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n°13

Le défi
du renseignement
Également dans ce numéro :
L’enfermenent des mineurs. Éduquer ou punir ?
Le syndicalisme policier français

juillet-septembre 2010
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Le défi
du renseignement

juillet-septembre 2010
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`~ÜáÉêë ÇÉ=ä~ Rédaction


ë¨Åìêáí¨ Président : André-Michel VENTRE
Directeur : Yves ROUCAUTE
Directeur adjoint : François DIEU
Rédactrice en chef : Laurence ALLIAUME

Comité de rédaction
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BAVEREZ Nicolas, Avocat, éditorialiste, essayiste de Compiègne
BERGES Michel, Professeur des Universités, Bordeaux IV POIRIER Philippe, Docteur en sciences politiques et enseignant chercheur,
COULOMB Fanny, Maître de conférences, Grenoble II Université du Luxembourg
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Directeur de la recherche et du developpement, ENAP, Agen ROUCAUTE Yves, Professeur des Universités, Paris X-Nanterre
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FORCADE Olivier, Professeur des Universités, Sorbonne-Paris IV Présidente de l’AFUDRIS
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Conseil scientifique international


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BALLONI Augusto, Professeur, Bologne LEMAITRE André, Professeur, Université de Liège
BARGACH Majida, Professeur, Université de Virginie, Charlottesville LEVET Jean-Louis, Professeur associé, Université Paris XIII, Directeur général
BAUER Alain, Criminologue, Président de l’Observatoire national de l’IRES
de la délinquance OONUKI Hiroyuki, Professeur, Tokyo
BOLLE Pierre-Henri, Professeur, Neuchâtel PANCRACIO Jean-Paul, Professeur des Universités, Chef de projet du Pôle
COOLS Marc, Professeur de faculté de droit pénal, Université de Gand recherche de l’enseignement militaire supérieur
CURBET Jaime, Professeur, Université Ouverte de Catalogne, Gerone RIBAUX Olivier, Professeur, Université de Lausanne
CUSSON Maurice, Professeur, Université de Montréal SILVERMAN Eli, Professeur, John Jay College of Criminal Justice, New York
DELSOL Chantal, Professeur des Universités, Marne-la-Vallée VANDERSCHUEREN Franz, Directeur du programme de Sécurité urbaine,
DUPAS Gilberto, Professeur, Université de São Paulo Université du Chili
EKOVICH Steven, Professeur, American university of Paris VELASQUEZ MONSALVE Elkin, Professeur, Université de Bogota
GJIDARA Marko, Professeur des Universités, Paris II-Assas WAJSMAN Patrick, Président de la revue « Politique internationale »
GRABOSKY Peter, Professeur, Université nationale d’Australie, Canberra

Directeur de la publication : André-Michel VENTRE

Coordinateurs du dossier : Marc COOLS, Olivier FORCADE, Bertrand WARUSFEL

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Tirage : 1 100 exemplaires
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Conditions de publication : Les Cahiers de la sécurité publient des articles, des comptes rendus de colloques ou de séminaires
et des notes bibliographiques relatifs aux différents aspects nationaux et comparés de la sécurité et de ses acteurs. Les offres de contribution sont
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à la rédaction de la revue. Tél. : 01 55 84 53 74 – Fax : 01 55 84 54 26 – cahiersdelasecurite@inhesj.fr
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n°13

Le défi
du renseignement
Également dans ce numéro :
L’enfermenent des mineurs. Éduquer ou punir ?
Le syndicalisme policier français

juillet-septembre 2010

Éditorial ................................................................. 5

Retour sur l’actualité


L’enfermement des mineurs. Éduquer ou punir ? - Manuel PALACIO. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale
aux États-Unis - Jean-François GAYRAUD . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

Dossier
Actualités du renseignement - Marc COOLS, Olivier FORCADE, Bertrand WARUSFEL . . . . . . . 31
Après le terrorisme... : quels enjeux pour les services de renseignement ? - Philippe HAYEZ. . . . . . 33
Police judiciaire et renseignement - Jean-François CARRILLO. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Le renseignement pénitentiaire - Stéphane SCOTTO, Nicolas JAUNIAUX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Renseignement d’intérêt criminel : une priorité oubliée ? - Jean-François GAYRAUD. . . . . . . . . . . 55
Corruption, mafias et renseignement - Pierre LACOSTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
Quels défis pour le renseignement des armées ? - André RANSON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Le risk management en zones de crises - Diane HENROTTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
L’intelligence économique, une culture du renseignement
Retour sur les racines d’une innovation à « la française » - Nicolas MOINET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

La guerre économique : astuce de marketing ou « nouvel esprit du capitalisme »


Éric DELBECQUE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92

« Spy Drain » dans la sphère belge du renseignement - Marc COOLS, Stephan WYCKAERT . . . 98
Ves un nouveau concept de sécurité et de protection de l’infrastructure critique en Belgique
Piet PIETERS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
De la difficulté de combiner renseignements extérieurs et militaires :
le Bundesnachrichtendienst (BND) allemand - Wolgang KRIEGER. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
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École militaire Renseignement et État de droit - Bertrand WARUSFEL. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
Case 39
75700 Paris 07 SP L’herbe est toujours plus verte ailleurs. Sur le contrôle belge des services de renseignement
Tél : 01 76 64 89 00
Fax : 01 76 64 89 31
et de sécurité - Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
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ë¨Åìêáí¨ Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques :
de l’ignorance à la politisation - Sébastien LAURENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Les études de renseignement en Belgique : un état de la question provisoire
`~ÜáÉêë ÇÉ ä~ Marc COOLS, Paul PONSAERS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
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n°13

Prospective sécuritaire et anticipation romanesque


Romanciers 3 – Experts 0 - Jean-Jacques ROCHE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150

Le siècle des « communautés de renseignement » - Olivier FORCADE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155


Le défi
du renseignement
Également dans ce numéro :

Repères
L’enfermenent des mineurs. Éduquer ou punir ?
Le syndicalisme policier français

juillet-septembre 2010

Le syndicalisme policier français - Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159


Approche détaillée de la réduction de la criminalité. Leçons du japon
Taisuke KANAYAMA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172

Notes de lecture
Les États en guerre économique - Elsa GAUSSIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
L’État, la Peur et le Citoyen. Du sentiment d’insécurité à la marchandisation des risques
Jacques ROMAIN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

Marchés criminels. Un acteur global - Éric DELBECQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188

Services secrets. Une histoire des pharaons à la CIA - Olivier FORCADE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

De Gaulle, les services secrets et l’Algérie - Jacques FRÉMEAUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190

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École militaire
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a commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a posé clairement la


question de l’importance du renseignement.
Affronter une crise commande, pour la vaincre, d’être correctement et complètement
informé sur tous les protagonistes, sur leurs intentions, sur leurs forces et leurs vulné-
rabilités. Pour autant cela ne saurait suffire, car il faut connaître le contexte dans lequel la
crise naît, se développe et prospère. Enfin, il faut savoir imaginer, pour mieux les anticiper, ses
évolutions.
Le renseignement est un outil précieux pour tous ceux qui veulent éviter de subir une surprise
stratégique ou, l’ayant subi, la gérer du mieux possible afin d’éviter qu’elle n’entraîne des dégâts
irréversibles sur l’organisation qu’ils sont chargés de protéger. C’est dire que le renseignement
est un outil qui peut être manié par beaucoup d’acteurs aux intérêts multiples et parfois
antagonistes. Au tout premier rang il y a l’État dont le rôle est éminent tant sur le plan militaire
que civil et économique. Mais il n’est pas le seul à se trouver concerné, car les organisations
territoriales et la société civile le sont aussi pour ce qu’elles représentent.
La mondialisation et la libéralisation des échanges, qui résultent de l’abolition des frontières
que nous devons aussi à la formidable évolution des systèmes d’information, ont généré une
véritable explosion des risques qui se renouvellent sans cesse en se recombinant. L’émergence
de ces risques nouveaux présente la double difficulté de leur appréhension et de leur compré-
hension. La traduction de cela se résume en une phrase pour deux sujets :
- le décèlement précoce,
- du signal faible.
Dans le brouhaha assourdissant des informations qui sont à la disposition générale, comment
distinguer les signaux faibles qui veulent vraiment dire quelque chose au regard du renseignement
stratégique ? Comment le faire au moment opportun, c'est-à-dire quand c’est important ?
Comment les services spécialisés, privés ou publics, peuvent-ils comprendre l’information
lorsqu’elle vient à leur connaissance ?
La question du temps et celle du sens sont les questions fondamentales qui fixent les enjeux
du renseignement.
L’organisation des structures de renseignement, qu’elles soient publiques ou qu’elles soient
privées, doit permettre de répondre à ces enjeux en évitant une émulation malsaine qui tourne
à la guerre des services et provoque la cécité du décideur. Ainsi, la collecte de l’information est
une étape cruciale. Vient ensuite celle de l’analyse qui n’est pas la moins importante. Enfin sa
validation résulte d’une circulation non polluée et elle peut être affermie par une confrontation
avec les analyses menées par tous les avocats du diable qui pensent le pire pour mieux l’éviter.
Tels sont les aspects que ce numéro des Cahiers de la sécurité questionne et tente de renseigner.

André-Michel VENTRE

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L’enfermement des mineurs `~ÜáÉêë ÇÉ=ä~


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n°12

Éduquer ou punir ?
À quoi sert la prison ?
En quête de prison républicaine,
enquête sur la prison contemporaine

Manuel PALACIO Également dans ce numéro


La prison aux États-Unis aujourd’hui :
un échec retentissant

L’histoire de l’enfermement
Rythmes, obstacles, aléas

avril-juin 2010

I
l y a depuis longtemps un hiatus entre l’importance traitement des mineurs, par ailleurs réduit à sa stricte
du débat pris par la question de la prison pour les composante pénale.
mineurs et la réalité qu’elle recouvre. Les mineurs
représentent une proportion infime de la population On connaît maintenant les termes du débat. Le diag-
carcérale et l’évolution récente de la détention des nostic premier est net. L’augmentation de la délinquance
mineurs fait apparaître une tendance à la décrois- des mineurs vient de l’insuffisance de la réponse apportée
sance. Néanmoins, la manière d’aborder le débat en termes de sanction efficace et dissuasive. C’est donc
sur l’évolution de la délinquance juvénile en France pri- la réponse judiciaire qui est mise en cause et le deuxième
vilégie de manière permanente la question de la peine et, diagnostic posé va préciser le premier en postulant une
tout particulièrement, la peine d’emprisonnement, inadaptation entre un système daté et une réalité nouvelle.
comme marqueur principal d’efficacité de la réponse so- Deux éléments d’explication vont se conjuguer pour
ciale à cette délinquance. aboutir à ce qui va devenir la version dominante ; d’une
part, la réponse pénale est insuffisante et, d’autre part,
Il y a maintenant une trentaine d’années que la délin- elle est insuffisante parce que les temps ont changé.
quance juvénile occupe une place « privilégiée » dans
l’émergence et le développement du phénomène de Les temps ont changé depuis 1945 qui signe la naissance
l’insécurité. La notion d’insécurité, au fur et à mesure du système français de justice des mineurs avec la pro-
qu’elle se consolide dans l’imaginaire social et dans la mulgation de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à
gouvernance politique à partir des années 1990, renvoie l’enfance délinquante. Ce système est totalement original
à une perception (qui conjugue sentiment et réalité, ce dans la mesure où il instaure un droit spécifique fondé
qui va alimenter de nombreux débats, pas forcément très sur la personnalité du délinquant autant que sur l’échelle
pertinents, sur les parts respectives de l’un et de l’autre) de gravité des délits. Le délinquant est ici le mineur dont la
où prédominent les dimensions du quotidien et de la nouvelle loi, à travers la philosophie qui l’inspire, considère,
proximité. Les nouvelles menaces sont proches et les d’une part, qu’il est une personnalité « inachevée », en de-
visages bien identifiés. L’insécurité se joue dans les quar- venir, et, d’autre part, que la cause première de son bas-
tiers, les halls d’immeubles, les transports, les abords des culement dans la délinquance réside dans un déficit
écoles, à l’intérieur desquelles elle a d’ailleurs fini par d’éducation. Sur de telles prémisses, la peine ne peut être
pénétrer : les auteurs les plus visibles sont les jeunes avec pensée dans une stricte dimension de punition de l’auteur
une mention spéciale pour les « jeunes des cités ». Dès du délit. La justice va également se donner l’objectif de
lors, dans le même mouvement où l’insécurité devient ne pas figer cette personnalité en construction dans son
une question politique (avec tous les enjeux de pouvoir passage à l’acte délinquant, mais d’apporter, au contraire,
liés à la gestion de l’opinion publique que cela implique), des réponses qui favorisent une évolution vers la sortie
la délinquance des mineurs devient elle-même le point de la délinquance. L’édifice définitif qui se met alors en
cardinal de cette question. La manière dont ladite question place va articuler plusieurs niveaux, juridique, judiciaire
se construit, c'est-à-dire le rapport entre le diagnostic posé et social ou, plus exactement, éducatif. La justice des mi-
et les réponses proposées, va privilégier l’édifice pénal neurs en France repose ainsi sur un droit pénal particu-
comme mode principal de résolution du problème. De lier, des juridictions entièrement spécialisées et une
1990 à 2010, les discours et les politiques vont porter administration en charge de la mise en œuvre des mesures
principalement sur l’évolution du système judiciaire de judiciaires décidées 1.

(1) Il s’agit de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante qui a fait l’objet d’abondantes modifications et ajouts et
doit donner lieu prochainement à l’écriture d’un nouveau code pénal des mineurs refondé, des tribunaux pour enfants avec un juge
unique, le juge des enfants et de l’Éducation surveillée devenue en 1990 la Protection judiciaire de la jeunesse.

7
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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Les mesures en question, contrairement à une idée d’un problème « mineur ». En effet, la terminologie adoptée,
largement répandue, n’excluent pas la dimension de la les arguments mis en avant pour présenter et défendre les
sanction pénale. En fait, le droit pénal des mineurs com- programmes spécifiquement mis en place pour les publics
bine la sanction pénale et l’action éducative, chaque peine de mineurs délinquants montrent, pour le moins, une
prononcée devant être exécutée avec un accompagnement difficulté réelle à assumer la prison. Cette difficulté va se
individuel et des objectifs éducatifs 2. Outre cette combi- traduire par le recours au terme d’enfermement qui présente
natoire entre sanction et éducation, l’ordonnance de 1945 l’avantage d’englober des contenus très différents et d’en
énonce clairement une priorité de la solution éducative masquer les éventuelles contradictions.
sur la réponse purement répressive.
Les années 2000 occupent une place de premier plan dans
Mais le recours à cette dernière n’est pas pour autant la construction de la version moderne de l’enfermement des
exclu. La peine d’emprisonnement n’a pas été rayée du mineurs. La campagne pour les élections présidentielles de
nouvel édifice judiciaire et, alors que se met en place ce 2002 se joue pour une part prépondérante sur le thème de
nouveau système entièrement fondé sur la spécificité du l’insécurité et des solutions à la montée de la délinquance
mineur (la distinction radicale opérée entre personnalité juvénile. Or, dans un débat qui est censé reposer sur des
juvénile en cours d’évolution et personnalité adulte clivages radicaux, les solutions concrètement proposées
« achevée » et responsable), cette nouveauté ne concernera de part et d’autre de l’arc-en-ciel politique sont étrangement
pas l’enfermement. La compétence de la nouvelle admi- similaires, pour ne pas dire identiques. Parmi ces solu-
nistration en charge des mineurs délinquants s’arrêtera tions, celle qui est principalement mise en avant comme
aux portes de la prison dès lors qu’une peine privative de emblème de la lutte contre la délinquance juvénile est la
liberté aura été prononcée et la gestion de l’exécution de création de centres éducatifs fermés.
cette peine restera de la responsabilité de l’administration
pénitentiaire. C’est ainsi que l’après 45 apparaît comme La notion de centre éducatif fermé représente, en
une période particulièrement confuse où certains mineurs quelque sorte, la pierre philosophale de la communication
sont « placés » dans des structures éducatives dont les politique sur la thématique des mineurs délinquants. Elle
modalités de fonctionnement sont carcérales (internats énonce la nécessité de la privation de la liberté comme
fermés ou semi-fermés) et d’autres sont détenus dans les peine et le maintien de l’accompagnement éducatif comme
prisons traditionnelles qui abritent majoritairement des complément de la peine. Sur le fond, elle ne fait que
populations adultes 3. reprendre ce qui est déjà le socle même de la justice
française des mineurs. Mais ce qui existe depuis plus de
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

cinquante ans à l’intérieur d’un système diversifié, tant au


La permanence carcérale niveau de la palette des mesures utilisées que des
institutions qui les mettent en œuvre, est ici rassemblé
dans une structure unique, ce qui présente, vis-à-vis de
Il y a donc, malgré la « révolution » du nouveau droit l’opinion publique, des avantages pédagogiques indéniables
pénal des mineurs, une permanence de la prison qui et des bénéfices politiques immédiats. Au passage, cette
résiste ici à un mouvement historique de plusieurs solution idéale et consensuelle va escamoter purement et
décennies visant à fonder une réponse pénale alternative simplement l’existence de la prison. En effet, l’enfermement
à la privation de liberté. Cette permanence va être validée des mineurs est depuis toujours une réalité et, si une insti-
dans la période actuelle par l’émergence du phénomène tution nouvelle vient remplir cette fonction, en toute
sécuritaire qui reposera la question du traitement de la dé- logique, elle devrait remplacer les quartiers mineurs existant
linquance juvénile à travers le prisme de la peine et, tout dans les prisons françaises.
particulièrement, celui de la prison comme seul authen-
tique garant de cette sécurité recherchée et promise. Les élections passées, le gouvernement nouvellement
installé va réaliser le programme projeté, lequel sera inscrit
Dans le même temps où se confirme cette « demande dans la loi à travers les différents volets consacrés aux
de prison », la façon dont elle se formule à l’intérieur des mineurs dans la nouvelle loi d’orientation et de programma-
représentations sociales dominantes montre la subsistance tion de la justice, ce que l’on va appeler les « lois Perben ».

(2) Le terme « éducatif est à prendre en compte dans un sens très large, incluant des dimensions de soutien psychologique et de
réinsertion sociale.
(3) C’est seulement à la fin des années 1970 que l’Éducation surveillée abandonnera les prises en charge dans des structures fermées
et que le système de traitement des mineurs délinquants consacrera l’étanchéité entre un secteur éducatif entièrement dédié à
l’exécution des mesures judiciaires en milieu ouvert et un secteur répressif dédié à la gestion de la détention.

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Manuel PALACIO L’enfermement des mineurs. Éduquer ou punir ?

Celles-ci ont effectivement pour mesure phare la création en direction de l’opinion. N’étant pas fermés, des fugues
de centres éducatifs fermés (CEF) et de nouvelles prisons se produisent immanquablement qui sont perçues im-
spécialisées pour mineurs délinquants, prévenus et médiatement, et relayées en tant que telles par les mé-
condamnés : les établissements pénitentiaires pour dias, comme des évasions. La confusion initiale dans
mineurs (EPM). Ainsi, la prison, escamotée dans la phase l’élaboration du projet devient ainsi tangible dans la réa-
électorale, fait son retour dans la concrétisation du lité.
programme dans la loi. La nouvelle architecture de la
peine privative de liberté contient deux niveaux de Le volet carcéral ne va pas contribuer à clarifier les
réponses : d’un côté, des structures éducatives « classiques », choses, puisque la présentation qui en est faite insiste
mais en mesure de garantir l’enfermement ; de l’autre, principalement sur la dimension éducative de ces nou-
des structures carcérales « classiques », mais spécialisées, veaux établissements, dépeints à l’époque par le secrétaire
de manière à garantir un cadre d’éducation pour les d’État chargé des programmes immobiliers de la Justice
mineurs qui y sont détenus. comme des « prisons école ». La spécificité de ces établis-
sements réside, en effet, sur la prise en compte d’un certain
Cette coexistence, sur le mode de la redondance, va nombre de paramètres susceptibles d’introduire dans le
entraîner quelques problèmes qui, dans un premier temps et l’organisation de la détention des contenus qui
temps, se poseront sur le plan du cadre légal et sur celui garantissent une réelle dimension d’éducation et de
de la sémantique. Le premier plan va essentiellement réinsertion. Ils sont conçus sur la base d’un principe de
concerner les CEF. La privation de la liberté est, en effet, double réduction : réduction du nombre de jeunes
régie par un cadre de droit bien précis et garanti par des détenus à gérer en groupe et réduction des temps morts
règles constitutionnelles. Toute nouvelle structure censée de l’incarcération. Parmi les effets les plus destructeurs de
remplir cette mission doit respecter ces règles, ce qui est l’incarcération pour les mineurs, on trouve avant tout le
le cas des institutions gérées par l’administration péni- caractère massif des groupes de détenus, générateur de
tentiaire. L’avis du Conseil constitutionnel sur la création violence, mais également la perte de repères que provoque
des centres éducatifs fermés sera clair : « Le centre est fermé par elle-même la privation de liberté et qui se traduit par
non pas matériellement, mais juridiquement, en ce sens qu’une l’allongement de ce que l’on peut appeler un temps
fugue peut conduire le mineur rebelle à l’incarcération (par solitaire et vide qui est le temps de l’encellulement
révocation du contrôle judiciaire ou du sursis avec mise à proprement dit.
l’épreuve) ». La définition du centre éducatif fermé dans
la loi d’orientation et de programmation sera la sui- Les EPM tirent de ce point de vue les leçons des échecs

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
vante : « les centres éducatifs fermés sont des établissements du passé et prévoient d’accueillir un ensemble de soixante
publics ou habilités dont la liste est fixée par arrêté du garde des mineurs détenus répartis dans des petites « unités de vie »
Sceaux dans lesquels les mineurs peuvent être placés en application de dix individus chacune. Une place importante est
d'un contrôle judiciaire ou d'un sursis avec mise à l'épreuve. Au accordée à des « temps forts » de la détention construits
sein de ces centres fermés il est mis en œuvre à l'égard des mineurs à partir de programmes d’activités utiles, dont au premier
des mesures de surveillance et de contrôle permettant la mise en chef les activités scolaires. Les EPM tentent d’aller
œuvre d'un suivi éducatif et pédagogique renforcés et adaptés à leur au-delà de la seule gestion de la privation de liberté et
personnalité. La violation des obligations auxquelles le mineur vont articuler les contraintes liées à la mission de sécurité
se trouve astreint dans le cadre du placement peut entraîner le carcérale d’un établissement pénitentiaire (empêcher
placement en détention provisoire ou l'emprisonnement du l’évasion et l’agression) avec les besoins spécifiques du
mineur » (art.18). mineur, repérés en termes de suivi individuel, d’éducation
de socialisation et de préparation à la réinsertion. Les
La situation telle qu’énoncée dans la loi est donc claire. caractéristiques des mineurs détenus montrent l’importance
Ces centres relèvent d’un placement judiciaire fonctionnant dans leurs parcours de vie de l’échec scolaire et des dif-
dans le cadre d’une pédagogie dite « d’éducation renforcée » ficultés d’insertion professionnelle. Les EPM partent de
(mesures de surveillance et de contrôle dans une prise en l’idée que la parenthèse que constitue la prison peut être
charge à visée principalement éducative) et le seul enfer- en partie utilisée à re-mobiliser le mineur sur les appren-
mement « brut » est celui que risque le mineur en cas de tissages et, en particulier, les apprentissages scolaires.
non-respect des obligations de son contrôle judiciaire, L’image de la « prison école » est donc trompeuse en ce
non-respect qui peut le conduire à la détention en prison. qu’elle confond l’un des moyens de faire de la détention
Les centres éducatifs fermés ne sont donc pas fermés et le un temps « utile », non destructeur pour des mineurs déjà
problème tranché sur le plan légal va subsister sur le plan en manque de repères, avec ce qui constituerait l’objectif
sémantique, avec des effets immédiats de communication même de cette détention (on les enferme pour les éduquer).

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Pour conclure, les centres éducatifs sont présentés à travers la mise à l’écart du délinquant. La deuxième instaure la
leur fonction (virtuelle) d’enfermement et les prisons à peine qui matérialise la sanction appliquée au délinquant
travers leur fonction (secondaire) d’éducation et de réin- pour l’acte qu’il a commis. À ces deux fonctions vient
sertion. Ce renversement dans les finalités montre, une s’ajouter une troisième, spécifique aux mineurs, qui est
fois de plus, la difficulté à clarifier les attentes formulées d’attribuer à la peine un sens réparateur propre à étayer
à l’égard de la prison et à assumer, pour les publics de la démarche éducative telle qu’elle est posée dans le droit
mineurs, ce qui constitue la mission centrale de la prison pénal français depuis l’ordonnance du 2 février 1945.
pour les adultes, à savoir la privation de liberté comme
sanction du délit ou du crime commis. Protéger, punir, éduquer ! Trois demandes qui ne cor-
respondent pas automatiquement au même niveau de
production de réponses, mais qui sont confondues dans
Les ambivalences cette notion globale d’enfermement. Cette confusion est
à l’origine de la difficulté à construire un dispositif où la
de l’enfermement place et la mission de chaque institution, ici l’institution
éducative et l’institution carcérale, soient clairement posées
et entièrement assumées. La valse-hésitation entre le centre
En fait, outre ce que l’on peut appeler la permanence éducatif fermé et la prison-école représente le dernier avatar
du fait carcéral dans un mouvement historique à la d’une évolution historique qui progresse par à-coups
recherche d’un traitement éducatif alternatif, on constate entre le besoin de l’incarcération et le désir d’éducation.
tout autant la permanence de la difficulté à assumer ce
fait, dès lors qu’il concerne les mineurs. La notion Toute l’histoire de « l’enfermement des mineurs » est
récurrente d’enfermement est ainsi utilisée parce qu’elle en effet un long cheminement vers la recherche d’un modèle
permet d’évacuer (sémantique et communication) virtuel- différent du modèle carcéral pour adultes. Les tentatives
lement la brutalité de la prison. L’enfermement réunit en pour inventer une prison adaptée aux mineurs ont
une notion unique des fonctions très différentes, qui, si abouti à la création de deux modèles d’enfermement qui
on les examine séparément, ne relèvent pas des mêmes se sont côtoyés pendant un siècle et demi. Le premier
champs de missions, de compétences et d’action. Pour modèle est celui de la prison traditionnelle dans lequel
dire l’essentiel, la notion d’enfermement combine, mais la privation de liberté est garantie par l’enceinte des murs
n’articule pas, trois demandes bien distinctes : la sanction et la surveillance des gardiens ; la différence reconnue à
donnée à une transgression des règles sociales, la protection l’enfant, la nécessité d’un traitement différent, se traduit
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

de la société face au danger que peut représenter un au mieux par la séparation d’avec les populations de
individu délinquant et la « rééducation-réinsertion » du détenus adultes. C’est une prison spécialisée uniquement
délinquant mineur pour prévenir sa récidive. dans le sens où elle est réservée à une population parti-
culière et homogène. Mais quant à sa finalité et la façon
Ces trois niveaux de définition de l’enfermement de gérer la détention, elle fonctionne sur les modalités
correspondent à des fonctions qui elles-mêmes répondent carcérales classiques. Le deuxième modèle est celui d’une
à des attentes sociales. L’attente première de la société est structure où le contenu de la peine prend le pas sur la seule
celle d’une protection face à la menace délinquante et le fonction de l’enfermement. Dans ce modèle « innovant »,
premier niveau de protection réside dans la mise à l’écart la privation de liberté n’est pas matérialisée par les murs
des délinquants, dans le fait de les empêcher d’agir. Cette de l’enceinte pénitentiaire, les détenus peuvent « sortir »
mise à l’écart satisfait le besoin immédiat de protection. pour accomplir différentes tâches qui leur sont attribuées.
La deuxième attente est la nécessité de sanctionner le délit Ici, la punition conduit au rachat de celui qui est puni ;
ou le crime et elle renvoie à une fonction symbolique le travail est en même temps l’outil du châtiment et de
qui matérialise la volonté d’une société de garantir le la réparation. L’enfant expie sa faute et, par là, accède au
respect des interdits qu’elle énonce. La privation de pardon de la société. Ce modèle est celui de la maison de
liberté représente alors, dans les pays où la peine de mort correction 4.
a été abolie, le plus haut niveau de la sanction au regard
de la gravité estimée par la justice quant à la transgression Les deux modèles diffèrent dans leur finalité parce
commise. Ces deux fonctions représentent le socle premier qu’ils diffèrent dans la vision du traitement qu’il convient
de la notion d’enfermement. La première répond à la d’appliquer aux enfants délinquants ; les punir parce
nécessité de supprimer la menace de la délinquance par qu’ils sont « inamendables » ou les corriger parce qu’ils

(4) Christian Carlier, 1994, La prison aux champs. Les colonies d'enfants délinquants du nord de la France au XIXe siècle, Paris,
Éditions de l'Atelier, Collection « Champs pénitentiaires ».

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Manuel PALACIO L’enfermement des mineurs. Éduquer ou punir ?

peuvent évoluer. Mais la différence des regards portés sur prémices d’une doctrine de la détention pour mineurs.
les mineurs n’empêchera pas une similitude des résultats, Le point nodal de cette construction sera constitué par
c'est-à-dire une réalité marquée par la violence intérieure la mise en place de ce que l’on dénommera les « quartiers
et, en définitive, pour les jeunes qu’ils soient détenus ou mineurs ».
internés, la parenthèse de l’enfermement marquera un
processus profondément destructeur du point de vue de La mission de l’administration pénitentiaire est avant
la personne humaine. De fait, la recherche d’objectifs tout d’organiser les conditions de la détention avec un
éducatifs, par exemple, dans le modèle « correctionnel », ne impératif premier qui est celui de la sécurité, en évitant
suffit pas à établir un modèle institutionnel de détention l’évasion du détenu et en empêchant les troubles à l’in-
conforme aux objectifs en question. Quelque chose résiste térieur de l’enceinte pénitentiaire. Elle est, en deuxième
à la force des intentions qui est la réalité du cadre et du lieu, de favoriser la réinsertion des détenus au moment
régime de la détention. de leur sortie. Les modes de fonctionnement et la culture
professionnelle de l’administration pénitentiaire sont
Émerge alors, dans cette recherche de ce que pourrait déterminés par ces deux impératifs et la notion de spécia-
être une prison appropriée (c'est-à-dire répondant à la lisation de son organisation en fonction des spécificités
fois aux contraintes de la privation de liberté et aux de telle ou telle catégorie de détenus n’entre que très
besoins d’une population d’enfants et d’adolescents), les marginalement en ligne de compte. C’est pourquoi l’idée
seules questions qui méritent d’être posées : dans un même d’une adaptation de ses structures à la prise en
cadre d’enfermement, qu’il s’agisse d’une prison spécia- charge des populations de mineurs va se faire très
lisée ou d’une maison de correction, comment vivent les progressivement jusqu’aux années 2000.
mineurs, avec qui, que font-ils, que leur fait-on… ? Des
réponses très concrètes apportées à ces questions dépen- Au début, il y a, au sein des établissements carcéraux, des
dront les résultats auxquels aboutiront les différents types places qui sont « habilitées ». Ces places sont regroupées,
de structures créées. Ainsi, l’évolution du modèle autant que faire se peut, sur un même espace, ce qui ne
« correctionnel » a montré que, sur les différents objectifs s’avère pas toujours réalisable. Mais il n’existe pas, à pro-
assignés à l’enfermement, un seul en réalité a pris le pas prement parler, de prise en charge spécifique et la proximité
sur tous les autres, la punition. Il s’agit alors et avant géographique avec les majeurs demeure. Chaque jeune
tout de faire payer les mineurs, pour ce qu’ils font et doit bénéficier d’un encellulement individuel, mais ce
pour ce qu’ils sont, des délinquants et des vagabonds. Le principe, globalement respecté, se heurte souvent à une
but premier est de casser ou de soumettre par l’exercice réalité carcérale faite de vétusté et de surpeuplement.

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
d’une violence inscrite dans le régime de détention et qui L’organisation générale des établissements existants est
va essentiellement produire des victimes et des révoltés. celle de la prison pour adultes.

En définitive, trois dimensions principales entrent L’idée d’une structure comprenant un secteur de
ainsi en ligne de compte dès lors qu’il s’agit de définir un détention entièrement réservé aux mineurs va trouver un
modèle spécifique d’incarcération des mineurs ; la sépa- début de réalisation avec l’expérience du Centre de jeunes
ration d’avec les adultes, les contenus de la peine et les détenus (CJD) de Fleury-Mérogis, maison d’arrêt créée
formes (le régime) de la détention. En gardant à l’esprit en 1968, qui comporte trois bâtiments dédiés chacun à
ces trois dimensions ainsi que leur histoire, on comprend une catégorie homogène de détenus ; la maison d’arrêt pour
mieux les différentes phases, plus ou moins chaotiques, de hommes, la maison d’arrêt pour femmes et le Centre de
(ce que l’on peut appeler) la prison moderne pour mineurs. jeunes détenus. Celui-ci est alors en capacité d’accueillir
450 détenus, mineurs et jeunes adultes. La prise en charge
se caractérise par une offre importante d’occupation du
La prison moderne temps des détenus avec des activités sportives et des
enseignements assurés par des instituteurs détachés de
l’Éducation nationale. Au fil du temps, l’expérience va
Elle va se construire dans un mouvement qui est celui s’affiner avec, en particulier, un recours accru aux inter-
de la recherche de contenus à la spécialisation. L’adminis- ventions d’institutions extérieures en charge d’adoles-
tration pénitentiaire va élaborer, sur la base de tentatives cents 5. Cette entrée dans la spécialisation n’évitera pas
plus ou moins abouties d’expériences particulières donnant que le centre connaisse en son sein des problèmes lourds
quelques résultats jugés positifs, ce qui constituera les identiques à ceux que vivent les établissements carcéraux

(5) Cf. Jean Louis Daumas, 1995, La zonzon de Fleury, Paris, Calmann-Levy.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

traditionnels, à commencer par le développement des lors qu’il s’agit de mineurs. La récurrence de la notion
phénomènes de violence collective. d’enfermement éducatif montre à la fois la coexistence
d’attentes sociales très différentes et la difficulté politique
Le modèle du CJD ne sera pas généralisé, mais il sera à hiérarchiser ces attentes et à trancher entre les options,
précurseur de « l’idée quartier mineurs ». C’est en effet y compris contradictoires, qu’elles ouvrent. De fait, il faut
au début des années 1990 qu’une inspection va préconiser se protéger du mineur délinquant, le punir mais, dans le
un aménagement spécifique de l’incarcération des mineurs même temps et dans un même espace, l’éduquer et le
reposant sur le principe d’une détention séparée et sur la réinsérer, ce qui fait beaucoup d’objectifs pour une seule
mise en place d’équipes un tant soit peu spécialisées dans modalité de réponse.
la prise en charge de groupes de jeunes. Tout cela est
atypique au sein de l’administration pénitentiaire qui va, L’enfermement des mineurs représente la forme
en l’occurrence, « innover » pour les mineurs. achevée d’un malaise collectif né d’une vision de la prison
comme institution « en fin de chaîne », devenue la seule,
En 1991 est dessinée une nouvelle carte pénitentiaire après la disparition de l’asile, à « accueillir » la totalité
qui prend en compte le passage des places habilitées à des populations en marge. La société française fonctionne
des « quartiers » habilités. On détermine ainsi une zone sur un rapport honteux à la prison ; elle la réclame, mais
géographique clairement identifiée non pas totalement ne veut pas (trop) la voir ! La difficulté est donc grande
isolée, mais séparée du reste de la détention, entièrement pour élaborer un système dans lequel les objectifs soient
réservée aux mineurs. L’existence matérielle de cette zone clairement définis, sériés et en cohérence avec les moda-
va entraîner l’obligation de modifier l’organisation de lités de réponses mises en œuvre. Quelles que soient les
la prison. Par ailleurs, de nombreuses lignes bougent à tentatives pour y parvenir, elles se heurteront à cette
l’intérieur de la logique pénitentiaire. C’est ainsi qu’en contradiction entre deux fantasmes, la prison remède
1994 une loi externalise la prise en charge du soin dans global et la sanction sans la prison ; d’un côté, ceux qui
la prison ; il n’y a plus de médecins ou d’infirmiers dénoncent les insuffisances de la prison, de l’autre, ceux
« pénitentiaires », mais ce sont les services de santé extérieurs qui dénoncent son inflation. À la charge contre les prisons
qui vont venir s’occuper des détenus. Le même principe « hôtel quatre étoiles » répond la dénonciation de la
vaudra pour l’Éducation nationale qui envoie des ensei- « honte de la République ».
gnants dans les établissements pénitentiaires sous la forme
d’unités pédagogiques dépendantes des rectorats. Il se Il est à noter que la contestation qui accompagne toute
produit alors une ouverture de l’administration péniten- mise en place d’un modèle carcéral particulier s’en prend
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

tiaire au droit commun qui va créer un climat favorable aux modalités de l’incarcération plus qu’à son principe.
à la prise en compte de la spécificité des publics de jeunes La polémique qui va ainsi se développer dès la création
détenus. des EPM portera sur leurs effets néfastes (supposés ou, au
contraire, argumentés sur la base de l’expérience de l’his-
La logique de la spécialisation et l’ouverture à des inter- toire) pour les mineurs et non sur le principe même de
ventions extérieures vont avoir des effets extrêmement leur incarcération. Les campagnes se développent contre
importants sur les conditions de vie en détention pour les les structures carcérales telles qu’elles sont conçues et mises
jeunes. Dans cette construction progressive du modèle des en place et non pour l’abolition de la prison elle-même.
quartiers mineurs se mettent en place les nouvelles carac- Cette contestation qui évite le fond pour s’en prendre
téristiques de la prison pour mineurs, telle qu’elle existe aux formes rend très difficile toute position de réforme.
aujourd’hui et telle qu’elle est systématisée dans les EPM.
Ces caractéristiques reposent sur les principes suivants : Vouloir réformer la prison vaut immédiatement accu-
la séparation, la spécialisation des personnels, un début sation d’en accepter la facilité ou, pire encore, de croire
d’individualisation des prises en charge, le partenariat à ses éventuels bienfaits. Assumer la prison ne signifie pas
avec des institutions extérieures, principalement en matière s’y résigner. L’alternative entre suppression ou réforme,
d’éducation et de santé et une réduction significative de ainsi posée, n’a pas de sens, car l’un et l’autre termes ne
la taille du collectif des détenus. relèvent pas des mêmes registres, politique et stratégique.
L’abolition de la prison renvoie à une majorité d’opinion
Il y a donc un mouvement réel de la prison pour mineurs à construire dans une démocratie. Elle suppose de répondre
qui tend à la mise en place d’un système relativement à la double question suivante : une société peut-elle (doit-
cohérent. Mais l’ambivalence du rapport du corps social elle) se passer de punir et y a-t-il alors d’autres formes de
à la prison brouille la visibilité de ce mouvement. Le punition que la privation de liberté ? Elle relève du débat
recours à l’incarcération n’est pas réellement assumé dès de société et d’un projet politique et culturel à bâtir sur

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Manuel PALACIO L’enfermement des mineurs. Éduquer ou punir ?

un très long terme. La réforme de la prison est un objectif peine va provoquer chez lui une prise de conscience qui
du temps présent, lié à la réalité de la condition des le rendra « meilleur ». La formulation moderne de cette
détenus. correction est la réinsertion. Toute l’histoire de la prison
« moderne » repose sur la tension entre la punition et la
correction, entre la privation de liberté et la réinsertion.
La tension entre incarcération Pour les mineurs, une dimension supplémentaire vient
rendre l’édifice encore plus complexe, l’impératif d’édu-
et éducation cation que l’incarcération ne doit pas compromettre.
C’est précisément la gestion de cette tension qui fait toute
la difficulté de la construction d’un modèle, non pas
En fait, deux utopies se font face, en miroir, dans une idéal, mais adapté. Cependant, c’est elle également qui
opposition sur laquelle la « thématique mineurs » produit en fait une entreprise réaliste, au sens où elle trace des
un effet de loupe. D’un côté, la prison idéale qui pro- objectifs qu’il est possible d’atteindre.
tège le citoyen et « améliore » le délinquant, de l’autre, la
société sans prison. Cette opposition conduit à l’impuis- La première avancée en matière d’incarcération des
sance. D’une manière générale, une position de progrès mineurs est et reste d’assumer la fonction punitive et
par rapport à la prison suppose d’en définir les limites protectrice de la prison et d’en gérer les formes concrètes
et de ne pas en attendre plus que ce pour quoi elle a été d’existence (la détention) de manière à respecter les droits
créée. La détention est l’exécution d’une peine prononcée particuliers des mineurs, au premier rang desquels le
par une autorité judiciaire pour sanctionner au plus haut droit à l’éducation. Mais la responsabilité du processus
degré un délit ou un crime. Cette peine se traduit par la d’éducation appartient à d’autres acteurs et institutions
privation de la liberté au sein d’un établissement conçu que ceux du système pénitentiaire. De ce point de vue, la
dans cet objectif avec toutes les contraintes liées au fonc- seule prison idéale pour les mineurs, du moins si l’on
tionnement de l’établissement en question. La peine de met au premier niveau de préoccupation la prévention de
prison est d’abord une punition qui, par ailleurs, assure la récidive et la réinsertion sociale, est celle où le temps
une fonction de réduction de la menace que peut repré- passé sera un temps court, suffisant pour marquer le « prix
senter le délinquant par une mise à l’écart de celui-ci. À à payer » du délit, mais limité pour ne pas rendre trop tard
cette première dimension est venue s’ajouter ce que l’on au monde réel un délinquant deux fois plus aguerri qu’à
pourrait appeler une fonction « d’amendement » de la son entrée dans le milieu carcéral.
personne du détenu ; elle repose sur le postulat que la

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
Manuel PALACIO
Conseiller « Prévention » du Directeur de l’INHESJ

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`~ÜáÉêë ÇÉ=ä~
ë¨Åìêáí¨
n°12 La Mexican Mafia ou comment
un « gang de prison » devient
À quoi sert la prison ?
En quête de prison républicaine,
enquête sur la prison contemporaine

Également dans ce numéro


La prison aux États-Unis aujourd’hui :
un échec retentissant

L’histoire de l’enfermement
Rythmes, obstacles, aléas
une puissance criminelle globale
avril-juin 2010

aux États-Unis
Jean-François GAYRAUD

Les gangs criminels : « dans les murs », transformant l’administration péniten-


tiaire en spectateur de leur pouvoir carcéral. Le territoire
une dangereuse espèce criminelle carcéral fait alors l’objet d’une cohabitation subtile entre

L
deux puissances rivales.

e phénomène des gangs criminels connaît deux Il convient d’observer avec attention cette « espèce cri-
déclinaisons indissociables : l’une relativement bien minelle » si particulière des gangs criminels (street et prison
connue, les « gangs de rue » (street gangs), l’autre encore gangs), car elle est en pleine expansion depuis la seconde
très sous-estimée, les « gangs de prison » (prison moitié du XXe siècle 1. Les méga gangs de rue et carcéraux
gangs). Le concept de « gang de prison » peut représentent un phénomène criminel globalisé, dont
heurter le sens commun. La prison est en principe le lieu aucun continent n’est épargné, et touche aussi bien l’Occident
où le crime est rendu inactif : comme neutralisé. Un que des pays en voie de développement 2. Sur une planète
criminel emprisonné est censé renoncer au crime, sinon de plus en plus urbanisée et en butte à de vastes flux mi-
par vertu acquise, du moins du fait de la contrainte exercée gratoires se forment des gangs de jeunes armés, respon-
par l’enfermement. Or, loin d’empêcher toute poursuite sables de violences criminelles considérables et désta-
de l’activité criminelle, la prison peut, sinon la faciliter, bilisantes pour des régions entières 3. La prolifération des
du moins ne pas la perturber. gangs de rue et de prison constitue à n’en pas douter un
des phénomènes criminels majeurs du monde moderne.
Certaines organisations criminelles savent même trans- Leur émergence sur tous les continents et leur institu-
former cet espace « fermé » en véritable « territoire cri- tionnalisation font qu’il n’est plus possible de les analyser
minel » : d’une part, en menant ou en poursuivant depuis en termes uniquement de pathologie : leur normalité
ce lieu « clos » leurs opérations criminelles vers l’extérieur, (au sens non pas moral, mais de la sociologie d’Émile
d’autre part, en parvenant à contrôler le système péniten- Durkheim) est désormais le symptôme de transformations
tiaire lui-même. La prison devient alors « leur chose ». profondes des villes contemporaines.
L’État est mis en échec sur le territoire en principe le
plus symbolique de son autorité ultime. Ces organisations Selon le National gang Threat Assessment de 2009 4, les
criminelles savent donc imposer leur souveraineté jusque gangs regroupent aux États-Unis environ 1 million de

(1) L’ouvrage de référence en langue française sur le sujet des street et prison gangs : François Haut et Stéphane Quéré, Les bandes
criminelles, coll. Criminalité internationale, Paris, PUF, 2001.
(2) Sur ce thème : John M. Hagedorn, A world of Gangs, Armed Young Men and Gangsta Culture, University of Minnesota Press, 2008 ;
Ross Kemp, My Close Calls with the Hardest Men on the Streets, from Rio to Moscow, Penguin Books, 2007 ; Ross Kemp, Gangs II,
More Encounters with the World’s Most Dangerous Gangsters, Penguin Books, 2008.
(3) Sur le rôle anomique de l’urbanisation au XXIe siècle et la problématique insécurité/ville : Xavier Raufer, « Sécurité globale et méga-
lopoles anarchiques », Cahiers de la sécurité, n° 8, avril-juin 2009 ; Jack A. Goldstone, «The New population Bomb», Foreign Affairs»,
janvier 2010 ; John M. Hagerdon, op. cit.
(4) National gang Threat Assessment 2009 : rapport accessible en ligne via le site du FBI ou du département de la justice ; également :
«FBI : Burgeoning Gangs Behind up to 80% of US Crimes», USA Today, 29/01/2009.

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Gayraud retour:Mise en page 1 2/08/10 8:47 Page 15

Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

membres (chiffres de 2008) – 800 000 en 2005 – dont des dégâts sociaux engendrés par le crime aux États-Unis,
147 000 sont en prison. L’épicentre des street et prison gangs et au-delà désormais : en Amérique centrale et du Sud.
se situe en Californie. Depuis la seconde moitié du XXe
siècle, la ville de Los Angeles s’est transformée malgré elle La Mexican Mafia représente aujourd’hui une puissance
en un véritable « laboratoire criminel » des gangs urbains. criminelle fortement territorialisée dont les activités
Certains d’entre eux sont nés en prison, à l’image de la terrorisent les populations et soulèvent des problèmes
Mexican Mafia. relevant autant de la politique anti-criminelle tradition-
nelle (perspective classique) que de la sécurité nationale
La question des gangs de prison est cruciale aux États- (perspective nouvelle).
Unis puisque ce pays, avec approximativement 2,3 millions
d’individus incarcérés (pour 306 millions d’habitants),
détient un record mondial. En pourcentage de la popu- L’épicentre carcéral : la prison
lation, le taux d’incarcération américain est en effet le
plus élevé du monde 5. Il est ainsi huit fois plus élevé que
comme incubateur criminel
celui de la France 6. Or, cette frénésie carcérale aux États-Unis
est largement liée à la question des drogues et des gangs. Beaucoup d’organisations criminelles ont une origine
ténébreuse et incertaine. Cette incertitude, loin d’être un
Cependant, il convient de se méfier d’un certain an- handicap, concourt plutôt à les entourer d’un halo de
gélisme tendant à représenter ces bandes (de prison ou mystères et favorise l’éclosion d’une mythologie séductrice.
de rue) criminelles sous l’angle étroit et myope du seul Tel n’est pas le cas pour la Mexican Mafia. Il est possible,
« dysfonctionnement social », de la « socialisation juvé- en effet, de situer sa naissance avec une grande précision,
nile » ou de la « misère urbaine ». En réalité, l’univers des dans le temps et dans l’espace.
gangs, et tout spécialement celui de la Mexican Mafia 7, a
souvent plus à voir avec le « crime organisé » (organized En 1957, un certain Luis « Huero Buff » Flores 9, membre
crime) qu’avec la bande de quartier éphémère, instable et d’un street gang du quartier d’Hawaiin Gardens à Los
remuante. Le temps du sympathique rite de passage juvénile Angeles, a l’idée de créer un méga gang à partir de gangsters
et temporaire a vécu. Les gangs urbains ont muté dans le déjà incarcérés. Il n’a que 16 ans. Il se trouve alors au
monde du business criminel. Deuel Vocational Institution (DVI) de Tracy (Californie) en
compagnie de comparses issus comme lui des quartiers
Les street et prison gangs ont un impact majeur sur Est de Los Angeles. Le DVI est l’une des prisons, à la

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
l’évolution du crime aux États-Unis. Ils sont non seulement sécurité minimale, en charge de la réception et de l’éva-
les principaux revendeurs de drogues dans les rues et en luation (état de santé, addiction, violence) des nouveaux
prison – pour le compte des cartels colombiens et mexicains, arrivants dans le système carcéral californien (California
entre autres –, mais surtout, selon le FBI, ils sont res- Department of Corrections, CDC). Cet établissement
ponsables de 80 % de tous les crimes violents commis pénitentiaire, créé en 1953, s’inscrit dans le cadre d’une
aux États-Unis (chiffres 2009). À Los Angeles, 500 des politique généreuse et libérale de tentative de réhabilitation
1 000 homicides commis chaque année ont un lien avec des criminels. À partir de 1955, le DVI est aussi le lieu où
les gangs (gang related). Et, dans le seul comté de Los Angeles, les pires délinquants juvéniles de Californie sont regroupés.
environ 300 homicides sont imputables chaque année à On y concentre ceux des mineurs que le système ne sait
la Mexican Mafia et aux autres gangs de prison. plus prendre en charge du fait de leur dangerosité. Il
s’agit du dernier arrêt avant l’étape de l’incarcération avec
Ainsi, le gangbanging 8 n’est pas (seulement) un folklore, les adultes. La stratégie poursuivie est généreuse : concentrer
mais un fait criminel majeur expliquant une grande partie les pires criminels adolescents pour leur faire bénéficier

(5) David Cole, «Can Our Shameful Prisons Be Reformed?», New York Review of Books, 19 novembre 2009. Au total, 0,7 % de la po-
pulation américaine est en prison ; ou encore : 1 adulte sur 100. Le taux d’incarcération est de 714 pour 100 000 habitants (2007).
(6) Par comparaison (2007) : en France, le taux d’incarcération est de 96 pour 100 000 habitants. La Chine communiste compte offi-
ciellement 1,5 million de prisonniers, soit un taux d’incarcération de 118 pour 100 000 habitants. En Russie : 700 000 prisonniers et
un taux d’incarcération de 532 pour 100 000 habitants.
(7) Les trois ouvrages de référence sur cette organisation criminelle : Tony Rafael, The Mexican Mafia, Encounter Books, 2009 ; Chris
Blatchford, The Black Hand, The Story of René « Boxer » Enriquez and His Life in The Mexican Mafia, Harper, 2009 ; William Dunn,
The Gangs of Los Angeles, iUniverse, 2007.
(8) Concept spécifique du monde des gangs, difficilement traduisible, décrivant un « entre soi criminel » propre aux gangs ethniques. Il
s’agit d’une socialisation par le gang, d’un mode de vie par et pour le gang. Les gangs hispaniques parlent aussi de vida loca (vie folle).
(9) Buff : peau de buffle, en anglais. Ce surnom lui vient de son torse très développé par la pratique des poids et haltères. Huero : vide,
en espagnol. Surnom commun chez les gangsters hispaniques.

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de programmes de réhabilitation. Au DVI, ces mineurs n’ayant aucunement besoin de protection puisqu’ils font
sont volontairement traités comme des adultes, le pari déjà parti des pires criminels par leur agressivité. Ce sont
étant qu’une fois immergés parmi des criminels plus durs des prédateurs qui prennent la décision de se regrouper
et plus âgés, ils seront matés. Au lieu de faire rentrer dans pour exercer leur domination. La Mexican Mafia ne serait
le rang Luis « Huero Buff » Flores et ses affidés − une alors que la manifestation et la formalisation de leur
douzaine au plus − ce procédé a plutôt l’effet inverse. La volonté de puissance en milieu carcéral. Ce sont des
brutalité de l’environnement les endurcit. La dureté de la sortes de stratèges ou des « entrepreneurs carcéraux ». La
vie au DVI ne fait aucun doute au regard de son surnom : vérité se situe probablement dans un complexe mélange
« L’école des gladiateurs » (gladiator school). Dans un pro- entre ces deux thèses.
cessus tout darwinien de « sélection naturelle », ces jeunes
prisonniers deviennent non des victimes (espérées), mais Au DVI, les affidés de Luis « Huero Buff » Flores
des oppresseurs encore plus impitoyables. inspirent rapidement la peur. Début 1961, deux d’entre
eux tuent un garde du DVI, sans raison autre que celle
Pour Luis « Huero Buff » Flores, l’idée centrale présidant d’établir la réputation de cruauté du gang. Comment les
à la formation de la Mexican Mafia est simple : des Hispa- tueurs le choisissent-ils ? Ils « sélectionnent » simplement
niques ennemis dans la rue doivent pouvoir abandonner un garde ayant une réputation de gentillesse. Les deux
leur animosité mutuelle quand ils sont incarcérés. Depuis meurtriers ne tentent même pas de cacher leur implication.
toujours, les gangs hispaniques de Californie se livrent en Ils sont déjà condamnés à la prison à vie : une condamna-
effet à de sanglantes guerres de quartiers. Pourquoi ne pas y tion de plus ou de moins ne changera donc pas leur destin.
mettre un terme, du moins provisoirement, en prison ?
Une sorte de « paix des braves » appliquée au monde L’administration pénitentiaire de Californie commet
carcéral ne serait-elle pas possible ? Rapidement et de alors une nouvelle erreur de diagnostic. En 1961, alarmé
manière significative, les gardiens du DVI surnomment et dépassé par la violence de ces jeunes criminels, le CDC
le petit groupe formé autour de Luis “Huero Buff” Flores décide de les immerger dans un univers de « jungle car-
la Little Mafia. cérale » en les envoyant dans la prison de San Quentin
(Californie), une des plus féroces des États-Unis 10. Entre
Cependant, deux thèses s’affrontent à ce stade pour octobre et novembre, environ soixante d’entre eux arrivent
expliquer cette décision stratégique de former un prison donc à San Quentin. Ils se sont révélés indomptables et
gang. Selon une première école, Luis « Huero Buff » insupportables : décision est donc prise de les traiter
Flores et ses amis souhaitent simplement se défendre face comme des criminels endurcis. À nouveau, au lieu de briser
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aux agressions des autres prisonniers, en particulier la force de la jeune Mexican Mafia, cette immersion en
adultes. En effet, la fréquentation des douches en com- eaux profondes les renforce encore. À peine arrivée à San
pagnie de pédophiles plus âgés n’est pas forcément une Quentin, dès le mois de décembre, la Mexican Mafia tue
situation enthousiasmante. La Mexican Mafia serait née quatre codétenus pris au hasard. Par cet acte fondateur et
d’un réflexe de protection et de survie et ne serait deve- symbolique, il s’agit d’annoncer clairement aux autres
nue un groupe dominant qu’avec le temps, par la force codétenus l’arrivée de la Mexican Mafia et son positionne-
des choses. La vie en prison reproduit et amplifie, en ment en haut de la hiérarchie carcérale. Les codétenus
effet, le communautarisme de la société américaine et comprennent immédiatement le message, mais pas l’ad-
surtout le racisme ontologique des gangs ethniques. Les ministration qui n’attribuera ces meurtres à la Mexican
gangsters blancs haïssent les gangsters noirs, les gangsters Mafia qu’en 1982, après les déclarations d’un « repenti ».
hispaniques haïssent les gangsters noirs, etc. Se regrouper
« entre soi » est de ce fait une absolue nécessité si l’on Cependant, le CDC commet à nouveau une autre erreur
veut éviter le racket, les coups, le viol ou l’assassinat sans lourde de conséquences. Deux membres de la Mexican
autre motif que la prédation brute et le racisme ordi- Mafia, Alfredo « Cuate » Jimenez et Mike « Acha » Ison,
naire. La prison est un univers hobbesien, à ce titre plus qui ont aussi assassiné des codétenus, sont alors rapidement
proche de l’état de nature que de la civilisation. transférés dans une autre prison de sinistre réputation
de Californie : Folsom. Que font-ils dans ce nouveau
Selon une seconde école, Luis « Huero Buff » Flores et territoire offert à leur appétit criminel ? Ils recrutent de
ses amis sont, en réalité, depuis le départ des (mâles) nouveaux affidés et installent ainsi leur domination dans
dominants (les éthologues parlent de « mâles alpha »), cette prison d’État.
(10) Le grand écrivain et ex-repris de justice Edward Bunker a dépeint avec talent le CDC et en particulier la prison de San Quentin :
L’éducation d’un malfrat, Payot & Rivages, 2001 ; Aucune bête aussi féroce, Rivages, 1991 ; La bête contre les murs, Rivages, 1977.
D’ailleurs, durant son incarcération dans une autre terrible prison de Californie, à Folsom, Edward Bunker développera une amitié
avec un cadre important, et passé à la postérité, de la Mexican Mafia : Joe « Cocoliso » Pegleg Morgan.

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Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

Ainsi, à partir de la fin des années 1960 (1967 ?), le CDC Une société secrète carcérale :
essaime imprudemment les membres de la Mexican Mafia
dans la plupart de ses prisons. Cet effet de dispersion est
règles, valeurs, organisation 11
une aubaine pour un gang carcéral qui ne demande qu’à
défricher des territoires carcéraux encore vierges de leur
emprise et à rentrer en contact avec toujours plus de dé- Le dessein premier des fondateurs de la Mexican Mafia
tenus pour les soumettre. Désormais, chaque prison de n’est pas de créer le plus grand – par le nombre – gang
Californie a son petit groupe de gangsters de la Mexican de prison, même si tel sera plus tard le résultat final.
Mafia. Mais personne, à l’exception des membres de la L’objectif est plutôt de privilégier la « qualité » en initiant
Mexican Mafia, ne se rend compte des effets destructeurs secrètement un nombre limité mais sûr de membres.
à moyen terme de cette « pollinisation criminelle ». Il
s’agit d’ailleurs d’une politique plus large, dépassant la Luis « Huero Buff » Flores veut recruter une élite parmi
seule Mexican Mafia et touchant tous les criminels les plus les gangsters hispaniques. Il choisit les pires parmi les
endurcis : au lieu de les regrouper, ils sont largement pires : les criminels les plus violents, les plus insensibles.
répartis. En 1980, le CDC met fin à cette dangereuse Le mépris absolu des lois et de la vie humaine est ici le
politique. L’administration pénitentiaire californienne critère de l’excellence mafieuse. Seule la cruauté peut
prend alors la décision de concentrer les « pires des conférer la dignité mafieuse. On parvient à ce statut
pires », dont les membres de la Mexican Mafia, dans criminel envié par la multiplication des actes de « bra-
quelques établissements : San Quentin, Folsom puis voure » : savoir tuer sans sourciller. La réputation de
Pelican Bay. Mais, de manière incompréhensible, durant férocité extrême de l’organisation devant ensuite suffire
la décennie suivante (1990), les autorités fédérales qui à imposer l’obéissance aux autres détenus. La recrue
viennent pourtant de porter de rudes coups à l’organi- « classique » de la Mexican Mafia a souvent déjà plusieurs
sation en usant de la loi RICO (voir infra), décident à homicides à son actif. Les membres de la Mexican Mafia
nouveau de répartir les membres de la Mexican Mafia se perçoivent tels des aristocrates du crime, avec une men-
interpellés dans tout le système carcéral californien, au talité arrogante, à l’image des mafieux italo-américains. Le
lieu de les regrouper. système est méritocratique : le mérite est proportionnel au
volume de sang versé et à l’absence de scrupules.
Les prisons américaines furent toujours des univers
durs et violents. Mais, manifestement, avec l’arrivée de la Le projet est ambitieux : créer le « gang des gangs », le
Mexican Mafia, une étape nouvelle est franchie dans « super-gang », celui qui dominera tous les autres. Des

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l’âpreté et la dangerosité des relations carcérales. Un seuil super-prédateurs veulent s’installer en haut de la chaîne
a été franchi. alimentaire/criminelle. Ils se définissent comme des
« guerriers » (warriors), avec en plus une référence explicite
En résumé, le système pénitentiaire californien commet à la culture aztèque qui laisse peu de place à la compassion
deux erreurs qui expliquent pour partie le développement pour les « ennemis » potentiels.
de la Mexican Mafia. Il les endurcit en les traitant en
adultes (effet darwinien) et il augmente leur territoire Le modèle criminel choisi est celui d’une société
d’évolution en les dispersant au lieu de les regrouper secrète de type Cosa Nostra (la Mafia). La Mexican Mafia
(effet d’aubaine/dispersion). Ceteris paribus, en utilisant une refuse donc le modèle criminel classique du street/prison
image cynégétique, on peut dire que, par méconnaissance, gang visible et bruyant. Le nom choisi de Mexican Mafia
le garde chasse (le CDC) a aguerri et réparti un gibier (la l’atteste amplement. La référence est recherchée chez les
Mexican Mafia) qui ne demandait qu’à s’affirmer. Il l’a Italo-Américains, non parmi les autres gangs ethniques
rendu plus vigoureux et lui a ouvert de nouveaux espaces noirs ou hispaniques, ce qui permet à la jeune entité
de prédation. d’afficher des ambitions criminelles de haut niveau. Luis
« Huero Buff » Flores est littéralement fasciné par le
pouvoir et la mystique des Italo-Américains de la Mafia.
Pour autant, malgré un label identique, Mexican Mafia
et Cosa Nostra n’ont rien en commun : ni dans la nature,
ni dans la taille, ni dans les activités, ni dans la culture.
L’organisation elle-même est clairement différente.

(11) Chris Blatchford, The Black Hand, The Story of René « Boxer » Enriquez and His Life in The Mexican Mafia, op. cit. ; Richard Valdemar,
«History of the Mexican Mafia Prison Gang», Police, The Law Enforcement Magazine, 25 juillet 2007 ; Tony Rafael, op. cit.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Comme beaucoup de gangs urbains, la Mexican Mafia etc. Il n’est probablement pas exagéré de penser que,
fonctionne de manière horizontale et non verticale telle une de facto, la Eme codirige le système carcéral californien,
pyramide féodale. La Mexican Mafia a même l’apparence l’administration se contentant malgré elle d’assurer
d’un système chaotique – galactique et nébuleux –, car elle l’hotellerie. La bureaucratie pénitentiaire n’intervient qu’en
ne dispose pas toujours d’une ligne claire de commande- dernier recours, tel un arbitre, en cas de débordements.
ment. Seule l’admiration explique une référence criminelle Les membres de la Mexican Mafia recherchent moins
(Mafia) aussi prestigieuse 12. l’enrichissement personnel qu’un certain « confort
carcéral ». Leur but est de transformer un habitat naturel
La date de la fondation de la Mexican Mafia n’est (la prison) en lieu de vie aussi agréable que possible en
probablement pas le fruit du hasard. En effet, en 1957, la le dominant.
Mafia italo-américaine subit une publicité nationale dont
elle se serait bien passée et que Luis « Huero Buff » Flores Le gang initie en secret des membres emprisonnés 15,
et ses amis n’ont pu ignorer 13. Le nom de Mexican Mafia seulement des hommes, de « race » hispanique, qui prennent
– ou Mafia Mexicana en espagnol − est choisi par les le titre de Carnales (Cousins germains) ou de brothers (Frères).
membres fondateurs de manière consensuelle. Cependant, D’autres noms plus confidentiels apparaissent ensuite tel
ce choix très « italien » fait débat. Afin de respecter tio : « oncle » en espagnol.
l’héritage hispanique, il est décidé, à l’instigation d’un
de ses membres historiques – Rudy « Cheyenne » Cadena Un membre de la Eme se dit aussi un Emero. La prison
– que le gang pourra aussi s’appeler la Eme : soit la pro- fonctionne comme un point de passage obligé. Nul ne
nonciation en espagnol de la lettre « M ». La Mexican peut candidater. La Eme seule choisit ses futurs initiés. Le
Mafia se voit aussi affubler d’autres noms : la Main noire processus d’initiation prend le nom d’« open the book »
(Mano Negra, Black hand), probablement à nouveau par (ouvrir le livre) 16.
référence, d’ailleurs erronée, à la Mafia 14; ou encore : The
Clique, Los Carnales, Big Homies. En théorie, il s’agit d’une organisation d’égaux, en partie
autogérée. De ce fait, entre eux, les Carnales ne sont pas
La Mafia mexicaine veut donc installer sa domination censés se donner des ordres ; tout doit se faire par consen-
sur l’ensemble des hispaniques incarcérés et, au-delà, sur sus. La Eme s’offre l’apparence d’une société démocratique.
tout le système carcéral. D’une certaine manière, l’objectif Contrairement à une idée répandue, il n’y a pas formel-
ultime est la destruction du système pénitentiaire lui- lement de chef, de « parrain » ou de leader suprême.
même. Un seul procédé pour s’affirmer : une violence Cependant, en pratique, des Carnales plus charismatiques
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

brutale, rapide, inattendue. Cependant, son objectif que d’autres s’imposent forcément peu à peu. Il n’y a
premier n’est pas de prolonger d’épuisantes guerres raciales qu’un seul rang (carnal, brother) sans véritable hiérarchie
et des émeutes. Le gang a l’ambition de diriger ou de formelle. Les pères fondateurs souhaitent éviter autant
racketter toutes les activités criminelles au sein de la prison. que faire se peut les rivalités et conflits internes pouvant
L’ordre carcéral sera le sien, à l’exclusion de tout autre. affaiblir le gang de l’intérieur. La réalité sera évidemment
Concrètement, la Eme taxe les détenus hispaniques et très différente. Comme toute institution humaine, elle est
autres, organise le trafic de stupéfiants, la prostitution, soumise aux aléas des passions et des ambitions person-
gère les paquets envoyés par les familles aux prisonniers, nelles. À l’extérieur de la Eme, les Carnales travaillent avec

(12) En effet, il serait abusif, d’un strict point de vue criminologique, de conférer à la Mexican Mafia le label de « mafia ». Ce gang n’en
a pas (encore ?) les caractéristiques essentielles. Sur les critères distinctifs d’une « mafia » : Jean-François Gayraud, Le monde des
mafias, géopolitique du crime organisé, Odile Jacob cf. 2005 et 2008.
(13) Le 14 novembre 1957, la police surprend par hasard une conférence au sommet de la Mafia italo-américaine qui se tient à Apala-
chin (État de New York) chez Joseph Barbera Sr. Environ une soixantaine de cadres mafieux venant de tout le pays sont réunis pour
régler des « affaires de Familles ». Nier, à la manière de John Edgar Hoover, le directeur du FBI, l’existence de la Mafia en tant
qu’organisation formelle et coordonnée au plan national semble désormais intenable. Le retentissement de ce fait-divers est consi-
dérable. Cf : Selwyn Raab, Five Families, The Rise, Decline, and Ressurection of America’s Most Powerful Mafia empires, Thomas
Dunne, 2005.
(14) Entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les quartiers d’immigrés italiens des villes américaines (« Little
Italy »), subissent l’action de groupes de racketteurs se faisant appeler la « Main noire ». À tort, on voudra y voir l’action masquée
de la Mafia. Il s’agit en fait de groupes de racketteurs n’ayant rien à voir avec Cosa Nostra. En revanche, une société criminelle
portant ce nom de Main noire a fonctionné en Europe au XIXe siècle. Il semble qu’elle fut d’origine… espagnole ! Cf. Carl Sifakis,
The Mafia Encyclopedia, Checkmarks Books, 1999.
(15) En principe, l’initiation se fait en prison. Cependant, cette règle ne fut pas toujours respectée. Mais à chaque fois que la Eme veut
revenir aux sources et raffermir ses modes de sélection, il y a un retour à ce principe de base.
(16) L’expression est empruntée à Cosa Nostra, plus spécifiquement aux cinq Familles de New York. Quand on initie de nouveaux membres,
on « ouvre les livres » ; quand on décide pour une période de ne plus en initier, on « ferme les livres ».

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Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

des gangsters qui leur sont proches : ce sont les street gangs : « Blood in, blood out » (Du sang pour rentrer
« associés », encore appelés camaradas (camarades)17. Faute (blood in) dans le gang, du sang pour en sortir (blood out).
de pouvoir être présents dans toutes les enceintes péni-
tentiaires, les Carnales s’appuient donc sur ces « associés » L’entrée dans la Mexican Mafia est un choix de vie
et plus précisément dans chaque bâtiment sur un groupe définitif. L’appartenance ne peut être temporaire, le
de quatre à cinq camaradas formant une mesa (table, bureau). temps que « jeunesse se passe ». Elle est à vie, car il s’agit
Les Meseros de cette mesa se voient déléguer par la Eme la d’une véritable carrière criminelle. Le nouveau membre
supervision des prisonniers. a besoin d’un parrainage. Le parrain devient ensuite
responsable du comportement de son protégé. En cas
La Mexican Mafia est un gang très normé. Certaines de faute commise par le nouvel initié, la Eme peut exiger
des règles de la Eme apparaissent dès le départ, d’autres du parrain qu’il prenne des sanctions, y compris la mort ;
s’affirment avec les années ; certaines ne sont d’ailleurs s’il s’y refuse, il met alors sa propre vie en danger. Il
pas spécifiques à la Eme puisqu’on les retrouve dans faut en principe le vote favorable de trois membres
d’autres prison/street gangs. Le nouvel initié se les voit pré- pour initier un nouveau gangster. Cependant, dans
ciser lors de son entrée dans le gang (voir encadré 1). certaines prisons où la Eme est peu représentée, un seul
Ainsi, quelques règles jouent un rôle central dans le fonc- Emero peut procéder à l’initiation. L’opposition d’un
tionnement et les moeurs de la Mexican Mafia : seul Emero à l’entrée d’un candidat suffit en principe
pour empêcher son admission.
Le serment du secret. Chaque nouvel initié jure de garder
le secret sur l’existence et les activités du gang. Il ne La fraternité (brotherhood). Tous les membres doivent
peut parler du gang qu’à un autre membre initié. La s’entraider, se soutenir et se respecter. Ils ne doivent ni
violation de cette règle est sanctionnée par la mort. s’insulter ni se battre. Ils se doivent le respect mutuel
L’initiation peut se faire dès l’adolescence. Ceux des et, à ce titre, oublier toutes les querelles antérieures à
initiés parvenant jusqu’à l’âge adulte sont considérés leur initiation dans la Eme. En cas d’agression par un
comme des « vétérans » (veteranos) passés les 25 ou 30 tiers extérieur, tous les autres membres de la société
ans. Malgré tout, ce secret est relatif. Si nul n’est censé secrète doivent le défendre. De même, les membres de
la révéler explicitement, l’appartenance à la Mexican la Eme se doivent de défendre tous les Hispaniques
Mafia ne peut être totalement ignorée tant elle confère attaqués par d’autres groupes ethniques. Cette notion
un statut valorisant en prison et dans les barrios. de fraternité ne doit cependant pas être mal interprétée.
En effet, la Eme ne respecte que la force et l’efficacité

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L’allégeance par le sang. À partir des années 1960 18, la et punit de mort ses membres ou associés ayant failli
Eme initie ses nouveaux membres par un véritable dans une mission. Qu’un « frère » échoue à racketter
« serment du sang » (blood oath), à la manière de Cosa un groupe ou fait preuve de couardise lors d’un assaut,
Nostra. Par ailleurs, on rentre dans le gang après une sa défaillance sera sanctionnée de manière radicale, par
épreuve, en quelque sorte initiatique, consistant à ver- la mort.
ser le sang d’autrui. En tuant, le futur initié prouve à
la fois sa bravoure et son engagement au service du gang. Interdiction de l’homosexualité. Ce comportement sexuel
Il rejoint le gang pour la vie : il ne peut le quitter. La est jugé antinaturel et peu viril 19. Cependant, il est
seule sortie possible est la mort, violente ou naturelle. autorisé de contrôler des prostitués mâles (racket,
Cette règle est synthétisée dans l’expression typique des proxénétisme) : il n’est plus question ici que de business

(17) Distinction typique d’une société secrète criminelle entre « membres » initiés et « associés » extérieurs, probablement empruntée,
là encore, à la Mafia italo-américaine qui fonctionne sur ce schéma.
(18) Ce rituel est imaginé par les deux leaders de la Eme, emprisonnés à San Quentin : Luis « Huero Buff » Flores et Rudy « Cheyenne »
Cadena.
(19) Cette question est très sensible pour la Mexican Mafia. Pour preuve, les remous créés par le film American Me, sorti en 1992, le
premier à décrire la naissance et le développement de la Eme. Le réalisateur (et acteur principal) Edward James Olmos réalise un
film fidèle à la réalité en montrant la nature réelle de cette organisation : des tueurs, des racketteurs et des trafiquants de drogue.
Le film fait même, dit-on, préalablement l’objet d’un accord par la Eme : le script est montré à un des cadres historiques, Joe Morgan.
Il fait aussi l’objet d’un vrai racket : on parle de 50 à 100 000 dollars. Mais la réalisation va s’écarter du scénario initial, réaliste et
« approuvé », en décrivant, par exemple, un de leurs leaders charismatiques et historiques, Rudolfo « Cheyenne » Cadena, comme
la victime d’un viol. Le soupçon d’homosexualité, même involontaire, est un quasi-blasphème. Le réalisateur commet aussi un autre
blasphème en affirmant que Rudolfo « Cheyenne » Cadena a été tué par ses « frères », des Carnales et non par les ennemis de la
Nuestra Familia. Pour laver son honneur, la Eme fait assassiner, dans les mois suivant la sortie du film, un technicien et deux conseillers
du film ; le réalisateur doit aussi être protégé.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

et non vraiment de sexualité. Par ailleurs, les relations un savoir-faire unique dans la fabrication des armes en
sexuelles et toute forme de violence à l’égard des enfants prison et dans leur dissimulation 22. Les membres de la
sont fermement prohibées 20. Mexican Mafia ne corrigent pas leurs adversaires au poing
(to fistfight) ; ils les poignardent (to stab), généralement pour
Apparence, propreté, santé. La fierté raciale et commu- les tuer.
nautaire joue un rôle fondamental. La Raza 21 ne doit
jamais perdre la face devant l’administration ou les Selon l’expression même utilisée par les Emeros, la prison
codétenus. C’est pourquoi la Mexican Mafia impose à est le « quartier général » de la Mexican Mafia, leur cadre
ses membres, mais aussi à tous les Hispaniques incar- naturel et normal de vie. Il est donc compréhensible que
cérés, un code de comportement dit « X-files ». La seuls les spécialistes du CDC soient capables de désigner
propreté et l’hygiène corporelle sont des prescriptions avec certitude les détenus membres ou non de cette société
centrales. Par ailleurs, il faut savoir rester en forme secrète carcérale. Lorsqu’un membre de la Eme est arrêté
physiquement afin de pouvoir se battre. Il est aussi et conduit en prison, il n’est pas réellement mis « hors de
question d’allure : c’est une question de respect pour le la circulation » : il retourne en fait « à la maison ». La prison
gang et au-delà pour la communauté hispanique. Un n’est pas un arrêt dans la carrière criminelle, mais un
Carnal prend soin de son apparence physique : ses retour aux sources.
habits sont propres et nets (chemise blanche, pantalons
repassés), ses cheveux coupés, sa barbe rasée de près. Il Les Emeros ayant accepté de coopérer avec le système
ne peut y avoir de Mexicain sale en prison. En prison, pénitentiaire sont placés en sécurité dans des zones à part
les cellules sont rangées et nettoyées. (Protective custody). La Eme le sait et n’hésite pas à envoyer
de faux repentis servant de « taupes » afin d’infiltrer le
Interdiction des addictions. L’usage ponctuel des drogues Protective Custody.
ou de l’alcool n’est pas prohibé ; en revanche, les
addictions le sont. Comment se fier à un alcoolique ou La Eme contrôle désormais une grande partie du système
à un drogué ? La sanction peut aller jusqu’au meurtre. carcéral californien (160 000 détenus) en raison des bou-
La réalité est en fait tout autre : la quasi-totalité des leversements que celui-ci connaît depuis la seconde moitié
Carnales est héroïnomane. L’addiction à l’héroïne est du XXe siècle. En effet, l’accroissement du nombre de
même devenue un élément de la sous-culture de la Eme. gangs, et tout particulièrement de gangs hispaniques, a
fait du CDC un vivier naturel pour la Mexican Mafia.
Refus de coopérer. Aucun membre ni associé ne doit
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

coopérer avec le système répressif, que ce soit la police, La Mexican Mafia qui se veut « une aristocratie des
la justice ou l’administration pénitentiaire. pires » n’a jamais ambitionné de devenir une organisation
de masse. On estime ainsi les Carnales à environ 200 23.
Appartenance exclusive. La Eme vient avant tout. L’orga- Cependant, le véritable pouvoir de la Eme réside dans sa
nisation a une absolue priorité sur les autres formes domination de la quasi-totalité des autres gangs de rue
d’obéissance ou d’allégeance ou de socialisation. La hispaniques, en particulier dans le sud de la Californie.
société secrète passe avant la famille, les amis, Dieu. Là, dans le comté de Los Angeles, presque tous les gangs
hispaniques sont soumis. Et ils comportent environ
Le fonds idéologique de la Eme est hobbesien. Seule la 80 000 gangsters. Reste à expliquer comment une si petite
force est respectée. L’autre n’est qu’une proie. Autrement société secrète, même très brutale et bien organisée, peut
dit : les forts survivent en chassant les faibles. Le monde contraindre des gangs aux effectifs beaucoup plus consé-
est vu à travers la seule relation prédateurs/proies, quents. Au-delà de la cruauté, l’explication centrale tient
chasseurs/chassés, dominants/dominés. Ce qui explique au fait que la Eme est d’abord un gang de prison. Tout
pourquoi les membres de la Mexican Mafia ont développé gangster hispanique sait qu’un jour ou l’autre, gangbanging

(20) Plusieurs faits divers impliquant des Emeros montreront toutefois combien cet interdit – y compris contre des bébés – n’a pas
toujours été respecté.
(21) La « Race » : terme utilisé par les Mexicains et de manière plus générale par les Hispaniques de toutes nationalités vivant aux États-
Unis pour qualifier leur fierté raciale.
(22) Les membres de la Mexican Mafia ont, sinon inventé, du moins systématisé la dissimulation d’armes (couteaux), de drogues et de
messages dans leur… rectum, surnommé the safe : le coffre-fort.
(23) National gang Threat Assessment 2009 : rapport accessible en ligne via le site du FBI ou du Département de la Justice. Tony Rafael
(op. cit.) avance le chiffre de 400.

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Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

oblige, il passera par ce territoire. Dans la vie des gangs source de revenus considérables pour elle et signe d’allé-
de rue, la prison n’est pas une possibilité, mais une geance symbolique pour les rackettés. En plus de prélever
certitude. On y passe fatalement un jour et on y acquiert un pourcentage sur la revente de drogue, la Eme s’impose
ainsi un statut de vrai gangster. Le territoire carcéral aussi comme distributeur unique de drogues auprès des
constitue donc un « goulot d’étranglement stratégique », gangs de rue. La Eme touche ainsi deux fois. Officiellement,
un lieu de transit plus ou moins long, mais quasi obli- il s’agit d’un impôt destiné à aider les « frères » empri-
gatoire dans le style de vie des membres des gangs. Le sonnés. Ceux qui tentent de s’y soustraire sont inscrits
refus d’obéissance à la Eme dans la rue peut ainsi se payer sur la « green Light » (voir encadré 2) de la Eme. Certains
très cher une fois emprisonné. gangs résistent et manifestent ouvertement leur refus par
des graffitis sur les murs, mystérieux pour les ignorants
Le contrôle, de fait, d’une partie du système pénitentiaire du monde des gangs, mais au sens très clair pour les
confère aussi à la Eme un réel pouvoir face à l’adminis- autres : « Tax Free ». Le pouvoir de la Eme se comprend
tration carcérale. Ce pouvoir s’est vu consacrer en 2000 donc à l’étendue du réseau de street gangs qu’elle a vassalisé
après les très violentes émeutes à la prison de Pelican Bay par une taxation. Racket, trafic de drogue : les membres
ayant opposé les gangs hispaniques et noirs. Afin de de la Eme se sont aussi toujours distingués pour leur goût
rétablir l’ordre, les autorités politiques de l’État se sont prononcé pour les vols à main armée.
crues obligées de prendre pour interlocuteur la Eme en la
priant de discipliner les prisonniers, ce que l’organisation Forte de son succès en prison, la Eme décide donc en
fit bien volontiers, ce rôle lui conférant un surcroît de 1971 de se projeter « dehors » 24. C’est d’ailleurs à cette
légitimité, de prestige et surtout de liberté d’action. date que la Eme met à exécution dans la rue ses premiers
assassinats 25. L’expansion « hors les murs » de la Eme va
se manifester de deux façons, l’une clandestine, l’autre
Le volcan carcéral diffuse publique (voir encadré 3).
sa lave criminelle : D’abord, dès les années 1970, la Eme, sous l’impulsion
conquérir la rue en l’occurrence de l’un de ses cadres les plus charismatiques
et imaginatifs, Rudy « Cheyenne » Cadena (voir encadré 4),
décide de développer des politiques d’infiltration. Elle
La Eme ne pouvait se contenter du seul contrôle du infiltre les programmes de réhabilitation des drogués et
système carcéral. Comme toute organisation humaine, des gangs, financés à grands frais par les autorités locales

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
elle est allée jusqu’aux limites ultimes de ses capacités. et fédérales, en réponse aux émeutes raciales des années
Ainsi, la Mexican Mafia s’est-elle livrée à une véritable 1960 (celles surtout du quartier de Watts (Los Angeles) en
politique « projection de puissance », c’est-à-dire « hors des août 1965).
murs ». Elle a réussi cette opération tout en conservant
son homogénéité. Une parfaite intégration verticale s’est Au moment où la Eme fait ce choix stratégique, elle
opérée entre le gang de prison et le gang de rue, la prison est encore peu connue dans l’appareil répressif et le grand
demeurant l’épicentre de l’organisation. public n’en a jamais entendu parler. Des institutions et
des programmes sont tout spécialement infiltrés : d’abord
La performance managériale est remarquable. Généra- le National Institute of Mental Health’s Span (Special Pro-
lement, les entités « dans » et « hors » les murs ont en gram for Alcoholism and Narcotics), puis la League of United
effet tendance à se montrer moins intégrées et moins opé- Citizens to Help Addicts (LUCHA). À chaque fois, des
rationnelles. Cette mutation d’un strict modèle de départ membres de la Eme qui y travaillent se retrouvent en
de prison gang en un street gang représente la marque de charge du recrutement des conseillers et de la prise en
fabrique de la Mexican Mafia. Depuis cette mutation charge des patients.
majeure, le phénomène de la Eme relève réellement de
l’organized crime. La philosophie pénale de l’époque explique pourquoi
l’embauche de repris de justice est privilégiée. Il est alors
Dans la rue, la Mexican Mafia ambitionne de contrôler de bon aloi d’œuvrer à la réinsertion ; par ailleurs, qui
les autres gangs hispaniques en les rackettant. La Eme lève mieux qu’un homme ayant connu cet univers peut aider
un impôt sur les dealers de drogue, une taxe à la fois son prochain ? Mais personne ne contrôle l’affectation

(24) FBI, Freedom of Information/Privacy Acts Section, Cover Sheet, Subject : Mexican Mafia, 1973.
(25) Il semble que le premier homicide pour le compte de la Eme fut commis par Joe Morgan à Monterey Park. Malgré ses ascendances
caucasiennes, il deviendra un cadre emblématique de la Eme.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

des crédits ni la réalité des activités de ces centres et pro- Ce mode opératoire est source de « dommages collaté-
grammes sociaux. Le résultat est calamiteux. Nombre de raux » (morts d’innocents tués par hasard) et est indigne
ces centres de réhabilitation deviennent des clubs house de l’obligation de bravoure dont doit faire preuve un
pour gangsters. jeune gangster hispanique ; ce dernier doit développer un
« cœur de guerrier aztèque » et, de ce fait, tuer son rival
Avec cette infiltration des programmes sociaux, la Eme de face, « comme un homme ». Ensuite, l’obligation
atteint trois objectifs : un travail efficace de lobbying d’obéir à la Mexican Mafia en adoptant ses couleurs, le
auprès du CDC pour faire libérer plus tôt ses membres bleu. Enfin, le paiement d’un impôt sur les dealers de
incarcérés ; une couverture opérationnelle au contact drogue des gangs, et ce sous peine de mort. Cette taxe se
d’usagers et de dealers de drogues permettant de déve- paye en argent ou en armes.
lopper le trafic sans attirer l’attention ; une facilitation
des communications entre les membres du gang empri- La plus marquante de ces réunions publiques se tient
sonnés et l’extérieur. sur un terrain de football, à Elysian Park, à deux pas de
l’académie de police du LAPD (Los Angeles Police Depart-
Les gangs savent utiliser la naïveté et la mauvaise ment) ! Environ 1 000 gangsters se sont ostensiblement
conscience d’une partie de la classe politique califor- regroupés 26.
nienne. Et les enjeux financiers sont considérables. À
l’époque, l’État de Californie et le gouvernement fédéral Ce souci apparent de pacification et d’organisation est
dépensent 48 millions de dollars par an sans véritable en réalité motivé par de pures considérations commer-
vérification de l’utilisation des crédits. La ville de Los ciales : les tueries et le désordre sont mauvais pour les
Angeles réagira plus tard en portant plainte et en cessant « affaires » (trafic de stupéfiants) et attirent l’attention
de financer les programmes corrompus. Le conseiller mu- des forces de l’ordre et des médias. Le déchaînement de
nicipal en charge du dossier sera menacé, sa permanence violences dans les rues, tuant certes des gangsters, mais
politique attaquée par balles, et il devra être protégé par aussi des innocents, risque à terme de provoquer des
la police. réactions politiques et judiciaires dangereuses pour l’ave-
nir des gangs. Plus finement encore, la Mexican Mafia
Parallèlement, la ville de Los Angeles légitime la pré- souhaite avancer masquée pour l’avenir en faisant croire
sence des gangs dans les quartiers en confiant des fonc- à sa transformation. De gang criminel, elle évoluerait
tions de « médiateur » et « d’agents d’intervention » à des vers un mouvement aux finalités plus sociales, de type
gangsters « repentis », souvent en fait des Emeros en acti- Black Panther. Il s’agit d’une ruse politique destinée à
vité. Au final, par angélisme, toute une politique de tromper des politiciens et des réformateurs sociaux naïfs
réforme sociale est involontairement confiée – sous-traitée – et parfois culturellement hostiles aux forces de police.
à la Mexican Mafia. Plus largement encore, la Mexican L’enjeu de cette pacification/taxation est considérable.
Mafia infiltre les mouvements communautaires des Los Angeles compte alors environ 500 gangs regroupant
quartiers hispaniques. Il s’agit de les utiliser comme 60 000 membres. La Eme exige que chaque gang désigne
couvertures pour dissimuler ses activités opérationnelles. un représentant afin d’avoir un interlocuteur permanent.
Le masque est parfait et presque intouchable, sauf à
susciter des réactions communautaires violentes. Ces grands meetings publics suscitent, en effet, dans les
médias et chez nombre de politiciens des espoirs déme-
Une vingtaine d’années plus tard, une autre initiative surés. Wishfulthinking oblige, les injonctions criminelles
va marquer l’emprise nouvelle de la Eme dans la rue. À de la Eme sont interprétées sous l’angle du « traité de
l’été 1993, rompant en partie avec sa propre politique du paix », alors qu’il s’agit d’une ruse tactique. Ainsi que
secret, la Mexican Mafia annonce aux gangs hispaniques l’explique René « Boxer » Enriquez, « repenti » de la Eme
dans les rues de Los Angeles – et au-delà dans d’autres dans un livre de souvenirs, ce vernis de respectabilité est
comtés de Californie, lors de réunions publiques, de nou- un subterfuge destiné à duper les réformateurs sociaux et
velles règles de fonctionnement. Trois règles émergent. les journalistes 27. D’ailleurs, si les drive by shooting dimi-
D’abord, l’interdiction entre Hispaniques de la pratique nuent immédiatement, le nombre d’homicides liés aux
des drive-by shootings (des homicides commis à l’arme à gangs augmente. Pourquoi ? Le drive by shooting a été
feu depuis des voitures en marche). remplacé par une technique moins aléatoire – en termes

(26) Certaines sources évoquent même le chiffre de 3 000 participants ! (William Dunn, op. cit.).
(27) The Black Hand, op. cit.
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Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

de « dommages collatéraux » – et moins visible : le walk les prisons et les barrios. Nombre de travailleurs sociaux,
by shooting ! Désormais, on tue à pied ! 28 de représentants des églises, de politiciens et de sociologues 29
ont pratiqué, en toute bonne foi, une négation acharnée.
La taxation des autres gangs hispaniques devient la clef La Eme n’a pas échappé au phénomène.
de voute du pouvoir de la Eme dans les rues. Le racket est
un marqueur clair : qui paye se soumet, qui refuse l’impôt D’abord, ils ont nié l’existence même de la Eme qui ne
se définit comme un ennemi. Cette nouvelle stratégie pouvait constituer qu’un « mythe » destiné à « stigmatiser »
(criminelle) imposée par la Eme vise à réguler et à cana- des Hispaniques incarcérés. Ils ont ensuite refusé aux
liser le désordre de la rue en modifiant les règles du jeu street gangs, et en particulier à la Eme, le statut d’organi-
à son seul profit, non à transformer les objectifs fonda- sations criminelles. Que disait-on, encore récemment ?
mentaux du gang. Ce qui fut perçu sur le moment, dans Ces bandes ne relevaient pas de l’organized crime, mais du
un accès de lâche soulagement et d’espoir naïf, comme disorganized crime. Ce déni de réalité s’expliquait par un
une « trêve », n’était en réalité qu’une étape subtile dans préjugé politique assez courant. Ces criminels issus des
l’intégration verticale d’un gang de prison (la Mexican classes modestes 30 de la société américaine ne peuvent
Mafia) avec les gangs hispaniques des rues afin de mieux être que des « victimes ». En tant que telles, ces « victimes »
contrôler l’argent du racket et du trafic de drogue. doivent être sauvées par des programmes sociaux. Recon-
naître l’existence d’une organisation criminelle aurait pour
Aujourd’hui, la Eme domine une grande partie des conséquence de mettre en relief un autre paradigme, en
gangs hispaniques aux États-Unis. Or, la moitié des 30 000 l’occurrence insupportable : celui de dominants et d’op-
gangs sont hispaniques. Les gangs reconnaissant leur presseurs ayant consciemment fait le choix d’un mode de
allégeance à la Mexican Mafia incluent souvent dans leur vie criminel se prolongeant au-delà de l’adolescence.
appellation une référence à celle-ci : un « M » ou un « 13 »,
référence à la Eme, le « M » étant la treizième lettre de À cette erreur générale de diagnostic, commune à tous
l’alphabet et l’un des signes officiels de la Eme (voir les gangs de rue, est venue s’en greffer une autre, spéci-
encadré 5). Cette « franchise commerciale » permet ainsi fique à la Mexican Mafia. Les autorités judiciaires (locales,
à un gang de bénéficier par procuration de la réputation État de Californie, et fédérales) et nombre de sociologues
de cruauté de son mentor et tutelle, ce qui facilite son ont mis une vingtaine d’années à admettre que ce gang
enracinement criminel. de prison avait muté en gang de rue. Il fallut donc deux
décennies pour que la Eme soit reconnue pour ce qu’elle
était devenue : un puissant gang de rue. Cette erreur

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
Aveuglement : d’inattention a évidemment servi les desseins d’une
organisation qui n’en demandait pas tant pour s’enraciner
prise de conscience tardive, dans les banlieues. Au final, il fut bien entendu dérangeant
enracinement durable de constater qu’une entité criminelle, certes pour partie
secrète, avait pu prendre en défaut la vigilance des autorités
en passant si longtemps sous leur radar 31.
Longtemps, les street prison gangs hispaniques ont fait
l’objet d’un aveuglement coupable (le même phénomène L’erreur première de diagnostic, au-delà de sa naïveté
s’est produit pour les autres gangs de rue ethniques) ; en et de son coût financier, a conduit à une sous-estimation
fait, le temps qu’ils se développent puis s’enracinent dans du problème. Ce que devait affronter la société était une

(28) Cette réforme dans les modes opératoires ne soulèvera pas l’enthousiasme. Elle est, en effet, beaucoup plus risquée puisque
l’adversaire a désormais du temps pour répliquer. C’est pourquoi, dans un premier temps, rapidement, la mesure provoque une
baisse des homicides. Sous la pression des chefs de street gangs, la Eme amende son édit. Il est possible de tirer depuis la voiture,
à la condition d’ouvrir la porte et de mettre un pied au sol. Entre 1993 et 1994, il y aura dans le seul comté de Los Angeles 1 500
homicides en relation avec les gangs.
(29) Les enquêtes sociologiques menées auprès des street gangs échouent parfois à saisir la nature réelle de ce qu’elles observent. Pour-
quoi ? Les membres des gangs « repentis » l’expliquent fort bien. Les gangsters mentent aux sociologues intervieweurs en leur pro-
posant les réponses qu’ils espèrent. Les gangsters savent qu’il est plus facile de mentir à des sociologues plein de bons sentiments
qu’à des policiers au fait de la vérité du terrain et n’ayant pas d’illusion de réforme sociale ou de rédemption individuelle.
(30) La sociologie des gangs amène à nuancer très largement l’idée reçue selon laquelle ils seraient des « damnés de la terre ». Beau-
coup viennent, en effet, d’une petite bourgeoisie urbaine, des classes moyennes.
(31) Encore que l’exploration rétrospective de la presse américaine montre évidemment que certains médias furent plus réalistes que
d’autres. En 1974, Time Magazine consacre ainsi un article à la « prolifération des gangs de prison » en citant la Mexican Mafia, mais
aussi la Nuestra Familia, la Black Guerrilla Family et l’Aryan Brotherhood : « The Law : Organizing Behind Bars », Time Magazine, 13
mai 1974.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

organisation structurée ayant une stratégie et non des Eme en particulier. À l’image de ce que fut sa léthargie
criminels isolés. Pour les élus et le système judiciaire, le longue d’un demi-siècle avec la Mafia italo-américaine
défi n’est évidemment pas identique. (Cosa Nostra), le FBI ne semble percevoir la gravité du
problème qu’au début des années 1990. Le FBI lance en
Cet aveuglement a été encouragé par la Mexican Mafia 1992 un programme de lutte contre les gangs – Safe Streets
elle-même qui n’a eu de cesse, avançant masquée, de placer Violent Crime Initiative – puis ouvre en décembre 2005 le
en Californie, auprès de décideurs politiques et de leaders National Gang Intelligence Center à Washington pour coor-
d’opinion naïfs, des affidés faisant valoir ses points de vue, donner la stratégie nationale de lutte contre les gangs. Le
en particulier sur l’organisation de la vie carcérale (lob- réveil semble tardif 33. Depuis, les États-Unis ont offi-
bying pour la suppression des quartiers de haute sécurité). ciellement déclaré la « guerre » aux gangs 34.

