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ENFANTS

XXXXXXXXAUTISTES : comment
: comment sauverles protéger
la pêche despêcheurs
et les charlatans??

Avril 2011 - n° 402 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Dinosaur es
On a retrouvé du sang
dans leurs fossiles

À quoi servent
les supraconducteurs ?
De l’imagerie médicale
aux réseaux d’électricité
Les Vikings
en Normandie
Une intégration réussie
Les insectes-robots
Des scarabées en vol téléguidé
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ÉDITO
de Françoise Pétry directrice de la rédaction
POUR LA

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Contre le dogmatisme
Cerveau & Psycho
L’Essentiel Cerveau & Psycho C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique.
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler Jean de La Bruyère, Les Caractères, 1688
Directrice artistique : Céline Lapert
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,

P
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy as plus que les autres domaines, la science n’est à l’abri des
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifédayo Fadoju dogmes. Ils y sont même légion, mais tombent peut-être plus
Marketing: Élise Abib régulièrement qu’ailleurs, grâce aux travaux des chercheurs,
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet quand s’impose l’évidence apportée par de nouveaux résul-
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne tats. Ainsi en va-t-il en paléontologie: jamais nous ne retrouverons de restes
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé organiques dans des fossiles de dinosaures! Et des traces de globules
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro :
rouges tapis au creux des os fossilisés se révèlent (voir Dinosaures: on a
Alain Bousquet-Mélou, Eric Buffetaut, Bettina Debû, Guillaume retrouvé leur sang, page 30). En archéologie: les Vikings sont venus en
Duménil, Étienne Guyon, Évelyne Host-Platret, Philippe
Lognonné, Martine Maïbeche-Coisné, Marie-Christine Maurel, conquérants aux alentours de l’an Mil, quand ils ont envahi la vallée de la
Raphaël Mercier, Nicolas Peretto, Pierre Pica, Christophe Pichon, Seine! Mais à y regarder de plus près, on constate que les noms de nom-
David Point, Laureline Porcar, Marc de Rafélis, Valérie Simon-
neaux, Jeroen Sonke, Daniel Tacquenet, Christophe Tzourio. breux hameaux, villages, villes et fleuves portent la marque d’une origine
PUBLICITÉ France nordique; les Vikings ont davantage cherché à s’intégrer qu’à s’imposer
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja par la force dans cette région (voir Les Vikings de la Seine, page 38).
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
En technologie: les dispositifs supraconducteurs, refroidis à l’hélium
SERVICE ABONNEMENTS
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 ou à l’azote liquide à des températures extrêmement basses – de l’ordre
Espace abonnements : de –240 à –140 °C – ne sortiront jamais des laboratoires! Or aujourd’hui,
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Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
Quand s’impose l’évidence...
Commande de dossiers ou de magazines : ils sont présents dans les grands accélérateurs de particules, des réseaux
02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62)
de distribution d’électricité ou encore les dispositifs d’imagerie médi-
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, cale (voir La supraconductivité à l’ère industrielle, page 76). Ou encore
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
en astronomie: Mercure est si proche du Soleil que cette petite planète
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. n’est certainement rien d’autre qu’un astre mort! Pourtant, même si cette
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
planète n’est pas beaucoup plus grosse que la Lune, elle retient une
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky
Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark atmosphère ténue, est dotée d’un champ magnétique, et sa surface
Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate témoigne d’une activité volcanique passée (voir Mercure: une planète
Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou
dans la fournaise, page 60).
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- À mesure que les connaissances progressent, l’ignorance recule, les
nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American»,
dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par dogmes aussi. Mais quand la science n’apporte pas les réponses atten-
écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. dues, le dogmatisme résiste. Ainsi, la recherche n’avance pas aussi vite
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- que le voudraient les parents d’enfants atteints d’autisme, et, comme tou-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le
nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific Ame- jours dans ces cas-là, les charlatans profitent de la détresse des per-
rican, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ».
sonnes concernées, assénant leurs théories fallacieuses. Ils proposent
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue des solutions au mieux inefficaces, au pire dangereuses (voir Autisme,
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de attention aux charlatans !, page 46). Il est urgent de donner aux cher-
l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus-
tins - 75006 Paris). cheurs et aux médecins les moyens nécessaires pour améliorer la prise
en charge de ces enfants, dont le nombre ne cesse d’augmenter. 

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
30 PALÉONTOLOGIE

Actualités Dinosaures :
6 Un cœur superfluide on a retrouvé
dans les étoiles à neutrons leur sang
9 Lucy avait le pied arqué
11 L’argile, berceau de la vie ? Mary Schweitzer
12 Le cannibalisme La préservation
de matériaux organiques
nutritionnel de Gough’s Cave durant plusieurs dizaines
... et bien d’autres sujets. de millions d’années passait
pour impossible.
Pourtant, les paléontologues
14 ON EN REPARLE en trouvent de plus en plus
dans des os de dinosaures.

Opinions
16 POINT DE VUE
Moins d’antibiotiques : 38 Les Vikings de la Seine
ARCHÉOLOGIE

chez l’animal aussi ! Vincent Carpentier


Antoine Andremont
Les Vikings n’ont laissé pratiquement aucune
17 ÉCONOMIE empreinte archéologique en Normandie,
Le pouvoir, mais seulement des traces linguistiques
et historiques. Elles attestent de leur volonté
c’est la nudité du roi... de s’intégrer dans la société carolingienne.
Ivar Ekeland
18 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Comment gérer la grande
faune sauvage ?
I. Mauz, C. Granjou, A. Doré
et C. Mounet
20 VRAI OU FAUX
Le lait est-il
une boisson saine ?
Jean-Marie Bourre
22 COURRIER DES LECTEURS
24 QUESTIONS OUVERTES
Faut-il archiver le Web ?
Gildas Illien
46 Autisme, attention
MÉDECINE

Ce qui est affiché sur la Toile change aux charlatans !


très vite. Un archivage périodique Nancy Shute
est donc nécessaire pour en garder
la mémoire, avec des difficultés Le nombre d’enfants diagnostiqués
qui ne sont pas seulement techniques. autistes est en constante
augmentation. Or aucun médicament
efficace n’existe et seules les thérapies
comportementales auraient un effet.
Sur la totalité des numéros: Les parents se tournent
deux encarts d’abonnement pages 24 et 25. vers des traitements douteux,
Encarts commande de livres et abonnement pages 76 et 77.
En couverture: © Davide Littsschwager souvent risqués.

2] Sommaire © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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n° 402 - Avril 2011

52 Scarabées en vol... téléguidé


ROBOTIQUE Regards
84 HISTOIRE DES SCIENCES
Michel Maharbiz et Hirotaka Sato
Madame d’Arconville,
Des chercheurs conçoivent de minuscules robots volants, femme de sciences au temps
mi-insectes, mi-machines. Ces hybrides du vivant des Lumières
et de l’électronique pourraient un jour sauver des vies
en cas de catastrophes ou de guerres. Patrice Bret
De la traduction scientifique à ses travaux
sur la putréfaction, cette femme
du XVIIIe siècle, savante reconnue
par ses pairs, mit un point d’honneur
à rester dans l’anonymat.

88 EN IMAGES
Ventouses sous pression
Frank Grasso
90 LOGIQUE & CALCUL
Du rêve à la réalité
des preuves
Jean-Paul Delahaye
Les ordinateurs ne savent pas prouver

60 Mercure : une planète


PLANÉTOLOGIE seuls des théorèmes profonds. Cependant,
grâce aux assistants de preuve,
ils garantissent les démonstrations
dans la fournaise découvertes par les mathématiciens.
S. Murchie, R. Vervack Jr. et B. Anderson 96 ART & SCIENCE
Après trois survols, la sonde MESSENGER Le fantôme de Louis XV
s’est mise en orbite autour de Mercure Loïc Mangin
pour observer en détail cette planète méconnue.
98 IDÉES DE PHYSIQUE
Sonner comme une cloche
Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik
101 SCIENCE & GASTRONOMIE
Quand le sucre fond
66 Onduler pour avancer
BIOPHYSIQUE
Hervé This

Daniel Goldman et David Hu 102 À LIRE


Pour se déplacer, les serpents et d’autres animaux
se tortillent. Leurs ondulations se ressemblent,
mais sont en fait régies par des mécanismes
très différents suivant le support.
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76 La supraconductivité
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© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ TOI AUSSI, MON MAÎTRE... Les hypertextes ne nous affran-


chissent pas de la linéarité de la

U ne statistique affligeante
vient d’être publiée. Dès la fin
de leur première année de
retraite, 80 pour cent des profes-
seurs de mathématiques ont oublié
lecture, puisque la contrainte tem-
porelle n’a pas changé: nous devons
lire une ligne après l’autre. Pou-
voir en lire plusieurs à la fois, voilà
qui serait une expérience sans pré-
la formule donnant sin(a+b). Au cédent. Cette façon de lire nous
bout de deux ans, ils sont 95 pour ferait accéder à une compréhen-
cent à ne plus savoir pourquoi moins sion riche comme une polyphonie :
par moins fait plus. Qu’une troisième l’effet musical créé par des sons
année s’écoule, et ils se mettent à hésiter sées, de tant de gens. Les extrémistes (il simultanés n’a rien à voir avec ce qui se pro-
sur l’orthographe de leur ancienne disci- s’en trouve toujours) affolent les débats duit si les notes de chaque accord sont égre-
pline. Matémathiques ? Mathémathiques ? par leurs surenchères et en faussent l’is- nées l’une après l’autre. Le plaisir de la
Matématiques ? sue. Quand d’innombrables volontés s’en- lecture serait métamorphosé, comme le
Toujours empressé dans sa lutte contre trechoquent, le choix retenu n’exprime la plaisir du palais est métamorphosé par la
les incompétents, le ministre de l’Éduca- volonté de personne. Il peut être sensé dans cuisine : déguster un gâteau est un délice
tion va instituer des cours de recyclage obli- le contexte où il a été opéré, et exercer incomparable avec la sensation que cause-
gatoires afin de maintenir les ex-professeurs ses effets dans un contexte où il ne l’est rait l’absorption successive de l’œuf, du
de mathématiques à un niveau digne de plus. Aucune décision ne répond à tous les sucre, de la farine, de la levure, du sel,
la fonction qu’ils ont autrefois occupée. aspects du problème qu’elle prétend etc., qui composent celui-ci.
Tant qu’on n’est pas mort, on n’est jamais résoudre. Certains acteurs la feront servir Vivement l’hyperlecture ! Camarades
tranquille... surtout pas en avril. à des fins que nul n’imaginait. Dans la masse inventeurs, tâchez de trouver un procédé par
énorme des mesures prises pour gérer des lequel nous pourrons lire plusieurs textes
populations, les contradictions, les incohé- simultanément, d’un seul et même coup
rences, les lacunes, sont inévitables. d’œil. En vous inspirant de la musique et
§ À QUAND LA LOI Quelques-uns sauront les utiliser à leur pro- des gâteaux, vous devriez y parvenir.
fit, d’autres en seront victimes.
DES PETITS NOMBRES ? Un morceau de bravoure apprécié des

À moins que vous ne soyez vous-même


probabiliste, n’invoquez jamais « la
loi des grands nombres ». Vous ris-
quez trop de tomber sur un probabiliste qui
vous accusera d’employer cette expression
journaux est de pourfendre « les absurdi-
tés du système» – le système étant, selon
l’idéologie du journal et les sujets du
moment, l’enseignement en France, la
finance internationale, la politique tarifaire
mal à propos. Plusieurs théorèmes portent de telle entreprise, etc. Les journaux se don-
ce nom et, visiblement, vous l’ignorez ! nent là un beau rôle facile. Les systèmes
Les conseils étant faits pour être sui- qu’ils accusent n’y peuvent mais. Être nom-
vis par ceux qui les reçoivent, non par ceux breux est une absurdité en soi !
qui les donnent, je vais maintenant, quoique
n’étant pas probabiliste, énoncer la loi des
grands nombres.
Loi des grands nombres : « Dès que § TEXTES POLYPHONIQUES
le nombre de gens impliqués dans une
§ DESSEIN PAS INTELLIGENT
affaire devient assez grand, le triomphe de
l’absurde est un événement certain. »
Démonstration. Si le nombre de gens
concernés par une affaire se compte en
millions, la décision résultant de l’interac-
G râce aux hyperliens, nous pouvons,
en pleine lecture d’un texte, nous
mettre soudain à lire quatre lignes
d’un deuxième texte, puis cinq lignes d’un
troisième avant de revenir au premier pour D epuis des millions d’années, les
poussées telluriques suscitent des
reliefs que la pluie, le vent, la mer,
tion de tous les intérêts en jeu ne peut avoir en lire huit de plus, et ainsi de suite. Mais érodent. Ces phénomènes se répètent inlas-
de pertinence que partielle. Il n’y a pas de – à part la facilité des va-et-vient – il n’y sablement, soumis à des lois immuables.
rationalité commune aux besoins, aux a là rien de nouveau. On peut pratiquer le Éternel recommencement de mêmes
désirs, aux manœuvres, aux arrière-pen- même genre de lecture avec des livres. causes produisant les mêmes effets. Com-

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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bat sans fin de forces obtuses, aussi obs-


tinées les unes que les autres.
Du côté de la vie, ce n’est pas mieux. Des
millions de formes de vie apparaissent au
petit bonheur la chance. Qu’importe si une
forme est non viable. L’évolution a des mil-
lions d’années derrière elle, des millions
d’années devant ; elle a eu et elle aura tout
le temps d’essayer autre chose. Là encore,
l’idiotie règne : revenir à la charge indéfini-
ment, à l’aveugle, jusqu’à ce que ça marche.
Du côté des hommes, c’est pire. Dans
son pullulement de tentatives, l’évolution
est tombée sur de la vie intelligente. Quel
accident bête ! Les hommes n’ont pas su
s’adapter à l’intelligence, ils s’en servent
de travers, et elle leur apporte des déboires
sans nombre. Le succès d’un imbécile ; un
homme intelligent agissant en dépit du bon
sens ; la victoire du plus buté, ou du plus
menteur, sur le plus fin – ces spectacles
sont quotidiens. Convaincre les anciennes
générations d’une vérité nouvelle est impos-
sible, constatait Planck ; il faut attendre
qu’elles meurent. Mais la vision des jeunes
n’est pas toujours juste ! Seulement, il en va
là comme dans la nature : l’élément décisif
pour gagner est d’avoir avec soi la force brute
du temps. C’est un tour pas malin que la
nature a joué à l’humanité en la dotant d’une
intelligence qui lui fait faire tant de bêtises
et d’une habileté qui lui fait se tendre à
elle-même tant de pièges dangereux.
Qu’un Dessein gouverne tout cela, j’en
doute. Mais qui le sait ? Il y a cependant une
certitude à laquelle on peut se raccro-
cher : si un Dessein mène le monde, alors
c’est un Dessein Stupide. I

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Astrophysique

Un cœur superfluide dans les étoiles à neutrons


Le refroidissement rapide d’une jeune étoile à neutrons s’expliquerait par la transition
de son cœur vers une phase superfluide.

a b

Rayons X : NASA/CXC/UNAM/Ioffe/D.Page, P. Shternin et al ; Optique : NASA/STScI


c d Formation e

NASA/CXC/M.Weiss)
d’une paire
NASA/CXC/M.Weiss

Neutron
Neutrino

Une étoile à neutrons (a, vue


d’artiste) présente des couches
de densité de plus en plus élevée,
de la croûte (en orange) au noyau
interne (en rouge foncé).
L a superfluidité est un état
de la matière étonnant, où
la viscosité du fluide est
nulle et sa conductivité ther-
mique infinie. En laboratoire,
majoritaires à mesure que l’on s’ap-
proche du centre de l’étoile.
Dans quel état est cette matière
exotique ? Les données du satel-
lite à rayons X Chandra concernant
cas d’un fluide de neutrons, la for-
mation d’une paire s’accompagne
de l’émission de deux neutrinos.
Ces particules, qui interagissent
très peu avec la matière, évacuent
Cassiopée A, distante l’hélium, refroidi à une tempé- la jeune étoile à neutrons située au efficacement l’énergie de l’inté-
de 11000années-lumière, rature proche du zéro absolu, centre de Cassiopée A, le vestige rieur de l’étoile.
est le vestige d’une étoile massive devient superfluide. Selon les cal- d’une supernova qui a explosé il D’après les astrophysiciens,
ayant explosé entre 1667 et 1680 culs menés indépendamment par y a environ 330 ans, montrent une la rapidité du refroidissement
(b, image qui superpose des vues
deux équipes d’astrophysiciens, diminution rapide de la tempé- implique que les protons résiduels
en rayons X et en lumière visible).
conduites par Dany Page, de rature de l’astre, de l’ordre de sont aussi dans un état super-
Elle abrite en son centre une étoile
à neutrons, et le cœur de cet astre l’Université de Mexico, et par quatre pour cent sur les dix der- fluide. Comme ils portent une
serait superfluide. La formation Peter Shternin, de l’Institut Ioffe nières années. charge électrique, ils forment un
de cette phase (c, d, e) suppose à Saint-Pétersbourg, le cœur des Selon les deux équipes, ce milieu matériel supraconducteur.
un appariement des neutrons, étoiles à neutrons serait égale- refroidissement très rapide ne Le modèle de D. Page et ses
avec émission de neutrinos. ment dans un état superfluide. peut s’expliquer par la dissipa- collègues leur a permis d’estimer
Ces particules, qui interagissent très Les étoiles à neutrons sont des tion thermique de la région super- la température critique (très dif-
peu, évacueraient efficacement résidus d’étoiles ayant explosé en ficielle de l’étoile. D’après leurs ficile à calculer directement) au-
l’énergie du cœur de l’étoile supernova. Ce sont les objets les calculs, ce serait le résultat d’une dessous de laquelle les neutrons
(a, rayons bleutés). Cela plus denses connus : de l’ordre de transition vers une phase super- deviennent superfluides : entre
expliquerait le refroidissement un milliard de tonnes par centi- fluide des neutrons dans le noyau 500 millions et un milliard de
rapide de l’étoile. mètre cube. La pression y est telle de l’étoile. En effet, la superflui- degrés. La température critique
que les électrons fusionnent avec dité peut être décrite par un des protons serait plus élevée
les protons, formant des neutrons. modèle analogue à celui de la encore.
L’intérieur est ainsi une soupe supraconductivité (la théorie BCS), .§ Philippe Ribeau-Gésippe.
de noyaux riches en neutrons, où des particules identiques s’as- Monthly Notices of the Royal Astronomical
de protons et de neutrons libres, socient deux à deux pour former Society, vol. 411(3), pp. 1977-1988, 2011 ;
ces derniers étant de plus en plus des « paires de Cooper ». Dans le Phys. Rev. Lett., vol. 106, 081101, 2011

6] Actualités © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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A c t u a l i t é s

Préhistoire

Madagascar habitée il y a 4 000 ans ? En bref


HIBERNER AU CHAUD

P euplée au Ier millénaire de notre ère, l’île de Madagascar était


censée avoir été abordée pour la première fois entre 400 et 200 avant
notre ère. Une équipe du CNRS et de l’Université malgache de
Mahajanga, menée par Dominique Gommery, a découvert les traces d’un
repas pris par des hommes quelque 2000 ans avant notre ère: des os d’une
On pensait que pendant l’hiber-
nation, le métabolisme de l’ours
noir américain (Ursus america-
nus) diminuait d’environ 50 pour
cent quand sa température bais-
espèce aujourd’hui disparue d’hippopotames nains, qui portent de nom- sait de 10°C. Mais des biologistes
D. Gommery-MAPPM &CNRS

breuses traces de découpe (ci-contre, en bas) sur les zones d’attaches de l’Université de l’Alaska ont
musculaire et tendineuse. Ils ont été trouvés dans la grotte d’Anjohibe montré que la température de
(ci-contre), au Nord-Ouest de la Grande île, donc à proximité des deux l’animal ne passe que de 37 °C
voies les plus courtes pour une colonisation humaine: celle du Nord- à 32 °C, tandis que sa consom-
Ouest passant par les Comores (colonisation d’origine africaine) et celle mation d’oxygène, par exemple,
du Nord-Est (colonisation d’origine asiatique). Cette découverte indique baisse de 76 pour cent. Ainsi, chez
5 cm que l’homme a cohabité avec la grande faune disparue de l’île, puisqu’il les ours noirs, le métabolisme
en a consommé l’une des espèces. Or l’extinction il y a quelques millé- baisse proportionnellement beau-
naires de ces grands vertébrés, notamment de grands lémuriens, est inex- coup plus que la température.
pliquée. L’homme aurait-il joué un rôle?
.§ Maurice Mashaal.
D. Gommery et al., Comptes Rendus de l’Académie des Sciences (série Palevol), à paraître, 2011 L’ILLUSION DU DEMI-SHIVA

Des neurologues ont réussi à


Biophysique créer l’illusion d’avoir trois bras!
Des individus, assis à une table,
La plante carnivore la plus rapide du monde avaient à leur droite la prothèse
d’un membre entier : ils voyaient
On a élucidé les mécanismes du piège ultrarapide donc trois bras. Les expéri-
mentateurs caressaient les deux
d’une plante aquatique carnivore. « mains droites » de la même

D rame dans la mare. La larve


d’insecte s’approche d’une
feuille anodine quand sou-
dain, après avoir touché l’un de
ses poils, elle est aspirée et se
façon, de sorte que le cerveau
était face à un conflit : « Quelle
main droite est touchée ? » La
solution passerait par l’accep-
tation du membre factice comme
retrouve enfermée dans une outre sien. Pour preuve, menacer avec
– la feuille s’est gonflée – où des un couteau la main en plas-
enzymes digestives sont déjà en tique ou la vraie entraîne une
action. La capture a duré moins de sudation identique.
Olivier Vincent et al.
Carmen Weißkopf

une milliseconde. La plante en


question est l’utriculaire, une
plante carnivore commune dans 1 mm SOLIDE PARADOXAL
les marais. Philippe Marmottant,
Le piège, nommé utricule, de l’utriculaire (Utricularia vulgaris) et une coupe Les cristaux de monohydrate
du Laboratoire interdisciplinaire
longitudinale (à gauche) de ce piège vue au microscope électronique de méthanol, mélange à parts
de physique (CNRS), à l’Université
à balayage. Armé, le piège est plat et emmagasine de l’énergie élastique. égales d’eau (H2O) et de métha-
Joseph Fourier, à Grenoble, et ses
nol (CH3OH), sont singuliers: une
collègues ont dévoilé le mécanisme et la proie sont aspirées). Aupa- bine la description des parois du
équipe anglo-française a établi
de ce piège foudroyant. ravant, des petites glandes ont éva- piège sous la forme d’un maillage
qu’en chauffant l’échantillon sous
Ils ont enregistré à l’aide d’une cué, en une heure environ, l’eau triangulaire dont les éléments sont
pression atmosphérique, il se
caméra ultrarapide les mouve- de l’intérieur du piège vers l’ex- définis par leur tension et leur cour-
dilate beaucoup dans une direc-
ments en jeu dans la brusque aspi- térieur, créant ainsi une dépression bure, et le calcul de l’évolution tem-
tion et se contracte dans les deux
ration. Les images révèlent un qui se traduit par un aplatissement porelle de la position de chaque
autres. Mais si on le chauffe en
processus de flambage de la porte de la feuille et par le stockage sommet des mailles. Les simula-
lui appliquant une pression,
qui ferme hermétiquement, au d’énergie élastique dans les parois. tions obtenues sont en accord avec
l’échantillon se dilate dans deux
repos, l’entrée de l’outre : lorsque Un modèle numérique a décrit les enregistrements vidéo.
directions et se contracte dans
les poils sensitifs déclenchent la les deux phases du piège : d’une .§ Loïc Mangin. la troisième. Des propriétés dues
capture, le clapet, bombé vers l’ex- part, l’expulsion lente et active de O. Vincent et al., Proc. of the Roy. Soc.
of Lond. B, sous presse, 2011; M. Joyeux et al.,
à son architecture moléculaire.
térieur, inverse sa courbure et, ce l’eau et, d’autre part, l’aspiration
Physical Review E, sous presse, 2011
faisant, s’ouvre en un instant (l’eau passive et rapide. Ce modèle com-

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A c t u a l i t é s

Astrophysique

Premières étoiles : naissance en groupes


C omment se sont formées
les premières étoiles ? Ces
astres, dits de population III,
étaient sans doute très massifs. Des
simulations réalisées par l’équipe
mis de suivre l’effondrement de ces
cœurs jusqu’à la formation des pre-
mières protoétoiles.
Classiquement, un disque d’ac-
crétion se forme ; la matière du
t0 t0 + 27 ans t0 + 62 ans

de Paul Clark, de l’Université de nuage de gaz intègre d’abord le

Star Formation Research Group, Université de Heidelberg


Heidelberg, en Allemagne, suggè- disque et, de là, tombe en spirale sur
40 u. a.
rent en outre que les premières l’étoile. Mais les simulations mon-
étoiles naissaient en groupes. trent que dans le cas des premières t0 + 91 ans t0 + 95 ans t0 + 110 ans
Dans l’Univers primordial, en protoétoiles, le cœur dense alimente
l’absence d’éléments lourds (créés le disque d’accrétion bien plus vite
par les étoiles), l’énergie se dissipait que le rythme auquel l’étoile accrète
moins bien dans les nuages de gaz le gaz. Le disque grossit alors de
en contraction. La masse minimale façon excessive et devient gravita-
du cœur dense susceptible de don- tionnellement instable, au point
ner une étoile pouvait ainsi atteindre de se fragmenter. Des protoétoiles
1000masses solaires. Si chaque cœur se forment ainsi en cascade dans le Sur cette simulation du disque d’accrétion qui entoure une protoétoile de
engendrait une étoile, celle-ci pou- disque d’accrétion, en se partageant première génération, on distingue des bras spiraux où la densité de gaz
vait atteindre 300masses solaires. la masse disponible. est élevée (densité croissante du bleu vers le rouge). Des effondrements
Les nouvelles simulations, .§ Ph. R.-G.. gravitationnels successifs donnent naissance à trois autres protoétoiles
d’une résolution inédite, ont per- P. C. Clark et al., Science Express, 3 février 2011 (petits carrés noirs) en moins d’un siècle.

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Biologie cellulaire

Comment les cellules coupent le cordon Avril


ANCIENS TEMPS GLACÉS
Des spécialistes du globe et des

L ors de la division d’une cellule, les constituants


des deux futures cellules filles sont d’abord
fabriqués, puis répartis de part et d’autre du
cytoplasme, avant qu’une scission s’amorce et
conduise à l’individualisation des deux cellules. L’une
Andes ont noté d’énormes froids
sur une planète qu’ils ont vue
minée. Ils ont constaté l’absence
de volutes volcaniques au niveau
de l’abîme qui en perce la croûte
des dernières étapes est l’abscission, lorsque l’étroit
tapée par des sortes de traits
tube qui relie encore les deux cellules filles se rompt.
oblongs à l’endroit précis où
Les travaux de Julien Guizetti, de l’Institut poly-
les failles baissent et les côtes
technique de Zurich, en Suisse, et ses collègues éclai- © Science/AAAS
s’écroulent. Pour ce faire, les
rent les mécanismes et les acteurs de ce phénomène. chercheurs ont simulé par des
Les chercheurs ont étudié des cellules humaines comptes précis, puis mesuré
à l’aide de diverses techniques d’imagerie (micro- grâce à d’énormes radars les sec-
scopie à fluorescence, tomographie...). Ils ont constaté Reconstruction tridimensionnelle du pont cellulaire tions de ces «objets troueurs».
que le pont qui relie les deux cellules filles est empli peu avant la séparation des deux cellules
d’un faisceau de microtubules, des fibres protéiques issues de la division d’une cellule mère : on distingue
qui participent au transport d’éléments à l’intérieur les microtubules (en rouge) et les deux collets
de la cellule. Les biologistes ont également identifié de fibres hélicoïdales (en vert). La partie située
des filaments, protéiques eux aussi, de 17 nanomètres entre ces derniers formera un corps intermédiaire
de diamètre, agencés en hélice. voué à disparaître après la division cellulaire.
Lors de l’abscission, ces fibres hélicoïdales En analysant l’écho usé de
s’installent aux deux extrémités du pont ; elles for- Les chercheurs ont en outre montré que des pro- radars trouvés derrière d’antiques
ment des collets qui se resserrent peu à peu, par un téines nommées ESCRT-III sont nécessaires à l’as- paillasses et qui captaient encore
effet de constriction, à mesure que des microtu- semblage des filaments hélicoïdaux. Ces protéines des bips émergeant de la croûte,
bules sont éliminés par des enzymes. Enfin, l’une des sont connues pour participer à la déformation des des doctorants japonais ont déni-
cellules se détache, puis l’autre quelques minutes membranes lors de la production de vésicules (des ché plusieurs gros impacts sur
plus tard, laissant entre les deux un petit corps endosomes). la croûte, qu’ils ont pu dater sur
intermédiaire, qui s’évanouit rapidement, dégradé .§ L. M.. le tard, plus étendus que ceux
dans le milieu extracellulaire. J. Guizetti et al., Science, prépublication en ligne, 2011 mis en évidence par leurs direc-
teurs de thèse qui se battaient :
ils se sont avérés à moitié fêlés
par la dilatation.
Ces jeunes Nippons ont ainsi
Paléontologie humaine mis en évidence d’encore plus
considérables froids, prouvant
Lucy avait le pied arqué une fois de plus qu’un jeune cher-
cheur est bonifié par la thèse.
Maël Jortin
Maël Jortin a proposé ici

L ucy, l’australopithèque
femelle découverte en1974
en Éthiopie, allait debout,
mais pouvait-elle courir ? Jusqu’à
présent, comme on n’avait pas
États-Unis, une équipe vient d’étu-
dier en détail le quatrième méta-
tarsien (os situé entre le tarse et
les phalanges du pied) d’un aus-
tralopithèque particulièrement
un pied arqué et suffisamment
raide pour, d’une part, amortir les
chocs et, d’autre part, emmagasi-
ner de l’énergie dans la plante du
pied lors de chaque poussée au sol.
21 contrepétries – y compris
le titre – et, le 1er avril,
vous trouverez quelques indices
sur notre site.
© Shutterstock/mashe

retrouvé d’os fossiles du pied, bien conservé qui, comme Lucy, Ainsi, la transition d’un mode fr www.pourlascience.fr
on ne pouvait pas savoir si Aus- a été trouvé récemment sur le site de vie arboricole vers une station
tralopithecus afarensis, hominidé de Hadar en Éthiopie. Les cher- debout au sol, qui incluait la course
qui a vécu entre 3,7 et 2,9 millions cheurs ont établi que les deux et une exploitation de l’environ-
d’années, était, comme nous, extrémités de cet os, vieux de nement à plus grande échelle,
capable de marcher ou de courir 3,2 millions d’années, sont reliées semble avoir été déjà accomplie il
sur de grandes distances. L’ana- par un arc osseux, dont la pente y a environ 3,7 millions d’années.
lyse d’un os de pied d’australo- devient relativement grande vers Elle constitue l’une des grandes
K. A. Congdon

pithèque suggère aujourd’hui que l’orteil. Nombre des caractéris- étapes de l’hominisation, la course
les congénères de Lucy avaient un tiques de ce métatarsien sont par étant nécessaire à la transforma-
pied arqué comparable au nôtre, ailleurs les mêmes que chez tion des charognards-cueilleurs en L’os étudié est le quatrième méta-
et donc adapté à la course. l’homme moderne. chasseurs-cueilleurs. tarsien, l’un des os longs du pied
Autour de Carol Ward, de Ces observations suggèrent .§ François Savatier. (ci-dessus en position dans un pied
l’Université du Missouri aux que les australopithèques avaient Science, vol. 331, pp. 750-753, 2011 d’homme moderne).

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Actualités [9


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A c t u a l i t é s

Biologie moléculaire

L’invasion du méningocoque
D ans 20 à 25pour cent des cas,
les méningites – des infec-
tions des méninges qui
entourent le cerveau– sont dues à
de se multiplier, puis de former des
agrégats. Quand ces agrégats se
fragmentent, des méningocoques
s’échappent et pénètrent dans les
mination de la bactérie : quand ces
groupes chimiques se fixent à la
piline, ses propriétés changent, et
la bactérie perd alors la capacité de

Guillaume Duménil, Guillain Mikaty et Stephanie Guadagnini


une bactérie spécifique à l’homme, capillaires des parois de la gorge. former des agrégats dans la gorge
le méningocoque. Or cette bacté- Pourquoi les agrégats de bactéries et se répand.
rie est présente dans la gorge de se défont-ils ? Une protéine, la En outre, G.Duménil et ses col-
10à 30pour cent des individus, mais piline, est le principal constituant lègues ont identifié le gène de la
sous forme non pathogène: elle ne des pili. Or elle peut fixer différents bactérie, pptB, qui commande
passe pas dans le sang et n’atteint groupes chimiques : des phos- l’ajout des phosphoglycérols sur
pas le cerveau. Dès lors, comment phocholines, des phosphoéthano- la piline. Une surexpression de ce
devient-elle dangereuse? L’équipe lamines et des phosphoglycérols. gène, lorsque les bactéries adhè-
INSERM 970 de Guillaume Duménil, En étudiant la composition chi- rent aux cellules de la gorge, pro-
à l’Université Paris Descartes, l’a mique de la piline par spectro- voque leur dissémination. Reste
découvert. scopie de masse selon le stade de à savoir pourquoi ce gène ne s’em-
Neisseria meningitidis, le ménin- développement des méningo- balle que dans certains cas. Des centaines de méningocoques,
gocoque, porte des excroissances, coques, les biologistes français ont .§ Bénédicte Salthun-Lassalle. vus en microscopie électronique,
nommées pili, qui lui permettent montré que la présence de phos- Julia Chamot-Rooke et al., Science, vol. 331, forment ici un agrégat qui adhère
d’adhérer aux parois de la gorge, phoglycérols déclenche la dissé- pp. 778-782, 11 février 2011 à la paroi de la gorge.

10] Actualités © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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A c t u a l i t é s

Botanique Chimie

La graine qui était un clone L’argile, berceau de la vie ?


L a plupart des plantes à graines se reproduisent par féconda-
tion sexuée : un gamète mâle, portant la moitié des chromo-
somes du plant mâle, féconde un gamète femelle renfermant
aussi la moitié des chromosomes du plant femelle. La graine qui en
résulte porte donc un mélange des caractères des deux plants parents.
C omment les premières cel-
lules sont-elles apparues
dans la nature ? Des physi-
ciens de Harvard, Brandeis et Prin-
ceton, aux États-Unis, ont peut-être
assemblent en compartiments
– des liposomes –, qui y restent
confinés. La formation spontanée
de liposomes dans ces vésicules
suggère que des compartiments
Mais Raphaël Mercier, de l’INRA à Versailles, et ses collègues français, trouvé un élément de réponse. Ils similaires ont pu se constituer au
indiens et américains ont réussi à produire des graines-clones por- ont mis au point des conditions sein de telles vésicules dans la
tant l’intégralité des chromosomes d’un seul des plants parents. physico-chimiques simples dans nature. Or une cellule n’est autre
Pour ce faire, les chercheurs ont croisé deux types de mutants de lesquelles des molécules de mont- qu’un liposome dont la membrane
la plante modèle des généticiens, l’arabette des dames (Arabidopsis morillonite, une argile qui s’or- est parsemée de protéines et qui
thaliana). L’un de ces mutants produit des gamètes clonaux renfer- ganise en feuillets, s’agencent pour contient toute la machinerie bio-
mant tous les chromosomes du plant mère. L’autre mutant fabrique former des vésicules micromé- logique nécessaire à sa survie.
des gamètes capables d’éliminer leurs propres chromosomes après triques robustes et semi-per- Les premiers ancêtres des cel-
fécondation. Quand on croise ces deux mutants, 34 pour cent des méables. Ces vésicules ont pu lules étaient probablement des
graines obtenues ne portent que les chromosomes du premier mutant. servir de niche protectrice aux pre- liposomes, qui se seraient peu à
Les plantes filles sont donc identiques à la plante mère dont on veut mières réactions chimiques qui ont peu enrichis de diverses molécules.
propager les caractères. donné les molécules de la vie. Encore fallait-il pour cela un
.§ B. S.-L.. Les chercheurs ont utilisé des environnement assez stable pour
M. P. A. Marimuthu et al., Science, vol. 331, p. 876, 18 février 2011 conditions simples qui pourraient permettre ces interactions. Des
se produire dans la nature : ils vésicules d’argile pourraient avoir
ont écrasé une goutte d’une sus- offert ce cadre, d’autant que la
pension de feuillets de montmo- montmorillonite est connue pour
rillonite dans de l’eau qu’ils ont son rôle catalyseur dans la for-
placée entre deux lamelles. Ils ont mation de biostructures, telles que
ensuite fait glisser les lamelles les membranes constituées de
l’une sur l’autre. Sous l’effet de lipides, ou les brins d’ARN for-
ce mouvement, les feuillets d’ar- més de nucléotides – les «briques»
Raphaël Mercier

Plants d’arabettes gile s’assemblent autour des bulles de l’ADN et de l’ARN.


des dames. d’air piégées dans le liquide lors Pour tester leur scénario, les
de la manipulation. Lorsqu’on physiciens étudient la formation
remplace l’eau par de l’éthanol ou d’autres types de liposomes dans
du méthanol, qui mouillent mieux leurs vésicules d’argile. Quant à
Psychologie l’argile que l’eau, le liquide s’in- trouver de telles structures dans la
Peut-on calculer sans mots? filtre dans la coquille de mont-
morillonite ainsi formée. L’air
nature, autant chercher une aiguille
dans une botte de foin. Qui sait? Les

C ette question est soulevée par les Mundurucus, peuple d’Ama-


zonie qui ne compte pas au-delà de cinq. Pour y répondre, des
psychologues de Chicago et de Harvard, aux États-Unis, ont
étudié le rapport au nombre de Nicaraguayens sourds qui vivent
dans une culture utilisant la numération, notamment dans les échanges
s’y dissout, laissant une vésicule
d’argile résistante et stable rem-
plie de liquide.
Quand les chercheurs ont
ajouté à la préparation des acides
carrières de montmorillonite de
Montmorillon, dans la Vienne, qui
ont donné leur nom à l’argile, recè-
lent peut-être le secret de la vie.
.§ M.-N. C..
monétaires, mais qui pratiquent un code gestuel rudimentaire propre gras, ils ont constaté qu’ils pénè- A. Subramaniam et al., Soft Matter, doi :
à eux. Ces individus reconnaissent la valeur relative des billets de trent dans les vésicules et s’y 10.1039/c0sm01354d, 2011
banque, mais ils ne savent pas représenter les nombres supérieurs
A. B. Subramaniam, Harvard School of Engineering and Applied Sciences

à trois, ni rassembler un nombre donné d’objets (plus de trois), quand Des liposomes
on le leur demande. se sont formés
Ces travaux montrent qu’il ne suffit pas d’être en contact avec dans une vésicule
un système d’échange monétaire pour développer une représenta- de montmorillonite.
tion des nombres, suite croissante d’éléments ; le langage jouerait Trop gros pour
un rôle déterminant dans l’adoption ou non de cette représentation. ressortir, ils restent
Pour Pierre Pica, linguiste au CNRS, ce résultat soulève surtout une piégés dans
autre question: pourquoi ces individus – et les Mundurucus – n’in- la vésicule où
tègrent-ils pas la numération dans leur gestuelle, alors qu’ils auraient ils s’organisent.
la capacité de le faire (certains de leurs compatriotes sourds le font) ?
.§ Marie-Neige Cordonnier.
E. Spaepen et al., PNAS, vol. 108, n° 8, pp. 3163-3168, 2011
fr En vidéo sur www.pourlascience.fr

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A c t u a l i t é s

Paléoanthropologie

Le cannibalisme nutritionnel de Gough’s Cave


La découverte de trois crânes façonnés pour en faire des coupes
à boire révèle, d’une part, la maîtrise de leurs artisans,
et, d’autre part, des pratiques cannibales.
Ils scient le crâne au-dessous des sourcils, ment installé sa boucherie à l’abri des fri-
et le nettoient. Les pauvres se contentent de le mas dans la grotte de Gough. La paléon-
revêtir par dehors d’un morceau de cuir de tologue Silvia Bello a constaté qu’ils y
bœuf, sans apprêt ; les riches non seulement le dépeçaient les carcasses humaines avec
couvrent d’un morceau de peau de bœuf, mais les mêmes outils en silex et la même dex-
ils le dorent aussi en dedans, et s’en servent, térité que les carcasses animales. La méti-
tant les pauvres que les riches, culosité avec laquelle, par exemple, ils
comme d’une coupe à boire. brisaient le bas de la mandibule pour en
Hérodote, Histoire, Livre 4, LXV sucer la moelle, atteste de l’importance de
tout exploiter. Le traitement des crânes

C ’était une coutume chez les Gaulois,


mais aussi les Scythes, les Mongols,
les anciens Polynésiens, les Amérin-
diens, les Chinois et les Indiens de l’Anti-
quité… L’art de transformer les têtes des
illustre aussi cette habileté : après avoir
découpé la langue et les muscles hyoïdiens
et enlevé la mandibule, les chasseurs déta-
chaient la face ; ensuite, après le scalp de
la tête, ils éliminaient le cerveau (pour le
ennemis en coupes à boire a été pratiqué consommer ?) et égalisaient les bords du
partout. Une équipe de l’Institut d’archéo- crâne sur une enclume à l’aide d’un outil.
logie de Londres vient de révéler comment Trois coupes à boire ainsi obtenues ont été
Homme les invités d’un repas cannibale le prati- retrouvées à Gough.
quaient déjà il y a 15 000 ans en Angleterre. D’autres coupes similaires avaient déjà
S. Bello, Muséum de Londres

Cerf Les chercheurs ont étudié sous toutes été découvertes dans les grottes magdalé-
les sutures des ossements humains retrou- niennes d’Isturitz dans le Pays basque et du
vés mêlés à ceux d’animaux dans la grotte Placard en Charente. C’est cependant la
de Gough (Gough’s Cave) dans le Somer- première fois que de tels objets sont trouvés
Cheval Lynx set. Découverts entre 1929 et 1987, ces os dans un contexte clairement cannibale.
Trois crânes humains transformés en coupes à boire comprennent notamment ceux d’un enfant D’après Bruno Boulestin, du Laboratoire d’an-
(en haut, l’un d’eux) et datant de quelque 15 000 ans de trois ans, de deux adolescents et de deux thropologie des populations passées et pré-
ont été découverts en Grande-Bretagne. La façon jeunes adultes. Ils datent d’environ sentes de l’Université de Bordeaux 1, ces
dont les os des mâchoires ont été travaillés (en bas) 14 700 ans, comme l’a révélé le carbone 14, coupes ont pu représenter une sorte de tro-
indique que les techniques de dépeçage des animaux c’est-à-dire du tout début de la reconquête, phée pris à l’ennemi, comme ce fut le cas plus
ont été appliquées à l’homme. par des hommes modernes de culture mag- tard chez les Scythes ou les Gaulois. Ainsi,
dalénienne (il y a 17 000 à 10 000 ans), de nos ancêtres chassaient l’homme, et le
la péninsule Européenne que formaient consommaient, car ils lui prêtaient une valeur
alors les futures îles britanniques. nutritive. Et symbolique aussi sans doute.
En ces temps de déglaciation rapide, .§ F. S..
un groupe de chasseurs avait manifeste- S. Bello et al., PLoS One, vol. 6(2), 2011

DERNIÈRE minute ...


SOUS LES CALOTTES ANTARCTIQUES tacle, et est susceptible de regeler, ce qui déforme champ électrique atteint une certaine intensité,
Intrigués par les curieuses images radar de la la calotte. Environ 24 pour cent de l’énorme qui dépend du matériau, une multitude de petits
calotte glaciaire de l’Est de l’Antarctique, des masse que l’on nomme le Dôme A résulteraient plis naissent sur une feuille de plastique initiale-
glaciologues de l’Université Columbia viennent de ce mécanisme. ment plane et collée à un support. Quand le champ
de montrer qu’elle croît par le bas. Sous l’effet augmente encore, la taille des plis et leur den-
de l’énorme pression qui règne à sa base et de PLASTIQUE ÉLECTROPERFORÉ sité augmentent, puis des trous se forment.
la chaleur produite par son frottement sur le Les gaines plastiques qui enrobent les fils élec-
socle rocheux, la glace fond, ce qui produit de triques peuvent s’abîmer avec le courant. Trois Retrouvez plus d’actualités
l’eau et lubrifie son déplacement. Toutefois, cette
eau s’accumule quand elle rencontre un obs-
physiciens de l’Université Duke ont étudié l’in-
stabilité responsable du phénomène. Lorsque le fr www.pourlascience.fr
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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 MIGRAINES SANS SÉQUELLE  LES DUNES DE MARS

L es migraines sont des maux de tête


douloureux présentant plusieurs
caractéristiques –une évolution par
crises durant quelques heures le plus sou-
vent, une douleur intense accompagnée
Les dunes de Mars se seraient développées
au début de l’histoire de la planète (il y a 3,5 mil-
liards d’années). Leur sable est d’origine vol-
canique et elles sont immobilisées par le givre
une bonne partie de l’année, surtout aux pôles.
de nausées et une sensibilité à la lumière et À cause notamment de l’inefficacité des vents
au bruit. Ces phases n’existent pas chez tous martiens, les dunes de Mars évoluent aujour-

© NASA/JPL/Université d’Arizona
les migraineux et les causes et les mécanismes d’hui très lentement dans un climat glacial et
de la migraine restent encore inconnus (voir aride, au point que certains scientifiques pen-
Le cerveau migraineux, Pour la Science, décem- sent qu’elles sont figées depuis leur apparition
bre 2008, http://bit.ly/plsoer374). Toute- (voir Mars, des dunes insolites, Pour la Science,
fois, Tobias Kurth, de l’Unité Inserm Neu- décembre 2008, http://bit.ly/plsoer374_2).
roépidémiologie, et ses collègues annoncent Candice Hansen, de l’Institut des sciences pla-
que les migraines, ainsi que les maux de tête nétaires à Tucson aux États-Unis, et ses col- Les dunes de Mars sont recouvertes
d’une couche gelée de dioxyde de
importants et à répétition, n’augmentent lègues ont analysé pendant deux ans les carbone; quand ce dernier se sublime
pas le risque de déclin cognitif. En effet, nouvelles images de la sonde spatiale Mars au printemps, il favorise les ava-
on sait que le cerveau des migraineux Reconnaissance Orbiter. Ils ont montré qu’un lanches de sable.
présente davantage de lésions des micro- phénomène absent sur Terre participe au remo-
vaisseaux cérébraux (mais on ignore pour- delage, à la diversité et à la particularité des formes observées des dunes: elles subis-
quoi); or ces lésions seraient associées à une sent une remobilisation saisonnière du sable à leur surface (Science, février 2011).
détérioration cognitive, à un risque plus En effet, au cours de l’hiver martien, les dunes sont couvertes d’une couche de
important de maladie d’Alzheimer ou d’ac- dioxyde de carbone gelé. Au printemps, ce dioxyde de carbone se sublime, favo-
cident vasculaire cérébral. Les chercheurs risant alors l’érosion des dunes et les avalanches de sable.
ont étudié pendant dixans plus de 800per-
sonnes âgées de plus de 65ans, en réalisant
des tests de cognition et des IRM cérébrales.  LE CYCLE DU MERCURE tions en mercure et méthylmercure dans
Vingt et un pour cent des participants les régions arctiques montrent des varia-
souffraient de céphalées importantes (pour DÉPEND DE LA BANQUISE... tions géographiques et temporelles com-
70 pour cent d’entre eux, il s’agissait de mi- ET DU CLIMAT plexes. Une collaboration franco-américaine
graines), mais les résultats des tests cogni- a montré que le climat influe sur le cycle
tifs étaient identiques avec ou sans les maux
de tête (British Medical Journal, janvier 2011).
Si les migraineux avaient en effet deux fois
plus de risque de souffrir de lésions cérébra-
les, leur mémoire et leur capacité d’appren-
L e mercure est un élément toxique,
volatil et peu soluble, de sorte que
des vapeurs de mercure stagnent
dans l’atmosphère et diffusent tout autour
du globe. Les émissions anthropiques de
du mercure (Nature Geoscience, février2011).
Les scientifiques ont étudié les œufs de
guillemots (des oiseaux marins) récupé-
rés dans différentes régions arctiques. Ces
oiseaux se trouvent en haut de la chaîne ali-
tissage n’étaient pas davantage altérées. mercure (issues de la combustion de mentaire et représentent de bonnes espèces
matières fossiles) ont dépassé les émissions sentinelles pour étudier la pollution au mer-
naturelles (provenant des océans et du cure dans les écosystèmes marins; la quan-
dégazage des volcans) et atteignent les tité de mercure dans leurs œufs reflète celle
régions polaires sous l’effet des courants du métal sur le site du prélèvement à un
atmosphériques. Le mercure s’oxyde alors instant donné. Les scientifiques ont mon-
et se dépose dans la neige et la glace, d’où tré que ces variations sont dues à la pré-
il est libéré à la fonte des glaces sous forme sence ou à l’absence de banquise près du
d’une substance toxique, le méthylmer- lieu de ponte: la banquise empêche la dégra-
© C. Tzourio

cure, qui s’accumule dans les organismes dation du méthylmercure par le Soleil et
vivants le long de la chaîne alimentaire(voir limite les échanges de mercure entre l’océan
En imagerie par résonance magnétique, dif- Du mercure aux pôles, Pour la Science, Arctique et l’atmosphère. Ainsi, la fonte de
férentes lésions sont visibles (flèches) dans août 2004, http://bit.ly/plsoer322). la banquise accentue la libération du pol-
le cerveau d’une personne souffrant régu-
lièrement de céphalées (à droite), comparé Depuis une vingtaine d’années, les pro- luant dans l’atmosphère.
à une personne n’en ayant jamais(à gauche). grammes de surveillance des concentra- . Bénédicte Salthun-Lassalle.

