DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

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L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT BOULOT, VISIO, FIASCO : LE PÉRIL DE LA VISIOCONFÉRENCE

Vaccination : comment tenir la promesse de Macron

▶ L’engagement du prési- ▶ Le ministère de la santé ▶ Cette montée en puis- ▶ La Haute Autorité de ▶ Beaucoup de plus de
dent à ce que chaque adulte travaille sur l’hypothèse sance est conditionnée santé a annoncé, vendredi 75 ans expriment leur
qui le souhaite soit vacciné de 60 % de la population à l’autorisation en Europe 12 février, qu’une seule colère face à la difficulté
d’ici à l’été implique une adulte à vacciner d’ici des vaccins Janssen et dose suffit à produire à obtenir un rendez-vous
rapide accélération de à la fin août, soit 31 mil- CureVac et au respect des une réponse immunitaire pour se faire vacciner
la campagne française lions de personnes calendriers de livraison chez les anciens malades PAG ES 6 À 9

ITALIE COVID-19
LE GOUVERNEMENT La percée des
D’ÉQUILIBRE DE variants inquiète
MARIO DRAGHI la Moselle
▶ L’ex-patron de la Les élus locaux deman-
Banque centrale euro- dent la fermeture des
péenne a été confirmé établissements scolaires.
Le ministre de la santé,
au poste de président Olivier Véran, s’est rendu
du conseil vendredi sur place vendredi et
▶ Il a nommé un pro- a annoncé une accéléra-
che au portefeuille-clé tion des tests et de
la vaccination
de l’économie, mêlé PAG E 8
ministres experts
et politiques, et
personnalités allant Des fermetures
de classes en
Le 12 février,
du Parti démocrate au palais
à gauche à la Ligue du Quirinal,
à l’extrême droite à Rome. QUIRINAL
PRESS OFFICE/AFP
ordre dispersé
PAGE 2
Les nouvelles directives
face aux variants se tra-

Sahel LA RENAISSANCE DU VÉLO FRANÇAIS Politique Cambodge

Angkor menacé
duisent par des décisions
peu homogènes selon les

L’avenir de Le virus bouscule par un parc

établissements et les aca-
démies ; des enseignants
« Barkhane » la Ve République d’attractions dénoncent un manque
de lisibilité
en question La pandémie ravive les
PAG E 24 PAG E 8

critiques sur la verticalité

Après huit ans de guerre, du pouvoir et la faiblesse
l’engagement de l’armée du Parlement, mais
française sera au centre
des discussions au som-
les solutions divergent 

met du G5 Sahel à N’Dja-
PAGES 10-11


mena, au Tchad, lundi 15
et mardi 16 février. L’équa- 




tion est délicate pour
Paris, entre le désir de reti-
1
É DI TO RI A L
rer une partie des troupes
et le constat d’une situa- ASSUMER
tion loin d’être stabilisée
sur le terrain LE DÉBAT
PAG ES 4- 5 INSTITUTIONNEL
PA GE 3 2

Terrorisme
OFFRES

Iran
*

Un commis
TRENDY

$$

A la Manufacture française
voyageur du
La débrouille
du cycle (Machecoul,
   
djihad devant Loire-Atlantique). 
 Bretz, Duvivier, Fama, Leolux,

au temps
JEAN-CLAUDE MOSCHETTI/REA 
 Neology, Ralph M, Steiner...
les assises 
 

PAG E 1 4
la forte expansion du marché
du vélo et la hausse des prix géné-
rée par l’intérêt pour l’électrique
poussent de jeunes marques à
Tourisme chercher à pouvoir revendiquer la
promesse d’un vélo « fabriqué en


Le Tout-Design tient salon à
des sanctions
l’Espace Topper.
dont la plupart sont actuellement
fabriquées en Asie. Pour l’heure,
les marques françaises ne « fabri-

quent » pas un vélo de A à Z, elles
L’embargo américain
en conçoivent le design, avant de
l’assembler dans leur usine. Mais a fait fuir les entreprises 


 
 
 1 666 2 )
 
Une station de ski France ». Le consommateur ne fe- certaines tentent de relever le défi étrangères, mais forcé *!+ & ,".,  %3!30 ( *03!0

des Vosges en rait pas qu’un geste vertueux pour

la planète, il se poserait aussi en
de relocaliser la production. Cette
ambition nouvelle d’une « filière
l’économie iranienne
 
   

-1 *3  # %$4$0!%$ 6&  ,, 6 6

à s’adapter et à faire
quête d’horizon protecteur de l’emploi local. Mais française du vélo » suscite la con-
preuve de résilience
&, *3 !$0 *#+ 6&  , 62 &
l’affaire est compliquée, car l’objet voitise des élus locaux. %30+ $%+ *+++ +3* 555(0%''*(*
PAG E 1 8
compte des centaines de pièces, PAG E 16 GÉOPOLITIQUE – PAG ES 20 À 22
Algérie 220 DA, Allemagne 3,80 €, Andorre 3,80 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,30 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,60 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,20 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €,
Hongrie 1 460 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 23 DH, Pays-Bas 4,00 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,50 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,50 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
2|
INTERNATIONAL
L’attelage hétéroclite du gouvernement Draghi
Le nouveau président du conseil italien s’entoure de 23 ministres issus de la gauche à l’extrême droite
rome - correspondant
L’
entrée en fonction d’un
président du conseil est
un rituel codifié, com-
portant ce qu’il faut de
lenteurs pour que les observateurs
aient le temps de scruter le moin-
dre détail. Certains cherchent, en
profitant de ce moment d’atten-
tion maximale, à marquer les es-
prits, comme Giuseppe Conte.
Pour son intronisation, en 2018, ce
dernier était arrivé au palais du
Quirinal en taxi, refusant de façon
un peu théâtrale le confort feutré
des voitures aux vitres teintées
que les partis « antisystème » ont
l’habitude de critiquer comme
l’un des mille et un privilèges de la
caste des puissants.
Son successeur, Mario Draghi,
s’est abstenu, vendredi 12 février,
de la moindre fioriture. Tout juste
les commentateurs des chaînes
de télévision auront-ils relevé, en
le voyant apparaître sur l’espla-
nade, que l’ancien président de la
Banque centrale européenne
(BCE) s’est présenté, comme à son
habitude, en veste, sans manteau.
Puis, à 19 heures précises, il a fran-
chi le seuil de la présidence pour
se rendre auprès du chef de l’Etat,
Sergio Mattarella, et « lever la ré-
serve » avec laquelle il avait ac-
cepté neuf jours plus tôt la propo-
sition de diriger le 67e gouverne-
ment de la République italienne.
Une communication verrouillée
Toute la journée, sur les réseaux
sociaux et les chaînes d’informa-
tion, responsables politiques et
experts se sont succédé pour glo-
ser à l’infini sur la moindre ru-
meur, masquant à grand-peine le
fait qu’ils n’avaient simplement
pas de grain à moudre. Pas de fui-
tes, une communication ver-
rouillée et caractérisée par la plus
grande économie de mots possi-
ble. Pendant des années, à la tête
de la Banque d’Italie puis de la
BCE, Mario Draghi a calibré jus-
qu’à ses silences, veillant à ne pas
prononcer le moindre mot qui
puisse provoquer un emballe-
ment des marchés ; âgé de 73 ans
et totalement absent des réseaux
sociaux, il ne risquait pas de se
muer en décideur volubile. Là ré-
side sans doute la rupture la plus
évidente entre le gouvernement
Draghi et ses prédécesseurs. Après
un court entretien avec Sergio
Mattarella, qui aura, du début à la
fin de la crise, joué un rôle décisif
dans le cours des événements, le
président du conseil, désormais
intronisé, s’est présenté devant les
journalistes pour lire la liste des
vingt-trois ministres retenus.
Puis, après avoir annoncé que la
passation des pouvoirs et la pres-
tation de serment se tiendraient
samedi à midi, il a remercié son
auditoire et regagné la coulisse.
La première surprise, au vu de la
liste énoncée par le nouveau pré-
sident du conseil, tient dans le
nombre élevé de ministères
(quinze, soit les deux tiers du to-
tal) occupés par des « politiques ».
Plutôt que de réserver la quasi-to-
talité des postes à des ministres
« techniques », ne conservant aux
partis qu’une représentation
symbolique, Mario Draghi a
choisi de les impliquer le plus pos-
sible dans les travaux de l’exécutif,
pour les forcer à soutenir active-
ment son action. Ainsi espère-t-il
sans doute s’offrir un peu de tran-
quillité, désamorçant les inévita-
bles critiques qui ne manqueront
pas de survenir rapidement, étant
donné le caractère disparate de
l’alliance qui s’est construite der-
rière lui, de la gauche à l’extrême
droite, en passant par le Mouve-
ment 5 étoiles (M5S, antisystème).
Cependant, les ministères iden-
tifiés comme les plus stratégiques
ont tout de même été confiés à
des profils « apolitiques ». En ce
qui concerne l’économie, il aurait
été très surprenant que Mario
Draghi, ancien gouverneur de la
Banque d’Italie, ne renoue pas
avec une tradition établie depuis
longtemps en confiant ce porte-
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Le président
du conseil italien,
Mario Draghi,
le 12 février,
au palais
du Quirinal.
ANDREW MEDICHINI/AP
feuille stratégique à un dirigeant Mario Draghi a reconduit Luciana reste à la culture. Le ministre de la
Les ministères
de l’institution. C’est chose faite, Lamorgese, choisie à l’été 2019 santé, Roberto Speranza (Libres et
avec l’actuel directeur général de identifiés comme sous le gouvernement Conte II égaux, gauche), a lui aussi été re-
la banque centrale italienne, Da- pour succéder à Matteo Salvini au conduit. Mais les délégations de la
niele Franco, qui travaillera en lien
les plus ministère de l’intérieur, et qui gauche et du M5S ont considéra-
étroit avec le président du conseil stratégiques ont avait réussi à « dépassionner » les blement diminué dans l’opéra-
– dont il est l’ami de longue date. Il débats autour de la question mi- tion. Outre l’arrivée des ministres
lui reviendra de contenir autant
été confiés gratoire. D’autres ministères jugés « techniques », il fallait en effet dé-
que possible la dégradation des à des profils sensibles, comme les infrastructu- gager de la place pour la droite, qui
comptes publics italiens, qui res, l’instruction et l’université, ac- revient aux affaires avec trois mi-
étaient déjà extrêmement précai-
« apolitiques » cueilleront eux aussi des profils nistres pour Forza Italia (centre
res avant la pandémie de Covid-19. techniques. Enfin, le portefeuille droit) et trois autres pour la Ligue
épineux de la justice, sujet sur le- (extrême droite).
« Déminer » les sujets explosifs l’économie au sortir de la pre- quel l’antagonisme entre le M5S et En concevant ce savant dosage
Outre l’urgence d’envoyer un mière vague de la pandémie. la droite modérée reste très vio- de responsables politiques et de
message de sérieux aux partenai- L’autre grand chantier du plan lent, a été confié à l’ancienne prési- techniciens, Mario Draghi a cher-
res de l’Italie, la deuxième priorité de relance, celui de la « transition dente de la Cour constitutionnelle ché à concilier la cohésion, l’effi-
du gouvernement Draghi sera écologique », a été affecté au phy- Marta Cartabia. cacité et la représentativité, alors
d’affecter au mieux les 209 mil- sicien Roberto Cingolani, spécia- Ainsi donc, si les ministres « po- même qu’il s’appuie sur une ma-
liards d’euros du plan de relance liste des nanotechnologies et di- litiques » sont numériquement jorité faite de forces extrême-
européen. Pour cela, il a décidé de recteur de l’innovation du groupe majoritaires, il apparaît qu’ils ont ment disparates. Dans cette série
confier le dossier de l’innovation industriel Leonardo. L’un et été tenus à l’écart de nombre de d’arbitrages complexes, un élé-
technologique et de la transition l’autre auront sans doute pour res- postes stratégiques. Cependant, ment paraît bien, en revanche,
digitale au manageur italien Vit- ponsabilité de veiller à éviter que parmi les ténors du gouverne- avoir été laissé de côté. Avec seule-
torio Colao, ancien administra- l’affectation des milliards du plan ment Conte II, le chef de file (offi- ment huit femmes sur vingt-
teur délégué de l’opérateur télé- de relance ne devienne un sujet de cieux) du M5S au gouvernement, trois ministres, soit à peine un
phonique Vodafone qui, à l’été marchandage entre les partis. Luigi Di Maio, conserve le minis- tiers, le gouvernement Draghi
2020, avait été nommé par Giu- Toujours pour veiller à « démi- tère des affaires étrangères, tandis semble avoir fait une regrettable
seppe Conte à la tête de la task ner » le plus possible les sujets les que celui de la délégation du Parti impasse sur la parité. p
force pour le redémarrage de plus explosifs politiquement, démocrate, Dario Franceschini, jérôme gautheret
La délicate étape du retour aux affaires de la Ligue
obtenir la majorité la plus large possi- conforme à l’image du mouvement – Mara plus modérée. Quelques jours après la pré-
ble pour n’être l’esclave de personne : tel Carfagna, Mariastella Gelmini et Renato sidentielle américaine, ne déclarait-il pas
était l’objectif initial de Mario Draghi lors- Brunetta étant considérés comme des fi- que si le parti veut prétendre gouverner, il
qu’il a commencé à mener les discussions dèles du Cavaliere, et n’ayant jamais cher- doit « parler avec Biden », alors que Matteo
en vue de la constitution de son gouverne- ché à lui faire de l’ombre –, la situation Salvini refusait encore de se résoudre à la
ment, le 3 février. En un peu plus d’une se- s’avère un peu plus compliquée en ce qui défaite de son champion, Donald Trump ?
maine, l’ex-président de la Banque centrale concerne les partisans de Matteo Salvini. Même s’il n’a pas lésiné sur les profes-
européenne (BCE) a gagné son pari, obte- sions de foi pro-européennes depuis l’in-
nant, outre l’appui de l’ensemble des forces Figure nettement plus modérée vestiture de Mario Draghi, Matteo Salvini
de gauche et de la majorité du Mouvement En confiant à Giancarlo Giorgetti le porte- parviendra difficilement à faire oublier ses
5 étoiles, le ralliement des deux principaux feuille stratégique du développement éco- provocations passées. Dans le même
groupes de la droite au Parlement, Forza Ita- nomique, Mario Draghi place son chef de temps, sa concurrente à l’extrême droite,
lia (pro-Berlusconi, droite modérée) et la Li- file, Matteo Salvini, dans une situation Giorgia Meloni, qui reste dans l’opposi-
gue (extrême droite). Seuls restent en de- compliquée. Parlementaire depuis un tion, pourrait séduire les déçus du virage
hors de la majorité quelques dissidents du quart de siècle, Giancarlo Giorgetti est une pro-européen de la Ligue. Coincé entre
M5S et les post-fascistes de Fratelli d’Italia. figure du parti à la stature incontestable, l’aile « réaliste » incarnée par M. Giorgetti
Logiquement, la Ligue et Forza Italia ont extrêmement populaire dans les milieux et la concurrence de Fratelli d’Italia de
donc obtenu une présence conséquente d’affaires de Lombardie. Et ces derniers Mme Meloni, M. Salvini aura fort à faire
(trois représentants chacun) au sein du mois, il s’est éloigné du dirigeant de la pour conserver sa position de figure de
nouveau gouvernement. Mais, là où la re- Ligue, au point d’incarner désormais une proue des droites italiennes. p
présentation des pro-Berlusconi est très ligne très différente de la sienne, nettement j. g. (rome, correspondant)

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Le « roi de Rio »
pleure son
Carnaval
Pour la première fois, la ville
brésilienne doit renoncer à la fête,
au grand dam de son maire,
le controversé Eduardo Paes
PORTRAIT
D
rio de janeiro - correspondant
imanche 14 fé-
vrier 2021, 21 h 30.
Soudain, une batu-
cada du démon fait
trembler le Sambodrome, l’ave-
nue du défilé. Des milliers de
danseurs emplumés, dressés sur
des chars allégoriques de dix mè-
tres de haut, dansent en cadence,
sous les vivats de 10 millions de
fêtards présents sur les gradins et
dans les rues. Plus grande fête de
l’humanité, le Carnaval de Rio
peut commencer.
Du moins, c’est ce qui aurait dû
arriver. Mais voilà, le Covid-19 est
passé par là : plus de 17 000 victi-
mes à Rio, 230 000 au Brésil. Re-
poussée une première fois, l’édi-
tion 2021 du Carnaval est finale-
ment annulée. Du jamais-vu
dans l’histoire de la « ville mer-
veilleuse ». « Une décision très
triste, qui me blesse, m’atteint au
cœur… mais une décision inévita-
ble. Il n’y avait pas d’alternative »,
soupire le maire, Eduardo Paes.
Ce 14 février aurait dû être un
grand jour pour lui. Un sacre,
même, pour ce « roi de Rio » de
51 ans, figure majeure et contro-
versée de la politique brési-
lienne, déjà maire de la ville en-
tre 2009 et 2016 à l’époque des
Jeux olympiques, et réélu en
novembre 2020 dans un fauteuil
à ce même poste, avec plus 64 %
des voix – il a pris ses fonctions
en janvier.
« Je suis un maire carnavales-
que ! », lance tout de go l’édile, fou
de carnaval depuis sa jeunesse,
qui reçoit dans ses bureaux mo-
dernes, situés – le hasard fait bien
les choses – à deux pas du Sambo-
drome. Lui-même pousse régu-
lièrement la passion jusqu’à défi-
ler au milieu des chars, aux côtés
Au Liban, les pénuries de médicaments s’aggravent avec la crise
Faute de trouver leur traitement en pharmacie, les habitants s’en remettent à la solidarité, à leurs relations ou aux réseaux sociaux
REPORTAGE
beyrouth - correspondance
A
ller d’une pharmacie à
une autre, s’entendre
dire qu’antibiotiques ou
sérums médicaux sont indispo-
nibles, poursuivre avec opiniâ-
treté et inquiétude : Habib Battah
passe souvent des journées entiè-
res avant de trouver les remèdes
pour son père en fin de vie, soi-
gné à domicile faute de place dans
les hôpitaux, saturés par les mala-
des du Covid-19. Au Liban, avec
l’aggravation de la crise finan-
cière, les pénuries chroniques de
médicaments se multiplient.
« C’est comme chercher une
aiguille dans une botte de foin.
C’est très angoissant, très chrono-
phage aussi. Mais je n’ai pas d’al-
ternative. On est contraints de
s’adapter », dit le jeune quadragé-
naire, journaliste indépendant et
fondateur du site Beirut Report.
Dans une pharmacie située
dans la banlieue est de Beyrouth,
une cliente est invitée à revenir
une semaine plus tard pour son
médicament. « Ne pas pouvoir ré-
des membres de l’école de samba
qu’il chérit, la légendaire Portela,
au drapeau bleu et blanc.
« Duda » est un Carioca jus-
qu’au bout des tongs Havaianas.
Dans une ville devenue au fil des
années très provinciale, Mon-
sieur le Maire ne s’embarrasse
pas de chic. Blagueur, jovial,
Eduardo Paes parle haut, renifle
fort, bat la campagne en ber-
muda et chapeau panama, n’hé-
sitant pas à entonner, à l’occa-
sion, des airs de samba, une bière
à la main. « Duda » est d’abord
perçu comme un type sympa.
Mais il est aussi, et avant tout,
un bourreau de travail. Perfec-
tionniste, hyperactif, parfois colé-
rique, l’homme arbore le visage
blafard de ceux qui ne vont ja-
mais à plage. Ses journées com-
mencent à 5 heures du matin et se
terminent tard dans la nuit, au
rythme d’un agenda frénétique,
ne laissant que peu de place à la
vie de famille. « Sur les albums de
vacances de mes enfants [deux
adolescents], il n’y a presque
aucune photo de moi », confiait-il
en 2016 à la revue Piaui.
Vaccination tambour battant
Tout cela tranche avec l’image
d’une ville volontiers chaotique
et laxiste. « Par son style, Paes ras-
sure les habitants de Rio. Avec lui,
ils se sentent en sécurité. Ils voient
un maire en action, une ville qui
bouge », relève la politologue
Mayra Goulart, de l’université fé-
dérale rurale de Rio (UFRRJ). La
campagne de vaccination contre
le Covid, menée tambour bat-
tant, en témoigne. Plus de
200 000 Cariocas ont déjà reçu
leur première dose et, d’ici à la fin
mars, tous les plus de 60 ans
pourraient être vaccinés. « Un
sans-faute, pour l’instant », salue
un diplomate en poste à Rio.
pondre aux besoins détruit la rela-
tion de confiance, se désole
Joanna Francis, la pharmacienne.
Que peut-on répondre à un parent
qui demande “comment vais-je
nourrir mon bébé ?”, parce qu’il n’y
a pas de lait infantile disponible ? »
Sur les étagères, seules quelques
rares boîtes de lait sont disposées.
Se procurer des médicaments,
dont plus de 80 % sont importés,
est devenu un casse-tête pour de
nombreux Libanais. Même le
sacro-saint Panadol, un antidou-
leur très utilisé, est difficile à
trouver. Apparues à l’automne
2020, un an après l’éclatement de
la crise financière, les pénuries
s’aggravent. Face à l’effondre-
ment des réserves en devises de la
Banque centrale, ses subventions
sur les produits de première né-
cessité comme les médicaments
sont menacées à court terme. Les
quantités distribuées aux phar-
macies sont rationnées. Un mar-
ché noir s’est mis en place.
Un cercle vicieux s’est en outre
installé. Des fournisseurs ou des
pharmacies sont accusés de ca-
cher leurs stocks dans l’optique de
Eduardo Paes
reçoit la clé
de la ville
du monarque
bouffon du
Carnaval, au
Sambadrome
de Rio,
le 12 février.
BRUNA PRADO/AP
Pro de la com et des réseaux so-
ciaux, Eduardo Paes a su savam-
ment mettre en scène les premiè-
res injections, administrées le
18 janvier à l’ombre de l’impo-
sante statue du Christ Rédemp-
teur du Corcovado. Et tant pis
pour ce baroque mélange des
genres entre science et religion.
« Le Corcovado n’est plus un sym-
bole religieux depuis longtemps.
Quand on le regarde, on ne pense
pas à Jésus, mais à Rio ! », nous ré-
torque le maire.
Lui-même ne se prendrait-il pas
un peu pour le Messie ? De fait,
Eduardo Paes a pour difficile mis-
sion de redonner leur dignité à
6 millions de Cariocas, meurtris
par la pandémie, terrassés par
cinq années de crise et le mandat
catastrophique de son prédéces-
seur, Marcelo Crivella, (2017-
2021). Evangélique austère, vo-
missant le Carnaval, ce dernier a
laissé Rio dériver. Homicides,
mendicité, inégalités, eau pol-
luée, routes défoncées, électricité
coupée… la lumineuse capitale
des JO a des airs de Gotham City
au soleil.
« Paes bénéficie beaucoup de la
comparaison avec Crivella », in-
siste Mayra Goulart. Pour sortir sa
cité du marasme, le maire actuel
prône donc l’investissement à
tous crins : embauche de
5 000 professionnels de santé et
3 000 professeurs, ouverture de
« Que peut-on
répondre à
un parent qui
demande :
“Comment vais-je
nourrir mon bébé ?”,
parce qu’il n’y a pas
de lait infantile
disponible ? »
JOANNA FRANCIS
pharmacienne.
réaliser de juteuses marges une
fois les subventions levées. Des
clients paniqués ont acheté en
quantité, accentuant la pression
sur le secteur pharmaceutique.
Un trafic de contrebande s’est ins-
tauré, dont l’échelle est inconnue.
« Mais le problème principal est
d’ordre financier », assure une
source au ministère de la santé.
Cherchant à anticiper le scéna-
rio noir d’une fin ou d’une révi-
sion des subventions sans amor-
30 000 places en crèche et cons-
truction d’autant de logements
sociaux… Un peu trop dispen-
dieux pour une ville en faillite ?
« Rio n’est pas en faillite, elle est
mal gérée ! », répond l’élu.
« Je suis l’homme le plus heureux
du monde, car je suis maire de la
plus belle de toutes les villes », ré-
pète-t-il à qui veut l’entendre. « Il
sait exactement sur quels boutons
appuyer pour faire marcher la
machine », confie l’un de ses col-
laborateurs. Né en 1969 dans une
famille aisée du chic quartier de
Jardim Botanico, Eduardo Paes a
gravi une à une chaque marche
du pouvoir local : responsable de
la zone ouest à 24 ans, conseiller
municipal à 28, député fédéral à
30 et maire à 40. Un parcours
marqué par un unique échec :
une défaite en 2018 comme can-
didat au poste de gouverneur de
l’Etat de Rio.
Le refus du confinement
Efficacité et parfois brutalité font
son style. « Je suis du genre prag-
matique, je veux des résultats », in-
siste ce membre des Démocrates
(DEM, centre droit), que les mé-
dias surnomment le « maire
PDG ». Un titre qui est loin de lui
déplaire. En 2009, à peine élu
maire de Rio, sa ville est désignée
comme capitale des Jeux olympi-
ques de 2016. L’édile ne laisse alors
pas passer sa chance, centralise
tisseur, qui frapperait les plus
pauvres, un comité a planché sur
une rationalisation du système.
Mais ses recommandations sont
dans les tiroirs du Parlement. « Si
les subventions prennent fin bru-
talement, ce sera un désastre »,
prédit le docteur Firas Abiad, qui
dirige l’hôpital public Rafic-Ha-
riri, à Beyrouth. Bien que celui-ci
reçoive des donations internatio-
nales, notamment pour la lutte
contre le Covid-19 – qui a fait plus
de 3 800 morts dans le pays –, il
est confronté aux pénuries inter-
mittentes : « Quand un manque
apparaît, on le colmate, puis un
autre surgit. Il est très difficile de
prévoir les pénuries. »
Pour poursuivre leur traite-
ment, des Libanais s’appuient sur
la solidarité, leurs relations ou les
réseaux sociaux. Shaden Fakih,
jeune comédienne de stand-up, a
ainsi rendu publiques ses diffi-
cultés d’approvisionnement sur
son compte Instagram. Cela, et
des boîtes rapportées d’Europe
par un ami, lui ont permis de
sécuriser pour un temps les mé-
dicaments dont elle a besoin,
international | 3
En manque
d’alternative,
les Cariocas ont
passé l’éponge :
« Rouba, mas
faz. » Il vole,
mais il agit
l’organisation et inaugure stades
et infrastructures à tour de bras.
Le temps d’une saison sportive,
Rio est une fête. Elle retrouve son
statut de capitale. Mais le bilan
d’Eduardo Paes est controversé.
D’un côté, la revitalisation du
vieux centre, l’inauguration de
voies rapides, de parcs, de
musées, de 300 écoles et 140 cli-
niques. De l’autre : des enfants de
rue et des clochards pourchassés
par la police, des stades et
infrastructures construits à la
va-vite, devenus « éléphants
blancs » à l’abandon, 67 000 ha-
bitants brutalement expulsés de
chez eux…
Surtout, pour Eduardo Paes, il y
a les affaires, et les liens plus que
tortueux avec le géant du BTP
Odebrecht. Depuis les JO de 2016,
il a été la cible d’innombrables
accusations de détournement de
fonds publics, portant sur des
millions d’euros. Soupçonné,
souffrant d’une maladie auto-im-
mune ainsi que de troubles ob-
sessionnels compulsifs. « Trouver
les anticoagulants est une priorité
absolue. Mais je sais ce que signi-
fie une crise d’angoisse, et j’ai be-
soin de l’autre médicament aussi.
Je me sens toutefois privilégiée,
j’appartiens à la classe moyenne,
et je suis entourée. »
Médicaments venus de Syrie
D’autres se tournent vers le sec-
teur associatif, qui doit répondre
à des besoins grandissants : la so-
ciété se paupérise à toute vitesse.
« Le nombre de nos bénéficiaires a
doublé, dit Malak Khiami, phar-
macienne à l’ONG de santé Amel.
Parmi eux, certains viennent dans
nos centres faute de trouver des
médicaments ailleurs. Nous avons
sécurisé des stocks jusqu’à l’été, en
mettant l’accent sur les maladies
chroniques et la pédiatrie. Et nous
sommes très attentifs à ce que
nous prescrivons. »
En périphérie de Beyrouth,
dans le camp de Chatila, lieu his-
torique des réfugiés palestiniens,
où les Syriens sont devenus les
perquisitionné, menacé d’inéli-
gibilité, le maire n’a pourtant
jamais été emprisonné. En man-
que d’alternative, les Cariocas
ont passé l’éponge : « Rouba, mas
faz. » Il vole, mais il agit.
Aujourd’hui, Eduardo Paes n’a
plus d’ennemis, ou si peu. Elu
avec l’appui critique de la gauche
alternative du Parti Socialisme et
liberté (PSOL), le maire entretient
de bons rapports avec Jair
Bolsonaro, qui fut vingt-huit ans
durant député de Rio. « Nous
avons une relation cordiale,
institutionnelle », explique le
maire, qui s’oppose à toute procé-
dure de destitution. « Ce sont les
élections qui doivent permettre au
peuple de changer de gouverne-
ment », tranche-t-il.
Cette entente cordiale a des con-
séquences : « Pour ne pas déplaire
à Bolsonaro, Paes se refuse à décla-
rer un confinement de la popula-
tion. C’est dangereux et irrespon-
sable », dénonce Paulo Pinheiro,
conseiller municipal (PSOL).
Qu’importe : le maire poursuit
sur sa ligne, avec pour objectif le
prochain Carnaval, prévu pour
2022. A Rio, la légende veut que
l’édition de 1919, qui a suivi la ter-
rible épidémie de grippe espa-
gnole, fut la meilleure et la plus
folle de tous les temps. L’occasion
rêvée pour un sacre en beauté du
« roi de Rio ». p
bruno meyerfeld
plus nombreux, les visages sont
fatigués. Pour ceux qui sont aux
marges de la société, la crise éco-
nomique est un rouleau com-
presseur. Imane, Syrienne, a
compté : il ne reste plus que quel-
ques comprimés du traitement
de son fils épileptique de 13 ans.
« Après, je n’ose imaginer ce qui se
passera, dit-elle. Pourvu qu’un
médecin puisse trouver un substi-
tut ! » Elle aussi fait le tour des
pharmacies, y compris loin du
camp aux ruelles étroites.
Des médicaments venus de
Syrie, moins coûteux, y sont de-
venus plus nombreux. Ils par-
viennent au Liban hors du circuit
officiel. « Si leur nombre aug-
mente, et pas seulement dans les
camps, c’est faute d’alternative »,
déplore le docteur palestinien
Jamal Al-Husseini, en plaçant
sous oxygène un malade du Co-
vid-19. Ces bouteilles provien-
nent de dons de la diaspora pa-
lestinienne. « Jusqu’à présent, on
arrive encore à soigner les gens.
Mais cela va devenir de plus en
plus difficile », redoute-t-il. p
laure stephan
4 | international 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

LUTTE ANTITERRORISTE AU SAHEL

L’avenir de « Barkhane »
se discute à N’Djamena
L’engagement de l’armée française au Sahel sera au centre des
pourparlers du sommet qui s’ouvre lundi dans la capitale tchadienne

P
artir, un peu, mais quand ? La
question sera discutée,
lundi 15 et mardi 16 février, à
N’Djamena, au Tchad, au sujet
du déploiement de l’armée
française au Sahel dans le cadre
de l’opération « Barkhane ». Il y a un an à Pau,
en janvier 2020, après l’envoi d’un ultime ren-
fort de troupes, Emmanuel Macron avait pro-
mis de faire un état des lieux de l’engagement
français dans la région, avec les chefs d’Etat du
G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Tchad, Niger,
Mauritanie). Après huit ans de guerre, ce ren-
dez-vous – à distance, par visioconférence,
pour le président français du moins – avait été
présenté comme la possible occasion d’an-
noncer des décisions couperet, dont un début
de retrait de l’armée française. Le contexte
s’avère cependant plus complexe que prévu.
La question de « l’ajustement du dispositif »
et de ses « modalités », « sera discutée au cours
des prochaines semaines ou mois avec nos par-
tenaires », indiquait-on ainsi prudemment,
jeudi, à l’Elysée. Sur ce genre de dossier, le chef
de l’Etat a habitué ses collaborateurs à des re-
virements de dernière minute. Rien n’est
donc à exclure. Mais l’élan se révèle bien plus
ténu que celui qui était porté, notamment par
l’état-major des armées, depuis fin 2020. « On
a fait le tour du cadran (…). Dès que je pourrai
limiter le niveau d’engagement de mes armées,
je le ferai », avait défendu le général François
Lecointre, en décembre 2020.
VALSE-HÉSITATION
Jeudi, à l’Elysée, on s’est même risqué à an-
noncer vouloir « amplifier » la « dynamique »
actuelle, en ciblant, dans les prochains mois,
le Groupe de soutien à l’islam et aux musul-
mans (GSIM, affilié à Al-Qaida au Maghreb is-
lamique). En particulier son leader, le touareg
Iyad Ag-Ghali et, ce qui est nouveau, son allié
et chef de la katiba Macina, Amadou Koufa,
très actif dans le centre du Mali. Depuis un an,
l’armée française se concentrait sur l’organi-
sation régionale rivale, l’organisation Etat is-
lamique au grand Sahara (EIGS).
Au cœur de cette valse-hésitation, se trouve
une équation délicate pour l’exécutif. Celle de
parvenir à mettre sur pied une stratégie d’en-
jambement de 2022, date de la prochaine pré-
sidentielle, alors que la situation sur le terrain
au Sahel est tout sauf stabilisée. Le tout, dans
un contexte d’exacerbation de la compétition
stratégique mondiale et d’accroissement ra-
pide des tensions sur d’autres théâtres, où
Paris pourrait avoir à intervenir.
Différents scénarios sont sur la table. Celui
d’un retrait conséquent et rapide d’une partie
des quelque 5 100 soldats français déployés au
Sahel (dont 50 sont morts pour la France de-
puis 2013) pourrait satisfaire une partie des
opinions publiques françaises et africaines,
de plus en plus rétives à l’engagement pro-
longé de l’opération « Barkhane ». Mais il
pourrait apparaître comme un lâchage en
rase campagne d’Etats sahéliens encore fragi-
les. L’hypothèse d’un retrait a minima, no-
tamment des quelque 600 soldats envoyés
en renfort il y a un an, est envisageable. Cela
transmettrait un signal politique, mais sans
changer fondamentalement la donne.
Face à l’accélération du calendrier, un cer-
tain nombre d’acteurs, notamment parle-
mentaires, défendent la nécessité de poursui-
vre l’opération « Barkhane ». « Ce n’est pas le
moment de dire “on s’en va” », plaidait, le 2 fé-
vrier, Hélène Conway-Mouret, l’ancienne mi-
nistre et actuelle sénatrice des Français de
l’étranger. « Cela risque de laisser croire que l’on
a fait huit ans de présence pour rien du tout »,
ajoutait-elle, tout en relevant la difficulté de
parvenir à mobiliser les Etats sahéliens « sans
leur laisser croire que tout est acquis ».
Les plus demandeurs sont les membres du
G5 Sahel. Depuis janvier, le chef de l’Etat a reçu
chacun de ses homologues à Paris – notam-
ment le président de la transition malienne,
Bah N’Daw, désigné en septembre 2020 par
les militaires putschistes qui, quelques semai-
nes plus tôt, avaient fait tomber le président
Ibrahim Boubacar Keïta. Les membres du G5
peinent à se coordonner pour lutter ensem-
ble et efficacement contre l’éparpillement de
la menace djihadiste, au grand dam de Paris.
Au sein de cette coalition, le Mali et le Burkina
Faso restent les maillons faibles.
Côté français, on porte à bout de bras l’ar-
mée malienne en l’aidant à recruter, entraî-
ner et payer ses troupes. Paris se réjouit no-
tamment du fait que les soldats maliens ne
désertent plus, comme en 2019, leurs caser-
nes face aux assauts djihadistes. Mais les diffi-
cultés restent nombreuses. L’armée ma-
lienne est notamment accusée de violences
contre les civils. Un rapport de l’ONU, rendu
mi-2020, la considère comme possible res-
ponsable de « crimes de guerre » et de « crimes
contre l’humanité ».
Dans ce paysage, la Minusma, la force de
maintien de la paix des Nations unies, appa-
raît aussi toujours trop faible par rapport aux
enjeux. A titre d’exemple, elle ne dispose, à
l’heure actuelle, pour tout le Mali, que d’une
poignée d’hélicoptères de transport. La Mi-
nusma ne peut pas non plus déployer ses sol-
dats les plus expérimentés, souvent euro-
péens, dans les zones du Mali les plus sensi-
bles, autour de Mopti, Kidal ou Tombouctou,
dans le centre et le Nord. Ils sont aujourd’hui
cantonnés à l’est, région moins exposée, leurs
SEULE OMBRE AU états-majors respectifs refusant de les en-
TABLEAU SUR LE voyer ailleurs, faute de moyens suffisants
pour les évacuations sanitaires. Ce sont donc
PLAN les unités asiatiques et africaines qui se re-
trouvent aujourd’hui en première ligne.
OPÉRATIONNEL :
LA FRAPPE DU LE SYMBOLE DE « TABUKA »
Dans ce contexte difficile, Paris revendique
3 JANVIER À des victoires militaires notables. Outre l’éli-
mination en juin 2020, du chef historique
PROXIMITÉ DU d’AQMI, Abdelmalek Droukdel, le 9 février,
Christian Cambon, le président de la commis- au Sahel, au sein de la task force « Takuba ».
VILLAGE DE BOUNTI, sion de la défense et des affaires étrangères Les éléments des forces spéciales estonien-
DANS LA ZONE DITE du Sénat, a dévoilé le chiffre de 1 200 à nes, tchèques ou suédoises arrivent au
1 500 combattants de « groupes armés terro- compte-gouttes. Ils sont actuellement envi-
DES « TROIS ristes » « neutralisés », au Sahel en 2020, par ron 400, selon les chiffres officiels. L’Elysée
« Barkhane ». Un chiffre en nette augmenta- soutenant coûte que coûte l’idée de dévelop-
FRONTIÈRES » tion par rapport à 2019, et qui entraînerait per une défense européenne robuste,
une forte désorganisation des groupes armés Takuba est un symbole important – particu-
sur le terrain, à défaut d’empêcher leur épar- lièrement dans la perspective de la prési-
pillement jusque dans le golfe de Guinée. dence française du conseil de l’Union euro-
Seule ombre au tableau sur le plan opéra- péenne, en janvier 2022.
tionnel : la frappe du 3 janvier à proximité du Quoi que décide le chef de l’Etat à l’issue du
village de Bounti dans la zone dite des « trois sommet de N’Djamena, les experts considè-
frontières » (Mali, Burkina Faso, Niger) où rent que le désengagement éventuel de la
« Barkhane » concentre ses efforts depuis un France ne pourrait s’étaler que sur plusieurs
an. Des témoins assurent que les bombes années. L’annonce, jeudi, à l’Elysée, du nom
françaises se sont abattues sur un mariage et du nouveau haut représentant de la coalition
non sur des hommes armés. Les conclusions, pour le Sahel, le Tchadien Djimé Adoum, qui
à venir, de la commission d’enquête des Na- siégera à Bruxelles, va dans ce sens. p
tions unies, pourraient avoir un impact nota- élise vincent
ble sur le déploiement français.
En attendant, et comme elle le fait depuis
un an, la France devrait continuer de pous-
ser ses partenaires européens à la rejoindre Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus

Sur le terrain, au Sahel, « les résultats ne sont pas au rendez-vous »

Pour la politologue Niagalé Bagayoko, les réponses sécuritaires apportées pour défaire les groupes armés dans la région sont inadaptées

ENTRETIEN Or les résultats ne sont pas au mans [GSIM, affilié à Al-Qaida]. les VDP [Volontaires pour la dé- mées qui n’ont pas été formées comme toute coalition multina-

N
iagalé Bagayoko est
politologue et préside
l’African Security Sector
Network, une organisation pana-
fricaine qui rassemble des spécia-
listes de la réforme des systèmes
de sécurité.
Que peut-on attendre du som-
met sur le Sahel organisé les
15 et 16 février à N’Djamena ?
Les participants tireront le bilan
de ce qui avait été décidé dans
l’urgence par la France et les cinq
pays du G5 Sahel [Mauritanie,
Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad]
à Pau le 13 janvier 2020. Il ne
s’agira pas seulement d’évoquer
les retombées du sursaut mili-
taire – le fameux « surge » – qui
s’est traduit par l’augmentation
des effectifs de l’opération fran-
çaise « Barkhane », mais aussi de
se pencher sur les trois autres pi-
liers : renfort des forces armées
sahéliennes, retour de l’Etat de
droit et développement.
rendez-vous. Sur le terrain,
« Barkhane » est critiquée. Le coup
d’Etat au Mali en août 2020 mar-
que un recul de l’Etat de droit. Les
exactions contre les civils impu-
tées aux forces de sécurité sahé-
liennes ont été particulièrement
nombreuses en 2020. Quant au dé-
veloppement, le bilan est prison-
nier de projets dont l’impact très
localisé ne donne pas aux popula-
tions l’impression d’un décollage.
La ministre des armées,
Florence Parly, se réjouit
pourtant des « victoires
tactiques » de « Barkhane »…
Le « surge » [renfort de 600 mili-
taires français] s’est concentré sur
la zone des trois frontières [Mali,
Burkina Faso et Niger] contre l’or-
ganisation Etat islamique au
grand Sahara [EIGS], qui semble
avoir subi de très lourdes pertes.
Des pertes qui sont aussi imputa-
bles à la guerre ouverte et san-
glante entre l’EIGS et le Groupe de
soutien à l’islam et aux musul-
Mais ces mouvements ont égale-
ment démontré leurs capacités
de recrutement, d’adaptation et
de régénérescence.
Les armées sahéliennes
sont-elles formées pour
répondre à ces problèmes ?
On répète à l’envi que, dès le dé-
but de la crise en 2012, les armées
sahéliennes étaient dans un état
déplorable. Qui les a formées
pendant les cinquante années
précédentes ? C’est un échec col-
lectif, en particulier un échec de la
coopération militaire et de dé-
fense des pays occidentaux. Or
aujourd’hui [les programmes
européens de formation] EUTM
ou EUCAP sont fondés sur des ap-
proches traditionnelles de coopé-
ration et des doctrines qui ne sont
absolument pas adaptées pour
combattre cet ennemi nouveau.
Sans doute faudrait-il davantage
s’intéresser aux solutions pro-
mues par les acteurs locaux. Pre-
nons le Burkina Faso. Il a légalisé
fense de la patrie, sortes de milices
villageoises] organisées sur une
base communautaire, partant du
principe que l’Etat n’aura jamais
les moyens sécuritaires de mailler
tout le pays. Idem pour les négo-
ciations avec des groupes armés,
auxquelles réfléchissent certains
responsables maliens et burkina-
bés. L’échec des instruments inter-
nationaux de gestion des conflits
est patent, mais on continue de
dire aux pays sahéliens : « Vous ne
savez pas faire ! » La solution leur
appartient en grande partie.
Comment s’appuyer sur des
armées sahéliennes qui sont
le reflet de systèmes politiques
corrompus pour certains ?
L’accent a été mis sur les capaci-
tés opérationnelles au travers du
renforcement des capacités de
combat. Mais l’opérationnalité
d’une armée, c’est aussi sa gouver-
nance et son comportement. Les
exactions contribuent à décrédibi-
liser l’instrument militaire des ar-
aux droits de l’homme. Il faut sor-
tir de cette approche « tout-forma-
tion ». Le rôle des inspections des
armées est essentiel, comme celui
de la justice militaire ou des com-
missions des droits de l’homme. Il
y a des scandales inacceptables. La
guerre est transformée en busi-
ness. Les appareils militaires fonc-
tionnent sur des chaînes de com-
mandement parallèles et de redis-
tribution à tous les niveaux, un
modèle hybride où l’informel oc-
cupe une grande place.
Les effectifs des armées sont
souvent gonflés pour augmenter
la masse salariale. On sait que la re-
vente des denrées obtenues à des
tarifs préférentiels ou de carbu-
rant sont des pratiques courantes.
Que les promotions se font plus
par cooptation que sur la valeur.
La force conjointe du G5 Sahel
est-elle l’addition de toutes
ces faiblesses ?
Elle souffre des difficultés à éta-
blir un commandement unifié,
tionale dans laquelle chaque con-
tingent a tendance à se référer à sa
chaîne de commandement natio-
nale. La force conjointe ne dis-
pose pas des moyens pour avoir
un impact majeur sur le terrain.
De plus, le G5 s’inscrit dans une
dynamique d’inflation de cadres
institutionnels (G5, FCG-5S, P3S,
Alliance pour le Sahel, coalition
pour le Sahel, « Barkhane », Mi-
nusma, Takouba…) qui impli-
quent des mécanismes adminis-
tratifs et budgétaires très longs à
mobiliser. Le G5 est rattrapé,
noyé, par les logiques de fonction-
nement de ce genre de structures.
La crise au Sahel constitue
peut-être un moment de rup-
ture, une rupture stratégique his-
torique. Finalement, cette crise
sera peut-être salutaire, si elle
force les acteurs extérieurs à re-
penser leur mode d’interven-
tion, et les Etats sahéliens leur
propre sécurité. p
propos recueillis par
christophe châtelot

