente une faible diversité génétique, c’est un autre animal, l’ours brun, qui a J. Clottes (sous la dir. de),
La Grotte Chauvet. L’art
limitée à deux lignées maternelles. été dessiné (voir la figure 7). des origines, Seuil, 2010.
Cette constatation, déjà frappante, L’homme moderne a-t-il joué un rôle
devient particulièrement informative dans la disparition d’Ursus spelaeus? Nous C. Bon et al., Deciphering
the complete mitochondrial
lorsqu’on met en parallèle l’âge des échan- manquons d’arguments pour l’affirmer. genome and phylogeny
tillons étudiés. Il s’agit en effet dans les La chasse à l’ours des cavernes ne semble of the extinct cave bear
deux sites de spécimens tardifs de l’es- jamais avoir été intensive, tandis que la in the Paleolithic painted cave
pèce, qui ont vécu il y a 27 000 à 32 000 ans compétition avec l’homme pour les espa- of Chauvet, PNAS, vol. 105,
pp. 17447-17452, 2008.
(quelques spécimens plus anciens sont pré- ces souterrains, possible pour un seul
sents à Chauvet, mais ils ne contiennent site, n’est guère plausible à l’échelle d’une C. Bon et al., Low regional
plus d’ADN). Pour comprendre la signifi- région aussi riche en cavités que l’Ardè- diversity of late cave bears
mitochondrial DNA at the time
cation de ces résultats, il faut introduire che. Le déclin des populations d’ours des of Chauvet Aurignacian paintings,
un niveau de comparaison supplémen- cavernes semble en outre avoir commencé J. Archaeol. Sci., vol. 38,
taire : les sites contenant des spécimens avant l’arrivée d’Homo sapiens en Europe. pp. 1886-1895, 2011.
plus anciens. Une telle analyse révèle par La fragmentation de la population d’Ur-
J. Jaubert, Préhistoires de France,
exemple pour la grotte de Pestera cu Oase sus spelaeus en groupes d’effectifs limités, Confluences, 2011.
(Roumanie), il y a 45 000 ans, une diver- isolés géographiquement, a pu conduire à
sité génétique plus grande et une popu- des phénomènes de consanguinité, contri- J. Clottes, Pourquoi l’art
préhistorique ?, Gallimard, 2011.
lation de taille effective dix fois plus buer à l’accroissement des pathologies et
importante. précipiter l’extinction. On peut aussi se
Les caractéristiques de la population demander si l’ours des cavernes n’a pas été
ardéchoise d’ours des cavernes sont donc en partie victime de son mode de vie.
celles d’une espèce menacée, que l’on s’at- L’absence d’exposition au soleil plusieurs
tend à voir disparaître prochainement. mois consécutifs contribue au rachitisme,
et l’hibernation exige des réserves de graisse
suffisantes. Durant les semaines précédant
Pourquoi a-t-il disparu? l’hibernation, l’ours des cavernes avait ainsi
La grande quantité d’os d’ours des caver- besoin d’accéder à une alimentation carnée
nes à Chauvet (200 individus) ne doit pas qui, peut-être, manquait parfois.
faire illusion. Il suffit d’un individu mort Pour tester cette idée, une piste consiste
tous les 20 ans pendant 4000 ans pour obte- à étudier l’alimentation de carnivores tels
nir cette accumulation. Il est donc possi- que le loup et l’hyène des cavernes, qui ont
ble que l’ours des cavernes n’ait jamais laissé des excréments fossiles. L’ ADN
Ours bruns ou d’espèce indéterminée

été abondant en Ardèche pendant l’Auri- contenu dans ces vestiges devrait per-
gnacien (culture matérielle de l’homme mettre d’identifier les proies les plus acces-
moderne en Europe, il y a 35000 à 28000ans sibles, et de mieux comprendre pourquoi
environ) et qu’il ait disparu de la région l’ours des cavernes a disparu. 
peu après.
De fait, il est aujourd’hui assez clair que,
après avoir été dessiné dans la grotte Chau-
vet, l’ours des cavernes est devenu trop CHAUVET
rare pour être observé attentivement par
les artistes du Paléolithique. Lorsqu’ils sont
Ours des cavernes
venus dans la grotte Chauvet il y a 25000 à
27000 ans, les porteurs de la culture gra-
MCC, CNP Périgueux

vettienne (la culture matérielle qui succède


à l’Aurignacien, il y a 30000 à 24000 ans)
ont fréquenté les mêmes secteurs que leurs
prédécesseurs, notamment le diverticule 40 000 30 000 20 000 10 000
où sont représentés des ours. Ils ont donc Aurignacien
vu le portrait d’un animal peint plusieurs Gravettien
milliers d’années auparavant par les Auri-
gnaciens. L’ont-ils considéré comme un
Solutréen
portrait peu représentatif de l’ours brun, Magdalénien
ou se sont-ils posé des questions sur la per- 7. CETTE FRISE CHRONOLOGIQUE suggère qu’après le Gravettien, les hommes préhistoriques ne
manence des espèces? Quoi qu’il en soit, représentaient plus clairement l’ours des cavernes, mais soit des ours bruns (Les Combarelles, La
leur art n’a plus fourni de représentations Marche, Teyjat, Lascaux, Santimamiñe), soit des ours d’espèce non identifiable (Dolni Vestonice).

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Physique

Les isolants de Mott,


des conducteurs bloqués
Antonio Tejeda et Arantzazu Mascaraque

Certains conducteurs électriques deviennent isolants


quand on modifie la pression ou la température.
Les physiciens tentent de mieux comprendre ce phénomène
en l’étudiant sur des matériaux bidimensionnels.

L es alchimistes voulaient changer le


plomb en or, mais cela s’est révélé
être une chimère. Il est toutefois
possible de changer certains conducteurs
électriques en isolants, ce qui est en fait
Les isolants de Mott sont une anoma-
lie parmi les matériaux conducteurs, iso-
lants ou semi-conducteurs. Pour bien saisir
pourquoi, évoquons d’abord les principes
de construction de ce pan si important
aussi étonnant que le grand œuvre des de la physique des solides du XXe siècle
alchimistes… L’ E S S E N T I E L qu’est la « théorie des bandes », et souli-
Ces conducteurs, des métaux qui se
muent en isolants quand on baisse la pres-
 Les isolants de Mott gnons lequel se révèle faux dans le cas des
isolants de Mott.
passent de l’état conducteur
sion ou la température, alors qu’ils Initialement, la théorie des bandes a
à celui d’isolant quand
devraient, selon les critères théoriques été développée pour décrire les conduc-
on change la température
usuels, rester conducteurs, sont nommés teurs métalliques. Dans ces matériaux, la
ou la pression.
isolants de Mott. Le changement qui fait fonction décrivant l’état quantique d’un
passer ces matériaux de l’état de conduc-  L’état isolant électron mobile – la « fonction d’onde » ou
teur à celui d’isolant et vice versa est ce que de ces matériaux l’« orbitale électronique » de cet élec-
les physiciens nomment une transition de s’explique en tenant compte tron – est délocalisée. Cela signifie que l’es-
phase. Comment ont débuté et progressé des interactions pace où peut se trouver un tel électron de
les recherches sur la transition métal-iso- des électrons conduction s’étend à tout le matériau : il
lant ? Où en est-elle aujourd’hui ? C’est dans le réseau cristallin. n’est pas attaché à un atome particulier.
ce que nous allons examiner ici. Nous ver- En outre, dans un tel conducteur, la super-
rons en particulier que les physiciens  Comme l’indiquent position des orbitales a pour résultat que
étudient actuellement une classe d’isolants des études en deux les énergies possibles pour les électrons
Albert Marin/Investigacion y Ciencia

de Mott où la transition ne concerne que dimensions, la transition sont réparties en bandes permises, sépa-
la surface du matériau et dont les détails conducteur-isolant est liée rées par des bandes interdites. Ainsi, les
sont accessibles à l’analyse expérimentale à une modification électrons délocalisés ont non seulement
et théorique. C’est dans un tel système, de la structure cristalline leurs énergies dans la bande de conduc-
une surface de germanium recouverte du matériau. tion (la bande permise la plus haute dans
d’une monocouche ordonnée d’atomes l’échelle des énergies), mais ils sont aussi
d’étain, que nous avons découvert en 2006 partagés entre un grand nombre des ato-
une transition métal-isolant, liée à l’évo- mes du matériau.
lution de la répartition des atomes d’étain La théorie des bandes a toute une his-
avec la température. toire qui s’achève en 1928 avec la contribu-

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tion majeure du physicien suisse Félix Bloch occupées. La théorie des bandes, pour-
(1905-1983). C’est lui qui a introduit l’idée tant si efficace, semblait contredite, ce qui
que les électrons d’un matériau cristallin a fasciné les physiciens et amorcé le déve-
(un métal par exemple) sont soumis à une loppement d’une nouvelle théorie.
énergie potentielle périodique, due au motif C’est le Britannique Nevill Mott (1905-
répétitif de la structure atomique d’un 1996) qui expliquera l’échec de la théorie
cristal. Bloch a montré que la périodicité des des bandes en décrivant le comporte-
orbitales atomiques crée la structure en ban- ment de ces isolants, qui porteront plus
des d’énergies permises et interdites. tard son nom. La théorie des bandes est en
De même que l’on monte un escalier effet fondée sur l’idée que les interactions
en commençant par le bas, les électrons entre électrons sont négligeables. Or ce pré-
remplissent les bandes permises à partir supposé perd sa validité pour certains
de la plus petite énergie, car chaque orbi- matériaux et dans certaines circonstances.
tale ne peut contenir que deux électrons.
Dans un métal non excité, l’énergie maxi-
male des électrons est égale au « niveau de
Bande de conduction
Fermi», un paramètre qui dépend du maté- dédoublée
riau et de la température. Les électrons Comme les électrons sont tous de même
dont l’énergie a une valeur proche du charge négative, leurs interactions sont
niveau de Fermi peuvent accéder, moyen- des forces électrostatiques de répulsion
nant un apport d’énergie (grâce à un telles que les décrit la loi de Coulomb,
champ électrique par exemple), aussi petit c’est-à-dire inversement proportionnel-
soit-il, à des niveaux inoccupés. Ces élec- les au carré de leur distance. Aussi Mott
trons se déplacent alors dans le matériau a-t-il remarqué que, dans leurs déplace-
pratiquement comme s’ils y étaient libres, ments d’un atome à l’autre, deux électrons
sans interagir avec les autres électrons : peuvent se retrouver sur la même orbi-
c’est pourquoi la théorie de Bloch porte tale et y exercer une répulsion mutuelle.
le nom de modèle des électrons quasi libres. Il supposa que dans les matériaux cen-
sés être des conducteurs selon la théorie
des bandes, mais qui ne le sont pas, cet
Quand la théorie effet doit être important.
des bandes montre Plus précisément, imaginons d’abord
ses limites que chaque atome héberge deux électrons
dans la bande de conduction. Quand leur
Le niveau de Fermi, défini ci-dessus pour énergie cinétique est faible, ces élec-
des métaux, est un paramètre que l’on peut trons sont peu mobiles et peuvent donc
aussi définir pour les isolants. Selon la théo- rester longtemps liés au même atome.
rie des bandes, la position du niveau de Toutefois, en raison de la force de répul-
Fermi détermine la nature conductrice ou sion qu’ils exercent l’un sur l’autre, ils
non du matériau. Si le niveau de Fermi se tendent à s’éloigner.
trouve au milieu d’une bande d’énergies Ce phénomène se traduit de façon col-
permises, le matériau est un métal. Quand, lective par un dédoublement de la bande
au contraire, il se trouve dans une bande de conduction en deux bandes séparées.
interdite, au-dessus de la dernière bande Ce dédoublement correspond au rempla-
permise complètement occupée, le maté- cement de chaque état d’énergie initial,
riau est un isolant : aucun électron n’ac- capable d’héberger deux électrons de spins
quiert, sous l’influence d’un champ différents, par deux états distincts d’éner-
électrique ordinaire, assez d’énergie pour gies différentes, chacun capable d’héber-
atteindre un niveau permis et ainsi se dépla- ger l’un des deux électrons. Cela peut créer
cer librement. une bande d’énergie inférieure complète-
La théorie des bandes explique le com- ment saturée en électrons, et une bande
portement des conducteurs métalliques et d’énergie supérieure inoccupée.
des isolants, mais est-elle toujours vala- En d’autres termes, le niveau de Fermi
ble ? Dès 1937, les physiciens néerlandais se retrouvant dans une bande interdite
Jan De Boer et Evert Verwey ont remar- entre la bande permise inférieure et la
qué que l’oxyde de nickel et d’autres
métaux de transition sont de mauvais 1. ISOLANT OU CONDUCTEUR ? La compré-
conducteurs de l’électricité, alors qu’ils ont hension des propriétés électroniques de certains
des bandes d’énergie a priori partiellement matériaux est un défi pour les physiciens.

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Physique [35


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Sir Nevill Mott bande supérieure, aucun électron ne peut ailleurs, l’intérêt pour les isolants de
profiter des orbitales vides voisines pour Mott s’est renouvelé depuis la découverte
 Né à Leeds en 1905, Nevill Mott, quitter son atome et permettre la conduc- en 1986 par Georg Bednorz et Alex Mül-
devenu professeur de physique tion électrique. Le matériau, qui selon la ler, du Laboratoire de recherche d’IBM à
théorique à l’Université de Bristol, théorie des bandes (quand on néglige les Zurich, d’une famille de composés qui res-
puis directeur de l’Institut Cavendish interactions des électrons) devrait être tent supraconducteurs à température rela-
à Cambridge, s’est consacré toute conducteur, est en réalité isolant. tivement élevée, parfois supérieure à celle
sa vie à appliquer la théorie quantique Puisque les métaux existent, tous les de l’ébullition de l’azote liquide. Il s’agit
aux solides, publiant son premier matériaux ne subissent pas ce processus, de céramiques, c’est-à-dire des substan-
article en 1927 et son dernier mais certains tendent plus que d’autres à ces non organiques et non métalliques,
en 1996, l’année de sa mort. passer de conducteur en isolant. Quels cristallines ou vitrifiées. Or la plupart
Son nom est associé à de nombreux sont les effets qui conduisent à la transi- des physiciens pensent que la supracon-
concepts de la physique moderne. tion métal-isolant ? ductivité à haute température et la tran-
Mott a identifié que la pression exer- sition métal-isolant sont des phénomènes
cée sur le matériau était l’un de ces effets. liés. La proximité entre les deux types de
Plus précisément, si l’on suppose un maté- matériaux s’observe par exemple sur leurs
riau métallique au sein duquel des élec- « diagrammes de phase », graphiques
trons de conduction sont quasi libres, qui indiquent les états macroscopiques du
son étirement, c’est-à-dire l’application système en fonction de certaines variables
d’une pression négative, écarte les atomes. (la température par exemple). L’étude de
Au-delà d’un certain étirement, les élec- la transition métal-isolant éclairera donc
trons ne peuvent plus passer facilement peut-être le mécanisme complexe de la
Physics Potrait Gallery/Univ. de Bristol

d’un atome à l’autre. Ils perdent leur mobi- supraconductivité à haute température.
lité et cessent d’interagir avec leurs sem-
blables ; le système ressemble alors à un
ensemble d’atomes isolés où chaque élec- La photoémission
tron est localisé autour d’un atome, situa- à haute résolution :
tion où le matériau est isolant.
Une autre façon simple de modifier
une nouvelle technique
l’interaction électronique est de dimi- Une puissante méthode – la photoémis-
nuer la température. À très basse tempé- sion à haute résolution – facilite
rature, chaque électron localisé près d’un aujourd’hui l’étude expérimentale des iso-
ion dispose de si peu d’énergie que la sim- lants de Mott. Cette technique consiste à
ple présence d’un autre électron sur un provoquer grâce à une illumination assez
atome voisin suffit à le repousser et donc intense un fort effet photoélectrique,
à le confiner sur son atome. Comme les puis à recueillir et à analyser, en énergie
pressions négatives, l’abaissement de la et en angle, le flux d’électrons produits.
température peut donc transformer cer- À ces possibilités expérimentales s’ajou-
tains matériaux en isolants. C’est préci- tent de nouvelles approches théoriques
sément ce que nous avons observé sur (théorie du « champ moyen dynamique »)
un système constitué d’étain déposé sur qu’ont développées Antoine Georges, de
un substrat de germanium. l’École polytechnique près de Paris, et
Si le principe de la transition métal- Gabriel Kotliar, de l’Université Rutgers
isolant a été éclairé par les travaux de Mott, dans le New Jersey.
2. LE SYNCHROTRON SLS, de l’Institut Paul bien des questions restent aujourd’hui C’est dans cette mouvance que s’inscrit
Scherrer, près de Zurich, en Suisse,
est l’instrument avec lequel les auteurs
ouvertes sur le magnétisme du matériau notre travail sur l’observation en surface de
ont réalisé leurs expériences ou sur les états métalliques anormaux la transition métal-isolant. Pourquoi avoir
de photoémission à haute résolution. qui se créent lors de cette transition. Par choisi d’étudier les isolants de Mott à deux
Wikimedia Commons/Habi

36] Physique © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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DE S M É TAU X QUI N’ E N S ON T PA S
a conductivité d’un matériau, les bandes de conduction et de trons (U) se révèle supérieure à la
L c’est-à-dire son aptitude à lais-
ser passer les charges électriques,
valence se rejoignent. Dans les iso-
lants,en revanche,le niveau de Fermi
largeur de la bande (W). Ainsi, les
interactions entre électrons dans

Énergie
est déterminée par la structure de se situe dans une bande interdite. ces matériaux ont pour effet de dé- U
EF
ses bandes d’énergies électroniques L’écart d’énergie correspondant doubler la bande à moitié remplie
et par la position de son niveau de empêche le passage des électrons en deux bandes séparées par un
Fermi EF. Les niveaux électroniques vers la bande de conduction. saut d’énergie U, l’une, la bande in- W
non occupés de plus basse énergie Dans certaines circonstances, férieure, complètement remplie et
ISOLANT
forment la bande de conduction (en la conductivité est altérée par la ré- l’autre, la bande supérieure, com-
bleu); les niveaux occupés de plus pulsion mutuelle des électrons.Cer- plètement vide.
haute énergie forment la bande de tains matériaux, qui devraient être Ces matériaux, qui se compor-

Énergie
valence (en orange).Dans les conduc- des métaux (car leur dernière bande teraient comme des conducteurs si EF
teurs,par exemple dans les métaux, est partiellement occupée), se com- les interactions entre les élec-
le niveau de Fermi se trouve dans portent comme des isolants parce trons ne les obligeaient pas à se
une bande permise, où il constitue que l’énergie qui y est nécessaire changer en isolants, sont ce que
le plus haut niveau d’énergie occupé: pour vaincre la répulsion entre élec- l’on nomme des isolants de Mott. CONDUCTEUR

dimensions ? Lorsque deux électrons se mensionnel d’atomes qui, répété dans tou- le nombre d’électrons de surface par
déplacent librement dans les trois directions tes les directions, reproduit tout le cristal, dopage (addition) simultané de bore et de
de l’espace, leur répulsion électrostatique une surface cristalline est caractérisée par potassium, ce qui produit une bande de
peut a priori les envoyer dans toutes les direc- une maille surfacique. On caractérise les conduction à moitié remplie.
tions, de sorte qu’ils sont difficiles à locali- reconstructions par deux nombres x et y, En 1997, Hanno Weitering, de l’Uni-
ser. Or, comme nous le verrons plus loin, les qui déterminent la partie de la surface à versité du Tennessee à Knoxville, aux États-
répéter par rapport à la maille volumique Unis, a étudié avec
orbitales atomiques nécessaires pour for- – ses –
collègues une
mer un isolant de Mott n’apparaissent que du cristal. Ces deux nombres, présentés reconstruction (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° réalisée à
dans les systèmes où la localisation des élec- sous la forme (x ⫻ y), sont éventuellement partir d’une couche mince de potassium
trons est relativement facile. Il aurait donc suivis par la donnée de l’orientation de la déposée sur du silicium dopé avec du bore.
été dommage de ne pas profiter de cet avan- reconstruction (de la maille surfacique) par Une telle surface plate a une maille surfa-
tage et de ne pas exploiter toutes les tech- rapport aux directions principales des cou- cique ne comportant qu’un seul électron
niques de la physique de surface pour ches profondes, précédée de la– lettre– R. Par disponible. L’un des résultats de la théo-
étudier précisément les isolants de Mott à exemple, la reconstruction (兹3 ⫻ 兹3) R 30° rie des bandes est que si le nombre total
seulement deux dimensions. décrit une réorganisation de la monocou- d’électrons dans la maille est impair, alors
Soulignons toutefois que les systèmes che de surface aboutissant à un motif dont la bande de conduction est à moitié rem-
physiques bidimensionnels ont souvent les–deux faces ont une longueur égale à plie, de sorte que le solide est un conduc-
des propriétés très différentes de celles des 兹 3 fois la longueur d’une face de la maille teur métallique. La détermination
systèmes tridimensionnels. Cela se mani- volumique et qui est en outre tourné de expérimentale des états électroniques
feste dans bien des situations : par exem- 30 degrés par rapport aux mailles des cou- par photoémission à haute résolution a
ple, un matériau qui est magnétique à trois ches profondes. cependant montré que le système de
dimensions ne l’est plus forcément lorsqu’il H. Weitering ne se comportait pas comme
est à l’état de couche mince.
Qu’est-ce qui change dans la prati-
Isolant de Mott un conducteur.
La photoémission à haute résolution
que lorsqu’on étudie un phénomène élec- à deux dimensions peut être inversée en envoyant des élec-
tronique en surface ? Pour que le système Pour réaliser un isolant de Mott à deux trons sur le matériau, puis en détectant
atteigne une énergie et une réactivité mini- dimensions, les surfaces semi-conductri- cette fois les photons émis, ce qui permet
males, les positions atomiques – et les ces étaient les meilleures candidates, car d’étudier les états électroniques vides du
orbitales électroniques associées – ten- leurs bandes d’énergie électronique sont système (que les électrons incidents rem-
dent à se modifier par rapport à celles qui étroites. Les électrons y sont pour cette rai- plissent en émettant des photons). En pro-
existent en volume. En surface, en rai- son assez localisés, de sorte que l’on peut cédant ainsi, H. Weitering a pu conclure
son de la disparition d’une partie des for- s’attendre à ce que la répulsion coulom- que– son système à reconstruction

ces interatomiques, les atomes de la bienne ait un effet important. Les expé- (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° est un isolant de Mott,
couche externe d’un cristal sont en effet riences portant sur des surfaces ont débuté même si son équipe n’a pu observer direc-
susceptibles de se réorganiser. Ces réar- dans les années 1990, mais jusqu’en 2006, tement la transition métal-isolant.
rangements de surface sont qualifiés de les seules surfaces identifiées comme À la même époque, Leif Johansson
« reconstructions ». isolants de Mott étaient une variété de car- de l’Université de Linköping, en Suède,
De même que le cristal est caractérisé bure de silicium (SiC) ou le silicium lui- Jean-Marc Themlin, à Marseille, et leurs
par une maille volumique, un motif tridi- même. Dans ce dernier cas, il faut modifier collègues travaillaient pour leur part sur

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Physique [37


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MÉTAL
une surface de structure pratiquement Ce changement d’état se révèle être
identique, sauf que le substrat était en le résultat d’une évolution de la struc-
carbure de silicium au lieu d’être en 25 ture cristalline de surface avec la tempé-
silicium. Là encore, on s’attendait à ce rature. Entre 150 et 50 kelvins, on a une
que la reconstruction de surface soit reconstruction de surface (3 ⫻ 3) compor-
métallique, mais elle s’est à nouveau révé- tant trois atomes d’étain par maille,
lée isolante. Une fois de plus, la transi- l’un d’eux étant plus haut que les deux

Angle d’émission (en degrés)


tion métal-isolant n’avait pu être observée autres. Toutefois, quand la température
directement, ce qui n’a rien d’étonnant. 20 diminue vers 30 kelvins, les atomes
En effet, les structures en potassium sur d’étain se redisposent tous dans le même
silicium de H. Weitering ou en carbure plan, de sorte qu’apparaît – une
– recons-
de silicium de L. Johansson et J.-M. Them- truction de surface (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° ne
lin se trouvent être des isolants de Mott comportant plus qu’un seul atome
très stables qu’il est difficile de trans- 15 d’étain (voir l’encadré page ci-contre). Nous
former en conducteurs métalliques par avons étudié cette surface par photo-
chauffage, l’augmentation de tempéra- émission au synchrotron SLS (Source de
ture modifiant trop leur surface. lumière suisse), près de Zurich (voir la
figure 2), et montré qu’elle se comporte
comme un métal.
La transition 10 Nous avons ainsi réussi à observer
observée sur une –0,4 0 0,4 l’évolution de la région du niveau de
monocouche d’étain ISOLANT
Fermi avec la température (voir la figure 3).
Au-dessus de 30 kelvins, la dernière
Ainsi, la découverte à la fin des bande n’est que partiellement occupée et
années 1990 d’isolants de Mott bidimen- contient le niveau de Fermi, ce qui est
sionnels fondait l’espoir de pouvoir obser- 25 typique d’un matériau métallique. Lors-
ver directement la façon dont se déroule que la température diminue, cette bande
la transition de phase métal-isolant (en se retrouve bien au-dessous du niveau
deux dimensions). À peu près au même de Fermi, ce qui est caractéristique d’un
moment, on a spéculé sur l’existence d’un isolant. Comme le nombre d’électrons ne
Angle d’émission (en degrés)

état fondamental isolant de Mott dans le 20 change pas avec la température, la seule
cas d’une couche mince d’étain sur ger- conclusion possible était que notre sys-
manium, mais sans en obtenir de preuve tème avait bien subi une transition métal-
expérimentale. isolant, la première jamais observée
En 2001, Fernando Flores, de l’Uni- directement en surface.
versité autonome de Madrid, a montré Pour autant, nous ne pouvions en
par le calcul la stabilité de la reconstruc- 15 conclure avoir réussi à obtenir un iso-
tion de surface (3 ⫻ 3) d’étain sur le ger- lant de Mott en surface. Trois types de
manium (existante)– ainsi –que celle d’une transition métal-isolant différents exis-
reconstruction (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° égale- tent en effet : les transitions d’Anderson,
A. Mascaraque et A. Tejeda

ment d’étain sur germanium, qui n’était de Peierls et de Mott. La transition d’An-
alors qu’hypothétique. derson est due au désordre : les défauts
10
Stimulée par ces travaux, notre col- peuvent piéger les électrons et empê-
laboration franco-espagnole a enfin pu –0,4 0 0,4 cher leur mouvement, ce qui rend isolant
observer, pour la première fois, une tran- Énergie de liaison (en électronvolts) un système initialement métallique. La
sition métal-isolant sur une monocouche transition de notre système n’était pas une
d’étain déposée sur du germanium, 3. LA PHOTOÉMISSION à haute résolution livre transition d’Anderson, car les images par
ici la structure de bande du système étain sur ger-
constituée d’un atome d’étain pour trois microscopie à effet tunnel montraient que
manium des auteurs et la façon dont elle change
de germanium. En 2006, dans l’équipe avec la température. Les énergies et les angles les défauts ne jouent aucun rôle actif.
de Daniel Malterre, à l’Université de des électrons libérés sont en effet caractéristi- Dans la transition de Peierls, le réseau
Nancy, nous avons fait varier sous un ques de leurs états initiaux, ce qui permet de visua- cristallin se déforme et subit une distor-
vide poussé la température de ce système liser les énergies des électrons superficiels en sion géométrique de sa périodicité, qui
entre celle de l’ébullition de l’hélium fonction de leur quantité de mouvement, laquelle diminue l’énergie du système. On sait par
liquide (4 kelvins, ou –269 °C) et la tem- détermine leur angle d’émission. Ainsi, vers 140kel- ailleurs que cette distorsion résulte de
vins (en haut), on note une bande d’énergie (zone
pérature ambiante. Par microscopie à l’immobilisation d’une onde de densité
brillante) qui englobe le niveau de Fermi (ligne
effet tunnel, nous avons suivi les recons- verte): le matériau se comporte comme un métal. de charge électronique et, dans une telle
tructions de surface en fonction de la tem- Vers 12 kelvins (en bas), la bande qui recouvrait situation, la taille de la maille surfaci-
pérature alors que se déroulait la le niveau de Fermi a disparu : le matériau se que est plus grande à basse température
transition métal-isolant (voir la figure 4). comporte comme un isolant. qu’à haute température. Or c’est l’inverse

38] Physique © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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U N E TR A NSITION DE PH A S E LI É E À L A STRUCT U R E DU M AT É RI AU
a structure cristalline d’un maté- maille du réseau atomique de cette
L riau a une grande influence sur
ses propriétés électroniques, car
reconstruction comprend donc trois
atomes d’étain, dont deux sont à
MÉTAL ISOLANT

une modification de la géométrie la même hauteur et le troisième est


du réseau peut affecter directement surélevé (ci-contre à gauche).
la structure des bandes. Ce cou- Quand la température diminue,
plage entre la structure cristalline le réseau cristallin se réorganise
et la structure de bande s’observe toutefois–et adopte
– la reconstruc-
par exemple dans le cas du système tion (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30°, qui en
constitué d’une monocouche fait un isolant (ci-contre à droite).
d’étain (en rouge ou en bleu) dépo- La maille de cette reconstruction ne
Baisse de la température
sée sur un substrat de germanium comprend qu’un seul atome d’étain,
(en vert) lorsque la température et tous les atomes d’étain sont
diminue. désormais disposés sur le même Étain
On constate en effet que l’ar- plan. Dans cette géométrie, les in-
A. Mascaraque et A. Tejeda

rangement, ou « reconstruction », teractions entre électrons devien-


noté (3 ⫻ 3) caractérise le sys- nent trop fortes pour pouvoir être
tème pour les hautes températu- vaincues avec l’énergie cinétique Germanium – –
res et en fait un conducteur. La des électrons, qui ne circulent plus. (3 ⫻ 3) (兹 3 ⫻兹 3) R 30°

dans notre système : la reconstruction de sorte que la théorie des bandes en fait LES AUTEURS
(3 ⫻ 3) de la phase à haute température aussi un système métallique. La photo-
est –plus –grande que la reconstruction émission à haute résolution et la spectros-
(兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° adoptée par le système copie locale par microscope à effet tunnel
à basse température. La transition que montrent au contraire que ce système pré-
nous avons observée n’étant ni celle d’An- sente une transition de Mott et devient iso-
derson ni celle de Peierls, il s’agit bien lant au-dessous de 150 kelvins. Arantzazu MASCARAQUE
d’une transition de Mott. est professeur de physique
à l’Université Complutense
Notre découverte, c’est-à-dire la cer- de Madrid,en Espagne.
titude de l’existence d’une transition de Le mécanisme exact Antonio TEJEDA est physicien
Mott en surface, a été suivie de nombreux de la transition à l’Institut Jean Lamour
du CNRS, à Nancy.
travaux sur ce thème. Ainsi, Gianni Pro-
feta et ses collègues et Erio Tosatti, de
reste à élucider
l’École internationale de Trieste (SISSA), Tous ces exemples d’isolants de Mott
en Italie, ont confirmé par des calculs suggèrent qu’un mécanisme général de
l’existence d’un état fondamental isolant transition de Mott en surface existe, et qu’il  BIBLIOGRAPHIE
de Mott pour des systèmes étain sur est susceptible de se déclencher aussi sur
L. Chaput et al., Giant
germanium ou étain sur silicium, qui d’autres surfaces obtenues par dépôt d’une alkali-metal-induced lattice
seraient en plus antiferromagnétiques. couche métallique sur un substrat semi- relaxation as the driving force
Cela signifie que dans ces systèmes, les conducteur. À ce propos, des études de 2008 of the insulating phase
of alkali-metal/Si(111):B, Phys.
spins des atomes voisins tendent à s’ali- et 2009 de Harumo Morikawa, à Séoul, Rev. Lett., vol. 107, 187603, 2011.
gner, mais avec des orientations oppo- de Stefano Colonna, à Rome, et de leurs
sées, au contraire de ce qui est le cas dans collègues confirment la présence d’états R. Cortès et al., Observation
les milieux ferromagnétiques. Ces cher- peu conducteurs dans les systèmes étain of a Mott insulating ground state
for Sn/Ge(111) at low
cheurs proposent que l’augmentation du sur germanium à basse température. Cela temperature, Phys. Rev. Lett.,
désordre dans le système (mesuré par renforce l’impression que les systèmes à vol. 96, 126103, 2006.
l’entropie) est le moteur de la transition base d’étain sur germanium et étain sur
G. Profeta et E. Tosatti, Triangular
métal-isolant. silicium constituent une sorte de prototype Mott-Hubbard insulator phases
En 2007, Silvio Modesti et ses collè- de matériau à transition de Mott. of Sn/Si(111) and Sn/Ge(111)
gues, du Laboratoire national pour les tech- Vers où tout cela mène-t-il ? Si nous surfaces, Phys. Rev. Lett.,
nologies avancées et les nanosciences à disposons grâce à ces avancées d’une classe vol. 98, 086401, 2007.
Trieste, en Italie, ont observé l’état iso- de systèmes d’étude de la transition de S. Modesti et al., Insulating ground
lant de Mott pour le système étain sur sili- Mott, il reste à élucider son mécanisme state of Sn/Si(111)-(3 x 3) R30°,
cium. La structure se révèle semblable à exact. Nous élaborons actuellement un Phys. Rev. Lett., vol. 98, 126401,
2007.
celle du système étain sur germanium, modèle de la dynamique de la transition,