La prise de conscience de la dangerosité de la Mexican


Mafia et d’ailleurs de tous les autres gangs ne survient La pénétrante nord-américaine
vraiment qu’au début des années 1990. Les émeutes qui
ensanglantent Los Angeles en avril et mai 1992 agissent
des cartels mexicains de la drogue
comme un révélateur : à la fois de la puissance des gangs
et des lacunes de force de l’ordre. Si les médias et nombre
de sociologues ont voulu analyser cette gigantesque émeute Depuis la fin du XXe siècle, les cartels mexicains de
(54 morts, 2 383 blessés, 1 milliard de dollars de dommages) la drogue déstabilisent une grande partie de l’Amérique
par la pauvreté et les discriminations, les forces de police centrale, du Sud, le Mexique lui-même et désormais le
constatent cependant que parmi les meneurs figurent sud des États-Unis. De Panama à Houston (Texas), s’est
nombre de membres endurcis des street gangs, surtout formé un vaste bassin criminel, une « zone grise » trans-
noirs. La prétendue émeute « sociale » aurait-elle eu un frontalière, dont les cartels sont l’un des principaux
moteur criminel inavoué ? Les street gangs n’auraient-ils acteurs criminels (les Maras, des méga gangs composés
pas profité d’un contexte de tension raciale pour piller de milliers d’affidés, sont l’autre cause principale de cet
et tuer en toute impunité ? 32 échouage régional).

Dans les années 1990, les autorités fédérales réagissent Les cartels mexicains sont désormais présents dans 230
enfin en menant de grandes opérations contre la Mexican villes des États-Unis. Pour la sécurité intérieure de la pre-
Mafia. Pour la première fois dans l’histoire judiciaire mière puissance mondiale, les cartels mexicains (et co-
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

américaine, la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt lombiens) représentent aujourd’hui un défi au moins
Organizations), inventée en 1970 pour lutter plus efficace- équivalent au terrorisme djihadi.
ment contre Cosa Nostra, est utilisée contre une organisation
criminelle autre que la Mafia italo-américaine, en l’occur- En 2009, le National Drug Threat Assessment affirme que
rence, la Eme. Trois grandes opérations sont menées sous « les organisations mexicaines en charge du trafic de drogue (les
ce régime juridique en 1995, 1997 et 1999 aboutissant à une cartels) représentent la plus grande menace en provenance du
centaine d’inculpations contre des membres et associés de crime organisé pour les États-Unis » 35. Or, le même rapport
la Eme. Depuis, les opérations judiciaires s’enchaînent à souligne ce que nombre d’observateurs ont déjà relevé : les
un rythme soutenu, signe à la fois d’une prise de street gangs hispaniques (et autres) jouent un rôle crois-
conscience, mais également de l’ampleur croissante du sant et crucial dans la distribution de la cocaïne, mais
problème. aussi de l’héroïne et du cannabis, importés par les cartels
mexicains. Les cartels mexicains ont trouvé dans les street
Comme souvent dans son histoire, le FBI sera lent à gangs un relais efficace de distribution. Les street gangs his-
prendre en compte l’ampleur de la menace pour la sécurité paniques, dont la Mexican Mafia, constituent des réseaux
intérieure représentée par les gangs en général et par la efficaces, car culturellement proches, militarisés, sans

(32) Sur cette question sensible : Tony Rafael, op. cit. ; Xavier Raufer, « Sécurité globale et mégapoles anarchiques », Cahiers de la
sécurité, n°8, avril-juin 2009.
(33) Cette prise de conscience semble avoir été provoquée par un fait-divers. En 2002, à Washington DC, des membres de la Mara
Salvatrucha tirent par erreur sur un citoyen blanc dans le cadre d’un drive-by-shooting. Rien d’inhabituel si ce n’est que cette fois la
« scène de crime » se trouve à deux pas de la Maison Blanche.
(34) Il s’agit d’une vraie tradition américaine. Tout phénomène social devenu insupportable se voit déclarer la « guerre ». Il y eut la
« guerre à la pauvreté » (années 1960), puis au crime et à la drogue (années 1970) et enfin au terrorisme (années 2000). Or, jusqu’à
présent, aucune de ces « guerres » n’a semblé remporter beaucoup de succès.
(35) National Drug Intelligence Center, U.S. Department of Justice, National Drug Threat Assessment, 2009.

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Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

scrupule et entraînés. Autrement dit, l’une des explica- obstacles fixés par la loi et l’administration péniten-
tions de la pénétration des cartels mexicains en Amé- tiaire 36. Déjà, en 1973, dans un rapport déclassifié, le FBI
rique du Nord réside dans ces street gangs de même ethnie notait que la Mexican Mafia « est devenue si sophistiquée
et culture. qu’elle a su mettre en place un système de renseignements, des
groupes d’avocats amicaux, a su utiliser à ses propres fins des
Les cartels mexicains et la Eme ont commencé à colla- groupes révolutionnaires, et a pris le contrôle de groupes d’actions
borer dès les années 1990. Cette coopération ne s’est pas sociales de Mexicains Américains » 37. Par ailleurs, la Eme a
limitée au trafic de drogue. Ces entités ont, par exemple, su régulièrement renouveler ses membres et surmonter
échangé des tueurs pour des raisons de discrétion. Il leur les assauts judiciaires. De type biomorphe, donc souple,
suffit de franchir la frontière. Des membres des cartels elle sait s’adapter et se régénérer 38. Et cette dimension
ont réalisé des « contrats » pour la Eme aux États-Unis ; toute biologique de régénération n’a pas toujours été bien
inversement, des gangsters de la Eme ont tué pour les perçue d’emblée par les autorités en charge de son suivi
cartels au Mexique. Ainsi, le cardinal Jesus Posadas (police, justice, prison).
Ocampo fut assassiné en 1993 à l’aéroport de Guadalajara
pour le compte du cartel de Tijuana par un groupe de On comprend pourquoi et comment la Eme a suscité
tueurs venant de San Diego (EU) comprenant au moins des imitations et des anticorps. En effet, l’apparition de la
un Carnale : Jose « Bat » Marquez. Mexican Mafia dans les prisons californiennes a provoqué
rapidement des oppositions. À la fois par imitation et
Cette coopération est facilitée par l’accroissement du surtout par nécessité défensive, des rebelles aux prétentions
nombre de membres des cartels de la drogue mexicains hégémoniques de la Eme ont décidé à leur tour de se
(et colombiens) désormais incarcérés aux États-Unis, dans constituer en prison gang. Deux autres prison gangs nais-
les prisons souvent contrôlées par la Eme. Les Carnales sent ainsi en réaction.
peuvent alors soit les tuer soit les protéger : ce qui confère
à la Eme une grande influence sur les cartels et leurs En 1966/1967, dans la prison de San Quentin, se forme
affidés emprisonnés. un gang hispanique rival : la Nuestra Familia (NF). Alors
que les membres de la Eme sont plutôt des citadins
originaires du sud de la Californie – les Surenos ou
Contagion : résilience, Southerners –, ceux de la Nuestra Familia sont surtout des
ruraux venant du nord de l’État – les Nortenos ou Northerners.
métastases et imitation La Mexican Mafia les méprise, ne voyant en eux que des

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
paysans, des farmeros (fermiers). A contrario, pour les
« Nordistes », les gangsters de la Eme ne sont que des
À l’image de la plupart des organisations criminelles Burgers eaters (mangeurs de hamburgers). Cette rivalité
de niveau supérieur, la Mexican Mafia démontre une Nord/Sud peut se lire comme un conflit de géopolitique
grande résistance à la répression. Certes, elle n’a pas encore criminelle entre deux gangs ayant affirmé leur enracinement
franchi l’épreuve la plus cruciale, celle du temps, qui territorial 39. La ligne de démarcation entre les territoires
permet de différencier radicalement les entités dangereuses du nord et du sud de la Californie est constituée par la
mais éphémères des entités vraiment résilientes comme le ville de Bakersfield (centre de la Californie). En prison,
sont les mafias stricto sensu, à l’image du modèle repré- les membres de la Eme portent un bandana bleu et ceux
senté par Cosa Nostra italo-américaine. Cependant, la de la Nuestra Familia un bandana rouge. Tous les gangs
Mexican Mafia approche déjà le demi-siècle, soit une lon- hispaniques de Californie ont fait allégeance soit à la
gévité désormais respectable. Elle le doit en partie à son Eme soit à la Nuestra Familia 40.
haut niveau d’organisation, à sa brutalité et à son sens
du renseignement : infiltration d’informateurs dans les Les gangsters noirs ne sont pas en reste. En 1966, à la
administrations publiques, messages codés, etc. La Eme prison de San Quentin, à nouveau, est fondée par George
manifeste une grande ingéniosité dans la gestion de ses L. Jackson, un ancien des Black Panthers, la Black Guerrilla
communications entre l’intérieur des prisons et ses soldats Family (BGF). Elle est l’ennemi de la Mexican Mafia. Elle
dans la rue, parvenant sans difficulté à contourner les est en revanche alliée avec la Nuestra Familia.

(36) Le livre de mémoires de René « Boxer » Enriquez est éloquent à ce sujet : The Black Hand, op. cit.
(37) FBI, Freedom of Information/Privacy Acts Section, Cover Sheet, Subject : Mexican Mafia, 1973.
(38) Sur la distinction entre les entités biomorphes et technomorphes : Xavier Raufer, Les nouveaux dangers planétaires, chaos mondial,
décèlement précoce, CNRS éditions, 2009.
(39) La guerre débute dès 1968, après un incident – connu sous le nom de « guerre de la chaussure », survenu à la prison de San Quentin.
(40) Un seul gang hispanique, situé au nord de Bakersfield, a refusé de soumettre à l’un ou l’autre de ces deux gangs : les Fresno Buldogs.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Par ailleurs, en 1974, des prisonniers hispaniques dans hispanique. Puisque la Eme veut des quartiers ethniquement
la prison d’État d’Arizona forment un gang de prison purs, les noirs ne peuvent y résider. Il s’agit d’une volonté
prenant le nom de La Familia. Ce prison gang est ensuite d’épuration ethnique expliquant certains homicides
conseillé par des Carnales, emprisonnés dans cette apparemment sans mobile. De jeunes noirs ont simplement
enceinte, sur la manière d’opérer en milieu carcéral. La été tués, car ils s’étaient aventurés dans un territoire
Familia se met à fonctionner sous la tutelle de la Eme et hispanique. Ces homicides entrent dans la catégorie
prend le nom de Arizona Mexican Mafia. Cependant, une (judiciaire) des « crimes de haine » (hate crimes), des crimes
dizaine d’années plus tard, des prisonniers hispaniques racistes, comparables à ceux commis par le Ku Klux Klan.
d’Arizona, certes fidèles au « modèle Mexican Mafia »,
mais ne voulant plus œuvrer sous l’égide la sœur cali- La dimension raciste de la Eme n’a émergé que lentement
fornienne, décident de former un gang autonome du dans la presse américaine. Longtemps, ces homicides furent
nom de New Mexican Mafia. Depuis, la Eme et la New interprétés comme des actes isolés et sans mobiles appa-
Mexican Mafia sont ennemies. rent, incompréhensibles, et non comme la conséquence
d’une claire volonté d’épuration ethnique.
Au Texas, une branche de la Mexican Mafia, connue
sous le nom de Texas Mexican Mafia (la Emi), semble opérer
de façon relativement distincte de sa marâtre californienne.
Comment éradiquer
Ces deux entités seraient même devenues rivales. Fondée une telle menace ?
en 1984 par Heriberto « Herbie » Huerta, elle se fait
appeler Mexikanemi, un terme qui en langue aztèque
(Nahualt) signifie « Celui qui marche avec Dieu dans son Que l’on utilise les concepts d’ « institutionnalisation »
cœur ». (sociologie), de « résilience » (psychologie) ou d’« enraci-
nement territorial » (géopolitique), le constat est mani-
La Eme est désormais présente, dans les prisons et dans festement identique : la Eme ne semble pas aisée à vaincre.
les rues, très au-delà du seul comté de Los Angeles et de La capacité des gangs à surmonter les épreuves du temps
la Californie. Accompagnant les vagues d’immigration est d’ailleurs un phénomène que l’on constate sur tous les
hispanique, sa présence se manifeste désormais dans la continents. Le constat final peut même être inquiétant,
plupart des États des États-Unis. La Eme se fond, tel un comme le souligne un spécialiste : « Ces gangs sont presque
poisson dans l’eau, dans la première minorité aux États- invulnérables à la répression » 41.
Unis : les Hispaniques représentent 14 % de la population
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

américaine. La Eme dispose ainsi d’un vivier important Fort de ses vingt années passées au sein de l’organisation,
pour recruter de nouveaux membres et un abri naturel. le « repenti » René « Boxer » Enriquez a exposé les huit
On signale aussi sa présence au Mexique. moyens qui, selon lui, pourraient seuls contrer l’influence
de la Mexican Mafia 42. Ces moyens sont évidemment
discutables, voire impossibles à mettre en oeuvre dans
Racisme, communautarisme des démocraties compassionnelles, mais très révélateurs
de la dureté de la Eme, du moins telle que ce « repenti »
et alliances tactiques l’a vécue ; les assauts judiciaires traditionnels ne pouvant
manifestement pas suffire à contenir une réalité aussi
dangereuse et résiliente :
La Mexican Mafia interdit formellement aux gangs
hispaniques sous sa domination de s’associer, voire de - une prise de conscience : considérer la Mexican Mafia
faire des affaires avec des gangs de noirs. De son côté, en comme à la fois du crime organisé et un groupe
violation de cet interdit, la Nuestra Familia s’est alliée avec terroriste domestique (voir encadré 6). C’est une véri-
la Black Guerilla Family. En prison, la Eme a développé tôt table organisation corrompant tout ce qu’elle touche ;
une alliance tactique avec les blancs de l’Aryan
Brotherhood. - couper ses communications : interdiction des visites,
des correspondances, du téléphone pour ses membres
Dans la rue, la Eme a toujours pratiqué une politique et associés emprisonnés. Sans moyens de communica-
clairement raciste, en interdisant aux noirs, même tion avec l’extérieur, les Carnales ne sont plus capables
non-membres d’un gang, de pénétrer dans un quartier d’exercer leur pouvoir ;

(41) John M. Hagerdon, op. cit.


(42) The Black Hand, op. cit.

26
Gayraud retour:Mise en page 1 2/08/10 8:47 Page 27

Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

- isolement total des membres de la Eme en prison. Ils Conclusion : quand les impôts
doivent être isolés de tous les prisonniers et surtout de servent à couver le crime organisé
tous leurs « frères » et « associés ». En fait, ils ne doi-
vent pouvoir parler qu’avec le personnel pénitentiaire ;

- empêcher les membres incarcérés de la Eme de recevoir Le crime – organisé ou désorganisé – génère des dégâts
de l’argent en prison, cet argent ayant toujours une sociaux souvent sous-estimés, car largement invisibles.
origine criminelle ; Pourtant, ses effets sont considérables. Ainsi, à Los
Angeles, le coût direct et indirect du crime est estimé à
- saisir les comptes bancaires des membres de la Eme 2 milliards de dollars par an. Quant à l’argent investi
gérés par le système carcéral. Il s’agit de sommes annuellement dans les programmes d’intervention
considérables ayant toujours une origine criminelle, sociale destinés à prévenir l’action des gangs – environ
l’administration carcérale servant de facto d’instrument 82 millions de dollars par an –, il semble d’une efficacité
de blanchiment d’argent ; douteuse.

- poursuivre systématiquement les épouses, les petites Aujourd’hui, la sous-culture criminelle typique des
amies, les membres de la famille et, de manière gangs de Los Angeles est devenue un inquiétant produit
générale, tous ceux apportant un appui aux Carnales. d’exportation un peu partout aux États-Unis. Et la part
de responsabilité de la Eme dans ce paysage criminel est
- poursuivre systématiquement tous les crimes commis conséquente.
par les Carnales en prison. Nombre de ces crimes, y
compris des homicides, ne sont pas toujours poursuivis Si demain les prison gangs se développent au point de
sous prétexte que certains Carnales sont déjà condam- se généraliser, si ce « modèle » criminel devient banal,
nés à vie et/ou qu’ils ne font que s’attaquer à des cri- que restera-t-il alors des systèmes carcéraux ? Que restera
minels ne valant guère mieux qu’eux. Cette t-il de la peine et de ses fonctions d’incapacitation et de
sous-culture de l’impunité carcérale encourage en fait rééducation ? Les prisons américaines ressembleront-elles à
les Emeros à poursuivre leurs crimes et à se croire les des « villages Potemkine », une illusion destinée à cacher,
maîtres du territoire carcéral ; à peine, une réalité terrifiante ? La prison ne serait pro-
bablement plus qu’une fiction : un décor officiel dissi-
- appliquer la peine de mort aux Carnales. Comme le mulant un nouvel espace criminel. L’administration

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
dit simplement René « Boxer » Enriquez : « Le seul pénitentiaire ne serait que le spectateur effrayé d’activités
moyen de les arrêter est de les tuer » 43. criminelles se développant à l’abri de l’État, nourrie et
logée par les impôts des contribuables. L’ironie de la
Espérons que René « Boxer » Enriquez se trompe dans situation n’aurait d’égale que son extrême dangerosité.
son diagnostic et que les moyens « classiques » suffiront
à enrayer la marche de la Eme. Car il est évident que les La prison n’a jamais été « l’école du crime » : le
procédés préconisés – une thérapie de choc – ne sont pas premier crime est toujours commis dans la rue. Tout au
envisageables dans la configuration actuelle de démo- plus la prison est-elle un lieu de perfectionnement. Avec
craties soucieuses, légitimement, des droits fondamen- les prison gangs, la prison devient encore autre chose : une
taux des prisonniers incarcérés. couveuse (incubateur) non pour des gangsters, mais pour
des organisations criminelles. C’est donc toute l’écono-
mie de la peine et des systèmes judiciaires qui s’en trouve
bouleversée, comme rendue inopérante.

Ce qu’annonce le développement des prison gangs est en


fait la mort de la prison en tant que lieu d’accomplisse-
ment d’une peine. Quelle société démocratique peut du-
rablement survivre à un tel renversement éthique ?

Jean-François GAYRAUD

(43) Id.

27
Gayraud retour:Mise en page 1 2/08/10 8:47 Page 28

Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Encadré 1

Les règles au sein de la Eme selon le « repenti » René « Boxer » Enriquez


Quelques jours après son initiation à la Eme, dans la prison de Folsom (1985) à l’âge de 22 ans, René « Boxer »
Enriquez se voir préciser les règles de l’organisation par un vétéran du gang. Dans ses mémoires 44, il fait état de
11 règles :
1° Un membre ne doit pas être homosexuel.
2° Un membre ne peut pas être un informateur, un rat.
3° Un membre ne peut pas être un lâche.
4° Un membre ne peut pas porter la main sur un autre membre sans être sanctionné.
5° Un membre ne doit pas manifester de l’irrespect à l’égard de la famille d’un autre membre, y compris avoir
des relations sexuelles avec la femme ou la petite amie.
6° Un membre ne doit pas voler un autre membre.
7° Un membre ne doit pas interférer dans les affaires (business) d’un autre membre.
8° Un membre ne doit pas intriguer (politic) contre un autre membre ou causer des dissensions dans l’organisation.
9° La qualité de membre est à vie.
10° Il est obligatoire de tuer les défecteurs.
11° La Eme vient en priorité, avant même sa famille.
L’irrespect de ces règles est en principe sanctionné par la mort.

Encadré 2

Vocabulaire, expressions : le jargon de la Mexican Mafia (exemples)


Shotcallers : nom attribué aux membres dirigeant les activités du gang.
Wilas : documents supportant les ordres généraux.
Greenlight list ou encore Listas : littéralement « liste (de feu vert) ». Liste d’individus condamnés à mort par la Mexican
Mafia. Seuls des shotcallers peuvent inscrire un individu sur cette liste. La liste peut exister matériellement. Elle est
alors écrite de manière minuscule et acheminée hors de la prison par des visiteurs ou via le courrier. Une « liste »
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

peut prendre le nom de personal hard candy pour les seules agressions au couteau (stabbing) et touch-up pour les pas-
sages à tabac (beatings).
To clean up your own books/house : littéralement « nettoyer ses livres, sa maison : faire le ménage ». Expression
désignant la nécessité de tuer les membres ou associés ayant trahi en coopérant avec les autorités.

Encadré 3

Territoire, gang et quartier : équivalences et continuités


Les membres des gangs sont des criminels profondément territorialisés. Le contrôle de ce qu’ils considèrent
comme étant « leur » espace géographique est déterminant. Au point d’ailleurs que les membres des street gangs se
définissent en priorité par leur quartier, le voisinage : neighborhood. Pour eux, les termes de gang et de neighborhood
sont interchangeables. Ces gangsters se vivent d’abord comme appartenant à un quartier. La prison n’est qu’un
autre territoire, transformé en nouveau « quartier » leur appartenant. La « culture » (les moeurs) de la rue ayant
finalement contaminé la prison, il y a désormais continuité et non rupture entre ces deux territoires
L’attachement des gangsters à leur quartier et à leur gang est totalement irrationnel. Ce rattachement leur confère
une identité : il leur offre un but et une raison d’être dans la vie.
C’est pourquoi, afin d’anticiper la formation et la dissémination des gangs ethniques, il est essentiel de suivre
les flux migratoires. Il est illusoire et naïf de penser qu’une famille (hispanique ou autre) comportant un ou plusieurs
membres de gang en son sein verra disparaître cette « sous-culture » du gangbanging avec sa délocalisation. La
migration ne fera que déplacer tant le gangster que ces moeurs criminelles qui trouveront alors de nouveaux
territoires à conquérir. La diffusion des gangs ethniques aux États-Unis s’explique ainsi. Et au-delà d’ailleurs : les
street gangs hispaniques ont accompagné les flux migratoires de populations sud-américaines en Espagne.

(44) The Black Hand, op. cit.

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Gayraud retour:Mise en page 1 2/08/10 8:47 Page 29

Jean-François GAYRAUD La Mexican Mafia ou comment un « gang de prison » devient une puissance criminelle globale aux États-Unis

Encadré 4

Mutations : quel avenir ?

Une mutation avortée de prison/street gang en organisation politique :


La Mexican Mafia a compté parmi ses membres les plus charismatiques un certain Rudy « Cheyenne » Cadena.
En prison, cet Emero lit beaucoup et s’imprègne de la contre-culture des années 1960. Il lit en particulier les
ouvrages de Carlos Castaneda, une oeuvre ésotérique, imprégnée de chamanisme mexicain. Il apprend seul la
langue Nahuatl des anciens Aztèques. Il réfléchit même à l’idée d’utiliser cette langue morte comme code – quasi
indéchiffrable pour les forces de l’ordre – entre Emeros, et donne à certains d’entre eux des surnoms aztèques. In-
téressé par l’activisme politico-social du mouvement des Black Panthers, sans être dupe probablement sur sa nature
en partie criminelle, Rudy « Cheyenne » Cadena est porteur d’une vision. Il veut réconcilier la Mexican Mafia et
la Nuestra Familia pour les unifier et les faire muter en organisation politique porteuse de revendications sociales.
Son assassinat en prison, en décembre 1972, à l’âge de 29 ans, par la Nuestra Familia marquera, d’une part, l’échec
de ce rêve de transformation et, d’autre part, un point de non-retour dans la rivalité entre les deux gangs. Il
demeure aujourd’hui une référence mythique aussi bien pour les Surenos que pour les Nortenos. Il est enterré au
cimetière de Bakersfield. Nombre de gangsters viennent lui rendre hommage, telle une icône.
Même si, a posteriori, ce dessein d’unification semble irréaliste, la trajectoire qu’aurait pu adopter la Mexican Mafia
(élargie) est à retenir : gang de prison, gang de rue, mouvement politico-social. Au final, la Mexican Mafia unifiée
à la Nuestra Familia aurait fait émerger dans les années 1970/1980 une entité hybride politico-criminelle très post-
moderne.

Une autre mutation possible : devenir une vraie mafia.


Le pire cauchemar concernant la Mexican Mafia serait de la voir muter en véritable mafia de type Cosa Nostra
avec : une réelle culture du secret, un enracinement économique profond, une collusion permanente avec les élites
politiques, la résilience et l’ancienneté, une mystique sociale l’intégrant dans le paysage. Si la Eme devait s’inscrire
dans un tel parcours, elle se trouverait donc aujourd’hui au stade où était Cosa Nostra au milieu du XXe siècle.
Aura-t-elle l’énergie, les ressources, la maturité de franchir ce stade ultime dans l’évolution criminelle ? Si elle
y parvient, la Eme sera sans doute un des pires cauchemars criminels de l’Amérique au XXIe siècle.

R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É
Encadré 5

Tatouages, graffitis et symboles


À l’image de tous les street gangs, les tatouages, graffitis et symboles jouent un rôle important dans la « sous-
culture criminelle » de la Mexican Mafia. Ce sont des signes de reconnaissance et d’appartenance :
- la lettre « M » : comme Mexican Mafia ;
- le chiffre « 13 » : la lettre « M » est la treizième de l’alphabet. Le gang rival de la Nuestra Familia se reconnaît au
chiffre « 14 », le « N » étant la quatorzième lettre de l’alphabet ;
- le mot « SUR » : comme Surenos ou Southern (ceux du Sud, par opposition à ceux du Nord de la Nuestra
Familia) ;
- une « main noire (de la mort) » (Mano negra) : ce surnom est tatoué sur la main droite ;
- un bouclier de guerre : celui des Aztèques ;
- un aigle avec un serpent.
Comme emblème, la Nuestra Familia préfère représenter un sombrero avec un couteau ou une machette.

29
Gayraud retour:Mise en page 1 2/08/10 8:47 Page 30

Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Encadré 6

Les gangs, la Eme : le véritable terrorisme du monde chaotique ?

La médiasphère et son appendice politique peuvent toujours agiter la menace du terrorisme djihadi/salafiste, ce
qui au quotidien terrorise réellement le Californien – et désormais nombre d’Américains au-delà de la côte Ouest
du pays – depuis déjà des décennies a plus l’apparence d’un membre d’un gang de rue que d’un militant islamique.
Avec le réalisme d’un criminel expérimenté, René « Boxer » Enriquez, ex-figure de proue de la Mexican Mafia
devenu « collaborateur de justice », l’exprime clairement : « En vérité, ce n’est pas la menace des engins explosifs impro-
visés (IED) d’Al Qaïda qui met en danger les rues de Los Angeles. Ce sont les gangs de rue qui posent seuls la plus grande me-
nace à la sécurité publique et qui contaminent notre jeunesse avec un code moral en faillite. La prolifération et la
dispersion/migration des gangs – venant principalement de Californie du Sud – se sont répandues à travers les États-Unis et
dans un certain nombre de pays étrangers, telle une maladie. » 45
À l’image de toutes les organisations criminelles présentes aux États-Unis, la Mexican Mafia a bien profité de l’effet
de diversion provoqué par la menace Al Qaïda et les attentats du 11 septembre 2001. La Eme a vu la pression exercée
sur elle par les services de polices étatiques et fédéraux se desserrer considérablement grâce à la nouvelle priorité
accordée à la traque au terrorisme islamique.
Et le vrai terrorisme n’est pas toujours là où on l’attend. Car la menace émanant des gangs s’apparente bien à
du « terrorisme de rue ». Il est d’ailleurs significatif que la loi californienne (1988), intégrée au code pénal de
l’État (& 186.22), servant de base juridique à la répression des gangs s’intitule : « California Street Terrorism
Enforcement and Prevention Act » (STEP). De manière symptomatique, René « Boxer » Enriquez analyse également
la Eme en termes de terrorisme : « C’est (la Eme) le nouveau terrorisme domestique. La (Mexican) Mafia est une malfaisance
– doucement et discrètement se métamorphosant. » 46
Par ailleurs, le Department of Homeland Security a labellisé les gangs « terroristes domestiques » (domestic terrorists).
En janvier 2007, le directeur du FBI, Robert Mueller, qualifiait Los Angeles de « ground zero » (référence au cratère
des attentats du 11 septembre 2001 à New York) pour l’activité des gangs.
Plus encore que les autres gangs de rue et de prison, la Eme a toujours fondé sa politique de domination sur la
seule terreur. Un de ses premiers membres, Ramon « Mundo » Mendoza explique : « Au départ, le but était de
terroriser le système carcéral et de profiter de la vie en prison » 47.
R E T O U R S U R L ’A C T U A L I T É

La peur doit habiter les codétenus, les gangs à l’extérieur et en fait tout le monde. Avec le personnel pénitentiaire,
il s’agit plutôt d’une politique de non-agression mutuelle ; encore que la corruption et des formes subtiles
d’intimidation soient permanentes. La Eme a démontré qu’elle était prête à se faire craindre de tous. Elle n’a pas
hésité à entamer des projets d’assassinat contre un réalisateur de cinéma jugé irrespectueux (James Olmos), des
procureurs trop agressifs, un gouverneur de l’État de Californie gênant (Pete Wilson, années 1990), etc.
La Eme a compris l’équation hobbesienne : terreur équivaut à pouvoir donc à argent. Vivant par et pour la peur,
les membres de la Eme sont pour la plupart inaccessibles à toute forme de menace ou de punition. Ils continuent
leurs crimes où qu’ils soient. La prison n’est ni vraiment une sanction ni un obstacle irréfragable : seulement une
circonstance. Rien ne les arrête : ils continuent à tuer tant qu’ils vivent.

(45) The Black Hand, op. cit.


(46) The Black Hand, op. cit.
(47) Cité in : The Black Hand, op. cit.

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Avant-propos C13:Mise en page 1 2/08/10 9:10 Page 31

Actualités du renseignement

amais le débat sur les défis et les usages du renseignement n’a eu autant de
vigueur dans l’actualité internationale et dans la vie des sociétés modernes. Qui
se serait intéressé il y a peu aux significations et aux conséquences de la
démission du coordinateur du renseignement américain Dennis C. Blair en mai
2010, aux conséquences des usages du renseignement dans les conflits
d’Afghanistan et d’Irak, aux usages domestiques des écoutes et des fichiers dans
les sociétés modernes occidentales par exemple ? Ses pratiques publiques et
privées, comme ses dimensions stratégiques, économiques et diplomatiques sont
notre horizon quotidien. Et ses contraintes juridiques et institutionnelles, mais aussi
ses ressources politiques, son articulation aux enjeux de sécurité nationale et
internationale, ses champs d’application variés enfin ont retenu l’attention des
Cahiers de la sécurité. Loin d’épuiser tous les aspects du débat actuel, trois
approches distribuent les contributions qui suivent pour une compréhension des
enjeux nationaux et internationaux du renseignement en 2010.

Les logiques du renseignement, tant dans les cultures nationales de sécurité que
dans les défis internationaux de la sécurité et de la défense globale, en constituent
une première approche. Au-delà du champ d’application du renseignement aux
terrorismes des XXe et XXIe siècles que Philippe Hayez invite à penser et dépasser,
les pratiques professionnelles et intellectuelles exposent les paramètres de la
« manœuvre de renseignement » : police judiciaire (J.-F. Carrillo), lutte contre les
criminalités et les mafias (P. Lacoste, J.-F. Gayraud), espace pénitentiaire (S. Scotto),
applications militaires (A. Ranson) ou aux crises (D. Henrotte), activités industrielles,
commerciales et financières entre « guerre » et « intelligence » économiques (N. Moinet,
E. Delbecque).

Les pratiques de renseignement dépassent désormais les distinctions traditionnelles


des réponses publiques et privées qui se croisent et s’enrichissent. De la même
manière, les champs d’application du renseignement appellent des réponses et
des évolutions qui se conçoivent de moins en moins dans des cadres nationaux et
sont, de plus en plus, mises en œuvre dans des cadres bilatéraux sinon multina-
tionaux. Les pratiques en réseau, les échanges et les coopérations partagent les
moyens et les missions à l’échelle internationale, s’appuyant sur des spécialisations
et des savoir-faire nationaux. Cette situation n’invalide pas des réponses nationales,
« domestiques » et qui renvoient à une histoire des pratiques de renseignement
(M. Cools, S. Wyckaert, P. Pieters, W. Krieger). Jusqu’au roman qui a sa valeur
prédictive et d’anticipation, dans les relations subtiles de la fiction à la réalité
(J.-J. Roche).

31
Avant-propos C13:Mise en page 1 2/08/10 9:10 Page 32

Les cadres juridiques et les architectures institutionnelles des renseignements


nationaux rappellent l’importance du cadre national préalable de l’analyse des
moyens et des dispositifs historiques de renseignement. Moins qu’une institution,
une communauté ou une économie politique, (hommes, organes, doctrines), le
renseignement est défini par des normes juridiques, des champs d’application et
de contrôle, assumés ou rejetés a priori (B. Warusfel). Le refus d’institutionnaliser
le domaine des activités secrètes dans un État a pu constituer une réponse déli-
bérée des pouvoirs se satisfaisant d’un contrôle parlementaire lâche, sinon inexistant,
au profit d’un contrôle exécutif d’autant plus efficace qu’il n’était ni théorisé ni
défini. Des succès aux vicissitudes nationales du contrôle parlementaire, les cas de
figure examinés ici sont très variables (G. Rapaille, J. Vanderborght, S. Laurent).
Quand il existe, les deux politiques contradictoires d’un contrôle parlementaire
délimité ou du seul contrôle exécutif de fait ont leurs tenants dans un débat public
souvent atone sur la question. Ce débat doit-il être public, à quelles conditions et
à quelle fin ? La réalité des débats portés par les sciences sociales et humaines,
dans l’écho de ce numéro des Cahiers de la Sécurité, voudrait être le prélude à un
débat public utilement instruit.

Marc COOLS, Olivier FORCADE, Bertrand WARUSFEL

32
Hayez:Mise en page 1 2/08/10 9:28 Page 33

Après le terrorisme… : quels enjeux


pour les services de renseignement ?
Philippe HAYEZ

La lutte contre le terrorisme international imprime sa marque sur les services de renseignement
et de sécurité occidentaux depuis plusieurs décennies. Au fur et à mesure des coups portés, ces
services ont adapté leurs pratiques, leurs procédures et leurs organisations. Grâce en partie à
leur efficacité, la menace terroriste est aujourd’hui devenue plus relative. Il est donc nécessaire
de faire le bilan du contre-terrorisme afin de vérifier si ses acquis sont à eux seuls de nature à
permettre aux services et à leurs autorités de faire face à la diversité des menaces actuelles.

Post terrorism .... : the challenges facing the intelligence services

Over the last few decades, the fight against international terrorism has left its mark on Western intelligence and
security services. After each terrorist attack, they adapted their operating methods, procedures and organisations.
Due in part to their efficiency, the threat of terrorism is more relative today than it used to be. We now need to
take stock of the advances made in counter-terrorism, and establish whether or not they are sufficient for the
intelligence and security services, and their superiors, to cope with the diversity of today's threats to society.

Philippe Hayez

Haut fonctionnaire, il a exercé diverses responsabilités dans le domaine de la défense et de la sécurité depuis vingt
ans. Il dispense depuis 2007 un enseignement sur les politiques du renseignement dans le cadre du Master Affaires
internationales de Sciences-Po Paris et publie régulièrement des travaux en France et à l’étranger sur ce sujet,
dont dernièrement « “Renseignement” ? The new French Intelligence Policy», International Journal of Intelligence
and Counterintelligence, Washington, n°24 2010.

33
Hayez:Mise en page 1 2/08/10 9:28 Page 34

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

C
omme nous le rappelle Verloc, l’« agent secret » richtendienst (BND), Ernst Uhrlau déclarait même il y a
dépeint par Joseph Conrad, l’empreinte du peu que « la terreur islamiste demeurera la préoccupation
terrorisme sur les services de renseignement ne centrale pour les responsables de la sécurité pour les 10 à 20
date pas du 11 septembre 2001. Sans même évo- prochaines années » 3. En prenant ses fonctions, le nouveau
quer les expériences d’avant-guerre ou coloniales, directeur central du Renseignement intérieur (DCRI)
le terrorisme est en effet apparu sur l’écran des français déclarait lui aussi que le terrorisme islamiste
services dans les années 1970, mobilisant les services demeurait « toujours, et de loin, la principale menace » 4.
britanniques contre le terrorisme irlandais, les services
allemands contre la Fraction Armée Rouge et, déjà, les Si le terrorisme n’a pas triomphé, c’est bien entendu grâce
services français contre le terrorisme moyen-oriental. aux succès enregistrés par les services, qui ont su mettre
en place les ripostes adaptées à l’intérieur des frontières
D’une vague d’attentat à l’autre, les agences de rensei- nationales et à l’étranger. Il peut bien entendu encore
gnement et de sécurité ont suivi un processus darwinien frapper sur le territoire européen ou à l’encontre de nos
d’adaptation afin de répondre aux injonctions des auto- intérêts dans le monde. Il peut même prendre des formes
rités et aux attentes des opinions nationales. C’est ainsi encore plus létales, en recourant aux armes de destruction
qu’après la disparition de la menace soviétique suivie de massive, en diluant ses techniques parmi des populations
quelques années de flottement, les attentats du milieu des fragiles, en redevenant une option valable pour des États
années 1990, bien avant ceux de New York et Washington, qui y avaient renoncé. Pourtant, il est aujourd’hui néces-
ont fait du terrorisme international la menace cardinale saire d’admettre que ce qui est devenu depuis plus de dix
pour la plupart des services occidentaux. ans la menace absolue est en train de se transformer en
une menace simplement relative 5. Dès lors se fait jour
Depuis plusieurs années, la lutte contre Al Qaida et une inquiétude légitime, relevée par le spécialiste uni-
ses « franchises » a mobilisé l’essentiel de leurs moyens, versitaire britannique Richard Aldrich 6 : « presque sans
redevenus croissants. Les autorités politiques et les res- exception, le renseignement a été vu à travers le prisme inter-
ponsables des services semblent encore adopter, par une prétatif de la “Guerre contre le terrorisme” [...] ; pendant qu’ils
compréhensible prudence, un discours marqué par la se renforcent contre le “nouveau terrorisme”, les services disposent
lutte contre le nouvel « ennemi principal ». Pour John de peu de capacité disponible pour faire face aux autres sujets
Negroponte, directeur du Renseignement national (DNI) importants ». De fait, la National Intelligence Strategy
à l’époque, « le terrorisme demeure la menace prééminente pour publiée par l’administration Obama en août 2009 fait à
le territoire, pour nos intérêts de sécurité nationale et pour nos la menace terroriste une part moindre que celle adoptée
alliés » 1 ; pour Mike Hayden, alors directeur de l’Agence par l’administration précédente en octobre 2005.
centrale de renseignement (CIA), « notre pays ne connaît
pas de menace plus mortelle que le terrorisme global » 2. Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur les consé-
Présentant la nouvelle version de la stratégie britannique quences de cette évolution. Si la lutte antiterroriste 7 a
de lutte contre le terrorisme international en février été un processus d’apprentissage pour les services, que
2009, le Premier ministre Gordon Brown pouvait lui leur a-t-elle enseigné, qui puisse demeurer un acquis
aussi estimer que « la menace la plus significative contre la valable ? Que doivent-ils apprendre ou réapprendre qui
sécurité de la population du Royaume-Uni provient aujourd’hui leur soit nécessaire pour affronter le nouveau contexte
du terrorisme international ». Le Président du Bundesnach- de menaces relatives ?

(1) Audition devant le House Permanent Select Committee on Intelligence (HPSCI), 18 janvier 2007.
(2) Audition au Congrès, 5 novembre 2008.
(3) Tageszeitung, 08 septembre 2008.
(4) Entretien de B.Squarcini avec H.Gattegno, Le Point, 24 mars 2009.
(5) Selon EUROPOL, le nombre de tentatives d’attentats en Europe s’est élevé à 294 en 2009 (hors Royaume-Uni), soit une baisse de
33 %. 95 d’entre elles ont été commises en France). La grande majorité d’entre elles (237) relevait du terrorisme séparatiste en
Espagne et en France. Il n’y a eu qu’une attaque terroriste islamiste, contre un objectif militaire à Milan en octobre 2009 (Bilan TE-
SAT EUROPOL mai 2010).
(6) R.Aldrich «Beyond the vigilant State: globalisation and intelligence», Cambridge Review of International Affairs, octobre 2009.
(7) Parfois appelée contre-terrorisme par ceux qui y voient, comme Alain Chouet, « une notion plus vaste que celle de lutte antiterroriste :
la seconde vise à remédier par des moyens policiers, judiciaires, voire militaires, à une action commise ou en voie de l’être tandis que
la première vise à éloigner le contexte favorable à l’action terroriste par un ensemble d’actions politiques, diplomatiques, culturelles…
dans lesquelles les services de renseignement ont un rôle de premier plan » (conférence French-American Foundation, 26 mars 2007).

34
Hayez:Mise en page 1 2/08/10 9:28 Page 35

Philippe HAYEZ Après le terrorisme… : quels enjeux pour les services de renseignement ?

Le rôle structurant cet éloignement entre les services et leurs cibles terroristes,
de l’antiterrorisme les préoccupations de contre-espionnage, jadis centrales
dans la lutte contre les services de l’Est, sont devenues
sur les pratiques des services secondaires, car les exemples de pénétration de services
par des mouvements terroristes ont été rares. L’attentat
du 30 décembre 2009 contre la base de la CIA à Khost
Remplaçant le contre-espionnage, la lutte antiterroriste est toutefois venu rappeler la dangerosité des sources.
est devenue le modèle dominant des services de sécurité Apprenant l’explosion d’Humam Al-Khalil, un vétéran
intérieure, mais aussi des services de renseignement exté- de la CIA a fait l’amer constat que « c’était la première fois
rieur de la plupart des démocraties. Cette concentration qu’une source se faisait exploser ».
des services sur un ennemi non étatique aux caractéristiques
particulières a eu plusieurs conséquences majeures sur Requérant une recherche souvent marquée par le temps
leur organisation et leur fonctionnement, brillamment réel, qu’il s’agisse de prévenir une action, d’identifier les
résumées par un ancien responsable du Secret Intelligence auteurs d’un attentat ou de libérer des otages de leurs
Service britannique (SIS) 8. ravisseurs, la lutte antiterroriste a été l’occasion d’une
intégration progressive des capacités de recherche. Laissant
La nécessité de prévenir les attentats et d’infiltrer les aux amateurs l’alternative oiseuse entre le renseignement
réseaux a redynamisé la recherche humaine, qui avait été de source humaine et le renseignement d’origine technique,
frappée de torpeur chez certains services, comme l’ont les services ont bénéficié en vérité des progrès considéra-
relevé les diverses Commissions d’enquête constituées bles des interceptions de communication et des capacités
après le 11 septembre ou l’invasion de l’Irak. Les services de surveillance du réseau internet. Les relations entre les
ont appris à traiter des sources utiles très différentes de agences spécialisées dans le renseignement technique, qui
celles qu’ils cherchaient à recruter pendant la Guerre ont développé leurs propres entités antiterroristes, et les
froide. Un agent susceptible d’éclairer sur des milieux autres agences se sont resserrées. Au sein même des
terroristes est peut-être en effet d’accès plus difficile agences qui disposaient de l’ensemble de leurs capacités,
qu’un agent utile au renseignement politique traditionnel. comme la direction générale de la Sécurité extérieure
Il se recrute rarement dans les milieux fréquentés par les (DGSE) française, la collaboration entre les deux com-
diplomates sous couverture que sont le plus souvent les posantes de la recherche s’est intensifiée jusqu’à conduire
officiers de renseignement en poste à l’étranger. Les à l’intégration des équipes de recherche.
approches en vue d’un recrutement, qui s’appuient sur
des leviers ne différant guère de ceux précédemment L’exploitation du renseignement n’a pas été laissée
employés, nécessitent un travail patient de recherche indemne par cette prééminence croissante de l’antiterrorisme.
d’intermédiaires qui permette de franchir les cercles Elle s’est concentrée sur la fonction mémorielle (classer,
concentriques séparant un service de sa cible. Ces sources ficher, retrouver) plus que sur la fonction d’expression
humaines sont aussi plus volatiles, car les réseaux terro- d’une opinion. L’analyse fondamentale des mouvements,
ristes se reconfigurent plus rapidement qu’une organisation sous-traitée en partie aux milieux universitaires ouverts,
étatique. s’est révélée moins essentielle que la transmission de
renseignements de situation sur ceux-ci à fin d’entrave.
Les services ont ainsi dû développer un travail considé- La vitesse dans ce domaine s’est révélée essentielle,
rable d’analyse de groupes mobiles aussi bien par les entrées conduisant la plupart des agences à adopter des modes de
et sorties de leurs membres que par les mouvements géo- fonctionnement en « 7/24 ».
graphiques de leurs agents. La notion de « filière jihadiste »
montre bien l’étendue du travail de « remontée » puis de La nature transnationale et politico-criminelle des pra-
« suivi » d’individus, depuis leurs lieux de recrutement tiques terroristes a imposé le développement de mécanismes
en Europe, au Maghreb ou au Moyen-Orient jusqu’aux de coopération sur le plan national entre les divers services.
camps d’entraînement, qu’ont dû accomplir les services. Compte tenu du centre de gravité de l’application de la
Face aux réseaux terroristes, les services ont concentré menace, cette coordination a naturellement bénéficié aux
leur effort sur la prévention de projets d’attentat, subor- services de sécurité, généralement placés sous l’autorité
donnant leur investissement à la dangerosité des mouve- des ministères de l’Intérieur ou de la Justice. Les centres
ments jaugée sous le double angle de leur détermination de coordination traditionnels comme l'unité de coordi-
et de leur capacité à mener des actions. Contrepartie de nation de la lutte antiterroriste (UCLAT) créée en France

(8) R. Dearlove «Contemporary Terrorism and Intelligence», IDSS Commentaries, août 2006.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

en 1984 ont été complétés dans la plupart des États par d’un statut législatif, disposant désormais de moyens de
des centres d’alerte comme le National Counter-Terrorism communication (sites internet, porte-parole, etc.), les
Center (NCTC) américain, le Joint Threat Assessment Centre services de renseignement et de sécurité sont passés de la
(JTAC) britannique ou le Gemeinsames Terrorismus Abwehr position d’instruments de la puissance publique à celle
Zentrum (GTAZ) allemand, tous mis en place en 2003-2004. de véritables auxiliaires du service public. Les rares
sondages ont montré que les citoyens étaient prompts à
La coopération internationale entre les services, longtemps comprendre le lien entre l’action des services et leur
sous-estimée, a été décuplée. Aux alliances entre partenaires sécurité dans les transports en commun ou les dépla-
traditionnels, qui reflétaient souvent l’étroitesse des rela- cements dans des contrées peu hospitalières.
tions politiques entre États, se sont ajoutées des « liaisons »
avec les services de nombreux États dont la position était Ces caractéristiques ont progressivement formé ce qu’il
centrale dans la géopolitique du terrorisme international. convient d’appeler le modèle « antiterroriste » d’organi-
Elle n’a pas remis en question la prééminence des services sation et de fonctionnement des services de renseignement
américains, arbitres ultimes des échanges entre services, et de sécurité. Il a fait entrer dans le siècle des services
mais a offert à chaque service un étalon de mesure plus sur la modernité desquels il était encore de bon ton de
transparent des performances respectives. Motivée par s’interroger il y a seulement vingt ans.
une défense d’États souvent conjointement menacés par
les mouvements terroristes, cette coopération a conduit à
improviser des partenariats, sans toujours s’accompagner Les défis de l’après-terrorisme
des précautions qu’aurait pu inspirer la nature non démo-
cratique des gouvernements ou la conception des droits
pour les services
de l’homme de leurs services de police et de sécurité.

La lutte antiterroriste a également conduit les services, La relativisation de la menace terroriste ne manquera
quelle que soit leur nature, à mettre en place ou déve- pas de susciter des interrogations sur la nature de la
lopper des relations avec l’autorité judiciaire afin de menace appelée à lui succéder. Déjà, dans les exercices de
privilégier la réponse pénale des pratiques terroristes. La prospective actuels, on devine s’esquisser les débats entre
France, qui disposait depuis les années 1980, d’un modèle les tenants du retour des menaces étatiques « tradition-
spécifique (juges spécialisés, fonctionnaires du service de nelles » et les adeptes de la criminalisation du monde. Il
sécurité habilités sur le plan judiciaire), a pu constituer est loin d’être certain que le nouveau contexte mondial
une référence à cet égard 9. Mais même dans des pays conduise à un nouveau paradigme pour le renseignement
inspirés par des traditions juridiques différentes, comme comme le prétendent certains auteurs 11. Mais, quelles
au Royaume-Uni, des progrès ont été enregistrés dans que soient les menaces contre lesquelles les services seront
l’admission en justice d’éléments fournis par les services de appelés à œuvrer, il n’est pas inutile de mesurer quelques
renseignement et de sécurité. Au-delà même de l’appareil limites du modèle antiterroriste.
judiciaire, les services ont développé des relations avec
les administrations et autorités publiques (douanes, ports, La nécessité d’une « Union sacrée » des services face à
aéroports) susceptibles de leur apporter leur concours la menace terroriste a conduit à l’imposition d’un modèle
dans la lutte antiterroriste. Aux États-Unis, la mise en communautaire du renseignement. C’est le sens de la
place de « fusion centers » associant services fédéraux, réforme du renseignement américain 12 qui vise, non sans
autorités fédérées, administrations et collectivités publiques difficultés si l’on en juge par la rapide succession de ses
et même gestionnaires privés d’infrastructures a illustré responsables, à instaurer une autorité centrale à travers le
ce phénomène propulsant le renseignement dans la Cité. Director of National Intelligence. La France n’a adopté que
tardivement ce modèle communautaire. Telle que décrite
Il n’est enfin pas surprenant que la mobilisation des par le Livre blanc français sur la sécurité nationale de
services dans la lutte antiterroriste, parfois illustrée par 2008, la communauté nationale de renseignement repose
des documents publics d’orientation 10, ait accru leur sur la définition d’une relation explicite entre l’autorité
visibilité dans la société. Dotés dans la plupart des États politique et les services ainsi que sur le dénombrement

(9) Cf. par exemple l’analyse de C.Rault «The french approach to counterterrorism» dans la revue Sentinel de l’US Military Academy, Vol.
23, janvier 2010.
(10) Livre blanc français sur la sécurité intérieure face au terrorisme de 2006, Stratégie de sécurité nationale britannique de 2008.
(11) W.J.Lahneman «The need for a new intelligence paradigm», International Journal of Intelligence and Counterintelligence, n° 23, 2010
(12) Opportunément appelé «Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act».

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Philippe HAYEZ Après le terrorisme… : quels enjeux pour les services de renseignement ?

de services (six en France) supposés agir de manière services devront conserver le souci de ces clients tout en
cohérente entre eux. Ce modèle constitue indéniablement se préparant à engager des actions dont ils sont les seuls
un progrès sur ces deux plans. D’autres États ont choisi à disposer des clés. Ils devront aussi bénéficier de la com-
une approche encore plus radicale, telles l’Espagne et la préhension de leurs autorités pour se concentrer sur les
Suisse qui ont récemment procédé à la fusion de leurs seules menaces de nature stratégique, qui justifient leur
services intérieurs et extérieurs. Pourtant, devant de nou- existence dérogatoire aux principes communément admis
velles exigences d’efficacité, le modèle communautaire dans les démocraties.
n’est pas sans limites. Vu des services, il postule une identité
de temps, une homogénéité de méthodes, et surtout, une La contribution des services à la sécurité nationale ne
relation de même nature avec l’autorité politique ou son devrait pas pour autant diminuer, mais en se repositionnant
représentant. Or, le parcours d’efficacité de chaque service, face au crime organisé et aux pénétrations de services étran-
confronté à des menaces différentes, impose, après avoir gers, celle-ci devra compter avec des adversaires autrement
donné un cadre au substantif « renseignement » de ne plus intégrés dans la société et disposant de moyens beau-
pas négliger l’adjectif qui l’accompagne (« militaire », coup plus considérables que les mouvements terroristes
« douanier », « extérieur », etc.). Une telle évolution n’est contemporains. Les services devront, par ailleurs, passer
au demeurant pas exclusive d’une consolidation de la d’une attitude principale de réaction aux menaces
fonction de coordination centrale du renseignement. imminentes à une posture permettant d’appuyer de
manière plus pertinente les projets stratégiques des États
C’est en effet l’augmentation des exigences de résultat et de résoudre les interrogations principales de leurs
qui caractérise l’état présent de la vie des services. Bien dirigeants 14. La notion d’opérations, dans un contexte
que jugés responsables de la sécurité intérieure, leurs renouvelé, est vraisemblablement appelée à prendre un
chefs n’avaient pourtant pas été conduits à quitter leurs nouvel essor. La nature probable des menaces devrait
fonctions au lendemain des attentats de Madrid en 2004 annoncer le retour possible d’actions ambitieuses à la
ou de Londres en 2005. Ce n’est aujourd’hui pas tant probabilité de succès non garanti et au rendement néces-
sous les yeux de l’opinion que devant des autorités sairement différé.
devenues plus attentives, mais aussi plus exigeantes que
les services doivent désormais justifier le bon emploi des Dans cette perspective, il sera nécessaire de mettre en
moyens accrus dont ils disposent et les dérogations aux place ou de renforcer, à l’instar du domaine des opérations
normes juridiques dont ils bénéficient. Il est vraisem- militaires, des chaînes d’opérations associant l’exécutif
blable que les autorités politiques, qui ont découvert les et les appareils de renseignement. Ceci permettra une meil-
capacités des services face au nouvel état du monde, ne se leure prise de décision, fondée sur une analyse appropriée
contentent pas de les maintenir dans un rôle dissuasif. des risques au regard des enjeux.

La question des moyens consacrés aux autres menaces Les conséquences sur les plans éthique et juridique des
devra sans doute être abordée. Depuis quelques années, pratiques (interrogations de détenus, transferts de suspects,
des observateurs de diverses origines 13 attirent l’attention etc.) des services de certains États engagés dans la « Guerre
sur les conséquences pour les services des transferts internes globale contre le terrorisme » seront longues à disparaître
de ressources humaines et financières opérés au profit dans l’opinion. Une appréciation plus sereine du contexte
des activités antiterroristes. La relative indulgence dont historique permettra de mieux comprendre – sans excuser
ont pu bénéficier certains services responsables de pro- – de telles dérives. Les controverses publiques et les suites
grammes aux coûts mal maîtrisés sera plus rare. Les judiciaires en cours dans plusieurs États inciteront à un
moyens additionnels devront être justifiés, y compris encadrement juridique plus précis, ne serait-ce que pour
devant les parlements. protéger les personnels des services, et à une réflexion
publique sur ce qu’une démocratie peut autoriser. La
De leur période « antiterroriste », les services devraient dilution de la menace terroriste imposera ainsi tôt ou tard
conserver l’existence d’une « clientèle » d’acteurs publics un débat sur les fins et moyens des services, préalable
– civils et militaires – et privés, appelés à compter sur indispensable à la poursuite de leur action au service des
leurs renseignements pour leurs propres actions. Les « intérêts fondamentaux de la nation ».

(13) Par exemple, R.Vickers «Intelligence reform: problems and prospects», Breakthroughs, Vol.XIV, n° 1, MIT, pour les services américains
ou l’Intelligence and Security Committtee dans son Rapport annuel 2006-2007 pour les services britanniques.
(14) Pour reprendre la distinction classique du spécialiste britannique R.V.Jones («Reflections on Intelligence» 1989), les services
devront réapprendre à élucider des « mystères » après avoir passé des décennies à résoudre des « puzzles ».

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Les turbulences de la gouvernance du renseignement spécifiquement dirigées contre les services, à simplifier
américain ou les épisodes judiciaires auxquels est les besoins de l’analyse et à sous-estimer les particula-
confronté le renseignement britannique ne sont peut-être rismes des modes d’action de chaque service membre
que de l’écume. La lutte antiterroriste a permis aux services d’une communauté nationale.
de renseignement de bénéficier d’une légitimité et d’une
efficacité restaurée. Cette période, qui correspond aux Sans méconnaître cet héritage, il ne faut pas aujourd’hui
« Bildungsjahren » des cadres actuels des services occi- sous-estimer l’adaptation que doivent encore accomplir les
dentaux, a été l’occasion d’une redynamisation de la services sur les plans aussi bien technique que politique
recherche humaine, d’une intégration des modes de pour justifier leur existence dans un contexte de trans-
recherche, d’une intensification de la coopération entre parence inévitable. Il nous faut ainsi tenter à nouveau de
services nationaux et étrangers et d’une restauration de la rompre « le silence lourd de menaces qui nous répond toujours
relation entre les services, leurs autorités et l’opinion. Elle chaque fois que nous osons demander, non pas « contre quoi
a sans doute conduit à minimiser le danger des menaces combattons-nous ? » mais « pour quoi combattons-nous ? »» 15.

Philippe HAYEZ

(15) H.Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.

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Police judiciaire et renseignement


Jean-François CARRILLO

Le renseignement judiciaire tient une place centrale dans la lutte contre la criminalité.
Empruntant à des disciplines variées, il évolue d'une démarche traditionnellement réactive, où
la police judiciaire vise à constater les infractions à la loi pénale et à en identifier les auteurs, vers
une approche proactive. L'accroissement de la délinquance traditionnelle, l'amplification de
certaines menaces, l’effacement de la distinction entre sécurité intérieure et extérieure, la
création de nouveaux rapports entre sécurité et défense ainsi que l’évolution des missions
policières sont aujourd'hui des facteurs qui plaident pour la poursuite de ce mouvement et la
mise en œuvre d'une conception rénovée du renseignement judiciaire.

The Police's Criminal Investigation Department and intelligence gathering


Criminal records play a central role in the fight against crime. Traditionally, crimes are recorded and the autho-
rities react by using this information to try and identify the perpetrator. Nowadays, the approach is more proactive,
using experience and skills from various other disciplines. The increase in traditional delinquency; the growth
of certain threats to our society; the disappearance of the distinction between internal and external security; the
creation of new links between security and defence; the evolution of police activities and missions; all of these
factors reinforce the importance and need of a modern criminal intelligence system and the reform of the
criminal records service.

Jean-François Carrillo

Colonel de gendarmerie, il est actuellement inspecteur au sein du groupe des chargés de mission de l'Inspection
générale de la gendarmerie nationale. Docteur en science politique, breveté de l’enseignement militaire supérieur
de la gendarmerie (6e promotion du collège interarmées de défense), il est ancien auditeur de la 19e session de
l'Institut national des hautes études de sécurité.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

A
vant de pouvoir, la police doit savoir » [Gleizal, 1985, de renseignement fait au demeurant l’objet d’un intérêt
p. 32]. Cet aphorisme de Jean-Jacques Gleizal, accru pour développer le champ des sciences forensiques
soulignant que la fonction policière et le ren- selon la terminologie anglo-saxonne [Ribaux, Margot,
seignement sont consubstantiels, s’applique 2008, p. 300-321]. Le renseignement judiciaire comprend
également à la police judiciaire dont la également les informations recueillies provenant des
finalité est répressive et qui s’appuie sur autres actes d'enquêtes, telles les auditions ou les investi-
la collecte et le traitement de l’information. Jean-Louis gations dans l'environnement des victimes. Tous ces
Loubet del Bayle indique que dans la recherche d’une éléments seront saisis, analysés puis stockés pour rejoindre
définition de la police, certains auteurs considèrent que la documentation criminelle. Cette dernière renvoie aux
l’importance de la capacité à recueillir de l'information fichiers de police qui rassemblent des données portant
et à produire du renseignement est telle qu’elle pourrait sur des affaires judiciaires résolues ou en cours, mais aussi
être considérée comme un critère fondateur pour cerner la sur des signalements d’individus ou des traces recueillies
notion même de police [Loubet del Bayle, 2006, p. 54-55]. comme les empreintes digitales ou génétiques. Le rensei-
Cependant, aborder la question du renseignement judi- gnement judiciaire pourrait correspondre, par analogie
ciaire n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés, avec le terme britannique, à la notion d’« intelligence
dans la mesure où cette expression est, elle-même, peu criminelle ». Il peut également se décliner en renseignement
usitée. Si de nombreux ouvrages ou articles traitent du judiciaire opérationnel et renseignement judiciaire stra-
renseignement, cet aspect particulier est peu étudié. Le tégique. Le renseignement judiciaire opérationnel a pour
plus souvent le renseignement est associé à la protection objectif de fournir au directeur d’enquête des hypothèses,
des intérêts fondamentaux de la nation ou à d’autres des déductions et des rapprochements mettant en évidence
finalités qui se réfèrent à son contenu, la notion de ren- les liens entre des organisations ou des personnes soup-
seignement étant variable selon le point de vue que l’on çonnées et des faits, ainsi que tout élément particulier
choisit. Ainsi, le renseignement de défense, ou plus exac- relatif à l’organisation et aux méthodes employées par
tement celui d’intérêt militaire, caractérise l’usage militaire les groupes criminels. Le renseignement judiciaire straté-
auquel il est destiné. Le renseignement de sécurité est gique, inscrit dans une démarche à moyen et long terme, a
associé à la lutte contre les menaces intéressant la sécurité pour objet d’appréhender les tendances actuelles et futures
nationale dont le spectre s’est, au demeurant, élargi. des phénomènes criminels en mettant en évidence les
menaces pour la sécurité publique ou la sécurité nationale.
Le renseignement peut être utilisé comme le terme qui Il vise, en participant au processus décisionnel, à s’opposer
décrit le processus consistant à interpréter des informations à l’action des organisations criminelles par la mise en
pour leur donner une signification. Il peut également être œuvre des moyens répressifs adaptés.
défini comme de l’information traitée. Cette approche
s’apparente à la différence établie par les Anglo-Saxons Le terme de renseignement criminel est également em-
entre les termes « information » et « intelligence ». Si l’on ployé. Celui-ci est décrit comme reposant sur un modèle
essaye de caractériser le renseignement judiciaire, il apparaît de police guidé par le renseignement en s'appuyant
que celui-ci est étroitement lié à l’activité de police judiciaire, notamment sur l'usage de la surveillance des technologies
celle de la répression des crimes et des délits. Dans cette de l'information, des analyses criminelles et du rensei-
perspective, il peut être appréhendé comme l’ensemble gnement, tendance développée au cours des années 1990.
des informations recueillies, dans un cadre juridique Il se détache ainsi d'une réponse traditionnellement
déterminé, par les unités et services investis d’une mission réactive vers des approches proactives [Lemieux, 2008,
de police judiciaire, ayant fait l’objet d’un processus élaboré p. 290]. Il porte essentiellement sur les crimes de droit
dont le but est de concourir à la résolution des enquêtes commun en visant plus particulièrement la criminalité
ainsi qu’au démantèlement des équipes de délinquants et organisée, les délinquants récidivistes et les auteurs de
des réseaux relevant de la criminalité organisée. Ce pro- crimes majeurs [Leman-Langlois, Lemieux, 2008, p. 336].
cessus comprend les phases de recueil, d’évaluation, de clas- Au-delà d’approches ou de concepts qui peuvent varier,
sement et d’analyse de l’information avant sa diffusion. Il il est aujourd’hui patent que la nécessité d'associer ren-
fait appel, entre autres procédés, au recueil d’indices ma- seignement et activité répressive s'impose de plus en plus
tériels provenant du lieu de commission de l’infraction. notamment au regard des évolutions de la criminalité.
Ces opérations, d’autant plus précises et complexes que
l’infraction est grave, sont du domaine de la criminalistique Le propos est ici d’aborder la question du rapport
qui recouvre traditionnellement les activités de police entre renseignement et police judiciaire dans le cadre
technique et scientifique [Fombonne, 1996, p. 10-15]. d’une approche globale et transverse, tant des menaces
Cette intégration des traces matérielles dans le processus criminelles que des stratégies destinées à y répondre. Cela

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Jean-François Carrillo Police judiciaire et renseignement

conduit également à appréhender cette activité particulière le terme de « menaces » auquel l’adjectif « nouvelles » a été
au regard de l’exigence du respect des libertés fonda- accolé, la matière étant découverte par les spécialistes des
mentales. Ce cadre globalisé, invite aussi à s'interroger sur affaires stratégiques. Ce point de vue permet d’aborder
l'adaptation des méthodes et des organisations, mais aussi cette question sous un angle plus critique et différent.
sur la porosité des différentes formes de renseignement et Cependant, quel que soit le qualificatif que leur attribuent
sur une nouvelle approche du renseignement judiciaire. les différents auteurs, ces menaces possèdent un certain
nombre de caractères récurrents. Elles préexistaient pour
la plupart, mais leur manifestation a pris des proportions
Un environnement inquiétantes pour la sécurité des États et la cohésion
nationale. Elles sont le fait d’organisations criminelles
et des enjeux en mutation structurées et relèvent d’incriminations prévues par le
Code pénal. Leur caractère est transnational. Elles sont de
nature à porter atteinte à la sécurité nationale. Les trafics
Des menaces qui ont évolué en tout genre, le terrorisme, la délinquance économique
et financière, les atteintes au patrimoine scientifique et
L’activité des services répressifs a été marquée par une technique, la cybercriminalité entrent dans ce champ.
évolution du contexte national et international avec deux
caractéristiques majeures. Il s’agit, d’une part, d’une évo-
lution quantitative de la délinquance générale et, d’autre
Une adaptation des stratégies
part, de la nécessité de faire face à de nouvelles formes de de défense et de sécurité
criminalité, ou déjà existantes, mais qui ont connu un
développement significatif. Les évolutions intervenues depuis la disparition de
l’Union soviétique, l'amplification de la menace terroriste
Indépendamment de ces dernières, la France a connu et les événements du 11 septembre 2001 ont profondément
un essor significatif de la délinquance générale sur les bouleversé les équilibres prévalant jusqu’alors et amené à
quarante dernières années. Traditionnellement, le terme reconsidérer et redéfinir les stratégies de défense et de
délinquance correspond à l’ensemble des faits susceptibles sécurité. Pour sa part, la construction européenne en
d’être sanctionnés par une peine infligée par un tribunal établissant le principe de libre circulation des personnes
correctionnel ou une cour d’assises, par opposition aux et des marchandises dans l’espace communautaire a
contraventions de moindre gravité sanctionnées par une conduit à appréhender à un niveau supranational la
peine infligée par un tribunal de police [Ocqueteau, sécurité, prérogative jusque-là strictement régalienne.
Frenais, Varly, 2002, p. 91]. Cette réalité est perceptible au Indépendamment des réflexions qui ont pu être menées
travers d’études statistiques qui en rendent compte et des et des dispositions législatives et réglementaires mises en
analyses de plus en plus fines qui en découlent. Cette œuvre, l’adaptation du dispositif de sécurité et des orga-
criminalité traditionnelle, que l’on pourrait qualifier de nisations qui y participent s’est réalisée en réaction aux
délinquance de masse, a vu également se développer des menaces précitées. L’exemple de la direction de la
phénomènes particuliers qu’il s’agisse des violences dites Surveillance du territoire (DST) est, à ce titre, assez
« urbaines », mais qui relèvent, dans leurs manifestations, significatif dans la mesure où, à partir de 1974, elle a pro-
d’incriminations pénales existantes, ou encore de la gressivement redéployé son activité de contre-espionnage,
délinquance des mineurs. ayant pour centre de gravité les pays de l’Est, vers le
terrorisme moyen-oriental. En 1982, elle devient le service
Aux côtés des formes de délinquance classiques, sont centralisateur de toutes les informations, recueillies par
venues se greffer des menaces en expansion. Elles sont le les services de sécurité du pays, sur les activités inspirées,
plus souvent désignées, en fonction des auteurs, sous la engagées ou soutenues par des puissances étrangères. La
terminologie de « nouvelles menaces », « menaces asymé- vague d'attentats de 1985 aura pour conséquence d'en-
triques » ou « menaces émergentes ». Pour Christian traîner la mutation durable du service vers la lutte contre
Chocquet [Chocquet, mars 2009, p. 2], le qualificatif de le terrorisme, désormais prioritaire. Si cette adaptation
« nouvelles menaces » donné aux phénomènes criminels de l’appareil de sécurité s’est souvent, face à l’urgence,
est à relativiser. Il résulterait davantage d’un changement réalisée de manière empirique, pour autant des évolu-
de contexte avec la disparition du Pacte de Varsovie. Celui- tions conceptuelles se sont progressivement dessinées.
ci aurait conduit, dans le cadre d’un raisonnement fondé Elles ont conduit, en France, à l’élaboration du Livre
sur une opposition stratégique, à substituer, à un ennemi blanc sur la défense et la sécurité nationale. Celui-ci, au-delà
disparu, les phénomènes criminels identifiés dès lors sous du périmètre des menaces, marque dans la conception

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

développée, l’implication d’une pluralité d’acteurs parmi Jusqu’à une date récente, la sécurité nationale recouvrait
lesquelles les forces armées ainsi que le rôle de la fonction à la fois la lutte contre les activités des puissances étran-
« connaissance-anticipation » et donc celui du renseignement. gères, mais également les menaces résultant du terrorisme
tel que le définit le Code pénal. Pour autant, ce concept
Sur ce point, la conception française, de 1994 à 2008, ne disposait pas encore dans notre pays d’un véritable
a été caractérisée par sa continuité comme le montrent les statut juridique et politique. Cette interprétation est mise
textes majeurs qui ont présidé aux orientations de notre en exergue par Bertrand Warusfel. Son approche est princi-
politique de défense et de sécurité sur cette période. palement juridique. La sécurité nationale, dans le prolon-
Le Livre blanc sur la défense, paru en 1994, s’attachant à gement de la définition donnée aux intérêts fondamentaux
définir le nouveau contexte stratégique et analysant l’évo- de la nation 1, peut ainsi recouvrir l’indépendance nationale,
lution des risques et des menaces, relève parmi celles à l’intégrité du territoire, sa sécurité, la forme républicaine
caractère non militaires, les vulnérabilités nouvelles. Sont des institutions, les moyens de la défense, la sauvegarde
définis comme entrant dans ce cadre, le terrorisme, les ex- de la population en France et à l’étranger, l’équilibre du
trémismes religieux et nationalistes, les trafics de drogue milieu naturel et de l’environnement ainsi que les intérêts
ainsi que la globalisation de la sécurité et des stratégies essentiels du potentiel scientifique et économique national
de communication. L’importance conférée aux menaces ainsi que son patrimoine culturel [Warusfel, 2000, p. 9 ;
criminelles se retrouve également dans la loi d’orientation p. 166-167]. Les travaux initiés en août 2007, dans le cadre
et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale,
1995. Celle-ci assigne à la police nationale, parmi cinq et sa publication en juin 2008 traduisent la volonté
missions prioritaires, la maîtrise des flux migratoires et d’appréhender globalement nos intérêts en termes de
la lutte contre le travail clandestin, la lutte contre la sécurité entendus au sens large, sans les limiter aux seules
criminalité organisée, la grande délinquance et la drogue, questions de défense. Cette nouvelle stratégie de sécurité
ainsi que la protection du pays contre la menace exté- nationale a pour ambition d’apporter des réponses à
rieure et le terrorisme. Plus récemment, la loi de pro- l’ensemble des risques et menaces susceptibles de porter
grammation militaire 2003-2008 revient sur les menaces atteinte à la vie de la nation [p. 62]. Elle s’appuie sur la
non militaires. Ainsi, le rapport qui accompagne la loi, politique de sécurité intérieure, hors la sécurité indivi-
analysant celles-ci, fait référence à des conflits nouveaux, duelle des personnes et des biens ou du maintien de
sans champ de bataille et sans armée clairement identifiée, l’ordre qui en ont été exclus, et sur la politique de sécurité
à l’effacement de la distinction entre terrorisme interne civile. D’autres politiques, telles que la politique étrangère
et international ainsi que de la limite entre sécurité et la politique économique, y contribuent également. La
intérieure et extérieure. À l’appui, sont cités l’exploitation, stratégie de sécurité nationale s’articule autour de cinq
par les adversaires des démocraties, des faiblesses des fonctions stratégiques, au premier rang desquelles la
États défaillants, incapables de contrôler leur territoire connaissance et l’anticipation. Le renseignement, dans tous
et d’assurer leurs fonctions régaliennes, contribuant à la ses aspects, en constitue une priorité [p. 65-66]. Conséquence
création de zones à partir desquelles agissent les organi- de celle-ci, outre le renforcement des moyens techniques,
sations terroristes et les criminalités transnationales. Le les effectifs dédiés seront abondés de 700 personnels.
rapport souligne l’utilisation de stratégies asymétriques L’effort de recrutement concerne les domaines de la lutte
par des acteurs étatiques ou non étatiques incluant la antiterroriste, de la contre-prolifération, de la lutte contre
menace terroriste de niveau stratégique, les diverses la criminalité organisée, du contre-espionnage et de la
formes de prolifération et le développement de la crimi- lutte contre l’ingérence économique 2.
nalité organisée, l’ensemble de ces menaces s’exerçant
hors du champ du droit international et avec l’usage Les structures en charge de la définition des priorités
éventuel d’armes de destruction massive. et de la coordination ont été réorganisées tandis qu’au
niveau du renseignement intérieur, les services spécialisés
Un nouveau concept adapté aux perspectives et aux ont connu une adaptation qui s’est traduite par la
menaces contemporaines semble aujourd’hui s’imposer disparition de la direction centrale des Renseignements
avec la stratégie de défense et de sécurité nationale. généraux. Cette évolution n’a pas pour autant entraîné la

(1) Nouveau Code pénal, Livre IV « Des crimes et délits contre la Nation, l’État et la paix publique », Titre premier « Des atteintes aux
intérêts fondamentaux de la Nation », article 410.1 : « Les intérêts fondamentaux de la Nation s’entendent […] de son indépendance,
de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine des institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie,
de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des
éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ».
(2) Loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions
concernant la défense, Rapport annexé, JORF du 31 juillet 2009, p. 33.

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Jean-François Carrillo Police judiciaire et renseignement

dissociation des activités de renseignement intérieur de par les services répressifs. Imposée par les circonstances
l’activité répressive en matière de renseignement intéressant et la nécessité de s’adapter aux manifestations de la
la sécurité nationale. Ce particularisme mérite d’être criminalité, elle s’est traduite par l’introduction de
souligné, car il est spécifique à la France, même si la nouveaux instruments juridiques et la mise en œuvre des
question de la dissociation, à l’instar de ce qui se pratique moyens offerts par le progrès technique. Même si cette
à l’étranger, s’est posée. Il semble dans ce domaine que approche n’est pas nouvelle, elle répond à la nécessité
le pragmatisme a prévalu en privilégiant la conception d’anticiper l’action des malfaiteurs. Corrélativement, est
développée en matière de contre-espionnage quant à son recherchée une meilleure connaissance des phénomènes
unité qui permet au même service, sur le territoire criminels et de leurs auteurs potentiels par le recours à
national, de couvrir l’ensemble des fonctions préventives, l’analyse criminelle, notamment de niveau stratégique.
répressives et offensives. Les résultats obtenus par la
direction de la Surveillance du territoire (DST) ont
manifestement conduit au maintien de cette conception
Une évolution vers une démarche
lors de la création de la direction centrale du Rensei- proactive
gnement intérieur (DCRI) 3.
Traiter du renseignement judiciaire impose de définir
L'environnement qui vient d’être décrit, dans lequel le champ qu’il recouvre. Outre les conditions juridiques
s’inscrit le renseignement judiciaire, serait incomplet si particulières qui s’y attachent, son contenu diffère du
n’était évoqué un impératif qui en fixe également les renseignement administratif. On peut considérer que la
limites. Son exercice, du fait même de l’objet auquel il finalité du renseignement judiciaire est de répondre à
répond, ne peut se concevoir que dans la détermination l’objet de la police judiciaire qui est de constater les
du cadre légal dans lequel il s’exerce. Ceci explique que infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et
l’utilisation de moyens et techniques, empruntant aux d’en rechercher les auteurs 4. Cette activité se trouve ainsi
services de renseignement, nécessite d’être encadrée par la encadrée tant par les conditions légales imposées par le
loi et soumise à l’autorisation et au contrôle des magistrats Code de procédure pénale que par les magistrats. Tout
afin qu’elle conserve un caractère exceptionnel et motivé, acte d’un officier ou agent de police judiciaire qui se
et éviter ainsi les dérives. Corrélativement, en raison de rattache à l’exercice des fonctions de police judiciaire,
leur caractère intrusif, la nécessité d’un contrôle a telles qu’elles viennent d’être définies, est ainsi soumis
conduit à mettre en place des autorités administratives au contrôle de la chambre de l’instruction. Fonctionnaire
indépendantes, telles la Commission nationale informa- de police, gendarme ou agent des douanes habilité 5, ces
tique et libertés (CNIL), compétente en matière de fichiers, personnels répondent devant cette instance des irrégula-
et la Commission nationale de contrôle des interceptions rités qu’ils pourraient commettre. À côté des nullités de
de sécurité (CNCIS), compétente en matière d’interceptions procédure qui peuvent en découler, ils s’exposent à des
téléphoniques ou électroniques. sanctions disciplinaires, mais aussi au retrait de leur
habilitation et à des poursuites pénales. Cet aspect n’est
pas neutre, car il impose des contraintes et rapporte toute
Une adaptation corrélative démarche à une enquête. Les investigations menées sont
donc, dans une approche classique, liées à la commission
des méthodes d’une infraction, alors que la vocation de la police
administrative viserait à les prévenir. Traditionnellement,
la police judiciaire traite d’infractions déjà commises et
La nécessité de lutter avec efficacité contre la délinquance, connues d’elles. Elles sont signalées par un dépôt de
notamment pour les infractions les plus graves, a conduit plainte d’une victime ou la constatation de faits qui
à une évolution des pratiques et des méthodes utilisées démontrent leur existence.

(3) Décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du Renseignement intérieur, JORF
du 28 juin 2008.
(4) Art. 14 du Code de procédure pénale : « la police judiciaire est chargée de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler
les preuves et d’en rechercher les auteurs tant qu’une information n’est pas ouverte. Lorsqu’une information est ouverte elle exécute
les délégations des juridictions d’instruction et défère à leurs réquisitions ».
(5) Art. 28-1 du Code de procédure pénale résultant de la loi n° 99-515 du 23 juin 1999 : le législateur confère à certains agents des
douanes habilités le pouvoir de mener des enquêtes judiciaires dans des domaines qui constituent le champ habituel de leur acti-
vité : fraudes douanières, fraudes en matière de contributions indirectes, de contrefaçons de marques de fabrique, de commerce ou
de service ainsi que les infractions pénales connexes à ces faits.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

Pour autant, il n’est pas nécessaire qu’une infraction ait caractère judiciaire ont été étendues par loi du 9 mars
été constatée au préalable pour que l’action des services 2004 aux enquêtes préliminaires et de flagrance. Lorsque
de police soit de nature judiciaire. En effet, la recherche l’infraction entre dans le champ de l’article 706-73 du
des faits délictueux fait partie des attributions de la Code de procédure pénale, lui-même introduit par la loi
police judiciaire, celle-ci ayant précisément pour mission précitée, le juge des libertés et de la détention peut, à la
de constater les infractions. Or, pour atteindre ce but, il requête du procureur de la République, autoriser l’inter-
faut qu’elle les découvre et donc qu’elle les recherche. ception des communications téléphoniques pour une
C’est ainsi que les services de police afin de mettre à jour durée maximum de quinze jours, renouvelable une fois.
la délinquance dissimulée ou, dans le meilleur des cas, Cette possibilité vise ainsi à renforcer l’efficacité de la
d’anticiper la commission d’infractions, vont faire appel lutte contre la criminalité et la délinquance organisées.
à divers procédés tant humains que techniques. Ce type
d’enquête pénale que l’on peut qualifier de proactive est Le second procédé est celui des interceptions de sécurité
définie par le professeur Pradel comme « l’ensemble des (IS) mis en œuvre pour certaines catégories d’infractions
investigations par les services de police utilisant le plus souvent que le législateur a légalisé et encadré au travers de la loi
des techniques spéciales pour prévenir la commission probable du 10 juillet 1991, relative au secret des correspondances
d’infractions ou détecter des infractions déjà commises mais émises par la voie des télécommunications. Ces intercep-
encore inconnues » [Pradel, 1998, p. 57]. Si tout semble tions, auparavant dénommées « écoutes administratives »,
indiquer que l’enquête proactive correspond bien aux ont pour but de rechercher le renseignement dans les
objectifs assignés à la police judiciaire, il n’en reste pas seuls domaines autorisés par la loi. Contrairement aux
moins que certains aspects liés à la mise en œuvre de précédentes, elles ont un caractère préventif et il n’est
moyens techniques particuliers ont posé questionnement, donc pas nécessaire qu’une infraction soit commise pour
notamment au regard de la procédure pénale. C’est ainsi réaliser une interception de sécurité. Elles n’ont pas
que la loi du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice vocation, contrairement aux interceptions ordonnées par
aux évolutions de la criminalité, est venue fixer un cadre l’autorité judiciaire, à servir de preuve en justice. En
juridique à de nouveaux moyens d’investigation qui revanche, en cherchant à prévenir des infractions ou à
permettent d’accroître l’efficacité des services enquêteurs. détecter celles déjà commises, elles peuvent, sur la base
Ces dispositions concernent l’infiltration des milieux des renseignements obtenus, avoir pour suite une enquête
criminels par des agents sous couverture, la sonorisation judiciaire. Les motifs correspondent à la recherche du
et la fixation d’images de certains lieux ou véhicules ainsi renseignement intéressant la sécurité nationale, la sauve-
que le recours aux interrogations spéciales qui permet garde des éléments essentiels du potentiel scientifique et
pour les besoins d’une enquête judiciaire, de requérir économique de la France, ou la prévention du terrorisme,
toute personne et tout organisme public ou privé afin de la criminalité et de la délinquance organisées, ou
d’obtenir tout document intéressant l’enquête y compris encore de la reconstitution ou du maintien des groupe-
ceux provenant d’un système informatique ou d’un ments dissous. Ils s'apprécient au regard des incriminations
système de traitement des données nominatives 6. prévues par le Code pénal, la plupart étant regroupées
dans son livre IV. L'un des caractères les plus remarquables
À ces moyens techniques, il convient d’ajouter certai- de la loi est d'instituer, en tant qu'organe de contrôle,
nement le plus connu qui est l’interception des corres- une autorité administrative indépendante, la Commission
pondances émises par la voie des télécommunications 7. nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).
Deux cas de figure peuvent se présenter et sont fonction L’année 2008 a été marquée par l’extension du contrôle
du cadre juridique dans lequel les enquêteurs agissent. Sur de la CNCIS à un nouveau champ. En effet, l’article 6 de
délégation judiciaire, ils ont la possibilité, au moyen d’une la loi n°2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte
commission rogatoire délivrée par un juge d’instruction, contre le terrorisme et portant diverses dispositions
de procéder à la mise sur écoute d’un individu 8. Les relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a octroyé
conditions de recours aux interceptions téléphoniques à la possibilité pour certains services, impliqués dans la

(6) Art. 77-1-1 du CPP.


(7) La loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 fixe le cadre juridique relatif aux interceptions de communications émises par la voie des télé-
communications.
(8) Articles 100 à 100.7 du CPP.
Article 100 : « En matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d’empri-
sonnement, le juge d’instruction peut, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, prescrire l’interception, l’enregistrement et la
transcription des correspondances émises par la voie des télécommunications. Ces opérations sont effectuées sous son contrôle. La
décision d’interception est écrite. Elle n’a pas de caractère juridictionnel et n’est susceptible d’aucun recours ».

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prévention du terrorisme, d’obtenir, sur simple réquisition, faits commis, recherche des coupables, livraison à la justice) fut
les données techniques afférentes à une communication partiellement remplacée par une approche plus offensive et
électronique, à l’exception du contenu c’est-à-dire des cherchant à anticiper le délit et à identifier le délinquant à
conversations 9. l’avance, donc à favoriser des pratiques de renseignement, d’in-
filtration, de surveillance et de manipulation » [Warusfel,
Les services répressifs, par nécessité, ont évolué, au 2000, p. 117].
moins pour faire face aux menaces les plus graves, vers
une approche anticipatrice. L’exemple le plus caractéris-
tique est offert par la lutte antiterroriste où l’objectif est
Une forme élaborée d’exploitation du
d’intervenir avant le passage à l’acte des auteurs identifiés. renseignement d’ordre judiciaire,
C’est ainsi qu’a été introduit, en 1986, suite à la vague
d’attentats de 1985-1986, un dispositif qui ne définit pas
l’analyse criminelle
directement l'infraction de terrorisme, mais l'appréhende
au travers de l'existence d'un délit de droit commun Dans le cadre de leurs enquêtes, les officiers de police
prévu et réprimé par le Code pénal lui-même « en relation judiciaire sont amenés à traiter un grand nombre d’infor-
avec une entreprise collective ou individuelle ayant pour but mations. Qu’il s’agisse des traces et indices recueillis sur le
de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la lieu de commission de l’infraction, des témoignages, des
terreur » 10. Complété depuis, il permet un recours accru éléments provenant des interceptions téléphoniques ou
aux techniques de renseignement judiciaire. On peut citer de l’exploitation de la documentation criminelle, leur
les propos d’Alain Marsaud, dans son introduction du mise en rapprochement, ne serait-ce que pour élaborer
rapport qu’il a établi, préalablement à l’examen de la loi des hypothèses, pose des difficultés, notamment dans le
du 23 janvier 2006 11 : « Pour présenter le dispositif français cadre d’affaires complexes ou les protagonistes agissent
de lutte conte le terrorisme, il est tentant de distinguer un volet en bande organisée. De nouveaux procédés d’analyse,
préventif, destiné à empêcher la réalisation d’attentats, et un fondés sur le recours aux moyens informatiques, se sont
volet répressif dont le but serait d’identifier et de sanctionner les ainsi développés. La démarche peut s’appréhender à deux
auteurs d’attentats terroristes, ceux qui ont cherché à les organiser niveaux. Le premier, dit opérationnel, porte sur le solu-
et leurs complices. L’originalité du système français tient justement tionnement des enquêtes, ce qui implique l’existence
au caractère artificiel de cette distinction : en effet, l’efficacité de d’une infraction et donc une intervention en aval de
l’ensemble de ce dispositif est jaugée à l’aune de sa capacité à celle-ci dans le but d’en rassembler les preuves et d’en
empêcher des attentats : le volet répressif est donc partie prenante identifier les auteurs. Le second, qualifié de stratégique,
de la prévention des attentats, alors qu’à l’inverse l’une des vise à rechercher une démarche d’anticipation par une
spécificités françaises est que le renseignement peut être judiciarisé connaissance du milieu criminel et l’étude des phénomènes.
et intégré au sein d’une chambre unique ». L’objectif est d’acquérir les connaissances nécessaires
au décisionnaire, notamment pour l’établissement de
Dans la pratique, il convient d’observer que certains programmes à long terme.
services répressifs, spécialisés dans la grande criminalité, ont
fait évoluer leurs méthodes pour se rapprocher notamment Cette nouvelle approche paraît traduire une nouvelle,
de celles du contre-espionnage. Ainsi, Bertrand Warusfel sinon réelle, conception du renseignement judiciaire. Si
fait le constat qu’au début des années 1980, l’ensemble la gendarmerie la met en œuvre au niveau opérationnel
des services de sécurité, y compris au sein de la direction à partir de 1995 et développe depuis la mise en place
centrale de la Police judiciaire (DCPJ), s’orientèrent vers d’analystes en recherche criminelle de niveau stratégique,
une approche plus anticipatrice et reposant davantage Europol en a fait son axe majeur en mai 1998. En effet,
sur le renseignement. Il cite à l’appui le domaine de traditionnellement, l’action de services de police en
la lutte contre le grand banditisme : « qui fut l’un des matière judiciaire est orientée sur l’analyse du crime et du
domaines dans lesquels l’approche purement répressive et a posteriori criminel. Même si ce dernier reste le point central de
des techniques traditionnelles de police judiciaire (constatation des toute enquête, car par nature répressive, l’objectif est

(9) Ce dispositif a été reconduit jusqu’au 31 décembre 2012. Loi n° 2008-1245 du 1er décembre 2008 visant à prolonger l'application
des articles 3, 6 et 9 de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses
relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, JORF n° 0280 du 2 décembre 2008, p. 18361.
(10) Art. 421-1 du Code pénal.
(11) Rapport n° 2681 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration de la République
sur le projet de loi (n°2615), après déclaration d’urgence, relatif à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses
relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, par Alain Maraud, député. Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le
16 novembre 2005, p. 9-10.

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d’aboutir à une meilleure connaissance des organisations Enfin, il convient d’observer que, sur le plan sémantique,
et de l’environnement des malfaiteurs. Cette démarche Frédéric Lemieux recense trois finalités du renseignement
traditionnelle préexistait, mais de manière beaucoup criminel : opérationnelle, tactique et stratégique. Le ren-
moins structurée. En fait, on assiste, bien que le processus seignement opérationnel intervient dans le cadre d'affaires
ne semble pas achevé, à la combinaison des modes criminelles spécifiques en traitant les informations de
d’action propres à l’enquête judiciaire et à la méthodologie nature factuelle et nominatives associées à des suspects ou
du renseignement. Par ailleurs, les deux niveaux d’ana- toute autre forme d'entités criminelles. Le renseignement
lyse opérationnelle et d’analyse stratégique apparaissent tactique oriente les unités opérationnelles dans la plani-
complémentaires. fication des actions et l’affectation des ressources. Il est
principalement utilisé dans l’élaboration de méthodes
Pour le premier, dans le cadre d’une enquête, l’analyste ou de contre-mesures efficaces destinées à neutraliser une
en recherche criminelle va chercher à établir des liens menace criminelle spécifique (personne ou groupe d’auteurs).
entre les divers protagonistes, leur degré d’implication, Toujours, selon lui, le renseignement stratégique traite les
ainsi que la chronologie des faits et les circonstances de problèmes de sécurité et les phénomènes criminels de
lieu. Ce travail va permettre au directeur d’enquête de façon macroscopique en offrant une perspective élargie
confirmer des pistes de recherches, d’en évacuer certaines des différentes causes qui agissent sur la criminalité. Les
et d’en détecter d’autres. L’analyse stratégique, telle que analyses stratégiques sont utilisées pour soutenir la pla-
semble la concevoir Europol, s’inscrit dans une démarche nification organisationnelle à long terme, déterminer les
plus générale et plus complexe orientée sur l’analyse des objectifs, proposer des modifications législatives ou
phénomènes criminels. On peut en distinguer trois types encore élaborer de stratégies en partenariat avec d’autres
en fonction du but poursuivi. La plus courante, et aussi organismes publics ou privés [Lemieux, 2008, p. 295].
la plus facile à réaliser, est l’analyse descriptive. Elle
consiste, essentiellement à partir d’éléments statistiques, La nécessité d’améliorer les résultats dans la lutte
à dresser la physionomie d’une forme particulière de contre la grande délinquance a conduit les enquêteurs à
délinquance. Son intérêt est de permettre d’envisager des rechercher et à demander des moyens adaptés face à une
parades et les actions répressives à mener. Sa faiblesse est criminalité structurée, organisée et disposant elle-même de
d’intervenir a posteriori, même si certaines extrapolations capacités financières et matérielles lui donnant l’avantage.
sont possibles. Le deuxième type est l’analyse explicative Si les techniques étaient disponibles en termes d’inter-
qui vise à la compréhension d’un phénomène. Elle se ceptions téléphoniques et électroniques, d’observation, de
fonde souvent sur une analyse descriptive, mais s’efforce localisation, de fixation d’images, pour autant, il convenait,
d’en déterminer les causes. Elle implique le plus souvent d’une part, de les acquérir et donc de disposer de budgets
l’étude d’un grand nombre de variables et la compréhension suffisants et, d’autre part, d’être en capacité juridique de
des liens qui les unissent. Enfin, l’analyse prédictive qui les mettre en œuvre. C’est en ce sens que le renseignement
découle de la première vise à évaluer la menace et dans judiciaire a emprunté aux techniques du renseignement,
toute la mesure du possible à établir des prévisions. Elle notamment celles utilisées par les services non répressifs.
fait souvent appel à d’autres disciplines telles que la
science politique, les sciences sociales, la criminologie et
les sciences comportementales. Elle demande, outre la Quelle conception
maîtrise de l’intégration des données, une solide expé-
rience et la capacité à réaliser une approche globale d’un
pour le renseignement judiciaire ?
phénomène. En raison de sa complexité, elle semble
devoir faire appel à des équipes pluridisciplinaires. Cette Aujourd’hui, le renseignement judiciaire s’inscrit dans
forme achevée de l’analyse criminelle stratégique s’inscrit un contexte marqué par la diversité des acteurs et l'évo-
dans une démarche à long terme dont l’objectif est d’éva- lution de leur positionnement 12, celle des missions
luer le caractère, l’étendue et l’impact de la criminalité policières, l’effacement de la distinction entre sécurité
avec une vision prospective. intérieure et extérieure, la création de nouveaux rapports

(12) Comme le souligne Jean de Maillard : « Face aux nouvelles menaces, les quatre institutions qui, jadis intervenaient dans des
domaines distincts, se partagent désormais le même champ d’intervention : les services de renseignement (avec en prolongement leur
service action), l’armée, la police et la justice. L’apparition de cette dernière est une vraie nouveauté qu’elle doit à sa compétence
en matière de protection des libertés individuelles mais aussi, parfois comme en France, aux traditions institutionnelles qui placent
l’action publique et donc, en principe la police, sous la direction des parquets et des juges ». de Maillard Jean, La nécessaire mais
incertaine réforme du renseignement, http://www.societe-de-stategie.asso.fr/pdf/agir25txt1.pdf, cité par Charlotte Lepri, « Quelle
réforme pour quels services de renseignement », Les notes de l’IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, mars 2007.

