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Cerveau & Psycho N° 124 Septembre 2020 L 13252 - 124 H - F: 6,90 € - RD

Cerveau & Psycho

N°124

HOMMES-FEMMES :
Septembre 2020

DES CARACTÈRES
DIFFÉRENTS ?

VIVRE EN ACCORD
AVEC SOI-MÊME
Comment aligner ce que l’on fait avec ce que l’on est

Comment aligner
ce que l’on fait avec
ce que l’on est
VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME

ÉDUCATION
DONNER DES CONSIGNES
CIBLÉES AUX ENFANTS

NEUROSCIENCES
LA MYÉLINE,
SUBSTANCE CLÉ
DE L’APPRENTISSAGE
DÉJÀ-VU
LES ERREURS D’AIGUILLAGE
DE LA MÉMOIRE
PSYCHOLOGIE
LE MIROIR AUX ALOUETTES
DES TESTS DE PERSONNALITÉ

BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $ CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF
GRAND BIEN
VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
10H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
3

N° 124

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 16-21
Grégory Michel
Professeur de psychologie clinique SÉBASTIEN
et de psychopathologie à l’université de Bordeaux,
chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de
BOHLER
la justice, il est également psychothérapeute en Rédacteur en chef
cabinet privé et reçoit de nombreuses personnes pour
des troubles psychologiques souvent complexes.

Votre cerveau
p. 34-38
Bernard Zalc n’est pas un jean

A
Chercheur en neurosciences, directeur de recherche
émérite à l’Inserm, à l’Institut du cerveau et de
la moelle épinière, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, vez-vous déjà été, comme moi, fasciné(e) par ces
à Paris, il a contribué à mettre au jour une nouvelle jeans artificiellement usés ? Ceux qui sortent neufs
forme plasticité des neurones dans notre cerveau. de l’usine en ayant l’air déjà anciens parce qu’ils
ont été soumis à un processus d’élimage accéléré ?
Le but est d’avoir l’air vieux quand on est jeune :
un comble, quand on songe aux efforts que font tant de gens pour
avoir l’air jeune alors qu’ils sont vieux.
Il y a quelque chose de profondément dérangeant dans ces
habits faussement vrais. Une fois qu’on a décelé ce détail, ils
perdent tout : à la fois leur prétendue patine, et la fraîcheur qui
p. 52-57
pourrait être la leur.
Jean-Luc Bernaud Ne soyez pas des jeans usés. L’authenticité est plus importante
Professeur de psychologie au Cnam de Paris, président encore pour soi que pour les vêtements, les meubles ou les tourne-
de l’Association française de psychologie existentielle,
il propose des thérapies d’accompagnement disques vintage. C’est ce que nous apprend le dossier central de
aux personnes en crise d’authenticité, pour les aider ce numéro, où l’on découvre ce que signifie de vivre une vie
à accorder leur vie à leurs valeurs et leurs convictions. authentique : définir ses priorités, ses valeurs et ses convictions,
avant de s’efforcer de vivre en accord avec elles.
Mais attention ! À la différence d’une veste en denim, nous les
humains n’avons pas d’essence intrinsèque. Notre soi bouge, il se
déplace, ce que les chercheurs observent dans les remaniements
continuels de la gaine conductrice qui enrobe les filaments de nos
neurones et régule ainsi la vitesse de propagation des informations
nerveuses dans notre cerveau. Ces dernières années, on s’est aperçu
p. 62-70 que cette myéline forme la base d’une nouvelle plasticité cérébrale,
Scott Barry Kaufman en plus de celle qui a lieu habituellement au niveau des connexions
Psychologue à l’université Columbia, à New York, il tient entre neurones, les synapses. Une chance, nous ne sommes pas
le blog de Scientific American « Beautiful Minds »
et anime « The Psychology Podcast ». Il s’intéresse
figés. Notre cerveau n’est pas un jean, il ne s’use pas, mais se renou-
notamment aux questions sociales controversées, velle. Être authentique implique donc d’être prêt au changement.
comme les différences entre les femmes et les hommes. Cela tombe bien, c’est ce dont nous avons besoin… £

N° 124 -Septembre 2020


4

SOMMAIRE
N° 124 SEPTEMBRE 2020
p. 43-61
Dossier
p. 14 p. 16 p. 24 p. 40

p. 6-41

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS p. 22 INFOGRAPHIE p. 43
 Les neurones Q de l’hibernation Cinq façons de mesurer VIVRE
 Les longues études protègent
l’activité cérébrale
du déclin cognitif
 Vers l’immunité « comportementale » Anna von Hopffgarten et Martin Müller EN ACCORD
 Bébé adore être imité !
 Faut-il faire languir son amoureux ?
p. 24 NEUROSCIENCES AVEC SOI-MÊME
 Couple : l’avantage de bien La myéline, p. 44 COGNITION
déchiffrer les émotions substance clé VIVRE ALIGNÉ
p. 14 FOCUS de l’apprentissage Être authentique, c’est accorder ses actes
Un nouveau rôle dans la plasticité cérébrale
Qu’est-ce qui nous joué par la gaine de lipides qui entoure
avec ses souhaits et ses valeurs. Première
étape : la connaissance de soi.
rend heureux ? les prolongements de nos neurones. Steve Ayan
Mariage, naissance d’enfant, succès Douglas Fields
professionnel ? Dix-huit événements p. 52 INTERVIEW
p. 34 NEUROSCIENCES
sont pour la première fois classés. « ÊTRE EN
Guillaume Jacquemont « Pour mémoriser, ACCORD AVEC
p. 16 CAS CLINIQUE il faut myéliniser » SOI-MÊME EST
Bernard Zalc
UNE LIBÉRATION »
GRÉGORY MICHEL p. 40 QUESTION DU MOIS Jean-Luc Bernaud
Peut-on être p. 58 PSYCHOLOGIE
malade d’ennui ? L’AUTHENTICITÉ
Rose, paralysée Parmi les cinq types d’ennui,
EST-ELLE
par son inconscient deux sont parfois toxiques.
Thomas Götz ILLUSOIRE ?
Après le divorce de ses parents, elle
se retrouve paralysée des deux jambes. Le concept d’authenticité suppose que
Comment le choc psychique peut-il clouer chacun de nous aurait un « vrai soi ».
Rose dans un fauteuil roulant ? Problème : rien n’est moins sûr…
Scott Barry Kaufman

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur,
sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier
de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.
En couverture : © Shuttestock.com/Lucky Team Studio

N° 124 -Septembre 2020


5

p. 72 p. 94

p. 62 p. 76 p. 80 p. 86

p. 92

p. 62-79 p. 80-91 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 62 PSYCHOLOGIE p. 80 NEUROSCIENCES p. 92 SÉLECTION DE LIVRES


Les femmes et les Avez-vous déjà vu Patients zéro

hommes ont-ils un déjà-vu ? Ce que votre corps


révèle vraiment de vous
des personnalités Pour la première fois dans un lieu,
vous êtes persuadé d’y être déjà venu ?
Soigner la souffrance
psychique des enfants
différentes ? Votre cerveau vous joue des tours ! Je t’aide, moi non plus
De nouvelles études en psychologie Sabrina Stierwalt Activer ses neurones pour
montrent des différences difficiles à ignorer. mieux apprendre et enseigner
Scott Barry Kaufman p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX Quand la physique soigne
p. 72 L’ENVERS
DU DÉVELOPPEMENT JEAN-PHILIPPE p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
PERSONNEL LACHAUX

SEBASTIAN
YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Les enfants peuvent DIEGUEZ

tout faire (mais pas


tout en même temps) Philip K. Dick :
Le miroir Des neurones spécialisés dans leur cerveau et si tout était faux ?
aux alouettes des gèrent les consignes sans difficulté, Dans son roman Le Temps désarticulé,
tests de personnalité à condition qu’elles ne se cumulent pas ! l’écrivain imaginait un monde factice
Un biais cognitif nous pousse à croire des préfigurant un trouble psychiatrique
p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT lié aux progrès technologiques.
tests qui ne débitent que des généralités.
Les secrets du sourire
p. 76 UN PSY AU CINÉMA Le sourire serait un signal de non-
Young Adult : agression dérivé de simulacres de morsure
« pour jouer » chez nos ancêtres primates.
la conviction délirante Federica Sgorbissa
d’être aimé
Superbe rôle pour Charlize Theron,
dans la peau d’une érotomane, persuadée
qu’un homme l’aime alors que c’est faux.
Jean-Victor Blanc

N° 124 -Septembre 2020


6 DÉCOUVERTES
p. 14 Focus p. 16 Rose, paralisée par son inconscient p. 22 Infographie p. 24 La myéline, substance clé de l’apprentissage p. 34 Interview :

Actualités
Par la rédaction

NEUROSCIENCES

Les neurones Q
de l’hibernation
Deux équipes de recherche indépendantes viennent d’identifier une population de neurones qui,
une fois activés, suffisent à plonger des souris en hypothermie profonde, une forme d’hibernation.
Un processus qui pourrait être actionné chez l’homme.

T. M. Takahashi et al. et S. Hrvatin et al.,


Nature, le 11 juin 2020.

D es êtres humains se
réveillent et sortent de caissons vitrés
après plusieurs années de voyage
spatial, ou quelques mois de
confinement imposé… Pure science-
fiction ? Peut-être plus pour très
longtemps, si l’on en croit la
découverte récente de deux équipes
indépendantes, celle de Takeshi
Sakurai, de l’université de Tsukuba,
au Japon, et celle de Michael
Greenberg, de l’école de médecine de
Harvard, à Boston : elles ont montré qu’il
est possible de plonger des mammifères
dans un état de torpeur proche de
l’hibernation, en activant une population
de neurones, les neurones Q.
La température corporelle des
mammifères est stable, car rigoureu-
sement contrôlée, et oscille normale-
ment de 0,5 °C autour d’une valeur fixe,
souvent proche de 37 °C. Sauf chez
certaines espèces qui, dans des condi-
tions difficiles d’approvisionnement en
© Fer Gregory / shutterstock.com

nourriture, hibernent : alors l’animal


s’endort longuement et sa température
corporelle chute de 5 à 10 °C, voire
davantage, ce qui limite les dépenses
d’énergie et permet d’attendre que les
ressources alimentaires redeviennent
plus abondantes.

N° 124 -Septembre 2020


7

« Pour mémoriser, il faut myéliniser » p. 40 Peut-on être malade d’ennui ?


MUSICOLOGIE

Distinguer les
RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
tonalités majeures et
mineures serait inné
S. A. Adler et al., The Journal of the Acoustical
Society of America, le 4 juin 2020.

É
On pense aux ours, évidemment, avec un laser : les animaux ont hiberné
mais ils ne sont pas les seuls concer- pendant plus de deux jours, puis se
nés : les souris aussi entrent parfois sont réveillés en bonne santé, sans
dans un état de « torpeur », pour moins aucun signe de dommages cellulaires
de 24 heures en général. Les cher- et tissulaires, et avec un comporte- coutez le Hallelujah de Georg
cheurs japonais et américains ont uti- ment parfaitement normal. Friedrich Haendel, puis La Jeune Fille et la Mort,
lisé cette capacité des souris à « hiber- L’équipe américaine a quant à elle de Franz Schubert. La première pièce vous semble
ner » sur de courtes périodes de temps utilisé une technique différente : elle a joyeuse, la seconde triste. Notamment parce que la
afin de comprendre les mécanismes privé des souris de nourriture pendant première est écrite dans une tonalité majeure et la
fins de la régulation thermique de l’or- plus de vingt-quatre heures afin seconde, en mode mineur. Mais à l’écoute, il n’est
ganisme des mammifères. En effet, qu’elles entrent en hibernation, puis pas toujours aussi évident de distinguer les varia-
jusque-là, on savait seulement qu’une elle a identifié les neurones impliqués tions de tonalité des morceaux, qui souvent alternent
région cérébrale précise, le noyau pré- dans la diminution de la température de l’une à l’autre. Comment y parvient-on ?
optique médian de l’hypothalamus, corporelle. Bien entendu, les neurones Pour répondre à cette question, Scott Adler,
était impliquée dans ce phénomène. Q étaient présents. Et quand les cher- de l’université York, à Toronto, et ses collègues
cheurs les ont activés, ils ont aussi pro- ont d’abord analysé des expériences précédentes,
DES SOURIS ET DES RATS voqué un état de torpeur chez les sou- au cours desquelles des volontaires devaient iden-
QUI HIBERNENT ris, malgré la présence de nourriture. tifier la tonalité de différentes séquences aléatoires
Ainsi, l’équipe japonaise a d’abord Ces neurones existent également de sons, chacune étant composée en mode majeur
identifié chez des souris une popula- chez les rats, qui, pourtant, n’hi- ou mineur : 70 % des participants ne parvenaient
tion de neurones excitateurs de cette bernent jamais. Ce qui a donné l’idée à identifier correctement la tonalité que d’une
région, qui expriment un peptide, à l’équipe japonaise de les stimuler… séquence sur deux environ (55 % de réussite), alors
l’amide pyroglutamyle RF, ou QRFP, et provoquant alors chez les rats de que les 30 % restants ne se trompaient jamais. Et
a « marqué » ces neurones au moyen laboratoire un état de torpeur artifi- le fait que les sujets soient musiciens, mélomanes
de techniques de génétique. Puis elle cielle similaire à celui des souris. ou totalement inintéressés par la musique ne chan-
a activé ces neurones dits « Q », pour L’idée d’une hypothermie théra- geait en rien leur sensibilité à la tonalité. Selon les
une courte période, avec une molécule peutique se profile donc… En effet, scientifiques, la réussite à 55 % de la majorité des
injectée aux rongeurs : ces derniers se ces neurones Q sont certainement gens ne serait donc due qu’au hasard…
sont immédiatement immobilisés et présents chez l’homme. Mais il reste Pour le tester, Adler et ses collègues ont recruté
© Photology1971 / shutterstock.com

leur température corporelle est tom- à le vérifier et à être en mesure de 30 bébés, âgés d’environ 6 mois, et ont réalisé la
bée à 23-24 °C. Ils présentaient tous les activer. Une forme d’« hibernation même expérience, adaptée à leur jeune âge.
les paramètres associés à l’hiberna- artificielle », de courte durée, où le Résultat : comme pour les adultes, seulement un
tion : leur cœur battait plus lentement, métabolisme diminue considérable- peu plus d’un tiers (33 %) des enfants sont parvenus
leur respiration ralentissait… Ensuite, ment, serait utile pour limiter les à distinguer les tonalités majeures et mineures, sans
les chercheurs ont introduit (toujours dégâts cellulaires ou tissulaires après commettre d’erreur. C’est pourquoi Adler et ses col-
génétiquement) des interrupteurs un accident cardiaque ou un accident lègues suggèrent que l’on naîtrait – ou pas – avec
moléculaires dans les neurones  Q vasculaire cérébral par exemple. £ l’aptitude à distinguer les tonalités, qui ne pourrait
d’autres souris et les ont ainsi allumés Bénédicte Salthun-Lassalle donc pas s’acquérir durant la vie. £ B. S.-L.

N° 124 -Septembre 2020


8 DÉCOUVERTES Actualités

COGNITION

Des études longues


préservent
la mémoire de l’âge
J. Reifegerste et al., Neuropsychology,
and Cognition, le 5 juin 2020.

«
O ù ai-je posé mes clés ? Que dois-je acheter ?
Quand ai-je rendez-vous chez le médecin ? Quel est le nom de
mon nouveau voisin ? » Peut-être vous posez-vous régulièrement
ces questions, car votre mémoire flanche parfois… Et, en général,
cela ne s’arrange pas avec l’âge ! Mais si vous êtes une femme, et De plus, on a tendance à moins mémoriser les objets inventés
que vous avez fait plusieurs années d’études, vous avez plus de que réels, car il est plus facile de retenir quelque chose que
chances de garder une bonne mémoire en vieillissant ! l’on connaît déjà. En revanche, le nombre d’années d’études
C’est ce que l’équipe de Michael Ullman, de l’université compense une partie de ce déclin cognitif, surtout chez les
Georgetown, à Washington, travaillant avec Jana Reifegerste, femmes : pour ces dernières, le gain de mémoire associé à
maintenant à l’université de Potsdam, en Allemagne, révèle après chaque année d’étude est cinq fois plus important que le déclin
avoir testé la mémoire épisodique de 704 participants taïwanais associé à chaque année de vieillissement, alors que pour les
âgés de 58 à 98 ans, ayant fait entre 0 et 17 années d’études (la hommes, il est seulement deux fois plus élevé.
durée des plus longues études supérieures !). La mémoire épiso- Dès lors, une femme de 80 ans avec un diplôme d’études
dique correspond à notre capacité à nous souvenir d’événements, supérieures a les mêmes facultés mnésiques qu’une femme de
de faits et de mots. Les sujets ont réalisé une tâche de reconnais- 60  ans détenant un diplôme d’études secondaires  : quatre
sance : on leur présentait des dessins d’objets réels et inventés années d’études compensent vingt ans de vieillissement de la
en leur demandant de dire lesquels étaient réels, puis, cinq minutes mémoire. Selon Ullman, « l’apprentissage engendre l’appren-
plus tard, on leur proposait les mêmes mélangés à des nouveaux, tissage, et comme la mémorisation de nouvelles données est
en leur précisant de décider lesquels ils avaient déjà vus. plus facile si ces dernières sont liées à des connaissances que
Ainsi, les performances mnésiques diminuent bien avec nous avons déjà, plus nous en avons suite à davantage d’années
l’âge, plus rapidement pour les hommes que pour les femmes. d’études, plus notre mémoire est efficace ». £ B. S.-L.

Seul jusque
49 %
réfléchir sur eux-mêmes et sur
d’autres personnes de leur entourage,

dans son propre


tandis que leur activité cérébrale
était enregistrée par IRMf. Elles ont
découvert que chez les participants
cerveau du groupe témoin, le codage
neuronal du soi avait certaines
ressemblances avec celui des
des Français se
L e sentiment de solitude se
traduit par une représentation
neuronale du soi « plus solitaire ».
proches, mais que c’était moins vrai
chez les personnes seules. Selon les
chercheuses, cela pourrait expliquer
sentent plus cultivés
après le confinement
© vasiliki / Getty Images

Telle est la conclusion d’une étude que ces personnes se déclarent


réalisée par les chercheuses d’accord avec des affirmations qu’avant.
américaines Andrea Courtney comme : « Les gens sont autour
et Meghan Meyer. Ces scientifiques de moi, mais pas avec moi. » £ Source : enquête en ligne réalisée
ont demandé à 43 volontaires de Guillaume Jacquemont pour le site Pyjam’advisor

N° 124 -Septembre 2020


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NEUROBIOLOGIE

Vers l’immunité
« comportementale »
X. Zhang et al., Brain control of humoral immune responses amenable

Un charme to behavioural modulation, Nature, publication en ligne du 29 avril 2020.

« borderline »
L es personnalités borderline se caractérisent
par de violentes instabilités émotionnelles
et des relations interpersonnelles houleuses,
voire tempétueuses, qui oscillent entre
attraction et répulsion, amour inconditionnel

S
et rejet brutal. Selon une étude des universités

«
de Nottingham et de Bishop Grosseteste,
en Angleterre, ces caractéristiques
psychologiques seraient attirantes chez certaines
femmes. Les hommes y verraient un aspect
stimulant et excitant, dans la perspective d’une
relation rapide et à court terme. Tout au moins, i vous montez au pour rejoindre l’amygdale et le noyau
à condition que la femme soit physiquement sommet d’une tour et vous tenez en paraventriculaire.
séduisante… £ S. B. équilibre, vous éprouvez une peur Pour être certains que le nerf
instinctive appelée acrophobie ». Cette splénique véhicule ces informa-
sensation active deux zones de votre tions, les neurobiologistes l’ont sec-
cerveau impliquées dans une réaction tionné. Aussitôt, plus de stimulation
de stress aigu : le noyau central de du système immunitaire... Les
l’amygdale et le noyau paraventricu- signaux de stress produits par
Le psychopathe laire de l’hypothalamus. Or, ils sont
reliés à votre rate, où ils stimulent la
l’amygdale et le noyau paraventri-
culaire descendent via ce nerf et
ne distancie pas production de cellules immunitaires.
Telle est la découverte de l’équipe
excitent la rate, qui se met alors à
produire des cellules immunitaires.
de Xu Zhang à l’université Tsinghua, L’effet disparaît aussi si l’on bloque

V ous l’avez peut-être vu dans une file


d’attente au supermarché, dans un bus
ou un métro : il ne porte pas de masque,
à Pékin. Les chercheurs ont placé des
souris au sommet d’une plateforme
élevée, suscitant de l’acrophobie, puis
l’activité des neurones des deux
zones cérébrales impliquées.
Le débouché de ces recherches ?
s’assied juste à côté de vous, sans aucun respect ils ont testé la réaction des animaux La « stimulation comportementale »
des distances de sécurité. C’est peut-être à une injection d’une substance étran- du système immunitaire signifie que
un psychopathe. Selon une étude réalisée sur gère : le stress de la hauteur se tra- certaines situations, comme le stress
un échantillon de 500 personnes, le profil duisait par une fabrication accrue de des hauteurs, agissent comme un
psychopathique n’a rien à faire de ces lymphocytes T au niveau de la rate, stimulant pour nos systèmes de
précautions. Tous les psychopathes ne sont enclenchant une réaction immunitaire défense face aux agents pathogènes.
certes pas des tueurs en série, mais celui-là contre le corps étranger. Il s’agit donc maintenant de préciser
© Vaclav P3k / shutterstock.com

n’aurait sans doute pas de remords en Qu’est-ce qui stimule la rate ? Pour quels types de postures, d’activités
apprenant que vous êtes décédé du virus. le savoir, les chercheurs ont injecté ou de situations peuvent être recher-
À l’inverse, les personnes les plus respectueuses dans cet organe un virus ayant la par- chés et développés pour renforcer
des gestes barrières se distinguent par deux ticularité de se propager à rebours nos défenses. Préparez-vous à votre
des cinq grandes dimensions de la dans les neurones: le virus est prochaine séance de saut à l’élas-
personnalité : le caractère consciencieux remonté de la rate vers le cerveau, en tique pour booster vos défenses ! £
et l’agréabilité sociale. £ S. B. empruntant un nerf, le nerf splénique, Sébastien Bohler

N° 124 -Septembre 2020


10 DÉCOUVERTES Actualités

PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

Bébé adore
être imité !
G. A. Sauciuc et al., Plos One, le 20 mai 2020.

E n voyant votre nourrisson jouer avec son


nounours, vous décidez de vous asseoir en face de lui pour
adopter les mêmes gestes. Voilà que votre tout-petit porte son
attention sur vous, continue de lever le bras de son nounours,
vérifie bien que vous faites de même et… s’en réjouit ! Les bébés
adorent être imités : c’est ce que révèlent pour la première fois les parents en général, à savoir en répondant à ses besoins
des travaux de Gabriela-Alina Sauciuc, de l’université de Lund, quand il réclamait quelque chose.
en Suède, et ses collègues. En analysant les comportements des bébés, les chercheurs
L’imitation est un moteur des apprentissages chez les enfants, ont montré que tous souriaient davantage et regardaient plus
dès la naissance. Ils imitent tout ce qu’ils voient, ce qui les aide longtemps l’adulte, en étant plus attentifs et plus proches phy-
à assimiler de nouvelles aptitudes, mais ont-ils conscience qu’on siquement de l’expérimentateur, dans les trois conditions d’imi-
peut aussi les imiter ? Et si oui, à partir de quel âge, avec quelles tation, comparées à la situation contrôle. De plus, les petits
conséquences ? Jusque-là, les psychologues suggéraient que adoptaient des comportements de « test » : par exemple, si
l’imitation est aussi essentielle à la cognition sociale des nour- l’enfant frappait la table et que l’expérimentateur l’imitait, alors
rissons, sans pour autant savoir si c’était lié au fait qu’ils perce- le bébé recommençait plusieurs fois de suite tout en surveillant
vaient les comportements d’imitation des autres. l’attitude de l’adulte. Et ce, même si ce dernier n’exprimait
Sauciuc et ses collègues ont donc recruté 16  bébés aucune émotion, bien que les réactions du bambin aient alors
(5 filles et 11 garçons), âgés d’environ 6 mois, et sont allés été moins fréquentes.
les « imiter » à leur domicile, en les filmant. L’expérimentateur Cette façon de « tester » l’autre est, selon les psychologues,
imitait alors chaque petit de trois façons : soit en reproduisant une manière intentionnelle de vérifier la correspondance com-
approximativement ses gestes, soit en l’imitant fidèlement portementale entre soi-même et l’imitateur. Preuve que les
comme son reflet dans un miroir ; soit, enfin, en supprimant nourrissons ont bien conscience qu’ils sont imités, dès l’âge de
tout mimétisme émotionnel. À cela s’ajoutait une condition 6 mois, et qu’ils sont sensibles aux intentions des autres à leur
de contrôle où l’expérimentateur réagissait comme le font égard. Ce qui les réjouit ! £ B. S.-L.

Erreur ? Non, vérifiés, ignorance d’un domaine

5
d’expertise… Mais dans leurs

« fake news » !
expériences, Jordan Axt et ses
collègues ont montré que les
individus croient par défaut que
c’est intentionnel, et qu’il s’agit
GÈNES
D es chercheurs canadiens
viennent de mettre au jour
un phénomène étrange : lorsque
donc d’une fake news. La cause ?
Un besoin de structure ancré dans
nos cerveaux, lequel préfère
déterminent
nous lisons une information attribuer une erreur à une intention la vitesse de course
erronée, nous pensons humaine, plutôt qu’au hasard. Cela d’un footballeur,
spontanément que c’est voulu. se comprend : si une personne en en modulant la
© LWA / Getty Images

Nous sommes en cela victimes d’un


biais, car une information peut
chair et en os est à l’origine d’une
désinformation, on peut s’en méfier
transmission de l’influx
être fausse pour d’autres raisons : à l’avenir. Alors qu’avec le hasard… nerveux aux muscles.
erreurs d’interprétation, faits mal bon courage ! £ S. B. Source : PLoS One

N° 124 -Septembre 2020


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12 DÉCOUVERTES Actualités

PSYCHOLOGIE

Faut-il faire
languir son
amoureux ?
G. E. Birnbaum et al., Journal of Social and Personal

D
Relationships, publication en ligne du 4 juin 2020.

epuis que vous vous êtes rencontrés la semaine


dernière à la terrasse d’un café, ce jeune homme vous poursuit
de ses assiduités. Il vous a demandé un rendez-vous, que vous
avez accepté car il n’est pas dénué de charme. Puis vous avez
dîné ensemble, et à la fin de la soirée il a voulu vous raccompa-
gner chez vous. Vous avez poliment décliné, mais vous n’avez certaines femmes précisaient qu’elles étaient exigeantes dans le
pensé qu’à ça toute la nuit : « Dois-je lui dire oui ? Ou faut-il plutôt choix d’un partenaire. Cela a suffi à attirer les hommes, davantage
le faire attendre ? » Interrogation aussitôt suivie d’une question que ne le faisaient d’autres femmes moins sélectives. Ensuite,
plus lancinante encore : « Si je le fais attendre trop longtemps, certaines femmes avaient pour consigne d’afficher des centres
ne risque-t-il pas de se lasser ? » La décision est difficile, et elle d’intérêt, goûts et opinions très différents de ceux de leur préten-
vous appartient. Et elle vaut tout autant pour un homme vis-à-vis dant, ce qui obligeait celui-ci à des efforts pour adapter son dis-
d’une femme. Faut-il se faire désirer ? Prolonger l’attente ? cours et trouver des compromis. Les questionnaires distribués à
La science dit : vous n’avez pas grand-chose à y perdre, au l’issue de l’expérience ont alors révélé que les hommes ayant dû
contraire. Des études récentes menées à l’université de Herzliya, faire le plus d’efforts pour conquérir une femme la considéraient
en Israël, ont montré que plus un être humain fait d’efforts pour comme une partenaire de plus grande valeur.
séduire une personne, plus il lui accorde d’importance et de Selon la théorie de la rationalisation cognitive, le cerveau
valeur, ce qui attise d’autant son désir. Les bouquets de fleurs, chercherait des explications pour justifier les efforts qu’il fait, et
les invitations à dîner, les cadeaux sous toutes formes, sont en l’explication serait ici : il faut bien que cette personne soit extraor-
réalité un piège où l’amoureux se prend lui-même. dinaire ! Et puis, lorsqu’on a consacré du temps à un projet, il faut
La preuve par une expérience : au laboratoire, les scientifiques qu’il aille au bout. Dans tous les cas, plus vous parvenez à faire
ont présenté à des hommes des profils de femmes (ou à des attendre l’autre, plus votre cote montera. Ce que nous disent aussi
femmes, des profils d’hommes) avec qui ils pouvaient tenter d’en- bien les romans de Stendhal que les conseils saupoudrés dans les
trer en contact pour obtenir un rendez-vous. Tout d’abord, magazines de psychologie populaire... £ S. B.

D’étranges black-out nocturnes


E n général, après une nuit de sommeil
on sent qu’il s’est passé plusieurs heures.
Mais les patients victimes d’hypersomnie
« black-out nocturne ». Environ le quart
de ces patients l’éprouvaient presque tous
les matins, contre seulement 3 % des membres
© Sarah Nicholl / shutterstock.com

idiopathique (une pathologie causant du groupe témoin. Selon certains chercheurs,


une somnolence excessive) ont très souvent même lorsque nous ne rêvons pas, nous aurions
une impression de discontinuité frappante, une forme de conscience minimale pendant
comme s’ils venaient tout juste de poser la tête le sommeil, qui nous donnerait la sensation
sur l’oreiller. C’est ce qu’ont montré Emma du temps qui s’écoule ; cette conscience serait
Chabani, de l’Institut du cerveau, à Paris, suspendue lors des black-out nocturnes,
et ses collègues, qui ont baptisé ce sentiment pour une raison qui reste à élucider. £ G. J.

N° 124 -Septembre 2020


Un magazine édité par POUR LA SCIENCE
170 bis boulevard du Montparnasse
75014 Paris
PSYCHOLOGIE Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

Un avantage à bien
Cerveau & Psycho
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle

lire les émotions


Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Conception graphique : William Londiche
Directrice artistique : Céline Lapert

de son conjoint ?
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,
Ingrid Leroy
Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
B. M. Le et al., Psychological Science, vol. 31, pp. 607-622, 2020.
Marketing et diffusion : Charline Buché
Chef de produit : Eléna Delanne
Directrice du personnel : Olivia Le Prévost
Sécrétaire général : Nicolas Bréon
Fabrication : Marianne Sigogne, Zoé Farré-Vilalta
Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
A également participé à ce numéro : Maud Bruguière,
Caroline Vanhoove.
Anciens directeurs de la rédaction :
Françoise Pétry et Philippe Boulanger
Presse et communication

V
Susan Mackie
susan.mackie@pourlascience.fr – Tel. : 01 55 42 85 05
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Espace abonnements 
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votre conjoint(e) vous reproche – apparaissent lorsqu’on a le sentiment Adresse postale :
encore – de ne pas avoir été agréable de ne pas avoir été écouté ou que ses Next2C
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lors du déjeuner avec ses objectifs sont contrecarrés. 26 bd du Président Wilson
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personne de préciser une caractéris- soient, ne signifie pas qu’on est forcé- Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
tique qu’il voudrait que leur partenaire ment prêt à changer… © Pour la Science S.A.R.L.
change, tout en évaluant leurs propres Seule une plus grande capacité à Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
émotions et la perception des émo- détecter les émotions d’apaisement ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
tions de leur conjoint, ainsi que la qua- est donc le signe d’une relation plus Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
lité de leur relation et leur motivation satisfaisante… C’est ce qui se passe il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
pour changer. Les chercheurs ont quand on montre de l’intérêt pour son sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
© GoodStudio / shutterstock.com

de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins


classé les émotions perçues chez partenaire ou que l’on se reconnaît un - 75006 Paris).
l’autre en deux catégories : les émo- défaut. Et quand il s’agit de changer
Origine du papier : Finlande
tions d’apaisement, comme la culpa- au sein de son couple, les psycholo- Taux de fibres recyclées : 0 %
bilité, la gêne et la honte, qui sur- gues suggèrent que seule une com- « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
Ptot 0,005 kg/tonne
gissent lorsque l’on prend conscience munication directe et apaisée, avec le La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
d’avoir enfreint une norme sociale ou moins de mépris et de colère possible, ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
morale ; et les émotions de domination, peut avoir des bénéfices… £ B. S.-L.

N° 124 -Septembre 2020


14 DÉCOUVERTES Focus

GUILLAUME
JACQUEMONT
Guillaume Jacquemont
est rédacteur à Cerveau & Psycho.

PSYCHOLOGIE

Qu’est-ce qui nous


rend heureux ?
Mariage, naissance d’un enfant, succès professionnel…
Un classement compare pour la première fois
l’influence de dix-huit événements majeurs
sur les différentes composantes du bonheur.

C ertains événements, comme


une naissance ou un deuil, sont
négatives, et le bien-être cognitif,
caractéristique d’une satisfaction
particulièrement marquants et globale dans la vie, influencée par la
nous soumettent à de véritables réalisation d’objectifs importants
tourbillons émotionnels. Mais à pour soi. L’évolution de ces indica-
quel point conditionnent-ils dura- teurs était ensuite comparée aux
blement notre bonheur ? Et lesquels événements survenus grâce à des La naissance
d’un enfant
ont le plus d’influence ? C’est ce analyses statistiques poussées.
qu’ont examiné Nathan Kettlewell, Résultat : les événements qui ont
de l’université de technologie de
Sydney, et ses collègues.
le plus amélioré le bien-être cognitif
sont le mariage, la retraite, la nais- procure plus
Les chercheurs ont suivi une
cohorte australienne de près de
sance d’un enfant et un gain finan-
cier majeur. Les effets sur le bien-
de satisfaction
14 000 personnes pendant quinze être affectif étaient toutefois plus globale dans
la vie mais
ans, dans le cadre d’une étude glo- contrastés. Soit parce qu’ils étaient
bale sur la santé, le bien-être et le carrément négatifs – la naissance
niveau socioéconomique de la popu-
lation. Chaque année, les partici-
d’un enfant causait par exemple plu-
tôt un déclin de cette composante moins
pants devaient notamment indiquer
ce qui leur était arrivé parmi une
du bonheur, signe sans doute que la
satisfaction et le sentiment de sens
d’émotions
grille de dix-huit événements poten- consécutifs à une naissance se positives
au quotidien
tiels (mariage, divorce, licencie- doublent d’une fatigue quotidienne
ment, etc.) et remplir des question- pénalisante pour les émotions. Soit
naires mesurant leur niveau de parce qu’après un sursaut initial
bonheur. Celui-ci était évalué via (par exemple pour le mariage ou la
deux indicateurs : le bien-être affec- retraite), les émotions finissaient
tif, qui reflète la fréquence et l’inten- par revenir à la normale, étant
sité des émotions positives et même plus négatives par moments.

N° 124 -Septembre 2020


15

Bibliographie

N. Kettlewell,
The differential impact
of major life events
on cognitive and
affective wellbeing,
SSM - Population
Health, vol. 10,
pp. 1-9, 2020.
Y.-A. Thalmann, Faut-il
chercher le bonheur ?,
Cerveau & Psycho,
n° 123, 2020.

En conséquence, le bilan global pour Un autre résultat intéressant de Nathan Kettlewell souligne quant à lui
le bien-être affectif était plutôt neutre ; cette étude est que ces effets s’atté- qu’il est aussi possible de voir le verre à
sur la durée, aucun événement n’avait nuaient en général avec le temps : le moitié plein : son étude implique que
une réelle influence positive sur cette niveau de bonheur tendait à revenir à « bien que cela prenne du temps, le bien-
composante du bonheur. sa valeur initiale au bout de quelques être peut se rétablir même dans les pires
Côté négatif, les événements qui ont mois à quelques années. Ce phéno- circonstances ».
le plus dégradé le bien-être – cognitif mène, déjà constaté par d’autres études, Reste que des pics ou des creux de
comme affectif – étaient la mort d’un est appelé « adaptation hédonique ». bonheur de quelques mois à quelques
partenaire ou d’un enfant, une sépara- Ainsi, nous semblons avoir un « niveau années ne sont pas négligeables, à
tion, une grosse perte financière et un de base » de bonheur, qui dépendrait l’échelle d’une vie ! Globalement, les
sérieux problème de santé. D’autres évé- notamment de nos gènes et de ce que événements négatifs ont une influence
nements, comme un déménagement, un nous avons vécu dans notre enfance. plus forte et plus durable que les posi-
cambriolage ou un licenciement, avaient tifs. D’où cette conclusion du cher-
un impact plus modeste. NE PAS TROP ATTENDRE cheur : « Les résultats suggèrent que les
Bien sûr, ces résultats sont une D’UN SEUL ÉVÉNEMENT meilleures chances d’améliorer le bon-
moyenne. Chacun réagit différemment, Pour Nathan Kettlewell, ces résultats heur résident dans la protection contre
selon sa personnalité, sa sensibilité, sa signifient que la simple survenue d’évé- les chocs négatifs, par exemple en éta-
situation et ses valeurs. Un licenciement nements positifs a peu de chance de blissant de solides relations avec les
par exemple peut être traumatique ou nous rendre durablement plus heureux. autres, en préservant sa santé et en
relativement bien vécu, notamment si la Le psycholog ue Yves-A lexandre tentant de minimiser les risques finan-
personne retrouve vite un emploi et n’a Thalmann conseille d’ailleurs, plutôt ciers. » Une prise de conscience à mener
© Shutterstock.com/Tania Kolinko

pas de charges financières importantes. que de se lancer dans la quête frénétique que ce soit à l’échelon individuel ou à
Selon Nathan Kettlewell, le cas d’une de tels événements ponctuels, de celui de la société, à l’heure où de plus
séparation est typique de cette variabilité prendre le temps d’apprécier tout ce qui en plus de gens pointent l’importance
individuelle : « Pour certaines personnes nous arrive, de cultiver la bienveillance de prendre en compte le niveau de bon-
engagées dans une relation néfaste, la envers autrui et de s’engager dans des heur de la population, et pas seulement
séparation sera un soulagement ; pour projets porteurs de sens au quotidien – des indicateurs socioéconomiques, pour
d’autres, elle sera dévastatrice. » autant d’éléments corrélés au bonheur. mesurer le succès d’un pays. £

N° 124 -Septembre 2020


16

Rose,
paralysée
par son
inconscient

N° 124 -Septembre 2020


DÉCOUVERTES Cas clinique 17

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique
et de psychopathologie à l’université de Bordeaux,
chercheur à l’Institut des sciences criminelles
et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral.