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Physique [39


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LES RECONSTRUCTIONS VUES AU MICROSCOPE À EFFET TUNNEL


e microscope à effet tunnel une boucle de rétroaction, qui Ainsi, si l’on considère que les
L révèle la topographie d’une sur-
face à l’échelle atomique. Sa pointe
permet de maintenir constant le
courant tunnel, de même que la dis-
positions atomiques et celles des
orbitales sont liées, un microscope
effilée se déplace très près de la tance entre la pointe et la surface. à effet tunnel permet de « voir »
surface sans entrer en contact avec L’enregistrement des mouve- les atomes d’une surface.
elle. Des actionneurs piézo- ments de la pointe au cours du
électriques rendent ce mouvement balayage de la surface produit alors
précis à l’échelle atomique (l’angs- des profils de densité électronique,
tröm, soit 10–10 mètre). Dans ces qui permettent de construire une
conditions, on applique une minus- image des orbitales de surface,sorte
cule différence de potentiel élec- de photographie des structures élec-
trique entre la pointe et la surface, troniques de la surface. Le micros-
ce qui produit un courant par effet cope révèle ainsi la reconstruction
tunnel. En d’autres termes, quel- notée (3 ⫻ 3) du système étain sur
ques électrons issus de la surface germanium, où les atomes d’étain
Ci-dessus, la tête
franchissent la barrière d’énergie ont deux altitudes différentes (en
d’un microscope à effet tunnel

A. Mascaraque et A. Tejeda
qui les sépare de la pointe et la haut– à droite),
– et la reconstruction au-dessus de la chambre à vide,
rejoignent. Ce courant est utilisé, (兹 3 ⫻ 兹 3) R 30° où les mêmes où l’on place l’échantillon.
par l’ordinateur qui contrôle le atomes se trouvent dans un même À droite, les reconstructions
microscope, comme signal dans plan (en bas à droite). du système étain/germanium.

capable d’expliquer tous les résultats compatible avec les dispositifs électroni-
expérimentaux évoqués. Ce modèle sera ques actuels. De nombreuses applications
un point de départ pour étudier la sta- deviendraient alors envisageables.
bilité en fonction de la température des De ce point de vue, les isolants de Mott
phases métalliques au voisinage des ont déjà trouvé des applications potentiel-
conditions qui permettent l’apparition les là où les semi-conducteurs n’en ont pas.
d’isolants de Mott. Il permettra ainsi de Dans un brevet, Shinichiro Iwai, de l’Uni-
mieux comprendre les phénomènes phy- versité de Tohoku, et ses collègues pro-
A. Mascaraque et A. Tejeda

siques complexes qui font que nos maté- posent par exemple d’utiliser des isolants
riaux s’éloignent des comportements de Mott dans un convertisseur de signaux
simples prévus par le modèle des élec- photoélectriques à cadence très élevée (de
trons quasi libres. l’ordre du térahertz), là où les dispositifs
Nous espérons que nous pourrons à base de silicium ou de germanium ne
4. LE MICROSCOPE À EFFET TUNNEL
de l’Institut Jean Lamour, à l’Université alors examiner de près les différences éven- sont plus fonctionnels.
de Nancy. C’est l’un des rares dans le monde tuelles entre transitions de Mott en sur- De leur côté, Dennis Newns, des Labo-
à autoriser l’étude de la structure face et en volume comme dans les isolants ratoires IBM, et ses collègues ont réalisé
à la fois cristallographique et électronique de Mott classiques. Cette quête est d’au- des transistors à effet de champ à l’aide
d’une surface sans qu’il soit besoin tant plus passionnante que les isolants d’isolants de Mott de taille nanométri-
d’exposer cette dernière à la pression de Mott ont des caractéristiques proches que, échelle à laquelle les techniques
atmosphérique. Il opère dans une gamme
de celles des supraconducteurs à haute actuelles fondées sur substrat de silicium
de températures allant de la température
ambiante à celle de l’hélium liquide température… ne fonctionnent plus bien. On sait que le
(quatre kelvins) et comprend trois cloches principe opérationnel d’un transistor
à vide ultrapoussé interconnectées
mais indépendantes, entre lesquelles
Des transistors consiste à changer un canal conducteur
en un canal isolant en fonction d’un cer-
un dispositif permet de déplacer à isolants de Mott ? tain potentiel électrique. Dans un transis-
l’échantillon étudié. Plus concret, un autre débouché de tous tor à transition de Mott, ce potentiel sert
ces travaux pourrait être d’intéressan- à créer des porteurs de charges dans le
tes réalisations en nano-ingénierie des canal, qui suffisent pour doper l’isolant
surfaces. Si, comme le prédisent certains de Mott et le transformer en conducteur.
modèles théoriques, un supraconducteur Puisque les transistors sont à la base de
bidimensionnel pouvait être réalisé par tous nos dispositifs électroniques actuels,
dopage d’étain sur du germanium, il aurons-nous un jour des transistors à tran-
reposerait alors sur le semi-conducteur sition de Mott dans nos radios, nos voi-
germanium, c’est-à-dire sur un substrat tures et nos portables ? I

40] Physique © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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Listeria monocytogenes, Listeria, listériose, lystériolysine, système immunitaire, lymphocytes, phagosome, macrophage, lysosome, endocytose, comète, actine, ActA, Arp2/3, myosine, cytosquelette,

Biologie cellulaire

Alice Lebreton, Hélène Bierne et Pascale Cossart

Listeria, la « bactérie des frigos », responsable


de la listériose, infecte les cellules en détournant
leurs fonctions et en déjouant le système immunitaire.

F romages au lait cru, saumon fumé,


charcuterie sont quelques-uns des
produits que la femme enceinte doit
éviter de consommer. Et pour cause : s’ils
se révèlent contaminés par la bactérie
L’ E S S E N T I E L
 Capable de vivre
dans le sol, l’eau
L’ingestion en petites quantités de cette
bactérie passe le plus souvent inaperçue ;
en grandes quantités, elle déclenche par-
fois des gastro-entérites. Toutefois, Lis-
teria est un pathogène opportuniste,
et à la surface des plantes,
Listeria monocytogenes, celle-ci peut déclen- capable de traverser la barrière intesti-
la bactérie Listeria
cher une maladie aux conséquences gra- contamine facilement nale ; elle est dangereuse pour des per-
ves pour le fœtus, la listériose. Après certains aliments. sonnes dont les défenses immunitaires
plusieurs épidémies en Amérique du Nord sont affaiblies par l’âge, la maladie ou cer-
et en Europe, Listeria est devenue l’un  Chez les personnes tains traitements.
des contaminants bactériens les plus sur- affaiblies et les femmes Chez ces patients plus sensibles, la bac-
veillés des filières agroalimentaires. Cette enceintes, elle peut térie se propage et prolifère dans l’orga-
bactérie se développe dans l’environne- entraîner des infections nisme, causant des septicémies (infections
ment, aussi bien dans le sol et l’eau qu’à graves. généralisées), des méningites et des encé-
la surface des plantes, et contamine faci-  Elle doit sa virulence phalites (infections du cerveau) dont l’is-
lement les viandes, poissons, charcuteries à une panoplie d’outils sue est fatale dans 30 pour cent des cas,
et produits laitiers non pasteurisés. Liste- qu’elle déploie, ou laisse des séquelles. Lorsque Listeria
ria est souvent dénommée «la bactérie des tel un «couteau suisse infecte une femme enceinte, les symptô-
frigos », car elle est capable de résister et cellulaire», en fonction des mes sont en général proches de ceux d’une
de se développer à basse température, ainsi situations rencontrées. grippe pour la mère ; cependant, la bac-
que dans des milieux salins (saumures) ou  Camouflage, piratage, térie peut traverser la barrière placen-
H. Bierne - Institut Pasteur

acides (aliments fermentés). détournement de protéines taire et s’attaquer au fœtus, conduisant à


Si Listeria monocytogenes peut conta- sont les stratégies que la perte de l’enfant, ou à une infection grave
miner de nombreux aliments non stéri- ce microbe met en œuvre. chez le nouveau-né. Les recherches ne se
lisés, les infections graves restent rares. concentrent pas sur la mise au point d’un

42] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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1. UNE BACTÉRIE LISTERIA


(en rouge, un micromètre
de longueur) se propulse
dans une cellule à l’aide
d’une comète (en vert)
constituée d’actine et d’autres
protéines empruntées
à la cellule infectée.

vaccin contre la listériose, car quelques non seulement comprendre les bases de Lorsqu’elles entrent en contact avec
précautions suffisent à protéger les sujets la pathologie et les contrer, mais aussi amé- la E-cadhérine et c-Met, les internalines
à risques : nettoyer souvent le réfrigéra- liorer nos connaissances fondamentales InlAet InlB activent et détournent les fonc-
teur, laver les fruits et légumes consom- sur le fonctionnement des cellules de mam- tions cellulaires normales de ces protéi-
més crus, éviter les fromages au lait cru, mifère. Nous décrivons ici l’étonnant arse- nes. Leur liaison déclenche dans la cellule
salaisons et produits fumés. nal mis en œuvre par Listeria monocytogenes des voies de signalisation en cascade qui
La faculté qu’a ce microbe de traver- de son entrée dans la cellule à son passage aboutissent au recrutement, à proximité
ser différentes barrières de l’organisme, dans une cellule voisine. de la zone de contact entre la bactérie et
comme la paroi du tube digestif, le pla- la cellule, de protéines du cytosquelette
centa ou les enveloppes protectrices du
cerveau, est liée à son aptitude à pénétrer
Deux clefs pour entrer – un réseau de filaments qui participent
au maintien de l’architecture des cellu-
dans les cellules de l’organisme qu’elle dans la cellule les (voir l’encadré page 46). L’agencement
infecte, y survivre et s’y multiplier. Tou- L’entrée de la bactérie dans les cellules de ces protéines crée des forces qui défor-
tes les bactéries pathogènes n’en sont met en jeu des interactions spécifiques de ment la membrane cellulaire à proximité
pas capables. Certaines ne traversent deux protéines de la surface bactérienne, de la bactérie : des forces de propulsion
même pas les muqueuses. La plupart, les internalines InlA et InlB, et leurs récep- projettent des extensions de membrane
enfin, ne pénètrent pas dans les cellules. teurs respectifs à la surface des cellules hôtes: autour de la bactérie, tandis que des for-
Les propriétés de Listeria sont dues à la E-cadhérine et c-Met (voir l’encadré page44). ces de traction entraînent la bactérie
une vaste panoplie d’outils moléculaires, En l’absence d’infection, ces deux protéines vers l’intérieur de la cellule.
acquis au cours de l’évolution, qui lui per- humaines ont des fonctions bien précises. Parmi les différentes protéines du
mettent de détourner à son avantage de La E-cadhérine crée des jonctions entre cytosquelette impliquées dans l’entrée,
nombreuses fonctions cellulaires. Nos cellules recouvrant les muqueuses. La l’actine s’organise en polymères qui s’al-
recherches s’attachent à élucider les stra- protéine c-Met est le récepteur naturel d’un longent à une extrémité ou se raccourcis-
tégies déployées par Listeria pour prendre facteur de croissance, HGF, qui stimule la sent à l’autre. Des moteurs moléculaires,
d’assaut la cellule. Nous espérons ainsi multiplication des cellules et leur mobilité. les myosines, font glisser les câbles, ce qui

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Biologie cellulaire [43


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LES AUTEURS engendre des forces de traction ou de pro- laires, ce qui modifie localement l’acidité
pulsion entre deux points d’ancrage du et la salinité. Quant aux phospholipases,
réseau. Le cytosquelette étant relié à la ce sont des enzymes qui dégradent les
membrane, celle-ci s’invagine peu à peu constituants de la membrane. Sous l’action
sous l’effet de ces forces, entraînant avec conjointe de ces protéines, la vacuole est
elle la bactérie vers l’intérieur de la cellule. dégradée et la bactérie s’échappe vers le
Listeria se retrouve englobée dans des cytoplasme – l’intérieur de la cellule.
extensions membranaires qui se referment, La capacité de Listeria à sortir de la
donnant naissance à une vacuole au cœur vacuole est un atout crucial qui lui évite
de la cellule. d’être éliminée par les défenses de l’hôte.
Alice LEBRETON est chargée Cela est particulièrement critique dans
de recherche de l’Institut
national de la recherche Des pores pour les macrophages, des cellules immunitai-
res qui reconnaissent les agents étran-
agronomique (INRA).
Hélène BIERNE est directrice
déstabiliser la cellule gers, les capturent et les ingèrent au sein
de recherche du même Institut. Contrairement à la plupart des autres d’une vacuole nommée phagosome : c’est
Elles travaillent au sein bactéries pénétrant dans les cellules, Lis- la phagocytose. Le phagosome formé
de l’Unité des interactions teria monocytogenes ne reste pas dans cette fusionne avec des compartiments cellulai-
bactéries-cellules, à l’Institut
Pasteur (Paris), dirigée vacuole. Elle sécrète plusieurs protéines res acides – les lysosomes –, lesquels
par Pascale COSSART. qui déstabilisent la structure des membra- contiennent des enzymes qui dégradent le
nes: la listériolysine et les phospholipases. contenu vacuolaire. Listeria échappe à cette
La listériolysine perfore la membrane de dégradation en bloquant la fusion entre
la vacuole : plusieurs molécules s’insè- phagosome et lysosome et en rompant la
rent dans la membrane et s’associent en membrane de la vacuole.
anneaux, formant des pores par lesquels La listériolysine, considérée comme
circulent de nombreux constituants cellu- le facteur de virulence majeur de Listeria,

LE C YCLE C E LLU L A IR E DE LIS T E RI A

Facteur
de croissance HGF
InlA InlB
 E-cadhérine

Vacuole Listeria c-Met

Phospholipases Vacuole à deux


membranes

Noyau
 ActA


Listériolysine

Sauf mention contraire, les illustrations sont de Christelle Forzale

CELLULE Comète

Actine

Listeria pénètre dans la cellule grâce à l’inter- la membrane de la vacuole grâce aux enzymes phos- de l’actine à une extrémité (5). Les filaments d’ac-
action des internalines InlA et InlB, à sa surface, et pholipases et aux pores membranaires créés par la tine forment une comète qui propulse la bactérie
de leurs récepteurs respectifs sur la membrane cel- listériolysine (3). Dans le cytoplasme, Listeria se mul- vers les cellules voisines, où un nouveau cycle
lulaire, E-cadhérine et c-Met (1). La bactérie est en- tiplie en utilisant les ressources énergétiques de la commence (6) dans des vacuoles à deux membra-
suite ingérée par invagination de la membrane, qui cellule (4). La protéine ActA permet à la bactérie nes (7). Les clichés de microscopie électronique ci-
se referme et forme une vacuole (2). Listeria dégrade de se déplacer, car elle stimule la polymérisation contre illustrent ces différentes étapes.

44] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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joue un rôle clef dans ce processus. En programmes d’expression des gènes de la


formant des pores dans les membranes, cellule hôte (nous y reviendrons).
elle permet l’entrée d’ions calcium, lesquels Enfin, certains effets de la listérioly-
inhibent une protéine de la membrane des sine sont indépendants des flux d’ions.
lysosomes (LAMP1), retardant ainsi la fusion Dans des cellules non infectées, une petite
avec le phagosome. Dans l’intervalle, la protéine, nommée SUMO, est greffée sur
bactérie s’échappe vers le cytoplasme. de nombreuses protéines de la cellule ;
Ce ne sont pas les seuls rôles de la lis- cette modification – ou sumoylation – per-
tériolysine. Synthétisée par Listeria avant turbe la localisation de certaines protéi-
même son entrée dans la cellule, cette nes, leur capacité à interagir avec leurs
toxine plurifonctionnelle a de nombreux partenaires, ou leur stabilité. Lors de
autres effets sur la physiologie cellulaire. l’infection, la listériolysine déclenche la
Par exemple, les pores qu’elle ouvre dans dégradation de l’enzyme responsable de
la membrane de la cellule permettent l’en- la sumoylation des protéines cellulaires,
trée d’ions calcium vers le cytoplasme, et entraînant une « désumoylation » géné- Glossaire
la sortie d’ions potassium. L’augmenta- rale des protéines de l’hôte, susceptible
tion de la concentration de calcium dans d’altérer leur fonction.  CYTOPLASME : ensemble
la cellule a des conséquences diverses. Par Revenons au cycle de Listeria dans la du contenu d’une cellule,
exemple, elle facilite l’entrée des bactéries cellule. Une fois dans le cytoplasme, libé- à l’exception du noyau.
dans la cellule. En perturbant la forme et rée de la vacuole membranaire, la bactérie
la fonction des mitochondries, elle conduit est exposée à des conditions environnemen-  NOYAU : organite central
aussi à une interruption, brutale mais tran- tales très différentes de celles rencontrées de la cellule, contenant
sitoire, de la production d’énergie cellu- à l’extérieur. Elle s’y adapte en changeant les chromosomes porteurs
laire. Simultanément, la diminution de la le programme d’expression de ses gènes. de l’information génétique
concentration en potassium modifie les Elle se met à produire (ou surproduire) la sous forme d’ADN.

 TOXINE : substance
biologique dotée d’un pouvoir
pathogène.

   FACTEURS DE VIRULENCE :
molécules produites
par un pathogène, qui lui donnent
un avantage à l’une des étapes
du cycle infectieux. La production
de ces facteurs est régulée
en fonction des conditions
0,5 μm 0,5 μm environnementales, et s’ajuste ainsi
aux besoins de la bactérie.

  LYMPHOCYTES T CYTOTOXIQUES :
cellules immunitaires
qui reconnaissent et détruisent
spécifiquement les cellules infectées
par un pathogène. Ils gardent
en mémoire les caractéristiques
du pathogène rencontré, permettant
0,5 μm 0,5 μm une réponse plus rapide et efficace
en cas de nouvelle infection.

 
C. Kocks - Institut Pasteur

0,5 μm 0,5 μm

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Biologie cellulaire [45


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COM M E N T LIS T E RI A U TILIS E LE C Y TOS QU E LE T T E


a bactérie Listeria détourne des stabilité et l’organisation spatiale d’actine constitue une comète, qui Enfin, la clathrine favorise l’en-
L éléments du squelette interne de
la cellule, nommé cytosquelette, à
des filaments sont régulées par un
ensemble de protéines associées à
propulse la bactérie en s’allongeant
d’un côté et en se désorganisant de
trée de la bactérie dans la cel-
lule. Cette protéine, qui s’assem-
deux étapes de son cycle intracellu- l’actine. Par exemple, le complexe l’autre, sous l’action de la cofiline. ble en une structure grillagée
laire: pour entrer dans la cellule et protéique Arp2/3 déclenche la po- La force de propulsion créée par formant une cage sphérique, ta-
pour s’y déplacer. Le cytosquelette lymérisation de l’actine et permet la polymérisation de l’actine est sou- pisse les vésicules produites par
est un réseau de filaments protéi- l’assemblage des filaments en ré- vent couplée à une force de traction endocytose. Ce processus permet
ques qui confèrent à la cellule sa seau. À l’inverse, la cofiline stimule engendrée par des protéines mo- à la cellule d’ingérer des molécu-
forme et sa capacité à se mouvoir la dépolymérisation de ces filaments. trices, les myosines. Ces protéines les extracellulaires ou de recycler
et à se diviser.Ces filaments s’assem- Listeria utilise la force de pro- convertissent l’énergie chimique pro- ses constituants membranaires :
blent et se séparent de façon dyna- pulsion produite par la polymérisa- duite par la cellule en force méca- la membrane cellulaire s’incurve
mique,gouvernant les déformations tion/dépolymérisation de l’actine nique grâce à des changements de en formant de petites vésicules
de la membrane de la cellule et les aussi bien pour entrer dans une conformation. Listeria utilise cette dans le cytoplasme.
mouvements intracellulaires. Le cellule que pour s’y déplacer. En force pour entrer dans une cellule : En raison du diamètre réduit
cytosquelette est ainsi une sorte activant les récepteurs E-cadhé- lors de l’activation des récepteurs des cages de clathrine, on a long-
d’échafaudage, qui crée une rigi- rine et c-Met à la surface des cellu- E-cadhérine et c-Met, des myosines temps pensé que la protéine n’était
dité tout en participant au trans- les, elle déclenche le recrutement sont recrutées au site d’entrée de impliquée que dans l’endocytose
port de divers constituants, tels des séquentiel du complexe Arp2/3 et la bactérie et contribuent à la défor- de vésicules de petite taille ; cepen-
enzymes, des vésicules ou des chro- de la cofiline, ainsi que d’autres ré- mation de la membrane cellulaire, dant, l’étude du mécanisme d’en-
mosomes, et à leur positionnement gulateurs de l’actine, ce qui pousse la tirant le long de la bactérie comme trée de Listeria et de certains virus
dans le cytoplasme. Voici le rôle de la membrane cellulaire au site d’en- une couverture en prenant appui sur dans les cellules a montré que la
quelques composants du cytosque- trée de la bactérie. les filaments d’actine. clathrine participe aussi à l’inges-
lette – l’actine, la myosine, les sep- Une fois libérée dans le cyto- D’autres protéines,les septines, tion d’objets de dimensions plus im-
tines et la clathrine –,et la façon dont plasme, Listeria utilise la protéine s’organisent également en filaments portantes, telles les bactéries. Sous
Listeria les utilise. ActA pour recruter le complexe entourant la bactérie lors de son en- la membrane de la vacuole se for-
L’actine est une petite protéine Arp2/3 et déclencher la polyméri- trée dans la cellule. Ces filaments mant autour de Listeria, la clathrine
globulaire qui forme des filaments sation de l’actine à l’une de ses forment des anneaux, dont le rôle semble s’agencer en plusieurs cages
par polymérisation. L’élongation, la extrémités.Ce faisceau de filaments reste incompris. connectées au cytosquelette.
Propulsion de la bactérie.
La protéine ActA déclenche la polymérisation
d’un réseau d’actine à une extrémité
de la bactérie, formant une comète. Actine
Listeria
ActA
Actine

E-cadhérine Cofiline
Arp2/3
Myosine

Clathrine Filament
d’actine
C. Kocks - Institut Pasteur

InlB

5 μm
Septine Dans une cellule infectée,
des bactéries Listeria (en rouge) sont
CELLULE propulsées par des comètes d’actine
InlA en cours de polymérisation (en vert).
Elles se déplacent à une vitesse
de 0,01 à 0,1 micromètre par seconde.
Entrée de la bactérie dans la cellule. c-Met
La bactérie recrute des protéines Membrane
du cytosquelette qui déforment cellulaire
la membrane (présentées ici sur
deux schémas pour plus de clarté).

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plupart de ses facteurs de virulence (la lis- Les autres obstacles rencontrés par la  BIBLIOGRAPHIE
tériolysine, les phospholipases, mais aussi bactérie sont intracellulaires. L’organisme
d’autres protéines telles ActA et InlC, a développé divers moyens pour recon- P. Cossart, Illuminating
the landscape of host-pathogen
nous y reviendrons) ainsi que des molé- naître et lutter contre les pathogènes – tant interactions with the bacterium
cules renforçant sa paroi, et modifie ses bactériens que viraux ou protozoaires – Listeria monocytogenes,
mécanismes d’import de nutriments. Ces qui infectent les cellules. Listeria utilise PNAS, vol. 108, n° 49,
plusieurs stratégies pour limiter la mise pp. 19484-19491, 2011.
changements lui permettent de modifier
son métabolisme en fonction des nouvel- en place de ces défenses. En premier lieu, F. Stavru et al., Cell biology and
les sources d’énergie à sa disposition dans elle se protège des systèmes de surveil- immunology of Listeria monocy-
le cytoplasme. En outre, avec ce nouvel arse- lance de l’hôte (voir les figures 2 et 3). togenes infections : novel
insights, Immunol. Rev., vol. 240,
nal, elle détourne des protéines du cyto- Certains constituants bactériens sont pp. 160-184, 2011.
plasme à son avantage, tout en luttant contre perçus comme des signaux de danger
les mécanismes de défense de son hôte. par des récepteurs de l’hôte, et déclenchent R. Singh et A. Wallecha,
Cancer immunotherapy using
Voyons comment. une réponse immunitaire non spécifi- recombinant Listeria
que. Par exemple, les bactéries sont entou- monocytogenes : transition
Une comète d’actine rées d’une paroi rigide composée d’un
polymère, le peptidoglycane; une enzyme
from bench to clinic, Hum. Vaccin.,
vol. 7, n° 5, pp. 497-505, 2011.
pour avancer de la vacuole, le lysozyme, attaque cette
Le premier obstacle qu’elle contourne est paroi, libérant des fragments qui sont
la reconnaissance par les anticorps qui cir- reconnus par les molécules sentinelles de
culent dans le milieu extracellulaire : ces l’immunité innée (non spécifique). Cepen-
anticorps déclenchent une réaction immu- dant, deux enzymes de Listeria, PgdA et
nitaire qui neutralise l’agent pathogène OatA, modifient la composition chimique
détecté. Listeria les évite en entrant dans du peptidoglycane ; ces modifications
les cellules et en colonisant les tissus. empêchent la reconnaissance de la paroi
Pour se déplacer à l’intérieur des cel- par le lysozyme, et donc sa dégradation,
lules, Listeria utilise une nouvelle fois les ce qui augmente la résistance de la bacté-
constituants du cytosquelette, grâce à une rie et lui évite d’être reconnue par le sys-
protéine de sa surface : ActA. En imitant tème immunitaire.
des protéines de la cellule, ActA recrute à Dans le cytoplasme des cellules infec-
une extrémité de la bactérie l’équipement tées, Listeria est confrontée à une deuxième
moléculaire nécessaire à la polymérisa- barrière de surveillance : l’autophagie.
tion de l’actine (voir l’encadré page ci-contre). Quand la cellule détecte un corps étranger
En particulier, ActA stimule la fonction dans son cytoplasme, elle l’entoure d’une
d’Arp2/3, un complexe cellulaire capable vacuole – un autophagosome. Tout comme
de démarrer la genèse de nouveaux fila- celui des phagosomes des macrophages,
ments en constituant une extrémité à par- le contenu de cet autophagosome est
tir de laquelle ils s’allongent et en créant dégradé par fusion avec des lysosomes. Lis-
des fourches dans les filaments en crois- teria, cependant, échappe souvent à l’auto-
sance. En s’allongeant, les filaments d’ac- phagie. ActA et une autre protéine, InlK,
tine forment une sorte de comète qui la camouflent en recrutant, l’une la machi-
propulse la bactérie à travers le cytoplasme: nerie de polymérisation de l’actine, l’autre
les filaments créent une pression sur toute de grosses particules nommées Vault (dont
la paroi recouverte, qui propulse la bacté- on ne connaît pas le rôle dans la cellule).
rie. Comme la comète d’actine prend appui Ainsi dissimulée sous un manteau de consti-
sur les éléments cellulaires qu’elle ren- tuants cellulaires, la bactérie devient inac-
contre, la bactérie avance. cessible aux acteurs de l’autophagie.
Lorsque la bactérie rencontre la mem- Ces différents mécanismes de dissimu-
brane de la cellule, la poussée exercée lation de la bactérie étant imparfaits, les
par la comète d’actine est suffisante pour réponses immunitaires de l’organisme se
que la membrane se déforme vers l’exté- mettent quand même en place. La détec-
rieur, ou vers la cellule voisine. Entourée tion d’un pathogène par les cellules infec-
alors de deux membranes, la bactérie pénè- tées déclenche, entre autres, la production
tre dans une nouvelle cellule et le cycle et la libération de molécules, les cytokines,
recommence. En passant ainsi de cellule qui agissent comme des signaux d’alarme.
en cellule, sans rupture de la cellule infec- Ces cytokines renforcent les défenses des
tée, Listeria reste à l’abri des défenses cellules avoisinantes et attirent des cellu-
immunitaires de l’hôte qui circulent dans les immunitaires non spécifiques jouant
le milieu extracellulaire. diverses fonctions : détruire les cellules

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2. LES DÉFENSES mises en œuvre


par l’organisme contre les bactéries invasives
sont de plusieurs types. Hors des cellules, CELLULE
des anticorps détectent la bactérie Vacuole
et entraînent sa destruction par le système
immunitaire (1). Dans les cellules,
les lysosomes fusionnent avec les vacuoles
contenant la bactérie et libèrent
des enzymes qui la dégradent,
Lysozyme
dont le lysozyme (2). L’autophagosome détruit 
les bactéries qui se sont échappées
de la vacuole (3). Les fragments de bactérie
sont reconnus par des molécules sentinelles,  Autophagosome
Lysosome NF-κB
qui envoient la protéine NF-κB dans le noyau,
où elle déclenche diverses réponses Noyau
immunitaires, dont la synthèse ADN
de cytokines (4). Entre autres effets,
ces molécules alertent des lymphocytes T
cytotoxiques qui dégradent NF-κB
la cellule infectée (5) Lysozyme
(les échelles n’ont pas été respectées).