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Jean-François Carrillo Police judiciaire et renseignement

entre sécurité et défense, une nouvelle perception de la qui, après stockage des informations dans les fichiers
notion de frontière. À ce titre, il peut être appréhendé spécialisés, produiront du renseignement exploitable et
comme une forme particulière du renseignement dans un utilisable pour les services européens. De même, peuvent
cadre globalisé. À l’aune de ce constat, on peut s’interroger être projetés sur ces théâtres d’opérations des détachements
sur la conception qui pourrait présider à un renseignement composés de techniciens en identification criminelle et
judiciaire rénové. d’opérateurs et analystes en recherches criminelles chargés
d’agir dans l’environnement des forces et d’armer des pla-
teformes dédiées au renseignement judiciaire. Le statut
Une approche dans la profondeur militaire des personnels appartenant à la gendarmerie
nationale ou à l’Arme des carabiniers, leur compétence
En premier lieu, il convient de situer le renseignement judiciaire et leur spécialisation permettent précisément
judiciaire dans l’espace. Compte tenu de la dimension et ce type d’engagement. Ce travail doit, naturellement, être
du caractère transnational des menaces, il a sa place là où mené en liaison avec les spécialistes du renseignement
celles-ci se manifestent, ou sont susceptibles d’être présentes. militaire, qu’ils appartiennent à la direction du Rensei-
Il doit donc être mis en œuvre, y compris au-delà du gnement militaire ou à la direction de la Protection de
territoire national ou européen. Dans le cadre d'un dispo- la sécurité de la défense, qui peuvent, dans le cadre de
sitif dans la profondeur, cette première ligne de couverture leurs missions, recueillir des informations intéressant le
peut s'appuyer sur autant de points que le permettent les renseignement judiciaire. Pour leur part, les agents de la
accords de coopération sous forme de postes permanents direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) opérant
ou de missions ponctuelles, complétées par des surveillances sur ces théâtres sont à même, comme pour l’ensemble
ciblées des communications. Il s’agit là du traitement de la des postes de ce service, de faire remonter, par le canal de
menace criminelle en amont des frontières géographiques. leur centrale, les renseignements recueillis. À charge pour
Il implique, pour les services qui en ont la charge, d’ap- celle-ci de produire des analyses et d’alimenter les structures
préhender le renseignement extérieur, sinon de le valoriser, idoines. Cette approche permet de mettre en place un
en termes de retour pour la sécurité intérieure, y compris dispositif en cercles concentriques dont le premier revient à
dans le domaine de la criminalité organisée. Cela concerne se porter au contact de l’adversaire, sur son propre terrain,
également les zones dites « grises » ainsi que les lieux où afin de recueillir le renseignement en vue d’actions ulté-
se développent des opérations militaires en vue de com- rieures. Ce renseignement de théâtre, qui peut être qualifié
battre les organisations criminelles et le terrorisme. Dans d’opératif, a vocation à s’intégrer dans une dimension
ce cas, le renseignement judiciaire sera alimenté par les stratégique qui se conçoit au niveau national. Dans les
informations recueillies localement par les forces, les unités zones de conflit, le renseignement opératif bénéficie du
et les personnels spécialisés. L’objectif est d’exploiter les renseignement tactique obtenu à l’occasion d’opérations
informations qui, après analyse et recoupement, seront de renseignement de police 13 menées de manière perma-
utiles pour identifier les personnes suspectées, leur rela- nente par les unités ou en fonction d’objectifs prédéfinis
tionnel, les modes opératoires et les actions projetées. ponctuellement.
L’intérêt peut être d’identifier des individus qui, ulté-
rieurement, tenteront de pénétrer dans l’espace européen Une deuxième ligne peut concerner les frontières
ou menaceront ses intérêts et ses ressortissants. L’utilisation extérieures de l’Union européenne, quel que soit le pays.
des techniques mises en œuvre par la police judiciaire, Les points d’entrée, terrestres, maritimes ou aériens, et
notamment le recours aux moyens de la police technique autour d’eux, une aire géographique élargie, y compris
et scientifique, peut produire de précieuses informations dans l’environnement maritime, doit ainsi faire l’objet
lors de la commission d’attentats pour identifier les subs- d’une surveillance orientée. Une troisième ligne porte sur
tances et les techniques utilisées, remonter les filières les territoires entendus au sens large avec une approche
d’approvisionnement et mettre à jour les structures des tant thématique que géographique en fonction de leurs
organisations adverses. Les investigations sur les individus, caractéristiques et de leurs vulnérabilités. La deuxième et
le travail des analystes en recherche criminelle, le recours la troisième ligne, au niveau des frontières intérieures,
à des spécialistes des cultures locales sont des méthodes doivent faire l’objet d’une attention particulière en raison

(13) La nécessité d’intégrer le renseignement judiciaire, y compris dans le cadre d’opérations menées à l’extérieur du territoire national
face à la globalisation des menaces criminelles ont conduit les autorités militaires américaines à introduire le concept d'opérations
de renseignement de police (police intelligence operations - PIO) pour lequel elles ont élaboré une doctrine. Celle-ci figure dans
un document intitulé Field manual 3-19-50 (Aumonier Alain, « Les opérations de renseignement de police aux États-Unis », Institut
national des hautes études de sécurité, Département intelligence économique et gestion de crise, 2006).

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

des flux de personnes et de marchandises qui y transitent. renseignement préventif, un renseignement répressif et
Il convient d’y raisonner en termes de régions frontières, un renseignement offensif. Le renseignement préventif
selon la conception anglo-saxonne, the frontier [Foucher, agirait dans la sphère de l’identification des menaces
1988, p.13] 14, en insistant sur la criminalité transnationale. criminelles et de leurs auteurs potentiels. Il s’appuierait
Ces bassins nécessitent une connaissance fine des forces de sur l’analyse criminelle avec, dans toute la mesure du
sécurité qui en ont la charge, qu’elles soient généralistes possible, un caractère prédictif. Il servirait à développer
(gendarmerie, police) ou spécialisées (police aux frontières, les contre-mesures permettant de déjouer les actions
gendarmerie des transports aériens, douanes), mais aussi criminelles. Sur la base des premiers éléments recueillis
une bonne coordination. Le cyberespace doit être intégré laissant présumer de manière plausible l’appartenance de
à cette stratégie. Au demeurant, cette architecture en suspects à un réseau où l’imminence d’une menace, il
cercles concentriques existe déjà au travers des missions ferait appel aux possibilités offertes par la loi en matière
exercées tant par les services de sécurité spécialisés, DGSE administrative. Le renseignement répressif se situerait
incluse, que par les forces de sécurité. C’est peut-être dans la sphère des infractions détectées. Il viserait à
davantage l’intégration de leur action dans un ensemble l’identification des auteurs et au rassemblement des
cohérent et reposant sur une véritable conception qui preuves en vue de leur déferrement à la justice. Il béné-
reste perfectible. ficierait notamment des nouvelles possibilités juridiques
et techniques en matière d’enquête. Pour sa part, le
renseignement offensif, conformément aux techniques
Une approche prédictive mises en œuvre en matière de contre-espionnage, aurait
pour objet la pénétration des organisations adverses. Il
Le deuxième aspect qui doit prévaloir dans une stratégie serait le fait, en fonction de la nature de ces organisations,
adaptée pour le renseignement judiciaire est de passer soit d’agents des services et unités de la police et de la
d’une méthode inductive à un caractère prédictif. En effet, gendarmerie nationales ainsi que de la douane, agissant
le renseignement judiciaire intervient, traditionnellement, sous couverture comme le permet désormais la loi, ou
postérieurement à la commission d’une infraction. On a ceux de services spécialisés sur le territoire national ou à
vu cependant que cette approche a évolué pour tenter, l’extérieur de celui-ci. Dans ces deux derniers cas, selon
dans un certain nombre de cas, d’aboutir à une action en le lieu, ce type d’action reviendrait à la DCRI ou à la
amont et donner ainsi au renseignement judiciaire un DGSE. Le caractère proactif du renseignement judiciaire
caractère proactif. Les possibilités offertes par la loi quant qui s’exprime au travers de la notion de renseignement
à l’acquisition de l’information, la connaissance des préventif peut également se traduire au travers du concept
réseaux, de leur organisation, des filières, des relations d’opérations de renseignement en matière pénale. Situé à
qu’ils entretiennent et de leurs méthodes qu’il s’agisse du un stade précédant l'enquête pénale, il consisterait pour
terrorisme ou de la lutte contre les organisations criminelles un service répressif à recueillir, traiter et analyser des
donne les éléments de compréhension et d’anticipation. informations en vue d'établir si un acte criminel a été
C’est le rôle de l’analyse criminelle de niveau stratégique commis ou pourrait l'être. Il pourrait être placé sous le
de les mettre en évidence. Elle peut permettre également contrôle des autorités judiciaires. Cette approche corres-
de développer des parades et des actions préventives. pond au demeurant à une proposition suédoise faisant
suite aux attentats de Madrid qui elle-même s’inscrit dans
le cadre plus large du nouveau programme pluriannuel
Une approche intégrant les aspects relatif à l'espace de liberté, de sécurité et de justice, adopté
préventifs, répressifs et offensifs par le Conseil européen des 4 et 5 novembre 2003. Dans
le prolongement des travaux sur cette problématique, une
En lien avec le précédent, le troisième aspect, qui peut réforme du Code de procédure pénale est actuellement
être retenu dans la définition d’une stratégie pour le en cours d’examen afin d’assurer la transposition dans le
renseignement judiciaire, est de retenir et de transposer droit français de la décision-cadre 2006/960/JAI du
la conception élaborée par le colonel Paillole pour le Conseil du 18 décembre 2006 relative à la simplification
contre-espionnage [Paillolle, 1975, p. 72]. Adaptée au de l’échange d’informations entre les services répressifs
renseignement judiciaire, elle reviendrait à distinguer un des États membres de l’Union européenne 15. L’objectif

(14) Pour Michel Foucher, le principal débat qui traverse l’ensemble de la littérature consacrée aux frontières a consisté à savoir si
la frontière est une ligne ou une zone. Pour l’auteur, ce questionnement vient de la distinction sémantique anglo-américaine où
the frontier – qui pourrait correspondre en français à région frontière –, s’oppose à boundary ou border, équivalent au français
frontières. Il ressort que ligne et zone sont des ensembles spatiaux correspondant à deux ordres de grandeur différents. De même,
la ligne serait un concept politique et juridique alors que la zone serait un concept géographique.
(15) Article 37 du projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.

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Jean-François Carrillo Police judiciaire et renseignement

est bien de créer un mécanisme simplifié permettant aux sécurité nationale, le renseignement judiciaire peut s’ana-
services d’enquête des États membres d’échanger plus lyser comme une branche particulière du renseignement,
fréquemment, soit sur leur demande motivée soit sur leur d’essence répressive. Si sa finalité n’a pas changé, il
initiative, des informations disponibles et utiles à la apparaît que les exigences en matière de sécurité face aux
prévention ou à la répression d’une infraction. Les menaces criminelles conduisent à intégrer les dimensions
demandes provenant des services étrangers seront traitées préventives et offensives. En tout état de cause, en raison
dans les mêmes conditions de traitement que celles qui de sa nature et du cadre judiciaire dans lequel il s’inscrit,
prévalent entre les services d’enquête français, sans plus il doit rester strictement encadré par la loi quant aux
de restrictions. techniques employées et soumis au contrôle des magistrats.
En effet, la prise en compte des impératifs de sécurité
En conclusion, il semble que le renseignement judi- nationale, la nécessaire efficacité qu’ils induisent doivent
ciaire soit à appréhender dans le cadre plus global du se concilier avec un équilibre qui assure la garantie des
renseignement qui correspond à l’évolution des menaces libertés fondamentales et encadre les actions destinées à
auxquelles nous sommes confrontées. De même que les assurer la protection de l’État et des citoyens. Cet impé-
notions de renseignement intérieur et renseignement ratif ne justifie pas de renoncer aux moyens nécessaires,
extérieur connaissent des interpénétrations, que les notions mais en les contrôlant et en s’interrogeant pour savoir
de défense et de sécurité ont évolué vers le concept de qui contrôle les gardiens.

Jean-François CARRILLO

Bibliographie (...)

AUMONIER (A.), 2006, « Les opérations de renseignement de police aux États-Unis », Institut national des hautes
études de sécurité, Département intelligence économique et gestion de crise.
CHOCQUET (C.), 2009, « La criminalité organisée dans la réflexion géopolitique », Cahiers de la sécurité, n°7,
www.cahiersdelasecurite.fr/cs7/chocquet
CHOQUET (C.), 2003, Terrorisme et criminalité organisée, Paris, L’Harmattan, 293 p.
DIAZ (C.), 2000, La police technique et scientifique, Paris, PUF, 126 p.
FERRAND (B.), De l’utilisation des techniques spéciales d’investigation en enquête pénale proactive face à la criminalité organisée :
nécessité d’un statut légal, Centre de prospective de la gendarmerie nationale.
FOMBONNE (J.), 1996, La criminalistique, Paris, PUF, 127 p.
FOUCHER (M.), 1988, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 527 p.
GLEIZAL (J.-J.), 1985, Le désordre policier, Paris, PUF, 202 p.
LEMAN-LANGLOIS (S.), LEMIEUX (F.), 2008, « Renseignement de sécurité et renseignement criminel », in CUSSON (M.),
DUPONT (B.), LEMIEUX (F.), Traité de sécurité intérieure, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008,
p. 335-352.
LEMIEUX (F.), 2008, « Vers un renseignement criminel de qualité », in CUSSON (M.), DUPONT (B.), LEMIEUX (F.), Traité
de sécurité intérieure, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008, p. 292-299.
LEPRI (C.), 2007, « Quelle réforme pour quels services de renseignement », Les notes de l’IRIS.
LOUBET DEL BAYLE (J.-L.), 2006, Police et politique. Une approche sociologique, Paris, L’Harmattan, 317 p.
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Paris, IHESI, La documentation Française, 168 p.
PAILLOLE (P.), 1975, Service spéciaux (1939-1945), Robert Laffont, 582 p.
PAILLOLE (P.), 1995, L’homme des services secrets, Entretiens avec Alain-Gilles Minella, Paris, Julliard, 323 p.
PELLIGRINI (C.), 1999, Flic de conviction-mémoires, Editions Anne Carrière, 389 p. Cité par Bertrand Warusfel, op. cit.,
p. 117.

49
Carillo:Mise en page 1 2/08/10 9:33 Page 50

Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

Bibliographie

PRADEL (J.), 1998, « De l’enquête pénale proactive : suggestions pour un statut légal », Recueil Dalloz, 6e cahier, p. 57.
RIBAUX (O.) MARGOT (P.), 2008, « La trace matérielle vecteur d’information au service du renseignement », in CUSSON (M.),
DUPONT (B.), LEMIEUX (F.), Traité de sécurité intérieure, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008,
p. 300-321.
WARUSFEL (B.) (dir.), 2003, Le renseignement français contemporain : aspects politiques et juridiques, Paris, L’Harmattan, 190 p.
WARUSFEL (B.), 2000, Contre-espionnage et protection du secret. Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France,
Lavauzelle, 496 p.
ZYLBERSTEIN (J-C) (dir.), 1994, Livre blanc sur la défense, Paris, 10/18, Documents, 263 p.

Autres références

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intérieur, JORF du 28 juin 2008.
Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2008, Paris, Odile Jacob, La documentation Française.
Loi n°2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, JO n° 59 du
10 mars 2004, p. 4567.
Loi n°2008-1245 du 1er décembre 2008 visant à prolonger l'application des articles 3, 6 et 9 de la loi n°2006-64
du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux
contrôles frontaliers, JORF n°0280 du 2 décembre 2008, p. 18361.
Loi n°2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant
diverses dispositions concernant la défense, Rapport annexé, JORF du 31 juillet 2009.
Loi n°95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, JORF du 14 janvier 1995.
Annexe II - Rapport sur la programmation des moyens de la police nationale pour les années 1995 à 1999.
Rapport n°2681 fait au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration
de la République sur le projet de loi (n° 2615), après déclaration d’urgence, relatif à la lutte contre le terrorisme et
portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, par Alain Maraud, Député. Enregistré
à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 novembre 2005.

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Le renseignement pénitentiaire
Stéphane SCOTTO, Nicolas JAUNIAUX

Le renseignement est un processus dynamique par lequel des informations, parcellaires,


éparses, et dont la fiabilité est a priori incertaine, sont vérifiées, recoupées et contextualisées
afin d'obtenir un « produit fini » destiné à être utilisé dans une chaîne de décision. Le rensei-
gnement en milieu carcéral est aujourd'hui incarné par le bureau du renseignement pénitentiaire,
structure créée en 2003 au sein de l'état-major de sécurité de la direction de l'Administration
pénitentiaire. La reconnaissance institutionnelle dont bénéficie ce service est le fruit d'une lente
maturation historique, qui a permis d'en moderniser le fonctionnement grâce à son intégration
dans un réseau partenarial, support essentiel à la production d'un renseignement opérationnel.

Penitentiary intelligence
Intelligence gathering is a dynamic process, where information of uncertain veracity is collected in dribs and
drabs, verified, cross-checked and contextualised in order to obtain a «finished product», which can then be
used in a decision-making chain. Gathering information in the prison environment is the responsibility of the
Penitentiary Intelligence Bureau, created in 2003 as part of the Central Security Office of the Penitentiary
Authority. The Bureau's reputation amongst the intelligence services is the fruit of many years of labour and the
modernisation of its working methods, as part of a network of different partnerships, essential nowadays for an
efficient intelligence gathering operation.

Stéphane Scotto

Directeur des services pénitentiaires, il est sous-directeur de l’état-major de sécurité à la direction de l’adminis-
tration pénitentiaire depuis avril 2009. Diplômé en droit et en criminologie, il a, depuis 1995, exercé des fonctions
tant en matière opérationnelle à la direction d’établissements pénitentiaires qu’en matière fonctionnelle comme
secrétaire général de la direction interrégionale de Strasbourg et comme adjoint au sous-directeur de l’organisation
et du fonctionnement des services déconcentrés à la direction de l’administration pénitentiaire.

Nicolas Jauniaux

Directeur des services pénitentiaires depuis 1997. Depuis septembre 2009, il dirige le bureau du renseignement
pénitentiaire. Il était précédemment membre de l'inspection des services pénitentiaires (2006-2009) après avoir
occupé les fonctions de directeur adjoint à la maison d'arrêt de Rouen (2002-2006) et de Nanterre (1998-2002).

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Le renseignement pénitentiaire, ad hoc au sein d'une administration centrale, témoigne


produit d'une maturation pleinement de la volonté de la direction de l’Adminis-
tration pénitentiaire de connaître avec précision certaines
historique des personnes détenues, de même que leur champ rela-

L
tionnel. En ambition enfin, car d'une fonction originelle
ciselée sur les contours de la relation avec les services de
administration pénitentiaire a vocation, par sa nature police, l'administration pénitentiaire a su bâtir un service à
même, à collecter, analyser et exploiter les données dont la fois reconnu par l'ensemble de ses partenaires institu-
ses agents entrent en possession, au cours de leur activité tionnels pour sa technicité, mais aussi apte à rendre compte
professionnelle quotidienne, au contact de la des mouvements de fond qui traversent les détentions.
population pénale.

S'il est difficile de dater l'origine du renseignement en Le renseignement pénitentiaire


milieu carcéral sauf à considérer que son existence est
contemporaine du principe même de peine privative de
au cœur d'un réseau partenarial
liberté, l'évolution des structures administratives aux-
quelles a été confiée l'exploitation du renseignement
permet, en revanche, de mesurer la dimension stratégique Le renseignement pénitentiaire est aujourd'hui consacré
qui est à présent la sienne pour la direction de l'Admi- comme matière première stratégique avec laquelle se
nistration pénitentiaire (DAP). construit la sécurité des personnes et des biens. En parallèle
de ses objectifs clairement identifiés, au sein de son réseau
En 1981, cette activité avait été confiée à un bureau de partenarial, il poursuit une intégration amorcée depuis
liaison police-pénitentiaire (BLPP), sis à la préfecture de plusieurs années.
police de Paris, composé de quatre fonctionnaires dont
deux seulement dépendaient du ministère de la Justice. De fait, il est tout d'abord attendu du bureau du
renseignement pénitentiaire qu'il puisse rendre compte
En 1998, ce service s'est mué en unité de liaison police- de la modification de la population pénale soit parce
pénitentiaire (ULPP), directement rattachée au bureau que l'examen de l'origine des détenus les plus sensibles tend
SD1 alors chargé de la gestion de la détention au sein de à faire apparaître de nouvelles composantes (émergence des
la direction de l'Administration pénitentiaire. organisations criminelles russophones par exemple), soit
parce qu'il s'agit de déterminer quels sont les mouvements
En 2003, enfin, à la faveur de la création d'une sous- de recomposition qui traversent la criminalité organisée
direction de l'état-major de sécurité (EMS), a vu le jour ou les réseaux terroristes.
un bureau du renseignement pénitentiaire (EMS3) chargé
aux termes de l'article 4 de l'arrêté du 7 janvier 2003 qui Le renseignement pénitentiaire doit, nécessairement au
en fixe les compétences de « recueillir et d'analyser l'ensemble regard de cette connaissance des publics, contribuer à
des informations utiles à la sécurité des établissements et des mettre en échec des projets d'action violents, en les anti-
services pénitentiaires [et d'organiser] la collecte [des] renseigne- cipant. Cette prévention s’opère à l'intérieur des structures
ments auprès des services déconcentrés et des autres services de pénitentiaires lorsqu'il s'agit d'évasions ou de mouvements
sécurité de l'État [pour] procéde[r] à leur exploitation à des fins concertés de déstabilisation des détentions, mais aussi à
opérationnelles ». Ce service est à présent constitué de deux l'extérieur lorsque le bureau EMS3 agit en soutien des
pôles, l'un spécialisé dans le grand banditisme et l'autre autorités qui sollicitent son concours, en contribuant à
dans le terrorisme et la criminalité internationale. la résolution d'affaires pénales en cours.

À l'aune de ces mutations, trois tendances fortes se Dans cette perspective, les échanges d’informations
dessinent. Le renseignement pénitentiaire a tout à la fois avec l'ensemble des partenaires doivent permettre d’as-
gagné en autonomie et en légitimité, il peut aussi prétendre surer une meilleure connaissance des détenus susceptibles
à de nouvelles ambitions. En autonomie tout d'abord, de constituer un danger. Un partage s’opérant selon deux
car d'une entité embryonnaire, mixte de surcroît, située au directions : la première épouse les lignes du réseau interne
sein d'un service de police, il a su accomplir une mutation du renseignement, dont les différents échelons, central,
nécessaire pour s'affirmer comme un service spécifiquement interrégional et local coordonnent leurs efforts pour per-
pénitentiaire, animé par douze fonctionnaires péniten- mettre une circulation fluide des données améliorant le
tiaires. En légitimité ensuite, car la constitution d'un bureau repérage des publics spécifiques et leur prise en charge

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Le Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP)

adaptée, la seconde permet à l'administration pénitentiaire signalés (DPS) a attiré l'attention du pôle terrorisme du
de mettre en commun ses analyses avec ses partenaires service EMS3. Cette correspondance, outre le fait qu'elle
institutionnels (offices centraux, services de renseignement recelait des références appuyées à la nécessité d'une pra-
français et étrangers, magistrats antiterroristes, etc.) à tique religieuse rigoureuse, indiquait très clairement que
l'occasion de rencontres thématiques. son rédacteur cherchait à entrer en contact avec une
personne, dont l'alias était bien connu du service comme
Parallèlement, le bureau EMS3 intervient en appui celui d’un individu qui avait déjà purgé une peine pour
pédagogique à l'École nationale d'administration péniten- sa participation à une entreprise terroriste en lien avec
tiaire pour assurer des formations sur des sujets spécifiques, l'islam radical. Ces premiers éléments ont été portés à la
par exemple les phénomènes de radicalisation, et pour connaissance de la sous-direction antiterroriste (SDAT)
sensibiliser à la matière du renseignement les profes- qui a mené, à partir du mois février, des investigations
sionnels appelés à exercer en établissement. complémentaires. Les échanges nourris entre les deux
services ont permis d'affiner les hypothèses de départ
Enfin, le renseignement constitue l'un des vecteurs de (évasion, préparatifs d'attentat) et de cibler l'ensemble des
la coopération pénitentiaire européenne. Elle permet protagonistes. Le 18 mai 2010, la SDAT, appuyée par
d’appréhender les menaces transnationales (terrorisme plusieurs autres services opérationnels, a procédé dans le
séparatiste basque par exemple), les phénomènes dont Cantal, en région parisienne et au centre pénitentiaire de
l'intensité varie selon les pays (notamment ceux de radi- Clairvaux, à l'interpellation de onze individus impliqués
calisation violente), elle contribue enfin à identifier des dans un projet criminel d'envergure comprenant l'évasion
auteurs d'infractions commis sur plusieurs territoires de deux d'entre eux de la maison centrale de Clairvaux.
(c’est le cas des Pink Panthers). Les perquisitions ont, par ailleurs, permis de saisir de
nombreuses pièces à conviction en lien avec ce projet
terroriste et d'établir l'imminence de sa réalisation. Il est
L'avènement d'un véritable à noter que l'un des deux détenus dont l'évasion était
projetée purgeait déjà une peine de réclusion criminelle
renseignement opérationnel à perpétuité des faits de terrorisme.

Tentative d'assassinat déjouée, janvier 2009. Le 28 janvier


Au quotidien le renseignement pénitentiaire s'appuie 2009, l'Office central de lutte contre le crime organisé
sur le croisement d'investigations menées sur : (OCLCO) a saisi EMS3 à la suite d'une information lui
étant parvenue, faisant état de la préparation de l'assassinat
- les personnes, en mettant en lumière les liens qu'elles d'un médecin qui impliquerait un individu dont seul
entretiennent au-delà des seules procédures pénales l’alias était connu. Les éléments en possession de l'OCLCO
dans lesquelles elles sont impliquées ; permettaient, par ailleurs, de retenir l'hypothèse selon
laquelle l'individu recherché aurait été placé en cellule
- les établissements, en identifiant pour une période avec un autre détenu (dont l'identité était en revanche
donnée les individus qui y sont entrés en contact ; connue). Sur la base de ces informations éparses, EMS3 a
identifié un profil, dont l'alias, la période d'incarcération
- les incidents, en recensant leurs caractéristiques et et la fréquentation du tiers dont l'identité était connue
leurs auteurs. ont pu être validés. Le 12 février, cet individu a été ap-
préhendé alors que la compagne du médecin était en
L'activité récente du service atteste parfaitement de train de lui remettre un acompte, la photo de son mari
cette dimension opérationnelle du renseignement péni- et le plan du cabinet médical de celui-ci.
tentiaire. Les trois exemples suivants l’illustrent par la
mise en échec de plusieurs entreprises criminelles. C’est Reprise d'un évadé, septembre 2007. Le 14 juillet 2007, un
un bénéfice immédiat tant pour l'institution (double commando armé détournait un hélicoptère qu’il faisait
évasion déjouée, mai 2010), que pour la société (tentative atterrir sur le toit de la maison d'arrêt de Grasse. Des
d'assassinat déjouée, janvier 2009), voire pour l’ensemble hommes s'introduisaient dans le quartier d'isolement et
de la chaîne pénale (reprise d'un évadé, septembre 2007). parvenaient à en extraire un détenu inscrit au répertoire
des DPS. Le jour même, les services chargés de l'enquête, et
Double évasion d'islamistes radicaux déjouée, mai 2010. notamment la brigade nationale de recherche des fugitifs
Début janvier 2010, l'examen d'un courrier reçu par un (BNRF), évoquaient une piste potentielle. L'étude par
détenu inscrit au répertoire des détenus particulièrement EMS3 du champ relationnel du détenu en fuite a permis

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

de remonter jusqu'à un individu, déjà incarcéré, qui La matière du renseignement, en elle-même, ne peut
présentait, par ailleurs, la particularité d'avoir commu- prétendre à la nouveauté, ses modes d'élaboration et son
niqué, lors de son élargissement, une adresse identique traitement ont, eux, singulièrement évolué sur la voie
à celle d'un troisième individu. Forts de ces données, d'une professionnalisation de ce domaine d'activité. Une
les services de police ont rapidement pu exercer une activité demeurant cependant peu connue puisque la
surveillance discrète sur ces personnes. Elle a permis discrétion demeure sa clef de voûte.
l’interpellation du fugitif le 21 septembre.
Cette discrétion est à la fois une contrainte et le prix
à payer, celui du paradoxe inhérent à tout service de
Conclusion renseignement, et dont les réussites s'évaluent essentiel-
lement à la lumière d'événements qui ne se sont pas
produits parce que suffisamment anticipés.
Légitime, nécessaire et empreint d'une véritable tech-
nicité appuyée sur l'identité professionnelle de ses acteurs
et assumé par l’institution, le renseignement, à l'instar
d'autres thématiques portées par la DAP, illustre le
renouvellement des métiers pénitentiaires. Stéphane SCOTTO, Nicolas JAUNIAUX

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Renseignement d’intérêt criminel :


une priorité oubliée ?
Jean-François GAYRAUD

« Les armes les plus efficaces de l’État ne doivent pas être montrées aux hommes »

« Ainsi, “ce qui est”, constitue la possibilité de toute chose ; “ce qui n’est pas” constitue sa fonction »

Lao-Tseu, Tao-tö king 1

Le renseignement est traditionnellement confiné aux


matières dites de « sécurité nationale » : espionnage/
contre-espionnage, terrorisme/contre-terrorisme. Pourtant,
face à certaines formes de criminalité représentant de
véritables menaces de niveau stratégique, il pourrait être
intéressant d'explorer les voies d'un « renseignement
(d'intérêt) criminel » dont les fondements et les
techniques restent à définir. Fondée sur l'anticipation,
cette perspective permettrait de dépasser les querelles
autour du couple prévention/répression.
© ktsdesign - fotolia.com

Criminal intelligence: a forgotten priority?


Intelligence gathering is traditionally associated with matters of « national security »: espionage/counter-espio-
nage, terrorism/counter-terrorism. Nevertheless, when faced with certain types of criminality which represent a
real strategic threat, it could be useful to explore the idea of developing a «criminal intelligence service».
Obviously the operational constraints and techniques would need to be clearly defined. But, as the main
objective of such a service would be to anticipate criminal activity, it neatly side steps the quarrels between
prevention and repression.

Jean-François Gayraud

Docteur en droit, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Institut de criminologie de Paris. Après
l’École nationale supérieure de police (ENSP/Saint-Cyr-au-Mont-d’Or), il a passé dix-sept ans à la direction de la
Surveillance du territoire (DST). Commissaire divisionnaire, il est actuellement chargé de mission à l’INHESJ. Il est
l’auteur d’articles traitant de violence politique et sociale, ainsi que d’ouvrages parus aux Presses universitaires de
France et aux Éditions Odile Jacob, en particulier : Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé (2005)
et Showbiz, people et corruption (2009).

(1) Philosophes taoïstes, La Pléiade, Gallimard, 1980.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Le renseignement, La prise de conscience de l’importance du « réel criminel »


une perspective féconde pour dans nos sociétés est si lente, l’aveuglement à ses dom-
mages si profond, que ce retard intellectuel et psycholo-
lutter contre le crime organisé gique constitue en permanence un avantage déterminant
pour tous les acteurs de la scène criminelle.

C
ette étude procède d’un postulat à vrai dire Face à la montée des phénomènes criminels, les États
crucial. Désormais portés par des entités semblent désemparés. Ils parviennent au mieux à les
souvent structurées et pérennes (mafias, car- contenir, plus rarement à les refouler de manière durable
tels, bandes, méga gangs, etc.), les phénomènes et significative. Les seules logiques traditionnelles fondées
criminels majeurs – trafics de drogues, d’êtres sur le couple répression/prévention rencontrent au final
humains, contrebandes, contrefaçons, fraudes de vraies limites.
financières, crimes écologiques, corruptions, etc. – sont
des réalités à la fois dangereuses, mais encore sous- L’objectif de cette étude est de montrer pourquoi et
estimées pour l’avenir (stabilité, intégrité) des sociétés comment le renseignement peut s’avérer utile pour, sinon
contemporaines. Dans la gamme des périls et menaces déraciner, du moins combattre plus efficacement les
d’aujourd’hui, le crime organisé 2 est devenu probablement phénomènes criminels les plus résilients.
le plus corrosif, le moins compris et celui dont le dyna-
misme s’avère le plus manifeste. À cette fin, il nous semble fondamental dans un
premier temps de revenir à une double question en
Qu’il n’y ait pas de société sans crimes est une évidence. apparence évidente, mais essentielle : qu’est-ce que le
Que, dès le XIXe siècle, le crime a émergé comme une renseignement et à quoi sert-il ? Puis, ce travail de
question sociale majeure 3 et parfois géopolitique est un fondation réalisé, nous tenterons de répondre à une ques-
fait historique. Cependant, son intensité n’a cessé de tion nouvelle : qu’est-ce que le renseignement (d’intérêt)
s’affirmer depuis la fin de la Guerre froide. Derrière la criminel ? Enfin, nous nous interrogerons sur l’avenir du
continuité et l’ancienneté de ce fait social majeur, se renseignement (criminel et autre) dans la société de
dissimule en fait une rupture. En effet, l’évolution l’information.
contemporaine du crime est beaucoup plus que quantitative :
elle est qualitative. L’ébullition criminelle est telle que la
transformation en cours relève du changement de nature, Qu’est-ce que le renseignement
non de degrés. Se contenter d’un biblique « rien de nouveau
sous le soleil » revient à commettre une erreur d’analyse :
et à quoi sert-il ?
en l’occurrence sous-estimer l’ampleur du problème.

Ce constat est parfois discuté, non par des arguments, Quand on veut la définir, la notion de renseignement
mais avec des mantras usés, tirés d’une boîte à outils idéo- oppose des résistances insoupçonnées. L’obstacle est
logique caduque : « construction » et « phantasme » d’usage contourné par l’oubli. On s’abstient de définir le
(invention ou exagération du réel), « criminalisation » et concept, car l’apparente évidence de sa définition vaudrait…
« stigmatisation » (étiquetage injuste de simples déviances définition ! Ainsi, les praticiens et les mémorialistes s’in-
ou « situations-problèmes »). Sans s’appesantir sur ces éga- terrogent-ils peu, les historiens ou les juristes encore
rements de quelques sociologues, il est clair que le « réel moins, sur ce qu’est le renseignement. Les dictionnaires de
criminel », plus encore peut-être que le réel ordinaire, est langue eux-mêmes définissent la plupart du temps le ren-
insupportable, car dur et cruel. Le réflexe premier – celui seignement par l’information et inversement. En résumé :
des individus, des groupes sociaux, de la société globale- fausse évidence d’un côté, vraie tautologie de l’autre.
ment – est logiquement, mais dangereusement, celui du
refus et du déni. L’esprit humain sait trouver de multiples Face à ces lacunes révélatrices, caractériser « l’objet
ruses idéologiques ou psychologiques pour nier ce qui le renseignement » est donc en soi intéressant. Et, en effet,
dérange. l’arrêt sur le mot révèle combien ce concept est complexe

(2) Le concept de « crime organisé » sera ici synonyme d’entités criminelles collectives de tous types, des plus sophistiquées aux plus
primaires : mafias, cartels, gangs, méga gangs, bandes, de quartiers, etc.
(3) Louis Chevallier, Classes laborieuses et Classes dangereuses à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle, Hachette, 1984 ;
Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Perrin, 2005.

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Jean-François GAYRAUD Renseignement d’intérêt criminel : une priorité oubliée ?

puisqu’il désigne à la fois des institutions (des systèmes bleu » : on est/naît renseignement. La quête du rensei-
dédiés à la collecte du renseignement) et une fonction gnement ressemblerait ainsi à une vaste chasse au trésor.
(« le » renseignement). Il suffit pourtant de tenter de lister ces renseignements
pour comprendre l’absurdité d’un tel préjugé essentialiste.
Les auteurs anciens ne butaient pas sur cet obstacle. Si
le concept même de « renseignement » leur était souvent Selon une seconde conception non pas « essentialiste »,
inconnu, la « chose » ne l’était pas. Bien au contraire, son mais « réaliste » celle–ci, le renseignement est en fait le
absolue nécessité ne leur avait pas échappé. Le stratège fruit d’un processus d’étiquetage. Un renseignement est
chinois du IVe siècle avant notre ère, Sun Tse, évoque ce que l’on désigne comme tel. Un renseignement est le
ainsi dans L’art de la guerre la « préconnaissance » indis- marquage conscient d’une information jugée hors norme.
pensable de l’adversaire afin de le vaincre 4. En l’occurrence : une information dont on dispose et que
l’on souhaite protéger, ou une information détenue par
d’autres que l’on souhaite acquérir. Il ne s’agit pas d’un
Un renseignement est une étiquette objet donné, mais d’une construction, d’une manifestation
de volonté. Il en est du renseignement comme de la
Fondamentalement, un renseignement est d’abord une femme chez Simone de Beauvoir : on ne « naît » pas ren-
information. Mais cette information est dotée d’une qua- seignement, on le devient. Dans cette perspective, le
lité (supériorité) : elle est particulière (remarquable). S’il renseignement tire sa spécificité non de son essence, mais
devait exister une pyramide des informations, une hié- d’un processus exprimant un besoin.
rarchie théorique en quelque sorte, le renseignement en
incarnerait ainsi la pointe supérieure. Dans l’ordre de À ce stade de la réflexion, une question s’impose :
préséance des informations, le renseignement en consti- quelle place accorder au « secret » ? Ne pourrait-il pas
tuerait l’aristocratie. Autrement dit, si potentiellement nous aider à différencier l’information vulgaire du noble
toute information est un renseignement, seules certaines renseignement ? On peut en douter, sauf à confondre la
d’entre elles acquièrent réellement ce statut envié. cause et la conséquence. Est considéré comme « secret »ce
que l’on qualifie de renseignement, non l’inverse. C’est
On peut aussi soutenir un point de vue opposé, en parce qu’une information est jugée sensible qu’elle fait
considérant que, parfois, toute information est renseignement. l’objet d’une protection – juridique ou matérielle – ou
Cette vision « totalisante » se défend. Elle est celle des d’une recherche active, non l’inverse. Le secret est une
États totalitaires. L’attention inquiète et souvent paranoïaque résultante, plus qu’une donnée a priori.
portée à ses ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, réels
ou supposés, a conduit à un délire d’espionnage et d’ar- Si donc le renseignement est une information étiquetée
chivage méticuleux des moindres ragots, faits et gestes. comme particulière, il faut alors décider de cette particu-
Cette conception se rencontre aussi chez le partisan de la larité. Quelle serait sa valeur ajoutée réelle ou présumée ?
« guerre totale », Carl von Clausewitz au XIXe siècle qui Pourquoi, à un moment donné affuble-t-on une information
écrit dans De la nature de la guerre : « Le terme de renseignement d’un tel poids ? Il semble que cette particularité du rensei-
décrit l’ensemble des connaissances relatives à l’ennemi et à son gnement réside à la fois dans sa rareté et dans son utilité.
pays, qui servent de fondement à toutes nos idées et à nos actions À court ou moyen terme.
propres ».
Une information abondante et librement disponible
Loin de ces positions extrêmes, comment distinguer ne sera jamais un renseignement. Sauf pour celui qui
alors le bon grain (renseignement) de l’ivraie (information) ? ignore sa libre disponibilité, ce qui dans la « société de
Quel est le critère de distinction et d’anoblissement ? l’information et de la communication » est loin d’être
Deux conceptions sont possibles, même si elles ne sont impossible vu les flux d’informations circulant désormais
jamais envisagées explicitement. sur la planète en temps réel. De même, une information
inutile (et rare) ne sera pas non plus un renseignement.
La première, naïve et dangereuse, présupposerait une La rareté est certes une qualité en soi – (conception
sorte d’évidence et de fixité du renseignement. Certaines essentialiste) –, mais ne prend toute sa valeur qu’en vue
informations seraient par nature des renseignements. d’une utilisation finale : un besoin à satisfaire. Il lui faut
Des informations seraient dotées de qualités intrinsèques une destination, un « client ». Ce client demandeur sera
qui les auto-désigneraient sans conteste comme « rensei- généralement l’État : en l’occurrence le pouvoir politique
gnements ». Il y aurait ainsi des informations de « sang et/ou des administrations publiques. Ce qui signifie qu’une

(4) Champs Flammarion, 1978.

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information n’acquiert son statut de « renseignement » pour l’information en elle-même – qui n’est pas rare ! –,
qu’à titre de besoin à satisfaire. Le renseignement est ainsi mais pour ce que cela révèle : en l’occurrence un centre
une information obéissant à une finalité pratique. d’intérêt précis et particulier à un moment donné.

Cependant, la pratique révèle un biais fréquent. Si le Un service de renseignement ne collecte donc pas du
besoin formulé est premier, la recherche de renseignements renseignement (en soi), mais des informations particulières,
relève souvent moins du scalpel que du filet dérivant. préalablement envisagées comme telles. Seule l’alchimie
Pensons, par exemple, aux vastes capacités d’interceptions d’un processus politico-administratif crée du renseignement ;
des communications par des agences spécialisées dans le il transforme le plomb (information) en or (renseignement).
Signal Intelligence (NSA, GCHQ, FAPSI, etc.) qui, si elles Ce processus n’exprime pas une « manipulation » au sens
fonctionnent en partie par mots et thématiques clefs, vulgaire et paranoïaque du terme (complot), mais sim-
recueillent fatalement dans leur exploration de multiples plement l’antériorité absolue de l’expression d’un besoin
informations qu’il faut trier et ensuite classer. Nul service puis sa formalisation. Plus simplement : le renseignement
de renseignement n’échappe à ce phénomène, quels que est ce à quoi les services de renseignement s’intéressent
soient les modes de recueil (humain, surveillances, écoutes). sur demande ou avec l’autorisation du pouvoir politique.

Un « renseignement » ne relève ainsi ni du savoir uni-


versitaire, ni de la science, ni des banques de données,
Le renseignement révèle la prise
mais d’un rapport trivial au monde, d’une nécessité de conscience d’une menace stratégique
située dans le temps, dépendant au mieux de l’expression
d’un besoin, au pire du processus de recherche et D’où l’inévitable question : qui exprime ce besoin et
d’archivage. Explorant la naissance de cette nouvelle dis- pourquoi ? Seul le pouvoir politique, in fine, est ici légitime.
cipline au XIXe siècle, Alain Dewerpe écrit justement : Comme processus, le renseignement est la manifestation
« Élaborant une épistémologie spécifique, le “ renseignement ” d’une prise de conscience face à une menace vitale et
invente un savoir dissocié de la science normale, savoir en essentielle. Mais prise de conscience de quoi ? Ce qui
marge, total, positif, prédictif et secret, que l’on peut sans doute conduit à une autre question : quel est le « périmètre »
qualifier de science politique du secret d’État » 5. du renseignement ?

Le renseignement est ainsi le résultat d’un cheminement L’histoire apporte ici une première réponse, en suggérant
qui, partant d’une demande, donc de l’expression en qu’existerait un « domaine naturel » du renseignement.
amont d’un besoin, s’incarne ensuite dans un processus Depuis que la « fonction renseignement » s’est affirmée
administratif de recherche puis de traitement (recueil, comme telle, et avant même qu’elle ne s’institutionnalise avec
analyse, archivage, etc.). Ce processus est, en réalité, des administrations publiques, elle semble indissociable de
interactif et relève de l’échange et de la communication la montée de l’État comme fait politique. Le renseignement
permanente entre le demandeur (de renseignement : le est à la fois le signe – le symptôme ? – et un des moyens
politique) et son producteur (le service de renseignement : de l’affirmation du pouvoir étatique. Le renseignement
l’administration). Le renseignement est donc bien un pro- s’impose comme l’outil de la conservation des institutions
duit fabriqué (expression d’un besoin, activité de recueil publiques. Sous l’Ancien Régime, le « secret du roi »
puis d’analyse) et non un objet en soi. Autrement dit, émerge, en effet, pour protéger les intérêts fondamentaux
seule l’existence d’un circuit politico-administratif de la nation. Le renseignement est ce qui doit permettre
explique et légitime l’existence du renseignement. au Prince de survivre : surveiller les opposants et déjouer
les complots (renseignement politique), faire la guerre et
À l’image des enseignements du Tao-tö king, on est tenté la paix (renseignement militaire et diplomatique). Le
de conclure sur ce point précis que contenu (le rensei- périmètre premier du renseignement est indissociable de
gnement) et contenant (appareil politico administratif) la préservation de l’État ; ce que l’on qualifie désormais
sont indissociables : le contenant étant la possibilité, et le de « sécurité nationale » et qui correspond in concreto aux
contenu la fonction. Le contenu est défini par le contenant. activités de contre-espionnage et d’espionnage. Depuis, les
services de renseignement se sont identifiés à cet espace
À la limite – et cette situation absurde existe – des arti- premier – « naturel » ? – du renseignement, considérant,
cles de presse achetés dans le commerce puis archivés et tradition et routine obligent, que toute autre matière en
classés « secret » deviennent du « renseignement » : non serait « naturellement » exclue.

(5) Espion, Gallimard, 1994.

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Jean-François GAYRAUD Renseignement d’intérêt criminel : une priorité oubliée ?

Notons ici comment, en Occident, la mission de lutte d’avance tel aux échecs. Ce travail doit pouvoir
contre le terrorisme – intérieur et extérieur – ne s’est agrégée rester insoupçonné, momentanément ou définiti-
que tardivement et souvent avec réticence à ce « domaine vement – et faire au besoin l’objet d’un démenti
naturel ». Il fallut le poids des événements (attentats crédible (deniability).
massifs et/ou répétés) et de véritables décisions politiques
pour que ces administrations spécialisées dans le rensei- 2° Volonté de s’inscrire par réalisme dans la durée, ce
gnement (intérieur ou extérieur) consentent à déborder par considération géopolitique. L’adversaire est
de leurs « compétences naturelles » (espionnage, contre- perçu comme un acteur fixe et stable, souvent légitime ;
espionnage) pour embrasser cette matière nouvelle. S’il sa disparition n’est pas envisageable, souhaitable ou
semble « normal », à l’aube du XXIe siècle, que le terrorisme possible. Ainsi les États doivent-ils s’accepter dans
soit devenu une matière de renseignement, cette apparente l’ordre du monde. Parfois, même quand il ne s’agit
évidence ne le fut pas jusqu’aux années 1980/90. L’histoire pas d’un État, mais d’une entité privée, cet adversaire
administrative nous « renseigne » ainsi puissamment sur la peut être jugé quasi indestructible (une mafia, par
frontière entre l’« inné » et l’« acquis » administratif. exemple). Le choix du renseignement est ainsi une
forme de reconnaissance non de la légitimité, mais de
la dureté et de la résilience de cet adversaire.
Le basculement
vers le renseignement 3° Volonté d’anticipation, souci de ne pas subir ; autre-
ment dit, éviter la « surprise stratégique », obligeant
Cependant, ce rappel n’explique pas en lui–même à agir a posteriori (après un acte d’espionnage, de
pourquoi une préoccupation concerne à un moment terrorisme, etc.) : être intellectuellement et matériel-
précis « l’outil renseignement ». Comme ci-dessus défini, lement pro actif et non réactif. Comprendre et agir
le renseignement est d’abord prise de conscience face à ex ante et non post mortem. Ce souci d’anticipation
une menace vitale. Cependant, l’État pourrait toujours y explique pourquoi la « matière terroriste » a été intégrée
opposer d’autres outils : la police répressive (champ au domaine du renseignement. La seule logique d’une
pénal) sur le terrain intérieur, l’armée et/ou la diplomatie police purement répressive agissant après la com-
(champ politique) à l’extérieur. Ces alternatives relèvent mission de crimes si déstabilisants a, en effet, semblé
cependant de l’action « ouverte » ou « publique », donc inadaptée.
du visible et de l’avoué. Le recours au renseignement est un
révélateur : en un temps et dans un espace donnés, les ou- 4° Volonté de révélation d’un invisible. Seul le rensei-
tils traditionnels semblent inefficaces ou disproportionnés. gnement expose des phénomènes clandestins et
invisibles dont même les dégâts peuvent rester
Quels sont alors les avantages et vertus prêtés au ren- inconnus (espionnage, par exemple). Le renseignement
seignement ? Plus clairement : pourquoi l’État décide-t-il manifeste une envie de savoir au-delà des apparences
de confier certaines tâches au renseignement et non à de (trompeuses) et des (fausses) évidences.
simples services de police ou « d’application de la loi »
(version anglo-saxonne) ? Le choix de « l’option renseignement » correspond
ainsi à une anthropologie particulière des relations
Pour y répondre, écartons-nous des usuelles énumérations sociales (discrétion, révélation) et du temps (durée, anti-
de missions confiées à ces services spécialisés : purement cipation) 6. Ce dernier point est crucial. En effet, notre
descriptives, elles dévoilent mal les motivations en jeu. rapport au temps est globalement en pleine mutation
Par ailleurs, même si les fonctions et moyens de ces services depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous vivons
diffèrent en raison du contexte (historique, légal, culturel) désormais des séquences temporelles de plus en plus
et de leur posture administrative – services de renseignement courtes, voire dans l’immédiateté permanente : l’ubiquité
intérieur/sécurité ou extérieurs/spéciaux –, il n’en demeure médiatique, la vitesse technologique et les spasmes
pas moins que le choix de « l’option renseignement » électoraux laminent les formes ancestrales de distance et
résulte toujours de quelques déterminants. Quatre nous de continuité, au profit d’une fébrilité et d’une agitation
semblent cruciaux : incessantes. Ainsi, la discontinuité marque désormais la
vie sociale et politique, là où les activités de renseignement
1° Volonté de discrétion : soit pour motif politique ont besoin de s’inscrire dans une relative durée pour être
ou diplomatique, n’embarrasser personne : ni soi– efficace.
même, ni l’adversaire ; soit pour conserver un coup

(6) Nicole Aubert, Le culte de l’urgence, La société malade du temps, Champs Flammarion, 2003.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Qu’est-ce que le renseignement Plusieurs formes


(d’intérêt) criminel ? de renseignement criminel
Le concept de « renseignement criminel » est moins
Comme déjà noté, « renseignement » est historiquement clair qu’il n’y paraît de prime abord et nombre d’auteurs
synonyme d’espionnage et de contre-espionnage ; et l’utilisent sans en percevoir toujours les significations
depuis quelques décennies, cette matière a su s’acclimater diverses, au nombre de trois :
au terrorisme. On notera d’ailleurs que cette acclimatation
s’est souvent opérée par « la voie étatique ». C’est parce 1° D’usage, ce concept désigne une méthode policière :
que certains États pratiquaient le terrorisme ou du moins user des techniques du renseignement pour élaborer
le soutenaient que les services de renseignements ont dû des dossiers judiciaires sur tout crime ou délit. C’est
investir cette matière. du « renseignement à finalité judiciaire ».

Que l’on puisse faire du renseignement hors ces 2° Cependant, ce concept désigne souvent aussi des
domaines usuels est rarement envisagé ; même si quelques objectifs, outre la méthode. Il faut à nouveau distinguer :
pays anglo-saxons ont ouvert la voie. Pour qu’une telle - « renseignement criminel », souvent implicitement
évolution puisse s’opérer, une prise de conscience synonyme de « renseignement sur des crimes et
s’impose, qui passe par l’analyse réaliste des menaces délits de droit commun » (banditisme, crime
pesant sur les sociétés contemporaines. Il s’agit en organisé) ;
l’occurrence de sortir de l’aveuglement 7 relatif à la - « renseignement criminel », synonyme de « crimes
dimension désormais véritablement stratégique des et délits » au sens pénal du terme. Son périmètre
phénomènes criminels contemporains. dépasse donc celui des seuls crimes de droit
commun. Ainsi, les services de sécurité – de
Hors de question ici de brosser le tableau de ces renseignement intérieur – disposant d’une
phénomènes criminels qui, pour être peu visibles – donc double compétence de police judiciaire spécialisée
indicibles dans la « société de l’information et de la sur des domaines précis (généralement le contre-
communication » – n’en sont pas moins de très haute espionnage et le contre-terrorisme) et de police
intensité. Donnons simplement ici leurs caractéristiques administrative, c’est-à-dire de renseignement pur,
majeures : massifs (explosion statistique) ; enracinés font-ils naturellement du renseignement dont
(territorialement) ; organisés (permanents et institution- une partie peut avoir une finalité judiciaire. Au
nalisés) ; résilients (adaptatifs, parfois indestructibles) ; gré des circonstances et de l’opportunité politico
invisibles (immersion, loin des capteurs médiatiques et judiciaire, ces services à double « casquette »,
judiciaires) ; destructeurs (létalité, corrosivité sociale) ; hybrides, ont l’habitude de faire glisser une
hybrides (politico-criminels, « cols blancs »/« cols bleus ») ; partie de leur travail de pur renseignement vers
corrupteurs (des institutions politiques et économiques). des dossiers criminels, conformément aux cadres
Certaines entités criminelles sont ainsi devenues de fixés par leurs législations respectives. L’histoire
véritables puissances (politiques, militaires, financières) du contre-espionnage et du contre-terrorisme en
au sens de la science politique. France a amplement démontré l’efficacité d’une
articulation intelligente du renseignement et du
Or, cette prise de conscience est encore lente et impar- judiciaire au sein d’un même service.
faite. Pourtant, les désordres criminels contemporains sont
tels que leur analyse ne relève plus des seules criminologie 3° Enfin, selon une troisième version : utiliser les
ou sociologie criminelle, mais bien d’autres disciplines techniques du renseignement hors de toute option
comme la géopolitique et la macro-économie. Ainsi, seule judiciaire directe, comme outil de connaissance, d’aide
cette approche nouvelle et préalable permettra la transfor- à la décision. Le « client » du « produit renseignement »
mation profonde des pratiques administratives. n’est pas la justice, mais : le pouvoir politique, des
décideurs privés (décisions d’investissements) ou des
administrations 8. On fait du renseignement sur des
acteurs commettant des crimes, mais sans finalité
judiciaire immédiate.

(7) Xavier Raufer, Les nouveaux dangers planétaires, Chaos mondial, décèlement précoce, CNRS éditions, 2009.
(8) Ainsi, par exemple, l’administration pénitentiaire a tout intérêt à surveiller ses détenus afin de prévenir des phénomènes de caïdat
ou plus grave encore de formation de « gangs carcéraux ». Il y va de sa souveraineté, donc de sa crédibilité.

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Jean-François GAYRAUD Renseignement d’intérêt criminel : une priorité oubliée ?

La logique traditionnelle de police judiciaire/criminelle/ entités spécialisées travaillent alors aux côtés de celles
répressive – sans phase longue de renseignement en amont en charge de la répression, et ce de deux manières : soit
– présente deux caractéristiques. en amont pour préparer dans le moyen terme des
D’abord, elle est par nature réactive. II s’agit d’intervenir dossiers judiciaires, soit en aval pour aider à la
après la commission ou la découverte du crime ou du résolution de crimes ou de délits déjà commis 10.
délit : post mortem, donc a posteriori et surtout dans la
discontinuité, car elle opère seulement après chaque 3° La troisième consiste à développer au sein des
crime ou délit connu 9. Cette logique réactive et en pointillé administrations spécialisées dans le renseignement –
est admissible face à des criminels isolés ou occasionnels. les « services de renseignements » – des entités
En revanche, elle devient myope et même inefficace face spécialisées dans les phénomènes criminels de droit
à des criminels professionnels ou d’habitude, spécialement commun.
quand ils appartiennent à des entités criminelles constituées,
capables de se régénérer. Elle est également discutable Vers un renseignement criminel élargi
quand existent des « bassins criminels », c’est-à-dire des
villes ou des régions qui, de manière endémique, déve- Cependant, nous proposons une vision plus ambitieuse
loppent des phénomènes criminels de haute intensité en que celle du renseignement criminel stricto sensu à travers
perpétuel renouvellement. C’est pourquoi, dans certains le concept de « renseignement d’intérêt criminel » (RIC).
pays, la montée des phénomènes criminels structurés et Et ce en nous inspirant de celui de « renseignement
résilients a peu à peu imposé le recours aux logiques du d’intérêt militaire » définissant en France les missions de
renseignement. la direction du Renseignement militaire (DRM). De
Ensuite, cette logique traditionnelle est largement même que le « renseignement d’intérêt militaire » impose
empirique. Le savoir professionnel sur le monde criminel une vision large de ce que doit être le renseignement
dépend d’un apprentissage au quotidien puis repose sur militaire – ne plus se contenter de compter les chars et
les mémoires individuelles, avec leur volatilité. Or, cet les avions de l’ennemi – le RIC envisage une lutte anti-
empirisme est par nature oublieux : amnésique en criminalité débordant la simple perspective judiciaire
quelque sorte. immédiate. Le RIC englobe et dépasse à la fois le classique
– mais peu pratique – « renseignement criminel ».
Comment intégrer
Sans aborder ici la question secondaire de l’organisation
le renseignement criminel ? administrative du RIC – quel(s) organisme(s), assumant
toutes ces missions ou seulement certaines d’entre elles ?
L’intégration d’une logique de renseignement peut s’opérer – il s’avère crucial, en revanche, d’en envisager les diffé-
de trois façons, au demeurant non contradictoires. rentes perspectives possibles. Nous les abordons en partant
de celles se situant le plus en amont du processus judiciaire :
1° La première consiste à diffuser le réflexe – la « culture »
– du renseignement au sein de tous les services 1° Le renseignement criminel (de niveau) stratégique.
répressifs (police, gendarmerie, douanes, fisc) confrontés À ce stade, le renseignement n’a pas pour finalité
à des réalités criminelles pérennes et résilientes ; et immédiate la répression judiciaire. Il répond à d’autres
ce de la patrouille de police urbaine jusqu’au service logiques et vise à satisfaire d’autres besoins. Il s’agit
spécialisé dans le banditisme. Avec le souci ensuite de s’assurer d’une connaissance et d’un suivi des
d’une remontée et d’un archivage de ce savoir qui, évolutions criminelles majeures au plan mondial ou
souvent, reste en fait dispersé et non formalisé. même simplement local (une prison, un quartier,
une ville, etc.). Le renseignement sert ici à com-
2° La deuxième consiste à créer au sein de ces services prendre la menace criminelle (tendances, mutations)
répressifs des entités dédiées au renseignement. Ces et ensuite à orienter les priorités politiques et

(9) Cette logique s’explique en partie – mais en partie seulement – par les exigences (incontournables et bienvenues) d’un État de droit,
en l’occurrence de la présomption d’innocence.
(10) Même si on l’a parfois oublié, la création des Brigades de recherche et d’intervention (BRI), communément appelées « anti-gangs»,
dans les années 1960 en France, partait de cette idée. Confrontées à des professionnels du banditisme et à des bassins criminels,
les BRI se livrent à un travail assidu de recherche de renseignements permettant de disposer en permanence d’une bonne connais-
sance du Milieu. Ces BRI se sont spécialisées alors dans l’interpellation des gangsters avant tout passage à l’acte – au stade dit des
« actes préparatoires » grâce à l’incrimination d’association de malfaiteurs. La culture de l’anticipation allant même jusqu’à surveil-
ler ces professionnels du crime dès leur sortie de prison en pariant sur leur inéluctable récidive. Il y a donc bien avec les BRI une intui-
tion forte sur la manière dont le crime professionnel doit faire l’objet d’une anticipation.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

administratives, dont policières. À ce niveau, le ren- certaine vigilance. Nous pensons ici à deux types
seignement remplit de multiples fonctions : établir de situations en plein développement :
un état de la situation (cartographie, rapports),
dégager les tendances de moyen terme, proposer des • des acteurs œuvrant dans la « zone grise » de
évolutions normatives, envisager une critique des plus en plus importante entre les sphères
pratiques professionnelles afin d’adapter la réponse légales et illégales et pouvant, à ce titre, exercer
policière, définir des réponses diplomatiques, etc. une influence douteuse d’un point de vue
politique ou économique ;
La perspective d’un tel travail est à la fois criminolo- • des acteurs réellement criminels, mais usant
gique et géopolitique. Dans un nomos de la terre à la fois du territoire national – critère de l’application
chaotique et globalisé, rares sont désormais les phéno- du droit pénal (français) – comme lieu de
mènes criminels, même géographiquement éloignés, dont refuge, de contacts ou d’investissements/blan-
les mutations n’impactent pas un jour l’Europe. De chiment. Si les deux premières activités ne
même, les phénomènes criminels n’étant pas toujours sont pas a priori répréhensibles, la dernière
immédiatement « neutralisables », ils doivent cependant l’est, mais se révèle d’une si grande difficulté
faire l’objet d’une connaissance approfondie avant à établir en droit que la probabilité de sa
même toute conclusion judiciaire. répression est la plupart du temps très faible.

La centralisation et l’analyse de renseignements et/ou La différence d’approche entre renseignement criminel


d’informations de toutes sortes – procédures judiciaires ; stratégique et tactique est évidente : le premier s’inscrit
échanges avec des services étrangers ; presse ; rapports ; dans le temps long de la réflexion, de l’anticipation et du
études universitaires ou de Think tank, etc. – doivent qualitatif, le second s’inscrit dans le temps court de la
permettre d’établir un « état de la menace criminelle » statistique. Cependant, ces deux niveaux de renseignement
servant d’aide à la décision pour des décideurs politiques criminel se complètent et sont même indissociables.
(négociations et relations internationales), administratifs
(un préfet de région ou de département) ou des décideurs Par ailleurs, le choix du renseignement criminel (stra-
privés (sécurité économique). tégique et tactique) implique l’utilisation de méthodes
particulières. Les unes sont empruntées au « renseignement
2° Le renseignement criminel (de niveau) tactique : de sécurité » : écoutes non judiciaires, micros clandestins,
celui tourné vers l’action immédiate. Là où le rensei- infiltrations humaines, informateurs, longues périodes
gnement stratégique s’intéresse d’abord au contexte de surveillances, etc. D’autres aux sciences sociales : ainsi
(présent et futur), le renseignement tactique est pour la cartographie criminelle. Certaines enfin relèvent
clairement nominatif. Il vise à désigner des cibles de la coopération structurelle entre services en charge
concrètes : des individus ou des organisations. Deux du crime : ce sont les équipes conjointes (task forces), des
niveaux doivent être distingués : unités permettant de dépasser le simple cadre des échanges
de renseignements.
- Celui d’abord d’un renseignement tactique
directement tourné vers « l’application de la loi »
(la répression). Nous le qualifions de « rensei- Sait-on (et peut-on) encore faire
gnement tactique/opérationnel ». Le renseignement
sert à arrêter des suspects avec cependant le souci
du renseignement
de prolonger la phase de renseignement au-delà (criminel et autre) dans
des arrestations. Ce souci devient cardinal quand
les services répressifs sont confrontés : soit à des la société de l’information ?
territoires criminalisés, soit à des entités (« orga-
nisations ») résilientes donc aptes à se régénérer.
- Cependant, le renseignement tactique demeure Dans le grand kaléidoscope administratif : qui fera
nécessaire aussi pour tenter d’approcher des quoi ? Cette question est souvent la première posée et,
réalités criminelles se situant hors du champ faute de pouvoir l’arbitrer, elle condamne souvent d’em-
pénal classique : dans l’ordre du « supra pénal ». blée toute évolution. Les questions épineuses à trancher
Nous le qualifions de « renseignement tactique sont nombreuses : le renseignement tactique doit-il être
de vigilance ». Il existe, en effet, nombre d’acteurs le privilège de la seule police judiciaire et de la sécurité
sociaux qui ne semblent qu’en « odeur de cri- publique ? Faut-il créer en leur sein des entités spécialisées
minalité », mais dont les activités nécessitent une dans le renseignement ? Les services de renseignement

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Jean-François GAYRAUD Renseignement d’intérêt criminel : une priorité oubliée ?

doivent-ils s’investir dans le renseignement criminel de humaine – surveillances physiques, recrutement d’infor-
niveau stratégique ? Etc. mateurs, opérations « spéciales » – fera place à des activités
sans risques ni traces : le renseignement technique (signal
Ne sous-estimons pas ces obstacles relevant de la intelligence) et les échanges entre services de renseignement
« tuyauterie administrative ». Si un observateur extérieur (coopération internationale). La distance avec le monde
peut les trouver secondaires, tout sociologue des organi- réel ne fera alors qu’augmenter et videra en partie ces
sations sait combien ils conditionnent en fait les évolutions administrations de leur pertinence. Le renseignement
administratives. Les querelles sur la forme (le contenant, technique est rassurant, mais souvent décevant, voire
les outils) précèdent souvent le débat sur le fond (le dangereux. Il n’est utile, en effet, que confirmé ou
contenu, les perspectives : quel ennemi ?). Les missions complété par du renseignement humain. Il est, par ailleurs,
s’adaptent souvent moins aux réalités à affronter qu’aux aisément contournable : toutes les lignes Maginot, même
hommes qui en vivent. technologiques, se prennent à revers. Quant aux rensei-
gnements obtenus par les échanges internationaux, ils
Cependant, à côté de ces obstacles triviaux et subal- rencontrent des limites évidentes : l’intoxication et la
ternes, d’autres plus subtils émergent. Il est d’usage dépendance.
(philosophique) d’effrayer nos contemporains sur l’émer-
gence de la « société disciplinaire » (Michel Foucault) ou
encore de la « société de contrôle » (Gilles Deleuze) 11. Contre la résilience criminelle,
En réalité, ce qui menace tant les citoyens que les admi-
nistrations en charge du renseignement est plutôt la
le renseignement d’intérêt
« société de la trace ». À l’ère de la société de l’information criminel...
– c’est-à-dire de l’informatique et du numérique généra-
lisés –, la plupart des actions humaines laissent une
empreinte. Notre signature électronique est désormais L’aveuglement face au monde réel produit toujours des
partout via l’omniprésence d’Internet, du téléphone catastrophes, que cet aveuglement porte sur le diagnostic
portable, des caméras, de la reconnaissance faciale et ou la thérapie. Dans son livre magistral sur la révolution
génétique et autres technologies de la communication. française, Les origines de la France contemporaine, Hippolyte
Cette société horizontale, sans centre ni véritable pilote, Taine a décrit dans des pages passées à la postérité
fait disparaître presque toute forme d’anonymat. Si les comment ce mécanisme fut fatal aux élites de l’Ancien
conséquences de cette évolution sont angoissantes pour Régime 12. Le déni de réalité est toujours mortel.
la liberté individuelle, elles posent également de sérieuses
questions aux administrations en charge du renseignement Or, face à la montée des périls criminels, les États ne
intérieur ou extérieur. Qu’est-ce qu’une opération clan- sont pas toujours loin d’une telle situation. Les limites
destine quand la moindre photo d’un agent, enregistrée des politiques anticriminelles traditionnelles fondées sur
par une caméra de surveillance, peut se retrouver en temps le couple prévention/répression semblent souvent mani-
réel sur Internet ? festes. C’est pourquoi il serait intéressant d’expérimenter
d’autres pratiques qui viendraient non en substitution,
Le refuge spontané de ces administrations ainsi empê- mais en complément du duo prévention/répression, et
chées est connu d’avance. Le renseignement d’origine ce dans une logique d’anticipation.

Jean-François GAYRAUD

(11) Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, n° 1, mai 1990.
(12) Collection Bouquins, Robert Laffont, 1990.

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Lacoste:Mise en page 1 5/08/10 14:52 Page 64

Corruption, mafias et renseignement


Pierre LACOSTE

L a corruption est un fléau universel qui a existé de


tout temps dans les sociétés humaines, depuis la plus
haute antiquité, chez les riches comme chez les pau-
vres et à tous les niveaux des organisations
politiques, sociales et économiques. De nos
jours, dans le cadre de la mondialisation, les médias du
monde occidental évoquent constamment des cas de cor-
ruption en relation avec les méfaits de la criminalité
organisée, avec les comportements aberrants des « États
sujet important de leurs études transdisciplinaires concernant
les stratégies de la défense et de la sécurité. Mais, comme c’est
aussi un des principaux modes d’action des mafias crimi-
nelles qui sévissent dans le monde contemporain, il concerne
au premier chef tous ceux qui exercent des responsabilités
tant dans la conduite des politiques publiques que des
affaires privées.

Pour ma part, j’ai depuis de nombreuses années la


voyous » et des « États faillis », ainsi qu’avec ceux de conviction que, sous ses différentes formes, la corruption
plusieurs puissances privées transnationales devenues de est une des pratiques les plus efficaces des stratégies
véritables « pseudos États ». Enfin, la corruption est un mafieuses, car elle contribue à garantir la sécurité et la
des thèmes favoris des amateurs de scandales politico- pérennité de leurs activités criminelles. Pendant des siècles,
financiers puisque les plus authentiques démocraties ne dans plusieurs régions du monde, certaines mafias ont
sont pas non plus à l’abri des dérives de certains de leurs réussi à survivre à toutes les contre-mesures et à toutes
citoyens, parfois même de leurs dirigeants. les tentatives des différents régimes qui ont tenté de les
éradiquer. J’ai publié chez Lattès en 1992, peu de temps
Sur un tel sujet, les renseignements les plus précis et les après avoir quitté la présidence de la Fondation pour les
enquêtes les plus fiables des services de renseignement et études de défense nationale, un essai intitulé Les mafias
des autorités judiciaires coexistent avec des informations contre la démocratie 1. Après avoir analysé les principes
fantaisistes et des rumeurs incontrôlables qui désorientent fondamentaux de la sécurité contre les risques naturels et
les opinions publiques. Les procédures du secret voisinent accidentels, d’une part, et contre les menaces délibérément
alors avec les approximations du « non-dit » au détriment provoquées par des personnes ou par des organisations
d’une connaissance objective des faits. La loi du silence, humaines aux intentions hostiles ou criminelles, d’autre
les allégations invérifiables, les règlements de comptes part, j’avais énoncé un de ses principaux paradoxes :
faussent la perception des réalités et de leurs représentations « l’homme est le plus dangereux de tous les prédateurs mais il est
dans l’imaginaire des peuples. aussi, grâce aux progrès constants des sciences et des techniques,
le meilleur artisan des systèmes de sécurité du monde moderne ».
Comme le rappelle l’introduction du Livre Blanc de
2008, la complexité des relations internationales, les menaces Dans la première catégorie, les corrupteurs et les cor-
pour la paix et pour la sécurité dépendent de facteurs qui rompus n’ont pas cessé de fragiliser les défenses légitimes
n’apparaissaient pas explicitement dans les analyses clas- des États de droit 2. Dans la seconde, les services de ren-
siques des causes, des modalités et des effets des conflits seignement sont parties intégrantes des systèmes de
armés et des crises de l’insécurité. C’est en ce sens que la sécurité. Le Livre Blanc a introduit la notion de « résilience »
corruption, sous ses divers aspects, mérite d’être prise en pour qualifier les aptitudes de nos institutions à résister
compte par les spécialistes du Renseignement. C’est un en souplesse à des attaques imprévisibles. C’est bien la

(1) Pierre Lacoste, Les mafias contre la démocratie, Paris, Lattès, 1992, 225 p.
(2) La cupidité de quelques grands acteurs de la finance transnationale est une des principales causes de la crise financière de
2008.

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Pierre LACOSTE Corruption, mafias et renseignement

principale caractéristique des « familles » et des clans spécialisés, notamment des experts du Service central de
mafieux, ces structures « inoxydables » dont plusieurs sé- prévention de la corruption (SCPC).
vissent à l’échelle mondiale 3. La Cosa Nostra, les Triades
chinoises ou les mafias albanaises ont évidemment des Service à composition interministérielle créé en 1993,
caractéristiques spécifiques liées à leur histoire, à leur le SCPC a été placé auprès du garde des Sceaux, ministre
environnement, à la culture de leurs propres peuples 4. de la Justice, pour traiter de la prévention de la corruption
En France et à l’étranger, leurs objectifs, leurs méthodes, et de la transparence de la vie économique et des procé-
leurs organisations ont fait l’objet de très nombreuses dures publiques. Ses missions, précisées par décret, ont
enquêtes, procès, études et monographies qui permettent donné lieu à des rapports d’activité publiés chaque année
d’avoir de chacune d’elles une connaissance précise 5. par la Documentation française, mais rares sont les Français,
y compris dans la politique et la haute administration,
En poursuivant l’analyse des stratégies et des méthodes qui en connaissent l’existence.
des mafias traditionnelles, j’avais cherché à dégager les
principales caractéristiques qu’elles ont en commun. On En 2006, Noël Pons, ancien membre du service, a publié
remarque d’abord que toutes les mafias bénéficient d’une un essai intitulé Cols blancs et mains sales 6. L’énoncé de
succession de sécurités redondantes. Comme le donjon quelques têtes de chapitres de cet ouvrage suffit à montrer
des forteresses de jadis était protégé par des défenses la diversité et l’ampleur des pratiques de la corruption
concentriques réparties dans l’espace, les « parrains » des dans l’économie criminelle 7. Cet « inventaire à la Prévert »
mafias italiennes sont toujours parvenus à bénéficier du s’accompagne de conseils aux « contrôleurs », indispen-
soutien clandestin de quelques complices bien placés à sables auxiliaires de la police, des douanes et de la justice,
chacun des niveaux local, régional et national de la société. pour les aider à déceler les innombrables astuces des
À la base les « hommes d’honneur », des malfrats, craignent malfaiteurs « en col blanc ».
les sanctions impitoyables s’ils trahissent l’Omertá, mais
ils ne veulent pas renoncer aux avantages de la « grande D’autres exemples de corruption ne sont pas d’ordre
vie » que procure l’argent facile du crime. Quand ils ran- économique comme le trucage des élections qui concerne
çonnent les commerçants du quartier attribué à leur la politique, ou la manipulation de certaines ONG à des
« famille » d’appartenance, ils jouent à leur tour sur la fins inavouables qui concerne l’ordre international. Dans
peur et sur l’intérêt de leurs victimes. Le commerçant son ouvrage, Noël Pons distingue évidemment à côté des
accepte d’acquitter le « pizzo », renonce à dénoncer le diverses formes de la corruption active, les nombreuses
racket en justice, pour éviter des violentes représailles et variantes de la corruption passive. Et il ne manque pas
parce que la tranquillité publique est un gage de prospérité d’évoquer leurs interférences hors des limites du territoire
de son entreprise. Le bon sens populaire résume en deux national, en évoquant les facilités offertes aux mafias et
formules lapidaires les mécanismes élémentaires de la au crime organisé par l’ouverture des frontières et plus
corruption : « la carotte et le bâton » et « je te tiens, tu me encore par les guerres, les révolutions et les crises violentes
tiens… ». Ces deux formules se déclinent en une multitude qui se produisent dans les « zones grises » du monde
de variantes, des plus brutales aux plus sophistiquées. actuel. En fragilisant ou en détruisant les institutions des
Elles sont abondamment illustrées par la littérature, des États de droit, les désordres font sauter les verrous, les
romans historiques aux romans policiers, et par tous les sécurités fondamentales qui protègent les citoyens 8.
médias. Elles sont surtout parfaitement connues des services

(3) Comme le Phoenix, certaines d’entre elles ont traversé les siècles en renaissant de leurs cendres chaque fois qu’on avait cru
les avoir définitivement démantelées.
(4) Exemple de deux « cultures nationales » : pour les Grecs, pour les Italiens, la fraude fiscale n’est pas un délit ; c’est un sport
national qui n’a pas un caractère infamant.
(5) Les travaux de Xavier Raufer et de Jean-François Gayraud font honneur à l’école française de criminologie. Ceux des magistrats,
des parlementaires italiens, et des forces de l’ordre qui luttent depuis des décennies contre le fléau dans la péninsule ont permis
de réunir une documentation exceptionnellement riche et précise.
(6) Noël Pons, Cols blancs et mains sales. Economie criminelle, mode d’emploi, Paris, Odile Jacob, 2006, 320 p.
(7) Fraudes et trucages dans le monde du sport ; achats des joueurs, droits télévisuels, blanchiment, dopage, trafics des billets ;
jeux d’argent sur la toile ; escroqueries aux comptes sociaux, aux aides européennes, carrousels de TVA ; traque des documents
officiels ; immigration illégale ; travail clandestin ; fraudes classiques aux marchés ; conflits d’intérêts ; contrefaçon ; caisses
noires, etc.
(8) Dans les années 1990, l’éclatement de la République fédérale de Yougoslavie a laissé le champ libre aux pires criminels de la
région. En 2003 la « guerre préventive » de G.W. Bush a bouleversé les structures sociales de l’Irak et généré d’abominables
pratiques illégales. Actuellement en Afghanistan, les corrupteurs et les corrompus sont les premiers bénéficiaires de vingt ans
de désordres, de violences… et de l’économie de l’opium.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet-septembre 2010

Si la corruption n’épargne pas les démocraties 9, elle est comprendre les raisons des succès des Européens et des
aussi présente dans des régimes autoritaires et policiers. Américains, les Japonais avaient pratiqué une politique
La dissolution de l’Union soviétique a confirmé ce que les systématique de recherche d’informations qui leur a
partisans de l’URSS avaient refusé d’admettre pendant des permis de moderniser le pays en quelques années, au point
décennies : les « nomenclaturas » communistes étaient de vaincre les forces terrestres et navales de l’Extrême-Orient
minées par la corruption, au même titre que les dictatures Russe en 1904/05. Après la Seconde Guerre mondiale, ils
nazie et fasciste, et que leurs émules qui sévissent encore ont dû renoncer aux pratiques de l’espionnage militaire
de nos jours. En Russie la décomposition de l’État et politique mais ils ont développé celles, plus subtiles et
soviétique et les désordres de la présidence de Boris moins critiquables, de l’Intelligence économique. De
Elstine témoignent des ravages causés pendant les années même aujourd’hui, les Chinois tirent les bénéfices d’une
1990 par certains conseillers américains. En vantant les entreprise de collecte d’informations encore plus systéma-
succès d’une économie de marché libérée de toute entrave, tique et d’une ampleur sans équivalent dans l’Histoire, pour
ils ont fait le jeu des « oligarques » sans scrupule qui se recueillir et exploiter les connaissances et le savoir-faire des
sont emparés des richesses de la nation en ruinant leurs Occidentaux, notamment les données scientifiques et tech-
compatriotes. Vladimir Poutine a été choisi par le tsar niques. Avides de savoir et de comprendre, aptes à capter
vieillissant en échange de la promesse d’impunité pour et à copier les meilleures pratiques, nullement retenus par
les turpitudes des mafieux de sa propre famille ! En des scrupules d’ordre moral ou éthique, ils n’hésitent pas
revanche, en Chine, Deng Xiao Ping a réussi à faire le à recourir à la corruption pour garantir la sécurité d’accès
ménage dans les instances du parti sans en détruire les aux matières premières d’Afrique et d’ailleurs ou pour
structures essentielles afin de préserver la colonne verté- obtenir les monopoles qui leur sont indispensables pour
brale de l’Empire. Il gardait en mémoire les désastres des poursuivre un développement exponentiel.
anciennes guerres civiles entre les « royaumes combattants »
et les turpitudes du temps de Mao Tsé Toung auxquelles il L’exemple chinois incite nos services de renseignement
avait assisté au sommet de l’État. nationaux à intensifier leurs coopérations à l’échelon
national, européen et même mondial. Au plan opéra-
Le rôle des services de renseignement consiste à alerter tionnel, ils sont déjà en relations constantes avec Europol,
les gouvernants en temps utile pour leur permettre de Interpol et les agences spécialisées des Nations unies dans
prendre des mesures de précaution et de prévention. Mais le cadre de la lutte contre le terrorisme, la drogue, les trafics
les porteurs de mauvaises nouvelles sont rarement bien d’êtres humains ou le blanchiment des capitaux d’origine
accueillis ! Le déni de réalité, la « politique de l’autruche », douteuse. J’ai recommandé qu’ils s’engagent dans des
les décisions des « apprentis sorciers », des fanatiques, des études transdisciplinaires afin de compléter et d’appro-
« faucons », des extrémistes en tous genres faussent le jeu fondir leur connaissance des phénomènes de corruption
normal des échanges entre les services et les décideurs 10. associés aux pratiques criminelles, parce qu’il est évident
que le renseignement peut en tirer profit dans l’exécution
Les progrès fulgurants de la Chine de 2010 rappellent de ses missions opérationnelles 11. Cependant, les échecs
ceux du Japon au début du XXe siècle, conséquence des répétés contre les mafias démontrent que les solutions de
connaissances acquises pendant l’ère du Meiji. Pour tels problèmes sont au-delà de leurs propres attributions 12.

(9) Joseph Kennedy, le patriarche de la dynastie, dirigeait une entreprise d’importation d’alcools. Au temps de la prohibition, il n’a
pas enfreint la loi fédérale, se contentant de livrer la marchandise hors des limites des eaux territoriales, aux mafias criminelles
d’Al Capone et consorts. Profitant de sa fortune pour financer les campagnes électorales de F.D.Roosevelt, il avait été nommé
par le nouveau président à la tête de la SEC, le gendarme de la bourse de Wall Street ! On prête à FDR une réflexion cynique :
« Rien de tel qu’un malin pour contrôler les brigands ». Après la deuxième élection de 1937, la récompense avait été l’am-
bassade des États Unis à Londres mais, en 1939, les propos pro nazis de son ambassadeur ont conduit Roosevelt à le remplacer
par un diplomate plus discret !
(10) Dans les années 30, Chamberlain, les pacifistes français et britanniques et les politiciens au pouvoir en France et au Royaume
Uni, ont refusé d’entendre les prévisions d’Hitler dans Mein Kampf, ignorant les comptes rendus des services secrets sur la
montée des périls militaires.
(11) La corruption ne constitue pas une menace immédiate au même titre que le terrorisme ou la violence guerrière. Mais elle
exige de ne jamais relâcher la vigilance et d’entretenir des dispositifs actifs capables, en permanence de la prévenir, de la
détecter et de la sanctionner.
(12) Les journalistes d’investigation sont des acteurs privilégiés de l’anti-corruption. Les meilleurs d’entre eux ont un respect
scrupuleux des faits authentiques et des témoignages vérifiables. Mais la profession n’est pas non plus à l’abri des dérives
politiciennes ou des tentations financières qui faussent la relation des réalités

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Pierre LACOSTE Corruption, mafias et renseignement

La crise économique, conséquence de la crise financière autres que ceux des autorités gouvernementales, sont
de 2008, prouve qu’il reste un long chemin à parcourir concernés. C’est l’affaire de la Nation comme de tous les
pour établir et pour faire respecter des règles universelles citoyens au sein de chacune des cellules de l’organisme
contre la corruption 13. Dans les espaces de non-droit, les social, la famille, l’école, l’université, les entreprises, les
paradis réglementaires, les antichambres des États faillis, communautés professionnelles, les autorités religieuses,
c’est encore la loi du plus fort, du plus riche ou du plus etc. Face à la corruption il faut adopter des mesures
malin qui s’impose. C’est ce qui a fait la fortune des immunitaires pragmatiques, une sorte « d’hygiène sociale
grandes mafias, à l’abri de leurs méthodes éprouvées. » comparable aux consignes sanitaires qui garantissent la
sécurité des malades dans les hôpitaux, ou aux règles
Dans les conclusions de mon essai de 1992 sur « Les internationales qui s’imposent dans le transport aérien.
mafias contre la démocratie », j’évoquais une analogie S’il convient évidemment de se référer aux valeurs
avec les pratiques des spécialistes du cancer. Les stratégies fondamentales des droits de l’homme et à celles de la
et les procédés des mafias s’apparentent aux mécanismes légalité républicaine, dans toutes les professions, dans
biologiques qui caractérisent les maladies malignes. En toutes les activités, il existe en pratique des références
s’attaquant aux centres d’information et aux centres de déontologiques très concrètes. Comme les autres institutions
décision qui constituent le cœur des sociétés humaines, de la République, la justice, la police, les armées, chacun
les mafieux neutralisent les pouvoirs légitimes de la des Services de renseignement a les siennes, en héritage
même façon que le cancer s’attaque au noyau des cellules d’expériences et de traditions séculaires et, chez nous,
en perturbant leurs structures ainsi que les échanges dans le respect scrupuleux de la légalité.
d’informations biologiques intimes qui en contrôlent le
fonctionnement. Cependant, aucun n’est à l’abri de cette dérive insidieuse
qui caractérise les sociétés modernes, à savoir les excès de
J’en avais déduit que, comme les cancérologues qui législations superflues, de réglementations pointilleuses,
s’efforcent de renforcer les « défenses immunitaires » de complications bureaucratiques. Dans la vie courante,
des malades, les États de droit devraient, en priorité, se les honnêtes citoyens sont les premiers à en pâtir. En
consacrer à respecter et à faire appliquer les règles fonda- revanche, les corrupteurs et les corrompus sont tout
mentales qui régissent les structures de base de toutes les spécialement habiles à en tirer profit. L’excès de textes
sociétés. Quitte à les rétablir quand elles ont été négligées tue l’esprit des lois ! À cet égard, les analyses de cas vécus
ou bafouées, notamment par la corruption. qui figurent dans Cols blancs et mains sales sont une
excellente illustration des subtilités et des innombrables
Mais le concept de défenses immunitaires ne saurait astuces de la corruption. Je pense que le SCPC mériterait
être limité aux seules institutions de l’État. Tous les pouvoirs d’être admis, à part entière, dans la communauté
politiques, administratifs, économiques et médiatiques, française des Services de renseignement.

Pierre LACOSTE 14

(13) Les parrains des grandes familles de la Cosa Nostra américaine, la LCN, capitalistes modernes à la tête de véritables holdings
financiers, n’ont plus besoin de se salir les mains eux mêmes. Protégés par des sociétés écrans, ils sous traitent les opérations
illégales les plus dangereuses à des filiales criminelles qu’ils savent parfaitement contrôler, notamment par les techniques de
la corruption fruit d’une expérience séculaire.
(14) L’amiral Pierre Lacoste a été directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) de 1982 à 1985, puis a présidé la Fondation
pour les études de défense nationale. Avec François Thual, il a publié Services secrets et géopolitique, Lavauzelle, 2003, 2e éd.
Il a également publié Un amiral au secret, Flammarion, 1997, 220 p.

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Quels défis pour le renseignement


des armées ? 1
André RANSON

Seule la connaissance des particularismes propres à


chacun des systèmes de renseignement permet de
comprendre les efforts à consentir à leur profit. Outre
les défis bien connus tels l’explosion de l’univers
informationnel ou la difficulté croissante de percevoir les
signaux annonciateurs de ruptures stratégiques, les
questions principales qui conditionnent l’efficacité
future du système de renseignement des armées, inséré
dans la communauté du renseignement, mais fondamen-
talement partie des forces armées, sont celles de la
cohérence, de l'adaptabilité et de la reconnaissance de
la part des citoyens.
© Srecko Djarmati - fotolia.com

What are the challenges facing military intelligence services?


To fully appreciate the effort employed to make these services work, it is essential to understand the particula-
rities of each intelligence system. The most obvious challenges are those of the explosive expansion of the
IT universe and the increasing difficulties experienced recognising the symptoms of strategic breakdowns. The
determining elements of the efficiency of any future military intelligence service, which is part of the intelligence
service but anchored in the armed forces, are, however, more concerned with its coherence, adaptability and
recognition and acceptance by the public.

André Ranson

Général de corps d’armée (2S), il a été Commandant des Opérations spéciales (1999/2001) et directeur du
Renseignement militaire (2001/2005). Il est actuellement directeur de séminaire Renseignement au Collège
interarmées de défense et président du club « HESTIA Intelligence Studies »

(1) Le lecteur pourra également prendre connaissance avec intérêt de l’interview du général de corps d’armée Benoît Puga, directeur
du Renseignement militaire de 2008 à 2010, paru dans la revue Défense n°143 de janvier-février 2010, et celle du général de corps
aérien Michel Masson, directeur du Renseignement militaire de 2005 à 2008, paru dans la revue Sécurité globale, Été 2007.

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Ranson:Mise en page 1 9/09/10 11:04 Page 69

André RANSON Quels défis pour le renseignement des armées ?

T
out acteur de la vie politique, économique ou Le renseignement des armées
sociale, cherchant à réaliser ses objectifs, a besoin
d’informations sur les autres acteurs, leurs intentions,
leurs forces et leurs vulnérabilités, mais aussi sur Depuis vingt ans, alors que les menaces auxquelles sont
l’environnement et les évolutions prévisibles des confrontées les armées se sont diversifiées (prolifération
événements afin de pouvoir décider puis agir au des armes de destruction massive et des missiles, modes
mieux de ses intérêts et des circonstances. d’actions terroristes, piraterie, mais aussi retour de la
vraie guerre) 2 ainsi que les conditions des confrontations
Les responsables de la défense militaire du pays, chargés (guerre au sein des populations, retour du combat urbain,
de la préparation et de la mise en œuvre des forces armées, explosion des moyens de communication), le renseigne-
n’échappent pas à cette règle universelle. Sans remonter ment d’intérêt pour les militaires 3 porte désormais non
à l’Antiquité, l’Empereur Napoléon ne donnait-il pas seulement sur la connaissance intime des capacités et
comme consigne à son état-major : « Reconnaître les défilés. intentions de ces adversaires, mais aussi et tout autant
Interroger le curé et le maître de poste. Établir vite un bon sur l’environnement politique, sociétal, économique,
contact avec la population. Intercepter les lettres publiques et religieux qui conditionne l’emploi de la force armée.
privées. Traduire et analyser leur contenu. En un mot, être
capable de répondre à toutes les questions du général en chef Le système de renseignement des armées a pour finalité
quand il arrive à la tête de l’armée ». Mais le renseignement de procurer aux décideurs de la défense militaire l’en-
n’est pas qu’un « produit » ; il est aussi « processus » d’éla- semble des informations dont ils ont besoin, que ce soit
boration de ce produit. Le Livre Blanc sur la Défense et la le chef de l’État, chef des armées, pour décider de la
Sécurité est venu opportunément, en 2008, rappeler la politique de défense en fonction des risques et menaces
prééminence de la fonction de connaissance et d’antici- à venir, le parlement pour voter les lois de programmes
pation, préalable nécessaire à la mise en œuvre des autres et les budgets qui conditionnent le format et les moyens
grandes fonctions stratégiques. Dans ce cadre, le rensei- des armées futures, le chef d’état-major des armées pour
gnement apparaît comme le principal composant de planifier et conduire les opérations au niveau politico-
cette nouvelle fonction. militaire, mais aussi les officiers généraux en charge des
opérations sur les théâtres d’opérations, et jusqu’aux
Cependant, le Livre Blanc a adopté une approche globale colonels, capitaines et soldats en contact direct et quotidien
pour tracer les voies d’amélioration de notre capacité avec nos adversaires. Dès lors que, recoupées et validées,
nationale de renseignement, insistant sur l’importance elles participent à la satisfaction de ces « clients », ces
de l’investissement financier et technologique à consentir, informations se mutent en renseignements, soit rensei-
la formation des agents et la rénovation des structures gnements documentaires qui contribuent à compléter ou
de coordination entre services, sans s’attarder sur une mettre à jour les connaissances constituant la « mémoire
étude précise des particularismes de chaque système de collective » d’une armée, d’un service ou d’un état-major,
renseignement, et laissant au Conseil national du rensei- soit renseignements opérationnels, qui interviennent
gnement nouvellement créé et au coordonnateur désigné directement, et à tous niveaux, dans la préparation et la
le soin d’arbitrer dans les zones « grises » des compé- conduite de la stratégie et des opérations militaires.
tences interservices et dans les priorités des moyens à leur
accorder. Au sens de l’étude systémique, le système de rensei-
gnement des armées est un ensemble indissociable et
C’est pourtant bien la connaissance des particularismes organisé d’hommes et de femmes, mettant en œuvre des
propres à chacun des systèmes de renseignement de équipements, appliquant des méthodes et des procédures,
sécurité extérieure, de sécurité intérieure ou de défense cet ensemble étant régi par un concept et une doctrine
militaire qui permet de comprendre les défis auxquels d’emploi. Et bien que le Livre Blanc ne fasse état que de
ces systèmes sont confrontés et les efforts à consentir à la direction du Renseignement militaire 4 au titre de
leur profit. service de renseignement spécialisé faisant partie de la

(2) Irak 2003, même si les armées françaises n’ont pas participé.
(3) Le Renseignement d’intérêt militaire (RIM) regroupe le Renseignement sur les forces adverses (RFA) et le Renseignement d’envi-
ronnement (RFE).
(4) Stricto sensu, la DRM ne comprend que l’échelon central de direction et les centres spécialisés de formation à l’interprétation de
l’imagerie (CFIII), des renseignement d’origine électro-magnétique (CFEEE) et de formation au renseignement interarmées (CFIAR)
ainsi que des détachements outre-mer.

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Ranson:Mise en page 1 9/09/10 11:04 Page 70

Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet - septembre 2010

communauté nationale du renseignement, il est clair que disparité des statuts des personnels civils et militaires
le système de renseignement des armées ne se résout pas de diverses directions et ministères.
à cette direction, mais englobe toutes les unités de
renseignement des armées de Terre, Air et Mer 5. Bien - Dans la communauté des « services » ensuite : entre
plus, sur les théâtres de conflits, chaque combattant les grandes organisations que sont la direction géné-
individuel est lui-même un capteur d’informations, un rale de la Sécurité extérieure, la direction centrale du
pion de ce vaste système. Renseignement intérieur et le Système de renseignement
des armées dont la direction du Renseignement
De même, il est clair que le Renseignement d’intérêt militaire est tête de chaîne, la cohérence doit s’appliquer
militaire n’est pas réductible au renseignement obtenu au niveau des prérogatives des uns et des autres. Alors
par les seuls capteurs des armées : satellites d’observations que les décrets d’attributions laissent entrevoir des
optiques, aéronefs et navires spécialisés, équipements plages de recouvrement de compétence, que les capteurs
d’interception de communications ou de signaux, sources d’un service peuvent recueillir des informations utiles
humaines diverses. Notamment, la recherche du rensei- à un autre, et que la contrainte financière pousse à la
gnement d’environnement passe par une coopération mutualisation des équipements les plus coûteux, il est
accrue des organismes du renseignement militaire non nécessaire que des procédures précises d’échange d’in-
seulement avec les autres services de renseignement formations entre services garantissent la cohérence du
nationaux ou alliés, mais surtout avec des experts civils travail au sein de la communauté. À défaut, le
du monde économique, diplomatique, universitaire et de renseignement militaire pourrait être dans l’obligation
la recherche. d’empiéter sur les zones géographiques et les modes
d’action généralement réservés au service de rensei-
C’est en référence à ces caractéristiques propres du gnement extérieur. C’est la situation que l’on observe
renseignement des armées qu’il faut apprécier les princi- aux États-Unis où le général Petraeus, commandant
paux défis auxquels ce renseignement est aujourd’hui du Central Command américain, sans doute insatisfait
confronté. de la production de la Central Intelligence Agency (CIA)
au profit des armées, vient d’autoriser des missions
de renseignement discrètes de militaires US dans les
Le défi de cohérence pays du Moyen-Orient.

Dans toute approche systémique, la cohérence entre les - Entre grandes fonctions stratégiques enfin : même si
capacités des divers constituants d’un même système et la fonction de connaissance et d’anticipation est
entre systèmes voisins apparaît primordiale. Concernant présentée comme la première ligne de défense du pays,
le système de renseignement des armées, cette exigence il faut aussi assurer la cohérence entre le système de
de cohérence se décline à plusieurs niveaux. renseignement militaire et les systèmes de coercition
des armées, bateaux, avions, canons, blindés puisque,
- En interne d’abord : l’investissement financier selon le mot d’un ancien chef d’état-major des armées
annoncé en faveur du programme satellitaire national (CEMA), « savoir sans pouvoir n’est qu’une illusion ». C’est
MUSIS et les coopérations entre programme d’ob- donc dans la recherche de justes équilibres que le défi
servation optique français et programme d’observa- de la cohérence trouvera sa solution.
tion radar allemand ne seront pas pleinement
efficaces si, parallèlement, le nombre de spécialistes
interprétateurs d’images n’augmente pas. Le risque
Le défi de l’adaptation aux nouvelles
serait alors grand d’avoir un stock grandissant conditions de la conflictualité
d’images inexploitées. De même, le retour sur l’inves-
tissement en formation fait au profit de la ressource Les évolutions de notre société et de la conflictualité
humaine spécialisée dans le domaine du renseignement moderne posent au système de renseignement des armées
devra être assuré par un emploi préférentiel et de le défi permanent de son adaptation.
longue durée de cette ressource dans son domaine de
spécialité, que ce soit au sein du système militaire ou - Il est désormais fréquent de mettre en exergue le
lors de mobilités dans les systèmes de renseignement « continuum défense-sécurité ». Pour le RIM, ce rap-
de sécurité extérieure ou intérieure, et ce malgré la prochement est source d’ambiguïté, voire d’erreurs

(5) Telle la Brigade de renseignement de l’armée de terre ou le bâtiment Dupuy de Lôme de la Marine nationale.