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Au Burkina Faso, négocier avec les djihadistes
devient une option de moins en moins taboue
Dans un pays marqué par plus de 1 600 morts depuis 2015, les débats ont commencé
REPORTAGE
ouagadougou - correspondance
U
ne lueur d’espoir. « On
peut enfin souffler, la vie
a repris à Djibo », mur-
mure un habitant de la grande
ville du nord du Burkina Faso,
rencontré à la gare routière de
Ouagadougou. Après plus d’un
an de suspension, bus et ca-
mions de marchandises circu-
lent à nouveau depuis octo-
bre 2020 sur « l’axe de la mort »,
comme les Burkinabés surnom-
ment cette route sur laquelle le
maire et le grand imam de Djibo
ont été assassinés en 2019
et 2020.
Il y a encore quelques mois, la
ville était sous blocus. Des grou-
pes armés contrôlaient les pièces
d’identité et tuaient les notables.
Désormais, « ils sont partis, il n’y a
plus d’attaques », assure un pas-
teur qui guette l’arrivée du bus.
Que s’est-il passé à Djibo, « ville
martyre » devenue le symbole du
basculement du pays dans la
spirale djihadiste ? « Accords »,
« négociations »… Depuis des
mois, les rumeurs vont bon train.
« Du jour au lendemain, on a vu
des anciens combattants aller et
venir, sans armes, dans la ville. On
se doute qu’il y a eu des pourpar-
lers, mais personne n’ose le men-
tionner de peur d’avoir des problè-
mes », explique une source locale,
jointe par téléphone, sous le cou-
vert de l’anonymat.
L’option de la négociation avec
les groupes terroristes pourrait
faire débat lors du prochain som-
met du G5 Sahel, qui doit se tenir à
N’Djamena (Tchad) les 15 et 16 fé-
vrier. Cette voie embarrasse la
France, engagée avec plus de
5 000 soldats au Sahel, mais aussi
le Burkina Faso, qui l’a toujours
officiellement repoussée.
« Nous ne négocierons pas avec
ceux qui ont pour projet de dé-
manteler le Burkina Faso et de
mettre à mal notre vivre-ensem-
ble », avait insisté M. Kaboré pen-
dant la campagne pour les élec-
tions présidentielle et législatives
de novembre 2020.
Ces derniers mois pourtant,
malgré cette fermeté affichée, les
signes d’une inflexion sont de
plus en plus manifestes. Le 4 fé-
vrier, le premier ministre, Chris-
tophe Dabiré, a même évoqué
pour la première fois « la possibi-
lité, si nous connaissons de façon
claire les responsables de la situa-
tion aujourd’hui, que nous puis-
sions engager éventuellement des
discussions avec ces gens-là ».
Une telle ouverture marquerait
un changement de stratégie ma-
jeur dans la lutte contre le terro-
risme au Burkina Faso, où les vio-
lences ont déjà fait plus de
1 600 morts depuis 2015.
Accords « passés localement »
Déjà, sur le terrain, les initiatives
se multiplient. Une source diplo-
matique évoque ainsi « des ac-
cords certainement passés locale-
ment » dans plusieurs zones du
pays, en marge des scrutins prési-
dentiel et législatif. « Il y a eu une
trêve dans toute la province du
Soum [nord]. Les djihadistes
peuvent circuler librement, en
échange ils n’attaquent pas », con-
firme Boubacari Dicko, l’émir de
Djibo. Et d’ajouter : « On ne sait
pas qui a négocié, on a juste vu un
ballet de pick-up aller et venir en
novembre dans un quartier péri-
phérique de la ville. »
Certains évoquent « une sorte de
pacte de non-agression ». « L’ordre
a été donné en interne de ne pas
mener d’offensives dans les ré-
gions du Sahel et de l’Est. En con-
trepartie, les GAT [groupes armés
terroristes] les laissent tranquil-
les », assure une source sécuri-
taire proche des milieux militai-
res. Selon des sources concordan-
tes, des chefs religieux et coutu-
miers auraient eu des « contacts »
et mené des « médiations » avec
certains de leurs villageois enrô-
lés au sein des groupes armés.
« Mais cela reste local, voire
microlocal, et hyperconfidentiel.
Difficile de savoir si les autorités
sont impliquées », nuancent plu-
sieurs sources sécuritaires.
Le sujet demeure hautement
sensible au plus haut niveau de
l’Etat et ni l’état-major des ar-
mées, ni le ministre de la défense
n’ont répondu à nos sollicita-
tions. A l’époque de l’ancien pré-
sident Blaise Compaoré (1987-
2014), des contacts étroits exis-
taient avec certains chefs
djihadistes. Mais « Kaboré a tou-
jours voulu se démarquer de la di-
plomatie à la Compaoré, il voit
plutôt le fait de négocier comme
un aveu de faiblesse et de capitu-
lation », explique Mahamoudou
Savadogo, ancien gendarme et
spécialiste des questions de sé-
curité au Sahel.
En juin 2020, le chef de l’Etat
avait cependant ouvert une pre-
mière brèche, lors d’une visite
officielle à Djibo, en lançant un
appel aux « fils égarés ». Il promet-
tait de trouver « les voies et
moyens pour que chacun regagne
son pays ». S’il se confirme,
pourquoi un tel revirement ? Le
débat a d’abord été ouvert par le
Mali, qui avait annoncé, en fé-
vrier 2020, l’ouverture de canaux
de discussion avec certains grou-
pes armés djihadistes. En octobre,
quelque 200 prisonniers, dont
certains auteurs d’attentats, ont
été libérés en échange de quatre
otages, dont la Française Sophie
Pétronin.
Surtout, sept ans après le début
de la crise au Mali, qui s’est de-
puis étendue au Burkina Faso et
au Niger, la lassitude s’installe
chez les populations. Les civils
sont les premières victimes de
Patrouille
conjointe de
militaires français
et maliens, dans
la région des « trois
frontières »,
le 16 janvier.
FRÉDÉRIC PÉTRY/HANS LUCAS
l’engrenage des violences. « Tout
le monde est épuisé, nous som-
mes nombreux à avoir perdu des
membres de notre famille dans
cette crise, certains jeunes regret-
tent même de s’être enrôlés et
veulent rentrer », rapporte l’émir
de Djibo.
Réélu le 22 novembre, le
président Kaboré a promis de
faire de la « réconciliation natio-
nale » la priorité de son second
mandat. Et la nomination du
chef de l’opposition, Zéphirin
Diabré, au poste de ministre de la
réconciliation nationale va dans
ce sens. « La solution militaire à
elle seule ne pourra jamais faire
revenir la paix », pointait ainsi
M. Diabré lors de la campagne
présidentielle.
Représailles sanglantes
Au plus près du terrain, des pro-
jets tentent déjà de favoriser le
dialogue. En novembre, plusieurs
leaders religieux et coutumiers
ont lancé une « caravane » à tra-
vers six régions. L’objectif : réunir
les communautés afin d’« identi-
fier les germes du conflit » et de
« proposer des solutions ».
La tâche est néanmoins com-
plexe. Selon nos informations, la
question des groupes d’autodé-
fense et des « volontaires pour la
défense de la patrie » (VDP), des
civils armés et formés par les
militaires pour lutter contre le
terrorisme au Burkina Faso,
constituerait un point de blocage
aux discussions dans certaines
localités. Depuis leur mise en
place en 2020, certains membres
sont accusés de mener des repré-
sailles sanglantes et des exac-
tions contre les communautés.
« Nous sommes prêts à pardon-
ner, mais on ne lâchera pas nos
armes avant les terroristes », ré-
torque un responsable VDP de la
région du Nord. p
sophie douce
international | 5
Un Britannique élu
procureur de la CPI
Karim Khan dirigeait depuis 2018 l’enquête
de l’ONU sur les crimes de l’EI en Irak
la haye - correspondance
L e Britannique Karim Khan
s’apprête à devenir le nou-
veau visage de la Cour pé-
nale internationale (CPI). Et ce
magistral orateur devrait aussi lui
donner une voix. Elu procureur
général, vendredi 12 février, par
72 voix sur les 123 Etats membres
de la CPI réunis à New York, au
terme d’une rude bataille de dix-
huit mois, il succède à la Gam-
bienne Fatou Bensouda, nommée
en 2011. Sous peu, Karim Khan
devra ainsi quitter Bagdad, où il
dirige depuis 2018 l’enquête de
l’ONU sur les crimes de l’organisa-
tion Etat islamique (EI) en Irak.
Agé de 50 ans, le nouveau pro-
cureur débutera le 16 juin un
mandat de neuf ans. « Presque
une sentence ! », s’amuse un ju-
riste de la Cour, tant la tâche s’an-
nonce colossale. En arrivant à
La Haye, l’avocat britannique
trouvera sur son bureau des en-
quêtes ouvertes dans treize pays,
dont celles sur l’Afghanistan et la
Palestine, pour lesquelles
Washington avait émis des sanc-
tions contre Mme Bensouda, sanc-
tions que l’administration Biden
promet de réexaminer.
Leviers politiques
Ouverte en mars 2020, l’affaire
sur l’Afghanistan vise, outre les ta-
libans et les services sécuritaires
du pays, les crimes commis par
les forces américaines et interna-
tionales, et les prisons secrètes de
l’Agence centrale de renseigne-
ment (CIA) américaine, en Polo-
gne, en Lituanie et en Roumanie.
Sur la Palestine, la Cour enquête
sur les crimes du Hamas et de l’ar-
mée israélienne lors de la guerre
de l’été 2014 à Gaza, et sur la colo-
nisation des territoires. « En tant
qu’avocat britannique, Khan sera
confronté à des questions difficiles
sur sa philosophie de poursuites
vis-à-vis des puissances occidenta-
les, en particulier du Royaume-
Uni, mais aussi des Etats-Unis et
d’Israël », a estimé le chercheur
Patryk Labuda sur Twitter.
Le cas de la Palestine divise au
sein même des Etats membres de
la CPI. Avant le vote, vendredi soir,
la délégation palestinienne a dé-
noncé les récentes déclarations
publiques des ministres des affai-
res étrangères allemand et hon-
grois, opposés à la compétence de
la Cour en la matière. Une poi-
gnée d’Etats dénie même à Ra-
mallah le droit d’afficher « Etat de
Palestine » au sein de l’Assemblée.
« Difficile de prédire ce que fera
Karim Khan sur ces dossiers-là »,
relève le délégué d’un Etat euro-
péen, s’empressant d’ajouter
qu’« il fera ce qu’il veut, pour le
meilleur et pour le pire ». Car le
Britannique a du caractère, par-
fois imprévisible, comme lors de
cet incroyable coup de théâtre à
l’ouverture du procès de l’ex-pré-
sident du Liberia, Charles Taylor,
en 2007. L’avocat avait alors
quitté la salle d’audience, refu-
sant d’obéir au juge qui lui or-
donnait de défendre son client
contre son gré.
Au sein même de son bureau,
Fatou Bensouda avait rencontré
de fermes oppositions, sur les
dossiers palestinien et afghan. La
Cour n’a pas de force de police et
doit compter sur la coopération
des Etats, qui varie au gré de leurs
intérêts. Treize suspects sont
Cet avocat
n’échappera
pas à une
coopération des
Etats à géométrie
variable
LES DATES
17 JUILLET 1998
Signature du traité de Rome,
créant la Cour pénale
internationale
1ER JUILLET 2002
Entrée en vigueur
du traité de Rome
11 JUIN 2003
Prise de fonctions du premier
procureur, l’Argentin
Luis Moreno-Ocampo
16 JUIN 2012
Entrée en fonction de
la deuxième procureure,
la Gambienne Fatou
Bensouda
aujourd’hui en fuite, sans comp-
ter ceux visés par des mandats
d’arrêt placés sous scellés.
Au cours de sa campagne, son
successeur, de père pakistanais, a
bien appelé les Etats à la coopéra-
tion, assénant que les crimes
contre l’humanité « sont si fla-
grants que la communauté inter-
nationale tout entière doit être
unifiée dans une action collec-
tive ». Mais comme tous les
procureurs avant lui et depuis les
procès de Nuremberg en 1945,
Karim Khan n’échappera pas à
une coopération à géométrie va-
riable d’Etats fournissant ou rete-
nant des preuves.
Toute la tâche des procureurs
internationaux consiste à action-
ner les leviers politiques pour
parvenir à leurs fins : arrêter et ju-
ger. Les deux premiers de la juri-
diction, Luis Moreno-Ocampo et
Fatou Bensouda, n’y sont pas par-
venus.
Troisième procureur de cette
Cour créée en 1998 et établie
en 2002, Karim Khan est attendu
sur ses capacités diplomatiques
et sur la réforme de son futur bu-
reau. Depuis dix-huit ans, l’accu-
sation a échoué dans de nom-
breuses affaires, se soldant par
des non-lieux ou des acquitte-
ments. Et la Cour souffre de pro-
blèmes de gouvernance.
Incitation des Etats
Père de trois garçons, Karim
Khan, à la tête de plus de 300 en-
quêteurs, analystes et substituts,
devra par ailleurs amadouer
ceux qu’il a affrontés dans le pré-
toire lorsqu’il était avocat du
vice-président du Kenya, William
Ruto, ou du rebelle soudanais
Bahar Idriss Abou Garda. Il a
aussi défendu Saïf Al-Islam Kad-
hafi, l’un des fils de l’ancien dic-
tateur Mouammar Kadhafi,
avant de rejoindre Bagdad.
Tombé dans le bain de la justice
internationale en 1997, il a
d’abord été conseiller juridique
du procureur au Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougosla-
vie (TPIY) et celui pour le
Rwanda, avant de continuer à
plaider sur les bancs des tribu-
naux sur le Sierra Leone, le Timor
oriental, le Kosovo, le Cambodge,
le Liban, etc.
Sur le fond, Karim Khan sou-
haite inciter les Etats à juger sur
leur sol et à reconstruire la justice
d’après-guerre. « Je n’ai jamais
mené une affaire internationale
sans la participation de ressortis-
sants de l’Etat concerné et de la ré-
gion, a-t-il assuré aux Etats mem-
bres de la Cour. C’est la seule ma-
nière efficace de travailler, et c’est
aussi la plus agréable. » L’avenir
dira s’il y parviendra. p
stéphanie maupas
6|
PLANÈTE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

C R I S E S A N I TA I R E

3,3 % de la population française a reçu une première dose de vaccin

Evolution du nombre de rendez-vous pris et non annulés par semaine et par dose

319 821 299 550

300000

Vacciner tous
250 000

200 000

150 000
Rendez-vous
pour une première
Rendez-vous pour
une seconde 2,8 millions
d’injections

les adultes avant

injection injection
Depuis le 27 décembre 2020
150 115
100 000
2,2 millions premières
injections
50 000
617 715 secondes injections

septembre, une
15 563 au 12 février
0
Les rendez-vous sont ouverts
du 18/01 du 08/02 du 08/03 progressivement, plus d’un million
au 24/01 au 14/02 au 14/03 devraient être proposés
ce week-end pour le mois de mars

promesse tenable ?
Plus de la moitié des injections concerne les 75 ans et plus
Au 10 février
42,3 % 19,1 % 13,7 % 424 000 résidents
ont plus de 80 ans ont entre ont entre
en Ehpad* vaccinés
75 et 79 ans 50 et
soit 70,7 % du total
59 ans
Nouveaux variants, nouveaux vaccins, des résidents

nouvelles mesures de restrictions : 900 000 personnes

de plus de 75 ans,
l’engagement du président devra hors établissements
soit 16,4 % du total
se confronter aux nombreuses inconnues 604 000 professionnels

des mois qui viennent 5,2 %

et intervenants
de santé hors Ehpad
ont entre soit 27,5 % du total
40 et 49 ans

D
epuis ses débuts, la campa-
gne de vaccination contre le
Covid-19 est vivement criti-
quée en France pour sa
lenteur et la difficulté que
rencontrent certaines per-
sonnes éligibles à accéder à la double injec-
tion. Lors de sa dernière intervention publi-
que sur le front épidémique, le 2 février, le
président Emmanuel Macron a formulé la
promesse que « tous les Français adultes qui
le souhaitent » seraient vaccinés d’ici à la fin
de l’été. Il rassurait ainsi sur la montée en
puissance du rythme de vaccination, tout en
fixant un horizon commun où guetter la fin
de l’épidémie et de ses restrictions.
Le pari est-il gagnable ? Difficile de tran-
cher, tant les mois qui viennent ressem-
blent à une équation à inconnues multi-
ples, avec de nouveaux variants, de nou-
veaux vaccins et éventuellement de nouvel-
les restrictions.
Combien de personnes Emmanuel Ma-
cron promet-il de faire vacciner ? L’enga-
gement ne concerne que les adultes, puis-
que les vaccins actuels ne sont accessibles
qu’aux personnes de plus de 18 ans, en
l’absence de données des laboratoires sur
l’efficacité de leur produit sur les mineurs.
La France compte environ 52 millions
d’habitants de plus de 18 ans, mais l’on sait
déjà que tous ne désireront pas se faire
vacciner, le vaccin n’étant pas obligatoire.
Pour anticiper la masse de Français sur qui
l’opération devra être effectuée, il faut
suivre le taux d’adhésion de la population à
la campagne vaccinale.
Fin décembre 2020, Santé publique France
évaluait à 40 % la proportion de Français
au 11 février
4,9 % 4,1 % 6% 4,6 %
ont entre ont entre ont entre ont moins
70 et 74 ans 65 et 69 ans 60 et 64 ans de 40 ans
prêts à recevoir deux piqûres contre le
Covid-19 ; en janvier, ils étaient entre 56 %
et 58 %, selon les sondages. L’hypothèse de
travail jugée « raisonnable » par le ministère
de la santé et des solidarités est, pour le mo-
ment, de viser 60 % de la population adulte
à vacciner d’ici à la fin août, soit quelque
31 millions de personnes. « On anticipe plu-
sieurs hypothèses, car on sait qu’il y a une
adhésion vaccinale très évolutive », précise-
t-on toutefois au ministère, qui prend éga-
lement en compte un scénario à 70 %.
Selon le calendrier prévisionnel des livrai-
sons de doses de vaccins, la France devrait
avoir reçu, d’ici à la fin juin, quelque 78 mil-
135 000 professionnels
de santé et du médico-
social en Ehpad
soit 16,9 % du total
lions de doses, soit de quoi assurer la vaccina-
tion de 41 millions de personnes – en prenant
en compte un taux d’indisponibilité de 5 % et
le fait que tous les vaccins ne nécessitent pas
l’injection de deux doses. C’est-à-dire large-
ment de quoi assurer les scénarios envisagés.
Cette montée en puissance est toutefois
fortement conditionnée par l’autorisation
de mise sur le marché européenne des vac-
cins développés par Janssen et CureVac, qui
sont censés commencer leurs livraisons
respectivement en avril et en mai. Ces pro-
cédures semblent, pour le moment, en
bonne voie. L’Agence européenne des médi-
caments devrait donner, d’ici au mois de

Colère et désarroi chez les patients de plus de 75ans sans rendez-vous

Les médecins sont confrontés à la difficile gestion de la pénurie, le nombre de doses ne permettant pas de répondre à la forte demande

D es rendez-vous pris d’as-

saut à la minute où ils
sont mis en ligne, des
patients prêts à attendre devant
un centre de vaccination dans
l’espoir qu’une dose supplémen-
taire soit disponible… Quatre se-
maines après l’ouverture de la
vaccination aux personnes de
plus de 75 ans ne vivant pas en
Ehpad (soit 5,5 millions de per-
sonnes), la pression ne retombe
pas. Si 16 % des personnes éligi-
bles ont reçu une première injec-
tion, ceux qui n’arrivent pas à
trouver un rendez-vous ou dont
le rendez-vous a été annulé sont
souvent partagés entre colère, in-
quiétude et incompréhension, re-
latent les médecins généralistes.
Faute d’un nombre suffisant de
doses, la situation ne devrait pas
s’améliorer à brève échéance,
même si le gouvernement pro-
met d’ouvrir en cette fin de se-
maine un million de rendez-vous
pour le mois de mars. L’inocula-
tion des secondes doses de vaccin
va prendre le pas, dans les jours
qui viennent, sur les premières in-
jections, avec pour le mois de fé-
vrier un total de 1,4 million de se-
condes doses prévues contre
1 million de primo-injections,
avec les vaccins Pfizer et Moderna.
« Cette période d’entre-deux est
difficile, reconnaît Jacques Battis-
« LES PLUS PRÉCAIRES,
AVEC LE PLUS
DE FACTEURS DE RISQUE,
RESTENT SUR LE CARREAU,
ET SUBISSENT UNE PERTE
DE CHANCE »
ALICE PERRAIN
généraliste
toni, à la tête de MG France,
principal syndicat chez les méde-
cins généralistes. On a des pa-
tients désemparés, qui se sentent
vulnérables, ils ne savent pas où ni
quand ils vont pouvoir trouver au
rendez-vous. » Dès que des plages
de rendez-vous sont ouvertes,
elles sont très vite saturées, et
« font beaucoup de déçus », rap-
porte le médecin.
« Quand vous avez des patients
en pleurs dans votre cabinet, et que
vous ne pouvez rien leur répondre
ni leur donner de perspective, c’est
un vrai problème », pointe Jean-
Paul Ortiz, du CSMF, premier syn-
dicat chez les médecins libéraux.
Il a fallu aussi gérer le « bazar sans
nom » des annulations et des
reports de rendez-vous des der-
nières semaines, pointe-t-il.
Avec les diminutions de livrai-
sons du groupe Pfizer, fin janvier,
et de Moderna, plusieurs régions
ont annulé en grand nombre des
rendez-vous pour garantir l’admi-
nistration des secondes doses
dans les délais prévus. Quelque
100 000 rendez-vous ont dû être
reportés, d’après le ministère de la
santé. « Mais de nombreux centres
n’ont pas pu redonner de rendez-
vous, rapporte le docteur Ortiz.
Parce qu’ils étaient déjà tous pris. »
Ce sont dès lors les listes d’at-
tente qui s’allongent. Au centre de
vaccination de Clamart,
9 000 personnes figurent sur la
liste, d’après le docteur Jean-Paul
Hamon, président d’honneur de la
Fédération des médecins de
France (FMF). Après une semaine
« quasiment au point mort », en rai-
son des retards de livraison, avec
70 doses reçues contre 420 habi-
tuellement, le médecin reste scep-
tique sur la suite : « Je ne sais pas s’il
y a des doublons avec des rendez-
vous pris par des patients dans plu-
sieurs centres, mais au rythme où
nous sommes, on n’est pas près
d’arriver au bout de la liste, il nous
faudrait vingt-deux semaines… »
Les situations de tension se
multiplient aussi, à entendre les
médecins, quand ces derniers
doivent refuser des patients qui
ont pris rendez-vous mais ne sont
pas éligibles, que ce soit en raison
de leur âge ou de leur pathologie
(une liste précise permet d’entrer
dans la catégorie des patients les
plus vulnérables, auxquels la vac-
cination est aussi ouverte depuis
le 18 janvier). « On aimerait vacci-
ner tout le monde, dit Elisabeth
Guesdon, généraliste à Sancoins
(Cher). Mais on doit rappeler des
patients et leur dire que ce n’est pas
possible, ils sont parfois très en co-
lère, ils y voient la seule protection,
après parfois un an à s’enfermer,
dans l’angoisse… »
« Foire d’empoigne »
Une règle pèse de plus en plus
lourd sur les épaules des méde-
cins libéraux, à mesure que la
campagne avance : celle du « pre-
mier arrivé, premier servi » appli-
quée dans la prise de rendez-vous
sur les plates-formes en ligne ou
téléphoniques. « On est toujours
dans la foire d’empoigne, résume
Alice Perrain, généraliste à La
Croix-en-Touraine (Indre-et-
Loire). Comme dans toute situa-
tion de pénurie, ce sont ceux qui
ont le plus de ressources, les plus à
l’aise avec l’informatique, ceux qui
sont accompagnés de leurs en-
fants, les moins éloignés du soin…
qui arrivent à décrocher une place,
dit-elle. Les plus précaires, avec le
plus de facteurs de risque, restent
sur le carreau, et subissent une
perte de chance. » De nombreux
médecins libéraux demandent,
depuis le début de cette campagne
grand public, de pouvoir prioriser
leurs patients les plus urgents.
Une inégalité d’accès qui prend
des formes différentes selon les
territoires. Superviseuse du cen-
tre de vaccination du 18e arrondis-
sement de Paris, Agnès Giannotti
voit bien que ce ne sont pas ses
patients « habituels » qui sont les
plus nombreux ces dernières se-
maines à se faire vacciner, dans
cet arrondissement populaire. Ce
sont surtout des personnes de
« classes privilégiées ». « Ce n’est
pas celui qui habite dans un
100-m2 qui a le plus besoin du vac-
cin, par rapport à un patient qui vit
avec plusieurs membres de sa fa-
mille dans un deux-pièces, pointe
la médecin. Ce critère social, du
mode de vie, devrait être pris en
compte, il compte dans le risque
d’attraper le virus, et l’on sait qu’il y
a aussi plus de mortalité dans les
quartiers populaires. »
Dans le centre de vaccination de
Sancoins, petite ville de 3 000 ha-
bitants à 50 km de Bourges, la
docteure Guesdon rencontre un
autre « souci éthique ». « Nous
avons des patients qui viennent se
faire vacciner de très loin, de
Bourges, ou même de Paris, décrit-
elle. En même temps, nous avons
nos propres patients qui n’arrivent
pas à trouver de rendez-vous… »
Ces derniers jours, un quart seule-
ment des patients vaccinés ve-
naient des communes alentour.
Un sacré paradoxe pour ce centre,
mis en place par les profession-
nels de la maison de santé pluri-
professionnelle, justement pour
apporter le vaccin à des habitants
éloignés des grands centres de
santé. « Mais beaucoup de nos pa-
tients font preuve d’une patience
incroyable », assure-t-elle, alors
que 150 personnes sont inscrites
sur sa liste d’attente. Avec parfois
de bonnes surprises : quand des
doses supplémentaires ont été
reçues, mardi, elle a pu appeler six
de ses patients, venus dans la fou-
lée se faire vacciner.
D’après le ministère de la santé,
si le planning des livraisons de vac-
cins est respecté dans les semaines
qui viennent, l’ensemble des plus
de 75 ans (hors Ehpad) devraient
être vaccinés d’ici à la fin du mois
de mars ou au plus tard à la mi-
avril, selon le degré d’adhésion de
cette population. « Notre objectif
est d’ouvrir au maximum et le plus
vite possible les rendez-vous pour
répondre aux attentes, on se rend
bien compte qu’elles sont énor-
mes », assure-t-on au ministère. p
camille stromboni
 planète | 7
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

▶▶▶
Environ 60 % des doses reçues ont déjà été injectées à la population
Part des doses reçues injectées à la population, Répartition des doses reçues au 8 février, selon leur utilisation
en %, au 11 février*
De 85 à 99,2
2,2 millions
De 75 à 85 d’injections
De 70 à 75
De 64 à 70

3,6
millions
Suède : les ratés de la
0,2 million
de doses reçues
campagne exaspèrent
la population
de doses
Doses reçues, correspondant
au 11 février aux pertes
528 375 et autres écarts 0,3 million
244 634 de calculs** de doses stockées
chez les dépositaires Manque de matériel de vaccination, affaires
26 820 0,3 million
de doses en stocks 0,6 million
(flux A) de passe-droit : les cafouillages se multiplient
circulant en cours de doses stockées
de transport ou dans les établissements

Infographie Le Monde
dans les établissements de santé (flux B)
malmö (suède) -
correspondante régionale EN SCANIE, LA PRESSE
*Selon la quantité de doses reçues en régions au 8 février **Ecarts liés notamment au passage de 5 à 6 doses par flacon

A Stockholm, les autorités

78 millions de doses devraient être livrées sur les 6 premiers mois
Calendrier mensuel de livraison de vaccins au 10 février, en millions de doses
cumulées par mois
Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin
0,5 2,5
Pfizer 5 9 19,3 29,5 39,8
0,1 0,6 1,5 3,2 4,9 6,7
Moderna
2,5 5,8
AstraZeneca 10 14,2 18,4
2,7 5,4 8,1
Jansen/J&J*
2,6 5,2
CureVac*
Potentiel 0,2 1,3 3,9 7,7 18 29,5 41
de vaccination
en millions * Sous réserve de leur autorisation de mise sur le marché
de personnes Sources : ministère des solidarités et de la santé ; Centre européen de prévention et de contrôle des maladies
mars, son feu vert au vaccin développé par
Johnson & Johnson, a fait savoir, mercredi, IL FAUDRAIT ÊTRE
le directeur exécutif de Janssen Italie, filiale
du groupe américain. De son côté, l’entre-
EN MESURE DE RÉALISER
prise de biotechnologie allemande CureVac DÈS MAINTENANT PRÈS
espère avoir fini la phase 3 de ses essais
cliniques d’ici à la fin du premier trimestre. DE 330 000 INJECTIONS
Ce calendrier sur lequel se base l’exécutif
dépend surtout du respect par les laboratoi-
PAR JOUR POUR
res de leur rythme de livraisons. En janvier, TENIR L’OBJECTIF
le retard pris par Pfizer a forcé le report de
100 000 rendez-vous. En février, Moderna a DE 31 MILLIONS
annoncé une baisse de 25 % de ses livrai-
sons, qui devrait être compensée en mars. DE PERSONNES
Pour Pierre Parneix, praticien hospitalier VACCINÉES AVANT
en santé publique au CHU de Bordeaux,
« aujourd’hui, notre stratégie est simplement LE 31 AOÛT
le reflet d’une pénurie d’approvisionne-
ment ». « On a des stocks d’une semaine,
donc l’organisation est à flux tendu, souligne plus de centres et peut-être en développant
ce membre de la mission Pittet, chargée de des systèmes de drives ou de barnums.
l’évaluation de la gestion de la crise sanitaire L’arrivée du vaccin d’AstraZeneca, qui ne
due au Covid-19. On n’a pas de vision, on ne nécessite pas de supercongélateur pour sa
peut pas déployer des stratégies de vaccina- conservation, permet aussi de mobiliser la
tion massive puisqu’on ne sait pas exacte- médecine de ville dès fin février, par le biais
ment ce qu’on aura la semaine prochaine. » des médecins généralistes et, plus tard,
dans les officines de pharmacie.
Le rythme de vaccination en France
permettra-t-il de tenir cet objectif ? Selon Quel objectif viser pour atteindre l’immu-
les données communiquées par la Direction nité collective ? L’immunité collective est
générale de santé le 12 février, 2 220 762 per- atteinte quand la part de population
sonnes ont déjà reçu une première injection, immunisée naturellement ou par la vaccina-
soit 3,3 % de la population totale et 4,2 % de la tion est suffisante pour permettre l’extinc-
population majeure. De plus, 617 715 ont tion d’une épidémie. Comme l’explique Sa-
reçu leur deuxième injection et sont désor- muel Alizon, directeur de recherche au CNRS
mais considérées comme vaccinées. Selon le au laboratoire maladies infectieuses et vec-
tableau de bord du Centre européen de pré- teurs de Montpellier, le seuil pour l’immu-
vention et de contrôle des maladies, cela nité collective du Covid-19 varie entre 40 %,
nous situe au même niveau d’avancée que selon l’hypothèse très optimiste, et 80 %,
les Pays-Bas et la Belgique et même devant pour l’hypothèse pessimiste. Si l’objectif est
les voisins allemand et espagnol. de contrôler l’épidémie tout en maintenant
A titre de comparaison, le Royaume-Uni a les mesures de contrôle actuelles, on peut vi-
déjà injecté une dose à près de 20 % de sa ser 10 %. Cela impliquerait toutefois de con-
population, en adoptant une stratégie bien tinuer à vivre avec le couvre-feu, les gestes
différente, qui consiste à administrer le plus barrières et la fermeture de nombreux lieux.
possible de premières doses, quitte à ne pas Dès le seuil de 40 % de la population, soit
assurer au plus vite une immunité vaccinale 27 millions de Français vaccinés, le risque de
complète à sa population. vague épidémique s’éloigne. « Mais cette
La consigne ministérielle aux centres de immunité à 40 % ne peut pas vous prémunir
vaccination est de proposer des rendez-vous contre la résurgence de petites épidémies,
six jours sur sept, il faudrait donc être en surtout à la faveur de déplacements transitoi-
mesure de réaliser dès maintenant près de res comme les vacances qui sont des mo-
330 000 injections par jour pour tenir l’ob- ments de brassage », nuance Mircea Sofonea,
jectif de 31 millions de personnes vaccinées maître de conférences en épidémiologie et
avant le 31 août. Cela nécessiterait une forte évolution des maladies infectieuses à
montée en puissance, puisque, actuelle- l’université de Montpellier.
ment, le rythme tourne plutôt autour de Par ailleurs, il faut rester prudent, même
130 000 injections en semaine avec une si l’on atteignait les prévisions de 41 mil-
grosse baisse le week-end. En moyenne, on lions de personnes vaccinées en juin : tout
estime donc l’effort vaccinal actuel à dépendra de l’effet des vaccins sur la
80 000 injections par jour. transmission du virus et du rythme de
Multiplier par trois ou quatre la capacité développement des variants, qui pour-
effectrice des centres est un défi de taille raient impliquer de vacciner davantage
que le ministère espère relever en ouvrant pour arriver au même résultat.
sanitaires avaient promis
Part de la population vaccinée une campagne de vacci-
avec la première dose, en % nation rapide et efficace. Après les
multiples ratés de sa stratégie face
Malte 7,6 à la pandémie, la Suède – désor-
mais au même niveau que la
Slovaquie 4,5 France en nombre de morts par
habitants – se devait d’être exem-
Irlande 4,4 plaire, dans cette nouvelle étape
de la crise sanitaire. Mais six se-
Belgique 3,8 maines après que Gun-Britt Jo-
hnsson, 91 ans, a reçu la première
Espagne 3,6 dose du vaccin Pfizer, le 27 dé-
cembre 2020, dans un Ehpad de
Allemagne 3,3 Mjölby, les cafouillages se multi-
plient et suscitent la frustration.
France 3,3 Alors que le Danemark voisin,
dont la campagne est une des plus
Italie 2,7 avancées d’Europe, publie des sta-
tistiques journalières, la Suède
n’actualise ses chiffres que du
mardi au vendredi. Et encore, avec
un décalage sur la réalité. Au der-
Il ne faut pas oublier que les vaccins nier comptage, le 12 février, 225 450
déployés jusque-là dans le monde sont jugés personnes avaient reçu une dose
« imparfaits », car ils préviennent des formes
graves du Covid-19 mais ne bloquent pas
du vaccin et 116 206 les deux, soit
un peu moins de 1 % de la popula-
complètement la transmission du virus, fai- tion, contre 2,73 % au Danemark.
sant des personnes vaccinées des « porteurs L’objectif initial, affiché par le
sains ». « Quand on prend en compte ce fac- gouvernement, était de vacciner
teur, on aboutit au fait qu’il faudra une année toutes les personnes de plus de
avant d’aboutir à une immunité de 40 % avec 18 ans avant la fin juin. « Nous
une véritable efficacité, c’est-à-dire sans estimons que c’est toujours possi-
contagion », explique Mircea Sofonea. ble », a assuré la ministre de la
santé et des affaires sociales,
L’arrivée de nouveaux variants conduit- Lena Hallengren, le 11 février. La
elle à un schéma vaccinal à trois doses ? La veille, pourtant, le chef épidé-
stratégie actuelle est encore compliquée par miologiste Anders Tegnell émet-
la diffusion de nouveaux variants dans le tait des doutes sur le calendrier.
monde, auxquels n’échappe pas le territoire Chargés de l’organisation sur le
français. Selon Pfizer-BioNTech, Moderna et terrain, les dirigeants de plu-
AstraZeneca, leurs vaccins sont efficaces sieurs des vingt et une régions
contre le variant identifié au Royaume-Uni, partagent son scepticisme.
qui va devenir dominant en France dans les Les retards de livraisons ne sont
semaines ou mois à venir. Face au variant pas seuls responsables. Dès le dé-
sud-africain, leur efficacité est moindre et part, certaines régions ont décidé
même jugée insuffisante en Afrique du Sud de faire des stocks, à l’encontre
en ce qui concerne le vaccin d’AstraZeneca (le des directives de l’Agence de la
pays a suspendu sa campagne). Qu’en sera- santé publique, pour être sûres de
t-il face à de futurs variants ? pouvoir administrer la seconde
Le risque d’une campagne vaccinale lente dose, le moment venu. Par
est qu’elle favorise l’émergence de nouveaux ailleurs, faute de matériel adapté,
variants. « Plus le virus circule, plus il y a de mu- il n’est pas toujours possible d’ex-
tations, plus le virus aura de chances de s’adap- traire la sixième dose d’un flacon
ter à des changements d’environnement », ex- de vaccin Pfizer.
plique Mylène Ogliastro, vice-présidente de la
Société française de virologie. C’est pourquoi, Phénomène qui fait tache
selon la chercheuse, il faut « développer la vac- Alors que l’Agence de la santé pu-
cination du mieux qu’on peut et contenir la cir- blique demandait de donner la
culation épidémique par tous les moyens, le priorité aux résidents des Ehpad
temps qu’on ait des vaccins adaptés pour com- et aux bénéficiaires de l’aide à do-
pléter la première vaccination ». micile, ainsi qu’à leurs conjoints et
Se profile alors un schéma vaccinal à aux employés des maisons de re-
trois doses, la troisième étant « un boost traite, les responsables régionaux
immunitaire adapté aux nouveaux va- ont ajouté à la liste le personnel de
riants ». « Cette dose de réactualisation sera la certains services hospitaliers.
clé pour nous garantir une protection sur le Or, si seuls les employés en
long terme, voir enfin le bout du tunnel et contact avec des patients atteints
retrouver les habitudes prépandémiques », du coronavirus devaient être vac-
confirme Mircea Sofonea. cinés, de très nombreuses affaires
Car l’objectif à long terme est bien de sortir de passe-droit ont été révélées, ces
définitivement de l’épidémie et même de la dernières semaines. Un phéno-
pandémie. Selon les modèles, les vaccins blo- mène qui est loin d’être unique en
quant la virulence mais pas la transmission Europe, mais qui fait tache dans
du virus – comme ceux utilisés aujourd’hui – un pays fier d’être considéré
ont plus de chances de sélectionner des sou- comme un des plus transparents
ches virulentes. Cet effet de l’évolution pro- et les moins corrompus du
bable du virus sera principalement ressenti monde, dans le classement de
par les individus non vaccinés. l’ONG Transparency International.
« On continuera malheureusement de par- La commune d’Eskilstuna, dans
ler du Covid-19 en 2022, parce qu’il y aura le centre du pays, a été la première
toujours des personnes qui ne seront pas vac- à faire parler d’elle, fin janvier. Les
cinées, donc il faudra toujours surveiller cette directeurs de plusieurs Ehpad
pathologie, même si elle ne représente pas avaient fait vacciner six de leurs
systématiquement un risque épidémique », proches, non-prioritaires. Ils ont
conclut Mircea Sofonea. p expliqué que les doses allaient
delphine roucaute être jetées, faute de candidats. Le
A RÉVÉLÉ QUE 160 CHEFS
ET EMPLOYÉS DES
SERVICES D’AIDE AUX
PERSONNES HANDICAPÉES
AVAIENT ÉTÉ VACCINÉS,
CONTRE 15 BÉNÉFICIAIRES
DE CES SERVICES
5 février, l’enquête administrative
a confirmé leur version des faits,
mais jugé qu’ils « n’auraient pas
dû prendre une telle décision ».
Des enquêtes similaires sont en
cours, un peu partout dans le
pays. A Stockholm, deux sociétés
de soins privées sont visées :
l’une pour avoir avantagé plu-
sieurs de ses chefs et de ses em-
ployés administratifs et techni-
ques, tandis que l’autre a vacciné
une centaine d’habitants d’un
ensemble résidentiel, certes ré-
servé aux seniors, mais dont
aucun n’était prioritaire.
Le plus prestigieux des hôpi-
taux suédois, le Karolinska, à
Stockholm, est également dans
la tourmente. Deux médecins,
qui siègent à la direction de l’éta-
blissement, ont été suspendus,
pour avoir pris le vaccin, alors
qu’ils ne travaillaient pas au
contact de patients.
Affaires « malheureuses »
En Scanie, dans le sud de la Suède,
une enquête a été ouverte après
que la presse locale a révélé, début
février, que 160 chefs et employés
des services d’aide aux personnes
handicapées avaient été vaccinés,
contre seulement 15 bénéficiaires
de ces services. Et ainsi de suite : la
liste s’allonge tous les jours.
Le 11 février, la ministre des af-
faires sociales a qualifié ces affai-
res de « malheureuses, inquiétan-
tes et inacceptables ». Lena Hallen-
gren s’est inquiétée qu’elles « nui-
sent à la confiance dans le
processus de vaccination, mais
aussi dans le système de santé ».
Fin janvier, le chef épidémiolo-
giste Anders Tegnell avait appelé
les régions à « mettre de l’ordre »
dans la campagne de vaccina-
tion. Les responsables régionaux
critiquent, pour leur part, le
manque de visibilité et les ins-
tructions de l’Agence de la santé
publique, qui changent d’un jour
à l’autre, sans préavis.
Sur le terrain, les associations de
retraités craignent de nouveaux
couacs, alors que la vaccination
des plus de 65 ans va commencer
et que les rendez-vous doivent
être pris sur Internet, grâce à un
identifiant bancaire que tous les
plus âgés n’ont pas.
Pour ne rien arranger, le débat a
pris une tournure politique, ces
derniers jours, à la suite de la déci-
sion de l’Agence de la santé publi-
que d’inclure les « sans domicile
fixe et sans-papiers » dans le troi-
sième groupe (60 à 64 ans et jeu-
nes à risques). Face aux réactions
outrées de la droite et de l’ex-
trême droite, l’agence a finale-
ment fait marche arrière, plaidant
« une erreur d’interprétation ». p
anne-françoise hivert
8 | planète
C R I S E S A N I TA I R E
La Moselle
inquiète face
à la percée
des variants
Les élus du département réclament
la fermeture des écoles. Le ministre
de la santé, lui, temporise
metz - correspondant
L
e 14 janvier, le ministre de
la santé, Olivier Véran,
était déjà à Metz pour ac-
compagner le premier
ministre, Jean Castex. Ils avaient
rencontré les élus locaux, très pré-
occupés par la multiplication des
cas de Covid-19 dans le départe-
ment. Celle-ci avait conduit le
gouvernement à instaurer le cou-
vre-feu anticipé en Moselle dès le
2 janvier. « Fermer les écoles, c’est
la dernière des mesures », avait
alors déclaré M. Castex. Une ligne
jaune que le gouvernement a
réussi à ne pas franchir jusque-là.
Moins d’un mois plus tard, la si-
tuation à Metz le conduira-t-elle à
s’y résoudre ? Vendredi 12 février,
lors d’une réunion de concer-
tation organisée en urgence à la
préfecture de la Moselle, les élus
locaux lui ont demandé, à une
écrasante majorité, de fermer les
établissements scolaires du dé-
partement, en avançant d’une se-
maine les vacances, qui devaient
commencer le 20 février. « Je vais
poursuivre mes consultations à Pa-
ris sur ce sujet et reviendrai très vite
devant les élus pour leur communi-
quer nos décisions », a répondu le
ministre. Le département a aussi
valeur de test à l’échelle nationale.
Dès jeudi soir, à l’occasion de son
point presse hebdomadaire, Oli-
vier Véran avait qualifié d’« inquié-
tante » la situation sanitaire en
Les fermetures de classes se multiplient, en ordre dispersé
Depuis une semaine, alors même que les élèves de la zone A sont en congé, 665 classes supplémentaires ont dû fermer leurs portes
L e début des vacances de fé-
vrier n’apportera peut-être
pas l’accalmie espérée dans
les établissements scolaires, où la
propagation du Covid-19 entraîne
des fermetures de classes toujours
plus nombreuses. Alors que les
sept académies de la zone A sont
en congé depuis une semaine,
665 classes supplémentaires sont
fermées par rapport au bilan heb-
domadaire fourni le 5 février par
l’éducation nationale. Cent trois
établissements sont également
fermés, un chiffre proche de celui
de la semaine précédente (105 éta-
blissements), qui masque une
augmentation – puisqu’une par-
tie des élèves sont en congés.
La progression des variants dans
les cas de Covid-19 y est pour beau-
coup : depuis quinze jours, les éta-
blissements scolaires sont tenus
de fermer les classes dès un cas de
variant détecté parmi les élèves,
de l’école élémentaire au lycée.
Depuis lundi, la direction générale
de la santé préconise également
de fermer les classes si l’un des en-
fants est cas contact d’un membre
de sa famille infecté au variant
Moselle. « Plus de 300 cas de muta-
tions évocatrices de variants sud-
africain et brésilien ont été identi-
fiés ces derniers jours en Moselle »,
a-t-il expliqué. Beaucoup plus que
dans les autres départements.
Depuis déjà plusieurs jours, le
taux d’incidence enregistré dans
la métropole de Metz et le reste du
département inquiète. Au point
de pousser le préfet, Laurent
Touvet, à rendre le port du masque
obligatoire dans l’espace public
dans l’ensemble du département.
En début de semaine, les 350 nou-
veaux cas de Covid pour 100 000
habitants étaient dépassés, avec
un taux de positivité de 8 %, deux
points au-dessus du chiffre natio-
nal. En cause, la percée des va-
riants, beaucoup plus contagieux.
« Ce fut très brutal »
Les premiers signaux sont appa-
rus au tout début du mois de fé-
vrier, à l’Ehpad de Rémilly, près de
Metz. A la suite de l’identification
de 16 cas positifs au sein de l’éta-
blissement, le groupe SOS Se-
niors, propriétaire de cet Ehpad,
ordonne des analyses complé-
mentaires. Le 4 février, il informe
les familles que le variant sud-
africain a été caractérisé. « Notre
laboratoire partenaire venait
d’être équipé du matériel néces-
saire au criblage afin d’identifier
les variants, se remémore Géral-
dine Bucci, la porte-parole du
groupe. Le variant était peut-être
sud-africain ou brésilien – une
précision ajoutée, le 12 février au
soir, dans la « foire aux questions »
disponible sur le site de l’éduca-
tion nationale.
Réactivité inégale
On peut également y lire que la dé-
tection du variant anglais chez
un élève ne déclenchera plus sys-
tématiquement le confinement
de tous ses camarades, alors que
cette mesure, en place depuis
quinze jours, est en partie respon-
sable de l’augmentation des fer-
metures de classes. Le site de
l’éducation nationale précise que,
« selon l’analyse locale concernant
la circulation de cette variante
sur le territoire, en lien avec l’ARS, la
fermeture de la classe pourra tou-
tefois être envisagée dès le pre-
mier cas ».
Sur le terrain, ces nouvelles di-
rectives se traduisent par des déci-
sions peu homogènes selon les
établissements et les académies.
Près d’Orléans, un collège de
620 élèves à Neuville-aux-Bois
(Loiret) est fermé depuis le 10 fé-
vrier, pour sept jours, à la suite de
Le ministre de la santé, Olivier Véran, à la préfecture de Metz (Moselle), le 12 février. JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP
présent depuis quelque temps sans
que l’on soit capable de le voir… »
En découvrant l’information, ré-
vélée par Le Républicain lorrain,
les médecins et élus locaux s’in-
quiètent : s’il est là, il est sans
doute présent plus largement.
Tout s’est accéléré cette se-
maine. « On a constaté une aug-
mentation soudaine des cas chez
les 10-20 ans », témoigne François
Grosdidier (LR), le maire de Metz,
lequel milite depuis déjà plu-
sieurs jours pour un reconfine-
ment territorialisé, « strict et
court ». « Ce fut très brutal. En
soixante-douze heures, la situa-
tion s’est considérablement aggra-
vée, témoigne Pierre Cuny, le
maire de Thionville. Les cas ont
commencé à apparaître dans des
écoles, nous obligeant à fermer des
classes, puis dans nos entourages.
C’est exponentiel. » « La machine
met du temps à se mettre en route,
mais une fois qu’elle démarre, ça
va très vite, confirme le professeur
Christian Rabaud, infectiologue
au CHRU de Nancy. Si le R [taux de
reproduction] atteint 1,4 ou 1,5, la
vague devient difficile à contenir. »
Le groupe Biomer, leader de
l’analyse médicale dans le dépar-
la détection de trois cas Covid dont
au moins un de variant anglais, se-
lon Mathias Guérin, délégué
SNUipp-FSU de l’établissement et
enseignant en Segpa. Une mesure
« drastique » au regard de ce qui se
passe ailleurs, mais plutôt appré-
ciée par les enseignants. « Au sein
de l’équipe pédagogique, la réacti-
vité de l’établissement, de l’ARS et de
l’académie est plutôt appréciée »,
commente l’enseignant.
La « réactivité », justement, n’est
pas la même partout. D’abord
parce que la détection du variant,
qui déclenche un autre niveau de
réponse, complique et ralentit le
processus de décision – il faut at-
tendre plusieurs jours pour
qu’une « suspicion » de variant
soit confirmée grâce au séquen-
çage de l’échantillon prélevé.
« Dans mon lycée, un collègue était
malade du variant anglais, mais on
l’a su plusieurs semaines après »,
commente Marie Domingos,
enseignante en sciences médico-
sociales au lycée Maupertuis de
Saint-Malo (Ile-et-Vilaine). « A la
suite de cela, les élèves ont été tes-
tés, on a découvert plusieurs cas, et
EN DÉBUT DE SEMAINE,
LES 350 NOUVEAUX CAS
DE COVID POUR 100 000
HABITANTS ÉTAIENT
DÉPASSÉS, AVEC UN TAUX
DE POSITIVITÉ DE 8 %,
DEUX POINTS AU-DESSUS
DU CHIFFRE NATIONAL
tement, confirme ces craintes.
Mercredi, il évaluait à 40 % la part
des variants dans le Nord lorrain.
C’était 30 % en début de semaine,
et seulement 10 % une semaine
plus tôt. La progression est spec-
taculaire. Comment les variants
ont-ils pu se propager aussi rapi-
dement en Moselle ? Pourquoi ici
plus qu’ailleurs ? « Nous n’avons
pas d’explications », a commenté
laconiquement M. Véran.
Sur le terrain, on n’en sait pas da-
vantage. En mars 2020, on avait
précisément identifié l’origine de
la vague épidémique qui avait sé-
vèrement frappé le département :
l’établissement est resté ouvert, rap-
porte-t-elle. Pour moi, c’est incom-
préhensible, quand d’autres établis-
sements sont fermés pour moins
que ça. » La levée des restrictions
sur le variant anglais, annoncée au
soir du 12 février, pourrait bien
ajouter à cette incompréhension.
Quelle continuité pédagogique ?
Le trinôme de décision en place
depuis le début de la crise est tou-
jours à la manœuvre : le chef
d’établissement, l’ARS et les auto-
rités académiques décident « en
concertation » des fermetures de
classes et d’établissements. De-
puis l’apparition des variants
dans les classes, « c’est beaucoup
plus l’ARS qui gère », croit savoir
une enseignante. Mais tel n’est
pas toujours le cas, en particulier
quand l’établissement, l’acadé-
mie et l’ARS ne parviennent pas à
s’entendre à temps. « Chez nous,
un élève malade s’est révélé infecté
par un variant un vendredi, indi-
que par exemple une enseignante
d’histoire-géographie dans un
collège parisien, qui souhaite gar-
der l’anonymat. Mais c’était le
le fameux rassemblement évan-
gélique de Mulhouse, auquel de
nombreux Mosellans avaient
participé. Mais surtout le retour
de congé de toutes ces familles
d’origine italienne qui avaient
passé les vacances de février de
l’autre côté des Alpes. Cette fois-ci,
c’est l’inconnu. « Un mystère, sou-
pire le professeur Rabaud. Nous
n’avons pas été capables de retrou-
ver le patient zéro ou plutôt les pa-
tients zéro, car plusieurs variants
ont été identifiés en Moselle. »
« Celle-ci est au carrefour de plu-
sieurs axes de transit européens,
note Pierre Cuny. Nous sommes
particulièrement exposés, et il est
difficile de tout contrôler. »
« Brassage important »
L’obligation de produire un test
PCR pour les ressortissants de
l’Union européenne entrant sur le
territoire national ne concerne pas
les travailleurs frontaliers. La
Moselle en compte plus de 70 000,
qui traversent les frontières quoti-
diennement pour se rendre au
Luxembourg ou en Allemagne. Et
parmi les dizaines de milliers de
véhicules et de poids lourds qui
arrivent chaque jour en France via
début du week-end et ils n’ont pu
joindre personne au rectorat. Le
lundi matin, les chefs ont décidé
seuls de fermer la classe. »
« Il arrive que l’ARS valide après
coup une décision prise par la di-
rection en vertu du principe de
précaution, confirme Philippe
Vincent, secrétaire général du
SNPDEN-UNSA. Dans ces cas-là,
on ne reprochera jamais à la direc-
tion d’avoir trop fait plutôt que pas
assez. » Dans les établissements,
pourtant, le manque de lisibilité
de cette chaîne de décisions a des
répercussions. « On ne sait pas
exactement ce qui se passe, ni
combien de cas circulent, ni s’il
s’agit ou non du variant », plaide
Marie Domingos, à Saint-Malo.
« Et comme on ne sait jamais trop
qui décide de quoi, il est difficile de
demander des explications. »
L’absence de visibilité sur les cas
et la difficulté à faire circuler les
informations soulèvent une
autre question, source d’angoisse
pour de nombreux enseignants :
la « continuité pédagogique »,
mise en place lors du premier
confinement, qui se déclenche de
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
l’A31, impossible de distinguer les
travailleurs frontaliers des autres
populations. Et, partant, d’organi-
ser des contrôles à grande échelle.
Pour le président du conseil dé-
partemental, Patrick Weiten
(UDI), cette situation géographi-
que particulière devrait pousser
l’Etat à vacciner plus vite et plus
massivement qu’ailleurs : « Le
caractère transfrontalier du dé-
partement induit un flux de transit
et un brassage important de
population, nettement supérieur à
celui d’autres territoires, note-t-il.
Seule une accélération massive de
la vaccination des Mosellans peut
être de nature à permettre
l’infléchissement durable de cette
situation. »
Olivier Véran l’a entendu, en an-
nonçant l’envoi de 2 000 doses de
vaccin Moderna supplémentaires
en Moselle dans les prochains
jours. De nouveaux créneaux de
vaccination vont être ouverts dès
ce week-end. Le ministre a égale-
ment annoncé une intensifica-
tion de la campagne de tests.
D’autres mesures éventuelles de-
vront faire l’objet d’arbitrages au
plus haut niveau de l’Etat. p
anthony villeneuve
nouveau lorsque leurs élèves ou
eux-mêmes sont confinés. Mais
face à une stratégie de fermetures
« au cas par cas » en fonction de
la circulation des variants, les en-
seignants ne savent pas à quoi
s’en tenir.
C’est le cas pour le lycée Victor-
et-Hélène-Basch de Rennes, où les
300 élèves de terminale étaient
confinés cette semaine, à la suite
de plusieurs cas de Covid dont au
moins un de variant anglais. « Les
enseignants envoient du travail,
chacun selon ses préférences et en
fonction de son habileté numéri-
que », reconnaît Jean-Charles Fer-
nandez, délégué SNES-FSU et re-
présentant du personnel dans
l’établissement. Les élèves, habi-
tués à l’enseignement « hybride »
depuis l’automne, ne semblent
pas particulièrement troublés. Et
pourtant : « On ne peut pas s’empê-
cher de penser que, depuis un an,
on aurait pu imaginer une marche
à suivre à déployer en cas de coup
dur, plaide l’enseignant. Au lieu de
cela, comme toujours, c’est au petit
bonheur la chance. » p
violaine morin

