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SUPERBACTÉRIES : les récentes épidémies ne sont-elles qu’un début ?

Septembre 2011 - n° 407 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Vivre dans un monde


quantique
Des effets quantiques
dans les objets
macroscopiques
Les insectes
Un réservoir de médicaments ?
Les mathématiques
de la percolation
Un jeu de pavages aléatoires
Protéines désordonnées
Leur forme souple
multiplie leurs fonctions
M 02687 - 407 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@k@h@k; Allemagne : 9.36 €, Belgique : 7,60 €, Canada : 11,50 $, Can, Grèce : 8 €, DOM : 7,70 €, Italie : 7.60 €, Luxembourg : 7,60 €, Maroc : 63 MAD,
TOM A : 1800 XPF, TOM S : 1000 XPF, Portugal. Cont : 7.60 €, Suisse : 12.90 CHF, Tunisie : 7 TND

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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle,
Hasard et efficacité
Cécile Fourrage

S
i les prix Nobel récompensent chaque année des personnes
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin « ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité », par
Rédacteur : Guillaume Jacquemont leurs inventions ou découvertes, les prix Ig Nobel (cela se
Cerveau & Psycho prononce comme ignoble en anglais) sont décernés pour
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry des travaux qui, contrairement aux travaux scientifiques, « ne peuvent
Rédacteur : Sébastien Bohler
ou ne doivent être reproduits ». Les prix Ig Nobel rendent hommage à
Directrice artistique : Céline Lapert
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, l’originalité et à l’imagination, ils font sourire et donnent à penser. C’est
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy le prix de médecine vétérinaire de 2009 décerné à l’équipe ayant mon-
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifédayo Fadoju
Marketing: Élise Abib
tré que les vaches à qui l’on donne un prénom produisent plus de lait que
Direction financière : Anne Gusdorf les autres; ou encore celui de linguistique de 2007 pour avoir mis en évi-
Direction du personnel : Marc Laumet
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne dence que les rats sont le plus souvent incapables de distinguer la langue
Presse et communication : Susan Mackie japonaise de la langue néerlandaise dans un discours diffusé à l’envers...
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Citons encore celui de management décerné à une équipe italienne
Ont également participé à ce numéro : pour avoir démontré que, dans certaines organisations hiérarchiques,
Patrice Berthet, Martin Blackledge, Eric Buffetaut,
Jean-François Dartigues, Damien Fabre, Martin Fussenegger, l’efficacité augmenterait si les promotions des individus étaient faites...
Laurence Gesquière, Pierre Henry, Nadine Le Bris, au hasard. Leurs travaux explorent le principe de Peter selon lequel tout
Jean-Michel Lecerf, Sonia Longhi, Jean-Yves Marion, Christophe
Pichon, Cyril Poupon, Daniel Tacquenet, Michael Zasloff. employé s’élève dans une hiérarchie jusqu’à atteindre son niveau
PUBLICITÉ France d’incompétence : s’il est compétent, il est promu, mais finit par se
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja trouver confronté à une tâche pour laquelle il est... incompétent (voir
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS
Le principe de Peter, page 82). Selon ce principe, le hasard est utile dans
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 certains domaines, par exemple dans la vie politique ou la justice.
Espace abonnements :
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr Des régions où le hasard règne en maître...
Adresse postale :
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 Dans la Grèce antique, hasard et justice coexistaient déjà. Le kle-
Commande de livres ou de magazines :
0805 655 255 (numéro vert) roterion était un dispositif permettant de tirer au sort les jurés appe-
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
lés à rendre la justice. Cette stèle était entaillée de fentes où l’on glissait
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, le nom des jurés potentiels, lesquels étaient sélectionnés au moyen de
Québec, H3N 1W3 Canada.
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis billes blanches (le nom était accepté) et noires (le nom était refusé)
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. tirées au hasard. La stèle utilisée représentait une sorte de pavage,
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
mais si la méthode reposait sur le hasard, le pavage ne l’était pas. Au
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky
Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark contraire, les mathématiciens étudient les pavages aléatoires notam-
Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate ment dans les modèles dits de percolation, qui ont des applications inté-
Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou
ressantes en physique ou encore en biologie (voir La percolation, un
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- jeu de pavages aléatoires, page 48).
nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American»,
dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par Le hasard est omniprésent en biologie, mais les biologistes en trou-
écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. vent de nouveaux exemples. Ils ont longtemps cru que, pour remplir cor-
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le
rectement leurs fonctions, les protéines devaient avoir une forme rigide.
nom commercial « Scientific American » sont la propriété Or ils découvrent aujourd’hui que certaines protéines contiennent des
de Scientific American, Inc. Licence accordée à « Pour la
Science S.A.R.L. ». régions ordonnées et d’autres où le hasard règne en maître. Et ils
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de comprennent que ce désordre rendrait plus efficaces les protéines
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de qui en sont dotées (voir Le désordre intrinsèque des protéines, page56).
l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus- Et si ce résultat est un jour récompensé, cela ne sera certainement
tins - 75006 Paris).
pas par un prix Ig Nobel ! 

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
22 PHYSIQUE

Actualités Vivre
6 Un nouveau satellite
pour la Terre
dans un monde
8 La cicatrisation efficace quantique
des dauphins Vlatko Vedral
10 Une hypophyse organisée La théorie quantique ne concerne pas
seulement les électrons et les atomes.
13 Des diamants vieux Elle s’applique aussi à plus grande
comme la tectonique échelle : aux oiseaux, aux plantes,
voire aux humains.

30 La langue façonne la pensée


LINGUISTIQUE

Lera Boroditsky
Les langues que nous parlons modifient
notre façon de percevoir le monde
et nos capacités cognitives.

... et bien d’autres sujets.

14 ON EN REPARLE
36 Des insectes pour guérir
MÉDECINE

Roland Lupoli

Opinions Depuis 5 000 ans, les insectes sont utilisés


en médecine traditionnelle. En étudiant
leurs principes actifs, des biochimistes mettent
16 POINT DE VUE au point de nouvelles molécules thérapeutiques.
Épidémies à Escherichia coli:
un avant-goût
des « superbactéries » ?
Jean-Yves Madec
42 Les débuts de la culture
PRÉHISTOIRE

en Europe
17 DÉVELOPPEMENT DURABLE Michael Bolus et Nicholas Conard
Des carburants alternatifs Les grottes du Jura souabe, en Allemagne,
pour les avions ont livré des œuvres vieilles de 40 000 ans
Xavier Montagne qui attestent d’une culture élaborée
chez les premiers Européens
19 COURRIER DES LECTEURS anatomiquement modernes.
20 VRAI OU FAUX
Le petit déjeuner
doit-il être copieux ?
Bénédicte Salthun-Lassalle

Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement


Pour la Science brochés sur la totalité du tirage (p. 25 et 80);
un encart Courrier international et un encart
Editions Faton posés sur la quatrième de couverture
de l’édition abonnés France.
En couverture: © Kenn Brown, Mondoligthic Studios

2] Sommaire © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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n° 407 - Septembre 2011

48 La percolation,
MATHÉMATIQUES Regards
78 HISTOIRE DES SCIENCES
un jeu de pavages aléatoires L’affaire de la gale :
Hugo Duminil-Copin histoire d’un concept
Dans les modèles de percolation, un réseau aléatoire scientifique
est traversé d’un bout à l’autre. Ces modèles sont en lien Danièle Ghesquier-Pourcin
étroit avec l’étude de la symétrie conforme, un champ Au XIXe siècle, les médecins accusent
très actif des mathématiques et de la physique théorique. un jeune docteur en médecine d’avoir
falsifié ses travaux pour prouver l’existence
du parasite de la gale. Leur argumentation
révèle tous les obstacles qui
les empêchaient d’envisager cette idée.

82 LOGIQUE & CALCUL


Le principe de Peter
Jean-Paul Delahaye
La différence entre un texte humoristique
et des travaux universitaires sérieux
est parfois mince. Le principe de Peter
est l’exemple même d’une loi
dont le statut reste incertain.

88 ART & SCIENCE


Pollock et la dynamique
56 Le désordre intrinsèque
BIOLOGIE CELLULAIRE
des fluides
Loïc Mangin
des protéines 90 IDÉES DE PHYSIQUE
A. Keith Dunker et Richard Kriwacki
Des cerfs-volants
Selon les fonctions qu’elles accomplissent dans le vent
dans les cellules, les protéines présentent
une conformation rigide ou, au contraire, Jean-Michel Courty
très flexible. Les biologistes commencent et Édouard Kierlik
à étudier le rôle des protéines « intrinsèquement 93 SCIENCE & GASTRONOMIE
désordonnées » dans diverses maladies.
Dépistons les odeurs
Hervé This
94 À LIRE
64 Abysses :OCÉANOGRAPHIE

un empire méconnu
Craig McClain
Loin d’être une étendue désertique,
les grands fonds marins constituent
un écosystème complexe : la faune très variée Rendez-vous sur fr
qui les peuple est directement tributaire
du phytoplancton vivant en surface. >> Plus d’informations
f tii
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• Des actualités scientifiques chaque jour
• Plus de 5 ans d’archives
72 Plongés dans le noir
INFORMATIQUE • L’agenda des manifestations scientifiques
>> Les services en ligne
par un virus ? • Abonnez-vous et gérez votre abonnement en ligne
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Des virus informatiques ont mis hors • Réagissez en direct
service certains systèmes de contrôle industriels. • Consultez les offres d'emploi
Le réseau électrique pourrait être w w w. pou r lascien ce. fr
la prochaine cible.

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ L’HOMME A-T-IL UN PROPRE ? comme en tant d’autres, il révèle son ina- L’amoureux de littérature connaît le
nité. Il peut démontrer que la France doit même genre de déboire. S’il tente d’inté-

L e rire. La conscience. La bipédie. Le


langage. Avoir une théorie de l’es-
prit. Pratiquer des rites mortuaires...
ou la guerre.
Si on voulait faire le catalogue des traits
tenter d’extraire ce gaz, il peut démontrer
qu’elle ne doit pas.
Si on estime que le danger majeur est
la pénurie et la dépendance à l’égard de
l’étranger, le principe de précaution com-
resser des jeunes à quelque auteur (« Il
me passionnait quand j’avais votre âge »),
il leur paraît hors du coup, d’un sérieux
sinistre. Son insistance risque d’avoir pour
effet que ces jeunes assimilent la littéra-
qui ont été proposés comme étant le propre mande d’explorer toutes les ressources, ture à l’ennui, et s’en détournent. Nos aînés
de l’homme, on n’en finirait pas. En outre, donc d’essayer d’extraire le gaz de schiste. passaient pour de vieux birbes lorsqu’ils
ces propositions ont été à peu près toutes Si on estime que le danger majeur réside citaient Virgile dans le texte, et admi-
contestées, sinon réfutées. Le propre de dans le saccage de territoires et la conta- raient ses beautés. Nous passons pour rin-
l’homme est de chercher le propre de mination des réserves d’eau en vue d’une gards lorsque nous avouons que Racine a
l’homme et de ne jamais le trouver ! extraction qui, peut-être, ne sera pas ren- enchanté notre jeunesse. Nos cadets pas-
Une question qui obtient trop de table, voire impossible, le principe de pré- seront pour des érudits poussiéreux lors-
réponses sans qu’aucune n’emporte d’ad- caution commande de s’abstenir. qu’ils évoqueront devant leurs enfants
hésion générale est sans doute mal posée. Voici comment j’imagine la suite des évé- quelque épisode de Harry Potter.
S’y aventurer, c’est donc risquer de s’enga- nements. Les politiques amuseront la gale- Le plaisir est un des aspects de la vie qu’on
ger dans des voies a priori faussées. Qui rie avec le principe de précaution et autres a le plus envie de partager, et c’est un des
sait, alors, si nous ne devrions pas la mettre fariboles du genre « Le risque zéro n’existe aspects qui est le plus difficile à partager.
de côté ? Non qu’il faille faire de ce sujet pas », qui peuvent justifier n’importe quelle
un tabou, mais parce que, pour l’instant, il décision aussi bien que n’importe quelle
semble nous dépasser. Nous y verrions peut- absence de décision. Pendant ce temps, les
être plus clair sur la question du propre de lobbies se battront, les uns pour l’extraction,
l’homme si nous la laissions informulée. les autres contre. Lequel obtiendra gain de
cause ? Le meilleur manœuvrier.

§ PASSION PEU COMMUNICATIVE

Q uand on s’intéresse vivement à un


domaine, on admire les résultats qui
y ont été obtenus, certes, mais l’ex-
citation maximale naît plutôt des problèmes
ouverts. On a envie de s’y confronter, on
se passionne pour les perspectives que leur
résolution ouvrirait. On aime mieux les ques-
tions que les réponses. § FAUX SENS
Quand on s’intéresse mollement à un
domaine, on est curieux des exploits réalisés
en son sein, et on l’est moins des problèmes
en suspens. On veut bien se renseigner sur
ce qui a été fait, on n’est pas prêt à se cas-
ser la tête sur des tentatives de résolution
L e génie est une longue patience. Ayant
plus du triple de l’âge qu’avait Éva-
riste Galois lorsqu’il est mort, j’ai, à
coup sûr, passé plus de temps au travail
que lui, manifestant ainsi plus de patience,
§ RISQUE ZÉRO que, dès demain, les spécialistes écarte- donc plus de génie.
ront peut-être comme vaines. On aime mieux Voilà ce qui s’appelle un raisonnement.

S i ça continue, nous allons devoir nous


forger une opinion sur un sujet dont,
jusqu’à peu, nous n’avions jamais
entendu parler : l’extraction du gaz de
schiste. Ne comptons pas sur le principe
les réponses que les questions.
Ainsi, le chercheur qui vulgarise sa
science est astreint à un double désagré-
ment. Il doit parler beaucoup de ce qui le
motive le moins (les résultats), et peu de
Outre qu’il mène à une conclusion flatteuse
pour moi, il dispense d’avoir à procéder à une
laborieuse comparaison entre les œuvres...
Hélas, le plus beau raisonnement peut
recéler une faille. En l’occurrence, une mau-
de précaution pour nous éclairer. En ce cas, ce qui le motive le plus (les questions). vaise compréhension du verbe être. «A est B»

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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n’équivaut pas toujours à «B est A». Le génie


est une longue patience? Sans doute. Mais
une longue patience n’est pas le génie.

§ PARCIMONIE CONSENTIE
«
I l faut économiser l’énergie.» Ce mot
d’ordre paraît aller de soi. Atten-
tion, pourtant ! Il risque de bouscu-
ler les libertés individuelles.
Prendre un bain tous les jours, consom-
mer des monceaux de papier imprimé, par-
tir en avion faire du tourisme, éclairer
plus qu’il n’est indispensable, jeter un appa-
reil en état de servir encore, manger des
fruits exotiques, etc. : personne ne peut se
flatter d’éviter tous ces travers. De quel
droit m’interdire telle ou telle forme de gas-
pillage, alors que, peut-être, elle relève d’un
besoin nécessaire à mon équilibre psycho-
logique ? Qui va décider que, par exemple,
se passer de voiture compense, ou non,
la manie de changer de linge avant qu’il
soit vraiment sale ? Une norme de compor-
tement exigée de tous pourra être une grave
frustration pour certains, mais ne rien coû-
ter aux autres. Décréter que le gâchis engen-
dré par les prospectus publicitaires est
intolérable ? Soit. Seulement, il y a des gens
qu’il fait vivre. Alors, s’il doit y avoir des
mesures coercitives, sur quels critères les
faire reposer ?
Je ne conteste pas qu’il faut gaspiller
moins. Je dis que la parcimonie ne sera un
bien que si elle est consentie à peu près
librement. Ce sera une affaire de longue
haleine. I

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Astronomie

Un nouveau satellite pour la Terre


Le premier satellite troyen de notre planète a été découvert.
Au vu de sa taille et de son éloignement, il ne fera pas d’ombre à la Lune...
Ci-contre, la trajectoire
de l’astéroïde troyen 2010 TK7
(disque blanc) durant la prochaine
centaine d’années (trajectoire
verte), vue dans le repère
héliocentrique tournant avec
la Terre. Ce satellite est dit troyen,
car il est en orbite autour du point
de Lagrange L4, l’un des cinq
points d’équilibre gravitationnel
du système Terre-Soleil (ci-dessous).
Un corps placé en un tel point
tourne autour du Soleil à la même
vitesse que la Terre. Seuls
les points L4 et L5 sont stables,
c’est-à-dire qu’un satellite
peut rester dans leur voisinage
indéfiniment.

Paul Wiegert, University of Western Ontario, Canada

Soleil Terre

Science Team
NASA_WMAP
C ombien de satellites natu-
rels possède la Terre ? Un
seul, évidemment: la Lune.
Mais la réponse est-elle vraiment
aussi simple ? Plusieurs petits
points de Lagrange: L1 et L2, situés
respectivement en avant et arrière
de la planète sur l’axe qui la relie
au Soleil, et L3, à l’antipode de l’or-
bite par rapport au Soleil. Un corps
apparente très proche du Soleil et
sont noyés dans sa luminosité.
En fouillant les données du
télescope spatial Wise, instrument
dédié à la recherche des petits corps,
corps décrivent en effet des placé en l’un de ces points accom- M. Connors et ses collègues ont
orbites autour du Soleil au même pagne la planète au même rythme pourtant trouvé un astéroïde lié au
rythme que la Terre et à des dis- qu’elle dans sa course autour du point de Lagrange L 4. L’objet,
tances équivalentes ; ils sont ainsi, Soleil. Les points L4 et L5 ont la par- nommé provisoirement 2010 TK7,
en un certain sens, liés à notre pla- ticularité d’être stables : les satel- mesure environ 300 mètres de dia-
nète. L’équipe de Martin Connors, lites situés en ces points suivent mètre. Il a pu être détecté parce
de l’Université d’Athabasca au ou précèdent constamment leur qu’il décrit une orbite relativement
Canada, vient d’identifier le pre- planète, sans jamais la croiser. complexe autour de L 4, s’écar-
mier satellite de la Terre de ce Depuis la découverte du pre- tant loin au-dessus et au-dessous
type, dit « troyen ». mier satellite troyen de Jupiter, du plan de l’orbite terrestre, et
Les satellites troyens d’une pla- en 1906, on en a découvert pas donc de l’éclat apparent du Soleil.
nète parcourent en moyenne la moins de 4000 autour de Jupiter, Il se trouve actuellement à 80 mil-
même orbite que celle-ci autour du deux pour chacune des lunes de lions de kilomètres de notre pla-
Soleil, mais sont en retard ou en Saturne Téthys et Dionée, sept nète, et les astronomes ont calculé
avance de 60 degrés. Plus préci- autour de Neptune et cinq autour que, au moins pour les 10 000 pro-
sément, ils se situent près des de Mars. Les astronomes n’avaient chaines années, il ne s’approchera
«points de Lagrange» L4 et L5, des pas encore déniché de satellites pas de la Terre à moins de 24 mil-
points d’équilibre gravitationnel troyens de la Terre. Ils sont très dif- lions de kilomètres.
dans le système formé par la pla- ficiles à détecter, car ils se trouvent . Philippe Ribeau-Gésippe.
nète et le Soleil. Il existe trois autres constamment dans une direction Nature, vol. 475, pp. 481-483, 2011

6] Actualités © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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A c t u a l i t é s

Biologie animale

Le stress d’être chef En bref


HÉPATITE C: VERS UN VACCIN

L es babouins vivent en groupes qui comptent de 10 à 200 indivi-


dus des deux sexes et de tous âges. Leurs sociétés sont hiérar-
chisées: un mâle dit alpha domine, fort de l’appui des autres mâles
qui reconnaissent son autorité. Les mâles dominants se reproduisent
plus et ont un accès prioritaire à la nourriture. On pensait qu’ils étaient
Une équipe européenne a conçu
une nouvelle stratégie pour un
vaccin contre l’hépatite C. Elle a
construit des pseudoparticules
virales chimériques en greffant
donc moins stressés que les mâles de rang inférieur. Ce ne serait pas le sur un rétrovirus de souris, privé
cas selon Laurence Gesquiere, de l’Université Princeton, et ses collègues. de son matériel génétique, des
Les biologistes ont suivi pendant neuf ans cinq groupes de protéines du virus de l’hépatite C.
125 babouins jaunes (Papio cynocephalus), dans le bassin d’Amboseli au En injectant ces particules à des
Kenya. Ils ont montré que les mâles alpha sécrètent davantage de glu- souris et des macaques, les bio-
cocorticoïdes – des hormones produites en cas de stress – que les mâles logistes ont constaté la produc-
bêta (mâles situés juste au-dessous dans la hiérarchie, car ils s’accou- tion d’anticorps neutralisants, qui
Jeanne Altmann

plent parfois). Le niveau de stress des mâles alpha est semblable à celui peuvent bloquer différents sous-
des mâles de plus bas rang, probablement parce ce que dominer la types du virus de l’hépatite C.
communauté et se reproduire est aussi coûteux en énergie que de cher-
La position hiérarchique cher en permanence des ressources, comme le font les mâles de bas rang. ÉMISSIONS DE BARRAGES
de ce mâle babouin dominant . Bénédicte Salthun-Lassalle.
est stressante – plus qu’il n’y paraît. L. R. Gesquiere et al., Science, vol. 333, pp. 357-360, 2011 Les réservoirs hydroélectriques
émettraient six fois moins de
gaz à effet de serre qu’on ne le
pensait: 48 millions de tonnes de
Archéologie dioxyde de carbone par an. Des

La naissance violente des États au Pérou chercheurs brésiliens, américains,


suédois et canadiens ont com-
paré les émissions de gaz à effet

L orsqu’on pense aux peuples


qui ont précédé les Euro-
péens au Pérou, les Incas,
voire les Mochicas, sont les pre-
miers qui viennent à l’esprit. Pour-
de serre de 85 réservoirs hydro-
électriques répartis sur toute la
planète. Ces émissions ne sont
pas homogènes : elles décrois-
sent avec l’âge et la latitude des
tant, beaucoup les ont précédés. barrages, les plus hauts niveaux
Charles Stanish, de l’Université de étant atteints par les réservoirs
Californie à Los Angeles, et sa de la région amazonienne.
collègue s’intéressent aux pre-
mières proto-cités installées autour LES EAUX DE MARS
du lac Titicaca et ont retracé l’his-
De l’eau liquide sur Mars ? C’est
toire de la région: les conflits armés
© Shutterstock/Neale Cousland

ce que pensent avoir détecté


ont joué un rôle majeur dans le
Alfred McEwen, de l’Université
développement des premiers États.
de l’Arizona, et ses collègues.
À partir de 1400 avant notre
Ils ont repéré dans les images
ère, plusieurs groupes de chas-
de la sonde Mars Reconnais-
seurs-cueilleurs se sédentarisent Le lac Titicaca, au Sud du Pérou. sance Orbiter , sur des sites
autour du plan d’eau et établissent
des latitudes moyennes, des
les premiers villages. Certains gros- politiques dominent la région, coïncidé avec l’accession de
centaines de stries sombres qui
sissent et deviennent des centres Taraco et Pukara. Le dernier finira Pukara au statut de force politique
« s’écoulent » le long des pentes
politiques régionaux. Pendant près par diriger seul toute la zone. dominante dans la région. De cet
abruptes. Elles sont visibles de
de 1 000 ans, les conflits sont rares. Comment ? Les fouilles montrent épisode, Ch. Stanish conclut que
la fin du printemps au début
Toutefois, à partir de 500 avant qu’une grande partie des centres les conflits ont été un facteur
de l’automne. Autant de carac-
notre ère, l’iconographie montre résidentiels de Taraco a brûlé à important dans l’évolution des
téristiques qui évoquent des
que le paysage politique change: la fin du Ier siècle, entraînant un États archaïques dans le Nord
écoulements d’eau liquide.
on voit désormais des individus ralentissement durable de l’acti- du lac Titicaca. Cet exemple
Reste que, faute d’analyses
valorisés pour leurs exploits mili- vité économique. Or cet incendie s’ajoute à ceux déjà documentés
directes, cette nouvelle détec-
taires et les premières têtes déca- n’était pas accidentel. Outre son de la Mésopotamie, de la Méso-
tion restera tout aussi hypo-
pitées en guise de trophées. étendue, on n’a retrouvé aucune Amérique, du Nord du Pérou...
thétique que les précédentes.
À la fin du Ier millénaire avant trace d’une éventuelle recons- . Loïc Mangin.
notre ère, deux grands centres truction. De plus, l’événement a Ch. Stanish et A. Levine, PNAS, en ligne, 2011

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

En bref La cicatrisation Physiologie Jour 1

LES MONTAGNES DE LA LUNE

Pourquoi la face cachée de la


efficace des dauphins
Lune est-elle couverte de mon-
tagnes alors que la face visible
est formée de plaines basses ?
À cause d’une collision avec une
autre lune, proposent Martin Jutzi
et Eric Asphaug, de l’Université
L a blessure était longue de 30 centimètres et
profonde de trois centimètres. Pourtant, le dau-
phin a guéri rapidement sans s’infecter, et ce
dans l’eau... Les dauphins cicatrisent étonnam-
ment bien. Selon Michael Zasloff, de l’Université
Jour 22

de Californie. L’impact entre la Georgetown près de Washington, cette faculté serait


Terre et un corps de la taille de due à des agents antibactériens concentrés dans la
Mars qui a formé la Lune aurait couche adipeuse de la peau.
aussi créé un autre petit satel- Depuis longtemps, les biologistes marins s’éton-
lite. Les chercheurs ont simulé nent de la vitesse à laquelle les dauphins guérissent

Trevor Hassard
sa rencontre avec la Lune à peine des blessures infligées par les requins. Ces blessures,
refroidie: une collision assez lente pourtant exposées à de nombreux pathogènes dans Jour 40
aurait permis à la matière du l’eau, ne s’infectent pas. En observant le rétablisse- Guérison d’un dauphin gravement blessé
second satellite de s’accréter sur ment de spécimens de l’espèce Tursiops truncatus, par un requin. En 40 jours, la blessure
l’hémisphère caché de la Lune. M.Zasloff a avancé quelques hypothèses pour expli- a cicatrisé sans infection.
quer les mécanismes de cicatrisation chez ces animaux.
GÉNOME DE CORAIL La peau des mammifères marins est composée pour leurs propriétés antimicrobiennes et antibio-
d’un mince épiderme, reposant sur le derme et tiques. Elle est aussi enrichie en acide isovalérique.
Le génome du corail bâtisseur
séparé des muscles par une épaisse couche de Or une étude précédente sur le micro-organisme
de récif Acropora digitifera vient
cellules graisseuses. Cette dernière remplit plu- marin Pseudoalteromonas haloplanktis avait montré
d’être séquencé par les équipes
sieurs fonctions, telles que l’isolation thermique et que cet acide gras est actif contre diverses bacté-
australienne et japonaise de
la transmission acoustique. ries, notamment celles infectant les mammifères
David Miller et Nori Satoh. Les
M. Zasloff s’est intéressé à cette couche adipeuse, marins. Stocké dans les cellules adipeuses des dau-
biologistes ont identifié parmi
la seule composante de la peau des dauphins qui dif- phins, l’acide isovalérique serait libéré lors d’une
ses quelque 24 000 gènes des
fère de celle des mammifères terrestres. Elle contient blessure et contrôlerait la multiplication des bacté-
marqueurs du mode de vie sym-
des organohalogènes (des composés organiques ries dans les tissus lésés.
biotique de cet animal. Le corail
contenant un atome de fluor, chlore, brome ou . Cécile Fourrage.
vit en effet en symbiose avec une
iode) dont certains, d’origine naturelle, sont connus M. Zasloff, Journal of Investigative Dermatology, en ligne, 21 juillet 2011
algue photosynthétique, nom-
mée zooxanthelle. Par cette
association, le corail stimule la Neurosciences
photosynthèse de l’algue et celle-
ci lui fournit des nutriments, tout
en favorisant la formation de son
Alzheimer: sept facteurs de risque
squelette calcaire.

L a maladie d’Alzheimer est


une pathologie neurodégé-
nérative qui se caractérise
par des troubles de la mémoire
et une démence. Dans le monde,
de cas aujourd’hui attribuables à
chaque facteur de risque supposé.
Le principal facteur, repré-
sentant 19 pour cent des cas, serait
le faible niveau d’instruction. L’ac-
cas qui pourraient être évités en
diminuant ces facteurs. Une
réduction de 25 pour cent évite-
rait plus de trois millions de cas ;
une diminution de seulement
33,9 millions de personnes en tivité intellectuelle serait en effet 10 pour cent réduirait de 1,1 mil-
souffrent, chiffre qui devrait tri- un facteur protecteur. Puis vien- lion le nombre de cas.
pler dans les 40 ans à venir. Bien draient le tabagisme (14 pour cent Bien sûr, d’autres facteurs de
© Shutterstock/ Lightspring

que certains facteurs génétiques des cas), l’inactivité physique risque peuvent être impliqués,
existent, Deborah Barnes et Kris- (13 pour cent des cas), la dépres- et l’on n’a pas encore prouvé de
tine Yaffe, de l’Université de Cali- sion (11 pour cent), l’hypertension lien de cause à effet entre ces fac-
fornie à San Francisco, ont montré (5 pour cent), et enfin l’obésité teurs et l’apparition de la mala-
que sept facteurs, la plupart liés et le diabète (2 pour cent chacun). die. Certains facteurs, telles la
Le faible niveau d’instruction, au style de vie, sont associés au Ensemble, ces sept facteurs de dépression et l’inactivité phy-
le tabagisme, l’inactivité physique, risque de développer la maladie. risque participeraient à environ sique, peuvent être des consé-
la dépression, l’hypertension, En analysant la littérature la moitié des cas dans le monde. quences précoces de la maladie et
l’obésité et le diabète semblent scientifique portant sur de nom- En outre, grâce à un modèle non des causes.
augmenter le risque de développer breux patients atteints, les deux mathématique, D. Barnes et . B. S.-L..
la maladie d’Alzheimer. chercheuses ont estimé le nombre K. Yaffe ont calculé le nombre de The Lancet Neurology, en ligne, 19 juillet 2011

8] Actualités © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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A c t u a l i t é s

Écologie Géophysique

Le retour de la morue? La chaleur radioactive


de la Terre chiffrée
L es morues des Grands Bancs de Terre-Neuve reviendraient
enfin, annoncent les biologistes de l’Institut Bedford en
Nouvelle-Écosse. Au début des années 1990, l’effondrement
de leur population jusqu’à moins de cinq pour cent de leur niveau
initial a entraîné un moratoire sur la pêche de la morue. Mais D epuis sa formation il y a
4,5 milliards d’années, la
Terre évacue peu à peu sa
thorium produisent 20 térawatts,
à quelque 9 térawatts près. Si l’on
ajoute la radioactivité due au potas-
15 ans après, la morue n’était toujours pas revenue. En revanche, chaleur résiduelle et se refroidit. sium 40, dont on sait par ailleurs
les effectifs des grands invertébrés marins et des espèces de pois- Néanmoins, de la chaleur conti- qu’elle produit 4 térawatts (les neu-
sons planctonivores (lançons du Nord, harengs, capelans…) ont nue d’être produite dans ses trinos qu’elle émet sont hors du
explosé. Sans doute parce que ces organismes étaient les proies entrailles, le manteau terrestre en domaine de sensibilité de Kamioka
des morues. En outre, depuis qu’elles ne sont plus chassées par les particulier, par la radioactivité et de Borexino), on arrive à un
morues, ces espèces de faible longévité voient leurs populations d’isotopes instables – principale- total de 24 térawatts de chaleur
osciller saisonnièrement : chaque année, elles augmentent avec la ment l’uranium 238, le thorium 232 radioactive (à 9 térawatts près).
prolifération du zooplancton, puis, une fois celui-ci consommé, elles et le potassium 40. Quelle part Ces résultats prouvent que la
déclinent très vite. Dans les années 1990, ces oscillations étaient représente aujourd’hui cette radio- radioactivité ne rend pas compte
très fortes. Or les biologistes ont remarqué qu’elles s’atténuent d’an- activité dans le flux de chaleur relâ- à elle seule de la chaleur terrestre,
née en année. La cause probable ? Le renouveau de la prédation ché vers l’espace? La collaboration et que la Terre n’a pas fini d’éva-
par les morues… KamLAND, qui regroupe plus de cuer sa chaleur initiale. Ils sont par
. François Savatier. 60 chercheurs japonais et améri- ailleurs utiles pour affiner les
K. T. Frank et al., Nature, en ligne, 27 juillet 2011 cains autour du détecteur d’anti- modèles géologiques et géophy-
neutrinos Kamioka, au Japon, siques de l’intérieur de notre pla-
apporte pour la première fois une nète, mais les scientifiques auraient
estimation quelque peu précise de besoin de résultats plus précis.
cette contribution calorique. Cela nécessiterait la mise en place
On sait que la Terre évacue d’autres détecteurs de géoneutri-
vers l’espace une puissance totale nos en divers endroits du globe.
8 de 44,2 térawatts, à 1 térawatt près. . Maurice Mashaal.
La part due à la radioactivité était A. Gando et al. (The KamLAND Collaboration),
mal connue, car son calcul néces- Nature Geoscience, en ligne, 17 juillet 2011
Sur les Grands Bancs sitait de faire des hypothèses pré-
de Terre-Neuve, les variations 0
cises sur la composition interne du
Hans-Petter Fjeld

de la biomasse (en millions


globe (proportions des différents
de tonnes) des petits poissons, –6
proies de la morue, s’atténuent. éléments et de leurs isotopes, leur
1992 1996 2000 2004 2008
répartition spatiale, etc.). Le comp-
tage des neutrinos émis dans les
Biologie animale chaînes de désintégrations radio-
Des mâles obsolètes actives est un moyen un peu plus
direct et moins théorique de mesu-
rer la chaleur terrestre produite

G ardez l’essentiel, débarrassez-vous du superflu. Cette injonc-


tion est suivie à la lettre par la cochenille australienne Icerya
par radioactivité. En effet, les neu-
trinos interagissent très peu avec
© Shutterstock/Kristijan Zontar

purchasi, sauf que chez cet insecte, le superflu, ce sont les mâles! la matière et traversent donc la pla-
Cette espèce est haplodiploïde (fécondé, un ovule se développe en nète de part en part sans pertes ou
femelle; sinon, en mâle). Or certaines femelles peuvent féconder leurs presque. La difficulté est de les
ovules avec les spermatozoïdes contenus dans un tissu particulier qui détecter, condition sine qua non
a été précédemment laissé par un mâle. Or ce tissu se transmet d’une pour les dénombrer et ainsi éva-
génération à l’autre, de mère en fille – une sorte d’hermaphrodisme luer l’énergie totale dégagée par
acquis. Ce tissu héritable procure un avantage au père, car il féconde la radioactivité terrestre.
La Terre évacue 44 térawatts,
à la fois la mère et ses descendantes, ce qui augmente la transmission La collaboration KamLAND a ou 44 000 gigawatts, de chaleur.
de ses gènes. Qu’en est-il de la mère? Andy Gardner, de l’Université utilisé les données du détecteur L’estimation du nombre de neutrinos
d’Oxford, montre que l’hermaphrodisme est aussi avantageux pour Kamioka recueillies entre 2002 et émis par le globe a permis d’établir
la femelle (à l’inverse de ce que l’on pensait auparavant), car elle 2009 (au total environ 110 « géo- que près de la moitié de cette
conserve l’ensemble de ses gènes familiaux au sein de sa lignée. neutrinos » détectés), ainsi que chaleur est due à la radioactivité
C’est une mauvaise nouvelle pour les mâles, déjà rares, qui sont les mesures effectuées par Borexino, naturelle, principalement
vraisemblablement condamnés à disparaître... un autre détecteur de neutrinos, de l’uranium 238, du thorium 232
. L. M.. en Italie. Elle en a déduit que les et du potassium 40 contenus dans
A. Gardner et L. Ross, American Naturalist, vol. 178, pp. 191-201, 2011 désintégrations de l’uranium et du le manteau et la croûte terrestres.

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A c t u a l i t é s

Évolution Neurobiologie
L’origine des tortues Une hypophyse organisée
L es tortues sont-elles plus proches des crocodiles ou des lézards?
La question restait en suspens. Une analyse génétique effectuée
par Tyler Lyson, de l’Université Yale à New Haven, et ses col-
lègues indique qu’elles sont de lointaines cousines des lézards.
Les paléobiologistes ont étudié dans le génome des tortues et
N ichée dans une cavité
osseuse, à la base du cer-
veau, pend une glande :
l’hypophyse, reliée à l’hypotha-
lamus par la tige pituitaire. Cette
les cibles sont les glandes sexuelles),
notamment la LH et la FSH. La mise
en place de ces cellules suit un
scénario bien précis.
Les cellules corticotropes appa-
des lézards les microARN, des molécules qui modulent l’expression glande produit de nombreuses raissent sur la surface ventrale de
des gènes. Les microARN se développent assez vite chez une espèce hormones qui contrôlent, en sti- l’hypophyse, puis s’agencent en
au cours du temps, mais, une fois présents, ils demeurent presque mulant d’autres glandes, diverses digitations qui s’étendent vers l’in-
inchangés. Ils fournissent ainsi une carte moléculaire qui permet de fonctions telles que la croissance, térieur, l’ensemble ressemblant un
retracer l’évolution d’une espèce. Les chercheurs ont trouvé 77 nou- la lactation, l’ovulation... peu à un peigne. Au final, les cel-
veaux microARN chez les lézards, dont quatre existent chez les tor- On pensait que l’hypophyse lules s’installent loin des micro-
tues, mais chez aucune autre espèce ; preuve que les tortues sont était une mosaïque aléatoire de cel- vaisseaux sanguins de la glande (par
proches des lézards sur l’arbre de l’évolution. lules productrices d’hormones. Les où seront libérées les hormones) :
. B. S.-L.. travaux conjoints de l’équipe de elles établissent des contacts avec
T. Lyson et al., Biology Letters, en ligne, 20 juillet 2011 Jacques Drouin, de l’Institut de ces capillaires grâce à des prolon-
recherches cliniques de Montréal, gements de leur cytoplasme.
et de celle de Patrice Mollard, du Les cellules gonadotropes se
Département d’endocrinologie de différencient plus tard et remplis-
l’Institut de génomique fonction- sent les espaces entre les cellules
nelle (CNRS UMR 5203, INSERM U661, corticotropes et les vaisseaux san-
Universités de Montpellier 1 et 2), guins. Des expériences ont révélé
ont montré qu’en fait, cet organe est que le développement des cellules
très organisé. gonadotropes n’a lieu qu’après la
Les chercheurs se sont inté- mise en place des cellules cortico-
ressés à la partie antérieure de l’hy- tropes et en contact intime avec ces
pophyse, l’antéhypophyse, qui dernières. Lorsque l’hypophyse est
© Shutterstock/Matthew W Keefe

produit cinq types d’hormones. À formée, chaque catégorie de cel-


l’aide de techniques d’imagerie lules est organisée en un réseau
La tortue serait plus proche en trois dimensions, ils ont suivi continu : cette structure où les cel-
du lézard que du crocodile deux catégories de cellules (occu- lules d’un même type sont en
sur l’arbre de l’évolution. pant chacune environ dix pour cent contact favorise très certainement
de la glande). D’une part, celles qui leur fonctionnement. Ces résultats
produisent des hormones cortico- obligent déjà à revoir nos connais-
tropes (elles ont pour cibles les sances sur la biologie de cet organe.
Éthologie
glandes surrénales), telle l’ACTH ; . L. M..
Les lions et la pleine lune d’autre part, celles qui fabriquent
les hormones gonadotropes (dont
L. Budry et al., PNAS,
vol. 108, pp. 12515-12520, 2011

E n Tanzanie, avant de flâner le soir dans la savane, mieux vaut


consulter ses éphémérides : selon les phases de la lune, les
risques de finir au dîner d’un lion varient dans un rapport de
un à quatre ! Craig Packer, de l’Université du Minnesota, a étudié
quelque 500 attaques qui ont eu lieu entre 1988 et 2009 et les a com-
parées au calendrier lunaire. Précisons que la plupart des assauts
ont eu lieu quand les humains sont les plus actifs, entre le crépus-
L. Budry et al.

cule et 22 heures.
Les lions attrapent plus facilement leurs proies bipèdes les nuits
qui suivent la pleine lune. Pour quelles raisons ? Lors de la lune
ascendante, notre satellite éclaire le ciel avant que le Soleil ne soit
couché. Ainsi, l’obscurité n’est jamais totale. En revanche, après la Dans l’hypophyse en formation (ci-dessus)
pleine lune, l’astre se lève après la tombée de la nuit. Les félins chez un embryon de souris, les cellules
profitent alors de quelques heures sans lumière pour chasser les vil- corticotropes (en vert) s’installent
lageois. Ils les attaquent d’autant plus qu’ils attrapent moins de les premières : elles tapissent d’abord
proies quadrupèdes lors des nuits claires. Les lions sont donc par- la face ventrale de l’organe, puis élaborent
ticulièrement en appétit après la pleine lune ! des protubérances en forme de doigts (on parle de digitations).
. L. M.. Viennent ensuite les cellules gonadotropes (en violet) qui, chez l’adulte
C. Packer et al., PloS ONE, vol. 6(7), e22285, 2011 (à droite), s’organisent au contact des cellules corticotropes.

10] Actualités © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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Paléontologie humaine

Néandertaliens submergés par Homo sapiens En bref


ÉPIDERME ÉLECTRONIQUE

B ientôt sept milliards d’hommes sur Terre. Homo


sapiens continue à se multiplier et le fera, semble-
t-il, jusqu’aux limites de la planète. Les travaux
de Paul Mellars et Jennifer French, de l’Université de
Cambridge en Grande-Bretagne, suggèrent que cette
modernes de culture aurignacienne qui leur succè-
dent en ont occupé 150. Par ailleurs, les Néanderta-
liens occupaient sur chaque site 100 à 250 mètres
carrés, contre 500 à 600 mètres carrés pour les Auri-
gnaciens. Déduites des nombres d’os animaux retrou-
Dae-Hyeong Kim, de l’Université
de l’Illinois, et ses collègues aux
États-Unis, à Singapour et en
Chine, ont mis au point des mem-
branes électroniques ultraminces
tendance à la prolifération existait déjà lorsque les vés dans chaque mètre carré de strate correspondant qui adhèrent à la peau grâce aux
hommes modernes ont remplacé les Néandertaliens à un millénaire, les masses moyennes de viandes seules forces de Van der Waals.
d’Eurasie, entre 40000 et 30000 ans avant notre ère. consommées avaient par ailleurs été multipliées Ces films de polymère épais de
En Europe occidentale, trois cultures ont coexisté par 1,8 à l’époque aurignacienne ; il en est de même 30 micromètres peuvent intégrer
et se sont succédé durant la transition Néandertaliens- pour le nombre moyen d’outils lithiques utilisés. des composants variés: capteurs
Homo sapiens: celles du Moustérien de tradition acheu- Ainsi, l’augmentation de la surface des sites sug- (mécaniques, électrophysiolo-
léenne (–300 000 à –30 000 ans) et du Châtelperronien gère que la population de chaque site a doublé ou tri- giques, de température, etc.), des
(–38 000 à–32 000 ans), attribuées aux Néandertaliens; plé lors de la transition. Le nombre de sites documentés transistors, des diodes électro-
et celle de l’Aurignacien (–37 000 à –28 000 ans), attri- a été multiplié par environ 2,5, et l’intensité d’occu- luminescentes, des cellules pho-
buée à l’homme moderne. pation par un facteur 1,8. Par conséquent, les Auri- tovoltaïques, etc. Souples, ils
Les deux chercheurs ont voulu mesurer l’évolu- gnaciens auraient été environ dix fois (entre 2 ⫻ 2,5 ⫻ 1,8 épousent parfaitement le relief de
tion de ces populations au cours de la transition dans et 3 ⫻ 2,5 ⫻ 1,8) plus nombreux que leurs prédéces- la peau, sans aucune gêne pour
un carré de 75000 kilomètres carrés centré sur la Dor- seurs néandertaliens. La transition entre Néanderta- le porteur. À la clef: des disposi-
dogne. Ils ont estimé les nombres d’abris sous roches liens et hommes modernes a d’abord été une transition tifs de surveillance médicale et,
et de stations en plein air, ainsi que l’intensité d’oc- démographique... plus généralement, les interfaces
cupation des sites. Alors que les Néandertaliens n’ont . F. S.. homme-machine.
habité qu’une soixantaine de sites, les hommes P. Mellars et J. C. French, Science, vol. 333, pp. 623-627, 2011

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A c t u a l i t é s

Paléontologie humaine Géophysique

Un petit pas pour l’humanité Des diamants vieux


comme la tectonique
D epuis combien de temps le pied
humain est-il doté de ses caracté-
ristiques (voûte plantaire, appui
avec l’avant du pied et surtout le gros
orteil...) ? L’étude d’empreintes de pied I l y a 4,5 milliards d’années, la
Terre se forme. Très vite, le
feu qui couve à l’intérieur met
En fait, il y en aurait eu moins,
cinq ou six. S. Shirey et S. Richard-
son ont étudié les datations de
figées dans la cendre cimentée à Laetoli, le manteau en mouvement et la pla- 4000 inclusions au sein de diamants
en Tanzanie, avait fourni une date: au plus nète se couvre d’une croûte, qui provenant de cratons hérités de cinq
deux millions d’années, aux débuts du accueille dans ses creux de l’eau où anciens continents. Les cratons sont
genre Homo. Les travaux de Robin Cromp- naît la vie. Mais les océans ne datent de très anciens fragments épais de
ton, de l’Université de Liverpool, en pas de plus de trois milliards d’an- croûte continentale, qui ont la par-
Grande-Bretagne, et de ses collègues (dont nées: Steven Shirey, de la Carnegie ticularité d’être prolongés par des
Empreintes fossilisées ceux à qui l’on doit la première datation) Institution de Washington, et Ste- « quilles » plongeant jusqu’à
à Laetoli, en Tanzanie. ont réévalué cette estimation à 3,7 millions phen Richardson, de l’Université 200 kilomètres. Là, la pression est
d’années. Les 11 empreintes, analysées à l’aide de techniques issues du Cap, ont montré que c’est à cette assez élevée pour que se forment
de l’imagerie cérébrale, seraient celles d’un Australopithecus afaren- époque que s’enclenchent les cycles des diamants. Transportés en sur-
sis, l’espèce dont fait partie Lucy. de Wilson, terme qui désigne le bal- face par le volcanisme, ces diamants
let des continents à la surface de y apportent des inclusions miné-
. L. M..
la Terre sous l’influence de la rales anciennes.
R. Crompton et al., J. R. Soc. Interface, prépublication en ligne, 2011
convection sous-jacente. Celles-ci sont formées soit de
Neurosciences Ces mouvements de convec- péridotite, la roche mantellique de
tion fragmentent les continents, base, soit d’éclogite, roche créée lors
Grosse tête pour vieux singes les dispersent, puis les rassemblent
en un supercontinent, avant de
de la plongée (subduction) d’une
plaque océanique dans le manteau,

C hez l’homme âgé, le volume de certaines régions du cerveau


diminue. Mais on ignore si c’est le cas chez d’autres espèces.
Des anthropologues, des neurobiologistes et des primatologues
américains ont mesuré, en imagerie par résonance magnétique, le
volume du cerveau de 69 chimpanzés âgés de 10 à 51 ans, et l’ont
recommencer. Comme ce proces-
sus dure 400 à 600 millions d’an-
nées, on pensait que 8 à 12 cycles
de Wilson s’étaient succédé en
4,5 milliards d’années.
donc au cours d’un cycle de Wil-
son. Les chercheurs ont constaté
qu’au-delà d’un âge de 3,2 milliards
d’années, toutes les inclusions sont
formées de péridotites. Explication
comparé à celui de 87 hommes adultes âgés de 22 à 88 ans. Ils ont la plus simple : la première sub-
notamment examiné la taille du néocortex (la couche la plus externe duction s’est produite il y a 3,2 mil-
du cerveau), du lobe frontal et de l’hippocampe. liards d’années au plus. Ce serait
Si ces structures diminuent avec l’âge chez l’homme, elles conser- l’âge de la tectonique.
vent le même volume chez les chimpanzés. Toutefois, lorsque les . F. S..
chercheurs ont réduit l’échantillon humain pour avoir une durée Science, vol. 333, pp. 434-436, 2011
Stephen H. Richardson, Université du Cap

de vie équivalente à celle des chimpanzés, ils n’ont plus observé


d’atrophie des structures cérébrales chez l’homme. Cette diffé- Cette inclusion de péridotite
rence d’évolution cérébrale serait liée à la différence de longévité dans un diamant de deux
entre les deux espèces, et la diminution de volume cérébral n’in- millimètres de diamètre provenant
terviendrait chez les êtres humains que dans la tranche de vie gagnée du craton d’Udachnaya, en Sibérie,
par rapport aux chimpanzés. a probablement été conservée
. B. S.-L.. pendant plusieurs milliards
C. C. Sherwood et al., PNAS, en ligne, 25 juillet 2011 d’années.

DERNIÈRE minute ...


LES SAVANES-FORÊTS DE NOS ORIGINES couvrant moins de 40 pour cent de la surface) culation, soit à faible circulation. Dans un réseau
Nos ancêtres sont-ils devenus bipèdes parce qu’ils au cours des six derniers millions d’années. régulier, en revanche, le trafic est uniformément
ont investi la savane ? Cerling Thure, de l’Uni- dense. Des résultats surprenants, utiles par
versité de l’Utah, a un élément de réponse à TRANSPORT SUR RÉSEAU IRRÉGULIER exemple à l’étude du trafic routier ou à celle du
cette question. À partir de clichés satellitaires, son Izaak Neri et deux collègues, à l’Université Mont- transport des protéines au sein d’une cellule.
équipe a relié l’intensité lumineuse reçue par un pellier 2, ont montré sur un modèle de trafic
sol au rapport isotopique 13C/12C. Elle en a déduit qu’un réseau irrégulier, où le nombre de routes Retrouvez plus d’actualités
que plus des deux tiers des sols ayant livré des
fossiles humains étaient peu arborés (les arbres
qui se croisent dans une jonction est aléatoire,
conduit à des routes soit à forte densité de cir- fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Actualités [13


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 LA LUMIÈRE ACTIVE DES GÈNES


 L’HOMME A-T-IL UNE BOUSSOLE NATURELLE ?