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André RANSON Quels défis pour le renseignement des armées ?

d’analyse. Le Livre blanc pose le principe de la conti- des théâtres de crises présente des risques physiques
nuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, et évidents. Si l’on veut savoir ce qui se prépare dans un
cite en exemple le terrorisme, la criminalité organisée, camp de Somalie ou connaître des infiltrations sur
la sécurité énergétique ou encore la vulnérabilité des une frontière en Afrique, il faut y aller voir. Se pose
systèmes d’informations ou les risques naturels ou alors le dilemme de la valeur potentielle de l’infor-
sanitaires. Et personne ne conteste les missions de la mation recueillie face au risque à encourir. Nos
marine nationale contre l’immigration illégale ou les sociétés semblent souvent frileuses à courir des risques.
narcotrafics, ni l’action de l’armée de l’air pour la Mais il faut être conscient que sans information, pas
surveillance de l’espace aérien national, et les besoins de renseignement et par suite pas de décision suffi-
en renseignements de sécurité qui en découlent. Mais samment éclairée.
à l’inverse, les situations de conflit sur les théâtres
d’opérations, que ce soit en Afghanistan, au Liban, - Enfin se pose le défi du secret. Il est d’usage d’affirmer
ou récemment au Tchad et en République de Côte- que les sources ouvertes, notamment Internet, sont
d’Ivoire posent, en termes de renseignement de défense, désormais le vivier dans lequel les services de rensei-
des problèmes bien différents de ceux présentés par la gnement puisent la plus grande part des informations
sécurité de nos concitoyens. En effet, après la période qu’ils souhaitent. C’est sans doute vrai. Pour autant,
de Guerre froide face à un ennemi bien connu, mais la justification d’un système de renseignement militaire
avec une confrontation peu probable, et la parenthèse réside précisément dans ce que l’on ne trouvera jamais
désolante de l’impuissance dans les Balkans, voici sur étagère. Tous les pays, comme nous-mêmes, gardent
revenu avec l’Irak, et pour nous l’Afghanistan, le jalousement des informations secrètes sur leurs capa-
retour de la guerre, quel que soit le nom qu’on lui cités militaires et leurs intentions opérationnelles. Sur
donne, temps de l’incertitude, du brouillard, de la les théâtres d’opérations, ne pas déceler la menace
friction. Les zones ou se conduisent les conflits sont ennemie se paie malheureusement comptant.
marquées par une grande hétérogénéité physique et
humaine ; la supériorité informationnelle s’y trouve
amoindrie, et le milieu rend difficile tant l’observation
Le défi de la reconnaissance
que l’interprétation. Les actions d’envergure et l’emploi
centralisé de la force laissent place à la décentralisation. Il existe dans notre pays un déficit de culture sur les
La priorité des niveaux bascule : le stratégique cède la questions de renseignement et les services de l’État en
place au tactique et l’on passe d’une approche « du charge de ce domaine sont considérés souvent avec
haut vers le bas » à une approche « du bas vers le suspicion tant par nos concitoyens que par les élites. Le
haut » où les troupes au contact prennent le pas sur renseignement militaire n’échappe pas à cette méfiance
la technologie et chaque soldat devient collecteur d’une et la presse satirique ne se prive pas d’accoler régulièrement
information parcellaire, foisonnante et incertaine. le qualificatif méprisant de « barbouze » aux fonctionnaires
Devant les invités du Centre d’études stratégiques civils et aux officiers et sous-officiers du renseignement. Ce
aérospatiales, le CEMA portait récemment témoignage déficit de connaissance qui touche, au-delà du simple
« jusqu’aux plus petits échelons tactiques, les chefs appuient domaine du renseignement, l’ensemble des problématiques
leur manœuvre sur l’emploi de moyens de renseignement de défense militaire, ne peut que s’accentuer avec la rupture
aussi variés que les données satellitaires, les drones tactiques du lien physique qui obligeait, peu ou prou, le citoyen à
ou à long rayon d’action, les aéronefs ou les systèmes prendre sa part, pour un temps donné, dans la défense
d’écoute ». de la nation. Il est donc de première importance que, à
l’instar de ce qui est largement développé dans les pays
C’est donc à une double révolution culturelle qu’est anglo-saxons, les « études de renseignement » trouvent
confronté le système de renseignement des armées : en toute leur place dans l’université et les grandes écoles. De
interne, se réapproprier l’expertise du renseignement même que les milieux économiques prennent progressi-
nécessaire à la contre-rebellion, sans pour autant négliger vement conscience de l’importance de l’intelligence
la capacité à œuvrer dans un conflit moderne de haute économique pour la préservation de leurs intérêts, il faut
intensité toujours possible, et, en externe, prendre sa part que nos décideurs d’aujourd’hui comme de demain,
pour l’appui à la sécurité intérieure sans y perdre son âme formés dans les filières des Relations internationales ou
et sa raison d’être : l’appui aux opérations des armées. des Sciences politiques, aient une conscience aiguë des
possibilités et limites des divers systèmes de renseignement
- Dans ce contexte, se pose également le défi de l’accep- mis à la disposition du pouvoir exécutif, ainsi que des
tation du risque. La recherche de l’information sur questions éthiques ou déontologiques qui leur sont propres.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet - septembre 2010

Seule la parfaite connaissance des enjeux, des organisations quantité et qualité de la ressource humaine, évolution
et du fonctionnement permettra une saine appréciation des missions, nouveaux équipements. L’effort annoncé
des besoins respectifs des systèmes de renseignement par le Livre Blanc semble garantir une croissance des équi-
extérieur, intérieur ou militaire et de justes décisions dans pements de renseignement destinés aux armées. Leur
les arbitrages douloureux qui, n’en doutons pas, nous engagement sur les théâtres d’opérations, en particulier
attendent encore. Cette acculturation au renseignement l’Afghanistan, exige le déploiement de chaînes de rensei-
est encore balbutiante, il est grand temps que les « intel- gnement, grandes consommatrices en personnels, analystes,
ligence studies » prennent leur essor dans notre pays. experts techniques, membres des unités de renseignement
sur le terrain alors que les nouvelles menaces exigent une
Ainsi, outre les défis bien connus tels ceux que posent capacité d’évaluation renforcée. Mais, à ce stade, l’effort
à tous systèmes de renseignement l’explosion de l’univers concomitant annoncé sur les effectifs ne s’est porté
informationnel, la maîtrise des langues exotiques, le coût exclusivement qu’au profit du système de renseignement
des technologies ou la difficulté croissante de percevoir extérieur, et le système de renseignement militaire voit
les signaux annonciateurs de ruptures stratégiques, la son périmètre au mieux maintenu, au pire diminué sous
question principale qui conditionne l’efficacité future du les contraintes de la rationalisation des politiques
système de renseignement des armées est, sans conteste, publiques. Il y a là un paradoxe qui, s’il n’est corrigé,
celle de la cohérence, en particulier cohérence entre porte en germes des désillusions futures.

André RANSON

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Le risk management
en zones de crises
Diane HENROTTE

Les entreprises internationalisées se doivent d'adapter


leurs politiques de développement et leurs politiques
sécuritaires au contexte local, afin de faire prospérer au
maximum leurs activités. Ce constat simpliste est d'autant
plus véridique lorsque l'entreprise est implantée dans un
pays sensible, ou lorsqu'elle est implantée dans un pays
continuellement en crise.
© AFP

Crisis zone risk management


If international companies want to achieve maximum growth, they must adapt their development and security
strategies to the local context. Although this is a rather simplistic truism, it is even more veridical for companies
with subsidiaries or businesses in a "sensitive" country or a country in a continuous state of crisis.

Diane Henrotte

Jeune diplômée du Mastère spécialisé en Gestion des risques sur les territoires de l'École nationale d'administration,
elle est titulaire du Master Information scientifique et technique et Intelligence économique de l'Université de
Nancy. Elle est spécialisée dans l'analyse des risques opérationnels des entreprises et en intelligence économique
et cybercriminalité.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

L a mondialisation des échanges a créé une véritable


recrudescence des risques : propagation de virus et
réapparitions de maladies que l’Occident avait oubliées
(peste, tuberculose, etc.), règles commerciales
modulables, risques informationnels dus à la
multiplication des systèmes d’information, déstructuration
du paysage environnemental, crises politiques dont les
racines peuvent se nourrir de modes de gestion inconsé-
quents, de fonds financiers internationaux… L’émergence
global (Plan de prévention interne, Plan de continuité
des activités, etc.). Cependant, ces mesures ne conviennent
qu'à un environnement stable et ne sont pas suffisantes
dans des zones crisogènes.

Du point de vue juridique, certaines obligations de


sûreté et de sécurité sont apparues depuis 2004, à la suite
de l'attentat de Karachi du 8 Mai 2002, dont la cible était
des employés de la direction des Constructions navales
de ces nouveaux risques, liés à des situations géopolitiques, (DCN). Son bilan a été lourd : quatorze morts et une
sociales et économiques disparates, a obligé les entreprises douzaine de blessés. La société a été confrontée aux
à adapter leur vision du risque pays. Il ne correspond familles des victimes qui ont poursuivi DCN pour défaut
plus uniquement à une compréhension financière et de mise en place des mesures de sécurité suffisantes.
macro-économique d’une région, mais englobe dorénavant
l’ensemble des risques influents sur le seuil sécuritaire Selon le Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS)
(et non plus uniquement financier) de cette même région. de la Manche, au vu des informations sécuritaires que
Les entreprises amenées à s’implanter à l’étranger doivent, possédait la DCN, celle-ci aurait dû avoir conscience du
donc, prendre en compte différents types de risques relatifs danger que ses salariés encouraient et procéder à leur éva-
à la sécurité de leurs employés, de leurs infrastructures et cuation hors du pays. L'absence de la prise en compte de
relatifs à la situation de sûreté même du pays. ces informations abouti à la condamnation de l'entreprise
par le TASS, invoquant la faute inexcusable de l'employeur,
puisque la DCN n'avait pas modifié sa politique interne de
L’appréciation du risque pays sûreté suite aux revirements géopolitiques du 11 Septembre
2001 et face aux réalités sécuritaires du Pakistan. De
même, lors du rendu de la décision, le TASS a rappelé
Directement impacté par l’influence politique française « l'obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui
à l’étranger et contribuant au rayonnement économique concerne les accidents du travail et que le manquement à cette
de la France, le secteur entrepreneurial est aussi l’une des obligation a pour caractère une faute inexcusable » de l'em-
premières cibles de choix, dans les zones crisogènes. Au- ployeur (Cour de cassation, 28 février et 11 avril 2002).
delà des représentations institutionnelles présentes dans
un pays, la mise en place d’infrastructures, d’entreprises Cependant, la responsabilité pénale du directeur de
et d’investissements français peut être considérée comme l'entreprise (ou de ses subordonnés lorsqu'il y a une
une mainmise de la France, par de nombreux pays. Ces délégation de pouvoir) peut être mise en cause : s’il existe
raisons impliquent que les entreprises françaises élargissent des manquements graves en matière de sécurité des
leur vision des risques et adaptent leur politique de pré- employés, ou, si l'employeur est un auteur indirect de faits
vention aux contraintes juridique, politique, sociale du criminels qui ont lieu dans l'environnement de travail du
pays dans lequel elles s’implantent. salarié.

Toutefois la décision du TASS représente un véritable


Le tournant de la jurisprudence tournant dans les relations entre les directions de sécurité
Karachi et les salariés. Au vu de la jurisprudence sociale émergeant,
l'employeur est dorénavant tenu d'offrir un environnement
Du point de vue légal, les salariés employés par une sécurisé sur le lieu de travail du salarié, mais aussi dans
entreprise française, dont le siège social se situe en ses déplacements et dans sa sphère privative (dès lors
France, dépendent du Code du Travail français qui fait qu'elle est sous contrôle de l'employeur). La jurisprudence
obligation à l’employeur de veiller à la sécurité de ses Karachi a eu un réel impact sur la gestion de la sûreté des
employés, même à l'étranger. salariés en contraignant une entreprise à anticiper les
risques exceptionnels et en lui imposant une obligation
Pour ce faire, des premières mesures sécuritaires sont de résultat en matière de sécurité.
prises par les départements HSQE (Hygiène, Sécurité,
Qualité, Environnement) des entreprises. Les plans internes En quelques années, le risque au sein des entreprises est
concernant la nature des activités des entreprises sont passé du domaine purement industriel (relevant d'accidents
organisés et réajustés en fonction de l’environnement de travail classiques), au domaine des risques géopolitiques

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Diane HENROTTE Le risk management en zones de crises

impactant la sûreté des salariés, et, depuis la fin de l'année Au-delà des sources internes et propres à l’entreprise,
2009, les risques psychosociaux sont enfin réévalués au celle-ci peut s’informer via des relais institutionnels,
sein des directions de sécurité. comme le centre de crise du ministère des Affaires étran-
gères et via des sociétés de sécurité privée afin de pouvoir,
au maximum croiser les informations pour en vérifier
La transmission de l'information la fiabilité et les remonter auprès des expatriés, lorsque
cela est primordial.
La jurisprudence Karachi a aussi signé l'importance du
cycle de l'information dans l'entreprise qui lui permet Le salarié expatrié est aussi le premier interprète d'une
de prévenir des risques et de former ses salariés à une situation qui se dégrade. Le risk manager est, de par ses
meilleure réactivité en cas de crise. Ces missions incombent fonctions attentif aux situations d'insécurité qui lui sont
à la direction de sécurité qui doit avoir la capacité d'iden- communes. Le salarié quant à lui, peut être moins habitué
tifier l'ensemble des salariés expatriés et de connaître le à ces situations de dangers, sera plus enclin au sentiment
contenu de leurs missions. Cela implique un travail en d’insécurité, justifié ou non. Il est alors important de
continu avec le service des ressources humaines, bien que prendre en compte le quotidien des personnels en zone
ce soit rarement le cas. Comment l’entreprise peut-elle, en crise : d’une, pour prévenir d’éventuels risques psycho-
alors, appréhender des crises potentielles si elle n'est pas logiques et de deux, pour prévenir toute situation pouvant
au courant de ses activités ? conduire à une crise.

Le premier vecteur d’informations pour le risk manager L’environnement quotidien et immédiat du salarié
demeure le salarié. Mettre en place un suivi informa- peut être soumis à des violences dont il est nécessaire de
tionnel à sa destination reste le moyen le plus fiable pour capter et de conserver l’information, afin d’en instruire
pouvoir subvenir aux besoins rencontrés lors de crises. dans certains cas, les autorités locales et afin de pouvoir
Des plateformes numériques sont mises en place par des analyser l’évolution du sentiment de sécurité au sein de
groupes européens de défense, afin de systématiser la la société. Cependant, la corruption est telle dans certains
transmission de l'information dès qu'un salarié doit se rendre pays, que l’intervention des polices locales n’est pas souhai-
dans un pays sensible ou le traverser. Juridiquement, il table. Pour capitaliser ces données relatives à tout incident,
s’agit d’une première barrière protégeant l’entreprise une simple base de donnée, propre au risk manager local,
contre d’éventuelles plaintes, puisque l’employeur aura peut être mise en place afin de recenser la survenue de
informé le salarié et son entourage des risques qu'ils peuvent tout événement ainsi que ses caractéristiques : date, heure,
rencontrer (en fonction des pays, il est parfois essentiel lieu, personnes impliquées, type d’événements… Cette
qu’une réelle information soit mise en place à destination application analytique offre un croisement des données,
de familles entières, notamment dans les pays où l’insta- avec l’évolution géopolitique du pays, dans le but de
bilité politique est forte). comprendre de façon effective quels sont les regains de
tensions, quels en sont leurs vecteurs et potentiellement,
Fondé autour d’enjeux sécuritaires qui impactent sur la quelles sont les têtes pensantes (qu'il s'agisse de banditisme
vie du salarié et de sa famille, le lien entre l’entreprise et localisé, de réseaux mafieux, ou d'espionnage industriel…).
le salarié n’en est que plus renforcé. En fonction des
situations sécuritaires des pays, il est parfois indispensable De façon optimale, le risk manager local devra prévenir
qu’une rencontre entre salariés et pôle de sûreté soit orga- en amont, les risques, et gérer les situations de crises, sur
nisée (et non pas uniquement des rencontres informelles le terrain, de façon tout à fait opérationnelle. Bien souvent,
via des plateformes numériques). Des experts externes ce type de tâches est effectué dans la direction des entre-
peuvent intervenir si la situation est vraiment sensible. prises, en France. Or, la multiplication des intermédiaires
Certaines ONG envoient leurs salariés et leurs bénévoles n’est pas souhaitable surtout pour analyser le ressenti
en stage d’immersion, ou en stage de gestion des crises d’une situation (sentiment de sécurité) : il y aura nettement
(tel les enlèvements), afin qu'ils soient mieux préparés. une perte d’informations et par conséquent une baisse
Cette méthode de prévention des risques soude les liens de qualité de la gestion de la crise.
entre l’entreprise et le salarié afin que ce dernier se sente
en sécurité lors de son expatriation. Les salariés envoyés
en zones dangereuses ont souvent plusieurs expériences
Les mesures de sûreté
internationales similaires, si bien que le risk manager peut et la sécurité privée
obtenir des informations sécuritaires de leur part, relati-
vement pertinente. Il convient de distinguer deux types de mise en place
de plans de sûreté, au sein d'une entreprise. Celle, tout

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Henrotte:Mise en page 1 2/08/10 10:47 Page 76

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

d'abord, qui s'affiche dans la durée, qui concerne un Les cas de crises qui exigent des décisions rapides, se
environnement de risques mineurs et qui nécessite la traduisent principalement par des relocalisations géogra-
mise en place de mesures de sécurités stables et connues phiques, voire des extractions de personnel dans des cas
(vols sur les chantiers…). Et, celle, ensuite, qui nécessite extrêmes. Les grandes entreprises françaises ont rarement
la prise de décisions dans l'urgence, la prise de décisions à effectuer de telles opérations ; en moyenne, elles relo-
instantanées, comme par exemple, l'évacuation de ressor- calisent moins de cinq fois par an leurs salariés. Ceux-ci
tissants. Cela aboutit à des mesures de sécurité différentes sont alors emmenés dans un pays voisin, et si la situation
en fonction des situations sécuritaires locales. se dégrade ils sont emmenés vers leurs pays national. Les
assureurs jouent un rôle important dans le remboursement
Les mesures applicables sur le long terme sont focalisées de frais de rapatriement, souvent très conséquents. Pour
sur la bonne gestion de l'environnement de travail des relocaliser du personnel, il faut bien sûr faire appel à des
salariés. On peut identifier deux catégories principales personnes avec des compétences particulières. Si l'État se
d'applications de plans de sûreté. refuse à intervenir, l’entreprise devra se reposer sur des
SSP (sociétés de sécurité privée) ou sur des SMP (sociétés
La première catégorie concerne les environnements militaires privées), qui sont les seules entreprises disposant
dont le seuil sécuritaire peut être géré par l'entreprise elle- de capacités professionnelles, organisationnelles et logis-
même. Il s'agira par exemple, de : l'identification des tiques pour évacuer des expatriés ou les récupérer lorsqu’ils
personnes présentes sur le site de l'entreprise, la sécuri- sont dans des situations difficiles. Les plans de sûreté
sation via des systèmes de vidéosurveillance, l'emploi de dans les pays crisogènes, sont fréquemment mis en place
gardiens, la sécurisation des systèmes d'informations, avec l'accompagnement de SSP ou de SMP.
l'attention aux alertes locales en matière de santé, et l'ob-
tention d'une plateforme numérique d'aide aux expatriés, En fonction du contexte législatif, du pays où est situé
en plus des garanties fournies par l'ambassade. le siège social et du pays dans lequel s’exerceront les
activités… les SSP et SMP auront des missions parfois
La seconde catégorie concerne les risques exceptionnels différentes. La société américaine Blackwaters a terni
qui doivent être gérés dans la durée, souvent avec l'ac- l’image des SMP et SSP qui sont employées dans le cadre
compagnement de prestataires privés qui fournissent le de soutien aux institutions militaires en guerre. Or, les
matériel et le personnel adéquat, ainsi que des conseils en SSP et SMP ont des activités plurielles allant de la
matière de sécurité. Ces mesures applicables sur le long formation de risk manager, à l’audit de sécurité d’infra-
terme sont, par exemple : la sécurisation des périmètres de structures, à des missions d’intelligence économique, et
vie des expatriés et des travailleurs locaux, la sécurisation en fonction des demandes, à la relocalisation ou à
des logements et des véhicules, l'accompagnement armé l'extraction de salariés. Cette dernière opération reste
sur le lieu de travail, l'obtention des systèmes de com- exceptionnelle et dangereuse. L'avantage des relocalisations
munication et de localisation satellitaires, l'établissement est qu’elles sont basées sur des plans préétablis par l’en-
des zones de regroupement en cas de crises majeures, treprise, en coordination avec les spécialistes des SSP et
l'acquisition de véhicules adaptés aux routes locales, la SMP. Elles sont souvent effectuées par vagues successives :
sensibilisation en continu des expatriés… gestion du personnel en congé (interdiction de revenir
dans le pays), choix des personnes à évacuer en premier
Ces plans doivent être connus de la totalité des salariés lieu (familles, malades)…
expatriés et des employés locaux. Les zones de regroupement
ne sont indispensables qu’en cas de crises graves et dans Parmi les critères de choix des personnels restants, le
les pays où les situations sont des plus instables et dans risk manager devra travailler directement avec les services
lesquels les ambassades n'ont pas encore établi de mesures de ressources humaines et les équipes opérationnelles
de ce genre. Au vu de l'évolution sécuritaire du pays, la afin de connaître : d’abord les salariés les plus initiés à la
direction de l'entreprise décidera de l'application des gestion de crise, ensuite ceux qui ne présentent pas de
mesures citées ci-dessus. De même, l’évolution technolo- symptômes médicaux affectant le suivi des activités (par
gique est telle qu’en quelques années le matériel de sécurité exemple, si l’un des rares salariés restant sur l’exploitation
peut devenir obsolète, notamment s’il est immobilisé. doit être rapatrié d’urgence, cela impactera l’activité et
C’est pourquoi il convient de vérifier la fonctionnalité pourra engager un effet domino aboutissant à la cessation
du matériel en procédant, chaque année, à un exercice des activités pendant une durée donnée), et enfin les
de crise à plus ou moins grande échelle. À chaque exercice, personnels essentiels pour le maintien de l’activité de
le risk manager devra effectuer un RETEX (retour d'ex- l’entreprise. Face à des situations d’urgence, les familles
périence) ou débriefing avec chaque personne ayant des salariés sont les premières à être déplacées géographi-
participé à l’exercice de crise. quement si l’institution française ne prend pas de telles

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Diane HENROTTE Le risk management en zones de crises

mesures. Pour que des relocalisations soient possibles, peuvent devenir de véritables partenaires pivots dans le
l’entreprise doit être en mesure de connaître l’adresse cadre de crise majeure. Étudiées à partir des situations
personnelle du salarié (points d’accès) et de pouvoir politiques, économiques, sociales du pays, les évolutions
communiquer avec lui, même si les situations de guerre du bilan initial établissent un niveau de crise potentiel,
amènent les réseaux de télécommunication à être coupés. une notation (ou un rating) afin de déterminer le niveau
des mesures de sécurité que l’entreprise en local doit
Parallèlement aux mesures contractées auprès des SSP adopter. Au sein du siège, le directeur de la sécurité devra,
et SMP, l’entreprise, via une simple cartographie des lui aussi, adopter cette même notation, afin de pouvoir
stakeholders pourra contacter en fonction des crises, les convenir avec l'ambassade ou le ministère des Affaires
personnes clefs afin de solutionner des situations instables. étrangères de l'évacuation d'une zone ou de l'élévation
De plus, la hausse constante des cas d’enlèvements oblige du seuil de sécurité mis en place par l'ambassade (voire
le risk manager à connaître les profils des criminels : s’ils par un prestataire externe lorsque l'État ne peut se posi-
opèrent en relation avec des organisations terroristes, s’ils tionner diplomatiquement).
revendent les otages au plus offrant, s’ils sont en relation
avec les mafias locales… et surtout les coutumes culturelles Une fois que l'entreprise aura déterminé son propre
(qu’il s’agisse du microcosme social de la mafia, ou des seuil de crise, elle devra aussi décider du positionnement
traditions religieuses…) afin d’identifier le bon interlocuteur de ses activités suite à une sortie de crise. Il s'agit prin-
et la façon dont l’entreprise, ou l'assureur, devra s’adresser cipalement de choisir de nouvelles lignes de conduites
à lui. Cette prise en compte des intérêts d’acteurs exté- pour l’entreprise et les salariés, suite à une crise majeure.
rieurs à l’entreprise correspond à une vision globale de Par exemple, la relocalisation du personnel engage des
l’environnement qui, étudiée en amont, concorde avec coûts financiers, logistiques et relationnels importants.
certaines applications de l'intelligence stratégique. Si un État n’a pas choisi de rapatrier ses citoyens, alors
le choix de l’entreprise de relocaliser ses salariés, à ses
Le seuil et la sortie de la crise propres frais (même si une assurance est contractée),
devient un engagement quasiment politique. L’entreprise
veillera ensuite, et en permanence, à l’évolution de la
Pour déterminer un seuil sécuritaire, la direction de situation sécuritaire afin de décider de sa réimplantation
sécurité s'appuie sur de nombreux signaux faibles qui dans le pays ou de l’abandon de ses activités. Pour cela,
sont les symptômes avant coureurs des crises et qui l’équipe de sécurité veille à entretenir un réseau rela-
permettent d'identifier approximativement la survenue tionnel et informationnel au sein même du pays via les
de la crise et son intensité. Dans le cadre de la jurisprudence ONG, les institutions, les journalistes et les autres entre-
Karachi, il est bien sûr impensable qu’un risk manager puisse prises implantées dans la même zone. De même, elle
passer outre cette analyse, qui s’effectue en capitalisant veille aux évolutions des facteurs crisogènes, ainsi qu’aux
des informations auprès des salariés expatriés, des sociétés évolutions du positionnement des stakeholders initialement
privées et des réseaux ministériels et ambassades. Une détaillé dans la première analyse de sécurité et de situation.
analyse précédant la phase d’implantation établit la Si l’ensemble du réseau indique une amélioration sécu-
nature des facteurs crisogènes d’un pays. C’est à partir ritaire durable, qui concorde avec une analyse similaire
de cette analyse que le risk manager évalue la situation : effectuée en interne par l’entreprise, alors cette dernière
comprendre les croisements entre ces facteurs, les signaux pourra espérer retourner à ses activités sur place. Toutefois,
faibles qui leur sont associés et les stakeholders liés aux il est préférable, suite à une crise majeure, que l’entre-
deux. Chaque facteur crisogène ne déclenche pas obliga- prise dissuade ses expatriés de retourner immédiatement
toirement une crise sévère, mais implique, cependant, un sur place avec leur famille, dans un premier temps, afin
suivi réel de son évolution. L'évaluation d'une situation qu’il n’y ait pas de complications dans le cas d’un retour-
sensible, souvent complexe, ne doit pas être synonyme de nement brutal et soudain de situation.
multiplication des critères et des classifications diverses,
qui en réalité, ne feraient que tronquer le jugement de la Lorsque le choix sera effectué, le risk manager pourra
direction de sécurité. En clair, si une première analyse prendre d’autres mesures. Ainsi les crises mineures
simplifiée de situation est établie par la direction de comme les vols, doivent être capitalisées sous forme de
sécurité, il n'en sera que plus simple de l'incrémenter de données intégrées à une base informatisée, pour croiser
différentes données. Cela implique une veille sécuritaire les informations et prendre des mesures de protection et
continue et simplifiée au maximum afin d'identifier les de sécurité supplémentaires. Les crises majeures, répondant
mesures de sécurité adéquates, ou les stakeholders les plus à des situations d’urgence, sont quant à elles, plus longues
importants pour l'activité de l'entreprise… stakeholders qui et plus complexes à analyser. Le meilleur outil pour les

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

anticiper et améliorer la gestion de crise reste le RETEX. Une stratégie d'influence efficace
Le risk manager procédera à un débriefing en coordination
avec l’ensemble des équipes de la société et éventuellement, Les groupes s’implantant à l’international doivent faire
ensuite, avec des intervenants extérieurs, afin de réévaluer face à de multiples menaces comme nous l’avons vu
la sensibilisation du personnel aux problématiques sécu- précédemment, mais doivent aussi envisager que leur
ritaires (dysfonctionnement, comportements à adopter, implantation et leurs activités ne soient pas appréciées
simplification des plans de sécurité…). Le RETEX se par la population locale. C’est par exemple le cas pour de
déroule selon une méthodologie simple visant à : identifier nombreuses activités controversées comme les exploita-
les personnels impliqués lors de la crise, la décrire et ana- tions d’hydrocarbures, de matériaux dangereux… qui
lyser ses seuils, analyser les bons et mauvais processus de pâtissent d’une image souvent négative. Les pays crisogènes,
la gestion de la crise et le rôle de tout individu qui a pris souvent pays émergents ou anciennes colonies, considèrent
part à la gestion de la crise. Suite à ces analyses, le risk les implantations étrangères comme une véritable coloni-
manager local pourra convenir de nouvelles lignes de sation et un dépouillement de leur patrimoine et ressources
conduites, ou de nouvelles mesures de sécurité. naturelles, comme au Nigeria où l'industrie de la pro-
duction pétrolière est sans cesse menacée. Ces situations
Un pays en crise ou qui vient de connaître une crise obligent les entreprises à faire intervenir des sociétés
majeure est synonyme d’opportunités commerciales. Par spécialisées dans la communication d’influence et dans
exemple, une zone de guerre implique la reconstruction la préparation des opinions locales, dans le but que ces
de villes entières, de routes, le déminage de zones de dernières aient une image favorable des futurs expatriés et
terres parfois agricoles, la réimplantation de secteurs entreprises implantées. Il ne s’agit, bien sûr, aucunement
industriels… et implique aussi que les entreprises dont de trafic d’influence, mais de campagnes de communica-
la nationalité est considérée comme ennemie, devront tion visant à expliquer les conséquences des implantations
quitter le pays et laisser leurs secteurs d’activités à d’autres aux populations voisines des sites. Ces actions d’influence
entreprises concurrentes etc. Fréquemment, dans les guerres peuvent devenir des actions de contre-influence lorsqu’il
de pouvoirs ou dans le cadre d’instauration de nouvelles s’agit de guerre d’image entre deux stakeholders, qu’il
directions politiques, ces dernières lancent de nombreux s’agisse d’entreprises, d’ONG…
appels d’offres afin de reconstruire le pays ou de déve-
lopper des marchés et relancer l’économie. Ainsi, bien La Chine a opté pour un tout autre concept. La Chine
que d’un point de vue sécuritaire, le pays soit en crises est en pleine croissance commerciale, elle fait partie des
(parfois graves), celles-ci n’empêchent pas l’implantation pays émergents du globe et ses ports furent d'anciennes
d’entreprises étrangères sur le long terme. À condition colonies. De ces constats découlent de forts liens avec
toutefois, que ces entreprises aient identifié des secteurs l’Afrique. Celle-ci a besoin d’investissements pour déve-
rentables et qu'elles procèdent à des politiques de sécurité lopper son économie, qui fût une ancienne colonie et
strictes. Le management des risques ne s’arrête pas reste encore empreinte de son passé, et, surtout, qui
lorsque la crise semble gérée ou semble passée. Une fois compte un maximum de pays émergents à travers le
que les expatriés sont relocalisés dans un pays voisin, continent, qui eux-mêmes, se sentent souvent exploités
l’entreprise doit continuer à se charger d’eux, ou doit par les grandes puissances économiques (majoritairement,
continuer à se préoccuper de ses immobilisations maté- anciens colonisateurs).
rielles et logistiques dans le pays. La sortie de crise est
devenue tout aussi importante pour l'entreprise, que la L’un des points phares de l’implantation chinoise en
crise elle-même, mais est, bien trop souvent, déconsidérée Afrique consiste simplement en la création de sommets
par les directions de sécurité. sino-africains comme le FOCSA (Forum bilatéral de
discussions sino-africaine). Il est organisé tous les trois
ans à Beijing ou à Shanghai et il rassemble l’ensemble
L'exemple de la Chine-Afrique des pays africains (en 2006, 48 pays étaient présents sur
les 53 que compte le continent). Ces manifestations sont
le lieu d’échanges commerciaux entre les dirigeants de
Les relations entre la Chine et l'Afrique sont l'exemple chaque pays, d’autant que les dirigeants chinois ont
même du soutien qu'apporte l'intelligence stratégique visité, en moins de deux ans, leurs homologues de chaque
dans les politiques de développement des affaires, et d'autre pays d’Afrique. L’autre point phare de la stratégie chinoise
part l’influence, due aux contrats commerciaux, qui peut est que, au contraire de l’Europe, elle ne noue pas ses
impacter la sécurité même d’un pays et des entreprises accords commerciaux autour de consortiums politiques.
qui y sont implantées. L’ingérence dans les affaires des États est interprétée
comme des actions néo-colonialistes par une partie des

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Diane HENROTTE Le risk management en zones de crises

pays africains. L’attitude de la Chine est donc des plus africains. De ces actions découle une image positive de
appréciées, quand bien même ses accords commerciaux sont la Chine favorisant la signature de contrats commerciaux.
moins avantageux pour les pays signataires que l’auraient Ainsi, la République du Cameroun et la Chine ont-elles
été ceux des Européens. signé des accords facilitant l’accès aux deux pays pour
une partie de leurs ressortissants : ils n’auront en effet,
De plus, la Chine est avantagée par sa démographie. plus besoin de visas pour entrer dans les deux pays. Cette
Ainsi, l’Afrique compte actuellement près de 800 000 mesure exceptionnelle n’a bien sûr, jamais eu lieu entre
travailleurs chinois et plus de 400 000 Chinois naturalisés la France et le Cameroun malgré les liens qui subsistent
africains. Pour l’Afrique, c’est évidemment un manque à entre eux. Cependant, il est évident qu’au vu du marché
gagner pour sa population, puisque dans la majorité des de la création de l’emploi, il y aura plus facilement des
contrats de chantiers effectués par la Chine, ce sont ses vagues d’expatriés à destination de Yaoundé qu’à desti-
ressortissants qui sont employés et non la population nation de Beijing. Les liens commerciaux et les relations
locale. Pour la Chine, c’est une opportunité réelle car une diplomatiques qu’elle renforce depuis les années 1960,
partie de sa population vit en dessous du seuil de pauvreté, ont permis à la Chine de devenir membre de l’ONU
si bien que les entreprises chinoises peuvent l'employer grâce aux votes des pays de l’Amérique du Sud et aux
à bas coût en Afrique. La Chine use ainsi de leviers éco- votes de vingt-six États africains qui l’ont reconnu au
nomiques, historiques (respect des sensibilités historiques détriment de Taïwan ; celle-ci perdit par ce biais, son siège
des pays) et tient compte des attitudes de ses concurrents au sein de l’organisation. Ce geste, en provenance des pays
afin de traiter plus aisément avec le continent noir. émergents, signa la continuation des bonnes relations
commerciales entre la Chine et l’Afrique.

Des accords commerciaux Enfin, l’une des différences notables entre les investis-
sements chinois et les investissements européens, reste
que la Chine ne souhaite aucunement prendre part aux
Les premiers liens marchands entre les deux puissances politiques des pays dans lesquels elle est implantée. Or,
datent approximativement de -200 avant Jésus-Christ. la majorité les États détenant des ressources naturelles
Croire que la Chine n’avait aucun lien avant les années comme le pétrole ou le coltan, sont soit en conflits, soit
1970 avec l’Afrique serait donc une aberration. Depuis des États où une forme de corruption règne. Le fait que
1995, les relations commerciales (contrats et échanges) la Chine refuse d’inclure des clauses politiques dans ses
ont été multipliées par 20 entre la Chine et l’Afrique, contrats n’est pas une garantie de non-ingérence… Au
passant ainsi de 3 milliards d’US dollars échangés en contraire, cela permet à la Chine de pouvoir prospérer
1995 à 55 milliards d’US dollars échangés en 2006. dans des États condamnés par l’ONU et les ONG, et de
L'Afrique importe principalement depuis la Chine du traiter avec des dictateurs sans aucune concurrence, ce
textile, des véhicules, de l’armement, du riz, des nouvelles qui cependant, en fonction des zones de conflits, ne
technologies. En retour, ce sont principalement des garantit pas la sécurité de ses ressortissants.
matières premières qu’importe Beijing : coltan, cuivre,
fer, coton, bois et pétrole. Par ailleurs, le pétrole chinois
provient à 70 % de l’Afrique et en particulier de l’Angola,
Les limites de l'influence chinoise
de la Guinée Équatoriale, du Nigeria, du Congo Brazzaville
et du Soudan… tous pays anciennement en guerre ou Si l’influence de la Chine en Afrique est importante,
encore victimes de troubles sanglants. La Chine est le pays a cependant quelques lacunes d’adaptations
devenue en quelques années le troisième partenaire com- culturelles. La culture de chaque pays conduit à des
mercial de l’Afrique, derrière les États-Unis et la France. comportements particuliers, importants à comprendre
pour l'obtention de contrats commerciaux, pour l’éta-
Parallèlement, la Chine investit dans de nombreuses blissement de bonnes relations etc. La culture chinoise
exploitations, comme au Nigeria où elle a injecté en 2006 contemporaine est particulièrement méconnue, à cause
près de 6,5 Milliards d’US Dollars dans la production de la fermeture du pays et de l’instauration du régime
pétrolière. Si elle investit dans les ressources de ses par- communiste, limitant les échanges internationaux et
tenaires (principalement l’Angola, le Nigeria, le Niger, favorisant une certaine méfiance respective des blocs
l’Afrique du Sud et le Soudan), elle finance aussi la occidental et asiatique. L’un des points importants et que
construction d’hôpitaux, fournit des aides médicales l’on oublie fréquemment, est que la Chine compte plus
importantes à travers le déploiement de 15 000 médecins d’1,5 milliard d’individus (l'État doit gérer les spécificités
chinois ayant ouvert des dispensaires dans plus de 43 pays régionales, subvenir aux besoins vitaux d’1,5 milliard de

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

personnes…) et que gouverner ce petit milliard d’individus développement de réseaux parallèles, comme la prostitution,
ne pourra jamais être similaire à la gouvernance de moins les instituts de jeux, tenus en partie par des réseaux de
de 70 millions d’habitants. La majorité de l’émigration mafias chinoises. Depuis quelques années, cela a conduit
chinoise est peu diplômée et connaît peu de langues surtout à une augmentation inquiétante du nombre
étrangères. Néanmoins une partie de la population émigrée, d’enlèvements d’expatriés chinois, à une violence à leur
lorsqu’elle est souvent en relation avec les locaux, n’hésite égard et parfois, à l’abandon de contrats commerciaux.
pas à apprendre la langue et en contrepartie, emploie En 2008 par exemple, une dizaine de salariés chinois
ceux qui apprendraient le chinois pour qu’ils puissent furent assassinés au Soudan, de nombreux enlèvements
seconder leurs employeurs. Cet état de fait favorise une à répétitions ont lieu au Niger, au Nigeria, au Cameroun.
certaine exclusion entre les populations chinoises exécu- En 2009, la violence à l’égard des chinois en Angola était
tantes et les populations des pays dans lesquels elles banalisée…
s’établissent. Lorsque les salariés chinois sont employés
pour effectuer des chantiers… l’employeur leur fournit Le risk manager, qui méconnaît ou sous estime l’impact
des logements en commun et puisque la Chine favorise de l’environnement d’un pays, risque de créer de véritables
le travail de ses nationaux, la population vit alors entre manquements primordiaux et vitaux pour la sécurité de
elle, ce qui bien sûr n'encourage pas les échanges. l’entreprise. Celle-ci représente évidemment un secteur
d’activité économique, des emplois, des infrastructures…
De même, le régime communiste et totalitaire chinois mais aussi des salariés. Ceux-ci sont de plus en plus sujets
a créé une propagande visant à faire accepter par tout à des violences physiques, à des enlèvements, voire à des
individu la mission collective de défense des intérêts du assassinats, de la part de personnes souhaitant déstabiliser
Parti, dont celui-ci l’investissait. Cela impacte encore l’entreprise, ses intérêts, ou ce qu’elle représente. Le tour-
l’inconscient collectif chinois, qui défend bien sûr les nant juridique de la jurisprudence de Karachi, oblige
intérêts de son pays. Du point de vue culturel langagier, désormais toute entreprise à analyser un pays sous le
il est incongru, voire malpoli, en langue chinoise, de prisme de la géopolitique, avant d’y mettre en jeu la
refuser de façon brutale les propositions d’un interlo- sûreté de ses salariés. Le risk manager, bien qu’il n’ait que
cuteur… raison pour laquelle il est rare que les chinois peu de pouvoirs décisionnaires en matière de stratégie
soient en opposition langagière lors d’une discussion, des entreprises, doit veiller aux impacts économiques de
même lorsque celle-ci est d’ordre commercial. Cependant, l’activité de l’entreprise sur le pays, pour anticiper des
si ces négociations ou si ces discussions touchent à situations de crise. Cette étude doit faire partie de la stra-
l’intégrité de la Chine ou à ses intérêts, alors les us tégie liée à l’implantation de l’entreprise. Néanmoins,
langagiers deviendront plus directifs et plus fermes. De l’impact économique d’une activité n’est pas l’unique
même, l’histoire de la Chine est empreinte du culte de cause de détérioration d’une situation : les probléma-
la défense face à un ennemi potentiel, si bien que toute tiques culturelles relèvent, elles aussi, de la gestion des
implantation hors de ses frontières est synonyme de risques. L’exemple de la stratégie d'implantation chinoise
victoire dans une bataille souvent inexistante (hors en Afrique montre combien ce si grand pays est capable
batailles commerciales entre deux entreprises ou nations d’adapter ses politiques de conquêtes de marchés à des
concurrentes), ce qui se manifeste dans ses discussions et spécificités régionales et à l’histoire de l’Afrique, sans
dans ses relations internationales. Cette exception cultu- pour autant adapter sa propre culture à celle de ses
relle n’incite pas malheureusement, la Chine à s’intégrer interlocuteurs, et, sans tenir compte des erreurs passées de
pleinement dans les régions où elle s’installe. Dans un ses homologues occidentaux. Si bien que ces grossières
continent autant marqué par le colonialisme, ce gap erreurs conduisent la Chine à réviser actuellement ses
culturel peut lui faire réellement défaut. espérances en matière d’implantation et la conduisent
sur la même pente glissante sécuritaire que ses voisins
Ainsi, la Chine est-elle devenue aux yeux de certains européens.
États africains et aux yeux de leurs populations, un pays
avec les mêmes motivations que les anciens colonisateurs. Les violences qui découlent de ces situations doivent
L’augmentation rapide du nombre de travailleurs chinois être intégrées dans des mesures de sécurité et de sûreté par
en Afrique favorise l’émergence de nouveaux marchés. le risk manager. Les plans tiennent compte de deux spé-
Cependant, la concurrence low-cost de la Chine oblige à cificités liées aux crises : celles prévisibles, survenant au
la fermeture de multiples entreprises locales : les secteurs quotidien et exigeant des mesures classiques de sécurité,
du textile et de la téléphonie mobile sont d’ailleurs, de et celles survenant dans l’urgence qui impliquent des
plus en plus monopolisés par la Chine au détriment des plans plus conséquents, basés sur des scénarios de crises.
entrepreneurs locaux. De plus, cela aboutit aussi au Lors de la survenue de la crise, les études de situations

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Diane HENROTTE Le risk management en zones de crises

sécuritaires, établissant le niveau d’une crise ou le niveau risques, car, elles incluent un aspect décisionnel et une
de dangerosité d’une situation, s’effectueront autour de vision large de l’analyse des risques, qui peut conduire
trois principaux axes : les signaux faibles, les facteurs aisément à l’émergence d’une nouvelle stratégie dans le
crisogènes et les stakeholders. Ce triptyque favorisera la management des entreprises, visant à pouvoir, par le biais
compréhension du déroulé d’une crise grâce à l’analyse d’une crise ou d’une situation crisogène, faciliter le
de l’évolution relationnelle entre ces axes. Ces études développement économique de l’entreprise.
offrent une appréciation nuancée de la gestion des

Diane HENROTTE

Bibliographie

ARAMI (I.), 2008, Protection du patrimoine et des personnes dans les sites miniers du groupe Areva, Thèse professionnelle
pour le Mastère en gestion des risques sur les territoires, EISTI.
CHAIGNEAU (P.), 2001, Gestion des risques internationaux, Paris, Economica, 328 p.
COMBALBERT (L.), 2005, Le management des situations de crise, ESF Éditeur, 207 p.
ERNST (T.), 1994, Stratégie militaire et stratégie d’entreprise, analyse sectorielle et concurrence : des concepts historiques à une réalité
empirique, Thèse pour le doctorat en Sciences de Gestion, Université de Nancy 2.
KERNEN (A.), VUILLET (B.), 2008, « Les petits commerçants et entrepreneurs chinois au Mali et au Sénégal », Revue
européenne d'analyse des sociétés politiques, n°5.
LE RAY (J.), 2006, Gérer les risques, Afnor, 392 p.
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TCHETCHOUA TCHOKONTE (S.), 2008, Enjeux et jeux pétroliers en Afrique : étude de l’offensive pétrolière chinoise dans le
Golfe de Guinée, Mémoire pour le Mastère en sciences politiques, université de Yaoundé 2.

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L’intelligence économique,
une culture du renseignement
Retour sur les racines d’une innovation
« à la française »
Nicolas MOINET

Depuis le lancement du rapport Martre en 1994, la dynamique d’intelligence économique « à


la française » a connu des triomphes et des défaites. Loin d’être « une mode », elle est bien
plutôt un mode de pensée et d’action global et innovant qui s’appuie sur une culture du
renseignement qui reste à diffuser. Car l’intelligence économique ne se développera pas en
tournant le dos à ses racines. Bien compris et débarrassé de ses démons, le renseignement en
est plus que jamais la colonne vertébrale.

Business intelligence, an "information culture"


Returning to the roots of a « French style » innovation

Since the Martre Report was published in 1994, the development of the « French style» of business intelligence
has seen both triumphs and defeats. Far from being a « trend », it is more a way of thinking and reacting, both
global and innovative, based on a culture of collecting information, which is not yet widely accepted. Business
intelligence, however, will not really develop if it turns its back on its origins. Intelligence gathering is now well
understood and has gotten rid of its negative connotations and become the backbone of a well organised
society.

Nicolas Moinet

Nicolas Moinet est enseignant-chercheur à l’université de Poitiers. Directeur du Master Intelligence Economique
& Communication Stratégique (ICOMTEC) et responsable de l’équipe de recherche Intelligence économique &
stratégies de communication du CEREGE de l’IAE de Poitiers. Depuis 1993, il est l’auteur de nombreux articles et
ouvrage sur le sujet. Dernier livre paru : Petite histoire de l’intelligence économique : une innovation « à la française »,
L’Harmattan, 2010. Ouvrage parainné par l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice.

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Nicolas MOINET L’intelligence économique, une culture du renseignement

T
ransposition du terme anglo-saxon « compe- par Henri Martre proposa officiellement en 1993 le terme
titive intelligence », l'intelligence économique est d’Intelligence Economique ? Rappelons qu’à l’époque où
officiellement née en France au début des années la France commençait à réfléchir sérieusement au problème,
1990 (Martre, 1994). Pour beaucoup, son histoire la Society of Competitive Intelligence Professionnals comptait
n'est pas claire, ses limites sont floues, ses références déjà 3 000 membres ! Et puis, la reprise d’un concept
parfois hasardeuses. Certains de ses représentants anglo-saxon ne devait-elle pas logiquement assurer sa légi-
sentent le soufre. Elle dérange. Elle agace. Elle suscite timité quand on sait que les bonnes idées de management
étonnement, incompréhension, fantasme ou passion. Et viennent nécessairement d’outre-Atlantique ? Le terme
pourtant elle perce, attire, se développe… Depuis près de « Intelligence économique » aura pourtant du mal à s’im-
vingt ans, les articles de presse foisonnent, les ouvrages poser dans un pays qui se méfie autant du renseignement
s'accumulent, les thèses se multiplient, les colloques se [Dewerpe, 1994] qu’il vénère le « génie individuel » au
succèdent, les publications scientifiques se renforcent. détriment de l’intelligence collective [Crozier, 1988]. Car
Plusieurs magazines professionnels se concurrencent cette querelle sur le sens des mots est bien évidemment la
pour relater les expériences d'entreprises ou de territoires manifestation d’un mal plus profond : un manque de
qui mettent en place des démarches d'intelligence considération pour la fonction renseignement au sens large.
économique. Après avoir disposé d'un Haut responsable
à l'intelligence économique, l’État a désormais un délégué Renseigner recouvre l’idée d’apprendre quelque chose
interministériel à l’intelligence économique placé à Bercy, à quelqu’un : re-enseigner. Plus largement, c’est le fait de
mais rattaché au président de la République. Les grands donner à quelqu’un une indication sur une chose. L’in-
ministères ont leurs coordinateurs. Les préfets de région telligence économique, définie par le rapport Martre
sont désormais invités à mettre en place des dispositifs comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de
d'intelligence territoriale en lien avec les pôles de compéti- traitement et de diffusion des informations utiles aux acteurs
tivité. Chaque année, des centaines de jeunes professionnels économiques… » est donc du renseignement. Bien entendu,
sont formés à l'intelligence économique. Et pourtant, si ces actions étant menées légalement, l’intelligence écono-
l’ère des pionniers est bien terminée, tout indique que l'in- mique se démarque clairement de l’espionnage… mais pas
telligence économique n'a pas encore atteint sa maturité. du renseignement ! La différence est simple en théorie :
Notion floue aux contours incertains, elle est en effet portée l’espionnage est la forme (ou modalité) illégale du rensei-
par une culture du renseignement mal comprise dans notre gnement. D’ailleurs, les services de renseignements, appelés
pays. La tentation est alors grande de s’en détacher, réflexe souvent à tort services secrets, travaillent depuis toujours
qui ne fait pourtant que freiner un peu plus son déve- sur les sources ouvertes, OSCINT, dans leur jargon (Open
loppement. Car l’intelligence économique est comme SourCes INTelligence). Pourquoi prendre des risques pour
l’arbre dont les branches peuvent d’autant mieux croître obtenir illégalement une information accessible par ailleurs
vers l’avenir que ses racines s’enfoncent solidement dans surtout quand son mode d’acquisition est plus coûteux
le sol de son passé. et politiquement risqué ? Mais la similitude ne s’arrête
pas là. La fusion des mondes du renseignement et de l’in-
Pour une organisation, faire de l'intelligence économique telligence économique est indéniable. De fait, elle existe
consiste à maîtriser et protéger l'information stratégique au niveau des hommes et des méthodes, des enjeux et des
utile à son développement. Pour y parvenir, elle fait problématiques.
appel à un ensemble d'actions légales et éthiques (veille,
management des connaissances, sécurité économique, in- L’action des services de renseignement suit des modes
fluence) qu'il s'agit de pratiquer de manière systématique opératoires spécifiques qui correspondent à trois principaux
et régulière et d'orchestrer de manière cohérente. L'intel- modèles stratégiques : le modèle militaire, le modèle
ligence étant collective, cette démarche implique une diplomatique et le modèle policier. Associé à la notion de
sensibilisation de tous les acteurs et une mise en réseau conflictualité, le modèle militaire fonctionne sur le mode
des compétences nécessaires à la réussite d'un projet. Faire attaque/défense. Au cœur des relations internationales, le
de l'intelligence économique, c'est donc en quelque sorte modèle diplomatique prend ses distances pour préférer
« entrer ensemble en stratégie » dans un monde incertain l’influence. Enfin, le modèle policier oscille entre le contrôle
où il s'agit d'être toujours plus réactif, voire proactif et politique interne et la sécurité des citoyens. « Selon les
donc toujours mieux renseigné. circonstances et les champs d’action, tel ou tel mode d’intervention
sera prévalent, bien qu’en fait, il semble qu’au niveau de l’action
Oui mais voilà. Les mots sont piégés et leur polysémie politique, du vécu stratégique et de la réalisation concrète au
pose parfois autant de problèmes qu’elle n’offre d’ouver- jour le jour il faille toujours réaliser, en permanence, une
tures. C’est le cas, en France, du terme « renseignement ». synthèse de ces trois logiques, de ces trois savoir-faire et de ces
Est-ce pour cette raison que le groupe de travail présidé trois pratiques avec leurs technologies spécifiques. » [Lacoste,

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Thual, 2001, p 47]. Dans la dynamique d’intelligence la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et
économique française, les trois modèles vont finalement pionnier de l’intelligence économique en France, il est
se partager les rôles : au modèle militaire, l’influence possible d’établir un parallèle entre ce qui s’est passé en
méthodologique (cycle du renseignement) et médiatique matière de technologies duales et les nouvelles pratiques
(« les nouveaux espions ») ; au modèle policier, la présence du Knowledge Management : « les armées et les administra-
territoriale (sécurité économique) et la problématique des tions ne sont plus les premiers innovateurs, explique t-il, c’est
agences privées de renseignement et au modèle diploma- le « privé qui est à la pointe du progrès en matière de gestion
tique (affaires étrangères, mais aussi relations économiques “ intelligente ” de l’information utile. Les services étatiques de
extérieures), un rôle d’appui grandissant. Nous allons renseignement ont le plus grand intérêt à suivre de près ce qui
retrouver ces logiques dans la rencontre des hommes et se fait de mieux dans les applications civiles. » [Lacoste, 2001].
des méthodes.
Au-delà du discours sur le libre-échange et la libre
concurrence existe une guerre secrète qui constitue la
La fusion des enjeux colonne vertébrale de la guerre économique : espionnage
industriel, écoutes, déstabilisation, influence [Laurier,
et des problématiques 2004]. Les exemples historiques ne manquent pas, du vol
des plans du métier à tisser jusqu’aux micros retrouvés
dans un Boeing présidentiel chinois en passant par l’uti-
Les militaires ont formulé et validé des principes et lisation du réseau d’écoutes Echelon dans la compétition
des outils de renseignement en bonne part applicables industrielle et commerciale. Dans son ouvrage Secrètes
dans le cadre du renseignement économique tels la cotation affaires : les services secrets infiltrent les entreprises [1999], le
des sources et des informations en terme de fiabilité, le journaliste Guillaume Dasquié montre comment les
traitement de la relation entre fournisseur d’information espions traquent les projets en préparation, les stratégies
et collecteur, etc. Les hommes du renseignement ont dissimulées, les accords industriels envisagés, les fusions-
donc joué un rôle non négligeable à tous les niveaux : acquisitions... jusqu’à orchestrer des manipulations
production intellectuelle, création d’entreprises, mise en médiatiques pour faire échouer ces projets. À côté des
place de formations [Moinet, Marcon, 2006]. classiques agences de renseignement d’État se trouvent des
sociétés privées dont la multinationale du renseignement
Ainsi, pour que l’information utile soit obtenue dans économique Kroll est devenue le symbole [Junghans,
les meilleures conditions de délai, de qualité et de coût, 2004].
précise le rapport Martre, il est nécessaire que les actions
de recherche, traitement et diffusion, au sein de l’entre- Ainsi et contrairement à ce qu’on a pu croire un temps,
prise, s’ordonnent en un cycle ininterrompu : le fameux la chute de l’Union soviétique n’a pas vu la fin du grand
cycle du renseignement. Ses principales phases sont la Jeu du renseignement. L’importance du renseignement
détermination des besoins en renseignement, la planifi- a cru et le 11 septembre 2001 n’a fait qu’amplifier le
cation, la collecte, l’analyse et la diffusion. Si cette processus. Depuis ces tragiques événements, il est mal-
méthodologie a été initiée par le renseignement d’État, heureusement plus facile d’expliquer l’intérêt d’une
les améliorations apportées par les experts de la veille et surveillance systématique et tous azimuts de son envi-
de l’intelligence économique n’ont pu qu’être bénéfiques. ronnement, bref du renseignement, même si celui-ci n’a
Cette fusion est particulièrement vraie aux États-Unis où pas toujours fait la preuve de son efficacité. La fusion
le passage du renseignement public au renseignement des problématiques et des méthodes permet de tirer des
privé existe dans les deux sens. évènements du 11 septembre des enseignements applica-
bles à la veille et à l’intelligence économique. Nous en
De même, on perçoit que cette fusion existe aussi au retiendrons trois principaux [Lacoste, Thual, 2002] :
niveau des technologies de recherche et traitement de
l’information. Ainsi, le mode de fonctionnement d’un • La surestimation du renseignement d’origine technologique
logiciel historique comme Périclès a été calqué sur celui sur le renseignement d’origine humaine. Parallèlement,
des sonars utilisés par l’aéronavale dans la lutte anti sous- le monde de la veille a connu la folie des systèmes
marine [Pinatel, 2004 ; Marcon, Moinet, 2006]. Est-ce par automatisés de recherche et traitement de l’infor-
pur altruisme que la CIA a créé une société de capital- mation, notamment sur l’Internet. Sans négliger leur
risque (In-Q-Tel) chargée d’investir dans les technologies intérêt, on assiste aujourd’hui à une prise de conscience
et l’Internet [Moinet, 2003] ? Comment se fait-il que les de l’importance du management des réseaux humains
Israéliens soient à la pointe des logiciels d’analyse [Marcon, Moinet, 2004 ; 2007].
sémantique ? Pour l’Amiral Lacoste, ancien directeur de

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• La mauvaise (ou non) coopération des services (CIA – FBI mis dix ans pour devenir un concept reconnu. Le rapport
et diplomatie américaine). Là encore, combien d’en- Carayon a servi de détonateur pour la mettre à la mode et com-
treprises qui ont en leur sein des services de veille mencer à la prendre en compte dans la gestion des entreprises. »
échappent à cette logique de cloisonnement ? [Alain Juillet, Préface à l’ouvrage de Damien Bruté de
Rémur, 2006, p. IX].
• La dissonance cognitive, c’est-à-dire cette capacité à ne pas
voir les renseignements qui remettent en question sa propre Au début des années 1990, Christian Harbulot va
grille de perception. Le territoire américain ne pouvait rejoindre l’ADITECH, l'ancêtre de l’ADIT (la société
être attaqué… Rien ne sert de former des profes- nationale d’intelligence économique), pour devenir direc-
sionnels de l’intelligence économique si les décideurs teur des relations avec les entreprises. Il rencontre alors
ne sont pas sensibilisés à la démarche et prêts à être Édith Cresson et réalise une étude intitulée Techniques
bousculés dans leurs certitudes et un certain esprit offensives et guerre économique [1990] qui sera publiée sous
moutonnier [Pfeffer, Sutton, 2007]. le titre désormais célèbre La machine de guerre économique
(1992). L’ouvrage est préfacé par l’économiste Jean-Louis
En somme, toute la question est de donner au rensei- Levet, un haut fonctionnaire qui après avoir été conseiller
gnement la dimension qu’il mérite. En France, c’est le d’Edith Cresson, deviendra chef du Service de dévelop-
« système D » qui prévaut, explique Christian Harbulot : pement industriel du Commissariat général du plan où
« Avec des moyens modestes, dans des situations difficiles et face il impulsera la dynamique du rapport Martre. A la même
à des politiques qui n’ont aucune culture de l’anticipation, les époque, Christian Harbulot fait la connaissance de
services français arrivent à marquer des points grâce à la culture Philippe Baumard, un jeune universitaire français disciple
du coup de téléphone ». Mais le système D a ses limites ! de Steven Dedijer, le père de la social intelligence et d’Harold
« Quand il y a un problème, continue Christian Harbulot, Wilensky, le théoricien de l’organisationnal intelligence 1.
le politique appelle les services qui savent que la réponse rapide De cette rencontre entre l’auteur engagé de la machine de
est valorisante. Dès lors, c’est tout un système qui a pris l’habitude guerre économique, Christian Harbulot, et l’auteur d’un
de travailler comme cela. La seule idée du politique est la ouvrage précurseur sur la surveillance des environnements
remontée de l’information sur les menaces. Or ceci n’est qu’une concurrentiels mêlant approches philosophique, sociolo-
vision minimaliste du renseignement : il ne faut pas oublier que gique et managériale, Philippe Baumard, naît véritablement
sa mission première est la préservation et l’accroissement de l’in- l’expression d’intelligence économique.
térêt de puissance au niveau français et au niveau européen.
Cela passe par l’orchestration de stratégies d’influence sur les En 1989, Philippe Baumard établit un parallélisme
enjeux modernes et notamment tout ce qui a trait à la géo- historique entre la mise en réseaux de la société et le
économie. Un service de renseignement ne doit pas se transformer panoptisme de Jérémy Bentham. Il prédit la croissance
en agence de presse améliorée. » Il en va évidemment de même d'un phénomène que l’on peut nommer « néopanop-
pour un service de veille et d’intelligence économique ! tique » où la fonction de dissociation entre le couple
« voir » et « être vu » issue des travaux de Michel Foucault
[1975] est entretenue par des technologies de l'information
La rencontre des hommes synchrones et asynchrones [Baumard, 1991]. Dans
Surveiller et punir [1975], Michel Foucault a développé
et des méthodes l’idée selon laquelle le pouvoir n’est plus réductible à un
ensemble d’appareils répressifs. À partir du XVIIIe siècle,
le pouvoir désigne plutôt « un jeu de stratégies, un réseau
« Importée des États-Unis par Robert Guillaumot, explicitée mobile, un ensemble de rouages et de foyers, d’actes minuscules,
par le rapport signé par Henri Martre en collaboration avec fragmentés, divers, épars, aux lignes de forces changeantes ».
Philippe Clerc et Christian Harbulot, positionnée sur l’échiquier [Russ, 1994, p. 178]. Aussi, l’idée de micropouvoirs, dis-
mondial par Bernard Esambert, développée par quelques préfets persés et composés de ruses et de petits règlements va
visionnaires comme Rémy Pautrat, Claude Guéant ou Bernard s’imposer au XIXe siècle dans une société de surveillance
Gérard, tout en s’appuyant sur les travaux et enseignements de qui rêve d’une architecture permettant un contrôle intégral
quelques universitaires précurseurs, l’intelligence économique a de l’homme. Le modèle panoptique va alors s’imposer,

(1) C’est en en 1967, que l’on trouve les premières traces du concept anglo-saxon d’intelligence économique, notamment dans
l’ouvrage d’Harold Wilensky : Organizational Intelligence : Knowledge and Policy in Government and Industry (New York, Basic
Books) où sont posées les deux grandes problématiques de l’intelligence économique : Les stratégies collectives et la coopération
entre gouvernements et entreprises dans la production d’une connaissance commune pour la défense de l’avantage concurrentiel ;
L’importance de la connaissance dans l’économie et l’industrie comme moteur stratégique du développement et du changement.

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formalisé par le philosophe anglais Jeremy Bentham surveillés à leur insu). Finalement, Philippe Baumard
(projet du « panopticon »), théoricien de l’utilitarisme. Il rejette le néopanoptisme en raison de son extrême
symbolise le passage d’un pouvoir personnalisé (un centralisation et de son opposition avec la nécessaire
homme) à un pouvoir autonome (une machine). Avec le culture collective de l’information. Mais entre le souhai-
modèle panoptique, Bentham matérialise le principe d’un table et le possible, il y a une marge et le modèle néopa-
pouvoir visible, mais invérifiable. Le néopanoptisme noptique va marquer les esprits et les pratiques. L’idée
développé par Philippe Baumard consiste à remplacer les développée par Philippe Baumard permet un mélange
prisonniers par les objets de surveillance de l’entreprise des genres parfois étonnant (et œuvre de jeunesse oblige
dans une posture prévisionnelle : domaines d’activité faite de raccourcis et chemins de traverse), un syncrétisme
stratégique, environnements concurrentiels, etc. La cellule de trois sphères a priori éloignées : la stratégie, l’économie
de veille joue alors le rôle de l’inspecteur et les jalousies sont industrielle et la sociologie.
remplacées par des sociétés écrans et des sous-traitants, les
ombres par l’information et les structures de la prison par Si la rencontre d’hommes en provenance de métiers et
les technologies de l’information. Une remarque qui a son cultures différentes se réalise, c’est d’abord en raison de
importance : le néopanoptisme peut aussi s’appliquer la forte résonance médiatique d’une dynamique portée
à l’environnement interne de l’entreprise (employés de manière positive comme négative par le modèle néo-
panoptique. Car comment expliquer que l’intelligence
économique suscite autant d’intérêt de la part de multiples
Fig. - Du panoptique au néopanoptisme journalistes dont aucun n’est véritablement spécialisé sur
la question si ce n’est parce qu’elle offre un cadre de
Le panoptique de Jeremy Bentham, 1787
référence simple à une réalité complexe qui voit converger
des ruptures déstabilisantes ?

Avec l’avènement de l’Internet, le modèle néopanoptique


va trouver une légitimité sociétale et médiatique crois-
sante. S’appuyant sur un post-scriptum rédigé dix ans
auparavant par le philosophe Gilles Deleuze sur les sociétés
de contrôle, Hélène Monnet et Christian de Maussion,
fondateurs de l’Institut Multi-Médias, développent alors
l’idée que nous serions dans une « société de veille » :

« À l’école, l’hôpital, l’usine, l’armée ou la prison s’instaure


une société de veille où l’Homo Internetus s’insère à merveille
[…] Les mots essaiment – veille technologique, veille straté-
gique, veille concurrentielle, veille sociétale, veille juridique –
mais la posture de sentinelle change peu. La vigie d’entreprise
exerce son métier d’épier, son savoir-faire de paparazzi
Le néopanoptisme d’affaires, sa mission d’espion. Dans sa ligne de mire infor-
mationnelle, elle observe les concurrents. Elle slalome au ras
des sites, joue simultanément du clic et du clin d’œil, imprime
ce qu’elle débusque, voit et sait désormais. L’entreprise s’exhibe,
impératif de trafic oblige, s’expose à ciel ouvert, s’expose aussi
aux coups d’œil indiscrets. Dans son trajet Internet, le chercheur
d’or stratégique est lui-même traqué. Ses clics numériques sont
ses nouvelles empreintes digitales. Bref, la société de veille
entrecroise les traçabilités. Elle banalise les jeux de pistes et
socialise de nouvelles formes d’investigation policière. Le voyeur
est vu, le surveillant surveillé, le concurrent concurrencé. La
veille panoptique aiguise la compétition, suscite les mots de
passe, favorise le chiffrement des accès, génère les machineries
sécuritaires. » [Monnet, de Maussion, 1999].

Si la veille ne se confond pas avec la « société de veille »,


Source : Baumard, 1991, pp. 20-21 la seconde va néanmoins donner à la première une tribune

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inespérée. De pratique discrète, réservée à une commu- dans le domaine. À l’instar de Christian Harbulot, Philippe
nauté académique et professionnelle, elle va devenir Caduc réalise la synthèse des trois modèles de renseigne-
médiatique sur fond de culture de renseignement et de ment. Ce sera également le cas d’Alain Juillet.
politique d’intelligence économique. Voyons du côté de
la « petite » histoire. Lorsqu’il communique à Christian Loin de vouloir évidemment constituer à eux seuls une
Harbulot l'article du général Pichot-Duclos sur la histoire de l’intelligence économique, ces personnalités
culture du renseignement paru dans la Revue Défense jeunes et souvent en marge du système montrent que l’in-
Nationale [Pichot-Duclos, 1992], article qui s’appuie telligence économique est bien née d’une convergence de
lui-même sur l’ouvrage Il nous faut des espions, Philippe ruptures et d’un syncrétisme dont le ciment est la culture
Baumard n’imagine pas qu’il vient de jouer le rôle d’un du renseignement. Et si de ce point de vue, le « couple
catalyseur. Christian Harbulot prend alors contact avec innovateur » Christian Harbulot / Philippe Baumard en
le général qui, après avoir dirigé l'école interarmées du est sans aucun doute le moteur, il n’aurait pu jouer son
renseignement et des études linguistiques (EIREL), vient rôle (et aurait rapidement tourné dans le vide) sans les
d'être recruté par le général Mermet, ancien directeur de relais de cadres et haut responsables militaires et civils 2
la DGSE, dans la société Stratco (Groupe Défense dont la figure de proue est le Préfet Rémy Pautrat
Conseil International, une SA sous tutelle des ministères [Delbecque, Pardini, 2008], ainsi que d’experts et d’uni-
de la Défense et de l’Économie). De cette rencontre im- versitaires de tous horizons qui vont diffuser l’intelligence
probable naît le Département INTELCO (1993-1998), économique à travers leurs écrits et conférences.
point de rencontre de centaines d’acteurs : des experts/
consultants (souvent anciens du renseignement), des uni- Dès 1990, Charles Hunt et Vahé Zartarian publient un
versitaires, des journalistes, des chargés de développement livre de management intitulé : Le renseignement stratégique
local, des politiques, des syndicalistes, etc. viennent ren- au service de votre entreprise [First Editions, 1990]. Très
contrer le général Pichot-Duclos, Christian Harbulot et pédagogique, il inscrit clairement le renseignement au
leurs chargés de mission. cœur de la guerre économique. Cinq ans plus tard, Bernard
Besson et Jean-Claude Possin, tous deux hommes de ren-
Réunissant les trois modèles du renseignement et opérant seignement (Ministère de l’Intérieur), créent la surprise :
leur transfert dans le monde économique, INTELCO le succès de leur ouvrage Du renseignement à l’intelligence
prolonge la commission Martre et son rapport dont il a économique [Dunod, 1995] popularise la démarche initiée
été le catalyseur. Une année durant, le Commissariat un an plus tôt. En 2004, Bernard Besson deviendra l’adjoint
général du plan avait fait travailler ensemble des cadres d’Alain Juillet, Haut responsable pour l’intelligence éco-
supérieurs du privé, des hauts fonctionnaires, des pro- nomique auprès du Premier ministre.
fessionnels du renseignement, des universitaires. Christian
Harbulot, conseiller spécial du président Martre avait joué Au niveau des formations, l’influence du monde du
un rôle central avec à ses côtés Jean-Louis Levet, Philippe renseignement est loin d’être négligeable. On pense bien
Baumard ou Philippe Clerc. Si l’expression « intelligence entendu à l’Université de Marne-la-Vallée avec l’amiral
économique » fut préférée à celle de « renseignement Lacoste ou à l’École de guerre économique. L’Institut des
concurrentiel », il n’en reste pas moins que c’est bien la hautes études de défense nationale (IHEDN) a également
culture du renseignement qui est mise en avant. Et France 3 mis en place des séminaires de formation à l’intelligence
qui consacrera une émission de La Marche du Siècle à ce économique et l’École spéciale militaire de Saint-Cyr
rapport ne s’y trompera pas lorsqu’elle lui donne le titre s’intéresse au sujet. Dans tous ces cas, la culture du
accrocheur « Où sont passés les espions ? ». renseignement est prégnante, la fusion des hommes
accompagnant nécessairement la fusion des méthodes. Dans
La genèse du rapport Martre et sa médiatisation consa- cet ensemble de fusions et de rencontres, en novembre 1996,
crent donc dans un premier temps le modèle militaire du Robert Guillaumot, créateur de SCIP France (l’association
renseignement appliqué aux entreprises. Mais les deux des professionnels de la « Competitive Intelligence »),
autres modèles et leurs communautés ne sont pas absents parle dans le premier numéro du magazine professionnel
du dispositif. L’alliance avec le modèle diplomatique se Veille 3, du renseignement, sa spécialité : « Du fait de mon
réalise notamment à travers la personne de Philippe passé militaire, je suis considéré comme quelqu'un qui connaît
Caduc, aujourd’hui président de l’ADIT - Société nationale très bien le processus du traitement de l'information destiné à
d’intelligence économique, premier prestataire national fournir des renseignements ou des éléments à quelqu'un qui s'en

(2) Philippe Clerc, amiral Pierre Lacoste, Jean-Louis Levet, Henri Martre notamment… voir à ce sujet le portail de l’intelligence économique :
www.portail-ie.fr
(3) www.veillemag.com

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sert pour agir. Savoir, c'est une chose, comprendre en est une une méthodologie et un imaginaire : la culture du
autre, agir, une troisième. Le lien entre ces trois étapes c'est ce que renseignement. Et c’est cette alchimie qui va aboutir à
j'appelle le processus d'intelligence. De mon point de vue, la l’institutionnalisation de l’intelligence économique « à
pratique de la veille (technologique) n'est pas éloignée de l'en- la française ».
semble du processus du renseignement » [Guillaumot, 1996].

Enfin, précisons que toutes les influences n’ont pas L’institutionnalisation


fait l’objet d’une formalisation suffisante pour rester
dans la mémoire officielle de l’intelligence économique.
de l’intelligence économique
C’est notamment le cas du général Alain de Marolles. « à la française »
Cet ancien responsable du Service Action du Service de
documentation extérieure et du contre-espionnage (SDECE)
(ancêtre de la DGSE) s’étant reconverti en consultant Deux hommes à la forte culture du renseignement
pour les cadres de haut niveau des grandes entreprises vont jouer un rôle déterminant dans la relance de la
françaises, il intégrera naturellement l’intelligence éco- politique publique d’intelligence économique : Bernard
nomique à ses exposés sur la géostratégie et les rares textes Carayon et Alain Juillet.
qu’il a publiés. Cet homme discret a pourtant joué un
rôle important dans la sensibilisation des états-majors Avec la nomination le 22 décembre 2003 d’un homme
des groupes français au début des années 1990. jusque-là plutôt discret, la France va connaître une
« révolution silencieuse » de l’intelligence économique,
Quelques années plus tard, Philippe Legorjus, ancien dont le déclencheur aura sans doute été l’affaire Gemplus 6.
commandant du GIGN 4, jouera un rôle similaire via le
réseau APM 5. Sa société de conseil PHL Consultants A sa nomination, Alain Juillet est directeur du rensei-
spécialisée dans la sécurité intégrera l’intelligence écono- gnement de la DGSE, un poste éminemment stratégique.
mique puis créera une filiale à Nantes, Atlantic Intelligence Mais, bien que cette fonction attire évidemment le
(aujourd’hui Covigilance), dont elle prendra le nom avant regard des médias, Alain Juillet est avant tout un homme
de fusionner avec BD Consultants pour créer Risk&Co, d’entreprise. En fait, possédant une double culture public-
le premier groupe de conseil français en « intelligence privé et une expérience de patron et d’homme du ren-
économique » dirigé par Bruno Delamotte. seignement, le Haut responsable pour l’intelligence
économique (HRIE) a le profil idéal pour institution-
Dans les années 1990, le transfert du discours à la pra- naliser l’intelligence économique. Fils de Jacques Juillet,
tique se diffuse moins en raison d’un développement des ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Mendes-
politiques d’intelligence économique à l’intérieur des France à la présidence du Conseil, il est aussi le neveu de
entreprises qu’en raison d’un battage médiatique et éta- Pierre Juillet, mentor de Jacques Chirac dans les années
tique prolongé par l’arrivée sur le marché de sociétés de 1970/1980. Diplômé de la Stanford Business School – ce qui
conseil. Avec les universitaires, les consultants diffusent lui donne une culture anglo-saxonne du management ô
les idées et méthodes de veille, sécurité économique, combien favorable à la « Competitive Intelligence » -
influence ou management des connaissances. Alain Juillet entre chez Pernod-Ricard où il terminera
directeur commercial. Sous couvert de ses fonctions, il est
Quels que soient le modèle de renseignement et l’activité « honorable correspondant » de la DGSE et participe à
des protagonistes – militaires, policiers, diplomates, cher- des actions clandestines. Au milieu des années 1980, il
cheurs, journalistes d’investigation, magistrats, etc. - leur entame une carrière de patron, prenant notamment la
rencontre est rendue possible parce qu’ils ont en commun direction du groupe chocolatier Suchard-Tobler, de

(4) Groupement d’Intervention de la gendarmerie nationale.


(5) Association pour le progrès du management. Un réseau de haut niveau intellectuel dans lequel les dirigeants reçoivent des confé-
renciers (une consécration pour un expert). www.apmnet.net
(6) En dix ans, Gemplus, une PME du sud de la France issue d’un essaimage de Thomson, est devenue leader mondial de la carte à puce.
Pour entrer en bourse à la fin des années 1990, elle fait appel à un fonds d’investissement américain. En deux ans, dans une conjonc-
ture très difficile, l’entreprise va perdre 80 % de sa valeur et connaître une succession de plans sociaux. Mais surtout, le management
américain se heurte à un front syndical qui s’oppose au transfert d’une entreprise devenue luxembourgeoise et dont une partie de
la direction a été délocalisée à Genève. Bientôt, les représentants du personnel crient même au pillage technologique. Il est vrai que
la technologie de la carte à puce, parce qu’elle est fondée sur la sécurisation des données (cryptologie) intéresse grandement les
services de renseignement américains. Coïncidence ? En août 2002, un nouveau directeur général est nommé en la personne d’Alex
Mandl, ancien n°2 d’AT&T, mais aussi administrateur d’In-Q-Tel, la société de capital-risque de la CIA. Ce cas d’école sera mis en
avant dans le rapport Carayon et fera partie des premiers dossiers traités par le HRIE.

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l’Union laitière normande puis de Marks & Spencer Pourtant et ainsi que le rappelle Alain Juillet [2004b,
France. En 2002, alors qu’il est consultant en dévelop- p. 16] ou Daniel Naftalski 7 (2004, p. 28), si Michael
pement d’entreprise et gestion de crise, il est appelé par Porter a popularisé la notion d’intelligence économique
le président de la République au poste de directeur du en 1986 à l’Université d’Harvard, elle s’est implantée
renseignement de la DGSE. Début 2004, il prend ses rapidement aux Etats-Unis avec deux années clés : 1992
fonctions de HRIE. et 1996. En 1992, le directeur de la CIA Robert Gates
annonce que sur instruction du président Bush (lui-
Ainsi que l’analyse Bertrand Bellon dans son article même ancien directeur de la CIA), il consacrera désormais
sur « quelques fondements de l’intelligence économique » les deux tiers de son budget à la recherche d’informations
[2002], « L’intelligence est un terme à double sens, connoté économiques. En 1996, le président Clinton crée l’Advocacy
de manière contradictoire selon que l’on considère la faculté de Center afin de mobiliser toutes les ressources de la nation
comprendre une situation pour anticiper les changements et s’y autour des grands contrats internationaux 8. En d’autres
adapter rapidement, ou l’activité de renseignement à des fins termes, la double culture d’Alain Juillet (Management
militaires ou économiques, impliquant complicités ou collusions d’entreprise et renseignement d’État) n’a rien d’une exception
secrètes entre acteurs de camps opposés. L’intelligence économique française, mais est au contraire en phase avec l’idée d’une
se situe à mi-chemin entre ces deux définitions. Elle ne fonde pas alliance entre compétitivité et sécurité économique.
sa légitimité sur le contournement de la loi, ni sur la dépossession
de droits privés, notamment de droits de propriété. Par contre,
elle traite d’informations partagées (au besoin par des concurrents) En guise de conclusion
dont la circulation et la transformation (l’enrichissement) s’effec-
tuent par croisement et permettent de créer de nouvelles richesses »
[Bellon, 2002, p 56]. Ce qui peut sembler contradictoire Depuis le lancement du rapport Martre en 1994, la
peut en fait s’opposer, mais dans une vision dialectique dynamique d’intelligence économique « à la française » a
ou dialogique, cela ne signifie pas que l’union des deux connu des triomphes et des défaites. Mais comme dans
sens soit impossible. Bien au contraire. L’action secrète le poème de Kipling, ses hérauts ont su « accueillir ses deux
a toujours été un élément de puissance placé aux côtés menteurs d’un même front ». Persuadés d’être en phase avec
d’actions officielles et diplomatiques ouvertes (ma main une réalité que certains dirigeants préféraient ignorer
droite doit ignorer ce que fait ma main gauche). Au sein de ou cacher, ils ont tenu bon contre vents et marées.
l’appareil d’État français, le positionnement administratif Aujourd’hui, ils ne peuvent donc que se réjouir de la
qui permettait en 2004 d’être à la fois dans une dimension pérennisation au plus haut niveau de l’État de la poli-
interministérielle et dans une logique de sécurité nationale tique publique d’intelligence économique. Après le travail
était bien le Secrétariat général de la défense nationale de fond réalisé par Alain Juillet au poste de HRIE, son
(SGDN) (Premier ministre). Outre la position adminis- départ a été l’occasion de réorganiser le dispositif en le
trative, le parcours d’Alain Juillet permettait également reliant aux deux centres névralgiques que sont la présidence
d’unir les « contraires » : une double légitimité de respon- de la République et le ministère de l’économie, des Finances
sable d’entreprise et d’homme de l’ombre avec une marge et de l’Industrie. Serait-ce là la fin de l’emprise du monde
de manœuvre dans le système du fait de sa non-apparte- du renseignement sur l’intelligence économique ? Placé
nance à un corps particulier (Inspection des finances, auprès du ministère chargé de l’économie, ce délégué inter-
X-Mines, X-Ponts, etc.) doublée de réseaux politiques et ministériel verra ses orientations fixées par un comité
civils conséquents. Bien entendu, la richesse de ce par- directeur de l’intelligence économique installé à l’Élysée.
cours sera bientôt simplifiée par la plupart des com- S’il quitte le giron du SGDN, le nouveau haut respon-
mentateurs qui ne rappelleront en général d’Alain Juillet sable est étroitement lié au Coordonnateur national du
que son poste de directeur du renseignement à la DGSE. renseignement.
Et l’absence d’une culture française du renseignement
chez la plupart des commentateurs fera le reste.

(7) Président du comité intelligence économique du MEDEF.


(8) L’ensemble du dispositif américain articule avec pugnacité (comme toujours s’agissant de la première puissance économique, politique
et militaire mondiale) des moyens publics et privés coordonnés, tirant dans le même sens, sachant associer les moyens légaux des
entreprises et les incursions dans les zones d’ombre réalisées par les officines d’Etat (ou quelques cabinets privés), sous couvert de
sécurité nationale. Un ensemble de comités, de conseils, d’agences ont ainsi été mis en place par l’Etat fédéral tels le Trade
Promotion Coordinating Committee qui évalue les politiques de développement des exportations, le National Economic Council
chargé de la défense économique et de l’aide à l’exportation des produits états-uniens ou encore l’Advocacy Center, véritable « war
room » du Département du commerce en charge d’appuyer les stratégies internationales des entreprises américaines.

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Loin d’être « une mode » comme le répètent inlassa- la culture du renseignement en est la colonne vertébrale.
blement ses détracteurs depuis presque 18 ans, l’intelligence En d’autres termes, on ne diffusera pas l’intelligence
économique est bien plutôt un mode de pensée et d’ac- économique en cachant une culture du renseignement
tion global et innovant qui s’appuie sur une culture du « qu’on ne saurait voir », mais bien plutôt en développant
renseignement qui reste à diffuser. Car l’intelligence cette dernière. « Nachrichtendienst ist ein Herrendienst » dit
économique ne se développera pas en tournant le dos à un proverbe germanique : Le renseignement est un métier
ses racines. Bien comprise et débarrassée de ses démons, de seigneurs.

Nicolas MOINET

Bibliographie (...)

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91
Delbecque:Mise en page 1 5/08/10 15:09 Page 92

La guerre économique :
astuce de marketing ou
« nouvel esprit du capitalisme »
Éric DELBECQUE

Bien que la formule de « guerre économique » suscite


toujours incompréhension et contresens, elle n’en
recouvre pas moins une réalité. En effet, depuis vingt ans,
la globalisation des marchés et l’émergence d’une
hypercompétition mondiale se traduisent par une
concurrence sans retenue entre les acteurs économiques.
Dans ce cadre, l’intelligence économique est rapidement
apparue comme l’outil indispensable à la pérennité et au
développement économique durable des entreprises.
© Scott Maxwell - fotolia.com

Economic warfare: marketing ploy or «the new spirit of capitalism»


Even though « economic warfare » is still incomprehensible for some and misunderstood by others, it is now a
reality of business life. The last twenty years have seen the emergence of global markets and global hypercom-
petition, culminating in today's totally aggressive competition between participants. Business intelligence,
therefore, has rapidly become an indispensable tool for any company looking for sustainable economic growth
and long term survival.

Éric Delbecque

Chef du Département sécurité économique de l'INHESJ. Il fut auparavant directeur de l’IERSE, expert au sein de
l'ADIT et responsable des opérations d'intelligence économique et de communication de crise d'une filiale de la
Compagnie financière Rothschild. Il enseigne également à l'ENA et à l'ENSP. Il est diplômé de l'Institut d'études
politiques de Paris, titulaire d'une maîtrise de philosophie, et Docteur en histoire du XXe siècle. Il a notamment
publié : Le Leadership de l’incertitude ou la Renaissance des organisations, 2010, VUIBERT ; La métamorphose du
pouvoir. La chance des civilisations, 2009, VUIBERT ; Quel patriotisme économique ?, 2008, PUF.

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Delbecque:Mise en page 1 9/09/10 14:53 Page 93

Éric DELBECQUE La guerre économique : astuce de marketing ou « nouvel esprit du capitalisme »

L
a « guerre économique » constitue-t-elle un slogan ou mondial relatifs à la production ou à la commercialisation
le nom d’un « nouvel esprit » du capitalisme, pour d’un produit ou d’une gamme de produits sensibles, en
parler comme Luc Boltanski et Eve Chiapello 1? ce que leur possession ou leur contrôle confère à son
Selon les acteurs concernés ou les commentateurs, les détenteur – État ou entreprise « nationale » – un élément
avis divergent. La plupart des économistes de puissance et de rayonnement international et concourt
envisagent la formule au mieux avec dédain au renforcement de son potentiel économique et social » 3.
et au pire avec un profond mépris. Difficile d’ailleurs de
leur en tenir rigueur si l’on tente d’adopter quelques On voit bien aujourd’hui que les enjeux stratégiques
instants leur point de vue. La « doctrine » libérale nous des nations se situent prioritairement dans la sécurisa-
enseigne, en effet, que l’économie est régie par le libre tion des approvisionnements énergétiques, la préserva-
jeu de l’offre et de la demande. Ceux qui emportent les tion du périmètre économique sensible (défense mais
marchés auraient donc pour caractéristique de proposer aussi énergie, pharmacie, santé en général, etc.) face à des
les meilleurs produits au meilleur prix. prises de contrôle capitalistiques non souhaitées, ou la
maîtrise de nouvelles technologies susceptibles d’appor-
Dès lors, toute intervention des États dans la vie ter croissance et emplois. Cette réorientation des objec-
industrielle, commerciale et financière des collectivités tifs publics, intervenue globalement à la fin de la Guerre
humaines procéderait d’une méconnaissance totale des froide, se révèle à l’évidence solidaire de la construction
« lois d’airain » de l’économie. À partir de là, l’hyper- de nouveaux types de rapports de force avec les autres
compétition (ou l’hyperconcurrence) peut bien exister, mais collectivités nationales ou blocs régionaux.
elle est arbitrée par trois facteurs globalement stimulants
pour un bon nombre d’économistes : l’innovation (c’est- La guerre économique signifie également que la
à-dire la créativité corrélée à la capacité d’appréhender concurrence régit l’univers des entreprises sans aucune
précisément les besoins d’un marché), le marketing (ou retenue. Les moyens qu’emploient désormais les firmes
pour le dire autrement, l’art de la séduction) et la pour se mesurer les unes aux autres peuvent aller loin :
compétitivité-prix (c’est-à-dire l’aptitude à faire baisser espionnage, recrutement hostile (débauchage de cadres),
les coûts de production pour vendre à plus bas prix que cyber-attaques, offensives informationnelles (c’est-à-dire
ses concurrents). Modèle séduisant, mais qui ne correspond déclenchement de crises médiatiques), etc. On pourra
qu’à une partie de la réalité. En effet, si un certain nombre bien employer si l’on veut le terme d’hyperconcurrence
de marchés correspondent à cette description, il n’en est ou celui d’hypercompétition ; il n’en reste pas moins que
pas de même pour les grands contrats internationaux et c’est d’une véritable « guerre » dont il s’agit, au sens
ceux qui concernent les secteurs stratégiques. Dans ces clausewitzien du mot. L’objectif est effectivement de
catégories, ce sont des impératifs politiques et des exigences soumettre la volonté de l’adversaire par la force : c’est-à-
liées à la stratégie de puissance des États qui prévalent. dire contre son gré ! L’usage de la force physique n’est
pas nécessaire pour que l’on puisse parler de guerre. Cette
Ce qui apparaît donc ici clairement, c’est que les États dernière traduit bien plutôt un mode relationnel entre
ne s’affrontent plus aujourd’hui principalement au moyen des collectivités humaines ou des organisations qu’un
de leurs armées ou pour gagner un morceau de territoire, affrontement spécifiquement porté par les armes. À
mais pour conquérir une suprématie industrielle, com- l’extrême, on peut dire que la guerre militaire ne constitue
merciale et technologique. L’américain Edward Luttwak 2 qu’une illustration possible parmi d’autres du concept
fut l’un des premiers à étoffer cette thèse dès le début de guerre. Richard d’Aveni exprime de manière acadé-
des années 1990. Bernard Esambert, Christian Harbulot mique ce second sens de la guerre économique et traduit
et Pascal Lorot tiendront en France le même discours. ce que de nombreux entrepreneurs ressentent au quotidien :
Ce dernier militera d’ailleurs pour le développement de « La montée de l’hypercompétition, écrit-il, et l’écroulement des
la géoéconomie. Comment la définit-il ? Comme « l’ana- forteresses des monopoles et des oligopoles qui en découle ont
lyse des stratégies d’ordre économique – notamment brutalement mis fin à l’époque chevaleresque. Fini le temps de
commercial –, décidées par les États dans le cadre de la douceur, fini la collusion tacite et les confrontations
politiques visant à protéger leur économie nationale ou soigneusement évitées. Fini l’époque où il était grossier de
certains pans bien identifiés de celle-ci, à aider leurs détruire un concurrent. Fini encore l’ère de l’utilité des lois
« entreprises nationales » à acquérir la maîtrise de techno- antitrust destinées à préserver le “fair-play” en n’autorisant à
logies clés et/ou à conquérir certains segments du marché s’affronter que des concurrents de même force. L’heure est à une

(1) Cf. Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard, 1999.
(2) Cf. Edward Luttwak, Le rêve américain en danger, Paris, Odile Jacob, 1995.
(3) Pascal Lorot, « De la géopolitique à la géoéconomie », Géoéconomie, n°50 : « Les conflits de la mondialisation », Choiseul, Eté 2009, p.14.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet - septembre 2010

nouvelle vision du monde où les vainqueurs raflent tout et où que cela représente pour la sécurité de la société. Sous un
les combattants d’importance inégale recourent à toutes les tac- prétexte fallacieux, les chasseurs de talents peuvent
tiques possibles » 4. déployer des méthodologies s’apparentant à celle du
monde du renseignement économique en contactant
Cet affrontement commercial généralisé n’offense l’entreprise, tout simplement via son standard télépho-
guère la raison et se comprend intuitivement avec facilité. nique. Une histoire crédible et très peu d’appels suffisent
Dans un monde décloisonné, déréglementé, ou chacun à ces professionnels pour obtenir tous les renseignements
peut faire concurrence à tous à l’autre bout de la planète, qu’ils n’ont pas pu acquérir par d’autres canaux. À ce
il est naturel que l’affrontement concurrentiel monte aux stade, la personnalité du salarié cible est suffisamment
extrêmes pour reprendre la sémantique clausewitzienne. cernée pour qu’une approche directe puisse s’effectuer.
Les formes en sont d’ailleurs très variées et vont de l’es- Lors de cette étape, l’attrait pour l’offre d’emploi est tel
pionnage économique le plus traditionnel aux tentatives que l’employé est susceptible d’en dire déjà beaucoup sur
de déstabilisation par des offensives médiatiques en passant l’activité de son entreprise.
par les cyber-attaques ou le recrutement hostile. Ce dernier
mode offensif se révèle d’ailleurs particulièrement inté- De manière plus générale, au sein de cette guerre éco-
ressant, car il met l’accent sur un fait majeur : les nomique à laquelle participent les entreprises et les États,
ressources humaines constituent désormais le nerf du l’image tient d’ailleurs une place centrale. En effet, le
succès commercial, et donc de la guerre économique ! En meilleur moyen d’atteindre un rival est encore de s’attaquer
effet, de la même manière que les technologies, les à sa réputation, à son image. À l’heure de la médiatisation
ressources humaines se situent aujourd’hui au cœur de galopante et de la société de l’information, perdre son
la compétition économique. Face à la pression concur- capital de respectabilité s’avère dévastateur : le cas du
rentielle, les firmes n’hésitent plus à débaucher de manière géant pétrolier BP l’illustre aujourd’hui parfaitement.
« agressive » les salariés de leurs rivaux. Véritable arme de
guerre commerciale, cette pratique de captation des talents En résumé, l’information stratégique (donc les ressources
ne se limite pas aux top performers des entreprises, mais humaines) et l’image s’avèrent les deux cibles principales
cible tous les profils. Si le « recrutement hostile » répond que les adversaires prennent en ligne de mire.
parfois à un besoin interne de compétences, son véritable
objectif reste d’abord d’avoir accès à des informations
stratégiques ou de déstabiliser une organisation concurrente. Guerre économique
Le « recrutement hostile » fait donc authentiquement
partie des menaces pesant sur les entreprises.
et économie de la connaissance
Concrètement, les entreprises font appel à des cabinets
de recrutement spécialisés dans le renseignement humain. Néanmoins, cette crispation des logiques concurren-
Ces chasseurs de têtes identifient les cibles à recruter. tielles « ne signifie pas qu’il faut sous-estimer pour autant les
Partant d’un large spectre d’entreprises et de profils dynamiques de coopération interentreprises. Elle signale simple-
humains, ils capitalisent un ensemble de données sur les ment que ces dernières s’inscrivent dans une perspective largement
sociétés avant d’aborder de manière directe le collabora- instrumentale et conditionnée. Les travaux de Koenig permettent
teur cible. Cette collecte qui porte sur des informations de modéliser rapidement cette logique de la “coopétition”. Ce
ouvertes se fait en toute légalité. En effet, il suffit de se dernier parle de “politiques relationnelles” pour évoquer les
rendre sur la page d’accueil du site web d’une entreprise différentes modalités d’interaction entre une entreprise et ses
pour identifier son secteur d’activité, son chiffre d’affaires, partenaires. Il les ordonne en un triptyque qui forme à ses yeux
ses partenaires, sa taille, le parcours et les compétences des le moteur de la dynamique concurrentielle. Refusant l’alternative
managers de l’entité, le nom des départements et des manichéenne affrontement/passivité, ce triptyque introduit
personnes qui les composent. À partir de l’organigramme intelligemment la possibilité de l’évitement. Ce qui permet de
d’une société disponible en ligne, les chasseurs de têtes définir ladite dynamique concurrentielle comme le spectre des
peuvent donc repérer les collaborateurs stratégiques. Ils multiples positions de transition entre ces trois pôles que peut
complètent ensuite leurs recherches grâce aux sites com- occuper une organisation. Le jeu relationnel alternant confron-
munautaires tels que Viadéo ou Facebook, véritables tation et coopération (comme l’illustre l’industrie aéronautique)
viviers d’informations sur les salariés. En mettant en constituera une forme plus ou moins avancée de “coopétition”.
ligne des renseignements sur leur fonction et leur entre- L’entente, quant à elle, caractérise la politique concurrentielle
prise, ces derniers n’ont souvent pas conscience du danger permettant de glisser d’un rapport de coopération à une stratégie

(4) Richard d’Aveni, Hypercompétition, Paris, Vuibert, 1995, p.371.