Après le divorce de ses parents, Rose


se retrouve paralysée des deux jambes,
sans cause médicale identifiée.
Qu’est-ce qui a bien pu
la clouer dans un fauteuil roulant ?

EN BREF
£ En classe de sixième,
Rose se blesse puis
s’automutile les orteils,
probablement pour
attirer l’attention de ses
L orsque j’ai rencontré Rose,
il y a quelques années, j’exerçais alors en milieu
hospitalier dans un service de pédopsychiatrie
parisien. Elle était dans une chambre seule, et me
tournait le dos, allongée dans son lit. Je notai
qu’elle était absorbée dans la lecture d’un petit
parents, en plein divorce. ouvrage dont je découvrirais plus tard le titre :
£ Mais peu après, elle Une vie ailleurs, de Gabrielle Zevin. Elle tourna
perd le sens du contact très lentement la tête pour me jeter un regard
au niveau des jambes, désinvolte de ses doux yeux verts, puis reprit sa
puis du chaud, du froid, lecture, tout en me répondant avec une amabilité
et finalement est de circonstance.
incapable de marcher.
Détachement. Désintérêt. Ce sont les mots qui
£ En fauteuil roulant me viennent alors à l’esprit. Ce premier contact
depuis deux ans, n’est ni chaleureux, ni froid. Il est indifférent.
hospitalisée Pourquoi est-elle ici ? « Parce que le docteur du
en pédopsychiatrie,
la jeune fille comprend service de l’étage au-dessus a demandé à mes
alors que ses symptômes parents que je sois vue par un psy… Mais j’en ai
sont le résultat d’une déjà vu plein. »
« conversion » somatique
de sa colère, de sa
peur et de son anxiété, SA PARALYSIE NE L’ÉMEUT PAS…
©Shutterstock.com/Pixel-Shot

provoquées par D’après son dossier médical, Rose est para-


la séparation plégique. Paralysée des deux membres infé-
de ses parents. rieurs. Mais son visage est lisse, impassible.
Aucune trace d’émotion ne le trouble, son regard
exprime l’éloignement, et elle répond avec déta-
chement, de façon laconique, à mes sollicita-
tions et mes questions.

N° 124 -Septembre 2020


18 DÉCOUVERTES Cas clinique
ROSE, PARALYSÉE PAR SON INCONSCIENT

Ataraxie. Le terme grec qui signifie « absence durcissaient… Et cela passe à la jambe gauche !
de trouble ». Son état reflète le « calme de l’es- Cette hypertonie musculaire l’empêche bien vite
prit », l’indifférence affective, qui la conduit à ne de faire le moindre mouvement.
se laisser perturber en aucune circonstance. Voilà donc Rose en fauteuil roulant. Ce qui
Comment rester de marbre lorsque l’on souffre complique énormément sa vie chez sa mère, au
de symptômes aussi invalidants à 14 ans, et ce point qu’on tente à tout prix une rééducation
depuis plusieurs années ? Pour moi, à ce moment, fonctionnelle (lui réapprendre à utiliser ses
Rose est une énigme. Je décide donc de mener membres inférieurs) dans un centre de méde-
l’enquête. Et de remonter le fil des événements cine physique et de réadaptation. C’est là qu’ap-
qui l’ont amenée dans cette situation. paraît un problème insoupçonné ; Rose ne met
aucune bonne volonté à se rétablir. Elle refuse
AU DÉPART, UNE BLESSURE les différents traitements et s’oppose frontale-
ENTRE LES ORTEILS ment au personnel soignant, notamment les
C’est deux ans plus tôt que Rose passe d’une
vie d’adolescente normale à une succession d’hos-
pitalisations et de séjours en instituts de réédu-
cation. Un jour, son père l’emmène chez le méde-
cin. Motif : une infection cutanée grave entre les
orteils du pied droit. Mais surtout, cette lésion est
le résultat d’une blessure. Une blessure que Rose
s’est faite elle-même, avec un compas. Et pire
encore, par la suite, elle a trituré sa peau à cet
La « belle indifférence »
endroit, pendant des semaines. Ce qu’on appelle souvent affichée par
les patients vient du fait
un trouble d’excoriation.
On traite la lésion avec un antibiotique. Mais
les dégâts sont trop profonds. Il faut opérer. Après
quelques semaines, l’infection et la blessure dis- que la « conversion » a réussi
paraissent. Cependant, les douleurs ressenties au
niveau du pied droit persistent pendant plusieurs
à calmer leur angoisse…
jours. Rose doit arrêter le sport au collège…
Mais les douleurs persistent, et s’étendent. kinésithérapeutes. D’instituts de rééducation en
Tout d’abord, dans la partie inférieure de sa service de pédiatrie générale à Paris, elle
jambe droite, entre le cou-de-pied et le genou. Et échoue dans celui de pédopsychiatrie, où je fais
puis, de plus en plus haut… En même temps, elle alors sa rencontre.
perd ses sensations sur cette partie de son corps :
toucher, chaleur, froid, et pour finir, même la L’ENFANCE BALAYÉE PAR UN TSUNAMI
douleur qui l’importunait. Pour moi, cette perte d’usage des jambes,
C’est un cauchemar. Maintenant, Rose perd alors que le système nerveux de la jeune fille
la perception de sa jambe droite. Elle ne sent plus paraît fonctionner, cache quelque chose d’ordre
les mouvements qu’elle fait avec cette jambe, n’a psychologique. Je décide donc de fouiller dans
plus la notion de la coordination de ses mouve- la vie passée de la jeune fille, dans l’espoir d’y
ments. Elle a du mal à se tenir debout, et pour trouver un détail qui serait passé inaperçu.
finir n’y arrive plus du tout. Bien sûr, elle ne peut Tout d’abord, Rose est fille unique. Petite, elle
plus marcher. Des étapes d’une descente aux se développe normalement, n’a aucune diffi-
enfers pour lesquels on a des mots savants : asta- culté à marcher ni à apprendre à parler. En fait,
sie (impossibilité de se tenir debout), abasie elle dispose d’excellentes capacités d’apprentis-
(impossibilité de marcher)… sage : elle est souvent première ou deuxième de
On hospitalise Rose dans un service de pédia- sa classe.
trie générale en province. Pendant des semaines Alors qu’elle est en classe de sixième, survient
entières, elle y subit analyses médicales et neu- un événement déterminant dans sa vie. Ses
rophysiologiques, imagerie par résonance magné- parents se séparent. Un divorce difficile, violent.
tique fonctionnelle (IRMf), le tout pour tenter de La décision du juge des affaires familiales conduit
comprendre ce qui ne fonctionne pas avec ses à une garde quasi totale chez la mère, avec un
nerfs et neurones. En vain. Aucune anomalie week-end sur deux chez le père. La maman de
n’est détectée. Plus étrange encore : à présent, Rose est employée de mairie. Le père, ingénieur
c’est comme si les muscles de sa jambe droite dans une entreprise européenne.

N° 124 -Septembre 2020


19

QU’EST-CE QUE LE « TROUBLE DE CONVERSION » ?


D ans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
(DSM-5), le trouble de conversion, ou trouble de symptôme
neurologique fonctionnel, est une pathologie mentale qui provoque
des symptômes somatiques ou des déficits neurologiques, sans
explication organique liée à une lésion ou à la prise d’une substance
(donc médicalement inexpliqués), et pour lesquels une origine
psychogène est suspectée. Pour répondre aux critères du trouble,
les symptômes doivent être suffisamment invalidants pour
compromettre le fonctionnement social, scolaire et professionnel.

UNE PATHOLOGIE À CONNOTATION PÉJORATIVE


Au xixe siècle, ce trouble est associé à l’hystérie à partir des travaux
précurseurs de Jean-Martin Charcot, et surtout de Sigmund Freud.
Ce dernier développe notamment le concept de « conflit intrapsychique », Jean-Martin Charcot (1825-1893) Sigmund Freud (1856-1939)
en décrivant le mécanisme d’innervation, ou de conversion, somatique.
Ce mécanisme est une sorte de compromis pathogène par lequel du patient. Selon Maxwell Krem, de l’école de médecine de l’université
une charge affective négative – de l’angoisse, de la peur, de la colère – Washington à Saint Louis, trois objectifs thérapeutiques sont
se convertit dans le corps en symptômes somatiques, alors que à considérer : réduire les bénéfices secondaires aux symptômes
la représentation qui leur est associée (par exemple, des pensées en adoptant une attitude juste face à ces derniers et en encourageant
condamnables sur le plan moral, social…) est refoulée dans l’inconscient. la rééducation physique ; diminuer ces symptômes par la prise
Le fait que le corps devienne le siège de symptômes « psychiques » révèle de conscience du fonctionnement normal de l’organe malade, grâce
les limites du dualisme corps-esprit. Pourtant, durant tout le siècle passé, à des approches psychothérapeutiques, corporelles et rééducatives ;
cette pathologie dite « conversive » est mise à l’écart en raison et aider le patient à gérer des situations anxiogènes par des méthodes
de sa proximité avec le concept d’hystérie, qui lui donne psychothérapeutiques (par exemple, avec l’hypnose). De plus,
une connotation péjorative. des études récentes ont révélé l’intérêt positif de la « miroir thérapie » :
pour activer le réseau neuronal moteur du membre paralysé, on utilise
5 % DES CONSULTATIONS À L’HÔPITAL le reflet du membre opposé, non paralysé et en mouvement,
Aujourd’hui, les manifestations de conversion représentent près de 5 % dans un miroir. Ce procédé, qui faciliterait chez le patient l’excitabilité
des consultations à l’hôpital général, et 30 % en milieu spécialisé des neurones miroirs, serait une alternative intéressante face
en neurologie. Les symptômes, produits inconsciemment à l’échec de la rééducation classique.
© Charcot : Wikimedia commons/Domaine public ; Freud : Wikimedia commons/Domaine public

et involontairement, se développent brutalement, souvent en lien avec


un événement stressant. En général, ce sont des déficits de la motricité
volontaire (paralysie, astasie, abasie…) ou de certaines fonctions
sensorielles (cécité, surdité, aphonie…). La plupart du temps, Comment poser le diagnostic
le symptôme principal débute à un endroit précis du corps, lieu
d’une lésion traumatique ancienne, elle-même le résultat d’une Voici les critères simplifiés qui permettent de poser
agression ou d’une automutilation. Parfois, quelques autres symptômes le diagnostic du trouble de conversion.
existent, comme des crises pseudoépileptiques convulsives * Un ou plusieurs symptômes touchent la motricité
et des positions anormales des membres. volontaire ou les fonctions sensorielles.
Sur le plan psychologique, les patients font très souvent preuve d’une * Les résultats cliniques mettent en évidence une
« belle indifférence », importante pour poser le diagnostic : cette notion incompatibilité entre les symptômes et une affection
renvoie au fait que la « conversion » a réussi à calmer l’angoisse, et que médicale ou neurologique reconnue.
les symptômes somatiques qui en résultent, bien que très invalidants, sont * Les symptômes ou déficits ne sont pas mieux
finalement très bien tolérés. Notons que l’aggravation et le maintien de expliqués par un autre trouble mental ou médical.
ces symptômes sont également associés à des facteurs psychologiques, * Les symptômes ou déficits provoquent une souffrance
comme le stress, des facteurs familiaux et le regard d’autrui. significative, une altération du fonctionnement social
Comment le traiter ? Les thérapies mettent souvent en évidence deux et professionnel, et justifient une évaluation médicale.
écueils : le refus ou la démission des soins, face à l’absence de progrès,
et l’escalade ou la surenchère thérapeutique, conduisant souvent Source : P. Régny et P. Cathébras, Le trouble de conversion en médecine interne : 37 observations,
à une iatrogénie, à savoir à des conséquences délétères sur la santé L’Encéphale, vol. 42, pp. 150-155, 2016.

N° 124 -Septembre 2020


20 DÉCOUVERTES Cas clinique
ROSE, PARALYSÉE PAR SON INCONSCIENT

Sans être une surprise – de violentes disputes


émaillaient le quotidien de la famille –, ce divorce
sera vécu par Rose comme un tsunami. On l’en-
voie dans un collège privé, où elle est séparée de
ses amies. Brusquement isolée, seule, elle change
rapidement de comportement. Désormais, elle
alterne entre repli sur elle-même et agressivité
envers autrui, en particulier sa mère et l’amie de
son père. « Au collège, me dira le père, elle ne
s’est pas adaptée… Sa professeuse principale
nous a alertés sur son isolement dans la cour de
récréation et son manque de motivation en classe.
Mais nous n’avons pas pris cela au sérieux. Nous
ne nous sommes pas inquiétés. »

JE NE VEUX PAS D’AUTRE MAMAN !


Jusqu’au jour où Rose s’automutile entre les
orteils, lors d’un week-end passé chez son père :
« Je voyais mon père avec sa nouvelle compagne,
que je déteste. Et j’avais peur qu’il ne s’intéresse
plus à moi. J’écoutais parfois aux portes et, un
jour, j’ai entendu qu’elle voulait se marier et avoir
un enfant avec lui. Ça m’a mise dans une colère
noire ! Je suis alors allée dans ma chambre et je
me suis charcuté le pied. » Pendant plusieurs
jours, Rose se mutile jusqu’à l’inflammation de la
blessure qu’elle ne soigne pas. Au contraire, elle J’aime ma mère, mais elle
l’aggrave au point de boiter légèrement. Mais ses me fait peur. Je lui en veux
d’avoir tenté de se suicider.
parents ne s’en aperçoivent pas. Elle attend que
la douleur devienne intenable et d’être de nou-
veau en week-end chez son père pour lui montrer
sa blessure infectée. Je comprends que mon père
Rose est une enfant qui, au moment charnière
du passage à l’adolescence, a subi de profonds
soit parti… Je ne veux pas
bouleversements de ses repères de vie, tant à
l’école que dans sa famille. Au point de porter
être comme elle.
atteinte à son intégrité physique. Sa paralysie
peut-elle s’interpréter sous ce nouvel éclairage ? de prendre une forte dose d’hypnotiques et d’an-
Sa paralysie n’est pas « physique ». Les exa- xiolytiques. Elle a voulu mourir.
mens médicaux l’ont montré : ce n’est pas un pro-
blème musculaire, osseux ou même lié au fonc- MAIS LA MIENNE A TENTÉ DE SE SUICIDER…
tionnement de ses nerfs moteurs qui commandent Cet épisode, très traumatisant, amènera Rose
les mouvements des membres. Alors, est-ce d’ori- à se confier : « J’aime ma mère, mais elle me fait
gine psychologique ? Si oui, c’est un trouble fac- peur. Je lui en veux de ce qu’elle a fait. Je com-
tice, une « pathomimie », comme on dit (on prends que mon père soit parti… Je ne veux pas
« mime » la pathologie)… Et dans ce cas, il existe être comme elle. » C’est ainsi qu’elle a grandi,
deux possibilités : soit elle simule intentionnelle- dans un climat familial sous tension, où stress et
ment pour attirer l’attention ou obtenir un quel- violence sont omniprésents. Elle a senti venir
conque bénéfice, soit c’est totalement incons- l’inéluctable. « Je savais que mes parents ne s’ai-
cient. Pour trancher entre les deux, il va falloir maient plus ; ils s’engueulaient tout le temps.
© Shutterstock.com/altanaka

creuser plus profond. Mais c’est ma mère surtout qui criait… Elle frap-
Plus profond, c’est-à-dire plus loin dans le pait même mon père. »
temps. Rose a 10 ans, et ce jour-là, elle rentre La mère de Rose, dépressive et suicidaire ?
seule de l’école. En arrivant, elle découvre sa C’est elle qui déclenchait les disputes, la plupart
mère assise dans le canapé du salon, inerte. À du temps. Rose le sait : « C’est vrai que maman
côté d’elle, des flacons de médicaments. Elle vient est fragile… Elle a toujours été déprimée. Elle

N° 124 -Septembre 2020


21

a été hospitalisée plusieurs fois pour cette rai- marcher. Rien n’est provoqué volontairement, à
son et le jour où elle a fait une tentative de l’exception de son automutilation, réalisée à un
suicide, c’est moi qui l’ai trouvée… » Elle a du moment où elle était en colère, frustrée et
mal à retenir ses larmes. effrayée. « Je sais que je ne marcherai plus. Ce
Ces événements ont laissé des traces. Les exa- n’est plus la peine de m’aider. J’en ai marre des
mens me montreront que Rose, outre la dépression docteurs, des rééducateurs et des kinés. Je ne
qu’elle a probablement traversée au cours de cette veux plus les voir. »
période, présente un profil de type histrionique : Puis elle ajoute : « Je sais aussi que mes
elle se sent mal lorsqu’elle n’est pas le centre de parents sont inquiets pour moi… Mais je n’y peux
l’attention des autres. Son estime de soi est chan- rien. D’ailleurs, au début, ils ne me croyaient pas
celante, et elle a soif de reconnaissance, ce qui la et me forçaient à marcher, surtout mon père. »
rend très dépendante aux compliments. Elle ne Elle reconnaît plus tard que ses parents ne se sont
cesse, au cours des tests, de répéter : « J’ai bien jamais autant occupés d’elle que depuis qu’elle ne
réussi ? J’ai été assez rapide ? Vous êtes content de marche plus…
moi ? » De ce fait, elle est très facilement influen- Devant ces symptômes et l’analyse de la per-
cée par les situations et les personnes. Et puis, il y sonnalité de Rose, j’en conclus que la jeune fille
a quelques signes de personnalité borderline : peur présente un réel trouble de conversion tel que
de l’abandon et conduites autodestructrices. Rose Sigmund Freud l’a décrit en 1895, avec le méde-
n’est plus sûre de rien. Sa mère n’est plus un appui, cin et physiologiste autrichien Josef Breuer, à
et son père menace de partir avec une autre. Elle partir de leurs travaux sur l’hystérie, en distin-
a peur de perdre son amour. guant bien la simulation de la « conversion » (voir
Vient alors la question des symptômes : quels l’encadré page 19).
bénéfices Rose retire-t-elle de son immobilité, de
sa paralysie, dans les modalités de son suivi psy- Bibliographie COMMENT TRAITER
chologique ? Une situation inattendue va m’éclai- LES TROUBLES INCONSCIENTS ?
rer. Alors que la plupart de mes patients se Y. Auxéméry, Vers Logiquement, c’est la psychothérapie qui doit
rendent par eux-mêmes dans mon bureau, Rose une nouvelle définition alors primer. Il faut bloquer la source de l’angoisse,
est non seulement accompagnée mais, étant en de la conversion qui est à l’origine de la paralysie. Nous travaillons
hystérique, Annales
fauteuil roulant, elle doit aussi prendre l’ascen- donc ensemble sur les éléments de sa personnalité
Médico-psychologiques,
seur qui l’amène au cœur de la grande salle d’at- revue psychiatrique, histrionique – son besoin d’attention et d’affection,
tente du service hospitalier. Pour ce faire, elle vol. 172, ainsi que sa suggestibilité –, pour qu’elle accepte
traverse, sous le regard attentif des patients et du pp. 468-473, 2014. plus volontiers les traitements (aussi bien psycho-
personnel soignant, plusieurs couloirs que seuls logiques que psychomoteurs) et qu’elle se rende
A. S. Rothgangel et al.,
les médecins et les handicapés utilisent. Or ce The clinical aspects compte qu’elle est encore physiquement capable de
chemin jusqu’à mon bureau fait perdre à Rose sa of mirror therapy marcher. Je lui fais également prendre conscience
« belle indifférence » vis-à-vis de sa paralysie… En in rehabilitation : des bénéfices secondaires de son immobilité dans
effet, je remarque rapidement à quel point les A systematic review of the le contexte conflictuel de sa famille : elle craint de
regards du personnel soignant et des autres literature, Int. J. Rehabil. perdre l’amour de son père et sa paralysie lui per-
malades, leurs attentions portées sur elle, sont Res., vol. 34, pp. 1-13, 2011. met, sans qu’elle ne s’en rende compte, d’accaparer
sources de satisfaction, de plaisir, voire de suffi- M. M. Krem, Motor son attention. Son immobilité a aussi des avantages
sance. Rose arrive ainsi, pour sa consultation, conversion disorders au moment de la puberté, période où elle a peur de
rayonnante, voire triomphante. reviewed from grandir et s’inquiète du développement de sa fémi-
a neuropsychiatric nité… Toutes ces approches thérapeutiques se
LA CONVERSION, perspective, J. Clin. révèlent rapidement bénéfiques.
QUAND L’ESPRIT PARALYSE LE CORPS Psychiatry, vol. 65, C’est ensuite, dans un second temps, que je
pp. 783-790, 2004. lui fais reprendre les séances de psychomotricité
Ces éléments pourraient m’amener à interpré-
ter la paralysie de Rose comme une pathomimie, A. J. Carson et al., Do et de rééducation. Au bout de quatre mois d’hos-
ou trouble factice. En effet, cette pathologie medically unexplained pitalisation, elle recouvre enfin la marche !
apparaît souvent chez l’enfant vivant dans un symptoms matter ? Aujourd’hui, deux ans après avoir quitté le ser-
A prospective cohort
contexte familial en crise : le jeune crée inten- vice, Rose est en classe de troisième, et mène une
study of 300 new
tionnellement un symptôme somatique pour atti- referrals to neurology vie sociale et affective riche. Elle n’est plus suivie
rer l’attention sur lui, comme un véritable appel outpatient clinics, en psychothérapie, et aucune rechute n’est à
à l’aide. Est-ce le cas de Rose ? J. Neurol. Neurosurg. déplorer. La relation de ses parents reste conflic-
Non ! Chez elle, aucun faux-semblant, aucune Psychiatry, vol. 68, tuelle, mais, à sa demande, elle a changé de
simulation, aucune imposture. Elle est persuadée pp. 207-210, 2000. rythme de garde, et passe désormais une semaine
qu’elle ne peut plus, et ne pourra plus jamais, sur deux chez son père et sa mère… £

N° 124 -Septembre 2020


22 DÉCOUVERTES L’infographie

Cinq façons de mesurer


l’activité cérébrale
L’activité de notre cerveau se manifeste sur plusieurs échelles de temps
et d’espace. C’est ce qui fait toute la difficulté de la capturer. À ce jour, cinq
grands procédés techniques sont utilisés en recherche et en médecine.
Texte : Anna von Hopffgarten / Illustration : Martin Müller

Imagerie calcique
Ce procédé consiste
1
Caméra microscopique
à observer les flux d’ions
calcium qui traversent Concentration ionique
les neurones lorsqu’ils sont
actifs électriquement.
Le calcium réagit avec
des protéines fluorescentes
que l’on fait exprimer par
les neurones des animaux
de laboratoire. La fluorescence
des protéines est captée
par un microscope à travers
une fine ouverture dans
le crâne de l’animal. Avantage :
une bonne résolution
temporelle, et la possibilité
d’observer de nombreux
neurones simultanément.

Dimension du détail Résolution temporelle Neurone Zones du


~ 1 micromètre cube ~ 0,001 seconde cerveau
< 1 cellule nerveuse

2
Mesures en cellule unique Modifications de
À l’aide d’électrodes ultrafines, on capte les courants potentiel électrique
électriques produits par un neurone individuel. L’électrode
détecte les fines variations du potentiel électrique de part et
d’autre de la membrane du neurone et les transmet à un
amplificateur. Des matrices multiélectrodes permettent de
mesurer simultanément l’activité de plusieurs neurones.

1 cellule nerveuse ~ 0,001 seconde


Toutes les valeurs sont approchées. En particulier, le nombre de neurones,
dont l’activité est mesurée, n’est connu que de manière imprécise.

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5 Imagerie par résonance magnétique


fonctionnelle (IRMf)
L’IRMf observe de façon indirecte l’activité
des neurones en mesurant le taux d’oxygénation
du sang dans leur voisinage. Si des neurones
déchargent à un endroit du cerveau, cette zone
est plus fortement irriguée par un apport
de sang frais. Ceci provoque des modifications
des propriétés magnétiques des tissus,
mesurables par l’IRM. La médiocre résolution
temporelle de ce procédé ne découle pas
de la vitesse d’acquisition limitée de l’appareil,
mais du fait que le débit sanguin ne se modifie
qu’avec un certain délai, suite à l’activation
des neurones.

4-6 secondes
Perfusion sanguine
~ 1 millimètre cube
~ 50 000 cellules nerveuses

4 Électroencéphalographie | EEG
L’EEG est la plus ancienne technique d’exploration cérébrale.
Des électrodes posées sur le cuir chevelu mesurent les signaux
électriques émis par les neurones. Cette technique ne permet pas
de mesurer des potentiels d’action individualisés, mais uniquement
les ondes résultant de l’activité globale de millions de cellules
nerveuses. Si l’on sait associer ces ondes à certains états cognitifs,
on ignore quelle information précise elles véhiculent.

Électrode

~ 0,001 seconde

> 6 centimètres cubes


> 300 000 000 cellules
nerveuses
3 Électrocorticographie | ECoG
De façon analogue à l’EEG, l’électrocorticographie (ECoG) mesure
la somme des activités de très nombreuses cellules nerveuses. Mais
au lieu de placer des électrodes sur le cuir chevelu, celles-ci sont
posées directement à la surface du cerveau. Ce qui permet
de localiser plus précisément la source de l’activité. Une technique
utilisée uniquement lorsqu’un patient doit être opéré – par exemple,
d’une tumeur – et qu’il faut ouvrir son crâne.

Électrode

~ 30 millimètres cubes
~ 0,005 seconde ~ 1 500 000 cellules nerveuses

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24

N° 124 -Septembre 2020


DÉCOUVERTES Neurosciences 25

La myéline,
substance clé
de l’apprentissage
Par Douglas Fields, directeur de recherche au sein
du département Développement et plasticité du système
nerveux des Instituts américains de la santé, à Bethesda.

Cette substance blanche qui entoure,


telle une gaine, les prolongements
des neurones joue un rôle crucial
pour l’acquisition des compétences.

C
EN BREF
£ Les points
de connexion
entre neurones
– les synapses –
n’enregistrent que les
souvenirs des réflexes
les plus élémentaires. omment le kilo et demi de chair flasque
entre nos oreilles fait-il pour apprendre sans cesse de nou-
£ L’apprentissage de velles informations et compétences ? Nos idées sur cette
tâches plus complexes
nécessite le couplage question remontent aux expériences d’Ivan Pavlov qui mon-
d’informations provenant traient que les chiens « apprennent » progressivement à saliver
de nombreuses régions au son d’une cloche lorsque celui-ci est couplé à l’arrivée d’une
cérébrales différentes. écuelle bien remplie. En 1949, le psychologue canadien Donald
£ Cette activité modifie Hebb a adapté la « règle de l’apprentissage par association » de
la structure de la Pavlov pour expliquer comment les cellules du cerveau
myéline, le matériau acquièrent des connaissances. Hebb a proposé que lorsque
isolant qui entoure deux neurones sont excités ensemble, envoyant simultané-
les câbles neuronaux. ment des impulsions électriques, les connexions entre eux
£ Ce matériau et sa – les synapses – se renforcent. Quand cela se produit, l’appren-
plasticité se révèlent tissage a lieu. Dans le cas des chiens, cela signifierait que le
jouer un rôle clé dans cerveau sait dorénavant que le son d’une cloche est immédia-
l’apprentissage tement suivi de nourriture. Une théorie souvent résumée par
© Eva Vasquez

en ajustant la vitesse
de transmission la formule : « Des neurones excités au même moment se
de l’information par connectent les uns aux autres » (en anglais : Neurons that fire
les réseaux neuronaux. together, wire together).

N° 124 -Septembre 2020


26 DÉCOUVERTES Neurosciences
LA MYÉLINE, SUBSTANCE CLÉ DE L’APPRENTISSAGE

La théorie s’est révélée solide, et les neuros- cerveau à travers le crâne. En analysant les cli-
cientifiques ont décrit en détail les mécanismes chés produits, les chercheurs ont commencé à
moléculaires qui gouvernent les modifications remarquer des différences dans la structure du
qui ont lieu dans les synapses durant un appren- cerveau de personnes ayant des compétences spé-
tissage. Mais tout ce dont nous nous souvenons cifiques très développées. Les musiciens, par
ne résulte pas d’une récompense ou d’une puni- exemple, ont des régions du cortex auditif plus
tion. En fait, la plupart de nos expériences vécues épaisses que les non-musiciens. Au départ, les
sont oubliées. Il arrive certainement que des neu- chercheurs ont supposé que ces différences sub-
rones excités ensemble ne se lient pas les uns aux tiles prédisposaient clarinettistes et pianistes à
autres. Ce que nous mémorisons vraiment dépend exceller dans leur domaine. Mais des travaux
de la réaction émotionnelle que suscite en nous ultérieurs ont montré que c’est l’apprentissage qui
une expérience, de sa nouveauté, du lieu et du modifie la structure du cerveau.
moment où elle se produit, ainsi que de notre Par ailleurs, les apprentissages qui modèlent
niveau d’attention et de motivation pendant l’évé- le tissu cérébral ne concernent pas que les com-
nement, et du traitement de ces pensées et senti- pétences sensorimotrices répétitives comme la
ments pendant notre sommeil… En nous focali- pratique d’un instrument de musique. En 2006,
sant sur la synapse, nous avons construit une le neuroscientifique Bogdan Draganski,
vision simpliste de la façon dont le cerveau aujourd’hui à l’université de Lausanne, en Suisse,
apprend et enregistre nos souvenirs. et ses collègues ont constaté que chez des étu-
diants en médecine qui avaient étudié pour un
LES SYNAPSES NE SUFFISENT PAS examen, le volume de matière grise avait aug-
De fait, le renforcement d’une synapse ne suffit menté. Divers changements cellulaires pour-
pas à produire un souvenir, hormis pour les réflexes raient causer une telle augmentation, comme la
les plus élémentaires dans des circuits simples. De naissance de nouveaux neurones et de cellules
vastes changements dans tout le cerveau sont non neuronales dites « gliales ». Des remanie-
nécessaires pour créer un souvenir cohérent. Que ments vasculaires, ou encore la croissance et
vous vous souveniez de la conversation de la veille l’élagage des axones et des dendrites – les prolon-
au soir avec vos invités ou que vous utilisiez une gements qui s’étendent à partir du corps d’un
compétence acquise comme la pratique du vélo, les neurone –, pourraient faire de même.
activités de millions de neurones dans de nom- Il arrive même que ces changements se pro-
breuses régions différentes de votre cerveau duisent beaucoup plus rapidement que prévu au
doivent se lier pour produire un souvenir qui mêle cours de l’apprentissage. En 2012, Yaniv Assaf,
émotions, images, sons, odeurs, séquences d’évé- de l’université de Tel Aviv, et ses collègues ont
nements et autres expériences mémorisées. montré que seize tours de piste dans un jeu vidéo
D’autres mécanismes cellulaires doivent être de course suffisaient pour induire des change-
à l’œuvre. Forts de ce constat, les neuroscienti- ments dans l’hippocampe des nouveaux joueurs.
fiques ont cherché de nouvelles voies pour expli- Le fait que la région cérébrale concernée soit
quer comment l’information est transmise, trai- l’hippocampe n’est pas surprenant : cette région
tée et stockée dans le cerveau durant est essentielle pour l’apprentissage spatial lié à la
l’apprentissage. Au cours des dix dernières navigation et au repérage. Dans d’autres études,
années, ils ont compris que l’emblématique enfin, Yaniv Assaf et, indépendamment, Heidi
« matière grise » qui constitue la surface exté- Johansen-Berg, de l’université d’Oxford, ont
rieure du cerveau, n’est pas la seule partie mise découvert que des changements survenaient
en jeu. Les zones situées sous cette surface grise dans des zones inattendues du cerveau, dont des
et plissée jouent aussi un rôle essentiel dans l’ap- régions dépourvues de neurones ou de synapses,
prentissage. Ces dernières années, une série connues sous le nom de « substance blanche ».
d’études menées au sein de plusieurs laboratoires,
dont celui que je dirige, ont laissé entrevoir de DES MILLIARDS DE FAISCEAUX BLANCS
nouvelles façons de traiter les troubles psychia- Le siège de la conscience est – au moins en
triques et du développement qui découlent de partie – le cortex cérébral, la couche externe de
difficultés d’apprentissage. 3 millimètres d’épaisseur du cerveau humain. La
Alors, si les changements synaptiques ne suf- plupart des chercheurs s’attendaient donc à y
fisent pas, que se passe-t-il dans votre cerveau trouver des modifications induites par l’appren-
quand vous apprenez quelque chose ? Aujourd’hui, tissage. Mais sous cette couche superficielle, des
les méthodes d’imagerie par résonance magné- milliards de faisceaux d’axones très serrés (les
tique (IRM) permettent de détecter l’activité du fibres nerveuses), ressemblant en quelque sorte

N° 124 -Septembre 2020


27

COMMENT LA MYÉLINE Astrocyte


AGIT
Neurone
L es points de connexion entre les neurones – les synapses –
subissent des modifications lors de l’apprentissage. Mais de
nouvelles recherches montrent que des changements se produisent
Oligodendrocyte
s’enroulant
aussi dans la myéline, une partie de la substance blanche qui forme autour d’un
axone
une gaine autour des longs filaments (les axones) que projettent
les neurones. Nœud de Languette interne
Ranvier

Des cellules à l’œuvre


Des cellules, les oligodendrocytes, enroulent une languette Axone
de myéline autour des axones. Ces gaines isolantes
contrôlent la vitesse des signaux électriques le long Languette
externe
des axones. De petits espaces sans myéline – les nœuds
Oligodendrocyte
de Ranvier – contiennent des canaux ioniques dont
l’ouverture permet la propagation des impulsions
électriques. Un autre type de cellule, l’astrocyte périnodal,
inhibe la sécrétion d’une enzyme, la thrombine
(non représentée), qui détache la myéline de l’axone.

La languette interne
de l’oligodendrocyte s’étend
et s’enroule autour de l’axone
Une enveloppe
dynamique
© David Cheney ; source : R. D. Fields et D. J. Dutta, Trends in Neurosciences, vol. 42(7), pp. 443-447, 2019

Axone
Quand des neurones s’activent,
des oligodendrocytes enroulent
Astrocyte la gaine de myéline autour des
Temps axones. Le degré de myélinisation
contrôle la vitesse de propagation
épaississement de la gaine de myéline des signaux le long des axones,
les gaines plus épaisses accélérant
La languette externe se détache la transmission. La thrombine
et se retire vers le corps cellulaire Astrocyte coupe les « points de couture »
périnodal qui lient la myéline à l’axone,
et l’astrocyte périnodal ajuste
l’épaisseur de la gaine en l’inhibant.
Ces variations d’épaisseur assurent
la synchronisation des signaux
aux points de relais neuronaux,
Point de
couture ce qui améliore les performances
d’apprentissage.

amincissement de la gaine de myéline

N° 124 -Septembre 2020


28 DÉCOUVERTES Neurosciences
LA MYÉLINE, SUBSTANCE CLÉ DE L’APPRENTISSAGE

aux fibres enroulées sous la peau de cuir d’une


balle de baseball, connectent les neurones de la
matière grise en circuits. Ces faisceaux de fibres
sont de couleur blanche, car les axones sont
recouverts d’une substance graisseuse appelée
« myéline », qui agit comme un isolant électrique
et multiplie par 50 à 100 la vitesse de transmis-
sion des influx nerveux. Les lésions et maladies
de la substance blanche constituent des champs
importants de recherche, mais, jusqu’à récem-
ment, on avait accordé peu d’attention à un éven-
tuel rôle de la myéline dans le traitement de
l’information et l’apprentissage.