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Une dose de vaccin préconisée
pour les anciens malades du Covid
Dans un avis rendu le 12 février, la Haute Autorité de santé souligne
qu’une seule injection produit une réponse immunitaire suffisante
L
a question était devenue
récurrente : comment
immuniser les Français
déjà contaminés par le
SARS-CoV-2 ? Alors que tous les
vaccins jusqu’ici approuvés pré-
voient deux injections, de plus en
plus de voix jugeaient ce proto-
cole inadapté aux 107 millions de
personnes dans le monde, dont
3,4 millions en France, ayant déjà
développé des défenses contre
l’infection. La plupart des pays
lancés dans des campagnes vacci-
nales jugeaient les anciens mala-
des « non prioritaires ». Mais sans
préciser le futur schéma auquel
ils seraient soumis.
La Haute Autorité de santé
(HAS) vient de trancher. Dans un
avis au gouvernement rendu
vendredi 12 février, portant sur
les personnes « ayant un antécé-
dent de Covid-19 », elle propose
d’administrer une dose de pro-
duit trois à six mois après l’infec-
tion. Et de s’en tenir là.
Pour justifier sa position, la HAS
s’appuie sur des travaux que lui a
présentés la Société de pathologie
Les anticorps monoclonaux,
un traitement prometteur mais coûteux
L’Agence européenne des médicaments a commencé à évaluer ces molécules
qui imitent nos anticorps naturels. L’Allemagne en a commandé 200 000 doses
L es vaccins ne constituent
pas le seul horizon dans la
lutte face au Covid-19. La re-
cherche sur les traitements se
poursuit, parmi lesquels les anti-
corps monoclonaux sont parmi
les plus avancés. Fin janvier, l’Alle-
magne a ainsi annoncé une com-
mande de 200 000 doses de ce
type de thérapie proposées par
deux groupes pharmaceutiques
américains, Regeneron et Eli Lilly,
pour un montant de 400 millions
d’euros, soit 2 000 euros par dose.
De fait, les traitements par anti-
corps monoclonaux, actuelle-
ment utilisés pour soigner des
maladies auto-inflammatoires
chroniques ou certains cancers,
sont extrêmement coûteux en
raison de leur mode de produc-
tion délicat. Ces molécules sont
multipliées artificiellement in
vitro, à partir d’anticorps natu-
rels, par des bactéries ou des cel-
lules sélectionnées pour leur apti-
tude à produire un anticorps par-
ticulier – d’où leur dénomination.
Le principe est de fournir à l’or-
ganisme des doses importantes
de ces molécules qui miment la
fonction des anticorps que notre
corps pourrait fabriquer naturel-
lement pour se défendre contre la
présence d’un virus. Concernant
le Covid-19, les traitements déve-
loppés par les sociétés Regeneron
et Eli Lilly étaient les seuls parve-
nus en phase III et qui avaient
montré une efficacité sur la ré-
duction de la charge virale, à un
stade précoce, chez une personne
infectée par le SARS-CoV-2.
Jeudi 11 février, les responsables
de l’essai britannique Recovery
ont annoncé qu’un anticorps mo-
noclonal repositionné, générale-
ment utilisé contre la polyarth-
rite rhumatoïde, le tocilizumab,
réduisait la mortalité chez les pa-
tients hospitalisés pour Covid-19.
L’effet observé correspondait à
sauver un patient supplémen-
taire par rapport aux soins stan-
dard chaque fois qu’on traitait
25 malades avec cette molécule.
infectieuse de langue française,
ainsi que sur les données de
pharmacovigilance enregistrées
sur le vaccin Pfizer-BioNTech.
Elle dispose en outre de quatre
études publiées depuis le début
de l’année 2021, en preprint, qui
toutes vont dans le même sens.
Trois d’entre elles ont été condui-
tes aux Etats-Unis, la quatrième
en Italie. Trois ont suivi des co-
hortes de personnels soignants,
la dernière a analysé un panel
d’échantillons sanguins prélevés
au hasard. Toutes ont concentré
leur analyse sur les vaccins à ARN
messager de Pfizer-BioNTech et
de Moderna, les plus largement
déployés. Et toutes sont parve-
nues à la même conclusion : une
dose de vaccin injectée à un an-
cien malade produit une réponse
immunitaire aussi, voire plus,
importante que deux doses
administrées à une personne
« naïve » vis-à-vis du virus.
Certes, souligne la HAS, ces
études ont dû se contenter d’ana-
lyser les caractéristiques immu-
nologiques des personnes vacci-
POUR L’INSTANT,
CES TRAITEMENTS
ADMINISTRÉS SOUS
PERFUSION IMPOSENT
UNE LOGISTIQUE
RELATIVEMENT LOURDE
En France, au printemps, l’an-
nonce de résultats similaires
avait été jugée prématurée, un
nombre insuffisant de patients
ayant à ce stade été enrôlés dans
l’essai Corimuno. Les données
complétées, publiées en octobre
2020, avaient confirmé une limi-
tation de l’aggravation et de
transfert en réanimation. Les
données de Recovery, qui n’ont
pas encore été publiées dans une
revue scientifique, suggèrent que
le tocilizumab pourrait être uti-
lisé en combinaison avec un cor-
ticoïde, la dexamethasone, avec
pour effet de réduire d’un tiers la
mortalité des patients ayant be-
soin d’oxygène, et de près de la
moitié pour ceux placés sous as-
sistance respiratoire mécanique.
Populations les plus à risque
Le cocktail de Regeneron est, lui,
toujours en cours d’évaluation
dans l’essai Recovery. Combinai-
son d’anticorps monoclonaux
casirivimab et imdevimab nom-
mée « REGN-CoV2 », il avait fait
beaucoup parler de lui en octo-
bre 2020, puisqu’il avait été admi-
nistré à Donald Trump, alors
président des Etats-Unis, dans les
premiers jours qui avaient suivi
son diagnostic de Covid-19. Dans
le contexte de crise, ces molécu-
les avaient bénéficié aux Etats-
Unis, en novembre, d’une autori-
sation en urgence comme traite-
ments expérimentaux par la
Food and Drug Administration
(FDA). Plus récemment, le 26 jan-
vier, la société Lilly a communi-
nées, notamment leurs anticorps
– une information partielle. En
effet, pour l’heure, les scientifi-
ques n’ont toujours pas établi ce
qu’ils nomment un « corrélat de
protection », à savoir une indica-
tion sérologique précise prou-
vant l’existence d’une immunité.
Ils ignorent donc la quantité
exacte d’anticorps neutralisants
– ceux qui éliminent le virus –
nécessaires pour être protégé.
Mais ils s’accordent à dire que
plus on en dispose, mieux c’est.
Or, dans toutes ces études, les an-
ciens malades vaccinés une fois
en ont produit davantage, et les
ont produits plus rapidement,
que les personnes ayant échappé
au virus et reçu deux injections.
Cellules tueuses
Une cinquième étude, conduite
au Fred Hutchinson Cancer Re-
search Center de Seattle, est allée
plus loin : elle a montré que ces
anciens malades vaccinés une
fois avec le produit de Pfizer-
BioNTech produisaient non seu-
lement des anticorps, mais aussi
qué sur les résultats d’un nouvel
essai en phase III, qui mon-
trent de bons résultats de l’asso-
ciation de son premier anticorps
avec un second, l’etesevimab,
proposant ainsi elle aussi un
cocktail de deux anticorps. Cette
société a aussi communiqué sur
la possibilité d’utiliser le bamla-
nivimab en prévention.
Pour un déploiement en Europe
de ces anticorps monoclonaux
dans une indication de Covid, une
demande d’autorisation de com-
mercialisation doit être soumise
par les compagnies pharmaceu-
tiques à l’Agence européenne des
médicaments (EMA). Un premier
pas a été franchi en ce sens puis-
que l’EMA a annoncé, le 1er février,
avoir commencé l’évaluation
progressive (rolling review) de la
combinaison « REGN-CoV2 »,
codéveloppée par Roche et Rege-
neron. La commande de l’Allema-
gne porte précisément sur ce
cocktail, ainsi que sur le bamlani-
vimab de la société Eli Lilly.
« Nous avons franchi une étape
dans la recherche, qui s’était
d’abord focalisée sur de vieux mé-
dicaments que l’on essayait de re-
positionner sur le Covid-19, se féli-
cite Brigitte Autran, responsable
du groupe anticorps monoclo-
naux du réseau REACTing
(aujourd’hui intégré à la nouvelle
agence « ANRS maladies infec-
tieuses émergentes »). Nous som-
mes entrés dans une phase où l’on
fait des recherches pour des médi-
caments nouveaux qui ciblent spé-
cifiquement le virus. »
Dans les expérimentations arri-
vées en phase III, ces traitements
sont injectés sous perfusion à des
personnes fragiles dans les sept
premiers jours suivant un test
positif. Leur prix nécessite en ef-
fet de cibler les populations les
plus à risque – immuno-dépri-
mées, par exemple en raison d’un
cancer – et non l’ensemble des in-
dividus dont le test est positif. En
outre, « en aucun cas les anticorps
monoclonaux ne peuvent être
des cellules tueuses, cette autre
ligne de défense de l’organisme,
dirigée non pas contre les virus
mais contre les cellules qu’ils in-
fectent. Et bonne nouvelle, cette
double défense paraît efficace
devant le virus traditionnel mais
aussi face au variant sud-africain
(B.1.351).
Autre argument relevé par la
HAS : les anciens malades présen-
tent davantage d’effets indésira-
bles. Plus de douleurs au point
d’injection, mais surtout plus
d’effets « systémiques », de la fati-
gue, de la fièvre. Le troisième rap-
port de pharmacovigilance de
l’ANSM a ainsi relevé « 85 cas
d’effets indésirables chez des per-
sonnes avec un antécédent d’infec-
tion à Covid-19 », souligne la
Haute Autorité. Davantage, en
proportion, que pour les sujets
« naïfs ». Un résultat confirmé par
l’une des études américaines,
conduite à l’Icahn School of Medi-
cine de New York. Alors que Pfizer
a constaté dans tous ses essais
que les effets indésirables étaient
plus nombreux et plus intenses
après la seconde injection, les an-
ciens malades présentent, dès la
première injection, le profil
« réactogène » des personnes non
infectées lors de la seconde.
Pourquoi une telle protection ?
Pour les auteurs de toutes les
études, la réponse est claire : de
même que la seconde injection
amplifie l’immunité créée par la
première, cette première injec-
tion à elle seule vient doper la
réponse immunitaire produite
administrés à des personnes déjà
au stade sévère de la maladie »,
rappelle Mme Autran.
Pour l’instant, ces traitements
administrés sous perfusion im-
posent une logistique relative-
ment lourde. Même en hospitali-
sation ambulatoire, une ou deux
heures de perfusion requièrent
une demi-journée de présence à
l’hôpital pour des patients dont le
stade précoce de la maladie ne né-
cessite pourtant pas une hospita-
lisation. Des études de formula-
tion pourraient conduire à des in-
jections plus rapides, par exem-
ple en sous-cutanée.
Quatre études en France
« La France va accélérer ses tra-
vaux de recherche sur les traite-
ments à base d’anticorps mono-
clonaux, qui peuvent permettre
d’éviter à un patient atteint du co-
ronavirus de développer une
forme grave de la maladie, peu
après son diagnostic », a annoncé
le 31 janvier le porte-parole du
gouvernement, Gabriel Attal. En
France, quatre études sur le sujet
devaient démarrer, avait con-
firmé Brigitte Autran.
« Les anticorps monoclonaux of-
frent une grande promesse d’effi-
cacité, notamment chez les person-
nes à l’immunité réduite, et un gros
impact est attendu en complément
des vaccins », confirme Carmen
Perez Casas, pharmacienne et vi-
rologue, responsable technique
en charge du suivi des traitements
contre le Covid-19 chez Unitaid.
Cette structure codirige, avec le
Wellcome Trust, le pilier « traite-
ments » de l’Accélérateur ACT, dis-
positif lancé par l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) dont
l’objectif est d’accélérer le déve-
loppement, la fabrication et la
mise à disposition équitable de
traitements contre le Covid-19.
« L’enjeu est de rendre les anticorps
accessibles à grande échelle. »
Etant donné leur prix très élevé, ce
pari n’est pas gagné. p
valérie handweiler
LES EXPERTS
RECOMMANDENT
UNE VACCINATION
« DANS UN DÉLAI
DE TROIS À SIX MOIS
APRÈS L’INFECTION »
lors d’une première infection.
Doper ou plutôt réveiller, en
sollicitant les cellules mémoires,
qui demeurent actives même
lorsque les anticorps ont disparu.
Pour cette raison, la recomman-
dation s’applique « à toutes les
personnes ayant fait une infec-
tion par le SARS-CoV-2, quelle
qu’en soit son antériorité », prend
soin de préciser la HAS.
Une dernière question se posait
à elle : quand administrer cette
unique injection ? Dans les trois
mois qui suivent la maladie, les
réinfections apparaissent excep-
tionnelles. Par la suite, ces cas
semblent moins rarissimes qu’on
avait pu le penser au départ,
constate la HAS au terme d’une
revue poussée de la littérature.
Mais « au total, en l’état actuel des
connaissances, les réinfections
semblent être des événements peu
fréquents sur la période de six
mois après le premier épisode, y
compris dans un contexte d’une
forte exposition (personnels de
santé) », indique l’avis de la Haute
Autorité. Elle constate enfin
qu’au-delà de cette période, les
Pfizer-BioNTech: des cas
d’hypertension signalés
Depuis le début de la vaccination, 73 épisodes
ont été rapportés, sans complications
U n signal qui doit être
surveillé. » C’est ainsi
que l’Agence nationale
de sécurité du médicament et
des produits de santé (ANSM)
qualifie la survenue de 73 cas
d’hypertension artérielle après
injection du vaccin Comirnaty de
Pfizer-BioNTech, dans son point
d’information du 11 février sur
la surveillance des vaccins contre
le Covid-19.
Depuis la mise en ligne de ce bi-
lan, jeudi soir, c’est un autre effet
indésirable qui a occupé le devant
de la scène : 149 déclarations de
syndromes grippaux souvent sé-
vères, parmi les 10 000 soignants
ayant reçu le vaccin d’AstraZeneca
entre le 6 et le 10 février. « Cela né-
cessite d’optimiser l’organisation
de la vaccination dans les services,
mais, d’un point de vue pharmaco-
logique et médical, il n’y a rien d’in-
quiétant, juge Joëlle Micallef, chef
du centre régional de pharmaco-
vigilance (CRPV) de Marseille. Ce
sont des symptômes de réactogéni-
cité bien connus avec les vaccins vi-
vants atténués, d’expression plus
intense chez les personnes jeunes. »
Mécanismes hypothétiques
La situation est différente s’agis-
sant des cas de poussées hyperten-
sives après injection du vaccin Co-
mirnaty. « Il n’y a pas d’alerte, mais
c’est un signal nouveau car il n’avait
pas été mis en avant lors des essais
cliniques. Nous l’avons confirmé
sur deux semaines, avec des obser-
vations dans plusieurs régions », ré-
sume Joëlle Micallef, chargée de la
surveillance de ce vaccin, avec le
CRPV de Bordeaux. Du début de la
vaccination, le 27 décembre 2020,
au 4 février, 2 140 événements in-
désirables avec Comirnaty ont été
déclarés, dont 464 cotés graves
(donc qui ont donné lieu à une
consultation médicale voire à une
prise en charge). Plus de 60 % sont
des symptômes de réactogénicité,
locaux ou généraux, attendus.
Plus inattendus, les cas d’hyper-
tension artérielle (73 au total, dont
planète | 9
données sont lacunaires. Les ex-
perts recommandent donc une
vaccination « dans un délai de
trois à six mois après l’infection »
et « de préférence avec un délai
proche de six mois ». Avec une
exception : les personnes immu-
nodéficitaires, par exemple sous
chimiothérapie ou infectées par
le VIH. A cette catégorie, ils re-
commandent de suivre le schéma
vaccinal à deux doses, trois mois
après leur infection.
La HAS apporte une dernière
précision, qui porte sur les mal-
chanceux qui découvrent leur in-
fection après leur première injec-
tion, mais avant la seconde.
Ceux-là « ne doivent pas recevoir
cette seconde dose dans les délais
habituels, mais dans un délai de
six mois et pas avant trois mois
après l’infection », indique l’avis.
Cette décision devrait être ap-
préciée de certains scientifiques
américains. Ou plutôt prise en
exemple dans le combat qu’ils
mènent actuellement. Ainsi, dans
une série de tweets, Eric Topol, un
des médecins les plus en vue
outre-Atlantique dans les débats
sur le Covid, s’agaçait : « 90 mil-
lions d’Américains ont déjà eu le
Covid-19. Dans notre quête de l’im-
munité collective, ils sont large-
ment ignorés et l’on continue à
leur donner deux doses de vaccin.
Avec le manque actuel de stock,
cela mériterait d’être repensé. » Les
autorités sanitaires françaises
pourraient-elles avoir pris un
coup d’avance ? p
nathaniel herzberg
33 sur la dernière semaine d’ana-
lyse) ont été scrutés. « Il s’agit de
poussées tensionnelles, parfois im-
portantes, chez des personnes de 50
à plus de 90 ans, qui avaient ou non
une hypertension connue », dé-
taille la professeure Micallef.
L’hypertension artérielle est sur-
venue soit dans les minutes sui-
vant l’injection, soit dans un délai
de quelques jours, et s’est le plus
souvent traduite par des signes cli-
niques, note le rapport de pharma-
covigilance de Comirnaty, mis en
ligne le 12 février. Ces accès hyper-
tensifs sont-ils en lien avec le vac-
cin, et peuvent-ils entraîner des
complications graves, comme des
accidents vasculaires cérébraux
ou cardiaques ? « Jusqu’ici tous les
cas se sont résolus en maximum
quelques jours, éventuellement
avec des antihypertenseurs pris
ponctuellement, nous n’avons pas
retrouvé de complication », précise
la pharmacologue. Les mécanis-
mes sont encore hypothétiques :
décharge d’adrénaline liée à l’in-
jection pour les poussées tension-
nelles en post-vaccinal immédiat,
ou conséquence de la stimulation
immunitaire pour celles surve-
nues de façon différée.
« Devant tout symptôme évoca-
teur d’une hypertension artérielle
(…), nous recommandons aux per-
sonnes vaccinées d’effectuer un
contrôle », préconise l’ANSM. Le
rapport de pharmacovigilance de
Comirnaty fait état d’un total de
85 décès post-vaccinaux dont 26
sur la dernière semaine d’analyse.
Jusqu’ici survenus chez des per-
sonnes très âgées et fragiles, ils
n’ont pu être reliés au vaccin (hors
période Covid, 465 résidents d’Eh-
pad meurent chaque jour). Le cas
récent du décès d’un sujet de
95 ans vivant à domicile, « auto-
nome et actif », est plus particulier.
« Il s’agit d’un cas à issue fatale dans
un contexte de réactogénicité avé-
rée, chez un patient très âgé, mais
sans signes marquants de fragi-
lité », estime le rapport. p
sandrine cabut
10 |
FRANCE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

INSTITUTIONS

La Ve République
bousculée
par la crise sanitaire
Centralisme, disparition du Parlement,
trop grande verticalité du pouvoir… l’épidémie
et ses conséquences ont fait ressurgir les critiques
contre les institutions. Les solutions divergent

I
nstruit des secousses de la guerre
d’Algérie, puis de celles de Mai 68,
Georges Pompidou a consigné un en-
seignement sur la démocratie fran-
çaise dans son livre Le Nœud gordien
(Plon, 1974). « La France est probable-
ment le seul pays au monde où toute crise po-
litique sérieuse pose le problème des institu-
tions », écrit l’ancien président de la Républi-
que dans ce testament politique inachevé,
paru peu après sa mort. Nous y revoilà. L’épi-
démie de Covid-19 frappe la planète depuis
un an, et les dirigeants français s’interro-
gent : la Ve République peut-elle survivre à
cette tempête ? Le doit-elle, même ?
Il se trouve d’habituels contempteurs, à
gauche et au centre, pour dénoncer l’excès
de centralisme des institutions léguées par
le général de Gaulle, défaut que la gestion de
crise d’Emmanuel Macron serait venue ac-
centuer. Ce procès, le mouvement des « gi-
lets jaunes » l’a instruit d’une autre manière,
en 2018 et 2019, en regrettant l’effacement
du citoyen du processus démocratique.
Mais le mal ronge partout. Désormais, les
doutes surgissent aussi parmi les héritiers
putatifs de l’homme du 18-Juin. « Le système
politique issu de la Ve République est en ruine.
Seul subsiste le cadre institutionnel, qu’il faut
rééquilibrer », a acté le président (Les Répu-
blicains, LR) de la commission des lois du Sé-
nat, Philippe Bas, dans une tribune au
Monde, le 14 janvier. Face à un Parlement
« réduit à une fonction d’approbation », re-
grette-t-il, le pouvoir serait lancé dans un
périlleux dialogue avec « la rue ».
Les constats divergent, bien entendu,
mais le statu quo semble exclu. Depuis sa
cabine de pilotage de Bercy, Bruno Le Maire,
autre légataire de la droite gaulliste, tire à
vue sur le chef-d’œuvre en péril. « Soit nous
proposons une transition vers de nouvelles
institutions, soit nous nous exposons à la
crise de régime », écrit le ministre de l’écono-
mie et des finances dans ses « mémoires
provisoires », L’Ange et la bête (Gallimard,
352 pages, 20 euros), parus en janvier. A ses
yeux, « la crise aura montré crûment que les
pouvoirs publics sont plus efficaces quand ils
sont plus resserrés ». Il faudrait donc bascu-
ler vers un régime présidentiel assumé,
avec « moins de ministres, moins de lieux de
décision, moins de réunions », qui s’accom-
pagne en même temps d’une consultation
accrue des citoyens, des syndicats et des De nombreuses voix au sein de l’exécutif et binant élection et tirage au sort. « Y a-t-il une
élus locaux. de la majorité ont d’ailleurs été agacées des manière de délibérer plus efficace que le
« NOUS DEVONS récentes critiques émises par la présidente conseil de défense ? Quand des vies sont en
ART DE LA DÉCISION EN SOLITAIRE
En clair, l’écueil ne serait pas l’excès de verti-
RECRÉER DES (La République en marche, LRM) de la com-
mission des lois de l’Assemblée nationale,
jeu, on ne crée pas de colloques sur le sexe des
anges », objecte un macroniste du premier
calité du pouvoir mais l’enchevêtrement des RITUELS. CHEZ NOUS, Yaël Braun-Pivet, contre le recours systéma- cercle. Le secret des délibérations, estime-
responsabilités. En 2018, François Hollande tique au conseil de défense dans la gestion t-on au sein du gouvernement, ferait même
proposait de supprimer la fonction de pre- IL Y A UNE FORME de la crise, considéré comme opaque. « Un partie de la démocratie.
mier ministre ; une manière de parachever le comité secret », selon Jean-Luc Mélenchon, Néanmoins, cet art de la décision en soli-
transfert à l’Elysée de la gestion des affaires
D’ANARCHIE DES chef de file de La France insoumise (LFI), qui taire renforcé par Emmanuel Macron « ques-
courantes, qui se manifeste déjà dans les ÉLECTIONS. TOUT dénonce le « régime de quasi-suspension de tionne quand même le fonctionnement insti-
faits. « L’hypercentralisation de la décision libertés » institué par l’état d’urgence sani- tutionnel », reconnaît un cadre de la majo-
politique, en période d’hypercrise, est néces- TOURNE AUTOUR DE taire. Rien d’étonnant de la part de ce parti- rité, avant d’ajouter : « Si ce n’était pas mon
saire, souligne Guillaume Larrivé, député LR san d’une VIe République, qui souhaite « abo- champion, cela me mettrait dans des états se-
de l’Yonne. La Ve République originelle est née LA PRÉSIDENTIELLE » lir la monarchie présidentielle » et mettre en conds. » « La Ve République est un absolutisme
d’une hypercrise, la guerre d’Algérie, et elle STÉPHANE SÉJOURNÉ place, en cas de victoire à l’élection présiden- républicain », tranche Aurélien Taché, député
continue à démontrer une certaine solidité conseiller élyséen tielle de 2022, une Assemblée constituante (ex-LRM) du Val-d’Oise. Dans les années à ve-
dans de telles circonstances. » dont les membres seraient désignés en com- nir, ajoute-t-il, « le nerf de la guerre sera cette

Législatives : l’instauration de la proportionnelle divise la majorité

Le président du groupe MoDem à l’Assemblée, Patrick Mignola, a déposé deux propositions de loi avec deux types de scrutins proportionnels

L’ arlésienne du quinquen-
nat est revenue pour un
nouveau tour de piste.
Depuis qu’il a envoyé un courrier
à Emmanuel Macron, le 4 février,
pour rappeler au chef de l’Etat sa
promesse d’instaurer une dose de
proportionnelle aux élections lé-
gislatives, François Bayrou a
réussi l’exploit d’imposer cette
question dans le débat public
malgré une actualité écrasée par
l’épidémie de Covid-19. Mais cela
ne veut pas dire que le président
du MoDem va parvenir à ses fins.
D’autant que ses ambitions en la
matière se sont accrues, puisqu’il
réclame désormais que l’ensem-
ble des 577 députés soient élus sur
la base de ce scrutin proportion-
nel, qui revient à voter pour une
liste et non pour un seul candidat,
comme c’est le cas actuellement
avec le scrutin majoritaire.
A la sortie du conseil des minis-
tres, mercredi 10 février, le porte-
parole du gouvernement, Gabriel
Attal, a rappelé que l’engagement
initial du chef de l’Etat était « d’in-
troduire une dose de proportion-
« LA PROPORTIONNELLE
INTÉGRALE, CE N’EST
PAS LA PROMESSE
PRÉSIDENTIELLE »
SACHA HOULIÉ
député LRM de la Vienne
nelle (…) dans une réforme plus
large de nos institutions ». Mais ce
projet, qui comprenait aussi la ré-
duction du nombre de parlemen-
taires ou le non-cumul de man-
dats dans le temps, a été arrêté
dans son examen en 2018 par
l’affaire Benalla, puis abandonné.
« Il semble compliqué d’isoler une
mesure par rapport aux autres », a
estimé M. Attal. Manière de fer-
mer la porte aux desiderata du
centriste ? Jeudi soir, sur France 2,
le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, l’a pourtant laissée
entrebâillée. « C’est une promesse
du candidat à la présidence de la
République, une dose de propor-
tionnelle, il faut l’appliquer si
nous le pouvons », a estimé
M. Darmanin.
Meilleure représentation
Dans cette affaire, le MoDem joue
une partie serrée. De nombreux
macronistes estiment en effet
qu’il n’est plus temps de mener
cette réforme, à quatorze mois de
l’élection présidentielle. Surtout
que la gestion de la crise sanitaire
paraît prioritaire aux yeux des
Français, disent-ils, face à ces en-
jeux institutionnels. « Ça fait assez
vite tambouille dans la casserole »,
reconnaît un dirigeant centriste.
Afin de gommer cet aspect poli-
ticien, François Bayrou en a ap-
pelé à la concorde nationale. Il a
reçu le soutien dans cette entre-
prise, entre autres, du Rassemble-
ment national, de La France in-
soumise et d’Europe Ecologie-les
Verts, tous soucieux d’obtenir
une meilleure représentation au
Palais-Bourbon. Mais c’est bien
dans son dialogue avec les sou-
tiens d’Emmanuel Macron que va
se décider le sort de cette réforme.
L’Elysée affirme laisser cette
question aux mains du Parle-
ment. « Si une proposition de loi
avec la proportionnelle intégrale
est proposée par plusieurs grou-
pes, le gouvernement n’aura pas
d’avis défavorable. Chiche », sourit
un proche d’Emmanuel Macron.
Le président du groupe MoDem
à l’Assemblée nationale, Patrick
Mignola, a donc déposé deux
propositions de loi, une lundi et
une autre mercredi, avec deux
différents types de scrutin pro-
portionnel. La première intro-
duit une dose de proportionnelle
dans les départements dotés de
plus de douze députés ; une pro-
position élaborée à l’origine par
le député La République en mar-
che (LRM), Guillaume Vuilletet,
et plébiscitée par le président de
l’Assemblée nationale, Richard
Ferrand.
La seconde reprend le modèle
de la proportionnelle intégrale au
niveau national décidée en 1986
par François Mitterrand. « Si on
veut que la proportionnelle soit
instaurée par la voie parlemen-
taire, il faut inscrire le texte en
mars à l’ordre du jour », prévient
Patrick Mignola. Mais pour le pa-
tron du groupe centriste comme
pour François Bayrou, la « voie
royale » resterait celle du référen-
dum. « C’est une question qui em-
poisonne le débat politique depuis
quarante ans. Pour cette raison, si
j’étais libre, je demanderais aux
Français de la trancher », explique
le maire de Pau.
« Renforcer les partis »
Pour parvenir à ses fins, le Mo-
Dem doit convaincre les « mar-
cheurs » d’inscrire le sujet à l’or-
dre du jour. Or, ces derniers sont
divisés. « Il existe une fenêtre pour
le faire si nous décidons de le faire.
C’est parfaitement jouable d’ici à
2022. C’est la seule promesse que
nous serions capables de tenir
dans le registre institutionnel du-
rant ce quinquennat », estime
Gilles Le Gendre, député de Paris
et ancien président du groupe
LRM. Ce dernier est favorable à
une proportionnelle départe-
mentale intégrale, assortie d’une
prime majoritaire pour la liste ar-
rivée en tête. Une position qui
peine à trouver de l’écho chez ses
collègues.
« La proportionnelle intégrale ce
n’est pas la promesse présiden-
tielle, rappelle Sacha Houlié, dé-
puté LRM de la Vienne. Nous avi-
ons promis une dose de propor-
tionnelle, corrélée à une réduction
du nombre de parlementaires
pour assurer une meilleure repré-
sentativité et le renforcement du
rôle des parlementaires. La seule
proportionnelle intégrale, c’est
renforcer les partis. » « Ceux qui
hurleront au tripatouillage seront
plus entendus que ceux qui plai-
dent l’amélioration de la démo-
cratie », s’inquiète un poids lourd
du Palais-Bourbon, qui regrette
la « temporalité » de ce débat.
Mais en la matière comme en
beaucoup d’autres, c’est la posi-
tion d’Emmanuel Macron qui
emportera le morceau. « Le prési-
dent a l’art de surprendre », rap-
pelle un proche. p
mariama darame
et o. f.

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
question des institutions, sinon nous nous
installerons dans un match entre le nationa-
lisme et la technocratie ». Un besoin de chan-
gement partagé au sein de la majorité. Faute
d’être parvenus à mener à bien leur réforme
constitutionnelle en 2018, les macronistes
renvoient les décisions au lendemain de la
prochaine présidentielle.
SORTIR DES POSTURES POLITICIENNES
Que faire, dès lors ? Le président du MoDem,
François Bayrou, propose d’instaurer dès
maintenant le suffrage à la proportionnelle
lors des élections législatives afin d’assurer
une meilleure représentation à l’Assemblée
nationale des différentes familles politiques.
Une façon de pousser à une logique de coali-
tion capable, croit-il, d’amortir la défiance ci-
toyenne. « La crise des “gilets jaunes” a révélé
le fait que nous devons repenser notre mode
de consultation et de respiration démocrati-
que. Nous devons recréer des rituels, estime
l’eurodéputé et conseiller élyséen Stéphane
Séjourné. Aux Etats-Unis, ils ont la présiden-
tielle et les midterms. Chez nous, il y a une
forme d’anarchie des élections. Tout tourne
autour de la présidentielle. » Le recours au ré-
férendum souhaité par Emmanuel Macron
afin d’introduire la lutte pour le climat dans
l’article premier de la Constitution participe
de cet objectif. Si elle passe le cap du Parle-
ment, cette consultation pourrait être la pre-
mière de la sorte depuis le référendum euro-
péen de 2005 organisé par Jacques Chirac.
Dans le but d’associer les citoyens, le dé-
puté LR de Haute-Marne François Cornut-
Gentille propose de créer une troisième as-
semblée de citoyens élus au suffrage univer-
sel, qui seraient extérieurs au jeu politique
des partis. Son rôle : poser un diagnostic
commun à tous, et nourrir la réflexion des
députés et sénateurs. « Il ne faut pas jeter le
fait majoritaire mais le nourrir, explique l’élu,
auteur de Savoir pour pouvoir, sortir de l’im-
puissance démocratique (Gallimard, 304 pa-
ges, 20 euros). Cela doit être fait par des repré-
sentants du peuple, qui ne seront pas pour ou
contre le gouvernement, et poseront un dia-
gnostic commun des enjeux à résoudre. »
Une manière de sortir des postures politi-
ciennes, dont l’inflation du nombre d’amen-
dements sur chaque texte serait un symp-
tôme, déplore le président de l’Assemblée na-
tionale, Richard Ferrand. « Ce n’est pas l’équi-
libre des pouvoirs qui est un problème, mais
l’exercice des pouvoirs, juge ce proche d’Em-
manuel Macron. Interrogeons-nous sur le fait
que nous légiférons trop, et sur tout. Nous
Emmanuel
Macron, face
à son portrait
officiel, durant sa
visite de l’Institut
régional de
l’administration,
à Nantes,
le 11 février.
DAMIEN MEYER/REUTERS
aimons trop les jardins à la française : quand
un texte ne prévoit pas tout, il serait bon de
laisser l’initiative libre. »
Reste un coupable tout désigné : le quin-
quennat, conjugué à l’inversion du calen-
drier électoral, qui renforce la prééminence
présidentielle avec la désignation des dépu-
tés dans la foulée de celle du chef de l’Etat. La
patronne du Rassemblement national,
Marine Le Pen, prône son remplacement par
un septennat non renouvelable dans le but
de « représidentialiser » la fonction. « Les der-
niers locataires de l’Elysée semblent incapa-
bles d’incarner par eux-mêmes une fonction
qui les dépasse ; c’est aux institutions de les te-
nir dans le costume présidentiel », juge-t-elle
depuis des années.
FIGURE MESSIANIQUE
Selon le président de la région Hauts-de-
France, Xavier Bertrand, le quinquennat blo-
querait même le système institutionnel : ob-
sédés par leur réélection, les présidents de la
République successifs verraient des adversai-
res partout, là où ils pourraient trouver des
partenaires. Voilà pourquoi le (quasi) candi-
dat à la présidentielle propose de passer à un
mandat unique et non renouvelable de six
ans. « La Ve République a besoin de refonder
son modèle régalien et son modèle d’organi-
sation et de relations avec les territoires, ap-
puie-t-il par ailleurs. Rien n’empêche le pre-
mier ministre d’effectuer une visioconférence
de travail avec les présidents de régions,
comme le fait la chancelière Angela Merkel en
Allemagne avec les Länder. Nul besoin d’ins-
crire ça dans la Constitution. » Ce serait
oublier, nuance un ministre, que la culture
démocratique allemande n’a rien à voir avec
la démocratie française. Un système d’es-
sence bonapartiste, centré autour d’une fi-
gure messianique. « Cette verticalité est en
rendement fortement décroissant », prévient
un cadre de la majorité. Comme un avertisse-
ment lancé à Emmanuel Macron.
Dans Le Nœud gordien, Georges Pompidou
rappelle : « A aucun moment le chef de l’Etat
ou du gouvernement n’est considéré comme
le dépositaire naturel et admis d’un pouvoir
délégué par le peuple, mais tantôt comme un
héros que l’on acclame et vénère, et tantôt
comme un intrus, une sorte de gêneur bon à
chasser, et que l’on chasse en effet, à interval-
les réguliers. » Gare au mouvement de ba-
lancier. p
sarah belouezzane,
olivier faye
et abel mestre
« Le populisme n’est que
le symptôme de notre malaise »
Chloé Morin, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, analyse
les causes et les effets de la crise démocratique française
ENTRETIEN
E
xperte associée à la Fonda-
tion Jean-Jaurès, Chloé
Morin vient de publier Le
Populisme au secours de la démo-
cratie ?, chez Gallimard (« Le dé-
bat », 176 pages, 12,50 euros)
La crise sanitaire met-elle,
selon vous, en lumière les
limites de la Ve République ?
Cette crise a rendu saillants de
nombreux dysfonctionnements,
tant sur le plan administratif que
politique. La multiplication des
règles tatillonnes, parfois inappli-
cables, a révélé la déconnexion
des élites par rapport au terrain. Le
recours à des cabinets de conseil
extérieurs a souligné combien
certaines compétences essentiel-
les avaient disparu au sein même
de l’Etat. Le traitement souvent
réservé aux élus locaux ou aux
oppositions, voire au Parlement, a
démontré combien le pouvoir
exécutif peinait à déléguer, à faire
confiance, voire à simplement
partager l’information. Le fait de
confiner un pays entier ne devrait
plus relever du simple bon vouloir
présidentiel : le Parlement devrait
être consulté. Il est temps de chan-
ger les institutions.
L’instauration du quinquennat
a-t-elle été une erreur ?
L’inversion du calendrier électo-
ral entre présidentielle et législa-
tives a affirmé la domination de
l’exécutif sur le Parlement. Le
gouvernement est redevable au
président. Et la majorité présiden-
tielle, caporalisée. Le président est
la clé de voûte du système, tire sa
légitimité directement du peuple,
mais finit enfermé dans un dialo-
gue direct, sans intermédiaire,
avec lui. Nous concentrons sur sa
personne des attentes démesu-
rées, qui sont forcément déçues
au bout de quelques mois d’exer-
cice du pouvoir. Ce n’est pas sain.
Pendant le confinement,
les Français ont été plus sévè-
res sur l’action du gouverne-
ment qu’ailleurs en Europe.
Comment est-on entrés dans
cette « ère de l’hyperdéfiance »,
selon vos mots ?
La crise éprouve notre capacité à
décider en commun, à être et à
faire ensemble. Or, en France,
c’est cela qui dysfonctionne. Plus
qu’une crise économique, sani-
taire ou sociale, c’est à une crise
démocratique à laquelle nous
sommes confrontés. Démocrati-
que au sens premier du terme :
comment le peuple, demos,
exerce le pouvoir, kratos, c’est-à-
dire comment il prend des déci-
sions, et comment il se construit
un avenir commun.
Depuis quelques années, nous
assistons à une désolidarisation
et à une tribalisation – le repli de
chacun sur sa tribu, dans sa bulle
– de notre société. Nous doutons
de plus en plus de notre capacité à
avancer ensemble.
« L’ESPACE NUMÉRIQUE
N’EST PAS CONÇU
POUR DÉBATTRE, MAIS
POUR S’ILLUSTRER
ET S’AFFRONTER »
Des pans entiers de notre so-
ciété considèrent qu’ils ne parta-
gent pas d’avenir avec le reste de
la nation : les plus riches font sé-
cession, certains quartiers sont
touchés par le séparatisme, sans
parler des « gilets jaunes » qui se
sentent exclus… La tentation, à
l’heure de l’urgence, est celle du
chacun pour soi, ou bien de la dé-
signation de boucs émissaires.
Certes, face à la menace sani-
taire, nous avons plus ou moins
« fait bloc ». Malgré les tensions
perceptibles, il n’y a pas eu de ré-
volte. Mais il ne faut pas s’y trom-
per : la peur de la mort et la perfu-
sion massive d’argent public qui
maintient notre économie à flot
se sont provisoirement substi-
tuées à la confiance – carburant
des démocraties – pour imposer,
sinon la solidarité, du moins une
forme de discipline. Mais cela ne
sera que temporaire, et la question
de notre réconciliation restera en-
tière après la pandémie.
Vous écrivez : « Qui ne voit pas
que la désaffection des
urnes porte en elle l’abandon
de la démocratie et l’avène-
ment d’un régime qui ne peut
en mériter le nom ? » N’est-ce
pas exagéré ?
Non. Et c’est faute d’avoir su
faire ce constat lucide que la situa-
tion s’est à ce point dégradée. Par
indifférence, par lâcheté parfois,
nous abandonnons peu à peu cer-
tains de nos droits pour espérer
gagner un peu de sécurité. Notre
apathie démocratique et l’idée
que nous pourrions nous en sor-
tir individuellement dans un sys-
tème qui se dégrade nous enga-
gent sur une pente dangereuse.
De nombreux observateurs –
notamment internationaux –
sonnent l’alerte et nous feignons
de ne pas entendre : la France
n’est plus la démocratie exem-
plaire qu’elle prétend être. Pour-
tant, nous avons connu les « gilets
jaunes ». Les études d’opinion pla-
cent Marine Le Pen aux portes du
pouvoir… Que faut-il de plus pour
se rendre compte que notre dé-
mocratie va mal ? Il faut ouvrir les
yeux : nous sommes arrivés, je le
crois, à un point de rupture.
D’où cet essoufflement
démocratique vient-il ?
Nous confondons trop souvent
les causes de ce malaise avec ses
symptômes. Parmi les causes
profondes, on trouve notamment
la désintermédiation, c’est-à-dire
l’effondrement des corps intermé-
diaires (partis, syndicats, etc.). On
trouve aussi la désidéologisation
france | 11
et l’indifférenciation politique. Au
fond, c’est l’idée qu’il n’y aurait
qu’une seule voie possible, une
seule politique raisonnable, alors
que la démocratie vise précisé-
ment à tracer un chemin commun
à partir de l’affrontement de diffé-
rentes visions de la société, conci-
lier différents intérêts et systèmes
de valeurs. Le consensus ne peut
être qu’une illusion. Le débat est
nécessaire, c’est même le moteur
de la démocratie.
Une autre cause du malaise tient
aux conditions mêmes du débat
politique, qui ne sont plus réu-
nies : l’espace numérique n’est pas
conçu pour débattre, mais pour
s’illustrer et s’affronter – le sépara-
tisme numérique est un mal pro-
fond auquel on ne s’intéresse pas
assez. Et les anciens lieux de bras-
sage et de débat sont en train de
disparaître ou sont discrédités,
comme le Parlement.
Le populisme est un leurre,
dites-vous. Le combattre
s’apparente à une croisade illu-
soire et vaine. Provocation ?
Non. Je dis simplement que le
populisme n’est que le symptôme
de notre malaise démocratique. Il
résulte d’une recherche d’alterna-
tives réelles, que le « système » ne
semble plus être capable d’offrir. Si
voter à gauche ou voter à droite
aboutit au même résultat, alors il
faut bien chercher ailleurs… Plutôt
que de culpabiliser les populistes,
les partis dits de gouvernement
feraient mieux de s’interroger sur
l’essentiel : comment embarquer
la nation dans une aventure com-
mune, et crédibiliser ce chemin à
travers des changements concrets
dans la vie quotidienne.
A quelles conditions retisser
du lien, refaire nation ?
Il faut affirmer des visions de la
société, que de vrais choix soient
proposés aux Français. Et surtout,
une fois les objectifs définis, il faut
se donner les moyens de les attein-
dre. Les politiques sont très forts
pour voter des lois mais se désinté-
ressent de leur application. Ils sont
champions des grands discours
lyriques puis, comme l’a rappelé le
premier ministre, Jean Castex, à
l’été 2020, se disent que « l’inten-
dance suivra » et se désintéressent
de l’exécution. Or le système d’ac-
tion publique est embolisé. La
fonction publique n’est plus ma-
nagée, la haute fonction publique
ne correspond plus aux besoins de
notre époque… Il faut d’urgence se
pencher sur ces questions.
Comment voyez-vous
le scrutin de 2022, dans
ce contexte fragile ?
Il est minuit moins une. Rien ne
peut être exclu. Et l’on aurait tort
de se rassurer à bon compte, en se
disant « jusqu’ici, tout va bien »…
Tout est possible, donc le
meilleur l’est encore aussi. Il faut
du moins l’espérer. p
propos recueillis par
solenn de royer
12 | france
Régionales: Florian candidat en Nouvelle-Aquitaine
Pour ravir la région au PS, la droite devrait de nouveau investir l’élu girondin qui a perdu Bordeaux en 2020
bordeaux - correspondante
P
erdant en 2020 mais de
nouveau tête de liste
en 2021 ? Nicolas Florian
a confirmé au Monde
qu’il serait candidat aux élections
régionales en Nouvelle-Aquitaine.
Même si la commission d’investi-
ture doit encore se prononcer offi-
ciellement le 17 février, l’ancien
maire de Bordeaux devrait porter
les couleurs du parti Les Républi-
cains (LR) lors de ce scrutin. Pour
l’instant, aucun autre prétendant
ne s’est en effet déclaré.
Cette candidature ne surprend
personne en Gironde. Depuis plu-
sieurs semaines, l’élu de droite
n’avait pas caché ses ambitions
pour la plus vaste région de
France. « Au départ, je n’avais rien
demandé, j’ai été sollicité, j’ai senti
que ça suscitait de l’adhésion et de
l’attente, affirme l’ancien édile. Je
franchis le pas et je suis content, car
d’une part ça me permet de repartir
sur autre chose après les municipa-


les, et par ailleurs, la région est une
collectivité intéressante. »
M. Florian se voit donc offrir une
nouvelle chance. Après avoir pris
la suite d’Alain Juppé à Bordeaux
en mars 2019 lors du départ préci-
pité de l’ancien ministre pour le
Conseil constitutionnel, il avait
ensuite été battu par l’écologiste
Pierre Hurmic à l’issue du second
tour des élections municipales.
Une déflagration pour la droite à la
tête de cette ville depuis la Libéra-
tion et une défaite difficile à digé-
rer pour le protégé de l’ancien pre-
mier ministre.
La candidature de Nicolas Flo-
rian fait l’unanimité du côté de LR,
selon Guillaume Guérin, prési-
dent du groupe en Nouvelle-Aqui-
taine. « Il a le soutien de l’intégralité
des sénateurs LR et centristes, et les
quelques rares députés que l’on a se
sont rangés derrière Nicolas », se fé-
licite-t-il. Surtout, aucun autre pro-
fil ne semble correspondre aux at-
tentes du groupe en vue de cette
élection prévue les 13 et 20 juin.