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Éric DELBECQUE La guerre économique : astuce de marketing ou « nouvel esprit du capitalisme »

d’évitement. En revanche, la perte de distinction dans l’évitement voies prometteuses et permettent la naissance de l’inno-
renvoie les firmes à “une situation de substitut et de rivaux vation. Il serait, par conséquent, plus rigoureux de parler
mimétiques”, c’est-à-dire à un rapport d’affrontement. Chacune d’un réseau de performance (liant de multiples partenaires)
des transitions effectuées entre les différents pôles du triptyque que d’une firme performante. Néanmoins, il n’existe pas
relationnel compose un “mouvement coopétitif”. Mais ces trois de coopération universelle. Les collaborations s’organisent
polarités ne résument pas le jeu de la dynamique concurrentielle toujours au détriment de certains acteurs. N’en déplaise
globale d’une organisation. Pour avoir une vision exhaustive de aux partisans du laisser-faire les plus optimistes, la victoire
celle-ci, il serait nécessaire de poser cette grille de lecture sur des uns constitue la défaite des autres : l’industrie textile
l’ensemble des enjeux au nom desquels l’entreprise s’est engagée européenne en témoigne.
dans une compétition avec d’autres firmes. En effet, chaque
mouvement dans le triptyque relationnel qui structure les Le concept de coopétition traduit précisément cette
rapports d’une entité avec une “rivale” entraîne fatalement une ambivalence de l’économie contemporaine. Les alliances
modification de la totalité des triptyques relationnels dans au sens large sont nécessaires pour innover et conquérir
lesquels la firme est impliquée » 5. des marchés, mais elles se forgent toujours pour venir
à bout d’alliances concurrentes… Notons que lesdites
C’est ici que réside d’ailleurs une des erreurs les plus alliances sont révocables et peuvent se décomposer pour
profondes de nombreux commentateurs concernant la na- se réarticuler à volonté. L’ami d’aujourd’hui peut être le
ture de la guerre économique. Prenant acte de la dominance rival de demain et inversement…
de l’économie de la connaissance depuis bientôt deux
décennies, ils estiment qu’il y aurait un profond paradoxe
à admettre simultanément la pertinence du concept de L’influence au cœur
guerre économique. La notion de coopétition leur semble
même hautement suspecte. En effet, l’économie de la
de la guerre économique
connaissance (et donc le règne de l’innovation) exige une
logique de partage et de coopération qui exclue à leurs yeux
les dynamiques d’affrontement, lesquelles seraient parfai- Pour se positionner au mieux sur l’échiquier de la
tement stériles dans cet environnement global. guerre économique, il convient d’abord et avant tout de
bien maîtriser les règles qui structurent l’échiquier de
En somme, à l’heure des clusters (ou pôles de compétitivité l’affrontement. Il faut donc configurer l’environnement
dans notre pays), personne ne peut envisager d’interpréter le global autant qu’il est possible. D’où l’implication de
monde sous l’angle des rapports de puissance géoécono- plus en plus massive des entreprises dans l’élaboration
miques ou sous celui de l’hyperconcurrence généralisée et des normes (il suffit de constater l’intensité des démarches
structurelle. Si des logiques non coopératives existent de lobbying à Bruxelles pour s’en convaincre).
dans le monde industriel ou dans celui des services, il
faut y voir une erreur funeste, une ignorance crasse des Mais de manière générale, c’est une forme d’influence
conditions du succès technologique et commercial, mais tous azimuts que doit aujourd’hui déployer une entreprise
certainement pas le témoignage d’une réalité contraignante en regard de la multiplicité des parties prenantes extérieures
résumée dans la formule de « guerre économique » ! à l’entreprise (pouvoirs publics, société civile, ONG, asso-
Voilà, hâtivement résumée, l’opinion d’un nombre insigne ciations, etc.). Connaître les mécanismes exacts de l’or-
d’observateurs. chestration d’une stratégie d’influence se révèle dès lors
capital. L’encadré suivant pose les principes élémentaires
La réalité du jeu industriel et commercial planétaire dont il faut se rappeler.
contemporain nous enseigne une approche sensiblement
différente. Certes, la performance globale des entreprises Il existe une réelle ingénierie des opérations d’in-
exige à l’heure actuelle une collaboration permanente entre formation dont l’orchestration n’est symphonique
de nombreux acteurs. C’est, par exemple, l’intégralité d’une qu’à partir du moment où plusieurs corps de métiers
chaîne de sous-traitance qui détermine de nos jours la sont impliqués et que des grilles de lecture ont été
qualité d’un produit. Mais c’est aussi la profondeur et la savamment réfléchies et éprouvées.
subtilité de l’alliance entre des opérateurs industriels, des
laboratoires de recherche ou des universités qui orientent Un réel savoir-faire doit être ciselé en obéissant à
la créativité des scientifiques et des ingénieurs dans des plusieurs fondamentaux.

(5) Delbecque Éric, L’intelligence économique, Paris, PUF, 2006.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet - septembre 2010

L’évaluation de la vulnérabilité et de la sensibilité d’absurdes lignes Maginot faites de mesures protectionnistes


d’une cible à être influencée est primordiale. Cette ou de refus des investissements étrangers) n’aurait guère
expertise passe par l’étude de son état d’esprit et des de sens.
canaux d’information qu’elle considère comme crédibles
et légitimes. Il importe également que plusieurs facteurs La mondialisation n’autorise plus le repli sur soi. La
soient mis en œuvre pour justement persuader cette cible synergie entre les acteurs publics et privés se révèle en
en s’appuyant sur des sources crédibles, prestigieuses revanche absolument nécessaire pour manœuvrer habile-
dont le contenu est semblable aux attitudes de ladite ment sur l’échiquier géoéconomique et concurrentiel. Les
cible. Cette évaluation peut notamment s’appuyer sur pays les mieux positionnés dans cette guerre économique
la suggestion des sentiments décrits par la pyramide planétaire sont précisément ceux où l’État apporte le
de Maslow ou sur la possibilité d’atteindre ses besoins soutien le plus efficace aux entreprises (grandes ou petites,
de satisfaction par les actions suggérées. comme en témoigne la Small Business Administration aux
États-Unis).
Définir les supports de diffusion des messages est
également essentiel. Ces supports sont soit numérique Mais il importe aussi de savoir réguler le capitalisme
(site internet, spam, forum de discussion) soit papier financier. À cet égard, la question du dispositif de
(journaux, affiches, tracts) et oral. Chacun de ces mé- contrôle des investissements étrangers fut le plus souvent
diums a une signification et s’adresse à certaines cibles source de désaccord entre les États européens, principale-
particulières. Le choix du médium doit donc corres- ment dans le secteur de la défense. En effet, leurs opinions
pondre au message et à la qualité de la cible qui est varient selon les intérêts de chacun ; il faut donc distinguer
visée. Il se fait en fonction de son âge, de sa position les pays producteurs d’armement (France, Allemagne,
sociale, de son niveau de culture et d’objectivité ou Espagne) de ceux dont l’industrie de défense est moins
bien de son sexe. La charte graphique est fondamentale, dynamique (Pays-Bas, Danemark ou Pologne). L’Italie
car, si elle peut laisser transparaître l’identité d’un forme un cas à part. Proche des États-Unis, elle ne souhaite
opérateur, les couleurs qui la composent véhiculent pas la mise en place d’un système de contrôle trop coer-
un signe porteur d’un message qui diffère suivant citif. Les alliances sont donc difficiles à instaurer au sein
le temps et l’espace. même de l’Union face à un dispositif national américain
unifié et performant, celui de l’Exon-Florio. C’est pourtant
Les facteurs de massification peuvent, enfin, s’avérer la question de l’autonomie européenne qui est en jeu, ce
utiles dès lors que l’objectif le demande. En effet, des qui suffit à légitimer la voie de l’uniformisation des
vecteurs comme la mode, les préjugés, les rumeurs, les dispositifs, lesquels doivent désormais s’appliquer à
représentations sociales peuvent être utilisés grâce à d’autres types d’investissements, notamment chinois. Le
des leaders d’opinion dont la légitimité est garante du manque de fiabilité dans la sécurité d’approvisionnement
contenu du message qui sera véhiculé par les supports des États est indissociable de cette dépendance auprès de
de diffusion. fournisseurs étrangers, notamment dans le cas de rachats
de sociétés sous-traitantes qui occasionnent une perte
Extrait d’un document d’information de la cellule du d’autonomie en matière de stratégie. L’autonomie euro-
Haut responsable chargé de l’intelligence économique, au péenne peut aussi être menacée par des dispositions
Secrétariat général de la défense nationale, intitulé « Synthèse législatives américaines applicables aux entreprises euro-
générale du groupe de travail sur les manipulations de péennes par le principe d’extraterritorialité. En effet, la
l’information stratégique dans le domaine économique et résultante de ce principe est la limitation potentielle des
financier », octobre 2006, p. 3-4. exportations de leurs produits 6. Enfin, la présence
d’investissements étrangers constitue un obstacle à des
restructurations industrielles dans une logique européenne.
Que faire ?
La comparaison des modèles européen et transatlantique
ne doit toutefois pas éclipser les efforts de certains pays
Constater que la guerre économique existe bel et bien de l’Union qui ont pris un certain nombre de mesures.
n’implique pas pour autant de faire siennes des réponses En 2002, l’Allemagne a pris conscience du problème
dépassées aux défis qu’elle pose aux nations et aux suite à l’« incursion » américaine dans le secteur naval
entreprises. La bunkerisation (c’est-à-dire la mise en place par le rachat de HDW 7, via le fonds One Equity Partners

(6) Comme le permettent les lois d’Amato et Helms Burton.


(7) HDW, à l’époque leader mondial sur le segment des sous-marins à propulsion classique.

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Delbecque:Mise en page 1 9/09/10 14:53 Page 97

Éric DELBECQUE La guerre économique : astuce de marketing ou « nouvel esprit du capitalisme »

(OEP). La rumeur soutenait que cette acquisition était Conclusion


un moyen pour les Américains d’honorer la promesse
faite à Taïwan en 2001 de livrer huit sous-marins à pro-
pulsion classique alors que l’industrie américaine avait Ainsi que l’écrivait récemment Ali Laïdi 8, les États
abandonné la production de tels produits depuis les sont bel et bien en guerre économique. Et les entreprises
années 1950… Cet épisode a incité le gouvernement alle- se battent en première ligne. Ce qui disparaît dans cette
mand à concevoir un projet de loi sur le contrôle des nouvelle réalité des relations internationales, c’est la
investissements étrangers dans les secteurs sensibles. distinction rigide entre public et privé. Les États ne
L’Allemagne a, par ailleurs, menacé de s’opposer à la peuvent plus aujourd’hui ignorer le jeu économique ; les
vente des sous-marins à Taiwan. Finalement, OEP s’est entreprises n’ont plus la possibilité d’écarter les impératifs
désengagé au profit de ThyssenKrupp. Ainsi, les deux politiques des nations, a fortiori dans un monde où les
groupes allemands ont fini par fusionner leurs chantiers, pays émergents, c’est-à-dire les puissances structurantes
marquant ainsi une consolidation de l’industrie navale de demain, ne croient pas une seconde à la séparation des
allemande. intérêts politiques et économiques. Nier la guerre éco-
nomique reviendrait tout simplement à ne pas pouvoir
En tout état de cause, l’ouverture aux échanges ne peut comprendre le monde du XXIe siècle.
justifier tous les abandons. Certains secteurs, jugés stra-
tégiques, doivent faire l’objet d’une attention particulière,
à moins d’accepter la création de dépendances majeures
(c’est notamment ce que font craindre les fonds souverains
des pays émergents dont la gouvernance reste obscure). Éric DELBECQUE

(8) Laïdi Ali, Les États en guerre économique, Paris, Seuil, 2010.

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Cools wyckaert:Mise en page 1 2/08/10 11:22 Page 98

« Spy Drain » dans la sphère belge


du renseignement
Marc COOLS, Stephan WYCKAERT

Cette contribution souhaite attirer l’attention du lecteur sur ce qu’on appelle les « études de
renseignements » en Belgique. Il s’agit notamment de savoir si l’étude des services de
renseignements privés (SRP) en fait partie. Cet article abordera également l’intérêt que les
milieux économiques portent à la fonction publique et réciproquement, afin de recueillir des
renseignements. Ainsi, il s’attardera sur l’existence « en fait » des SRP. Les phénomènes comme
« spy drain » (concept anglo-saxon de transfert des agents du service de renseignements public vers
les services de renseignements privés), privatisation et « outsourcing » seront également regardés à la
loupe [Cools, 2008]. Enfin, cette contribution s’achèvera par quelques notes critiques concernant la
situation en Belgique 1.

«Spy Drain» in the Belgium intelligence services


This article draws the reader’s attention to what are called in Belgium «intelligence reports», and whether or not
private intelligence companies (SRP-Sociétés de Renseignement Privées) are covered by these reports. The article
also mentions to what extent the actors in the economic and financial markets are interested in the
activities of the civil service, and vice versa, in order to obtain valuable market intelligence. It then goes on at
length concerning the « de facto » existence of private intelligence companies. Phenomena such as the «spy drain»,
privatisation and «outsourcing» also come under the magnifying glass. The article concludes with a number of
critical comments concerning the present situation in Belgium.

Marc Cools
Professeur au Département de droit pénal et de criminologie, Université de Gand, Professeur au Département
de criminologie, Université Libre de Bruxelles.

Stephan Wyckaert

Avocat et Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Faculté de Droit.

(1) Les notes renvoient aux publications en langue originale.

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Cools wyckaert:Mise en page 1 2/08/10 11:22 Page 99

Marc COOLS, Stephan WYCKAERT « Spy Drain » dans la sphère belge du renseignement

Études de renseignements En dehors des études scientifiques strictement parlées


en Belgique – qui sont, rappelons-le, plutôt rares – et les sources
journalistiques intérieures et étrangères, les études de

C
renseignements se servent aussi du « savoir dangereux » et
de la « science illégale » contenus dans la littérature
omme on l’a indiqué auparavant, les études [Schuilenburg, 2005] et le cinéma. Les questions d’éthique
en question peuvent, également en Belgique, publique et privée sont surtout abordées dans le film Das
revendiquer une place solide à côté de celles Leben der Anderen du réalisateur H. von Donnersmarck
qui portent sur les services de police et d’ins- [Cools, 2007 ; Henckel Von Donnersmarck, 2008 ;
pection. Aux Pays-Bas [Hoogenboom, 2009], Diamond, 2008]. Cette volonté s’inscrit dans le cadre
on peut se vanter depuis longtemps d’avoir une tradition méthodologique et philosophique développé par des
criminologique résultant du travail incessant de auteurs comme P. Feyerabend et Z. Bauman. Le premier
la Fondation des études de renseignement des Pays-Bas estime que la science « narrative » constitue une plus-
(Netherland Intelligence Studies Association ou NISA) [Cools, value considérable, aussi dans le domaine des études de
Ponsaers, 2005]. L’initiative prise par K. Dassen, anté- renseignements [Feyerabend, 2004], indispensable à la
rieurement administrateur général de la Sûreté de l'État, de connaissance. Il est nécessaire de violer des règles exis-
mettre sur pied, par analogie avec la Hollande, une Belgian tantes afin de pouvoir enregistrer un progrès scientifique
Intelligence Studies Association (BISA) a, selon nous, été non-dogmatique [Feyerabend, 2007, 1993, 1977 ; Dissake,
discrètement enterrée. Les encouragements annoncés 2001]. Le deuxième qualifie la science « narrative »
de développer dans notre pays une « culture de rensei- comme « projecteur » [Daems, 2007]. Il est évident que
gnements » ne nous semble plus trouver le soutien nécessaire ceux qui étudient les SRP ne pourront passer outre ce
auprès des services de renseignement et de sécurité publics savoir « narratif » et autre, puisque les entreprises actives
[Petermann, 2005]. dans le secteur sont – comme c’est le cas pour les services
de sécurité et de renseignements « publics » – rarement
À l’occasion du 175e anniversaire de la Sureté de l’État, ouvertes à ceux intéressés par la recherche scientifique.
des universitaires ont précisé ce que sont les études de Ceux qui veulent s’attaquer à pareille entreprise devront
renseignements et proposé de les soumettre à un examen donc se munir d’autres « lunettes » criminologiques, et
scientifique. Ainsi, M. Cools et P. Ponsaers rompent avec regarder leur objet d’étude sous l’angle de la gestion
une tradition selon laquelle, jusqu’à présent, les sciences économique et de la sociologie des organisations [Hoog-
humaines réagissaient trop tardivement sur les études enboom, 1994].
d’intelligence [Forcade, Laurent, 2005 ; Wirtz, 2009]. La
nouvelle approche se distingue par une étude intégrée à
quatre niveaux, comportant : le cadre historique, le cadre L’entreprise en général
juridique, les phénomènes et/ou les menaces et les
sciences administratives.
Les activités des entreprises, de ceux qui pratiquent des
Il résulte de cette approche que les services publics professions libérales et indépendantes et de ceux qu’ils
de renseignements et de sécurité deviennent l’objet de emploient, déterminent le niveau de vie qui est une
discussions et de débats [Cools, Ponsaers, op. cit.]. Il nous corrélation entre état, société et marché. Leurs intérêts
semble que l’existence des SRP peut également faire l’objet globaux, internationaux, nationaux ou même locaux
d’études de renseignements susmentionnées. Dans notre sont portés par un « business model » déterminé de façon
pays, il suffit, par exemple, de renvoyer à la protection du quasi uniforme, qui vise à réaliser les objectifs de l’orga-
« potentiel économique et scientifique » (PES), y compris nisation dans sa totalité au moyen d’une transformation
les « infrastructures critiques » [Cools, Van Calster, Matthijs, des activités des entreprises (ressources humaines, capital
2007] par les SRP. Il faut quand même remarquer que et technologies de l’information et de la communication
nous ne qualifions pas le service privé de renseignements ou TIC). L’objectif généralement évoqué est d’effectuer
politiques comme SRP. Nous présupposons, en évoquant une valeur ajoutée dans les droits de propriété respectifs.
les SRP, l’existence d’une forme juridique quelconque et De pareilles transformations ne sont possibles qu’aux
une activité commerciale manifeste. La source humaine niveaux stratégique, tactique et opérationnel en utilisant,
« proprement dite » des renseignements, c’est-à-dire l’infor- dans chacun des procédés mis en œuvre, l’information
mateur, n’a qu’un intérêt pour l’étude des SRP quand il « enrichie » ou des renseignements. Ce qui revient à dire
s’agit d’un individu poursuivant un objectif purement que les acteurs économiques particuliers connaissent le
commercial. même cycle de renseignements que les services de sécurité
et de renseignements publics. Avec D. Gosselin, nous

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

parlons d’« un procédé qui tend à recueillir et rassembler des Les Services de renseignements
données (brutes), provenant de sources humaines et techniques, privés (SRP)
pour les analyser ensuite afin de distinguer ce qui est véridique
de ce qui ne l’est pas, et ceci en vue d’un traitement continu et
répétitif qui doit résulter en information utilisable permettant L’étude des SRP s’inscrit sans problème dans la logique
de préparer ou de supporter des décisions » [Cools, Gosselin, de l’examen scientifique criminologique dans les entre-
op. cit.]. prises privées. Étant donné que le monde des affaires se
caractérise, presque par définition, par la discrétion (com-
Puisque les acteurs susmentionnés se servent depuis merciale), il n’est pas simple – mais pas pour autant
longtemps du « travail d’obtention de renseignements » impossible – d’obtenir une vue et/ou d’acquérir des
comme procédé d’entreprise, il n’est pas difficile de com- connaissances sur les centres d’intérêts relevant de la
prendre qu’ils font aussi appel aux SRP dans leurs efforts relation criminologie-vie des affaires.
de contrôler les risques naturels, économiques, financiers
et criminels qu’ils rencontrent dans la vie d’entreprise. Tout d’abord, selon nous, les SRP seront engagés par
Avant de traiter ce sujet en profondeur, il sera nécessaire des organisations privées et publiques. Dans le premier
de nous arrêter un moment sur la relation parfois cas, les SRP peuvent être considérés comme des acteurs
malaisée – soit formelle, soit informelle – entre les milieux dans le secteur de la sécurité privée au sens large, qui est
économiques du secteur privé et les services de rensei- accessible à la recherche criminologique. En d’autres
gnements et de sécurité publics. mots, il sera relativement simple de dresser une carte de
la mobilisation des SRP par des organisations privées.
Une fois de plus, les données fiables manquent en Effectivement, le « security management » comme disci-
Belgique, contrairement à la France et aux Pays-Bas. En pline d’entreprise se sert depuis longtemps du travail de
Hollande, on a parlé de la relation « incestueuse » qui renseignements comme « management tool ». Chargés de
existerait entre le Service de renseignements pour l’étranger la responsabilité de restreindre la criminalité des préposés
(Inlichtingendienst Buitenland ou IBD) et Phillips, relation de l’entreprise, mais aussi des tiers voulant nuire à ses
caractérisée par une forte complicité [De Graaff, Wiebes, intérêts, bon nombre de responsables de la sécurité au sein
1998], ou à l’action de la Police des Mines (Mijnpolitie) des compagnies sont attentifs à la collecte, le traitement,
et la Fondation formation travailleurs (Stichting opleiding l’analyse et l’utilisation de l’information. Ils s’acquittent
arbeidskrachten) dans la chasse aux communistes néer- de cette charge, selon la division classique, soit « in-house »,
landais pendant la Guerre froide [Hoogenboom, 1996]. soit par « contract security ». On entend notamment par
D’autres relations ont été évoquées, telles celles de la ces dénominations l’activité des détectives privés et les
Bataafse Petroleum Maatschappij, KLM-Fokker et la entreprises de consultance en sécurité. Il suffit de se référer
Rotterdamse Scheepvaartmaatschappij (Compagnie Mari- aux recherches effectuées sur la criminalité des employés,
time de Rotterdam) [Hoogenboom, op. cit.]. La France, l’espionnage industriel et la lutte contre la fraude [Cools,
dont on pourrait qualifier le modèle économique de 1996 ; Cools, Ponsaers, Verhage, Hoogenboom, 2004] et
plutôt « mixte », a connu un exemple d’interaction aux moyens techniques mis en œuvre [Mulkers, Haelter-
difficile entre la direction de la Surveillance du territoire man, 2001]. Aussi, dans le domaine du « marketing
et le service de renseignement privé Kroll Associates management », on se sert du cycle de renseignement afin
(reconnu explicitement en tant que tel) [Dasquie, 1999 ; d’obtenir des données concernant ceux avec qui on entre
Faligot, Krop, 1999]. En Belgique, la relation qui existait en concurrence. En Belgique, par exemple, Belgacom
probablement de manière informelle fut institutionnalisée dispose d’une division CIA pour competitor intelligence
par le ministre de la Justice de l’époque, Marc Verwilghen 2, analysis, qui observe, analyse et rend compte des activités
qui qualifia la « Plate-forme de concertation permanente en de la concurrence. Le succès de l’association mondiale,
matière de sécurité des entreprises » comme « partenariat public- établie en 1986, baptisée « Society of Competitive Intelli-
privé » entre le Service public fédéral (SPF) justice et la gence Professionals » (SCIP) constitue une garantie dura-
Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Dans ce ble pour la prospérité de cette discipline des sciences de
cadre, le Service de la politique criminelle [Reynders, la gestion économique.
Vermeulen, 2005], la Police fédérale et la Sécurité de
l’État s’organisèrent avec la FEB dans la lutte contre la Il en va différemment pour l’utilisation des SRP par
cybercriminalité, les sectes considérées comme dangereuses des organisations publiques. C’est dans ce contexte que
et la préservation/protection du « Potentiel économique des phénomènes comme « spy drain », privatisation et
et scientifique (PES) » [Ven, 2005]. « outsourcing » entreront en ligne de compte. Il ne s’agit

(2) Marc Verwilghen a été ministre de la Justice du 12 juillet 1999 au 12 juillet 2003.

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Marc COOLS, Stephan WYCKAERT « Spy Drain » dans la sphère belge du renseignement

cependant pas d’une nouveauté. Que les services de [Trento, 2005], entre autres activités, rédigent des analyses,
sécurité et de renseignements publics s’inscrivent également créent des façades pour certaines activités dont la clan-
dans le courant sous-jacent de la sécurité privée, qui se destinité doit rester assurée, dirigent de pareilles opérations
manifeste dans des évolutions sociales (l’état de sécurité et clandestines et établissent des réseaux de communication
la globalisation), administratives (communément appe- [Weiner, 2007]. On peut également s’attendre à pareille
lées « state failure » et « managerialism »), scientifiques (la évolution en Chine. Le Comité olympique, organisateur
criminologie, la prestation de services judiciaires et l’ap- des Jeux Olympiques de Pékin, disposait d’un budget de
proche « économie du droit ») [Cools, 2002] constitue, 885 millions d’euros afin de répondre aux besoins de
selon nous, une évolution plutôt positive et logique renseignements et de sécurité. L’extension de la division
[Voelz, 2009]. 610 du ministère chargé de la sécurité de l’État en Chine,
qui voit augmenter son effectif de nombreux collaborateurs
La notion « spy drain » – par analogie avec « brain publics et privés actifs dans le secteur des renseignements,
drain », « blue drain » et « dirty work argument » [Marx, laisse peu de doute – maintenant que les Jeux de Pékin
1987] – indique la démission du service public de fonc- appartiennent à l’histoire – quant à l’entrée massive ou
tionnaires de renseignement qui sont ensuite embauchés « spy drain » de ces acteurs privés dans l’espionnage
par des SRP. B. Hoogenboom parle de ces « formers » dans économique régulier [Eftimiades, 1994].
le cadre du marché de l’espionnage décrit par A. Toffler.
Ce marché, en ce moment, est majoritairement un phé-
nomène privé, mais il peut devenir public-privé quand Le cas de la Belgique
les « formers » apparaissent aussi dans les compagnies
militaires privées [Hoogenboom, op. cit.], un secteur qui
a jadis été défini comme faisant partie du secteur de sécu- Les problématiques de « spy drain », privatisation et
rité privé au sens large [Cools, Verbeiren, 2005]. Il y a des mise en sous-traitance du travail de renseignements sont-
SRP bien connus dans lesquels des « formers » agissent, elles aussi à l’ordre du jour dans notre pays ? C’est à
ayant pris la charge des services de renseignement et Anne-Marie Lizin, à l’époque présidente du Sénat, d’avoir
sécurité, comme par exemple Kroll Associates, Control porté l’existence des SRP à l’attention du Parlement
Risks Group, Hakluyt Foundation, Threat Response fédéral. Ainsi, a-t-elle voulu apprendre du Comité-R
International, Dilligence LLC, Phoenix Consulting (Services de renseignements) si l’expansion des activités
Group, United Placements, CACI International [Hughes, du secteur privé dans le travail des renseignements était
2007], ASI Group, Global Strategies Group, GlobalSource, propre à la Belgique. Pour ce faire, elle a souhaité un
NC4, Secure Solutions International, Stratfor et World- inventaire des entreprises actives dans ce domaine [Lizin,
Check. 2002]. Le Comité-R se limite à préciser que les SRP sont,
ce qui est propre à leur nature discrète, peu transparents,
Des exemples historiques de mise en sous-traitance de mais qu’ils se sont développés en devenant un secteur de
certains services de renseignements peuvent être trouvés l’économie très important [Vandenberghe, De Donnea,
à la CIA (la « vraie » cette fois, la Central Intelligence 2004]. En Belgique, dit-on, il y aurait des SRP d’origine
Agency). Fonder des entreprises ou « proprietaries » pour française, britannique, américaine et israélite [Clerix,
« utilisation CIA », comme par exemple Air America, 2006]. Également, faudrait-il noter que la Belgique ne
Intertect Group et Southern Air Transport, était pratique serait pas non plus terrain inconnu pour Kroll Associates
commune. Surtout après la fin de la Guerre froide et en [Brockmans, 1996] en « Control Risks Group ».
réaction aux restrictions budgétaires, on a résolument
opté pour la mise en œuvre des SRP dans le travail ré- Cependant, nous sommes d’avis qu’une étude appro-
gulier de la collecte de renseignements. La démarche se fondie du phénomène du « détective privé » comme décrit
justifiait par la possibilité d’un emploi ad hoc en relation dans la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de
avec le besoin, parfois urgent, d’effectifs, celui, également détective privé 3 aurait fait jaillir plus de lumière sur ce
urgent dans plusieurs cas, d’analyser certains risques de dossier. Effectivement, l’article 1 de ladite loi renvoie
sécurité parfois complexes et la nécessité de recourir à explicitement aux activités qui constituent le « noyau dur »
des méthodes non traditionnelles de collecte de rensei- des missions des SRP : nous pensons par exemple à des
gnements dans le cadre international [Voelz, 2006]. Au- activités consistant à « recueillir des informations relatives à
jourd’hui, la visibilité en est accrue avec les guerres en l'état civil, à la conduite, à la moralité et à la solvabilité de
Afghanistan, en Irak [Hughes, op. cit.]. Les SRP, en raison personnes » et à la recherche « des activités d'espionnage
de leur appartenance au « private intelligence network » industriel ». La même chose vaut pour les entreprises de

(3) Loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé, M.B., 2 octobre 1991.

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consultance en sécurité qui, elles aussi, peuvent – dans le organique des services de renseignements 6. Pour ce qui
secteur privé – se charger de la tâche de recueillir des est des entreprises de consultance en sécurité, pareil
renseignements. Ainsi, l’article 1er mentionne les activités accord du ministre de l’Intérieur ne doit pas – à notre
« consistant à fournir à des tiers des services de conseil pour opinion – être obtenu, ce qui fait qu’eux aussi peuvent
prévenir des délits contre les personnes ou les biens, y compris agir comme « source humaine ».
l’élaboration, l’exécution et l’évaluation d’audits, analyses,
stratégies, concepts, procédures et entraînements dans le domaine L’existence et le fonctionnement des SRP, aussi dans
de la sécurité » 4. Dans les travaux préparatoires, on inclut notre pays, constitue une réalité qui s’est intégrée depuis
également les activités de « forensic accountancy » 5. fort longtemps dans le secteur de la sécurité privée.
Jusqu’à présent, les « usagers » desdits services de rensei-
Pour tout dire, les SRP peuvent opérer dans la parfaite gnements sont surtout les acteurs économiques privés.
légalité à condition de respecter le cadre légal décrit Ils sont également connus par les services publics de
ci-dessus. Naturellement, il existe plusieurs dispositions sécurité et de renseignements, mais là on ne pourrait dire
légales limitant leurs activités. Le supposé « spy drain » qu’il existe une « entente cordiale » entre le secteur
n’est que partiellement impossible du fait que les articles public et le secteur privé. Reste à savoir si cette relation
3 et 5 de la loi organisant la profession de détective privé, pourra continuer à être tendue, étant donné que la
et la loi sur les entreprises de gardiennage, les entreprises de nécessité (inter)nationale et toujours plus complexe de
sécurité et les services internes de gardiennage compren- recueillir des renseignements ne cesse d’augmenter avec
nent une interdiction, limitée dans le temps, du passage du le temps. Quant à nous, nous sommes convaincus qu’il
secteur public au secteur privé. Ainsi, la privatisation et ne s’agit que d’une question de temps avant que le secteur
la mise en sous-traitance ne sont possibles qu’à condition public des services de renseignements et de sécurité ne
que le ministre permette au détective privé, en vertu de puisse faire autrement que d’acheter une partie de son
l’article 13 de la loi concernée, d'exercer ses activités pour « intelligence », pour utiliser un terme anglais, auprès des
des personnes de droit public. De cette façon, des détec- SRP. Et là, naturellement, se posera la question suivante,
tives privés pourraient faire fonction d’informateur, bien à savoir si le ministre de l’Intérieur sera attentif à ce pro-
que ce ne fût pas l’intention du législateur [Cappelle, Van blème dans la réforme « globale » de la législation sur les
Laethem, 1997], au sens d’une « source humaine » dans le détectives privés qui a récemment été annoncé 7.
cadre de l’article 18 de la loi du 30 novembre 1998

Marc COOLS, Stephan WYCKAERT

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(4) Loi du 7 mai 2004 modifiant la loi du 10 avril 1990 sur les entreprises de gardiennage, les entreprises de sécurité et les services
internes de gardiennage, la loi du 29 juillet 1934 interdisant les milices privées et la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de
détective privé, M.B., 3 juin 2004 ; Loi du 27 décembre 2004 portant des dispositions diverses, M.B., 31 décembre 2004.
(5) Projet de loi modifiant la loi du 10 avril 1990 sur les entreprises de gardiennage, les entreprises de sécurité et les services internes
de gardiennage, la loi du 29 juillet 1934 interdisant les milices privées et la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détec-
tive privé, DOC 50 2328/001, 24 février 2003, 15.
(6) Loi du 30 novembre 1998 organique des services de renseignements, M.B., 18 décembre 1998.
(7) Note de politique générale du Ministre de l’Intérieur, Chambre de représentants belge, DOC 52 0995/010, 11 avril 2008, p. 56.

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Marc COOLS, Stephan WYCKAERT « Spy Drain » dans la sphère belge du renseignement

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104
Pieters:Mise en page 1 2/08/10 11:26 Page 105

Vers un nouveau concept de sécurité


et de protection de l’infrastructure
critique en Belgique
Piet PIETERS

Cette contribution répond aux besoins de sécurité et de


protection vis-à-vis des infrastructures critiques ou vitales en
Belgique. Aujourd’hui, cette approche présente un nouveau
concept en relation avec les directives européennes.
©Ministère de l’Intérieur - DICOM

Towards a new concept of security and protection for critical infrastructures


in Belgium.
This article considers the security and protection requirements of certain critical and vital infrastructures in
Belgium. It takes a new approach with a concept based on EU directives.

Piet Pieters

Depuis 1995, il occupe le poste de conseiller juridique Ordre public au Centre gouvernemental belge de coor-
dination et de crise. Ce centre est géré par la direction générale Centre de crise du Service public fédéral de
l'Intérieur. À l’occasion de l’entrée en vigueur de la directive EPCIP, le Centre de crise a mis en place la direction
Infrastructure critique dont il est actuellement le directeur. Il est l'auteur de plusieurs contributions à la littérature
spécialisée, relatives aux compétences des services de police, des services de renseignement et des autorités de
police administrative.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

E
n réponse à une demande du Conseil européen en vigueur. Conformément à ce qui sera exposé ci-après,
formulée en juin 2004, la Commission européenne les États membres disposeront ensuite d’une année sup-
a rédigé une communication sur la « Protection des plémentaire pour se conformer aux nouvelles exigences.
infrastructures critiques dans le cadre de la lutte Une infrastructure critique est définie comme étant « un
contre le terrorisme » 1. Cette communication, point, système ou partie de celui-ci, situé dans les États membres,
ayant pour objectif de renforcer la prévention, la qui est indispensable au maintien des fonctions vitales de la
préparation et la réponse en cas d’attentats terroristes société, de la santé, de la sûreté, de la sécurité et du bien-être
visant des infrastructures critiques en Europe 2, proposait économique ou social des citoyens, et dont l’arrêt ou la destruction
notamment la création d’un « European Programme for aurait un impact significatif dans un État membre du fait de
Critical Infrastructure Protection » (EPCIP) et sa mise en la défaillance de ces fonctions » 5.
œuvre par le biais de moyens d’échange d’informations
entre les États membres. Lorsque cet « impact significatif » se produit dans au
moins deux États membres de l’UE, il est alors question
En novembre 2005, un Livre vert sur un programme d’ « infrastructure critique européenne » 6, et ce, pour autant
européen de protection des infrastructures critiques a que les pays concernés s’accordent sur ce point.
également été adopté, présentant différents scénarios
pour la mise en place de ce programme et, notamment, En résumé, on attache une dimension européenne à
d’un réseau d’alerte. toute infrastructure fournissant des services essentiels ou
vitaux, dès lors que les risques liés à son arrêt ou à sa
Lors d’une réunion qui s’est tenue à Bruxelles le 13 dé- destruction concernent plusieurs États membres.
cembre 2006, la Commission a présenté sa proposition de
directive visant à identifier et désigner les infrastructures
critiques européennes, ainsi qu’à évaluer la nécessité Secteurs concernés
d’améliorer leur protection 3. Il fut, dès cette époque, décidé
de lui conférer une approche « tous risques » (menaces
humaines, risques technologiques, catastrophes naturelles, Les deux secteurs les plus importants du marché intérieur
etc.), étant toutefois entendu que la lutte contre les menaces européen sont considérés dans ce cadre comme prioritaires :
terroristes demeurait prioritaire. le secteur des transports et de l’énergie. Le premier com-
prend le transport routier, aérien, ferroviaire et maritime
En Belgique, cette évolution n’est pas passée inaperçue (hauturier et cabotage), la navigation intérieure et les
pour les entreprises et les autorités concernées. Les défi- ports, tandis que le second porte sur la production et le
nitions et procédures existantes ont été adaptées et de transport de pétrole, gaz et électricité 7.
nouveaux liens de coopération, tant publics et privés,
que nationaux et internationaux, ont ainsi vu le jour. À la suite d’un réexamen de la directive prévu à partir
du 12 janvier 2012, la Commission évaluera la situation
et décidera si d’autres secteurs doivent y être ajoutés. À
Services vitaux la lumière des discussions antérieures et des projets de
texte, les secteurs suivants sont concernés : les technologies
de l’information et de la communication (TIC), l’industrie
La directive EPCIP est entrée en vigueur le 12 janvier nucléaire, l’eau, l’alimentation, la santé, les finances, l’in-
2009 4. Tant la transposition juridique de celle-ci en droit dustrie chimique, la technologie spatiale et la recherche
national, que la désignation officielle des infrastructures scientifique. La directive précise qu’à cette occasion
critiques européennes dans les secteurs concernés, devra la priorité sera accordée aux secteurs des TIC (art. 3,3°).
être concrétisée dans un délai de deux ans après son entrée

(1) Commission européenne, Communication sur la protection des infrastructures critiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme,
COM(2004) 702 final, le 20 octobre 2004.
(2) Conseil européen, Conclusions de la Présidence, document n°16238/1/04 REV1, Bruxelles, les 16 et 17 décembre 2004, www.consilium.
europa.eu.
(3) Pour une explication plus détaillée sur la mise sur pied de cette directive, cf. P. Pieters, «De bescherming van de Europese kritieke
infrastructuur», Panopticon, 2009, nr. 2, p. 45-49.
(4) Directive (CEE) n°2008/114/CE du 8 décembre 2008 concernant le recensement et la désignation des infrastructures critiques euro-
péennes ainsi que l’évaluation de la nécessité d’améliorer leur protection, J.O.U.E., L 345, le 23 décembre 2008, p. 75.
(5) Art. 2 a) directive EPCIP.
(6) Art. 2 b) directive EPCIP.
(7) À l’exception des éléments strictement nucléaires.

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Piet PIETERS Vers un nouveau concept de sécurité et de protection de l’infrastructure critique en Belgique

Les États membres ne sont toutefois nullement Dans le même ordre d’idée, s’il s’agit d’une infra-
contraints d’attendre cette décision. Rien ne s’oppose, en structure critique européenne, l’autorité sectorielle
effet, à ce qu’ils étendent, d’ores et déjà, le champ d’ap- appliquera, outre l’élément transfrontalier lié à une telle
plication de la directive dans leur droit interne, mais infrastructure, les critères sectoriels qu’elle aura établis
uniquement au niveau national. En Belgique, cette piste pour les infrastructures critiques européennes, avant
est d’ailleurs actuellement suivie puisqu’il a été décidé d’appliquer les critères intersectoriels examinés plus haut,
d’ajouter, pour ce qui concerne les infrastructures tout en tenant compte des éléments suivants : la gravité
critiques purement nationales, le secteur des finances et, de l’impact, l’existence de solutions alternatives ou de
si possible, le secteur des communications électroniques remplacement, ainsi que la durée de l’arrêt/de la reprise
publiques (donc faisant partie du secteur TIC). d’activité.

Critères Obligations de l’exploitant

En Belgique, ce sont les autorités sectorielles compé- Dans un délai de six mois après avoir officiellement
tentes qui identifieront les infrastructures critiques, en été désignée comme infrastructure critique située sur le
l’occurrence les ministres en charge des secteurs concernés territoire belge, son exploitant sera tenu de désigner un
(ou leurs délégués), après concertation notamment avec « point de contact pour la sécurité », conformément à l’article 6
le Centre gouvernemental de coordination et de crise de la directive, imposant un « correspondant pour la sécurité »
(Direction générale Centre de crise du Service public chargé d’exercer la fonction de point de contact pour les
fédéral intérieur, ci-après Centre de crise). questions liées à la sécurité entre l’exploitant et les autorités
compétentes. Ensuite, maximum un an après sa désigna-
L’identification des infrastructures critiques se fera en tion, l’infrastructure devra disposer d’un « plan de sécurité
conformité avec la procédure d’identification contenue de l’exploitant » (PSE) qu’il appartiendra à l’exploitant
dans l’annexe III de la directive. Pour rappel, en Belgique, d’actualiser régulièrement.
une distinction est à opérer selon que l’on se trouve en
présence d’une infrastructure critique nationale (impact Ce plan doit contenir à la fois des mesures internes de
uniquement sur le territoire belge) ou européenne (impact sécurité permanentes (contrôle d’accès, alarme, formation,
dans au moins deux États membres). etc.), applicables en toutes circonstances, et des mesures
internes graduelles qui seront adaptées en fonction de la
Pour identifier une infrastructure critique nationale menace.
relevant de son secteur, l’autorité sectorielle compétente
se fondera tout d’abord sur les éléments de la définition La procédure d’élaboration du PSE devra se faire en
d’une infrastructure critique nationale ainsi que sur les respectant un minimum d’étapes telles que l’établissement
critères sectoriels propres aux infrastructures critiques d’un inventaire et la localisation des points de l’infra-
nationales qu’elle-même aura établis. Ces critères sectoriels structure susceptibles de causer l’interruption de son
peuvent notamment s’inspirer des lignes directrices ou non- fonctionnement ou sa destruction, une analyse des
binding guidelines élaborées à cet effet par la Commission risques (identification des principaux scénarios de
européenne, en collaboration avec les États membres. En menaces potentielles pertinents d’actes intentionnels) et
guise d’illustration, il peut s’agir de x mégawatts d’élec- des vulnérabilités de l’infrastructure ou encore des impacts
tricité, x/m3 de pétrole ou x millions de passagers, compte potentiels en cas d’interruption ou de destruction. Il est
tenu de l’existence ou non de solutions alternatives ou de à préciser que pour chaque scénario de menace retenu,
remplacement suffisantes. Enfin, la gravité de l’impact l’exploitant sera tenu de sélectionner et de désigner des
de l’arrêt du fonctionnement ou de la destruction de mesures de sécurité internes par ordre de priorité.
l’infrastructure critique sera déterminée par l’autorité
sectorielle concernée sur la base des critères intersectoriels Une question qui se pose légitimement est de savoir si
tels que définis à l’article 3.2 de la directive. Pour rappel, ces nouvelles normes vont impliquer des modifications
ces critères sont le nombre de victimes, l’incidence éco- majeures pour les infrastructures concernées. Pas néces-
nomique, l’incidence sur la population et la perturbation sairement. Si, en vertu d’une autre réglementation, une
de la vie quotidienne. infrastructure dispose déjà d’un point de contact similaire
et d’un plan de sécurité approuvé par l’autorité compétente,

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Pieters:Mise en page 1 2/08/10 11:26 Page 108

Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

elle sera considérée comme étant conforme, en tout ou Guerre froide, par exemple. En effet, à l’heure actuelle,
en partie, à la directive. Un exemple concret en est le un pays ne doit plus nécessairement se trouver au bord
code international relatif à la sûreté des navires et des d’une guerre classique pour être confronté à des situations
installations portuaires (Code ISPS) 8 ainsi que la directive de crise en matière de sécurité. À la suite du 11 septembre,
2005/65/CE relative à l’amélioration de la sûreté des le concept a, dès lors, été étendu en Belgique à des points
ports 9, dont la mise en œuvre et la transposition en critiques (Crivisen) 14.
droit belge ont été effectuées par la loi du 5 février 2007
relative à la sûreté maritime 10. Le concept Crivisen regroupe tous les points critiques
qui constituent ensemble l’infrastructure critique nationale.
Les points vitaux et sensibles sont considérés comme des
Ancien concept (Crivisen) catégories spécifiques des points critiques, à côté des
« points dangereux » 15, tels que les entreprises Seveso et les
installations nucléaires qui, en fonction des cas, peuvent
Le souci des autorités belges de protéger les infrastruc- également s’avérer vitaux. Les autres points critiques sont
tures critiques remonte déjà à plusieurs années. Un les personnes et les institutions qui, en fonction de l’éva-
protocole d’accord du 15 juillet 1977 entre le ministre de luation de la menace, peuvent faire l’objet de mesures de
l’Intérieur et le ministre de la Défense nationale avait protection spécifiques, sur décision du Centre de crise 16.
déjà introduit en Belgique les notions de points vitaux et
sensibles, s’inspirant de la terminologie employée par
l’OTAN en la matière. Sous une forme légèrement adaptée, Nouveau concept (Essential)
tout en en conservant l’essence, ces notions subsistent
d’ailleurs en Belgique parmi les axes prioritaires de l’Organe
de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) 11. Dans l’ancien concept Crivisen, l’infrastructure critique
Les points vitaux sont les points de l’infrastructure nationale comportait l’ensemble des points d’intérêt
critique nationale « dont l'arrêt, la neutralisation ou la national. Désormais, dans le nouveau concept, baptisé
destruction peut avoir de graves incidences sur la vie économique « Essential », l’infrastructure critique ne concerne plus
et sociale de la Nation et sur le fonctionnement des pouvoirs que les services essentiels ou vitaux d’EPCIP et/ou BCIP
publics » 12 alors que les points sensibles sont ceux qui (Belgian Critical Infrastructure Protection). En effet, il
sont « essentiels au maintien de l'ordre public, à la sécurité convient de rappeler que, désormais, dans un sous-secteur
générale de la population et au potentiel national ou international spécifique, plusieurs points peuvent être considérés
de réaction en cas de crise ou de conflit » 13. comme critiques au niveau national (BCIP) et parmi ces
derniers, certains le seront également sur le plan européen
Le monde a toutefois subi de profondes mutations depuis (EPCIP).
1977. Les attentats du 11 septembre 2001 ont démontré
que la menace n’est désormais plus exclusivement le Tous les autres points du nouveau concept ne seront
résultat d’une guerre ou d’une mésentente entre deux plus décrits comme critiques au sens strict, mais comme
États (ou coalitions d’États). Celle-ci s’est en effet diver- « autres points d’intérêt fédéral ». Il s’agit de lieux qui
sifiée et provient de risques indéfinis, davantage liés au revêtent une importance particulière pour l’ordre public,
terrorisme, à l’ordre public et à la justice qu’à de véritables la protection spécifique de personnes et de biens, la gestion
opérations militaires, telles que planifiées pendant la de situations d’urgence ou les intérêts militaires, et qui

(8) Règlement (CEE) n° 725/2004 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relatif à l'amélioration de la sûreté des navires
et des installations portuaires, J.O.U.E., L 129, le 29 avril 2004, p. 6-91.
(9) Directive (CEE) n°2005/65/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à l’amélioration de la sûreté des
ports, J.O.U.E., L 310, le 25 novembre 2005, p. 28.
(10) M.B., 27 avril 2007.
(11) Arrêté royal du 28 novembre 2006 portant exécution de la loi du 10 juillet 2006 relatif à l’analyse de la menace, M.B., 1er décembre
2006. (ci-après AR OCAM).
(12) Art. 2, 2°, a) AR OCAM.
(13) Art. 2, 2°, b) AR OCAM.
(14) Points Critiques – Vitaux – Sensibles.
(15) Art. 2, 2°, c) AR OCAM : « les points dangereux dont la nature physico-chimique ou la quantité présente est telle que la dégradation
ou la destruction, accidentelle ou provoquée, aurait des conséquences graves, immédiates ou futures, pour la population ou pour
l'environnement ».
(16) Cf. www.centredecrise.be et P. Pieters, « Le Ministre de l’Intérieur en tant qu’autorité de police administrative », Vigiles, 2006, n° 3,
p. 82-99.

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Pieters:Mise en page 1 2/08/10 11:26 Page 109

Piet PIETERS Vers un nouveau concept de sécurité et de protection de l’infrastructure critique en Belgique

sont susceptibles de faire l’objet de mesures de protection en droit interne implique que ces infrastructures soient
de la part du Centre de crise. Il est important de préciser formellement désignées comme critiques et soumises en
que si le qualificatif « critique » ou « d’intérêt fédéral » conséquence à des normes de sécurité minimales.
implique une certaine préparation de la part des services
de police quant à la protection des infrastructures ou des En outre, la Belgique a fait le choix de ne pas se limiter
points désignés comme tels, il ne crée toutefois aucun aux seuls services ayant un impact transfrontalier (EPCIP)
droit subjectif à une protection gouvernementale dans dans les secteurs de l’énergie et des transports, et a décidé
leur chef. Le principe en vertu duquel chaque décision est d’appliquer également ces normes, dans la mesure du pos-
fonction de l’évaluation de la menace dans des circonstances sible, aux points critiques (suivant la nouvelle définition)
concrètes, reste applicable à tous les points, également ceux ayant un impact « purement » national (BCIP) dans des
relevant de EPCIP ou BCIP. Enfin, en vertu du nouveau secteurs supplémentaires (finances et communications
concept, les autorités administratives locales désigneront électroniques publiques).
également des lieux spécifiques d’intérêt particulier pour
l’ordre public (« points d’intérêt local »). Une méthodologie Enfin, une conséquence indirecte de la directive porte
est d’ores et déjà élaborée en ce sens. sur la protection, par les autorités, des points d’intérêt
fédéral (dont les infrastructures critiques) et des points
d’intérêt local pour l’ordre public. Il est fondamental que
Conclusion tant les exploitants que les services publics concernés
puissent agir dans le cadre d’un concept global, où tous
les dispositifs de sécurité doivent être harmonisés au
En vertu de la directive EPCIP, la sécurité de certaines maximum.
installations fournissant des services essentiels dans les
secteurs de l’énergie et des transports est organisée de la
même manière (par les exploitants) dans tous les États
membres européens. La transposition de cette directive Piet PIETERS

109
Krieger:Mise en page 1 9/09/10 11:32 Page 110

De la difficulté de combiner
renseignements extérieurs et militaires :
le Bundesnachrichtendienst (BND) allemand
Wolfgang KRIEGER
C
Sous bien des aspects, le système de renseignements
allemand diffère des systèmes français, anglais ou
américain. Ces différences s’expliquent en partie par les
circonstances historiques particulières sous lesquelles la
République fédérale a été instaurée en 1949 et qui,
jusqu’à un certain point, ont perduré malgré les
changements radicaux en matière de politique étrangère
et sécuritaire allemande après la chute du mur de Berlin
en 1989.
© m.schuckart - Fotolia.com

The difficulty of combining foreign and military intelligence services:


the German Federal Intelligence Service (BND)
The German intelligence system differs from that of the French, British and American systems in a number of
ways. These differences are partly explained by the particular historical circumstances of the creation of the
Federal Republic in 1949. They have, to a certain extent remained, even though the fall of the Berlin wall in
1989 brought about a number of radical changes in German foreign policy and security.

Wolfgang Krieger

Professeur d'Université en histoire moderne et en histoire des relations internationales à l’université Marbourg en
Allemagne. Il a enseigné à Johns Hopkins (Bologne), à Princeton, à l'université de Toronto, et à l’Institut d'études
politiques de Paris. Il a publié, en avril 2010, Services secrets. Une histoire, des pharaons à la CIA, aux Éditions du
CNRS.

110
Krieger:Mise en page 1 5/08/10 15:13 Page 111

Wolfgang KRIEGER De la difficulté de combiner renseignements étrangers et militaires : le Bundesnachrichtendienst (bnd) allemand

C ontrairement à la plupart des nations occidentales,


l’Allemagne ne dispose pas de service - ou services
– de renseignements militaires. Le Bundesnachrich-
tendienst (BND) combine l’intelligence étrangère à
l’intelligence militaire 1. Cette organisation fut remise
en question quand la Bundeswehr (les Forces armées
fédérales) se montra de plus en plus active dans la
conduite de missions à grande échelle de maintien et
respect de la paix en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et hors
opérationnel américain et y nomma d’anciens officiers
de la Wehrmacht ayant servi dans l’intelligence pendant la
guerre allemande contre l’Union soviétique 3. Elle était
dirigée par l’ancien général de la Wehrmacht, Reinhard
Gehlen qui, en 1956, devint le premier président du
BND. La majorité du personnel exécutif était également
issu de la Wehrmacht et fut ensuite transféré au nouveau
BND. Il y eut donc une continuité évidente entre l’orga-
nisation de Gehlen de 1946 contrôlée par les Américains
d’Europe. Mais, en décembre 2007, les dirigeants militaires et le BND. Le dernier chef du BND ayant travaillé
durent accepter un rôle encore plus étendu pour le BND. (jusqu’en 1956) sous les ordres directs américains a été
La Bundeswehr devait abandonner sa capacité d’analyse Eberhard Blum. Il rejoignit l’organisation de Gehlen en
indépendante des renseignements militaires. Aucune ex- 1947 et prit sa retraite en qualité de chef du BND en 1985.
plication publique n’a jamais été donnée pour expliquer
pourquoi les forces militaires n’ont pas réussi à préserver leur Cette relation entre le groupe Gehlen et les renseigne-
semi-autonomie dans le domaine de l’intelligence militaire. 2 ments américains a joué un rôle important dans l’évolution
de la Bundeswehr. En 1948-1950, à la veille du réarmement
La deuxième particularité est l’absence, au sein du BND, ouest-allemand, les États-Unis souhaitaient s’assurer qu’une
d’une capacité reconnue pour mener des opérations nouvelle armée allemande ne prendrait pas de position
secrètes. Cela a été la position officielle depuis la fin de politique interférant entre Moscou et l’Occident. Les
la Guerre froide. Mais que cela signifie-t-il dans la pra- Américains utilisèrent l’organisation de Gehlen à la
tique ? Le BND ne fournit-il plus de financement secret manière d’une grande « salle d’attente » pour les ex-officiers
aux mouvements politiques étrangers comme auparavant, de la Wehrmacht aptes, censés prendre d’importantes
par exemple en Espagne et au Portugal avant de devenir positions au sein de la nouvelle armée allemande. Ces
des démocraties au milieu des années 1970 ? Ne s’implique- officiers étaient employés par le service de renseignements
t-il plus dans des campagnes de désinformation ? A-t-il militaires de Gehlen jusqu’en 1954/1955 quand l’Angleterre,
cessé d’approvisionner secrètement en armes et la France et les États-Unis optèrent finalement pour le
autres objets « prohibés » les gouvernements étrangers et réarmement allemand 4. Parmi les figures les plus éminentes
mouvements rebelles ? Il existe peu de preuves appuyant se trouve le général Adolf Heusinger, chef de l’analyse
l’une ou l’autre hypothèse, hormis que les Forces spéciales des renseignements de Gehlen en 1948-1950, qui devint
de la Bundeswehr (KSK) sont équipées pour mener des ensuite le premier chef militaire de la Bundeswehr (Gene-
opérations clandestines pour lesquelles elles ont forcé- ralinspekteur 1957-1961). L’un des lieutenants les plus fidèles
ment besoin d’une certaine quantité de renseignements. de Gehlen, le colonel (ensuite nommé général) Gerhard
De toute évidence, cette relation doit avoir été affectée Wessel, quitta l’organisation bien que faisant partie du
par la réforme 2007 sur les renseignements (décrite ci- peu d’officiers de l’ancienne Wehrmacht à posséder de
dessous). Ces dernières années, les forces spéciales allemandes, l’expérience en renseignements militaires. En 1952, il re-
composées d’environ 1 100 soldats, ont opéré en ex-Yougosla- joignit la petite unité d’experts militaires qui préparèrent le
vie, en Afghanistan et ailleurs. Elles furent créées en 1996, réarmement allemand à Bonn (Amt Blank). Au sein de
après la crise de 1994 au Rwanda, quand les ressortissants la Bundeswehr, il contribua à empêcher la mise en place
allemands durent être sauvés par les Forces spéciales d’un service de renseignements militaire indépendant.
belges, car l’Allemagne n’en avait pas la capacité. En 1968-1978, il succéda à Gehlen à la tête du BND.

La troisième particularité est l’influence dominante des Ainsi, Gehlen avait déjà établi un réseau de fidèles au
États-Unis, issue des origines historiques du BND. En sein de la Bundeswehr quand le nouveau corps d’officiers
1946, l’intelligence militaire américaine en Europe créa commença à se former. Il instaura un consensus (non
une unité de renseignements allemande sous contrôle reconnu à l’échelle universelle !) par lequel l’Allemagne

(1) Le MAD ou Office for the Protection of the Armed Forces ne dispose que d’un mandat limité en contre-espionnage, c’est-à-dire la
protection des forces armées allemandes (Bundeswehr) de l’espionnage étranger.
(2) Les conversations privées avec les officiers supérieurs de la Bundeswehr indiquent que les forces militaires ont simplement été
neutralisées par la puissance des bataillons institutionnels du bureau du chancelier.
(3) Wolfgang Krieger, 2007, «US patronage of German postwar intelligence», Handbook of intelligence studies, éd Loch K Johnson, London,
Routledge ; James Critchfield, 2003, Partners at the Creation: The men behind postwar Germany’s defense and intelligence
establishments, Annapolis MD, U.S. Naval Institute Press.
(4) La police frontalière ouest-allemande (Bundesgrenzschutz), instaurée en 1951, était une autre « salle d’attente » pour l’ex-personnel
de la Wehrmacht.

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Krieger:Mise en page 1 9/09/10 11:32 Page 112

Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

devait disposer d’un service de renseignements étrangers et matériel confisqué avec les Allemands. Israël et l’Allemagne
militaires unique en dehors du ministère de la Défense. Le mirent également au point plusieurs systèmes de défense.
BND était et est encore dirigé par le Bureau du Chancelier. En outre, le BND soutint Israël par des opérations
déguisées comme celles conduites par l’agent israëlien
Pour améliorer la position du BND, Gehlen établit Wolfgang Lotz dans l’Égypte de Nasser 6.
également un contact rapproché avec Hans Globke,
membre clé du bureau du chancelier Konrad Adenauer. Au terme de la Guerre froide, le parti écologique de
Hormis des rapports réguliers en renseignements étrangers, Joschka Fischer demanda au Bundestag d’abolir le BND.
Globke recevait des « histoires compromettantes » que le Deux ans après, Fischer devint ministre des Affaires
personnel de Gehlen avait recueillies par écoute des lignes étrangères et s’empressa de bénéficier des capacités de
téléphoniques et par d’autres moyens. Ces informations renseignements du BND bien que le BND fût forcé de
procurèrent à Adenauer l’occasion de discréditer certains réduire son personnel 7. Dans le même temps, il fut secoué
opposants politiques à son gré et garder ses ministres et par la découverte de plusieurs taupes gênantes. Parmi eux
officiers supérieurs sous contrôle. Occasionnellement, figurait la dr. Gabriele Gast qui avait travaillé pour le
Gehlen devait renseigner le chancelier sur des points de BND pendant dix-sept ans comme spécialiste soviétique,
sécurité internationale, mais Adenauer recevait également tout en étant très proche du chef des renseignements
des rapports directs de la part des délégués de la CIA. À étrangers est-allemand Markus Wolf.
partir de 1956, lorsque l’avion furtif U-2 américain était
affecté à Wiesbaden pour survoler le territoire soviétique, Ajourd’hui, le BND est encore en train de s’adapter
le chancelier put également consulter des photos ultra- aux changements de l’après-1990 en matière de politiques
secrètes de l’U-2. Toutefois, Adenauer ne succomba pas étrangère et sécuritaire et aux changements dans les affaires
aux tentatives de charme de Gehlen. Il ne fut pas aussi militaires allemandes, en devenant par exemple une
facilement impressionné par les officiers militaires alle- Bundeswehr bien plus petite et en adoptant une structure
mands que la plupart des gens de sa génération. En 1962, de commandement entièrement nouvelle. L’« ancienne »
durant la crise de Spiegel, il entretint une hostilité Bundeswehr n’avait pas été une force nationale dirigée par
déclarée à l’encontre de Gehlen, sans toutefois parvenir à un gouvernement national à des fins nationales, mais un
le remplacer. élément des forces de coalition de l’OTAN sous le com-
mandement du Commandant suprême des Forces alliées
Parallèlement à sa relation avec Globke, Gehlen aborda en Europe (SACEUR). Par conséquent, le BND eut « seu-
plusieurs membres du Bundestag (parlement fédéral), lement » à contribuer aux renseignements de l’OTAN.
dont les membres de l’opposition. En leur procurant Après 1990, la Bundeswehr tomba sous commandement
certains rapports individuels et en les invitant au siège national allemand bien qu’opérant exclusivement au sein
Pullach du BND (près de Munich), il parvint à mettre de coalitions ad hoc sous mandats internationaux. Et le
sur pied un entourage de soutien. BND dut alors fournir un éventail complet de rensei-
gnements stratégiques et tactiques, souvent dans des régions
Durant la Guerre froide, l’opinion publique sur le du monde où il manquait d’expertise et d’expérience mi-
BND fut façonnée par plusieurs scandales et échecs en litaire. Il n’est donc pas surprenant de constater que les
contre-espionnage, entre autres la tristement célèbre affaire missions du Bundeswehr pâtissaient de renseignements
Felfe de 1961. À partir de fichiers du BND récemment inadéquats, ainsi que d’entraînement et d’équipements
déclassifiés, nous savons cependant que le BND possédait inadaptés. Durant la guerre du Kosovo en 1999, les unités
une grande expertise des forces conventionnelles du pacte militaires allemandes se retrouvèrent dans une situation
de Varsovie et était très respecté au sein de l’OTAN 5. embarassante : devoir supplier les autres nations de les
Cette expertise jeta les fondements d’une relation mu- fournir en renseignements 8.
tuellement rentable avec Israël qui menaça les forces
arabes équipées d’armes du Pacte de Varsovie. Après S’ensuivit une bataille institutionnelle pour savoir qui
chacune des guerres au Moyen-Orient, Israël partagea le pourrait et devrait fournir l’ensemble des renseignements

(5) Armin Wagner, Mattias Uhl, 2007, «BND contra Sowjetarmee: Westdeutsche Militärspionage», der DDR, Berlin, Links-Verlag.
(6) Shlomo Shpiro, 2004, «Know your enemy: West German-Israeli intelligence evaluation of Soviet weapons system», Journal of Intelligence
History, vol. 4, n° 1, p. 14-29; Shlomo Shpiro, 2006, «Cold War radar intelligence: Operation “Cerberus”», Journal of Intelligence
History, vol. 6, n° 2, p. 53-64 ; Milena Uhlmann (éd.), 2008, Die deutsch-israelischen Sicherheitsbeziehungen, Berlin, BWV [contient
plusieurs essais très originaux] ; Wolfgang Lotz, 1972, The Champagne Spy – Israel’s Master Spy Tells His Story, New York NY, St.
Martin’s Press.
(7) Aujourd’hui, le personnel du BND compte 6 500 personnes.
(8) Peter Goebel (ed.), 2000, Von Kambodscha bis Kosovo: Auslandseinsätze der Bundeswehr seit Ende des Kalten Krieges, Bonn,
Report-Verlag.

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Krieger:Mise en page 1 5/08/10 15:14 Page 113

Wolfgang KRIEGER De la difficulté de combiner renseignements étrangers et militaires : le Bundesnachrichtendienst (bnd) allemand

militaires nouvellement requis. Bien que les détails de en Irak, pour faire ce qui avait été prévu de longue date.
cette bataille aient été soigneusement dissimulés aux yeux De plus, l’« opposition » de Schröder à la guerre en Irak
de l’opinion publique, il est évident que le BND en sortit a été bien plus molle qu’elle n’en a eu l’air. Au cours de
vainqueur. En décembre 2007, le bureau de la Bundeswehr cette guerre, les forces américaines exploitaient au maxi-
en renseignements militaires (ZNBw) fut fermé. 270 postes mum leurs bases et leur structure de commande localisées
à plein-temps sur 650 furent transférés au BND. Cette sur le territoire allemand sans la moindre objection de
décision fut prise contre l’avis de nombreux leaders Berlin. Quelques années plus tard, il fut révélé que le
militaires de rang élevé préférant améliorer la structure BND a activement supporté les manoeuvres de guerre
existante du ZNBw pour en faire un service de renseigne- américaines, en partie via deux agents du BND sur le
ments militaires entièrement opérationnel dans la droite terrain à Bagdad.
ligne du modèle britannique.
En décembre 2008, quand ce soutien clandestin devint
Cette proposition fut déclinée par les dirigeants politiques. le sujet d’étude d’une enquête du Bundestag, Joschka Fischer
La Bundeswehr ne conserva que sa base de renseignements sortit de sa retraite pour témoigner. « J’ai donné le feu
stratégiques (le KSA), dont le siège fut implanté près de vert en 2003 », avoua-t-il à la surprise des parlementaires.
Bonn en 2002, qui comprend toutes les unités mobiles de Toutefois, Fischer et son successeur au ministère des
collecte de renseignements techniques et de guerre élec- Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, nièrent caté-
tronique. Elle s’occupe également de l’imagerie par satellite goriquement que des agents du BND eussent fait quoi
dérivée de cinq mini-satellites SAR-Lupe allemands. Le que ce soit pour soutenir l’engagement américain, alors que
KSA compte désormais environ 7 000 postes à plein-temps, des articles de presse florissaient ça et là, dans lesquels le
dont 10 % sont tenus par des civils. Ce chiffre inclut plu- général américain James Marks, qui avait travaillé dans
sieurs centaines de spécialistes issus de l’ex-ZNBw. La les renseignements militaires en Irak, insistait lourdement
flotte allemande dispose d’autres capacités de collecte de sur l’« extrême utilité » du BND dans le conflit 10.
renseignements lors de missions à l’étranger. Le personnel
associé s’est vu enrichi de petites unités d’infanterie navale, Le nouveau siège du BND, encore en construction, fera
autre nouveauté des réformes militaires radicales. partie d’une série de nouvelles institutions, ce qui établit
aujourd’hui à nouveau la zone Berlin-Potsdam au centre
En avril 2003, le comité du cabinet affecté à la sécurité des opérations militaires allemandes. Le nouveau Ein-
nationale décida de déplacer le siège du BND de Pullach satzführungskommando (siège de commandement central)
à Berlin 9. On ne sait pas exactement dans quelle mesure de la Bundeswehr est situé juste en dehors de Potsdam. Le
cette décision peut avoir été influencée par la politique « Bendler Block » historique, bâti en 1911-1914 pour
volontariste du chancelier Schröder avant et pendant la accueillir la flotte allemande impériale, est devenu le
guerre en Irak de 2003. En avril 2003, les forces de coalition bureau berlinois du ministre de la Défense. En 2004, le
américano-britanniques avaient rapidement débordé la Centre de défense contre le terrorisme (le GTAZ) fut
résistance militaire irakienne. À ce stade, il semblait pro- érigé à Berlin-Treptow. Il rassemble quelque 220 repré-
bable que Washington et Londres mettraient la pression sentants issus de tous les services de renseignements al-
sur leurs alliés sceptiques, dont l’Allemagne, pour justifier lemands, dont les bureaux de renseignements nationaux
« leur part » du nettoyage post-Saddam – tandis que les des seize Länder (états) et leurs antennes de police cri-
accords internationaux les plus lucratifs pour recons- minelle. Ainsi, une toute nouvelle infrastructure sécuritaire
truire l’infrastructure irakienne et l’industrie pétrolière a été établie pour traiter à la fois avec les nouveaux
leur seraient refusés. Dans ce contexte, le gouvernement engagements militaires à l’étranger et la lutte contre le
berlinois se préparait à une politique étrangère plus terrorisme international, la prolifération de WMD et le
« nationale », contribuant à la sécurité mondiale uni- crime organisé international 11.
quement aux moments et aux lieux de son choix. La
conséquence évidente a été d’accélérer les réformes des De toute évidence, le BND a un rôle important à jouer
capacités militaires et de renseignements allemandes. dans ce nouveau monde de la politique allemande en
matière de défense et de renseignements. Toutefois, la po-
Mais il est tout aussi possible que Schröder ait sim- sition incroyablement délicate de la Bundeswehr en Af-
plement exploité un moment de forte incertitude, alors ghanistan vient rappeler que le BND doit encore mettre
que l’attention publique était focalisée sur les événements en pratique ses nouvelles responsabilités.
Wolfgang KRIEGER
(9) Eric Gujer, 2006, Kampf an neuen Fronten: Wie sich der BND dem Terrorismus stellt, Frankfurt/M, Campus-Verlag.
(10) Pour en savoir plus, consulter Der Spiegel (International en ligne) (16 décembre 2008) « The Germans Were Invaluable to Us ».
(11) Seule la Police criminelle fédérale (BKA) et le Bureau fédéral de défense de la constitution (renseignements domestiques : BfV)
siègent encore respectivement à Wiesbaden et Cologne.
113
warusfel:Mise en page 1 2/08/10 12:16 Page 114

Renseignement et État de droit


Bertrand WARUSFEL
O
Un État de droit pouvant se définir par trois règles essentielles et complémentaires : une
séparation des pouvoirs, la prééminence du droit et le respect efficace des libertés
fondamentales, l'article s'efforce d'apprécier la situation française au regard de ces exigences. Il
en ressort que la France a longtemps été en retard quant à un encadrement juridique de ses
activités de renseignement et à leur conciliation avec les règles de l'État de droit. Mais ces
dernières années ont marqué une réelle évolution en ce sens dont il faut se féliciter. L'effort doit
donc maintenant se déplacer du terrain des principes à celui de leur application effective. Les
nouvelles instances mises en place vont devoir y travailler activement car la légitimité et
l'efficacité à long terme de l'appareil de renseignement et de sécurité nationale français en
dépendent.

Intelligence services and the rule of law

The rule of law is defined by three essential and complementary requirements : the separation or power, the
pre-eminence of the law and an unwavering respect for fundamental liberties. This article tries to portray the
situation in France with respect to these conditions. For a long time France has been slow in creating a legal
framework for its intelligence services, to make them formally subject to the rule of law. Thankfully, over the last
few years considerable progress has been made in this area. Efforts must now be concentrated less on the
underlying principles and more on getting them effectively implemented. The newly created authorities need
to be seen actively pursuing these objectives. The long term legitimacy and efficiency of the French State intel-
ligence and security services depends on their success.

Bernard Warusfel

Professeur à la faculté des sciences juridiques et politiques de l'Université de Lille 2. Il est notamment l'auteur de
Contre-espionnage et protection du secret – histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France (Éditions
Lavauzelle, 2000). Ses travaux portent notamment sur le droit de l'information et la propriété intellectuelle, la
protection du secret et le cadre juridique du renseignement et de l'intelligence économique. Membre du comité
éditorial des Cahiers de la sécurité, il a été responsable de la commission d'histoire du renseignement au Centre
d'études d'histoire de la défense (CEDH). Il est également avocat au barreau de Paris.

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Bertrand WARUSFEL Renseignement et État de droit

O
rganiser et mener des opérations de renseignement Or, voilà bien un principe qui peut être gravement
dans un État démocratique est un exercice malmené par l'activité des services de renseignement,
nécessairement complexe, car les principes du même dans un État apparemment démocratique. Préro-
fonctionnement d'une telle société paraissent, gative naturelle de l'exécutif, ces services sont, en effet,
à première vue, incompatibles avec les exi- l'un des moyens d'action et de protection dont dispose
gences mêmes de cette activité. le gouvernement et son chef. Ensuite, le secret naturel
dont s'entourent leurs activités risque de les faire échapper
Pourtant, on se rend de plus en plus compte que, face à tout contrôle ou à toute influence du Parlement
aux menaces que recèle le monde conflictuel qui est le comme des juridictions 1.
nôtre, seules les pratiques de renseignement peuvent souvent
permettre de les anticiper et de les gérer de manière non De ce point de vue, l'organisation du renseignement
violente et compatible avec les impératifs d'une démocratie. public en France a largement ignoré ce principe de la
séparation des pouvoirs. Rattachés à différents ministres
Si le renseignement doit être un instrument nécessaire régaliens (Défense, Intérieur et Économie), les services
des politiques publiques, il doit donc en respecter également français ont été doublement séparés des autres pouvoirs :
les fondements juridiques. En effet, on ne pourrait accepter inconnus des parlementaires (qui n'ayant pas mandat
qu'un système politique respectueux du droit mette en pour les contrôler refusaient – en pratique – tout contact
œuvre durablement des moyens qui lui seraient contraires. avec leurs responsables 2), ils refusaient énergiquement
Il faut donc trouver les voies d'une conciliation durable de se prêter à toute forme de contrôle juridictionnel 3.
entre État de droit et pratiques publiques de renseignement,
faute de quoi ces dernières perdraient de leur légitimité En revanche, son ancrage au sein du pouvoir exécutif
et donc, rapidement, de leur efficacité. a été récemment réaffirmé et renforcé politiquement et
juridiquement par la création du coordonnateur du ren-
On retiendra qu'un État de droit peut se définir par seignement placé auprès du président de la République 4
trois règles essentielles et complémentaires : une séparation et du Conseil national du renseignement 5.
des pouvoirs, la prééminence du droit et le respect efficace
des libertés fondamentales. On s'efforcera donc d'apprécier Il n'en devient donc que plus urgent que s'instaurent
l'actuelle situation française au regard de ces exigences. en parallèle des mécanismes par lesquels les deux autres
piliers de l'équilibre démocratique puissent suivre (dans
la limite de leurs compétences respectives) les activités
Renseignement des services de renseignement. La plupart des États
démocratiques l'ont fait depuis un certain temps, mais la
et séparation des pouvoirs France est restée très en retard de ce processus.

Ce n'est que dans les dix dernières années que les


L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et choses ont commencé à bouger quelque peu. L'urgence
du citoyen dispose, on le sait, que « toute société dans laquelle liée à la répétition de différents scandales impliquant
la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des potentiellement les services de renseignement ou mettant
pouvoirs déterminée n'a point de Constitution ». C'est dire à en cause l'usage du secret-défense par l'exécutif a conduit
quel niveau (le plus élevé), la tradition démocratique élève à créer une première passerelle entre le monde du secret
le principe de séparation entre les pouvoirs institués. (qui est largement celui des services de renseignement) et

(1) V. B. Warusfel, « Secret et renseignement : une relation nécessaire à la recherche d'un nouveau cadre », AGIR – Revue générale de
stratégie, n° 25, mars 2006, p. 122-130.
(2) Sébastien Laurent rappelle justement quelques « affaires » historiques qui ont illustré la méfiance réciproque entre le renseignement
et les parlementaires, dont l'affaire des généraux durant la guerre d'Indochine (v. son article « Les parlementaires face à l’État secret
et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation », dans ce même numéro).
(3) Après l'échec que constitua le procès Ben Barka, les deux dossiers emblématiques qui ont consacré le refus de laisser la justice s'im-
miscer dans la pratique des services de renseignement furent celui dit des « micros du Canard Enchaîné » en 1975, puis celui du
« vrai-faux passeport » en 1987 (cf. les deux arrêts rendus dans ces dossiers in B. Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret –
histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France, Lavauzelle, 2000, p. 451-456 et p. 461-464, et notre analyse p. 344-352.
(4) Créé par le décret du 23 juillet 2008.
(5) Article L.1111-13 du Code de la défense modifié par la loi de programmation militaire n° 2009-928 du 29 juillet 2009. On rappellera
que la création de ces deux instances – concurremment avec celle d'un mécanisme de contrôle parlementaire – était depuis longtemps
proposée, notamment par le préfet Rémy Pautrat, ancien directeur de la DST et ancien conseiller pour la sécurité de M. Rocard (cf.
son article « La coordination politique : le Comité interministériel du renseignement suffit-il ? » in B. Warusfel (dir.), Le renseignement
français contemporain - Aspects juridiques et politiques, Ed. L'Harmattan, 2003, p. 83-88).

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

celui de la justice. C'est le rôle de la Commission consul- La nouvelle délégation parlementaire au renseignement
tative du secret de la défense nationale (CCSDN) créée finalement créée en 2007 a enfin comblé cette lacune,
par la loi du 8 juillet 1998 6. Suite à la demande de tout mais l'étroitesse de ses compétences et de ses possibilités
magistrat souhaitant accéder à une information ou à un d'audition tout comme la minceur caractéristique de son
document classifié, la CCSDN est saisie par le ministre premier rapport annuel 13 manifestent le caractère ina-
de tutelle concerné et peut rendre un avis favorable ou chevé de cette première réforme, même si l'on ne doit
défavorable à la déclassification demandée. Et la récente pas lui nier une réelle symbolique. En effet, si la CCSDN
réforme de 2009 qui donne à la CCSDN des pouvoirs a joué le rôle d'interface entre le pouvoir judiciaire et le
supplémentaires en matière de perquisition dans des lieux pouvoir exécutif, on peut considérer que la délégation
classifiés ou dans lesquels se trouveraient des éléments parlementaire au renseignement devrait jouer un rôle
classifiés, renforce son rôle d'intermédiation entre les similaire entre le pouvoir exécutif et le Parlement 14.
prérogatives régaliennes qui s'expriment dans le domaine
du renseignement et des activités de sécurité nationale et
celles de l'autorité judiciaire 7. Le renseignement face
La relation avec le pouvoir législatif a été encore plus
à la prééminence du droit
difficile à faire évoluer puisque jusqu'à la loi du 10 octobre
2007 8, la France n'a connu aucune forme de contrôle
parlementaire des activités de renseignement 9. Comme le Tout aussi essentiel que le principe de la séparation des
montre Sébastien Laurent, ce retard à mettre en place un pouvoirs, l'État de droit repose sur la mise en œuvre du
mécanisme instauré depuis des décennies par la plupart vieil adage romain selon lequel « arma cedant togae », c'est-
des grandes démocraties (à commencer par les États-Unis à-dire que le règne du droit l'emporte toujours sur l'usage
depuis les travaux de la Commission Church en 1975 et de la coercition, laquelle ne doit être là que comme
la création des commissions permanentes du Sénat et de ultima ratio pour servir le droit. La Cour européenne des
la Chambre des représentants en 1976 et 1977 10, ou droits parle, pour sa part, de la « prééminence du droit ».
encore – plus près de nous, les Britanniques, les Allemands
ou les Belges) 11 découle d'une attitude constante sous L'application de cette règle majeure est là encore sus-
plusieurs Républiques et ce malgré différentes tentatives ceptible d'être fortement bousculée par les particularités
de contournement ou de réforme 12. des pratiques de renseignement, et notamment par celles

(6) Cf. notamment, Marc Guillaume, « La réforme du droit du secret de la défense nationale », RFDA, 14 (6), novembre-décembre 1998,
p. 1223-1230 ; B. Warusfel, « La réforme du secret de défense en France », Droit & Défense, 98/3 ; Christophe Guettier, « Une nouvelle
autorité administrative indépendante : La commission consultative du secret de la Défense nationale », LPA, n° 16, 22 janvier 1999.
(7) Cf. les dispositions des articles 11 à 13 de la loi précitée du 29 juillet 2009, modifiant le Code pénal, le Code de procédure pénale
et le Code de la défense.
(8) Loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement, JORF n°235 du 10 octobre 2007.
(9) «The lack of parliamentary control in France, which is largely unique among Western democracies, is very much indicative of the country’s
political structure and the degree of discretion that it conveys across many areas of governance» (Peter Chalk & William Roseanau,
Confronting the «enemy within»: security intelligence, the police, and counterterrorism in four democracies, Rand Corporation
Independant Research, 2004). Dans le même sens, Fabien Lafouasse, «L'espionnage en droit international», Annuaire français de
droit international, vol. 47, 2001, p. 70.
(10) Sur l'importance du travail de cette commission d'enquête parlementaire sur les activités de la CIA après le scandale du Watergate,
cf. notamment Johnson, Loch K, «The Church Committee Investigation of 1975 and the Evolution of Modern Intelligence Accoun-
tability», Intelligence and national Security, Vol. 23, n° 2, 2008, p. 198-225.
(11) Cf. dans cette même revue, G. Rapaille & J. Vanderborght, « L’herbe est toujours plus verte ailleurs - Sur le contrôle belge des ser-
vices de renseignement et de sécurité ». Et pour une étude comparative plus large, cf. Le contrôle parlementaire des services de ren-
seignement, Document de travail du Sénat, série législation comparée, n° LC 103 mars 2002.
(12) V. S. Laurent, précité. Cf. également le rapport Paecht de 1999 (Arthur Paecht, Rapport fait au nom de la Commission de la Défense
Nationale et des Forces Armées sur la proposition de loi n° 1497 tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires
de renseignement, Assemblée nationale, document n°1951, 1999) et la proposition de loi qu'il avait co-déposée à l'époque avec Paul
Quilès (Proposition de loi tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires de renseignement, n°1497).
(13) Éric Denécé n'a pas hésité à le décrire comme « absolument creux et insignifiant » et considère qu'il illustre « le double mépris pa-
tent du renseignement et du citoyen » (É. Denécé, « Communication autour du renseignement en Belgique et insuffisances fran-
çaises », note CF2R, mars 2010).
(14) René Garrec, Rapport sur le projet de loi portant création d'une délégation parlementaire pour le renseignement, document n° 337,
Sénat, session ordinaire 2006-2007.

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Bertrand WARUSFEL Renseignement et État de droit

qui consistent dans l'utilisation de moyens « spéciaux » ultérieurement la direction du Renseignement militaire
pour obtenir de l'information ou pour exercer une influence (DRM) en 1992 22 ou la direction centrale du Rensei-
sur le cours des événements. gnement intérieur (DCRI) en 2008 23. De même, plusieurs
textes réglementaires définissant l'organisation interne
Dans des États anciens comme la France ou le des services (c'est-à-dire essentiellement la répartition de
Royaume-Uni, l'appareil de renseignement étatique a été leurs compétences entre différentes directions fonctionnelles
originellement établi hors du droit, car destiné par nature ou opérationnelles : par exemple l'arrêté du 29 novembre
à fonctionner dans la clandestinité en utilisant des 2001 portant organisation de la DPSD ou l'arrêté du
moyens illicites. Sa réintégration dans le cadre de la 4 décembre 2002 portant organisation de la DGSE).
légalité ne se fait donc pas sans difficultés. C'est à partir
des années 1980 que s'est engagé dans la plupart des États En Grande-Bretagne, la clandestinité dura encore plus
démocratiques un processus parfois dénommé comme longtemps puisque la loi légalisant l'existence et les pré-
une « légalisation » des activités de renseignement 15. rogatives du Security Service (communément appelé
MI5) date du 27 avril 1989 24 et celle relative au Secret
Cette légalisation du renseignement passe d'abord par Intelligence Service (MI6) et au Government Communications
celle de ses structures organiques. En France, le service de Headquarters (GCHQ) du 26 mai 1994 25. En revanche,
renseignement de l'état-major (le SR-SCR) n'avait pas ces deux textes, enfin adoptés, sont allés beaucoup plus
d'existence administrative officielle avant la Seconde loin que les textes français précités puisque, d'une part,
Guerre mondiale 16. À la Libération, l'instauration des il s'agit de lois votées par le Parlement (ce qui leur donne
nouveaux services de renseignement donna lieu à des un statut juridique et une légitimité politique très supérieurs)
textes réglementaires, mais aucun d'entre eux ne fut et que, d'autre part, ils décrivent de manière beaucoup plus
publié 17. Comme l'a bien analysé le préfet Jacques Fournet détaillée non seulement les missions des services de rensei-
(qui fut successivement directeur central des Renseignements gnement, mais également la nature des pouvoirs particuliers
généraux puis directeur de la direction de la Surveillance qui leur sont conférés et les mécanismes administratifs et
du territoire (DST), cette absence de consécration juridique judiciaires qui en assurent le contrôle.
externe était issue d'une « France d’après-guerre où les services
de renseignements tenaient leur légitimité de leur propre exis- C'est pourquoi – tout en saluant les avancées des années
tence et où une certaine forme de “raison d’État” valait cadre 1980 et 1990 – nous avons, avec d'autres, déploré que
juridique » 18. Ce n'est qu'après 1981 que le gouvernement n'existe pas en France « un texte législatif unique définissant
socialiste rompit avec cette situation et publia les textes le statut juridique des activités de renseignement et de sécurité »
créant la direction générale de la Sécurité extérieure et appelé à ce que soit établi un « véritable statut juridique »
(DGSE) 19, la direction de la Protection et de la Sécurité des activités de renseignement 26. L'argument ne se limitait
de la défense (DPSD) 20 ou redéfinissant les missions pas à invoquer le respect des standards internationaux,
de la DST 21. Il en fut de même, lorsque furent créées mais insistait aussi sur le fait qu'aujourd'hui les prérogatives

(15) Sur cette évolution (dont il voit une étape fondatrice dans le rapport canadien de la commission McDonald en 1981), cf. notamment
Peter Gill, «Security Intelligence and Human Rights: Illuminating the "Heart of Darkness"», Intelligence and national Security, vol. 24,
n°1, 2009, p. 84-85.
(16) V. O. Forcade, La République secrète – Histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939, Nouveau Monde Éditions, 2008.
(17) Ni le décret du 26 octobre 1944 créant la DGER, ni l’arrêté du 22 novembre 1944 fixant l’organisation de la DST, ni le décret du
4 janvier 1946 qui substitua le SDECE à la DGER.
(18) Jacques Fournet, « Témoignage sur la mise en œuvre de la loi du 10 juillet 1991 et son impact sur les services de sécurité »,
Rapport CNCIS pour 2001, p. 67.
(19) Décret n° 82-306 du 2 avril 1982 portant création et fixant les attributions de la direction générale de la Sécurité extérieure (et
abrogeant le décret du 4 janvier 1946).
(20) Décret n° 81-1041 du 20 novembre 1981 fixant les attributions de la direction de la Protection et de la Sécurité de la défense et
portant suppression de la direction de la Sécurité militaire.
(21) Décret n° 82-1100 du 22 novembre 1982.
(22) Décret n° 92-523 du 16 juin 1992 portant création de la direction du Renseignement militaire.
(23) Décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du Renseignement intérieur, JORF
n°0150 du 28 juin 2008.
(24) Le Security Service Act 1989, qui précise bien que son objectif est de donner une base légale à ce service («to place the Security
Service on a statutory basis») et d'organiser les conditions dans lesquelles peut s'exercer un contrôle judiciaire ou administratif sur
ses activités («to establish a procedure for the investigation by a Tribunal or, in some cases, by the Commissioner of complaints about
the Service»).
(25) L'Intelligence Services Act 1994.
(26) Cf. notamment notre ouvrage précité [Warusfel, 2000, p. 137] et B. Warusfel, « Le renseignement, dimension majeure de l'action
publique dans une société d'information », in Le renseignement français contemporain - Aspects juridiques et politiques, précité, p. 30.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

dérogatoires au droit commun doivent être expresses et nationale » 31. Elle a également affirmé « la priorité donnée
légalement fondées pour être admissibles tant juridiquement à la nouvelle fonction connaissance et anticipation » 32 et fait
que politiquement : « L'irruption du droit dans le domaine figurer les missions de renseignement parmi les attributions
jusque-là préservé des affaires secrètes ne signifie pas nécessairement expresses des ministres de la Défense et de l'Intérieur 33.
la fin des prérogatives régaliennes en matière de renseignement
et d'action spéciale. Cela marque simplement le fait que dans la De même, plusieurs adaptations législatives ont
société internationale civilisée et ouverte que nous souhaitons récemment été votées pour renforcer le secret de défense
tous pour le troisième millénaire, il n'y aura plus de "raison d'Etat" ou pour protéger l'anonymat des agents des services de
auto-suffisante mais uniquement l'affirmation – moyennant renseignement 34.
limites et contrôles prévus par la loi – de prérogatives dérogatoires
accordées à la puissance publique pour assumer certaines fonctions En revanche, la définition législative des missions des
particulières de sécurité » 27. services de renseignement et de sécurité et l'articulation
de celle-ci avec les différents moyens de contrôle internes
Cet appel a été finalement entendu lors de la rédaction et externes caractéristiques d'un État de droit manquent
du nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale encore à l'appel. Or, la consécration législative de ces
de 2007 qui a non seulement mis en avant l'importance opé- missions et du contrôle démocratique qu'elles impliquent
rationnelle de la fonction de renseignement 28, mais aussi est une condition souvent rappelée par la doctrine et la
conclut à la nécessité de donner à cette exigence du ren- jurisprudence de la Cour européenne des droits de
seignement un fondement juridique cohérent et de niveau l'homme pour assurer, dans ce domaine particulièrement
législatif : « Un nouveau dispositif juridique définira donc les sensible, la préservation des libertés fondamentales.
missions des services de renseignement, les garanties apportées
aux personnels et aux sources humaines, ainsi que les modalités
principales de la protection du secret de la défense nationale. Le renseignement et la garantie
Des adaptations de nature législative seront apportées, en
respectant l’équilibre entre protection des libertés publiques,
des libertés fondamentales
efficacité des poursuites judiciaires et préservation du secret. À ce protégées par la CEDH
titre, une définition législative des missions des services de
renseignement sera élaborée. Elle devra couvrir l’ensemble des
missions des services de renseignement et être suffisamment Il ne suffit pas, en effet, d'assurer la séparation des
précise pour les agents des services de renseignement concernés » 29. pouvoirs et d'assurer la prééminence de la norme juridique
sur les pratiques administratives pour établir l'État de
Mais cette recommandation officielle n'a encore été, à droit. Encore faut-il qu'à ces garanties formelles nécessaires
ce jour, que partiellement suivie d'effet. La nouvelle loi s'ajoute, sur le fond, le respect de principes essentiels
de programmation militaire 2009-2014 a, certes, donné garantissant la protection des droits de l'homme. En
une définition légale de la nouvelle notion de « sécurité France, ces principes sont constitutionnellement reconnus,
nationale » qui couvre la dimension du renseignement mais leur protection est plus largement assurée en Europe
(puisqu'elle « a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces au travers de la Convention européenne de sauvegarde
et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation » 30) et des droits de l'homme et des libertés fondamentales du
créé le Conseil national du renseignement, en tant que 4 novembre 1950 et de la jurisprudence de sa Cour.
« formation spécialisée du conseil de défense et de sécurité

(27) Article précité [Warusfel, 2003, p. 34].


(28) Cf. son chapitre 8 « Connaître et anticiper », Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, La documentation Française/Ed. O.
Jacob, 2007, p. 133-150.
(29) Livre Blanc 2007 précité, p. 142.
(30) Article L.1111-1 du Code de la défense (CD), modifié par l'article 5 de la loi n°2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation
militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense.
(31) Article L.1111-13 CD modifié, complété par l'article R.1122-6 du Code de la défense modifié par le décret n° 2009-1657 du 24
décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
(32) Section 2.1 du rapport annexé à la loi n° 2009-928.
(33) Le ministre de la défense est chargé « du renseignement extérieur et du renseignement d’intérêt militaire » (article L.1142-1 CD
modifié), tandis que le ministre de l'Intérieur « est responsable du renseignement intérieur » (article L.1142-2 CD modifié, lequel
vise, de manière implicite, les attributions de Bercy en la matière, puisqu'il indique « sans préjudice des compétences des ministres
chargés de l’économie et du budget »).
(34) Par les articles 11 à 13 précités de la loi du 29 juillet 2009 (en ce qui concerne le renforcement du secret de défense et la classification
de certains lieux – dont vraisemblablement certaines installations des services de renseignement).

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Bertrand WARUSFEL Renseignement et État de droit

C'est donc à l'aune des dispositions essentielles de cette De même, dans l'arrêt Leander de 1987 qui concernait
Convention qu'il faut évaluer les conditions auxquelles l'usage de renseignements consignés dans un registre
les prérogatives et les pratiques des services de rensei- secret de la police pour l’examen de l’aptitude d’une
gnement et de sécurité peuvent demeurer compatibles personne à un emploi important pour la sécurité nationale,
avec le bon fonctionnement d'une société démocratique. le système suédois d'enquête de sécurité et d'habilitation
du personnel travaillant dans des postes intéressant la
Les libertés fondamentales les plus susceptibles d'être défense a été considéré comme poursuivant « un but légi-
remises en cause par ces activités de renseignement sont : time au regard de l’article 8 » 36.
la protection de la vie privée (article 8), la liberté d'expression
(article 10), le droit à un procès équitable (article 6) et le droit 2°) Ces dérogations légitimées par des motifs de sécurité
à la liberté et à la sûreté (article 5). nationale doivent, par ailleurs, être établies par la loi (en
application du principe de « prééminence du droit », déjà
Plusieurs importants arrêts de la CEDH sont intervenus évoqué précédemment) et rendues accessibles au citoyen
dans des cas confrontant les pratiques de renseignement (ce qui exclut la possibilité de textes non publiés ou
avec ces droits essentiels. Il en ressort un corpus juris- rédigés d'une manière trop vague ne permettant pas au
prudentiel assez cohérent que l'on peut résumer en trois citoyen d'en apprécier la portée) 37. Ainsi, dans l'affaire
principes. Leander, la CEDH a considéré que « l’ingérence trouvait
une base valide en droit interne, l’ordonnance de contrô1e du
1°) Les impératifs de sécurité, et notamment ceux personnel » et que cette « ordonnance, publiée au Journal
relevant de la sécurité nationale des États, justifient qu'il officiel suédois, répondait à l’exigence que la “loi” en cause soit
soit apporté certaines restrictions à l'exercice des princi- accessible à l’intéressé ». À l'inverse, ont été condamnées des
pales libertés que garantit la Convention. Cette légitimité situations dans lesquelles la restriction concernée n'avait
des dérogations établies pour des raisons de sécurité pas de support législatif spécifique (comme ce fut le cas
résulte avant tout de la rédaction de la Convention, dont à l'encontre de la France, s'agissant des pratiques exis-
les articles précités comportent tous une mention en ce tantes avant 1991en matière d'écoutes téléphoniques) 38.
sens. Ainsi par exemple, l'article 8.2 prévoit qu'il « ne peut
y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce 3°) Le degré d'ingérence supportable dans l'exercice des
droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi principales libertés est souverainement apprécié par le
et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, juge qui doit rechercher l'équilibre et la proportionnalité
est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique… » entre les libertés des citoyens et le « besoin social impérieux »
résultant des motifs de sécurité invoqués par l'État. Dans
Elle a été logiquement rappelée par la Cour européenne l'arrêt Klaas précité, la CEDH l'a exprimé en des termes
des droits de l'homme s'agissant de situations impliquant aujourd'hui consacrés : « les États contractants ne disposent
des prérogatives ou des pratiques de renseignement. Ainsi pas pour autant d'une latitude illimitée pour assujettir à des
dans l'arrêt Klaas de 1978, la CEDH a estimé que « les mesures de surveillance secrète les personnes soumises à leur
sociétés démocratiques se trouvent menacées de nos jours par des juridiction. Consciente du danger inhérent à pareille loi, de
formes très complexes d’espionnage et par le terrorisme, de sorte saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre,
que l’État doit être capable, pour combattre efficacement ces elle affirme qu'ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte
menaces, de surveiller en secret les éléments subversifs opérant contre l’espionnage et le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée
sur son territoire ». Elle a donc conclu que « l’existence de par eux appropriée ». Dans son arrêt Observer de 1991 (portant,
dispositions législatives accordant des pouvoirs de surveillance cette fois-ci, sur la demande d'interdiction de publication
secrète de la correspondance, des envois postaux et des télécom- par la presse d'informations confidentielles relatives au
munications est, devant une situation exceptionnelle, nécessaire fonctionnement du service de renseignement intérieur
dans une société démocratique à la sécurité nationale et/ou a la britannique MI5), elle a relevé également que la liberté
défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales » 35. d'expression « telle que la consacre l'article 10… est assortie

(35) CEDH, arrêt Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, série A n° 28.
(36) CEDH, arrêt Leander c. Suède, 26 mars 1987, série A n° 116.
(37) Dans son arrêt du 16 février 2000, Amann c./ Suisse, concernant l'écoute et le fichage d'une personne ayant des contacts avec
l'ambassade d'URSS, la CEDH a considéré, par exemple, que les textes régissant les activités de contre-espionnage en cause n’étaient
pas assez clairs pour être connus des particuliers.
(38) CEDH, arrêts Kruslin c. France et Huvig c. France, 24 avril 1990, série A n° 176-A et 176-B. L'adoption de la loi du 10 juillet 1991
relative au secret de correspondances émises par la voie des télécommunications et le contrôle des interceptions de sécurité
(qui est – à bien des égards – le texte précurseur en France du mouvement de légalisation des pratiques de renseignement) est
directement issue de ces arrêts de la Cour de Strasbourg.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et même si « l'affaire Klass précitée a donné lieu à un constat de
le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière non-violation de l'article 8 au motif que la loi allemande sur
convaincante. […] L'adjectif "nécessaire", au sens de l'article 10 la sûreté nationale contenait des garanties adéquates et suffi-
par. 2 implique un "besoin social impérieux". Les États contractants santes pour prémunir les individus contre d'éventuels abus des
jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de autorités..., la Cour n'est pas persuadée que tel est aussi le cas en
l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle la présente espèce. En effet, l'examen minutieux des exigences de
européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui la législation roumaine applicable et des obstacles de fait
l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction potentiellement rencontrés par toute personne s'estimant lésée par une
indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en mesure d'interception de ses communications relève des insuffi-
dernier lieu sur le point de savoir si une "restriction" se concilie sances incompatibles avec le degré minimal de protection voulu
avec la liberté d'expression que protège l'article 10 » 39. De par la prééminence du droit dans une société démocratique » 42.
même, s'agissant du placement sous surveillance et de
filatures d’un individu suspecté d’appartenir à la mafia,
la CEDH a considéré que cette limitation à sa liberté d’aller Conclusion
et de venir était justifiée par la menace que la criminalité
organisée fait peser sur une société démocratique 40.
Sur la base de ces règles d'interprétation, il est donc
4°) Parmi les éléments essentiels que la CEDH prend possible de déterminer quelles sont les conditions
en compte pour apprécier si l'équilibre entre la liberté auxquelles le cadre juridique du dispositif français de
protégée et la restriction invoquée est effectivement renseignement doit satisfaire pour être compatible avec le
assuré, elle s'assure prioritairement de l'existence ou non respect des libertés fondamentales qui caractérisent l'État
de dispositifs de contrôle susceptibles de prévenir ou de de droit.
sanctionner d'éventuels abus. Ainsi l'arrêt Klaas affirme
que « quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour Tout d'abord, comme nous l'avons déjà indiqué, il
doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffi- convient que toutes les prérogatives reconnues à ces
santes contre les abus » tandis que dans l'affaire Leander services et susceptibles de constituer des restrictions à
précitée, elle a relevé que, en dehors des contrôles opérés l'exercice des libertés publiques soient établies de manière
par le Gouvernement lui-même, c’est au Parlement et à précise par la loi. À notre sens, ce n'est pas encore tota-
des institutions indépendantes qu’il incombe de veiller à lement le cas. Si le recours aux interceptions de sécurité
la bonne marche du système 41. À l'inverse, dans un arrêt est bien déterminé par la loi de 1991 précitée et si le
Popescu plus récent de 2007 (concernant l'utilisation recours au secret de défense est encadré par les dispositions
d'interceptions de communication à l'encontre de militaires conjuguées du Code pénal et du Code de la défense, il
roumains soupçonnés de contrebande), la Cour a condamné n'en est pas encore de même pour les différentes techniques
la Roumanie après avoir rappelé que « l'expression " de surveillance et de renseignement clandestin. Un pre-
prévue par la loi" impose non seulement le respect du droit in- mier pas dans la légalisation de ces pratiques à des fins
terne, mais concerne aussi la qualité de la loi, qui doit être com- judiciaires a été franchi avec la loi sur la sécurité quoti-
patible avec le principe de la prééminence du droit » et que « dienne du 15 novembre 2001 43 et – surtout – la loi du
la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer aux indivi- 9 mars 2004 dite « Perben 2 » portant adaptation de la
dus de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles justice aux évolutions de la criminalité 44. Mais la mise
conditions elle habilite les autorités publiques à prendre pareilles en œuvre de ces mêmes pratiques (infiltration, surveillances,
mesures secrètes ». Or, en l'espèce, la CEDH a considéré que sonorisations, manipulations de sources humaines, etc.)