DÉVELOPPER UNE CAPACITÉ COGNITIVE


FAIT POUSSER LA MYÉLINE
Au cours des dix dernières années, cependant,
des études d’imagerie cérébrale ont commencé à
mettre en évidence des différences dans la subs-
tance blanche d’experts aux compétences variées,
notamment de personnes ayant de grandes apti-
tudes pour la lecture et l’arithmétique. La subs-
tance blanche de golfeurs confirmés et de jon-
gleurs entraînés présentait aussi des différences
par rapport à celle de novices, et on a même cor-
rélé volume de substance blanche et quotient intel-
lectuel. Si le traitement de l’information et l’ap-
prentissage découlent du renforcement des
connexions synaptiques entre les neurones de la cerveau et la moelle épinière, ce sont des cellules Un oligodendrocyte
matière grise, pourquoi l’apprentissage a-t-il un gliales en forme de pieuvre, les oligodendrocytes, (en vert) se prépare
à enrober un axone
impact sur le câblage en profondeur du cerveau ? qui assurent l’enroulement. Dans les membres et (en violet) de myéline.
Les travaux que nous avons réalisés dans mon le tronc, il s’agit de cellules gliales en forme de
laboratoire ont livré de premières réponses à saucisse, appelées cellules de Schwann. Nombre
l’échelon cellulaire. Il nous paraissait essentiel de d’oligodendrocytes saisissent un axone et
regarder au-delà des synapses, car c’est au niveau enroulent des couches de myéline tout autour en
de ces dernières qu’agissent la plupart des médi- segments, comme les mains empilées de joueurs
caments dont on dispose pour traiter les troubles de baseball saisissant une batte pour déterminer
neurologiques et psychologiques, et qu’il existe quelle équipe frappera en premier. L’espace
un besoin urgent d’agents plus efficaces. En se minuscule entre deux segments de myéline
focalisant sur la transmission synaptique, on expose une section d’axone nu de 1 micromètre
risque de passer à côté de meilleurs traitements de long où se concentrent les canaux ioniques qui
contre la démence, la dépression, la schizophré- produisent les impulsions électriques.
nie ou le syndrome de stress post-traumatique. Ces espaces, nommés « nœuds de Ranvier »,
Au début des années 1990, plusieurs groupes agissent comme des répétiteurs bioélectriques : ils
de recherche au sein des Instituts américains de relayent les impulsions électriques, de nœud en
la santé, dont celui que j’anime, ont commencé à nœud, le long de l’axone. La vitesse de transmis-
explorer la possibilité que les cellules gliales sion des impulsions augmente à mesure que des
détectent l’information circulant dans les réseaux couches de myéline s’enroulent autour de l’axone,
neuronaux et la modifient pour améliorer les per- ces couches le protégeant mieux contre les pertes
formances. Cette idée a été largement accréditée de tension. De plus, lorsque les segments de myé-
© R. D. Fields, NIH et NICHD

par les résultats expérimentaux accumulés ulté- line encadrant un nœud de Ranvier le rendent plus
rieurement. Et l’une des découvertes les plus sur- étroit, une impulsion électrique s’y déclenche plus
prenantes concerne la myéline. rapidement, car il faut moins de temps pour char-
La myéline est formée de couches de mem- ger la petite quantité de membrane nodale jusqu’à
brane cellulaire enroulées autour des axones la tension nécessaire pour ouvrir les canaux
comme du ruban isolant électrique. Dans le ioniques et produire l’impulsion.

N° 124 -Septembre 2020


29

Les maladies qui endommagent la myéline, nues des axones à la recherche de ces neurotrans-
telles que la sclérose en plaques et le syndrome metteurs. Lorsqu’un prolongement touche un
de Guillain-Barré, entraînent parfois de graves axone excité, il forme un contact « par point de
handicaps, car la transmission des impulsions soudure », qui permet la communication entre
nerveuses échoue lorsque l’isolant est altéré. l’axone et l’oligodendrocyte. Ce dernier com-
Mais jusqu’à récemment, l’idée que des impul- mence alors à synthétiser de la myéline à cet
sions nerveuses puissent modifier la myéline de endroit et l’enroule autour de l’axone.
façon routinière ne faisait pas l’unanimité. Et
même si la structure de cette substance était LES CELLULES QUI FAÇONNENT LE CERVEAU
modifiée, comment et pourquoi cela aurait-il De plus, lorsque nous avons donné à des oli-
amélioré les performances et l’apprentissage ? godendrocytes en culture le choix entre myélini-
L’explication se trouvait en fait sous nos yeux. ser des axones électriquement actifs ou traités à
Elle renvoie à la vieille maxime sur le câblage des la toxine botulique pour empêcher la libération
neurones excités ensemble. Dans tout réseau de neurotransmetteurs, les oligodendrocytes ont
complexe d’information ou de transport, l’heure opté huit fois plus souvent pour les axones actifs
d’arrivée aux points de relais est critique – pensez plutôt que pour ceux qui étaient silencieux. Il est
aux correspondances manquées à cause d’un donc possible que, lorsqu’une personne apprend
train en retard. à jouer La Lettre à Élise au piano, des axones nus
Comment la vitesse de transmission dans soient enveloppés de myéline ou que le volume
chaque connecteur du cerveau humain est-elle des gaines de myéline existantes augmente dans
réglée de façon qu’une impulsion arrive juste au les circuits activés de façon répétée durant la pra-
moment voulu ? On sait que des signaux électriques tique, accélérant le flux d’informations dans les
se déplacent à la vitesse de la marche dans certains réseaux cérébraux. Par IRM, la nouvelle myéline
axones, mais à celle d’un TGV dans d’autres. Les
signaux de deux axones qui convergent vers des
neurones servant de points de relais n’arriveront
ensemble que si le temps de parcours à partir de
leur source est optimisé pour compenser les diffé-
rences de longueur des deux axones et de vitesse
des impulsions le long de chaque connecteur.
La myéline s’étant révélée un moyen particu- Certains influx nerveux
lièrement efficace pour accélérer la transmission
des impulsions, la myélinisation des axones favo-
ont la vitesse d’une marche
riserait donc une transmission optimale des lente, d’autres celles
d’un TGV. La myéline
informations à travers le réseau. Et si les oli-
godendrocytes détectent le trafic d’informations
dans les circuits neuronaux et y réagissent, un
rétrocontrôle de l’axone pourrait réguler la for- joue ce rôle d’accélérateur.
mation de la myéline et la façon dont elle ajuste
la vitesse de transmission de l’impulsion.
Cependant, comment les oligodendrocytes
repèrent-ils les impulsions nerveuses qui cir- apparaît alors sous la forme de modifications de
culent dans les axones ? la substance blanche dans des zones du cerveau
nécessaires à la pratique musicale.
DES OLIGODENDROCYTES À L’AFFÛT Récemment, plusieurs équipes ont vérifié que
Au cours des vingt dernières années, notre des potentiels d’action – les signaux se propa-
équipe et d’autres ont identifié de nombreux neu- geant le long des axones – stimulent la myélini-
rotransmetteurs et autres molécules de signalisa- sation des zones exposées de ces câbles neuro-
tion qui communiquent aux cellules gliales la naux. En 2014, Michelle Monje, à l’université de
présence d’une activité électrique dans l’axone et Stanford, aux États-Unis, et ses collègues ont
stimulent la myélinisation. Nos expériences ont montré chez la souris que la stimulation optogé-
montré que lorsqu’un neurone est excité, des neu- nétique (une technique utilisant des lasers pour
rotransmetteurs sont libérés non seulement au exciter les neurones) augmente la myélinisation
niveau des synapses, mais aussi tout le long de dans le cerveau. La même année, William
l’axone. Nous avons découvert que les prolonge- Richardson, de l’University College de Londres,
ments des oligodendrocytes sondent les sections et ses collègues ont démontré que lorsque l’on

N° 124 -Septembre 2020


30 DÉCOUVERTES Neurosciences
LA MYÉLINE, SUBSTANCE CLÉ DE L’APPRENTISSAGE

empêche la formation de nouvelle myéline chez


des souris, celles-ci mettent plus de temps à
apprendre à courir sur une roue dont certains
barreaux ont été retirés. Enfin, l’équipe de David
Lyons, à l’université d’Édimbourg, et celle de
Bruce Appel, à l’université du Colorado à Denver,
ont indépendamment observé chez des poissons-
zèbres que lorsqu’on inhibe la libération par les
L’épaisseur variable
axones de petites vésicules contenant des neuro- de la gaine de myéline est une
nouvelle forme de plasticité
transmetteurs, souvent, les premières couches de
myéline disparaissent et l’oligodendrocyte arrête
tout le processus.
du système nerveux
UN SYNCHRONISATEUR NEURONAL
Par ailleurs, dans une étude publiée en janvier
dernier avec Daisuke Kato, de l’université de Kobe,
au Japon, et d’autres collègues, nous avons montré Près du nœud de Ranvier se trouve une cel-
que la myéline favorise l’apprentissage en faisant lule gliale appelée « astrocyte ». Les astrocytes
en sorte que les différents potentiels d’action qui ont de nombreuses fonctions. En particulier, ce
voyagent le long des axones arrivent en même sont eux qui assurent l’approvisionnement des
temps dans le cortex moteur, la région du cerveau neurones en énergie, en prélevant du glucose
qui contrôle le mouvement. En utilisant des souris dans les vaisseaux sanguins et en le transfor-
génétiquement modifiées pour que leur capacité de mant en lactate, le carburant des neurones,
myélinisation soit altérée et qui avaient été entraî- avant de le leur fournir. Cependant, la plupart
nées à tirer un levier pour recevoir une récom- des neuroscientifiques ne s’intéressent pas à ces
pense, nous avons découvert que l’apprentissage cellules, car elles ne communiquent pas avec les
de cette tâche augmentait la myélinisation dans le autres via des impulsions électriques. Certes, au
cortex moteur. Mais les impulsions nerveuses, cours de la dernière décennie, des recherches
enregistrées à l’aide d’électrodes, étaient moins ont montré que les astrocytes à proximité de la
synchronisées chez ces animaux présentant une synapse entre deux neurones étaient capables
myélinisation défectueuse. Nous avons alors sti- de réguler la transmission synaptique durant un
mulé cette synchronisation dans le cortex moteur apprentissage en y libérant ou en y absorbant
en forçant les neurones à s’allumer au bon moment des neurotransmetteurs. Mais jusqu’à récem-
par optogénétique. Résultat : les souris présentant ment, les biologistes spécialistes de la myéline
une myélinisation défectueuse ont effectué sans avaient tendance à négliger ces cellules, et en
difficulté la tâche apprise. À terme, des formes particulier un type d’astrocytes qui pourtant
moins invasives de stimulation cérébrale pour- entrent en contact avec les axones au niveau de
raient constituer une thérapie efficace contre les leurs nœuds de Ranvier.
troubles neurologiques et psychologiques dus à une En quoi ces astrocytes dits « périnodaux » inter-
perturbation de la myélinisation. viennent-ils dans l’amincissement de la gaine de
Mais il ne suffit pas d’accélérer les impulsions myéline ? Comme on le ferait pour transformer un
nerveuses en accumulant de la myéline pour per- vêtement, ces cellules aident à couper les « cou-
mettre de nouveaux apprentissages. Afin de bien tures ». La gaine de myéline est attachée à l’axone
synchroniser l’arrivée des potentiels d’action aux par une jonction flanquant le nœud de Ranvier (voir
points de relais critiques des réseaux neuronaux, l’encadré page 27). Au microscope électronique, ces
il faut aussi probablement ralentir ceux qui jonctions apparaissent comme des spirales de
voyagent trop vite. points de couture entre l’axone et la myéline, et les
Par exemple en faisant le chemin inverse, fils qui constituent chaque point sont composés
c’est-à-dire en amincissant la couche de myéline ? d’un complexe de trois molécules d’adhérence cel-
Avant nos travaux, on ne connaissait aucun lulaire. Notre analyse de la composition molécu-
mécanisme qui procéderait à un tel « rabotage », laire de ces points de couture a montré que l’une de
hormis ceux liés aux maladies perturbant la myé- ces trois molécules, la neurofascine 155, présente
linisation. Mais nos dernières recherches, un site qu’une enzyme spécifique, la thrombine, est
publiées en 2018, ont révélé qu’un autre type de capable de couper, ce qui amincit alors la myéline.
cellule gliale est impliqué dans ces modifications La thrombine est fabriquée par les neurones,
« plastiques » du système nerveux. mais elle pénètre aussi dans le cerveau à partir

N° 124 -Septembre 2020


31

du système vasculaire. La couche externe de celle-ci n’est donc pas fixe ; elle reflète plutôt un
myéline est attachée à l’axone juste à côté des équilibre dynamique entre l’ajout de couches
astrocytes périnodaux. Quand elle se décolle, la tout contre l’axone et le retrait de la couche
quantité d’axone dénudé au nœud de Ranvier externe sous le contrôle de l’astrocyte.
augmente et la gaine s’amincit. Ces deux modi-
fications diminuent la vitesse de transmission RÉGLER LA FRÉQUENCE
des impulsions. DES ONDES CÉRÉBRALES
La plasticité de la myéline pourrait aussi
UNE NOUVELLE FORME DE PLASTICITÉ contribuer au fonctionnement des circuits neuro-
CÉRÉBRALE naux et à l’apprentissage d’une autre manière : en
Nous avons découvert que l’astrocyte périno- réglant la fréquence des oscillations des ondes
dal, en libérant un inhibiteur de la thrombine, est cérébrales. Toute l’activité neuronale ne provient
capable de contrôler la coupure des fils qui relient pas d’entrées sensorielles. Une grande partie de
la myéline à l’axone. Nous avons mené des expé- cette activité est due à ce qui se passe dans le
riences sur des souris généti- cerveau lui-même, aux niveaux
quement modifiées pour que conscient et inconscient. Cette
leurs astrocytes libèrent des activité autoproduite consiste
quantités plus faibles de cet en des ondes de différentes
inhibiteur. En examinant leurs fréquences qui balaient le cer-
neurones au microscope élec- veau, tout comme la vibration
tronique, nous avons constaté du moteur d’une voiture rou-
que la myéline s’était amincie lant à une certaine vitesse fait
et que l’espace nodal avait aug- bringuebaler de conserve
menté. En utilisant des ampli- diverses parties du véhicule à
ficateurs électroniques pour des fréquences de résonance.
détecter les impulsions ner- Ces ondes cérébrales, ou
veuses et mesurer leur vitesse, oscillations, sont considérées
nous avons de plus constaté comme un mécanisme clé per-
qu’après que l’épaisseur de la mettant de coupler des neu-
myéline a ainsi diminué, la rones de régions distantes du
transmission des impulsions cerveau, ce qui peut être impor-
dans le nerf optique était tant pour le tri des informations
ralentie d’environ 20 % et la nerveuses et leur transmission.
vision des animaux réduite. Des oscillations, par exemple,
Nous avons par ailleurs réussi relient l’activité neuronale dans
à annuler tous ces effets en le cortex préfrontal, qui fournit
injectant des inhibiteurs de la une signification contextuelle,
thrombine – des molécules et celle dans l’hippocampe, res-
déjà approuvées pour le traite- ponsable de l’encodage des
ment de troubles vasculaires. informations spatiales. Ce cou-
Nos expériences appuient plage permet à une personne de
une nouvelle hypothèse : les reconnaître rapidement un
changements d’épaisseur de la gaine de myéline La sclérose en plaques visage familier au travail, mais il rend aussi plus
cause une destruction
représentent une nouvelle forme de plasticité de la myéline, entraînant difficile l’identification du même collègue dans un
du système nerveux, régie par l’ajout et le retrait l’apparition de tâches endroit inconnu.
blanches visibles à l’IRM.
de myéline. Mais l’épaisseur de Plus important, il est possible d’identifier les
Les couches supplémentaires de myéline ne myéline varie même différents stades du sommeil, critiques pour le
sont pas ajoutées aux axones comme on enrou- dans les cas non stockage dans la mémoire à long terme, par les
pathologiques, ce qui
lerait du ruban adhésif autour d’un fil, car cela serait une source fréquences des ondes cérébrales produites durant
nouerait les bras des oligodendrocytes. Au lieu majeure de plasticité ces périodes. Nos expériences accumulées durant
de cela, une nouvelle couche intérieure se cérébrale. la journée sont rejouées pendant le sommeil et
construit en s’enroulant en spirale autour de triées, certaines étant stockées, d’autres effacées
l’axone comme un serpent glissant sous la myé- en fonction de leur relation avec d’autres souve-
line déjà présente. Pendant ce temps, l’astrocyte nirs et émotions, susceptibles de les marquer
C. Lubetzki

périnodal peut détacher la couche externe de comme potentiellement utiles. La fréquence des
myéline et amincir la gaine. L’épaisseur de ondes cérébrales associées est essentielle à ce

N° 124 -Septembre 2020


32 DÉCOUVERTES Neurosciences
LA MYÉLINE, SUBSTANCE CLÉ DE L’APPRENTISSAGE

processus de consolidation de la mémoire. Mais


la vitesse de transmission des impulsions est
aussi cruciale pour leur synchronisation.
Tout comme deux enfants doivent coordonner
précisément les mouvements de leurs jambes pour
actionner une balançoire à bascule, les délais de

Les oligodendrocytes
transmission entre deux populations de neurones
produisant des ondes cérébrales doivent être coor-

myélinisent huit fois plus


donnés afin que les neurones couplés oscillent de
façon synchrone malgré la distance qui les sépare
dans le cerveau. La plasticité de la myéline est
importante dans ce processus, car seule une cer- les neurones actifs que
taine vitesse de conduction dans les neurones per-
met de maintenir à la même fréquence les oscilla- ceux qui restent silencieux.
tions couplant deux régions du cerveau.
Ils renforcent ainsi les circuits
QUAND LA MÉMOIRE
DÉPEND D’UNE GAINE DE LIPIDES...
d’information pertinents.
Cette conclusion est fondée sur une modéli-
sation mathématique de la physique de propaga-
tion des ondes que j’ai réalisée en 2014 avec mes
collègues Sinisa Pajevic et Peter Basser, des Songez aux perturbations des communica-
Instituts américains de la santé. Tout récemment, tions téléphoniques de longue distance dues aux
en 2020, une étude menée par Patrick Steadman retards de transmission. Les retards dans le cer-
et ses collègues dans le laboratoire de Paul veau ont un effet similaire. Ils peuvent engen-
Frankland, à l’université de Toronto, a apporté un drer des difficultés cognitives et une pensée
argument expérimental en faveur de cette idée. désorganisée chez les personnes souffrant de
En utilisant des souris génétiquement modi- troubles psychologiques tels que la schizophré-
fiées chez lesquelles la myélinisation pouvait être nie. En effet, dans de nombreux troubles neuro- Bibliographie
temporairement interrompue, les chercheurs ont logiques et psychiatriques, on observe des diffé-
découvert que la capacité d’apprendre à craindre rences dans les oscillations des ondes cérébrales. R. D. Fields et O. Bukalo,
un environnement dangereux et à se souvenir La maladie d’Alzheimer, notamment, est asso- Myelin makes memories,
d’endroits sûrs dépend de la formation de myé- ciée à des modifications de la substance blanche. Nature Neuroscience,
line. De plus, ils ont constaté que dans ce type Des médicaments qui contrôlent la produc- 24 février 2020.
d’apprentissage, un couplage de l’activité des tion de myéline pourraient fournir de nouvelles P. E. Steadman et al.,
ondes cérébrales pendant le sommeil s’opère approches pour traiter ces problèmes. Mais Disruption of
entre l’hippocampe et le cortex préfrontal. Enfin, comme de nombreuses formes d’activité neuro- oligodendrogenesis
quand ils empêchaient la formation de myéline, nale influent sur la myélinisation, diverses impairs memory
les connexions neuronales s’affaiblissaient et les autres techniques, comme l’entraînement cogni- consolidation in adult
souris présentaient un type de trouble de la tif, le neurofeedback et la physiothérapie, mice, Neuron, vol. 105(1),
mémoire souvent observé chez les personnes qui, seraient peut-être aussi utiles pour traiter le pp. 150-164.e6, 2020.
après un événement traumatique, ont du mal à déclin cognitif et d’autres troubles liés à l’âge. D. J. Dutta et al.,
associer la peur au contexte approprié. En janvier dernier, Jung-Hae Youn, de l’univer- Regulation of myelin
L’apprentissage de toute tâche complexe et sité Cha, en Corée du Sud, et ses collègues ont structure and
son exécution impliquent le fonctionnement montré que dix semaines d’exercices spécifiques conduction velocity
by perinodal astrocytes,
coordonné de nombreux neurones différents suffisaient à améliorer la mémoire chez des per-
PNAS, vol. 115(46),
dans diverses régions du cerveau et nécessitent sonnes âgées. De plus, l’imagerie cérébrale a pp. 11 832-11 837, 2018.
que les signaux traversent de grands réseaux neu- révélé que cet entraînement avait accru l’inté-
ronaux à une vitesse optimale. La gaine de myé- grité des fibres de substance blanche reliées au R. D. Fields, A new
mechanism of nervous
line est cruciale pour une transmission optimale, lobe frontal.
system plasticity :
mais en atteignant un âge avancé, les gens com- Ces nouveaux concepts ont commencé à chan- activity-dependent
mencent à perdre de la myéline dans leur cortex ger notre vision du cerveau. Longtemps considérée myelination, Nature
cérébral. Cette dégradation progressive est l’une comme un isolant inerte des axones, la myéline est Review Neuroscience,
des raisons du ralentissement cognitif et de la devenue un élément clé de l’apprentissage. Et elle vol. 16(12),
difficulté croissante d’apprendre de nouvelles nous révèle que le cerveau est bien plus plastique pp. 756-767, 2015.
choses lorsqu’on vieillit. encore qu’on ne le pensait. £

N° 124 -Septembre 2020


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4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
34

Bernard Zalc, chercheur


en neurosciences, directeur
de recherche émérite à l’Inserm,
à l’Institut du cerveau et de
la moelle épinière (ICM),
à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière,
à Paris.

© DRFP – Odile Jacob


« Pour mémoriser,
il faut myéliniser »
Lorsque nous apprenons, nos neurones en
gardent la trace. Ils se dotent d’une substance,
la myéline, qui renforce la qualité de leurs
communications. Ce qui contribue à ancrer les
compétences sous forme de réseaux robustes.

N° 124 -Septembre 2020


DÉCOUVERTES Neurosciences 35

En général, les neurobiologistes préfèrent d’investigation clinique neurosciences du groupe


travailler sur les neurones. Pourquoi vous hospitalier Pitié-Salpêtrière, ont d’ailleurs
être tourné vers la myéline ? démarré un essai clinique sur les névrites
Je suis arrivé dans l’unité Inserm de Nicole optiques, qui sont l’une des formes d’atteinte de
Baumann, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à la myéline dans le nerf optique. L’idée est de
Paris, à la fin des années 1970, quand son équipe stimuler la cornée pour voir si, en délivrant des
commençait à étudier des souris porteuses de décharges électriques, on favorise la remyélini-
mutations génétiques comme modèles de mala- sation de ces lésions. Les premiers résultats
dies neurologiques. Certaines souris mutées, en devraient arriver en 2022.
particulier, présentaient un trouble du dévelop-
pement de la gaine de myéline, une enveloppe
lipidique qui entoure les prolongements des neu-
rones et accélère la propagation des informations
nerveuses. Et ce trouble du développement se
traduisait par un défaut de conduction de l’influx
nerveux. Puis, avec ma propre équipe, j’ai conti-
nué à étudier les interactions des neurones et des Des souris chez qui la gaine
de myéline qui entoure
cellules gliales productrices de myéline, les oli-
godendrocytes, lesquelles se sont révélées d’une
grande richesse.
C’est ainsi qu’en 1996, avec Catherine les neurones ne se forme pas
Lubetzki, nous avons montré dans une coculture
de neurones et d’oligodendrocytes qu’en inhibant
normalement, développent
l’activité électrique des neurones, on inhibait la
myélinisation, et inversement. Pour la première
des troubles de l’apprentissage
fois, on montrait que l’activité électrique dans les
neurones est un inducteur de myélinisation.
L’équipe de Douglas Fields, aux États-Unis, a Les travaux de Douglas Fields et ses
obtenu le même résultat en 1998. collègues suggèrent que la myéline
régule la vitesse de conduction de l’influx
Que s’est-il passé ensuite ? nerveux. À quand remonte cette idée ?
Ces travaux sont passés inaperçus jusqu’à ce Les premiers à avoir eu des résultats dans ce
qu’en 2014, Michelle Monje, à l’université sens sont Paola Arlotta, à l’université Harvard, et
Stanford, les confirme à son tour en utilisant ses collègues. En 2014, ils ont prouvé que,
l’optogénétique (l’activation des neurones par contrairement à ce qu’on pensait, le long des
des lasers). Depuis, d’autres études ont appuyé axones, la succession des zones non myélinisées
ces résultats et c’est devenu un sujet à la mode. (nœuds de Ranvier) et myélinisées (internœuds)
De notre côté, nous avons poursuivi nos travaux. n’est pas régulière : il existe des endroits dans le
Notamment, à l’Institut du cerveau et de la cortex où les nœuds de Ranvier sont plus longs.
moelle épinière (ICM), nous avons la chance de On pensait qu’un internœud mesurait environ
disposer de la magnétoencéphalographie, tech- 100 micromètres dans le système nerveux central
nique qui permet de mesurer le champ magné- (entre 700 micromètres et 1 millimètre dans le
tique dans le cerveau. L’imagerie par résonance système nerveux périphérique) contre 1 à
magnétique (IRM) donne de très belles images, 2 micromètres pour les nœuds de Ranvier. En
mais qui ont une résolution temporelle assez examinant au microscope électronique des neu-
faible, de l’ordre de la seconde. Il peut se passer rones du néocortex de souris, l’équipe de Paola
beaucoup de choses dans le cerveau en une Arlotta a montré qu’en fait chaque neurone a son
seconde ! La magnétoencéphalographie, en propre profil de myélinisation. Du fait que les
revanche, a une résolution bien meilleure, de zones sans myéline ralentissent la conduction de
l’ordre de la milliseconde… l’influx nerveux, les neurobiologistes (dont Paola
Nous avons ainsi montré que si l’on démyé- Arlotta) ont interprété ces résultats en émettant
linise le nerf optique, le signal du champ magné- l’hypothèse que ces différents profils de myélini-
tique qui se dirige vers le cortex visuel (le champ sation permettaient de réguler la vitesse de
magnétique engendré par le courant électrique conduction de façon que les signaux électriques
produit dans le nerf optique) est retardé. Céline venant de différents endroits arrivent en même
Louapre et Catherine Lubetzki, au centre temps sur leur cible.

N° 124 -Septembre 2020


36 DÉCOUVERTES Neurosciences
« POUR MÉMORISER, IL FAUT MYÉLINISER »

Un an plus tard, Benedikt Grothe, à l’univer- propagation des signaux électriques de nœud en
sité Louis-et-Maximilien, à Munich, et ses collè- nœud. Cela reste à confirmer.
gues en ont donné une superbe démonstration Une autre question importante a par ailleurs
dans le système auditif. Chez des gerbilles (petits récemment reçu une réponse de la part de deux
rongeurs domestiques), ils ont montré que les équipes : comment un même neurone myélinisé
axones qui répondaient mieux aux sons de basses peut-il s’activer plusieurs fois ? Dans un neurone
fréquences possédaient des gaines de myéline (ou toute autre cellule) au repos, la membrane est
plus épaisses et plus courtes que ceux répondant polarisée : les charges électriques de part et
aux hautes fréquences. Et à l’aide de simulations, d’autre de la paroi, liées aux ions présents de
ils ont calculé que cette géométrie aide à ajuster chaque côté, sont inégales, ce qui confère à la
la vitesse de conduction des signaux électriques membrane un potentiel au repos de quelques
dans le circuit neuronal. dizaines de millivolts. Lors du passage d’un influx
nerveux, des canaux situés dans la membrane
Comment se positionnent les travaux axonale et perméables aux ions sodium s’ouvrent
de Douglas Fields dans ce contexte ? et laissent entrer ces ions. Ce flux d’ions à travers
Depuis ces recherches, la plupart des neuro- la membrane de l’axone la dépolarise temporai-
biologistes pensent que c’est la régulation de la rement. Et cette dépolarisation, en se transmet-
taille des nœuds de Ranvier qui contrôle la vitesse tant de proche en proche le long de l’axone,
de conduction de l’influx nerveux dans les cir-
cuits neuronaux. Dès le départ, les gaines de
myéline se mettraient en place à certaines dis-
tances des gaines adjacentes, ce qui régulerait la
taille des nœuds. Douglas Fields ne dit pas le
contraire, mais propose un autre mécanisme :
d’autres cellules gliales, les astrocytes, régule-
raient le nombre de couches des gaines de myé-
line. « Débobiner » la gaine de quelques tours Nous avons pour la première
permettrait de diminuer son épaisseur tout en
augmentant la taille des nœuds de Ranvier, et
fois montré que l’activité des
donc de réguler la vitesse de propagation de l’in- neurones stimule la croissance
de leur myéline, ce qui accroît
flux nerveux. C’est une possibilité, mais la façon
dont les couches libérées sont réabsorbées par les
oligodendrocytes n’est pas encore très claire.
en retour leurs performances...
En supposant que c’est possible,
quelle pourrait être la temporalité entraîne la propagation de l’influx nerveux. Puis
de ce mécanisme ? la membrane retrouve rapidement sa polarisation
Il est encore difficile de répondre. On sait grâce à des canaux perméables aux ions potas-
que chez le poisson zèbre, un enroulement com- sium, qui s’ouvrent et laissent sortir ces ions. Le
plet d’une dizaine de tours ne nécessite que neurone est alors prêt à être excité de nouveau.
quelques heures… Toutefois, dans un axone myélinisé, la situa-
tion est un peu plus compliquée : les canaux à
Envisage-t-on d’autres pistes pour ions sodium sont situés au niveau des nœuds de
expliquer comment la myéline régule Ranvier (d’où la propagation de l’influx nerveux
la vitesse de conduction de l’influx ? de nœud en nœud), mais les canaux à ions potas-
En janvier dernier, une équipe sous la direc- sium sont à un autre endroit, dans les inter-
tion de Maarten Kole, de l’Institut néerlandais nœuds, sous la gaine de myéline. Comment, dans
pour les neurosciences, à Amsterdam, a proposé ce cas, se rétablit le potentiel de la membrane ?
l’existence d’un deuxième système de conduc- Fin 2019, les équipes de Jianguo Gu, de l’univer-
tion de l’influx nerveux le long des axones myé- sité d’Alabama de Birmingham, et de Roderick
linisés. En combinant des mesures de l’influx McKinnon, de l’université Rockefeller, à New
nerveux, l’observation des neurones par micros- York, ont indépendamment montré que d’autres
copie électronique et un travail de modélisation, canaux à potassium situés aux nœuds de Ranvier
ces chercheurs ont mis en évidence une zone de et sensibles non pas au voltage, mais à des stimuli
quelques nanomètres conductrice entre l’axone mécaniques, seraient responsables du rétablisse-
et la gaine de myéline qui participerait à la ment du potentiel au repos de la membrane.

N° 124 -Septembre 2020


37

Comment s’est imposée l’idée que la La myéline est une gaine barreaux. Quand leur capacité de myéliniser des
myéline interviendrait dans l’apprentissage ? lipidique qui entoure neurones était bloquée artificiellement, les souris
les axones des neurones
Les premiers travaux qui l’ont montré ont été formant les connexions apprenaient plus lentement…
ceux de Heidi Johansen-Berg, à l’université d’Ox- à longue distance dans Ces études étaient les premières montrant
le cerveau, que l’on voit
ford. Il s’agissait de résultats indirects, mais qui ici colorisées grâce à qu’au cours de l’apprentissage a lieu une synthèse
ont frappé l’imagination. En 2009, l’équipe a la technique d’imagerie de gaine de myéline, ce qui stabilise et accélère
observé que des jongleurs avaient une épaisseur par tenseur de diffusion. la vitesse de conduction des fibres mises en place
de gaine de myéline plus importante dans une cer- quand on acquiert ce savoir-faire. Puis une autre
taine zone du cerveau (sous le sillon intrapariétal) découverte a marqué les esprits. On s’est aperçu
que des personnes qui ne jonglaient pas. Puis une que même les adultes produisent de nouveaux
équipe suédoise a effectué un travail similaire en oligodendrocytes. On a commencé par croire
© Institut Max Planck, Leipzig, Allemagne

comparant des adolescents faisant une heure de qu’ils venaient remplacer de vieux oligodendro-
piano par jour à d’autres qui pratiquaient six cytes qui mouraient. Or il se trouve que, juste-
heures par jour. De même, elle a montré que la ment, ils ne meurent pas. En fait, les nouveaux
substance blanche était plus importante dans cer- oligodendrocytes viennent myéliniser des cir-
taines zones cérébrales de ces derniers. Cela a été cuits qui ne l’étaient pas. Il s’agit donc vraiment
le début de toutes sortes de travaux, dont ceux de d’apprentissage. Et même de mémoire, comme l’a
l’équipe de William Richardson, à l’University montré tout récemment l’équipe de Paul
College de Londres, en 2014, où des souris appre- Frankland, à l’université de Toronto, à l’aide
naient à faire tourner une roue privée de quelques d’une piscine de Morris.

N° 124 -Septembre 2020


38 DÉCOUVERTES Neurosciences
« POUR MÉMORISER, IL FAUT MYÉLINISER »

De quoi s’agit-il ? Des troubles de la myéline seraient-


C’est un test cognitif de mémorisation ima- ils aussi impliqués dans des maladies
giné par le neuroscientifique écossais Richard psychiatriques ?
Morris dans les années 1980. Dans une piscine Il est très difficile de répondre à cette question,
ronde à bord vertical, on place une petite plate- essentiellement parce qu’on manque de modèles
forme à fleur d’eau et invisible. Quand on dépose expérimentaux. Pour modéliser la dépression, par
un rat ou une souris dans l’eau, l’animal n’a exemple, on place des souris en isolement. On n’a
d’autre choix que de nager jusqu’à ce qu’il trouve rien trouvé de mieux à ce jour, mais cela ne repro-
la plateforme et monte dessus. Mais si vous répé- duit pas exactement l’état de santé d’un patient
tez cette même expérience tous les jours, l’ani- déprimé. Quant aux interprétations des observa-
mal finit par mémoriser l’endroit où se situe la tions faites chez les humains, elles laissent les
plateforme et s’y rend directement, quel que soit chercheurs dubitatifs. Que conclure quand on
l’endroit où vous le mettez au départ. D’une observe que chez les schizophrènes, le diamètre
part, l’équipe de Paul Frankland a montré que du corps calleux est réduit ? Qu’ils fabriquent Dans cet ouvrage,
les souris qui acquièrent cette capacité synthé- moins de myéline ou qu’ils la perdent parce qu’ils Bernard Zalc et Florence
Rosier proposent un
tisent de nouveaux oligodendrocytes, et donc de ont perdu des neurones et donc leur gaine ? voyage passionnant
nouvelles gaines de myéline. D’autre part, et et didactique dans
c’est plus intéressant encore, elle a observé que Existe-t-il un lien entre problèmes le monde myélinisé.
si l’on empêche la myélinisation pendant cette de myélinisation et maladie d’Alzheimer
période d’apprentissage (les souris produisent ou, à l’inverse, la myéline protégerait-elle
toujours des précurseurs des oligodendrocytes, les neurones contre cette maladie ?
mais ceux-ci ne peuvent plus devenir matures et En 1996, des chercheurs de l’université
produire de la myéline), les souris apprennent L. W. Goethe, à Francfort – Heiko et Eva Braak –
toujours correctement, mais un mois plus tard, ont avancé une idée intéressante. Selon eux, les
elles sont incapables de retrouver la plateforme, zones où les pertes de neurones sont les plus pré-
contrairement aux souris contrôles, qui la coces chez les patients atteints de la maladie sont
retrouvent immédiatement. celles qui, au cours du développement, ont été
myélinisées en dernier. La myéline se développe Bibliographie
La myéline interviendrait progressivement au fil des ans depuis l’arrière et le
donc dans la mémoire bas du cerveau vers le haut et vers l’avant, alors B. Zalc et F. Rosier,
à long terme ? qu’à l’inverse, quand on commence à perdre des La Myéline, le turbo
Absolument. C’est la première fois que l’on neurones du fait d’une maladie neurodégénérative, du cerveau, Odile
met en évidence le fait que les circuits de la cela commence par l’avant du cerveau et cela pro- Jacob, 2016.
mémoire sont myélinisés et peuvent se myélini- gresse vers l’arrière et vers le bas. De sorte que plus F. Wang et al., Myelin
ser chez l’adulte. Ce travail a été confirmé par une région a été myélinisée tôt, plus elle est proté- degeneration and
Jonah Chan, de l’université de Californie à San gée de la perte neuronale liée à la maladie d’Alzhei- diminished myelin
Francisco, et ses collègues. Cette découverte est mer. Mais il s’agit juste d’un constat réalisé sur des renewal contribute
très importante. Cela pourrait notamment aider patients, auquel il manque une explication. to age-related deficits
à mieux comprendre les troubles cognitifs obser- Avec toutes ces avancées, la myéline est-elle in memory, Nature
vés au cours des maladies qui touchent la myé- toujours le parent pauvre des neurosciences ? Neuroscience, en ligne
line, comme la sclérose en plaques. Les neurobiologistes sont encore loin d’avoir le 10 février 2020.
une vision d’ensemble de tout ce qui se passe lors P. E. Steadman
Ces maladies sont de l’apprentissage et de la mémorisation, mais on et al., Disruption
associées à des pertes peut dire deux choses. La première, c’est que la of oligodendrogenesis
de mémoire ? myélinisation est un moteur de l’apprentissage, impairs memory
consolidation in adult
Il est vrai que la sclérose en plaques, par et ce tout au long de la vie. La seconde, c’est que
mice, Neuron, vol. 105(1),
exemple, se manifeste surtout par un handicap pour retenir des informations, il faut myéliniser, pp. 150-164.e6., 2020.
moteur, des troubles digestifs et des douleurs. sinon on oublie. La myéline joue donc un rôle
Mais quand on suit des patients, on s’aperçoit fondamental dans deux fonctions clés du cer- M. C. Ford et al., Tuning
of Ranvier node and
que nombre d’entre eux ont aussi des problèmes veau. Il reste à comprendre comment la taille des
internode properties
cognitifs. On n’a jamais trop compris pourquoi, nœuds de Ranvier s’établit et comment les cel- in myelinated axons
et voici la démonstration que ces troubles cogni- lules « savent » ce qu’elles doivent faire, quels to adjust action
tifs sont dus au fait que des circuits neuronaux signaux orchestrent tout à la milliseconde près. potential timing, Nature
doivent être myélinisés pour mettre en place les Il reste beaucoup à faire pour lever le mystère sur Communications, vol. 6,
apprentissages cognitifs perturbés chez ces ce phénomène fascinant. £ article 8073, 2015.
patients. Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier

N° 124 -Septembre 2020


Pourquoi
ça marche

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40 DÉCOUVERTES La question du mois

Peut-on être
malade d’ennui ?
LA RÉPONSE DE

THOMAS GÖTZ
Professeur de psychologie des changements sociétaux
et de l’éducation à l’université de Vienne.

