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MALADIES MENTALES : une prise en charge insuffisante

Octobre 2011 - n° 408 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

L’héritage de
Des équations et des courbes
Galois
pour la cryptographie

L’arsenic,
polluant naturel
Comment l’éliminer de l’eau ?
Vie extraterrestre
L’homme serait bien seul !
Les moustiques
Experts en odeur humaine
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3:HIKMQI=\U[WU^:?a@o@a@i@k; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 EUR - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle,
Cécile Fourrage
Pas banal !
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

S
Rédacteur : Guillaume Jacquemont elon Norbert Verdier, maître de conférences en mathéma-
Cerveau & Psycho tiques appliquées à l’IUT de Cachan et à l’Université Paris-Sud,
L’Essentiel Cerveau & Psycho « À 15 ans, [Évariste Galois] rejette les traités élémentaires
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler d’algèbre, qui l’ennuient, et apprend l’algèbre dans Lagrange.
Directrice artistique : Céline Lapert À 16 ans, il commence à inventer». À 17 ans, il envoie son premier mémoire
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy à l’Académie. À 18 ans, il passe son baccalauréat. À 19 ans, il devient un
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifédayo Fadoju républicain actif dans une France révolutionnaire. À 20 ans, il adresse
Marketing: Élise Abib son mémoire Sur les conditions de résolubilité des équations par radi-
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet caux à l’Académie, et il est arrêté et condamné à six mois de prison. Le
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie 30 mai 1832, alors qu’il vient tout juste d’être libéré, il est provoqué en
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé duel près de l’étang de la Glacière, à Gentilly. Ayant reçu une balle dans
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro : l’abdomen et laissé pour mort, il décède le 31 mai, à l’âge de 20 ans et
Maxime Boulet-Audet, Jacques Boutet de Monvel, Christian Boyer, 7 mois. « Je prie les patriotes mes amis, de ne pas me reprocher de
Didier Despois, John Eades, Tristan Ferroir, Sophie Gallé-Soas,
Marie-Lise Gougeon, Masaki Hori, Évelyne Host-Platret, André mourir autrement que pour le pays. Je meurs victime d’une infâme
Lassoudière, Hervé Le Guyader, Jacqueline Levilliers, Pascale
Lherminier, Marie-Christine Maurel, Patrick Michel, Christophe coquette, et de deux dupes de cette coquette », écrivit-il dans l’une de
Pichon, Bernard Pouligny, Jean Schneider, Michel Zelvelder. ses dernières lettres. Les découvertes de cette comète mathématique,
PUBLICITÉ France aussi éphémère que lumineuse, n’en finissent pas de nourrir les mathé-
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja matiques contemporaines (voir De Galois aux corps finis, page 24).
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
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Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
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Comète mathématique...
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Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr Ce jeune mathématicien était tout sauf acratopège. Dans son Bloc-
Adresse postale : notes (voir page 4), Didier Nordon évoque au détour d’une chronique
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 météorologique un temps acratopège, c’est-à-dire quelconque, ni
Commande de livres ou de magazines :
0805 655 255 (numéro vert) beau ni mauvais. Or ce qualificatif s’applique aussi aux nombres qui
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
n’ont aucune propriété particulière et que recherchent certains mathé-
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, maticiens. Pourtant, s’il a la propriété de ne pas avoir de propriété parti-
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis culière, un nombre acratopège a au moins celle-là... Dès lors, les nombres
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. acratopèges existent-ils vraiment?
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
Les conditions de la vie sur la Terre ne sont pas quelconques non
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, plus. Elles semblent même si particulières que les astronomes qui
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong. recherchent des signes de l’éventuelle présence d’une vie intelligente
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou dans l’Univers parviennent à la conclusion que ces contraintes ne
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- sont remplies sur aucune des planètes extrasolaires situées dans notre
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées région galactique (voir Seuls dans l’Univers ?, page 54).
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. Et sans doute rien n’est-il quelconque ou anodin en sciences. Pas
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom même les sujets qui peuvent le paraître à première vue, telle l’attirance
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien- des moustiques pour le sang humain. Ainsi, non seulement l’anophèle,
tific American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science
S.A.R.L. ». le moustique vecteur du paludisme, détecte spécifiquement l’odeur
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de humaine, mais il le fait avec une précision surprenante, puisqu’il repère
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’ex- ses proies à plusieurs dizaines de mètres de distance (voir Le mous-
ploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - tique, expert en odeur humaine, page 48). La science nous livre sans
75006 Paris).
cesse des informations peu banales. I

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
24 De Galois aux corps finis
MATHÉMATIQUES

Actualités Antoine Chambert-Loir


6 La physique des auréoles Le 25 octobre 2011 marque le bicentenaire
de la naissance d’Évariste Galois. Les découvertes
de café du fougueux jeune homme, notamment
9 Prédire les taches solaires sur les structures algébriques nommées corps finis,
ont profondément marqué les mathématiques.
11 Morpion solitaire :
record en 178 coups
12 Des vaisseaux sanguins
contre les tumeurs

32 L’évolution de l’œil
ÉVOLUTION

Trevor Lamb
Nos lointains ancêtres auraient été dotés
d’un proto-œil qui captait la lumière, mais
ne permettait pas de voir. Ensuite, l’œil a acquis
... et bien d’autres sujets. des caractéristiques qui lui ont conféré la vision.
Cette évolution aurait été très rapide :
à peine 100 millions d’années.
15 ON EN REPARLE

Opinions 40 Le dernier
CLIMATOLOGIE
16 POINT DE VUE
Maladies mentales : grand réchauffement
les oubliées de la médecine Lee Kump
et des pouvoirs publics ! De nouveaux indices suggèrent que le plus brutal
Michel Hamon des réchauffements climatiques préhistoriques
s’est fait à un rythme modéré comparé à celui
17 DÉVELOPPEMENT DURABLE que nous connaissons aujourd’hui. Cet épisode
Recycler le béton est riche d’enseignements pour notre futur.
Amaury Cudeville
21 COURRIER DES LECTEURS
22 VRAI OU FAUX
Tombe-t-on malade 48 Le moustique,
BIOLOGIE ANIMALE

quand on prend froid ?


Luc de Saint-Martin Pernot
expert en odeur humaine
John Carlson et Allison Carey
Le décryptage du mécanisme par lequel les moustiques
Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement
flairent les humains pourrait conduire à des pièges
Pour la Science brochés sur la totalité du tirage, p. 25 et 80. et des produits antimoustiques plus efficaces
En couverture: © Bruno Bourgeois pour lutter contre le paludisme.

2] Sommaire © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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n° 408 - Octobre 2011

Regards
54 Seuls dans l’Univers ?
ASTRONOMIE
84 HISTOIRE DES SCIENCES
Howard Smith
L’art de la navigation
dans le Pacifique
Malgré la découverte de nombreuses planètes Emmanuel Desclèves
extrasolaires, l’existence d’une civilisation extraterrestre
dans notre région de la Galaxie serait peu probable. Sans cartes ni instruments d’aucune sorte,
les peuples océaniens ont conquis
le Pacifique bien avant les Européens,
grâce à une connaissance exceptionnelle
des mers et de la navigation qui n’a rien
à envier aux pratiques occidentales.

88 LOGIQUE & CALCUL


La maîtrise
des nombres premiers
©2008CenturyFox

Jean-Paul Delahaye
Comme l’eau et le feu, les polynômes
et les nombres premiers se rencontrent
et donnent naissance à un violent
bouillonnement... mathématique.

62 Concevoir plus rapidement


IMMUNOLOGIE 94 ART & SCIENCE
Donner à voir
des vaccins les mathématiques
Alan Aderem Loïc Mangin

L’analyse simultanée de toutes les composantes 96 IDÉES DE PHYSIQUE


du système immunitaire après une vaccination Juste une mise au point
accélérerait la mise au point de vaccins efficaces, Jean-Michel Courty
et porterait un coup fatal au virus du sida. et Édouard Kierlik
101 SCIENCE & GASTRONOMIE
Mijotons
Hervé This

68 Les robots
ROBOTIQUE 102 À LIRE

font de la science
Ross King
Des machines peuvent-elles
émettre des hypothèses, réaliser
des expériences et évaluer les résultats,
sans l’intervention de l’homme ?
Des prototypes montrent que oui.
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• Des actualités scientifiques chaque jour
76 Un fléau mondial :
ENVIRONNEMENT
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© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ UN TEMPS QUELCONQUE ne vous découragez pas. Il y a quand même


OU ACRATOPÈGE ? moyen d’en parler. À cas rare, mot rare. Un
adjectif existe, qui sert à qualifier les objets
«
T emps pluvieux au Nord, plus jeune
au Sud ». À part ce jeu de mots, je
ne vois d’autre moyen, pour atté-
nuer l’ennui des conversations obligées sur
la pluie et le beau temps, que de renouve-
dépourvus de propriété particulière, objets
sans autre caractéristique que de ne pas
en avoir. Déclarez : « Quel temps acrato-
pège, aujourd’hui ! »

ler le vocabulaire.
Ne dites pas que la sécheresse vous
inquiète. Dites que le stress hydrique
aggravé risque d’avoir des conséquences § PROFONDEURS AMBIGUËS
négatives à court et/ou moyen terme.
Laissez les enfants s’écrier, tout exci-
tés : « Il neige ! » Quant à vous, soyez posé :
«Nous affrontons actuellement un épisode
neigeux exceptionnel. »
Les jours où le vulgaire s’exclame: «Quel
L ’expression « une idée profonde » a
beau être fréquente dans la bouche
des chercheurs, ceux-ci précisent
rarement ce qu’ils entendent par « pro-
fond ». Sachons gré à William Byers de
temps de chien!», plaignez-vous de la cani- l’avoir fait. Sa conclusion surprendra : ce
cule. Personne ne comprendra, ce qui appor- mathématicien soutient, non sans argu-
tera une plaisante touche d’imprévu dans ments, que la profondeur d’une idée réside § JUGEMENTS À LA HACHE
un type de dialogue voué à ne rien dire. Pour- dans son ambiguïté.
tant, vous aurez parlé juste, puisque le mot
canicule dérive du latin canis, chien. (À
Rome, la constellation du Grand Chien était
bien visible en été.)
Si le temps est trop froid, faites obser-
Il est en effet dans la nature du monde
d’être ambigu. L’équation E=mc2 montre
que la réalité physique peut être pensée
comme matière ou comme énergie ; l’élec-
tron est, irréductiblement, onde et parti-
L ancé dans cette jungle qu’est l’hu-
manité, chacun est constamment
amené à pressentir qui va pouvoir
être son ami, qui risque d’être son ennemi.
Face à une nouvelle rencontre, les for-
ver que les températures sont en dessous cule. De même, le hasard est trop ambigu mules « Il a une bonne tête » ou « Quelle
des normales saisonnières. Même chose, pour qu’on puisse le définir. Chaque sale gueule ! » viennent facilement à l’es-
mutatis mutandis, si le temps est trop définition du hasard produit sa propre réa- prit. Ces jugements sont d’ailleurs assez
chaud. En ce cas, ajouter une dissertation lité, qui doit ensuite être comprise. Le fiables, parce qu’ils ont quelque chose
alarmiste sur le réchauffement clima- nombre, ambigu lui aussi, relève du dis- d’une prophétie autoréalisatrice : si je
tique sera apprécié. continu (les entiers) et du continu (les trouve quelqu’un antipathique, mon atti-
Enfin, si le temps n’est ni chaud ni froid, réels). Quant aux mathématiques, elles tude envers lui s’en ressentira, et son atti-
ni sec ni humide, ni agréable ni désagréable, sont « l’art de donner le même nom à des tude envers moi s’en ressentira à son tour.
choses différentes » (Poincaré) : un même Les théories qui, jadis, ont prétendu
objet prend donc l’aspect de choses dif- établir des relations entre l’apparence
férentes selon le regard qu’on porte sur physique et le caractère passent aujour-
lui. Ambiguïté toujours ! d’hui pour ridicules (la physiognomonie,
Formaliser une situation ouvre une porte la phrénologie), ou ont engendré des hor-
permettant une exploration, mais on perd reurs (l’opposition entre brachycéphales
quelque chose : la situation initiale est mul- et dolichocéphales). La morphopsycho-
tiple, et on la réduit à des concepts univoques. logie, comme on dit désormais, court
Plus fidèles à la nature que les idées pré- les mêmes risques. L’homme est un ani-
cises, les idées ambiguës en embrassent mal dangereux. Lui mettre entre les mains
une part plus grande. Dynamiques, elles s’ap- une théorie censée révéler la vérité des
pliquent à différents contextes. En cela, elles gens d’après leur mine est imprudent. Il
sont profondes (William Byers, The Blind est des domaines qu’il vaut mieux laisser
Spot. Science and the Crisis of Uncertainty, à la subjectivité plutôt qu’essayer de les
Princeton University Press, 2011). rendre objectifs.

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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§ PAS DE PYTHIES

O n en fait souvent le compliment


– après coup – aux romanciers :
mieux que d’autres, ils anticipent
l’évolution d’une société. Kafka, par exemple,
a pressenti le rôle des bureaucraties. Les
essayistes passent pour moins perspicaces.
Les scénarios qui se réalisent ne sont jamais
ceux qu’ils avaient envisagés.
C’est que les romanciers disposent d’un
avantage décisif : on n’attend pas de
démonstration de leur part. Pourvu qu’ils
aient une intuition et sachent la mettre en
scène, le lecteur est satisfait. Les essayistes,
eux, sont astreints à la rigueur déductive.
Ils ne doivent pas laisser libre cours à leur
imagination, mais étayer leurs prévisions
par l’analyse d’indices. C’est justement cela
qui augmente leurs risques d’erreurs ! Il y
a en effet plus d’indices trompeurs que d’in-
dices fiables. Tel phénomène objectivement
négligeable jusqu’à maintenant peut, du
jour au lendemain, prendre une importance
majeure. Tel autre phénomène dont «tout»
laisse prévoir qu’il va occuper de plus en
plus de place peut, sans crier gare, se dégon-
fler et disparaître. Il y a trop d’irrationnel
dans le comportement d’une société, trop
de créativité, trop d’interactions imprévi-
sibles, pour qu’elle suive des règles permet-
tant de dire où elle va. Un romancier est plus
à l’aise qu’un essayiste pour accorder du
crédit à une sensation fugitive qu’il est à
peu près seul à éprouver.
Pour ce qui est de deviner l’avenir, la
démonstration est plus hasardeuse que
l’intuition. I

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Physique

La physique des auréoles de café


Lorsqu’on renverse du café, les taches formées quand le liquide a séché
sont plus sombres sur leur pourtour. Si les grains de la mouture étaient oblongs,
les taches seraient dépourvues d’auréoles.

a b c d

Tache de café : © Shutterstock/Picsfive


P. J. Yunker et al., Nature, 2011
fr En vidéo sur www.pourlascience.fr

P rendre son petit déjeuner


peut conduire à des décou-
vertes scientifiques inat-
tendues. Des physiciens de l’Uni-
versité de Pennsylvanie, aux
Lorsque la goutte sèche sur
une table ou toute surface non lisse,
ses bords « s’agrippent » au sup-
port et son diamètre ne rétrécit pas.
À mesure que le liquide s’évapore
les flancs de l’ellipsoïde, le liquide
est tiré vers le haut, tandis qu’il
est poussé vers le bas près de ses
deux extrémités. Ces déformations
engendrent des forces qui pous-
États-Unis, ont montré comment sur les bords de la goutte, la ten- sent les ellipsoïdes les uns vers les
supprimer un effet que les amateurs sion superficielle a pour effet de autres. Ce comportement, lié à la
de café connaissent bien, l’effet repousser le liquide du centre vers tension superficielle de l’eau,
«rond de café»: lorsqu’une goutte la périphérie, et la goutte s’aplatit disparaît si l’on diminue cette der-
de café sèche sur une surface, la cou- peu à peu. Entraînées par ce mou- nière en ajoutant un surfactant
leur du café – ses particules pig- vement, les particules en suspen- au liquide.
mentées– se concentre sur la bor- sion dans le liquide s’accumulent Les chercheurs se sont aussi
dure de la goutte, formant un à la périphérie de la goutte, for- aperçus qu’il suffisait de la pré-
anneau sombre. mant un anneau coloré. sence de quelques particules ellip-
Cet effet est l’une des bêtes Les physiciens américains ont soïdales parmi les particules
noires des fabricants d’encres et montré que cet effet se produit sphériques pour éviter l’effet rond
de peintures, qui utilisent des sol- lorsque les particules sont sphé- de café. Une piste qui pourrait sim-
vants parfois inflammables ou riques, mais disparaît lorsqu’elles plifier la fabrication des encres et
toxiques, ou des techniques coû- ont une forme ellipsoïdale. Au lieu des peintures.
Lorsqu’une goutte de microsphères teuses, pour que les pigments de se laisser porter vers la péri- Ironie de l’histoire: le compor-
en suspension dans de l’eau sèche, soient répartis de façon homogène phérie de la goutte, les particules tement des ellipsoïdes dans la
les particules migrent vers après séchage. ellipsoïdales forment de grands goutte s’apparente à celui de...
la périphérie (a), où elles En étudiant le séchage d’une agrégats à l’interface eau-air. Ces céréales Cheerios dans un bol de lait.
s’agrègent le long de la ligne goutte de microbilles en suspen- assemblages variés freinent les En forme d’anneaux, ces céréales
de contact de la goutte avec sion dans de l’eau, Peter Yunker écoulements dans la goutte, créant ont aussi tendance à s’agréger au
le support (b, zoom de l’image a) : et ses collègues ont montré qu’il une sorte de membrane résistante centre du bol : sous le poids des
c’est l’effet « rond de café ». suffit de changer la forme des par- et visqueuse. céréales flottant en surface, l’inter-
Lorsque les particules sont face air-lait se déforme et, pour
ticules pour annuler l’effet rond Pourquoi les ellipsoïdes s’agrè-
ellipsoïdales, en revanche, elles
de café. Les mécanismes phy- gent-ils? À cause de forces de capil- minimiser cette déformation, la ten-
se déposent de façon relativement
uniforme (c). Les ellipsoïdes siques à l’œuvre résultent tous larité, qui apparaissent entre les sion de surface pousse les parti-
sont adsorbés à la surface, où ils de la tension superficielle de l’eau: particules proches flottant le long cules les unes vers les autres. Cet
forment des agrégats peu denses fruit de la force de cohésion des de l’interface eau-air. Contraire- effet est connu sous le nom d’effet
qui les empêchent de rejoindre molécules d’eau, cette propriété ment à une microsphère, une par- Cheerios… Bon appétit !
la ligne de contact de la goutte avec qui concerne les interfaces est le ticule ellipsoïdale a un contour de . Marie-Neige Cordonnier.
le support (d, zoom de l’image c) : moteur à la fois de l’effet rond de courbure variable, ce qui distord P. J. Yunker et al., Nature, vol. 476, pp. 308-311,
il n’y a pas d’effet rond de café. café et de son antidote. fortement l’interface eau-air : sur 2011; J. Vermant, ibid., pp. 286-287

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


6] Actualités
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A c t u a l i t é s

Biologie animale

Un rat empoisonneur En bref


L’ESTOMAC D’ÖTZI

L es chasseurs d’éléphants est-africains empoisonnaient leurs


flèches avec une substance toxique extraite de l’arbre ouabaïo
et nommée ouabaïne. Un rongeur, le rat à crête africain Lophio-
mys imhausi, utilise lui aussi ce poison : Jonathan Kingdon et ses col-
lègues, de l’Université d’Oxford, ont montré qu’il applique la toxine
Le contenu de l’estomac d’Ötzi,
cet homme tué d’une flèche il y
a 4 500 ans et découvert il y a
20 ans dans un glacier, a été iden-
tifié par les chercheurs de l’Ins-
végétale sur son pelage pour repousser ses prédateurs. titut pour les momies et l’homme
En fournissant du bois de l’arbre ouabaïo à un rat à crête en cap- des glaces à Bolzano, en Italie.
tivité, les biologistes ont observé l’animal mastiquer l’écorce, puis L’estomac était plein et conte-
enduire les flancs de sa fourrure avec sa salive imbibée de toxine.
© Kingdolm/HOlland/OSG

nait surtout de la viande de bou-


L’étude de la structure microscopique des poils latéraux a ensuite mon- quetin. L’homme des glaces avait
tré qu’ils sont formés d’un cylindre perforé par des vacuoles et ren- ainsi pris son dernier repas moins
fermant des fibres. Ainsi, la salive empoisonnée est absorbée par d’une heure avant de mourir, ce
capillarité à l’intérieur du cylindre et retenue par les fibres ; puis elle qui suggère qu’il n’était pas en
Le rat à crête africain (en haut) est délivrée au premier contact avec le prédateur. fuite au moment où il reçut la
et la structure microscopique Une question reste en suspens : comment l’animal n’est-il pas lui flèche fatale. D’après ses dents
des poils latéraux de sa fourrure, même empoisonné par l’ouabaïne des écorces qu’il mastique et ingère? cariées, Ötzi ne devait pas man-
percés de vacuoles et remplis . Cécile Fourrage. ger souvent de la viande, mais
de fibres (en bas). J. Kingdon et al., Proc. R. Soc. B, en ligne, 3 août 2011 se nourrir surtout de céréales.

UN MARQUEUR CANCÉREUX
Astronomie
L’équipe de Rosette Lidereau, à
Des astéroïdes à l’origine des météorites l’Institut Curie, a montré que le
niveau d’expression d’un gène
nommé Kindlin-1 permet de pré-

E nviron 30 000 météorites


tombent sur Terre chaque
année. Quatre-vingt pour
cent sont des chondrites, les météo-
rites qui seraient à l’origine de la
Des poussières de l’astéroïde Itokawa
ont été ramenées sur Terre par la sonde
Hayabusa. Elles révèlent l’origine
des chondrites, la principale famille
voir le risque que des métastases
pulmonaires se développent
chez une femme atteinte d’un
cancer du sein. De plus, en inhi-
bant le gène dans des modèles
de météorites.
formation de la Terre, il y a 4,6 mil- animaux, les biologistes ont blo-
liards d’années. D’où proviennent- qué la croissance des tumeurs
elles ? Tomoki Nakamura et ses et le développement de méta-
collègues, de l’Université Tohoku, stases pulmonaires. Au-delà
au Japon, ont prouvé que les chon- de son rôle diagnostique, ce gène
drites dites ordinaires sont issues pourrait ainsi devenir une cible
des astéroïdes de type S. thérapeutique.
Les météorites proviennent
d’un corps parent, tel qu’un asté- RHINOCÉROS TIBÉTAIN
©JAXA

roïde ou une planète, dont elles


Le rhinocéros laineux est, avec
ont été arrachées par un choc puis-
le mammouth, un des représen-
sant. Il en existe plusieurs familles, roïdes entre Mars et Jupiter. En dont la plupart ont une composi-
tants de la mégafaune répandue
caractérisées par leur composition comparant les spectres, les astro- tion et une structure voisines de
au Pléistocène, époque des der-
minéralogique et leur structure. nomes ont mis en évidence une celles des chondrites.
nières glaciations. Selon une
Les chondrites dites ordinaires filiation entre types d’astéroïdes Les échantillons d’Itokawa
équipe sino-américaine, l’animal
sont constituées d’olivines, de et familles de météorites. Ainsi, sont les premiers issus d’un asté-
serait originaire de l’Himalaya :
pyroxènes, de feldspaths, de métal le spectre des astéroïdes de type S roïde qu’une mission spatiale rap-
elle y a en effet découvert un
et de chondres (petites sphères leur ressemble à celui des chondrites porte sur Terre. En les comparant
crâne complet de rhinocéros lai-
donnant leur nom). ordinaires. avec ceux de comètes, des collec-
neux datant de 3,6 millions d’an-
Les astéroïdes sont aussi clas- Pour confirmer ce lien, l’équipe tions de météorites et des maté-
nées. L’espèce se serait ainsi
sés suivant leur brillance et leur de T. Nakamura a analysé des riaux prélevés sur la Lune, les
adaptée au froid himalayen avant
minéralogie, déterminée par poussières de l’astéroïde de type S astronomes espèrent mieux com-
de se disperser lorsque le climat
spectroscopie. Ceux du type S Itokawa, prélevées par la sonde prendre la formation du Système
a commencé à se refroidir il y a
représentent 17 pour cent des japonaise Hayabusa. Elle a identi- solaire et de la Terre.
2,8 millions d’années.
astéroïdes et sont situés pour la fié 1 534 particules rocheuses, de . C. F..
plupart dans la ceinture d’asté- 3 à 40 micromètres de diamètre, Science, vol. 333, pp. 113-116, 2011

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A c t u a l i t é s

En bref Supergène de papillon Biologie animale

UNE PLANÈTE EN DIAMANT

L’équipe de Matthew Bailes, de


l’Université de Melbourne, pense
avoir découvert une « planète »
en diamant. Distante de 4000 an-
L e mimétisme dit mullérien explique pourquoi
deux espèces toxiques distinctes adoptent la
même livrée signalant le danger : une même
apparence accentue la répulsion qu’éprouvent leurs
prédateurs (ils apprennent plus vite) et améliore l’ef-
nées-lumière, elle gravite à
600 000 kilomètres d’un pulsar ficacité de la défense. Ainsi, à travers plusieurs variants,
et boucle une orbite en à peine le papillon amazonien Heliconius numata ressemble à
plus de deux heures. Sa masse quelque sept espèces différentes de papillons du genre
est proche de celle de Jupiter, pour Melinaea. Mathieu Joron, du Laboratoire Origine, struc-
un diamètre cinq fois supérieur ture et évolution de la biodiversité (CNRS/MNHN),
à celui de la Terre. Ce serait le avec des collègues de divers instituts européens, a élu-

© M. Chouteau
reliquat, composé de carbone cidé les bases génétiques de ce mimétisme.
et d’oxygène, d’une étoile com- Les entomologistes se sont intéressés à trois
pagnon dépouillée de son enve- variants de Heliconius numata, et en particulier à une
loppe par le pulsar. Et compte région du chromosome 15 qui régit la formation des Un variant du papillon Heliconius numata (en haut)
tenu de la densité, le carbone y motifs sur les ailes. Ils ont découvert un bloc d’envi- et l’espèce mimétique correspondante
serait sous forme de diamant. ron 30 gènes dont l’un, par exemple, code la forma- Melinaea mneme (en bas).
tion d’une bande jaune, un autre la formation de petits
UN TSUNAMI À OLYMPIE points noirs sur l’aile postérieure, etc. L’ordre de ces entre deux régions homologues héritées de chaque
gènes diffère d’un variant à l’autre. Qui plus est, le parent) au moment de la formation des cellules
Olympie, antique ville grecque sens n’est pas le même, des régions d’ADN se retrou- sexuelles. De la sorte, le bloc de 30 gènes est péren-
située aujourd’hui à 22 kilo- vant en position inversée d’un individu à l’autre. À nisé selon une combinaison propre à chaque variant
mètres à l’intérieur des terres et chaque combinaison chromosomique correspond un et est hérité sans remaniement : ce bloc est nommé
à 33 mètres au-dessus du niveau variant de Heliconius numata ressemblant à une espèce supergène. Sans ces inversions, les gènes du bloc
de la mer, aurait été ensevelie il donnée de Melinaea. Ainsi, au cours de l’évolution, des seraient indépendants et soumis à la recombinaison.
y a 2500 ans sous des tsunamis. inversions ont eu lieu sur ce chromosome, mettant Il en résulterait un grand nombre de combinaisons et
C’est ce que pense Andreas Vött, en jeu des segments d’ADN portant quelques gènes. donc de variants aux motifs et couleurs distincts.
de l’Université de Mayence, qui Or ces changements empêchent la recombinaison chro- . Loïc Mangin.
a observé des coquillages marins mosomique (échange de segments chromosomiques M. Joron et al., Nature, en ligne, 14 août 2011
dans la couche de sédiments
déposés sur la ville. L’épais-
seur de cette strate, qui atteint
huit mètres, et son désordre sug-
gèrent que des raz-de-marée ont Neurobiologie
remonté la rivière en balayant
la ville, amplifiés par le lit très
étroit à cet endroit.
Nicotine contre Parkinson
O n savait déjà que la nicotine
diminue la dégénérescence
des neurones dopaminer-
giques (un type de neurones dont
le neurotransmetteur est la dopa-
ceux de souris génétiquement
modifiées qui n’expriment plus
l’un des récepteurs nicotiniques
(le sous-type alpha-7). L’ajout de
faibles concentrations de nicotine
survie, un processus intracellulaire
favorisant la survie des cellules,
mettant en jeu notamment la cal-
moduline, molécule qui régule le
calcium intracellulaire. Ces obser-
mine) dans des modèles animaux (de 0,1 à 30 micromoles par litre) vations corroborent des travaux
de la maladie de Parkinson. aux cultures protège les neurones antérieurs qui suggéraient qu’une
Damien Toulorge, du Centre de dopaminergiques normaux, mais perte d’activité électrique associée
recherche de l’Institut du cerveau pas ceux dépourvus du récepteur à un déficit en calcium pouvait être
et de la moelle épinière à Paris, et alpha-7. Cela prouve que la nico- à l’origine de la dégénérescence
ses collègues viennent de montrer tine empêche la mort des neu- de ces neurones.
par quels mécanismes. rones dopaminergiques en sti- Les scientifiques espèrent
© P. P. Michel

Les scientifiques ont utilisé mulant ce récepteur. développer un traitement neuro-


des neurones dopaminergiques Les neurobiologistes ont mon- protecteur grâce à la nicotine. Cela
de rat ou de souris mis dans des tré que l’activation de ce récepteur ne signifie pas pour autant qu’il
Deux neurones dopaminergiques conditions de culture qui favo- stimule les neurones dopami- faille fumer pour éviter la mala-
en culture dans le modèle risent leur dégénérescence. Ils nergiques et déclenche l’entrée die de Parkinson !
de la maladie de Parkinson utilisé ont travaillé avec des neurones d’ions calcium dans leur cyto- . Bénédicte Salthun-Lassalle.
par les neurobiologistes. dits normaux, mais aussi avec plasme. Cela active une voie de The FASEB Journal, vol. 25, pp. 2563-2573, 2011

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Biologie végétale Astrophysique

L’ADN dopé par le broutage Prédire les taches solaires


D ans les pâturages, certaines plantes déclinent après avoir été
broutées, mais d’autres «rebondissent» et produisent trois fois
plus de graines! Ken Paige et Daniel Scholes, de l’Université
de l’Illinois, aux États-Unis, ont découvert qu’un mécanisme d’am-
plification de l’ADN chromosomique, nommé endoréduplication, en
L es taches solaires sont des ré-
gions de la surface du Soleil
où de puissants champs ma-
gnétiques émergent. Elles produi-
sent quelques jours après leur
Soleil permet de savoir ce qui se
passe à l’intérieur de l’astre.
Grâce aux innombrables don-
nées fournies par les satellites
SOHO et SDO qui scrutent tous
est la cause. Ils ont observé que, dans certaines variétés de la plante apparition des éruptions, qui éjec- deux notre étoile, les chercheurs
modèle Arabidopsis thaliana, le contenu en ADN chromosomique aug- tent des particules chargées dans sont parvenus à réduire le bruit de
mente considérablement après que l’extrémité de la plante a été sec- l’espace. Ces dernières peuvent fond de ces observations. Cela leur
tionnée. L‘auxine (une hormone induisant les divisions cellulaires être dangereuses pour les astro- a permis de mettre en évidence,
normales) n’est plus présente, de sorte que le phénomène d’endoré- nautes, mais aussi pour les infra- dans le signal des ondes acous-
duplication peut avoir lieu. L’ADN supplémentaire permettrait d’ac- structures électriques sur Terre. tiques, les taches solaires en for-
croître la fabrication des protéines nécessaires à la production de fleurs, Pouvoir les anticiper permettrait mation jusqu’à 65 000 kilomètres
fruits et graines, favorisant la croissance et la reproduction de la plante. ainsi de prendre des mesures pour de profondeur, soit deux jours
On connaissait le rôle de l’endoréduplication dans la croissance s’en protéger. avant qu’elles n’atteignent la sur-
de fruits, tels les poivrons, les melons et les tomates. Cette étude Stathis Ilonidis, de l’Université face et deviennent visibles.
montre que ce mécanisme intervient également dans les stratégies de Stanford, et son équipe ont réussi Les astronomes ont constaté
survie de certaines espèces végétales consommées par les herbivores. à prévoir l’émergence des taches que les taches qui deviennent les
. C. F.. solaires deux jours avant qu’elles plus grosses et qui sont respon-
D. Scholes et K. Paige, Ecology, vol. 92(8), pp. 1691-1698, 2011 n’apparaissent. La méthode de ces sables des éruptions les plus vio-
astronomes repose sur l’écoute des lentes atteignent la surface plus
Le broutage a pour conséquence ondes acoustiques de notre étoile. rapidement (leur vitesse de remon-
d’augmenter chez certaines Les phénomènes de convection qui tée peut atteindre 2 000 kilomètres
plantes les quantités d’ADN se déroulent près de la surface par heure) que celles qui restent
chromosomique. engendrent des ondes qui se pro- discrètes (et dont la vitesse mini-
pagent vers l’intérieur, puis sont male est de l’ordre de 1 000 kilo-
réfractées vers sa surface. mètres par heure).
De même que sur Terre, la Les météorologues du Soleil
© Shutterstock/Smereka

mesure des ondes sismiques nous visent in fine la détection des taches
permet de déduire la structure trois jours à l’avance, ce qui lais-
interne de notre planète, la mesure serait une marge de manœuvre
des temps de propagation des suffisante pour réagir.
ondes acoustiques entre des . Stéphane Fay.
endroits éloignés à la surface du Science, vol. 333, pp. 993-996, 2011
Astrobiologie

Nucléotides sur météorites


L a Terre ne présente pas les mêmes cicatrices que les autres
planètes telluriques du Système solaire ou la Lune, mais les
scientifiques s’intéressent à son bombardement par des objets
cosmiques pour deux raisons principales. D’abord, parce que ces
chocs ont modelé la Terre et sa géologie – et pourraient encore avoir
lieu. Ensuite, parce que les météorites auraient pu apporter des
composants essentiels à l’apparition de la vie sur Terre. Une nou-
velle étude, menée à l’Institut Carnegie de Washington, renforce cette
idée. Les scientifiques ont analysé par spectroscopie 11 chondrites
carbonées et une uréilite, météorite rare dont la composition chimique
diffère de celle des chondrites. Ils y ont trouvé des traces d’adénine
et de guanine, des bases constitutives de l’ADN, ainsi que trois ana-
logues de bases peu présents sur Terre. Cela suggère que ces météo-
Big Bear Observatory

rites n’auraient pas été contaminées par du matériel génétique terrien.


D’autant que ni le sol ni la glace où ces météorites ont été trouvées
ne contiennent ces différentes bases. La Terre aurait reçu de l’espace
des éléments essentiels à la vie telle qu’on la connaît…
. B. S.-L.. Une tache solaire vue par le New Solar Telescope (NST) en juillet 2010.
M. P. Callahan et al., PNAS, en ligne, 11 août 2011. La zone noire centrale a une taille comparable à celle de la Terre.

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A c t u a l i t é s

Éthologie Physiologie

Trop de stress sans la mère Audition et cellules ciliées


S elon certaines études, séparer un enfant de sa mère dès la nais-
sance a un impact négatif: l’enfant est stressé, peut le rester en
grandissant et risque de développer des troubles psychiatriques
ou du comportement. D’autres études de laboratoire ont prouvé l’exis-
tence d’effets négatifs de la séparation chez le rat, et à présent chez le
L a perte d’audition est sou-
vent causée par des lésions
des cellules sensorielles
ciliées de l’oreille interne, cellules
coiffées de minuscules cils – les sté-
L’ouverture des canaux s’effec-
tue à l’aide des liens de bout de cil.
Ces structures lient le sommet de
chaque petit stéréocil au flanc d’un
stéréocil moyen, et associent de
singe. Xiaoli Feng et ses collègues, à Beijing, ont montré que le com- réocils. L’étude des gènes mutés même les stéréocils moyens et
portement de jeunes macaques rhésus, séparés de leur mère à la dans les maladies héréditaires pro- grands. Lors des oscillations, les
naissance, change durablement: les jeunes singes sont plus stressés voquant la surdité permet de mieux liens de bout de cil se tendent et
et le restent même s’ils évoluent dans un environnement social nor- comprendre le fonctionnement tirent sur les sommets des cils, ce
mal. Les biologistes ont mesuré les concentrations de cortisol, l’hor- de ces cellules. Récemment, qui provoque l’ouverture des
mone libérée lors d’un stress, chez des macaques rhésus âgés de l’équipe de Christine Petit (Institut canaux ioniques.
deux ans ou trois ans et demi. Pasteur-INSERM-UPMC-Collège de Chacune des cinq protéines
Les macaques ayant été séparés France) a mis en évidence le rôle semble jouer un rôle précis dans ce
de leur mère à la naissance et éle- du dernier des cinq gènes impli- processus. La protocadhérine 15
vés par un congénère présentent qués dans l’une de ces maladies, et la cadhérine 23, très longues, for-
des concentrations 1,5 fois plus le syndrome de Usher de type I. ment le lien de bout de cil; l’harmo-
faibles que celles des macaques Les individus atteints de cette nine participe à l’ancrage du lien
élevés par leur mère, et ils réagis- maladie présentent une mutation au flanc du stéréocil supérieur et se
sent moins bien au stress. En outre, dans l’un de ces cinq gènes. On lie à la quatrième protéine, la myo-
ils se déplacent moins, s’assoient savait que quatre des cinq protéines sine VIIa. Liée aussi au «squelette»
moins souvent avec d’autres codées par ces gènes sont associées des stéréocils – de longs filaments
© Shutterstock/Kailash K Soni

macaques du groupe et présen- à une petite structure moléculaire d’actine –, la myosine VIIa assure-
tent des signes d’anxiété tels que formant un filament qui couple les rait une transmission efficace des
sucer leurs doigts de main ou de stéréocils, le « lien de bout de cil ». oscillations aux liens de bout de
pied. Les macaques seraient ainsi Les biologistes ont montré que la cil en maintenant une tension au
un bon modèle expérimental cinquième protéine, dénommée repos. La protéine «sans» renfor-
pour étudier les effets de trauma- «sans», est aussi liée à cette struc- cerait l’ancrage des liens à chaque
Un bébé macaque séparé tismes sur le devenir des enfants. ture et participe à son maintien. extrémité (voir le schéma).
de sa mère est stressé . B. S.-L.. Organisés en trois rangées Les biologistes ont en outre
et le reste en grandissant. X. Feng et al., PNAS, en ligne, 15 août 2011 (grands, moyens et petits cils), observé que le lien de bout de cil
les stéréocils jouent un rôle cru- influe sur la taille adulte des stéréo-
cial : leurs oscillations en réponse cils. Participe-t-il à la polymérisa-
aux variations de pression dues à tion des filaments d’actine des
Biologie animale la propagation d’un son dans stéréocils, dont dépend cette taille?
l’oreille provoquent l’ouverture Cette polymérisation est-elle régu-
Pas folles, les poules... de canaux ioniques, qui laissent
passer un courant d’ions au som-
lée par l’ouverture des canaux
ioniques? Les chercheurs étudient

D ans un poulailler, la guerre des sexes fait rage. Les poules sont
sollicitées par les coqs et les accouplements sont fréquents, par-
fois même «un peu forcés». Cependant, les femelles disposent
d’un moyen de contrôle sur la fécondation : elles peuvent expulser le
sperme reçu grâce aux muscles de leur cloaque, l’organe (commun
met des stéréocils. Cela déclenche
un influx nerveux dans les neu-
rones auditifs et l’information
arrive au cerveau.
à présent ces questions.
. M.-N. C..
BioArchitecture, vol. 1(4), en ligne, 22 août 2011;
PNAS, vol. 108, pp. 5825-5830, 2011

aux oiseaux, aux reptiles et aux amphibiens) où débouchent l’intes-


tin, les uretères de l’appareil urinaire et l’oviducte de l’appareil Harmonine
reproducteur. Rebecca Dean, de l’Université d’Oxford, et ses collègues Protéine « sans »
ont étudié, chez un groupe de poulets sauvages, les circonstances de
cette riposte à la coercition. Ils se sont intéressés au risque (la proba- Protocadhérine 15
bilité qu’un éjaculat soit éliminé) et à l’intensité (la proportion de
E. Caberlotto, BioArchitecture, 2011
E. Caberlotto et al., PNAS, 2011

semence éliminée) de l’éjection. D’abord, l’éjection du sperme éva- Actine


cue en moyenne 80 pour cent des spermatozoïdes contenus. Ensuite, Canal
plus le volume de sperme est important, plus il risque d’être refoulé.
Cadhérine 23
Enfin, l’intensité de l’éviction est d’autant plus élevée que le rang social
du mâle est bas. Ainsi, les poules exercent une pression de sélection 1 ␮m Stéréocils
active sur les gènes de mâles... mais après l’accouplement. Myosine VIIa
. L. M.. Touffe ciliaire d’une cellule ciliée de la cochlée d’une souris (à gauche). Cinq
R. Dean et al., American Naturalist, vol. 178(3), pp. 343-354, 2011 protéines sont en jeu dans le lien de bout de cil entre deux stéréocils (à droite).

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Informatique

Morpion solitaire:
En bref
TROP LÉGÈRE ÉTOILE
record en 178 coups L’équipe d’Elisabetta Caffau, de
l’Université de Heidelberg, a dé-

C onnaissez-vous le morpion solitaire, qui a couvert une étoile si pauvre en


fait fureur dans les années 1970 et 1980 ? Ce éléments lourds qu’elle ne devrait
jeu, qui se pratique seul avec juste un stylo et pas exister. La petite étoile, nom-
une feuille de papier quadrillé, consiste à ajouter tour mée SDSS 102915+172927, n’est
à tour des points à une configuration initiale en forme composée quasiment que d’hé-

Christian Boyer (www.morpionsolitaire.com)


de croix suisse de façon à former des segments de lium et d’hydrogène. Les éléments
cinq points alignés verticalement, horizontalement plus lourds y sont 20 000 fois
ou en diagonale. Christopher Rosin, informaticien moins abondants que dans le So-
chez Parity Computing à San Diego, en Californie, a leil. Or ils sont nécessaires pour
réussi à faire une grille à 178 coups (voir la figure). Il qu’un nuage moléculaire en-
bat ainsi son précédent record (177 coups), qui datait... gendre une étoile. Et s’il s’agit
de trois mois seulement. d’une étoile née juste après le Big
Ch. Rosin travaille sur des algorithmes de Bang, où est passé le lithium, troi-
recherche arborescente, qui explorent des chemins La grille à 178 coups obtenue par Christopher Rosin. sième élément qui existait alors?
sur un arbre représentant le déroulement des possi- Chaque coup (ou point ajouté) est numéroté dans l’ordre
bilités dans des jeux, des problèmes de planification chronologique. Les points noirs forment le motif initial.
ou des problèmes d’optimisation. Il a développé un au morpion solitaire. Il l’avait battu une première fois LE BIFACE GAGNE 300 000 ANS
algorithme amélioré où le choix de la branche à chaque en 2010 avec 172 coups, soit deux coups de plus que Une équipe franco-américaine,
ramification est fait au hasard, mais selon une loi le record de 1976. Cette année-là, l’étudiant Charles- dont fait partie Pierre-Jean Texier,
qui est adaptée dynamiquement, c’est-à-dire qui est Henri Bruneau, aujourd’hui professeur de mathéma- du CNRS, vient de dater à envi-
modifiée à mesure que l’on progresse vers les «feuilles» tiques à l’Université de Bordeaux, avait réalisé une ron 1,76 million d’années des
de l’arbre. Ch. Rosin a mis à l’épreuve son algorithme étonnante prouesse en atteignant 170 coups, sans sédiments où l’on a trouvé des
sur deux problèmes: la construction de grilles de mots aucune aide informatique. Aujourd’hui, le record bifaces, près du lac Turkana, au
croisés, et le morpion solitaire. Dans les deux cas, l’in- est de 178 coups. Qui dit mieux? Kenya. Cette datation repousse
formaticien américain trouve que son algorithme a . Maurice Mashaal. de 300 000 ans l’apparition de
des performances meilleures que les autres. Et, ce C. D. Rosin, Proc. of the 22nd International Joint Conference on Artificial l’outil caractéristique des humains
faisant, il améliore ainsi le record du nombre de coups Intelligence, Barcelone, 16-22 juillet 2011; www.morpionsolitaire.com
charognards – les premiers, pro-
bablement, à consommer assez
de viande pour développer et en-
tretenir un cerveau volumineux.
Astronomie Du même coup, l’ancienneté de
notre cerveau est aussi à revoir.
Pluton, la planète aux anneaux ?
P luton aurait un anneau de
poussière, indiquent les
simulations numériques
d’une équipe d’astronomes de
l’Université d’État UNESP -São
et par seconde). Normalement, la
poussière devrait se dissiper tota-
lement sous l’effet de la pression
de radiation exercée par la lumière
du Soleil. Les simulations numé-
entre les orbites de Nix et Hydra,
50 pour cent des poussières de un
micromètre disparaîtraient en une
année. Il resterait alors un anneau
stable, mais si ténu qu’il serait inob-
Paulo, au Brésil. riques, qui tiennent compte de cet servable depuis la Terre.
Pryscilla Maria Pires dos San- effet ainsi que des effets gravita- Dans le cas où l’anneau existe
tos et ses collègues ont modélisé tionnels de Nix, Hydra et Charon bel et bien, le seul espoir de pou-
© Shutterstock/Byron W.Moore

le devenir des poussières éjectées (le principal et plus proche satel- voir l’étudier viendra de la sonde
par deux des satellites de Plu- lite de la planète naine), ont cepen- New Horizon, en route pour Plu-
ton, Nix et Hydra, lorsqu’ils sont dant montré que la quantité de ton, qui emporte à son bord un
frappés par des micrométéorites poussière produite par les impac- compteur de poussière capable de
provenant de la ceinture de Kui- teurs compense celle dissipée. Un détecter des particules de masse
per (population de petits corps anneau peut ainsi subsister autour aussi faible que 10–12 gramme. Elle
située au-delà de l’orbite de Nep- de Pluton et de ses satellites. devrait arriver autour de Pluton Des simulations numériques
tune). Ils ont supposé que le flux Les astronomes ont calculé en juillet 2015. indiquent que Pluton, la planète
de ces impacteurs est le même que, pour un anneau de 57000 kilo- . S. F.. naine, a peut-être un anneau
que celui qui frappe Neptune mètres de rayon moyen et de http://arxiv.org/abs/1108.0712, de poussière extrêmement ténu
(10–16 kilogramme par mètre carré 16000 kilomètres de largeur situé Astronomy & Astrophysics, à paraître et donc inobservable de la Terre.

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A c t u a l i t é s

Océanographie Médecine

Un courant nord-atlantique Des vaisseaux sanguins


contre les tumeurs
D es océanographes de l’Institut océanographique de Woods
Hole, aux États-Unis, de l’Université de Bergen, en Nor-
vège, de l’Institut de recherche marine de Reykjavik et de
l’Université de Akureyri, en Islande, ont prouvé l’existence d’un cou-
rant profond entre le Groenland et l’Islande : le jet nord-islandais L orsqu’elle croît, une tumeur
favorise la mise en place
de vaisseaux sanguins qui
ser la paroi des vaisseaux, mais
les tumeurs interdisent ce passage:
elles produisent par exemple des
(NIJ, pour North Icelandic Jet). Les mesures de la force et de la vitesse servent à l’alimenter – on parle molécules qui empêchent l’adhé-
des courants dans le détroit du Danemark, réalisées au cours de deux d’angiogenèse. Cependant, Jean- rence des lymphocytes aux parois
campagnes océanographiques, ont montré que ce courant est une Philippe Girard, de l’Université des vaisseaux angiogéniques, un
source importante d’eau froide. Il s’ajoute au courant est-groenlan- Paul Sabatier, à Toulouse, et ses préalable à leur traversée.
dais, déjà connu. Ces deux courants alimentent en eau froide la cir- collègues ont découvert des vais- L’étude de plusieurs tumeurs a
culation thermohaline dans l’Atlantique, qui transporte les eaux de seaux qui, à l’inverse, favorisent révélé un type de vaisseaux que l’on
surface chaudes et salées de l’Atlantique tropical vers l’Arctique. Ces l’accès aux tumeurs des lympho- ne pensait pas trouver dans les
eaux se refroidissent dans le courant d’Irminger du Nord de l’Islande cytes T tueurs, chargés d’élimi- tumeurs. Ces vaisseaux, nommés
et dans la mer d’Islande, puis plongent à des profondeurs com- ner les cellules cancéreuses. C’est HEV (pour High Endothelial Veinule),
prises entre 1 000 et 3 000 mètres et redescendent vers le Sud. Le jet le premier mécanisme connu de sont connus dans les tissus lym-
nord-islandais sera à surveiller dans l’évolution de la circulation recrutement actif des lymphocytes phoïdes où les lymphocytes doi-
océanique, liée à celle du climat. dans les tumeurs. vent souvent sortir du sang. Les
.§ C. F.. Pour remplir leurs fonctions, parois de ces vaisseaux sont consti-
K. Våge et al., Nature Geoscience, en ligne, 21 août 2011 ces lymphocytes doivent traver- tuées de cellules dont la forme favo-
rise le passage des lymphocytes et
Physique qui produisent des molécules entraî-

Boucle de contrôle quantique nant l’adhérence des lymphocytes.


Comment les vaisseaux HEV
résistent-ils aux mécanismes de

L ’ingénierie quantique poursuit ses avancées. Une équipe


française réunie autour de Serge Haroche, physicien à l’École
normale supérieure, à Paris, a réalisé pour la première fois
une boucle de rétroaction quantique; elle permet de créer un état à
n photons, où n est un entier choisi à volonté, et de le maintenir autant
défense que les tumeurs mettent
en place lors de l’angiogenèse clas-
sique ? On l’ignore, mais les vais-
seaux angiogéniques sont surtout
de petits capillaires, tandis que
de temps que souhaité. La difficulté d’un contrôle quantique provient les vaisseaux HEV sont des veinules
du fait que l’on doit mesurer l’état du système pour déterminer s’il postcapillaires : ce sont donc deux
J.-Ph. Girard, IPBS

s’écarte de l’état souhaité et, dans ce cas, appliquer une correction. types de vaisseaux différents. Les
Or toute mesure d’un système quantique perturbe son état, même veinules sont peut-être insensibles
faiblement. Le dispositif de S. Haroche et ses collègues comporte aux stratégies tumorales. Une
une cavité où les photons évoluent entre deux miroirs ultraréflé- Sur cette coupe de tumeur du sein, étude rétrospective a montré que
chissants. L’état photonique est sondé par un jet d’atomes très exci- on distingue un vaisseau sanguin HEV plus la densité de vaisseaux HEV
tés, donc très sensibles. En fonction de l’information fournie par ces (en vert) entouré de lymphocytes est importante, plus le risque de
atomes, le champ électromagnétique dans la cavité est ajusté, ce qui (en rouge; leur noyau est en bleu). métastases diminue et plus l’espé-
corrige le nombre de photons et stabilise l’état photonique. La flèche blanche indique rance de vie augmente.
.§ M. M.. un lymphocyte en train de se faufiler .§ L. M..
C. Sayrin et al., Nature, vol. 477, pp. 73-77, 2011 à travers la paroi du vaisseau. Cancer Research, en ligne, 16 août 2011

DERNIÈRE minute ...