Cytokines

infectées, éliminer les débris cellulaires et Bactérie


bactériens, et stimuler la réponse immuni-
taire acquise (spécifique, par opposition à Anticorps
la réponse immunitaire innée). Cette der-  
nière, principalement représentée par les
lymphocytes T cytotoxiques, détruit spé-
Lymphocyte T
cifiquement les cellules infectées par Lis- cytotoxique
teria. La bactérie s’en protège néanmoins
grâce à la listériolysine, qui déclenche
l’apoptose, c’est-à-dire le programme d’au-
todestruction, de ces lymphocytes.
res. Deux facteurs de virulence de Listeria tine s’ouvre ou se ferme localement, ce qui
Détourner l’expression renforcent cette voie : InlB, en se liant au
récepteur c-Met, déclenche de nombreu-
affecte la quantité d’ARN messager produite
par certains gènes, et change le programme
des gènes ses reprogrammations en cascade, notam- de fonctionnement de la cellule. La listério-
Dans sa lutte contre les réponses immu- ment l’activation de NF-κB ; la listériolysine lysine diminue ainsi l’expression de plu-
nitaires de l’hôte, Listeria bénéficie d’un active aussi NF-κB (voir la figure 3). sieurs gènes impliqués dans la réponse
troisième niveau d’action: elle sécrète dans Cependant, Listeria met en œuvre d’au- immunitaire de la cellule à l’infection.
la cellule plusieurs molécules qui « pira- tres mécanismes qui contrebalancent l’ac- Une autre stratégie de détournement
tent » le programme génétique de la cel- tivation des défenses immunitaires. Une de l’expression des gènes de l’hôte a été
lule, contrôlant ainsi la production de internaline qu’elle sécrète, InlC, renforce récemment mise au jour. Celle-ci fait inter-
cytokines ou d’autres molécules de défense. la séquestration de NF-κB dans le cyto- venir un facteur de virulence de Listeria,
La principale voie d’activation des plasme, limitant la production de cytoki- LntA, et une protéine de la cellule, BAHD1.
réponses immunitaires innées (non spéci- nes. En outre, la listériolysine module Localisée dans le noyau, BAHD1 verrouille
fiques du pathogène rencontré) dépend l’expression de certains gènes de l’hôte. Nous la chromatine dans les régions régulatrices
du facteur NF-κB. En l’absence d’infection, avons vu que les pores membranaires qu’elle de certains gènes, réprimant ainsi leur
cette protéine est retenue dans le cyto- forme entraînent une diminution de la expression. Lorsque la bactérie sécrète LntA
plasme. Lors de l’infection par Listeria, des concentration intracellulaire en potassium. dans la cellule hôte, cette petite protéine
composés bactériens sont reconnus par les Par un mécanisme qui reste à élucider, pénètre dans le noyau, interagit avec BAHD1
molécules sentinelles de la cellule hôte. cette diminution modifie des protéines du et empêche la répression d’une classe par-
Plusieurs cascades de réactions molécu- noyau nommées histones, étroitement asso- ticulière de gènes de l’immunité. Pour des
laires conduisent alors au transfert de ciées aux brins d’ADN pour former une struc- raisons encore mal comprises, l’augmen-
NF-κB dans le noyau, où il déclenche l’ex- ture plus compacte : la chromatine. Sous tation ponctuelle de cette réponse immu-
pression de nombreux gènes de l’hôte, et l’effet de ces modifications chimiques des nitaire semble favorable à la bactérie. Listeria
en particulier de ceux codant des cytoki- histones (phosphorylations, acétylations, est donc capable de moduler à son avan-
nes, qui stimulent les défenses immunitai- méthylations…), la structure de la chroma- tage les programmes de défense de son

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3. LISTERIA dispose d’un arsenal de ripostes


Autophagosome pour déjouer les défenses de l’hôte.
La bactérie passe inaperçue des anticorps
InlK circulant hors des cellules en entrant
dans les cellules et en s’y déplaçant (1).
 Elle évite d’être dégradée en bloquant
la fusion des lysosomes avec le phagosome
Vault et en modifiant sa surface (2).
Elle se dissimule des molécules sentinelles
de la cellule hôte qui conduisent
InlC
à l’autophagie ou à la stimulation
 de l’inflammation en recrutant des protéines
Listériolysine LntA
de la cellule (par exemple Vault, 3).
NF-κB Elle module l’expression des gènes de l’hôte
 Noyau impliqués dans la réponse immunitaire
Histone en perturbant l’activité de protéines (4) :
BAHD1 NF-κB est séquestrée dans le cytoplasme
 par InlC, BAHD1 ne régule plus l’activité
 de certains gènes sous l’effet de LntA,
et le flux d’ions potassium causé
LntA par la listériolysine perturbe une protéine
Lysosome impliquée dans la régulation des gènes,
CELLULE l’histone. La listériolysine détruit aussi
les lymphocytes T cytotoxiques (5).

Listériolysine Flux d’ions


 potassium
Peut-être parviendrons-nous même
Listériolysine un jour à détourner Listeria monocytoge-
nes à notre avantage. Une particularité
de la réponse immunitaire contre Listeria
est de reposer principalement sur les lym-
 phocytes T cytotoxiques. Or l’organisme
Lymphocyte T ne produit en général pas de lymphocy-
cytotoxique tes T cytotoxiques contre ses propres cel-
lules, même malignes, car elles ne sont pas
reconnues comme des corps étrangers.
Aussi plusieurs équipes développent-elles
hôte, dans un sens ou un autre lors des la bactérie parvient à franchir les barrières actuellement des souches de Listeria géné-
différentes phases de l’infection. protégeant le cerveau, déclenchant une tiquement modifiées, sécrétant des molé-
Grâce aux multiples stratégies de colo- méningite ou une encéphalite, ou celles pro- cules spécifiques de cellules cancéreuses,
nisation et de dissimulation qu’elle met en tégeant le fœtus chez la femme enceinte. afin de concevoir des vaccins contre cer-
place lors de l’infection, Listeria monocyto- tains cancers.
genes persiste dans l’organisme, passant ina-
perçue des mécanismes de reconnaissance
Utiliser Listeria Ces bactéries dépourvues de pouvoir
pathogène infecteraient l’organisme pen-
immunitaire. Elle peut infecter de très nom- en thérapie ? dant de courtes périodes, puis seraient
breux types cellulaires, y compris des cel- L’aptitude remarquable de Listeria à détour- éliminées. Entre-temps, elles stimuleraient
lules mobiles (des cellules de l’immunité ner les fonctions de la cellule qu’elle infecte la production de lymphocytes T cytotoxi-
telles que les macrophages et les cellules conduit les chercheurs à explorer de nom- ques qui reconnaîtraient et détruiraient
dendritiques), et ainsi se propager dans tout breux processus cellulaires fondamentaux, aussi bien les cellules infectées par les
l’organisme. Souvent, le patient ne montre bien au-delà des mécanismes infectieux et bactéries Listeria modifiées que les cel-
aucun symptôme pendant plusieurs jours, des moyens de protection. Ainsi, l’étude lules cancéreuses. Par exemple, une sou-
voire plusieurs semaines, durant lesquels d’ActA a permis de découvrir le complexe che de Listeria atténuée exprimant la
s’instaure sans doute un équilibre entre crois- Arp2/3 et son rôle crucial dans le mouve- mésothéline est en cours de développe-
sance et élimination des bactéries. Cepen- ment des cellules. L’étude de LntA a aussi ment, afin de produire un vaccin contre
dant, l’équilibre entre la bactérie pathogène conduit à la découverte et à la caractérisa- les métastases dans les cancers avancés
et son hôte bascule parfois vers une forme tion approfondie du facteur chromatinien du foie. Fortement exprimée à la sur-
aiguë, le plus souvent chez des sujets âgés BAHD1. Enfin, l’étude des mécanismes d’en- face des cellules tumorales à ce stade, et
ou immunodéprimés. Dans certains cas, trée de Listeria dans la cellule a contribué à peu à la surface des cellules saines, la
cette rupture d’équilibre conduit à une sep- comprendre le rôle de différents acteurs mésothéline aiderait les lymphocytes T
ticémie: une infection générale de l’orga- de l’endocytose permettant aux cellules cytotoxiques activés par la Listeria modi-
nisme accompagnée d’un emballement de de capter et transporter des particules extra- fiée à détruire spécifiquement les cellu-
la réponse inflammatoire. Dans d’autres cas, cellulaires vers le cytoplasme. les tumorales.

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Cosmologie

Le
multivers
existe-t-il
L’idée d’univers parallèles radicalement différents
du nôtre est séduisante, mais excessivement spéculative.

D epuis une dizaine d’années, une


hypothèse extraordinaire pas-
sionne les cosmologistes : l’Uni-
vers que nous sommes en mesure
d’observer ne serait pas unique, il en
longer indéfiniment au-delà, semblable
George Ellis

horizon cosmologique.Il pourrait se pro-

à notre région observable. Seule la dis-


tribution de matière différerait d’une
région à l’autre, mais les lois physi-
?
De telles représentations
ne datent pas d’hier et se retrou-
vent dans de nombreuses cul-
tures à travers l’histoire. Ce
qui est nouveau, c’est l’idée que
existerait des milliards d’autres.En d’au- ques seraient identiques. Presque tous le multivers soit une théorie scientifique,
tres termes, l’Univers ferait partie d’un les cosmologistes, et j’en fais partie, avec tout ce que cela implique de rigueur
« multivers » plus vaste. Certains scien- acceptent cette vision du multivers logique et de confrontation à l’expérience.
tifiques de renom ont parlé de révolu- comme une collection de régions simi- Cette idée me laisse sceptique.Je ne pense
tion super-copernicienne. Selon cette laires. Le cosmologiste d’origine sué- pas que l’existence de ces autres uni-
idée,non seulement la Terre n’est qu’une doise Max Tegmark l’a qualifié de vers ait été prouvée, ou même qu’elle
planète parmi tant d’autres, mais l’Uni- « multivers de niveau 1 ». puisse jamais l’être. Selon moi, les parti-
vers est lui-même insignifiant à l’échelle Mais certains vont plus loin. Ils ima- sans du multivers ne se contentent pas
cosmique, un parmi un nombre incal- ginent une infinité d’univers différents, d’élargir notre conception de la réalité
culable d’autres univers régis par leurs régis par des lois physiques diffé- physique,ils redéfinissent implicitement
propres lois. rentes, ayant des histoires différen- ce qu’on entend par «science».
Le terme multivers a plusieurs signi- tes, voire des espaces n’ayant pas le Ceux qui souscrivent à l’hypothèse
fications. Nous pouvons sonder l’espace même nombre de dimensions. La plu- du multivers de niveau 2 ne manquent
qui nous entoure jusqu’à environ 42 mil- part seraient stériles, mais certains pas d’idées pour expliquer cette proli-
liards d’années-lumière, distance grouilleraient de vie. L’un des princi- fération d’univers ou pour les mettre en
qui correspond à celle par- paux partisans de ce multivers de évidence. Ces univers pourraient par
courue par la lumière « niveau 2 » est le cosmologiste d’ori- exemple se situer dans des régions très
depuis le Big Bang en gine russe Alexander Vilenkin, qui éloignées de l’espace, qui ne se sont pas
tenant compte de dresse le tableau spectaculaire d’un dilatées au même rythme que la nôtre,
l’expansion cosmi- ensemble infini d’univers renfermant comme l’envisage le modèle d’inflation
que. Mais il n’y a une infinité de galaxies, une infinité de éternelle d’Alan Guth, Andrei Linde et
aucune raison de planètes et une infinité de personnes d’autres. Ces univers pourraient avoir
penser que l’Uni- qui sont votre sosie et qui sont en train existé avant le nôtre, comme le propose
vers s’arrête à cet de lire cet article. le modèle cyclique de Paul Steinhardt

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L’ E S S E N T I E L et Neil Turok. Ou encore exister en paral- pager jusqu’à nous depuis le début de
lèle, en tant que d’autres réalisations des l’Univers. Tous les univers parallèles
 D’après de nombreux états quantiques de l’Univers, comme le sont situés au-delà de l’horizon et y res-
cosmologistes, il existerait, soutiennent David Deutsch et Michael teront quels que soient les progrès tech-
au-delà de l’horizon de Lockwood. Ces univers pourraient aussi niques. Ils sont trop éloignés pour avoir
notre univers observable, être complètement déconnectés de notre eu une quelconque influence sur notre Uni-
un nombre immense espace-temps, comme l’ont suggéré M. Teg- vers. Ainsi, aucune des affirmations concer-
d’autres Univers, chacun mark et Dennis Sciama. nant le multivers ne peut être prouvée de
doté de ses propres lois Parmi tous ces scénarios, celui qui est façon directe.
physiques. L’ensemble le plus largement accepté est l’inflation éter- Les partisans du multivers prétendent
de ces univers constitue nelle. C’est donc sur ce dernier que je vais pouvoir dire de façon approximative ce
le « multivers ». me focaliser. Cependant, la plupart de mes qui se passe au-delà de notre horizon
remarques s’appliquent aussi aux autres pro- cosmique, ou même à une distance infi-
 Cependant, selon positions. L’idée du scénario inflationnaire nie, à partir des seules données que nous
George Ellis, aucune est que l’espace est un vide en perpétuelle observons de notre côté de l’horizon. C’est
observation astronomique expansion, au sein duquel les fluctuations une extrapolation audacieuse ! Peut-être
ne pourra jamais mettre quantiques font en permanence se dilater l’Univers se referme-t-il sur lui-même à
en évidence ces autres en accéléré de nouvelles régions, donnant très grande échelle, et qu’il n’est pas infini.
univers. ainsi naissance à des chapelets d’univers, Peut-être que la matière s’arrête quelque
 Les arguments comme des bulles dans un bain moussant. part, et qu’il n’y a plus que de l’espace vide
en faveur du multivers sont Le concept d’inflation remonte aux au-delà. Peut-être que l’espace et le temps
au mieux indirects. Et même années 1980 et a été revisité depuis dans le prennent fin au niveau d’une singularité
s’il existe, des questions cadre de la théorie des cordes, la théorie des qui délimite l’Univers. Nous ignorons tout
profondes restent sans interactions fondamentales la plus promet- simplement ce qui se passe au-delà de l’ho-
Levi Brown

réponse. teuse à ce jour. Ce cadre autorise des uni- rizon, car nous n’avons pas d’information
vers-bulles très différents les uns des autres. sur ces régions et nous n’en aurons jamais.
En effet, chacun commence son existence
non seulement avec une distribution aléa-
toire de matière, mais aussi avec un jeu aléa-
Sept arguments
toire de particules et de lois physiques. Notre discutables
Univers contient par exemple des électrons La plupart des partisans du multivers
et des photons interagissant par le biais de sont conscients du problème, mais pen-
la force électromagnétique ; d’autres uni- sent que nous pouvons néanmoins émet-
vers pourraient avoir d’autres types de par- tre des hypothèses sur ce qui se passe
ticules et de forces, ce qui signifie différentes au-delà de l’horizon. Leurs arguments se
lois physiques. L’ensemble complet de lois regroupent en sept grandes catégories.
locales autorisées est ce qu’on appelle le Examinons-les une par une.
paysage. Dans certaines interprétations de Premier argument: l’espace n’a pas de
la théorie des cordes, le paysage est fin. Tout le monde ou presque admet que
immense, ce qui autorise une prodigieuse l’espace s’étend au-delà de l’horizon cos-
variété d’univers. mique. Si ce type limité de multivers existe,
De nombreux physiciens qui s’intéres- nous pouvons extrapoler ce que nous
sent au multivers, en particulier les par- voyons aux régions situées au-delà de l’ho-
tisans du paysage de la théorie des cordes, rizon, avec une incertitude d’autant plus
ne prêtent pas vraiment d’attention aux grande que la région est éloignée. Il est
univers parallèles en eux-mêmes. Pour alors facile d’imaginer des variations plus
eux, les objections au concept de multi- élaborées, telles des lois physiques alter-
vers n’ont pas d’importance. Leurs théo- natives ayant cours là où il ne nous est pas
ries survivent ou meurent sur la base de donné d’observer. Le problème avec ce
leur cohérence interne et, in fine, il faut l’es- type d’extrapolation est que personne ne
pérer, de leur vérification expérimentale. peut prouver que l’on a tort. Comment les
Le multivers est un cadre donné pour leurs scientifiques peuvent-ils décider si leur
théories, et son origine importe peu : tableau d’une région non observable de
c’est le problème des cosmologistes. l’espace-temps est une extrapolation légi-
Pour un cosmologiste, le problème time ou irréaliste de ce que nous voyons ?
de base du concept de multivers est l’exis- D’autres univers peuvent-ils avoir une dis-
tence de l’horizon cosmologique. Par défi- tribution initiale de matière différente,
nition, les signaux émis au-delà de ou bien des valeurs différentes des constan-
l’horizon n’ont pas eu le temps de se pro- tes physiques fondamentales ? On peut

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Cosmologie [51


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Q U ’ Y A -T- IL A U - DE L À ?
’Univers observable est une boule d’environ 42 milliards
L d’années-lumière de rayon centrée sur la Terre. Sa frontière,
notre horizon cosmique, correspond à la distance que la lumière
a pu parcourir depuis le Big Bang, il y a 13,7 milliards d’années,
distance à laquelle s’ajoute l’expansion du cosmos durant cette période.
En supposant que l’espace s’étend au-delà de cet horizon cosmique,
à quoi ressemble-t-il alors ?

MULTIVERS DE NIVEAU 1 : PLAUSIBLE


L’hypothèse la plus simple est que notre volume d’espace
est un échantillon représentatif du reste. Des observateurs distants La Terre
voient des volumes centrés sur des points différents, mais équivalents,
hormis peut-être en ce qui concerne la distribution de matière.
L’ensemble de ces régions forment le multivers basique.

MULTIVERS DE NIVEAU 2 : DISCUTABLE 42 milliards


d’années-lumière
De nombreux cosmologistes imaginent qu’assez loin,
le cosmos est très différent de notre Univers observable.
Celui-ci serait une bulle-univers parmi de nombreuses autres,
flottant toutes dans un espace vide par ailleurs.
Les lois de la physique seraient différentes d’une bulle
à l’autre, ce qui donnerait lieu à une variété presque inconcevable
d’univers. Ces autres bulles d’univers seraient impossibles Chad Hagen
Univers observable
à observer, même en principe.

avoir l’un comme l’autre, selon les hypo- en créant une infinité d’univers-bulles. notamment pour expliquer la densité
thèses que l’on fait. Les observations ne permettent pas de d’énergie sombre, responsable de l’accé-
Deuxième argument: les théories phy- distinguer le type d’inflation requis des lération de l’expansion cosmique.
siques actuelles prédisent l’existence d’au- autres. Certains cosmologistes, comme Le multivers est certes une solution
tres univers. Les théories proposées pour P. Steinhardt, pensent même que l’infla- plausible pour expliquer cette densité. C’est
unifier les interactions font intervenir des tion éternelle aurait conduit à des motifs peut-être même la seule piste dont nous
champs scalaires, parents hypothétiques de fond diffus différents de ceux obser- disposions aujourd’hui. Cependant, nous
d’autres champs tels que le champ magné- vés. A. Linde et d’autres ne sont pas n’avons aucun espoir de la valider un
tique. Ces champs seraient à l’origine de d’accord. Qui a raison ? Tout dépend des jour par l’observation. En outre, la plupart
l’inflation cosmique et créeraient des hypothèses faites sur la nature du champ des raisonnements supposent que les équa-
bulles-univers à l’infini. Ces scénarios sont responsable de l’inflation. tions de base de la physique restent vala-
solides d’un point de vue théorique, mais bles partout, et que seules les constantes
la nature précise des champs hypothéti-
ques n’est pas connue, et aucune expérience
Des hypothèses changent. Or si l’on considère le multivers
dans son sens le plus général, ce n’est pas
n’a encore démontré leur existence et encore impossibles à vérifier nécessairement le cas.
moins permis de mesurer leurs proprié- Quatrième argument: les constantes fon- Cinquième argument : les constantes
tés supposées. Autre point crucial, il n’est damentales sont ajustées précisément pour fondamentales concordent avec les pré-
pas établi que le comportement de ces que la vie soit possible. Un des aspects dictions des théories de multivers. Cet
champs entraîne des lois physiques diffé- remarquables de notre Univers est que les argument affine les précédents en sug-
rentes dans les univers-bulles distincts. constantes physiques y ont juste les bon- gérant que l’Univers n’est pas plus ajusté
Troisième argument: la théorie de l’in- nes valeurs pour permettre l’émergence de pour la vie que ce qui est strictement
flation, qui prédit une infinité d’univers, structures complexes, et donc de la vie. Ste- nécessaire. Les tenants de cette idée ont
a passé avec succès le test observation- ven Weinberg, Martin Rees, Leonard Suss- évalué les probabilités de diverses valeurs
nel du rayonnement du fond diffus cos- kind et d’autres soutiennent que l’existence de la densité d’énergie sombre (voir
mologique. Celui-ci révèle en effet à d’un multivers de niveau 2 apporte une l’encadré page 54). Plus cette valeur est éle-
quoi ressemblait notre Univers à la fin explication élégante à cette coïncidence : vée, plus elle est probable, mais plus l’uni-
de sa phase d’expansion initiale. Les motifs si toutes les valeurs possibles des constan- vers résultant est hostile à la vie. La
du fond diffus suggèrent que notre Uni- tes sont réalisées dans un ensemble suffi- densité que nous observons devrait être
vers a réellement connu une période d’ex- samment grand d’univers, alors il y en a juste à la limite du domaine de valeurs
pansion accélérée. Mais tous les types sûrement quelques-uns qui peuvent héber- compatibles avec la vie, et il semble que
d’inflation ne durent pas éternellement ger la vie. Ce raisonnement a été invoqué ce soit le cas. Cet argument probabiliste

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La Terre La Terre

Multivers de niveau 1 Multivers de niveau 2

achoppe cependant sur le fait qu’il est Cependant, la théorie des cordes n’est L’ A U T E U R
nécessaire que le multivers existe pour pas une théorie éprouvée. Ce n’est même
calculer ce type de probabilité. Il est inap- pas une théorie complète. Si nous avions
plicable s’il n’existe qu’un seul univers. la preuve que la théorie des cordes est
En d’autres termes, on suppose a priori correcte, ses prédictions théoriques vali-
le résultat que l’on veut prouver. Ainsi, dées par l’expérience pourraient légiti-
les probabilités sont un test de la cohé- mement être utilisées pour étayer
rence du concept de multivers, mais l’existence d’un multivers. Mais cette
pas une preuve de son existence. preuve fait défaut.
Sixième argument : la théorie des cor- Septième argument : tout ce qui peut
des conduit à une grande diversité d’uni- arriver arrive. En cherchant à expliquer George ELLIS, cosmologiste,
vers. La théorie des cordes, à l’origine pourquoi la nature obéit à certaines lois est professeur émérite
à l’Université du Cap,
censée être une théorie qui explique toute et pas à d’autres, certains physiciens ont en Afrique du Sud.
la physique connue, est devenue une théo- imaginé que la nature n’avait en fait jamais
rie où presque tout est possible. Dans sa fait un tel choix : toutes les lois conceva-
forme actuelle, elle prédit que de nom- bles s’appliquent quelque part. L’idée est
breuses propriétés essentielles de notre inspirée en partie de la mécanique quan-
Univers sont de purs hasards. Si l’Univers tique qui, comme Murray Gell-Mann l’a
est unique, ces propriétés sont difficile- exprimé avec humour, veut que tout ce qui
ment explicables. Pourquoi les lois de la n’est pas interdit est obligatoire. Une par-
physique présentent-elles précisément ces ticule emprunte tous les chemins possi-
propriétés qui permettent à la vie d’exis- bles, et ce que nous voyons est la moyenne
ter ? En revanche, si notre Univers n’est pondérée de toutes ces possibilités. Peut-
qu’un parmi d’autres, ces propriétés s’ex- être en va-t-il de même pour l’Univers
pliquent naturellement. Elles ne sont pas entier: il existerait alors une superposition
privilégiées; ce sont simplement celles qui de tous les univers possibles, c’est-à-dire
ont émergé dans notre région de l’Univers. un multivers. Mais là encore, nous n’avons
Dans une autre région, si tant est que nous pas la moindre chance d’observer ces mul-
ayons pu y apparaître (la plupart sont inha- tiples réalisations. Pire, nous ne pouvons
bitables), nous aurions observé des pro- même pas savoir quelles sont les possibi-
priétés différentes. lités. Il manque un principe d’organisation

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L’ A R G U M E N T D E L’ É N E R G I E S O M B R E

Probabilité
Probabilités Probabilités
a densité d’énergie sombre est complexes.La plupart des univers sont
L souvent invoquée comme preuve
de l’existence du multivers.Le proces-
ainsi inhabitables.
Or la densité d’énergie som-
que la vie puisse
se maintenir
qu’un univers
puisse se former

sus d’inflation éternelle donne nais- bre de probabilité maximale parmi


sance à des univers ayant des valeurs les densités compatibles avec la vie Univers inhabitables
aléatoires de la densité d’énergie som- est précisément celle de notre Uni- Univers habitables
bre. Peu d’entre eux ont une densité vers (pic de la zone de recouvre-
nulle ou faible tandis que la plupart ment)! Cela justifierait la distribution
ont une densité élevée (région bleue). des densités d’énergie sombre, et
Mais une densité d’énergie sombre donc le multivers. Mais ce raison-
trop élevée conduit à une expansion nement est circulaire : il n’a de
brutale,qui disperse la matière avant sens que si l’on fait au départ l’hy-
qu’elle n’ait pu former des structures pothèse du multivers.

Jen Christiansen
Densité Densité
observée d’énergie sombre

ou un cadre permettant de déterminer ce Un autre test consiste à rechercher des


qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. M. Teg- variations des constantes fondamentales,
mark a par exemple proposé que toutes les ce qui corroborerait l’hypothèse que les lois
structures mathématiquement possibles de la physique ne sont pas immuables. Cer-
doivent être réalisées dans un domaine tains chercheurs affirment avoir découvert
physique ou un autre. Cependant, nous de telles variations. La plupart des cos-
n’avons pas la moindre idée du type d’uni- mologistes considèrent cependant que
vers que ce principe autorise, en dehors du ces observations ne sont pas probantes.
nôtre. Et nous n’avons aucun moyen de Un troisième test s’appuie sur la forme
vérifier l’existence ou la nature d’un tel de l’Univers observable : est-il sphérique
principe organisateur. C’est peut-être (courbure positive), hyperbolique (cour-
une proposition séduisante, mais aussi une bure négative) ou plat (courbure nulle) ?
pure spéculation. Les scénarios de multivers prédisent en
général que l’Univers n’est pas sphéri-
que, parce qu’une sphère se referme sur
 BIBLIOGRAPHIE Des tests empiriques elle-même, ce qui implique un volume fini.
P. Steinhardt, L’inflation cosmique Parallèlement à ces arguments théoriques, Néanmoins, ce test n’est pas totalement
en débat, Pour la Science, les tenants du multivers ont aussi pro- concluant. L’Univers situé au-delà de notre
n° 406, août 2011,
http://bit.ly/408_inflation posé divers tests empiriques. Voyons les horizon pourrait prendre une forme dif-
principaux. férente de celle de la région observable; en
A. Riazuelo, Un autre univers est-il Le rayonnement du fond diffus cosmo- outre, tous les scénarios de multivers n’ex-
possible ?, Dossier Pour la logique pourrait porter la trace d’univers cluent pas une géométrie sphérique.
Science, n° 71, avril-juin 2011,
http://bit.ly/y4snRY alternatifs. Ce serait le cas si, par le passé, La topologie de l’Univers offre un meil-
notre Univers était entré en collision avec leur test : est-il replié en boucle sur lui-
A. Barrau et al., Multivers - Mondes un autre univers-bulle, tels ceux engendrés même? Si c’est le cas, l’Univers serait formé
possibles de l'astrophysique,
de la philosophie et dans le scénario d’inflation éternelle. Dans d’un volume de taille finie répété à l’in-
de l'imaginaire, le scénario de l’univers cyclique, des ves- fini, ce qui invaliderait certaines versions
Éditions La ville brûle, 2010. tiges d’univers qui existaient avant le Big de la théorie de l’inflation, et en particu-
Bang pourraient aussi être décelables dans lier les scénarios de multivers fondés sur
A. Jenkins et G. Perez, La vie
est-elle possible dans d’autres le fond diffus. De tels motifs dans le fond l’inflation éternelle. Les observateurs ont
univers ?, Pour la Science, n° 390, diffus seraient un élément de preuve en cherché des motifs qui se répètent – ce
avril 2010, faveur du multivers. Certains cosmolo- qui prouverait que l’Univers forme une
http://bit.ly/390jenkins
gistes ont même affirmé voir de telles signa- boucle sur lui-même – sans les trouver.
M. Bojowald, L'Univers tures, mais ces annonces sont très débattues. Mais ce résultat négatif n’est pas pour
rebondissant, Dossier Pour la En outre, beaucoup des multivers poten- autant un point en faveur du multivers.
Science, n° 71 - avril-juin 2011, tiellement possibles ne donneraient pas lieu Enfin, certaines des théories qui pré-
http://bit.ly/w2b1ke
à de tels indices observationnels. Ainsi, disent un multivers pourraient être réfu-
M. Tegmark, De l’Univers l’observation du fond diffus cosmologique tées. On pourrait par exemple trouver des
au multivers, Pour la Science, ne permettrait de vérifier l’existence que de preuves observationnelles allant à l’en-
n° 308, juin 2003.
quelques classes particulières de multivers. contre de l’inflation éternelle, ou décou-

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vrir une incohérence mathématique ou Puisque les théories du multivers peuvent supposons l’existence d’un nombre
empirique qui contraigne à abandonner expliquer pratiquement n’importe quoi, immense, voire infini, d’univers non obser-
le paysage de la théorie des cordes. Le toute observation peut être conciliée avec vables pour expliquer un seul univers dont
concept de multivers perdrait alors une une des variantes de multivers. Les diffé- l’existence est avérée, le nôtre. Cela s’ac-
bonne partie de son intérêt, sans que cela rentes «preuves» proposées sont de nature corde mal avec le principe d’économie,
suffise à le rejeter totalement. théorique. Or il se trouve que jusqu’à ou « rasoir d’Ockham » qui stipule qu’il
présent, l’exigence centrale de toute démar- ne faut pas multiplier les éléments d’une
che scientifique était la vérification par théorie sans nécessité.
Trop de flexibilité les observations. Si nous relâchons cette Les partisans du multivers ont un der-
En fin de compte, les arguments en faveur exigence de données tangibles, cela revient nier argument : il n’y a pas de bonne alter-
du multivers ne sont pas très concluants. d’une certaine façon à abandonner le prin- native. Aussi déplaisante que soit la
La raison fondamentale en est que cette idée cipe fondamental qui a fait le succès de la prolifération des univers parallèles, si
est extrêmement flexible. C’est davantage science au cours des siècles derniers. c’est la meilleure explication, nous
un concept qu’une théorie bien définie. La Certes, une explication unifiée et cohé- devrions l’accepter. Réciproquement, si
plupart des scénarios mettent en jeu un rente d’un ensemble de phénomènes dis- nous abandonnons l’idée du multivers,
assemblage d’idées différentes plutôt qu’un parates a intrinsèquement plus de valeur nous avons besoin d’une alternative
tout cohérent. Par exemple, le mécanisme qu’une collection d’arguments distincts viable. Cette recherche d’alternatives
de l’inflation éternelle, en soi, n’entraîne pas pour chacun de ces phénomènes. Si ce cadre dépend du type d’explications que nous
une physique différente dans chaque région unificateur suppose l’existence d’entités sommes prêts à accepter. Les physiciens
du multivers; pour cela, il faut le coupler à non observables telles que le multivers, ont toujours espéré que les lois de la
une autre théorie spéculative. Cette com- c’est un argument en faveur de celui-ci. nature sont inévitables, c’est-à-dire que
binaison n’a rien d’inévitable. Mais la question est ici de savoir com- les choses sont telles qu’elles sont parce
L’étape clef pour étayer l’hypothèse du bien d’entités hypothétiques invérifiables qu’il est impossible qu’elles soient autre-
multivers est une extrapolation du connu sont nécessaires. Le cadre unificateur sup- ment. Mais nous n’avons jamais réussi à
à l’inconnu, du vérifiable à l’invérifiable. pose-t-il d’introduire plus ou moins d’en- le montrer. Il existe d’autres options.
On obtient des réponses différentes selon tités que le nombre de phénomènes à L’Univers pourrait être le fruit du hasard ;
ce que l’on choisit comme extrapolation. expliquer? Dans le cas du multivers, nous il se trouve alors simplement qu’il a pris