(39) CEDH, arrêt Observer et Guardian c./Royaume-Uni, 24 octobre 1991, n° 51/1990/242/313.


(40) CEDH arrêt Raimondo c./Italie, 22 février 1994, série A, n° 281. Pour l'application du même raisonnement dans un cas d'infiltration
d'un agent pour détecter un trafic de stupéfiants, sans contrariété injustifiée avec l'article 8 de la Convention, cf. arrêt CEDH, Lüdi
c./Suisse, 15 juin 1992, série A n°238.
(41) Dans cet arrêt Leander, la CEDH a notamment relevé la présence de députés au Conseil national de la police qui a autorisé la com-
munication des renseignements à la Marine et la surveillance qu’exercent sur le système suédois de contrôle du personnel le Chan-
celier de la Justice et le médiateur parlementaire ainsi que la Commission parlementaire de la Justice, ce qui lui a permis de
considérer qu'il y avait là des garanties suffisantes contre des abus éventuels et d'en conclure à la validité du système concerné par
rapport aux exigences de l’article 8 CEDH.
(42) CEDH, arrêt Popescu c. Roumanie (n°2), 26 avril 2007, requête n°71525/01.
(43) Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, J.O.R.F., n°266, 16 Novembre 2001 (en particulier, ses
dispositions sur les enquêtes préalables à certaines habilitations ou sur la protection des témoins anonymes).
(44) V. notre commentaire du projet de loi correspondant : B. Warusfel, "La situation des agents infiltrés et des informateurs de police :
une sortie progressive de l'opacité ?", Droit & Défense, 2003/4, p. 33-38.

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Bertrand WARUSFEL Renseignement et État de droit

par les services de renseignement en dehors de toute pro- que « l’information relative à l’activité des services de rensei-
cédure judiciaire continue à s'effectuer sans cadre légal gnement sera garantie à travers l’action de la délégation parle-
précis, ce qui peut avoir des conséquences négatives soit mentaire au renseignement. Le contrôle externe de ces activités
sur la situation personnelle des fonctionnaires qui y sera quant à lui assuré par des autorités administratives indé-
recourent, soit sur le sort d'éventuelles procédures judi- pendantes compétentes, en particulier la commission nationale
ciaires ultérieures dans lesquelles seraient reprises les de contrôle des interceptions de sécurité et la commission de
informations ainsi recueillies. vérification des fonds spéciaux » 48. Reste à doter ces différents
dispositifs de moyens suffisants pour exercer une mission
L'amélioration de la relation (aujourd'hui presque de contrôle suffisamment approfondie pour pouvoir
inexistante) entre les procédures judiciaires et les activités détecter efficacement et réparer les éventuelles dérives.
de renseignement nous semble, en effet, la seconde exi- L'indispensable extension des missions de la Délégation
gence d'un droit du renseignement moderne, efficace et parlementaire au renseignement ou de la commission de
démocratique. Un exemple récent en illustre la nécessité : vérification des fonds spéciaux 49, l'attribution d'un pou-
celui de la relaxe le 24 février 2009 par la cour d'appel de voir de décision (et non plus simplement consultatif) à
Paris de cinq anciens détenus français à Guantanamo au la CCSDN 50 ou l'éventuel regroupement des missions
motif que la procédure était fondée sur des interrogatoires entre certaines des autorités administratives concernées
clandestins menés à Guantanamo par des fonctionnaires (CCSDN, CNCIS, CNIL notamment) pourraient être
de la DST, la Cour estimant que dans un même dossier des axes d'amélioration utiles du dispositif français actuel
il ne pouvait y avoir confusion entre les missions de ren- dans le but de lui doter plus d'efficacité juridique ainsi
seignement et de police judiciaire 45. Dans une affaire plus qu'une meilleure lisibilité démocratique.
ancienne qui concernait les pratiques de renseignement
des services des Douanes, la Cour de cassation avait Comme l'énonçait justement l'Assemblée parlementaire
annulé une procédure judiciaire pour fraude fiscale aux du Conseil de l'Europe en 2005, « le fonctionnement des
motifs que les preuves avaient été obtenues de manière services de renseignement doit être basé sur une législation claire
clandestine et illégale à l'étranger 46. Enfin, le refus tra- et appropriée, supervisée par les tribunaux ». Elle insistait, par
ditionnel en France de laisser le juge répressif accéder au ailleurs, sur l'importance du contrôle parlementaire et
contenu des informations classifiées peut se révéler sur la nécessité que les conditions de mise en œuvre des
préjudiciable à la garantie des libertés individuelles et au « mesures exceptionnelles » par ces services soit définies et
droit à un procès équitable (alors que dans d'autres limitées par la loi 51. La France a longtemps été en retard
systèmes juridiques, les juridictions ont une capacité plus quant à un tel encadrement juridique de ses activités de
importante d'accès et d'appréciation des informations renseignement et à leur conciliation avec les règles de
secrètes, et notamment de celles provenant des sources l'État de droit. Mais ces dernières années ont marqué une
du renseignement) 47. réelle évolution en ce sens dont il faut se féliciter. L'effort
doit donc maintenant se déplacer du terrain des prin-
Enfin, en suivant les principes fixés par la CEDH (qui cipes à celui de leur application effective. Les nouvelles
– nous l'avons vu – évalue la consistance des garanties instances mises en place vont devoir y travailler activement,
susceptibles de prévenir d'éventuels abus), il faut certai- car la légitimité et l'efficacité à long terme de notre
nement renforcer les pouvoirs effectifs des différentes appareil de renseignement et de sécurité nationale en
instances de contrôle direct ou indirect sur les activités dépendent.
de renseignement. Le Livre blanc de 2007 précisait bien
Bertrand WARUSFEL

(45) Cf. notamment, Le Monde, 24 février 2009.


(46) Cass. Crim., 28 octobre1991, n° 90-83.692.
(47) Pour une étude comparée de la situation dans plusieurs États, cf. Le secret de la défense nationale devant le juge, Sénat, Service des
affaires européennes, février 1998.
(48) Livre blanc 2007, précité, p. 140.
(49) Commission créée par l’article 154 de la loi de finances pour 2002 et qui – paradoxalement – dispose de moins de prérogatives
que celle instituée en 1947 et qu'elle a remplacée (cf. notamment, X. Cabanes, « La réforme des fonds spéciaux », Droit et Défense,
n°2002/1, p. 34-39 et Sandrine Cursoux-Bruyère, « Les fonds spéciaux : les zones d'ombre de la réforme », Les Petites Affiches,
5 janvier 2006, n° 4).
(50) Dans ce sens, notre point de vue « Vers un véritable juge du secret ? », Armées d'aujourd'hui, n° 292, juillet 2004, p. 55 (republié
dans une version développée en annexe du Rapport 1998-2004 de la Commission consultative du secret de la défense nationale,
La documentation Française, 2005, p. 267-270).
(51) «Democratic oversight of the security sector in member states», Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comité des
affaires politiques, doc. n°10567, 2 juin 2005.

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L’herbe est toujours plus verte ailleurs


Sur le contrôle belge des services
de renseignement et de sécurité
Guy RAPAILLE et Johan VANDERBORGHT 1

L’image que l’on se fait en France du contrôle parlementaire belge des services de renseignement et de
sécurité est pour le moins contrastée sinon contradictoire. Pour Pascal Junghaus, « la législation française […]
évite un autre écueil celui d’un contrôle trop strict ôtant toute efficacité aux services. C’est notamment le cas
de la Belgique, où la législation rend les services d’une transparence de cristal » 2 alors que Éric Denécé a écrit
récemment : « ce document d’une quinzaine de pages (le premier rapport d’activités de la Délégation
parlementaire du renseignement en France, ndlr) offre un contraste saisissant avec le travail réalisé par le
Comité belge, qui publie chaque année un rapport très complet et instructif » 3. Dans le souci de lever toute
ambiguïté, nous proposons un aperçu du contrôle des services de renseignement et de sécurité par le
Comité permanent R et la Commission sénatoriale du suivi 4.

The grass is always greener on the other side


Control over the intelligence and security services in Belgium

In France, the Belgian parliament's control of the intelligence and security services is seen as being polemical and
even contradictory. Pascal Junghaus believes that, « French legislation […] avoids the pitfall of having too strict
controls, which would undermine the efficiency of their services. This, in fact, is what has happened in Belgium
where legislation calls for crystal clear transparency from their services ». Eric Denécé recently wrote: «this fifteen
page or so document (the first report of the Parliamentary Commission on French intelligence services, ED) is
in stark contrast with the document made by Belgian Parliamentary Committee, which each year publishes a full
and instructive report.».To make sure there are no ambiguities, we are providing an overview of the controls im-
posed on the intelligence and security services by both the Belgian Government's Monitoring Committee of the
Standing Committee on oversight of the Intelligence and Security and the French Senate's Monitoring Committee.

Guy Rapaille Johan Vanderborght

Après une carrière de plus de vingt ans Criminologue et, depuis 2005, attaché au
comme magistrat spécialisé dans la délin- Comité permanent de contrôle des services
quance économique et financière, il a été de renseignements et de sécurité comme
nommé en juillet 2006 par le Sénat belge en membre de staff. Auparavant, il était éditeur
qualité de Président du Comité permanent de au sein de la maison d'éditions Politeia et as-
contrôle des services de renseignements et sistant de recherche à l'Université catholique
de sécurité. Il préside également l'Organe de de Louvain, où il s'est spécialisé dans la colla-
recours en matière d'habilitations, d'attestations boration policière (internationale).
et d'avis de sécurité.

(1) Respectivement Président et membre du staff du Comité permanent (belge) de contrôle des services de renseignement et de sécurité.
Cet article est inspiré de l’article de J.C. Delepiere, « Le Comité permanent de contrôle des services de renseignement », dans M.
Cools et al, (eds.), La Sûreté. Essais sur les 175 ans de la Sûreté de l’État, Politeia, Bruxelles, 2005, 225-240 et de l’exposé de Guy Rapaille
lors de la séance du 15 mars 2010 du « Groupe de recherche METIS », Les formes de contrôle parlementaire du renseignement en
Europe, Centre d’histoire de Sciences Po, Paris.
(2) P. Junghaus, « La nouvelle délégation parlementaire va-t-elle améliorer l’efficacité des services ? », Sécurité globale, Dossier La
révolution du renseignement, Choiseul, Eté 2008, 4, 93.
(3) E. Denécé, « Editorial. Communication autour du renseignement en Belgique et insuffisances françaises », CF2R, 3 mars 2010
(www.cf2r.org).
(4) Le Comité permanent R dispose d’un site (www.comiteri.be) sur lequel sont disponibles les données relatives à sa finalité, à sa
composition et à son fonctionnement, mais aussi les rapports généraux d’activités annuels du Comité permanent R.
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Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

Le contrôle externe des services Le Comité permanent R :


de renseignement institution spécifique qui
dépend du Sénat

L ’article 1er de la Loi du 18 juillet 1991 (L. Contrôle) 5


a créé, d’une part, un comité de contrôle des services
de police et, d’autre part, le Comité permanent de
contrôle des services de renseignement et de
sécurité (Comité permanent R). Cette loi, qui
est le fruit de plusieurs commissions d’enquête parle-
mentaires, assigne au Comité permanent R, pour le
compte du pouvoir législatif, une double mission de
contrôle externe sur le service de renseignement civil ou
Sa composition

Institution spécifique qui dépend du Sénat, et dont les


membres sont nommés pour un terme renouvelable de
cinq ans (art. 28-30 L. Contrôle), le Comité permanent
R est constitué sous la forme d’un collège pluraliste de
trois membres dont le président doit être un magistrat.
la « Sûreté de l’État » (VSSE), sur le service de renseigne- L’aspect collégial du fonctionnement du Comité permanent
ment militaire, c’est-à-dire le « Service général du rensei- R est un élément essentiel du contrôle institué par le
gnement et de la sécurité des Forces armées (SGRS) » et, législateur. Le Président assure, dans le respect de cette
depuis 2006, sur l’Organe de coordination pour l’analyse collégialité, la direction des réunions du Comité et la
de la menace (OCAM) et ses services d’appui. Cette dou- gestion journalière de ses activités (art. 61bis L. Contrôle).
ble mission concerne : la protection des droits que la Le Comité permanent R est assisté d’un greffier, d’un
Constitution et la loi confèrent aux personnes, d’une staff administratif et d’un service d’enquêtes dont les
part, et la coordination 6 et l’efficacité des services de membres ont la qualité d’officier de police judiciaire,
renseignement et de sécurité et de l’OCAM d’autre part. auxiliaire du procureur du Roi. Lorsque les enquêteurs
Ce contrôle porte sur les règlements et directives internes remplissent des missions de police judiciaire (infra), ils ne
et sur tous les documents réglant le comportement des sont pas soumis à la surveillance du Comité permanent R,
membres des services de renseignement et de l’OCAM, mais à celle du procureur général près la Cour d’appel ou
ainsi que sur leurs activités et méthodes. du parquet fédéral. Pour exercer leurs missions, tous les
membres du Comité permanent R, de son personnel
La Belgique a fait ce choix en s’inspirant de l’exemple administratif ainsi que le personnel du service d’enquêtes
canadien, d’un contrôle réalisé par un Comité permanent sont titulaires d’une habilitation de sécurité du niveau
composé de non-parlementaires et par une commission « très secret ».
ad hoc du Sénat. Selon les termes mêmes de la loi (art. 66
bis L. Contrôle), la commission sénatoriale est chargée
du suivi du Comité permanent R et « supervise le fonc-
Ses tâches
tionnement du Comité permanent concerné, veille au respect des
dispositions de la présente loi et des règlements d’ordre intérieur ». Le Comité permanent R est ainsi depuis presque vingt
La commission sénatoriale n’est donc pas, selon la volonté ans 7 en charge d’une mission apparemment contradic-
du législateur, une commission parlementaire de contrôle toire - la protection des libertés fondamentales et l’effi-
des services de renseignement au sens strict. Sa mission cacité des services de renseignement et de l’OCAM –,
se différencie ainsi de celle de la « délégation parlementaire mais dont les termes représentent les deux pôles indis-
au renseignement » française et d’autres commissions sociables et nécessaires au maintien d’un État de droit.
parlementaires ailleurs dans le monde, puisque la com- Les temps troublés à l’échelle mondiale montrent que les
mission sénatoriale n’a pas de pouvoirs de contrôle ou sociétés démocratiques, sous la pression de menaces aussi
d’investigations. Sa mission est ainsi d’assurer le suivi du graves que celles notamment de l’espionnage, l’ingérence,
Comité permanent R qui lui dispose de pouvoirs légaux le terrorisme et l’extrémisme […], sont souvent amenées,
de contrôle et d’investigations. pour prévenir la menace et s’en défendre, à adopter

(5) La loi organique du 18 juillet 1991 du contrôle des services de police et de renseignement et de l’Organe de coordination pour l’analyse
de la menace, Moniteur belge (M.B.) du 26 juillet 1991.
(6) Il est évident que la finalité du Comité permanent R ne peut être opérationnelle, et il ne peut donc exercer une quelconque action de
coordination. Il en va tout autrement pour le contrôle de cette coordination.
(7) Il a en effet commencé ses activités le 26 mai 1993.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

certaines mesures (de plus en plus) susceptibles de mettre de la Justice ou de l’Intérieur pour la Sûreté de l’État et
en péril les libertés fondamentales des personnes, si la ministre de la Défense pour le SGRS). Le Comité perma-
conception de ces mesures et leur mise en pratique ne nent R a l’obligation d’ouvrir une enquête lorsque celle-ci
sont pas légalement débattues, prévues et réglementées, est demandée par le Parlement ou par les ministres com-
et enfin si leur usage n’est pas contrôlé avec indépen- pétents. La loi a prévu un mécanisme de transparence
dance, rigueur et une certaine transparence. Veiller à puisque le Comité permanent R doit informer le Sénat
disposer dans ce contexte de services de renseignement et le ministre compétent de l’ouverture d’une enquête en
aussi efficaces que possible, pour détecter à temps et spécifiant, ne serait-ce que de manière succincte, l’objet
prévenir, autant que faire se peut, les menaces contre la de l’enquête entamée. Le Comité permanent R traite aussi
démocratie plutôt que d’en subir à terme les concrétisations des plaintes et dénonciations émanant des particuliers
plus ou moins dommageables, implique de donner à ces concernés par les interventions des services de rensei-
services les moyens légaux, techniques et humains néces- gnement et de tout agent des services de renseignement qui
saires, proportionnés et adéquats pour recueillir, analyser peut déposer plainte ou dénoncer les faits sans demander
et communiquer utilement les renseignements pertinents l’autorisation de ses chefs hiérarchiques. Il est important
aux autorités décisionnelles compétentes. Quel que soit de savoir que le Comité permanent R dispose du pouvoir
l’aspect que l’on considère – la protection des droits de classer sans suite une plainte ou une dénonciation
individuels ou l’efficacité et la coordination des services qu’il estime « manifestement non fondée ».
des renseignements – la finalité est identique : garantir
et défendre les droits fondamentaux de la personne et En outre, il contrôle, en principe conjointement avec
préserver l’environnement social, culturel, économique le Comité permanent de contrôle des services de police,
et politique permettant à ces valeurs de s’affirmer et de mais parfois également seul, le fonctionnement de
s’épanouir dans le respect bien compris des différences. l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace et
L’article 2 de la Loi du 30 novembre 1998 organique des celui des différents services d’appui de cet organe 10.
services de renseignement et de sécurité (L.R&S) 8 n’impose En ce qui concerne les services d’appui de l’OCAM
d’ailleurs rien d’autre à ceux-ci, comme raison d’existence, (l’administration des Douanes et Accises, l’Office des
que « de veiller dans l’exercice de leurs missions, au respect et de étrangers…), le contrôle porte uniquement sur leur obli-
contribuer à la protection des libertés et droits individuels, ainsi gation de communiquer des informations en matière de
qu’au développement démocratique de la société » . terrorisme et d’extrémisme.

Le Comité permanent R réalise des enquêtes de Une autre tâche du Comité permanent R est de
contrôle qui portent sur les directives, le fonctionnement répondre aux demandes d’avis de la Chambre des
et les activités des services de renseignement. Ces enquêtes Représentants, du Sénat ou d’un ministre compétent sur
n’ont pas de finalité judiciaire ou disciplinaire. Lorsqu’au tout projet de loi, d’arrêté royal, de circulaire ou tout
cours d’une enquête le Comité permanent R constate des autre document qui exprime les orientations politiques
faits susceptibles de constituer des infractions pénales ou d’un ministre compétent concernant le fonctionnement
des fautes disciplinaires, il doit informer les autorités des services de renseignement ou de l’OCAM (art. 33 L.
judiciaires ou disciplinaires. Le gouvernement avait précisé Contrôle). Dans ce cadre, le Comité permanent R ne
dans l’exposé des motifs de la loi : « Le contrôle que le peut agir d’initiative, mais seulement sur demande.
gouvernement entend instaurer par le présent projet de loi n’a
pas pour but principal de constater, dans les services (de police et) Le Comité permanent R peut aussi être chargé de
de renseignement, des faits individuels à sanctionner : ce rôle mener des enquêtes dans le cadre d’une enquête parle-
demeure de l’entière compétence des autorités judiciaires ou mentaire (art. 48 L. Contrôle).
disciplinaires. Le but de ce contrôle est de constater les imperfec-
tions et dysfonctionnements occasionnels du système ainsi que de Le Comité est également amené à jouer un rôle parti-
formuler des propositions afin d’y remédier » 9. culier en matière de contrôle des interceptions de
communications par le Service général du renseignement
Le Comité permanent R agit de sa propre initiative, à et de la sécurité des Forces armées. Seul le service de ren-
la demande de la Chambre des Représentants ou du seignement militaire dispose actuellement d’une habili-
Sénat ou à la demande des ministres compétents (ministre tation légale pour effectuer, à des fins militaires, des

(8) M.B. du 18 décembre 1998.


(9) Chambre des Représentants de Belgique, 1990-1991, 1305-8,12-13.
(10) Voir in extenso : A. Vandoren, W. Van Laethem et L. Verheyden, «Belgium, The Coordination Unit for Threat Asssessment (CUTA)»,
in Belgian standing commitee I (ed.), Fusions Centres Throughout Europe. All-Source Threat Assessments in the Fight Against Terrorism,
Intersentia, Anvers, 2010, 1-17.

124
Rapaille:Mise en page 1 2/08/10 12:05 Page 125

Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

interceptions de communications militaires émises à Ses compétences


l’étranger. Il s’agit d’un cas d’interception de communi-
cations autorisé par la législation belge en dehors d’un Le Comité permanent R et son service d’enquêtes
mandat judiciaire (cf. l’article 44 L.R&S). Les articles disposent, pour la plupart de ses tâches, de nombreuses
44bis et 44ter insérés dans la Loi du 30 novembre 1998 compétences. Ainsi, les services de renseignement et
par l’article 5 de la Loi du 3 avril 2003 confèrent la l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace
compétence de contrôle de ces interceptions au Comité doivent-ils notamment d’initiative, lui transmettre tous
permanent R. les documents réglant le comportement des membres de
ces services. Le Comité permanent R peut se faire com-
Par ailleurs, il convient de mentionner que le service muniquer tout autre texte ou document qu’il estime
d’enquêtes du Comité permanent R a également une nécessaire à sa mission, alors même que la plupart de ces
compétence judiciaire : il peut être chargé par les autorités documents sont classifiés. En outre, le Comité peut, sans
judiciaires de mener des enquêtes sur les crimes et délits préjudice des dispositions légales relatives aux immunités
dont sont soupçonnés des membres des services contrôlés. et au privilèges de juridiction, inviter, afin de l’entendre,
toute personne dont il estime l’audition nécessaire. Les
Enfin, une mission particulière a été confiée au président membres des services de renseignement et de l’OCAM
et au greffier du Comité permanent R. À la suite d’une peuvent déposer sur des faits couverts par le secret pro-
enquête sur la problématique des certificats de sécurité, fessionnel. De plus, le Comité permanent R peut mettre
le Comité permanent R avait recommandé l’adoption en œuvre une procédure particulière : il peut faire citer
d’une loi claire en la matière, répondant aux exigences de les membres des services de renseignement contrôlés par
l’article 8 CEDH ainsi qu’à celles de l’article 22 de la un huissier de justice, et, dans cette hypothèse, les agents
Constitution belge. Le Comité prônait l’instauration sont tenus de témoigner sous serment. L’organe de
d’un organe de recours en cas de refus ou de retrait d’un contrôle peut également faire effectuer toutes les consta-
certificat de sécurité. Il recommandait également l’adoption tations nécessaires et faire saisir tout objet ou document
d’une législation globale relative aux documents, rensei- utile. Enfin, le Comité peut requérir la collaboration
gnements et matériels classifiés, c’est-à-dire ceux que d’experts et d’interprètes ainsi que l’assistance de la police
l’autorité peut ou doit garder secret pour des raisons de (articles 33, 48 et 49 L. Contrôle).
sécurité. Le Moniteur belge du 7 mai 1999 publiait deux
lois du 11 décembre 1998, l’une « relative à la classification
et aux habilitations de sécurité (L.C&HS) », l’autre « portant
Ses rapports
création d’un organe de recours en matière d’habilitations
de sécurité (L.Org.recours) ». Initialement, cette loi a ins- Les résultats de la mise en pratique du suivi des activités
tauré le Comité permanent R comme organe de recours en et des méthodes des services de renseignement et de l’OCAM
matière d’habilitations de sécurité. Le Comité permanent R par le Comité permanent R se reflètent dans la manière
opérait dans cette fonction indépendamment de son rôle dont, par des rapports particuliers ou généraux, il rend
de contrôleur externe des activités des services de rensei- compte de ses activités ainsi que des enquêtes de contrôle
gnement. L’article 3 de la loi rappelle expressément que qu’il mène soit d’initiative, soit à la demande du parlement
lorsque le Comité permanent R fonctionne en qualité ou des ministres ou soit encore à la suite des plaintes de
d’organe de recours, il ne contrôle pas un service. En particuliers ou de fonctionnaires. Ces rapports spécifiques,
2005, la composition de l’organe de recours a été modifiée. qui ne sont pas nécessairement, pour des raisons de classi-
Il se compose depuis lors des présidents du Comité fication, en tout ou en partie, rendus publics, sont adressés
permanent R, du Comité permanent P et de la Com- au pouvoir législatif ainsi qu’aux ministres compétents de
mission de la protection de la vie privée. Le greffier du la Justice (et de l’Intérieur) – pour la Sûreté de l’État – et
Comité permanent R, assisté de son personnel adminis- de la Défense nationale – pour le SGRS - et doivent com-
tratif, est également greffier de l’organe de recours en prendre, selon la loi, « des conclusions qui portent sur les
matière d’habilitations, d’attestations et d’avis de sécurité. textes, activités ou les méthodes qui seraient de nature à mettre
Il est toutefois évident que si les deux fonctions restent en péril les objectifs de coordination, d’efficacité et de protection
bien distinctes, sur le plan de l’expertise, elles sont enri- des droits individuels » (art. 33 L. Contrôle). De plus, une
chissantes pour l’institution. Des évaluations de cette fois par an, le Comité permanent R doit établir un rapport
mission font d’ailleurs l’objet d’informations reprises général d’activités qui comprend des conclusions et des
annuellement dans les rapports d’activités du Comité propositions d’ordre général (art. 35 L. Contrôle).
permanent R 11.

(11) Voir plus particulièrement : Comité permanent R, Rapport d’activités 2006, 87-120.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

La commission sénatoriale du suivi examine le rapport la loi n’a pas prévu la composition de la commission du
du Comité permanent R et le discute. La loi ne prévoit suivi. Elle a renvoyé au règlement du Sénat qui lui doit
pas que la commission approuve le rapport. Si la com- fixer non seulement la composition, mais également son-
mission partage le point de vue du Comité permanent R, fonctionnement (art. 86bis du règlement du Sénat). Ce
elle peut faire siennes les conclusions et recommandations règlement prévoit que le Sénat nomme en son sein pour
du Comité permanent R. En revanche, si la commission la durée de la législature une commission permanente
du suivi estime que des investigations ou des précisions chargée du suivi du Comité permanent R. Cette com-
s’avèrent indispensables, elle peut charger le Comité mission est composée de quatre membres nommés par le
permanent R de poursuivre ou de reprendre son enquête Sénat et du président du Sénat. Les membres n’ont pas
à charge pour le Comité permanent R de déposer de suppléants ni de remplaçants et les réunions se
ultérieurement un rapport complémentaire. déroulent à huis clos. Les autres sénateurs ne pouvant
assister aux réunions.

Relations avec le Parlement – Cette Commission peut charger le Comité permanent R


d’une enquête et elle peut se faire communiquer tout le
La commission sénatoriale dossier (art. 36 L.Contrôle). La Commission de suivi reçoit
du suivi du Comité permanent R en tout état de cause un rapport relatif à chaque mission
d’enquête du Comité permanent R. Il est à noter que si
l’enquête fait suite à la demande d’un ministre compétent,
La garantie d’indépendance du Comité permanent R l’accord de ce dernier est requis, sauf si le ministre n’a
dans l’exercice de ses missions explique son statut d’insti- réservé aucune suite aux conclusions du Comité permanent
tution rattachée au parlement et en l’occurrence au Sénat. R dans un délai raisonnable. Seul le président de la Com-
La manière dont les activités du Comité permanent R mission de suivi du Comité permanent R est informé de
s’intègrent dans la toile du fonctionnement des trois la demande d’enquête du ministre et du contenu du
pouvoirs fédéraux illustre également cette indépendance rapport établi avant ce délai. Les deux Commissions de
indispensable à un contrôle démocratique et efficace des suivi des Comités permanent R et P siègent ensemble,
services de renseignement et de sécurité. Le système de notamment pour l’examen des rapports annuels des
contrôle externe et permanent des services (de police et) Comités avant leur publication et, le cas échéant, pour
de renseignement permet ainsi, par un système légalement analyser les résultats d’une enquête demandée par la
organisé et structuré d’échanges entre les Comités per- Chambre des Représentants ou par le Sénat à un des
manent R et P, la Chambre des Représentants et le Sénat deux Comités ou aux deux.
– via les Commissions ad hoc de suivi des deux assemblées
– et les ministres de la Justice (et de l’Intérieur) et de la
Défense nationale, d’initier un processus qui, allant de la
La communication
réflexion à des recommandations, aboutit à l’éventuelle d’éléments classifiés
prise en compte de ces dernières par les autorités pour
améliorer le fonctionnement des services de renseignement, Les dispositions du Règlement du Sénat revêtent une
tout en assurant parallèlement la protection de la vie privée importance particulière en ce qui concerne le Comité
des personnes. L’existence d’un comité permanent composé permanent R, dans la mesure où elles devraient rencontrer
de non-parlementaires permet la poursuite des contrôles les exigences en matière de classification édictées par la
des services de renseignement ; même dans l’hypothèse Loi du 31 décembre 1998 relative à la classification et
de crise politique et de dissolution des assemblées, le aux habilitations de sécurité. Ce n’est toujours pas le cas
Comité permanent R n’étant pas soumis aux aléas de la à l’heure actuelle même si l’article 66bis, §5 L.Contrôle
vie parlementaire. impose déjà aux membres des Commissions « de prendre
les mesures nécessaires afin de garantir le caractère confidentiel
des faits, actes ou renseignements dont ils ont connaissance en
Un contact régulier raison de leurs fonctions et sont soumis à une obligation de
confidentialité. Ils sont dépositaires des secrets qui leur sont
Dans l’exposé introductif du rapport fait au nom de confiés dans l’exercice de leur mandat et même lorsqu’ils ont
la Commission de l’Intérieur et des Affaires administra- cessé leurs fonctions ».
tives du Sénat concernant la proposition de loi modifiant
la Loi du 18 juillet 1991, il est souligné parmi d’autres Nonobstant cette disposition et les termes de « confi-
buts à atteindre « l’instauration d’un contact régulier entre les dentialité » et de « secret » qui y sont utilisés sans référence
Comités et les Commissions de suivi ». Mais chose étonnante, spécifique à la Loi du 31 décembre 1998, le Comité

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Rapaille:Mise en page 1 2/08/10 12:05 Page 127

Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

permanent R estime que les règles légales de classification Encore récemment, un audit de la Sûreté de l’État a été
et d’habilitation s’appliquent aussi aux communications effectué, à la demande du ministre de la Justice. Cet audit
faites aux Commissions de suivi et donc aux membres avait pour but d’enquêter sur la manière dont la Sûreté
parlementaires ou sénateurs qui les composent. Ceux-ci de l’État menait ses activités, et de contrôler son efficacité
ne sont pas actuellement titulaires de l’habilitation requise, et son efficience 12. Toutefois, ce mode de saisine du
et aucune disposition ne les en dispense ou prévoit, en ce Comité permanent R n’a pas souvent été utilisé depuis
qui les concerne, une procédure particulière équivalente. le début des activités de contrôle. La compétence du
Ils ne peuvent donc être destinataires d’informations Comité permanent R d’ouvrir des enquêtes d’initiative
classifiées. En effet, en application de l’article 8 de la explique sans doute le recours limité à cette procédure
même loi : « Nul n’est admis à avoir accès aux informations, de saisine. On constate cependant, depuis quelques années,
documents ou données, au matériel, aux matériaux ou matières que le ministre de la Justice a tendance à charger le
classifiés s’il n’est pas titulaire d’une habilitation de sécurité Comité permanent R d’effectuer des contrôles sur l’activité
correspondante et s’il n’a pas besoin d’en connaître et d’y avoir de son service. Cette situation nouvelle résulte de la
accès pour l’exercice de sa fonction ou de sa mission, sans volonté pour le ministre de disposer d’un contrôle externe
préjudice des compétences propres des autorités judiciaires ». sur son propre service, qui offre des garanties d’objectivité
Jusqu’à présent, l’absence de communication d’éléments et d’indépendance et qui doit leur permettre de prendre
classifiés dans les rapports adressés au Parlement par le des décisions en connaissance de cause.
Comité permanent R n’a pas constitué un obstacle au
bon déroulement du processus de contrôle. Le débat reste Le Comité permanent R fait rapport de chacune de
néanmoins ouvert. Il a été abordé à plusieurs reprises au ses missions d’enquêtes aux ministres ; des échanges de
sein de la Commission de suivi du Comité permanent R, vues peuvent être organisés entre les ministres et le Comité
sans aboutir à un règlement définitif à ce jour. Une permanent R ; le ministre compétent informe le Comité
décision de principe était sur le point d’être conclue au permanent R de la suite qu’il réserve à ses conclusions
terme duquel les sénateurs, membres de la Commission (art. 33 L. Contrôle). Comme susmentionné, les ministres
du suivi se voyaient octroyer une habilitation de sécurité compétents peuvent également demander l’avis du Comité
de niveau « très secret ». Cependant, la dissolution des permanent R sur un projet de loi, d’arrêté royal, de cir-
Chambres, le 7 mai 2010, n’a pas permis de finaliser cette culaire ou sur des documents de toute nature exprimant
décision de sorte que la problématique de l’octroi d’une des orientations politiques.
habilitation de sécurité aux membres de la commission du
suivi devra être abordée lors de la prochaine législature. Au fil des années, le Comité permanent R a été
consulté selon des modalités différentes pour d’impor-
tantes questions touchant à la matière du renseignement
Relations et à son contrôle parlementaire. À titre d’exemple, on
peut citer l’avis donné sur le projet de loi organique des
avec les autres pouvoirs services de renseignement et de sécurité 13, les auditions
sur les projets de loi concernant les habilitations de
sécurité et la création d’un organe de recours en cette
Les relations avec le pouvoir exécutif matière 14, l’avis du Comité permanent R concernant les
interceptions de sécurité 15, l’avis du Comité permanent
Si comme cela vient d’être souligné, le Comité perma- R concernant le cadre juridique dans lequel la Sûreté de
nent R est un organe dépendant du pouvoir législatif, l’État et le Service général de renseignement et de sécurité
ses missions légales lui imposent néanmoins d’avoir des des Forces armées peuvent procéder à des vérifications
relations privilégiées avec les ministres de tutelle des deux de sécurité sur des personnes et transmettre des avis et
services de renseignement et de sécurité et des services informations à caractère personnel aux autorités 16. Tout
d’appui de l’OCAM. Le Comité permanent R peut ainsi récemment, des avis ont été rendus sur le cadre législatif
agir à la demande du ministre compétent pour effectuer des méthodes particulières de renseignement. Depuis
une enquête de contrôle sur le fonctionnement d’un des plusieurs années, le Comité ne cesse d’insister dans ses
deux services ou sur leur coordination (art. 32 L.Contrôle). recommandations sur la nécessité urgente d’octroyer

(12) Comité permanent R, Rapport d’activités 2009 (à paraître).


(13) Comité permanent R, Rapport d’activités 1997, 40.
(14) Comité permanent R, Rapport d’activités 1998, 44.
(15) Comité permanent R, Rapport d’activités 2002, 27.
(16) Comité permanent R, Rapport d’activités 2002, 248.

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Rapaille:Mise en page 1 2/08/10 12:05 Page 128

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

davantage de compétences aux services de renseignement, Les relations avec les autorités
et ce, par le biais d’une base légale claire, dans laquelle judiciaires
l’attention nécessaire est accordée à la protection des
droits et des libertés du citoyen. Ainsi, déjà en 2006, les La finalité première du contrôle sur les services de
ministres de la Justice et de la Défense alors en fonction renseignement n’est pas judiciaire. Les autorités judiciaires
avaient demandé l’avis du Comité permanent R sur le (et disciplinaires) ont conservé toutes leurs compétences.
« Projet de loi relatif aux méthodes de recueil de données Cependant, pour remplir sa mission de contrôle, le
par les services de renseignement et de sécurité ». En Comité permanent R doit recevoir certaines informa-
2009, cette thématique a fait l’objet de trois autres avis tions du pouvoir judiciaire. C’est ainsi que la loi prévoit
rendus par le Comité permanent R 17. Tout comme pour que le procureur général et le procureur fédéral adressent
son avis de 2006, le Comité permanent R s’est de nouveau d’office au président du Comité permanent R copie des
inspiré de l’exposé des motifs de la Recommandation jugements et arrêts relatifs aux crimes ou délits commis
1713 (2005) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de par les membres des services de renseignement. Dans la
l’Europe : « Le besoin de sécurité amène souvent les gouverne- réalité et depuis le début des activités du Comité perma-
ments à établir des procédures exceptionnelles. Ces procédures nent R, l’application de cette disposition est restée limi-
doivent être réellement exceptionnelles, car aucun État ne peut tée, sans doute parce que les cas d’espèce sont eux aussi
renoncer au principe de légalité, même dans des situations limités, et l’on ne peut que s’en réjouir. Le président du
extrêmes. Dans tous les cas, des garanties établies par la loi Comité permanent R peut, d’autre part, demander au
doivent empêcher l’usage abusif des procédures spéciales ». Le procureur général l’autorisation de recevoir copie des
Comité permanent R a pu constater que ces avis cir- actes, des documents ou des renseignements relatifs aux
constanciés avaient bel et bien pesé dans le processus procédures pénales à charge des membres des services de
de décision. renseignement pour les crimes et délits commis dans
l’exercice de leurs fonctions (art. 38 L. Contrôle). Si l’acte,
On voit donc que la nature de la collaboration entre le document ou le renseignement concerne une instruction
le Comité permanent R et les ministres de tutelle des deux en cours, il ne peut être communiqué que de l’accord du
services de renseignement a été voulue particulièrement juge d’instruction. Il faut préciser que le législateur a clai-
large et structurée par le législateur. Il n’en reste pas moins rement indiqué que le contrôle organisé par la Loi du 18
que, par la place qu’il occupe, le Comité permanent R juillet 1991 ne porte ni sur les autorités judiciaires, ni sur
constitue un outil du contrôle du pouvoir législatif sur les actes accomplis par celles-ci. Ceci étant, le contrôle
l’exécutif en matière de renseignement et de sécurité. de l’efficacité et de la coordination des services de
C’est pourquoi il est toujours fait rapport de cette colla- renseignement implique également la manière dont ils
boration selon des modalités prévues par la loi aux fonctionnent dans leurs relations avec les autorités judi-
Commissions de suivi des Comités permanents P et R de ciaires. Dans ce contexte, la communication du Comité
la Chambre des Représentants et du Sénat qui en super- permanent R avec les autorités judiciaires constitue un
visent les activités (infra). Ce mode particulièrement élaboré élément important pour l’évaluation du fonctionnement
et nuancé de fonctionnement indique clairement que la de ces services.
mission du Comité permanent R doit être fondamenta-
lement celle d’un expert spécifique et indépendant qui ne Les relations avec les autorités judiciaires sont d’ailleurs
prend pas position dans le débat politique, mais qui alimente réciproques. Il appartient donc également au Comité
nécessairement celui-ci. Il s’agit là sans doute d’une tâche permanent R de communiquer des informations ou des
essentielle, mais particulièrement difficile, lorsqu’on faits aux autorités judiciaires. C’est ainsi que si, dans le
pense à l’importance particulière du travail de rensei- cadre d’enquêtes de contrôle, des infractions sont com-
gnement pour la prise de décision, et donc à l’influence mises devant le Comité permanent R, les procès-verbaux
qui pourrait s’exercer directement ou indirectement sur constatant ces infractions, sont établis par le président et
les acteurs qui interviennent dans cette sphère d’activités. transmis au procureur général près la Cour d’appel dans
le ressort de laquelle elles ont été commises. D’une manière
générale d’ailleurs, l’application de l’article 29 du Code
d’instruction criminelle s’impose au Comité permanent R 18.

(17) Comité permanent R, Rapport d’activités 2006, 70-82 et Comité permanent R, Rapport d’activités 2009 (à paraître).
(18) Article 29 du Code d’instruction belge stipule que « Toute autorité constituée, tout fonctionnaire ou officier public, qui, dans l’exercice
de ses fonctions, acquerra la connaissance d’un crime ou d’un délit, sera tenu d’en donner avis sur le champ au procureur du Roi près
le tribunal dans le ressort duquel ce crime ou délit aura été commis ou dans lequel le prévenu pourrait être trouvé, et de transmettre
à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »

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Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

Il se peut, en effet, qu’à l’occasion d’une enquête admi- Les fils rouges de dix-sept
nistrative de contrôle, des éléments d’infractions pénales années de contrôle
soient mis en évidence qui impliquent qu’une dénon-
ciation soit faite aux autorités judiciaires 19. Dans le cadre
de la communication entre les autorités judiciaires et le La protection des droits
Comité permanent R, le président de ce dernier doit
aussi veiller à ce que l’exécution des missions de police et des libertés individuelles
judiciaire qui peuvent être confiées au service d’enquête
du Comité permanent R n’entravent pas l’exécution des Paradoxalement, la législation sur le contrôle des
enquêtes de contrôle (art. 61bis L.Contrôle). services de renseignement (1991) a vu le jour alors qu’il
n’existait encore aucune véritable base légale aux activités
Reste article 48 L. Contrôle qui précise les procédures des services de renseignement en Belgique (1998). Dans
d’investigation du Comité et de son Service d’enquêtes. un premier temps, c’est en se fondant sur des études de
Il est entre autres stipulé que les membres des services législation étrangères concernant les services de rensei-
de renseignement et de sécurité, de l’OCAM et des autres gnement, ainsi que sur ses premières enquêtes de
services d’appui sont tenus de révéler au Comité per- contrôle, que le Comité permanent R s’est attelé à
manents R « les secrets dont ils sont dépositaires, à l’ex- dégager, au fur et à mesure, ce qui lui a paru constituer
ception de ceux qui concernent une information ou une les principes de base d’un cadre légal, nécessaires au
instruction judiciaire en cours ». En d’autres termes, fonctionnement efficace des services de renseignement
lorsque les renseignements portent sur une instruction dans un État démocratique. Cette loi, en définissant ainsi
pénale en cours, tout membre du personnel peut invo- l’organisation, les missions, les compétences, et les
quer cette exception. Ce cas de figure s’est déjà présenté moyens d’action tant de la Sûreté de l’État que du Service
à plusieurs reprises. L’article de la loi s’énonce toutefois général du renseignement et de la sécurité des Forces
en des termes très généraux et implique que tout mem- armées, a également contribué à donner au Comité
bre du personnel peut presque rendre impossible une en- permanent R la pleine mesure de sa mission de contrôle.
quête rapide des Comités permanents. En outre, aucune
forme de contrôle n’étant prévue sur ce principe, même Pour les raisons qui ont été déjà mentionnées ci-dessus,
une application purement arbitraire pourrait retarder la protection des droits et des libertés individuelles est
considérablement les enquêtes de contrôle, puisque les indissociable de toutes les activités du Comité permanent
Comités sont tenus d’attendre la fin de l’instruction. Les R. À titre d’exemple, il convient de relever que dans ses
enquêtes de contrôle pourraient ainsi perdre toute portée rapports concernant les activités sectaires nuisibles, si le
et pertinence. Les Comités se sont, dès lors, demandé si Comité permanent R a reconnu que l’existence de
un système d’« overruling » ne devait pas être envisagé à menaces pour la vie civile liées à ce type d’activités devait
cet égard, où le président du Comité se prononce en être prise en considération par la Sûreté de l’État, il a
dernier ressort sur la possibilité de rompre un secret aussi estimé qu’il fallait traiter cette matière sans porter
invoqué en vue de protéger l’intégrité physique d’une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté de culte,
personne 20. La loi du 4 février 2010 (infra) a mis un reconnues par la Constitution. Le Comité permanent R
terme aux difficultés rencontrées lorsque les services de s’est toutefois attaché à certaines problématiques parti-
renseignement interviennent dans les dossiers juridiques. culières, telles que la conservation, l’archivage et la
Si les membres des services invoquent le secret de l’ins- destruction des dossiers des services de renseignement,
truction ou de l’information, le Comité permanent R se problème qui avait été soulevé à l’occasion d’une enquête
concertera au préalable avec le magistrat compétent (art. 48 sur le déménagement de la Sûreté de l’État, les possibilités
§ 2 alinéa 3 nouveau L. Contrôle). Après la concertation, d’accès du particulier à son dossier individuel auprès
le Comité prendra seul sa décision. d’un service de renseignement, l’intervention de la
Sûreté de l’État dans les demandes de naturalisation, les
enquêtes sur la surveillance éventuelle des parlementaires
par les services de renseignement et de sécurité. Il a
enquêté et fait rapport sur des plaintes introduites par
des particuliers estimant avoir été directement concernés
par l’intervention d’un service de renseignement.

(19) Voir aussi l’art. 46 L. Contrôle en ce qui concerne l’obligation explicite de dénonciation des infractions aux autorités judiciaires faite
aux membres du service d’enquêtes du Comité permanent R.
(20) Comité permanent R, Rapport d’activités 2008, 112.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

L’efficacité et la coordination La coordination entre les services de renseignement et


des services de renseignement de sécurité, l’utilisation des moyens de recueil de l’in-
formation, quels qu’ils soient, et qui sont spécifiques à
Nul n’ignore que depuis la chute du mur de Berlin, le ces services, sont pour le Comité permanent R une fonc-
monde du renseignement est en pleine mutation et doit tion essentielle. Des constatations faites par le Comité
aujourd’hui faire face à des menaces aux formes nouvelles permanent R, de l’existence entre la Sûreté de l’État et le
(par exemple cyber-attaques), beaucoup plus fluides et SGRS, à certains moments, de problèmes liés à des in-
mouvantes, ne connaissant plus - pour ceux qui en sont terprétations divergentes au sein des deux services de
les artisans et les auteurs – de véritables limites tant sur leurs compétences légales respectives en matière de me-
le plan géographique, que sur celui des moyens d’actions naces en relation avec l’extrémisme et le terrorisme, ont
techniques ou financiers. Par des enquêtes sur des dossiers renforcé la conviction du Comité permanent R, qu’au-
ponctuels (c’est le cas des plaintes de particuliers), sur des delà de la conclusion – prévue par l’article 14 L.R&S – de
sujets d’actualité sensibles (révélés au Comité permanent R protocoles formels de coopération entre les services, exis-
par le suivi des sources ouvertes, comme ce fut le cas tait aussi une impérieuse nécessité d’une coordination
pour l’existence d’un système d’interception de type réelle du renseignement à un niveau supérieur de l’État.
« Echelon », les restitutions extraordinaires et les vols CIA
dans l’espace aérien européen, la consultation des données En ce qui concerne l’analyse ou le traitement de l’in-
de SWIFT par les services de renseignement américains), formation, le Comité permanent R a relevé, à l’occasion
ou sur des thèmes plus généraux intéressant les services d’enquêtes de contrôle touchant des domaines divers de
de renseignement (en particulier ceux qui se rapportent la compétence des services de renseignement, que c’était
à leurs missions légales, comme la défense du potentiel surtout à ce niveau que se situait un des points clés du
scientifique et économique du pays, l’analyse faite par cycle du renseignement devant mener à la production
les services de renseignement belges des menaces que d’analyses stratégiques pertinentes délivrées en temps utile
représentent l’islamisme radical et le terrorisme, mais aux autorités décisionnelles compétentes (par exemple
aussi d’autres sujets comme le phénomène du renseignement l’enquête sur la manière dont le SGRS avait suivi les
privé ou le suivi des activités de néonazis), le Comité événements en République démocratique du Congo).
permanent R tend à mettre en évidence les points qui Pour évaluer et améliorer la qualité du renseignement
nécessitent, d’après ses constatations et son analyse, des stratégique, de l’avis du Comité, deux questions doivent
améliorations, principalement aux différentes étapes du être rencontrées de manière récurrente, et leurs réponses
recueil, de l’analyse et de la communication du renseigne- faire l’objet d’une évaluation constante : le contenu des
ment. Des dysfonctionnements à ces niveaux ont été pointés analyses transmises répond-il aux attentes des destina-
par le Comité permanent R comme étant générateurs taires ? Les services de renseignement savent-ils ce que les
d’un déficit de transmission de renseignements pertinents décideurs attendent d’eux (cf. l’audit) ? Veiller à apporter
et délivrés en temps utile aux autorités décisionnelles une réponse permanente à ces questions devrait permet-
compétentes du pays. Pour éviter cet écueil tant que faire tre d’éviter que la collecte et le traitement de l’informa-
se peut, le Comité permanent R a eu comme souci tion ne soient parfois considérés par les services de
constant de recommander que les services de renseignement renseignement que sous un angle purement réactif.
belges reçoivent les moyens légaux, financiers, matériels
et humains nécessaires et proportionnés pour accomplir Le danger est alors, sans une véritable analyse, que le
correctement leurs missions. De cette manière, le Comité renseignement, au-delà de son éventuelle utilité ponc-
permanent R joue en quelque sorte leur rôle « d’avocat » tuelle, ne donne pas une lisibilité suffisante et utile de la
des services auprès du Parlement et auprès des ministres. situation par une approche en profondeur, dans le temps
Bien que cette fonction puisse apparaître quelque peu et l’espace, de la stratégie des milieux dont émanent les
étrangère à sa mission de contrôle, elle s’inscrit au menaces. Le Comité permanent R considère qu’il s’agit
contraire parfaitement dans le rôle qui a été défini par la là de la tâche première des services de renseignement par
loi, à savoir : de contrôler l’efficacité des services qui ne rapport à la fonction de police. Dans la sphère du ren-
peut être assurée que dans la mesure où les services dispo- seignement, le Comité permanent R a toujours fait la
sent de moyens suffisants. Il a aussi recommandé que les distinction entre l’apport, bien certainement indispen-
services améliorent eux-mêmes leur propre communication sable dans le cadre d’enquêtes judiciaires, d’informations
interne, leur collaboration à tous les stades du cycle du recueillies au cours de leurs activités par la Sûreté de
renseignement, qu’ils mettent en œuvre les moyens né- l’État et le SGRS d’une part, et le traitement ainsi que
cessaires pour la réalisation d’analyses stratégiques de la l’analyse, par ces mêmes services, de ces informations
menace, et qu’ils envisagent une meilleure gestion des dans le contexte des menaces à rapporter aux autorités
sources d’informations ouvertes ou humaines. politiques, telles que ces menaces sont définies par la loi

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Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

organique des services de renseignement précités, d’autre cette loi a considérablement étendu les pouvoirs du
part. Le Comité R a estimé à plusieurs reprises qu’une Comité permanent R.
confusion des rôles, improductive et dangereuse, devait
être évitée, dans les deux sens, entre les services de ren- Le contrôle de cette nouvelle loi s’exerce à deux niveaux :
seignement et les services de police. L’instauration d’un d’une part, au niveau de la future « commission adminis-
contrôle parlementaire séparé, concrétisé par l’existence trative », et, d’autre part, au niveau du Comité permanent
distincte des deux Comités permanents R et P, qui peuvent R. La commission administrative est chargée de contrô-
toutefois mener des missions communes de contrôle sur ler la légitimité, la subsidiarité et la proportionnalité des
l’interface entre la fonction de police et la sphère du ren- méthodes spécifiques et exceptionnelles. Il convient tou-
seignement, illustre sans équivoque l’option politique des tefois de préciser que la commission n’a pas le pouvoir
autorités belges à cet égard. d’autoriser l’utilisation de certaines méthodes. Ce pouvoir
est donné aux services de renseignement eux-mêmes. La
commission contrôle les autorisations et la mise en oeuvre
Un nouveau défi : un comité des méthodes. L’utilisation des méthodes (ainsi que leur
prolongation et leur renouvellement) est régie par des
de contrôle agissant en qualité conditions pré-établies. S’il est vrai que la commission
d’organe juridictionnel 21 est une autorité « administrative », elle opère en toute
indépendance. Elle est financée par des subsides alloués
par le Sénat ; et il a été décidé de désigner des magistrats
Assez bizarrement, les services de renseignement et de comme membres de cette commission. Ces derniers se
sécurité belges n’étaient pas autorisés à utiliser les outils sont vu conférer suffisamment de pouvoirs pour mener
traditionnels des services de renseignement contre leurs à bien leur mission de contrôle.
cibles, tels que l’interception de communications, les
écoutes téléphoniques et les sociétés-écrans. À ce jour, les Le contrôle a posteriori est effectué par le Comité per-
services belges de renseignement devaient essentiellement manent R. Le Comité agira – et c’est nouveau – en qualité
compter sur le renseignement humain 22. Comme susmen- d’organe juridictionnel. Cependant, le terme a posteriori
tionné, un projet de loi sur les méthodes de recueil de peut induire le lecteur en erreur, en ce sens que celui-ci
données par les services de renseignement et de sécurité peut comprendre que le Comité permanent R n’est jamais
a été adopté par le parlement belge 23. Cette loi devrait impliqué dans une méthode. En fait, le Comité peut
octroyer davantage de compétences aux services belges de intervenir dès que l’autorisation a été accordée, au cours
renseignement dès le mois de septembre 2010. Elle crée de la mise en oeuvre de la méthode et jusqu’à des années
trois catégories de méthodes de recueil de données : les plus tard. Le nouveau pouvoir du Comité permanent R
méthodes ordinaires (comme l’observation dans des lieux consiste à « contrôler » les méthodes spécifiques et
publics), les méthodes spécifiques (comme des observations exceptionnelles. Le Comité s’est aussi vu conférer un
à l’aide de moyens techniques) et les méthodes excep- pouvoir important, c’est-à-dire « conseiller » les tribunaux
tionnelles (comme l’ouverture et la prise de connaissance sur la légalité des preuves présentées par les services de
du courrier, les écoutes téléphoniques et l’identité fictive). renseignement.
Cette loi devrait in fine offrir aux services de renseignement
et de sécurité la possibilité de recourir à des méthodes Concrètement, le Comité permanent R exerce son
efficaces contre les menaces graves qui pèsent sur notre contrôle sur la légalité des décisions concernant les
système démocratique. En même temps, le Comité méthodes spécifiques et exceptionnelles ainsi que sur le
permanent R estime que cette nouvelle loi a trouvé un respect des principes de proportionnalité et de subsi-
équilibre entre, d’une part, les intérêts de la sécurité de diarité. Dès lors, la mission de contrôle menée par le
notre Etat démocratique, et d’autre part, les droits et les Comité permanent R inclut toujours un contrôle de
libertés du citoyen. Cet équilibre est reflété dans de nom- légalité mais jamais une évaluation de l’opportunité. Il
breux aspects de la loi. Un élément attire tout particu- convient toutefois de garder à l’esprit que le contrôle des
lièrement notre attention, à savoir le contrôle de ces principes de subsidiarité et de proportionnalité, tout
méthodes spécifiques et exceptionnelles étant donné que comme les conditions requises pour l’utilisation de

(21) Voir notamment : W. Van Laethem, D. Van Daele et B. Vangeebergen, (eds.), De Wet op de bijzondere inlichtingenmethoden [La loi
sur les méthodes particulières de renseignement], Intersentia, Anvers, 2010 (à paraître).
(22) Ou, pour citer M. Alain Winants, Administrateur-Général de la Sûreté de l’État, dans Jane’s Intelligence Review de janvier 2010 : “We
were working in the Stone Age [...] It was odd that we had no special methods in the 21st century, in a city like Brussels”.
(23) Loi du 4 février 2010 relative aux méthodes de recueil des données par les services de renseignement et de sécurité, M.B. du 10 mars 2010.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

certaines méthodes, font partie du contrôle de légalité. Le Comité permanent R est tenu de rendre sa décision
Pour interpréter ces concepts, le Comité permanent R dans des délais impartis. Il est important que tant que le
s’inspire de la jurisprudence nourrie de la Cour euro- Comité permanent R n’a pas rendu sa décision, la
péenne des droits de l’homme. Si les résultats de ce méthode puisse, en principe, continuer à être utilisée.
contrôle de légalité se révèlent négatifs, le Comité inter- Enfin, il convient de souligner que les décisions prises
dira la poursuite de l’utilisation de la méthode concernée. par le Comité permanent R ne peuvent faire l’objet
En outre, l’exploitation des éventuels renseignements d’aucun recours.
recueillis à la faveur de cette méthode devra également
être interdite, et le Comité ordonnera la destruction de Depuis le jugement historique dans l’affaire Klass, la
ces renseignements. L’inverse est aussi possible. Dans les Cour européenne des droits de l’homme a toujours été
cas où la commission administrative a suspendu une particulièrement attentive à la présence de garanties adé-
méthode (par exemple, parce qu’elle se révèle illégale), le quates et efficaces pour éviter un éventuel abus du
Comité permanent R pourra naturellement confirmer concept de « protection de la sécurité nationale ». Dans
cette suspension, mais il pourra également l’annuler afin une affaire récente contre la Moldavie, cette Cour a dé-
que la méthode puisse être réutilisée. Le Comité permanent crit comme suit la manière avec laquelle l’utilisation de
R peut se voir confier un cas de plusieurs manières. Tout mesures intrusives doit être contrôlée : « the body issuing
d’abord, il peut être impliqué par deux acteurs : (a) par la authorisations for interception (en d’autres termes, la future
Commission de la protection de la vie privée et (b) par « commission administrative ») should be independent and
tout plaignant qui peut justifier d’un intérêt personnel et (…) there must be either judicial control or control by an inde-
légitime. Cependant – et c’est bien entendu important – pendent body (le Comité permanent R) over the issuing
le Comité peut aussi prendre l’initiative. En outre, le body's activity ». La nouvelle loi, avec son contrôle a priori
Comité est automatiquement impliqué dans deux situa- et a posteriori respecte entièrement, au moins à cet égard,
tions : d’une part, lorsque la commission administrative les conditions strictes de la Cour européenne. En théorie
(supra) a suspendu une méthode exceptionnelle, car elle du moins. Le résultat visé dans la pratique dépendra des
juge la méthode illégale, d’autre part, lorsque le ministre moyens mis à la disposition de ces services et de la synergie
compétent a pris une décision en l’absence d’un avis qui devra être créée entre la commission administrative
rendu à temps par la commission administrative. et le Comité permanent R et – certainement aussi - avec
les services de renseignement.
Le Comité permanent R dispose de nombreuses
possibilités et de pouvoirs étendus pour évaluer les
dossiers qui lui sont soumis. Par exemple, le Comité est Conclusion
en droit d’examiner tous les dossiers en possession des
services de renseignement et de la commission administra-
tive. De plus, le Comité peut exiger que toute information Depuis la mise en place du contrôle des services de
complémentaire lui soit communiquée. Les services en renseignement, d’importantes dispositions légales sont
question sont tenus de rencontrer une telle exigence sur- venues non seulement conférer un cadre légal à ces acti-
le-champ. Dans le cadre de sa mission de contrôle, le vités de renseignement, mais également donner aux
Comité permanent R peut également charger son service activités du Comité permanent R une place de plus en plus
d’enquêtes de mener des enquêtes (ce qui n’est pas évident prépondérante. Les recommandations des Commissions de
pour un organe juridictionnel). Les enquêteurs du suivi faisant suite aux discussions sur les rapports annuels
Comité peuvent dès lors mener des observations impor- du Comité permanent R témoignent, d’autre part, du
tantes en tous lieux, toujours entrer dans les endroits où chemin parcouru depuis l’instauration du système orga-
les agents opèrent, prendre possession de documents, et nique du contrôle des services de renseignement en Bel-
même requérir l’assistance de la force publique. Par ailleurs, gique. Ces recommandations portent aussi bien sur la
le Comité permanent R est en droit d’auditionner les protection des droits que la Constitution et la loi confè-
membres de la commission administrative et des services rent aux personnes, que sur la coordination et l’effica-
de renseignement. Les membres des services de rensei- cité des services de renseignement, de l’OCAM et les
gnement sont tenus de révéler au Comité permanent R services d’appui ou encore sur l’efficacité du contrôle.
les secrets dont ils sont dépositaires, même si ces secrets
concernent une information ou une instruction judiciaire Mais l’herbe est-elle plus verte ailleurs ? En Belgique
en cours. La seule condition, le cas échéant, est que le aussi, il reste du pain sur la planche. Depuis plusieurs
magistrat compétent soit préalablement consulté. L’éventuel années, le Comité permanent R souhaite donner un
plaignant et son avocat peuvent également être convoqués nouvel accent au contenu de son travail. Auparavant, le
par le Comité permanent R pour être auditionnés. fonctionnement de l'organe de contrôle était peut-être

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Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT L’herbe est toujours plus verte ailleurs

perçu comme un modèle où les intérêts des « contrôlés » légales. Une telle confiance ne s'acquiert pas du jour au
différaient fondamentalement de ceux des « contrôleurs ». lendemain. Durant ce processus, des incidents surgiront
Désormais, le Comité permanent R plaide en faveur d’un inévitablement, mais peut-être pourrions-nous aller de
modèle où toutes les parties agissent et communiquent l’avant si chaque acteur faisait siennes les idées de Tristan
selon leurs propres valeurs, sur un pied d'égalité. Ainsi, d'Albis de l'École nationale d'administration française :
aucune énergie n'est gaspillée en craintes et méfiance « Le contrôle externe des services [de renseignements], loin
mutuelles. Pour cela, il convient d'accepter et de respecter d'être une sanction, serait, pour eux, tant un gage de modernité
la position de chaque partie, dans le cadre de ses missions qu'un signe indubitable de reconnaissance » 24.

Guy RAPAILLE, Johan VANDERBORGHT

(24) T. D'albis et P.-A. Miquel, « Au service de l'État », Magazine des Anciens Élèves de l'ENA, dossier Le Renseignement, 2006, octobre,
n° 365, 2-3.

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Les parlementaires face à l’État secret


et au renseignement sous les IVe et Ve
Républiques : de l’ignorance
à la politisation
Sébastien LAURENT Le vote discret, à l’été 2007, d’une loi instaurant une
délégation parlementaire au renseignement a fait oublier
que la menace de la mise en place d’un contrôle
parlementaire en la matière remonte à 1971. Depuis
cette date, les deux assemblées ont vu le dépôt de
propositions de loi et des débats naître sur ce sujet
éminemment sensible, mais aussi des commissions
d’enquête aboutir à un contrôle indirect des organes de
renseignement. Malgré le caractère superficiel de ce
contrôle, les organes de renseignement ont été l’enjeu
d’affrontements politiques très vifs dans les deux
assemblées. Ainsi, les parlementaires ont été bien souvent
malgré eux les acteurs d’une certaine forme de
banalisation de ce qui pendant longtemps relevait dans
le champ politique d’un domaine très réservé.
© Uolir - fotolia.com

Parliament faced with the secrecy of the State and its intelligence services under
the IVth and Vth Republics: from ignorance to politicisation.
In 2007 a law was discreetly passed calling for a French Parliamentary Committee to oversee intelligence questions.
It overshadowed the fact that the threat to install such parliamentary control dates back to 1971, since when,
both houses have seen a number of new laws proposed in Parliament along with various debates on this very
sensitive issue. Several Parliamentary inquiry commissions have, nevertheless, ended up by putting in place a form
of indirect control over the organs of the intelligence services. Although the control is superficial, the question
of the intelligence services saw heated debates in both houses. Without really realising it, Parliament has in this
way itself brought out into the open a subject which had previously been treated politically in a reserved and
private manner.

Sébastien Laurent

Maître de conférences habilité à l’université de Bordeaux. Ses recherches portent sur les questions de rensei-
gnement et de sécurité. Il dirige un programme de recherche de l’ANR consacré au renseignement (www.ioif.fr)
et co-anime le séminaire « Metis » à Sciences-Po. Il est membre du conseil scientifique du CSFRS et membre de
l’editorial board de la revue Intelligence and national security. Il a récemment publié : Politiques du renseignement
(dir.) (Presses universitaires de Bordeaux, 2009) et Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en
France (Fayard, 2009).

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Laurent:Mise en page 1 9/09/10 11:34 Page 135

S. LAURENT Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation

L
e vote discret, au cœur de l’été 2007, d’une loi 1 mise en œuvre demeure très différente selon les pays. En
modifiant certains articles de la grande ordonnance France, de la IIe à la Ve République, les élus n’ont pas
du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des manqué de revendiquer ce droit et d’essayer de le mettre en
assemblées parlementaires, instaurant une « délégation œuvre. Sous la IIe République, l’Assemblée nationale avait,
parlementaire au renseignement » a été l’abou- par un vote du 10 juillet 1848, institué une commission
tissement d’un long et complexe processus spéciale pour contrôler les « dépenses secrètes » du minis-
révélateur d’une tardive modernisation de la démocratie tère de l’Intérieur, c’est-à-dire les fonds spécifiques votés
parlementaire. En effet, la France a été l’un des derniers dans le budget et utilisés par la police politique de l’époque,
pays européens, après l’Espagne, la Pologne et la Lettonie embryon des premiers organes de renseignement policier.
à mettre en place un mécanisme de contrôle parlementaire Le ministre de l’Intérieur s’était rallié à cette initiative en
des services de renseignement 2. De multiples organes indiquant : « L’Assemblée nationale sait bien, en effet, que
européens ont émis depuis 1994, à diverses reprises, des nous avons l’intention, en cette matière comme en toutes autres,
recommandations indiquant que le contrôle parlementaire d’administrer avec elle, sous ses yeux, avec son contrôle ; et que
des organes de renseignement était une norme démocra- s’il y a, par la nature même de l’administration de la police
tique 3. Le commissaire européen à la Justice et aux Affaires secrète, des dépenses qui doivent rester toujours secrètes […] il n’y
intérieures Franco Frattini faisait de même en 2005 4. en a pas cependant dont on ne puisse, avec la réserve convenable,
L’interprétation du retard français est délicate à mener et rendre compte dans le sein d’une commission spéciale nommée
ne pourrait l’être qu’au moyen d’une étude cernant la par l’Assemblée » 7. Cette commission, qui effectua son travail
perception par les élus de l’actuelle et des précédentes jusqu’au coup d’État, est toutefois très atypique et témoigne
législatures du phénomène « renseignement », composante plus des conceptions que les Républicains se faisaient du
principale, mais non exclusive de ce que nous avons pouvoir législatif que d’un intérêt des élus pour le rensei-
appelé « l’État secret » 5. L’analyse historique peut néanmoins, gnement. Dans le régime d’assemblée de la IIIe République,
en se situant dans une perspective de moyen terme, étendre le pouvoir des commissions était particulièrement puissant
le questionnement à la IVe et à la Ve République afin non seulement au sein de chacune des assemblées, mais
d’essayer de comprendre les modalités de l’abstinence aussi à l’égard des administrations. Pour autant les élus
parlementaire là où les Pays-Bas – en 1952 – ont accompli de la IIIe République ne connaissaient pas les services
une réforme symbolique d’une nouvelle relation entre spéciaux 8. Pour nombre d’entre eux 9 les services étaient
les pouvoirs législatif et exécutif. En se limitant à la assimilés à l’affaire Dreyfus au cours de laquelle les officiers
période de la Ve République 6, on essaiera ici d’aborder de ces services avaient joué un rôle de premier plan. Après
la question du contrôle en situant l’analyse au niveau des cette première grande publicisation des services 10 et au
élus eux-mêmes et en s’interrogeant, par ailleurs, sur la prix d’une réforme administrative – et politique – du
nature de ce contrôle. contre-espionnage imposée par le président du conseil,
ceux-là étaient rentrés dans leur ombre protectrice. Les
parlementaires étaient d’autant moins à même de se
L’État secret au temps préoccuper de ces services que ceux-ci étaient depuis 1872,
et ce jusqu’en 1940, rattachés à l’état-major de l’armée,
de l’ignorance parlementaire structure sur laquelle même le ministre de la Guerre avait
assez peu d’influence. En raison d’un mélange complexe
Le principe du contrôle de l’administration par les de méconnaissance, de désintérêt et d’autocensure, les
parlementaires est une des caractéristiques les plus com- parlementaires s’intéressaient peu à des organes dont le
munes des régimes politiques libéraux. En revanche, sa meilleur sauf-conduit était désormais la discrétion.

(1) Loi votée en deuxième lecture par le Sénat le 25 septembre 2007 et promulguée au Journal Officiel le 10 octobre.
(2) Cf. pour une comparaison européenne notre étude : « Scrutiny and Accountability vs Secrecy : l’État secret, les “services” et les faux-
semblants du contrôle parlementaire », Questions internationales, n° 35, janvier-février 2009, p. 37-42.
(3) La CSCE en 1994, le Conseil de l’Europe en 1999, l’UEO en 2002.
(4) Franco Frattini, «Accountability of the Intelligence and security agencies and human rights», International Symposium, The Hague,
7 June 2007, 5 p.
(5) Cf. S. Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France, Paris, Fayard, 2009, 692 p.
(6) Nous publierons prochainement dans les Cahiers de la sécurité une version plus longue de cette étude en l’étendant en amont à la
période de la IIIe et IVe République.
(7) Le Moniteur Universel. Journal officiel de la République française, n°193, 11 juillet 1848, p. 1611.
(8) On emploiera ici indifféremment les expressions de services de renseignement, spéciaux ou secrets.
(9) Cf. S. Laurent, Politiques de l’ombre, op. cit.
(10) Sur cette problématique de la publicisation des services secrets, cf. notre étude : « Les services secrets gaullistes à l’épreuve de la
politique (1940-1947) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 14, n° 54, 2001, p. 139-153.

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Laurent:Mise en page 1 9/09/10 11:34 Page 136

Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

Cette situation très favorable pour les services a pro- L’atmosphère critique de la Libération à l’égard des
fondément changé au début de la IVe République. En services se dissipa assez rapidement, ceux-ci engagés dans
effet, les élus de la Constituante comme ceux de la première un conflit en Indochine, puis en Algérie, bénéficiant
assemblée législative étaient pour certains d’anciens membres sous la IVe République de l’autocensure des élus autant
de l’Assemblée consultative provisoire réunie à Alger à la que de la presse. En une seule occasion, les services eurent
fin de l’année 1943. Ceux-ci y avaient été témoins des les honneurs de la presse et du Palais Bourbon, lorsqu’en
luttes entre les services spéciaux gaullistes et giraudistes, 1950, dans le cadre de l’affaire des généraux, le rôle du
ces derniers ayant même fait appel aux parlementaires de SDECE fut mis au jour. Une commission d’enquête
la sous-commission de l’armée en février et mars 1944 pour parlementaire travailla longuement, de février à novembre
trancher, en vain, le conflit 11. Ainsi, pour la première fois, 1950, sur cet incident lié à la guerre d’Indochine 16. Elle
des parlementaires avaient été saisis de questions relevant révéla assez rapidement, grandement aidée par la direction
d’organes militaires totalement secrets. Par ailleurs, depuis de la Surveillance du territoire (DST) de Roger Wybot, la
la fin de l’année 1943, les services étaient sortis du giron tentative de manipulation tentée par le SDECE et
militaire et l’emprise du pouvoir politique – civil – n’avait constata à cette occasion la guerre des polices latente
cessé de se faire plus pesante sur eux. Charles de Gaulle entre les deux nouveaux services, SDECE et DST, créés à
avait, en outre, nommé un directeur général civil en la la Libération. L’affaire des fuites (1954) concernant des
personne de Jacques Soustelle. La période 1944-1945 qui documents classifiés et impliquant le Secrétariat général
vit, d’une part, l’accomplissement de la fusion des organes de la défense nationale ainsi que le ministre François
de renseignements gaullistes et giraudistes, mais aussi l’in- Mitterrand ne donna pas lieu à la formation d’une com-
corporation des réseaux issus de la résistance fut propice mission d’enquête, mais à de simples interpellations dans
à une très forte publicisation des guerres internes au sein les deux chambres et à une enquête administrative conduite
des services spéciaux, régulièrement évoquées dans la presse par la DST. L’affaire publique et politique de 1950 fut
et dans les assemblées. C’est dans ce contexte totalement donc exceptionnelle sous une IVe République où les
nouveau qu’au début de l’année 1945 la commission de services étaient protégés de toute intrusion médiatique
la justice et de l’épuration de l’assemblée consultative et parlementaire.
demanda à entendre le directeur général des services
(DGER). Par une lettre (non publique) du 22 février
1945, le général de Gaulle fit part au président de cette Les pouvoirs théoriques
commission de son refus 12. Face au pouvoir législatif,
le président du gouvernement provisoire adopta tout au
du législatif en matière d’enquête
long de cette année 1945 une ligne très ferme. Lors du et de contrôle
conseil des ministres du 28 décembre 1945 au cours
duquel fut soumis un projet de décret créant le Service
de documentation extérieure et de contre-espionnage La vaine tentative de l’Assemblée provisoire en 1945,
(SDECE) pour succéder à la DGER, le général de Gaulle celle réussie du Palais Bourbon en 1950 pour étendre son
précisa qu’il fallait éviter parmi deux « écueils » 13 qu’un pouvoir de contrôle aux services montre que le pouvoir
« contrôle soit établi sur ces services » 14. Dans son esprit législatif n’était pas démuni en matière d’enquête 17. Sous
le « contrôle » faisait référence à la tentative des parle- la Ve République, la nouvelle Constitution (octobre 1958)
mentaires du début de l’année 1945 15. (art. 43) et l’ordonnance de novembre 1958 18 précisaient

(11) Cf. Général Louis Rivet, Carnets secrets du chef des services spéciaux 1936-1944, Paris, Nouveau Monde éditions, « Le Grand jeu »,
2010, 900 p.
(12) A.N., Papiers de Gaulle, 3 AG 4/96, lettre de Charles de Gaulle au président de la commission, 22 février 1945.
(13) Propos de Charles de Gaulle cités par Jules Moch : Une si longue vie, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 203.
(14) Ibid.
(15) On peut en effet constater que le SDECE, rattaché à la présidence du Conseil, était, dès sa création, « contrôlé » par le président
du conseil et par un « comité interministériel de la documentation » placé sous la présidence… du chef du gouvernement (cf. sur
ce comité les propos du ministre V. Auriol devant l’Assemblée lors des débats budgétaires le 30 décembre 1945, reproduits dans
Le Monde, 1er janvier 1946, p. 3). D’autre part, le contrôle administratif et hiérarchique interne existait bien évidemment comme
dans toute administration classique. Le contrôle exécutif et administratif était donc une réalité que le général de Gaulle ne pouvait
ni ignorer, ni contester. La question de savoir qui, de 1946 à 1966 à la présidence du conseil, exerçait la tutelle est une question
entièrement ouverte.
(16) Cf. en AN, C 15 435-15 447 les documents liés au travail de la commission (dont le rapport final Delahoutre).
(17) On laissera ici de côté la question des missions parlementaires d’information dans la mesure où leur capacité investigatrice et
intrusive est a priori moins forte, bien que certaines aient entendu, ce que les commissions d’enquête ne sont pas parvenues à
faire, les responsables des agences (par exemple la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le Rwanda (mars-juillet 1998).
(18) Ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

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S. LAURENT Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation

les pouvoirs des commissions permanentes et temporaires. césure dans l’histoire du contrôle parlementaire de la Ve
L’ordonnance prévoyait, en effet, la possibilité de réunir République : des commissions d’enquête ont été mises
des commissions d’enquête 19 (« pour recueillir des élé- en place et « l’État secret », incarné en premier lieu par
ments d’information ») ou de contrôle (pour l’examen les services de renseignement, fut l’objet de tentatives de
de « la gestion administrative, financière et technique des contrôle ou d’enquête. Entre 1971 et 1999 23, dix-huit ini-
services publics ou des entreprises nationales ») jusqu’à ce tiatives 24 parlementaires dans les deux chambres ont vu
que la loi du 20 juillet 1991 unifiât les deux types de le jour afin de mettre en place un contrôle ou une
commission et décidât que le caractère public des enquête dont l’objet concernait les services sans être
commissions soit la règle et le secret l’exception 20. directement le contrôle des organes ou des activités de
renseignement.
De 1961 à 2008, 110 commissions d’enquête et de
contrôle se sont réunies dont 66 à l’Assemblée nationale Ces questions confirment, dans la chronologie, le signe
et 44 au Sénat 21. Pour l’Assemblée nationale, 65 des 66 d’une libération de la parole parlementaire après les
commissions ont été mises en place après 1971 et pour années de domination gaulliste. Les dix-huit évocations
le Sénat, 40 sur 44 après 1970. La majeure partie d’entre parlementaires du renseignement entre 1971 et 1999 ont
elles a porté sur des questions de société et, dans une eu lieu à l’initiative des élus et non du gouvernement. Il
moindre mesure, sur des questions économiques et sociales. y a égalité entre le Sénat et l’Assemblée nationale, mais
Entre 1959 et 1972, à l’Assemblée nationale, sept propo- la différence peut être observée dans l’aboutissement des
sitions de résolution tendant à constituer des commissions processus ayant débouché sur des commissions et sur des
d’enquête ou de contrôle en matière militaire n’avaient rapports publics. La chambre haute est allée plus loin,
pas abouti 22. Jusqu’au début des années 1970, il apparaît dans la mesure où cinq processus ont débouché sur cinq
très clairement que les élus de la Nation n’ont jamais rapports publics alors qu’il n’y en a eu que deux à
voulu « contrôler » ou « enquêter » sur des administrations l’Assemblée nationale. Les commissions d’enquête ou de
aussi singulières que celles relevant de la présidence du contrôle ayant débouché sur un rapport public évoquant
conseil (cas du SDECE jusqu’en 1966) et du ministère les questions de renseignement (1973-1992) sont les
de la Défense (cas du SDECE après 1966). suivantes :

- 1973 [Sénat] : commission d’enquête sur les écoutes 25


L’État secret saisi par (Groupement interministériel de contrôle (GIC) et
polices) ;
les parlementaires : les stratégies
d’évitement face à des tentatives - 1982 [Sénat] : commission de contrôle des services de
l’État chargés du maintien de la sécurité publique 26
de contrôle pourtant indirectes (Renseignements généraux - RG) ;

Ceci pourrait laisser penser que l’on se situerait donc - 1982 [AN] : commission d’enquête sur le SAC 27 (RG
là a priori dans la continuité de la IVe République. Mais et Renseignements généraux de la préfecture de police
le début des années 1970 marque en fait une profonde de Paris - RGPP) ;

(19) D’après l’ordonnance, il était impossible de créer une commission sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires ou en
cours, ce qui donna lieu à des contestations juridiques lors de la formation de la commission d’enquête sur le SAC en 1982 (une
instruction était en cours sur la tuerie d’Auriol) et lors du dépôt de la résolution d’une commission d’enquête sur les renseignements
généraux en 1990 (une instruction était en cours sur la mort du pasteur Doucé).
(20) Tant pour le déroulement des auditions qu’en ce qui concerne le rapport.
(21) Nos comptages d’après le tableau 7 figurant dans : Olivier Duhamel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Seuil,
2009, p. 700-701.
(22) Sammy Cohen, « Le contrôle parlementaire de la politique de défense nationale et de l’institution militaire en France et aux États-
Unis », in Lucien Mandeville (dir.), Le système militaire des États-Unis, Toulouse, Jean-Pierre Delarge éditeur, 1976, p. 166.
(23) Ces chiffres ne tiennent pas compte du processus débuté en 2005 et aboutissant au vote de la DPR en 2007, cf. infra.
(24) Vous pourrez consulter le tableau synoptique de ces dix-huit questions sur initiative parlementaire au Parlement en fin d’article.
(25) Cf. Rapport fait au nom de la Commission de contrôle des services administratifs procédant aux écoutes téléphoniques, n°30, annexe
au procès-verbal de la séance du 25 octobre 1973, 115 p.
(26) Rapport fait au nom de la commission de contrôle des services de l’État chargés du maintien de la sécurité publique, créée en vertu
de la résolution adoptée par le Sénat le 6 mai 1982, n°85, annexe au procès-verbal de la séance du 8 novembre 1982, 189 p.
(27) Rapport de la commission d‘enquête sur les activités du Service d’action civique, Paris, Alain Moreau, 2 tomes, 1982, 996 p. Il s’agit
là de la publication commerciale, mais intégrale du rapport parlementaire (qui lui-même n’est pas la publication intégrale des
auditions, plusieurs dizaines d’entre elles étant réservées encore à ce jour (2010).

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

- 1984 [Sénat] : commission de contrôle des conditions curiosité parlementaire, mais certains de leurs outils
de fonctionnement, d’intervention et de coordination (écoutes en 1973), de leurs pratiques (coordination anti-
des services de police et de sécurité engagés dans la terroriste en 1984) ou à nouveau des « affaires », mais
lutte contre le terrorisme 28 (RG, Direction de la dans lesquelles leur rôle était secondaire (avions renifleurs
surveillance du territoire - DST, Direction générale de en 1984, affaire Habache en 1992).
la sécurité extérieure - DGSE) ;
La première réaction gouvernementale en 1973 fut sans
- 1984 [AN] : commission d’enquête sur les avions re- précédent, le gouvernement de Pierre Messmer ayant
nifleurs 29 (SDECE) ; interdit aux ministres et aux fonctionnaires des services
d’écoutes de témoigner devant la commission et le
- 1991 [Sénat] : commission de contrôle chargée d’exa- président Pompidou ayant fait savoir discrètement sa
miner la gestion administrative, financière et technique désapprobation face à l’initiative des sénateurs 34. Par la
de l’ensemble des services relevant de l’autorité du suite, de 1982 à 1992, les commissions d’enquête et de
ministre de l’Intérieur 30 (RG et DST) ; contrôle s’étant développées, le gouvernement s’était
habitué à devoir rendre des comptes aux élus. Ainsi, les
- 1992 [Sénat] : commission d’enquête sur l’affaire ministres et fonctionnaires en activité ou en retraite liés
Habache 31 (DST). aux services ou membres des services se présentèrent
devant les élus. Les exceptions à cette nouvelle attitude
Bien que la tentative centriste de 1971 au Sénat 32 n’ait furent plutôt rares comme en 1982 lorsque le préfet de
pas abouti, il faut relever qu’elle fut d’une vigueur sans police Jean Périer refusa que son directeur des Rensei-
précédent et qu’elle surprit la majorité tant dans son gnements généraux fût auditionné 35, lorsqu’en 1984 le
apparition que dans sa détermination. Pour la première nom et la fonction des fonctionnaires auditionnés ne
fois sous la Ve République et pour la première fois depuis furent pas mentionnés dans le rapport public ou enfin en
vingt et un ans, l’action des services secrets était évoquée 1990-1991, lorsque le préfet de police Pierre Verbrugghe
en séance publique. Bien qu’une affaire fût à nouveau refusa à nouveau que les fonctionnaires des renseignements
prétexte à l’intervention des élus 33, il s’agissait non pas généraux soient entendus. Sur les sept commissions réunies,
de l’éclaircir comme cela avait été le cas en 1950, mais de les services policiers de renseignement (DST et surtout
remettre en cause, à cette occasion, le fonctionnement DCRG) furent particulièrement sollicités ; leurs directeurs
du SDECE. En outre, pour cette première évocation, les se présentant devant les commissions ou acceptant de
sénateurs qui avaient déposé l’amendement entendaient fournir des informations. Le Service de renseignement
qu’une commission mixte exerçât un contrôle de ce ser- extérieur, le SDECE-DGSE dépendant administrativement
vice. Dans toutes les autres offensives parlementaires pos- du ministère de la Défense, ne fut jamais sollicité. On ne
térieures et notamment dans celles qui débouchèrent sur peut relever qu’une exception : le témoignage en 1984
la réunion de commissions et la rédaction d’un rapport d’Alexandre de Marenches, directeur du SDECE de 1970
public entre 1973 et 1992, ce n’était pas les services de à 1981, devant la commission d’enquête sur les avions
renseignement eux-mêmes qui étaient l’objet direct de la renifleurs 36.

(28) Cf. Rapport fait au nom de la commission de contrôle sur les conditions de fonctionnement, d’intervention et de coordination des
services de police et de sécurité engagés dans la lutte contre le terrorisme, n° 322, annexe au procès-verbal de la séance du 17 mai
1984, 233 p.
(29) Cf. Rapport de la commission d’enquête chargée d’examiner les conditions dans lesquelles des fonds ont pu être affectés depuis 1976
à une « invention scientifique susceptible de bouleverser la recherche pétrolière », Journal officiel, n° 2418, 15 novembre 1984, 644 p.
(30) Rapport de la commission de contrôle chargée d’examiner la gestion administrative, financière et technique de l’ensemble des
services relevant de l’autorité du ministre de l’Intérieur qui contribuent, à un titre quelconque, à assurer le maintien de l'ordre public
et la sécurité des personnes et des biens, n° 347, 1991, 158 p.
(31) Rapport de la commission d’enquête chargée de recueillir tous les éléments d’informations sur les conditions dans lesquelles il a été
décidé d’admettre sur le territoire français M. Georges Habache, Sénat, n° 424, 17 juin 1992, 275 p.
(32) Journal officiel. Sénat, n° 69 S, 3 décembre 1971, séance du 2 décembre 1971, p. 2596-2627. Sur les faits eux-mêmes, cf. le tableau
synoptique sur www.cahiersdelasecurite.fr et infra dans le texte.
(33) L’affaire comprenant en l’occurrence deux éléments : l’affaire Delouette en elle-même et les accusations de certains gaullistes
contre le SDECE à cette occasion (l’affaire Barbérot-Beaumont).
(34) Archives du Sénat, 56 S 6, procès-verbaux de la commission Marcilhacy et surtout 183 S 42, dossier de travail et procès-verbaux
de la commission Marcilhacy.
(35) Il autorisa néanmoins que certains de ses subordonnés le soient.
(36) La commission sénatoriale de 1984 sur la lutte contre le terrorisme avait compris le SDECE dans son panorama, mais les informations
publiées dans le rapport étaient assez générales.

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S. LAURENT Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation

Dans les sept commissions qui approchèrent un peu à gauche de l’Assemblée nationale en 1981, le Sénat fut
certaines pratiques de fonctionnement de l’État secret et transformé par la droite et les centristes (désormais
les rendirent publiques dans leurs rapports, la dimension fermement ralliés) en lieu central d’opposition. Du point
inquisitoriale fut très limitée. La présence des directeurs de vue des tentatives de contrôle des services, il faut noter
généraux des RG et de la DST était déjà une satisfaction que l’essentiel de l’activité du Sénat eut lieu après l’arrivée
pour les parlementaires qui, par ailleurs, se montraient de Charles Pasqua en 1977 au Sénat. Celui-ci était devenu
assez peu curieux et critiques lorsqu’ils avaient ces fonc- en 1981 président du groupe RPR et entendait mener au
tionnaires en face d’eux en commission. Curieusement, Palais du Luxembourg une opposition très ferme 39. De
c’est certainement la première commission, celle de 1973 fait, il fut en pointe de tous les combats contre la majorité
sur les écoutes, qui malgré l’absence des ministres convoqués et il joua un rôle essentiel sinon principal dans les quatre
et du directeur du Groupement interministériel de commissions d’enquêtes sénatoriales postérieures (1982,
contrôle (GIC) put publier un rapport très informé et 1984, 1991 et 1992).
relativement dense sur le fonctionnement de ce service,
grâce à l’aide de nombreux avocats et syndicalistes. Le La phase active des assemblées en matière de contrôle
rapport du sénateur Masson de 1984 est également très et d’enquête (1982-1992, cf. tableau 2) correspond à une
complet, l’anonymat ayant probablement facilité le travail phase politique assez nettement circonscrite, celle des
des élus, mais rien de ce qui y est contenu bien que non deux septennats de François Mitterrand. On relèvera
médiatisé n’était à l’époque véritablement nouveau. qu’au cours de la période 1986-1988 de cohabitation,
caractérisée pourtant par la vigueur des affrontements
politiques y compris au sein des deux assemblées, l’arme
L’État secret, des commissions ne fut pas utilisée par l’un ou l’autre
parti 40. Après 1992 et la formation, à l’initiative de la
nouvel enjeu politique droite, d’une commission d’enquête sur les circonstances
de la venue de Georges Habache en France, il n’y eut
plus aucun dépôt de résolution visant à réunir une
Si l’État secret ne fut que très faiblement dévoilé et commission touchant aux organes ou aux activités de
l’action de contrôle du gouvernement donc très théorique, renseignement.
en revanche les sept commissions furent une arme poli-
tique d’opposition 37 efficace. En 1971, les sénateurs
centristes, à l’occasion de la discussion de la loi de La première tentative
finances, attaquèrent très clairement la majorité gaulliste
par leur exigence d’un rapport du gouvernement sur le
de mise en place d’un contrôle
SDECE. La défense vigoureuse du ministre de la Défense parlementaire du renseignement
nationale Michel Debré au palais du Luxembourg 38
atteste de la force du conflit dans cette circonstance. À (1985-1988) :
nouveau les centristes, en 1973, montrèrent aux gaullistes l’isolement communiste
leur détermination en joignant leurs voix à celles du parti
socialiste (PS) et du parti communiste (PC) pour voter la
résolution amenant la création de la commission d’enquête Mis à part la tentative de 1971 (et encore fut-elle très
sur les écoutes. Les quatre autres commissions réunies au indirecte) 41, la question du contrôle direct des organes de
Sénat s’inscrivent dans la même réalité d’une instrumen- renseignement ne fut pas l’objet des dépôts de résolution
talisation du contrôle parlementaire touchant au plus demandant la création de commissions d’enquête ou de
secret du pouvoir régalien pour affirmer sa détermination contrôle. Les centristes avaient tenté de bousculer la
d’une opposition sans concession. Après le basculement majorité gaulliste au début des années 1970 et les élus

(37) Cf. Jean Mastias, Le Sénat de la Ve République : réforme et renouveau, Paris, Economica, « Politique comparée », 1980, p. 169-170
et Ludovic Fondraz, Les groupes parlementaires au Sénat sous la Ve République, Paris, Economica, 2000, p. 240-244.
(38) Journal officiel. Sénat, n°69 S, 3 décembre 1971, séance du 2 décembre 1971, p. 2609.
(39) Charles Pasqua, Ce que je sais…1. Les Atrides 1974-1988. Mémoires, Paris, Seuil, « Points », 2007, p. 141.
(40) Qui plus est, la France fut touchée à cette époque par une vague d’attentats et d’enlèvements de ressortissants français. En situa-
tion de minorité politique (en 1990 à l’Assemblée nationale dans le contexte de l’affaire du pasteur Doucé), la droite avait déposé
(cf. tableau 1) une résolution en vue de la création d’une commission de contrôle sur le fonctionnement des renseignements gé-
néraux.
(41) L’amendement déposé (et rejeté) par les centristes prévoyait de subordonner le vote du budget à la remise par le gouvernement
d’un rapport sur le SDECE à une commission mixte.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

communistes jouèrent le même rôle à l’époque de la l’UDF et le PS pour proposer un contrôle parlementaire
majorité socialiste. C’est en août 1985, dans le contexte de du renseignement auquel le RPR en commission et la
l’affaire du Rainbow Warrior, que le groupe communiste présidence de la République s’opposaient fermement.
déposa une proposition de loi 42 instituant, en modifiant Ensuite, entre 2005 et 2007, l’UMP prit le relais et au
l’ordonnance de 1958, une « délégation parlementaire au terme d’une convergence de vues entre Dominique de
renseignement » (DPR). Cette proposition était la première Villepin et Nicolas Sarkozy, celui-ci élu président de la
de cette nature depuis que les services de renseignement République fit voter le texte par sa majorité.
existaient. Maîtrisant bien sa majorité, le parti socialiste
obtint – fait assez rare pour être signalé – que la propo- Afin de comprendre cette mutation de dix ans, il est
sition ne fût pas examinée en commission des lois. Trois important de relever la profonde transformation du
ans plus tard, dans un contexte cette fois vierge de toute contexte par rapport aux législatures antérieures. En
« affaire », au lendemain de la réélection de François premier lieu, les divers gouvernements socialistes entre
Mitterrand, le groupe communiste déposa à nouveau en 1991 et 2000 ont fait voter toute une série de dispositions
juin 1988 une proposition de loi identique 43 qui connut qui ont fait reculer la totale autonomie dont l’État secret
le même sort. Comme les centristes avant eux, les com- disposait et habituèrent les élus à l’idée que certains
munistes étaient confrontés à la loi d’airain majoritaire. d’entre eux pouvaient désormais indirectement contrôler
certaines pratiques des organes de renseignement 44. La
loi du 10 juillet 1991 préparée par les conseillers de
Les conditions favorables Michel Rocard sur les écoutes téléphoniques, créant la
Commission nationale de contrôle des interceptions de
à la mise en place d’un contrôle sécurité (CNCIS), plaça désormais sous contrôle externe
parlementaire l’usage du GIC par le gouvernement et les agences de
renseignement 45. De moindre ampleur, la loi du 8 juillet
1998 préparée sous Lionel Jospin et créant la Commission
La décennie 1997-2007, qui s’achève par le vote de la consultative du secret de la défense nationale (CCSDN),
délégation parlementaire au renseignement, rompt totale- créa un organisme – consultatif 46– permettant de répondre
ment avec les années antérieures. En effet, les parlementaires, aux demandes de déclassification émanant des magistrats
en l’occurrence les députés ont pris à bras-le-corps la question de l’ordre judiciaire. Enfin, l’introduction en décembre
du contrôle parlementaire et ont progressivement gagné 2001 d’un amendement dans le projet de loi de finances
sur cette question la majorité au sein de leur groupe, de 2002 créa la Commission de vérification des fonds
d’abord au sein de l’Union pour la démocratie française spéciaux (CVFS), comprenant désormais aux côtés des
(UDF) et du PS, puis au sein du Rassemblement pour la magistrats une majorité d’élus 47. Le recours déposé par
République (RPR) - Union pour un mouvement populaire les élus de droite devant le Conseil constitutionnel sur la
(UMP). On peut distinguer de ce point de vue deux phases, partie contestant la constitutionnalité d’un contrôle par
les années 1997-2000 et les années 2005-2007. Sous la les parlementaires des fonds spéciaux fut rejeté 48, enté-
majorité socialiste à l’Assemblée nationale, alors que Lionel rinant de facto ce nouvel organe de contrôle.
Jospin était Premier ministre, il y eut convergence entre

(42) Proposition de loi n°2974 tendant à modifier l’ordonnance 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées
parlementaires et portant création d’une délégation parlementaire permanente chargée du contrôle des activités des services
secrets, annexe au procès-verbal de la séance du 3 octobre 1985, 6 p.
(43) Proposition de loi n° 94 tendant à modifier l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des
assemblées parlementaires et portant création d’une délégation parlementaire permanente chargée du contrôle des activités des
services secrets, annexe au procès-verbal de la séance du 6 juillet 1988, 6 p.
(44) Cf. pour une étude plus détaillée notre étude : «“Transparency is beautiful”. Law, Parliament and the French Intelligence Services
under the late Fifth Republic», Intelligence and Democracies in Conflict and Peace, International Intelligence History Association-
Begin-Sadat Center for Strategic Studies, Tel Aviv, 18-20 October 2009.
(45) Sur trois membres, deux sont des parlementaires.
(46) Sur cinq membres, deux sont des élus.
(47) Sur six membres, quatre sont des élus. Cette loi représentait une avancée considérable du point de vue des parlementaires par rapport
au contrôle antérieur (mis en place par le décret n° 47-2234 du 19 novembre 1947), externe, mais purement administratif, des fonds
spéciaux.
(48) Cf. la décision n° 2001-456 DC du 27 décembre 2001 du Conseil constitutionnel (CC). En revanche, le CC censura d’autres aspects
de l’amendement.