D epuis une dizaine d’années, une nou-


velle technique, l’optogénétique,
associe les outils de l’optique et de
la génétique pour contrôler l’activité élec-
trique de neurones in vivo. On insère dans
Certains animaux, par exemple les tortues marines, perçoivent le champ magné-
tique terrestre et l’exploitent pour s’orienter. Si l’on ignore en grande partie com-
ment ils font, on sait que ces animaux ont, dans des structures particulières, des
nanocristaux de magnétite dont l’organisation dépend du champ magnétique. Et la
lumière interviendrait aussi chez des espèces migratoires: en étant captée par une
des cellules cérébrales de souris le gène protéine particulière de l’œil, le cryptochrome, la lumière engendrerait des réactions
codant une opsine, un canal ionique activé chimiques intervenant dans la sensibilité magnétique (voir Des boussoles chez les ani-
par la lumière, de sorte que l’opsine y est maux, Pour la Science, octobre 2006, www.pourlascience.fr/u.php?s=oer348). Qu’en
synthétisée. Sous l’effet de la lumière, le est-il chez l’homme ? La protéine cryptochrome 2 existe dans la rétine humaine.
canal opsine s’ouvre et laisse entrer des ions Pour tester si cette molécule engendre une sensibilité magnétique dépendant de la
dans les neurones, ce qui modifie leur acti- lumière, Lauren Foley, de l’Université du Massachusetts aux États-Unis, et ses col-
vité électrique (voir Les neurones sous l’em- lègues ont créé des mouches (drosophiles) transgéniques ne possédant pas leur
prise de la lumière, Pour la Science, mars 2011, cryptochrome (qui leur permet de s’orienter avec le champ magnétique), mais expri-
www.pourlascience.fr/u.php?s=oer401). mant la protéine humaine. Les mouches restent sensibles au champ magnétique et
Haifeng Ye, à Bâle en Suisse, et ses collègues l’utilisent pour s’orienter, preuve que la protéine humaine confère une sensibilité,
suisses et français étendent la technique à faible cependant, au champ magnétique. Reste à savoir si l’homme l’utilise…
n’importe quelle cellule en utilisant une pro-
téine de l’œil, la mélanopsine, qui s’ouvre
quand une lumière bleue l’éclaire (Science, rement les souris pendant 48 heures (voir tifiée en mer, près de la fosse du Japon.
juin 2011). Dans la cellule, ce canal laisse la photo), les scientifiques ont constaté une Une équipe japonaise présente des mesures
entrer des ions calcium, qui provoquent amélioration de leur glycémie après l’in- de déplacement du fond de la mer qui attei-
une cascade de signalisation aboutissant jection de sucre. Preuve que les protéines gnent 24 mètres horizontalement et
à la production d’un facteur nommé NFAT. de régulation ont été produites sous l’ef- trois mètres verticalement, quatre fois
Les biologistes ont introduit le gène codant fet de la lumière bleue. plus que ce qui a été mesuré sur la côte. Il
la mélanopsine dans des cellules en cul- s’agit des premières mesures de ce type
ture, ainsi qu’un autre gène, inséré de façon jamais réalisées en mer. Les calculs effec-
à pouvoir être activé par NFAT. Les gènes tués par l’équipe du Caltech à partir du GPS
étudiés sont ceux de la glycoprotéine SEAP  NOUVEAUX REGARDS terrestre et des enregistrements du tsunami
humaine et d’une autre protéine, shGLP-1, indiquent un mouvement sur la faille dépas-
qui régulent la glycémie, la concentra- SUR LE MÉGASÉISME JAPONAIS sant 50 mètres à certains endroits, ce qui est
tion de sucre dans le sang. Ainsi, chaque
gène était contrôlé par la mélanopsine, via
le facteur NFAT. Les biologistes ont greffé
de telles cellules modifiées à des souris
diabétiques, sous la peau ou dans l’ab-
E n mars dernier, le quatrième plus
grand séisme jamais enregistré, au
Nord-Est du Japon, provoque un raz
de marée gigantesque atteignant 20 mètres
de haut à certains endroits. Les consé-
un record. Cependant, il reste possible que
la partie Sud du plan de faille joue à nou-
veau. La troisième étude reconstitue l’his-
toire de la rupture en s’appuyant sur le dense
réseau de sismomètres et d’accéléromètres
domen avec une fibre optique délivrant quences : plus de 20 000 victimes et un installé au Japon. La rupture s’est effec-
de la lumière bleue. En éclairant réguliè- désastre nucléaire. Personne ne s’attendait tuée en plusieurs étapes : elle s’est déve-
à un séisme de magnitude 9 dans cette loppée d’abord en profondeur, s’est élargie
région du Japon. Si l’on n’a pas pu prévoir près de la fosse jusqu’à 60-70 secondes, puis
un tel séisme, on en tire aujourd’hui des ne s’est poursuivie qu’en profondeur au-
leçons (voir Le mégaséisme de subduction du delà de 100 secondes. Ces deux dernières
Japon, Pour la Science, mai 2011, www.pour- études concluent que les ondes sismiques
lascience.fr/u.php?s=oer403). Notamment, de haute fréquence, à l’origine des secousses
trois groupes de chercheurs, principalement ressenties à terre, proviennent de la partie
japonais et américains, apportent un éclai- profonde du plan de faille, et non de la zone
Science/AAAS

rage scientifique sur ces rares méga- de déplacement maximal. Cette zone proche
séismes (Science, juin 2011). Chacun utilise de la fosse est à l’origine du tsunami, mais
des méthodes différentes, mais les résultats reste relativement silencieuse, ce qui peut
Une lumière bleue éclaire des souris : les cel-
lules greffées produisent alors des molécules sont cohérents. D’une part, une zone de très poser problème pour une alerte précoce.
de régulation de la glycémie. fort mouvement sur le plan de faille est iden- . Bénédicte Salthun-Lassalle.

14] On en reparle © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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OPINIONS
POINT DE VUE

Épidémies à Escherichia coli :


un avant-goût des « superbactéries » ?
La bactérie O104:H4, responsable des épidémies récentes en Allemagne
et en France, est à la fois virulente et résistante aux antibiotiques. Combien
de temps ces médicaments seront-ils encore efficaces face à de telles bactéries ?
Jean-Yves MADEC

O
n considère souvent qu’une à la fois virulentes et résistantes que la mobiles et transférables d’une bactérie à
bactérie ne peut être à la fois communauté médicale s’inquiète. Chez l’autre. C’est la somme des coûts biologiques
virulente et résistante aux l’animal, la situation est semblable : plus dus à l’acquisition de ces gènes qui en déter-
antibiotiques, car chacune de 80 pour cent des souches d’E. coli impli- mine la stabilité dans la bactérie.
de ces propriétés représente un coût quées dans les diarrhées du veau sont résis- Ainsi, la bactérie O104:H4 a sans doute
énergétique notable. On pense ainsi qu’une tantes à plusieurs antibiotiques. acquis au cours du temps, à partir d’une
bactérie très virulente est rarement résis- Dès lors, pourquoi les bactéries E. coli bactérie E. coli entéroagrégative (ce type
tante aux antibiotiques, et vice versa. Même entérohémorragiques seraient-elles à l’abri de souches peut s'agréger dans les intes-
si l’équilibre des coûts est une constante d’une colonisation par des gènes de résis- tins, ce qui favorise sa virulence), le gène
biologique, la réalité est moins manichéenne. tance ? Peut-être parce que l’usage des anti- codant la toxine Shiga de type 2 et celui
La bactérie Escherichia coli conforte biotiques est déconseillé pour traiter ces codant la résistance étendue aux bêta-lac-
cette idée. Commensale de l’homme, cette infections ; en effet, plusieurs études mon- tamines (une large classe d’antibiotiques).
espèce vit la plupart du temps dans Le premier est porté par un bacté-
les intestins sans provoquer de dom- riophage, un virus n’infectant que les
mages. En revanche, certaines LES ANTIBIOTIQUES PEUVENT bactéries et y insérant des gènes ;
souches peuvent acquérir un arse- provoquer une libération de toxines le second provient d’un plasmide,
nal de gènes qui leur confèrent de bactériennes dans l’organisme, une molécule d’ADN circulaire qui peut
nouvelles propriétés, par exemple de être transmise entre cellules. Plus
virulence. Les souches d’E. colienté- ce qui aggrave l’état du malade. rarement, certains plasmides trans-
rohémorragiques en sont un exemple: fèrent même à la fois des gènes de
elles sont responsables de pathologies trent que ces molécules peuvent provoquer résistance et des gènes de virulence.
graves, voire mortelles, chez l’homme. Cepen- une libération de toxines bactériennes dans Ainsi, les conditions et les vecteurs
dant, ces souches ne sont en général pas l’organisme, ce qui aggrave l’état du malade. nécessaires pour qu’une bactérie soit viru-
résistantes aux antibiotiques. En consé- Et comme une utilisation trop importante lente et résistante aux antibiotiques exis-
quence, les souches entérohémorragiques des antibiotiques favorise l’« antibiorésis- tent bien. Les liens entre ces fonctions
multirésistantes O104:H4, récemment en tance », on a sans doute jusqu’à présent peuvent être illustrés chez la plupart des
cause dans les épidémies allemande et fran- limité l’émergence de souches entérohé- espèces commensales ou pathogènes. Dans
çaise, semblent faire exception. morragiques multirésistantes en évitant de les années 1990, pour ne donner qu’un
Pourtant, les exemples de bactéries traiter ces infections par les antibiotiques... exemple, une vaste épidémie de salmonel-
virulentes et résistantes ne manquent pas. Mais il semblerait que ce ne soit plus le cas. lose chez l’homme et les bovins a été attri-
Chez l’homme, bon nombre de souches En effet, d’une part, une bactérie est buée à la dissémination massive d’une
engendrant des septicémies – des infec- tout à fait capable d’équilibrer sa dépense souche particulière (Salmonella typhimu-
tions graves de l’ensemble de l’organisme – énergétique en étant à la fois virulente et rium), portant une région génétique (Sal-
sont résistantes aux antibiotiques, parfois résistante. Et, d’autre part, la plupart des monella Genomic Island 1) responsable de
même aux dernières générations de médi- gènes de virulence et de résistance sont sa multirésistance, mais aussi suspectée
caments. Et c’est bien parce qu’elles sont portés par des structures moléculaires de participer à sa virulence accrue.

16] Point de vue © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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Opinions

En conséquence, le succès épidémio- tirésistante et dotée de facteurs entéro- cette carte d’identité rapidement établie qui
logique d’une bactérie résulte d’une com- agrégatifs. Mais elle pose surtout des ques- a confirmé qu’une « superbactérie »peut
binaison de situations favorables à son tions sur la séquence des événements ayant combiner virulence et résistance.
implantation dans le milieu à conquérir (et conduit à cette association, ainsi que sur les Toutefois, si ces outils nous permettent
ce à un coût acceptable). Ainsi, certaines rôles possibles de l’homme, de l’animal et d’identifier rapidement les coupables, nous
bactéries importantes en pathologie de l’environnement. aident-ils pour autant à les maîtriser ? La
humaine montrent non seulement de réelles On sait aujourd’hui que les multiples acti- récente crise révèle à nouveau l’expansion
aptitudes à la virulence, mais peuvent aussi, vités humaines (mondialisation et accélé- des bactéries multirésistantes et la néces-
comme la bactérie Pseudomonas aerugi- ration des échanges) créent probablement sité de limiter l’usage des antibiotiques qui
nosa, adhérer aux parois pulmonaires, pro- des pressions de sélection complexes et mal en favorise précisément la sélection. Si la sur-
fiter de l’immunodéficience ou d’infections maîtrisées, qui favorisent les événements consommation des antibiotiques (par l’homme
déjà présentes chez l’hôte, et devenir vite participant à l’apparition des « superbac- et l’animal) perdure, l’émergence d’autres
résistantes aux antibiotiques. téries ». Parce que les outils de caractéri- « superbactéries » est à prévoir. I
Dès lors, si le succès écologique d’un clone sation génomique sont devenus rapides,
bactérien repose sur un cocktail de fonctions puissants et acceptables en termes de coût, Jean-Yves MADEC est directeur de recherche
complémentaires, peut-on considérer que ils améliorent aussi notre compréhension et responsable de l’Équipe Antibiorésistance
la bactérie virulente et résistante O104:H4 est des épidémies. Il aurait été impensable, il y et virulence bactériennes, à l’Agence nationale
de sécurité sanitaire (Anses - site de Lyon).
annonciatrice de « superbactéries » plus fré- a encore peu, de disposer en quelques
quentes ? Certes, elle présente l’originalité semaines de la séquence génomique com- Réagissez en direct
d’une souche E. colientérohémorragique mul- plète d’une bactérie pathogène. Et c’est bien fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Des carburants alternatifs pour les avions


Le domaine du transport aérien s’achemine vers l’utilisation de carburants non fossiles.
Xavier MONTAGNE

P
our les acteurs du transport, la les mécanismes européens de permis natifs est une réalité ; certains le sont déjà
diversification des ressources d’émission de dioxyde de carbone. en mélange, et de nouvelles certifications
énergétiques, le contrôle et la Les carburants aéronautiques pro- sont en cours d’élaboration.
réduction des émissions de gaz viennent aujourd’hui presque exclusivement Tous secteurs confondus, il existe plu-
à effet de serre, la réduction des émissions du pétrole. Or ce dernier risque de coûter sieurs alternatives aux carburants conven-
polluantes sont des priorités. Et cela tant pour de plus en plus cher et les émissions de tionnels. Citons d’abord les hydrocarbures
des raisons économiques qu’opérationnelles, dioxyde de carbone doivent être réduites. de synthèse de type GtL (Gaz to Liquid,
environnementales ou réglementaires. Aussi, le domaine du transport aérien a déjà hydrocarbures obtenus par synthèse à
L’impact actuel de l’aviation mondiale en commencé son adaptation aux défis des car- partir du gaz naturel) ou CtL (Coal to Liquid,
matière de rejets de dioxyde de carbone est burants alternatifs. Mais l’utilisation de ces hydrocarbures obtenus à partir du char-
modéré : sa consommation de pétrole ne derniers y est encore faible et souvent expé- bon). Viennent ensuite les biocarburants
représente qu’environ 8 pour cent de la rimentale. Elle doit en effet répondre à de de première génération – éthanol, biodie-
consommation totale, et 2,5 pour cent des nombreux critères très stricts, portant par sel –, dont les procédés sont aujourd’hui
émissions anthropiques de dioxyde de exemple sur la sécurité et sur la compatibi- matures, ainsi que les biocarburants issus
carbone. Cependant, cet impact pourrait dou- lité chimique avec le carburant conven- d’un hydrotraitement (traitement à l’hy-
bler à l’horizon 2020 avec l’accroissement tionnel (les substituts ne doivent pas affecter drogène) poussé d’huiles végétales, dits
prévisible du trafic aérien, estimé à envi- les caractéristiques et les performances du HVO (Hydrotreated Vegetable Oils). Ces der-
ron cinq pour cent par an. De plus, le trans- carburant final, approche dite Drop in fuel). niers sont majoritairement constitués d’hy-
port aérien fera dès 2012 son entrée dans Toutefois, la certification de produits alter- drocarbures aux propriétés voisines de

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Développement durable [17


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Opinions

celles des hydrocarbures de synthèse. Des contenu énergétique plus faible et de son
procédés industriels sont disponibles ou en explosivité, le biodiesel en raison de son
passe de l’être. De plus, une large réflexion comportement au froid, du risque d’insta-
est en cours sur les ressources envisa- bilité et d’un contenu énergétique légère-
geables pour alimenter cette filière (si la ment inférieur) et les carburants gazeux
ressource est constituée de microalgues (gaz naturel, hydrogène).
lipidiques, on parle alors de biocarburants Ainsi, à court et moyen termes restent en
de troisième génération). course les hydrocarbures de synthèse de
Les biocarburants de deuxième géné- type GtL ou CtL (mais qui n’améliorent pas les
ration, eux, sont obtenus à partir de bois bilans d’émissions de gaz à effet de serre,
ou de déchets végétaux selon deux procé- comparés au carburant aéronautique clas-
dés. L’un, biochimique, conduit à de l’étha- sique), les biocarburants BtL, dont les pro-
nol ; l’autre, thermochimique, donne des cédés de fabrication sont en développement
hydrocarbures dits BtL (Biomass to Liquid), et ne devraient pas atteindre l’échelle indus-
comparables aux GtL et CtL. Des travaux sont trielle avant 2020, les biocarburants HVO et
également menés sur la pyrolyse directe les produits issus de la transformation des
de la biomasse, qui permet d’obtenir des sucres, en cours de développement et dont
carburants liquides sans passer par une les travaux de certification ont débuté.
phase de gazéification. Ces filières conduisent à des hydro-
carbures paraffiniques exempts de com-
Un cahier des charges posés aromatiques et de soufre qui, après
une opération d’hydro-isomérisation et une
très exigeant optimisation des formulations, peuvent être
Par ailleurs, de nouveaux développements utilisés en mélange dans des carburants
faisant appel à des procédés biologiques conventionnels, avec de bons bilans de rejets
pour produire des hydrocarbures sont en de dioxyde de carbone.
cours. On peut notamment citer la trans- Les substituts GtL, CtL, BtL et HVO sont
formation des sucres en hydrocarbures, déjà certifiés pour être mélangés à hau-
comme celle proposée par la Société Amy- teur de 50 pour cent au carburant usuel
ris,aux États-Unis et au Brésil. Tous ces hydro- et de nombreuses expérimentations ont
carbures recevront ensuite un traitement été mises en œuvre par la plupart des
complémentaire pour obtenir des molécules acteurs (Boeing, Airbus, EADS, Air-France,
paraffiniques adaptées à un carburant aéro- Lufthansa, etc.). Le récent Salon aéro-
nautique. Enfin, le gaz naturel ou l’hydro- nautique du Bourget, où un espace spéci-
gène constituent une autre filière alternative. fique était dédié à ces carburants, a
Mais les contraintes du transport aérien confirmé l’intérêt qu’on leur porte.
restreignent beaucoup les choix. En effet, À plus long terme, des carburants tels
les carburants pour l’aéronautique sont for- que le gaz naturel ou l’hydrogène sont évo-
mulés dans un cadre réglementaire très strict qués. Mais cela exigera de repenser entiè-
et certaines spécifications (le contenu éner- rement tant la conception des avions que
gétique, qui détermine le rayon d’action des les circuits d’approvisionnement et de dis-
avions, la tenue au froid ou à la chaleur, la tribution, la logistique et la sécurité. Par
stabilité au stockage, les propriétés lubri- exemple, le projet Cryoplane d’un appareil
fiantes, l’explosivité, etc.) constituent des ver- utilisant de l’hydrogène liquide, coordonné
rous. Par ailleurs, les produits doivent assurer par Airbus Industrie et financé par la Com-
une combustion propre, être disponibles par- mission européenne, exigera sans doute
tout dans le monde, disposer d’un bilan glo- plus de 20 ans de recherche et développe-
bal d’émission de gaz à effet de serre favorable ment pour aboutir. I
et satisfaire au concept de Drop in fuel.
Certaines filières se trouvent ainsi écar-
Xavier MONTAGNE est directeur adjoint
tées, tels les biocarburants de première de la Direction scientifique de IFP Énergies
génération (l’éthanol en raison de son nouvelles, à Rueil-Malmaison.

18] Développement durable © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

 LES FARINES ANIMALES FONT PEUR. la filière avicole, elle doit importer et devra impor- En revanche, traiter le volume limité des cou-
Le point de vue de Jeanne Brugère-Picoux ter de plus en plus dans le futur. loirs séparant deux rangées de serveurs est rela-
Farines animales : faut-il les réintroduire ? tivement simple et efficace. Cela permet en outre
(Pour la Science n° 406 - août 2011,  PARC INFORMATIQUE : ÇA CHAUFFE !. de mettre en place des redondances sur les
http://bit.ly/pls406-farines) a suscité Dans son article La gestion énergétique unités de climatisation, assurant ainsi une bonne
de nombeuses réactions. La plupart des salles informatiques (Pour la Science sécurité au système. Ayant supprimé les points
manifestent une incompréhension n° 406 - aout 2011, http://bit.ly/pls406- chauds, il est alors aisé et peu coûteux de cli-
quant au fait de nourrir les ruminants, informatique), Dominique Boutigny matiser le restant de la salle. Avec le système
des herbivores, avec des produits d’origine mentionne la technique in row où l’air chaud in row, il est possible de régler les températures
animale, qu’ils soient « sains» ou non. est rejeté dans des couloirs confinés au plus juste afin d’optimiser le rapport entre la
D’autres réactions posent la question qui séparent des rangées d’armoires puissance électrique totale de la salle et la puis-
de savoir s’il est judicieux de recourir informatiques. Pourquoi est-il plus économe sance utile pour l’informatique.
aux farines alors que l’on produit et consomme de refroidir un petit espace très chaud
déjà trop de viande, mobilisant notamment (les couloirs) et un grand espace peu chaud  COMPLEXES OCTONIONS.
une large part des surfaces agricoles (le reste de la salle) que de refroidir un espace Il y a une petite inexactitude dans l’article
mondiales pour l’alimentation animale, global (salle et couloirs) tiède? Des octonions pour la théorie des cordes
au détriment de l’alimentation humaine. Arthur Legrand (Pour la Science n° 406 - août 2011,
http://bit.ly/pls406-octonions).
 RÉPONSE DE J. BRUGÈRE-PICOUX Contrairement à ce qui est indiqué,
L’article incriminé pose la question de la réin- ce n’est pas à Jérôme Cardan en 1454
troduction des farines animales. Cette réintro- que l’on doit la première introduction
duction ne concernerait pas les ruminants, mais des nombres complexes, mais à Nicolas
d’autres espèces animales qui n’ont jamais été Chuquet, dans son ouvrage Triparty en
touchées par des maladies à prions, à savoir les la science des nombres, rédigé en 1484.
porcs et les volailles. Nourrir les ruminants avec L’ouvrage La Construction des Nombres
des produits animaux n’est donc pas mon pro- (Éditions Ellipses, 2000) complétera
Centre de calcul IN2P3/CNRS

pos. Mais puisque les lecteurs évoquent ce point, utilement l’historique et la compréhension
il faut souligner que l’apport de produits animaux des nombres évoqués dans l’article.
à des ruminants a débuté dès la fin du XIXe siècle. P. Bruter
L’explication, très répandue pendant la crise de
la vache folle, selon laquelle la maladie résulte Dans la technique in row, l’air chaud est  LE TRAITEMENT DU MÉLANOME.
de ce que « l’on a rendu les vaches carnivores » rejeté entre les rangées d’ordinateurs. Dans l’encadré sur les cancers de la peau
est donc inexacte et a induit en erreur l’opinion de l’article Comment l’ADN réagit au soleil
publique, en éludant la vraie raison de la crise,  RÉPONSE DE DOMINIQUE BOUTIGNY (Pour la Science n° 406 - août 2011,
qui était la contamination des farines anglaises Il est très difficile, voire impossible, de climati- http://bit.ly/pls406-adn), il est dit qu’il
du fait d’un recyclage intra-espèce. Les farines ser efficacement une grande salle de machines « n’existe aujourd’hui aucun traitement
animales étant en grande partie obtenues à par- dans laquelle les multiples serveurs sont autant efficace contre les mélanomes ». L’auteur
tir des ruminants, ce « cannibalisme » doit de sources de chaleur. La distribution des a dû oublier de préciser qu’il parlait
être évité. températures est difficilement prévisible et, des mélanomes ayant déjà métastasé.
La question de la surproduction de viande surtout, se modifie lorsqu’on ajoute ou déplace En effet, la chirurgie constitue actuellement
appelle des éléments de réponse variés, en par- des machines. La seule façon pour lutter contre un traitement efficace, car elle permet
ticulier économiques. Un point déterminant ces points chauds est de forcer le fonctionne- de guérir une grande proportion
est l’équilibre entre l’offre et la demande. Or cette ment des climatisations, ce qui n’est pas éco- de ces tumeurs, qui ne deviennent
demande est en constante augmentation. Contrai- nomique et conduit à une modification des redoutables que si leur exérèse n’a pas
rement à ce que laisse sous-entendre un lecteur, équilibres thermiques. Au bout du compte, le pu être assez précoce. D’où la nécessité
la France n’est pas en situation d’excès de pro- comportement thermique de la salle devient d’un dépistage régulier.
duction et pour certaines filières, par exemple instable, et source de problèmes. Jacques Legroux , dermatologue

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Opinions [19


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Opinions

VRAI OU FAUX

Le petit déjeuner doit-il être copieux ?


Oui, c’est préférable, car il favorise les performances intellectuelles et limiterait
la prise de poids. Mieux vaut ne pas sauter ce repas souvent convivial.
Bénédicte SALTHUN-LASSALLE

L
e petit déjeuner rompt le jeûne varié (présentant toutes les classes d’ali-
nocturne et apporte à l’organis- ments), riche en fibres et en vitamines. Ces
me de l’énergie. Est-il néces- personnes, surtout les femmes, auraient
saire ? Doit-il être copieux ? aussi moins de risques de surpoids et
En France, le petit déjeuner est copieux d’obésité : un petit déjeuner copieux dimi-

© Shutterstock/Santje09
et «équilibré» depuis le début du XXe siècle. nuerait le grignotage et la consommation
Et il est toujours d’actualité : quel que soit excessive d’aliments riches aux deux autres
l’âge, la plupart des Français consomment repas. Et il favoriserait la satiété et une bonne
un petit déjeuner. Ce repas est parfois pris régulation de l’appétit.
seul, avant neuf heures du matin, mais
80 pour cent des enfants le partagent en Un meilleur équilibre petit déjeuner (qui doit comporter des pro-
famille. Son importance dans l’apport éner- duits laitiers et du pain ou des céréales) sur
gétique journalier (compris entre 2 000 et alimentaire les capacités intellectuelles et de raison-
2 500 kilocalories selon l’âge, le sexe et l’ac- En outre, les enfants prenant un petit déjeu- nement, Jean-Michel Lecerf, du Service de
tivité physique) diminue avec l’âge, pas- ner consomment plus de fruits et de légumes, nutrition à l’Institut Pasteur de Lille, pré-
sant de 22 pour cent avant 12 ans à 17 pour et pratiquent plus d’activités physiques. En cise « qu’on ne peut pas émettre de recom-
cent à l’âge adulte. Or différentes études moyenne, ils ont un indice de masse corpo- mandations sur la taille et la composition du
scientifiques suggèrent que le petit déjeu- relle plus faible que celui des autres enfants. petit déjeuner idéal, si tant est qu’un idéal
ner doit être copieux et bien composé, car Toutefois, un petit déjeuner copieux s’ac- commun à tous soit envisageable ».
il favorise alors un équilibre alimentaire cor- compagne d’apports énergétiques quotidiens En résumé, un petit déjeuner à base
rect, une meilleure gestion du poids et de plus importants (il ne permet donc pas de de produits céréaliers et laitiers est préfé-
bonnes performances intellectuelles. maigrir). Cet effet serait compensé par une rable à l’absence de ce repas, que ce soit
Un petit déjeuner équilibré comporte meilleure hygiène de vie, des repas plus équi- pour l’équilibre alimentaire de la journée ou
une boisson – du lait et des jus de fruit pour librés et davantage d’activités physiques. les performances intellectuelles. Les nutri-
les plus jeunes, une boisson chaude pour Par ailleurs, plusieurs études réalisées tionnistes recommandent un repas repré-
les adultes –, du pain (avec du beurre et de chez l’enfant et chez l’adulte montrent que sentant plus de 20 pour cent des apports
la confiture) ou des céréales, en particulier la consommation d’un petit déjeuner amé- de la journée, mais des études supplé-
pour les enfants. En moyenne, le petit déjeu- liore les aptitudes cognitives et l’état psy- mentaires seront nécessaires pour le confir-
ner représente entre 15 et 20 pour cent des chologique. Pour quelle raison ? Notamment mer. D’autant qu’il est illusoire de faire
apports quotidiens d’énergie. Or les experts parce que le petit déjeuner augmente la quan- manger 400 ou 500 kilocalories à un enfant
en nutrition recommandent une contribu- tité de sucre circulant dans l’organisme, la chaque matin ! En tout cas, si des enfants
tion du petit déjeuner à hauteur de 25 pour première source d’énergie des cellules... et et des adolescents boudent le petit déjeu-
cent de l’apport énergétique total. En des neurones. Ainsi, les enfants qui pren- ner, sachez qu’ils le prendront plus volon-
effet, différentes études, dont une réalisée nent un petit déjeuner seraient plus atten- tiers si leurs parents font de même. 
dans le Val-de-Marne en 1996 et une autre tifs en classe, moins stressés, moins anxieux
publiée en 2001, montrent que les adultes et de meilleure humeur que les autres. Bénédicte SALTHUN-LASSALLE est journaliste
à Pour la Science.
consommant un petit déjeuner copieux ont En revanche, bien qu’une étude réalisée
J.-M. Lecerf et al., Petit déjeuner, est-ce utile ?,
un équilibre nutritionnel sur la journée plus en 2003 avec des enfants scolarisés à Madrid Cahiers de nutrition et de diététique, 2010,
proche des recommandations, c’est-à-dire ait souligné l’importance de la qualité du doi : 10.1016/j.cnd.2010.10.001.

20] Opinions © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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quantique, physique quantique, intrication, chat de Schrödinger, effets quantiques, physique classique, spin, perception du champ magnétique

Physique

Vivre dans un monde

Vlatko Vedral

La théorie quantique ne concerne pas seulement les électrons


et les atomes. Elle s’applique aussi à plus grande échelle :
aux oiseaux, aux plantes, voire aux humains.

E ffet quantique, effet minuscule ?


Dans les manuels de physique, la
théorie quantique décrit les par-
ticules, les atomes, les molécules, bref
le monde microscopique, mais céderait
sique n’est qu’une approximation utile
dans un monde qui est quantique à tou-
tes les échelles. La discrétion des phéno-
mènes quantiques à notre échelle ne tient
pas à la taille en soi des systèmes, mais à
L’ E S S E N T I E L
 On croit souvent
que la théorie quantique
le pas à la physique classique à l’échelle la façon dont ils interagissent. Depuis ne s’applique qu’aux
des poires, des gens ou des planètes. Il dix ans, les physiciens multiplient les systèmes minuscules:
y aurait ainsi, quelque part entre la poire expériences où se manifestent à l’échelle atomes, molécules, etc.
et la molécule, une frontière où prend fin macroscopique des effets quantiques, dont
l’étrangeté quantique et où commence le on s’aperçoit qu’ils sont bien plus présents  Les lois quantiques
caractère familier des comportements qu’on ne le soupçonnait. Ils pourraient s’appliquent en fait
décrits par la physique classique. L’idée même jouer un rôle dans nos cellules ! à tout et à toutes
que la théorie quantique se limite au Même les spécialistes qui consacrent les échelles de taille, même
monde microscopique est d’ailleurs leur carrière à la physique quantique doi- si leurs manifestations
très répandue dans le grand public. Dans vent encore assimiler ce qu’elle dit vraiment passent parfois
son ouvrage à succès L’Univers élégant, sur la nature. Les comportements quanti- inaperçues.
Brian Greene, de l’Université Colum- ques échappent au sens commun: ils nous  Les expériences
bia, écrit par exemple que la théorie quan- forcent à repenser notre vision de l’Univers des physiciens révèlent
tique « apporte le cadre théorique né- et à en accepter une nouvelle, peu familière. des effets quantiques
cessaire pour comprendre l’Univers dans un nombre croissant
aux plus petites échelles ». La physique
classique – c’est-à-dire toute théorie
Un chat mort-vivant de systèmes
macroscopiques.
non quantique, donc les théories de la Pour un expert en théorie quantique, la
relativité aussi – décrirait l’Univers aux physique classique est la version en noir  L’intrication est un effet
plus grandes échelles. et blanc d’un monde en couleurs. Les caté- quantique fondamental,
Ce cloisonnement du monde physi- gories de la physique classique ne suffi- qui peut être en jeu dans
que est un mythe. Peu de physiciens sent plus à saisir le monde dans sa richesse.
Justin Van Genderen

n’importe quels systèmes,


attribuent aujourd’hui à la physique clas- Dans la vision propagée par les vieux y compris des organismes
sique le même statut qu’à la physique manuels, la richesse des teintes se dilue à vivants.
quantique. À leurs yeux, la physique clas- mesure qu’augmente la taille. Isolées, les

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1. LE ROUGE-GORGE FAMILIER vole de la Scandinavie à l’Afrique en


s’orientant à l’aide du champ magnétique terrestre. Parvenus dans l’œil de
l’oiseau, les photons du Soleil détruiraient l’état de spin collectif de l’une des
paires d’électrons d’une molécule présente dans la rétine de l’oiseau.
Répété de multiples fois, ce phénomène quantique se traduirait par un
signal neuronal assez important pour que le cerveau du rouge-gorge soit capa-
ble de percevoir l’inclinaison du champ magnétique terrestre. C’est un exem-
ple d’effet quantique à l’échelle macroscopique.

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L’ A U T E U R particules seraient quantiques ; en grand un état combinant la possibilité d’être mort


nombre, elles deviendraient classiques. et celle d’être vivant, exactement comme
Cette vision est fausse, et les premières l’état superposé de l’atome combine la pos-
indications de ce fait remontent à l’une des sibilité qu’il soit désintégré ou non. Pour
plus célèbres expériences de pensée de la plausible que soit le dispositif de Schrödin-
physique : celle du chat de Schrödinger. ger, il est avant tout théorique. Pour autant,
En 1935, l’Autrichien Erwin Schrödin- il a l’intérêt de mettre en évidence, qu’en
ger imagina une situation macabre pour principe au moins, l’étrangeté quantique
illustrer comment le monde microscopique des systèmes microscopiques se commu-
et le monde macroscopique sont inextri- nique aux systèmes macroscopiques. Et il
Vlatko VEDRAL, physicien, cablement couplés, et ne peuvent être sépa- pose une question de fond : pourquoi les
est professeur à l’Université rés par une frontière nette. Dans son gens ne voient-ils que des chats soit vivants,
d’Oxford, en Grande-Bretagne,
et à l’Université nationale scénario, un chat est enfermé dans un soit morts et pas de chats morts-vivants?
de Singapour. local contenant un flacon de gaz mortel, un
compteur de radioactivité et un atome
radioactif. Si le compteur détecte de la
Des états très fragiles
radioactivité, un mécanisme casse le fla- D’après la vision actuelle, si le monde sem-
con, et le chat meurt. ble si bien décrit par la physique classi-
Le compteur, appareil macroscopique, que, c’est parce que les interactions
ne peut que mesurer l’un des deux états complexes d’un objet avec son environne-
classiques possibles de l’atome: «désinté- ment font très vite disparaître les parti-
gré » ou « non désintégré ». Or, dans le cularités quantiques. L’information relative
monde quantique, un atome peut fort à l’état de santé d’un chat, par exemple,
bien se trouver dans un état combinant gagne rapidement son environnement
les états «désintégré» et «non désintégré»: sous la forme de photons et d’échanges
ce que l’on nomme un état superposé. Ainsi, de chaleur. Chaque phénomène quanti-
si l’atome radioactif est dans cet état super- que peut impliquer des états superposés
posé, l’existence du mécanisme brisant le du système en jeu (mort ou vivant), mais
flacon implique que le chat se trouve dans ces états tendent à disparaître. La fuite

O b s e r v e r l ’o b s e r va te u r
’idée que la théorie quantique ou vivant, parce que cela implique- garde la preuve que Bernard a bien roir subit un recul, mais si le photon
L s’applique à tout dans l’Uni-
vers, y compris à nous, conduit à
rait de forcer le résultat, en d’au-
tres termes de défaire l’état intri-
observé l’état du chat.
Cela conduit à une conclusion
est transmis, le miroir reste immo-
bile. Dans un état intriqué trans-
d’étranges conclusions. Prenons par qué du chat. Alice se contente de étonnante : Alice a réussi à inverser mis-réfléchi, le photon joue le rôle
exemple une variante de l’expérience vérifier que son ami voit un chat l’observation parce qu’elle a évité de l’atome radioactif;le miroir,consti-
de pensée du chat de Schrödinger, soit vivant, soit mort, sans chercher l’effondrement de l’état intriqué. tué de milliards d’atomes, joue celui
proposée par Eugene Wigner en 1961 à savoir duquel des deux états il Pour elle, Bernard est dans un état du chat et de Bernard. Son recul ou
et que David Deutsch, de l’Univer- s’agit précisément. tout aussi intriqué que le chat, tan- pas est analogue à la vie ou à la mort
sité d’Oxford, a précisée en 1986. Alice n’ayant pas défait l’état dis que pour Bernard, l’état intriqué du chat et à son observation par Ber-
Alice, physicienne, demande à intriqué du chat, la communication du chat s’est défait, de sorte qu’il nard. Et tout le processus peut être
son ami Bernard d’entrer dans la avec Bernard est, en théorie quan- voit un chat soit mort, soit vivant, inversé en faisant revenir le même
pièce où se trouvent le chat de Schrö- tique, une action réversible. En l’an- ce dont le papier atteste… Ainsi, photon sur le miroir.
dinger et un dispositif qui traduit la nulant, Alice annule aussi chacune l’expérience met en contradiction En tentant de réaliser ce genre
désintégration d’un atome radioac- des étapes franchies, de sorte que deux observations d’un même fait : d’expérience de pensée, Wigner et
tif en poison pour le chat. Alice sait s’il était mort, le chat redevient vi- pour Alice, le chat reste mort-vivant, D. Deutsch, puis A. Zeilinger sui-
que l’atome a été préparé dans une vant, le poison retrouve sa place et alors que pour Bernard, il est soit vent les pas de Schrödinger, d’Ein-
superposition des états « désinté- s’il était désintégré, l’atome cesse mort, soit vivant. stein et de tous les physiciens qui se
gré » et « non désintégré », de sorte de l’être, tandis que Bernard ne se Créer la même situation avec un sont confrontés à l’étrangeté de la
que le chat est a priori à la fois souvient plus d’avoir observé un chat observateur humain n’est guère réa- théorie quantique. Tant que ces ex-
mort et vivant.Comme convenu,Alice soit mort, soit vivant. liste,mais les physiciens peuvent ten- périences sont restées irréalisa-
glisse un papier sous la porte,où Ber- Pour autant, Alice ne peut an- ter quelque chose d’équivalent avec bles, y réfléchir semblait vain, car
nard doit lui indiquer si le chat est nuler l’existence du morceau de pa- un système plus simple. Anton Zei- la théorie fonctionnait en pratique.
dans un état bien défini (mort ou pier. Alice peut annuler l’observa- linger et ses collègues, de l’Univer- Cela change aujourd’hui, de sorte
vivant). Bernard répond que « oui ». tion, mais seulement d’une façon sité de Vienne, l’ont fait en faisant qu’il devient urgent d’essayer de
Insistons sur le fait qu’Alice ne qui n’annule pas l’inscription se trou- rebondir un photon sur un grand mi- comprendre enfin vraiment la phy-
demande pas si le chat est mort vant sur le papier. Ainsi, le papier roir. Si le photon est réfléchi, le mi- sique quantique.

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permanente d’information vers l’environ- UN GRAIN DE SEL QUANTIQUE


nement est le mécanisme essentiel par lequel
elon une idée répandue, la physique quantique cesserait d’être efficace, donc nécessaire,
les états quantiques de superposition se
détruisent, processus nommé décohérence. S pour décrire les systèmes à grand nombre de particules. Or les physiciens expérimentateurs
commencent à mettre leur grain de sel dans ces idées : ils ont montré que, dans certaines cir-
Les gros systèmes sont davantage
sujets à la décohérence que les petits, constances, les spins des atomes d’un grain de cristal de certains sels forment un unique état
tout simplement parce qu’ils laissent macroscopique de spin, ce que l’on nomme un état intriqué. Le phénomène se remarque à la
vitesse avec laquelle les spins atomiques s’alignent dans un champ magnétique externe, qui
échapper plus d’informations. C’est pour-
coïncide avec ce que prédit la théorie quantique, mais pas la théorie classique.
quoi les physiciens tendent à associer la
théorie quantique au monde microscopi- COMMENT LE SEL DÉFIE LES ATTENTES CLASSIQUES
que. Dans de nombreux cas, toutefois, la
perte d’information par un gros système État non aimanté État aimanté État aimanté
(en théorie classique) (en théorie quantique )
peut être ralentie ou stoppée, ce qui met
alors en évidence l’omniprésence des phé-
nomènes quantiques.
Un phénomène quantique par excel-
lence est l’intrication, qui transforme un
ensemble de particules isolées en un tout
indivisible. Son nom fut introduit en 1935
par Schrödinger dans le même article que
celui où il discutait de son chat. En physi-
que classique, les propriétés d’un système
de particules peuvent toujours se rame- Prédiction de la physique classique
Élevée Prédiction de la physique quantique
ner aux propriétés individuelles de ses com-
S. Ghosh et al., Nature, vol. 425, septembre 2003

Réponse au champ

Résultats des mesures


posants. Ce n’est pas le cas avec un système
magnétique

quantique intriqué. Ainsi, un système


constitué de deux particules intriquées a
un comportement étonnant: même très éloi-
gnées, les particules qui le composent conti-
nuent à se comporter comme deux parties Faible
10-1 100
d’une entité indivisible ; c’est ce qui a Température (en kelvins)
conduit Einstein à parler d’«action fanto-
matique à distance».
spins des deux électrons, est nul. Les axes rée le long d’un axe, obligeait l’autre spin
de rotation des électrons restant fixes dans à prendre la valeur opposée. Comment les
Spins intriqués l’espace, le résultat d’une mesure va dépen- deux spins se «concertent-ils»? Cela reste
D’ordinaire, les physiciens parlent de l’in- dre de l’angle entre la direction de mesure mystérieux. En outre, la mesure du spin
trication de paires de particules élémentai- et l’axe de rotation des électrons. Si l’on de l’une des particules dans la direction hori-
res, tels les électrons. L’une des propriétés mesure les deux spins selon un axe horizon- zontale n’empêche plus d’obtenir aussi un
des électrons est leur moment cinétique (ou tal, on verra qu’ils tournent dans des direc- résultat dans la direction verticale, ce qui
angulaire) intrinsèque, dénommé spin (mot tions opposées; en revanche, une mesure suggère que les particules n’ont pas d’axes
anglais qui signifie tournoyer). En simpli- dans la direction verticale ne détectera de de rotation déterminés. En un mot, les résul-
fiant, on peut se représenter les électrons rotation pour aucune des particules. tats des mesures effectuées sur les deux élec-
comme de minuscules toupies qui tournent Pour des électrons réels, donc quanti- trons sont corrélés d’une façon que la
soit dans le sens des aiguilles d’une mon- ques, les choses sont très différentes. Tout physique classique n’explique pas.
tre, soit dans le sens inverse, autour d’un d’abord, il est possible de préparer le sys- La plupart des mises en évidence expé-
axe susceptible de pointer dans n’importe tème des deux électrons dans un état de spin rimentales de l’intrication n’impliquent que
quelle direction: horizontalement, vertica- total nul, même sans avoir spécifié l’état quelques particules. Un système composé
lement, à 45 degrés, etc. Pour mesurer le individuel de chacune des particules. Quand de nombreuses particules est en effet diffi-
spin d’un électron, il faut d’abord choisir on mesure le spin d’un des électrons, on cile à isoler de l’environnement. Ses consti-
une direction, puis déterminer le sens du trouve, au hasard, soit que l’électron tourne tuants ont une probabilité bien plus grande
spin par rapport à l’axe choisi. dans le sens horaire, soit qu’il tourne dans de s’intriquer avec des particules non contrô-
Supposons que deux électrons se com- le sens inverse. C’est comme si l’électron lées de l’environnement, ce qui détruit leurs
portent comme le prescrit la physique clas- décidait par lui-même dans quel sens tour- interconnexions originelles. Autrement dit,
sique. Faisons alors en sorte que l’un des ner. Néanmoins, quelle que soit la direction dans les termes servant à décrire la déco-
électrons tourne dans le sens horaire autour de mesure choisie (la même pour les deux hérence, trop d’informations s’échappent
d’un axe horizontal, et l’autre tourne dans électrons), on constate que les deux spins du système dans l’environnement, ce qui
le sens inverse autour du même axe; de cette mesurés sont toujours opposés. Tout se passe confère au système un comportement clas-
façon, le spin total, c’est-à-dire la somme des comme si une mesure d’un des spins, opé- sique, non quantique. On comprend donc

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que pour tous ceux qui cherchent à exploi- E X P É RIE NC E S D’ IN TRI C ATION : Ç A C H AU F FE
ter l’intrication, par exemple pour construire
des ordinateurs quantiques, le principal défi Les effets quantiques ne se limitent pas aux particules subatomiques. Ils apparaissent
également dans des expériences sur des systèmes plus grands et plus chauds.
est la difficulté de préserver l’intrication. Ci-dessous, quelques exemples sont proposés.
En 2003, une expérience a prouvé que
des systèmes de plus grande taille peu-
vent rester intriqués quand on peut limi- Observation d’une figure d’interférences entre fullerènes, montrant pour la première fois
ter ou contrecarrer la fuite d’information. que les molécules, comme les particules subatomiques, se comportent comme des ondes.
Gabriel Aeppli, de l’University College
de Londres, et ses collègues ont placé Observation d’une susceptibilité magnétique très élevée au sein de carboxylates métalliques
à une température de 290 kelvins, qui ne peut s’expliquer que par l’intrication de milliards
un morceau de fluorure de lithium dans d’atomes de ces sels.
un champ magnétique. Dans ce champ,
les spins des atomes de ce sel se com- Observation d’effets quantiques qui augmentent l’efficacité de la photosynthèse
portent comme de petites aiguilles aiman- dans deux espèces d’algues marines.
tées susceptibles de pivoter pour s’aligner
le long des lignes de champ, une réaction Observation d’effets quantiques au sein de molécules géantes, dont une en forme
nommée susceptibilité magnétique. En de pieuvre contenant 430 atomes.
outre, les interactions des atomes produi-
sent une sorte de pression collective qui Intrication de trois bits quantiques au sein d’un circuit supraconducteur.
pousse chacun des spins à s’aligner plus La procédure utilisée pourrait servir à obtenir des systèmes quantiques de toute taille.
rapidement. En faisant varier l’intensité Mise en vibration d’une microplanche de 40 micromètres de long (presque visible à l’œil nu)
du champ magnétique, les expérimen- à deux fréquences en même temps.
tateurs ont mesuré à quelle vitesse les ato-
mes s’alignent. Ils ont constaté que les Intrication de chaînes de huit ions de calcium maintenus dans un piège à ions.
spins s’alignent bien plus vite que ne le Aujourd’hui, les chercheurs sont capables de le faire sur des chaînes de 14 ions de calcium.
laissait prévoir l’intensité de leurs inter-
Intrication des mouvements vibratoires (plutôt que du spin ou d’autres propriétés internes)
actions mutuelles. Selon les auteurs de la d’ions de béryllium et de magnésium.
recherche, la seule explication possible
est qu’un état intriqué macroscopique
s’est formé à partir des états individuels
de spins des quelque 1020 atomes formant à des températures de plus en plus éle- l’atome. Par exemple, on peut faire en sorte
le morceau de sel… vées; cela va d’ions piégés par des champs que si l’électron est proche du noyau,
Afin d’éviter les effets décohérants électromagnétiques jusqu’à des atomes l’atome se déplace à gauche, et que si l’élec-
de l’agitation thermique, l’équipe de ultrafroids disposés en réseau, en passant tron est plus loin du noyau, l’atome se
G. Aeppli a réalisé ses expériences à très par des bits quantiques supraconducteurs déplace à droite. Ainsi, l’état électroni-
basse température – quelques millikelvins (voir l’encadré ci-dessus). que se trouve intriqué avec l’état de mou-
vement de l’atome, de la même façon
IL MIGRE CHAQUE ANNÉE JUSQU’EN AFRIQUE ÉQUATORIALE, que la désintégration radioactive est intri-
quée avec l’état du chat. On peut ainsi avoir
puis revient au printemps, un périple de 13000 kilomètres un état intriqué avec des superpositions,
qu’il effectue sans se perdre. Le rouge-gorge aurait où le félin à la fois vivant et mort est rem-
une sorte de boussole interne et... quantique. placé par un atome se déplaçant à la fois
vers la gauche et vers la droite.
seulement. Depuis, Alexandre Martins de Ces systèmes sont analogues au chat D’autres expériences transposent à plus
Souza, du Centre brésilien de recherche de Schrödinger. Considérons un atome ou grande échelle cette idée de base, de façon
en physique de Rio de Janeiro, et ses col- un ion : ses électrons peuvent se trouver qu’un immense nombre d’atomes se retrou-
lègues ont mis en évidence au sein de maté- près du noyau ou ailleurs, ou les deux à vent dans un état intriqué, impossible en
riaux tels que le carboxylate de cuivre la la fois. Un tel électron se comporte donc physique classique. Or, si l’on peut confé-
possibilité d’obtenir une intrication comme l’atome radioactif contenu dans la rer un état intriqué à des solides même
macroscopique à température ambiante, cage du chat de Schrödinger, qui est à la lorsqu’ils sont grands et chauds, il n’y a
voire supérieure. Dans les systèmes qu’ils fois dans l’état désintégré et dans l’état qu’un pas à faire pour se demander si
étudient, l’interaction entre spins est assez non désintégré. Indépendamment de ce l’intrication pourrait aussi être présente
forte pour contrecarrer l’agitation thermi- que fait l’électron, l’atome peut par ail- dans les êtres vivants.
que. Dans d’autres cas, il est possible leurs bouger, par exemple vers la gauche Un tel « organisme quantique » pour-
d’obtenir une intrication macroscopique ou vers la droite. Ce mouvement joue le rait être Erithacus rubecula, un étonnant
au moyen d’une force extérieure qui annule rôle du chat mort ou vivant. En manipu- petit oiseau, qui migre chaque année entre
les effets de l’agitation thermique. Les phy- lant l’atome à l’aide de lasers, les physi- la Scandinavie et l’Afrique équatoriale. Ce
siciens ont ainsi créé de l’intrication au ciens parviennent à coupler les états de périple de 13000 kilomètres, le rouge-gorge
sein de systèmes toujours plus grands et position de l’électron et de mouvement de familier (son nom français) semble l’effec-

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considérées par T. Ritz, et montré que l’in-


trication de leurs électrons les rend en
effet sensibles aux champs magnétiques.
D’après nos calculs, ces effets quantiques
DATE TEMPÉRATURE ÉQUIPES persistent dans un œil d’oiseau durant
100 microsecondes environ. Dans ce
1999 900-1 000 kelvins Markus Arndt, Anton Zeilinger contexte, c’est une durée longue: le record
et leurs collègues de l’Université de Vienne de maintien d’un système artificiel de spins
électroniques intriqués n’est que de quel-
2009 630 kelvins Alexandre Martins de Souza et ses collègues que 50 microsecondes… Nous ignorons
du Centre brésilien de recherche en physique
pour le moment comment un système natu-
rel pourrait conserver aussi longtemps des
2010 294 kelvins Elisabetta Collini et ses collègues effets quantiques, mais la réponse nous
des Universités de Toronto, indiquerait comment protéger les ordina-
des Nouvelles-Galles du Sud et de Padoue teurs quantiques de la décohérence.
2011 240-280 kelvins Stefan Gerlich, Sandra Eibenberger La photosynthèse – le mécanisme com-
et leurs collègues de l’Université de Vienne plexe par lequel les plantes convertissent
l’énergie solaire en énergie chimique – est
2010 0,1 kelvin L. DiCarlo, R. J. Schoelkopf et leurs collègues un autre processus biologique où l’intri-
de l’Université Yale et celle de Waterloo cation est peut-être en jeu. Dans les cellu-
les végétales, la lumière incidente éjecte des
2010 25 millikelvins Aaron O’Connell, Max Hofheinz et leurs collègues
de l’Université de Californie à Santa Barbara électrons, qui s’acheminent tous vers un
centre de réaction où ils déposent leur éner-
2005 0,1 millikelvin Hartmut Häffner, Rainer Blatt gie et déclenchent les réactions chimiques
et leurs collègues de l’Université d’Innsbruck nécessaires aux cellules des plantes. Or la
physique classique n’explique pas l’effi-
George Retseck
2009 0,1 millikelvin J. Jost, D. Wineland et leurs collègues de l’Institut
américain des normes et de la technologie, NIST cacité presque parfaite de ce mécanisme.
Des expériences réalisées par plusieurs
équipes, dont celle de Graham Fleming
et Mohan Samovar, de l’Université de Cali-
tuer sans difficultés et, rée des travaux de Klaus Schulten, de fornie à Berkeley, ou celle de Gregory Scho-
étonnamment, sans se l’Université de l’Illinois, la rétine d’un les, de l’Université de Toronto, soutiennent
perdre. Comment fait-il ? œil d’oiseau contiendrait une molécule l’idée que le rendement élevé de la pho-
Le rouge-gorge a-t-il une sorte de où deux électrons forment une paire intri- tosynthèse s’expliquerait par des proprié-
boussole intérieure? Dans les années 1970, quée de spin total nul. tés quantiques.
les époux Wolfgang et Roswitha Wilt- Dans un monde quantique, une par-
schko, de l’Université de Francfort en ticule prend tous les chemins à la fois, cha-
Allemagne, ont capturé des rouges-
Une rétine quantique? cun étant affecté d’une certaine probabilité.
gorges ayant migré en Afrique et les ont Dans le modèle théorique de T. Ritz, quand Les champs électromagnétiques existant
placés dans un champ magnétique arti- cette molécule absorbe un photon de au sein des cellules végétales peuvent
ficiel. Ils ont constaté que les rouges- lumière visible, les électrons reçoivent entraîner l’annulation mutuelle de cer-
gorges ne perçoivent pas les inversions assez d’énergie pour se séparer et devenir taines de ces trajectoires et le renforcement
de la direction du champ magnétique ainsi sensibles au champ magnétique d’autres, réduisant les chances que l’élec-
– ils ne distinguent pas le Nord du Sud –, terrestre. Si le champ magnétique est tron fasse un détour peu économique et
mais qu’ils sont sensibles à l’inclinaison incliné, il affecte différemment les deux augmentant celles qu’il soit aiguillé direc-
du champ magnétique terrestre, c’est-à- électrons, créant un déséquilibre qui modi- tement vers le centre de réaction. L’intri-
dire à l’angle que font les lignes de champ fie la réaction chimique subie par la molé- cation des états de position (chemins)
avec la surface terrestre. C’est, en fait, tout cule. Des mécanismes chimiques traduisent possibles ne durerait qu’une fraction de
ce dont ils ont besoin pour s’orienter. cette différence en impulsion nerveuse, que seconde et ferait intervenir des molécu-
Or, détail intéressant, les rouges-gorges le cerveau de l’oiseau transforme en une les ne renfermant pas plus de 100 000 ato-
dont on bande les yeux ne suivent plus image du champ magnétique terrestre. L’oi- mes. Existe-t-il des exemples d’intrication
le champ magnétique. Cela signifie que seau est ainsi doté d’un dispositif d’orien- plus vaste et plus persistante dans la
si les rouges-gorges ont une boussole tation macroscopique, qui ne relève pas de nature ? Nous l’ignorons, mais la question
interne, elle est dans leurs yeux. la physique classique. est assez passionnante pour susciter
En 2000, un physicien passionné par Bien qu’il n’y ait que des preuves indi- l’émergence d’une nouvelle discipline :
les oiseaux migrateurs, Thorsten Ritz, rectes de l’existence de ce mécanisme, Chris- la biologie quantique.
alors à l’Université de Floride du Sud, topher Rogers et Kiminori Maeda, de Pour Schrödinger, un chat à la fois mort
propose avec ses collègues une explica- l’Université d’Oxford, ont étudié en labo- et vivant était une absurdité ; toute théo-
tion : l’intrication. Selon son idée, inspi- ratoire des molécules semblables à celles rie faisant pareille prédiction ne pouvait

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plus les réduire à des détails n’intervenant


qu’aux petites échelles. Par exemple,
l’espace et le temps sont en physique deux
des concepts les plus fondamentaux, mais
qui ne jouent qu’un rôle secondaire en phy-
sique quantique. L’intrication est le phé-
nomène quantique essentiel. Elle lie entre
eux des systèmes sans référence à l’espace
ou au temps. S’il y avait véritablement une
frontière à tracer entre les mondes quan-
tique et classique, nous pourrions nous
reposer sur le cadre spatio-temporel clas-
sique pour doter la théorie quantique d’un
cadre similaire. Sans cette démarcation

© Shutterstock/Marco_Sc
Nature/A. O’Connell et al.