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U n p a r i ra i s o n na bl e
eorge Ellis invite dans cet arti- boratoire ! Si les théories qui prédi- accessible : notre Univers. Mais il n’y d’Ockham – invite donc plutôt à ac-
G cle à la prudence vis-à-vis de
l’idée de multivers. C’est une sage
sent l’existence du multivers étaient
invalidées par des expériences loca-
a rien ici de très spécifique ; qu’il
s’agisse d’incertitudes d’origine clas-
cepter ce scénario qui est non seu-
lement prédit par certaines de nos
précaution dans la mesure où cette les, les univers multiples qu’elles en- sique ou quantique, les théories sont meilleures théories, mais qui per-
proposition est incontestablement gendrent s’évaporeraient avec elles. toujours infirmées (ou corrobo- met aussi d’expliquer sans hypo-
spéculative. Il faut toutefois se A contrario, si ces théories attei- rées) de façon statistique (la décou- thèse supplémentaire l’étrange ajus-
méfier d’un excès de circonspec- gnaient un niveau de confiance suf- verte d’une nouvelle particule par tement des lois de l’Univers à l’exis-
tion qui, au regard de l’histoire fisant pour être acceptées, il serait le LHC, par exemple, ne s’entend tence de la vie. Il y aurait un certain
des sciences, pourrait se révéler plus naturel de considérer sérieuse- qu’avec une certaine probabilité acharnement à compliquer les mo-
dangereux qu’une audace respon- ment les autres univers qu’elles de vraisemblance ). La spécificité de dèles pour « empêcher » l’émer-
sable. Le « pari » du multivers me impliquent. la situation est quantitative – on gence de ces univers alternatifs
semble raisonnable, et ce pour plu- Il en va de même avec la rela- connaît mal les probabilités en ques- qui résolvent pourtant beaucoup de
sieurs raisons. tivité générale – pourtant archétype tion –, mais pas qualitative. paradoxes !
Tout d’abord, l’idée du multi- d’une théorie solide : ses nombreux Le multivers explique de nom- De ce point de vue, faire l’hy-
vers est réfutable, même s’il est succès sont assez convaincants pour breuses coïncidences : s’il existe une pothèse du multivers ne constitue
impossible d’observer les autres uni- qu’elle soit utilisée, sans que per- infinité d’autres univers avec des pas une révolution dans la démar-
vers. En effet, le multivers n’est pas sonne ne s’en offusque, pour décrire lois physiques différentes, il est plau- che scientifique. Il est vrai qu’elle
un modèle – auquel cas il serait ef- l’intérieur des trous noirs, alors qu’il sible que nous nous trouvions dans pourrait néanmoins légitimer un
fectivement artificiel –, mais une est impossible de vérifier directe- un de ceux compatibles avec l’exis- cadre de pensée davantage spécu-
conséquence, parmi d’autres, de mo- ment de telles prédictions. tence de structures complexes. Cet latif. Mais si aujourd’hui, comme
dèles élaborés pour répondre à des La réfutation du multivers ne univers n’est évidemment pas re- souvent dans le passé, la physique
questions précises en gravitation ou peut se faire que de façon probabi- présentatif de l’ensemble du mul- voyait ses pratiques évoluer, y au-
en physique des particules (relati- liste – avec un certain niveau de tivers, de la même façon que la Terre rait-il nécessairement lieu de s’en
vité générale, puis théorie des cor- confiance, qui n’est jamais de n’est pas représentative de notre offusquer ?
des). Or ces modèles peuvent, en 100 pour cent – puisque nous ne Univers en général. Le principe Aurélien Barrau
principe, être mis à l’épreuve en la- disposons que d’un seul échantillon d’économie conceptuelle – le rasoir LPSC (CNRS-IN2P3), Grenoble

cette configuration particulière parmi cependant prouver de façon indiscuta-


d’autres. Autre possibilité : que les cho- ble que cette entité est absolument indis-
ses aient été destinées à être telles, un but pensable pour que l’échafaudage théorique
ou un dessein sous-tendant leur existence. tienne debout. Peut-on prouver que les
La science ne peut pas trancher, car ce univers parallèles inobservables sont
sont des options métaphysiques, c’est- indispensables pour expliquer l’Univers
à-dire non scientifiques. observable ? Et ce lien causal est-il essen-
Les scientifiques ont proposé le concept tiel et indéniable ?
de multivers pour résoudre des questions
fondamentales sur la nature de l’Univers
et de l’existence, mais, en fin de compte, ces
Appeler les choses
questions restent sans réponse : elles se par leur nom
posent encore à propos du multivers. Par Aussi sceptique que je sois, je pense que la
exemple, si le multivers existe, est-il le fruit contemplation du multivers est une excel-
de la nécessité, du hasard ou d’un dessein? lente occasion de réfléchir à la nature de
C’est une question à laquelle aucune théo- l’Univers ainsi qu’à la méthode scientifique.
rie physique ne peut répondre, ni pour Cette réflexion apporte des éclairages nou-
l’Univers ni pour le multivers. veaux et intéressants; c’est donc un domaine
Pour avancer, nous devons nous en de recherche productif. Pour explorer le
tenir à l’idée de la vérification empirique. concept de multivers, nous avons besoin de
Nous avons besoin d’une sorte de contact garder l’esprit ouvert, mais en restant pru-
causal avec les entités que nous propo- dents. Les univers parallèles peuvent exis-
sons ; sinon, il n’y a pas de limites à ter ou non. La question n’est pas tranchée.
l’imagination. Ce lien peut être indirect. Nous allons devoir vivre avec cette incer-
Si une entité n’est pas observable, mais titude. Il n’y a rien de mal à faire des spé-
absolument indispensable pour expliquer culations philosophiques fondées sur la
les propriétés d’autres entités qui, elles, science, et c’est exactement ce que sont les
sont effectivement vérifiées, on pourrait théories du multivers. Mais il faut appeler
alors la considérer comme vérifiée. Il faut les choses par leur nom. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Éthologie

Les des plongeons, CRIS


des messages codés
Walter Piper, Jay Mager et Charles Walcott

Des oiseaux du grand Nord américain, les plongeons


huards, ont un cri remarquable. Il leur sert à signaler
à leurs rivaux qu’ils sont prêts à défendre
farouchement leur territoire.

L es visiteurs de la région des grands


lacs américains et canadiens sont
intrigués par le cri du plongeon
huard, caractéristique de ces régions sau-
vages. Cet oiseau tire son nom des plon-
geons spectaculaires qu’il fait pour
attraper sa nourriture : il peut plonger à
12 mètres de profondeur et rester sous l’eau
pendant plus d’une minute. Aussi gros
qu’une oie, le plongeon huard (Gavia
immer) atteint environ 1,50 mètre d’enver-
gure. Cet oiseau est l’emblème de l’Onta-
rio et du Minnesota et figure sur les pièces
de un dollar canadien. Son aspect est
tout aussi remarquable que son cri. Ses
yeux, rouge vif, contrastent avec un plu-
mage noir, et son cou est rehaussé d’un
collier de rayures blanches. Ses ailes et son
dos sont recouverts d’un motif blanc en
damier. Le plongeon huard est prisé des
photographes, qui le surprennent souvent
en couple, s’occupant du nid ou des petits.
La femelle pond deux œufs par cou-
vée, dont beaucoup sont victimes de pré-

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dateurs (ratons laveurs, mouffettes) au David Evers et son équipe de l’Univer-


cours des quatre semaines que dure l’in- sité du Western Michigan ont mis au point, L’ E S S E N T I E L
cubation. Il est donc essentiel pour le plon- en 1992, une méthode de baguage des plon-
geon de bien choisir son territoire et de geons adultes et des oisillons permettant  Pour optimiser
s’établir dans des zones où les prédateurs une étude plus systématique de la popu- ses chances d’avoir
sont peu nombreux. Quand des oisil- lation. Nous avons poursuivi cette campa- des petits, le plongeon
lons naissent et survivent, le territoire, gne de baguage et commencé à étudier, huard tente de s’approprier
apparemment propice au succès repro- en 1993, le comportement du plongeon le territoire d’un plongeon
ducteur, prend de la valeur aux yeux dans le comté d’Oneida, dans le Wiscon- qui s’est reproduit
des congénères qui, dès lors, tentent de sin. Il s’agit d’une centaine de lacs couvrant avec succès.
se l’approprier.
C’est surtout son cri qui caractérise le
une zone quasi circulaire d’une cinquan-
taine de kilomètres de diamètre. Les cou-
 Certains vieux mâles
préfèrent défendre leur
plongeon : les spécialistes qualifient cette ples de plongeons qui vivent et se
territoire jusqu’à la mort
vocalisation si particulière de iodle. Ces reproduisent sur ces lacs sont peu farou-
que d’être expulsés et voir
cris ont-ils un sens ? Pour le savoir, nous ches, si bien que nous pouvons les appro-
leurs chances d’avoir des
nous sommes intéressés à la dynamique cher suffisamment pour les identifier grâce
petits diminuer.
de population des couples de plongeons à leurs bagues colorées et noter leur com-
et à leur comportement quand ils défen- portement. En 18 ans d’étude, 1 040 plon-  Le cri du plongeon sert
dent leur territoire. Après avoir rappelé ce geons ont été marqués. à dissuader les prétendants
que nous a appris l’observation des plon- Ainsi, nous avons constaté que les cou- au territoire. La fréquence

© Marten Dalfors/Naturbild/Corbis
geons, nous examinerons ce que nous ples de plongeons doivent lutter pour pro- dominante du cri indique
avons tiré de l’étude de ces iodles. Nous téger leur territoire, car des intrus tentent la condition physique
verrons que c’est une « arme » importante: régulièrement de s’en emparer. Les cou- de l’oiseau et la répétition
il transmet des informations aux intrus, ples sont stables, mais parfois, l’un des des syllabes,
notamment la force d’un oiseau et sa deux membres bagués (et un seulement) son agressivité.
volonté de défendre son territoire. disparaît pour laisser sa place à un intrus

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Éthologie [59


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LES AUTEURS non bagué. Le « disparu » était-il mort, vic- les vagabonds, qui passaient une grande
Walter PIPER est professeur time d’une maladie ou d’un prédateur ? partie de leur temps à s’introduire régu-
en géosciences et sciences Non : nous le retrouvions généralement lièrement dans des territoires déjà occu-
de l’environnement à l’Université sur un lac proche, mais il portait des tra- pés, puis repartaient.
Chapman, à Orange, en Californie. ces de blessures indiquant un combat ; Pourquoi les vagabonds agissaient-ils
Charles WALCOTT est professeur l’oiseau s’était défendu, mais avait été de la sorte? Voler d’un lac à l’autre et inter-
émérite en neurobiologie chassé de son territoire. agir avec des couples résidents exigeaient
et sciences du comportement
à l’Université Cornell, à Ithaca, une dépense énergétique si importante
que ces oiseaux devraient en attendre un
dans l’État de New York.
Jay MAGER est maître
Un visiteur importun bénéfice. Nous avons supposé que les
de conférences en biologie Nous avions peu d’informations sur ces intrus mâles cherchaient à s’accoupler avec
et en sciences paramédicales intrus non bagués et sans territoire. Ces les femelles résidentes. Les vagabonds
à l’Université de l’Ohio du Nord,
à Ada. « vagabonds » faisaient quelques incur- pourraient ainsi engendrer des jeunes sans
sions sur les lacs de couples établis. Lors- avoir à les élever. Toutefois, nous avons
Article publié que le vagabond se posait sur le lac, le rarement observé d’interaction entre des
avec l’aimable autorisation couple « résident » se mettait immédiate- intrus mâles et les femelles des couples
de American Scientist. ment en état d’alerte. Les trois plongeons établis. Était-ce parce que l’accouple-
adoptaient des comportements stéréoty- ment se faisait rapidement, afin que le mâle
pés: mouvements de la tête, danses en cer- résident ne le voie pas et n’interrompe pas
cle et plongeons avec éclaboussement. les soins prodigués aux petits ? Pour la
Le plus souvent, les résidents faisaient fuir femelle, cela pourrait être une façon de
bénéficier de bons gènes pour sa descen-
dance. La littérature regorge d’exemples
de « parenté extraconjugale », en particu-
lier chez les oiseaux chanteurs. Pour étu-
dier cette possibilité, nous avons prélevé
des échantillons de sang de mâles, de
femelles et de leurs oisillons, et effectué
des tests de paternité. Les résultats furent
sans appel : nous n’avons constaté aucun
cas de parenté extraconjugale chez 58jeu-
nes issus de 47 familles. L’hypothèse de
mâles s’introduisant dans des territoires
pour tenter de copuler avec les femelles
© Corbis/Tom Walker/Visuals Unlimited

reproductrices devait être écartée.


Si les intrus n’étaient pas des mâles
cherchant à s’accoupler avec les femel-
les résidentes, que cherchaient-ils ? La
conquête territoriale semble être la seule
motivation des vagabonds. En analysant
leur comportement, nous avons décou-
1. LE SUCCÈS REPRODUCTEUR des plongeons – le nombre de petits par couvée – dépend du vert une relation entre la fréquence des
site où le nid est installé, et qui doit être à l’abri des prédateurs. intrusions et le succès reproducteur des
couples vivant sur ce territoire. La fré-
quence des intrusions augmente de 60 pour
cent dans les années suivant un succès
reproducteur et la naissance d’oisillons
chez un couple résident. Cette naissance
indique un territoire propice à la nidifi-
cation (avec peu de prédateurs par exem-
ple). Les vagabonds ciblent ces « bons »
territoires pour s’y établir et augmenter
leurs chances d’avoir une descendance.
Nous avons distingué différentes stra-
Dan Salisbury

tégies d’acquisition d’un territoire. Les jeu-


nes adultes âgés de trois à quatre ans et
2. LES PLONGEONS INSTALLENT LEUR NID PRÈS DE L’EAU. En cas de danger, il leur suffit de les vieux mâles acquièrent presque tou-
glisser du nid et de disparaître sous la surface de l’eau. Ce plongeon baisse la tête pour essayer jours leur territoire par « fondation », en
de se dissimuler au regard du photographe. s’établissant sur un lac inoccupé ou une

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LE C RI DU PLONGEON, RI C H E E N IN FOR M ATIONS


Pour dissuader les vagabonds de venir contester
son territoire, le plongeon mâle communique
par son cri un certain nombre d’informations.
Il indique en particulier sa condition physique
et sa motivation à défendre son territoire,
surtout si le site est propice à la nidification.
Ces informations sont codées par différents
aspects du cri : la fréquence dominante
est un indice de la taille du plongeon
et la répétition d’une certaine syllabe, un indice

Nathan Banfield
de son agressivité. Le plongeon mâle cherche
par son cri à éviter un combat contre un rival
qui pourrait, dans certains cas, le tuer.

Fréquence dominante (en kilohertz)


i s 2,000
1,950
Fréquence (en kilohertz)

2,0 1,900
1,850
1,800
1,0 1,750
1,700
0,0 1,650
0 1 2 3 4 5 6 3,9 4,1 4,3 4,5 4,7 4,9 5,1
Durée (en secondes) Masse corporelle (en kilogrammes)
Ce sonagramme montre les fréquences du iodle d’un plongeon mâle. La fréquence dominante du iodle indique le poids
Le cri commence par une introduction (i) suivie d’une syllabe (s) répétée du plongeon. Plus le mâle est léger, plus son cri est aigu
trois fois. Un plongeon peut être identifié à partir des caractéristiques et plus il apparaît vulnérable. Mais il compense
de son cri : la durée de l’introduction, les fréquences dominantes cette révélation en signalant son agressivité.
et les pauses entre les syllabes.

partie inoccupée d’un vaste lac, et s’accou- ont raison d’éviter la confrontation si leur Pour comprendre cet attachement
plent avec une femelle disponible. Les condition n’est pas optimale : environ des mâles au territoire, intéressons-nous
mâles, à partir de l’âge de cinq ou six ans, un tiers des combats entre mâles (mais au comportement de nidification. Quand
commencent à se battre pour conquérir des pas entre femelles) pour acquérir un ter- un couple réussit à avoir des petits, il a ten-
territoires occupés. Les femelles sont sus- ritoire se termine par la mort d’un des dance à réutiliser ce site propice l’année
ceptibles, à tout âge, d’acquérir des terri- deux combattants, presque toujours le suivante. Quand un couple échoue, il
toires en s’établissant sans conflit dans résident d’origine ! change généralement de nid. Cette règle
un territoire inoccupé ou en expulsant de du « je gagne, je reste; je perds, je vais ail-
force une résidente.
Le suivi des individus bagués a per-
Défendre son territoire leurs » est répandue chez les vertébrés.
Nous avons montré qu’elle améliore le suc-
mis d’observer l’évolution de la condition jusqu’à la mort cès de la nidification chez les plongeons.
physique des plongeons, en particulier Cette observation de combats à mort nous C’est le mâle qui décide du lieu de nidifi-
leur poids en fonction de l’âge. Les mâles a surpris. Ce phénomène existe chez des cation, qu’il soit familier ou nouvel arrivant
ont une masse corporelle relativement fai- espèces à courte durée de vie, telles les guê- sur ce territoire. La bonne connaissance de
ble à l’âge de quatre ou cinq ans. Elle aug- pes et les araignées, quand l’individu n’a l’espace territorial permet à un mâle d’aug-
mente ensuite régulièrement jusqu’à l’âge que rarement l’occasion de se reproduire menter ses chances de 41pour cent d’avoir
de dix ans, puis diminue. Chez la femelle, et est prêt à se battre jusqu’à la mort pour des petits par rapport à ses chances sur
le poids évolue très peu. En rapprochant la saisir. Les combats à mort semblent un territoire inconnu. Ainsi, un mâle rési-
cette observation et le mode d’acquisition très rares chez des espèces ayant une lon- dent a intérêt à garder son territoire et à
d’un territoire, nous avons montré que les gue espérance de vie. Les plongeons vivent être prêt à le défendre. S’il est expulsé,
jeunes ou vieux mâles évitent les confron- souvent plus de 20 ans. Dès lors, pourquoi son succès reproducteur diminue. Un intrus
tations, car ils sont moins robustes que les s’engager dans un combat qui pourrait leur connaît la qualité du territoire qu’il
mâles adultes. Ces derniers tirent profit coûter la vie ? Un territoire peut-il avoir convoite, mais ne sait pas précisément où
de leur condition physique pour acqué- une si grande valeur qu’un mâle doive établir le nid pour assurer son succès. C’est
rir un bon territoire par la force. Les mâles affronter la mort pour le conserver ? pourquoi l’engagement du mâle résident

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Dan Salisbury

Dan Salisbury
3. LES PATTES DU PLONGEON sont repoussées vers l’arrière du corps ; anatomie rend difficile l’envol de l’oiseau. On distingue sur ces photogra-
elles facilitent la nage en profondeur pour attraper du poisson. Mais cette phies les bagues accrochées aux pattes pour identifier les individus.

dans le combat est si important et aboutit tique de chaque iodle suggèrent que ce
parfois à la mort. cri serait une signature de l’identité de
Toutefois, cette augmentation du suc- chaque mâle, et que ces paramètres acous-
cès reproducteur constitue-t-elle un enjeu tiques véhiculent beaucoup d’informa-
suffisant pour pousser un mâle à ris- tions pour les autres plongeons.
quer sa vie ? Après tout, même un mâle Le mâle émet des iodles quand un
expulsé et installé sur un nouveau terri- intrus se pose sur son territoire. Au pre-
toire a une chance acceptable d’avoir mier abord, il est vraisemblable que ce cri
des petits. Pourquoi risquer la mort ? transmet des informations sur la capacité
L’hypothèse la plus probable est celle du mâle à défendre son territoire. Le plon-
e
eb

tiqu

du « desperado ». Les mâles âgés perce- geon communique-t-il ainsi sa condi-


nk

Ma S.
ian

a
Ma Big
ew

rth

Fra

nis
Ind

vraient la diminution de leur condition tion physique et sa motivation à protéger


Nin

physique et seraient prêts à risquer leur son bien ? En annonçant qu’il est en pleine
P P P P P P
MF P M F 1 2M F P F M1 2MF 1 2 vie pour rester un ou deux ans de plus sur forme, le mâle cherche à éviter les risques
un territoire qu’ils connaissent plutôt que associés à un combat.
de tout recommencer sur un territoire Les iodles livrent des informations sur
étranger. Nous sommes encore en train la capacité de lutte du plongeon. Cette infor-
de rassembler des données sur des très mation est codée dans la fréquence domi-
vieux mâles afin de tester cette hypothèse nante du iodle, qui est la fréquence émise
du « desperado ». Les 18 années de don- avec la plus forte amplitude. La valeur
nées accumulées ne sont pas encore grave ou aiguë de cette fréquence dépend
suffisantes pour confirmer ou infirmer du poids des individus. Les mâles plus
notre hypothèse. lourds ont une fréquence dominante plus
grave. Le iodle d’un plongeon qui mai-
Le cri du plongeon : grit devient plus aigu et, inversement, s’il
grossit, son cri devient plus grave. Aussi,
une carte d’identité un plongeon, qui reconnaîtrait le cri d’un
M = génome du mâle Le iodle, cri du mâle résident, présente mâle déjà croisé l’année précédente, sau-
F = génome de la femelle une phrase introductive dont la tonalité rait si cet oiseau est en meilleure ou en
P = génome du petit (1 ou 2)
s’élève progressivement, suivie d’une moins bonne condition physique que lui.
4. DES TESTS DE PATERNITÉ ont été prati- série de « syllabes répétées », compre- Les autres plongeons perçoivent-ils
qués sur de l’ADN d’oiseaux résidents et de leurs nant deux notes brèves, modulées en fré- réellement ces informations en écoutant
poussins (ici, on présente les résultats pour cinq quence. Les études sur plusieurs saisons le signal ? Afin de le savoir, nous avons
couples). Les auteurs voulaient savoir si les plon- de reproduction ont montré que les iod- « joué » trois versions du iodle d’un plon-
geons vagabonds s’accouplaient discrètement
avec les femelles résidentes. L’étude a montré les de chaque mâle sont uniques en ter- geon étranger à des individus qui se sont
que tous les jeunes sont issus des couples rési- mes de durée, de fréquences et de appropriés un territoire : le iodle origi-
dents. Le vagabond ne tente pas de s’accoupler, modulation de fréquence. La variabilité nal ; le iodle original dont les fréquences
mais de conquérir le territoire occupé. interindividuelle et la complexité acous- ont été abaissées de 200 hertz (vers le

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La b ea u t é est- e l l e h o n n ê te ?
e « plaisir esthétique » qu’une doivent coordonner leurs activités. éprouver du plaisir. Comme certains par Michael Ryan, de l’Université
L femelle éprouve lors des para-
des sexuelles d’un mâle détermine-
Ces performances motrices sont
comparables au travail d’un jon-
théoriciens du comportement ani-
mal l’avaient souligné, les animaux
du Texas, à Austin, stipule qu’au
cours de l’évolution les femelles ont
t-il son choix de partenaire? C’est ce gleur qui coordonnerait rapidement recherchent et répètent ce qui leur acquis une sensibilité « latente » à
qu’affirmait sans ambiguïté la théo- et de manière asynchrone ses mains est agréable. Ce qu’ils éprouvent des particularités acoustiques qui
rie de la sélection sexuelle forgée par droite et gauche. contrôle leur motivation à agir. Il a n’avaient jamais été produites dans
Charles Darwin voici 150 ans. Cette Des séquences de chant ont pu été récemment montré que ces les vocalises des mâles. Mais s’il ad-
thèse confiait aux femelles et à leur être artificiellement synthétisées en circuits sont activés au cours d’évé- vient que des mâles se mettent à
sens du beau un rôle essentiel lors combinant des cadences et des nements sociaux tels que le choix produire des signaux stimulant cette
du choix de partenaires. largeurs de fréquences, de façon à de partenaires ou la production de sensibilité latente, ils ont d’em-
Mais des recherches récentes produire des phrases encore plus chants chez l’oiseau.Ainsi, les com- blée un avantage sur les autres.
ont relativisé la portée du goût es- « sexy » que les phrases naturel- portements d’une femelle qui en- Nous savons bien que nous som-
thétique des femelles, et déplacé les. À l’écoute de ces superstimu- tend ses signaux préférés sont in- mes parfois immédiatement char-
l’accent sur le rôle de la valeur re- lus, qui se situent en dehors des fluencés par cette écoute. L’impor- més par des mélodies, saveurs ou
productive des mâles. Le beau a capacités habituelles de vocalisa- tant, pour les mâles, serait alors formes dont nous ignorions
alors cédé le pas à l’utile. C’est ainsi tion des canaris mâles, les femel- de stimuler au mieux les femel- jusqu’alors l’existence. Dans ce
qu’est apparue la théorie des si- les produisent alors des postures de les par leurs vocalises afin d’acti- cas, le nouveau signal exploite en
gnaux « honnêtes », qui s’inscrit sollicitation à l’accouplement en ver leur circuit de la récom- quelque sorte notre réceptivité la-
dans une perspective « pragmati- nombre bien supérieur à celui que pense. La théorie du biais tente, notre biais sensoriel. De
que » de la théorie évolutive, sup- l’on mesure en réponse à des si- sensoriel développée plus, des études s’inspirant du biais
posant que les choix des femelles gnaux naturels. sensoriel montrent que l’enjeu ne
e

Michel Kreutzer
visent à sélectionner des partenai- Par ailleurs, on sait que chez serait pas que les femelles choisis-
res de « qualité ». Résumons cette l’homme et l’animal certains signaux sent les « meilleurs » mâles, mais
théorie : pour séduire une femelle, sont plus excitants que d’autres, ceux qui les stimulent le mieux.
un mâle doit produire des signaux et stimulent des centres nerveux Dès lors, la question est de savoir
acoustiques dénotant qu’il est un dits de la récompense, qui font si ce qui plaît est obligatoirement
partenaire compétent. Par consé- utile ou coûteux à produire.
Amplitude

quent, afin de permettre à une fe- a Que le « plaisir esthétique »


melle de l’identifier et de le convoi- éprouvé à l’écoute d’un chant
ter, il doit émettre des signaux conduise une femelle à choisir tel
« honnêtes », autrement dit coû- b ou tel mâle comme partenaire, voilà
teux en apprentissage, énergie et 15 Phrase qui rejoint la thèse darwinienne.
(en kilohertz)

« sexy »
Fréquence

habileté, et présentant des carac- Au cours de l’évolution, ce qui pa-


téristiques qu’un mâle de faible 10 raît agréable a dû servir de base
qualité ne saurait contrefaire. pour construire la catégorie sub-
Chez un oiseau chanteur, le ca- 5 jective du beau. Faire des ani-
nari (Serinus canaria), nous avons maux des « êtres désirants » consti-
montré avec l’équipe de recher- tue une étape qui aurait sans dou-
1 2 3
che du Laboratoire d’éthologie et te convenu à Darwin, pour qui :
cognition comparées, à l’Université « L’appariement des oiseaux n’est
Amplitude

Paris Ouest, que toutes les femel- c pas laissé au hasard, les mâles
les préfèrent dans le chant des qui ont le plus de chances d’être
mâles des passages particuliers, les acceptés sont, dans des circonstan-
phrasesA. Ces phrases, qu’avec Eric d ces normales, ceux qui parviennent
Vallet nous avons qualifiées de le mieux à séduire ou à exciter les
(en kilohertz)
Fréquence

« sexy », sont difficiles à chanter, 10 femelles par leurs charmes variés ».


car les séquences sonores qui les Éthologie et neurosciences permet-
composent présentent à la fois une 5 tront de déterminer si les chants
large bande de fréquences et une qui séduisent sont toujours ceux
cadence de répétition très rapide. qui sont révélateurs de l’aptitude
0,1 0,2 0,3 0,4
Il s’agit de deux traits difficiles à Durée (en secondes) des mâles, et alors nous saurons
produire simultanément, une telle si la beauté est toujours honnête.
conjonction nécessitant l’étroite
UN CHANT DE CANARI est composé de plusieurs phrases variées
(oscillogramme en a et sonagramme en b, qui indiquent respective-
coordination des bronches droite et ment l’amplitude et la fréquence du signal en fonction du temps). Une Michel Kreutzer, professeur
gauche de la syrinx, l’organe du « phrase sexy» a été agrandie : elle met en évidence les deux éléments d’éthologie au Laboratoire
chant chez les oiseaux. De plus, les émis sur une grande largeur de fréquences et à une cadence élevée d’éthologie et cognition
deux hémisphères cérébraux impli- (c et d). Les femelles, séduites par un tel chant, adoptent des postu- comparées, Université Paris
qués dans la production du chant res de sollicitation à l’accouplement (e). Ouest, Nanterre-La Défense

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Éthologie [63


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tre ou sept syllabes répétées qu’aux iod-


les ne comportant qu’une seule syllabe. Le
nombre de syllabes répétées est consi-
déré par les plongeons comme un signal
agressif. Un petit mâle doit ainsi iodler afin
de signaler son agressivité, même si son
chant trahit sa petite taille.