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S. LAURENT Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation

La formation d’une majorité tardivement, le PS déposa sa propre proposition de


originale lors de la deuxième création d’une délégation parlementaire au renseignement
en mars 1999 53. À nouveau, le rapport fut confié à l’UDF
tentative (1997-2000) Arthur Paecht. Enfin, en novembre 1999, A. Paecht
rendit un long rapport très favorable sur la proposition
C’est du côté du centre et du centre-droit qu’apparut Quilès 54. Discuté en Commission de la défense natio-
la seconde tentative de mettre en place un contrôle par- nale et des forces armées (CDNFA), le rapport rencontra
lementaire. La tentative de 1997-1999 fut l’aboutissement l’opposition très ferme de René Galy-Dejean au nom du
d’un travail de préparation débuté deux ans plus tôt. En RPR. Pourtant ce parti avait fait preuve d’une certaine
1995, le sénateur Jean Faure (Union centriste) avait, en évolution au début de l’année en déposant au Sénat en
commission des affaires étrangères, rappelé la nécessité à février 1999 une proposition pour la création de « comités
propos du projet de loi de finances de mieux « informer » 49 parlementaires d’évaluation » 55, mais avec un objet très
le Parlement en matière de renseignement. Un an plus tard nettement circonscrit, à savoir la « politique nationale de
le ministre de la Défense Charles Millon lui répondit en renseignement » et non le contrôle des services de ren-
indiquant qu’il allait solliciter le Premier ministre (A. Juppé) seignement eux-mêmes. En outre, dans le projet du
des moyens de mieux informer le Parlement 50. Pour la sénateur (RPR) Vinçon, les rapports de ces comités étaient
première fois depuis Michel Debré en 1971, un ministre confidentiels et destinés seulement aux deux principaux
évoquait en séance la question du contrôle des organes de responsables de l’exécutif. Quoi qu’il en soit, en novembre
renseignement. Deux élus de l’UDF, Nicolas About au 1999, pour s’opposer à la création d’une Délégation
Sénat et Arthur Paecht à l’Assemblée nationale, reprirent parlementaire au renseignement (DPR), le RPR déploya
l’année suivante la question laissée en suspens avec une de multiples arguments dont celui de l’immixtion du
vigueur nouvelle et des projets bien plus précis. Paradoxa- Parlement dans un domaine relevant traditionnellement de
lement, ils bénéficièrent tous deux du nouveau rapport l’exécutif 56. Depuis plus de deux ans, la presse, qui avait
de force politique issu de la dissolution de 1997 et de la couvert les différentes étapes du cheminement de la
formation d’un gouvernement socialiste. En novembre DPR, était très favorable à son principe et encourageait
1997, N. About déposa au Sénat une proposition de loi la détermination des parlementaires. Il ne restait plus dès
portant création d’une délégation parlementaire au ren- lors au gouvernement qu’à faire inscrire la proposition à
seignement 51. Bien que les propositions communistes de l’ordre du jour. Or, si la DPR pouvait s’inscrire a priori
1985-1988 ne soient pas mentionnées dans l’exposé des parfaitement dans le cadre politique du programme du
motifs, la proposition About y était assez similaire. Aussi Premier ministre Lionel Jospin 57, tant du point de vue
la gauche, majoritaire à l’Assemblée nationale, tenta de du « droit d’inventaire » que de sa volonté de promouvoir
récupérer à son profit l’initiative UDF. Le PS réagit en plus de transparence de la part de l’État, cette réforme ne
deux temps. Il créa d’abord en décembre 1997 un groupe vit pas le jour. À partir de 2000-2001, dans la perspective
de travail en vue d’élaborer des propositions pour de l’approche de l’élection présidentielle, la cohabitation
« revaloriser le rôle du Parlement en matière de politique se tendit très fortement. En 2001, L. Jospin ne choisit pas
de renseignement » dans le cadre de la CDNFA présidée la DPR comme arme politique, mais les fonds spéciaux
par P. Quilès en faisant nommer A. Paecht comme dont l’usage passé mettait directement en cause le président
« coordinateur » 52. Dès lors, sur cette question, le PS et de la République. Cette question hautement conflictuelle
l’UDF avancèrent alliés. Dans un second temps, plus occupa toute la période allant de juin à décembre 2001 et

(49) Avis n° 80 de M. Jean Faure fait au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finance pour 1996, Sénat,
22 novembre 1995, p. 80.
(50) Cf. Jacques Isnard, « M. Millon s’engage sur la transparence des services spéciaux », Le Monde, 8-9 décembre 1996.
(51) Proposition de loi n° 439 portant création d’une délégation parlementaire dénommée délégation parlementaire du renseignement,
Sénat, 1997, 8 p. À nouveau en novembre 1999, N. About re-déposa le projet afin d’éviter qu’il ne soit caduc (proposition de loi
n° 492 portant création d'une délégation parlementaire dénommée délégation parlementaire du renseignement, Sénat, 1999, 8 p.)
(52) Assemblée nationale, Bulletin des commissions, décembre 1997, n° 15, p. 2123.
(53) Proposition de loi n° 1497 tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires de renseignement, Assemblée
nationale, 1999, 8 p.
(54) Arthur Paecht, Rapport fait au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale,
Assemblée nationale, n° 1591, 2 décembre 1999, 99 p.
(55) Proposition de loi n° 236 modifiant l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées
parlementaires et portant création de comités parlementaires d’évaluation de la politique nationale de renseignement à l'Assemblée
nationale et au Sénat, Sénat, 1999, 8 p.
(56) Argument principal de la droite dans tous les débats et repris dans le recours auprès du CC en décembre 2001.
(57) Floran Vadillo, Les socialistes et les services de renseignement et de sécurité de 1981 à 2007 : usage et politisation de l’administration
du renseignement, mémoire de Master 2 sous la direction de S. Laurent, université de Bordeaux, 2008, p. 258-294.

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Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

débouchant sur la création de la commission de vérification s’engagea à renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement
des fonds spéciaux. Le projet de DPR fut donc finalement sur le renseignement. En juin 2007, le Premier ministre
victime de la cohabitation qui avait pourtant permis à François Fillon déposait le projet de loi devenu, après de
l’origine au PS de trouver l’appui de l’UDF. nombreux amendements, loi de la République, le 25
septembre 2007.

L’instrumentalisation politique En fait de « contrôle », il faut conclure au caractère


plus que superficiel de cette activité dès lors que l’on
lors de la dernière tentative touche aux organes et plus encore aux activités de
(2005-2007) renseignement. Lors des discussions budgétaires, les
rapporteurs 62 se contentent de décrire l’évolution dans
le court terme des chapitres correspondant aux services
L’idée de la création d’un moyen de contrôle du et de justifier les augmentations de dépenses sans que
renseignement ne revint que lorsque la fin du second cela suscite de débat dans la majorité comme dans
septennat de Jacques Chirac se profila. Dans la perspec- l’opposition. Quant au contrôle « indirect » des com-
tive de l’élection présidentielle de 2007, les cartes à droite missions sur les services de renseignement entre 1973 et
furent rebattues tant sur le profil d’un éventuel candidat 1992, on vient de voir qu’il fut tout aussi limité. Enfin,
que sur le projet présidentiel. En outre, les organes existants il est beaucoup trop tôt pour dire quoi que ce soit de
comme la Commission nationale de contrôle des inter- l’activité de la DPR qui a rendu son premier rapport,
ceptions de sécurité (CNCIS), la Commission consultative deux ans et demi après sa création, en décembre 2009 63.
du secret de la défense nationale (CCSDN) et la Com- Sous la Ve République, si l’État secret a été contraint face
mission de vérification des crédits des fonds spéciaux à la pression parlementaire de dévoiler en partie certaines
(CVFS) s’étaient imposés. Ainsi R. Galy-Dejean, nommé de ses pratiques, les services de renseignement sont
président de la CVFS de 2002 à 2007, changea radicalement demeurés à l’abri de toute autre forme de contrôle que
d’avis sur le contrôle parlementaire 58. En novembre 2005, celui exercé par leurs autorités de tutelle. Faut-il dès lors
à l’occasion de l’examen du projet de loi relatif à la lutte incriminer le parlementarisme rationalisé de la Ve
contre le terrorisme à l’Assemblée nationale, un élu République ? Le régime d’assemblée de la IVe République
socialiste, mais aussi, signe des nouveaux temps, deux aurait alors dû être propice au contrôle parlementaire du
élus UMP déposèrent des amendements visant à créer renseignement, mais aucun élu ne s’en est saisi alors
une DPR. Les amendements furent repoussés, mais au qu’au cours de la période 1944-1946 les parlementaires
cours de l’examen, le ministre de l’Intérieur Nicolas avaient été particulièrement revendicatifs à l’égard des
Sarkozy donna son accord au principe de cette réforme. services. En outre, la Constitution de 1958 n’a pas
Si le contexte international était à la lutte contre le empêché malgré tout la tenue de la commission de 1973
terrorisme, le contexte politique était dominé par l’affaire sur les écoutes qui a su contourner la franche hostilité du
Clearstream 59. Dans ce cadre, le ministre de l’Intérieur, gouvernement et rendre un rapport très informé,
méfiant à l’égard des services de renseignement, avait établissant nettement les dévoiements politiques du
quelque intérêt personnel à promouvoir un contrôle par- système. L’explication de l’atonie parlementaire tient
lementaire de leurs activités : il s’y rallia publiquement plutôt au faible intérêt des élus pour un sujet technique
lors d’une réunion de la majorité à Matignon en janvier et n’ayant aucun rapport électoral, situé, en outre, dans
2006 60. En mars 2006, le Premier ministre reprenait le domaine très réservé du pouvoir exécutif. En revanche,
l’initiative sur ce sujet en faisant déposer par le ministre la mécanique propre à la Ve République s’est imposée
Henri Cuq un projet de loi portant création d’une avec force sur un autre plan : l’étude du positionnement
DPR 61. Le projet ne fut pas examiné avant l’élection des assemblées face au renseignement montre le rôle des
présidentielle, mais le candidat N. Sarkozy dans son groupes minoritaires (ici centriste et communiste)
discours de mars 2007 sur les questions de défense comme générateurs d’idées et le rôle indispensable des

(58) René Galy-Dejean, Circonstances et convictions, Paris, éditions numéris, 2007, p. 127.
(59) On s’en convaincra aisément en lisant le témoignage – essai de Bruno Le Maire (Des hommes d’État, Paris, Grasset, 2007, 449 p.),
conseiller technique puis dernier directeur de cabinet de D. de Villepin.
(60) Selon les propos détaillés rapportés par Bruno Le Maire, alors conseiller technique de Dominique de Villepin (cf. Des hommes…,
op. cit., p. 230). La publication de ce livre en 2007 et le rôle de son auteur plaident pour la véracité dans l’évocation de cette jour-
née du 17 janvier.
(61) Projet de loi n° 2941 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement, 8 mars 2006.
(62) Il s’agit évidemment de spécialistes de questions de défense : ainsi Jean-Michel Boucheron à gauche ou Bernard Carayon à droite.
(63) Délégation parlementaire au renseignement, Rapport d’activité 2008-2009, Assemblée nationale n° 2170, Sénat n° 181, 17 décembre
2009, 16 p. Dans ce « rapport d’activité » de seize pages, seules deux portent véritablement sur l’action de « contrôle » de la DPR.

142
Laurent:Mise en page 1 9/09/10 11:34 Page 143

S. LAURENT Les parlementaires face à l’État secret et au renseignement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation

groupes majoritaires pour transformer les idées en lois. mentaires que l’on vient de tourner montrent a contrario
Enfin et surtout, le rôle majeur du Premier ministre, chef clairement l’entrée du sujet « renseignement » dans la
de la majorité maîtrisant l’ordre du jour et faisant délibération parlementaire et sa forte instrumentalisation
avancer le contrôle en dehors du Parlement par le biais politique comme témoignage ou moyen d’opposition 65.
des autorités administratives indépendantes est évident. Les quatre dernières décades sont l’illustration du fait que
L’absence de contrôle du renseignement jusqu’en 2007 le renseignement, à défaut d’être mieux compris, mieux
est-il pour autant une illustration supplémentaire de ce perçu, moins déformé, a connu dans les assemblées une
que les praticiens déplorent, l’absence de « culture fran- certaine banalisation, ce qui en soi est exceptionnel.
çaise du renseignement » 64 ? Les pages d’histoire parle-
Sébastien LAURENT
Tableau synoptique des évocations de questions de renseignement au Parlement sur initiative parlementaire

Date Assemblée Formation Forme Objet Attitude résultat


politique à (et relation avec gouvernemental
l’initiative les services) e

1. décembre Sénat Centre amendement demande au Vote : rejet


1971 au projet de gouvernement
loi de d’un rapport sur
finances le SDECE à une
commission
mixte
2. juin 1973 AN PS et résolution en sur les écoutes Vote : rejet
radicaux vue de la téléphoniques (décembre)
création
d’une
commission
d’enquête
3. juin- Sénat Centriste, résolution en sur les écoutes refus d’autoriser Vote :
octobre avec soutien vue de la téléphoniques les adoption +
1973 PS et PC création fonctionnaires à rapport
d’une témoigner public de la
commission commission
de contrôle
4. mai- Sénat Majorité résolution en sur les services audition des Vote :
décembre sénatoriale : vue de la de l’État chargés ministres et adoption +
1982 RPR, Rép. création du maintien de fonctionnaires rapport
indép. et d’une la sécurité (refus du préfet public de la
gauche commission publique de police commission
démocratique d’enquête (RG) d’autoriser (avec
parlementaire l’audition du réserves des
RGPP) sénateurs de
gauche)
5. juin 1981- AN PC résolution en sur le service Vote :
juillet vue de la d’action civique adoption +
1982 création (liens SAC-RG) rapport
d’une partiellement
commission public de la
d’enquête commission
parlementaire
6. novembre Sénat RPR et Rép. résolution en « sur les audition de Vote :
1983-mai indép. vue de la conditions de certains adoption +
1984 création fonctionnement, fonctionnaires rapport
d’une d’intervention et (sans publication public de la
commission de coordination de leur nom et commission
de contrôle des services de fonction)
police et de
sécurité engagés
contre le
terrorisme »
(tous services
secrets)
7. décembre AN PC résolution en chargée Irrecevable
1983 vue de la d’examiner les en
création conditions dans commission
d’une lesquelles des lois
commission l’opération dite (instruction
d’enquête des avions judiciaire en
parlementaire renifleurs a pu cours)
être menée par la
société Erap
janvier AN PS résolution en chargée audition anciens Commission
1984 vue de la d’examiner les ministres et des lois :
création conditions dans fonctionnaires adoption
d’une lesquelles des résolution
commission fonds ont pu être socialiste +
d’enquête affectés depuis rapport
parlementaire 1976 à une public de la
« invention commission
scientifique d’enq. (RPR
susceptible de et UDF
bouleverser la votent contre
recherche le rapport)
pétrolière » (rôle
personnalités du
SDECE)

(64) Cf. parmi d’autres exemples : Rémy Pautrat, « La coordination politique du renseignement : le comité interministériel du rensei-
gnement suffit-il ? », in Bertrand Warusfel (dir.), Le renseignement français contemporain. Aspects politiques et juridiques, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 88 [ancien dir. de la DST] ; « Entretien avec Pierre de Bousquet de Florian », Rue Saint-Guillaume, n° 140,
septembre 2005, p. 44 [dir. de la DST] ; René Galy-Dejean, Circonstances et convictions, Paris, éditions numéris, 2007, p. 125 ;
Michel Masson [commandant de la DRM], « Les défis du renseignement militaire », Sécurité globale, été 2008, p. 18.
(65) Cf. pour une mise en perspective plus large, notre étude : « Aux “services” des Républiques : esquisse d’une histoire politique des
services de renseignements (XIXe-XXe siècles) », dans Un professeur en République. Mélanges en l’honneur de Serge Berstein, Paris,
Fayard, 2006, p. 272-280.
143
Laurent:Mise en page 1 5/08/10 15:22 Page 144

Cahiers de la sécurité – n°13 –juillet - septembre 2010

8. août 1985 AN PC proposition chargée du Pas


de loi en vue contrôle des d’examen en
de la création activités des commission
d’une services secrets des lois dans
délégation la législature
parlementaire
9. juin 1988 AN PC proposition chargée du Pas
de loi en vue contrôle des d’examen en
de la création activités des commission
d’une services secrets1
* des lois dans
délégation la législature
parlementaire
10. 2 octobre AN RPR résolution en sur le rejet en
1990 vue de la fonctionnement commission
création des des lois
d’une renseignements (irrecevable
commission généraux par vote de
d’enquête la question
préalable)
25 octobre AN RPR résolution en sur le rejet en
1990 vue de la fonctionnement commission
création des des lois
d’une renseignements (irrecevable
commission généraux par vote de
de contrôle la question
préalable)
31 octobre AN PS Proposition sur les missions pas
de résolution des d’examen en
tendant à la renseignements commission
création d'une généraux dans la
commission législature
de contrôle
11. décembre Sénat Majorité résolution en chargée audition des Vote :
1990-mai sénatoriale : vue de la d’examiner la directeurs de la adoption +
1991 RPR, UDF et création gestion police et refus rapport
gauche d’une administrative, d’autoriser les public
démocratique commission financière et fonctionnaires
de contrôle technique de RGPP à
l’ensemble des témoigner
services relevant
de l’autorité du
ministre de
l’Intérieur
(RG et DST)
12. février AN RPR, UDF et résolution en sur l’affaire Rejet en
1992 Union vue de la Habache commission
centriste création des lois par
d’une la majorité
commission
d’enquête
parlementaire
13. avril-juin Sénat Majorité résolution en sur l’affaire audition des Vote :
1992 sénatoriale : vue de la Habache ministres et hauts adoption +
RPR, UDF, création fonctionnaires rapport
Gauche d’une public
démocratique commission (explication
et d’enquête du refus
Républicains parlementaire d’approbatio
indépendants n du rapport
par le groupe
PS)
14. septembre Sénat UDF proposition au Pas
1997 de création renseignement d’examen en
d’une commission
délégation dans la
parlementaire session
15. décembre AN PS Proposition en matière de adoption en
1997 de création renseignement CDNFA
d’un groupe
de travail
paritaire au
sein de la
CDNFA pour
revaloriser le
rôle du
Parlement
16. février Sénat RPR proposition d’évaluation de Pas
1999 de création de la politique d’examen en
comités nationale de commission
parlementaire renseignement dans la
s à l’AN et au législature
Sénat
17. mars 1999 AN PS (soutien proposition au adoption en
UDF en de loi en vue renseignement CDNFA.
CDNFA) de la création Refus du
d’une gvt.
délégation d’inscrire à
parlementaire l’ordre du
. jour
18. septembre Sénat UDF proposition au Pas
1999 de loi créant renseignement2 ** d’examen en
une commission
délégation dans la
parlementaire session

(*) La proposition reprend dans les mêmes termes celle de 1985.


(**) Cette proposition reprend l’intégralité de la proposition de septembre 1997.

14 4
Ponsaers Cools:Mise en page 1 2/08/10 12:28 Page 145

Les « études de renseignements »


en Belgique :
un état de la question provisoire
Marc COOLS, Paul PONSAERS

Les études de renseignement, comme sujet de


criminologie, en Belgique sont en plein développement
scientifique. Les auteurs veulent souligner surtout les
enjeux les plus importants comme l’approche historique,
légale et sociale.
© TheThirdMan - fotolia.com

«Intelligence reports» in Belgium: a provisional situation report

The scientific side of intelligence reports as a subject in criminology is developing tremendously in Belgium. In
most cases the authors want to underline what they consider to be the most important challenges, such as the
historical, legal or social elements.

Marc Cools

Professeur au Département de droit pénal et de criminologie, Université de Gand, Professeur au Département


de criminologie, Université Libre de Bruxelles.

Paul Ponsaers

Professeur au Département de droit pénal et de criminologie, Université de Gand.

145
Ponsaers Cools:Mise en page 1 2/08/10 12:28 Page 146

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

L ’
attention portée sur les éléments constitutifs du
« dispositif de sûreté » organisé par l’État en Belgique
a toujours figuré au premier plan dans la pratique
de la criminologie académique. Les services
de polices [Van Outrive, Cartuyvels, Ponsaers,
1992] et les services d'inspection [De Baets, De Keulenaer,
Ponsaers, 2003] en ont été et en sont toujours l'objet. Les
services de renseignements et de sécurité ont pu toutefois
compter sur un intérêt moins académique, mais plus
Études de renseignement :
un cadre théorique scientifique

Contrairement aux Pays-Bas où les études de rensei-


gnement existent depuis déjà de nombreuses années, aussi
et surtout grâce aux efforts incessants de la Fondation des
études de renseignement des Pays-Bas (Netherland Intelli-
journalistique et permanent en la matière [Vandersijpen, gence Studies Association ou NISA), la tentative du gouver-
s.d. ; Haquin, 1984 ; Carpentier, Moser, 1993 ; Wils, nement belge de fonder, de façon analogue, une Belgian
1996 ; Clerix, 2006 ; Timmerman, 2008]. Intelligence Studies Association (BISA), avec un bulletin d’in-
formation indépendant et académique et des initiatives,
À l’occasion du 175e anniversaire célébrant la création a échoué, et ce malgré les efforts de S. Petermann, rattaché
de la Belgique, il nous a été demandé – sous l'impulsion à l'université de Liège, et de l’ancien secrétaire général de
de L. Onkelinx, ancien vice-Premier ministre et ministre de l'OTAN, W. Claes. Seuls un travail scientifique [Petermann,
la Justice, et K. Dassen, ancien administrateur général de Claes, 2005], une journée d’étude « BISA » et un bulletin
la Sûreté de l'État (SE) – de rehausser l’éclat scientifique d’information [Petermann, 2004] ont vu le jour.
nécessaire de la décision du gouvernement provisoire du
15 octobre 1830 visant à établir la fonction d’un adminis- Pour soumettre les services de renseignements et de
trateur général de la Sécurité publique [Matthijs, Sablon, sécurité à une vision scientifique et en faire par conséquent
2004]. Dans cette optique, le livre De Staatsveiligheid. Essays l'objet des « études de renseignement », nous avons opté
over 175 jaar Veiligheid van de Staat (La sûreté. Essais sur pour une approche en quatre parties. Dans un premier
les 175 ans de la sûreté de l’État) [Cools, Ponsaers, 2005] temps, nous avons dû intégrer l’« intelligence community »
est devenu une réalité, parallèlement à une exposition belge dans un cadre historique. Puis, il a été nécessaire de
unique sur 175 ans de sûreté de l’État qui s’est déroulée à traduire le cadre juridique à l'intérieur duquel travaillent
Bruxelles et qui a connu un large intérêt public. La sûreté et opèrent les services de renseignements et de sécurité.
de l'État a cessé d’être « La Grande Muette ». Un cadre de fonctionnement s’est également avéré indis-
pensable. Enfin, dernier élément mais non des moindres,
Nous-mêmes, nous pensons que ce livre a été, entre il convient de prévoir une perspective socio-scientifique
autres, une amorce pour permettre le développement réel et administrative.
des « études de renseignement » scientifiques [Cools,
2004] qui n’existaient pas encore jusqu’à ce jour en Le cadre historique, notamment du service de la sécurité
Belgique. Nous sommes d’avis que la criminologie acadé- et des renseignements civils, a été décrit en détail dans
mique belge (incluant le droit pénal, la procédure pénale l’ouvrage de référence déjà cité précédemment. Un bref
et le droit administratif) peut à présent prêter et prêtera historique de « la police secrète » en Belgique existe également
attention à l'enseignement, la recherche et l’aide sociale en marge de ce dernier [Keunings, 1989]. Malheureusement,
en ce qui concerne les services de renseignements et de la Belgique ne possède toujours aucun ouvrage de référence
sûreté. Outre les académiciens, les étudiants, les respon- historique sur le service de renseignements et de sécurité
sables politiques, les fonctionnaires, les journalistes et de militaires. Excepté une brève référence à sa création le
nombreuses autres personnes ont maintenant la possibilité 1er avril 1915, la littérature scientifique est rare [Stevens,
d’en extraire des idées pour placer l’« intelligence com- 2005 ; Temmerman, 2007 ; Horvat, 2009] ou méconnue
munity » belge (ou communauté de renseignement) concernant l’important « milestones » historique pour le
comme une « community made up of bureaucracies that work Service général du renseignement et de la sécurité ou
in secret and deal in secrets » [Wirtz, 2009] dans la perspective « SGRS » [Hellemans, 2005]. L'intérêt dans l'existence des
sociale appropriée ; une institution ayant un rôle crucial bureaux de renseignements privés cadre avec l’attention
dans la conservation de notre société démocratique pour scientifique importante consacrée à la gestion de sécurité
que tous les citoyens en particulier puissent continuer privée. En Belgique, ces services ont été étudiés [Cools,
d’y exercer leurs droits et leurs libertés. 2008] parallèlement à d’autres acteurs de sécurité privée
comme notamment : les entreprises de gardiennage, les
services de gardiennage internes, les entreprises de conseil
en sécurité et les détectives privés [Cools, Haelterman,
1998 ; Cools, Ponsaers, Verhage, Hoogenboom, 2004].

146
Ponsaers Cools:Mise en page 1 2/08/10 12:28 Page 147

Marc COOLS, Paul PONSAERS Les « études de renseignements » en Belgique : un état de la question provisoire

Dans le cadre juridique, l'attention doit être portée, en d'équilibre politique susmentionné au sein duquel les
premier lieu, sur un certain nombre de lois essentielles. services de renseignements et de sécurité doivent opérer.
Cette législation détermine aussi de façon détaillée la La distinction entre les religions reconnues et les organi-
communauté de renseignement belge constituée de divers sations sectaires nuisibles peut alors être claire au premier
acteurs. Ceux-ci sont, en plus de la SE et la SGRS déjà abord et d’un point de vue social, cela est et demeure bel
indiquées, le Comité ministériel (CMR&S), le Collège du et bien une expérience religieuse ou philosophique qui
renseignement et de la sécurité (CR&S) et le Comité per- intervient en premier lieu dans la sphère du privé.
manent de contrôle des services de renseignement et de
sécurité (Comité Permanent R). Abstraction faite de la En Belgique, les cas traditionnels de l’extrémisme de
discussion visant à savoir si lesdits « centres de fusion », gauche et de droite, le racisme, la xénophobie, l'anarchisme,
qui analysent des renseignements (Belgian Standing le nationalisme, l'autoritarisme et le totalitarisme comme
Committee, 2010), sont ou non des services de renseignements représentants de l’extrémisme sont également une question
et de sécurité, l'Organe de coordination (OCAD) pour prioritaire pour les services de renseignements et de
l'analyse de la menace peut selon nous être rangé dans sécurité. L'extrémisme islamique est également traité. Ce
cette communauté. phénomène montre parfaitement que la communauté de
renseignement peut encore avoir une finalité politique.
En plus des énumérations strictement juridiques telles Dans le cas de l'approche de l'extrémisme, la question se
que la Loi organique du contrôle des services de police pose de savoir quelle peut encore être la tâche des services
et de renseignement et de l'Organe de coordination pour de renseignements et de sécurité quand les mouvements
l'analyse de la menace (18 juillet 1991), la Loi organique extrémistes obtiennent un élément constitutif de parti
des services de renseignement et de sécurité (30 novembre politique qui est représenté démocratiquement dans les
1998), la Loi relative à la classification et aux habilitations, organes politico-administratifs du gouvernement. Il est
aux attestations et avis de sécurité (11 décembre 1998) et également évident que les mouvements politiques démo-
la Loi relative à l'analyse de la menace (10 juillet 2006), cratiques peuvent en substance aussi se radicaliser, selon
dans un certain nombre de travaux de synthèse [Fijnaut, des facteurs environnementaux aussi bien internes qu’ex-
Goossens, Hutsebaut, Van Daele, 1999 ; Vast Comité I, ternes. Les services de renseignements et de sécurité se
2006), nous constatons surtout que l'attention juridique trouvent ici dans une position de trapéziste sans filet.
scientifique pour ce cadre législatif plutôt récent se
concentre principalement sur les droits civiques [Van L'espionnage comme profession est parfois désigné
Laethem, 2008], l’enquête préliminaire [Vangeebergen, comme le deuxième plus vieux métier du monde. Dans
Van Daele, 2008 ; Van Daele, Vangeebergen, 2006] et les la vie de tous les jours, l’espionnage fait encore l’objet de
méthodes de renseignement particulières [Vandenberghe, très nombreux mythes et il reste le sujet par excellence de
Van Ongeval, 2008]. Ces instruments législatifs sont le ceux qui laissent libre cours à leur imagination. Le cinéma
résultat politique d'un exercice d'équilibre entre le fait [Rombout, 1995] et la littérature [Mandel, 1984 ; Masters,
de rendre possible une exécution effective des tâches par 1989] confirment cette image des bureaux de renseigne-
la communauté de renseignement belge, d'une part, et la ments, des théories de complots [Pipes, 1997] et font
garantie et le respect des droits fondamentaux du citoyen, intervenir ou non l’espion dans une relation sexuelle
d'autre part, au moyen, entre autres, d’un contrôle par- [Keeler, 1989] particulièrement captivante avec des agents
lementaire exercé par le Comité-R sous l'autorité du doubles. La réalité est quelque peu différente. Ainsi, il y
Sénat Belge. a une nette évolution perceptible de l'espionnage militaire
vers l'espionnage d’entreprise et économique [Cools,
Il va de soi que les études de renseignement seraient Hoogenboom, 1996]. Le potentiel scientifique et économique
presque sans objet s’il n’existait aucun phénomène social devient un nouvel intérêt national qui doit être préservé
constituant le noyau du travail de renseignement. Les par la communauté de renseignement. Ce phénomène se
phénomènes étudiés dans le cadre de fonctionnement prête au terrain d'actions pour les services de renseignements
belge sont : l’espionnage, le terrorisme, l'extrémisme, la privés que l’on a déjà mentionnés et auxquels le Vast
prolifération, l’organisation sectaire nuisible, l’organisation Comité I a consacré, à juste titre, l'intérêt nécessaire.
criminelle et l’ingérence. Aujourd’hui, c’est surtout la
prolifération et le terrorisme qui sont à l'ordre du jour Pour compléter le cadre socio-scientifique et adminis-
politique [Napoleoni, 2004]. Tout comme pour le terro- tratif, il est clair que la position de la communauté de
risme, ce sont aussi des événements dramatiques qui ont renseignement et sa relation vis-à-vis des services policiers
attiré l'attention sur les organisations sectaires nuisibles. doivent être indiquées dans le cadre de la vaste gestion de
Ce phénomène est un exemple classique de l'exercice sécurité intégrale qui constitue la politique pénale menée

147
Ponsaers Cools:Mise en page 1 2/08/10 12:28 Page 148

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

en Belgique depuis 1999. Le recueillement, l'analyse et le L'insertion de cette contribution belge dans la collection
traitement des renseignements distinguent les missions de française Cahiers de la Sécurité de l'INHESJ, prouve une
la communauté de renseignement de celles des services fois de plus que les études de renseignement doivent
de police, d’inspections spéciales, de gardiennage et d’en- s’ouvrir à l'intérêt scientifique et administratif internatio-
quête privés. Ce positionnement externe reste à être nal. En revanche, l'ouverture méthodologique scientifique
examiné en interne et suscite une attention nécessaire de la communauté de renseignement est une affaire plutôt
pour étudier également les aspects organisationnels du nationale pour le moment. En plus des récits de rensei-
travail de renseignement. gnements ou culturels existant antérieurement dans la
littérature et le cinéma comme science illégale [Schuilen-
burg, 2005], avec certes une valeur ajoutée [Feyerabend,
Une conclusion méthodologique 2007], nous devons toutefois plutôt nous tourner vers des
publications récentes de la communauté de renseignement
elle-même. En Belgique, nous avons pu quitter récemment
Il ne nous reste plus qu’à décider, en espérant que cette l'angle d'incidence méthodologique universel du « anything
vue d’ensemble puisse tenir ses promesses, ce que signi- goes » [Feyerabend, 1977] et prendre connaissance, de
fierait la sortie de nombreuses autres publications façon critique, des rapports des activités de l'organe de
approfondies sur ce thème des études de renseignements. surveillance parlementaire, le Comité permanent R et du
Le temps est venu pour cela et l'image d’une institution bureau des renseignements civil SE qui, lui-même, incite
fermée sur elle-même et invisible se trouve loin derrière à la remise de données qualitatives et quantitatives.
nous. Dans une démocratie fonctionnant normalement,
il convient qu'un État organise effectivement sa sécurité
de la meilleure façon possible, mais aussi que la société
ait l'occasion de débattre de la méthode et d’en discuter. Marc COOLS, Paul PONSAERS

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148
Ponsaers Cools:Mise en page 1 2/08/10 12:28 Page 149

Marc COOLS, Paul PONSAERS Les « études de renseignements » en Belgique : un état de la question provisoire

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Roche:Mise en page 1 2/08/10 12:32 Page 150

Prospective sécuritaire
et anticipation romanesque
Romanciers 3 – Experts 0
Jean-Jacques ROCHE

Publié aux États-Unis en 2007, The Reluctant Fundamentalist


décrivait la transformation d'un Pakistanais parfaitement
intégré aux États-Unis en terroriste. Deux ans plus tard, le
commandant Nidal Hassan tuait treize personnes sur
une base américaine du Texas et le 1er mai 2010 Faisal
Shazhad, un Américano-Pakistanais, tentait de faire
exploser une voiture aux abords de Time Square. À
l'évidence, le romancier avait anticipé ce que les services
spécialisés n’avaient pas vu venir. Pourquoi dans ces
conditions, l’anticipation romanesque n’a-t-elle pas sa
place dans la prospective sécuritaire ? Trois raisons
peuvent expliquer pourquoi les experts institutionnels
refusent par corporatisme un concours qu’ils vivent avant
tout comme une concurrence.
© Mark Plumley - fotolia.com

Fiction predicts security risks


Novelists 3 - Experts 0

9/11 2001 was only a real surprise to those forecasters who didn't anticipate the fall of the Berlin wall. In 1998,
the French author Maud Tabachnik imagined in her novel The Circles of Hell (Les Cercles de l’Enfer), an Islamic
billionaire at the centre of a worldwide organisation of terrorists whose sole aim was to reap havoc in decadent
non Islamic democracies. Two years earlier, the American novelist Tom Clancy had sold millions of copies of his
thriller Executive Orders, where a Japanese kamikaze crashes a jumbo jet into the Capitol Building in Washington.
In the same vein, Dominique Lapierre and Larry Collins described with such precision in their book, The Fifth
Horseman, the behaviour of a rogue State countering the controls of the International Atomic Energy Agency
(AIEA), that the novel seemed to anticipate the Ekeus report on the investigation in Iraq.

Jean-Jacques Roche

Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), Directeur de l’Institut supérieur de l’armement et de la


défense, il est également romancier et a publié cinq thrillers de politique-fiction : Sukhoï, 1987, Presses de la
Renaissance et Livre de poche (traduit en sept langues), Vol sur Moscou, Albin Michel, 1991 et Livre de poche,
La Dernière Manche, 1994, Lattès, Les Vautours Blancs, 2003, Stock – Le Livre de poche, L’Agenda de Rome,
2005, Stock.

15 0
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Jean-Jacques ROCHE Prospective sécuritaire et anticipation romanesque

L
e 11 septembre 2001 n’a guère surpris que les prévi- spéciaux remplacent alors la pauvreté du scénario décrivant
sionnistes qui n’avaient déjà pas anticipé la chute du comment la terre cessera de tourner sur elle-même le
Mur de Berlin. En 1998, Maud Tabachnik avait imaginé 21 décembre 2012, le rythme de l’action pouvant, dans le
dans Les Cercles de l’Enfer, un milliardaire islamiste agré- meilleur des cas, faire oublier les invraisemblances du
geant autour de lui les réseaux terroristes du scénario (Die Hard 4). Quelques écrivains ou scénaristes
monde entier pour porter le fer au sein des ont certes vu juste, mais la liste de ceux qui se sont
démocraties laïques et décadentes. Deux années plus tôt, contentés de décrire leurs fantasmes est infiniment plus
Tom Clancy avait anticipé dans l’un de ses thrillers vendus longue. Par souci de répondre aux attentes du public qui
en millions d’exemplaires (Sur Ordre) l’action d’un kamikaze aime à se faire peur ou par besoin de crier au complot,
japonais précipitant un Boeing 747 sur le Capitole. Dans la très grande majorité des auteurs déborde d’imagination
un autre registre, Dominique Lapierre et Larry Collins complaisante pour projeter leurs lecteurs dans une spirale
avaient décrit dans Le Cinquième Cavalier les procédés uti- délirante de catastrophes d’autant plus palpitantes qu’elles
lisés par un État proliférant pour déjouer les contrôles de formalisent des menaces plausibles.
l’International Atomic Energy Agency (AIEA) avec une telle
précision que ce roman sembla anticiper le rapport de la Dans ce registre, les créateurs en manque d’imagination
commission Ekens qui enquêta en Irak. ont l’embarras du choix. La perspective d’un attentat nu-
cléaire est bien sûr en haut du palmarès. Il faut cependant
De Jules Verne à Hergé, la liste des auteurs ayant prévu être en panne d’inspiration pour proposer un tel manuscrit
le devenir du monde est donc longue. Des romans que qui aura peu de chances de séduire un éditeur, même si
les esprits critiques qualifient volontiers d’ouvrages de Barak Obama vient de réhabiliter l’hypothèse en réunissant
gare ont ainsi été capables d’annoncer ce qu’experts, ana- en avril dernier son sommet contre le terrorisme nucléaire.
lystes et autres futurologues officiels n’avaient jamais Si l’atome, comme le bactériologique, demeure encore
imaginé. Pourtant, les moyens investis dans la prospective aujourd’hui hors de portée de la majorité des réseaux
sécuritaire sont loin d’être négligeables. Du Secrétariat terroristes (à la fois pour des raisons financières et d’ordre
général de la défense et de la sécurité nationale (SGDNS) technique), l’extrémiste moins exigeant pourra toujours
à la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) en passant avoir recours au chimique pour contaminer les réservoirs
par la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) d’eau potable des grandes métropoles ou les systèmes de
et la direction centrale du Renseignement intérieur ventilation des buildings de la Défense. L’explosif n’a
(DCRI), sans négliger les incessants colloques académiques pas perdu pour autant tout crédit et a même trouvé un
destinés à anticiper les guerres de demain et les publications nouveau souffle avec les kamikazes prêts à se faire exploser
plus ou moins savantes décryptant les nébuleuses terro- dans les transports en commun (à l’heure de pointe),
ristes, l’énergie dépensée est à la hauteur des craintes que dans les gares ou les aéroports, ou encore dans les stades
suscite la capilarisation des risques inhérente à la sécurité (le jour de finale du Super Bowl ou de la Coupe du
globale. Monde de préférence). Si possible, un comparse légèrement
blessé lors du premier attentat se fera exploser quinze
Pourquoi, dans ces conditions, des romanciers ayant minutes plus tard pour désorganiser les secours et
démontré leurs capacités à prédire avec précision un avenir envoyer ad patres le maximum d’officiels. Comme les
plus ou moins lointain n’ont-ils pas leur place dans les extraterrestres qui privilégient le territoire des États-Unis
cénacles de la prévision ? De manière plus générale, pour- pour envahir la terre, nos candidats au martyre sont
quoi une méthode d’anticipation ayant fait ses preuves immanquablement attirés par les lumières des grandes
ne bénéficie-t-elle pas d’une reconnaissance à la hauteur villes occidentales, New York, Londres et Washington
de ses résultats ? Trois explications peuvent être invoquées constituant leurs destinations favorites.
pour expliquer cette surprenante absence de crédibilité.
Les mobiles évoluent dans le temps, mais ne sont un
mystère pour personne. La lutte des classes et la solidarité
Les mages de l’Apocalypse tiers-mondiste ont eu leurs heures de gloire avec Carlos.
Elles sont désormais démodées et ont été remplacées par
le radicalisme islamiste. Plus original, le nihilisme anti-
La première de ces raisons est liée à la multiplicité des capitaliste est également plus sophistiqué. Les infrastruc-
romans et des scénarios anticipant en détail l’Apocalypse tures critiques constituent sa cible privilégiée. Internet
prochaine. Les thèses millénaristes ou les prophéties de est bien sûr le vecteur de son attaque qui sera déclenchée
l’Armageddon exercent un attrait irrésistible auprès d’auteurs par un programme malveillant ou un virus informatique
ou de réalisateurs persuadés de détenir la clé du succès avec qui désorganisera en quelques heures la finance mondiale.
l’annonce de lendemains sans surlendemains. Les effets Enfin, au dernier degré de la complexité, le terroriste

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

mafieux, qui dissimulera son projet crapuleux derrière chargeait de donner sens au monde. Du Big Bang à la
ses revendications politiques, utilisera une combinaison théorie du signal, les sciences dures ont ainsi tenté de
de moyens classiques et informatiques. L’explosion d’une mettre au pas la nature en expliquant les catastrophes
bombe électromagnétique lui permettra de s’introduire d’hier pour parer celles de demain. Mis en équation, le
au cœur du système ennemi ou un programme particu- hasard est devenu nécessité et la physique fondamentale
lièrement pervers lui permettra de vider les comptes de a transformé les turbulences sur les ailes d’avion ou les
tous les patrons du CAC 40 et/ou de toutes les person- vibrations dans les boîtes de vitesse en paramètres chiffrés.
nalités politiques. Robin des Bois est une valeur sûre Convaincus que les mêmes causes dérivent des mêmes effets,
pour séduire le public et s’il reverse une infime partie de philosophes idéalistes et réalistes se sont accordés sur
ses rapines à une ONG, notre escroc sympathique – auquel l’idée de la confusion naturelle d’une « diversité sensible »
Georges Clooney ne manquera pas de prêter ses traits que l’entendement organiserait en énonçant les « lois
lors de l’adaptation cinématographique de ce succès objectives » du devenir du monde. Le désordre était alors
d’édition – sera assuré de la plus totale impunité. une défaite de l’intelligence, « une déception de l’esprit »
selon Bergson qui préférait le considérer comme « un ordre
Ces trames convenues et trop linéaires ne présentent que nous ne cherchons pas ». Science et philosophie ont
pas, à l’évidence, un grand intérêt opérationnel et leurs ainsi pris la mesure du monde réel que l’Homme est – à
capacités d’anticipation sont à peu près nulles. À moins peu près – parvenu à comprendre et à expliquer. Cependant,
de placer l’armée et la police en alerte 365 jours par an, les passions humaines ont résisté à cette inquisition scien-
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il apparaît difficile tifique. Si l’on connaît l’action de l’épinephrine ou de la
d’accorder à ces scénarios plausibles, mais imprécis la norépinephrine sur les marqueurs du nerf vague qui, en
moindre utilité pour la prospective sécuritaire. Malgré douze millièmes de seconde, activent l’intelligence émo-
tout, ces fictions pourraient être mieux utilisées pour la tionnelle, aucun système rationnel ne peut encore prévoir
communication des services de sécurité. Ne pouvant mal le passage à l’acte. En d’autres termes, aucune science,
finir, elles donnent en effet une dimension épique au aucun schéma logique ne permettent encore d’associer
patient travail d’enquête qui transforme la catastrophe des prémices identifiables à une action prévisible de
annoncée en non-événement (l’attentat qui n’a pas lieu). l’individu ou des foules.
À côté du Prix du Quai des Orfèvres qui fleure bon son
Maigret d’antan, il conviendrait donc d’organiser un prix Comme l’écrivait l’historien Donald Kagan à propos
du thriller que les membres du comité de rédaction des des guerres, celles-ci surviennent « là où on ne l’a pas ima-
Cahiers de la Sécurité pourraient attribuer tous les ans giné, pour des raisons qui n’ont souvent pas été identifiées ». Le
après un déjeuner au Jules Verne. paradoxe consiste alors à vouloir anticiper l’avenir avec
les seuls outils de la Raison et à n’accorder aucun crédit
à des formes de savoir utilisant l’intuition et l’expérience,
Modernité et Raison l’imagination et la perception. La solution consisterait
dès lors à combiner les grilles d’analyse en renonçant,
comme le recommandait Bergson, au tout inductif. En
La deuxième raison qui explique le désintérêt pour l’in- partant de l’expérience acquise, l’induction permet en
tuition romanesque est plus fondamentale et trouve ses effet de réduire les risques de voir se reproduire les mêmes
racines dans la modernité. Jusqu’à la Renaissance, la événements. Après le 11 septembre, tous les attentats
narration était l’une des clés de la connaissance. Les récits visant des avions ont ainsi été évités et la liste des tenta-
obéissaient à une logique cyclique montant graduellement tives déjouées est incontestablement plus longue que la
jusqu’au paroxysme quand un événement fortuit entrait liste des attentats réussis. Inversement, l’ensemble des
en résonance avec les passions chauffées à blanc. Les œuvres mesures prises n’évitera pas la prochaine offensive majeure.
de l’époque se terminaient rarement sur une note optimiste La mobilisation des services de sécurité du monde entier
et les survivants se réveillaient épuisés au milieu des cendres réduit à l’évidence la marge de manœuvre des apprentis
de leurs cités, étonnés d’être encore vivants. « Comment terroristes qui, pour réussir, devront exploiter les failles des
cela s’appelle-t-il quand le jour s’élève dans le froid, que tout dispositifs déjà déployés. À côté du recueil des informations,
paraît gâché, saccagé, mais que pourtant l’air se respire ? » (Jean c’est leur imagination qui est avant tout mobilisée dans cette
Giraudoux – Electre). L’Histoire était alors tragique et les préparation et seul leur « génie inventif » leur permettra de
Grands de ce monde ne se cachaient pas pour consulter réitérer leurs exploits.
mages et devins qui leur révélaient les intentions des
dieux inscrites dans les étoiles. La modernité s’est chargée De ce fait, la solution consisterait à mobiliser la même
de tuer le tragique en misant sur la seule Raison. Le imagination en recrutant quelques auteurs particulièrement
chaos étant un ordre que l’on avait su voir, l’esprit se inventifs. En leur garantissant l’accès à toutes les informations

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Jean-Jacques ROCHE Prospective sécuritaire et anticipation romanesque

classifiées dont ils pourraient avoir besoin, ces auteurs géographie des réseaux, que ces mêmes élites sont tentées
bénéficieraient d’un temps d’avance sur les terroristes qui par les démons de l’écriture. Alors que la pression écono-
peinent à réunir ces données très protégées. Comme la liste mique tend à accélérer, pour les sciences dures, le passage
des failles est malgré tout réduite, une équipe restreinte de la recherche fondamentale à la recherche de dévelop-
suffirait à combler les brèches, sans bien sûr garantir une pement, l’utilisation des acquis de la recherche en sciences
sécurité absolue. Les ouvrages seraient écrits à la première sociales et humaines demeure très aléatoire. Il avait fallu
personne du singulier, les auteurs se plaçant dans la peau attendre vingt-huit ans pour que le concept de sécurité
des terroristes, et devraient s’achever sur une gigantesque globale soit validé par les rédacteurs du Livre blanc sur la
explosion sans intervention providentielle de Bruce Willis défense et la sécurité nationale qui n’avaient pas cru bon de
sauvant in extremis l’Humanité pour la nième fois. Bien l’utiliser en 1994 (alors que le concept était apparu en
sûr, ces fictions n’auraient pas vocation à être publiées 1982) 1; il faudra sans doute attendre encore de longues
(ce qui justifierait une juste récompense à proportion du années avant que la perception et l’intersubjectivité ne
renoncement à l’ambition légitime de tout écrivain) et deviennent parties prenantes à la démarche sécuritaire
un nouvel Enfer sous haute protection devra accueillir officielle.
ces œuvres vouées à l’oubli.
Ces deux instruments forment pourtant aujourd’hui
le mainstream des études académiques en matière de
Les pièges de la Méthode sécurité en réunissant les réalistes néo-classiques et les
constructivistes « dominants » qui étudient les objets clas-
siques de la sécurité (l’État, les communautés de sécurité,
Enfin, une dernière raison expliquant le désintérêt les identités) à travers le prisme de l’idée d’un monde
pour l’imagination des romanciers est plus intimement socialement construit par nos représentations et nos
liée à la culture française toujours sous l’influence du valeurs. Cette unanimité pour aborder les questions
Discours de la Méthode. Les lois mathématiques expliquant sociales, et de sécurité en particulier, s’inscrit dans une
l’univers partent ainsi d’un postulat indémontrable – par postmodernité déjà ancienne qui récuse la modernité
définition – qui débouche sur des lois générales à l’issue d’une Raison dominatrice. Les instruments pour appré-
d’une succession d’assertions logiques. Transposée aux hender une réalité qui diffère en fonction des valeurs
domaines sociaux, cette démarche inductive aboutit à culturelles échappent donc à la grille simpliste d’une cau-
démontrer ses conclusions anticipées dans un plan synthé- salité univoque et imposent d’imaginer le monde avant
tique qui privilégie toujours l’élégance de la démonstration d’avoir prise sur lui. Dès lors, la recherche fondamentale
à la pertinence du raisonnement. Ainsi formatée pour les a plus d’affinités avec les hypothèses romanesques qu’avec
concours, l’intelligence en France n’a que faire de l’esprit les anticipations sécuritaires officielles qui reflètent prio-
analytique propre à la recherche et ignore l’inventivité ritairement les fantasmes et les intérêts des élites classiques.
indispensable à la démarche hypothético-déductive, quand
il s’agit d’imaginer une expérimentation susceptible de Dresser la cartographie des futures menaces ne doit
confirmer ou d’infirmer une hypothèse. Si les sciences donc pas être confondu avec la nécessité de combler les
dures échappent à ce rejet de la démarche scientifique du failles anciennes de nos dispositifs de sécurité. L’exercice
fait des passerelles existant entre les écoles d’application impose de mettre à jour nos vulnérabilités nouvelles et
et la recherche fondamentale, il n’en est pas de même d’anticiper les brèches par lesquelles s’engouffreront les
pour les sciences humaines et sociales où ces passerelles assaillants de demain. L’effort intellectuel est à la mesure de
n’ont pas été établies. Le fossé existant entre l’adminis- l’enjeu et se déroule en deux temps. Identifier et nommer
tration recrutée par concours et la recherche académique les acteurs susceptibles de pouvoir recourir à la violence
n’a, de ce fait, jamais été comblé. Bien plus « l’intellectuel » contre nos intérêts vitaux constitue la première étape. Il
français sert d’alibi culturel à des élites politico-admi- importe, en effet, de distinguer les acteurs dont les intérêts
nistratives qui se sentent d’autant plus de connivence divergent des nôtres et les acteurs susceptibles de privilégier
avec des esprits brillants capables de sauter de Freud à la l’affrontement, lesquels sont, heureusement, moins

(1) Le Livre blanc de 1994 se contentait de parler de « conception globale de la défense » comme troisième et dernier objectif de la poli-
tique de défense de la France (Partie 1 - Chapitre 2) et abordait seulement dans son dernier chapitre les relations entre défense et
société dans une perspective très éloignée de la sécurité globale. À titre historique, le concept de « sécurité globale » avait été énoncé
par Richard Ullmann en 1983 et avait été adopté par les Nations unies en 1987. Cette même année 1994, le rapport du Programme
des Nations unies pour le développement (PNUD) considérait que la sécurité globale était menacée par six défis : les disparités
économiques, la croissance démographique, les migrations internationales, les atteintes à l’environnement, les trafics mafieux et le
terrorisme international.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

nombreux que les premiers. Violence et conflit obéissent Déterminer avec précision l’adversaire prêt à porter le
effectivement à des logiques différentes et la décision de fer dans les failles que nous ne considérons pas comme
déclencher l’épreuve de force s’inscrit dans un registre relevant du registre sécuritaire relève donc davantage de
distinct de la seule compétition des intérêts. La mesure l’anticipation romanesque que de la sage rationalité
des émotions et des pulsions qui conditionnent le passage d’experts labélisés. Ceux-ci sont socialement trop bien
à l’acte échappe par définition à la seule rationalité et intégrés pour être encore suffisamment pervers et partager
relève davantage de la psychologie que de la géopolitique. les idées de tueurs déterminés, trop soucieux de leurs
Confondre les deux revient, dès lors, à confondre adver- intérêts corporatistes pour désigner un adversaire dont
saire et ennemi et à multiplier les alertes, au risque de ne leurs services ne seraient pas spécialistes et trop attachés à
pas être suffisamment vigilant vis-à-vis des individus ou leur carrière pour faire appel à des concurrents susceptibles
des groupes prêts à passer à l’offensive. En second lieu, il de menacer leurs prébendes. Ces prévisionnistes officiels
importe de s’interroger sur nos véritables vulnérabilités gardent bien évidemment leur utilité pour verrouiller
qui, avec le concept de sécurité globale, se déploient sur toutes les brèches mises à jour par les attaques d’hier. À
de multiples échiquiers. Les menaces les plus dangereuses l’inverse, certains auteurs de thrillers particulièrement
portent, en effet, sur les faiblesses que nous n’osons pas nous inventifs ont toutes les qualités requises pour se mettre
avouer. À ce titre, la France est aujourd’hui plus menacée dans la peau des extrémistes qui, demain, décideront de
par les produits dérivés de sa dette que des banquiers passer à l’acte. Individualistes, ignorant les enjeux de
inventifs pourraient lancer sur le marché que par une pouvoir bureaucratique, suffisamment indépendants
attaque sur ses infrastructures critiques. Le parachute pour accepter l’appellation d’écrivains « populaires », ces
imposé que représente désormais le devoir de précaution auteurs sont capables de mobiliser cette folie créatrice –
est une autre vulnérabilité majeure comme le montre très ou destructrice – dont un Ben Laden a fait incontesta-
clairement la fermeture de l’espace européen décrété après blement usage. Les décideurs politiques honoreraient leurs
l’irruption du volcan islandais Eyjafjöll en avril 2010. En fonctions en ayant l’indépendance d’esprit de recruter ces
plaçant les autorités publiques dans l’obligation de prendre prévisionnistes plus efficaces que ceux qu’ils trouvent à
des mesures impopulaires, antiéconomiques, voire liber- foison dans leurs administrations.
ticides, le terrorisme de demain n’aura qu’à trouver le
champ où donner l’impulsion que la lourde machine
administrative se chargera de transformer en contraintes
durables. Jean-Jacques ROCHE

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Le siècle des « communautés


de renseignement ? »
Olivier FORCADE

A
près les processus de bureaucratisation et de pro- mondiales ont consolidé la fonction du renseignement
fessionnalisation des services de renseignement au cœur des États, la guerre froide (1943-1990), dès ses
aux XIXe et XXe siècles, le XXIe siècle serait-il le origines lointaines dans la Seconde Guerre mondiale, a
temps d’une organisation fonctionnelle et façonné des communautés nationales du renseignement
institutionnelle des services secrets et de à l’intérieur des blocs. On a ainsi pu parler d’une « success
sécurité en « communautés de renseignement » ? story » de la communauté américaine du renseignement,
Longtemps compartimentées à des fins de sécurité et de constituée entre 1947 et 1962 pour l’essentiel ; mais on a
protection du secret, condition ultime de leur efficacité, oublié la dynamique de concurrence institutionnelle des
les agences de renseignement sont désormais confrontées organismes de renseignement américains, moins entre
à des logiques de mutualisation de leurs missions et de agences publiques et privées qu’entre celles militaires et
coopérations actives dans un monde global qui tend à celles civiles, aux fins d’établir un contrôle externe de la
universaliser les menaces traditionnelles ou nouvelles. présidence américaine sur leurs activités. Cette évolution
a enclenché une véritable « diplomatie présidentielle du
renseignement » dès les années 1950 1. À relire les crises
Une notion historique américaines du renseignement des années 1960, la concur-
rence entre agences a sans doute prévalu sur la coordi-
en trompe l’œil nation et la complémentarité, sur le territoire américain
et à l’étranger. La reconnaissance publique de l’existence
juridique de moyens d’espionnage et de sécurité, secrets
S’ils ne s’appliquent que très imparfaitement à l’histoire par essence, est souvent tardive, quand elle est consentie
du XXe siècle, les usages du concept de « communauté par des pouvoirs : se rappellera-t-on que l’existence de la
de renseignement » cherchent à caractériser une archi- National Security Agency ne fut officiellement admise aux
tecture institutionnelle des organismes publics de sécurité États-Unis qu’après la fin de la guerre froide ? Pourtant,
et d’espionnage comme une dynamique fonctionnelle de les traits caractéristiques de cette « communauté américaine
leurs activités. Or, loin d’être un processus harmonieux du renseignement » ont été mis en évidence par les travaux
d’organisation politiquement délibéré et juridiquement des politistes et des experts américains, dans une culture
encadré, l’histoire des services de renseignement et de américaine du renseignement qui tranche avec celle des
sécurité a le plus souvent été une réponse, par adaptations États européens 2. La large reconnaissance de l’existence
successives, aux menaces, aux crises, tant nationales qu’in- des activités de renseignement étatiques, l’organisation
ternationales, aux conflits mondiaux et à la guerre froide précoce d’un contrôle parlementaire des activités de
enfin. Dans les grands États occidentaux, leur diversité renseignement, renforcé dans les années 1977-1980, puis
fonctionnelle, leur fractionnement à des fins de contrôle dans les années 2000, l’intégration de la production de
externe de l’État secret par le pouvoir légal, la séparation renseignement dans la décision de sécurité nationale
de leur mission ont freiné la constitution de véritables depuis 1947-1949 avec la mise sur pied d’un conseil national
communautés de renseignement. Si les deux guerres de sécurité, renforcé dans le homeland security après 2003,

(1) Olivier Forcade, Sébastien Laurent, Secrets d’État. Renseignement et pouvoirs dans le monde contemporain, Paris, Colin, 2005 ; Christopher
Andrew, For the president’s eyes only: Secret Intelligence and the American Presidency from Washington to Bush, Harper Collins,
1995.
(2) Michael Herman, Intelligence Power in Peace and War, Cambridge, 1996 ; Jeffrey Richelson, The U.S. Intelligence Community, New
York, 2007, 4e edition.

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Forcade:Mise en page 1 5/08/10 15:47 Page 156

Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

la large publicité enfin des succès et des échecs du ren- faut attendre 1958 pour que soit réaffirmée cette
seignement dans la lutte contre le terrorisme depuis les responsabilité du pouvoir exécutif par un premier plan
attentats de septembre 2001 ont contribué à son d’orientation de ses missions et par l’ordonnance du
insertion dans la pratique politique américaine 3. 7 janvier 1959 sur la Défense nationale. Encore Michel
Debré et son conseiller pour le renseignement et la sécurité,
Dans les États européens, la tardive reconnaissance des Constantin Melnik, durent-ils affronter des défis majeurs
activités publiques de renseignement caractérise le mou- pour organiser l’action des différents services et moyens
vement historique de leur évolution et oriente leur place de renseignement pour les faire entrer dans une pratique
au sein des appareils d’État au XXe siècle. Au gré des méthodique du pouvoir 7. Ce sont bien les opérations
guerres de libération nationale dans les empires coloniaux militaires et policières pendant la guerre d’Algérie, et non
et de la guerre froide, la nature de leurs activités a longtemps une volonté politique préalable, qui poussèrent à l’arti-
retardé leur organisation en communauté nationale en culation des réponses des moyens de renseignement français,
dispersant notamment leurs moyens sur des théâtres réorganisés à partir du printemps 1961 : il est pourtant
coloniaux et en politisant leurs activités contre les ennemis sans doute prématuré de parler, à la fin de la guerre
intérieurs et extérieurs 4. En 1937, Léon Blum et son d’Algérie, d’une communauté française du renseignement,
ministre de l’Intérieur, Marx Dormoy, expérimentaient indépendamment des missions partagées ou des coopé-
déjà, à l’heure du Front populaire, en pleine guerre rations entre services (SDECE, DST, préfecture de police
d’Espagne et face au terrorisme étranger sur le sol fran- de Paris). Constantin Melnik le rappelle en prenant
çais, une commission interministérielle du renseignement l’exemple de la réorganisation des écoutes des différents
ad hoc qui visait autant à un partage de l’information services de l’État pour les centraliser au profit du Grou-
secrète entre les ministères publics parties prenantes de la pement interministériel de contrôle (GIC) créé le 28 mars
Défense nationale qu’à une exploitation centralisée des 1960 par Michel Debré et placé sous la tutelle du Premier
renseignements de sources policière, militaire et diplo- ministre pour les écoutes extrajudiciaires. Des organisations
matique. Restée sans lendemain après 1938 et le départ de cloisonnées l’ont donc emporté jusqu’aux débuts de la
Léon Blum du gouvernement, cette commission inter- Ve République en France sur une communauté de rensei-
ministérielle portait le projet politique d’une exploitation gnement effective. Il faut attendre les tentatives des
du renseignement public à des fins de « sécurité nationale », années 1988-1991 pour esquisser moins une réorganisation
selon l’expression du président du Conseil 5. Mais les qu’une prise en compte inédite à Matignon du renseignement
tensions institutionnelles à l’intérieur même de l’appa- à l’intérieur de l’appareil d’État, avant les leçons tirées de
reil d’État français et les oppositions de corps l’avaient la fin de la guerre froide, de la guerre du Golfe et du ter-
emporté sur une coopération franche. Les différentes rorisme depuis 2001 pour reconnaître une fonction antici-
traditions de renseignement qu’incarnaient la police, la pation et renseignement dans la stratégie française
diplomatie et l’armée dans l’État secret constituèrent énoncée par le Livre blanc de 2008. Le passage d’un
encore longtemps un frein à la cristallisation d’une renseignement de défense nationale à un renseignement
communauté du renseignement française 6. de sécurité nationale s’est opéré en une dizaine d’années,
ponctué par l’intégration de la coopération dans le
La difficulté devait subsister après 1945, moins par les ministère des Affaires étrangères, d’une part, et la création
effets d’une sociologie des organisations qui différenciait de la direction centrale du Renseignement intérieur
les missions et les cultures intellectuelles, professionnelles, (DCRI) d’autre part et d’un récent coordonnateur du
juridiques de la diplomatie, de l’armée, de la police que renseignement auprès du président de la République pour
par l’absence d’une orientation méthodique des activités faire remonter des synthèses de renseignement régulières
des services de renseignement par le pouvoir exécutif. Le à l’Élysée et à Matignon, sur le modèle du Joint Intelligence
Service de documentation extérieure et de contre-espionnage Committee anglais. Le décret du 24 décembre 2009 sur les
(SDCE) est ainsi longtemps resté orphelin non d’une pla- attributions du Secrétariat général de la défense et de la
nification, mais d’une véritable orientation de ses activi- sécurité nationale (SGDSN) a ainsi introduit la notion
tés par l’exécutif français sous la IVe République. Et il de « communauté de renseignement » en prévoyant des

(3) 11 septembre. Rapport de la commission d’enquête, Paris, Les Équateurs, 2004.


(4) Par exemple Martin Thomas, Empires of Intelligence. Security Services and Colonial Disorder after 1914, Berkeley, UCP, 2007 et
Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire : les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS éditions, 2010.
(5) Olivier Forcade, La République secrète. Histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939, Paris, NME, 2008 ; Claude Faure, Aux
services de la République : du BCRA à la DGSE, Paris, Fayard, 2004.
(6) Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France, Paris, Fayard, 2009.
(7) Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie, Paris, NME, 2010 (Grasset, 1988).

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Olivier FORCADE Le siècle des « communautés de renseignement ?

réunions régulières entre le coordonnateur et les directeurs par une prise en compte systématique de la fonction de
des services de renseignement, sans compter les réunions renseignement et de l’anticipation des risques, fait émerger
avec des conseillers des plus hautes autorités de l’État. Le un modèle dominant construit sur des théories globales
concours du SGDSN au coordonnateur du renseignement de la sécurité nationale. Ce modèle est d’abord une réponse
et à la préparation des dossiers du conseil national de à une prise en compte de menaces convergentes durables,
renseignement, à l’intérieur du conseil de défense et de sinon permanentes, qui justifient une adaptation cen-
sécurité nationale, est, sans conteste, une condition pour tralisée des moyens et des actions de renseignement. Il se
cristalliser la constitution d’une communauté nationale du traduit par une prise en compte institutionnelle délibérée
renseignement française. Véritable changement de para- du renseignement par les États, justifiée par l’idéologie
digme ? Le contexte international et la volonté politique consensuelle et populaire du tout sécuritaire 8. L’inté-
de définir une orientation des missions des services de gration et la coordination des activités de renseignement
renseignement à moyen et long terme répondent désormais sur les menaces intérieures et extérieures, notamment
aux conditions d’émergence d’une communauté du ren- celles terroristes dont la définition théorique demeure
seignement. Dans le cas français comme dans des situations souvent problématique pour les États et les organisations
étrangères, les communautés de renseignement qui se internationales, en sont l’horizon ultime. La nature de la
projettent y parviennent toutefois à certaines conditions menace provoquerait donc durablement l’adaptation de
et au prix de quelques freins identifiés. la sociologie des organisations du renseignement, en
dissolvant les spécificités professionnelles au profit d’une
intégration nationale des moyens et de coopérations
Émergence et limites internationales seules susceptibles de relever des défis à
l’échelle mondiale. Ce scénario offre plusieurs avantages :
fonctionnelles des « communautés partage des compétences, des coûts, des missions ; facili-
de renseignement » au XXIe siècle tation des coopérations secrètes qui constituent un fort
horizon d’attente pour des États n’ayant pas les moyens
de développer une panoplie complète du renseignement
De même que la menace nucléaire orienta la constitution ou dépourvus de savoir-faire particulier. Le partage de
des communautés de renseignement et les coopérations des renseignement entre les États et les coopérations en
agences de renseignement nationales à l’intérieur des matière de renseignement seraient appelés à dépasser le
blocs politico-stratégiques pendant la guerre froide, les cadre traditionnel du bi-multilatéral. À l’échelle interna-
nouvelles menaces de l’après-guerre froide suscitent des tionale, l’une des manifestations en est progressivement
coopérations internationales tous azimuts, sinon des la prescription de menaces communes, face au terrorisme
logiques d’intégration des organes nationaux de rensei- ou dans le cadre d’interventions militaires internationales
gnement et de sécurité. Les années 1990 ont été le de type Afghanistan ou Irak dans les années 2000,
moment d’une reconfiguration du renseignement de comme l’articulation plus fine du renseignement à la
guerre froide aux nouvelles formes de la puissance et aux diplomatie 9. À l’échelle nationale, cette évolution porte
différents visages de la menace, provenant autant des vers une coordination du renseignement impliquant les
États que des acteurs non étatiques (proliférations autorités politiques et rendant nécessaire un contrôle des
diverses, mais d’abord nucléaires, criminalités, mafias, activités de renseignement (exécutif, législatif) mieux
menaces et longs conflits de basse intensité, espionnages affirmé. L’objectif est de se prémunir d’un éventuel désir
économiques). Par un rappel des expériences de contrôle d’autonomie des agences nationales (à l’instar du Bun-
des territoires et des populations des années 1920 et 1930, desnachrichtendienst (BND) en Irak laissant une porte ou-
les réponses apportées aux terrorismes et aux activités verte à l’heure du refus officiel allemand d’intervenir),
criminelles des années 1990 et surtout 2000 démontrent des incohérences des pratiques nationales (concurrences
deux types de réponses coïncidant avec deux types entre agences) et de la politisation du renseignement. Si
d’organisation schématisés. l’avenir est aux coopérations de renseignement, des défis
demeurent à surmonter pour formaliser des intégrations
Deux modèles de « communautés du renseignement » en réseau des renseignements nationaux (judiciarisation
pourraient ainsi se développer dans les États occidentaux. des coopérations, risques de contournements des souve-
Une intégration horizontale des moyens et des agences, rainetés nationales et des cadres juridiques)

(8) Wolfgang Krieger, Services secrets. Une histoire, des pharaons à la CIA, Paris, CNRS Éditions, 2010.
(9) Pascal Texeira, « Diplomatie et renseignement », Mondes. Les Cahiers du Quai d’Orsay, n° 2, hiver 2010.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – juillet-septembre 2010

Toutefois, les crises et les conflits les plus récents conflit d’intensité variable. Il y a bien des freins structurels
rappellent, dans un monde multipolaire, la nécessité de à une coordination transversale des considérables moyens
savoir adapter ses outils à des échelles d’action et des de renseignement américains, soulignée par la démission
circonstances changeantes. Dans un cadre international en mai 2010 de l’amiral Denis Blair, coordinateur du
assumé, la mission Atalante de l’Union européenne s’est renseignement américain. Enfin, le contournement de
efforcée, depuis 2008, d’enrayer dans l’océan Indien des règles éthiques, couvert par les États à l’instar des « prisons
actes de piraterie somaliens perpétrés contre la navigation de la CIA » à Guantanamo, constitue un obstacle à une
commerciale et touristique : elle a mis en évidence la mutualisation de missions entre des agences, dont
nécessité, outre le contrôle de population et de territoire certaines actions sont dénoncées pour leurs atteintes
continentaux, de moyens de renseignement naval adaptés, aux droits de l’homme.
rappelant l’efficacité historique des convois escortés sur
les routes patrouillées. Dans le même temps, les États-Unis La mutualisation des moyens nationaux de rensei-
ont adapté l’emploi de leurs moyens de renseignement en gnement, le partage des missions de sécurité et de
Afghanistan au profit d’une logique militaire, et dans un l’exploitation du renseignement face à des menaces
cadre OTAN, qui est apparu plus efficace 10. Non que la globalisées, l’approfondissement et la systématisation des
CIA soit, naturellement, absente, mais elle n’assume coopérations secrètes s’écrivent en un horizon indépas-
qu’une part relative des missions. Dans les deux cas de sable des décennies futures. Elles n’invalident pas totalement,
figure, des moyens spécifiques sont déployés qui ne pourtant, les savoir-faire spécifiques des métiers du
doivent pas nécessairement à l’action d’une communauté renseignement et des réponses d’échelles variées qu’auto-
du renseignement. Ces situations dégagent empiriquement rise une pluralité d’agences de renseignement. Les usages
l’idée d’un second scénario, alternatif au premier, et qui de la notion de « communauté de renseignement »
verrait le maintien d’agences de compétences et de comme ses mises en pratique sont encore promis à des
moyens variés, s’adaptant aux situations de crise et de évolutions.

Olivier FORCADE 11

(10) Jean-Charles Jauffret, Afghanistan 2001-2010. Chronique d’une non-victoire annoncée, Paris, Autrement, 2010.
(11) Olivier Forcade est professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (histoire contemporaine des relations internationales). Il co-anime
avec Philippe Hayez et Sébastien Laurent le séminaire Métis consacré au renseignement au Centre d’histoire de Sciences-Po et un
séminaire de master 2 et doctoral dévolu au renseignement dans les relations internationales à l’Université Paris-Sorbonne. Ilvient
de publier avec Sébastien Laurent une édition critique et annotée de Louis Rivet, Carnets secrets du chef des services spéciaux.
Du front populaire à Vichy, Paris, NME, 1000 p., 2010.

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Le syndicalisme policier français


Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE

H
istoriquement, dans pratiquement tous les Civil en Espagne ou celle de la Gendarmerie en France.
pays du monde, la syndicalisation des policiers Pour les polices à statut civil, c’est encore aujourd’hui,
a été un sujet de discussions et de contro- par exemple, le cas de la police japonaise, bien que son
verses en raison de l’importance de leur rôle statut ait été un statut délibérément décentralisé, dépolitisé
social, des prérogatives particulières qui sont et démocratisé en application des directives résultant de
les leurs, des moyens de force dont ils l’occupation américaine après 1945. Dans d’autres pays, le
disposent, des problèmes que peut poser leur action syndicalisme policier existe, mais sous une forme parti-
concertée. Ces interrogations, liées aux spécificités de la culière, telle celle de l’adhésion obligatoire à un syndicat
profession, se sont manifestées quel que soit le contexte, unique, comme au Québec ou en Grande-Bretagne, avec,
qu’il soit, par exemple, celui des polices de tradition dans ce dernier cas, une précision statutaire illustrant
anglo-saxonne ou celui des polices européennes, celui de bien les interrogations que la question suscite et les pré-
polices étatisées ou de polices municipales ou régionales. cautions qu’elle peut entraîner, puisqu’il est spécifié que
C’est ainsi que les historiens du syndicalisme dans la po- ce syndicat doit s’abstenir « de tout lien de dépendance ou
lice de la communauté urbaine de Montréal ont pu noter d'association avec un organisme ou un individu étrangers aux
en observant des problèmes que l’on retrouve ailleurs : services de police ». Enfin, après des périodes de discussions
« Le syndicalisme policier doit composer avec une autre réalité et d’hésitations, dans le contexte notamment du déve-
qui conditionne largement son fonctionnement et impose des loppement des pratiques démocratiques, beaucoup de
contraintes majeures. En effet, il regroupe des travailleurs ayant pays ont reconnu le droit des policiers à se syndiquer,
la caractéristique d'occuper une fonction éminemment essentielle, mais en l’accompagnant de certaines restrictions, la plus
soit le maintien de l'ordre et de la sécurité publique. [...] Comme classique étant l’interdiction ou la limitation du droit de
les forces armées, la police assure l'autorité de l'État et il est grève 2. À noter que lorsque la situation est celle d’une
essentiel pour les autorités publiques, croit-on, que les policiers interdiction du droit syndical, il arrive que se mettent en
respectent les ordres donnés et qu'une seule autorité régisse l'acti- place officieusement des équivalents fonctionnels pour
vité policière. C'est pourquoi, à Montréal comme ailleurs, les l’expression collective des intérêts du personnel, comme
autorités municipales ont manifesté d'énormes réticences à le montre le rôle joué par les associations de femmes de
reconnaître les syndicats de policiers et à négocier avec leurs gardes civils en Espagne ou par les associations de
représentants. Plus que tout autre syndicat d'employés municipaux, retraités de la Gendarmerie en France.
ils sont apparus comme une menace à l'activité des élus » 1.
En France, le syndicalisme policier concerne la police
La diversité des solutions adoptées témoigne de l’acuité nationale, c'est-à-dire, seulement l’une des deux institutions
du problème. La solution la plus radicale est celle de l’in- policières nationales françaises, l'autre, la Gendarmerie,
terdiction du syndicalisme policier. Cette situation est, en ne l'étant pas du fait de son statut militaire. Dans ce qui
général, celle des institutions policières à statut militaire, est devenu en 1941 la Police nationale, le droit à la
les sujétions policières venant alors confluer avec les syndicalisation volontaire des personnels a été reconnu et
sujétions militaires. C’est ainsi la situation de la Guardia institutionnalisé au lendemain de la Seconde Guerre

(1) J. Rouillard, H. Goulet, Solidarité et détermination. Histoire de la fraternité des policiers et policières de la Communauté
urbaine de Montréal, Montréal, Boréal, 1999, p. 312.
(2) La convention internationale C 87 de 1948 de l’Organisation internationale du travail sur la liberté syndicale et la protection
du droit syndical prévoit dans son article 9 : « La mesure dans laquelle les garanties prévues par la présente convention
s'appliqueront aux forces armées et à la police sera déterminée par la législation nationale ».

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

mondiale, en 1946. Cette reconnaissance officielle est de l'esprit de corps qui caractériserait particulièrement,
intervenue après un certain nombre de débats au cours selon certaines analyses, la culture policière.
de la première moitié du XXe siècle, reflétant, pour une
large part, le débat sur la place du syndicalisme dans la En termes quantitatifs, le syndicalisme policier français
fonction publique 3. Après s’être traduit, dans un premier est donc un colosse, mais un colosse qui, par certains
temps, par l’existence d’organisations associatives du type côtés, a des pieds d'argile. Ceci en raison d'un certain
« amicale » dès avant la guerre de 1914, c’est en 1924, après nombre de caractéristiques qu'il convient de rappeler.
la reconnaissance du droit syndical aux fonctionnaires,
que le gardien de la paix Jean Rigail, qui avait créé en 1912 Tout d'abord, ce syndicalisme est un syndicalisme
l’Association générale des personnels de la préfecture de autonome, qui s'est développé depuis la Seconde Guerre
Police, lance le Syndicat général de la préfecture de Police, mondiale à côté et pratiquement sans liens avec les
qui deviendra, en 1925, le Syndicat général de la police centrales syndicales réunissant les autres catégories de
(SGP), tandis que s’organise le syndicalisme des commis- salariés. Celles-ci ont cependant des sections « police »,
saires avec la création de ce qui devient en 1927 le Syndicat mais qui n’ont qu’une représentativité très marginale et
national des commissaires de police. C’est à ce moment que ne concernent que 1 à 2 % du personnel. Cela reste vrai,
l’on peut situer la naissance du syndicalisme policier en même si des dispositions administratives obligent, depuis
France. le milieu des années 1990, avec la loi dite « loi Perben »,
les syndicats policiers à se rattacher à une confédération
syndicale généraliste –, mais c’est un rattachement aux
Un syndicalisme particulier conséquences très limitées, qui reste plus formel que réel
– et même si, plus récemment, l’évolution extérieure
concernant la question de la représentativité syndicale,
Ce syndicalisme constitue d'abord une exception dans avec la loi du 20 août 2008, n’a pas été sans répercussion
l'exception française. L'exception française, c'est, en la dans la police.
matière, un état de sous-syndicalisation, puisque la
proportion générale de salariés syndiqués se situe, en Ce syndicalisme autonome est un syndicalisme pluraliste
France, au-dessous de 10 %. Dans ce contexte, la situation et divisé, émietté en un très grand nombre d'organisations.
de la police est tout à fait singulière. C’est le milieu pro- Cette division est d'abord une division horizontale, selon
fessionnel où le taux de syndicalisation est le plus élevé, les strates hiérarchiques, liée à la séparation institutionnelle
et de loin, puisqu’il concerne plus de 70 % des personnels. des collèges électoraux lors des élections professionnelles,
Certains expliquent ce phénomène par la recherche d'une avec le syndicalisme des commissaires de police (dit
compensation au poids des sujétions que l'institution, du « corps de conception et de direction ») représentant
fait de ses caractéristiques organisationnelles (hiérarchie, moins de 2 000 personnes ; le syndicalisme des officiers
discipline, etc.) et fonctionnelles (risques, stress, dispo- de police (dit « corps de commandement et d’encadre-
nibilité, etc.), fait peser sur ses agents, en les poussant à ment ») : autour de 15 000 personnes ; le syndicalisme des
rechercher une assistance pour faire face aux difficultés gradés et gardiens de la paix (dit « corps de maîtrise et
personnelles qu'ils peuvent être amenés à rencontrer au d’application ») : 100 000 personnes 5. Cette stratification
cours de leur carrière et de leur activité professionnelle. horizontale est recoupée par des divisions verticales, dont
« Prendre sa carte syndicale, remarque ainsi un officier de la portée a cependant plutôt tendance à diminuer. C'est
police, c’est prendre une assurance tous risques. Quand tu as un ainsi qu'en 1995, une unification des corps a fait dispa-
problème, sans syndicat tu es mal barré. Si une interpellation raître une distinction, autrefois importante, entre policiers
tourne mal, tu te retrouves seul, ton taulier te laisse tomber et l’ad- « en civil » et policiers « en tenue », qui, auparavant,
ministration te charge… Dans le doute tu préfères payer ta coti- avaient chacun leurs propres organisations. De même,
sation… » 4. L'importance de la syndicalisation peut être ont perdu de leur importance les syndicats liés à des
en outre liée à la recherche d'un substitut fonctionnel à services, comme, par exemple, les CRS. Aujourd'hui,
l'ultima ratio du recours à la grève, dont les policiers se subsistent deux types de fracture verticale : en fonction de
trouvent privés. Il est aussi possible d'y voir une manifestation l'histoire et des sensibilités idéologico-politiques, que les

(3) Cf. M. Bergès, Le syndicalisme policier en France, 1880-1940, Paris, L'Harmattan, Collection « Sécurité et société », 1995.
(4) Cité in O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau. La face cachée de la police, Paris, R. Laffont, 2005, p. 152.
(5) À noter que seuls seront envisagés ici les syndicats des personnels ayant une activité policière, mais qu’il existe aussi des
syndicats propres au personnel administratif ou à celui de la police scientifique. Ne sera pas non plus évoqué le cas du syn-
dicalisme dans les polices municipales.

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

médias sont tentés de qualifier en termes de « droite » et récents. De même, ce syndicalisme est assez souvent très
de « gauche », d'une part, et en fonction, plus margina- personnalisé, les orientations et les stratégies dépendant
lement, d'une différenciation Paris/province, d'autre part, des organisations, mais aussi des personnes qui, à tel ou
reflétant une certaine survivance de l’ancienne spécificité tel moment, se trouvent à leur tête, avec la possibilité
administrative de la Préfecture de police de Paris. Le nom- pour l’administration de jouer sur les ambitions des uns
bre des organisations se situe encore autour de la dizaine. et des autres, en cours de mandat ou d’après mandat, ou
sur des rivalités individuelles souvent exacerbées. Par
Ce syndicalisme est un syndicalisme dont l'histoire a ailleurs, des gestions un peu erratiques des ressources
été, de façon assez récurrente, chaotique, heurtée, parfois financières importantes de ces organisations ne sont pas
violente, ponctuée de conflits, aussi bien entre les orga- non plus sans faciliter cette influence 7. Néanmoins, ceci
nisations que dans les organisations, avec un répertoire n’empêche pas – ou au contraire favorise ? – une rhéto-
d'arguments polémiques et justificatifs assez répétitifs, rique syndicale de dénonciation de « l’Administration »
que l'on retrouve utilisés tour à tour par les acteurs les plus (avec un grand « A ») et l’accusation récurrente et tous
divers et qui resurgissent régulièrement quels que soient azimuts de « faire son jeu ».
les cas de figure : corporatisme catégoriel, inféodation à
l'administration, politisation partisane, autoritarisme Ce syndicalisme est, du côté de ses adhérents, un
antidémocratique, surenchère irresponsable, verbalisme, syndicalisme que l'on peut qualifier de consumériste,
démagogie, volonté hégémonique, ambitions personnelles, dans la mesure où l'adhésion à un syndicat est souvent
sectarisme idéologique, etc. Les conséquences en sont des commandée par des motifs d'intérêt personnel immédiat,
tendances centrifuges qui entraînent périodiquement des avec la tentation de s'adresser à la « concurrence » lorsque
scissions ou des recompositions. Parallèlement, pour ces attentes sont déçues. Comme le note un journaliste,
remédier à cet effritement, se créent tout aussi périodi- « aux yeux des policiers, le syndicat le plus puissant reste celui
quement des regroupements centripètes de type confé- qui est capable de leur décrocher le poste qu’ils convoitent et de
déral, à la longévité plus ou moins grande, avec le rêve les faire monter en grade le plus vite possible. Comme ils le di-
récurrent de créer un grand syndicat unitaire 6. Au-delà sent eux-mêmes, “on adhère à un syndicat pour la gamelle, le
des argumentations polémiques, il est souvent difficile bidon, le galon” » 8. Ceci constitue l’une des explications
de démêler les tenants et les aboutissants de ces recom- de l’importance quantitative de la syndicalisation, mais
positions qui se précipitent souvent dans les périodes donne aussi à ce syndicalisme une base plutôt instable,
précédant les élections professionnelles. dont les choix et les comportements ne reflètent pas obli-
gatoirement les orientations générales décidées au sommet
Ce syndicalisme autonome est, pour partie, un syndica- par les dirigeants, au point qu’un texte syndical récent
lisme sous influence, avec des interventions plus ou moins d’une organisation minoritaire peut remarquer, de manière
discrètes de l'administration dans son fonctionnement et sans doute un peu excessive, « aujourd’hui comme hier, le
dans son organisation, en exploitant la concurrence des policier est bien souvent dans l’incapacité de citer spontanément
organisations et les affrontements de personnes. C’est ainsi de quelle organisation il est adhérent. Plus triste et pourtant
que l'administration trouve son compte dans les divisions bien réel, il est courant que le policier ne puisse dire où et
catégorielles et organisationnelles du syndicalisme policier combien il cotise ». L’instabilité n’épargne pas en outre les
et elle est tentée, par exemple, de favoriser l'apparition dirigeants eux-mêmes avec des migrations individuelles
d'organisations rivales lorsqu'une organisation a un com- parfois surprenantes entre les organisations.
portement jugé ou présumé trop critique. On a vu le phé-
nomène se produire dans le syndicalisme des commissaires Ce syndicalisme est aussi, comme dans beaucoup de
dans les années 1980 et dans celui des gradés et gardiens pays, un syndicalisme qui ne dispose pas du droit de
dans les années 1990, pour citer des cas relativement grève.

(6) À l’exemple de la FASP dans les années 1980 ou de la FNAP dans les années 1990. Sur les diverses péripéties de l’histoire
syndicale dans les années 1970-82, cf. H. Hamon, J.C Marchand, P comme police, Paris, Alain Moreau, 1983 ; dans les
années 1980-1990, cf. : O. Renaudie, « Police nationale, syndicalisme et alternances politiques », Cahiers de la sécurité
intérieure, 1999, n° 37, p. 183-213, J.L Loubet del Bayle, « L'état du syndicalisme policier en France », Revue d'administration
publique, n° 91, juillet-septembre 1999, p. 435-445.
(7) Ainsi, c’est une gestion financière douteuse qui a, pour une part, contribué à l’explosion de la FASP et mis fin autour de
1990 à sa situation hégémonique des années 1980. Cf. un récit de ces événements in P. Péan, P. Cohen, La face cachée du
Monde, Editions Mille et une nuits, 2003, p. 85-89. Sur d’autres affaires, cf. O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place
Beauvau, op. cit., p. 151 sqq.
(8) O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op. cit., p. 151

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

En résumé, le syndicalisme policier français est un qui représentaient antérieurement et séparément le


syndicalisme quantitativement puissant, mais fragilisé personnel en tenue et le personnel en civil. Se mettent
par ses divisions, qui ont deux conséquences : d'une part, alors en place les acteurs que l’on va retrouver jusqu’à
des rivalités et des surenchères entre organisations, mais aujourd’hui. L’UNSA-Police succède plus ou moins à la
aussi à l'intérieur des organisations ; d'autre part, la FASP, en se rattachant à l’Union des Syndicats Autonomes
possibilité pour l'administration policière d'exploiter ces créée en 1992 10, avec une structure interne de type fédéral
divisions et de mettre en œuvre des stratégies du type regroupant diverses organisations à caractère catégoriel 11.
« diviser pour régner ». De même, l’organisation Alliance se structure et se déve-
loppe en se liant à la CGC, tandis que le syndicat général
de la police, qui avait contribué à la fondation de la FASP
Une histoire récente puis s’en était détaché 12, choisit le rattachement à FO.
toujours agitée Au début de la décennie, aux élections de 2001, ces
trois organisations se partagent plus de 80 % des voix
du personnel d’encadrement et d’application. Mais, en
L’évolution du paysage syndical, au cours de la dernière 2003, intervient à l’UNSA-Police une scission du SNPTI
décennie illustre assez bien les considérations précédentes (Syndicat national du personnel en tenue et d’investiga-
et l’entrelacement des éléments de nature diverse qui tion) 13, syndicat à recrutement plutôt provincial qui
ont caractérisé et continuent de caractériser l’histoire du espère devenir dominant et se sépare de l’UNSA Police.
syndicalisme policier, avec un mélange de facteurs insti- La conséquence en est, en 2003, une dispersion des voix
tutionnels, politiques, administratifs, organisationnels, entre les trois organisations réputées plutôt favorables à
catégoriels ou personnels, qui rend particulièrement la gauche : SNPT : 25, 9 % ; UNSA Police : 22,1 % ; SGP :
délicat un décryptage de l’extérieur de phénomènes 12,45 %, tandis que l’organisation rivale, Alliance, plutôt
souvent complexes. C’est ainsi qu’autour de 1995 la orientée à droite, se retrouve majoritaire avec 32,2 % des
situation récente du syndicalisme policier, qui est à l’ori- voix. Entre 2003 et 2006, la dynamique du SNPT s’érode,
gine de son état actuel, s’est profondément modifiée sous notamment en raison de son opposition au rapprochement
l’effet de trois facteurs : un facteur institutionnel interne, police/gendarmerie souhaité par N. Sarkozy, alors
l’unification des corps et la disparition de la distinction ministre de l’Intérieur, ce qui aurait eu pour conséquence,
entre policiers « en civil » et « en tenue » ; un facteur à l’initiative de l’administration, d’affaiblir son efficacité
réglementaire et législatif, la « loi Perben », obligeant les professionnelle dans les délibérations paritaires concernant
syndicats policiers à se rattacher à une confédération la gestion des carrières du personnel 14. En 2006, cet affai-
syndicale généraliste ; enfin, un facteur organisationnel blissement oblige le SNPT à réintégrer le giron de l’UNSA
proprement syndical, avec la disparition définitive de la Police, qui, du coup se retrouve en tête avec 41 % des
FASP (Fédération autonome des syndicats de police), voix. Les médias, quasi unanimes, soulignent alors cette
structure de regroupement 9 qui avait été un élément « victoire » de l’UNSA Police et la « défaite » qu’elle est
important de structuration du syndicalisme policier censée constituer pour le ministre de l’Intérieur en place,
pendant près d’un quart de siècle. mais en oubliant de préciser que, si la coalition UNSA
Police/SNPT est devenu majoritaire, elle ne retrouve pas,
Chez les gardiens de la paix, qui est le secteur le plus avec un résultat de 41 %, les voix additionnées (48 %) de
agité et le plus observé étant donné le nombre de personnes l’UNSA Police (22,1 %) et du SNPT (25,9 %) obtenues
concernées, les changements intervenus après 1995 ont eu en 2003, alors que, parallèlement, Alliance progresse de
tendance à simplifier la situation et à favoriser des 32,2 à 36,5 %, le SGP restant stable autour de 15 % des
regroupements, notamment d’anciennes organisations voix. Ainsi, ce qui pouvait être interprété comme un

(9) Qui ne masquait et maîtrisait que partiellement les soubresauts et les rivalités internes qui la secouaient. Cf. Hamon,
P comme police, op. cit.
(10) La FASP s’était déjà rattachée à l’UNSA dès 1993.
(11) Cette structure fédérative disparaîtra en 2004, donnant naissance à « UNSA-police – Le syndicat unique ».
(12) Le SGP entendait revendiquer la filiation avec le SGP de 1924, se traduisant par un recrutement à dominante parisienne
qui reflétait la persistance d’une certaine spécificité syndicale de la préfecture de police de Paris.
(13) Syndicat catégoriel représentant les gardiens de la paix qui, après 1995, s’est étendu au corps « civil » et en nombre limité
des anciens « enquêteurs », avec un recrutement plutôt provincial, qui a eu cependant tendance à conserver l’usage de
l’ancienne appellation de SNPT.
(14) Cf. O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op. cit., p. 153

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

recul de la nouvelle entité UNSA-Police devient donc, voix puisque, sur le papier, les résultats en 2006 des deux
médiatiquement, un succès, en illustrant les connexions organisations représentaient 56 % des voix (41 % pour
entre syndicalisme policier et médias et l’instrumentali- l’UNSA-Police et 15 % pour le SGP). De l’aveu même des
sation médiatique de l’actualité syndicale policière en dirigeants d’Unité-SGP Police, cet espoir a été déçu mal-
fonction de l’actualité politique. gré une participation électorale élevée puisque le résultat
d’Unité SGP-Police a été de 47,8 %, alors que l’UNSA-Po-
En 2008, c’est la redéfinition législative sur le plan lice a conservé 9,7 % d’électeurs et qu’Alliance a pro-
national des critères de la représentativité syndicale, gressé légèrement de 36,47 % à 37,6 %, les sections
prenant désormais en compte les résultats des élections syndicales de la CGT (0,6 %) de la CFDT (0,4 %) de la
professionnelles, en fixant des seuils minimaux pour CFTC (0,6 %) se partageant moins de 1,5 % des voix (cf.
celle-ci, qui va perturber le paysage syndical dans la police. graphique). En arrière-plan, persistent certaines spécifi-
L’UNSA, inquiète de sa situation sur un plan général, cités. Ainsi le résultat de l’UNSA-Police maintenue sem-
est alors amenée à envisager un rapprochement avec la ble refléter une influence de facteurs catégoriels liés au
Confédération générale des cadres, la CGC. Pour la police, particularisme des CRS : l’UNSA-Police obtenant 25,9 %
ceci a une conséquence indirecte et paradoxale, avec la de leurs voix alors que son résultat d’ensemble est seule-
perspective de voir les deux plus importantes organisations ment de 9,7 %. Par ailleurs, signe d’une certaine persis-
syndicales, en situation de violente rivalité dans le milieu tance des clivages géographiques, Unité Police-SGP s’est
policier, se retrouver intégrées dans la même structure félicité de sa première position dans le SGAP de Paris,
confédérale : l’UNSA-Police étant rattachée depuis la loi que lui a acquise la fusion avec le SGP, qui avait tradi-
Perben à l’UNSA et Alliance étant rattachée à la CGC. tionnellement une forte implantation parisienne. Ces ré-
Cette perspective a immédiatement provoqué une vive sultats se caractérisent enfin, marginalement, par le
contestation au sein de l’UNSA de la part de l’UNSA- maintien de la présence, mais en régression, avec un ré-
Police 15. Certains de ses dirigeants sont alors conduits à sultat de 3,4 % des voix, de la FPIP (Fédération profes-
envisager de quitter l’UNSA et de se rapprocher du SGP sionnelle indépendance de la Police) dont l’influence
rattaché, lui, à FO. Cette éventualité a pris forme au controversée remonte à 1986, en faisant alors écho dans
début de l’année 2009 et un congrès de juin 2009 a la police à un mouvement d’opinion extérieur baptisé
consacré, à l’instigation des dissidents de l’UNSA-Police, « Légitime défense », qui exploitait les débats de l’époque
la création d’un nouveau syndicat baptisé Unité Police- sur l’insécurité. La FPIP, accusée par les autres syndicats
SGP. Ceci a donc provoqué, d’une part, un regroupement, de représenter une orientation d’extrême droite a obtenu
réunissant les dissidents de l’UNSA-Police et le SGP, avec
l’ambition proclamée de faire renaître une confédération Graphique 1 : Résultats 2010 (Corps de maîtrise et d’application)
unitaire analogue à la FASP des années 1970-1980, et,
d’autre part une scission entre les ex UNSA-Police et  



les partisans d’une UNSA Police maintenue 16, les deux 


fractions se lançant dans une surenchère de mutuelles
accusations concernant notamment les ambitions per-  


sonnelles, les intérêts catégoriels ou la « complicité avec
l’Administration » qui se trouveraient à l’origine de ces 

changements 17. 