«J e m’ennuie à mourir », dit-on


souvent… L’ennui n’a encore tué per-
apathique, vécu comme très négatif, qui
s’accompagne d’une faible activation
sonne, mais peut-il rendre malade ? Tout corporelle et mentale, et ressemble aux
dépend de ce qu’on entend exactement symptômes de la dépression. Comme
par « ennui ». Des études de psychologie toutes ces variantes ne sont pas connues
menées sur les étudiants, par exemple, depuis longtemps, il existe encore peu
révèlent qu’il n’existerait pas une seule de preuves de leur influence sur la
forme d’ennui, mais plusieurs. Dans ces santé. Cependant, certaines formes
études, les sujets devaient régulière- vécues comme très négatives, telles que
ment enregistrer leurs émotions, que ce l’ennui réactif ou apathique, sont sus-
soit en classe, pendant qu’ils faisaient ceptibles de favoriser des problèmes
les devoirs, ou durant leur temps libre. psychologiques et psychosomatiques si
Les résultats ont révélé que les senti- elles se produisent fréquemment. En
ments perçus comme de l’ennui dif- outre, l’oisiveté mentale peut indirecte-
fèrent d’une part selon qu’on les ressent ment affecter la santé. Les personnes
comme négatifs, et d’autre part selon le qui s’ennuient se réfugient souvent
degré d’activation physique qui les
accompagne, c’est-à-dire l’état d’éveil
dans des rêveries, ce qui, dans les cas
extrêmes, déclenche une spirale des-
L’ennui réactif
où l’on se trouve à ce moment-là. Les cendante : l’ennui se traduit par de et l’ennui
apathique sont
experts parlent ainsi d’ennui indifférent mauvaises performances cognitives ou
lorsque nous nous livrons à des activités physiques, qui à leur tour alimentent
de routine, ou que nous sommes insuf-
fisamment stimulés. L’étape suivante est
l’ennui… Les échecs qui en résultent
dans l’éducation et le milieu profession- susceptibles
l’ennui dit « calibrant » : on éprouve une
tension et une mauvaise humeur
nel peuvent également constituer un
fardeau.
de favoriser
des problèmes
© Unsplash/Joshua-rawson-harris

sourde, tout en cherchant à être stimulé

psychologiques et
d’une façon ou d’une autre. Vient UN VIDE DE SENS
ensuite l’ennui insatisfait : on devient Reste un dernier aspect à considé-
nerveux et l’on cherche une tâche à
accomplir. Au-delà survient l’ennui
rer : l’ennui est souvent le signe que l’on
ne voit pas l’intérêt de ce que l’on fait.
psychosomatiques
réactif, où l’agitation se transforme en
colère, et qui est particulièrement désa-
C’est la seule émotion qui soit particu-
lièrement forte lorsqu’une activité ou
si l’on n’y prend
gréable. Enfin, il peut y avoir un ennui une tâche nous semble sans importance. garde
N° 124 -Septembre 2020
41

De ce point de vue, elle résulte le plus clairement défini. Selon les recherches,
Bibliographie
souvent d’un manque de sens dans la l’ennui n’est pas seulement le résultat
vie – et cela peut aussi rendre malade d’un manque de motivation, mais peut
T. Götz et al., Langeweile,
physiquement et mentalement. Ce n’est également survenir lorsque l’on est trop
Schweizerische
pas sans raison que le psychiatre autri- sollicité. Zeitschrift für
chien Viktor Emil Frankl (1905-1997), La bonne nouvelle, c’est que nous ne Bildungswissenschaften,
fondateur de la logothérapie, a vu dans sommes pas entièrement démunis face vol. 40, pp. 663-681, 2018.
le sens de la vie un pilier important de à ce qui nous ennuie. Si vous ne pouvez
R. Pekrun et al.,
la santé. Ces dernières années, le terme pas éviter une situation monotone ou la Boredom and academic
de boreout s’est imposé pour désigner rendre plus intéressante, essayez d’y achievement : Testing
un ennui délétère, résultant d’une solli- trouver un sens ! Par exemple, si vous a model of reciprocal
citation insuffisante sur le plan profes- devez patienter dans la salle d’attente causation, Journal of
sionnel, et qui s’accompagne de divers du médecin, voyez-y une occasion de Educational Psychology,
symptômes tels que la dépression, les vous détendre et de vous ressourcer. Il vol. 106, pp. 696-710,
troubles du sommeil, les maux de tête… est également utile de savoir qu’il n’est 2014.
Cependant, le syndrome de boreout pas mauvais de s’ennuyer de temps en V. E. Frankl : Das Leiden
comme son homologue le burnout ou temps. À petites doses, cela peut même am sinnlosen Leben,
épuisement professionnel, n’est pas un créer de l’espace pour des idées nou- Herder, 1983.
diag nost ic recon nu et n’est pas velles et créatives… £

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Dossier SOMMAIRE
43

p. 44
Vivre
aligné

p. 52 Interview
« Être en accord
avec soi-même
est une libération »

p. 58
L’authenticité
est-elle illusoire ?

VIVRE EN ACCORD
AVEC SOI-MÊME
Pour savoir si l’on est en accord avec soi-même,
posons-nous la question suivante : si je n’ai qu’un an à vivre,
qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je continue à aller au travail
et à vivre comme d’habitude, ou bien est-ce que j’opère des
changements ?
La psychologie a créé un concept pour étudier cette question
scientifiquement : l’authenticité. L’authenticité est la capacité
à vivre en accord avec ses valeurs, ses centres d’intérêt et ses
convictions. Pourquoi est-elle importante ? Parce que vouloir
s’en dispenser est facteur de souffrance, de stress, de dépres-
sion, d’angoisse. Alors que l’accord entre ce que l’on est et ce
que l’on fait apporte équilibre, stabilité et durabilité.
Dans ce dossier, nous examinons donc quels sont les moyens
de progresser vers plus d’authenticité. Il faut pour cela acquérir
tout d’abord une connaissance de soi. Impossible d’accorder
l’être et le paraître si l’on n’a pas d’abord une idée assez claire
du premier. Puis vient le nécessaire travail pour adapter son
cadre de vie et ses choix concrets. Parfois, par le dialogue, en
négociant pour faire évoluer les conditions de son travail, en
exprimant des choses qu’on n’avait jamais osé dire. Parfois, par
la rupture, en quittant un emploi, un conjoint, ou en partant vivre
ailleurs. L’authenticité a un prix. Mais franchement, elle le vaut.
Sébastien Bohler

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44 Dossier

VIVRE ALIGNÉ
Par Steve Ayan, psychologue et journaliste
scientifique pour la revue Gehirn & Geist.

Être authentique, c’est accorder ses actes


avec ses souhaits et ses valeurs. Ce qui
suppose d’identifier ses motivations
profondes. Et de savoir éventuellement
les remettre en question.

EN BREF
£ L’authenticité peut
se définir comme le fait
de définir sa vie, ses buts
et ses actes en accord
avec ses motivations et
sa sensibilité profondes.
£ Les bénéfices
de l’authenticité pour
E vi est quelqu’un de très sincère.
Si jamais vous la rencontrez dans la rue, une
tablette de chocolat à la main, elle vous déclarera
probablement : « J’ai du chocolat, c’est trop bon ! »
Ne vous attendez pas à des formules comme :
« Comment allez-vous ? » ou bien : « Vous devriez
aimons. Ils incarnent un idéal que beaucoup
d’adultes aimeraient atteindre, ne serait-ce qu’en
partie : être simplement soi-même ! Suivre ses
propres sentiments et souhaits, sans chercher ce
qui serait approprié aux yeux des autres ou
opportun selon tel ou tel critère alambiqué…
le bien-être de la goûter ce chocolat, vous m’en direz des nou- Oui, oui, mais aussi enviable que cela puisse
personne semblent
avérés. Pourtant, velles ! » En réalité, elle n’attend même pas que paraître, cette authenticité-là a aussi ses
en pratique, très peu vous lui répondiez, elle continue à dire ce qui lui inconvénients. Si on la mettait en pratique
de gens semblent semble important. Pour elle, les réactions d’autrui concrètement, on aurait vite fait d’offenser ses
atteindre cet idéal. ne sont pas la préoccupation essentielle. Ce qui, voisins et il deviendrait ô combien difficile, pour
du reste, peut froisser certains… comme lorsqu’elle ne pas dire impossible, de s’adapter à des situa-
£ Des tests permettent
de mesurer à la fois a demandé à une dame un peu enveloppée : tions où il faut respecter les formes, ménager les
les buts explicites et les « Pourquoi es-tu si grosse ? » susceptibilités ou faire preuve tout simplement
motifs implicites, en Mais on peut lui pardonner. Elle n’a que 4 ans. de tact. En réalité, si l’on veut convaincre ou
« sondant l’inconscient ». atteindre ses propres objectifs, une authenticité
Une bonne capacité
d’analyser ses ressentis AUTHENTIQUE, SANS L’OMBRE D’UN DOUTE ! sans compromis est plutôt un obstacle !
et de les verbaliser aide Les enfants sont l’expression même de Peut-être pensez-vous que cela est exagéré et
à les harmoniser. l’authenticité. C’est aussi pour cela que nous les que pour la plupart nous associons l’authenticité

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© Shutterstock.com/ Lucky Team Studio

N° 124 -Septembre 2020


45
46 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
VIVRE ALIGNÉ

à une sorte d’innocence naturelle. En somme, Examinons alors la question de plus près : est-
pour être authentique, il vous suffirait de savoir il vrai que je suis toujours fidèle à moi-même
ce que vous voulez et d’agir en conséquence. Cela lorsque je suis ma propre volonté ? Par exemple :
renvoie de vous une image très positive. Le psy- si je me tais lors d’une réunion, même si l’envie
chologue et coach britannique Stephen Joseph de protester bouillonne en moi ; ou bien, si je
écrit : « Les personnes authentiques sont absolu- flatte mon voisin ennuyeux parce que je souhaite
ment honnêtes avec elles-mêmes. Elles sont m’entendre avec lui, je le fais parce que l’objectif

Wagner, l. et al. : Enjoying influence on others : congruently high implicit and explicit power motives are related to teachers’well-being. motivation and emotion 40, 2015, tab. 1 ; nutzung genehmigt von Springer Nature / ccc
capables d’écouter leur voix intérieure, leur ins- poursuivi dans les deux cas est plus important
tinct. Et ces individus sont conscients de la pour moi que la vérité exprimée dans l’instant et
complexité de leur état émotionnel car ils ont un sans filtre. Nous distribuons à tout bout de champ
bon accès à leur sagesse profonde. » Vraiment ? Comment interprétez- des compliments et des louanges, en faisant sem-
Contrairement à ce que font les ouvrages à vous cette scène  ?   blant d’être intéressés et sympathiques ; en bref,
destination du grand public, la psychologie scien- Le personnage debout nous sommes souvent hypocrites. Pour espérer
donne-t-il des
tifique ne reconnaît pas vraiment l’existence d’un instructions à celui qui être authentique, il faut déjà être capable de voir
trait de personnalité appelé « authenticité ». Pour est assis à son bureau ? cette réalité en face !
que ce soit le cas, il faudrait savoir à quoi corres- Souhaite-t-il lui apporter Le fait que ce constat soit difficile à admettre
son aide sur un
pond au juste la vraie nature d’un être humain. problème particulier, ou nous montre en quoi consiste l’enjeu véritable :
Mais malgré tout, d’un point de vue subjectif, tout simplement imposer l’authenticité n’est pas seulement une possibilité,
sa présence dans le
nous avons le sentiment d’être plus ou moins bureau ? La façon dont c’est en quelque sorte quelque chose que nous
authentiques, c’est-à-dire inaltérés et fidèles à nous interprétons ces devrions mettre en pratique sans y arriver. Nous
nous-mêmes. Le moment où ce sentiment se croquis laisse apparaître ne sommes pas loin d’un devoir moral et d’un
certaines de nos
manifeste et ce qu’il provoque en disent long sur orientations léger sentiment de culpabilité. C’est ce que
son utilité et sur la manière dont il peut être inconscientes (motif montrent les expériences en psychologie : des
développé et favorisé. L’idéal d’authenticité dans de compétition, individus qui ont le sentiment de ne pas avoir été
de coopération, etc.) On
sa version la plus noble a une tradition déjà peut alors les comparer fidèles vis-à-vis d’eux-mêmes se sentent
longue. Le psychologue suisse Carl Gustav Jung à nos buts ouvertement littéralement « impurs ». C’est ce qu’ont rapporté
déclarés et voir dans
(1875-1961) postulait déjà, à travers son concept quelle mesure ils des chercheurs dirigés par Francesca Gino, à
d’individuation, que l’être humain s’efforce avant correspondent...  l’université Harvard en 2015. Dans leurs
tout de déployer ce qu’il appelait son « vrai moi ».
De nombreux représentants de la psychologie
humaniste ont chanté la même antienne. C’est
notamment le cas du chercheur américain
Abraham Maslow (1908-1970), connu pour ses
travaux sur les grandes motivations humaines et
pour sa « pyramide des besoins » : il affirmait que
la réalisation de soi était pour ainsi dire l’objectif
le plus élevé. L’authenticité, en somme, serait le
symbole de l’accomplissement d’une vie.

L’AUTHENTICITÉ, UN CONCEPT
DIFFICILE À DÉFINIR
De nos jours, les chercheurs adoptent
généralement un point de vue plus sobre à ce sujet.
Pour eux, si nous faisons à ce point l’éloge de
l’authenticité, c’est que faire semblant est épuisant.
Les exigences extérieures, qu’elles soient celles des
parents, de l’employeur ou des convenances
sociales, contraignent fortement notre vie quoti-
dienne. L’idée qu’il serait possible de vivre authen-
tiquement agit alors comme une soupape qui
relâche la pression. On vous dit : « Soyez donc sim-
plement vous-même, au lieu de vous laisser dicter
votre conduite ! » Pour résumer, nous serions tou-
jours trop prisonniers de nos contraintes sociales,
mais l’idée qu’il serait possible de s’en libérer nous
apporte en soi un soulagement.

N° 124 -Septembre 2020


47

La plupart des mesurer cet écart est de faire la distinction entre


les objectifs explicites et ouvertement exprimés

personnes ont
d’une personne et ses motifs implicites, c’est-à-dire
inconscients. Les premiers peuvent être identifiés
par le biais de questionnaires. Les motifs impli-

une corrélation
cites, en revanche, ne se révèlent que dans des
procédures subtiles où la personne testée n’a
aucune idée de ce dont il s’agit réellement.

entre leurs motifs TESTS POUR SONDER L’INCONSCIENT


Dans le cadre d’une telle méthode, le Test

intimes et leurs buts d’aperception thématique, les participants sont


invités à imaginer des histoires pouvant accompa-

explicites à peine
gner des dessins au trait. Par exemple, un tel des-
sin peut représenter un homme debout à côté d’un
autre, qui est assis à son bureau (voir la figure page

supérieure
ci-contre). Cette scène peut évidemment être
interprétée de différentes manières. L’un donne-t-
il des instructions à l’autre ou vérifie-t-il son tra-

au hasard vail ? L’aide-t-il à résoudre un problème ? Souhaite-


t-il interroger son collègue sur un point particulier
ou imposer sa présence plus longtemps ?
Les histoires qu’imaginent spontanément les
expériences, ils demandaient à des volontaires de sujets testés sont ensuite analysées par des
se remémorer certains instants où ils avaient évaluateurs selon trois motifs de base : la perfor-
caché leurs véritables sentiments à autrui, ou au mance, la puissance et la connexion. Il en ressort
contraire dit le fond de leur pensée. Puis, ils leur que certains sujets mettent l’accent sur la concur-
proposaient de se laver les mains. Les personnes rence, d’autres sur la hiérarchie entre les per-
ayant dissimulé leurs pensées intimes le faisaient sonnes représentées, d’autres encore sur l’objectif
plus que celles qui avaient dit la vérité, comme de travail commun ou la coopération. Si l’on com-
pour faire partir une souillure. Dans d’autres pare le thème dominant aux souhaits explicites
tests, ces personnes devaient compléter des mots des personnes interrogées, qui ont été déterminés
commençant par S-A-V ou D-O- U, qui peuvent par les questions, on voit apparaître de fréquentes
donner « savoir » et « douleur », ou… « savon » et divergences : si quelqu’un déclare que la réussite
« douche » ! Or les personnes ayant manqué de professionnelle signifie beaucoup pour lui, par
transparence formaient plus souvent les mots exemple, alors que les associations qu’il fait avec
« savon » et « douche » que celles s’étant montrées la scène du bureau sont davantage liées à la
sincères. En outre, lorsqu’on leur proposait de se collégialité, au travail d’équipe et à la relation des
montrer disponibles pour des études plus protagonistes, alors le but explicite (la carrière)
poussées, elles acceptaient plus volontiers, ce qui et le motif implicite (la connexion à autrui)
était une façon de rendre service. Comme pour diffèrent l’un de l’autre. À l’inverse, une autre
se racheter d’avoir manqué d’honnêteté ? personne peut déclarer que l’harmonie avec les
autres est importante, mais dans le même temps
COMMENT ON MESURE L’AUTHENTICITÉ sa réaction devant les scènes proposées indique
De tels protocoles expérimentaux permettent qu’il est important pour elle de s’affirmer et d’as-
de mettre en relation un comportement (se laver, surer la progression de sa propre carrière. Dans
aider les autres) avec un sentiment subjectif, celui ce cas comme dans le premier, le but explicite et
d’avoir été plus ou moins authentique. Mais le motif implicite ne pointent pas dans la même
existe-t-il des moyens de mesurer l’authenticité direction. Une telle conclusion ne peut être tirée
de manière objective ? que dans le cas de tendances de réponse
Les situations de faible authenticité, nous récurrentes ; une projection à partir d’un seul
l’avons vu, résultent souvent d’un écart entre les scénario fictif ne suffit pas pour cela.
valeurs et les désirs profonds d’une personne, Le psychologue de la motivation Oliver
d’une part, et d’autre part ce qu’elle s’efforce de Schultheiss, à l’université d’Erlangen-Nuremberg,
faire pour respecter certaines attentes de la société a étudié dans quelle mesure les objectifs exprimés
ou de son entourage par exemple. Un moyen de ouvertement par les personnes ont un rapport ou

N° 124 -Septembre 2020


48 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
VIVRE ALIGNÉ

non avec les performances, les liens et les motifs par engendrer un malaise, quand objectifs et
de puissance mesurés par des tests implicites. motifs diffèrent de manière flagrante. Dès 2005,
Réponse : étonnamment peu ! Selon un document un groupe de recherche dirigé par Nicola
de synthèse datant de 2014, qui comprend 49 Baumann et Julius Kuhl, à l’université
études avec un total de plus de 6 000 partici- d’Osnabrück, a découvert que l’incongruité entre
pants, la corrélation (une mesure du lien entre le but et le motif exerce une pression sur le bien-
deux variables) est en moyenne de 0,13 – à peine être. Dans leur étude, les participants dont
plus élevée qu’un niveau aléatoire. l’orientation explicite et implicite des perfor-
Cette faible corrélation pourrait théoriquement mances divergeaient ressentaient plus de stress
s’expliquer par le fait que la mesure est trop et développaient davantage de troubles psycho-
imprécise ou livre des valeurs presque arbitraires. somatiques comme de l’anxiété ou des troubles
Cependant, le fait que les instruments de test gastro-intestinaux ou cutanés.
soient assez stables lorsqu’ils sont utilisés de Une question passionnante se pose donc :
manière répétée sur les mêmes personnes conduit existe-t-il des moyens de reconnecter l’ego
aux mêmes résultats. La fiabilité du test d’apercep- conscient et inconscient ? Selon Schultheiss et son
tion thématique, par exemple, est loin d’être par- collègue Joachim Brunstein, une possibilité pour
faite, mais se situe dans la fourchette des autres Chez les personnes cela est de stimuler l’imagination. Dans une de
mesures de personnalité reconnues. Ainsi, l’objec- qui ont une bonne leurs études, les chercheurs ont demandé à des
perception de leurs
tif conscient d’une personne et sa pulsion incons- sensations corporelles volontaires de visualiser mentalement la
ciente et intuitive semblent différer très claire- (trait vert),  les objectifs réalisation d’un objectif personnel de manière
ment, de manière générale. de performance aussi détaillée et vivante que possible. Comment
conscients élevés vont
Selon Schultheiss et d’autres chercheurs, cet de pair avec des motifs serait-il possible, par exemple, de travailler au
écart persistant et très répandu est dû d’une part de performance cœur d’un projet social avec des sans-abri ? Que
à notre capacité limitée de connaissance de soi : inconscients également signifie exactement être un chef de service avec
élevés. C’est le contraire
nous aurions du mal à identifier quelles sont nos chez les personnes un emploi du temps chargé ? Au cours de cet exer-
motivations profondes. D’autre part, de nom- ayant une médiocre cice, on demande aux participants de se concen-
perception de leurs
breuses orientations, telles que l’importance de sensations corporelles trer sur leurs sentiments en formulant les choses
l’ambition et du succès, nous sont en quelque (trait rouge) : chez elles, de la façon suivante : comment se sent-on lorsqu’on
sorte inculquées par la société, de l’extérieur. les motifs conscients s’occupe de personnes dans le besoin, qu’on dirige
et inconscients sont
L’objectif d’aller loin dans la vie ou d’aider les découplés. une équipe ou qu’on présente les chiffres du bilan ?
autres peut, selon l’environnement et le cadre
familial, entrer en conflit avec des besoins plus

Source : Gehirn&Geist, source Trash, T.M. et al. : Methodological and dispositional predictors of congruence
ancrés dans notre tempérament personnel.

between implicit and explicit need for achievement. Personality and Social Psychology Bulletin, 2007, fig. 1
Schultheiss ne pense pas pour autant que les
motifs implicites représentent le vrai moi, ni que
élevé

Sens corporel développé


les objectifs explicites seraient simplement acquis
ou imposés : « Mon moi conscient est tout aussi
réel que mes motifs implicites, déclare-t-il. Car
Motifs de performance conscients

tout comme les désirs inconscients peuvent cer-


tainement changer, il arrive qu’on fasse siens les
devoirs et les modèles extérieurs. La stricte
séparation entre l’authentique et l’imposé, le vrai
et le faux ne rend pas justice à la réalité. »

UN MANQUE D’AUTHENTICITÉ
PEUT NUIRE À LA SANTÉ
Qui n’a jamais l’impression de déployer son
énergie à des tâches qui ne signifient pas grand-
chose au regard de ses valeurs personnelles ?
Pourquoi toutes ces heures supplémentaires alors
qu’il reste si peu de temps pour les loisirs ou la Sens corporel faible
famille ? Pourquoi se rendre à un dîner mondain
faible

chez des personnes avec qui on n’a aucun atome


crochu ? Dans un article publié en 2017, Jan Objectifs de performance inconscients
faible élevé
Hofer et Holger Busch, à l’université de Trèves,
ont confirmé que trop de faux-semblants finissent

N° 124 -Septembre 2020


49

Ce spectacle vous procure-t-il du plaisir ou de


l’inconfort, du frisson ou de la panique ?
Apparemment, les réactions physiques lors de
ces exercices aident à évaluer nos propres moti-
LA PYRAMIDE DES BESOINS
vations inconscientes. C’est ce que suggère une DE L’ÊTRE HUMAIN
étude de suivi dans laquelle Schultheiss et ses
collègues Andrew Elliot et Todd Thrash ont
recherché les facteurs qui ont contribué à une
plus grande concordance entre les mesures impli-
E n 1943, le psychologue américain Abraham Maslow a « théorisé » les besoins
fondamentaux de l’homme en les représentant sous la forme d’une pyramide
à cinq niveaux. Un étage ne peut pas être atteint sans que celui du dessous
cites et explicites. Les participants qui sont le soit satisfait. Selon cette classification, le besoin le plus élevé de l’homme est
mieux à même de déchiffrer les signaux de leur de s’accomplir et de se réaliser.
corps ont montré en moyenne plus de confiance
en eux (voir le graphique page ci-contre).

UN TALENT CRUCIAL : SAVOIR DÉCHIFFRER


SES SENSATIONS
Si vous êtes capable de déceler en vous les
Besoin de se réaliser
Affirmer qui l’on est, réaliser
signes d’une excitation somatique, cela peut vous ses potentialités, donner
apporter davantage de clarté sur ce qui est impor- un sens à sa vie…
tant pour vous. En revanche, les stratégies pure-
ment cognitives peuvent au contraire nous en Besoin
empêcher en nous amenant à réfléchir davantage d’estime de soi
aux exigences et aux attentes sur lesquelles Être autonome,
reposent nos objectifs explicites. Sur ce point au reconnu, apprécié, avoir
confiance en soi…
moins, l’entraîneur Stephen Joseph cité plus haut
semble avoir raison : les personnes qui ont ten-
dance à ne pas tenir compte des exigences et des
préoccupations extérieures sont mieux à même
Besoin d’amour
Avoir des relations
de sentir ce qui leur correspond que celles qui en sociales, compter
sont trop dépendantes. sur autrui…
Selon Schultheiss, un autre facteur important
est la capacité à verbaliser son ressenti. Pour
comprendre ce que vous désirez au fond de vous- Besoin de sécurité
même, vous avez intérêt à être capable de mettre Garantir sa survie
avec un toit, un travail…
vos sentiments en mots. Selon une étude publiée
en 2011, les personnes douées pour l’expression
orale possèdent également, en moyenne, un plus
fort alignement des buts explicites et implicites.
Parce que, d’une façon ou d’une autre, l’habitude
Besoins physiologiques
Manger, boire, respirer, dormir, se reproduire,
de mettre des mots sur nos émotions profondes se chauffer, se vêtir…
nous y rend plus sensibles et améliore leur
détection et leur interprétation. D’où l’intérêt de
mesurer de façon fiable les compétences linguis-
tiques des personnes testées. À cette fin, les cher-
cheurs ont élaboré une méthode qui remonte et dites les couleurs suivantes l’une après l’autre
initialement aux années 1930 : le test de Stroop. (ne les lisez pas à haute voix, mais indiquez la
Dans ce test, les sujets doivent soit lire à haute couleur d’impression) !
voix des mots inscrits en différentes couleurs, soit Rouge Jaune Bleu Vert Rouge Rouge Bleu Vert
nommer la couleur des mots. Lorsqu’il s’agit de Bleu Jaune Rouge
nommer la couleur de « rouge » ou de « bleu », c’est L’équipe de Schultheiss a légèrement modifié
très facile. Mais nommer rapidement la couleur ce test. Les participants au test voyaient
des mots « rouge » ou « bleu » demande plus de apparaître des mots sur un écran et devaient soit
concentration… Car dès que la forme extérieure les lire à haute voix, soit en énoncer la couleur le
contredit le contenu du mot, les deux impératifs plus vite possible. D’après leur temps de réaction,
se percutent et l’énonciation du résultat prend il était possible de déterminer leur aptitude à tra-
beaucoup plus de temps. Essayez-le vous-même duire en mots des stimuli non verbaux

N° 124 -Septembre 2020


50 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
VIVRE ALIGNÉ

Savoir mettre des


(concrètement, une personne qui arrive à citer
rapidement le nom des couleurs dans lesquelles
les mots sont écrits, a une grande facilité pour

mots sur ce que


convertir des impressions visuelles en mots). Cela
fait, il est apparu que les personnes les plus
douées pour mettre des mots sur des stimuli non
verbaux avaient un meilleur accord entre leurs
buts explicites et leurs motivations implicites. On
peut imaginer que ces personnes sont aussi plus
l’on ressent aide à
douées pour mettre des mots sur leurs ressentis,
même si ce n’est qu’une hypothèse. En tout cas, trouver l’accord entre
les buts explicites
les deux sont corrélés, et cette congruence était
associée à davantage de bien-être…

et les motivations
S’ADAPTER SANS SE TRAHIR
Pour autant, l’authenticité en tant que forte
congruence interne des motivations, ne comporte
pas que des aspects positifs. Thrash et ses
collègues le résumaient en ces termes : « Ce qui
est mauvais pour la congruence des motifs peut
implicites, et est
être bon pour l’harmonie sociale. Il y a probable-
ment des raisons pour lesquelles notre pensée
consciente tourne souvent autour d’autres ambi-
source de bien-être
tions que celles qui nous animent intuitivement. »
En d’autres termes, il est important de s’adapter
et de répondre aux exigences des autres afin de Un autre résultat paradoxal des recherches en
bien s’entendre avec eux et de les rallier parfois psychologie montre à quel point nous tirons parti
à ses objectifs personnels. de ce que les autres nous montrent et de ce que
Le psychologue canadien Delroy Paulhus a la famille, les amis ou la société nous imposent :
inventé une expression : « flexibilité fonction- l’adaptation favorise l’authenticité. Beaucoup de
nelle », qui signifie peu ou prou : « faire sem- Bibliographie gens ont le sentiment de vivre leur propre ego
blant », et qui désigne un certain art de s’adapter lorsqu’ils ressemblent à des milliers d’autres par
à différentes situations, quelle que soit la réalité leurs vêtements et leurs habitudes. Une équipe
J. Hofer et H. Busch,
profonde de votre tempérament et de vos désirs. Why Citizen Kane dirigée par Constantine Sedikides, à l’université
En société, même un introverti doit être capable was unhappy : Motive- de Southampton, a enquêté sur les moments où
de laisser sortir quelque chose de lui-même pen- goal incongruence, les gens se sentent particulièrement « vrais ».
dant un discours, et un extraverti doit être Social and Personality Selon cette étude publiée en 2016, ce serait sur-
capable de l’écouter. Même les personnes impul- Psychology Compass tout le cas lorsqu’ils se sentent bien entourés par
sives doivent rester calmes dans certaines cir- vol. 11, e12 330, 2017. une communauté. Les psychologues William
constances, et les grands craintifs doivent parfois M. G. Köllner et Fleeson et Joshua Wilt ont fait le même constat
faire preuve de courage. Agir différemment de ce O. C. Schultheiss, en 2010. Leurs sujets se sentaient plus eux-mêmes
que l’on ferait normalement est sans doute une Meta-analytic evidence lorsqu’ils partageaient leurs expériences avec
des compétences les plus importantes qui soient. of low convergence d’autres ou travaillaient à un objectif commun.
En outre, nos motifs explicites et implicites ne between implicit and Cela n’a pas grand-chose à voir avec la réalisation
sont pas strictement séparés. Dès l’enfance, nous explicit measures of the de soi au sens strict du terme. Ainsi, les sujets
needs for achievement, introvertis ne se trouvaient pas authentiques
nous approprions en partie les attentes des
affiliation, and power,
autres : ne pas faire pipi dans notre pantalon, ni lorsqu’ils se retiraient seuls dans leur coin (ce qui
Frontiers in Psychology,
combiner de vêtements à rayures et à carreaux, vol. 5, p. 26, 2014. correspondrait pourtant le mieux à leur caractère
manger correctement, réussir des études… Au intrinsèque), ceux qui étaient anxieux ne se
O. C. Schultheiss et al.,
début, cela ne nous paraît pas un objectif fonda- réalisaient pas particulièrement en évitant les
Referential competence
mental, mais ce n’est que progressivement que is associated with moti- conflits… Peu importe comment nous sommes en
nous l’intégrons dans notre système de valeurs vational congruence, vérité, ce qui nous semble authentique est ce qui
personnelles. Les gens transforment constam- Journal of Research nous fait nous sentir bien (voir l’article page 58).
ment les demandes extérieures en leurs propres in Personality, vol. 45, Chercher à tout prix à suivre nos motivations
souhaits. Pour cette seule raison, il n’y a pas pp. 59-70, 2011. inconscientes n’est peut-être pas la clé d’une vie
d’authenticité absolue. réellement authentique. £

N° 124 -Septembre 2020


Pourquoi
notre bonheur
reste a` conque´rir
Notre socie´te´ aux prises
avec ses maux

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52

INTERVIEW

JEAN-LUC
BERNAUD
PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS EN PSYCHOLOGIE
AU CNAM DE PARIS ET PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION
FRANÇAISE DE PSYCHOLOGIE EXISTENTIELLE

« ÊTRE EN
ACCORD AVEC
SOI-MÊME EST
UNE LIBÉRATION »
Après la crise du coronavirus,
beaucoup de gens ont dit
qu’ils voulaient changer
de façon de vivre, redéfinir
leurs priorités et revoir leur
vie en conséquence. Cela
reflète-t-il, selon vous, un
besoin de plus d’authenticité ?
Ce que nous avons traversé a déclen-
ché des réactions de prise de
conscience quant aux grands objec-
tifs de vie. Pendant cette période, le
rapport à la mort et à la santé a été
exacerbé. Cette question était plutôt

N° 124 -Septembre 2020


53

déniée dans nos sociétés où la mort sein d’entreprises dont ils ne par- travail, et ses valeurs personnelles,
était devenue presque invisible, et tagent pas les missions ou les valeurs. elle est protégée contre certaines
où chacun pensait avant tout à la Cela arrive aussi fréquemment au formes de souffrance, et les recherches
prospérité et au confort. D’un coup, sein des couples, où l’on « tient » par- en psychologie montrent que d’autres
cette réalité nous est revenue en fois pendant des années parce qu’on bénéfices émergent, comme l’engage-
plein visage. Avec des chiffres repousse le moment où il faudra se ment au travail : l’authenticité est un
effrayants et des projections alar- poser des questions qui nous mettront bon prédicteur de la constance et de
mistes, un certain nombre de per- face à la vérité, notre vérité. Mais il y l’entrain avec lesquels une personne
sonnes y ont vu un signe qu’il fallait a un problème : quand on tient de se mobilise dans ses tâches en milieu
se mettre au clair avec ces questions. cette façon, en mobilisant de l’énergie professionnel. C’est quelque chose
Pour être vraiment soi-même, il est nerveuse, il y a un moment où cela que tous les managers gagneraient à
nécessaire à un moment ou un autre peut finir par casser. connaître et appliquer.
d’affronter ces sujets profonds.
Notre « vérité » ? C’est cela, Mais qu’entend-on par
Savoir que l’on peut mourir que vous appelleriez authenticité exactement ?
nous ramène-t-il à l’essentiel ? l’authenticité ? Vous semblez mettre
Prendre conscience du fait que l’on Oui, évidemment la souffrance qui au premier plan l’accord
peut mourir change énormément de résulte de l’inadéquation entre ce que entre les actes et les valeurs
choses. Un important courant de la nous faisons et ce que nous estimons profondes de l’individu ?
psychologie, sous l’impulsion des nous correspondre, ce que nous consi- Il y a de cela, c’est vrai. Si l’on prend
chercheurs américains Jeff dérons comme important par rapport la définition scientifique de l’authen-
Greenberg, Sheldon Solomon et à nos valeurs, cette souffrance-là est ticité, celle qui sert de socle aux outils
Tom Pyszczynski, s’est intéressé à le signe d’un manque d’authenticité. de mesure de l’authenticité comme
ces bouleversements qui se font en Et les conséquences sont lourdes. Les celui proposé par l’échelle d’authen-
nous quand nous commençons à études sur le sujet montrent des rela- ticité de Wood (créée par le psycho-
avoir conscience que la vie pourrait tions claires entre manque d’authen- logue Alex Wood, de l’université de
s’arrêter brusquement. Dans les tra- ticité et dépression, par exemple. Manchester), on voit que celle-ci a
vaux de Viktor Frankl, un exercice Pour les spécialistes, les corrélations trois dimensions : la connaissance de
un peu provocateur consiste à sont comprises entre 0,30 et 0,80, ce soi, la vie authentique, et la sensibi-
demander aux gens de rédiger leur qui est un effet notable. De même lité au regard des autres.
propre éloge funèbre. Ils sont donc
amenés à se représenter le moment
où, fatalement, quelqu’un pronon-
cera un tel discours… Cela donne Le manque
froid dans le dos. Mais c’est du
concret. C’est un exercice de distan-
ciation très intéressant car cela force
d’authenticité est
tout un chacun à prendre en compte
la question de la finitude, et donc de corrélé avec de la
revenir à l’essentiel, à des question-
nements du type : ma vie a une dépression et une
faible satisfaction
durée limitée, quels sont mes objec-
tifs, et comment vais-je faire pour les
atteindre ? Une telle démarche nous
débarrasse des parasites qui nous
amènent à jouer des rôles. dans la vie
Vous croyez que nous jouons
constamment des rôles ? avec d’autres mesures comme le bon- Pouvez-vous décrire ces trois
Notre société en est truffée. En heur ou la satisfaction dans la vie. dimensions de l’authenticité ?
consultation, je passe mon temps à Dans la plupart des cas, on ne se sent Tout à fait. La première dimension est
voir des gens qui me disent qu’ils ont pas bien quand on est inauthentique. donc la connaissance de soi. Pour être
le sentiment de ne pas être à leur Vivre en accord avec soi-même est authentique, vous devez vous
place. Pendant des années, ils ont vital. C’est pourquoi, lorsqu’une per- connaître. Il faut savoir ce qui compte
fait des choses qui ne leur corres- sonne est en adéquation entre sa vie pour vous, les valeurs auxquelles vous
pondent pas, dans leur travail, au concrète, ses engagements, son tenez, les relations qui ont un sens.