UN AUSTRALOPITHÈQUE ANCÊTRE DE HOMO ? probable. Les australopithèques graciles dont de tels rubans, les plasmons (oscillations col-
La redatation des sédiments qui contenaient Aus- nous descendons lui ressemblaient-ils ? lectives d’électrons) présentent, à tempéra-
tralopithecus sediba, un australopithèque éton- ture ambiante, de fortes résonances aux
namment humain découvert en 2008, indique DU GRAPHÈNE POUR LES ONDES TÉRAHERTZ fréquences térahertz – que l’on peut, de plus,
qu’il précède de 80 000 ans l’apparition du genre D’après Long Ju, de l’Université de Californie ajuster en jouant sur la largeur des rubans.
Homo, vers 1,9 million d’années. Or A. sediba à Berkeley, et ses collègues, de petits rubans
partage avec les premiers humains Homo rudol- de graphène larges d’environ un micromètre Retrouvez plus d’actualités
fensis et H. habilis les caractéristiques qui signa-
lent l’évolution vers H. erectus, notre ancêtre
seraient très utiles à la technologie des ondes
térahertz. L’équipe de L. Ju a établi que, dans fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 LE NOUVEAU SENS DU DAUPHIN


 D’OÙ VIENT LA BANANE ?

L es requins et plusieurs espèces de


poissons, tels les raies et les estur-
geons, ont dans leur museau des
électrorécepteurs en forme d’ampoules.
Ces récepteurs leur permettent de cap-
La production de bananes dans le monde est évaluée en 2009 à 117 millions de tonnes.
Le bananier aurait été cultivé pour la première fois en Papouasie-Nouvelle-Guinée
il y a environ 10000 ans (voir Le bananier, un enjeu mondial, Pour la Science, février 2011,
www.pourlascience.fr/u.php?s=oer400). Un consortium international de chercheurs
précise les mécanismes de la domestication de la banane en couplant des analyses
ter des champs électriques très faibles génétiques, archéologiques et linguistiques (PNAS, juillet 2011). Ainsi, en Asie du
créés par d’autres animaux dans la mer ; Sud-Est, les bananiers sauvages, aux fruits petits et ayant moins de graines, ont donné
ils aident ainsi les poissons à se diriger deux sous-espèces qui n’ont pu apparaître qu’avec l’aide de l’homme. Par hybri-
sur leur proie (voir Le sixième sens du requin, dation naturelle – les gamètes mâles d’un bananier ont fécondé les fleurs femelles
Pour la Science, septembre 2007, www.pour- d’un bananier d’une autre variété –, sont nés des plants produisant des fruits sans
lascience.fr/u.php?s=oer359). Outre les graines, idéaux pour la culture. Les paysans ont alors sélectionné et cultivé ces
poissons, certains amphibiens et mammi- hybrides. Les scientifiques ont prouvé l’apparition de ces « cultivars », variétés sélec-
fères monotrèmes, tel l’ornithorynque, ont tionnées pour les cultiver, en étudiant des phytolithes – des fragments de silice conte-
de tels électrorécepteurs. Nicole Czech- nus dans les feuilles et ne se dégradant pas – retrouvés dans des sites archéologiques
Damal, de l’Université de Hambourg en en Nouvelle-Guinée et au Cameroun. Puis, en couplant ces données aux récits his-
Allemagne, et ses collègues découvrent toriques, ils ont retracé la route de ces cultivars: d’Asie du Sud-Est, ils auraient migré
pour la première fois ces récepteurs chez vers la péninsule Indienne, l’Afrique de l’Est et les îles du Pacifique. C’est lors de ce
un mammifère placentaire, le dauphin de périple que le bananier a perdu ses graines et s’est rempli de pulpe. Ces recherches
Guyane (Sotalia guianensis). Ils ont étudié ont permis de comprendre les liens entre les différents types de bananier et devraient
deux dauphins captifs dont l’un est mort aider à créer d’autres hybrides qui résistent à de nouveaux parasites.
naturellement (Proceedings of the Royal
Society B, juillet 2011). Sur ce dernier, ils ont
disséqué les trous présents sur son rostre, volts par centimètre d’eau, soit une sensi- l’Organisation européenne pour la recherche
nommés cryptes vibrissales, d’où poussent bilité similaire à celle de l’ornithorynque. nucléaire, à Genève, ont adopté une autre
les moustaches chez d’autres mammifères. En outre, quand les biologistes couvraient approche. Ils ont remplacé un des deux élec-
Aucun poil ne pousse dans les cryptes son rostre avec une coque en plastique, le trons des atomes d’hélium par un antipro-
des dauphins; mais à l’intérieur se trouve dauphin ne réagissait plus aux stimulus ton, et ont irradié les antiprotons ainsi piégés
une structure en forme d’ampoule pleine électriques. Preuve que les cryptes sont bien avec un faisceau laser (Nature, juillet 2011).
d’une substance gélatineuse, semblable au des électrorécepteurs. En ajustant le laser à la fréquence qui pro-
gel présent dans les électrorécepteurs du voque un saut quantique des antiprotons
requin ou au mucus de ceux de l’ornitho- entre deux états d’énergie de l’atome, les
rynque. Les biologistes ont ensuite testé la scientifiques ont calculé la masse de l’anti-
capacité du dauphin vivant à détecter des  LA MASSE DE L’ANTIPROTON proton. Mais les atomes qui s’approchent
champs électriques faibles, tels ceux pro- du faisceau « voient » des fréquences laser
duits par ses proies, des poissons petits et
moyens. Ils ont montré que le dauphin
réagit à toute une gamme de champs élec-
triques, même très faibles. Le dauphin
détecte des champs supérieurs à 4,6 micro-
L ’ antiproton a la même masse que
le proton (1,67262158 ⫻ 10 kilo-
–27

gramme), mais une charge élec-


trique opposée; il s’annihile avec le premier
proton rencontré, la masse totale se trans-
légèrement différentes par rapport à ceux
qui s’en éloignent, d’où une imprécision
importante dans le calcul de la masse. Les
scientifiques ont donc utilisé deux faisceaux
laser de sens inverse, ce qui a amélioré la
formant en une énergie qui se matéria- précision de la mesure d’un facteur quatre.
lise aussitôt en de nombreuses autres La masse de l’antiproton est désormais
particules plus légères… De fait, il est connue avec une précision proche du mil-
impossible de conserver les antiprotons liardième. Les scientifiques espèrent arriver
dans un récipient ordinaire ou dans l’air. à une précision supérieure à celle du pro-
© 2011 The Royal Society

Une méthode bien connue pour éviter ton (qui est encore deux fois plus importante
ces contraintes est de confiner les anti- que celle de l’antiproton), car toute diffé-
protons avec des champs électriques et rence entre les masses de ces deux particules
magnétiques (voir Des antiprotons ultrafroids, prouverait que les lois de la nature sont
Une « crypte vibrissale » (flèche rouge) sur Pour la Science, février 1993). Des scienti- différentes pour la matière et l’antimatière.
le nez du dauphin est un électrorécepteur. fiques japonais et européens du CERN, . Bénédicte Salthun-Lassalle.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 On en reparle [15


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OPINIONS
POINT DE VUE

Maladies mentales : les oubliées


de la médecine et des pouvoirs publics !
Plus de 30 pour cent de la population européenne souffrent d’une maladie touchant
le cerveau. Il est temps de faire de la recherche sur le cerveau une priorité.
Michel HAMON

Q
uel est l’état de la santé men- ments prescrits. Notons que la liste des on inclut les plus jeunes et les plus âgés,
tale de la population de l’Europe ? maladies répertoriées est longue. Il s’agit la proportion atteint 38,2 pour cent.
Pour le savoir, le Collège euro- aussi bien de maladies mentales telles que Quelles sont les principales patholo-
péen de neuropsychopharma- la schizophrénie, la dépression, les troubles gies identifiées? Les troubles liés à l’anxiété
cologie, ECNP, a soutenu un vaste projet liés à l’anxiété, les phobies, entre autres, (et avec elle les différents types de phobie)
pour évaluer «l’étendue, la gravité et le coût que de maladies neurologiques telles que sont les plus fréquents (14 pour cent), puis
des maladies du cerveau». Les résultats de l’épilepsie, la maladie de Parkinson, et les viennent les insomnies qui touchent 7 pour
cette étude ont été récemment communi- autres maladies neurodégénératives cent de la population, la dépression grave
qués et les conclusions sont préoccupantes: notamment la maladie d’Azheimer, ou (6,9 pour cent), les troubles psychosoma-
plus de 30 pour cent des Européens souf- encore la migraine, les insomnies, les consé- tiques (6,3 pour cent), la dépendance à l’al-
frent d’une pathologie touchant le cerveau, quences des accidents vasculaires céré- cool et aux drogues (4 pour cent), les troubles
et la prise en charge est nota- de l’attention avec hyperactivité
blement insuffisante. La société, (5 pour cent de la classe d’âge
les personnels de santé, les pou- LES TROUBLES LIÉS À L’ANXIÉTÉ la plus jeune) et les démences
voirs publics et les décideurs sont les plus fréquents, puis viennent (1 pour cent des 60-65 ans et
politiques doivent l’admettre: les les insomnies, la dépression 30 pour cent des plus de 85 ans).
maladies du cerveau représen- Pour étudier l’impact de ces
teront le principal enjeu de santé et la dépendance à l’alcool et aux drogues. maladies en termes de santé
publique du XXIe siècle. publique, les médecins utilisent
Les résultats de la dernière grande braux, les dépendances à l’alcool et aux un indice qui reflète le nombre d’années
étude dans ce domaine ont été publiés en drogues et, chez les plus jeunes, les retards perdues en raison d’une mortalité précoce
2005, mais plusieurs biais avaient été mis mentaux et les troubles de l’attention avec ou d’une incapacité due à ces pathologies.
en évidence. Il convenait donc de refaire ou sans hyperactivité. Cet indice recouvre l’effet direct de la mala-
un état des lieux plus précis sur cette ques- Les résultats de cette vaste analyse, die sur les patients en raison de leurs symp-
tion. En 2009, la nouvelle étude a été lan- tant bibliographique que directe auprès tômes, mais aussi l’effet indirect lié au regard
cée. Elle avait pour objectifs de suivre des centres de soins, ont montré qu’au des autres. Il prend aussi en compte le poids
pendant 12 mois la prévalence des mala- moins 118 millions d’Européens souffrent que représente chaque malade pour ses
dies mentales et neurologiques dans la d’une maladie touchant le cerveau. Ce proches et l’impact financier, pour la société,
population de l’Europe des 27 ; d’évaluer chiffre était de 82,7 millions en 2005, mais de la prise en charge.
les maladies touchant les plus jeunes (de compte tenu de l’augmentation des popu- Or l’enquête confirme un résultat pré-
2 à 17 ans), les adultes (de 18 à 65 ans) lations des pays concernés, d’une part, occupant de l’étude de 2005 : un tiers seu-
et les plus âgés (plus de 65 ans) ; d’iden- et de l’augmentation de l’espérance de vie, lement des malades, toutes pathologies
tifier les différentes pathologies et la pro- d’autre part, la proportion n’a pas évolué confondues, sont traités. Malgré l’existence
portion de la population touchée par entre 2005 et 2011 : 27,4 pour cent en de traitements pharmacologiques et psy-
chacune d’elles ; d’évaluer l’efficacité de 2005 et 27,1 pour cent en 2011 pour les chothérapeutiques efficaces, la prise en
la prise en charge, notamment des traite- personnes âgées de 18 à 65 ans. Quand charge est notablement insuffisante. On

16] Point de vue © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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Opinions

constate qu’un tiers des personnes concer- évoquées, notamment les démences dues aussi systématiques que dans le cas des
nées consultent un médecin, que moins de à la maladie d’Alzheimer, va augmenter ? autres maladies.
20 pour cent consultent un médecin spé- Aujourd’hui, les difficultés auxquelles Tous ces éléments, notamment le fait
cialisé dans les maladies du cerveau et que sont confrontés les groupes pharmaceu- que la majorité des malades ne sont pas trai-
moins de 10 pour cent reçoivent un traite- tiques qui recherchent des médicaments tés et, quand ils le sont, c’est souvent très
ment adapté. Les maladies neurologiques pour lutter contre les maladies mentales sont longtemps après l’apparition des premiers
sont les mieux traitées de toutes celles multiples : les investissements nécessaires symptômes, plaident en faveur d’une prise
qui ont été répertoriées. pour la découverte et le développement d’un de conscience par la société et les pouvoirs
On constate aussi – et il serait pourtant nouveau médicament sont gigantesques ; il publics que les recherches sur le cerveau,
aisé de modifier cet état de fait – qu’il se faut souvent attendre les derniers stades son fonctionnement normal et ses anoma-
passe souvent plusieurs années (jusqu’à des essais cliniques pour constater qu’une lies, doivent devenir une des priorités, si ce
20 ans) avant que le patient ne consulte un molécule a des effets indésirables ; les mar- n’est la priorité. Alors seulement, les traite-
médecin pour la première fois. Or, généra- chés exercent une pression forte pour que les ments et la prévention des maladies du cer-
lement, une prise en charge précoce amé- retours sur investissements soient courts ; veau pourront être améliorés. I
liore le pronostic, c’est-à-dire la probabilité on ne connaît pas encore suffisamment les
que la maladie soit, si ce n’est guérie, du moins dysfonctionnements biologiques en cause Michel HAMON est professeur
jugulée et suffisamment contrôlée pour que dans les maladies mentales, de sorte qu’il de neuropharmacologie à l’Université
l’insertion du malade dans la société soit faci- est difficile d’identifier une cible précise sur Pierre et Marie Curie, à Paris.
litée. Comment améliorer la situation, sachant laquelle un médicament pourrait agir; les rem- Réagissez en direct
que la prévalence de certaines des maladies boursements des traitements ne sont pas fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Recycler le béton
Les quantités de béton rejetées par les chantiers de démolition sont énormes.
Seule la moitié environ de la masse de ces déchets est recyclée.
Amaury CUDEVILLE

L
e béton est, juste après l’eau, blocs de béton en matériaux valorisables rels disponibles dans la région, pour répon-
le matériau le plus consommé dans les travaux publics. Elle consiste à dre à la demande grandissante en maté-
au monde. Chaque habitant de broyer le béton, comme on le ferait avec une riaux de construction.
la planète en consomme en roche, afin d’en extraire une grave (mélange L’essentiel des bétons concassés ainsi
moyenne un mètre cube par an. Il est de sables et de gravillons). Le matériau res- produits est utilisé pour la confection de rem-
donc légitime de se poser la question du semble à celui utilisé dans une carrière de blais ou dans le corps de chaussée des
devenir de ce matériau arrivé en fin de vie. roche massive classique, à ce détail près routes. La construction d’une route néces-
En France, les déchets du secteur du bâti- qu’il faut prendre en compte le ferraillage site l’empilement de couches successives
ment et des travaux publics représentent des bétons armés. Pour cela, les blocs de de matériaux suffisamment résistants pour
près de 300millions de tonnes par an, dont béton sont d’abord découpés à l’aide d’une supporter le trafic routier. La dernière couche,
36 pour cent sont des produits à base de cisaille qui permet de fendre les blocs et la couche de roulement, est celle qui est
béton, pour lesquels on estime que seule réduire la taille des fers à béton. Ces blocs constituée de bitume. Le béton concassé
la moitié est recyclée. préparés peuvent ensuite être envoyés dans peut donc être utilisé au sein de ce corps de
Les premiers essais sur le recyclage des l’installation de broyage où un système d’ai- chaussée, en remplacement de graves de
bétons ont débuté aux États-Unis et au Japon mants extrait le ferraillage du béton concassé. calcaire concassées provenant de carrières
à la fin des années 1970. En France, ce n’est Intialement, l’essor de cette technique de matériaux naturels.
qu’à la fin des années 1980 qu’est née, en en Île-de-France a été rendu possible grâce D’un point de vue environnemental, on
région parisienne, l’idée de transformer les ou à cause de la pénurie de matériaux natu- comprend tout de suite l’intérêt du recyclage

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Développement durable [17


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Opinions

des bétons de démolition : il permet de pré- tions s’en trouve facilité, toujours à condi-
server des ressources naturelles en limitant tion que des entrepreneurs et décideurs
les distances de transport et la quantité de locaux acceptent son utilisation. Aussi, le
déchets enfouis. béton concassé fait depuis plusieurs
Si l’on se penche sur le bilan du carbone, années l’objet de nombreuses études, tant
toujours dans un contexte francilien, on a au niveau national que régional, afin de
calculé que la fabrication du béton concassé, généraliser son utilisation. Dans ce contexte,
par rapport à celle d’un produit naturel, émet de nombreux guides ont été réalisés pour
30 pour cent en moins de gaz à effet de le faire connaître aux maîtres d’ouvrage
serre. Et si l’on s’intéresse au cycle de vie et leur expliquer son emploi.
du béton concassé, on se rend compte que En dehors des travaux publics, le béton
l’économie en minerai de fer réalisée grâce concassé intéresse désormais le secteur
au recyclage des fers à béton com-
pense presque entièrement les L’EMPLOI DE BÉTONS RECYCLÉS
émissions de gaz à effet de serre
dues au recyclage du béton. L’in- se répand, mais reste confronté
térêt environnemental de ce pro- à des difficultés.
cédé n’est donc plus à démontrer.
Cependant, le recyclage se heurte encore du bâtiment. Il est aujourd’hui possible pour
à plusieurs obstacles. Le béton de démoli- les bétonniers d’inclure cinq pour cent de
tion, issu de déchets de chantiers, est bien matériaux recyclés dans la composition
sûr hétérogène. Certains produits retrouvés de leur béton. Sur ce point, la France est bien
dans les bétons concassés rendent ces der- plus frileuse que tous ses voisins européens,
niers plus difficiles à accepter. C’est le cas qui autorisent l’incorporation de gravillons
du plâtre et du fibrociment. Au plâtre sont de béton concassé, cette incorporation
associées d’importantes concentrations de pouvant atteindre 100 pour cent (cas du
sulfates, qui peuvent créer des gonflements Danemark et de la Hollande). L’incorpora-
dans les chaussées. Quant au fibrociment, tion des sables de béton concassé reste
qui contient de l’amiante, il présente des plus problématique.
risques en termes d’hygiène et de sécurité En France, des groupes de travail se
sur les plateformes de valorisation comme penchent sur la possibilité d’élaborer des
sur les chantiers, risques que les recycleurs bétons constitués à 100 pour cent de gra-
et les démolisseurs s’efforcent de réduire. nulats de béton concassé. Les bétons éla-
Finalement, sur les 35 millions de tonnes borés à base de granulats de béton concassé
de matériaux consommées annuellement sont notamment moins résistants (de 10
en Île-de-France, 14,4 sont des matériaux à 30 pour cent). On les cantonnerait donc
recyclés, essentiellement issus du recyclage à des applications où les contraintes exer-
de béton de démolition. Le béton recyclé est cées sont moins importantes.
donc largement entré dans les mœurs. Ces études devraient faciliter le recy-
En fait, le schéma économique du recy- clage des bétons de démolition en diver-
clage des bétons de démolition est surtout sifiant la gamme d’utilisations des bétons
valable dans les grandes agglomérations. recyclés. Rappelons que chaque Français
Les carrières y sont éloignées des centres consomme en moyenne sept tonnes de
d’activité, et la production de déchets de chan- granulats par an et que la pression foncière
tier est suffisamment importante et pérenne rend de plus en plus difficile l’ouverture
pour amortir une installation de recyclage. de nouvelles carrières... I
Il existe toutefois des installations de
concassage mobiles, installables sur les
Amaury CUDEVILLE est responsable
chantiers, ce qui évite le transport des blocs. du développement et de l’environnement
On peut ainsi réutiliser directement les pro- de la Société CLAMENS (voir l’animation
duits de concassage sur le chantier. Ainsi, «Le recyclage, c’est béton »,
le recyclage hors des grandes aggloméra- www.groupeclamens.org).

18] Développement durable © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


cosmetic.xp 5/09/11 16:55 Page 1
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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

 OMEGA 3 OU ALPHA 3 ?. double liaison la plus éloignée du COOH et m la prentissage. Celles-ci sont restreintes à des
Merci pour l’article Les acides gras place de la double liaison décomptée à partir domaines spécifiques ; elles ne touchent pas à
et la santé (Pour la Science n° 406, du groupe méthyle terminal. tous les domaines de la pensée au sens strict.
août 2011, http://bit.ly/pls406_acidesgras). Il n’y a ainsi pas de relation causale entre
Mais comment se fait-il qu’alors que  BLOCAGE LINGUISTIQUE. telle ou telle langue et tel système de pensée,
le carbone oméga est classiquement Selon l’article La langue façonne la pensée tel système social, juridique, éducatif, etc.
le dernier d’une plus ou moins longue chaîne (Pour la Science n°407, septembre 2011,
d’acide gras (oméga étant la dernière lettre http://bit.ly/pls407_langue), la langue  ET GOOGLE TRENDS ?.
de l’alphabet grec), on appelle acide oméga 3 pourrait faciliter ou entraver l’apprentissage Dans l’article La culturomique
celui dont la première double liaison est de concepts nouveaux. En France, (Pour la Science n° 406, août 2011,
sur le troisième atome de carbone, et oméga 6 le concept juridique de prémajorité http://bit.ly/pls406_culturomique),
celui dont la première double liaison est n’existe pas : entre les mineurs pourquoi ne pas citer Google Trends ?
sur le sixième atome de carbone ? et les majeurs, il n’y a pas d’intermédiaires. Cet outil en ligne permet de faire exactement
Maurice Cahmi Dans les pays germaniques et scandinaves, les mêmes analyses que sur le corpus
cette rupture n’existe pas. La langue de livres, mais sur l’ensemble du corpus
 RÉPONSE DE SYLVIE VANCASSEL française pourrait-elle être responsable Internet ! On ne sait cependant pas plus relier
Cela est dû à la différence entre la nomenclature de ce blocage ? En Wallonie, les mêmes l’analyse de la production de mots du corpus
utilisée par les physiologistes (qui comptent à travers existent, et en Suisse, seuls à ce que signifie cette production dans
partir du groupe méthyle, ce qui permet de dési- les cantons germanophones ont vu la population elle-même. Pour que la démarche
gner explicitement les familles d’acides gras) et naître des mouvements sur les droits soit scientifique, il faudrait pouvoir faire
celle utilisée par les chimistes (qui comptent à des adolescents. des hypothèses réfutables. Mais comment ?
partir du COOH terminal). Selon cette nomencla- Rodolphe Dumouch Fabrice Neyret
ture internationale normalisée, après avoir déter-
miné le nombre d’atomes de carbone de la  RÉPONSE DE PIERRE PICA  RÉPONSE DE JEAN-PAUL DELAHAYE
molécule, le carbone du groupe carboxyle COOH Je ne partage pas l’idée implicite dans ce com- J’avais bien sûr prévu d’évoquer Google Trends,
est toujours noté 1. Les autres atomes de car- mentaire, à savoir que les variations des sys- mais ce n’est pas resté dans la version finale de
bone portent leur numéro d’ordre. Une méthode tèmes de pensée découlent des langues. Ce l’article. Je trouve en effet l’outil moins fin que le
d’identification alternative consiste à attribuer qui constitue l’ossature de la langue est univer- grand corpus de livres de Google, car il ne s’appuie
aux atomes de carbone adjacents au carbone 1 sel et partagé par tous. que sur les requêtes faites au moteur de recherche.
les lettres de l’alphabet grec. Le carbone 2 est Dans l’encadré accompagnant l’article de Il ne permet pas la comparaison de mots ou de
ainsi noté alpha, le carbone 3, bêta, etc. La lettre Lera Boroditsky, j’ai évoqué parmi les domaines suites de mots sur une longue période. En revanche,
oméga désigne toujours le dernier carbone de la particuliers où l’on observe des variations liées il permet de visualiser des variations saisonnières
chaîne aliphatique, soit le carbone du groupe à l’apprentissage, outre le nombre et l’espace, (par exemple celle de l’intérêt porté aux mathé-
méthyle terminal CH3. les relations à autrui. Ce dernier domaine forme matiques) qui sont assez amusantes.
La commission sur la nomenclature bio- une connaissance noyau particulière qui fait Il est vrai que le plus difficile dans l’utilisa-
chimique a néanmoins estimé qu’il était parfois l’objet de recherches précises. Une de ses pro- tion des résultats de ces logiciels est l’interpré-
intéressant de numéroter la chaîne carbonée à priétés est de nous permettre de marquer notre tation de ce qu’on obtient, qui n’est jamais sans
partir du groupe méthyle terminal. Il existe donc identité, et cela dès notre plus jeune âge. risque. Concernant le biais de positivité évoqué
une nomenclature parallèle, utilisée notamment Ceci peut nous donner par la suite l’illusion dans l’article, une expérience avec réfutation
par les nutritionnistes, et souvent qualifiée de que telle ou telle langue est propre ou non à expri- possible est envisageable, et c’est d’ailleurs en
« nomenclature oméga», malgré l’avis défavo- mer un système juridique donné, ou une pen- opérant de tels essais de réfutation que j’ai trouvé
rable de la commission. Le carbone du groupe sée donnée au sens large. De la même façon, des exceptions à ce biais de positivité.
méthyle terminal est noté 1. on peut avoir le sentiment que telle langue est Nous sommes au début d’une ère nouvelle
Le consensus est donc d’utiliser la nomen- plus belle qu’une autre. de l’information, où des données d’une remar-
clature Cx: yn – m, où x est le nombre d’atomes Mais, à proprement parler, ces différences quable précision sur le monde psychologique,
de carbone de la chaîne aliphatique, yle nombre n’existent pas. Ce sont des « sentiments », de linguistique et social deviennent accessibles :
de doubles liaisons, n définissant la place de la nature différente des variations liées à l’ap- une nouvelle science ?

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Opinions

VRAI OU FAUX

Tombe-t-on malade quand on prend froid ?


Pas forcément. Le froid n’est pas «infectant», il faut nécessairement contracter
un micro-organisme pathogène. Mais par temps froid, les microbes sont davantage présents,
et notre organisme est moins capable d’y faire face.
Luc de SAINT-MARTIN PERNOT

N
ous avons tous entendu un d’infarctus et 54 pour cent d’accidents vas- ce qui expliquerait le délai de
jour: «Tu vas prendre froid.» culaires cérébraux en plus par rapport à 15 jours entre la vague de froid
Sous-entendu : « et tomber une période équivalente où la température et celle de surmortalité. D’autant
malade.» Cette réflexion est avait été plus clémente. En effet, par temps qu’une telle infection augmente
fréquente, mais repose-t-elle sur une quel- froid, les vaisseaux sanguins de la peau se le travail cardio-vasculaire, comme
conque réalité scientifique? La saison hiver- contractent ; cette vasoconstriction crée l’ont montré en 2003 Enrique Gur-
nale et le froid qui l’accompagne changent un gradient de température entre la peau et finkel, Branco Mautner et leurs col-
notre façon de vivre et notre immunité, de les organes internes, qui permet de limiter lègues, à Buenos Aires; cette étude a confirmé
sorte que nous avons plus de risques de les pertes de chaleur de l’organisme. Si cet que les personnes souffrant d’une maladie
développer une maladie infectieuse des aspect est positif, il est partiellement gommé cardiaque, mais vaccinées contre la grippe,
voies respiratoires, du simple rhume jus- par le fait que ces modifications vascu- ont moins de risques de mourir en hiver
qu’aux infections graves des poumons, ou que les personnes non vaccinées.
pneumonie. Mais insistons encore, sans Plusieurs travaux ont montré que le risque
agents infectieux, nous ne tombons pas
Le risque de contracter de contracter une maladie respiratoire d’ori-
malades. Alors que se passe-t-il en hiver : une maladie respiratoire gine infectieuse augmente quand la tempé-
sommes-nous plus vulnérables, ou les agents rature extérieure baisse, en particulier
pathogènes sont-ils plus nombreux ?
d’origine infectieuse chez les personnes âgées de plus de 60 ans.
On sait que, dans les pays développés augmente quand Par exemple, en 2006, Benjamin Lysaniuk,
de l’hémisphère Nord, la température exté- de l’Université Paris 1 Panthéon-Sor-
rieure influe sur la mortalité, celle-ci étant la température bonne, a montré que la transmis-
minimale vers 22 °C en Europe. C’est vrai tant extérieure baisse. sion de la grippe en France
pour les températures élevées, lors des épi- dépend de la température
sodes de canicule, que durant les périodes laires entraînent un stress physiologique : le extérieure. Et en 2007, ce
de grand froid. Cet effet dépend entre autres sang devient plus visqueux, de sorte que le résultat est confirmé chez
de la région – la mortalité est minimale pour système cardiaque doit fournir un effort sup- le cobaye: la température et
16 °C en Finlande et 24 °C en Grèce –, des plémentaire. Une part de la surmortalité l’humidité influent sur sa
années (la mortalité diminue depuis les par temps froid viendrait de cette contrainte contagiosité en condition
années 1970) et de l’état sanitaire des popu- physiologique. de forte promiscuité. Mais pour
lations. Quelles sont les causes de la sur- Toutefois, la mortalité hivernale est sur- quelles raisons ?
mortalité hivernale ? tout liée aux maladies infectieuses: en 1985, Quand il fait froid, on adopte
En hiver, on observe une les cas de pneumonie ont plus que doublé des comportements qui favorisent la
augmentation du nombre de par rapport à la moyenne des années anté- transmission des virus. On reste confiné à
pathologies cardio-vas- rieures. L’Institut national de veille sanitaire l’intérieur, ce qui augmente la promiscuité,
culaires ; en France, du- estime qu’au moins un quart de la surmor- et les agents infectieux, même les moins
rant la vague de froid talité hivernale est dû à une pathologie infec- résistants, se transmettent plus facilement.
de 1985, on a comp- tieuse des voies respiratoires – pneumonie, Viennent ensuite les conséquences
tabilisé 17 pour cent grippe, bronchite, sinusite, laryngite, etc. –, de l’adaptation physiologique au froid. La

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Opinions

vasoconstriction créant le gradient de tem- temps, une nouvelle épidémie avec le même dépend non seulement de la tem-
pérature entre la peau et les organes s’exerce agent est donc peu probable ; puis, après pérature extérieure, mais aussi de phé-
aussi dans les bronches. Cela provoque une un délai qui dépend du type de micro-orga- nomènes d’évaporation, liés à l’humidité et à
diminution des défenses immunitaires et nisme, la population redevient sensible, la présence de vent fort. Ainsi, une tempéra-
mécaniques de l’organisme : d’une part, les soit par disparition de l’immunité si l’agent ture de –10°C avec un vent soufflant à 30 kilo-
cellules immunitaires du sang éliminent était peu « immunogène », soit parce que mètres par heure correspond à –18 °C sans
moins bien les bactéries et, d’autre part, les cet agent a muté, si bien qu’il n’est plus vent. De même, certains déterminants, telles
cils bronchiques qui nettoient en perma- reconnu par le système immunitaire des indi- la pollution ou la promiscuité, sont difficiles
nence les bronches ne sont plus aussi vidus exposés au premier virus. En hiver, plu- à quantifier. Sans compter le rôle des dépla-
efficaces. En outre, la diminution de l’en- sieurs épidémies de virus proches peuvent cements, notamment en avion, ou de la mode
soleillement et de la température modi- apparaître par vagues. Par ailleurs, une vestimentaire ou encore des événements
fie plusieurs paramètres physiologiques ; infection détourne une grande partie naturels, tels qu’une inondation.
par exemple, la concentration en vitamine D, des ressources immunitaires contre l’agent
qui participe aux défenses immunitaires et en cause, si bien que l’individu risque de se Peut-on réduire
est produite par la peau sous l’effet des retrouver désarmé face à d’autres patho-
rayonnements ultraviolets, diminue en hiver. gènes. C’est ce qui explique qu’une personne les risques
D’autres facteurs environnementaux favo- infectée par la grippe contracte parfois une de contamination?
risent les infections hivernales. La séche- pneumonie à pneumocoques.
resse accompagnant le froid et les polluants Enfin, l’état sanitaire général de la popu- En résumé, on « attrape froid » et on tombe
atmosphériques, dont les concentrations lation est également un point important. Se malade en hiver quand les défenses de l’or-
augmentent, car les habitations sont insuf- défendre contre une infection mobilise des ganisme sont affaiblies et les virus plus
fisamment ventilées, provoquent une ressources physiologiques qu’il faut être nombreux qu’en été. Ce sont ces paramètres,
irritation des voies nasales et bron- capable de fournir. Certaines personnes ris- conséquences du froid, qui sont respon-
chiques. On constate alors à la sur- quent plus que d’autres de contracter une sables de la recrudescence des maladies
face des cellules nasales une infection : les nourrissons, les femmes infectieuses en hiver.
augmentation du nombre de pro- enceintes, les personnes âgées ou celles Peut-on l’éviter ? L’écharpe ou le grog
téines ICAM1, « serrures » par souffrant déjà d’une autre pathologie. Cet permettent-ils de se protéger par temps
lesquelles les rhinovirus, res- état sanitaire dépend bien sûr du statut socio- froid ? Probablement pas, car ils n’empê-
ponsables du rhume, entrent dans économique de la population et de facteurs chent pas d’être en contact avec les agents
les cellules et les infectent. tels que la malnutrition, voire la dénutrition. infectieux, et ne suffisent pas à réchauffer
Ainsi, les organismes humains sont fra- Malgré l’accumulation de données l’organisme, ni l’air inspiré. En revanche, pla-
gilisés par le froid, qui, au contraire, permet épidémiologiques et une meilleure com- cer l’écharpe sur le nez réchauffe l’air
à certains virus de persister plus longtemps préhension des mécanismes physiopa- avant son entrée dans les poumons, et
dans l’air. Par exemple, le virus de la grippe thologiques, notre capacité à modéliser la évite la vasoconstriction des bronches
se multiplie dans les cellules de la personne surmortalité par temps froid reste limi- dont nous avons évoqué les consé-
infectée. Les particules virales sont recou- tée. À la fin des années 1960, Ronald quences néfastes.
vertes d’une coque, composée d’éléments Douglas, de l’Université du Texas, Enfin, n’oublions pas que la
lipidiques des membranes cellulaires de l’in- et ses collègues n’ont pas réussi plupart des pathogènes sont
dividu infecté ; cette coque doit être assez à relier l’infection par le rhinovirus transmis par les mains et que
résistante pour protéger le virus quand il est à une simple exposition à de l’air le lavage régulier est l’une des
dans l’air, mais pas trop pour qu’elle puisse froid, car le nombre de facteurs pou- meilleures protections possibles
libérer son contenu au contact de la mu- vant jouer un rôle est trop important. À contre les infections. Et rappelons qu’en
queuse nasale d’une future victime. Or la l’inverse, d’autres facteurs ont été reliés au ce début d’automne, la vaccination contre la
durée de vie de cette coque dans l’air et, risque d’attraper un rhume, alors qu’il n’y grippe, l’utilisation de mouchoirs jetables,
par conséquent, celle du virus augmentent a pas de relation de causalité directe : par et le port d’un masque restent les meilleurs
quand la température extérieure diminue : exemple, un temps de sommeil inférieur à moyens de se protéger et de protéger les
son pouvoir contagieux en est renforcé. sept heures multiplie par trois ce risque autres, en particulier les plus fragiles, contre
les maladies respiratoires infectieuses. I
© Shutterstock/Lightspring

En outre, lors d’une épidémie, la majorité (mais on ignore si le manque de sommeil


de la population est en contact à un moment diminue les défenses immunitaires ou s’il
ou à un autre avec l’agent infectieux, et déve- s’agit d’un biais statistique).
Luc de SAINT-MARTIN PERNOT est médecin
loppe une réaction immunitaire qui permet De surcroît, le refroidissement de l’orga- interniste au Centre hospitalier régional
de lutter contre l’infection. Pendant quelque nisme au-dessous de 37 °C, par exemple, universitaire de Brest.

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Galois, groupe, corps fini, courbe elliptique, cryptage, cryptographie, congruence, équation algébrique, polynôme, résolubilité

Mathématiques

De

aux corps finis


Le 25 octobre 2011 marque le bicentenaire
de la naissance d’Évariste Galois. Les découvertes
du fougueux jeune homme, notamment
sur les structures algébriques nommées corps finis,
ont profondément marqué les mathématiques.

Antoine Chambert-Loir

L’ E S S E N T I E L
 Évariste Galois était
C et automne, les mathématiciens célè-
brent le 200e anniversaire de la nais-
sance d’Évariste Galois. Au cours de
sa brève et tumultueuse vie, ce mathéma-
ticien prodigieux, dont l’œuvre tient pour-
rons x. Elles prennent la forme d’une rela-
tion mettant en jeu des sommes de puis-
sances entières et positives (x, x2, x3, etc.)
de ce nombre. La plus grande puissance
qui apparaît dans l’équation est le «degré»
un mathématicien prodige, tant en à peine 60 pages, a fait plusieurs de l’équation.
mais incompris. Il est mort découvertes fondamentales relatives à la Les équations polynomiales de degré 1
très jeune dans théorie des équations polynomiales. En par- sont élémentaires. Un exemple est l’équa-
des conditions tragiques. ticulier, on lui doit l’émergence des notions tion 3x – 5 = 0, dont la solution s’obtient
de groupe et de corps fini, des structures en faisant passer le terme constant (ici, 5)
 Il a découvert algébriques qui jouent aujourd’hui un dans le second membre et en divisant
un important critère pour rôle crucial dans de nombreux domaines l’équation par le coefficient de x (ici, 3). On
déterminer si une équation des mathématiques et de leurs applications. trouve ainsi la solution x = 5/3.
polynomiale est résoluble Le 200e anniversaire de la naissance de
par radicaux.
Galois offre l’occasion de revenir sur ces Existe-t-il une formule
 Galois est notamment travaux qui ont marqué l’histoire des
pour la solution?
à l’origine de la théorie mathématiques et dont la postérité reste
des groupes et de celle bien vivante. Nous passerons ainsi des En degré 2, l’équation prend la forme
des corps finis. équations polynomiales aux équations en ax2 + bx + c = 0, où a, b et c sont trois para-
congruence, qui permettent d’introduire mètres, avec a ≠ 0 ; un exemple d’une telle
 Son héritage les corps finis, puis nous terminerons par équation est x2 – x – 1 = 0 (dont une des
mathématique traverse l’une des applications de la théorie des deux solutions est le nombre d’or). On sait
de nombreux domaines corps finis, le cryptage dit asymétrique. résoudre toutes les équations de degré 2
et a des applications par Commençons par les équations poly- depuis environ quatre siècles ; la solution
Bruno Bourgeois

exemple en cryptographie. nomiales. Les équations qui nous intéres- générale est donnée par la formule
sent ici ont une seule inconnue, qui x = (–b ± 兹莥莥莥b2莥莥–莥莥莥4莥a莥c )/2a. Cette dernière
représente un nombre et que nous note- est bien connue des lycéens, et l’on peut

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1. QUELQUES COURBES ELLIPTIQUES,


dans une vue d’artiste. Une addition peut être définie
entre les points d’une telle courbe, le 0 de cette
addition étant le point à l’infini (zone brillante).
Certaines méthodes cryptographiques sont construites
en considérant les équations de ces courbes non pas
sur le corps des nombres réels, mais sur un corps fini.
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les mathématiciens italiens Jérôme Cardan,


Galois, héros tragique des mathématiques Tartaglia (surnom de Niccolo Fontana),
variste Galois,né le 25 octo- remet à l’Académie son mé-
Ludovico Ferrari. Mais elles sont plus com-
É bre 1811 à Bourg-la-Reine,
au Sud de Paris,est mort à moins
moire «Sur les conditions de ré-
solubilité des équations par
pliquées et font intervenir des racines cubi-
ques et quartiques (du quatrième ordre).
de 21 ans le 31 mai 1832, tué radicaux». Ce texte est d’abord Au XIXe siècle, le mathématicien nor-
dans un duel auquel il n’avait égaré par l’Académie, puis re- végien Niels Abel découvrit que les raci-
pu se soustraire et ce, dans jeté par Sylvestre Lacroix et nes de certaines équations du cinquième
des circonstances obscures. Le Denis Poisson, mathématiciens degré ne peuvent pas être calculées par des
duel était semble-t-il lié à une qui l’examinent sans le com- formules générales semblables. L’un des
« infâme coquette et [...] deux prendre. apports les plus connus de Galois est d’avoir
dupes de cette coquette ». L’œuvre mathématique de compris pourquoi il en était ainsi.
Galois s’intéresse dès l’âge Galois restera dans l’ombre Une équation polynomiale étant don-
de 16 ans aux mathématiques, jusqu’à ce que Joseph Liouville, née, Galois introduisit le groupe formé par
qui deviendront l’une de ses sollicité par le frère d’Évariste les permutations de ses «racines» (ses solu-
passions, avec la politique. Mal toutefois à intégrer l’École pré- et par son ami Auguste Che- tions) qui préservent les relations algébri-
préparé, il échoue deux fois au paratoire, avatar de ce qui était valier, la redécouvre et en com- ques satisfaites par ces racines. Cela signifie
concours d’entrée à l’École et redeviendra l’École normale prenne la portée. Il la présente que si l’on a, par exemple, deux racines a
polytechnique, la plus presti- supérieure. Mais il en est ex- à l’Académie en 1843, et com- et b vérifiant a + b2 = 1, leurs images a’
gieuse de l’époque. Il parvient pulsé début 1831. Peu après, il mence à la publier en 1846. et b’ par une permutation du groupe doi-
vent aussi satisfaire a’ + (b’)2 = 1. Ce groupe
même dire qu’elle fait partie du patrimoine un chaos absolu ni tout envoyé dans le est aujourd’hui appelé le « groupe de
culturel; on la trouve ainsi un peu partout néant. Que peut-on faire avec une telle Galois » de l’équation considérée.
dans les bandes dessinées de Marcel Got- racine «imaginaire» de –1? On peut consi- Galois prouva que l’on peut calculer
lib, souvent en conjonction avec son per- dérer des nombres de la forme x + y i (où les solutions d’une équation polynomiale
sonnage d’Isaac Newton. Par exemple, pour x et y sont des nombres réels) et les addi- à l’aide de radicaux si et seulement si le
l’équation du nombre d’or, x2 – x – 1 = 0, tionner : la somme de x + y i et de x’ + y’ i groupe de Galois de l’équation possède
on trouve x = (1 ± 兹莥5)/2; le nombre d’or est égale à (x + x’) + (y + y’)i. On peut une certaine propriété technique, nommée
lui-même est la racine positive de l’équa- aussi les multiplier: en développant le pro- « résolubilité » en référence à ce résultat.
tion, c’est-à-dire (1 + 兹莥5)/2. duit (x + yi)(x’ + y’i) des deux nombres pré- Si le groupe n’est pas résoluble, il est impos-
cédents, on trouve qu’il est égal à sible d’exprimer les solutions de l’équa-
Nombres, équations, xx’ + (yx’ + xy’) i + yy’ i 2, c’est-à-dire à tion à l’aide d’une formule construite avec
(xx’ – yy’) + (yx’ + xy’) i puisque i2 = –1. des radicaux.
groupe de Galois Autrement dit, l’ensemble des nombres
Pour la théorie des nombres, le cas où les
coefficients a, b et c de l’équation sont des
de la forme x + yi est stable par addition
et multiplication; il est aussi stable par sous-
Des congruences
nombres entiers est le plus important ; on traction, et l’on peut aussi diviser par un aux corps finis
voit que les solutions sont des nombres nombre de cette forme, sauf si x = y = 0. Abordons maintenant une autre découverte
rationnels précisément dans le cas où le Pourquoi l’introduction des nombres importante de Galois: les corps finis, que
discriminant b2 – 4ac est un carré parfait complexes est-elle cruciale en mathéma- les Anglo-Saxons nomment d’ailleurs Galois
(le carré d’un entier). Lorsque le discri- tiques et dans beaucoup d’autres domai- fields. Cette découverte fait l’objet d’une
minant est négatif, cette solution fait appa- nes scientifiques ? Parce qu’une propriété petite note d’une dizaine de pages parue
raître des nombres qu’on avait, un temps fondamentale des équations polynomia- en 1830 et intitulée Sur la théorie des nom-
seulement, qualifiés d’imaginaires (parce les leur est liée : toute équation polyno- bres. D’une certaine façon, Galois se propo-
qu’un carré ne saurait être négatif), mais miale, à coefficients réels ou complexes, sait de combiner la théorie des équations
dont leur utilité est telle qu’ils ont rapi- possède exactement autant de solutions polynomiales avec celle des congruences.
dement acquis une place centrale en que son degré (supposé au moins égal à 1). Rappelons ce qu’est cette dernière.
mathématiques et dans les sciences en J’insiste : avec les nombres réels, usuels, il Parmi les plus anciens ouvrages de
général. On les nomme aujourd’hui «nom- existe des équations très simples sans solu- mathématiques figure le Sunzi Suangjing,
bres complexes », bien qu’une fois passée tions, par exemple x 2 + 1 = 0 (dont les texte chinois du Ve siècle environ, où l’on
la surprise de leur découverte, leur manie- solutions seraient des racines carrées de –1), trouve le problème suivant : « Nous avons
ment n’ait rien de si complexe. mais dès qu’on introduit cette racine car- un nombre inconnu de choses. Si nous les
Décidons d’introduire un nombre i rée de –1 notée i, toutes les équations poly- comptons par trois, il en reste deux; si nous
tel que i2 = –1. C’est l’apanage des mathé- nomiales ont des solutions. les comptons par cinq, il en reste trois, si
maticiens de pouvoir décréter ce genre Le problème persiste, en revanche, de nous les comptons par sept, il en reste deux.
de chose, qui ressemble au «Que la lumière trouver des formules pour ces solutions. Trouver le nombre de ces choses. »
soit!» de la Bible. Cependant, comme jadis, En degrés 3 et 4, il existe des formules Appelons x l’inconnue ; c’est un nom-
c’est là que les choses sérieuses commen- analogues à celle dont on dispose pour le bre entier et la phrase centrale du problème
cent : il faut s’assurer que l’on n’a ni créé degré 2, qu’ont découvertes au XVIe siècle affirme que x est égal à 2 plus un multiple

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(indéfini) de 3, à 3 plus un multiple de 5, pas lorsque la raison est un nombre pre- L’ A U T E U R


et à 2 plus un multiple de 7. On résume mier, c’est-à-dire un entier positif divisible
ces égalités, à un multiple près de 3, 5 ou 7, seulement par 1 et par lui-même. En effet,
par le mot « congruence ». En d’autres d’après un résultat d’Euclide, le produit
termes, on dit que x est congru à 2 modulo 3, de deux entiers ne peut être multiple
à 3 modulo 5, et à 2 modulo 7, ce que l’on d’un nombre premier p sans qu’au moins
écrit x ⬅ 2 (mod 3), x ⬅ 3 (mod 5), l’un des deux ne le soit. Pour cette raison,
x ⬅ 2 (mod 7). Les entiers 3, 5 et 7 sont les les congruences modulo p, où p est un nom-
« raisons » de ces congruences. bre premier, sont les plus fondamentales
en mathématiques.
Ainsi, avec le développement de la Antoine CHAMBERT-LOIR
Une chinoiserie ? théorie des équations et celui de la théo- est professeur de mathématiques
à l’Université de Rennes 1.
Le Sunzi Sunangjing explique comment rie des nombres, est née peu à peu une théo-
résoudre ces congruences, c’est-à-dire com- rie des équations polynomiales modulo un
ment trouver les entiers x qui les véri- nombre premier. Le grand mathémati-  SUR LE WEB
fient. Ce « théorème des restes chinois », cien allemand Carl Friedrich Gauss avait
Pour des détails sur les célébrations
comme on le nomme parfois, dit d’ajou- lui-même largement étudié ce sujet dans du bicentenaire de la naissance
ter 2 ⫻ 70, 3 ⫻ 21 et 2 ⫻ 15 (cela fait lequel, comme le dit Galois lui-même, il d’Évariste Galois, voir :
140 + 63 + 30 = 233) et de soustraire 105 s’agit de résoudre une équation en consi- http://www.galois.ihp.fr/
tant que le résultat est supérieur à 106. Dans dérant que tout multiple d’un nombre pre-
cette formule, 70, 21 et 15 ont été choisis mier donné est nul.
parce que 70 est multiple de 5 et de 7 Par exemple, comment résoudre l’équa-
(70 = 2 ⫻ 5 ⫻ 7) et est congru à 1 modulo 3 tion du nombre d’or, x2 – x – 1 = 0, modulo
(car 70 = 1 + 69 = 1 + 3 ⫻ 23), 21 est multi- la raison 7 ou modulo la raison 11? On peut
ple de 3 et de 7 et est congru à 1 modulo 5, commencer par raisonner comme en algè-
15 est multiple de 3 et de 5 et est congru bre classique. Modulo 7, on peut écrire :
à 1 modulo 7. En outre, 105 = 3 ⫻ 5 ⫻ 7. Dans 0 = x2 – x – 1 ⬅ x2 – 8x – 1 ⬅
cet exemple, on trouve donc que x est (x – 4)2 – 17 ⬅ (x – 4)2 – 3 (mod 7) ;
congru à 23 modulo 105 : trois congruen- s’il existe une solution entière x de cette
ces modulo les nombres premiers 3, 5 et 7 congruence, il faut que 3 soit un carré
ont été transformées en une seule
congruence ayant pour raison le produit
105 = 3 ⫻ 5 ⫻ 7 de leurs raisons. Q u ’est- c e q u ’ u n c o r p s ?
Le développement de l’algèbre a per- n corps est un ensemble ment non nul par la formule n’est pas explicitement forcée
mis de comprendre que, dans le calcul
des congruences, on peut négliger complè-
U muni d’une addition et
d’une multiplication,et de deux
a / b = a ⫻ (1/b). Pour tout a,
a ⫻ 0 = 0, a ⫻ (–1) = –a, etc.
par les axiomes ci-dessus).C’est
donc un corps à deux éléments;
tement le multiple indéfini et calculer éléments distincts notés 0 et 1, Des exemples de corps l’informatique, avec la numéra-
comme si la raison était nulle. Par exem- qui vérifient les axiomes suivants sont l’ensemble des nombres tion binaire, lui a donné un
ple, modulo 13, on a 6 ⬅ –7 puisque (a, b et c désignent ici des élé- rationnels (c’est le calcul des rôle fondamental.
6 – (–7) = 13 ⬅ 0; de même, 5 ⫻ 7 ⬅ 35 ⬅ ments quelconques du corps): fractions appris à l’école élé- Plus généralement, si n est
3 ⫻ 13 – 4 ⬅ –4. On peut aussi résoudre •a+b=b+a mentaire) ainsi que ceux des un entier supérieur ou égal à 2,
des équations en congruences ; exami- (commutativité de l’addition) ; nombres réels et complexes. on peut tenter de faire de l’en-
nons par exemple la congruence 3x – 5 ⬅ 0 • (a + b) + c = a + (b + c) Ces trois corps sont infinis : semble {0, 1,…, n – 1} un corps
(mod 7); si l’on multiplie l’équation par 2, (associativité de l’addition) ; ils contiennent une infinité en disant d’abord que la
• a + 0 = a; pour tout a, il existe d’éléments (par exemple 1, somme (le produit) de deux élé-
on trouve 6x – 10 ⬅ 0 (mod 7). Mais 6 ⬅ –1
un unique élément b tel que 2, 3, etc.). ments est le reste de la divi-
(mod 7) et –10 = –14 + 4 ⬅ 4 (mod 7), si
a + b = 0, et on le note –a ; On peut faire de l’ensem- sion par n de leur somme (de
bien que l’équation devient –x + 4 ⬅ 0
• (a ⫻ b) ⫻ c = a ⫻ (b ⫻ c) (as- ble {0, 1} un corps avec les leur produit). Cela en fait un
(mod 7), d’où x ⬅ 4. Inversement, si x ⬅ 4,
sociativité de la multiplication); lois d’addition et de multipli- « anneau » : la seule propriété
3x ⬅ 12 ⬅ 5 (mod 7).
• a ⫻ 1 = 1 ⫻ a = a ; pour tout cation données par les tables qui manque pour en faire un
Il y a en revanche quelques subtilités a ≠ 0, il existe un unique élé- suivantes : corps est l’existence d’un in-
nouvelles. Par exemple, 2 et 3 ne sont pas ment, noté 1/a ou a–1, tel que (où seule la formule 1 + 1 = 0 verse pour tout élément autre
multiples de 6 (ils ne sont pas nuls a ⫻ a–1 = a–1 ⫻ a = 1. que 0. Lorsque (et seulement
modulo 6), mais leur produit l’est. Autre- + 0 1
• (a + b) ⫻ c = a ⫻ c + b ⫻ c lorsque) n est un nombre pre-
ment dit, le produit de deux nombres peut 0 0 1
(distributivité de la multiplica- mier, l’ensemble {0, 1,…, n – 1}
être nul (en congruence) sans qu’aucun 1 1 0
tion par rapport à l’addition). est un corps, que Carl Friedrich
d’eux ne le soit. La soustraction est alors dé- 0 1 Gauss avait étudié en grand
Ce phénomène d’apparence patholo- finie par la formule a – b = 0 0 0 détail dans ses Disquisitiones
gique – un produit égal à zéro alors que les a + (–b), la division par un élé- 1 0 1 Arithmeticae (1798).
facteurs sont non nuls – ne se présente