– en fait surtout parce que le monde clas-


sique n’existe pas –, nous n’avons plus
besoin de ce cadre. Il nous faut plutôt cher-
cher à expliquer l’espace et le temps comme
2. AU TENNIS, L’INTRICATION de plusieurs états de position serait un avantage énorme, mais qui des phénomènes émergeant d’une façon
reste irréaliste pour un système de la taille de... Roger Federer. Toutefois, Aaron O’Connel et Max ou d’une autre d’une physique fondamen-
Hofheinz, de l’Université de Californie à Santa Barbara, ont réussi à placer une microplanche tale dénuée de cadre spatio-temporel.
vibrante de 40 micromètres de long (en bas, à gauche) en plusieurs endroits à la fois, ou plus exac- Cette idée pourrait nous aider ensuite
tement, dans un état quantique où se superposent plusieurs modes vibratoires. à réconcilier la physique quantique avec
cet autre pilier de la physique qu’est la
qu’être défectueuse. Des générations de théorie de la relativité générale d’Einstein,
physiciens ont partagé ce malaise, pen- qui décrit la gravitation en termes de
sant que la théorie quantique cessait de géométrie de l’espace-temps. La relativité
s’appliquer à grande échelle. Dans les générale suppose que les objets ont des
années 1980, Roger Penrose, de l’Univer- positions bien définies et ne sont jamais à
sité d’Oxford, par exemple, a suggéré que plus d’un endroit à la fois, ce qui est en
la gravité était responsable d’une transi- contradiction avec la physique quantique.
tion de la physique quantique à la physi- De nombreux physiciens, comme Stephen
que classique pour des objets de plus de Hawking, de l’Université de Cambridge,
20 microgrammes. Giancarlo Ghirardi et pensent que la théorie de la relativité
 BIBLIOGRAPHIE Tomaso Weber, de l’Université de Trieste, doit céder la place à une théorie plus
avec Alberto Rimini, de l’Université de profonde dans laquelle l’espace et le temps
V. Vedral, Decoding Reality : Pavie, étaient d’avis, eux, que les parti- n’existent pas. L’espace-temps classique
The Universe as Quantum cules en grand nombre adoptent sponta- émergerait de l’intrication quantique par
Information, Oxford University
Press, 2010. nément un comportement classique. le processus de décohérence.
Une autre possibilité, plus intéressante
A. Ourjoumtsev, Vers le quantique encore, serait que la gravitation ne soit
macroscopique, Dossier Une frontière effaçable pas une force en elle-même, mais le bruit
Pour la Science, « Le monde
quantique », n° 68, Mais les expériences suggèrent plutôt que résiduel de l’action des autres forces de
juillet-septembre 2010. la frontière entre le monde classique et le l’Univers engendré par le caractère flou
A. O’Connell, Quantum ground monde quantique n’est pas fondamentale, des phénomènes quantiques. Cette idée
state and single-phonon control assez d’ingéniosité expérimentale suffi- de « gravitation induite » remonte aux
of a mechanical resonator, Nature, sant à l’effacer. Peu de physiciens pensent années 1960 et au physicien et dissident
vol. 464, pp. 697-703, 2010. aujourd’hui que la physique classique s’im- soviétique Andreï Sakharov. Si elle devait
L. Amico et al., Entanglement pose vraiment à quelque échelle que ce se révéler pertinente, alors non seulement
in many-body systems, soit. Au contraire, le sentiment général est la gravitation y perdrait son statut de force
Reviews of Modern Physics, que si une théorie plus efficace remplace fondamentale, mais aussi tous les efforts
vol. 80, n° 2, pp. 517-576, 2008.
un jour la physique quantique, elle mon- accomplis pour la « quantifier » seraient
S. Ghosh et al., Entangled trera que le monde est encore plus contraire vains. Au niveau quantique, la gravita-
quantum state of magnetic à l’intuition que tout ce que nous avons tion ne pourrait même pas exister.
dipoles, Nature, vol. 425, vu jusqu’à présent. Les implications du fait que des objets
pp. 48-51, 2003.
Ainsi, le fait que la théorie quantique macroscopiques soient dans les limbes
M. Tegmark et J. A. Wheeler, s’applique à toutes les échelles nous oblige quantiques sont si hallucinantes qu’elles
100 ans de mystères quantiques, à nous confronter aux questions posées placent les physiciens dans un état intri-
Pour la Science, n° 262, avril 2001.
par son interprétation. Nous ne pouvons qué de confusion et d’émerveillement. I

28] Physique © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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langue, pensée, cognition, temps, espace, souvenir, universalité, universel, prédisposition

Linguistique

L’ E S S E N T I E L
 Les hommes parlent
une multitude de langues
qui ne transmettent pas
les informations
de la même façon.
Les langues participeraient
à différents aspects
de la cognition humaine.

 Depuis dix ans,


les linguistes ont montré
que des langues différentes
transmettent des capacités
cognitives différentes.

 Les représentations
spatiales et temporelles
par exemple, mais aussi
le souvenir d’événements
ou l’apprentissage
dépendent de la langue
que l’on parle.

Tom Whalen
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La langue façonne la
pensée
Lera Boroditsky
Les langues que nous parlons modifient notre façon
de percevoir le monde et nos capacités cognitives.

J ’ai rencontré une petite fille âgée de


cinq ans à Pormpuraaw, une petite
communauté aborigène à l’Ouest de
la péninsule du Cap York, au Nord de
l’Australie. Quand je lui ai demandé de
Lee Whorf ont étudié pour la première fois
comment variaient les langues et ont émis
l’hypothèse que des locuteurs de langues
différentes pouvaient penser différemment.
Leur idée a d’abord été accueillie avec
noise l’établit). Et en pirahã, une langue
parlée en Amazonie, je ne peux pas dire 42e,
car il n’existe pas de mots pour les nom-
bres, mais seulement des mots pour expri-
mer des quantités (« un peu » et
m’indiquer le Nord, elle a pointé le doigt enthousiasme, mais les linguistes n’avaient « beaucoup »).
vers le Nord, sans hésiter. Et elle ne s’était aucune preuve pour la confirmer. Dans les Les langues diffèrent de multiples
pas trompée. Plus tard, dans une salle de années 1970, la plupart des scientifiques façons, mais le fait que les individus par-
conférences de l’Université Stanford en ne soutenaient plus cette hypothèse, qui lent différemment ne signifie pas forcément
Californie, j’ai réitéré ma demande auprès fut presque abandonnée au profit de nou- qu’ils pensent différemment. Des person-
de chercheurs distingués, lauréats de velles théories soutenant que la langue et nes parlant mian, russe, indonésien, man-
médailles et de prix scientifiques. Je leur la pensée sont universelles. darin ou pirahã prêtent-elles attention à des
ai demandé de fermer les yeux (pour qu’ils Il existe aujourd’hui plusieurs preuves faits différents, se souviennent-elles d’évé-
ne puissent pas tricher) et de pointer le expérimentales que les langues façonnent nements distincts ou raisonnent-elles dif-
doigt vers le Nord. Beaucoup ont refusé, la pensée. Ces résultats renseignent sur la féremment selon la langue qu’elles parlent?
car ils ignoraient la réponse. Ceux qui ont façon dont les connaissances et les capaci- Comment le prouver ? Mon équipe ainsi
accepté ont pris le temps de réfléchir et ont tés cognitives se mettent en place. que d’autres groupes de recherche ont mon-
indiqué diverses directions… J’ai répété Dans le monde, les individus com- tré que la langue façonne certaines carac-
cette expérience à Harvard et à Princeton, muniquent en utilisant environ 7 000 lan- téristiques fondamentales de l’expérience
ainsi qu’à Moscou, Londres et Pékin. J’ai gues, et chaque langue requiert des humaine: les nombres, l’espace, le temps,
obtenu les mêmes résultats. caractéristiques différentes de ses locu- la mémoire et les relations avec autrui.
teurs. Par exemple, supposons que je veuille
Parle-t-on dire: «J’ai vu Oncle Vania (la pièce de Tchek-
hov) dans la 42e rue. » En mian, une lan-
Se représenter
une même langue ? gue parlée en Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’espace et le temps
Cette expérience met en évidence des le verbe employé indique si cet événement Retournons à Pormpuraaw. Contrairement
différences cognitives quand il s’agit de se s’est produit aujourd’hui, hier ou dans au français et à l’anglais, la langue parlée
repérer dans l’espace. Comment une enfant un passé lointain, alors qu’en indonésien, à Pormpuraaw, le kuuk thaayorre, n’a
aborigène de cinq ans peut-elle réussir, le verbe ne précise même pas si l’événe- pas de mots pour dire gauche ou droite.
alors que d’éminents scientifiques d’au- ment a eu lieu ou s’il est à venir. En russe, Les locuteurs en kuuk thaayorre parlent
tres cultures ont des difficultés? La réponse le verbe révèle mon genre (masculin ou avec les directions cardinales (Nord, Sud,
est surprenante : la langue que parlent féminin). En mandarin (parlé par plus de Est, Ouest, etc.). En français et en anglais,
les différents protagonistes serait en cause. 70 pour cent des Chinois), je dois préciser ces termes existent aussi, mais on les uti-
Depuis plusieurs siècles, on soupçonne si l’oncle en question est paternel ou mater- lise seulement pour de grandes échelles
que des langues différentes peuvent trans- nel et s’il est lié par le sang ou par alliance, spatiales. Par exemple, on ne dirait jamais:
mettre des capacités cognitives distinc- car des mots différents existent pour tous « Ils ont placé les couverts à poissons au
Tom Whalen

tes. Dans les années 1930, les linguistes ces types d’oncles (il s’avère que c’est un Sud-Est des couverts à viande.» Mais dans
américains Edward Sapir et Benjamin frère de la mère, comme la traduction chi- la langue kuuk thaayorre, il n’y a que les

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Dans le monde, différentes représen-


N S tations du temps existent. Par exemple, les
locuteurs anglais et français considèrent
que le futur est devant et le passé der-
a rière. En 2010, Lynden Miles, de l’Univer-
sité d’Aberdeen en Écosse, et ses collègues
ont découvert que les locuteurs anglopho-
nes déplacent inconsciemment leur corps
b vers l’avant lorsqu’ils pensent au futur et
vers l’arrière lorsqu’ils pensent au passé.
Mais en aymara, une langue parlée dans
c les Andes, on dit que le passé est devant
et le futur derrière. Et le langage du corps
des locuteurs aymara correspond à leur
façon de parler : en 2006, Raphael Nunez,
1. LES REPRÉSENTATIONS DU TEMPS varient d de l’Université de Californie à San Diego,
avec les langues. Si l’on demande à un Français
de classer par ordre chronologique des ima- N N et Eve Sweetser, de l’Université de Califor-
ges représentant les différentes étapes de crois- nie à Berkeley, ont montré que les locuteurs
sance d’une fraise, l’individu les range de gauche aymara font des gestes devant eux quand
à droite, quel que soit le point cardinal auquel ils parlent du passé et derrière eux quand

© Shutterstock/Alena Brozova, Kaetana, cobalt88, PixAchi


il fait face (a). Une personne parlant hébreu les ils discutent du futur.
classe de droite à gauche selon le sens de l’écri-
ture de sa langue (b). Et une personne aus-
tralienne parlant le kuuk thaayorre les dispose Qui a fait quoi ?
toujours d’Est en Ouest ; si elle fait face au Nord,
les cartes sont rangées de droite à gauche (c) ; La description des événements, et donc
si elle regarde le Sud, les cartes vont de gau- la façon dont on s’en souvient, diffèrent
che à droite et si elle est face à l’Est, elle les aussi selon les langues. Chaque événe-
classe en allant vers son corps (d). La façon ment, même un accident qui se joue en
dont on s’organise dans l’espace influe sur la un dixième de seconde, est complexe et
représentation du temps.
exige que l’on interprète ce qui s’est passé.
Prenons par exemple une affaire qui a
directions cardinales quelle que soit l’échelle d’être mangée. Puis, après avoir mélangé été très médiatisée aux États-Unis : l’acci-
spatiale: «La tasse est au Sud-Est de l’as- les photographies, nous leur avons dent de chasse à la caille de l’ancien vice-
siette » ou « Le garçon qui se trouve au demandé de les ranger sur le sol par ordre président Dick Cheney, qui a blessé son
Sud de Marie est mon frère.» À Pormpu- chronologique croissant (voir la figure 1). ami Harry Whittington, un avocat texan.
raaw, on reste toujours orienté, car c’est Nous avons testé chaque personne deux On pourrait dire : « Cheney a blessé Whit-
nécessaire pour parler correctement. fois, quand elle faisait face à des points car- tington » (Cheney est la cause) ou « Whit-
Depuis 20 ans, Stephen Levinson, de dinaux différents. Des individus parlant tington a été blessé par Cheney » (on met
l’Institut Max Planck de psycholinguisti- anglais (ou français) arrangent les photos une certaine distance entre Cheney et le
que à Nijmegen aux Pays-Bas, et John de sorte que le temps s’écoule de gauche à résultat) ou encore « Whittington a été cri-
Haviland, de l’Université de Californie à droite. Des personnes parlant hébreu dis- blé de petits plombs » (ce qui place Che-
San Diego, ont montré que les individus posent les cartes de droite à gauche. En effet, ney en dehors de l’événement).
parlant des langues qui reposent sur les le sens de l’écriture dans une langue influe Dick Cheney a dit : « Finalement, je
directions cardinales savent bien où ils se sur la façon dont on organise le temps. suis celui qui a appuyé sur la détente qui
trouvent, même dans un lieu ou un bâti- Cependant, les personnes parlant le kuuk a tiré la cartouche qui a touché Harry »,
ment inconnu. Et ils le font mieux que les thaayorre ne posent pas toujours les car- interposant ainsi plusieurs événements
personnes ne parlant pas ce type de lan- tes de gauche à droite ou inversement. En entre lui et le résultat. La déclaration
gues. Les exigences de leur langue renfor- fait, elles les placent systématiquement d’Est du président George W. Bush – « Il a
cent la capacité à s’orienter dans l’espace. en Ouest. En d’autres termes, quand elles entendu un envol d’oiseau, il s’est tourné,
En outre, des individus pensant dif- sont assises face au Sud, les cartes vont de a appuyé sur la détente, et il a vu son ami
féremment dans l’espace ont des chances gauche à droite; quand elles font face au blessé » – disculpait davantage Cheney,
de penser différemment dans le temps. Nord, elles disposent les cartes de droite à le faisant passer de cause de l’accident
Alice Gaby, de l’Université de Califor- gauche ; quand elles sont face à l’Est, les à simple témoin !
nie à Berkeley, et moi-même avons pré- cartes vont vers leur corps, etc. Or nous Ce type de pirouette linguistique
senté à des personnes parlant le kuuk n’avons jamais dit à quiconque face à quelle impressionne peu le public américain,
thaayorre des photographies qui mon- direction il faisait face: les locuteurs de kuuk car les formes grammaticales indirectes
traient des progressions temporelles – par thaayorre le savent et utilisent spontané- sont évasives en anglais. Les anglopho-
exemple un homme vieillissant, un cro- ment cette organisation spatiale pour se nes s’expriment plutôt de façon directe,
codile grandissant ou une banane en train représenter dans le temps. « quelqu’un a fait quelque chose », préfé-

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rant des constructions transitives, telles bien de la personne qui a agi. En revanche, L’ A U T E U R
que «John a cassé le vase», même pour des pour les événements accidentels, des dif-
accidents. En revanche, des individus par- férences apparaissent. Les locuteurs espa-
lant le japonais ou l’espagnol ont tendance gnols et japonais ont tendance à ne pas
à ne pas mentionner l’agent responsable décrire les accidents de façon causale, à
quand ils décrivent un événement acciden- l’inverse des locuteurs anglophones. En
tel. En espagnol, on dirait « Se rompió el conséquence, les Espagnols et les Japonais
florero », c’est-à-dire « le vase s’est cassé », se souviennent moins bien du responsa-
voire « le vase a cassé ». ble de l’acte que les anglophones. Mais ce
Avec mon étudiante Caitlin Fausey, n’est pas parce qu’ils ont une mauvaise
nous avons découvert que ces différen- mémoire, car ils se rappellent aussi bien Lera BORODITSKY
ces linguistiques influent sur la façon dont que les anglophones les responsables des est professeur
de psychologie cognitive
les individus interprètent ce qui s’est événements causés par un agent. à l’Université Stanford,
passé et ont des conséquences sur les sou- en Californie.
venirs. En 2010, nous avons demandé à
des personnes parlant anglais, espagnol
Un apprentissage
et japonais de regarder des vidéos qui différent
montraient deux individus crevant des Non seulement les langues influent sur les
ballons, cassant des œufs et renversant souvenirs, mais les structures linguisti-  BIBLIOGRAPHIE
des boissons, soit volontairement, soit ques pourraient aussi faciliter ou entraver
L. Boroditsky et A. Gaby,
accidentellement. Puis nous leur avons l’apprentissage de faits ou de concepts Remembrances of times east :
fait passer un test de mémoire à l’im- nouveaux. Par exemple, dans certaines absolute spatial representations
proviste. Pour chaque événement, les par- langues, tel le mandarin, les mots dési- of time in an Australian aboriginal
ticipants devaient dire quel individu avait gnant les nombres révèlent la structure en community, Psychological
Science, vol. 21, pp. 1635-1639,
agi. Un autre groupe de locuteurs anglais, base dix de façon plus explicite que les novembre 2010.
espagnols et japonais devaient décrire les mots utilisés en anglais – eleven (11) ou thir-
mêmes événements au moment où ils les teen (13) par exemple. Les enfants appre- C. M. Fausey et al., Constructing
agency : the role of language,
voyaient (voir la figure 2). nant le mandarin comprennent donc Frontiers in Cultural Psychology,
En examinant les résultats, nous avons plus tôt le système en base dix que les vol. 1, pp. 1-11, octobre 2010.
trouvé des différences de mémoire visuelle anglophones. Et selon le nombre de syl-
que les diverses structures linguistiques labes que comportent les mots désignant S. Danziger et R. Ward, Language
changes implicit associations
prédisaient. Les locuteurs des trois langues des nombres, il est plus ou moins facile de between ethnic groups
décrivent les événements volontaires en mémoriser un numéro de téléphone ou de and evaluation in bilinguals,
mentionnant l’agent responsable : « Il a faire du calcul mental. Preuve que la lan- Psychological Science, vol. 21,
pp. 799-800, juin 2010.
crevé le ballon. » Et ils se souviennent gue influe sur les capacités de calcul.

D es c o n na i ssa n c es p r é l i ng u i sti q u es u n i v e rs e l l es
L ’extrême diversité des langues
dans le monde serait liée à des
différences de cognition, et chaque
enfant sans utiliser la langue. Mais
les différences cognitives observées
dépendent-elles de la langue ou des
gua, dans les années 1980-1990, que
des jeunes sourds sont capables de
créer une langue des signes pour com-
dépendent souvent d’un individu ou
d’un groupe social. Par exemple, si l’on
enseigne une seconde langue à son
langue serait associée à une « façon connaissances noyaux ? Comment muniquer. Certains linguistes pen- enfant, il ne faut pas imaginer que,
de penser ». Cette idée doit cepen- expliquer que ces variations concer- sent que cette prédisposition est spé- selon la langue choisie, il aura moins
dant être nuancée. Les variations cog- nent toujours les mêmes domaines, cifique à l’espèce humaine et au lan- de préjugés ou que son jugement
nitives observées selon la langue du nombre, du temps ou de l’espa- gage, et contiendrait tous les aspects dépendra de la langue qu’il parle, la
semblent toujours concerner les ce, si elles ne sont pas innées (et donc de la grammaire, communs à toutes maternelle ou la seconde. S’il est au-
mêmes domaines, à savoir le nombre, propres à l’espèce humaine) ? les langues du monde. C’est la «gram- jourd’hui important de s’interroger sur
l’espace et le temps d’une part, la La plupart des linguistes admet- maire universelle » étudiée par le lin- la nature et la portée de ces différen-
mémoire et les relations avec autrui tent aujourd’hui que certaines capa- guiste et philosophe américain Noam ces cognitives, je pense qu’elles ne
d’autre part. Il est remarquable que cités langagières sont innées chez Chomsky depuis les années 1950. sont pas des variations linguistiques
ces domaines correspondent à ce que l’homme, et la nature de cette prédis- Des linguistes suggèrent donc à proprement parler : elles sont plutôt
plusieurs scientifiques nomment les position est l’enjeu de nombreux tra- que les variations observées au niveau des variations sociales ou individuel-
connaissances noyaux. Il s’agit de vaux.Tous les hommes ont une langue de la pensée ne sont de fait pas des les que le système de la langue rend
connaissances prélinguistiques, c’est- quels que soient leur culture et leur différences linguistiques au sens strict, visible. Et ce simple fait doit nous ame-
à-dire qu’elles se développent tôt chez pays d’origine. Des enfants naissant mais qu’elles sont liées à des varia- ner à réfléchir.
l’enfant, avant même l’apparition dans un environnement linguistique tions propres aux connaissances pré- Pierre Pica,
du langage. De fait, on peut les met- appauvri reconstruisent spontanément linguistiques. Elles pourraient être des CNRS, Laboratoire Structures
tre en évidence avec des tâches spé- la complexité naturelle des langues. différences d’« usage », de pratique, formelles du langage, Université
cifiques que l’on teste chez le jeune On a par exemple montré au Nicara- d’environnement ou d’éducation; elles Vincennes-Saint-Denis, Paris 8

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Linguistique [33


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caractère négatif comme moyen ou faible,


a b ils appuyaient sur la touche X. Dans un autre
cas, cette association était inversée: les noms
juifs et les traits de caractères négatifs par-
tageaient la même touche X, et les noms ara-
bes et les traits de caractères positifs
correspondaient à la touche M.
Les chercheurs ont mesuré la rapidité
de réaction des participants dans chaque
situation. En psychologie cognitive, on
utilise cette tâche pour évaluer les préju-
gés involontaires ou automatiques, par
exemple les traits de caractères positifs et
les groupes ethniques souvent associés dans
l’esprit des gens. Ainsi, les scientifiques ont
montré que les préjugés dépendent de la
langue dans laquelle ils interrogent les sujets.
J.-M. Thiriet

Par exemple, les bilingues arabe-hébreu ont


des attitudes implicites plus positives envers
les juifs quand ils sont testés en hébreu
2. L’INTERPRÉTATION D’UN ÉVÉNEMENT dépend de la langue. Une personne japonaise décrit
que lorsqu’ils sont interrogés en arabe.
un événement accidentel de façon indirecte : « Le vase a été renversé » (a). Un Anglais en parle
toujours de façon transitive : « Pierre a cassé le vase » (b). Ainsi, si l’Anglais se souvient toujours En conséquence, la langue participe à
du responsable, le Japonais a tendance à l’oublier, peut-être parce qu’il ne le mentionne pas dans différents aspects de la cognition. Le com-
sa langue. portement des individus dépend de la lan-
gue qu’ils parlent, même quand ils
réalisent une tâche simple, par exemple
Qui plus est, selon leur langue mater- nouvelle façon de parler du temps leur distinguer des couleurs, compter des
nelle, les enfants prennent conscience confère une nouvelle conception du temps. points sur un écran ou s’orienter dans une
de leur genre, masculin ou féminin, à des Par ailleurs, on peut aborder la ques- pièce. En outre, nous avons montré que
stades de développement différents. tion autrement, en travaillant avec des limiter la capacité d’un individu à accé-
En 1983, Alexander Guiora, de l’Univer- personnes bilingues. On a montré que les der à ses facultés linguistiques – par exem-
sité du Michigan à Ann Arbor, a comparé bilingues ne conçoivent pas le monde de ple en lui donnant une tâche verbale
trois groupes d’enfants dont la langue la même façon selon la langue qu’ils contraignante à réaliser en même temps,
maternelle était l’hébreu, l’anglais ou le emploient. En2010, Oludamini Ogunnaike tel dicter un article de journal – diminue
finnois. L’hébreu souligne souvent le et ses collègues, de l’Université Harvard, et ses capacités à accomplir ces tâches sim-
genre, car même le mot tu en a un (il dif- Shai Danziger et ses collègues, de l’Uni- ples. En fait, la pensée serait un ensem-
fère selon qu’il se réfère à un individu versité Ben Gourion du Neguev en Israël, ble de mécanismes linguistiques et non
de sexe masculin ou féminin). Le finnois ont montré, indépendamment, qu’un bilin- linguistiques. Les domaines de la cogni-
n’a pas de mot spécifique au genre (les gue n’apprécie pas les mêmes personnes tion humaine où la langue ne joue aucun
pronoms il et elle n’existent pas) et l’an- selon la langue dans laquelle il est interrogé. rôle doivent sans doute être rares.
glais est intermédiaire. En conséquence, Les chercheurs ont étudié les réactions de Une caractéristique importance de l’in-
les enfants grandissant dans un envi- bilingues arabe-français au Maroc, de bilin- telligence humaine est son «adaptabilité»,
ronnement où l’on parle l’hébreu ont gues espagnol-anglais aux États-Unis et c’est-à-dire sa capacité à inventer et à réar-
conscience de leur genre environ un an de bilingues arabe-hébreu en Israël. Ils ont ranger des concepts selon l’environnement.
avant les petits Finlandais ; et les anglo- testé les préjugés implicites des participants. La grande diversité des langues dans le
phones se situent entre les deux. monde est une conséquence de cette adap-
Voilà donc quelques résultats mon- tabilité. Chaque langue apporte sa «trousse
trant que les différentes langues influent Qui de la langue à outils» cognitive et renferme la connais-
sur la cognition. Mais ces différences lin-
guistiques créent-elles des différences de
ou de la pensée est sance et la vision du monde développées
au cours de plusieurs milliers d’années dans
pensée, ou est-ce l’inverse ? Les deux arrivée en premier ? une culture. Elle contient une façon de
sont vrais. Depuis environ dix ans, comme Par exemple, ils ont demandé aux bilingues percevoir le monde, de l’appréhender et de
nous venons de le voir, plusieurs expé- arabe-hébreu d’appuyer rapidement sur un lui donner une signification, et représente
riences ont établi que la langue que l’on bouton en réaction à des mots, sous diver- un guide que les ancêtres ont développé et
parle change la façon de penser. Autres ses conditions. Dans un cas, si les sujets perfectionné. Les recherches sur la façon
exemples : apprendre à des individus de voyaient un nom juif comme Yaïr ou un trait dont les langues parlées modèlent la pen-
nouveaux mots désignant des couleurs de caractère positif tel bon ou fort, ils devaient sée permettent aux scientifiques de décou-
modifie leur capacité à distinguer les cou- appuyer sur la touche M ; s’ils voyaient un vrir comment l’homme crée la connaissance
leurs. Et enseigner à des personnes une nom arabe comme Ahmed ou un trait de et construit la réalité. 

34] Linguistique © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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Insecte, arthropode, médecine traditionnelle, médecine chinoise, cordyceps, médicament, remède, Entomed, araignée, toile, asticot, larvothérapie, Maggot therapy, miel, biodiversité, insecte médicinal

Médecine

Des insectes
pour guérir
Roland Lupoli
Depuis 5 000 ans, les insectes sont utilisés
en médecine traditionnelle. En étudiant
leurs principes actifs, des biochimistes mettent au point
de nouvelles molécules thérapeutiques.

S i les Occidentaux apprécient papil-


lons, coccinelles et abeilles, leur avis
est plus contrasté à l’égard des autres
insectes, qu’ils considèrent souvent comme
de la vermine. Il est vrai que certains insec-
sciences de la vie et de la Terre en
classe de cinquième dans les
années 1960, n’y est plus enseignée.
Les bacheliers actuels ne savent
pas ce qu’est un insecte! Les ento-
tes sont nuisibles pour l’homme. Les femel- mologistes systématiciens profes-
les des moustiques Anopheles transmettent sionnels ne sont pas renouvelés
le paludisme et les femelles des mousti- depuis les années 1980, laissant des
ques Aedes, la fièvre jaune. Ces deux exem- groupes entiers sans spécialistes.
ples actuels sont les plus meurtriers, Des films et jeux télévisés regorgent
mais nombre d’autres espèces d’insectes de contacts avec des insectes pour
sont ou ont été responsables de transmis- simuler le comble de l’horreur.
sions de maladies humaines ou restent des Pourtant, les insectes présentent
fléaux pour l’agriculture. de nombreux intérêts pour l’homme,
Ce sentiment de dégoût occidental le premier étant la pollinisation des plan-
envers les insectes et, plus généralement, tes. Environ 80 pour cent des plantes sont
les arthropodes terrestres (insectes, mais pollinisées par les insectes. Certes, quelques
aussi arachnides et myriapodes), n’est pas espèces sont des ravageurs des cultures,
lié à ces effets désastreux, mais à leur mais un quart d’entre elles sont des préda-
simple présence dans les habitations et teurs et parasites d’autres insectes. D’autres
l’environnement. L’amélioration des condi- consomment les excréments, évitant l’étouf-
tions d’hygiène depuis la fin du XIXe siè- fement des sols, et d’autres encore contri-
cle, puis l’utilisation de pesticides, ont buent à l’aération des sols.
donné l’impression que l’on pourrait vivre Les insectes ont aussi été exploités par
dans un monde sans insectes. Les arthro- l’homme. L’industrie textile chinoise doit
podes sont alors devenus synonymes de son essor, depuis 5 000 ans, à la fibre que
LES CORDYCEPS (CI-CONTRE SÉCHÉS), che-
saleté et de danger. sécrète le ver à soie pour fabriquer son nilles parasitées par un champignon, font par-
Ce dégoût s’est amplifié durant les cocon. Le miel et la cire produits par l’abeille tie des nombreux insectes utilisés en médecine
50 dernières années. L’entomologie, qui domestique sont exploités depuis plus de traditionnelle chinoise. Ils sont stockés dans
représentait le tiers du programme des 3500 ans. Les cochenilles sont la source de des récipients de ce type (ci-dessus).

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produits aussi variés que des colorants tex- versité du vivant (voir l’encadré page 40),
L’ E S S E N T I E L tiles et alimentaires, de la cire et de la laque. l’idée d’étendre la recherche de nouvelles
 Les mêmes Certains insectes représentent une source molécules actives aux insectes vient donc
insectes sont utilisés locale importante de protéines, vitamines assez naturellement, d’autant que l’histoire
en médecine traditionnelle et minéraux: 1417 espèces d’insectes appar- de leur utilisation curative est ancienne.
par différentes cultures. tenant à 112 familles sont consommées par Des textes en écriture cunéiforme sur
3 000 ethnies dans 36 pays d’Afrique, tablettes d’argile mésopotamiennes attes-
 Ces insectes 29 d’Asie et 23 d’Amérique. tent d’une utilisation en médecine il y a
constituent des pistes Nombre de peuples, enfin, les utilisent 5000 ans. Les pharaons égyptiens vénéraient
prometteuses pour comme médicaments depuis plusieurs mil- les insectes médicinaux et on a découvert,
de nouveaux médicaments. liers d’années. Aujourd’hui, l’industrie phar- sur des papyrus de 3 550 ans, des textes
maceutique commence à s’intéresser au concernant l’utilisation en médecine d’in-
 En s’inspirant potentiel thérapeutique des insectes: leur sectes, de scorpions, d’araignées ou de leurs
des substances actives utilisation en médecine traditionnelle est- dérivés. En Chine, le plus ancien traité de
produites par ces insectes, elle seulement placebo ou s’accompagne-t- médecine connu date de 4 700 ans. Au fil
© Shutterstock/Will Hughes, Norman Chan, Potapov Alexander

des biochimistes élaborent elle d’effets thérapeutiques réels? Peut-on des siècles, la médecine traditionnelle chi-
de nouvelles molécules mettre en évidence et produire de nouvel- noise a perpétué l’utilisation d’insectes
à visée thérapeutique. les molécules actives à partir de ces prati- par l’intermédiaire de divers ouvrages de
ques ancestrales ? Cette stratégie est-elle référence, en particulier le Bencao gangmu,
 La recherche envisageable à grande échelle? Telles sont une encyclopédie de l’histoire de la phar-
systématique, chez
les questions que nous examinerons ici. macopée naturelle rédigée par le médecin
les insectes, des molécules
chinois Li Shizhen au XVIe siècle. Elle est
actives augmenterait
aujourd’hui pratiquée dans toute l’Asie.
les chances de trouver
de nouveaux médicaments.
Des millénaires En Afrique et en Amérique du Sud,
d’insectes les insectes font partie de la pharmacopée,
médicinaux mais les médecines traditionnelles dispa-
raissent en raison de l’absence de traces
Aujourd’hui, 80 pour cent de la population écrites. En l’espace de quelques décennies,
mondiale se soigne avec des substances les ethnologues ont constaté la disparition
naturelles, et plus de 60 pour cent des médi- de remèdes prescrits depuis des siècles.
caments occidentaux sont des dérivés, modi- En Occident, les Romains utilisaient
fiés ou inspirés, de molécules de plantes et aussi des traitements à base d’insectes. Le
de micro-organismes. Pourtant, ces molé- médecin grec Dioscoride (Ier siècle) en men-
cules représentent moins de un pour cent tionne dans le second livre de son ouvrage
des 30 millions de molécules connues. Et De la matière médicale, et Galien (IIe siècle)
compte tenu du faible nombre d’espèces le suit. La médecine arabe répertorie aussi
vivantes étudiées, il reste sans doute dix fois de tels remèdes entre les VIIIe et XIIIe siècles,
plus de molécules naturelles à découvrir. notamment sous la plume des médecins
Le potentiel thérapeutique de la nature est Rhazès et Avicenne. À partir du XIe siè-
donc toujours énorme. Les insectes consti- cle, les universités de médecine se sont
tuant à eux seuls 59 pour cent de la biodi- développées dans l’Occident chrétien.

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En France, l’engouement pour les insec- cle. Ainsi, les blattes sont utilisées en Chine, trisation, et le venin d’abeille soulage
tes médicinaux atteignit son apogée au en Thaïlande, en Grèce et au Burkina l’arthrite et les rhumatismes, tant en Corée
début du XVIIe siècle. Ils furent ensuite Faso comme antibiotique contre les oti- qu’en Europe, au Soudan ou au Brésil.
abandonnés au XIXe siècle, avec l’appari- tes, ou en Russie et dans le monde arabe Les substances actives sont situées dans
tion de la médecine moderne en Europe. comme diurétique; les nids de guêpes sont des glandes de défense, des glandes sali-
(ou étaient) réputés pour leurs effets anti- vaires ou à venin, ou encore sont stockées
Des insectes prescrits cancéreux (Chine et Europe), antibioti-
que (Chine, Cameroun, Mali, Zambie),
dans le corps. La médecine traditionnelle
utilise généralement les corps entiers des
dans diverses cultures analgésique (Chine, France, Libéria, insectes. Ils sont ébouillantés, puis séchés
Malgré cette longue histoire de la médecine Mozambique) et anti-inflammatoire (Chine, avant d’être administrés en décoction
traditionnelle par les insectes, l’industrie Brésil); des fourmis ont été prescrites pour dans l’eau ou sous forme de poudre dans
pharmaceutique occidentale ne se lance que leur effet analgésique, en particulier contre l’alimentation. En Chine, la punaise Pen-
timidement dans son exploration. Et pour l’arthrite et les rhumatismes (France, Rus- tatomoidea Aspongopus chinensis est prépa-
cause: elle se veut rationnelle et reproduc- sie, Afrique du Sud, Mexique, Brésil, Aus- rée de cette façon pour traiter les douleurs
tible. Avant d’être commercialisées, les molé- tralie), ou leur effet neurotonique (Chine, hépatiques, gastriques ou articulaires. Au
cules actives sont isolées, identifiées et testées France, Maroc), voire pour suturer les plaies Mexique, certaines punaises Pentatomoi-
de longues années sur l’animal, puis chez avec leurs mandibules (Inde, Turquie, dea des genres Edessa et Euschistus sont écra-
l’homme, pour vérifier leur activité et leur Mexique) ; les miels sont connus depuis sées vivantes ou séchées, puis cuisinées dans
innocuité. Or les médecines traditionnel- longtemps sur tous les continents pour leur du riz ou des tortillas. Elles sont utilisées
les utilisent des extraits bruts, mélanges effet antibiotique et pour faciliter la cica- pour soulager les douleurs musculaires,
de centaines de molécules non identifiées
et présentes en concentration variable. Les
remèdes ont parfois une connotation magi- QUELQUES ARTHROPODES MÉDICINAUX
que. Par diverses incantations, le praticien
traditionnel ou le chaman renforcent leur CORDYCEPS
éventuelle action par effet placebo. Le cordyceps est une chenille de papillon Hepialidae du genre Thitarodes infectée par le
Dans ces conditions, comment savoir champignon Cordyceps sinensis. L’ensemble chenille-champignon est appelé cordyceps. Il est
si derrière une pratique médicale tradi- récolté entier dans le sol, sur les hauts plateaux de l’Himalaya. Le cordyceps est utilisé depuis
1400 ans en Chine comme remède anti-âge à large spectre. Il est réduit en poudre
tionnelle se cache une molécule active ? juste avant emploi, et 3 à 15 grammes sont pris par jour en décoction ou avec l’ali-
Certains remèdes sont moins efficaces que mentation, à raison de 1 à 3 grammes par prise. Il tonifie les poumons, les reins, le sys-
ceux de la médecine moderne, mais les tème immunitaire, en particulier chez les personnes âgées ou affaiblies. De nombreuses
ignorer tous est aussi irrationnel que de publications scientifiques ont démontré des activités antioxydantes, détoxifiantes, vaso-
ne s’en remettre qu’à eux. À l’époque de dilatatrices, hypoglycémiantes et un effet immunosuppresseur, in vitro et in vivo. Son effi-
leur contact avec les Européens, les Amé- cacité est devenue célèbre, car deux athlètes chinoises ayant battu trois records du monde
avaient utilisé du cordyceps pour leur préparation. Actuellement, de nombreuses socié-
rindiens avaient des centaines d’années
tés le commercialisent en le cultivant sur divers supports et un véritable trafic se
d’avance sur la pratique des accouche- développe autour du cordyceps natu-
ments : ils employaient des antidouleurs rel, avec des prix qui approchent
et des techniques de délivrance du placenta 25000 euros le kilogramme.
bien avant leur utilisation en Europe. De
nombreux médecins ont ainsi cru avoir
CANTHARIDE
inventé des traitements qui étaient déjà en
Les cantharides sont des coléoptères Meloidae. Elles produisent de la cantharidine, une molé-
usage depuis des siècles. cule toxique concentrée (un à deux pour cent de l’animal). En Chine, le méloïdé Mylabris (ci-
La prescription sur une longue période contre Mylabris variabilis), utilisé depuis 2 000 ans, a une action anticancéreuse et une
d’un remède en médecine traditionnelle action antibiotique sur la peau. En Europe, Lytta vesicatoria était employé pour ses proprié-
est un indice d’efficacité, mais pas une tés vésicatoires sur la peau et aphrodisiaques. La poudre d’insecte maintenue dans un emplâ-
preuve suffisante. En revanche, l’utilisa- tre permettait de chauffer localement la peau et de dilater les vaisseaux proches
tion d’un même groupe d’insectes pour des zones à soigner. Ce traitement a été utilisé plusieurs siècles jusqu’à la fin
une même indication et de façon indé- du XIXe siècle. Les hospices civils de Paris consommaient encore 450 kilogram-
mes de cantharides en 1880.
pendante par différentes cultures La cantharidine irrite les voies urinaires et génitales. Il s’ensuit une exci-
sur plusieurs continents – c’est-à-dire tation réflexe variable selon les individus pouvant aller jusqu’à un priapisme
la convergence d’indications – sug- (érection pathologique) douloureux. L’action aphrodisiaque de la cantharide
gère la présence de molécules acti- est bien documentée depuis l’époque romaine, et sa réputation sulfureuse a
ves et une efficacité du traitement. atteint son apogée au XVIIIe siècle sous la plume du Marquis de Sade. L’activité
Des convergences d’indications ont anticancéreuse de la cantharidine, ainsi que celle de son isomère moins toxi-
ainsi été mises en évidence dans plu- que, la norcantharidine, et de ses analogues a été montrée expérimentalement
in vitroet in vivodepuis un vingtaine d’années. En 2005, Thomas Efferth, du Cen-
sieurs pays et nous en donnons quel- tre de recherche allemand sur le cancer, à Heidelberg, et ses collègues ont mon-
ques exemples, en rappelant que les tré que la cantharidine endommage l’ADN de cellules tumorales et provoque leur
usages mentionnés en France et en Europe apoptose (mort cellulaire programmée).
ont cessé au plus tard à la fin du XIXe siè-