14] On en reparle © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


asts.xp 4/03/11 17:42 Page 1
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OPINIONS
POINT DE VUE

Moins d’antibiotiques : chez l’animal aussi !


Pour préserver l’efficacité des antibiotiques, il faut en réduire
la consommation chez l’homme, mais aussi chez l’animal.
L’usage en médecine vétérinaire reste excessif.
Antoine ANDREMONT

L
a campagne «Les antibiotiques: ignore comment évoluera ce nombre. Nous mation des antibiotiques chez l’homme ne
c’est pas automatique » a eu sommes entrés dans une période d’incerti- suffira pas, car les humains ne sont pas
deux conséquences : la dimi- tude. Les antibiotiques sont devenus une res- les seuls gros consommateurs : plus de
nution de la consommation de source limitée qu’il faut préserver. Un usage la moitié des antibiotiques utilisés en
ces médicaments et la prise de conscience raisonné et parcimonieux s’impose. France le sont par les animaux. Or si les
de la fin des « produits miracles ». Le temps Depuis une dizaine d’années, un plan bactéries responsables des maladies chez
des pionniers de l’histoire des antibiotiques, national visant à préserver l’efficacité des l’homme et chez l’animal diffèrent géné-
dans les années 1940 et 1950, est bien loin. antibiotiques a été mis en place en méde- ralement, les familles d’antibiotiques uti-
Pendant les 30 années qui ont suivi leur cine humaine. Son efficacité est avérée : lisés par les médecins, d’une part, et les
découverte – années d’emballement col- selon la Direction générale de la santé, la vétérinaires, éleveurs et agriculteurs,
lectif –, les limites du raisonnable ont été consommation d’antibiotiques a diminué d’autre part, sont les mêmes.
franchies. La consommation d’antibiotiques de près de 15 pour cent entre 2002 et 2009, Les antibiotiques favorisent la survie et
n’a cessé de croître, notamment dans notre avec 40 millions de prescriptions inutiles la prolifération de bactéries résistantes
pays, sans que les indications ne soient tou- évitées depuis le début des actions, soit et, par conséquent, la multiplication des
jours justifiées. Seuls le dynamisme et gènes de résistance. L’homme et l’ani-
l’ingéniosité de l’industrie pharma- UNE ÉVOLUTION DARWINIENNE mal étant traités avec les mêmes
ceutique, qui mettait régulièrement sur familles d’antibiotiques, les gènes de
le marché des nouvelles molécules, accélérée de la résistance résistance qu’ils sélectionnent sont
ont permis de masquer l’apparition se déroulait sous nos yeux, les mêmes. Or les gènes – notamment
de la résistance des bactéries aux anti- mais personne ne voulait la voir. les gènes de résistance – se trans-
biotiques. Personne n’a mesuré alors mettent d’une population bactérienne
les risques qu’il y avait à ne pas prendre l’équivalent d’un hiver de prescriptions. Le à une autre, qu’elle soit humaine ou animale,
en compte les capacités du vivant à faire recul le plus fort touche les enfants : on a pathogène ou non, et les conditions actuelles
face aux situations et aux contraintes nou- enregistré une diminution de 31 pour de mondialisation de l’élevage et de distri-
velles : une évolution darwinienne accélé- cent pour les enfants de moins de cinq ans, bution des produits facilitent ces échanges.
rée de la résistance se déroulait sous nos et de 36 pour cent pour les 6-15 ans. Dans De surcroît, les animaux domestiques vivent
yeux, mais personne ne voulait la voir. le même temps, la fréquence des pneu- à proximité des humains et peuvent échan-
Puis, au début des années 1980, la mocoques peu sensibles à la pénicilline a ger bactéries et gènes de résistance. L’an-
découverte et la mise sur le marché de diminué (ils représentaient 53 pour cent tibiothérapie vétérinaire et d’élevage a une
nouveaux antibiotiques ayant cessé, l’avance des souches en 2001 contre 32 pour cent influence notable sur la résistance des bac-
que nous avions prise sur les bactéries en 2008). Néanmoins, après des années téries humaines. Ainsi, les principales orga-
s’est réduite. L’époque de la maîtrise des infec- de baisse, on constate une reprise de la nisations mondiales de santé humaine et
tions bactériennes par les antibiotiques tou- consommation depuis deux ans. Les actions animale, ainsi que d’agriculture, cher-
chait à sa fin. Aujourd’hui, des bactéries de sensibilisation aux risques d’une sur- chent à faire adopter une liste d’antibio-
résistant à tous les antibiotiques disponibles consommation doivent se poursuivre. tiques dont l’utilisation chez les animaux
apparaissent, sans doute quelques dizaines Toutefois, quelle que soit son effica- devrait être proscrite afin d’en préserver l’ef-
par an en France encore seulement, mais on cité, un plan pour le contrôle de la consom- ficacité chez l’homme.

16] Point de vue © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Opinions

Or, dans ces conditions, c’est tout un nomiquement, devient secondaire, sauf à la à ajuster les doses administrées en fonc-
secteur qui sera confronté à de graves dif- repenser. C’est la tâche à laquelle se consacre, tion du stade de la maladie, par une détec-
ficultés économiques. Si les éleveurs utili- en France, le nouveau Comité national de tion plus précoce des animaux infectés. En
sent moins d’antibiotiques, les risques coordination pour un usage raisonné des l’absence de recherches visant à découvrir
d’épidémies se multiplieront, entraînant antibiotiques en médecine vétérinaire, en de nouveaux antibiotiques, on est face à
des pertes parmi les animaux malades, et concertation avec les autres agences euro- un défi : préserver l’efficacité de molécules
les autres acteurs de la filière seront éga- péennes du médicament animal. qui ont permis à l’homme de s’affranchir des
lement touchés : les producteurs d’anti- Plusieurs pistes sont envisagées, par épidémies qui ont jalonné son histoire, mais
biotiques, et les vétérinaires, souvent à la exemple mieux surveiller l’apparition et l’évo- contre lesquelles les bactéries résistent tous
fois prescripteurs et distributeurs. Un pan lution des bactéries résistantes et mieux les jours un peu mieux. I
entier d’un secteur important de l’économie utiliser les antibiotiques actuels ; en un mot,
nationale devra trouver un nouvel équilibre traiter aussi bien en consommant moins.
pour conserver sa compétitivité. Aujourd’hui, lors d’un épisode infectieux, tout Antoine ANDREMONT est microbiologiste
Et pourtant, avons-nous le choix ? Les le troupeau reçoit la même dose. Or diverses à la Faculté de médecine
antibiotiques doivent rester des médica- équipes, dont celle d’Alain Bousquet-Mélou, de l’Université Paris-Diderot.
ments actifs pour soigner les infections bac- de l’École nationale vétérinaire de Toulouse, A. Andremont et M. Tibon-Cornillot,
Le triomphe des bactéries : la fin
tériennes des hommes, au risque de voir ont montré que la dose administrée et le des antibiotiques ?, Max Milo, 2006.
réapparaître d’anciens fléaux. Devant cette moment où l’on intervient sont déterminants:
réalité, l’utilisation des antibiotiques chez un animal traité très tôt a besoin de moins Réagissez en direct
l’animal, pour importante qu’elle soit éco- d’antibiotiques. On pourrait ainsi apprendre fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

ÉCONOMIE

Le pouvoir, c’est la nudité du roi...


... dont le peuple n’ose affirmer qu’il n’a pas (ou plus) l’étoffe d’un chef d’État.
Ivar EKELAND

À
l’heure où j’écris, Ben Ali et mécréants si Tintin n’était pas parvenu à le jamais une telle importance, et la Marque
Moubarak ont perdu le pou- récupérer in extremis. Mais hors des aven- Jaune, par exemple, peut dévaliser la Tour
voir, et celui de Kadhafi ne tient tures de Tintin, les bijoux de la Couronne n’ont de Londres sans que la monarchie britan-
qu’à un fil. Mais qu’est-ce que nique ne vacille sur ses fondements.
le pouvoir? Est-ce vraiment un objet que l’on Je trouve beaucoup plus éclairant le conte
puisse perdre, comme une paire de clefs d’Andersen sur les habits de l’empereur. Celui-
qui glisse de votre poche quand vous vous ci est nu, mais on a annoncé à son de trompe
levez, ou une épée qui se détache du plafond qu’il était vêtu d’habits magnifiques, ouverts
au moment où l’on ne regarde pas ? à l’admiration de tous les bons patriotes et
On sait par exemple que le pouvoir du roi honnêtes gens, mais invisibles aux traîtres
de Syldavie est matérialisé par un sceptre et à tous ceux qui ont quelque chose à se
d’or, dit hérité de son ancêtre Ottokar, qu’il reprocher. Chacun donc, soucieux de ne
doit présenter au peuple tous les ans lors de pas se singulariser, se joint au concert de
la fête nationale. Le vol du sceptre, perpétré louanges sur la beauté de ces vêtements,
J.-M. Thiriet

en plein jour par d’audacieux conspira- et l’empereur lui-même, convaincu par l’admi-
teurs, aurait entraîné ipso facto la chute de ration générale, se croit propriétaire du plus
la monarchie et la prise du pouvoir par les bel habit du monde.

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Économie [17


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Opinions

C’est un bel exemple de ce que les éco- Si l’on dit à Untel d’aller se rhabiller, sur qui Le pouvoir, c’est l’illusion du pouvoir. Les
nomistes appellent un équilibre. L’habit se portera l’admiration aveugle des foules ? gens obéissent parce qu’ils croient que
n’existe pas en tant qu’objet matériel, c’est La théorie est muette sur ce point. Elle dit les autres vont obéir. Tous ces manifestants
une pure convention, un contrat moral entre quand il existe un équilibre (c’est le fameux qui ont occupé les places publiques pen-
plusieurs personnes. Chacun le respecte, théorème de John Nash, qui lui a valu un prix dant des semaines, au péril de leur vie, n’ont
car le dénoncer, c’est se dénoncer soi-même Nobel d’économie 50ans plus tard) et quand pas attendu 40 ans pour se faire une opi-
comme traître et mauvais citoyen : on peut il en existe plusieurs, mais elle ne dit pas nion sur leurs dirigeants. Mais il a fallu 40ans
le pardonner à un enfant, qui ne sait pas ce comment l’on en choisit un, ou comment pour qu’ils sachent que les autres pensaient
qu’il dit, mais un adulte s’exposerait à l’oppro- on passe de l’un à l’autre. Sur ce chapitre, comme eux, et qu’ils étaient prêts à des-
bre public et aux enquêtes de moralité, sinon elle n’enseigne que quelques évidences. Le cendre dans la rue pour le dire. On sait en
pis. La situation ainsi créée est donc stable : point essentiel est que la multiplicité est physique que les changements d’états sont
le nouvel habit de l’empereur n’est pas seu- un facteur d’instabilité : plus il y a d’équi- difficilement calculables.
lement magnifique, il est facile d’entretien, libres possibles, plus il sera difficile d’en choi- Ces prises de conscience n’auraient peut-
inusable, intachable, indéchirable, imper- sir un. Pour lever cette indétermination, pour être pas été possibles sans les nouveaux
dable. Elle durera tant que les déviants ne se coordonner sur l’un d’eux, les acteurs moyens de communication, comme Facebook
s’avoueront pas mutuellement leurs opi- feront en général intervenir des facteurs ou Twitter, car les médias traditionnels sont
nions, et ne se regrouperont pas pour pro- mineurs, qui au premier abord sembleraient sous le contrôle des pouvoirs économiques
clamer ensemble que l’empereur est nu. S’ils étrangers au problème. Dans l’euphorie de et politiques. L’équilibre ancien est détruit.
sont suffisamment nombreux, ils en entraî- la victoire, on couronnera Untel plutôt que Quel sera le nouveau? Il est trop tôt pour le
neront d’autres, et la société basculera vers Telautre, non parce qu’il a plus de qualités dire, mais on peut déjà saluer l’émergence
un nouvel équilibre. pour faire un empereur, mais parce qu’un de d’une nouvelle forme de démocratie. I
Lequel? Question délicate, car si les équi- ses partisans a été le premier à crier « Vive
libres sont stables, ils sont aussi arbitraires. Untel ! Vive l’empereur ! ». Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Comment gérer la grande faune sauvage ?


Scientifiques, éleveurs, écologistes et politiques doivent apprendre à dialoguer.
Isabelle MAUZ, Céline GRANJOU, Antoine DORÉ et Coralie MOUNET

L
a nature est souvent tenue pour couleuvres, mais plus de cerfs, de chevreuils diquement conflictuelle, tandis que d’autres
immuable. Et pourtant, elle chan- et de sangliers, et un retour dans certai- espèces défrayent moins la chronique, à
ge parfois vite. En France, par nes régions des lynx et des loups. Ainsi, l’exemple du cormoran, accusé de dépeu-
exemple, les animaux sauvages environ 500 000sangliers et chevreuils et pler les étangs. Ces conflits opposent
ne sont plus les mêmes qu’il y a seulement 50 000cerfs ont été tués au cours de la sai- hommes et animaux, en raison de ces dépré-
20 ans, que l’on considère leur diversité, leur son de chasse 2009-2010, soit une forte dations et de la concurrence qu’ils se livrent
nombre, leur localisation et jusqu’à leur com- augmentation en dix ans. Et l’un des indi- pour l’espace et le gibier ; ils opposent aussi
portement et leur aspect. La petite faune s’est cateurs de la population de loups en France, les hommes entre eux – tels éleveurs et
raréfiée, tandis que la diversité, l’abondance « l’effectif minimum retenu », indique qu’il écologistes – quand ils débattent du com-
et les territoires des grands animaux ont aug- y en avait environ 70 en 2009-2010, dans portement à adopter à l’égard de la grande
menté – à l’exception de l’ours, dont les effec- le Sud-Est du pays. faune sauvage.
tifs, déjà faibles au milieu du XXe siècle, ont Notre monde urbanisé, appauvri en bio- Alors, peut-on « gérer » la faune sau-
continué de diminuer. diversité, s’est donc paradoxalement ensau- vage ? Ou plutôt, comment explorer, col-
Moins de perdrix, de hérissons, de li- vagé. La présence du loup, du lynx et de lectivement, les voies de sa cohabitation
bellules, de grenouilles, d’escargots et de l’ours, qui attaquent le bétail, se révèle pério- avec l’homme ? Pour notre part, nous pen-

18] Développement durable © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Opinions

sons, avec d’autres chercheurs, qu’il n’y a Améliorer nos relations avec la faune
pas d’un côté des sociétés humaines, de sauvage exige aussi d’explorer les ques-
l’autre la nature, mais que les hommes et tions économiques. Certains veulent savoir
les animaux sauvages forment, ensemble, combien coûte, ou rapporte, l’adaptation de
des communautés en constante recom- leurs pratiques à la présence d’animaux
position, précisément parce que les uns sauvages. Par exemple, quelles pertes
et les autres changent du fait de leurs directes, par prédation, et indirectes, du
alliances et de leurs antagonismes. fait de mesures de protection limitant
Instaurer une cohabitation avec les ani- l’engraissement des agneaux, la présence
maux sauvages demande de saisir tous ses de loups occasionne-t-elle à l’élevage des
enjeux. Ils sont multiples, aussi bien scientifi- moutons ? Que rapporterait à l’économie
locale une valorisation de la faune sauvage
par l’écotourisme, par exemple ?
LES ENJEUX SONT MULTIPLES, De même, il faut redéfinir le droit pénal
aussi bien scientifiques, techniques, et le droit administratif national ou inter-
national, et s’interroger sur leurs modalités
économiques, sociologiques, d’application. Les procès de personnes ayant
juridiques, qu’éthiques. tué un loup ou un ours sont devenus des
lieux de confrontation entre les associations
ques, techniques, économiques, sociolo- de protection de la nature et les défenseurs
giques, juridiques qu’éthiques. L’arrivée de corporations économiques. Le droit appa-
ou l’extension géographique de certaines raît souvent là moins appliqué que négocié,
espèces a stimulé les recherches ainsi que ce qui ne diminue en rien son importance.
la mise en place de réseaux de suivi des Enfin, nos relations avec la faune sau-
grands prédateurs. vage ne pourront progresser sans réflexion
Ainsi, en modélisant l’évolution de la éthique. Dans les zones où la faune est pro-
population d’ours en fonction de diffé- tégée, il est par exemple nécessaire que les
rents scénarios de gestion, des biomathé- partisans de la « naturalité », réticents à
maticiens ont formulé des recommandations toute forme d’intervention sur la faune,
sur le nombre de mâles et de femelles à débattent avec les tenants d’une interven-
introduire dans les Pyrénées. Dans le cas tion à visée scientifique ou conservatoire.
du loup, les recommandations des scienti- C’est donc en articulant les différentes
fiques portent notamment sur le nombre questions et explorations touchant aux rela-
d’animaux qui peuvent être abattus sans tions de l’homme et de l’animal, dans le cadre
nuire à l’espèce. Mais il reste beaucoup à d’institutions démocratiques faisant place
faire pour saisir la dynamique et le com- à tous les acteurs concernés, que des poli-
portement des populations sauvages. tiques durables de la faune sauvage et de
Si les avis scientifiques ne sont pas la nature pourront voir le jour. À cette condi-
toujours suivis par les décideurs – le tion, elles pourront affronter les questions
gouvernement a ainsi stoppé le programme inédites soulevées par l’évolution des rela-
de renforcement de l’ours dans les Pyré- tions entre hommes et animaux sauvages,
nées –, l’exploration des relations de et apporter peut-être des solutions aux
l’homme avec les animaux sauvages s’ap- conflits, fussent-elles provisoires. I
puie désormais sur des données de plus
en plus robustes. D’autres acteurs expé- Isabelle MAUZ et Céline GRANJOU sont
rimentent des dispositifs techniques qui sociologues, Coralie MOUNET est géographe,
pourraient faciliter la résolution des conflits et Antoine DORÉ est doctorant dans l’Unité
Développement des territoires montagnards
homme-animal. Ainsi, des éleveurs confron- du CEMAGREF, à Saint-Martin d’Hères,
tés à la présence de l’ours ou du loup près de Grenoble.
s’adjoignent le concours de chiens de pro- Gestions durables de la faune sauvage,
tection, ou testent des parcs de regrou- Natures Sciences Sociétés, vol. 14,
pement nocturne. Suppl. 1, 2006, www.nss-journal.org

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Opinions

VRAI OU FAUX

Le lait est-il une boisson saine ?

© Shutterstock/Horiyan
Oui, rien ne prouve le contraire. Dans une alimentation équilibrée,
le lait est nécessaire au même titre que les autres classes d’aliments.
Jean-Marie BOURRE

A
lors que leur implication dans tabiliser le nombre de malades. Les mêmes elle touche deux à trois pour cent des jeunes
l’équilibre nutritionnel et la affabulations concernent les Chinois, qui boi- enfants. Elle disparaît pour 80pour cent d’entre
santé est avérée (pour leur vent peu de lait, alors que leurs besoins en eux dès l’âge de trois ans. Quant aux acides
apport en calcium, zinc, iode, calcium sont similaires à ceux des Occiden- gras des lipides du lait, leur profil est parti-
vitamines et même certains acides gras), les taux. D’ailleurs, les autorités chinoises dis- culier et varié; certains ont des effets favo-
produits laitiers, et surtout le lait, suscitent tribuent maintenant du lait dans les écoles rables pour la santé. L’ANSES (l’Agence nationale
discussions et controverses, en particulier pour éviter les effets délétères d’un déficit de sécurité sanitaire) a d’ailleurs revu à la
dans le grand public. Ces attaques sont fon- en calcium. Les experts prévoient en effet hausse les recommandations liées aux
dées sur des interprétations erronées ou abu- une augmentation considérable du nombre graisses (leur contribution calorique passant
sives d’études scientifiques pourtant de fractures liées à l’ostéoporose dans le de 30 pour cent à 35-40).
sérieuses, quand il ne s’agit pas d’affabula- continent asiatique d’ici 2050. La seconde série d’arguments relève de
tions. Leur accorder crédit peut engendrer un Dans le cadre de la diversité alimen- l’irrationnel, mais bénéficie malheureusement
véritable problème de santé publique; d’au- taire, les produits laitiers diminuent le risque d’un certain impact auprès du consomma-
tant que remplacer le lait par de faux «laits», de cancers du côlon, voire du sein. Pour le can- teur. Ainsi, le lait serait réservé à l’espèce qui
en général des jus de végétaux, menace la cer de la prostate, un excès de calcium (plus le produit. Mais pourquoi la viande de vache
santé, notamment celle des enfants, comme de 1 500 milligrammes par jour, soit un serait bonne pour l’homme, et pas son lait?
l’ont récemment rappelé le Comité nutrition camembert et demi!) serait néfaste, mais les Autres arguments: on n’a jamais vu une espèce
de la Société française de pédiatrie et les Aca- données sont encore confuses. Le lait ne boire le lait d’une autre, et les laits de chèvre
démies de médecine et d’agriculture. Réta- fait pas maigrir et ne guérit pas le diabète; en et de brebis seraient plus recommandables,
blissons la vérité à la faveur des données revanche, sa consommation diminue le risque car ils sont semblables au lait humain... Absur-
scientifiques et médicales. de surpoids, de diabète et d’hypertension. dité, d’autant que la concentration en calcium
Deux séries d’arguments, utilisées par de ces laits est plus importante que celle du
les détracteurs, doivent être contrecarrées. De bons acides gras lait humain, laquelle est proche de celle du
La première prétend se fonder sur des don- lait de vache. Et le lait de brebis est bien plus
nées médicales et scientifiques concernant L’intolérance au lactose et l’allergie sont deux gras que le lait de vache.
des cancers, le syndrome métabolique phénomènes différents. La première cor- Que faire en pratique? La recommanda-
(incluant l’hypertension, le diabète, l’obésité, respond à une hypolactasie, c’est-à-dire une tion est de trois produits laitiers quotidiens.
etc.), l’ostéoporose, l’allergie et l’intolérance, diminution physiologique, au moment de la Ce qui représente un verre de lait le matin, une
ainsi que les acides gras. Ainsi, certaines affir- diversification alimentaire, de l’expression du portion de fromage le midi (soit 1/8e de camem-
mations lient la consommation de lait et les gène de l’enzyme qui dégrade le lactose, le bert) et un yaourt le soir. Dans une alimen-
fractures dues à l’ostéoporose, prenant sucre du lait. Elle peut entraîner des signes tation diversifiée, ne pas utiliser les produits
comme preuve que celles-ci sont légion en de malabsorption quand les quantités de lac- laitiers est dangereux pour la santé: chaque
France, alors qu’elles seraient exceptionnelles tose sont importantes; elle touche environ la classe d’aliments présente un intérêt spéci-
en Papouasie-Nouvelle-Guinée, où la consom- moitié des adultes français, mais n’interdit fique et aucune ne doit être négligée. I
mation de lait est faible. C’est occulter que, pas une consommation modérée et frac-
là-bas, l’espérance de vie est réduite (elle ne tionnée de lait, encore moins de yaourts ou Jean-Marie BOURRE est membre de l’Académie
permet pas à la maladie de se développer), de fromages, qui ne contiennent pas de lac- de médecine et ancien directeur des Unités
Inserm de neurotoxicologie, puis de neuro-
et surtout que les structures de diagnostic tose. L’allergie aux protéines de lait de vache pharmaco-nutrition. Il est l’auteur de Le lait,
et de soins sont rares, empêchant de comp- met en jeu un mécanisme immunologique; vrais et faux dangers, Odile Jacob, 2010.

20] Opinions © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
fr ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

.. DE L’ANALOGIE EN BIOLOGIE.. .. LE NOM DES LANGUES.. placé en l’un de ces points (il en existe cinq)
Dans l’article Les mots de la biologie sont-ils L’article L’arrivée des langues décrit une trajectoire autour du Soleil ayant la
bien choisis ? (Pour la Science n° 399, jan- indo-européennes en Europe même période que la Terre.
vier 2011, http://bit.ly/pls399_pointdevue), (Pour la Science n° 400, février 2011, Le point de Lagrange L2, situé à 1,5million
Pierre-Henri Gouyon et Marc-André Selosse plai- http://bit.ly/pls400_langues) a suscité de kilomètres de la Terre dans la direction oppo-
dent pour une « vision unifiée du vivant » qui plusieurs réactions. En voici deux : sée au Soleil, et son symétrique L1, à la même
justifierait en biologie l’emploi de termes issus – Dans l’arborescence italique de l’arbre distance dans la direction du Soleil, sont des
du vocabulaire courant, tels que «gène égoïste» de parenté des langues indo-européennes, points instables : un corps situé à proximité
ou « stratégie tricheuse », sans quoi nous on trouve une langue inexistante : le valachien. – et un objet étendu ne peut se trouver en un
encourrions le risque d’une surenchère de mots Le terme correct est plutôt « valaque ». seul point – finit toujours par s’en éloigner, avec
nouveaux et d’une dissociation maintenue entre Mais même ainsi, cette dénomination est un temps caractéristique de l’ordre du mois.
les humains et les processus naturels. impropre, car il s’agit d’un adjectif désignant Une sonde placée en L 2 ne peut donc pas
Mais la vraie question est de savoir si, entre des régions géographiques et des populations, tourner sur une orbite stable comme le ferait
l’image métaphorique et ce qu’elle illustre, les et non des langues. Le nom exact de la branche un satellite en orbite terrestre. Mais il suffit de
mécanismes sous-jacents sont les mêmes. Les est le roman oriental, qui se ramifie petites corrections de trajectoires répétées
métaphores biologiques procèdent par analogie. en aroumain, daco-roumain, istro-roumain pour se maintenir au voisinage de L2. Les orbites
Une analogie est une ressemblance de rapports. et mégléno-roumain. ainsi décrites (dites de Lissajous) sont des
Supposons qu’un mécanisme A explique les rela- Ion Cepleanu trajectoires complexes, très différentes des
tions entre des entités du monde humain et que, – Le néerlandais est indiqué sous la ellipses classiques.
par ailleurs, les rapports entre des entités du dénomination de sa variante dialectale
monde naturel ressemblent à ceux qu’entre- belge, le flamand. N’est-ce pas inexact ? .. INSECTES PHOTONIQUES..
tiennent les entités du monde humain. Le Elisabeth Hooghe-Peters Dans l’article Des insectes à la photonique,
mécanisme A est alors transposé métaphori- (Pour la Science n°401, mars 2011,
quement pour suggérer une explication des rela-  RÉPONSE DE LA RÉDACTION http://bit.ly/pls401_photonique), l’auteur
tions naturelles, et cette transposition sert de Le terme « flamand » est bien celui de l’auteur, attribue les changements de couleur
justification pour supposer l’existence d’un méca- Ruth Berger (Flämischen allemand). Par ailleurs, du Morpho godarti au changement de l’indice
nisme B similaire à A. bien que le nombre de néerlandophones soit plus de réfraction de l’air produit par les vapeurs
Le problème, c’est que l’analogie ne garan- élevé aux Pays-Bas qu’en Belgique, cela ne d’acétone ou de trichloréthylène. L’indice
tit pas que la transposition soit adéquate, et ne rend pas l’usage du terme flamand faux pour de réfraction indiqué pour la vapeur
peut alors pas avoir valeur de démonstration. autant sur le plan linguistique, si l’on admet d’acétone est en fait celui de l’acétone
Elle ne peut qu’être suggestive. S’il s’avérait que que le terme flamand désigne toutes les formes liquide. Celui de la vapeur d’acétone
les mécanismes sous-jacents étaient différents, dialectales du néerlandais au Sud du Rhin, c’est- est 1,001090, bien peu différent de celui
l’usage d’un mot commun serait pire que l’usage à-dire une très grande partie des néerlando- de l’air (1,0003). Comment ce faible
de mots différents, car au nom d’un rapproche- phones du monde. changement d’indice peut-il entraîner
ment entre l’homme et la nature, nous laisse- un changement de couleur ?
rions le mot commun nous tromper, au moins .. EN ORBITE AUTOUR DE RIEN ?.. Louis Peralta
potentiellement, sur ce qui rapproche vraiment Selon l’article Le télescope spatial
de l’homme. Or nous sommes en droit de douter James Webb, un observatoire origami  RÉPONSE DE SERGE BERTHIER
que ce que nous appelons « stratégie » chez un (Pour la Science n° 398, décembre 2010, Louis Peralta a parfaitement raison. La faible dif-
humain corresponde, dans le processus même http://bit.ly/pls398_jwst), cet instrument férence d’indice de la vapeur d’acétone et de l’air
désigné par ce nom, à une « stratégie » adap- sera mis en orbite autour du point ne peut expliquer le changement drastique de cou-
tative d’une population ou d’une espèce. de Lagrange L2. Comment peut-on leur. Cela montre en fait que le matériau volatil se
Enfin, il ne faut pas craindre les mots nou- se mettre en orbite autour d’un point trouve en phase liquide dans la structure. Tout vient
veaux, si ceux-ci sont justifiés. C’est le rôle des qui n’attire rien ? Ne suffit-il pas de ce que l’on appelle « vapeur ». Dans le cas pré-
sciences que de donner accès rationnellement de rester en ce point ? sent, et dans les expériences menées en parti-
aux objets et aux mécanismes qui échappent au Hugo Roca culier en Hongrie, l’acétone se trouve sous forme
sens commun, et donc pour lesquels nous n’avons de micro/nanogouttelettes qui pénètrent dans la
pas de mots disponibles dans la langue verna-  RÉPONSE DE LA RÉDACTION structure et adhèrent à sa surface, formant un film
culaire. C’est en gagnant de la précision avec des Si l’on se place dans le référentiel héliocentrique liquide continu, donc d’indice plus élevé. La sur-
mots nouveaux que l’homme se rattachera de tournant avec la Terre, les points de Lagrange face développée de la structure est énorme et per-
la façon la plus exacte au reste du vivant. sont des points d’équilibre entre l’attraction du met une condensation efficace des vapeurs.
Guillaume Lecointre, MNHN, Paris Soleil, de la Terre, et la force centrifuge. Un objet C’est tout l’intérêt de cette technique.

22] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Sous thème

Opinions

QUESTIONS OUVERTES

Faut-il archiver le Web ?


Ce qui est affiché sur la Toile change très vite. Un archivage périodique est donc nécessaire
pour en garder la mémoire, avec des difficultés qui ne sont pas seulement techniques.
Gildas ILLIEN

B
rewster Kahle, ingénieur amé- Cependant, les bibliothèques nationales Avec le Web 2.0, ces contenus qui consti-
ricain diplômé du MIT, a inventé – la BnF, mais aussi ses homologues de tuent des pans entiers de notre vie numé-
le premier système de publica- Grande-Bretagne, de Suède, du Danemark ou rique ne sont pas seulement (voire pas du
tion sur l’Internet, WAIS (Wide d’Australie – n’ont pas attendu la mise en tout) conservés sur nos disques durs, mais
Area Information Service). En 1995, il rend place d’une législation pour engager des expé- directement sur la Toile.
visite à des amis travaillant à Palo Alto sur rimentations visant elles aussi à mettre le Le déluge de données est tel que la
le grand moteur de recherche de l’époque, Web en boîte à des fins patrimoniales. L’aven- difficulté n’est plus tant de trouver les infor-
Alta Vista. Il y découvre que la quasi-totalité ture de l’archivage du Web a débuté il y a plus mations que de les trier et de supprimer
du Web d’alors, 16millions de pages indexées, de dix ans. Les ingénieurs pionniers ont celles n’ayant pas d’utilité. À première
tient dans l’équivalent de deux distributeurs d’abord vu le défi technique d’une telle entre- vue, ce grand ménage semble se faire tout
automatiques de café : le voilà qui enlace, lit- prise. Aujourd’hui, alors que notre mémoire seul. Les webmestres évaluent la durée
téralement, tout l’Internet ! du monde numérique commence à faire de vie moyenne des sites à deux ou trois
Marqué par cette expérience et fasciné défaut, beaucoup s’aperçoivent que cet archi- ans : le Web s’évaporerait ainsi naturelle-
par le mythe de la Bibliothèque universelle vage soulève aussi des questions de société: ment. Et au fond, l’idée que les données
d’Alexandrie, B. Kahle fonde l’année suivante peut-on vraiment tout conserver ? À qui et à d’hier disparaissent à mesure que de nou-
Internet Archive, un organisme à but non quoi un Web archivé pourra-t-il servir ? velles strates s’ajoutent serait plutôt ras-
lucratif qui se fixe pour objectif d’archiver surante: à quoi bon une mémoire numérique
tout le Web afin de conserver la mémoire si les marées du Web peuvent, d’elles-
numérique du monde et de la rendre acces-
Oubli ou mémoire ? mêmes, nous éviter de trier ?
sible à tous. Son site, www.archive.org, basé Google n’a que 15 ans, Wikipedia 10 ans, Cathy Marshall, de la Société Microsoft
à San Francisco, permet depuis 1997 de Facebook à peine 5 ans. Et nous ne savons Research, a étudié les comportements des
retrouver ce que les bibliothécaires appel- pas ce qu’il restera en ligne, dans un an ou Américains confrontés à leur propre mémoire
lent les incunables de l’Internet (par exemple dix, des blogs et des réseaux sociaux ayant numérique. Beaucoup estiment qu’il n’est pas
les premières pages du site Web du quoti- contribué à la propagation des révoltes en utile de se préoccuper de leur conservation
dien Le Monde). Tunisie et ailleurs. Faute de recul, il est dif- au motif que « d’autres » (« quelqu’un »,
Les pouvoirs publics étant toujours un ficile de savoir ce qui mérite d’être conservé Google, le Gouvernement fédéral, la Biblio-
peu plus lents face à l’innovation, il faudra et ce qui n’a pas été fait pour durer. Cette thèque du Congrès...) s’en chargeraient déjà.
attendre août 2006 pour que le Parlement problématique n’est pas nouvelle, mais est Elle a même perçu chez certains un « amour
français vote la loi DADVSI qui institue un centrale dans tout projet patrimonial. Les du risque », pour qui la disparition volontaire
dépôt légal des « signes, signaux, écrits, contours et les usages du patrimoine « né ou accidentelle de leurs données aurait l’ef-
images, sons ou messages de toute nature» numérique » (c’est-à-dire issu du Web, et fet d’une libération – ce serait une page de
publiés dans le cadre d’une communication non de la numérisation des livres) sont, de sa vie que l’on pourrait enfin tourner : affran-
au public par voie électronique –c’est-à-dire fait, encore difficiles à cerner. chi de son existence numérique, on peut tout
un dépôt légal de l’Internet. Celui-ci est confié Internet est un média éphémère, où recommencer à zéro.
à la Bibliothèque nationale de France (BnF), l’instantanéité est la règle, mais nous y accu- Le principe même d’une mémoire numé-
chargée de la collecte des sites français, à mulons une quantité croissante de données rique n’est-il pas fondamentalement dange-
l’exception des sites des émetteurs de la numériques : photographies, conversations, reux? Les grands moteurs indexeurs comme
radiotélévision qui relèvent, eux, de l’Insti- enregistrements sonores et filmés, publi- Google assureraient une mémoire totale,
tut national de l’audiovisuel (INA). cations sur des blogs, des réseaux sociaux... capable de conserver vos meilleurs souve-

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nirs comme les pires et de ruiner votre répu-


tation. Selon une récente enquête du CRÉDOC
(Centre de recherche pour l’étude et l’ob-
servation des conditions de vie), les Fran-
çais seraient préoccupés par la confidentialité
et la protection des données sur Internet, et
l’opinion se montrerait très favorable au
« droit à l’oubli numérique » cher au séna-
teur président de la CNIL (Commission natio-
nale de l’informatique et des libertés), Alex
Türk, et à l’ancienne secrétaire d’État à l’éco-
nomie numérique, Nathalie Kosciusko-Mori-
zet. En effet, 91 pour cent des personnes
interrogées estiment que « les sites Inter-
net devraient permettre à chacun d’effacer
simplement les informations personnelles
qui ont été communiquées ».

Le spectre
de « Big Brother »
Dans cette actualité où la mémoire peut
sembler à la fois superflue et dangereuse,
on peut donc se demander pourquoi une
institution publique, telle la BnF, s’évertue
à archiver des échantillons du grand fatras
du Web ; serait-elle capable de trouver une
juste mesure entre le spectre de Big Bro-
theret la perspective tout aussi angoissante
d’un monde privé d’histoire ?
Les internautes manquent peut-être de
distance historique sur leurs propres pra-
tiques pour se préoccuper de questions long-
temps réservées aux chercheurs et aux
conservateurs du patrimoine. C. Marshall
observe cependant que la « non-politique »
de conservation pratiquée par la majorité
d’entre nous permet, assez paradoxalement,
de retrouver par hasard des données
oubliées. On compare souvent cette pratique
de la « redécouverte » des fichiers oubliés
dans les tréfonds des répertoires à l’expé-
rience magique « d’une boîte à chaussures
dans laquelle on retrouverait, pêle-mêle,
de vieilles photographies, des coupures de
presse, des lettres d’amour». Une image qui
n’est pas sans rappeler, pour les plus anciens,

1. LES MAGASINS NUMÉRIQUES de la Biblio-


thèque nationale de France, qui contiennent les
archives du Web français stockées sur disques
BnF

et sur bandes magnétiques.

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Opinions

l’expérience du furetage dans un grenier de publicités retrouveront-ils les clips qui


L’ A U T E U R
familial, voire... dans une bibliothèque. ont fait la popularité de l’enseigne ?
Alors, garder la trace du Web aurait peut- Toutes ces informations sont conser-
être et malgré tout quelque chose de bon ? vées à la BnF, dans ses « archives de l’In-
Une histoire tristement ordinaire et contem- ternet ». L’histoire du site de Vogica illustre
poraine l’illustre. Symbole de l’industrie dans la problématique fondamentale du patri-
l’Est de la France, l’entreprise Vogica, spé- moine : ce qui semble anecdotique et sans
cialiste depuis 1976 des cuisines et salles valeur aujourd’hui peut, un jour ou l’autre,
de bain faites sur mesure, a été placée en devenir une source précieuse pour l’histoire
liquidation judiciaire le 8 novembre 2010. collective et intéresser nombre de nos conci-
Gildas ILLIEN est conservateur Une quarantaine de magasins ont fermé, toyens. Et le Web étant devenu un média
et chef du Service Dépôt légal laissant un millier de salariés sans emploi. de masse, où publier est désormais à la por-
numérique à la Bibliothèque
nationale de France, à Paris. Consulté un mois après, le site www.vogica.fr tée de chacun, le patrimoine national ne peut
avait entièrement disparu ; à sa place, figu- plus se limiter à la production des élites et
rait un avis de 12 lignes signé du manda- des spécialistes. Pour la première fois, il est
taire chargé de la liquidation judiciaire. possible de l’étendre aux propos des citoyens
Où les anciens salariés de l’entreprise les plus ordinaires. Le dépôt légal du Web
peuvent-ils retrouver la mémoire numérique répondrait-il au défi que représente l’in-
de leur entreprise et, par exemple, montrer vention d’une mémoire de masse ?
que six mois avant sa fermeture, la rubrique Le dépôt légal, né d’une ordonnance
« offres d’emploi » du site proposait encore royale de François Ier en 1537, a permis de
28postes ? Où les chercheurs qui, dans 10 réunir la plus grande part des collections de
ou 30 ans, écriront l’histoire du déclin du la BnF. Il oblige tout éditeur, imprimeur, dis-
tissu industriel français retrouveront-ils les tributeur ou importateur à déposer des exem-
traces du développement, puis de la chute plaires de chaque document qu’il édite,
de cette société ? Où, enfin, les amateurs imprime, produit, distribue ou importe sur
le territoire français, à l’un des organismes
dépositaires (BnF, INA, etc.). Le dépôt légal
Le circuit de traitement d’une archive Web s’est étendu à tous les supports et modes de
ne archive Web se constitue tifiant, etc., sont un obstacle, et tion artificielle de l’environne-
diffusion, jusqu’à la révolution numérique.
U en trois étapes – collecte,
conservation et signalement.
la moisson se limite souvent à
la surface du Web. Le paramé-
ment initial de publication des
sites) sont prévues.
Ainsi, depuis le vote de la loi de2006, la BnF
archive chaque jour, au moyen de robots mois-
Les défis à chaque étape sont trage des robots et leur sur- Des techniques d’indexa- sonneurs, des centaines de sites Web. À
la volumétrie, l’hétérogénéité et veillance par des professionnels tion permettent la recherche chaque connexion, le robot d’archivage s’iden-
la volatilité des données: l’obten- permettent de choisir la fré- et la visualisation dans les ar- tifie auprès des serveurs de l’éditeur, décli-
tion d’une image fidèle du Web quence et la profondeur de cap- chives. L’indexation en plein nant son identité et les raisons légales de
exige un parc de serveurs robus- ture des sites. texte permet de rechercher par sa visite. La BnF archive les contenus récol-
tes et capables d’archiver un Les archives sont stockées mots, comme avec un moteur tés dans de vastes baies de stockage –ses
grand nombre de fichiers très va- dans un format (WARC) qui re- de recherche en ligne. L’appli- magasins numériques. Des copies des sites
riés dans un temps limité. groupe les fichiers et les méta- cation Wayback Machine « re- de journaux, de revues savantes, de créa-
Les fichiers sont récoltés au données associées à la collec- monte le temps» en cherchant, tions artistiques, mais aussi des blogs, des
moyen de robots logiciels nom- te (par exemple pour dater à partir de l’adresse d’un site jeux en ligne, des sites publicitaires ou com-
més crawlers ou spiders, le plus l’archive). La sauvegarde se fait et d’une frise chronologique merciaux côtoient désormais les vénérables
utilisé par les bibliothèques na- sur disques ou sur bandes, dans cliquable, toutes les anciennes
collections d’estampes, de cartes et de
tionales étant Heritrix. À partir des entrepôts numériques bien versions du site. D’autres tech-
manuscrits. Et depuis 2008, ces archives
d’une liste d’adresses URL, ces maintenus (copie sur plusieurs niques offrent aux chercheurs
robots copient tous les conte- sites par exemple). Pour suivre des traitements plus pointus
sont accessibles au public.
nus qu’ils rencontrent, comme l’évolution des formats et des (fouille de données, de liens, À la différence du dépôt légal usuel, le
le ferait un internaute surfant logiciels, des campagnes de mi- analyses sémantiques de cor- dépôt légal des sites Web n’implique aucune
sur tous les liens d’un site. Les gration (d’un format de fichier pus…) et des représentations démarche active de la part des éditeurs
bases de données, les contenus vers un format plus récent) ou cartographiques et dynamiques ou des webmestres. Les collectes se font
payants ou accessibles par iden- d’émulation (par la reconstitu- des données. automatiquement au moyen d’un robot du
nom de Heritrix. C’est un logiciel libre, comme

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Opinions

tous ceux que développe le Consortium inter-


national pour la préservation de l’Internet
(IIPC), organisation internationale d’une qua-
rantaine d’institutions culturelles qui ont
fait alliance avec Internet Archive dès2003
afin de promouvoir et de faciliter l’archivage
du Web à l’échelle planétaire.
Si tout ou partie du site visité reste inac-

Pour la Science
cessible au robot Heritrix pour des raisons
techniques (base de données, contenu pro-
tégé par mot de passe, formulaire d’accès...)
ou commerciales (contenu payant, abon-
nement ...), la loi autorise la BnF à solliciter 2. UNE QUARANTAINE D’INSTITUTIONS publi-
l’éditeur pour trouver des solutions tech- ques ou d’organismes privés à but non lucratif
sont membres du consortium IIPC (Internatio-
niques lui permettant d’améliorer la collecte. nal Internet Preservation Consortium), voué à la
conservation du patrimoine changeant qu’est le
Il est impossible contenu de l’Internet. Internet Archive, la Biblio-
thèque nationale de France, la British Library à
d’être exhaustif Londres, la Bibliothèque du Congrès à Washing-
Compte tenu des volumes de données en ton figurent parmi ses principaux membres. Il existe aussi d’autres acteurs de l’archivage du
Web qui ne font pas partie d’IIPC, par exemple des grandes entreprises qui stockent les contenus
ligne, la BnF ne peut garantir l’exhaustivité de successifs de leurs propres sites Web, notamment pour leurs besoins juridiques.
son archivage. Aussi n’a-t-elle plus l’ambition
ni la mission de tout conserver. Elle pro-
cède donc par échantillonnage, fondé sur la teur ou webmestre. Ce n’est pas le cas dans lecte aussi plus fréquemment et plus pro-
combinaison de plusieurs types de collectes la plupart des pays de droit anglo-saxon. La fondément des sites dont les auteurs ou les
(collectes automatiques et collectes ciblées, British Libraryou la Bibliothèque du Congrès, thématiques s’inscrivent dans la continuité
assistées par des bibliothécaires, plus fré- par exemple, ne disposent que d’archives de ses collections.
quentes et plus profondes). La politique de sélectionnées et négociées à l’unité. Leurs Chaque matin, le même robot va ainsi
la B n F est de constituer une collection collections couvrent certaines thématiques « chercher le journal », c’est-à-dire la une en
représentative de l’Internet français tout en ou des événements (les attentats du 11sep- ligne d’une centaine de sites d’actualités qui
archivant certains contenus qui sont dans la tembre2001, l’ouragan Katrina...), mais rien donnent les nouvelles du jour. Le robot veille
continuité de son patrimoine imprimé. qui ressemble au dépôt légal au sens où on à la pluralité des opinions et des sensibili-
Le service du «dépôt légal numérique» l’entend en France. tés. Il puise aussi bien dans la presse natio-
créé à la BnF en2008 pour organiser et déve- La politique patrimoniale mise en place nale, régionale, gratuite, que dans des
lopper cette activité emploie neuf bibliothé- au fil des ans à la BnF repose sur plusieurs sites d’actualités nés avec le Web, tels Media-
caires et informaticiens à temps plein... ainsi types de collectes, visant à refléter le plus part ou Rue89. Le chercheur de demain
qu’une quarantaine de serveurs chargés de la fidèlement possible la société française. Par retrouvera ainsi aisément les événements
collecte et de l’indexation des données, une exemple, la bibliothèque réalise une fois marquants d’une date précise avant de plon-
sauvegarde étant par ailleurs effectuée à la par an un instantané de la totalité des ger dans des fonds plus spécialisés qui
fois sur disque (pour la diffusion) et sur bande noms de domaines enregistrés sous « .fr » l’attendent déjà. Ces derniers sont le fruit
(pour la conservation). Cela représentait auprès de l’AFNIC (plus de 1,8million fin2010, d’un patient travail de veille et de sélection
fin2010 près de 200 téraoctets de données qui ne réprésenteraient qu’un tiers des sites effectué par un réseau de 80bibliothécaires,
(1 téraoctet = 1000 gigaoctets). effectivement enregistrés en France la même souvent en partenariat avec des biblio-
Ce volume peut aujourd’hui paraître année, à comparer aux 192 000 millions de thèques régionales, des associations ou des
modeste, mais c’est l’une des plus grandes noms de domaines recensés fin 2009 dans laboratoires de recherche.
collections d’archives Web du monde, après le monde). Cette collecte a occupé l’été der- Depuis 2002, chaque grande campagne
Internet Archive (près de deux pétaoctets, nier une trentaine de serveurs durant électorale mobilise ainsi une équipe de la
soit 2000téraoctets). Le régime juridique du 12 semaines, et a recueilli près de 24 téra- BnF qui suit jour après jour les faits et gestes
dépôt légal numérique français, similaire à octets de données, soit 832 millions d’URL. numériques des candidats, de leurs oppo-
celui des pays nordiques, est en effet très Pour compléter ces collectes à grande sants et partisans, et veille à leur enre-
favorable: il lui permet de collecter des sites échelle, fidèles à l’esprit du dépôt légal qui gistrement dans les archives portant sur
sans avoir à demander l’accord de chaque édi- n’exclut aucun contenu a priori, la BnF col- les élections. On y retrouve tracts, affiches,

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Opinions

discours, vidéos et autres documents numé- usages et de la liberté d’expression sur Inter-
riques qui cristallisent les grands enjeux de net. L’initiative était pertinente puisque, au
société d’une époque. Le site de campagne même moment, le gouvernement américain
du candidat Jacques Chirac archivé en 2002 interdisait l’accès au site Wikileaks depuis
(www.chiracaveclafrance.net, disparu les agences fédérales américaines, y com-
depuis), où l’on trouve par exemple son appel pris à la Bibliothèque du Congrès.
aux Français le soir du premier tour de l’élec-
tion du 21 avril 2002, y fait figure de pièce
de collection...
En prise avec l’actualité
La B n F suit la vie des mouvements Quelques semaines plus tard, en partenariat
sociaux en ligne et conserve les sites des avec Internet Archive, les robots de la BnF
organisations syndicales, des grandes asso- partaient moissonner les sites de Tunisie et
ciations et des grandes causes, mais d’ailleurs qui ont permis de suivre les révoltes
aussi des entreprises cotées au CAC 40 dont d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. On peut
Bertrand Desprez / Vu

elle archive notamment tous les rapports se réjouir, pour une fois, que la France ne soit
annuels. Elle s’intéresse aux arts et à l’écri- pas la plus démunie juridiquement et tech-
ture littéraire. L’une de ses collections les niquement pour se protéger, face à ce type
plus fascinantes est faite de journaux per- d’événements, contre l’oubli.
3. L’ACCÈS AUX ARCHIVES DU WEB est
souvent strictement encadré en raison des sonnels en ligne et de sites d’écrivains connus Entre droit à l’oubli et devoir de mémoire
données à caractère personnel qu’elles contien- ou non. C’est une sorte de salon littéraire vir- numérique, on voit ainsi s’opposer des argu-
nent. À la B n F , cet accès est ainsi réservé tuel où l’on découvre les traces des premiers ments convaincants de part et d’autre. Idéa-
aux chercheurs. En Scandinavie, les archives blogueurs (qui étaient des informaticiens) lement, un archivage qui ne conserverait du
Web ne sont pas accessibles. En revanche, et de leurs suivants : policiers, infirmières, Web que sa partie publique, filtrant toute
celles du site privé américain www.archive.org
sont disponibles en ligne.
agriculteurs ou caissières qui, un jour, ont donnée personnelle, constituerait évidem-
préféré le clavier à la plume pour raconter ment le compromis le plus acceptable entre
leur vie ou livrer leurs observations. Ces récits la protection des individus et la conserva-
de vie numériques, qui côtoient les premiers tion d’un patrimoine commun. Ce scénario
brouillons et essais en ligne d’écrivains de est toutefois impossible à mettre en œuvre
 SUR LE WEB renom, forment une galerie inédite; pourquoi dans l’état actuel du droit et des technolo-
Le consortium IIPC : l’histoire de la littérature devrait-elle s’arrê- gies: même si les collectes de la BnF ne repré-
http://netpreserve.org/ ter à Casanova, Proust ou Flaubert ? sentent qu’une part infime de la totalité des
Dépôt légal des sites Web Le robot est également programmé pour données publiées en ligne, pour rester repré-
à la Bibliothèque nationale réagir aux urgences et aux grands événe- sentatives elles doivent être effectuées à
de France : ments imprévus. Les bibliothécaires suivent une échelle suffisamment grande, ce qui
http://www.bnf.fr/fr/ l’actualité et sont parfois confrontés à des implique une large part d’automatisation.
professionnels/depot_legal/
a.dl_sites_web_mod.html choix difficiles. Ceux de la BnF ont, par le Or identifier et filtrer les données per-
passé, pris des initiatives de collecte spon- sonnelles à cette échelle n’est pas pos-
G. Illien, Le dépôt légal de l’Internet tanée, jusque dans la rue, dont les historiens sible, pour des raisons économiques et
en pratique : les moissonneurs
du Web, Bulletin des Bibliothèques leur sont redevables aujourd’hui, comme ce informatiques, mais aussi parce qu’il est dif-
de France, n° 6, pp. 20-27, 2008, fut le cas pendant l’Occupation ou Mai 68. ficile d’apprécier le caractère personnel des
disponible sur : Ainsi, en décembre 2010, la BnF décida informations. Les pratiques d’expression
http://bbf.enssib.fr/consulter/
bbf-2008-06-0020-004 d’archiver l’intégralité du site controversé en ligne ont rendu très poreuses les lignes
Wikileaks : l’un des serveurs miroirs étant de partage habituelles entre espace public
Bibliographie établie par la BnF : hébergé chez OVH à Roubaix, le site était et privé, entre publication et communication
http://bibnum.bnf.fr/conservation/
bibliographie_dl_web.pdf juridiquement assujetti au dépôt légal fran- interpersonnelle. De ce point de vue, les robots
çais, fondé depuis cinq siècles sur la relation d’archivage ne sauraient faire la part des
CRÉDOC, La diffusion au territoire national. Il ne s’agissait pas de choses, même s’ils respectent les espaces
des technologies de l’information
et de la communication prendre parti, mais de s’assurer que les privés lorsqu’ils sont clairement signalés
dans la société française, «archinautes» du futur auraient les moyens comme tels (par exemple, le robot n’a pas
décembre 2010 de retrouver trace d’une affaire et d’un débat d’amis sur Facebook et ne peut s’introduire
(rapport disponible sur planétaires, qui seront probablement déter- dans un réseau social à moins qu’il ne soit
http://www.credoc.fr/).
minants pour l’évolution de la régulation des déclaré public et visible par tous).

28] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Opinions

Plusieurs bibliothèques nationales scan- Selon le Code du patrimoine, l’auteur d’un service en ligne dédié à la communication
dinaves (Norvège, Danemark...), pourtant site ne peut interdire « la consultation de avec les internautes en demande de
en pointe dans le domaine de l’archivage, l’œuvre sur place par des chercheurs dûment « mémoire ». Chacun pourrait, par exemple,
font les frais de cette situation: leurs archives accrédités [...] sur des postes individuels de y indiquer l’adresse de son site au moment
du Web restent, pour ces motifs, inacces- consultation dont l’usage est exclusivement de sa fermeture ou de sa refonte, afin que
sibles au public faute de pouvoir en extra- réservé à ces chercheurs». En pratique, cela la B n F l’archive à temps et le conserve
ire les informations à caractère personnel. signifie que, contrairement aux données dans son magasin numérique.
accessibles depuis le site www.archive.org, Bien sûr, les innovations actuelles (smart-
celles de la BnF ne peuvent en aucun cas être phones, tablettes numériques, émergence
Un accès bien encadré mises en ligne. Leur consultation a lieu dans d’un Web sémantique, etc.) nous éloignent
Un strict encadrement de la consultation des les murs de la BnF et des dispositions pra- des modèles de publication traditionnels et
données constitue en revanche une solu- tiques ont été mises en œuvre afin de réser- rendront vite obsolètes les technologies
tion pragmatique. C’est a priori celle retenue ver l’exploitation des données à un usage employées. Mais c’est déjà une autre ère et
par le législateur français. En l’attente d’un scientifique ou personnel : notamment, il un nouveau défi pour les institutions dans
décret qui doit préciser, après consultation n’est pas possible d’effectuer de copie numé- leur course contre le temps et l’oubli. En atten-
de la CNIL, les conditions spécifiques de la rique des données. dant, ce que la BnF et les autres membres du
consultation des collections issues du dépôt Une autre voie envisagée par la BnF pour Consortium IIPC auront réussi à sauvegar-
légal de l’Internet, c’est le régime général de améliorer sa mission de dépôt légal du der de l’âge d’or de l’Internet permettra aux
communication du dépôt légal qui est appli- Web est la participation directe des inter- générations futures de retracer les muta-
qué à la BnF depuis l’ouverture de la consul- nautes à la sélection des sites à conserver. tions technologiques et culturelles qui auront
tation, en 2008. En 2011, elle projette d’ouvrir un nouveau marqué notre temps. 

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Questions ouvertes [29


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Paléontologie

Dinosaures :
on a retrouvé leur

sang
Mary Schweitzer

La préservation
de matériaux organiques
durant plusieurs dizaines
D e petites boules rouges ! Quand un
collègue me les montre sous le
microscope, je refuse d’y croire. Ces
minuscules objets se trouvent dans ce
qui ressemble à un capillaire serpentant
ques constituant les tissus mous étaient
remplacées par des minéraux provenant
du sol, et que seuls les minéraux des os
subsistaient. Cette après-midi de 1992, ce
que je voyais de mes propres yeux sug-
de millions d’années passait au milieu de la masse jaunâtre de l’os. Cha- gérait pourtant l’existence d’exceptions.
cune est dotée d’un centre foncé (voir Mais je me disais aussi que ces petites bou-
pour impossible. l’encadré pages 32 et 33). Un noyau cellu- les ressemblant à des globules rouges à
Pourtant, les paléontologues laire ? Je sais que, hormis les mammifères, noyau résultaient peut-être de quelque
tous les vertébrés – dont les dinosaures – processus géologique inconnu.
en trouvent de plus en plus ont des cellules sanguines à noyau. Ces À l’époque, tout juste diplômée de
dans des os de dinosaures. petites sphères rouges dotées d’un centre l’Université d’État du Montana, je n’étais
sombre ressemblent donc à des globules pas une paléontologue confirmée. Parce
rouges. Mais la lamelle d’os que nous que je demandais l’avis de divers ensei-
venons de glisser sous l’objectif du micros- gnants et thésards, Jack Horner, le conser-
cope provient d’un Tyrannosaurus rex trouvé vateur du Département de paléontologie
au Montana dans les Rocheuses. Or cet ani- du Muséum des Rocheuses, à Bozeman,
mal est mort il y a 67 millions d’années, et eut vent de mes petites sphères rouges. Il
chacun sait que la matière organique ne me pria d’y jeter lui-même un coup d’œil,
résiste jamais autant de temps… et je le vis alors, le front plissé par l’atten-
Depuis plus de 300 ans, les paléonto- tion, regarder dans le microscope pendant
logues partent du principe que la taille et ce qui me sembla des heures. Puis il me
la forme des os sont les seuls indices livrés demanda ce que j’en pensais. Je lui répon-
par les fossiles. On pensait qu’au cours dis que ces structures avaient la taille, la
de la fossilisation, les molécules organi- forme et la couleur de globules rouges et

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L’ E S S E N T I E L
 On pensait que tous
les composés organiques
disparaissaient avec
la fossilisation,
et que seuls des restes
minéralisés subsistaient.
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vid
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 Toutefois, de plus
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ch
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ge
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en plus d’indices montrent


que des substances
organiques peuvent, sous
certaines conditions,
se conserver durant
plusieurs millions d’années.
MOR 555 est un spécimen
 Les restes de cellules de tyrannosaure très bien
sanguines et osseuses conservé dont les os ont révélé,
ainsi que des restes pour la première fois,
de la matière organique
de griffes devraient nous préservée (il s’agit ci-dessus
renseigner sur l’évolution d’une réplique).
et la physiologie
des dinosaures.

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qu’elles semblaient aussi être là où l’on rus rex, j’ai d’abord pensé que si ces rési- dense sont vides; ils ne sont pas remplis de
trouve de telles cellules… C’est alors qu’il dus étaient vraiment ceux d’un tissu vas- dépôts minéraux comme c’est générale-
me lança le défi qui, aujourd’hui encore, culaire, ils ne pouvaient avoir subsisté, ment le cas dans les fossiles. Et nos micros-
inspire mes recherches : « Eh bien, prou- sous une forme sans doute très altérée, tructures rouge rubis n’apparaissent que
vez-moi qu’il ne s’agit pas de cellules san- que si les os eux-mêmes étaient excep- dans les vaisseaux, et jamais en dehors.
guines ! » Si je n’y parviens pas, il faudrai tionnellement bien conservés… Ce genre Ensuite, je me suis concentrée sur la
alors bien admettre que c’en sont. de tissu mou devait avoir disparu des composition chimique de ces petites struc-
Depuis, mes collègues et moi avons squelettes mal préservés. MOR 555, notre tures rouges. Les analyses ont montré
retrouvé dans plusieurs spécimens divers spécimen de T. rex du Montana, est pres- qu’elles sont riches en fer, comme il se doit
restes organiques: vaisseaux sanguins, cel- que complet et ses os sont exceptionnel- pour des globules rouges, et que le fer
lules osseuses, fragments du tissu corné lement bien conservés. caractérise ces structures, mais pas leurs
qui constituait les griffes, etc. La préser- De fait, l’examen au microscope de voisines. Ainsi, la composition en éléments
vation de tissus mous au cours de la fos- lamelles d’os des membres a confirmé cette de ces petites choses rondes et rouges
silisation est certes très rare, mais ce bonne conservation. La plupart des canaux diffère de celle des os et des sédiments
phénomène ne s’est pas non plus pro- des vaisseaux sanguins présents dans l’os entourant le fossile.
duit qu’une seule fois.
Ces découvertes contredisent les des-
criptions classiques de la fossilisation. L A FOS SILIS ATION
Εn outre, elles ouvrent de nouvelles pers-
La fossilisation d’un animal commence par une dégradation de Mort
pectives sur la biologie des animaux dis- la peau, des muscles, des intestins et des tendons, qui déta- L’animal meurt
parus. Par exemple, on a déduit de résidus chent des os. Les cellules, les protéines et les vaisseaux san- à l’abri des charognards
organiques trouvés dans les ossements guins constituant l’os se dégradent aussi. Puis des minéraux et autres animaux
d’un autreTyrannosaurus rex qu’il s’agis- du sol s’infiltrent dans les espaces libérés et finissent par nécrophages.
sait d’une femelle qui, juste avant de mou- former un composite solide avec les minéraux de l’os originel.
rir, allait pondre. Et une protéine détectée Toutefois, cette conception classique de la fossilisation
doit être nuancée depuis que des cellules, des protéines et
dans des résidus fibreux retrouvés près des tissus mous ont été découverts dans les os de certains
d’un petit dinosaure carnivore exhumé fossiles de dinosaures.
en Mongolie a permis d’établir que l’ani- Pour le moment, les chercheurs ne comprennent pas pré-
mal avait des plumes qui, sur le plan molé- cisément comment des molécules organiques peu-
culaire, étaient proches de celles des vent se conserver pendant des millions
oiseaux actuels. d’années, mais ils ont identifié plusieurs
facteurs qui favorisent la préservation
et la découverte de tels restes.
Un scepticisme
tenace
Nos résultats ont soulevé beaucoup de
scepticisme chez les paléontologues, car,
après tout, ils sont extrêmement surpre-
nants. Mais le scepticisme est chose nor-
male en science, et je continue à trouver
fascinants et prometteurs les travaux sur
les tissus mous fossilisés. L’étude des molé-
cules organiques provenant des dinosau-
res nous permettrait de mieux compren-
dre l’évolution et l’extinction de ces
remarquables animaux, ce que l’on ne
pouvait imaginer il y a 20 ans.
Des découvertes extraordinaires exi-
gent des preuves extraordinaires. Avant
d’accepter un résultat, un chercheur pru-
dent doit tout faire pour le réfuter. C’est
pourquoi, au cours des 20dernières années,
j’ai effectué toutes les expériences imagi- Les globules rouges de MOR 555.
nables pour essayer de montrer que nos Ces petites sphères rouges, situées
dans ce qui ressemble à un vaisseau
trouvailles n’étaient pas des composants
Mary H. Schweitzer

capillaire, sont visibles au microscope


de tissus mous de dinosaures ou d’au- dans une coupe mince d’os
tres créatures éteintes. d’un Tyrannosaurus rex du Montana.
Dans le cas des microstructures rou-
ges observées dans de l’os de Tyrannosau-

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Pour pousser plus loin mon enquête que son centre est métallique. Ces tests ont de rat et de dinde, nous avons constaté
sur le lien entre les petites particules ron- montré que dans le matériau sont présents qu’ils s’y liaient : on en déduit que les os
des et les globules rouges, j’ai tenté de trou- des composés ayant les mêmes signatures de MOR 555 contiennent une substance
ver l’hème, la molécule riche en fer qui spectroscopiques et optiques que l’hème. très proche de l’hémoglobine des animaux
confère aux protéines de l’hémoglobine L’une des expériences les plus convai- d’aujourd’hui.
la capacité de transporter l’oxygène et cantes que nous ayons menées tirait pro- Aucun des nombreux tests chimiques
qui donne au sang sa couleur écarlate. fit de la réponse immunitaire. Lorsqu’un et immunologiques effectués n’a contredit
organisme détecte des substances orga- l’hypothèse que nos sphères étaient des
niques étrangères, il produit des anticorps. globules rouges de T. rex. Pour autant, nous
Recherche d’anticorps En injectant des extraits d’os du tyran- n’avons pu montrer que la substance pro-
Pour ce faire, nous avons utilisé le fait que nosaure à des souris, nous avons déclen- che de l’hémoglobine trouvée dans l’os
l’hème vibre et absorbe un rayonnement ché la fabrication d’anticorps dirigés de notre tyrannosaure provenait bien des
électromagnétique approprié suivant un contre les composés organiques contenus petites sphères, les techniques disponibles
motif caractéristique, et aussi qu’il absorbe dans les os. Et quand nous avons ensuite ne permettant pas de déterminer le lieu
la lumière de façon particulière parce exposé ces anticorps à de l’hémoglobine d’origine d’une substance. C’est pourquoi

Ensevelissement Enfouissement profond Mise au jour


Les sédiments recouvrent la carcasse Les sédiments qui s’accumulent pendant Les mouvements tectoniques soulèvent
avant que des animaux ou l’érosion ne la des millions d’années enfouissent les couches sédimentaires contenant
détruisent ; de telles circonstances se la carcasse en profondeur, et des minéraux les fossiles, puis l’érosion expose
produisent par exemple quand les eaux dissous dans l’eau du sol s’infiltrent ces derniers et les met à portée
chargées en sédiments d’une rivière en dans les os. des chasseurs de fossiles.
crue recouvrent une plaine. Un enfouissement particulièrement Afin de protéger d’éventuelles molécules
Le sable charrié, en particulier, semble profond peut favoriser la conservation organiques résiduelles, il importe
empêcher la disparition complète des tissus mous en les protégeant alors de minimiser l’exposition du fossile
des chairs d’une carcasse, peut-être parce de l’oxydation, des variations thermiques à l’air libre, puis d’analyser aussi vite
que sa porosité favorise l’évacuation et de l’acidité du sol, ainsi que que possible les matériaux,
des fluides corrosifs issus des ultraviolets, qui sont autant éventuellement organiques,
de la décomposition des tissus organiques. de facteurs actifs en surface. La carcasse encore présents sur les os.
finit par se retrouver en équilibre
thermique et chimique avec le sol.

Raúl Martin

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RESTES ORGANIQUES ANCIENS


Les chercheurs ont retrouvé des tissus mous dans nombre de fossiles vieux de plusieurs dizaines de millions d’années.
Marylou Stewart, Stony Brook University

Mary H. Schweitzer
L’os d’un doigt de Rahonavis ostromi, oiseau qui vécut il y a Ce filament creux (au centre) a l’apparence d’une fibre
environ 70 à 80 millions d’années à Madagascar, est recouvert de plume ; il appartenait à Shuvuuia deserti, un petit
par de la substance blanche. Cette dernière semble être le résidu dinosaure carnivore qui peuplait la Mongolie,
d’une enveloppe protéique qui recouvrait les griffes de cet animal. il y a 70 millions à 83 millions d’années.

nous sommes restés très prudents en au jour, ses découvreurs avaient remarqué bêta. D’autres analyses ont permis de révé-
publiant nos conclusions en 1997 ; nous la présence, sur les os des doigts, d’un maté- ler des acides aminés localisés sur la mem-
nous sommes contenté d’affirmer qu’une riau fibreux et blanc. Aucun autre os sur brane qui recouvre l’os; on a aussi détecté
substance proche de l’hémoglobine sem- le site ne portait de traces de cette subs- de l’azote (un composant des acides ami-
blait avoir été préservée malgré la fossili- tance, par ailleurs absente dans les sédi- nés) qui était lié à d’autres composés, tout
sation, et que son origine probable était à ments de l’endroit. C’est pourquoi les comme les protéines se lient les unes aux
chercher au sein des cellules du dinosaure. paléontologues qui fouillaient se sont autres dans les tissus vivants, y compris
Notre article n’a eu qu’un très faible écho. demandé si cette substance blanche pou- dans la kératine. Tous nos tests confirmaient
Ces travaux sur l’os de tyrannosaure vait être apparentée à l’enveloppe dure l’idée selon laquelle le mystérieux maté-
m’ont fait prendre conscience du poten- de kératine qui recouvre les os des doigts riau blanc recouvrant les os des doigts de
tiel scientifique des restes fossilisés de tis- des oiseaux actuels et forme leurs griffes. cet ancien oiseau incluait des fragments de
sus organiques. Si l’on pouvait récupérer Ils m’ont alors demandé de l’aide. kératine alpha et de kératine bêta et repré-
des protéines, nous pourrions remonter sentait en fait des restes de griffes.
à la séquence des acides aminés qui les
constituent, tout comme les généticiens
Kératine de griffes Le second spécimen que nous avons
étudié était un fossile spectaculaire de la
séquencent les « lettres » qui forment et de plumes fin du Crétacé, découvert en Mongolie par
l’ ADN . À l’instar de celles d’ ADN , les Les kératines pourraient être conservées des chercheurs du Muséum américain
séquences des protéines contiennent des très longtemps: elles sont abondantes chez d’histoire naturelle, à New York. Bien
informations sur les relations de parenté les vertébrés et résistent bien à la dégra- que ses découvreurs l’aient nommé Shu-
entre espèces, sur l’évolution des espè- dation. Elles se présentent sous deux for- vuuia deserti, ou «oiseau du désert», il s’agis-
ces et sur la façon dont l’acquisition de mes principales : alpha et bêta. Tous les sait en fait d’un petit dinosaure carnivore.
nouvelles caractéristiques aurait conféré vertébrés ont de la kératine alpha qui, chez Alors qu’elle nettoyait ce fossile, Amy
des avantages aux animaux concernés. les humains, constitue les cheveux et les Davidson, du muséum, remarqua de peti-
Mais avant d’explorer ces possibili- ongles et permet à la peau de résister à tes fibres blanches sur la nuque de l’ani-
tés, il fallait établir que des protéines ancien- l’abrasion et à la déshydratation. Quant mal. Elle me demanda s’il pouvait s’agir
nes avaient persisté dans des fossiles autres à la kératine bêta, elle est absente chez de restes de plumes. Les oiseaux descen-
que celui de l’exceptionnelle femelle de les mammifères et n’apparaît, dans les dent de dinosaures, qui ont eu des plumes
tyrannosaure que nous avions étudiée. organismes actuels, que chez les oiseaux bien avant eux. L’idée que Shuvuuia pos-
Mark Marshall, Seth Pincus, John Watt et et les reptiles. sédait un revêtement duveteux était donc
moi nous sommes alors concentrés sur Pour tester la présence de kératine dans plausible. Cependant, je ne m’attendais
deux fossiles bien conservés qui semblaient le matériau blanc découvert sur les os des pas à ce qu’une structure aussi fragile
prometteurs. doigts de Rahonavis, nous avons employé qu’une plume puisse avoir résisté si long-
Le premier de ces fossiles était Rahona- bon nombre des techniques utilisées pour temps. Je me disais que les fibres blanches
vis, un bel oiseau primitif datant de la fin étudier l’os de tyrannosaure. En particu- provenaient plutôt de plantes modernes
du Crétacé (il y a 80 à 70 millions d’années) lier, les tests d’anticorps ont indiqué la pré- ou de champignons; mais j’acceptai d’y
exhumé à Madagascar. Lors de sa mise sence de kératine alpha et de kératine regarder de plus près.

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Mary H. Schweitzer
Mary H. Schweitzer

De l’os médullaire a été trouvé dans un os vieux de 68 millions Des vaisseaux sanguins, ou du moins des structures
d’années provenant d’un tyrannosaure exhumé dans le Montana. qui leur ressemblent fortement, sont apparus après dissolution
Ce type de tissu est formé pendant une durée limitée des minéraux d’un morceau d’os cortical (de l’os compact)
par les femelles d’oiseaux sur le point de pondre. appartenant à l’un des tyrannosaures du Montana.

À ma grande surprise, les tests ini- pour des molécules très anciennes don- ne pouvait le soulever… L’équipe dut alors
tiaux ont exclu les plantes et les champi- naient des âges ne dépassant pas quelques le diviser en plusieurs blocs, ce qui pro-
gnons. En outre, des analyses ultérieures dizaines de milliers d’années. duisit de nombreux fragments d’os, que
de la microstructure de ces étranges brins Face au scepticisme que suscitaient l’on recueillit à mon attention. Comme mes
blancs ont indiqué la présence de kéra- mes travaux, un collègue me conseilla de premières études sur un tyrannosaure
tine. Les plumes « adultes » des oiseaux prendre du recul et de démontrer l’effi- étaient mises en doute, j’étais impatiente
actuels sont constituées presque exclusi- cacité de nos méthodes en identifiant des de les répéter sur un second spécimen…
vement de kératine bêta. protéines dans des os très anciens, mais Dès que je retirai le premier fragment
Si les petites fibres découvertes sur pas aussi vieux que notre os de dinosaure. de la boîte, un fragment de fémur, je sus
Shuvuuia étaient apparentées à des plu- En collaboration avec le chimiste John qu’il y avait quelque chose de particulier :
mes, elles devaient donc renfermer uni- Asara, de l’Université Harvard, j’obtins la surface interne de ce fragment était
quement de la kératine bêta, contrairement des protéines provenant de fossiles de bordée d’une fine couche de matière
à l’enveloppe des griffes de Rahonavis, qui mammouths dont l’âge était estimé entre osseuse absente des précédents fossiles de
contenait à la fois de la kératine alpha et 300000 et 600000ans. Leur séquençage par dinosaures. Cette couche était très fibreuse,
de la kératine bêta. De fait, c’est exacte- spectroscopie de masse a révélé qu’il s’agis- remplie de canaux de vaisseaux sanguins,
ment ce que nous avons trouvé lorsque sait de collagène, l’un des principaux com- et différait par sa couleur et sa texture de
nous avons réalisé nos tests d’anticorps. posants des os, des tendons, de la peau l’os cortical qui constitue la plus grande
J’étais désormais convaincue que de et d’autres tissus. La publication de ces partie de la masse osseuse d’un squelette.
petits restes de protéines anciennes pou- résultats, en 2002, passa assez inaperçue. « C’est une femelle, et elle porte un petit »,
vaient perdurer dans des fossiles extrê- m’exclamai-je devant mon assistante
mement bien conservés et que nous
avions les outils pour les identifier. Mais
Une femelle qui était médusée, Jennifer Wittmeyer.
Connaissant bien la physiologie des
de nombreux chercheurs restaient scep- prête à pondre oiseaux, j’étais presque sûre que cette struc-
tiques. Nos découvertes allaient à l’en- L’année suivante, une équipe du Muséum ture caractéristique était de l’os médul-
contre de tout ce que l’on pensait savoir des Rocheuses achevait d’exhumer le sque- laire, un tissu particulier qui n’apparaît
sur la décomposition des cellules et des lette du plus vieux tyrannosaure trouvé que pendant une durée limitée (souvent
molécules organiques. à ce jour : un animal mort il y a 68 mil- deux semaines seulement), quand les
Des études en laboratoire suggéraient lions d’années. MOR 1125, tel est son nom, oiseaux sont sur le point de pondre ; son
que les protéines ne devaient pas résister provient de la formation rocheuse du rôle est de fournir du calcium afin de
plus d’un million d’années environ; l’ADN «ruisseau de l’enfer» (Hell Creek) dans l’Est renforcer la coquille des œufs.
durait encore moins. Des chercheurs tra- du Montana. L’os médullaire se distingue des autres
vaillant sur de l’ADN ancien avaient déjà Ce site est si isolé qu’il a fallu un héli- types d’os par l’orientation aléatoire de
annoncé qu’ils avaient découvert de l’ADN coptère pour transporter au camp de base ses fibres de collagène, due à sa formation
vieux de plusieurs millions d’années, mais les blocs de plâtre contenant les os mis très rapide. Cette croissance anarchique
les travaux ultérieurs n’ont pas confirmé au jour. Le bloc contenant les os des mem- rapide se produit aussi pendant la cica-
ces résultats. Les seuls résultats bien admis bres se révéla si lourd que l’hélicoptère trisation d’une fracture, ce qui explique

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les excroissances alors constatées à l’em- tout à fait à des vaisseaux sanguins. Sus- fluctuantes, ce qui avait été conservé dans
placement de la fracture. Afin de révéler pendus à l’intérieur de ces vaisseaux se les fossiles pouvait n’avoir plus beaucoup
l’arrangement des fibres de collagène, il trouvaient soit de petites structures rou- de rapport avec les substances présentes
est possible de déminéraliser les os d’un ges et rondes, soit des amas amorphes de du vivant des animaux. Le seul moyen
oiseau actuel ou de tout autre animal en matière rouge. D’autres expériences de de prouver de façon ferme et définitive
utilisant des acides faibles. C’est ce que déminéralisation ont révélé des ostéocy- la nature de ces matériaux consistait à éta-
nous avons tenté : s’il s’agissait bien d’os tes, les cellules osseuses qui sécrétent le blir avec précision leur composition.
médullaire contenant du collagène, l’éli- collagène et d’autres composés constituant
mination des minéraux révélerait l’orien-
tation aléatoire des fibres. Or c’est bien un
la partie organique de l’os. Le dinosaure
tout entier semblait contenir du matériel
Des protéines
amas de tissu flexible et fibreux que nous préservé qui n’avait jamais été trouvé de tyrannosaure
avons observé une fois la déminéralisa- auparavant dans un fossile de dinosaure ! En utilisant toutes les techniques amélio-
tion effectuée. Nous avons répété la même Lorsqu’en 2005, nous avons publié nos rées avec les fossiles précédents, j’analy-
expérience à de multiples reprises, avec observations de ce qui semblait être du col- sai le nouvel os de tyrannosaure. Avec
le même résultat à chaque fois. Tout se lagène, des vaisseaux sanguins et des cel- l’aide de J. Asara, qui avait amélioré les
passait exactement comme lorsque l’os lules osseuses, l’article retint l’attention de méthodes de purification et de séquen-
médullaire d’oiseaux actuels est traité la communauté scientifique, mais sans la çage mises en œuvre dans notre étude des
de la même façon… faire sortir de son attitude attentiste. os de mammouth, nous voulions séquen-
Qui plus est, lorsque nous avons Il faut dire que nous nous limitions à cer des protéines de dinosaure, beau-
ensuite dissous des morceaux de l’os annoncer une ressemblance entre les maté- coup plus anciennes.
plus dense et plus fréquent qu’est l’os cor- riaux découverts et des composants L’exercice était bien plus difficile, la
tical, nous avons obtenu d’autres tissus modernes, mais nous n’affirmions pas qu’il concentration de matériaux organiques
mous. Des tubes creux, transparents, flexi- s’agissait des mêmes substances. Après dans les restes de dinosaure étant infé-
bles et ramifiés apparaissaient dans la des millions d’années passées dans des rieure de plusieurs ordres de grandeur
matrice en dissolution – et ils ressemblaient sédiments et des conditions géochimiques à la concentration dans ceux de mam-

L A « DISSECTION » D’UN DINOSAURE À BEC DE CANARD


En 2007, des chercheurs découvrent un fémur bien bactéries. En particulier, des extraits de cet os de dino-
conservé de dinosaure à tête de canard (Brachylopho- saure réagissent avec les anticorps qui ciblent le colla-
saurus canadensis) dans l’Est du Montana, aux États- gène ainsi que d’autres protéines non fabriquées par
Unis. Son étude au microscope révèle que ce fémur contient les bactéries. Comme on pouvait s’y attendre si le fémur
des structures ressemblant à des ostéocytes (cellules de dinosaure à bec de canard contenait effectivement des
osseuses) ; ces structures étaient incluses dans une protéines de dinosaure, la spectrométrie de masse a révélé
matrice de matériau blanc et fibreux, qui ressemble à du des séquences d’acides aminés très proches de celles
collagène (voir la micrographie). Des analyses ultérieu- des protéines d’oiseaux modernes, lesquels sont des des-
res ont confirmé la présence de tissus mous et réfuté l’hy- cendants des dinosaures, et différentes de celles prove-
pothèse que ces structures pourraient être dues à des nant de bactéries.

Les structures
ramifiées rougeâtres sont
des ostéocytes de Brachylophosaurus.
La matrice fibreuse blanche
est du collagène.
Raúl Martin

Mary H. Schweitzer

Brachylophosaurus canadensis

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mouth et les protéines étant très dégra- et la morphologie de ce second dinosaure L’ A U T E U R


dées. Mais nous avons finalement réussi se sont révélées moins altérées que cel-
à les séquencer. les de MOR 1125. Comme nous l’avions
Notre collègue Chris Organ, de l’Uni- espéré, nous avons trouvé dans l’os de
versité Harvard, a alors comparé nos cet animal des cellules incluses dans
séquences de tyrannosaure à celles d’une une matrice de fibres blanches de colla-
multitude d’autres organismes, et il est gène. Ces cellules présentaient les longues
apparu que nos séquences pouvaient être extensions fines et ramifiées caractéristi-
groupées avec celles des oiseaux et, dans ques des ostéocytes, que nous pouvions
une moindre mesure, avec celles des cro- suivre du corps cellulaire jusqu’à l’endroit
codiliens. Or ces deux groupes actuels sont où elles se lient à d’autres cellules. Quel- Mary SCHWEITZER
les plus proches parents des dinosaures. ques-unes d’entre elles semblaient conte- est maître de conférences
au Département des sciences
Les articles détaillant nos travaux de nir des structures internes, des noyaux marines, terrestres
séquençage, publiés en 2007 et 2008, entraî- cellulaires peut-être. et atmosphériques
nèrent controverse sur controverse. La plu- En outre, les extraits de l’os du dino- de l’Université de Caroline
du Nord, aux États-Unis,
part des critiques portaient sur notre saure à bec de canard réagissaient avec et conservatrice adjointe
interprétation des données de séquençage les anticorps qui ciblent le collagène et du Muséum d’histoire naturelle
par spectrométrie de masse. Certains d’autres protéines que les bactéries ne de l’État de Caroline du Nord.
contradicteurs alléguaient que nous fabriquent pas ; cette constatation infir-
n’avions pas déterminé assez de séquen- mait la thèse suivant laquelle la couche
ces pour prouver notre hypothèse ; d’au-
tres que les structures que nous avions LES SÉQUENCES DE PROTÉINES OBTENUES
interprétées comme des tissus mous pri- à partir de l’os du dinosaure à bec
mitifs étaient en fait des biofilms – des
dépôts créés par les micro-organismes de canard ressemblent beaucoup
ayant envahi l’os fossilisé; et ainsi de suite. à celles d’oiseaux actuels.
Il est clair que les chercheurs sont
payés pour être sceptiques et doivent exa- blanche ne serait qu’un biofilm. Par ail-
miner avec rigueur les affirmations remar- leurs, tout comme celles de MOR 1125, les
quables. Mais ils doivent aussi appliquer séquences de protéines obtenues res-  BIBLIOGRAPHIE
le principe d’économie, c’est-à-dire pré- semblaient étroitement à celles d’oi-
férer l’explication la plus simple compa- seaux actuels. Nous avons aussi envoyé M. H. Schweitzer et al.,
Biomolecular characterization
tible avec toutes les données fournies. des échantillons de cet os de dinosaure à and protein sequences
Or nous fournissions de multiples fais- plusieurs laboratoires pour qu’ils procè- of the Campanian hadrosaur
ceaux d’indices allant tous dans le sens dent à des analyses indépendantes. Tou- B. canadensis, Science, vol. 324,
pp. 626-631, 2009.
de notre hypothèse… tes ont confirmé nos résultats. Après la
publication de ces découvertes dans la Th. Kaye et al., Dinosaurian soft
revue Science, en 2009, je n’ai plus entendu tissues interpreted as bacterial
Encore un bon fossile de contestations. biofilms, PLoS One, vol. 3, n° 7,
2008.
Je savais qu’une seule et unique décou- Toutefois, il reste beaucoup à compren-
verte surprenante n’a pas de signification dre sur les tissus mous anciens. Pourquoi J. Asara et al., Protein sequences
scientifique à long terme. Il nous fallait ont-ils subsisté alors que, selon tous les from Mastodon and Tyrannosaurus
rex revealed by mass spectrometry,
séquencer les protéines provenant d’au- modèles, ils devraient être dégradés ? Science, vol. 316, pp. 280-285,
tres dinosaures. Un bénévole qui nous Qu’ignorons-nous sur les processus de fos- 2007.
accompagnait lors d’une expédition d’été silisation? Que nous apprennent ces frag-
découvrit un spécimen de dinosaure à ments résiduels de molécules sur les M. H. Schweitzer et al.,
Beta-keratin specific immunological
bec de canard (Brachylophosaurus canaden- animaux? Les travaux de séquençage sug- reactivity in feather-like
sis), un herbivore d’il y a quelque 80 mil- gèrent qu’après constitution de bibliothè- structures of the Cretaceous
lions d’années. Nous avons fait tout notre ques de séquences anciennes et modernes, Alvarezsaurid, Shuvuuia deserti,
Journal of Experimental Zoology,
possible pour le libérer rapidement de sa nous pourrons en déduire des informations vol. 285, pp. 146-157, 1999.
gangue de grès tout en minimisant son sur les liens de parenté entre espèces étein-
exposition à l’air libre. Les polluants tes. Avec le développement de ces bases M. H. Schweitzer et al.,
atmosphériques, les fluctuations de l’hu- de données, nous pourrons comparer des Preservation of biomolecules
in cancellous bone
midité et autres influences externes sont séquences pour étudier l’évolution molé- of Tyrannosaurus rex,
très nocifs pour des molécules fragiles, et culaire d’une lignée et mesurer la vitesse de Journal of Vertebrate Paleontology,
plus l’os est exposé, plus il y a contami- cette évolution. Autant de contributions pos- vol. 17, n° 2, pp. 349-359, 1997.
nation et dégradation. sibles à la résolution des énigmes posées
C’est peut-être grâce à ces précautions par les dinosaures, à commencer par celle
et à la rapidité des analyses que la chimie de leur disparition… 

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Paléontologie [37


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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Archéologie

1. LES VIKINGS DÉBARQUENT À OISSEL, une île


de la Seine. Les paysans qui l’occupaient ont-ils souffert
de l’arrivée des guerriers du Nord ? Peut-être pas,
puisque les Vikings de la Seine, qui voulaient faire de Oissel
une base logistique, avaient intérêt à pouvoir se fournir
auprès de la population locale. Les archéologues
n’ont en tout cas retrouvé aucune trace de violence sur place.

38] Archéologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Vincent Carpentier

Les Vikings n’ont laissé pratiquement aucune empreinte


archéologique en Normandie, mais seulement des traces
linguistiques et historiques. Elles attestent de leur volonté
de s’intégrer dans la société carolingienne.
… Le très tolérant roi Charles, souhaite te don- Normandie tout entière. En revanche, des
L’ E S S E N T I E L ner cette terre proche de la mer, qui a été vestiges linguistiques nombreux et de pro-
lixes sources historiques racontent, non pas
 Au début du Xe siècle, ravagée à l’excès par Anstign et par toi ; il te
donnera aussi en mariage sa fille Gisèle,… l’histoire d’une colonisation, mais celle de
le chef viking Rollon et son
Tu auras ce domaine à perpétuité. l’arrivée dans la vallée de la Seine d’une
armée anglo-scandinave
Dudon de Saint-Quentin, bande d’aventuriers anglo-scandinaves, qui,
tentent leur chance
Histoire des Normands (Xe siècle) après avoir imposé sa présence, fit bientôt
dans la vallée de la Seine.
alliance avec l’élite carolingienne locale, non
 Les archéologues ne
retrouvent pourtant aucune
trace matérielle d’invasion.

 En revanche,
L a chose est connue : les hommes
du Nord ont colonisé la Norman-
die, qui, pour cette raison, porte leur
nom. Pourtant, si l’on demandait à un
archéologue ignorant les textes historiques
pas pour vider la vallée de ses habitants,
mais bien pour s’intégrer parmi eux.

Une bande
de nombreuses traces – par exemple à un spécialiste chinois de d’aventuriers
linguistiques attestent la dynastie Song (Xe siècle) – de rechercher Non seulement l’inventaire des objets nor-
l’influence viking. en Normandie les traces matérielles d’une diques recensés dans les deux régions nor-
conquête scandinave au Xe siècle, il ne mandes tient en quelques pages, mais
 Ce tableau confirme pourrait que conclure que, probablement, l’attribution ethnique des objets qui le com-
les récits des chroniqueurs : pareille invasion n’a pas eu lieu ! Oissel, posent est aussi incertaine. Il s’agit pour
les Vikings de la Seine une ancienne île de la Seine en amont de commencer d’une petite dizaine de haches
voulaient avant tout Rouen, passe par exemple pour avoir été de guerre, d’épées (voir la figure 2) et de
s’insérer dans la société un repaire de Vikings. Qu’y ont révélé des fers de lance retrouvés pour la plupart à
carolingienne. fouilles récentes ? Les vestiges d’un habi- l’occasion de dragages effectués dans la
 Ils ont contribué tat carolingien contemporain des incur- Seine, autour de Rouen, Elbeuf, Pîtres ou
à la culture médiévale sions scandinaves, mais ni témoignage Oissel. La moitié de ces armes est d’ori-
originale du duché de direct de la présence nordique – mobi- gine nordique. Elles peuvent être datées
Normandie, dont l’héritage lier, architecture – ni trace de violences de la fin du IXe ou du début du Xe siècle,
est considérable, en France, subies par les habitants. époques des grands assauts conduits
comme en Angleterre. Nous allons voir que cette constata- contre Rouen et Paris par une flotte viking
tion archéologique peut être étendue à la à laquelle appartenait Hrolfr, qui allait

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H. Paitier, INRAP, coll. Mus. de Normandie, Caen


sur l’île de Groix, en Bretagne (voir la
figure 5). Deux tombes, trop vite considé-
rées comme vikings parce que délimitées
par des enclos de pierres censés reproduire
des coques de bateau, ont naguère été iden-
tifiées à Réville dans le Cotentin, au sein
d’une nécropole supposée du Haut Moyen
Âge. L’examen des clichés pris lors de la
2. CETTE LONGUE ÉPÉE FRANQUE est une arme de cavalerie très prisée par les Vikings, qui, mise au jour de ces vestiges, après que la
soit se la procuraient chez les Francs, soit en imitaient la forme dans leurs ateliers. Retrouvée marée les a découverts, montre cependant
dans la Seine lors d’un dragage, elle a pu appartenir aussi bien à un guerrier viking qu’à un che- que les enclos de pierres dessinent des cer-
valier franc. Elle fait aujourd’hui partie des collections du musée de Normandie. cles et non des coques. Or les archéolo-
gues savent bien que de tels cercles de
pierres entourant un lieu d’incinération
devenir Rollon, auquel Charles le Simple sont caractéristiques d’un type de sépul-
confiera, vers 911, le comté de Rouen. ture présent en Normandie au cours de
Les autres ont été forgées sur le conti- l’âge du bronze final et du début du pre-
nent, mais ont peut-être été utilisées à la mier âge du fer. De fait, les enquêtes archéo-
même époque par les Vikings. logiques conduites récemment sur ce site
Outre les armes, seuls quelques très ont confirmé cette datation, tandis qu’un
rares objets métalliques sont d’origine scan- vase modelé provenant de l’une des deux
dinave, certaine ou supposée (un bracelet tombes est aujourd’hui attribué à l’âge du
en bronze de provenance inconnue, sans bronze, alors qu’il était présumé d’origine
doute du Xe siècle; quelques amulettes en nordique (voir la figure 4).
forme de marteau de Thor, difficiles à dater; Même la « fortification viking » du
une série de monnaies et bijoux originaires Hague-Dike – une bande de terre de qua-
des îles britanniques ou des contrées de la tre kilomètres de long érigée en travers
mer du Nord…). Cette pauvreté archéolo- de la péninsule de la Hague dans le Coten-
M. Kuijjer, Historik Museum, Oslo

gique est bien étonnante si l’on considère tin – est aussi « tombée » récemment. En
que le port de Rouen et les rivages de la dépit d’une tradition tenace entretenue
Normandie étaient en contact avec les rou- depuis les années 1950 par un cortège d’his-
tes maritimes datant de la Préhistoire. toriens partisans de la thèse « colonisa-
Si des Vikings sont venus vivre et mou- trice », le Hague-Dike ne doit absolument
rir en France, ils doivent y être enterrés, rien aux Scandinaves. S’il fut rebaptisé
se dit-on alors… Or, à ce jour, on ne compte 3. DEUX FIBULES EN CARAPACE DE TORTUE ainsi au Moyen Âge central à partir d’un
qu’un seul site funéraire que l’on puisse de ce type ont été trouvées en 1865 près de Pîtres vocabulaire effectivement nordique, il
associer à la présence viking : en 1865, dans l’Eure en compagnie d’objets de fer, de pote- s’agit néanmoins d’une construction anté-
ries et d’ossements. Caractéristiques de la parure
une tombe découverte fortuitement à Pîtres, rieure aux Vikings dont les premiers seg-
féminine scandinave du IXe au Xe siècle, elles fai-
près d’Oissel, a livré des restes humains saient probablement partie des offrandes funé- ments, datés par le carbone 14, remontent
accompagnés d’une paire de fibules en raires de l’une des rares femmes scandinaves à eux aussi à l’âge du bronze. Décidément,
bronze dites en « carapace de tortue » avoir été enterrées en Normandie. le dossier archéologique des Vikings en
(voir la figure 3). De style purement scan- Normandie ne cesse de s’amenuiser…
dinave, de telles fibules formaient sans Peut-on en déduire que les Vikings
doute la parure d’une femme issue de l’aris- n’ont guère arpenté la future Normandie?
tocratie nordique. Uniques à ce jour en Nor- Non. Trop de traces autres qu’archéolo-
mandie, ces objets remontent à la seconde giques attestent d’une forme de présence ;
moitié du IXe siècle. elles sont trop importantes pour être igno-
Pour leur part, les chefs vikings se rées. De quoi s’agit-il ?
faisaient mettre en terre sous un tertre, D’abord des nombreux textes du cor-
souvent dans un bateau où ils se fai- pus historique médiéval, notamment les
Musée de Normandie, Caen

saient incinérer ; dans certains cas, seule récits des chroniqueurs normands tels
la forme de la barque funéraire était repré- Dudon de Saint-Quentin (Historia Norman-
sentée, par une série de pierres dressées norum, fin du X e siècle), Guillaume de
au-dessus d’une tombe en plein sol. Cette Jumiège (Gesta Normannorum ducum,
mode funéraire typiquement scandinave vers 1070), ou Wace (Roman de Rou,
4. CE PETIT VASE GROSSIER a longtemps été
a-t-elle laissé des traces en Normandie ? considéré comme une importation viking, parce
vers 1170), etc. ; ou encore les sagas telle la
À ce jour, aucune n’y est encore appa- qu’il a été trouvé dans une tombe censée être Heimskringla (recueil de sagas écrites et com-
rue. La seule tombe à barque viking connue en forme de bateau dans l’embouchure de la pilées en Islande vers 1225). L’ensemble de
en France a été identifiée et fouillée en 1906 Saire. En fait, il remonte à l’âge du bronze. ces textes témoigne de l’existence de Rol-

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lon et de ses affiliés, et raconte, voire exalte, Danois, Bernard le Danois…) ou patrony- L’ A U T E U R
leurs actions, du reste si marquantes, qu’el- mes régionaux (Anquetil (Asketill), Angot
les ne pouvaient qu’être enregistrées par ( Asgautr), Omont ou Osmont (Osmund),
les chroniqueurs médiévaux, tant en Toutain, Tostain (Thorstain), Ozouf, Turs-
France, en Angleterre, qu’en Scandinavie. tin, Haugmard…) suggèrent un apport
nordique sans doute non négligeable à la
population indigène. De multiples anthro-
Fossiles linguistiques ponymes norrois ou saxons se sont aussi
Il s’agit ensuite de très nombreux fossiles fixés dans la toponymie. Ils servent sou-
linguistiques, c’est-à-dire de mots d’origine vent de radical dans un nom se termi-
norroise (vieux nordique) et anglo-saxonne nant par le suffixe –ville, d’origine latine, Vincent CARPENTIER,
dans les patois normands, mais aussi noms qui désigne la villa, c’est-à-dire le domaine: archéologue,
travaille à l’INRAP
de lieux – les toponymes – ou autres noms ainsi Mondeville (Amundi-villa), etc. de Basse-Normandie.
de personnes – anthroponymes et ethno- Détail hautement significatif, nombre
nymes – présents en Normandie. de toponymes incorporent des termes ou
Or que constate-t-on à les examiner ? des noms non pas norrois, mais saxons,
Pour commencer, que les toponymes d’ori- ce qui démontre que la composition eth-
gine norroise sont extrêmement nombreux nique des « Vikings » de la Seine, en d’au-
en Normandie, mais qu’ils ne sont pas tres termes des compagnons de Rollon,
répartis de façon homogène (voir la figure 6). était mixte, comprenant sans doute des
La simple consultation des cartes régio- Scandinaves, des Saxons et des Anglo-
nales ou un regard sur les panneaux de Scandinaves issus de la colonisation viking
signalisation suffit à prendre la mesure de dans les îles britanniques. Ainsi, aeppel,
cette réalité. Ainsi, tous ces cours d’eau pomme en vieil anglais (la langue anglo-
et bourgades portuaires dont le nom saxonne), se retrouve par exemple dans
s’achève en –bec (de bekkr, ruisseau), Auppegard, nom d’un village de Seine-
comme Caudebec, ou en –fleur (de floi, Maritime, qui, jusque vers 1160, se nom- 5. LES TOMBES DE CHEF SOUS LES TUMULUS
golfe), comme Honfleur, Harfleur ; tous mait Appelgart, autrement dit «pommeraie» sont typiquement vikings (ci-dessous
en saxon. Notons que Auppegard ou plu- – voir les flèches – deux exemples varègues
ces noms de villes, de villages et de
à Staraja Ladoga, près de Saint-Pétersbourg,
hameaux dont le nom s’achève en –tot (de tôt Appelgart a son correspondant exact en Russie). Le défunt s’y faisait incinérer
toft, habitation) ou en –beuf (de both, dans la principale région de colonisation dans un vaisseau, à bord duquel il partait
cabane), comme Yvetot ou Elbeuf. On des Vikings d’Angleterre, le Yorkhire : pour l’au-delà avec armes et bagages, ainsi
trouve aussi nombre de lieux-dits dont le Applegarth. Le cas de la commune de Flot- que, souvent, une captive ou une épouse
nom dérive du norrois pour îlot ou prai- temanville, dans la Manche, recèle un sacrifiée. La seule tombe à barque jamais
rie marécageuse, comme «le Homme» (de indice encore plus frappant de la présence retrouvée en France le fut bien loin
de la Normandie, sur l’île de Groix, en Bretagne
holmr, île, prairie entourée d’eau) ou « la de Saxons ou d’Anglo-Scandinaves parmi
(voir le cartouche). Fouillée en 1905,
Hogue » (de haugr, petite hauteur). les compagnons de Rollon : le terme flote- elle a livré les restes d’un chef viking
Ensuite, force est de noter que beau- man ne signifie en effet rien d’autre que accompagné en effet d’une jeune femme,
coup de noms médiévaux (Robert le « Viking », mais… en vieil anglais ! ainsi qu’un riche mobilier funéraire.
© Yann Arthus-Bertrand/Corbis
Vincent Carpentier