Pour Guillaume Guérin, cette can-
didature coïncide avec les aspira-
tions des élus. « Ça s’est passé
conformément à ce que j’avais ima-
giné. L’atterrissage est conforme au
plan de vol », explique-t-il.
Contrer les ambitions du RN
Pour le secrétaire général adjoint
du parti, l’investiture de l’ex- maire
de Bordeaux serait « logique », la
Gironde étant le plus grand dépar-
tement de la région, et Bordeaux
sa ville principale, argumente-t-il.
Et tant pis si M. FLorian a été rejeté
à Bordeaux en 2020. « La majorité
des voix sont en Gironde, et à Bor-
deaux, estime M. Guérin. Nicolas
Florian a été maire éphémère pen-
dant un an, adjoint aux finances
pendant des années, et personna-
lité de la droite locale depuis
vingt ans. Il a perdu Bordeaux, mais
ça s’est joué à rien. A ceux qui m’ont
dit que Nicolas Florian a perdu et
qu’il faut mettre quelqu’un d’autre,
je leur dis : “O.K. on met qui ?” J’at-
tends toujours la réponse. »
au sujet de l’islam. « Dans sa
Aucun autre
profil ne semble
correspondre
aux attentes du
groupe LR en vue
de cette élection
Pour la droite, les enjeux de cette
campagne seront multiples. Pour
arriver à ravir cette région à Alain
Rousset, président socialiste de
cette collectivité depuis 2015, il
faudra réussir à résister dès le pre-
mier tour à l’émergence d’un élec-
torat écologiste tout en contrant
les ambitions du Rassemblement
national. Mais d’abord, comme
tous les autres partis, il faudra par-
venir à intéresser des électeurs
préoccupés par la crise sanitaire
en menant campagne, sur un ter-
ritoire vaste de 84 000 km2. « Les
réunions publiques, il faut faire
autre chose, comme le contact hu-
main. On a un modèle de campa-
gne et d’audience nouveau à trou-
ver, dit M. FLorian. Le challenge est
aussi celui de la disponibilité physi-
que, il y a douze départements.
Mais c’est aussi une source de moti-
vation, je suis né à Marmande, ça
va me permettre de bien connaître
le territoire et bien percevoir ce par-
ticularisme territorial. »
Si l’élaboration du programme et
de sa stratégie est déjà en marche,
Guillaume Guérin se penche de
près sur la question des élections
départementales, qui se tiendront
aux mêmes dates. « Les départe-
mentales seront automatiquement
indexées sur les régionales. Ce qui
va être déterminant, ce sont les tê-
tes de listes départementales, expli-
que-t-il. Ces discussions sont ac-
tuellement à l’œuvre pour détermi-
ner ceux qui représenteront les dé-
partements. » Les autres candidats
supposés pour les régionales, Yves
Foulon et Pascal Coste, se verront
attribuer un département. « Il faut
absolument qu’on ait des têtes de
CHRONIQUE |
p ar abe l me stre
La dédiabolisation
de Marine Le Pen
par procuration
Même Marine Le Pen avait du
mal à y croire. Jeudi 11 février,
lors du débat l’opposant, sur
France 2, à Gérald Darmanin,
ministre de l’intérieur, la prési-
dente du Rassemblement
national (RN, ex-Front national)
s’est vue accusée de « mollesse »
stratégie de dédiabolisation,
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
listes départementales qui vont pe-
ser dans les élections régionales »,
renchérit Guillaume Guérin.
Seuls deux autres candidats ont
officialisé leur candidature pour la
région, Nicolas Thierry (Europe
Ecologie-Les Verts) et Edwige Diaz
(Rassemblement national). Si elle
porte « de l’estime pour Nicolas Flo-
rian », la candidate du RN n’est pas
inquiète. « D’un point de vue politi-
que, il incarne un peu cette mollesse
à droite, une mollesse un peu insi-
pide », explique-t-elle. Mme Diaz
s’interroge sur « le bilan du
groupe » au sein du conseil régio-
nal, puisqu’elle a siégé aux côtés de
Nicolas Florian ces cinq dernières
années. « Je n’ai pas de sujet fort qui
ressort des discours de ce groupe,
d’ailleurs M. Florian n’est pas beau-
coup intervenu. S’ils nous promet-
tent des choses pour demain, je
m’étonne qu’ils ne les aient pas pro-
posés hier », conclut-elle. L’affron-
tement entre la droite et l’extrême
droite a déjà commencé. p
claire mayer
lité pour les bibliothèques
publiques de purger les livres
faisant l’apologie de l’isla-
misme, « de manière explicite
ou implicite ».
En adoptant cette position,
M. Darmanin offre un cadeau
inespéré à Marine Le Pen,
seize mois avant le scrutin
présidentiel : une dédiabolisa-

  

Mme Le Pen en vient à être quasi- tion par procuration, où
ment un peu dans la mollesse,
il faut reprendre des vitamines.
(…) Vous êtes prête à ne pas légi-
férer sur les cultes et vous dites
que l’islam n’est même pas un
problème. »
Sautant opportunément sur
cette occasion, Marine Le Pen

 
Mme Le Pen apparaît comme
modérée par la grâce de la radi-
calité revendiquée de son adver-
saire, alors même que sa ligne et
le fond de ses idées demeurent
inchangés.
Cela marque une étape de pre-
mière importance dans la stra-
     
 

 a répondu, en appuyant sur
la distinction entre islam et
tégie de Marine Le Pen, qui cher-
che depuis dix ans et son arri-
islamisme : « Je n’entends pas vée à la tête du Front national
m’attaquer à l’islam, qui est à apparaître, justement, comme
une religion comme une autre crédible et loin de l’image
et [pour laquelle], parce que je d’excès véhiculée par son père,
suis profondément attachée Jean-Marie Le Pen. En faisant
à nos valeurs françaises, je cela, M. Darmanin installe
souhaite conserver sa liberté durablement Marine Le Pen
totale d’organisation et la liberté comme la seule alternative à
totale de culte. » Emmanuel Macron, comme si
la campagne du second tour
Stratégie périlleuse avait déjà commencé.
C’est du jamais-vu : habituelle- Cette stratégie qui consiste
ment la chef du parti d’extrême à croire que toute élection est
droite se voit accusée d’être trop gagnée d’avance face à la forma-
radicale, trop intolérante, et de tion lepéniste est périlleuse à
porter un discours contraire plus d’un titre. Des sondages
aux valeurs de la République. estiment, en effet, que l’écart
 

    

 M. Darmanin, lui, a choisi, une entre Marine Le Pen et Emma-
stratégie inverse, essayant de se nuel Macron tend à se resserrer

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au projet de loi confortant le rait s’avérer beaucoup moins
respect des principes de la Répu- important si une figure du gou-
blique, dite loi « séparatisme », vernement reproche à la candi-


  
 en débat à l’Assemblée nationale
en ce moment. Selon lui, ce
date d’extrême droite sa modé-
ration sur des sujets aussi sensi-
texte « ne nomme pas le mal ». bles que la laïcité et l’islam.
 !""!
Pourtant le RN y prône, entre Comment, dès lors, invoquer
 
"    autres choses, le bannissement le barrage à l’extrême droite ?

      du voile dans l’espace public, C’est tout ce qu’espère en tout
l’interdiction de l’accès à la fonc- cas Marine Le Pen, qui ne pou-
    


tion publique aux islamistes vait pas rêver d’un meilleur
présumés ou encore la possibi- démarrage de campagne. p
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14 | france 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

Hicham El-Hanafi, commis voyageur du djihad

Le jeune Marocain comparaît depuis le 1er février devant la cour d’assises spéciale de Paris

O
n l’a souvent sur-
nommé « le routard
Selon
du djihad ». C’est le l’accusation,
sous-estimer : Hicham
El-Hanafi en était le VRP, son com-
il s’est rendu en
mis voyageur. Du moins jusqu’au Syrie pour suivre
20 novembre 2016, jour de son ar-
restation à Marseille par les agents
un entraînement
de la direction générale de la sécu- auprès de l’EI
rité intérieure (DGSI).
Aussi à l’aise pour passer les fron-
tières que pour falsifier les cartes Turquie. Ce dernier assure n’avoir
bancaires, aussi doué pour la télé- fait que visiter Istanbul mais il a du
phonie et les outils de cryptage mal à citer d’autres lieux que Sain-
que pour l’endoctrinement, Hi- te-Sophie et la mosquée de Soli-
cham El-Hanafi, 30 ans, est un spé- man le Magnifique.
cimen unique dans la galaxie dji-
hadiste. Jamais le parquet antiter- Acheter des armes
roriste ni les enquêteurs n’avaient Selon l’accusation, il s’est rendu
vu passer un tel profil. clandestinement en Syrie pour
Le Marocain comparaît depuis le suivre un entraînement accéléré
1er février devant la cour d’assises auprès de l’EI. Il nie farouchement
spéciale de Paris aux côtés de deux toute appartenance au groupe dji-
Strasbourgeois dans le cadre de hadiste. Quand bien même on lui
l’affaire Ulysse. Les trois hommes, donne son numéro d’enregistre-
appréhendés à la suite d’une opé- ment et sa « kounia » (nom de
ration exceptionnelle de cyberin- guerre), Abou Talha Al-Maghrebi,
filtration où la DGSI a piégé l’orga- tirés de registres de l’EI trouvés par
nisation Etat islamique (EI), sont les forces de la Coalition interna-
accusés d’association de malfai- tionale après la chute du « califat »
teurs terroriste. Chacun encourt de l’EI. Quand bien même sa mère
trente ans de réclusion. Mais le et ses quatre sœurs ont été retrou-
contraste est frappant entre Hi- vées prisonnières au camp d’Al-
cham El-Hanafi d’une part, et Yas- Hol, en Syrie, où sont gardés les
sine Bousseria et Hicham Makran femmes et les enfants des djiha-
de l’autre. Lorsqu’ils ne sont pas distes de l’EI par les forces kurdes
concernés par les débats, les deux pour le compte de la Coalition. Les
Strasbourgeois s’avachissent sur cinq femmes, dont la plus jeune
leur banc, les yeux dans le vide, ou avait 12 ans à l’époque, ont été en-
dorment, pliés sur leurs genoux. voyées en Syrie par Hanafi en
Pendant ce temps, Hanafi écoute mai 2015, grâce à de l’argent prove-
les intervenants attentivement nant, d’après l’enquête, de proches
depuis le box en verre. Lorsqu’un d’Abdelhamid Abaoud, principal
terme lui échappe, il se penche organisateur des attentats du
vers la traductrice pour obtenir 13 novembre 2015. D’après les re-
des explications. Parfois, il lit par- gistres de l’EI, sa mère touchait
dessus l’épaule de ses avocats les une petite pension au titre de son
documents qui défilent sur leur près de la fausse cache d’armes en- D’où lui vient une telle assu- fance. Hicham assure que son Le parcours d’Hicham El-Hanafi fils « prisonnier ».
ordinateur. Le même homme, au fouies par la DGSI comme un ap- rance ? Elève méritant dans une fa- frère est animé par la « haine ». a été reconstitué grâce à la coopé- Le nom d’Hicham El-Hanafi ap-
moment de son arrestation il y a pât dans la forêt de Montmorency mille pauvre de Fès, il est obligé Le duo atterrit au Portugal ration internationale entre les ser- paraît à huit reprises dans les
quatre ans, parlait à peine français. (Val-d’Oise) ? Fatigué de dormir sur d’interrompre ses études juste en 2013 avec des faux papiers après vices de renseignement, de police « preuves de guerre » recueillies en
Yeux sombres, sourcils arqués, vi- les bancs publics à Paris, il cher- après un bac scientifique pour être passé par la Mauritanie, le Sé- et de justice. Mais il demeure de Syrie. Mais s’il se retrouve au banc
sage rasé sous le masque, il affiche chait un coin d’herbe pour la nuit – trouver du travail et nourrir sa fa- négal, la Gambie… Ils déposent nombreuses zones d’ombre sur des accusés de la cour d’assises
une carrure impressionnante, un 14 novembre ! Sa photo le doigt mille lorsque ses parents se sépa- une demande d’asile politique en ses activités précises dans plu- spéciale, c’est parce qu’il a parti-
fruit d’un entraînement intensif. levé, un geste devenu le signe de rent en 2010. C’est l’année sui- arguant de leur participation au sieurs pays. Le procès n’a pas servi cipé activement à un projet d’at-
Contrairement à ses coaccusés, il ralliement des djihadistes, devant vante qu’il rencontre Abdesselam « printemps arabe » version maro- à les éclaircir. Tazi et Hanafi parta- tentat en France en 2016. A l’épo-
n’a pas été cassé par la prison. la tour Eiffel ? Une coïncidence. Il Tazi, de trente-six ans son aîné. caine. Dans leur foyer à Lisbonne, geaient leur temps entre le Portu- que, la bataille de Mossoul vient de
conteste les témoignages, relève Tazi est un étrange personnage, puis à Aveiro, les deux hommes gal, leur base de repli, et l’Allema- commencer et l’EI cherche à frap-
Une explication à tout les moindres contradictions, er- sans doute charismatique et ma- approchent de jeunes compatrio- gne, précisément la ville de Düs- per un grand coup. De recruteur,
Cuisiné pendant deux longues gote sur chaque mot. Fait mine de nipulateur, exerçant sur Hanafi un tes qu’ils endoctrinent sans trop seldorf, depuis laquelle ils me- Hicham El-Hanafi devient opéra-
journées d’audience, Hicham El- ne pas comprendre. Lorsque le mélange de magistère moral et af- de difficultés. Au moins deux d’en- naient leurs escroqueries à la carte tionnel, comme il le confie à Yahia
Hanafi n’a jamais craqué. Il s’est président du tribunal, le juge Da- fectif. Plutôt apparenté à l’extrême tre eux ont fini dans les rangs de et aux crédits bancaires. Pour cela, Nouri, un jeune Marocain recruté
tenu à sa ligne de défense, inflexi- vid Hill, lui dit qu’on « pense » qu’il gauche marocaine des années l’EI en Syrie. Hanafi a usé de pas moins de en Espagne et qu’il veut enrôler
ble, niant tout ce qui peut le relier à était en Syrie, Hanafi relève, du tac 1970, il étudie la sociologie en 14 fausses identités. Il a récolté dans son projet. Arrivé à Paris en
une entreprise terroriste, re- au tac : « Si on pense, c’est qu’on ne France dans les années 1980 avant Nombreuses zones d’ombre 31 000 euros et Tazi 41 000. Cet ar- bus, le 13 novembre 2016, avec de
connaissant le reste. Ses voyages ? sait pas. » Tout est le fruit du « ha- de partir en Suède, où il se marie et Une fois obtenu leur statut de ré- gent aurait servi à financer des faux papiers et sans téléphone –
Le goût du tourisme. Sa présence sard », de la « jalousie » de son frère, devient psychothérapeute jus- fugié, Tazi et Hanafi multiplient voyages vers la Syrie et des activi- pour ne pas se faire repérer, selon
des « manipulations » de la police qu’au jour où, dans une crise de fo- les séjours à l’étranger. Entre 2013 tés de recrutement. C’est en Alle- l’accusation –, Hanafi tente dès le
marocaine. Il a une explication à lie simulée, il incendie son domi- et 2016, Hicham El-Hanafi a tra- magne aussi que leurs chemins se lendemain de localiser, en vain,
tout, aussi farfelue soit-elle. Jus- cile pour toucher l’argent de l’as- versé l’Espagne, la France, l’Allema- séparent. Ils sont arrêtés tous deux une cache d’armes démilitarisées
Hicham El-Hanafi qu’au vertige. surance. On le retrouve au Canada, gne, la Belgique, l’Italie, la Slovénie, le 30 juin 2016 : Tazi est extradé enfouies par la DGSI à Montmo-
Et lorsqu’il est acculé, il demande où il se marie une nouvelle fois, la Croatie, la Bosnie, l’Albanie, la vers le Portugal, où il meurt en dé- rency (Val-d’Oise) et dont les coor-
conteste « des vraies preuves avec des ima- puis en Irlande. Expulsé vers le Grèce, les Pays-Bas, la République tention en janvier 2020 ; Hanafi données avaient été transmises,
les témoignages, ges, pas des paroles ». Jamais il ne Maroc, il croise Hanafi, qu’il prend tchèque, la Suède, la Turquie, et est relâché et repart au Portugal. par un agent infiltré, à l’état-major
s’énerve ou ne semble ébranlé. sous son aile. C’est leur rencontre même le Brésil. Il se rend dans ce Plus que sur ses activités fraudu- djihadiste à Rakka, en Syrie.
ergote sur Une seule fois, il hausse le ton, lan- qui aurait radicalisé Hanafi. Jus- dernier pays en juin 2016, avec Tazi leuses en Allemagne ou son Quatre jours plus tard, il se rend
chaque mot. Fait çant à l’avocat général : « Toi, tu es que-là, le jeune homme buvait, fu- et un autre jeune Marocain, deux voyage mystérieux au Brésil, les à Trappes (Yvelines) par deux fois,
libre, tu es indépendant. Moi, je suis mait et sortait, selon le témoi- mois avant les JO de Rio, qui figu- enquêteurs se sont concentrés sur « pour chercher un hôtel et du tra-
mine de ne pas en prison. » Pour, très vite, retrou- gnage de son grand frère, Moham- raient parmi les objectifs de l’EI se- un séjour d’un peu plus d’un mois, vail », dit-il. En fait pour récupérer
comprendre ver son self-control. med Amine, et d’un ami d’en- lon les services de renseignement. en février-mars 2015, de Hanafi en 4 100 euros destinés à acheter des
armes, auprès d’Abou Sy, un ami
d’enfance de Walid Hamam,
A Strasbourg, deux copains d’enfance devenus « cellule dormante » membre de la cellule des opéra-
tions extérieures de l’EI, à Rakka,
qui le reconnaît formellement à
avachis dans le box de la cour d’assi- groupe qui le défend on a tendance à le sur un site sécurisé. Pour le chef des en- parce qu’on et a sec, on a pas argent pour l’audience. Puis il part à Marseille,
ses spéciale de Paris à côté de leur coac- soutenir », dit Bousseria, cheveux courts, quêteurs de la DGSI appelé à témoigner, se déplacé, se loger, et manger sur paris, comme lui demande son com-
cusé, le jeune Marocain Hicham El-Ha- rasé de près. Il regrette d’avoir été « naïf ». ils ont toutes les caractéristiques d’une notre salaire rentre le 28 novembre incha- manditaire, où il doit acheter des
nafi, les deux Strasbourgeois Yassine « J’étais chaud bouillant », concède « cellule dormante ». Pendant un an et lah et le lendemain on décolle. Est-ce-que armes et se loger grâce à un inter-
Bousseria et Hicham Makran font figure Makran, cheveux longs et barbe fournie. demi, la cellule dort en effet. Les accusés c’est possible. » La police les interpelle médiaire, qui est en fait un agent
de « Tanguy » du djihad. Alors que Hanafi C’est l’année suivante que les choses affirment échanger des messages ano- cinq jours plus tard. infiltré de la DGSI. Dans son télé-
avait déjà sillonné la moitié de l’Europe à sérieuses commencent. Incités par leur dins. Sans complètement convaincre. Les accusés assurent qu’ils cherchaient phone, on retrouvera un message
25 ans, eux sont allés jusqu’à la frontière « pote » Omar Diaw, un djihadiste parti Makran étant quasiment analphabète, à repousser l’échéance. « On voulait les Telegram laconique de Boubaker
syrienne, se sont dégonflés au moment fin 2014 en Syrie où il a commis des actes c’est Bousseria, auxiliaire éducatif en prendre pour un con », résume Makran à El-Hakim, le plus haut cadre fran-
de passer rejoindre l’organisation Etat is- de torture, les deux compères vont en maternelle et en primaire, qui est chargé sa manière un peu fruste. « Pour éviter de çais de l’EI. Sur ce dernier volet,
lamique (EI), et sont retournés vivre chez vacances à Chypre, en février 2015, sans des communications. Plus éloquent, il les froisser, on repoussait, on reculait », Hicham El-Hanafi nie tout en bloc.
papa-maman. Mais comme lui, ils en- rien dire à personne. De là, ils gagnent la n’est pas forcément plus crédible : « On renchérit Bousseria. La preuve ? Ils Il cherchait juste du travail.
courent trente ans de réclusion pour as- partie turque de l’île, embarquent pour était pris dans un cercle vicieux », concè- avaient de l’argent et même des armes En détention depuis plus de qua-
sociation de malfaiteurs terroriste. Mersin, passent un moment à Adana de-t-il. En septembre 2016, Abou Ali se de poing à disposition. Les deux disent tre ans, Hicham El-Hanafi est un
Les deux copains d’enfance, célibatai- pour donner le change. Mais une fois à fait plus pressant : il s’agit d’aller récupé- avoir eu peur de « représailles » de l’EI. détenu modèle, qui assure le rôle
res et âgés tous deux de 41 ans, vivent Gaziantep, ville-frontière avec la Syrie, rer des armes dans une cache, en fait une Mais ils divergent sur le sens du mot « ta- d’auxiliaire d’étage, « avenant
dans la même rue Lyautey, dans un quar- ils « flippent » et rebroussent chemin. planque surveillée par la DGSI qui a infil- per ». Pour Makran, ils parlaient d’un at- mais peu authentique » selon le
tier périphérique de Strasbourg. Ils traî- tré le plus haut niveau de l’EI, à Rakka, ca- tentat. Selon Bousseria, il s’agissait seu- psychologue qui le suit. « Il fournit
nent ensemble, fument des joints en- Peur de « représailles » pitale syrienne du « califat ». lement de chercher les armes. Chacun énormément de petits détails pour
semble, jouent aux jeux vidéo ensemble. Avant de rentrer chez eux, un contact de Les préparatifs s’accélèrent début no- assure qu’il était hors de question de noyer son interlocuteur sous un flot
Et c’est ensemble qu’ils se sont « monté le l’EI, un certain Abou Ali, leur envoie un vembre. Le duo reçoit les coordonnées passer à l’action, mais aucun ne semble de paroles, ajoute-t-il. Ce discours
bourrichon » sur la Syrie à partir de 2013. programme à télécharger sur une clé GPS et la description de la cache. Le l’avoir dit à l’autre. Les réquisitions sont contrôlé peut résulter d’une tenta-
« Le peuple syrien était complètement USB leur expliquant comment crypter 15 novembre 2016, ils écrivent à Abou attendues lundi 15 février. p tive de dissimulation. » p
abandonné, alors quand on voit un des messages et comment les déposer Ali : « On peut Tapé (sic) le 1 décembre, c. a. christophe ayad

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Titres de séjour : le trafic lucratif des rendez-vous
Les difficultés d’accès aux préfectures pour les demandes de régularisation ont dopé un business parallèle
J
e ne sais plus comment
faire », lâche Houcine Cha-
froud, désemparé. Ce chef
pâtissier tunisien de 35 ans,
salarié d’une boulangerie si-
tuée dans le 12e arrondissement de
Paris, dit avoir tout essayé : appe-
ler les syndicats, consulter un avo-
cat… Rien n’y fait : après des cen-
taines de connexions sur le site de
la préfecture de police de Paris, il
ne parvient toujours pas à obtenir
un rendez-vous pour déposer sa
demande de titre de séjour et ré-
gulariser sa situation après
onze années passées en France.
« Depuis presque un an, je me con-
necte chaque jour, relate-t-il. Et
chaque fois, c’est le même constat :
aucun créneau n’est disponible. »
En cause : la dématérialisation
des procédures imposée par de
plus en plus de préfectures ces
dernières années. Alors que les de-
mandes visant entre autres à
obtenir un titre de séjour, un re-
nouvellement ou une naturalisa-
tion passent par la prise d’un ren-
dez-vous en ligne, la saturation
des plages horaires – problémati-
que prégnante en Ile-de-France –
laisse les personnes concernées
dans l’expectative et souvent pri-
vées d’interlocuteur. Quand « il
n’est plus possible de prendre ren-
dez-vous, les intéressés (…) demeu-
rent dans une situation précaire,
voire irrégulière », pointait à ce su-
jet l’ancien Défenseur des droits,
Jacques Toubon, dans une déci-
sion rendue le 10 juillet 2020.
Si la situation n’est pas nouvelle,
elle a pris de l’ampleur avec la fer-
meture des services préfectoraux
lors du premier confinement et
leur réouverture progressive à
compter de juin 2020. Les stocks
de dossiers ont grossi et les files
d’attente virtuelles se sont allon-
gées un peu plus.
Pour Lise Faron, chargée de ces
questions à la Cimade, association
d’aide aux migrants, « il faut des
rendez-vous en nombre suffisant et
maintenir des guichets ouverts ».
De son côté, le ministère de l’inté-
rieur insiste sur plusieurs mesures
prises par les autorités dès le début
de la crise sanitaire, comme la pro-
longation de près de 700 000 ti-
tres de séjour, la mise en place
Saint-Jean-de-Passy ébranlé par une nouvelle affaire
Le directeur de l’établissement catholique, Daniel Chapellier, est mis en examen pour agression sexuelle sur mineur
U
ne nouvelle affaire – la
troisième en dix mois –
vient ébranler l’ensei-
gnement catholique parisien
d’élite. Daniel Chapellier, le
directeur de l’établissement
Saint-Jean-de-Passy, situé dans le
16e arrondissement de la capitale,
a été mis en examen pour agres-
sion sexuelle sur mineur de
moins de 15 ans et placé sous con-
trôle judiciaire, jeudi 11 février.
Par un mail diffusé dans la nuit
qui a suivi, la direction de l’établis-
sement a fait part de sa « stupeur »
aux parents d’élèves et leur a ré-
vélé cette information et la déci-
sion de l’intéressé « de se retirer de
Saint-Jean-de-Passy pour assurer
sa défense et de déposer une plainte
pour dénonciation calomnieuse ».
Saint-Jean-de-Passy compte 2 900
élèves de la maternelle aux classes
préparatoires, affiche 99,4 % de
mentions au bac, dont 66 % de
mentions « très bien ».
L’impact de cette nouvelle est
d’autant plus fort qu’elle con-
cerne une personnalité mar-
quante de l’enseignement catho-
lique, qui avait de surcroît été ap-
pelée à la rescousse par la direc-
tion de l’enseignement du
diocèse, à l’été 2020, pour apaiser
un établissement en crise. En
avril, en plein confinement, le
d’un service en ligne pour les dé-
marches simples ou encore le ren-
fort en personnel avec 610 postes
de contractuels attribués aux ser-
vices des étrangers des préfectures
pour faire face aux pics d’activité.
Néanmoins, les blocages res-
tent tels que des collectifs et des
avocats s’organisent pour porter
la question devant la justice. Ces
derniers mois, plusieurs référés
« mesures utiles » ont été déposés
devant les tribunaux adminis-
tratifs afin qu’il soit enjoint aux
préfectures d’attribuer des ren-
dez-vous aux requérants. « On en
arrive au stade où le premier
rapport à l’administration est d’al-
ler au contentieux », déplore
Me Elena de Gueroult, avocate au
barreau du Val-d’Oise.
« J’ai commencé à craquer »
Amel, une Algérienne de 31 ans,
tente depuis neuf mois d’être re-
çue à la préfecture du Val-de-
Marne. « Mon dossier pour deman-
der un titre de séjour est prêt mais
maintenant je dois faire un autre
dossier pour le contentieux », s’in-
digne la mère de famille, arrivée
en France il y a cinq ans. Ces dé-
marches supplémentaires vien-
nent souvent s’ajouter à un quoti-
dien déjà pénible.
Pour Karima, une Marocaine de
40 ans, c’est même la goutte de
trop. « J’ai commencé à craquer »,
souffle-t-elle. Logée avec son fils
dans un hôtel social du 13e arron-
dissement de Paris, elle ne par-
vient pas à obtenir de rendez-vous
à la préfecture de police et se re-
trouve bloquée dans une précarité
accentuée par la crise sanitaire. « Je
travaillais au noir mais avec le
Covid-19 tout s’est arrêté », raconte-
t-elle, en larmes. Pour préparer son
recours, Karima a dû se dé-
brouiller pour emprunter un ordi-
nateur afin d’effectuer des captu-
res d’écran de ses multiples tenta-
tives de prises de rendez-vous.
Celles effectuées avec son télé-
phone n’indiquaient pas la date et
l’heure et n’étaient pas recevables.
Les délais d’attente s’allongent
parfois sur plusieurs années et
l’exaspération grandit. Ce con-
texte vient doper les trafics paral-
lèles de vente de rendez-vous qui
M. Chapellier
avait été appelé
à la rescousse
par le diocèse, à
l’été, pour apaiser
un établissement
en crise
précédent directeur de Saint-
Jean-de-Passy, François-Xavier
Clément, avait en effet été abrup-
tement mis à pied, puis li-
mogé pour faute lourde. Il lui
était reproché une gouvernance
dysfonctionnelle.
Un signalement au parquet du
diocèse de Paris avait déclenché
l’ouverture, le 12 mai, d’une en-
quête pour « harcèlement mo-
ral ». Le diocèse affirmait se fon-
der sur le résultat de deux audits,
jamais rendus publics. L’enquête
avait par la suite été classée,
en novembre, et la direction et
l’ancien directeur se sont mis
d’accord sur une transaction.
Mais pendant des mois, l’affaire
avait profondément remué
la communauté éducative, di-
visé les parents d’élèves entre
soutiens et opposants au direc-
File d’attente
pour obtenir
un titre
de séjour
devant la
préfecture
du Nord,
à Lille, le
5 mars 2018.
PHILIPPE HUGUEN/AFP
prospèrent et se professionnali-
sent, en particulier sur les réseaux
sociaux. « La rareté et la pénurie de
créneaux en préfecture sont à l’ori-
gine de l’émergence de ce type de
business », rapporte Lise Faron.
Sur Facebook, plusieurs pages
affichent des promesses alléchan-
tes : « Vous avez du mal à prendre
rendez-vous à la préfecture ? Nos
services vous obtiennent un ren-
dez-vous en sept jours », vante
l’une d’elles. A l’aide de robots
informatiques, des rendez-vous
sont captés par des particuliers
dès leur mise en ligne puis
facturés. Si les tarifs oscillaient,
en 2019, entre 15 et 200 euros, ils
atteignent actuellement jusqu’à
400 euros, d’après notre expé-
rience récente, parfois plus selon
les préfectures concernées et les
titres de séjour demandés.
teur limogé, et questionné la tu-
telle diocésaine. Pour apaiser
l’atmosphère, celle-ci avait fait
appel à Daniel Chapellier, le char-
geant d’assurer l’intérim à la tête
de l’établissement, le temps de
recruter un nouveau directeur
pour la rentrée 2021. Agé de
71 ans et alors à la retraite, celui-ci
a dirigé pendant treize années,
de 2002 à 2015, le collège Stanis-
las, un établissement catholique
tout aussi prestigieux du 6e ar-
rondissement de Paris.
M. Chapellier y avait imposé un
style alliant une grande exigence
scolaire, une discipline rigou-
reuse, une grande implication per-
sonnelle – il connaissait, dit-on,
chacun des 3 000 élèves – et une
morale catholique affirmée. Les
garçons sont priés de se tenir à
bonne distance des filles – et plus
encore des autres garçons –, les
filles de se couvrir, et l’éducation à
la vie sexuelle réprouve pêle-mêle
masturbation, contraception et
relations prénuptiales.
Daniel Chapellier n’avait pas hé-
sité à prendre position dans les
mobilisations politiques d’alors.
Au cours du mouvement de la
Manif pour tous, longue protesta-
tion contre l’ouverture du ma-
riage aux couples de même sexe,
en 2012-2013, il avait permis aux
A l’aide de robots
informatiques,
des rendez-vous
sont captés par
des particuliers
dès leur mise
en ligne, puis
facturés
Au sein de ce marché opaque,
certains revendiquent une ligne
« sérieuse » et « légale ». C’est le cas
du site RDV en préfecture, créé
en juillet 2020 par un ancien étu-
diant en informatique et en intel-
ligence artificielle qui a lui-même
été confronté aux difficultés
d’accès aux préfectures pour ob-
organisateurs de faire de son éta-
blissement un QG commode et
bien situé. D’anciens élèves, alors
internes des classes préparatoi-
res, se souviennent aujourd’hui
des banderoles et de la sono desti-
nées à diffuser des slogans hosti-
les au mariage homosexuel en-
treposées dans l’établissement
entre deux manifestations.
Interrogatoires intimes
D’autres, alors collégiens, voire ly-
céens, racontent des tête-à-tête
dans le bureau de M. Chapellier
au cours desquels celui-ci les
questionnait longuement sur
leur vie intime et sexuelle, es-
sayant en particulier de savoir
s’ils se masturbaient ou consul-
taient des sites pornographiques.
Venu le consulter au sujet de ses
résultats scolaires en berne,
Alexandre (le prénom a été
changé), alors en début de classe
de première, s’est ainsi vu soumis
à un interrogatoire minutieux.
« Il a commencé par des questions
générales sur mon logement et ma
connexion à Internet et, de proche
en proche, les questions ont glissé
vers la masturbation, la consulta-
tion de sites, les différents types de
pénétration… Le questionnaire
semblait bien rodé », se souvient
le jeune homme.
tenir un titre de séjour. Consti-
tuée en société par actions sim-
plifiée unipersonnelle, l’entre-
prise propose – pour un montant
allant de 60 à 100 euros – une
« aide à la réservation de rendez-
vous ». Son créateur, qui a sou-
haité rester anonyme, explique :
« On s’occupe de trouver le rendez-
vous quand on nous a formulé la
demande. On ne bloque pas des
rendez-vous pour les revendre en-
suite. (…) [L’idée] poursuit-il, est
d’apporter des solutions à un pro-
blème donné, car les préfectures
n’ont pas de solution. Notre service
n’a pas le mérite d’être gratuit
mais il a le mérite de fonctionner. »
« Les actions intrusives consta-
tées par les préfets font systémati-
quement l’objet de plaintes auprès
de l’autorité judiciaire », indique le
ministère de l’intérieur, ajoutant
De fait, son récit est corroboré
par celui d’autres anciens élèves,
qui étaient parfois de très jeunes
collégiens de classes de 6e ou
de 5e. Leurs souvenirs ont été ravi-
vés en décembre 2020, lorsque
a été rendue publique la raison du
limogeage, en octobre 2018,
d’un ancien cadre de Stanislas :
la consultation de sites pédopor-
nographiques.
Cet ancien cadre, visé depuis
novembre 2020 par une enquête
pour « agression sexuelle par per-
sonne ayant autorité, violences
dans un établissement scolaire et
harcèlement moral » au parquet
de Paris, avait été recruté à
« Stan » par Daniel Chapellier,
qui le connaissait pour avoir tra-
vaillé avec lui dans un autre in-
ternat catholique, Saint-Martin-
de-France (Val-d’Oise), dans les
années 1990.
Hasard ou non, le jour même de
l’annonce de la mise en examen
de Daniel Chapellier, jeudi, la
direction diocésaine venait d’an-
noncer à la communauté éduca-
tive le nom de son successeur. Il
s’agit d’Alexandrine Lionet,
actuellement chef d’établisse-
ment du collège-lycée Paul-
Claudel-d’Hulst, dans le 6e arron-
dissement de Paris. p
cécile chambraud
france | 15
que « plusieurs mécanismes ont
été mis en place afin de limiter ce
risque » et que « 58 millions de con-
nexions illicites ou malveillantes
ont pu être identifiées et déjouées
au cours de quatre derniers mois
de 2020 ».
Chancelvie, une Congolaise de
30 ans, est allée sur les pages Face-
book qui proposent des rendez-
vous tarifés, avant de se raviser.
« Ce n’est pas normal, c’est dans mes
droits d’avoir un rendez-vous et
c’est trop cher pour quelqu’un qui
est dans ma situation », note-t-elle.
Cette mère, logée par le Samuso-
cial avec ses trois enfants, cherche
un créneau depuis mars 2020. « Le
rendez-vous est la clé de tout, souf-
fle-t-elle. Sans ça, pas de demande
de titre de séjour, pas de régularisa-
tion, pas de travail… » p
juliette bénézit
COV ID - 19
Issoudun rouvre
son musée
Le maire socialiste d’Issoudun
(Indre) a annoncé, vendredi
12 février, la réouverture de
son musée dès samedi. « Les
musées sont des lieux de cul-
ture essentiels (…), des lieux où
le risque de contamination est
le plus faible », a fait valoir
André Laignel, le maire de la
ville. Cette décision intervient
trois jours après la réouver-
ture de musées à Perpignan
par le maire RN Louis Alliot,
malgré une saisine de la jus-
tice. – (AFP.)
CLI MAT
Le Conseil d’Etat
déboute Grande-Synthe
Le Conseil d’Etat a débouté,
vendredi, la ville de Grande-
Synthe (Nord). Cette munici-
palité, dont le maire était
alors l’écologiste Damien
Carême, avait contesté en fé-
vrier 2019 par un « recours en
excès de pouvoir » le second
Plan national d’adaptation
au changement climatique
du gouvernement. Le Conseil
d’Etat a estimé que ce plan
n’était pas « entaché d’une er-
reur manifeste d’apprécia-
tion » et que « la seule circons-
tance que le contenu de ce
plan ne respecterait pas les re-
commandations formulées
par le Conseil général de l’en-
vironnement et du développe-
ment durable est sans inci-
dence sur sa légalité ». – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 | 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

Vélo made in France, la lente renaissance

Le succès de la bicyclette pousse des fabricants à relocaliser une partie de leur production dans l’Hexagone

V
élo fabriqué en
France » : voici une
promesse séduisante,
gage de proximité, de
qualité et de durabilité. Celui qui
acquiert un vélo français non seu-
lement ferait un geste vertueux
pour la planète, mais se poserait
aussi en protecteur de l’emploi lo-
cal et en apôtre de la sobriété, sou-
cieux de ne pas importer des mar-
chandises du bout du monde,
dans des porte-conteneurs pro-
pulsés aux hydrocarbures. Plu-
sieurs marques françaises jouent
sur la localisation hexagonale de
leur production, comme Mercier,
qui vient d’annoncer son arrivée
dans les Ardennes, ou l’usine de
la Manufacture française du cycle
située à Machecoul-Saint-Même
(Loire-Atlantique).
Elles espèrent profiter de la forte
expansion du marché du vélo,
constatée avant même la progres-
sion de l’usage observée en 2020.
Jusqu’alors, le nombre de vélos
vendus, 2,6 millions par an, évo-
luait peu, mais le chiffre d’affaires
du secteur, 2,33 milliards d’euros
en 2019, progresse de 13 % depuis
2017. Le prix moyen d’un vélo
neuf atteignait, en 2019, selon
l’Union sport & cycle, qui repré-
sente les intérêts du secteur,
566 euros, soit 245 euros de plus
qu’en 2015.

Marché en forte tension

Cette hausse vertigineuse s’expli-
que notamment par la part crois-
sante du vélo à assistance électri-
que, qui constitue désormais 45 %
des ventes en volume. Pour
autant, la part de la valeur créée
en France, vélos et pièces confon-
dus, ne dépasse pas le quart du Chaîne d’assemblage de la Manufacture française du cycle, à Machecoul (Loire-Atlantique), le 18 mai 2020. JEAN-CLAUDE MOSCHETTI/REA
chiffre d’affaires, selon une étude
de l’Agence de l’environnement
et de la maîtrise de l’énergie péens antidumping contre les coup de valeur ajoutée et contri- sion sont fabriqués à Taïwan, où se seront produits 8 000 vélos. Dix
(Ademe), parue en 2020. vélos fabriqués par les groupes bue à la fondation d’un écosys- concentre le savoir-faire au niveau emplois seront créés.
« Certains
Dès lors, dans un contexte de chinois, aujourd’hui tout-puis- tème industriel », assure Stéphane mondial, mais sont conçus en « La crise de croissance de l’in- fournisseurs
forte tension sur le marché, la sants sur le marché. L’opération Grégoire, qui lance sa marque, France ». En revanche, l’entreprise dustrie du cycle allonge considéra-
course à la production de vélos est moins simple qu’il n’y paraît. Reine Bike, en partenariat avec le tient à conserver un contrôle sur blement les délais. Et certains four-
en profitent
« 100 % français » est lancée, bien Car l’objet vélo compte plusieurs constructeur Arcade, en Vendée. ses fournisseurs, en demeurant nisseurs en profitent pour aug- pour augmenter
aidé par les tarifs douaniers euro- centaines de composants, en mé- Même les marques qui bénéfi- « propriétaire de l’outillage et des menter les prix », regrette aussi
tal, plastique, tissu, caoutchouc, cient d’une renommée « made in moules », pourtant installés à plus Thomas Coulbeaut, cofondateur
les prix »
sans oublier les batteries et l’élec- France » doivent impérativement de 9 000 kilomètres. de Douze Cycles, qui propose des THOMAS COULBEAUT
tronique pour les modèles à assis- se fournir en Asie. C’est le cas Le moment de relocaliser la pro- biporteurs appréciés des artisans cofondateur de Douze Cycles
La plupart tance électrique. de Moustache, qui a assemblé duction est-il venu ? « Avec la pan- qui se déplacent à vélo. L’entre-
La plupart de ces pièces, à com- en 2020 pas moins de 50 000 vé- démie de Covid-19, les délais et les prise, qui assemble à Dijon, « tra-
des pièces, mencer par le cadre, générale- los dans son usine des Vosges. coûts de transport augmentent », vaille sur un projet de relocalisa- Mais les concepteurs du Kiffy
à commencer ment en acier ou en aluminium, La forte demande a conduit l’en- argumente Jean Bataille, cofonda- tion en Europe ». Mais cela impli- ont aussi sélectionné des fournis-
sont fabriquées en Asie. Dès lors, treprise, depuis la fin de 2019, teur de la société O2Feel, qui cher- que de fabriquer des cadres, « et seurs locaux, « dans l’Ain pour
par le cadre, les marques françaises ne « fabri- à agrandir de 50 % son unité de che à se fournir davantage en Eu- il faudrait inventer de nouvelles l’éclairage, dans la Loire pour les
généralement quent » pas un vélo de A à Z, mais production et à embaucher rope et à assembler en France. méthodes, de nouveaux maté- jantes », précise Thibaud Vignali,
en conçoivent le design, avant 60 personnes. Alors que 22 000 bicyclettes sont riaux », précise le fondateur. directeur commercial de Easy De-
en acier ou de l’assembler dans leur usine, à Les choix logistiques illustrent sorties, en 2020, d’usines locali- sign Technology, la société qui a
en aluminium, l’aide de pièces importées auprès « la complexité du métier, comme sées au Portugal ou à Taïwan, « Storytelling » lancé la marque. Ces choix délibé-
de plusieurs dizaines de fournis- dit Grégory Sand, cofondateur de la marque ouvrira, en mars, une C’est précisément le pari réussi, rés font partie du « storytelling »
sont fabriquées seurs. « Ce métier, assembleur, est Moustache. Les cadres, guidons, ligne d’assemblage à Wambre- dans le très haut de gamme, par la de la marque, admet-il, car « de
en Asie parfois négligé. Mais il crée beau- garde-boue, systèmes de suspen- chies, dans la banlieue de Lille, où marque Coleen, qui a commencé, plus en plus, les clients demandent
à l’été 2020, la production de ca- où est fabriqué leur vélo-cargo ».
dres en fibre de carbone à Biarritz La jeune société tient bon, malgré
(Pyrénées-Atlantiques). « Chaque les tentations. « Tous les deux
Dans les Ardennes, Revin mise sur les Cycles Mercier pièce est fabriquée à la main, à rai-
son de trente-cinq heures par
jours, nous recevons des proposi-
tions, d’Asie ou d’Europe, de fabri-
vélo », déclare Audrey Lefort, pré- cants qui voudraient faire nos vé-
tel le phénix, Revin cherche à renaître La marque, détenue depuis le courant munauté de communes Ardenne Rives de sidente de Coleen, qui dirige une los », reconnaît le responsable.
de ses cendres. Considérée dans le passé des années 2000 par le très discret fonds Meuse. D’autres partenaires se sont enga- dizaine de salariés. Une partie La perspective d’une « filière
comme le poumon industriel des Arden- luxembourgeois Starship Investments, gés à apporter leur contribution : l’Europe, non négligeable des autres com- française du vélo » attise en tout
nes, la cité, située à une trentaine de kilo- annonce l’investissement de 2,4 millions l’agence Ardennes Développement qui a posants, selles, batteries, écrans, cas les convoitises, y compris poli-
mètres au nord de Charleville-Mézières, d’euros dans le projet d’assemblage de vé- négocié avec Cycles Mercier, la mairie est également produite dans la ré- tiques. Deux députés, Matthieu
devait sa réputation notamment aux lave- los mécaniques et électriques, soit sous la de Revin avec la mise à disposition du site. gion, si bien que le produit fini, Orphelin (Ecologie, démocratie,
linge à ouverture haute fabriqués par Elec- marque Mercier, le manufacturier histori- Le contact avec Starship Investments vendu près de 8 000 euros, « est solidarité) et Guillaume Gouffier-
trolux et aux baignoires en fonte, une spé- que de Raymond Poulidor, soit sous celle de s’est noué en octobre 2020. « Deux argu- fabriqué à 90 % en France », af- Cha (LRM) entendent encourager
cialité de la fonderie Porcher. D’autres distributeurs. Elle promet de créer d’abord ments ont été mis en avant, explique la che- firme la responsable. les industriels. M. Orphelin évo-
entreprises comme Faure et la fonderie 140 emplois, ensuite 270 d’ici cinq ans. ville ouvrière de ce projet, Jean-Luc Wars- La marque Kiffy tente, elle que plusieurs pistes, comme « les
Henon renforçaient cette renommée. mann, vice-président d’Ardenne Dévelop- aussi, de relever le défi. Deux exonérations de taxes », voire « la
Au plus fort de son activité, 5 000 salariés Soulagement pement, conseiller régional et député. industriels, un chaudronnier et prise de participation dans le ca-
travaillaient dans les différentes usines. Les travaux d’aménagement du site de- D’abord, les Ardennes sont une terre de tra- un métallurgiste de la région pital des sociétés, comme le font
Le centre-ville était animé. En 1968, Revin vraient débuter en mars et les premiers cy- dition industrielle, ensuite, nous avons un de Saint-Etienne, se sont alliés, les pouvoirs publics dans l’aérien
comptait 12 156 habitants. Avec la crise de cles pourraient sortir fin 2021. Un soulage- bassin d’emploi à redynamiser. Ce dispositif en 2015, pour construire des vé- ou les chantiers navals ».
la sidérurgie dans les années 1970, la ville ment pour le maire, Daniel Durbecq : permet l’allégement des charges sociales los-cargos à assistance électri- Cette dernière proposition ne
a plongé. « Les difficultés se sont ensuite ag- « Cette relocalisation a beaucoup d’avanta- des employeurs et l’exonération d’impôts que, conçus pour transporter des déclenche pas, pour l’heure, l’en-
gravées avec la fermeture de fonderies, l’ab- ges. L’usine va trouver sur place une sur les sociétés jusqu’à cinq ans. » marchandises ou des enfants. thousiasme des constructeurs. En
sorption d’Arthur Martin par Electrolux », main-d’œuvre rapidement disponible, un Les Ardennais attendent beaucoup de S’appuyant sur les compétences revanche, « les pouvoirs publics
rappelle l’historien René Colinet. La com- espace qui répond à ses besoins avec ce projet. Le président de la communauté industrielles du bassin d’emploi ont montré qu’ils pouvaient contri-
mune ne compte plus que 6 200 habitants, 15 000 m² de bâtiments dans une parcelle de de communes Ardenne Rives de Meuse, stéphanois, la marque a créé buer à amplifier la culture vélo,
dont 27 % n’ont pas d’emploi. 25 000 m². Notre proximité avec la Belgique, Bernard Dekens, espère que l’usine fera tra- 800 vélos en 2020 et espère en développant des infrastructu-
Les souvenirs du glorieux passé sont en- le Luxembourg et l’Allemagne est un atout. » vailler davantage la sous-traitance locale. en sortir jusqu’à 1 400 par an. res, en facilitant la réparation ou
core visibles à la sortie de la ville. Des bâti- L’Etat et la région Grand-Est apportent Le président de la chambre de commerce De nombreux composants vien- en accélérant la formation aux mé-
ments vides, sans fenêtres, aux toitures en chacun 800 000 euros. En plus, la région et d’industrie des Ardennes, Géraud Spire, nent nécessairement d’ailleurs, tiers », rappelle Jérôme Valentin,
tôles bleues couvrant des murs blanchâ- prendra en charge la formation des deman- encourage ainsi « le retour d’emploi indus- comme les moteurs Bosch (Alle- président de Cycleurope, qui pro-
tres, s’étalent le long de la Meuse. C’est la fri- deurs d’emploi choisis par la société et une triel dans le département ». p magne ou Hongrie), ou les freins duit les marques Gitane ou Peu-
che Porcher sur laquelle les Cycles Mercier partie des travaux d’aménagement des lo- jean-florent kembakou Magura, fabriqués à Bad Urach, geot, et de l’Union sport et cycle. p
veulent réimplanter l’assemblage de vélos. caux. L’autre partie incombera à la com- (charleville-mézières, correspondant) dans le Bade-Wurtemberg. olivier razemon
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

Métro du Grand Paris: incertitudes MATIÈRES PREMIÈRES

PAR LAURENCE GIRARD

autour de la ligne 17 Du baume au cœur

Les projets de gare à Roissy et à Gonesse sont de plus en plus contestés
de l’industrie sucrière
Dimanche 14 février, Saint-Valen- été atteint depuis juillet 2014. Le