N° 124 -Septembre 2020


54 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
« ÊTRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME EST UNE LIBÉRATION »

Vous devez aussi connaître vos quali- leur réaction. Il leur est impossible Comment se passe ce travail ?
tés et vos faiblesses, vos goûts, et puis d’être authentique de ce point de Le volet de la connaissance de soi est
les choses que vous n’aimez pas. Car vue : leurs préférences personnelles une préoccupation de toujours,
c’est seulement si vous savez qui vous ne peuvent être accordées avec leur depuis l’antiquité grecque et
êtes dans les grandes lignes que vous vie sociale par cause d’un poids trop Socrate… Nous autres humains
pourrez éviter de vous retrouver dans lourd du regard des autres. C’est sommes inégalement doués en la
des situations contradictoires par rap- l’exemple classique du lourd secret matière. Des différences en fonction
port à ces tendances qui font votre qui mène parfois au coming out. de l’âge sont par exemple observées :
personnalité. On peut donc proposer les personnes plus matures, qui se
des bilans à des personnes qui sont en Être authentique, c’est donc sont confrontées à des environne-
souffrance sur ce plan, pour les aider se connaître, vivre en accord ments plus variés, ont généralement
à mieux se connaître, à travailler à avec ce qu’on sait de soi, une meilleure connaissance d’elles-
une forme de prise de conscience de et s’affranchir en partie mêmes. Chez l’adolescent et chez les
soi. Ensuite, il y a la dimension de vie du regard des autres. Mais jeunes adultes, cette connaissance est
authentique, et cette fois il s’agit de la comment faire pour retrouver plus flottante. Et puis, certaines per-
capacité à vivre d’une façon qui soit le chemin de l’authenticité ? sonnes expriment ce qu’on appelle
compatible avec ce qui précède, avec Tout d’abord, il faut déceler quand il des identités diffuses. Elles ont des
nos valeurs, nos attentes, nos goûts, y a un problème. Il est ressenti sous positionnements qui ne sont pas tou-
nos forces et nos faiblesses. Certaines la forme d’un malaise qui s’installe jours très clairs, n’ont pas toujours
personnes peuvent avoir une bonne progressivement. C’est le salarié à des intérêts particuliers, pas de pas-
connaissance d’elles-mêmes, mais qui on demande de mentir au client sion, rien qui retienne vraiment leur
pour une raison ou une autre, à cause en lui dissimulant certains détails attention.
d’un mauvais choix à un moment de d’une offre. C’est le dirigeant de Pour évaluer cette dimension chez un
leur vie, la malchance, une relation de société qui fait une carrière presti- individu, nous utilisons des supports
couple difficile, la nécessité matérielle gieuse parce que ce type de parcours pédagogiques, des mises en situation,
parfois, se retrouvent dans une situa- était valorisé dans le discours de ses nous apprenons à la personne à se
tion où elles sont obligées de vivre parents quand il était petit, alors découvrir progressivement. On y
contre cette donnée personnelle. Et qu’il rêvait d’être garde forestier, ou ajoute parfois des tests d’aptitude, de
cela peut déraper très vite. Pendant que sais-je, et qui un jour se demande personnalité, de valeurs. Puis, un
l’épidémie de Covid-19 par exemple, ce qu’il fait là. C’est le cadre d’une bilan psychologique ou de compé-
il y a eu de vraies crises d’authenticité entreprise qui fabrique des bou- tences fait émerger quelques points
de la part de personnes à qui leur teilles en plastique mais qui sait que d’appui pour la question : « Qui suis-
employeur demandait de se déclarer cela détruit la planète et compromet je, quels sont mes repères ? » Mais à
au chômage partiel, tout en conti- l’avenir de ses enfants. Ensuite, ce stade, on ne donne pas de résultats
nuant à travailler. Car les conflits de lorsque le malaise devient une vraie d’évaluation. Il est préférable de faire
valeurs sont très souvent aux sources source de souffrance, un travail sur en sorte que la personne verbalise la
des souffrances liées à l’authenticité. l’authenticité est possible, en abor- représentation de ses propres compé-
Enfin, la troisième dimension est la dant chacune des trois dimensions. tences et de ses centres d’intérêt, car
sensibilité au regard d’autrui. Plus
vous êtes dépendant du regard des

En consultation,
autres, plus il vous sera difficile d’être
authentique. À la limite, certaines
personnes qui font tout pour ne pas
déplaire, ou pour essayer de s’attirer
de la considération, ne peuvent on voit énormément
de personnes qui
jamais laisser parler leurs préférences
personnelles. Avec un risque de
conséquences lourdes pour le bien-

disent qu’elles ont


être personnel. C’est l’exemple des
personnes qui dissimulent leur homo-
sexualité pendant des années, voire
toute une vie (mais il peut s’agir de
n’importe quel autre phénomène,
l’homosexualité n’est qu’un exemple)
le sentiment de ne
se torturent souvent à cause du
regard des autres, et de la peur de pas être à leur place
N° 124 -Septembre 2020
55

c’est important pour la démarche de


Quand nous endossons
prise de conscience. Et puis, il est différents rôles en fonction
intéressant de confronter le point de des situations…
vue spontané de la personne avec le
point de vue validé par les tests d’ap-
titude, pour voir si elle se jauge bien.
Sont parfois ajoutés le point de vue
d’autres personnes, de proches, de
collègues. In fine, les regards sont
confrontés dans le dialogue avec le
professionnel qui accompagne le
patient. Cela livre finalement des
indicateurs de connaissance de soi
qui sont des repères importants pour
avancer. Pas d’authenticité sans
connaissance de soi !

Dans un deuxième
temps, comment travailler
concrètement sur Si le conflit entre le soi et lien avec ses besoins fondamentaux
la dimension de « vie « l’écosystème » est trop fort, Ces changements se construisent par
authentique », l’accord entre que faut-il faire ? le dialogue au sein de l’organisation.
les attentes, les valeurs et Lorsque les positions sont inconci-
la façon dont on gère sa vie ? liables, partir est parfois la seule solu- Enfin, comment fait-on
Il va s’agir d’amener la personne à tion, quitter son emploi, prendre son pour évoluer vers plus
détailler les « points de friction » entre envol, certes avec les risques que cela d’authenticité quand
ces différents aspects. Cela passe par comporte, mais aussi avec le bien- le problème vient d’une
des questionnements : est-ce que je être qui en résulte. Dans d’autres cas, trop grande dépendance
suis en phase avec ce que je les dysfonctionnements viennent de au regard d’autrui ?
suis ? Dans mon comportement avec problèmes de communication, liés au C’est un très gros problème. La plu-
mon conjoint, mes collègues, est-ce fait que le salarié n’a pas osé expri- part des gens n’osent pas être authen-
que je m’y retrouve ? Le sujet doit mer ses besoins, ou que le manage- tiques, même avec un professionnel
indiquer son accord avec différentes ment s’est montré peu empathique. qui leur garantit le secret profession-
propositions comme : « Je suis fidèle Dans ce cas, la régulation peut se nel. Si l’on vous demande de parler
à moi-même dans la plupart de situa- faire par des processus d’ajustement, d’un traumatisme qui a été lourd à
tions ». « Si je défends des valeurs voire de transformation d’un certain porter dans votre existence, vous
environnementales, est-ce que dans nombre de principes. Certaines entre- aurez tendance à le cacher, ou refuse-
mon quotidien je fais un tri sélectif, je prises sont ouvertes au fait de rez de vous confier. Les chercheurs
prends peu l’avion, etc.? » ; prendre en compte les évolutions anglophones utilisent le terme de self-
On mesure au bout du compte un liées aux besoins des salariés. concealment, ou « dissimulation de
score de vie authentique. Mais après, Prenons l’exemple d’un individu qui soi ». Pourtant, des études ont montré
pour le travail de fond, il faut une aime le contact avec les clients ou que le fait d’en parler est bénéfique et
approche systémique. Le thérapeute qui apprécie de voir ses collègues produit un renforcement du système
oiu le conseiller doit prendre en dans un environnement convivial. immunitaire. Mais on craint le regard
compte une série de paramètres : où Peut-être n’a-t-il pas encore réelle- des autres. Il y a la peur de parler de
vit la personne, avec quel environne- ment conscience de cela, mais le soi, la peur de la perte d’intimité.
ment social, dans quelle organisation voilà sur un site où il ne voit per- Même certaines personnes qui
travaille-t-elle, à quel management sonne, où il ne rencontre aucun demandent spontanément à être
est-elle confrontée ? Il faut aussi ana- client, et il ressent un malaise. Dans accompagnées vous parlent ensuite
© Getty Images/Michael Shumate

lyser les rôles prescrits à la personne ce type de situation il lui suffit parfois de la pluie et du beau temps, enrobent
par sa hiérarchie. Et si le patient a de dire qu’il aimerait bien un jour leurs propos, font tout pour ne pas
exprimé dans la partie « connaissance rencontrer les clients, ou aller voir évoquer leurs conflits internes. Elles
de soi » certains éléments qui sont comment travaille telle équipe. bottent en touche car en parler est
saillants, il est utile d’examiner si ces Même si tout l’environnement de tra- trop difficile, trop douloureux. Alors
éléments correspondent au fonction- vail ne se trouve pas remanié, c’est un elles cachent des événements diffi-
nement de son écosystème. début qui permettra d’être plus en ciles, des violences, des traumatismes

N° 124 -Septembre 2020


56 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME

« ÊTRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME EST UNE LIBÉRATION »

La reconnaissance
psychologiques ou des humiliations.
Ces personnes sont en quelque sorte
emprisonnées dans un cercle où elles
ne peuvent pas partager avec les
autres. Certaines font des tentatives de l’authenticité
comme pilier du bon
de rupture de ces cercles, sous la
forme de moments de vérité, de
coming-out, d’instants clés où l’on dit

fonctionnement des
qui on est. La vraie question à se
poser ici est alors : pourquoi avons-
nous si peur de dire la vérité ?

Quel est votre avis


sur la question ?
équipes de travail
Il y a une vraie réflexion à avoir sur
la société normative dans laquelle et des organisations est
un enjeu social majeur
nous vivons. Dans la sphère profes-
sionnelle, on constate depuis
quelques années une montée en puis-
sance des normes qui deviennent
étouffantes. Elles s’accompagnent de
contrôles, de règles et de jugements.
Si l’on regarde plus près de nous, il focaliser sur l’émotion que suscite la construire, mais que dans certains
existe aujourd’hui des règles qu’on nécessité de déclarer ces horaires en cas les autres peuvent être ceux qui
n’aurait jamais osé imaginer il y a bonne et due forme, et en attendant nous embastillent, qui nous enfer-
encore quelques mois. Ce contrôle vous n’allez pas consacrer votre éner- ment dans des modes de fonctionne-
normatif est particulièrement puis- gie au développement de la créativité ment qui ne sont pas les nôtres. Et il
sant dans les organisations. La pra- ou à l’écoute des autres. Vous n’ima- ajoutait souvent que c’est parce
tique du reporting, de l’évaluation, ginez pas le nombre de personnes qui qu’on le veut bien. On est inauthen-
du contrôle numérique est devenue sont prises dans une collision entre tique parce qu’on l’accepte. Dans un
un mode de gestion à part entière et leurs attentes et la réalité de leur vie de ses entretiens, il se demande
cela tue toute possibilité d’authenti- professionnelle, simplement parce d’abord si les humains sont prêts à se
cité chez les personnes. Les normes qu’ils passent un temps fou à présen- dévoiler vraiment, et répond que
ont un effet de curare psychologique. ter des rapports totalement formatés non. Sa conclusion est que dans nos
Face à cette manie du contrôle, beau- sous Powerpoint, les mêmes que sociétés nous restons très inauthen-
coup d’individus ont du mal à s’ajus- leurs collègues, en ayant conscience tiques. Pour nous, il reste trop com-
ter. Notamment quand ces normes de ne rien avoir à dire, et de venir à pliqué d’avouer un échec, de sortir
sont assorties de jugements et d’in- des réunions où tout le monde s’en- du système de la normativité.
jonctions, que ce soit de la part des dort et dont ils ressortent en ayant le
managers, ou de personnes de l’envi- sentiment de n’en avoir rien retiré. Ce que vous décrivez est
ronnement proche. Il devient très Parfois, uniquement pour pouvoir une sorte d’hypocrisie ?
difficile d’être authentique, de se justifier d’une activité et d’un salaire. Non, c’est plutôt de la peur. Les
connaître soi-même, car pour cela il C’est un fait de société qui a été décrit études de psychologie sociale
faut s’appuyer sur les autres mais de façon assez saisissante par l’es- montrent que les individus mentent
aussi être capable de s’affranchir de sayiste David Graeber dans son livre au moins entre trois et six fois par
leur avis. C’est un fait que je trouve Bullshit jobs. Rien de tout cela n’est jour. La question est : pourquoi ?
très frappant chez toutes les per- de nature à favoriser l’authenticité. Souvent, pour échapper à des
sonnes que j’accompagne. contraintes, à des jugements néga-
Pourquoi, finalement, tifs, à des conséquences négatives.
Pourquoi les normes acceptons-nous si facilement On invente une histoire, de peur se
empêchent-elles d’être les normes, au lieu de retrouver face à quelqu’un qui va
authentique ? chercher à nous réaliser ? nous agresser ou nous sanctionner.
Lorsque vous êtes constamment sou- C’était ce que voulait dire Sartre Les humains fonctionnent sociale-
mis à des obligations pour déclarer dans sa célèbre phrase : « L’Enfer, ment comme cela. Les gens sont très
des horaires de travail réalisés à tel c’est les Autres ». Il insistait sur le fait prudents, ne se dévoilent pas, disent
ou tel endroit, vous allez vous qu’on a besoin des autres pour se finalement assez rarement ce qu’ils

N° 124 -Septembre 2020


57

ont profondément au fond du coeur pour harcèlement, pour burn-out, un leurre de penser que l’on va trou-
ne parlent pas d’eux. elles mettent en place des politiques ver sur internet un questionnaire qui
de prévention des risques psychoso- va tout nous révéler sur qui nous
Que faudrait-il pour que nous ciaux, mais il faudrait que les diri- sommes. Ensuite, chaque individu a
devenions capables d’affronter geants et managers s’emparent besoin de temps, pour métaboliser,
le regard des autres et de nous davantage de ces questions. Des ten- comprendre ce qui se passe. Il faut
livrer tels que nous sommes ? tatives voient le jour, comme le mana- considérer le temps comme un allié.
C’est un vaste chantier. Dans le gement authentique. Des approches Après, il s’agit effectivement de défi-
monde du travail, les problèmes d’au- managériales visent à favoriser la nir ses priorités. Cela implique un
thenticité sont visibles en prévention reconnaissance de l’authenticité travail de discernement, un vrai tra-
tertiaire, c’est-à-dire quand il est déjà comme pilier pour le bon fonctionne- vail cognitif et intellectuel. On ne
presque trop tard pour préserver l’in- ment des équipes de travail et des peut pas tout faire dans une vie, on a
dividu d’une crise. Alors évidem- organisations. Cela peut être enseigné des limites physiques, financières,
ment, plus on intervient tôt, mieux dans les écoles de management, et techniques… Enfin, il faut oser. L’élan
cela vaut. C’est-à-dire à l’école. Un nous allons, je l’espère, être en pro- à avoir dans la vie va de pair avec
jour on fera une critique sévère de gression constante sur ces questions. certains risques. Car vivre en accord
nos systèmes éducatifs. Dans la Mais attention à ne pas faire semblant avec soi-même est une libération.
conception des programmes il serait d’être authentique. En entreprise, les Actuellement nous entrons dans une
bien d’accorder beaucoup plus de salariés s’en rendent compte et se période paralysante. On nous
place à ce que c’est que d’être un sentent alors floués. annonce des chiffres de chômage
citoyen du monde, comment vivre gigantesques, une pandémie qui ne
avec les autres, comment mieux se Quels conseils donneriez va jamais s’arrêter, alors affirmons
connaître soi-même, cela devrait être vous à ceux qui veulent avec force que tout n’est pas
l’objet d’une matière à part entière changer pour aller vers condamné. Au contraire, arriver à
pour se construire et aider ses conci- plus d’authenticité ? restaurer la confiance chez nos conci-
toyens à faire de même. Mon premier conseil est de ne pas toyens est primordial, et cela passe
Aujourd’hui, les entreprises bougent rester isolé, mais au contraire de dia- aussi par une autre façon d’interagir,
timidement sous la pression judiciaire loguer. Nous nous construisons et notamment entre employeurs et
et médiatique. Après des plaintes existons à travers le dialogue. C’est salariés.

La confiance est-elle la clé


Quand les normes de l’authenticité ?
professionnelles Bien sûr. Pour être authentique il faut
posent question… être en confiance. Ne pas avoir peur
d’être jugé. Nous devons créer une
société de la confiance. Avec les
manifestations aux États-Unis et en
France autour des violences poli-
cières, on a beaucoup parlé du
racisme : c’est un aspect du problème
mais en se focalisant là-dessus, on
traite l’écume – pas la vague. Il y a
une question beaucoup plus pro-
fonde qui est la question des rapports
entre les humains. Comment, en tant
qu’humain, gère-t-on cette question
du rapport aux autres et de notre
propre vision qu’on cherche souvent
à leur imposer ? La société de la sur-
© Getty Images/Harold Lee Miller

veillance qui s’annonce montre que


nous n’avons pas encore franchi ce
cap qui permet de renoncer à contrô-
ler les autres. Semons la confiance,
nous récolterons l’authenticité.
Propos recueillis
par Sébastien Bohler

N° 124 -Septembre 2020


58 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME

L’AUTHENTICITÉ
EST-ELLE
ILLUSOIRE ?
Être authentique suppose que chacun
de nous aurait un « vrai soi » en accord
avec lequel il s’agirait de vivre. Or, rien
n’est moins sûr. Mais, malgré tout, croire
en l’authenticité aiderait à aller de l’avant.

Par Scott Barry Kaufman, psychlogue


à l’université Columbia de New York.

L’ authenticité est l’une des


caractéristiques les plus appréciées dans
notre société. Depuis le berceau les enfants
apprennent à être simplement « eux-mêmes », et
les adultes peuvent choisir parmi un grand
nombre de livres d’autoassistance qui leur disent
à quel point il est important d’entrer en contact
avec leur « vrai moi ». Tout le monde considère
que l’authenticité est une chose à la fois réelle
et sérieuse, et qu’elle vaut la peine d’être culti-
vée. D’ailleurs, la science de l’authenticité a fait

N° 124 -Septembre 2020


© Shutterstock.com/Frankie’s

N° 124 -Septembre 2020


59
60 DOSSIER VIVRE EN ACCORD AVEC SOI-MÊME
L’AUTHENTICITÉ EST-ELLE ILLUSOIRE ?

un bond ces dernières années, à travers des cen- évaluer l’authenticité, que ce soit en soi ou chez
taines d’articles de journaux, de conférences et les autres. »
d’ateliers. Cependant, plus les chercheurs ont Mais alors, quel est donc ce « vrai moi » dont
placé l’authenticité sous la loupe de leur micros- les gens parlent toujours, et sur lequel il s’agirait
cope, plus les eaux de l’authenticité sont deve- de plaquer nos actions pour accéder à l’authenti-
nues troubles… Bien des idées communes sur cité ? D’autres études suggèrent que ce que les
l’authenticité sont en train d’être battues en individus appellent leur « vrai moi » ne serait en
brèche, et à vrai dire il semble bien que le réalité que l’ensemble des aspects d’eux-mêmes
concept lui-même soit problématique. qui leur permettent de se sentir le mieux possible
(voir l’article page 44).
L’AUTHENTICITÉ ? VIS-À-VIS DE QUI ?
L’un des grands problèmes de l’authenticité SAUVER LE MONDE OU MANGER DES CHIPS ?
est le manque de consensus qui règne, tant au Partout dans le monde, les humains font
sein du grand public que parmi les psycholo- preuve d’un préjugé de positivité de l’authenti-
gues, sur ce que signifie réellement pour une cité : ils incluent leurs qualités les plus positives
personne ou une chose d’être authentique. et morales – telles que la gentillesse, le don et
S’agit-il de suivre ses désirs profonds, ou les l’honnêteté – dans leurs descriptions de leur vrai
convenances sociales, ou encore des comman- moi. Les gens jugent leurs comportements posi-
dements éthiques (voir l’article page 44) ? En tifs plus authentiques que leurs comportements
outre, pratiquement toutes les mesures de l’au- négatifs, même si les premiers comme les seconds
thenticité reposent sur des questionnaires, correspondent à leurs caractéristiques et à leurs
mesures d’autoévaluation ; or les gens ne savent désirs personnels. Plus déconcertant encore, il
souvent pas quelles sont leurs motivations pro- s’avère que le sentiment d’authenticité de la plu-
fondes. Mais le problème le plus épineux de tous part des personnes n’a pas grand-chose à voir
est peut-être la notion de « vrai soi ». Le psycho- avec le fait d’agir en accord avec leur nature
thérapeute humaniste Carl Rogers a fait remar-
quer que de nombreuses personnes qui suivent
une psychothérapie sont tourmentées par la
question : « Qui suis-je vraiment ? » Alors que les
gens passent tellement de temps à chercher leur
Les individus ont
vrai moi, la dure réalité est que tous les aspects
de votre esprit font partie de vous. Il est prati- tendance à se sentir
plus authentiques
quement impossible de citer un seul comporte-
ment intentionnel qui ne reflète pas une partie
de votre constitution psychologique, qu’il

lorsqu’ils agissent de
s’agisse de vos dispositions, attitudes, valeurs
ou objectifs. Par exemple, lorsque vous avez le
choix entre aider une personne dans le besoin
ou aller regarder un bon film, les deux motiva-
tions font partie de votre cognition, il n’y en a
pas une qui vous « ref léterait » moins que
manière socialement
l’autre. Si chaque partie de votre cognition fait
partie de votre soi, il devient très difficile de
distinguer un vrai soi d’un prétendu « faux soi ».
souhaitable…
Cela crée un réel problème pour l’investigation
scientifique d’un concept tel que l’authenticité. réelle. La réalité semble être à l’opposé : la plu-
Comme le concluent les professeurs de psycho- part des gens ont tendance à se sentir plus
logie Katrina Jongman-Sereno et Mark Leary de authentiques lorsqu’ils vivent les mêmes expé-
l’université Duke, dans leur récent article « The riences, quelle que soit leur personnalité unique.
Enigma of Being Yourself » : « Compte tenu de la En particulier, nous avons tous tendance à nous
complexité de la personnalité des êtres humains, sentir plus authentiques lorsque nous nous sen-
deux actions apparemment incompatibles tons satisfaits, calmes, aimants, enthousiastes,
peuvent être très congruentes. Les gens sont libres, compétents, attentifs au moment présent
tout simplement trop complexes, à multiples et ouverts à de nouvelles expériences. En d’autres
facettes et souvent en conflit pour que le concept termes, nous avons tendance à nous sentir plus
d’un vrai moi unitaire soit une norme utile pour authentiques lorsque nos besoins sont satisfaits

N° 124 -Septembre 2020


61

et que nous nous sentons auteurs et propriétaires Et pourtant, bien qu’il ne semble pas y avoir
de nos expériences subjectives. Pas lorsque nous de véritable moi, le concept en lui-même peut
« sommes simplement nous-mêmes ». néanmoins encore avoir une fonction utile. La
Une autre observation contre-intuitive est que science de l’authenticité montre que le fait de se
les individus ont tendance à se sentir plus authen- sentir en contact avec son vrai soi (même s’il
tiques lorsqu’ils agissent de manière socialement n’existe pas vraiment) est un prédicteur puissant
souhaitable, et non lorsqu’ils vont à l’encontre des de nombreux indicateurs de bien-être. Le fait de
diktats culturels (car c’est ainsi que l’authenticité garder l’idée de son vrai soi à l’esprit peut alors
est généralement présentée). D’un autre côté, nous jouer un rôle important dans la création de sens
avons tendance à nous sentir inauthentiques et peut servir de guide utile pour évaluer si vous
lorsque nous nous sentons socialement isolés ou êtes à la hauteur de votre idéal de vie agréable.
que nous avons l’impression de ne pas être à la Après tout, je crois qu’il y a en chacun de nous
hauteur des autres. le meilleur de soi – comprenez par là certains
aspects de notre personnalité qui sont sains, créa-
LE BIAIS DE DÉSIRABILITÉ tifs et axés sur la croissance, et qui nous donnent
Il est logique que le sentiment d’authenticité le sentiment d’être plus connectés à nous-mêmes
soit aussi fortement lié à l’évaluation sociale, si l’on et aux autres. Je dirais qu’entrer en contact avec
considère l’importance de la réputation et de l’ac- votre meilleur moi et réaliser intentionnellement
quisition d’un rôle unique au sein d’un groupe au vos potentialités les plus créatives et les plus
cours de l’évolution humaine. Cela peut également orientées vers le développement de nos qualités
expliquer pourquoi l’évaluation de l’authenticité et de celles des autres est un objectif bien plus
des personnes est si fortement liée à leur moralité valable que de passer toute votre vie à essayer de
et à leurs objectifs les plus importants. Se compor- trouver votre seul vrai moi.
ter de manière cohérente par rapport à ses objec-
tifs « supérieurs » (comme annoncer son engage- S’ACCEPTER POUR CHANGER
ment récent dans une cause humanitaire) est C’est de ce point de vue qu’on pourrait parler
généralement perçu comme plus authentique par de saine authenticité. L’authenticité saine ne
soi-même et par les autres que de regarder authen- consiste pas à dire tout ce qui vous passe par la
tiquement Netflix en mangeant un paquet de tête ou à réaliser toutes vos potentialités, y com-
Bibliographie
chips. Même si, désolé de le dire, les deux compor- pris vos pulsions les plus sombres. Au contraire,
tements sont en réalité une partie de vous. Par une saine authenticité, comme celle qui vous aide
R. F. Baumeister,
conséquent, ce que les personnes pensent être leur à devenir une personne à part entière, implique
Stalking the true self
véritable identité serait plus vraisemblablement ce through the jungles d’accepter et de prendre la responsabilité de votre
qu’elles aimeraient qu’on pense d’elles. Selon le of authenticity : être tout entier comme une voie vers la croissance
psychologue social Roy Baumeister, nous nous Problems, contradictions, personnelle et des relations significatives.
sentons vraiment très authentiques et satisfaits inconsistencies, L’authenticité saine est un processus continu de
lorsque les autres nous voient réellement comme disturbing findings découverte, qui implique la conscience de soi,
nous voulons être vus, et lorsque nos actions nous — and a possible way l’honnêteté, l’intégrité avec vos valeurs les plus
permettent d’établir, maintenir et jouir de cette forward, Review of consciemment choisies et vos objectifs les plus
réputation. Si vous repensez aux moments où vous General Psychology, élevés, ainsi qu’un engagement à cultiver des
vous êtes senti le plus authentique dans votre vie vol. 23, pp. 143-154, 2019. relations sincères. Tant que vous vous efforcez de
(en étant vraiment honnête avec vous-même), K. P. Jongman-Sereno grandir dans la direction de ce que vous voulez
vous conviendrez probablement qu’il y a une et M. R. Leary, Self- vraiment être, cela pourrait bien être qualifié
bonne part de vrai là-dedans. À l’inverse, perceived authenticity d’authentique, que vous soyez ou non « qui vous
Baumeister affirme que lorsque les individus ne is contaminated by êtes » en ce moment même. Le premier pas vers
the valence of one’s
parviennent pas à atteindre la réputation qu’ils une saine authenticité consisterait alors à se
behavior, Self and
désirent, ils rejettent leurs actions comme étant Identity, vol. 15, débarrasser de ses préjugés positifs et à se voir
inauthentiques, comme ne reflétant pas leur vrai pp. 283-301, 2016. tel que l’on est, dans toute notre contradiction et
moi (« Ce n’est pas ce que je suis »). Et il fait remar- nos complexités. L’acceptation totale ne signifie
G. N. Rivera et al.,
quer : « Comme exemples courants autour de nous, pas que vous aimez tout ce que vous voyez, mais
Understanding the
ce rejet semble être au centre de nombreux appels relationship between que vous avez fait le premier pas le plus impor-
publics lancés par des célébrités et des hommes perceived authenticity tant pour devenir réellement la personne que
politiques pris en flagrant délit d’abus de drogues and well-being, Review vous souhaitez le plus devenir. Comme l’a noté le
illicites, de relations sexuelles condamnables, de of General Psychology, psychologue Carl Rogers, « le curieux paradoxe
détournement de fonds ou de corruption, et vol. 23, pp. 113-126, 2019. est que lorsque je m’accepte tel que je suis, alors
d’autres actions portant atteinte à la réputation. » je peux changer ». £

N° 124 -Septembre 2020


62 ÉCLAIRAGES
p. 72 Le miroir aux alouettes des tests de personnalité p. 76 Young Adult ou la conviction délirante d’être aimé

Les femmes et
ont-ils des personnalités
Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia
de New York et journaliste scientifique. Il tient le blog de Scientific
American « Beautiful Minds » et anime « The Psychology Podcast ».

Les hommes et les femmes sont égaux, mais


cela ne veut pas dire qu’ils soient identiques.
De nouvelles études en psychologie
pointent effectivement des différences
de personnalité entre les sexes,
et les résultats sont si solides qu’il
est désormais difficile de les ignorer.

EN BREF
£ La question anime
de nombreux débats
depuis longtemps :
hommes et femmes
ont-ils des personnalités
distinctes ?
£ De nouvelles
études scientifiques,
statistiquement
rigoureuses et de large
ampleur, apportent
des éléments de réponse
indéniables : il existe
bien des différences
– statistiques, et non
individuelles ! – entre
les sexes.
£ Mais leurs origines
ou leurs implications
ne doivent pas être
mal interprétées ! Rien
ne justifie les stéréotypes
de genre, ni les
discriminations.

N° 124 -Septembre 2020


63

les hommes
différentes ?

P eu de sujets en psychologie
sont plus controversés que les différences entre
les sexes. Il est possible de classer les débats en
deux grandes catégories : la description des dif-
férences entre les sexes, y compris l’ampleur et la
variabilité de ces distinctions pour une multitude
de traits physiques et psychologiques ; et les ori-
gines et le développement des différences entre
les sexes, y compris l’interaction complexe des
facteurs sociaux, culturels, génétiques et biolo-
giques, qui influent sur ces différences.
Il règne un certain flou entre ces deux axes,
l’un descriptif, l’autre explicatif. Les scientifiques
mettant l’accent sur les facteurs socioculturels
dans leurs études ont tendance à conceptualiser
les différences entre les sexes comme étant
minimes et craignent qu’en les exagérant les
« foudres de l’enfer » s’abattent sur la société.

Étant donné les recherches déjà menées sur ce sujet, j’ai


intentionnellement utilisé l’expression « différences de sexe » dans cet
article, plutôt que « différences de genre », sachant que le sexe est défini
comme un ensemble de traits physiques (par exemple, les chromosomes X
et Y, les gonades, les hormones et les organes génitaux) qui se retrouvent
chez environ 99,98 % des êtres humains (voir L. Sax, J. Sex Res., vol. 39,
pp. 174-178, 2002). Bien sûr, cela ne signifie pas que je suggère que les
exceptions à la « binarité » (ou « bicatégorisation ») du sexe sont sans
© Shutterstock.com/AnastasiaSonne

importance, car je crois fermement que toutes les variations d’identité


de genre et d’orientation sexuelle peuvent se prêter à des recherches
scientifiques et méritent d’être étudiées dans toute leur richesse. De plus,
je pense qu’il est intéressant et nécessaire de se demander dans quelle
mesure il existe des différences de personnalité entre les genres,
en particulier parmi les nombreuses identités de genre distinctes que les
gens adoptent ces dernières années. Je serais donc aussi certainement
très intéressé de découvrir plus d’études sur ces questions.

N° 124 -Septembre 2020


64 ÉCLAIRAGES Psychologie
LES FEMMES ET LES HOMMES ONT-ILS DES PERSONNALITÉS DIFFÉRENTES ?

Quant à ceux qui mettent l’accent sur les l’impression que les différences de personnalité
influences biologiques, ils insisteraient plutôt sur entre les sexes n’existent pas, alors qu’en réalité
le fait que les différences de personnalité et de elles sont bel et bien là.
comportement peuvent être assez marquées. Prenons un exemple. En moyenne, les
Bibliographie
Je pense que ce flou entre approche descrip- hommes et les femmes ne diffèrent pas beaucoup
tive et approche explicative a longtemps freiné ce en matière d’extraversion. Mais, au niveau infé-
T. Kaiser et al.,
domaine de recherche et faussé les débats publics rieur, on constate que les hommes sont globale-
Global sex differences
sur ces questions à la fois complexes et sensibles. ment plus assertifs (un trait de l’extraversion qui in personality :
Afin d’apporter des changements véritables et désigne une manière de s’affirmer) que les Replication with an open
durables, qui aient réellement un effet sur des femmes, alors que ces dernières sont en moyenne online dataset, Journal
résultats souhaitables, notre connaissance de la plus sociables et amicales (un autre aspect de of Personality, vol. 88,
réalité doit être aussi précise que possible. Dans l’extraversion). Alors, à quoi ressemble la person- pp. 415-429, 2020.
cet article, je me concentre donc sur le domaine nalité des hommes et des femmes lorsqu’on E. M. Giolla
de la personnalité, qui a fait des progrès vraiment approfondit un peu les choses, au-delà des cinq et P. J. Kajonius,
fascinants depuis quelques années seulement. J’y grandes dimensions de base ? Sex differences
soutiens que, même si la science a encore un long in personality are larger
chemin à parcourir pour approfondir ses connais- DES HOMMES PLUS DOMINANTS in gender equal
sances des interactions complexes de la nature et Les hommes apparaissent comme, en countries : Replicating
de la culture à l’origine de ces dissemblances, il moyenne, plus dominants, assertifs, enclins à la and extending
est néanmoins temps de prendre au sérieux les prise de risques, en quête de sensations fortes, a surprising finding,
International Journal
différences de personnalité entre les sexes. tenaces, émotionnellement stables, manipula-
of Psychology, vol. 54,
teurs et ouverts aux idées abstraites. Ils obtien- pp. 705-711, 2019.
LES PERSONNALITÉS DES HOMMES, draient aussi de meilleurs scores en matière
ET CELLES DES FEMMES d’autoévaluation de leur intelligence, selon N. E. Anderson et al.,
Machine learning
Un large corpus d’études bien construites a
of brain gray matter
brossé un tableau assez cohérent des différences differentiates sex in a
de personnalité entre les sexes, qui apparaissent large forensic sample,
remarquablement homogènes d’une culture à Toutefois, il convient de noter que les hommes Hum. Brain Mapp.,
l’autre. Par exemple, celle de Jacob Hirsh, de présentent généralement une plus grande variabilité vol. 40, pp. 1496-
l’université de Toronto, et ses collègues en 2011, que les femmes dans les scores de capacité 1506, 2019.
cognitive globale (voir S. van der Sluis et al.,
mais il y en a bien d’autres (voir la bibliogra- J. Xin et al., Brain
Intelligence, vol. 36, pp. 48-67, 2008).
phie). Ainsi, il s’avère que les différences entre differences between
les sexes les plus répandues se situent au niveau men and women :
de ce qu’on appelle en psychologie différentielle Evidence from deep
les sous-dimensions des cinq grandes dimen- Sophie von Stumm, de l’université de Londres, et learning, Front. Neurosci.,
sions de la personnalité (décrites dans le modèle ses collègues, même s’il n’existe pas vraiment de vol. 13, p. 185, 2019.
dit des Big Five), et non au niveau de ces grandes différences entre les sexes pour l’intelligence M. Del Giudice et al., The
dimensions elles-mêmes. générale. Ils ont également tendance à former distance between Mars
Commençons donc par expliquer ce qu’est le des groupes plus importants et compétitifs, dans and Venus : Measuring
modèle à cinq dimensions d’analyse de la person- lesquels les hiérarchies sont souvent stables et les global sex differences in
nalité (voir la figure page ci-contre). Aujourd’hui, relations individuelles ne nécessitent que peu personality, Plos One,
vol. 7, art. e29 265, 2012.
ce modèle des Big Five, le plus solidement établi d’investissement émotionnel. En termes de style
en psychologie, repose sur cinq dimensions : de communication, les hommes utiliseraient sou- R. A. Lippa, Gender
l’extraversion, le névrosisme, l’agréabilité, la vent un discours plus affirmé et sont susceptibles differences in personality
conscienciosité (qui décrit une tendance à agir de d’interrompre plus souvent les gens (hommes et and interests : When,
where, and why ?,
façon consciencieuse, méticuleuse et planifiée) et femmes) – en particulier, de façon intrusive –, ce
Social and Personality
l’ouverture aux expériences. Mais chacune de ces qui peut être interprété comme une forme de Psychology Compass,
dimensions de la personnalité se décompose elle- comportement dominant. vol. 4, pp. 1098-1110, 2010.
même en plusieurs sous-dimensions, encore Bien entendu, tous les hommes ne présentent
S. von Stumm et al.,
appelées « facettes » ou traits. Et lorsqu’on exa- pas forcément un niveau élevé de tous ces traits. Decomposing self-
mine les diverses facettes spécifiques de chacune Cependant, cela ne contredit pas les résultats estimates of intelligence :
de ces dimensions, on s’aperçoit alors qu’il y a d’ensemble. Par exemple, je peux reconnaître Structure and sex
certains traits qui qualifient mieux les hommes que je suis un homme aux traits de personnalité differences across 12
(en moyenne), tandis que d’autres caractérisent à la fois extrêmement masculins et extrême- nations, Br. J. Psychol.,
mieux les femmes (en moyenne), de sorte que les ment féminins, mais que mon expérience per- vol. 100, pp. 429-442, 2009.
différences générales s’annulent. D’où sonnelle n’invalide pas les conclusions

N° 124 -Septembre 2020


65

AGRÉABILITÉ CONSCIENCE NÉVROSISME OUVERTURE À EXTRAVERSION


L’EXPÉRIENCE
– Confiance – Compétence – Anxiété – Chaleur
NS

– Franchise – Ordre et méthode – Colère - hostilité Ouverture : – Sociabilité


O
SI

– Altruisme – Sens du devoir – Dépression – aux rêveries – Assertivité


EN

– Conciliation – Recherche – Timidité sociale – à l’esthétique – Activité


ns
M

– aux sentiments
sio
DI

– Modestie de la réussite – Impulsivité – Recherche


en

– Sensibilité – Autodiscipline – Vulnérabilité – aux actions de sensations


im

– aux idées
-d

– Délibération – Émotions positives


us

– aux valeurs
So

générales. Voilà pourquoi je vais continuer à Les cinq dimensions Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pour-
de la personnalité
insister sur le terme « en moyenne »… sont l’extraversion, rait penser, pour toutes ces facettes de la person-
De leur côté, selon les analyses de personna- l’agréabilité, nalité, les différences entre les sexes ont tendance
lité, les femmes ont en moyenne tendance à être la conscience, à être plus importantes – et non plus faibles ! –
le névrosisme
plus sociables, sensibles, chaleureuses, compatis- (ou l’instabilité dans les pays plus individualistes et égalitaires.
santes, polies, anxieuses, ouvertes à l’esthétisme, émotionnelle) On pourrait objecter que, dans la plupart de ces
et à douter d’elles-mêmes. D’une manière géné- et l’ouverture études, beaucoup de ces différences de traits ne
à l’expérience. Chaque
rale, les femmes sont davantage intéressées par dimension comprend sont pas énormes, et on aurait raison si on arrê-
les relations intimes, coopératives et dyadiques, différents traits de tait là notre analyse… Mais ces dernières années,
personnalité ; ici,
par les émotions, par les hiérarchies instables et ceux du questionnaire il est devenu de plus en plus évident que, lorsqu’on
les normes égalitaires. Quand une agression sur- NEO-PI-3. Chaque examine la gestalt, ou « structure », globale de la
vient, elle se résout plus souvent de façon indi- individu est unique personnalité, en tenant compte de la corrélation
et se caractérise par
recte et peu conflictuelle. Peut-être parce que les une combinaison de ces entre les traits, les différences entre les sexes
femmes feraient en général preuve de meilleures traits qui lui est propre. deviennent d’autant plus frappantes.
aptitudes à la communication, en présentant de
plus grandes facultés verbales et de décodage du LA « STRUCTURE » DE LA PERSONNALITÉ
comportement non verbal d’autrui. APPARAÎT DIFFÉRENTE…
La personnalité est multidimensionnelle (elle
DES FEMMES PLUS SOCIABLES se compose de plusieurs traits ou variables), ce
Elles utiliseraient également un discours plus qui a des implications pour le calcul des diffé-
réservé, mais seraient plus expressives dans leurs rences entre les sexes. Des divergences relative-
mimiques faciales et leur langage corporel (bien ment faibles entre plusieurs traits peuvent en
que les hommes aient tendance à adopter une pos- effet s’additionner pour donner des différences
ture plus expressive et plus ouverte). En moyenne,
les femmes ont en outre tendance à sourire et à
pleurer plus fréquemment que les hommes
(comme l’ont montré, en 2011, D. A. van Hemert, Une exception notable est le trait concernant « l’intérêt porté aux individus par
du TNO, au Pays-Bas, et ses collègues), bien que rapport à l’intérêt pour les choses ». Les différences entre les sexes pour cette
facette sont en fait assez importantes, certaines grandes études ayant trouvé plus
ces effets dépendent beaucoup du contexte, et que
d’un écart-type de divergence entre les hommes et les femmes, en moyenne, pour
ces différences soient bien plus importantes ce trait (voir R. A. Lippa, Archives of Sexual Behavior, vol. 37, pp. 173-187, 2008 ;
lorsque les hommes et les femmes croient être M. L. Morris, J. Couns. Psychol., vol. 63, pp. 604-615, 2016).
observés que lorsqu’ils se retrouvent seuls.