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D’autres vecteurs de ce lexique importé


Hague-Dike se manifestent dans des domaines plus
spécifiques, comme l’institution du warec
CAUX en vertu de laquelle le seigneur éminent
Rouen d’une terre bordée par la mer avait droit
Jumièges Pîtres de prise sur toutes les épaves rejetées au
Bayeux Oissel rivage, y compris les baleines dont le
Lisieux Pont- St-Clair-
COTENTIN de-l’Arche sur-Epte partage était précisément réglementé.
Caen

V. Carpentier, d’apr. L. Musset, 1992


Coutances Évreux
On trouve également des mentions de
LA baleiniers organisés, à l’époque ducale, en
BESSIN Frontière SE
de la Normandie IN sociétés de Walmans dont le modèle, pré-
Avranches Sées E
vers 1050 sent sur toutes les côtes des mers du Nord,
était commun aux populations maritimes
des mondes franc et scandinave, ce qui n’a
6. LA CARTE DES FOSSILES LINGUISTIQUES SCANDINAVES avérés ou présumés en Norman- pas manqué de favoriser la généralisation
die révèle trois zones d’influence. Tout d’abord, la plus grande partie de la Normandie ne pré- de ce mot d’origine nordique.
sente que des toponymes gallo-francs (en beige). La grande densité de toponymes scandinaves Ainsi, se dégage l’impression que l’em-
près des côtes (en orange) suggère une colonisation rurale, ou du moins l’intégration de nom-
breux Vikings au tissu rural. Cette présence scandinave semble avoir été moins forte dans une preinte laissée par les Scandinaves dans la
troisième zone d’influence (en vert), située en arrière de la zone à forte implantation viking. langue franque correspond à des usages
linguistiques adoptés par l’ensemble de
la société et non par des immigrants plus
L’empreinte linguistique viking est anglo-scandinaves que nordiques… Tout
En Angleterre aussi aussi particulièrement présente dans la cela nous amène à nous interroger sur les
Le Danelaw, c’est-à-dire la partie de sphère maritime (voir la figure 8), où tant modalités de cette assimilation, dont le pro-
l’Angleterre anciennement soumise de termes marins (vague, houle, crique, cessus rapide ne se dévoile qu’à travers la
aux lois danoises, est une vaste région havre, flot...), nautiques (équipage, car- réunion de tous les indices disponibles.
au Nord de Londres. Après la fondation lingue, hauban, arrimer, cingler, haler, flotte, Ainsi, la « colonie » scandinave à l’ori-
d’un royaume viking, nombre mât, riper…) de construction navale (étam- gine du duché de Normandie n’a proba-
de communautés danoises s’y sont bot, étrave, tillac, varangue, rouf, hune…) blement pas compté plus de quelques
installées à côté des anciennes sont des francisations de mots norrois. Dans milliers d’hommes, venus surtout du
communautés saxonnes. Leur une moindre mesure, il en va de même Danemark, bien que Rollon semble avoir
influence est toujours forte dans dans la sphère halieutique, où tant de mots été un aristocrate norvégien banni. Bon
les patois régionaux, et, comme en norrois (haveneau, orphie, marsouin, crabe, nombre de ses compagnons ont séjourné
Normandie, elle est particulièrement homard, baleine…) sont passés au nor- en Angleterre, voire sont nés dans le Dane-
évidente dans la toponymie, puisque mand, puis au français ; finalement, l’em- law (l’Angleterre scandinave, surtout
tous les noms en -by (village), thorp preinte linguistique viking est aussi danoise). Ensuite, parce que ces Vikings
(hameau) sont d’origine nordique. Il y présente, quoique beaucoup plus discrète, en expédition voyageaient « léger » à l’ins-
a ainsi de très nombreux noms du type dans les sphères domestique (duvet, flâ- tar de tous les aventuriers, n’apportant en
Kirby, ou Kirkby (village de l’église), ner, etc. ), rurale ou encore sociale. Normandie que leurs armes (provenant
qui sont comparables aux Criquetot Tous ces nouveaux éléments de voca- souvent d’Angleterre), ce qu’ils portaient
normands (crique = église ; bulaire entrent en vigueur dès le XIe siè- sur eux, et… leurs bateaux, mais proba-
tot = habitation), à ceci près que -by cle à l’écrit, sous des formes latinisées blement rien de plus.
traduit plutôt une origine danoise qui témoignent d’un emploi ordinaire et Cette remarque de bon sens explique
et -tot plutôt une origine norvégienne. non d’une expression linguistique concur- la rareté du matériel importé, mais aussi
rente de la langue indigène, réservée à une la cartographie des fossiles linguistiques
élite étrangère. L’une des meilleures illus- vikings. Certains secteurs de la Norman-
trations de ce processus réside sans doute die (voir la figure 6), situés près des côtes
dans les toponymes de la côte dont l’étude et des principaux fleuves, se distinguent
pointilleuse menée dans le Cotentin par par une concentration élevée de mots et de
le dialectologue René Lepelley, de l’Uni- noms scandinaves ou anglo-saxons. S’agit-
versité de Caen, montre le lien étroit avec il là de zones véritablement colonisées? La
l’art du cabotage et de la navigation aux présence du terme mansloth, littérale-
amers dans lequel excellaient les Vikings. ment la « part d’un homme », dans deux
Les noms que ces marins hors pair ont don- actes vers 1030, pourrait peut-être renvoyer
nés aux rochers, aux caps, aux éléments à l’organisation par Rollon d’une réparti-
marquants du paysage qui leur servaient tion des terres ; en outre, la concentration
de repères le long des côtes, se sont ainsi en basse vallée de Seine de nombreux topo-
fixés jusqu’à nous dans un patrimoine com- nymes formés sur la forme tuit signifiant
mun, enrichi de l’empreinte scandinave. le «défrichement» (par exemple Le Thuit),

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conforterait l’idée que les Vikings se sont C’est d’ailleurs cette nuance fonda-  BIBLIOGRAPHIE
intégrés dans le tissu rural de la basse mentale qui a conduit Lucien Musset, spé-
vallée de Seine. Toutefois, on aurait tort cialiste de l’histoire médiévale scandinave E. Riedel, Les Vikings
et les mots : L’apport de l’ancien
d’y voir la preuve d’une authentique colo- et normande, à développer le concept de scandinave à la langue française,
nisation de peuplement homogène. Le fait « colonisation d’encadrement », par oppo- Errance, 2009.
que des toponymes qui se créent alors puis- sition à la lecture catastrophiste du phé-
L. Musset (dir.), Nordica
sent être d’origine anglo-saxonne sug- nomène viking héritée de la dramaturgie et normannica : recueil d’études
gère plutôt l’arrivée d’une armée recrutée chrétienne d’époque franque, puis récu- sur la Scandinavie ancienne
dans le monde anglo-scandinave. Du reste, pérée ensuite par la pensée nationaliste et médiévale, les expéditions
les apports linguistiques vikings aux patois et régionaliste. L’authentique exception des Vikings et la fondation
de la Normandie, Société
normands touchent très peu la sphère historique de cette première Normandie des études nordiques, Paris, 1997.
domestique, ce qui signale la quasi-absence fondée au Xe siècle réside donc d'abord et
des femmes scandinaves… surtout dans sa longévité, liée à sa réus- J. Deuve, La Fondation du duché
de Normandie, Éditions
site militaire et politique. Au contraire, Charles Corlet, 1997.
l’éphémère fondation normande de l’em-
Intégration réussie bouchure de la Loire n’a duré que 18 ans R. Boyer, Les Vikings, Plon, 1992.
Ainsi, si la culture viking n’a pas laissé (entre 919 et 937). Bousculée quelque Traduction anglaise en ligne
d’empreinte plus forte, et notamment dans temps, l’aristocratie franque resta néan- de la Heimskringla :
quelques secteurs spécifiques, c’est bien moins toujours capable de vaincre les Nor- http://omacl.org/Heimskringla/
parce que les nouveaux venus ont très rapi- mands en bataille rangée, de même
dement adopté la langue et les coutumes d’ailleurs que les Bretons dès qu’ils s’unis-
locales ; leurs chefs se sont convertis au sent sous une même bannière.
christianisme afin de s’assimiler aux éli- Si, en 911, à la suite d’une longue période
tes franques et se sont implantés au sein de contacts et d’affrontements, Charles le
ou à la tête de domaines préexistants, quel- Simple a finalement offert aux Vikings de
quefois rebaptisés pour l’occasion. On sait la Seine leur entrée officielle dans le tissu
en outre que les mœurs réputées scandi- de l’aristocratie franque, c’est avant tout
naves, comme le concubinage more danico pour tirer profit de leur savoir-faire pour
(de mœurs danoises) des premiers ducs défendre les marches occidentales de la
de Normandie, n’étaient guère étrangères Neustrie contre les prétentions des Bre-
aux aristocrates francs… tons et des autres pirates nordiques.
De mères probablement gallo-fran-
ques, les enfants des Vikings de la pre-
mière génération sont ainsi devenus très
rapidement des sujets à part entière du roi
carolingien. On s’en aperçoit aujourd’hui :
l’histoire des origines du duché de Nor-
mandie tire ses caractères originaux non
pas d’un processus de colonisation par la
force, mais plutôt de l’assimilation rapide
d’une minorité agissant au sein d’une cul-
ture continentale gallo-franque, qui s’est
enrichie surtout d’un héritage technique
et linguistique spécialisé en rapport avec
l’origine maritime des nouveaux venus.
À compter du début du Xe siècle, l’es-
pace correspondant à l’actuelle Norman-
die fut donc progressivement confié par le
pouvoir carolingien à l’autorité d’une nou-
velle élite anglo-scandinave, très dynami-
que militairement et politiquement parlant,
incarnée par le personnage semi-légendaire
de Rollon. C’est dire si les nouveaux arri-
S.C. Bikel

vants ne venaient ni pour éradiquer ni


même prendre la place des populations
7. LE BERSERKR OU HOMME-FAUVE est un guerrier entré dans un état de fureur sacrée qui le
franques, mais plus modestement pour se rend notamment surpuissant, lui fait oublier tout risque et toute douleur. Ce personnage, mais
faire une place parmi eux – au besoin par aussi ce comportement des guerriers scandinaves et plus généralement germaniques, ont beau-
la force – dans un espace qui leur apparais- coup fait pour la réputation terrifiante des Vikings. Ci-dessus, un homme-ours représenté sur
sait disponible et riche en opportunités. une matrice de moulage d’appliques pour casques du VIIIe siècle découverte à Torslunda, en Suède.

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b e

c d
© akg-images/Erich Lessing

a b c d

8. L’INFLUENCE VIKING SUR LE PARLER DE NORMANDIE a été impor- tion des planches de bordage (a) ; un racloir servait à réaliser des moulu-
tante dans les domaines où ils ont apporté des innovations. Ainsi, tous res décoratives sur les bordages supérieurs (b) ; un petit marteau servait
les outils de charpentiers de marine retrouvés en Scandinavie ont la même à la pose des chevilles ou gournables et des clous du bordé (c) ; une her-
forme que les instruments représentés sur cette scène de la tapisserie minette était utile à la finition des bordés (d) ; une tarière à cuillère ser-
de Bayeux (XIIe siècle). La doloire servait à l’équarrissage et à la prépara- vait à forer les trous pour le chevillage des varangues (e).

À deux reprises, en 924 et 933, le pre- les prémices ont été discernées par Pierre fait souche dans la population locale, sans
mier territoire de Rollon fut ainsi augmenté Bauduin dès le IXe siècle. Ainsi, au milieu doute essentiellement dans ces espaces lit-
vers l’Ouest, à mesure que les ennemis du du Xe siècle, les chefs normands sont deve- toraux qui leur offraient un cadre de vie
roi franc reculaient sous les assauts des Nor- nus des élites «normanno-franques» que proche de celui qu’ils avaient quitté.
mands engagés contre des troupes rivales leur mode de vie ne permet plus de dis- Aussi l’archéologie de la Normandie
en activité jusqu’au milieu du Xe siècle dans tinguer de leurs pairs de souche continen- des Xe-XIIe siècles n’est-elle pas à proprement
le Bessin et le Nord-Cotentin. Ces derniè- tale, même si leurs origines sont parfois parler une archéologie normande, ni même
res, constituées de Vikings restés pirates, rappelées par un double patronyme. La viking, mais bien plutôt celle d’un territoire
fondaient surtout leurs succès militaires part quasi légendaire accordée à l’activité parmi d’autres du Nord-Ouest de l’Europe,
sur la ruse et la rapidité, s’en prenant à militaire de cette nouvelle élite masque lar- d’obédience franque, dont les liens avec l’es-
des proies faciles et esquivant autant que gement chez les chroniqueurs francs la pace maritime, nautique, économique, poli-
possible les affrontements militaires défa- dimension politique, économique et géo- tique et culturel compris entre l’Atlantique
vorables en terrain découvert. graphique de ses entreprises. Même si ces et la Baltique sont multiples et complexes.
Un mode de vie que Rollon et ses des- chroniqueurs nous les dépeignent comme Dans ce renversement de perspective réside
cendants abandonnaient au contraire pour une horde de guerriers surpuissants, les ce qui jusqu’alors apparaissait comme un
adhérer à celui de l’aristocratie franque. De berserkr (voir la figure 7), les Vikings de la paradoxe identitaire fondé sur une inter-
fait, dès la deuxième génération des com- Seine forment dès la fin du IXe siècle une prétation étroite des chroniques médiéva-
tes normands (Guillaume Longue-Épée), véritable armée, suffisamment coordonnée les de l’époque ducale, dont le dessein
la reconfiguration politique de la région est pour se tailler une place sur l’échiquier poli- premier était d’asseoir la légitimité dynas-
parachevée (après 933) et débouche sur une tique carolingien. tique. Des processus de métissage cultu-
assimilation politique, culturelle et sociale. Les faits sont là: de pirates, marchands rel, tel celui qui a produit la Normandie, se
Elle s’accomplit grâce à l’adoption de la lan- et voyageurs, les aventuriers venus du sont maintes fois répétés dans l’histoire euro-
gue, de la religion et du droit francs, cou- Nord, se sont transformés en seigneurs péenne. Le temps est venu de leur donner
plée à un jeu d’alliances matrimoniales dont francs. Les autres, les « sans grade », ont leur importance réelle. 

44] Archéologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Médecine

Nancy Shute

Q uand Jim Laidler et sa femme ont


su que leur fils aîné était autiste, ils
ont cherché de l’aide. Les neuro-
logues leur avaient dit qu’ils igno-
raient les causes de l’autisme et qu’ils ne
pouvaient par conséquent pas faire de pro-
nostic. Mais en recherchant sur Internet,
les parents ont trouvé des dizaines de trai-
tements « biomédicaux » promettant
d’améliorer ou même de guérir leur fils
qui ne pouvait ni parler, ni interagir socia-
lement, ni contrôler ses mouvements.
Ils les ont alors essayés sur leur enfant.
Ils ont testé la vitamine B6, le magnésium,
les suppléments nutritionnels diméthyl-
glycine et triméthylglycine, la vitamine A,
les régimes sans gluten et sans caséine,
l’hormone digestive sécrétine et la ché-
lation, un traitement conçu pour éliminer
le plomb et le mercure présents dans
l’organisme. Ils ont même appliqué ces
prétendues thérapies à leur second fils,
lui aussi autiste.
La chélation ne sembla pas beaucoup
aider. Il fut difficile d’identifier un quel-
conque effet de la sécrétine. Mais les régi-
mes semblaient prometteurs : les parents
emportaient des aliments spéciaux pour

46] Médecine
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leurs enfants partout où ils allaient. Et ils sant d’enfants sont diagnostiqués autis- L’ A U T E U R
administraient aux garçons des dizaines tes selon des critères plus larges. Dans
de compléments alimentaires, augmentant les années 1970, l’autisme, alors nommé
ou diminuant les quantités selon chaque psychose infantile, était un mélange de
changement comportemental de leurs fils. troubles sociaux et de retard intellectuel,
Bien sûr, leurs expériences ont échoué. et l’on considérait que le syndrome était
Un jour, la maman arrêta de donner ses rare. Quand un enfant de huit mois, par
compléments à son aîné et attendit deux exemple, n’établissait pas de contact
mois avant de le dire à son époux. Son visuel, les pédiatres disaient à ses parents
silence prit fin le jour où l’enfant avala une inquiets d’attendre de voir ce qui se pas-
gaufre sans autorisation. Ses parents le serait. Environ 5 enfants sur 10 000 souf- Nancy SHUTE
regardèrent avec angoisse, pensant qu’il fraient alors d’autisme. est journaliste
en neurosciences
régresserait dès l’instant où il s’écarterait Ce chiffre a augmenté à mesure que et en santé de l’enfant.
de son régime. Mais ce ne fut pas le cas. les médecins ont redéfini le syndrome en
Les parents s’en doutaient depuis le trouble du spectre autistique, qui inclut
début, car ils savaient que les traitements des symptômes plus modérés. Quand le
qu’ils utilisaient pour leurs enfants nouveau Manuel diagnostique et statis-
n’avaient pas été testés scientifiquement tique des troubles mentaux (ou DSM-IV)
dans des essais cliniques. Mais l’espoir a été publié en 1994, les médecins ont
avait pris le pas sur le scepticisme (voir l’en- ajouté le syndrome d’Asperger – une
cadré page 48). Des centaines de milliers de forme d’autisme sans retard initial de lan-

Le nombre d’enfants diagnostiqués autistes est en constante


augmentation. Or aucun médicament efficace
n’existe et seules les thérapies comportementales
auraient un effet. Les parents se tournent vers
des traitements douteux, souvent risqués.
parents succombent chaque année au gage ni de développement – et d’autres
même désir de trouver quelque chose conditions qualifiées de troubles enva- L’ E S S E N T I E L
– n’importe quoi – susceptible de soulager hissants du développement non spéci-
les symptômes de leur enfant en détresse : fiés (voir l’encadré page 49). Cette définition
 Trois quarts des enfants
autistes reçoivent des
absence de langage et de communica- est aujourd’hui validée par la Classifi-
traitements douteux, non
tion, interactions sociales inexistantes, com- cation internationale des maladies, que
validés scientifiquement.
portements répétitifs ou limités, tels battre la Haute autorité de santé en France
des mains ou fixer un objet. recommande de suivre.  Même les médecins
Les médecins prirent aussi conscience prescrivent des thérapies aux
Pas de cause, des bénéfices d’un diagnostic et d’un trai-
tement précoces. En 2007, l’Académie
effets secondaires parfois graves
et dont l’innocuité ou l’efficacité
pas de solution américaine de pédiatrie a recommandé le n’ont jamais été testées
Selon certaines études, près de 75 pour dépistage universel de l’autisme pour tous dans le cadre de l’autisme.
cent des enfants autistes reçoivent des les enfants âgés de 18 à 24 mois. La fré-
traitements « alternatifs » qui n’ont pas quence de l’autisme est aujourd’hui de
 Seule les thérapies
comportementales
été développés par la médecine. Mais ces 1 enfant sur 140. On ignore si l’augmen-
amélioreraient les performances
« traitements » n’en sont pas. Leur inno- tation du nombre de diagnostics reflète
sociales et langagières
cuité et leur efficacité n’ont pas été tes- une réelle augmentation du nombre de
des enfants, mais ces bénéfices
tées, ils sont souvent coûteux et certains cas. En effet, les causes de ce syndrome
sont minimes et mal démontrés.
sont même délétères. Toutefois, en rai- restent méconnues et, pour la plupart des
son de l’augmentation récente des diag- patients, aucun facteur génétique n’a été  Toutefois, le financement
nostics d’autisme et de la préoccupation mis en évidence, souligne David Amaral, de la recherche augmente.
des parents, les financements publics et directeur de recherche au Mind Institute On découvre des gènes
privés à la recherche ont augmenté, et de l’Université de Californie et prési- impliqués et on espère
© Shutterstock/Zurijeta

l’on espère obtenir un jour de véritables dent de la Société internationale pour la comprendre les causes
résultats scientifiques. recherche sur l’autisme. de l’autisme, pour trouver
Si la demande de traitements aug- En outre, aucun marqueur n’est dispo- des médicaments.
mente, c’est parce qu’un nombre crois- nible pour dire quels enfants sont à risque

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Médecine [47


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D E S T R A I T E M E N T S A LT E R N A T I F S D O U T E U X les pour avoir accès à ces structures est sou-


vent très longue, notamment parce qu’il en
Immunoglobulines G
Injection d’anticorps autorisés existe peu. Et plusieurs études scientifiques
pour la leucémie et le sida ; peut provoquer Vitamines ont montré que les effets de ces thérapies
des migraines et des méningites. et compléments sont minimes, voire inexistants.
Chélation Aucun bénéfice connu. alimentaires
Médicament injecté pour éliminer Parmi les traitements non validés, on
Les coûts et les risques
le plomb et le mercure; aucun sont modérés, mais aucun trouve aussi des médicaments. Certains
bénéfice connu ; peut provoquer une
déplétion mortelle en calcium
bénéfice n’est montré. médecins prescrivent des thérapies mises
et une défaillance rénale. sur le marché pour d’autres pathologies.
Leuprolide C’est le cas du leuprolide qui bloque la
Sécrétine Les parents Médicament utilisé pour
Hormone injectable ; des enfants autistes le cancer de la prostate ; production de testostérone chez les hom-
peut provoquer essayent de nombreux peut entraîner mes et d’estrogènes chez les femmes ; ce
des réactions immunitaires « traitements », bien que des lésions osseuses,
et des diarrhées. les preuves scientifiques un arrêt de la croissance médicament est utilisé pour traiter le
Inefficacité démontrée. de leur efficacité et de leur et l’impuissance. cancer de la prostate et pour « castrer
innocuité fassent Aucun bénéfice connu. chimiquement » les violeurs. Des méde-
Régimes sans gluten souvent défaut.
et sans caséine cins ont aussi prescrit un médicament anti-
Cellules souches
Les risques sont faibles, L’injection en plusieurs jours diabétique, la pioglitazone, et des injections
mais les bénéfices n’est pas autorisée partout. d’immunoglobulines G, utilisées dans des
sont inexistants. Aucun bénéfice connu. cas de leucémie et de sida pédiatriques.
Caisson hyperbare Thérapie par intégration sensorielle Ces trois médicaments ont de graves effets
Oxygène pressurisé dans un caisson Pression appliquée sur le corps avec secondaires et n’ont jamais fait l’objet de
fermé ; peut détériorer les oreilles, des couvertures ou des machines.
les yeux, les poumons et le système la moindre étude d’innocuité ou d’effica-
Inefficacité démontrée.
nerveux central. Aucun bénéfice connu. cité pour l’autisme.
La chélation, le traitement utilisé lors
d’un empoisonnement au plomb, est un
autre médicament commercialisé détourné
ou pour évaluer l’efficacité des traitements. lules souches». En plus, l’espoir n’est pas en remède contre l’autisme. Cette techni-
Et aucun médicament n’existe. La majorité bon marché. Des traitements alternatifs, tels que piège le plomb, le mercure et d’au-
des recherches (en France et aux États-Unis) des séjours dans des caissons hyperbares tres métaux sous forme de composés
concerne les interventions comportemen- (utilisés pour traiter les accidents de décom- inertes que l’organisme élimine dans les
tales intensives conçues pour enseigner les pression), qui augmentent temporairement urines. Certains pensent que l’exposition
interactions sociales et la communication; la concentration d’oxygène dans le sang, à ces métaux, en particulier le méthylmer-
ces traitements aident d’ailleurs les enfants coûtent une centaine d’euros par heure, et cure utilisé comme conservateur dans les
à divers degrés, notamment s’ils sont pris il est recommandé de faire une séance d’une vaccins, peut provoquer l’autisme, bien
en charge suffisamment tôt, mais leurs effets ou deux heures par jour. qu’aucune étude n’ait montré un tel lien.
sont faibles et mal démontrés. Et le nombre de cas d’autisme diagnosti-
L’absence de thérapies validées de façon qués progresse toujours depuis que le
expérimentale rend la vente de traitements
Un commerce lucratif méthylmercure a été supprimé de la plu-
non testés facile pour les marchands d’es- La thérapie par intégration sensorielle part des vaccins en 2001. Or la chélation
poir. Les parents sont souvent désempa- regroupe toutes sortes de procédures: enve- peut engendrer des défaillances rénales.
rés et prêts à tout pour que leur enfant lopper les enfants dans des couvertures, En 2005, un enfant autiste de cinq ans est
aille mieux. Ils voient des progrès au fil les mettre dans des machines à câlins, ou décédé après avoir subi une chélation
du temps et ne les attribuent pas aux bon- les laisser jouer avec de l’argile parfumée… par voie intraveineuse, à la suite d’une
nes causes. Souvent, les améliorations com- Elle coûte jusqu’à 200 euros par heure. erreur de posologie.
portementales de l’enfant ne résultent pas Les consultations non médicales peuvent En conséquence, l’Institut américain
du traitement, mais du fait que les enfants s’élever à plusieurs centaines d’euros, et pour la santé mentale a annoncé en 2006
grandissent et évoluent. Pourtant, de nom- les vitamines, les compléments alimen- qu’il planifiait un essai clinique de la
breux parents admettent qu’ils s’informent taires et des analyses biologiques, encore chélation dans l’autisme. Mais en 2008,
sur Internet et qu’ils font confiance à des davantage. Le Réseau interactif sur l’au- l’Institut a renoncé, car les scientifiques
rapports anecdotiques, qui présentent par tisme, de l’Institut Kennedy Krieger à n’ont trouvé aucune donnée convaincante
exemple un seul enfant autiste allant mieux Baltimore, a montré que les parents dépen- d’un bénéfice direct, et parce que le trai-
après l’un de ces traitements. sent plusieurs centaines d’euros par mois. tement était trop risqué pour les enfants.
Les charlatans sont légion sur Internet. Le seul traitement de l’autisme dont on En effet, plusieurs études ont montré des
Par exemple, un site annonce aux parents sait qu’il est plus ou moins efficace, la thé- troubles cognitifs chez des rats subissant
qu’ils peuvent « vaincre l’autisme de leur rapie comportementale, est aussi coû- une chélation en l’absence d’empoisonne-
enfant » en achetant un livre valant plu- teux: environ 30000euros par an, voire plus. ment par des métaux.
sieurs centaines d’euros; un autre montre Ces frais sont souvent payés par l’État, si Jusqu’alors, l’essentiel de la recherche
le film d’une «petite fille autiste qui a pro- l’enfant est pris en charge par une structure sur l’autisme a été mené dans le domaine
gressé après avoir reçu une injection de cel- médicale publique. Mais l’attente des famil- des sciences sociales et de l’éducation spé-

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cialisée, où les budgets sont modestes et versité de Rochester, a réalisé une nouvelle  BIBLIOGRAPHIE
les protocoles différents de ceux de la étude auprès de 14 enfants suivant un
recherche médicale. Certains projets n’im- régime; elle n’a trouvé aucun changement R. Anney et al., A genome-wide
scan for common alleles affecting
pliquent par exemple qu’un seul enfant. de l’attention, du sommeil ou des compor- risk for autism, Human Molecular
Toutefois, une étude publique est en cours tements caractéristiques de l’autisme. Genetics, vol. 19, pp. 4072-4082,
aux États-Unis pour déterminer l’effica- Bien que les données scientifiques octobre 2010.
cité des traitements comportementaux; les s’accumulent pour montrer que les régi- R. Toro et al., Key role for gene
résultats seront disponibles cette année. mes n’auraient pas d’effet sur le trouble dosage and synaptic
du spectre autistique, il est difficile de homeostasis in autism spectrum
changer l’opinion des gens. Autre exem- disorders, Trends in Genetics,
Aucune preuve ple : la sécrétine, qui est devenue une
vol. 26, pp. 363-372, août 2010.
scientifique substance prisée en1998. Une étude avait J. Green et al., Parent-mediated
Il y a peu de recherche scientifique concer- alors montré que trois enfants avaient communication-focused
treatment in children with autism
nant des traitements de l’autisme, et progressé dans le contact oculaire, la vigi- (PACT) : a randomised controlled
lorsqu’une étude a lieu, le nombre de lance et l’utilisation du langage après trial, The Lancet, vol. 375,
patients impliqués est souvent faible. administration de l’hormone lors d’un pp. 2152-2160, juin 2010.
En 2007, la Collaboration Cochrane, une examen pour des troubles gastro-intes-
E. Andari et al., Promoting social
organisation internationale indépendante tinaux. Les médias s’étaient fait l’écho behavior with oxytocin
à but non lucratif qui évalue la recherche des heureux parents qui racontaient la in high-functioning autism
médicale, a analysé les bénéfices des régi- transformation de leurs enfants. L’Insti- spectrum disorders, PNAS, vol. 107,
pp. 4389-4394, mars 2010.
mes sans caséine, une protéine du lait, et tut américain pour la santé des enfants
sans gluten, une protéine du blé, bénéfices et le développement humain a financé M. B. Ospina et al., Behavioural
qui reposeraient sur le fait que certains com- des essais cliniques : en mai 2005, cinqétu- and developmental interventions
posants de ces protéines interfèrent avec des montraient l’absence de bénéfice et for autism spectrum disorder :
a clinical systematic review,
des récepteurs cérébraux. L’organisation a l’intérêt pour la sécrétine s’est émoussé PLoS ONE, vol. 3, e3755,
identifié deux essais cliniques, l’un incluant en plusieurs années. novembre 2008.
20 participants et l’autre 15. La première Toutefois, l’augmentation de la de-
étude a mis en évidence une petite dimi- mande pour des traitements a un effet
nution des symptômes autistiques ; la positif : elle stimule la recherche et les
seconde n’a rien montré. financements. En2007, quand s’est tenue
En mai2010, Susan Hyman, professeur la première Conférence internationale
de pédiatrie à l’École de médecine de l’Uni- pour la recherche sur l’autisme (IMFAR),

U N NOM BR E D’ E N FA N T S DI AGNOSTIQU É S AU TIST E S E N AU GM E N TATION


100
es décennies durant, l’autisme a été considéré comme une maladie rare et une
D forme de schizophrénie. Une définition rigoureuse est apparue dans les livres de psy-
chiatrie en 1980. Elle s’est élargie aux troubles du spectre autistique en 1994. En consé-
Cas d’autisme pour 10 000 enfants
80
quence, un nombre croissant d’enfants ont été diagnostiqués ; les écoles ont alors
proposé des programmes d’éducation spécialisée (encore peu nombreux), les parents ont 60
demandé de meilleurs traitements et les médecins ont prescrit un ensemble de plus en
plus confus de thérapies non validées. 40
Source : U.S. centers for disease control and prevention, american psychiatric association

1944 Description de la « psychopathie autistique »


20
par le pédiatre autrichien Hans Asperger.

0
1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

1943 Descrip- 1980 Pour la première 1987 La catégorie devient 1990 Pour la première 1994 Le trouble autisti-
tion de l’autisme fois, l’autisme infantile est «trouble autistique» dans la fois, on considère que l’au- que devient le trouble du spec-
par le pédopsychia- décrit dans le DSM-III (Ma- version révisée du DSM-III ; tisme nécessite une éduca- tre autistique dans le DSM-IV
tre américain Léo nuel diagnostique et statis- 8critères sur 16doivent être tion spécialisée. et inclut des syndromes tel
Kanner. tique des troubles mentaux, remplis pour que le diagnos- celui d’Asperger ; 6 critères
3e édition). tic soit posé. diagnostiques sur 12 doi-
vent être remplis.

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Médecine [49


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L’ A U T I S M E : D U D I A G N O S T I C P R É C O C E À L’ A U T O N O M I E
es troubles du spectre autisti- vie,l’enfant ne babille pas,ne pointe
L que (l’autisme, le syndrome
d’Asperger et les troubles enva-
pas, ne fait pas de gestes sociaux et
communicatifs ou ne répond pas à
hissants du développement non son prénom. Puis il présente un re-
spécifiés) recouvrent des tableaux tard dans l’apparition de mots sim-
cliniques très hétérogènes selon ples ou de phrases de deux mots ;
l’âge, l’intelligence, le langage et et à tous ces âges, on observe une
les maladies associées. Leur pré- régression de sa capacité langagière
valence est passée de 4 pour ou sociale. Quand il est plus âgé,
10 000 il y a 20 ans à 70 pour on relève une diminution des ges-
10 000. Pour quelles raisons ? Les tes exprimant l’intérêt de l’enfant ou

© Shutterstock/StockLite
facteurs environnementaux qui dirigeant l’attention de l’autre sur
ont fait l’objet d’études (les vac- un objet d’intérêt, et un manque de
cins et les allergies) ne sont pas contact visuel intégré à l’acte de com-
en cause dans cette augmenta- munication, ainsi qu’une difficulté
tion. La raison en est plutôt que de compréhension du langage oral.
l’on a inclus dans la définition des Des intérêts ou des aversions spéci- gendre un changement dans le trai- à « traiter» une trisomie 21, du fait
individus d’intelligence élevée et fiques pour des stimulations percep- tement de l’information, depuis l’in- que la modification génétique qui
bien adaptés socialement, ainsi tives ou des éléments spécifiques formation perceptive élémentaire l’entraîne est définitive et irréversi-
que des troubles neuro-dévelop- d’objet sont aussi notés.D’autres for- jusqu’à l’information sociale (visa- ble,l’idée que l’on puisse traiter l’au-
pementaux multiples correspon- mes correspondant au syndrome ges, voix, mouvement), la percep- tisme reste ancrée dans les esprits.
dant aux critères actuels de d’Asperger se révèlent bien plus tard, tion et la mémoire de l’environne- On la retrouve dans l’idée qu’un fac-
l’autisme ; de plus, les sociétés sont par une limitation de la socialisation ment et du langage, avec des ef- teur environnemental est en cause
davantage vigilantes à l’égard spontanée et l’existence d’intérêts fets soit délétères, soit avantageux. et qu’il pourrait être supprimé.
de cette condition et le diagnos- spécifiques. Pour les mécanismes génétiques,on On la retrouve aussi dans des
tic d’autisme est plus avanta- est passé de l’hypothèse de l’inter- méthodes telles que l’intervention
geux par rapport à d’autres
troubles du développement pour
Des troubles action de quelques gènes à la pos-
sibilité d’une multitude de mécanis-
comportementale intensive (ICI).
Celles-ci visent à réamorcer les mé-
obtenir de l’aide. En conséquence, génétiques mes, différents selon les individus, canismes cérébraux supposés at-
l’incidence de la déficience intel- L‘autisme est un trouble neuro-dé- chacun pouvant être monogéni- teints via le renforcement et la frag-
lectuelle dans l’autisme, autrefois veloppemental, lié à une modifica- que (n’ayant qu’un gène muté). mentation des comportements à
attachée à cette condition, a forte- tion du fonctionnement synaptique Est-ce l’absence de traitement apprendre. Ces méthodes, contrai-
ment diminué ces dernières années. et de l’organisation cérébrale, à de valide qui justifie l’émergence rement à la rumeur, ne guérissent
Quels sont les signes de ces trou- multiples niveaux. Cette modifica- constante de panacées frauduleu- pas l’autisme, ont des effets impré-
bles? Dans sa deuxième année de tion est d’origine génétique. Elle en- ses ? Alors qu’on ne penserait pas visibles et n’ont pas fait l’objet de

moins de 150personnes étaient présentes. Les nouveaux programmes vérifient peu nombreuses dans le pays. En outre,
En mai 2010, 1 700 chercheurs, docto- aussi l’efficacité des interventions préco- aux États-Unis, le Réseau pour le traite-
rants et représentants des parents assis- ces par thérapie comportementale, qui ment de l’autisme a créé un registre de plus
taient à la même conférence. Les nouvelles enseignent des compétences sociales aux de 2 300 enfants pour faire des recherches
techniques et la prise de conscience du enfants au moment où leur cerveau est sur les traitements des complications médi-
public ont contribué à faire de l’autisme en phase d’apprentissage du langage et cales fréquentes chez les enfants autistes,
une question de santé publique. de l’interaction sociale. En novembre 2009, notamment les problèmes gastro-intesti-
En conséquence, depuis dix ans, le une étude a montré que les enfants sou- naux et les troubles du sommeil.
financement américain de la recherche sur mis à deux années de thérapie comporte- Mais ces études visant à trouver des
l’autisme a augmenté de 15pour cent par mentale à raison de 31heures par semaine, médicaments risquent de se heurter à plu-
an, l’accent étant mis sur les applications en commençant entre 18 et 30 mois, ont sieurs obstacles. Certaines interventions
cliniques. En2009, les Instituts américains augmenté leur quotient intellectuel et leurs médicales ont été décevantes. Par exemple,
pour la santé ont attribué 132 millions de compétences de langage. les antidépresseurs, qui augmentent la
dollars aux recherches sur l’autisme et Selon le Comité consultatif d’éthique, concentration de sérotonine dans le cerveau,
les fondations privées ajoutent quelques la France serait en retard, par rapport aux diminuent les mouvements répétitifs des
dizaines de millions supplémentaires. Au pays d’Europe du Nord et anglo-saxons, mains dans les troubles obsessionnels com-
total, environ 27 pour cent des finance- en ce qui concerne le diagnostic et l’accès pulsifs ; en août 2010, on a montré qu’ils
ments concernent la recherche de traite- à un accompagnement éducatif adapté. ne soulageaient en rien les mouvements
ments, 29pour cent la recherche des causes, Malgré de nombreux rapports et des lois, répétitifs typiques de l’autisme.
24 pour cent la biologie fondamentale et les actions pour le traitement des trou- Autres candidats: un médicament qui
9 pour cent le diagnostic. bles du spectre autistique sont encore augmente l’ocytocine, une hormone qui

50] Médecine © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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démonstrations scientifiques centrées sur les personnages,le faire cient aujourd’hui d’une crédibilité et dans les formes les plus verba-
convaincantes; elles soulèvent d’im- semblant, la variété, les joies par- scientifique supérieure à la thérapie les, d’anxiété, d’irascibilité et de
portants problèmes éthiques et tagées avec des pairs ; elles sont comportementale intensive, du fait dépression, qui peuvent bénéficier
n’obtiennent, quand c’est le cas, techniques, centrées sur les fonc- de larges essais cliniques. Elles vi- de traitements pharmacologiques.
que de faibles modifications com- tionnements des objets, la réalité sent à redonner aux parents les Et ces derniers ne changent pas les
portementales. De plus, on ignore physique, explorée dimension par moyens de communiquer avec leur symptômes sociocommunicatifs de
leurs effets à long terme et leurs dimension. On est aussi tolérant de- enfant, au lieu de juger ces der- l’autisme. L’approche cognitivo-
éventuels effets négatifs sur l’ap- vant des manifestations de joie sous niers comme déviants par rapport comportementale chez l’adulte qui
prentissage spontané de l’enfant. forme de mouvements répétitifs, ou à une norme communicative ou parle consiste à travailler des atti-
Enfin, les acquis obtenus ne tien- de frustration sous forme de mou- développementale. tudes bénéfiques et adaptatives, et
nent pas compte du fait que les en- vements d’automutilation, le plus Un enfant autiste devrait être à en supprimer d’autres qui lui nui-
fants autistes d’intelligence nor- souvent bénins.On doit accepter que scolarisé dans le système régulier. sent ou nuisent à son entourage.
male, le groupe pour lequel ces mé- le langage oral soit en apparence Plusieurs niveaux d’adaptation sont Enfin, chez l’enfant, mais aussi chez
thodes sont les plus efficaces, exclu de ses interactions au début possibles, depuis la classe spéciale l’adulte, une intervention sélective
progressent souvent d’eux-mêmes, de la vie, et parfois pour toute la vie, dans le système régulier jusqu’à est la gestion de crise survenant en
quel que soit leur environnement. ce qui n’empêche pas l’enfant au- l’aide individuelle. La fonction de milieu familial, scolaire ou profes-
Alors que fait-on avec un en- tiste d’observer et de comprendre l’aide sera d’individualiser les consi- sionnel. Celles-ci seront abordées
fant, puis un adulte autiste ? On beaucoup de choses. Et il comprend gnes et les évaluations académiques par une enquête, une explication
ne le « soigne » pas, on l’élève et souvent le langage écrit. En outre, selon le niveau intellectuel et la com- de leur déclenchement et une adap-
l’éduque, on le scolarise, en rendant son intérêt pour les autres enfants préhension des consignes,et d’amé- tation du milieu aux particularités
son environnement suffisamment et l’intérêt des autres enfants pour nager la façon de les transmettre. de la personne, comme c’est le
prédictible et compréhensible, et en lui n’occupent pas une place pré- Dans les cas les plus extrêmes, un cas pour les handicaps.
le préservant des dangers extérieurs. pondérante dans son éducation. enfant autiste peut n’être accessi- Ainsi, un enfant autiste gran-
Enfant, on met à sa disposition du ble qu’à une seule tâche, directe- dira, se compliquera, étonnera
matériel permettant d’exercer son
intelligence, sa volonté d’explorer
Aider les enfants ment inspirée de ses intérêts parti-
culiers au moment de son entrée
ses parents et son entourage par
une intelligence différente, avec
le monde et d’interagir avec autrui. et les parents dans la classe;il s’agit ensuite d’élar- le désir et la capacité de trouver
À l’âge adulte, on l’aide à trouver Pour aider les parents dans ce par- gir et de diversifier ses intérêts.Tou- une place sociale, et l’envie d’être
un emploi et à être autonome. cours, il existe depuis peu des mé- tefois, la majorité des enfants au- heureux et un sentiment d’épa-
Toutefois, on doit accepter que thodes d’intervention plus légères tistes s’intéressent à l’acquisition nouissement personnel.
sa façon de jouer, les matériaux que l’intervention comportementale des connaissances, et s’adaptent
qui suscitent son intérêt et le rôle intensive;elles s’appliquent souvent bien dans un cadre scolaire. Laurent MOTTRON
des parents sont très différents d’un en milieu familial, ou lors de cour- Alors que traite-t-on avec les psychiatre et chercheur
autre enfant. Les informations qui tes séances où famille et enfant sont médicaments ? L’autisme s’accom- à l’Hôpital Rivière-des-Prairies
l’intéressent ne sont pas enfantines, observés et aidés. Celles-ci bénéfi- pagne parfois, surtout à l’âge adulte de l’Université de Montréal

stimule la lactation et dont on pense tions détectées modifient des gènes impli-  SUR LE WEB
qu’elle favorise les liens mère-enfant. qués dans la communication entre neuro-
En février 2010, une équipe du CNRS a nes. On pense d’ailleurs que des défauts Fondation FondaMental, réseau
montré que 13 adolescents ayant un syn- dans les synapses, les points de contact entre de coopération scientifique
en santé mentale :
drome d’Asperger réussissaient mieux neurones, seraient en cause dans l’autisme. http://www.fondation-
à identifier des photos de visages après Le directeur de l’étude, Daniel Ges- fondamental.org/
avoir inhalé de l’ocytocine. Mais beau- chwind, de l’École de médecine David Gef-
Association autisme France :
coup reste à faire avant que l’on confirme fen, à l’Université de Californie à Los http://autisme.france.free.fr/
que l’ocytocine améliore certains symp- Angeles, constate que les mutations dif-
tômes autistiques. fèrent selon les enfants, mais qu’elles Fédération française sésame
autisme, association de parents :
peuvent perturber les mêmes voies biolo- http://www.sesame-autisme.com/
La recherche sur giques. Il a aussi créé une banque de res-
sources génétiques sur l’autisme, qui Site de Stephen Barrett,
l’autisme progresse contient des échantillons d’ADN provenant psychiatre en Caroline du Nord,
qui examine les traitements
La recherche sur les troubles du spectre de plus de 1 200familles où certaines per- douteux : quackwatch.com.
autistique gagne du terrain dans les pays sonnes sont atteintes d’autisme.
développés. En juin 2010, un consortium Aujourd’hui, seule la thérapie com-
international de chercheurs, qui ont exa- portementale repose sur quelques don-
miné les gènes de 996enfants, a trouvé de nées scientifiques. Des milliers de parents
nouveaux variants génétiques rares chez espèrent que la science offrira un jour
les enfants autistes. Certaines des muta- d’autres traitements. 

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Médecine [51


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coléoptère, scarabée, cétoine, télécommande, téléguidage, robot, insecte-robot, vol, cyborg, contrôle, insecte

Robotique

Scarabées en vol...
téléguidé
Michel Maharbiz et Hirotaka Sato

Des chercheurs conçoivent de minuscules


robots volants, mi-insectes, mi-machines.
Ces hybrides du vivant et de l’électronique
pourraient un jour sauver des vies
en cas de catastrophes ou de guerres.

L a mouche domestique est une mer-


veille de génie aéronautique. L’une
des raisons pour lesquelles cet
insecte échappe avec tant de virtuosité à
la tapette est que ses ailes battent très vite,
L’ E S S E N T I E L
 L’un des principaux
de Delft, aux Pays-Bas, ne pèse que trois
grammes, a des ailes de dix centimètres
d’envergure et peut transporter une minus-
cule caméra vidéo. Le dispositif volant fabri-
qué au Laboratoire de microrobotique de
obstacles à la mise
environ 200 fois par seconde. Pour attein- au point de minirobots Harvard est encore plus petit; il pèse à peine
dre ce rythme stupéfiant, la mouche volants est que les piles 0,06 gramme (tout de même plus de qua-
met en œuvre une biomécanique com- actuelles ne permettent tre fois le poids d’une mouche...), mais une
plexe. Ses ailes ne sont pas attachées direc- pas de les faire voler plus fois lancé, son vol ne peut être contrôlé.
tement aux muscles du thorax. En fait, de de quelques minutes. Le vrai talon d’Achille de ces insectes méca-
façon cyclique, la mouche tend et relâche niques est cependant la source d’énergie:
ces muscles, qui entraînent une modifi-  La télécommande personne n’a encore trouvé comment fabri-
cation de la forme du thorax. Cette défor- d’insectes vivants, à l’aide quer une batterie assez petite et légère pour
mation périodique fait osciller les ailes, d’électrodes implantées les alimenter en énergie pendant plus de
un peu comme un choc fait vibrer un dia- dans leurs circuits quelques minutes.
pason. La mouche parvient ainsi, avec neuronaux et pilotées
très peu d’effort, à convertir une toute
petite quantité d’énergie en mouvements
par ondes radio, permet
de contourner le problème
Efficacité énergétique
complexes et rapides. de la source d’énergie. Au cours des dernières années, nous avons
Des ingénieurs, encouragés par la pu contourner ces limites techniques.
miniaturisation des circuits informatiques  Les insectes téléguidés Au lieu de construire de toutes pièces un
et les techniques de microfabrication, ont intéressent beaucoup insecte robotique, nous utilisons les insec-
fait de leur mieux pour construire de les militaires, mais tes eux-mêmes comme machines volan-
minuscules machines volantes qui imitent ils pourraient aussi rendre tes. Nous pouvons ainsi nous passer des
cette capacité de locomotion. de nombreux services lourdes batteries et des techniques de
Le Delfly Micro, dévoilé en 2008 par des dans le domaine civil. microfabrication et nous concentrer uni-
chercheurs de l’Université de technologie quement sur des systèmes de commande

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Da
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Lii
tts
ch
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LE DISPOSITIF ÉLECTRONIQUE fixé sur


le dos du grand coléoptère Mecynor-
rhina torquata est commandé à dis-
tance par des signaux radio. Via des
électrodes implantées dans la tête et le
thorax de l’insecte, il permet de télégui-
der le vol du scarabée.

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fabriqués par l’homme, qui interviennent Amit Lal, directeur des programmes de la sur les criquets, les papillons de nuit et
si nécessaire dans le vol des insectes. DARPA, a jugé que c’était le bon moment les mouches. Comment pouvions-nous
En d’autres termes, l’insecte vole de pour tirer avantage de ces avancées en déter- nous appuyer sur ces travaux ? Les cri-
lui-même, mais des circuits implantés minant si l’on pouvait aussi transmettre quets et les papillons de nuit sont grands,
dans son système nerveux lui ordonnent des signaux électriques à ces muscles à l’aide mais ils ne peuvent pas porter beaucoup
de tourner à gauche ou à droite, de mon- de microcircuits implantés, qui les feraient de poids. Restaient les mouches.
ter ou descendre, etc., ces commandes bouger comme on le souhaiterait.
étant transmises par des manipulateurs
humains à distance. En fait, nous avons
Les cyberinsectes ont potentiellement
de nombreuses applications militaires ;
Mouches, scarabées,
construit des cyberinsectes volants, mi- l’une des plus importantes serait la pos- libellules: que choisir?
insectes, mi-machines. sibilité de se renseigner sur les occupants Les mouches présentent de nombreux
L’idée nous en est venue il y a cinq d’un bâtiment ou d’une cave afin de déci- avantages. Tout d’abord, les biologistes
ans, quand l’un de nous (M. Maharbiz) a der du type d’intervention. Des hybrida- en ont une bonne connaissance. Michael
participé à un atelier sur les cyberinsectes, tions entre circuits électroniques et circuits Dickinson, de l’Institut de technologie de
organisé par la DARPA (Defense Advanced cérébraux auraient aussi beaucoup d’uti- Californie, et d’autres chercheurs ont
Research Projects Agency, l’agence de recher- lité dans le domaine civil, par exemple déterminé de façon très détaillée quels
che militaire américaine). Les participants avec des insectes-robots capables de retrou- muscles se contractent et à quels moments
à l’atelier ont passé en revue certaines tech- ver des survivants dans les décombres lorsque la mouche s’élève ou effectue un
niques permettant aux biologistes de rece- d’un tremblement de terre. virage. En outre, les mouches utilisent
voir et d’enregistrer des signaux électriques Avant 2005, les meilleures études décri- l’énergie avec beaucoup d’efficacité, ce
émis par des muscles d’insectes en vol libre. vant le vol des insectes ont été réalisées qui leur permet de battre des ailes et chan-

PLAN DE VOL TÉLÉCOMMANDÉ


Les auteurs utilisent des impulsions électriques bien réglées diriger le vol de ces derniers. Ces impulsions électriques sont
temporellement pour stimuler des régions relativement éten- fournies par un dispositif électronique fixé sur l’insecte, dis-
dues de la circuiterie neuromusculaire des insectes et, ainsi, positif qui est télécommandé à l’aide d’ondes radio.