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Calculer xa rapidement modulo 7 ; or les carrés modulo 7 sont 0,


1, 2 2 = 4, 3 2 = 9 ⬅ 2, 4 2 ⬅ (–3) 2 ⬅ 2,
complexes à partir d’une solution « imagi-
naire » de l’équation x2 + 1 = 0.
 Il existe un algorithme 52 ⬅ (–2)2 ⬅ 4 et 62 ⬅ (–1)2 ⬅ 1. On constate Galois considère donc une raison, qui
récursif qui permet de calculer en particulier que 3 n’est pas un carré est un nombre premier p et, un polynôme
très rapidement la puissance entière modulo 7 et cette équation en congruence arbitraire F(x) de degré d et à coefficients
xa d’un nombre x. Cet algorithme n’a donc pas de solution. entiers. Il fait deux hypothèses sur ce poly-
est fondé sur la numération binaire Modulo 11, on écrit plutôt : nôme F(x) : d’une part, que le coefficient
de l’entier a, et sur le fait que 0 = x2 – x – 1 ⬅ x2 – 12x – 1 ⬅ de xd ne soit pas un multiple de p et, d’au-
xa = (x2)a/2 si a est pair, (x – 6) 2 – 37 ⬅ (x – 6)2 – 4 (mod 11). tre part, qu’on ne puisse pas factoriser F
et que xa = x (x2)(a – 1)/2 Par conséquent, (x – 6)2 ⬅ 4 ⬅ 22, d’où modulo p, c’est-à-dire qu’il n’existe pas
si a est impair. On a par exemple l’on déduit (comme d’habitude !) que de polynômes F1 et F2 tels que F ⬅ F1 F2
x19 = x (x2) (x16), où x16 est calculé x – 6 = ±2. On trouve ainsi deux solutions (mod p). Galois dit que la congruence
par quatre élévations successives modulo 11, à savoir x = 4 et x = 8. F(x) ⬅ 0 (mod p) est « irréductible ». Par
au carré : x16 = (((x2)2)2)2. exemple, si p = 13, on ne peut pas prendre
On obtient ainsi une méthode F = x2 + 1, car x2 + 1 ⬅ (x – 5)(x – 8) (mod 13),
de calcul par récurrence
Équations polynomiales mais on peut vérifier que le choix p = 11 et
qui ne demande qu’environ et congruences F = x2 + 1 convient ; il en est de même du
2n multiplications pour calculer xa, choix p = 13 et F = x2 – 2, ou encore p = 7
où n est le nombre de chiffres Alors que ses prédécesseurs s’étaient et F = x2 – x – 1.
du développement binaire de a. contentés de chercher les solutions entiè- Nous avions introduit un symbole i
res de congruences polynomiales, Galois pour désigner une racine de l’équation
s’est intéressé aux espèces de nombres com- x2 + 1 = 0 et vu que l’on pouvait calculer
plexes (ou, comme il dit, aux « quantités naturellement avec lui. Faisons de même
imaginaires ») que l’on peut définir à par- ici: traitons la lettre x, non plus comme une
tir d’une congruence polynomiale, de la inconnue, mais comme une solution de la
même façon qu’on avait créé les nombres congruence F(x) ⬅ 0 (mod p). Cela donne
lieu à un ensemble de p d « nombres » :
tous ceux de la forme :
L’ a d d iti o n da n s u n e c o u r b e e l l i p ti q u e a0 + a1x + ... + ad – 1xd – 1,
es courbes elliptiques, qui Q est confondu avec P, la droite corps F différent de celui des où a0,…, ad – 1 sont des entiers compris
L n’ont pas du tout la forme
d’une ellipse, ont été nommées
tangente à la courbe en P dé-
finit le point R = P + P = 2P.
nombres réels (voir la figure 2).
Dans ce cas, les paramètres u
entre 0 et p – 1 (il y a p choix pour chacun
des d coefficients, d’où pd nombres dis-
ainsi parce que leurs équations Notamment, la somme de trois et v sont des éléments de F et tincts). Ces nombres peuvent être addition-
ont un lien avec le calcul de la points P, Q, R est égale au le groupe E(F) des points de la nés (on additionne les coefficients de type
longueur d’arcs d’ellipses. Une point 0 si et seulement si ces courbe elliptique E est formé a0, ceux de type a1, etc., en soustrayant p si
courbe elliptique E est définie trois points sont alignés. des solutions (x, y) de l’équa- leur somme dépasse p), ou soustraits. De
par une équation cubique qui Muni de cette addition,l’en- tion y2 = x 3 + ux + v considé- façon peut-être plus surprenante, on peut
peut être mise sous la forme semble des points de la courbe rée dans le corps F, auquel on aussi les multiplier : si l’on développe le
y2 = x 3 + ux + v, où u et v sont elliptique forme un groupe ad- adjoint un point à l’infini 0. produit de deux nombres de la forme
des nombres réels tels que ditif (structure algébrique munie Signalons que les courbes a0 + a1x + ... + ad – 1xd – 1, on voit apparaître
4u3 + 27v2 soit non nul (sinon, d’une addition, supposée as- elliptiques ont joué un rôle cen- des puissances de x avec un exposant qui
la courbe a un point singulier). sociative,où il existe un élément tral dans la preuve par Andrew peut dépasser d – 1 ; mais la congruence
Une particularité des cour- neutre noté 0 et où chaque Wiles du « grand théorème de F(x) ⬅ 0 (mod p) permet de remplacer xd par
bes elliptiques est qu’on peut élément a possède un inverse a’ Fermat»,selon lequel il n’existe un nombre admissible, xd + 1 aussi, etc.
définir une addition entre leurs tel que a + a’ = 0). pas d’entiers strictement posi- Par exemple, si x3 + 2x – 1 ⬅ 0 (mod 5),
points. L’addition de deux Une courbe elliptique peut tifs a, b, c tels que an + bn = cn alors x4 + 2x2 – x ⬅ 0, et par conséquent
points P et Q d’une courbe el- aussi être considérée sur un pour un entier n supérieur à 2.
x4 ⬅ –2x2 + x ⬅ 3x2 + x (mod 5). On en déduit
liptique E est définie ainsi : si
que x 5 ⬅ 3x 3 + x 2 ⬅ 3(3x + 1) + x 2 ⬅
la droite passant par P et Q ren- 0 P + P’ = 0 x2 + 9x + 3 ⬅ x2 + 4x + 3 (mod 5), etc. Enfin,
contre la courbe en un troi-
et c’est là qu’intervient l’hypothèse que la
sième point R’, le point
R = P + Q est le symétrique
S = 2M = M + M congruence F(x) ⬅ 0 est irréductible, on peut
P’ M R’
de R’ par rapport à l’axe (ho- aussi diviser par tout nombre différent de 0.
rizontal) de symétrie de la On obtient ainsi un ensemble de pd nom-
courbe. Si la droite passant par Q bres avec lesquels on peut calculer de façon
P et Q est verticale, on consi- R=P+Q naturelle: addition, soustraction, multipli-
dère que R est à l’infini; le point S’ cation, division par tout élément non nul,
P ces opérations obéissant aux règles usuel-
à l’infini est défini comme étant
le 0 de l’addition. Et quand les (commutativité, associativité de l’addi-
tion et de la multiplication, distributivité de

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la multiplication sur l’addition). C’est un y y


exemple de ce qu’on appelle en mathéma- 3
tiques un corps (voir l’encadré page 27) ; et 1+a
comme il n’a qu’un nombre fini d’éléments, 2 a
on dit que c’est un corps fini.
Dans sa note, Galois explique ensuite 1
un certain nombre des propriétés de ces 1
corps finis. Il commence par démontrer 0 1 a 1+a x
que dans un corps fini ayant pd éléments, –1 1 2
d 0 x 2. L’ÉQUATION D’UNE COURBE plane est de
tout élément a vérifie a(p ) = a ; cela géné- la forme f(x, y) = 0, à l’instar de l’équation
ralise la congruence classique, dénommée y2 +y=x3 +x2 +xde la courbe elliptique ci-contre.
«petit théorème de Fermat», selon laquelle –1 Mais une telle équation peut aussi être considé-
ap ⬅ a (mod p) pour tout entier a et tout rée dans un corps fini, et non sur le corps des
nombre premier p. Il démontre aussi qu’il nombres réels. Ainsi, dans le corps à 4 = 22 élé-
–2 ments (p = 2, d = 2) formés par les polynômes
existe une «racine primitive» de cette équa-
d 0, 1, a et 1 + a (où l’on a 1 + 1 = 0 et a2 = a + 1),
tion a(p ) = a, autrement dit un élément non la courbe elliptique considérée possède huit
d –3
nul a tel que la suite 0, 1, a, a2, ..., a(p – 2) points (graphe ci-dessus) en plus du point 0 à
décrive exactement le corps fini. l’infini (en vert).
Pour construire un corps fini de « car-
dinal » pd, c’est-à-dire ayant pd éléments, première vue, semblent ne pas relever de procède pour coder un message, vous êtes
par la méthode expliquée par Galois, il faut l’arithmétique tels que la théorie des fonc- aussitôt en mesure de déchiffrer un mes-
partir d’un polynôme F de degré d qui est tions automorphes et le programme de sage qu’il a écrit, même si vous n’en êtes
irréductible modulo p. Galois explique alors Langlands (un grand ensemble de conjec- pas le destinataire.
qu’un tel polynôme est un facteur modulo p tures techniques liant algèbre, théorie des Un tel mécanisme n’est pas très utile
d
du polynôme x(p ) – x. Peu après, le mathé- fonctions et théorie des nombres). pour le commerce en ligne puisqu’un site
maticien et astronome français Joseph Ser- Les corps finis sont aussi au cœur des Web ne peut pas matériellement prendre
ret a démontré que l’on peut effectivement télécommunications modernes et des méca- contact avec tous ses clients potentiels et
trouver un tel facteur, de sorte que, pour nismes intimes du réseau Internet, en par- convenir, avec chacun d’entre eux, d’un
chaque puissance pd d’un nombre pre- ticulier dans tout ce qui touche à la sécurité tel code secret. En 1976, les Américains Whit-
mier p, il existe un corps fini de cardinal pd. du commerce électronique. Lorsque vous field Diffie, Martin Hellman et Ralph Mer-
Et ce corps est même unique au sens où, achetez en ligne un livre, un disque ou un kle proposèrent un nouveau type de
pour deux corps finis de même cardinal appareil photo, vient inévitablement le procédé, nommé aujourd’hui cryptogra-
(obtenus par exemple en suivant la moment du paiement où il vous faut trans- phie asymétrique.
construction de Galois pour deux poly- mettre votre numéro de carte bancaire. Évi- Dans ce schéma, n’importe qui est capa-
nômes F1 et F2), on a un dictionnaire reliant demment, vous aimeriez être certain ble de coder des messages, mais seul son
un à un les éléments des deux corps qui qu’aucune personne non autorisée ne puisse destinataire peut les décoder. Pour cela, le
est compatible avec les règles de calcul (les obtenir ce numéro et l’utiliser à son profit. destinataire dispose de deux clefs; l’une est
mathématiciens disent que les deux corps On est ainsi face à un problème classique connue de tous et permet de coder les mes-
sont isomorphes). de cryptographie: transmettre un message sages, tandis que l’autre, qui permet de
à son destinataire, et que seul ce dernier décoder les messages, est gardée secrète.
Des corps finis puisse en avoir connaissance.
Jusque vers 1975, les seuls procédés
En 1978, au MIT, Ronald Rivest, Adi Sha-
mir et Leonard Adleman inventèrent un tel
à la cryptographie connus de cryptographie étaient symétri- protocole, appelé depuis RSA et très large-
Dans les décennies qui ont suivi la note ques. L’émetteur et le destinataire convien- ment utilisé aujourd’hui, y compris dans
de Galois, plusieurs mathématiciens ont nent d’un code secret, lequel sert aussi bien des consoles de jeu.
complété les travaux de Galois et formalisé à coder un message qu’à le décoder. Dans Du point de vue mathématique, on peut
la notion de corps telle qu’elle est présen- sa Vie des douze Césars, l’historien romain penser à la cryptographie comme à deux
tée dans l’encadré page 27. À la mort de Suétone écrivait à propos de Jules César ensembles de symboles, celui des messages
Gauss, en 1855, on a retrouvé un huitième qu’il « y employait, pour les choses tout à et celui des messages codés (un message
chapitre de ses Disquisitiones, qu’il avait fait secrètes, une espèce de chiffre qui en étant alors une suite de symboles), et à deux
écrit en 1797 mais qui n’a été publié par le rendait le sens inintelligible (les lettres étant applications, l’une qui transforme un sym-
mathématicien allemand Richard Dede- disposées de manière à ne pouvoir jamais bole en un symbole codé et l’autre qui trans-
kind qu’en 1863. Dans ce texte, Gauss déve- former un mot), et qui consistait, je le dis forme un symbole codé en un symbole en
loppait une théorie très proche de celle que pour ceux qui voudront les déchiffrer, à clair. Dans le schéma de Jules César, les deux
Galois avait inventée. changer le rang des lettres dans l’alphabet, ensembles sont les lettres de l’alphabet
La théorie des corps finis a rapidement en écrivant la quatrième pour la pre- (latin) ; la fonction qui code un message
montré son importance pour les mathéma- mière, c’est-à-dire le d pour le a, et ainsi décale les lettres de trois crans vers la gau-
tiques. C’en est aujourd’hui un outil cru- de suite». Comme le suggère très bien Sué- che, celle qui décode les décale de trois crans
cial, y compris dans des domaines qui, à tone, si vous savez comment Jules César vers la droite.

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Pour obtenir un protocole asymétrique dement (voir page 28, en haut). Alice calcule
pratique et fiable, il faut que la fonction alors (xb)a dans le corps fini, et Bernard cal-
de codage soit facile à calculer, mais qu’au cule (xa)b. Ainsi, les deux ont pu calculer
contraire la fonction de décodage soit dif- l’élément xab, qui sera leur secret com-
ficile à calculer si l’on ignore le code secret, mun (voir la figure 3).
même si l’on connaît la fonction de codage. Imaginons que Charles ait espionné
Alice Bernard Dans le cas d’une généralisation du chif- tout l’échange entre Alice et Bernard ; il
fre de César où l’on permuterait les let- connaît donc x, xa et xb. L’efficacité du
tres d’une façon plus subtile qu’un simple système repose sur le fait que personne
a b
décalage, il suffirait de 24 essais (le nom- ne sait efficacement calculer xab à partir
bre de lettres de l’alphabet latin) pour savoir de ces données. Une solution consisterait
à quelle lettre correspond une lettre chif- à retrouver la valeur de a ; c’est ce qu’on
A = xa (mod q) B = xb (mod q) frée. Cela prendrait donc juste un peu plus appelle le problème du « logarithme dis-
de temps de déchiffrer un message que cret», a étant en quelque sorte le logarithme
de le crypter. en base x de x a. La méthode évidente
© Shutterstock/VectorForever

Mais lorsque l’ensemble des messages pour ce faire consiste à calculer successi-
B A est très grand (10100 éléments, par exem- vement x2, x3, etc., jusqu’à ce qu’apparaisse
ple), il devient impossible de coder tous la valeur xa ; mais, si a est choisi très grand,
les messages possibles en espérant tomber elle n’a aucune chance d’aboutir avant l’ex-
sur un message chiffré donné : cela pren- tinction du Soleil... Il existe cependant d’au-
Ba = xab (mod q) Ab = xab (mod q) drait plus de temps que la durée de vie tres méthodes, plus subtiles et un peu plus
3. LE PRINCIPE DE L’ÉCHANGE entre deux cor- du Système solaire ! efficaces. Pour que le système de commu-
respondants, nommés Alice et Bernard, permet- Face à ce problème, l’algèbre est poten- nication secrète soit sûr, l’existence de ces
tant de définir en toute sécurité un secret commun tiellement très utile, car se donner une for- méthodes impose que q – 1 ait au moins
représenté par xab (mod q) (où q est le cardinal mule est une façon très économique de un facteur premier de très grande taille.
d’un corps fini et x une «racine primitive» de ce
définir une application, même entre ensem- On gagne un peu en sécurité et en sou-
corps), les données x et q étant publiques.
bles gigantesques, et les corps finis four- plesse en remplaçant le calcul dans un corps
nissent de façon naturelle de tels ensembles fini par un calcul dans une structure algé-
tout en étant très faciles à construire. brique plus compliquée. L’une des métho-
des en vue consiste à utiliser le groupe
des points d’une courbe elliptique défi-
LA THÉORIE DE GALOIS IRRIGUE nie sur un corps fini (voir l’encadré page 28
une grande partie des mathématiques et les figures 1 et 2). En d’autres termes, on
se donne un corps fini assez grand F, une
d’aujourd’hui, de la théorie des nombres courbe elliptique E définie par une équa-
à celle des équations différentielles. tion dont les coefficients appartiennent à
F et un point P de cette courbe (dont les
Dans cet ordre d’idées, expliquons coordonnées appartiennent à F). L’intérêt
 BIBLIOGRAPHIE comment, suivant W. Diffie et M. Hellman, des courbes elliptiques est que l’on peut
deux individus, que nous appellerons Alice y définir une addition entre points. Comme
N. Verdier, et Bernard, peuvent convenir d’un code précédemment, Alice et Bernard choisis-
Galois, le mathématicien maudit,
Belin-Pour la Science, 2011. secret même si Charles espionne leur sent des entiers a et b, calculent l’une aP et
conversation. l’autre bP ; leur secret commun est le point
C. Ehrhardt, Évariste Galois, Pour cela, nos deux amis choisissent (a b)P de la courbe E.
la fabrication d’une icône
mathématique, Éditions de l’EHESS, un corps fini, de cardinal q, ainsi qu’une De tels protocoles sont implantés dans
à paraître, octobre 2011. racine primitive x (c’est-à-dire un élé- tous les systèmes de télécommunications
ment x tel que la suite 0, 1, x, x2, ..., xq – 2 modernes et témoignent de l’actualité de
P. Pesic, Abel, Galois décrive tous les éléments du corps). l’œuvre de Galois. Mais l’héritage de Galois
et les équations algébriques,
Pour la Science, n° 366, avril 2008. Alice et Bernard commencent par choi- est loin de se réduire au cryptage et au
sir chacun un nombre entier compris entre codage de données. Ce que l’on nomme
R. Langlands, Le programme 1 et q – 1, sans le divulguer. Supposons aujourd’hui théorie de Galois est un
de Langlands, Pour la Science,
n° 361, novembre 2007. qu’Alice ait choisi l’entier a et que Ber- édifice complexe qui irrigue une bonne
nard ait choisi l’entier b. Alice communi- partie des recherches mathématiques mo-
A. Chambert-Loir, que alors à Bernard la valeur de xa, tandis dernes, de la théorie des nombres à celle
Algèbre corporelle, Éditions
de l’École Polytechnique, 2005. que Bernard communique à sa corres- des équations différentielles, en passant
pondante la valeur de xb. Il est important par la géométrie algébrique et le pro-
L’art du secret, de remarquer que, bien que xa soit défini gramme de Langlands, dont la démons-
Dossier Pour la Science, comme le produit de a facteurs égaux à x, tration du célèbre théorème de Fermat
n° 36, juillet-octobre 2002.
un tel produit peut être calculé très rapi- constitue une retombée. 

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œil, lamproie, myxine, œil composé, œil caméra, évolution, vertébrés, vision, photorécepteurs, rétine, développement embryonaire

Évolution

L’évolution de
l’œil
Nos lointains ancêtres auraient été dotés d’un proto-œil
qui captait la lumière, mais ne permettait pas de voir.
Ensuite, l’œil a acquis des caractéristiques
qui lui ont conféré la vision. Cette évolution aurait été
Trevor Lamb très rapide : à peine 100 millions d’années.

L’ E S S E N T I E L
 Les yeux des vertébrés
sont très élaborés :
L ’œil humain est un appareil photo
perfectionné. Il collecte la lumière,
la focalise et la convertit en signaux
électriques que le cerveau traduit en ima-
ges. C’est la rétine qui détecte la lumière
tels les yeux, dont les fossiles sont raris-
simes. Et même quand ils retrouvent des
fossiles, cela ne leur permet pas de déter-
miner comment les structures ont évolué,
car il n’y a pas assez de détails. Toute-
ils captent la lumière et traite les signaux reçus au moyen de fois, les biologistes ont récemment pré-
et la focalisent sur dizaines de types différents de neuro- cisé l’origine de l’œil, en étudiant comment
b
la rétine, laquelle transmet nes. L’œil est si élaboré que les création- il se développe chez les embryons et en
des signaux qui sont nistes l’ont utilisé comme exemple du comparant les structures de l’œil de dif-
traités et interprétés concept de « complexité irréductible », férentes espèces ainsi que les gènes impli-
par le cerveau.

© Shutterstock/Waddell Images
selon lequel un système si perfectionné qués. Ils ont ainsi reconstitué le moment
 L’étude comparative n’a pu évoluer naturellement à partir où sont apparues ses principales carac-
des composants de l’œil d’une forme ancestrale. De fait, Charles téristiques. Ainsi, il a fallu moins d’une
et de sa formation Darwin lui-même, le père de la théorie de centaine de millions d’années pour que
chez des poissons primitifs l’évolution, reconnaissait dans son l’œil des vertébrés s’élabore.
(lamproies et myxines) ouvrage De l’origine des espèces, publié
nous renseigne sur en 1859, qu’il pouvait paraître absurde de a
l’origine de cet organe penser que l’œil s’était formé au gré de
complexe. processus évolutifs. Toutefois, il était
convaincu que l’œil s’était transformé pro-
 Avant de devenir
Ci-dessus : © Shutterstock/Andrei Nekrassov

gressivement, et ce malgré l’absence de


un organe visuel, l’œil preuves de l’existence de formes évolu-
© Shutterstock/Mikhail Melnikov

de nos lointains ancêtres tives intermédiaires.


fonctionnait comme Les preuves directes se sont fait atten-
un détecteur de lumière dre. En effet, si les paléontologues peu-
qui imposait vent étudier facilement l’évolution des os
les rythmes circadiens. grâce aux squelettes fossilisés, c’est beau-
coup plus difficile pour les tissus mous,

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© Shutterstock/EcoPrint
© Shutterstock/Kerry L. Werry

© Shutterstock/Peder Aaserud Eikeland


© Shutterstock/cellistka

f
b

d
© Shutterstock/Stana

1. DEUX PRINCIPAUX TYPES D’ŒIL existent dans le règne


animal : l’œil composé des arthropodes, tels celui
© Shutterstock/Judy Whitton
© Shutterstock/Mikhail Melnikov

d’un taon (Haemotopoda pluvialis, a) ou celui d’un crabe (h),


ou l’œil de type caméra des mollusques (poulpe, e)
et des vertébrés, tels le mouton (b), l’homme (c),
le python vert Morelia viridis (d), l’iguane (f) ou le chat (g).
On comprend mieux aujourd’hui l’évolution de l’œil de type
caméra grâce à l’étude de la lamproie, un poisson primitif
(page ci-contre en haut)

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Évolution [33


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Il y a environ 600 millions d’années, une lentille ou un réflecteur, faisant comment ces différents types de photo-
il aurait évolué à partir d’un simple cap- converger la lumière vers des cellules sen- récepteurs ont évolué. Ce que nous avons
teur de lumière qui imposait les rythmes sibles à la lumière, des photorécepteurs. découvert allait au-delà de la réponse à
circadiens et saisonniers pour devenir l’or- Les yeux composés sont très efficaces pour cette question, et a fourni un scénario pour
gane perfectionné, tant du point de vue les petits animaux, car ils offrent un grand l’origine de l’œil des vertébrés.
optique que neurobiologique, que nous angle de vue et une résolution spatiale De nombreuses caractéristiques de
connaissons aujourd’hui. Plus de 150 ans correcte pour un petit volume. Au Cam- l’œil des vertébrés sont identiques parmi
après la publication de la théorie de Dar- brien, une telle capacité visuelle a pu tous les représentants actuels de l’une
win, ces découvertes sonnent le glas de conférer aux trilobites et à d’autres arthro- des principales branches de l’arbre des
la complexité irréductible. Elles expliquent podes anciens un avantage évolutif par vertébrés : celle des vertébrés à mâchoi-
aussi pourquoi l’œil, loin d’être une pièce rapport à leurs contemporains dont la res. Par conséquent, ces vertébrés ont
mécanique parfaite, présente plusieurs vision était moins performante. Toute- hérité ces traits d’un ancêtre commun,
défauts importants, qui constituent des fois, pour les animaux de grande taille, et notre œil serait apparu il y a environ
« erreurs » de l’évolution. L’évolution ne les yeux composés ne sont guère adap- 420 millions d’années, lorsque les pre-
conduit pas à la perfection. Elle « bricole » tés, car de tels yeux permettant une vision miers vertébrés à mâchoires (qui ressem-
avec le matériel disponible, et aboutit par- à haute résolution auraient été immen- blaient probablement aux poissons
fois à des résultats bizarres. ses. Ainsi, lorsque la taille des animaux cartilagineux actuels, tels les requins) par-
a augmenté, des pressions de sélection couraient les océans. Nous en avons
ont favorisé l’apparition d’un œil diffé- déduit que l’œil de type caméra et ses
Des yeux composés rent : l’œil de type caméra. photorécepteurs étaient issus de structu-
et des yeux res plus anciennes et nous nous som-
de type caméra a mes intéressés aux vertébrés sans
mâchoires, avec lesquels nous partageons
Avant d’aborder l’histoire de l’œil, rappe- un ancêtre commun plus ancien, vieux
lons que l’espèce humaine dérive d’une d’environ 500 millions d’années.
série continue d’ancêtres qui ont évolué Nous voulions examiner en détail l’ana-
depuis l’apparition de la vie sur Terre, il Rudolf Svensen
tomie d’un tel animal et avons décidé d’étu-
y a presque quatre milliards d’années. Il dier l’un des rares animaux actuels
y a environ un milliard d’années, les ani- appartenant à ce groupe : la lamproie. Cet
maux pluricellulaires se sont scindés en animal du groupe des agnathes a un corps
b
deux groupes : ceux présentant un plan allongé, comme celui d’une anguille, et est
d’organisation à symétrie radiale et ceux doté d’une bouche en forme d’entonnoir,
dont la symétrie est bilatérale, c’est-à-dire par laquelle il suce le sang de ses proies.
que leur moitié gauche est symétrique de Or la lamproie est aussi pourvue d’un œil
leur moitié droite par rapport à un plan. de type caméra, avec un cristallin, un iris
Anders Salesjö

C’est le cas de la plupart des animaux. Il et des muscles oculaires. Sa rétine présente
y a environ 600 millions d’années, ces der- même une structure à trois feuillets, comme
niers organismes, les bilatériens, ont à leur 2. LA LAMPROIE, Petromyzon marinus (a), et la nôtre, et ses photorécepteurs ressem-
tour divergé en deux branches : l’une qui la myxine, Myxine glutinosa (b), sont des ani- blent beaucoup à nos cônes, bien que l’évo-
a donné la plupart des animaux non ver- maux à la frontière séparant les vertébrés des lution ne l’ait apparemment pas dotée de
tébrés actuels et l’autre d’où sont issus non-vertébrés. Elles vivent au fond des mers. bâtonnets, plus sensibles. De surcroît, les
les vertébrés, dont l’homme. Peu après la gènes qui contrôlent de nombreux aspects
séparation de ces deux branches, une Dans de tels yeux, les photorécepteurs de la détection de la lumière, du dévelop-
diversité étonnante de groupes est appa- utilisent tous la même lentille qui foca- pement de l’œil et du traitement des
rue, constituant l’explosion du Cambrien, lise la lumière et ils sont disposés en signaux lumineux par les neurones sont
il y a 540 à 490 millions d’années. Les une couche mince, la rétine, qui tapisse les mêmes que ceux qui régissent ces pro-
fossiles datant de cette période sont très la paroi interne de l’œil. Le calmar et le cessus chez les vertébrés à mâchoires.
nombreux. Ce puissant élan de l’évolution poulpe ont un œil de type caméra ressem- Ces similitudes avec l’œil des verté-
a préparé l’émergence de l’œil. blant au nôtre, mais leurs photorécep- brés à mâchoires sont bien trop nombreu-
L’observation de fossiles montre que teurs sont proches de ceux des yeux des ses pour être apparues indépendamment.
pendant l’explosion du Cambrien, deux insectes. Les vertébrés portent d’autres Un œil quasi identique au nôtre a dû exis-
types d’yeux différents sont apparus. Le photorécepteurs, qui, chez les vertébrés ter chez l’ancêtre commun aux vertébrés
premier semble avoir été un œil composé à mâchoires (dont l’homme), sont soit des sans mâchoires et à mâchoires, il y a
ou œil à facettes, tel celui que l’on observe cônes pour la vision diurne, soit des 500 millions d’années. À ce stade, nous
aujourd’hui chez tous les insectes, arai- bâtonnets pour la vision nocturne. nous sommes demandé si nous ne pou-
gnées et crustacés (un groupe de non-ver- Il y a plusieurs années, Edward Pugh, vions pas remonter encore davantage le
tébrés nommés arthropodes). Il comprend de l’Université de Pennsylvanie, Shaun temps vers le « premier œil » et ses pho-
une série de constituants identiques, nom- Collin, de l’Université du Queensland en torécepteurs. Malheureusement, il n’y a
més ommatidies, dont chacune constitue Australie, et moi, avons tenté de trouver pas de représentants vivants de lignées

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L E S É C H O S D E L’ É V O L U T I O N
Certains aspects du développement embryonnaire d’un animal reflètent des événements
survenus au cours de l’évolution de sa lignée. La structure de l’œil et le développement
embryonnaire chez la myxine et la lamproie révèlent comment l’œil humain de type
caméra a évolué et comment il fonctionnait à ses premiers stades. La myxine possède un
œil dégénéré, qui ne permet pas de voir, mais qui servait probablement à détecter la lumière
pour moduler les rythmes circadiens .
Au cours du développement larvaire, l’œil de la lamproie a une structure simple ressemblant
à celui de la myxine, avant de se métamorphoser en un œil complexe, de type caméra .
L’œil humain rappelle lui aussi celui de la myxine au cours de son développement, en passant
par un stade auquel la rétine n’est constituée que de deux feuillets, avant l’apparition d’une
troisième couche de cellules . Vésicule
Un proto-œil qui n’était pas un organe de vision, mais pourvu d’une rétine à deux feuillets, optique
a évolué chez un ancêtre des vertébrés, il y a entre 550 et 500 millions d’années
environ . Ce précurseur de l’œil de type caméra détectait la lumière pour réguler l’horloge
interne de l’organisme.
Arthropodes Œil au stade embryonnaire
(4 semaines)
Mollusques

Précurseurs
Nerf cellulaires de la rétine
Bilatériens Rétine optique
Échinodermes Cristallin
Peau en développement
translucide

Cellules
Neurones
ganglionnaires
Céphalochordés Photorécepteurs Cellules matures
de la rétine
Œil au stade larvaire Œil au stade embryonnaire
 Œil de la myxine adulte de la lamproie (5 semaines)
Tuniciers

Rétine à deux couches


Myxiniformes cellulaires
Cellules
ganglionnaires

Petromyzontiformes Cristallin
Cellules
bipolaires

Cornée
Dernier fossile de vertébré Photorécepteurs Iris
Vertébrés sans mâchoires
 Œil de la lamproie
adulte

Gnathostomes (vertébrés à mâchoires)


Rétine à trois couches
de cellules
600 500 400 0
Millions d’années  Œil de l’homme adulte
Jen Christiansen

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L’ A U T E U R qui se sont séparées de la nôtre il y a quel- Nous avons trouvé des indications sur
que 550 millions d’années, la période qui le rôle que l’œil de la myxine a pu jouer
nous intéresserait pour notre étude. Toute- en observant la rétine de cet animal. Dans
fois, nous avons trouvé des indices dans l’œil la rétine classique à trois feuillets des
d’un animal énigmatique nommé myxine. vertébrés, les cellules de la couche inter-
Les myxines sont des proches parents médiaire, nommées cellules bipolaires,
des lamproies, ayant également la forme traitent les informations provenant des
d’une anguille. Elles font partie des chor- photorécepteurs et transmettent aux neu-
dés (un embranchement d’animaux bila- rones de sortie des signaux, qui sont ache-
tériens comprenant les vertébrés) sans minés jusqu’au cerveau pour y être
Trevor LAMB est mâchoires. Elles vivent en général au fond interprétés. La rétine à deux feuillets de la
neurobiologiste à l’École des mers et des océans, où elles se nour- myxine est quant à elle dépourvue de la
de recherche médicale
John Curtin et au Centre rissent de crustacés et de carcasses d’au- couche intermédiaire de cellules bipolai-
d’excellence en science tres organismes marins. En cas de menace, res, et ses photorécepteurs sont directe-
de la vision de l’ ARC, elles sécrètent un mucus visqueux, d’où ment connectés aux neurones de sortie.
(Conseil australien pour leur surnom d’«anguilles baveuses». Bien À cet égard, l’organisation de la rétine
la recherche), à l’Université
de Canberra, en Australie. que les myxines soient des chordés, leur de la myxine ressemble beaucoup à celle
œil est très différent de l’œil de type de la glande pinéale ou épiphyse du
caméra. Il est dépourvu de cornée, d’iris, cerveau des vertébrés. Cette petite glande
sécrète des hormones qui contrôlent
l’alternance de la veille et du sommeil
L’ŒIL DE LA MYXINE en fonction du jour et de la nuit sur une
ne participe pas à la vision, mais durée d’environ 24 heures). Chez les ver-
tébrés non mammaliens, elle contient des
transmet la lumière à la zone du cerveau cellules photoréceptrices directement
qui régule les rythmes circadiens. connectées aux neurones de sortie, sans
cellules intermédiaires. Chez les mammi-
de cristallin et de tout muscle de soutien. fères, ces cellules ne sont plus capables
Sa rétine ne contient que deux couches de détecter la lumière.
de cellules au lieu de trois. En outre, cha-
que œil est enfoui sous une peau translu-
cide. Le comportement des myxines
Un œil qui ne voit pas
suggère que ces animaux sont pratique- En 2007, nous fondant sur ce parallèle avec
ment aveugles, localisant leurs proies grâce la glande pinéale, nous avons proposé que
à leur odorat très développé. l’œil de la myxine ne participe pas à la
La myxine partage un ancêtre com- vision, mais transmet la lumière à la zone
mun avec la lamproie et cet ancêtre pré- du cerveau qui régule les rythmes circa-
sentait vraisemblablement un œil de type diens, ainsi que les activités saisonnières,
caméra semblable à celui de la lamproie. telles l’alimentation et la reproduction. Dès
L’œil de la myxine a sans doute dégé- lors, nous avons supposé que l’œil ances-
néré à partir de la forme plus élaborée. Le tral des protovertébrés, qui ont vécu il y
fait qu’il existe encore dans cet état rudi- a 550 à 500 millions d’années, fut d’abord
mentaire est révélateur. Nous savons, un organe non visuel et que, plus tard, il
 BIBLIOGRAPHIE grâce aux poissons aveugles des grottes, a acquis la capacité de traiter des signaux
T. D. Lamb et al. (éds.), The que l’œil peut dégénérer et même dispa- neuronaux, ainsi que les composants opti-
evolution of phototransduction raître en moins de 10 000 ans. L’œil de la ques et moteurs nécessaires à la vision.
and eyes, Philosophical myxine, tel qu’il se présente aujourd’hui, Des études portant sur le développe-
Transactions of the Royal Society a pourtant persisté durant des centaines ment embryonnaire de l’œil des vertébrés
B, vol. 364, n° 1531, pp. 2789-2967,
2009. de millions d’années. C’est donc qu’il étayent cette idée. Lorsqu’une lamproie est
est important pour la survie de l’animal, au stade larvaire, elle vit dans le lit d’un
The Evolution of Eyes, Evolution : bien qu’il soit inutile dans les profondeurs ruisseau et, comme la myxine, elle est aveu-
Education and Outreach, numéro
spécial, vol. 1, n° 4, pp. 351-516, sombres de l’océan. Cette découverte gle. À ce stade, son œil ressemble à celui de
2008. implique aussi que l’œil de la myxine est la myxine par sa structure simple et parce
inachevé, que son architecture actuelle qu’il est sous la peau. Lorsque la larve se
T. D. Lamb et al., refléterait un stade plus ancien de l’évo- métamorphose, son œil rudimentaire gros-
Evolution of the vertebrate eye :
opsins, photoreceptors, retina lution. L’œil de la myxine peut ainsi aider sit, et une rétine à trois feuillets apparaît.
and eye cup, Nature Reviews à comprendre comment le proto-œil (un Un cristallin se forme, ainsi qu’une cornée
Neuroscience, vol. 8, œil primitif) fonctionnait, avant d’évoluer et des muscles de soutien. L’organe émerge
pp. 960-975, 2007.
en un organe élaboré. en surface sous la forme d’un œil de type

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L E S E R R E U R S D E L’ É V O L U T I O N
L’œil des vertébrés n’est pas
dépourvu de défauts,
dont certains dégradent Photorécepteurs
la qualité des images.
Ainsi, la configuration
de la rétine oblige la lumière Rétine
à traverser des neurones avant
d’atteindre les photorécepteurs,
situés sur sa face arrière . 
En outre, les vaisseaux
sanguins qui parcourent
la surface interne de la rétine
projettent des ombres parasites
sur la rétine . Enfin, les fibres
nerveuses se rassemblent
pour former le nerf optique.  
À l’endroit où ce dernier
traverse la rétine, il n’y a pas Vaisseau
de photorécepteurs, ce qui crée sanguin Nerf optique
une tache aveugle .

Don Foley
caméra, comme celui des vertébrés. On sait niscence d’une période de l’évolution se En 2003, Detlev Arendt, du Laboratoire
que de nombreux stades du développe- situant avant l’invention du système à cel- européen de biologie moléculaire à Heidel-
ment d’un animal reflètent les événements lules bipolaires dans la rétine et avant l’in- berg, en Allemagne, a montré que notre œil
qui se sont produits au cours de l’évolution vention du cristallin, de la cornée et des conserve encore des traces des photorécep-
de ses ancêtres: l’ontogenèse récapitule la muscles de soutien. teurs rhabdomériques, qui se sont modi-
phylogenèse. Et en observant la forma- fiés pour former les neurones de sortie
tion de l’œil de la lamproie au cours de
son développement, on peut tirer des infor-
La naissance transmettant les informations de la rétine
au cerveau. Cela signifie que notre rétine
mations permettant de reconstituer la façon des photorécepteurs contient des cellules issues des deux caté-
dont l’œil a évolué. En étudiant le développement de la rétine gories de photorécepteurs: les photorécep-
Le développement embryonnaire de à trois feuillets, nous nous sommes teurs ciliés, qui continuent à engendrer des
l’œil des mammifères apporte lui aussi des demandé quelles ont été les pressions de photorécepteurs, et les photorécepteurs
indices sur son origine évolutive. Benja- sélection qui avaient agi sur l’évolution de rhabdomériques, qui se sont transformés
min Reese et ses collègues de l’Univer- l’œil. Les cellules photoréceptrices dans le en neurones de sortie. Au cours de l’évo-
sité de Californie à Santa Barbara, aux règne animal se répartissent en deux caté- lution, une structure ancestrale s’est donc
États-Unis, ont découvert que la rétine gories : rhabdomériques et ciliées. Jusqu’à modifiée pour devenir un élément adapté
de l’embryon se forme en passant par un présent, de nombreux biologistes pensaient à une nouvelle fonction. Quelles sont les
stade semblable à la rétine de la myxine, que les non-vertébrés utilisaient des pho- pressions de sélection qui ont pu agir sur
avec des photorécepteurs directement torécepteurs rhabdomériques et les verté- ces composants de l’œil?
connectés aux neurones de sortie. Il faut brés des photorécepteurs ciliés. En fait, Nous avons essayé de comprendre
ensuite plusieurs semaines pour que les la situation est plus complexe. Chez la pourquoi les photorécepteurs ciliés se sont
cellules bipolaires se développent et s’in- majorité des organismes, les photorécep- transformés en capteurs de lumière dans
sèrent entre les photorécepteurs et les neu- teurs ciliés captent la lumière, mais pas la rétine des vertébrés, alors que les pho-
rones de sortie. Cette séquence correspond pour la vision (pour les rythmes circadiens, torécepteurs rhabdomériques ont évolué
au schéma de développement auquel on par exemple). Au contraire, les photoré- en neurones ganglionnaires de sortie. Les
pourrait s’attendre si la rétine des verté- cepteurs rhabdomériques captent la photorécepteurs contiennent des pigments
brés avait évolué à partir d’un organe à lumière pour la vision. L’œil composé des photosensibles (des molécules activées par
deux feuillets contrôlant le rythme circa- arthropodes et l’œil de type caméra des la lumière) nommés rhodopsines, dont les
dien, après acquisition d’une puissance mollusques (apparu indépendamment de propriétés diffèrent suivant la catégorie.
supplémentaire de traitement des données celui des vertébrés) utilisent des photo- En 2004, Yoshinori Shichida et ses collè-
et de composants permettant de former récepteurs rhabdomériques. Toutefois, les gues, de l’Université de Kyoto au Japon,
des images. Ce stade précoce de déve- photorécepteurs ciliés des vertébrés cap- ont montré qu’à un stade précoce de l’évo-
loppement représenterait alors une rémi- tent la lumière pour la vision. lution, les rhodopsines des vertébrés

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s’étaient modifiées de telle sorte que la va devenir l’œil forme un renflement don- bipolaires de la rétine ressemblent tant aux
forme activée par la lumière était devenue nant naissance à deux vésicules. Chacune cônes et aux bâtonnets, même si elles
plus stable et donc plus efficace. J’ai émis d’elles se replie sur elle-même pour don- sont dépourvues de rhodopsine et qu’el-
l’hypothèse que ce changement a égale- ner une rétine en forme de croissant, qui les reçoivent des informations non pas
ment bloqué la voie biochimique par tapisse l’intérieur de l’œil. L’évolution a de la lumière, mais d’une substance chi-
laquelle la rhodopsine activée revient à probablement suivi la même stratégie. Nous mique – un neurotransmetteur – libérée
sa forme inactive, voie qui pour les rho- avons postulé qu’un proto-œil de ce type par les photorécepteurs.
dopsines rhabdomériques requiert l’ab- (avec une rétine en forme de croissant, à
sorption d’un second photon. Il fallait donc deux feuillets, composée de photorécep-
une autre réaction biochimique pour que teurs ciliés à l’extérieur et de neurones de
Quelques erreurs...
la molécule redevienne activable. Je pense sortie issus des photorécepteurs rhabdo- Bien que les yeux de type caméra four-
que les photorécepteurs ciliés auraient pré- mériques à l’intérieur) aurait évolué chez nissent un vaste champ de vision (de
senté un autre avantage par rapport aux un ancêtre des vertébrés entre 550 et 500 mil- l’ordre de 180 degrés), notre cerveau ne
photorécepteurs rhabdomériques dans des lions d’années. Il aurait assuré le réglage peut analyser qu’une fraction des infor-
environnements tels que l’océan profond, de l’horloge interne et peut-être aidé l’ani- mations disponibles à un instant donné,
où l’intensité lumineuse est très faible. mal à détecter les ombres et à s’orienter. en raison du nombre limité de fibres ner-
Dès lors, certains chordés primitifs Au stade suivant du développement veuses reliant l’œil au cerveau. Les pre-
(ancêtres des vertébrés) ont pu coloni- embryonnaire, la rétine se replie sur elle- miers yeux de type caméra comprenaient
ser des niches écologiques inaccessibles même vers l’intérieur, le cristallin se forme vraisemblablement encore moins de fibres
aux animaux qui n’avaient que des pho- à partir d’un épaississement de l’ectoderme nerveuses. Ainsi, une pression de sélec-
tion considérable a probablement favorisé
L’ŒIL DES VERTÉBRÉS, l’apparition de muscles permettant aux
yeux de bouger. Ces muscles devaient sans
si performant soit-il, présente des défauts : doute exister il y a 500 millions d’années,
l’évolution ne conduit pas forcément à la perfection. car ils sont présents chez la lamproie, dont
la lignée a divergé à cette époque, et arran-
torécepteurs rhabdomériques. Non pas (les cellules de la surface externe de l’em- gés à peu près comme chez les vertébrés
parce que la rhodopsine des photorécep- bryon), qui bourgeonne dans le creux du à mâchoires, dont nous faisons partie.
teurs ciliés leur conférait une meilleure croissant rétinien. Ce bourgeon se sépare À côté des caractéristiques qui ren-
vision (les autres composants essentiels ensuite du reste de l’ectoderme pour deve- dent l’œil des vertébrés si performant,
de l’œil de type caméra n’étaient pas nir un élément flottant librement. Une certaines sont moins adaptées. Par exem-
encore apparus), mais parce qu’elle per- séquence similaire de modifications se ple, l’agencement des couches de cellu-
mettait de mieux capter la lumière et de serait produite au cours de l’évolution. les constituant la rétine : il faut que les
synchroniser les horloges circadiennes et Nous ignorons quand cette modification rayons lumineux traversent toute l’épais-
saisonnières. a eu lieu, mais dans les années 1990, Dan- seur de la rétine, si bien que les prolon-
Pour ces anciens chordés des gran- Eric Nilsson, de l’Université de Lund en gements et les corps cellulaires des
des profondeurs, les photorécepteurs rhab- Suède, a montré que les composants opti- neurones de sortie dispersent la lumière
domériques peu sensibles, qui coexistaient ques de l’œil ont pu évoluer en un mil- et dégradent la qualité de l’image. C’est
avec les photorécepteurs ciliés, étaient lion d’années seulement. Si tel est le cas, seulement après avoir traversé cet amas
quasi inutiles et, par conséquent, libres de l’œil formant des images serait apparu à de neurones que la lumière atteint les pho-
remplir un nouveau rôle, celui de neuro- partir du proto-œil en... un clin d’œil à torécepteurs. De surcroît, les vaisseaux
nes transmettant des signaux au cerveau. l’échelle des temps géologiques. sanguins recouvrant la surface interne de
La rhodopsine n’était plus nécessaire et Avec l’apparition du cristallin focali- la rétine projettent des ombres parasites
aurait été éliminée par sélection natu- sant la lumière, la capacité de l’œil à col- sur la couche des photorécepteurs. Enfin,
relle de ces cellules. lecter des informations a notablement la rétine présente un point aveugle, l’en-
augmenté. Des pressions de sélection droit où les fibres nerveuses se rassem-
auraient alors favorisé l’émergence d’un blent pour former le nerf optique,
Un œil est né meilleur traitement des signaux dans la traversent la rétine et ressortent à l’ar-
Ayant formulé une hypothèse plausible sur rétine, au-delà de ce que permettait la sim- rière (voir l’encadré page 37).
la façon dont les composants de la rétine ple connexion des photorécepteurs à des Ces défauts ne sont pourtant pas iné-
des vertébrés étaient apparus, nous avons neurones de sortie. Le processus de matu- vitables. En effet, l’œil de type caméra des
voulu comprendre comment, il y a environ ration des cellules de la rétine se serait poulpes et des calmars, apparu indépen-
500 millions d’années, l’œil a évolué d’un alors modifié, de sorte que certaines cel- damment, ne les présente pas. En consi-
organe captant la lumière, mais non des- lules en cours de développement, au lieu dérant l’œil des vertébrés dans le contexte
tiné à la vision, en un organe formant des de former des photorécepteurs ciliés, de l’évolution, ces défauts apparaissent
images. Là encore, nous avons trouvé des seraient devenues des cellules rétiniennes comme des conséquences d’une séquence
indices chez des embryons en cours de bipolaires s’insérant entre le feuillet de d’étapes évolutives, chacune ayant conféré
développement. À un stade précoce du photorécepteurs et le feuillet de neuro- un bénéfice à nos ancêtres vertébrés, avant
développement, la structure neuronale qui nes de sortie. C’est pourquoi les cellules même qu’ils aient pu voir. 

38] Évolution © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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Paléocène, Éocène, Crétacé, Maximum thermique du paléocène-éocène, climat, réchauffement, effet de serre, carbone, carotte, Spitzberg, émission de gaz, pergélisol, océan, pôles, arctique, combustible

Climatologie

L’ E S S E N T I E L
 La température globale
de la Terre s’est élevée
de cinq degrés
il y a 56 millions d’années
en réaction
à une augmentation notable
des gaz à effet de serre
dans l’atmosphère.

 Ce réchauffement
ancien est souvent étudié
pour comprendre
le réchauffement actuel.

 Mais à l’époque,
le dégagement de gaz était
dix fois plus lent que celui
qui se produit aujourd’hui.

 Or plus un changement
climatique est rapide, plus
les différentes formes de vie
Ron Miller

s’y adaptent difficilement.

40] Climatologie
pls_408_rechauffement_kump.xp_mnc0509 5/09/11 17:47 Page 41

ble

Le dernier grand
réchauffement
Lee Kump
De nouveaux indices suggèrent que le plus brutal
des réchauffements climatiques préhistoriques s’est fait
à un rythme modéré comparé à celui que nous connaissons
aujourd’hui. Cet épisode est riche d’enseignements pour notre futur.