À la suite de ces événements, l’ambition déclarée de la


nouvelle organisation Unité Police-SGP était d’obtenir
aux élections de janvier 2010 une majorité absolue de
 


(15) Difficile ici de savoir si d’autres facteurs ne sont pas intervenus dans cette évolution, puisque la contestation s’est pro-
longée bien que cette éventualité d’un rapprochement UNSA-CGC n’ait pas eu de suites.
(16) Cette scission s’est accompagnée d’épisodes judiciaires concernant notamment l’utilisation du sigle UNSA.
(17) En témoigne ce texte qui, après avoir évoqué « le chant des sirènes d’une poignée de dirigeants en mal de reconnaissance »,
déclare à propos l’UNSA-Police maintenue : « Les militants savent maintenant le but recherché, tant il apparaît au grand
jour : affaiblir sur commande politique l’UNION SGP UNITÉ POLICE. La division va comme toujours à l’encontre des intérêts
du syndicalisme policier et de la profession. Elle ne sert que l’Administration ». (Unité Police Magazine, 7/2/2010). On voit
ici se manifester une argumentation très classique dans ce type de situation faisant référence aux ambitions personnelles,
aux activités fractionnelles et catégorielles, aux manipulations politiques et aux intrigues administratives.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

son meilleur résultat en 1998 avec 10,3 % des suffrages. Chez les commissaires, un syndicat – le SCHFPN,
Dans les années 1980-1990, l’existence de la FPIP a constitué Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de
une sorte d’abcès de fixation contestataire, instrumentalisé la Police nationale, familièrement surnommé le
par la propagande des autres syndicats, qui s’accusaient « Schtroumpf » en raison du caractère imprononçable
mutuellement d’être ses « alliés objectifs » et les complices de son sigle – a été longtemps en situation hégémonique
du « danger fasciste » qu’elle était censée représenter soit avec des résultats autour de 80 % aux élections profes-
indirectement, du fait de leur trop grande politisation et sionnelles 20. Diverses tentatives, plus ou moins favorisées
proximité avec les gouvernements de gauche de l’époque par l’administration, notamment dans le contexte poli-
(critique contre les organisations proches de la gauche), tique des années 1980, ont tenté d’ébranler cette hégé-
soit du fait d’une proximité et d’une complicité ina- monie, avec un syndicat FO puis un Syndicat national
vouées avec elle (critique contre les organisations proches des commissaires au sein de la FASP, mais leurs résultats
de la droite). n’ont pas réussi à aller au-delà de 10 % à 15 % de l’élec-
torat. En revanche, l’événement marquant des élections
Du côté des officiers de police, la situation s’est consi- professionnelles de 2006 a été l’apparition d’un syndicat
dérablement simplifiée après 1995 avec la mise en question, rival, le SICP (Syndicat indépendant des commissaires
par la réforme des corps, des différentes organisations de police) qui, après seulement quelques mois d’existence,
qui représentaient les inspecteurs d’un côté, les officiers a regroupé 35 % des suffrages. Attaquant le SCHFPN, en
de police de l’autre, en reflétant diverses influences le déclarant « trop complaisant à l’égard de l’administration
catégorielles. Après 1995, le corps des nouveaux officiers et souvent peu soucieux de la défense concrète des conditions de
de polices, réunissant anciens inspecteurs et anciens travail des commissaires de police », le résultat du SICP
officiers, est principalement représenté par deux organi- aurait traduit un phénomène de génération, reflétant le
sations : d’une part, par le SNOP (Syndicat national des mécontentement des jeunes commissaires de moins de
officiers de police), assez proche de la gauche, rassemblant quarante ans, issus souvent du recrutement par concours
initialement plutôt les ex-inspecteurs, avec un recrutement externe et en poste dans l’agglomération parisienne ou
national, et, d’autre part, le syndicat Synergie-officiers, dans les grandes villes, qui se sont estimés lésés par les
plutôt proche de la droite et du syndicat Alliance, auquel, changements organisationnels et fonctionnels affectant le
se rallient initialement surtout les anciens officiers, avec corps des commissaires 21. Depuis, le SCHFPN, prenant
une dominante parisienne 18. Depuis, les électorats ont acte de la reconnaissance aux commissaires de la qualité
eu tendance à s’homogénéiser et, à partir d’une situation de haut fonctionnaire, s’est transformé en Syndicat des
initiale déséquilibrée au profit du SNOP (avec, en 1998, commissaires de la Police nationale (SCPN) et a choisi en
un résultat de 60 % pour le SNOP et de 26 % pour 2009 la FGAF comme syndicat généraliste d’affiliation.
Synergie), il s’est produit un certain rééquilibrage entre Reflétant la tendance générale à une stabilisation des élec-
les deux organisations, tandis que la dispersion des votes torats dans les différents corps, l’élection de mai 2010
a tendu à se réduire, Synergie bénéficiant particulièrement chez les commissaires a confirmé la situation qui s’était
de cette concentration. En 2010, les deux organisations, créée en 2006, tout en étant marquée par un certain regain
qui partagent la même revendication d’un corps d’enca- d’influence de l’héritier du SCHPN, le SCPN, qui retrouve
drement et de direction unique 19, ont réuni 98,5 % des 66,2 % de l’électorat, mais sans pour autant faire dispa-
votes, avec un résultat de 54 % pour le SNOP et 44,5 % raître l’audience du SICP qui conserve 33,8 % d’électeurs,
pour Synergie. tandis que, comme chez les officiers, la compétition se
réduit à un duel entre deux organisations. Les tableaux
1 et 2 ci-après rappellent l’évolution électorale et organi-
sationnelle qui a conduit à la situation actuelle.

(18) Synergie se rattachant à la CGC, tandis que le SNOP se rattachait indirectement à la confédération généraliste de l’UNSA,
via la Fédération générale autonome des fonctionnaires (FGAF) qui, à cette époque, était membre de l’UNSA, qu’elle a
quittée en mars 2006.
(19) Ce qui crée une situation de conflictualité latente avec les commissaires et leurs organisations syndicales.
(20) Cf. Ocqueteau F., Mais qui donc dirige la police ? Sociologie des commissaires, A. Colin, Paris, 2006, chapitre VI.
(21) Frédéric Ocqueteau et Olivier Damien, « À propos de l’encadrement de la police nationale par les commissaires. Regards
croisés entre un sociologue et un commissaire syndicaliste », Champ pénal/Penal field, nouvelle revue internationale de
criminologie [En ligne], URL : http://champpenal.revues.org/4203

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

Tableau1 : Chronologie des résultats aux élections professionnelles

Elections des commissions administratives paritaires nationales

Tableau 2 : Les syndicats et leurs confédérations de rattachement

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Ce bref historique montre bien la diversité et l’inter- Cette situation et le flou qu’elle engendre permettent de
action des variables intervenant dans le déroulement plus rendre compte d’un certain nombre de spécificités fonc-
ou moins chaotique de la vie syndicale au sein de la police. tionnelles comme de certaines des caractéristiques qui
À savoir : les changements législatifs externes (loi Perben, ont été évoquées précédemment. En témoignent ces
loi sur la représentativité syndicale, réformes pénales, propos significatifs d’un policier : « Dans la police, les
etc.), les réformes policières internes (structure des corps, syndicats, c’est d’abord l’administration-bis. Si tu veux bouger
organisation du travail et des carrières, redéploiement ou si tu as un problème, il vaut mieux être syndiqué. Tu te
géographique, etc.), les changements politiques gouver- demandes si c’est l’administration ou les syndicats qui gèrent
nementaux (avec les alternances politiques : droite de 1993 ta carrière, mais dans le doute tu payes ta cotisation » 23.
à 1997, gauche de 1997 à 2002, droite après 2002), les inter-
ventions de l’administration (cf. les démêlés avec le SNPT), Cette cogestion comporte, de toute façon, un aspect
les identités catégorielles (celle des CRS dans l’UNSA- institutionnalisé concernant essentiellement les questions
Police maintenue), les clivages géographiques (avec l’im- de carrière à trois niveaux : les affectations et les mutations
plantation plutôt parisienne du SGP et d’Alliance ou de (ce qui est particulièrement important dans une police
Synergie), les sensibilités idéologico-politiques (de « gauche » « nationale »), les promotions et les avancements, les sanc-
pour l’UNSA, le SGP, le SNOP, « de droite » pour tions et les procédures disciplinaires. Ces questions sont
Alliance et Synergie), les connexions avec le contexte et gérées par des organismes paritaires, qui comportent en
l’actualité médiatico-politique, l’instabilité organisation- nombre égal représentants de l'administration et repré-
nelle, enfin, résultant de scissions et de regroupements, sentants élus du personnel. Le poids des syndicats dans
dans un climat de violence verbale qui s’exacerbe en ces instances explique pour une large part le taux de
période électorale. syndicalisation, comme les élections à ces organismes per-
mettent d'évaluer la représentativité de chaque syndicat.
C’est là un facteur décisif dans l’adhésion syndicale de
Des fonctions administratives beaucoup de policiers, certains prenant même la précaution,
dit-on, d’adhérer à plusieurs syndicats ! Les réunions de
et socio-politiques complexes ces instances et, plus encore, leur préparation, particu-
lièrement celles concernant les carrières, sont l’occasion
d’intenses tractations entre l’administration et les différents
Sur le rôle de ce syndicalisme on peut faire un certain syndicats et entre les syndicats. L’efficacité de ces derniers
nombre d'observations générales, qu'il conviendrait, si dans ces processus étant une condition de leur audience.
l'on voulait être très précis, de moduler en fonction des Si bien qu’un moyen de pression de l’administration sur
organisations et de leurs spécificités. Il est évident que le une organisation peut être, avec la complicité de repré-
syndicalisme des commissaires – au nombre d’adhérents sentants d’organisations rivales, de faire échouer toutes
limité, mais occupant le haut de la hiérarchie adminis- les propositions concernant ses protégés.
trative – n'a pas exactement les mêmes caractéristiques que
le syndicalisme des gardiens de la paix, qui représentent Cette situation un peu particulière n’empêche pas que
des personnels situés au bas de la hiérarchie, mais le syndicalisme policier se manifeste par une classique et
regroupant des dizaines de milliers de personnes. efficace activité revendicative concernant les rémunéra-
tions, la progression des carrières, le statut des corps, l’or-
En matière de gestion interne, un mot souvent em- ganisation du travail. Pour ce faire, les syndicats policiers
ployé pour décrire le fonctionnement de la Police nationale disposent des moyens habituels de l’action syndicale,
et les rapports avec les syndicats de policiers est celui de pouvant aller jusqu’aux manifestations sur la voie publique,
cogestion, qu'il s'agisse de le revendiquer et de s'en féli- mais avec la notoire exception de ne pas disposer du
citer ou, au contraire, de le récuser. Un ancien responsa- droit de grève. Cette limitation ne semble pas cependant
ble du syndicat Alliance peut noter à propos des compromettre l’efficacité revendicative du syndicalisme
réactions sur ce sujet des ministres de l’Intérieur qu’il a policier et le constat que faisait il y a quelques décennies
côtoyés : « Quand ils arrivent, ils disent tous “La cogestion, je un observateur semble toujours pertinent : « En fait,
suis contre. C’est moi qui décide” ». Sarkozy m’a refait le coup l’interdiction du droit de grève n’entrave pas véritablement
lorsqu’il m’a reçu la première fois. Je lui ai répondu ce que je l’action syndicale des policiers. La mesure est surtout symbolique.
dis toujours : “Vous finirez par passer par les fourches caudines Elle est là pour rappeler les policiers à leurs obligations sans
car, sans les syndicats, vous finirez par vous casser les dents” » 22. pour autant les museler. Autrement dit, ce qui reste de cette

(22) O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op. cit., p. 134.
(23) J.P. Corcelette, Police. Les mal-aimés de la République, Baland, 2003, p. 51

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

économie institutionnelle est un mécanisme permettant aux et qu’ils pouvaient partir sans se soucier de l’enquête en cours.
revendications de s’exprimer dans des limites raisonnables ». Et Des rapports circulaient sur des commissaires qui avaient déplu
lorsque le même observateur notait que « le syndicat de à tel responsable syndical… » 26. C’est aussi l’époque où
police est partie intégrée et intégrante de l’institution policière » 24, l’hostilité du responsable d’une puissante confédération
il soulignait l’ambiguïté de la relation revendication- syndicale pouvait empêcher la nomination d’un directeur
cogestion, comme de la relation contestation-légitimation de la formation qui lui déplaisait. Même si cette expression
dans le comportement syndical à l’égard de l’institution est apparue dans un contexte particulier, ne traduisant
policière. pas une situation habituelle, elle n'en révèle pas moins
que le syndicalisme est loin d‘être une variable négligeable
Cette cogestion présente, par ailleurs, un aspect informel, dans l'analyse du fonctionnement quotidien des services
mais réel. Tout d'abord au niveau central, du fonction- de police, certains interprétant ce « pouvoir » comme une
nement de l'administration du ministère de l'Intérieur et sorte de « soupape » dans un contexte de forte hiérarchi-
des directions centrales. Les processus de décision impliquent sation. « Ce pouvoir, note un peu brutalement un lieutenant
une concertation, des négociations avec les syndicats, de police, fascine les policiers de base. Dans la police, tu n’es
avec la possibilité pour l'administration d'exploiter la respecté que par ta capacité de nuisance et te syndiquer permet
division hiérarchique des corps ou celle des organisations de l’augmenter » 27.
syndicales pour faire avancer telle ou telle réforme, ou
faire accepter tel ou tel projet. Le plus souvent, l’adoption En matière de définition des orientations de la « poli-
d’un projet suppose la négociation d’un appui syndical tique policière », les considérations précédentes soulignent
ou catégoriel, avec les marchandages, les contreparties et l'importance de l'intervention des syndicats dans les
les concessions que cela peut comporter. Il n'est pas facile processus de concertation et de négociation qui accom-
d'évaluer exactement le phénomène, mais le responsable pagnent ce type de décisions. Dans certains cas, le rôle
des questions de sécurité auprès du président de la des syndicats ou de certains des syndicats peut aller jusqu'à
République dans les années 1980 a pu, par exemple, noter comporter une fonction de proposition, en militant pour
dans ses mémoires, dans un constat qui semble garder l'adoption de certaines réformes. Ainsi en a-t-il été avec
une actualité et s’imposer à tous les ministres de l’Inté- le militantisme du syndicalisme naissant des commissaires
rieur : « Les ministres de l'Intérieur ont un rapport très de police en faveur d'une étatisation des polices municipales
particulier avec l'ensemble des responsables syndicaux : on ne avant la Seconde Guerre mondiale, qui aboutira à la
tient pas la police sans un dialogue syndical intense. Oublier réforme créant l’organisation étatisée de la Police nationale
cette règle de base revient à s'exposer à de grands périls » 25. Il en 1941 28. Ou bien avec celui de la FASP, structure de
faut ici noter que le comportement des syndicats dans regroupement de sensibilité de « gauche », dont les pro-
ce type de concertation n'est pas sans relation avec la positions ne seront pas sans influence sur les mesures de
façon dont les différentes organisations se positionnent, « modernisation » et d’encadrement déontologique de la
explicitement ou implicitement, par rapport à la politique profession mises en œuvre par Pierre Joxe dans les années
générale du pouvoir politique du moment. 1980, une influence emblématique dont se réclament
aujourd’hui encore ceux qui se considèrent comme les
Au niveau « local », dans les services, le rôle informel héritiers de la FASP, en notant dans leurs documents les
des responsables syndicaux n'est pas absent, avec des plus récents que la « loi de modernisation » de 1985
variations selon les situations locales et les personnalités, s’inspirait du projet « Commissariat en l’an 2000 » de la
à la fois la personnalité des représentants syndicaux et la FASP ou que son « Livre blanc » de 1989 aurait influencé
personnalité des responsables des services. Il fut même les réformes des corps et des carrières de 1995 et de
une époque où l'on a parlé à ce propos de l’existence 2004 29.
d’une « hiérarchie parallèle » par rapport à l'organi-
gramme administratif officiel. « Les délégués syndicaux, se Enfin, les syndicats peuvent être une force de critique
plaignait alors un chef de service, passaient dans les services et de contestation, représentant une sorte de contre-
en disant aux gardiens de la paix qu’ils avaient fait leurs heures pouvoir susceptible de freiner ou même de bloquer

(24) J.J Gleizal, « Syndicalisme et corporatisme policier », in Colas, D, L’État et les corporatismes, 1988. p. 177.
(25) G. Ménage, L'œil du pouvoir, Paris, Plon, 2000, p. 57.
(26) Cité in O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op. cit., p. 140.
(27) Ibid, p. 140.
(28) Cf. M. Bergès, Le syndicalisme policier en France, 1880-1940, op. cit.
(29) Mises en œuvre par des gouvernements de droite. Cf « Unité-police le syndicat unique dans le syndicalisme policier » :
chronologie sur le site de l’Unité Police-SGP (2/2010).

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

certaines initiatives. De manière un peu polémique, le proximités partisanes. Ainsi, dans la seconde partie du
chercheur Dominique Monjardet pouvait considérer que quinquennat du gouvernement de gauche des années
de ce point de vue la « cogestion » pouvait même 1997-2002, on a vu des organisations considérées comme
conduire parfois à une « agestion ». Cette fonction pouvant lui étant proches adopter une attitude critique du fait
prendre deux formes : soit la forme d'une critique « pro- d’une résistance corporative à certains projets de réforme
fessionnelle », mettant en cause explicitement les choix gouvernementaux, notamment en matière de réforme de
effectués, au nom de considérations de technique policière, la garde à vue ou de redéploiement des moyens.
comme cela s'est produit, dans les années récentes, à propos
de certaines réformes de la procédure pénale ou du redé- En ce qui concerne les rapports avec la société et le
ploiement géographique des effectifs ; soit sous la forme public, les syndicats sont en situation de constituer des
de critiques « corporatives » qui, sans mettre en cause les intermédiaires, des relais entre la société et l'institution
orientations choisies, s'en prennent au déficit des moyens policière. Une première conséquence en est que les syndicats
en hommes ou en matériels pour les appliquer, ce qui sont une voie permettant une ouverture et une perméabilité
s'est plus ou moins produit, par exemple, à propos de la de l'institution aux influences extérieures et aux débats
« police de proximité ». Dans la pratique, il n'est pas existant dans le public. En se faisant l'écho des discussions
facile de distinguer ces différentes perspectives, des critiques à objet plus ou moins directement policier – sur l'insé-
« corporatives » sur les moyens pouvant, par exemple, curité, l'efficacité de la police, les « bavures », la politique
constituer une stratégie indirecte de mise en cause des pénale, etc. –, mais aussi en reflétant, plus ou moins
objectifs assignés, avec la possibilité d’en faire une source directement, les controverses publiques, idéologiques et
de revendications quasi permanentes, qui faisait écrire politiques, sur ces questions. Un exemple extrême a été,
un peu sévèrement à Dominique Monjardet, dans ses en 1985-86, la percée de ce syndicat qualifié d'extrême
notes de travail : « La grande plainte policière sur l’insuffisance droite, traduisant la répercussion dans la police de l’ap-
des moyens est non seulement structurelle, comme dans toute parition du mouvement d'opinion « Légitime Défense ».
activité de service, où les moyens sont toujours finis au regard Il en est de même, avec la diversité des « sensibilités »
de besoins extensibles à l’infini, mais aussi fonctionnelle : elle idéologico-politiques attribuées aux différentes organisations
fonde une revendication d’irresponsabilité et d’impunité générales qui reflètent celles de la société. Cette caractéristique peut
et permanentes » 30. être ambivalente dans ses conséquences : elle limite les
risques d’un repliement professionnel et corporatif, pouvant
Ici encore, la façon dont les différents syndicats inter- isoler la police de la société, mais elle l’expose aussi à
viennent dans ces processus de décision n'est pas sans être perturbée dans son fonctionnement par des considé-
rapport avec la manière dont ils se situent par rapport à rations et des pressions extérieures, et l’on a vu au début
l'orientation du gouvernement en place, selon qu'ils lui de cet article que, dans certains pays, comme en Grande-
sont plus ou moins ouvertement et systématiquement Bretagne, il existe des mesures pour limiter cette osmose
favorables ou défavorables. À noter qu'en raison de ce qui et mettre le syndicalisme policier à l’abri des pressions
a été dit plus haut, ces attitudes par rapport au pouvoir extérieures.
politique peuvent être elles-mêmes instables, soit du fait
de divergences à l'intérieur des directions syndicales, soit Cette ambivalence du rapport à l’environnement exté-
en raison de décalages entre la base et le sommet des rieur, on la constate, par exemple, dans le rapport au
organisations 31. C’est ainsi, par exemple, qu’une proximité politique. Les syndicats policiers ne peuvent se dispenser
trop prolongée d’une organisation avec l’administration d’entretenir des relations avec les responsables politiques
semble, au bout d’un certain temps, provoquer une dés- et avec les forces politiques puisque, directement ou
affection d’une partie de ses adhérents, comme cela s’est indirectement, l’exercice du métier de policier est étroi-
produit pour la FASP au début des années 1990 32 et, tement dépendant d’un contexte administratif et d’un
sans doute, pour le syndicat majoritaire des commissaires cadre légal dont les politiques ont la maîtrise. Ces liens
(SCHFPN) en 2006. D’autre part, des préoccupations ne sont pas très difficiles à nouer étant donné la place
corporatives et professionnelles peuvent ébranler les prise par les questions de police et de sécurité aux yeux

(30) D. Monjardet et al., Notes sur les choses policières, La Découverte, 2008.
(31) Cf. J.L Loubet del Bayle, « L'état du syndicalisme policier en France », op. cit.
(32) François Roussely, directeur général de la Police à la fin des années 1980, après avoir été directeur de cabinet de Pierre
Joxe, a pu dire : « Le Parti Socialiste a vécu sur le dos de la FASP comme il l’a fait pour la Fédération de l’Education nationale
qui a également explosé en vol du fait d’une trop grande proximité avec le pouvoir » (Entretien du 17 février 2005 in
O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op.cit.p. 151).

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

de l’opinion, à une époque où les statistiques de la Le syndicalisme est aussi un facteur de transparence de
délinquance en viennent à rivaliser en importance avec l'institution et une source d'information du public sur le
les statistiques économiques. Cependant, cela ne va pas fonctionnement de l'institution policière par les contacts
sans risques pour les syndicats policiers, dans la mesure que les syndicats entretiennent avec la presse, les partis
où, par exemple, c’est une stratégie assez fréquente de politiques, les milieux professionnels connexes (magistrats,
l’opposition à un pouvoir politique que de tenter avocats, travailleurs sociaux, etc.), les chercheurs. Cette
d’ébranler indirectement celui-ci à travers la mise en « ouverture » peut aller jusqu'à des manifestations sur la
cause du comportement de la police ou de sa politique voie publique, remplaçant le droit de grève interdit, qui
pénale 33. On le constate avec le caractère récurrent des peuvent parfois poser de sérieux problèmes d'ordre public
débats et des polémiques sur « l’insécurité » lorsque l’op- comme en 1983. Cette « ouverture » constitue une ressource
position est de droite ou des débats sur les « bavures » et non négligeable pour les syndicats dans leurs rapports avec
les atteintes aux libertés lorsque l’opposition est de l’administration. Le secrétaire général d’une importante
gauche. Dans ces contacts, le risque est pour les syndicats organisation remarque ainsi : « Une partie de la puissance
policiers de se faire instrumentaliser au service de causes des syndicats provient de leur capacité à alimenter les journa-
dont le caractère professionnel est moins évident qu’il listes en informations. La menace de soulever le tapis pèse dans
n’y paraît. les négociations avec l’administration » 36. À noter que ce
canal de communication est parfois récupéré par l’ad-
Cette contamination ou cette instrumentalisation parti- ministration pour la diffusion d’informations dont elle
sane peuvent être thématiques, comme on a pu le constater, ne peut, elle-même, se charger officiellement : ainsi en
par exemple, avec la contribution de certaines organisations est-il assez fréquemment, par exemple, lorsqu’il s’agit des
syndicales à la dramatisation des débats médiatico- rapports souvent difficiles entre police et justice et lorsque
politiques sur l’insécurité qui ont précédé les élections le ministère de l’Intérieur estime avoir à se plaindre de
présidentielles de 2002 34. Cette collusion peut être aussi certains comportements de l’administration judiciaire.
personnelle en reflétant les sympathies partisanes de certains
responsables syndicaux 35 et la possibilité de voir l’enga- De ce fait, les syndicats policiers sont très présents dans
gement syndical devenir le tremplin d’une carrière politico- les médias et les leaders des syndicats importants sont
administrative. Tel le cas de Gérard Monate, responsable régulièrement invités sur les plateaux de télévision, parfois
de la FASP dans les années 1970, qui deviendra, après pour parler de problèmes internes – les émissions récur-
l’alternance politique de 1981, membre du cabinet du rentes sur le « malaise » de la police – plus souvent pour
ministre de l’Intérieur, avant d’être responsable de certains parler des questions plus générales relatives à l’insécurité
modes de financement controversés du parti socialiste, ou ou à la violence par exemple. Ces rapports avec les médias
de Bernard Deleplace, secrétaire général de la FASP et ne sont pas sans complexité et sans ambiguïté et les deux
proche du président de la République de l’époque dans parties peuvent dans certains cas s’instrumentaliser et se
les années 1980. De même, dans les années 1990, un piéger mutuellement. Un exemple limite de collusion
dirigeant du SGP, qui contribuera par ses surenchères à étant ici représenté par la situation des années 1980, où
la dislocation de la FASP, se retrouvera sur les listes des le responsable de la rubrique « police » du journal Le
candidats du Mouvement pour la France de l’ancien Monde, Edwy Plennel, était en même temps l’éminence
ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, tandis qu’un grise du secrétaire général de la FASP Bernard Deleplace,
responsable syndical, ancien collaborateur du secrétaire ainsi que sa plume et son éditeur 37. Plus simplement, à
général de la FASP et proche de l’UNSA-Police de l’approche des dernières élections professionnelles, on a
l’époque, deviendra directeur général de la police nationale. vu, dans une perspective corporative – problèmes de
Dernier exemple récent, celui du médiatique secrétaire gestion interne et préparation des élections – certains syn-
général, depuis plusieurs années, du syndicat d’officiers dicats mobiliser les médias sur le thème de la « dictature
Synergie, devenu tête de liste départemental du parti du chiffre », en mettant en question les évaluations de
gouvernemental au cours de récentes élections régionales l’activité professionnelle faisant appel à ce type d’indicateur
et promu sous-préfet. et en faisant valoir que la population peut être victime de
ces pratiques générant un zèle policier dysfonctionnel.

(33) Cf. J.L Loubet del Bayle, Police et politique, Une approche sociologique, L’Harmattan, 2006.
(34) Cf. Corcelette, Police. Les mal-aimés de la République, op. cit., chapitre II.
(35) Dans les années 1970, la proximité de certains responsables avec le Parti Communiste sera, par exemple, un des facteurs
d’instabilité syndicale de la période (cf. A. Hamon, J.C Marchand, P comme police, op. cit.).
(36) Cité in O. Recasens, J.M Decugis, C. Labbé, Place Beauvau, op. cit., p. 148.
(37) Cf. P. Péan, P. Cohen, La face cachée du Monde, op. cit, p. 66-89.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Les syndicats ont ainsi, pour une part, instrumentalisé les médias. Cela peut entraîner des situations difficiles à
médias en les mettant au service de leurs préoccupations gérer, certains syndicats, dans certaines circonstances,
internes. Mais la situation s’est inversée lorsque les médias étant partagés, par exemple, entre la volonté de mettre
ont repris cette argumentation à propos de polémiques en difficulté l’administration ou le pouvoir politique et
sur l’augmentation du nombre des garde-à-vues et on a la préoccupation de ne pas compromettre l’image de
vu alors les représentants des syndicats policiers avoir du l’institution et de la profession, et donc leur propre
mal à expliquer que cette augmentation ne résultait pas image. On retrouve ici une ambiguïté déjà signalée entre
seulement des choix des policiers et des autorités policières, une attitude de revendication-contestation et une attitude
mais de l’évolution de la législation pénale durcissant à de légitimation de l’institution policière, avec souvent en
la fois la répression de certaines infractions (par exemple toile de fond une rhétorique virulente qui estompe pour
l’alcoolémie) et visant en même temps à améliorer la pro- partie cette réalité. La seconde ambiguïté se caractérise
tection juridique des suspects, les responsabilités dans par une tension entre un souci réel des intérêts du public,
cette situation semblant donc être plutôt du côté du pour s’assurer de sa sympathie et de sa collaboration, et
législateur et des initiatives des autorités judiciaires que la tentation d'instrumentaliser le public et le poids de
du côté de la police. l'opinion au profit d'intérêts corporatifs, en les utilisant
comme moyen de pression face à l'administration policière,
On peut enfin ajouter que, par ce rôle dans la trans- éventuellement face au pouvoir politique, ce qui est
parence de l'institution, le syndicalisme policier est aussi souvent le cas dans l'utilisation des manifestations sur la
à même d'exercer une fonction informelle de contrôle voie publique, dans lesquelles il n'est pas rare que des
du fonctionnement de l'institution, dans la mesure où les revendications corporatives et catégorielles soient retra-
syndicats, particulièrement bien placés pour savoir ce qui duites en termes d'intérêt général pour justifier l'appel à
se passe au sein de celle-ci, sont susceptibles d’exercer une l'opinion.
surveillance sur elle, en donnant une publicité externe à
leurs constatations, cette éventualité pouvant avoir un Les considérations précédentes montrent que le fonc-
effet dissuasif pour prévenir le risque d’errements éventuels. tionnement du syndicalisme policier et son histoire sont
En 1986, on a même vu une confédération syndicale, qui en France conditionnés par deux systèmes d'interactions :
était opposée à la politique du pouvoir alors en place,
organiser ouvertement et explicitement un contrôle sur - le système complexe des interactions entre les corps,
le terrain de l’action des forces de police chargées d’en- les intérêts corporatifs et catégoriels, les organisations
cadrer des manifestations dont l’objet était controversé. syndicales, les factions internes à l'intérieur des syn-
Les différences constatées dans l'action des organisations dicats eux-mêmes ;
syndicales sur ce plan sont souvent, ici encore, fonction
de leur positionnement par rapport au pouvoir politique - ce système fonctionnant lui-même en interaction avec
du moment et de leurs relations avec l'administration, un environnement lui aussi complexe, constitué par
avec les problèmes que cela peut entraîner. l'administration policière, le public, les médias et le
pouvoir politique.
Les rapports des syndicats avec le public et ses intérêts
sont en fait ambigus et obéissent à des logiques assez La complexité de cet ensemble et la diversité des
complexes. Une première complexité tient à l'existence acteurs qui y interviennent expliquent que de multiples
d'une tension entre, d'une part, le souci d'exprimer une combinaisons soient possibles dans la façon dont fonc-
solidarité de corps et de défendre efficacement les intérêts tionne le syndicalisme policier, en étant en rapport avec
de leur « clientèle » de policiers, en étant alors l’expression l'état de chacune des variables et en se traduisant par des
d’une tendance à l’insularisation corporative de la culture choix et des stratégies qui, derrière les apparences, peuvent
professionnelle des policiers, et, d'autre part, la préoccu- cacher des motivations et des situations très diverses.
pation d'éviter que ne soient compromises l'image, et
donc la légitimation de la police et des policiers dans le
public, par exemple, en dénonçant les « brebis galeuses » Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE
ou les « pommes pourries » lorsque certains comportements Centre d’Études et de recherches
policiers sont mis en cause par l’opinion ou par les sur la Police de Toulouse

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Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE Le syndicalisme policier français

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171
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 172

Approche détaillée de la réduction


de la criminalité
Leçons du japon
Taisuke KANAYAMA

À la fin des années 1990, après l’effondrement


de la « bulle économique », le Japon s’enlise
dans une récession économique. Le pays est
d’autre part profondément affecté par la
crise financière asiatique de 1997-1998,
en de nombreux points comparable à la crise écono-
mique que subissent actuellement les États-Unis.

Durant cette même période, le Japon connaît une forte


gouvernement japonais pour réduire la criminalité. Il
aborde également les initiatives de la police locale et
nationale visant à encourager ces mesures.

Tendances de l’économie
et de la criminalité au Japon
au second millénaire
augmentation de la criminalité. En 2002, le nombre de
crimes du Code pénal 1 est 160 % plus élevé que les
chiffres rapportés en 1996. La police japonaise prend
donc des mesures draconiennes visant à réduire la cri-
Situation économique
minalité, en se concentrant à la fois sur les crimes de rue
et les cambriolages de maisons et de bureaux 2. De plus, La bulle économique qui voit le jour fin 1986 et per-
la police commence en 2002 à prendre des mesures pour siste jusqu’au début de l’année 1991 constitue la troisième
précéder la politique du Gouvernement contre la crimi- plus longue période de croissance économique au Japon
nalité. En 2003, le gouvernement japonais organise une depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aux pré-
réunion ministérielle, composée de ministres de toutes mices de cette période, on ne parle pas encore de « bulle ».
les branches du Gouvernement, dont l’objectif est de lut- À la fin de cette phase de croissance, la folie de spéculation
ter contre la criminalité. Au cours de cette réunion, un entraîne une flambée des prix des terres et des actions. Le
plan d’action est mis en œuvre, et toutes les ressources terme de « bulle » est dès lors largement utilisé.
possibles pour lutter contre la criminalité sont mobilisées.
Ce plan est désigné « Plan d'action visant à créer une société Quelques années après l’éclatement de la bulle écono-
sans criminalité » (Action Plan to Create a Crime Resistant mique, le taux de croissance de l’économie japonaise
Society – APCCS). chute brutalement. En 1997, alors que l’économie est en
voie de reprise, une crise financière frappe le pays. Suite
Au cours des cinq années du plan d’action, le taux à l’effondrement des prix des terres et des actions, les
de criminalité diminue de 33 % par rapport au chiffre principales banques, sociétés de placement et sociétés
de 2002, soit une baisse de plus d'un million de crimes financières déposent le bilan. Un autre facteur contribue
enregistrés. À partir de 2003, l’économie japonaise com- aux difficultés rencontrées dans le pays : la crise monétaire
mence à se redresser. Ce document présente brièvement asiatique qui voit le jour en Thaïlande et s'étend aux autres
les résultats obtenus grâce aux mesures exhaustives du pays asiatiques tels que la Corée, la Malaisie, Taïwan et

(1) Délits du Code pénal et enregistrés par la police, à l’exception des blessures et décès dans les accidents de la route.
(2) Principaux crimes de rue: vols de rue et vols de sacs à main ; viols, attentats à la pudeur, enlèvements, agressions et extorsions
dans les lieux publics ; vols de voitures, de motos et de charges de véhicules, vols de pièces de véhicules et vols de distributeurs
automatiques.
Principaux vols avec effraction : cambriolages et introductions par effraction.

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Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

Hong Kong. En conséquence, l’encadrement du crédit se législateurs du Parti démocratique libéral de la majorité
généralise et la dette annuelle totale qui entraîne des créent une politique de parti qui aborde la réduction de
dépôts de bilan atteint en 2000 un record estimé à près la criminalité. Cette politique est baptisée « Le mouvement
de 2,3 trillions de yens. La récession se poursuit jusqu’en d’urgence pour la sécurité publique ». Le principal parti
2002, période qui sera par la suite connue sous le nom de la d'opposition, le Parti démocratique, intègre également
« décennie perdue ». une politique de réduction de la criminalité dans son
« Manifeste 2003 ».
Tendances de la criminalité En réponse à ces mouvements, le Cabinet japonais
organise, en septembre 2003, la « Réunion ministérielle
Comme le décrit Bayley [1976], le taux de criminalité contre la criminalité ». Cette réunion, présidée par le
au Japon reste stable et peu élevé des années 1960 au Premier ministre, est composée des ministres de toutes les
début des années 1990. On enregistre approximativement branches du Gouvernement. En décembre 2003, ce
1,5 million de crimes du Code pénal par an. La situation comité adopte le « Plan d’action pour créer une société
change en 1991 où le nombre de crimes enregistrés sans criminalité » (APCCS – Action Plan to Create a Crime
dépasse pour la première fois 1,7 million, puis franchit Resistant Society).
les 2 millions en 1998. La crise financière est suivie d'une
autre augmentation de la criminalité. En 2002, on L’APCCS met l’accent sur trois points principaux. Il
compte 2,85 millions de crimes du Code pénal, un chif- encourage tout d’abord les initiatives visant à inciter la
fre encore jamais atteint. En cinq ans, de 1998 à 2002, population à participer à la prévention de la criminalité.
le taux de criminalité atteint un chiffre saisissant de Ensuite, le plan soutient le développement d'un envi-
40,3 %. Ce taux est particulièrement inquiétant si on le ronnement social sans criminalité. Enfin, il insiste sur le
compare à l'augmentation de 5,5 % observée sur les cinq besoin de surmonter le fractionnement bureaucratique
années qui précèdent cette période (figure 1). tout en encourageant les mesures destinées à lutter contre
la criminalité.

Figure 1 - Nombre de crimes du Code pénal enregistrés au Japon Conformément à ces trois points, les autorités partici-
(1990-2002)
pantes doivent prendre 148 mesures individuelles pour
2500000
mettre l’APCCS en œuvre. Celles-ci comprennent diverses
2000000 activités telles que le soutien des volontaires anticrimi-
1500000 nalité, le renforcement des activités policières dans les
1000000 kobans 3, l’encouragement de la prévention de la criminalité
500000
par des actions environnementales, une augmentation
0
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 0 1 2
du nombre de caméras de reconnaissance des plaques
d’immatriculation, la promotion de l’éducation des
Source : Agence nationale de la police japonaise (NPA)
jeunes dans les communautés, l'application des lois sur
l’immigration et une réduction du nombre de sans-
Le « Plan d'action pour créer papiers. Après adoption de l’APCCS, deux programmes
supplémentaires ont été créés lors de la réunion minis-
une société sans criminalité », térielle : le « Programme pour protéger les enfants de la
une initiative nationale criminalité » et le « Programme pour la création de com-
munautés sûres ».

Réunion ministérielle Grandes lignes de l’APCCS

Tout en prenant diverses mesures pour lutter contre En se fondant sur les points décrits dans l’APCCS,
l'augmentation de la criminalité, l'Agence nationale de la la plupart des ministères ont travaillé sur 148 mesures
police japonaise (NPA) gère un consensus gouvernemental individuelles, divisées en cinq grandes catégories :
sur la réduction de la criminalité. À cette époque, le sentiment
de crainte de la population quant à l’augmentation de la 1. La prévention de la criminalité, une menace quoti-
criminalité atteint les législateurs. C’est ainsi que les dienne de la vie des citoyens.

(3) Koban : poste de police pour les officiers de police de la communauté [Bayley, 1976].

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

2. L’implication des communautés dans la prévention On dénombre 436 810 agents de sécurité privés en
de la criminalité juvénile. 2002, 512 331 en 2008. D'autre part, 1 164 542 maisons
3. La mise en œuvre de mesures pour lutter contre les ou bureaux sont équipés de systèmes d'alarme de sécurité
menaces transnationales. en 2002 ; en 2008, le chiffre passe à 2 115 380, soit une
4. La protection de l’économie et de la société face au augmentation de près d’un million en six ans (figure 3).
crime organisé.
5. Le développement de fondamentaux pour la sécurité Figure 3 - Nombre d'agents de sécurité privés et de systèmes
publique. d’alarme

La prévention de la criminalité,
une menace quotidienne
de la vie des citoyens

Cette première catégorie compte trois sous-catégories :


la restauration des liens sociaux et la création de com-
munautés sûres (19 mesures), la distribution de produits
et systèmes efficaces pour lutter contre la criminalité
(15 mesures) et la protection des victimes de la criminalité Source : (NPA)
(8 mesures).

Dans la première sous-catégorie, les principales mesures La deuxième sous-catégorie comprend des mesures pré-
consistent à soutenir les activités volontaires de prévention ventives qui visent à réduire le nombre de crimes plus
de la criminalité organisée par les membres des commu- particulièrement associés aux véhicules, par exemple la
nautés, à encourager le développement de sociétés de mise à disposition d’anti-démarrage et de serrures so-
sécurité privées et de panneaux contre la criminalité à phistiquées ainsi que des contrôles rigoureux pour l’im-
afficher en bord de route, dans les parcs et parkings. matriculation des véhicules. Elle comprend également
D'autres mesures sont prises pour renforcer les activités des mesures qui permettent d’identifier et d’arrêter les
des kobans qui mettent la police en contact avec la com- individus impliqués dans les crimes liés aux véhicules,
munauté (police communautaire, police orientée vers les comme l’installation de caméras de reconnaissance au-
problèmes, etc.). Les mesures de cette catégorie encouragent tomatique des plaques d’immatriculation. Ces mesures
également les actions environnementales contre la cri- ont apporté de brillants résultats. Les vols liés aux véhi-
minalité, en se fondant sur la théorie de la prévention cules ont fortement diminué (figure 4).
situationnelle de la criminalité [Clarke – 1992].
Figure 4 - Vols liés aux véhicules
Les actions ont apporté de brillants résultats. Le nombre
de groupes volontaires actifs de prévention de la crimi-
nalité est passé de 3 056 en 2003 à 40 538 en 2008. Les
participants à ces programmes sont 2,34 millions en
2007, et seulement 0,18 million en 2003 (figure 2).

Figure 2 - Nombre de groupes volontaires impliqués dans


la prévention de la criminalité (2003-2008)

50000
Groupes

Source : (NPA)
0
2003 2004 2005 2006 2007 2008

Source : (NPA)

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Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

Les mesures de la troisième sous-catégorie mettent l’ac- Figure 6 - Crimes du Code pénal et crimes graves/violents commis
par des mineurs
cent sur la protection des femmes et des enfants face à la
violence familiale. La police et les agences concernées ont
ainsi amélioré la coopération mutuelle et les activités de
protection, dont l'arrestation des individus pour violence
conjugale ou mauvais traitement des enfants (figure 5).

Figure 5 - Violence familiale (violence conjugale et mauvais


traitements des enfants)

Crimes graves/violents : meurtre, vol, viol, incendie criminel -


Source : NPA

L’implication des communautés


dans la prévention de la délinquance juvénile

La principale mesure de la deuxième sous-catégorie


Source : (NPA) consiste à développer les directives pour mauvaise
conduite (errance nocturne, fugue, boire et fumer en des-
sous de l'âge légal). Après adoption de cette mesure, le
nombre de cas d’assistance impliquant une mauvaise
Implication des communautés dans conduite de la part de mineurs a connu une augmenta-
tion, tandis que le nombre de mineurs arrêtés pour acti-
la prévention de la criminalité juvénile vité criminelle a diminué (figure 7). Nous pensons que
le développement des activités policières réservées aux
La seconde catégorie peut être divisée en trois sous- mauvaises conduites de mineurs a empêché l’aggravation
catégories : une application plus stricte de la loi pour les de ces mauvaises conduites en crimes plus sérieux.
crimes juvéniles (6 mesures), une implication de la com-
munauté pour empêcher la délinquance juvénile (14 Figure 7 - Nombre de crimes du Code pénal et de cas de mauvaise
mesures) et le support multi-organisationnel destiné aux conduite impliquant des mineurs (1999-2008)
mineurs (2 mesures). Ces mesures ont également apporté
des résultats significatifs. Le nombre d’arrestations de
criminels mineurs a baissé de 30 %.

Une application stricte et adaptée des lois


pour les criminels mineurs

Les principales mesures prises dans la première sous-


catégorie impliquent une application stricte et adaptée
des lois destinées aux criminels mineurs et le renforcement
des systèmes de traitement des mineurs délinquants. Source : NPA
Comme le montre la figure 6, le nombre de crimes graves
commis par des mineurs a connu une baisse de 50 % La principale mesure de la troisième sous-catégorie
entre 2003 et 2008 tandis que le nombre total de crimes est l’intervention multi-organisationnelle dans les cas
commis par des mineurs a chuté de 36,8 % sur la même impliquant des mineurs délinquants. Ce corps multi-
période. organisationnel, l'Équipe de soutien aux mineurs, est
composé de représentants de la police, des écoles, des
services chargés de la surveillance, des municipalités et
des groupes communautaires volontaires.

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Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Mise en œuvre de mesures pour lutter Prévention des entrées illégales


contre les menaces transnationales et des dépassements de la limite de validité des visas
Les mesures de la deuxième sous-catégorie ordonnent
La troisième catégorie compte quatre sous-catégories : un contrôle rigoureux de l'immigration et une expulsion
le renforcement des contrôles douaniers (9 mesures), la efficace des résidents illégaux étrangers et encouragent
prévention des entrées illégales et des dépassements de la l’assistance aux résidents légaux étrangers tels que les
limite de validité des visas (18 mesures), le renforcement services de l'emploi et l'éducation, en coopération avec
de l'investigation des crimes commis par des ressortissants les communautés (figure 10).
étrangers (2 mesures) et une meilleure coopération avec
les autorités étrangères (6 mesures). Figure 10 : Nombre de déportés et de ressortissants étrangers dont
l’entrée a été refusée

Ces mesures ont engendré les résultats suivants : le


nombre de résidents illégaux a diminué entre 2004 et
2008, passant de 219 000 à 113 000 ; le nombre de visiteurs
étrangers arrêtés a également diminué, passant de 21 842
en 2004 à 13 380 en 2008 (figure 8).
Figure 8 - Nombre de résidents illégaux étrangers et de ressortissants
étrangers arrêtés ou accusés de crimes 4 (1999-2008)

Source : Ministère de la Justice

Renforcement de l’investigation des crimes


commis par des ressortissants étrangers
Comme le montre la figure 11, le pourcentage de
ressortissants étrangers impliqués dans une activité
Source : NPA criminelle, telle que le vol et le vol avec effraction, est re-
lativement élevé. Parmi toutes les arrestations pour
Renforcement des contrôles douaniers crimes du Code pénal, les ressortissants étrangers comp-
La première sous-catégorie vise à lutter contre la contre- tent pour 2 % environ. Ce chiffre est relativement stable.
bande et le commerce des véhicules volés aux frontières. D’un autre côté, le pourcentage de ressortissants étrangers
Cette action a pu être menée à bien grâce à l’amélioration parmi la totalité des arrestations pour vol ou vol avec
de la coopération entre les autorités chargées de l'appli- effraction est légèrement plus élevé. La police a donc
cation des lois telles que la police, les agences en douane placé davantage de ressources pour traiter les crimes
et l'agence pour la sécurité maritime (figure 9). commis par les ressortissants étrangers.
Figure 11 : Pourcentage de ressortissants étrangers parmi les arrestations
Figure 9 : Drogues, armes à feu et véhicules volés saisis par les douanes
au Japon

Source : Ministère des Finances


Source : NPA

(4) Ressortissants étrangers arrêtés ou accusés par la police, ne comptant pas les étrangers en résidence permanente ni le personnel
militaire américain.

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Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

Une meilleure coopération Figure 13 - Nombre de rapports sur les activités suspectes

avec les autorités étrangères

La troisième sous-catégorie a pour objectif d’améliorer


la coopération avec les autorités étrangères chargées de
l’application des lois, par la signature du Traité d’assis-
tance judiciaire mutuelle (MLAT – Mutual Legal Assistance
Treaty). La coordination avec les autorités de la Chine
continentale a particulièrement été renforcée.

Protection de l’économie
et de la société face au crime organisé Source : NPA

La quatrième catégorie compte quatre sous-catégories : Création d’une société sans drogues illégales
mesures contre les groupes du crime organisé, y compris ni armes à feu
les boryokudan 5 (10 mesures), création d’une société sans
drogues illégales et armes à feu (11 mesures), mesures
contre les crimes qui menacent la vie et les activités Cette sous-catégorie met l’accent sur l’application des
professionnelles quotidiennes (8 mesures), et mise en lois et une campagne nationale contre les armes et les
pratique d’initiatives conçues pour lutter contre la drogues illicites. Comme le montrent les figures 14 et 15,
cybercriminalité (6 mesures). les fusillades sont en baisse, mais les drogues illicites
restent un problème important.
Contre-mesures contre les groupes du crime Figure 14 - Principaux cas impliquant des drogues illicites

organisé, y compris les boryokudan

Les mesures de cette première sous-catégorie visent à


empêcher le financement des groupes du crime organisé.
Elles excluent notamment du marché les entités liées au
crime organisé et renforcent les enquêtes sur le blanchi-
ment d’argent. Les figures 12 et 13 présentent les résul-
tats des deux activités.

Figure 12 - Montant des biens confisqués et des cas de blanchi-


ment d'argent

Source : NPA

Figure 15 - Fusillades

Source : NPA

Source : NPA

(5) Terme générique pour les groupes japonais du crime organisé, traduit littéralement par « groupes de violence ».

17 7
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 178

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Mesures de protection des citoyens Développement de fondamentaux


contre les crimes qui menacent la vie quotidienne pour la sécurité publique
et les activités professionnelles
Les principales mesures de cette cinquième catégorie
L'objectif de ces mesures est de prévenir les crimes qui comptent différentes actions destinées à améliorer la
menacent la vie quotidienne et professionnelle des sécurité publique. Il s’agit notamment d’augmenter les
citoyens, par exemple la fraude d’entreprise, l’usure et agents d’application des lois, d’introduire de nouveaux
le piratage organisé des produits de marque. systèmes de contrôle douanier (par exemple le système
d'identification biologique) et d’étendre les prisons.
Alors que, dans l’ensemble, le nombre de crimes du
Code pénal est en baisse, les types d’activités criminelles
présentés ci-dessus sont en augmentation (figure 16). Programme supplémentaire 1
de l’APCCS :
Figure 16 - Crimes tels que la fraude d'entreprise, l'usure et le piratage
des produits de marque Programme national pour
la création de communautés sûres

Présentation

Le gouvernement japonais a créé ce programme pour


encourager la création de communautés sûres dans tout
le pays. Il se présente sous la forme d’un programme
supplémentaire à l'APCCS et a été adopté lors de la
réunion ministérielle du 28 juin 2005. Le programme
Source : NPA comprend trois points importants : la promotion d’une
campagne nationale pour la création de communautés
sûres, l'assurance d’une sécurité dans ces communautés
Mesures de protection
pour les enfants et les résidents, et la reconstruction de
contre la cybercriminalité centres urbains sûrs et attrayants tels que les centres villes
et les quartiers de loisirs.
La cybercriminalité augmente au même rythme que se
développent les réseaux informatiques. Les principales
initiatives de cette sous-catégorie consistent à organiser
Promotion d'une campagne nationale
une campagne dont le but est d’avertir les utilisateurs pour la création de communautés sûres
informatiques des techniques des cybercriminels et à
renforcer la sécurité des systèmes de réseau.
Journée pour la création de communautés sûres
Figure 17 - Nombre de cybercrimes

Lors de la réunion ministérielle, le 11 octobre a été


désigné comme la Journée pour la création de commu-
nautés sûres. Le Gouvernement organise divers événements
à cette date, dont une cérémonie lors de laquelle une
personne du public est élue pour sa contribution excep-
tionnelle à la création de communautés sûres et se voit
remettre un prix par le Premier ministre.

Soutien aux groupes volontaires impliqués dans


la sécurité de la communauté
Source : NPA
Cinq facteurs importants permettent d'aider les groupes
volontaires impliqués dans la sécurité des communautés :

17 8
Kanayama:Mise en page 1 5/08/10 16:08 Page 179

Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

Figure 18 - Nombre de groupes volontaires impliqués dans la pré-


l'information, la formation, l'amélioration des partenariats, vention de la criminalité (2003-2008)
le soutien financier et l'équipement.

Premièrement, en matière d’information, la police ja- 
ponaise informe depuis longtemps le public des activités

criminelles suspectes, par l’intermédiaire des postes de

police et des kobans. Ces informations circulent sur dif-

férents supports, par exemple les bulletins et les journaux
de la ville, afin d'encourager les activités de prévention 
    

de la criminalité fondées sur la communauté. La police
informe également les citoyens par l'intermédiaire de sites
Source : NPA
internet et de messages textuels. Grâce aux systèmes d'in-
formation géographique (SIG), les membres de la com- Gyrophares bleus sur les voitures
munauté peuvent consulter sur des cartes les lieux où se
sont produits des actes de criminalité. Si un citoyen de patrouille des volontaires
s’abonne à un service d'informations fourni par la po-
lice, il peut recevoir sur son téléphone portable les in- En 2006, la NPA et le ministère de la Terre, de l’Infra-
formations générales sur les crimes, accidents ou alertes structure et des Transports ont établi un système qui
de police. permet aux volontaires d’utiliser le gyrophare bleu sur
les voitures de patrouille. Ils souhaitaient avoir à leur
Deuxièmement, la police, conjointement avec les gou- disposition un gyrophare identique à celui utilisé sur les
vernements locaux, propose différentes formations : voitures de police. Au Japon, les véhicules d’urgence tels
conseils sur la création de cartes, formation en leadership, que les voitures de police et les camions d'incendie
compétences en sécurité de conduite, et plusieurs autres utilisent des gyrophares rouges. En décembre 2004, 120
activités qui abordent la prévention de la criminalité par voitures de patrouille volontaires sont équipées de gyro-
les citoyens. En 2008, la police s’est chargée de former phares bleus. Fin 2008, ce chiffre grimpe à 26 622 véhicules,
15 433 groupes volontaires en 2008. soit plus de 200 fois celui de 2004 (figure 19).

Troisièmement, diverses activités communes encouragent


les partenariats entre les groupes volontaires et la police. Figure 19 - Nombre de voitures de patrouille volontaires équipées
En 2008, des patrouilles et des séminaires ont été organisés. d’un gyrophare bleu (2004-2008)

Quatrièmement, la NPA a pris l’initiative d’établir un 


système de soutien financier destiné aux groupes volon- 
taires impliqués dans la prévention de la criminalité. La 
police et les gouvernements locaux offrent des subventions 

pour les fournitures de bureau, les lampes torches, les 



brassards, les assurances, etc. Le montant et le type d'aide

proposée à ces groupes volontaires dépendent de leur    

situation géographique.
Source : NPA
Enfin, cinquièmement, des équipements sont mis à
disposition des groupes volontaires (ONG). La police et Des communautés sûres et sécurisées
les gouvernements locaux leur prêtent des véhicules et pour les résidents et les enfants
des bureaux.

En résumé, ces différents types d'aide ont permis Cette partie a été développée dans un autre programme
d’augmenter considérablement le nombre de groupes intitulé « Programme national pour la protection des
volontaires. En 2008, on compte en effet 40 538 organi- enfants contre la criminalité ». Les détails sont présentés
sations de ce type, soit un chiffre dix fois supérieur à dans la partie « Programme supplémentaire 2 de l’APCCS :
celui de 2004 (figure 18). Programme national de protection des enfants contre la
criminalité ».

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Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 180

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Reconstruction de centres urbains sûrs Suppression des infrastructures criminelles


et attrayants tels que les centres villes
Ce programme a pour but de prévenir la création de
et les quartiers de loisirs nouvelles entreprises illégales de divertissement pour
adultes et de groupes criminels organisés. La première
Application rigoureuse des lois pour sévir étape du processus consiste en une gestion correcte des
locataires dans les bâtiments commerciaux. Lorsqu'une
contre les établissements illégaux de
installation réservée au divertissement pour adultes est
divertissement pour adultes, les groupes criminels fermée, les autorités publiques assistent les propriétaires
organisés et les travailleurs étrangers illégaux du bâtiment ou les sociétés de gestion pour éviter tout
usage futur des lieux pour ce type d'activités illégales.
Les établissements illégaux de divertissement pour
adultes sont l’une des principales causes de l'aggravation Application rigoureuse des lois pour
de la criminalité dans les zones voisines des quartiers de
divertissement. Ces établissements offrent des emplois les crimes commis par les groupes des boryokudan
aux sans-papiers et sont à la source de divers crimes liés
au divertissement tels que la prostitution, la pornographie Il s’agit notamment du racket et de la fraude immobi-
illégale, le jeu, etc. Les groupes criminels organisés lière, où les bureaux ou installations de divertissement
collectent des fonds en gérant ces établissements ou en sont utilisés à des fins illicites. Le Gouvernement et
réclamant de l’argent aux propriétaires. Des crimes plus l’Association des agences immobilières recommandent
graves se produisent lors des luttes de territoire entre les aux propriétaires d’ajouter une clause dans tous les
différentes factions du crime organisé. contrats de bail qui permette au locataire d'annuler le
contrat après dénonciation d’activités du crime organisé.
Pour supprimer ces activités, la coopération inter-
agences est capitale, notamment le partage d'informations Enfin, la police partage actuellement des informations
et l'exécution de toutes les lois applicables pouvant être sur le crime organisé et les activités illégales de divertisse-
liées aux activités de divertissement pour adultes. En ment pour adultes avec les secteurs associés afin de prendre
pratique, des équipes de policiers, de sapeurs-pompiers des mesures visant à réduire ce type de criminalité dans
et d’inspecteurs en bâtiment visitent les établissements les quartiers de loisirs.
suspectés de divertissement pour adultes. Ils y font
appliquer les lois et les textes du Code du bâtiment. Ces Amélioration de l’environnement
activités ont immédiatement engendré des résultats
positifs (figure 20). dans les quartiers de loisirs et les zones voisines,
et prévention des conduites contraires
aux bonnes mœurs

Figure 20 - Violations du droit du spectacle et du divertissement


Les autorités, en coopération avec les communautés,
   prennent des initiatives pour améliorer les quartiers de
 loisirs et leurs zones voisines : suppression des graffitis,
 prévention du parking illégal, retrait des affiches ou
 autocollants promouvant les activités illicites, et organi-
 sation de patrouilles nocturnes.

 En se fondant sur l'application de la Prévention de la

criminalité par action environnementale, le Gouvernement

a fait restaurer les routes pour réduire le parking illégal

       
 et enterrer les lignes de tension pour supprimer les poteaux
des services publics qui abondaient d'affiches et d'auto-
Source : NPA collants promouvant les établissements et services illicites.
Des systèmes de surveillance en circuit fermé et des
réverbères plus lumineux ont été installés. Les installations
commerciales ont reçu des subventions pour aider le
Gouvernement à construire des murs anti-graffitis.

180
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 181

Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

Volontaires et fonctionnaires
Entre 2004 et 2008, la police métropolitaine de Tokyo
a fermé plus d’un millier d’établissements illégaux de pour la sécurité à l'école
divertissement pour adultes dans quatre quartiers de
loisirs, dont 280 boutiques de massage, 640 commerces Le ministère de l’Éducation a créé un « Projet de
de vidéos pour adultes et 110 salles de jeux. surveillance à l’école » composé de volontaires dont le
rôle est de surveiller la sécurité des enfants sur le chemin
de l’école. De nombreuses organisations communautaires
Programme supplémentaire 2 telles que l’Association des parents d’élèves et des
de l’APCCS : Programme national professeurs et le Club du troisième âge participent à ce
projet. Près de 205 000 volontaires ont assisté à la
de protection des enfants formation sur la surveillance à l'école.
contre la criminalité
Plusieurs postes, dans les écoles et les postes de police,
sont réservés à la sécurité à l’école : les responsables de la
Présentation
surveillance à l’école sont employés par un comité de
l’Éducation et les défenseurs de l'école travaillent à temps
L'augmentation du taux de criminalité s'accompagne partiel dans les postes de police locaux. Fin 2008, on
malheureusement d'une augmentation des victimes compte 2 880 responsables de la surveillance à l'école.
mineures. En 2005, plusieurs cas impliquant le meurtre Certaines municipalités informent ces volontaires par un
d’enfants 6 ont choqué le peuple japonais. Certaines de système de diffusion sur radio publique des heures
ces victimes sont des enfants kidnappés à la sortie de auxquelles les élèves rentrent chez eux.
l’école.
« La maison du 110 »
Gravement préoccupés par la situation, des groupes de
volontaires ont vu le jour dans tout le pays pour organiser
des patrouilles de sécurité pour les écoliers. Le gouverne- La police a encouragé le projet de la « Maison du 110 »
ment national et les gouvernements locaux ont également réservé aux enfants. La « Maison du 110 » est un foyer
pris des mesures de protection des enfants contre la composé de volontaires, arborant un panneau sur lequel
criminalité. Ce problème de sécurité a brièvement été on peut lire « 110 house for children ». Les enfants peuvent
abordé dans le Programme national pour la création de se rendre dans un de ces foyers lorsqu'ils cherchent une
communautés sûres, puis développé dans le Programme aide en cas d'urgence. Si un enfant a, par exemple, le
national de protection des enfants contre la criminalité, sentiment d’être suivi par une personne suspecte, il peut
conçu par le Comité interministériel pour la sécurité de entrer dans une « maison du 110 » et demander de l’aide
l’enfance (NPPCC - National Program to Protect Children aux résidents. Le 110 est le numéro d'urgence au Japon.
from Crime) et approuvé lors de la réunion ministérielle Il ressemble au 911, le numéro d’urgence aux États-Unis ;
contre la criminalité du 20 décembre 2005. le symbole est ainsi facilement reconnaissable. Fin 2004,
près de 1,9 million de foyers se sont enregistrés en tant
Le NPPCC se concentre sur la sécurité autour des que « Maisons du 110 pour les enfants ».
écoles et comprend des mesures telles que la création
d'un comité de plusieurs agences pour la sécurité à L’enseignement de la sécurité aux enfants
l'école, l’organisation de patrouilles de sécurité et une
éducation pratique des élèves sur les problèmes de sécurité.
Ces mesures ont été jugées particulièrement importantes Les enseignants, les responsables de la surveillance à
étant donné que la plupart des écoles publiques élémen- l’école et les officiers de police proposent tous un ensei-
taires se trouvent à proximité des maisons des familles. gnement de la sécurité aux enfants. Le programme des
Par conséquent, la plupart des enfants se rendent à l'école cartes de sécurité est l’un des éléments les plus efficaces :
à pied. les enfants dessinent un plan de leur quartier en indiquant
leur trajet aller-retour de l'école. Cela permet aux enfants
de vérifier les zones potentiellement dangereuses et d'ap-
prendre à éviter les éventuelles menaces. Les participants au

(6) Fin 2005, trois petites filles d'écoles élémentaires ont été tuées dans différents incidents. Ces crimes se sont produits à Hiroshima
le 22 novembre, à Tochigi le 1er décembre et à Kyoto le 10 décembre.

181
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 182

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

programme, qui connaissent parfaitement la communauté, l’Infrastructure et des Transports et la NPA ont organisé
donnent les instructions aux enfants. la Conférence interministérielle pour la création de villes
sans criminalité (ICBCT-Inter-ministerial Conference for
Législation et directives pour la réduction Building of Crime-resistant Towns). Au préalable, la NPA
avait organisé la Prévention de la criminalité par action
de la criminalité environnementale (CPTED) avec les ministères concernés.
Cet effort s'est développé en conférence sur l’aggravation
Pour la mise en œuvre de l’APCCS, plusieurs lois de la situation en matière de criminalité. En 2003, la
et directives, présentées ci-après, ont été créées. conférence définissait les grandes lignes destinées aux
administrations locales, aux écoles, à la police et aux
Ordonnance locale pour la création de communautés sûres résidents, dans le but de développer des lieux publics
plus sûrs (parcs, des toilettes publiques, rues et parkings).
Les premières ordonnances locales pour la création de Les directives sont résumées ci-après :
communautés sûres (LOSCB-Local Ordinances for Safe
Community Building) ont été prises à la préfecture - installer des réverbères lumineux et créer des angles de
d'Osaka en 2002. Osaka est la deuxième plus grande ville vision ouverts pour laisser les lieux publics bien en
japonaise, et l'aggravation rapide de la situation en matière vue ;
de criminalité a encouragé les citoyens et les membres - veiller à ce que les trottoirs, les rues et les parkings
des assemblées locales à agir. Les LOSCB ont pour objectif soient moins ouverts aux activités criminelles ;
de prévenir les crimes et de reconstruire les liens com- - améliorer le sentiment de communauté chez les rési-
munautaires. Elles comprennent des plans détaillés de la dents locaux en encourageant les activités volontaires,
prévention de la criminalité à long terme et éclaircissent par exemple l’entretien des parcs et autres lieux publics.
les responsabilités des acteurs dont le gouvernement
local, la police, le secteur privé et les résidents locaux. Elles Loi d’interdiction des outils de crochetage
soutiennent et encouragent les activités de prévention de
la criminalité par ces groupes. Les LOSCB ont été pro- La forte augmentation des vols avec effraction s'est
gressivement introduites au Japon. Sur les 47 préfectures accompagnée d'une nouvelle manière d'opérer : le cro-
du pays, 44 avaient pris ces types d'ordonnances en date chetage. Le crochetage est une technique qui permet
du mois de février 2009. Des ordonnances similaires ont d’ouvrir les serrures avec divers outils aussi fins qu’une
été établies dans d’autres municipalités, qui soutiennent longue aiguille. Ce mode d’opération est beaucoup plus
activement les activités des résidents visant à prévenir la silencieux que les techniques d’effraction plus traditionnelles
criminalité, et participent à la création de communautés qui consistent à briser les fenêtres ou ouvrir une porte à
sûres. l’aide d’un pied-de-biche.

Tableau 1 - Nombre et pourcentage de municipalités ayant établi Afin de prévenir les vols avec outils de crochetage, le
des ordonnances pour la création de communautés sûres.
gouvernement japonais a créé en 2003 la Loi d’interdiction
des outils de crochetage. Cette loi interdit la possession
2006 2008
et le transport d’outils destinés à crocheter les serrures.
Une réglementation stipule également que la vente ou
Nombre de municipalités
la mise à disposition d'un tel matériel avec intention
dans lesquelles ont été prises 1 020 1 412
des ordonnances criminelle fera l’objet d'une amende.

Pourcentage d’ordonnances Système de certification des serrures anti-effraction


65,3 78,0
établies et autres équipements
Source : NPA
La Loi d’interdiction des outils de crochetage encourage
également les serrures anti-effraction et autorise, entre la
Directives pour la création de communautés sûres destinées NPA et les fabricants de serrures, le partage d'informations
aux lieux publics relatives à la prévention de la criminalité. Les fabricants
doivent de plus prouver les performances de leurs produits
Suite à l’augmentation rapide des crimes de rue et pour empêcher les cambriolages.
des vols avec effraction, le Secrétariat du Cabinet, le
ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Des études sur les vols avec effraction de domiciles et
Sciences et de la Technologie, le ministère de la Terre, de de bureaux ont révélé que les principales techniques

182
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 183

Taisuke KANAYAMA Approche détaillée de la réduction de la criminalité

d'effraction consistaient à casser les serrures ou une Conclusion


partie des portes d’entrée et des fenêtres (ou de s’intro-
duire par les portes ou fenêtres non verrouillées). Il est
donc particulièrement important d'améliorer les serrures Relation entre la criminalité
afin de prévenir ce type de cambriolage. et la tendance économique
La NPA a ainsi organisé une conférence avec les orga- (taux de chômage)
nisations publiques et privées concernées, avec pour
ordre du jour la création d'un système d'évaluation des Comme l’ont démontré de nombreuses études, le taux
serrures pour la prévention de la criminalité. Si une de chômage et le taux de criminalité sont en étroite
serrure résiste plus de cinq minutes aux efforts d'un cam- corrélation. Selon Bushway&Reuter [2008], un taux d'em-
brioleur, elle pourra alors recevoir le logo CP, pour ploi peu élevé augmente le taux de crimes contre la
« Crime Prevention » (Prévention de la criminalité). Plus propriété. Selon Lin (2008), une augmentation de 1 %
de cent quarante mille serrures CP ont été produites en du chômage augmente le taux de crimes contre la pro-
2008. La liste complète des serrures CP est disponible sur priété de 4 %, mais ne présente aucune relation avec le
le site internet de la NPA. taux de crimes violents. Des résultats similaires ont été
rapportés en Grèce par Saridakis et al. [2009] et en Suède
Normes pour la prévention de la criminalité destinées par Öster et al. [2007]. Comme le montre la figure 2, le
aux commerces de proximité et supermarchés taux de chômage et le nombre de crimes au Japon sont
également en étroite corrélation. Le taux d’inactifs 7
En 2003, suite à l’augmentation brutale des cambriolages parmi les personnes arrêtées est, de plus, très lié au taux
de nuit des commerces de proximité et des supermarchés, de chômage.
la NPA, conjointement avec les ministères concernés et
Figure 21 - Taux de criminalité et de chômage au Japon (1993-2008)
le secteur privé, a défini plusieurs normes en vue de
prévenir de tels actes. Plusieurs mesures de prévention de
la criminalité sont proposées : exiger la présence de plus
de deux employés en service de nuit, recommandations
et exigences pour la manipulation de l’argent liquide
dans les commerces et création de codes couvrant la
structure et la conception des magasins.

Système de certification pour les immeubles d'appartements,


avec des fonctions de prévention de la criminalité

La police japonaise et le ministère de la Terre, de l’Infra-


structure et des Transports ont mis au point un système
qui permet de garantir que les immeubles d'appartements
sont dotés de fonctions et structures anticriminalité. Les
immeubles conformes peuvent ensuite servir de modèles Source : NPA et ministère de la Santé, du Travail et des Affaires
sociales
pour la construction d'autres bâtiments. Un organisme
public est chargé de la certification des immeubles Tableau 2 : Figure 21 - Taux de chômage au Japon (1996-2008)
d'appartements anticriminalité : il vérifie les immeubles
Année 1996 1997 1998 1999 2000 2001
d’appartements demandeurs afin d’établir leur conformité
aux différentes directives, qui définissent la conception Crimes enregistrés 1 812 119 1 899 564 2 033 546 2 165 626 2 443 470 2 735 612

et la structure des entrées principales, des espaces réservés


Taux de chômage 3,4 3,4 4,1 4,7 4,7 5,0
aux boîtes aux lettres, des ascenseurs, des couloirs, des
escaliers, des parkings, de l’avant et l’arrière du bâtiment, Année 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

des caméras de sécurité, etc. Ce système développé en Crimes enregistrés 2 853 738 2 790 136 2 562 809 2 269 537 2 051 113 1 908 836 1 818 283
décembre 2008 a été mis en place dans quinze préfectures.
Taux de chômage 5,4 5,3 4,7 4,4 4,1 3,9 4,0

Source : NPA et ministère de la Santé, du Travail et des Affaires


sociales

(7) Les inactifs sont composés des chômeurs et des sans-abri, en se fondant sur les affirmations des personnes arrêtées.

183
Kanayama:Mise en page 1 9/09/10 14:49 Page 184

Cahiers de la sécurité – n°13 – jullet-septembre 2010

Actions gouvernementales le taux de chômage a augmenté de 2 points. D’autre part,


et baisse de la criminalité de 2002 à 2008, le taux de criminalité a connu une baisse
d’environ 1,04 million de cas et le taux de chômage de
Comme nous l'avons mentionné précédemment, à partir seulement 1,4 point. Si nous supposons que l'augmentation
de 2003, le gouvernement japonais, confronté à une du taux de chômage contribue à l'augmentation du taux
augmentation brutale de la criminalité, a commencé à de criminalité, tout comme la baisse du taux de chômage
encourager un programme complet en vue d’une réduction contribue à une baisse du taux de criminalité, certaines
de la criminalité. Comme le montre la figure 21, le nombre variables, autres que le chômage et égales à l’effet des
de crimes du Code pénal enregistrés diminue à partir de 0,6 points du taux de chômage ont pu participer à faire
2003, en même temps que débute une diminution du taux descendre le taux de criminalité à 1,04 point, avec la
de chômage. Les performances économiques étant en baisse du taux de chômage de 1,4 point seulement. De
étroite corrélation avec le taux de criminalité, pouvons- plus, de 2003 à 2007, le taux de chômage continue de
nous en déduire que de bonnes performances économiques baisser de 0,3 point par an en moyenne, alors que le taux
expliquent la baisse du taux de criminalité à partir de de criminalité diminue de 7,6 points également par an et
2003 ? Ou l'APCCS, soutenu par le Gouvernement, en en moyenne. En 2008, le taux de chômage a augmenté de
serait-il le responsable ? Il est difficile d'estimer avec préci- 0,1 point, mais le nombre de crimes du Code pénal
sion la part de contribution de l’APCCS à la baisse de la enregistrés a baissé de 4,7 %. Ces divergences entre le taux
criminalité. Cependant, comme nous l’avons observé de chômage et le taux de criminalité permettent d’affirmer
dans le tableau 2, de 1996 à 2002, le taux de criminalité a que l’APCCS a aidé à surmonter les effets négatifs de l'éco-
connu une augmentation de près de 1,04 million de cas et nomie sur la criminalité.

Taisuke KANAYAMA
Directeur du Centre de recherche de la police,
Agence nationale de la police japonaise (NPA)

Bibliographie

BAYLEY (D. H.), 1976, Force of order: Police behavior in Japan and the United States, Berkeley, CA: University of California
Press.
BUSHWAY (S. D.), REUTER (P.), 2002, Labor markets and crime risk factors.Evidence Based Crime Prevention, L.W.Sherman
et al London : Routledge.
CLARKE (R.V.), 1992, Situational Crime Prevention Successful Case Studies, Albany, NY: Harrow and Heston.
KAWAI (K.), 2009, «Hanzai ni tsuyoi shakai no jitsugen no tameno koudoukeikaku 2008 no suishin», Security Science
Review, 11.
LIN (M.J.), 2008, «Does unemployment increase crime?: Evidence from US data 1974-2000», Journal of Human Resources,
43(2).
Agence de la police nationale, 2008, Keisatsu hakusho 2008, Tokyo, Gyosei.
Öster et al., 2007, «Crime and unemployment in turbulent times», Journal of European Economic Association,5(4).
SARIDAKIS (G.), SPENGLER (H.), 2009, Crime deterrence and unemployment in Greece: A panel data approach, Institut
allemand pour la recherche économique.

184
Gaussin:Mise en page 1 2/08/10 13:08 Page 185

Les États en guerre économique


Laidi ALI

L a guerre économique est-elle un


« concept fumeux » comme le
dénoncent certains experts des
relations internationales,
ou consiste-t-elle en une
réalité que certains pays, à l’exemple
de la France, osent à peine évoquer ?

L’ouvrage Les États en guerre écono-


utilise toute sa force pour soutenir
ses champions économiques.

D’après l’auteur, si le principe de


la libre concurrence empêche les États
de mettre en place une véritable poli-
tique industrielle, ces derniers s’effor-
cent de contourner cette interdiction
et utilisent leur administration, et
mique, fruit d’une enquête de plusieurs particulièrement leurs services de
années dans les coulisses des gouver- renseignement, pour soutenir leurs
nements, dévoile les tenants et abou- fleurons industriels. Le rôle de l’État
tissants de cette problématique. L’auteur, dans la compétition économique est
Ali Laïdi, y définit la guerre écono- 2010, Seuil, 330 p. , 20 € d’autant plus important à l’heure où
mique comme « la stratégie écono- la crise financière frappe l’économie
mique agressive d’une entreprise ou magistrat, estime que la guerre éco- mondiale. Tous, même les ultralibéraux,
d’un État pour atteindre un objectif : nomique est un prétexte pour faire se tournent vers lui pour sauver le
conquérir ou protéger un marché ». accepter aux citoyens la disparition système économique. L’heure est au
Elle apparaît ainsi comme un ins- des avantages sociaux au nom d’une sauvetage des industries et à la sauve-
trument au service de la puissance société toujours plus libérale. garde des emplois, quitte à céder par-
des États et peut revêtir plusieurs fois à la tentation du protectionnisme.
formes : le benchmarking offensif, la Pourtant, quels que soient les
contrefaçon, le débauchage concur- termes utilisés, il est aujourd’hui La deuxième partie de l’ouvrage
rentiel, la guerre de l’information, le difficile de ne pas reconnaître que est, quant à elle, consacrée à l’étude
social learning, etc. les rapports commerciaux entre les des politiques d’intelligence écono-
acteurs économiques se sont nette- mique mises en œuvre par les États.
La sémantique du concept de ment radicalisés depuis la chute du Des États-Unis à la Russie en passant
guerre économique est sujette à Mur de Berlin. par la Grande-Bretagne, le lecteur
polémique. En effet, nombreux sont découvre comment les fonctionnaires
les spécialistes qui rejettent l’emploi Dans la première partie de l’ou- des différents pays se transforment
du vocable martial, car la guerre éco- vrage, Ali Laïdi décrit sans langue de en véritables « guerriers du business ».
nomique ne repose pas sur le recours bois le « côté sombre » de l’économie. Tous n’ont qu’un seul objectif : la
à la force armée. Ils préfèrent évoquer Il démontre de façon probante que défense des entreprises et conséquem-
l’hyperconcurrence ou l’hypercom- la globalisation du marché, n’a pas ment de leur économie nationale.
pétition à laquelle se livrent les pacifié le monde des affaires, mais
entreprises et les États. L’utilisation pousse de plus en plus d’acteurs éco- Au final, un seul constat ressort de
d’expressions guerrières dans le champ nomiques (États comme entreprises) cet ouvrage : la guerre économique
économique rebute également l’Eu- à ne pas respecter les règles de la est bel et bien déclarée.
rope, traumatisée par les deux grandes concurrence pure et parfaite. Dans
guerres mondiales. D’autres encore cet affrontement, l’État est à la fois
nient purement et simplement le juge et partie. Juge lorsqu’il encadre Elsa GAUSSIN
durcissement des relations économiques. de manière minimale le fonctionne- INHESJ, Département Sécurité
Ainsi, Patrick Viveret, philosophe et ment des marchés et partie lorsqu’il Économique

185
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L’État, la Peur et le Citoyen


Du sentiment d’insécurité à la marchandisation
des risques
Nicolas ARPAGIAN

A u-delà des statistiques, la


peur est avant tout un
sentiment. Qui se
construit, se nourrit,
et évolue en fonction
de l’expérience personnelle vécue par
chacun d’entre nous. Selon son âge,
sa corpulence, son état de santé, son
environnement familial, voire pro-
effet sur le respect d’une sphère de
vie privée pour les populations ainsi
observées, cet ouvrage recense les
solutions appliquées dans ces portions
de notre territoire où la sécurité se
réinvente. Par exemple, dans ces zones
éloignées des brigades de gendarme-
rie, habitées par des populations
dispersées et où les agences de sécu-
fessionnel, cette question de la peur rité privée ne trouvent aucun intérêt
en société sera abordée de manière commercial à s’installer. Et l’auteur,
très différente. C’est l’intérêt de la par ailleurs chargé de cours à l’Univer-
démarche du journaliste Nicolas sité Paris Ouest-Nanterre-La Défense,
Arpagian, rédacteur en chef de la 2010, Vuibert,216 p., 26 € d’expliquer l’avènement de ces pro-
revue Prospective Stratégique, que de tocoles de participation citoyenne qui
traiter ce thème de la sécurité en marchandisation de cette activité, et associent étroitement la population à
commençant par remettre en pers- non d’une privatisation, bien connue la surveillance de ces zones, souvent
pective l’histoire de notre relation dans notre pays depuis le Moyen- semi-urbaines. De tels schémas ne font
sociale face à la peur. En puisant Âge. Quand le seigneur assurait la pas partie de la culture historique
dans les ressorts de l’éducation, de la protection de ses sujets en échange française, et sont nettement plus
fabrication culturelle dès l’enfance d’heures de travail d’une part de leur familiers des campagnes suisses ou
d’une vision de la violence, on com- récolte ou du versement d’un impôt. britanniques, où les résidents d’un
prend ainsi mieux l’émergence d’un La marchandisation suppose, elle, au quartier ont le réflexe de surveiller
sentiment d’insécurité. Sans verser contraire qu’il s’agit de prestations les alentours, et de signaler aux
dans une plaidoirie dogmatique ou commerciales rémunérées comme autorités des déplacements ou indi-
politique, cet essai livre une analyse telles, qui s’adressent donc à des vidus qu’ils jugeraient suspects. En
claire et constructive sur la manière clients solvables, dans des zones où décryptant de tels dispositifs, on
dont la thématique de la sécurité des opérateurs proposent leurs ser- perçoit désormais les changements
façonne notre collectivité nationale. vices. Si ces deux conditions ne sont sociétaux que suscite cette matière
Avec parmi les réponses proposées pas remplies, et en dehors de toute vivante qu’est la sécurité. Pétrie de
par celle-ci une montée en puissance intervention policière nationale ou droit, d’économie et d’apports socio-
annoncée d’un secteur de la sécurité municipale, le service de la sécurité logiques, la réponse au sentiment
privée en cours de consolidation. ne sera pas assuré. d’insécurité va donc bien au-delà d’une
Avec une nuance d’importance, il simple question d’ordre public. C’est
s’agit bien là – comme l’explique fort Outre les solutions technologiques un indicateur de l’état de santé glo-
à propos Nicolas Arpagian – d’une de surveillance, qui ne sont pas sans bale de notre communauté nationale,

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qui mue sous l’effet conjugué de la du nôtre, et évite ainsi la mise en Sans parti pris, Nicolas Arpagian
pression économique et d’une exi- avant du seul argument culturel apporte donc une contribution
gence toujours plus marquée pour pour tenter d’expliquer la différence argumentée et bienvenue dans une
une sécurité de tous les instants. d’appréciation à l’encontre des période qui annonce que la sécurité
Avec en sus une tendance lourde à la praticiens de la sécurité privée. Ce sera au cœur des préoccupations de
judiciarisation de la société en géné- sondage belge, donc, nous apprend nos concitoyens. Pour y répondre
ral, fondée sur la volonté grandissante qu’aux yeux de nos voisins les agents dans les meilleures conditions, les
de désigner des responsables pour tous de surveillance sont à 75 % des entreprises de sécurité privée doivent
les actes et événements qui affectent sources d’aide, à 67 % qu’ils ont une accéder à la maturité en misant entre
au quotidien nos existences. contribution positive et à 66 % que autres leviers sur la formation de leurs
les personnes interrogées ont une collaborateurs. Pour faire monter en
L’enquête de Nicolas Arpagian perception positive de ces personnels. gamme le niveau de leurs prestations
n’ignore rien des faiblesses actuelles Et les scores sont mêmes plus élevés et assurer une perspective à des
qui minent le secteur français de la encore chez les 18-29 ans. personnes qui, très souvent, ne font
sécurité privée. Des entreprises de pas spontanément le choix de ces
tailles disparates à la santé financière Difficile d’imaginer de ce côté-ci carrières. Comme le souligne cet
incertaine, des donneurs d’ordre de Quiévrain un tel plébiscite. Et ouvrage, L’État, la Peur et le Citoyen, il
tentés de réduire systématiquement pourtant, en regardant cette étude s’agirait de faire émerger puis de
leurs coûts d’une année sur l’autre, par le menu, les professionnels du consolider une véritable classe
un déficit de formation chez un très secteur auraient certainement beau- moyenne parmi ces fournisseurs de
grand nombre d’agents de surveil- coup à en apprendre. En insistant solutions de sécurité. Et limiter ainsi
lance… sans oublier une image de notamment sur la notion de service, le turn over des équipes trop rapide-
marque guère valorisée auprès du afin que la présence de leurs équipes ment constituées, guère formées… et
grand public. C’est aussi une des sur le terrain soit avant tout perçue pas toujours déclarées. Un sujet qui,
trouvailles de ce livre que d’avoir non comme le signe d’une menace au final, dépasse bien largement le
cherché des comparaisons à l’étranger, ambiante, mais bien comme une seul périmètre d’une simple mission
afin de participer le plus utilement capacité à disposer à chaque instant de surveillance commandée à un
et concrètement au débat général sur d’une assistance utile. L’esprit de vigile, mais participe certainement à
la place de la sécurité. Pour appuyer service devra donc trouver sa place bâtir un projet collectif de société. La
sa démonstration, Nicolas Arpagian dans l’exercice de la mission de lecture de cet ouvrage de Nicolas
révèle, par exemple, une enquête sécurité, notamment conduite par Arpagian constitue une étape utile
nationale publiée en 2008 et conduite ces prestataires, dont les effectifs pour faire vivre et progresser notre
au sein de la population belge. Le cas cumulés devraient atteindre les trois pacte républicain.
de ce royaume permet de disposer cent mille personnes à partir de
d’un état d’esprit globalement proche 2014. Jacques ROMAIN

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Marchés criminels
Un acteur global
Mickaël R. ROUDAUT

L a globalisation de crime est et


sera probablement un sujet
transversal majeur du XXIe siècle
au même titre que la
Guerre froide au XXe
siècle ». À travers cette phrase, le ton
du livre de Mickaël R. Roudaut est
donné ! La thèse de ce dernier se
révèle extrêmement claire : les marchés
apparaissent parfois dépassés par les
flux criminels, ils demeurent les seuls
à pouvoir organiser la lutte contre les
différents trafics.

Ce que montre aussi finement


Roudaut, c’est que le terme d’économie
criminelle ne constitue pas un abus de
langage. Le crime lui-même est en
criminels sont un acteur global et grande partie structuré par la loi de
majeur de la globalisation. De ce fait, l’offre et de la demande, il exige
il apparaît essentiel de bien compren- également de conquérir des parts de
dre leurs structures, leurs principes de marché et ne peut se passer d’innover !
fonctionnement et leurs dynamiques. 2010, PUF, 286 p. , 24 €
Plus que jamais, il importe en fait
Aux yeux de l’auteur, l’impact des Certaines phrases semblent sans de ne pas laisser le crime globalisé
marchés criminels apparaît d’ailleurs appel, mais la réalité qu’elles explorent devenir un modèle alternatif de déve-
plus conséquent que celui du terro- l’est encore plus : « Soleil noir de la mon- loppement pour certains pays ou
risme. À l’appui de sa thèse, Mickaël dialisation, le crime organisé, de nature individus. Reste ensuite à construire
R. Roudaut passe en revue la traite des non plus simplement parasitaire, mais une stratégie globale (et internationale)
personnes, la contrefaçon, le trafic aussi désormais symbiotique, transcende de lutte contre les différents acteurs
d’armes et de drogues, la criminalité les frontières pour peser sur les évolutions des marchés criminels… Fruit d’une
environnementale, le blanchiment, de son hôte, la société mondiale ». Dans perspective globale, ce livre s’adresse à
etc. Les informations sont nom- les États faillis, la situation est encore tous ceux qui veulent comprendre le
breuses et la lecture de l’ouvrage se plus préoccupante, car même si monde contemporain dans l’une de
révèle agréable. les pouvoirs publics nationaux ses problématiques essentielles.

Éric DELBECQUE
INHESJ, Chef du Département Sécurité
Économique

188
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Services secrets
Une histoire des pharaons à la CIA
Wolfgand KRIEGER

T raduction d’un ouvrage paru


chez l’éditeur allemand Beck en
2009, l’ouvrage de Wolfgang
Krieger est une remarquable
synthèse des recherches récentes
dans le champ des « intelligence
studies ». Co-fondateur en 1993 de
l’International Intelligence History
Association, Wolfgang Krieger est
Antiquité. Outre l’impeccable maî-
trise des débats historiographiques
des vingt dernières années et la
synthèse des travaux marquants,
l’essai interroge les évolutions
contemporaines du renseignement à
l’aune de ses défis les plus actuels :
la coordination et l’exploitation du
renseignement dans les dispositifs
professeur d’histoire moderne des nationaux et internationaux, générant
relations internationales, à l’Univer- des coopérations secrètes inédites et
sité de Marbourg, et, à ce titre, l’un complexes ; la constitution de pra-
des historiens pionniers des études tiques de renseignement dans des
d’histoire du renseignement. La dis- 2010, CNRS Éditions, communautés tantôt nationales, tan-
cipline historique s’est précisément 355 p., 25 € tôt internationales du renseignement
imposée comme le carrefour inter- et façonnées par les menaces, les crises
disciplinaire international des études renseignement pré-moderne depuis et les conflits, depuis les guerres mon-
sur le renseignement, autour de cher- l’Antiquité, l’intérêt de son livre diales jusqu’au terrorisme actuel en
cheurs, de revues et d’institutions de réside précisément dans l’analyse des passant par la guerre froide ; les
recherche, notamment universitaires, dispositifs de renseignement propres interrogations déontologiques, sinon
à l’instar de leur développement aux sociétés et aux pouvoirs confrontés éthiques, et juridiques du recours au
à Cambridge et à Aberyswyth, à à des défis sécuritaires changeants, renseignement par les États, démo-
Bordeaux et Paris-Sorbonne en internes et externes. Les deux tiers de cratiques ou non, et le rapport aux
France. Non sans argument, Krieger cet essai magistral sont consacrés au droits de l’homme ; les formes et les
resitue dans un long temps histo- renseignement moderne, depuis 1900, voies de la surveillance administrative,
rique les problématiques actuelles et en offrant une synthèse très fine des statistique, électronique, enfin les
le débat public sur le contrôle de travaux occidentaux les plus mar- applications (in)attendues du rensei-
territoire et de population, les pra- quants. La dialectique de la sécurité gnement après le terrorisme.
tiques et les cadres de renseignement intérieure et extérieure a fait l’histoire
dans les États et les sociétés en quête des applications du renseignement à
Olivier Forcade
de défense, de sécurité et de puissance. la diplomatie, aux questions straté-
Dans une parfaite compréhension giques et militaires comme aux Professeur des Universités,
des contextes historiques propre au logiques policières depuis la Haute Sorbonne Paris IV

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De Gaulle, les services secrets


et l’Algérie
Constantin MELNIK

L e noyau de cet ouvrage est la


réédition de Mille Jours à Matignon,
publié en 1988 sous la signature
de Constantin Melnik,
et dans lequel ce dernier
témoignait de son rôle de conseiller
en matière de renseignement et de
sécurité auprès du Premier ministre
Michel Debré, de janvier 1959 à avril
exagéré son propre rôle, ce qu’il
confirme dans la postface rédigée par
ses soins [p. 427-459]. Ces enrichisse-
ments permettent de conforter l’idée
selon laquelle le renseignement au
cours de la guerre d’Algérie fut
tourné d’abord vers la sécurité, et
donc forcément incapable de nour-
rir une politique de l’État, dont les
1962. Ce livre se présentait avant chefs (et avant tout le général de
tout comme le récit flamboyant d’un Gaulle) furent livrés à leur propre
proche du pouvoir, ou d’un être intuition, nourrie, sans doute, mais
fasciné par lui. L’action, fruit de la qui le dira ? De contacts discrets
volonté, y dominait au point d’ab- ou de rapports informels. Notre
sorber totalement la représentation, République n’a pas fini de subir les
celle-ci fût-elle réduite à la perception conséquences de cette nécessaire
positiviste des causes et des effets, puis 2010, Nouveau Monde, dissociation entre le repérage et la
de la restituer sous forme légendaire, 463 p., 22 € suppression empirique, indispensable,
voire fantastique. Pourtant, le sens Aux 300 pages de l’original repro- des menaces immédiates, et l’appré-
n’en était pas absent. Il se situait dans duites ici s’ajoute un très riche avant- ciation correcte des choix à long
l’aventure d’un jeune Russe de l’émi- propos du professeur Olivier Forcade, terme conformes aux principes des
gration, déraciné d’un pays devenu qui, appuyé sur les sources d’archives démocraties.
inaccessible, et incapable de s’enraciner et une bibliographie impeccable,
dans une France vécue – non sans reconstitue le fonctionnement d’en- Avec cet ouvrage, on a un exemple
raison – comme irrémédiablement semble du système de renseignement de ce que doit être une réédition :
bourgeoise. Il permettait aussi, à français dans la période [p. 7-32]. Un non pas une reproduction à l’iden-
condition de le lire prudemment, de entretien avec un autre universitaire, tique (dont parfois la date d’origine
mieux comprendre le fonctionnement Sébastien Laurent, fournit une première n’est même pas mentionnée), mais
et les décisions du gouvernement approche critique de l’ouvrage, vingt- une remise en situation d’un écrit
d’une Ve République encore mal as- deux ans après sa parution [p. 343- important, à partir des travaux récents.
surée, en particulier en matière de 390]. Constantin Melnik revient sur C’est là une manière de procéder
gestion de l’affaire algérienne. certaines des affirmations formulées dont on souhaite qu’elle fasse des
dans Mille Jours, et déclare avoir émules.

Jacques FRÉMEAUX
Professeur des Universités
Paris IV Sorbonne

190
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Revue européenne
des directeurs de sécurité éditée par le
2009
CDSE, Sécurité & Stratégie est une
revue présentant les
problématiques relatives à la sécurité
d’entreprise et à la gestion des
risques. C’est un espace d’échanges
et de réflexions pour les acteurs
publics et privés.

au SOMMAIRE du Numéro Spécial


L’ÉTHIQUE EST-ELLE SOLUBLE DANS LA SÉCURITÉ ?

La protection contre les menaces se fait-elle


au détriment de l'éthique ?
Réconcilier l’inconciliable
Repenser l’éthique de la sécurité face
aux menaces criminelles ?
La fonction policière au croisement de l’éthique
et de la légalité - Le cas du Canada
Témoignage du Directeur de la Sûreté de la SNCF

Penser une intelligence économique


et un renseignement éthiques
La question éthique dans la pratique
de l’intelligence économique
L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ?
Le renseignement entre éthique et nécessité
Ethique des journalistes : Le Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises (CDSE) a été créé il
des règles strictes, des professionnels seuls y plus de 25 ans pour fédérer les expériences des professionnels de la
sécurité et de la sûreté au sein des plus grandes entreprises de ce pays.
L'éthique comme outil de renforcement Aujourd'hui, le champ du risque pour les entreprises s'est formidable-
de la sécurité d'entreprise ment élargi, de la sécurité des personnes, clients ou salariés, sur le
territoire national ou à l'étranger, aux domaines du traitement de
La prévention de la fraude des salariés l'information ("intelligence économique") ou à la traçabilité des produits,
par des pratiques éthiques de management sans évoquer la responsabilité plus diffuse à l'égard des ayants-droits
Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption ("les stake holders"), aujourd'hui et demain.
Le cas de la Suisse
François Roussely - Président du CDSE
La responsabilité sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur sûreté

Vous désirez recevoir «Sécurité & Stratégie», 1, rue de Stockholm • 75008 Paris - France
merci de commander sur le site Tél : 01 44 70 70 84
www.ladocumentationfrancaise.fr Fax : 01 44 70 72 13
Courriel : contact@cdse.fr
Prix du numéro HS / 120 pages / 170x240mm : 17 euros TTC www.cdse.fr
pub CS13:Mise en page 1 2/08/10 15:19 Page 2

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Le défi du renseignem

Le défi
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du renseignemen
numéro :
Également dans ce
r ou punir ?
mineurs. Éduque
L’enfermenent des
français
Le syndicalisme policier

2010
juillet -septe mbre

65,00 € 69,90 €
74,00 €
69,90 €

22,00 €

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