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66 ÉCLAIRAGES Psychologie
LES FEMMES ET LES HOMMES ONT-ILS DES PERSONNALITÉS DIFFÉRENTES ?

substantielles lorsqu’on les considère comme un


profil global de traits. À ce stade, je pourrais voir quelqu’un s’inquiéter du fait que cette découverte
Prenez le visage humain, par exemple. Si nous prive, d’une certaine façon, de notre individualité, à savoir de l’essence
vous ne choisissez qu’un trait particulier du qui transcende notre sexe biologique. Mais je pense que cette crainte n’est pas
visage, comme la largeur de la bouche, la hau- fondée. Après tout, il existe maintenant des applications très élaborées grâce
teur du front ou la taille des yeux, vous aurez du auxquelles vous pouvez changer le sexe de votre visage, tout en restant pourtant
mal à différencier un visage masculin d’un reconnaissable. Je crois que le fait de conserver son individualité ne contredit pas
les classifications générales qui permettent de déterminer le sexe d’une personne
visage féminin. Tout simplement parce que vous
selon ses caractéristiques physiques.
ne savez pas distinguer un globe oculaire mas-
culin d’un féminin. Pourtant, en examinant la
combinaison des caractéristiques faciales, on est
capable de produire deux groupes très distincts
de visages, l’un masculin, l’autre féminin. En Il est certain que l’approche statistique multivariée, qui consiste à considérer
fait, n’importe quelle personne peut déterminer la personnalité dans son ensemble, avec ses multiples variables ou traits, n’est
le sexe d’un individu à partir de photographies, pas toujours meilleure qu’une approche univariée, ne tenant compte que d’une
avec une précision supérieure à 95 %, comme seule variable. Tout dépend du contexte et de ce que vous essayez de prévoir,
ainsi que de vos objectifs de prédiction. Par exemple, si ce que vous souhaitez
l’ont montré, en 1996, Vicki Bruce, de l’univer-
prédire repose clairement sur un sous-ensemble particulier de traits, alors
sité de Nottingham, et ses collègues. La question le simple fait d’ajouter des caractéristiques supplémentaires dans le modèle
est donc : en est-il de même dans le domaine de peut produire un effet illusoire. Cependant, l’approche multivariée fait l’objet
la personnalité ? de quelques critiques qui ne tiennent pas vraiment la route (voir M. Del Giudice,
La réponse, fort intéressante, est « oui » ! Il est Evolutionary Psychology, vol. 11, pp. 1067-1076, 2013). L’une d’elles concerne le fait
en effet possible de calculer une grandeur, appe- qu’une approche multivariée de la personnalité ne dit rien de probant, car il n’est
lée D, qui résume comment deux groupes se dis- pas correct d’associer des traits dans une analyse multivariée. C’est une critique
tinguent l’un de l’autre statistiquement. Cette justifiée dans les domaines où existe un enchevêtrement de traits qui ne vont
mesure vous permet de prendre en compte la pas vraiment ensemble ou n’ont rien à voir les uns avec les autres. Mais cela
façon dont tous les traits de personnalité tendent ne s’applique pas à la personnalité : une pléthore de recherches à travers les
cultures ont montré que la personnalité a bien une structure corrélationnelle
à être corrélés, ou liés, les uns aux autres dans la
(avec de multiples variables corrélées les unes aux autres). Toutefois, bien
population générale. Par exemple, les individus entendu, si vous ajoutez des variables non pertinentes, comme la pointure,
consciencieux sont aussi souvent plus stables sur l’orientation politique ou la taille, aux données de personnalité, vous obtiendrez
le plan émotionnel. Ainsi, si vous rencontrez une une distinction artificiellement grande entre les sexes, qui ne serait pas du tout
personne très consciencieuse, mais également significative ni pertinente. Mais les études sur le sujet ne sont pas menées ainsi.
très névrosée, celle-ci se distingue davantage (et Une deuxième critique est que plus vous introduisez de traits dans une analyse
a un profil de personnalité plus inhabituel), étant multivariée, plus les effets sont importants. Ce qui n’est pas très intéressant…
donné la structure corrélationnelle de la person- Bien que cette critique soit vraie – techniquement parlant, plus vous ajoutez
nalité. Et avec plus de traits, cela devient encore de caractéristiques, plus les différences augmentent et ne diminuent jamais –,
plus intéressant… En effet, vous avez alors une il est tout simplement faux de dire que ces différences s’accroissent au même
rythme. Comme l’analyse multivariée tient compte de la corrélation entre les
combinaison de caractéristiques, ou variables,
variables, l’ajout de nouveaux traits de personnalité a finalement moins d’effet,
qui sont moins attendues, et donc plus informa- car ces derniers deviennent de plus en plus redondants.
tives, parce qu’elles vont à l’encontre de la struc-
ture corrélationnelle globale de la personnalité.

DE GRANDES ÉTUDES l’une de ces études, publiée en 2020, Tim Kaiser,


MULTIVARIÉES DE LA PERSONNALITÉ Marco Del Giudice et Tom Booth ont analysé les
À ce jour, quatre études à grande échelle se personnalités de 31 637 personnes dans un cer-
sont fondées sur cette méthodologie dite « multi- tain nombre de pays anglophones. La mesure
variée » (voir la Bibliographie). Toutes ont été des différences de personnalité entre les sexes
menées dans diverses cultures et rendent était de D = 2,10 (et de D = 2,06 pour les États-
compte d’une analyse précise des traits de per- Unis seulement). Pour replacer ce chiffre dans
sonnalité (et non de ses cinq grandes dimen- son contexte, un D = 2,10 signifie une précision
sions). Toutes aboutissent à la même conclusion : de classification de 85 %. En d’autres termes,
lorsqu’on examine la structure globale de la leurs données suggèrent que la probabilité qu’un
personnalité humaine, on constate une diffé- individu choisi au hasard soit correctement
rence frappante entre les profils de personnalité classé comme homme ou femme en connaissant
masculins et féminins. son profil de personnalité global est de 85 %
À quel point ? Eh bien, en fait, les différences (après correction du manque de fiabilité des
entres les sexes sont vraiment majeures. Dans tests de personnalité).

N° 124 -Septembre 2020


67

Conformément à des études antérieures, les pathogènes et une plus grande égalité entre les
chercheurs ont également constaté que les traits sexes, qui présentent – paradoxalement, d’une
suivants sont les plus présents chez les femmes certaine façon – les plus grandes différences de
lorsqu’ils sont considérés séparément du reste de personnalité entre les sexes au niveau mondial.
la structure globale de la personnalité : sensibi- En particulier, ce sont dans les pays scandi-
lité, tendresse, affection, anxiété, appréciation de naves (très égalitaires dans leur culture et leur
la beauté et ouverture au changement. Chez les politique du genre) que les différences de person-
hommes, ce sont la stabilité émotionnelle, l’affir- nalité entre les sexes sont plus importantes que
mation de soi ou la domination, le dévouement, la moyenne ! C’est aussi le cas aux États-Unis, au
le conservatisme et le conformisme à la hié- Canada, en Australie, au Royaume-Uni et dans
rarchie sociale et à la structure traditionnelle. certains pays d’Europe du Nord et de l’Est.
Ces résultats ont été confirmés ensuite par les
trois autres études récentes, dont celle concer- DE LA RUSSIE AU PAKISTAN
nant près d’un million de personnes dans cin- Parmi les pays présentant les plus faibles dif-
quante pays. En utilisant différents tests de per- férences de personnalité entre les sexes dans le
sonnalité et en calculant la moyenne de tous les monde, on trouve plusieurs pays d’Asie du Sud-
pays, Kaiser a trouvé un D = 2,16, ce qui est très Est. Il est certain qu’il n’existe pas de corrélation
similaire à la taille de l’effet observé dans les pays parfaite entre les pays plus développés et égali-
anglophones. Bien sûr, des variations existent taires et les différences de personnalité entre les
d’une culture à l’autre, et il semblerait que ce sexes (par exemple, la Russie affiche la plus
soient les pays les plus développés et les plus indi- grande différence avec D = 2,48). Mais même le
vidualistes, avec une plus grande disponibilité Pakistan, le pays où les différences entre les sexes
alimentaire, une moindre prévalence d’agents dans la personnalité globale sont les plus faibles
au monde selon cette étude, affiche un D = 1,49.
Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien, si l’on
Notons que Kaiser a constaté (Personnality and Individual Differences, vol. 148,
cherche dans le monde entier le pays ayant la
pp. 67-72, 2019), après avoir tenu compte de certains facteurs de confusion liés à
l’écoanxiété (l’angoisse provoquée par les problèmes environnementaux), que plus petite différence de personnalité globale
seuls la prévalence des agents pathogènes, la disponibilité alimentaire et entre les sexes, la précision de la classification est
l’individualisme culturel étaient encore corrélés aux différences de personnalité entre déjà de 77 % : on distinguerait un homme d’une
les sexes, c’est-à-dire que le lien entre l’égalité des sexes dans le pays et les femme selon sa personnalité avec une précision
différences de personnalité entre les sexes disparaissait en tenant compte de ces minimale de 77 % !
facteurs de confusion. Kaiser conclut que « les corrélations obtenues entre les plus Ces chiffres concordent avec un certain
grandes différences de personnalité entre les sexes et l’égalité des sexes seraient nombre d’études classant des données céré-
donc dues à l’écoanxiété ». brales. En appliquant une analyse multivariée
sur l’ensemble du cerveau, les chercheurs sont
aujourd’hui capables de déterminer si un cer-
Bien que de nombreuses études sur le cerveau aboutissent à des résultats veau est masculin ou féminin avec une précision
similaires, quelqu’un pourrait me rétorquer : « Mais alors que dire de l’éditorial de 77 % à 93 %, à l’instar de l’étude d’Owen
du New York Times “Can we finally stop talking about’male’and’female’brains ?” Philips, de l’université Stanford, et de ses collè-
(“Peut-on enfin arrêter de parler de cerveaux masculins et féminins ?”), publié gues. En fait, quelques travaux très récents, uti-
en 2018 ? » Il s’avère que les données mentionnées ici reposent sur une étude, lisant des techniques encore plus complexes et
menée par Daphna Joel, de l’université de Tel Aviv, et ses collègues en 2015, précises, trouvent même systématiquement des
mais ne prennent pas en compte l’ensemble du cerveau. Et c’est important.
pourcentages de précision supérieurs à 90 %, en
Les chercheuses ont laissé au lecteur le soin d’extrapoler leurs conclusions
au cerveau entier, mais ce n’est pas justifié, étant donné la récente série d’études examinant les données du cerveau entier,
– dont une autre de Joel elle-même (Front. Hum. Neurosci., le 18 octobre 2018) –, comme l’ont montré, entre autres, Jiang Xin, de
qui convergent toutes vers une précision de classification de 77 à 93 % avec l’université de Changsha, en Chine, et ses collè-
les données du cerveau entier ! De plus, la méthode que Joel et ses collègues gues. Bien que ce degré de prédiction ne soit
ont mise au point pour quantifier les corrélations dans leur article de 2015 absolument pas parfait, et que ces résultats ne
ne permettait d’obtenir que de faibles pourcentages de prédiction… Ce que Del justifient en rien les stéréotypes de genre ou les
Giudice et ses collègues ont démontré, avec des données artificielles : la méthode discriminations, il s’agit d’une précision vrai-
de Joel ne peut même pas détecter de corrélations au sein des espèces (Del ment élevée en sciences…
Giudice et ses collègues ont comparé l’anatomie faciale de différents singes). Par conséquent, toutes ces données sont
Il est plus réaliste, à mon avis, de savoir si le modèle est statistiquement robuste,
vraiment difficiles à ignorer et à rejeter
c’est-à-dire si l’on peut distinguer les hommes et les femmes avec un très haut
degré de précision. Voilà donc pourquoi la conclusion initiale de Joel était aujourd’hui. Mais quelles sont leurs implica-
une fausse piste : elle ne repose pas sur des données de l’ensemble du cerveau. tions ? Les conclusions que je viens de présenter
jusqu’à présent sont simplement descriptives ;

N° 124 -Septembre 2020


68 ÉCLAIRAGES Psychologie
LES FEMMES ET LES HOMMES ONT-ILS DES PERSONNALITÉS DIFFÉRENTES ?

elles ne suggèrent aucune ligne de conduite à le comprendre, prenons l’exemple proposé


adopter et ne disent rien sur l’interaction com- par Yanna J. Weisberg, du Linfield College aux
plexe des influences génétiques et culturelles États-Unis, et ses collègues en 2011 (voir la
qui seraient à l’origine de ces différences. En figure ci-dessous) ; si vous examinez les distribu-
effet, il est très difficile de trouver des preuves tions de la densité de l’agréabilité, la différence
indiquant dans quelle mesure les différences moyenne entre les hommes et les femmes n’est
entre les sexes proviennent de la culture ou de que d’environ 0,4 écart type. Mais si vous regar-
la génétique (même s’il s’agit très certainement dez de plus près, vous constatez qu’il y a beau-
d’un mélange ; nous y reviendrons plus loin). coup plus de femmes que d’hommes « super »
Même les découvertes sur le cerveau évoquées agréables et beaucoup plus d’hommes que de
ci-dessus ne révèlent pas les causes du dévelop- femmes « super » désagréables. Il est donc pro-
pement cérébral. Car nos expériences façonnent bable que les comportements « visibles » de ces
constamment notre système nerveux… « queues » aient un impact considérable en
Toutefois, même en restant au niveau des- société, dans les médias sociaux, en politique,
criptif, on peut déduire un certain nombre de dans la salle de conférence, et même dans la
conséquences de l’existence de différences de chambre à coucher…
personnalité entre les sexes. D’abord, les résul-
tats des analyses multivariées permettent peut- LA VÉRITÉ VAUT MIEUX QUE L’IGNORANCE
être de répondre à une question qui intrigue les À ce stade, vous pourriez alors m’objecter :
psychologues depuis un certain temps : pour- « Scott, vous devriez vraiment arrêter de parler
quoi toutes ces études montrent-elles que les ouvertement et honnêtement de ces découvertes
comportements masculins et féminins sont si et de leurs conséquences, car si la vérité se faisait
similaires (en moyenne), alors que dans la vie jour, elle pourrait causer du tort. » Mais voilà le
quotidienne, on continue de penser que les problème : nous considérons rarement le mal que
hommes et les femmes sont très différents ? Il provoque l’ignorance de ces différences entre les
est possible que ce soit nous, dans la vie de tous Voici les distributions sexes ! Dans de nombreux domaines, prétendre
de l’agréabilité,
les jours, qui soyons en fait plus proches de la un trait de personnalité, que quelque chose n’existe pas engendre en réa-
vérité, parce que lorsque nous raisonnons sur la des hommes et des lité un plus grand préjudice psychologique qu’ac-
femmes en fonction
personnalité d’autrui, nous nous focalisons rare- de la densité, à savoir cepter les faits, comme me l’a dit Del Giudice :
ment sur un trait à la fois… la proportion de « Les gens ne veulent pas renoncer à essayer de
l’échantillon dans une comprendre le monde. Ils veulent donner un sens
zone donnée sous la
CE QUE SAVENT LA PLUPART DES GENS courbe. Les distributions au monde. Donc, si la véritable explication est
Si nous percevons effectivement la personna- se chevauchent, mais qu’il existe un type de différences entre les sexes,
lité dans sa globalité, alors son analyse scienti- pas complètement… et que vous bloquez cette information pour des
Aux extrémités,
fique pertinente doit forcément être multivariée, on constate qu’il existe raisons idéologiques, les gens n’arrêtent pas pour
et non univariée (ce qui a pourtant été la méthode plus d’hommes que de autant de se demander pourquoi ils en
femmes désagréables,
prédominante dans ce domaine pendant long- et plus de femmes que observent… Et ils trouvent une explication diffé-
temps). « Les gens sont peut-être plus raison- d’hommes agréables. rente. Vous obtenez alors une série d’explications
nables que vous ne le pensez », me précise Del
Giudice, expert en sciences des différences entre
1 Distributions
les sexes. « Pourquoi vous attendez-vous à ce que
la plupart des individus inventent des différences
entre les hommes et les femmes qui n’existeraient 0,8
pas ? Probablement parce qu’ils n’inventent rien !
Ce qu’ils considèrent lorsqu’ils pensent aux
hommes et aux femmes qui les entourent n’est 0,6 Hommes Femmes
Densité

pas seulement un trait de personnalité à la fois,


mais bien une combinaison. » 0,4
Un autre facteur permettant de mieux com-
prendre les attentes stéréotypées omniprésentes
dans nos sociétés serait lié à l’importance des 0,2
deux queues de la distribution de la personna-
lité. Car même des différences relativement 0
faibles en moyenne peuvent provoquer des dif-
férences importantes dans la proportion des 1 2 3 4 5
Agréabilité
gens aux deux extrêmes de la distribution. Pour

N° 124 -Septembre 2020


69

de plus en plus erronées qui s’enchaînent et sont


susceptibles, en fait, d’avoir un effet boomerang J’ai intentionnellement séparé « génétique » de « biologique » dans cette phrase,
de plein de façons différentes. » parce qu’il est fréquent de penser, à tort, que « biologique » équivaut
Prenons le cas du mariage hétérosexuel. De à « génétique ». La question : « Les différences entre les sexes sont-elles
nombreux couples se marient en supposant que biologiques ou culturelles ? » est en fait une question vide de sens, car toute
les différences de personnalité entre les sexes différence entre les sexes est biologique lorsqu’elle est exprimée, que ses origines
sont minimes. Nous savons cependant qu’en soient culturelles ou génétiques. Les processus d’apprentissage social sont aussi
biologiques. Et les aspects de la personnalité acquis sont également biologiques.
moyenne, les femmes en relation souhaitent des
En fait, tout ce qui affecte le comportement agit biologiquement sur le cerveau.
liens affectifs fréquents et constants, alors qu’en Lorsque les gens disent que les traits ou les différences de sexe sont
moyenne, les hommes n’ont pas tendance à s’in- « biologiques », ils veulent probablement dire « génétiques ».
téresser autant à cet aspect de la relation. D’où,
parfois, un stress qui mine le couple. Uniquement
parce que l’un des partenaires attend quelque
chose de l’autre en partant du principe que tout absolument l’encourager et faire tout ce qui est
doit être égal et que tous deux doivent ressentir en notre pouvoir pour l’aider à éprouver un sen-
exactement la même chose à propos de tout. timent d’appartenance.
Mais voilà le problème : nous n’avons pas besoin
d’être tous pareils dans toutes les dimensions de DES INFLUENCES BIOLOGIQUES
notre personnalité pour nous apprécier et nous OU GÉNÉTIQUES ?
respecter mutuellement. Je suis peut-être bizarre, mais je ne vois
aucune contradiction entre le fait d’être un fer-
EN COUPLE, L’AUTRE EST DIFFÉRENT vent défenseur de l’égalité des chances pour
Bien sûr, les couples doivent tenter « d’accor- tous et le fait d’être un défenseur tout aussi
der » leurs propres personnalités, chacune étant investi du respect des résultats scientifiques et
unique. Et je suis persuadé que les différences de la tentative de se rapprocher le plus possible
individuelles sont encore bien plus importantes de la vérité sur les différences entre les sexes.
que les différences entre les sexes. Néanmoins, Je pense également qu’une discussion vérita-
ces dernières existent bel et bien et sont parfois blement mature, honnête et nuancée sur les
particulièrement préjudiciables dans une rela- origines des différences entre les sexes doit
tion, si les partenaires se mettent en couple ou se reconnaître l’influence profonde de la géné-
marient en pensant qu’elles « ne devraient pas tique et de la biologie. Cela ne signifie pas qu’il
exister », au lieu d’arriver à une saine acceptation faille ignorer les facteurs socioculturels, tout
des différences entre les sexes, voire d’en rire, et aussi importants. Mais les différences de com-
d’essayer de comprendre les divergences d’inté- portement entre les sexes sont si omniprésentes
rêts et de motivations de chacun. Bien sûr, il
existe nombre de points communs et de conver-
gences entre les hommes et les femmes dans une
relation, mais il y aurait aussi quelques diffé-
rences significatives qui, en moyenne, auraient
un impact important et pourraient prédire la
satisfaction et la compréhension dans le couple.
Je pense donc qu’il est temps d’avoir un dis-
cours public plus mature, plus honnête et plus
nuancé sur ces questions visiblement sensibles, En couple, en société,
mais évidemment très importantes. Avant tout,
je pense qu’il faut reconnaître qu’aucune des
en famille, au travail,
conclusions présentées dans cet article, ni aucune en vacances… Nous n’avons
pas besoin d’être tous pareils
autre jamais publiée ou qui le sera, ne justifie la
discrimination individuelle. Nous devons tou-
jours traiter chaque personne comme un individu
unique. En particulier, quoi qu’en dise la science, dans toutes les dimensions et
si quelqu’un a l’envie et les capacités d’entrer
dans un domaine où son « sexe » est extrêmement
les traits de notre personnalité
sous-représenté – par exemple, les femmes en pour nous apprécier et nous
mathématiques et en sciences ou les hommes en
soins infirmiers et en éducation –, nous devrions respecter mutuellement.
N° 124 -Septembre 2020
70 ÉCLAIRAGES Psychologie
LES FEMMES ET LES HOMMES ONT-ILS DES PERSONNALITÉS DIFFÉRENTES ?

dans presque toutes les autres espèces qu’il hypothèse qui, la plupart du temps, ne découle
n’est tout simplement pas plausible que la psy- pourtant pas des données fournies. À cela
chologie humaine masculine et féminine ait s’ajoute le fait qu’il existe très peu de facteurs
évolué pour devenir strictement identique, mal- biologiques « immuables », autres que la
gré des divergences physiologiques et des rôles séquence génétique [NDLR, et encore, même le
reproductifs distincts au cours de l’histoire de génome d’un individu change en fonction de
l’évolution humaine. facteurs environnementaux ou de mutations,
C’est pourquoi les scientifiques qui s’inté- par exemple]… Et c’est un fait largement connu
ressent à la biologie s’appuient non seulement sur de tous les psychologues.
un large éventail de concepts explicatifs issus de Del Giudice, Geary, David Puts et David
la biologie, mais aussi sur des preuves intercultu- Schmitt ont alors formulé, de leur côté, huit Sur le web
relles, anthropologiques et issues de l’étude des réponses à cet article, en reprenant une à une
primates, concernant les êtres humains actuels chacune des fameuses huit « choses à
C. Fine, D. Joel
et anciens, ainsi que leurs proches parents pri- savoir ». Leur texte approuvait certaines de ces et G. Rippon, Eight things
mates. Ce qui ne signifie pas que ces théories affirmations, mais en contestaient d’autres (voir you need to know about
soient toujours exactes. Mais le fait est que la « Sur le web »). Par exemple, ils discutent le fait sex, gender, brains, and
méthodologie est bien plus riche et systématique que Fine et ses collègues supposent que la plu- behavior : A guide for
que ce qui est si souvent traité dans les médias part des différences entre les sexes sont academics, journalists,
populaires. Les meilleures sources pour contre- minimes, incohérentes, très malléables et, pour parents, gender diversity
carrer ces idées fausses sont le livre de Dave la plupart, socialement construites : « Minimiser advocates, social justice
Geary, Male, Female, et celui de Steve Stewart- l’ampleur des différences entre les sexes et igno- warriors, tweeters,
Williams, The Ape That Understood the Universe. rer leurs origines biologiques serait tout aussi facebookers, and
everyone else : http ://
Et si vous souhaitez vous plonger dans un traité dommageable (pour la science et la société en
sfonline.barnard.edu/
plus académique, consultez l’article de John général) que de les exagérer ou d’accepter des neurogenderings/
Archer, publié en 2019 dans Biological explications biologiques simplistes… Un débat eight-things-you-need-
Reviews, « The reality and evolutionary signifi- public honnête et mature sur les différences to-know-about-sex-
cance of human psychological sex differences ». entre les sexes exige de prendre du recul, d’avoir gender-brains-and-
En réalité, je suis très optimiste quant au fait une vision large de tous les aspects de la ques- behavior-a-guide-for-
que de telles discussions n’ont pas à se transfor- tion et d’en apprécier les nuances. » academics-journalists-
mer en arguments ad hominem, en injures ou en En réponse à leur texte (voir « Sur le web »), parents-gender-diver-
discriminations, avec des accusations de Fine, Joel et Rippon se réjouissent de la réaction sity-advocates-social-ju-
« sexisme » d’un côté, et d’« antiscience » de l’autre. de Del Giudice et de ses collègues, mais sou- stice-warriors-tweeters-
facebookers-and-ever/
Notamment parce qu’il existe déjà un excellent lignent à plusieurs endroits une forme de « désac-
exemple de débat « mature » sur ce sujet. cord fantôme », c’est-à-dire que Del Giudice et ses M. Del Giudice,
collègues auraient argumenté contre des points D. A. Puts, D. C. Geary,
et D. P. Schmitt,
DES DÉBATS PASSIONNANTS de vue qu’elles n’ont pas vraiment exprimés et
Sex differences in brain
ET CONSTRUCTIFS qu’elles ne soutiennent pas… and behavior : Eight
En effet, en février 2019, les psychologues counterpoints :
Cordelia Fine, Daphna Joel et Gina Rippon ont LE BÉNÉFICE DU DOUTE https ://www.psy-
écrit un article intitulé « Huit choses à savoir sur Ce va-et-vient est un exemple parfait de chologytoday.com/
le sexe, le genre, le cerveau et le comporte- l’importance d’un débat constructif et du béné- us/blog/sexual-per-
ment : un guide pour les universitaires, les jour- fice du doute accordé aux gens pour leur per- sonalities/201 904/
nalistes, les parents, les défenseurs de la diver- mettre de clarifier leurs points de vue, afin que sex-differences-in-
sité des genres, les guerriers de la justice ces derniers ne soient pas mal interprétés ou que brain-and-behavior-
sociale, les tweeters, les facebookers et tous les leurs opinions ne soient pas sorties de leur eight-counterpoints
autres » (voir « Sur le Web »). En se fondant sur contexte. Fine et ses collègues ont conclu que C. Fine, D. Joel
leurs nombreuses années d’observation de « des échanges comme celui-ci, lorsqu’ils et G. Rippon, Responding
l’analyse scientifique et populaire des diffé- reposent sur des preuves et des affirmations, to ideas on sex differences
rences dans le cerveau et le comportement selon sont précieux, et pourtant bien plus rares que in brain and behavior :
https ://www.psy-
le sexe, les auteurs fournissent à chacun un nous ne le souhaiterions. » Alors si vous voulez
chologytoday.com/
guide accessible pour interpréter les nouvelles plonger dans ces débats complexes et voir un bel us/blog/sexual-per-
découvertes biologiques. Elles soulignent ainsi exemple de la façon dont de réels progrès sonalities/201 907/
à juste titre que les gens ont malheureusement peuvent être réalisés dans l’approfondissement responding-ideas-sex-
tendance à attribuer sans réfléchir la simple des connaissances, je vous recommande vive- differences-in-brain-
existence de différences entre les sexes à des ment la lecture de cet échange dans son intégra- and-behavior
« facteurs biologiques immuables » ; une lité (voir « Sur le web »). £

N° 124 -Septembre 2020


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72 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

LE MIROIR
AUX ALOUETTES DES TESTS
DE PERSONNALITÉ
Les tests qui prétendent décrire votre personnalité
profonde ne font que débiter des généralités.
Alors, pourquoi y croyons-nous souvent ?
À cause d’un phénomène appelé « effet Barnum ».

L a revue que vous


tenez dans vos mains, chères lectrices,
chers lecteurs, présente la particularité
d’intéresser un public certes large mais
bien spécifique. Au point que certains
traits de personnalité peuvent être déga-
certaines routines, vous préférez une
certaine dose de changement et de
variété dans votre quotidien. D’ailleurs,
vous devenez rapidement insatisfait
quand des restrictions ou des limitations
vous empêchent d’avancer. »
l’exactitude du profil allant de 0 (mau-
vaise) à 5 (parfaite), plus de trois quarts
des sujets entourent les notes 4 ou 5.
C’est le moment où je vous dois des
excuses, puisque je n’ai pas été totalement
honnête avec vous dans mon introduc-
gés du lectorat type de Cerveau & Psycho. Il y a fort à parier que vous vous êtes tion : le profil indiqué n’a rien à voir avec
Voici le profil qui s’en dégage : retrouvé, et plutôt bien, dans ce bref les lectrices et lecteurs de cette revue. Il
« Vous vous flattez d’être indépen- descriptif. Peut-être même qu’en le est le fruit des cogitations du professeur
dant d’esprit et n’acceptez pas le point de lisant, certains parmi vous se sont de psychologie Bertram Forer qui, à la fin
vue des autres sans preuve satisfaisante, écriés : « C’est tout moi ! » Qu’est-ce qui des années 1940, a concocté un petit texte
même si vous trouvez imprudent d’être me permet de l’affirmer ? Tout simple- en accolant des phrases tirées de diverses
trop franc en vous révélant sans retenue ment, le fait que les phrases qui le com- rubriques d’astrologie. Son but était de
aux autres. Par moments vous paraissez posent proviennent d’une expérience mettre en évidence la propension des
extraverti, affable et sociable alors qu’à reproduite à de multiples reprises et qui gens à se reconnaître dans des descrip-
d’autres, vous vous montrez davantage confirme à chaque fois un fait trou- tions de personnalité suffisamment
introverti et réservé. Ne dédaignant pas blant : sur une échelle mesurant vagues et générales, un phénomène qui

N° 124 -Septembre 2020


73

Bibliographie

B. R. Forer, The fallacy


of personal validation :
A classroom
demonstration of
gullibility, Journal of
Abnormal and Social
Psychology, vol. 44,
pp. 118-123, 1949.
D. H. Dickson et
I. W. Kelly, The “Barnum
Effect” in personality
assessment : A review
of the literature,
Psychological Reports,
vol. 57, pp. 367-382, 1985.
A. Furnham, The Barnum
effect in medicine,
Complementary
Therapies in Medicine,
vol. 2, pp. 1-4, 1994.

sera baptisé par la suite « effet Barnum », attribuant une note d’exactitude allant
du nom d’un célèbre exploitant de cirque de 0 à 5. Ce que l’auditoire ignorait,
qui avait comme devise qu’il faut en don- c’était que le texte combinait en réalité
ner pour tous les goûts pour qu’un spec- des phrases sélectionnées dans divers

En 1948, un
tacle plaise au plus grand nombre (on lui magazines avec rubrique d’astrologie
doit aussi une autre citation moins relui- achetés quelques jours plus tôt. Plus
sante : « À chaque minute naît un gogo »).
psychologue important encore, tous les étudiants
avaient reçu exactement le même profil
TESTS & HOROSCOPES : crée un texte – celui dont vous venez de lire un extrait.
UN PIÈGE BIEN FICELÉ
Remontons dans le temps. Le profes- de bric Résultat : bien qu’on leur eût donné
le même profil de personnalité, 87 % des
seur Forer commença par faire passer un
test de personnalité durant son cours de
et de broc étudiants avaient évalué à 4 ou 5 l’exac-
titude du descriptif en ce qui les concer-
psychologie. La semaine suivante, en juxtaposant nait. D’ailleurs, ce profil a acquis depuis
chaque étudiant reçut un document qui,
lui expliquait-on, contenait un profil de des extraits lors une renommée mondiale et a été
utilisé par la suite dans de nombreuses
personnalité fondé sur ses réponses au d’horoscopes : expériences de psychologie qui confir-

tout le monde
test. Le professeur Forer leur demanda ment les résultats originaux avec une
ensuite de lire soigneusement le descrip- moyenne tutoyant les 4,2.

s’y reconnaît.
© Matyo

tif reçu, puis d’indiquer si le test avait Comment expliquer ces résultats pour
correctement cerné qui ils étaient, en lui le moins étonnants ? Les descriptions de

N° 124 -Septembre 2020


74 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
LE MIROIR AUX ALOUETTES DES TESTS DE PERSONNALITÉ

personnalité, qu’elles proviennent de personnalité plutôt positifs et flatteurs.


l’astrologie, de la numérologie ou de la Qu’advient-il si l’on renverse la donne
psychologie, n’ont pas besoin d’être pour créer une description plutôt dépré-
exactes pour le paraître. Tout ce qu’il y a ciative ? J’ai créé à cette fin un deuxième
à faire, c’est de donner aux gens une des- profil, mais cette fois plutôt critique et
cription générale de leur caractère, et ils péjoratif. Jugez-en par vous-même :
se convaincront eux-mêmes de l’exacti- « Vous aimez penser à vous-même en
tude d’une telle description en allant pui- premier : vous êtes plutôt égoïste même
ser les souvenirs correspondants dans s’il vous arrive quelquefois de vous lais-
leur mémoire. Ils s’y reconnaîtront d’au- ser aller à être généreux. Sensible au
tant mieux que les termes utilisés ne sont regard des autres, vous avez des difficul-
pas univoques, qu’ils laissent place à des tés à dire non, ce qui entraîne souvent des
interprétations personnelles, comme l’ont frustrations chez vous. Vous manquez de
relevé des études menées par le profes- confiance en vous mais parfois, dans un

87 %
seur David Dunning, de l’université du regain de fierté, vous faites valoir vos
Michigan, et ses collègues. droits et refusez de vous laisser faire.
Vous ne manquez pas l’occasion d’écono-
LE MÊME HOROSCOPE miser vos efforts, quand cela se présente,
FONCTIONNE POUR TOUS ! DES SUJETS ce qui amène certains de vos proches à
Je reproduis régulièrement cette TESTÉS penser que vous êtes un profiteur. Il
expérience dans mes cours de psycholo- arrive fréquemment que vous enfreigniez
gie. À cette fin, je copie le profil de Forer les règles (par exemple de la circulation
en douze exemplaires différents en per- estiment qu’un texte décrit routière) mais toujours modestement
mutant les phrases, que j’attribue ensuite bien leur personnalité, pour ne pas risquer une amende ou
à chacun des signes du zodiaque. Les alors que c’est le même d’autres peines. Vous préférez cacher ce
élèves reçoivent un texte en fonction de texte pour tous. que vous ressentez aux autres pour ne
leur date anniversaire et doivent évaluer pas les froisser, et il vous arrive même de
l’exactitude du descriptif. Les résultats leur mentir, mais sans pour autant cher-
que j’obtiens, année après année, confir- cher à leur nuire. »
ment ceux de Forer : la majorité s’y Sans surprise, beaucoup moins d’étu-
retrouve et le plus souvent avec préci- diants se sont reconnus dans ce deu-
sion. Dans ces conditions non optimales, xième profil moins flatteur : seuls 20 %
il est apparu que 62 % de ces jeunes gens ont coché 4 ou 5, alors que 18 % ont
ont donné une note de 4 ou 5 à leur pro- choisi la note 1 (aucune correspondance)
fil, c’est-à-dire qu’ils se reconnaissaient et 32 % la note 2 (pour une moyenne
bien ou parfaitement dans la description générale de 2,6). Il semble bien que l’on
proposée, aucun n’ayant attribué la note se reconnaisse davantage dans une des-
1 et seuls 12 % la note 2, pour une cription favorable, surtout si elle est for-
moyenne globale de 3,7 sur l’échelle mulée en termes généraux susceptibles
allant de 1 à 5. de s’adapter à tout le monde… D’où le
Il est facile de se reconnaître dans un succès de nombreux systèmes de des-
profil de personnalité suffisamment cription de la personnalité qui fleu-
général, affirmant tout à la fois une rissent de nos jours, dont certains très
chose et son contraire. Mais il est surtout prisés dans le monde de l’entreprise
plaisant de se reconnaître dans un pro- (Ennéagramme, Insights Discovery,
fil… favorable. À lire en détail les etc.). Vous voilà avertis, afin de ne pas
phrases de Forer, il ressort des traits de devenir le gogo de l’effet Barnum ! £

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« LE CHAT
EST UN PUISSANT
ANTIDÉPRESSEUR »
Autour de la question, RFI

humensciences.com
76 ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma

JEAN-VICTOR BLANC
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris,

Young Adult
et enseignant à Sorbonne Université.