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pulmonaires, hépatiques, gastriques, lom- lules de cancer du sein en culture. Chez le dizaines d’espèces d’insectes: il s’agissait
baires, ainsi que les maux de dents. Aussi scorpion Mesobuthus martensii, prescrit en de surexprimer les défenses naturelles
bien en Chine qu’au Mexique, ces remè- Chine contre les convulsions, des biologis- des larves contre ces bactéries afin d’iso-
des font partie de la pharmacopée tradition- tes chinois ont isolé en 2001 une neurotoxine, ler les molécules actives correspondantes.
nelle depuis plus de 1000 ans. le peptide BmK AEP, qui présente une acti- Les peptides actifs purifiés, constitués de
Certaines indications ont été confirmées vité antiépileptique in vivo chez le rat. 40 à 50 acides aminés, étaient ensuite syn-
expérimentalement in vitro ou in vivo dans Mais entre ces premiers indices et la thétisés par des levures que l’on avait trans-
un nombre limité de cas, mais la plupart commercialisation de médicaments, la route formées en ajoutant à leur génome les gènes
nécessiteront des études ciblées approfon- est longue et peu d’entreprises l’ont sui- codant ces peptides. Ceux-ci étaient alors
dies pour identifier les molécules impliquées vie jusqu’au bout. L’exemple de la Société testés in vivo sur des souris infectées.
et comprendre comment ces molécules agis- Entomed est représentatif des méthodes
sent sur l’homme. Chez la petite cigale rouge
et noire Huechys sanguinea, par exemple, pres-
mises en œuvre et des difficultés rencon-
trées. De 1999 à 2005, Entomed a cherché à
Des recherches
crite en médecine traditionnelle chinoise développer des médicaments dérivés d’in- pharmaceutiques
contre différents cancers, la Société Entomed, sectes. Jusqu’en 2002, elle a produit des pep- Ces travaux ont permis d’identifier la struc-
une jeune pousse créée en 1999 sous l’im- tides antimicrobiens par immunisation, en ture de centaines de peptides actifs natu-
pulsion de l’Institut de biologie moléculaire injectant un cocktail de micro-organismes rels et de produire des peptides modifiés
et cellulaire du CNRS de Strasbourg, a mis – les bactéries Micrococcus luteus, Staphylo- plus actifs. Parmi ceux-ci, le peptide hybride
en évidence des molécules cytotoxiques, les coccus aureus, Pseudomonas aeruginosa, patho- antibactérien ETD-1263, de la famille des
phyllantusols, actives in vitro contre des cel- gènes pour l’homme – à des larves de défensines, petites protéines du système
immunitaire de divers vertébrés et inver-
tébrés, inhibe les staphylocoques multiré-
sistants, impliqués dans les maladies
nosocomiales. Il a été construit en mélan-
TOILES D’ARAIGNÉES geant des séquences isolées de plusieurs
Les toiles d’araignées sont prescrites depuis plusieurs espèces d’insectes. Malgré l’intérêt théra-
millénaires et sur plusieurs continents pour stopper les sai- peutique de ces molécules, ce programme
gnements et cicatriser les plaies. Elles étaient aussi employées pour trai-
a été arrêté en raison du coût élevé de pro-
ter les fièvres et les convulsions. Dans les années 1930, des dispensaires aux
États-Unis les utilisaient officieusement, bien que leurs médecins pensaient que duction de ces grands peptides.
l’imagination des patients était le principal remède. Aucune recherche n’a été menée Entomed a alors élargi son champ d’ac-
sur ce qui s’apparente à un remède de sorcière. Toutefois, les araignées déposent tion thérapeutique aux petites molécules
sur leurs fils des gouttelettes de 50 micromètres riches en molécules hydrosolubles organiques présentant des propriétés anti-
pour conserver une certaine humidité. Ces molécules, tels le gabamide, la choline ou la cancéreuses. Le choix des insectes s’est
taurine, sont proches de neurotransmetteurs. Elles représentent 40 à 70 pour cent de la orienté vers des groupes pour lesquels la
masse sèche des toiles d’araignées et pourraient expliquer leur utilisation dans le traite-
ment des convulsions. En 2008, Jay Meythaler et ses collègues, du Rehabilitation Institute défense chimique est primordiale, telles les
de Detroit, aux États-Unis, ont déposé un brevet sur l’utilisation du gabamide dans le traite- espèces toxiques dites aposématiques : la
ment des spasmes, des convulsions et de l’épilepsie. coloration vive de ces insectes est un signal
d’alarme qui avertit les prédateurs de
leur toxicité. Les coccinelles, par exemple,
A STI COT S CI C ATRIS A N T S
ont souvent des couleurs aposématiques
L’activité cicatrisante de certains asticots de mouches est connue depuis longtemps. Les Mayas et excrètent un liquide jaune ou orange riche
et des aborigènes australiens appliquaient des asticots sur les plaies pour favoriser leur cica-
trisation. En 1557, Ambroise Paré a redécouvert cette technique, qui fut employée ensuite pen- en alcaloïdes toxiques dès qu’un préda-
dant les guerres napoléoniennes. Durant la Première Guerre mondiale, le médecin américain teur… ou des doigts les attrapent.
William Baer refit cette découverte et l’appliqua à l’hôpital de façon contrôlée à son retour aux Les molécules de défense sécrétées par
États-Unis. Dès les années 1930, cette technique, nommée Maggot therapy, a été utilisée en les insectes aposématiques ont souvent
© Shutterstock/Norman Chan, Marek R. Swadzba, Sinisa Botas, Kletr, Ambient Ideas

routine dans 300 hôpitaux américains, avant d’être balayée par l’arrivée des antibiotiques un effet cytotoxique. Certaines bloquent
après la Seconde Guerre mondiale. la division cellulaire, ce qui en fait des molé-
L’apparition de souches bactériennes résistantes aux antibiotiques dans les années 1980 cules intéressantes pour les traitements anti-
fit renaître l’asticothérapie. Aujourd’hui, plusieurs sociétés commercialisent des larves sté-
riles de la mouche Lucilia sericata (ci-contre) cancéreux : les cellules cancéreuses se
pour cicatriser les plaies. Leur efficacité est multipliant plus vite que les cellules saines,
médicalement reconnue, sans que l’on en com- elles sont les premières à subir les effets
prenne complètement le mécanisme, résultat de telles molécules cytotoxiques.
d’un ensemble d’effets physiques et chimiques Un réseau de collaborations a permis
que l’on n’a pas réussi à reproduire sans asti- de réunir la plus grande banque d’insectes
cots. Plus de 30000 traitements sont effectués
au monde : 1 400 lots, chacun en quantité
dans le monde chaque année. Bien que 500 hôpi-
Roland Lupoli

taux la pratiquent en Europe, la larvothérapie supérieure à 10 grammes, provenant de


n’est pas encore autorisée en France, mais une 800 espèces différentes, ciblées pour leur
étude est en cours pour y parvenir. toxicité. Sur un total de 1 000 extraits ana-
lysés, 125 extraits actifs ont été sélectionnés,

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BIODIVERSITÉ ET INSECTES améliorés ont été synthétisés, puis criblés


systématiquement in vitro et in vivo. Deux
eprésentant 59 pour cent de l’ensemble des espèces vivantes connues, les insectes sont le
R groupe d’organismes le plus riche.Associés aux autres arthropodes terrestres (arachnides,mille-
pattes, cloportes), ils sont répartis en 58 ordres, 1 600 familles et un million d’espèces. Des estima-
séries de molécules optimisées ont mon-
tré une bonne efficacité sur des tumeurs
solides et la leucémie in vivo chez la sou-
tions fondées sur des échantillonnages d’arbres en forêts tropicales ont établi que le nombre d’espèces
ris, et étaient prêtes à passer en phase
d’insectes restant à découvrir pourrait être cinq à dix fois supérieur au nombre d’espèces connues.
préclinique. Malgré ces résultats rapides
Au rythme actuel de découverte des espèces d’insectes (environ 7 000 par an), il faudra au mini-
mum 500 ans pour toutes les répertorier – si elles ne se sont pas éteintes d’ici là…
et encourageants, Entomed n’a pas réussi
à lever de nouveaux fonds en capital-ris-
Insectes posés sur le drap que et a cessé son activité en 2005.
d’un piège lumineux.
Un approvisionnement
limité
D’autres entreprises dans le monde ont
mené des programmes de recherche sur
le potentiel thérapeutique des molécules
d’insectes, telles Entocosm en Australie et
Entopharm en Russie. Cette dernière a com-
mercialisé en 2005 le premier médicament
Roland Lupoli

issu d’insectes. Il s’agit de l’alloferon, un


peptide naturel de 13 acides aminés isolé
de la mouche Calliphora vicina. L’alloferon
augmente la production d’interférons, des
puis fractionnés en 80 échantillons par chro- performants et plus stables. Cette disci- protéines exprimées par les cellules du sys-
matographie liquide sous haute pression. pline consiste à greffer des fonctions chi- tème immunitaire des vertébrés lors d’une
Cette technique sépare les molécules d’un miques à des endroits clefs des molécules infection virale; les interférons activent les
mélange liquide: le mélange passe sous pres- pour améliorer leurs performances. La macrophages et les lymphocytes NK, qui
sion sur une colonne qui interagit avec les méthaqualone, par exemple, un sédatif et détruisent les cellules étrangères. En d’au-
molécules et retarde leur sortie selon leurs relaxant musculaire synthétique très uti- tres termes, l’alloferon réprime les effets
propriétés chimiques, ce qui permet leur lisé dans les années 1960 aux États-Unis (et des infections virales en améliorant les
séparation. Parmi les 10000 fractions obte- aujourd’hui retiré du marché à cause de défenses immunitaires naturelles. Com-
nues, 261 étaient actives sur des bactéries ses effets aphrodisiaques), s’est révélé être mercialisé en Russie, l’alloferon semble
ou des cellules cancéreuses en culture. un analogue plus actif et plus stable que particulièrement efficace contre les mala-
la glomérine, une molécule sécrétée par dies virales chroniques invalidantes telles
Une chimiothèque le myriapode Glomeris nipponica.
Cette molécule protège l’arthropode en
que l’herpès génital ou les hépatites B et C.
En France, la Société VenomeTech re-
inspirée d’arthropodes endormant ses prédateurs. Réduit en pou- cherche de nouveaux médicaments contre
En sélectionnant les fractions les plus dre, le myriapode est utilisé dans la méde- la douleur à partir des peptides de venins
actives, Entomed a identifié une cinquan- cine traditionnelle chinoise comme relaxant d’araignées, et MeliPharm développe des
taine de molécules par spectroscopie par des muscles et des tendons. La méthaqua- miels naturellement enrichis en molécu-
résonance magnétique nucléaire. Cette lone, synthétisée en 1955 en Inde lors d’une les ou en fractions antibiotiques et proci-
technique consiste à appliquer un champ recherche de molécules contre le paludisme, catrisantes.
électromagnétique pulsé sur les molécu- diffère de la glomérine par un groupe Le principal frein à la recherche de nou-
les pures en solution. Les atomes absor- phényle méthylé (C7H8) ajouté sur un des velles molécules thérapeutiques chez les
bent l’énergie et la relâchent, ce qui fait deux atomes d’azote de la glomérine. Les insectes est l’approvisionnement en insec-
entrer leur spin nucléaire (le moment atomes d’azote constituent des points d’an- tes. Il est assez facile de rechercher des molé-
magnétique de leur noyau) en résonance crage pour de nombreux groupes fonction- cules de plante ou de micro-organisme,
à une fréquence caractéristique. L’ana- nels intéressants en chimie médicinale. car on peut les localiser, les prélever à nou-
lyse des fréquences et de leurs corrélations Entomed a ainsi constitué une chimio- veau ou les cultiver. Ce n’est pas le cas des
permet de reconstituer l’environnement thèque de 14000 molécules avec les molé- insectes. Ce n’est pas le cas des insectes, qui
chimique de chaque atome et, de là, la struc- cules découvertes chez les arthropodes et sont petits et pèsent en moyenne 50 milli-
ture tridimensionnelle des molécules. leurs dérivés. Cette chimiothèque a été grammes. En outre, les métabolites secon-
Les molécules découvertes n’étaient assemblée en microplaques afin de cribler daires des insectes susceptibles d’avoir
pas toutes utilisables pour développer un automatiquement ses activités antimicro- des propriétés thérapeutiques se retrouvent
médicament. Seules les molécules nouvel- biennes et anticancéreuses. à faible concentration: de 0,01 à 0,001 pour
les, facilement synthétisables et actives ont Plusieurs molécules actives sont ainsi cent. La résonance magnétique nucléaire
servi de point de départ pour fabriquer, passées en phase de développement: pour est la seule technique permettant d’identi-
par chimie médicinale, des analogues plus ces molécules, de nouveaux analogues fier la structure d’une molécule inconnue

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en milieu liquide, et il est nécessaire de (mangeurs de champignons) ou associés L’ A U T E U R


disposer de 0,2 milligramme de molécule aux cadavres, par exemple, pourraient four-
pure. La quantité minimale d’insectes pour nir des molécules antibiotiques, car ils
identifier une molécule est donc de 10 à sont en contact étroit avec des micro-orga-
20 grammes, soit 300 individus par espèce. nismes. On pourrait, enfin, tirer parti des
En outre, bien qu’il soit assez simple de insectes hématophages – buveurs de sang –,
récolter un grand nombre d’espèces d’in- dont les molécules salivaires interagissent
sectes, c’est souvent en petite quantité. En avec la cascade de coagulation, la vasodi-
forêt tropicale, à l’aide d’un piège lumineux latation ou la douleur.
nocturne, on peut capturer 300 espèces dif- Une troisième approche pourrait être
férentes en une seule nuit, mais la plupart génomique: comme dans tout organisme Roland LUPOLI, entomologiste,
ne seront représentées que par quelques vivant, les molécules actives des insectes a travaillé au sein de la Société
Entomed de 2001 à 2005.
individus, voire un seul. Les élevages d’in- sont synthétisées grâce à un ensemble d’en- Il collabore avec le Muséum
sectes existent, mais lorsque l’on ne connaît zymes qui découlent de l’information conte- national d’histoire naturelle
pas la biologie de l’espèce ciblée, la mise au nue dans le génome. En produisant ces et travaille à l’Université
Paris Descartes dans l’Unité
point de leurs conditions d’élevage peut enzymes dans des bactéries (après avoir INSERM UMR-S747 Pharmacologie,
prendre des mois, voire être impossible repéré et reproduit leur gène) et en étudiant toxicologie et signalisation
techniquement. Or c’est le cas pour la majo- leur activité sur des précurseurs des molé- cellulaire.
rité des insectes, à l’image du plus grand cules actives, on mettrait peut-être en évi-
coléoptère du monde, le titan (Titanus gigan-
teus), un longicorne de la forêt amazonienne AVEC UN MILLION D’ESPÈCES CONNUES
mesurant 20 centimètres de longueur! Le
retour à la source de récolte est également et plus de quatre millions restant à découvrir,
difficile, car les insectes bougent. Ils sont les arthropodes terrestres représentent
abondants certaines années et quasi absents le plus gros réservoir inexploré de médicaments.
d’autres, sans que l’on puisse toujours expli-
quer les raisons de ces fluctuations. dence de nouveaux outils pour la synthèse
de molécules actives. Cette approche a été
Un énorme réservoir menée avec succès en 2002 par Jörn Piel,
de l’Institut Max Planck d’écologie chimi-
médical inexploré que de Iéna, en Allemagne, chez un insecte
En raison de ces difficultés d’approvision- du genre Paederus. Certains gènes des enzy-
nement, les insectes ont fait l’objet de mes de synthèse de la pederine, une molé-
peu d’études pharmacologiques. En comp- cule de défense très toxique, ont été isolés.
tant large, 3 000 espèces appartenant à Enfin, une dernière approche consis-
150 familles ont été partiellement analy- terait à effectuer des criblages d’activités
sées. Comment exploiter ce potentiel ? sur des espèces prélevées au hasard. Des
La première approche consisterait à véri- criblages miniaturisés, ne nécessitant
fier les activités in vitro des insectes utilisés que des concentrations infimes, pourraient
en médecine traditionnelle dont les indi- être menés sur des spécimens uniques. J’ai
cations convergent entre continents, et à iso- montré la faisabilité de cette technique.
ler leurs molécules actives. La seconde Un tel criblage ne permet pas d’identifier
 BIBLIOGRAPHIE
approche serait de poursuivre des recher- les molécules actives, mais d’orienter les R. Lupoli, L’insecte médicinal,
ches sur des groupes d’arthropodes connus recherches sur des groupes inexplorés. À Éditions Ancyrosoma, 2010
(http://ancyrosoma.free.fr).
pour leurs molécules actives. Les araignées, l’avenir, il est probable que la miniaturi-
scorpions et hyménoptères produisent sation et la puissance des systèmes de réso- T. Eisner et al., Secret weapons
autant de venins que d’espèces, réputés nance magnétique nucléaire permettront – Defenses of Insects, Spiders,
pour leur action sur le système nerveux cen- d’identifier des molécules à partir d’un Scorpions, and Other Many-Legged
Creatures, Belknap Press
tral, et chaque venin est constitué de plu- seul insecte de petite taille. of Harvard University Press, 2005.
sieurs peptides. Chaque espèce d’araignée Moins de 0,5 pour cent des arthropo-
synthétise ainsi des centaines de peptides des terrestres ont été étudiés, mettant déjà E. Motte-Florac, Les insectes
dans la tradition orale,
différents dans son venin, et seules 100 espè- en évidence des molécules pharmacolo- J.M.C. Thomas Eds., 2003.
ces sur près de 40000 ont été analysées. giquement actives variées : le potentiel
Les insectes aposématiques sont aussi de découverte de nouvelles molécules R.S. Root-Bernstein
une piste prometteuse, leurs molécules de est élevé. Avec 1 600 familles, un million et M. Root-Bernstein, Honey, Mud,
Maggots and Other Medical
défense et leur toxicité étant souvent asso- d’espèces connues et plus de quatre mil- Marvels – The science behind
ciées à des propriétés anticancéreuses. Les lions restant à découvrir, les arthropodes folk remedies and old wives’ tales,
insectes des sols, les insectes coprophages terrestres représentent le plus gros réser- Macmillan Interactive
Publishing, 1999.
(mangeurs d’excréments), mycétophages voir inexploré de médicaments. I

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Médecine [41


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Préhistoire

Les débuts de la
culture en Europe
Michael Bolus
et Nicholas Conard
Les grottes du Jura souabe,
en Allemagne, ont livré
des œuvres vieilles
de 40 000 ans qui attestent
d’une culture élaborée chez
les premiers Européens
anatomiquement modernes.

Q ue nous reste-t-il des hommes pré-


historiques ? Des pierres taillées
et quelques os ? Pas seulement, car
les cultures aussi laissent des fossiles. Il y
a entre 30 000 et 40 000 ans, une culture
avancée s’est épanouie dans la petite chaîne
de montagnes entourant la ville d’Ulm,
que l’on nomme le Jura souabe. Les grot-
tes de ce massif du Sud-Ouest de l’Alle-
magne ont en effet livré plusieurs dizaines
d’objets prouvant que les porteurs de cette
première culture souabe ont utilisé durant
une très longue période des techniques
et un système symbolique complexes. Ils
constituent ensemble le fossile d’une cul-
ture, que seul un haut niveau de cognition
a pu rendre possible. Quelle est cette cul-
H. Jensen, Université de Tübingen

ture ? Difficile à dire, mais nous pouvons


au moins illustrer certains de ses traits
les plus frappants et ressentir leur proxi-
mité avec la nôtre.
La culture que nous allons présenter
remonte à l’Aurignacien. Première culture

42] Préhistoire
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du Paléolithique supérieur, l’Aurignacien tés de chasseurs-cueilleurs actuelles. Même LES AUTEURS


se caractérise par un certain type d’outils si elles vivent en des lieux distincts et ont
de pierre et, plus rarement, en matière orga- des cultures différentes, ces sociétés ont
nique. Elle est apparue en Europe il y a des points communs : un langage com-
quelque 40 000 ans. Définie d’après le site plexe, un système de croyances, un sys-
éponyme d’Aurignac, en Haute-Garonne, tème de liens sociaux et économiques. Michael BOLUS
cette culture est associée à l’arrivée des En simplifiant, on peut dire que l’expres- et Nicholas CONARD,
hommes anatomiquement modernes en sion « modernité culturelle » désigne une préhistoriens, sont professeurs
Europe. Elle a disparu il y a environ étape de l’évolution à partir de laquelle à l’Institut de recherche
sur la préhistoire ancienne
28 000ans pour être remplacée par le Gra- une culture devient comparable à la nôtre. et l’écologie du Quaternaire
vettien. Sans doute originaires du Proche- Au sein des groupes humains culturel- de l’Université de Tübingen,
Orient, les ancêtres des Aurignaciens ont lement modernes, l’existence n’est pas seu- en Allemagne.
notamment remonté le couloir danubien lement occupée par la quête de nourriture,
jusqu’à l’Europe de l’Ouest, encore habi- la recherche d’un abri ou la reproduction,
tée par de rares Néandertaliens. mais par tout un éventail d’activités cul-
Au XXe siècle, lors de fouilles de sites turelles. Les bijoux, les figurines et les ins-
aurignaciens français (Isturitz et d’autres), truments de musique que façonnent les
les préhistoriens avaient déjà découvert membres de telles sociétés attestent de leur
des objets d’art et des instruments de musi- aptitude à se représenter la réalité à l’aide
que illustrant la créativité et l’habileté de concepts (des représentations menta-
des arrivants. Toutefois, ces signes de cogni- les d’aspects de la réalité) associés à des
tion supérieure ne sont nulle part aussi évi- symboles tels que des suites de sons (mots,
dents que dans le Jura souabe, et plus airs de musique), des signes graphiques,
précisément dans les vallées de la Lone et des gestes, des statues, etc. Tout cela forme
de l’Ach (voir la figure 3). Là, sept grottes ce que l’on nomme la pensée symbolique.
ont livré jusque tout récemment de nom-
breux objets, que les datations au radiocar-
bone et les comparaisons typologiques font
Objets symboliques
remonter à un passé compris entre 35 000 vieux de 40 000 ans
et 30000 ans, voire dans certains cas jusqu’à Les objets symbolisant un aspect de la réa-
40 000 ans. Les artefacts du Jura souabe lité (figurines) ou façonnés pour pro-
figurent ainsi parmi les plus anciens ves- duire des symboles, par exemple sonores L’ E S S E N T I E L
tiges de l’Aurignacien, et ils sont aussi les (instruments de musique), sont des mani-
plus spectaculaires… festations de la modernité culturelle. Selon
 On a découvert
dans le Jura souabe
Ces découvertes suggèrent qu’au début les indices disponibles de nos jours, ils
de nombreux artefacts.
du Paléolithique supérieur, toute une série apparaissent pour la première fois à l’ar-
Vieux de 35 000 ans,
d’innovations culturelles et techniques se rivée des Homo sapiens en Europe, il y a
ils constituent
sont produites dans le Jura souabe. Appa- quelque 40 000 ans.
des « fossiles culturels »
remment, le phénomène n’a pas d’équiva- Dans un passé plus reculé, on ne
laissés par les premiers
lent au cours de la période culturelle retrouve dans les traces laissées par les
hommes anatomiquement
précédente : il semble que le Jura souabe hommes anatomiquement modernes que
modernes d’Europe.
ait été l’un des foyers d’innovation du des débuts de modernité culturelle.
Paléolithique supérieur à l’origine de la Depuis l’Eurasie, ces traces de moder-  Parmi ces objets,
modernité culturelle. nité culturelle passent par le Proche- on trouve des figurines
Qu’entend-on par là ? Le concept de Orient, il y a environ 100 000 ans, puis représentant des animaux,
modernité culturelle désigne un ensem- peuvent être suivies en Afrique jusque des humains ou des êtres
ble de traits culturels partagés par les socié- vers 80 000 ans (les plus anciens fossiles hybrides.
d’hommes modernes datent de quelque
200000 ans). En Afrique du Sud, dans l’abri  Des flûtes en os
1. LA VÉNUS DU HOHLE FELS, une figurine de Blombos, Christopher Henshilwood, ou en ivoire attestent
féminine de six centimètres de haut en ivoire de l’Université du Witwatersrand, a par d’un grand savoir-faire
de mammouth, a été découverte en 2008 exemple trouvé ce qui fait penser à un dans la facture
dans la grotte du Hohle Fels. Particulièrement symbole graphique – un motif à base de d’instruments de musique.
H. Jensen, Université de Tübingen

soulignées, les représentations de ses organes traits réguliers sur un morceau d’ocre
génitaux suggèrent qu’elle symbolisait la sexua- vieux de 75 000 ans. Pour autant, ni le lieu  Tous ces objets
lité et la fertilité. Équipée en haut d’un anneau, reflètent une culture
elle constituait sans doute une sorte d’amulette ni la période de naissance de la moder-
nité culturelle ne sont bien définis. que l’on peut qualifier
qui se portait en pendentif. Datée entre 40 000
Dans le Jura souabe, les premières de moderne.
et 35 000 ans, elle est la plus ancienne œuvre
anthropomorphe de l’humanité. découvertes de figurines remontent

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Préhistoire [43


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2. CE MAMMOUTH D’IVOIRE de trois ment une œuvre fascinante. Haute d’une


centimètres de long a été découvert trentaine de centimètres, cette petite sta-
en 2007 dans la grotte de Vogelherd. tue mélange les caractères d’un homme
Sans doute témoigne-t-il
de la familiarité des habitants
et ceux d’un lion. Or un tel homme-lion
du Jura souabe avec relève d’un type de représentation fré-
le mammouth, qu’ils quent dans l’art paléolithique : celui
chassaient parfois pour des êtres hybrides mi-animaux, mi-
sa viande et dont ils hommes. Toutefois, tant la taille que
exploitaient l’ivoire pour l’ancienneté de l’homme-lion du
en fabriquer toutes Hohlenstein-Stadel lui confèrent un
sortes d’objets. en
übing
é de T statut unique.
iversit
ensen, Un
H. J
La grotte du Hohle Fels, près de la
ville de Schelklingen (voir les figures 3
et 6), nous a aussi offert un grand trésor
de l’art aurignacien. Les fouilles de 1999
à 1931. Gustav Riek, un préhistorien de ont d’abord livré une petite tête d’animal
l’Université de Tübingen, fouille alors en ivoire, vieille de quelque 30 000 ans,
la grotte du Vogelherd, dans la vallée de qui s’intègre bien dans la série des objets
la Lone. Il met au jour une douzaine de découverts jusque-là dans le Jura souabe.
figurines de quelques centimètres de haut Une couche un peu plus profonde que celle
taillées dans de l’ivoire de mammouth. qui a donné cette tête a ensuite livré une
 BIBLIOGRAPHIE Datées d’il y a 32 000 à 36 000 ans, elles figurine d’oiseau aquatique, puis une autre,
C. Marean, Quand la mer sauva représentent surtout de grands animaux, haute de trois centimètres seulement (voir
l’humanité, Pour la Science, tels des mammouths, des chevaux ou la figure 4), qui évoque l’homme-lion du
n° 396, octobre 2010. encore des félins. Depuis, les fouilles du Hohlenstein-Stadel !
N. Conard et J. Wertheimer, même site ont livré d’autres figurines,
Die Venus aus dem Eis, Knaus,
Munich, 2010.
dont une sculpture très bien conservée
de mammouth (voir la figure 2).
Des êtres hybrides...
M. Vanhaeren et F. d’Errico, C’est ensuite la grande découverte faite En effet, malgré la différence de taille, la res-
Aux origines de la parure, Pour dans la grotte du Hohlenstein-Stadel (voir semblance est frappante. Les deux statuet-
la Science, n° 369, juillet 2008. la figure 4) qui attirera l’attention, mais pas tes sont si similaires que l’idée s’impose que
immédiatement… Peu avant la Seconde des représentations mentales analogues sont
Guerre mondiale, on avait prélevé dans à l’origine de la réalisation de chacune des
cette cavité quelque 200 éclats d’ivoire. œuvres. À ce stade, il nous faut insister sur
Assemblés en 1969, il s’avère qu’ils for- le fait que la probabilité de trouver deux fois
la même représentation dans les quelques
centaines de kilomètres carrés de sols héri-
tés de l’Aurignacien souabe est infime. La
découverte de deux hommes-lions, l’un
Ingolstadt
Allemagne dans la vallée de l’Ach et l’autre dans celle
de la Lone, suggère fortement que les repré-
Stuttgart
Bockstein sentations de ce genre ne manquaient pas
Lon be
e Vogelherd Danu dans le Jura souabe… S’il en est ainsi, c’est
Brillenhöhle bien parce qu’elles représentaient un phé-
Hohlenstein
Sirgenstein Blaubeuren nomène répandu dans l’art aurignacien
Hohle Fels Ulm Augsburg de la région. Qu’en déduire, sinon que l’idée
Ach
de transition entre animal et humain jouait
Schelklingen Geißenklösterle un rôle important dans le système de croyan-
N ces des Aurignaciens du Jura souabe?
Cette impression conduit à l’une des
0 20 km interprétations possibles d’une autre
œuvre: l’Adorant. Réalisé sur une plaquette
3. LE JURA SOUABE est une petite chaîne de montagnes située au Sud-Ouest de l’Allemagne, d’ivoire (voir la figure 4), ce petit bas-relief
face à l’Alsace. Limité au Sud-Est par le Danube, ce petit massif était manifestement très inté- trouvé dans la grotte du Geissenklösterle
ressant pour les chasseurs-cueilleurs, sans doute à cause de ses nombreuses grottes, où ils
représente un homme debout, apparem-
pouvaient guetter le passage des chevaux, des rennes et autres herbivores de la grande steppe
à mammouths. Après les Néandertaliens, des hommes anatomiquement modernes de culture ment en position d’adoration. Sa surface
aurignacienne y ont vécu plus de 10 000 ans. Ils ont laissé de nombreuses productions cultu- est malheureusement trop dégradée pour
relles attestant de l’usage de symboles et de techniques élaborées, notamment dans la fac- que cela soit avéré, mais nous pensons que
ture d’œuvres figuratives, d’armes ou d’instruments de musique. l’Adorant pourrait aussi représenter un être

44] Préhistoire © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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hybride mi-animal, mi-homme. Il a été tinguent bien; les jambes, courtes, se ter-
trouvé en même temps que des représen- minent en pointe. Le ventre et le dos por-
tations d’ours, de mammouth et de bison. tent des entailles profondes et horizontales
La série des figurines aurignaciennes qui évoquent peut-être un habit. La vulve
du Jura souabe compte pour l’heure est fortement marquée, ce qui suggère
une cinquantaine d’objets. Les œuvres que la Vénus du Hohle Fels symbolisait la
représentent en général des animaux, que sexualité et la fertilité.
l’on reconnaît à des traits caractéristi- Jusqu’à présent, on ne connaissait de
ques, souvent très détaillés, et que l’on Vénus comparables que dans le Gravettien,
peut en général ranger dans une catégo- la culture matérielle qui succède à l’Auri-
rie animale. Cela n’est toutefois pas tou- gnacien et le remplace. La plus connue est
jours possible, d’une part parce que l’on celle de Willendorf, en Autriche, qui date
ne découvre souvent que des fragments, d’environ 25 000 ans avant notre ère. La

H. Jensen, Université de Tübingen


d’autre part parce que, manifestement, les trouvaille du Hohle Fels prouve donc que
artistes préhistoriques ne prenaient pas la tradition de ce genre de représentations
toujours pour modèle des animaux réels, féminines remonte 10000 ans plus loin dans
mais aussi des êtres hybrides… le temps, c’est-à-dire jusqu’au début du
Presque toujours, les figurines ont été Paléolithique supérieur européen.
soigneusement polies, puis enrichies de Les figurines d’âges comparables à cel-
rainures et de creux. S’agissait-il là de les du Jura souabe sont rares. Une autre
rendre les pelages ou plutôt de signes 0,5 cm Vénus aurignacienne, la Vénus du Galgen-
symboliques, que nous ne savons pas berg, a été trouvée à Stratzing, en Autriche,
décrypter ? Difficile à dire, mais la signi- dans une strate datée à –32 000 ans ; elle
fication de ces enrichissements était claire 6 cm est donc presque aussi ancienne que la
pour les Aurignaciens du Jura souabe. Vénus du Hohle Fels. Haute de 7,2 centi-
Quoi qu’il en soit, tout cela témoigne de mètres, dotée d’une tête, elle a été taillée
l’existence d’un système complexe de dans une pierre plate en serpentine (une
communication symbolique et, par là, roche verte), de sorte qu’il ne s’agit pas
d’un niveau de cognition jamais attesté d’une représentation tridimensionnelle.
auparavant, que ce soit chez les Néander- À Fumane, en Italie du Nord, des blocs
taliens ou chez les hommes anatomi- calcaires couverts de peintures quasi
quement modernes hors d’Europe. abstraites d’animaux difficiles à identifier
ont par ailleurs été signalés. Sur le même
...et une opulente lieu, les préhistoriens ont découvert une
figurine anthropomorphe, représentant
Vénus probablement elle aussi un être hybride.
Étant donné le nombre des figurines Des représentations simples d’animaux et
aurignaciennes du Jura souabe, les décou- de vulves sculptées dans la pierre ont aussi
Landesmuseum Württemberg, P. Frankenstein, H. Zwietasch

vertes renouvelées de représentations été trouvées en France.


d’êtres hybrides, mais jamais d’êtres Enfin, une bonne partie des spectacu-
humains, ne pouvaient qu’étonner. La laires peintures pariétales de la grotte Chau-
situation change en 2008, quand six frag- vet, dans la vallée de l’Ardèche, est aussi
ments d’ivoire, d’au moins 35 000 ans et aurignacienne: datées de plus de 30000ans,
plus probablement de 40 000 ans d’âge, elles ont été réalisées dans un style com-
sont découverts dans la grotte du Hohle parable à celui utilisé dans le Jura souabe.
Fels. Assemblés, ils s’avéreront former une En 1990, une découverte spectaculaire
statuette détaillée, la représentation de six dans la grotte du Geissenklösterle, près de
centimètres de haut d’une femme corpu- Blaubeuren, en Allemagne, a suscité un
lente : la Vénus du Hohle Fels, la plus 0,5 cm grand intérêt: il s’agissait de deux morceaux
ancienne représentation féminine (et de flûtes datant de jusqu’à 35000 ans avant
humaine !) connue (voir la figure 1). 4. CES FIGURINES ANTHROPOMORPHES notre ère! Le plus complet, un morceau d’os
Un anneau soigneusement façonné et ne représentent pas forcément des humains. d’aile de cygne de 13 centimètres de long,
placé de façon légèrement asymétrique sur De moins de trois centimètres de haut, celle a pu être reconstitué à partir de 23fragments.
les larges épaules occupe la place de la tête du haut (à gauche) rappelle l’homme-lion du Il illustre le niveau élevé de cognition atteint
et du cou. Sa présence suggère que la Vénus Hohlenstein-Stadel (en haut à droite). De taille par les hommes anatomiquement moder-
du Hohle Fels constituait une sorte d’amu- comparable, celle du bas est abîmée, mais nes dans le Jura souabe.
pourrait aussi représenter un être hybride,
lette ou de bijou se portant en pendentif. Dans la strate même où ce morceau
cette fois avec les bras levés. S’agit-il de la
Les volumineux seins sont dressés; les bras représentation d’un dévot préhistorique? fut retrouvé se trouvaient 31 autres frag-
reposent sur le ventre. Les doigts se dis- ments. Leur assemblage, accompli en 2004,

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Préhistoire [45


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a 40000ans, on peut supposer que ce remar-


quable artisanat préhistorique remonte
encore plus loin dans le temps.
Qui sait ? Des précurseurs en bois de
ces flûtes avaient peut-être existé bien plus
tôt, et avaient disparu depuis longtemps
quand les flûtes du Jura souabe en ivoire
ou os ont été façonnées. Et il n’est guère rai-
sonnable de penser que les hommes paléo-
lithiques ne jouaient de la musique que
dans le Jura souabe. Certes, toutes les flû-
tes en ivoire préhistoriques proviennent de
l’Aurignacien souabe (il y a bien une flûte

J. Lipták, Université de Tübingen


en os française d’âge comparable, mais sa
datation est incertaine), mais la découverte
de tels instruments en d’autres endroits
n’est sans doute qu’une question de temps.
Quoi qu’il en soit, on peut aujourd’hui
5. CES FLÛTES prouvent que les Aurignaciens du Jura souabe produisaient des sons, qu’ils affirmer qu’au début du Paléolithique supé-
combinaient sans doute pour faire de la...musique. En d’autres termes, ils produisaient un lan- rieur, que ce soit dans le Jura souabe ou
gage symbolique sonore. Ci-dessus, ce morceau de flûte, taillée dans un bloc d’ivoire de mam- dans d’autres régions telles que l’Italie ou
mouth, a été découvert en 2004 dans la grotte du Geissenklösterle. Cet objet atteste d’un savoir-faire le Sud-Ouest de la France, de nombreuses
remarquable. À gauche, une flûte complète, taillée dans un os long d’aile de vautour, a été mise innovations culturelles apparaissent; elles
au jour en 2008 dans la grotte du Hohle Fels.
ont des caractéristiques régionales, de sorte
qu’elles traduisent sans doute des identi-
a révélé qu’ils faisaient aussi partie d’une tés culturelles différentes. Pour autant, entre
flûte (voir la figure 5). L’instrument n’est pas 40000 et 35000 ans avant notre ère, peu de
en os, mais taillé dans l’ivoire d’une défense temps après l’arrivée des premiers hom-
de mammouth. Le fait est remarquable, car mes anatomiquement modernes en Europe,
si le façonnage d’une flûte à partir d’un les figurines et les instruments de musique
objet naturel ayant une forme favorable faisaient incontestablement partie du fonds
exige déjà beaucoup d’expérience et d’ha- culturel européen.
bileté, celui d’un tel instrument dans un
bloc massif d’ivoire est une prouesse tech-
nique, dont seul un véritable facteur d’ins- Une modernité
truments est capable. à l’origine du succès
C’est pourquoi nous nous sommes
particulièrement réjouis, quand, à l’été
démographique ?
2008, nous avons découvert une flûte Les découvertes du Jura souabe indiquent
M. Malina, Université de Tübingen

entière dans la grotte du Hohle Fels. que l’homme anatomiquement moderne


Façonnée dans l’os d’une aile de gypaète de l’époque aurignacienne avait développé
barbu (le plus grand des vautours), elle une diversité culturelle comparable à celle
était juste à une longueur de bras de l’en- des sociétés ultérieures. Les Néanderta-
droit où avait été trouvée la Vénus du liens qui, au Paléolithique moyen, occu-
Hohle Fels. Après l’assemblage des frag- paient la plus grande partie de l’Europe
6. LA GROTTE DU HOHLE FELS, c’est-à-dire ments, l’objet, de 22 centimètres de long, ne sont pas allés aussi loin. C’est pourquoi
du « rocher creux » en allemand, est fouillée s’est avéré comprendre cinq trous et un nous pensons que la présence de nos ancê-
depuis les années 1970. Le site est si important bec complet. Il date de quelque 40 000 ans, tres de l’âge de pierre a poussé les Néan-
que les chercheurs de l’Université de Tübingen
qui l’étudient ont pris soin de l’équiper d’un sys-
ce qui en fait le plus vieil instrument de dertaliens, peu nombreux, vers l’extinction,
tème d’éclairage et de chemins de circulation musique du monde (voir la figure 5). non seulement parce que Homo sapiens
hors sol afin de pouvoir travailler soigneuse- Sa finition technique et acoustique est fabriquait des armes et des outils plus per-
ment. Outre un matériel lithique et osseux carac- remarquable. Les répliques d’os et d’ivoire formants, mais aussi parce que le lan-
téristique de la couche culturelle aurignacienne, des flûtes du Hohle Fels et du Geissenklös- gage symbolique, attesté par les bijoux,
cette grotte a livré de nombreux témoins maté- terle permettent de produire des notes et figurines et instruments de musique qu’il
riels d’une modernité culturelle, notamment des des mélodies complexes. Cela fait des employait, lui procurait nombre d’avan-
figurines représentant des animaux, dont un
oiseau aquatique, puis celle d’un homme mi-ani- flûtes du Jura souabe des instruments de tages. C’est la modernité culturelle qui est
mal, mi-humain et, enfin, la Vénus du Hohle Fels, musique de facture comparable à ceux de à l’origine du succès démographique de
la plus ancienne représentation humaine qui notre temps. Si une telle maîtrise dans la l’homme anatomiquement moderne pen-
nous soit parvenue. réalisation d’instruments existait déjà il y dant l’Aurignacien. 

46] Préhistoire © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


cnrs.xp 4/08/11 18:33 Page 1
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percolation, carrelage, pavage, aléatoire, Schramm, Smirnov, courbes aléatoires, SLE, physique statistique, symétrie conforme, invariance conforme, transition de phase, phénomène critique, fractale

Mathématiques

La percolation,
un jeu de pavages aléatoires
Hugo Duminil-Copin
Dans les modèles de percolation, un réseau aléatoire
est traversé d’un bout à l’autre. Ces modèles sont en lien
étroit avec l’étude de la symétrie conforme, un champ
très actif des mathématiques et de la physique théorique.

M axime fait face à sa cuisine, son-


geur. Sa famille l’a chargé d’une
mission de la plus haute impor-
tance: carreler la pièce avec des dalles hexa-
gonales. Comme si cela ne suffisait pas,
Sous leur apparence ludique, les ques-
tions de Maxime intéressent mathémati-
ciens et physiciens depuis plus d’un siècle.
Le coloriage aléatoire d’un réseau –ici les
hexagones forment un réseau en nid
ses enfants se sont disputés pour le choix d’abeilles – est un modèle dit de percola-
des couleurs, jaune ou bleu (les enfants tion (du latin percolare, couler à travers).
ont parfois des goûts surprenants). Comme L’origine étymologique de ce modèle est
Maxime n’aime pas les conflits, il a décidé la percolation d’un liquide à travers une
de choisir la couleur des dalles aléatoire- matière poreuse, par exemple l’eau à tra-
ment et équitablement. Chaque fois qu’il vers du café moulu.
posera une dalle, il choisira sa couleur en La véritable étude scientifique des
tirant à pile ou face. modèles de percolation a débuté avec les
Il lance une pièce de monnaie : pile ! travaux de l’ingénieur Simon Broadbent
Le premier carreau est jaune. Il le pose et du mathématicien John Hammersley,
dans le coin le plus éloigné de la porte.
Il relance sa pièce : face ! Le carreau adja-
cent au précédent est bleu. Très rapide- 1. LA THÉORIE DE LA PERCOLATION s’appli-
que à l’étude de phénomènes tels que la propa-
ment, Maxime s’interroge sur le résultat
gation d’un feu de forêt. Dans le modèle illustré
final, non pas sur la beauté de sa future
Sauf mention contraire, les illustrations sont de l’auteur.

ici, dit de percolation « bootstrap », chaque case


cuisine, mais plutôt sur son aspect ludi- élémentaire représente un arbre. À partir d’une
que (voir la figure 2). Par exemple, lui sera- configuration initiale où certains arbres, pris
t-il possible de traverser la pièce en ne au hasard, sont en feu, la forêt évolue selon
marchant que sur des hexagones bleus une règle simple : un arbre intact à l’instant t
contigus ? Ou, s’il préfère marcher sur les prend feu à l’instant t + 1 si deux au moins de ses
voisins immédiats sont en feu (ici, les arbres
lignes séparant les hexagones bleus des ayant brûlé en premier sont en rouge, ceux ayant
hexagones jaunes, combien de pas lui fau- brûlé en dernier sont en bleu). On peut alors s’in-
dra-t-il, en partant de la porte, pour attein- téresser par exemple à la probabilité que l’incen-
dre le mur opposé ? die finisse par brûler tous les arbres.

48] Mathématiques
pls_407_p000000_percolation2.xp_mm_0408 5/08/11 10:26 Page 49

en Angleterre. Ils ont introduit en 1957 d’hexagones, certains étant occupés par un L’ A U T E U R
un tel modèle afin de comprendre com- arbre, d’autres non, l’étude de la propaga-
ment les poussières pouvaient obstruer les tion de l’incendie revient à étudier les amas
masques à gaz. Depuis, la percolation d’arbres adjacents. Bien entendu, les feux
n’a cessé de susciter l’intérêt des scienti- de cimes ne sont pas les plus fréquents.
fiques, notamment parce qu’on la rencon- En général, le feu se propage surtout par
tre sous une forme ou une autre dans de les racines et non par le feuillage. Un modèle
nombreux phénomènes: écoulement d’un de percolation n’est donc qu’une caricature
fluide dans un matériau poreux, gélifica- de phénomènes complexes.
tion d’un liquide, propagation d’un incen-
Hugo DUMINIL-COPIN est
die ou d’une épidémie, passage du courant
électrique dans un mélange de maté-
Un modèle simple, doctorant en mathématiques
riaux conducteurs et isolants, etc. mais riche à l’Université de Genève,
sous la direction
Prenons l’exemple des feux de cimes. Cependant, la simplification permet de de Stanislas Smirnov.
Ces incendies de forêts sont caractérisés dégager certaines propriétés intrinsèques,
par le fait que le feu se propage d’un arbre indépendantes des détails spécifiques du
à l’autre si leurs feuillages se touchent. Si phénomène considéré. Ainsi, il y a quel-
l’on modélise une forêt par un ensemble ques années, Bernard Sapoval, à l’École

L’ E S S E N T I E L
 La percolation désigne,
à l’origine, le passage
d’un fluide à travers
un solide perméable.

 Pour analyser de tels


processus, les scientifiques
ont conçu des modèles
aléatoires simples, où l’on
peut se poser des questions
élémentaires.

 L’étude des modèles


de percolation s’est révélée
riche et participe
au progrès de divers
domaines scientifiques.

 En mathématiques
et en physique théorique,
les modèles de percolation
contribuent aux recherches
sur la symétrie conforme.
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2. QUATRE PAVAGES POSSIBLES d’une pièce où la couleur des carreaux min d'hexagones jaunes (ou bleus) reliant les côtés haut et bas. Le cal-
est tirée au hasard équitablement, à pile ou face. On voit que l'existence cul de la probabilité d’avoir un chemin percolant dans un réseau de taille
d'un chemin d'hexagones bleus (ou jaunes) reliant le côté gauche et le infinie est l’une des questions auxquelles cherchent à répondre les
côté droit – un chemin de percolation –empêche l'existence d'un che- théoriciens de la percolation.

polytechnique, a étudié les phénomènes de Imaginons que la cuisine de Maxime


corrosion et a relevé des similarités frap- soit carrée. Dans ce cas particulier, le cal-
pantes avec les propriétés de la percolation cul de la probabilité qu’il y ait un chemin
(voir la figure 4). Plus récemment, en 2008, allant d’un mur à l’autre est assez sim-
la théorie de la percolation a permis à une ple. On peut remarquer que nous sommes
équipe anglo-néerlandaise de comprendre face à une alternative : soit il existe un che-
les épidémies de peste qui frappent les gran- min d’hexagones bleus allant de gauche
des gerbilles au Kazakhstan. à droite, soit il existe un chemin d’hexa-
Dans cet article, nous nous limiterons gones jaunes allant de haut en bas qui
au simple modèle de percolation géométri- empêche l’existence d’un chemin d’hexa-
que que constitue le pavage d’une pièce par gones bleus allant de gauche à droite
des hexagones. Nous verrons que les répon- (voir la figure 2). De plus, la probabilité
ses aux questions de Maxime, et à d’autres d’avoir un chemin jaune traversant de haut
du même type, sont surprenantes et font de en bas est la même que celle d’avoir un
la percolation un modèle fécond. chemin bleu traversant de gauche à droite,
puisque la pièce est un carré et que le
problème reste le même si l’on échange
Aller d’un côté à l’autre le jaune et le bleu (le choix de la couleur
Revenons à la première question de étant fait avec les deux probabilités éga-
Maxime. Une fois le carrelage achevé, sera- les à 1/2). Ainsi, nous pourrons traverser
t-il possible de traverser d’un mur à l’au- dans la moitié des cas, ce qui signifie que
tre en marchant uniquement sur des la probabilité de traverser vaut 1/2. En
hexagones bleus adjacents ? Comme conclusion, la question de Maxime admet
Maxime s’est posé la question avant d’avoir une réponse élémentaire pour une cuisine
carrelé sa cuisine, il ne peut pas affirmer carrée et deux couleurs équiprobables.
si la pièce sera traversable ou non : le choix Dans la suite, sauf mention contraire,
de la couleur des carreaux étant aléatoire, on supposera toujours que les deux cou-
Sébastien Pérez-Duarte

il n’a pas l’information nécessaire. leurs ont la même probabilité, ce qui cor-
Il est impossible de savoir a priori si respond à la percolation dite critique, la
la pièce sera traversable ou non, mais on situation la plus intéressante et pour
peut estimer la probabilité que cela arrive. laquelle il existe des méthodes d’analyse
3. UNE APPLICATION CONFORME est une Un joueur de loto ignore s’il va gagner ou théorique puissantes (voir l’encadré page 51).
transformation du plan qui laisse inchangés en non, mais il peut calculer la probabilité Nous venons de considérer le cas
chaque point les angles. Les exemples les plus
de toucher le gros lot : en tenant compte d’une pièce carrée. Qu’advient-il lors-
simples sont les translations, les rotations et
les homothéties. Mais il existe une infinité de du fait que tous les numéros ont la même que la pièce n’est plus carrée, mais rec-
transformations conformes dans le plan (toute chance d’être le numéro gagnant, la pro- tangulaire ? Cette question a été posée
fonction injective et analytique d’une variable babilité que le joueur gagne vaut 1/N, pour la première fois en 1894, sous une
complexe permet de définir une application où N est le nombre de numéros possibles forme un peu différente, par le mécani-
conforme). L’une d’elles est illustrée ici, elle (pour le loto français, N est égal à 19 mil- cien et mathématicien américain De Vol-
transforme un disque en un carré. Les lignes lions environ). Dans notre cas, nous pou- son Wood dans le mensuel The American
noires permettent de remarquer que les croise-
vons nous demander également quelle Mathematical Monthly. L’éditeur avait alors
ments à angle droit se conservent d’une figure
à l’autre. En dimension supérieure à 2, l’ensem- chance a Maxime de pouvoir traverser commenté : « C’est un très bon problème,
ble des transformations conformes est beau- sa pièce. Le calcul sera bien plus complexe et si quelqu’un nous en fournit une solu-
coup moins riche. que pour le loto. tion complète, nous la publierons dans

50] Mathématiques © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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le prochain numéro. » Il était trop opti- Expliquons succinctement ce que cela


miste, car la question est restée ouverte veut dire. En théorie quantique, les par-
pendant plus d’un siècle... ticules telles que les électrons et les pho-
On peut d’abord noter que l’argument tons sont des quanta d’un « champ »
utilisé pour une pièce carrée ne fonctionne approprié. Un champ est une entité mathé-
plus dans le cas d’un rectangle, puisque matique définie en chaque point de l’es- C
la probabilité d’un chemin bleu de gau- pace et à chaque instant, et les quanta sont
che à droite n’est plus la même que la pro- des unités véhiculant une énergie et une
babilité d’un chemin jaune de haut en bas. quantité de mouvement bien définies du
À vrai dire, il est impossible de calculer champ. Par exemple, les photons sont
exactement la chance de pouvoir traver- les quanta du champ électromagnéti-
ser. Cependant, on peut s’intéresser à que; ils sont de masse nulle, mais le champ
une question très proche. électromagnétique évolue dans un espace
à trois dimensions, contrairement aux
D
Quand la taille des champs correspondant à la limite d’échelle
des modèles de physique statistique à
carreaux tend vers zéro deux dimensions.
Jusqu’ici, nous n’avons pas précisé la taille En 1984, les physiciens russes Bela- x
de la pièce ou, de façon équivalente, la vin, Polyakov et Zamolodchikov, qui
taille des hexagones. Si Maxime pave sa ont tous trois Alexander pour pré-
cuisine carrée de trois mètres sur trois nom, ont présenté des arguments
par des hexagones ayant dix centimètres montrant que ces champs bidi-
de côté, ou trois centimètres, le raisonne- mensionnels, limites de modèles A 1 B
ment précédent fait pour la pièce carrée bidimensionnels de physique sta- 4. UN CHEMIN PERCOLANT qui relie, par des
s’applique encore et la probabilité de pou- tistique lorsque la taille de chaque élément hexagones bleus, le bord DA au côté BC d’un réseau
en forme de triangle équilatéral. Si les côtés de
voir traverser la pièce reste égale à 1/2. tend vers zéro, ont un immense groupe de
ce triangle sont de longueur unité, et si la lon-
Mais si la cuisine fait trois mètres sur symétries: le groupe des «transformations gueur du bord DA est égale à x, la probabilité limite
quatre, le résultat dépendra a priori de la conformes ». Il s’agit des transformations (obtenue quand la taille des hexagones tend vers
taille des hexagones. du plan qui conservent en chaque point zéro) qu’il y ait un tel chemin est égale à x.
Poussons le raisonnement plus loin et
imaginons un pavage par des hexagones
de un micromètre, de un nanomètre, etc. En Tra n s iti o n s d e p ha s e e t p e r c o la ti o n
considérant ainsi des carrelages faits d’hexa-
gones de plus en plus petits, la probabilité e nombreux systèmes phy- la proportion moyenne d’hexa- l’infini selon une loi qu’il est
de traverser se rapproche de plus en plus D siques présentent une tran-
sition de phase, c’est-à-dire un
gones appartenant à cet en-
semble. Cette densité vaut 0
parfois possible de déterminer.
Un autre modèle célèbre
d’une valeur qualifiée de probabilité limite.
La percolation étant un modèle pertinent changement brutal lorsque l’un pour p < 1/2 et est strictement de la physique statistique qui
seulement pour des systèmes contenant un des paramètres atteint une cer- positive pour p > 1/2. Étudier présente une transition de
très grand nombre d’hexagones, l’approxi- taine valeur. Un exemple en est la transition de phase, c’est par phase est le « modèle d’Ising »
mation consistant à supposer que la taille le changement d’état de l’eau exemple examiner comment à deux dimensions. Il consiste
des hexagones tend vers zéro est natu- liquide en glace lorsque la tem- D(p) se comporte lorsque p à placer aux nœuds d’un ré-
relle. Quelle est la valeur de la probabilité pérature atteint 0 °C.Le modèle se rapproche de 1/2 par va- seau plan des atomes ayant
limite pour une pièce rectangulaire? de percolation présente aussi leurs supérieures. En dimen- un spin (ou moment magné-
une transition de phase:un che- sion 2 et grâce au résultat d’in- tique) égal à +1 ou –1, cha-
La réponse à cette question est venue
min bleu infini traversant d’un variance conforme, on prouve que spin interagissant avec ses
en plusieurs temps. Tout d’abord, appe-
côté à l’autre apparaît à partir que D(p) décroît vers0 comme voisins immédiats de façon à
lons « limite d’échelle » de la percolation
d’une certaine valeur pc (égale (p – 1/2)5/36. ce que les spins tendent à pren-
le modèle obtenu en faisant tendre vers
à 1/2) de la probabilité du bleu. Les travaux de Stanislas dre le même signe (une ten-
zéro la taille des hexagones. De nombreux Le comportement d’un Smirnov permettent de com- dance contrecarrée par l’agi-
autres modèles de la physique statisti- système lors d’une transition prendre le comportement d’au- tation thermique). Ce modèle
que (discipline qui étudie les systèmes de phase est décrit par des pro- tres grandeurs thermodynami- simule le comportement des
composés d’un très grand nombre de par- priétés macroscopiques du sys- ques du modèle, telle la lon- matériaux ferromagnétiques.
ticules) admettent une limite d’échelle. Or tème, des grandeurs dites ther- gueur de corrélation. Cette Dans ce cas, les propriétés ther-
on montre que la limite d’échelle des modè- modynamiques. Pour la perco- dernière est une mesure de la modynamiques intéressantes
les bidimensionnels de physique statisti- lation, on peut par exemple distance jusqu’à laquelle deux incluent l’aimantation. S. Smir-
que est équivalente, du point de vue étudier la densité D(p) de points du système ont une in- nov a également étudié ce mo-
mathématique, à une théorie quantique l’amas d’hexagones bleus et fluence l’un sur l’autre.Au point dèle et prouvé son invariance
de champs en deux dimensions d’espace contigus qui s’étend d’un bout critique d’un système, la lon- conforme lorsque le pas du ré-
où les quanta du champ sont des parti- à l’autre du réseau, c’est-à-dire gueur de corrélation tend vers seau tend vers zéro.
cules de masse nulle.