TÉLÉCOMMANDE DE VOL SANS FIL


Six électrodes de stimulation Les chercheurs ont développé un système permettant
sont implantées dans le scarabée de transmettre des commandes à des coléoptères volant
à proximité des lobes optiques gauche librement, de façon similaire à des aéromodélistes qui
et droit, dans le cerveau, sur le thorax
(électrode de référence), ainsi que télécommandent des avions ou hélicoptères miniaturisés.
dans les muscles basilaires de vol,
gauche et droit. Le montage de circuits imprimés (la batterie,
de couleur argentée, est sur le dessus)
achemine des impulsions électriques
aux sites appropriés afin de démarrer le vol
du coléoptère ou le stopper, de faire tourner
l’insecte à droite ou à gauche, ou d’augmenter
1,6 cm ou diminuer la puissance du vol.

L’antenne : un récepteur capte


les commandes de vol
et les transmet au dispositif
électronique fixé
sur le dos de l’insecte. Mecynorrhina torquata
Bryan Christie, David Liittschwager

Taille réelle

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ger de direction à une vitesse étonnante. coléoptères sont des insectes assez grands Il a d’abord fallu décider d’un ensem-
Toutefois, du point de vue technique, il – entre un millimètre et plus de dix centi- ble minimal de comportements à contrô-
est difficile de travailler avec ces insectes. mètres – et qu’ils ont une carapace lisse, ler. Nous ne voulions pas attacher les
Les mouches sont si petites que pour sur laquelle il est facile de coller des élé- insectes à un fil pour régir leur comporte-
leur implanter des câblages et des circuits, ments. De plus, on connaît plus de 350000 ment, comme d’autres l’ont fait ; les atta-
il faut pratiquer de la nanochirurgie. espèces de coléoptères. En théorie, l’accès ches auraient été longues et se seraient
Quant aux libellules, elles volent bien à de tels insectes devait être aisé. Mais il y enchevêtrées. Nous avons opté pour une
et sont de taille suffisante, mais elles sont avait trop peu d’éleveurs de coléoptères aux télécommande radio, comme celle des aéro-
très fragiles. Les blattes étaient d’autres États-Unis pour couvrir nos besoins. Fina- modélistes qui commandent à distance de
insectes envisageables... lement, il a fallu des années avant que le petits avions ou hélicoptères. Nous vou-
La consultation d’un manuel de bio- laboratoire arrive à se fournir régulièrement lions faire démarrer et stopper à la demande
logie des coléoptères, écrit par Roy Albert en coléoptères, qu’il importe désormais les battements des ailes, augmenter ou
Crowson en 1981, nous a révélé que le d’éleveurs européens et asiatiques. diminuer l’ascension de l’insecte en vol
vol des scarabées est très semblable à celui Notre objectif était de réussir à inciter et le faire virer vers la gauche ou la droite.
des mouches. Les muscles du thorax d’un à distance un insecte à voler, contrôler ses Nous ne voulions pas contrôler tous les
coléoptère déforment sa carapace de telle changements de direction et sa vitesse en aspects du vol de l’insecte, les coléoptè-
façon que les ailes oscillent comme un dia- cas de besoin, puis l’arrêter une fois atteint res ayant déjà une bonne capacité à stabi-
pason. Les types de muscles et leurs posi- le lieu visé. En tant qu’ingénieurs, nous liser leur vol en se calant sur l’horizon et
tions sur l’insecte paraissaient également voulions que ces fonctions soient repro- à régler leur vitesse et leurs trajectoires en
similaires à ceux des mouches. Le point ductibles et fiables, avec peu ou pas de fonction du vent et des obstacles.
peut-être le plus important est que les dommages causés à l’insecte.
Stimuler les circuits
neuromusculaires
En même temps, nous voulions nous assu-
LA MÉCANIQUE DU VOL DU COLÉOPTÈRE rer que nous pourrions envoyer des
Les coléoptères battent leurs ailes de haut en bas
Contraction du muscle en utilisant des muscles de vol indirects. Au lieu signaux directement dans les circuits neu-
longitudinal dorsal de tirer leurs ailes vers le haut et le bas à l’aide romusculaires de l’insecte, de sorte que
de muscles directement insérés à la base même s’il tentait de faire autre chose, nous
des ailes, deux ensembles de muscles pourrions envoyer une contre-commande.
se contractent (en orange) Tout insecte qui ignorerait nos comman-
et s’étirent (en bleu) des ferait un mauvais robot.
en alternance pour déformer La plupart des coléoptères sur lesquels
le thorax. Ce mécanisme
permet aux ailes nous avions choisi de travailler peuvent
de battre très transporter entre 20 et 30pour cent de leur
rapidement. poids. C’est donc la taille de l’insecte qui
Contraction du muscle détermine la taille maximale de notre équi-
dorso-ventral
pement de commande. Comme nous
savions quels sont les muscles de l’insecte
qui font osciller ses ailes, il paraissait rai-
sonnable de supposer que l’envoi de
décharges électriques de différentes fré-
quences aux muscles d’un côté ou de l’au-
tre du corps nous permettrait de modifier
la trajectoire de l’insecte, en modulant son
battement d’ailes.
Nous savions aussi que ces insectes
utilisent largement des repères visuels
durant le vol. Tout comme chez les
Microbatterie LES PREMIÈRES EXPÉRIENCES humains, la lumière pénétrant dans les
Les travaux préliminaires réalisés avec yeux des insectes stimule des neurones
Microcontrôleur
la cétoine verte du pêcher (Cotinis texana)
Électrode ont établi que l’on pouvait commander sensibles à la lumière. Les signaux engen-
les oscillations des ailes. Pour ce premier drés par ces neurones passent par les lobes
modèle, des commandes de vol ont été optiques (structures nerveuses directe-
Cotinis texana préalablement chargées dans le microcontrôleur, ment liées aux yeux) et arrivent au cer-
(taille réelle) mais une télécommande sans fil nécessitait veau et aux ganglions, qui les traitent et
l’ajout d’une radio à la charge transportée, ce qui fournissent à l’insecte des informations
représentait un poids trop important pour
visuelles pendant son déplacement. Nous
ces scarabées de deux centimètres de long.
savions aussi que la quantité de lumière

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 SUR LE WEB avait beaucoup d’importance. Par exem- farine géant. Ces insectes se trouvent en
ple, si l’on éteignait brusquement la lumière animalerie, leurs larves étant utilisées
Vidéos disponibles en ligne dans une pièce, nos coléoptères s’arrêtaient comme nourriture pour les geckos et autres
aux adresses :
de voler sur-le-champ; cela signifie que les petits reptiles de compagnie.
www.eecs.berkeley.edu/ insectes ont besoin de recevoir des données Malheureusement, nous n’avons jamais
~maharbiz/cyborg.html visuelles pour continuer à battre des ailes. pu les faire voler. Nous les avons lancés
www.frontiersin.org/
Nous en avons déduit que la stimula- en l’air des centaines de fois, ils refusaient
interactive_neuroscience/ tion des lobes optiques ou des régions situées d’ouvrir leurs ailes. Apparemment, Zopho-
10.3389/neuro.07/024.2009/ à leur base pourrait déclencher de fortes bas n’aime tout simplement pas beaucoup
abstract réponses locomotrices. Comme l’implanta- voler. C’était un échec, mais en tout cas nous
www.ScientificAmerican.com/ tion d’un dispositif de stimulation directe- avons beaucoup appris sur l’anatomie
dec2010/cyborg_video ment dans l’œil ou le lobe optique lui-même des insectes grâce à Zophobas.
affecterait la capacité de manœuvrer de l’in-
secte, nous nous sommes concentrés sur les
régions situées à la base des lobes. Il n’était
Des tâtonnements
pas nécessaire de stimuler des neurones uni- Finalement, nous sommes passés à la
ques. En appliquant juste une impulsion cétoine verte du pêcher (Cotinis texana), un
électrique appropriée à proximité de la base scarabée répandu dans le Sud-Est des États-
des lobes optiques, les propres circuits neu- Unis qui mesure 2 centimètres et pèse entre
ronaux du coléoptère se chargeaient du reste 1 et 1,5 gramme. Cotinis texana est un insecte
et l’insecte s’envolait. volant bien connu, sans parler du fait que
Il y a eu de nombreux faux départs c’est un nuisible pour les producteurs de
avant notre premier vol réussi. Initialement, fruits. Pendant plusieurs années, nous en
nous avons travaillé pendant six mois avec avons collecté des milliers chez les produc-
des Zophobas morio (longs de 1,5 centimè- teurs, qui avaient du mal à croire que nous
tre et pesant un gramme), coléoptères dont leur offrions cinq dollars par scarabée pour
la larve est communément nommée ver de les en débarrasser.

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Forts de ces premières expériences avec L A TRA JECTOIRE D’UN CYBERSC ARABÉE
Zophobas et Cotinis, nous avons trouvé com-
ment saisir les scarabées sans les blesser Les chercheurs du laboratoire de M. Maharbiz mettent à l’épreuve leurs coléop-
et où coller, avec de la cire d’abeille, les
tères-robots dans une pièce spécialement équipée (ci-dessous, avec H. Sato
debout). La trajectoire de vol figurée à droite a démarré (ligne blanche en bas à
microfils sur leur dos, près des muscles droite) en stimulant les lobes optiques du scarabée, ce qui déclence un com-
des ailes et à la base de la tête. Nous avons portement de vol. Les impulsions électriques appliquées au muscle basilaire
conçu et construit sur mesure de minus- droit (ou gauche) font tourner l’insecte à gauche (ou à droite). Le vol s’est inter-
cules circuits pouvant recevoir des instruc- rompu (en haut à gauche) lorsque les lobes optiques ont reçu une impulsion plus
tions radio et appliquer les types de longue que la première.
signaux électriques que nous expérimen-
tions (voir l’encadré pages 54 et 55). Commande
Actuellement, le système de base com- de virage à droite
prend les composants suivants : un micro-

Svetoslav Kolev et Nimbus Goehausen, University of California, Berkeley


contrôleur avec une radio intégrée (pour Commandes
la réception des instructions), une batte- de virage à gauche
rie (qui applique des impulsions électri-
ques) et plusieurs fils en argent très fins
(de 125 micromètres de diamètre), implan-
tés dans le cerveau et dans les muscles
intervenant dans le vol. Déclenchement
du comportement
Les cétoines Cotinis texana ne pouvant de vol
transporter que 200 à 450 milligrammes
au plus, le système initial n’était pas équipé
de radio. Pour tester le contrôle, nous
chargions au préalable des commandes de
vol dans le microcontrôleur, puis observions
le coléoptère effectuant soit un vol libre, soit
attaché à un fil ou suspendu dans un car- plus longue appliquée dans la même région Rien n’indiquait que nous causions des
dan (en attachant le scarabée à un cardan, stoppait totalement le battement d’ailes. En dommages aux insectes, même en cas de
on peut l’observer voler en restant sur place). d’autres termes, nous pouvions mettre l’in- chute. Les scarabées équipés d’implants
Il nous a fallu deux mois pour obte- secte en marche et l’arrêter en appliquant vivaient aussi longtemps que les scarabées
nir notre premier succès avec Cotinis. Au une impulsion pour démarrer le mouve- qui en sont dépourvus (quelques mois). Ils
bout de plusieurs expériences, nous avons ment de ses ailes et une autre impulsion, volaient, se nourrissaient et se reprodui-
trouvé une zone de neurones relativement plus longue, pour l’interrompre. saient comme les scarabées normaux.
étendue qui, après stimulation électrique, Nous avons aussi constaté qu’en appli-
permettait de produire des modulations
de vol reproductibles et prévisibles.
Comme avec un bouton quant des signaux marche/arrêt de façon
répétée et très rapprochée pendant que
Si notre schéma de stimulation avait marche/arrêt... l’insecte volait, nous pouvions moduler
dépendu de l’excitation d’un seul neurone, Il nous semble que cette impulsion plus les oscillations des ailes. En d’autres ter-
par exemple, il aurait probablement été longue surcharge les neurones à la base mes, une fois l’insecte en vol, l’envoi de
difficile de reproduire le résultat chez un du lobe optique et les empêche ainsi de commandes rapides marche/arrêt les unes
grand nombre d’insectes. En vol, le moin- propager des influx nerveux. Cela per- après les autres n’arrêtait pas les oscilla-
dre déplacement du point d’attache de turbe le signal de déclenchement qui main- tions des ailes, mais les ralentissait un peu.
l’implant aurait rendu les insectes incon- tient l’oscillation des ailes. Cela modifiait la poussée des insectes et
trôlables. En outre, de par les variations Nos impulsions électriques étaient effi- nous permettait de contrôler de façon
anatomiques entre individus, la recherche caces même si on les répétait, quelle que fiable la puissance déployée par les sca-
des neurones cibles isolés aurait été très soit l’activité de l’insecte au moment où on rabées pour voler, un peu comme les pilo-
fastidieuse et la production en grand nom- les appliquait. Si le scarabée était en train tes d’avions utilisent la commande des gaz
bre de cyberinsectes quasi impossible. de marcher sur une table, ses ailes se met- pour contrôler leur appareil.
Quoi qu’il en soit, nous avons déter- taient à battre et il s’envolait quand on lui Pour faire prendre un virage aux sca-
miné que la stimulation d’une région du envoyait des impulsions électriques de dix rabées, nous avons implanté des microfils
cerveau de l’insecte, située juste entre les millisecondes. Quand nous le posions sur les muscles gauche et droit de la base
lobes optiques gauche et droit, par des sur le dos, pattes en l’air sur la table, et des ailes (muscles basilaires). En appliquant
impulsions électriques rapides (d’une durée qu’une impulsion était appliquée, il bat- des impulsions de dix millisecondes au
de 10 millisecondes environ, soit une fré- tait des ailes en position renversée. S’il était muscle de droite, l’insecte développait
quence de 100 hertz), fait battre des ailes déjà en train de voler et que nous lui appli- davantage de puissance du côté droit, ce
l’insecte et lui fait adopter une posture cor- quions une impulsion supplémentaire, ses qui le faisait virer à gauche.
recte de vol dans 97 pour cent des cas. ailes s’arrêtaient et il tombait, puis il conti- Plus tard, nous avons commencé à
Tout aussi intéressant, une impulsion nuait en rampant. utiliser de grandes cétoines africaines,

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Robotique [57


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LES AUTEURS de l’espèce Mecynorrhina torquata: pesant enregistrements à haute fréquence de sca-
huit grammes, elles conviennent bien pour rabées en vol. Il s’agit de cartographier la
porter à la fois la radio et les charges que configuration tridimensionnelle et la fonc-
nous avons développées. tion de certains autres muscles qui gouver-
Aussi spectaculaires que puissent être nent l’orientation des ailes. À partir de ces
certains de ces résultats, les efforts sont à données, nous visons maintenant différents
Michel MAHARBIZ poursuivre. Certes, nous avons montré muscles susceptibles de nous permettre de
est professeur de génie que nous pouvons faire tourner un sca- contrôler les mouvements de roulis et de
électrique et d’informatique
à l’Université de Californie rabée à gauche et à droite et lui faire par- tangage de façon plus indépendante.
à Berkeley (États-Unis). courir des trajectoires à peu près circulaires.
Hirotaka SATO travaille
dans son laboratoire.
Mais l’objectif à terme est de guider le
vol d’un scarabée suivant des schémas
Devons-nous fabriquer
complexes en trois dimensions, de façon des scarabées-robots?
que l’insecte puisse contourner des obsta- La question de savoir si des insectes télé-
cles, par exemple descendre le long des commandés seront utiles comme robots ou
cheminées et remonter des tuyaux. non est ouverte, mais nous pressentons
Pour ce faire, nous avons ajouté à la que tel sera le cas. Des radios et des micro-
charge transportée de minuscules micro- contrôleurs plus petits et de faible puis-
phones, qui enregistrent les battements sance continueront à apparaître sur le
d’ailes de l’insecte en vol. Quand le son marché et nous permettront de contrôler
atteint un niveau donné, indiquant géné- mieux et plus finement nos cyber-scara-
ralement quand l’aile est en position haute bées. Tant qu’il sera difficile de dévelop-
per de petites sources d’alimentation
LA DÉMARCHE VISANT À ATTEINDRE artificielles ou de construire des ailes méca-
niques très économes en énergie, nos sca-
une fusion parfaite entre éléments biologiques rabées et leurs muscles super-efficaces
et éléments fabriqués par l’homme auront un net avantage sur des objets
n’en est qu’à ses débuts. volants entièrement fabriqués par l’homme.
Parmi toutes les applications que pour-
ou basse du battement, nous pouvons raient avoir nos travaux, nous pensons que
appliquer des impulsions de stimulation la plus essentielle est la suivante: à mesure
précises aux muscles directeurs du sca- que la technologie informatique se minia-
rabée, pour les contrôler plus finement. turise et que la connaissance des systèmes
À ce stade, le matériel fonctionne très biologiques progresse, nous serons de plus
bien, mais nous avons besoin d’aide pour en plus tentés d’introduire des interfaces
les programmes informatiques qui contrô- et des boucles de contrôle dans des systè-
lent nos coléoptères. Nous avons fait appel mes biologiques existants. La mise au point
 BIBLIOGRAPHIE à certains de nos collègues ayant plus d’ex- des détails en commençant par des insec-
périence sur les logiciels d’objets volants tes nous évitera de commettre des erreurs
H. Sato et al., Remote radio entièrement fabriqués. En s’appuyant sur en procédant sur des organismes supérieurs
control of insect flight, Frontiers ses travaux relatifs à des hélicoptères auto- tels que le rat ou la souris, voire l’homme.
in Integrative Neuroscience, vol. 3,
article 24, 5 octobre 2009. nomes, Pieter Abbeel, de l’Université de Cela nous permet aussi de repousser à plus
Californie à Berkeley, avec ses étudiants tard de nombreux problèmes éthiques plus
N. Ando et al., A dual-channel Svetoslav Kolev et Nimbus Goehausen, profonds, qui concernent notamment le
FM transmitter for acquisition
of flight muscle activities from développe un système de contrôle pour libre arbitre, problèmes qui deviendraient
the freely flying hawkmoth, insectes, qui décompose les commandes plus pressants si ces travaux étaient réali-
Agrius convolvuli, Journal complexes (telles que « changer le cap de sés chez des vertébrés.
of Neuroscience Methods, 20degrés ») en leurs éléments constitutifs Le développement de cyberinsectes ne
vol. 115(2), pp. 181-187, 2002.
(comme «appliquer des impulsions de dix remplacera pas la démarche fondamentale
M. H. Dickinson et al., Wing millisecondes au muscle basilaire droit pen- qui consiste à concevoir et construire des
rotation and the aerodynamic dant tant de secondes »). Un utilisateur robots entièrement artificiels. Toutefois, ce
basis of insect flight, Science,
vol. 284, pp. 1954-1960, 1999. n’aura alors plus qu’à entrer certaines cor- type de travaux relève d’une démarche
rections de route et le microcontrôleur pren- plus générale consistant à relier des tis-
H. Fischer et al., A radiotelemetric dra en charge les stimulus nécessaires pour sus vivants à des dispositifs artificiels, que
2-channel unit for transmission
of muscle potentials during free faire voler l’insecte dans cette direction. ce soit dans un contexte biologique, médi-
flight of the desert locust, Pour déterminer quelle doit être cette cal ou robotique. Et cette approche visant
Schistocerca gregaria, Journal série de stimulus, nous faisons appel à l’ima- à atteindre une fusion parfaite entre élé-
of Neuroscience Methods, gerie par résonance magnétique, à des exa- ments biologiques et éléments synthéti-
vol. 64(1), pp. 39-45, 1996.
mens anatomiques approfondis et à des ques n’en est qu’à ses débuts. I

58] Robotique © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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Planétologie

Mercure :
une planète dans la fournaise
Scott Murchie, Ronald Vervack Jr. et Brian Anderson
Après trois survols, la sonde MESSENGER s’est mise en orbite autour
de Mercure pour observer en détail cette planète méconnue.

A vec un diamètre 2,5 fois plus petit


que celui de la Terre et un vingtième
de sa masse, Mercure est la plus
petite planète du Système solaire. C’est
aussi la plus proche du Soleil : son orbite,
ticulier, restait masquée par l’obscurité. Il
aura fallu attendre 34 ans et des progrès
notables en matière d’ingénierie spatiale
pour apercevoir le bassin éclairé dans son
intégralité. Le 14 janvier 2008, après un
la plus excentrique de toutes, s’en appro- voyage de trois ans et demi, la sonde amé-
che jusqu’à 46 millions de kilomètres et ricaine MESSENGER a survolé Mercure, et
s’en éloigne de 70 millions. C’est le seul
L’ E S S E N T I E L
la première image transmise était pratique-
objet du Système solaire où trois jours ment centrée sur le bassin Caloris. La sur-  Seulement une fois
durent deux années. La température à sa face ressemblait à une image de la Lune et demie plus grande que
surface varie de 600 °C entre le jour et la en négatif : les cratères rappelaient ceux la Lune, Mercure présente
nuit. Cette étonnante planète rocheuse, for- de notre satellite, mais au lieu d’être rem- néanmoins certaines
mée de la même façon et à la même épo- pli de lave sombre, Caloris est occupé par caractéristiques de
que que les autres planètes du Système des plaines claires. Cette différence est la Terre, comme un champ
solaire interne – Vénus, la Terre et Mars –, encore mal comprise. magnétique global
renferme sans doute une part du secret Ce 18 mars, la sonde MESSENGER devrait et des signes d’activité
de leur naissance. avoir réalisé ce que Mariner 10 n’a pas pu géologique datant
Pour autant, Mercure est la moins explo- faire : se mettre en orbite autour de Mer- d’un milliard d’années.
rée des planètes intérieures. Vue de la Terre, cure pour étudier la planète en détail pen-
elle est toujours très proche du Soleil, et dis- dant environ un an. MESSENGER (pour  En 2008 et 2009,
simulée aux télescopes par l’éclat de notre MErcury Surface, Space ENvironment, GEo- la sonde MESSENGER a
astre. Profondément enfoncée dans le poten- chemistry and Ranging, ou Surface, environ- effectué les premiers
tiel gravitationnel du Soleil, elle représente nement spatial, géochimie et localisation survols de Mercure
aussi un défi pour les missions spatiales. spatiale de Mercure) est conçue pour répon- depuis les années 1970.
Ce n’est que le 29 mars 1974 que la sonde dre à six questions principales: quelle est Elle a livré les premières
spatiale Mariner 10, en survolant pour la la composition de la surface de Mercure ? images complètes d’un
première fois Mercure, a livré le premier Quelle est l’histoire géologique de la pla- hémisphère qui n’avait
aperçu correct de ce minuscule enfer. Elle nète ? Comment une planète aussi petite jamais été vu en entier, et
y a découvert l’un des plus grands bas- peut-elle être dotée d’un champ magnéti- a détecté la riche activité
sins d’impact du Système solaire, le bas- que global ? Son noyau métallique est-il de la magnétosphère.
sin Caloris, ainsi que l’existence d’un champ encore fondu ? Les zones où la signature
magnétique et la présence d’une atmos- radar est très brillante et qui ont été détec-
 Le 18 mars, elle s’est
placée en orbite autour
phère très ténue (ou exosphère). Mais ce tées aux pôles de Mercure abritent-elles
de Mercure. Une année
survol et les deux autres qui ont suivi à un de la glace ? Quels processus dominent l’at-
d’observation détaillée
jour mercurien d’intervalle n’ont permis mosphère ténue de la planète ? La mis-
commence.
Don Foley

d’obtenir des images que d’un seul hémis- sion MESSENGER devrait enfin terminer ce
phère. La moitié du bassin Caloris, en par- que Mariner 10 n’avait fait qu’à moitié.

60] Planétologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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UNE DESCENTE AUX ENFERS

U ne des raisons pour lesquelles il a fallu trois décennies pour orga-


niser la suite de la mission Mariner 10 est qu’atteindre Mercure et
y survivre représentent de sérieux défis technologiques. Une sonde
placée sur une trajectoire directe vers Mercure tombe dans le champ
gravitationnel du Soleil et atteint une vitesse qui dépasse de 13 kilomè-
tres par seconde la vitesse orbitale de Mercure. Un moteur classique
est incapable de ralentir la sonde suffisamment pour qu’elle soit captu-
rée en orbite par le champ gravitationnel de la planète. En termes d’éner-
gie, la planète Mercure est plus difficile à atteindre que Jupiter, même
si cette dernière est bien plus éloignée.
Pour parvenir à se mettre en orbite, la sonde MESSENGER a suivi une
trajectoire complexe, en survolant d’abord la Terre, puis deux fois
3 Vénus, et enfin trois fois Mercure avant de se mettre en orbite. À cha-
2 que survol, une partie de la quantité de mouvement de la sonde était
transférée à la planète. Cet effet de « fronde gravitationnelle » est
d’habitude utilisé en sens inverse pour accélérer les sondes vers les pla-
nètes extérieures. Dans ce cas, il a permis à la sonde de ralentir de 11 kilo-
mètres par seconde en six ans et demi. Cette trajectoire restait néanmoins
gourmande en énergie. La sonde est pour l’essentiel un « réservoir
volant » : au lancement, sa masse totale s’élevait à 1 100 kilogram-
mes, dont 600 de combustible . Atteindre Mercure n’était que la moi-
4 tié de la difficulté. Au niveau de l’orbite de Mercure, le Soleil est jusqu’à
11 fois plus brillant que sur Terre, et la surface de la planète atteint des
températures assez élevées pour faire fondre le zinc. Pour s’en prému-
nir, le vaisseau est abrité derrière un bouclier thermique  en fibres de
céramique tissées. Les panneaux solaires  dépassent évidemment de
ce bouclier mais, bien qu’ils soient conçus pour fonctionner à des tem-
1 pératures élevées, ils sont fortement inclinés pour n’absorber qu’une
petite fraction de la lumière solaire et éviter la surchauffe.
Les instruments doivent également être exposés pour observer la
surface. Pour supporter la température, la caméra  est installée sur
un bloc de 400 grammes de paraffine. Quand la sonde est basse sur son
orbite, la paraffine fond, absorbant de la chaleur ; quand la sonde est en
altitude ou du côté nuit, la paraffine regèle jusqu’au prochain survol.
Autre défi, Mercure tourne très lentement sur elle-même. Un jour
sur Mercure dure 176 jours terrestres. Ainsi, de nombreux sites ne seront
visibles sous un angle d’observation idéal que pendant quelques cour-
tes périodes durant cette mission d’une année terrestre.

Jen Christiansen, source : NASA/Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory/Carnegie Institution of Washington
Position de Mercure
à l’insertion en orbite
Trajectoire
de MESSENGER
Position de Mercure
lors des survols

Orbite
de Vénus
Orbite
terrestre
Soleil
Orbite de Mercure

Position de Vénus
lors des survols Position de la Terre
lors du lancement

Terre (départ) Survols de la Terre et Survols de Mercure Mise en orbite


3 août 2004 de Vénus (2005-2007) (2008-2009) 18 mars 2011

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Planétologie [61


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UNE GÉOLOGIE PLUS ACTIVE QU’IL N’Y PARAÎT

A vant Mariner 10, certains


scientifiques s’attendaient
à ce que Mercure soit aussi
survols. Elle a montré que les
plaines lisses, notamment cel-
les du bassin Caloris , sont de
constitués de plaines lisses,
dont beaucoup sont probable-
ment volcaniques (en jaune
deurs, ou bien il pourrait s’agir
des plus vieux matériaux vol-
caniques qui affleurent au-des-
inerte que notre Lune d’un point couleurs et donc de composi- et marron). Les zones grises sus des laves plus jeunes et

NASA/Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory/Arizona State University/Carnegie Institution of Washington; John Harmon Arecibo Observatory
de vue géologique. Une planète tion différentes de celles des sont plus cratérisées et pour- plus claires.
cesse d’être active lorsque sa bords des cratères et des éjec- raient être des plaines plus Les images que la sonde
source de chaleur interne se tas (voir l’image ci-dessus ; les anciennes . Alors que les plai- MESSENGER obtiendra quand elle
tarit. Le délai dépend de la taille: couleurs ont été exagérées).En nes de la Lune sont concen- sera en orbite auront une réso-
plus l’objet est petit, plus sa outre, la densité de cratères trées sur la face visible et que lution au moins trois fois supé-
surface est importante par rap- secondaires dans ces plaines celles de Mars sont concen- rieure à celle des images de
port à son volume, et donc plus est moins élevée qu’à l’exté- trées dans l’hémisphère Nord survol, et les instruments
il refroidit vite. Mercure n’étant rieur, ce qui indique qu’elles sont et sur un grand plateau volca- embarqués se mettront à l’ou-
que 1,5 fois plus grande que plus jeunes que les bassins. nique, celles de Mercure sont vrage. Les spectromètres à
la Lune, son destin géologi- Des évents volcaniques présentes sur l’ensemble de rayons gamma et à neutrons,
que aurait dû être semblable. ont été repérés dans les mar- la planète. La plus jeune plaine, par exemple, vont scruter en
Mariner 10 a remis cette ges internes du bassin Caloris, dans le cratère Rachmaninov, détail les régions polaires qui
idée en question lorsqu’elle a entourés de régions brillantes pourrait n’avoir qu’un milliard réfléchissent fortement les
révélé des images de vastes qui rappellent des traces d’années, ce qui est récent signaux radar, découvertes en
plaines lisses qui semblaient d’éruptions explosives. comparé à celles de la Lune ou 1991 par des observations
d’origine volcanique (le vol- Toutes ces images suggè- de Mars, qui datent pour l’es- depuis la Terre : elles abritent
canisme est un marqueur de rent que les quelques kilomè- sentiel de la période du « grand peut-être de la glace d’eau .
l’activité interne de la planète). tres supérieurs de la croûte de bombardement », il y a 3,8 mil- La glace est sans doute l’une
Cependant, à la différence de Mercure sont constitués de liards d’années. des dernières choses que l’on
la Lune, les plaines de Mercure dépôts volcaniques formant Les scientifiques restent s’attendrait à trouver sur une
ne sont pas plus sombres que des couches distinctes. perplexes quant aux régions à planète surchauffée, mais les
les terrains environnants, et MESSENGER a permis de tra- dominante bleue qui couvrent régions dans l’ombre éternelle
les images n’étaient pas d’as- cer la première carte géologi- 15 pour cent de la surface, tel près des pôles pourraient être
sez bonne qualité pour écar- que de Mercure, où sont le bassin Tolstoï. Ces terrains suffisamment froides pour
ter la possibilité que ces identifiés les terrains présen- pourraient contenir des oxy- conserver les moindres volu-
plaines résultent d’impacts. tant des reliefs et des couleurs des de fer et de titane, que tes de vapeur d’eau libérées
La sonde MESSENGER a réglé similaires (à droite). Environ les impacts auraient fait par les impacts de comètes ou
la question dès ses premiers 40 pour cent de la surface sont remonter des grandes profon- de météorites.

62] Planétologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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50 km
4

LES AUTEURS
Scott MURCHIE, Ronald
1 VERVACK et Brian ANDERSON
sont géophysiciens
au Laboratoire de physique
appliquée de l’Université
Johns Hopkins, aux États-Unis.

 BIBLIOGRAPHIE
R. Vervack et al., Mercury’s
complex exosphere : results from
MESSENGER’s third flyby, Science,
vol. 329, pp. 672-675, 2010.
B. Anderson et al., The magnetic
field of Mercury, Space Science
Reviews, vol. 152, n° 1-4,
pp. 307-339, 2010.
B. Denevi et al., The evolution
of Mercury’s Crust : a global
perspective from MESSENGER,
Science, vol. 324,
3 pp. 613-618, 2009.
Le site officiel de la mission
MESSENGER :
http://messenger.jhuapl.edu/
2
La mission européenne
vers Mercure Beppi Colombo
sur le site du CNES :
http://smsc.cnes.fr/
BEPICOLOMBO/Fr/

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Planétologie [63


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UN CHAMP MAGNÉTIQUE AGITÉ

E n analysant la trajectoire de
la sonde Mariner 10, les scien-
tifiques ont pu mesurer le champ
ments du fer fondu dans le noyau
externe. Bien que l’hypothèse d’un
champ magnétique fossile im-
(par rapport au plan du Système
solaire), et était aligné avec le
champ magnétique de la planète
gravitationnel de Mercure et donc primé dans la croûte lors de son à l’équateur . La magnétos-
sa densité. Sa densité décom- refroidissement ne puisse être to- phère était paisible.
pressée (l’effet de la pression in- talement écartée, le champ ma- À la deuxième visite de la sonde,
terne due à la gravité est corrigé, gnétique de Mercure résulte sans le champ interplanétaire pointait
de façon à pouvoir comparer les doute aussi d’un effet dynamo. De vers le Sud, dans la direction oppo-
propriétés intrinsèques des ma- très petites variations de la pé- sée au champ magnétique de Mer-
tériaux) est étonnamment éle- riode de rotation propre de la pla- cure à l’équateur. Or des lignes de
vée : environ 5,3, contre 4,4 pour nète au cours de son orbite, qui champs magnétiques parallèles,
la Terre et 3,3 pour la Lune. Sous suggèrent que le noyau externe mais de directions opposées, peu-
la croûte rocheuse de Mercure n’est pas complètement solidifié vent se reconnecter , phéno-
doit donc se trouver un noyau (malgré la petite taille de Mercure), mènes qui libèrent de grandes
dense dominé par le fer. La Terre renforcent par ailleurs cette hypo- quantités d’énergie et injectent
possède aussi un noyau de fer, thèse. D’une façon ou d’une autre, des particules chargées du vent
mais rapporté à la taille de la pla- Mercure a échappé au sort de Mars, solaire dans la magnétosphère.
nète, celui de Mercure est deux qui possédait un champ magnéti- Lors du deuxième survol, la sonde
fois plus gros. Peut-être la pla- que au début de son histoire et MESSENGER a ainsi mesuré un taux
nète Mercure a-t-elle autrefois l’a perdu. Comprendre pourquoi de reconnexion magnétique dixfois
possédé un manteau rocheux est l’un des objectifs majeurs de supérieur à ce qu’on observe à Lobe Nord
plus épais, arraché depuis par la mission MESSENGER. proximité de la Terre.
des impacts massifs. Une autre Par ailleurs, comme le champ Au troisième passage, les lignes
possibilité est que le matériau à magnétique de la Terre, celui de de champ magnétique de Mer-
partir duquel Mercure s’est for- Mercure entraîne une dynamique cure étaient très déformées et
mée était plus riche en fer (à proxi- complexe autour de la planète ; instables : par moments, elles
mité du Soleil, les éléments non 1000 à 2000kilomètres en amont étaient liées au vent solaire, puis,
métalliques étaient sublimés). du côté jour de la planète, le champ une à trois minutes plus tard, les
Cet imposant noyau de fer est magnétique défléchit le vent liens normaux entre les hémisphè-
sans doute l’explication d’une des solaire, un flux de particules char- res Nord et Sud étaient rétablis .
découvertes les plus marquantes gées issues du Soleil. Cela crée Durant ces épisodes de reconne-
de Mariner 10 : l’existence d’un autour de Mercure une région où xion, la magnétosphère de Mercure
champ magnétique global. Ce le champ magnétique de la planète peut disparaître complètement du
champ est dipolaire, comme celui domine le champ magnétique inter- côté jour, et les cuspides (ou trous)
de la Terre. Bien qu’il soit, à la sur- planétaire engendré par le vent au Nord et au Sud fusionnent.
face de Mercure, 100 fois plus fai- solaire, la magnétosphère. Mari- Avec une dynamique magné-
ble que sur Terre, sa seule exis- ner 10 a détecté des bouffées de tique aussi puissante, une bous-
tence est remarquable. Aucun particules énergétiques sembla- sole ne serait pas d’un grand
autre corps rocheux du Système bles à celles qui sont associées secours pour s’orienter sur Mer- Feuillet de plasma
solaire, excepté la Terre et le sa- aux aurores boréales sur Terre. cure, car elle changerait constam-
tellite de Jupiter Ganymède, n’a MESSENGER a mis en évidence ment de direction à l’échelle de
de champ magnétique. que la magnétosphère de Mer- quelques minutes.
Le champ magnétique terres- cure ne cesse de changer. Lors Quelles autres surprises la
tre est engendré par une «dynamo du premier survol, le champ inter- magnétosphère de Mercure nous
planétaire », à savoir les mouve- planétaire pointait vers le Nord réserve-elle ?

1 1er survol 2 2e survol 3 3e survol


14 janvier 2008 6 octobre 2008 29 septembre 2009
Champ Lobe Sud
magnétique
interplanétaire

Champ
magnétique
de Mercure

Vent solaire
Jen Christiansen

Don Foley

64] Planétologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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L’ E X O S P H È R E : U N S T R O B O S C O P E A U R A L E N T I

M ercure n’a pas d’atmos- L’hydrogène et l’hélium seraient solaire, formant ainsi une

Ronald J. Vervack, Jr.


phère au sens classique, principalement libérés par la queue semblable à celle d’une
mais une « exosphère », une capture des ions du vent solaire comète , longue de plus de
7
atmosphère tellement ténue à la surface. Le rayonnement deux millions de kilomètres.
que les atomes entrent rare- solaire altère les minéraux et L’exosphère et la queue de 8
ment en collision les uns avec fait s’évaporer les éléments les Mercure ont la particularité de
les autres. Leurs mouvements plus légers comme le sodium. s’illuminer deux fois par orbite.
dépendent seulement des inter- Enfin, le bombardement conti- Il a été proposé que cela résulte Soleil
actions avec la magnétosphère nu de micrométéorites pulvé- de l’excitation par le rayonne-
et avec la surface. rise des poussières dans l’exos- ment solaire des atomes de
Outre de l’hydrogène et phère. La photoaltération est l’exosphère. Cependant les lon-
de l’hélium, les observations relativement peu énergétique, gueurs d’onde concernées sont
spectroscopiques depuis la si bien que les atomes éjectés aussi en partie absorbées dans Ainsi, quand Mercure est au
Terre ont révélé les raies retombent en général à la sur- les couches externes du Soleil. plus près ou au plus loin du
d’émission du sodium, du face . Le vent solaire et le Mais comme l’orbite de Mercure Soleil, l’exosphère est à peine
potassium et du calcium exci- bombardement de micromé- est très elliptique, la planète visible . Aux positions inter-
tés par la lumière solaire. Lors téorites sont plus violents, et accélère vers le Soleil ou s’en médiaires de son orbite, elle
de ses survols, MESSENGER a les atomes qu’ils arrachent éloigne durant son orbite, de est brillante .
détecté du magnésium et des restent plus longtemps dans sorte que le spectre de la Au cours de l’année à venir,
ions calcium. l’exosphère . lumière solaire est décalé par MESSENGER va suivre ces varia-
Ces éléments ayant une Certains éléments, en par- effet Doppler. Un excès de tions de l’exosphère. Mais nous
durée de vie d’au plus quelques ticulier le sodium, sont même rayonnement aux longueurs savons d’ores et déjà que Mer-
jours dans l’exosphère, ils sont arrachés à l’exosphère par la d’onde adéquates atteint alors cure nous réserve des phé-
continuellement renouvelés. pression du rayonnement l’exosphère et la fait briller. nomènes inattendus.

Magnétogaine
Cuspide Nord
6 Magnétopause
Front
d’onde
de choc
Croûte Manteau

plasma Cœur

4 Trajectoire
des atomes
5

Cuspide Sud
Vent
solaire

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Planétologie [65


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reptation, ondulation, serpent, lézard, guttata, poisson des sables, dynamique moléculaire, milieu granulaire, Navier-Stokes, locomotion, force normale, force axiale, frottement, traînée, poussée, viscosité,

Biophysique

Onduler
pour avancer
Pour se déplacer, les serpents et d’autres animaux se tortillent.
Leurs ondulations se ressemblent, mais sont en fait régies
par des mécanismes très différents suivant le support.

Daniel Goldman et David Hu

S e déplacer... pour vivre et survivre!


Les anguilles nagent, les faucons mon-
tent en flèche dans le ciel, les taupes
creusent des tunnels et les écureuils sautent
pour fouiller le sol, se reproduire ou échap-
les mains, interagissent avec leur environ-
nement pour que l’on avance). L’un des
objectifs de la science de la locomotion est
de découvrir des principes généraux du
déplacement grâce au développement de
ou dans des environnements sablonneux.
Des milliers d’espèces de serpents, lima-
ces et vers (et quelques lézards) sont
dépourvues de membres. Leur corps
allongé et flexible leur permet de se faufi-
per aux prédateurs. Ces prouesses de loco- modèles multi-échelles – un défi qui néces- ler dans d’étroites fissures et de parcourir
motion nécessitent une coordination de site la collaboration de biologistes, de de longues distances dans des milieux com-
processus biophysiques complexes, qui physiciens, de mathématiciens et d’ingé- plexes et souvent tortueux, tels que les
interviennent à l’échelle moléculaire (des nieurs. Ces études inspirent la conception cimes des arbres, le sous-sol ou le tube
molécules contrôlent la propagation des de véhicules dont la mobilité égale, voire digestif d’autres organismes.
informations dans les neurones), à l’échelle dépasse, celle des animaux. Nos récents travaux et nos modèles de
intermédiaire (muscles et tendons se cou- De nombreux animaux se déplacent locomotion terrestre sans membres ont
plent avec des éléments du squelette pour sans utiliser leurs membres. Certains permis d’élucider les mécanismes qui ren-
entraîner le mouvement de différentes par- lézards, par exemple, tortillent leur corps dent la locomotion par ondulation efficace
ties du corps) et à grande échelle (certai- sans l’aide des pattes pour se frayer un che- dans deux environnements : sur le sol,
nes parties du corps, comme les pieds et min à travers les herbes hautes et denses où glissent les serpents, et dans des milieux

66] Biophysique
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ité,

plus ou moins fluides, tel le sable où de long, sans dépenser plus d’énergie qu’un
« nagent » les poissons des sables (Scin- organisme à pattes de même poids, filer L’ E S S E N T I E L
cus scincus), petits lézards du désert afri- presque aussi vite qu’un homme peut cou-
cain. Les mouvements de ces reptiles rir (à cinq mètres par seconde).  La locomotion
peuvent sembler similaires. Pourtant, nous Avec Michael Shelley, de l’Université par ondulation permet
verrons qu’ils se propulsent grâce à des de New York, l’un de nous (D. Hu) s’est à de nombreux animaux
de se déplacer vite dans
interactions propres à leurs environne- consacré en 2009 à l’étude de la locomo-
des environnements variés.
ments respectifs. tion des jeunes serpents de lait et serpents
des blés, en raison de leur capacité à  Comprendre la physique
S’appuyer glisser dans des habitats terrestres tels
que des prairies et des pentes caillou-
de ces mouvements
sur les aspérités teuses. Comme tous les serpents, ils se
peut aider à concevoir
des robots rampants aussi
Des serpents filiformes de quelques cen- déplacent de plusieurs façons (voir performants, voire plus.
timètres aux anacondas de dix mètres de page 68). Nous avons étudié la plus com-
long, les reptiles dépourvus de pattes ont mune, la reptation par ondulation : les  En combinant
tous un corps fondé sur le même principe : serpents glissent en appuyant leurs flancs expériences et modélisation,
un tube flexible de chair recouvert d’écail- contre des pierres et des branches. Nos des biophysiciens ont
les durcies. Cette forme leur confère une premières expériences ont donc consisté montré que des serpents

© Shutterstock/Eric Isselée
grande souplesse : ils peuvent glisser à la à faire glisser des serpents sur un pan- sur le sol et des lézards
verticale le long de troncs d’arbres, pas- neau muni de chevilles. Sur ce dispositif, dans du sable ondulent
ser de la terre ferme à l’eau sans changer un serpent avance, car les forces muscu- selon des mécanismes
de mode de locomotion, se déplacer sur laires qu’il exerce sur les chevilles envi- différents.
terre, tel le mamba noir de deux mètres ronnantes sont supérieures à la force de

1. LE SERPENT DES BLÉS


(Elaphe guttata ou Pantherophis
guttatus), qui vit en Amérique
et dans les Antilles,
se déplace généralement
en ondulant. De quelques
dizaines de centimètres
dans sa jeunesse, il mesure
plus d’un mètre à l’âge adulte.

Biophysique [67
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MOD É LIS E R L A LO COMOTION PA R ON DU L ATION


u’ils aient lieu dans un de réaction égales à celles qu’il a miner si tel est le cas, on calcule les la locomotion terrestre sont en gé-
Q liquide, dans du sable ou
sur le sol, les mouvements d’on-
produites et de sens opposé. Il
avance lorsque ses mouvements
forces de réaction qu’exerce l’en-
vironnement sur l’animal. C’est là
néral plus compliqués à modéli-
ser, car les lois régissant la dyna-
dulation peuvent être modélisés sont tels que la somme de toutes que réside toute la difficulté. mique de nombreux matériaux tels
à l’aide d’une même approche : les forces de réaction s’exerçant Dans un environnement li- que la boue ou le sable nous sont
la technique de la force de résis- sur son corps propulse son cen- quide tel que ceux où évoluent les inconnues. Sur une surface sèche
tance, développée pour modéliser tre de gravité vers l’avant. spermatozoïdes, les nématodes ou et rigide, la force de résistance est
la locomotion de petits organis- Pour simplifier, on supposera les serpents de mer, on utilise indépendante de la vitesse, pro-
mes dans des liquides. Considé- que les animaux ondulent dans l’équation de la dynamique des portionnelle à la force normale
rons une petite « tranche » d’un un plan. La force agissant sur le fluides, dite de Navier-Stokes. Cette appliquée et de sens opposé à
reptile ondulant. Les forces mus- segment se décompose alors en équation applique la deuxième loi celui du déplacement. Un maté-
culaires agissant sur le segment, deux parties, l’une tangente (force du mouvement de Newton au riau sec et granulaire tel que le
associées à l’inertie du corps, axiale) et l’autre perpendiculaire mouvement d’un fluide, en tenant sable, en revanche, se comportera
engendrent une réaction de son (force normale) à la surface du seg- compte de sa pression et de sa vis- comme un solide ou comme un
support : l’animal subit, de la part ment (voir la figure).Pour que l’ani- cosité. Connaissant la vitesse liquide, selon les contraintes et
de son environnement, des forces mal se déplace, la somme des for- d’écoulement du fluide, sa visco- la compacité du matériau, voire
ces normales tirant vers l’avant sité et sa pression, on peut en dé- changera de comportement si une
Vitesse doit être supérieure à celle duire les forces s’exerçant sur les perturbation modifie sa compa-
du segment
des forces axiales tirant corps qui nagent et qui volent. En cité. Une caractéristique, cepen-
vers l’arrière. Pour déter- pratique, on utilise des modèles dant, facilite la résolution des
Segment approximatifs (comme la loi de Sto- équations : l’inertie de l’organisme
Vites kes pour les perturbations domi- et celle de l’environnement sont
Force se du nées par les effets de viscosité), négligeables devant les forces de
Force normale serp
axiale ent car dans la plupart des cas, il est frottement, de sorte que, contrai-
impossible de trouver les solutions rement au serpent dans l’eau, un
© Shutterstock/fivespots

exactes de cette équation. animal qui veut s’arrêter dans un


Hormis les surfaces sèches milieu granulaire n’a qu’à arrê-
Vites et solides, les environnements pour ter d’onduler.
se de
l’ond
e

frottement qui s’exerce sur son ventre Quatre types de reptation leur ventre se chevauchent comme les bar-
(voir l’encadré ci-dessus). Mais les serpents deaux d’un toit et s’accrochent au sol lors-
glissent aussi avec aisance sur un ter-  La reptation par ondulation, que le serpent est traîné latéralement ou
rain presque sans aspérités, comme le courante chez les petits serpents : par la queue. Cette orientation confère
sable ou une roche nue, qui ne fournis- le serpent glisse sur le sol une propriété utile : sur certains supports,
sent pas de points d’appui évidents. Com- en propageant une ondulation les écailles ventrales glissent préférentiel-
ment font-ils ? Pour le comprendre, nous dans son corps. lement dans une direction donnée. En
avons étudié plus précisément les frot-  La reptation rectiligne, fréquente endormant des serpents pendant quel-
tements des serpents sur le sol. chez les serpents lourds: des ondes ques minutes et en les disposant sur des
Le frottement est une force qui résiste musculaires tirent vers l’avant le corps, plans inclinés, nous avons mesuré le coef-
au glissement d’un objet sur un autre, qui reste à peu près droit dans l’axe ficient de frottement d’un serpent en fonc-
comme la semelle d’une chaussure sur le du déplacement, tandis que la peau tion de son orientation. Les mesures ont
sol. La force résulte du fait qu’aucune sur- est ancrée au sol par endroits. été réalisées sur un tissu dont l’échelle
face n’est parfaitement lisse. Toutes les sur- de longueur caractéristique de la rugosité
faces sont couvertes de minuscules  La reptation en accordéon, (0,2 millimètre) était comparable à l’épais-
aspérités qui s’accrochent et se déforment utilisée par de nombreux serpents : seur des écailles ventrales du serpent
lorsque deux surfaces sont pressées l’une le reptile, ondulé en forme de S, avance (0,1 millimètre), afin que les écailles puis-
contre l’autre et glissent. Cette résistance la partie antérieure de son corps, sent s’accrocher au tissu. Pour des ser-
au glissement est décrite par un coefficient puis la partie postérieure, pents de lait, le coefficient de frottement
de frottement, rapport de la force de frot- en les soulevant successivement. est minimal si le serpent glisse vers
tement résultante entre deux surfaces et  La reptation par « déroulement » l’avant (0,10), moyen s’il glisse vers l’ar-
de la force de compression appliquée. Pour latéral des serpents des sables : rière (0,14) et maximal s’il glisse sur le
glisser, un serpent doit ainsi appliquer une l’animal, ondulé en forme de S, côté (0,20). Sans cette anisotropie du frot-
force supérieure au produit de son poids projette latéralement sa partie tement, le serpent serait incapable d’avan-
et du coefficient de frottement. antérieure, puis ramène sa queue. cer sur un sol plat.
Si le dos des serpents est couvert Il effectue ainsi une série de sauts Pour le prouver, il suffit d’habiller le
d’écailles en forme de losange, celles de obliques, et peut être très rapide. reptile d’une «veste isotrope» – en l’occur-

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rence une manche de tissu ajustée pour col- une trace ondulante continue. Sur des LES AUTEURS
ler au serpent sans gêner sa respiration (voir surfaces réfléchissantes et de la gélatine
la figure 2). Les forces de frottement s’oppo- photo-élastique (qui transmet la lumière
sent toujours au glissement sur le sol du ser- lorsqu’elle est comprimée), nous avons véri-
pent vêtu de sa veste. Toutefois, lorsque le fié que les serpents sont aussi capables de
serpent engendre une onde de déplacement, soulever leur ventre tout en ondulant
la somme des forces s’appliquant sur le ven- vers l’avant (voir la figure 4).
tre du serpent est nulle: le serpent ondule En injectant cette nouvelle donnée Daniel GOLDMAN
sur place, comme s’il se trouvait sur de la dans notre modèle, nous avons observé est maître de conférences
glace. On obtient le même effet en plaçant qu’un tel équilibrage dynamique de la à l’École de physique de l’Institut
de technologie de Géorgie,
les serpents sur des surfaces très lisses, en charge entraîne une augmentation de la à Atlanta aux États-Unis.
plastique par exemple. Les serpents sont vitesse de 35 pour cent et de l’efficacité David HU est maître
alors incapables d’avancer, à moins de sou- de 50 pour cent. Pourquoi un tel avan- de conférences de génie
mécanique et de biologie
lever leur corps en ondulant ou d’adopter tage ? Parce que les zones que le serpent dans le même institut.
un autre type de mouvement. soulève présentent des forces de frotte-
ment perpendiculaires à sa direction de Article publié
avec l’aimable autorisation
Répartir son poids déplacement, c’est-à-dire qui ne partici-
pent pas à sa propulsion. Le frottement
de American Scientist.
pour aller plus vite étant proportionnel au poids appliqué, le
L’agencement des écailles ventrales suffit- serpent engendre davantage de poussée
il à expliquer la vitesse du serpent qui s’il soulève son corps dans ces régions
ondule ? Pour le savoir, nous avons modé- et augmente son poids ailleurs. La rep-
lisé le déplacement d’un serpent virtuel tation par ondulation partage ainsi cer-
auquel nous avions donné les propriétés taines caractéristiques avec la marche
des écailles du serpent; en d’autres termes, humaine. Quand nous marchons, nous
outre les caractéristiques du mouvement transférons du poids de notre pied arrière
par ondulation (fréquence, longueur sur le pied avant en soulevant le pied
d’onde et amplitude), le serpent virtuel arrière au lieu de le traîner. De même,
présentait les coefficients de frottement du
ventre déterminés expérimentalement.
Nous avons par ailleurs supposé que sur a
toute la longueur du serpent, son poids
Sauf mention contraire, l’iconographie est de Daniel Goldman et David Hu

s’appliquait uniformément sur le sol. Le


modèle calcule l’intensité et la direction
des forces de frottement s’exerçant sur le
ventre du serpent (voir la figure 3). Seules
celles orientées dans le sens de déplace-
ment du serpent contribuent à sa propul-
sion ; les autres indiquent les directions
dans lesquelles se dissipe l’énergie perdue.
Après avoir additionné toutes les forces de
frottement, nous avons constaté que la
vitesse de notre serpent virtuel n’était égale
qu’à la moitié de celle du serpent observé
en laboratoire (huit centimètres par
seconde, ou 0,2 fois la longueur du serpent b
par seconde): notre modèle mathématique
ne reproduisait que partiellement le mou-
vement du serpent.
Par ailleurs, des chercheurs ont observé
que des serpents modifient la répartition
de leur poids en soulevant les sommets 2. UN SERPENT DES BLÉS HABILLÉ d’une
c
de l’ondulation de leur corps, faisant por- «veste isotrope», qui empêche ses écailles d’in-
ter leur poids sur les zones restant en contact teragir avec le sol, n’arrive plus à avancer et ondule
avec le sol. Ce soulèvement est particuliè- sur place(a), tout comme un serpent sur une sur-
face lisse (c). En revanche, sur une surface
rement visible lors du déplacement par
rugueuse, ses ondulations, d’amplitude, de lon-
déroulement latéral, au cours duquel le ser- gueur d’onde et de fréquence constantes, engen-
pent se déplace latéralement et laisse une drent un déplacement vers l’avant, car le serpent
série de traces obliques dans le sable et non prend appui sur les aspérités du support (b).