La conviction délirante
d’être aimé
Se croire aimé alors qu’on ne l’est pas… est hélas
très courant. Mais quand cette conviction persiste
au mépris de toute réalité – comme chez Mavis,
le personnage principal du film « Young Adult » –,
il s’agit d’un trouble psychiatrique : l’érotomanie.

R
EN BREF (Patrick Wilson), son amour de jeunesse. Il s’agit
d’un faire-part annonçant la naissance de son
£ Dans Young Adult,
Mavis, une jeune premier enfant. Pour Mavis, c’est une révélation :
trentenaire, se persuade Buddy s’ennuie dans sa petite vie provinciale et
que son amour de l’appelle au secours. Son chihuahua sous le bras,
jeunesse l’aime encore, elle décide de retourner à Mercury, sa ville d’ori-
alors même qu’il ne lui
envoie aucun signal dans gine, afin de reprendre leur histoire là où tout
ce sens. avait commencé. Buddy est content de la revoir,
ien ne va plus pour Mavis mais lui envoie un message clair : il est heureux
Gary, une jeune femme jouée par Charlize £ Cette conviction et épanoui dans sa vie de famille. Tout au long du
Theron dans le film Young Adult, de Jason délirante d’être aimé film, il multiplie les signes dans ce sens. Pourtant,
porte un nom :
Reitman, sorti en 2011 (et disponible sur diverses l’érotomanie. impossible de détromper Mavis : elle reste per-
plateformes, comme Orange vod). Mavis tra- suadée, envers et contre tout, qu’il l’aime
vaille comme « nègre littéraire » pour une série £ Ce trouble débouche passionnément.
démodée de romans à l’eau de rose pour ado. en général sur une Combien d’amoureux transis se pensent à tort
déception douloureuse
Trentenaire divorcée, elle enchaîne les rencontres et de la rancune, voire aimés en retour… Mais quand cette croyance
sans lendemain et tue le temps devant des téléréa- parfois une agression. atteint de telles proportions, elle forme le noyau
lités insipides, dont la vacuité la renvoie à celle de d’un véritable trouble psychiatrique : l’érotoma-
ses propres journées. Le soir, elle noie sa détresse nie. Souvent confondu avec l’hypersexualité dans
dans la bière et les shots de bourbon… l’esprit du grand public – alors qu’il n’implique en
Sa solitude et son ennui semblent soudain général aucune activité sexuelle –, ce trouble est
trouver un répit grâce à un e-mail de Buddy Slade rare et fascinant.

N° 124 -Septembre 2020


77

Persuadée contre toute


logique que Buddy est
amoureux d’elle, Mavis,
jouée par Charlize
Theron, fera tout pour
le conquérir.

À voir
© Paramount picture France/Captures écran

Un film
de Jason Reitman,
sorti en 2011

N° 124 -Septembre 2020


78 ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma
YOUNG ADULT : LA CONVICTION DÉLIRANTE D’ÊTRE AIMÉ

Les 3 stades
de l’érotomanie

L’érotomane passe en
général par trois phases
dans son attitude envers
l’être aimé.
1. L’espoir : la personne
est dans l’attente
fiévreuse d’un heureux
dénouement. Elle est
persuadée que
les éléments qui
font obstacle
à l’épanouissement
de sa passion (ici, la vie
de jeune – et heureux –
couple de Buddy), vont
céder. En attendant, elle
continue de documenter
les « preuves » de cet 1. L’espoir 2. Le dépit
amour, avec un fort biais
d’interprétation.
C’est à un célèbre psychiatre français du d’interprétation. Quand Buddy évoque sa fatigue,
2. Le dépit : à la faveur
d’une confrontation début du XXe siècle, Gaëtan Gatian de Clérambault, liée à l’arrivée du nourrisson, Mavis y voit une
directe avec l’objet que l’on doit la description moderne de l’érotoma- lassitude de sa vie de couple. Un baiser volé, alors
amoureux, le système nie. Pour des raisons mal élucidées, les femmes qu’il est en état d’ébriété avancé, et c’est pour elle
de croyance s’effondre, sont plus touchées que les hommes. L’érotomane le signe qu’il va de manière imminente abandon-
causant une violente cible souvent une personne « prestigieuse » (célé- ner sa vie de famille pour venir vivre avec elle.
douleur. Lorsque Mavis brité, supérieur hiérarchique, etc.), mais pas tou- Là encore, il arrive à tout le monde de mal
finit par faire sa jours, comme on le voit dans ce film. Il s’agit d’un interpréter certains signaux. Mais chez l’éroto-
déclaration à Buddy, trouble délirant, c’est-à-dire qui implique une mane, même les messages qui contredisent le plus
celui-ci la rembarre perte de contact avec la réalité : le patient persiste évidemment son système de croyances sont défor-
sèchement, ne laissant
dans des idées et des convictions erronées, bien més au point de lui être intégré. Quand Buddy
aucun doute sur
son désintérêt. La jeune que les faits les contredisent de manière évidente. invite Mavis au baptême de sa fille en présence de
femme tombe alors Dans l’érotomanie, la croyance délirante princi- sa compagne – proposition peu romantique s’il en
des nues. pale est que c’est l’autre, appelé « objet amou- est –, elle y voit une marque d’attention et une
3. La rancune : le sujet reux », qui a commencé par éprouver des senti- invitation à s’impliquer dans l’éducation de l’en-
développe du ments et faire des avances. Comme lorsque Mavis fant. Le sujet n’est pas capable de remettre en
ressentiment envers l’être reçoit un banal mail de faire-part qu’elle inter- doute ses croyances ni d’envisager des hypothèses
aimé, parfois au point prète comme une déclaration d’amour. alternatives. Dans le film, le personnage de Matt
de l’agresser verbalement (Patton Oswalt), ex-camarade de lycée des deux
ou physiquement. COMME UNE LARME DE VERRE héros, n’a de cesse d’amener Mavis à reprendre
Mavis se met ainsi À propos de ce postulat fondamental, contact avec la réalité. Peine perdue, la jeune
à insulter tout le monde Clérambault a une jolie formule : « Ce délire est femme est trop avancée dans son délire…
après sa désillusion. semblable à la larme batavique, qui s’évanouit si Du moins jusqu’à ce que Buddy la mette bru-
vous cassez seulement sa pointe. » Comme leur talement face à la réalité. Classiquement, l’éro-
nom l’indique, les larmes bataviques sont de tomanie passe par trois stades successifs : l’es-
petits objets de verre en forme de larme, initiale- poir, le dépit et la rancune (voir les photographies).
ment réalisés en Hollande. Ils sont très résistants, La personne atteinte de ce trouble finit par être
mais si l’on brise la pointe, ils se pulvérisent d’un rejetée par l’objet de son idolâtrie et en conçoit
coup. Comme si toute la cohérence de l’objet du ressentiment, voire élabore une stratégie de
reposait sur un unique point. vengeance. Même si ce n’est heureusement pas
De même, tout le délire de l’érotomane se systématique, cela peut aller jusqu’à l’agression.
construit à partir de l’idée que c’est l’objet de sa Si dans Young Adult, cette dernière phase se
passion qui lui envoie des signaux, et non l’in- résume à un esclandre lors du baptême, le joli
verse. En conséquence, il perçoit tout ce que dit roman L’illusion délirante d’être aimé, de
ou fait l’être aimé avec un énorme biais Florence Noiville, développe très largement les

N° 124 -Septembre 2020


79

3. La rancune

thèmes du harcèlement et de la rancœur décou- résilience. La rareté de l’érotomanie fait qu’on


lant de l’érotomanie, ainsi que leur caractère manque de données scientifiques sur le taux de
anxiogène et dévastateur pour la personne guérison, mais le traitement vise en général à
ciblée. C’est d’ailleurs à partir de l’observation faire disparaître le délire, ou tout au moins à
de patientes amenées dans un contexte médico- diminuer la place qu’il occupe dans la vie du
légal que Gaëtan Gatian de Clérambault a pro- patient. Cela passe par des médicaments anti-
posé sa description du trouble. psychotiques, mais ceux-ci n’ont parfois qu’une
efficacité modeste et doivent dans tous les cas
POUR NE PAS VIVRE SEUL être complétés par un travail de psychothérapie
Mais d’où vient ce désire frénétique d’être sur les idées délirantes et sur les interprétations
aimé ? Emil Kraeplin, autre psychiatre célèbre, Bibliographie que pose sans cesse le patient sur les actes de
estime que l’érotomanie est une « compensation l’être aimé. La « remédiation cognitive », qui vise
psychologique pour des déceptions dans la vie ». à améliorer certaines capacités perturbées – l’at-
F. Noiville, L’Illusion
Comme si le délire naissait en réaction à une tention, la cognition sociale, la flexibilité men-
délirante d’être aimé,
forte insatisfaction, relationnelle ou autre. La vie Stock, 2015. tale… –, aide aussi.
amoureuse et sociale de Mavis n’a ainsi rien de
florissant, tandis que sa carrière patine. C’est B. D. Kelly, Erotomania : UNE VIE QUI PARAÎT FADE SANS LE DÉLIRE
epidemiology and
peut-être ce qui explique son obsession pour La difficulté vient du fait qu’il ne suffit pas
management, CNS
l’homme qu’elle a aimé pendant son adolescence, Drugs, 2005. toujours d’« éradiquer » les idées délirantes pour
période où elle estime avoir été « à son top » – elle améliorer la qualité de vie des patients. Privés de
N. Kennedy et al.,
était très populaire au lycée – et dont la nostalgie ce délire, ils se retrouvent parfois confrontés à un
Erotomania revisited :
magnifie le souvenir. clinical course vide, voire à une existence par trop fade. C’est
De façon générale, le délire prend beaucoup and treatment, alors tout un cadre de vie qu’il faut les aider à
de place dans la vie psychique des érotomanes et Comprehensive reconstruire pour qu’ils parviennent à un vrai
se substitue à d’autres investissements relation- Psychiatry, 2002. rétablissement.
© Paramount picture France/Captures écran

nels, sociaux ou professionnels. En conséquence, G. G. de Clerambault, Mavis n’y parvient pas et reste bloquée dans
ils sont souvent assez isolés, avec une vie affec- Les Psychoses les vestiges de son adolescence. L’interprétation
tive pauvre. Le contraste entre les torrents de passionnelles, de Charlize Theron rend éminemment touchant
passion cachée qu’ils imaginent et le dénuement Presses Universitaires son personnage, entre monstre sans empathie et
affectif réel dans lequel ils se trouvent n’en est de France, 1942. trentenaire perdue. En mettant en scène avec
que plus saisissant. E. Kraepelin, justesse son délire, mais aussi en nous montrant
En thérapie, et cela est vrai pour beaucoup Manic-Depressive les destins plus ou moins contrariés des arché-
de pathologies délirantes, cet isolement peut Insanity and Paranoia, types du lycée (la fille populaire, l’athlète, le
être un facteur d’échec des soins, car la solidité Livingstone, 1921. nerd, etc.), Young Adult nous laisse une saveur
du réseau social est un important facteur de douce-amère… £

N° 124 -Septembre 2020


80 VIE QUOTIDIENNE
p. 82 Les enfants peuvent tout faire (mais pas tout en même temps) p. 86 Les secrets du sourire

Avez-vous déjà vu
un déjà-vu ? 
Par Sabrina Stierwalt, chercheuse à l’Occidental College de Los Angeles.

Alors que vous visitez un lieu pour


la première fois, vous avez la tenace
impression d’y être déjà venu.
Vous êtes victime d’un sentiment
de « déjà vu ». Mais que se passe-t-il
dans notre cerveau à ce moment-là ?

A ttendez, je suis déjà


venu ici ? Sommes-nous restés à cet endroit pré-
cis alors que vous me disiez ces mêmes mots à
un moment donné dans le passé ? N’ai-je pas
déjà vu ce même chat passer par ce même cou-
loir ? Parfois, lorsque nous vivons un nouvel évé-
revenir de temps à
autre. Se fondait-il sur
ces moments psycholo-
giques particuliers ? Si vous
avez vu le film Matrix, vous
vous rappelez peut-être (et ce n’est
nement ou découvrons un endroit nouveau, nous pas un faux souvenir) que Carrie-Anne
avons la sensation étrange, et parfois angois- Moss, qui joue le rôle de Trinity aux côtés
sante, que ce n’est pas la première fois. Que nous de Keanu Reeves, déclare que ces moments sont
avons déjà vécu cet instant-là, et qu’il nous est le résultat de « bugs dans la matrice ». La matrice,
presque possible de deviner ce qui va arriver. rappelons-le, est une réalité simulée du monde,
Nous appelons cette sensation « déjà-vu ». Mais qui fait que l’humanité croit vivre dans le cadre
qu’est-ce que le déjà-vu, et la science peut-elle naturel auquel nous sommes habitués (avec des
© Shutterstock.com/Titima Ongkantong

expliquer pourquoi cela se produit ? rues, des maisons, des bureaux…) tout en igno-
rant la réalité qui se cache derrière (encore une
UN « BUG » DANS LA MATRICE notion platonicienne). La réalité, c’est que des
Certains pensent que le déjà-vu est un signe machines intelligentes ont pris le contrôle du
que vous vous souvenez d’une expérience d’une monde. Cette explication est parfaite pour la
vie antérieure. Platon déjà, quatre cents ans science-fiction cyberpunk, mais elle ne nous
avant notre ère, pensait que nous avions vécu des donne aucune compréhension scientifique du
existences antérieures dans un monde d’idées, et phénomène, puisqu’un tel « envers du décor »,
que des bribes de souvenir pouvaient nous étant par définition une illusion parfaite, est

N° 124 -Septembre 2020


81

impossible à tester et à explorer. Mais notre cer- générale, il existe des dizaines de théories qui
veau, lui, peut l’être. Dans nos existences person- tentent d’expliquer pourquoi nos mémoires pour-
nelles, nous associons le sentiment de déjà-vu au raient ainsi dysfonctionner de cette manière.
mystère et même au paranormal parce qu’il est Selon certaines, un court-circuit dans certains
fugace et généralement inattendu. Les choses réseaux de neurones de notre cerveau conduirait
mêmes qui nous intriguent à propos du déjà-vu certains souvenirs à être aiguillés par erreur vers
sont les mêmes qui le rendent difficile à étudier. la mémoire à long terme, alors qu’ils devraient
Mais les scientifiques ont essayé d’utiliser des être pris en charge par la mémoire à court terme.
astuces comme l’hypnose et la réalité virtuelle. Lorsque vous voyez un lieu nouveau, votre
mémoire à court terme commence à le mémoriser
DÉRAILLEMENT DE MÉMOIRE en direct (comme lorsque vous enregistrez menta-
De fait, les scientifiques ont essayé de lement les chiffres d’un numéro de téléphone pour
recréer le déjà-vu en laboratoire. Dans une pouvoir le composer) ; mais si, à ce moment-là, le
étude réalisée en 2006 par le groupe de souvenir instantané est orienté vers la mémoire à
recherche sur la mémoire de Leeds, les long terme, vous vous dites : « Je suis déjà venu là
chercheurs ont d’abord créé un souvenir un autre jour. » Notre mémoire nous jouerait des
chez des patients sous hypnose. Ce sou- tours, par des erreurs d’aiguillage.
venir était généralement quelque chose
de simple, comme le fait d’avoir joué à UN TROUBLANT CONFLIT CÉRÉBRAL...
un jeu, ou d’avoir regardé un mot D’autres accusent le cortex rhinal, une zone
imprimé d’une certaine couleur. du cerveau qui s’active lorsque nous voyons des
Ensuite, l’hypnotiseur ordonnait à cer- endroits habituels ou des visages connus, de s’ac-
tains sujets d’oublier ce souvenir, et à tiver encore par erreur devant certaines situa-
d’autres de pouvoir se le rappeler. tions nouvelles, de sorte que nous les percevrions
Chez ces derniers, une fois réveillés, la alors comme familières, nous amenant à conclure
vue du mot ou le fait de jouer au jeu en que nous les avons déjà rencontrées. Autre hypo-
question s’accompagnait d’un senti- thèse encore : le déjà-vu serait associé à de faux
ment de déjà-vu. Ils avaient vu ce mot, souvenirs – nous nous persuaderions d’avoir vécu
ils en étaient certains. Ils avaient joué à cette scène alors que c’est faux. Cette forme de
ce jeu, ils le sentaient. Mais ils ne pou- déjà-vu serait similaire à la sensation de ne pas
vaient pas déterminer où, ni avec qui, ni pouvoir faire la différence entre un événement
quand exactement. D’autres chercheurs ont réel et un rêve. Cette piste, pourtant, est actuel-
tenté de provoquer une impression de déjà- lement moins prise au sérieux. Une étude a utilisé
vu en utilisant la réalité virtuelle. Une de ces l’imagerie par résonance magnétique fonction-
études a ainsi révélé que les participants ont nelle (IRMf) pour scanner le cerveau de vingt et
déclaré avoir une impression de déjà-vu lorsqu’ils un participants alors qu’ils éprouvaient des déjà-
se déplaçaient dans le jeu vidéo Sims en réalité vu induits expérimentalement au laboratoire.
virtuelle, lorsqu’une scène était créée de manière Étonnamment, les zones du cerveau impliquées
à présenter la même organisation spatiale qu’une dans la mémoire, comme l’hippocampe, n’ont pas
autre déjà rencontrée en un lieu différent (par été déclenchées. Cela semble indiquer que l’acte
exemple, tous les buissons d’un jardin virtuel ont mental principal du déjà-vu n’est pas purement
été remplacés par des tas d’ordures pour créer une mnésique. Les chercheurs ont plutôt découvert
décharge dont les allées et les blocs étaient orga- que les zones actives du cerveau étaient celles qui
nisés de la même façon que le jardin). Ce qui a participent à la prise de décision, à la détection
conduit les psychologues à soupçonner que le déjà- des erreurs et à la résolution des contradictions.
vu est un phénomène particulier lié au fonction- Selon eux, ce résultat signifie que le sentiment de
nement de notre mémoire. Lorsque nous sommes déjà-vu pourrait résulter du fait que notre cer-
Bibliographie confrontés à une situation qui ressemble à un sou- veau effectue une certaine forme de résolution
venir réel, nous avons le sentiment de l’avoir déjà de conflit. En d’autres termes, dans ces moments-
vue, mais ce n’est pas tout à fait vrai et surtout là, il serait pris entre le sentiment subjectif d’avoir
A. M. Cleary
et A. B. Claxton, nous ne pouvons pas identifier la source de cette vécu une scène par le passé et le constat que la
Déjà vu: An illusion of impression. Notre cerveau reconnaît des simili- situation est objectivement nouvelle. C’est l’acti-
prediction. Psychological tudes entre notre expérience actuelle et celle du vation des structures cérébrales de gestion des
Science, vol. 29, passé ; résultat : nous nous retrouvons avec un erreurs et des contradictions qui, selon eux, ferait
pp. 635–644, 2018. sentiment de familiarité que nous ne pouvons pas le caractère unique du déjà-vu, son étrangeté et
tout à fait situer… Au-delà de cette explication son caractère déstabilisant. £

N° 124 -Septembre 2020


82 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

Les enfants peuvent


tout faire
(mais pas tout en même temps)
Quand on donne une consigne à un élève,
des neurones spécialisés la prennent en charge
instantanément. Mais ils perdent leur pouvoir
quand on cumule plusieurs consignes.

C omme de nombreux
parents, j’ai eu tout le loisir récemment
de me pencher sérieusement sur les
exercices proposés à mes enfants à
l’école, et j’ai été étonné de constater à
quel point on leur demande souvent de
mécanismes à l’œuvre dans le cerveau
quand nous cherchons quelque chose, et
j’ai trouvé une petite pépite, publiée
récemment par l’équipe du psychologue
John Duncan, à l’université de
Cambridge, spécialiste indiscutable des
tous les i, vous constaterez peut-être une
petite différence de complexité entre les
deux tâches, comme si le fait de chercher
deux cibles à la fois était un peu plus
pénible. Mais pourquoi ? Sans entrer
dans le détail de l’expérience, Duncan et
chercher quelque chose, qu’il s’agisse fonctions dites « exécutives » et du com- son équipe ont mesuré l’activité de neu-
d’« éléments permettant de préciser le portement « dirigé vers un but ». rones bien précis dans le lobe frontal et
contexte historique » dans un texte, ou le lobe pariétal lors de l’apparition sur
de « tous les verbes conjugués au futur », NEURONES DÉTECTEURS un écran de quatre objets distincts, dont
sans parler de leurs propres fautes d’or- DE PRONOMS, DE « I » ET DE « E » un ou deux avaient été au préalable
thographe ou de calcul quand ils doivent L’étude décrivait en détail les méca- signalés comme particulièrement impor-
se relire. Les élèves sont éduqués à deve- nismes neuronaux à l’œuvre quand on tants (l’équivalent des verbes au futur).
nir de véritables Sherlock Holmes ! Cela recherche soit une seule cible, soit deux. Les autres objets n’avaient aucune
m’a incité à rechercher les derniers Si vous recherchez d’abord tous les e importance pour la tâche et devaient
articles scientifiques concernant les dans ce paragraphe, puis tous les e et donc être ignorés. Parmi les neurones

N° 124 -Septembre 2020


83

enregistrés, certains semblaient fonc- de mal à organiser un réseau de neu- Et, justement, que se passe-t-il dans
tionner comme de petits détecteurs sen- rones pour détecter « A ou B » (je réagis le cerveau quand nous cherchons à faire
sibles à l’apparition d’une des cibles en si je vois la cible A ou la cible B), que plusieurs choses à la fois, avec des
particulier, l’un des objets auquel il fal- pour détecter « seulement A » : un réseau consignes multiples empilées les unes
lait réagir. Le cerveau avait donc préparé dédié à un seul type de cible est donc au-dessus des autres ? Une fois de plus,
un petit réseau avec des neurones spé- plus efficace. John Duncan livre de précieux éléments
cialisés pour reconnaître les objets de réponse, grâce à une autre étude où
dignes d’intérêt et déclencher une DEUX CONSIGNES, C’EST DÉJÀ TROP le jeu consistait cette fois à classer des
action. Mais l’intérêt principal de l’étude En extrapolant à des recherches paires d’images, en appuyant sur des
était dans la comparaison entre les situa- plus complexes, on doit par conséquent symboles apparaissant à l’écran. Petite
©Shutterstock.com/ Kamira

tions où un seul objet, ou bien deux, s’attendre à ce qu’il soit plus difficile originalité : les participants étaient pré-
étaient importants. Dans le deuxième pour un élève de se relire en recher- venus qu’ils allaient devoir respecter
cas, nos petits détecteurs réagissaient de chant les fautes de grammaire et les plusieurs consignes, tout en enregis-
façon beaucoup moins nette à leur cible, fautes d’orthographe lexicale, que de trant leur activité cérébrale au fur et à
comme si leur sélectivité était brouillée. rechercher d’abord un type de fautes, mesure que ces consignes étaient énon-
En d’autres termes, le cerveau avait plus puis un autre. cées : « Si l’une des deux images

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84 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
LES ENFANTS PEUVENT TOUT FAIRE (MAIS PAS TOUT EN MÊME TEMPS)

représente un oiseau, appuyez sur le


carré » (consigne 1)… (Pause de
quelques secondes)… « mais si les deux
images sont les mêmes, appuyez sur le
rond » (consigne 2)… etc. Bien sûr, l’ob-
jectif des expérimentateurs était de
créer une surcharge mentale à force
d’ajouter des consignes et de saturer le
Ramener une tâche complexe
cerveau des participants. Mais quelles à une suite d’étapes simples
– comme une recette de
régions du cerveau allaient montrer des
signes de saturation, et au bout de com-
bien de consignes ? Sans surprise,
l’étude a révélé une augmentation d’ac- cuisine – est une compétence
tivité progressive au sein du réseau essentielle qui doit absolument
être développée à l’école
frontopariétal, chargé d’orienter nos
faits et gestes en fonction des intentions
fixées. Mais l’activité atteignait un pla-
teau dès la deuxième consigne ! Cette
saturation rapide du circuit de contrôle
cognitif explique sans doute un phéno- successif de petites tâches simples, rela-
mène appelé en anglais goal neglect : tivement séparées les unes des autres. Et
l’oubli de certaines consignes quand il ce découpage nécessite une forme de
faut en mémoriser plusieurs (un oubli programmation mentale qui, je le cite,
de l’intention). Deux consignes, est-ce « est indispensable à toute activité men-
déjà trop ? C’est bien ce que semble tale structurée ».
montrer cette expérience. Il apparaît donc que la capacité à
Les résultats de ces deux études sont ramener une tâche complexe à une suite
évidemment à mettre en parallèle. Pour Bibliographie d’étapes simples – à la manière d’un
Duncan, une tâche simple se caractérise algorithme ou d’une recette de cuisine –
par un but unique, une cible unique (ce M. Kadohisa et al., est une compétence essentielle qui doit
qu’il faut prendre en considération pour Focused representation absolument être développée à l’école.
réussir la tâche, ce qui doit retenir l’at- of successive task D’aucuns pourront toujours essayer de
tention) et par des opérations cognitives episodes in frontal résoudre certains problèmes d’un seul
à mener pour la réussir (une manière de and parietal cortex, coup de manière intuitive, parfois peut-
réagir à ce qui retient l’attention). La Cereb Cortex, vol. 30, être avec succès, mais tout le monde
meilleure façon de se concentrer est pp. 1779-1796, 2019. doit savoir segmenter une tâche com-
donc d’enchaîner les tâches simples, que I. Dumontheil et al., plexe en tâches simples, quand l’ap-
ce soit pour les élèves ou pour les adultes. Assembly and use proche plus globale ne fonctionne pas.
C’est la seule façon d’éviter la surcharge of new task rules in Heureusement, il existe de nombreuses
cognitive, de ne pas oublier des consignes fronto-parietal cortex, façons d’apprendre à structurer son
Journal of Cognitive
et de ne pas se laisser distraire. action dans le temps, non seulement
Neuroscience, vol. 23,
pp. 168-182, 2011. dans le cadre scolaire, mais aussi en
ALGORITHMES faisant la cuisine ou du bricolage, ou en
ET RECETTES DE CUISINE J. Duncan, The multiple- programmant un ordinateur avec un
demand (MD) system
Est-ce à dire qu’il ne faut proposer log ic ie l c om me S c r atc h , p a r
of the primate brain :
aux élèves que des tâches simples ? Non, Mental programs for exemple. Quant aux adultes donnant
bien au contraire, car la vie quotidienne intelligent behaviour, des consignes aux enfants, ils auront
abonde de tâches complexes qu’il faut Trends in Cognitive eux aussi intérêt à s’inspirer des travaux
savoir mener à bien. Mais comme le sou- Sciences, vol. 14, de Duncan et à penser « découpage »,
ligne Duncan, toute tâche complexe de pp. 172-179, 2010. pour éviter de donner plusieurs instruc-
la vie réelle nécessite l’accomplissement tions en même temps… £

N° 124 -Septembre 2020


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86 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

Les secrets
du sourire
Par Federica Sgorbissa, docteure en sciences cognitives et journaliste
scientifique, à Trieste, en Italie.

Nous sourions presque cent fois par jour. Dans notre cerveau,
des neurones spécialisés en déduisent : « Cette personne
qui me sourit ne me veut pas de mal. » À tel point que même
les animaux l’utilisent comme ciment social !

C ombien de fois souriez-vous


chaque jour ? À peu près cent fois, même si les
estimations varient grandement selon les
cultures. Et nous le faisons le plus souvent incon-
sciemment. Tout en étant une des expressions
faciales à la fois les plus spontanées, les plus fré-
EN BREF
£ L’origine du sourire
et du rire est très discutée,
et différentes espèces
animales, comme les
singes, présentent des
mimiques « souriantes »
Parmi les travaux « historiques » les plus impor-
tants, on trouve ceux de Paul Ekman, le psycho-
logue américain pionnier dans les études sur les
émotions, également le principal expert scienti-
fique qui ait participé à la réalisation du film d’ani-
mation de Pixar Vice versa (sorti en 2015), consa-
quentes et les plus simples à exécuter, c’est un des semblables, mais cré aux émotions. Depuis les années 1970, Ekman
moyens les plus subtils dont nous disposons pour difficiles à interpréter. a évalué et décrit en détail les différents types de
exprimer une émotion. En plus d’être une « fenêtre » £ Les circuits cérébraux sourire et de rire, développant des théories qui,
sur notre esprit, c’est un signal, un outil de com- mettant en jeu comme nous le verrons, influent sur ce domaine 
munication efficace et complexe, et dont l’impact  le sourire reposent de recherche depuis longtemps.
sur notre vie sociale est souvent déterminant. sur un processus
Les premières études scientifiques sur le sou- « miroir » d’imitation ; LES ANIMAUX AUSSI SOURIENT (OU RIENT)
d’où son interprétation
rire remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. chez autrui, sa contagion On entend souvent dire que le rire et le sourire
L’un des premiers à l’étudier est Charles Darwin, et le fait qu’il nous rende sont le propre de l’homme. Ce n’est pas du tout le
en 1872, dans son livre L’Expression des émotions plus heureux. cas (voir l’encadré page 88). « Les singes ont des
chez l’homme et les animaux. Juste avant lui, le neu- mimiques similaires au sourire et au rire humains »,
£ Mais dans certaines
rologue français Guillaume Duchenne de Boulogne cultures, le sourire est explique ainsi Elisabetta Palagi, éthologue à l’uni-
s’y intéressait déjà, et on lui doit la distinction entre parfois considéré comme versité de Pise. L’un des premiers à décrire ces
vrai et faux sourires (voir l’encadré page 90). un signe de stupidité. expressions fut l’éthologue néerlandais Jan Van

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© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire

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88 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
LES SECRETS DU SOURIRE

Hooff, qui, à partir des années 1960, a étudié le de dents complètes, j’aime me référer à l’hypo-
comportement des grands singes et des primates thèse formulée par Nikolaas Tinbergen, étho-
en groupe, en particulier des orangs-outans. logue néerlandais et Prix Nobel de médecine et
de physiologie en 1973. » Selon ce dernier, la
LE RIRE DÉTENDU figure détendue et le rire humain sont le résultat 
Ses observations furent à la fois novatrices et d’un processus de « ritualisation » d’un même
âprement discutées. Tout particulièrement sa des- comportement spécifique. « Si vous regardez bien 
cription de la mimique des « dents découvertes », le  schéma  moteur  d’une  figure  détendue,  vous 
sans émission de son, qui serait selon Van Hooff vous rendez compte que c’est le point de départ
l’équivalent du sourire humain. Il parle aussi d’une pour mordre, autrement dit il s’agirait d’une
autre mimique des primates, la « figure détendue »,  “morsure pour jouer”, d’une “fausse” morsure,
qui correspondrait selon lui à notre rire, et que l’on typique des jeux de combat… »
nomme aujourd’hui play face. C’est le visage
que font les primates quand ils s’amusent vrai- DES ORIGINES CONTROVERSÉES
ment. La présence de ces mimiques chez nos Et Palagi d’ajouter : « Un comportement peut
proches cousins suggère que les expressions devenir un signal de jeu ou d’attaque selon qu’une
proches du rire et du sourire ont une origine évo- partie du schéma moteur est séparée du reste,
lutionniste très ancienne, que l’on devait retrouver inachevée, et prend en quelque sorte une signifi-
chez nos ancêtres communs. Marina Davila-Ross, cation différente. Si c’était une vraie morsure,
professeuse à l’université de Portsmouth, spécia- vous la feriez lorsque vous êtes proche de l’autre ;
liste du rire chez les singes et autres animaux, vous ne commenceriez pas à ouvrir grand la
explique : « Si nous faisons référence à l’expression bouche de loin. La bouche ouverte dents décou-
faciale, elle doit être apparue il y a au moins vertes serait peut-être aussi l’ancêtre du rire. »
13 millions d’années, peut-être plus. » Déterminer les origines du sourire n’est que la
Cependant, Davila-Ross pense que nous première étape pour en comprendre la fonction.
devrions plutôt nous intéresser à la figure déten-
due, et non aux dents découvertes : « En 2015, nous
avons publié dans la revue Plos One une analyse
précise des expressions faciales de nombreux ani-
maux en semi-liberté. » Sa collègue, Kim Bard,
également professeuse à l’université de
LE RIRE
Portsmouth, résume ainsi leurs résultats : « La CHEZ LES ANIMAUX
figure détendue serait l’expression joyeuse dont 
l’origine évolutive est la plus ancienne. » Il est vrai
que, par le passé, les scientifiques se sont concen-
trés sur la mimique des dents découvertes, mais
C omme l’a suggéré l’éthologue néerlandais Jan Van Hooff, nous
partageons le rire avec les singes. Mais que savons-nous des autres
animaux ? Les rats représentent peut-être l’un des cas les plus intéressants.
« chez de nombreux primates non humains, et En 1999, les scientifiques ont découvert que ces rongeurs émettent
même chez les humains, cette expression signale des ultrasons à une fréquence de 50 kilohertz lorsqu’ils sont chatouillés ou lors
parfois une soumission ou une forte excitation, par de situations de jeu et d’interactions sociales. Ces « cris » de plaisir sont, selon
exemple liée à de la peur, plutôt que de la joie. de nombreux spécialistes, similaires à notre rire, car, par exemple, les rats qui
Alors  qu’en  analysant  la  figure  détendue,  nous  « rient le plus » sont aussi ceux qui jouent le plus. Les rongeurs « souriants »
avons mis en évidence une continuité chez tous les sont également plus optimistes dans leurs choix lors de certaines expériences.
primates, en particulier dans l’émotion transmise De même, il est fort probable que les dauphins « rient » aussi, parce qu’ils
par cette expression, à savoir de la joie, du plaisir émettent un type particulier d’appel, une courte séquence de sons intenses
ou de l’amusement ». suivie d’un sifflement, uniquement pendant le jeu. Selon les éthologues,
Elisabetta Palagi, elle, serait plutôt de l’avis ce genre d’avertissement sert à maintenir un certain degré d’agressivité
de Van Hooff : « La démonstration d’une figure  afin d’éviter l’escalade de la violence…
détendue chez les singes est toujours associée au Les chiens aussi riraient. En fait, ils émettent des « bouffées » répétées
jeu, certes, mais il serait faux de dire que les de sons qui semblent avoir des effets relaxants et favorisent le jeu. Cependant,
dents découvertes expriment toujours la soumis- en 2019, des études récentes ont montré que notre capacité à lire les
sion. Cela dépend des aspects sociaux de l’espèce expressions canines est acquise, et non innée, à l’instar d’une caractéristique
considérée : chez les espèces très hiérarchiques, sélectionnée par l’évolution. Ce qui suggère une lecture différente du rire
c’est effectivement un signe de soumission, mais des chiens : ces derniers, si attachés à nous – comme nous le sommes
chez les plus égalitaires, c’est également un mes- à eux – auraient-ils pu apprendre à lire nos émotions et à les imiter ?
sage d’ouverture aux autres. Quant à l’origine de
la mimique, qui fait apparaître les deux rangées

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Les études sur ses fondements cérébraux sont tout


aussi importantes. Comment reconnaître un sou-
rire ? Quels sont les circuits cérébraux mis en
œuvre ? Et surtout, existe-t-il une distinction claire
entre sa perception et sa production ?