L a plupart des visiteurs du Spitzberg,


la plus grande île de l’archipel nor-
végien du Svalbard, sont attirés par
les ours polaires. Nous l’étions par ses
roches. Durant l’été 2007, avec mes collè-
bales ont augmenté de 5 °C – une fièvre pla-
nétaire que les scientifiques nomment le
maximum thermique de la limite Paléocène-
Éocène. Les zones climatiques se sont déca-
lées vers les pôles, sur terre et en mer,
s’est exactement passé durant le maximum
thermique de la limite Paléocène-Éocène
pourrait nous aider à anticiper notre ave-
nir. Mais jusque récemment, plusieurs inter-
rogations demeuraient. Aujourd’hui, des
gues, tous géologues et climatologues, obligeant plantes et animaux à migrer, à réponses apportent une vision peu réjouis-
nous avons débarqué sur cette île arctique s’adapter ou à mourir. Certaines des régions sante : elles suggèrent que les conséquen-
avec l’espoir d’y trouver des preuves de les plus profondes de l’océan se sont acidi- ces du dernier grand réchauffement global
ce que l’on considérait alors comme l’épi- fiées et ont été privées d’oxygène, tuant de la planète n’étaient rien comparées à
sode de réchauffement global le plus nombre des organismes qui y vivaient. Il a ce qui pourrait nous attendre, et elles
brutal de tous les temps. Deux heures de ensuite fallu près de 200000 ans pour que confortent les prédictions selon lesquel-
marche en terrain accidenté nous sépa- les mécanismes tampons naturels de la Terre les l’humanité souffrira si nous ne modi-
raient encore des affleurements rocheux fassent baisser la fièvre. fions pas notre comportement.
susceptibles de renfermer ces indices. Tan- Le maximum thermique de la limite
dis que nous avancions sur des poches Paléocène-Éocène présente quelques res-
de neige glissante et des plantes rabou- semblances avec le réchauffement clima-
Le point de départ :
gries, j’imaginai l’époque où des palmiers, tique d’origine humaine qui se déroule des gaz à effet
des fougères et des alligators peuplaient
probablement cette région.
aujourd’hui. En particulier, le coupable
était une libération massive, dans l’atmos-
de serre
En ce temps-là, il y a quelque 56 mil- phère et les océans, de gaz à effet de serre Les paléoclimatologues pensent aujour-
lions d’années, j’aurais été ruisselant de piégeant la chaleur, comparable en volume d’hui que le maximum thermique de la
sueur. Les recherches ont montré qu’à à ce que libérerait notre combustion des limite Paléocène-Éocène s’est déroulé selon
cette époque, en l’espace de quelques mil- ressources énergétiques fossiles si elle se le scénario suivant. Il aurait commencé, en
liers d’années (un bref instant à l’échelle des poursuivait pendant plusieurs siècles au quelque sorte, par la combustion de res-
temps géologiques), les températures glo- rythme actuel. La connaissance de ce qui sources fossiles. À l’époque, la Pangée, le

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Climatologie [41


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supercontinent dont sont issus les conti- États-Unis et l’Europe de l’Ouest, ont vrai- LES LEÇONS DES P
nents actuels, subissait les dernières éta- semblablement exposé les forêts et les tour-
pes de son fractionnement ; la croûte bières au dessèchement et, dans certains cas, es réchauffements planétaires soudains
terrestre se déchirait, formant le Nord-
Est de l’océan Atlantique. En conséquence,
à des incendies généralisés. Le dessèche-
ment, la cuisson ou la combustion de tout
L sont beaucoup plus dommageables
pour les différentes formes de vie que les
d’énormes quantités de roche fondue et de matériau vivant ou riche en matière orga- réchauffements plus lents. Les données fos-
chaleur intense sont remontées à travers nique émet des gaz à effet de serre. Les feux siles montrent que la lente transition vers
la masse terrestre qui reliait le Groenland couvant dans les tourbières et les veines un climat de serre au cours du Crétacé, il
et l’Europe, cuisant des sédiments riches de charbon, que l’on a parfois vu durer y a entre 120 et 90 millions d’années, était

Fort
en carbone et brûlant peut-être même du des siècles à l’époque moderne, ont pu entre- bénigne par rapport au maximum thermi-
charbon et du pétrole près de la surface. tenir un dégagement soutenu. que de la limite Paléocène-Éocène,1000 fois
Lors de leur cuisson, les sédiments ont Le dégel du pergélisol dans les régions plus rapide. Pendant longtemps, on a étu-

Impact sur la vie


libéré à leur tour de grandes quantités de polaires a probablement lui aussi exa- dié ce dernier épisode en pensant qu’il
deux puissants gaz à effet de serre, le cerbé la situation. Ce sol gelé en perma- représentait une assez bonne approxima-

Modéré
dioxyde de carbone et le méthane. D’après nence emprisonne les plantes mortes tion de notre propre réchauffement. Mais
le volume énorme de ces éruptions, estimé pendant des millions d’années. Quand il il apparaît que le changement de tempé-
par les laves et dépôts de cendres datés fond, les microbes consomment les restes rature est beaucoup plus rapide aujourd’hui
dans l’Atlantique et à proximité, on pense organiques libérés et rejettent beaucoup de et que les conséquences pour la vie sur
méthane. Aujourd’hui, les scientifiques s’in- Terre devraient être bien plus graves.
que les volcans furent probablement res-
ponsables d’une accumulation initiale de quiètent des répercussions, sur le réchauf-

Faible
carbone de l’ordre de quelques centaines fement actuel, des rejets de méthane dus à
de gigatonnes. Cette quantité est suffisante la fonte de l’Arctique. Mais la contribu-
pour faire augmenter les températures glo- tion du pergélisol au maximum thermique
bales de quelques degrés. Mais la plupart de la limite Paléocène-Éocène a peut-être
des analyses, dont la nôtre, suggèrent qu’il été bien plus importante encore. La planète 146 millions
d’années
a fallu un facteur supplémentaire pour était plus chaude, si bien que même avant
atteindre le maximum thermique de la le maximum thermique, il n’existait pas,
limite Paléocène-Éocène. comme aujourd’hui en Antarctique, de
calotte polaire recouvrant le sol gelé. Sans
Ron Miller/Emily Cooper

Des réactions protection, le pergélisol y était à la merci


du réchauffement.
en cascade  C
Au début des émissions de gaz, les
Une seconde phase de réchauffement plus océans ont absorbé une bonne partie du
intense aurait commencé quand la chaleur dioxyde de carbone (et du méthane qui
issue des volcans a déclenché d’autres types s’était transformé en dioxyde de carbone).
de dégagements gazeux. Le brassage natu- Dans un premier temps, cette séquestra- californiens ont identifié l’événement dans
rel des océans a transporté la chaleur tion naturelle du carbone a contribué à une carotte de sédiments extraite du fond
jusqu’aux fonds marins froids, où elle atténuer le réchauffement. Néanmoins, marin près de l’Antarctique. Cette carotte
semble avoir déstabilisé de vastes réserves une quantité de gaz telle s’est infiltrée dans constituait un enregistrement de plusieurs
d’hydrates de méthane gelé qui y étaient les profondeurs de l’océan que cela a millions d’années de climat. Si nous avons
enfouies. Quand les hydrates ont fondu, un produit un excédent d’acide carbonique décidé d’affronter le froid du Spitzberg
bouillonnement de méthane gazeux est – un processus connu sous le nom d’aci- en 2007, c’est que certains détails de ce rejet
remonté à la surface, ajoutant encore du car- dification des océans. De plus, à mesure gazeux restaient à éclaircir : quelle quan-
bone dans l’atmosphère. Dans l’atmosphère, que l’océan profond se réchauffait, son tité de gaz avait été libérée, quel gaz domi-
le méthane piège la chaleur beaucoup contenu en oxygène diminuait (l’eau nait, combien de temps les rejets avaient
plus efficacement que le principal gaz à effet chaude ne dissout pas aussi bien ce gaz duré, et ce qui les avait provoqués.
de serre actuel, le dioxyde de carbone. Il se que l’eau froide). Ces changements ont été À la suite de la découverte califor-
convertit vite en dioxyde de carbone, mais catastrophiques pour les foraminifères, nienne, nombre de scientifiques avaient
aussi longtemps que le dégagement de organismes microscopiques qui vivaient analysé des centaines d’autres carottes de
méthane s’est poursuivi, des concentrations sur le fond marin, dans les sédiments : sédiments des grands fonds en espérant
élevées de ce gaz ont pu se maintenir dans selon les données fossiles, 30 à 50 pour y découvrir des réponses. À mesure que
l’atmosphère, amplifiant l’effet de serre et cent des espèces de foraminifères des pro- les sédiments se déposent, lentement, cou-
la hausse des températures associée. fondeurs ont disparu. che par couche, ils piègent des minéraux
D’autres réactions en cascade ont sans Les grandes lignes de ce scénario font (y compris les restes des squelettes fossi-
doute participé au pic de réchauffement, consensus depuis 1990. Il ne fait plus aucun les de la faune marine) qui conservent
libérant encore davantage de carbone des doute que le maximum thermique de la des signatures de la composition des océans
réservoirs de la terre ferme. Les sécheres- limite Paléocène-Éocène a été déclenché environnants ou de l’atmosphère, ainsi que
ses provoquées par le réchauffement dans par un dégagement spectaculaire de gaz des formes de vie présentes à l’époque
de nombreuses régions, dont l’Ouest des à effet de serre depuis que deux chercheurs du dépôt. Par exemple, les proportions des

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LE MAXIMUM THERMIQUE
S PRÉCÉDENTS RÉCHAUFFEMENTS DE LA LIMITE PALÉOCÈNE-ÉOCÈNE LE RÉCHAUFFEMENT MODERNE
• Rythme du réchauffement : Modéré ; • Rythme du réchauffement : Rapide ;
0,025 °C par siècle. 1 à 4 °C de 2000 à 2100.
LA SERRE DU CRÉTACÉ
• Durée : Des milliers d’années. • Durée : Quelques dizaines
• Rythme du réchauffement : Lent ; • Réchauffement total : 5 °C. à quelques centaines d’années.
0,000 025 °C par siècle. • Réchauffement total : Au-delà de 100 ans,
• Durée : Des millions d’années. • Principale cause sous-jacente :
Les volcans ; le bouillonnement de méthane prévisions trop incertaines pour être chiffrées.
• Réchauffement total : 5 °C. du fond de l’océan ; les feux de tourbe • Principale cause sous-jacente :
• Principale cause sous-jacente : et de charbon ; le dégel du pergélisol. La combustion des combustibles fossiles.
Les éruptions volcaniques. • Modification environnementale : • Modification environnementale :
• Modification environnementale : Acidification des profondeurs océaniques ; Acidification des océans ; climat
Les océans ont lentement absorbé climat plus extrême. plus extrême ; fonte des glaciers ;
le dioxyde de carbone et ne se sont • Impact sur le vivant : Certaines espèces élévation du niveau de la mer.
pas acidifiés. du fond des océans et des continents • Impact sur le vivant : Mouvement
• Impact sur le vivant : Presque tous ont disparu, mais la plupart des plantes vers les pôles de nombre d’espèces ;
les organismes vivants ont eu le temps terrestres et des animaux se sont adaptés disparition des habitats ; blanchiment
de s’adapter ou de migrer. ou ont migré. des coraux ; extinction d’espèces.

65 millions 56 millions 34 millions


d’années d’années d’années

CRÉTACÉ  PALÉOCÈNE  ÉOCÈNE  AUJOURD’HUI 

différents isotopes de l’atome d’oxygène sédiments dans les couches qui auraient
dans les restes squelettiques révèlent la dû porter les signatures les plus nettes
température de l’eau au moment de leur du maximum thermique.
sédimentation. Pour pallier cette difficulté, nous avons
pris rendez-vous au Spitzberg avec un
Où trouver une carotte groupe de chercheurs venus d’Angleterre,
de Norvège et des Pays-Bas, sous les aus-
bien conservée ? pices du Réseau mondial des universités
Lorsqu’elles sont bien préservées, ces carot- (Worldwide Universities Network). Les roches
tes offrent un excellent enregistrement de cette partie de l’Arctique, composées
de l’histoire climatique. Ce n’était cepen- presque entièrement de boues et d’argile,
dant pas le cas de la plupart des carottes étaient susceptibles de fournir un enre-
qui correspondaient au maximum ther- gistrement plus complet et accessible. Nous
mique de la limite Paléocène-Éocène. entendions extraire nos échantillons non
Des morceaux manquaient et le temps pas du fond marin, mais d’un plateau
avait dégradé ceux qui restaient. Les sédi- érodé, sur l’île. Les sédiments que nous
ments du fond marin sont riches en car- cherchions s’étaient déposés dans un ancien
bonate de calcium, un composé chimique bassin océanique, et les forces tectoni-
que l’on utilise aujourd’hui couramment ques en jeu depuis le maximum thermi-
comme anti-acide. Au cours du maximum que avaient fait remonter cette région
thermique de la limite Paléocène-Éocène, au-dessus du niveau de la mer, où les gla-
l’acidification de l’océan a dissous ce car- ciers l’avaient sculptée pour en faire la spec-
bonate de calcium en quantité, faisant dis- taculaire chaîne de montagnes escarpées
paraître une importante fraction des et de larges vallées du Spitzberg.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Climatologie [43


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Après une première expédition de vée dans l’argile. En analysant plus de de Pennsylvanie, de mettre au point un
repérage, nous avons fait une décou- 200 couches de la carotte, nous avons modèle informatique complexe simulant le
verte qui nous a simplifié la tâche. Un géo- reconstitué ces signatures chimiques au réchauffement. Ce modèle est fondé, d’une
logue local nous a appris que la compagnie cours du temps. Comme nous le soup- part, sur les variations des signatures iso-
minière norvégienne qui l’employait avait çonnions, la signature isotopique du car- topiques du carbone relevées dans les carot-
prélevé, des années plus tôt, une carotte bone changeait considérablement dans tes arctiques et, d’autre part, sur le degré de
de sédiments couvrant l’intervalle du les couches qui correspondaient au maxi- dissolution du carbonate des fonds océa-
maximum thermique. Le géologue avait mum thermique. niques fourni par les carottes des profon-
pris l’initiative de préserver cette carotte deurs océaniques, lequel constitue un bon
de plusieurs kilomètres, débitée en tron- indicateur de l’acidification des océans.
çons cylindriques d’un mètre et demi de Un dégagement Y. Cui a testé différents scénarios, cha-
long, dans un vaste hangar en périphérie gazeux plus lent cun nécessitant un mois de calculs infor-
du village de Longyearbyen. Le reste de
l’expédition et notre seconde visite,
que prévu matiques. Certains supposaient une
contribution plus importante des hydrates
en 2008, ont été consacrés au prélèvement Couvrant toute la durée du maximum ther- de méthane; dans d’autres, les sources de
d’échantillons sur des portions choisies de mique de la limite Paléocène-Éocène, nos dioxyde de carbone libéraient plus de
cette longue carotte. carottes arctiques fournissaient un excellent gaz. Finalement, le scénario qui correspond
De retour au laboratoire, pendant plu- enregistrement de la période où les gaz à le mieux aux données récoltées sur le ter-
sieurs années, nous avons extrait de ces effet de serre avaient été libérés dans l’at- rain suppose que, durant le maximum ther-
échantillons les signatures chimiques spé- mosphère. Apporteraient-elles enfin des mique de la limite Paléocène-Éocène, 3000 à
cifiques susceptibles de nous renseigner réponses concluantes sur la quantité, la 10000 gigatonnes de carbone se sont répan-
sur l’état de la Terre pendant et après le source et la durée de ce dégagement gazeux? dues dans l’atmosphère et l’océan, soit beau-
maximum thermique. Notamment, pour Il fallait pour cela faire plus que de sim- coup plus que ce qu’ont pu fournir les
suivre l’évolution de la quantité de gaz à ples extrapolations sur la composition ou volcans et les hydrates de méthane ; le
effet de serre dans l’air, nous avons étudié la concentration des matériaux dans les pergélisol ou la tourbe et le charbon ont
l’évolution du mélange d’isotopes du car- carottes. Nous avons demandé à Ying Cui, donc dû aussi jouer un rôle dans cette
bone issu de la matière organique préser- mon étudiant en thèse à l’Université d’État libération de carbone.

44] Climatologie © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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DEUX RÉCHAUFFEMENTS, DEUX SCÉNARIOS


a vitesse à laquelle la planète se réchauffe La température globale augmente plus vite aujourd’hui que durant le maximum thermique
L dépend de la vitesse d’accumulation des
gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les
de la limite Paléocène-Éocène.
Époque moderne : Sous l’effet des fortes
modèles anticipent un réchauffement d’en- 8 émissions de gaz à effet de serre
(jusqu’à 25 gigatonnes de carbone

Élévation de la température
viron huit degrés Celsius d’ici 2400 si l’uti- par an), la température globale
lisation des combustibles fossiles et la augmente vite et ne se stabilisera

(en degrés Celsius)


séquestration du carbone restent inchan- que quand les émissions cesseront. Maximum thermique de la limite
gées. Le dégagement de carbone prédit, envi- Paléocène-Éocène : Il y a environ
4 56 millions d’années, des émissions lentes,
ron 5 000 gigatonnes, est comparable en mais constantes, de gaz à effet de serre (jusqu’à
volume à celui qui a conduit au maximum Aujourd’hui 1,7 gigatonne de carbone par an) ont provoqué un
thermique de la limite Paléocène-Éocène. En réchauffement plus graduel de la planète.
revanche, contrairement à ce que l’on pen-

Jen Christiansen
0
sait, son rythme est bien plus rapide que celui Début de l’émission des gaz 10 000 20 000
du maximum thermique. à effet de serre Durée (en années)

Cette estimation de la quantité de car- Pendant des années, les scientifiques L’ A U T E U R


bone dans l’atmosphère et les océans est ont considéré le maximum thermique de
parmi les plus élevées. Mais l’évaluation la limite Paléocène-Éocène comme l’ex-
de la durée du dégagement de gaz est trême opposé: le changement climatique
encore plus surprenante : d’après notre le plus rapide jamais connu, rivalisant avec
modèle, il se serait étalé sur environ les prévisions les plus sombres pour notre
20000 ans, une durée entre 2 et 20 fois plus avenir. Les résultats que l’on obtenait sur
longue que toutes les estimations précé- cette période n’étaient alors pas trop alar-
dentes. Cet étalement signifie que le déga- mistes pour notre situation. À part les fora-
gement gazeux s’est produit à une vitesse minifères au fond de l’océan et quelques
inférieure à deux gigatonnes de carbone groupes animaux archaïques, la plupart Lee KUMP est professeur
par an, soit bien plus faible que la vitesse des animaux et des plantes semblaient avoir de géosciences à l’Université
d’État de Pennsylvanie,
de dégagement des gaz à effet de serre survécu à la vague de chaleur, même si cela aux États-Unis.
dans l’atmosphère observée aujourd’hui : s’était fait au prix de sérieuses adaptations.
les concentrations de dioxyde de car- Certains organismes avaient rapetissé. En
bone augmentent probablement dix fois particulier, les mammifères du maximum
plus vite actuellement. thermique de la limite Paléocène-Éocène
sont plus petits que leurs prédécesseurs et
Réchauffement leurs descendants. Ils ont probablement
évolué dans ce sens parce que les corps de
plus rapide : danger petite taille dissipent mieux la chaleur
Les implications de cette découverte pour que ceux de grande taille. Les insectes fouis-
le futur sont importantes. Les données fos- seurs et les vers, eux aussi, sont devenus
siles indiquent que la vitesse du change- plus petits.
ment climatique contrôle bien plus le Une grande migration vers les pôles a
sort des êtres vivants et des écosystèmes sauvé d’autres créatures. Certaines ont  BIBLIOGRAPHIE
que l’étendue du changement : la vie même prospéré dans leurs nouveaux terri- Y. Cui et al., Slow release of fossil
répond plus favorablement aux change- toires étendus. En mer, le dinoflagellé carbon during the Palaeocene-
ments lents qu’aux changements abrupts. Apectodinium, un micro-organisme qui réside Eocene thermal maximum,
Nature Geoscience, vol. 4,
Ce fut le cas il y a 120 millions d’années, habituellement sous les tropiques, a investi pp. 481-485, 2011.
durant le Crétacé, lors d’une lente transi- l’océan Arctique. Sur terre, de nombreux
tion vers un climat de serre (voir l’encadré animaux qui avaient été confinés aux tro- F. A. McInerney et S. L. Wing,
page 43). L’amplitude du réchauffement piques se sont dirigés vers l’Amérique du The Paleocene-Eocene thermal
maximum : a perturbation
climatique du Crétacé était comparable à Nord et l’Europe pour la première fois, y of carbon cycle, climate
celle du maximum thermique de la limite compris des tortues et des ongulés (mam- and biosphere with implications
Paléocène-Éocène, mais le premier épi- mifères à sabots). Chez les mammifères, cette for the future, Annual Review
of Earth and Planetary Sciences,
sode s’est étalé sur des millions d’an- expansion a ouvert une multitude d’occa- vol. 39, pp. 489-516, 2011.
nées, et non des milliers. Aucune extinction sions d’évoluer et de remplir de nouvelles
notoire ne s’est produite alors ; la planète niches, avec des implications profondes pour L. Kump et M. Mann,
et ses habitants ont eu tout le temps néces- les êtres humains: de cette grande diversi- Understanding Global Warming,
DK Adult, 2008.
saire pour s’adapter. fication est né le groupe des primates.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Climatologie [45


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C e q u e n o u s a pp r e n d l ’ é tu d e g é o l o g i q u e d es c o nti n e nts
ès sa découverte en 1990, on De fait, l’étude des carottes en naissant. L’impact sur la végétation
D s’est aperçu que l’anomalie cli-
matique du maximum thermique
milieux marins est insuffisante. Pour
améliorer leurs outils et valider leurs
est en revanche mal cerné, les don-
nées étant contradictoires selon qu’on
et lagune), une alternance d’épiso-
des de crues drastiques et d’aridité
marquée,et la formation de sols par-
de la limite Paléocène-Éocène pré- modèles,les modélisateurs des chan- examine les macrofossiles ou les pol- ticuliers sur les secteurs émergés,bien
sentait de nombreuses similitudes gements climatiques réclament plus lens et spores, et ils dépendent des différents de ce qui était supposé
avec le réchauffement climatique de données, si possible régionales, milieux de dépôt. Quelques travaux ou admis auparavant. Peu à peu, les
actuel : émission de gaz à effet de sur l’enregistrement du maximum ont montré des modifications des paysages sont reconstitués. La ma-
serre, réchauffement des eaux mari- thermique en milieu continental. régimes hydriques et de l’évolution tière organique,souvent abondante,
nes,extinctions ou modifications tran- L’étude en milieu continental devrait des sols, mais ils ne concernent que est étudiée en détail, de même que
sitoires de certaines microfaunes aussi aider à mieux connaître les ef- de rares sites isolés (Wyoming, Arc- les vestiges animaux et végétaux.
marines, cycle du carbone concerné fets d’une telle crise sur le milieu tique, Colombie, Tanzanie, Nouvelle- Une telle étude intégrée devra être
à l’échelle globale. Depuis, de nom- de vie des humains. Zélande, Angleterre). reproduite à d’autres latitudes, sur
breux chercheurs, surtout anglo- L’impact sur la faune est connu Une équipe de chercheurs euro- tous les continents, et à diverses
saxons, l’étudient comme analogue depuis longtemps : des groupes ar- péens (majoritairement franco-bel- paléoaltitudes (afin de vérifier par
au réchauffement actuel. Toutefois, chaïques ont disparu et des groupes ges) et russe coordonnée par le Bu- exemple la présence de pergélisol sur
les modélisations visant à reconsti- modernes sont apparus (périssodac- reau de recherche géologique mi- des hauts plateaux) pour affiner les
tuer la vitesse de libération des gaz tyles, artiodactyles et primates chez nière (BRGM) étudie les effets du simulations des paléoclimatologues,
à effet de serre sont encore trop les mammifères), se sont diversifiés maximum thermique de la limite et mieux envisager ce qui nous at-
peu nombreuses, leurs résultats et répandus très vite dans l’hémis- Paléocène-Éocène dans les milieux tend si la crise actuelle se poursuit,
parfois contradictoires,et les sources phère Nord, empruntant des passa- continentaux et littoraux du bassin d’autant plus si le rythme en est
possibles d’une libération massive ges aux hautes latitudes (à l’époque de Paris et de ses bordures. Les pre- plus rapide.
du carbone sont multiples et encore havres subtropicaux) via le détroit de miers résultats indiquent une sédi- Florence Quesnel
débattues. Les travaux mentionnés Béring et le Groenland, à la faveur mentation dans des milieux très va- BRGM, Service Géologie, Unité
ici sont loin de clore le sujet. de reliefs entourant l’Atlantique Nord riables (rivière, lac, marécage, plage Régolithe et Réservoirs, Orléans

Maintenant que l’on sait que le maxi- s’ajuster? Si le changement se produit trop grandes et petites, sont autant d’obstacles
mum thermique de la limite Paléocène- vite, ou si les barrières à la migration et à qui mettent en danger leurs espèces. De nos
Éocène s’est imposé plus lentement qu’on l’adaptation sont importantes, la vie est jours, la plupart des grands animaux sont
ne le pensait, il n’est plus question d’invo- perdante : des espèces animales et végéta- déjà de facto parqués dans de minuscules
quer son innocuité pour justifier le main- les disparaîtront, et la face du monde zones à cause de la disparition de leurs habi-
tien de l’utilisation des combustibles fossiles sera changée pour des millénaires. tats; dans de nombreux cas, leurs chances
et des rejets liés. Le changement climati- de rejoindre de nouvelles latitudes pour
que actuel se produit à une vitesse folle. survivre seront nulles.
En quelques décennies, la déforestation, les Les premiers signes En outre, les glaciers et les banquises
automobiles et les centrales à charbon de du réchauffement fondent et entraînent une élévation du
la révolution industrielle ont augmenté de
plus de 30 pour cent la quantité de dioxyde
actuel déjà visibles niveau des mers ; les récifs coralliens sont
de plus en plus victimes de maladies et
de carbone dans l’atmosphère: aujourd’hui, Nous n’en sommes qu’aux premiers stades de stress liés à la chaleur ; et les épisodes
chaque année, nous injectons neuf gigaton- du réchauffement actuel, et il est difficile de sécheresse et d’inondations sont de plus
nes de carbone dans l’atmosphère. Selon les de prédire ce qui nous attend. Néanmoins, en plus fréquents. Les changements des
projections, qui prennent en compte l’ac- nous avons déjà quelques éléments de régimes de précipitations et le recul des
croissement de la population et l’industria- réponse. Comme l’ont résumé des rapports côtes à mesure que la glace polaire fond
lisation des pays en développement, cette récents du Groupe d’experts intergouver- pourraient entraîner des migrations humai-
quantité pourrait atteindre 25 gigatonnes nemental sur l’évolution du climat (le GIEC), nes à des échelles sans précédent, dont cer-
par an avant l’épuisement de toutes les réser- les écosystèmes ont montré, par leur réac- taines ont déjà commencé.
ves de combustibles fossiles. tion, qu’ils sont sensibles au réchauffement. Le réchauffement climatique actuel est
Les scientifiques et les décideurs aux Des signes clairs indiquent que les eaux sur une trajectoire bien plus dangereuse
prises avec les effets potentiels du chan- de surface s’acidifient, perturbant la vie que le maximum thermique de la limite
gement climatique se concentrent généra- marine. Les extinctions d’espèces sont en Paléocène-Éocène, mais il n’est peut-être
lement sur les bilans finaux: quelle quantité augmentation, et le déplacement des zones pas trop tard pour éviter une catastro-
de glace va fondre ? De combien le niveau climatiques a déjà poussé des plantes et des phe. Si toutes les nations prennent immé-
de la mer va-t-il s’élever? L’étude du maxi- animaux à migrer. Contrairement aux orga- diatement des mesures pour réduire
mum thermique de la limite Paléocène- nismes vivants du maximum thermique de l’accumulation de dioxyde de carbone
Éocène montre que d’autres questions sont la limite Paléocène-Éocène, les plantes et atmosphérique, le maximum thermique
tout aussi cruciales : à quelle vitesse ces les animaux modernes sont bloqués dans de la limite Paléocène-Éocène pourrait bien
changements auront-ils lieu ? Les habi- leur migration vers des climats mieux adap- rester le dernier grand réchauffement glo-
tants de la Terre auront-ils le temps de tés: routes, voies ferrées, barrages, villes, bal de l’histoire. 

46] Climatologie © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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moustique, paludisme, Anopheles gambiae, moustiquaire, gène, récepteur olfactif, odorat, olfaction, récepteur, drosophile, mouche du vinaigre, neurone olfactif, nerf auditif, électrode, Afrique subsaharienne

Biologie animale

Le décryptage du mécanisme par lequel les moustiques


flairent les humains pourrait conduire à des pièges
et des produits antimoustiques plus efficaces
pour lutter contre le paludisme.

John Carlson et Allison Carey

L es moustiques qui disséminent le


paludisme sont dotés de capacités
olfactives puissantes et d’organes
perfectionnés qui leur permettent de repé-
rer et de prélever le sang humain. Alertés
que, détecte l’odeur de ses proies. Ces
découvertes laissent entrevoir de nouveaux
outils pour repousser ou piéger les mous-
tiques, qui pourraient être utilisés en com-
plément des mesures déjà mises en œuvre
par les odeurs d’haleine ou de sueur, ils – principalement des moustiquaires impré-
fondent sur leur proie, perforent la peau gnées d’insecticides, utilisées tant dans les
avec leurs mandibules en forme d’aiguille habitations que sur les cultures.
et infiltrent leur trompe par la coupure
jusqu’à un vaisseau sanguin. Lors d’un tel
repas, le parasite du paludisme s’intro-
À la recherche
duit dans la blessure par la salive du mous- des gènes de l’odorat
tique, provoquant la mort de près d’un Pour étudier la façon dont les moustiques
million d’individus chaque année. détectent leurs proies humaines, nous avons
D’autres moustiques marquent une pré- utilisé comme modèle la mouche du vinai-
férence pour telle ou telle espèce animale gre, Drosophila melanogaster. La drosophile
– bétail ou oiseaux, par exemple. Ceux qui est le modèle favori des biologistes. Contrai-
s’attaquent à l’homme opèrent, semble-t-il, rement au moustique, elle s’y reproduit rapi-
une sélection au sein même de l’espèce dement et sans difficulté, et ses gènes sont
humaine, s’acharnant sur quelques-uns et faciles à manipuler. On l’utilise donc pour
laissant leurs voisins en paix. Certains repè- mettre en évidence les mécanismes cellu-
rent leurs victimes à plus de 50 mètres. laires et moléculaires de base du système
Mieux comprendre le fonctionnement olfactif de l’insecte. Les connaissances acqui-
du système olfactif du moustique – et la ses sur cette mouche sont ensuite mises à
façon dont il détecte le mélange unique profit pour réaliser les expériences sur le
UN MOUSTIQUE FEMELLE Anopheles
de composés chimiques volatils qui carac- moustique, plus délicates. gambiae de quelques millimètres de
térise son mets favori – permettrait de À l’instar des moustiques, les drosophi- long observé au microscope électroni-
concevoir des moyens plus efficaces de les détectent les odeurs grâce à leurs anten- que. Sous les deux antennes poilues,
masquer ces odeurs ou de brouiller les nes et leurs palpes maxillaires, organes on distingue, de part et d’autre de la
signaux des organes olfactifs du mousti- qui avancent sur leur tête et ont fonction trompe, les deux palpes maxillaires.
que afin d’empêcher qu’il ne pique. Nous de nez. Ces organes sont hérissés de minus- Antennes et palpes sont ses organes
olfactifs. Porteurs du parasite du palu-
avons effectué récemment un grand pas cules poils qui enveloppent les terminai- disme, ces moustiques repèrent leurs
dans ce sens en décryptant la façon dont sons axonales des neurones olfactifs (voir proies principalement à l’odeur et, en
David Sharf

le moustique Anopheles gambiae, principal l’encadré page 50). Les molécules odorantes les piquant pour se nourrir, dissémi-
vecteur du parasite du paludisme en Afri- s’infiltrent dans les poils par des pores et nent le parasite.

48] Biologie animale


pls_408_p048_052_moustiques_carey.xp_mnc_05_09 5/09/11 17:39 Page 49

enne

L’ E S S E N T I E L
 Les moustiques
Anopheles gambiae,
qui transmettent
le paludisme en Afrique,
distinguent l’odeur humaine
à plusieurs mètres.

 En introduisant
des gènes de récepteurs
olfactifs du moustique
chez des mouches,
des biologistes ont créé
des détecteurs olfactifs
imitant l’odorat
du moustique.

 L’identification
des substances odorantes
qui activent ces détecteurs
permet d’envisager
de nouveaux pièges
et produits antimoustiques.

Biologie animale [49


pls_408_p048_052_moustiques_carey.xp_mnc_05_09 5/09/11 17:39 Page 50

Électrode
Molécule détectant
odorante le signal
L E P R I N C I P E D E L’ E X P É R I E N C E Récepteur
Poil
Des chercheurs ont identifié des récepteurs olfactifs du
moustique Anopheles gambiae qui réagissent fortement aux
odeurs humaines. Leur méthode : tester un grand nombre
d’odeurs, une à une, sur chaque récepteur du moustique... Neurone
chez une drosophile mutante. avec gène
transplanté
 Un gène de récepteur olfactif du moustique
est transplanté dans un neurone olfactif Antenne
mutant de la mouche qui n’exprime aucun
récepteur olfactif.
Signal émis vers
le cerveau
Drosophile
 Le gène conduit le neurone à produire un type de récepteur
sur lequel ne se fixent que les molécules odorantes ayant
la forme adéquate. Les molécules odorantes traversent les pores
du poil et atteignent le neurone. Si ces molécules se lient
au récepteur produit par le neurone, ce dernier envoie

Tommy Moorman
un signal au cerveau, indiquant la présence de l’odeur.
Moustique Une électrode détecte le signal. Ce protocole est exécuté
Anopheles gambiae sur chaque récepteur à tester.

atteignent les neurones olfactifs. À leur sur- teur olfactif de la drosophile que nous connaissions le gène, nous avons déterminé
face, elles se lient à des récepteurs olfac- avions découvert. Au terme d’un exposé, les substances odorantes qui l’activaient:
tifs, molécules qui les reconnaissent le professeur avait annoncé qu’il possé- en insérant un gène codant un récepteur
spécifiquement. Lorsque des molécules odo- dait une souche mutante de Drosophila olfactif particulier dans un neurone vide,
rantes se lient à leurs récepteurs, un signal melanogaster dépourvue du gène Or22a puis en exposant ce neurone à un ensem-
électrique est émis par le neurone et atteint et avait offert sa collaboration, que nous ble de composés odorants, nous avons défini
le cerveau de l’insecte, qui perçoit l’odeur. nous étions empressés d’accepter. les molécules qui déclenchent un signal élec-
Comment un insecte distingue-t-il avec trique dans chacun des récepteurs présents
précision les innombrables substances odo- chez la mouche.
rantes contenues dans l’environnement ? Chaque odeur active C’est le travail qu’a accompli Elissa Hal-
Pour le savoir, avec nombre d’autres bio- une combinaison lem, alors doctorante à Yale, au cours des
logistes, nous avons recherché pendant des
années les gènes associés aux récepteurs
de récepteurs trois années suivantes. Elle a ainsi décou-
vert que chaque récepteur répond à un sous-
olfactifs chez les insectes. Les premiers résul- Notre objectif principal consistait à déter- ensemble restreint de molécules odorantes
tats ont été obtenus en 1999. Des membres miner quels récepteurs de drosophile répon- et que chaque molécule odorante active une
de notre équipe, à l’Université Yale, et d’au- daient à quelles molécules odorantes. Un combinaison particulière de récepteurs. Des
tres chercheurs ont découvert les premiers neurone olfactif porte des milliers de récep- résultats similaires ont été observés avec le
gènes codant des récepteurs olfactifs. Petit teurs olfactifs, tous identiques. Chaque poil système olfactif des mammifères. Ainsi, de
à petit, nous en avons repéré 60 chez la dro- olfactif contient plusieurs neurones, chacun la drosophile à l’homme, les animaux détec-
sophile. Connaissant la séquence de portant donc un type de récepteur parti- tent les odeurs de façon similaire: différen-
leur ADN, nous allions pouvoir compren- culier. Chaque type de récepteur ne recon- tes odeurs activent diverses combinaisons
dre le fonctionnement des récepteurs, en naît qu’un petit sous-ensemble de molécules de récepteurs. Cette stratégie leur permet
étudiant la capacité olfactive des mouches odorantes. Les drosophiles mutantes étant de distinguer un grand nombre d’odeurs
en fonction de l’expression des gènes codant dépourvues d’un gène de récepteur olfac- présentes dans la nature sans pour autant
des récepteurs. tif particulier (Or22a), nous avons sup- que chaque récepteur soit dédié à cha-
Simultanément, nous avions aussi posé qu’un de leurs neurones olfactifs, qui cune d’elles.
découvert que la génétique du système aurait dû porter ce récepteur, n’exprimait Après avoir caractérisé les gènes des
olfactif est similaire chez la drosophile et aucun récepteur à cause de la mutation : récepteurs olfactifs chez la drosophile, nous
chez le moustique. Étudier la mouche nous les drosophiles mutantes présentaient-elles sommes revenus au moustique porteur du
aiderait donc à comprendre l’odorat du une sorte de neurone «vide»? paludisme : le neurone vide de la droso-
moustique. L’arrivée fortuite, dans notre C’était bien le cas: un des neurones de phile, qui nous avait permis d’analyser les
laboratoire, d’un mutant de Drosophila leurs antennes ne répondait à aucune odeur. propriétés de ses récepteurs olfactifs, pour-
melanogaster accéléra nos recherches. Cette À l’aide de techniques de génie génétique, rait-il nous servir aussi à caractériser les
lignée mutante provenait d’un professeur nous avons introduit, chez des mouches récepteurs du moustique ? En recherchant
de l’Université de Brandeis. En novem- mutantes, un gène de récepteur de droso- chez Anopheles gambiae des séquences
bre 2001, l’un d’entre nous (John Carlson) phile dans ce neurone, qui s’est mis à pro- d’ADN similaires à celles des gènes des
avait organisé dans cette université un col- duire ce type de récepteur. En utilisant cette récepteurs de la mouche, nous avions iden-
loque sur Or22a, le premier gène de récep- méthode avec chaque récepteur dont nous tifié, en collaboration avec Laurence Zwie-

50] Biologie animale © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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bel, de l’Université Vanderbilt, dans le Ten- LES AUTEURS composé spécifique avec acuité – une subs-
nessee, Hugh Robertson, de l’Université tance signalant la proximité d’une source
de l’Illinois à Urbana-Champaign, et leurs de sang, par exemple –, un moustique uti-
collègues, une famille de 79 gènes sus- lisait peut-être un récepteur dédié à la
ceptibles de coder des récepteurs olfactifs. perception de ce composé. De fait, nous
Transplanter un de ces gènes dans un neu- avons découvert que la plupart de ces récep-
John CARLSON est professeur
rone vide de drosophile devait en théorie de biologie moléculaire, teurs à spectre étroit répondent à des com-
produire un récepteur olfactif de mousti- cellulaire et du développement posants de la sueur humaine. Par exemple,
que chez la mouche. Mais l’expérience pou- à l’Université Yale. le premier récepteur de moustique testé par
vait aussi échouer : les deux espèces Allison CAREY, docteur E. Hallem dans le neurone vide – le récep-
en neurosciences
d’insectes sont séparées par 250 millions de l’Université Yale, teur qui a répondu de façon si intense au
d’années d’évolution et le gène de mous- effectue un postdoctorat 4-méthylphénol – est de ce type. Sur les
tique ne fonctionnerait peut-être pas dans à l’Institut Pasteur, à Paris. 110 composés odorants, seuls quelques
un neurone de drosophile. autres excitent à ce point ce récepteur. Un
autre récepteur a réagi très fortement et
spécifiquement à l’1-octen-3-ol (octénol),
Des récepteurs liés que l’on retrouve à la fois dans l’odeur
à peu d’odeurs humaine et dans l’odeur animale. Il attire
Notre dispositif expérimental est relié à un plusieurs espèces de moustiques, dont le
haut-parleur. Si un neurone olfactif est sti-  BIBLIOGRAPHIE Culex pipiens, répandu dans les jardins aux
mulé, une électrode le détecte et l’enceinte A. F. Carey et al., Odorant États-Unis et porteur du virus du Nil occi-
produit une série de petits claquements. Reception in the Malaria dental. Certains pièges à moustiques utili-
Nous avons testé une série de substances Mosquito Anopheles gambiae, sés par les particuliers dans les jardins
Nature, vol. 464, pp. 66-71, 2010.
odorantes sur le premier neurone vide de diffusent cette substance.
drosophile dans lequel avait été introduit J.-M. Hougard, Les moustiquaires
un gène de moustique. Le haut-parleur imprégnées, Pour la Science,
resta silencieux jusqu’à ce que le neurone n° 366, pp. 48-52, 2008. Neutraliser
soit mis en présence d’un composé nommé
4-méthylphénol. Or le 4-méthylphénol, qui
Cl. Panosian Dunavan, La lutte
contre le paludisme, Pour la
le moustique
dégage une odeur de chaussette sale, est un Science, n° 343, pp. 42-48, 2006. en l’embrouillant
composant de la sueur humaine. Notre dis- W. van der Goes van Naters Ces résultats pourraient accélérer le déve-
positif avait détecté une affinité récepteur- et J. R. Carlson, Insects loppement de pièges et de produits anti-
odeur ! En d’autres termes, nous avions as chemosensors of humans moustiques plus efficaces. Une méthode
and crops, Nature, vol. 444,
découvert un moyen de décrypter quelles pp. 302-307, 2006. classique pour tester le pouvoir attractif
substances odorantes suscitent une réponse de substances chimiques consiste à placer
chez quels récepteurs du moustique. L. J. Zwiebel et W. Takken, ces substances dans des pièges in situ et
Munis de ces résultats encourageants, Olfactory regulation voir si elles attirent les moustiques. Tou-
of mosquito-host interactions,
nous avons étudié la littérature disponible Insect Biochemistry tefois, ce processus est lent et ne permet
sur les odeurs humaines et sélectionné and Molecular Biology, de tester qu’un nombre limité de compo-
110 composés – dont beaucoup issus de la vol. 34, n° 7, pp. 645-652, 2004. sés chimiques. Les expériences classi-
sueur – pour les tester. Nous avons choisi ques en laboratoire ont aussi leurs
des composés de structures moléculaires inconvénients. Souvent, elles consistent
variées pour que l’échantillonnage soit le à enduire d’un composé le bras de volon-
plus vaste possible. Puis nous avons intro- taires, avant de l’insérer dans une boîte trans-
duit un par un les 79 gènes de récepteurs parente contenant des dizaines de mous-
possibles de l’Anopheles gambiae dans des tiques ; les substances qui repoussent les
neurones vides. Cinquante de ces gènes se moustiques dans ce système sont alors envi-
sont révélés fonctionnels dans notre dis- sagées comme produits antimoustiques.
positif expérimental. Nous avons alors entre- Notre approche permet de tester un
pris de tester les 110 composés odorants sur  SUR LE WEB nombre de composés chimiques beaucoup
ces 50 récepteurs, créant plus de 5500 com- plus important, ce qui augmente la pro-
Page de l’Organisation mondiale
binaisons récepteur-substance odorante. de la santé sur le paludisme : babilité de découvrir de nouvelles métho-
À partir de ces données, nous avons www.who.int/malaria/fr/ des pour piéger ou éloigner les moustiques
identifié plusieurs récepteurs qui réagis- – qui plus est, sans avoir recours à des
saient fortement à un unique composé ou Photographies en microscopie sujets humains. L. Zwiebel, par exemple,
électronique à balayage
à un tout petit nombre de molécules. Ces du système olfactif du moustique utilise des récepteurs olfactifs d’Anophe-
récepteurs à spectre restreint nous inté- Anopheles gambiae : les gambiae exprimés dans des cellules cul-
ressaient tout particulièrement: nous avions ScientificAmerican.com/jul2011/ tivées en laboratoire. Des robots exposent
carlson
fait l’hypothèse que pour détecter un ces cellules à des milliers de composés en

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Un piège olfactif ne requiert qu’une petite


Ve rs u n e a pp l i ca ti o n c o n c r è te quantité de produit, car les moustiques
es résultats de John Carl- neux ou pièges au dioxyde de sont très sensibles à ces signaux. De même,
L son et Allison Carey permet-
tent d’entrevoir de nouvelles
carbone...). De même, la décou-
verte de récepteurs olfactifs inhi-
puissant sur les moustiques vec-
teurs tout en évitant de sélec- les substances attractives courantes de
la sueur humaine et de l’haleine ne
tionner des moustiques résistants
perspectives de recherche à plus bés par certaines molécules aux pyréthrinoïdes. Les molécu- devraient pas être nocives à petite dose.
ou moins long terme dans la volatiles devrait permettre les perturbant le système olfac- Et si des produits toxiques étaient intro-
lutte contre les moustiques qui d’identifier et de synthétiser de tif des moustiques pourraient duits dans la composition de ces pièges,
transmettent le paludisme. Les nouveaux répulsifs plus effica- fournir de nouvelles pistes pour ce serait en quantité limitée.
méthodes classiques à base d’in- ces pour brouiller la localisa- améliorer l’effet protecteur des
secticides se heurtent au déve- tion de l’hôte et ainsi mieux moustiquaires imprégnées.
loppement drastique de la protéger les utilisateurs. À plus long terme, l’identi-
Vers un contrôle
résistance des moustiques aux Depuis quelques années,les fication des récepteurs olfac- plus ciblé
principales molécules utilisées chercheurs,notamment de l’Ins- tifs répondant spécifiquement En outre, le contrôle olfactif des insectes
en santé publique, notamment titut de recherche pour le déve- aux odeurs de l’homme offrirait serait bien plus précis que celui effectué
les pyréthrinoïdes. De plus, les loppement (IRD), travaillent sur des perspectives intéressantes
avec un insecticide. D’après nos données,
stratégies préconisées par l’Or- des nouvelles stratégies de lutte en matière de lutte génétique.
la plupart des récepteurs olfactifs à spec-
ganisation mondiale de la santé fondées sur la modification On pourrait par exemple envi-
tre restreint des Anopheles gambiae sont
– moustiquaires imprégnées du comportement des mousti- sager la dissémination de mous-
d’insecticides,pulvérisations d’in- ques. Au lieu de tuer les mous-
activés par des composés de la sueur
tiques vecteurs génétiquement
secticide dans les domiciles – tiques, on cherche par exemple modifiés, dépourvus de gènes
humaine, alors que ceux de la droso-
visent à protéger les populations à les repousser hors des habi- codant les récepteurs olfactifs phile sont sensibles aux substances vola-
humaines dans les habitations, tations à l’aide de molécules impliqués spécifiquement dans tiles émises par les fruits. On pourrait
alors qu’une fraction non négli- dites « excito-répulsives », qui le repérage de l’homme. En at- envisager des mélanges de produits qui
geable de moustiques vecteurs agissent à la fois sur leur système tendant de pouvoir vivre « en leurreraient spécifiquement tel ou tel
du paludisme piquent à l’exté- nerveux périphérique et sur harmonie» avec des moustiques insecte, limitant ainsi l’empreinte du pro-
rieur et même parfois à des heu- leur système olfactif, puis à les exclusivement zoophiles, il est cédé sur l’environnement. Et s’ils se révé-
res matinales (lorsque les gens capturer à l’extérieur grâce à des conseillé de dormir sous des laient efficaces, les cocktails de composés
ne sont plus sous moustiquai- pièges à odeur spécifiques de moustiquaires imprégnées d’in- seraient à privilégier par rapport aux com-
res).La découverte de récepteurs l’espèce. D’autres résultats en- secticides et d’utiliser des répul- posés uniques, car les populations de
olfactifs répondant fortement courageants ont été obtenus sifs appropriés (voir le site Inter- moustiques sont moins susceptibles de
aux odeurs libérées par l’homme en combinant, sur des mousti- net de l’AFSSAPS) lors de séjour développer une résistance à leur égard.
aidera à développer des pièges quaires, des répulsifs et des in- en zones tropicales… Reste à remplir les exigences liées au
à moustiques plus performants secticides non pyréthrinoïdes, Vincent Corbel développement à grande échelle de ces
et spécifiques que ceux disponi- afin d’obtenir une protection per- Entomologiste médical, procédés. Pour une utilisation généralisée
bles actuellement (pièges lumi- sonnelle efficace et un effet létal IRD (Bénin)
dans les régions défavorisées, les agents
olfactifs devront être conditionnés à peu
de frais. Les bombes aérosol, par exemple,
seulement quelques heures. L. Zwiebel a restreint, empêchant ainsi les insectes de répandues dans les pays riches, ne sont
déjà passé au crible plus de 200 000 com- sentir leur proie. Ces agents masquants pas adaptées aux zones rurales des pays
posés, et plus de 400 d’entre eux ont activé pourraient être disséminés près des lieux en développement. Les produits attractifs
ou inhibé les récepteurs olfactifs. Ces com- d’habitation ou utilisés en tant que produits et répulsifs fabriqués devront aussi res-
posés seront ensuite analysés et testés plus antimoustiques à appliquer sur la peau. ter stables sous les chaleurs tropicales.
avant, et les meilleurs feront l’objet d’es- Des composés perçus comme offensifs Diverses stratégies sont d’ores et déjà envi-
sais sur le terrain. par les moustiques seraient aussi introduits sagées (voir l’encadré ci-contre).
Le travail de laboratoire permet aussi dans la composition des antimoustiques. Le paludisme ne sera éradiqué que par
de tester des composés agissant comme Nos collègues de l’Université de Wagenin- une action diversifiée. Certes, les mousti-
des « superactivateurs », c’est-à-dire des gen, en Hollande, testent sur Anopheles gam- quaires et des médicaments toujours plus
composés qui brouillent les neurones olfac- biae des mélanges des composés que nous efficaces continueront de jouer un rôle essen-
tifs en les surexcitant à tel point que leurs avons identifiés afin de déterminer s’ils tiel. Et les chercheurs restent déterminés à
signaux désactivent ou déroutent le cer- pourraient être utiles dans l’une ou l’au- mettre au point un vaccin. Néanmoins, il
veau des moustiques. Ce type de compo- tre approche. Ils ont d’ores et déjà trouvé est urgent de développer des outils supplé-
sés pourrait, par exemple, être diffusé à plusieurs combinaisons efficaces. mentaires pour combattre cette maladie.
proximité des habitations où dorment Par le passé, de nombreuses métho- Manipuler avec précision le comportement
les villageois en Afrique subsaharienne, des utilisées pour contrôler les insectes, des moustiques par le biais de leurs facul-
empêchant ainsi les moustiques de parve- tel l’usage à grande échelle de l’insecti- tés olfactives pourrait être l’un de ces outils.
nir jusqu’à eux. cide DDT, ont été nocives pour les animaux À l’échelle d’une maladie qui affecte cha-
Ces tests en laboratoire permettraient et, sans doute aussi, pour l’homme. Les que année des centaines de millions de per-
aussi d’identifier des molécules qui inhi- méthodes de contrôle fondées sur l’olfac- sonnes, même une contribution modeste
beraient les récepteurs olfactifs à spectre tion seraient beaucoup moins nuisibles. peut sauver nombre de vies. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Astronomie

ainsi en 2010 dans le New York Times que


Malgré la découverte de nombreuses planètes les gens ne devraient pas s’inquiéter de
extrasolaires, l’existence d’une civilisation extraterrestre « la vie extraterrestre, surtout si elle maî-
trise une technologie susceptible de nous
dans notre région de la Galaxie serait peu probable. faire sentir tout petits et insignifiants ».
Mais ce scénario de science-fiction pour-
Howard Smith rait au contraire déresponsabiliser les gens
et les rendre désinvoltes à l’égard d’autrui
ou de notre planète !

A vant la découverte de 51 Pegasi b,


en 1995, nous ne connaissions
aucune planète en orbite autour
d’une autre étoile semblable au Soleil. À
peine 16 ans plus tard, 570 planètes envi-
tulé « La détection de la vie extraterrestre
et ses conséquences pour la science et la
société ». Les participants observaient que
« s’il se révélait que nous ne sommes pas
seuls dans l’Univers, cela bouleverserait
L’étude des planètes extrasolaires (ou
exoplanètes) apporte les premiers élé-
ments concrets pour réévaluer l’hypo-
thèse répandue selon laquelle la vie
intelligente existe ailleurs dans l’Univers.
ron ont été caractérisées, et plus de la représentation que l’humanité se fait Un raisonnement courant est que, puis-
1500candidates proposées. Le rythme des d’elle-même ». que les exoplanètes sont légion, les civi-
découvertes d’exoplanètes s’est accéléré La plupart des gens pensent que nous lisations extraterrestres doivent être
depuis le lancement du satellite européen ne sommes pas seuls dans l’Univers. nombreuses. Pourtant, l’un n’entraîne pas
CoRoT, en 2006, et, surtout, de la mission Certains analystes expliquent que le public l’autre. Je pense pour ma part que ces
Kepler de la NASA, en 2009. veut croire aux extraterrestres car «ils vien- données renforcent au contraire l’idée
Les astrophysiciens ne sont pas les draient de sociétés utopiques qui ne qu’il est très improbable qu’une civilisa-
seuls à se passionner pour ces découver- connaissent ni la guerre, ni la mort, ni la tion extraterrestre plus ou moins sembla-
tes. Le public s’intéresse beaucoup aux maladie » et qu’ils « pourraient aider l’hu- ble à la nôtre existe, du moins dans
planètes extrasolaires et à la possibilité manité à surmonter ses problèmes ». l’Univers proche.
qu’elles abritent la vie, voire des formes Les scientifiques eux-mêmes encoura- Il serait ainsi plus pertinent de réflé-
de vie intelligente. En 2010, la Société royale gent parfois cette vision sensationnaliste. chir à la place de l’humanité en la consi-
de Londres a parrainé un symposium inti- L’astronome Ray Jayawardhana écrivait dérant comme une espèce rare et précieuse

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L’ E S S E N T I E L
 La plupart des gens
pensent qu’il existe
des formes de vie
intelligente dans l’Univers,
avec qui nous pourrions
communiquer.