Un territoire amélioré
Nous avons mis au point une autre expé-
rience sur la « motivation agressive »,
dans laquelle nous avons amélioré la qua-
Dan Salisbury

lité du territoire d’un mâle. Nous avons


construit une plate-forme flottante de un
mètre carré, constituée de rondins de bois,
5. CE COMBAT ENTRE DEUX MÂLES a donné lieu à une poursuite à la surface de l’eau qui a
duré 16 minutes. Environ 30 pour cent des combats se terminent par la mort du plongeon rési-
et placée à plus de 20 mètres de la rive où
dent qui défend un site de nidification propice à la reproduction. les plongeons peuvent faire leur nid. Nous
avons montré que ces plates-formes aug-
mentent le succès reproducteur de 69 pour
grave) ; le iodle original dont les fréquen- cent, car les prédateurs sont maintenus à
ces ont été augmentées de 200 hertz (vers distance des œufs. Les mâles se trouvant
l’aigu). Les trois signaux sont inclus dans sur de tels territoires émettent des iodles
la gamme de fréquences des iodles. Nous plus longs, comparés à leurs propres cris
avons découvert que les mâles protégeant émis les années antérieures (en l’absence de
leur territoire répondent plus rapidement plates-formes): ils renforcent ainsi la défense
et de façon plus agressive aux iodles déca- de leur territoire dont la valeur a augmenté.
lés vers les fréquences graves. Cela sug- Cela confirme que les iodles servent à
gère que les plongeons considèrent les communiquer un signal agressif.
iodles de basses fréquences comme plus Le marquage des oiseaux nous a per-
menaçants. Toutefois, nous ignorons mis de suivre les mâles qui se déplaçaient
 BIBLIOGRAPHIE
encore si les plongeons se souviennent d’un territoire à un autre. Cela a révélé
W. H. Piper et al., Fatal battles d’une année à l’autre de ces cris. Si tel un aspect inattendu et déconcertant de
in common loons : a preliminary est le cas, ils pourraient ainsi repérer le leur iodle : il change quand un mâle éta-
analysis, Animal Behaviour,
vol. 75, pp. 1109-1115, 2008. territoire des plongeons affaiblis et ten- blit son nid sur un autre site ! Son cri dif-
ter de les expulser. fère autant que faire se peut de celui de
W. Searcy et S. Nowicki, Un chant Ces signaux qualifiés d’honnêtes qui l’ancien résident. Cette découverte
d’oiseau honnête, Pour la Science,
n° 370, août 2008. indiquent la taille de l’individu ne sont- curieuse appuie l’hypothèse selon laquelle
ils pas défavorables aux plongeons les le mâle modifie son iodle pour proclamer
J. N. Mager et al., Male common plus petits ? Leur cri ne révèle-t-il pas leur qu’il est nouveau sur le territoire et qu’il
loons, Gavia immer, communicate petite taille et leur faiblesse ? Pourtant, les ne doit pas être confondu avec le mâle
body mass and condition through
dominant frequencies of territorial petits mâles iodlent aussi souvent que les résident précédent.
yodels, Animal Behaviour, vol. 73, grands. Quel est donc l’avantage qui com- À la suite de la capture et du marquage
pp. 683-690, 2007. pense cet inconvénient ? systématiques des animaux que nous
C. Walcott et al., Changing De fait, le iodle contient d’autres infor- avons étudiés, nous comprenons mieux
territories, changing tunes : male mations que l’identité et le poids. Le nom- comment les plongeons acquièrent leur
loons, Gavia immer, change their bre de syllabes répétées varie beaucoup territoire de reproduction et le défendent.
vocalizations when they change d’un iodle à l’autre pour un mâle donné, Le marquage a révélé que les conquêtes
territories, Animal Behaviour,
vol. 71, pp. 673-683, 2006. et servirait à communiquer l’agressivité. de territoires sont fréquentes et que les
Nous avions observé que les mâles émet- mâles réussissant à s’approprier un ter-
J. Panksepp, Affective tent plus de syllabes répétées quand les ritoire ont une bonne condition physique.
consciousness : core emotional
feelings in animals and humans, intrus se rapprochent. Nous avons alors Nous avons montré que les iodles tra-
Consciousness and Cognition, réalisé une expérience qui simulait l’intru- hissent la taille de l’oiseau et sa motiva-
vol. 14, pp. 30-80, 2005. sion d’un mâle vagabond sur un terri- tion agressive, et que les mâles qui
toire défendu par un couple de prennent possession d’un nouveau ter-
E. Vallet et M. Kreutzer, Female
canaries are sexually responsive reproducteurs. Comme nous nous y atten- ritoire changent de iodle. Un marquage
to special song phrases, dions, les mâles résidents répondaient plus plus systématique de ces oiseaux nous
Animal Behaviour, vol. 49, rapidement et avec plus de iodles et de permettra de mieux décrire cette espèce
pp. 1603-1610, 1995.
vocalisations aux iodles étrangers à qua- et ses comportements. 

64] Éthologie © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


ACTUELLEMENT EN KIOSQUE
Dossier Pour la Science n° 74
Les mathématiques ont leurs sept merveilles ! Il s’agit
des sept problèmes du millénaire, mis à prix à un million
de dollars chacun par l’Institut Clay de mathématiques
en 2000. Mais l’intelligence des mathématiciens est aussi
mise à l’épreuve par bien d’autres problèmes, tels ceux
de Hilbert. Découvrez dans ce numéro comment
ces énigmes orientent l’avenir de la discipline ouvrant
la voie à de nouvelles connaissances fondamentales.
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Cerveau & Psycho n° 49


Grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale,
l’architecture du cerveau se précise. Cette exploration
– tout aussi passionnante que celle de l’Univers – sous-tend
des enjeux de taille : comprendre la naissance
de la pensée et l’émergence de la conscience.
Au sommaire également : Les images subliminales
influent-elles sur nos comportements ?
Comment vaincre sa phobie du dentiste ?
Parution de janvier / février 2012 – Prix : 6,95 €

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ou pocket

L’Essentiel Cerveau & Psycho n° 8


Aujourd’hui, d’innombrables résultats de recherche confirment
que les enfants – mais aussi les adolescents et les adultes –
soumis à la violence (images, jeux vidéo, etc.) sont eux-mêmes
plus violents, moins sensibles aux violences faites à autrui.
Sociologues, psychologues, psychiatres cherchent à identifier
les causes de la violence pour mieux la combattre.
Parution de novembre 2011/janvier 2012 – Prix : 6,95 €

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Médecine légale

Un bras dans la
GLACE
Colleen Fitzpatrick

De nouvelles techniques d’analyse d’empreintes digitales


et d’ADN ont permis d’identifier le propriétaire d’un bras
retrouvé 60 ans après une catastrophe aérienne.

L’ E S S E N T I E L
L e 12 mars 1948, le vol numéro 4422 analyse d’ADN, en empreintes digitales et

Mario Wagner, ©Getty Images/Michael Quinton, Northwest Airlines History Department, © 1999/Kevin McGregor, Roy Wittock, Mike Grimm, Jr.
de la Northwest Airlines s’écrase sur en généalogie scientifique –collaboration
le mont Sanford, situé dans une à laquelle j’ai pris part, en tant que spécia-
 Plus d’un demi-siècle chaîne de montagnes isolée à l’Est de liste de ce dernier domaine. Nous avons fini
après une catastrophe l’Alaska. Les 24 passagers et les six mem- par déterminer à qui appartenaient les res-
aérienne ayant causé bres d’équipage sont tués sur le coup. Les tes découverts, et ce succès sera sans doute
la mort de tous débris, inaccessibles pour les équipes de utile dans bien d’autres cas : certaines des
les passagers, on a secours, sont vite recouverts de neige, puis techniques mises au point au cours de
retrouvé un bras et une main emprisonnés dans la glace. l’enquête pourraient aider à identifier les
sur le lieu de l’accident. Les efforts pour les récupérer sont res- victimes de grandes catastrophes et les
 Les premières analyses tés vains jusqu’à l’intervention, en 1999, soldats morts à la guerre. Voyons comment
des empreintes digitales de Kevin McGregor et Marc Millican, deux cette enquête s’est déroulée.
et de l’ADN de ces restes anciens pilotes de l’armée américaine. Les
deux hommes, passionnés par l’histoire
humains n’ont pas permis
de l’aviation, ont montré que le glacier avait
Revers initiaux
d’identifier l’individu
correspondant. reculé, sans doute assez pour avoir libéré La découverte de restes humains a entraî-
l’appareil. Munis des autorisations néces- né l’intervention des forces de l’ordre
 Des chercheurs ont fini saires pour rapporter d’éventuels débris, ils d’Alaska. Un policier a libéré le bras de la
par y parvenir après avoir sont partis à la recherche de l’épave. Après glace et l’a transporté jusqu’au laboratoire
mis au point de nouvelles une ascension difficile, ils ont découvert des du médecin légiste d’Anchorage, à envi-
techniques, qui pourraient restes d’avion éparpillés, ainsi qu’un bras ron 320 kilomètres de là. Après avoir relevé
être utilisées pour et une main gauches pris dans la glace. les empreintes digitales, le légiste a pris les
identifier des victimes Dès lors, ils se sont donné pour mission dispositions nécessaires pour assurer une
de catastrophes ou des d’identifier le propriétaire de ces restes. bonne conservation du membre.
soldats morts au combat. Leur initiative a débouché sur une col- Celui-ci ne présentait aucun signe dis-
laboration inhabituelle entre des experts en tinctif, tels un tatouage ou une particula-

66] Médecine légale © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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rité anatomique, qui aurait permis une avait envoyé un échantillon de tissu du mente les chances d’identifier des restes
identification rapide. Dès lors, seules des bras à un laboratoire, dont la conclusion humains très dégradés.
analyses d’empreintes digitales et d’ADN fut sans appel : le matériau biologique O. Loreille a manifesté un intérêt
pouvaient livrer l’identité du propriétaire. était « dégradé à un point tel que les immédiat pour le projet. Elle avait rejoint
Mais après trois ans d’efforts infructueux, brins d’ADN étaient trop petits pour four- l’AFDIL pour identifier les restes de plus
les spécialistes ont conclu à l’inefficacité nir des résultats ». de 800 soldats américains, tombés pen-
des méthodes traditionnelles. En outre, ils En 2002, K. McGregor et M. Millican dant la guerre de Corée et enterrés pour
n’avaient pas réussi à collecter toutes les ont cherché un spécialiste de l’ADN ancien. la plupart à Hawaii, au Mémorial améri-
empreintes digitales des passagers : ils Ils ont d’abord recouru à Ryan Parr, de la cain du Pacifique. Le formol utilisé pour
ne disposaient que de 22 fiches pour les Société Genesis Genomics (aujourd’hui Mito- conserver les corps avait endommagé leur
30 personnes décédées. Pour huit victi- mics) puis, en 2006, à Odile Loreille, du ADN, et elle espérait mettre au point de
mes, dont les six membres d’équipage, Laboratoire d’identification par l’ADN des nouvelles techniques, qu’elle pourrait
aucune empreinte digitale de référence forces armées (AFDIL) situé à Rockville, ensuite exploiter dans son projet, pour
n’était disponible. Et même avec une série dans le Maryland. Elle analyse l’ ADN
complète d’empreintes de référence, la extrait de fossiles. Plutôt que d’étudier
main était si abîmée que le bureau de l’ADN du noyau cellulaire, elle se fonde 1. LE BRAS dégagé des décombres du vol 4422
de la Northwest Airlines a nécessité neuf ans
médecine légale d’Alaska aurait été inca- sur celui des mitochondries, les organi- d’études pour que l’on identifie son propriétaire.
pable d’identifier la victime. tes produisant l’énergie des cellules. Les causes de l’accident sont encore incon-
L’analyse d’ADN n’a pas été plus per- Comme l’ADN mitochondrial est beaucoup nues. L’avion avait dévié de sa route et s’est
formante. Le bureau de médecine légale plus abondant que l’ADN nucléaire, il aug- écrasé sur la montagne.
Mario Wagner, ©Getty Images/Michael Quinton, Northwest Airlines History Department, © 1999/Kevin McGregor, Roy Wittock, Mike Grimm, Jr.
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identifier le propriétaire du bras décou- stade que l’on a requis mes compétences (l’étude des dessins digitaux) à la fin du
vert dans la glace. de généalogiste scientifique, afin de retrou- XIXe siècle. Les minuties comprennent par
O. Loreille a utilisé de l’ADN extrait ver des parents en mesure de fournir de exemple les points où une ligne bifurque
du tissu osseux du bras, car il est généra- l’ADN mitochondrial. ou s’arrête. Le troisième type, le plus fin,
lement mieux protégé des contaminations Cette recherche étant difficile, était- décrit les caractéristiques des lignes indivi-
par l’environnement et par les manipu- il possible de ne l’effectuer que pour quel- duelles, telles leur épaisseur, leur convexité,
lations que celui des tissus mous (peau, ques-uns des disparus ? En d’autres leurs irrégularités... Il précise en outre les
muscles, etc.). Ainsi, on s’est servi d’ADN termes, pouvions-nous éliminer certai- emplacements des pores sudoripares.
osseux pour identifier les victimes du tsu- nes possibilités par d’autres moyens ? La comparaison des détails du pre-
nami de 2004 en Thaïlande. Peu de temps Pour le savoir, O. Loreille s’est tournée mier type entre deux séries d’emprein-
auparavant, O. Loreille avait élaboré en 2007 vers Ted Robinson, professeur tes digitales suffit pour affirmer qu’elles
une méthode pour séparer efficacement assistant en criminalistique à l’Univer- ne correspondent pas ; elle n’est toute-
l’os des résidus de formol. Toutefois, sité George Washington. Il a effectué une fois pas assez spécifique pour une iden-
même cette méthode avait peu de chan- nouvelle analyse des empreintes digita- tification, que seuls les détails des deux
ces de fournir assez d’ADN. La généti- les, grâce à des techniques améliorant autres types autorisent.
cienne a alors développé un procédé de la qualité des empreintes dégradées Dans notre cas, la couche épidermi-
déminéralisation, consistant à dissoudre – nous y reviendrons. que de la peau n’était plus présente sur
totalement la matrice osseuse: de la sorte, Présentons d’abord les principes de les doigts – elle s’était détachée depuis
elle a récolté juste assez d’ADN mitochon- l’identification par empreintes digitales. que le bras avait été extrait de la glace –,
drial pour une analyse. Une telle identification se fonde sur trois et le derme sous-jacent était presque lisse.
Bien sûr, l’extraction de l’ADN ne repré- types de détails, du plus grossier au plus T. Robinson a alors tenté de restituer sa
sentait que la moitié du chemin. Pour fin (voir la figure ci-dessous). Le premier souplesse à la peau en la plaçant dans
que l’on puisse identifier la personne dont prend en compte le dessin général des crê- un bain réhydratant, une méthode nom-
on avait retrouvé le bras, il fallait compa- tes (les lignes des empreintes, qui permet- mée « restauration des empreintes digi-
rer l’ADN mitochondrial à celui d’un parent tent aux doigts d’adhérer aux objets). tales » et employée notamment pour
de chacun des disparus. Comme l’ADN Plusieurs catégories de dessins existent, l’identification des victimes de l’ouragan
mitochondrial est transmis aux enfants chaque doigt n’en présentant qu’une : le Katrina en 2005.
uniquement via la mère, tout parent mas- faisceau de crêtes peut par exemple for-
culin ou féminin d’une lignée matrilinéaire
– un cousin dont la mère serait la sœur
mer une boucle, orientée vers la droite
ou vers la gauche. Les détails du deuxième
Faire réapparaître
de la mère du sujet, par exemple– convien- type sont nommés minuties. Il s’agit de les empreintes
drait. La nécessité d’un lien matrilinéaire points singuliers, ou points de Galton, Les résultats ont été plus que satisfaisants:
a compliqué la recherche de parents éloi- nommés ainsi en l’honneur de sir Francis les détails des crêtes sont réapparus len-
gnés, car les femmes changent souvent de Galton, dont les travaux ont jeté les bases tement sur les cinq doigts. Après avoir
nom de famille à leur mariage. C’est à ce du système moderne de dactyloscopie photographié les résultats, T. Robinson a
exécuté des moules des empreintes en
utilisant deux types de silicone. Il a ensuite
Arrêt de crête retiré la pulpe des doigts (la partie char-
nue sous la peau) et a replongé chaque
doigt séparément dans la solution : le détail
des empreintes s’est encore amélioré. De
nouvelles photographies retouchées grâce
Bifurcation à un logiciel spécialisé ont livré des
empreintes si nettes que même les pores
sudoripares étaient visibles.
Paradoxalement, la grande qualité des
photographies posait problème. Comme
Îlot
l’explique T. Robinson : « Un grand nom-
bre [d’empreintes des fiches] étaient trop
encrées, tachées et mal faites. Les emprein-
tes digitales qui venaient d’être obtenues
N. Thiburce, IRCGN

Centre étaient meilleures que celles des fiches,


Delta de figure dont la qualité médiocre rendait l’identi-
fication impossible. » T. Robinson a pour-
2. UNE EMPREINTE DIGITALE se distingue d’une autre par trois types de caractéristiques. Les tant pu exclure dix victimes en déterminant
détails de type 1 correspondent à la direction générale des crêtes (ici une boucle orientée vers
la droite), à la position du centre (en bleu), à des motifs remarquables, tel le delta (en rouge)...
que chacune avait au moins un doigt de
Les détails de type 2 (en vert), ou minuties, sont des particularités tels des arrêts de crêtes, des la main gauche qui ne présentait pas de
bifurcations, des îlots... Enfin, les détails de type 3 (en violet) concernent la forme des bords de boucle, tandis que les cinq doigts de la
crête, leur épaisseur, leurs irrégularités... main trouvée sur le site de la catastrophe

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aérienne en avaient. M. Grimm a éliminé les échantillons de référence disponibles L’ A U T E U R


quatre autres victimes sur la base de détails pour les hommes du vol 4 422. Seul celui
fins des boucles. du cousin de van Zandt correspondait.
Pendant ce temps, avec le généalogiste Pour bénéficier d’une confirmation sup-
Chriss Lyon, nous avons recherché des plémentaire, nous avons analysé l’ADN du
parents vivants des autres victimes, afin chromosome Y du fils du frère de van
de récupérer des échantillons de référence Zandt: il correspondait parfaitement avec
d’ADN mitochondrial. Au mois de septem- celui du bras.
bre 2007, 13 des 30 hommes avaient été éli- Entre-temps, la recherche d’emprein-
minés uniquement par leur ADN, neuf sur tes digitales de référence avait connu un
la base des empreintes digitales seules, et rebondissement. Les 24 passagers dispa- Colleen FITZPATRICK est
cinq par l’ADN et par les empreintes digi- rus appartenaient à la marine marchande généalogiste scientifique
à Huntington Beach,
tales. Cela laissait trois hommes : le chef américaine et T. Robinson et M. Grimm en Californie.
de cabine Robert Haslett et les passagers avaient découvert que le National Mari-
Francis van Zandt et John Elkins. time Center disposait des empreintes d’un
Les fiches d’empreintes d’Haslett grand nombre de marins, relevées lors-
étaient presque inutilisables et aucun qu’ils s’engageaient à bord d’un bateau.
parent matrilinéaire vivant n’avait été Ces nouvelles fiches ont fourni pour la
retrouvé, de sorte que nous ne disposions première fois les empreintes de van Zandt,
pas d’ADN mitochondrial de référence de sorte que les enquêteurs ont pu consta-
pour cet homme. Haslett avait un fils, ter qu’elles correspondaient à celles de la
Randall, mais son ADN mitochondrial ne main découverte.
pouvait donner d’indices sur son père.
O. Loreille a alors exploité le chromo-
some Y, identique chez un père et son fils.
Elle a utilisé des techniques avancées LES RESTES DE VAN ZANDT
pour établir un profil partiel de l’ADN du
chromosome Y de la victime inconnue à
sont les plus anciens jamais identifiés
partir des faibles quantités d’ADN dispo- grâce à des empreintes digitales.
nibles dans les noyaux des cellules du
bras. Ce profil ne correspondait pas à
celui de Randall. Ainsi, les restes de van Zandt sont les
Ne restaient plus que deux sujets pos- plus anciens jamais identifiés grâce à des
sibles, van Zandt et Elkins. Les membres empreintes digitales. En outre, ces analyses
de la famille d’Elkins ont refusé de don- s’ajoutent à celles de l’ADN, fournissant des
ner leur ADN, et ses fiches d’empreintes résultats indépendants et concordants.
digitales étaient trop tachées pour être uti- O. Loreille poursuit désormais ses
lisables. En revanche, les recherches sur recherches visant à identifier les corps
van Zandt ont été plus fructueuses. des soldats inconnus de la guerre de Corée.
Elle profite de l’expérience acquise dans
La longue quête d’une l’extraction de l’ADN et des nouvelles tech-
niques de séquençage. Dans un futur
 BIBLIOGRAPHIE
lignée matrilinéaire proche, celles-ci pourraient autoriser les F. Brard et Y. Malgorn, L’ADN,
Après un premier échec dans la quête identifications au moyen de quantités infi- auxiliaire de justice, Dossier Pour
la Science n° 70, janvier-mars 2011.
d’une lignée matrilinéaire aux États-Unis, mes d’ADN, applicables tant à des soldats
nous avons prospecté en Irlande, car la décédés depuis longtemps qu’à des victi- N. Thiburce, L’empreinte digitale,
mère de van Zandt était d’origine irlan- mes de catastrophes. une preuve infaillible ?, Dossier
daise. Grâce à de patientes recherches dans Nos résultats ont aussi mis en évi- Pour la Science n° 70,
janvier-mars 2011.
les registres d’état civil et les registres dence l’importance des collaborations
paroissiaux, nous avons retrouvé un de ses interdisciplinaires. Si les experts en ana- J.-P. Beauthier, Traité de médecine
cousins éloignés, Maurice Conway, qui lui lyse d’ADN, en empreintes digitales et en légale, De Boeck, 2011.
est lié par une lignée matrilinéaire : son généalogie sont souvent confrontés aux O. Loreille et al., Integrated DNA
arrière-arrière-grand-mère maternelle était mêmes questions concernant l’identité and fingerprint analyses in the
la sœur de la grand-mère de van Zandt ! d’inconnus, ils restent le plus souvent can- identification of 60-Year-Old
mummified human remains
Puisque M. Conway était un parent matri- tonnés à leurs domaines respectifs. Notre discovered in an Alaskan glacier,
linéaire, un échantillon de son ADN mito- enquête sur le vol4422 de la Northwest Air- Journal of Forensic Sciences,
chondrial pouvait servir à l’identification. lines a montré que la conjonction d’exper- vol. 55, pp. 813–818, mai 2010.
O. Loreille a comparé l’ADN mitochon- tises issues d’horizons divers permet de www.ncbi.nlm.nih.gov/pub-
med/20384910
drial du bras sorti des glaces avec tous résoudre les énigmes difficiles. 

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Médecine légale [69


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Les cellules

D ans les années 1920, un doc-


torant de l’Université Harvard,
Clyde Keeler, élevait des souris
aveugles dans sa chambre d’étudiant. Il
découvrit que les pupilles de ces animaux
se contractaient à la lumière ambiante,
mais plus lentement que chez les souris
qui voient normalement. D’autres neu-
robiologistes ont montré que des souris le rythme circadien est res-
dépourvues de bâtonnets et de cônes (les pecté chez certains aveugles, chez qui
photorécepteurs de l’œil) réagissent aux les pupilles restent capables de se contrac-
variations de luminosité. Chez ces ron- ter à la lumière. Comment expliquer cet
geurs, l’horloge circadienne – l’horloge apparent paradoxe ? En admettant que
interne qui synchronise l’activité hormo- les photorécepteurs de l’œil nécessaires à
nale, la température corporelle et l’alter- la vision ne soient pas responsables de la
nance de l’éveil et du sommeil – fonctionne régulation du rythme circadien, d’autres
correctement. Les animaux vaquaient à récepteurs auraient cette fonction. Pour-
leurs activités diurnes durant la journée, tant, bien que la rétine soit l’un des tissus
et à leurs activités nocturnes la nuit. De les mieux étudiés, le dogme voulait que les LA RÉTINE CONTIENT les cellules
façon surprenante, ils en étaient capables bâtonnets et les cônes soient les seuls photoréceptrices de la vision :
malgré l’absence des photorécepteurs photorécepteurs de l’œil. les cônes et les bâtonnets.
nécessaires à la vision chez les vertébrés, Toutefois, on sait aujourd’hui que les Un troisième type de cellules
sensibles à la lumière,
mais l’ablation des yeux supprimait cette yeux des mammifères sont pourvus de les cellules ganglionnaires
capacité. Ce phénomène pourrait être cou- récepteurs spécialisés dont la formation des photosensibles, y sont également
rant chez les mammifères dont l’homme : images n’est pas la fonction principale. localisées : elles contrôlent
des expériences récentes ont montré que Les molécules qui détectent la lumière dans l’alternance de l’éveil et du sommeil.

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Neurosciences

oubliées de l’œil Ignacio Provencio

L’alternance de l’éveil et du sommeil est contrôlée par des cellules


sensibles à la lumière situées dans l’œil. Leur étude pourrait
conduire à de nouveaux traitements de la dépression saisonnière
et autres troubles de l’humeur liés à un manque de lumière.

ces cellules sont dif- détection de la lumière, mais pas un sys-


férentes de celles pré- tème visuel au sens propre. Ainsi, en 1911, L’ E S S E N T I E L
sentes dans les cônes et le zoologue autrichien et futur prix Nobel
les bâtonnets, et ces cellules Karl von Frisch avait remarqué que les vai-  Chez certaines
sont connectées à d’autres aires rons, de petits poissons d’eau douce, même personnes qui ne voient
cérébrales. En conséquence, de même aveugles, devenaient plus foncés dès lors pas, l’horloge interne
que les oreilles assurent deux fonctions, qu’ils étaient exposés à la lumière. Des respecte pourtant
l’équilibre et l’audition, les yeux se chargent lésions de la base du cerveau abolissaient le rythme circadien.
de la vision, de la régulation du rythme ce type de réactions; cela avait conduit von
circadien et de la dilatation des pupilles. Frisch à proposer l’existence de photoré-
 L’horloge interne
fonctionne grâce aux
cepteurs non visuels.
cellules ganglionnaires
Les cellules oubliées Il s’avère que de nombreuses espèces
sont dotées de ce type de cellules sensibles
photosensibles
de la rétine à la lumière. Au début des années 1970,
de la rétine.
Les biologistes connaissent depuis long- Michael Menaker, alors à l’Université du  Ces cellules sont
temps des animaux ayant des organes sen- Texas à Austin, avait montré que l’horloge particulièrement sensibles
sibles à la lumière, mais qui ne forment pas circadienne des moineaux sans yeux fonc- à la lumière bleue
d’images. Une modification de l’illumina- tionne correctement. Des expériences ulté- et seraient des vestiges
tion peut signaler à un animal qu’il est rieures ont établi que les oiseaux ont, d’organes primitifs.
exposé à la lumière, et par conséquent à dans leur cerveau, des cellules sensibles à
des prédateurs, ou qu’il risque d’éventuel- la lumière. C’est alors qu’on a découvert  Ces découvertes
les lésions dues au rayonnement ultra- qu’une quantité notable de lumière pénè- pourraient aboutir
© Shutterstock/Tatiana Makotra

violet du Soleil. De nombreuses parades tre par les plumes, la peau et le crâne des à de nouveaux traitements
ont été sélectionnées au cours de l’évolu- oiseaux, et active ces cellules. de la dépression
tion, telles que le camouflage, des techni- Les mammifères étaient-ils également saisonnière et de certains
ques de fuite et l’adaptation à l’obscurité. dotés de cellules photosensibles non troubles du sommeil.
Ces stratégies nécessitent un système de impliquées dans la vision? C’est ce que les

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L’ A U T E U R travaux de Keeler, dans les années1920, sem- non visuelles à la lumière. Ces résultats
blaient indiquer, au moins dans le cas de ses ne laissaient qu’une seule interprétation
souris aveugles. Comme on connaissait bien possible : l’œil contient un type de photo-
l’anatomie de la rétine des mammifères, récepteurs encore inconnu.
on supposa que l’énigmatique organe pho- Proposition hérétique ! Les cellules de
tosensible n’était pas localisé dans l’œil. Au la rétine impliquées dans la formation
début des années 1980, Randy Nelson et des images sont connues depuis les
Irving Zucker, de l’Université de Berkeley, années 1850. Un troisième type de cellu-
ont étudié des rongeurs privés d’yeux et les photosensibles présentes dans la rétine
remirent cette hypothèse en question. Chez n’avait pas pu passer inaperçu !
Ignacio PROVENCIO est maître ces animaux, le rythme circadien ne s’accor- Et pourtant, au milieu des années1990,
de conférences en biologie dait pas avec l’alternance du jour et de la à l’Université des sciences de la santé à
à l’Université de Virginie,
à Charlottesville, aux États-Unis. nuit: les récepteurs photosensibles se trou- Bethesta, nous avons montré, avec Mark
vaient donc bien dans l’œil. Rollag, que R. Foster avait raison. M. Rol-
M. Menaker, à l’Université de l’Ore- lag s’intéressait à des photorécepteurs non
gon, étudia le rôle des yeux des souris dans visuels qui assuraient le camouflage des
ces réponses photosensibles sans forma- amphibiens. Des cellules pigmentées pré-
tion d’images. Avec Joseph Takahashi et sentes dans la queue des têtards devenaient
David Hudson, il examina des souris plus foncées à la lumière, une réponse adap-
mutantes, dépourvues de cônes et de tative qui contribuait à camoufler l’animal
exposé à la lumière. Ces cellules, nommées
mélanophores dermiques, conservaient
EN PLUS DES CÔNES ET DES BÂTONNETS, leur propriété quand elles étaient préle-
les yeux des mammifères possèdent vées et placées en culture. Nous avons
identifié, dans ces cellules, une protéine
des récepteurs photosensibles non impliqués dont la composition est remarquablement
dans la formation des images. similaire à celle des opsines, des pigments
qui permettent aux cônes et aux bâtonnets
bâtonnets fonctionnels (avec seulement de détecter la lumière. Nous l’avons nom-
quelques cônes faiblement actifs). Ils ont mée mélanopsine.
constaté que ces souris aveugles s’activent
la nuit et se reposent le jour, comme le font
les souris normales. À la découverte
Les quelques cônes qui restaient des cellules
étaient-ils capables d’assurer une réponse
non visuelle à la lumière? En1999, l’équipe
ganglionnaires
de Russell Foster, à l’Imperial College de Nous pensions que la mélanopsine, si pro-
Londres, a utilisé des souris mutantes tota- che des opsines, était la molécule qui modi-
lement dépourvues de cônes et de bâton- fiait la couleur des amphibiens. Nous avons
nets pour montrer que ces cellules ne cherché la mélanopsine dans d’autres cel-
sont pas indispensables aux réponses lules photosensibles de la grenouille, pré-
levées dans le cerveau, l’iris et la rétine de
l’œil. Ni les cônes ni les bâtonnets ne conte-
Le d é r è g l e m e nt d e l ’ h o r l o g e bi o l o g i q u e naient cette nouvelle protéine, qui était
cependant présente dans une faible pro-
e décalage horaire est la naufrage du pétrolier Exxon extrêmes souffrent d’une dé-
L manifestation la plus évi-
dente de la perte de synchro-
Valdez en 1989, l’explosion
de l’usine Union Carbide à Bho-
pression saisonnière grave, qui
semble notamment due au
portion des cellules ganglionnaires, des
neurones de la rétine dont on ignorait qu’ils
étaient sensibles à la lumière.
nisation entre le cycle jour-nuit pal en Inde en 1984, ou l’acci- manque de lumière pendant les
La rétine des vertébrés est une struc-
et l’horloge interne. Le travail dent nucléaire de la centrale de courtes journées d’hiver. La dé-
de nuit, qui décale totalement Three Mile Island en 1979, se couverte du troisième type de
ture à trois couches. La plus externe contient
l’horloge interne, augmenterait sont produits la nuit lorsque photorécepteurs dans la rétine, les cônes et les bâtonnets, si bien que la
les risques de maladies cardio- la vigilance est réduite. Le cas contrôlant le rythme circadien, lumière doit traverser les deux autres cou-
vasculaires, de troubles gastro- des accidents de la route de et la compréhension de son fonc- ches avant d’être détectée par ces photo-
intestinaux ou de cancer et fa- nuit est similaire, les conduc- tionnement permettront peut- récepteurs (voir l’encadré page ci-contre ).
voriserait le diabète (de type 2) teurs sont moins attentifs et être de minimiser les effets né- L’information codée par les cônes et les
et les accidents vasculaires parfois s’endorment au volant. fastes du décalage horaire, du bâtonnets est transférée à la couche cen-
cérébraux. Une partie des acci- De surcroît, de nombreuses per- travail de nuit et du manque de trale, où elle est traitée par plusieurs
dents industriels, comme le sonnes vivant à des latitudes lumière en hiver. types de cellules. Enfin, ces cellules trans-
mettent le signal traité à la couche la plus

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interne, essentiellement constituée de lésé chez des souris les cônes et les bâton- pes. Samer Hattar, de l’Université Johns
cellules ganglionnaires. De longs axones nets et injecté du colorant qui se fixe sur Hopkins, et ses collègues ont montré que
prolongent les cellules ganglionnaires for- les cellules ganglionnaires contenant de certains axones de la rétine de souris sont
mant le nerf optique qui véhicule l’infor- la mélanopsine. Ensuite, ils ont prélevé connectés au noyau suprachiasmatique
mation jusqu’au cerveau. les rétines de ces souris et ont montré que – l’aire cérébrale qui régule l’horloge
En 2000, nous avons montré que seu- les cellules nerveuses colorées réagissaient interne – tandis que d’autres interagissent
les quelques cellules ganglionnaires sont quand elles étaient exposées à la lumière. avec les noyaux cérébraux qui contrô-
sensibles à la lumière. Nous avons ensuite Comme les cônes et les bâtonnets n’étaient lent l’ouverture de la pupille. Et les cel-
découvert que deux pour cent des cellu- plus fonctionnels, cette réaction signifiait lules ganglionnaires reliées à ces aires sont
les ganglionnaires de la rétine de souris que ces cellules ganglionnaires, en plus précisément celles qui contiennent la méla-
contiennent de la mélanopsine, et que c’est de transmettre les informations issues des nopsine. Toutes ces découvertes confir-
aussi le cas chez l’homme. En 2002, des cônes et des bâtonnets, étaient capables maient que les cellules ganglionnaires
expériences réalisées par David Berson et de détecter elles-mêmes la lumière. photosensibles permettent aux souris
ses collègues de l’Université Brown à Pro- L’hypothèse a été étayée par des don- dépourvues de cônes et de bâtonnets fonc-
vidence ont confirmé nos résultats. Ils ont nées obtenues en 2002 par d’autres équi- tionnels de rester synchronisées avec

COMMENT DISTINGUER LE JOUR ET L A NUIT ?