DES MIMIQUES STOCKÉES


DANS LE CERVEAU
Le psychologue Paul Ekman, que nous évo-
quions plus haut, est célèbre pour sa théorie de
la perception des expressions faciales, y compris
du rire. Ce scientifique américain a compilé, avec 
luxe de détails, une sorte de « dictionnaire » des
combinaisons  des  modifications  des  muscles 
faciaux associées à nos états émotionnels. Il a
ainsi mis en évidence des « unités d’actions
faciales » pour chaque émotion. Son idée est que
ce type d’information est stocké dans le cerveau
sous une forme amodale – ou abstraite, pour sim-
plifier – et rappelé lorsque nous devons interpré-
ter les expressions des autres.
Cette théorie, intuitive et presque trop simple,
a aujourd’hui perdu un peu de sa vigueur, car elle

Les mêmes neurones miroirs


est supplantée par les résultats importants, obtenus
ces dernières décennies, dans le domaine de la
« cognition incarnée ». Ce concept de la psychologie
cognitive, qui représente aujourd’hui une approche s’activent quand nous sourions
dominante dans les études sur la cognition, sou-
tient que nos processus cognitifs impliquent direc-
et quand nous voyons autrui
tement le corps. Autrement dit, nos pensées (cogni-
tion), nos sentiments (émotions) et nos
sourire. D’où la contagion…
comportements (actions) reposent sur nos expé-
riences sensorielles et nos positions corporelles.
Prenons un exemple pour clarifier les choses :  de Parme, en Italie, et ses collègues ont mis en
imaginez que vous entendiez le mot « jaune ». Pour évidence un phénomène extraordinaire : dans les
comprendre de quelle couleur il s’agit, le cerveau zones motrices du cerveau, se trouvent des cel-
active les zones visuelles qui traitent normalement lules, nommées « neurones miroirs », qui s’activent
cette couleur lorsque vous la voyez réellement. En à la fois lorsque nous effectuons une certaine
d’autres termes, l’accès au sens se fait par un pro- action et lorsque nous observons la même action
cessus de simulation de ce que vous voyez, enten- réalisée par un autre ; ces neurones miroirs sont
dez, imaginez… Et il en va de même lorsqu’on même considérés comme le fondement de notre
observe une expression, comme un sourire. capacité à apprendre en observant et en imitant.
C’est ce que suggère notamment Paula L’équipe a de plus observé des mécanismes simi-
Niedenthal, neuroscientifique et professeuse de  laires de type miroir dans d’autres régions céré-
psychologie à l’université du Wisconsin, à brales, certaines étant liées aux émotions.
Madison, qui a développé le modèle SIMS (simu-
lation of smile) : ce dernier intègre des données ÉMOTION ET ACTION, MÊME COMBAT !
comportementales et de neuro-imagerie pour Mais pour identifier les mécanismes miroirs 
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire

expliquer comment se produit la reconnaissance associés en propre au rire, il faut encore attendre
du sourire. D’après elle, la composante « simulée » un  peu…  Un  groupe  de  scientifiques  italiens, 
est fondamentale pour comprendre les différents dont Fausto Caruana, neuroscientifique à l’ins-
types de rire. titut des neurosciences de Parme et expert en
Afin de mieux cerner les structures cérébrales  émotions, s’intéresse à cette question : « L’une
impliquées dans ces processus simulés, revenons des  principales  difficultés  a  probablement  été 
un peu en arrière. Dans les années 1980, Giacomo d’étudier le rire en laboratoire, un environne-
Rizzolatti, professeur de physiologie à l’université ment pas très “drôle” ni stimulant de ce point de

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90 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
LES SECRETS DU SOURIRE

vue là… Mais nous avons trouvé un moyen de nous rions : action et émotion sont donc étroite-
surmonter le problème. » ment liées et produites par la même unité fonction-
Caruana et ses collègues ont en effet analysé nelle. » Ce n’est pas une considération triviale :
toutes les données existantes dans les archives de comme l’émotion et l’action font partie d’un sys-
l’hôpital Niguarda, à Milan, l’un des principaux tème miroir, la composante imitative est cruciale.
centres mondiaux de chirurgie de l’épilepsie ; ces On appelle « mimétisme facial » l’imitation
résultats ont été recueillis pour des raisons cli- rapide et automatique des expressions d’autrui,
niques chez des patients sur le point de subir une un domaine de recherche où Palagi est l’une des
opération du cerveau. En effet, lors de la phase plus grandes expertes mondiales : « J’ai com-
préchirurgicale, on implante généralement dans mencé mes études, avec Pier Francesco Ferrari,
le cerveau des sujets des électrodes capables à la de l’université de Parme, sur la contagion des
fois d’enregistrer l’activité électrique du cortex et bâillements. Ensuite, j’ai voulu vérifier s’il existe 
de le stimuler, pendant que le personnel soignant aussi une résonance motrice, chez les animaux,
surveille le comportement des patients. pour le sourire et le rire, comme dans l’espèce
humaine. » En effet, la contagion du rire est bien
UNE IMITATION DU SOURIRE D’AUTRUI ? connue chez l’homme, et en une journée, nous
« Grâce à ces données, et à d’autres travaux, sommes capables de reproduire un sourire des
nous avons compris deux choses essentielles. » La centaines de fois, sans nous en rendre compte,
première, explique Caruana, est qu’il existe bien parfois uniquement parce que nous le voyons sur
un circuit miroir pour le rire : « Dans certaines le visage d’autrui.
expériences, pendant que les volontaires observent
un acteur en train de rire, des régions précises de SOURIRE, C’EST CONTAGIEUX
leur cerveau s’activent, notamment dans le cortex Effectivement, on observe également ce type
cingulaire antérieur. Or ce sont les mêmes qui se d’imitation automatique chez d’autres animaux,
mettent en branle quand on produit un rire. » comme les singes : « La mimique faciale rapide est
« La seconde observation, presque plus impor- un phénomène reposant sur l’empathie, car la réso-
tante que la première, est que ce même réseau nance motrice est modulée par les liens sociaux :
cérébral, produisant le rire, est aussi responsable plus deux singes sourient, plus ils sont amis. » La
de l’émotion de joie que nous ressentons lorsque durée du sourire a aussi des avantages : plus on sou-
rit, plus l’interaction avec autrui dure longtemps.
« C’est comme si le sourire était une invitation à
jouer encore plus, et à continuer d’être ensemble. »

QUE SIGNIFIE CE SOURIRE ? Le sourire est donc une forme de communica-


tion sociale. En fait, il ne s’agit pas seulement de
« comprendre » ce que l’autre personne ressent.

U n sourire ne coûte rien, mais il peut cacher une foule de significations


différentes. Nombre de scientifiques ont tenté de classer les divers
types de sourire. Le premier dans ce domaine a été Guillaume Duchenne
« Quand on observe le sourire de l’autre, pré-
cise Caruana, on ne s’arrête pas à la compréhen-
sion de ses émotions : voir le sourire d’une autre
de Boulogne, un neurologue français qui, dans la seconde moitié personne nous prédispose aussi à agir. » En effet,
du xixe siècle, a mené des études sur la physiologie du sourire. l’activation du mécanisme miroir du sourire ou du
Il a suggéré que le sourire considéré le plus authentique et le plus sincère rire favorise l’émergence du rire chez l’observa-
devrait impliquer à la fois la contraction du muscle zygomatique supérieur teur, et de l’émotion associée : « On parle de conta-
– qui gonfle la joue et étire la bouche – et celle des muscles du coin des yeux, gion émotionnelle, et c’est précisément cela qui a
nommés « muscles orbiculaires », qui produisent les rides au coin des yeux. des conséquences sociales importantes, en favori-
Un « faux » sourire, forcé ou volontaire, ne se limiterait qu’à la contraction sant la cohésion du groupe. C’est un véritable sys-
des muscles des joues. On parle encore aujourd’hui de « sourire de Duchenne » tème de communication protolinguistique. »
pour le « vrai », celui qui exprime une joie sincère. Nous sommes par conséquent tous capables de
Beaucoup plus récemment, Paula Niedenthal, professeuse de psychologie sourire et de rire, parfois même uniquement
à l’université du Wisconsin, pense qu’il faut dépasser cette catégorisation, par imitation. Ainsi, d’ouest en est, du nord au sud,
car, dans de nombreuses cultures, même un sourire « non Duchénien » peut il n’existe pas de population humaine où le rire et
être perçu comme sincère. Elle propose une distinction fondée sur la fonction. le sourire ne soient pas présents. On les considère
En présentant son modèle SIMS (simulation of smile), Niedenthal définit trois même comme des caractéristiques universelles de
types de sourire : de plaisir (indiquant une émotion positive), notre espèce. Ce qui ne signifie pas pour autant 
d’affiliation (encourageant les liens entre les membres d’un groupe) qu’il n’y ait pas de différences dans la manière
et de domination (une mimique méprisante indiquant la supériorité). dont ces comportements se manifestent ou sont
perçus. « Par exemple, explique Caruana,

N° 124 -Septembre 2020


91

Niedenthal et ses collègues ont récemment observé


que non seulement la propension au rire dépend
de la culture, mais qu’elle est aussi associée à
l’hétérogénéité culturelle d’une population. » Cette
observation, poursuit le scientifique, est intéres-
sante, car elle suggère une seconde fonction, pour
le « long terme », du sourire. En général, le sourire
a une connotation positive,
En pratique, plus un pays est resté culturelle-
ment  fermé  sur  lui-même  – avec  peu  de  flux 
migratoires –, moins ses habitants semblent
enclins à rire. La réciproque est également vraie : mais dans certaines cultures
les pays présentant une grande diversité cultu-
relle ont tendance à rire et à sourire davantage.
il est considéré comme
Sur un continuum imaginaire, on pourrait par
exemple placer aux extrémités les États-Unis et
un signe de stupidité…
le Japon. Le premier pays s’est littéralement
formé grâce à la migration de populations, tandis facteur possible serait la peur de l’inconnu et le
que le second – très homogène – a connu de lon- contrôle de l’incertitude. »
gues périodes d’isolement presque total. Et, de En effet, certaines personnes s’efforcent plus
fait, certaines études semblent montrer que les que d’autres de réduire l’incertitude face à l’ave-
Américains sourient beaucoup, tandis que les nir : un sourire serait alors un moyen de s’assurer
Japonais le font beaucoup moins. de la collaboration et de l’attention de notre inter-
locuteur. Plus cela est vrai, plus un sourire a de la
UN LIANT SOCIAL valeur. Au contraire, si vous pensez que vous
DANS LES POPULATIONS HÉTÉROGÈNES n’avez aucun contrôle sur la situation, cela devient
Caruana pense donc que « le sourire serait un alors un signe de stupidité. « Le niveau de corrup-
code gestuel et communicatif prélinguistique, tion dans un pays semble également corrélé,
utilisé surtout dans les groupes où il n’y a pas de ajoute Krys. Là où la corruption atteint des niveaux
langue totalement partagée. À l’appui de cette Bibliographie élevés, le sourire apparaît plus souvent comme
hypothèse, on observe par exemple que les per- faux, et porte donc une connotation négative. »
sonnes appartenant à des cultures hétérogènes F. Caruana et al.,
présentent souvent des expressions plus facile- A mirror mechanism QUI EST LE PLUS HEUREUX
ment reconnaissables, car elles ont tendance à les for smiling in the OU LE PLUS GENTIL ?
exagérer pour se faire comprendre de tous ». anterior cingulate Autre facteur, le genre : « Dans les sociétés les
Mais ce n’est pas tout : comme l’expression cortex, Emotion, moins sexistes, en général, les personnes sou-
motrice du sourire est produite par les mêmes vol. 17, pp. 187-190, 2017. riantes sont mieux considérées que les autres,
circuits cérébraux qui gèrent son aspect émotion- J. Martin et al., Smiles mais cette valeur ajoutée profite davantage aux 
nel, le simple fait de sourire devrait nous rendre as multipurpose social hommes qu’aux femmes. » Pourquoi ? L’effet
plus joyeux. Ce que confirment les études expé- signals, Trends Cogn. « waouh », « les femmes sont formidables », est
rimentales et d’observations : « En moyenne, une Sci., vol. 21, bien connu : dans de nombreuses cultures, elles
population qui rit beaucoup présente des niveaux pp. 864-877, 2017. sont perçues comme plus généreuses, plus hon-
de bonheur plus élevés », ajoute Caruana. K. Krys et al., Be nêtes et moins agressives ; mais selon Krys, « c’est
Kuba Krys, psychologue à l’Académie polo- careful where you une forme de paternalisme qui dépeint les
naise des sciences, a coordonné une étude inter- smile : Culture femmes comme plus faibles ». Et lorsque ce sté-
nationale qui soutient également ces faits, en shapes judgments réotype s’efface, la perception positive du sourire
of intelligence and
analysant, dans quarante-quatre pays, la « posi- d’une femme s’estompe également. À moins que
honesty of smiling
tivité » transmise par le sourire. En particulier, individuals, J. Nonverbal ce ne soient les hommes qui, sur ce plan, tirent
les chercheurs ont mesuré l’intelligence perçue Behav., vol. 40, avantage d’une société plus égalitaire.
d’une personne qui sourit. « Dans certains pays, pp. 101-116, 2016. Krys conclut qu’« un sourire a une valeur posi-
comme la Pologne, l’individu qui sourit à un tive dans chaque population. La culture a une
M. D. Ross et al.,
étranger peut être perçu comme stupide, The evolution of influence relative, mais mesurable, et module la 
annonce Krys. Il est vrai que dans la plupart des laughter in great apes positivité de cette expression. Je trouve l’effet du
cas, le sourire a une connotation positive, mais and humans, Commun sexisme intéressant : plus il est atténué, plus les
dans certaines cultures il arrive souvent qu’il Integr. Biol., vol. 3, hommes  en  profitent,  presque  paradoxalement, 
soit considéré comme un signe de stupidité. pp. 191-194, 2010. car ils sont alors perçus comme moins menaçants,
Qu’est-ce qui expliquerait cette différence ? Un et leur sourire est d’autant plus apprécié ». £

N° 124 -Septembre 2020


92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 Philip K. Dick : et si tout était faux ?

A N A LY S E SÉLECTION
Par Guillaume Jacquemont

PSYCHOLOGIE
APPRENTISSAGE Activer ses neurones ANIMALE
pour mieux apprendre et enseigner Steve Masson Je t’aide, moi non plus !
Odile Jacob 2020, 256 pages, 22,90 € Gilles Macagno
Delachaux et Niestlé

C
2020, 128 pages, 15,90 €
et ouvrage n’est pas le premier sur la neuroéducation,
mais c’est peut-être l’un de ceux qui allient le mieux théorie
et pratique, connaissances sur le cerveau et méthodes
validées par les sciences de l’éducation. Que vous soyez MÉDECINE
U ne version déformée
du darwinisme
voudrait que la sélection
enseignant, étudiant ou tout simplement désireux de vous Patients zéro naturelle soit une lutte
perfectionner dans votre travail ou vos loisirs, vous y trouverez Luc Perino de tous contre tous, et
La Découverte
de précieux outils pour optimiser vos apprentissages. 2020, 210 pages, 18 € qu’à la fin seul le plus fort
Steve Masson, qui dirige un laboratoire spécialisé dans ce domaine survive. Cette bande
à l’université du Québec, propose sept principes pour mieux
apprendre. Chaque fois, il commence par décrire les mécanismes
cérébraux qui expliquent leur efficacité, avant de détailler des
L e 10 décembre 1844,
Samuel Cooley inhale
du gaz hilarant lors d’une
dessinée rétablit une
vision plus juste de
la théorie, en montrant à
stratégies concrètes pour les appliquer. L’un des principes consiste démonstration de foire, quel point la coopération
par exemple à espacer les séances d’apprentissage. La raison : puis s’entaille est omniprésente dans
quand un même groupe de neurones est mobilisé de façon répétée, accidentellement le mollet la nature. Des buffles
il se produit un phénomène d’habituation, c’est-à-dire une réduction sur un clou. Surprise : il ne guetteurs aux guenons
de leur activité susceptible de nuire au renforcement de leurs semble ressentir aucune accoucheuses en
connexions, et donc à la mémorisation ; dès lors, mieux vaut éviter douleur… ce qui inspire passant par les oiseaux
de s’acharner trop longtemps sur un sujet identique. Pour cela, la première technique nounous, elle multiple
diverses stratégies sont possibles, comme fractionner davantage d’anesthésie moderne les exemples étonnants
le travail (« s’entraîner dix minutes chaque jour est préférable à un arracheur de dents de ces animaux qui
à s’entraîner deux fois par semaine pendant trente-cinq minutes ») qui a observé la chose ! se serrent les coudes.
ou mélanger différents types de questions dans un exercice, afin De fait, les sauts dans Elle nous rappelle ainsi
de faire appel à des notions variées. la connaissance doivent de façon ludique
La plupart des principes présentés par l’auteur ne surprendront pas beaucoup à de tels que nous ne sommes
outre mesure les spécialistes de l’éducation : favoriser l’engagement « patients zéro », et ce pas condamnés à
actif, maximiser les rétroactions (retour sur erreur, valorisation et sur bien des sujets : l’individualisme forcené
encouragements), cultiver la confiance dans ses capacités… Mais la maladie d’Alzheimer, et que la clé du succès
l’intérêt du livre n’est pas tant dans chacun d’entre eux pris isolément l’ancrage cérébral du est souvent dans
que dans leur regroupement sous une forme synthétique et dans leur langage et de la mémoire, l’entraide.
ancrage dans les découvertes en neurosciences. Ainsi, on ressort la plasticité cérébrale…
de cette lecture non seulement avec des techniques concrètes, mais Luc Perino leur rend
également avec une compréhension globale du cerveau apprenant. hommage dans cet
Ces techniques dépassent alors le rang de simples recettes ouvrage, livrant ainsi une
empiriques pour gagner une force et une cohérence nouvelles. histoire de la médecine
Guillaume Jacquemont aussi originale
est journaliste à Cerveau&Psycho. qu’humaine.

N° 124 -Septembre 2020


93

COUP DE CŒUR
Par Anne Charlet-Debray

TECHNOLOGIE
Quand la physique PSYCHIATRIE Soigner la souffrance psychique des enfants
soigne C. Ray Bruno Falissard Odile Jacob 2020, 224 pages, 19,90 €
et J.-C. Poizat Belin

A
2020, 144 pages, 23 €
u cours des derniers siècles, la médecine a

PSYCHOLOGIE
I RM, tomographie,
prothèses auditives…
Qu’il s’agisse
considérablement amélioré la santé physique des enfants,
longtemps victimes d’une mortalité très élevée. Mais comme
le souligne Bruno Falissard en introduction de cet ouvrage,
SOCIALE de diagnostic ou de il est capital de ne pas s’arrêter là : « Notre devoir est de continuer
Ce que votre corps traitement, la médecine inlassablement à protéger ces nouvelles générations dont nous avons
révèle vraiment de vous d’aujourd’hui est la responsabilité. » Car nombre d’enfants et d’adolescents sont
Claudine Biland
Odile Jacob technologique en diable. pénalisés par des souffrances psychiques majeures.
2020, 272 pages, 22,90 € Écrit par deux physiciens, Pédopsychiatre et directeur d’une équipe de recherche, l’auteur
ce livre décrit le adopte un point de vue très large pour répondre à cette question.

S ’il est un domaine


qui véhicule nombre
de mythes scientifiques,
fonctionnement de tous
ces appareils qui
plongent en profondeur
Après avoir décrit les points communs et les spécificités de
la psychiatrie et de la pédopsychiatrie par rapport à la médecine
du corps, il présente les connaissances utiles au soin psychique
c’est bien celui de la dans nos corps et nos de l’enfant. Il encourage à croiser les disciplines, notamment les
communication non cerveaux. Outre des neurosciences, les statistiques – essentielles pour quantifier l’efficacité
verbale. Claudine Biland, explications physiques d’un traitement – et la psychanalyse – qui peut aider à conduire
psychologue sociale, détaillées, il offre de un entretien clinique, même s’il faut éviter de tout interpréter à travers
s’insurge ici contre tous superbes illustrations son prisme. Les différentes formes de psychothérapies sont aussi
les pseudo-experts qui et des analogies un outil précieux, les médicaments se révélant parfois indispensables.
décryptent le moindre bienvenues. Quelques Chiffres à l’appui, l’ouvrage met les choses au point sur certains sujets
mouvement des yeux ordres de grandeur polémiques, comme l’utilisation de psychostimulants contre le trouble
ou raclement de gorge, complètent le tableau : d’hyperactivité avec déficit de l’attention : on apprend par exemple
tout en précisant ce que on apprend par exemple que ces derniers sont dix fois moins prescrits en France qu’aux
la science peut vraiment que les magnéto- États-Unis. L’auteur s’intéresse également à l’aspect institutionnel,
dire sur la façon dont encéphalographes livrant au passage ce terrible constat : en France, il n’y a que
notre corps transmet de traquent dans nos 600 pédopsychiatres pour 10 000 psychiatres d’adultes,
multiples informations. neurones des champs et 25 départements n’en comptent aucun ! La pédopsychiatrie
Un livre pour ne pas se magnétiques un milliard est pourtant « indispensable à toute société qui souhaite soigner
laisser piéger et pour de fois moins intenses ses jeunes les plus en souffrance, tant dans leur corps que dans
s’amuser à constater tout que celui créé par leur esprit ». Aussi clair que scientifiquement solide, son ouvrage
ce que l’on communique la Terre ! nous en convainc largement, tout en étant très utile pour les familles :
aux autres sans s’en les parents y trouveront les repères nécessaires pour s’orienter
rendre compte – pour dans le domaine complexe du soin mental, et ainsi mieux
comprendre son propre accompagner leurs enfants.
langage, en quelque
sorte. Anne Charlet-Debray est psychologue clinicienne
et psychothérapeute pour enfants et adultes.

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94

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LIVRES Neurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Philip K. Dick
Et si tout était faux ?
Un monde factice, entièrement fabriqué pour duper une
seule personne : tel est le scénario du roman « Le Temps
désarticulé », écrit par Philip K. Dick. Qui anticipe ainsi
l’apparition, trente ans plus tard, d’un nouveau trouble

E
psychiatrique lié aux progrès technologiques.

t si toute votre vie n’était EN BREF presque au second plan les intrigues d’androïdes,
qu’une vaste supercherie ? Le monde ne serait £ Dans le roman de de voyages martiens et de menaces technologiques.
qu’une grossière simulation destinée à vous Philip K. Dick, Raggle Chez Dick, l’aventure ne se situe pas dans des villes
Gumm s’aperçoit qu’il vit
induire en erreur, de même que chaque lieu, dans un monde factice, futuristes ou des séjours intergalactiques, mais
chaque personne et chaque événement, qui entièrement organisé bien dans la tête de ses héros : deviennent-ils fous
auraient été savamment orchestrés et mis sur autour de lui. ou est-ce la réalité qui leur donne cette impres-
votre route. Dans un tel scénario, seule votre sion ? Une ambiguïté qui se transmet toujours au
existence serait « réelle ». On reconnaît là le scep- £ C’est également lecteur, et a fait de cet auteur un écrivain culte
l’impression qu’ont les
ticisme radical qu’envisageait Descartes – avant patients victimes d’un mais parfois difficile d’accès, dans un genre pour-
de le réfuter – dans ses Méditations métaphy- nouveau type de délire tant réputé pour sa légèreté…
siques : dans son hypothèse, un « malin génie » psychotique apparu La perplexité face au réel est déjà au cœur
nous ferait prendre pour la réalité ce qui n’est dans les années 1980. d’un de ses premiers romans, Le Temps désarti-
rien d’autre qu’un tissu d’hallucinations… £ Le délire s’expliquerait culé. Publiée en 1959, cette œuvre, comme sou-
Il est un écrivain pour qui ce cauchemar était par diverses vent avec Dick, est aujourd’hui considérée comme
plus qu’une simple extrapolation théorique : Philip perturbations cognitives, remarquablement presciente. On peut en effet
K. Dick (1928-1982), le célèbre auteur américain comme la perte considérer que son étrange intrigue mettait en
de distinction entre soi
de science-fiction. Peut-être vaudrait-il mieux par- et le monde, combinées évidence ce qui deviendra, bien plus tard, une
ler de « psychiatrie-fiction », tant son œuvre met à aux caractéristiques nouvelle sorte de folie liée aux progrès
mal la santé psychique de ses personnages, laissant sociétales de l’époque. technologiques.

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96 LIVRES Neurosciences et littérature

L’histoire est celle de Ragle régulièrement des missiles destruc-


Gumm, célibataire de 46 ans vivant teurs, dont il est le seul à savoir anti-
chez sa sœur et son beau-frère, dans ciper les lieux d’impact, en se livrant
une paisible bourgade américaine à ce qu’il croit être un jeu. En consé-
typique des années 1950. Rien quence, il a été placé dans un monde

De la sorcellerie aux
d’anormal, si ce n’est que le gagne- factice, avec un entourage large-
pain de Gumm consiste à s’adonner, ment au courant de ce simulacre et
jour après jour, à un étrange jeu pro-
posé par la presse locale et intitulé :
de son véritable rôle.
Ce cauchemar dickien inspirera technostructures,
« Où sera le petit homme vert la pro- deux films majeurs : The Truman
les délires
psychotiques ont
chaine fois ? » Personne n’en connaît Show, en 1998, où le héros croit vivre
vraiment les règles, mais Gumm une vie normale dans la cité de
semble capable de deviner les
bonnes réponses presque à tous les
Seahaven, alors que celle-ci n’est en
réalité qu’un gigantesque studio de toujours invoqué
coups, ce qui fait de lui une célébrité
nationale. Toutefois, peu à peu, il
télévision hypersophistiqué où il est
filmé en permanence ; et Matrix, un des puissances
remarque que certaines choses sont an plus tard, où les humains sont extérieures ancrées
dans la société
bizarres. Un jour, il trouve par plongés dans un monde sordide
exemple un annuaire téléphonique dominé par les machines, qui les
truffé d’endroits inconnus et de per-
sonnes injoignables, ainsi qu’un
maintiennent dans l’ignorance en
projetant un simulacre d’existence de l’époque
magazine présentant une certaine normale dans leur esprit. Mais Philip
Marilyn Monroe, apparemment une K. Dick n’a pas été précurseur que d’un monde factice spécialement
star mondiale, mais dont personne dans la fiction. Dans Le Temps désar- créé pour eux (voir l’extrait).
n’a jamais entendu parler… ticulé, il décrit avec une précision En 1988, en effet, des cliniciens
De fil en aiguille, il finit par frappante ce que vivent les patients commencent à remarquer l’appari-
découvrir la stupéfiante vérité : la victimes d’un trouble psychiatrique tion de patients psychotiques présen-
Terre est en guerre contre les colons qui n’émergera que trente ans plus tant le « syndrome de Hollywood » :
de la Lune et ceux-ci envoient tard : l’impression d’être au centre ils se croient littéralement dans un
film et pensent vivre dans un décor
de carton-pâte, allant jusqu’à perce-

EXTRAIT voir les personnes de leur entourage


comme des acteurs. En 2012, les
frères Joel et Ian Gold, respective-
ment psychiatre et philosophe, pro-
« JE SUIS LE CENTRE DE L’UNIVERS » posent le terme de « délire du Truman
Show », parce que dès le début des

J e suis un attardé – un psychotique. J’ai des hallucinations. Oui, un malade mental.


Infantile et taré. Qu’est-ce que je fais assis ici ? Je rêvasse, pour ne pas dire autre
chose. Je vois des fusées filer au-dessus de nos têtes, des armées, des conspirations…
années 2000, ces patients com-
mencent à mentionner explicitement
le film Truman Show comme la repré-
Un vrai paranoïaque. sentation fidèle de ce qui leur arrive.
Une psychose à tendance paranoïaque. À m’imaginer que je me trouve au centre d’un vaste Se croyant au centre d’une émission
effort qui implique des millions d’hommes et de femmes, des millions de dollars et un travail de téléréalité, certains attendent
incommensurable… tout un univers qui tourne autour de moi, dont chaque molécule agirait anxieusement la fin, d’autres espèrent
en tenant compte de moi. Ragle Gumm, l’être qui irradie d’importance… jusqu’aux étoiles. profiter de leur incroyable célébrité,
Ragle Gumm, l’objet de tout le processus cosmique, de sa naissance à l’entropie finale. Toute d’autres encore cherchent frénétique-
matière et tout esprit destinés à orbiter autour de ma présence. […] ment des preuves de leurs idées déli-
– Et pour quelle raison vous poursuit-on ? demanda Garret. rantes : des caméras, des vidéos sur
– Parce que je suis le centre de l’univers. Du moins est-ce ce que j’ai déduit de leurs internet, des regards ambigus, un
agissements : ils se comportent comme si je l’étais. C’est tout ce que je sais avec certitude. changement de « décor »…
Ils se sont donné un mal de fou pour construire un monde factice autour de moi, pour que Le délire du Truman Show se rat-
je reste tranquille. Des bâtiments, des voitures, une ville entière. Tout a l’air vrai, mais c’est tache aux délires psychotiques et
entièrement artificiel. Ce que je ne comprends pas, c’est le concours. s’observe principalement chez de
Le Temps désarticulé, Philip K. Dick, J’ai Lu, 1959, jeunes adultes, en général dans le
traduit de l’anglais par Philippe Hupp, p. 120 et p. 157. cadre d’un trouble schizophrénique,
mais parfois aussi dans le contexte

N° 124 -Septembre 2020


97

d’abus de substances et de troubles de la réalité », mais il semble plutôt


maniaques. Les délires psychotiques Pourquoi qu’ils y soient englués !
prennent racine dans des perturba- j’ai aimé ce livre Reste que dans le délire du
tions cognitives complexes, comme Truman Show, ce n’est pas une per-
la perte de la distinction entre soi et Philip K. Dick est sans sonne ou une machine invisible qui
le monde ou entre soi et autrui, et doute plus connu manipule le patient, mais tout un
une altération du « sens commun », monde qui est factice. Comment Dick
du grand public
qui rend des détails insignifiants sail- a-t-il pu anticiper cette évolution
pour les nombreuses
lants et menaçants. En conséquence, frappante des troubles délirants ?
le patient ressent des impressions adaptations
bizarres, perçoit des choses inexpli- cinématographiques ENTRE PSYCHIATRIE ET SOCIÉTÉ
cables et ne se sent plus l’auteur de de ses romans et nouvelles La réponse tient sans doute en
ses propres actions. En outre, et c’est que pour ses écrits eux-mêmes. partie au fait que l’écrivain n’était
particulièrement manifeste dans Les blockbusters que sont Blade lui-même pas étranger à la maladie
l’extrait, il est sujet au « concerne- Runner, Total Recall ou Minority mentale et avait une certaine expé-
ment », pour reprendre le terme du Report ont abondamment puisé dans rience du délire psychotique. Toute
psychiatre français Henri Grivois : la matière imaginaire qu’il a fournie. sa vie, il a été sujet à des crises
tout jusqu’au moindre détail semble Pourtant, ils restent très éloignés d’angoisse, de phobie et de para-
avoir une signification particulière noïa. Il a été suivi par d’innom-
de l’inspiration d’origine, qui est
qui lui est personnellement destinée, brables psychiatres (et biographes),
plus souvent une intrigue
comme si le monde entier ne s’inté- qui lui ont accolé autant de dia-
ressait qu’à lui (« tout un univers qui psychologique qu’un thriller truffé gnostics (schizophrénie, trouble
tourne autour de moi, dont chaque de scènes d’action. Il n’en est que bipolaire, épilepsie temporale…), et
molécule agirait en tenant compte de plus précieux de redécouvrir il s’est énormément intéressé à la
moi », dit Ragle Gumm). les textes de l’écrivain, aussi riches recherche en psychiatrie et en neu-
en matière humaine qu’en rosciences. On sait qu’il avait une
LA MACHINE À INFLUENCER technologies futuristes… jumelle, dont la mort une année
De cette sensation très générale, après leur naissance est souvent
et extrêmement perturbante, les
Sebastian Dieguez retenue comme facteur traumatique
patients vont tirer des raisonne- dans son développement personnel.
ments pour tenter d’expliquer ce qui La culpabilité, l’absence, l’identité et
leur arrive. Et pour ce faire, ils s’ins- le dédoublement sont des thèmes
pirent bien entendu de leur milieu qui pèsent sur tous ses personnages,
culturel. Dès 1797, à une époque où rendant leur monde étrange, à la
les machines à vapeur et l’optique Bibliographie merci de forces inconnues.
connaissaient d’importants dévelop- Mais Dick était aussi un observa-
pements, un patient du nom de R. Luckhurst, teur hors pair des évolutions sociales
James Tilly Matthews s’imaginait « Diagnosing Dick », de son temps. L’émergence du consu-
sous l’influence d’une machine fonc- dans A. Dunst (éd.), mérisme et des médias de masse, les
tionnant à l’aide de « gaz » et de The World According to suspicions associées à la guerre
« rayons », qui non seulement mani- Philip K. Dick, Palgrave, froide, la contre-culture, la propa-
pp. 13-29, 2015.
pulait le moindre de ses faits et gande et les scandales politiques,
gestes, mais dirigeait le monde J. Gold et I. Gold, tout cela a également pu lui évoquer
entier, et en particulier les politi- The “Truman Show” la possibilité d’un monde faux et
ciens. C’est le premier cas docu- delusion : Psychosis trompeur. Une idée qui est loin de ne
in the global
menté de ce que le psychanalyste concerner que son époque : ne
village, Cognitive
Victor Tausk, un disciple de Freud, Neuropsychiatry, sommes-nous pas nous-mêmes
appellera en 1919 la « machine à vol. 17, pp. 455-72, 2012. entourés de représentations illu-
influencer ». Avant cela, les délires soires, à l’ère où l’on entrevoit des
A. Shubsachs
s’expliquaient par les démons, les complots partout, où chacun affiche
et A. Young,
esprits ou les sorcières. Dans les Dangerous delusions : complaisamment son « rôle » sur la
années 1950-1960, les espions de la The “Hollywood toile et où la politique devient impos-
CIA ou du KGB, la télévision, les phenomenon”, British sible à distinguer du monde du spec-
ondes radio ou les extraterrestres Journal of Psychiatry, tacle ? Reste à savoir à quoi ressem-
prendront le relais. On dit souvent vol. 152, p. 722, 1988. bleront les prochains délires qui nous
que les schizophrènes sont « coupés attendent… £

N° 124 -Septembre 2020


À retrouver dans ce numéro

p.
62
85 % p.
52 ÉLOGE
d’exactitude pour deviner si une personne
prise au hasard est de sexe masculin FUNÈBRE
ou féminin, uniquement en observant
la structure de son cerveau à l’aide des Pour étudier quels effets a la conscience
techniques de pointe d’imagerie cérébrale. de notre propre mort sur nos pensées
et nos actes, les psychologues demandent
DÉJÀ-VU
p. aux patients de composer leur propre
80
éloge funèbre. Les participants imaginent
Le sentiment d’avoir déjà été à un endroit alors
que c’est la première fois résulterait d’une erreur alors leurs proches rassemblés autour de
d’aiguillage des souvenirs dans notre cerveau : leur cercueil. Conscients que cela arrivera
au lieu d’être stockés d’abord en mémoire à court un jour, ils commencent alors à réfléchir
terme, ils seraient envoyés directement dans au sens de leur vie et à leurs priorités.
la mémoire à long terme.

p.
24 SYNAPSES SIMPLISTES
« En nous focalisant sur la synapse, nous avons construit une vision simpliste de la façon
dont le cerveau apprend et enregistre nos souvenirs. » Douglas Fields, Institut américain de santé

30 % EFFET BARNUM
p. p.
16 72

des patients
consultant en service Une même description de leur personnalité,
de neurologie
présenteraient distribuée à cent personnes, semblera
des troubles sans parfaitement convenir à 87 % d’entre elles
explication médicale,
d’origine et les décrire avec précision. Nous piochons
psychologique.
Ce que Freud appelait à notre gré les éléments qui semblent
les « troubles nous correspondre, et ignorons les autres…
de conversion ».

P.
82 DÉTECTEUR p.
44 0,13
DE PRONOMS Le facteur de corrélation
entre les désirs inconscients
Le cortex préfrontal des enfants contient des neurones des personnes et leurs
qui peuvent être programmés pour détecter à volonté orientations de vie concrètes.
des lettres données à l’avance par une consigne, Si l’authenticité est un accord
des verbes, des pronoms… Mais ils ne fonctionnent entre les deux, il reste
que si on leur donne une consigne à la fois. du travail à faire…

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal xxxxx 201x – N° d’édition M0760XXX-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur xx/xx/xxxx – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
BRAINCAST
La voix des neurones
Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau
3ème épisode
Quand la recherche inspire
l’innovation thérapeutique
www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/

i s o d e
3 ép
ème
G é n i n
l e D r A l e x i s
a v e c interviewé
pa r S é b a s t ien Bohler

Docteur en
neurosciences
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104 pages 80 pages ISBN : 978-2-7061-4230-7
ISBN 978-2-7061-4636-7 ISBN : 978-2-7061-4229-1
Diffusion Sofédis

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