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Serpent virtuel Point d’inflexion


b

Centre de gravité Forces de frottement


c

3. UN SERPENT DES BLÉS QUI SE DÉPLACE EN ONDULANT sur un exercées par le sol lors de son déplacement le propulsent lorsqu’elles
miroir. Il soulève certaines portions de son ventre, dont on aperçoit sont orientées vers la droite, le freinent lorsqu’elles sont vers la gauche
alors le reflet (a, flèche). La modélisation de l’ondulation montre que (forces de traînée), et entraînent une dissipation d’énergie dans les
cette répartition non uniforme du poids (c) augmente la vitesse du ser- autres directions. En soulevant certaines parties de son corps (c, seg-
pent par rapport à une répartition uniforme (b) : le serpent virtuel se ments orange), un serpent diminue les forces de frottement dissipati-
déplace de gauche à droite. Les forces de frottement (flèches vertes) ves et augmente la force tirant vers l’avant aux points d’inflexion.

un serpent soulève les parties de son corps sous le sable. Les lois physiques qui régis-
qui effectuent le travail le moins utile. Cet sent les forces de propulsion dans un tel
ajustement est une simple modification milieu granulaire sont différentes des for-
 BIBLIOGRAPHIE de la répartition du poids. ces de frottement qui interviennent dans
l’ondulation sur des surfaces solides, essen-
Y. Ding et al., Drag induced lift in
granular media, Physical Review
Letters, vol. 106, 028001, 2011.
Le sable : parfois tiellement parce que les matériaux granu-
laires peuvent céder (s’écouler) ou se
solide, parfois liquide solidifier en réponse à une perturbation.
N. Cohen et J. H. Boyle, Swimming
at low Reynolds number : De nombreux organismes du désert – ser- Généralement sec, le sable du désert est
a beginner’s guide to undulatory pents, taupes, lézards, scorpions – dispa- composé de particules à peu près sphéri-
locomotion, Contemporary raissent dans le sable pour échapper aux ques de 0,1 à 0,3 millimètre de diamètre.
Physics, vol. 51, pp. 103-123, 2010. prédateurs et à la chaleur, ou pour attra- Elles n’interagissent que par contact, l’éner-
É. Guyon et al., « Avoir un bon per des proies. Le poisson des sables que gie étant dissipée sous l’effet de forces tel-
contact », dans Matière et l’un de nous (D. Goldman) a choisi pour les que la viscoélasticité (réaction à une
matériaux, pp. 78-79, Belin, 2010. modèle est un lézard de dix centimètres de contrainte du matériau, qui se comporte
D. Hu et al., The mechanics long, muni d’orteils à franges sur ses qua- comme s’il était composé d’un solide élas-
of slithering locomotion, tre pattes, d’un groin en forme de pelle, et tique et d’un fluide visqueux), la défor-
PNAS, vol. 106, n° 25, d’un ventre et de flancs aplatis – des traits mation plastique et le frottement. Selon la
pp. 10081-10085, 2009. qui l’aident à s’enfouir et à «nager» dans contrainte appliquée, le milieu granulaire
R. D. Maladen et al., Undulatory le sable. Ses écailles sont lisses et résistan- présente tout un éventail de comportements
swimming in sand : subsurface tes à l’abrasion, comme celles des serpents, physiques avec des propriétés caractéristi-
locomotion of the sandfish lizard, mais les écailles ventrales ne se chevau- ques des gaz, des liquides et des solides.
Science, vol. 325,
pp. 314-318, 2009. chent pas. Le déplacement de ce petit ani- Par exemple, un tas de grains sur une plan-
mal sous le sable a été très peu étudié, che plane se comporte comme un liquide
D. C. Rapaport, The Art notamment à cause des difficultés d’obser- à seuil élastique : il se comporte comme
of Molecular Dynamics
Simulation, Cambridge vation, le sable étant opaque. un solide s’il n’est pas trop penché, mais à
University Press, 2004. Le poisson des sables utilise ses mem- des angles d’inclinaison suffisamment éle-
bres pour se déplacer à la surface du sable, vés, il s’écoule comme un liquide.
mais dès qu’il sursaute, il pointe son groin Le comportement des milieux granu-
vers le bas et disparaît en une demi-seconde laires dépend aussi de leur compacité, c’est-

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à-dire du volume relatif que les grains


occupent. Bien que la fourchette de com-
pacité d’un milieu du type du sable du
désert soit restreinte (entre 58 et 63 pour
cent), un tel milieu se comporte très dif-
féremment selon sa compacité : en réac-
tion à une perturbation, des grains peu
tassés s’écoulent comme un liquide, tan-
dis que des grains très tassés s’écoulent
par à-coups quand un objet se fraye un
passage entre eux.
La modélisation d’un tel comportement
constitue un défi, car on ne connaît pas de
loi physique décrivant un écoulement où
coexistent un état solide et un état liquide.
4. UN SERPENT DES BLÉS glissant sur de la gélatine photo-élastique illuminée par dessous et
Une méthode fructueuse – la dynamique filmé entre des filtres à polarisation croisée. Initialement, l’orientation des filtres empêche la
moléculaire – consiste à suivre par ordi- lumière polarisée de parvenir à la caméra, mais quand le serpent appuie sur la gélatine, il y a
nateur le mouvement et les interactions rotation de la polarisation de la lumière, ce qui permet à la caméra de la détecter (les zones lumi-
de millions de grains individuels soumis neuses sous le serpent). Cette technique visualise les points de contact du serpent avec le sol.
aux lois de la collision et de la gravité.
Une fois validés, ces modèles donnent de ses membres. Très bref, le temps d’en-
une idée des écoulements de particules,
a fouissement ne dépend pas de la compa-
fonctionnant comme un microscope virtuel cité du sable.
à l’intérieur du matériau. Le déplacement du reptile dans le maté-
riau est suivi à l’aide d’une caméra rapide
à rayons X. Le sable (et le lézard) est placé
Sans les pattes entre une source de rayons X et une matière
Comment un poisson des sables se déplace- scintillante qui convertit les photons X en
t-il dans son milieu ? L’animal utilise-t-il électrons ; ces derniers frappent une autre
ses membres pour pagayer ou frétille-t-il surface qui émet alors de la lumière visi-
comme une anguille ? Comment se com- ble, laquelle est ensuite captée par une
porte le sable quand la tête y a pénétré ?
b caméra conventionnelle à grande vitesse.
Reste-t-il fluide ou se solidifie-t-il sous la La première fois que nous avons
perturbation ? Quelle fluidité présente-t-il observé le déplacement du poisson des
lorsque la suite du corps s’enfouit ? Des sables sous la surface, nous avons constaté
changements de compacité du matériau qu’il avançait à une vitesse d’environ deux
modifient-ils le mouvement du poisson longueurs de corps par seconde, en se
des sables? Pour étudier ces questions, l’un tortillant et sans se servir de ses pattes, se
de nos doctorants, Ryan Maladen, a utilisé déplaçant plus vite que des serpents de lait
une combinaison de techniques d’image- sur un sol plat. Le lézard nageait jusqu’à
rie à rayons X pour visualiser les mouve- une profondeur d’environ quatre centimè-
ments du reptile sous le sable.
c tres, puis s’arrêtait, se sentant probable-
Pour contrôler la compacité du sable, ment en sécurité. Il avançait en propageant
les grains sont placés dans un bac à fond une onde sinusoïdale de déplacement de
poreux. Un flux d’air traversant ce fond la tête vers la queue à une fréquence don-
les pousse vers le haut. Lorsque son inten- née (plus la fréquence était élevée, plus il
sité est suffisante, les grains s’agitent allait vite). Dans un milieu très compacté,
comme un fluide et, une fois le flux d’air l’animal utilisait des fréquences allant
arrêté, s’arrangent dans un état de faible fr En vidéo sur notre site Web jusqu’à quatre ondulations par seconde.
compacité. Différents degrés de compa- 5. LE POISSON DES SABLES, qui vit dans les En augmentant la compacité, nous nous
cité sont ensuite provoqués par des jets déserts d’Afrique du Nord, utilise son groin en attendions à ce que l’animal ralentisse. Des
d’air ou des vibrations contrôlées. Le pois- forme de pelle (a), sa peau lisse et son puissant mesures effectuées sur de petites tiges dans
son des sables est placé dans un enclos corps se tortillant dans le sable. Il avance ainsi des milieux granulaires avaient montré que
relié au bac. Quand on soulève la porte à une vitesse atteignant deux longueurs de corps la force de traînée (la composante du frot-
de l’enclos, l’animal se précipite vers le par seconde. Le reptile, long de dix centimè- tement qui s’oppose au mouvement) dans
sable, le dos raide, en utilisant ses mem- tres, peut s’enfouir en moins d’une seconde (b). du sable très tassé est presque le double
En surface, il utilise ses membres pour se dépla-
bres pour se propulser. Une caméra rapide cer, mais sous le sable, il se déplace uniquement de celle mesurée dans un sable peu com-
révèle qu’il s’y enfouit en combinant les en propageant une onde sinusoïdale le long de pact (voir l’encadré page 73). À notre grande
mouvements de son corps et la poussée son corps (c, observé aux rayons X). surprise, la compacité n’avait aucun

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effet sur la vitesse pour une fréquence différentes régions du sable n’influent pas qu’il prédit est comprise entre 0,4 et 0,7 (il
donnée de l’onde. De plus, les mouve- les unes sur les autres, de sorte que les for- faudrait tenir compte de la forme de la
ments de l’animal étaient les mêmes dans ces agissant sur des « tranches » du corps tête pour affiner ce résultat) et est bien indé-
les milieux de faible et de forte compacité. s’ajoutent de façon linéaire. pendante de la compacité. Le modèle a donc
Plus étrange encore, en moyenne, le pois- montré que l’animal peut «nager» sous le
son des sables nageait plus vite dans le
matériau très tassé que dans celui de fai-
La modélisation sable sans utiliser ses membres. De plus, il
donne une explication plausible de l’indé-
ble compacité. Comment ? En augmen- du poisson des sables pendance de l’efficacité de l’onde par rap-
tant sa fréquence d’ondulation. Comme avec les serpents, la première étape port à la compacité : lorsque la force de
De fait, la locomotion du poisson des de la modélisation consiste à décrire les for- résistance augmente dans un matériau très
sables est particulièrement efficace. L’ef- ces de frottement qui s’exercent sur le rep- tassé, il en va de même pour les forces de
ficacité de son onde en milieu granulaire tile. À défaut de connaître les lois de la poussée qui peuvent être engendrées.
(le rapport de sa vitesse moyenne de nage dynamique des milieux granulaires, Y. Ding Notre modèle prédit aussi avec quelle
et de la vitesse de l’onde) est de 0,5, soit et Chen Li, un autre doctorant du groupe, amplitude le poisson des sables doit ondu-
plus du double de celle des vers némato- ont établi des lois empiriques en mesurant ler pour atteindre une vitesse maximale
des dans des liquides (environ 0,2) et supé- les composantes de la traînée sur un cylin- en milieu granulaire: pour accélérer, le rep-
rieure à celle des serpents sur une surface dre en acier inoxydable tiré dans le sable tile augmente l’amplitude de son onde tout
rugueuse (environ 0,3). L’efficacité maxi- sous différents angles par rapport à la direc- en maintenant à peu près constant le nom-
male, 1, correspond à un animal qui avance tion de déplacement (voir l’encadré ci-des- bre d’ondulations par seconde. L’animal
sans glissement dans un milieu statique, sous). Ils ont observé que la composante ayant une longueur finie, au-delà d’une cer-
et l’efficacité minimale, 0, à un animal cher- perpendiculaire à l’axe du cylindre était taine amplitude d’ondulation, il avance
chant à se déplacer dans le vide. accrue par rapport à celle qu’aurait subie moins loin à chaque ondulation. Notre
Pour comprendre ce phénomène, un le cylindre dans un fluide réel ou sur le modèle a trouvé pour cette amplitude limite
de nos doctorants, Yang Ding, a modé- sol. L’efficacité de l’onde du poisson des une valeur d’environ un cinquième de la
lisé le mouvement du poisson des sables sables était-elle due à l’accroissement de longueur d’onde. Dans notre dispositif
à l’aide de la technique de la force de résis- cette composante? expérimental, l’amplitude d’ondulation des
tance (voir l’encadré page 68). Cette appro- Oui, a répondu le modèle mathémati- lézards testés se concentrait autour de cette
che nous semblait applicable, car, d’une que dans lequel ces lois empiriques avaient valeur : nos animaux fuyaient donc pro-
part, l’étude aux rayons X a indiqué que été injectées: le modèle retrouve bien que bablement le plus vite possible dans le sable.
le matériau s’écoule au voisinage de l’ani- la vitesse augmente de façon linéaire avec La concordance des données expérimen-
mal et, d’autre part, les perturbations des la fréquence. En outre, l’efficacité de l’onde tales avec notre modèle est encourageante,

DÉCRIRE LE COMPORTEMENT DU SABLE


es lois physiques qui régissent centimètres de long) tirée à une Dans le matériau très compacté, d’aluminium de cinq centimètres
L les interactions avec les milieux
granulaires peuvent être très com-
vitesse d’un centimètre par seconde
n’est pas la même dans un milieu
la force présente de grandes oscil-
lations, car le matériau devant la
de diamètre (b) frappe la surface(c).
Le milieu granulaire devient alors
plexes.En voici deux exemples.Dans de perles de verre de 0,3 millimè- tige cède périodiquement, tandis fluide autour de la boule. Une fois
le premier (a),un même milieu réa- tre faiblement (en vert) ou forte- qu’un bloc de matériau solidifié est que la boule s’immobilise,les grains
git différemment à une perturba- ment (en marron) compactées.Avec poussé vers la surface. forment à nouveau un solide. Une
tion selon sa compacité:la force de des particules peu tassées, la force Dans le second exemple, un technique de simulation appelée
traînée (force de frottement qui est constante, après une augmen- récipient rempli de grains (des sphè- dynamique moléculaire permet de
s’oppose au mouvement) qui tation initiale transitoire, quand le res en plastique de six millimètres) visualiser les forces et les vitesses
s’exerce sur une courte tige (deux matériau s’écoule autour de la tige. reste solide jusqu’à ce qu’une boule appliquées aux grains (d). Les par-
ticules bleu foncé se déplacent len-
a Grains très b tement et se comportent presque
compactés
comme un solide, alors que les par-
10 ticules plus rouges, autour de l’ob-
jet ayant produit l’impact, se dé-
Force (en newtons)

placent plus vite.

Grains peu
Avec l’aimable autorisation d’Andrei Savu

5 compactés c d
Sens du
mouvement

Force
de traînée
0
0 5 Temps (en secondes) 10

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a
b
Position verticale (en centimètres)

10
0 0,5 1
Temps (en secondes)
c

Position verticale (en centimètres)


10

5
5

Direction du mouvement
0 1,2
En surface Enfouissement Dans le sable Temps (en secondes)
0 0
0 5 10 15 0 5 10 15 20 25
Position horizontale (en centimètres) Position horizontale (en centimètres)
6. LES MOUVEMENTS DU DOS D’UN POISSON DES SABLES filmé à l’aide
d’une caméra rapide à rayons X (a)et de son homologue virtuel (b-d). Après
d
un déplacement très rapide en surface, le reptile s’enfouit tout aussi vite,
puis commence à onduler sous le sable en ralentissant (a). Le mouve-
ment d’un lézard simulé dans un bac contenant environ 150 000 perles
de verre de trois millimètres de diamètre ressemble à celui d’un animal
réel (c). Les forces de frottement (b, en vert) sont principalement per-
pendiculaires à l’axe du corps : ce sont elles qui propulsent le reptile. Le
milieu est quant à lui solide (d, en bleu foncé), sauf dans une petite zone
autour du lézard (particules plus rouges).

et la prédiction d’une nage optimale ten- informations à l’échelle de la particule: nous mente le nombre de segments de façon à
tante. Toutefois, ne concluons pas trop avons visualisé l’écoulement des particules ce que le corps soit presque lisse, l’effica-
vite. L’approche choisie présente quelques autour du poisson des sables et estimé la cité optimale de l’onde avoisine 0,5.
inconvénients. D’une part, changer les para- force s’exerçant sur différents éléments. Des Nous avons étudié deux environne-
mètres du modèle, tels que la taille des grains travaux complémentaires avec ce modèle ments distincts où la locomotion par ondu-
de sable, nécessite à chaque fois de nou- nous permettront d’étudier en détail les lois lation est efficace. Chez les serpents se
velles mesures empiriques. D’autre part, physiques qui déterminent la poussée et déplaçant sur le sol, un frottement aniso-
rien ne prouve que nos hypothèses (comme la traînée pour lesquelles l’efficacité de l’onde trope du ventre engendre une poussée qui
celle selon laquelle les différents segments et la compacité deviennent indépendantes. surpasse la traînée, alors que dans le sable,
du lézard n’influent pas les uns sur les autres) Test ultime, nous avons conçu, à l’aide l’animal engendre une poussée en exploi-
sont judicieuses, de sorte que la concordance des données de la dynamique moléculaire, tant avec ses flancs les frottements de type
n’est peut-être que fortuite. un modèle physique du poisson des sables, liquide des milieux granulaires. Bien que
un robot qui nage dans un matériau gra- les lois de traînée soient différentes dans ces
Des reptiles virtuels nulaire. Ce robot est une chaîne de sept seg-
ments de cinq centimètres de long, chacun
deux régimes, les techniques de modélisa-
tion de la force de résistance, issues de
aux robots contenant un servomoteur dont l’oscilla- l’hydrodynamique, s’appliquent avec suc-
Nous avons donc adopté une autre appro- tion est ajustée pour que l’ensemble se cès dans les deux cas.
che utilisant les techniques de dynamique déplace en ondulant. Nous avons aussi aug- Ces travaux soulèvent plusieurs ques-
moléculaire décrites plus haut. Après avoir menté la taille des particules granulaires à tions : d’abord, nous n’avons exploré les
montré que ce modèle présentait une bonne six millimètres, pour éviter qu’elles pénè- mouvements que dans deux dimensions.
capacité prédictive du comportement du trent dans les moteurs et simplifier la modé- Qu’apporte la troisième ? Ensuite, que se
sable pour tout un éventail de conditions lisation (le poisson des sables se déplace passe-t-il si la forme de l’animal ou de
expérimentales, nous avons créé un pois- par ailleurs avec la même efficacité d’onde l’onde change ? Quelles sont les limites
son des sables virtuel qui combinait les carac- dans des particules plus grosses, et les simu- métaboliques et musculaires des animaux
téristiques de déplacement expérimentales lations obtiennent aussi le même résul- étudiés ? Que se passe-t-il dans un maté-
et les forces de frottement calculées dans tat). Nous avons obtenu un bon accord entre riau mouillé ? Avec des modèles amélio-
le modèle de dynamique moléculaire. l’expérience avec le robot et sa simulation. rés des environnements et des organismes,
Nous avons trouvé une bonne concor- Lui aussi présente une efficacité optimale ainsi que de leurs interactions, notre appro-
dance avec l’efficacité de l’onde expérimen- de l’onde, tant dans la simulation que dans che aiderait à trouver des conceptions de
tale et celle prédite dans notre premier l’expérience, mais de 0,3 et non 0,5 comme dispositifs robotiques sans membres, capa-
modèle: la dynamique moléculaire confirme le poisson des sables. Ce résultat est pro- bles de se déplacer sur un terrain com-
l’existence d’une nage optimale du poisson bablement dû au nombre fini de segments plexe plus vite et plus efficacement que
des sables. De plus, elle donne accès à des du robot: dans la simulation, quand on aug- leurs homologues naturels. 

74] Biophysique © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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À contre-idées • Didier Nordon


Trouver du comique dans une idée sérieuse (et inversement), du local
dans une idée générale (et inversement), de l’absurde dans une idée sensée
(et inversement), de l’esprit littéraire au sein des sciences (et inversement).
Au fil de ses billets d’humeur, Didier Nordon s’ingénie à bousculer les idées
reçues et tout ce qui semble évident et... qui ne l’est pas. Un livre décapant,
pour jouer avec les mots... et les idées.
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Au nom de l’infini • Jean-Michel Kantor, Loren Graham


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ouvrage ? Oui, et c’est le défi qu’ont relevé le mathématicien Jean-Michel Kantor
et l’historien des sciences Loren Graham, du MIT.
Ce livre touchera même ceux que les mathématiques laissent indifférents, voire
effraient. Les auteurs éclairent les liens étroits entre la vie – avec ses plaisirs
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le XXe siècle par leur créativité en mathématiques.
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Les mathématiciens • Collectif


Autant artistes que scientifiques, les mathématiciens sont en proie à leurs passions,
leurs interrogations, leurs doutes, leurs tourments, leurs angoisses, et la hantise
de la beauté. « Nul ne peut être mathématicien s’il n’a une âme de poète », disait
Sophie Kowalevskaia. Les mathématiciens doivent faire preuve de rigueur
et de ténacité, mais surtout d’inventivité. Maudissant chaque jour leur impuissance
à faire reculer les frontières du savoir, ils s’émerveillent pourtant, regardant
derrière eux, de l’ampleur du chemin parcouru.
280 pages • 24 euros • 075109

La physique buissonnière • Jean-Michel Courty, Édouard Kierlik


La nature est pleine de surprises pour qui veut bien s’aventurer hors des sentiers
battus.Passionnés de physique et curieux de sciences, les auteurs vous invitent
à une promenade sur ces chemins de traverse. Avec eux, laissez-vous surprendre
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Suivez-les pour découvrir et comprendre cette physique du quotidien.
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Technologie

Certains matériaux perdent toute résistance électrique


au-dessous d’une certaine température. Ce phénomène
découvert il y a tout juste 100 ans a des applications
méconnues, mais de plus en plus présentes.

Pascal Tixador et Philippe Lebrun

L’ E S S E N T I E L
 En ce mois
d’avril 2011, la découverte
D ans le monde, plus de 26 000 appa-
reils d’IRM (imagerie par résonance
magnétique) fournissent de pré-
cieux diagnostics médicaux. L’ IRM est
maintenant familière au grand public (voir
tonné la supraconductivité à des niches
particulières.
L’histoire commence dans une petite
ville universitaire des Pays-Bas, Leyde, qui
devint le 10 juillet1908 l’endroit le plus froid
de la supraconductivité
a 100 ans. la figure 1), mais combien savent qu’une au monde. Heike Kammerlingh Onnes
bobine supraconductrice fonctionnant (1853-1926) y avait réussi, le premier, à liqué-
 Les applications à –269 °C, près du zéro absolu (0 kelvin fier de l’hélium, donc à atteindre la tem-
de la supraconductivité ou –273,15 °C), est à la base de ce remar- pérature record de 4,2 kelvins (–269 °C).
sont limitées par le coût quable équipement médical ? La liquéfaction de ce gaz découvert en1895
et la complexité Plus généralement, les applications de faisait l’objet d’une compétition internatio-
de la cryogénie requise. la supraconductivité, phénomène extraor- nale: c’était le dernier des «gaz non conden-
dinaire découvert il y a 100 ans, restent sables » qui résistait à la liquéfaction,
 La découverte méconnues, car discrètes. C’est l’occasion après celle de l’hydrogène en1898.
en 1986 des premiers de passer en revue quelques-unes des uti- En ayant accès à l’hélium liquide,
supraconducteurs à haute lisations les plus importantes des matériaux Kammerlingh Onnes pouvait étudier la
température critique a fait supraconducteurs: imagerie médicale, puis- résistivité des métaux aux très basses tem-
croire à une révolution sants aimants pour la physique des parti- pératures. Or le 8 avril 1911, Gilles Holst,
technologique imminente. cules, détection et mesure de champs un étudiant de Kammerlingh Onnes, qui
 Cette révolution magnétiques infimes, transport de l’électri- sera l’un des fondateurs du Centre de
a pris du retard, mais cité, conception de circuits quantiques. recherche de Philips et son premier direc-
les applications Mais commençons par rappeler ce teur, constata que la résistance électrique
© Shutterstock/Levent Konuk

de la supraconductivité qu’est la supraconductivité, comment elle du mercure placé dans un capillaire en verre
(imagerie médicale, a été découverte et quelles sont les prin- devenait brusquement non mesurable au-
électrotechnique, etc.) cipales propriétés des matériaux supra- dessous de 4,15 kelvins. Après de multiples
se multiplient. conducteurs. Cela nous permettra de et méticuleuses vérifications, tant le phéno-
comprendre les difficultés qui ont can- mène paraissait extraordinaire, le mercure

76] Technologie © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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1. L’IMAGERIE par résonance


magnétique (IRM) a fourni
à la supraconductivité
son principal débouché actuel.

se révélait bien devenir un «super» conduc- La circulation sans pertes d’un cou- mum est de 2,9 watts seulement à 77 kel-
teur: la supraconductivité était découverte. rant électrique dans une pastille supra- vins (azote liquide). Il est donc 25 fois plus
Avec la liquéfaction de l’hélium, elle valut conductrice est à l’origine de sa suspension avantageux de fonctionner à la tempéra-
à Kammerlingh Onnes le prix Nobel de phy- au-dessous d’un aimant permanent, phé- ture de l’azote liquide...
sique en 1913, premier d’une série d’une nomène qui fascine toujours (voir la En pratique, les installations de liqué-
dizaine de ces prix attribuée pour des tra- figure 3): le champ magnétique de l’aimant faction sont bien moins efficaces, d’où
vaux liés à la supraconductivité. crée une force électromagnétique sur le des coûts énergétiques trois à quatre fois
courant persistant porté par la pastille. supérieurs. Ces coûts élevés se reflètent
Un supraconducteur est donc un maté- pour partie dans le prix des fluides cryo-
Du courant sans pertes riau qui ne connaît pas l’effet Joule, c’est- géniques. En grosses quantités, l’hélium
Examinons de plus près ce phénomène de à-dire qui ne dissipe aucune chaleur lors liquide à 4,2 kelvins coûte quatre à cinq
disparition de la résistance électrique. du passage d’un courant. Cette propriété euros par litre, contre 0,1 euro par litre pour
Une résistance nulle n’a pas de sens expé- exceptionnelle n’existe qu’au-dessous l’azote liquide à 77 kelvins. Ces chiffres
rimentalement, car sa valeur dépend de la d’une certaine température, la tempéra- résument tout l’intérêt des matériaux qui
précision des appareils de mesure. Des ture critique. La contrainte de refroidisse- sont supraconducteurs à relativement
mesures très fines de la décroissance du ment limite l’exploitation commerciale de haute température.
courant dans une bobine supraconductrice la supraconductivité. La cryogénie, science La supraconductivité disparaît si la
soigneusement court-circuitée, dite « en et technologie des basses températures, température dépasse une certaine valeur,
mode persistant», ont indiqué que la baisse reste complexe et surtout très coûteuse. mais la température n’est pas le seul acteur.
du courant atteindrait seulement 0,07pour Quel est le coût énergétique du refroi- Un champ magnétique trop intense, supé-
cent au bout d’un siècle! Cela a fourni une dissement nécessaire ? Des calculs ther- rieur à une valeur dite critique, détruit aussi
borne supérieure à la résistivité électrique modynamiques montrent que, pour une l’état supraconducteur. Kammerlingh
d’un supraconducteur (10–24 ohm.mètre). machine thermique fonctionnant à tem- Onnes en avait fait la mauvaise expérience
Avec la même bobine, mais en cuivre à tem- pérature ambiante (300kelvins ou 27 °C), dès 1913. Il avait immédiatement com-
pérature ambiante (1,7 ⫻ 10–8 ohm.mètre), il faut fournir au minimum 74 watts pour pris l’intérêt des supraconducteurs pour
le courant diminue de 0,07 pour cent en extraire un watt à un fluide refroidi à 4 kel- réaliser de puissants électroaimants, mais
moins de 0,2microseconde... vins (hélium liquide), tandis que ce mini- toutes ses tentatives furent vaines. Les

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CERN/Maximilen Brice
2. LES ACCÉLÉRATEURS ET DÉTECTEURS DE PARTICULES font protons du CERN, le LHC, est équipé tout au long de son tunnel circulaire
désormais appel à la supraconductivité, notamment pour créer des de 1 232 électroaimants supraconducteurs utilisant l’alliage niobium-
champs magnétiques intenses. Ainsi, le nouveau collisionneur protons- titane (NbTi), qui produisent chacun un champ de 8,3 teslas.

aimants perdaient rapidement leur supra- de la température et du champ magnétique


conductivité lorsque le champ magnéti- (la densité de courant est l’intensité divi-
que produit dépassait la valeur critique sée par l’aire de la section du conducteur).
(0,04 tesla pour le mercure). La densité de courant critique dépend
Il fallut attendre la fin des années1950 aussi de l’élaboration du matériau, et l’art
pour qu’apparaissent les premiers maté- du métallurgiste est d’augmenter la den-
 BIBLIOGRAPHIE riaux supraconducteurs ayant des champs sité de courant critique via une microstruc-
magnétiques critiques élevés – plusieurs ture et une nanostructure adaptées. Les
Célébrations des 100 ans
de la supraconductivité : teslas–, notamment l’alliage niobium-zir- densités de courant atteintes en pratique
www.supra2011.fr conium Nb Zr ou le composé de niobium sont souvent très supérieures à celles obte-
et d’étain Nb3Sn. L’émergence de ces maté- nues dans le cuivre dans des conditions
Consortium européen
des entreprises riaux a fait passer la supraconductivité du normales (des centaines ou milliers d’am-
de la supraconductivité : statut de seul phénomène physique à celui pères par millimètre carré pour un supra-
www.conectus.org/index.html de nouvelle technologie. conducteur, contre quelques ampères
J.-M. Courty et É. Kierlik, Ainsi, dès 1964, un aimant supracon- par millimètre carré pour le cuivre).
Le cerveau ausculté ducteur était utilisé pour détecter des par-
avec des supraconducteurs,
Pour la Science, n° 401, mars 2011.
ticules dans une chambre à bulles au
Laboratoire américain d’Argonne, près de
Température, courant
P. Bertet et al., Des processeurs Chicago. Les années 1950 ont été aussi et champ critiques
quantiques supraconducteurs ?, importantes pour l’explication du phéno- Dans l’espace où les trois coordonnées repré-
Dossier Pour la Science, n° 68, mène de supraconductivité, avec les tra- sentent la température, l’intensité du champ
pp. 62-69, juillet-septembre 2010.
vaux du Russe Alexeï Abrikosov (prix magnétique et la densité de courant, l’état
L. Plévert, « Notoriété Nobel en 2003) et la théorie dite BCS (du supraconducteur non dissipatif est délimité
internationale », dans nom de ses trois auteurs, les Américains par une surface dite « critique » (voir la
Pierre-Gilles de Gennes, John Bardeen, Leon Cooper et John Schrief- figure 4). La température critique joue un
l’enchanteur de la physique,
Les génies de la Science, n° 40, fer, lauréats du prix Nobel en 1972) publiée rôle particulier puisqu’elle définit le coût
pp. 40-47, 2009. en 1957. Notons cependant que la théorie de la cryogénie requise. En pratique, la tem-
de la supraconductivité reste inachevée, pérature de fonctionnement des dispositifs
Ph. Lebrun, Cryogénie
et supraconductivité pour le grand la théorie BCS ne s’appliquant apparem- supraconducteurs doit rester inférieure à
collisionneur de hadrons du CERN, ment pas aux nouvelles familles de supra- une fraction de la température critique, de
La Revue Générale du Froid, conducteurs découvertes depuis 1986. l’ordre de la moitié, pour que le matériau
vol. 95, n° 1050, pp. 33-40, 2005 ; Pour réaliser des électroaimants puis- conserve une capacité convenable de trans-
http://cdsweb.cern.ch/record/
811057?ln=fr sants, le supraconducteur doit transporter port de courant.
un courant intense. Or un supraconducteur Il existe deux grandes classes de supra-
J. Matricon et G. Waysand, perd sa propriété lorsque la densité de conducteurs. D’abord, ceux à basse tem-
La guerre du froid, Seuil, 1994.
courant dépasse un certain seuil, qui dépend pérature critique, tels le Nb Ti à 9,5kelvins

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ou le Nb 3 Sn à 18 kelvins. Ensuite, les LES AUTEURS pas au cours du temps. Traversé par un
composés à haute température critique, courant variable ou soumis à un champ
tels le YBaCuO à 93 kelvins ou le BiSrCa- magnétique variable dans le temps, un
CuO à 110 kelvins. supraconducteur est le siège de «pertes CA »
Les premiers supraconducteurs à haute (pour courant alternatif): d’après les lois de
température critique ont été découverts l’électromagnétisme, toute variation tem-
en 1986 par Johannes Bednorz et Karl Mül- Pascal TIXADOR porelle du champ magnétique (extérieur ou
ler (prix Nobel en 1987), des Laboratoires est professeur à l’Institut lié au courant transporté) induit un champ
polytechnique de Grenoble
IBM à Zurich. Il s’agissait d’un composé (Grenoble INP/ENSE3) électrique qui, associé aux courants dans
BaLaCuO, autour de 30 kelvins alors que et chercheur à l'Institut Néel le supraconducteur, crée des pertes. C’est
la température critique du supraconduc- et au Laboratoire de génie pourquoi les supraconducteurs sont sur-
teur le plus « chaud » connu à l’époque électrique de Grenoble (G2Elab). tout utilisés en courant continu.
Philippe LEBRUN travaille
(Nb3Ge) était de 23,3 kelvins. Une quête au CERN, le Laboratoire
enthousiaste d’autres matériaux s’ensuivit
et les records de température critique
européen pour la physique
des particules, à Genève,
Une rupture
tombèrent : YBaCuO (janvier 1987), BiSr-
sur les applications
de la supraconductivité
technologique
CaCuO (1988), etc. Le record est aujourd’hui et de la cryogénie Comme nous l’avons vu, un matériau n’est
détenu par le composé HgTlBaCaCuO avec aux accélérateurs supraconducteur que dans des conditions
164 kelvins sous une pression de 30 giga- de particules. bien particulières, et c’est pourquoi la tech-
pascals, valeur qui descend à 138 kelvins nologie correspondante est onéreuse. Le
(–135°C) à la pression atmosphérique. cuivre ou l’aluminium sont de très mau-
La découverte du composé YBaCuO vais conducteurs en comparaison des supra-
a marqué une étape : c’était le premier conducteurs, mais ils répondent en général
matériau restant supraconducteur au-des- assez bien aux cahiers des charges actuels
sus des 77 kelvins de l’azote liquide, de l’électrotechnique – les techniques de
jusqu’à 93 kelvins. production, de transport et de distribu-
En 2001, Jun Akimitsu, un chercheur tion de l’électricité – avec des rendements
de Tokyo, découvrait que le diborure de pouvant atteindre 99,6 pour cent pour les
magnésium (MgB2) est supraconducteur très gros transformateurs par exemple.
à 39 kelvins. Cette température critique est, La supraconductivité améliore nota-
certes, plus faible que pour bien d’autres blement les performances électrotechni-
supraconducteurs, mais ce matériau est ques et offre de nouvelles perspectives
simple et peu onéreux à produire. Des (nous y reviendrons). En revanche, elle
dispositifs d’imagerie fondés sur des élec- constitue une rupture technologique totale,
troaimants à MgB2 sont fabriqués et com- face à laquelle les électriciens et les distri-
mercialisés depuis 2006, alors que ce n’est buteurs d’électricité restent assez conser-
toujours pas le cas avec les supraconduc- vateurs. Quelques chiffres permettent de
teurs à haute température critique. mieux les comprendre. Une seule heure
Une dernière famille de supraconduc- d’arrêt de l’alternateur des futures cen-
teurs a été découverte en 2008. Il s’agit trales nucléaires EPR (1 650 mégawatts)
de pnictures de fer, des semi-métaux à base représentera 132 000 euros de manque à
de fer et d’arsenic ou de phosphore. Ces gagner et ruinera le gain de 0,1 pour cent
nouveaux supraconducteurs ont des tem- en rendement apporté par la supraconduc-
pératures critiques allant jusqu’à 56 kel- tivité pour une durée d’environ 42 jours.
vins. Ils ouvrent une voie nouvelle pour La question de la fiabilité se pose donc
comprendre la supraconductivité et les immédiatement. Reste que de multiples
conditions de son apparition, puisqu’une réalisations en exploitation donnent des
Institut Néel-G2Elab

explication satisfaisante de la supracon- chiffres plus encourageants. En témoigne


ductivité à haute température critique l’entreprise française Nexans, qui a plus de
manque encore. Et comme on ignore s’il 12 ans d’expérience en conditions opéra-
existe une limite supérieure à la tempé- 3. UN ASPECT SPECTACULAIRE et bien connu tionnelles avec des câbles supraconduc-
rature critique, un objectif ultime serait de de la supraconductivité est la lévitation stable teurs (voir l’encadré page 82).
découvrir ou de concevoir un supracon- d’une pastille de matériau supraconducteur au- Les matériaux à basse température cri-
ducteur à température ambiante, qui n’exi- dessus ou au-dessous d’un aimant permanent. tique Nb Ti et Nb3Sn représentent plus
gerait plus de cryogénie ! L’aimant induit dans la pastille des courants de 98 pour cent en volume du marché
électriques ; ces derniers créent un champ
Un supraconducteur ne présente magnétique dont l’interaction avec l’aimant actuel des supraconducteurs. Cela paraît
aucune perte, mais cette propriété n’est réa- entraîne une sustentation stable. L’utilisation surprenant alors que, par exemple, le com-
lisée que lorsque l’environnement électro- de supraconducteurs pour les trains à lévitation posé YBaCuO découvert en 1987 a une
magnétique du supraconducteur ne varie magnétique est envisagée par certains. température critique d’environ 90kelvins,

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ce qui autorise un refroidissement à l’azote en 2009) ; pourtant, leurs température et fragiles, et le transport du courant élec-
liquide et non plus à l’hélium liquide. Mais champ critiques sont bien plus favorables trique y est sensible aux défauts et à l’orien-
la disponibilité industrielle, la facilité de et ils ont été découverts quelques années tation des grains cristallins. Les défis ont
mise en œuvre, le coût ou la constance des plus tôt. Mais le Nb 3 Sn est beaucoup cependant été relevés et la production de
performances sont d’autres critères sou- plus onéreux et plus complexe à mettre en conducteurs YBaCuO performants atteint
vent plus importants. œuvre. Il n’est donc utilisé que lorsque le désormais le stade préindustriel. Le coût
C’est déjà le cas parmi les supracon- Nb Ti ne convient plus, notamment pour de ces conducteurs reste très élevé, mais,
ducteurs à basse température critique : les de très hauts champs magnétiques, supé- comme il est dû au procédé plus qu’aux
conducteurs à base de Nb3Sn (une ving- rieurs à 12 teslas. matériaux, l’industrialisation devrait le
taine de tonnes en 2009, mais le projet ITER Les matériaux à haute température faire décroître rapidement.
de réacteur expérimental pour la fusion critique se sont révélés très complexes à Venons-en aux applications propre-
nucléaire en utilisera plus de 500 tonnes) mettre en œuvre et il a fallu redoubler ment dites de la supraconductivité. L’une
sont nettement moins utilisés que les d’imagination pour y faire passer des cou- des plus importantes porte sur l’imagerie
conducteurs à base de Nb Ti (2 000tonnes rants intenses. Ce sont des céramiques très médicale, l’imagerie par résonance magné-
tique (IRM) en particulier. C’est d’ailleurs
a l’IRM qui a apporté à la supraconducti-
H He vité son principal débouché commercial.

Li Be B C N O F Ne
Au service
Na Mg Al Si P S Cl Ar de l’imagerie médicale
K Ca Sc Ti V Cr Mn Fe Co Ni Cu Zn Ga Ge As Se Br Kr L’IRM est une technique d’imagerie de
choix pour tous les tissus mous, tels les
Rb Sr Y Zr Nb Mo Tc Ru Rh Pd AAg Cd In SSn Sb Te I Xe X
muscles ou le cerveau. La résolution peut
Cs Ba La* Hf Ta W Re Os Ir Pt AAu Hg Tl Pb Bi Po AAt RRn être meilleure que le millimètre dans
tout le volume étudié. L’IRM va mainte-
Fr Ra Ac** Rf Ha Sg Bh Hs Mt Ds Rg Uuh nant au-delà de la simple imagerie si l’on
de lanthanides
* Série des suit l’activité cérébrale via les variations
Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Yb Lu locales des débits sanguins (IRM fonction-
nelle, ou IRMf). Plus récemment est appa-
ie ddes
** Série es actinides
acttinides
rue l’IRM de diffusion (IRMd) qui permet
N Pu Am
Th Pa U Np A Cm Bk Cf Es Fm Md No Lr de suivre le mouvement des molécules
d’eau à l’échelle microscopique et qui
b Densité de courant apporte d’autres informations précieu-
(en méga-ampères/m2) ses sur le fonctionnement du cerveau.
Toutes ces techniques utilisent un
10 000 champ magnétique uniforme et constant
NbTi pour aligner les spins (moments cinéti-
ques intrinsèques) de noyaux atomiques,
tels ceux d’hydrogène, et les faire tour-
ner autour de l’axe du champ à des fré-
Nb3Sn quences radio (quelques dizaines de
mégahertz). Excités par un champ magné-
tique perpendiculaire variant à la même
fréquence, les spins nucléaires oscillent
10 K 14 T et entrent en résonance, ce qui produit
YBaCuO 18 K 25 T un signal à l’arrêt de l’excitation. L’ana-
lyse de ce signal permet de construire
110 K 92 K Hélium liquide des images qui reflètent l’activité des tis-
BiSrCaCuO Azote liquide (4,2 K)
sus ou leur composition chimique.
Température (77 K)
Champ magnétique Les bobines (classiques) qui fournissent
(en kelvins, K) (en teslas, T) le champ aux fréquences radio sont respon-
4. LA SUPRACONDUCTIVITÉ EST ASSEZ FRÉQUENTE dans la nature : une trentaine (a, cases sables des claquements perçus lors d’un
en gris foncé) des 103 éléments du tableau de Mendeleïev sont supraconducteurs à température examen d’IRM. La bobine supraconductrice,
suffisamment basse et sous pression atmosphérique. Une vingtaine d’autres (en vert) ne sont elle, est très discrète, mais son refroidisse-
supraconducteurs que sous haute pression. Par ailleurs, l’état supraconducteur ne se maintient
que si le champ magnétique et la densité de courant qui circule ne sont pas trop élevés. Dans ment utilise des cryoréfrigérateurs qui pro-
une représentation où les trois axes de coordonnées représentent les valeurs maximales de la duisent un bruit sourd à quelques hertz.
température, du champ magnétique et de la densité de courant, l’état supraconducteur est déli- Le rapport signal sur bruit et la résolu-
mité par une surface dite critique (b, les surfaces critiques de quelques supraconducteurs). tion spatiale augmentent avec l’amplitude

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du champ magnétique constant. Celle-ci qui existent. Ils exploitent le fait que la
doit être particulièrement stable dans le supraconductivité est un état quantique,
temps (dérive moyenne inférieure à 0,1 par- observable à l’échelle macroscopique.
tie par million et par heure). Une bobine Un courant peut circuler (par effet tun-
supraconductrice est la meilleure réponse nel) à travers la jonction Josephson sans
à ces exigences pour des champs magnéti- qu’il y ait une tension à ses bornes. Et le
ques supérieurs à 0,5 tesla environ. Il faut couplage des états quantiques dans les
noter qu’un imageur classique à 0,6 tesla supraconducteurs situés de part et d’au-
consomme 225kilowatts, alors qu’un ima- tre de chaque jonction fait qu’un SQUID est
geur supraconducteur à 1,5 ou même 3tes- très sensible au champ magnétique qui
las ne consomme que 7,5 kilowatts pour le traverse la boucle.
maintien de la basse température. La bobine Plus généralement, la jonction Joseph-
fonctionne généralement en mode persis- son est la brique de base de toute une élec-
tant, donc sans alimentation. tronique « quantique ». Des circuits avec
La tendance de l’imagerie par réso- ces jonctions Josephson peuvent se com-
nance magnétique est à une augmentation porter comme des sortes d’atomes artifi-
du champ. Les appareils courants utilisent ciels, où l’énergie ne peut prendre que des
un aimant solénoïde de 1,5 tesla, pesant valeurs bien déterminées. Ils constituent
environ cinq tonnes. Le marché des appa- des systèmes modèles pour mener des
reils à 3 teslas est en forte croissance. Des expériences et sonder les concepts de la
NIMH

appareils à haut ou très haut champ (supé- mécanique quantique. Ils sont aussi inté-
rieur à 7 teslas) sont plus rares, mais ils se ressants pour la nanoélectronique, où les
multiplient dans les laboratoires de recher- dimensions nanométriques font apparaî-
che. Ainsi, le projet français Iseult/INU- tre des effets quantiques. Enfin, ils ouvrent
MAC (Imaging of Neuro Disease Using High Jonction la voie aux processeurs quantiques à
Field Magnetic Resonance and Contrasto- Josephson base de qubits (bits quantiques), c’est-à-
phores), en construction à Saclay, près de dire à de possibles ordinateurs quantiques.
Paris, vise un champ de 11,7teslas. Il offrira
pour l’imagerie du cerveau une résolution
spatiale et temporelle dix fois supérieure
Traquer les particules
à celle des instruments actuels. L’aimant, La supraconductivité est également le
long de quatre mètres et d’un diamètre pro- compagnon indissociable d’un autre
che de cinq, pèsera 150 tonnes... domaine, la physique des particules élé-
La magnétoencéphalographie (voir mentaires, dont les outils de base sont
MIT/Laboratoire de paléomagnétisme

Boucle
la figure 5) et la magnétocardiographie sont supraconductrice les accélérateurs et détecteurs de particu-
deux autres outils d’investigation médi- les. Ces appareils font appel à des champs
cale où la supraconductivité est primor- électromagnétiques dans de grands volu-
diale. Elles reposent sur la mesure du mes pour accélérer, guider, focaliser et ana-
champ magnétique créé par l’activité du 40 ␮m lyser les trajectoires des particules chargées.
cerveau et du cœur respectivement. L’ana- En donnant accès à des champs plus éle-
lyse des signatures magnétiques rensei- 5. LA MAGNÉTOENCÉPHALOGRAPHIE consiste vés et en réduisant la consommation
gne sur certaines pathologies. à enregistrer les infimes champs magnétiques d’énergie, aimants supraconducteurs et
Pour l’heure, la magnétoencéphalo- produits par l’activité du cerveau. Pour cela, cavités supraconductrices à champs de
graphie et la magnétocardiographie sont le patient porte un casque (en haut) tapissé de radiofréquence ont rendu possibles les
utilisées principalement à des fins de centaines de petits capteurs à base de SQUID. progrès spectaculaires de ces machines.
Un SQUID est un circuit supraconducteur très
recherche dans une centaine de labora- sensible au champ magnétique qui le tra- C’est pour la physique des particules
toires à travers le monde, mais elles sont verse (ci-dessus). qu’ont été développés les premiers aimants
en passe de devenir des outils de diagnos- supraconducteurs, dès les années 1960. Ce
tic dans les hôpitaux. domaine a donné une grande impulsion
Les champs magnétiques en ques- aux matériaux supraconducteurs et conti-
tion sont extrêmement faibles, d’où le nue de faire progresser les techniques.
recours aux SQUID (Superconducting Quan- Le premier cyclotron, construit à Ber-
tum Interference Devices, ou dispositifs keley en1930, tenait dans la paume d’une
supraconducteurs à interférences quan- main. Aujourd’hui, le grand collisionneur
tiques). Ces petits circuits à base de bou- LHC du CERN accélère des protons à une
cles supraconductrices interrompues en énergie 100 millions de fois supérieure, le
deux endroits par une mince tranche iso- long d’un cercle de 26,7 kilomètres de cir-
lante, une « jonction Josephson », sont les conférence. Ces énergies sont nécessaires
capteurs magnétiques les plus sensibles pour sonder la matière à la très petite échelle

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LE M A R C H É DE L A S U PR ACON DUCTI V IT É toire circulaire. À énergie donnée, plus le


champ magnétique fourni par les aimants
n 2009, le marché mondial de la supraconductivité était de 4,3 milliards d’euros, dominé à
E 78 pour cent (3,355 milliards d’euros) par l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et la
spectroscopie par résonance magnétique nucléaire (RMN). La supraconductivité pour les ins-
est intense, plus le rayon de l’accéléra-
teur est petit, d’où l’intérêt de la techno-
logie supraconductrice.
truments de recherche représentait 765 millions d’euros. Le reste concerne les applications Les chiffres pour le LHC sont sans appel.
émergentes : électrotechnique (100 millions d’euros) et électronique (80 millions d’euros). On
Grâce à ses 1232 aimants en niobium-titane
s’attend à une croissance modérée des marchés dominants, mais à une très forte augmenta-
(NbTi) qui produisent sans pertes un champ
tion des marchés émergents.
de 8,3 teslas, la circonférence du LHC n’est
«que» de 26,7kilomètres, avec un système
de cryogénie qui consomme 40 mégawatts
seulement (voir la figure 2). La technologie
classique, avec des aimants résistifs, limite
le champ à 1,8 tesla. Elle aurait conduit à
une circonférence de 110 kilomètres et une
consommation de 900 mégawatts. Sans la
supraconductivité, le LHC n’était tout sim-
plement pas concevable...