T
tin, jour des mots doux et des retour de flamme pour le sucre
out s’est cristallisé en Ligne 17 du Grand Paris Express reste justifiée, même sans Europa- mets sucrés. Les vendeurs de su- s’explique aussi par la situation
Le Mesnil-Amelot
moins d’une semaine. City, affirme M. Dallard. C’est ce cre en salivent d’avance. Après le d’un marché longtemps pénalisé
Autres lignes prévues
Dimanche 7 février, une du Grand Paris que montrait le dossier monté pour tas de bûches de Noël crémées, par ses excédents et désormais
T4 Aéroport
poignée de militants Triangle de Gonesse T2 Roissy-CDG l’enquête d’utilité publique ». En re- l’avalanche de galettes frangipa- plus proche de l’équilibre. Pour-
installait des tentes, des palettes vanche, des éléments comme la nées, l’interlude des crêpes four- tant, au Brésil, face à la décrue du
et des barrières de chantier dans taille du bâtiment ou le nombre rées, voilà le temps des gâteaux prix de l’éthanol à la pompe, en-
un coin perdu de Gonesse VAL-D’OISE Triangle de Gonesse d’escalators pourraient être révi- rosés. Pas de baisse de régime traîné par le cours du pétrole, les
(Val-d’Oise), transformant en Parc des sés à la baisse si la station ne ser- dans le tempo du calendrier gour- industriels ont appuyé sur la tou-
« zone à défendre » (ZAD) ces M 17 Expositions vait plus qu’à assurer la con- mand. De quoi donner du baume che sucre lors du broyage de la
champs gelés situés à une quin- nexion au métro des lignes locales au cœur à l’industrie sucrière. canne dans les usines. Mais la
zaine de kilomètres de Paris. RER B de bus et de cars. « Nous attendons Secouée par la crise depuis météo peu clémente en
Leur objectif : bloquer la cons- Saint-Denis-Pleyel Aulnay la décision de l’Etat sur ce qu’il veut deux ou trois ans, celle-ci espère Thaïlande et en Europe, avec des
truction des bureaux et de la gare faire du Triangle de Gonesse pour retrouver son allant. Elle scrute épisodes de sécheresse, a réduit
prévue là pour le métro du Grand Le Bourget revoir notre projet de gare », pré- avec intérêt la courbe du prix du les volumes de poudre blanche
Paris Express, et lancer sans tar- cise le président du directoire. sucre, prise d’un soudain accès disponibles.
der un projet agricole alternatif. SEINE-
Le sujet reste très débattu. Après d’hyperglycémie. « Quand la pan-
Quatre jours plus tard, un autre SAINT-DENIS l’abandon d’EuropaCity, les uns démie de Covid-19 s’est déclarée, le Douceurs du gouvernement
grand projet voisin était remis en veulent avant tout préserver ces cours du sucre est passé sous la En France, les coopératives Te-
cause, avec l’abandon par le gou- Gare 280 hectares de terres agricoles, et barre des 10 cents la livre sur les reos et Cristal Union et leurs as-
PARIS du Nord 2 km
vernement du terminal T4 envi-Gare refusent toute artificialisation des marchés mondiaux. Aujourd’hui, sociés coopérateurs ont sonné le
sagé à Roissy-Charles-de-Gaulle. Saint- sols, au nom de la défense de l’en- il se négocie à plus de 16 cents la tocsin face à une récolte 2020
Là aussi, une gare du « super-mé- Lazare d’euros de la ligne 17 peuvent être est aussi sujet à caution. Même pri- vironnement et du maintien d’un livre », affirme François Thaury, écornée par la sécheresse et la
tro » était attendue pour accompa- utilisés en tout ou partie pour fi- vée de ces deux locomotives, « la li- peu d’agriculture autour de Paris. du cabinet d’études Agritel. Pour jaunisse. Ils ont été entendus par
gner cette énorme extension de nancer d’autres projets moins coû- gne 17 demeure pertinente pour les C’est le combat des « zadistes » qui, expliquer cette hausse, qualifiée le gouvernement, prompt à leur
l’aéroport. Si le nouveau terminal teux et d’une bien meilleure uti- transports du quotidien », plaide malgré le froid, campent sur place. de « spectaculaire », l’analyste lâcher quelques douceurs. Il leur
ne sort pas de terre, la station gar- lité ». Des sites propres pour les M. Dallard. Elle doit faciliter la vie Pour eux, pas question d’une gare souligne le regain d’intérêt pour a accordé la levée de l’interdic-
de-t-elle un sens ? Deux des 68 ga- bus, une extension de la ligne de de centaines de milliers de ban- perdue au milieu des champs, ni les matières premières agricoles. tion des néonicotinoïdes pour
res du Grand Paris Express, ce fu- tramway T11, ou la modernisation lieusards, notamment en permet- d’une gare tout court ! D’autres De la part des pays importa- trois ans. Les agriculteurs s’ap-
tur métro automatique autour de du RER B, par exemple. tant aux habitants du sud-ouest militent au contraire pour le déve- teurs, en particulier de la Chine, prêtent à planter dès mars les se-
Paris, se retrouvent ainsi sur la sel- du Val-d’Oise d’accéder aux bas- loppement de nouvelles activités pris d’une fringale d’emplettes mences enrobées de cet insecti-
lette. Les deux sont situées sur le Projet à adapter sins d’emplois de Roissy, de Ville- économiques dans cette portion assez similaire à la réaction du cide guère prisé des abeilles.
tracé de la future ligne 17, qui doit Dans son bureau au pied du Stade pinte et du Bourget. Plus que ja- du Val-d’Oise. Ils réclament la créa- confiné remplissant ses placards En outre, une enveloppe de
relier, en 2030, le nord de la capi- de France, à Saint-Denis (Seine- mais, la SGP compte poursuivre tion de la gare et d‘un quartier de provisions. Mais aussi des 100 millions d’euros a été mise à
tale au Mesnil-Amelot (Seine-et- Saint-Denis), juste à côté d’une des ses appels d’offres, et mettre en autour d’elle. Valérie Pécresse, pré- fonds spéculatifs retrouvant de disposition pour indemniser une
Marne), en passant par Le Bourget, futures gares, Thierry Dallard, se- service le premier tronçon de la li- sidente (Libres !) de la région Ile- l’appétit pour ces produits nour- partie des pertes de récolte. Tout
le Triangle de Gonesse, le parc des rein, n’entend pas freiner les chan- gne 17 en 2028. de-France, est sur cette position. riciers, et amplifiant le phéno- l’enjeu est d’inciter les planteurs
expositions de Villepinte et Roissy. tiers. « La ligne 17 garde son utilité », Si le projet global n’est pas remis A ses yeux, les zadistes occupent mène. Résultat, maïs, blé, soja, français à continuer à semer de
Et déjà certains s’interrogent sur assure le président du directoire en cause, il devra en revanche être illégalement le domaine public et huile de palme ou sucre flam- la betterave pour alimenter les
la ligne 17 dans son ensemble. de la Société du Grand Paris (SGP), adapté, reconnaît M. Dallard. A « bloquent la réalisation d’un mé- bent en Bourse. Au point que, se- usines sucrières. Pas simple,
« [Sa] rentabilité socio-économi- chargée de construire le métro et Roissy, la gare prévue pour le nou- tro attendu par 1,5 million d’habi- lon l’Organisation des Nations quand les grains de maïs ou de
que (…) n’est plus du tout établie », les gares autour de la capitale. Bien veau terminal s’impose moins, tants dans le Val-d’Oise ». Elle sou- unies pour l’alimentation et blé se dorent au soleil de la spé-
écrit la Fédération nationale des sûr, la donne a un peu changé en d’autant qu’une autre est déjà pro- haite que la police évacue au plus l’agriculture (FAO), qui publie culation. Les prix de la betterave
associations d’usagers des trans- novembre 2019, lorsque Emma- grammée pour le Terminal 2. vite la ZAD, « et surtout qu’on fasse chaque mois un indice des prix dévoilés récemment par les in-
ports (Fnaut), généralement assez nuel Macron a abandonné le pro- « Celle du T4 n’était d’ailleurs pas cette ligne 17 ». L’Etat, pour l’heure, alimentaires mondiaux, les dustriels pour la prochaine cam-
modérée, dans une lettre ouverte jet d’énorme complexe de loisirs et prévue dans le schéma initial, rap- temporise. En juillet 2020, un rap- cours ont renoué en janvier 2021 pagne seront un peu plus juteux.
au premier ministre, Jean Castex, de commerces EuropaCity, qui de- pelle le patron de la SGP. C’est le port dessinant trois scénarios pos- avec un niveau qui n’avait plus Sucre, la crise s’édulcore… p
le 10 février. Redoutant « un gâchis vait créer de nombreux emplois à groupe Aéroports de Paris qui a de- sibles pour le Triangle de Gonesse
d’argent public sans précédent », Gonesse. Avec la pandémie et la mandé de l’ajouter, en la finançant. lui a été remis par le haut fonction-
elle demande le gel des travaux, au prise de conscience du rôle du tra- Aujourd’hui, la question de son naire Francis Rol-Tanguy. Depuis,
moins au nord du Bourget. Selon fic aérien dans le dérèglement cli- maintien est posée. » Situation dif- aucune décision n’a été prise. p
ses responsables, « les 3 milliards matique, l’essor continu de Roissy férente à Gonesse. Ici, « la gare denis cosnard
Clause de conscience au sein
du magazine « Rustica »
Remplacer une usine Ford par Amazon ?
A Blanquefort, la pilule ne passe pas Q uand tailler ses arbustes, et comment ? A cette ques-
tion, le magazine Rustica apporte généralement les ré-
ponses qu’en attendent les 146 398 acheteurs de l’heb-
domadaire (diffusion France payée 2020, en baisse de
4,08 % par rapport à 2019, selon l’Alliance pour les chiffres de la
Le constructeur automobile américain cherche un repreneur pour un terrain de 80 hectares presse et des médias). En cette fin d’hiver, la crainte de ses jour-
nalistes est de devoir bientôt vanter, en plus, les mérites du séca-
teur avec lequel opérer la coupe.
Au moins sept personnes sur les 25 que compte le magazine de
bordeaux - correspondante type d’implantation permettrait de Blanquefort, Véronique Fer- Philippe Poutou, désormais élu jardinage sont sur le départ, auxquelles il faut ajouter les quatre

C’
est un peu une parabole
de la transformation de
nos économies qui se
joue en Gironde. Le géant Ama-
zon pourrait-il s’installer près de
Bordeaux sur le site de 80 hecta-
res de l’ancienne usine Ford de
Blanquefort ? Un site symbolique
de la métropole, qui a fermé ses
portes le 1er octobre 2019 après de
longues années de négociations,
entraînant le reclassement de cer-
tains de ses 852 salariés. Désor-
mais vidé de ses occupants, la
question de l’avenir du terrain se
pose. Parmi les dossiers à l’étude
par le constructeur américain, ce-
lui d’Amazon, vivement intéressé
à l’idée de s’implanter dans le
Sud-Ouest, zone où ses plates-for-
mes logistiques ne sont pas pré-
sentes aujourd’hui.
« Amazon est venu me rencon-
trer, m’a montré une carte sur la-
quelle il y a un grand désert entre
Nantes et Toulouse », explique
Alain Anziani, président de Bor-
deaux Métropole, au Monde. Une
zone où l’entreprise américaine
aimerait installer l’une de ses pla-
tes-formes de logistique. « Ce que
je comprends », ajoute l’élu. Ama-
zon se borne à indiquer être « bien
desservi sur un axe nord-sud mais
il y a des zones où les capacités sont
encore limitées à l’ouest et à l’est. »
Le géant américain ajoute que ce
d’augmenter la flexibilité de ses
réseaux et d’optimiser les flux et
processus de distribution.
S’il salue la démarche de l’entre-
prise de s’être présentée à lui,
M. Anziani refuse son implanta-
tion à cet endroit. « Il y a une dis-
cussion qui se poursuit – elle avait
débuté bien avant mon arrivée [en
juillet 2020] – pour trouver une so-
lution industrielle qui remplace
une solution industrielle », dit le
président de Bordeaux Métropole.
Droit de préemption
L’édile se défend d’avoir « une
posture idéologique envers Ama-
zon », il appuie la démarche enga-
gée par la mandature précédente,
de discussions entre Bordeaux
Métropole et le constructeur
américain, et plaide en faveur
d’une solution rapide. Mais il rap-
pelle que la métropole fera appel à
son droit de préemption en cas de
besoin. Du côté de Ford, Fabrice
Devanlay, directeur des relations
publiques du constructeur, se li-
mite à expliquer que le groupe en
est « à la phase du démantèlement
et de la vente des terrains, diffé-
rents repreneurs étant possibles ».
Ce refus d’une installation
d’Amazon, Alain Anziani n’est pas
le seul à le porter. « Ford vend à qui
il veut, mais la métropole peut
aussi faire valoir son droit de
préemption », a souligné la maire
reira lors des vœux à la presse du
président de la métropole, en jan-
vier. « En fermant, Ford nous a fait
perdre du savoir-faire industriel »,
a-t-elle affirmé. « Amazon, de son
côté, nous propose un très grand
bâtiment, avec très peu d’emplois à
l’intérieur, peu qualifiés et peu
payés, et avec un certain nombre
d’allers-retours de camions sur un
espace qui n’est pas prêt à les rece-
voir… Tout cela conforte notre déci-
sion prise il y a plusieurs mois,
qu’Amazon, à cet endroit-là, ce n’est
pas une bonne idée. »
Un sentiment partagé par des
habitants de Blanquefort. « Je suis
vraiment contre. On consomme
trop, on produit trop. Ce que pro-
pose Amazon, ce n’est pas du tout
mon mode de vie. Encore plus
aujourd’hui qu’hier », dit Michel
Bret, 68 ans. Olivier Edant, ancien
premier adjoint aux finances du
maire d’alors, Vincent Feltesse
(PS), ajoute que « d’un point de vue
politique, c’est à l’opposé de tout ce
que les élus ont voulu faire au ni-
veau du développement économi-
que sur la métropole ». La zone de
l’usine Ford est stratégique, très
bien équipée en réseaux électri-
ques, d’assainissements et rou-
tiers. « A cet endroit-là, avec les
qualités des infrastructures de cette
zone, on ne peut pas faire n’importe
quoi », conclut M. Edant.
Ancien employé de l’usine Ford,
d’opposition au conseil municipal
bordelais et métropolitain, suit le
dossier de près, après s’être battu
pour la sauvegarde de son usine.
« La métropole n’est pas du tout à
l’aise pour accepter un dossier
comme ça. Cela soulignerait le fait
que les pouvoirs publics ont capi-
tulé depuis le début du dossier. » Se-
lon l’ancien candidat à la présiden-
tielle (NPA), Amazon ne propose-
rait pas un nombre d’emplois con-
séquent. Enfin, pour M. Poutou,
choisir Amazon, particulièrement
critiqué depuis le début de la crise,
« cela ferait un peu tache ».
Le géant du Net se défend, rappe-
lant avoir remporté en 2020 la cer-
tification « Top Employer », qui
évalue sur demande les pratiques
et processus internes de grands
groupes, notamment sur la ques-
tion de la qualité de vie au travail.
« Nous avons un système qui nous
permet de mesurer la satisfaction
de nos salariés au travail, totale-
ment anonyme », précise le service
communication de l’entreprise.
Si la métropole ne souhaite pas
voir le dossier traîner, l’installa-
tion d’une nouvelle entreprise
quelle qu’elle soit reste suspendue
à un calendrier technique. Ford
doit dépolluer près de 50 hectares
d’ici au 1er janvier 2025, tandis que
la phase de destruction du bâti-
ment doit s’achever en juin 2021. p
claire mayer
salariés sur sept de Système D, le titre consacré au bricolage édité
par la filiale de Rustica SA, PGV Maison. La plupart font valoir
leur clause de conscience, ainsi que la direction le leur a suggéré
après avoir mesuré l’émoi provoqué par la présentation, fin no-
vembre 2020, des « orientations stratégiques » pour la période
2021-2023. Outre l’urgence de la transformation digitale et la né-
cessité de préserver la solidité du magazine, le document af-
firme un désir d’impliquer les équipes dans la monétisation des
contenus et un rapprochement avec les annonceurs.
« On n’est peut-être pas un journal d’in-
vestigation, mais on informe nos lec-
LES ÉQUIPES teurs avec honnêteté », proteste David
Fouillé, chef de service chez Rustica.
SOUPÇONNENT « Des contenus publicitaires, on en pro-
UNE VOLONTÉ duit depuis des années, reconnaît un sa-
larié de Système D. Mais ils ont toujours
DE FAIRE « DES été absolument distincts de l’activité ré-
dactionnelle. On craint qu’il n’en soit
JOURNAUX SANS plus de même demain. »
« Dès le départ, il y a eu une incompré-
JOURNALISTES » hension, plaide Caroline Thomas, la di-
rectrice générale, regrettant le « bruit
négatif » généré en dehors du groupe par cette crise. « Il n’est ab-
solument pas question d’impacter la qualité éditoriale de nos ti-
tres. Quant aux départs, ils seront remplacés. Il y aura des recrute-
ments, avec des missions ou des postes qui seront reformatés ».
Une promesse que les équipes traduisent par une volonté de
faire « des journaux sans journalistes ». La comparaison avec le
groupe Reworld Media (Marie-France, Auto-Moto, etc.) est dans
toutes les têtes. D’autant plus que Caroline Thomas y a exercé les
fonctions de directrice générale adjointe de pôle. « Si au moins
notre mouvement pouvait sensibiliser le ministère de la culture
sur ce qui se passe dans la presse, y compris spécialisée », souffle
un journaliste. Les conclusions d’une mission de réflexion sur le
conditionnement des aides à la presse à la présence de journalis-
tes dans les rédactions, voulue par Roselyne Bachelot, sont juste-
ment attendues pour mars. p
aude dassonville
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

Q
ventron (vosges) - envoyé spécial

u’allait-il faire
dans cette ga-
lère ? Thibaut
Leduc se le de-
mande de plus
en plus sou-
vent. Il remar-
que que ce n’est pas d’hier :
en 1995 déjà, il avait attendu le
8 février pour voir les premiers
flocons et vendre le premier for-
fait dans sa station de ski de Ven-
tron (Vosges). La nature est far-
ceuse : c’était son premier hiver à
la tête de l’Ermitage Saint-Joseph,
après qu’il a racheté à ses quarante
cousins, cousines, oncles et tantes
leurs parts dans la station fami-
liale. Ce n’était pas une vaine ex- Thibaut Leduc, propriétaire et gérant des hôtels-restaurants de Ventron, le 10 février. MATHIEU CUGNOT/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
pression. On y travaillait entre Le-
duc, et les Vosgiens y amenaient
leurs marmots pour y trouver des

PLEIN CADRE
pentes douces et les tartes aux
myrtilles des sœurs Marguerite,

Dans les Vosges, la fin

Thérèse et Anne-Marie.
C’est à Marguerite que Thibaut
Leduc a annoncé, il y a quelques
années, qu’il allait en finir avec le on ne monte plus à l’Ermitage
ski. L’or blanc, dit-il, manquerait pour se faire plaisir le samedi. « Il

du ski vire au Clochemerle

bientôt, et il ne voulait pas vivre
de neige de culture. Il devait se
concentrer sur son métier de
cœur, l’hôtellerie, sans quoi l’hé-
ritage Leduc finirait au tapis.
Il faut mesurer ce qu’il lui a fallu
de courage ou de culot. Un héri-
tier Michelin dirait-il que le pneu,
c’est dépassé ? Comprenez : les Le-
duc sont nés avec des spatules,
fournissant au ski français des ba-
taillons de moniteurs, une grosse
n’a rien fait, il a vécu sur ses acquis,
persifle M. Jordel. Il s’est pris pour
un seigneur là-haut, il nous a fait
comprendre qu’on était ses serfs et
qu’on vivait grâce à lui. » Plus diplo-
matiquement, la maire (sans éti-
Le changement climatique pousse l’héritier d’une grande lignée quette), Brigitte Vanson, reproche
à M. Leduc de n’avoir jamais consi-
française à fermer sa station et à se concentrer sur l’hôtellerie. déré la station de ski comme un
bien commun et de s’asseoir sur la
A Ventron, personne ne veut renoncer aux pistes ni à leurs retombées délégation de service public (DSP).

poignée de champions natio- LES AVOCATS SE PARLENT

naux et trois sœurs olympiques,
qui avaient fait le grand voyage
aux Jeux olympiques de Squaw
Valley (Etats-Unis), en 1960. Thi-
baut Leduc lui-même a poussé
ses fils vers la compétition.
COMPLEXE DE 110 CHAMBRES
Ventron (prononcer « Vènetron »)
est niché entre les ballons des Vos-
ges, dans l’ancien bassin textile
auquel un musée, dans le village,
rend hommage. Quand on quitte
le bourg, la route serpente sur
quatre kilomètres vers la station.
Chaque chalet, un par lacet, a été
un Leduc. Il reste celui de Thibaut.
Des chaussures de ski sèchent à
côté du feu. Il a préparé une soupe,
« ma femme n’est pas là, on va faire
simple ». M. Leduc sert un pinot
noir du coin et déroule son argu-
mentaire avec l’assurance du no-
table : « Dès 2003, on a réfléchi à
l’avenir de la station. On commen-
çait à parler de réchauffement cli-
matique et je voyais bien que, cha-
que année sans neige, on mettait
deux ans à s’en remettre. »
Il relève que, commercialement,
vendre du ski que l’on n’est guère
capable de garantir plus de trois se-
maines par an complique la tâche.
Que la clientèle qui vient profiter
du site, en été, n’est pas la même
qu’en hiver, et on devine qu’il pré-
fère la première. Il a tenté, là-haut,
d’organiser des concerts de musi-
que classique et de jazz. Succès in-
certain. Si son métier est hôtelier,
l’hiver lui rapporte tout de même
60 % de chiffre d’affaires.
La saisonnalité a bien des dé-
fauts, expose l’homme d’affaires.
On ne fidélise pas le personnel.
Les investissements dans le ski, la
maintenance et la laideur des ins-
tallations obèrent le développe-
ment d’une autre offre et minent
l’attrait du site. Pourtant magni-
fique : « On est dans un cirque gla-
ciaire, il n’y a pas un bruit de la val-
lée. Vous êtes dans un cocon de
nature. C’est hypercalme, le pay-
sage est beau. Toutes les stations
disent cela, mais, chez nous, c’est
vrai. » C’est vrai. A l’Ermitage
Saint-Joseph, on n’entend que le
vent, et la forêt de sapins s’offre
au visiteur comme un tableau.
Il faut s’enfoncer dans la neige,
abondante cette année, pour at-
teindre la minuscule chapelle éri-
gée au XVIIIe siècle en hommage à
l’ermite. La rumeur de ses guéri-
sons a attiré les pèlerinages.
En 1922, Emile Leduc achète là une
ferme, rend la route carrossable
en empruntant 6 millions de
francs, fait venir les bus de pèle-
rins et bâtit sa fortune avec dix
chambres et un restaurant.
Bientôt, ses filles servent 800 re-
« Dès 2003,
on a réfléchi
à l’avenir. Je
voyais bien que,
chaque année
sans neige, on
mettait deux ans
à s’en remettre »
THIBAUT LEDUC
patron de la station
de Ventron
pas le dimanche. Elles installent le
premier téléski, agrandissent les
lieux et, dans les années 1980,
Ventron explose. « Il y avait déjà
des hivers sans neige, se rappelle
Jean-François Leduc, le cousin de
Thibaut qui a tenu l’affaire dans
les années 1980. Mais, neige ou
pas, on gagnait assez d’argent le
reste de l’année avec l’hôtellerie et
les restaurants. Quand on faisait
300 briques l’hiver, c’était du béné-
fice net. Les gens venaient pour
manger et pour le cadre idyllique. »
Au fond, il n’y a pas loin entre ce
qui a fait la fortune des Leduc et le
projet de l’héritier : un complexe
hôtelier de 110 chambres, deux
restaurants, deux piscines. Il y
ajoute un spa pour construire une
« destination bien-être » faisant
place à la culture, à la méditation
et à la nature. La Caisse des dépôts
a mordu : elle veut s’engager dans
ce projet à 18 millions d’euros – le
prix de trois télésièges.
Le projet, annoncé en 2017, doit
voir le jour en 2022, pour le cente-
naire. Il promet 30 emplois sup-
plémentaires. Tous les élus le sou-
tiennent, et le directeur du parc
naturel régional des Ballons des
Vosges, Olivier Claude, trouve l’Er-
mitage Resort « hyperintéressant ».
« Beaucoup de stations des Vosges
et d’Alsace se posent des questions
depuis dix ans et, là, enfin, on a un
type qui dit “banco” et veut nous
aider à valoriser notre montagne.
C’est audacieux, parce que les habi-
tants ont le ski dans les gènes. »
A Ventron, on dit que fermer les
remontées mécaniques, c’est fer-
mer le port à Saint-Tropez ou le
Louvre, à Paris : cela ne se fait pas.
L’Ecole du ski français (ESF) trône
sur la place centrale, et le visiteur
est accueilli par une banderole à
la gloire de Clément Noël, qui y a
fait ses premiers chasse-neige,
avant d’être, à 23 ans, l’un des
meilleurs slalomeurs mondiaux.
Avec lui, deux autres Véternats
ont participé aux derniers JO
d’hiver de PyeongChang, en Co-
rée du Sud, en 2018.
« PAN DE LA CULTURE LOCALE »
« La station de ski qui ferme, c’est
tout un pan de la culture locale qui
s’effondre », déplore Hervé Mou-
gel, directeur de l’ESF de Ventron.
Durant les vacances de février, ses
34 moniteurs font skier quelque
700 enfants sur les neuf pistes du
domaine – à comparer aux 835 ha-
bitants. Les jeunes Vosgiens ont
appris à skier à Ventron, moins
« usine à ski » que La Bresse et Ge-
rardmer, les deux grandes sta-
tions des Vosges, mais plus poly-
valent que les petits domaines de
Bussang ou Le Frenz, fermés au
début du siècle. Les Véternats
tiennent à leurs quelques jours de
ski garantis par an, quelques se-
maines, les bonnes années. La
gratuité pour les enfants et le ski
scolaire sont aussi appréciés.
Pascal Jeandel se souvient qu’il y
allait le lundi. Chauffeur routier à
la retraite, il gère désormais un
chalet en location et un autre pour
le compte de ses beaux-parents.
« On est 80 loueurs à Ventron. Sans
le ski, les gens ne viendront plus en
janvier et février, on ne sera qu’une
base de repli pour ceux de La
« On est
80 loueurs
à Ventron. Si
la station ferme,
c’est le village
qui va mourir »
PASCAL JEANDEL
gérant de chalets en location
Bresse. Si la station ferme, c’est le
village qui va mourir. » M. Jeandel
a lancé une pétition, qui a recueilli
2 500 signatures. Il estime que
l’enneigement irrégulier n’est pas
nouveau, et que ça n’a jamais em-
pêché le domaine de perdurer. La
preuve : « En 1964, mon oncle, qui
travaillait pour la commune, avait
acheté une lame de chasse-neige
pour déneiger la commune : il ne
s’en était pas servi de l’hiver ! »
Les skieurs de Ventron ne voient
pas plus loin que le bout de leurs
spatules, s’agace M. Leduc, avec ce
qu’il faut de dédain. Lui voit les
chiffres et dit qu’ils ne sont pas
bons : la saison dernière, il a perdu
450 000 euros. A son goût, les bé-
néfices se divisent et les pertes
s’additionnent : « A Ventron, ils ont
toujours eu une idée précise de ce
sur quoi il fallait que j’investisse… »
Deux cents mètres plus bas, ses
détracteurs disent que l’héritier
n’a pas toujours été avisé dans ses
placements. Que son attitude n’est
pas correcte. Que les pistes sont
parfois mal damées. Que la restau-
ration a baissé, mais pas les prix –
Le document lie la mairie et l’ex-
ploitant jusqu’en 2031. Mme Van-
son, élue à l’été 2020, compare
cette DSP à une maison hantée :
« Dès qu’on ouvre un tiroir, un Poli-
chinelle en sort. » M. Leduc a
50 000 euros d’impayés, qu’il
promet de rembourser avec la
vente des canons à neige. Les avo-
cats se parlent. On laisse enten-
dre qu’avec M. Leduc, la discus-
sion n’est pas simple : ses colères
résonnent jusqu’à Remiremont
(Vosges). L’édile a renoué le dialo-
gue avec l’hôtelier – son prédéces-
seur était arrivé à épuisement.
« Je ne veux pas la guerre avec Thi-
baut, je veux qu’il puisse faire son
projet, mais on veut garder l’Ecole
de ski, dit Mme Vanson. La com-
mune a été malmenée, mais il ne
faut pas l’écraser. Quelque part, il
faut que la commune trouve un
moyen de l’aider aussi. »
Au village, l’héritier de la famille
qui a fait la fortune de Ventron
rase désormais les murs. Le
loueur de skis veut sa tête au bout
d’une pique, au motif que M. Le-
duc fait tout pour empêcher qui-
conque de reprendre la station. Il
y aurait, assure la maire, des pas-
sionnés prêts à reprendre en 2021
une station qui culmine à
1 100 mètres d’altitude. Le conseil
municipal a voté une étude sur
l’avenir du ski à Ventron. Thibaut
Leduc indique qu’il fera tout pour
empêcher la reprise des remon-
tées mécaniques, « car, si le ski
continue, [son] projet ne tient
plus ». En janvier, la mairie a émis
un avis défavorable au permis de
construire : elle estime que le fu-
tur parking empiéterait sur un
terrain communal. p
clément guillou
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021 carnet | 19

Giuseppe
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italien. Son génie lui ouvrit 1955 « Pain, amour, ainsi ('
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les portes d’une carrière hol- soit-il », de Dino Risi K@> @S<I#
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lywoodienne, mais il n’a jamais re-
noncé à accompagner les maîtres
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du cinéma transalpin. D’une mo-
destie rare (de ce point de vue-là, il
1957 « Nuits blanches »,
de Luchino Visconti
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1968 « Histoires extraordi-
naires (Toby Dammit) »,
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$& & :@SJ =S$6P @U PS >@SK K HS6PP'KG
autre génie mais plus conscient de 7 FÉVRIER 2021 Mort à Rome <@>3P&=DK KSJ <& W@< $& J &<@>&  S SJ6K 'P' 5 :I&> KS6K KTJ& 5 S> PJ*K
son talent), il sut toujours mettre J6K# S @SJK $& <I>>'& C??2G
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ses trouvailles et intuitions au ser- W@PJ& KK6KP>P $& W@< L W@SK# <& >'& 
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vice de la vision de chacun de DKK3&J =S&PG & >I6 J6&> @K' W@SK HS6 KI&> &KP <<'& <& ? -'WJ6&J R\RC#
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ceux-ci. Le directeur de la photo- comme si c’était vrai ». Il tra-
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graphie Giuseppe Rotunno est vaillera encore à six reprises avec 6 W@SK <6K&[ & P&YP&# :& W@SK DJ6& $& <I6>P6=6P' -=6<6<&G 6>'3< @>PJ& < =<$6&G
mort à Rome, la ville de sa nais- l’auteur des Amants diaboliques, =I' J6J&G I6 &K@6> $& W@SK & PI6=&G
CN1# W&>S& $S
6>&#  3'>'J@K6P'# K@> '>&J36&# K@>
sance, le 7 février, à l’âge de 97 ans. six films depuis Rocco et ses frères J&> @>PJ&J " ==P&@NM4@P=6<G @= M1\C2 J6KG @DP6=6K=& $& P@SK <&K 6>KP>PK >@SK
J6&54'J*K&#
Il était né le 19 mars 1923. Issu (1960) jusqu’à L’Etranger (1967), =>HS&>P P&JJ6<&=&>P# 6>K6 HSI P ==>G
d’une famille modeste, il doit, à la en passant par Le Guépard (1963).   DJ'K6$&>P& $& <IS>6W&JK6P' J6K5 P@SGP&GK &<<&K &P &SY HS6 <I@>P
mort de son père, trouver rapide-  <Z# @>>S&G
ment un travail. C’est un ami qui Rapport fusionnel avec Fellini @J6>>&# P4<6&# & $@Z&> $& <  S<P' $&



K&K 0<<&K# ='$& 6>& J6K5 <Z#

lui propose de tenter sa chance à L’autre grand nom associé à Ro- &K '<*W&K &P > 6&>K @<<*3S&K#
Cinecitta. Il se met au service du
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9#
photographe Arturo Bragaglia,
6 4&<<&# &$J@# @J#
$=# J&<
dont le mauvais caractère rebu-
tait les apprentis potentiels. Il
émigre, au bout de quelque
temps, avec les encouragements
II $@>P <& JA<&
de son employeur, au départe-
ment des chefs opérateurs. Il est
tunno est Federico Fellini, avec
P <& 
qui il développera un rapport fu-
sionnel de travail. Celui-ci l’em-
bauche pour son sketch des His-
toires extraordinaires intitulé
Toby Dammit, en 1968. Suivront
Satyricon (1969), Fellini Roma
(1972), Amarcord (1973), Le Casa-
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$& C?+\  C?++G -SP &KK&>P6&< D@SJ < $6.SK6@> $& <
$S $' *K $& DJ&KK& =6<6P>P& &P <P&J=@>$6<6KP&G JDD&<<&>P  W@PJ& K@SW&>6J
enrôlé dans l’armée comme re- nova de Fellini (1976), Répétition +0,% 




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<K KIKK@ 6&>P  < $@S<&SJ $& K
porter photographe en Grèce. Il
fait partie des soldats italiens qui
d’orchestre (1978), La Cité des fem- -=6<<& &P $& K&K DJ@ 4&K &P J&>$&>P <6J& HS&P# ERM :>W6&J C?RC5CN :S6> R\\+F#
mes (1979), Et vogue le navire… $&KK6>P&SJ5/ 46KP&# K@> 'D@SK&# J'K6KP>P#
4@==3& S JA<& =:&SJ HSI6<  :@S'
>KP6PSP >P6@><
furent tenus en captivité par les
K&<<& HS&P#
G 3J@>@=6HS&#
Allemands et sera libéré par les
Américains en 1945.
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>>& HS&P#
$>K <I@J3>6KP6@> $& < J& 4&J 4& =6&> HS&P &P SJ&> & SJ@># DJ@-&KK&SJ  <I
(1983). Il accompagne aussi
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KSJW&>S <& <S>$6 + -'WJ6&J R\RC#  K@> <6>6HS& KSJ <& 
d’autres grands cinéastes italiens,
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$@=6 6<& DJ6K6&>#  <I3& $& HSPJ&5
notamment Mario Monicelli,
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W6W#
W6>3P5HSP@J[& >KG 6@SJ>&G
3<' HS&P#
A son retour, il commence à tra- dont il éclaire la grande fresque =&=J& $& <I
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vailler sur les tournages, notam- qu’est La Grande Guerre (1959), <6YP& HS&P &P ' 6<& 4J&>KK6# $I
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< K&J 6>4S=' =J$6 CN -'WJ6&J# S '<*>& E%F# K&K &>->PK#
ment en réglant les lumières des Vittorio De Sica et Dario Argento K@> 'D@SK&# P46<$&# 4J<&K# &J=6>&# J@<$#
< SJ6P &S &>P >K <& RM :>W6&J
6=&P6*J& $S *J&5 46K&# J6K R\&# &>5@S6K E%F# &>6K E%F &P
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plateaux, et se forme ainsi sur le (Le Syndrome de Stendhal W6&J HS&P &P
J6>& @J$&J&S# $&J>6&JG
SY AP'K $& K@> 'D@SK&# J>!@6K &P P4<6&# &>&W6*W&# S 6<& &P 4J<&K5==>S&<#
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tas. Il fait la connaissance d’Aldo en 1996). Dans Journal intime, de &J>J$ &P
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Graziati, le chef opérateur du néo- Valerio Zurlini (1962), il restitue K&K &>->PK &P <&SJK @=D3>&K# J>!@6K# =6<<&# @>KP> &# &>5 J@[6>;&3=6<G @=
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réalisme, dont il devient l’assis-
tant. Au moment de sa mort acci-

dentelle, Graziati travaillait sur le
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film de Luchino Visconti, Senso,
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tourné en Technicolor, Rotunno
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subtilement la beauté des rues &>J6# @'# S<# '<@9K&#

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embrumées de Florence. $' '$'& <& CM >@W&=J& R\R\G K&K D&P6PK5&>->PK# K&K D&P6PK5&>->PK# 
Les cinéastes américains s’inté-
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ressent à lui, dont Stanley Kramer @>P < PJ6KP&KK& $I>>@> &J <& $'DJP# K&K JJ6*J&5D&P6PK5&>->PK#
$>K K HSPJ&5W6>3P5$6Y5K&DP6*=& $6<& @S)[P# 00'/+3 
pour Le Dernier Rivage (1960), K@> 'D@SK&# >>'&# $& K KBSJ# # '"+ $
lui succède pour certaines sé- John Huston avec La Bible (1966), &>54J6KP@D4& &P P'D4>&# &K -=6<<&K HS&P# J$Z# &&<# D&6>PJ& K S<DP&SJ#
quences, dont l’exécution finale. Robert Altman avec Popeye (1980), )0+* .30 
 @-@>$P&SJ $&  J 6K=&#
K&K 0<K# 0<K $& @>P < PJ6KP&KK& $I>>@> &J <& $' *K#
Visconti lui avait dit : « N’attends Fred Zinnemann (Cinq jours, ce @=>&# 6&JJ&# 6<Z &P 6<K#
*2+'*
(!/ * 
 KSJW&>S <& N -'WJ6&J R\RC#  <I3& $& $6KDJS <& C1 -'WJ6&J R\R\#
aucune aide de ma part, fais voir ce
que tu sais faire ! » Entre-temps, il

avait signé sa première photogra-
phie pour Pain, amour, ainsi soit-il,
printemps-là, 1982), Sydney Pol-
lack (Sabrina, 1995) ou Bob Fosse
pour All That Jazz en 1979, un film
qui sera souvent qualifié de « felli-
K&K D&P6PK5&>->PK# @S<@SK& E SP&5J@>>&F# HSPJ&5W6>3P5K&DP >K# $&  6>P5@S6K $S '>'3<G
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de Dino Risi, avec Vittorio De Sica nien ». Mike Nichols le fera tour- 4&W<6&J $& <I@J$J& >P6@>< W@ P SY @>K&6<K 4@>@J6J&# K 0<<&#
et Sophia Loren en vedette, qui fut ner à deux reprises à près de vingt- @>P < PJ6KP&KK& $& -6J& DJP $S $' *K $S
'J6P&G @/ 6&J $& < '36@> $I4@>>&SJG  -=6<<&#
le premier film italien en Ciné- cinq ans d’écart, d’abord pour Ce $&  =&KK& K&J '<'J'& <& :&S$6
&K =6K
mascope (1955). Il est vite consi-
déré comme un spécialiste de
plaisir qu’on dit charnel en 1971 et
ensuite pour Wolf (1994). Rotunno
&K @K*HS&K @>P <6&S $>K $& J> & &P $S '>'3<#
C+ -'WJ6&J R\RC#  C\ 4&SJ&K# &> <
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SJZ# K W6<<& >P<&G >& <I@S<6&>P DKG
l’écran large et de la couleur (rare racontera que, lors du tournage de 6@SJ>&# <I6>4S=P6@> SJ <6&S  <
DJ@-&KK&SJ 4@>@J6J&# KS6P& $& < 'J'=@>6& J&<636&SK& S
dans la production italienne). Cela ce dernier film, l’actrice Michelle $@ P&SJ &> <6>3S6KP6HS& DD<6HS'& 6=&P6*J& $& @>[ E6J@>$&FG &P W6K P6&>P <6&S $& -6J&5DJPG 4J<@PP&$W6$QM3=6<G @=
lui vaut d’éclairer Tosca, de Car- Pfeiffer l’avait éjecté de sa loge &P $6$ P6HS& $&K <>3S&K#
mine Gallone, en 1956, et La Maja alors qu’il voulait étudier son vi- 3J>$ =@SJ&SY $&K W@Z3&K &P W6K P6&>P <6&S $& -6J&5DJP &P
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nue en 1958, production améri- sage pendant le maquillage. « Puis, &P ' J6W6> W@Z3&SJ# 
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20 |
GÉOPOLITIQUE
Iran L’art de la
débrouille au temps
des sanctions
Le retour de l’embargo américain en 2018 a fait fuir les entreprises
iranienne à s’adapter. Si cette résilience ne suffit pas à répondre aux
besoins de la population, elle devrait permettre au pays d’afficher
Q
uand l’Iranienne Sara (un
pseudonyme) décide de
lancer sa propre ligne de
vêtements à Téhéran, au
printemps 2018, c’est
comme si les lignes de
force de la géopolitique
mondiale se conjuguaient pour faire échouer
son « rêve de toujours ». Le moment ne pou-
vait pas être, a priori, plus mal choisi. A peine
quitte-t-elle le poste de graphiste qu’elle oc-
cupe alors dans une agence de communica-
tion que le président américain de l’époque,
Donald Trump, met ses menaces à exécution
en claquant la porte, le 8 mai, de l’accord de
Vienne sur le nucléaire iranien.
Le rétablissement par Washington des sanc-
tions contre l’Iran – les plus strictes depuis la
révolution islamique de 1979 –, dès le mois
d’août, précipite l’économie du pays dans une
spirale récessionniste. La monnaie nationale,
le rial, entame une plongée vertigineuse face
au dollar, déclenchant des troubles sociaux et
la panique générale. A la fin de l’été 2018, le
billet vert s’échange à 250 000 rials au marché
noir, contre 37 500 au printemps – une dé-
gringolade de 85 % de la valeur du rial.
« A l’époque, j’étais en vacances en Italie et je
calculais le prix de toute chose en rial, même
celui d’une bouteille d’eau, avec une angoisse
terrible, se souvient Sara. A mon retour en Iran,
j’ai malgré tout maintenu mon projet de prêt-
à-porter. J’ai pensé que la pénurie des produits
étrangers qui s’annonçait dans le pays créerait
un marché, une clientèle avide de biens de con-
sommation. Deux ans et demi plus tard, je
peux dire que j’ai gagné mon pari ! »
Aujourd’hui, la jeune femme de 33 ans
compte 40 000 abonnés sur sa page Insta-
gram (l’espace favori des entrepreneurs ira-
niens), où elle met en scène de belles Iranien-
nes aux épaules et aux cheveux dénudés, ar-
borant manteaux, décolletés, jupes et panta-
lons aux couleurs vives de sa création. Son
entreprise a même engrangé des bénéfices.
Désormais, dans son atelier à Téhéran, huit
employés s’activent autour d’elle, alors qu’ils
n’étaient que deux à l’origine. Pour réduire sa
dépendance aux importations, la créatrice
préfère les tissus filés en Iran, notamment en
laine peignée produite dans la ville indus-
trielle de Qazvin (centre). « Beaucoup de
clients me disent que les marques étrangères
qu’ils achetaient avant sont devenues inabor-
dables aujourd’hui, tandis que la mienne reste
accessible », explique-t-elle.
Des enseignes occidentales, telles que Zara,
Mango ou L’Oréal, avaient envahi les vitrines
des centres commerciaux dans la foulée de
l’accord sur la réduction des activités nucléai-
res iraniennes (JCPoA) conclu, en juillet 2015,
entre Téhéran et les cinq membres perma-
nents du Conseil de sécurité des Nations unies
(Etats-Unis, Chine, Russie, Royaume-Uni et
France) et l’Allemagne. Cette brève embellie
économique, suscitée par la levée partielle de
l’embargo international en janvier 2016, avait
aussi marqué le retour en Iran de géants in-
dustriels comme Siemens, Volkswagen, Sam-
sung, ou encore les français Total, PSA Peu-
geot-Citroën et Renault. Les exportations de
étrangères, compliqué les échanges, mais forcé l’économie
une croissance de 3,2 % en 2021
brut iranien ont même atteint 2,5 millions de
barils par jour en avril 2018 (contre un peu
moins d’un million de barils par jour, fin
2015), permettant de faire rentrer les devises
indispensables à l’achat de marchandises im-
portées. Mais, avec le retour des sanctions, les
produits étrangers ont été les premiers à dis-
paraître des rayons.
La stratégie de « pression maximale » menée
par Donald Trump en Iran pour asphyxier son
économie – à l’image de l’embargo pétrolier
imposé au Venezuela de Nicolas Maduro,
en 2019, ou des restrictions drastiques visant
la Corée du Nord – n’a que partiellement
abouti. Après une contraction du produit inté-
rieur brut (PIB) iranien de 6,5 % en 2019 et de
5 % l’année suivante, le Fonds monétaire inter-
national prévoit une croissance de 3,2 % pour
2021, malgré une inflation de 30 % et un taux
de chômage de 12,4 %. Une quasi-performance
dans le contexte de la crise sanitaire liée au Co-
vid-19. La Banque mondiale avance des chif-
fres similaires. Et leurs prévisions ne pre-
naient pas en compte l’arrivée du démocrate
Joe Biden à la Maison Blanche, le 20 janvier.
Si Téhéran – qui s’est affranchi des contrain-
tes du JCPoA depuis le retrait américain, avec
la reprise de son processus d’enrichissement
d’uranium à 20 % – revient à un respect strict
de l’accord, Washington l’y rejoindrait, mar-
quant le point de départ de nouvelles négocia-
tions ayant l’ambition d’élargir l’accord à
d’autres enjeux – notamment le programme
balistique iranien. Fin janvier, le président Bi-
den a nommé Robert Malley, ex-conseiller de
Barack Obama et un des architectes de l’accord
de 2015, au poste d’envoyé spécial pour l’Iran.
QUÊTE D’AUTOSUFFISANCE
Cette résilience de l’économie s’explique en
partie par les mesures adoptées par le gou-
vernement du président Hassan Rohani
après le coup de force de Donald Trump. Anti-
cipant la baisse de ses exportations pétroliè-
res, l’Etat a très rapidement interdit, dès
juin 2018, l’importation de milliers de biens
de consommation, dont des aliments, des vê-
tements, des voitures et des produits d’hy-
giène. Le régime a également mis fin à sa poli-
tique interventionniste sur le marché noir,
laissant flamber les devises étrangères. Si
cette mesure a vidé le portefeuille des classes
moyennes et inférieures, et ruiné les com-
merçants des bazars, elle a permis aux pro-
ducteurs locaux de s’imposer face à leurs
concurrents étrangers, dont les marchandi-
ses sont devenues hors de prix. Profitant
d’un marché de 83 millions de consomma-
teurs, le « fabriqué en Iran » a donc pu se déve-
lopper. Des petites et moyennes entreprises
ont vu le jour, et parfois même prospéré.
Le cas de Sara n’est pas isolé. Jouets, cosméti-
ques, nettoyants et matériaux de construc-
tion sont désormais produits par des entrepri-
ses locales. « Avant les sanctions, il y avait par
exemple dix entreprises de production de déter-
gents. Il y en a 170 aujourd’hui », note Cyrus Ra-
zaghi, président du cabinet de conseil Ara En-
terprise, joint par téléphone à Téhéran. Depuis
la révolution de 1979, les mesures restrictives
ont contraint l’économie à être « autosuffi-
sante à près de 80 % », même si, relativise-t-il,
« la qualité des produits n’est pas toujours satis-
faisante, en particulier dans l’automobile, où
des pièces détachées et certaines technologies
manquent ». La grosse difficulté, poursuit-il,
« c’est la pénurie de produits tels que les médi-
caments de chimiothérapie ou les ordinateurs.
Mais, globalement, les affaires tournent ».
Dans ce contexte de bouleversements éco-
nomiques, avec un PIB pétrolier en baisse de
38,7 % entre mars 2019 et mars 2020, les gar-
diens de la révolution – l’armée idéologique
du pays – ont fait un retour en force en acca-
parant les grands projets-clés : infrastructu-
res, télécommunications, énergie. Leurs acti-
vités économiques, développées après la
guerre Iran-Irak (1980-1988), s’étaient renfor-
cées sous la présidence de l’ultraconserva-
teur Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013).
Son successeur, « Hassan Rohani, a tenté de
réduire leur influence en les obligeant, par
exemple, à payer des impôts, explique un ana-
« J’AI PENSÉ QUE lyste iranien sous le couvert de l’anonymat.
LA PÉNURIE Mais la politique de “pression maximale” de
Trump et le départ des sociétés étrangères ont
DE PRODUITS ruiné ses efforts. Les gardiens détiennent
aujourd’hui un quasi-monopole dans de nom-
ÉTRANGERS QUI breux domaines et forment une entité avec la-
quelle le secteur privé ne peut rivaliser ».
S’ANNONÇAIT DANS Les gardiens de la révolution ont ainsi re-
LE PAYS CRÉERAIT pris aux côtés de la compagnie nationale Pe-
tropars, en 2019, le projet de développement
UN MARCHÉ. de South Pars dans le golfe Persique. Une
montée en puissance concrétisée après que
DEUX ANS ET DEMI le géant français Total, suivi de la China Na-
PLUS TARD, JE PEUX tional Petroleum Corp., a renoncé à exploiter
cet immense champ gazier, sous la menace
DIRE QUE J’AI GAGNÉ de lourdes pénalités américaines. « Les gar-
diens ne sont pas aussi efficaces que les entre-
MON PARI », prises étrangères dans ces projets, et il y a eu
EXPLIQUE UNE des cas de corruption. Mais, pour l’instant, ils
se débrouillent », explique un économiste ira-
JEUNE CRÉATRICE nien qui préfère rester anonyme.
Bon gré mal gré, la capacité de raffinage de
DE MODE IRANIENNE pétrole est aujourd’hui « 30 % environ plus
élevée qu’il y a dix ans. L’Iran est devenu expor-
tateur net d’essence », constate David Jalil-
vand, chercheur associé à l’Oxford Institute
for Energy Studies et spécialiste de l’Iran au
centre de recherche Orient Matters, à Berlin.
Dans sa quête d’autosuffisance, l’Iran, qui
possède les deuxièmes réserves mondiales
de gaz naturel, utilise désormais cette res-
source pour produire son électricité. Celle-ci
sert notamment à la fabrication de produits à
forte intensité énergétique, dont l’alumi-
nium, le ciment et l’acier. « Dans le contexte
des sanctions, l’utilisation de son pétrole et de
son gaz diminue la dépendance de l’Iran, ana-
lyse M. Jalilvand. Ces productions créent aussi
des emplois et permettent au pays d’exporter
des produits à valeur ajoutée. »
Selon la Banque mondiale, le PIB non pétro-
lier a ainsi augmenté de 1,1 % entre mars 2019
et mars 2020 (soit pendant l’année civile ira-
nienne 1398), en raison notamment de la
hausse des exportations de produits pétro-
chimiques (plastique) et de produits indus-
triels (tubes, robinets, pompes). L’Iran a aussi
encouragé les exportations agricoles (safran,
fruits secs, pistaches) en réduisant la con-
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
sommation intérieure. Selon l’Organisation
iranienne de développement du commerce,
les exportations agricoles et alimentaires ont
augmenté de 13 % entre mars et septem-
bre 2020, pour atteindre 2,6 milliards de dol-
lars (2,1 milliards d’euros).
Aujourd’hui, les principaux acheteurs sont
la Chine, les Emirats arabes unis, la Turquie,
l’Irak, et l’Afghanistan – tous frontaliers de
l’Iran sauf le premier. « Entre l’Iran et ses voi-
sins, malgré les sanctions, le transfert de mar-
chandises et de devises, en camion, par voie
terrestre, ne rencontre pas d’obstacles ma-
jeurs, explique Bijan Khajehpour, directeur
associé chez Eurasian Nexus Partners, une
société internationale de conseil stratégique
basée à Vienne. La différence culturelle est
aussi moins importante entre ces pays : une
marchandise iranienne se vend plus facile-
ment en Afghanistan qu’en Europe. »
CREVETTES ET PÉTROLE
Des producteurs iraniens dont les marchan-
dises (notamment alimentaires) ne sont pas
concernées par les sanctions relèvent le défi
d’exporter en Europe. Reza (un pseudo-
nyme), par exemple, éleveur de crevettes
dans les eaux turquoise du golfe Persique, a
obtenu les autorisations nécessaires après un
long processus bureaucratique. « Dans notre
secteur, la demande augmente de manière
spectaculaire : en 2018, on produisait entre
6 millions et 7 millions de tonnes de crevettes,
contre 36 millions aujourd’hui, se réjouit l’Ira-
nien, joint par téléphone à Téhéran. En ce qui
me concerne, j’exporte 70 % de mes produc-
tions en Europe (Belgique, France, Italie) et en
Russie. Mes crevettes, complètement bio, sont
très appréciées ! » Leur faible coût de produc-
tion les rend attractives à l’international.
Reza n’utilise que des produits iraniens dans
son élevage. Ses exportations rapportent des
devises en euros, devenues rares en ces temps
de sanctions, et lui ont permis d’agrandir son
affaire. « Nous n’étions que deux au départ
dans les bureaux ; maintenant, nous sommes
quinze ! Et notre usine est passée de 40 à 180
ouvriers. Un vrai bonheur », dit-il fièrement.
Secteur plus stratégique et plus sensible que
les crevettes, le pétrole trouve lui aussi des dé-
bouchés. Si les sanctions ont eu pour effet de
diminuer drastiquement les exportations de
brut, Téhéran aurait néanmoins écoulé en jan-
vier 2021 entre 514 000 barils par jour, selon les
experts de Kpler, et 1,5 million de barils par
jour, selon la société américaine TankerTrac-
 géopolitique | 21
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