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Mathématiques [51


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les angles, mais pas nécessairement les dis-


tances. Les exemples les plus simples sont
les translations, les rotations et les homo-
théties, mais il en existe une infinité d’au-
tres (voir la figure 3). En fait, on montre que
toute fonction analytique f d’une varia-
ble complexez représente une transforma-
tion conforme dans le plan (« analytique »
signifie qu’au voisinage de tout point z0,
f(z) peut s’exprimer sous la forme d’une
somme, éventuellement infinie, de puis-
sances entières de (z – z0)). La remarqua-
ble prédiction BPZ, du nom de ses trois
auteurs, fit naître un domaine entier de
la physique : la théorie conforme des
champs, dont les ramifications vont jusqu’à
la théorie des cordes.

Du carré au rectangle
Dans le cas de la percolation et de ses pro-
babilités de traverser d’un côté à l’autre,
la prédiction BPZ implique que la proba-
5. UN EXEMPLE DE PROCESSUS D’EXPLORATION, où l’on borde les hexagones jaunes par la bilité limite est identique dans deux piè-
gauche (en rouge). Dans la limite où la taille des hexagones tend vers zéro, ce chemin devient ces différentes à condition que l’on puisse
une courbe aléatoire du type SLE (Schramm-Loewner Evolution). transformer l’une de ces pièces en l’autre
par une transformation conforme. C’est
ce qui permit au physicien britannique John
A u tr es g ra p h es e t a u tr es d i m e n s i o n s Cardy de prédire, au début des années 1990,
a percolation a été décrite modèle soit un peu différent du Par ailleurs, la percola- la valeur de la probabilité limite.
L dans l’article sur un réseau
d’hexagones, mais le terme
modèle hexagonal décrit dans
le corps du texte, il partage avec
tion ne se restreint pas à la di-
mension 2. On peut par exem-
La formule qui donne, pour un rectan-
gle, la probabilité limite d’être traversa-
de percolation se réfère à une lui de nombreuses particulari- ple étudier la percolation sur ble est une expression compliquée, où
famille beaucoup plus large de tés. Par exemple, il présente un réseau cubique (voir la fi- interviennent des fonctions dites hyper-
modèles. également une transition de gure). Elle est beaucoup plus géométriques. Toutefois, le mathématicien
Imaginons un graphe, phase ayant les mêmes proprié- mystérieuse que la percolation suédois Lennart Carleson (prix Abel en 2006
c’est-à-dire un ensemble de tés que celle de la percolation sur le réseau plan hexagonal. pour l’ensemble de son œuvre) remarqua
points, appelés sommets, et sur les hexagones. Le fait d’être en dimension trois qu’elle revêt une forme particulièrement
de lignes, appelées arêtes, complique beaucoup la tâche élégante lorsque la pièce a une forme de
reliant certains de ces som- et certaines questions très élé- triangle équilatéral (voir la figure 4).
mets. Un pavage d’hexagones mentaires figurent parmi les Plus précisément, notons A, B et C les
forme un graphe : les sommets conjectures les plus importan- coins de cette pièce. Comme nous avons
sont les points d’intersection tes en théorie des probabilités. jusqu’ici considéré des pièces à quatre murs,
de trois hexagones et les arê- Remarquons que la dimen- ne nous arrêtons pas en si bon chemin et
tes sont simplement les bor- sion trois est celle de l’espace plaçons le quatrième coin D de la pièce sur
dures entre les hexagones. où nous vivons, et il est donc le segment CA (de longueur un), à dis-
ENSMP

Une percolation par arête sur d’autant plus fondamental de


tance x de A. On a donc une pièce à quatre
un graphe est le processus ob- la comprendre.
murs, AB, BC, CD et DA. La formule de Cardy
tenu quand on efface chaque Paradoxalement, la perco-
est alors très simple: la probabilité limite
arête avec une certaine pro- Cette ressemblance entre lation sur des graphes en di-
que l’on puisse traverser depuis le mur DA
babilité p, toutes choses éga- des modèles a priori différents mension très supérieure à trois
les par ailleurs. On obtient est nommée universalité : les est bien mieux comprise, car
jusqu’au mur opposé BC est égale à x. Ce
alors de nouveau un graphe propriétés macroscopiques de ces graphes ressemblent alors résultat n’est pas surprenant lorsque x=1/2,
possédant les mêmes som- ces systèmes ne dépendent pas à s’y méprendre à des arbres, le raisonnement fait dans le cas du carré
mets, mais seulement un sous- de la géométrie locale (hexa- c’est-à-dire des graphes sans pouvant être adapté à ce cas particulier.
ensemble de ses arêtes. gonale/carrée), mais seule- boucles. La percolation sur les En revanche, pour des valeurs différentes
On peut aussi considérer ment de propriétés générales arbres est beaucoup plus facile de x, il est stupéfiant.
la percolation sur une grille (un (ici, l’indépendance entre les à analyser et a des interpréta- J. Cardy s’était appuyé sur de nom-
réseau de carrés). Bien que ce différentes faces/arêtes). tions en termes de phylogénie. breux résultats de théorie conforme des
champs qui ne sont pas prouvés. Restait

52] Mathématiques © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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donc à démontrer rigoureusement sa maticiens et les physiciens s’attendent


formule. La dernière pierre de l’édifice fut alors à ce que le processus d’exploration
posée en 2001 par le mathématicien russe prenne l’allure d’une courbe aléatoire. De
Stanislav Smirnov, de l’Université de quel type ? En 1999, Oded Schramm, un
Genève : il apporta enfin, avec 107 ans de brillant mathématicien israélien mort
retard, la réponse attendue par l’éditeur en 2008 dans un accident de montagne,
de The American Mathematical Monthly. Elle introduisit un candidat naturel pour cette
porte le nom de formule de Cardy-Smir- courbe. En utilisant des travaux de 1923
nov. L’élégante preuve de S.Smirnov, qui de Charles Loewner, mathématicien d’ori-
tient en quelques pages, utilise de façon gine tchèque, Schramm a découvert une
fondamentale les transformations confor- famille de courbes planes aléatoires
mes. Elle a valu à ce chercheur de nom- construites à partir de transformations
breux prix, en particulier une médaille conformes et du mouvement brownien
Fields en 2010. à une dimension. Ces courbes continues
Intéressons-nous maintenant à la et aléatoires (voir la figure 6), paramétrées

Simulation de Vincent Beffara


deuxième question de Maxime. On sup- par un nombre réel k, sont notées SLEk
pose qu’il se trouve au seuil de sa cuisine, (pour Schramm-Loewner Evolution). Ce
à l’intersection de deux hexagones du bord sont des fractales aléatoires, c’est-à-dire
de son carrelage, un bleu à sa gauche et des courbes aléatoires qui gardent le
un jaune à sa droite. Il se donne pour objec- même aspect quelle que soit l’échelle à
tif de traverser la pièce en marchant sur laquelle on les examine. 6. UNE SIMULATION de la courbe de Schramm
les jointures entre hexagones, avec comme Schramm avait conjecturé des liens notée SLE6, qui est reliée à la limite d’échelle
unique règle de laisser les hexagones bleus entre les limites d’échelle de plusieurs du modèle de la percolation, c’est-à-dire la limite
sur sa gauche et les jaunes sur sa droite. modèles bidimensionnels et les courbes obtenue lorsque la taille des cases tend vers
zéro. Cette courbe est aléatoire et fractale.
SLEk, notamment SLE6 pour la percolation
décrite ici. En 2001, S. Smirnov, encore lui,
Fractales et aléatoires parvint à le démontrer pour la percolation.
Remarquez que Maxime n’a aucun choix Revenons au nombre de pas néces-
lorsqu’il n’est pas sur le bord de la pièce saires pour traverser la pièce ou, autre-
carrelée : à chaque nouveau pas, il décou- ment dit, au nombre de pas de l’exploration
vre devant lui un hexagone, bleu ou jaune, discrète. Le résultat de S. Smirnov permet
qui détermine la direction (gauche ou d’approcher le chemin d’exploration par
droite) où il doit aller. La seule indéter- une courbe continue SLE6. On ne peut pas
mination survient lorsqu’il touche le bord. calculer la longueur de cette dernière,
Dans ce cas, il marche le long du bord dans puisqu’elle est fractale (sa longueur serait
la direction qui lui permettra d’atteindre infinie !). On peut en revanche calculer sa
le bord opposé sans couper le chemin déjà dimension fractale, liée au nombre d’hexa-
parcouru. La courbe obtenue en suivant gones de taille L qui sont nécessaires pour
le chemin de Maxime est nommée proces- la couvrir complètement. Lorsque L tend
sus d’exploration (voir la figure5). Ce pro- vers zéro, on montre que ce nombre tend
cessus s’achève dès que Maxime touche vers l’infini de la même façon que1/L4/3,
le mur opposé. Répondre à la question et la dimension fractale de la courbe d’ex-
de Maxime revient alors à estimer la lon- ploration est alors égale à 4/3. Pour une
gueur de la courbe. droite, le nombre d’hexagones augmente-
La courbe d’exploration peut décrire rait comme 1/L, d’où une dimension frac-
un objet physique tel qu’une interface ou tale égale à 1, comme attendu.
une frontière. Imaginons que le bord du On en déduit que le nombre d’hexa-
domaine sur la droite de Maxime soit com- gones de taille L nécessaires pour cou-
plètement colorié en jaune et représente vrir la courbe d’exploration discrète est
J. Gracey Stinson/Pour la Science

le sable de la plage, tandis que le bord de l’ordre de 1/L4/3. Si les hexagones du


sur la gauche est colorié en bleu et repré- carrelage sont également de taille L, ce
sente la mer. Le processus d’exploration nombre correspond exactement au nom-
décrit alors la frontière entre la mer et la bre de pas nécessaires pour traverser la
plage, la mer contenant des îlots et la plage pièce. Imaginons que la taille des hexa-
des flaques d’eau. gones du carrelage de Maxime soit de dix
7. LA FRONTIÈRE ENTRE LA RÉGION rouillée
Comme pour la probabilité de traver- centimètres (0,1 mètre) et que la pièce fasse et le domaine intact de cette plaque de fer res-
ser une pièce, on peut procéder à l’ap- dix mètres de bout en bout : il faudra envi- semble à une courbe SLE. De fait, certains liens
proximation qui consiste à faire tendre la ron (10/0,1)4/3 = 317 petits pas à Maxime ont été établis entre les phénomènes de cor-
taille des hexagones vers zéro. Les mathé- pour traverser la cuisine. rosion et la percolation.

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Mathématiques [53


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8. SELON LA VALEUR DE LA PROBABILITÉ de choisir un carreau bleu, milieu) et 0,65 (à droite). Pour p < 1/2 (et pour un réseau de taille infi-
l’allure du réseau et ses propriétés seront différentes. Le réseau est illus- nie), la probabilité d’avoir un chemin percolant bleu, qui traverse tout le
tré ici pour trois valeurs de cette probabilité p : 0,35 (à gauche), 0,5 (au réseau, est nulle. Elle est strictement positive dès que p > 1/2.

De nombreuses autres questions peu- p > 1/2, la probabilité de pouvoir nous


vent être posées sur ce modèle de perco- échapper restera supérieure à une certaine
lation. Supposons par exemple que l’un valeur, et ce indépendamment de la taille
de ses enfants ait dupé Maxime en lui four- de la pièce. En fait, si l’on prolonge la pièce
nissant une pièce de monnaie biaisée. à l’infini, un hexagone appartiendra à un
Celle-ci tombera sur face avec la proba- chemin infini d’hexagones bleus contigus
 BIBLIOGRAPHIE bilité p et donc sur pile avec probabi- avec une probabilité positive. Ce phéno-
lité 1 – p, mais p ne vaut plus 1/2. La mène constitue la transition de phase de
V. Beffara et H. Duminil-Copin,
Lectures on planar percolation situation est alors très différente (voir la la percolation et a été prouvé en 1982 par
with a glimpse of Schramm-Loewner figure 8). Si p < 1/2, on verra surtout des Harry Kesten, de l’Université Cornell.
Evolution, juin 2011 hexagones jaunes. Au contraire, lorsque Les physiciens disent qu’un système
(www.unige.ch/~duminil/publi/ p > 1/2, les bleus dominent. C’est très est dans un état critique si toute varia-
lecture_notes_percolation.pdf).
différent du cas p = 1/2, où les nombres tion infime des paramètres entraîne un
W. Werner, Percolation et modèle de cases jaunes et bleues sont équilibrés. bouleversement global du système. La
d’Ising, Cours spécialisés, vol. 16, valeur p = 1/2 est donc la valeur critique
Société mathématique de France,
2009. Un exemple du modèle de la percolation. Si l’on dimi-
nue un tout petit peu p, on obtient un conti-
S. Smirnov, Towards conformal de système critique nent d’hexagones jaunes qui s’étend d’un
invariance of 2D lattice models,
International congress Imaginons que l’on considère des hexago- bout à l’autre du réseau ; si l’on aug-
of mathematicians, vol. II, nes de plus en plus petits; ou, ce qui revient mente un tout petit peu p, on obtient au
pp. 1421-1451, European au même, que les hexagones soient de taille contraire une mer d’hexagones bleus.
Mathematical Society, Zurich, fixée et que l’on considère une cuisine de L’étude d’une transition de phase
2006 (http://arxiv.org/
abs/0708.0032). plus en plus grande. Une question natu- qui se produit pour une valeur critique
relle est la suivante : quelle est la proba- d’un paramètre est au cœur de la physi-
W. Kager et B. Nienhuis, bilité que l’on puisse rallier le bord de la que statistique d’aujourd’hui (voir l’enca-
A guide to stochastic Löwner
evolution and its applications, pièce en partant du centre et en ne mar- dré page 51). Les modèles de percolation,
2006 (http://arxiv.org/abs/ chant que sur des hexagones bleus ? dont la formulation est simple, voire ludi-
math-ph/0312056). Lorsque p < 1/2, nous sommes pres- que, rentrent dans ce cadre. À l’instar d’au-
que sûrement sur une petite île et il nous tres modèles de la physique statistique, ils
G. Grimmett, Percolation,
Springer, 1999. sera impossible de nous en échapper : la se révèlent d’un grand intérêt pour la phy-
probabilité de pouvoir rejoindre le bord sique, la biologie et d’autres sciences, et
B. Sapoval, Universalités par un chemin bleu tend vers0 lorsque la offrent aux mathématiciens un terrain...
et fractales, Flammarion, 1997.
cuisine grandit. En revanche, lorsque de jeu encore loin d’être épuisé. 

54] Mathématiques © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


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Biologie cellulaire

Le désordre intrinsèque
des protéines
A. Keith Dunker et Richard Kriwacki
Selon les fonctions qu’elles accomplissent dans les cellules,
les protéines présentent une conformation rigide
ou, au contraire, très flexible. Les biologistes commencent
à étudier le rôle des protéines « intrinsèquement
désordonnées » dans diverses maladies.

L es quelque 20 000 gènes du patri-


moine génétique humain codent des
millions de protéines. On ignore leur
nombre précis, mais on sait qu’elles sont
très nombreuses étant donné le nombre
une conformation rigide. Aujourd’hui, il
est avéré qu’une multitude de protéines
effectuent leurs tâches sans jamais se replier
complètement et que certaines se replient
uniquement quand cela est indispensable.
flexibilité ont probablement contribué à
l’apparition de la vie sur Terre. La flexibi-
lité joue aussi un rôle crucial dans les cel-
lules, par exemple lors de l’activation des
gènes ou de la division cellulaire. Et cette
de fonctions qu’elles assurent dans l’or- En fait, on estime qu’un tiers ou plus de nouvelle approche n’éclaire pas seulement
ganisme. Ainsi, certaines protéines nom- toutes les protéines humaines sont «intrin- la biologie cellulaire fondamentale, elle
mées enzymes catalysent les réactions sèquement désordonnées », c’est-à-dire ouvre également de nouvelles pistes de
biochimiques ; des protéines soutiennent qu’elles contiennent au moins certaines recherche pour mieux comprendre et, par
les parois des cellules ; des protéines sont parties non repliées, ou désordonnées. conséquent, mieux traiter certaines mala-
des moteurs ou des transporteurs intra- Historiquement, les biologistes ont dies, tel le cancer.
cellulaires ; des protéines agissent dans d’abord caractérisé la structure des enzy-
la communication hormonale ; les anti-
corps, des agents du système immunitaire,
mes. Elles sont constituées de nombreuses
parties mobiles et pourvues de «charniè-
Des complémentarités
sont aussi des protéines, etc. res» permettant aux différents segments de parfaites
Étant donné l’importance des protéi- pivoter les uns autour des autres. Ainsi, L’idée selon laquelle une structure tridimen-
nes, on pourrait penser que les biologis- ces protéines sont souvent décrites comme sionnelle rigide détermine la fonction d’une
tes n’en ignorent rien. Et pourtant, notre des combinaisons de parties rigides, telles protéine est apparue en1894. Un chimiste
connaissance de cette famille de molécu- les différentes parties d’une chaise pliante. de l’Université de Berlin, Emil Fischer, a
les organiques est incomplète. Les biolo- Quant aux protéines intrinsèquement dés- émis l’hypothèse que les enzymes interagis-
gistes savaient depuis longtemps que les ordonnées, elles ressemblent à des spaghet- sent avec leurs substrats (les molécules
protéines sont constituées d’acides ami- tis en cours de cuisson, remuant sans cesse des réactions qu’elles catalysent) en se liant
nés liés entre eux comme des perles sur dans une casserole d’eau bouillante. spécifiquement à des formes complémen-
un fil. Mais ils étaient convaincus que pour Il y a 15 ans, cette conception de la struc- taires à leur surface. Les enzymes ne recon-
qu’une protéine fonctionne correctement, ture des protéines aurait semblé totalement naîtraient pas les molécules dont la
sa chaîne d’acides aminés devait d’abord insensée. Aujourd’hui, les scientifiques ont conformation serait différente, même si la
se replier d’une façon précise et adopter compris que cet aspect amorphe et cette différence est minime. En d’autres termes,

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L’ E S S E N T I E L
 Selon le modèle
classique, les protéines
doivent adopter une forme
rigide afin d’accomplir
certaines tâches,
par exemple fixer
des molécules cibles
spécifiques.

 Pourtant, d’après
des travaux récents,
au moins un tiers
des protéines existant
chez l’homme
sont partiellement
ou complètement
non structurées.

SE REPLIANT UNIQUEMENT  Loin d’être

AXS Biomedical Animation Studio


lorsque cela est nécessaire, pathologique, cette
la protéine flexible p27 (en vert) absence de structure
peut s’enrouler autour de différentes rigide est souvent
molécules « partenaires » (en bleu),
cruciale pour la fonction
ce que les protéines ayant
une structure tridimensionnelle de la protéine.
unique ne peuvent pas faire.

une enzyme et son rures. Dès le début des années les protéases. Au début des années 1970,
substrat sont ajustés 1900, les biologistes savaient que de on a découvert qu’une protéine du sang
comme une clé et une serrure. nombreux anticorps se lient à de multiples nommée fibrinogène contient une région
À l’époque où Fischer a formulé son molécules cibles, nommées antigènes – une de grande taille dont la structure n’est pas
modèle, on ignorait la nature des protéines. première observation qui ébranla le modèle figée. Cette région, comme d’autres plus
Durant les décennies qui ont suivi, les bio- «clé-serrure». Dans les années 1940, le chi- petites découvertes plus tard, joue un rôle
logistes ont découvert que les protéines sont miste Linus Pauling découvrit que cer- clé dans la coagulation du sang.
des chaînes d’acides aminés et ont sup- tains anticorps se replient de différentes Puis, dans les années 1970, on a mis
posé qu’elles devaient se replier en une façons, le repliement de chaque configura- en évidence un autre exemple: la capside
conformation précise pour assurer correc- tion étant guidé par l’antigène, afin que les du virus de la mosaïque du tabac, c’est-à-
tement leur fonction. En 1931, le biochimiste deux formes soient ajustées au mieux. dire la protéine qui forme l’enveloppe pro-
chinois Hsien Wu confirma cette hypothèse, Depuis les années 1940, d’autres obser- tégeant le matériel génétique du virus; il
en montrant que la dénaturation des pro- vations ont remis en cause le dogme d’une s’agit d’un virus à ARN infectant les plan-
téines, c’est-à-dire la perte de leur struc- structure tridimensionnelle rigide. Mais on tes, dont le tabac. Lorsque la capside est
ture tridimensionnelle naturelle, conduit à considérait encore les protéines qui ne vide, la protéine présente de grandes
une perte complète de la fonction. respectaient pas la règle comme des excep- régions non structurées flottant librement
En 1958, John Kendrew et ses collègues tions, rares et bizarres. L’un d’entre nous à l’intérieur de la cavité. Ce manque de com-
ont pour la première fois décrit la structure (K. Dunker) fut parmi les premiers à col- pacité permet à de l’ARN, synthétisé pen-
tridimensionnelle d’une protéine, la myo- lecter de tels exemples et à faire remar- dant la réplication virale dans une cellule
globine du cachalot, en utilisant la techni- quer que, peut-être, les conformations infectée, d’entrer dans la capside. À mesure
que de la cristallographie aux rayons X. rigides étaient beaucoup plus rares que que l’ARN s’accumule, la protéine s’y lie
Depuis, les biochimistes ont déterminé l’ar- prévu. En 1953, par exemple, les scientifi- et sa conformation devient plus rigide.
chitecture de plus de 50000 types de pro- ques ont remarqué que la caséine, la prin- Les expérimentateurs qui n’arrivaient
téines, généralement en les cristallisant puis cipale protéine du lait, est essentiellement pas à obtenir des protéines repliées dans
en analysant les cristaux aux rayons X. non structurée. Cette flexibilité facilite pro- leurs expériences ont alors supposé se trom-
Toutefois, le monde des protéines n’est bablement sa digestion par les enfants en per quelque part. In vivo, les chaînes d’aci-
pas aussi figé que celui des clés et des ser- la rendant plus facilement dégradable par des aminés devaient sûrement trouver une

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ORDRE CONTRE DÉSORDRE


La machinerie moléculaire des cellules transcrit l’information codée dans des séquences d’ADN
– les gènes – en ARN et traduit cet ARN pour former les chaînes d’acides aminés qui composent
les protéines. On pensait qu’une protéine doit ensuite se replier selon une configuration unique
(en haut) pour accomplir correctement sa fonction, par exemple se lier à une molécule spécifi-
que, comme une clé s’adapte à une serrure donnée. Cependant, de nombreuses protéines res-
tent, au moins en partie, dépliées. Cette flexibilité leur permet de se lier à des molécules diverses
ADN (en bas) ou d’accomplir différentes fonctions.
ARN

CONCEPTION CLASSIQUE DE L’ACTIVITÉ DES PROTÉINES

Protéine naissante Liaison de type La protéine reste repliée


La protéine se replie « clé-serrure » après dissociation
immédiatement

Ribosome
ARN

MÉCANISME DÉCOUVERT RÉCEMMENT

AXS Biomedical Animation Studio


La protéine La protéine La protéine se replie et se lie La protéine se déplie
reste dépliée peut se fixer (en adoptant différentes après dissociation
sur différentes cibles conformations selon
la structure de la molécule cible)

conformation repliée « correcte » dans le ture des protéines rigides. Mais si les aci- nes sont intrinsèquement désordonnées
cytoplasme des cellules. Par exemple, des aminés bougent – comme ce serait le (voir l’encadré page 59). Ces molécules se
quand des chercheurs plaçaient des solu- cas dans une protéine non repliée –, les transforment constamment sous l’action
tions contenant des protéines isolées dans décalages en fréquences deviennent diffi- du mouvement brownien et de leur pro-
des éprouvettes et les examinaient avec un ciles à interpréter. pre agitation thermique, et pourtant elles
spectromètre à résonance magnétique En1996, l’un de nous (R. Kriwacki, alors restent parfaitement fonctionnelles.
nucléaire (RMN) – l’outil par excellence à l’Institut de recherche Scripps) réalisait Cette nouvelle conception des protéi-
pour l’étude des protéines –, ils obtenaient une spectroscopie par RMN sur une pro- nes est bien illustrée par la protéine p27, qui
parfois des résultats difficilement interpré- téine nommée p21, impliquée dans le est présente chez la plupart des vertébrés.
tables. Ils en ont déduit que ces protéines contrôle de la division cellulaire, lorsqu’il Comme p21, p27 est l’une des principales
n’étaient pas parvenues à se replier. remarqua quelque chose de surprenant. protéines qui régulent la division cellulaire.
Selon ses données de RMN, p21 était pres- La RMN montre que p27 est très flexible,
que entièrement déstructurée. Les acides avec des parties qui se plient et se déplient
Protéines spaghettis aminés tournaient librement autour des rapidement pour former des structures, soit
Mais ces données avaient une histoire bien liaisons chimiques qui les maintenaient en tire-bouchon (hélice alpha), soit en feuil-
plus riche à raconter. La spectroscopie ensemble, ne restant jamais dans une lets (feuillets bêta). La plupart des cellules
par RMN utilise de puissantes impulsions conformation donnée plus d’une fraction cancéreuses chez l’homme ont des quanti-
radiofréquences pour déclencher la rota- de seconde. Et pourtant – et c’est cela qui tés réduites de p27, et plus ce déficit est
tion synchrone des spins (moments magné- était surprenant –, p21 continuait à accom- important, moins le pronostic est bon.
tiques) des noyaux atomiques d’éléments plir sa fonction de régulation. Cela consti- La protéine p27 agit comme un frein sur
particuliers, tel l’hydrogène. La réaction tua la première démonstration que l’ab- la division cellulaire en se liant à au moins
des noyaux présente de légers décalages sence de structure ne faisait pas perdre sa six types différents de kinases (des enzy-
de fréquences que l’on peut relier à la posi- fonction à une protéine. mes) et en inhibant leur activité. Les kina-
tion des atomes dans les acides aminés et La spectroscopie par RMN reste la prin- ses sont les principaux régulateurs de la
à la position de ces acides aminés les uns cipale technique pour déterminer si une réplication de l’ADN et de la division cellu-
par rapport aux autres. Ainsi, à partir de protéine est repliée ou désordonnée et, laire. Elles transportent le phosphate (PO4)
ces décalages en fréquences, les biochimis- avec d’autres techniques, elle a permis et le fixent sur les autres protéines (on dit
tes parviennent à reconstituer la struc- de confirmer que de nombreuses protéi- qu’elles les «phosphorylent»), ce qui déclen-

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che une cascade d’événements. En exécu- de l’extrémité opposée de cette échelle. De


tant sa tâche, la molécule p27 s’enroule nombreuses autres protéines se situent entre
autour d’une kinase, comme une corde, ces deux extrémités, portant des régions
recouvrant une partie de sa surface, y structurées et des régions non structurées.
compris ses sites actifs. Ce blocage empê- La calcineurine, qui participe aux réac-
che la phosphorylation et stoppe ainsi la tions immunitaires (et qui est la cible des
division cellulaire. Grâce à sa flexibilité, p27 médicaments antirejet), est l’inverse d’une
peut s’enrouler autour de différents types kinase : elle retire les groupes phospha-
d’enzymes et les inhiber. tes des protéines phosphorylées. Elle porte
une région structurée qui est le site actif
de l’enzyme et fonctionne sur le mode clas-
Comment la fonction sique clé-serrure pour enlever les phos-
est-elle conciliable phates portés par d’autres protéines. Mais
avec le désordre ? elle présente aussi une région non struc-
turée qui se lie au site actif de cette enzyme
La protéine p27, qui est presque complète- et l’inactive quand il n’est pas nécessaire
ment déstructurée, se trouve près de l’ex- de retirer un groupe phosphate. Ainsi, la
trémité «désordonnée» d’une échelle qui calcineurine représente deux protéines en
va du désordre total (protéine totalement une seule : la région structurée effectue la
déstructurée) à l’ordre total (protéine tota- catalyse et la région non structurée régule
lement rigide). Les kinases se trouvent près cette fonction catalytique.

Mo d é l i sa ti o n d es p ro t é i n es i ntr i n s è q u e m e nt d é s o r d o n n é es
es protéines intrinsèquement dés- tronique a permis de déterminer la
L ordonnées sont maintenant consi-
dérées comme des actrices crucia-
forme globale de la partie structu-
rée de la capside : un enroulement
les dans le fonctionnement des or- hélicoïdal supramoléculaire formé
ganismes. De par leur importante d’un ensemble de protéines enro-
flexibilité,leur comportement ne peut bant un brin d’ARN viral.Mais comme
être expliqué par le modèle clé-ser- cette technique ne permet pas de
rure,qui suppose que deux partenai- « voir » les parties non structurées
res biologiques ne peuvent inter- du système, la diffusion des rayons X
agir que s’ils présentent une complé- aux petits angles a été utilisée
mentarité de forme.De surcroît,il est pour localiser ces parties flexibles
extrêmement difficile de caractériser à l’extérieur de la capside. Enfin, la
en détail ces protéines intrinsèque- RMN a permis d’étudier en détail le
ment désordonnées, car leur confor- comportement moléculaire de cette
mation change sans cesse, aucune partie désordonnée avec une réso-
ne durant plus d’une fraction de se- lution atomique.
conde.La résonance magnétique nu- Ces différents résultats suggè-
Martin Blacklegde

cléaire (RMN) permet d’obtenir des rent que la partie désordonnée de la


informations sur les conformations nucléoprotéine joue son rôle dans la
adoptées par ces protéines au cours transcription et la réplication du virus
du temps.Mais si cette technique de- La figure montre une reconstruction de la capside du virus de la rou- de la rougeole en sortant de la cap-
meure la plus adaptée pour étudier geole à partir des données de microscopie électronique (au fond), de side ; elle exploite sa flexibilité pour
diffusion aux petits angles(à gauche)et résonance magnétique nucléaire
ces objets complexes, la combinai- explorer l’espace environnant afin
à très haut champ (au premier plan). Les parties rouges de la capside
son avec d’autres approches per- de pouvoir interagir avec les ma-
représentent le domaine désordonné qui contrôle le déclenchement
met d’améliorer notre compréhen- de la réplication du virus. chines moléculaires qui permettront
sion de ces systèmes. la lecture du génome du virus. Ces
De nombreuses équipes de re- structurale, et de Rob Ruigrok, de petits angles, ce consortium a pro- études combinant différentes tech-
cherche françaises y travaillent, et l’Unité Interaction virus-cellule hôte, posé le premier modèle intégral de niques et expertises permettent ainsi
la récente étude de la nucléoprotéine et l’équipe de Sonia Longhi du La- la nucléocapside. Cette dernière de préciser le rôle de la flexibilité des
du virus de la rougeole est un exem- boratoire marseillais Architecture et est formée de plusieurs copies de protéines intrinsèquement désordon-
ple des travaux menés sur les pro- fonction des macromolécules biolo- la nucléoprotéine, composée d’un nées, et cela dans leur environne-
téines intrinsèquement désordon- giques.En utilisant une combinaison domaine structuré protégeant l’ARN ment biologique.
nées. Cette étude a été conduite par de trois techniques complémentai- génomique et d’une longue région Martin Blacklegde,
les équipes grenobloises de Martin res, la RMN, la microscopie électro- désordonnée qui contrôle la répli- Institut de biologie structurale,
Blackledge, de l’Institut de biologie nique et la diffusion des rayons X aux cation du virus. La microscopie élec- CEA-CNRS-UJF, Grenoble

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L E S T R AVA I L L E U R S P O LY VA L E N T S D E L A C E L L U L E
De par leurs différents rôles – enzymes, composants a représenté ici trois exemples de protéines dont la struc-
structuraux, machines moléculaires, etc. –, les protéines ture n’est pas rigide, ce qui est nécessaire pour qu’elles rem-
participent à quasiment toutes les fonctions cellulaires. On plissent correctement leur fonction.

Transporteur monorail Chargement


Une machine moléculaire constituée de deux copies de kinésine,
une protéine, « avance » le long de microtubules pour entraîner
une vésicule ou un autre « chargement » d’un endroit de la cellule
à un autre. Chaque étape est déclenchée par une molécule d’ATP, l’énergie
cellulaire, qui réagit avec le « pied » avant et force une partie charnière non
structurée de la protéine à se replier sur ce pied. Cette partie charnière,
dans le même temps, tire le pied arrière, le forçant à progresser vers l’avant,
où il se rattache au microtubule.
Kinésine

Région
non structurée
Microtubule
ATP

AXS Biomedical Animation Studio, source : The tumor suppressor p53: from structures to drug discovery, A. Joerger et A. Fersht, Cold Spring Harbor Perspectives in Biology, vol. 3, n° 2, février 2011
Gardien anticancer
Quand l’ADN d’une cellule est endommagé
par un rayonnement ou une autre cause,
Pore
un assemblage de quatre copies de p53 nucléaire
s’accroche à l’ADN en des sites spécifiques
pour déclencher la production d’enzymes
de réparation de l’ADN. Les parties non
structurées de p53 permettent
au complexe protéique de s’enrouler
autour de la double hélice. En plus de l’ADN, Protéines dépliées
cette protéine peut interagir avec l’ARN
et plus de 100 autres types de protéines.
Gardien du noyau
ADN
Enchâssé dans la membrane nucléaire,
Région non le pore nucléaire est un complexe constitué
structurée de p53 d’environ 30 protéines différentes assemblées
selon une symétrie octogonale parfaite ; il régule
p53 l’entrée et la sortie de certaines molécules.
L’ouverture est remplie d’un « gel » de protéines
complètement dépliées. Les petites molécules,
telles que les molécules d’eau, traversent ce gel
sans entrave, tandis que les grosses molécules
nécessitent un système de transport actif.

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Les exemples évoqués jusqu’à présent L’approche bio-informatique est fon- longues régions non structurées. Ainsi, envi-
sont des protéines qui se replient – soit sur dée sur des études théoriques antérieures ron un tiers des protéines humaines pré-
elles-mêmes, soit autour d’autres protéi- de protéines, qui suggéraient qu’une senteraient de grandes régions pour
nes – lorsqu’elles accomplissent leur fonc- chaîne d’acides aminés tout juste formée lesquelles le concept clé-serrure est inadapté.
tion (voir l’encadré page 60). Mais le désordre se repliait différemment selon sa compo- On ignore la raison d’un tel résultat,
est souvent une partie intégrante du fonc- sition. En particulier, les acides aminés qui mais il est possible que les protéines ayant
tionnement d’une protéine. Parfois, une sont volumineux et hydrophobes – sans des caractéristiques structurales de type
région non structurée agit comme un minu- affinité pour les molécules d’eau qui entou- clé-serrure auraient surtout des fonc-
teur contrôlant le moment auquel deux sites rent naturellement les protéines – ont ten- tions enzymatiques et de régulation. Les
de liaison se rencontrent: si la région non dance à se positionner au cœur de la organismes procaryotes (les bactéries)
structurée est longue, les deux sites de liai- protéine. Au contraire, ceux qui se posi- contiennent tous leurs constituants dans
son passent plus de temps à se chercher que tionnent à la surface d’une protéine repliée un seul compartiment. Au contraire, les
lorsque la région non structurée est courte, sont généralement petits et hydrophiles organismes eucaryotes sont dotés de mul-
car la probabilité de «rencontre» des deux – et ont tendance à s’attacher aux molé- tiples compartiments intracellulaires, tels
sites est inférieure. Dans certains cas, le fait cules d’eau environnantes. le noyau, l’appareil de Golgi, les mitochon-
d’être déstructurée permet à une protéine
particulière de se faufiler à travers la mem-
brane cellulaire. De telles protéines non struc- LES BIOLOGISTES ONT DÉCOUVERT
turées apparaissent dans les axones des que jusqu’à 35 pour cent des protéines humaines
neurones, où elles forment des structures
protégeant l’axone en occupant le volume auraient de longues régions non structurées.
aux alentours et en empêchant les enzy-
mes de destruction d’approcher. K. Dunker a voulu comparer les dries, etc. Or, il faut que ces différents orga-
On a même constaté que certaines séquences d’acides aminés de protéines nites communiquent et ils nécessitent une
protéines restent non structurées après leur intrinsèquement désordonnées avec cel- régulation importante. Les organismes
liaison. C’est le cas de la protéine Sic1 de la les de protéines rigides. En utilisant divers pluricellulaires doivent également dispo-
levure (un organisme unicellulaire à noyau, algorithmes, son équipe a découvert ser de signaux pour coordonner les actions
ou eucaryote unicellulaire) ; elle est atta- en 1997 que les protéines intrinsèquement des différentes cellules et des tissus. La
chée à son partenaire grâce à plusieurs petits désordonnées tendent à être plus riches protéine p27 peut, grâce à sa flexibilité,
segments qui se fixent et se détachent en en acides aminés hydrophiles que les pro- transporter des messages chimiques le
continu sur un site de liaison unique, tan- téines rigides. Ainsi, la proportion d’aci- long des voies de signalisation d’une cel-
dis que le reste de Sic1 reste désordonné. des aminés hydrophiles et hydrophobes lule : ces messages sont codés dans sa
permettrait de prévoir si une protéine se conformation, dans ses modifications chi-
Un désordre replie partiellement ou pas du tout.
Pour étudier les conséquences de ces
miques telle la phosphorylation, et dans
les molécules partenaires auxquelles elle
généralisé découvertes, l’équipe de K.Dunker a com- se lie (qu’elle inhibe ou régule).
Le désordre existe aussi parmi les protéi- paré, en 2000, divers génomes du monde
nes des organismes plus simples et même
des virus. Certains virus nommés phages
vivant. Les bio-informaticiens ont examiné
les génomes de plusieurs organismes en
Le secret le mieux
(ou bactériophages), qui infectent les bac- recherchant des séquences d’ADN codant gardé de l’évolution
téries, se fixent sur la membrane d’une bac- de longues chaînes d’acides aminés hydro- La faible concentration de protéines intrin-
térie via des protéines reliées à la capside philes. Les protéines correspondantes sèquement désordonnées chez les bacté-
du phage par l’intermédiaire de liens flexi- seraient les meilleures candidates pour ries signifie peut-être que ces protéines
bles. La protéine d’attachement peut se être au moins partiellement non structu- sont apparues tardivement au cours de
mouvoir plus facilement dans l’espace que rées. Dans les organismes les plus simples, l’évolution. Toutefois, cela ne semble pas
le phage entier et le réorienter lors du les bactéries et les archées (ou archéobac- être le cas. D’une part, de nombreux sys-
processus d’arrimage, facilitant ainsi sa téries), on pense qu’il y a peu de protéi- tèmes de signalisation bactériens utilisent
pénétration dans la bactérie. nes intrinsèquement désordonnées. Mais plutôt des protéines déstructurées que des
Jusqu’à présent, les chercheurs du chez les eucaryotes (les organismes plus protéines structurées. D’autre part, dans
monde entier ont identifié la fonction d’en- complexes, qui ont des cellules pourvues les machines moléculaires anciennes (du
viron 600 protéines partiellement ou tota- d’un noyau), les protéines déstructurées point de vue évolutif), qui sont constituées
lement non structurées. Mais nous pensons semblent être beaucoup plus répandues. d’assemblages d’ARN et de protéines, pres-
qu’il en existe beaucoup plus. Après tout, Ces résultats ont été généralisés en 2004 que toutes ces protéines sont partiellement
les scientifiques n’ont déterminé la struc- par l’équipe de David Jones, de l’Univer- ou entièrement déstructurées quand elles
ture que d’une petite fraction des millions sity College de Londres, qui a effectué des ne sont pas liées à leurs ARN « partenai-
de protéines qui existent dans l’organisme comparaisons similaires en incluant des res ». Ces anciens complexes hybrides
humain. De nouvelles études bio-infor- données humaines. Les biologistes ont (complexes ribonucléoprotéiques) com-
matiques menées par K. Dunker et ses col- découvert que jusqu’à 35 pour cent de prennent le splicéosome et le ribosome.
lègues tendent à le confirmer. toutes les protéines humaines portent de Les recherches sur l’origine de la vie

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LES AUTEURS plaident aussi en faveur de l’ancienneté nouvelle conception du désordre intrin-
des protéines déstructurées. Selon l’une sèque des protéines modifiera certaine-
des principales hypothèses, les premiers ment la façon dont nous comprenons et
organismes vivants étaient fondés sur traitons les maladies. Tout d’abord, dans
l’ARN et non sur l’ADN. Cet ARN agissait certains cas, le manque de structure d’une
à la fois comme molécule catalytique et protéine peut être nuisible : quand une
Keith DUNKER est biophysicien comme réservoir de l’information géné- cellule produit en excès des protéines non
à l’École de médecine tique – les rôles qui, dans les cellules actuel- structurées, ces dernières forment des
de l’Université de l’Indiana,
aux États-Unis, où il dirige les, sont respectivement joués par les agrégats. Dans le cerveau, ces plaques
le Centre de biologie protéines et l’ADN. sont incriminées dans des maladies neu-
computationnelle Dans cette théorie d’un « monde à rodégénératives telles la maladie d’Alz-
et de bio-informatique. ARN », une difficulté majeure tient au fait heimer, la maladie de Parkinson et la
Richard KRIWACKI est
biologiste à l’Hôpital pour que l’ARN se replie difficilement dans sa chorée de Huntington.
enfants de St Jude à Memphis. forme active et reste souvent figé dans des Plus généralement, il semble que la pro-
conformations inactives. Dans les cellules duction des protéines non structurées doive
actuelles, des protéines dites chaperonnes être rigoureusement contrôlée pour assu-
assurent un repliement correct de l’ARN rer le fonctionnement normal de l’orga-
et d’autres le stabilisent dans sa confor- nisme. Une étude à grande échelle sur la
mation active. Ces deux types de protéi- levure, la souris et l’homme, dirigée par
nes n’ont pas de structure stable avant Madan Babu, du Laboratoire de biologie
de se lier à l’ARN. Leur apparition aurait moléculaire du Centre de recherche médi-
ainsi permis de résoudre l’épineux pro- cale de Cambridge, en Grande-Bretagne,
blème du repliement de l’ARN. a montré, en 2008, que les cellules régu-
lent les protéines désordonnées plus étroi-
Une épée tement que les protéines rigides.
Sachant que les protéines intrinsèque-
à double tranchant ment désordonnées peuvent être impli-
 BIBLIOGRAPHIE L’analyse de l’origine du code génétique quées dans certaines maladies, on imagine
conforte encore l’hypothèse de l’appari- de nouvelles pistes thérapeutiques. Les
Jensen et al., Intrinsic disorder tion précoce des protéines non structu- protéines qui interagissent avec des pro-
in measles virus nucleocapsids,
Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 108, rées. Le code génétique est l’ensemble des téines non structurées offrent souvent à
pp. 9839-9844, 2011. règles utilisées par les cellules pour trans- leurs partenaires des points d’ancrage
crire l’information codée dans les acides où les chercheurs pourraient fixer des
Peter Tompa et al., Structural nucléiques (ARN et ADN) en une séquence molécules qui, par exemple, bloqueraient
disorder throws new light
on moonlighting. Trends d’acides aminés. Certains acides aminés des interactions délétères ou, au contraire,
in Biochemical Sciences, auraient été codés très tôt au cours de avantageuses. Ainsi, en empêchant un
vol. 30, n° 9, pp. 484-489, 2005. l’évolution, alors que d’autres seraient gène suppresseur de tumeur d’interagir
H. Jane Dyson et Peter E. Wright, apparus plus tard. avec l’un de ses régulateurs, des biolo-
Intrinsically unstructured Les acides aminés hydrophobes, volu- gistes ont obtenu certains succès dans la
proteins and their functions, mineux, qui poussent une protéine à se lutte contre le cancer chez des animaux de
Nature Reviews Molecular Cell replier, seraient apparus tardivement, et laboratoire. Des essais cliniques vont com-
Biology, vol. 6, pp. 197-208, 2005.
donc les protéines constituées des premiers mencer chez l’homme pour tester ces molé-
A. Keith Dunker et al., acides aminés devaient très probable- cules. R. Kriwacki et ses collègues mettent
Identification and functions ment rester dépliées quand elles étaient au point une stratégie similaire pour trai-
of usefully disordered proteins,
Advances in Protein Chemistry, seules. Si ces hypothèses sur l’évolution du ter le rétinoblastome, un cancer de l’œil
vol. 62, pp. 25-49, 2002. code génétique sont correctes, alors les pre- qui touche en particulier les enfants. Les
mières protéines apparues sur Terre se premiers tests chez l’animal ont donné des
Richard W. Kriwacki et al., résultats encourageants.
Structural studies of repliaient mal ou pas du tout. Les acides
p21Waf1/Cip1/Sdi1 in the free aminés apparus ultérieurement ont mani- Le modèle clé-serrure qui a si long-
and Cdk2-Bound state : festement permis aux protéines de se struc- temps expliqué la fonction des protéines
conformational disorder turer. Elles ont alors acquis des sites a perdu sa toute-puissance. Aujourd’hui,
mediates binding diversity,
Proceedings of the National enzymatiques actifs de type clé-serrure et, on sait que certaines fonctions biologiques
Academy of Sciences USA, vol. 93, dès lors, ont assuré les fonctions remplies sont remplies par des protéines rigides,
n° 21, pp. 11504-11509, 1996. par les ARN dans les cellules pendant des et d’autres par des protéines dont la struc-
Base de données de protéines millions d’années. ture fluctue. Mais plus de 100 ans après
non structurées connues : Étant donné le rôle central que jouent l’énonciation du dogme voulant que les
www.disprot.org les protéines en biologie, il n’est pas protéines aient une structure rigide, l’his-
Base de données de protéines surprenant que beaucoup d’entre elles toire des liens entre la structure des pro-
structurées : www.rcsb.org/pdb
soient impliquées dans les maladies. Cette téines et leurs fonctions reste à écrire. 

62] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011


La librairie Le savoir scientifique au fil des pages...

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abysses, océan, écosystème, neige marine, profondeurs, fonds marins, relations trophiques, isopode, baudroie, azoïque, gastéropodes, sélection, évolution, carbone organique, biodiversité, microhabitat

Océanographie

un empire méconnu
Craig McClain

Loin d’être une étendue désertique, les grands fonds tonnes de carbone organique produites par
le phytoplancton via la photosynthèse cou-
marins constituent un écosystème complexe : la faune lent vers les fonds océaniques. Or seuls
trois pour cent de ce carbone atteignent les
très variée qui les peuple est directement tributaire fonds. Comment si peu de nourriture
du phytoplancton vivant en surface. suffit-elle à alimenter toutes les formes
de vie de cet habitat ? Comment une telle
diversité a-t-elle pu persister? Quelles stra-
tégies adaptatives ont été développées par

L a Terre: un globe d’environ 510 mil-


lions de kilomètres carrés de surface,
dont près de 64 pour cent sont situés
sous plus de 200 mètres d’eau. À ces pro-
L’ E S S E N T I E L
 Contrairement
à ce que l’on pensait
les différents organismes ? Pouvons-nous
tirer de ces données un enseignement sur
les adaptations évolutives du passé ?

fondeurs, l’absence de lumière empêche


la photosynthèse. Or ce processus biolo- au XIXe siècle, les grands
De la vie
gique de conversion de l’énergie solaire est fonds marins sont peuplés. dans les abysses?
à la base de la plupart des relations tro- Au milieu des années 1800, les natura-
phiques, c’est-à-dire des échanges d’éner-
 La principale source listes pensaient que la vie marine ne pou-
de nourriture des abysses
gie et de matière entre les êtres vivants d’un vait exister à des profondeurs excédant
est la « neige marine »,
milieu donné: sans photosynthèse, pas de 550 mètres. Cette hypothèse, dite « azoï-
particules riches
nourriture! Ainsi, sur notre planète, les habi- que », formulée par le naturaliste britan-
en carbone organique
tats pauvres en nourriture prédominent. nique Edward Forbes, paraissait logique
produites à partir
Il y a deux siècles, les scientifiques en au regard des connaissances de l’époque:
de la photosynthèse
avaient déduit l’absence de toute forme de aucune espèce ne semblait en mesure de
du phytoplancton vivant
vie dans les profondeurs océaniques. survivre sous les conditions extrêmes – pres-
à la surface des océans.
Aujourd’hui, après des décennies d’explo- sion élevée, obscurité et basses tempéra-
rations et d’avancées techniques, on s’aper-  Malgré la rareté tures – caractérisant les profondeurs
çoit que l’écosystème des grands fonds est de la nourriture, océaniques. Aussi l’hypothèse azoïque
bien plus complexe qu’on ne l’imaginait : les profondeurs abritent s’était-elle répandue rapidement dans la
les abysses sont peuplés d’une grande une grande biodiversité. communauté scientifique.
diversité d’organismes vivants. La plupart Elle se révéla erronée, mais en la for-
d’entre eux ne subsistent que grâce à une  Pression de sélection, mulant, Forbes avait mis en exergue un
seule source de nourriture, la « neige stratégies adaptatives aspect primordial en biologie marine : le
marine », particules constituées des excré- et microhabitats sont lien étroit entre source de nourriture et
ments et des restes des organismes de sur- les principales causes vie sous-marine. Sans lumière et sans vie
face et qui saupoudrent continuellement invoquées pour expliquer végétale, les profondeurs lui paraissaient
les fonds marins. cette biodiversité inaptes à héberger une quelconque forme
Les énigmes foisonnent en ces lieux. On complexe et méconnue. de vie. Il n’avait pas envisagé la possibi-
estime que, chaque année, environ 16 giga- lité que des matériaux organiques prove-

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tat

nant de la surface fournissent suffisam-


ment de carbone pour que divers organis-
mes se développent dans les fonds marins.
À la surface de l’océan, le phytoplanc-
ton transforme par photosynthèse le
dioxyde de carbone de l’atmosphère en
carbone organique, qu’il fixe dans ses tis-
sus. D’autres organismes consomment ce
phytoplancton et sont à leur tour consom-
més. Ce processus d’alimentation continu
produit des excréments. Au bout d’un
certain temps, les organismes meurent.
Excréments, organismes morts et maté-
riaux inorganiques alimentent ainsi conti-
nuellement les fonds marins, sous la forme
de petits agrégats. Les polymères pro-
duits en tant que déchets par les bacté-
ries et le phytoplancton assurent la
cohésion de ces agrégats. Agglomérés,
ceux-ci constituent la « neige marine »,
la principale source de nourriture dans
les profondeurs océaniques.

Une faune nourrie


de neige marine
La neige marine ne tombe pas uniformé-
ment sur le fond de la mer, tant dans l’es-
pace que dans le temps. Dans les régions
côtières, le phytoplancton produit plus
de matière organique, car il bénéficie de
la montée d’eaux riches en nutriments vers
la surface. En général, plus la production
est importante en surface, plus il y a de
neige marine en profondeur. En outre, à
mesure que l’on s’éloigne de la côte et
que la profondeur croît, la neige marine
doit traverser une plus grande quantité
d’eau pour atteindre le fond de la mer, ce
qui augmente les chances que toutes sor-
tes d’organismes – des bactéries aux pois-
sons osseux – la consomment en totalité
ou en partie sur son trajet.
Forbes ne pouvait connaître la neige
marine ; celle-ci ne fut décrite que bien
après sa mort. Deux autres éléments, qui
constituent aujourd’hui le pivot de la théo-
rie moderne des écosystèmes des grandes
profondeurs, lui avaient aussi échappé.
Le premier est que, sur le fond de la mer,
la biomasse, la masse totale de tous les
êtres vivants, est reliée à la quantité de
© Visuals Unlimited/Corbis, Pour la Science

1. HABITANTES DES PROFONDEURS, les femel-


les des poissons de la famille des Ceratiidae, les
baudroies, attirent leurs proies avec un leurre,
de la lumière bleue émise par des bactéries sym-
biotiques. C’est là une des nombreuses straté-
gies adaptatives des animaux des abysses.

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carbone à la surface de l’océan et à la quan- grandes profondeurs peuvent être clas-


tité de neige marine qui s’ensuit. En 2007, sées en quatre catégories en fonction de
avec mes collègues, nous avons ainsi leur taille : la mégafaune, c’est-à-dire les
observé que les augmentations et les réduc- organismes tels les poissons, les crabes,
tions de la biomasse sur le fond de l’At- les homards, les étoiles de mer, les our-
lantique Nord sont étroitement liés aux sins, les concombres de mer (ou holothu-
variations de la production de plancton à ries), les éponges et les coraux, qui sont
la surface de l’océan. Par conséquent, la suffisamment grands pour être photogra-
biomasse la plus élevée se retrouve près phiés ou capturés dans des chaluts ; la
des régions côtières et à de faibles pro- macrofaune, comprenant les polychètes
fondeurs – inférieures à quelques centai- (des vers annélides), de petits crustacés
nes de mètres. Forbes a joué de malchance et de petits mollusques, qui peuvent être
sur ce point : il a choisi comme terrain capturés avec des filets à maille fine,
d’étude les fonds de l’Est de la Méditer- mais sont rarement observés à l’œil nu ;
Craig McClain

ranée, une zone qui, on le sait aujourd’hui, la méiofaune, incluant les foraminifères,
5 mm produit très peu de carbone organique les copépodes et les nématodes, qui sont
en surface. retenus uniquement par des mailles de
2. QUELQUES-UNES des nombreuses espè- Le second point est que les bateaux très petite taille ; et, enfin, les bactéries, les
ces d’organismes macrofauniques extraites
dragueurs utilisés pour échantillonner les plus petits de tous ces organismes.
d’une carotte de seulement sept centimètres
de diamètre et dix centimètres d’épaisseur pré- fonds marins étaient alors inefficaces pour
levée dans les grands fonds. Une surface d’un
demi-mètre carré environ peut contenir plus de
capturer de petits organismes et laissaient
échapper une part importante de la faune
Des être miniaturisés...
300 espèces. très diverse des mers profondes. Quel- ou géants
ques décennies seulement après l’affir- H. Thiel a observé que la mégafaune et la
mation de Forbes, ces petits organismes macrofaune diminuent plus rapidement
étaient observés. Selon le naturaliste bri- avec la profondeur que la méiofaune ou
tannique Henry Nottidge Mosely, certains les bactéries. De fait, avec l’augmentation
animaux semblaient même avoir rapetissé de la profondeur, la méiofaune et les bac-
dans les conditions des grandes profon- téries dominent de plus en plus. Ainsi, à
deurs. Et, en 1975, Hjalmar Thiel, de l’Uni- des profondeurs supérieures à quatre kilo-
versité de Hambourg, a montré qu’avec mètres, dans les vastes plaines abyssales
l’augmentation de la profondeur, les petits où la nourriture est très limitée, il y a un
organismes deviennent prédominants. net basculement vers des tailles minuscu-
Les grands fonds, dont la neige marine les. En voici un exemple frappant : mon
constitue la seule source de nourriture, directeur de thèse Michael Rex, de l’Uni-
privilégieraient-ils les petits organismes ? versité du Massachusetts à Boston, et moi-
La situation, nous allons le voir, n’est pas même avons calculé que notre collection
aussi simple. Les formes de vie dans les entière de plus de 20 000 gastéropodes de
mer profonde pêchés dans l’Ouest de l’At-
lantique Nord pourrait entrer à l’inté-
rieur d’un unique Busycon carica, une
conque de la taille du poing.
Cela ne signifie pas pour autant que
tous les animaux des profondeurs sont
« miniaturisés ». S’il y a bien une diminu-
tion globale de la taille des invertébrés
vivant à grande profondeur, certains grou-
pes d’animaux (taxons) présentent au
General Bathymetric Chart of the Ocean

contraire des tailles supérieures à mesure


que l’on s’enfonce, approchant le gigan-
tisme. Par exemple, si les gastéropodes des
eaux profondes sont plus petits que leurs
homologues de surface, leur taille aug-
mente avec la profondeur. Mais le schéma
inverse a aussi été observé chez d’autres
0-200 mètres moins de 3000 mètres 5000 mètres 7000-11000 mètres types de gastéropodes, dont la taille dimi-
3. PRÈS DE 64 POUR CENT DE LA SURFACE TERRESTRE se trouvent sous plus de 200 mètres nue avec la profondeur. Le même phéno-
d’eau. Le manque de lumière à ces profondeurs empêche la photosynthèse et la prolifération de végé- mène est apparu chez d’autres taxons,
taux, qui constituent la base des tissus nourriciers sur terre et en eaux peu profondes. tels certains crustacés. Quels processus bio-

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logiques ont engendré ces tendances oppo- moins de prédateurs, moins de compéti- Les îles et les océans profonds ont peu
sées dans l’évolution de la taille ? tion avec d’autres espèces, un habitat de choses en commun. Le fait que l’on
Pour répondre à cette question, je suis réduit et des sources de nourriture poten- observe une évolution des tailles simi-
passé du plus vaste habitat de la Terre (les tiellement marginales. laire dans ces deux habitats si différents
océans) à l’un des plus petits – les îles. suggère que sa cause réside dans une
L’existence de tailles extrêmes est bien
documentée dans différentes îles. Le petit
Pénurie de nourriture, caractéristique unique qu’ils partagent : la
pénurie de nourriture. Dans les îles, la
kiwi et l’énorme moa (un oiseau disparu facteur de sélection quantité de nourriture disponible est fai-
mesurant plus de deux mètres) en Nou- En 2006, nous avons découvert un schéma ble, car les végétaux, à la base de la chaîne
velle-Zélande, le colossal dragon de similaire dans les océans. Quand des gas- alimentaire, ont peu de place pour pros-
Komodo sur l’île de Komodo en Indoné- téropodes d’eaux peu profondes ont évo- pérer. Ainsi, dans les deux habitats, la
sie, les éléphants pygmées (aujourd’hui lué pour devenir des habitants d’eaux quantité de carbone organique produit
disparus) sur les îles de la Méditerranée, profondes, les petites espèces sont deve- serait probablement insuffisante pour
la grenouille de la taille d’une fourmi nues plus grandes et les grandes espè- entretenir une population constituée uni-
des Seychelles, le cafard siffleur géant ces sont devenues plus petites. Nous avons quement d’animaux géants. D’un autre
de Madagascar et la tortue géante des îles aussi remarqué que leur taille n’avait côté, les organismes plus petits sont aussi
Galápagos ne sont que quelques-unes des pas évolué de façon symétrique: les taxons désavantagés : ils sont incapables de se
multiples anomalies de taille rencontrées plus grands se sont bien plus miniaturi- déplacer sur de longues distances pour
dans les îles. En 1964, le biologiste cana- sés que les petits n’ont grandi. Les deux rechercher leur nourriture ou de stocker
dien John Bristol Foster a montré que, sur types d’espèces ont donc convergé vers d’importantes réserves de graisse pour
les îles, les grands mammifères rapetis- une taille légèrement inférieure à celle jeûner pendant les périodes de pénurie
sent avec le temps. À l’inverse, les petits correspondant à une évolution symétri- alimentaire. Si ces pressions de sélection
mammifères tendent vers le gigantisme. que. Depuis, j’ai observé ce schéma dans étaient égales, la taille évoluerait vers une
Les causes possibles de ces trajectoires des taxons très différents, tels les bival- valeur intermédiaire. La taille moyenne
évolutives originales sont multiples : ves et les requins. légèrement inférieure observée s’explique

Du CO2 atmosphérique
est absorbé par En tout, le phytoplancton
l’océan produit 16 gigatonnes de carbone
par an à la surface de l’océan

500
CO2 PHYTOPLANCTON ZOOPLANCTON
Carbone organique
1 000 + oxygène
Photosynthèse
Pâturage Alimentation
(alimentation
du zooplancton) Alimentation
1 500 Organismes en Excréments
décomposition Organismes en
Organismes en Excréments décomposition Excréments
Profondeur (en mètres)

décomposition
2 000

2 500
Les micro-organismes
se nourrissent des excréments
et des organismes morts
3 000 constituant la neige marine.

3 500

4 000 Une nourriture limitée


entretient une grande
diversité d’organismes
4 500 sur le fond de la mer. Globalement, trois pour cent du carbone
atteignent les grands fonds marins.
4. LA VIE PRÈS DE LA SURFACE DE LA MER est la principale source d’ap- carbone s’agrègent en « flocons » en chemin ; leur cohésion est assurée
provisionnement en nourriture des habitants des profondeurs. Quand le phy- par du mucus et d’autres matériaux produits en partie par les bactéries qui
toplancton, le zooplancton et les organismes qui s’en nourrissent rejettent s’en nourrissent au cours de leur chute. Une grande partie de la neige
des déchets ou meurent à la surface de la mer, ces restes – que l’on nomme marine est consommée en route. On estime que seulement trois pour cent
la neige marine – coulent vers le fond de la mer. Les particules riches en du carbone produit près de la surface atteignent le fond de la mer.

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alors par une sélection plus forte au détri- liers d’œufs. Le premier jeune à éclore elle. Les mâles recherchent les femelles
ment des tailles supérieures. rampe autour du casier d’œufs et dévore grâce à un système olfactif très développé.
Face à la faible quantité de nourriture ses frères et sœurs non nés ! Lors du contact, des enzymes fusionnent
disponible, nombre d’organismes des abys- Les femelles de la famille des Ceratiidae leur bouche au corps de la femelle, puis
ses présentent des nouveautés évolutives. (les baudroies, ou lottes de mer) assurent tous leurs organes s’atrophient, excepté
Un des grands habitants des profondeurs leur survie dans cet environnement pau- leurs gonades. Ces mâles parasites devien-
est l’isopode géant Bathynomus giganteus, vre en nourriture grâce à un long pédon- nent alors une source durable de sperme
un parent marin (de 36 centimètres de long, cule (dérivé par évolution des épines de pour les femelles parasitées.
voir la figure 5a) du cloporte commun. Cet la nageoire dorsale) qui part de l’avant de
animal, le plus grand de l’ordre des Isopoda
et l’un des plus grands crustacés connus,
la tête et agit comme un leurre. À l’extré-
mité de ce leurre, des bactéries symbioti-
Une diversité variant
se déplace avec rapidité et efficacité : des ques émettent une lumière bleue qui attire avec la profondeur
pièges à appâts disposés sur le fond de la les proies vers la gueule grand ouverte de La grande variété d’adaptations à ces
mer attirent en moins d’une heure des dizai- la femelle (voir la figure 1). Les siphonopho- conditions extrêmes de rareté de la nour-
nes de ces nécrophages affamés. Chez les res du genre Erenna, organismes proches riture à de grandes profondeurs s’ac-
mammifères et les poissons, les animaux des méduses, utilisent aussi la lumière pour compagne d’une riche biodiversité qui
plus grands se déplacent plus vite et cou- attirer les proies. De la lumière rouge, une aurait choqué Edward Forbes. En 1968,
vrent plus efficacement une surface don- rareté parmi les organismes luminescents, l’étude comparative des fonds marins réa-
née. La taille de l’isopode géant pourrait est émise lorsque le siphonophore agite ses lisée par Howard Sanders, de l’Institut
être une adaptation lui permettant d’acca- tentacules, les faisant ressembler à des copé- océanographique de Woods Hole, aux
parer la nourriture dans les grands fonds podes, une source de nourriture pour de États-Unis, a montré que la biodiversité
marins, tout en lui procurant une zone plus nombreux petits poissons. des grands fonds marins dépasse la bio-
vaste de recherche de nourriture. La bioluminescence compenserait aussi diversité côtière dans la zone tempérée
Autre caractéristique, l’isopode géant la faible disponibilité en nourriture dans et s’approche de la biodiversité des eaux
peut survivre huit semaines entre deux un autre domaine vital – la sexualité. Trou- tropicales peu profondes. Des travaux
prises de nourriture. De même, en aqua- ver un partenaire dans une population peu plus récents suggèrent que la diversité
rium, le gastéropode Neptunea amianta, un nombreuse (du fait de la pénurie alimen- de la macrofaune dans les profondeurs
escargot de la taille d’une balle de tennis, taire) constitue un défi. Ainsi, de nombreux pourrait même rivaliser avec celle des
survit jusqu’à trois mois entre deux repas. poissons utilisent un organe biolumines- forêts tropicales humides. Dans des zones
Ce potentiel de jeûne traduit la capacité cent parmi leurs signaux sexuels. Chez relativement petites, le nombre d’espè-
des grands organismes à constituer d’im- les baudroies, la difficulté de trouver un ces coexistant sur les fonds marins sur-
portantes réserves de lipides. Neptunea partenaire sexuel se traduit par une autre pend : une zone de la taille d’une table
amianta a développé une autre stratégie nouveauté évolutive. Les baudroies mâles, basse contiendrait plus de 300 espèces !
adaptative : les femelles déposent des minuscules comparés aux femelles, vivent Cependant, cette biodiversité est para-
« casiers » robustes contenant des mil- pour trouver une partenaire et s’accoler à doxale. Dans des habitats comme les récifs

a b

Monterey Bay Aquarium Research Institute, 2005


Robert Carney, Université d’État de Louisiane

2 cm

5. POUR SURVIVRE EN EAUX PROFONDES, certains animaux ont déve- nourriture éphémères et stocke des graisses pour les périodes de pénurie
loppé des caractéristiques nouvelles. Grâce à sa taille, l’isopode géant Bathy- alimentaire (a). Le siphonophore du genre Erenna peut produire une lumi-
nomus giganteus, nécrophage, se déplace rapidement vers des sources de nescence rouge aux extrémités de ses tentacules qui les fait ressembler à

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coralliens et les forêts tropicales humides, souvent balayés par des courants rapides teau continental, à petite profondeur, la
la biodiversité importante observée tra- et constants que les eaux peu profondes, diversité des gastéropodes est faible. Lors-
duit la grande variété des environnements ces microhabitats y persistent plus long- que la profondeur augmente (entre 200 et
et des ressources disponibles en ces lieux. temps et se développent. 2 000 mètres) et que l’apport en carbone
Cette variété soutient de multiples niches Sur cette structure inégale, la neige diminue, leur diversité s’accroît sur les
écologiques, sources d’une population marine ne se dépose pas uniformément: la fonds marins. Puis, à des profondeurs d’en-
riche et complexe. Par contraste, le fond microtopographie du fond marin la retient viron deux à trois kilomètres, la diversité
de la mer, plat et boueux, sans récifs ou vraisemblablement dans les dépressions, décline rapidement.
forêts pour apporter de la complexité, tout comme la surface irrégulière d’une L’explication la plus vraisemblable de
apparaît plus homogène. Comment cet pelouse est recouverte d’un manteau nei- la décroissance conjointe de la productivité
habitat et son unique source de nourriture geux inégal. La neige marine peut aussi de carbone organique et de la diversité dans
conduisent-ils à une telle biodiversité ? s’agréger avant son arrivée sur le fond de les abysses est l’effet Allee (du nom de son
Une réponse a été proposée en 1973 la mer. Les Larvacés, un type de plancton, auteur, l’écologue américain Warder Allee):
par H. Sanders et son collègue Fred Grassle: sécrètent autour d’eux une enveloppe de moins la nourriture est disponible et moins
les deux biologistes ont suggéré que le fond mucus qui filtre l’eau, retenant les particu- d’individus de toutes les espèces sont entre-
marin était composé d’un patchwork de les. Ces enveloppes s’obstruent facilement tenus. Quand le nombre d’individus d’une
microhabitats de quelques centimètres et les Larvacés s’en dépouillent toutes les population décroît fortement, l’espèce
carrés. Dans leur hypothèse, chaque élé- quatre heures. Les enveloppes obstruées concernée est plus susceptible de s’éteindre
ment de cette mosaïque fournit un ensem-
ble spécifique de caractéristiques envi- LA BIODIVERSITÉ DES GRANDS FONDS MARINS
ronnementales – les microhabitats – qui
permet la vie d’un ensemble particulier dépasse la biodiversité côtière dans la zone tempérée
d’espèces macrofauniques. Depuis, les et s’approche de la biodiversité des eaux tropicales
caractéristiques de ces microhabitats sont peu profondes.
devenues plus claires, tout comme les
raisons pour lesquelles ils sont plus cou- constituent alors une source de nourriture localement en raison de perturbations envi-
rants dans les profondeurs. Certains orga- riche en carbone, qui arrive sur le fond marin ronnementales aléatoires, ce qui réduit la
nismes assez grands, tels les oursins, les groupée en masses compactes. diversité totale d’une région.
étoiles et concombres de mer, les vers et les Ce schéma de la disponibilité en nour- Cependant, il reste une énigme : pour-
crabes, construisent des terriers, tunnels riture gouverne la biodiversité non seule- quoi, au tout début des grandes profon-
et monticules dans les grands fonds marins ment à petite échelle, mais aussi à des deurs – sur les fonds marins situés aux
et se déplacent à travers les sédiments. échelles plus grandes. En 1973, M. Rex a alentours de 200 mètres de profondeur –,
Ils créent ainsi une topographie à petite publié la première étude montrant la com- une grande disponibilité en nourriture
échelle qui structure le sol en microhabi- plexité de la répartition de la biodiversité soutiendrait-elle moins d’espèces qu’à
tats. Les grands fonds étant bien moins en fonction de la profondeur. Sur le pla- 1 000 ou 2 000 mètres ? On a avancé une

c d

Monterey Bay Aquarium Research Institute, 2003


Monterey Bay Aquarium Research Institute, 2007

2 cm 2 cm

des copépodes, petits crustacés dont se nourrissent nombre de petits premiers petits éclos (c). Chondrocladia lampadiglobus, ou éponge lampa-
poissons (b). La femelle du gastéropode Neptunia amianta dépose des mil- daire, est carnivore (d). Alors qu’en général, les éponges filtrent l’eau pour
liers d’œufs dans des «casiers». Ils serviront de source de nourriture aux se nourrir, celle-ci piège ses proies grâce à de minuscules crochets externes.

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vingtaine d’hypothèses pour expliquer ponibilité en carbone est élevée, la méga- c’est-à-dire de carbone) qui ont pu permet-
cette tendance, fondées sur divers éléments faune, plus abondante, pourrait réduire la tre ce développement.
empiriques. En 2010, avec Jim Barry, de diversité de la macrofaune. Il y a environ 200 à 100 millions d’an-
l’Institut de recherche de l’Aquarium de De façon générale, explique Nadine Le nées, la révolution marine du Mésozoïque
Monterey Bay, j’ai publié une étude qui Bris, directrice du Laboratoire d'écogéo- a constitué l’une des plus spectaculaires
pourrait résoudre l’énigme. Dans les chimie des environnements benthiques réorganisations de la vie sur notre planète.
canyons sous-marins – des vallées étroi- (CNRS-UPMC) de l’Observatoire océano- À cause d’une forte augmentation de la pré-
tes qui entaillent le plateau continental de logique de Banyuls-sur-Mer, on constate dation dans les océans, certaines espèces
quelques centaines de mètres à plus de que le nombre d’espèces est plus limité ont décliné, tandis que d’autres, mieux adap-
2 000 mètres –, la nourriture peut s’accu- dans les écosystèmes abyssaux liés à des tées (par exemple des gastéropodes possé-
muler à la base des parois abruptes. Nous sources locales d’énergie – sources hydro- dant une coquille particulièrement solide),
avons découvert qu’une mégafaune très thermales, sources de méthane, canyons, se sont diversifiées. En 1995, Richard Bam-
mobile – par exemple les oursins, concom- bois et os coulés. Mais à l’instar des crus- bach, de l’Institut polytechnique et de l’Uni-
bres de mer, crabes et étoiles de mer – tacés abyssaux géants, la taille souvent versité d’État de Virginie, aux États-Unis,
converge vite dans ces zones et monopo- exceptionnelle de ces organismes reflète a suggéré que les besoins alimentaires des
lise la nourriture. Comme ces animaux une adaptation particulièrement efficace animaux marins s’étaient accrus durant cette
sont nombreux, leur activité remue inten- aux formes d’énergie disponibles. période: plusieurs études montraient une
sément les sédiments. Cette perturbation augmentation de la prédation, de la mobi-
et le manque de nourriture créent des lité, du fouissage, des morphologies anti-
conditions très rudes pour la macrofaune
Regards vers le passé prédateurs, de l’incrustation d’organismes
de ce milieu. Les espèces de la macrofaune La façon dont l’océan réagit aujourd’hui dans des roches immergées, de l’érosion
sont donc moins nombreuses à survivre au gradient de nourriture sur les fonds due à des organismes sous-marins et de la
dans ces conditions. Les vers qui construi- marins nous renseigne aussi sur le déve- taille de la faune. Selon R. Bambach, cette
sent des terriers dans les sédiments, notam- loppement de la faune marine tout au long augmentation de l’activité dans les océans
ment, ont peu de chance de survivre, car de l’histoire de la vie sur Terre, plus pré- n’a pu avoir lieu que grâce à un apport
leurs terriers seraient vite détruits. Ainsi, cisément sur les conditions environnemen- suffisant en énergie. Donc, conclut-il, l’océan
à ces profondeurs intermédiaires où la dis- tales (quantité de nourriture disponible, a forcément augmenté sa productivité en

DES ABYSSES À L A BIODIVERSITÉ DES TROPIQUES


’étude des grandes profondeurs de l’océan Atlantique près de l’équa- nières années dans les eaux profon-
L peut éclairer notre compréhen-
sion d’autres types d’habitats. La bio-
teur et une réduction de celle-ci
près des pôles. Des travaux ultérieurs
des tropicales, à l’aide d’échantil-
lons provenant de l’Ocean Drilling Pro-
diversité est importante sous les ont montré que les foraminifères sui- gram, un programme scientifique in-
tropiques et décroît vers les pôles. vent également ce schéma. Ces ré- ternational d’exploration et d’étude
Ce gradient de diversité des espè- sultats indiquent que les gradients des fonds marins. Ce dernier demi-
ces en fonction de la latitude est de diversité des espèces en fonction million d’années a vu quatre cycles
observé chez une grande variété d’or- de la latitude ne sont probablement climatiques (succession de périodes
ganismes dans des écosystèmes pas liés à la température. En effet, les glaciaires et de périodes intergla-
marins, terrestres et d’eau douce. couches profondes de l’océan varient ciaires) qui ont modifié radicale-
Toutefois, les explications de ce peu en température – seulement ment la température en surface, les
gradient sont aussi variées que les de 4° C – et peuvent être uniformes courants et la production de plancton
organismes qui le suivent. Les diffé- sur de vastes zones. des océans. La diversité des ostraco-
NASA

rentes théories mettent en avant la Or un autre élément varie bien des dans l’océan tropical profond a
variabilité du climat, la rudesse des avec la latitude : la quantité et la pro- chuté durant les périodes glaciaires,
conditions climatiques, la tempéra- duction de plancton à la surface de avec un abaissement concomitant 0,01 0,03 0,1 0,3 1 3 10
ture, les rythmes de spéciation et l’océan. De fait, deux séries de tra- de la production de plancton en sur- Concentration en chlorophylle A
(en milligrammes par mètre cube)
d’extinction, le parasitisme, la pré- vaux ont montré que la dynamique face.En conséquence,au cours de ces
dation, la compétition entre espèces de la disponibilité en nourriture peut périodes, le gradient de diversité des La température de l’océan varie peu
et la disponibilité en nourriture. entraîner des changements de la bio- ostracodes en fonction de la latitude avec la latitude, contrairement à la
En 1993, Michael Rex, de l’Uni- diversité des profondeurs sur des a disparu. À l’inverse, durant les pé- production de phytoplancton, éva-
versité du Massachussets à Boston, échelles de temps tant géologiques riodes interglaciaires, la diversité luée par la concentration de chloro-
a étudié, pour la première fois, le gra- qu’annuelles. des ostracodes est devenue particu-
phylle mesurée en surface, et donc
de carbone organique. Cette varia-
dient de diversité des espèces en fonc- Dans la première série d’étu- lièrement riche.
bilité de production de nourriture à
tion de la latitude en mer profonde. des, Moriaki Yasuhara, de l’Institut La seconde série d’études la surface des océans pourrait être
M. Rex et ses collègues ont décou- Smithsonian,et ses collègues ont étu- concerne des échelles de temps beau- l’un des facteurs de la biodiversité
vert un accroissement de la diver- dié l’histoire de crustacés minuscu- coup plus courtes – de l’ordre de la accrue observée sous les tropiques,
sité des mollusques et des crustacés les,les ostracodes,sur les 500000 der- décennie. Les cycles de El Niño et de tant en surface qu’en profondeur.

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carbone organique durant cette période, des vivant avant et après la révolution L’ A U T E U R
sinon il n’aurait pu fournir l’énergie néces- marine du Mésozoïque, nous avons décou-
saire à toutes ces innovations. vert que le besoin en énergie par individu
Dans un article récent, Seth Finne- s’était élevé d’environ 150 pour cent – un
gan, de l’Université Stanford et de l’Insti- changement attribué en grande partie à
tut de technologie de Californie, et ses l’augmentation de la taille des individus.
collègues, dont je suis, avons tenté d’expli- Et si l’on ajoute à cette demande énergéti-
quer cette révolution marine du Méso- que ne serait-ce que celle des carnivores
zoïque sous un autre angle. Nous avons marins, plus coûteux en énergie et dont la
étudié, au cours du temps, les besoins éner- présence s’est accrue au Mésozoïque, on
gétiques ou les demandes en nourriture constate que le besoin en énergie après la Craig McCLAIN est
probables d’un groupe prédominant dans révolution marine du Mésozoïque a dû être directeur scientifique adjoint
du Centre national de synthèse
les témoignages fossiles: les gastéropodes. bien plus élevé. sur l’évolution de Durham,
Pour ce faire, nous avons combiné les infor- Nous avons montré en outre que cette en Caroline du Nord
mations issues des traces fossiles marines, augmentation de la demande énergétique aux États-Unis, et rédacteur
des océans actuels – peu profonds comme s’est produite des profondeurs océaniques en chef du blog scientifique
Deep-Sea News,
profonds –, des données physiologiques jusqu’aux eaux côtières. Par conséquent, deepseanews.com.
provenant des espèces vivantes et, enfin, pour permettre cette augmentation, la
des équations mathématiques estimant la productivité de l’océan a forcément dû s’ac- Article publié avec
l’aimable autorisation
consommation d’énergie nécessaire à la vie croître considérablement il y a 200 à 100 mil- de American Scientist.
d’un animal, c’est-à-dire l’énergie dont il lions d’années.
a besoin pour son métabolisme.
Pour chiffrer les besoins de populations
de gastéropodes dans un passé lointain,
Un avenir incertain
nous avons fait des extrapolations à partir Aujourd’hui, la Terre entre dans une nou-
de nos connaissances sur les gastéropo- velle période de turbulences. Alors que
des actuels. En comparant les gastéropo- les émissions de gaz à effet de serre modi-
fient le climat de notre planète, de plus en
plus de preuves indiquent que nous avons
déjà modifié la production et les flux du
carbone dans les océans. Des travaux récents
La Niña, qui changent les températures de sur- montrent des réductions de 50 pour cent
face de l’océan Pacifique tropical,peuvent aussi de la production de phytoplancton dans
modifier la répartition de la production planc- certaines régions océaniques et des aug-
tonique en surface.Auraient-ils par là-même une mentations de 50 pour cent dans d’autres.  BIBLIOGRAPHIE
influence sur la diversité de la faune? Pour le Daniel Boyce, de l’Université Dalhousie,
savoir, un site appelé station M – situé à aux États-Unis, et ses collègues ont récem- S. Finnegan et al., Escargot
4000 mètres de profondeur, au large de Santa through time : an energetic
ment rapporté que la production de phy- comparison of marine gastropod
Barbara, en Californie – a été surveillé pen- toplancton a globalement décliné au cours assemblages before and after
dant presque deux décennies. Des travaux ef- du siècle dernier. Cette redistribution et la the Mesozoic Marine Revolution,
fectués à la station M par Henry Ruhl et Ken diminution de la quantité de carbone à la Paleobiology, vol. 37,
Smith, de l’Institution Scripps d’océanographie pp. 252-269, 2011.
surface de l’océan pourraient modifier la
et de l’Institut de recherche de l’Aquarium de
nature des fonds marins de façon impor- C. McClain et J. Barry, Habitat
Monterey Bay,aux États-Unis,montrent que lors- heterogeneity, biogenic
tante ces prochaines décennies, aux côtés
que des oscillations, dues à El Niño et à La disturbance, and resource
de la surpêche, de la pollution, de l’ex- availability work in concert
Niña,apparaissent dans les températures de sur-
ploitation minière, du réchauffement et to regulate biodiversity in deep
face du Pacifique, la quantité de plancton varie
de façon concordante. Et la diversité et l’abon-
de l’acidification. submarine canyons, Ecology,
Les organismes des profondeurs vivent vol. 91, pp. 964-976, 2010.
dance de la mégafaune et de la macrofaune des
profondeurs changent également. dans des conditions environnementales C. McClain et al., The island rule
Ces deux séries d’études exceptionnelles extrêmes de température, de pression et, and the evolution of body size
bien sûr, d’alimentation. À l’échelle des in the deep sea, Journal
confortent l’idée que les gradients de diversité
of Biogeography, vol. 33,
des espèces en fonction de la latitude sont en individus comme à celle des écosystèmes, pp. 1578-1584, 2006.
partie dues à la variabilité de production du des transformations écologiques et évolu-
plancton en surface. Elles ont aussi mis au tives extraordinaires ont permis une adap- H. A. Ruhl et K. L. Smith, Shifts
jour une répartition de la biodiversité dans les tation à ces conditions extrêmes. Alors in deep-sea community structure
linked to climate and food supply,
profondeurs en fonction du temps qui établit que l’activité humaine modifie toujours Science, vol. 305, pp. 513-515, 2004.
un lien encore plus fort entre la production en plus les fonds marins, les espèces qui les
surface et la vie en eaux profondes. peuplent vont-elles s’adapter ou disparaî- P. Geistdoerfer, La vie
dans les abysses, Belin, 1995.
tre? La question est ouverte. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Informatique

Plongés dans le noir


par un virus ?
David Nicol
Des virus informatiques ont mis hors service certains
systèmes de contrôle industriels. Le réseau électrique

Vincent LaForet Redux Pictures


pourrait être la prochaine cible.

D urant l’été 2010, les médias ont


révélé qu’un virus avait paralysé
les installations d’enrichissement
d’uranium iraniennes de Natanz, pour-
tant hautement sécurisées. La plupart des
L’ E S S E N T I E L
 Tous les composants
du réseau de distribution
les conditions de fonctionnement normal,
ces centrifugeuses tournent tellement vite
que leurs bords externes se déplacent juste
au-dessous de la vitesse du son (envi-
ron 1 230 kilomètres par heure). Stuxnet
de l’électricité sont
virus se répandent partout où ils le peu- aujourd’hui contrôlés a accéléré la rotation des centrifugueuses
vent, mais celui-ci, nommé Stuxnet, avait par ordinateur. C’est la plus jusqu’à ce que leur bord atteigne prati-
une cible bien particulière, non connec- grande infrastructure quement 1 600 kilomètres par heure,
tée à Internet. Stuxnet a été placé sur une physique interconnectée vitesse où le rotor a de fortes chances de
clef USB, remise à un technicien qui ne se par de l’électronique. voler en éclats. Et pendant ce temps, il
doutait de rien et qui l’a branchée sur un envoyait de faux signaux aux systèmes
ordinateur faisant partie d’une installa-  Le virus Stuxnet, de contrôle, indiquant que tout était
tion sécurisée. Une fois introduit, le virus qui a endommagé normal. De fait, bien que l’étendue exacte
s’est répandu silencieusement pendant des installations nucléaires des dégâts iraniens reste floue, le virus a
des mois, à la recherche d’un ordinateur iraniennes, a montré au moins en partie atteint sa cible : l’Iran
connecté à un composant électronique à quel point les machines a dû remplacer début 2010 environ
banal: un contrôleur logique programma- sont vulnérables face 1 000 centrifugeuses sur le site d’enrichis-
ble. C’est un petit boîtier en plastique rem- à un logiciel malveillant. sement de Natanz.
pli d’électronique, couramment utilisé Le virus Stuxnet illustre à quel point
pour contrôler les rouages des installa-
 Le réseau électrique, les installations industrielles sont vul-
plus vaste, a encore plus
tions industrielles : valves, engrenages, nérables face à la menace d’une cyber-
de points faibles.
moteurs et autres interrupteurs. attaque. Le virus a visé et détruit des
Une attaque coordonnée
Les contrôleurs électroniques dans équipements sécurisés, et il a échappé à
pourrait mettre à terre
lesquels Stuxnet s’est introduit étaient la détection pendant des mois. Cette atta-
une grande partie du réseau
associés aux centrifugeuses à uranium, que serait l’œuvre d’Israël, peut-être avec
électrique d’un pays.
élément clef des ambitions nucléaires ira- l’aide des États-Unis. Mais de nombreux
niennes. Des milliers de ces centrifu-  Des mesures États ou groupes terroristes pourraient
geuses traitent le minerai d’uranium pour commencent à être prises utiliser une technologie similaire contre
en extraire l’uranium enrichi nécessaire pour renforcer la sécurité. des infrastructures civiles critiques n’im-
à la fabrication d’armes nucléaires. Dans porte où dans le monde.

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Vincent LaForet Redux Pictures

Et malheureusement, les réseaux élec- pied une attaque coordonnée. Stuxnet était mission et à la distribution d'électricité),
triques sont bien plus faciles à infiltrer le virus informatique le plus avancé jamais mettant hors d’usage les dispositifs qui
qu’une installation d’enrichissement vu, sans doute le fruit de services secrets. assurent une tension constante. À la fin
d’uranium. Le réseau électrique améri- Mais le code de Stuxnet est maintenant de l’exercice, une demi-douzaine de pos-
cain, ou de tout autre pays développé, est en libre accès sur Internet, ce qui augmente tes avaient été détruits, privant d’élec-
constitué de milliers d’unités interconnec- le risque qu’un groupe terroriste l’adapte tricité pour plusieurs semaines tout un
tées qui fonctionnent en coordination pour attaquer une nouvelle cible ! Un État de l’Ouest.
étroite. En un sens, c’est la plus grosse groupe technologiquement peu avancé, Des ordinateurs contrôlent le réseau à
machine jamais construite: un circuit élec- comme Al Qaida, n’a probablement pas tous les niveaux, depuis les générateurs
trique géant qui transporte l’énergie l’expertise nécessaire pour infliger des à combustible fossile ou les centrales
depuis les centrales jusqu’aux ampou- dommages significatifs au réseau électri- nucléaires jusqu’aux lignes de transport
les, aux réfrigérateurs et autres machi- que. Mais ce n’est pas le cas des hackers qui urbain. La plupart de ces ordinateurs
nes à des milliers de kilomètres à la ronde. louent leurs services en Chine ou dans utilisent des systèmes d’exploitation grand
C’est une machine ajustée avec une grande les pays de l’ex-Union soviétique. public comme Windows, ce qui les rend
précision. Le courant qui circule dans le presque aussi vulnérables que votre micro-
réseau pour satisfaire aux besoins d’un ordinateur aux virus informatiques.
pays augmente et diminue en suivant
Même des réseaux Un virus comme Stuxnet est efficace
exactement la demande. Les générateurs non reliés à Internet principalement pour trois raisons : les sys-
fournissent un courant alternatif en phase sont vulnérables tèmes d’exploitation considèrent a priori
avec l’ensemble du réseau. Et si la panne que les logiciels qui s’exécutent sont légi-
d’un seul composant a des répercus- Il y a un an, j’ai participé à un exercice times ; ils présentent souvent des failles
sions limitées sur ce vaste circuit, une simulant une cyberattaque fictive sur le qui autorisent l’intrusion d’un virus; et les
cyberattaque coordonnée en de multiples réseau électrique. Parmi les participants installations industrielles permettent rare-
points critiques du réseau électrique pour- se trouvaient des représentants des entre- ment d’utiliser des protections disponi-
rait endommager les équipements au prises de distribution de l’électricité, bles pour le grand public.
point de paralyser un pays pour des semai- des agences gouvernementales et de l’ar- Même en sachant tout cela, un ingé-
nes, voire des mois. mée. Dans ce test, des logiciels malveil- nieur système aurait jusque récemment
Étant donné la taille et la complexité lants s’introduisaient dans un certain écarté d’un revers de la main la possibi-
du réseau électrique, il faudrait beaucoup nombre de postes électriques (des ins- lité qu’un logiciel malveillant lancé à dis-
de temps et d’efforts pour mettre sur tallations qui servent à la fois à la trans- tance puisse parvenir aux contrôles critiques

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du réseau électrique, puisque ce système l’homme du milieu » qui fait transiter permanence des informations en temps
n’est pas directement connecté à Inter- par son ordinateur toutes les communica- réel de sa branche d’exploitation afin de
net. Mais depuis, Stuxnet a démontré tions entre deux ordinateurs légitimes, ou faire des transactions intéressantes; inver-
que les réseaux sans connexion perma- faire accepter son ordinateur comme sement, la branche exploitation doit savoir
nente vers l’extérieur sont eux aussi vul- légitime. Il serait alors en mesure d’en- combien d’électricité elle doit produire
nérables. Les virus peuvent par exemple voyer des messages de contrôle fraudu- pour répondre aux commandes de la bran-
se propager physiquement via des clefs leux qui perturberaient le fonctionnement che commerciale. C’est là que se trouve
USB utilisées par des employés. Même la des disjoncteurs. le talon d’Achille. Un pirate pourrait péné-
plus petite porte dérobée peut servir d’en- Une fois qu’un virus s’est introduit trer dans le réseau commercial, y dénicher
trée pour un cambrioleur entreprenant. dans un réseau, sa première consigne est des noms d’utilisateurs et des mots de
Prenons le cas d’un poste électrique. en général de se répandre le plus possible. passe, et utiliser ces identifiants pour accé-
De tels postes reçoivent des courants à Là encore, Stuxnet illustre des stratégies der au réseau d’exploitation.
haute tension venant d’une ou plusieurs bien connues. Il a tiré profit d’un méca- D’autres attaques pourraient se répan-
centrales, les synchronisent, abaissent la nisme du système d’exploitation Windows, dre en exploitant des scripts cachés dans
tension et les répartissent entre de multi- qui lit et exécute un fichier nommé auto- des fichiers. On trouve des scripts partout
ples lignes pour la distribution locale. En exec.bat à chaque fois qu’un utilisateur (les fichiers PDF, par exemple, contiennent
cas de panne sur une de ces lignes, un s’identifie pour localiser des pilotes de souvent des scripts qui gèrent l’affichage),
disjoncteur coupe le courant. Toute l’élec- périphériques, lancer un antivirus, ou d’au- mais ils représentent aussi un danger
tricité envoyée dans cette ligne est alors tres fonctions de base. Mais le système sup- potentiel. Une entreprise de sécurité infor-
répartie entre les autres lignes. Si les lignes pose que tout fichier ayant le bon nom matique estimait récemment que plus de
de distribution sont proches de leur limite est un code fiable. Il suffit ainsi de modi- 60 pour cent des attaques ciblées utili-
de capacité, une attaque qui coupe la fier le fichier autoexec.bat pour qu’il exé- sent des scripts enfouis dans des fichiers
moitié des lignes et maintient les autres cute le code malveillant. PDF. Le simple fait de lire un fichier cor-
ouvertes a toutes les chances de surchar- Les attaquants peuvent aussi exploi- rompu peut laisser entrer un attaquant
ger ces dernières. ter la structure du marché de l’électricité. dans votre ordinateur.
Dans le cadre de la dérégulation, l’élec- Imaginons qu’un attaquant pénètre
Des portes d’entrée tricité est produite, transportée et distri-
buée par des compagnies concurrentes,
dans un premier temps sur le site Web d’un
fournisseur de logiciels et remplace un
multiples dans le cadre de contrats qui portent sur manuel en ligne par un faux manuel cor-
Ces disjoncteurs sont encore aujourd’hui diverses échéances, obtenus dans des rompu semblable au premier. Le cyber-
équipés de modems auxquels les techni- enchères en ligne. La branche commer- attaquant envoie alors à un ingénieur de
ciens peuvent se connecter. Or il n’est ciale d’une compagnie doit recevoir en la centrale électrique un message, qui va
pas difficile de trouver ces numéros. Les
pirates ont inventé depuis longtemps
des programmes pour composer tous les
numéros de téléphone d’un central télé- AT TAQU E S IN FOR M ATIQU E S, D É G Â T S PH YSIQU E S
phonique et repérer ceux auxquels un
modem répond. Quand cela est combiné À mesure que l’on relie les machines industrielles au réseau Avril 2000
Internet, le potentiel de nuisance des pirates augmente. Les Un ancien employé
à une faible protection, comme des mots attaques recensées ces dix dernières années montrent que mécontent
de passe bien connus ou pas de mot de le réseau électrique n’est pas le seul point faible : tout ce qui d’une entreprise
passe du tout, un attaquant peut utiliser comporte un circuit intégré peut être pris pour cible. de traitement de l’eau
ces modems pour s’introduire dans le vole des composants
réseau d’un poste électrique. De là, il pour- radio et les utilise pour
rait configurer les disjoncteurs de façon à envoyer de fausses
instructions
ce qu’ils passent outre une situation dan-
aux équipements des
gereuse, au lieu d’ouvrir le circuit. égouts du Queensland,
Les nouveaux systèmes ne sont pas en Australie. Plus
plus sûrs. De plus en plus, les dispositifs de 750 000 litres
déployés dans les postes électriques com- d’eaux usées sont
muniquent entre eux par ondes radio à fai- déversées dans
ble puissance. Celles-ci ne s’arrêtent les parcs et les rivières
du secteur.
cependant pas aux murs du poste électri-
que. Un pirate peut s’introduire dans le
réseau en se cachant dans les parages avec
son ordinateur. Les réseaux Wi-Fi cryptés
sont plus sûrs, mais un attaquant compé-
tent peut quand même casser le cryptage
La centrale nucléaire de Davis-Besse (Ohio, États-Unis).
avec des logiciels faciles à se procurer. 2000 2001
De là, il pourrait lancer une « attaque de

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inciter l’ingénieur à télécharger le manuel heurtée. Quelques secondes plus tard, la Une station est souvent responsable du
piégé. Ce faisant, l’ingénieur ouvre invo- pièce était envahie de fumée. suivi de centaines de postes.
lontairement les portes de sa centrale au Les systèmes industriels peuvent aussi La communication entre les stations
cheval de Troie. Une fois que le fichier cor- tomber en panne quand ils sont poussés de contrôle et les postes électriques utilise
rompu se trouve à l’intérieur, l’attaque pro- au-delà de leurs limites. Des centrifugeu- des protocoles spécialisés qui peuvent eux-
prement dite peut commencer. ses qui tournent trop vite se désintègrent. mêmes être vulnérables. Si un intrus par-
Un attaquant pourrait faire en sorte qu’un vient à lancer une attaque de l’homme
Désynchroniser, générateur électrique produise une tension
supérieure à ce que les lignes de transport
du milieu, il peut insérer un message dans
un échange ou corrompre un message exis-
surcharger, ralentir peuvent supporter. La puissance excé- tant, voire simplement injecter un mes-
Un programme malveillant qui a réussi dentaire serait alors évacuée sous forme de sage correctement formaté, mais hors
à s’introduire dans un réseau de contrôle chaleur, entraînant l’affaissement de la ligne, contexte, pour induire une défaillance d’un
peut émettre des instructions aux consé- voire sa fusion. Si des lignes affaissées ordinateur à l’une ou l’autre extrémité.
quences dévastatrices. En 2007, le Dépar- entrent en contact avec quoi que ce soit, cela Une autre stratégie est de retarder les
tement de la Sécurité intérieure des peut créer un énorme court-circuit. Des messages transitant entre les stations de
États-Unis a simulé une cyberattaque au relais de protection sont prévus pour empê- contrôle et les postes électriques. D’ordi-
Laboratoire national de l’Idaho. Au cours cher de tels courts-circuits, mais une cyber- naire, le délai entre la mesure du courant
de cet exercice, nommé Aurora, un ingé- attaque pourrait également modifier le dans un poste et la réaction par la station
nieur jouant le rôle de pirate s’est frayé fonctionnement de ces relais, de façon à de contrôle est court (sinon, cela revient
un chemin jusque dans un réseau connecté infliger des dégâts. En outre, l’attaque pour- à conduire une voiture en regardant là
à un générateur de taille moyenne. rait aussi modifier l’information envoyée où vous étiez il y a dix secondes!). Le man-
Comme tous les générateurs, il produit à la station de contrôle, empêchant les opé- que de données sur la situation en temps
du courant alternatif. L’attaquant a émis rateurs de remarquer qu’il y a un problème, réel du réseau était en partie responsable
une rapide séquence d’instructions mar- comme dans ces films où les cambrioleurs de l’immense panne de courant qui a
che/arrêt aux disjoncteurs d’un généra- envoient au gardien des images de vidéo- frappé l’Amérique du Nord en 2003.
teur test du Laboratoire, qui ont eu pour surveillance truquées. Pour la plupart de ces attaques, nul
effet de le désynchroniser par rapport Les stations de contrôle elles aussi sont besoin de logiciel sophistiqué comme Stux-
au courant alternatif du réseau. À «contre- vulnérables aux attaques. Les personnels net : la boîte à outils du pirate de base
courant » du réseau, le générateur n’a pas en salle d’opérations suivent sur écran suffit. Par exemple, des pirates prennent
résisté longtemps : une vidéo aujourd’hui les données transmises par les postes élec- fréquemment le contrôle de milliers d’or-
déclassifiée montre l’énorme machine triques, puis émettent des instructions pour dinateurs de bureau auxquels ils font faire
d’acier tremblant comme si un train l’avait en modifier les paramètres de contrôle. ce qu’ils veulent, formant un réseau de

Janvier 2003 Janvier 2008 Avril 2009


Le virus informatique Un responsable Selon le Wall Street
Slammer contourne de la CIA révèle que des Journal, des cyberespions
de nombreux pare-feu pirates informatiques de Chine, Russie
pour infecter le centre auraient souvent infiltré et d’autres pays
de contrôle les services d’électricité auraient pénétré le réseau
de la centrale nucléaire hors des États-Unis, électrique américain
de Davis-Besse dans avec des tentatives et y auraient laissé
l’Ohio (États-Unis). Mars 2007 d’extorsion. Dans des logiciels pouvant Octobre 2010
Des agents Des responsables
Mark Duncan AP Photo, Mark Peterson Redux Pictures, Ebrahim Norouzi AP Photo

Le virus se répand au moins un cas, être utilisés pour


à partir de l’ordinateur du gouvernement les pirates auraient réussi le mettre hors service. de la sécurité en Iran,
d’un sous-traitant américain simulent à couper l’alimentation en Indonésie et ailleurs
jusque dans le réseau une cyberattaque, électrique de plusieurs signalent la découverte
commercial, d’où nommée Aurora, villes, non nommées. de Stuxnet, un virus
il gagne les ordinateurs sur un générateur conçu pour attaquer
contrôlant l’exploitation électrique des systèmes
de la centrale, au Laboratoire national de contrôle industriels
entraînant la panne de l’Idaho. fabriqués par Siemens,
de multiples systèmes Le générateur est qui commandent
de sécurité. La centrale détruit. les centrifugeuses
était à l’époque hors iraniennes.
réseau.