 L’abondance
des planètes extrasolaires
découvertes renforce
à première vue cette idée.

 Les planètes
qui remplissent tous les
critères sont cependant
sans doute très rares.

 Il est improbable
que d’autres civilisations
existent dans notre
voisinage galactique.

©2008CenturyFox
dans l’Univers, ni négligeable ni cosmi- res sont dotés d’un groupe de planètes inté- de penser qu’on en découvrira quelques-
quement insignifiante. rieures rocheuses, avec des atmosphères unes. On s’apercevra alors peut-être que
La vie – et en particulier la vie intelli- engendrées par le dégazage et l’érosion, notre Système solaire est représentatif de
gente, pas juste des micro-organismes – pour les mêmes raisons que [dans le Sys- la moyenne. Toutefois, nous savons d’ores
devrait être omniprésente dans un univers tème solaire]. À en juger par notre propre et déjà que certains systèmes planétaires
aussi vaste et riche que le nôtre. Cet uni- exemple, il y a de bonnes chances pour que n’ont rien à voir avec le nôtre. En atten-
vers est sans doute rempli de planètes l’une de ces planètes intérieures soit en dant, ces résultats nous permettent de per-
rocheuses (ou telluriques) abritant la vie. orbite autour de son étoile à la « bonne » fectionner les modèles de formation
Peut-être même les êtres intelligents sont- distance […]. Nous estimons cette propor- planétaire, et de mieux comprendre les
ils le produit inévitable de la vie et de l’évo- tion à une sur deux au moins. » planètes en général.
lution. Telle est en tout cas la position Avant d’aller plus loin, clarifions deux
classique, illustrée par Percival Lowell, points. Tout d’abord, seule l’existence
astronome et fervent défenseur des canaux
Seuls... en pratique d’êtres intelligents m’importe dans cet
martiens, qui écrivait en 1908 : « Nous Aujourd’hui, cette vision semble elle aussi article. Il n’est pas encore exclu que
savons que la vie est une phase de l’évo- obsolète. La principale leçon de l’étude nous découvrions des formes de vie pri-
lution planétaire aussi inévitable que le des planètes extrasolaires est en effet qu’il mitive sur Mars, voire des formes de vie
quartz, le feldspath ou le sol azoté. Les uns existe une incroyable diversité de systè- pluricellulaire sur des planètes extraso-
comme les autres ne sont que les mani- mes planétaires, avec un éventail d’envi- laires proches. Ces découvertes seraient
festations d’affinités chimiques. » ronnements bien plus vaste qu’on ne
Nous savons aujourd’hui que les l’imaginait. Une cinquantaine de planètes 1. LE FILM LE JOUR OÙ LA TERRE S’ARRÊTA
canaux de Mars n’étaient que des chimè- de moins de 25 masses terrestres ont été (ici, la version de 2007) illustre le désir du public
res. En 1993, dans l’ouvrage The Search for détectées à ce jour. Les planètes de la taille de croire en l’existence de civilisations extrater-
Life in the Universe (La recherche de la vie restres utopiques qui aideraient l’humanité à
de la Terre, susceptibles d’abriter de l’eau
surmonter les difficultés auxquelles elle est
dans l’Univers), Donald Goldsmith et liquide et une atmosphère propice à la vie, confrontée. Mais si nous sommes seuls dans
Tobias Owen présentaient cependant une se situent encore au-dessous du seuil de l’Univers, en prendre conscience nous aiderait
vision moderne de la même idée : « Nous détection des instruments actuels ; mais à apprécier le caractère précieux de l’huma-
prévoyons que tous les systèmes planétai- d’ici quelques années, il est raisonnable nité et de notre planète.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Astronomie [55


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L’ A U T E U R assurément révolutionnaires et nous éclai- Cette hypothèse est en effet intéressante,


reraient sur l’apparition et l’évolution de mais inopérante en pratique. L’Univers
la vie sur Terre. Mais faute d’une espèce est peut-être infini, mais nous ne pouvons
douée de pensée consciente et apte à com- pas recevoir d’information de la plus grande
muniquer, nous serons toujours seuls dans partie de ce monde: notre vision se limite
l’Univers, sans personne avec qui interagir. à l’horizon cosmique, c’est-à-dire la dis-
La vie intelligente signifie ici capable tance qu’a pu parcourir la lumière depuis
de communiquer d’une étoile à une autre ; le Big Bang. Cet horizon s’élargit avec le
cela implique la maîtrise d’une technolo- temps, mais attendre n’arrangera rien, car
gie équivalente à celle de la radio. À l’aune avec l’expansion cosmique, les galaxies
Howard SMITH est astrophysicien de cette définition, notre civilisation n’a reculées s’éloignent plus vite que l’horizon
au Centre d’astrophysique qu’une centaine d’années. Si la vie intel- ne s’étend. Pour ce qui est d’envoyer des
Harvard-Smithsonian
de Cambridge, aux États-Unis. ligente est fréquente dans un Univers messages, la situation est encore pire ; la
âgé de 13,7 milliards d’années, alors nous lumière envoyée aujourd’hui de la Terre ne
Article publié en sommes l’une des formes les plus jeu- pourra jamais atteindre des galaxies dont
avec l’aimable autorisation
de American Scientist. nes ! Cependant, comme le soulignait le la lumière a mis dix milliards d’années pour
physicien italien Enrico Fermi dans son nous parvenir. Ces galaxies s’éloignent de
célèbre « paradoxe », la vie intelligente plus en plus rapidement et sont à jamais
ne doit pas être monnaie courante dans hors d’atteinte.
l’Univers, sinon, pourquoi n’en avons- La vitesse finie de la lumière pose aussi
nous jamais découvert ? des limites pratiques pour les étoiles plus
Le second point découle de deux carac- proches. La plupart des étoiles de la Voie
téristiques de notre monde qui étaient lactée, et leurs milliards de planètes pré-
inconnues au début du XXe siècle. D’une sumées, se trouvent à plusieurs dizaines
 SUR LE WEB part, aucun signal ne peut dépasser la de milliers d’années-lumière. Il faudrait
vitesse finie de la lumière. D’autre part, donc autant d’années avant que des extra-
Société française d’exobiologie :
http://www.exobiologie.fr/ l’Univers est en expansion : les galaxies terrestres reçoivent nos signaux, et encore
s’éloignent de nous, et ce d’autant plus le même temps pour recevoir une réponse.
L’Encyclopédie des exoplanètes : vite qu’elles sont distantes.
http://exoplanet.eu/
Cela devrait refroidir l’enthousiasme
Institut SETI : http://www.seti.org de certains physiciens qui avancent que
La vie en équation
dans un univers infini ou dans des uni- Nous n’avons pas besoin d’attendre aussi
La mission Kepler de la NASA : vers multiples, même si la vie intelli- longtemps pour nous sentir seuls dans
http://kepler.nasa.gov/
gente est rare, elle existe quelque part, l’Univers, sans personne avec qui commu-
car tout scénario, même extrêmement peu niquer. Cent générations, soit 2500 ans, me
probable, est réalisé. semblent déjà être une éternité à notre
échelle. Un aller-retour des signaux étant
nécessaire, je me limiterais donc dans ce
qui suit à examiner les étoiles situées
dans un rayon de 1 250 années-lumière.
Nous connaissons beaucoup de cho-
ses sur les étoiles de ce proche voisinage,
ce qui permet de faire des estimations
quantitatives. Si nous nous focalisions sur
un aller-retour de 25 ans, soit une région
de 12,5 années-lumière de rayon, les chan-
ces de communiquer avec une vie intelli-
gente diminueraient d’un facteur un
million (le nombre d’étoiles est propor-
tionnel au volume, donc au cube de la dis-
tance). Nous aurions cependant une
SETI Institute/Seth Shostak

réponse – positive ou négative – plus tôt.


Inversement, plus le volume exploré est
grand, plus les chances, mais aussi le temps
d’attente, augmentent.
2. UNE MESURE DE L’INTELLIGENCE D’UNE FORME DE VIE est sa capacité à communiquer On pourrait imaginer qu’une civilisa-
d’une étoile à l’autre, par exemple par ondes radio. Ces antennes du radiotélescope Allen, en Cali- tion extraterrestre lointaine scrute la galaxie
fornie, sont ainsi utilisées dans le cadre du projet SETI pour rechercher une intelligence extrater- à la recherche de jeunes planètes telluri-
restre. Selon ce critère, notre propre civilisation n’a pas plus d’une centaine d’années. ques et envoie avec optimisme ses saluta-

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3. NOTRE SYSTÈME SOLAIRE est situé dans un bras péri-


phérique de la Voie lactée. Le cercle représente un volume
de 1250 années-lumière de rayon autour de la Terre, une
distance à laquelle des signaux pourraient être envoyés et
Jon Lomberg

retournés en au plus 100 générations humaines.

tions très longtemps à l’avance, pour qu’el- seule la première variable, le nombre d’étoi- teur deux près. Cela signifie qu’environ
les arrivent juste au moment où une espèce les adaptées, peut être raisonnablement esti- 30 millions d’étoiles de tous types sont
intelligente a suffisamment évolué pour se mée à partir d’un échantillon statistiquement présentes dans un rayon de 1 250 années-
mettre à écouter les signaux provenant de significatif. Les récents résultats en matière lumière. C’est là une limite supérieure
l’espace. Difficile cependant de concevoir de planètes extrasolaires précisent le pour le premier facteur de l’équation
une telle entreprise en pratique. deuxième terme de l’équation de Drake. Les de Drake dans le voisinage que nous
En fin de compte, il y a une explica- autres facteurs restent assez mystérieux et avons défini. Intéressons-nous mainte-
tion simple au fait que l’espace reste dés- ne sont que des extrapolations à partir du nant au deuxième terme.
espérément silencieux, malgré des seul exemple connu: la vie sur Terre. Les premières planètes extrasolaires
décennies d’écoute attentive: comme le sou- Le point de vue classique est qu’avec découvertes étaient les plus faciles à
tenait Fermi, les extraterrestres ne sont tout environ 1020 étoiles dans l’Univers visi- trouver, pour la simple raison que ce
simplement pas là. Et même en imaginant ble, même si on surestime plusieurs cen- sont les plus grosses ou qu’elles ont des
qu’il existe une technologie de communi- taines de fois chacun de ces facteurs, il orbites assez proches de leur étoile pour
cation fantastique plus rapide que la lumière, reste pléthore de civilisations dans l’Uni- que plusieurs transits successifs devant
l’absence de signaux impliquerait alors non vers. Cependant, si nous ne sommes pas l’astre puissent être observés en quel-
seulement que de tels êtres ne vivent pas disposés à attendre un milliard d’années ques années seulement. Andrew Howard,
dans notre Galaxie, mais qu’ils sont, au pour recevoir des signaux et que nous de l’Université de Californie à Berkeley, et
mieux, très rares ailleurs dans l’Univers.
La probabilité qu’une vie extraterres- L’HYPOTHÈSE DE LA « TERRE RARE »
tre intelligente existe a été formalisée par
l’astronome américain Frank Drake il y a retient quatre critères essentiels : stabilité de l’étoile,
tout juste 50 ans. L’équation de Drake four- habitabilité et présence d’eau, masse et composition.
nit une estimation du nombre de civilisa-
tions extraterrestres détectables à l’époque nous focalisions donc sur notre voisinage ses collègues ont néanmoins montré que
actuelle dans le voisinage de la Terre. Il stellaire, alors de petites surestimations parmi les 1235 candidats planétaires détec-
ne s’agit pas de la formulation mathéma- font de grosses différences. Or s’il est tés par Kepler dont la période orbitale est
tique d’un phénomène physique, et tout impossible de réévaluer à la hausse les inférieure à 50 jours, les petites planètes
le monde n’y met pas exactement les estimations classiques, optimistes, il est sont plus abondantes. Nous n’avons pas
mêmes termes, mais la formule la plus en revanche très facile de les revoir for- encore déniché de planètes de type terres-
classique est le produit de cinq termes : le tement à la baisse. tre, mais sans doute n’est-ce qu’une ques-
nombre d’étoiles appropriées, le nombre Le Soleil se trouve dans une cavité de tion de temps. Les premières planètes de
de planètes potentiellement propices à la gaz interstellaire d’environ 600 années- type terrestre qui seront découvertes seront
vie autour de ces étoiles, la probabilité que lumière appelée Bulle locale. Celle-ci est peut-être non représentatives des planè-
la vie se développe sur l’une de ces pla- elle-même située dans la Ceinture de tes rocheuses.
nètes, la probabilité que la vie évolue Gould, un filament d’étoiles, d’amas stel- L’hypothèse dite de la « Terre rare »
jusqu’à l’intelligence, et la durée de vie laires et de nuages moléculaires s’étendant exprime l’idée que les planètes telluriques
typique d’une civilisation, rapportée à celle au maximum sur environ 1 200 années- propices à l’émergence d’une vie intelli-
de son étoile. lumière. Dans cette région, le nombre gente sont très rares. Le paléontologue
Ces facteurs et leurs valeurs font d’étoiles par année-lumière au cube est Peter Ward et l’astrophysicien Donald
l’objet de vifs débats depuis le début, car approximativement égal à 0,004, à un fac- Brownlee, de l’Université de Washington,

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entre autres, ont proposé un ensemble de

American Scientist
a b c d e f g
conditions nécessaires, qu’on peut regrou-
per en quatre critères essentiels : stabilité
de l’étoile, habitabilité et présence d’eau,
g masse et composition.
1 a b f
Pour remplir le critère de stabilité,
Luminosité

l’étoile hôte doit avoir une taille et un


0,99 c e rayonnement stables durant les milliards
d d’années nécessaires à l’évolution de for-
mes de vie intelligente. C’est le cas du
0,98 Soleil, mais il n’est pas représentatif de la
5 6 7 8 9 majorité des étoiles. Plus de 90 pour cent
Temps (en heures)
d’entre elles sont plus petites, et beaucoup
4. LA MÉTHODE DES TRANSITS est utilisée par les satellites Kepler et CoRoT pour découvrir des
planètes extrasolaires. Lorsqu’une telle planète passe devant son étoile, elle bloque une partie n’atteignent pas le dixième de sa masse.
de la lumière stellaire. La durée et l’amplitude de la baisse de luminosité pendant ce transit Or les petites étoiles sont plus froides. La
révèlent les caractéristiques de la planète. zone habitable – la bande orbitale où les
températures permettent à l’eau de sub-
Système solaire sister sous forme liquide – est donc plus
proche de l’étoile.
Mercure Et lorsqu’une planète est très près de
Vénus Terre son étoile, elle a tendance à être piégée par
les effets de marée dans une résonance
synchrone, c’est-à-dire à présenter tou-
jours la même face à l’étoile (comme la
Lune vis-à-vis de la Terre). L’un des hémis-
phères de la planète est alors perpétuel-
Kepler-11
lement plongé dans l’ombre et le froid,
tandis que l’autre, toujours exposé à l’étoile,
est une fournaise. Il semble improbable
que la vie se développe sur de telles pla-
American Scientist

nètes, bien que certains soutiennent qu’elle


pourrait se nicher à la frontière entre la
partie éclairée et la partie obscure.
5. LES SYSTÈMES PLANÉTAIRES SONT TRÈS DIVERS. Le système Kepler 11 (en bas) abrite par
exemple six planètes géantes, dont cinq sont plus proches de l’étoile que Mercure ne l’est du Soleil
(en haut), et la dernière est à l’intérieur de l’orbite de Vénus. Notre Système solaire n’est sans doute
Une étoile ni trop
pas la norme dans l’Univers (ces représentations ne sont pas à l’échelle). grosse ni trop petite
À l’autre bout de l’échelle, les étoiles de
masse beaucoup plus élévée que le Soleil
Zone habitable sont elles aussi peu adaptées : plus une
Masse de l’étoile (en masses solaires)

2
étoile est massive, moins elle vit longtemps.
Une étoile de deux masses solaires ne brûle
de l’hydrogène de façon stable (phase
Vénus dite « séquence principale ») que pendant
1,8 milliard d’années, soit cinq fois moins
1 longtemps que le Soleil et quelques mil-
liards d’années de moins qu’il n’en a fallu
Mars à la vie intelligente pour apparaître sur
D’après D. Brin, 1989, Earth.

Terre. Les étoiles de huit masses solaires


Terre explosent en supernovae après quelques
dizaines de millions d’années à peine. En
0,5 fin de compte, moins de dix pour cent
des étoiles se situent dans un intervalle
0 0,1 1 10 40 de masse correspondant à une durée de
Rayon orbital (en unités astronomiques)
vie acceptable, soit 0,7 à 1,7 masse solaire.
6. LA ZONE HABITABLE D’UNE ÉTOILE, la plage de distance où la température autorise le maintien
d’eau liquide, varie en fonction de la masse et de l’âge de l’étoile (bande bleue). Si la zone habitable
En outre, l’âge de l’étoile aussi a son
est trop proche de l’étoile, une planète s’y trouvant se synchronisera par effet de marée et finira par importance. Une étoile trop jeune n’a pas
présenter toujours la même face à son étoile. Quant aux étoiles trop massives, elles se consument encore laissé le temps à la vie d’évoluer,
vite, et leur zone habitable ne persiste pas assez longtemps pour qu’une vie intelligente apparaisse. et une étoile trop vieille voit sa luminosité

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augmenter (le Soleil sera 40 pour cent plus tationnelles avec les autres planètes et ainsi
lumineux dans 3,5 milliards d’années) ; sa le risque d’une évolution chaotique de l’or-
zone habitable se décale donc vers l’exté- bite. L’orbite de la Terre est pratiquement
rieur. Autre problème : la plupart des étoi- circulaire. Sur les quelque 500 planètes
les – dont les deux tiers des étoiles de type extrasolaires actuellement confirmées et
solaire – vivent en couples au sein d’un dont les paramètres orbitaux sont déter-
système binaire. Des planètes peuvent être minés, seules 11, soit 2,2 pour cent, ont une
en orbite autour de l’une ou l’autre étoile, excentricité inférieure ou égale à celle de
ou des deux, mais l’influence gravita- la Terre. La moitié d’entre elles voient
tionnelle complexe d’une étoile compa- leur distance à l’étoile varier de 20 pour
gnon perturberait sans doute la longue cent au cours d’une révolution, et pour
période de gestation d’une planète dans 20 pour cent d’entre elles, cette distance
la zone habitable. varie du simple au double !
Un paramètre connexe est l’obliquité
Des orbites de la planète, c’est-à-dire l’angle entre son
axe de rotation propre et celui de l’orbite.
bien ajustées L’obliquité de la Terre, égale à 23,5 degrés,
La deuxième condition pour le dévelop- résulte d’une collision avec un objet de la
pement d’une vie intelligente sur une pla- taille de Mars dans sa jeunesse – impact
nète est l’habitabilité : une planète doit dont est née la Lune. L’obliquité de la Terre
résider dans la zone habitable de son étoile est à peu près stabilisée par l’attraction  BIBLIOGRAPHIE
ou permettre la conservation de l’eau à exercée par la Lune. Elle explique les sai-
W. J. Borucki et al., Characteristics
l’état liquide par un mécanisme quelcon- sons, chaque pôle étant alternativement of Kepler planetary candidates
que. Son orbite doit aussi être stable et suf- orienté vers le Soleil et recevant alors based on the first data set,
fisamment circulaire pendant plusieurs davantage de lumière. La valeur de l’obli- The Astrophysical Journal,
vol. 728, article 117, 2011.
milliards d’années. Or la découverte la quité est telle que le climat à la surface de
plus remarquable sur les planètes extra- la Terre n’est ni trop chaud ni trop froid D. Sasselov et D. Valencia,
solaires est la diversité de leurs orbites : tout au long de l’année. Des super-Terres accueillantes,
certaines sont extrêmement elliptiques, Des chercheurs ont calculé que si l’obli- Pour la Science, n° 396, octobre 2010.
http://bit.ly/pls396_sasselov
d’autres sont très serrées autour de l’étoile quité de la Terre atteignait 90 degrés, une
(on parle de « jupiters chauds »), etc. partie importante de sa surface devien- F. Raulin Cerceau, Sur la piste
La présence de jupiters chauds dans drait inhabitable (un hémisphère serait en des extraterrestres,
Dossier Pour la Science n° 60,
un système n’exclut pas qu’il y ait une pla- permanence tourné vers le Soleil, l’autre juillet-septembre 2008.
nète de type terrestre plus loin de l’étoile, restant dans l’ombre). Aucune autre pla- http://bit.ly/doss60_raulin
dans la zone habitable, mais cela compli- nète de notre Système solaire n’a une obli-
que les choses. On pense que les planètes quité aussi stable. Celle de Mars vaut P. Ward et D. Brownlee,
Rare Earth : Why Complex Life
se forment à bonne distance de l’étoile par actuellement environ 25 degrés, mais is Uncommon in the Universe,
accrétion progressive de matériaux du dis- elle aurait varié de façon chaotique entre Springer-Verlag, 2000.
que protoplanétaire. Une fois leur cœur 0 et 60 degrés.
rocheux formé, les planètes géantes Les modèles actuels de formation des
auraient tendance à migrer vers des orbi- planètes de la taille de la Terre suggè-
tes plus serrées en raison de l’interaction rent qu’en raison des collisions en tous
avec le matériau du disque. Lors de cette sens aux stades précoces de la forma-
migration, elles perturbent et éjectent cer- tion planétaire, des obliquités initiales
tainement les petits corps rocheux pré- élevées devraient être fréquentes ; cepen-
sents dans la zone habitable. Certains dant, leur évolution ultérieure reste à
pourraient néanmoins subsister. mieux comprendre.
Un autre paramètre est l’excentricité
de l’orbite, c’est-à-dire la forme plus ou
moins allongée de la trajectoire ellipti-
Le bon mélange
que. L’excentricité détermine les variations chimique
annuelles de la distance par rapport à L’axe de rotation des étoiles elles-mêmes
l’étoile, et donc d’«ensoleillement». De for- peut aussi être incliné par rapport au plan
tes variations orbitales n’empêchent pas orbital des planètes. Les données suggè-
forcément la présence d’eau liquide, mais rent pour l’instant que les étoiles abritant
pourraient entraver le développement de des jupiters chauds ont des obliquités
systèmes biologiques. Dans un système importantes, résultant probablement de
multiple, une orbite excentrique augmente fortes perturbations gravitationnelles dans
aussi la probabilité d’interactions gravi- ces systèmes extrêmes.

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Là encore, l’ensemble des planètes extra- restres, la tectonique ne peut se mettre en ticules chargées éjectées par le Soleil. Cette
solaires connues représente la partie place sur une planète rocheuse. chaleur alimente aussi la convection du
émergée de l’iceberg ; la plupart des La fréquence à laquelle de telles pla- manteau et donc la tectonique.
systèmes extrasolaires pourraient se révé- nètes se forment n’est pas encore connue, La distribution des éléments chimi-
ler différents. Cependant, les explications mais, d’après les premières données du ques n’est pas uniforme dans la Galaxie.
avancées pour rendre compte des para- satellite Kepler, elles sont abondantes: envi- Certaines régions entières pourraient ainsi
mètres orbitaux observés sont générales. ron 13 pour cent des planètes en orbite ser- être inadaptées à l’émergence de la vie. En
Le mécanisme qui façonne des orbites rée ont une taille comparable à celle de la outre, la présence d’éléments radioactifs
très elliptiques, par exemple, est sans Terre, et des indices laissent penser que signifie qu’une supernova – leur princi-
doute à l’œuvre d’une façon ou d’une sur des orbites plus éloignées, elles seraient pale source – a explosé récemment dans
autre dans d’autres systèmes planétaires encore plus nombreuses, notamment le voisinage de la planète considérée (mais
encore inconnus. autour des petites étoiles. pas trop près...). La Bulle locale où se situe
La troisième condition pour une Le quatrième et dernier grand critère le Soleil aurait été sculptée par des explo-
« bonne » planète porte sur sa masse. La pour une planète adaptée concerne sa com- sions de supernovae, mais certains des élé-
planète doit être suffisamment massive position. Une planète habitable doit à l’évi- ments lourds vitaux présents dans le
pour retenir une atmosphère, mais pas dence contenir les éléments nécessaires à Système solaire pourraient être absents
au point que la tectonique des plaques la chimie organique (carbone, hydrogène, dans d’autres régions de la zone d’inves-
soit bloquée. La tectonique, qui alimente oxygène, etc.). Mais certains éléments favo- tigation de 1 250 années-lumière de rayon.
l’atmosphère par le biais des volcans et risent aussi la vie de façon indirecte. Le Enfin, il existe sans doute de nombreu-
permet l’existence d’un cycle du carbone, silicium et le fer, par exemple, facilitent ses planètes flottant dans l’espace intersi-
semble en effet indispensable pour la vie. la tectonique des plaques. La chaleur déga- déral, éjectées de leur système planétaire
D’après les estimations actuelles, les pla- gée par les éléments radioactifs main- par des interactions gravitationnelles. Il est
nètes de moins de 0,4 masse terrestre ne tient le noyau de fer de la Terre à l’état difficile d’imaginer la vie s’y développer
se prêtent pas à l’existence durable d’une liquide, d’où l’existence d’un champ sans l’énergie apportée par une étoile.
atmosphère, et au-delà de 4 masses ter- magnétique qui protège la surface des par-

1 Des facteurs
Exoplanètes biologiques difficiles
Étoiles binaires à estimer
Terre
Planètes géantes Même si toutes les conditions précéden-
0,8 du Système solaire tes étaient remplies, rien ne garantit que
la vie se développe. Le fait que la vie n’ait
pas encore été créée en laboratoire signi-
fie que sa genèse n’est pas évidente. Mars
se situe à peu près dans la zone habita-
S. Udry et N. C. Santos, 2007, Annual Review of Astronomy and Astrophysics 45 : 397-439.

0,6 ble, mais n’abrite aucune vie intelligente.


Et même si la vie était le résultat inévi-
Excentricité

table des processus chimiques se dérou-


lant sur toutes les planètes dotées d’eau,
rien ne laisse penser que cela se fait
0,4 rapidement. Sur Terre, la vie a mis entre
500 millions et un milliard d’années à
apparaître, et quelques autres milliards
d’années à évoluer jusqu’à notre civilisa-
tion. Il suffit qu’ailleurs la chimie soit
0,2 deux ou trois fois plus lente, ou que l’évo-
lution se « fourvoie », et il est trop tard :
une étoile de type solaire se sera alors
dilatée jusqu’à atteindre l’équivalent de
l’orbite de la Terre.
0 À cela, certains partisans de l’intelli-
1 10 100 1 000 10 000 gence extraterrestre rétorquent que la vie
Période de révolution (en jours) peut évoluer de façon beaucoup plus effi-
7. L’EXCENTRICITÉ D’UNE PLANÈTE mesure le degré d’allongement de son orbite elliptique, c’est- cace à partir de formes non carbonées. Outre
à-dire le rapport entre les distances minimale et maximale de la planète à son étoile, et donc les
variations d’ensoleillement au cours d’une orbite. L’excentricité de la Terre (en vert) est presque l’absence de tout élément de preuve allant
nulle (son orbite est quasi circulaire). La plupart des exoplanètes connues (en rouge) ont une dans ce sens, la plupart des spécialistes s’ac-
excentricité supérieure à celle de la Terre, et la moitié environ voient leur distance à l’étoile varier cordent à penser qu’au minimum, l’intel-
de 20 pour cent ou plus au cours d’une révolution. ligence requiert une certaine complexité.

60] Astronomie © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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Quelle que soit leur nature, ces formes de


vie extraterrestre doivent avoir évolué assez
longtemps pour que des organes relative-
ment complexes prennent forme.
Par ailleurs, l’habitabilité d’une pla-
nète est une condition nécessaire, mais pas
suffisante. La Terre, par exemple, a subi
un certain nombre de catastrophes impro-
bables – essentielles ou secondaires ? – qui 23°
ont facilité l’évolution.
Une collision gigantesque, survenue Terre
tôt dans l’histoire de la Terre, a créé la
Lune, inclinant suffisamment l’axe de rota-
tion de notre planète pour lui conférer 177° 3°
l’obliquité et les saisons dont elle jouit, 25°
mais sans aller jusqu’à la faire voler en
American Scientist

éclats. La Lune, engendrée dans le même 98°


impact, nous apporte les marées et stabi-
lise les oscillations de l’axe terrestre. Quel- Vénus Mars Jupiter Uranus
ques milliards d’années plus tard, tout
autant par hasard, les dinosaures qui 8. L’OBLIQUITÉ DE LA TERRE, c’est-à-dire l’angle entre l’axe de rotation de notre planète et la
perpendiculaire au plan de son orbite, vaut 23,5 degrés (en haut). Cette inclinaison permet aux
avaient dominé la planète durant 100 mil- hémisphères Nord et Sud d’être alternativement orientés vers le Soleil (l’été), maintenant ainsi
lions d’années ont été éradiqués par la une température modérée à peu près constante sur l’ensemble du globe (en haut). L’obliquité de
chute d’un astéroïde, catastrophe qui a la Terre est stabilisée par le couple exercé par la Lune. Celle des autres planètes du Système solaire
permis l’essor des mammifères. Il y a eu (en bas), et peut-être de certaines planètes extrasolaires, est très variable.
environ 15 extinctions massives, dont
six catastrophiques, avant que l’homme F. Drake pense désormais que « seule Ainsi, malgré le discours enthousiaste
n’entre en scène, ce qui souligne le carac- environ une étoile sur dix millions héberge souvent tenu sur la vie extraterrestre, tout
tère complexe, tumultueux et aléatoire de une civilisation détectable », si bien que indique que nous sommes probable-
notre évolution. dans notre volume d’espace comprenant ment seuls, isolés comme les habitants
De nombreuses autres conditions par- 30 millions d’étoiles, il pourrait y en avoir d’une île magnifique, mais éloignée de
ticulières ont permis à la vie de prospé- deux autres. Chacun peut faire sa propre tout. Dans 100 générations, l’humanité
rer sur Terre. Par exemple, l’eau est estimation. Il n’y aura pas de civilisation n’aura sans doute toujours pas reçu de
essentielle à la vie, mais si la planète si l’étoile est trop grosse ou trop petite, si signaux cosmiques intelligents.
avait été couverte d’océans, les poissons l’orbite de la planète ou son obliquité ne Le « principe anthropique » est l’idée
ne se seraient jamais aventurés sur la terre sont pas bonnes, si sa taille ou sa compo- que les conditions dans l’Univers sont
ferme pour évoluer en quadrupèdes, puis sition chimique ne sont pas adaptées, si remarquablement bien ajustées pour que
en bipèdes. En outre, le chemin emprunté sa surface ne s’y prête pas, si son histoire la vie émerge, puisque nous sommes là.
par l’évolution est sinueux. Selon le paléon- géologique est trop défavorable, si la chi- Il me semble que l’on pourrait aussi énon-
tologue Stephen Jay Gould, notre évolu- mie nécessaire pour engendrer les premiè- cer un « principe misanthropique », stipu-
tion était tellement aléatoire qu’elle ne res formes de vie est trop compliquée ou lant que les environnements possibles dans
pourrait probablement jamais se répéter. trop lente, si l’évolution de ces formes de l’Univers sont si vastes, variés et peu
Enfin, la principale incertitude dans vie vers l’intelligence avorte ou s’égare trop appropriés, au moins à un moment quel-
l’équation de Drake est la longévité d’une souvent sur des voies stériles, ou si les civi- conque durant les trois ou quatre milliards
civilisation intelligente. Si la durée typi- lisations s’éteignent facilement. d’années que met la vie intelligente à émer-
que est courte – notre civilisation radio n’a ger, qu’il est peu vraisemblable que celle-
qu’une centaine d’années –, alors il doit
y en avoir très peu autour de nous en ce
Un principe ci se développe et se maintienne.
Adopter ce point de vue rend la vie
moment même. misanthropique ? sur Terre encore plus rare et précieuse.
Les valeurs des probabilités asso- Pour que nous ayons une chance raison- Même si nous ne sommes pas uniques
ciées à tous ces facteurs biologiques de nable d’avoir de la compagnie dans notre dans l’Univers, nous avons beaucoup
l’équation de Drake sont très incertaines, volume d’espace galactique, il faudrait de chance. Voilà qui appelle une plus
et l’astronomie n’apporte pas de nouvel- que la probabilité moyenne pour chacune grande humilité et une plus grande res-
les données permettant de les affiner. Géné- de ces conditions soit assez élevée (disons, ponsabilité envers l’humanité et l’envi-
ralement, on a tendance à ne considérer supérieure à 20 pour cent). Si la probabi- ronnement. La recherche de nouvelles
que les deux extrêmes : soit la vie intelli- lité de l’une d’elles est beaucoup plus fai- planètes, parmi lesquelles se trouvent
gente est inévitable sur toute planète ble, alors même si les autres sont certaines, peut-être des cousines de la Terre, nous
vaguement adaptée, soit elle est haute- il devient très improbable qu’une étoile permettra au moins de mieux compren-
ment improbable. proche de nous abrite des êtres intelligents. dre la nôtre. Et c’est déjà beaucoup. 

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Astronomie [61


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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Immunologie

Concevoir plus rapidement


des vaccins
Alan Aderem
L’ analyse simultanée de toutes les composantes
du système immunitaire après une vaccination
accélérerait la mise au point de vaccins efficaces,
et porterait un coup fatal au virus du sida.

L es biologistes travaillant sur le sida


avaient espéré que le vaccin déve-
loppé par les Laboratoires Merck et
l’Institut américain d’étude des allergies
et des maladies infectieuses serait celui
L’ E S S E N T I E L
 Pour mettre au point
un vaccin, les biologistes
effet imaginé des vaccins qui, après quel-
ques ajustements, se sont révélés efficaces
pour protéger les sujets contre ces infec-
tions. Mais trop souvent, quand on ignore
quelles sont les réactions immunitaires qui
que l’on attend depuis 30 ans. Ces espoirs sélectionnent une molécule protègent réellement, les résultats sont
furent anéantis en 2007, quand les conclu- supposée déclencher décevants, surtout quand on ne constate
sions d’un essai clinique impliquant des réactions immunitaires l’inefficacité qu’au terme d’un essai clini-
3 000 personnes révélèrent que le vaccin efficaces contre l’agent que de grande ampleur.
était inefficace. Non seulement l’inocula- infectieux. Puis ils testent D’où la question que se posent les
tion du vaccin ne protégeait pas les per- la molécule sur des milliers immunologistes: comment mettre au point
sonnes participant à l’essai clinique, mais de personnes. des vaccins efficaces et accélérer leur
elle augmentait, pour certaines d’entre évaluation ? Pour y parvenir, il faudrait
elles, le risque de contamination par le VIH.
 Une nouvelle approche, comprendre précisément toutes les réac-
la biologie des systèmes,
Des millions de dollars et plus de dix ans tions immunitaires induites par un vaccin
permettrait d’accélérer
de recherche avaient été nécessaires à la réellement efficace. Il faudrait, par exem-
la mise au point des vaccins.
mise au point de ce vaccin. Pendant la ple, découvrir quelles sont les cellules
même période, 18 millions de personnes  Dans cette approche, immunitaires en jeu et comment elles inter-
ont succombé au sida et des millions d’au- on étudie les modifications agissent, ou encore quels sont les gènes
tres ont été contaminées. de l’activité des gènes après activés ou inhibés par ces cellules. Les
En fait, aujourd’hui encore, après des injection du vaccin en cours immunologistes pourraient ensuite ras-
dizaines d’années de recherches, on ignore d’évaluation. sembler ces informations pour préciser
comment élaborer un vaccin efficace contre quelle serait la réaction immunitaire réel-
le VIH. Certes, quelques vaccins, tels ceux  En comparant ces résultats lement protectrice. Ce profil servirait à
utilisés contre la poliomyélite ou la variole, avec les réactions immunitaires déterminer les constituants d’un vaccin
Illustrations de Jude Buffum

ont connu un succès spectaculaire. Mais idéales pour lutter contre protecteur contre la maladie.
en réalité, la chance joua un grand rôle dans une infection, les biologistes En comparant des centaines de formu-
leur réussite. À partir de leurs connaissan- améliorent la formulation lations possibles, les biologistes choisiraient
ces limitées du système immunitaire et des et l’efficacité des vaccins. celles qui produisent un profil immunolo-
agents pathogènes, les biologistes ont en gique proche du profil type. Ils améliore-

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raient alors ces formulations en réalisant et des logiciels capables de traiter toutes au point par Edward Jenner, il y a 200 ans,
des essais cliniques rapides et à petite échelle, ces données. Aujourd’hui, des équipes tra- à partir du pus extrait d’une pustule de
jusqu’à obtenir des vaccins déclenchant vaillant dans le domaine dit de la biologie variole d’une vache laitière). Dans d’au-
les signatures biologiques optimales. En des systèmes mettent au point des outils tres cas, les antigènes sont des fragments
s’approchant de la signature idéale, ils qui amélioreront notre façon de concevoir d’un agent infectieux inactivé (tel le vac-
sauraient rapidement si un vaccin a des les vaccins. La communauté scientifique cin Salk contre la poliomyélite), ou bien
chances d’être efficace. Ainsi, avant même commence ainsi à découvrir les détails les particules antigéniques servent à elles
que le vaccin expérimental ne soit testé des réactions immunitaires nécessaires pour seules de vaccin (par exemple, les vac-
lors d’essais cliniques de grande ampleur, protéger une personne contre le VIH. Cette cins contre la diphtérie, la coqueluche et
on serait quasi assuré de son succès. approche est aujourd’hui utilisée pour la le tétanos). Les vaccins contiennent sou-
Jusqu’à présent, les biologistes n’avaient mise au point des vaccins contre le sida, la vent des adjuvants – des substances qui
ni les connaissances ni les outils nécessai- tuberculose, le paludisme et la grippe. renforcent les réactions immunitaires. Le
res pour atteindre cet objectif. Il fallait des système immunitaire réagit aux antigènes
équipes interdisciplinaires, d’immunolo-
gistes et de microbiologistes, capables de
Une combinaison d’un vaccin selon une séquence précise
d’événements moléculaires et cellulaires
modéliser les systèmes biologiques com- idéale qui permettent à l’organisme d’éviter une
plexes et d’en préciser les caractéristiques Qu’ils soient formulés de façon classique infection future par un virus ou une bac-
parmi de grandes quantités de données. ou selon l’approche de la biologie des sys- térie portant les mêmes antigènes ou des
Nous avions aussi besoin d’outils mesu- tèmes, les vaccins contiennent des anti- antigènes similaires. Pour les concepteurs
rant simultanément et de façon reproduc- gènes (des fragments de protéines ou de vaccins, l’objectif est de trouver la com-
tible les changements d’activité des gènes, d’ADN) de l’agent pathogène (virus, bac- binaison d’antigènes et d’adjuvants qui
les quantités de protéines produites, le com- téries ou parasites), qui déclenchent des offre la protection la plus efficace.
portement des cellules et divers paramè- réactions immunitaires très spécifiques. Bien qu’il ait été mis au point de façon
tres spécifiques des réactions immunitaires Parfois, les antigènes sont des virus entiers classique, le vaccin contre la fièvre jaune,
– sans oublier des ordinateurs puissants atténués (tel le vaccin contre la variole mis YF-17D, a été l’un des plus efficaces jamais
Illustrations de Jude Buffum

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LES SECRETS DE L A DÉFENSE


Pour être efficace, un vaccin doit préparer l’orga- a
Les cellules dendritiques b Les cellules dendritiques
nisme à se défendre contre un virus, une bac- absorbent des fragments migrent vers les ganglions
térie ou tout autre micro-organisme pathogène du vaccin, des antigènes, lymphatiques, où elles présentent
avant que l’infection ne se produise. Les meil- ce qui prépare la réponse les fragments antigéniques
leurs vaccins (virus entiers inactivés ou frag- du système immunitaire à d’autres cellules,
ments de virus) activent successivement les adaptatif. stimulant ainsi le système
immunitaire adaptatif.
deux composantes du système immunitaire : le
système immunitaire inné et le système immu-
nitaire adaptatif. La première ligne des défen-
Particule
seurs de l’organisme est constituée des cellules vaccinale
dendritiques, des cellules généralistes qui réa-
gissent rapidement après l’inoculation du micro-
organisme pathogène (a). Elles engloutissent
les particules vaccinales, puis transmettent le Cellule
relais à des cellules plus spécialisées, les lym- dendritique
phocytes T et les lymphocytes B qui produisent
les anticorps(b). Ces lymphocytes gardent l’iden-
tité de l’envahisseur en mémoire et permet- Réponse Protéines Réponse
tront à l’organisme de repousser très rapidement immunitaire innée de signalisation immunitaire adaptative
de futures attaques de ces ennemis (c).

produits. Une seule injection suffit, le sujet nes dont la cellule a besoin. Les séquen- lés avec YF-17D ont stimulé leur système
est protégé une semaine après la piqûre, ces d’ADN sont d’abord transcrites en ARN immunitaire adaptatif, provoquant une
et la protection dure au moins 30 ans. Ce messagers qui, à leur tour, sont utilisés pour réponse en deux temps. Des anticorps (des
succès a permis de tester les principes et l’élaboration des protéines. Ainsi, en exa- protéines spécifiques de certaines parties
les méthodes de la biologie des systè- minant les concentrations d’ARN, nous du virus de la fièvre jaune) ont d’abord été
mes. Une étude a été menée par Bali Pulen- déterminons quels gènes ont été activés produits, puis un autre groupe de cellu-
dran et l’équipe de Rafi Ahmed de ainsi que leur niveau d’expression. les immunitaires, les lymphocytes T cyto-
l’Université Emory à Atlanta, et mon Comme nous l’avions prévu, l’ino- toxiques, qui identifient et détruisent les
équipe de l’Institut de biologie des systè- culation du vaccin YF-17D a tout d’abord cellules infectées, est apparu. Nous avons
mes à Seattle. Nous avons essayé d’établir activé le système immunitaire inné, le identifié 65 gènes jouant un rôle majeur
un profil précis des changements molécu- premier des deux systèmes de défense dans la réponse de l’organisme au vaccin
laires et cellulaires expliquant l’efficacité de l’organisme. Le système immunitaire YF-17D. La séquence d’expression de ces
de ce vaccin. À partir de ce profil, nous inné contre-attaque immédiatement les gènes révèle une puissante activation des
avons essayé de déterminer pourquoi les agents pathogènes, les « ingère » et tue gènes codant les anticorps et des lym-
vaccins contre le VIH ne déclenchent pas la plupart d’entre eux. Bien que le sys- phocytes T cytotoxiques.
Ainsi, nous avions validé notre hypo-
thèse : nous pouvions identifier, de façon
NOUS POUVIONS IDENTIFIER, DE FAÇON TRÈS PRÉCISE, très précise, quels gènes codant les diffé-
rents acteurs du système immunitaire
quels gènes codant les différents acteurs du système étaient ou non activés par le vaccin de la
immunitaire étaient ou non activés par le vaccin. fièvre jaune. Indépendamment, Rafick-
Pierre Sékaly, de l’Institut de vaccination
et de thérapie génique de Floride, trouva
la réponse immunitaire nécessaire pour tème inné, rapide, mais non spécifique, des résultats similaires.
vaincre l’infection. assure souvent seul la défense immédiate Le fait que l’on puisse « lire » dans le
Nous avons commencé notre expéri- contre les menaces extérieures, il est sang si les réactions immunitaires déclen-
mentation en inoculant le vaccin YF-17D à secondé par un autre système de défense, chées à l’endroit de la vaccination sont effi-
25 volontaires en bonne santé. Puis nous le système immunitaire adaptatif, qui caces permettrait de mettre au point un
avons prélevé des échantillons de sang sur produit une réponse spécifique de l’agent test diagnostique simple : en prélevant du
ces sujets à différents moments: lors de l’in- pathogène en cause. Cette réponse est sang par une simple piqûre au bout d’un
jection, puis 1, 3, 7 et 21 jours après. Cha- telle que les dommages sont limités, voire doigt, on pourrait très vite savoir si un vac-
que échantillon de sang a été placé dans inexistants, si le sujet rencontre à nou- cin est efficace. Pour collecter et analyser
un dispositif de criblage automatique pour veau le même agent infectieux (voir de tels prélèvements, il ne serait pas néces-
identifier la nature des gènes activés (sur l’encadré ci-dessus). saire de faire appel à du personnel très
tous les constituants du sang). Les gènes Environ dix jours après l’inoculation, qualifié ni à des équipements coûteux.
ne produisent pas directement les protéi- les défenses innées des volontaires inocu- C’est un point important quand on sait

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Lymphocyte T c Invasion d’agents


cytotoxique Lymphocyte T cytotoxique Lymphocyte T mémoire pathogènes
Certaines cellules du système
immunitaire adaptatif devien-
nent des lymphocytes T cytotoxi-
ques qui peuvent identifier et
détruire les cellules infectées
dans les tissus. D’autres lympho-
cytes T deviennent des lympho-
Cellule infectée cytes T mémoire qui continuent
à patrouiller dans l’organisme Lymphocyte B mémoire
pendant des années.
Lymphocyte T
auxiliaire Lymphocyte B Anticorps
Lymphocyte T Les lymphocytes T et B
auxiliaire mémoire entreront immé-
diatement en action si des
envahisseurs portant des
Les lymphocytes T auxiliaires activés libèrent des substances chimiques antigènes ressemblant à
qui agissent sur les lymphocytes T cytotoxiques ; ils interagissent aussi avec ceux du vaccin s’attaquent
les lymphocytes B, qui produisent des anticorps dirigés contre les antigènes Réponse immunitaire ultérieurement à l’orga-
vaccinaux. Quelques lymphocytes B mémoire persistent dans l’organisme. adaptative à long terme nisme vacciné.

que le VIH, le paludisme et la tuberculose cacement la quantité de virus dans le sang


frappent surtout les régions les plus pau- d’animaux exposés au VIS.
vres du monde. Les gènes en jeu, dont l’expression
Après avoir montré que la biologie est liée à une meilleure capacité à combat-
des systèmes pouvait donner une image tre le virus, apparaissent comme les nœuds
précise de l’effet produit par un vaccin d’un réseau constitué de tous les acteurs
sur le système immunitaire, nous nous de la réponse immunitaire ; chaque nœud
sommes attaqués au problème que pose représente un gène et les connexions entre
le VIH. Nous voulions comparer plusieurs eux indiquent l’influence qu’ils exercent
formulations vaccinales, afin de voir si les uns sur les autres. Puisque les singes
L’ A U T E U R
l’une d’elles déclencherait une réponse et les hommes ont un grand nombre de
immunitaire « idéale ». À ceci près que gènes en commun, le profil de la réponse
nous ignorions – et que nous ignorons immunitaire idéale pour un singe pour-
toujours – à quoi ressemble une réponse rait nous renseigner sur celui de la réponse
immunitaire idéale dans le cas du VIH. au VIH chez l’homme, et servir à évaluer
C’est aujourd’hui l’un de nos principaux différents vaccins.
objectifs. Nous avons commencé par L. Picker et R.-P. Sékaly explorent une
rechercher des indices chez des animaux. piste voisine. Ils appliquent une appro-
che biologique des systèmes afin de déter- Alan ADEREM dirige
À la recherche du profil miner pourquoi les vaccins contenant des
formes atténuées du VIS protègent effi-
l’Institut Seattle BioMed,
spécialisé dans la mise
immunologique idéal cacement les singes. Malheureusement,
au point de vaccins
et localisé à Seattle,
Certains singes peuvent être infectés par le dans le cas du VIH, l’utilisation d’un virus aux États-Unis.
virus de l’immunodéficience simienne (VIS) affaibli est beaucoup trop dangereuse.
qui présente beaucoup de similitudes avec Avec le temps, il pourrait se recombiner
le VIH. Louis Picker, de la Faculté de méde- avec des formes actives du virus et ren-
cine et de sciences de l’Oregon, Robert Seder, dre malades les personnes qu’il était censé
de l’Institut américain de la santé, et les bio- protéger (c’est pour cette raison que la
logistes de l’Institut Seattle Biomed testent forme vivante atténuée du virus de la
aujourd’hui différents vaccins contenant poliomyélite a été abandonnée dans de
des antigènes du VIS pour préciser le pro- nombreux pays). Si cette approche est cou-
fil immunologique caractérisant une ronnée de succès, on saura comment
réponse efficace. Ainsi, nous avons identi- déclencher une réponse immunitaire sem-
fié plusieurs caractéristiques de la réponse blable à celle produite par un virus atté-
immunitaire innée qui permettent de pré- nué sans prendre le risque de l’utiliser
voir quels vaccins limiteront le plus effi- dans un vaccin.

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U N E NOU V E LLE FAÇON DE CONC E VOIR DE S VACCINS


Quelle que soit leur approche dans la mise au point des Approche classique TEMPS
vaccins, les biologistes commencent par tester différen- Puisque le système immunitaire pro- ESSAI 1
tes préparations simples. Dans l’exemple présenté ici, duit des anticorps et des lymphocytes T
un seul des quatre mélanges déclenche les réactions de plusieurs façons – pas toutes effi-
recherchées : la production par l’organisme des anticorps caces –, le vaccin sélectionné doit être Vaccin IV
et des lymphocytes T. Bien sûr, ces mélanges doivent être testé sur un grand nombre de sujets.
Dans le cas présenté ici, les résultats
sans danger pour l’homme. de la première étude clinique sont déce-
vants; les essais suivants, qui prennent
plus de temps, indiquent que l’asso-
Recherche préliminaire ciation de deux composants (des adju-
vants) améliore la protection. Temps
Vaccin I Vaccin II Vaccin III Vaccin IV
Approche de la biologie des systèmes TEMPS
La formulation du vaccin candidat Protégé par
est d’abord testée chez quelques le vaccin Expression d’ARN
volontaires sains. Des automates
créent une signature spécifique de Concentration
leurs réactions immunitaires en des protéines
Production Production Production Production mesurant l’expression de l’ARN (le Métabolites
d’anticorps d’anticorps d’anticorps d’anticorps nombre de copies d’ARN de chaque
gène activé), la concentration des Variation génétique
Production de Production de Production de Production de différentes protéines et des méta-
lymphocytes T lymphocytes T lymphocytes T lymphocytes T bolites (les produits de dégradation), Non protégé par
Sans danger Sans danger Sans danger Sans danger ainsi que la variation génétique. le vaccin
Après ces tests, les biologistes amé- Expression d’ARN
liorent leur formulation vaccinale, Concentration
testent le nouveau vaccin, l’amélio- des protéines
rent encore, et ainsi de suite jusqu’à
ce qu’il déclenche une cascade de Métabolites
réactions immunitaires qui protè-
gent vraiment le sujet vacciné. Variation génétique

Les biologistes ont aujourd’hui con- che pas la production d’anticorps effica- cytotoxique, cette dernière n’empêcherait
firmé qu’une approche « système » peut ces. Il reste à utiliser des fragments du VIH pas le virus d’infecter des cellules. En
être utile pour la mise au point d’un vac- lui-même, seuls ou associés à d’autres virus revanche, le vaccin tuerait les cellules infec-
cin. Nous avons obtenu la signature immu- (pour stimuler la réponse immunitaire). tées, ce qui éviterait que l’infection s’em-
nologique correspondant à un vaccin Hélas, ce type de vaccins n’a pas produit balle: en théorie, ce vaccin permettrait aux
efficace (YF-17D) et des signatures immu- jusqu’à présent d’anticorps efficaces. Les personnes contaminées par le VIH de conte-
nologiques de singes vaccinés avec suc- résultats d’un essai vaccinal réalisé en Thaï- nir le virus indéfiniment.
cès. Il reste cependant quelques inconnues lande, publiés en 2009, ont laissé entrevoir Cette approche semblait très pro-
à lever avant d’expérimenter un nou- une production d’anticorps assez efficace, metteuse. C’était le premier essai à grande
veau vaccin contre le VIH. Comment expli- mais pas suffisamment pour protéger tous échelle d’un vaccin spécifiquement conçu
quer, par exemple, l’échec du vaccin des les sujets qui seraient vaccinés. pour activer des lymphocytes T cyto-
Laboratoires Merck en 2007, qui pourtant toxiques afin de tuer des cellules infectées
semblait prometteur ? par le VIH. Pourtant, le vaccin ne proté-
Le vaccin des Laboratoires Merck
Les leçons d’un échec geait pas les personnes vaccinées. Bien
(nommé MRKAd5/HIV-1) n’est pas le pre- Les Laboratoires Merck ont choisi une qu’il ait déclenché une réponse spécifique
mier à avoir été testé contre le VIH. Les approche différente. Plutôt que de cher- des lymphocytes T contre les cellules
essais cliniques précédents cherchaient à cher à stimuler la production d’anti- infectées par le VIH chez plus de 75 pour
déclencher une production massive d’an- corps, ces biologistes se sont tournés cent des sujets, les charges virales ne
ticorps qui auraient éliminé les particu- vers l’autre fer de lance du système de pro- différaient pas entre les sujets vaccinés et
les virales avant qu’elles ne colonisent tection : les lymphocytes T cytotoxiques. ceux du groupe placebo. Plus surprenant
l’organisme. Toutefois, deux des trois stra- Le vaccin des Laboratoires Merck utilisait encore, les sujets vaccinés ayant des anti-
tégies envisagées pour produire de tels des antigènes spécifiques du VIH combi- corps anti-Ad5 (en raison d’une exposi-
vaccins ne pouvaient être appliquées. L’uti- nés à un virus anodin, un adénovirus de tion préalable à un adénovirus de type 5)
lisation d’une version atténuée du VIH type 5 (les adénovirus sont responsables semblaient plus sensibles à l’infection que
est trop dangereuse (en raison d’un risque de la plupart des rhumes). Les immuno- ceux du groupe placebo.
de réactivation de la virulence) et celle logistes ont compris que même s’ils réus- Pour analyser le vaccin des Laboratoi-
de particules virales inactivées ne déclen- sissaient à déclencher une réponse res Merck, nous nous sommes associés à Julie

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COÛT VOLONTAIRES
ESSAI 2 ESSAI 3 Adjuvant 2
Adjuvant 1

Résultats

COÛT VOLONTAIRES
Signature ESSAI 1
du résultat Vaccin IV Adjuvant 1 Adjuvant 2
souhaité

Puisque les chercheurs présélec-


tionnent un vaccin qui déclenche
une réponse immunitaire efficace,
l’essai clinique devrait prendre moins
Déclenche Déclenche Déclenche la réaction de temps et avoir plus de chances
e une faible réaction une réaction forte la plus forte de donner de bons résultats.