LES GARDIENS
DE LA RÉVOLUTION
ONT FAIT LEUR
RETOUR EN FORCE
EN ACCAPARANT
LES GRANDS
PROJETS-CLÉS :
INFRASTRUCTURES,
TÉLÉCOMS, ÉNERGIE

sont enregistrés exportateurs, importateurs,

marchandises autorisées à la vente et valeur
des échanges. Ce système bien rodé permet à
l’Etat de contrôler les échanges, sans pour
autant obliger les exportateurs à rapatrier
leurs devises dans le pays. L’argent est donc
disponible à l’étranger afin de faciliter les
paiements des importations.

kers, qui utilise des images satellites pour sui-
vre les livraisons. Le ministère du pétrole ne
publie plus ses résultats.
Toutes les ruses sont bonnes pour contour-
ner les interdits américains, comme faire
transiter une partie du brut destiné à la Chine
par la Malaisie. L’Iran mélange aussi sa pro-
duction avec celle de l’Irak, qui est ensuite
vendue comme « pétrole irakien ». « La vente
du pétrole irakien a soudain grimpé de
250 000 barils par jour [en septembre 2018],
Un marchand a
installé son stand sous
un panneau à l’effigie
du Guide suprême,
Ali Khamenei, et
sur lequel est écrit :
« Bonne année 1397
[2018], année de
soutien aux produits
iraniens », à Parand,
près de Téhéran,
en 2019. HASHEM SHAKERI
note Bijan Khajehpour, d’Eurasian Nexus
Partners. Il est très facile de faire passer le pé-
trole iranien depuis le Khouzistan [province
du sud-ouest iranien] vers le port irakien voi-
sin de Bassora. D’autant que les deux pays en-
tretiennent de très bonnes relations. »
Les acheteurs négociant des prix bas en rai-
son des risques encourus, il est difficile de sa-
voir combien rapportent ces ventes. Et quel-
les sommes rentrent effectivement dans les
caisses iraniennes. Les banques sont réticen-
tes à traiter avec Téhéran de peur d’être épin-
glées par Washington. Les transactions ne se
traduisent pas forcément en devises. L’Iran
échange par exemple avec la Chine son pé-
trole contre des marchandises (téléphones
portables, médicaments). Cette pratique, déjà
éprouvée sous la présidence d’Ahmadinejad,
a repris de la vigueur depuis 2018.
Pour surmonter l’obstacle des transactions
bancaires, les autorités iraniennes ont aussi
mis en place l’interface Nima, sur laquelle
DE GRANDES MANIFESTATIONS
L’Iran a ainsi pu résister, du moins pour le
moment, aux pressions économiques et poli-
tiques. « Dans les circonstances actuelles, l’éco-
nomie iranienne ne va pas s’écrouler. Pour
autant, elle ne répond guère aux besoins de la
population en matière d’emploi », explique Bi-
jan Khajehpour. Le développement de cer-
tains secteurs, dont celui de l’énergie, dépend
fortement des investissements étrangers et
de technologies de pointe dont est privé l’Iran
à cause de son isolement. « Pour que le pro-
blème du chômage soit résolu, il faudrait une
croissance de 8 % à 10 %, ce qui n’est pas envisa-
geable avec les sanctions », poursuit M. Khaje-
hpour. La crise économique, la corruption des
dirigeants, le chômage des jeunes et la pau-
vreté ont été les déclencheurs des grandes
manifestations qui ont récemment secoué le
pays – notamment celles de novembre 2019,
dont la répression a fait au moins 300 morts
–, avant que les revendications ne prennent
un tour politique.
L’Iran est-il prêt à accepter de renégocier
avec les Etats-Unis un retour à l’accord sur le
nucléaire, avec l’objectif de voir, à un horizon
encore incertain, une levée des sanctions ? Ou
choisira-t-il de conserver le statu quo ? Un
statu quo, au nom de la « résistance à l’Occi-
dent » chère au Guide suprême, Ali Khamenei,
au profit des gardiens de la révolution et du sé-
rail, et au mépris de la population qui endure
au quotidien les conséquences des sanctions
et des choix politiques de ses dirigeants. p
ghazal golshiri

Les combines d’un exportateur iranien à Istanbul

Le négociant en produits pétrochimiques, expert en contournement de sanctions, soutient une ligne « dure » à Téhéran

istanbul - envoyée spéciale Cet Iranien d’une trentaine d’an- à Istanbul d’une valeur supé- dans un port pakistanais et éteint pertes de l’année précédente. « Il y génération de “durs” qui appelle à

M
eysam (un pseudo-
nyme) est un soldat de
« l’économie de résis-
tance », prônée par le Guide su-
prême, Ali Khamenei. Sa mission :
contourner les sanctions améri-
caines, en vigueur depuis que l’ex-
président américain Donald
Trump a quitté, en mai 2018, l’ac-
cord sur le nucléaire iranien âpre-
ment négocié trois ans plus tôt.
« Avec ce dernier tour de vis, nos
difficultés atteignent des som-
mets. Je ne vois pas comment ça
pourrait être pire », analyse Mey-
sam, qui exporte depuis dix ans
des polymères, des minéraux et
des produits pétrochimiques, un
secteur visé par l’embargo améri-
cain. « Mais nous ne sommes pas
restés les bras croisés. Les Iraniens
ont trouvé des voies très efficaces
pour passer outre. »
Lui-même utilise un montage
sophistiqué d’entreprises enre-
gistrées à l’étranger, notamment
en Turquie, à Dubaï et à Oman,
avec des employés locaux, et
n’hésite pas à faire appel à des or-
ganisations spécialisées dans la
falsification de documents.
nées, rencontré dans ses bureaux
modernes ornés de tableaux mini-
malistes sur la rive asiatique d’Is-
tanbul, en Turquie, ne vit pas selon
les préceptes prônés par le régime
de Téhéran. Il boit de l’alcool et ha-
bite avec sa compagne sans l’avoir
épousée, alors que sa famille ap-
partient au sérail de la République
islamique, ce qui lui fait profiter
d’informations et de rentes.
Scénarios « irréprochables »
Nombre de ses amis avaient es-
péré des jours meilleurs après la
signature de l’accord sur le nu-
cléaire de 2015, comptant sur une
arrivée massive d’investisseurs
européens et un nouvel environ-
nement propice aux affaires. Pas
Meysam. Lui a préféré « rester lu-
cide » et se tenir « prêt à d’éven-
tuels nouveaux cycles de rétor-
sion » à l’encontre de Téhéran. Dès
2016, alors que les sanctions amé-
ricaines commencent à s’alléger,
il s’est procuré un passeport déli-
vré par un paradis fiscal pour la
somme de 100 000 dollars
(82 460 euros). Depuis, il a aussi
obtenu un passeport turc moyen-
nant l’achat d’un bien immobilier
rieure à 250 000 dollars. Ces docu-
ments lui permettent de voyager
à l’abri des soupçons que ne man-
que jamais d’éveiller sa nationa-
lité iranienne chez les douaniers.
Avec l’expérience, Meysam a ap-
pris à se montrer prudent : son
nom n’apparaît pas dans les socié-
tés qu’il a créées. « Ces sanctions
sont tellement strictes que, si le
fonctionnaire d’une banque turque
s’aperçoit de la présence d’un em-
ployé iranien dans votre bureau, ce
sont tous les comptes de la société
qui seront gelés, soutient Meysam.
Il y a trois ans, on avait publié dans
un journal turc une offre d’emploi
pour un Iranien. Nos comptes ont
été bloqués, rien que pour ça ! »
Concernant le commerce mari-
time (l’organisation iranienne du
transport maritime figure sur la
liste noire américaine), des pis-al-
ler ont été trouvés : des bateaux
iraniens sont vendus à des Grecs, à
des Maltais ou à des Panaméens
pour pouvoir naviguer sous le pa-
villon de leur pays. « Imaginez que
vous voulez exporter des engrais
chimiques [visés par les sanctions]
en Chine. Vous prenez un bateau
battant pavillon maltais qui va
son GPS. Il se rend ensuite en Iran,
où il récupère les marchandises,
puis revient au Pakistan, comme
s’il n’avait pas bougé », explique
fièrement Meysam, qui a déjà testé
la combine. « Le bateau ne rallume
son GPS qu’à ce moment-là, et re-
prend sa route jusqu’en Chine. »
Quant aux marchandises, pour-
suit-il, « il suffit de documents falsi-
fiés, fabriqués en Ukraine ou en
Egypte, établissant que vous trans-
portez du blé originaire d’un pays
comme le Koweït, le Qatar ou les
Emirats. Une fois arrivées en Chine,
vos marchandises seront mélan-
gées à d’autres, sans qu’il soit possi-
ble de retracer leur origine ».
A chaque nouvelle opération,
Meysam élabore un scénario « ir-
réprochable et d’une logique impa-
rable en cas de contrôle » : « Il m’est
arrivé de prétendre que je transpor-
tais du blé marocain pour l’expor-
ter en Turquie. J’avais avec moi des
documents riches de tous les dé-
tails nécessaires pour le prouver. »
En 2020, malgré les sanctions,
Meysam a fait des bénéfices. Avec
un chiffre d’affaires de 160 mil-
lions de dollars (133 millions
d’euros), il a même pu couvrir les
a au moins 200 sociétés iranien-
nes d’exportation de produits dé-
rivés du pétrole qui, comme la
mienne, contournent les sanc-
tions, avec des chiffres d’affaires
allant jusqu’à 600 ou 700 mil-
lions de dollars », avance-t-il.
Ni contrats ni assurances
Mais contourner les sanctions
n’est pas sans inconvénients.
Sans contrats ni assurances, « on
ne peut travailler qu’avec des gens
de confiance, dit Meysam. Si,
avant, j’avais cinquante clients,
aujourd’hui, je n’en ai que trois ou
quatre. Il arrive qu’on ne soit pas
payé, ça fait partie des risques ».
A l’approche de la présidentielle,
prévue en juin, et puisque Hassan
Rohani, l’architecte iranien de l’ac-
cord sur le nucléaire de 2015, ne
pourra pas se représenter pour un
troisième mandat, Meysam es-
père que le prochain chef de l’Etat
« soit proche du Guide et qu’il fasse
consensus entre les factions qui di-
visent le sérail ». « Rohani attribue
la responsabilité de tous les maux
du pays aux sanctions, parce qu’il
ne veut pas que l’accord soit criti-
qué. Son attitude a fait émerger une
la résistance contre l’Occident et
qui veut à tout prix que l’Iran re-
prenne ses activités nucléaires. »
Alors que le nouvel occupant de
la Maison Blanche, le démocrate
Joe Biden, se montre plus ouvert à
des pourparlers, Meysam rêve
d’une unanimité au sein de la
classe politique iranienne. « Chez
nous, il y a toujours eu cette lutte
entre ceux qui se disent modérés et
les plus durs. Mais pour un dossier
comme le nucléaire, nous avons be-
soin d’un consensus. » Pour l’heure,
son favori est Hossein Dehghan,
ancien officier de la brigade des
gardiens de la révolution – l’armée
idéologique du pays – et ex-minis-
tre de la défense (2013-2017), qui a
déjà annoncé sa candidature. « Un
homme qui n’est pas corrompu, qui
n’est pas va-t-en-guerre et qui a de
la bouteille », assure Meysam.
Dans ses bureaux est accrochée
une calligraphie des premiers
vers d’un ghazal du grand poète
persan du XIVe siècle Hafez : « La
bonne nouvelle est venue : les jours
de chagrin ne dureront ! Ils ne du-
reront pas plus que n’ont duré les
autres [ceux de la joie]. » p
g. go.
22 | géopolitique 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

L’Iran face à une double crise

Asphyxié économiquement, le pays est davantage touché par l’épidémie de Covid-19 que ses voisins

L’IRAN COUPÉ DU MONDE À CAUSE DES SANCTIONS AMÉRICAINES...

2020
Milliers de barils exportés en moyenne par jour
Exportation de pétrole brut
et de condensats iraniens, 97 Destinations inconnues
en milliers de barils par jour,
en moyenne sur un mois 8 mai 2018 La part grandissante
L’administration Trump des exportations de brut
révoque unilatéralement iranien vers
selon TankersTrackers.com
l’accord et rétablit les des destinations
selon Kpler sanctions. inconnues est
la conséquence
de l’utilisation,
par la National
Iranian Tanker
Turquie Company, de
3 210 moyens plus
2 500
Syrie Chine sophistiqués
3 pour cacher
leurs flux.

La majorité des exportations

7 août 2018 sont destinées à la Chine par
2 000 Premier volet le biais de transfert entre deux
de sanctions tankers dans les eaux
16 janvier 2016 sur les secteurs bancaire, malaisiennes et par l’oléoduc
Premières levées des des matières premières, qui traverse la Birmanie.
sanctions économiques de l’automobile et de
contre l’Iran : retour du l’aéronautique civile.
pays sur le marché
économique mondial.

1 500
Les estimations des exportations 1 500
de brut iranien varient selon
1 mai 2019
er les sources.
109 En janvier 2021,
France Washington
202 impose un TankerTrackers.com les estiment
Japon à 1,5 million de barils par jour (bj)
134 embargo total
sur le pétrole alors que Kpler les estiment
Turquie 299
673 Corée à 581 000 bj.*
iranien.
Chine
du Sud Sources
14 juillet 2015 450
96 Inde
Accord de Vienne entre
Emirats
Téhéran et les grandes 5 novembre 2018
Kpler

arabes Tankers-
puissances sur la réduction Sanctions étendues Trackers.com
unies
des activités nucléaires aux secteurs pétrolier Septembre 2020
iraniennes. et gazier, ainsi qu’à la Joe Biden évoque
banque centrale un éventuel retour
iranienne. dans l’accord de Vienne
s’il est élu.
500 2 Destination
inconnue
581
20 septembre 2019
Milliers de barils exportés Donald Trump renforce
en moyenne par jour les sanctions contre
2016 la banque centrale
*Kpler nous précise que ces chiffres seront iranienne, accusée
consolidés et vraisemblalement de financer le terrorisme.
révisés à la hausse dans les semaines
à venir.

2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021

Obama Trump Biden

Election de Biden le 3 novembre 2020

50 000
Taux d’échange sur le marché noir du dollar américain en rials iraniens
(afin d’illustrer le déclin du rial iranien, l’axe des ordonnées est inversé)

100 000

... VOIT SON ÉCONOMIE ASPHYXIÉE... ... ALORS QUE LE PAYS EST
PLUS TOUCHÉ QUE SES VOISINS
Trois années de récession PAR LA PANDÉMIE DE COVID-19 150 000
Croissance du PIB en %
12,5 482
17 novembre 200 000

Nombre de morts Taux de mortalité du Covid-19

du Covid-19 pour 100 000 habitants, par pays
3,7 3,2 400
depuis janvier 2020
en Iran (selon des chiffres 25 000
officiels, peut-être 6,50 : Afghanistan
2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 sous-évalués)
9,10 : Qatar
300 000
-1,6 300
19,04 : Arabie saoudite
-5,4
-6,5
-5
235
28 juillet 32,91 : Turquie
Une inflation préoccupante 200 34,19 : Irak
Taux d’inflation,
selon le prix moyen 158
à la consommation,
41 4 avril
en % 31,2 30,5 30 71,74 : Iran
100 Infographie Le Monde :
Flavie Holzinger
120,31 : France et Floriane Picard
11,9 9,1 9,6
65 Sources : Kpler ;
TankerTrackers.com ;
11 février 144,09 : Etats-Unis FMI ; OMS ;
Université Johns-Hopkins ;
2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 Janv. Mars Mai Juil. Sept. Nov. Janv.
Autres pays Pays voisins de l’Iran Bonbast ; Le Monde
2020 2021

0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Karim Emile Bitar
« Les assassinats
hantent la vie
politique libanaise »
Le Liban est une démocratie faible, analyse
le politiste. Elle permet à une opposition
d’émerger, mais laisse se développer des
mouvements radicaux, déterminés à faire
taire les voix qui ne leur conviennent pas
ENTRETIEN
L’
beyrouth - correspondant
assassinat dans le sud du Li-
ban, le 4 février, de l’intellec-
tuel Lokman Slim, farouche
opposant au Hezbollah, forma-
tion politico-militaire chiite
aux liens étroits avec Damas et
Téhéran, a fait resurgir dans ce pays le spectre
des assassinats politiques. Karim Emile Bitar,
directeur du département de sciences politi-
ques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth,
retrace l’histoire de ce fléau, récurrent au Li-
ban, et analyse ses ressorts et ses conséquen-
ces sur la vie politique locale.
Comment comprendre historiquement
le recours aux assassinats politiques ?
Les assassinats politiques servent à élimi-
ner des gêneurs, mais aussi à semer le chaos,
pour infléchir le cours de l’histoire, en créant
un choc, en faisant couler plus d’encre que
de sang. Les penseurs anarchistes russes
l’ont théorisé. Ils parlent de la « propagande
par le fait », de la possibilité par ces actions
d’accentuer les lignes de faille au sein d’une
société, d’enclencher des cycles de violence
et de répression qui forceraient la popula-
tion à choisir son camp.
A quand remontent les assassinats politi-
ques au Liban ?
L’un des premiers assassinats à avoir mar-
qué le XXe siècle, au Liban, est celui du leader
druze Fouad Joumblatt, en 1921, victime
d’une rivalité entre familles du Chouf. C’est le
père de Kamal Joumblatt, lui-même assassiné
en 1977, et le grand-père de Walid Joumblatt,
actuel chef de file de cette communauté. A
son domicile de Beyrouth, ce dernier a accro-
ché au mur un portrait de son grand-père, un
autre de son père, a laissé une place vide pour
le cas où il serait lui aussi éliminé. Après la fin
du mandat français (1923-1943), le premier as-
sassinat politique est celui du premier minis-
tre Riad Al-Solh, le père de l’indépendance. Il
est tué en 1951 [à Amman] par des membres
du Parti social-nationaliste syrien (PSNS), en
représailles à l’exécution de leur chef Antoun
Saadé, un an et demi plus tôt, à l’issue d’une
mascarade de procès pour sédition. Un centre
d’étude libanais a recensé 104 assassinats, de-
puis 1943, visant des hommes politiques, des
journalistes, des diplomates et des figures re-
ligieuses, et 94 tentatives d’assassinat.
Peut-on distinguer différentes périodes ?
Le phénomène prend de l’ampleur dans les
années 1970, à la faveur de la guerre civile
(1975-1990), du déplacement du conflit israé-
lo-palestinien sur le territoire libanais, et
parce que le pays du Cèdre devient le théâtre
de rivalités entre puissances régionales ou
internationales. A partir de là, on distingue
plusieurs « familles » d’assassinats, qui cor-
respondent parfois à des phases chronologi-
ques distinctes : les éliminations conduites
par Israël de figures palestiniennes, comme
l’écrivain Ghassan Kanafani en 1972 et l’opé-
ration de la rue Verdun en 1973, fatale à trois
cadres de l’OLP ; les règlements de compte
entre factions libanaises pendant la guerre
civile, comme la liquidation du leader chré-
tien Tony Frangié, en 1978, par ses rivaux des
Phalanges libanaises ; les assassinats com-
mandités pendant ce conflit par des acteurs
régionaux, dont celui de Bachir Gémayel, le
chef des phalangistes, en 1982, quelques
jours après son élection à la présidence, tué
par un membre du PSNS à l’instigation de
Damas. Puis il y a les assassinats par Israël de
dirigeants du mouvement chiite Hezbollah,
comme Abbas Moussaoui, foudroyé par un
tir de missile en 1992.
Cette formation semble être passée de
victime à exécuteur puisque la dernière
vague d’assassinats lui est attribuée…
Cette campagne a débuté, fin 2004, avec l’at-
tentat raté contre le ministre druze Marwan
Hamadé, dans la foulée du vote à l’ONU de la
résolution 1559 appelant au retrait des forces
d’occupation syriennes du Liban. Elle viserait
à réduire au silence les velléités d’opposition à
l’axe irano-syrien. L’ex-premier ministre Rafic
Hariri est assassiné dans ce contexte en 2005,
dans une gigantesque explosion. L’élimina-
tion de Lokman Slim prolongerait ce cycle qui
a fait une dizaine de victimes et était en sus-
pens depuis 2013, depuis l’assassinat de Mo-
hammad Chatah, un conseiller de Saad Hariri,
le fils de Rafic.
Le recours aux assassinats n’était pas
une nouveauté à cette époque pour
le Hezbollah…
Dans les années 1980, le mouvement chiite
a tué des membres du PSNS et du Parti com-
muniste, des formations à l’avant-garde de la
résistance à Israël qu’il a confisquées ensuite
à son profit. Parmi ces victimes figure,
en 1987, l’intellectuel chiite Hassan Hamdan,
surnommé le « Gramsci arabe » [du nom d’An-
tonio Gramsci, fondateur du Parti commu-
niste italien], qui refusait de courber l’échine
devant cette milice en plein essor. Cela dit,
l’opération d’élimination la plus coûteuse en
vies humaines jamais menée au Liban est
celle qui visa, en 1985, le cheikh Mohammad
Hussein Fadlallah, le guide spirituel du Hez-
bollah. Cet attentat à la voiture piégée fit 85
morts et 200 blessés dans le quartier de Bey-
routh où vivait le religieux, qui s’en est sorti
indemne. Le journaliste américain Bob
Woodward a révélé que cette opération avait
été conçue par la CIA, qui l’avait ensuite sous-
traitée aux services secrets saoudiens.
Comment expliquer ce fléau libanais ?
Le recours aux assassinats politiques s’ob-
serve surtout dans les régimes autoritaires,
comme ceux d’Amérique du Sud et d’Asie du
Sud, tel le Sri Lanka, et dans les démocraties
faibles comme le Liban. Celles-ci permettent
à une opposition d’émerger, mais laisse se
développer des mouvements radicaux, dé-
terminés à faire taire les voix qui ne leur con-
viennent pas. Ces pays sont aussi des terri-
toires ouverts à tous les vents, où les services
de renseignement étrangers peuvent opérer
à leur guise. Le Liban est devenu une boîte
aux lettres où les espions de la région et
d’ailleurs s’envoient des messages par assas-
sinats interposés.
Le récent assassinat de Lokman Slim, un
intellectuel, rappelle que les hommes de
plume ont payé un lourd tribut à cette
pratique…
Le premier est Nassib Metni, rédacteur en
chef d’un journal d’opposition, Le Télégraphe,
tué en 1958. C’est le déclencheur de la mini-
guerre civile que le Liban a connue cette an-
née-là. Il y a eu un autre assassinat « étin-
celle », celui de Maarouf Saad, un homme po-
litique nassérien, tué par balles en 1975, lors
d’une manifestation de pêcheurs à Saïda. Sa
mort est considérée comme un événement
précurseur de la guerre civile. Pour revenir
aux journalistes, il faut mentionner Kamel
Mroué, directeur du quotidien pro-saoudien
Al-Hayat, abattu en 1966 par des agents à la
solde de Gamal Abdel Nasser, et Edouard
Saab, rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour et
correspondant du Monde au Liban, victime
d’un franc-tireur en 1976. Et puis, en 2005, on
assiste à l’assassinat de Samir Kassir, éditoria-
liste-phare du quotidien An-Nahar, et à celui
de Gébrane Tuéni, le directeur de ce journal,
tous deux pourfendeurs du régime de Damas.
Parmi les victimes figurent aussi des
hommes qui s’opposaient aux interven-
tions étrangères ou qui s’efforçaient de
bâtir des ponts entre communautés.
C’est le cas de Kamal Joumblatt, qui s’oppo-
sait au déploiement des troupes syriennes au
Liban et entretenait en même temps de très
bonnes relations avec un homme comme
Raymond Eddé, représentant de la droite
chrétienne modérée, lui aussi très hostile
aux interventions syrienne et israélienne
dans les affaires libanaises. Ce dernier a
échappé à plusieurs tentatives d’assassinat,
émanant de la Syrie et des formations chré-
tiennes radicales. Le premier ministre Rachid
Karamé, tué en 1987, était une figure sunnite
modérée. Le président René Moawad était lui
aussi un indépendant, disposé au dialogue. Il
a été éliminé en 1989, dix-sept jours après
son élection, peu après l’accord de Taëf qui
avait mis fin à la guerre civile.
Des auteurs d’assassinats ont-ils été jugés
et punis ?
S’agissant des commanditaires, on a sou-
vent davantage de présomptions que de cer-
titudes. Le seul homme politique à avoir été
jugé après la guerre est Samir Geagea, le chef
des Forces libanaises. Accusé, entre autres, de
l’assassinat de Rachid Karamé, il a passé onze
ans en prison. Mais on ne peut pas véritable-
ment parler de justice car son procès, qui s’est
tenu durant la période de l’occupation sy-
rienne, était entaché d’irrégularités. Habib
Chartouni, l’homme qui a posé la bombe au
siège du parti phalangiste, fatale à Bachir Ge-
mayel, a été incarcéré jusqu’en 1990. Libéré
par une offensive des troupes syriennes, il
s’est probablement réfugié à Damas. Mais si-
non, l’impunité est la règle. Les procédures
s’enlisent parce que personne n’a intérêt à ce
qu’elles aboutissent. Il a fallu onze ans au tri-
bunal international chargé d’enquêter sur la
mort de Rafic Hariri pour délivrer un verdict
entouré de zones d’ombre. Une seule per-
sonne a été reconnue coupable : un membre
du Hezbollah, jugé in absentia.
Cela pourrait-il changer avec la mort
de Lokman Slim ?
C’est très mal parti. Son assassinat a eu lieu
dans le sud du Liban, une zone à majorité
chiite, et le juge chargé de ce dossier est un
« Shinigami » (« le dieu
de la mort ») (2017),
de Raquel Gurunian.
RAQUEL GURUNIAN.
Raquel Gurunian
Cette artiste libanaise
d’origine arménienne est
née à Beyrouth en 1986.
Ses œuvres se veulent un
reflet des problématiques
du Liban, telles que la
criminalité, la corruption,
les violences contre les
minorités, et la réalité
parfois sombre de sa ville
bien-aimée, Beyrouth.
L’encre noire qu’elle utilise
dans ses tableaux lui
permet, explique-t-elle,
de souligner les contrastes
extrêmes qui se côtoient
au quotidien dans son pays.
Son travail a notamment
été exposé à Amsterdam
en 2017.
ERIC GARAULT /
PASCOANDCO
géopolitique | 23
membre de cette communauté, inféodée à
Nabih Berri, le chef du parti Amal, allié nu-
méro un du Hezbollah. La ministre de la jus-
tice du gouvernement sortant, Marie-Claude
Najm, avait tenté de modifier le système d’af-
fectation des magistrats, pour éviter qu’ils of-
ficient dans les régions de leur zaïm (« leader
communautaire »). Mais elle s’est heurtée à
une levée de boucliers des partis. Autre in-
dice : le fils de Maarouf Saad, Ossama Saad, fi-
gure du Sud et nationaliste arabe irréprocha-
ble, a qualifié la mort de Lokman d’assassinat
politique, en ajoutant que cette méthode
d’intimidation était inacceptable. Même s’il
n’a pas mis en cause le Hezbollah, cette décla-
ration lui a valu une cascade d’attaques sur
les réseaux sociaux.
Certains assassinats ont-ils changé
le cours de l’histoire au Liban ?
Quelques-uns, oui. Je pense à ceux de Ba-
chir Gémayel et de Rafic Hariri, dont les con-
séquences géopolitiques ont été incalcula-
bles. Je pense aussi à celui de René Moawad,
dont le mandat aurait été radicalement diffé-
rent de celui qui lui a succédé à la présidence,
Elias Hraoui, un homme lige de la Syrie.
Quel impact ces actions violentes ont-
elles sur la vie politique libanaise ?
Les Libanais se sont mithridatisés, s’accou-
tumant peu à peu à ce poison. Mais, au-delà
de la tragédie humaine, l’impact est très
lourd. Ces assassinats ont créé des martyro-
logies. Ils hantent notre vie politique. Chaque
communauté a ses « mouqadassat », ses figu-
res sacrées, intouchables : Rafic Hariri chez
beaucoup de sunnites, Bachir Gémayel chez
beaucoup de chrétiens, et, chez les partisans
chiites du duo Hezbollah-Amal, Moussa Sadr,
l’imam disparu en 1978 en Libye, ou plus ré-
cemment Imad Moughnieh, le cerveau mili-
taire du Hezbollah, assassiné à Damas
en 2008, dans une opération américano-is-
raélienne. Ce phénomène complique le tra-
vail des historiens. On devrait pouvoir accep-
ter que ce n’est pas parce qu’une personne
meurt pour une idée que cette idée est forcé-
ment juste et que la victime d’un assassinat
ne devient pas, forcément, un parangon de
vertu et de patriotisme. Mais, dans le Liban
d’aujourd’hui, c’est impossible. p
propos recueillis par benjamin barthe
 CULTURE
24 |
Angkor menacé par un parc d’attractions
Le caractère sacré de l’ancienne capitale de l’Empire khmer, Patrimoine mondial de l’Unesco, est mis en danger
PATRIMOINE
A
u Cambodge, le carac-
tère sacré et universel
d’Angkor, l’ancienne
capitale de l’Empire
khmer (IXe-XVe siècles), classée
« Patrimoine mondial » de
l’Unesco en 1992, avec ses dizai-
nes de temples en grès ciselé au
cœur de 400 kilomètres carrés de
jungle, est menacé à sa porte. La
construction d’un gigantesque
parc d’attractions comparable à
un Disneyland, et baptisé « An-
gkor, Lake of Wonder » (« Angkor,
lac des merveilles »), est prévue
sur 75 hectares, à seulement
500 mètres de la zone tampon
protégée par l’Unesco.
Auteur de ce projet, la société
chinoise NagaCorp Ltd, qui pos-
sède par ailleurs des casinos, no-
tamment à Phnom Penh, a an-
noncé qu’elle avait reçu, le
12 mai 2020, l’agrément de l’admi-
nistration du premier ministre
cambodgien, Hun Sen, pour la
construction de ce complexe tou-
ristique. NagaCorp Ltd aurait la
garantie de disposer dudit terrain
pendant cinquante ans (contrat
renouvelable) pour construire et
administrer le parc d’attractions.
La location du terrain apparte-
nant à l’Etat cambodgien resterait
gratuite de sept à dix ans, puis se-
rait facturée 29 dollars par mètre
carré, pour rapporter au total près
d’un milliard de dollars. Tandis
que NagaCorp Ltd investirait
350 millions de dollars dans la
phase initiale du projet.
Cité hydraulique
Présenté en vidéoconférence,
pandémie oblige, les 26 et 27 jan-
vier, lors de la réunion du Comité
international de l’Unesco pour la
Conservation et le développe-
ment durable du site historique
d’Angkor (CIC-Angkor), ce projet
pharaonique a créé l’incompré-
hension chez les experts chargés
des programmes de sauvegarde
du site classé. Tant le caractère fes-
tif et ludique du futur Angkor
Lake of Wonder leur semble in-
compatible avec l’empreinte sa-
crée des temples de l’authentique
Angkor, le plus vaste site bâti
classé Patrimoine mondial.
La projection de cinquante pho-
tos en couleurs dévoila, sur grand
écran, la maquette du futur Naga
Water World aux 12 attractions
nautiques : rivière enchantée sur
2,5 km, avec barques et gondoles ;
grand canal de 500 mètres de
long ; piscine à vagues avec plage
de 5 000 mètres carrés ; triple to-
boggan aquatique ; cascade ; mar-
ché chinois flottant, parc marin,
copies grossières des sculptures
Pomme et Yseult secouent les Victoires de la musique
Récompensées lors de la cérémonie, vendredi 12 février, les chanteuses ont évoqué les obstacles rencontrés par les femmes dans leur métier
L es 36e Victoires de la musi-
que promettaient d’être
mouvementées, vendredi
12 février, avec des déclarations
contre la fermeture des lieux de
spectacle et contre le sexisme dans
l’industrie du disque. La veille de la
cérémonie, qui se tenait à La Seine
musicale de Boulogne-Billancourt
(Hauts-de-Seine), devant un public
très restreint (200 personnes, tou-
tes intermittentes du spectacle), la
future lauréate de la catégorie ar-
tiste féminine de l’année, Pomme,
relançait en effet le débat sur le
harcèlement sexuel dans le milieu
de la musique.
La chanteuse publiait une lettre
ouverte sur le site d’information
Mediapart et y racontait comment
son entrée dans le métier avait été
traumatisante. Elle rappelait qu’à
Le temple
d’Angkor Vat,
dans la
province
de Siem Reap,
le 5 mars 2020.
TANG CHHIN SOTHY/AFP
angkoriennes, restaurants, bouti-
ques et palace de 900 chambres
avec vue sur l’eau.
« L’eau a joué un rôle important
dans l’histoire d’Angkor », justifie
le groupe Naga dans ses com-
mentaires rappelant l’usage, du-
rant les mois de sécheresse, des
fameux réservoirs ou barays. Au
IXe siècle, le message du roi
Indravarman 1er était vision-
naire : « l’eau est plus précieuse
que l’or », avait-il fait graver sur
une stèle. Son fils creusera le pre-
mier grand baray, « bassin por-
teur de gloire ». Ce fut le point de
départ de la « cité hydraulique »,
pour reprendre le terme de
Bernard-Philippe Groslier, con-
servateur de l’Ecole française
d’Extrême Orient à Angkor jus-
qu’à l’occupation du site par les
Khmers rouges, en 1973.
Au fil des siècles, le système an-
gkorien très sophistiqué, qui dis-
tribuait le débit des rivières du
mont Kulen, château d’eau
d’Angkor, tout en captant les eaux
pluviales, s’est grippé. Faute d’en-
tretien, canaux, douves, bassins
et réservoirs quadrillant la capi-
« J’espère que
cette nouvelle
génération saura
s’imposer
et renverser
les codes »
POMME
artiste féminine de l’année
l’été 2020, l’opération #musictoo
sur les réseaux sociaux avait re-
cueilli « plus de 300 témoignages
de harcèlement, agressions et viols,
réalisés dans 98 % des cas par des
hommes sur des femmes ».
Pomme, qui a chanté son désir
d’enfant avec Grandiose, a ajouté,
tale ne jouaient plus leur rôle.
En 2004, Hang Peou, alors direc-
teur des eaux et forêts de l’Auto-
rité nationale Apsara, qu’il dirige
aujourd’hui, décida d’identifier
puis de rétablir les connexions
entre ces différents éléments.
C’est chose faite, la magie des dé-
cors démultipliés par les reflets
de l’eau, joue de nouveau. Les
douves d’Angkor Vat de 200 mè-
tres de large sont le miroir du fa-
meux temple dédié à Vishnu,
comme le sont celles d’Angkor
Thom (12 kilomètres de long sur
90 mètres de large), démulti-
pliant les vues des géants de la fo-
rêt où se cache le temple du
Bayon célébrant Bouddha.
La question de l’eau reste d’ac-
tualité. La diminution de la nappe
phréatique inquiète, comme la
croissance exponentielle du
nombre d’hôtels : près de
20 000 chambres sont dénom-
brées à Siem Reap, la ville qui des-
sert Angkor. Un touriste étranger
consommerait en moyenne
300 litres d’eau par jour, contre
sept pour un Cambodgien, sans
parler des piscines et autres fon-
lors de la remise de son prix : « J’es-
père que cette industrie sera de plus
en plus safe pour les femmes, que
cette nouvelle génération saura
s’imposer et renverser les codes qui
ne sont pas toujours faciles pour el-
les. » Pour sa part Yseult, Révéla-
tion de l’année, dont la chanson
Corps est une affirmation de la dif-
férence contre les codes établis de
la mode, s’est adressée directe-
ment à son père, qui lui interdisait
à adolescence de faire de la musi-
que : « Qui l’aurait cru papa ? La
réussite est un devoir, mais ce n’est
pas fini. Le chemin est long en tant
que femme noire, le chemin est
long et sinueux en tant que femme
grosse… Nous y sommes, papa (…)
Bravo à toutes les femmes, on est
fortes, on se bat… Ma colère est légi-
time, notre colère est légitime.
taines. Quelles seraient les consé-
quences du parc aquatique ? Les
études d’impact n’ont pas été réa-
lisées par le groupe Naga.
« Taille disproportionnée »
Depuis 1992, le label « Patrimoine
mondial de l’Unesco » d’Angkor
engage la protection du site classé
voulue par le roi Norodom
Sihanouk qui avait alors sollicité
le soutien de la communauté in-
ternationale. En 1993, fut créé le
CIC-Angkor, coprésidé par la
France et le Japon, un comité de
huit experts ad hoc de l’Unesco,
architectes, archéologues, ingé-
nieurs, scientifiques, chargés
d’évaluer et d’assurer le suivi des
projets de restauration et de déve-
loppement durable. « C’est l’exem-
ple à suivre », affirme l’archéolo-
gue Mounir Bouchenaki, l’un de
ces experts qui était à l’époque,
directeur du Patrimoine mondial
de l’Unesco. « La clef de la réussite
tient au mécanisme mis en place à
Angkor. » Une trentaine de pays
financent et réalisent les travaux
de restauration et conservation,
sous la houlette des experts du
J’aimerais que toute la France l’en-
tende », a-t-elle conclu, comme en
écho à la lettre de Pomme.
Dès le début de la soirée, retrans-
mise sur France 2 et France Inter, le
président d’honneur, Jean-Louis
Aubert, s’est montré, lui, offensif
envers la ministre de la culture,
Roselyne Bachelot, restée, elle, en
coulisse. « Je profite de l’absence ou
de la présence de Madame la minis-
tre, a-t-il ironisé, pour ne rien lui ré-
clamer. En effet, quand j’ai com-
mencé la musique, je ne crois pas
que l’Etat y était mêlé (…) L’Etat ne
m’a rien donné, je lui ai beaucoup
rendu. Je ne demande rien à Ma-
dame la ministre si ce n’est de pren-
dre soin de tous ceux qui bossent
autour de nous, les techniciens, les
organisateurs de spectacle… Pas
longtemps, juste le temps de
La croissance
exponentielle du
nombre d’hôtels
inquiète : près de
20 000 chambres
sont dénombrées
à Siem Reap, qui
dessert Angkor
CIC-Angkor, avec les équipes
cambodgiennes de l’Autorité
nationale Apsara, responsable du
site classé.
Chez les experts ad hoc, l’erreur
que représente la construction de
ce parc d’attractions, Ankgor,
Lake of Wonder, en bordure
même de l’authentique Angkor,
fait l’unanimité autour de l’acadé-
micien Azedine Beschaouch, se-
crétaire scientifique permanent
du CIC-Angkor depuis sa création.
« La taille disproportionnée du
projet, écrivent-ils dans leurs re-
commandations, semble peu
compatible avec l’esprit de préser-
reprendre la route. » L’ancien chan-
teur de Téléphone se risquait à un
pronostic : « C’est pour bientôt, cet
été, c’est bon. » Une heure plus tard,
un des musiciens de l’orchestre de
la cérémonie tempérait cet opti-
misme en demandant au gouver-
nement de prolonger « l’année
blanche » accordée aux intermit-
tents du spectacle au-delà de l’été
2021, tant que « tous n’étaient pas
en mesure de pouvoir travailler ».
« Silence étourdissant »
Benjamin Biolay, récompensé
deux fois, comme artiste mascu-
lin de l’année et pour son album
Grand Prix, a mis en cause le « si-
lence des pouvoirs publics », quali-
fié d’« étourdissant ». « J’attends
qu’on nous écoute, a-t-il ajouté.
Nous sommes des gens sérieux,
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
vation et de gestion d’un site iconi-
que tel que celui d’Angkor. Il affec-
terait gravement l’image de la “va-
leur universelle exceptionnelle”
qui lui a été reconnue par le Comité
du patrimoine mondial en décem-
bre 1992. » Au risque d’une sup-
pression du label Unesco et de
son impact logistique et financier
pour la sauvegarde du site classé
Patrimoine mondial. Un désen-
gagement qu’a connu la ville de
Dresde en Allemagne en 2009 à la
suite de la construction non auto-
risée d’un pont moderne.
Très réservés sur le projet Naga,
les experts de l’Unesco n’imagi-
nent pas la présence du parc d’at-
tractions à moins de trente
kilomètres du site classé, et sans
que le nom d’Angkor y soit asso-
cié, près du nouvel aéroport en
construction et de la future
Smart City, cité de loisirs connec-
tée. En 2013, fêtant les 20 ans du
sauvetage d’Angkor, le premier
ministre cambodgien Hun Sen
rappelait au CIC, sa volonté « de
protéger Angkor, héritage de
l’humanité ». p
florence evin
nous ne ferons pas n’importe
quoi. » Comme beaucoup d’autres,
le chanteur a vu sa tournée annu-
lée à l’automne à l’annonce du
deuxième confinement. Et son ti-
tre, Comment est ta peine ?, joué en
direct n’a été qu’une maigre con-
solation dans une célébration tou-
jours aussi ronronnante et conve-
nue malgré une durée raccourcie.
Depuis 2020, les catégories sont
passées de treize à huit. Mais pour
coller à la réalité de la consomma-
tion de la musique, l’association
Les Victoires de la musique a créé
cette année la catégorie du titre le
plus streamé. Inévitablement, les
gagnants sont des rappeurs, le
duo Gradur et Heuss l’Enfoiré,
pour Ne reviens pas, écouté plus de
101 millions de fois. p
stéphanie binet
 culture | 25
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Chick Corea, pianiste en mission

LUDOV IC T É Z IE R
A L B U M S

Verdi
Airs de La Forza del destino, Don Carlos,
Ernani, Falstaff, Il Trovatore, La Traviata,

et pionnier du jazz fusion

Macbeth, Nabucco, Otello, Rigoletto,
Un ballo in maschera, Don Carlo.
Ludovic Tézier (baryton), Paolo Antognetti
(ténor), Orchestre du Teatro Comunale
di Bologna, Frédéric Chaslin (direction).
Tout le monde en rêvait – Ludovic Tézier sans doute aussi, dont
ce premier récital Verdi comble toutes les attentes. La France
Le compositeur et leader du groupe Return to Forever est mort,
mardi 9 février, à Tampa (Floride), à l’âge de 79 ans
S É L E C T I O N

possède en ce moment le plus grand des barytons verdiens et

ne s’en cache pas. Voix d’airain au timbre riche et sensuel, no-
blesse de la prosodie, fierté de la ligne, plénitude sur toute
la tessiture, le Verdi de Ludovic Tézier est une évidence pure.
Que ce soit dans l’orgueil, la rage, l’amour ou la vengeance, la
même incandescence portée au souffle, à la couleur, la même Chick Corea
joie dévolue au sens, à l’expression. Un magnétisme incarné en concert,
dans une typologie vocale peaufinée au fil des opéras par le en avril 1978,
maître de Busseto, de Nabucco à Falstaff. p marie-aude roux au Finsbury Park
1 CD Sony Classical. Odeon, à Londres.
NATIONAL JAZZ ARCHIVE/LEEMAGE
F E R EN C S N É T BE RG E R –
KE L LE R Q UART E T T
Hallgato
Œuvres de Ferenc Snétberger,
Dimitri Chostakovitch, John Dowland
et Samuel Barber par Ferenc Snétberger
(guitare) et le Quatuor Keller.
Enregistré en 2018 lors d’un concert à
Budapest, ce programme rassemble des œuvres qui évoquent
la souffrance humaine. De quoi se retrouver neurasthénique
après la dernière plage du CD ? Nullement. D’abord parce que,
de la nostalgie diffuse à la déploration accentuée, chaque parti-
tion semble investir un degré spécifique de l’affliction. Ensuite
parce que l’expression instrumentale oscille entre la légèreté
de la guitare (celle, très instinctive, de Ferenc Snétberger) et
la gravité du quatuor à cordes (le polyvalent Quatuor Keller).
Les principales contributions du guitariste jazz brassent très
large, entre Astor Piazzolla et Michel Legrand, mais bénéficient
de solos inspirés. Elles pâtissent du voisinage de chefs-d’œuvre
du XXe siècle, le célèbre 8e Quatuor à cordes, de Dimitri Chos-
takovitch, qui alterne désolations funestes et danses macabres,
et le non moins connu Adagio, de Samuel Barber, élégie à voca-
tion hymnique. Les deux pièces pour luth de John Dowland pa-
raissent plus proches de la tendance caressante de Snétberger,
peut-être parce qu’elles sont transcrites pour guitare – l’une
avec violoncelle, l’autre avec quatuor. p pierre gervasoni
1 CD ECM New Series/Universal Music.