2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Informatique [75


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« machines zombies », ou botnet. Le type d’ordinateurs. Un tel botnet pourrait inté- de ses logiciels, elle fournit un correctif.
le plus simple d’attaque par botnet consiste grer des ordinateurs des postes électri- Les utilisateurs du monde entier téléchar-
à inonder un site Internet de messages ques, et son contrôleur pourrait alors gent ce correctif, mettent à jour leur logi-
quelconques pour ralentir ou bloquer la leur faire exécuter simultanément telle ou ciel et se protègent ainsi de la menace.
circulation de l’information. Ces atta- telle instruction. D’après le Département Malheureusement, les choses ne sont pas
ques par «déni de service» pourraient être de l’Énergie des États-Unis, la mise hors aussi simples sur le réseau électrique.
utilisées pour ralentir le trafic entre les pos- service de 200 postes de transmission Même si le réseau électrique utilise du
tes électriques et les stations de contrôle. soigneusement choisis, soit deux pour cent matériel et des logiciels grand public, les
Des botnets pourraient également s’im- du total, mettrait à genoux 60 pour cent responsables informatiques des centra-
planter au sein même des ordinateurs du du réseau électrique. les électriques ne peuvent pas simplement
réseau de postes électriques. En 2009, le Quand une entreprise comme Micro- corriger les logiciels défectueux quand des
botnet Conficker avait investi dix millions soft a connaissance d’une faille de sécurité failles se révèlent. Les systèmes de contrôle

DES FAILLES DANS LE RÉSE AU


Le réseau électrique repose sur un équilibre complexe entre de centaines de kilomètres. Chacun de ces composants
la quantité d’énergie dont les usagers ont besoin et la quan- peut être mis à mal par des cyberattaquants. Voici quel-
tité produite par les centrales. Des dizaines de composants ques-uns des points les plus sensibles et comment ils pour-
orchestrent la circulation de l’électricité sur des distances raient être attaqués.
Centrale électrique Transmission de l’information
Que la centrale utilise du charbon, de l’uranium ou même La station de contrôle doit savoir à la seconde près ce qui se passe à
l’énergie solaire, l’électricité injectée dans le réseau doit chaque étape du transport pour que les techniciens puissent réagir
être un courant alternatif synchronisé avec le reste du et adapter les différents paramètres du réseau. Des pirates
réseau. Un attaquant pourrait envoyer des instructions à contrôlant des milliers d’ordinateurs (un botnet) pourraient ralentir
un générateur pour lui faire fournir un courant déphasé. les communications en inondant la station de contrôle de messages
Cela équivaut à passer la marche arrière alors que vous inutiles (attaque par déni de service). Les opérateurs prendraient
roulez sur une route à 80 kilomètres par heure : le des décisions en s’appuyant sur des informations anciennes, ce qui
générateur, opposé à l’inertie du réseau, va griller. peut être inadapté à la situation réelle.

Voie de communication
(connexion Internet ou
lignes téléphoniques)
Botnet Ville

Lignes électriques

Poste de distribution
Dernière étape avant que
Station de contrôle l’électricité ne parvienne
Poste de transmission Centres névralgiques du réseau électrique, les aux particuliers et aux entreprises,
Le courant livré par les centrales stations de contrôle surveillent l’ensemble des ces postes peuvent combiner
électriques est à très haute tension, afin conditions de fonctionnement. C’est également le courant provenant de plusieurs
de limiter les pertes d’énergie durant là qu’est gérée l’adéquation entre l’offre et la centrales différentes et l’envoyer
le transport, dues à la résistance demande. Quand la demande augmente, une sur des centaines de lignes plus
électrique. Les postes de transmission entreprise mobilise plus de capacité de petites. Les stations les plus
sont la première étape pour abaisser production pour répondre aux besoins. Bien que récentes sont parfois équipées
cette tension. De nombreux postes parmi la salle d’opérations d’une station de contrôle ne de dispositifs de communication
les plus anciens sont équipés de modems soit pas censée être raccordée à Internet, la radio ou Wi-Fi. Un intrus qui
auxquels les techniciens se connectent branche commerciale de la compagnie l’est. Un se cache à proximité du poste
pourrait intercepter les échanges
George Retseck

pour effectuer la maintenance. Des pirates pirate peut s’infiltrer dans le réseau commercial
peuvent les utiliser pour accéder et passer dans le réseau d’exploitation pour et leur substituer des instructions
aux réglages sensibles et les modifier. attaquer des systèmes de contrôle critiques. illégitimes.

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du réseau ne peuvent pas être arrêtés pour feu d’une entreprise. Il a d’ores et déjà L’ A U T E U R
maintenance ne serait-ce que quelques permis d’identifier un certain nombre de
heures par semaine : ils doivent fonction- chemins d’accès inconnus ou tombés
ner en permanence. Les opérateurs sont dans l’oubli, que des attaquants auraient
aussi assez conservateurs. Les réseaux pu exploiter.
de contrôle sont en place depuis long- Le Département américain de l’Éner-
temps, et les opérateurs ont leurs routines gie a établi une feuille de route pour ren-
qui ont fait leurs preuves. Ils se méfient de forcer la sécurité du réseau d’ici à 2020.
tout ce qui risquerait de menacer la dis- L’un des buts est de mettre au point un
ponibilité ou d’interférer avec l’exploita- système qui reconnaît une tentative d’in-
tion normale. trusion et qui y réagit automatiquement. David NICOL est professeur
Cela bloquerait un virus de type Stuxnet au Département de génie
électrique et informatique
Sécuriser le réseau dès sa sortie de la clef USB. Mais com-
ment un système d’exploitation peut-il
de l’Université de l’Illinois
à Urbana-Champaign,
d’ici 2020 savoir à quels programmes faire confiance? aux États-Unis. Il est aussi
directeur de l’Information Trust
Le NERC (North American Electric Reliabi- Une solution serait d’utiliser une tech- Institute de cette université.
lity Corporation), un organisme de tutelle nique cryptographique appelée fonc-
des opérateurs du réseau américain, a édicté tion de hachage à sens unique. Une
un ensemble de normes destinées à proté-
ger l’infrastructure face à un danger clair
et immédiat. Les entreprises de service LA MISE HORS SERVICE DE 200 POSTES DE TRANSMISSION
public doivent maintenant identifier leurs bien choisis, soit deux pour cent du total, mettrait
dispositifs critiques et faire la preuve auprès
d’auditeurs nommés par le NERC qu’ils sont
à genoux 60 pour cent du réseau électrique américain.
capables de les protéger des intrusions.
Mais les audits de sécurité, comme les fonction de hachage prend un nombre
audits financiers, ne sont jamais exhaus- immensément grand, par exemple le nom-
 BIBLIOGRAPHIE
tifs. Les détails techniques audités ne sont bre de 0 et de 1 d’un fichier informatique, J.-Y. Marion et M. Kaczmarek,
qu’une sélection de points, et la confor- et le convertit en un nombre beaucoup Boulevard du cybercrime,
Dossier Pour la Science n °66,
mité se limite à ce que l’auditeur voit. plus petit, qui joue le rôle de signature. janvier-mars 2010,
La stratégie de protection la plus cou- Il est très improbable que deux program- www.pourlascience.fr/
rante consiste à dresser une sorte de ligne mes différents et assez longs aient la u.php?s=cybercrime
Maginot électronique. La première ligne même signature. Imaginez que chaque
J. Eisenhauer et al., Roadmap
de défense est un « pare-feu », un disposi- programme qui veut s’exécuter sur un to secure control systems
tif à travers lequel passent tous les messa- système doive d’abord passer par la fonc- in the energy sector, Energetics
ges électroniques. Chaque message possède tion de hachage. Sa signature est alors Incorporated, janvier 2006.
un en-tête indiquant d’où il vient, où il vérifiée par comparaison avec une liste www.oe.energy.gov/
csroadmap.htm
va, et le protocole utilisé pour l’interpré- de référence. Si elle ne correspond pas,
ter. Sur la base de ces informations, le pare- l’attaque s’arrête là. D. Geer, Security of critical control
feu laisse passer certains messages et en Le Département de l’Énergie recom- systems sparks concern, IEEE
Computer, vol. 39, n°1, pp. 20-23,
bloque d’autres. Les agences de certifica- mande également d’autres mesures de janvier 2006.
tion doivent s’assurer que les centaines sécurité, comme des vérifications de sécu-
ou les milliers de pare-feu d’un site sensi- rité physiques aux postes de travail des Trustworthy Cyber Infrastructure
for the Power Grid, projet
ble sont correctement configurés. Pour ce opérateurs (des puces radio dans les bad- interuniversitaire financé
faire, ils identifient quelques éléments ges d’identification, par exemple). Il sou- par le Département américain
critiques, se procurent les fichiers de confi- ligne également le besoin d’exercer un de l’Énergie : www.tcipg.org
guration du pare-feu et essayent de déter- contrôle plus strict sur les communica-
What Is the Electric Grid, and
miner manuellement comment un pirate tions entre les dispositifs à l’intérieur What Are Some Challenges It
traverserait le pare-feu. du réseau électrique. La démonstration Faces?, Département américain
Mais les pare-feu sont tellement com- Aurora impliquait un programme mal- de l’Énergie, www.eia.doe.gov/
energy_in_brief/power_grid.cfm
plexes qu’il est difficile d’examiner la veillant qui faisait croire au dispositif
multitude de possibilités. Des outils auto- de contrôle du générateur qu’il envoyait
matisés seraient utiles. Notre équipe de des instructions fiables...  SUR LE WEB
l’Université de l’Illinois à Urbana-Cham- Ces mesures nécessiteront du temps,
paign a développé le Network Access Policy de l’argent et des efforts, mais elles en Le portail gouvernemental français
sur la sécurité informatique :
Tool, aujourd’hui utilisé par des entrepri- valent la peine. Si nous voulons sécuriser http://www.ssi.gouv.fr/
ses de service public et des équipes d’éva- le réseau électrique d’ici 2020, il va falloir
luation. Ce logiciel libre n’a besoin que accélérer le rythme. En espérant que d’ici La vidéo de l'exercice Aurora :
http://bit.ly/pls407-video-aurora
des fichiers de configuration des pare- là, il n’arrive rien de fâcheux. I

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Histoire de la médecine

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

L’affaire de la gale :
histoire d’un concept scientifique
Au XIXe siècle, les médecins accusent un jeune docteur en médecine d’avoir falsifié
ses travaux pour prouver l’existence du parasite de la gale. Leur argumentation révèle
tous les obstacles qui les empêchaient d’envisager cette idée.
Danièle GHESQUIER-POURCIN

C
omment les concepts scien- est en présence dans un ordre déterminé. aussi la seule façon de définir la maladie au
tifiques se construisent-ils ? C’est ce que nous enseigne l’étude archéo- moyen d’une propriété qui lui était spécifique.
Selon l’idée la plus répandue, logique des nombreuses strates qui consti- L’histoire de la gale humaine analysée
leur marche est linéaire et sa tuent le concept, comme nous allons le ici inclut une affaire de fraude scientifique
vitesse est fonction du nombre d’indivi- voir ici sur un exemple représentatif de cette supposée qui n’a jamais été élucidée. Au tra-
dus qui se penchent sur le problème et du marche de la science : l’histoire de la mala- vers de cette «affaire de la gale», que nous
temps qu’ils lui consacrent. On croit aussi die, plus précisément d’une « maladie spé- tenterons de clarifier, se dessinera l’itinéraire
généralement qu’une découverte est le fait cifique », la gale humaine. des idées qui constituent le concept de gale
d’un seul individu : Flemming a découvert et celui de maladie spécifique en général.
la pénicilline, Einstein la relativité, Darwin Le sarcopte de Galès : L’affaire de la gale est d’habitude présentée
le phénomène d’évolution et Pasteur le vac- comme une fraude scientifique qui aurait été
cin contre la rage. Ces croyances sont une imposture ? commise, en 1812, par un étudiant nommé
fausses. Il suffit d’examiner l’histoire d’une Parmi les différents types de maladies Jean-Chrysanthe Galès (1783-1854) pour
découverte prise au hasard pour s’en per- connus aujourd’hui – maladies spécifiques, sa thèse de médecine, sous la direction du
suader. La marche des idées n’est pas linéaire. de carence, génétiques, etc. –, la maladie médecin-chef de l’hôpital Saint-Louis de Paris,
Les concepts se construisent au gré de nom- spécifique, pathologie due à un agent externe Jean-Louis Alibert, spécialiste des maladies
breux retours en arrière et d’apports par des « vivant » tel qu’un parasite, une bactérie de peau. Elle a été racontée de nombreuses
voies indirectes, insoupçonnées aupara- ou un virus, fut la première à être éluci- fois, sans qu’aucune voix se soit jamais éle-
vant, car la diversité est le seul artisan de dée. Ce type de maladie offrait plusieurs vée pour défendre Galès, dont la culpabilité
la progression du savoir. énigmes à résoudre : l’essence de la mala- n’a pourtant jamais été démontrée.
De plus, l’ordre des composants de la die, le rôle de l’animal, les conditions de sa La gale est caractérisée par de violentes
chaîne des idées qui forment le concept pénétration dans l’organisme-hôte, son démangeaisons, des boutons et des croûtes
est important : par exemple, on ne pouvait mode d’action dans le déclenchement de la sur la peau. Aujourd’hui, on sait que la déman-
expliquer le phénomène d’évolution sans maladie, son mode de vie à l’intérieur du geaison est due à un arthropode de l’ordre
reconnaître auparavant l’influence du milieu. corps malade, les mécanismes de la conta- des acariens, le sarcopte. Ce parasite creuse
Enfin, si l’on associe une découverte à une gion et ceux mis en jeu physiologique- des sillons dans le derme afin d’y déposer ses
seule personne, c’est parce que l’on porte ment pour se débarrasser de l’intrus, les œufs, sectionnant à la fois le derme et les
une attention particulière à celui qui sait ras- thérapeutiques susceptibles d’aider le petits vaisseaux qu’il trouve sur son chemin
sembler les idées pour reconstituer le malade à recouvrer la santé. (voir la figure 1). Le tissu réagit en formant
concept. D’où viennent ces idées ? Sou- Une de ces interrogations était primor- de petites vésicules remplies d’un liquide
vent de loin, apportées par d’autres indivi- diale : quelle était la cause de la maladie ? séreux transparent, fait de fragments cellu-
dus qui ont une part dans la construction du La réponse à cette question conditionnait laires et d’un peu de sang. Si la gale n’est pas
concept, bien que celle-ci reste ignorée. En celles à toutes les autres questions, en par- soignée, ces vésicules grossissent et se rem-
d’autres termes, le savoir est une construc- ticulier celles relatives à la thérapeutique qui, plissent de pus, devenant des pustules. Au
tion collective qui ne se concrétise que dans la maladie spécifique, se confond début du XIXe siècle, les patients traités pour
lorsque le nombre d’éléments nécessaires avec la destruction de la cause. La cause était la gale dans les hôpitaux parisiens se trou-

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Regards

vaient souvent à un stade avancé de la


maladie, ce qui explique pourquoi Alibert avait
nommé la gale psoris pustulosa, ou psoride
pustuleuse (voir la figure 3).
Pour sa thèse de médecine, consacrée
au diagnostic de la gale et à la recherche de
ses causes, Galès extrait les sarcoptes des
vésicules. Il les observe au microscope et
compare leur aspect à celui publié par d’autres
auteurs avant lui. Pour les différencier de ce
que l’on nomme à l’époque les mites de la
farine (Acarus siro), acariens que l’on trouve
dans la farine et dont l’aspect est très simi-
laire, il s’inocule les deux animaux, mon-
trant que seul le sarcopte provoque la gale.
Mais dans les années suivantes, certains
faits font accuser Galès de mystification. Tout
d’abord, personne ne retrouve le sarcopte
sur les galeux. On s’aperçoit aussi que les
dessins de sa thèse représentent la mite
de la farine et non le sarcopte de la gale

© Visuals Unlimited/Corbis
(voir la figure 2). Galès aurait donc falsifié
ses expériences en montrant à son jury la
mite de la farine, qu’il est facile de se procu-
rer, au lieu du sarcopte de la gale.
Il fallut attendre 1834, soit 22 ans, pour
que Simon-François Renucci, un autre étu- Ce qui vient à l’esprit en lisant cette accu- 1. LE SARCOPTE DE LA GALE HUMAINE, ici
diant en médecine et élève d’Alibert, retrouve sation, c’est que la gale était une maladie observé en microscopie électronique à balayage,
le sarcopte dans les sillons creusés par le mal connue à l’époque de la thèse de Galès est un arachnide de l’ordre des acariens. Si ce
parasite dans la peau des galeux. Cette redé- et que celui-ci n’a pas fraudé volontaire- parasite a été observé et décrit plusieurs fois
entre les XIIe et XIXe siècles, il ne fut accepté
couverte était très tardive pour une raison ment, mais a confondu les deux mites sous comme cause de la maladie qu’en 1834.
simple : personne avant Renucci n’avait eu le microscope. Que savait-on de la gale et du
l’idée d’explorer les sillons, car on recherchait sarcopte en 1812? La lecture de la littérature
en vain le sarcopte dans les vésicules ou médicale et populaire sur la gale détrompe
les pustules galeuses. immédiatement le lecteur conciliant.
On connaissait la gale et les habitudes du L’ A U T E U R
sarcopte depuis longtemps : un médecin
D’autres l’avaient vu anglais, Thomas Moffett, avait écrit en 1634
La localisation de l’acarien dans les sillons que l’animal vivait dans les sillons et non dans
accentua les soupçons portés sur Galès, car les pustules. On connaissait le mécanisme
on pensait que celui-ci avait trouvé le sarcopte de contagion : il avait été expliqué en 1687,
dans les pustules de gale où, d’évidence, il ne soit plus de 100 ans avant la thèse de Galès,
se trouvait pas. En fait, Galès n’avait exploré par un médecin italien, Giovanni Bonomo, qui
que les vésicules «naissantes» qui, contrai- avait trouvé le sarcopte dans les vésicules de
rement aux pustules (tardives), contiennent gale. Et il était notoire dans le milieu médical
parfois le sarcopte; mais ses contemporains que le naturaliste suédois Carl von Linné avait Danièle GHESQUIER-POURCIN
est chargée de recherche
n’ont pas prêté attention à ce détail. confondu le «ciron» (le sarcopte) de la gale à l’INSERM et travaille
Ainsi, à partir de 1834, deux indices font et la mite de la farine en les classant comme au sein de l’Unité REHSEIS
de Galès un coupable: les dessins de sa thèse, deux variétés d’une même espèce. du CNRS/Université Paris VII.
qui représentent la mite de la farine, et la loca- Ces faits suscitent plusieurs interroga-
lisation du sarcopte, qu’on ne retrouve pas tions: si l’on savait tout de la gale au début du
dans les pustules. XIXe siècle, pourquoi Galès a-t-il dû refaire la

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Regards

démonstration pour sa thèse? La cause de parasites étaient des animaux qui naissaient rement associée à une maladie spécifique
la gale avait-elle été oubliée et, dans ce cas, spontanément dans d’autres animaux, créés n’existait pas encore. Jusqu’au milieu du
pourquoi? Les conditions d’expérimentation par les humeurs viciées de la maladie. Cet XIXe siècle, les médecins expliquaient une
concernant l’identification du sarcopte avaient- obstacle épistémologique provient de ce maladie spécifique par un ensemble de
elles changé à ce point, pour que l’on ait repro- que Bachelard nomme la difficulté à remettre causes suffisantes. C’est le troisième obs-
ché à Galès une faute pardonnée à Linné ? en question les théories admises sans se tacle pour l’acare de la gale : l’animal n’était
Si Bonomo, premier découvreur du rôle du sar- sentir irrespectueux et prétentieux. Car la qu’une des causes de la maladie, une des
copte, avait trouvé celui-ci dans les vésicules définition d’Aristote avait créé des habitudes causes de la contagion.
de gale, comment a-t-on pu reprocher à Galès de pensée qui rendaient toute autre expli- En outre – quatrième obstacle –, il n’y
d’en avoir fait autant? Enfin, pourquoi les cher- cation impossible: l’existence de l’acare était avait aucune spécificité entre une cause et
cheurs de sarcoptes continuaient-ils obsti- ainsi liée à la théorie de la génération spon- son effet. Parce que l’on croyait que les causes
nément, après la thèse de Galès, à rechercher tanée, c’est-à-dire l’apparition d’organismes de maladies étaient nombreuses, la même
l’animal dans les vésicules ou les pustules de vivants dépourvus de parents, qui fut accep- cause de maladie pouvait conduire à plusieurs
gale, au lieu de le faire dans les sillons? tée jusqu’aux travaux de Pasteur. Ainsi, effets, spéciaux ou typiques suivant les lieux,
Nous avons tenté de répondre à ces ques- les événements ou les tendances organiques
tions en montrant que c’est l’évolution des rencontrées. Ainsi, jusqu’à ce que le concept
idées scientifiques – non seulement entre de cause nécessaire soit établi, l’acare de la
1812 et 1834, mais aussi durant les sept gale n’avait aucune chance de jouer un rôle
siècles séparant les premières observations important dans la genèse de la maladie.
du sarcopte (nommé aussi ciron ou acare) de Le cinquième obstacle prit son impor-
son association définitive avec la gale – qui tance seulement vers 1820, lorsque, sous
a fait apparaître et disparaître l’animal selon l’influence des hygiénistes, on expliqua la
J.-C. Galès, Essai sur le diagnostic de la gale, 1812

que le milieu médical croyait ou non à son transmission de la maladie par les miasmes
existence et à son rôle dans la maladie. de l’environnement. On réserva alors le nom
de maladie contagieuse à un petit nombre
La maladie de maladies telles que la variole, dont les
épidémies étaient fréquentes jusqu’à la fin
a-t-elle une cause du XVIIIe siècle. Les critères de la maladie
ou plusieurs? contagieuse devinrent très stricts : conta-
gion par les croûtes et les pustules, exan-
Dès que l’acare apparut dans la gale, au 2. LE DESSIN DU SARCOPTE de la gale publié thème, prurit, infection par le contact et
XIIe siècle, la signification de son rôle fut par Jean-Chrysanthe Galès dans sa thèse en1812, protection par inoculation. La gale remplis-
confrontée à une série d’« obstacles épis- «fait d’après nature par M.Meunier, peintre d’his- sait tous ces critères. Cette ressemblance
témologiques», selon le terme du philosophe toire naturelle». L’animal, long de 0,5millimètre, entre la variole et la gale constitua le cin-
Gaston Bachelard. Il s’agit des barrages intel- est représenté adulte (1, 2, 3), jeune (4) et quième obstacle pour l’acare de la gale.
lectuels, présents chez un individu, qui s’op- mort (5) aux côtés de ses œufs présumés (6) C’est à partir de ce moment que les pus-
et d’une pustule de gale « mise à découvert par
posent à l’évolution de sa pensée, soit parce l’enlèvement de l’épiderme » (7). tules de gale prirent de l’importance, qu’Ali-
qu’ils appartiennent à des théories anciennes bert nomma la gale psoris pustulosa et que
en contradiction avec les faits présents, soit en 1834, appelé comme expert en micro- les chercheurs de sarcoptes, y compris Ras-
parce qu’ils s’opposent au style de pensée scopie, le chimiste François-Vincent Raspail pail, traquèrent l’animal dans les pustules
de l’individu concerné. pense que le sarcopte peut être le para- de gale. C’est le modèle de la variole qui
Le premier obstacle rencontré par l’acare site de la gale au lieu d’être « son arti- apporta la confusion entre vésicules et pus-
fut la théorie humorale. Selon cette théorie san ». Cette accessoirité de l’acare dans la tules et qui fit disparaître l’acare après la
d’origine grecque et admise par la médecine gale explique pourquoi il fut absent de la thèse de Galès. Cet obstacle épistémolo-
arabe, la maladie n’était pas due à l’acare, pensée médicale jusqu’au XVIIe siècle. gique correspond au besoin d’uniformiser
mais aux humeurs corrompues qui créaient Au XVIIe siècle, l’intérêt pour les ani- les principes, les méthodes et les phéno-
un déséquilibre. Pour guérir la maladie, il maux microscopiques a fait apparaître l’acare mènes en science dans une recherche de
était nécessaire de rétablir l’équilibre des dans le champ scientifique. Le concept de simplification. Mais la science ne répond
humeurs. L’acare était, en quelque sorte, parasite était attaqué pour la première fois. pas à cette uniformité.
un effet secondaire. Toutefois, on n’envisageait pas pour autant Après la thèse de Galès, quand la gale fut
Le deuxième obstacle est lié au premier: l’animal comme étant la cause de la gale. Le considérée spécifique seulement si elle res-
selon la définition donnée par Aristote, les concept d’une cause spécifique nécessai- semblait précisément au modèle de la variole,

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Regards

un nouvel obstacle apparut : la variole elle-


même devint aspécifique. François-Joseph-
Victor Broussais, médecin très en vogue
auprès des étudiants en médecine, soutint

J. L. Alibert, Description des maladies de la peau, vol. 2, 1825.


l’idée que la maladie était une déviation de
la physiologie normale alors que, depuis la
Révolution, la maladie était ontologique (dési-
gnée par des symptômes et des signes). Les
causes de la maladie, qui étaient déjà mul-
tiples, accessoires et séparées de leur effet,
devinrent encore plus secondaires, car toute
l’attention se focalisa sur la fonction pertur-
bée. La contagion, notamment, n’était plus
prise en compte. Et si la syphilis et la variole
ne dépendaient pas de la contagion, pour-
quoi la gale aurait-elle dû en dépendre ? Le 3. UNE MAIN GALEUSE, planche extraite de la Description des maladies de la peau de Jean-
Louis Alibert (1825), le directeur de thèse de Jean-Chrysanthe Galès. Alibert nommait « pso-
sarcopte, qui n’appartenait plus à aucun sys- ride pustuleuse vulgaire » la gale, en raison des pustules qu’elles entraîne lorsqu’elle n’est pas
tème, devint impossible à trouver. soignée, semblables aux pustules de la variole.
À peu près 20 ans après la thèse de Galès,
un autre changement eut lieu dans le concept perçus comme un matériel vivant, la rela-
de cause spécifique. La révolution de 1830, tion avec les parasites n’était pas faite. Le
à laquelle les étudiants en médecine parti- virus était encore dans cette obscurité
cipèrent en masse, mit les opposants poli- d’où est réapparu l’acare de la gale.
tiques, tel Broussais, au pouvoir. Les idées La gale humaine est un parfait exemple  À ÉCOUTER
de Broussais, dont le succès devait beau- des difficultés que rencontrent les idées
Jeudi 8 septembre 2011,
coup à sa très forte image républicaine, furent nouvelles lorsqu’elles doivent éliminer d’an- Danièle Ghesquier-Pourcin
examinées plus scientifiquement par le corps ciens modes de pensée pour progresser sur évoquera l’affaire de la gale
médical, qui détecta les nombreux échecs des bases nouvelles. Cette histoire est dans la partie « Actualités »
de sa thérapeutique. Dans le même temps, une histoire des idées, une histoire de la de l’émission La marche
des sciences, sur France Culture
les idées sur la spécificité de la maladie retrou- pensée et des théories médicales, qui sont de 14h à 15h.
vèrent la liberté confisquée par le pouvoir modelables non seulement par les idées en www.franceculture.com
politique. La spécificité de la gale fut de provenance du milieu médical, mais aussi
nouveau possible, comme Bonomo, Alibert par les idées en provenance d’autres
et Galès l’avaient proposé en leurs temps, en domaines scientifiques et de la sphère socio-
insistant sur le fait que seul l’acare était politico-économique. La pensée collective  BIBLIOGRAPHIE
responsable de la gale. est sans arrêt en mouvement, modifiée par D. Ghesquier-Pourcin, Itinéraire
les relations de pouvoir, capables de ren- des idées. L’affaire de la gale,
Hermann, 2011.
La connaissance suit forcer l’influence d’un acteur ou de réduire
celle d’un autre. Elle peut être influencée B. Dujardin, L’histoire de la gale
des chemins détournés par un savant comme par un livre de méde- et le roman de l’acare, Arc. Belg.
Enfin, en 1855, Joseph Rollet, chirurgien cine populaire, par ce qui se passe dans dermat. syphil, vol. 2, pp. 13-75,
1946 ; vol. 3, pp. 1-49, 1946 ;
en chef à l’Antiquaille de Lyon, sépara dans un amphithéâtre de médecine ou dans le vol. 3, pp. 129-75, 1949.
sa classification les parasites, tels l’acare de village corse de Renucci.
la gale et les champignons microscopiques, À l’heure où l’on parle de mettre la con- J.-C. Galès, Essai sur le diagnostic
de la gale, sur ses causes, et sur
des autres agents contagieux des mala- naissance au service de l’économie, cette les conséquences médicales
dies de la peau – les « virus », qui provo- histoire montre qu’orienter la recherche n’est pratiques à déduire des vraies
quent la variole et la rougeole. Il semblait pas une intervention génératrice de décou- notions de cette maladie,
alors bien établi que la transmission de toutes vertes. Les idées ont leur indépendance et, thèse de médecine, Paris, 1812.
En ligne sur books.google.fr
les maladies spécifiques de la peau peut être s’il est possible de retracer le chemin qu’elles
expliquée par la multiplication des agents ; ont pris, il ne l’est pas de modifier celui-ci. J.-L. Alibert, Description
mais dans le cas des « virus », cette affir- Toute action dans ce sens prend le risque de des maladies de la peau, Paris,
1806 et 1825, 2 vol., pp. 235-238.
mation était encore spéculative; s’ils étaient retarder la marche de la connaissance. I

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mathématiques, sciences sociales

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Le principe de Peter
La différence entre un texte humoristique et des travaux universitaires
sérieux est parfois mince. Le principe de Peter est l’exemple même
d’une loi dont le statut reste incertain.
Jean-Paul DELAHAYE

V
ous prenez dix dés, vous les Peter est l’explication correcte ? Comment la productivité baisse inexorablement au
lancez. Vous relancez ceux qui aussi organiser la gestion du personnel et cours du temps alors qu’augmente l’incom-
n’ont pas donné 1 jusqu’à ce les promotions d’une structure hiérarchique pétence moyenne dans les hiérarchies pra-
que tous les dés donnent 1. pour contrer et annuler ses éventuels effets? tiquant la promotion interne au mérite. Bien
Un moment viendra où chaque dé mon- Plusieurs catégories de travaux sérieux sûr, les mises en équations simplifient la réa-
trera 1. Cette évidence appliquée au pro- sur le principe de Peter ont été menées dans lité des organisations hiérarchiques et il est
blème de la promotion dans les entreprises de nombreuses disciplines: économie, socio- souvent possible de compliquer les modèles
conduit au principe de Peter. Si, à chaque logie, psychologie, management, théorie en ajoutant quelques paramètres supplé-
fois qu’un employé remplit correctement sa des jeux, sciences politiques et, plus éton- mentaires qui amènent alors à des conclu-
fonction, on le promeut à un poste où il aura nant, en physique, informatique et biologie. sions... opposées à celles du modèle initial.
à faire une tâche différente, alors arrivera La baisse de productivité constatée chez
un moment où l’employé occupera une fonc- Intrépide recherche les sujets qui viennent de bénéficier d’une
tion où il fera mal son travail ; il n’aura promotion ne résulte-t-elle pas de la régres-
alors plus de promotion et restera dans universitaire sion vers la moyenne? Le phénomène a été
cet emploi mal adapté. Il y a d’abord les études concrètes : dans observé par le Britannique Francis Galton,
Exprimé avec le langage de l’Améri- une entreprise sélectionnée, on mesure à au XIXe siècle, à propos de la comparaison
cain Laurence Peter (1919-1990) : dans une coup de pourcentages et de courbes syn- entre les tailles des parents et des enfants
hiérarchie, toute personne finit par atteindre thétiques tirées des statistiques disponibles (les enfants des géants sont plus petits que
son niveau d’incompétence. De ce prin- si les effets du principe de Peter sur la pro- leurs parents, les enfants des nains sont plus
cipe de Peter découlent deux corollaires : ductivité sont patents. C’est ainsi qu’on a grands). L’efficacité d’un employé occupant
– plus le temps passe, plus grande est pu établir que la productivité scientifique une fonction où il vient d’être promu est sta-
la proportion de postes occupés par des des universitaires américains baisse à la tistiquement moins bonne que sa précédente
incompétents. suite de leur recrutement ferme (la célèbre efficacité, puisque, justement, il a obtenu une
– la charge de travail des personnes tenure)... mais que ce n’est pas général, promotion du fait qu’il était efficace. En s’ap-
compétentes ne cesse de croître. comme le montre une étude de Mareva Saba- prochant maintenant de la moyenne, ce qui
Si le livre de Peter coécrit avec Raymond tier publiée en 2009 à propos des promo- est statistiquement inévitable, l’efficacité
Hull (paru en 1969) fut un succès mon- tions dans les universités françaises. baisse. Pour certains chercheurs, c’est la rai-
dial, c’est sans doute dû à ce double aspect Le deuxième type de travaux est celui son unique du principe de Peter.
de sa thèse centrale : elle apparaît parfai- des études à bases mathématiques. Il se Les expériences en laboratoire consti-
tement logique, mais, bien sûr, elle ne fonde sur des modèles à équations conti- tuent une troisième méthode d’étude. On
peut pas être vraie... ce serait absurde. nues où les variables sont des nombres réels, prend des sujets humains et on reproduit
Peter expliquait dans son livre que si et où, comme on le fait en économie et en artificiellement une situation de promotion
« tout va toujours mal » (sous-titre de physique, sont introduits des paramètres en demandant aux personnes participant
l’ouvrage de 1969), c’est parce que rien ne globaux (productivité de l’entreprise, apti- à l’expérience de se comporter comme elles
peut s’opposer à son implacable logique. tude des agents, difficulté des tâches, etc.) le feraient dans la réalité. Pour que les déci-
Comment y voir clair ? Comment éva- et leurs relations. Devenus équations et réso- sions prises par les sujets le soient sérieu-
luer l’impact réel des cas où le principe de lus, ces modèles montrent ce qu’on craignait: sement et que leurs efforts pour réussir

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Regards

1. Le p r i n c i p e d e Pe te r s e ma n i f este
e principe de Laurence Peter est une maxime humoristique : « Dans Le management est une science étrange où, heureusement, l’humour
L une hiérarchie, tout employé tend à s’élever jusqu’à atteindre son
niveau d’incompétence. » Il semble résulter d’une logique imparable et,
permet de ne pas prendre trop au sérieux les modes aux conséquences
parfois désastreuses, créées et promues par des gourous pas toujours
parmi ses corollaires, il y a : « Avec le temps, tout poste est occupé par conscients des subtiles réalités humaines et des spécificités nationales
une personne incapable d’en remplir les fonctions. » non négligeables.

Jean-Michel Thiriet

La question est posée : comment repérer les incompétents ? Une jour- Le principe de Peter est un exemple d’affirmation dont la vérité semble
naliste, Anne Steiger, a proposé les critères suivants. incontestable alors qu’en même temps, il ridiculise le monde social qu’il
(1) Sa force : déléguer. Il aime se présenter comme le chef d’or- décrit. Vivons-nous dans un monde absurde ?
chestre de son équipe. D’autres lois du même type ont été proposées pour nous faire rire...
(2) Il brasse de l’air, fait beaucoup de bruit, affirme à qui veut bien et réfléchir.
le croire qu’il est très occupé. « Quand un dispositif fonctionne bien, on l’utilise au-delà de ce
(3) Dans les couloirs, il marche vite et a toujours l’air préoccupé. pour quoi il était prévu, et cela jusqu’à ce qu’il ne fonctionne plus » (dû
(4) Si, pour lui, l’erreur est humaine, l’attribuer à quelqu’un d’autre à William Corcoran, un spécialiste américain de sûreté nucléaire).
que lui est encore plus humain. « Un logiciel informatique qui donne satisfaction tend à se dévelop-
(5) Quoi qu’il arrive, l’incompétent s’efforce de faire comme si tout per et à se perfectionner jusqu’au point où plus personne n’en maîtrise
avait été prévu. la complexité... et le fonctionnement. »
(6) Aimable avec ses supérieurs hiérarchiques, il se plaît à humilier « Les employés incompétents sont directement promus aux fonctions
ses subordonnés, particulièrement ceux dont il a le plus besoin. de management, sans nécessairement avoir été compétents à aucun
(7) Friand des relations de pouvoir, il rappelle quotidiennement à poste » (loi de Dilbert du dessinateur de BD américain Scott Adams).
ses subordonnés qu’ils lui sont... subordonnés. « Le travail s’étale de façon à occuper tout le temps disponible pour
(8) Il détruit toute preuve de son échec quand il ne réussit pas. son achèvement » (loi de Parkinson, de l’historien et essayiste britannique
(9) Pour communiquer ses ordres, il use et abuse des Post-it, des cour- Cyril Parkinson).
riels et des notes de service pour mettre de la distance et éviter les face- «Les personnes aux capacités limitées formulent des conclusions fausses
à-face. et prennent de mauvaises décisions, mais leur incompétence limite aussi
(10) En réunion, il s’efforce d’avoir toujours le dernier mot, quitte à leur aptitude d’analyse critique et elles ne peuvent donc ni voir, ni com-
s’attribuer ce qui vient d’être dit. prendre, ni corriger leurs erreurs» (effet de biais cognitif Dunning-Kruger).

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Regards

soient réels, ils sont rémunérés à la fin de fera coïncider l’intérêt de l’entreprise et celui
2. Le phytoplancton l’expérience en fonction de leur succès. Là de ses salariés : les promus ne deviennent
ême dans la nature, le principe de aussi, le protocole (c’est-à-dire la descrip- pas incompétents.
M Peter semble jouer un rôle. La com-
pétition entre les espèces de phytoplanc-
tion du jeu auquel on invite les sujets à jouer) – Une pratique, mise en œuvre depuis
est souvent très simplifié par rapport à la longtemps dans l’armée, limite le temps
ton, dont le grand nombre est depuis réalité, et les résultats obtenus n’ont qu’une qu’un militaire reste à un niveau donné de
longtemps apparu paradoxal, est difficile portée limitée. la hiérarchie et, s’il n’est pas promu à temps,
à comprendre. En 2009, William Durham Enfin, plus récemment, on a eu recours l’armée s’en débarrasse pour qu’il ne stagne
et ses collègues, aux États-Unis, ont iden- à des études informatiques fondées sur pas à son niveau d’incompétence.
tifié un étrange mécanisme expliquant en ce que l’on dénomme des simulations multi- L’outil de la simulation multi-agents mis
partie cette grande variété d’espèces, et
agents. Nous y reviendrons, car elles condui- en œuvre récemment pour étudier le prin-
qui semble un cas remarquable de principe
sent à des conclusions nouvelles et éton- cipe de Peter vient de produire des résul-
de Peter dans le monde biologique.
nantes. Résumons d’abord les conclusions tats contre-intuitifs, et nous allons présenter
classiques auxquelles le travail universi- le modèle utilisé.
taire avait déjà conduit. Les travaux ont été réalisés par une
Certains travaux contestent le principe équipe de trois physiciens de l’Université
de Peter : non, il n’est pas toujours exact que de Catane, en Sicile : Alessandro Pluchino,
les promotions internes au mérite produi- Andrea Rapisarda et Cesare Garofalo. Leur
sent l’effet désastreux dénoncé, car les res- article, publié dans la revue Physica A, leur
ponsables lucides et attentifs le prennent a valu un prix Ig Nobel (à ne pas confondre
en compte pour décider des promotions. avec le prix Nobel attribué en Suède chaque
D’autres études concluent que le principe année). Selon les organisateurs du prix Ig
de Peter est vrai et ses effets mesurables, Nobel qui, en anglais, se prononce à peu
Sur la côte Ouest de l’Amérique du Nord, en particulier quand on pratique la méthode près comme ignoble : « Les prix Ig Nobel
un grand nombre d’espèces différentes de des modèles mathématiques. EdwardLazear, couronnent des prouesses qui font rire les
phytoplancton sont visibles dans les par-
de l’Université Stanford, affirme que l’effet gens au premier abord, et les font ensuite
ties les plus hautes de l’océan. Ces espèces
se réduit à celui de la régression vers la réfléchir. Ces prix ont pour but de rendre
sont disposées en couches parallèles hori-
moyenne, inévitable, et qu’il n’empêche pas hommage à l’originalité et à l’imagination,
zontales et peu épaisses, comme si l’es-
pèce de chaque couche était spécialement
que les promotions se fassent au mieux de ainsi que d’attiser l’intérêt des gens pour la
adaptée à une profondeur donnée. l’intérêt des entreprises. science, la médecine et la technologie. »
La plupart des espèces de ce phyto- Aussi farfelus que semblent parfois
les travaux récompensés par les Ig Nobel,
plancton sont mobiles. La capacité à se Limiter les dégâts il ne s’agit pas uniquement de canulars ou
mouvoir de couche en couche serait pour elles
un avantage, car cela faciliterait leur accès à Bien sûr, ceux qui concluent à l’existence de blagues de potache : André Geim, prix
la nourriture et à la lumière. Cependant, un réelle des effets du principe de Peter pro- Ig Nobel en 2000 pour la lévitation d’une
étrange phénomène se produit : cherchant à diguent des conseils (souvent de bon sens) grenouille, s’est vu ensuite décerner le
accéder à la surface, chaque micro-organisme pour limiter ses dégâts. prix Nobel (le vrai !) de physique en 2010
mobile monte jusqu’au niveau où les varia- – Former les gens et les tester pour s’as- pour ses recherches sur le graphène.
tions de courant créées par l’approche de la surer de leurs capacités avant de les pro- Dans notre cas, le côté inattendu des
surface déstabilisent son mécanisme d’orien- mouvoir dans de nouvelles fonctions. conclusions a valu le prix à l’étude italienne
tation et perturbe son mouvement. Ce der- – Limiter les promotions internes et sur le principe de Peter qui prouve que des
nier devient alors désordonné, l’empêchant
mettre les employés en concurrence avec promotions décidées au hasard ne seraient
de poursuivre vers la surface et le condam-
de nouvelles recrues provenant de l’exté- pas absurdes dans certaines organisations
nant alors à rester à une profondeur donnée
rieur ; il ne faut toutefois pas abuser de hiérarchiques. Notons que cette conclusion
qui n’est en rien avantageuse pour lui.
Tout se passe donc comme si chaque
ces recrutements exogènes qui démotive- suggérant d’utiliser l’arbitraire des tirages
organisme unicellulaire de ces espèces de raient des employés de l’entreprise toujours au sort n’est pas totalement opposée à l’une
phytoplancton progressait vers la surface écartés au profit de nouveaux venus. des conclusions formulées par Peter lui-
jusqu’à atteindre son « niveau d’incompé- – Augmenter les salaires, car c’est utile même : il a suggéré, pour éviter les effets
tence », où, bien que cela ne lui soit pas par- pour tirer le mieux de chacun, mais sans de son principe, d’exploiter arbitrairement
ticulièrement favorable, il reste bloqué, inapte nécessairement changer les fonctions de la structure de la société en classes, en pla-
à poursuivre son ascension. ceux que l’on augmente. Laisser les gens çant d’office en haut de la hiérarchie non
compétents exercer leurs talents à leur niveau pas les plus méritants, mais les membres

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Regards

des classes les plus élevées de par leur nais- comportent 81 éléments pour le niveau 6 (le L’ A U T E U R
sance. Ce qui était un trait d’humour chez plus bas), 41 pour le niveau 5, 21 pour le
Peter est-il devenu une vérité prouvée par niveau 4, 11 pour le niveau 3, cinq pour le
la simulation numérique ? niveau 2 et un seul pour le niveau 1. Chaque
membre de la hiérarchie est caractérisé par
deux nombres: son niveau de compétence C
Le modèle de Catane dans l’emploi qu’il occupe dans la hiérarchie
Une structure hiérarchique de 160 personnes et son âge A. Le nombre C varie entre 1 et
est créée dans l’ordinateur en utilisant le lan- 10, le nombre A entre 18 et 60. Au début de
gage de programmation Netlogo et la la simulation, on choisit les âges et les
méthode multi-agents. Celle-ci consiste à niveaux de compétence de chaque agent en Jean-Paul DELAHAYE
est professeur à l’Université
définir des entités informatiques indépen- opérant un tirage au sort selon une loi nor- de Lille et chercheur
dantes qui interagissent comme le font dans male (la fameuse courbe en cloche) qui imite au Laboratoire d’informatique
la réalité les objets, les êtres vivants ou les raisonnablement une répartition réelle. fondamentale de Lille (LIFL).
humains, cela en limitant autant que pos- À chaque étape d’évolution de l’entre-
sible les décisions centralisées. L’autono- prise simulée, l’âge des employés est aug-
mie des agents de ces modèles en facilite menté d’une unité. Ceux qui ont atteint
la programmation, et en s’approchant du 60 ans sont éliminés. Sont aussi retirés les
monde réel qui est composé d’agents indé- employés dont le niveau de compétence
pendants, on accroît la taille des systèmes est inférieur à 4 (ils sont licenciés). Chaque
que l’on simule (avec parfois plusieurs mil- place ainsi libérée est alors occupée par
lions d’agents) tout en augmentant la fiabi- un employé du niveau en dessous ou par
lité et la pertinence des résultats obtenus. un nouveau venu quand il s’agit du niveau
Dans l’organisation pyramidale simulée le plus bas. Le niveau de compétence C
à Catane, il y a six niveaux hiérarchiques, qui et l’âge A des nouveaux recrutés sont

3. Quelques autres Ig Nobel


es prix Ig Nobel se moquent gentiment de certaines recherches qui, Économie 2008 : à G. Miller, J. Tybur et B. Jordan pour avoir découvert
L vues du grand public, apparaissent ridicules ou absurdes de par leur sujet
ou leurs résultats, comme cela a été le cas pour les conclusions des cher-
que le cycle d’ovulation d’une danseuse de danse-contact avait un effet
sur le total de ses pourboires.
cheurs siciliens sur le principe de Peter. Voici quelques exemples de recherches Paix 2009 : à R. Stephens, J. Atkins et A. Kingston qui ont démontré que
primées. jurer augmente la tolérance à la douleur.
Chimie 1996 : à G. Goble pour son record du monde d’allumage de bar- Santé publique 2009 : à E. Bodnar, R. Lee et S. Marijan pour la mise au
becue en trois secondes en utilisant de l’oxygène liquide. point d’un soutien-gorge qui, en cas d’urgence, peut être instantané-
Entomologie 1997 : à M. Hostetler pour son livre intitulé « Cette bouillie ment converti en une paire de masques à gaz. Notons que les récipien-
sur votre voiture », qui permet d’identifier les impacts d’insectes sur les daires acceptent le prix avec bonne humeur, comme on le voit sur la
pare-brise d’automobiles. photographie ci-dessous, assistent souvent à la cérémonie et, fiers de leur
Paix 1997 : à H. Hillman pour son travail plein d’empathie sur « la dou- originalité, prononcent un discours d’acceptation...
leur éventuellement ressentie durant l’exécution des condamnés à mort
par différentes méthodes ».
Ingénierie et sécurité 1998 : à T. Hurtubise pour avoir mis au point et
testé personnellement une armure à l’épreuve des grizzlis.
Littérature 1999 : à l’Institut britannique de standardisation pour sa spé-
cification en six pages BS-6008 décrivant la bonne façon de faire une tasse
de thé.
Paix 2005 : à C. Rind et P. Simmons pour avoir étudié l’activité cérébrale
d’une sauterelle lors d’une projection du film Star Wars.
Chimie 2005 : à E. Cussler et B. Gettelfinger pour leur étude minutieuse
de la question « les gens nagent-ils plus vite dans le sirop ou dans l’eau ? ».
Alexey Eliseev

Médecine 2008 : à D. Ariely qui a démontré qu’un placebo cher était


plus efficace qu’un placebo au prix modique.