McElrath, du Centre de recherche sur le can- réactions immunitaires souhaitées (voir l’en-
cer Fred Hutchinson à Seattle. Nous avons cadré ci-dessus). Les biologistes ont déjà
découvert que le vaccin MRKAd5/HIV-1 acti- accompli des progrès notables, par exem-
vait des milliers de gènes pendant les 24 ple en comprenant comment certains adju-
heures qui suivaient l’injection, ce qui confir- vants stimulent le système immunitaire.
mait une très forte activation des lympho-
cytes T. Nous avons aussi constaté que ces
gènes concernaient les principaux acteurs
Prochaines étapes
du système immunitaire inné. Mais en Nous avons examiné les réseaux de gènes
examinant des échantillons de sang préle- activés par un grand nombre d’adjuvants.  BIBLIOGRAPHIE
vés sur des sujets ayant des anticorps anti- Certains d’entre eux activent des gènes sti-
Ad5 (appartenant au groupe qui présentait mulant les lymphocytes T, tandis que d’au- T. Querec et al., Systems biology
approach predicts
une susceptibilité accrue à l‘infection par tres favorisent la production d’anticorps. immunogenicity of the yellow
le VIH), nous avons constaté que leur sys- En combinant nos connaissances sur les fever vaccine in humans,
tème immunitaire inné était très affaibli. adjuvants et la signature moléculaire d’une Nature Immunology, vol. 10,
Cette déficience imprévue a probable- « réaction immunitaire idéale », nous n° 1, pp. 116-125, 2009.
ment favorisé l’infection des personnes pensons optimiser la conception de vac- R.-P. Sékaly, The failed HIV Merck
vaccinées exposées ultérieurement au cins contre certains agents pathogènes. vaccine study: a step back or a
virus. Nous essayons de confirmer cette Les agents pathogènes responsables launching point for future vaccine
development?, Journal
hypothèse et de comprendre pourquoi la des épidémies de sida, de paludisme et de of Experimental Medicine,
puissante activation des lymphocytes T tuberculose ont jusqu’à présent tenu en vol. 205, n° 1, pp. 7-12, 2008.
n’a procuré aucune protection. échec les vaccins classiques. En utilisant
H. Saïdi et al., HMGB1-dependent
L’approche de la biologie des systèmes la nouvelle approche de la biologie des triggering of HIV-1 replication
semble plus adaptée pour tester les vaccins systèmes, nous espérons mieux compren- and persistence in dendritic
expérimentaux et évaluer leur protection. dre les réactions du système immuni- cells as a consequence
L’objectif est de concevoir des vaccins dont taire et concevoir des vaccins plus efficaces of NK-DC cross-talk,
PLoS ONE, vol. 3(10),e3601, 2008.
on sait par avance qu’ils déclencheront les contre ces fléaux. I

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robot, scientifique, Adam, levure, hypothèse, expériences, démarche scientifique, découvertes, gène, enzyme, intelligence artificielle, logiciel

Robotique

Ross King
Des machines peuvent-elles émettre des hypothèses,
réaliser des expériences et évaluer les résultats, sans l’intervention
de l’homme ? Des prototypes montrent que oui.

P eut-on automatiser la recherche


scientifique ? Il ne s’agit pas d’au-
tomatiser les expériences – cela se
fait déjà –, mais de construire une machine
qui découvrirait de nouvelles connaissan-
ques dites de criblage). Les ordinateurs effec-
tuent même des opérations moins éviden-
tes : ils analysent aussi des données et
commencent à produire des hypothèses
scientifiques. En chimie par exemple, les
apparenté, Meta-DENDRAL, a été l’un des
premiers systèmes d’apprentissage auto-
matique. Les scientifiques voulaient créer
des instruments capables de chercher
des signes de vie sur Mars dans le cadre
ces scientifiques. Depuis dix ans, mon programmes d’apprentissage automatique de la mission Viking de la NASA en 1975.
équipe et moi développons un tel robot aident à la conception de nouvelles molé- Mais la tâche était trop importante pour
scientifique. cules. L’intérêt d’un robot scientifique serait la technologie de l’époque.
Pourquoi construire un robot scienti- de combiner ces techniques pour automa- Depuis, des programmes tels que Pros-
fique ? Nous avons deux motivations. La tiser l’ensemble de la démarche scientifi- pector (pour la géologie), Bacon (pour l’ex-
première est de mieux comprendre la que: formuler des hypothèses, concevoir et ploration de terrains) et des successeurs plus
science. Le physicien Richard Feynman réaliser des expériences pour tester ces hypo- récents ont automatisé certaines tâches pro-
remarquait que « ce que je ne sais pas créer, thèses, interpréter les résultats et recom- posant des hypothèses et des expériences
je ne le comprends pas ». Dans la même mencer le cycle jusqu’à ce que de nouvelles à mettre en œuvre. Toutefois, la plupart de
ligne philosophique, tenter de construire connaissances soient trouvées. ces automates ne réalisent pas eux-mêmes
un robot scientifique nous oblige à pren- Sommes-nous capables de mettre au les expériences. C’est pourtant une compo-
dre des décisions concrètes reliant des objets point un robot scientifique qui puisse vrai- sante nécessaire si l’on veut que les systè-
abstraits et physiques, des phénomènes ment accomplir cette démarche? Les carac- mes à intelligence artificielle fonctionnent
observés et théoriques, ainsi que nos dif- téristiques de deux robots que nous avons même de façon semi-indépendante.
férentes façons de poser des hypothèses. conçus, et de quelques autres dans le Notre robot, Adam, n’est pas un huma-
Notre seconde motivation est techno- monde, suggèrent que oui. noïde ; c’est un laboratoire automatisé qui
logique. Les robots scientifiques pourraient remplit un petit bureau (voir l’encadré
rendre la recherche plus productive et ren-
table. Certains problèmes scientifiques sont
Un robot scientifique page 71). L’équipement comprend notam-
ment un congélateur, trois robots pour
si complexes qu’ils nécessitent une impor- nommé Adam manipuler les liquides, trois incuba-
tante quantité de travail : il n’y a pas assez C’est dans les années 1960 et 1970 que des teurs, une centrifugeuse, et chaque com-
de chercheurs pour tout faire. L’automa- chercheurs de l’Université Stanford, aux posant est automatique. Adam a aussi
tisation pourrait résoudre ce problème. États-Unis, ont pour la première fois tenté un « cerveau » réalisant des calculs : c’est
En science, l’informatique a connu d’im- d’appliquer l’intelligence artificielle à la un ordinateur qui fait des raisonnements,
portants progrès, par exemple l’automati- découverte scientifique. Ils ont conçu un contrôle les ordinateurs individuels action-
sation des laboratoires à « haut débit » pour programme informatique nommé DEN- nant le matériel, et compare les résultats
le séquençage de l’ADN et la recherche de DRAL pour analyser les données de spec- des expériences à ceux prédits selon cha-
nouveaux médicaments (avec les techni- trométrie de masse, et le programme que hypothèse.

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Adam réalise des expériences sur les avec plus de précisions que ne le permet le
mécanismes de croissance des microbes ; langage. La logique est la façon la plus juste L’ E S S E N T I E L
il sélectionne des souches microbiennes et de représenter les données scientifiques et  La conception
des milieux de culture (des liquides néces- d’en échanger entre robots et êtres humains. et la réalisation
saires à leur développement), puis observe De façon pratique, en intelligence artifi- de certaines expériences
comment les souches se multiplient dans cielle, la logique peut aussi être un lan- scientifiques exigent
le milieu sur plusieurs jours. Le robot peut gage de programmation, ce qui permet beaucoup de travail humain.
tester seul environ 1 000 combinaisons aux connaissances d’Adam d’être inter-
de souches et de milieux par jour. Nous prétées comme un logiciel informatique.  Un robot prototype,
avons conçu Adam afin qu’il étudie un nommé Adam, émet
domaine important de la biologie: la géno-
mique fonctionnelle, à savoir les rela-
Lui fournir des hypothèses
sur les gènes de levure
tions entre les gènes et leurs fonctions. des connaissances et leurs fonctions,
La première étude concernait la levure Pour lancer les recherches d’Adam, nous conçoit des expériences
Saccharomyces cerevisiae, un micro-orga- l’avons programmé avec de nombreuses et les réalise.
nisme constitué d’une seule cellule et données. Par exemple, chez S. cerevisiae,
utilisé pour faire du pain ou de la bière par le gène ARO3 code une enzyme nommée  Avec l’intelligence
exemple. Les biologistes s’intéressent sur- 3-deoxy-D-arabino-heptulosonate-7-phos- artificielle et l’équipement
tout à cette levure en tant que « modèle » phate (DAHP) synthase. Nous avons éga- robotique, Adam a découvert
pour comprendre comment fonctionnent lement fourni à Adam des données liées, trois gènes particuliers
les cellules humaines. Les levures ont beau- par exemple que cette enzyme catalyse une de levure.
coup moins de gènes que les cellules réaction chimique transformant les com-
humaines et se multiplient rapidement posés phosphoénolpyruvate et D-érythrose
 L’intervention
de l’homme est nécessaire
et facilement. Bien que le dernier ancêtre 4-phosphate en 2-dehydro-3-deoxy-D-ara-
au fonctionnement d’Adam,
commun des hommes et des levures ait bino-heptonate 7-phosphate et phosphate.
mais, ensemble,
vécu il y a environ un milliard d’années, Ces faits forment un modèle du méta-
les hommes et les machines
l’évolution conserve de nombreux carac- bolisme de la levure, qui comprend des
obtiendraient davantage
tères, de sorte que l’on peut considérer que connaissances sur les gènes, les enzymes
de résultats.
ce qui est vrai pour une levure l’est aussi et les métabolites (de petites molécules
pour une cellule humaine.
Adam a étudié les enzymes, des pro-
téines qui catalysent, c’est-à-dire favorisent
et accélèrent, des réactions biochimiques
particulières: comment la levure les utilise-
t-elle pour se multiplier et produire des
déchets à partir de son milieu de culture?
Bien que les scientifiques étudient ces méca-
nismes depuis plus de 150 ans, ils n’en com-
prennent pas tous les détails. Ils connaissent
de nombreuses enzymes produites par la
levure, mais dans certains cas, ils ignorent
les gènes qui les codent. Adam a pour objec-
tif de découvrir ces gènes.
Pour faire des découvertes, Adam doit
disposer d’importantes connaissances
scientifiques. Nous avons programmé
Adam avec un bagage approfondi de don-
nées sur le métabolisme et la génomique
fonctionnelle des levures. Certains disent
qu’Adam détient des informations plutôt
qu’il n’a des « connaissances ». Le débat
philosophique est ouvert. Mais nous pen-
sons que le terme de connaissances est
justifié, parce qu’Adam les utilise pour
raisonner et guider ses interactions avec
l’environnement.
La logique permet à Adam de représen-
David Johnson

ter ses connaissances. Elle a été inventée il


y a 2400 ans pour décrire la connaissance

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produites par le métabolisme). À l’inverse correspondants peuvent avoir la même fonc- excepté une. Suivre cette approche de façon
d’une encyclopédie, ce modèle est converti tion. Adam a trouvé trois gènes de levure optimale est difficile à programmer, mais
en un logiciel qui peut agir sur les don- ayant des séquences semblables à celle d’Aa- nos analyses ont montré que le choix réa-
nées pour faire des prédictions. Un robot dat: YER152c, YJL060w et YJL202w. Il a sup- lisé par Adam sélectionne des expériences
scientifique peut alors combiner des modè- posé que chaque gène code l’enzyme qui résolvent les problèmes plus rapide-
les scientifiques abstraits avec la roboti- 2-aminoadipate transaminase. ment et pour un meilleur coût que les autres
que de laboratoire pour tester et améliorer Pour tester ses hypothèses, Adam a choix possibles ; par exemple, il met en
automatiquement les modèles. utilisé les souches de levure de sa collec- œuvre l’expérience la moins chère. Dans
Quand les chercheurs travaillent, ils tion, conservées dans son congélateur, certains cas, Adam peut concevoir une seule
formulent des hypothèses, puis les testent où chaque souche a un gène qui lui a été expérience qui vérifie de nombreuses hypo-
expérimentalement. De même, Adam émet retiré. Le robot a examiné dans des condi- thèses. Les êtres humains ont du mal à en
des hypothèses nouvelles concernant la bio- tions particulières la croissance de trois faire autant : ils ne considèrent en général
logie de la levure, puis il en déduit les consé- souches de levure, auxquelles il manquait qu’une hypothèse à la fois.
quences avec son modèle de Quand le système d’intel-
métabolisme. Il réalise ensuite LE PROCESSUS PERMETTANT À ADAM ligence artificielle d’Adam a
des expériences pour voir si les
hypothèses concordent avec les
de faire des hypothèses et de confirmer déterminé les expériences les
plus prometteuses, il utilise ses
observations. expérimentalement les connaissances équipements robotiques pour
D’abord, Adam a prédit nouvelles ne nécessite pas les réaliser et observer les résul-
quels gènes pouvaient coder d’intervention humaine. tats. Adam n’est pas capable
les enzymes. La formulation de de voir directement les gènes
telles hypothèses met en jeu différentes respectivement les gènes YER152c, YJL060w ou les enzymes ; il mesure quelle quan-
capacités de raisonnement (voir l’encadré et YJL202w ; il les a fait pousser avec des tité de lumière traverse les cultures de
page 72). Pour ne retenir que les hypothè- substances chimiques qui participent à la levure. Avec ces données, Adam met en
ses les plus vraisemblables, Adam a uti- réaction catalysée par l’enzyme. œuvre une chaîne de raisonnements com-
lisé ses connaissances. Par exemple, il L’étape suivante serait de faire de mul- pliquée qui lui permet de savoir si oui ou
connaissait une enzyme, la 2-aminoadipate tiples expériences avec chaque souche. Les non les indices s’accordent avec les hypo-
transaminase, dont on ignorait le gène. Cette financements de la recherche sont toujours thèses sur les gènes et les enzymes. Ces
enzyme catalyse la réaction du 2-oxoadi- limités, et les scientifiques font souvent chaînes de raisonnement existent souvent
pate avec le L-glutamate pour donner le la course pour être les premiers à résou- en science ; par exemple, les astronomes
L-2-aminoadipate et le 2-oxoglutarate (la dre un problème. Nous avons donc confi- déduisent ce qui se passe dans des galaxies
réaction inverse peut aussi avoir lieu). Ce guré Adam de façon à ce qu’il mette au lointaines à partir du rayonnement qu’ils
composé participe à la multiplication des point des expériences efficaces testant les observent avec leurs instruments.
levures; cette réaction est importante, car hypothèses rapidement et à moindre coût.
elle est une cible potentielle des médica- Ainsi, Adam suppose que chaque hypo-
ments antifongiques. thèse a une certaine probabilité d’être vraie.
Faire des découvertes
Cette supposition est controversée, Adam a produit et confirmé expérimenta-
et certains philosophes, tel l’Autrichien lement 20 hypothèses suggérant quels gènes
Poser des hypothèses Karl Popper, ont rejeté l’idée que des hypo- codent des enzymes de la levure. Comme
Pour formuler une hypothèse, à savoir quel thèses puissent avoir des probabilités asso- toute découverte scientifique, celles d’Adam
gène de la levure pourrait coder cette ciées. Toutefois, la plupart des chercheurs devaient être confirmées. Nous avons donc
enzyme, Adam a interrogé sa base de don- supposent tacitement que certaines hypo- vérifié les conclusions d’Adam avec d’au-
nées pour trouver des gènes d’autres orga- thèses ont plus de chances d’être véri- tres sources d’information qui ne lui étaient
nismes qui codent cette enzyme. Ainsi, chez fiées que d’autres. Par exemple, ils se pas accessibles et de nouvelles expériences
Rattus norvegicus (le rat brun ou rat d’égout), rangent souvent derrière l’idée du « rasoir que nous avons réalisées nous-mêmes. Sept
un gène nommé Aadat code l’enzyme. d’Occam » : toutes choses égales par ail- des conclusions d’Adam étaient connues,
Adam a examiné la séquence d’acides leurs, une hypothèse simple est plus pro- une semblait fausse, et 12 constituaient des
aminés de l’enzyme codée par le gène Aadat bable qu’une hypothèse plus complexe. nouveautés scientifiques.
et a cherché une séquence similaire codée Adam prend également en compte le coût En vérifiant ces résultats, nous avons
par le génome de la levure. Adam sait que des expériences, que nous définissons confirmé que trois gènes (YER152c, YJL060w
si des séquences d’acides aminés se ressem- comme le prix des produits chimiques uti- et YJL202w) codent l’enzyme 2-aminoadi-
blent, il est raisonnable d’en déduire qu’el- lisés. Une approche plus exacte considé- pate transaminase. Pourquoi nul n’avait
les sont «homologues», c’est-à-dire qu’elles rerait aussi le «coût» du temps nécessaire. découvert la fonction de ces gènes aupa-
partagent un ancêtre commun. Adam sait Étant donné un ensemble d’hypothè- ravant ? Parce que ces trois gènes codent
aussi que si des séquences sont homolo- ses associées à des probabilités et un ensem- la même enzyme, et celle-ci peut cataly-
gues, alors la fonction de leur ancêtre com- ble d’expériences ayant un coût, le but que ser différentes réactions ; nous n’avions
mun a pu être conservée. Par conséquent, nous avons fixé à Adam est de choisir pas affaire à une simple correspondance
à partir de séquences d’acides aminés simi- une série d’expériences qui minimise le entre un gène et une fonction enzymatique
laires, Adam peut conclure que les gènes coût et élimine toutes les hypothèses (le scénario classique). Les expériences et

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Une pipette robotique


place les souches
de levure au fond
UN ROBOT QUI FAIT DE L A BIOLOGIE des 96 puits
des plaques et ajoute
Adam est un robot scientifique créé à l’Université d’Aberystwyth, au pays de un milieu de culture.
Galles. Il étudie les gènes et leurs fonctions. Récemment, son système d’intel-
ligence artificielle a formulé 20 nouvelles hypothèses portant sur les gènes
de la levure susceptibles de coder des enzymes indispensables à sa multipli-
cation. Puis Adam a réalisé des milliers d’expériences pour déterminer quelles
hypothèses étaient justes ou fausses. Voici comment il a procédé.

 Préparation des échantillons  Croissance des levures


Les bras du robot récupèrent des souches L’incubateur chauffe les plaques pendant
de levure congelées et les placent 24 heures. Toutes les 40 minutes, un bras
dans différents puits de plaques de culture du robot installe chaque plaque de culture
qui contiennent un liquide nécessaire dans un lecteur optique qui contrôle
à leur développement – un milieu la multiplication des levures
de culture (voir le cartouche en haut). (voir le cartouche en bas).  Séparation des cellules
Une centrifugeuse fait tourner
chaque plaque pour séparer
la levure de son milieu
de culture.

Congélateur
Incubateur

Lecteur optique
Élimination
 Élimination du milieu des déchets
Des lavages successifs
éliminent la totalité du milieu
de culture et les levures
sont mises en suspension
dans une solution saline.

 Traitement des levures


Pour tester différentes hypothèses,
David Johnson

le robot ajoute aux levures diverses


combinaisons de milieux de culture
et de molécules qui pourraient modifier
leur métabolisme.
Le rayon lumineux
du lecteur optique
illumine chaque
puits de culture.  Lecture des résultats
L’intensité lumineuse Les plaques restent dans l’incubateur
qui traverse le puits plusieurs jours. Toutes les 20 minutes,
mesure de combien un bras robotisé place les plaques Analyse des données
les levures se sont dans le lecteur optique qui envoie Les logiciels d’Adam analysent
multipliées. les données de croissance des levures les résultats, ce qui peut prendre
à un ordinateur. plusieurs heures.

Robotique [71
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COMMENT LES ROBOTS RAISONNENT l’analyse statistique d’Adam étaient néces-


saires pour résoudre ce problème.
n robot scientifique uti- comme le montre l’exemple du hypothèses nouvelles. Si tous
U lise les mêmes alternati-
ves que les hommes pour
cygne ci-dessous:de nombreu-
ses choses sont blanches sans
les cygnes que nous voyons
sont blancs, il est naturel d’en
Certaines personnes contestent l’uti-
lisation du terme robot scientifique en fai-
sant remarquer, ce qui se défend, qu’Adam
raisonner. L’une d’elles est la être des cygnes. Cependant, déduire, comme l’a fait Aris- ressemble davantage à un assistant qu’à
déduction logique (ou l’infé- l’abduction permet de pro- tote, que tous les cygnes sont un scientifique. Est-il alors légitime de
rence déductive), qui repré- duire des hypothèses qui ont blancs. Mais l’induction n’est
prétendre qu’Adam a découvert de façon
sente le fondement des ma- une chance d’être vraies. En pas fiable, et l’induction de
autonome des connaissances scientifi-
thématiques et de l’informa- science, la vérité ne se déci- Aristote a été réfutée par la
ques nouvelles ?
tique.La déduction logique est de pas par pure déduction à découverte de cygnes noirs en
« fiable ». En d’autres ter- partir de suppositions, mais Australie. Nous utilisons tous
mes, si vous avez pour point par l’expérimentation sur le les jours l’induction. Elle nous Le robot est-il
de départ une proposition
vraie, vous ne pouvez déduire
monde réel. Si Adam émet
l’hypothèse que Daisy est un
rassure sur le fait que le So-
leil se lèvera demain et que
un scientifique ?
que de nouvelles vérités. Mais cygne, le seul moyen pour notre petit déjeuner ne nous Commençons par le terme autonome. Nous
en l’absence d’une «théorie du Adam de vérifier si cette pro- empoisonnera pas.Mais le rôle ne nous contentons pas seulement d’ins-
tout», la déduction est insuffi- position est vraie consiste à de l’induction en science est taller et de régler Adam, puis de revenir
sante en science, parce qu’elle attraper Daisy et à déterminer controversé, parce que la prin- quelques semaines plus tard pour voir ses
ne fournit que les conséquen- si c’est un cygne, un canard ou cipale justification de l’in- conclusions. Adam est un prototype : son
ces de ce qui est déjà connu. autre chose. duction est qu’en général elle matériel et ses logiciels ont souvent des
La deuxième alternative, L’induction, comme l’ab- fonctionne, ce qui est, en soi, défaillances, ce qui nécessite l’interven-
l’abduction, n’est pas fiable, duction, permet d’avancer des une induction. tion d’un technicien. Nous devons aussi
améliorer ses logiciels. Cependant, le pro-
Déduction Abduction Induction cessus permettant à Adam d’émettre des
hypothèses et de confirmer expérimenta-
lement les connaissances nouvelles ne
nécessite pas d’intervention humaine.
Le terme a découvert soulève une dis-
cussion datant du milieu du XIXe siècle, avec
Daisy est un cygne, lady Ada Lovelace. Fille du poète anglais
et blanche. lord Byron, elle était la collaboratrice de
Charles Babbage, la première personne à
Tous les cygnes sont blancs. Tous les cygnes sont blancs. concevoir une véritable machine à calcu-
ler. Certains la considèrent comme la pre-
mière programmeuse. L’argument de lady
Lovelace était le suivant: «La machine ana-
lytique n’a nullement la prétention de créer
Danny est un cygne, quelque chose par elle-même. Elle peut faire
et blanc. tout ce que nous saurons lui ordonner d’exé-
cuter.» Cent ans plus tard, l’informaticien
Alan Turing a proposé un contre-argument
Daisy est blanche. sous forme d’analogie avec les enfants.
De même que les professeurs ne se voient
Daisy est un cygne.
pas attribuer (tout) le mérite des découver-
tes de leurs élèves, il serait injuste que les
Dante est un cygne, hommes revendiquent tout le mérite des
et blanc (et ainsi
de suite...) idées de leurs machines. Ces arguments ont
une importance commerciale croissante ;
par exemple, aux États-Unis, la loi des
brevets stipule que seule une «personne»
Par conséquent, Par conséquent, peut «inventer» quelque chose.
Daisy est blanche. Daisy est un cygne. Enfin, dans quelle mesure peut-on
dire qu’Adam découvre des connaissances
scientifiques nouvelles? Certaines des corres-
Comme les êtres humains, les robots peuvent utiliser pondances entre gènes et fonctions enzy-
diverses méthodes de raisonnement. Ces méthodes matiques de S. cerevisiae, dont Adam a fait
peuvent être fiables ou non, mais elles permettent
l’hypothèse et qu’il a expérimentalement
David Johnson

de formuler des hypothèses et de suggérer des expériences, Par conséquent,


qui peuvent être réalisées pour tester ces hypothèses. tous les cygnes sont blancs. vérifiées, sont nouvelles. Bien que ces
connaissances soient modestes, elles ne sont

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pas triviales. Dans le cas de l’enzyme 2-ami- d’Adam font d’Ève un système plus élé- L’ A U T E U R
noadipate transaminase, Adam a trouvé gant. Les recherches d’Ève concernent le
trois gènes distincts qui pourraient résou- paludisme, la schistosomiase (la deuxième
dre une énigme vieille de 50 ans. Une par- maladie parasitaire après le paludisme dans
tie des conclusions d’Adam pourrait être le monde), la maladie du sommeil et la mala-
fausse, toute connaissance scientifique étant die de Chagas. Nous n’avons pas terminé
provisoire. Cependant, il est peu probable la mise au point des logiciels d’Ève, mais
que toutes ses conclusions soient fausses. le robot a déjà trouvé des composés intéres-
Cela fait maintenant deux ans que les résul- sants pour la lutte contre le paludisme.
tats d’Adam sont dans le domaine public, D’autres scientifiques développent
et personne n’a signalé d’erreur. À ma des robots semblables. Hod Lipson, de Ross KING est professeur
connaissance, les scientifiques d’autres grou- l’Université Cornell aux États-Unis, tente d’informatique à l’Université
d’Aberystwyth, au pays
pes n’ont pas encore essayé de reproduire d’améliorer la conception de la robotique de Galles, au Royaume-Uni.
les résultats d’Adam. mobile et de comprendre les systèmes
dynamiques. Et certains chercheurs
essaient de créer des robots scientifiques
Adam, puis Ève dans les domaines de la chimie, de la
Une autre façon d’évaluer si Adam est un biologie et de l’ingénierie.
scientifique est de voir si l’approche d’Adam En outre, plusieurs équipes, dont la
pour produire des hypothèses nouvelles est mienne, veulent automatiser la recher-
généralisable. Une fois les expériences che en physique quantique, en particu-
d’Adam lancées, nous avons développé un lier le contrôle des processus quantiques.
deuxième robot. Ève applique les mêmes Par exemple, Herschel Rabitz, de l’Uni-
cycles automatisés de recherche au criblage versité de Princeton, cherche à utiliser des
et à la conception de nouvelles molécules lasers femtoseconde (10–15 seconde) pour
biologiquement actives, une activité médi- créer ou briser des liaisons chimiques.
cale et commerciale importante. Les leçons Si nous acceptons que les robots puis-
que nous avons tirées de la conception sent être des scientifiques, nous aimerions

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NAO, UN ROBOT APPRENTI


utre ces robots machines dont giciels et leurs réseaux de neurones, reproduit ces facultés en donnant au tant ; et un système
O traite Ross King,d’autres robots
sont conçus pour assister des per-
mais n’étaient pas capables d’effec-
tuer une nouvelle activité : ils ne
robot la capacité d’apprendre: Nao
peut observer une séquence d’ac-
qui met en mémoi-
re les nouvelles
sonnes dans leur vie quotidienne, savaient simplement pas apprendre tions réalisées par l’homme et ana- informations.
qu’elles soient scientifiques ou à coopérer pour améliorer leur com- lyser la façon dont elles sont coor- Sans être prédéfinies
non.Chaque année,les derniers fleu- portement. données dans le temps. Si le robot dans les circuits de Nao,
rons de la robotique s’exposent et C’était le cas du robot Nao, un ne connaît pas une action, il la mé- les nouvelles tâches y sont
s’affrontent dans des compétitions humanoïde autonome interagis- morise par interaction directe avec mémorisées et peuvent
internationales. Notre robot Nao a sant avec l’homme, développé par son interlocuteur.Il devient autonome donc être reproduites.
obtenu le quatrième prix à la com- la Société française Aldebaran Ro- et reproduit la tâche apprise, voire Nous poursuivons
pétition libre du championnat Robo- botics depuis 2005. Nao dispose l’adapte selon une nouvelle exigence. nos recherches sur les
cup@Home tenu à Istanbul le de nombreux capteurs (optique Par exemple, il peut apprendre à fondements neurologiques de la
11 juillet 2011. Contrairement à et auditif par exemple), de sorte ouvrir et fermer une boîte, en coor- compréhension et du sens. Nous es-
d’autres robots, notre petit huma- qu’il reconnaît des voix et des vi- dination avec une personne qui range pérons construire des systèmes cog-
noïde est capable d’apprendre de sages, et réalise des tâches – pré- un objet dans la boîte ; et si on le nitifs artificiels encore plus pro-
nouvelles activités coopératives en programmées – quand un homme change de pièce, il sait toujours ef- ches du cerveau humain.
temps réel, par exemple aider une le lui demande. fectuer le rangement dans le nou- Ces robots interactifs seraient-
personne à ranger des objets, grâce En collaboration avec les concep- vel environnement. ils des scientifiques ? Nous pour-
à un système cognitif artificiel ins- teurs de Nao, nous l’avons équipé Pour ce faire, nous avons in- rions en effet apprendre à Nao à
piré de celui de l’homme. d’un système cognitif artificiel repro- tégré à Nao plusieurs systèmes : réaliser une expérience de neu-
Une voie aujourd’hui en plein duisant certaines capacités d’appren- un système de compréhension ropsychologie, comme le fait un
essor dans le domaine de la robo- tissage du cerveau humain. du discours ; un système d’appren- chercheur, pour répondre à une
tique est le développement des ca- Le système nerveux humain ana- tissage des tâches coordonnées hypothèse qu’il aurait formulée.
pacités d’apprentissage des robots. lyse et ordonne de nouvelles infor- entre deux personnes, dont ne dis- Peter Dominey
Jusqu’alors, la plupart des robots mations,soit en écoutant,soit en ob- posait aucun autre robot et qui et Stéphane Lallee
domestiques réalisaient des tâ- servant une démonstration,et les ap- permet de suivre une série d’ac- Institut cellule souche et cerveau,
ches préprogrammées dans leurs lo- prend vite. Les neurobiologistes ont tions en l’observant ou en l’écou- CNRS, Bron

connaître leurs limites. Pour cela, compa- artificielle produiront des robots scientifi-
rons l’automatisation de la science à celle ques encore plus intelligents. Ces créa-
du jeu d’échecs. L’automatisation des échecs tions seront-elles un jour capables de faire
est un problème résolu. Les ordinateurs des découvertes remettant en question les
jouent aux échecs aussi bien, voire mieux, paradigmes, ou se limiteront-elles à des
que les meilleurs joueurs humains. Une investigations scientifiques de routine? Voilà
telle maîtrise des échecs par les ordinateurs une question clé de la science de demain.
est possible parce que le monde des échecs
est abstrait et clos: 64 cases, 32 pièces. Les
sciences partagent la nature abstraite des Les hommes
échecs, mais l’automatisation des sciences et les robots
 BIBLIOGRAPHIE
sera plus compliquée, car l’expérimenta-
tion se fait dans le monde réel. Je pense
travaillent ensemble
néanmoins qu’il sera plus facile de déve- Certains scientifiques, tel le lauréat du prix
R. D. King et al., The automation
of science, Science, vol. 324, lopper des robots scientifiques capables de Nobel de physique Philip Anderson, pen-
pp. 85-89, avril 2009. faire des sciences que des systèmes d’intel- sent que la science qui change les paradig-
ligence artificielle qui interagissent socia- mes se fait à un niveau si élevé qu’elle
R. Carnap, An Introduction lement avec les êtres humains (voir l’encadré pourrait ne pas être accessible à l’automa-
to the Philosophy of Science,
édité par Martin Gardner, ci-dessus). En science, nous pouvons pen- tisation. Mais un autre Nobel de physique,
Dover, 1995. ser que le monde réel n’essaie pas de nous Frank Wilczek, a écrit que, dans 100 ans,
tromper, ce qui n’est pas vrai en société. le meilleur physicien sera une machine.
J. Lederberg, How DENDRAL
was conceived and born, Aujourd’hui, les maîtres des échecs amé- L’avenir nous dira qui a raison.
ACM Symposium on the History liorent leur jeu en utilisant les ordinateurs Quoi qu’il en soit, j’entrevois un futur
of Medical Informatics, National pour analyser les positions et préparer les où des réseaux d’êtres humains et de
Library of Medecine, attaques. De même, en travaillant de concert, robots scientifiques travailleront ensem-
novembre 1987.
les hommes et les robots scientifiques ble. La connaissance scientifique sera
A. M. Turing, Computing devraient arriver à des résultats supé- décrite en utilisant la logique et dissémi-
machinery and intelligence, rieurs à ce que les uns ou les autres pour- née aussitôt via Internet. Les robots vont
Mind, vol. LIX, pp. 433-460,
octobre 1950. raient obtenir séparément. Les progrès de jouer un rôle de plus en plus important
l’informatique et des systèmes d’intelligence dans les progrès de la science.

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Environnement

Un fléau mondial :
la contamination
de l’eau par l’arsenic
Romain Millot, Laurent Charlet et David Polya

Dans plusieurs régions du monde, l’eau contient de l’arsenic.


Cet élément y est naturellement présent, mais l’utilisation
de puits profonds a fait augmenter sa concentration. 1.
Des solutions de dépollution sont à l’étude. de
on

D ans les années 1980, le dermatolo-


gue indien Kshitish Saha, d’une
école de médecine tropicale proche
de Calcutta, est frappé par les symptômes
de plusieurs des malades qu’il voit en
la particularité d’être tubés, prélevant l’eau
à des profondeurs allant de 10 à 40 mètres.
En effet, dans les années 1970 et1980, le gou-
vernement bangladeshi avait mis en place
avec l’UNICEF, la Banque mondiale et l’ONU
dans l’eau de boisson de dix microgram-
mes par litre. Au Bangladesh, on estime
à quelque 35 millions le nombre de per-
sonnes exposées à des concentrations supé-
rieures à 50 microgrammes d’arsenic par
consultation. Ils présentent des lésions cuta- un vaste programme de forage de puits pour litre, soit un quart de la population du Ban-
nées et des taches noires sur les paumes des capter les eaux souterraines. Une dizaine gladesh (voir la figure 1).
mains et les plantes des pieds. Pour lui, de millions de puits tubés ont ainsi été creu-
ces marques sont les premiers signes d’une sés pour approvisionner les villages du pays.
intoxication à l’arsenic. Or ces malades sont Pourquoi creuser des puits si profonds ?
Des polluants naturels
pour la plupart originaires de l’État voisin Parce que les eaux de surface y étaient conta- La toxicité de l’arsenic dépend de sa forme
du Bengale de l’Ouest, d’autres venant du minées par de nombreux agents infectieux, chimique, et une trop longue exposition
Bangladesh. Suspectant l’eau d’en être res- responsables de diarrhées ou du choléra. à des doses trop élevées provoque l’arse-
ponsable, il fait prélever et analyser l’eau En 40 ans, grâce en partie aux puits tubés, nicisme, une maladie chronique commen-
des puits approvisionnant la population la mortalité infantile a été réduite de moi- çant à se manifester par des lésions
du Bangladesh. Effectivement, elle contient tié. Mais personne n’avait imaginé la catas- cutanées et des extrémités rongées par la
des traces d’arsenic. trophe qui se profilait: un empoisonnement gangrène. Au bout de cinq à dix ans, les
Pourtant, toutes les analyses effec- collectif à l’arsenic. organes internes, tels le foie, les reins, la
tuées auparavant par les autorités indi- En 2000, l’ensemble des puits tubés a vessie et les poumons, sont atteints, et un
quaient que l’eau était consommable… à été sondé, montrant qu’environ 30 pour cancer peut apparaître en une vingtaine
ceci près que l’arsenic n’avait pas été dosé. cent d’entre eux fournissaient de l’eau d’années. Dans le Sud du Bangladesh,
Ce n’est qu’en 1993 que l’hypothèse d’une contenant plus de 50 microgrammes d’ar- où les concentrations en arsenic de l’eau
contamination de l’eau par l’arsenic fut senic par litre, et cinq à dix pour cent en sont particulièrement élevées, on estime
confirmée par le gouvernement bangla- contenaient six fois plus. Or l’Organisa- qu’un décès d’adulte sur dix serait dû à
deshi : l’eau des puits contenait de fortes tion mondiale de la santé – OMS – recom- un cancer engendré par une exposition
concentrations d’arsenic. Ces puits avaient mande une teneur maximale en arsenic prolongée à l’arsenic.

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1. L’EAU CONSOMMÉE par les habitants des grandes plaines situées en contrebas
de l’Himalaya contient beaucoup d’arsenic. Les techniques de forage utilisées
ont encore augmenté cette concentration, rendant l’eau toxique.

Comme nous l’examinerons, l’intoxi- continuant à utiliser l’eau de surface. L’eau


cation par des eaux trop concentrées en issue des profondeurs est également uti- L’ E S S E N T I E L
polluants naturels toucherait des millions lisée pour l’irrigation des rizières durant
de personnes de par le monde. L’arsenic, la période sèche. Or l’arsenic se concen-  200 millions
le fluor, le sélénium, le manganèse ou tre dans le riz, l’élément principal de l’ali- de personnes dans
encore l’antimoine sont des polluants d’ori- mentation locale. Les populations ingèrent le monde consommeraient
gine géologique fréquents dans les eaux donc des quantités notables d’arsenic : de une eau trop chargée
souterraines. Ces éléments polluants natu- façon directe par l’eau, ou indirecte par en polluants naturels.
rels, dits géogéniques, car issus des sols et la consommation de végétaux ayant  La mise en œuvre
non des activités humaines, causent de concentré cet élément. de puits profonds
graves problèmes sanitaires, à l’instar de au Bangladesh a eu
la crise frappant le Bangladesh depuis une
trentaine d’années. Afin d’apporter des
Pourquoi pour conséquence que

solutions aux populations menacées, les le Bangladesh ? la population consomme


une eau trop riche
géologues étudient les causes d’une Or les doses ingérées se cumulent. On en arsenic. Des lésions
concentration si élevée en arsenic et autres estime que la part provenant de la cutanées et des cancers
polluants dans les eaux souterraines des consommation d’eau représente entre sont apparus en grand
pays concernés, et mettent au point des 50 et 80 pour cent des apports en arse- nombre.
méthodes de purification qui, comme nous nic, le riz entre 10 et 40 pour cent, et
le verrons, doivent être efficaces, mais bon l’eau de cuisson des aliments environ  Des méthodes
© Roger Hutchings/In Pictures/Corbis

marché. Aujourd’hui, force est de consta- 10 pour cent supplémentaires. de dépollution sont à
ter que de telles solutions ne sont pas Toutefois, la concentration globale de l’étude, mais elles restent
encore en application. Au Bangladesh, on ces éléments ne reflète pas totalement le ris- trop onéreuses pour être
estime que la majeure partie de la popu- que, la toxicité de l’arsenic et celle du applicables dans les pays
lation utilise les eaux souterraines pour sélénium dépendant de leur spéciation, en développement.
l’alimentation en eau potable, les autres c’est-à-dire de la forme chimique sous

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laquelle ils se trouvent dans l’environne- vent dans les nappes phréatiques situées bactéries. Ces processus ont lieu au sein
ment (voir l’encadré page 81). Par exemple, dans certaines plaines proches des mon- de l’aquifère, le système formé par le
le riz accumule une grande partie de l’ar- tagnes et dans les sols situés à proximité terrain perméable et les nappes d’eaux
senic sous forme organique, beaucoup des volcans, tel l’Etna, en Italie. souterraines. Dans un aquifère, la mobi-
moins toxique que les formes inorganiques La concentration de ces substances lité d’un élément dépend aussi des pro-
présentes dans l’eau. Selon la forme, la toxi- potentiellement toxiques dans les eaux priétés physico-chimiques de l’eau (sa
cité peut être aiguë ou chronique. souterraines dépend de divers phéno- température, son acidité, la quantité d’oxy-
Pourquoi le Bangladesh semble-t-il être mènes géologiques et des conditions phy- gène, par exemple) et des sédiments (leur
l’un des pays les plus touchés ? En raison sico-chimiques qui règnent dans le sol. composition, la présence d’argiles, de
de la géologie et de la topographie des fleu- L’érosion de l’Himalaya étant plus forte matière organique, la taille des particules
ves et des rivières de la région. Le Ban- et plus rapide que celle de massifs mon- sédimentaires, etc.). Ces caractéristiques
gladesh correspond au bassin sédimentaire tagneux plus jeunes, tel la chaîne alpine, déterminent la biodisponibilité de l’élé-
de l’Himalaya et forme un large delta, où la contamination des eaux souterraines ment, c’est-à-dire sa faculté à être absorbé
une cinquantaine de fleuves (dont le Gange par l’arsenic est plus importante – et plus par un organisme.
et le Brahmapoutre) s’écoulent avant de se problématique – dans les plaines alimen- La libération de l’arsenic dans les eaux
jeter dans le golfe du Bengale. Issu de la tées par les eaux himalayennes que dans souterraines est un phénomène naturel,
collision de l’Inde et de l’Asie, l’Hima- les plaines alpines. mais l’activité humaine l’a renforcé dans
laya est la chaîne de montagnes la plus La concentration de l’arsenic dans les certaines parties du monde. Ainsi, les sédi-
importante au monde. Les fleuves prenant eaux souterraines dépend aussi de diver- ments des aquifères situés dans les deltas
leur source dans l’Himalaya participent à ses réactions physico-chimiques que subis- des grands fleuves du Sud-Est asiatique
l’érosion de la chaîne. Ces phénomènes sent les éléments dissous, telles que présentent des concentrations en arsenic
d’érosion, actifs depuis environ 70 millions l’adsorption sur des particules solides, les plus élevées que dans d’autres bassins sédi-
d’années, ont accumulé dans les plaines produits de solubilité qui imposent le seuil mentaires, même si elles restent inférieu-
de grandes quantités de sédiments arra- au-dessous duquel le composé reste en res à la norme. Et pourtant, l’eau y est parmi
chés aux roches himalayennes : une cou- solution et au-dessus duquel il préci- les plus contaminées, car les conditions
che sédimentaire épaisse de trois à quatre pite, ou encore la présence de certaines physico-chimiques qui y règnent ont favo-
kilomètres forme le sous-sol du pays. Au
cours de ce processus, l’arsenic s’est dis-
sous dans l’eau et concentré dans les nap- HIMALAYA
pes phréatiques du delta.

Le cas de l’Himalaya
Les éléments géogéniques, tels l’arsenic,
le sélénium et le fluor, entrent dans la com-
position de nombreux minéraux pré-
sents dans la croûte terrestre. Les
principaux minerais contenant de l’arse-
nic sont l’arsénopyrite (FeAsS), l’orpiment 80
(As2S3) et le réalgar (AsS), où As est l’ar-
senic, Fe le fer et S le soufre. Lors de la
formation des chaînes de montagnes, ces Brahmapoutre
roches issues des profondeurs de la Terre
affleurent à la surface. Elles sont alors sou-
mises à l’érosion par la pluie, les glaciers,
les fleuves et les vents.
Les eaux de ruissellement s’enrichis-
sent en ces éléments sous forme de très BANGLADESH
fines particules, et alimentent les rivières
Gange
ou s’infiltrent dans le sol jusqu’aux réser-
ves souterraines, les nappes phréatiques.
D’autres processus géologiques, tels que
les éruptions volcaniques et la circula-
Jacques Descloitres, NASA/GSFC

tion d’eau chaude en profondeur, entraî-


nent, à l’échelle des temps géologiques, –
une remontée de ces éléments naturels
en surface. Ils s’accumulent ensuite dans
les sédiments et les eaux souterraines (voir GOLFE DU BENGALE
la figure 2). Ainsi, ces éléments se retrou-

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risé la prolifération de bactéries réductri- concernés (voir la figure 3). La présence d’ar- LES AUTEURS
ces, lesquelles favorisent la solubilisation senic dans l’eau potable constituerait une
de l’arsenic dans l’eau. menace pour plus de 500 millions de per-
Au Bangladesh, le forage des innom- sonnes dans le monde.
brables puits aurait accentué la libération Historiquement, le Bangladesh a été le
d’arsenic dans les nappes phréatiques en révélateur des problèmes causés par la
raison de la présence de telles bactéries. contamination par l’arsenic de l’eau de
Avant leur mise en place, les aquifères repré- consommation, mais d’autres éléments
sentaient un milieu anaérobie (privé d’oxy- naturels (sélénium, manganèse, fluor, etc.)
gène). Le forage et le pompage de l’eau toxiques à forte concentration posent les
ont introduit de l’oxygène et des micro-orga- mêmes difficultés. Ces éléments causent Romain MILLOT est géochimiste
nismes, qui ont modifié l’équilibre chimi- des milliers de morts chaque année, et au Bureau de recherches
géologiques et minières,
que (voir la figure 4). Des bactéries aérobies, ces chiffres risquent d’augmenter au cours BRGM, à Orléans.
notamment celles qui ont une activité réduc- des années à venir, en raison de la demande
Laurent CHARLET est
trice, ont trouvé un environnement favo- croissante en eau liée à l’explosion démo- géochimiste et professeur
rable à leur multiplication. Ces bactéries ont graphique dans certaines régions du à l’Université Joseph Fourier,
ensuite libéré en masse l’arsenic naturelle- monde. De nombreux programmes locaux à Grenoble.
ment présent dans les sédiments. et internationaux ont été mis en place pour David POLYA est géochimiste
évaluer le risque d’exposition des popula- à l’Université de Manchester,
en Grande-Bretagne.
tions et rechercher des solutions techni-
Un problème mondial ques et politiques.
Le Bangladesh n’est pas le seul pays où les Les zones à risques se situent là où
concentrations en arsenic dans l’eau sont ces polluants naturels se sont accumulés
supérieures aux normes. Les États-Unis, au cours du temps et se sont dissous dans
l’Australie, l’Argentine, le Chili, le Mexi- les eaux souterraines. En 2008, Lenny Win-
que, la Hongrie, l’Inde, le Népal, certai- kel et ses collègues, de l’Institut suisse de
nes provinces de la Chine sont également la science et technologie de l’eau, EAWAG,

ÉROSION
8 000 mètres

SÉDIMENTATION

Rizières
INFILTRATION
0 Puits tubé
Nappe souterraine
e
al
Sédiments Fo
rz
lle
te
– 100 mètres ris
Ch

2. L’HIMALAYA, LA PLUS IMPORTANTE CHAÎNE DE MONTAGNES (ci- situées au pied de la montagne. Les eaux de ruissellement entraînent l’ar-
contre, à gauche), subit une érosion plus forte que les chaînes plus jeunes, senic dans le sol, notamment dans les nappes phréatiques où l’eau est pré-
les Alpes par exemple. Les sédiments arrachés à la montagne, riches en levée à plus de dix mètres de profondeur au moyen de puits tubés(ci-dessus).
divers éléments, en arsenic notamment, s’accumulent dans les plaines Mais cette eau, trop chargée en arsenic, est impropre à la consommation.

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27˚ Arsenic (μg/l)


<1 50–75
1–5 75–100
5–10 100–200
10–20 200–300
20–50 >300

Sonargaon

Latitude
Jhikargacha
Probabilité que
As > 10 μg/l
Très faible
0–0,25

www.wrg.eawag.ch
0,25–0,5 Baie du Bengale
0,5–0,75 21˚
0,75–1 I 200 km I
˚ pas dépasser
3. SI L’ARSENIC EST TOXIQUE POUR LES POPULATIONS du Bangladesh, la santé, cette concentration ne devrait ˚ ˚ ˚
˚dix microgrammes
c’est aussi le cas dans d’autres régions du monde où l’eau est impropre à par litre. Les zones les plus menacées sont le Nord de l’Amérique du Sud,
la consommation. Au Bangladesh (à droite), la concentration peut certaines régions d’Europe centrale, de Sibérie ou d’Afrique où la concen-
atteindre 300 microgrammes par litre. Selon l’Organisation mondiale de tration peut atteindre 100 microgrammes par litre (à gauche).