2000 tonnes de
niobium-titane au LHC
Au LHC, qui a démarré en 2008, d’autres
Pour la LIPA, l’un des principaux opérateurs aimants jouent le rôle de lentilles magné-
de réseaux électriques des États-Unis, la Société
tiques et focalisent les faisceaux. Le champ
française Nexans a fabriqué et installé un câble
de transport supraconducteur mis sous magnétique se révèle aussi très utile autour
une tension de 138 000 volts. C’est la liaison des zones de collisions pour dévier les par-
supraconductrice la plus longue (600 mètres) ticules chargées produites et ainsi mieux
et la plus puissante du monde les analyser. Ces aimants de détection doi-
(ci-contre, une coupe du câble ; vent produire des champs intenses dans
ci-dessus, son raccordement au réseau). de grands volumes et être peu encom-
brants pour laisser le maximum de place
aux détecteurs eux-mêmes : c’est le cahier
Nexans

des constituants élémentaires, et pour pro- des charges idéal pour un aimant supra-
duire des particules de masse élevée qui conducteur. Le LHC fait ainsi appel à
ont pu exister juste après le Big Bang. Les plusieurs très grands aimants supracon-
masses des particules appartenant au ducteurs de détection, tel le toroïde supra-
«modèle standard» de la physique des par- conducteur ATLAS , dont la masse de
ticules restent aujourd’hui inexpliquées. matériau supraconducteur est de 376 ton-
Il y a plusieurs décennies, le physicien nes. Au total, le LHC utilise plus de
britannique Peter Higgs a proposé un méca- 2 000 tonnes de niobium-titane.
nisme théorique qui suppose l’existence Notons que les accélérateurs de par-
d’une particule, le boson de Higgs ; l’in- ticules ont aussi des applications médi-
teraction de ce dernier avec les particules cales, telle la protonthérapie où des
connues leur conférerait leurs masses. faisceaux de protons déposent leur éner-
Mais ce boson de Higgs aurait une gie avec une précision millimétrique et
masse très élevée et il faut donc des accé- sans endommager les tissus traversés. La
lérateurs de particules particulièrement production des protons avec la bonne éner-
puissants pour le découvrir. Deux accé- gie (plusieurs centaines de mégaélec-
lérateurs, tous deux à technologie supra- tronvolts) fait, là encore, intervenir des
conductrice, sont sur les rangs : le Tevatron aimants, auxquels la supraconductivité
américain (0,9 téraélectronvolt par fais- peut conférer une masse, un volume et une
ceau, donc le double pour l’énergie des consommation réduits.
collisions) qui sera bientôt arrêté et le LHC Un autre domaine d’application de
(Large Hadron Collider, ou grand colli- la supraconductivité, et qui prend de plus
sionneur de hadrons) du CERN, à Genève en plus d’importance, est celui des réseaux
(7 téraélectronvolts par faisceau). de distribution de l’électricité. Étant donné
Dans ces accélérateurs, des aimants la place que cette forme d’énergie occupe
maintiennent les particules sur une trajec- dans la vie moderne, les réseaux électri-

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ques sont devenus une infrastructure cri- ment de l’interrompre. Comment? La seule Ainsi, les supraconducteurs sont deve-
tique, qu’il faut sécuriser au mieux, avec réponse satisfaisante est fournie par la nus indispensables pour certaines applica-
une qualité (en termes de tension notam- supraconductivité, grâce au courant criti- tions, notamment en électrotechnique
ment) garantie. que qui caractérise un matériau supra- comme nous venons de le voir. Sans supra-
conducteur. conductivité, l’IRM n’aurait pas connu son
Sécuriser les réseaux Pourquoi ? Parce que dès que le cou-
rant dépasse la valeur critique, l’élément
développement actuel et le LHC aurait été
inconcevable. Les supraconducteurs sont
électriques supraconducteur perd sa supraconducti- à la base de détecteurs ultrasensibles pour
Une façon simple de sécuriser la fourni- vité et développe presque instantané- la physique ou de nouveaux outils de diag-
ture d’électricité à un point de consomma- ment une résistance qui limite le courant nostic médical pour le cerveau ou le cœur,
tion donné est de multiplier les chemins de défaut. En revanche, pour des cou- ils permettent de construire des systèmes
possibles d’alimentation. Cette technique rants inférieurs à la valeur critique, l’élé- modèles pour la physique et l’ingénierie
très efficace est limitée par le problème des ment est électriquement transparent, quantiques. Et ils rendent bien d’autres ser-
« courants de défaut » (dus à un court- puisque sans résistance. Deux limiteurs vices, par exemple dans les réacteurs expé-
circuit par exemple). En effet, un disjonc- supraconducteurs ont ainsi déjà été ins- rimentaux pour la fusion nucléaire.
teur ne coupe pas instantanément un tallés dans le réseau européen et les distri- La supraconductivité représente une
courant de défaut, ce qui laisse le temps buteurs d’électricité s’intéressent de plus technologie de rupture, qui prend du temps
à un tel courant d’occasionner des dégâts en plus à ces appareils. pour s’imposer, surtout dans un marché
sérieux. Par exemple, les forces électrody- D’autres équipements supraconduc- bien établi et parce qu’elle est tributaire
namiques étant proportionnelles au carré teurs ont fait leur apparition en électro- de la cryogénie. Mais le centenaire de la
du courant, un courant de défaut 20 fois technique. Notamment, une liaison supra- découverte de la supraconductivité coïn-
supérieur au courant normal conduit à des conductrice de 600 mètres fonctionne cide avec deux faits: la préindustrialisation
forces 400 fois plus élevées. depuis avril2008 dans le réseau électrique de matériaux à haute température criti-
Or lorsqu’on multiplie les chemins d’ali- américain à très haute tension (138 kilo- que performants (YBaCuO) et de nouvel-
mentation, les courants de défaut s’addi- volts) ; elle peut transporter 600 méga- les exigences pour les réseaux d’électricité.
tionnent. La solution à ce problème est de voltampères (puissance nécessaire pour L’avenir des supraconducteurs n’en est que
limiter le courant de défaut, et pas seule- 600 000 habitants environ). plus prometteur. 

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REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Madame d’Arconville,
femme de sciences au temps des Lumières
De la traduction scientifique à ses travaux sur la putréfaction, cette femme du XVIIIe siècle,
savante reconnue par ses pairs, mit un point d’honneur à rester dans l’anonymat.
Patrice BRET

1
804. Fortunée Briquet, femme de Mme d’Arconville : 12 volumes de manus- elle admire l’éloquence, ses textes rappel-
de lettres, dédie au Premier consul crits inédits rédigés à la fin de sa vie, soit lent l’introspection de ses maîtres à pen-
Napoléon Bonaparte, sur le point plus de 200 textes que l’on croyait perdus ser Montaigne et Pascal, ou le style incisif
d’accéder au trône impérial, un dic- à jamais. « Il paraît que Mme d’Arconville de ses contemporains les écrivains
tionnaire féministe dans lequel elle fait n’avait d’autre but, en écrivant, que celui Jacob Grimm et Louis-Sébastien Mercier.
sortir une inconnue de l’anonymat : « Elle de se rendre utile », écrit encore Fortunée Revenant comme une nostalgie ou un regret,
joignit à l’étude de la physique et de la chi- Briquet. C’est le cas pour une bonne part la science reste un leitmotiv de ce recueil
mie, celle de la morale, de la littérature et de sa production imprimée, mais elle est sur- hybride, à l’image de l’intérêt qu’elle lui a
des langues. » L’entrée « Arconville » ignore tout mue par le besoin d’«écrire à tout prix», porté toute sa vie.
que l’auteur vit encore et, à 80 ans passés, besoin qui l’anime jusqu’à la mort. Car, quand
continue d’écrire même si elle ne publie plus elle reprend la plume après la Révolution, Traductrice
depuis 20 ans. Elle omet aussi l’histoire, der-
nier domaine d’étude de celle qui fut un auteur et expérimentatrice
original du siècle des Lumières et l’une des Certes, Mme d’Arconville n’eut ni l’envergure
quelques femmes de l’époque à avoir pro- intellectuelle ni la notoriété d’Émilie du Châ-
duit de la science. Qui est donc cette Mme telet (1706-1749), traductrice des Princi-
Thiroux d’Arconville, née Marie Geneviève pia de Newton et compagne de Voltaire
Charlotte Darlus (1720-1805), à la produc- – faute, peut-être, d’avoir bénéficié de l’édu-
tion si variée que l’on redécouvre aujourd’hui cation de celle-ci... Enfant, elle aurait aimé
Avec l’aimable autorisation du château de Cheverny

après une longue éclipse ? être ambassadeur, si elle avait été un homme.
« Une des femmes les plus instruites Adulte, elle jongle entre sciences, littérature
et les plus modestes du XVIIIe siècle», déclare et histoire – activités masculines –, traduc-
en 1820 le bibliographe Antoine-Alexandre tions et production personnelle. Elle est pour-
Barbier, qui ajoute : « Ses nombreuses tant bien plus qu’un simple écrivain. Fille
productions obtinrent, de son vivant, beau- d’un riche fermier général, mariée à 14 ans
coup de lecteurs ; par leur seul mérite. » à un jeune conseiller – bientôt président –
La même année, la Biographie nouvelle des au Parlement de Paris, elle est d’abord une
contemporains, dictionnaire des Français lectrice acharnée que guident la curiosité et
célèbres depuis la Révolution, lui ouvre le 1. MME D’ARCONVILLE (1720-1805) fut un le goût du savoir. À 20 ans – déjà mère de
champ des grands dictionnaires historiques. auteur prolifique tant en sciences qu’en lettres. ses trois fils ! –, elle prend son éducation en
Des extraits de ses œuvres morales sont mains et se mue en femme savante auto-
cités, et l’on se réfère à ses traités scienti- elle n’entend plus écrire que pour une poi- didacte. Femme de sciences, elle l’est à la
fiques. Sa gloire posthume s’éteint cepen- gnée de proches, rédigeant pour passer le fois en tant que traductrice critique et, cas
dant au fil des décennies. temps une série de petits essais de facture plus rare, comme expérimentatrice patiente
Bien éphémère au regard de l’histoire, très libre ou recopiant des œuvres de jeu- et rigoureuse. Tout cela dans le plus parfait
cette réputation vient de rebondir en ce début nesse inédites. Elle a un ton plus person- anonymat, choisi et maintenu parce qu’elle
de XXIe siècle avec la mise au jour inatten- nel et un regard distancié, parfois non dénué a une conscience aiguë du risque social pour
due des Pensées, réflexions et anecdotes d’humour. Si elle est loin de Rousseau, dont les femmes de lettres : « Affichent-elles la

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Regards

science ou le bel esprit ? Si leurs ouvrages


sont mauvais, on les siffle ; s’ils sont bons,
on les leur ôte ; il ne leur reste que le ridi-
cule de s’en être dites les auteurs. »
Elle a d’ailleurs peu d’empathie pour son
sexe et préfère la compagnie des hommes
instruits. À l’instar du naturaliste Buffon
ou de Diderot, Mme d’Arconville débute sa

Avec l’aimable autorisation de M.-L. Girou Swiderski et M.-A. Bernier


carrière d’auteur comme traductrice – tra-
ducteur, même, puisqu’elle masque soigneu-
sement son sexe. C’est là le meilleur moyen
de se rendre utile sans s’exposer publi-
quement. En 30 ans, elle traduit – de l’an-
glais surtout, mais aussi de l’italien et du
latin – une trentaine d’auteurs, dont
12 médecins, chirurgiens et chimistes.
Dès 1747, elle se fait la main sur « deux
romans faciles à traduire », qu’elle ne publie
qu’une quinzaine d’années plus tard. Enhar-
die par un premier succès avec une tra- 2. DANS CE MANUSCRIT extrait des Pensées, réflexions et anecdotes de Mme d’Arconville, retrou-
duction difficile de littérature pédagogique vées en 2007, Mme d’Arconville, alors âgée de 83 ans, revient sans complaisance sur sa période
(Lord Halifax, Avis d’un père à sa fille, 1756), botanique. On y apprend qu’elle a abandonné cette activité par « paresse » et « aversion pour le
elle choisit de traduire la science, au moment mouvement », ou comment elle a choisi le système botanique qu’elle étudierait.
même où le déclin du latin et le dévelop-
pement des langues nationales provoquent Marquée notamment par l’enseigne-
l’irruption d’un marché des traductions scien- ment du chirurgien Jacques-Bénigne Wins-
tifiques. Pendant dix ans, les sciences low, elle se tourne vers l’anatomie. Sa
sont sa principale occupation. première œuvre scientifique est la traduc-
tion du Traité d’ostéologied’Alexander Monro
«Cultivailler» les (1759) : « Cet ouvrage ayant, à juste titre,
une très-grande réputation, non-seulement
sciences pour être utile en Angleterre, mais encore parmi les ana-
Ce n’est d’abord qu’un amusement de jeune tomistes qui savent l’anglois, j’ai cru rendre
femme de la haute société: Mme d’Arconville service à ceux de ma Nation qui n’entendent L’ A U T E U R
dit avoir « cultivaillé » la botanique. Sa pas cette langue, de le leur donner en fran-
sœur se réservant le système botanique éla- çois. » Ornée d’un frontispice et de culs-de-
boré par le naturaliste suédois Carl von lampe spécialement dessinés par le peintre
Linné (1707-1778), elle adopte celui du bota- Pierre, protégé de Mme de Pompadour, la
niste Joseph Pitton de Tournefort (1656- splendide édition française qu’elle édite
1708) et aménage dans son château de contraste avec les modestes éditions d’É-
Crosne, dans l’Essonne, un cabinet d’histoire dimbourg. Contre l’opinion de l’auteur, elle
naturelle, une pépinière et deux serres ajoute une trentaine de planches de sque-
chaudes pour élever les «arbres étrangers» lettes, en particulier un squelette féminin Patrice BRET est chercheur
qu’elle tire des collections royales : le natu- (voir la figure 4). Ces gravures sortent de au Centre Alexandre Koyré
raliste Bernard de Jussieu les lui fournit, ainsi l’atelier de Jean-Joseph Suë, professeur et au Centre de recherches
en histoire des sciences
qu’un double des clefs des serres du Jardin d’anatomie à l’Académie de peinture, qui et des techniques, à Paris.
du roi (aujourd’hui Muséum national d’his- annote l’ouvrage. La page de titre peut même
toire naturelle), où elle suit ses cours et se laisser croire qu’il en est le traducteur. L’ar-
lie avec Malesherbes et Diderot. Mais, lassée tifice est dénoncé par un rival à l’Académie
par le terrain, elle finit par abandonner agri- des sciences, laquelle élit à la place de Suë
culture et botanique, car « on ne peut être le fils du censeur royal qui a donné son appro-
botaniste dans sa chambre ». bation à la publication trois mois plus tôt...

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Regards

Était-il dans la confidence ou est-ce seule- toutes les «sciences physiques» et la base
ment l’influence de la charge de directeur de de l’histoire naturelle. Elle se lance dans un
l’Académie qu’il exerce aussi ? Quoi qu’il en long programme de recherche expérimentale
soit, le jeu est réservé aux hommes. dont l’ambition est tant utilitaire et humani-
Au demeurant, l’anonymat est surtout un taire (la conservation des aliments) que scien-
masque pour le public et le nom de la traduc- tifique : l’étude de la transformation de la
trice circule dans la profession: dans son His- matière entre les trois règnes.
toire de l’anatomie et de la chirurgie (1770),
Antoine Portal révèle que le Traité d’ostéolo- La putréfaction
gie a été «traduit en français par Madame la
Présidente d’Arconville, et exécuté à ses frais, au jour le jour
avec des planches, et des remarques par Pendant huit ans, de 1755 à 1763, elle mène
M. Sue ». Fortunée Briquet présente même plusieurs centaines d’expériences sur la
l’ouvrage comme «publié sous un autre nom conservation de substances putrescibles
que le sien quoiqu’elle en soit véritablement (viandes, poissons, œufs, lait), en suivant
l’auteur » ! Malgré cela, aujourd’hui comme un protocole rigoureux : chaque jour, elle
hier, les bibliographes et les historiens de la note l’état de dégradation des échantillons

Cliché E. Bardez
médecine omettent souvent de restituer expérimentés et les conditions extérieures
l’identité de la traductrice. (température, humidité). Elle en publie les
Parallèlement, Mme d’Arconville a un inté- 3. FRONTISPICE des Leçons de chymie de résultats en 1766 dans un Essai pour ser-
rêt croissant pour la chimie, encouragée par Pierre Shaw, premier médecin du roi d’Angle- vir à l’histoire de la putréfaction, qu’elle signe
son parent François Poulletier de la Salle, terre, traduites anonymement par Mme d’Ar- « par le traducteur des Leçons de Chymie
conville en 1759.
chimiste amateur dont elle partage les de M. Shaw » (voir la figure 5).
expériences, et par son ami le chimiste Pierre- Sa principale conclusion est que «le pou-
Joseph Macquer, qui révise ses manuscrits. voir conservateur» se trouve dans la préser-
Ainsi, l’année-même de la publication du Traité vation du « contact de l’air extérieur », bien
d’ostéologie, elle publie encore la traduction qu’elle néglige d’effectuer une expérimen-
des Leçons de chymie propres à perfection- tation dans le vide. Sur le plan pratique, elle
ner la physique, le commerce et les arts de prouve que le quinquina est le meilleur «anti-
Peter Shaw. Si l’édition est toujours anonyme, septique », capable de ralentir le processus
elle n’a plus recours à un prête-nom. Les recen- inévitable de la putréfaction. Elle rejoint ici
sions saluent la rectification des erreurs et le médecin britannique John Pringle, de la
le «discours préliminaire» original de près Royal Society, dont elle discute les travaux
de 100 pages qu’elle y joint – une histoire cri- parus à Londres en 1752 et traduits à Paris
tique de la chimie –, le texte dont elle est la en 1755. En revanche, elle réfute ses dires
plus fière à la fin de ses jours. sur les vertus supposées de la camomille,
De cette époque date encore la traduc- que contredisent ses expériences. Enfin, elle
tion de 15 mémoires d’anatomie, médecine s’incline devant les résultats du chirurgien
et botanique, tirés des Philosophical Tran- britannique David MacBride, résultats publiés
sactions de la Royal Society de Londres. à Londres en 1764, dont elle n’a connais-
Mais la traduction n’est qu’un marchepied sance que pendant l’impression de son propre
vers la pratique de la science. Le texte et le ouvrage et qu’elle juge supérieurs aux siens
laboratoire se soutiennent et s’enrichissent (il n’est cependant pas plus avancé qu’elle
mutuellement. dans la découverte des micro-organismes
Dans son laboratoire de Crosne, Mme d’Ar- impliqués dans le phénomène).
conville travaille avec deux amis amateurs de MacBride lui retourne l’hommage en 1767
chimie sur les résines ou la bile humaine. Elle et se montre admiratif du soin apporté par
s’attaque ensuite à ce que Macquer considère son compétiteur inconnu à ses expériences.
MNHN

comme «ce qu’il y a de plus difficile [et] en 4. LE SQUELETTE DE FEMME que Mme d’Arcon- Le travail original de Mme d’Arconville est
même temps ce qu’il y a peut-être de plus ville ajouta à sa traduction (anonyme) du Traité encore cité, de son vivant, par Macquer
important à connoître dans la physique»: la d’ostéologie d’Alexander Monro (1759). Ses tra- (1778), par le chimiste irlandais William Hig-
putréfaction, qu’elle regarde comme la clef de ductions étaient toujours critiques et annotées. gins (1799) et, surtout, à plusieurs reprises,

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Regards

par le chimiste et homme politique fran-


• Le 29 août 1763, le thermomètre 17d
çais Antoine-François Fourcroy. Après sa

S. Barles, La ville délétère : médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe-XIXe siècles, p. 65, 1999
mort, son travail continue à être cité dans • Le vent N.O. le ciel nuageux, la chaleur tempérée.
les manuels de chimie médicale et de méde- • Je mis deux gros de tranche de bœuf crud, & tué la veille,
cine légale jusqu’à la découverte du rôle des dans un bocal, couvert d’un papier, lié avec une ficelle.
micro-organismes par Pasteur dans les • J’étois pour lors à la campagne, à quelques lieues de Paris. Le laboratoire où je faisois
années 1850. Aujourd’hui, à défaut d’avoir mes expériences étoit au rez-de-chaussée, un fossé fort large, rempli d’eau vive baignoit
une quelconque valeur scientifique, son Essai un des murs de ce laboratoire. De ce même côté étoit
reste une référence pour les historiens de une fenêtre exposée au midi, & une autre vis-à-vis, exposée
l’hygiène urbaine... par conséquent au Nord. Ce lieu est assez humide.
Mais déjà, le suivi quotidien des expé- • Le 30, le thermomètre 16d1/2
riences ne suffisait plus à satisfaire les aspi- • Le vent N.N.O. le ciel comme la veille, mais le temps plus frais.
rations intellectuelles de l’expérimentatrice. • Je trouvois que la viande avoit déjà contracté une odeur aigre,
Ses deux grandes traductions scientifiques & que sa couleur étoit plus pâle.
à peine publiées, elle s’est tournée vers les
• Le 31, le thermomètre 16d1/2.
lettres. Lorsqu’elle réunit – à l’exception de

Cliché E. Bardez
l’histoire – l’ensemble de ses travaux et • Le vent E. le ciel couvert & le temps frais.
quelques inédits, un seul des sept volumes • La viande étoit putride, quoiqu’elle fût toujours ferme. Je la jettai.
de ses Mélanges de littérature, de morale
et de physique(1775-1776) est consacré aux 5. EXTRAIT DES NOTES PRISES PAR MME D’ARCONVILLE pendant ses expériences sur la putré-
faction et publiées dans son Essai pour servir à l’histoire de la putréfaction (1766). « C’est parti-
sciences. En quelques années, Mme d’Arcon-
culièrement à l’étude de la fermentation, de ses différens degrés, & sur-tout à celui de la putréfaction,
ville est devenue une femme de lettres. que nous sommes redevables d’un très grand nombre de connoissances utiles. Il n’y en a peut-
être pas même de plus intéressantes dans toute la physique. C’est pour ainsi dire la clef de
La démarche toutes les autres, & l’histoire de la nature entière. Tout ce qui a vie, soit animal, soit végétal, est
soumis à son pouvoir », écrit-elle en introduction de son essai.
scientifique appliquée
à l’histoire c’est à la période de la Réforme, omnipré-
sente dans ses manuscrits, qu’elle consacre
Elle enchaîne d’autres genres à la mode: Pen- ses travaux : Vie du cardinal d’Ossat (1771),
sées et réflexion morales (1760), De l’ami- Vie de Marie de Médicis (1772), Histoire de  BIBLIOGRAPHIE
tié (1761), Des passions (1764). Non sans François II (1783). Condamnant l’histoire P. Bret et B. Van Tiggelen (dir.),
succès : ces deux derniers traités donnent officielle – elle critique un auteur écrivant Madame d’Arconville
lieu à une édition pirate à Liège et à une tra- « plustot à la vérité en gazettier payé pour (1720-1805), une femme
duction allemande (1770) sous la signa- en rendre compte, qu’en fidèle historien » –, de lettres et de sciences au siècle
des Lumières, Hermann, 2011.
ture de... Diderot ! À l’inverse, l’Essai sur elle déniche des manuscrits inédits, les
l’amour-propre de Frédéric II, lu cette même traduit et les édite avec des notes, devenant M.-A. Bernier et M.-L. Girou
année à l’académie de Berlin, est bientôt ainsi l’une des premières historiennes. Dans Swiderski (sous la dir.),
Mme d’Arconville, femme
porté à son crédit. Erreurs d’attribution qui l’histoire, elle trouve enfin la possibilité de de lettres et femme de sciences,
auraient pu être moins flatteuses... Néan- concilier ses préoccupations morales et son Studies on Voltaire and the
moins piquée au vif dans son intégrité d’au- goût du récit, d’une part, développés dans Eighteenth Century, à paraître.
Nous les remercions de nous avoir
teur, Mme d’Arconville marque sa propriété ses travaux littéraires, et son attrait pour la autorisés à citer ces manuscrits.
littéraire de façon inattendue: elle ne dévoile recherche, sa démarche critique et le sen-
pas son identité, mais publie ses Mélanges. timent d’être utile, d’autre part, déployés M.-L. Girou Swiderski, Écrire
à tout prix. La présidente Thiroux
Parallèlement, elle publie des traduc- dans ses travaux scientifiques. d’Arconville, polygraphe
tions de littérature anglaise (romans, poé- Finalement, la clef de l’œuvre éclectique (1720-1805), 2006,
sie et théâtre) et italienne et ses propres de Mme d’Arconville se trouve dans l’un de http://aix1.uottawa.ca/˜margirou/
romans et poésies. Mais à partir de 1768, ses derniers essais inédits, Sur l’observa- Perspectives/XVIIIe/arconvil.htm.
elle s’adonne surtout à l’histoire, qui l’a tion : l’observation est le moyen d’appréhen- A. Gargam, Savoirs mondains,
accompagnée sa vie durant. À dix ans, elle der le monde – observation physique dans savoirs savants : les femmes
commençait à dévorer l’Histoire ancienne les sciences (botanique, anatomie, chi- et leurs cabinets de curiosités
au siècle des Lumières,
de Charles Rollin, publiée dans les mie) et observation morale en littérature Genre et histoire, n° 5, 2009.
années 1730. Elle affectionne les Grecs, mais (essais de morale, romans, histoire). I

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g

REGARDS

EN IMAGES

Ventouses sous pression


Les ventouses des pieuvres peuvent sentir, goûter,
agripper, manipuler et agir de façon autonome.
Frank GRASSO

À
première vue, une ventou- sés dans la détection des substances chi-
se de pieuvre (ou poulpe) miques présentes sur les surfaces – des
ressemble à la coupelle de chimiorecepteurs– tapissent ses bords. Avec
caoutchouc qui fait adhérer les mécanorécepteurs et les proprio-
une fléchette à un mur, ou un GPS à un pare- cepteurs, qui relaient respectivement
brise. C’est en fait un organe remarquable- les messages de contact avec la cible
ment élaboré, qui peut non seulement et de pression, et ceux liés à l’acti-
adhérer plus ou moins aux objets, notam- vité des muscles, les chimiorécep-
ment pour capturer des proies, mais aussi teurs sont reliés à un ganglion ner-
les manœuvrer grâce à des groupes de veux propre à chaque ventouse.
muscles spécialisés. Chaque ganglion de ventouse
Chaque ventouse de pieuvre comporte reçoit donc des informations sensorielles
deux chambres : l’infundibulum, externe, et et coordonne les réactions cohérentes de
l’acetabulum, interne. Lorsque l’animal se la ventouse, telle les contractions. Ces gan-
trouve devant une palourde, par exemple, glions sont connectés les uns aux autres
les muscles qui bordent la première chambre par une chaîne de ganglions brachiaux plus
modifient la périphérie de la ventouse de grands, disposés le long de chaque bras (la
façon à la faire adhérer à la surface de la pieuvre en a huit). Les ventouses d’un bras
coquille, formant un joint étanche. Sous l’in- peuvent ainsi coordonner leurs mouvements
fundibulum, les muscles de l’acetabulum se en l’absence d’ordre moteur venant du
contractent alors, produisant à l’intérieur de cerveau central. Reste à élucider com-
la ventouse remplie d’eau une dépression ment ce dernier et les deux types de gan-
© Corbis/Newmann (photo), Bryan Christie (dessins)

importante par rapport à la pression de l’eau glions collaborent pour contrôler précisé-
de mer environnante. C’est cette diffé- ment le fonctionnement des ventouses et
rence de pression qui provoque la succion. la capture des proies. I
Plus les muscles de l’acetabulum se contrac-
tent, plus la dépression et la succion sont
Frank GRASSO, professeur de psychologie,
élevées. Simultanément, des muscles dits dirige le Laboratoire de robotique
extrinsèques qui entourent la ventouse per- biomimétique et cognitive de la Faculté
mettent à ses bords de faire tourner la Brooklyn, à New York.
cible, sans rompre le joint adhésif et sans
réduire la différence de pression.
Par ailleurs, un réseau de neurones par-
court la ventouse. Des neurones spéciali-

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Ganglion brachial
Ganglion
de ventouse

Acetabulum

Infundibulum
Ganglion
de ventouse
Récepteurs
Ganglion
brachial Muscle extrinsèque

Les muscles de la paroi


de l’acetabulum se contractent,
ce qui crée une forte dépression
dans la chambre remplie d’eau
de la ventouse.

En images [89
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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Du rêve à la réalité des preuves


Les ordinateurs ne savent pas prouver seuls des théorèmes profonds.
Cependant, grâce aux assistants de preuve, ils garantissent
les démonstrations découvertes par les mathématiciens.
Jean-Paul DELAHAYE

I
l y a 100 ans paraissait le premier traite la démonstration et qui se contentera garantie qu’aurait dû donner le formalisme
des trois tomes des Principia Mathe- de contrôler si les règles de manipulations ne fonctionne pas.
matica d’Alfred Whitehead et Ber- symboliques des Principia, en nombre fini D’autres formalisations générales des
trand Russell. En s’appuyant sur et fixées à l’avance, ont été respectées. mathématiques ont été proposées, dont
les travaux de Gottlob Frege, Giuseppe Cette formalisation est un immense pro- celle de Bourbaki, le célèbre mathématicien
Peano, Richard Dedekind et grès, puisque plus aucune français polycéphale. Sa proposition, qui
Georg Cantor, cet ouvrage controverse ne peut exister sur date des années 1930, s’appuie sur la théo-
montre comment réduire les la validité d’une preuve écrite rie des ensembles et le logicien Adrian
mathématiques à la logique dans le langage des Principia. Mathias en a révélé une propriété cocasse.
symbolique. L’ouvrage est l’un Si quelqu’un prétend qu’une Dans le formalisme de Bourbaki, la notation
des plus importants de l’his- preuve est fausse, l’opérateur complète pour désigner le nombre « 1 » est
toire des mathématiques, car ignorant trouvera l’erreur. Tout une longue suite de symboles et Bourbaki
il montre pour la première fois se passe comme pour un cal- indiquait que si l’on tentait de la déployer
qu’un savoir scientifique peut cul arithmétique: aucune faute sans utiliser aucun raccourci, l’écriture com-
être entièrement formalisé. ne peut se dissimuler. Grâce plète du « 1 » comporterait quelques
Avant le travail de White- à la formalisation, et comme dizaines de milliers de symboles. A. Mathias
head et Russell, écrire une l’avait imaginé Leibniz avec sa a montré que la situation était pire et
démonstration mathématique était un exer- characteristica universalis au XVIIe siècle, qu’écrire le nombre « 1 », en respectant à
cice de nature littéraire où il fallait convaincre démontrer est devenu un simple calcul. la lettre le formalisme de Bourbaki, néces-
les lecteurs d’une affirmation abstraite. L’ac- Tout cela est très beau, mais c’est un siterait 4 523 659 424 929 symboles, soit
ceptation d’une preuve ou son refus résul- rêve : la formalisation proposée par White- l’équivalent de quatre millions de livres
tait d’un consensus entre spécialistes head et Russell est trop complexe pour être de 400 pages.
conduisant le plus souvent à un accord una- pratiquée dès qu’on aborde autre chose que
nime. Dans toutes les sciences, cette situa- des théorèmes élémentaires de logique L’informatique
tion prévaut : il n’y a pas de procédure ou d’arithmétique. Dans les Principia, les
automatique et absolue de validation d’un preuves formelles sont rarement écrites rend-elle tout simple ?
résultat ou d’une théorie. On dispose de entièrement, les auteurs se contentant de Les premiers formalismes complets pro-
méthodes de contrôle, variées selon les dis- montrer qu’elles existent et d’indiquer ce posés pour les mathématiques ne sont pas
ciplines, mais l’affaire reste humaine et dans qu’il faudrait faire pour les écrire. destinés aux mathématiciens terrestres !
certaines situations, les désaccords per- Avec les Principia, les mathématiques Pourtant, l’informatique et un siècle de
sistent longuement. deviennent formalisables en principe, mais travail de la part des logiciens ont mainte-
Avec les Principia, la formalisation des pas en réalité. S’en tenir au langage des nant transformé le rêve en réalité. Le en
mathématiques fait basculer ces dernières Principia conduit à des preuves dont la principe qui était juxtaposé à « mathéma-
dans une situation différente : vérifier si un longueur empêche leur écriture effec- tiques formalisables » peut être enlevé.
résultat mathématique est juste peut être tive et donc leur contrôle. Le formalisme L’informatique n’a pas peur des grandes
confié à un opérateur ignorant de ce dont des Principia n’est pas praticable et la quantités de données. La formalisation des

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Regards

Principia ou celle du traité de Bourbaki à a b


l’aide des ordinateurs fonctionnerait-elle
sans peine ?
Non. Les calculs informatiques ne peu-
vent tout affronter et la formidable puis-
sance des ordinateurs ne dispense pas
d’être intelligent. Nos machines sont de
capacité limitée et ce n’est pas parce
que le progrès est rapide que l’on dis-
pose d’une puissance infinie. Ainsi, on
ne sait aujourd’hui ni trouver un nombre
premier de plus de 13 millions de chiffres,
ni calculer un million de milliards de

k/Volina
décimales de ␲, on en est seulement à
5 000 milliards de décimales. Le forma-

tterstoc
lisme des Principia ou du traité de Bour-

S hu
©
baki est bien trop gourmand en puissance,
même pour les plus puissants des ordi-
nateurs ou des réseaux informatiques.
Attendre serait une solution, mais il n’est
1. AVEC DES ASSISTANTS DE PREUVE, des
pas certain que les progrès technologiques erreurs auraient été évitées. Le 4 juin 1996,
ne buttent pas sur une limite ultime : il est la fusée Ariane 5 explosait 40 secondes
probable, au contraire, que la miniaturisa- après son décollage (a). La catastrophe résul-
tion ne pourra aller en deçà de la taille des tait d’une erreur de programmation. On peut
atomes. Le plus sage pour obtenir une for- colorier une carte, comme celle des régions de
France, avec quatre couleurs seulement (b) :
malisation pratique et réelle des mathé- le « théorème des quatre couleurs» a été défi-
matiques est donc de mener une double nitivement prouvé par un assistant de preuve,
attaque : améliorer les formalismes en les ce qui a mis fin à une controverse sur les pre-
simplifiant pour les rendre praticables et pro- mières démonstrations. Ces logiciels, qui aident
fiter des gains de puissance que la techno- à produire des démonstrations formalisées de
logie nous offre. C’est ce que l’on a fait et théorèmes, sont aussi utilisés pour démon-
trer que certains circuits de microprocesseurs,
l’heure du succès est maintenant arrivée. dont le Pentium 4 (c), fonctionnent correcte-
ment. La démarche est prudente, car, en
Assistant de preuve octobre 1994, Thomas Nicely, de l’Université
de Lynchburg (États-Unis), a dévoilé un dys-
Le premier travail de formalisation des fonctionnement dans l’unité de calcul en vir-
mathématiques fut le projet Automathconçu gule flottante du Pentium: il s’est rendu compte
que certaines opérations du processeur ren-
et développé aux Pays-Bas à partir de 1966 voyaient une valeur erronée par excès.
par Nicolaas de Bruijn. Il fut suivi par une
série de projets dont les plus avancés sont, c
en Pologne le projet Mizar, en Grande-Bre-
tagne et aux États-Unis le projet HOL-Isa-
belle et, en France, le projet Coq.
L’idée est de mettre à la disposition du
mathématicien un système informatique
Matthieu Riegler (Wikipedia Commons)

interactif et un formalisme de démonstra-


tion qui lui permettent d’élaborer une ver-
sion formelle du résultat auquel il s’intéresse
en dialoguant avec le logiciel (voir la figure4).
Le logiciel libère le mathématicien d’une
partie du fastidieux travail d’écriture et opère
les contrôles minutieux nécessaires à

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Regards

chaque étape de l’explicitation d’une démons- – Théorème fondamental de l’algèbre :


2. Sphères empil é es tration formelle. Le logiciel stocke aussi un polynôme de degré n à coefficients com-
e travail d’écriture de preuves formelles
L en utilisant les assistants de preuve
informatiques est parfois considéré avec
les résultats démontrés formellement par
d’autres mathématiciens lors de séances
plexes possède n racines.
– Théorème fondamental de l’ana-
antérieures, et ces résultats sont utilisables lyse : la dérivée de l’intégrale, prise entre
méfiance et scepticisme. L’idée est que,
pour des preuves nouvelles. une constante a et x, de la fonction conti-
pour peu que les démonstrations mathé-
Pour mesurer le succès des logiciels nue f, est égale à f (x).
matiques soient écrites avec suffisamment
de soin et contrôlées par des experts
assistants de preuve qui formalisent de – Transcendance de e : le nombre
humains, on élimine tout risque d’erreur.
vraies mathématiques, nous examinerons e = 2,182818284590... n’est racine d’aucun
Cette idée n’est plus défendable depuis la liste des théorèmes centraux des mathé- polynôme à coefficients entiers.
que Thomas Hales a proposé une démons- matiques dont on a aujourd’hui réussi à pro- – Premier théorème d’incomplétude de
tration (non formelle) de la conjecture de duire une preuve formalisée qui en garantit Gödel : tout système formel non contra-
Kepler, jugée impossible à contrôler par les de manière quasi absolue l’exactitude. dictoire pour l’arithmétique ou une théorie
experts à qui on l’avait confiée. Imitant l’idée de la liste des 100 meilleu- plus puissante laisse sans démonstration
Cette conjecture affirme que l’empi- res chansons, Nathan Kahn, mathématicien certains énoncés vrais.
lement de sphères le plus dense est du Steven Institute of Technology, dans le – Théorème des nombres premiers
celui utilisé pour les boulets de New Jersey, a composé une liste des par Hadamard et par de La Vallée Poussin :
canon ou les oranges: un réseau « 100 théorèmes mathématiques la densité des nombres premiers autour
triangulaire de boulets est les plus importants». Cette liste, de n est 1/log (n).
créé sur le sol plat ; on subjective, a cependant été – Théorème des quatre couleurs : toute
pose dessus un autre adoptée comme repère par les carte dessinée sur un plan peut être colo-
réseau analogue en exploitant
chercheurs qui mettent au point les logi- riée avec quatre couleurs de façon que deux
les creux du premier et de même un
ciels de formalisation des mathématiques pays voisins soient de couleurs différentes.
troisième réseau, etc.
La démonstration de Th. Hales a été
et elle permet d’en comparer les succès. Ce dernier théorème est le plus difficile
publiée par le prestigieux Annals of Mathe- de tous ceux dont la démonstration a pu
être contrôlée par la méthode de l’écriture
matics en 2005 avec la mise en garde que, Formalisation complète d’une preuve formelle. La preuve
du fait de la complexité de la démonstra-
tion et de l’utilisation pour certaines de de 85 théorèmes sur 100 formelle a été obtenue en 2004 par Georges
ses parties de programmes informatiques, Au cours du temps, le nombre des théo- Gonthier et Benjamin Werner avec le logi-
le comité d’experts chargé de l’examiner ne rèmes que l’on a formalisés dans la liste ciel Coq de l’INRIA (Institut national de la
pouvait pas en garantir l’exactitude. Devant de Kahn augmente et, aujourd’hui, on en est recherche en informatique et automatique).
cette situation inédite, Th. Hales a entrepris à 85 sur les 100 de sa liste. Précisons que ce théorème avait été
le projet de produire une preuve formelle Citons quelques-uns de ces théorèmes démontré en 1976 en utilisant une démons-
(et donc mécaniquement vérifiable) de maintenant garantis par la machine. tration comportant deux parties. Une par-
son théorème. Son programme de travail, – Irrationalité de la racine carrée de 2 : tie de la preuve était informelle, c’est-à-dire
qui pourrait occuper son équipe pour une 兹莥2 n’est pas égal à un quotient de deux exposée dans un texte en langue naturelle
durée de dix années ou plus avance régu-
nombres entiers. (l’anglais) comme le sont toutes les preuves
lièrement. Il a déjà donné lieu à deux doc-
– Infinité des nombres premiers: la suite mathématiques publiées dans les journaux
torats de mathématiques et à la mise au
des nombres entiers n’ayant pas d’autres et livres mathématiques. Une autre partie
point d’une preuve formelle d’un résultat
à l’énoncé simple, mais dont la démons-
diviseurs que 1 et eux-mêmes est une suite de la démonstration était un calcul mené
tration formelle posait des difficultés : le infinie (2, 3, 5, 7, 11, 13,...). par ordinateur, calcul trop long pour qu’on
théorème de Jordan. –Impossibilité de la trisection d’un angle puisse le réaliser sans machine. La preuve
Celui-ci indique que lorsqu’on enlève les par une construction exacte menée avec de 1976 n’était en rien formalisée et elle
points d’une courbe plane continue et fer- seulement une règle et un compas. pouvait parfaitement comporter des erreurs,
mée qui ne se recoupe pas (une boucle), la – Théorème des quatre carrés de soit dans la partie informelle, soit dans la
partie du plan qui reste est composée de deux Lagrange: tout nombre entier s’écrit comme partie informatique si les programmes uti-
morceaux disjoints, chacun d’un seul tenant. la somme de quatre carrés (par exemple lisés étaient incorrects ou que la machine
Les mathématiques donnent lieu à des 23 = 32+32+22+1). avait commis des erreurs.
démonstrations de plus en plus longues et – Formule de Leibniz : Le travail consistant à prouver le théo-
difficiles et l’utilisation de preuves formali- ␲/4 = 1 –1/3 + 1/5 – 1/7 + 1/9 – ... rème des quatre couleurs de façon formelle
sées pourrait bien devenir routinière. – Divergence de la série harmonique n’était donc pas du tout réglé d’avance ni
1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + ... même rendu plus facile par l’utilisation d’or-

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Regards

dinateurs pour une partie de la preuve restée longtemps cachée. Aussi le délicat,
de 1976. Cette utilisation était en fait seu- long et pénible travail de formalisation
3. Démonstrations
es démonstrations formelles sont peu
lement l’indice que l’on avait affaire à un
résultat particulièrement compliqué.
des mathématiques avec assistant infor-
matique est-il vraiment utile ? La réponse L lisibles et même souvent illisibles. Cela
ne doit pas surprendre, car, sans qu’on ait
Notons aussi que le logiciel Coq est est deux fois « oui ».
toujours bien fait la distinction, les démons-
souple et adaptable à de nombreux pro-
trations mathématiques possèdent deux
blèmes, et que José Grimm de l’INRIA a pu
grâce à lui entreprendre de formaliser les
Vraiment utiles ? fonctions.
La première fonction d’une démons-
Éléments de mathématique de Bourbaki. Oui, la formalisation est utile, car certaines tration est de garantir que l’affirmation expri-
L’idée n’est pas de suivre exactement le for- démonstrations récentes sont si longues que mée dans l’énoncé du théorème est exacte.
malisme décrit dans le traité – nous avons personne n’est entièrement persuadé de leur C’est la fonction de certification.
vu que ce n’était pas envisageable –, mais exactitude. C’est le cas du théorème de Tho- La seconde fonction est de permettre au
de concevoir un formalisme équivalent per- mas Hales qui résout la conjecture de Kepler mathématicien de percevoir et de comprendre
mettant d’exprimer tous les résultats que concernant l’empilement optimal des sphères pourquoi les choses sont comme le théorème
l’on y trouve en même temps qu’on forma- dans l’espace. Personne ne peut dire que la l’énonce. C’est la fonction didactique.
lise le détail des preuves. En janvier 2011, preuve de Hales a été contrôlée. Mener la véri- Lorsque les démonstrations ne sont pas
une grande partie du livre I du traité de Bour- fication formelle d’une telle preuve n’est donc trop compliquées, les deux fonctions peu-
baki avait été formalisée. pas un luxe, mais une nécessité (voir la vent être envisagées simultanément: le texte
figure 2). La situation est pire encore dans de la démonstration assure la validité de
l’énoncé et, en même temps, il en explique
Des théorèmes encore le cas du théorème de classification des
les raisons profondes.
groupes simples, dont la première démons-
trop complexes tration a été annoncée en 1983. Elle s’étend Lorsqu’on a affaire à des résultats
vraiment difficiles, un double travail est
Parmi les 15 résultats de la liste des sur des dizaines d’articles mathématiques
nécessaire. La complexité dans le cas des
100 théorèmes qui restent trop difficiles à écrits par plus d’une centaine de mathéma- mathématiques a donc pour conséquence
formaliser aujourd’hui, même en utilisant ticiens différents et couvre un total de plus la nécessité d’une part, de mener un contrôle
des assistants de preuve, citons en deux. de 10000 pages. Un trou important y a été formel (par l’utilisation des assistants de
– La transcendance du nombre ␲. C’est découvert, qu’un complément de 1300 pages preuve), d’autre part de présenter un texte
l’affirmation que ␲ n’est racine d’aucun poly- est venu combler dans les années 1990. La non formel illustré et largement commenté
nôme à coefficients entiers (ce résultat seconde version de cette démonstration est expliquant les idées mises en œuvre dans
montre que l’antique problème de la qua- en cours d’élaboration et s’étendra sur envi- la démonstration.
drature du cercle est insoluble). Le théo- ron 5000 pages. Bien qu’impossible à envi- C’est ce second texte qui permettra aux
rème a été démontré par Lindemann sager dans l’immédiat, il est clair que seule mathématiciens de saisir le sens du théo-
en 1882 et on peut dire qu’il est à la limite la mise au point d’une preuve formelle sera rème... et d’imaginer le prochain théo-
de ce que peuvent faire les assistants de susceptible de rassurer définitivement les rème et la façon dont il faudra à son tour
preuve actuels. Il est probable qu’il sera rapi- mathématiciens qui, comme Jean-Pierre Serre, le démontrer.
dement prouvé de manière formelle. contestent l’affirmation que ce théorème
– Le théorème de Fermat-Wiles. C’est «monstrueux» a été démontré.
l’affirmation, démontrée en 1993 par Andrew Oui, la formalisation des démonstrations
Wiles, qu’il n’existe pas de solutions à l’équa- mathématiques est utile, car elle sert à cer-
tion xn + yn = zn où x, y, z sont des entiers tifier des logiciels ou des puces informatiques
positifs et n un entier fixé supérieur à 2. ainsi d’ailleurs qu’à y repérer des erreurs. Les
Sa preuve est extrêmement difficile. Elle «assistants de preuve» utilisés pour la mise
avait été recherchée pendant 350 ans et au point des preuves formelles sont des outils
elle n’est vraiment comprise que par puissants exploités par l’industrie du logiciel
quelques spécialistes. En produire une ver- pour les morceaux de programme dont on
sion formelle serait intéressant. veut avoir la certitude qu’ils font correcte-
Jean-Michel Thiriet

Même si les erreurs sont fréquentes, ment certaines tâches cruciales. Aujourd’hui,
le fait qu’une démonstration soit faite et assez peu de logiciels sont ainsi validés par
refaite par de nombreux mathématiciens la formalisation complète de la démonstra-
assure qu’aucun résultat classique n’est tion qu’ils font ce qu’on attend et rien d’autre,
faux. Jamais dans les parties centrales des et de nombreuses autres méthodes de
mathématiques une erreur grave n’est contrôle et de certification sont utilisées.