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Regards

minés comme lors de la constitution de la Bien sûr, à chaque étape d’évolution lution du niveau général d’efficacité de l’en-
structure initiale. de la hiérarchie (étape qui simule une durée treprise qui, dans un premier temps, est soit
Pour déterminer la compétence d’un d’une année), les places libérées par une globalement croissant, soit globalement
employé qui monte d’un niveau, deux promotion provoquent une autre promotion, décroissant, puis qui reste approximative-
modèles ont été envisagés. Dans le premier ou un recrutement s’il s’agit du niveau le ment constant, subissant seulement de
modèle, on suit ce que les auteurs dénom- plus bas, et cela en cascade, jusqu’à ce faibles fluctuations, inévitables puisque
ment l’hypothèse de Peter : la compétence que tous les postes soient pourvus. les modèles font tous appel à de nombreux
dans la nouvelle fonction est indépen- Pour mesurer et comparer les effets des éléments aléatoires. Il n’y a pas de surprises
dante de la compétence dans l’ancienne et deux hypothèses et des trois méthodes de notables pour les trois courbes noires cor-
est déterminée par un tirage aléatoire comme promotion, on calcule pour chaque étape l’ef- respondant à l’hypothèse qu’une personne
pour les nouveaux recrutés ou comme ficacité globale de la hiérarchie à l’aide d’une promue garde approximativement son niveau
pour la fixation des compétences dans la formule. Celle-ci prend en compte l’efficacité de compétence en changeant d’échelon.
hiérarchie au point de départ. Dans le second de chaque employé de la hiérarchie, tout
modèle, on adopte l’hypothèse de bon sens : en donnant de plus en plus de poids aux
en gravissant un échelon, un employé garde employés à mesure qu’ils s’élèvent dans la
Promouvoir
le niveau de compétence qu’il avait aupa- pyramide: l’importance d’un salarié pour l’ef- les incompétents ?
ravant, avec seulement une variation aléa- ficacité globale de l’entreprise est d’autant La promotion du meilleur est la bonne
toire d’au plus dixpour cent de la compétence plus grande qu’il occupe un poste élevé. Cette méthode ; sa compétence se trouve valori-
maximale. Trois types différents de promo- mesure d’efficacité globale est normalisée sée en montant dans la hiérarchie, où elle
tions ont été simulés et comparés. pour varier entre 0 et 100pour cent, le 0cor- contribue de plus en plus à l’efficacité globale.
– La promotion du meilleur : pour remplir respondant à une organisation totalement Le tout conduit l’organisation à un haut niveau
une case vide de la hiérarchie, on choisit, inefficace, le 100 correspondant au maxi- d’efficacité générale, mesurée à 79pour cent
dans le niveau inférieur, l’employé le plus mum théorique quand tous les employés par la simulation. Toujours sous l’hypothèse
compétent. ont un niveau de compétence maximal. de bon sens de la persistance de la compé-
– La promotion du pire: pour remplir une case Le calcul pour les six combinaisons pos- tence quand un employé passe d’un niveau
vide de la hiérarchie, on choisit, dans le niveau sibles d’hypothèses et de méthodes de pro- au suivant, la méthode de promotion du pire
inférieur, l’employé le moins compétent. motion a été mené pendant 1 000 étapes se révèle très mauvaise: elle conduit à une
– La promotion au hasard : le promu est (ce qui correspond à une évolution sur efficacité de 65pour cent et donne, sans sur-
choisi en tirant au sort parmi les employés 1 000 ans !) On obtient donc (ci-dessous) prise, un résultat moins bon que la promotion
du niveau inférieur. six courbes. Chaque courbe montre une évo- au hasard (efficacité de 72 pour cent).
La surprise vient des courbes rouges
Promotion du plus mauvais et hypothèse de Peter explorant l’hypothèse de Peter que la com-
pétence de l’employé promu dans ses
nouvelles fonctions n’est pas directement
80 Promotion du meilleur et hypothèse de bon sens liée à ses compétences à l’échelon précé-
dent. Cette fois, la meilleure méthode de
promotion (efficacité globale de 82 pour
cent) consiste à choisir le plus incompétent
(promotion du pire), meilleure même que
Promotion au hasard et hypothèse de bon sens la promotion du meilleur sous l’hypothèse
Efficacité globale

d’une conservation de compétence !


70 Sous l’hypothèse de Peter, la seconde
Promotion au hasard et hypothèse de Peter méthode en efficacité consiste à promouvoir
Efficacité
moyenne au hasard: elle conduit à une efficacité globa-
initiale le aux alentours de 70 pour cent. En dernier,
arrive la méthode naturelle de promotion
Promotion du plus mauvais et hypothèse de bon sens du meilleur, qui fait paradoxalement passer
l’efficacité générale de la hiérarchie sous
60 pour cent, le plus mauvais résultat des
Promotion du meilleur et hypothèse de Peter
60 six calculs opérés !
C’est cette étrangeté qui a sans doute
0 200 400 600 800 Temps valu aux auteurs des calculs l’attribution du

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Regards

Ig Nobel, car, bien sûr, aucune entreprise ne ficacité moyenne d’une personne promue
va promouvoir les plus mauvais employés en interne et au mérite qui s’explique par
ou procéder au hasard ! la régression vers la moyenne, d’autre part,
N’y aurait-il pas une erreur ? A. Pluchino l’accumulation des incompétents dans la
et ses collègues ont vérifié leurs calculs structure hiérarchique au cours du temps,
et exploré avec succès toutes sortes de jeux due au mécanisme de cliquet.
de paramètres de façon à s’assurer de la Les organisations qui déterminent les
robustesse de leur modèle. Une étude com- promotions uniquement au mérite, cas des
plémentaire, parue en 2011 et faisant encore très grandes administrations, sont victimes
varier les paramètres et les structures de de la régression vers la moyenne qui tend
la pyramide hiérarchique des organisations à produire de l’incompétence. Les organi-
simulées, a confirmé les résultats. sations mieux dirigées, tout en n’oubliant
À y réfléchir, ces résultats étaient pré- pas l’intérêt stimulant de la promotion au
visibles, car ils suivent la régression vers la mérite, contrôlent qu’on ne demande pas
moyenne (qu’assez curieusement les cher- au promu de faire ce qu’il ne sait pas faire.
cheurs italiens ne mentionnent pas). Si, La seconde leçon est qu’il faut contrer
 BIBLIOGRAPHIE
selon ce qu’ils nomment l’hypothèse de le mécanisme de cliquet, ce qui est facile,
Peter, la compétence après promotion est par exemple en changeant rapidement les Ph. Boulanger, Il n’y a pas moyen
indépendante de la compétence avant pro- fonctions des incompétents ou en s’en de moyenner, Dossier Pour la
Science, n° 59, 2008.
motion, il est évidemment bénéfique de pro- débarrassant...
mouvoir les plus mauvais, qui deviendront A. Pluchino et al., Efficient
meilleurs puisqu’après promotion, ils se rap- promotion strategies in
procheront de la moyenne.
Le hasard social hierarchical organizations, 2011 :
http://arxiv.org/pdf/1102.2837
Le choix des plus mauvais donne à ceux- L’affirmation que le hasard peut être utile
ci une seconde chance. C’est bon pour eux pour prendre des décisions collectives s’ap- A. Pluchino et al., The Peter
Principle revisited:
et c’est bon aussi pour l’efficacité générale. plique aussi à la vie politique et à la justice A computational study, Physica A,
De même, sous l’hypothèse de Peter, pro- et a été pratiquée depuis l’Antiquité. Le Kle- vol. 389, pp. 467-472, 2010.
mouvoir au hasard est meilleur que pro- roterion, dispositif utilisé dans la période
P. Sobkowicz, Dilbert-Peter model
mouvoir les meilleurs qui, quand ils sont de démocratie de la Grèce antique pour choi- of organization effectiveness:
promus, régressent dans leur ensemble vers sir des juges et fixer certaines responsabi- computer simulations, J. of Artificial
la moyenne, faisant reculer l’efficacité glo- lités politiques, procédait avec des lancers Societies and Social Simulation,
bale. Promouvoir les meilleurs dans le cas de billes. vol. 13(4), 4, 2010.
de l’hypothèse de Peter est la pire chose à Aujourd’hui, dans de nombreux pays, M. Sabatier, Promotion and
faire, il n’y a aucun paradoxe à cela et le prin- les jurés des grands procès sont choisis productivity in French academia:
cipe de Peter est bien vrai. au hasard, et il n’est pas absurde de sou- A test of the Peter Principle,
Université de Savoie, Institut de
tenir qu’il faut faire jouer au hasard un rôle recherche et gestion en économie,
plus grand dans le choix des responsables 2009 (www.irege.univ-savoie.fr/
Le cliquet de l’exécutif politique. Cela éviterait que admin/files/publi_contenu/
131122907_peter-principle.pdf).
Avec les dés que l’on relance jusqu’à ce le pouvoir ne soit accaparé par une classe
que tous donnent 1, il n’y a pas de régres- politicienne inamovible de gens repré- D. Dickinson et M. Villeval, The Peter
sion vers la moyenne, mais uniquement sentant assez mal l’intérêt collectif et d’ac- principle: an experiment, Groupe
d’analyse et de théorie écono-
un effet de cliquet. Comme dans une hor- cord entre eux pour éviter les réformes mique, UMR CNRS 5824, 2007
loge où le dispositif mécanique du cli- opposées à leurs intérêts. Après la Grèce (http://hal.inria.fr/docs/
quet force les roues à tourner dans un sens antique et la République de Venise, où une 00/20/12/25/PDF/0728.pdf).
et pas dans le sens inverse, dans l’exemple sorte de loto déterminait les membres du E. Lazear, The Peter principle:
des dés, ne pas relancer les dés tombés Sénat, un exemple contemporain de l’in- A theory of decline, Journal
sur 1 augmente jusqu’à 1 la proportion des troduction délibérée de hasard dans les of Political Economy, vol. 112(1),
dés donnant 1. mécanismes de choix politique s’est pro- pp. 141-163, 2001.
Dans le principe de Peter énoncé sous duit en Ontario, au Canada, où, en 2007, L. Peter et R. Hull,
la forme « tout employé finit pas arriver à l’Assemblée des citoyens a été constituée The Peter Principle : Why Things
son niveau d’incompétence », deux méca- par tirage au sort et chargée de réfléchir Always Go Wrong, William Morrow
& Company, 1969.
nismes jouent : d’une part, la baisse d’ef- à une réforme électorale... 

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Logique & calcul [87


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REGARDS

ART & SCIENCE

Pollock et la dynamique des fluides


Jackson Pollock faisait couler de la peinture à partir de bâtons
qu’il trempait dans des pots. Il devenait donc tributaire
des lois de la dynamique des fluides, notamment celles qui expliquent
le comportement de liquides soumis à la gravité.
Loïc MANGIN

L
es artistes sont parfois confron- dans un pot de peinture et, après l’en avoir paramètre dépend de plusieurs facteurs,
tés aux phénomènes naturels, retiré rapidement, il laisse la peinture cou- notamment de la densité ρ, de la viscosité μ
régis par les lois de la physique. ler sur la toile en même temps qu’il déplace et de la vitesseu0 avec laquelle le bâton est
On distingue alors plusieurs le bâton. Les toiles étaient donc recouvertes tiré du pot. On calcule que h vaut approxi-
types de relations. Prenons l’exemple des d’un entrelacs de coulures de peinture, des mativement ␯u/ 0g
 , ␯ étant la viscosité
écoulements. Léonard de Vinci, à travers lignes continues, sinueuses et ondulées, dite cinématique de la peinture (␮/␳) et g,
diverses études, a essayé de comprendre Convergence en étant une illustration l’accélération de la pesanteur. Dans le cas
les mouvements des fluides et notamment (voir la figure a). le plus simple, quand le bâton est retiré ver-
les turbulences. Beaucoup de peintres ont Le peintre bouleversa ainsi les canons ticalement, le volume V de peinture extrait
représenté des vagues, le ruissellement d’un esthétiques de l’art d’une façon particuliè- est de l’ordre de r0Lh, L étant la longueur du
torrent... mais rares sont ceux qui ont réussi rement intrigante pour les physiciens, puis- bâton enduite.
à les rendre de façon réaliste. Ces événe- Une fois le bâton hors du pot, un jet se
ments relevant de la dynamique des fluides forme sous l’effet de la gravité dont le débit Q
sont particulièrement rétifs au pinceau. Pollock bouleversa s’exprime ainsi : r0u03/2␯/g. On en déduit
Les liens entre cette discipline de la phy- que plus on extirpe vite le bâton, plus le film
sique et l’art ne se cantonnent pas à cette
les règles de l’art, de peinture est épais et plus le débit Q est
difficulté de représentation et prennent par- mais il ne pouvait rapide. En outre, la dépendance de Q vis-
fois des chemins inattendus. Ainsi, les outils à-vis de la viscosité cinématique indique
de l’analyse des mouvements des fluides s’affranchir des lois qu’une augmentation de la viscosité amé-
se révèlent pertinents pour explorer les de la physique. liore le débit, car la quantité de liquide est
œuvres de certains artistes. C’est à cet exer- alors supérieure. Pollock, en tâtonnant, a
cice que se sont livrés Andrzej Herczyński sans doute perçu ce lien. De fait, on sait
et Claude Cernushi, du Boston College, aux qu’il partageait la responsabilité de l’œuvre qu’il ajustait la viscosité grâce à de l’eau
États-Unis, avec L. Mahadevan, de l’Uni- avec les phénomènes naturels de la dyna- et à des solvants et qu’il testait ses
versité Harvard, à Cambridge. Ils se sont mique des fluides, coauteurs involontaires... mélanges. Une fois le jet entamé, il pouvait
penchés sur les peintures de l’Américain A. Herczyński et ses collègues ont voulu le contrôler en agitant le bâton latérale-
Jackson Pollock (1912-1956). savoir quelle part revenait au peintre en ana- ment, ou de haut en bas, de quelques cen-
Dans les années 1940, l’artiste inves- lysant la technique de Pollock sur des timètres à un mètre au-dessus de la toile.
tit une vieille, mais immense grange, à Long œuvres effectuées entre 1940 et 1950. Plusieurs photos et films le montrent ajus-
Island, où il sera à même de se lancer dans Commençons par le procédé de collecte tant le flux de peinture.
les très grands formats. Pour ce faire, les et de dispersion de la peinture. Quelle quan- On observe dans plusieurs œuvres de Pol-
toiles, de plusieurs mètres carrés de sur- tité de peinture retire-t-on avec le bâton ? lock des motifs oscillants (voir l’agrandisse-
face, sont posées sur le sol. Pollock aban- Pour un bâton cylindrique de rayon r0, elle ment, figure c). Ces traces résultent d’une
donne également les pinceaux et développe est proportionnelle à l’épaisseur h de instabilité du jet qui se traduit par un enrou-
une nouvelle technique : il plonge un bâton peinture qui y adhère (voir la figure b). Ce lement du filet de peinture (similaire à l’in-

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Regards

stabilité du tuyau d’arrosage), ce mouvement alors une courbe ponctuée de pointes. Cette l’art, mais il ne pouvait s’affranchir des lois
étant superposé à un déplacement du bâton. courbe devient ensuite une sinusoïde, voire de la physique. Néanmoins, l’analyse de sa
Dans ces conditions, la forme de la trace une droite quand la vitesse de déplacement technique montre qu’il maîtrisait, de façon
dépend d’un paramètre (sans dimension) dit du bâton est élevée. Ces divers types de intuitive, celles qui gouvernent la chute des
nombre de Strouhal (noté St), lié à la vitesse motifs (boucles, pointes et sinusoïdes) sont liquides sous l’effet de la gravité. I
angulaire de l’enroulement. visibles. En les observant, on peut en
Quand St est égal à 0, la trace est cir- déduire les variations de vitesse du bras de
A. Herczyński, Cl. Cernuschi et L. Mahadevan,
culaire, il n’y a pas de mouvement latéral. Pollock. Notamment, il freinait quand il tour- Painting with drops, jets, and sheets,
Quand St augmente, la trace ressemble à nait, pour repartir dans l’autre sens. Physics Today, pp. 31-36, 2011.
une série de boucles qui se chevauchent En rompant avec les techniques clas- R. Taylor, Attraction fractale, Pour la Science,
jusqu’à ce que St soit égal à 1, la trace étant siques, Pollock bouleversa les règles de n° 305, pp. 104-105, mars 2003.

© Albright-Knox Art Gallery/CORBIS

b c
u0

2r0

2r0 + 2h

L
2r

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y q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Des cerfs-volants dans le vent


Pourquoi est-ce un jeu d’enfant de faire voler un cerf-volant ?
Parce que cet objet éolien se stabilise sans contrôle actif de la part du pilote.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

M
aintenir en vol un avion ter en sustentation malgré les variations du Comment le cerf-volant trouve-t-il son
à moteur ou un planeur vent. Comment expliquer ce comportement? équilibre ? Supposons pour simplifier qu’il
nécessite un long appren- Commençons par faire le bilan des forces soit face au vent, sans inclinaison latérale
tissage, afin de maîtriser (voir la figure 1) : outre le poids, vertical, qui (son axe transversal est horizontal). Il faut
les commandes et d’assurer la stabilité de s’exerce au centre de masse, s’ajoutent la d’abord s’assurer que le cerf-volant «prenne
l’engin. En revanche, une fois en l’air, un cerf- tension de la ligne et la force aérodynamique le vent » : laissé à lui-même sans être
volant peut y rester sans aucun contrôle ou due au vent apparent. On peut décomposer tenu, son angle d’attaque doit spontanément
presque. Cette simplicité du pilotage fait l’in- la force aérodynamique en deux: la portance, augmenter. Sinon, il piquera du nez et s’écra-
térêt du cerf-volant qui, loin de se limiter perpendiculaire à la direction du vent, et la sera au sol. Cela implique que le centre de
aux jeux de plage, va jusqu’à des projets traînée, de même sens que le vent. poussée du vent soit toujours à l’avant du
de récupération de l’énergie éolienne. La difficulté de l’analyse tient à deux centre de masse du cerf-volant sur l’axe AB ;
faits. D’une part, la force aérodynamique et ainsi, lorsque la portance dépasse le poids,
son point d’application, le centre de pous- condition nécessaire au décollage, l’objet
Il ne tient qu’à un fil… sée, dépendent crucialement de l’angle d’at- s’incline bien vers le haut. C’est pour cette
Soulever un homme à des fins d’observa- taque – l’inclinaison du cerf-volant par raison que, en sus du réglage de la position
tion, notamment militaire, comme les Chi- rapport au vent. D’autre part, le cerf-volant de l’attache C de la bride sur la ligne, on ajoute
nois l’ont fait pendant la période impériale, est fixé à la ligne en un point d’attacheC par parfois une queue qui déplace le centre de
maintenir en l’air une antenne radio, rem- une bride courant de son extrémité avantA masse du cerf-volant vers l’arrière.
placer les voiles d’une planche à voile et à l’extrémité arrièreB. Par conséquent, il est Si le cerf-volant prend bien le vent, la
faire du kitesurf, etc. : le cerf-volant a servi susceptible de pivoter autour du point C, bride est toujours tendue. Pour analyser
à des applications variées. La clef de son donc de modifier son angle d’attaque si la l’angle d’attaque, plaçons-nous au point C :
succès ? Même le modèle le plus simple, bride est tendue. par rapport à ce point, les seuls couples qui
tenu par une seule cordelette, la ligne, s’exercent sont ceux du poids et de la force
semble adapter sa position pour res- Portance aérodynamique. Si le cerf-volant est à l’équi-
libre, ces couples sont égaux et, dans un
Force fonctionnement normal, il y a stabilité : gros-
aérodynamique sièrement (en toute rigueur, il faudrait aussi
Vent A
tenir compte des modifications des bras
P Traînée
de levier et du déplacement du centre de
C G
poussée), lorsque l’angle d’attaque diminue,
la portance diminue plus que la traînée et
le couple résultant ramène le cerf-volant vers
Dessins de Bruno Vacaro

Poids B son inclinaison initiale.


Un cerf-volant peut tourner sur lui-même
selon d’autres directions et la stabilité selon
ces dernières doit aussi être assurée.
1. LE VENT EXERCE SUR LE CERF-VOLANT une force aérodynamique qui prend appui en un Pour les mouvements de lacet (déviations
point P situé à l’avant du centre de masse G. Ainsi, lorsque la portance est supérieure au poids, dans le plan horizontal), il suffit que le point
l’angle d’attaque du cerf-volant tend à augmenter: il peut décoller sans décrocher et piquer du nez. de poussée soit en arrière du point d’at-

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Regards

2. QUAND L’ALTITUDE AUGMENTE, le vent se renforce, ce qui devrait 3. EN CONTRÔLANT UNE VOILE DE KITESURF de façon qu’elle suive
accroître la portance du cerf-volant. Mais à mesure que le cerf-volant une trajectoire en forme de 8 horizontal, le câble qui la retient est sou-
monte, son angle d’attaque (en rouge) diminue, ce qui contrecarre l’effet mis à des tensions variables. Le déroulement du câble lorsque la tension
du renforcement du vent. L’équilibre est ainsi atteint à une certaine alti- est forte et son enroulement lorsqu’elle est faible permettent, en le cou-
tude. Au-delà, des instabilités font faire au cerf-volant des allers et retours. plant à un alternateur et à un moteur, de produire de l’électricité.

tache C : le couple de la force de traînée portance diminue brutalement et provo-


ramène alors le cerf-volant face au vent. que le décrochage du cerf-volant. Il faut
Pour éviter le roulis (pivotement de l’axe donc une vitesse minimale du vent au sol
transversal du cerf-volant autour de son axe pour obtenir une portance supérieure au
longitudinal), on construit souvent le cerf- poids avant le décrochage. Si tel n’est pas
volant avec un léger angle entre les voilures le cas, on peut courir contre le vent afin LES AUTEURS
de part et d’autre de l’axe AB. Pour en com- d’augmenter le vent apparent.
prendre l’effet, imaginons une feuille de papier
pliée en deux de façon que les deux moi- Un compromis entre
tiés forment un dièdre ouvert (un V aplati),
et supposons que la feuille puisse tourner vent et angle d’attaque Jean-Michel COURTY
autour du pli disposé verticalement. La posi- Une fois que le cerf-volant a commencé à et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
tion d’équilibre de cette feuille face au vent s’élever, la phase d’ascension est plus facile; à l’Université Pierre
correspond au V pointant contre le vent. Si on profite en effet de l’augmentation du et Marie Curie, à Paris.
la feuille tourne légèrement autour du pli, vent, donc de la portance, avec l’altitude. Leur blog: http://blog.idphys.fr
l’un des côtés de la feuille aura plus de prise Mais à mesure que le cerf-volant s’élève,
au vent que l’autre, ce qui crée un couple son angle d’attaque diminue, et la portance
ramenant la feuille dans sa position ini- avec, ce qui permet d’atteindre l’équilibre
tiale. Pour le cerf-volant, le « pli » – l’axe AB– à une certaine altitude (voir la figure 2). En
n’est pas vertical, mais il est suffisamment fait, les calculs montrent que plusieurs alti-  SUR LE WEB
incliné pour que l’effet soit conservé. tudes d’équilibre sont possibles (il faut
Simulateur de cerf-volant :
Cela dit, il reste à faire s’élever le cerf- aussi tenir compte de la masse de la ligne http://www.grc.nasa.gov/WWW/
volant ! Ce n’est guère évident, car la vitesse et du fait que son profil n’est pas une droite, K-12/airplane/kiteprog.html
du vent est plus faible au niveau du sol mais une courbe).
qu’en altitude, et la force aérodynamique Avec deux lignes au lieu d’une, on peut
croît comme le carré de cette vitesse. Par faire exécuter des acrobaties au cerf-volant.
conséquent, lors du décollage, il faut sou- En tirant plus sur une ligne que sur l’autre,
vent un angle d’attaque élevé, qui procure le pilote le fait pivoter selon un axe perpen-
une plus forte portance qu’un angle faible. diculaire à son plan. La portance a alors une
Mais si l’angle d’attaque est trop important, composante latérale qui déporte le cerf- Retrouvez les articles de
l’écoulement de l’air devient turbulent ; la volant sur le côté, prélude à des mouvements fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Idées de physique [91


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Regards

plus ou moins élaborés. Il est envisageable le cerf-volant se trouve dans un régime de


d’obtenir des mouvements circulaires, mais vent plus intense et beaucoup moins tur-
cela enroule les deux fils. Il vaut donc bulent qu’au sol.
mieux effectuer des figures en forme de 8 Une autre idée est de récupérer de
horizontal (voir la figure 3), qui dessinent l’énergie à l’aide d’un cerf-volant. Il suffit
le symbole de l’infini dans le ciel. de réaliser un mouvement qui alterne des
 BIBLIOGRAPHIE Le pilotage des cerfs-volants ouvre la phases où la tension des lignes est forte
voie à des applications de plus en plus auda- (en altitude, là où le vent est important)
G. Sánchez, Dynamics cieuses. Ne peut-on pas étendre le principe avec des phases où cette tension est plus
and control of single-line kites,
Aeronautical Journal, vol. 110, du kitesurf à la traction des bateaux ? Les faible (plus près du sol). Dans ce cas, si la
n° 1111, pp. 615-621, 2006 avantages du cerf-volant sont nombreux. ligne est reliée à un enrouleur solidaire d’un
(www.raes.org.uk/ Une même surface de voile, pilotée de façon moteur-alternateur, il suffit d’enrouler le
pdfs/3048.pdf). dynamique, peut fournir une force de trac- câble lorsque la tension est faible en fonc-
J. Breukels et W. J. Ockels, Past, tion jusqu’à 25 fois supérieure à celle d’une tionnant en moteur et de le dérouler, en
present and future of kites and voile de bateau. Le vent apparent, résultante convertissant l’énergie en électricité,
energy generation, Power and du vent réel et de la vitesse du cerf-volant, lorsque la tension est importante. Un pro-
Energy Systems Conference
2007, Clearwater, FL, USA, est plus fort que le vent réel, la force de totype de l’Université de Delft a ainsi
3-5 janvier 2007 portance est donc considérablement aug- fonctionné en 2010 avec une voile de
(www.kitepower.eu/images/ mentée. En outre, en volant à une altitude kitesurf de 50 mètres carrés, en fournis-
stories/publications/
breukels07a.pdf). de 150 à 200 mètres au-dessus de la mer, sant jusqu’à 20 kilowatts d’électricité. I

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Dépistons les odeurs


Pour extraire des composés odorants,
l’évaporation sous pression réduite fait son entrée

Jean-Michel Thiriet
dans les cuisines professionnelles.
Hervé THIS

E
n montagne, l’eau bout à moins Ainsi, à Vevey, en Suisse, le chef Denis tiels pour l’odeur de fraise, mais leurs propor-
de100 °C: une montagne est ainsi Martin traite de la terre rouge (des grès conte- tions changent selon les fruits, les variétés,
une « anticocotte-minute » où, la nant des oxydes de fer) avec des champi- les conditions de culture, les sols, les climats...
pression atmosphérique étant gnons de Paris afin d’obtenir une fraction Or l’odeur résulte non pas de la liste des com-
réduite, la température d’ébullition de l’eau odorante qu’il nomme « Humus ». Il donne à posés, mais de leurs proportions.
est abaissée. Les chimistes ont appris à créer sentir cette fraction pendant que les convives Pour les mûres, 49 composés au moins
des montagnes plus hautes que l’Everest (où mangent un plat croquant (friture d’an- sont importants pour les odeurs..., contre
l’eau bout à 68 °C) dans leurs laboratoires : chois, sauce poivrade, tempura de sauge, 235 pour les framboises ! D’ailleurs, com-
leurs systèmes d’évaporation sous pression réduction de citronnelle, pommes vertes), ment justifier l’exploration scientifique de
réduite permettent de faire bouillir des l’idée étant d’évoquer l’odeur d’un sous-bois l’odeur des petits fruits, alors que les sys-
solutions à la température ambiante. Avec et le bruit que l’on fait en marchant dans les tèmes scientifiques réclament des pro-
de tels systèmes, les chimistes séparent par bois (feuilles mortes et branches cassées)... grammes bien cadrés ? Faut-il vraiment
distillation des produits qui se décompose- Toutefois, malgré des systèmes de sépa- que des agents de l’État aillent explorer une
raient à la température de 100 °C. ration plus efficaces que l’évaporation sous à une les diverses variétés, aux divers stades
Or la cuisine a notamment pour objectif pression réduite, telles la chromatographie de maturité, dans les diverses conditions de
de récupérer les odeurs délectables (dues en phase gazeuse et la spectrométrie de culture, de récolte, etc. ? On comprend que
souvent à des molécules fragiles), et les cui- masse, les composés odorants de la plupart l’industrie des composés odorants soit l’es-
siniers les plus modernes s’équipent de tels des fruits restent soit méconnus, soit un sentielle détentrice des connaissances dans
systèmes d’évaporation sous pression réduite. secret industriel. le domaine... et que reste « inconnue » la
Le plus souvent, ces systèmes sont com- Les seuls fruits un peu connus sont la composition en composés odorants de la
posés d’un bain-marie, d’un ballon où l’on fraise et quelques autres fruits d’importance myrtille, du cassis, de la groseille...
place la matière à évaporer (on le fait tour- commerciale (notamment parce qu’ils sont Du coup, comment les cuisiniers pour-
ner pour régulariser l’ébullition éventuelle), employés pour les yaourts), et encore : la ront-ils connaître la nature des composés
d’un réfrigérant qui condense les vapeurs, technique d’analyse qui consiste à placer qu’ils séparent par évaporation à pression
d’un ballon pour leur réception (parfois, il dans l’air qui surmonte un fruit (broyé ou non) réduite ? La réponse est simple : ils s’en
est refroidi, afin de bien les récupérer) et une fibre sur laquelle les composés odorants moquent et se contentent de goûter les pro-
enfin d’une pompe pour abaisser la pression s’adsorbent n’est pas sans écueil: la présence duits qu’ils préparent. Il y a des cas où le nœud
dans l’ensemble du système. de lipides gêne l’adsorption des molécules gordien doit être tranché ! I
Certains cuisiniers utilisent cette nou- odorantes d’intérêt et, surtout, les vitesses
velle technique pour séparer les produits odo- d’adsorption différant selon les produits, les Hervé This est chimiste
rants du café, des framboises, de la viande, déterminations des proportions des divers dans le Groupe INRA
de gastronomie moléculaire,
du bouillon... Ils font usage à la fois de la par- composés sont faussées. professeur à AgroParisTech
tie évaporée, récupérée dans le ballon refroidi Pour couronner le tout, l’odeur de « la » et directeur scientifique
(« piège froid ») où les vapeurs sont conden- fraise n’existe pas, puisque chaque fraise a de la Fondation
sées, et de la partie de «résidu», terme péjo- son odeur propre. Bien sûr, des composés sont, Science & Culture Alimentaire
(Académie des sciences).
ratif, mais qui désigne des produits concentrés pour des raisons génétiques et physiologiques,
parfois intéressants (l’eau qui fait l’essentiel présents dans toutes les fraises, et l’on a ainsi Retrouvez les articles
des aliments ayant été éliminée). identifié une quinzaine de composés essen- fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 407 - Septembre 2011 Science & gastronomie [93


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À LIRE

trale, dans le but d’y récupérer trouver son origine dans le déclin
§ ARCHÉOLOGIE § ASTROPHYSIQUE
des objets en métal précieux. En récent de l’archéologie bénévole.
Halte au pillage ! Europe, le phénomène connaît L’arme par excellence des pilleurs Astrophysique
Sous la direction un essor notable au cours des européens est le détecteur de mé- Michel Cassé
de G. Compagnon, XVIIIe et XIXe siècles ; il aboutit au taux, véritable fléau du patrimoi- Jean-Paul Bayol, 2011
Errance, 2011 milieu du XXe siècle à la sépara- ne archéologique depuis les an- (112 pages, 12 euros).
(446 pages, 32 euros). tion entre les archéologues scien- nées1960.

C
tifiques, d’une part, et les col-
et ouvrage collectif, dirigé lectionneurs amateurs d’art aux
par Grégory Compagnon, pratiques de plus en plus illé-
président de l’Association gales, d’autre part.
Halte au pillage du patrimoine ar-
La situation internationale est
plus préoccupante encore. Dans
certaines parties des Amériques,
comme au Pérou, plus de 90 pour
cent du patrimoine ont disparu
C omprendre l’origine de
l’Univers et son évolution
change notre vision de la
nature et de la société. Fort de cet-
te certitude, l’astrophysicien Mi-
chéologique et historique (HAPPAH), du fait des pilleurs. La mise en chel Cassé, du CEA, fait le point
fait le point sur le pillage des res- place d’outils pertinents, com- sur les connaissances actuelles et
sources archéologiques. Parce qu’il me les systèmes d’information les problématiques qu’elles en-
est doté de moyens considérables, géographiques, permet aujour- gendrent avec un lyrisme et une
ce phénomène mondial est à l’ori- d’hui d’informer les décideurs sur sensibilité qui lui sont propres.
gine de fortunes tout aussi consi- cette activité illégale et les réseaux Préfacé par Hubert Reeves,
dérables. Il a pris depuis le milieu qui la dirigent. Dans d’autres ré- l’ouvrage s’ouvre sur la physique
du XXe siècle une ampleur sans gions du globe, en Afrique, en Po- des particules, aspect essentiel
précédent. Fouilles clandestines, lynésie, le pillage est pour ainsi pour comprendre l’astrophysique
usage illégal des détecteurs de mé- dire institutionnalisé depuis l’ère des hautes énergies à l’œuvre
taux, trafic mondialisé des anti- coloniale, l’essor du tourisme, dans les étoiles, dans les quasars
quités, etc., ont entraîné la dispa- au XXe siècle, n’ayant fait qu’ag- ou les noyaux actifs des galaxies…
rition de pans entiers du patri- graver les choses. Puis c’est l’Univers et sa genèse
moine de l’humanité. Quelques solutions s’esquis- qui sont examinés. Est-il fini ou
En France, au Cameroun, dans sent, dans ce contexte pessimis- infini ? Est-il statique, courbe ou
le Sahara, en Polynésie ou en Alas- te, grâce d’abord à l’action du plat ? A-t-il eu un commence-
ka, l’archéologue, une fois dispa- Aux côtés d’archéologues législateur. L’appareil législatif ment ? Avec pédagogie, l’auteur
rus les «beaux» objets, se retrou- amateurs autodéclarés, il existe à constitue en effet la première, nous fait toucher du doigt la né-
ve ainsi comme devant un livre travers le monde d’authentiques sinon la seule, réponse adaptée cessité de concilier la relativité gé-
d’histoire de l’art dont toutes les professionnels du pillage : tomba- des sociétés au fléau du pillage. nérale et la théorie quantique
illustrations auraient été décou- roli italiens, huaqueros péruviens, Il est aujourd’hui le produit d’une sur lesquelles reposent les mo-
pées et dispersées. Les communi- esteleros guatémaltèques, clandes- évolution remarquable, depuis la dèles d’univers. Puis il aborde les
cations réunies dans ce livre utile tini siciliens… Les sommes en Convention de La Haye (1954) grandes théories unificatrices,
et dense montrent qu’il existe une jeu sont considérables, d’autant jusqu’à celles de 1992 et 2001. Tou- telles la théorie des cordes et la
géographie du pillage, parée d’une plus quand les populations envi- tefois, les situations comme les
inégalité flagrante puisque ce phé- ronnantes sont démunies; elles ne modalités d’application de la loi
nomène atteint surtout les pays les recevront de toute façon guère restent fort inégales d’un conti-
plus pauvres. plus de deux pour cent de la va- nent et d’un pays à l’autre. Pour
L’archéologie est en effet bien leur réalisée. autant, la recherche d’un consen-
différente aujourd’hui du pillage: En Europe, des nuances se des- sus entre archéologues scienti-
elle étudie l’objet en tant que sour- sinent entre l’Ouest et l’Est, en fonc- fiques et pilleurs-collectionneurs
ce informative dans son contex- tion des niveaux de vie et de l’or- achoppe inévitablement sur la va-
te, révélant ainsi les héritages du ganisation souterraine du marché leur exceptionnelle reconnue à
passé, sans se contenter d’accu- parallèle des objets archéologiques. certains objets, au détriment de
muler les objets pour eux-mêmes, Les grottes et leurs fossiles, les leur contexte tout entier. Le pilla-
en de stériles collections. ruines antiques, les champs de ge du passé de l’humanité se
Le pillage s’inscrit dans un bataille et jusqu’aux restes des sol- poursuit donc, sur un rythme
processus historique. Ses pre- dats tombés au combat, tous pro- inquiétant.
mières manifestations remontent tégés par la loi, y sont la cible de
.§Vincent Carpentier.
peut-être à l’âge du bronze, avec plus en plus fréquente de pilleurs
INRAP, Basse-Normandie
le viol de tombes, en Asie cen- dont la recrudescence pourrait

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gravité quantique à boucles, qui de tout un processus. Dédié à l’his- Brèves


tiennent le haut du pavé. torien des sciences Goulven Lau- LA DOMINATION
Quand, ensuite, Michel Cas- rent (1925-2008), cet ouvrage re- FÉMININE
sé aborde le Big Bang, c’est pour présente une synthèse sur ce tour-
Vincent Dussol
se demander le pourquoi d’un nant, dont l’étude s’impose à tous
J.-C. Gawsewitch, 2011
événement aussi particulier. Ha- ceux qui s’intéressent de près à (406 pages, 22,90 euros).
sard ou nécessité ? Et pourquoi l’histoire de la préhistoire.
xtraordinaires titre et livre ! Enraci-
existons-nous ? La plupart des
théories de la gravitation quan-
.§Josquin Debaz.
EHESS
E née dans le biologique, la domina-
tion féminine dont parle l’auteur coexiste
tique prévoient l’existence d’uni-
avec la domination masculine, tout en étant
vers multiples, multivers ou plu- difficile à percevoir. Pour la rendre pal-
rivers, tous également cohérents pable, il convoque la génétique, la my-
et légitimes. Selon l’auteur, le
§ PROSPECTIVE thologie, l’anthropologie ou encore la psy-
concept de plurivers fournirait des chanalyse. Et démontre que la fabrique de
réponses nouvelles au problème Les horizons l’être humain masculin diffère de celle de
de la genèse, en banalisant le Big tions clefs du débat dans sa com- terrestres l’être humain féminin au moins en ceci
Bang. Notre Univers ne serait plexité. C’est autour de la contro- André Lebeau qu’elle ne peut qu’être solidement biolo-
qu’une bulle parmi d’autres, dans verse sur l’authenticité de la mâ- gique, puisque les hommes sont des
Gallimard, 2011
une sorte de champagne cosmique choire de Moulin-Quignon, qui en- (264 pages, 17,90 euros). «femmes modifiées».
où la création serait permanente, gage les prestiges nationaux de
multiple et aléatoire.

.§Marie-Christine de La Souchère.
Agrégée de physique
la France et de l’Angleterre, que
s’observe l’élaboration d’un pro-
gramme scientifique et d’une sé-
paration de la préhistoire d’avec
la géologie. Basée sur la stratigra-
D ans la continuité de ses
deux précédents livres :
L’Engrenage Technique
(2005) et L’Enfermement Plané-
taire (2008), André Lebeau pour-
SYMÉTRIE ET PROPRIÉTÉS
PHYSIQUES DES CRISTAUX
C. Malgrange et al.
EDP Sciences/CNRS
phie et construite comme un pro- suit sa réflexion sur les condi-
Éditions, 2011
jet d’archéo-géologie, la préhis- tions de survie de l’humanité.
§ HISTOIRE DES SCIENCES (494 pages, 52 euros).
toire en France restera cependant L’analyse est d’abord éthique
Dans l’épaisseur es symétries des cristaux sont un
du temps
avant tout anthropologique.
Les 15 auteurs s’efforcent de
et permet de souligner la contra-
diction majeure de nos sociétés : L important chapitre de la physique
souvent présenté de façon simpliste dans
Coordonné par Arnaud Hurel montrer comment, chez les fon- la finitude de la planète s’oppo-
les manuels. Avec celui-ci, l’étudiant et
et Noël Coye dateurs de cette discipline, se mo-
le chercheur rigoureux pourront assou-
Publications scientifiques difie le rapport au temps et à la
vir leur soif de bien comprendre les
du Muséum, 2011 durée. Les préhistoriens se sai- fondements de la cristallographie.
(442 pages, 35 euros). sissent du temps, ils le laïcisent,
mais surtout ils parviennent à

C omment légitimer une nou-


velle science ? C’est ce que
montre cet ouvrage qui
nous ramène à l’aube de l’ar-
chéologie préhistorique.
comprendre la longue durée à la
fois comme échelle et comme
agent causal. Les conceptions de
Boucher de Perthes, parfois mé-
taphysiques dans son attention
HERGÉ ARCHÉOLOGUE
E. Crubézy et N. Sénégas
Errance, 2011
(218 pages, 25 euros).
C’est en 1859, alors qu’à Pa- aux « pierres-figures », inscrivent
es auteurs, tous les deux anthropo-
ris se fonde la Société d’anthro-
pologie et qu’à Londres Darwin
le temps dans une succession
d’époques et de ruptures au cours L logues, l’un en plus illustrateur et pho-
tographe, revisitent les récits archéolo-
publie L’Origine des espèces, que desquelles les populations se rem-
giques contenus dans les albums de Tin-
sortent des alluvions de la Somme placent. Si pour certains se pose tin pour réfléchir à de nombreux aspects
les preuves que l’homme et des es- le scandale logique d’une huma- se par essence à la volonté com- de l’archéologie, notamment à son évo-
pèces animales disparues furent nité antérieure à l’humanité, c’est munément partagée de construi- lution depuis1950. Tant la clarté des textes
contemporains. Figure centrale de bien cette évolution qui permet de re une société pérenne avec une que les illustrations de ce petit livre ren-
cette histoire et de ce volume, Bou- repenser les origines de l’homme. économie fondée sur la croissan- dent cette occasion de faire de l’histoire
cher de Perthes est ici replacé à la L’année 1859 est donc à la fois ce. Le partage des ressources (eau, et de l’épistémologie de l’archéologie aus-
fois dans une lignée intellectuelle un point de rupture épistémolo- énergies fossiles, sol, nourriture) si agréable que formatrice.
et parmi les acteurs et les institu- gique majeure et l’aboutissement pose la question des inégalités et

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Brèves doit s’apprécier non seulement § ÉCOLOGIE


HELMHOLTZ au présent, mais aussi vis-à-vis des
DU SON À LA MUSIQUE générations à venir. On ne peut im- La faune des forêts
punément repousser sur celles-ci et l’homme
P.Bailhache, A.Soulez
et C. Vautrin
la recherche de solutions aux in- Roger Fichant
Vrin, 2011 cohérences actuelles et la foi dans Quæ, 2011
(256 pages, 28 euros). un «système technique» salvateur (183 pages, 22 euros).
est une illusion permettant le plus
vec le physiologiste Hermann von
A Helmholtz (1821-1894), la théo-
rie de la musique repose désormais
sur une science expérimentale et non
plus sur des rapports mystérieux entre
souvent d’éluder les vrais enjeux.
Mais la « croissance » (préda-
trice de ressources limitées) n’est
pas antinomique du « dévelop-
pement » – à condition de faire la
L a gestion de la grande fau-
ne forestière est un sujet
complexe. Dans ma pra-
tique de gestionnaire d’une forêt
domaniale française, il m’arrive
des nombres. Autour de trois textes
clefs, deux philosophes et un historien part, dans les « possibles » liés aux d’entendre un décideur politique
des sciences évoquent ce tournant et progrès de la technique, de ce qui affirmer lors d’un débat sur les pulations ne compromette pas la
sa réception dans les milieux musicaux relève du superflu. Sa démons- aménagements compensatoires à régénération de la forêt, notam-
et philosophiques, au cours de la vie tration est abondamment illustrée la création d’infrastructures rou- ment en chênes. Quant au touris-
de Helmholtz et aujourd’hui. d’exemples percutants. tières que les hommes passent te, il veut autant voir des animaux
Il fait ainsi apparaître que avant les animaux. Or le maintien en forêt que skier sur des pistes,
nous vivons aujourd’hui une de la faune et de ses habitats est ce qui modifie radicalement les ha-
confrontation sans précédent entre favorable à la survie de l’hom- bitats naturels.
À LA DÉCOUVERTE
DU CIEL un système naturel et fini, la bio- me. À long terme ! Accompagné de monogra-
sphère, et un système sociétal pré- Dans ce livre, l’auteur, ingé- phies consacrées à 21 espèces, cet
Emmanuel Baudoin dateur : l’humanité armée de sa nieur des eaux et forêts de Bel- ouvrage pose de belle façon l’en-
Dunod, 2011
technique. Celle-ci ne pourra pas gique, explique très bien pourquoi semble des éléments écologiques,
(192 pages, 15,90 euros).
très longtemps survivre sans ac- un conflit entre la faune des forêts économiques, sociaux jouant un
stronomes débutants, ce guide
A pratique et illustré de l’observa-
tion du ciel est pour vous. Une pré-
cepter des changements majeurs
de comportement. Face à la com-
et l’homme existe. C’est l’hom-
me qui, en faisant passer ses in-
rôle dans la gestion de la faune des
forêts, et les situe dans leur contex-
plexité d’un état mondial en sur- térêts économiques avant ceux de te historique siècle après siècle. Il
sentation claire et didactique des ins-
sis, que peut-on proposer ? la nature, a créé des habitats arti- pointe tous les actes de gestion dé-
truments de l’astronome est suivie par
L’auteur nous invite à abor- ficiels où les animaux ne s’auto- favorables à un équilibre et don-
le portrait d’une sélection d’objets
der conjointement les aspects tech- régulent plus. ne ainsi des pistes d’amélioration
célestes, du Système solaire aux
constellations. niques, sociétaux et de finitude L’utilisation agricole ou tou- aux différents types de gestion-
sous l’angle des besoins énergé- ristique des espaces de plaine ou naires de territoires.
tiques, d’une gouvernance mon- de montagne a refoulé les cervidés Les écosystèmes forestiers et
diale de l’environnement et du cli- en forêt, lesquels broutent les jeunes agricoles ont été modifiés par
100 OISEAUX COMMUNS mat, d’une maîtrise de la démo- arbres et sortent la nuit se nourrir l’homme. Arrêter le développe-
NICHEURS DE FRANCE graphie et plus essentiellement en lisière. L’agriculteur voudrait ment humain semble illusoire,
Frédéric Jiguet du rôle des politiques et de la pla- ne plus tolérer la présence de cerfs mais par des livres tels que celui-
MNHN, 2011 ce des citoyens dans un système ou de biches dans ses cultures, alors ci, on peut au moins sensibiliser
(224 pages, 24 euros). démocratique. Ce livre est par là que la présence de ces garde-man- l’homme aux besoins des espèces
irondelle de fenêtre, mésange bleue, un réquisitoire en faveur de va- ger contribue à l’augmentation des sauvages. Une nouvelle éthique
H alouette des champs... : chacune
des 100 espèces d’oiseaux présentées
leurs démocratiques capables
d’imposer des contraintes aux
populations de cervidés ! Le chas-
seur est accusé de ne pas prélever
en émergera, qui sera favorable à
la vie de l’homme, puisqu’elle le
dans cet ouvrage est un indicateur de pouvoirs. Et un appel pressant à assez de gibier. Le forestier, lui, sera aussi à la vie animale…
l’impact sur la faune des aménagements une transformation profonde des accepte le cerf, car il souhaite une
territoriaux et du changement clima-
.§ Régine Touffait.
sociétés dans leur structure, leurs forêt vivante, mais ne cesse de se
tique. Fruit des observations de milliers ONF-Villers-Cotterêts
comportements et leur relation battre pour que le niveau des po-
de bénévoles, l’évolution de leurs ef- avec notre planète mère.
fectifs sur 20 ans accompagne chaque
descriptif. § Bernard SCHMITT. Retrouvez l’intégralité de votre magazine
CERNh - Lorient
fr www.pourlascience.fr
et plus d’informations sur :

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – SEPTEMBRE 2011 – N° d’édition 077407-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/166 763 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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