à Dübendorff, ont établi des cartes du ris- de la pollution de la ressource en eau et,
que lié à la teneur en arsenic des eaux d’autre part, de l’état sanitaire et du niveau
souterraines, en admettant qu’elle est supé- socio-économique des populations expo-
rieure à la norme de potabilité au Cam- sées. Au Bangladesh, où la distribution de
bodge, au Bangladesh et au Vietnam. Les l’eau n’est pas centralisée, il s’agit de met-
modèles de prédiction intègrent la topo- tre en place des techniques efficaces à court
graphie, la nature des sols, la porosité, la terme, facilement applicables au quotidien
teneur en matière organique et le renou- par la population. Les techniques actuel-
vellement de l’eau dans les aquifères. les reposent sur des traitements de l’eau
Les cartes de risques ainsi obtenues indi- contaminée soit en profondeur, soit en sur-
quent la probabilité que ces éléments (arse- face après pompage de l’eau.
nic, fluor, sélénium…) soient présents à des
concentrations potentiellement dangereu-
ses pour la santé dans les eaux souterraines
Les techniques
de ces différentes régions (voir la figure 3). de dépollution
Toutefois, leur résolution spatiale est limi- Plusieurs de ces techniques de dépollu-
tée et des contrôles de qualité doivent être tion reposent sur la forte affinité du fer
réalisés dans les zones à risques pour mesu- pour l’arsenic. Ainsi, dans l’un des dis-
rer les concentrations réelles. positifs portables permettant de filtrer l’eau
En Europe, de 2007 à 2010, des géolo- des puits tubés, l’eau contaminée traverse
gues et des géochimistes de 15 universi- une couche de copeaux de fer (limaille
tés, instituts et organismes de recherche ou clous) qui piège l’arsenic, puis une cou-
ont conduit le projet AQUATRAIN. Doté che de charbon et de sable, qui retient les
d’un budget de plus de trois millions d’eu- particules de fer ayant réagi avec l’arse-
ros, ce projet coordonné par l’Université nic. Le filtrat est débarrassé des copeaux
de Manchester, en Grande-Bretagne, visait de fer et de l’arsenic, qui a réagi avec le fer.
à élaborer des méthodes d’analyse et de L’inconvénient de cette technique est
modélisation des polluants naturels, à qu’elle engendre des déchets arséniés et
identifier les zones à risques et à propo- que les filtres doivent être renouvelés
ser des recommandations aux responsa- fréquemment. Ces filtres ont été testés dans
bles sanitaires et politiques. Un autre certains villages au Bangladesh, mais sont
BRGM

objectif de ce projet consistait à dévelop- insuffisants pour couvrir les besoins de


per des techniques de dépollution (voir 4. LES PUITS DE FORAGE évitent que l’on ne l’ensemble de la population.
prélève l’eau de surface, souvent contaminée
l’encadré page 82). par des bactéries et donc vectrice de maladies
Aujourd’hui, malgré les efforts des orga-
Comment définir une stratégie efficace infectieuses. Mais les eaux profondes sont par- nisations non gouvernementales locales
de dépollution d’un site contaminé? Il faut ticulièrement chargées en arsenic au Bangla- qui, depuis une dizaine d’années, cherchent
tenir compte, d’une part, de l’intensité desh, où a été prise cette photographie. à mettre en place des solutions, le problème

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n’a pas reculé. En attendant le déploiement notamment grâce à la sélection de varié- à privilégier des cultures exigeant moins
de techniques de dépollution efficaces et tés cultivées moins consommatrices d’eau. d’eau, par exemple à remplacer le riz Boro
applicables à grande échelle, une autre alter- Une étude sur la riziculture au Bangla- par du blé ou du maïs (moins consom-
native consiste à traiter les eaux de sur- desh a indiqué que sur les quatre millions mateurs). Par ailleurs, on peut aussi sélec-
face qui étaient utilisées avant l’avènement d’hectares de terres irriguées, environ 2,4 tionner des variétés de riz qui absorbent
des puits tubés. Ici le traitement est bacté- le sont avec de l’eau des puits tubés. Cette moins d’arsenic que d’autres.
riologique, puisque, comme nous l’avons eau est utilisée pour la production de riz En outre, il est recommandé de dimi-
évoqué, ce sont essentiellement les conta- Boro durant la saison sèche. Les concen- nuer la culture du riz irrigué au profit
minations par des micro-organismes patho- trations en arsenic dans les grains de dif- du riz cultivé sur sol sec (avec des grai-
gènes qui en empêchent la consommation. férentes variétés de riz atteindraient nes prégermées hors-sol) et de limiter la
1,8 ppm (partie par million), alors qu’elle période d’irrigation, afin de réduire le
L’agriculture est de 0,1 ppm en Europe ou aux États-
Unis. Cette contamination est deux à trois
transfert de l’arsenic, provenant du sol et
de l’eau, vers la plante. L’Institut de
également concernée fois plus importante dans les légumes à recherche sur le riz du Bangladesh estime
Enfin, l’eau de consommation est en cause, feuilles, tels les épinards. que les agriculteurs pourraient réduire
mais les pratiques agricoles le sont aussi. En 2001, un rapport de la FAO (Food l’eau d’irrigation de 40 pour cent sans
Les solutions envisagées visent à réduire and Agriculture Organization) préconisait perte de rendement. Des tests sont effec-
l’usage de l’eau souterraine polluée, plusieurs solutions. La première consiste tués pour connaître la concentration en

L A D O U B L E F A C E D E L’ A R S E N I C E T D U S É L É N I U M
es éléments chimiques présen- neurologiques. Les besoins quoti-
L tent souvent un caractère dou-
ble : à faibles doses, ce sont des
diens de l’homme en arsenic sont
compris entre 10 et 20 microgram-
oligoéléments nécessaires au bon mes. Au-delà de 100 microgram-
fonctionnement des organismes. mes par jour, l’arsenic entraîne
Ils entrent dans la composition des gangrènes des extrémités, des
de nombreuses protéines et sont ulcères, des lésions cutanées et des

© Roger Hutchings/In Pictures/Corbis


indispensables pour qu’elles fonc- cancers de la peau et des organes.
tionnent correctement (par exem- L’arsenic est toxique à doses
ple, les protéines dites à doigts élevées, car il entre en compétition
de zinc). Ainsi, les carences en dans les réactions biochimiques
oligoéléments, tels le zinc, le sélé- avec d’autres éléments chimiques,
nium, le fer ou le cuivre, entraînent tel le phosphore, dont il prend la
entre autres des retards de crois- place, ce qui perturbe le fonction- LES TACHES NOIRES sur les mains: un signe d’intoxication à l’arsenic.
sance ou une plus grande sensi- nement cellulaire.
bilité aux infections. La toxicité de l’arsenic dé- tion +3). L’arsenic inorganique ré- oxydant cellulaire. Ses formes com-
En revanche, beaucoup d’élé- pend également de son degré d’oxy- duit As(III) est plus toxique que la posées, tels la sélénite de sodium
ments deviennent toxiques à des dation;on parle alors de spéciation. forme inorganique oxydée As(V). (Na2SeO3) et le séléniate de sodium
doses trop élevées.Ainsi, l’homme À l’état naturel, il se trouve sous Les effets diffèrent selon le degré (Na2O4Se), sont plus solubles que
présente un déficit en sélénium au- forme inorganique (dans les miné- d’oxydation. Par exemple, la forme la forme métallique et ainsi plus
dessous de 40 microgrammes par raux) ou sous forme organique (dans oxydée As(V) se substitue au phos- toxiques. Le sélénium interfère avec
jour, mais sa concentration devient les organismes vivants). L’arsenic phore dans le phosphate de l’ATP, le métabolisme de certaines enzy-
toxique au-delà de 400 microgram- peut adopter quatre degrés d’oxy- l’adénosine triphosphate, l’éner- mes de la respiration cellulaire, ce
mes par jour. Il apparaît alors une dation: (–3), (0), (+3), (+5), dont les gie des cellules. Cela perturbe les qui expliquerait sa toxicité.
sélénose, dont les symptômes sont plus fréquents dans l’environne- réactions de la « respiration cellu- À mesure que les connaissan-
des troubles gastro-intestinaux, une ment correspondent à l’arséniate laire ». L’arsenic réduit As(III) forme ces sur la toxicité de ces éléments
perte des cheveux, des taches sur As(V) (degré d’oxydation +5) et à des complexes avec de nombreu- progressent, les recommandations
les ongles et parfois des atteintes l’arsénite As(III) (degré d’oxyda- ses enzymes telle la lipoamide, co- de l’Organisation mondiale de la
facteur nécessaire à la conversion santé sont mises à jour, indiquant
Composé Formule Spéciation Toxicité Effets du pyruvate en acétyl-coenzyme A les doses minimales et maximales
(voir le tableau ci-contre). à respecter pour la consomma-
H3AsO3 Degré Inhibition de
Arsénite As02– d’oxydation III +++ certaines enzymes Le sélénium se présente éga- tion.Toutefois,les directives concer-
lement sous différentes formes et nant les apports quotidiens re-
Arséniate H3AsO4 Degré ++ Perturbation degrés d’oxydation dans l’environ- commandés varient suivant les pays,
d’oxydation V de la synthèse
HAs042– nement. Sous forme métallique, il notamment pour ceux dont les
de l’ATP
H2As04– est nécessaire en infime concentra- habitants sont naturellement expo-
Inhibition tion, car il participe au métabolisme sés à des concentrations élevées à
As043– de la glycolyse
du glutathion, le principal anti- cause de l’eau qu’ils consomment.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Environnement [81


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L E S T E C H N I Q U E S D ’ É L I M I N A T I O N D E L’ A R S E N I C
l existe aujourd’hui une cinquan- par le peroxyde d’oxygène ou la li-
I taine de méthodes pour éliminer
l’arsenic de l’eau. Mises au point
maille de fer), soit photochimique.
Dans ce dernier cas,le procédé SORAS
en laboratoire, certaines sont utili- (Solar Oxidation and Removal of
sées par l’industrie. Cependant, la Arsenic) a été développé par des chi-
plupart restent inapplicables dans mistes et ingénieurs de l’Institut
les pays en développement. Les dif- EAWAG et testé dans les pays en dé-
férents procédés sont fondés sur veloppement, dont le Bangladesh.
l’inversion des réactions naturel- En laboratoire, on ajoute aux
les qui ont entraîné la solubilisation eaux à traiter de l’acide citrique (ou
d’un polluant dans les eaux souter- jus de citron) et de la limaille de

BRGM
raines. Ils reposent sur quatre types fer, on les place dans des bouteil-
de réactions : adsorption, précipi- les en polyéthylènetéréphtalate EXPÉRIENCES DE BIOREMÉDIATION sur des colonnes de sols dans
tation, floculation (formation de (PET), que l’on expose pendant lesquelles circule une eau polluée en As en présence de particules de
Fer et de bactéries qui vont accélérer le processus de dépollution
« flocons » accélérant la sédimen- quelques heures au soleil. L’arse-
tation des particules de matière) nic dissous se fixe sur des oxydes contact de l’air, le fer s’oxyde en for- ques de bioremédiation consistant
et oxydo-réduction. de fer, qui sont filtrés le jour sui- mant des précipités de rouille sur à traiter l’eau polluée par des par-
Dans le premier type de réac- vant. Des essais de terrain au Ban- lesquels l’arsenic s’adsorbe.Ces pré- ticules de fer en présence de bac-
tion, l’arsenic s’adsorbe à la surface gladesh sont en cours pour tenter cipités sont ensuite éliminés en sur- téries réductrices. Ces dernières dé-
du fer et forme un complexe. Dans d’adapter le processus aux condi- face par un filtre à sable. Des étu- gradent les composés arséniés (voir
la réaction de précipitation,l’arsenic tions physico-chimiques de l’eau des en laboratoire et sur le terrain l’illustration ci-dessus).
est incorporé dans un solide,comme extraite des puits. ont été réalisées au Bangladesh, au Enfin, une technique de pié-
c’est le cas du réalgar As4S4 ou cer- Une autre technique consiste Salvador, en Grèce et en Rouma- geage après extraction, qui consiste
tains sulfures et disulfures de fer.C’est à modifier les conditions physico- nie pour optimiser le fonctionne- à faire circuler l’eau dans des co-
également le cas de la floculation, chimiques de l’aquifère in situ ment de ces filtres. lonnes contenant des agrégats na-
mais les particules solides sont pe- pour oxyder,puis piéger les polluants Quant aux équipes du projet nométriques d’aluminium, ou des
tites. Enfin,les réactions d’oxydation contenus dans l’eau. Dans ce cas, européen AQUATRAIN, elles mettent oxydes de manganèse pour rete-
convertissent l’arsenic dont le degré on injecte de l’oxygène directement au point des techniques de dépol- nir les polluants, a été récemment
d’oxydation est égal à trois en arse- dans l’aquifère. Cette méthode est lution des eaux, testées dans les la- mise au point en laboratoire, puis
nic dont le degré d’oxydation est égal efficace dans la région de Hanoï (au boratoires du Bureau de recherches testée sur le terrain en Roumanie
à cinq,qui s’adsorbe mieux.L’oxyda- Vietnam), car les eaux souterrai- géologiques et minières en France, et Hongrie. Ce procédé est efficace,
tion est soit chimique (par exemple nes sont riches en fer dissous. Au le BRGM. Parmi elles, des techni- mais très coûteux.

 BIBLIOGRAPHIE polluants dans le riz, mais aussi dans zones polluées en Hongrie et en Rouma-
les autres céréales et les légumes cultivés nie, et à tester sur le terrain des solutions
S. Fendorf et al., Spatial
and temporal variations dans les pays concernés. de dépollution adaptées.
of groundwater arsenic in South Devant l’ampleur du problème au Par ces différents projets européens ou
and Southeast Asia, Science, Bangladesh, le gouvernement a tenté mondiaux, les chercheurs s’associent pour
vol. 328, pp. 1123-1127, 2010. de trouver des solutions. L’OMS, et l’UNI- mieux caractériser les pollutions des eaux
D. Polya et L. Charlet, Rising CEF ont soutenu un projet de réduction souterraines en fonction de la géologie et
arsenic risk ?, Nature Geoscience, des concentrations d’arsenic dans l’eau des activités humaines locales. Toutefois,
vol. 2, pp. 383-384, 2009. et d’approvisionnement en eau potable. près de 20 ans après la révélation de la
L. Winkel et al., Predicting Lancé en 1998, ce projet bénéficia d’un crise au Bangladesh, aucune solution à la
groundwater arsenic contamination prêt de la Banque mondiale de 32,5 mil- mesure du problème n’a été mise en place.
in Southeast Asia from surface lions de dollars. En outre, les organisa- La première difficulté est scientifique,
parameters, Nature Geoscience,
vol. 1, pp. 536-542, 2008. tions non gouvernementales participent car s’il existe des techniques performan-
à des campagnes de sensibilisation des tes en laboratoire, rares sont celles qui s’ap-
L. Charlet et D. Polya, Arsenic in populations et à des projets pilotes. Ainsi, pliquent à grande échelle. S’ajoutent à cela
shallow, reducing groundwaters in
Southern Asia : An environmental l’Institut suisse EAWAG commence à déve- les incontournables verrous financiers.
health disaster, Elements, vol. 2, lopper une méthode d’élimination de Face à l’urgence, l’une des solutions serait
pp. 91-96, 2006. l’arsenic adaptée aux conditions physico- sans doute d’abandonner les puits tubés
chimiques de l’eau au Bangladesh et au pour revenir à l’exploitation des eaux de
Vietnam, et celle plus prometteuse d’éli- surface, qui nécessiteraient certes d’être
 SUR LE WEB
mination de l’arsenic par photo-oxyda- traitées, mais avec des méthodes qui ont
http://www.eawag.ch/index tion. En Europe, des recherches ont fait leurs preuves. Il ne resterait plus
débuté avec le projet AQUATRAIN, visant qu’à trouver les fonds et à convaincre les
http://www.aquatrain.eu/
notamment à faire un inventaire des autorités locales... 

82] Environnement © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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Histoire des techniques

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

L’art de la navigation dans le Pacifique


Sans cartes ni instruments d’aucune sorte, les peuples océaniens ont conquis
le Pacifique bien avant les Européens, grâce à une connaissance exceptionnelle
des mers et de la navigation qui n’a rien à envier aux pratiques occidentales.
Emmanuel DESCLÈVES

P
endant cet espace de trois mois maîtrise de l’art de la navigation par les pre- étonnante identité culturelle et linguistique,
et vingt jours, nous parcourûmes miers colonisateurs du Grand Océan. À bord reflétant une origine commune. L’un des capi-
à peu près 4000 lieues dans cette de pirogues à balancier et de grands cata- taines européens les plus éclairés – James
mer que nous appelâmes Paci- marans – inventés par leurs ancêtres il y a Cook – fut le premier à exprimer officielle-
fique parce que, durant tout le temps de notre plus de 2 000 ans –, leurs navigateurs les ment son étonnement: «Il est extraordinaire
traversée, nous n’essuyâmes pas la moindre ont guidés de façon précise, fiable et repro- que la même nation se soit répandue sur
tempête. Nous ne découvrîmes non plus pen- ductible, sur des trajets dépassant 5000 kilo- toutes les îles dans ce vaste océan, depuis
dant ce temps aucune terre, excepté deux mètres hors de vue de la terre, sans cartes la Nouvelle-Zélande jusqu’à l’île de Pâques,
îles désertes. ni instruments de navigation. À partir de la c’est-à-dire sur presque un quart de la cir-
Ainsi Antonio Pigafetta, un officier de fin des années 1960, de nombreux voyages conférence du globe. » En réalité, la zone
Magellan, relate-t-il la première traversée réalisés dans des conditions comparables géolinguistique malayo-polynésienne est
connue du Grand Océan par des Européens, à celles d’autrefois ont permis d’étudier en encore plus vaste, puisqu’elle s’étend de
réalisée en 1520 – plus de 10 000 milles détail l’art de la navigation océanien. Depuis, l’île de Pâques à Madagascar.
marins (1 mille marin vaut 1 852 mètres) tant la technique de construction des embar- Aucun de ces capitaines des Lumières
sans escale, soit près de la moitié de la cir- cations (voir l’encadré page 87)que celle de ne semble pour autant en avoir tiré de
conférence terrestre. Au fil des voyages, les la navigation en haute mer ne cessent de conclusion sur la maîtrise de l’art de la navi-
îles se sont révélées bien plus nombreuses nous surprendre. gation hauturière par ces populations
et... habitées. Et pour cause : les immenses migrantes. Sans doute aveuglés par une
espaces du Pacifique, qui couvrent près de vision trop dualiste du monde, avec d’un
40 pour cent du globe terrestre et comptent
Sans carte ni boussole côté une minorité de conquérants civilisés
environ 25 000 îles, avaient été explorés, L’épopée des Grandes Découvertes date de et, de l’autre, une masse indigène attardée
mis en valeur, puis peuplés bien avant l’ar- siècles récents au regard de l’histoire : tra- à un stade primitif, ils ont décrit et com-
rivée des Européens, par des vagues suc- versée de l’Atlantique en 1492 par Christophe menté, souvent avec éloge, les qualités
cessives de migrants venus des rivages de Colomb ; ouverture de la route des Indes et nautiques des « pirogues » et les connais-
l’Asie du Sud-Est. La dernière migration avait de l’Extrême-Orient viale cap de Bonne-Espé- sances des indigènes en navigation et en
débuté il y a environ 6000 ans, pour atteindre rance, que Vasco de Gama franchit en 1497 ; astronomie, mais n’ont pas su y voir une
la Polynésie centrale au moins cinq siècles grands voyages de circumnavigation inau- culture maritime évoluée.
avant notre ère, et la côte américaine gurés par Magellan dès 1519 avec la première C’est à partir de ces descriptions et témoi-
avant l’an mille. À l’époque où les Vikings par- traversée du Grand Océan; avènement, enfin, gnages, conjugués aux rares vestiges astro-
couraient seulement 200 à 300 milles de des expéditions à caractère scientifique et nomiques exhumés dans les îles et au
navigation hauturière, les Océaniens étaient humaniste à partir de 1765, commandées savoir-faire transmis oralement de généra-
déjà allés chercher la patate douce en notamment par Bougainville, Cook, Lapérouse tion en génération – mais jalousement tenu
Amérique, qu’ils avaient implantée dans les ou Dumont d’Urville, qui s’illustrèrent parti- secret –, que l’on redécouvre aujourd’hui la
îles Cook (10 000 milles aller-retour). culièrement dans le Pacifique. richesse de l’art océanien de la navigation.
Les nombreux voyages hauturiers ainsi Peu à peu, les Occidentaux ont constaté Voici un aperçu de l’étendue de ce savoir-faire,
réalisés d’île en île, sur des distances parfois que non seulement les innombrables îles reconstitué à partir de ces différentes sources.
bien supérieures à celle de la traversée de habitables du Grand Océan étaient peuplées, Exempt de tout artifice matériel, le secret
l’Atlantique, supposent une exceptionnelle mais que leurs habitants présentaient une des premiers navigateurs du Pacifique réside

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Regards

dans l’utilisation corrélée et cohérente, par certaines terres sont surplombées de deux L’ A U T E U R
un fin pilote doublé d’un observateur averti, nuages en forme de sourcils; les lagons reflè-
de l’ensemble des informations disponibles tent une couleur turquoise sur les nuages
en mer : données astronomiques indispen- localisés au-dessus, tandis qu’une terre cou-
sables pour les voyages au long cours, verte de végétation leur donne une teinte
mais aussi connaissance approfondie des brune. Même lorsque l’horizon est sans nuage,
vents, de la houle et des courants, des phé- le pilote sait observer une légère surbrillance
nomènes géophysiques, hydrologiques, ou un trait plus sombre, marquant par temps
météorologiques, océanographiques et clair la présence d’une île à une distance de
hydrographiques, et encore de tout ce qui l’ordre de 30 milles (à l’œil nu, elle n’est visible
concerne la vie végétale et animale en mer qu’à environ 10 milles). L’amiral Emmanuel DESCLÈVES
est membre de l’Académie
– oiseaux, poissons, algues, etc. de marine.
Le navigateur océanien ne recourt ni aux Une excellente
cartes ni à la boussole ou tout autre instru-
ment. Contrairement aux Occidentaux, il ne mémoire
dissocie pas la mesure du temps, la vitesse, La mer a aussi ses lois : les courants et les
la dérive due au vent, le courant et la distance vagues sont déviés d’une certaine façon par
à parcourir sur l’eau. Ces facteurs constituent chaque île qu’ils rencontrent ; les oiseaux
pour lui un ensemble cohérent dont il éta- peuvent ouvrir la voie ; les algues mar-
blit en permanence une synthèse faisant quent l’orientation d’un contre-courant ; la
appel à tous ses sens. Son itinéraire est balisé houle indique le chemin des tempêtes sur
par d’autres symboles, d’autres références l’océan. Les navigateurs océaniens savent
inscrites dans le ciel et la mer. Le Soleil, la même interpréter les interférences de plu-
Lune et les étoiles se déplacent selon des sieurs houles croisées : certains pilotes tra-
tracés établis depuis la nuit des temps et ditionnels discernent encore aujourd’hui une
sont utilisés pour repérer des îles ou des iti- houle particulière parmi une conjugaison de
néraires. La proximité d’une île est signalée trois ou quatre houles croisées, par la
par la forme des nuages et leur couleur : seule sensation qu’ils ont du mouvement du

la Marine
DEUX PRAOS « VOLANTS » AMPHIDROMES, l’un des îles Mariannes (a), l’autre des îles Caro-

musée national de
lines (b). Ces pirogues à balancier dépassaient les 20 nœuds, suscitant les éloges des capitaines
européens dès le début des années 1600. Les navigateurs polynésiens se repéraient en mer notam-
ment grâce à l’observation astronomique. Associées à de nombreuses légendes de la mer, leurs
constellations sont des pirogues, une frégate, etc. (c). Pâris,

b
Collection de l’amiral

c
N

E
L. Choris, Voyage pittoresque autour du monde, 1822

http://ciel.polynesien.free.fr/

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Regards

bateau sur l’eau. Ils ont aussi une connais- De fait, le ciel astronomique avait peu Cet effet d’« image miroir » du ciel sur
sance poussée des vents, de leur force et de secrets pour le navigateur polynésien. l’océan ne vaut qu’à un moment donné et
de leur direction suivant le lieu et la période À terre, les pilotes restaient des nuits entières pour une zone géographique limitée, mais
de l’année, la façon dont ils soufflent (en à contempler les astres. Par cette expérience le Polynésien est un navigateur : son point
continu, par rafales, etc.) : en bons musi- systématique et continue, ils ont acquis de référence n’est ni une terre ni un méri-
ciens, ils décryptent à l’oreille la direction et une mémoire visuelle précise et fidèle des dien virtuel, mais son navire sur l’eau, autour
la force du vent, et prédisent ses évolutions différentes voûtes célestes, à chaque heure duquel tout est mobile et changeant, l’étoile
à court et moyen termes. et au-dessus de chaque île. comme l’île. Le pilote a mémorisé les varia-
Le navigateur a mémorisé toutes ces Leur répertoire identifie les noms d’au tions du ciel sur la route qu’il doit suivre, jus-
connaissances et les relie en mer avec ses moins 220 étoiles : « Ils distinguent toutes qu’à l’image finale à son point de destination.
observations in situ, fruits de ses sens en les étoiles par des noms particuliers ; ils Sa vision est proche de celle que l’on a
éveil constant. Il ajuste ainsi sa route, s’ai- connaissent dans quelle partie du ciel elles dans un planétarium, où le ciel tourne en per-
dant des éléments pour tracer son sillage. paraîtront durant chacun des mois où manence autour de soi, à laquelle seraient
Compte tenu de l’étendue des connaissances elles sont visibles sur l’horizon ; ils savent intégrés les mouvements du navire et des
nécessaires à la pratique de cet art, les aussi, avec plus de précision que ne le croira îles sur l’horizon.
plus avertis de ces navigateurs devaient faire peut-être un astronome d’Europe, le temps
preuve d’une vaste intelligence encyclopé- de l’année où elles commencent à paraître Les chemins
dique, avec en particulier des capacités de ou à disparaître », souligne Cook.
mémorisation exceptionnelles. De nombreux Louis Antoine de Bougainville observe à des étoiles
témoignages l’attestent, tel celui de Cook, son tour: «Les gens instruits de cette nation Comment le pilote repère-t-il sa route par rap-
rapportant les précieux conseils de Tupa’ia, ont une nomenclature des constellations les port aux variations du ciel ? En connaissant
un prince de l’île Ra’iatea exilé à Tahiti, qu’il plus remarquables; ils en connaissent le mou- la trajectoire céleste de chaque étoile de son
avait embarqué lors de son premier voyage vement diurne et ils s’en servent pour diri- répertoire. À une latitude donnée, les étoiles
de circumnavigation en 1769 : « Tupa’ia avait ger leur route en pleine mer. Leur boussole se lèvent et se couchent à la même place,
beaucoup d’expérience et de lumière sur la est le cours du soleil pendant le jour et la posi- nuit après nuit. Dans les eaux de Hawaï, par
navigation. Il nous a fait de temps en temps tion des étoiles pendant les nuits. [...] Aoturu, exemple, Deneb se lève à 46° à l’Est du Nord
la description de plus de 130 de ces îles et après avoir attentivement considéré le ciel, géographique (azimut 046°) et se couche à
dans une carte qu’il a tracée lui-même, il en nous fit remarquer l’étoile brillante qui est 46° à l’Ouest (azimut 314°), marquant ainsi
a placé jusqu’à 74. » dans l’épaule d’Orion, disant que c’était sur deux points sur l’horizon et dessinant un arc
elle que nous devions diriger notre course de grand cercle entre les deux – le chemin
et que, dans deux jours, nous trouverions une de l’étoile. Cet arc définit un plan donnant
À chaque île son étoile terre abondante [...]. Au reste, il nous avait une précieuse indication angulaire par rap-
Si les connaissances de la mer et des phé- nommé la veille en sa langue sans hésiter port à la verticale: toute variation de cet angle
nomènes météorologiques constituaient la plupart des étoiles brillantes que nous lui signale un écart de route.
des données importantes pour corriger la montrions; nous avons eu depuis la certitude Transposés sur une couronne de compas
trajectoire du bateau, l’itinéraire dans ses qu’il connaît parfaitement les phases de la magnétique, ces différents azimuts consti-
grandes lignes était avant tout décidé et lune et les divers pronostics qui avertis- tuent un « compas stellaire » selon un
suivi grâce à l’observation astronomique. sent souvent en mer des changements qu’on mode de représentation occidental. À l’ins-
D’après les vestiges archéologiques trou- doit avoir dans le temps. » tar d’une rose des vents, cet outil fait corres-
vés sur diverses îles, dès le IIe millénaire Pour se repérer en mer, le pilote utilisait pondre les directions données par des étoiles
avant notre ère, les Océaniens avaient notamment les étoiles qui culminent au-des- au lever ou au coucher à des azimuts sur l’ho-
exploré le centre du Pacifique, ce qui sug- sus des îles. Par exemple, du fait de la rota- rizon. Ayant intégré dans sa mémoire les
gère qu’ils utilisaient déjà couramment l’as- tion de la Terre, l’île de Ra’iatea, dont la latitude chemins d’étoiles, le pilote océanien est
tronomie. Face aux distances à parcourir et est d’environ 16°45’ Sud, passe à un moment capable de dire qu’à telle époque de l’an-
à la dispersion des îles, ce qui n’était qu’une donné à l’aplomb de Sirius, dont la déclinai- née, à partir de tel endroit, le premier cap
connaissance expérimentale s’est proba- son est de 16°33’ Sud. Pour apprécier la direc- théorique à suivre pour atteindre telle île
blement peu à peu mû en une science de tion de Ra’iatea, il faut donc attendre le est donné par l’étoile Mailemua (Bêta du
la navigation astronomique, qui atteignit moment de la culmination de Sirius. Le ciel Centaure), puis par telle autre étoile qui se
sans doute son apogée au cours du Ier mil- était ainsi une référence fondamentale per- lève ou va se coucher ensuite à l’horizon, et
lénaire de notre ère, lors de l’exploration et mettant de se situer et de se déplacer d’île ainsi de suite.
du peuplement du triangle polynésien, entre en île, avec une liaison quasi biunivoque entre Outre les variations dues à la latitude, il
Hawaï, l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande. une île et son étoile culminante. lui faut bien sûr intégrer des corrections à

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Regards

LES « PIROGUES » DU GRAND OCÉAN


Chez les peuples les plus sauvages, ce qui a rapport verguées sur au moins deux côtés, passagers vivaient sur la plate-
à la navigation dénote un degré d’intelligence que les voiles étaient en végétaux tis- forme au ras de l’eau, sans aucu-
l’on chercherait souvent en vain dans la manière sés assez rigides (pandanus). Leurs ne protection particulière. Les
dont ils bâtissent leurs habitations ou subviennent formes aérodynamiques permet- grands catamarans de voyage me-
à leurs premiers besoins. Amiral Pâris, 1843 taient dans bien des cas de dépas- suraient entre 15 et 25 mètres, par-
ser la vitesse du vent. Les voiles de fois plus de 30 mètres. On embar-
n ne se lance pas dans de de bois, très soigneusement taillées,
O grandes traversées sans embar-
cations sûres et rapides, remontant
avec des cordages de coco. Le cal-
fatage était traité par la bourre de
type aile rigide étaient les plus ré-
pandues à Tahiti au XVIIIe siècle.
Les pirogues à balancier nom-
quait couramment 50 personnes
pour des traversées de plusieurs se-
maines, voire plusieurs mois.
bien au vent. Les Océaniens avaient coco enduite de gommes végétales. mées praos volants dépassaient cou-
atteint un haut degré de perfec- Les coques étaient toutes ramment les 20 nœuds. Certaines Catamaran de voyage
tionnement dans l’art de la construc- d’une finesse et d’une légèreté étaient amphidromes (capables de Tipaïrua (Tahiti).
tion navale, encore en partie inégalé. inconcevables en Occident. Elles se déplacer dans les deux sens: avant
Ils ont construit toutes sortes de ne comportaient aucun appendice et arrière identiques), naviguant tou-
navires, tant pour les coques que fixe sous l’eau (pas de quilles ni de jours balancier au vent, avec des
pour les gréements ou l’agencement gouvernail). Même avec l’usage coques souvent dissymétriques sur
des voilures, que l’on peut regrou- actuel de matériaux composites, le plan longitudinal pour contrer
per en deux catégories : les pirogues le poids des monocoques et des les effets de la dérive.
à balancier simple ou double (tri- multicoques occidentaux mo- Les pirogues doubles étaient
maran) et les pirogues doubles (cata- dernes excède encore celui des réa- constituées soit de deux coques
marans), à l’exclusion notable de lisations océaniennes de longueur identiques (navire monodrome),
tout monocoque. équivalente, notamment à cause soit de deux coques de tailles dif-
Avant l’arrivée des Européens, des quilles lestées. férentes (navire amphidrome).
tous ces navires étaient construits Les gréements étaient d’une Les coques étaient proches l’une
avec des outils en pierre, le métal grande variété. Il n’y avait jamais de l’autre pour bénéficier d’un effet
étant inconnu. Sur les plus grands, de foc, ce qui permettait des mâtures d’accélération de la veine fluide
on assemblait les différentes pièces sans étai, légères et réglables. En- entre les coques. L’équipage et les

l’observation directe : l’étoile n’est pas exac- référence, réel ou imaginaire, situé au large
tement dans la direction de l’île, le vent et le de sa route. Ce point sert d’axe autour duquel
courant entraînent des dérives, l’azimut de pivotent les différents repères directionnels
l’astre varie au cours du temps, etc. La ligne qu’il va successivement utiliser. Le premier  BIBLIOGRAPHIE
directe entre le départ et l’île est connue, et azimut de référence du voyage est celui qui
E. Desclèves, Le peuple
l’art du pilote consiste à apprécier l’écart entre relie le point de départ à une certaine étoile de l’Océan, L’Harmattan, 2010.
cette direction théorique et la route réelle, se levant à l’horizon, en passant par le point
lorsqu’il navigue face au vent en tirant des pivot. À la fin du premier segment de route M.-F. Péteuil, Ciel d’îles, Journal de
bords. Il utilise notamment des astres guides – etak –, le navigateur verra une deuxième la Société des Océanistes, 2003.
à tribord et à bâbord, qui servent de garde- étoile se lever à l’horizon, dans l’alignement B. Finneys, Voyagers into Ocean
fous lorsque des nuages masquent les étoiles du point de référence, et ainsi de suite. Space, University of California
de l’avant ou de l’arrière. Le pilote expérimenté Pour mémoriser ces routes maritimes, Press, 1985.
sait aussi reconnaître un astre qui apparaît les navigateurs ont associé à chaque etakdes J. Neyret, Pirogues océaniennes,
seul au milieu d’un ciel voilé et l’utiliser pour images de la vie en mer – un banc de thons Association des amis du musée
maintenir son cap. jaunes, un vol de frégates, un croisement de de la Marine, 1976.
Certaines pratiques se sont perpétuées, houles... L’ensemble constitue un récit de D. Lewis, We, the Navigators,
mais leur secret est bien gardé. Par exemple, voyage ponctué d’événements réels ou University of Hawaï, 1972.
on utilise encore en Micronésie une méthode imaginaires. Simplifiés et chantés en cœur
E. Dodd, Polynesian Seafaring,
de navigation fort ancienne, caractérisée par par les équipages, ces récits rythment les Dodd, Mead & Company, 1972.
le fractionnement de la route à suivre en efforts et marquent les principaux change-
plusieurs segments successifs, dénommés ments de cap, sans dévoiler aux non-initiés A. Gerbault, Un paradis se meurt,
Self, 1949.
etak. Le navigateur a recours à un point de les secrets de la route maritime... 

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

La maîtrise des nombres premiers


Comme l’eau et le feu, les polynômes et les nombres premiers se rencontrent
et donnent naissance à un violent bouillonnement... mathématique.
Jean-Paul DELAHAYE

L
es polynômes, tels n —> 2n + 1, entiers n’est pas constant, alors il existe une tives qu’il prend pour des valeurs entières
n —> n2, n —> 5n3 – 35n2 + 11, infinité de valeurs entières den telles que P(n) de ses variables et l’ensemble des nombres
etc., sont les plus simples des n’est pas un nombre premier. premiers. En bref: ses valeurs positives sont
fonctions. Ils représentent Plus puissant, le résultat qui suit, démon- les nombres premiers.
l’« ordre mathématique » et ce qui se cal- tré par Robert Buck en 1946, enlève tout espoir Ce polynôme construit en 1976 par
cule facilement. Parfois, ils servent d’échelle de faire produire uniquement des nombres James Jones, Daihachiro Sato, Hideo Wada
pour mesurer la difficulté des problèmes. premiers à une fonction polynomiale ou même et Douglas Wiens résulte du codage de la
Les nombres premiers (2, 3, 5, 7, 11, 13, à un quotient de fonctions polynomiales: Si définition de l’ensemble des nombres pre-
17, ...) se situent à l’opposé: ce sont des êtres un quotient de deux polynômes à coefficients miers sous la forme d’un système d’équa-
mathématiques délicats, récalcitrants, incon- entiers P(n)/Q(n) donne des nombres dont tions, qui ensuite a été réduit à une seule
trôlables, et dont la nature ne sera sans doute la valeur absolue est première pour les valeurs équation. De tels codages sont possibles pour
jamais entièrement élucidée. Il en résulte que entières de n, alors P(n)/Q(n) est constant... tous les ensembles de nombres dont on
la confrontation entre polynômes et nombres et donc sans intérêt. connaît un algorithme qui en calcule les élé-
premiers ne peut que produire des idées sti- ments les uns après les autres. On sait pro-
mulantes et soulever des problèmes pas- Un polynôme duire ces polynômes grâce aux méthodes
sionnants et difficiles. C’est à ces sujets et à que Yuri Matiyasevich a élaborées pour la réso-
certains résultats nouveaux que nous consa- qui fait illusion lution du dixième problème de Hilbert et qui
crons cette rubrique. Ces résultats et quelques autres du même a conduit à l’affirmation : Il n’existe aucun
Existe-t-il une formule polynomiale don- type montrent que les polynômes sont algorithme général pour connaître les solu-
nant les nombres premiers? Une telle formule trop simples pour engendrer les nombres tions entières des équations de la forme
ne peut donner tous les nombres premiers, premiers. Ils ne contredisent pas le résul- P = 0, où P est un polynôme à coefficients
ni même ne donner que des nombres pre- tat suivant : le polynôme P de degré 25 à entiers d’une ou plusieurs variables.
miers. Les mathématiciens ont en effet démon- 26 variables (voir la figure 2) est tel qu’il y Malheureusement, le polynôme de 1976
tré que: Si un polynôme P(n) à coefficients a identité entre l’ensemble des valeurs posi- produit aussi des nombres négatifs qui ne

a b c d e

1. CONTRIBUTEURS à la théorie des nombres premiers mettant en jeu infinité de nombres premiers de la forme an + b. V. Bunyakovsky (1804-
des polynômes. L.Euler (1707-1783, a) a montré que le polynôme n2 + n +41 1889, d) a conjecturé que, sauf pour les cas faciles à repérer, toute for-
donne des nombres premiers pour n = 0, 1, 2, ..., 39. A.-M. Legendre (1752- mule polynomiale de degré 2 engendre une infinité de nombres premiers.
1833, b) s’est intéressé à n2 – n + 41, qui donne des nombres premiers S. Ulam (1909-1984, e) a trouvé des spirales où les alignements corres-
pour n =1, 2,..., 40. G. Dirichlet (1805-1859, c) a démontré le résultat pondent aux suites de nombres premiers. Y. Matiyasevich (f) a montré
conjecturé par Legendre : si a et b sont premiers entre eux, il existe une comment produire des polynômes dont les valeurs positives sont des

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Regards

sont généralement pas l’opposé de nombres


premiers. Pire, il est presque impossible de
2 . Le p o l y n ô m e d e J o n es
lui faire produire des nombres positifs sans P = (k + 2) {1 – [wz + h + j – q]2 – [(gk + 2g + k + 1)(h + j ) + h – z]2 – [2n + p + q + z – e]2
comprendre la façon dont il a été construit. – [16(k + 1)3(k + 2)(n + 1)2 + 1 – f 2]2 – [e 3(e + 2)(a + 1)2 + 1 – o 2]2 – [(a2 – 1)y 2 + 1 – x 2]2
Par conséquent, si vous procédez au hasard, – [16r 2y 4(a2 – 1) + 1 – u 2]2 – [((a + u 2(u 2 – a))2 – 1)(n + 4dy)2 + 1 – (x + cu)2]2 – [n + l + v – y]2
ne soyez pas étonné de ne tomber que sur – [(a2 – 1)l 2 + 1 – m2]2 – [ai + k + 1 – l – i ]2 – [p + l(a – n – 1) + b (2an + 2a – n 2 – 2n – 2) – m]2
des nombres négatifs et... composés ! – [q + y (a – p – 1) + s (2ap + 2a – p 2 – 2p – 2) – x]2 – [z + pl(a – p) + t (2ap – p 2 – 1) – pm]2}
En considérant l’expression :
Q = 2 + (P – 2 + |P – 2|)/2 qui vaut P quand
P > 2 et 2 quand P < 2, on obtient une fonc- sant à n sera très long : contrairement à ce dont les valeurs indiquent toutes les déci-
tion qui est polynomiale à l’exception de l’uti- que pensent de nombreux mathématiciens, males du nombre e (ou du nombre ␲) qui
lisation de la valeur absolue. Cette expression trouver une preuve courte est parfois un jeu se trouve donc codé par la donnée d’un
« quasi polynomiale » ne donne que des inutile et maladroit. nombre fini d’entiers.
nombres premiers et les donne tous, ce Ce dernier point est confirmé par le
qui est assez remarquable. Malheureuse- résultat suivant, obtenu par des méthodes Des algorithmes
ment, elle donne 2 le plus souvent, et lui faire du même type. Si un système S de démons-
produire d’autres nombres premiers est tration est donné (par exemple la théorie polynomiaux
aussi difficile que faire produire des nombres des ensembles de Zermelo-Fraenkel, sys- Puisque les polynômes sont des fonctions
premiers à P : en procédant au hasard, tème suffisant pour pratiquement toutes lentement croissantes (comparées aux fonc-
vous tomberez presque toujours sur Q = 2. les mathématiques), alors on peut trouver tions exponentielles n —>2n, n —>n!, n —>nn,
En 2003, Nachiketa Gupta, de l’Univer- un polynôme associé au système S tel que, etc.), la question de savoir s’il est difficile
sité de Pennsylvanie, a étudié comment quelle que soit la longueur de la démons- ou non de tester la primalité (c’est-à-dire
on peut produire des nombres premiers avec tration d’une formule F de S, il existe une la nature première ou non d’un entier) se
ce type de polynômes. Son mémoire de thèse démonstration de l’affirmation que « F est formule ainsi : existe-t-il un algorithme indi-
se termine par le traitement du cas 2, c’est- un théorème de S » faisable en 100 addi- quant si OUI ou NON l’entier n est un nombre
à-dire par la détermination des valeurs des tions et multiplications. Autrement dit, celui premier, et dont le temps de calcul pour n
26 variables qui permettent d’avoir P = 2. qui reste dans le système S est parfois est inférieur à la valeur d’un polynôme dont
L’existence du polynôme de Jone-Sato- obligé de faire de très longues démons- la variable est la longueur de l’écriture de n ?
Wada-Wiens, inutile en pratique, a une consé- trations, mais celui qui calcule le polynôme Plus brièvement : existe-t-il des tests de pri-
quence théorique intéressante. Il est possible associé à S dispose, lui, de la possibilité malité polynomiaux ?
de vérifier qu’un nombre nest premier en opé- – théorique – d’établir tout résultat démon- On a longtemps pensé que la réponse
rant au plus 87 additions et multiplications, tré par S à l’aide d’une série de 100 opé- était positive, sans réussir à le démontrer.
car s’il l’est, il existe un jeu de valeurs pour les rations arithmétiques au plus. Ce n’est qu’en 2002 qu’une équipe de trois
26 variables du polynôme qui donne n. Ce jeu avec les polynômes a conduit mathématiciens indiens, Manindra Agrawal,
En pratique, cependant, trouver les récemment Christoph Baxa à écrire explici- Neeraj Kayal, Nitin Saxena, a réglé le pro-
bonnes valeurs des 26 variables condui- tement un polynôme à coefficients entiers blème affirmativement en proposant un test

f g h i j

nombres premiers. T. Tao (g) a prouvé avec B. Green que pour tout entier k, pour n = 0, 1, 2, ..., M. M. Agrawal (i) a prouvé avec ses collègues N. Kayal
il existe une infinité de suites arithmétiques de longueur k, composées et N. Saxena qu’il existe des tests de primalité polynomiaux. Ch. Mau-
uniquement de nombres premiers. R. Mollin (h) a généralisé le poly- duit (j) a démontré avec J. Rivat que, dans les progressions arithmétiques
nôme d’Euler et démontré, sous réserve d’une conjecture vraisem- de Dirichlet, il y a autant de nombres premiers dont la somme des chiffres
blable, que si M est un entier fixé (aussi grand qu’on le désire), il existe de leur écriture décimale est paire, que de nombres premiers dont la
un entier k tel que le polynôme n2 + n + k donne des nombres premiers somme des chiffres est impaire.