Les rythmes biologiques s’ajustent naturellement Cortex
sur l’alternance du jour et de la nuit, et une réponse visuel Voie
peut persister chez certaines personnes aveugles. visuelle
Mais jusqu’à récemment, on ignorait comment
le cerveau était informé du jour et de la nuit.

Un rôle nouveau pour des cellules familières


Lorsque les cônes et les bâtonnets de la rétine détectent
de la lumière, ils envoient des signaux au cortex visuel
situé à l’arrière du cerveau. Les cônes et les bâtonnets Noyau
suprachiasmatique Voie
transmettent ces signaux au cerveau via des neurones non visuelle
appelés cellules ganglionnaires de la rétine, dont
les prolongements – les axones – constituent le nerf
optique (en bleu, à droite). Un sous-type, Nerf
optique Rétine
les cellules ganglionnaires photosensibles (en orange
ci-dessous), produit un pigment, la mélanopsine,
qui leur permet de détecter la lumière. Ces cellules
envoient l’information sur la lumière du jour
à l’horloge biologique centrale située dans le cerveau,
le noyau suprachiasmatique (en orange, à droite).
C’est comme si les yeux contenaient un organe
pour voir et un autre pour contrôler les réponses
non visuelles de la lumière.

Cortex Noyau
DÉTAIL DE LA RÉTINE visuel suprachiasmatique
Rythme circadien
Vision fonctionnel
Bâtonnet
Signal vers
Cône le cerveau Cellules
Cônes et bâtonnets ganglionnaires
photosensibles
Pigments Mélanopsine
Cellule (opsines)
ganglionnaire
photosensible
Cellule Lumière Lumière
Le circuit
ganglionnaire Les cellules ganglionnaires qui contiennent la mélanopsine
ne se contentent pas de collecter l’information sur la lumière
Vers le nerf optique destinée au noyau suprachiasmatique. Elles transmettent aussi
Bryan Christie

l’information issue des cônes et des bâtonnets vers ce même noyau.


Lumière

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Neurosciences [73


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l’alternance du jour et de la nuit. En revan- Les trois types de récepteurs – cônes, de l’information lumineuse non visuelle
che, des souris dépourvues d’yeux et bâtonnets et cellules ganglionnaires – des cônes et des bâtonnets vers le cerveau,
par conséquent de rétines, seraient tota- contrôlaient-ils conjointement les répon- tout comme les autres cellules ganglion-
lement désynchronisées. ses non visuelles à la lumière? Nous avons naires de la rétine transmettent l’informa-
Il restait un dernier test à faire pour testé cette hypothèse avec des souris tion visuelle vers les aires visuelles du
valider cette hypothèse: des souris norma- dépourvues de cônes, de bâtonnets et cerveau. En 2008, une méthode a été mise
les, mais privées du gène codant la méla- de mélanopsine : elles ne présentaient au point pour détruire sélectivement les
nopsine, ne devraient présenter aucune aucune réponse visuelle ou non visuelle cellules ganglionnaires photosensibles
réponse non visuelle à la lumière. Mais à la lumière et se comportaient comme chez la souris, sans perturber le fonction-
nous avons alors découvert que l’horloge si elles n’avaient pas d’yeux. Nous avons nement de l’organisme. Bien que les sou-
circadienne des souris sans mélanopsine fini par montrer que les cônes, les bâton- ris aient conservé leur vision, elles
fonctionnait tout de même ! nets et les cellules ganglionnaires conte- confondaient le jour et la nuit, et leurs
Existait-il encore un photorécepteur nant de la mélanopsine coopèrent pour pupilles ne se contractaient pas correcte-
non visuel dans la rétine ? C’était peu pro- transmettre au cerveau l’information ment (voir l’encadré ci-dessous). En d’autres
bable, car le génome de la souris, qui avait lumineuse non visuelle. termes, les cellules ganglionnaires pho-
été séquencé à peu près à l’époque où nous En fait, selon des données récentes, les tosensibles sont nécessaires pour produire
avions réalisé nos études, ne contenait pas cellules ganglionnaires photosensibles des réponses non visuelles à la lumière,
d’autres gènes codant des photopigments. fonctionnent comme voie de transmission mais le système présente une certaine

L A D O U B L E V I E D E L’ Œ I L
our comprendre comment le rythme circadien des mammifères se cale D’autres expériences (cinquième et sixième colonnes) ont montré
P sur le jour et la nuit, les neurobiologistes ont observé ce qui se passe
quand différentes parties de l’œil sont lésées. Ils ont ainsi découvert que
que ce sous-ensemble de cellules ganglionnaires doit être présent, mais
que le système est redondant. Si les cellules ganglionnaires qui contien-
les cônes et les bâtonnets ne sont pas essentiels pour cette fonction, nent normalement de la mélanopsine n’en produisent pas, des ryth-
mais que quelque chose dans l’œil l’est (deuxième et troisième colonnes). mes normaux persistent tant que les cônes et les bâtonnets fonction-
Lorsque la mélanopsine a été détectée dans certaines cellules ganglion- nent. Lorsque les cônes et les bâtonnets ne sont pas fonctionnels, la
naires rétiniennes sensibles à la lumière, on a cru que ce pigment était la mélanopsine des cellules ganglionnaires peut fournir les signaux suf-
clef de l’énigme ; mais lui non plus n’est pas indispensable. fisants pour caler l’horloge interne.

Cellule
ganglionnaire
photosensible
(fabrique de la
mélanopsine)

Cellule
ganglionnaire

Expérience Rétine normale Cônes et bâtonnets Pas d’yeux Pas de mélanopsine Pas de cônes, pas Pas de cellules
non fonctionnels (ablation (souris de bâtonnets, pas fabriquant
(par génie chirurgicale génétiquement de mélanopsine la mélanopsine
génétique chez les souris) modifiées) (souris (détruites chez
chez la souris ou génétiquement la souris)
mutation génétique modifiées)
chez l’homme)

Vision ?

Rythme
circadien ?

Conclusions

Fonctionnement Cônes Les yeux sont La mélanopsine Soit les cônes et Les cellules
normal et bâtonnets pas nécessaires n’est pas les bâtonnets, soit fabriquant la
indispensables pour s’ajuster indispensable la mélanopsine, mélanopsine sont
Bryan Christie

pour se caler sont nécessaires indispensables


sur la lumière

74] Neurosciences © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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S E NSIBLE S À L A LU MI È R E, M A IS AV EU GLE S
Chez la plupart des organismes, l’horloge biologique se cale sur la lumière du
jour. Certains sont dotés d’organes photosensibles qui ne participent pas à
la vision. Ces derniers sont aussi utilisés pour d’autres réponses non visuel-
les à la lumière, telles celles qui avertissent les animaux qu’ils doivent se
cacher. Bien que chez l’homme et d’autres mammifères les récepteurs non
visuels soient localisés dans l’œil, ce n’est pas toujours le cas.
© Getty Images/Kim Taylor and Jane Burton

© Getty Images/Cyril Laubscher

Les têtards et d’autres L’horloge circadienne © Getty Images Les souris ont été
amphibiens détectent fonctionne même les premiers mammifères
la lumière à l’aide lorsque les moineaux dont il a été montré que  BIBLIOGRAPHIE
de cellules pigmentées sont privés de leurs yeux. leur horloge circadienne M. Tri Hoang Do et K.-W. Yau,
de leur peau, de sorte Des cellules spécialisées fonctionne même Intrinsically photosensitive
qu’ils peuvent adapter dans leur cerveau lorsqu’elles sont retinal ganglion cells, Physiological
leur camouflage peuvent détecter aveugles. Dans ce cas, Reviews, vol. 90, n° 4,
à différents contextes. la lumière qui traverse les récepteurs pp. 1547-1581, 2010.
les plumes, la peau non visuels de la lumière
et le crâne. sont dans les yeux. P. Bourgin et al., Au rythme du jour
et des saisons, Pour la Science,
n° 397, pp. 108-114,
novembre 2010.
redondance. Ces cellules peuvent soit sine serait le photopigment d’un système
Le sens du temps,
détecter la lumière de façon autonome, photorécepteur non visuel primitif, encore Cerveau & Psycho,
soit relayer les informations en provenance présent aujourd’hui dans la rétine. n° 32, mars-avril 2009.
des cônes et des bâtonnets, ou les deux. Au-delà de son intérêt scientifique, la
U. Kraft, Coup de blues en hiver,
L’énigme était résolue – au moins pour découverte de cet «organe » caché aura peut- Cerveau & Psycho, n° 9, pp. 70-75,
les souris. Des données récentes suggè- être des conséquences en clinique, car il sug- mars-mai 2005.
rent que les mêmes mécanismes existeraient gère des liens entre santé de l’œil et santé
chez l’homme. R. Foster et ses collègues ont mentale. Certaines études avancent qu’une D. M. Berson et al.,
Phototransduction by retinal
publié en2007 une étude concernant deux exposition à la lumière bleue augmente- ganglion cells that set the
personnes aveugles n’ayant pas de cônes rait la vigilance, limiterait le décalage horaire circadian clock, Science, vol. 295,
ni de bâtonnets fonctionnels, mais dont le ou le manque de sommeil, et soulagerait pp. 1070-1073, 2002.
rythme circadien restait correct à condition la dépression saisonnière. Cette pathologie, I. Provencio et al., Melanopsin :
qu’elles soient périodiquement exposées plus fréquente sous les latitudes élevées, est an opsin in melanophores, brain
à de la lumière bleue. La lumière bleue cor- due au manque de lumière et de soleil ; and eye, Proceeedings of the
respond précisément à la gamme des lon- elle peut déclencher des dépressions gra- National Academy of Sciences USA,
vol. 95, n° 1, pp. 340-345, 1998.
gueurs d’onde activant la mélanopsine. ves, voire conduire au suicide. La lumino-
thérapie est efficace parce qu’elle stimule
les cellules ganglionnaires photosensibles.
L’énigme est résolue D’autres études ont montré que les
Encore plus intéressant, nous avons mon- enfants aveugles chez qui les cellules gan-
tré que la mélanopsine déclenche une glionnaires de la rétine sont endomma-
cascade de réactions biochimiques dans gées présentent plus de troubles du
les cellules éclairées qui ressemble plus à sommeil que les enfants dont la cécité est
ce qui se passe chez la mouche et le cal- due à d’autres causes. L’intégrité et le
mar que dans les cônes et les bâtonnets des bon fonctionnement des cellules gan-
mammifères. En fait, nous avions déjà glionnaires photosensibles représentent
remarqué que la séquence du gène de la aujourd’hui un nouvel enjeu pour la méde-
mélanopsine ressemble plus à celles de cine. Une classe inédite de traitements
gènes codant des photopigments d’in- visant une large gamme de pathologies
vertébrés qu’à celles de gènes de vertébrés. résultera peut-être de ces recherches sur
Ainsi, chez les mammifères, la mélanop- des souris aveugles. I

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Neurosciences [75


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Histoire de l astronomie

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

L’affaire Hubble-Lemaître résolue


Dans la traduction en anglais d’un article de l’astronome Georges Lemaître (1894-1966),
un paragraphe a disparu, où il donne les prémisses de ce qui deviendra la constante
de... Hubble. Omission de plein gré ou imposée? La question vient de trouver une réponse.
Dominique LAMBERT

E
t si la constante de Hubble, qui fit peut rendre compte de ce mouvement, il pré- Lemaître utilise son modèle d’Univers
la gloire de l’astronome américain sente une densité de masse nulle, ce que pour expliquer la relation linéaire entre la
Edwin Hubble en 1929, avait contredisent les observations. vitesse v des nébuleuses lointaines et leur
été découverte deux ans avant Lemaître est particulièrement intéressé distance dpar rapport à nous (v = Hd), rela-
lui par Georges Lemaître, jeune prêtre belge par cette question, car il a étudié en profon- tion qui sera nommée plus tard loi de Hubble.
mathématicien et astronome chargé de cours deur les propriétés de l’Univers de de Sitter et L’explication de Lemaître est la suivante :
à l’Université catholique de Louvain? Soule- en connaît les limites. En 1927, dans un article ce ne sont pas les galaxies qui bougent
vée il y a quelques mois par des astronomes intitulé Un univers homogène de masse «dans» l’Univers, c’est l’Univers qui, par son
et historiens amateurs, cette question a sus- constante et de rayon croissant, rendant expansion, éloigne les galaxies les unes des
cité un vif débat cet automne, que l’astronome compte de la vitesse radiale des nébu- autres avec une vitesse proportionnelle à
Mario Livio, de l’Institut des sciences du téles- leuses extragalactiques, il dérive, des équa- leur éloignement.
cope spatial, à Baltimore aux États-Unis, vient Pour déterminer le coefficient de pro-
de clore. Verdict? Lemaître a bien sa part dans portionnalité aujourd’hui noté H et nommé
cette découverte, même si, nous allons le voir, «constante de Hubble», Lemaître se fonde
l’histoire n’est pas aussi simple. sur les vitesses radiales de 43 galaxies mesu-
rées par l’astronome américain Vesto Slipher
Un Univers et publiées par Gustav Strömberg (de l’Obser-
vatoire du mont Wilson en Californie) en 1925.
en expansion Il se fonde aussi sur les mesures de dis-
Pour le comprendre, revenons en 1927. À cette tance effectuées dans l’équipe de Hubble
époque, les astronomes s’interrogent: quelle en 1926. Il arrive ainsi à une valeur de H de
est la structure de l’Univers? Comment carac- 575 kilomètres par seconde par mégaparsec
tériser sa géométrie à partir des équations (ce qui signifie que les galaxies qui sont éloi-
d’Einstein de la relativité générale? Comment gnées de 1 mégaparsec sont animées d’une
© Bettmann/CORBIS

rendre compte dans ce contexte du décalage vitesse de 575 kilomètres par seconde). Cette
vers le rouge de presque toutes les «nébu- valeur, éloignée de celle mesurée aujourd’hui
leuses » (galaxies) observées à l’époque ? (65 kilomètres par seconde par mégapar-
Edwin Hubble
Les scientifiques savent depuis le XIXe siècle sec), est tributaire d’erreurs importantes
qu’un tel décalage du spectre d’une source sur les distances, dont Lemaître est conscient
lumineuse signifie qu’elle s’éloigne à une cer- tions d’Einstein, une solution intermédiaire et qu’il analyse dans son article.
taine vitesse. Les solutions envisagées jus- entre les Univers d’Einstein et de de Sitter: un Lemaître a eu la chance de se trouver au
qu’alors sont insatisfaisantes : le cosmos Univers sphérique et en expansion. Cet Uni- bon endroit au bon moment ! Aux États-Unis
sphérique et statique proposé par Einstein vers « sans commencement ni fin » tend à durant les années 1924-1925, il a pratiqué
en 1917 est incapable de rendre compte d’un l’infini dans le passé vers le cosmos sphé- l’astronomie à l’Observatoire du Collège Har-
mouvement global de fuite des nébuleuses, rique et statique d’Einstein et, à l’infini dans vard tout en travaillant, à l’Institut de tech-
et si l’Univers proposé par l’astronome néer- le futur, vers l’Univers à densité d’énergie- nologie du Massachusetts (MIT), à une thèse
landais Willem de Sitter la même année matière nulle de de Sitter. de physique sur la recherche de certaines

78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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Regards

solutions des équations d’Einstein. Durant


1. GEORGES LEMAÎTRE
cette période, il a visité les grands obser- (ici en 1934) avait dès 1927
vatoires astronomiques américains et même donné une explication
assisté à une conférence de Hubble : « Au scientifique à la fuite
printemps 1925, peu avant mon retour [en des galaxies à une vitesse
Belgique], j’ai eu l’occasion d’assister à proportionnelle
une réunion de l’Académie à Washington à leur éloignement.
Néanmoins, pour lui,
et d’y entendre Hubble présenter la décou- cela ne fait aucun doute :
verte des céphéides dans la nébuleuse d’An- Edwin Hubble
dromède, ce qui établissait définitivement (page ci-contre dans
la distance de celle-ci, et donc la structure les années 1930) est
générale de l’Univers. » celui qui, en 1929,
établit cette loi,
L’article de Lemaître est essentiel dans
depuis dite de Hubble.
la mesure où il est le premier à donner une
explication physique du décalage vers le rouge
des galaxies lointaines et à le faire en joignant

Archives Georges Lemaître, UCL, Louvain-la-Neuve, Belgique


des données astronomiques à un modèle
relativiste d’univers en expansion. Hubble a
publié, en 1929, le célèbre article où il
décrit la relation de proportionnalité v = Hd
à partir des mesures de vitesses de Slipher
et de ses propres mesures de distance,
plus précises à cette époque que celles uti-
lisées par Lemaître deux ans auparavant (il
trouve une valeur de H d’environ 500 kilo-
mètres par seconde par mégaparsec). Mais,
il n’y a aucun doute à ce propos, c’est bien
Lemaître qui a fourni le premier une expli- Friedmann avait trouvé lui aussi des solu-
cation de la relation v = Hd. tions correspondant à des Univers en expan-
sion. Ce qui a freiné la diffusion de l’article de
Un paragraphe Lemaître, c’est le fait que bon nombre de phy-
siciens, dont Einstein et Hubble, n’admet-
disparaît taient pas cette idée d’une histoire de l’Univers.
L’article de Lemaître ne connut pas immé- Lemaître avait envoyé son article à sir Arthur
diatement la gloire qu’il méritait. La raison Eddington, qui avait été à Cambridge son pro-
n’est pas liée au fait qu’il fut publié en fran- fesseur durant l’année 1923-1924. Mais l’as-
çais dans ce qui peut paraître une obscure tronome ne l’avait pas lu !
revue. Les Annales de la Société Scientifique En février 1930, Eddington publie une L’ A U T E U R
de Bruxelles éditaient des contributions de note dans laquelle il demande que l’on étu-
haut niveau scientifique et étaient diffusées die des modèles d’Univers intermédiaires
dans nombre de bibliothèques universitaires entre l’Univers statique d’Einstein et l’Uni-
et d’observatoires de par le monde; et le fran- vers vide de de Sitter. C’est justement ce que
çais était lu par un public scientifique beau- Lemaître a déjà fait. L’abbé écrit à son ancien
coup plus nombreux qu’aujourd’hui. Einstein professeur : « Cher Professeur Eddington,
lui-même avait, grâce à un ami, lu l’article de je viens juste de lire le numéro de février
Lemaître dès sa parution et c’est ce qui lui d’Observatoryet votre suggestion de recher-
permit de déclarer au jeune abbé en 1927, cher des solutions non statiques intermé- Dominique LAMBERT est
lors du Congrès Solvay à Bruxelles, que du diaires entre celles d’Einstein et de de Sitter. professeur de philosophie
point de vue physique, son idée d’expan- J’ai mené ces recherches il y a deux ans. et d’histoire des sciences
sion de l’Univers lui paraissait « tout à fait Je considère un Univers de courbure spa- aux Facultés Universitaires
Notre Dame de la Paix, à Namur
abominable», en même temps qu’il lui appre- tiale constante, mais qui augmente dans (FUNDP), et membre de l’Académie
nait que le mathématicien russe Alexandre le temps. Et je mets en évidence l’existence royale de Belgique.

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Histoire des sciences [79


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Regards

d’une solution où les nébuleuses s’éloignent nomes et historiens des sciences en sont les vitesses radiales, qui n’est plus d’aucune
toujours, d’un temps “ moins l’infini ” jusqu’à récemment venus à soupçonner, mais sans utilité à présent.»
un temps “ plus l’infini ”. » preuves matérielles, l’existence d’une pres- Lemaître était très attentif aux données
À partir de ce moment, Eddington fera sion qui aurait été exercée sur Lemaître, ou d’observation. Après son passage à Cambridge
tout pour mettre en avant la contribution de sur son traducteur, visant à assurer à Hubble et à Harvard, il était devenu un astronome
son élève et il jouera un rôle majeur dans la la priorité de la dérivation de la loi v = Hd. professionnel. En 1931, les données sur les
demande de traduction de son article en vitesses et les distances des galaxies étaient
anglais. C’est ici que commence l’objet de la obsolètes, et des données plus fines avaient
récente controverse. Le 17 février 1931,
Par souci de modestie été publiées par Hubble dans son article
Lemaître reçoit une lettre de William Smart, À Louvain, où sont conservées les archives de 1929. On comprend donc que l’abbé n’ait
l’éditeur des Monthly Notices of the Royal de Lemaître, nul n’a jamais douté que le tra- plus souhaité republier des données dépas-
Astronomical Society, lui proposant, au ducteur était Lemaître lui-même. Ce dernier sées. De fait, chaque fois qu’il le pouvait,
nom du Conseil de la Société royale d’astro- avait étudié à Cambridge (en Angleterre) et Lemaître tenait compte des valeurs les plus
nomie, dont fait partie Eddington, de publier aux États-Unis, et maîtrisait l’anglais. Il eût récentes de H. Dans un manuscrit destiné à
une traduction anglaise de son article de 1927 été surprenant qu’il ne réalisât pas lui-même une encyclopédie japonaise écrite juste avant
et de devenir un fellow de cette presti- cette traduction. M. Livio a retrouvé, grâce à la Seconde Guerre mondiale, il adopta « la
gieuse Société. Dans cette lettre, Smart lui la médiation de Peter Hingley, bibliothécaire meilleure valeur [de la constante de Hubble]
propose aussi d’ajouter s’il le souhaite de la Royal Astronomical Society, et de Bob selon la récente discussion de Knox, Show
quelques modifications. Carswell, l’éditeur en chef des Monthly Notices et Stabley [qui] semble être 405 kilomètres
La traduction paraît en mars 1931. Une of the Royal Astronomical Society, le compte- par seconde par mégaparsec».
énigme surgit alors, qui n’a d’ailleurs pas rendu de la réunion du 13 février 1931 au En outre, durant toute sa vie, Lemaître n’a
échappé, depuis, à un certain nombre de cours de laquelle fut décidée la traduction jamais cherché à revendiquer une sorte de
lecteurs: le paragraphe où Georges Lemaître de l’article de Lemaître, et la réponse adres- priorité quant à la découverte de la loi v = Hd.
dérivait le taux d’expansion de l’Univers (H) sée par Lemaître le 9 mars 1931 à la lettre de Ainsi, dans le compte-rendu du livre de Paul
à partir des données astronomiques et sa Smart. Il y apparaît que Lemaître a bien tra- Couderc, L’expansion de l’Univers (1950), que
note sur les erreurs relatives aux distances duit lui-même son article. On y apprend aussi Lemaître jugeait par trop élogieux, il déclare:
des galaxies ont disparu. Pourquoi? Qui est que c’est lui qui a décidé de ne pas reproduire « Avant la découverte et l’étude des amas
l’auteur de la traduction? Animés d’une excel- la discussion sur les vitesses radiales de nébu- de nébuleuses, il ne pouvait être question
lente raison, à savoir souligner le fait que leuses qui mène au calcul du taux d’expan- d’établir la loi de Hubble, mais seulement d’en
Lemaître avait été le premier à expliquer la sion. Il explique: «Il n’y avait pas lieu, à mon calculer le coefficient. Le titre de [mon article
loi dite aujourd’hui de Hubble, certains astro- sens, de republier la discussion provisoire sur de 1927] ne laisse aucun doute sur mes inten-
Archives Georges Lemaître, UCL, Louvain-la-Neuve, Belgique

Archives Georges Lemaître, UCL, Louvain-la-Neuve, Belgique

2. L’ARTICLE OÙ, EN 1927, LEMAÎTRE proposa son modèle d’Univers en 3. UN BROUILLON DE LA LETTRE DE LEMAÎTRE À EDDINGTON (1930),
expansion. Dans la traduction en anglais de cet article, parue en 1931, un dans laquelle il explique à son maître qu’il a déjà proposé, deux ans plus
paragraphe et une note ont disparu... tôt, un Univers intermédiaire entre ceux d’Einstein et de de Sitter.

80] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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Regards

tions.» Et dans ses articles et ses cours après

Taille de l’Univers
la Seconde Guerre mondiale, Lemaître cite la
loi de Hubble sans jamais faire mention de
sa propre contribution de 1927.
La controverse résolue par M. Livio a
engendré une série d’effets intéressants.
Nous en citerons deux. Le premier est d’avoir
souligné de manière éclatante le fait que
Georges Lemaître est bien le premier à avoir
expliqué la « loi de Hubble ». Celle-ci méri-
terait donc, même si la modestie de Georges
Lemaître en eût souffert, que nous la nom-
mions désormais «loi de Hubble-Lemaître».
Et la récente proposition d’attribuer le Temps
nom de « Lemaître » à un grand instrument 4. LE MODÈLE D’UNIVERS EN EXPANSION PROPOSÉ PAR LEMAÎTRE EN 1927. Son com-
d’astronomie apparaît, dans ce contexte, on mencement est repoussé à l’infini vers le passé où il se raccorde au modèle statique d’Einstein,
ne peut plus judicieuse. et une force répulsive accélère son expansion de façon exponentielle. En 1931, Lemaître affi-
nera son modèle en proposant un Univers où le monde a un commencement en feu d’artifice.