ST E V E N WILS O N
The Future Bites
Longtemps, le Britannique a incarné le
renouveau du rock progressif. Le prolixe
chanteur, 53 ans, multi-instrumentiste
et compositeur du groupe culte Porcu-
pine Tree, est aussi loué pour ses talents
DISPARITION On se l’arrache. En 1968, il ment les limites supposées du
LES DATES

L
de producteur ou ses remix 5.1 des classi-
ques de Yes et King Crimson. Son sixième album solo consacre e pianiste et compositeur
son émancipation vers la pop, déjà esquissée avec To the Bone Chick Corea est mort à
(2017). Ne pas se méprendre sur ses intentions, The Future Bites Tampa (Floride), mardi
se veut autant accessible par ses mélodies aguicheuses 9 février, des suites d’une
qu’aventureux par son approche électronique fouillée, ses forme rare de cancer. Il était âgé
enchevêtrements de sonorités aériennes : le single au piano de 79 ans. Le communiqué mis en
12 Things I Forgot, ou Follower qui tend vers la sophistication ligne sur sa page Facebook men-
pop du Synchronicity, de Police, tandis qu’Eminent Sleaze sur-
prend par son impulsion funk enrobée de chœurs féminins.
tionne un ultime message rédigé
par l’artiste : « Je veux remercier
Un nouveau virage sans renier les concepts propres au genre tous ceux qui, tout au long du
prog, ces neuf titres imaginent une dystopie sur notre société voyage, ont contribué à faire
consumériste dictée par les algorithmes (Personal Shopper, briller de mille feux la musique. »
d’après le film d’Olivier Assayas). p franck colombani
1 CD Caroline Records.
Le communiqué poursuit :
« Toute sa vie, Chick a été ravi
de la liberté et de la joie à créer
PIN K S WE AT $ des formes, et de jouer aux jeux
Pink Planet auxquels jouent les artistes. » Né
Philadelphie a beaucoup contribué au
rhythm’n’blues et à la musique soul. Un
le 12 juin 1941 à Chelsea (Massa-
chusetts), dans une famille venue
grand nombre de ses artistes y sont nés, de Sicile et de Calabre avec bran-
à commencer par le révérend Solomon ches andalouses, Armando An-
Burke, les héros du Philly Sound, Harold thony « Chick » (« le Poussin »)
Melvin, Teddy Pendergrass… puis ceux
de la néo soul, Jill Scott ou Bilal, soutenus tous deux par The
Corea est installé au piano dès ses
4 ans par son père. Jo Corea est
Roots. Ces dix dernières années, la petite sœur de New York trompettiste, multi-instrumen-
n’avait plus beaucoup fait parler d’elle. Pink Sweat$ revient dé- tiste et compositeur, pratiquant
fendre ses couleurs, vêtu des pieds à la tête, de rose. De son vrai dans un orchestre traditionnel
nom David Bowden, le chanteur a d’abord été une voix témoin
dans les studios d’enregistrement où musiciens et producteurs
(dixieland), bien qu’il soit grand
amateur de jazz moderne (Dizzy,
créent des chansons au kilomètre. Il a fini par écrire les siennes Bird, Bud, Monk), autant que de
et son premier album semble avoir absorbé toutes les bonnes classique (Beethoven, Chopin,
vibrations : du gospel des églises des quartiers nord avec l’in- Bach, Mozart).
dispensable organiste, aux sections de cuivre du Philly Sound Apprentissage du « Poussin »
en passant par les guitaristes virtuoses qui fréquentent les jam tout ce qu’il y a de plus classique,
sessions des clubs. Malgré un passage un peu trop pop, Pink c’est la règle, avant la Columbia et
Planet fait voir la vie en rose. p stéphanie binet la Juilliard School of Music, mais
1 CD Atlantic/Warner Music. sans grande conviction. Il décou-
vre les rythmes latinos dans le
DJ A NG O DJAN GO combo de Phil Barboza, et pré-
Glowing in the Dark fère Mongo Santamaria et Willie
En cette période assombrie, on saura gré Bobo aux enseignements acadé-
à Django Django de faire clignoter avec miques (1959-1962). La joie du
autant d’entrain une guirlande de grand jeu.
chansons, rappelant que la scène pop
britannique peut encore compter sur ce « Joie de créer »
quatuor écossais. Son intrigante fantaisie Plus tard, ses compositions (Spain
avait pourtant semblé s’émousser à l’époque d’un troisième ou La Fiesta) deviennent dans
album, Marble Skies (2018), répétant un peu mécaniquement l’instant des standards que tout le
des vagues vocales et danses ludiques, trop froidement enca- monde veut jouer. Plus que rodé
drées par les machines. Porté par des basse, guitare et batterie chez Cal Tjader, Blue Mitchell,
plus organiques, Glowing in the Dark ne renonce ni aux syn- Herbie Mann et Pete La Roca,
thés pimpants ni aux courses euphorisantes, rappelant le mais aussi bien Cab Calloway,
tempo d’une vie d’avant le confinement. Mais ces mélodies vi- il enregistre avec Woody Shaw,
taminées marquées par le krautrock, la surf music, l’électro et Joe Farrell, Steve Swallow et Joe
le psychédélisme, gagnent aussi en profondeur grâce à une ins- Chambers. Il entre dans le groupe
trumentation plus directe et des voix – dont celle de Charlotte de Stan Getz, aux côtés de qui
Gainsbourg, invitée de Waking Up – réchauffées par l’émotion il enregistre Sweet Rain (1966),
(la respiration folk de The World Will Turn, la mélancolie continue de travailler la batterie,
d’Asking for More…). p stéphane davet ce qui retentira dans son jeu
1 CD Because/Caroline/Universal. percussif aux claviers.
publie son premier album per-
sonnel, Tones for Joan’s Bones,
enregistré en 1966. « Ma mission,
dit enfin son message d’outre-
tombe, a toujours été d’apporter
la joie de créer partout où je le
pouvais. L’avoir fait avec tous les
artistes que j’admire le plus au
monde aura été la richesse de ma
vie… » Tel est le secret. Telle est la
raison de sa silhouette d’éternel
adolescent binoclard à qui l’on
passe tout, surtout les facilités.
Preuve par trois : un deuxième
album miraculeux, Now He Sings,
Now He Sobs (1968), d’une éner-
gie stupéfiante (c’est peut-être le
mot), une étincelle qui dure un
temps fou avec Miroslav Vitous
(contrebasse volante, né à Prague
en 1947) et Roy Haynes, batteur,
légende méconnue du jazz
moderne. Fidèle à Horace Silver
et à McCoy Tyner, Chick Corea
constitue avec Herbie Hancock et
Keith Jarrett le brelan d’as de six
décennies de musique. Tous trois
ont côtoyé les géants du siècle.
Tous trois se retrouvent chez
Miles Davis au cours des années
1960. Tous trois ont frayé avec
l’avant-garde la plus hardie :
Circle, le groupe de Chick Corea
(avec le contrebassiste Dave
Holland et le batteur Barry
Altschul), sera rejoint par le saxo-
phoniste, clarinettiste et flûtiste
Anthony Braxton en 1971. Keith
Jarrett a ce joli mot qui leur va
comme un gant : « Ma musique ?
Une sorte d’avant-garde pour
grand public. »
Tous trois connaissent une
popularité qui dépasse large-
Fidèle à Horace
Silver et à McCoy
Tyner, Chick
Corea constitue
avec Herbie
Hancock et
Keith Jarrett
le brelan d’as
de six décennies
de musique
« public de jazz ». Ils jouent en-
semble, ou deux par deux. Tous
trois sont abonnés aux plus
grands festivals hexagonaux,
où ils font jusqu’au bout figure
de stars. On tient Chick Corea et
Herbie Hancock pour des inven-
teurs de la fusion ou du jazz-rock.
C’était le monde d’avant.
La nouvelle lutherie, qu’elle
soit électrique ou électronique
(le piano Fender Rhodes, l’oscilla-
teur Ring Modulator), ne les inti-
mide pas – Keith Jarrett n’aime
pas des masses… La virtuosité
ne leur fait pas peur, le répertoire
classique non plus. Pour Corea, ce
sera Mozart. Sa rencontre et ses
enregistrements (1982) avec Frie-
drich Gulda laissent aussi scepti-
ques les spécialistes des deux
bords (classique et jazz) qu’ils en-
chantent le grand public.
Chick Corea était doué pour le
succès. Sa fidélité à une sorte
de philosophie de la joie est
très communicative. Peut-être la
fonde-t-il sur les enseignements
de la scientologie, lesquels
laissent plutôt réservés les ama-
teurs. Il n’y allait pas de main
morte, il faut dire, entretenant
une longue correspondance avec
le gourou Ron Hubbard, partici-
pant à son album Space Jazz
(1982). Hubbard lui a fait décou-
vrir la dianétique et quelques
autres mirobolants concepts.
Escales dans le mythe ibérique
Avant la formation en 1972 de son
groupe-phare, Return to Forever
(Joe Farrell, Stanley Clarke, Airto
Moreira et Flora Purim), promis
à bien des résurrections de ses
cendres, les rencontres de Chick
Corea (duos, trios, quartets, etc.)
sont simples : vous prenez les
plus brillants de cinq décennies,
connus du public ou pas, mais
les plus brillants, Gary Burton
(qu’il avait remplacé chez Getz),
Herbie Hancock (premier duo),
Keith Jarrett, John McLaughlin
(duos, 1984), Lee Konitz, Paco
de Lucia, Friedrich Gulda, Stanley
Clarke et Lenny White pour une
tournée mondiale « unplugged »
en 2008. Et vous comprendrez
comment l’on enregistre plus
d’une centaine d’albums…
12 JUIN 1941
Naissance à Chelsea
(Massachusetts).
1966
« Sweet Rain », avec le groupe
de Stan Getz.
1966-1968
Premier album personnel,
« Tones for Joan’s Bones ».
1972
Formation de son groupe-phare
Return to Forever.
2008
Tournée mondiale
« unplugged ».
9 FÉVRIER 2021
Mort à Tampa (Floride).
Avec escales régulières dans le
mythe ibérique (Spanish Sketch,
My Spanish Heart, avec Jean-Luc
Ponty au violon, Spain, enregistré
avec le London Philharmonic
Orchestra en 1999). Elektrik Band
rimant avec Acoustic Band, sur
fond d’un énième Return to
Forever, parfois avec la vocaliste
inspirée Gayle Moran (son
épouse, dans Musicmagic), et
échappées classiques (Alexandre
Scriabine, Bela Bartok), duos avec
le banjo de Bela Fleck (2007), les
pianistes Hiromi Uehara (2008) et
Stefano Bollani (Orvieto, 2011)…
Ou ce féerique Rendez-vous in
New York, avec Bobby McFerrin
(2003). Les neuf cercles de la joie,
non plus que les polyèdres de la
rencontre, ne sauraient se discu-
ter. De toute façon, les adeptes
qu’il laisse en chemin, se tapotant
le menton sous la lune, Chick
Corea les rattrape toujours d’un
aguichant revers. La Fiesta, que
voulez-vous… p
francis marmande
26 | culture 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

FRAN CK S CU RT I

G A L E R I E S
Galerie Michel Rein
Comme les autres arts, la
peinture est en cage ces
temps-ci : c’est une des ma-
nières possibles de regarder
les nouvelles installations de
Franck Scurti. Dans des cages
à oiseaux, il enferme des vo-
COURTESY OF THE ARTIST AND MICHEL REIN / lumes géométriques peints
FLORIAN KLEINEFENN de couleurs vives. Ces pri-
sonniers fument pour s’oc-
cuper, comme le prouvent les mégots qui parsèment leurs cel-
lules, lesquelles sont placées sur des socles tapissés d’affiches
arrachées dont on ne voit que le revers, bleu clair et blanc. Il res-
semble à un ciel printanier, dont l’évocation aggrave par con-
traste l’idée d’enfermement. Scurti développe ici, avec son hu-
mour froid caractéristique, des idées esquissées l’été 2020
quand il occupait la nef du Grand Palais. Des travaux sur papier,
où l’expansion du geste abstrait est contrariée tantôt par l’appa-
rition d’autres mégots, tantôt par des étiquettes de prix façon
supermarché. Celles-ci rappellent une autre réalité, que Scurti a
souvent inscrite dans ses créations les plus allégoriques : toute
œuvre d’art est appelée à devenir marchandise. Dans une salle
plus petite se dresse Le Monolithe, pièce la plus énigmatique.
Cette haute stèle que l’on croirait de pierre est en mousse et
semble avoir été peinte par Monet un jour où il avait épuisé son
stock de toiles vierges. Faut-il y voir un monument ironique à la
gloire de cet art ? p philippe dagen
« Premier soleil », Galerie Michel Rein, 42, rue de Turenne, Paris 3e.
Jusqu’au 20 mars, du mardi au samedi de 9 h 30 à 18 heures
(10 heures le samedi).

KU BRA K H AD EM I
Galerie Eric Mouchet
Il faut désormais aller au-delà de
l’histoire personnelle de Kubra
Khademi et de sa performance
Johanna (Helena Zengel) et Jefferson Kyle Kidd (Tom Hanks) dans « La Mission », de Paul Greengrass. BRUCE W. TALAMON/NETFLIX Armor, accomplie en 2015 à Ka-
boul, qui la contraignit à fuir son
pays natal parce qu’elle avait eu le

Tom Hanks dans un western

courage d’y dénoncer publique-
ment l’oppression constante im-
posée aux femmes par la société
afghane. Ses gouaches ne sont

au charme classique
pas moins audacieuses et en di-
REBECCA FANUELE sent aussi long. La plupart d’en-
tre elles sont les transcriptions
visuelles des récits qu’elle entendait, enfant, dans la bouche des
femmes quand les hommes étaient absents : fables obscènes sur
les mérites sexuels supposés des ânes et railleries cruelles de la
Sur Netflix, le film de Paul Greengrass, adapté d’un roman de Paulette sotte vanité masculine qui tient les organes virils pour admira-
bles et vénérables. Tracés d’une ligne souple et nette et peints
Jiles, voit s’apprivoiser un veuf et une petite fille élevée par des Indiens d’ocre clair, les corps nus des jeunes filles aux cheveux et aux
yeux noirs se contorsionnent, se ploient, s’étreignent et se don-
nent. Des rehauts de bleu et d’or ajoutent leur splendeur à ces
danses, mais des vers pris au poète Rûmî calligraphiés sur la
CINÉMA ce conflit sanglant et acharné qui
Paysages prises de vues aériennes dues au peau ou le blanc du papier rappellent que ce sont là des rêves et

O
a causé la mort de 600 000 per- directeur de la photographie Da- que la morale la plus brutale veille, prête à punir et à enfermer.
n peut, sans avoir vu sonnes et laissé un pays profon- grandioses, riusz Wolski (Seul sur Mars) alter- Aussi des images froidement cruelles perturbent-elles ces vi-
La Prisonnière du dé- dément divisé. Ancien impri- nent avec des atmosphères inti- sions érotiques : femme décapitée, femme à la langue sanglante.
sert de John Ford meur, ayant quitté son foyer il y a
prises de vues mes lorsque les deux protagonis- D’autres encore s’attardent sur des fragments de corps, pli du
(1956) et L’Enfant sau- des années, il sillonne le Texas en aériennes dues tes s’apprivoisent peu à peu genou ou de l’aine où Khademi fait apparaître les lignes du sexe
vage de François Truffaut (1970), lisant les journaux, moyennant – tout comme Victor, l’enfant féminin. Elles font l’apologie du désir en peu de lignes. p ph. d.
apprécier le nouveau film de 10 cents de participation, à un pu-
à Dariusz Wolski sauvage, se laissait instruire par « From the Two Page Book », Galerie Eric Mouchet, 45, rue Jacob, Paris 6e.
Paul Greengrass (Jason Bourne, blic souvent illettré ou trop alternent avec le docteur Itard dont il acceptait Jusqu’au 16 mars, du lundi au samedi de 11 heures à 13 heures et
Vol 93) diffusé à partir de mer- abruti de travail pour trouver le l’autorité. Au début, Jefferson de 14 heures à 18 heures.
credi 10 février sur Netflix. Mais temps de lire.
des atmosphères tient Johanna par la peau du cou,
disons que cela peut aider à ins- Un peu journaliste de JT avant la intimes d’une poigne sévère. Peu à peu, il SAN T IAG O D E PAO LI
crire La Mission, ce très beau lettre, un peu présentateur de re- relâche sa prise. Galerie Jocelyn Wolff
long-métrage adapté du roman vue de presse qui choisit ses su- Comme tout western, même si Né à Buenos Aires en 1978,
de Paulette Jiles (Des nouvelles du jets et les politise, il donne à en- du Nord honni. A sa manière mo- le genre est devenu hélas trop vivant à Londres, peintre,
monde, La Table ronde, 2018), tendre ces nouvelles du monde deste, Jefferson Kyle Kidd contri- rare, beaucoup de scènes ont un Santiago de Paoli échappe
dans une filiation que ne renie- grâce auxquelles se forme l’esprit bue à « faire nation ». air de déjà-vu. Déjà vus, ces ban- aux tentatives de classe-
rait pas le cinéaste. Il est question civique dans un pays où, comme C’est à la sortie de Wichita Falls dits patibulaires qui lorgnent ment autant qu’il est exté-
d’apprentissage, de rédemption le rappelle Paul Greengrass, « de (Texas) que son destin bascule : il avec concupiscence sur la blon- rieur aux modes du mo-
et de retour au pays natal. rudes conflits opposaient entre découvre un chariot renversé, deur de Johanna, cette fusillade ment. L’exposition réunit
Nous sommes en 1870. Jeffer- eux les voisins, les familles, les son conducteur, un Noir, pendu, qui éclate dans la sierra alors que COURTESY THE ARTIST AND GALERIE une trentaine d’œuvres qui
son Kyle Kidd (Tom Hanks, impé- communautés ». Le monde dont il et la petite fille que celui-ci était les balles viennent à manquer. JOCELYN WOLFF/ FRANÇOIS DOURY n’ont guère en commun
rial et minimaliste) est âgé d’une est question commence bien sou- censé ramener dans sa famille, Déjà vu, le chariot qui finit en qu’une harmonie d’ocres,
soixantaine d’années lorsque vent à la sortie d’une ville pous- terrée, apeurée, tremblante. Elle miettes au fond d’un ravin après bistres, bruns et gris. Les plus nombreuses, qui sont aussi les
commence le film. Ou peut-être siéreuse. Le public se passionne s’appelle Johanna Leonberger (la que sa roue s’est détachée. Déjà plus grandes, sont peuplées de nus féminins et masculins. Pos-
moins. Difficile de « dater » cet pour les nouvelles locales (épidé- très impressionnante Helena vus, ces sudistes bornés et racis- tures, caresses, rapports sexuels : ce serait un art érotique si les
ancien officier sudiste. La guerre mie de méningite, nouvelles Zengel, 11 ans, déjà remarquée tes qui n’admettent pas leur dé- gestes n’étaient arrêtés et ne semblaient susciter aucun émoi
de Sécession est terminée depuis liaisons ferroviaires) mais hue les dans Benni). Issue d’une petite faite, ces Indiens qui, depuis le chez celles et ceux qui forment ces groupes. D’autres toiles sont
cinq ans. Mais il en a tant vu, dans informations fédérales, venues communauté allemande proche sommet des collines, suivent la des constructions d’éléments anatomiques humains séparés et
de San Antonio, elle a été arra- progression des protagonistes géométrisés qui font croire à une résurrection inattendue du
chée toute jeune à ses parents dé- dans la plaine. cubisme. Il arrive aussi que Santiago de Paoli se donne pour su-
cimés par des Indiens Kiowa, qui Bientôt, l’eau vient à manquer, jet la nature, les nuages, des fleurs, une prairie vue à travers une
l’ont élevée et lui ont donné un le soleil cogne et il faut finir le fenêtre, et les inscrive dans des compositions construites par le
nouveau nom, Cicala. Elle ne voyage à pied, au bord de l’épuise- cercle ou le triangle. Vues ensemble, ces expérimentations plas-

 
 
parle pas un mot d’anglais et ment – Jefferson Kyle Kidd porte tiques déconcertent par leur diversité que l’artiste donne à voir
mange avec ses doigts. Elle crie alors Johanna dans ses bras si clairement qu’elle devient la question centrale de l’exposition.
plus qu’elle ne parle. comme John Wayne dans La Pri- Un peu trop même, car considérées séparément, ces œuvres ont

 
 Un air de déjà-vu
Voulant la rendre aux autorités
sonnière du désert portait Natalie
Wood dans les siens, légère
comme un fétu. L’hommage est
souvent le pouvoir d’arrêter et de soutenir le regard qui les isole
et cherche à y pénétrer. p ph. d.
« A leaf in the window », Galerie Jocelyn Wolff,
$   afin qu’elles prennent la fillette en
charge, Jefferson Kyle Kidd se voit
© Radio France/Ch. Abramowitz
#  ## bientôt dans l’obligation de s’en
occuper lui-même. Et voilà ce cou-

 ple improbable que cinquante ans
  séparent obligé de cohabiter dans
une carriole qui leur fera faire les
600 kilomètres de Wichita Falls à
discret – tout comme ce plan for- 43, rue de la Commune-de-Paris, à Romainville (Seine-Saint-Denis).
dien où le héros est filmé par Jusqu’au 6 mars., du mardi au samedi de 11 heures à 19 heures.
l’embrasure d’une porte – mais ne
passe pas inaperçu.
Mais ces figures imposées du
genre, ces clichés et les petites
variations qu’y apporte le réalisa- CRI SE SA NITAIR E pas, ne boit pas, ne fume pas,
teur, font partie du plaisir que Issoudun rouvre où l’on est invité à ne pas tou-
 &  Castroville où réside le peu de fa-
mille qui reste à la Johanna. « Cette
% " gamine est perdue, elle doit rentrer
chez elle », marmonne Jefferson
Kyle Kidd comme unique justifi-
cation de l’entreprise qu’il s’ap-
prête à mener. Mais chez elle, c’est
où ? Dans la petite communauté
trouvera le spectateur face à ce son musée cher », a fait valoir André Lai-
film qui raconte une histoire Le maire (PS) d’Issoudun gnel, également vice-prési-
sans circonvolutions. Paul (Indre) a annoncé, vendredi dent de l’Association des
Greengrass n’a pas renouvelé le 12 février, la réouverture maires de France. Cette déci-
western mais il a apporté sa con- du musée de l’Hospice Saint- sion intervient trois jours
tribution sincère à l’édification Roch dès samedi, sans atten- après la réouverture de qua-
de sa mythologie. p dre « l’expérimentation » de- tre musées de Perpignan
philippe ridet mandée par les grandes villes par le maire (RN) Louis Alliot,
  " "

 qu’elle a oubliée, chez les Kiowa pour la reprise des activités malgré une saisine de la
% qu’elle regrette ? Film américain des lieux culturels. « Les mu- justice et le maintien de tous


 Paysages grandioses (le film a de Paul Greengrass. Avec Tom sées sont des lieux où le risque les musées hexagonaux fer-
 été tourné au Nouveau Mexique Hanks, Helena Zengel, Michael de contamination est le plus més en raison de l’épidémie
dans les environs de Santa Fe), Covino (1 h 57). Sur Netflix. faible (…), où on ne mange de Covid-19. – (AFP.)
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Quand Anaïs Nin croise la route de Mohamed V
L’adaptation des nouvelles érotiques « Little Birds », transposées au Maroc, entend lier libérations sexuelle et politique
STARZPLAY
À LA DEMANDE
SÉRIE
A
u bout de trois épiso-
des (sur les six que
compte cette minisé-
rie), le mystère de Little
Birds demeure. Le projet initial –
donner une forme épisodique à la
seconde collection de nouvelles
érotiques d’Anaïs Nin – pourrait, à
première vue, relever de la mise à
jour, alibi féministe compris, des
séries semi-pornographiques qui
fleurirent lors de la libéralisation
des ondes, à la fin du siècle dernier.
La lecture du générique de Little
Birds avertit immédiatement que
l’affaire n’est pas si simple. La série
a été conçue par la plasticienne
américano-qatarie Sophia Al
Maria et réalisée par une étoile
montante du cinéma américain
indépendant, Stacie Passon. Le
rôle principal est tenu par Juno
Temple, que l’on a vue chez Noah
Baumbach, Woody Allen ou Ste-
ven Soderbergh. Elle est flanquée
de l’une des muses de Pedro Almo-
dovar, Rossy de Palma, et d’un des
piliers de la troupe de Lars von
Trier, Jean-Marc Barr.
Il y a, dans l’addition de ces ta-
lents, le signe d’une ambition,
dont on devine progressivement
les contours, au rythme languide
de ces premiers épisodes. Alors
que les nouvelles d’Anaïs Nin
Les Relais routiers, tradition populaire entre nostalgie et renouvellement
Sophie Romillat s’intéresse à ces restaurants qui tentent de garder le cap, alors que leur nombre a été divisé par six depuis les années 1960
FRANCE 5
DIMANCHE 14 - 20 H 50
DOCUMENTAIRE
Q
ui l’eût cru ? Les Relais
routiers ont été créés
en 1934 par François de
Saulieu de La Chomone-
rie, un homme dont le patronyme
ne lui promettait pas une intégra-
tion naturelle aux bandes de ca-
mionneurs, plutôt « popu ». Rou-
tier, cet aristocrate ne l’était pas,
mais journaliste, oui. Ce qui
l’amena à s’intéresser à eux à l’oc-
casion d’une pige, puis à créer un
GRILLE N° 21 - 038
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V maître. IX. Travailla sur l’œil. Sa voix
VI
VII
VIII
IX
X four. 4. Remorqués à la chaîne. Cham-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 21 - 037

Rossy de Palma (au centre) dans la saison 1 de la série « Little Birds ». SKY ATLANTICSTARS
étaient disjointes, passant d’un
personnage et d’un continent à
l’autre, on suivra ici les premières
semaines de l’exil de Lucy Savage
(Juno Temple), héritière d’une dy-
nastie de marchands d’armes
américains, de santé fragile (la pre-
mière séquence la montre dans le
cabinet d’un psychiatre condes-
cendant qui lui prescrit l’ancêtre
du Prozac), que sa famille expédie
journal à leur adresse et, enfin, ce
macaron bleu et rouge qui signale
les « Relais routiers ».
A ceux qui n’auraient pas eu la
chance d’y festoyer d’un œuf
mayo – blanquette de veau – et
crème de marron Chantilly, des
clients interrogés par Sophie
Romillat, qui a réalisé Les restos
routiers sont toujours sympas, font
le topo : « C’est un restaurant où
l’on est servi rapidement, où l’on
mange très, très bien et pour pas
cher », dit un premier témoin tan-
dis qu’un autre ajoute : « Et surtout
pas de chichis ! »
7 8 9 10 11
à Tanger. Elle doit y retrouver son
fiancé, Hugo (Hugh Skinner), un
garçon élevé dans les meilleures
public schools britanniques, qui,
en attendant sa promise, vit une
passion torride dans les bras du
bel Adam (Raphaël Acloque), riche
héritier marocain. On est à la veille
de l’indépendance du Maroc et le
pays vit dans l’attente du retour
du roi Mohamed V.
Il faut aussi un parking d’au
moins 500 m2, des toilettes et dou-
ches propres, un menu complet à
14 euros maximum. Tout le
monde est bienvenu et les touris-
tes et locaux ne dédaignent pas
ces tables, parfois excellentes,
comme celle de la sympathique
Claudia, installée dans le Vaucluse.
Horaires exténuants
Elle est de ceux qui ont su tirer leur
épingle du jeu tout en gardant
un objectif d’excellence. Car, des
4 500 établissements qui arbo-
raient le macaron bicolore à la fin
HORIZONTALEMENT
I. Sans motif ni contrepartie. II. Elimi-
ner brutalement. III. Jointes par leurs
extrémités. La part de Bercy dans nos
dépenses. IV. En cartouche pour bien
12
tirer. Partie dans la partie. Forme
d’avoir. V. Brillante production d’une
chenille. Perdit les eaux. VI. Conjonc-
tion. Dit vrai. La petite est souvent
très chère. VII. Général romain sen-
sible aux larmes de sa mère et de son
épouse. Léger dans les airs. VIII. A ten-
du le sein à Dionysos. Passée chez le
de velours a charmé les dames. Dit
tout et n’importe quoi. X. Maintien-
draient ou plaqueraient.
VERTICALEMENT
1. N’a pas fini de grimper dans l’es-
pace. 2. Remit un peu d’ordre dans sa
tenue. 3. D’un auxiliaire. Sorti du
pion dans son domaine. 5. Vibre mais
ne touche pas nos feuilles. 6. Répand
un parfum de résine. Réduit en escla-
En quelques jours, Lucy décou-
vre les bordels, l’homosexualité
de son mari, les orgies organisées
par la Contessa Mandrax (Rossy
de Palma) et l’emprise de l’armée
et des services français, dirigés par
un officier corrompu (Jean-Marc
Barr). On devine bien que, dans
l’esprit de la créatrice, l’émancipa-
tion de Lucy des chaînes du pa-
triarcat fait écho à la libération
des années 1960, ne demeuraient,
au moment du tournage, que
700 rescapés. Les marges ne sont
pas énormes, les horaires exté-
nuants, les taxes parfois asphy-
xiantes. Et les clients se raréfient
en raison des réglementations en
matière de rythme de travail.
Ainsi Pepito, une célébrité dans
le métier, qui a ouvert une appli-
cation où il joue les « Gault
& Millau » de la chose routière,
doit, selon ses pauses, parfois s’en
tenir à d’infâmes sandwichs sur
les aires d’autoroutes. Mais il re-
connaît aussi que certains « se ti-
SUDOKU
N°21-038
9 4
1 4
5 7
5 1 8 4 Chaque chiffre ne doit
4 6 9 seule fois par ligne,
9 3 4 1 6
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
& CIVILISATIO NS
NS
& CIVILISATIO

télévision | 27
d’un peuple colonisé. Ces considé-
rations sérieuses sont habillées –
travesties, parfois – d’une débau-
che d’effets visuels qui tous ten-
dent à magnifier les corps, à exa-
cerber les sensations.
Le spectacle intrigue
Impossible de se départir de l’im-
pression que tout est fait pour
trouver l’équivalent visuel des ef-
fets que procure un des plus fa-
meux produits d’exportation du
royaume chérifien. Pour le public
français, l’effet est un peu gâché
par l’emploi, impérialiste, de l’an-
glais dans tous les dialogues. Dans
cette version de Tanger, on n’en-
tend ni l’arabe ni le français, en-
core moins le berbère ou l’espa-
gnol. Et si le fossé qui sépare les ri-
ches des pauvres est dûment car-
tographié, la mise en scène ne
donne pas une réalité matérielle à
la pauvreté.
Malgré ces petites hypocrisies, le
spectacle de Little Birds étourdit et
intrigue. La fascination des autri-
ces pour toutes les formes d’ambi-
valence (politique, sociale ou éroti-
que) fait de l’initiation de Lucy Sa-
vage un voyage que l’on a envie de
suivre jusqu’à son terme.
thomas sotinel
Little Birds, série créée par Sophia
Al Maria, réalisée par Stacie
Passon. Avec Juno Temple, Jean-
Marc Barr (RU, 2020, 6 × 50 min).
rent une balle dans le pied » en
laissant leur établissement péri-
cliter – ce qui, aujourd’hui, avec
les réseaux sociaux, se sait immé-
diatement chez la clientèle ciblée.
Le documentaire a été visible-
ment tourné avant la fermeture
des salles de restaurant au public.
Mais les Relais routiers patentés
peuvent, depuis, bénéficier d’une
autorisation préfectorale pour
« accueillir du public pour la res-
tauration au bénéfice exclusif des
professionnels du transport rou-
tier dans le cadre de l’exercice de
leur activité professionnelle », ain-
6 7 1 9 3 8
3 2 4 1 6 5
5 9 8 2 4 7
9 2 8 4 7 3 9 1
2 6 9 8 5 4
3 5 1 3 5 6 7 2
4 5 3 7 1 9
7 1 2 5 8 6
9 8 6 4 2 3
2
Expert
Complétez toute la
8
grille avec des chiffres
1
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
par colonne et par
carré de neuf cases.


NOTRE
SÉLECTION
DI MA NCH E 1 4 F É V R IE R
Arte
Roméo + Juliette
20.55 Réécriture anachronique
et brillante du classique de
Shakespeare par l’Australien Baz
Luhrmann, délocalisé à Verona
Beach, interprété par deux jeunes
acteurs talentueux et magnétiques
(Leonardo DiCaprio et Claire Danes).
France 5
L’Homme du président
22.40 Joseph Beauregard et Vincent
Martigny signent un documentaire
sur le « vice-président officieux » de la
République : le secrétaire général de
l’Elysée. Témoignages à l’appui, sans
grandes révélations, mais avec de
nombreuses anecdotes intéressantes.
LUN DI 15 F ÉV R IER
France 5
Network
20.50 Sur un scénario de Paddy
Chayefsky, Sidney Lumet met en
scène une satire médiatique sur
la course à l’audience, avec Faye
Dunaway et Peter Finch. Sorti
en 1976, Network reste pertinent.
Canal+
Neuf meufs
23.00 Emma de Caunes signe une
minisérie en neuf épisodes de dix
minutes. Neuf portraits de femmes
habitant le même immeuble, neuf
façons d’aborder l’amour, la sexualité,
la famille, etc. Avec Aïssa Maïga,
Camille Rutherford, Solène Rigot…
si que l’indique le site Internet des
Relais routiers.
Alors que les restaurateurs re-
connaissent que la clientèle pro-
fessionnelle ne suffit pas à faire
entrer assez d’argent, il s’agira de
voir comment ces établissements
qui font partie de la tradition culi-
naire populaire et provinciale, au
meilleur sens du terme, sortiront
de cette terrible période. p
renaud machart
Les restos routiers sont toujours
sympas, documentaire de Sophie
Romillat (Fr., 2020, 52 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 2 5
9 7 8 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
1 6 3 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 5 2 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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2 8 6
3 9 4 Courrier des lecteurs
5 1 7 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
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sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
Présidente :
Laurence Bonicalzi Bridier PRINTED IN FRANCE
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VERTICALEMENT 1. Réformette. 2. Emaciation. 3. Fol. Airain. 4. Otons.
chez Victor Hugo. 10. Point matinal. Montpellier (« Midi Libre »)
Ne peut plus rien dire. 11. Arrose Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
En. 5. Rite. PS. Ci. 6. Mœurs. Phe. 7. An. Tailler. 8. Ar. Touva. 9. Ralenti-   Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
Saint-Pétersbourg. Bout d’intestin durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
rai. 10. Ili. Râle. 11. Ciblas. Lin. 12. Existèrent.


  


grêle. 12. Suivi en espérant guérir. Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
28 |
IDÉES
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

VILLE ET VOITURE, DE NOUVELLES VOIES À TRACER

Depuis soixante ans, l’automobile structure les métropoles.
Mais son recul inéluctable libère des espaces pour de nouveaux
usages, à condition d’offrir des alternatives de mobilité choisie

Tom Dubois, Christophe Gay

et Sylvie Landriève Les entreprises
doivent se préparer à vivre sans voitures
M
étro, boulot, dodo ». Une
expression bien peu perti-
nente quand on sait que
trois Français sur quatre
utilisent leur voiture pour
se rendre sur leur lieu de tra-
vail. Mais peut-être que, par un étrange
retournement de perspective, elle préfi-
gurerait le mode de vie du futur, celui de
la « ville sans voitures », dont le concept
gagne du terrain chaque année. Les bons
résultats des écologistes lors des élec-
tions municipales en 2020 rendent le
sujet plus que jamais d’actualité.
Occupation de l’espace public, acci-
dents, bruit et, bien sûr, émissions de CO2
et pollution locale, les raisons de vouloir
bannir les voitures des centres-villes
sont nombreuses. Bruxelles, Barcelone
ou Pontevedra (Espagne) ont déjà exclu
la voiture de tout ou partie de leur cen-
tre. Même une pétromonarchie comme
l’Arabie saoudite suit la tendance et pré-
sentait, début janvier, le grand projet
« The Line », une ville entièrement sans
voitures. De son côté, Paris réduit pro-
gressivement la place dévolue à l’auto-
mobile en réaménageant ses places pour
les piétons et les arbres ou en consacrant
des voies aux bus et aux vélos. Une petite
révolution dans une ville où, fin 2016,
la voiture occupait encore 50 % de l’es-
pace public, bien qu’elle ne représentât
que 13 % des déplacements.
Les entreprises, acteurs majeurs de
la ville et de ses flux, ne peuvent rester
à l’écart de ces bouleversements. Le tra-
vail joue un rôle central dans l’organisa-
tion des rythmes de la vie urbaine et de
la mobilité des personnes. C’est même
le premier motif de déplacement des
Les trois experts de la mobilité détaillent les actions
qui permettraient aux entreprises de participer
à la transition écologique dans les transports
Français. Par ailleurs, les entreprises
ne le savent pas toujours, mais 50 % de
leurs émissions de CO2 sont liées à la
mobilité de leurs salariés. S’en soucier
serait une bonne occasion pour elles de
prendre une part active à la transition
écologique avant que cela ne leur soit
imposé. Bonne nouvelle, les leviers d’ac-
tion sont nombreux.
Le télétravail, levier important
Il s’agit d’abord de réduire les déplace-
ments professionnels du personnel.
Les entreprises peuvent ainsi favoriser
d’autres pratiques de travail qui permet-
tent d’éviter des déplacements pro-
fessionnels répétés (mutualisation des
déplacements, regroupement d’événe-
ments, etc.) ou encore inciter leurs col-
laborateurs à recourir plus régulière-
ment à la visioconférence.
Ensuite, les entreprises ne peuvent
plus considérer, comme elles l’ont fait
jusqu’à aujourd’hui, que les déplace-
ments entre le domicile et le lieu de tra-
vail des salariés sont du strict ressort de
leur vie privée. Bien sûr, le télétravail,
qui peinait à se développer jusqu’à la
crise sanitaire actuelle du fait de la réti-
cence partagée des employeurs et des
salariés, pourrait devenir désormais un
levier important pour réduire ces dépla-
cements. Mais cela sous réserve de bien
encadrer sa mise en œuvre pour qu’il
n’incite pas à se déplacer plus pour les
courses ou les loisirs, ni à résider plus
loin où les logements sont moins chers.
A défaut de recruter leurs salariés à
proximité de leurs sites d’implantation,
les entreprises pourraient leur permet-
tre de se rapprocher de leur domicile
au cours de leur carrière, avec l’aide de
plates-formes de conseil de type Jeekan,
voire en les laissant permuter leurs pos-
tes avec leurs homologues d’autres sites,
d’autres administrations, d’autres entre-
prises grâce à des bourses d’échange
comme Troctonjob. Ces échanges de pos-
tes sont techniquement envisageables
pour une grande diversité de métiers,
publics ou privés, du caissier à l’agent
municipal, du manageur de magasin au
50 % DES ÉMISSIONS
DE CO2 DES
ENTREPRISES SONT
LIÉES À LA MOBILITÉ
DE LEURS SALARIÉS
professeur. Quand on sait que les dépla-
cements domicile-travail constituent le
premier motif d’insatisfaction des sala-
riés à l’égard de leur emploi, on com-
prend que tout le monde serait gagnant.
Il faudrait aussi offrir des alternatives
à la voiture, pour aller au travail et pour
les déplacements professionnels. Le po-
tentiel de la marche et du vélo pour aller
travailler est important : le Forum vies
mobiles a montré, dans sa dernière en-
quête, « Mobilité et modes de vie », que
60 % des déplacements domicile-travail
se font à moins de 9 kilomètres, soit en-
viron trente minutes à vélo. Pourtant,
plus d’un tiers de ces trajets restent effec-
tués exclusivement en voiture !
Comptabilité environnementale
Les entreprises pourraient commencer
par introduire dans le forfait mobilité
qui vient d’être instauré la possibilité de
cumuler les frais liés aux divers modes
actifs (vélo, marche) et aux transports
collectifs. Elles doivent également instal-
ler des parkings à vélo sécurisés et assu-
rer l’accès à des douches, plutôt que
de ne mettre à disposition que des places
de stationnement pour les voitures per-
sonnelles ou de fonction. Concernant ces
dernières, un chiffre résume le chemin
qui reste à parcourir : en France, 50 % des
voitures neuves achetées chaque année
le sont par les entreprises. Ces dernières
vont devoir réduire leur flotte de voitu-
res, à commencer par les SUV, que ce soit
en les mettant en usage partagé ou en
proposant des vélos de fonction.
Les pouvoirs publics ont aussi un rôle à
jouer. Il faut supprimer les avantages fis-
caux archaïques sur les voitures de fonc-
tion et l’indemnité kilométrique. Il sera
alors possible d’utiliser ces économies
fiscales pour mieux soutenir les modes
actifs et partagés (vélo, marche, trans-
ports en commun, covoiturage). Soutien
qui sera bienvenu pour aider les plus
petites entreprises dont les travailleurs
se déplacent régulièrement pour leur
travail (ouvrier, aide à domicile, etc.) à
investir dans des modes doux leur per-
mettant de transporter leur matériel ou,
quand c’est impossible, à passer à l’élec-
trique avec une prime à la conversion.
Bien sûr, toutes les villes ne vont pas
chasser les voitures de leur centre du
jour au lendemain, mais les entreprises
ont tout intérêt à s’y préparer. Certaines
ont déjà compris que la diminution pro-
gressive de l’utilisation de la voiture et
la mise en place d’alternatives, loin de
n’être qu’une politique de mobilité dura-
ble, contribuent à l’amélioration de la
qualité de vie au travail, au bien-être de
leurs salariés et ainsi à l’image et à l’at-
tractivité de l’entreprise. La mesure la
plus structurante serait sans doute la
mise en place d’une comptabilité envi-
ronnementale prenant en compte les
externalités négatives des déplacements.
Elle rendrait immédiatement visibles
ces enjeux et valoriserait concrètement
les efforts des entreprises. p
Tom Dubois, Christophe Gay et
Sylvie Landriève sont membres de
Forum vies mobiles, institut de recher-
che sur la mobilité soutenu par la SNCF

Jean Coldefy Le moteur faut en effet pas oublier les camions,

le chauffage (la moitié des émissions de
particules), l’industrie et l’agriculture. Les
exigences européennes sur les émissions
tairement ceux n’ayant pas de solutions al-
ternatives, et les voitures anciennes sont la
propriété des ménages les plus modestes.
Les zones à faibles émissions vont renfor-
des programmes de mobilité, c’est la tarifi-
cation légère de l’usage de la route en zones
urbaines, déployée depuis trente ans dans
les pays scandinaves. Pour être acceptable,

de la gentrification des voitures vont renforcer l’amélioration

constatée, avec, depuis 1990, une division
par 30 des normes d’émissions de particu-
les et par 20 de NOx, et les mêmes obliga-
cer la fracture territoriale, d’une part entre
les habitants des centres-villes et ceux qui
y travaillent sans y résider, d’autre part en-
tre ceux qui pourront se payer une voiture
cette disposition doit cependant répondre
à trois principes : être déployée après la
mise en place d’alternatives efficaces à la
voiture ; être juste, avec une tarification fai-

des centres-villes tions entre diesels et essence.

Cela n’est étonnamment pas repris par
les médias, qui ont diffusé, en imputant
la cause exclusive à la voiture, l’étude de
électrique et les autres. La gentrification
des centres-villes sera ainsi accélérée.