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Regards

3. Records de progressions arithmétiques de nombres premiers


Les trois nombres premiers les plus grands 1 631 979 959 ⫻ 225 000 – 1 plus elle est difficile à découvrir. Même si l’on
en progression arithmétique : + n ⫻ (164 196 977 ⫻ 280 000 sait, grâce au théorème de B. Green et T. Tao,
9 094 283 341 425 ⫻ 2 666 669 – 1 – 1 631 979 959 ⫻ 225 000) pour n = 0, 1, 2, 3. qu’il existe des progressions arithmétiques de
+ n ⫻ 32 289 41 5 560 495 ⫻ 2 666 666 Cette progression a été trouvée en 2010 par nombres premiers de toute longueur, le record
pour n = 0, 1, 2. D. Broadhurst. actuel n’est que de 26.
Le premier terme possède 200 701 chiffres Les cinq nombres premiers les plus grands La plus longue progression arithmétique de
décimaux. Cette progression a été trouvée en en progression arithmétique : nombres premiers :
mars 2011 par David Broadhurst. Il est bien sûr (82 751 511 + 20 333 209 ⫻ n) ⫻ 16229# + 1 43 142 746 595 714 191 + 23 681 770 ⫻ 23# ⫻ n
plus difficile de trouver quatre nombres premiers pour n = 0, 1, 2, 3, 4. pour n = 0, 1, 2, 3, ..., 25.
en progression arithmétique que d’en trouver La notation k# désigne le produit de tous Cette progression de 26 termes a été trou-
trois. Il y a donc aussi un record pour quatre, les nombres premiers inférieurs ou égaux à k (par vée en 2009 par Benoît Perichon.
cinq, etc. exemple, 7# = 2 ⫻ 3 ⫻ 5 ⫻ 7 = 210). Cette pro- Pour une liste plus complète de tels records :
Les quatre nombres premiers les plus grands gression a été trouvée en 2009 par Ken Davis. http://users.cybercity.dk/~dsl522332/math/
en progression arithmétique : Plus une progression arithmétique est longue, aprecords.htm

 BIBLIOGRAPHIE de primalité polynomial (voir Pour la Science Notons cependant que pour l’instant les
n° 303, janvier 2003, pages 98-103). algorithmes polynomiaux mis au point et
G. Tenenbaum et M. Mendès
France, Les nombres premiers, Bien sûr, un algorithme dont le temps prouvés tels ne sont pas aussi rapides que
entre l’ordre et le chaos, de calcul est un polynôme de degré 50 est les anciens algorithmes (qui eux ne sont
Dunod, 2011. moins intéressant qu’un algorithme dont le pas prouvés polynomiaux !). L’approche
T. Tao, Structure and randomness temps de calcul est un polynôme de degré2. théorique n’est pas pour autant inutile, mais
in the prime numbers, dans Une fois trouvé un test de primalité poly- il faudra peut-être attendre un moment pour
D. Schleicher et M. Lackmann nomial, le travail n’était donc pas terminé, qu’elle ait des retombées pratiques.
(éds.), An Invitation to Mathema-
tics, Springer-Verlag, 2011 et on a tenté d’obtenir des tests polyno-
(http://terrytao.files.wordpress.com/
2009/09/primes_paper.pdf).
miaux de degré aussi petit que possible. Des suites
L’analyse de l’algorithme des trois cher-
cheurs indiens montre que leur test est de arithmétiques
Ch. Mauduit et J. Rivat, Sur
un problème de Gelfond : la somme degré 12, ce qui est beaucoup. Mais en Abordons maintenant les suites arithmé-
des chiffres d’un nombre premier, admettant une conjecture considérée tiques de nombres premiers. Les plus
Annals of Mathematics, vol. 171(3), comme probable, on établit que leur algo- simples des polynômes sont les formes
pp. 1591-1646, 2010.
rithme permet un test de degré 6. linéaires : n —> an + b.
B. Green et T. Tao, The primes On a d’abord trouvé une preuve, n’utili- Nous avons vu qu’une telle expression
contain arbitrarily long arithmetic sant cette fois aucune conjecture, avec des ne donne pas des nombres premiers pour
progressions, Ann. of Math.,
vol. 167(2), pp. 481-547, 2008. polynômes de degré 11, puis 8. Une variante tout entier n (sauf si elle est constante et
de l’algorithme a été proposée par Carl Pome- égale à un nombre premier). En revanche,
R. Crandall et C. Pomerance, rance et Henry Lenstra, et ils prouvèrent il n’est pas interdit qu’elle donne une infi-
Prime Numbers: A Computational
Perspective, Springer-Verlag, 2005. en 2005 que leur test est polynomial de nité de nombres premiers. L’une des plus
degré 6. Une autre variante fut prouvée de simples questions liant nombres premiers
M. Agrawal et al., PRIMES is in P, degré 3, mais cette fois, sous réserve d’une et polynômes est ainsi celle de l’existence
Ann. of Math., vol. 160(2),
pp. 781-793, 2004. conjecture assez risquée. Ce degré 3 ne doit de paramètres a et b tels qu’il y ait une
donc pas être considéré comme acquis. infinité de nombres premiers de la forme
P. Ribenboim, The Little Book of Enfin, un autre résultat établit que, sauf an + b quand n prend des valeurs entières.
Bigger Primes, Springer-Verlag, cas exponentiellement rares, la primalité est Bien sûr, il ne peut pas y avoir une infi-
2004.
démontrable en temps polynomial de degré4. nité de nombres premiers de la forme
M. Dietzfelbinger, On ne pense pas pouvoir faire mieux. Cela 5n + 10 puisque tout nombre de cette forme
Primaly Testing in Polynomial conduit à la conclusion suivante, probable- est multiple de 5 si n est entier. Plus géné-
Times, Springer, 2004.
ment définitive : prouver qu’un entier n est ralement, si aet bsont multiples d’un même
J.-P. Delahaye, Merveilleux premier exige un temps de calcul qui aug- entier k > 1 (on dit qu’ils ne sont pas pre-
nombres premiers, mente comme un polynôme de degré 4 de miers entre eux), alors les nombres de la
Belin/Pour la Science, 2000.
la longueur de l’entier nauquel on s’intéresse. forme an + b ne peuvent pas être premiers

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Regards

plus de deux fois. La condition nécessaire


est aussi suffisante. Si a et b sont pre-
4. Les polynômes de degré 2 et la spirale d’Ulam
e polynôme n 2 + n + 41
miers entre eux, alors il existe une infinité
de nombres premiers de la forme an + b. L découvert par Euler donne des
nombres premiers (distincts) pour
a
Ce célèbre résultat, conjecturé par Adrien-
Marie Legendre, a été prouvé par Gustav Diri- n = 0, 1, 2, 3, ..., 39. Celui de
Legendre, n2 –n+41, en donne
chlet en 1838. Depuis, beaucoup de travail
pour n = 1, 2, ..., 40. Y a-t-il mieux?
a été fait pour préciser comment les nombres
La théorie indique que probable-
premiers se répartissent quand a est fixé
ment oui, mais ne propose rien
et que l’on fait varier b. Par exemple, il est de concret. Ce sont les ordinateurs
intéressant de comparer les nombres d’en- qui ont permis de faire mieux.
tiers premiers produits par les polynômes Voici ce que la recherche d’un
4n + 1 et 4n + 3 quand n varie jusqu’à M. polynôme de degré 2 donnant
Les deux formules sont aussi efficaces des suites de nombres premiers,
l’une que l’autre: le rapport du nombre d’en- pour des valeurs successives de
tiers premiers produits par la première, sur le sa variable, a donné.
nombre d’entiers premiers produits par la G. Fung, 1988 : 47n2 + 9n – 5209
seconde, tend vers 1 quand M tend vers l’in- produit 43 nombres premiers,
fini. Un examen numérique de la question pour n=–24,–23,..., 0, 1, ..., 18.
montre cependant que 4n + 3 surpasse légè- R. Ruby, 1988: b
rement 4n + 1. Donner un sens précis à cette 103n 2 + 31n – 3 391 produit
domination et la prouver mathématiquement 43 nombres premiers, pour
n=–23,–22, ..., 0, 1, ..., 19.
a été un long travail qui n’a abouti qu’en 1994,
R. Ruby,1989: 36n2 + 18n – 1801
avec les résultats obtenus par Michael Rubin-
produit 45 nombres premiers, pour
stein et Peter Sarnak, sous réserve de conjec- n=–33, –32, ..., 0, ..., 11.
tures vraisemblables. Des détails sur ces Les polynômes de degré 2
compétitions numériques figurent dans la donnant beaucoup de nombres
rubrique de mars2010 (Un terrain de course premiers expliquent en partie
numérique,Pour la Science,n°389, mars2010). pourquoi dans la spirale de Sta-
nislas Ulam (a) (les entiers écrits
Suites de Dirichlet : en spirale en noircissant les
nombres premiers), on voit de
de beaux résultats nombreux alignements recti-
En 2010, Christian Mauduit et Joël Rivat, de lignes diagonaux de points noirs.
l’Institut de mathématiques de Luminy, ont D’ailleurs, en faisant partir la spi-
démontré un résultat attendu depuis long- rale d’Ulam non pas de 1, mais
temps sur les chiffres des nombres pre- de 41 (b), les nombres premiers c
miers dans des progressions arithmétiques donnés par la formule d’Euler
s’alignent.
de Dirichlet. L’une des conséquences, expri-
Selon une variante de la spi-
mée en langage simple, est la suivante : il
rale d’Ulam proposée par Jean-
y a autant de nombres premiers dont la François Colonna, on dispose
somme des chiffres de leur écriture déci- les entiers en spirale comme pré-
male est paire, que de nombres premiers cédemment, puis on dessine
dont la somme des chiffres est impaire. autour de chaque entier n un
Le résultat se généralise dans toute base cercle dont le rayon est propor-
de numération. Il est valable aussi quand tionnel au nombre de diviseurs
on s’intéresse aux nombres premiers (en de n. Des alignements obliques
nombre infini) dont la somme des chiffres apparaissent (c), qui, cette fois,
vaut 0, 1, 2, ..., k – 1 modulo k. ne représentent plus les nombres
Parmi les plus beaux résultats sur les premiers, mais les nombres ayant
suites arithmétiques de nombres premiers, de nombreux diviseurs.
le théorème de Ben Green et Terence Tao

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Regards

de nombres premiers aussi longues qu’on


5 . U n c r i bl e g é o m é tr i q u e le veut de la forme a + b, a2 + b, ..., an + b.
ne des plus étranges façons de relier poly- Ces résultats sont positifs : les mathé-
U nômes et nombres premiers a été pro-
posée par Yuri Matiyasevich. À partir du simple M’(–4,16)
maticiens savent trouver des nombres pre-
M(4,16) miers ayant une forme donnée ou, au moins,
polynôme P(n) = n2, il explique comment un réussissent à prouver qu’ils existent. Mais
tracé de segments de droites conduit direc- d’autres résultats sont moins brillants :
tement à l’ensemble des nombres premiers. 13 nous restons bien ignorants des valeurs
On part de la parabole y = x2. On y repère premières des polynômes les plus simples.
les points d’abscisse entière ayant une valeur 11
Ainsi, bien que cela ait été conjecturé depuis
M’ (–3,9) M(3,9)
absolue supérieure à 2, à savoir les abscisses
longtemps, personne ne réussit à démontrer
2, – 2, 3, – 3, 4, – 4, etc. Ce sont les points : 7 qu’il existe une infinité de nombres pre-
M(2, 4), M’(–2, 4), M(3, 9), M’(–3, 9), M(4, 16),
M’(–4, 16), etc. 5 miers de la forme n2 +1.
On relie les points M avec les points M’, ce M’(–2,4) M(2,4)
3
qui donne des segments qui coupent l’axe Oy
en des points d’ordonnée entière. Le segment
2 Un blocage pour n2 + 1
reliant M(n, n2) et M’(–m, m2) coupe l’axe Oy Une conjecture de Viktor Bunyakovsky datant
en (0, nm). De ce fait, tous les nombres compo- de 1857 affirme que, sauf si c’est impos-
sés sont traversés par au moins deux segments. et qui ne sont coupés par aucun segment. L’en- sible pour une raison simple (voir plus bas),
Les nombres premiers apparaissent donc sur l’axe semble des nombres premiers a ainsi été déduit
Oy comme les points ayant une ordonnée entière géométriquement du polynôme P(n) = n2.
toute formule polynomiale de degré 2
engendre une infinité de nombres premiers.
Selon cette conjecture, si P(n) est un poly-
de 2004 indique que pour tout entier posi- nôme à coefficients entiers, alors deux cas
tif k, il existe une infinité de suites arith- sont possibles: (a) toutes ses valeurs sont
métiques de longueur k composées multiples d’un entier k > 1; (b) P(n) produit
uniquement de nombres premiers. On peut une infinité de nombres premiers.
donc trouver des progressions arithmé- Voyons deux exemples. Le polynôme
tiques de nombres premiers de toutes lon- n2 + n + 4 ne donne que des nombres pairs
gueurs... cela même si on n’en connaît pour (si n est pair, n2 + n + 4 l’est aussi ; si n est
l’instant aucune de plus de 26 termes impair, n2 est impair et n2 + n + 4 est alors
(voir la figure 3). pair), donc toutes ses valeurs sont mul-
En 2006, un perfectionnement des tiples de 2 ; nous sommes dans le cas (a).
méthodes utilisées pour ce premier résul- En revanche, le polynôme n2 + 1, pour
tat a conduit T. Tao et Tamar Ziegler à l’énoncé les valeurs n = 1, 2, 3, 4, 5, donne 2, 5, 10,
remarquable suivant concernant les pro- 17, 26 qui ne sont pas multiples d’un même
gressions polynomiales de nombres pre- nombre entier. D’après la conjecture de
miers : si P1, P2, ..., Pn sont des polynômes Bunyakovsky, nous sommes dans le cas(b)
sans terme constant (c’est-à-dire vérifiant et le polynôme n2 + 1 doit donner une infi-
L’ A U T E U R Pi(0) = 0), alors on peut trouver un a et un b nité de nombres premiers.
(et même une infinité de a et de b) tels que Notons que la conjecture est démon-
P1(a) + b, P2(a) + b, ..., Pn(a) + b soient trée dans le cas des polynômes de degré 1,
tous des nombres premiers. car elle est alors équivalente au théorème
Avec P1(a) = a, P2(a) = 2a, ..., Pn(a) = na, de Dirichlet ; mais on ne sait la démontrer
on retrouve le résultat de B. Green et T. Tao pour aucun autre polynôme. Pire, on ne sait
qu’il existe des progressions arithmétiques même pas prouver que les polynômes qui,
de nombres premiers aussi longues qu’on d’après la conjecture, doivent donner une
le veut : a + b, 2a + b, ..., na + b. infinité de nombres premiers, en donnent
Bien d’autres énoncés intéressants sur tous au moins un !
Jean-Paul DELAHAYE les suites polynomiales de nombres pre- Parmi les cas délicats qui inquiètent sur
est professeur à l’Université miers en résultent. Par exemple, en prenant la véracité de la conjecture, il y a le poly-
de Lille et chercheur
au Laboratoire d’informatique P1(a)=a, P2(a) = a2, ..., Pn(a) = an, on obtient nôme n12 + 488 669 qui ne donne aucun
fondamentale de Lille (LIFL). le résultat nouveau qu’il existe des suites nombre premier avant n = 616 980.

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Regards

À l’origine de beaucoup de ces travaux grammes informatiques et de longues heures n = –16, –15, ..., 31, 32. Degré 5, record en
se trouve la remarque formulée en 1772 par de calcul, sont de nature variée : recherche 2002: le polynôme 1/4n5 + 1/2 n4 – 345/4 n3
Euler que le polynôme n2 + n + 41 donne des de longues progressions arithmétiques de + 879/2 n 2 + 17 500 n + 70 123 donne
nombres premiers pour n = 0, 1, 2, 3, ..., 39. nombres premiers, recherche de polynômes 57nombres premiers différents, pour n= –27,
Legendre proposa en 1798 le polynôme de bas degré donnant beaucoup de valeurs –26, ..., 28, 29. Degré 6, record en 2010: 1/72n6
n2 –n + 41 qui donne des nombres premiers premières consécutives ou une grande + 1/24 n 5 – 1 583/72 n 4 – 3 161/24 n 3
pour n = 1, ..., 40. Dans les deux cas, on a proportion de nombres premiers dans un + 200807/36 n2 + 97973/3 n – 11 351
40 valeurs consécutives d’un polynôme intervalle, etc. donne 58 nombres premiers différents, pour
de degré 2 produisant un nombre premier. Comme ils ne réussissent pas à trou- n=–45, –44, ..., 11, 12. C’est le record absolu
Le polynôme d’Euler a l’avantage, sur ver de polynôme de degré 2 donnant plus pour un polynôme de petit degré.
celui de Legendre, qu’il peut se généraliser de 43nombres premiers différents pour des En augmentant le degré, on sait de façon
d’une étonnante manière. Richard Mollin a valeurs successives de n, les mathémati- certaine, grâce à un théorème de Lagrange,
en effet prouvé que si M est un entier fixé ciens ont essayé avec des polynômes de que l’on pourra obtenir des polynômes don-
(aussi grand qu’on le veut), il existe un entierk degré 3 ou plus. nant autant de nombres premiers différents
tel que le polynôme n2 + n + k donne des que l’on veut pour des valeurs consécu-
nombres premiers pour n = 0, 1, 2, ..., M. Au-delà du degré 2 tives de la variable.
Autrement dit, si vous voulez un polynôme Les mathématiciens combinent deux
de degré 2 qui donne un million de nombres De nombreux records sont dus à F. Dress et notions mathématiques difficilement mis-
premiers quand la variable n va de un à un B. Landreau. Pour le degré 3, le polynôme cibles et découvrent un trésor de problèmes
million, c’est possible et le polynôme peut 66n 3 + 83n 2 + 13 735n + 30139 donne et de résultats, quelques joyaux de pure théo-
avoir la forme très simple n2 + n + k. 46 nombres premiers différents pour rie... et parfois des théorèmes illusoires. Ce
On doit formuler plusieurs réserves sur n=–26,–25, ..., 0, 1, ..., 18, 19 (record en2000). trésor s’enrichit des trouvailles autorisées
ce beau résultat de R.Mollin. Une fois encore, Degré 4, record en 2002 : le polynôme par les calculs colossaux sur ordinateur qui
elles nous font prendre conscience que l’écart 3/4n4 +1/2n3 –4323/4n2 +34415/2n–62099 guident les mathématiciens dans leur explo-
entre la théorie et la pratique est parfois très donne 49 nombres premiers différents pour ration du monde des entiers. 
grand. D’une part, le résultat de R. Mollin est
démontré en utilisant une conjecture assez FIGURES IMPOSSIBLES ET INFINIES
forte qui généralise la conjecture des nombres
premiers jumeaux (celle-ci affirme qu’il existe
une infinité de paires de nombres premiers
espacés de 2, comme 11 et 13, 17 et 19, 41
et 43). Cette conjecture, même si elle est
vraisemblable et bien testée expérimenta-
lement, ne semble pas à la portée des mathé-
matiques d’aujourd’hui et le résultat de
R. Mollin reste donc incertain.
D’autre part, la constante k qu’il faut uti-
liser dans la définition du polynôme n2 + n+k
prend des valeurs considérables si l’on veut
que le polynôme donne beaucoup d’entiers
premiers : pour obtenir plus de 40 nombres
premiers, kdoit dépasser 1018. Enfin, et c’est
le pire, la méthode de démonstration utili-
sée par R. Mollin n’est pas constructive : elle
ne permet pas en pratique de trouver k !
la suite de l’article de mai 2011, Jean-Fran- www.lactamme.polytechnique.fr/). Dominique
Pour pallier ce défaut de la théorie qui
nous suggère que sont vraies certaines
À çois Colonna m’a proposé de nouveaux
dessins infinis et impossibles (ci-dessus à droite),
Caudron m’a aussi envoyé des images impos-
sibles infinies intéressantes. Il a en particulier
choses qu’elle ne sait pas montrer, d’autres dont plusieurs autostéréogrammes. Il me signale réalisé le stéréogramme ci-dessus, à gauche,
mathématiciens s’occupent de trouver «pour qu’il avait conçu l’idée des dessins impos- d’une figure infinie impossible (voir son site
de vrai» des polynômes qui produisent beau- sibles infinis dès 1974 et en avait réalisé http://oncle.dom.pagesperso-orange.fr/
coup de nombres premiers. Leurs résultats, quelques-uns (voir son site Internet http:// art/index.htm).
obtenus bien sûr à l’aide d’astucieux pro-

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REGARDS

ART & SCIENCE

Donner à voir les mathématiques


Une exposition se propose de rendre perceptibles les mathématiques
et l’esprit de ceux qui les font : pour cela, mathématiciens et artistes
se sont associés pour transformer des idées abstraites en œuvres d’art.
Loïc MANGIN

C
omment rendre compte des H. Sugimoto présentait une série de 19 pho- correspondent aux coordonnées nécessaires
mathématiques ? Comment tographies prises au musée de l’Université pour se repérer sur cette surface ; ils sont
concilier l’art avec la pensée de Tokyo. J.-P. Bourguignon avait rédigé les équivalents à la latitude et à la longitude
abstraite des mathématiciens? notices de chacune d’elles. De fait, cer- utilisées sur une sphère.
Comment représenter leurs idées, leurs intui- taines représentent des modèles stéréo- Cette surface est la représentation d’une
tions, leur création ? La Fondation Cartier métriques en plâtre destinés à faciliter la géométrie dite hyperbolique, car sa courbure
pour l’art contemporain, à Paris, à travers son visualisation de fonctions mathématiques est négative en tout point. Cela se traduit, pour
directeur, Hervé Chandès, a voulu relever le complexes. Man Ray avait fait de même au tout triangle donné, à une somme des angles
défi. Il s’est tourné vers un lieu d’excellence début du XXe siècle avec des objets conser- inférieure à 180 degrés. Rappelons que sur
de cette discipline, l’Institut des hautes études vés à l’Institut Henri Poincaré, à Paris. un plan euclidien, cette somme est égale à
scientifiques (IHÉS), à Bures-sur-Yvette, pour 180degrés et que sur une surface à courbure
réfléchir à une façon artistique d’exposer les positive, par exemple sphérique, elle est supé-
mathématiques en restant au plus près d’elles.
Hiroshi Sugimoto rieure à 180 degrés.
Il s’agissait d’instaurer un dialogue entre sculpte avec des outils Que pourra-t-on voir encore ? À partir
artistes et mathématiciens. Le résultat de de la bibliographie de Henri Poincaré, J.-M.Albe-
cette collaboration est l’exposition Mathé-
perfectionnés, tels rola a conçu une carte du ciel mathéma-
matiques, un dépaysement soudain, un titre des robots, pour accéder tique où des « constellations » réunissent
qui reprend une expression du mathémati- des références partageant des thèmes com-
cien Alexandre Grothendieck. à la rigueur mathématique. muns. D. Lynch a mis en scène le rez-de-
Six mathématiciens ont accepté de se chaussée du bâtiment à partir d’une intense
prêter à l’exercice : sir Michael Atiyah, Alain H. Sugimoto ne fait pas que photogra- correspondance avec M. Gromov. Ce dernier
Connes, Nicole El Karoui, Mikhaïl Gromov, Don phier les objets mathématiques, il les sculpte a notamment proposé l’idée d’une biblio-
Zagier et Cédric Villani. Les artistes sollici- aussi, à plus grande échelle. Pour ce faire, il thèque « idéale » rassemblant un choix
tés, des habitués de la Fondation Cartier, sont utilise les outils perfectionnés d’aujourd’hui, personnel de livres, des classiques de l’An-
les cinéastes Raymond Depardon, Claudine tels des robots, pour coller au mieux à la tiquité à ceux plus récents, tels les ouvrages
Nougaret et David Lynch, la chanteuse Patti précision et à la rigueur mathématiques du de Richard Feymann. Sur une idée d’A.Connes,
Smith, la peintre Beatriz Milhazes, le plasti- modèle. L’observation de la photographie et R. Depardon et Cl. Nougaret ont filmé plu-
cien Jean-Michel Alberola et, enfin, le photo- de la sculpture (de trois mètres de hau- sieurs mathématiciens qui, en quatre minutes,
graphe et sculpteur Hiroshi Sugimoto. Voyons teur) révèle la différence. Le modèle mathé- expliquent leur rapport aux mathématiques,
comment ce dernier s’est emparé des mathé- matique illustré via ces deux médiums est leurs idées... Et bien d’autres choses qui per-
matiques à travers une sculpture (voir la une surface à courbure constante négative. mettront d’accéder à la magie des mathé-
figurea)et une photographie (voir la figureb). Cet objet est défini par trois équations (voir matiques à travers l’esthétique ! I
Il échange depuis 2004 avec Jean-Pierre la figure c)où x, yetzdéfinissent l’objet dans
Bourguignon, directeur de l’IHÉS et com- l’espace à trois dimensions de la même façon Mathématiques, un dépaysement soudain,
missaire de l’exposition à venir (avec l’as- que l’on peut définir une sphère (une sur- à la Fondation Cartier, du 21 octobre 2011
trophysicien Michel Cassé). À cette époque, face) dans l’espace. Les paramètres u et v au 19 février 2012. http://fondation.cartier.com

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Regards

c
© H. Sugimoto / Courtesy of Gallery Koyanagi

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Art et science [95


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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Juste une mise au point


Les appareils photo plénoptiques ouvrent la voie à des images qui sont nettes
là où on veut, avec une mise au point effectuée après la prise de vue.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

U
ne erreur de mise au point à En pratique, des limitations surgissent. de lumière: l’objectif recueille sur une grande
la prise de vue et voici que le Le trou du sténopé doit être assez petit; sinon, surface la lumière issue d’un point du pay-
grâcieux visage, en partie dis- un point du capteur pourrait recueillir des sage et la focalise en un point sur le cap-
simulé derrière les branches, rayons issus de différents points du paysage. teur. Hélas, cette correspondance point par
est immortalisé flou sur la pellicule ou le cap- Mais si le trou est trop petit, le phénomène point n’est valable, pour une position don-
teur. Est-ce une fatalité des lois de la phy- de diffraction élargit le pinceau lumineux née de l’objectif, que pour un seul plan du
sique ? Des travaux récents montrent qu’il après le trou et forme sur le capteur une tache paysage, le « plan objet » (voir la figure 2).
n’en est rien. Grâce à l’informatique, des idées d’autant plus étendue que le trou est petit. La lumière des autres éléments du pay-
datant de plus d’un siècle prennent vie dans La taille optimale, pour laquelle la taille du sage converge au-delà ou en deçà du cap-
de nouveaux appareils, où la capture optique trou est égale à celle de la tache de diffrac- teur : sur ce dernier, les points hors plan
de l’énergie lumineuse et des informations tion, est de l’ordre de quelques dixièmes de donnent donc des taches et seul le plan
qu’elle transporte est complètement dis- millimètre pour des distances trou-capteur objet est net sur l’image – en théorie. En
sociée de la reconstitution, par le calcul, de de quelques centimètres. pratique, il faut compter avec la taille des
la scène photographiée. Ces appareils per- Or très peu de la lumière ambiante tra- pixels et la résolution de l’œil. Une toute
mettent d’effectuer la mise au point sur la verse un trou aussi petit. Si les capteurs petite tache ne produit pas nécessairement
partie de la scène de son choix... après avoir actuels ne nécessitent plus d’attendre huit une sensation de flou : aussi, c’est toute une
pris la photo, et l’on parvient même à obte- heures comme Niepce pour sa première pho- zone autour du plan objet qui apparaît nette.
nir une photo nette partout ! tographie, les temps de pose sont forcément La dimension de cette zone définit la « pro-
longs, souvent de plusieurs minutes... ce qui fondeur de champ ».
Du sténopé limite fortement l’utilisation du sténopé. En réduisant l’ouverture de l’objectif,
L’appareil photographique tel que nous c’est-à-dire en fermant le diaphragme, le
à l’objectif classique le connaissons est une réponse à ce manque photographe élimine les pinceaux lumineux
La crainte d’obtenir une image floue était
inconnue de Nicéphore Niepce, le premier
photographe. Une chambre noire percée à
l’avant par un petit trou et équipée à l’ar-
rière d’un dispositif sensible à la lumière,
tel est le sténopé, un appareil photogra-
phique rudimentaire mais aux indéniables
qualités. Idéalement, dans la limite d’un trou
ponctuel, le sténopé réalise une projec-
Dessins de Bruno Vacaro

tion sur un plan de l’espace situé devant le


trou : à partir d’un point du paysage, un seul
rayon lumineux traverse le trou et atteint le
capteur (voir la figure 1). Cette correspon-
dance biunivoque assure que l’image (à l’en- 1. DANS UNE « CHAMBRE NOIRE », un petit trou, nommé sténopé, remplit le rôle de l’objectif.
vers), obtenue avec un très grand champ Pour chaque point source, il ne laisse passer qu’un seul pinceau lumineux. L’image, formée à l’en-
angulaire, sera nette partout, sans distor- vers, est alors nette partout. Mais le trou laisse passer très peu de lumière, d’où des temps de
sion. Un rêve de photographe ! pose très longs. Des peintres exploitaient le procédé pour reproduire fidèlement une scène.

96] Idées de physique © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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Regards

les plus éloignés de l’axe et réduit la taille laire. Encore faut-il savoir récupérer cette LES AUTEURS
des taches sur le capteur ; cela améliore la information pour restituer une image nette.
netteté et accroît la profondeur de champ. Lippmann avait imaginé dès 1908 comment
En revanche, comme on collecte moins de réaliser cela de façon optique, mais les
lumière, il faut augmenter le temps d’expo- limites techniques, le coût et le soin néces-
sition. On retrouve le compromis entre temps saire à chaque prise de vue étaient prohi- Jean-Michel COURTY
d’exposition (priorité à la vitesse, dans les bitifs pour une grande diffusion. et Édouard KIERLIK
appareils) et luminosité (priorité au dia- En 1992, Edward Adelson et John Wang, sont professeurs de physique
à l’Université Pierre
phragme). deux chercheurs du MIT (l’Institut de tech- et Marie Curie, à Paris.
nologie du Massachusetts), ont ouvert la Leur blog: http://blog.idphys.fr
Des microlentilles voie à la conception d’appareils photo plé-
Retrouvez les articles de
noptiques guère plus encombrants que
pour récupérer les appareils habituels, à condition de dis- fr J.-M. Courty et É. Kierlik sur
www.pourlascience.fr
l’information poser d’algorithmes puissants de traitement

Cependant, la netteté partout n’est pas irré-


Point objet
médiablement perdue. Gabriel Lippmann, à image floue
physicien français et lauréat du Nobel, s’in- Point objet
terrogeait déjà au début du XXe siècle : com- à image nette
ment la photographie peut-elle rendre la
variété de la vue directe des objets ? Il a
découvert une réponse : la photographie
« intégrale » (1908), dite aujourd’hui plé-
noptique. Plutôt que de capter la lumière Objectif
de l’appareil
avec un objectif de grand diamètre, il s’agit
de capter la même quantité de lumière avec
plusieurs objectifs plus petits et de former
autant de petites photos. 2. DANS UN APPAREIL PHOTO CLASSIQUE, la lumière issue
Quel est l’avantage de ce procédé ? de points sources situés à des distances différentes de l’ob-
Considérons un objectif classique et décou- jectif ne converge pas en des points situés sur le même plan.
Le plan du capteur ne peut donc pas enregistrer une image Plan
pons par la pensée sa surface en une mul-
qui soit nette partout. Le photographe doit choisir lors de la du capteur
titude de petites cellules. En sélectionnant prise de vue la région qui doit être nette.
avec un diaphragme la lumière passant par
l’une de ces cellules, on obtient au niveau
du capteur une photo nette, mais peu
lumineuse. On peut alors interpréter la pho-
tographie obtenue avec l’objectif entier
comme l’addition de ces multiples images.
Toutefois, comme chacune de ces
images montre la scène d’un point de vue
différent (c’est l’effet de parallaxe), les
images additionnées ne sont pas identiques. Objectif
Il est possible de les superposer parfaite-
ment si tous les objets observés sont à la
même distance ; ce n’est pas le cas s’ils sont
à des distances différentes, et la moyenne 3. DANS UN APPAREIL PHOTO PLÉNOPTIQUE, un réseau
introduit du flou. de microlentilles est placé en avant du capteur. La lumière
Ces multiples images, avant qu’elles ne issue d’un point source n’est pas forcément focalisée sur le
plan du capteur, mais l’information sur la position de ce point
soient superposées, portent l’information est contenue dans la répartition des pixels éclairés sur le
de parallaxe. Elles permettent donc d’esti- capteur. Un traitement informatique des données permet Microlentilles
mer la position des objets dans l’espace, alors, après la prise de vue, de construire une image nette
Capteur
comme on le fait en stéréoscopie binocu- à l’endroit souhaité, voire une image nette partout.

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Idées de physique [97


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Regards

 BIBLIOGRAPHIE de l’information. En pratique, au lieu d’utili- de mise au point que l’on a choisi. Ou de réa-
ser un objectif composite, ils placent un liser une projection conique, pour laquelle
E. H. Adelson et J. Y. A. Wang, réseau de microlentilles derrière un objec- toute l’image sera nette.
Single lens stereo with
a plenoptic camera, IEEE tif classique (voir la figure 3). Adieu le flou: on prend la photo, puis on
Transactions on Pattern Analysis À chacune de ces microlentilles corres- choisit là où on veut qu’elle soit nette ! En
and Machine Intelligence, pond sur le capteur un « macropixel » qui revanche, la résolution spatiale, donnée par
vol. 14(2), pp. 99-106, 1992.
regroupe plusieurs pixels, typiquement 5 ⫻ 5. le nombre de macropixels, est plus faible qu’en
M. G. Lippmann, Épreuves Par définition, la lumière d’un point net se photographie numérique classique, puisque
réversibles. Photographies focalise sur le capteur et n’éclaire que l’un chacun est constitué de plusieurs pixels.
intégrales, Comptes Rendus
de l’Académie des Sciences, de ces macropixels. Un point flou éclaire plu- Aujourd’hui, plusieurs entreprises com-
vol. 146(9), pp. 446-451, 1908. sieurs macropixels, mais la lumière arrive mercialisent des appareils photo plénop-
sur chacun d’eux avec une inclinaison dif- tiques. Les puristes regrettent la perte de
Integral photography, férente. C’est là qu’interviennent la micro- définition, mais les performances s’amé-
a new discovery by professor
Lippmann, Scientific American, lentille et les pixels qui composent le liorent et la Société allemande Raytrix
p. 164, 19 août 1911 macropixel : seuls certains d’entre eux sont annonce une résolution apparente variant
(voir http://www.tgeorgiev.net/). éclairés, selon l’angle d’arrivée de la lumière. entre un et trois mégapixels. La netteté par-
Connaissant la position et l’angle d’inci- tout, pour des images classiques ainsi
dence des rayons, un calcul permet de que pour des images en trois dimensions,
reconstituer le trajet des rayons lumineux est ainsi à notre portée. Le rêve de Lipp-
et d’obtenir l’image correspondant au plan mann commence à se réaliser. I

98] Idées de physique © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


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La librairie Sélection spéciale « mathématiciens »

Galois ■ Norbert Verdier


VIENT DE Dès son plus jeune âge, la vie d’Évariste Galois (1811-1832) est marquée
PARAÎTRE par une passion démesurée pour les mathématiques. Ses travaux, incompris
à son époque, marquent le début de la théorie des groupes et irriguent
aujourd’hui de nombreux champs des mathématiques.
144 pages • 18 euros • ISBN 978-2-8424-5112-7

Les mathématiciens ■ Collectif


« Nul ne peut être mathématicien s’il n’a une âme de poète », disait Sophie
Kowalevskaia. D’Archimède à Jacques Hadamard, cet ouvrage dresse les
NOUVELLE
portraits d’une vingtaine de mathématiciens, autant artistes que scientifiques.
280 pages • 24 euros • ISBN 978-2-8424-5109-7
ÉDITION
ENRICHIE

Mathématiques pour le plaisir ■ Jean-Paul Delahaye


Les mathématiques ne se réduisent pas – heureusement – à ce qu’on nous
en apprend à l’école. Partout présentes, elles sont une source de joie et
d’épanouissement pour celui qui sait y consacrer un peu d’attention et d’esprit
ludique. Dans cet ouvrage, découvrez pourquoi les mathématiques sont faciles
et comment s’y adonner est un plaisir.
208 pages • 25 euros • ISBN 978-2-8424-5104-2

Au nom de l’infini ■ Jean-Michel Kantor, Loren Graham


Les auteurs retracent un épisode fascinant et dramatique de la création
mathématique. Sur les traces de chercheurs russes et français du XXe siècle,
ils nous éclairent sur les liens étroits entre science, religion et politique.
288 pages • 24 euros • ISBN 978-2-8424-5107-3

Des livres à découvrir en librairie et sur www.pourlascience.fr


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Mijotons

Jean-Michel Thiriet
Certains plats sont meilleurs réchauffés : l’hydrolyse,
c’est-à-dire la décomposition par l’eau, est un moteur
essentiel de l’amélioration de certains produits.
Hervé THIS

L
es plats réchauffés sont-ils tou- d’abord les végétaux, dont les tissus sont des fiés par des enzymes telles que nous en avons
jours meilleurs ? En général, de assemblages de cellules, cimentées par la dans le système digestif, réduisent la tension
telles... généralisations mènent paroi cellulaire. Cette dernière est faite de cel- artérielle. Évidemment, les biochimistes ont
à l’erreur : le poulet rôti réchauffé lulose, très inerte chimiquement, et de pec- alors cherché quels tissus engendrent la
a un goût de carton ! Il est toutefois vrai que tines qui, elles, s’hydrolysent, libérant dans le plus grande activité biologique et, mieux, quels
le réchauffage augmente la durée du traite- milieu aqueux environnant des « maillons » peptides sont responsables de cette acti-
ment thermique, lequel agit sur les composés tels que l’acide galacturonique et divers autres vité. Les peaux de bovins semblent particu-
des aliments. Parmi les produits formés, cer- saccharides. Ces petites molécules ont des lièrement actives... mais les cuisiniers doivent
tains ont du goût – soit parce que ce sont saveurs, qui enrichissent celle du mets initial! laisser de telles matières à la pharmacie!
des composés hydrophobes et que, volatils, Dans certains végétaux, l’amidon ajoute La cuisine est une « chimie verte ». Des
ils communiquent de l’odeur, soit parce sa contribution, comme le montre la vieille composés comestibles, des traitements en
qu’ils sont hydrophiles et contribuent à la expérience de détection des sucres qui fait phase aqueuse, aucun solvant organique...
saveur (certains ont de l’odeur et de la saveur: usage de la «liqueur de Fehling» (un mélange L’expérience la plus démonstrative est sans
l’éthanol!). Et il y a ceux qui stimulent le sys- de sulfate de cuivre, de tartrate de sodium et doute celle qui consiste à chauffer pendant
tème trigéminal (les piquants, les frais), qui de potassium, et d’hydroxyde de sodium) : une journée l’acide galacturonique, la brique
donnent de la couleur, de la consistance... et avant cuisson, des pâtes dans l’eau laissent du collagène. Ce composé, une poudre blanche,
aussi ceux qui ont une action sur la santé: des ce réactif d’un beau bleu profond, mais après forme une solution limpide, transparente, inco-
biochimistes belges viennent ainsi de décou- une cuisson de quelques dizaines de minutes, lore; après chauffage, la solution est d’un brun
vrir la bioactivité de « bouillons de viande » la liqueur de Fehling vire au rouge, révélant la soutenu, avec un goût puissant ! De même,
longuement cuits. présence du glucose libéré par l’hydrolyse des le chauffage dans l’eau du fructose que l’on
La cuisson est le plus souvent un « trai- constituants de l’amidon. peut récupérer par cuisson d’un sirop de sucre
tement thermique en phase aqueuse » : Pour les viandes, le tissu collagénique qui (saccharose) engendre, en plus du glucose,
traitement thermique, parce que l’on chauffe; gaine les fibres musculaires des tissus ani- de l’hydroxyméthylfurfural. La réaction est
en phase aqueuse, parce que les tissus ani- maux et les regroupe en faisceaux est une longue... mais le composé formé a un goût
maux et végétaux, qui font l’essentiel de nos sorte de... non-tissé, les fibres de collagène puissant de caramel.
aliments, sont principalement faits d’eau. étant associées faiblement. Lors d’une cuis- Cuisons donc longtemps, mijotons, pour
Lorsque la température de cuisson son, elles se séparent et se dissocient dans notre santé et, surtout, pour notre plaisir. I
dépasse100°C, la partie superficielle des tis- la solution environnante, libérant d’abord les
sus peut former une croûte et être pyrolysée, trois brins qui constituent chaque molécule Hervé This est chimiste
libérant une série de composés odorants, de la protéine. Surtout, ces brins sont hydro- dans le Groupe INRA
comme lorsqu’on fait un caramel; en revanche, lysés, ce qui libère des fragments de tailles de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
à l’intérieur de l’aliment, sous la croûte, la tem- variées, les plus petits étant des acides ami- et directeur scientifique
pérature reste inférieure à 100 °C, et le trai- nés, souvent très sapides. de la Fondation
tement thermique se fait en phase aqueuse. Parmi les fragments plus gros figurent des Science & Culture Alimentaire
Des processus d’hydrolyse (décomposi- peptides, dont on découvre la bioactivité. À (Académie des sciences).
tion d’un corps par l’action de l’eau) ont lieu l’Université de Gand, Griet Herregods et ses
avec ces polymères abondants que sont les collègues ont ainsi montré que certains pep- Retrouvez les articles
protéines ou les polysaccharides. Examinons tides issus de l’hydrolyse du collagène, modi- fr de Hervé This sur
www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 Science & gastronomie [101


408_p000_000_livres.xp_mnc_06_09 6/09/11 18:13 Page 102

À LIRE

ture, bien corrélée aux prédic- diction selon laquelle Dieu n’a
§ CLIMAT § HISTOIRE DES SCIENCES
tions des modèles fondés sur l’aug- fait le Soleil qu’au troisième «jour»:
Climat : mentation des émissions de gaz à La Terre, qu’était un jour avant la création
le vrai et le faux effet de serre. Plusieurs encadrés des mythes au savoir du Soleil ? Nous nous étonnons
Valérie Masson-Delmotte intitulés «Idées reçues» sont l’oc- Hubert Krivine quand Newton passe du temps à
Le Pommier, 2011 casion de commenter des points Cassini, 2011 calculer l’âge de la Terre en addi-
(203 pages, 19,90 euros). soulevant des objections de la com- (290 pages, 26 euros). tionnant les âges des acteurs de la
munauté scientifique, tel le rôle du généalogie biblique (Mathusalem,

D ans ce petit ouvrage, Va-


lérie Masson-Delmotte dé-
veloppe un argumentaire
qui étaye les thèses du GIEC sur
l’origine anthropique du réchauf-
Soleil sur le réchauffement actuel.
On attendrait du titre une pré-
sentation plus équilibrée des faits
scientifiques, ne serait-ce que par
la présence en fin d’ouvrage de ré-
Q uelle bonne idée que de trai- 969 années de vie, son fils Lame-
ter de l’évolution des ch, 777 ans !). Nous pensons que
conceptions sur la Terre !
Hubert Krivine examine l’évolu-
tion des idées sur l’âge et le mou-
fement climatique. Le titre et férences à des publications ou à desvement de la Terre de l’Antiquité
l’avant-propos appellent à la lec- sites Internet non totalement ac- à nos jours. Le sujet est traité avec
ture : « Nous avons souhaité ex- quis à la thèse défendue. Malgré soin et intelligence: H. Krivine a la
poser les faits, les certitudes et les quelques remarques de bon sens sagesse de ne pas trop en deman-
incertitudes, et faire le point sur un montrant un réel souci de distin- der au lecteur, qui pourra lire les
certain nombre d’idées reçues.» La guer entre «le vrai et le faux», ce annexes pour une analyse quanti-
conclusion – « Tout reste à fai- livre prend souvent l’allure d’un tative de certains aspects, lesquels
re» – ouvre de vastes perspectives procès à charge contre les détrac- manifestement plaisent à l’auteur
pour les sciences du climat et pose teurs des thèses favorables à une (toujours professera un professeur).
des questions fondamentales. La origine anthropique du réchauffe- Le livre est limpide et j’ai été ébloui
première partie, la plus scientifique, ment climatique. par la simplicité et la concision de
est axée sur la compréhension et la Une autre faiblesse pour un l’explication des mesures du dia- la croyance au déluge a inspiré le
prévision des changements clima- ouvrage de communication scien- mètre de la Lune, puis de son éloi- catastrophisme de Buffon, partiel-
tiques. La seconde présente deux tifique est le développement trop gnement et, partant, de l’éloigne- lement justifié depuis.
«défis politiques»: quelles actions excessif de la partie portant sur les
ment du Soleil et de son diamètre. Les scientifiques doivent lut-
mener pour limiter les effets du «défis politiques». Tablant sur une Les Grecs n’étaient pas que de froids ter pour élucider le fonctionne-
changement climatique? Quelles volonté de ne pas tomber dans le raisonneurs, mais aussi de bons ob- ment de la nature et quand ils
mesures proposer pour s’adapter catastrophisme, examinant de servateurs et ils tiraient parti avec ont soulevé un coin du voile, lut-
aux changements inévitables? façon critique plusieurs solutions talent de leur géométrie. Le style de ter contre les préjugés de leur
On en retire plusieurs certi- préconisées pour recourir aux H. Krivine, dépourvu de facétie, est temps. Au temps de Galilée et de
tudes, telle l’existence d’un net énergies renouvelables, l’auteur d’une pureté scientifique absolue. Copernic, la Bible était la réfé-
réchauffement climatique depuis met son espoir dans le dévelop- Une grande partie du livre rence qu’il était périlleux de
la fin du XIXe siècle et, depuis une pement de nouvelles voies de pro- traite des rapports de l’Église avec contredire. Reposons la question :
trentaine d’années, d’une aug- duction d’énergie nucléaire avec la science naissante. Ce serait une cela a-t-il retardé les progrès scien-
mentation accrue de la tempéra- la fusion, et préconise une meilleu-litote que de dire que l’opposi- tifiques ? Pas nécessairement : les
re gestion des ressources pour tion de l’Église à ce qui pouvait progrès de l’imprimerie ont dif-
réduire l’émission des gaz à effet contredire une version de la Bible fusé la Bible, et les intellectuels
de serre. ne fut pas favorable à la divulga- avaient ainsi au moins une base
Pris comme un plaidoyer sur tion de la science. à réfuter. Faut-il prendre la Bible
l’origine anthropique du change- Nous gémissons avec l’auteur au pied de la lettre ? La question
ment climatique récent, cet ouvra- du supplice infligé à Giordano Bru- est toujours ouverte dans certains
ge est à recommander à tous ceux no (lequel avait osé contester la po- milieux. H. Krivine présente avec
qui souhaitent disposer d’une pré- sition centrale de notre Terre). Nous lucidité et honnêteté les arguments
sentation concise des arguments nous insurgeons contre la persis- des tenants de la Bible, lesquels
scientifiques étayant le rôle des tance de l’Église a reléguer l’in- affirment que Dieu nous oblige à
rejets de gaz à effet de serre sur le
fortuné dans l’enfer du mal : les croire, car il n’a pas la patience
réchauffement climatique. papes se sont opposés à l’érection d’attendre que nous comprenions:
de la statue romaine actuelle de il est vrai que nos progrès sur le
.§ Michel Cara.
Bruno après avoir détruit la pre- comment sont immenses, et sur le
Université de Strasbourg
mière. Nous sourions à la contra- pourquoi très ténus…

102] À lire © Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011


408_p000_000_livres.xp_mnc_06_09 6/09/11 18:13 Page 103

À l i r e

Merci H. Krivine de votre ex- ce à une cause première, identi- débats récurrents concernant les re- Brèves
cellent livre, dont chacun tirera fiée au Dieu de la Genèse? lations entre science et religion.
quelques pépites et une vue enri- Nonobstant ces difficultés, le CHARLES-ADOLPHE
.§ Thomas Lepeltier. WURTZ. UN SAVANT
chie des progrès de nos connais- désir d’expliquer la formation
Université d’Oxford DANS LA TOURMENTE
sances sur la Terre. du globe terrestre et des êtres vi-
vants sans recourir à une cause Natalie Pigeard-Micault
.§ Philippe Boulanger. Hermann, 2011 (170 pages, 24 euros).
transcendante devient de plus
en plus pressant au XVIIIe siècle. es tourmentes, ce chimiste reconnu
§ ARCHÉOLOGIE
Pour fonder cette science auto-
Les Légions face
D en a traversé: querelle sur l’existen-
ce de l’atome, chute du Second Empire,
§ HISTOIRE DES SCIENCES nome, les savants de l’époque peu-
vent prendre modèle sur la phy- aux Barbares guerre de 1870, Commune de Paris, mou-
Quand les sciences sique newtonienne, qui est par- Georges Depeyrot
vements étudiants, lutte des femmes pour
dialoguent avec venue à se passer de Dieu pour Errance, 2011
accéder à l’enseignement supérieur…
la métaphysique expliquer le mouvement des corps. (235 pages, 28 euros).
Doyen de la Faculté de médecine de
1866 à 1876, il est aux premières loges.
Pascal Charbonnat Serait-il possible de faire de même
C’est son histoire que raconte ce livre,
Vuibert, 2011
(218 pages, 27 euros).
pour leur formation? La doctrine
de la préexistence des germes,
qui explique le développement em- L ’originalité de ce livre tient
à la fois à son sujet et à sa
conception. Pour en com-
offrant un regard nouveau et passion-
nant sur cette période mouvementée.

C ’est l’histoire d’un divorce.


Celui de la science et de la
théologie. Il a mis des lustres
à se conclure, mais le XVIIIe siècle
constitue le moment névralgique
bryonnaire par le déploiement de
structures préexistantes dans l’œuf,
va dans ce sens. Elle présente
l’avantage de limiter l’action di-
vine à la production des premiers
prendre le propos, il faut rappeler
que l’empereur stoïcien Marc Au-
rèle (161-180) mena des guerres
longues et dures contre des peuples
qui vivaient au Nord (Germains)
LES DÉCHETS
NUCLÉAIRES :
ÉTAT DES LIEUX
de cette séparation. Comme nous germes. Mais n’est-ce pas déjà trop et au Nord-Est (Sarmates) du Da- ET PERSPECTIVES
le raconte Pascal Charbonnat dans concéder pour une science qui se nube; il mourut de la peste alors Bernard Bonin (coord.)
ce livre, c’est en effet au cours de veut vraiment autonome ? qu’il commandait ses armées. Les EDP science, 2011
cette époque que les savants, du Il va donc y avoir un affronte- exploits accomplis furent gravés (293 pages, 34 euros).
moins bon nombre d’entre eux, ont ment entre, d’un côté, ceux qui sur une colonne de 29,60 mètres, u’est-ce qu’un déchet nucléaire ?
cherchent à concilier références
théologiques et explications mé-
installée dans la partie Nord du
Champ de Mars, à Rome.
Q Comment le traite-t-on, le transpor-
te-t-on, l’entrepose-t-on ? Quelles stra-
caniques et, d’un autre côté, ceux Alors que, par tradition, on at- tégies sont envisagées pour le futur? Telles
qui ne tolèrent pas ce type d’in- tribue ces campagnes aux années sont les questions auxquelles ce livre,
trusion métaphysique dans leurs 172-173 et 174-175, Georges De- rédigé par des spécialistes, répond en dé-
explications. Ce second camp doit peyrot a choisi une autre chrono- tail. Un point de vue indispensable pour
encore être divisé entre ceux qui logie : 174, 175 et 178-180. Après comprendre le débat actuel.
adoptent un matérialisme méta- une courte présentation généra-
physique et ceux qui se contentent le, l’auteur découpe le récit conti-
de prôner un matérialisme mé- nu – une vraie bande dessinée sans POLITIQUE DE SANTÉ ET PRINCIPE
thodologique. Alors que les pre- DE PRÉCAUTION
miers cherchent à anéantir l’idée
A. Aurengo, D. Couturier,
d’origine divine, les seconds la to-
D. Lecourt, Cl. Sureau,
lèrent tant qu’elle n’intervient pas M. Tubiana (sous la dir.)
dans les explications. PUF, 2011
réussi à s’extirper de l’emprise de À travers une analyse serrée (192 pages, 32 euros).
la théologie. Cela n’a pas été faci- de toutes ces prises de position,
oute action médicale présente un
le. Il a bien sûr fallu composer
avec une Église prompte à condam-
P. Charbonnat souligne les mérites
de cette seconde stratégie propice T risque. Comment, alors, appliquer le
principe de précaution à la santé sans tom-
ner les œuvres qui s’affranchissaient au développement des premières
ber dans la suspicion, voire l’abstention
d’une interprétation littérale de la théories de la formation des corps.
systématique? Dans cet ouvrage, juristes,
Bible. Mais, sur un plan conceptuel, Il en tire même une leçon: en scien- philosophes, médecins et sociologues
la séparation n’a pas été aisée non ce, il n’y aurait point de salut en proposent des pistes de réponses.
plus. De fait, comment aborder la dehors de cette « abstinence mé-
question de l’origine sans référen- taphysique». De quoi éclairer les

© Pour la Science - n° 408 - Octobre 2011 À lire [103


408_p000_000_livres.xp_mnc_06_09 6/09/11 18:13 Page 104

À l i r e

Brèves légendes – en une série de scènes. § SOCIOLOGIE-ÉCOLOGIE


SORTIR DE L’EAU On voit l’armée romaine partir,
prendre une ville, libérer des L’homme
P. Corvol et J.-L. Elghozi (dir.) contre le loup
camps assiégés par les barbares
Odile Jacob, 2011
(240 pages, 28,90 euros).
et leur livrer bataille, ce qui pro- Jean-Marc Moriceau
voque leur soumission (174). La Fayard, 2011
et ouvrage propose une analyse du
C passage de la vie aquatique à la vie
terrestre. Les grands spécialistes ras-
deuxième campagne semble une
suite de victoires pour les légion-
(479 pages, 26 euros).

semblés par ses directeurs éclairent ain-


si tant nos évidentes origines marines,
que leurs conséquences physiologiques,
voire psychiques. Leurs textes restent ac-
naires (175). Les dernières sai-
sons de guerre sont marquées
par des raids, des marches et, évi-
demment, des victoires (178-180).
Ces guerres furent pourtant
C omme dans son précédent
ouvrage, Histoire du méchant
loup, 3000 attaques sur l’hom-
me en France (Fayard, 2007), l’au-
teur, historien et professeur d’uni-
cessibles malgré un niveau très soute-
nu, notamment en biologie. dures et les sculptures en appor- versité, étudie les rapports de
tent deux preuves. D’une part, le l’homme et du loup au fil des
traitement des personnages traduit siècles. Son approche est cette plus de 2 000 ans, un système de
un fort sentiment de tragique. Il fois centrée sur la société et sa prime de destruction ». Cette af-
CORENT n’est pas sans évoquer la célèbre politique de gestion des loups, de- firmation n’est nuancée qu’en fin
Matthieu Poux (dir.) statue équestre de Marc Aurèle qui puis l’Antiquité jusqu’à l’époque d’ouvrage, où l’on découvre que
Errance, 2011 se trouve encore sur le Capitole. contemporaine. les primes ont été mises en place
(288 pages, 34 euros). D’autre part, les dieux durent in- Le loup est probablement l’ani- de manière hétérogène dans l’es-
orent, vous connaissez ? Non, et tervenir dans les batailles par des mal qui suscite encore de nos jours pace et le temps, et n’ont été déci-
C pourtant, cet oppidum situé non loin
du site de la bataille de Gergovie, pour-
«miracles». Le plus connu de ces
phénomènes est le miracle de la
les réactions les plus contrastées
pour ou contre lui. Comme le pré-
sives qu’à partir de 1882.
D’autre part, l’ouvrage fait lar-
rait avoir été la capitale des Arvernes. pluie, revendiqué à la fois par les cise l’auteur, les représentations de gement référence aux « 3 000 at-
C’est en effet un cas spectaculaire de cul- païens et par les chrétiens : alors la société se heurtent à la difficul- taques sur l’homme » recensées
ture urbaine gauloise que documente que l’armée errait dans une vaste té d’intégrer l’évolution de son sta- par les équipes de recherche de l’au-
ce bel ouvrage. Les principaux résul- plaine au milieu de l’été, les puits tut d’espèce nuisible à espèce pro- teur. Il s’agit de 3000 événements
tats des fouilles menées sur place au avaient été empoisonnés par des tégée en 50 ans. imputés au loup. Sans nier l’évi-
cours des années 2000 y sont expliqués charognes. Une pluie, anormale en L’auteur est immergé dans les dence de drames liés à ce préda-
et illustrés. Le rôle de Corent, qui pour- cette saison, lui apporta le salut. représentations de la société rura- teur au cours de l’histoire, il est sur-
rait n’avoir été qu’une partie d’un vaste
La principale difficulté de cet- le traditionnelle, dont il retrace par- prenant de ne retrouver aucune des
ensemble urbain arverne comprenant
te enquête vient de ce que les ticulièrement bien les conditions études suggérant que des hommes
Gergovie, y est discuté.
images ne sont pas accompagnées de vie, en particulier sous l’An- ont pu être à l’origine de meurtres
de texte ; il faut donc les interpré- cien Régime. Sa démonstration s’ef- camouflés en attaques de loups. Ce
ter, ce qui peut toujours donner force notamment de comprendre travail d’historien manque de
GUYANE. matière à débat. Et la discussion le renversement du statut du loup l’éclairage de données scientifiques,
MILIEUX, FAUNE ET FLORE portera sur deux points, la chro- dans une société en mutation. notamment d’écologues, sur le loup
Pierre Charles-Dominique nologie, nous l’avons vu, et l’iden- Toutefois, malgré une ap- et sur les faits rapportés.
CNRS Éditions, 2011 tification des personnages. Il est proche qui se veut impartiale, l’au- L’ouvrage n’en constitue pas
(224 pages, 35 euros). difficile, par exemple, de dire si teur nous livre davantage un pro- moins une somme impression-
a Guyane française: une na-
des soldats portant la cotte de cès à charge contre le loup qu’une nante d’informations tant sur la vie
L ture exubérante et variée,
par ses milieux comme par les espèces
mailles sont des prétoriens ou
des auxiliaires. Nous ajouterons
étude objective. D’une part, le ton
de l’ouvrage est sans nuances : il
dans les campagnes que sur la per-
ception du loup au fil des siècles.
qui les peuplent. Cet ouvrage remar- que les photographies ne sont traite de « ponctions brutales sur
.§ Vincent Vignon.
quable, rédigé par un spécialiste, offre pas toujours claires; mais les sculp- l’élevage », ou affirme en intro-
Office de génie écologique,
un panorama pointilliste et richement tures elles-mêmes ne le sont pas duction que «le loup est le seul ani- Saint-Maur-des-Fossés
illustré de l’écologie de cette région ama- toujours, elles non plus. En dépit mal sauvage à avoir maintenu, sur
zonienne, avec ses animaux et ses vé- de ces difficultés, l’ouvrage ne peut
gétaux. Truffé d’exemples et d’étonnantes pas ne pas intéresser les lecteurs.
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curiosités, il passionnera tant les ama-
teurs de nature que les scientifiques. .§ Yann Le Bohec. et plus d’informations sur :
Université Paris IV-Sorbonne

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – OCTOBRE 2011 – N° d’édition 077408-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/167396 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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