Le Big Bang se dessine admettre que la lumière a été l’état originel


Le deuxième est lié au contenu de la réponse de la matière et que toute la matière conden-  À ÉCOUTER
de Lemaître à Smart. Lemaître avait la pos- sée en étoiles s’est formée par le processus
En février 2012, Dominique
sibilité de supprimer tous les passages qu’il proposé par Millikan.» Lambert reviendra sur
voulait dans sa traduction. Or, s’il enlève les Elle est un des éléments qui le condui- la controverse dans l’émission
données d’observations astronomiques effec- ront vers l’hypothèse de l’atome primitif. À La marche des sciences,
sur France Culture de 14h à 15h.
tives (qu’il eût été légitime de conserver mal- l’origine de la théorie du Big Bang, cette hypo- www.franceculture.com
gré l’existence d’autres plus actuelles), il thèse envisage, au commencement du Monde,
conserve ce qui est de l’ordre de la spécula- un Univers ramassé dans un seul «atome»
tion hardie: «Même la suggestion finale, qui – un élément indivisible et homogène cor-
n’est pas confirmée par un de mes travaux respondant à un quantum d’énergie. Smart
récents, n’a pas été modifiée», écrit-il à Smart. proposait à Lemaître d’ajouter une contribu-  BIBLIOGRAPHIE
Cette suggestion est la suivante : « Il reste- tion nouvelle à sa traduction. Ce dernier pré-
M. Livio, Mystery of the missing
rait à se (sic!) rendre compte de la cause de fère écrire un autre article où l’expansion sera text solved, Nature, vol. 479,
l’expansion de l’Univers. Nous avons vu que non plus liée à une hypothétique pression de pp. 171-173, 2011.
la pression de radiation travaille lors de l’ex- radiation originelle, mais à l’instabilité créée
D. Lambert, Un atome d’univers.
pansion. Ceci semble suggérer que cette par la formation de condensations de matière La vie et l’œuvre de Georges
expansion a été produite par la radiation dans un Univers quasi statique. Lemaître, Lessius, 2011.
elle-même.» Loin d’être l’instrument d’une censure, la
D. Lambert et J. Reisse,
Cette idée spéculative (et fausse!) est lettre de Smart m’apparaît comme une invita- Charles Darwin et Georges
la trace d’une réflexion qui a pris corps lorsque tion faite à Lemaître à diffuser ses dernières Lemaître. Une improbable
Lemaître a réfléchi sur une autre idée spé- idées. La lettre retrouvée par M. Livio montre mais passionnante rencontre,
culative (et fausse aussi), publiée en 1928 que les préoccupations de Lemaître avaient Académie Royale de Belgique,
Classe des Sciences, 2008.
par Robert Millikan et Harvey Cameron, sur la changé depuis 1927. La question qui l’occu-
nature des rayons cosmiques, des rayonne- pait en cette année 1931 était moins l’expan- D. Lambert, Lemaître. Le père
ments très énergétiques détectés dans la sion de l’Univers que la cause profonde de son du Big Bang, Les Génies de la
Science, n°30, pp. 26-120, 2007.
haute atmosphère. Pour Millikan et Cameron, expansion et de son commencement, voire
ces rayons sont produits dans l’espace, lors la formation des galaxies dans un Univers D. Lambert, L’itinéraire spirituel
de la formation de noyaux atomiques à par- en expansion. Une controverse en histoire de Georges Lemaître suivi
de Univers et Atome (inédit
tir de protons et d’électrons, lesquels se des sciences est toujours intéressante, car de G. Lemaître), Lessius, 2007.
seraient matérialisés à partir d’un rayonne- elle bouscule les idées et... les archives pour
ment primitif. Dans un article de 1930, faire apparaître des vérités, y compris celles J.-P. Luminet, L’invention du Big
Bang, Seuil, 2004.
Lemaître reprend cette idée : « On pourrait auxquelles on ne pensait pas! I

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

La conjecture du carré inscrit


Placer sur une courbe fermée quatre points
formant les coins d’un carré est presque toujours possible.
C’est bien, mais comment se débarrasser du « presque » ?
Jean-Paul DELAHAYE

L
à où on s’y attend le moins, des tout en faisant avancer la résolution de monticule est assez régulière, le côté du
questions mathématiques dif- l’énigme ou en traitant certaines variantes, carré inscrit variera de manière continue
ficiles surgissent, si difficiles n’en sont pas venus à bout. L’affirmation en parcourant les lignes de niveau, et on
parfois qu’elles restent non que « Toute courbe fermée simple contient aura donc le résultat plus intéressant en
résolues. Le cas dont nous les quatre coins d’au moins un carré » reste, pratique : toute table à base carrée donnée
allons parler est particulièrement étrange aujourd’hui encore, une conjecture. et assez haute, dont les pieds ne sont pas
puisque la question est « presque » réso- L’énigme est liée au problème concer- trop écartés, pourra être placée horizon-
lue depuis longtemps. Malheureusement, nant le positionnement d’une table sur un talement et d’une façon stable sur le mon-
les mathématiciens n’ont pu enlever le monticule. Considérons un terrain bombé, ticule où l’on souhaite pique-niquer.
« presque », malgré des progrès récents et une petite colline, assez régulier pour qu’on Revenons au problème initial d’un carré
un siècle de tentatives diverses par des puisse l’assimiler à une surface continue. ayant ses quatre coins sur une courbe. Pré-
chercheurs chevronnés. Chaque ligne de niveau est une courbe fer- cisons que nous dirons « inscrit sur la
Voici le problème. mée simple ou la juxtaposition de plusieurs courbe » même si d’autres intersections du
1) Dessinez une boucle avec une craie courbes fermées simples. Si la conjecture carré avec la courbe se produisent et que
sur un tableau : cercle, ellipse, ovoïde, est vraie ou si les courbes mises en jeu sont celui-ci sort donc de la zone intérieure
polygone régulier, etc. suffisamment régulières pour entrer dans délimitée par la courbe. Pour expliquer la
2) Trouvez quatre points de la courbe la classe des courbes pour laquelle la conjec- situation et la multitude de résultats démon-
qui soient les quatre sommets d’un carré. ture est prouvée (voir plus loin), alors sur trés autour de la conjecture de Toeplitz, il
Si vous êtes patient et méthodique, vous chacune d’elles, il existe quatre points for- faut faire un effort de rigueur et nous for-
réussirez quel que soit votre tracé sur le mant les sommets d’un carré, où l’on peut mulerons quelques définitions.
tableau (voir la figure 1). placer les pieds d’une table carrée ayant des Une courbe fermée simple C du plan est
Le constat sur des cas particuliers est pieds de même hauteur et supposés très l’ensemble des points C(t) du plan quand
intéressant, mais peut-on démontrer qu’il fins et assez longs. t varie dans l’intervalle des nombres réels
existe un tel carré pour toute courbe fermée compris entre 0 et 1 tel que C(t) soit une
simple (qui revient à son point de départ fonction continue qui ne prend pas deux fois
sans se couper) dessinée sur un plan ?
Pique-nique la même valeur (la courbe ne se coupe pas)
La réponse n’est pas connue dans le sur une colline sauf en t = 0 et en t = 1 (la courbe revient
cas général, bien que de nombreux cas par- À chaque niveau possible, on pourra ainsi à son point de départ).
ticuliers aient été traités, lesquels recou- poser une table carrée au moins dans une La propriété d’être continue fait que la
vrent à peu près toutes les courbes fermées position stable et parfaitement horizontale. courbe C se dessine sans avoir à lever la
simples habituellement envisagées en Notons toutefois que, pour un niveau donné, craie. Cette condition de continuité ne garan-
mathématiques. Le problème a été formulé la table sera imposée et il faudra donc la tit pas que la courbe C soit totalement lisse.
en 1911 par le mathématicien allemand fabriquer exprès pour que l’écartement entre Elle peut avoir des angles et, par exemple,
Otto Toeplitz (1881-1940). Depuis, une mul- les pieds soit le bon, c’est-à-dire égal au un triangle équilatéral ou un polygone quel-
titude d’articles mathématiques lui ont été côté du carré inscrit sur la courbe de niveau conque (non croisé) est une courbe fermée
consacrés. J’en ai compté plus de 30, qui, choisie. Heureusement, si la surface du simple. Les points où la courbe fermée

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Regards

simple n’admet pas de tangente (il y en a


trois pour le triangle) peuvent être tous
1. Ca r r é i n s c r it e t ta bl e s u r u n m o nti c u l e
les points de la courbe : tel est le cas des a conjecture de Toeplitz est un problème du même type à conditions sur la surface du
courbes fractales comme le flocon de von L l’affirmation, toujours sans
démonstration en 2012, que
trois dimensions: peut-on pla-
cer horizontalement une table
monticule qui assurent que
toute table à base carrée pas
Koch qui ne possède de tangente en aucun
point. Cette courbe dont la longueur est infi- toute courbe fermée simple pour qu’elle soit stable, c’est- trop grande pourra être conve-
nie est une courbe fermée simple (voir la (une boucle ne se coupant pas) à-dire telle que les quatre pieds nablement posée.
figure 3). Bien sûr, il peut y avoir plusieurs contient quatre points formant (chacun de même longueur Ce théorème totalement
carrés inscrits et, pour chaque entier posi- les sommets d’un carré (a), que et infiniment fins, formant un démontré contourne la conjec-
l’on dénomme «carré inscrit». carré) touchent la surface ? ture de Toeplitz toujours incer-
tif n, on connaît des exemples de courbes
Le problème de la table Le théorème de la table taine. Nous voilà rassurés pour
possédant exactement n carrés inscrits
carrée sur un monticule (b) est de Roger Fenn indique les notre prochain pique-nique.
(nous y reviendrons).
a
Des cas particuliers
démontrés
La conjecture n’a pas été prouvée dans le
cas général, mais un grand nombre de cas
particuliers ont été traités.
– La conjecture est démontrée si la
courbe possède une tangente en tout point
et si cette dernière varie continûment
quand le point glisse sur la courbe, c’est-
à-dire si la courbe est parfaitement lisse
comme un cercle ou une ellipse.
– La conjecture est démontrée si la
courbe délimite une zone intérieure
convexe, c’est-à-dire telle que si A et B sont b
deux points de la zone intérieure, alors le
segment AB est entièrement contenu dans
la zone intérieure.
– La conjecture est démontrée si la
courbe est dotée d’un centre de symétrie
ou d’un axe de symétrie.
L’un des résultats les plus puissants
concernant la conjecture a été démontré
en 1989 par Walter Stromquist, du Swarth-
more College aux États-Unis. Il indique
que la conjecture est vraie pour toute courbe
« localement monotone ». La propriété
d’être localement monotone signifie en gros
Jean-François Colonna ; http://lactamme.polytechnique.fr

que la courbe ne fait pas de zigzag à toute


échelle (voir la figure 2) : elle peut en faire
un peu, mais les zigzags ne doivent pas
s’accumuler en un point. Ce résultat per-
met de traiter le cas de tous les polygones
et de toutes les courbes fermées obtenues
en collant un nombre fini de bouts de droites,
d’arcs de cercles, d’ellipses, de sinusoïdes,
etc. Toutes les courbes que vous tracerez
à la craie entrent dans le champ du théo-
rème de Stromquist !

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Logique & calcul [83


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Regards

2 . La c o n j e c tu r e d e To e p l it z est p r es q u e d é m o ntr é e
alter Stromquist a démontré bizarres, toutes les courbes envisa-
W en 1989 que si une courbe
fermée simple du plan est locale-
gées en mathématiques sont loca-
lement monotones et donc le
a
O
M
y
b

ment monotone, alors elle possède théorème de Stromquist démontre x


nécessairement un carré inscrit. de manière presque définitive la
Par définition, pour qu’une conjecture de Toeplitz.
courbe soit localement mono- Le problème est qu’on ne sait
tone (a), on doit pouvoir associer, pas se débarrasser du « presque » !
à chaque point M de la courbe, La courbe fermée simple (b) entou-
un système d’axes Oxy de façon rant le domaine en bleu est lisse
qu’un petit morceau de la courbe en tous points, sauf au centre où
autour de M soit tel que deux la condition de monotonie locale
points de ce bout de courbe ne sont n’est pas vérifiée. À moins d’un
jamais sur une droite parallèle à argument particulier, on ne peut lui
l’axe Oy. appliquer le théorème de Strom-
À l’exception des courbes frac- quist et on n’est donc pas certain
tales et de quelques courbes qu’elle possède un carré inscrit.

Malheureusement certaines courbes suite de carrés (qui n’est pas nécessaire- a une certaine analogie avec le fait que les
fractales ne sont pas localement monotones, ment convergente), on sait en extraire nombres rationnels (rapports de deux
et la conjecture n’est donc pas démontrée une suite convergente de carrés (on ne entiers) sont rares dans l’ensemble des
pour cette famille de courbes. On obtient une retient que certains des carrés de la suite). nombres réels. Il est amusant de consta-
courbe pour laquelle la conjecture n’est Le fait que les courbes Ci convergent vers C ter que les cas pour lesquels on a démon-
pas prouvée en mettant bout à bout des mor- assure que le carré limite de la suite conver- tré la conjecture recouvrent la grande
ceaux de la courbe du flocon de von Koch de gente extraite est un carré inscrit dans C. majorité des courbes que les mathémati-
façon à obtenir une courbe non symétrique. La conjecture est-elle démontrée ? ciens envisagent, mais que cette partie pour-
Le flocon de von Koch lui-même est Hélas non, car, sauf argument supplé- rait malgré tout être infime (« maigre »).
un exemple intéressant: sa symétrie assure mentaire, rien n’interdit à la suite extraite L’apparente contradiction tient à ce que
qu’il comporte au moins un carré inscrit. de carrés de converger vers un carré... de les mathématiciens étudient en priorité les
Une étude graphique empirique de Fran- côté nul. Évidemment, cela n’a aucun courbes régulières et que celles-ci ne sont
cesco De Comité, au Laboratoire d’infor- intérêt, car même si on ne l’a pas précisé pas représentatives des courbes qu’on ren-
matique fondamentale de Lille, suggère dans l’énoncé de la conjecture, il est clair contrerait si on les choisissait au hasard.
fortement que le flocon comporte une infi- qu’on a exclu le cas des carrés inscrits La situation est assez analogue à celle
nité de carrés inscrits, mais pour l’instant réduits à un seul point. De nombreuses ten- des nombres réels calculables, nombres
le résultat n’est pas établi rigoureusement tatives de démonstration de la conjecture pour lesquels il existe un algorithme qui
(voir la figure 3). de Toeplitz et plusieurs démonstrations de en énumère indéfiniment les décimales.
cas particuliers exploitent l’idée ici décrite Les nombres calculables constituent une
en s’arrangeant pour que le carré limite partie infime des nombres réels (c’est un
Errare humanum est... ne se réduise pas à un point. ensemble qui a autant d’éléments qu’il y a
Certaines erreurs sont des pièges dans les- La situation aujourd’hui est donc indé- d’entiers, alors qu’il y a plus de nombres
quels nous sommes irrésistiblement atti- terminée, et il n’est pas exclu que les courbes réels que d’entiers), ce qui n’empêche pas
rés. Un joli piège est à l’origine de plusieurs fermées simples du plan qui contiennent qu’il a fallu attendre Alan Turing pour réali-
résultats faux, heureusement repérés depuis les quatre coins d’un carré constituent un ser en 1936 qu’il existait des nombres non
leur publication. Une idée naturelle pour sous-ensemble « maigre » de l’ensemble calculables et en désigner un !
démontrer le cas général consiste à appro- de toutes les courbes fermées simples. La À défaut de faire avancer directement
cher une courbe fermée simple C par une notion de « sous-ensemble maigre » (allez l’énigme récalcitrante de Toeplitz, on tente
suite C0, C1, C2, ... de courbes régulières (par voir la définition de Wikipédia...) exprime de comprendre ce qui se passe dans des
exemple des polygones) pour lesquelles on l’idée de rareté dans le contexte topologique situations mathématiques proches. Que dire
sait qu’il y a un carré inscrit. Partant de cette des ensembles de courbes continues. Elle des rectangles, des triangles, des losanges?

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Regards

3 . Le ca s s y m é tr i q u e e t la c o u r b e d e v o n K o c h
i une courbe fermée simple du le flocon de von Koch de manière
S plan possède un centre de symé-
trie, alors elle possède un carré
à éviter toute symétrie : on obtient
une figure qu’aucun des théorèmes
a b

inscrit : en superposant la courbe à connus ne permet de traiter : cette


une copie tournée de 90°, on obtient figure ne possède peut-être aucun
une figure invariante par rotation carré inscrit.
de 90°. Les points communs à la La figure (c) montre la partie
courbe initiale et à sa version tour- de l’image (a) où le flocon de von
née de 90° sont les sommets d’un Koch rencontre sa version tournée
carré inscrit (a). de 90°. Chaque point de rencontre c
Le flocon de von Koch n’est pas détermine un carré inscrit. On est
localement monotone et le résultat persuadé qu’il y a un nombre infini
de Stromquist ne s’applique pas. de points d’intersection, et donc de
Toutefois, il possède un centre de carrés inscrits. Ce travail empirique
symétrie et donc un carré inscrit. La réalisé par Francesco De Comité n’a
figure (b) a été obtenue en recol- pour l’instant pas été confirmé
lant des bouts de courbes prises sur par une démonstration.

Que deviennent ces questions quand on Et pour les triangles ? La réponse est
passe du plan à l’espace ? Que deviennent catégorique : toute courbe fermée simple
ces questions en géométrie discrète où l’on du plan possède au moins un triangle
envisage des courbes composées de pixels équilatéral inscrit.
en nombre fini (seules courbes que l’infor- Ce résultat se généralise à un triangle
matique considère) ? quelconque : si T est un triangle fixé, et
que C est une courbe fermée simple du plan,
Remplacer le carré alors C contient au moins les trois sommets
d’un triangle semblable à T. En fait, M. Niel-
par un rectangle, sen a indiqué en 1992 qu’il existe une infi-
un triangle, un losange nité de points de la courbe qui sont sommets
d’un triangle semblable à T inscrit dans C
Commençons par rendre le problème plus et que ces points forment un sous-ensemble
facile en remplaçant le carré recherché dense de la courbe : entre deux points dif-
par un rectangle. Cette version a été réso- férents de la courbe, aussi proches soient-
lue par Herbert Vaughan en 1977 : toute ils, il existe toujours un point P sommet d’un
courbe fermée simple du plan contient au triangle semblable à T inscrit dans C.
moins un rectangle inscrit. Cette propriété Pour les losanges et donc aussi pour les L’ A U T E U R
est démontrée en quelques lignes. parallélogrammes, c’est encore bon : toute
Et dans l’espace à trois dimensions, courbe fermée simple du plan contient au
une courbe fermée simple contient-elle moins un losange inscrit.
toujours un rectangle inscrit ? Non, un Le théorème de M. Nielsen qui établit ce
contre-exemple a montré qu’il existe des résultat montre de plus que, si une direc-
courbes de l’espace ne possédant aucun tion est fixée, on peut demander au losange
rectangle inscrit (et donc aucun carré ins- recherché d’avoir deux de ses côtés paral-
crit). Un résultat de 1995, positif cette lèles à cette direction. V. Makleev, de l’Uni-
fois, de Mark Nielsen et S. Wright établit versité de Saint-Pétersbourg, a établi
que dans l’espace, toute courbe fermée en 2004 que le résultat était encore vrai Jean-Paul DELAHAYE
simple symétrique par rapport à un plan dans l’espace (sans, cette fois, que l’on est professeur à l’Université
de Lille et chercheur
ou symétrique par rapport à un point pos- puisse imposer à certains côtés du losange au Laboratoire d’informatique
sède un rectangle inscrit. d’être parallèles à une direction donnée). fondamentale de Lille (LIFL).

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Logique & calcul [85


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Regards

4 . Q ua tr e p e tits p ro bl è m es
• E xiste-t-il des courbes fermées a b
simples du plan qui possèdent des carrés
inscrits passant par chacun de leurs points ?
Un cercle et un carré ont bien sûr cette
propriété. De nombreuses autres courbes
fermées possèdent cette propriété (dont
toutes les courbes invariantes par une rota-
tion de 90°). Francesco De Comité a dessiné
les figures a, b, c, d.
• Trouver une courbe fermée simple du
plan n’ayant qu’un seul carré inscrit.
Solution : voir les figures e, f, g.
• Toute courbe fermée simple du plan c d
contient-elle les sommets d’un pentagone
régulier inscrit ? (Autrement dit, la conjec-
ture de Toeplitz avec les carrés se généra-
lise-t-elle avec les pentagones ?)
Non. Un triangle équilatéral, à cause des
problèmes créés par les angles, ne peut pas
contenir les cinq points d’un pentagone régu-
lier. De la même façon, une courbe fermée
simple du plan ne contient pas toujours un
polygone régulier de plus de cinq côtés.
• Tout point P donné d’une courbe fer-
mée simple C est-il le sommet d’un triangle e f g
équilatéral inscrit dans C ?
Non. Soit Cun triangle isocèle dont l’angle
au sommet est inférieur à 120°. Ce sommet P
ne peut pas être le sommet d’un triangle
équilatéral inscrit dans C.

5 . Les c o u r b es i n fo r ma ti q u es
es différents pixels d’une courbe (assimilés pixels voisins de la courbe doivent avoir au carré inscrit dans le monde discret des pixels est
L à des petits carrés sur un quadrillage) for- moins un côté en commun.
ment une chaîne de voisins. Pour éviter les recoupements et imposer le
alors clairement posé... et a été résolu en 2011:
– toute courbe épaisse fermée simple possède
Dans le cas des courbes fines, le mot « voi- retour au pixel de départ (courbe fermée simple), au moins un carré inscrit (a) ;
sins » signifie « avoir au moins un point en on ajoute dans les deux cas que chaque pixel – il existe des courbes fines fermées simples qui
commun ». Pour les courbes épaisses, deux possède deux voisins exactement. Le problème du n’ont pas de carré inscrit (b).
a b
Dans une courbe « épaisse »,
deux pixels voisins ont au moins
un côté en commun (a).
Dans une courbe « fine »,
deux pixels voisins ont au moins
un point en commun (b, deux exemples
d’une telle courbe). Les propriétés
de ces courbes vis-à-vis
des carrés inscrits sont différentes.

a b

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Regards

Un carré est constitué de deux paires de tout volume convexe de l’espace peut être  BIBLIOGRAPHIE
côtés opposés parallèles et ses deux diago- enfermé dans un cube exinscrit dont chaque
B. Matschke, Equivariant topology
nales ont même longueur. Une généralisation face touchera le volume. Notons enfin qu’un methods in discrete geometry,
du carré dans l’espace est le quadrilatère ayant théorème de l’Anglais Roger Fenn a réglé en Thèse de l’Univ. de Berlin, 2011.
ses quatre côtés égaux ainsi que ses deux 1970 le problème de la table évoqué au début
diagonales, que nous nommerons «le quasi- de l’article. Si la fonction continue définis- J. Cottanceau, La randonnée
du carré, Blog « Choux roma-
carré ». Jason Cantarella et John McCleary, sant le monticule est positive sur un ensemble nesco, Vache qui rit et intégrales
aux États-Unis, ont démontré que toute courbe convexe et nulle ailleurs, alors toute table car- curvilignes », 2011 :
fermée simple assez régulière de l’espace à rée pas trop grande pourra être convena- http://eljjdx.canalblog.com/
archives/2011/03/20/
trois dimensions possède un tel quasi-carré blement posée sur le monticule. 20671768.html
inscrit. « Assez régulière » signifie que la
I. Pak, Lectures on Discrete and
courbe est non seulement continue, mais Carrés inscrits Polyhedral Geometry, 2010.
qu’elle a une tangente en chaque point, tan- http://www.math.ucla.edu/
gente qui varie continûment quand le point sur courbes pixellisées ~pak/geompol8.pdf
de tangence glisse le long de la courbe. Les travaux de Feliú Sagols et Raúl Marín,
F. Sagols et R. Marín, Two discrete
Les carrés inscrits peuvent-ils être nom- de l’Institut polytechnique national du versions of the Inscribed Square
breux ? Peut-il par exemple y en avoir cinq, Mexique, auront peut-être des applications Conjecture and some related
ni plus ni moins ? Là encore, bien que les puisqu’ils concernent les figures dessi- problems, Theoretical Computer
résultats soient récents, on n’a pas rencon- nées avec des pixels et que des algo- Science, vol. 412, pp. 1301-1312,
2011.
tré d’obstacles majeurs. Pour tout entier stric- rithmes de calculs des carrés inscrits
tement positif n, il existe une courbe fermée ont été proposés. M. Nielsen, Rhombi inscribed
simple du plan qui possède exactement n car- Le plan discret n’est qu’un tableau de in simple closed curves,
Geometriae Dedicata,
rés inscrits. Le résultat a été démontré cases carrées, les pixels, constituant un vol. 54, pp. 245-254, 1995.
en 2008 par Strashimir Popvassilev, au City grand quadrillage. Deux notions de courbes
College de New York, qui a pu établir qu’on discrètes sont naturelles : les courbes fines M. Nielsen, Triangles inscribed in
simple closed curves, Geometriae
peut imposer de plus à la courbe d’être et les courbes épaisses (voir la figure 5). Dedicata, vol. 43, pp. 291-297, 1992.
indéfiniment différentiable (c’est-à-dire par- Le problème du carré inscrit se pose dans
faitement lisse) et même qu’on peut avoir ce contexte : toute courbe épaisse fermée V. Klee et S. Wagon, Old and New
Unsolved Problems in Plane
exactement n carrés inscrits en imposant à simple contient les quatre coins d’un carré Geometry and Number Theory,
la courbe de délimiter une zone intérieure et il existe des courbes fines fermées Mathematical Association
convexe. Le théorème est patent pour les simples qui ne contiennent aucun carré ins- of America, 1991.
polygones, comme le montre la figure ci-des- crit (jamais quatre de leurs pixels ne sont W. Stromquist, Inscribed squares
sous qui résout le cas n = 3 et qui se géné- les quatre coins d’un carré). and square-like quadrilaterals in
ralise de façon évidente. La démonstration du résultat positif closed curves, Mathematika,
vol. 36, pp. 187-197, 1989.
concernant les courbes épaisses n’est pas
aussi simple qu’on l’imagine. Cela montre une R. Fenn, The table theorem,
fois encore que bien des problèmes du continu Bull. London Math. Soc,
ont des traductions intéressantes dans le vol. 2, pp. 73-76, 1970.
monde du fini des pixels et de l’informatique. O. Toeplitz, Ueber einige Aufgaben
Le monde mathématique est étrange der Analysis situs, Verhandlungen
et certains passages semblent interdits. der Schweizerischen Naturfor-
schenden Gesellschaft in Solo-
Le nombre de carrés inscrits sera fré- Même dans des domaines élémentaires thurn, vol. 4, p. 197, 1911.
quemment impair. En effet, si la courbe (comme celui des courbes fermées simples
fermée simple est un polygone n’ayant rien du plan) pour lesquels on s’imaginait
de particulier, deux de ses côtés ne sont bien armé par les outils de l’analyse et de
jamais parallèles ni orthogonaux, ou si la la géométrie, on butte sur des obstacles
courbe fermée simple est extrêmement durs comme le diamant. Rien ne nous per-
lisse, définie par des fonctions analytiques, met de reconnaître ces problèmes diffi-
alors le nombre de carrés inscrits est ciles avant qu’on ne se cogne à eux et ils
infini ou impair. semblent surgir au hasard. Ils s’amusent
Par ailleurs, le mathématicien japonais à humilier une communauté vieille de plus
Shizuo Kakutani a démontré en 1942 que de trois millénaires ! 

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Logique & calcul [87


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REGARDS

ART & SCIENCE

Vermeer, la carte et le castor


Dans L’Officier et la jeune fille riante, un homme porte un chapeau en feutre
de castor, matériau précieux dont la confection a participé à la disparition
des espèces européennes. À l’arrière-plan, une carte intrigue...
Loïc MANGIN

P
ays-Bas, vers 1658. Les Pro- d’Oxford, s’interroge : le peintre fait-il allu- attribuée aux chapeliers résultait probable-
vinces-Unies (l’ancien nom des sion au changement de prestige des militaires ment des vapeurs toxiques de la mixture.
Pays-Bas) ont déclaré leur indé- dû au retour de la paix? Jusqu’au XVe siècle, on utilisait des cas-
pendance vis-à-vis du trône Venons-en au chapeau. À cette époque, tors d’Europe occidentale, mais l’animal fut
d’Espagne depuis près de 80 ans, et elle au milieu du XVIIe siècle, tous les Hollandais victime de son succès et de la disparition de
est quasi effective en 1609. Les combats en portaient, du simple bonnet mou, nommé son habitat naturel. On se tourna alors vers
cessent définitivement en 1648 et les mili- klapmuts, au plus prestigieux couvre-chef les castors scandinaves, mais les mêmes
taires, de retour à la vie civile, ont tout loi- tel celui porté par l’officier. L’objet était en causes eurent les mêmes effets, et ce fut la
sir de conter fleurette. En 1658 donc, c’est feutre, une étoffe constituée de poils agglo- fin des chapeaux en castor.
un tel épisode que peint Johannes Vermeer mérés d'animaux, ici du castor. Le feutre de Au XVIe siècle, les chapeliers n’eurent plus
(1632-1675) dans L’Officier et la jeune fille castor était le matériau à la mode et tout indi- à leur disposition que le feutre de laine, un
riante (voir page ci-contre), une toile conser- vidu de haut statut social se devait d’avoir un matériau plus grossier. On ajoutait parfois
vée à New York. chapeau fabriqué en cette matière. des poils de lapin, pour faciliter l’aggloméra-
De dos, un militaire vêtu d’un uniforme tion, mais le feutre obtenu était fragile. Enfin,
rouge éclatant et d’un grand chapeau noir, le feutre de laine absorbe l’eau et se déforme
sur lequel nous reviendrons, disserte avec La folie des chapeliers dès qu’il est mouillé, à l’inverse du feutre
la jeune fille qui le reçoit et dont il espère
sans doute les faveurs. Précisons que l’ha-
aurait résulté de castor. Le klapmuts des Hollandais de
basse condition était en feutre de laine.
bitude de se découvrir en présence d’une des vapeurs toxiques La situation changea à la fin du XVIe siè-
demoiselle n’était pas encore adoptée. Sur de mercure. cle quand se développa le commerce avec les
le mur, au fond, une carte étonne. Amérindiens. Le Français Samuel de Cham-
Elle est intitulée La Topographie nouvelle plain (1567-1635) fut l’un des précurseurs de
et très exacte de toute la Hollande et de la La matière première nécessaire à la fa- ce marché. Dans les années1580, quand les
Frise occidentale. Elle représente la partie brication de ce feutre n’est pas la fourrure premières peaux arrivèrent en Europe, la
occidentale, donnant sur la mer, des nouvelles entière de l’animal, mais le sous-poil (des poils demande explosa et ce fut le renouveau des
Provinces-Unies (la Hollande et la Frise en courts et denses distincts des poils longs). chapeaux en castor. Ces articles se vendaient
sont deux), l’Ouest étant au sommet de la En effet, au microscope, on observe des à prix d’or, à un point tel que l’on vit s’épanouir
carte. Cette orientation reflétait les préoccu- écailles (des ardillons) qui se chevauchent un marché du « castor d’occasion ». Ces
pations majeures de l’époque: les Provinces- sur toute la surface de ces fibres. Ces aspé- pratiques furent néanmoins vite contrôlées
Unies sont «tournées» vers la mer du Nord, rités favorisent l’agglomération et donc le feu- par les autorités qui redoutaient les maladies
le large, ce qui est naturel pour un peuple de trage. De fait, le feutre de castor est résistant, dues aux poux.
marins qui a conquis le monde. On retrouve flexible et il garde sa forme même mouillé. Vermeer, qui jouissait d’un poste presti-
cette carte dans d’autres œuvres de Vermeer, Les chapeliers faisaient mijoter ce sous- gieux dans la cité de Delft, avait sans doute
telle La Femme en bleu lisant une lettre. poil dans un mélange d’acétate de cuivre, de lui aussi un chapeau en feutre de castor. Peut-
On constate également que les terres sont gomme arabique et de mercure afin d’obte- être même est-ce celui qui est peint! I
en bleu et les mers en marron. Pourquoi Ver- nir, après foulage et séchage, un feutre d’excel-
meer a-t-il interverti les couleurs? On l’ignore, lente qualité dédié à la fabrication des meil- T. Brook, Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle
mais Timothy Brook, historien à l’Université leurs chapeaux. Notons que la folie souvent à l’aube de la mondialisation, Payot, 2010.

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Regards
© Corbis

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Art & science [89


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y q q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Lire un disque avec des toupies électroniques


En jouant avec les propriétés magnétiques des électrons,
on a pu multiplier par presque 1 000 la capacité des disques durs.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

L
a capacité d’un disque dur de particule chargée, on prévoit que les élec- aussi comme un tout petit aimant, suscep-
micro-ordinateur (et de certains trons vont tourner en hélice autour de l’axe tible de s’orienter. Il a une sorte de rotation
baladeurs) atteint aujourd’hui du champ magnétique et, par conséquent, propre, mesurée par un « spin » et à laquelle
facilement le téraoctet, soit subir plus ou moins de collisions selon les est associé un moment magnétique, pro-
1000gigaoctets. En 15ans, elle a augmenté orientations du champ et du courant : il en portionnel au spin. Le spin de l’électron n’a
d’un facteur presque égal à 1000! Cette crois- résultera une variation de la résistance élec- que deux valeurs possibles et quand on le
sance spectaculaire repose sur des ruptures trique en fonction du champ magnétique. mesure selon un axe (quel qu’il soit), il pointe
technologiques. Ainsi, le procédé de lecture Mais cet effet de magnétorésistance, observé soit dans un sens (vers le « haut », ), soit
des disques modernes utilise un principe dès 1856 par lord Kelvin, n’a qu’une ampli- dans le sens opposé (vers le « bas », ).
physique bien différent de celui des bandes tude de quelques pour cent. Les collisions subies par les élec-
magnétiques et des premiers disques durs. L’histoire ne s’arrête pas là. On sait depuis trons perturbent peu leurs spins. La dis-
Il s’agit de l’effet dit de magnétorésistance les années1920 que l’électron se comporte tance entre deux collisions successives
géante, dont la découverte a valu en 2007
le prix Nobel de physique au Français Albert
Fert et à l’Allemand Peter Grünberg. Ce phé-
nomène entre dans le cadre de la spintro-
nique, nouvelle forme d’électronique où les
propriétés magnétiques de l’électron – son
« spin » – sont mises à profit.