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Regards

4 . Les a ss i sta nts d e p r e u v e


n logiciel assistant de preuve n’est pas facile dans le cas d’une l’issue du dialogue sera vérifiée par et le soin particulier à les vérifier et
U est destiné à aider un mathé-
maticien à écrire des démonstrations
démonstration complexe. De plus, la
traduction est difficile et lente : un
le cœur du système, qui lui seul doit
être correct. Cette partie centrale
à les prouver n’annulent pas le risque
d’erreur finale (et donc de validation
formelles lors de cessions de travail ou plusieurs jours par page. est courte et vérifiée de façon indé- de preuves erronées), mais rédui-
interactives. Pour ce faire, le mathé- La partie du programme infor- pendante par plusieurs spécialistes. sent de plusieurs ordres de grandeur
maticien traducteur de la démons- matique qui gère les interactions est On utilise parfois un autre logiciel ce risque. Avec la formalisation des
tration classique en démonstration longue et délicate et, de ce fait, peut assistant de preuve pour démontrer preuves, on améliore donc sensible-
formelle doit avoir une parfaite comporter des erreurs. C’est sans que ce cœur fonctionne correctement. ment la garantie de justesse de ce qui
connaissance de la preuve, ce qui importance, car la preuve produite à La petite taille des parties centrales, est démontré.

ORDINATEUR

Système d’aide
interactive
Dialogue informatique OK
d’écriture des
démonstrations Démonstration
résultat du dialogue
Vérificateur
Utilisateur de démonstrations
mathématicien formalisées

Cependant on a là, venue des mathématiques n’intéresser qu’une petite communauté de possible, et en demandant ensuite à un
et de la logique, une technique quasi défi- chercheurs se révèlent importantes pour nombre aussi grand que possible de spé-
nitive permettant d’assurer l’absence de tout le monde. C’est là un exemple nouveau cialistes de relire ces programmes clefs.
bogues dans les parties clefs d’un pro- et spectaculaire de l’utilité des théories – En testant ces noyaux logiciels sur de
gramme ou d’un microprocesseur. En 1993, abstraites, ici la logique mathématique. très nombreux exemples : si une erreur per-
la firme Intel avait mis en circulation une sistait, elle aurait très probablement des
puce qui commettait des erreurs arithmé- conséquences et aurait produit des effets
tiques ennuyeuses ; elle utilise aujourd’hui
Quelle certitude ? visibles lors des essais.
la méthode des assistants de preuve pour Certains voient un paradoxe dans l’idée d’uti- – En démontrant formellement que ces
éviter que cela se reproduise. liser l’informatique pour contrôler des démons- noyaux logiciels sont corrects à l’aide de
Récemment dans un article du New York trations mathématiques, car notre expérience versions différentes du même noyau ou,
Times, Adi Shamir (le S du système de cryp- des ordinateurs montre que loin d’être des mieux encore, avec d’autres assistants de
tage RSA) faisait remarquer que la présence outils fiables, ce sont des sources nou- preuve écrits par des groupes de chercheurs
d’une seule erreur dans une puce informa- velles et incontrôlables d’erreurs dont on indépendants.
tique largement utilisée mettrait en danger ne comprend souvent pas l’origine : on Bien sûr, on n’arrive pas à une certitude
la sécurité de millions de machines ; elle redémarre sa machine et ça s’arrange (par- totale que le noyau de l’assistant de preuve
rendrait peut-être manipulables frauduleu- fois...) sans que personne ne sache pourquoi. est sans erreur, mais à une très faible pro-
sement toutes les transactions faussement Comment, dès lors, croire que les preuves babilité qu’il en contienne. Tout le risque
sécurisées du commerce électronique. formelles par ordinateur sont plus sûres que se concentre sur un petit nombre de lignes
Non seulement la présence d’erreurs les preuves informelles et humaines ? de programmes (moins de 500 dans le
dans les logiciels et les puces peut faire La réponse est que les assistants de cas de l’assistant HOL) et sur lui seul. Au
tomber la fusée Ariane, ce qui s’est produit preuve reposent sur des noyaux logiciels, total, on a considérablement gagné en sûreté
le 4 juin 1996, mais elle peut aussi être à la partie qui mène le contrôle des preuves et sans doute réduit le risque d’erreur de
l’origine de problèmes économiques produites lors des séances de travail inter- plusieurs ordres de grandeur. De même que
majeurs. Les difficultés qu’on a en mathé- actif, aussi petits que possible et que l’on les théorèmes les plus anciens des mathé-
matiques à garantir l’exactitude des longues contrôle minutieusement : matiques ayant été redémontrés (sans uti-
démonstrations et les méthodes élaborées – En s’arrangeant pour que leur pré- liser d’assistant de preuve) un grand nombre
pour résoudre ce qui ne semblait devoir sentation soit la plus lisible et la plus simple de fois ne contiennent certainement aucune

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Regards

erreur, les noyaux des assistants de preuve recherche mathématique se produira dans L’ A U T E U R
gagnent en fiabilité de jour en jour. Toutes la prochaine décennie.
les autres preuves reposent sur eux, et Mentionnons encore deux points. Il n’est
l’on atteint donc une certitude de correction pas question de laisser à la machine l’ini-
quasi absolue. tiative de la recherche mathématique : sauf
Les assistants de preuve ne seraient- dans des cas exceptionnels ou à propos
ils pas susceptibles de changer notre façon de problèmes se réduisant à du calcul, les
de faire des mathématiques ? C’est l’idée méthodes de recherche automatique de
du manifeste QED dont le nom vient de l’ex- preuves ne trouvent que des résultats faciles
pression latine Quod Erat Demonstrandum et ne peuvent donc pas se substituer au
(Ce qu’il fallait démontrer). Formulé en1994 mathématicien humain, qui reste la clef des Jean-Paul DELAHAYE
est professeur à l’Université
par des chercheurs qui ont souhaité rester découvertes. de Lille et chercheur
anonymes, ce manifeste énonce l’objectif de Les assistants de preuve permettent au Laboratoire d’informatique
mettre au point un assistant de preuve géné- d’accroître la sûreté des démonstra- fondamentale de Lille (LIFL).
ral pour toutes les mathématiques, de tions, mais la fonction d’une démonstra-
manière à garantir la totalité de tout ce qui tion, en particulier dans l’enseignement,
se fait dans la discipline. est aussi de faire comprendre ce qui se
L’assistant de preuve envisagé serait passe mathématiquement dans l’univers
à la fois puissant, fonctionnant avec un for- des objets abstraits. Or les preuves for-
malisme proche du langage qu’utilisent melles, désagréables à lire, entravent la
les mathématiciens, et évidemment serait compréhension plus qu’elles ne l’aident.
aussi sûr que possible. Avec un tel assis- Même si les objectifs du manifeste QED
tant de preuve, on formaliserait toutes les sont un jour atteints, on continuera d’écrire  BIBLIOGRAPHIE
mathématiques existantes et à chaque fois des preuves informelles, car ce sont elles
qu’un nouveau résultat serait proposé, le qui font passer les idées d’un cerveau de F. Wiedijk, Formalizing
chercheur qui le soumettrait en donnerait mathématicien à un autre. the « top 100 » of mathematical
theorems, 2011 :
une preuve formelle, ce qui dispenserait de http://www.cs.ru.nl/~freek/100/
le faire expertiser par d’autres chercheurs. Prouver ainsi H. Geuvers, Proof assistants : His-
La pratique de la recherche mathématique
en serait transformée. tous les résultats ? tory, ideas and future, Sadhana,
vol. 34-1, pp. 3-25, février 2009 :
Aujourd’hui, cet assistant de preuve idéal D’ici quelques années, les assistants de http://www.ias.ac.in/sadhana/
n’existe pas. Les assistants de preuve actuels preuve seront probablement en mesure de Pdf2009Feb/3.pdf
restent trop compliqués et les langages qu’ils prouver l’ensemble des résultats mathéma- G. Gonthier, The four-color
utilisent souvent éloignés de celui prati- tiques classiques. theorem, Notices of the AMS,
qué par les mathématiciens. Formaliser une Aujourd’hui, des théorèmes très diffi- vol. 55, n° 11, pp. 1382-1393, 2008.
preuve reste un énorme travail et il faut un ciles ont pu être validés par la méthode des Th. Hales, A proof of the Kepler
ou plusieurs jours par page pour traduire une preuves formelles. C’est le cas du théorème conjecture, Annals of Mathematics,
preuve classique d’un article mathématique des nombres premiers de Jacques Hada- vol. 162, pp. 1065-1185, 2007.
en preuve formelle. mard et Charles de La Vallée Poussin (qui F. Wiedijk, Formal proof - Getting
Tout cela fait que les chercheurs en mathé- précise la densité asymptotique des started, Notices of the AMS,
matiques n’utilisent que très rarement les nombres premiers), dont deux démons- vol. 55, n° 11, pp. 1408-1414,
assistants de preuve disponibles et que la trations différentes ont été formalisées 2008.
communication entre mathématiciens conti- et validées. Th. Hales, Formal proof,
nue de fonctionner par échange de preuves Il n’en est pas de même pour des résul- Notices of the AMS, vol. 55, n° 11,
informelles et sans processus de validation tats plus avancés comme le grand théo- pp. 1370-1380, 2008.
informatique. Le chemin menant à une nou- rème de Fermat, qui reste trop complexe F. Wiedijk, The QED manifesto
velle pratique des mathématiques n’est pas pour les outils actuels. Mais F. Wiedijk et revisited, Studies in Logic,
achevé et il n’est pas sûr qu’on atteindra l’idéal d’autres chercheurs du domaine consi- Grammar and Rhetoric,
vol. 10(23), pp. 121-133, 2007.
imaginé par le manifeste QED. dèrent que ce n’est qu’une question de
Toutefois, Henk Barendregt et Freek Wie- moyens, et que même les plus difficiles F. Wiedijk (éd.), The Seventeen
dijk, deux spécialistes des preuves formelles, des grands théorèmes sont maintenant Provers of the World, Springer,
2006.
prédisent que le changement dans la à portée de main. 

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Logique & calcul [95


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REGARDS

ART & SCIENCE

Le fantôme de Louis XV
Dans un portrait allégorique, Charles-Amédée Van Loo dissimule le portrait
de Louis XV dit le Bien-Aimé : il n’apparaît qu’avec une lentille polyédrique
dont le fonctionnement « magique » est fondé sur les lois de la réfraction.
Loïc MANGIN

L
’anamorphose est un jeu opti- trait allégorique de Louis XV (voir page ci- seille : « Ces Vertus concourent à former la
que par lequel la perspective contre, figure b), peint par Charles-Amédée tête du Roy. » En effet, en regardant le
d’une image est distordue. Van Loo, en 1742. Cette œuvre a été étudiée tableau à travers une lentille polyédrique
L’image et sa signification n’ap- par Hélène Delalex, adjoint de conservation insérée dans un tube (de façon à faire une
paraissent alors que sous un point de au château de Versailles. Qu’y voit-on ? sorte de longue-vue), différentes parties
vue donné ou grâce à un « décodeur », La Magnanimité, sous la forme d’un per- des Vertus représentées sont réfractées
tel un miroir. La plus ancienne connue serait sonnage féminin, a une main posée sur un par le dispositif et s’assemblent en un por-
due à Léonard de Vinci : il s’agit de l’ana- grand bouclier blanc cerclé d’or et rehaussé trait du monarque au centre du bouclier (voir
morphose d’un œil d’enfant, que l’on trouve de trois fleurs de lys dorées. Autour d’elle, figure a, une reconstitution informatique
dans le Codex Atlanticus, daté de 1485. sont représentées les allégories de la réalisée par H. Delalex) : la Magnanimité
L’une des plus célèbres est celle figurant Justice (en bas à droite), de la Valeur mili- prête au roi la joue, une partie de l’œil, une
dans la partie inférieure du tableau Les oreille et un sourcil ; la Justice donne une
Ambassadeurs, du peintre allemand Hans partie d’un œil; la Valeur militaire cède le nez
Holbein le Jeune (1498-1543). Dans cette
La Justice et la bouche ; la Vertu héroïque partage la
toile exposée à la National Gallery de fournit au visage petite joue, la bouche, le nez et les narines;
Londres, la forme oblongue au pied des la Vertu invincible offre une partie d’un œil ;
deux personnages devient, lorsqu’elle de Louis XV la Générosité participe aussi à un œil ainsi
est observée en vue rasante, un crâne. Ces une partie de l’œil, qu’à la tempe ; un lion se retrouve dans la
différents exemples sont des anamor- tempe et le front ; enfin, le masque joue un
phoses simples, ou directes. Mais on en car « rien n’échappe rôle dans le front et un sourcil.
distingue deux autres types. aux regards Rien n’est laissé au hasard ! Van Loo pré-
Ainsi, les anamorphoses à miroir (on cise que la Justice fournit au visage de
parle aussi d’anamorphoses catoptriques) de la justice ». Louis XV une partie de l’œil, car « rien
nécessitent un cylindre ou un cône réflé- n’échappe aux regards de la Justice ». De
chissant sur lequel l’image « normale » taire (derrière la Magnanimité, avec ses même, la Valeur militaire prête sa bouche
apparaît. L’image déformée est peinte lances et son drapeau), de l’Intrépidité (le « pour le commandement ».
sur une surface autour d’un emplacement soldat derrière la Valeur militaire), de la Ces anamorphoses dioptriques ont été
prévu pour y placer le miroir. Aux XVIIe et Vertu héroïque (guerrier sous les attri- théorisées par le père de l’ordre des Minimes
XVIIIe siècles, cette technique d’anamor- buts d’Hercule tenant une massue et les Jean François Nicéron (1613-1646) dans
phoses a favorisé la diffusion de caricatu- trois pommes d’or), de la Vertu invincible le premier ouvrage qui a été consacré à
res, de scènes érotiques... (représentée par Minerve, un rameau à la ces effets d’optique, La Perspective curieuse,
Enfin, les anamorphoses dioptriques main) et de la Générosité (la jeune fille à publié en 1638. On y trouve une des pre-
sont les plus spectaculaires. Un exemple gauche). Et Louis XV ? mières occurrences des travaux de Des-
est au château de Versailles et a été pré- Le peintre a donné la clef de l’œuvre à cartes sur la réfraction publiés l’année
senté lors d’une exposition consacrée aux Barraly, son gérant, qui a transmis l’infor- précédente dans La Dioptrique (un dioptre
liens entre sciences et cours royales : le Por- mation à l’Académie de peinture de Mar- est la surface séparant deux milieux).

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Regards

Rappelons que la réfraction consiste en une le philosophe, nous devons douter de nos
déviation de la lumière lorsqu’elle passe sens, car ils sont parfois trompeurs, les
d’un milieu à un autre, par exemple de l’air illusions d’optique l’attestent. L’image
à l’eau : un bâton plongé dans l’eau, mais du bâton brisé dans l’eau le conduit même
dont une pointe est émergée, semble brisé. à s’interroger : nos sens ne nous trompent-
Ce phénomène avait été décrit par le mathé- ils pas tout le temps ? Louis XV ne s’em-
maticien arabe Ibn Sahl à la fin du Xe siècle. barrassa pas de telles considérations et
Nicéron donne plusieurs exemples d’ana- fut « satisfait et très satisfait » de son
morphoses dioptriques, dont le portrait de portrait magique. I
Louis XIII obtenu à partir de fragments
d’Ottomans (voir figure c).
De façon étonnante, le Portrait de H. Delalex, « Le portrait caché de Louis XV »,
dans Sciences et curiosités à la cour
Louis XV illustre le doute que Descartes de Versailles, catalogue de l’exposition,
a mis au centre de ses réflexions. Selon RMN et château de Versailles, 2010.

a b
© Christian Millet

c
Château de Versailles

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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Sonner comme une cloche


Les qualités musicales d’une cloche dépendent de sa forme.
Et le son produit dépend de l’endroit où le battant frappe.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

U
n tintement dans le lointain solide, il est rare d’obtenir un son harmo- niques, c’est-à-dire des multiples entiers de
qui marque l’heure, la joyeuse nieux et durable. On obtient plutôt un bruit, cette fréquence fondamentale ; c’est ce qui
sonnerie qui accompagne les c’est-à-dire une superposition d’ondes rend le son harmonieux à nos oreilles.
mariés à la sortie de l’église... sonores sans ordre particulier. Prenons maintenant un solide dont la
Les sons des cloches rythment nos vies Or les règles de l’harmonie occidentale forme est proche de celle d’une cloche et
profanes ou spirituelles, mais d’où vient la requièrent des relations bien précises entre dont on sait calculer exactement les modes
qualité musicale de ces instruments? Qu’est- les fréquences émises simultanément. Ces de vibration : un cylindre long par rapport à
ce qui détermine les vibrations qui vont per- relations sont satisfaites avec les cordes son diamètre et creux, ouvert à ses deux
sister dans le matériau et, ainsi, seront des pianos et des violons. On peut consi- extrémités, comme pour les carillons de
audibles ? La réponse réside dans la forme dérer les vibrations de chacune de ces cordes porte d’entrée. Un tel tube a toujours une fré-
de la cloche, dont la conception reste un comme une superposition de vibrations quence fondamentale, la plus basse, mais
secret jalousement gardé par les fondeurs. sinusoïdales. La fréquence la plus basse, la les fréquences suivantes n’en sont plus des
« fréquence fondamentale », définit la note multiples entiers (les rapports de fréquence
Une harmonie émise. Les fréquences supérieures, qui valent 2,68, 7,59, 14,55, ...). Le son obtenu
déterminent le timbre, sont des harmo- sera un tintement au son métallique, auquel
qui ne va pas de soi on peut associer une note, mais qui
Dans le principe, il est difficile de faire n’aura pas la rondeur et la musica-
plus simple qu’une cloche. Une pièce lité d’un son de cloche.
en métal homogène, en l’occurrence Couronne L’art ancestral des fondeurs
du bronze, est mise en vibration par de cloches a consisté à trouver la
le choc du battant. Et, tout comme Épaule forme la plus appropriée pour un
la membrane d’un haut-parleur, la son musicalement juste. Quelques
surface de la cloche met en mou- millénaires ont conduit à la forme
vement l’air environnant et engen- Bélière à symétrie axiale que nous connais-
Manteau
Dessins de Bruno Vacaro

dre les variations de pression que sons, du moins en Europe (voir la


nous appelons ondes sonores. figure 1). Des écarts régionaux
La situation est bien plus simple Lèvre existent et le détail des tracés
que pour les instruments à vent, est encore aujourd’hui rarement
où intervient un subtil couplage Cordons Panse connu, les fondeurs ne révélant
entre l’embouchure et le tuyau réso- pas leurs secrets. Mais toutes les
nant ; bien plus simple aussi que Point cloches ont des formes très
pour les instruments à cordes, où de frappe proches et produisent, lorsqu’elles
les cordes, excitées de diverses Battant sonnent, un « arpège mineur » de
façons, transfèrent de l’énergie à une cinq notes, dont les fréquences suc-
1. LES CLOCHES SEMBLENT être des instru-
paroi vibrante, seule à même d’émettre un ments de musique très simples. Cette appa- cessives sont 0,5 f 0 (octave inférieure,
son assez puissant. rence est trompeuse : leur forme doit être do2), f0 (la note fondamentale, do3), 1,2 f0
Pourtant, obtenir une cloche musicale soigneusement conçue pour qu’elles produisent (tierce mineure, mi3), 1,5 f0 (quinte, sol3),
n’est pas immédiat. Lorsqu’on frappe un des sons harmonieux. 2 f0 (octave supérieure, do4). Ce mode mi-

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Regards

neur confère à la cloche son timbre mé-


lancolique caractéristique.
Ce sont les modes de déformation de la
cloche qui déterminent ces fréquences.
La situation est moins simple que pour
une corde tendue, dont chaque mode de
vibration dessine un nombre entier de
fuseaux (« ventres » de vibration) de même
taille, nombre qui correspond au multiple 2. UNE MÊME CLOCHE PEUT VIBRER selon différents modes. Chaque mode est notamment
de la fréquence fondamentale émis. caractérisé par ses lignes nodales (en blanc), lieux où l’amplitude de vibration est nulle. Deux
domaines séparés par une ligne nodale vibrent en opposition : lorsque les points d’un domaine
Pour un solide creux tridimensionnel, (en bleu) effectuent un mouvement vers l’extérieur de la cloche, les points du domaine adja-
la question, plus complexe, n’a reçu de ré- cent (en violet) se dirigent vers l’intérieur. En général, lorsque le battant frappe la cloche, plu-
ponse définitive que récemment (eu égard sieurs modes sont produits simultanément (cinq d’entre eux sont illustrés ci-dessus). Les modes
au passé de l’instrument), grâce à la théo- qui sont excités dépendent notamment du point de frappe. Par ailleurs, après être sortie des
rie des groupes et au développement de forges, la cloche peut être accordée en enlevant de la matière en des endroits bien choisis, ce
l’interférométrie holographique. À la place qui modifie légèrement les modes de vibration.
des fuseaux de la corde, les modes réso-
nants de la cloche sont définis Fréquence (en Hz)
240

Diamètre (en cm)


par les lignes nodales, consti- 120
tuées par les points où l’ampli- 60
tude de vibration du matériau est
30
nulle (nœuds).
15
92,5 185 370 740
Frapper Fréquence (en Hz)
au bon endroit

Masse (en kg)


Les lignes nodales séparent des 1280
domaines qui vibrent en opposi- 80
tion (voir la figure2), et nous ren-
seignent sur l’endroit le plus 5
92,5 185 370 740
adapté pour frapper. Si le battant
frappe au niveau d’un nœud, le mode de 3. UN CARILLON EST CONSTITUÉ d’un ensemble de cloches permettant de couvrir toutes les
vibration correspondant ne sera pas excité notes d’une gamme. Pour ce faire, on fabrique des cloches homothétiques : on multiplie la taille
et l’épaisseur d’une cloche modèle par un facteur k, déterminé de façon à obtenir la bonne fré-
et la note associée non émise. Si le point de quence fondamentale de vibration. Lorsqu’on applique un facteur d’homothétie k, la masse de
frappe se situe au niveau de la panse la cloche est multipliée par k3 (courbe bleue), tandis que, très approximativement, sa fré-
(près du bord de la cloche), le battant aura quence fondamentale est divisée par k (en fait par ka, où a < 1).
un effet maximal, le bras de levier étant le
plus long, et l’on est sûr d’obtenir toutes les sie de coefficients, on obtient toutes les notes
notes, même si la proximité de la ligne nodale de la gamme chromatique.
de la quinte fait qu’elle sera peu sonore. Les vibrations d’une cloche étant com- LES AUTEURS
Réaliser une cloche harmonieuse n’est pliquées, il n’y a pas de relation simple entre
pas tout. Les fondeurs doivent aussi réali- le facteur d’homothétie et la fréquence fon-
ser des séries de cloches dont les notes sont damentale de vibration. On en a cependant
fixées à l’avance, qu’il s’agisse des quelques une approximation grossière en utilisant la
cloches d’un clocher ou des 32 cloches et loi relative aux cylindres creux : la fréquence Jean-Michel COURTY
plus d’un carillon. Heureusement, il n’est pas fondamentale est proportionnelle au rap- et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
nécessaire de déterminer un nouveau tracé port de l’épaisseur sur le diamètre au carré. à l’Université Pierre
pour chaque cloche : il suffit de réaliser des Pour une homothétie de facteur k (ce qui et Marie Curie, à Paris.
cloches homothétiques. En d’autres termes, correspond à multiplier le diamètre et l’épais- Leur blog: http://blog.idphys.fr
on garde le même profil, mais on multiplie seur de la cloche park, et sa masse park3),
la taille (et l’épaisseur) de la cloche modèle la fréquence est divisée par k. Ainsi, pour Retrouvez les articles de
par un coefficient. Avec une suite bien choi- obtenir une variation de trois octaves vers fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Idées de physique [99


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Regards

 BIBLIOGRAPHIE le grave, soit une division de la fréquence l’oreille humaine entend mieux les aigus
par huit, on doit multiplier par512 la masse que les graves, la perte de puissance est
N. McLachlan et al., The design de la cloche. C’est pourquoi les cloches ont telle qu’il faut s’éloigner de la loi homothé-
of bells with harmonic overtons,
Journal of the Acoustical des masses qui vont de quelques dizaines tique : pour ces petites cloches, on préfère
Society of America, vol. 114, de grammes à plusieurs tonnes ! moins diminuer le diamètre (et donc
n° 1, pp. 505-511, 2003. La seule exception sur l’homothétie accroître la surface) et augmenter l’épais-
T. D. Rossing (éd.), concerne les petites cloches qui produisent seur (pour conserver la fréquence). Là
Acoustics of Bells, Van Nostrand les sons les plus aigus. La puissance sonore encore, l’art du fondeur est crucial.
Reinhold Company Inc., 1984. émise dépend en effet de la superficie La conception des cloches n’est pas un
vibrante. Cela explique qu’une corde émet art dépassé : les ordinateurs permettent
très peu et que, pour rendre le son audible, d’effectuer des simulations numériques et
on a besoin d’une caisse de résonance, d’améliorer les tracés existants, voire d’explo-
comme pour un violon ou une guitare. rer des profils innovants. Le fondeur Royal
Les cloches présentent au contraire Eijsbouts, aux Pays-Bas, a récemment conçu
des surfaces d’émission importantes, donc des cloches qui émettent un arpège majeur.
produisent des sons puissants, qui s’en- On a aussi fabriqué des cloches harmoni-
tendent de loin. Mais à chaque fois que ques, qui produisent les mêmes vibrations
l’on double la fréquence, on diminue l’aire qu’une corde tendue. Ces innovations son-
de la cloche et, partant, la puissance émise neront-elles la fin de la mélancolie ou de la
par un facteur quatre environ. Même si joie dans nos campagnes ? I

100] Idées de physique © Pour la Science - n° 402 - Avril 2011


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Quand le sucre fond


En chauffant, le sucre ne fait pas que fondre :

Jean-Michel Thiriet
il se transforme en divers composés, aujourd’hui identifiés,
qui inspireront différentes créations culinaires.
Hervé THIS

L
a glace fond à 0 °C, une tempé- fois, les analyses sont plus subtiles. On vitesses différentes, on comprend mieux
rature constante, parce que l’eau tient compte du fait que les sucres sont très pourquoi les vitesses d’échauffement don-
n’est composée que d’une sorte hygroscopiques (ils absorbent l’humidité) : nent des comportements différents.
de molécules. Cependant, le les cristaux sont le plus souvent entourés De surcroît, J. W. Lee et ses collègues
beurre, composé de molécules variées, com- d’eau, venue de l’atmosphère. ont mesuré les absorptions et dégage-
mence à fondre à –10 °C et il est complète- Avec les années, on avait identifié que ments de chaleur liés aux transformations
ment fondu vers 50°C. Alors pourquoi le sucre le saccharose, par exemple, peut se décom- chimiques qui expliquent, avec d’autres
de table, le saccharose, dont toutes les molé- poser en fructose et glucose. Selon la teneur phénomènes comme la perte de cristalli-
cules sont identiques, n’a-t-il pas un point en eau, on sait aussi que le saccharose peut nité des produits, les variations des tem-
de fusion bien net ? Et quelle importance ? former des anhydrides de saccharose, par pératures de « fusion » et la variété des
La température de fusion du sucre perte d’atomes d’hydrogène et d’oxygène corps obtenus.
augmente avec la vitesse à laquelle on le (sous la forme d’eau), ou bien des isomères La confiserie gagnera à s’emparer de ces
chauffe. Le glucose et le fructose, eux du saccharose. Pour le fructose, la trans- résultats pour orienter ses productions. Elle
aussi faits de molécules identiques, pré- formation conduit soit au 5-hydroxymé- saura produire des sirops qui ne recristalli-
sentent également ce comportement anor- thylfurfural, à l’odeur de caramel, soit à des sent pas si elle sait patiemment orchestrer
mal. Cela, ce sont les faits de la science des anhydrofructoses, soit à des oligosaccha- la dissociation du saccharose en glucose
aliments. Parallèlement, en pâtisserie et en rides, c’est-à-dire des enchaînements de et en fructose, qui viendront s’intercaler entre
confiserie, les artisans ont leurs observa- quelques maillons (résidu de fructose, rési- les molécules de saccharose et bloquer leur
tions centenaires : les sirops chauffés d’une dus de saccharose, etc.). Quand la tempé- assemblage en édifices réguliers, cristal-
« certaine » façon ne recristallisent pas rature augmente encore, une foule de lins. Elle maîtrisera les goûts si elle utilise
quand ils sont ensuite refroidis. composés se forment par pyrolyse, et l’aven- les courbes établies, qui montrent les pro-
Si l’empirisme confiseur n’est pas à même ture du caramel commence. portions des divers produits de décompo-
d’expliquer les observations, sinon par des Pour en rester au sucre chauffé, non cara- sition du saccharose. Elle y perdra en art,
intuitions souvent fausses (parce que fondées mélisé, les chimistes américains ont mis au mais y gagnera en régularité... à condition
sur l’usage de concepts macroscopiques, et point des techniques de chauffage et de que le gourmand le veuille vraiment : ne
non moléculaires), les chimistes ont expliqué trempe qui ont permis des analyses aux sommes-nous pas incessamment partagés
que les sucres se décomposent quand on les résultats fiables. À l’aide de ces techniques entre le désir de retrouver un goût mer-
chauffe, de sorte qu’il n’y aurait plus de rai- et par chromatographie en phase liquide, ils veilleux et l’envie de la découverte ? I
son pour que la masse chauffée fonde à une ont bien montré que le saccharose se décom-
température fixe. Le phénomène a été étu- pose lorsqu’il est chauffé jusqu’au point de Hervé THIS dirige le groupe INRA
dié par Joo Won Lee et ses collègues de l’Uni- « fusion ». Ce point doit donc être plutôt de gastronomie moléculaire
versité d’Urbana-Champaign, dans l’Illinois. nommé « perte de cristallinité » : il ne cor- au Laboratoire de chimie
d’AgroParisTech. Il est aussi
Ces chimistes ont séparé les composés appa- respond pas stricto sensu à la fusion du sac- directeur scientifique
raissant à des températures différentes. charose, mais à la fusion d’un mélange de de la Fondation Science & Culture
On n’avait pas attendu 2011 pour étu- composés formés par les sucres de base Alimentaire (Acad. des sciences).
dier la décomposition thermique du saccha- et leurs produits de décomposition.
rose, du glucose ou du fructose, laquelle diffère Comme les diverses réactions de trans- Retrouvez les articles
en présence ou en absence d’eau; mais, cette formation moléculaire s’effectuent à des fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 402 - Avril 2011 Science & gastronomie [101


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À LIRE

pas été attirés par les mathéma- hommes. Montrer comment les
§ MATHÉMATIQUES
tiques au lycée. C’est souvent mathématiciens l’affrontent les ren-
Parcours après avoir hésité, ou un peu drait encore plus humains !
de mathématiciens par hasard, qu’ils les ont choisies
.§ Didier Nordon.
Philippe Pajot de préférence aux lettres ou à la
Préface de Michel Serres philosophie. L’ambiguïté des ma-
thématiques (on discute à perte
Le Cavalier Bleu, 2011 § HISTOIRE DES SCIENCES
(240 pages, 18 euros). de vue sur la nature de leurs ob-
jets) ne serait donc pas qu’une La vie immortelle
d’Henrietta Lacks
C e recueil d’entretiens menés
par Philippe Pajot, journa-
liste scientifique, présente
les itinéraires intellectuels de neuf
chercheurs en mathématiques (Be-
question abstraite. Elle aurait aus-
si une conséquence concrète :
les mathématiques attirent ceux
qui ne veulent renoncer ni aux
sciences ni aux lettres.
Rebecca Skloot
Calmann-Lévy, 2011
(440 pages, 21,50 euros).

noît Mandelbrot, auteur de la théo-


rie des fractales ; Jean-Paul Dela-
haye, bien connu des lecteurs de
Pour la Science ; trois lauréats de la
médaille Fields, Maxim Kontse-
Expliquer au public non spé-
cialisé l’apport d’un mathémati-
cien est toujours une gageure. Pari
gagné, cependant. En quelques
pages, sans technicité, chaque in-
E n février 1951, à l’Hôpital
Johns Hopkins (Baltimore,
États-Unis), des cellules can-
céreuses de l’utérus furent préle-
vées, à son insu et à celui de sa fa-
banlieue de Baltimore. Le livre
raconte la ségrégation qui sévis-
sait encore à l’époque dans les
vich, Wendelin Werner, Jean- terviewé évoque le domaine ma- mille, chez une femme nommée hôpitaux où des salles d’opération
Christophe Yoccoz ; Jean-Pierre thématique qu’il a enrichi et en Henrietta Lacks, pendant une séan- séparées étaient réservées aux
Bourguignon ; Michel Broué ; Ni- donne une idée au lecteur. Cela ce de radiothérapie. Ces cellules Noirs et aux Blancs. Le livre ra-
cole El Karoui ; Marie-Françoise peut mener à aborder des ques- mises en culture par le docteur conte aussi les progrès réalisés grâ-
tions actuellement brûlantes ; par George Gey donnèrent naissance ce à ses cellules, par exemple dans
exemple, lorsque Nicole El Karoui à la première lignée cellulaire hu- la mise au point d’un vaccin anti-
expose en quoi consistent les ma- maine qu’il appela HeLa du nom poliomyélite. Leur dissémination
thématiques financières et les dé- de leur progénitrice. Ces cellules et les profits réalisés par des firmes
fend contre les attaques qu’elles étaient dotées d’une capacité de re- privées alors que les membres de
subissent depuis la crise de 2008. production étonnante et, très vite, sa famille ne touchèrent jamais un
Le non-mathématicien trou- elles envahirent les laboratoires du sou. La souffrance de ses enfants,
vera de quoi mieux cerner les ma- monde entier. Elles suscitèrent des en bas âge lorsqu’elle mourut.
thématiques. Par exemple, il consta- espoirs immenses en recherche mé- Au-delà de tous ces aspects,
tera, entre autres surprises, que dicale, en particulier contre le le livre pose en filigrane, sans vrai-
Bourbaki est une figure positive cancer. Cependant, cela n’empê- ment y répondre, la question es-
pour plusieurs intervenants, mais cha pas Henrietta Lacks de mou- sentielle de la définition du soi hu-
négative pour Mandelbrot, qui lui rir cette année-là. main. Y a-t-il un peu d’Henrietta
reproche la prééminence donnée Rebecca Skloot, journaliste Lacks dans les cellules HeLa ?
à l’abstraction. Contrairement à une scientifique pour le New York Times Beaucoup semblent le croire, no-
image répandue, les mathéma- magazine, a enquêté pendant près tamment les membres de sa famille
tiques n’ignorent pas plus les désac- de dix années pour reconstituer les et probablement aussi George Gey
Roy), d’une historienne des ma- cords internes que les autres en- multiples aspects de cette histoi- puisqu’il leur donna ce nom. Rien
thématiques (Karine Chemla), treprises intellectuelles. re humaine et scientifique. Le ré- n’est moins sûr. C’est oublier qu’un
d’une pédagogue (Stella Baruk), Ce livre vivant, alerte, révèle sultat est passionnant à lire. En humain, même d’un point de vue
d’un romancier (Denis Guedj). Les les mathématiciens dans leur hu- effet, dans cette histoire s’imbri- strictement biologique, en faisant
entretiens suivent tous le même manité, leur affectivité, et devrait quent des dimensions sociales, abstraction de sa dimension psy-
plan : la naissance de la vocation les faire mieux connaître. Il montre scientifiques et éthiques. Hen- chique, est un être pluricellulaire
et le cursus de la personne inter- que ce sont des hommes et femmes rietta Lacks était noire et pauvre. dont l’identité s’efface sans le tis-
rogée ; son apport aux mathéma- comme tout le monde. Les faire Elle venait d’un petit village de su de relations qui unissent ses cel-
tiques ; les figures qui l’ont mar- parler aussi de leurs échecs pour- Virginie où elle était née dans lules entre elles et dans leur rela-
quée ; son regard sur l’état actuel rait être instructif. Cela corrigerait une ancienne maison d’esclaves, tion à l’environnement.
de la discipline. l’impression d’autosatisfaction sans l’eau courante ni l’électrici-
.§ Jean-Jacques Kupiec.
Un point est frappant : en ma- qu’ils donnent parfois ici. L’échec té, avant de suivre son mari parti
Centre Cavaillès, ENS/INSERM, Paris
jorité, ces mathématiciens n’ont est une épreuve connue de tous les travailler dans une aciérie de la

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À l i r e

§ ANTHROPOLOGIE disponibles, et sont donc sans ha- sions, de la part d’un gouverne- Brèves
bitat fixe. Le but de cette recherche ment qui les érige en symboles de
Pasteurs nomades est de comprendre les transfor- l’identité nationale, au sein d’une OUTILS
de Mongolie PRÉHISTORIQUES
mations de ces sociétés, comme le propagande faisant de Gengis
Linda Gardelle rôle que peut y jouer l’État. Khan, premier empereur mongol, J.-L. Piel Desruisseaux
Que nous apprend-elle? Dans le héros «fondateur» du pays. Errance, 2011
Buchet Chastel, 2010
les deux cas, ces sociétés se révè- (196 pages, 22 euros).
(190 pages, 25 euros).
.§ Régis Meyran.
lent en transition et soumises à de musante, cette petite encyclopé-
Pasteurs touaregs
dans le Sahara
grandes difficultés. Le troupeau
est leur seul capital : vaches, mou-
Docteur de l’École des hautes
études en sciences sociales A die pratique des outils lithiques. Elle
résume les principes de la taille, par-
malien tons, chèvres, yaks pour les Mon- fois pratiquée depuis des millions d’an-
gols ; chameaux et chèvres pour nées, des principaux types d’outils
Linda Gardelle préhistoriques. Elle sera utile aux (fu-
Buchet Chastel, 2010
les Touaregs. Les nomades se dé- § GÉOLOGIE turs) préhistoriens, et dotera les pas-
(214 pages, 25 euros). placent en pesant le moins lourd
possible, emportant le minimum De la Durance sionnés de Préhistoire de sensations
aux monts nouvelles dans les musées.
d’eau, de nourriture et d’abri, dans
de Vaucluse

L e nomadisme a-t-il encore un


avenir à l’heure de la mon-
dialisation économique et du
changement climatique? Telle est
la question à laquelle l’anthropo-
des conditions climatiques ex-
trêmes : fortes amplitudes ther-
miques, irrégularité des précipi-
tations. Le nomadisme est une
technique très bien adaptée à ces
Georges Bronner
Jeanne Laffitte, 2010
(64 pages, 23 euros).
LA VIE, L’ÉVOLUTION
ET L’HISTOIRE
Michel Morange
logue Linda Gardelle tente de ré-
pondre dans ces deux ouvrages, ré-
digés pour un large public et do-
tés de superbes photographies en
couleur. Sa démarche, fondée de
climats arides, le déplacement des
troupeaux évitant d’user l’éco-
système fragile. Autre point com-
mun, ces populations savent se
moderniser: les Touaregs utilisent
D ans cet ouvrage, Georges
Bronner, géologue et ancien
enseignant à l’Université de
Marseille, a su combiner deux pas-
sions: l’aquarelle et la géologie. La
I
Odile Jacob, 2011
(202 pages, 23 euros).
l existe deux biologies, l’une évoluti-
ve et l’autre fonctionnelle. L’auteur ana-
lyse les conséquences de leur conver-
manière originale sur deux en- quand ils le peuvent des camions géologie, d’abord, puisque c’est gence, attirant l’attention sur le fait que
quêtes distinctes, vise à comparer 4x4 et des citernes d’eau, les Mon- le troisième volume du même type la sélection naturelle n’est pas l’unique
des types de populations pastorales gols disposent pour leur habita- qu’il propose sur la géologie pro- mécanisme producteur de formes. Ain-
nomades très différents, en Mon- tion traditionnelle (la yourte) de vençale. Les deux premiers ra- si, aujourd’hui, le biologiste doit analy-
golie et dans le Sahara malien. C’est- l’électricité par panneau solaire et contaient l’histoire du littoral mé- ser les relations complexes existant entre
à-dire des peuples qui pratiquent d’antennes paraboliques. Il reste diterranéen, de la Côte d’Azur à ce qui est de l’ordre de la nécessité (pour
le déplacement régulier des ani- que le réchauffement climatique la Camargue, tandis que le dernier la survie,...), et ce qui est de l’ordre de
maux et de toute la communauté précarise ces deux populations : s’enfonce dans les terres de Hau- la contingence (le hasard,...).
humaine en fonction des ressources désertification du Sahara, pollu- te-Provence pour nous faire dé-
tion et pluies acides dans les couvrir les merveilles du parc ré-
steppes mongoles. Et la pratique gional du Luberon, de la Durance
L’HOMME, L’ANIMAL
fréquente du surpâturage n’ar- au mont Ventoux. ET LA MACHINE
range rien. Enfin, la difficulté à s’in- Le spécialiste tout comme le
sérer dans l’économie mondiali- néophyte ou l’enseignant y trou- Georges Chapouthier
et Frédéric Kaplan
sée est la même: concurrence étran- veront leur compte, car à travers
CNRS Éditions, 2011
gère, manque d’infrastructures, l’histoire géologique du Luberon,
(220 pages, 19 euros).
éloignement des principales routes c’est celle de la Provence qui est ra-
commerciales, pas d’accès aux contée, depuis l’époque où la mer e stimulant ouvrage fait le point sur
soins pour les animaux. du Trias baignait la région (après C les manières dont les animaux et les
machines sont comparables aux humains.
Toutefois, le rôle de l’État doit l’érosion des massifs hercyniens, il
être pris en compte. Au Mali, y a 250 millions d’années) jus- Les auteurs abordent tant les aptitudes
l’État ne se soucie pas de ses no- qu’aux dernières glaciations qua- des trois types d’êtres (complexité, cer-
veau, intelligence, conscience...) que leurs
mades, qui sont présentés de ma- ternaires où l’homme préhistorique
relations (amour, sexualité, droits...), avant
nière péjorative dans les livres d’his- se gelait dans les grottes creusées
de donner des « conclusions croisées »,
toire comme des «pillards». Les no- au flanc même de somptueuses fa-
l’une du biologiste et l’autre de l’ingénieur.
mades mongols bénéficient quant laises. De la chaîne « pyrénéo-
à eux de retraites et de maigres pen- provençale» à la chaîne «alpine»

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À l i r e

Brèves responsable des séismes actuels, séismes. Une manière de faire ai-
BONNES BACTÉRIES tout est relaté avec précision, y com- mer la géologie de 7 à 77 ans.
ET BONNE SANTÉ pris la grande période d’érosion
.§ Michel Villeneuve.
qui a façonné les paysages lorsque
Gérard Corthier CNRS/Université de Provence
Quæ, 2011 (128 pages, 19 euros).
la Mare Nostrom avait disparu pour
renaître aussitôt, il y a entre cinq et
ui sont ces milliards de bac-
Q téries qui peuplent nos in-
testins et quel est leur rôle? Com-
six millions d’années. La lecture et
la compréhension sont facilitées
§ ARCHÉOLOGIE
par une bonne corrélation de cartes,
ment sont-elles arrivées là et
pourquoi ne nous rendent-elles
schémas et coupes géologiques Vatican
pas malades ? Telles sont les ques- simplifiées et coloriées. La nécropole
tions auxquelles répond de façon clai- La vie n’est pas absente de cet et le tombeau
re et accessible un spécialiste de mi- ouvrage où une grande place est de saint Pierre
crobiologie et de physiologie digestive. faite aux fossiles terrestres et ma- Paolo Liverani,
rins qui ont servi de bornes au Giandomenico Spinola
calendrier terrestre. Même l’hom- et Pietro Zander La nécropole de la via Trium-
me, dont les activités ancestrales Hazan, 2010 phalis est abordée à travers diffé-
L’ADN ont été intégrées au parc naturel, (352 pages, 79 euros). rents secteurs de fouilles dont ce-
Israel Rosenfield et al. a droit à un chapitre spécifique. lui de Santa-Rosa, impressionnant
Odile Jacob, 2011
(258 pages, 19 euros).

L
’histoire de la décou-
verte de l’ADN et de
Mais sans le don artistique
de l’auteur, initié aux couleurs et
aux grands espaces sahariens, en
Mauritanie, ce livre ne serait qu’un
guide géologique de plus. Ce qui
L e qualificatif de «Pompei fu-
néraire » n’est pas usurpé !
Voilà l’impression que pro-
cure cet ouvrage richement illus-
tré et documenté. Les auteurs nous
par sa conservation et qui a fait l’ob-
jet d’une fouille récente.
Le principal intérêt de cet ou-
vrage est de montrer, à travers les
monuments, le mobilier et l’ico-
son rôle pas à pas, à travers le regard de
deux professeurs d’université américains en fait l’originalité, ce sont les présentent une vue claire et syn- nographie (peintures, mosaïques,
et d’un dessinateur de bandes dessinées. magnifiques aquarelles illustrant thétique des fouilles menées dans statuaire…), le passage progressif
C’est ce que nous propose cet ouvrage paysages et fossiles. Il est vrai la cité vaticane de 1930 à 2006. Entre de l’incinération à l’inhumation
qui réussit, par des dessins très explicites, que les tons pastel de la Haute- le Ier et le IVe siècle, la zone orien- entre les Ier et IVe siècles à Rome.
à rendre tangibles les mécanismes les Provence, des bleus profonds des tale de ce territoire accueillait un On observe ainsi la succession chro-
plus complexes de réplication et de ré- forêts aux blancheurs lumineuses vaste espace funéraire en bordure nologique des sépultures et les
paration de l’ADN. des falaises «urgoniennes» en pas- d’une voie romaine (via Triumpha- divers aménagements au sein
sant par les ocres d’Apt et les vio- lis). La nécropole s’étendait sur le d’une nécropole vite saturée. Les
versant d’une petite colline où de deux zones offrent l’avantage de
CULTURE SCIENTIFIQUE fréquents éboulements, durant présenter des tombes monumen-
ET HUMANISME l’Antiquité et le Moyen Âge, ont tales et des tombeaux plus mo-
contribué à la conservation de nom- destes de type colombarium, voi-
Nicole Hulin
breux tombeaux antiques. re d’humbles tombes avec de
L’Harmattan, 2011
(202 pages, 20 euros). La présentation est axée sur simples vases surmontés de
deux zones de la nécropole, sous la conduits à libations. Les stèles fu-
a question de la place des sciences
L dans l’enseignement n’est pas nou-
velle, rappelle cet ouvrage qui retrace les
basilique Saint-Pierre et près de la
via Triumphalis. Dans la première,
néraires nous renseignent parfois
sur le statut social des individus
principaux débats du XIXe et du XXe siècles
d’importants tombeaux maçonnés en révélant, outre leur identité, leur
sur le sujet. Nombre de scientifiques lets des champs de lavande, se prê- et richement décorés ont été édifiés statut (esclave, affranchi de l’em-
s’étaient mobilisés pour améliorer l’en- tent bien à l’exercice. par une frange aisée de la popula- pereur…) et leur fonction au sein
seignement des sciences, de la leçon de Mieux que des photographies, tion. Un éclairage spécifique est ap- de la société romaine.
choses de l’école primaire au rapport entre ces esquisses soulignent les grands porté à l’un d’eux, attribué à l’apôtre
.§ Philippe Blanchard.
sciences et lettres dans le secondaire. traits géologiques et, quand cela Pierre et sur lequel des générations
INRAP, Tours
Les questions soulevées – quelles n’est pas suffisant, les paysages de pèlerins se sont recueillis.
sciences enseigner ? Dans quels buts ? sont expliqués par une gravure
Comment favoriser la recherche ? Com- géologique. De même, les diffi-
ment former les professeurs? – sont tou- Retrouvez l’intégralité de votre magazine
fr www.pourlascience.fr
cultés sont aplanies, comme le séis-
jours d’actualité. et plus d’informations sur :
me de Lambesc, précédé d’une ex-
plication sur le mécanisme des

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – AVRIL 2011 – N° d’édition 077402-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/163 047 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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