Exploiter le spin
de l’électron
Qu’est-ce qu’une magnétorésistance? Lorsque
nous imaginons un électron, nous pensons
d’emblée à une particule chargée dont la mani- a b
Dessins de Bruno Vacaro

pulation est à la base de l’électricité et de l’élec-


tronique. Sous l’action d’un champ électrique,
les électrons libres des matériaux conduc-
teurs se déplacent, ce qui forme un courant
électrique. Cependant, au cours de leur
1. DANS UN SANDWICH où les deux couches magnétiques ont des aimantations (flèches blanches)
mouvement, les électrons subissent des col- dirigées dans le même sens (a), les électrons (en bleu foncé) dont le moment magnétique est
lisions avec les impuretés, les défauts du orienté comme l’aimantation subissent peu de collisions : la résistance électrique correspondante
matériau ou les atomes en vibration. Leurs est faible. En revanche, pour les électrons (en rouge) de moment magnétique opposé à l’aiman-
trajectoires s’apparentent alors plus à une tation, les collisions sont nombreuses et la résistance correspondante élevée. Mais la résis-
succession de zigzags qu’à un long fleuve tance électrique globale est faible (la facilité avec laquelle le cycliste roule sur les deux pistes en
est une métaphore). Lorsque les deux couches magnétiques ont des aimantations opposées (b),
tranquille, propriété qui, à notre échelle, se
tous les électrons, quelle que soit l’orientation de leur moment magnétique, finissent par
traduit par la résistance électrique. pénétrer dans une couche où l’aimantation est de sens opposé à leur moment magnétique et
Quel est l’effet d’un champ magnétique? où ils subissent de nombreuses collisions. Il s’ensuit une résistance électrique globale éle-
Si l’on s’en tient à l’électron comme simple vée : aucune des deux classes d’électrons ne circule aisément dans la structure en couches.

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Regards

étant de quelques nanomètres, le spin reste sent moins de collisions que ceux d’orienta-
inchangé – mais seulement à cette échelle tion opposée (jusqu’à 20 fois moins par
de longueur. C’est pourquoi il ne peut être exemple dans le nickel).
exploité qu’avec des dispositifs de taille Ainsi, la résistance électrique n’est LES AUTEURS
nanométrique, ce qui n’est plus un obs- pas la même pour le courant des électrons 
tacle avec le développement récent des et le courant des électrons . Voyons com-
nanotechnologies. ment cette propriété conduit à l’effet de
Pour avoir affaire à des électrons ayant magnétorésistance géante. Ce dernier fait
des spins alignés, il suffit d’utiliser des maté- appel à un sandwich de deux couches Jean-Michel COURTY
riaux magnétiques conducteurs. Dans la plu- magnétiques (du fer) encadrant une couche et Édouard KIERLIK
part des matériaux, les électrons sont non magnétique (du chrome), l’épaisseur sont professeurs de physique
orientés aléatoirement et l’on trouvera autant des couches étant de quelques nanomètres. à l’Université Pierre
et Marie Curie, à Paris.
d’électrons  que . En revanche, dans les Imaginons d’abord que les deux couches Leur blog: http://blog.idphys.fr
matériaux magnétiques, une fraction notable magnétiques soient aimantées dans le même
des spins électroniques pointent dans la sens, disons  (voir la figure 1). Le cou-
même direction et il en résulte une aiman- rant  qui parcourt le sandwich rencontre
tation macroscopique. Par ailleurs, dans dans chacune des trois zones une faible résis-
les matériaux magnétiques conducteurs tance, qui court-circuite la forte résistance
usuels, tels le fer, le cobalt, le nickel et leurs subie par le courant: on mesure aux bornes
alliages, les électrons intervenant dans le du dispositif une résistance peu élevée.
magnétisme sont les mêmes que ceux en Que se passe-t-il si les couches
jeu dans la conduction électrique. Le cou- magnétiques sont aimantées dans
rant électrique s’accompagne donc d’un des sens opposés? Le courantren- Tête
« courant de spin », ou plutôt de deux cou- contre une faible résistance dans la d’écriture
Tête de lecture Domaine
rants, correspondant aux deux orienta- première couche magnétique, mais magnétique
tions du spin des électrons. une forte résistance dans la seconde. Champ
C’est l’inverse pour le courant . In magnétique

Lire des bits avec un fine, les deux courants subissent en


circulant dans le sandwich une résis-
sandwich magnétique tance élevée.
L’émergence de la spintronique, qui exploite Ainsi, en jouant sur l’orienta- Disque dur
les courants de spin, est entièrement reliée tion relative des aimantations des
à la propriété d’origine quantique suivante : deux couches magnétiques, on modi-
lorsqu’il y a dissymétrie entre les populations fie la résistance du dispositif. Un champ
de spins  et , la fréquence des collisions magnétique extérieur étant capable d’in-
de l’électron dépend de l’orientation de son verser l’aimantation d’une couche, une
spin. Pourquoi ? mesure de la résistance du sandwich pourra
Lors d’une collision, l’électron change de renseigner sur le champ magnétique appli-
vitesse, d’énergie, etc. Comme l’impose le qué. C’est le principe de la lecture des
principe d’exclusion de Pauli, deux élec- disques durs modernes, où le champ magné-
trons ne peuvent pas se trouver dans un tique est celui qui émerge à la frontière entre
même état. Par conséquent, toute collision deux domaines du disque d’aimantations
2. DANS LES SYSTÈMES à disques durs d’au-
qui amènerait un électron dans un état déjà opposées (voir la figure 2). jourd’hui, la tête de lecture comporte un sand-
occupé par un autre électron est interdite. Pour obtenir une haute sensibilité au wich de couches magnétiques (en bleu).
Or, dans un conducteur magnétique conte- champ, il faudrait multiplier le nombre de L’aimantation de l’une des couches est fixée, tan-
nant par exemple plus d’électrons que , il couches en sandwich si le courant est per- dis que celle de l’autre couche est déterminée
est beaucoup plus difficile pour un spin de pendiculaire. Mais un courant parallèle aux par le champ magnétique à la surface du disque.
trouver une place libre parmi les états non couches est une configuration plus favo- Ce champ magnétique est présent à la frontière
entre deux domaines magnétiques d’aimanta-
occupés par ses semblables que pour un rable. Elles sont en effet assez minces pour tions opposées, et a deux sens possibles. La résis-
spin . Par conséquent, les électrons dont que, lorsqu’un électron circule d’une borne tance électrique de la tête de lecture dépend donc
le moment magnétique est orienté dans le à l’autre, il explore toutes les couches au du champ magnétique rencontré sur le disque,
sens de l’aimantation macroscopique subis- gré de ses collisions : on a donc bien une champ qui lui-même code l’information.

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Regards

 BIBLIOGRAPHIE différence de résistance selon le sens de la lecture, ce que peut réaliser le sandwich.
l’aimantation des couches, qui exploite la L’une de ses deux couches magnétiques, plus
C. Chappert, A. Fert longueur du dispositif plutôt que l’épais- épaisse, a son aimantation fixe ; l’aimanta-
et F. Nguyen Van Dau,
The emergence of spin seur des couches. Cette différence peut tion de l’autre couche, plus mince, s’aligne
electronics in data storage, atteindre plusieurs dizaines de pour cent, avec le champ magnétique issu de la surface
Nature Materials, vol. 6, soit un à deux ordres de grandeur de plus du disque. Ainsi, selon ce champ, les couches
pp. 813-823, novembre 2007.
que pour la magnétorésistance classique. de la tête de lecture sont aimantées soit dans
J.-P. Nozières, Électronique C’est cette configuration d’un courant le même sens, soit en sens inverses: la résis-
de spin-spintronique, parallèle aux couches qu’utilisent les tance dans la tête varie et cette variation res-
Encyclopaedia Universalis.
têtes de lecture des disques durs, avec une titue l’information enregistrée.
D. Awschalom et al., sensibilité bien meilleure que les anciens La piste est si prometteuse que plu-
La spintronique, Pour la Science, dispositifs (qui mesuraient le courant induit sieurs équipes travaillent aujourd’hui sur
n° 299, septembre 2002. dans une petite bobine passant au-des- l’extension de ce dispositif en intercalant
sus des domaines magnétiques du disque). un matériau semi-conducteur entre deux
Retrouvez les articles de Pour augmenter la densité d’informa- couches magnétiques : l’augmentation de
fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur tions, il a fallu réduire l’épaisseur de la couche
d’enregistrement : avec une couche mince,
la résistance est encore plus marquée. L’ef-
fet permet aussi d’envisager le dévelop-
il suffit d’un faible champ magnétique pour pement de mémoires vives magnétiques...
aimanter en écriture. Mais il faut être sen- mais ces dernières n’ont pas encore
sible à un champ magnétique très faible pour dépassé le stade de prototypes. I

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Des succulences à foison


Inventons des mets délicieux en utilisant

Jean-Michel Thiriet
la notion de dimension.
Hervé THIS

L
es élèves qui apprennent les n’est plus donnée par celle des animaux et Un exemple ? En ces temps hivernaux,
sciences se plaignent souvent des végétaux, il faut l’imaginer. je vous propose de ne plus entasser les lanières
de l’abstraction des mathé- Cela étant, les mets un peu élaborés sont de chou de la choucroute, mais, au contraire,
matiques... parce que l’on n’a le plus souvent composés non pas d’un objet, de les tresser ((D1 ⫻ D1 ⫻ D1) / D3), car l’effet
pas expliqué que les mathématiciens veu- mais de plusieurs. D’où la proposition d’uti- en bouche est remarquable. Ou encore
lent « faciliter les opérations de l’esprit ». liser le formalisme évoqué plus haut, qui uti- (D0 @D3), de faire prendre en gelée un liquide
Pour les mêmes raisons, Antoine Laurent lise les notations D0, D1, D2, D3 pour désigner (pensons à une bonne sauce meurette,
de Lavoisier a introduit le formalisme de respectivement les objets de dimension 0, avec vin réduit) autour d’une « colonne ver-
la chimie, en 1791. 1, 2, 3. Pour combiner ces objets, on utilise tébrale » (des lardons réduits pour rester
Ici, nous chercherons à imaginer des les opérateurs / pour décrire une « disper- dans la note bourguignonne). Ou encore
architectures de plats en utilisant un for- sion aléatoire», @ pour une inclusion, ⌺ pour ((D0 @ D1) / D3), plus difficile, d’emplir l’as-
malisme qui considère la dimension des une juxtaposition (on peut spécifier en x, siette avec des cordons obtenus à partir de
objets : 0 pour un point, 1 pour un « fil », y, z, pour les trois directions de l’espace) lardons réunis par une bonne sauce meurette
2 pour une feuille ou une membrane, 3 pour et ⫻ pour une imbrication de deux objets dis- gélifiée. Plus difficile à faire (mais guère), une
un pavé. Par exemple, un spaghetti est de tincts (on pourrait, au besoin, ajouter d’autres feuille farcie, avec un cœur coulant (D2 @D2),
dimension 1, parce que deux de ses dimen- opérateurs). que l’on réalise en faisant frire une lamelle de
sions sont au moins un ordre de grandeur On peut ainsi produire des formules en foie gras cru trempée alternativement deux
plus petites que la longueur du spaghetti. nombre infini, mais je propose ici d’envisager fois dans de l’œuf battu et de la chapelure,
Ce formalisme aidera à envisager des seulement des arrangements de deux objets. avant dépôt dans l’huile bouillante.
constructions auxquelles nous n’aurions pas Ce n’est pas difficile, il suffit d’écrire d’abord Avec notre système, aucun système gour-
pensé autrement. Cette aide abstraite est par- des tableaux tels que celui ci-dessous, où l’ob- mand n’échappe ! I
ticulièrement utile dans la cuisine « note à jet indiqué dans la première colonne est dis-
note » qui consiste à ne plus utiliser viandes, persé dans l’objet indiqué en ligne. Hervé This est chimiste
poissons, fruits et légumes, mais plutôt à On comprend que l’on peut faire de même dans le Groupe INRA
construire les plats à partir de composés. pour les autres opérateurs... et que l’on abou- de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
Le cuisinier a l’embarras du choix : face tit à des arrangements soit déjà obtenus par et directeur scientifique
à de l’eau, de l’éthanol, des acides aminés, la cuisine classique, soit inédits. Le choix du de la Fondation
des saccharides, des composés odorants, système fait, il restera à choisir la forme Science & Culture Alimentaire
etc., que produire ? Un premier choix à exacte (avec ce formalisme, on ne distingue (Académie des sciences).
faire est celui de la forme de l’aliment. Un pas un cube d’une sphère), la couleur, l’odeur, Retrouvez les articles
cube? Une sphère? Une pyramide? La forme la saveur, la consistance, la température... fr de Hervé This sur
www.pourlascience.fr

/ D0 D1 D2 D3
De tout petits objets dispersés Comme un collier de Une feuille faite de petits objets, Une masse de petits objets ; si chaque
D0 dans un petit objet, comme une perles, avec des petits par exemple une mantille de petits pois petit objet a un cœur liquide, on obtient
boulette d’œufs de saumon objets alignés en cordon dans une couche d'omelette l’analogue d'un tissu végétal, ou « conglomèle »
Un petit faisceau de fibres ; Une nappe de fils, un tissu ; on pourrait Les fibres D1 sont alignées ou désordonnées ;
D1 Impossible un fagot de spaghettis, faire prendre dans une gelée dans le second cas, on obtient un homologue
par exemple de vinaigrette une julienne de carottes d’une viande, qui a été nommé « fibré »
D2 Impossible Feuilles superposées, comme des carpac- Une chiffonnade gélifiée, par exemple
Impossible cios de viande, de poisson, de légumes
D3 Impossible Impossible Impossible De gros blocs solidarisés,
un damier tridimensionnel

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 Science & gastronomie [93


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À LIRE

On s’aperçoit vite que l’ami- tits services qu’ils s’échangent. Weil


§ MATHÉMATIQUES
tié entre les deux hommes, née lors- demande à Cartan de s’informer
Correspondance qu’ils étaient élèves de l’École nor- de son dossier de retraite; Cartan
entre Henri Cartan male supérieure, à Paris, est une demande à Weil de régler quelques
et André Weil constante de cette correspondance, notes en dollars. Ces grands ma-
(1928-1991) et qu’ils partagent souvent les thématiciens sont des hommes
Michèle Audin mêmes inimitiés. Dans un style comme les autres, ils évoquent leur
SMF, 2011 abrupt, Weil donne des jugements soucis familiaux, ils échangent
(725 pages, 60 euros). parfois d’une dureté inattendue ; des nouvelles de leurs connais-
Cartan, même si ses jugements sont sances communes. La correspon-

E n lisant une correspondan-


ce épistolaire, on peut avoir
l’impression d’entrer par ef-
fraction dans la vie de ses auteurs,
surtout lorsque ceux-ci sont deux
percutants, garde quant à lui tou-
jours une grande urbanité.
Si le début de la correspon-
dance aborde principalement des
questions mathématiques, la suite
dance de ces amis, aujourd’hui dis-
parus, montre que les mathéma-
tiques sont vivantes parce qu’elles
sont le résultat d’activités humaines
normales. Profitons de cet ouvra-
grands mathématiciens qui ont traite surtout de postes et des in- ge, car il n’est pas certain que ce
marqué l’histoire récente des ma- évitables intrigues qui se déroulent type d’échanges perdure. tif d’exercer notre regard critique,
thématiques. Mais la présente cor- au moment des négociations cru- d’apprendre à lire l’information
.§ Gérard Tronel.
respondance constitue aussi une ciales. On y retrouve tous les noms disponible et à faire la part du vrai
UPMC, Paris
part concrète et vivante de cette his- des mathématiciens qui ont mar- et du faux.
toire des mathématiques. Henri qué le XXe siècle et les péripéties de Alfredo Morabia est profes-
Cartan et André Weil sont les pères la lutte entre les Bourbakis et les seur d’épidémiologie à l’Univer-
et les fils de Bourbaki, un mathé- antiBourbakis. sité Columbia de New York et, à
§ MÉDECINE
maticien fictif, multicéphale, créé Les opinions politiques trans- ce titre, nous livre son expérien-
dans les années 1930 par de jeunes paraissent aussi. Weil a été contraint Santé. Distinguer ce de pédagogue et de spécialis-
normaliens qui voulaient modifier de faire sa carrière hors de France, croyances te. Loin d’un cours académique
en profondeur les fondements des car on lui a reproché son attitude et connaissance d’épidémiologie, c’est à travers de
mathématiques, en rupture avec les d’«insoumis» en 1939. Cette atti- Alfredo Morabia très nombreux exemples histo-
générations des XVIIIe et XIXe siècles. tude l’a conduit à la prison de Rouen Odile Jacob, 2011 riques ou tirés de l’actualité ré-
La correspondance traverse en 1940. Il a été jugé, condamné, (320 pages, 23,90 euros). cente qu’il décrypte la démarche
cinq époques : Premières lettres puis amnistié, mais cela a laissé des scientifique. Ces exemples docu-
1925-1933, La guerre 1938-1945,
Strasbourg-São Paulo 1945-1947, Pa-
ris-Chicago 1947-1958, Après 1958.
Suivent de nombreuses notes de
la mathématicienne Michèle Au-
traces tout au long de sa vie et l’a
rendu malheureux de ne pouvoir
rentrer en France la tête haute. Le
cas de Claude Chevalley est aussi
évoqué. Resté hors de France pen-
V acciner contre l’hépatite B mentés témoignent de l’éclectis-
expose-t-il à un risque de me de l’auteur et donnent du pi-
sclérose en plaques ? Les ment et de la légèreté à un expo-
PSA , des antigènes spécifiques sé de prime abord ardu. À travers
de la prostate, sont-ils un bon eux, l’auteur nous livre une le-
din, une bibliographie, un résu- dant la guerre, ce mathématicien critère de dépistage du cancer de çon de méthodologie.
mé des sujets abordés et un in- s’est vu reprocher son attitude lors- la prostate ? L’usage fréquent du Remarquable outil pédago-
dex bien documenté. qu’il a cherché à revenir. téléphone portable entraîne-t-il un gique pour le grand public, les étu-
Weil n’aimait pas se mêler de risque de cancer du cerveau? Que diants, mais aussi les scientifiques
politique, il en fait le reproche à croire dans la masse d’informa- avertis et les médecins, cet ouvra-
Laurent Schwartz, mais il appor- tions qui nous submerge quoti- ge aborde, de fil en aiguille, l’en-
te son soutien à Roger Godement diennement, notamment au tra- semble de la démarche épidémio-
quand celui-ci est victime d’un vers du Web ? Cette profusion, logique. Chaque exemple est ana-
plasticage pendant la guerre d’Al- peu propice à forger une opinion lysé et permet de nous familiariser
gérie, puis à Laurent Schwartz rationnelle sur les grands enjeux avec le vocabulaire et d’enrichir
quand il a été révoqué de son pos- de santé, altère la pertinence de notre connaissance de concepts
te de l’École polytechnique. Car- notre jugement. D’où l’émergen- nouveaux. Ces bases acquises, un
tan, lui, est un infatigable défen- ce de croyances, répandues avec chapitre est consacré au décryp-
seur des droits de l’homme et un une grande célérité et de façon tage de l’information brute telle
Européen convaincu. quasi mondiale, qui apportent qu’elle nous est livrée au quotidien:
L’amitié des deux hommes ap- de (fausses ?) réponses à de vraies de façon pragmatique, l’auteur pro-
paraît notamment à travers de pe- questions. Ce livre a pour objec- pose de répondre à quelques ques-

94] À lire © Pour la Science - n° 412 - Février 2012


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À l i r e

tions simples permettant de sépa- mière. Puis vient Albert Einstein. par conséquent, peut être quali- Brèves
rer l’ivraie du bon grain. En 1905, ce dernier déclare que fié d’éther. Ces propriétés pour-
L’ouvrage se termine par une «l’introduction d’un “éther lumi- raient également servir à expliquer L’INCROYABLE
INSTINCT
mise en garde. Aborder la santé neux” devient superflue par le fait certains phénomènes qui semblent
DES FOURMIS
sous son angle le plus contestable que [la relativité restreinte] ne fait contredire le principe de localité
et égocentrique de «ma santé» est aucun usage d’un “espace absolu en mécanique quantique. Etc. Bert Hölldobler
une illusion, à l’origine de toutes au repos” doué de propriétés par- Bref, en tant que concept ser- et Edward Wilson
Flammarion, 2012 (204 pages, 22 euros).
les dérives et fausses vérités. Seu-ticulières». L’affaire semble réglée. vant à décrire les propriétés de
le l’analyse des déterminants de Voici l’éther relégué au rang des l’espace ou du vide, l’éther n’a pas ’agriculture existait déjà il y a 50 mil-
la santé et de la maladie au sein concepts obsolètes de la physique, disparu de la physique. Vu sa ri- L lions d’années… chez les fourmis dites
champignonnistes, dont l’étude ne ces-
d’une population est source de comme l’avait été le phlogistique chesse, il attend encore son his-
connaissance avérée. Mais en re- de la chimie par Lavoisier. torien. Pour l’instant, le lecteur in- se d’étonner. Rassemblées dans cet ou-
tour, l’épidémiologie, qu’il s’agis- Cette histoire est toutefois trop téressé pourra se tourner utile- vrage illustré, les plus récentes décou-
vertes sur ces insectes révèlent une so-
se de soins, de prévention ou de dé-simple, souligne Jean-Jacques Sa- ment vers ce recueil de textes qui
ciété douée d’une organisation minutieuse
pistage, et à condition de savoir mueli, qui présente dans cet ou- lui sont consacrés.
et structurée. Un bijou d’évolution.
vrage tout un ensemble de textes
l’utiliser à bon escient, est la seule
.§ Thomas Lepeltier.
voie susceptible d’apporter une ré- historiques abordant cette ques-
Université d’Oxford
ponse satisfaisante à nos problèmes tion de l’éther, de l’Antiquité au
individuels. milieu du XXe siècle. Loin d’être L’OCCULTE
le fossoyeur de l’éther, Einstein est
.§ Bernard Schmitt. Sabine
aussi celui qui écrit en 1920 :
Centre hospitalier de Bretagne Sud, § GÉOGRAPHIE Doering-Manteuffel
CERNh de Lorient
«d’après la théorie de la relativité MSH, 2011
générale, l’espace est doué de pro- Terre de vignes (288 pages, 38 euros).
priétés physiques ; dans ce sens, Charles Frankel thnologue, l’auteur examine par quels

§ HISTOIRE DE LA PHYSIQUE
[…] un éther existe»; plus loin, Ein-
stein précise «un espace sans éther
Seuil, 2011
(297 pages, 21 euros).
E mécanismes l’occulte s’est construit
et diffusé, du Moyen Âge à nos jours. Des
est inconcevable». recettes contre la peste à Wikipedia, en
L’éther
des physiciens
existe-t-il ?
Jean-Jacques Samueli
Alors, l’éther existe-t-il, oui ou
non ? Pour J.-J. Samueli, la répon-
se est oui : si le nom « éther » n’est
plus d’usage chez les physiciens,
le concept reste présent, indis-
C ette terre que nous fait visi-
ter Charles Frankel est à la
fois la géographie viticole de
la France, aux innombrables vi-
gnobles, et sa géologie, aussi va-
passant par les mystérieux cercles des
champs de blé et le mythe aryen, il ap-
paraît que les croyances populaires ne
se sont pas construites en marge de la
science, mais par transformation de cel-
Ellipses, 2011
(448 pages, 35 euros). riée que ses cépages. Il serait bien le-ci et échanges avec elle. Une histoire
sûr simpliste de réduire un ter- indissociable de celle… des médias.

L e concept d’éther a long-


temps été présent en phy-
sique avant d’être aban-
donné au début du XXe siècle. Pour
Isaac Newton, il représentait «une
roir aux roches sur lesquelles pous-
sent ses vignes. Les exemples ne
manquent pas : en Languedoc, par
exemple, les plants qui produisent
le Saint-Chinian croissent aussi bien
DES PLANTES TOXIQUES
QUI SOIGNENT

espèce d’esprit très subtil» qui per- sur de vieux schistes paléozoïques, Jacques Fleurentin
et Jean-Claude Hayon
mettait d’expliquer la gravitation riches en fossiles de trilobites,
Ouest-France, 2011
et la propagation de la lumière. Il que sur des grès et argiles du Cré- (192 pages, 30 euros).
pouvait même être plus ou moins tacé, plus jeunes de 400 millions
identifié à l’espace absolu, quand d’années, qui livrent en abondan- a digitale cardiotonique, la coca anes-
il n’était pas ce qui transmettait à ce des restes de dinosaures. L thésiante, l’éphédra bronchodilata-
teur, l’if anticancéreux, sont
Dieu la totalité des informations Ch. Frankel a conscience de
concernant l’Univers! Repris, mo- la complexité des facteurs qui in- quelques-unes des plantes
toxiques présentées dans
difié, précisé, ce concept d’éther fut terviennent dans la production
ce bel ouvrage. Pour cha-
ensuite utilisé par la plupart des pensable même. Par exemple, en d’un bon vin, et il ne manque pas
cune, toxicité, pharmaco-
physiciens qui l’estimaient indis- théorie quantique des champs, le de rendre hommage au talent des
logie et réglementations
pensable pour expliquer nombre vide, doté de propriétés spéci- viticulteurs qu’il nous fait ren-
sont exposées.
de phénomènes, en particulier ceux fiques, constitue toujours le sup- contrer au cours du périple œno-
associés à la propagation de la lu- port de diverses interactions et, logique et géologique auquel nous

© Pour la Science - n° 412 - Février 2012 À lire [95


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À l i r e

Brèves invite son livre. De l’Anjou à la Pro- terrain», pour découvrir en même
FEMMES SANS TÊTES vence, du Bordelais à l’Alsace, en temps les richesses œnologiques et
passant par le Sancerrois, la Cham- géologiques de la France.
Gerhard Bosinski
pagne, le Beaujolais et bien d’autres
Errance, 2011 .§ Eric Buffetaut.
(228 pages, 49 euros).
régions encore, il nous promène à
CNRS, Laboratoire de géologie de
travers les vignobles français, sans l’École normale supérieure, Paris
la fin de l’ère glaciai-
À re, à la place des opu-
lentes vénus prégla-
viser à l’exhaustivité, mais en exa-
minant avec perspicacité comment
la géologie peut influer sur le vin.
ciaires, les Européens se
sont mis à dessiner et
Car ce n’est certes pas l’âge géo- § HISTOIRE NATURELLE
sculpter d’abstraites sil- logique des terrains qui est le fac-
teur principal. La nature de la roche Histoire naturelle
houettes féminines sans
têtes ni bras. Elles se ressemblent, du est importante: calcaires, argiles, de Selborne
Portugal à la Sibérie. S’agit-il d’images sables et schistes ne fournissent pas Gilbert White
érotiques? De danseuses? Voici un beau à la vigne les mêmes ingrédients Le Mot et le Reste, 2011 tiquer des dissections et à com-
livre-dossier pour en décider. pour sa croissance. (320 pages, 23 euros). parer ses résultats à ceux des
D’autres influences plus sub- autres anatomistes.

NUCLÉAIRE : QUELS SCÉNARIOS


POUR LE FUTUR ?
M. Chatelier, P. Criqui, D. Heuer
tiles entrent en compte : le relief,
qui dépend lui-même de la géolo-
gie, détermine l’exposition des par-
celles; les divers sols, issus de l’al-
tération des roches, n’ont pas les
L e lecteur ne peut être que
frappé par la douceur qui
se dégage de ce recueil de
lettres, paru pour la première
fois en 1789. Dans cet ouvrage
L’Histoire naturelle de Selborne
est l’un des livres les plus édités
au Royaume-Uni après la Bible et
Shakespeare. Tous les naturalistes
britanniques l’ont lu, tel Charles
et S. Huet mêmes propriétés chimiques et d’histoire naturelle peu ordinai- Darwin qui consacre un ouvrage
La Ville Brûle, 2012 ne sont pas drainés de la même re, il ne s’agit pas d’établir des clas- à répondre à une question posée
(224 pages, 20,30 euros).
façon. Des facteurs inattendus, aus- sifications comme chez Linné, par White au sujet du rôle des lom-
ette discussion entre deux physiciens si : les cailloutis issus de la désa- d’inventorier le vivant et d’en dé- brics dans la formation de la ter-
C (l’un du CEA et l’autre spécialiste des
réacteurs de IVe génération), un écono-
grégation du substrat rocheux em- gager des lois générales comme re végétale. Plus qu’un simple ja-
magasinent la chaleur pendant le chez Buffon, ni même de réaliser lon de l’histoire de l’édition natu-
miste de l’énergie et un d’ingénieuses expériences afin de raliste, ce recueil de lettres, en ce
journaliste couvrant le su-
comprendre le comportement ani- qu’il montre des animaux dans
jet depuis 30 ans fait le tour
mal comme chez Réaumur, mais leurs multiples relations avec leur
du débat sur le nucléaire.
d’observer et de décrire minu- environnement, est une réelle
On y constate que ces
« agents du système » dé-
tieusement la campagne anglaise. ébauche d’une pensée écologique.
noncés par les populistes Dans sa paroisse de Selborne, Son succès permet de mieux sai-
peuvent être aussi perti- jour après jour, le révérend Whi- sir la passion et l’affection qui ca-
nents que nuancés s’agissant de cette te scrute les migrations des hi- ractérisent les relations des Bri-
question complexe ! rondelles, le chant des pouillots, tanniques avec la nature.
l’entrée, puis la sortie d’hiberna- Il faut féliciter le travail ac-
tion d’une vieille tortue, les fils tis- compli par la traductrice, Nicole
sés par les araignées, les variations Mallet, et par l’éditeur, Le Mot et
LES DERNIERS TRÉSORS D’ÉGYPTE météorologiques… Les connais- le Reste, qui viennent, pour la
BBC et Discovery Channel, 2011
sances scientifiques de White sont première fois, de rendre accessible
(12,25 euros).
impressionnantes, mais lorsqu’il en français cet envoûtant ouvra-
l s’agit d’un film qui raconte comment évoque les travaux des natura- ge. Enfin !
I l’archéologue Sarah Parcak a récolté
en Égypte une moisson archéologique
jour et la restituent la nuit, in-
fluençant ainsi la maturation du
listes, c’est toujours pour les ana-
lyser à la lumière de sa propre
.§ Valérie Chansigaud.
inouïe en combinant des images Historienne des sciences
raisin. La géologie joue donc un rôle expérience, d’autant qu’il n’hési- de l’environnement
satellitaires dans le visible et dans non négligeable dans l’alchimie qui te pas, si le sujet s’y prête, à pra-
l’infrarouge. La téléarchéologie produit un vin.
est arrivée et la civilisation égyp- L’excellent livre de Ch. Fran-
tienne se révèle plus immense Retrouvez l’intégralité de votre magazine
fr www.pourlascience.fr
kel peut être savouré chez soi, en
que nous ne le soupçonnions. et plus d’informations sur :
même temps qu’une bonne bou-
teille, ou emporté avec soi «sur le

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – FÉVRIER 2012 – N° d’édition 077412-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/170 202 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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