Tarification légère de l’usage de la route

Le chercheur dénonce l’inefficacité et l’injustice des Santé publique France qui concluait à
48 000 morts du fait des émissions de par-
« zones à faibles émissions » et des mesures interdisant ticules. Cette étude prend une valeur cible
l’usage de la voiture dans les agglomérations françaises de microparticules de 5 microgrammes
par mètre cube, 5 fois inférieure à celle de
l’Union européenne, valeur ne se rencon-
trant, comme elle l’indique, que dans les
Injuste, la mesure est aussi peu efficace :
elle fera baisser les concentrations de NOx
de moins de 10 % et n’aura quasiment
aucun impact sur les émissions de particu-
les. Elle est très coûteuse en fonds publics,
avec des aides publiques à l’achat de véhi-
cules qui n’atteindront pas les plus fragiles,
ble (de 1 à 2 euros par jour, le contraire du
système élitiste londonien), préservant les
plus fragiles ; fournir un bénéfice direct aux
contributeurs, en affectant les recettes à un
programme de mobilité défini entre l’ag-
glomération et les territoires environnants.
Les alternatives en transport en commun
permettront à ceux habitant jusqu’à 50 km
de leur lieu de travail d’économiser chaque
jour 10 euros et trente minutes de temps
de trajet. Pour les résidents des hyper-

P
lusieurs grandes agglomérations
annoncent la mise en place de zones
à faibles émissions, visant à faire dis-
paraître en quelques années des cen-
tres-villes les voitures de plus de dix ans
ainsi que les diesels, soit près de 70 % du
parc actuel. La cause semble entendue :
LES UTILISATEURS supprimer les diesels, voire la voiture, fera
DE LA VOITURE disparaître la pollution dans les villes.
Pourtant, les organismes techniques offi-
AU-DELÀ DES ciels tels que Airparif ou Citepa, qui rendent
compte de la qualité de l’air en zone urbaine
HYPERCENTRES l’affirment : l’air des villes n’a jamais été
SONT TRÈS aussi pur. En trente ans, les concentrations
d’oxydes d’azote (NOx) et de particules fi-
MAJORITAIREMENT nes ont été divisées par trois ; des polluants
comme le dioxyde de soufre ont quasiment
CEUX N’AYANT PAS disparu. Selon ces mêmes organismes, la
DE SOLUTIONS voiture est responsable de 25 % des émis-
sions de NOx (provenant essentiellement
ALTERNATIVES des diesels) et de 10 % des particules. Il ne
communes de montagne. Avec ces hypo-
thèses, le modèle concluait à une four-
chette de 17 000 à 74 000 morts prématu-
rées, et de 11 avec les normes de l’UE !
Une étude plus récente, réalisée par un
consortium d’ONG et elle aussi médiatisée,
chiffre à plus de 1 600 euros par habitant et
par an le coût de la pollution de la voiture
à Paris. A la lecture, on constate que 80 %
de ces coûts proviennent de particules…
dont la voiture n’est responsable qu’à hau-
teur de 10 %. L’étude devrait plutôt propo-
ser de bannir les vieux poêles à bois !
Ces raccourcis simplistes trompent la po-
pulation et les responsables politiques sur
l’ampleur et la cause des problèmes, ainsi
que sur les solutions pour les résoudre.
Interdire dès 2021 les véhicules de plus de
dix ans est une mesure d’une extraordi-
naire violence. Les utilisateurs de la voiture
au-delà des hypercentres sont très majori-
une voiture neuve coûtant au bas mot plus
de dix mois de salaire médian en France
(environ 1 800 euros par mois). Enfin, la
mesure n’apporte aucune solution à ceux
qui, au-delà des centres-villes, ne dispo-
sent que de la voiture pour aller travailler,
soit plus de la moitié de la population des
aires urbaines françaises ! N’avons-nous
rien retenu de la crise des « gilets jaunes » ?
Relier les grandes agglomérations avec
leurs périphéries autrement qu’en voiture
est une priorité sociale et économique. Cela
nécessite de multiplier par plus de deux les
capacités actuelles de transports en com-
mun et permettra de diminuer fortement
les émissions de CO2 des transports, les seu-
les à augmenter depuis 1990.
Réaliser rapidement ce programme va
nécessiter des financements. Une voie qui
a prouvé son efficacité, avec des baisses
massives du trafic routier et l’accélération
centres, c’est une baisse très sensible du
trafic (– 30 %). La Prix Nobel d’économie
2019, Esther Duflo, rappelle avec justesse,
dans Economie utile pour des temps diffici-
les [Seuil, 2020], que « la mobilité est l’un des
principaux moyens d’égalisation des ni-
veaux de vie entre territoires ». Faire entrer
les métropoles dans le XXIe siècle, ce n’est
pas choisir une mesure inéquitable, ineffi-
cace et coûteuse, c’est déployer rapidement
les solutions inclusives de mobilité dont
les Français et le climat ont tant besoin. p
Jean Coldefy est directeur du pro-
gramme mobilité 3.0 d’ATEC ITS France,
ancien responsable adjoint du service
mobilité de la métropole de Lyon
 idées | 29
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

LA CHRONIQUE
DETHOMAS PIKETTY
Véronique Bédague des routes, et les autres usages
étaient relégués à l’espace qu’on
leur laissait. Soudain, tout
change. Avec le recul inéluctable
Avant, c’était simple : les pro-
priétaires (particuliers ou entre-
prises) s’occupaient de leurs
immeubles, et les pouvoirs
Le temps de la justice
Pour une refonte de de la voiture en ville, quelques
millions de mètres carrés d’espa-
ces publics vont se libérer dans la
décennie à venir. C’est un fait ma-
publics s’occupaient du reste.
Désormais les lignes sont plus
floues : qui sera demain le syndic
de quartier ? D’ores et déjà, sociale est venu
l’espace public urbain jeur dans l’histoire de nos cités.
L’enjeu n’est pas une réparti-
aucun grand projet de loge-
ments ou de bureaux ne peut

tion arithmétique des mètres
carrés selon les usages. L’espace
public, c’est vraiment là où la vie
La dirigeante d’entreprise s’interroge sur la gestion se joue en commun ! Et donc il est
fondamental que cette question
future des millions de mètres carrés libérés par soit un vrai débat de société.
le recul progressif de l’usage de la voiture en ville En particulier dans un pays où la
question sociale est aussi vive.
L’espace public appartient à tous,
mais c’est parce qu’il est un bien
commun qu’il est tout sauf neu-
tre. Chaque mètre carré récupéré
voir le jour sans penser à son
environnement immédiat, sans
proposer au quartier des solu-
tions en matière de commerces,
services, paysages et mobilités.
Une œuvre historique
Ma conviction est que, pour les
professionnels de l’immobilier,
ce changement d’échelle du bâti-
ment au quartier va se poursui-
vre. Demain, les décideurs
A
lors que la crise pandémique nourrit
plus que jamais la demande de jus-
tice sociale, une nouvelle enquête Thomas Piketty
menée par un consortium de médias est directeur d’étu-
internationaux (dont Le Monde) vient de ré- des à l’Ecole des
véler les turpitudes financières du Luxem- hautes études en
bourg, un paradis fiscal niché au cœur de sciences sociales,
l’Europe. Il est urgent de sortir de ces contra- Ecole d’économie
dictions et de lancer une transformation de Paris
profonde du système économique dans le
sens de la justice et de la redistribution.
Commençons par le plus immédiat. La première priorité devrait

D
écembre 2019, réforme
des retraites, grève dans
les transports. Des mil-
lions de citadins qui
empruntaient d’ordinaire le
métro remontent à la surface,
créant l’embolie immédiate dans
les rues, avec la cohabitation
souvent « nerveuse » des voitu-
res, scooters, piétons, vélos et
autres trottinettes.
Mars-avril 2020, premier grand
confinement de l’histoire. Des
millions d’urbains ressentent
dans leur chair le manque d’es-
pace et de vie sociale, et donc
l’importance de l’espace public et
de ses parcs, jardins, rues, places,
cours, quais et promenades.
Eté 2020. La France découvre
l’« urbanisme tactique », avec ses
rues piétonnisées, ses pistes à
vélos temporaires, ses terrasses
de cafés qui débordent géné-
reusement sur la rue et les places
de stationnement.
En moins d’un an, nous avons
fait l’expérience sensible d’une
transformation quasi instanta-
née de nos villes, capables
d’adapter leur métabolisme sous
contrainte.
Des cités malléables
Nos villes ont montré leurs limi-
tes, mais aussi leurs opportu-
nités : elles sont peut-être plus
malléables que nous le pensions.
Depuis l’après-guerre, l’automo-
bile a structuré l’espace urbain et
a connu soixante ans de règne à
peu près incontesté : on dessinait
PLANTER ET
ENTRETENIR
DES ARBRES EST
AUTREMENT PLUS
COMPLIQUÉ QUE
COULER DU BITUME
sur la voiture sera l’occasion d’un
débat entre les différents usages
possibles et les visions du monde
afférentes. Les nouvelles formes
d’occupation de l’espace public
sont une véritable opportunité
d’enrichissement de l’espace so-
cial. Et il est évident que dans
les évolutions à venir, le citoyen,
historiquement écarté des déci-
sions, aura son mot à dire.
Qui va gagner dans cette nou-
velle conquête de l’espace ur-
bain ? Rien n’est écrit, mais la pé-
riode s’annonce passionnante.
L’autre question, c’est : qui fait
quoi ? Car concevoir, financer,
entretenir et sécuriser ces nou-
veaux espaces publics ne sera
pas une mince affaire. Par exem-
ple, planter et entretenir des ar-
bres est autrement plus compli-
qué que couler du bitume. Il fau-
dra de l’argent pour transformer
l’espace public, et il faudra des
compétences pour le gérer et
l’entretenir. Dans ce nouvel agen-
cement, les acteurs privés seront
sans doute mis à contribution.
publics continueront à décider
mais, après avoir inventé la délé-
gation de service public, ils
inventeront une forme de délé-
gation de l’espace public. Les
opérateurs d’immeubles devien-
dront opérateurs de quartiers,
portés par de nouveaux disposi-
tifs juridiques et financiers.
Le triptyque citoyen-décideur
public-acteur privé va donc se
mettre au travail pour une œuvre
historique : imaginer ensemble
une refonte de l’espace public ur-
bain. C’est une belle perspective ;
mon vœu est que nous en fas-
sions un espace de recomposi-
tion sociale pacifiée. p
Véronique Bédague est
directrice générale déléguée
du Groupe Nexity, ancienne
directrice de cabinet à Mati-
gnon et ancienne secrétaire
générale de la Mairie de Paris
être la relance sociale, salariale et écologique. La crise du Covid a
mis au grand jour les faibles rémunérations pratiquées dans nom-
bre de secteurs essentiels. La CFDT, syndicat pourtant réputé cen-
triste, a demandé en janvier la hausse immédiate de 15 % de tous les
bas et moyens salaires dans le secteur médico-social. Il faudrait
faire de même dans l’éducation, la santé et l’ensemble des secteurs à
bas salaire. C’est également le moment d’accélérer radicalement le
rythme des rénovations thermiques des bâtiments, de créer massi-
vement des emplois dans l’environnement et les énergies renouve-
lables, d’étendre les systèmes de revenu minimum aux jeunes et
aux étudiants. Où faut-il s’arrêter dans la relance publique ? La ré-
ponse est simple : tant que l’inflation est quasi nulle et les taux d’in-
térêt à zéro, il faut continuer. Si et quand l’inflation retrouvera dura-
blement un niveau significatif (mettons, 3 % à 4 % par an pendant
deux années consécutives), alors il sera temps de lever le pied.
Un effort accru de transparence financière
La seconde étape est qu’il faudra naturellement mettre à contribu-
tion les plus hautes fortunes privées, à un moment ou à un autre,
afin de financer la relance sociale et de réduire l’endettement public.
Cela exigera un effort accru de transparence financière. L’enquête
OpenLux l’a démontré : le registre des bénéficiaires effectifs des en-
treprises (c’est-à-dire des propriétaires véritables, au-delà, en prin-
cipe, des sociétés-écrans) rendu public par le Luxembourg à la suite
d’une obligation européenne, et dont on attend d’ailleurs toujours
qu’il soit mis en ligne par la France, comporte malheureusement de
nombreuses failles. Il en va de même du système d’échange auto-
matique d’informations bancaires mis en place par l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE).
De façon générale, toutes ces nouvelles informations sont utiles,
mais à la condition qu’elles soient réellement utilisées par les admi-
nistrations fiscales pour mettre à contribution les personnes fortu-
nées qui, jusqu’ici, échappaient à l’impôt. Surtout, il est essentiel

Cevan Torossian L’atout maître de la cité
La pandémie a dégradé
l’image déjà écornée des
métropoles, constate l’expert
en immobilier d’entreprise,
Tout d’abord, déconcentrer le pouvoir
administratif et économique de Paris vers les
régions. L’Ile-de-France est la région la plus
administrée de France : 82 agents pour
1 000 habitants. Elle accueille 18 % de la
tion, on ne peut que constater l’échec de la
loi relative à la Solidarité et au renouvelle-
ment urbains (SRU), qui n’a pas permis d’en-
diguer l’urbanisation de terres agricoles ou
PARTOUT PRÉSENTS
naturelles, au rythme de 30 000 hectares par
que les gouvernements fournissent des indicateurs permettant à
tout un chacun de vérifier dans quelle mesure tout cela permet
d’avancer vers un système fiscal plus juste. Concrètement, il faut
que les administrations fiscales publient chaque année des infor-
mations détaillées sur les impôts payés et les recoupements réali-
sés concernant les différentes catégories de contribuables concer-
nés. De même que pour les registres des bénéficiaires effectifs, les
informations devraient idéalement être nominatives, notamment
pour les plus grandes entreprises et les plus hautes fortunes. Si l’on
décide que ce n’est pas souhaitable,
alors il faudrait au minimum que les
informations statistiques publiées

mais celles-ci conservent

le dynamisme économique,
à condition que les politiques
publiques viennent à la
rescousse de leur habitabilité
population du pays mais concentre encore
37 % de l’emploi des cadres. Une « relocali-
sation des services centraux de l’Etat » a bien
été amorcée à la suite de la crise des « gilets
jaunes », mais elle demeure timorée et, sur-
tout, dénuée de symboles forts.
Un élan politique majeur est nécessaire
pour rapprocher le pouvoir des Français en
enclenchant le redéploiement des ministè-
res dans les territoires. Cet électrochoc aurait
an. Le modèle pavillonnaire s’est développé
dans l’indifférence générale. Le 4e baromètre
Arthur Loyd a montré que les espaces périur-
bains sont ceux où la population a le plus
augmenté depuis 2000, avec des conséquen-
ces néfastes : saturation des transports et des
routes, émissions de CO2, etc.
Laisser une trace dans l’histoire
Le mal est connu : la France ne construit pas
DANS LES fassent clairement apparaître les im-
pôts payés par les personnes appar-
MAGAZINES, tenant à des tranches de patrimoi-
nes très élevés : fortunes comprises
LES MILLIARDAIRES, entre 1 et 10 millions d’euros, entre
POURRAIENT 10 et 100 millions, entre 100 millions
et 1 milliard, et ainsi de suite. Des ta-
APPARAÎTRE DANS bleaux types ont été proposés par le
Laboratoire sur les inégalités mon-
LES STATISTIQUES diales, ils pourraient naturellement

L
es Français seraient donc prêts à pren-
dre la clé des champs. Après les crises
sociales de 2018-2019 et la crise sani-
taire de 2020, les métropoles sont
pointées du doigt. Pollution, trajets à ral-
longe, prix élevés de l’immobilier, les gran-
des agglomérations auraient reçu le coup de
grâce en étant présentées comme plus ris-
quées en cette période de pandémie. Faut-il
pour autant les déconstruire ?
Gardons pourtant à l’esprit l’atout maître
des métropoles : leur capacité à créer des
emplois lors des phases d’expansion écono-
mique. Au cours de la dernière décennie et
après la crise des subprimes, les métropoles
françaises (dont le Grand Paris) ont généré
près de 1,1 million d’emplois privés sur les
1,3 million supplémentaires créés en France,
selon le baromètre annuel d’Arthur Loyd.
Une performance qui est le fruit d’un travail
de longue haleine faisant converger capital
humain, chercheurs, entrepreneurs, mais
aussi investisseurs.
Trois leviers pour agir
Dès que l’épidémie de Covid-19 sera jugulée
par le déploiement des vaccins, on peut s’at-
tendre à un redémarrage de l’économie à par-
tir de la mi-2021. Résilientes face aux chocs
conjoncturels et dotées d’un riche tissu éco-
nomique, les métropoles seront demain les
territoires les plus pourvoyeurs d’emplois.
Le temps est venu de trouver le chemin
d’une meilleure articulation entre le poten-
tiel économique offert par les métropoles
et les nouvelles attentes des Français en
matière de qualité de vie. Pour y parvenir,
il faut agir sur trois leviers.
pour conséquence d’encourager les entre-
prises implantées en Ile-de-France à nourrir
une dynamique de régionalisation. Les bas-
sins d’emploi des autres grandes métropoles
du pays disposent désormais de viviers de
compétences nécessaires à leur croissance.
En engageant une nouvelle organisation
territoriale entre leur siège et des sites en
régions, les entreprises de taille inter-
médiaire et les grands groupes pourraient
reconsidérer les demandes de mobilité
de leurs collaborateurs franciliens, qui aspi-
rent désormais à un meilleur équilibre
de vie, tout en rationalisant leurs coûts
immobiliers, deuxième poste de dépenses
après les salaires.
Ensuite, faire de la France la championne
mondiale de la mobilité décarbonée. Il faut
d’urgence déployer les « RER métropolitains »
et capitaliser sur le savoir-faire de la France
dans le ferroviaire. La région Nouvelle-Aqui-
taine montre le chemin en améliorant l’offre
de trains entre Bordeaux et les villes moyen-
nes qui l’entourent. Après le développement
de leurs propres transports urbains, les
métropoles doivent désormais tendre la
main aux territoires qui les entourent et faci-
liter les déplacements des habitants.
Pour les financer, à l’instar du financement
du métro du Grand Paris, il faut lancer des
« emprunts verts » sur soixante ans et lever
des recettes fiscales locales. Parmi elles, une
taxe spéciale d’équipement serait acquittée
par les seuls contribuables des métropoles,
gage d’une nouvelle forme de solidarité à
l’égard des habitants des villes moyennes.
Enfin, densifier sensiblement les cœurs
d’agglomérations. Vingt ans après son adop-
assez de logements dans certaines grandes
villes et leurs proches périphéries, où la
demande est pourtant forte. Comment ab-
sorber les quelque 6 millions d’habitants
supplémentaires à l’horizon 2050 sans une
politique de l’habitat radicalement diffé-
rente ? Comment se satisfaire du cynisme
consistant à accepter le rejet des classes
moyennes toujours plus loin des centres,
faute d’une production adaptée de loge-
ments ? Les métropoles attractives doivent
saisir le problème à bras-le-corps et peuvent
s’appuyer sur l’ingéniosité des acteurs de
la « fabrique de la ville » pour atteindre l’ob-
jectif d’une ville dense, durable et agréable
à vivre.
Loin d’être des sujets de controverse, les
métropoles sont bien un atout pour notre
pays dans une compétition mondialisée.
A condition qu’elles bénéficient au plus grand
nombre. Et la métropolisation inclusive est
à la portée du génie français. Redistribuer les
pouvoirs en régions, connecter les grandes
villes avec les territoires environnants, inten-
sifier les cœurs de métropoles pour débrider
la production de logements : voilà des chan-
tiers structurants qu’un président de la Répu-
blique en fin de mandat pourrait impulser
pour laisser sa trace dans l’histoire. p
Cevan Torossian est associé et directeur
études & recherche du cabinet de conseil
en stratégie immobilière des entreprises
Arthur Loyd
être discutés et améliorés.
FISCALES L’idée générale est simple : les mil-
liardaires sont partout présents
dans les magazines, et il est temps qu’ils apparaissent dans les sta-
tistiques fiscales. D’après le magazine Challenges, les 500 premières
fortunes françaises sont passées de 210 à 730 milliards d’euros en-
tre 2010 et 2020 (de 10 % à 30 % du PIB). Comment leurs impôts ont-
ils évolué au cours de cette période ? Personne ne le sait. Si les gou-
vernements ont réellement réalisé ces dernières années les progrès
fulgurants en termes de transparence qu’ils prétendent avoir ac-
complis, alors il serait temps qu’ils en apportent la preuve en ren-
dant public ce type d’informations. Si l’on étend la focale des 500
premières fortunes (au-delà de 150 millions d’euros de patrimoine
individuel d’après Challenges) aux 500 000 plus hauts patrimoines
(soit environ 1 % de la population adulte, avec des patrimoines au-
delà de 1,8 million d’euros d’après la World Inequality Database),
alors le total des fortunes concernées atteint 2 500 milliards d’euros
(près de 120 % du PIB), augmentant d’autant les enjeux fiscaux.
Pour sortir du conservatisme ambiant, il est également urgent
de revenir à l’histoire. Après la seconde guerre mondiale, lorsque
l’endettement public avait atteint des niveaux supérieurs à ceux
observés aujourd’hui, la plupart des pays mirent en place des pré-
lèvements exceptionnels sur les plus hauts patrimoines privés.
C’est notamment le cas en Allemagne avec le système de Laste-
nausgleich (ou « partage du fardeau », qui a fait l’objet d’une belle
étude historique par Michael Hughes, Shouldering the Burdens of
Defeat, UNC Press, 2009), adopté par la majorité démocrate-chré-
tienne en 1952. Doté d’un prélèvement atteignant 50 % sur les plus
hauts patrimoines financiers et immobiliers, payable sur
trente ans, ce système a rapporté 60 % du PIB à l’Etat, à une époque
où les milliardaires étaient autrement moins prospères
qu’aujourd’hui. Conjugué avec la réforme monétaire de 1948 et
l’annulation de la dette extérieure en 1953, ce système a permis à
l’Allemagne de se débarrasser de sa dette publique sans avoir re-
cours à l’inflation (qui avait fait tant de mal dans les années 1920)
et en s’appuyant sur un objectif de justice sociale crédible. Il est
plus que temps de revenir aux sources de ce qui a fait le succès de
la reconstruction européenne de l’après-guerre. p
30 | idées 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021

Laurence Herszberg et Pierre Ziemniak

Le Covid-19, personnage principal de séries
Les fictions se réinventent pour raconter l’irruption téléphonique lui permet en effet de
de la pandémie dans nos vies suspendues à un état détecter et signaler la moindre violation
du confinement. Dénonciation des
d’urgence sanitaire sans fin, relèvent la directrice mesures liberticides mises en place par
et le chef de projet du festival Séries Mania les autorités israéliennes pour lutter
contre le virus, la série – tournée en
dépit des mesures de restriction locales
– s’inscrit en témoin de cette ère du
soupçon qui caractérise notre présent.
l’espace d’un laboratoire du chaos où le
scénariste Carl Joos fait de chaque pro-
tagoniste (policier, scientifique, journa-
liste, adolescent, etc.) un représentant
d’une société civile livrée à elle-même.
Si leur situation dramatique et l’ab-
sence des autorités conduisent les habi-
tants à exprimer leur solidarité entre
eux, elle entraîne également une explo-
partout dans le monde, la série chinoise
With You dresse un portrait édifiant
d’une nation exemplaire en période de
crise, entre dévouement des soignants
de Wuhan et coopération citoyenne.
« Nous sommes des médecins, mais nous
sommes aussi des soldats », comme
aime à le marteler cette production
patriotique sur la véracité de laquelle on

L
a réalité dépasse toujours la fic-
tion » : la pandémie de Covid-19 a
donné une nouvelle fraîcheur à
ce vieil adage, non démenti après
une année faite de confinements et de
couvre-feux. Rares phares encore allu-
més dans un secteur culturel à l’arrêt, les
séries ont une responsabilité majeure :
réinventer leurs récits et leurs proposi-
tions formelles pour dire l’irruption de
cet impensable dans nos vies, suspen-
dues à un état d’urgence sanitaire sans
fin. Au-delà des discours scientifiques,
en quoi peuvent-elles nous aider à pen-
ser cette nouvelle normalité faite de res-
trictions de nos libertés ?
A l’image des soignants, les fictions mé-
dicales se sont retrouvées en première li-
gne face au choc épidémique. Un parallé-
lisme qui s’explique par la facilité à y
insérer des intrigues tournant autour
du virus : aux Etats-Unis, les populaires
Grey’s Anatomy et The Good Doctor se
sont ainsi employées à illustrer la situa-
tion sanitaire catastrophique et la fatigue
des médecins. Avec une limite : du fait de
leur cible grand public et de leur ton
consensuel, elles ne s’aventurent pas
à analyser une situation sanitaire plus
globale, et encore moins à pousser à s’in-
terroger sur la gestion politique.
L’époque a toutefois fait émerger un
autre type de proposition sérielle, légiti-
mant par la fiction ce que nos vies ne
connaissent désormais que trop bien :
le dévoilement de l’intimité des foyers
par la visioconférence permanente.
Combien de chambres ou de salons
avons-nous visités depuis un an grâce
aux technologies numériques ? Les dia-
logues par écrans interposés de l’antho-
logie Social Distance (sur Netflix) sont
l’aboutissement de ces interactions
sociales entravées par les interdictions
de rassemblements. Quelle place pour
l’émotion quand le moindre contact
humain relève du danger sanitaire ?
Le second épisode, qui suit le deuil im-
possible d’une famille à travers un enter-
rement à distance, donne une illustra-
tion poignante au phénomène.
Vision cauchemardesque
Il faut aller voir du côté d’Israël pour
trouver une critique politique de ce
panoptique d’un nouveau genre : la
pandémie consacre la surveillance
généralisée comme instrument de
contrôle social. La série de courts-mé-
trages 100 Meters Apart, initiée par la
chaîne câblée HOT, nous fait ainsi parta-
ger, dans son deuxième épisode, la mis-
sion d’un agent habituellement chargé
de la traque antiterroriste, mais excep-
tionnellement assigné au contrôle de la
population civile. Un système d’écoute
D’autres séries, sombrement prophé-
tiques, nous avaient pourtant mis en
garde contre de telles dérives antidémo-
cratiques. Dès 2014, la flamande Cordon
– présentée à l’époque au festival Séries
Mania – était la première à imaginer la
mise en quarantaine de tout un quartier
d’Anvers par la force, consécutive à la
découverte d’un virus inconnu. Le cor-
don sanitaire ainsi déployé, matérialisé
par d’imposants containers, délimite
ON PEUT S’INQUIÉTER
DU POUVOIR SANS
CESSE GRANDISSANT
DE LA FICTION
SUR LES IMAGINAIRES,
QUE CE SOIT DANS
L’ANTICIPATION,
L’ANALYSE OU
LA RÉÉCRITURE
DES CRISES
sion des théories du complot et la stig-
matisation des étrangers, soupçonnés
d’avoir amené l’agent pathogène ; un
avertissement qui résonne étrange-
ment au temps du Covid-19.
L’éloge de la Chine
La germano-danoise Sloborn, de Chris-
tian Alvart, plus éprouvante encore,
élargit sa zone d’expérimentation à une
île de la mer du Nord progressivement
frappée par une grippe aviaire meur-
trière. Tournée avant la pandémie mais
diffusée pendant l’été 2020, elle déploie
patiemment son programme anxio-
gène : jeunesse montrée du doigt dès
l’apparition des premiers cas, confisca-
tion par les autorités de tous les réseaux
de communication au profit d’un seul
canal officiel, mise en place de mouroirs
à l’insu de la population et constitution
de groupes néofascistes en réaction à la
politique gouvernementale. Vision cau-
chemardesque mais douloureusement
réaliste d’une épidémie hors de
contrôle, la série emmène ses specta-
teurs jusqu’au point de non-retour :
le déplacement forcé et massif de popu-
lations, mesure prise en désespoir de
cause par des gouvernants dépassés.
Il existe un contrepoint radical à ces
productions occidentales critiques et in-
quiètes. Accessible légalement sur iQiyi
peut s’interroger. Le panégyrique est to-
tal, et fait peu de cas des privations de li-
berté qui ont émaillé cette crise depuis
ses débuts.
On peut légitimement s’émouvoir de
cette manière de transformer un réel tra-
gique. On peut s’inquiéter du pouvoir
sans cesse grandissant de la fiction sur
les imaginaires, que ce soit dans l’antici-
pation, l’analyse ou la réécriture des cri-
ses. On peut s’étonner, enfin, que ni
Cordon ni Sloborn ne soient disponibles
en France, au moment même où il n’a
jamais été aussi essentiel de favoriser la
circulation intra-européenne des séries
et de les exporter plus largement.
Le Covid-19 n’est pas encore vaincu que
la bataille des récits, elle, a déjà com-
mencé. Le ministère français de la
défense ne s’y est pas trompé. Pour
l’aider à anticiper les futures menaces,
il s’est tourné vers une des rares catégo-
ries d’experts qui ne court pas les pla-
teaux TV : les scénaristes. p
Laurence Herszberg est directrice
générale du festival Séries Mania ;
Pierre Ziemniak est chef de projet
de Séries Mania

Pascal Rogard et Jérôme Seydoux

Le cinéma face aux défis de l’avenir
Le directeur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques et le coprésident de Pathé
appellent à des réformes pour contrer la montée en puissance des plates-formes numériques

P
endant cent soixante-deux
jours en 2020, nos ciné-
mas auront été fermés au
public, engendrant in fine
une perte de fréquentation de
l’ordre de 70 %, avec 65 millions
d’entrées. Avec un tel bilan, l’an-
née a été évidemment terrible
pour les salles, les distributeurs,
les producteurs et les auteurs, et
laissera des traces profondes.
Pour autant, il ne faudrait pas
passer à côté des raisons d’espé-
rer, à commencer par cet appétit
des Français pour le cinéma que
la crise due au Covid-19 n’a pas
démenti et que les audiences des
films de cinéma à la télévision
ont confirmé. En salles aussi,
quand elles étaient ouvertes, ce
sont les films français, riches de
LE RETOUR À LA VIE leur diversité, qui ont dynamisé la
fréquentation avec une part de
DU CINÉMA DEVRA marché multipliée par deux par
rapport aux années précédentes.
S’ACCOMPAGNER Quand viendra l’heure de re-
D’UNE construire enfin la dynamique du
cinéma, ces atouts ne seront pas
MODERNISATION de trop, à côté d’un parc de salles
unique en Europe et qui cumulait,
DE NOTRE SYSTÈME avant la crise, la première place en
DE SOUTIEN nombre d’entrées, de recettes, de
cinémas, d’écrans et de densité.
À LA CRÉATION Mais le retour à la vie du cinéma
devra s’accompagner d’une pro-
fonde modernisation de notre
système de soutien à la création,
unique au monde, efficace pour
soutenir la diversité mais qui
court aujourd’hui le risque de
ne pas embrasser suffisamment
l’avenir et de s’essouffler face à
l’économie et aux acteurs du nu-
mérique. Autrement dit, face aux
amoureux des lignes Maginot,
cultivons un esprit de conquête
plutôt que de nous imaginer être
les derniers résistants d’un vil-
lage, moins Gaulois d’ailleurs que
simplement irréductible.
La mise en œuvre d’obligations
de financement de la création
audiovisuelle et cinématographi-
que par les plates-formes numéri-
ques et les services de vidéo à la
demande marque un progrès im-
portant. Trouver de nouveaux fi-
nanceurs puissants pour le ci-
néma et les séries, qui s’intègrent
dans notre politique culturelle, est
à cet égard un succès pour la
France qui va permettre à de nou-
velles œuvres d’être créées et de
rayonner. Réjouissons-nous mais
ne croyons surtout pas que ce soit
un point d’arrivée ! S’arrêter au
milieu du gué de la réforme serait
une erreur que notre cinéma et
notre audiovisuel pourraient
payer très cher, et, avec eux, tous
ceux qui les font vivre. Pour le
franchir, il nous faut aller de
l’avant dans deux directions, te-
nant compte du nouveau partena-
riat construit avec les Netflix et
autres plates-formes, dont les
nouveaux devoirs doivent aussi
donner lieu à de nouveaux droits.
Lutter contre la piraterie
La première est de tourner la page
de cette chronologie des médias,
figée dans un temps qui n’est
plus. Elle doit mieux tenir
compte du prix payé par le public
pour accéder à une œuvre. Favori-
ser leur diffusion légale doit aussi
avoir pour corollaire un nouvel
engagement de l’Etat pour lutter
plus efficacement et plus active-
ment contre la piraterie.
La seconde est d’ouvrir enfin,
dans le cadre de la réforme des
soutiens et des aides du Centre
national du cinéma et de l’image
animée [CNC] aux producteurs
audiovisuels indépendants, l’ac-
cès au compte de soutien quand
ils travaillent avec une plate-
forme. Qui peut comprendre le
maintien d’une telle règle alors
que les services de VoD ne
payaient pas la taxe due au CNC
ni n’avaient d’obligations de fi-
nancement de la création ?
La modernité ne peut pas être
d’intégrer les grands acteurs du
numérique dans le financement
des œuvres et de punir ceux qui
auraient l’audace de collaborer
avec eux. Ce serait donner raison
à ceux qui font passer leur désir
de protectionnisme et la volonté
de préserver leurs prés carrés
pour un ambitieux combat dé-
sintéressé pour la souveraineté
culturelle. Ce serait aussi fragili-
ser toute la politique d’exception
culturelle, patiemment cons-
truite par notre pays, et qui ne se
marie ni avec la logique de l’exclu-
sion ni avec celle de la punition.
Si notre politique de soutien
au cinéma et à l’audiovisuel a
aujourd’hui besoin de se réfor-
mer profondément, ce n’est pas
pour se renier ni se déliter
mais pour se régénérer. Elle sera
d’autant plus légitime et forte
qu’elle n’offrira pas de quoi nour-
rir des procès malheureusement
justifiés en anachronisme et Pascal Rogard est directeur
même en injustice. C’est à ce prix général de la Société des
que les défis de l’avenir pourront auteurs et compositeurs drama-
être relevés pour assurer l’avenir tiques (SACD) ; Jérôme Sey-
de la création française. p doux est coprésident de Pathé
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
Adel Abdessemed « J’ai deux naissances,
la première en Algérie, la seconde en France »
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI…
« Le Monde » interroge une
personnalité sur un moment
décisif de son existence. Cette
semaine, le plasticien évoque
son enfance passée à tenir tête
aux siens et ses débuts entravés
par le terrorisme islamiste
ENTRETIEN
A
rtiste plasticien français de renom-
mée internationale, Adel Abdesse-
med, né en 1971 en Algérie, pratique le
dessin, la vidéo, la sculpture – comme le Coup
de tête de Zidane, en 2012 – et est l’auteur de
plusieurs installations controversées. Ses
œuvres figurent dans de grands musées, dont
le MoMA à New York, et Beaubourg à Paris, qui
vient de faire l’acquisition de vingt-cinq de
ses pièces pour sa collection permanente,
ainsi que dans les fondations de François
Pinault ou de Bernard Arnault.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas quitté l’Algérie en 1994, je
serais sûrement mort. C’était une époque où
l’on tuait tous ceux qui incarnaient l’espoir, la
liberté, l’art. On assassinait les journalistes,
les artistes, les chanteurs, les poètes, les
écrivains. On se réveillait le matin et on appre-
nait que trois cents personnes avaient été dé-
capitées par les terroristes islamistes, le
Groupe islamiste armé (GIA) à l’époque, ce
n’était plus possible de continuer.
Quel a été l’élément déclencheur
de votre départ ?
L’assassinat par balles du directeur des
Beaux-Arts d’Alger où j’étudiais, et de son fils
de 22 ans. Cette école était magnifique, un
grand bâtiment de l’époque coloniale doté de
sculptures de Paul Belmondo. Un jour, les isla-
mistes sont venus habiller les statues pour
couvrir leur nudité, cela a commencé comme
ça. J’ai assisté aux derniers cours de nu. Nadia,
une danseuse professionnelle, venait poser
pour nous. Après, le nu a été interdit. L’intolé-
rance est montée très vite. Un simple look
pouvait vous mettre en danger. J’ai moi-même
été tabassé violemment par les « barbus » qui
m’ont laissé en sang. Je portais des bijoux ber-
bères, les cheveux longs, je ressemblais à Mick
Jagger, rien que pour cela on pouvait m’ôter la
vie. J’étais officiellement menacé par le GIA.
Plusieurs fois, mes toiles ont été éventrées en
mon absence. Je trouvais des mots à l’inté-
rieur : « La prochaine fois ce sera toi. » M. Asse-
lah, le directeur des Beaux-Arts, défendait la li-
berté, il s’opposait aux intégristes sur cette
question du nu, il l’a payé de sa vie. Le
5 mars 1994, j’ai reçu un coup de fil d’un ami
qui m’a dit : « Ça y est, ils l’ont assassiné », je
m’en souviens comme si c’était hier.
Comment avez-vous réagi ?
Quelques jours plus tard, avec d’autres étu-
diants et professeurs, nous avons organisé une
grande manifestation autour de sa veuve, à
Alger. Il y avait une foule énorme, Isabelle
Adjani était présente, elle venait souvent aux
manifestations de femmes. J’avais dessiné les
visages des victimes sur des pancartes que te-
naient les épouses des artistes assassinés. Sou-
dain, on s’est fait souffler par une bombe artisa-
nale qui a explosé à deux mètres. C’était la ter-
reur, l’horreur, un paysage de dévastation. Il y
avait de la fumée, du sang partout, j’ai ramassé
des mains et des pieds que j’ai ramenés à l’hôpi-
tal. Après ce nouveau drame, je suis rentré dans
une colère que je ne me connaissais pas. Je me
suis dit : il faut partir. J’ai compris qu’une partie
de mon pays voulait m’éliminer, ces gens-là qui
avaient été des amis, des cousins parfois, qui
étaient des gens bien, s’étaient soudain trans-
formés en ennemis. On ne pouvait plus se par-
ler, on ne faisait plus partie du même monde.
C’était la fin d’un rêve, la fin de la différence.
Avant le terrorisme islamique,
quelle enfance avez-vous eue ?
Je suis un Berbère des Aurès. Je suis né à
Constantine dans une maison juive, ce sont
des sœurs catholiques qui ont aidé ma mère,
musulmane, à accoucher. Je suis né avec les
trois religions monothéistes. J’ai grandi à
Batna dans une famille pauvre, mais ce n’était
pas triste car la pauvreté, comme je le dis tou-
jours, sait unir les gens. Les hommes étaient
dans la rue et les femmes dans les maisons.
Mon père était policier depuis l’indépendance,
après avoir fait la guerre d’Algérie. J’étais le troi-
sième de cinq enfants. Ils sont tous restés en
Algérie, je retourne les voir régulièrement. Il
n’y a jamais eu aucun artiste dans ma famille,
mais tout petit déjà je dessinais sans avoir ap-
pris avec des stylos Bic et des bougies colorées
que je faisais couler. La seule « professeure »
que j’ai eue, c’était ma grand-mère. Elle était
horriblement méchante, mais je l’admirais :
elle tissait des tapis avec des laines de couleurs
incroyables, des jaunes citron, des rouges in-
cendiaires, des noirs impressionnants.
A l’école déjà, on m’appelait « l’artiste », je fa-
briquais des jouets avec des canettes, des boî-
tes de conserve et des objets de récupération
que je distribuais aux autres enfants, j’étais
très utile ! J’ai toujours su que j’allais en faire
mon métier, c’est l’art qui m’a choisi, pas moi
qui ai choisi l’art. C’était d’autant plus éton-
nant que chez moi il n’y avait rien, aucun livre,
il y avait la télévision et le Coran, c’est tout. Je
n’avais même pas accès aux images. J’avais vu
un tableau de Rembrandt dans un Larousse il-
lustré chez une cousine, et cette représenta-
tion m’avait ébloui. Parfois, en ville j’aperce-
vais des illustrations sur des magazines déchi-
rés, abandonnés dans la rue. A l’école, il n’y
avait rien non plus. On étudiait tous sur le
même manuel : « Zina est à la cuisine, Omar est
au souk », c’est avec ça que j’ai appris à lire.
Comme mes cousines ne voulaient pas me
prêter leur dictionnaire, je me rendais souvent
chez elles pour le feuilleter. Plus tard, je devais
avoir 11 ans, je suis tombé sur une encyclopé-
die de Diderot très abîmée que quelqu’un ven-
dait, sur le trottoir. Il y avait des gravures pour
montrer comment on pouvait fabriquer un
toit, des bijoux, ça m’a fasciné cet aspect de la
technique, de la réalisation. Je me disais
qu’avec cette encyclopédie on pouvait appren-
dre à tout faire en cas de fin du monde !
Quel élève étiez-vous ?
Très mauvais, je n’étais pas scolaire. J’avais de
gros problèmes de dyslexie. Je confonds en-
core ma droite et ma gauche, j’ai souvent be-
soin de toucher mon cœur pour me repérer.
J’ai compris plus tard que c’était lié au fait que
mon père avait interdit à ma mère de parler le
rencontre | 31
A la galerie Wilde,
à Genève,
le 2 septembre 2020.
PIERRE ALBOUY
berbère à la maison. C’était l’époque de l’arabi-
sation forcée, ça a été d’une grande violence
pour moi. C’est mon premier grand trauma. La
plupart de mes copains parlaient berbère,
c’était compliqué. Je me suis durement opposé
à mon père sur ce sujet. Je passais déjà pour un
mécréant au sein de ma propre famille. Mes
parents étaient pratiquants, même s’ils ont
toujours combattu l’intégrisme. Je n’ai jamais
voulu aller à l’école coranique, je ne me suis ja-
mais senti musulman, j’étais très déterminé,
je leur tenais tête. J’étais quelqu’un qui faisait
des images, c’était péché, je choquais beau-
coup de monde, certains me détestaient.
A 16 ans, j’ai passé le concours de l’Ecole ré-
gionale des beaux-arts de Batna, j’ai été reçu
premier alors que les autres concurrents
avaient parfois vingt ans de plus que moi.
C’était l’école de la liberté pour moi. J’ai des
souvenirs merveilleux de mes jeunes années,
le soleil, la canicule, les copains, on marchait
tous pieds nus, nous n’avions rien. On fabri-
quait des pièges pour les oiseaux, on courait,
on jouait, c’était magnifique, jusqu’à l’arrivée
des islamistes. Ils ont commencé à investir
certains quartiers, les universités, on appre-
nait que tel copain ou cousin partait au ma-
quis, que tel autre était devenu émir ou était
mort au combat. Le premier nu que j’ai des-
siné, Paradise – que j’ai exposé à Beaubourg –,
a été interdit par l’école, c’est la première cen-
sure de ma vie. Je l’ai alors accroché dans ma
chambre. Quand un membre de ma famille
entrait et le voyait, il refermait immédiate-
ment la porte avec un air horrifié. Ça les ren-
dait fous, j’étais un pervers à leurs yeux.
Puis vous arrivez à Alger…
J’étais reçu à l’Ecole supérieure des beaux-
arts. Je me suis bien amusé, c’est à Alger que j’ai
découvert le raï, la nuit, l’alcool, Camus,
Tolstoï, Dostoïevski, la littérature. On faisait la
fête, et en même temps, il y avait le couvre-feu,
les femmes qui se faisaient attaquer parce
qu’elles portaient des jupes, les premiers assas-
sinats. Un jour, des islamistes sont venus pren-
dre possession de notre couloir pour nous ter-
roriser. Ils avaient des kalachnikovs, des gre-
nades, l’assaut a duré treize heures. Nous
étions enfermés dans nos chambres, ça a été
une des plus grandes peurs de ma vie. Ils ont
pendu un des représentants étudiants pour
nous montrer ce qui nous attendait si nous ne
devenions pas de « bons musulmans ».
Je suis parti avant d’avoir obtenu mon di-
plôme. Certains de mes camarades qui avaient
fui la terreur comme moi sont revenus ensuite
passer leurs examens, pas moi. Quand je quitte
quelque chose, je le quitte. Je n’ai jamais eu de
plan B, j’ai confiance en moi et en mon instinct.
Comment avez-vous rejoint la France ?
Grâce aux jésuites. Je rends hommage à
Françoise et à Colette, qui m’ont enseigné le
français à Batna, et n’ont cessé de se faire du
souci pour moi. Ces bonnes sœurs étaient per-
suadées que j’allais être assassiné. Ma mère a
convaincu mon père de me payer un billet
d’avion, c’était l’époque où j’étais tellement
menacé que je ne pouvais pas rester trois nuits
de suite dans le même logement. Les sœurs se
sont occupées de tout, du passeport, du visa,
du transfert, de l’accueil à Lyon, de mon ins-
cription aux Beaux-Arts de Lyon. Sans le ré-
seau catholique, je n’aurais pas pu partir.
J’ai deux naissances, la première en Algérie, la
seconde en France. L’Algérie, ce sont mes
racines, la France ce sont mes récoltes. Ce que je
préfère, ce sont mes récoltes. C’est en France
que j’ai appris la vidéo, que j’ai développé mon
art, que je suis sorti des sentiers traditionnels,
que je me suis épanoui. Et c’est là que j’ai ren-
contré ma femme, Julie, qui a complètement
transformé ma vie. On s’est connus dans un bar
qui s’appelait L’Antidote, je lui ai dit : « Tu bois
un verre ? Tu es la femme de ma vie. » On ne
s’est plus quittés. Nous sommes mariés depuis
vingt-cinq ans, nous avons cinq enfants. Cette
rencontre m’a sorti du désespoir, elle m’a guéri
de mes insomnies, je ne dormais jamais une
demi-heure de suite à l’époque. Julie m’a apaisé,
elle a cru en moi, m’a encouragé, m’a donné un
cadre et une famille, ma créativité a pu explo-
ser, j’avais l’impression de pouvoir tout faire.
Ensemble, nous sommes partis à New York, je
me suis retrouvé là-bas au moment du 11-Sep-
tembre. Et j’étais à Paris en 2015, au moment
des attentats du Bataclan. J’ai l’impression que
l’islamisme me poursuit, ça ne s’arrêtera ja-
mais. J’en fais encore des cauchemars, j’ai beau-
coup de mal à en parler, mes filles n’ont décou-
vert ce qui m’est arrivé que très récemment.
Vos débuts en tant qu’artiste ont-ils
été faciles ?
Ça été compliqué comme pour tout le
monde, quand nous vivions à Berlin notam-
ment, après New York. J’étais un artiste fauché,
on m’a proposé d’être dans une galerie en sor-
tant de l’école et j’ai refusé. Pour être sur le
marché, il faut avoir des muscles, se préparer,
prendre du recul. Il m’a fallu du temps pour
me sentir prêt. J’ai commencé à avoir du suc-
cès dans les années 2000. J’ai enseigné au MIT
(Massachusetts Institute of Technology) à Bos-
ton, mes œuvres ont été exposées au MoMA
de New York, puis à Beaubourg.
Vous avez suscité la polémique avec des ins-
tallations telles que la vidéo « Don’t Trust
Me » tournée dans un abattoir, ou « Prin-
temps » montrant des poulets en flammes.
Elles ont été considérées comme faisant
l’apologie de la souffrance animale…
C’était évidemment de fausses flammes et
cette œuvre, que j’ai dû retirer, avait été juste-
ment conçue pour dénoncer la violence en-
vers les animaux. Mais je n’ai même pas pu
me faire entendre, la vague de protestation
était lancée. Ce qui m’a affecté, c’est la lâcheté
engendrée par les tribunaux que sont les ré-
seaux sociaux. Certains militants ont des mé-
thodes terroristes. Qu’ils s’occupent de ce qui
se passe dans les laboratoires cosmétiques ou
dans l’agriculture au lieu de s’en prendre aux
artistes. Mais les polémiques font partie de
mon travail, il y en aura d’autres. Rien ne peut
m’arrêter, je continue ce que j’ai à faire.
Vous vous définiriez comme
un provocateur ?
Je ne suis pas un provocateur, j’aime aller con-
tre la masse, la pensée unique, depuis toujours.
La provocation, c’est éphémère, la résistance ça
dure, il y a une différence fondamentale : j’ai
voulu résister depuis que je suis enfant. Par-
tout dans le monde, la liberté d’expression ré-
gresse. On accuse même Marguerite Yourcenar
(1903-1987) d’être misogyne ! On vit dans une
époque où il est difficile de plaisanter et de par-
ler sous peine d’être accusé de sexisme, d’ho-
mophobie, de racisme… L’écrivain autrichien
Stefan Zweig a écrit, en 1942, peu avant sa mort :
« Le futur ne nous rendra jamais ce qui nous a
autrefois rendus heureux. » Il faut défendre les
valeurs de la France, et notamment la laïcité,
qui est la religion de la liberté. Il ne faut pas né-
gocier avec les terroristes. Je sais de quoi je
parle, je les connais. p
propos recueillis par
vanessa schneider
32 | 0123
PLANÈTE |
par stéphan e f ou cart
A la recherche
de la « planète B »
S
ouvenez-vous : c’était en
septembre 2020 et, dans
les gazettes, il était forte-
ment question de « phos-
phine ». Les médias bruissaient
de ce mot étrange que la plus
grande part d’entre nous n’avait
jamais entendu, mais qui portait
alors une information assez im-
portante pour saturer l’espace pu-
blic, le temps de quelques jours.
Une étude publiée dans Nature
Astronomy faisait état d’une dé-
tection de phosphine dans l’at-
mosphère de Vénus et c’était là,
suggéraient les auteurs de ces tra-
vaux, l’indice d’une vie micro-
bienne dans la couverture nua-
geuse de la planète. La phosphine
est en effet, paraît-il, la signature
d’un métabolisme bactérien.
La découverte fut rapidement
démentie, et vite remplacée par
bien d’autres histoires du même
tonneau. Quelques jours plus
tard, la télévision publique fran-
çaise diffusait un documentaire
expliquant comment la ceinture
d’astéroïdes pourrait être utilisée
comme base arrière de la con-
quête du Système solaire. En
commençant peut-être par la co-
lonisation de Cérès – planète
naine à laquelle le physicien
Pekka Janhunen (Centre d’obser-
vation spatiale de l’Institut mé-
téorologique de Finlande) vient
de consacrer une étude de « terra-
formation », postée sur le site de
prépublication arXiv.
Une nouvelle fracassante vint
occuper la conversation publique
quelques jours plus tard avec le
lancement mondial, fin janvier,
d’un essai de l’astrophysicien Avi
Loeb (université Harvard), suggé-
rant que ‘Oumuamua – un asté-
roïde de forme oblongue dont la
trajectoire surprend les scientifi-
ques – serait en réalité un vais-
seau extraterrestre…
Difficultés insurmontables
Derrière cette accumulation de
science hollywoodienne et son
relais dans les médias se cache
bien plus qu’un intérêt pour les
progrès de la connaissance (dont
nul ne conteste la valeur intrinsè-
que). Il se forme là, à l’évidence,
une mythologie qui ne dit pas son
nom, mais qui travaille les imagi-
naires et les inconscients. Par
l’empilement d’informations dé-
contextualisées faisant accroire
qu’il y aurait dans le cosmos une
multitude d’ailleurs vivables et
accessibles, elle rend plus suppor-
table la destruction de l’environ-
nement, en nourrissant le vague
espoir d’un exode possible – ce
n’est d’ailleurs peut-être pas un
hasard si la première mission des
Emirats arabes unis vers Mars a
été baptisée « Al-Amal » (« es-
poir », en français).
Le registre de vocabulaire uti-
lisé par les scientifiques et les
journalistes puise inconsciem-
ment à cet espoir irrationnel. Ne
dit-on pas de certaines exo-
planètes qu’elles se situent dans
la « zone d’habitabilité », lors-
qu’elles sont à une distance de
leur étoile compatible avec le
maintien à leur surface d’eau li-
quide ? Parler d’habitabilité, c’est
déjà envisager une habitation.
Les éditions Favre publient ces

jours-ci un bref et salutaire essai
L’IDÉE REND PLUS
SUPPORTABLE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 FÉVRIER 2021
CHRONIQUE ASSUMER
LE DÉBAT
INSTITUTIONNEL députés soient désormais élus au scrutin nat en 2000, la présidentialisation du ré-
proportionnel, comme cela avait été le cas
une fois, sous la Ve République, sur volonté
gime s’est encore accrue sous ce mandat.
Paralysé par l’état d’urgence sanitaire, le
de François Mitterrand. Dans son combat, Parlement ronge son frein, les corps inter-
François Bayrou a enrôlé les leaders de La médiaires sont marginalisés, tandis que le
France insoumise, d’Europe Ecologie-Les président de la République joue au funam-
Verts, du Rassemblement national, de l’UDI, bule sur un pays de plus en plus éruptif.
qui sont les victimes du système actuel. Les Loin d’aboutir à un partage des pouvoirs, la
députés LRM, ultra-majoritaires, sont quant succession de crises qui a marqué le man-
UNE SCIENCE à eux divisés, en dépit de la promesse du dat Macron s’est traduite par la dangereuse
HOLLYWOODIENNE candidat Macron d’en instiller une dose au
cours de son mandat. Nullement décou-
concentration de la responsabilité sur la
tête d’un seul homme.
FAIT ACCROIRE ragé, le centriste se fixe comme objectif de Les partisans de la proportionnelle défen-
faire voter une proposition de loi d’ici à la dent le schéma de la coalition dans laquelle
QU’IL Y AURAIT DANS
A
fin de la législature, à charge pour lui de les parties prenantes, sans renoncer à leur
quinze mois de l’élection prési- convaincre un nombre suffisant d’élus. diversité, contractualisent. C’est l’antidote
LES COSMOS UNE dentielle, François Bayrou a lancé Le plus étonnant, dans cette séquence, est à la verticalité. Ses adversaires rappellent
MULTITUDE D’AILLEURS un pavé dans la mare en menant le silence gêné de l’exécutif, qui redoute que, sous la IVe République, l’exécutif a été
l’offensive autour du mode d’élection des l’incompréhension des Français. L’Elysée et affaibli au point de se retrouver paralysé. Le
VIVABLES députés. Le patron du MoDem a écrit au Matignon recourent au même plaidoyer : il débat est sérieux. il doit être mené au
président de la République pour demander est trop tard pour ouvrir le dossier, la crise grand jour pour crever l’abcès de la crise dé-
l’enterrement du scrutin majoritaire à sanitaire écrase tout, les Français ne com- mocratique et repositionner les différents
de Sylvia Ekström (université de deux tours dès les prochaines législatives, prendraient pas. Pire, ils soupçonneraient acteurs (président, premier ministre, Parle-
Genève) et Javier G. Nombela prévues en 2022. Choisi en 1958 par le géné- un « tripatouillage », comme en 1986 : en ment, citoyens) dans un système qui souf-
(Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ral de Gaulle pour garantir, à travers le fait permettant l’entrée de trente-cinq députés fre de n’avoir pas été repensé au rythme
ailleurs, Favre, 224 p., 19,50 €), que majoritaire, la stabilité des institutions, ce du Front national à l’Assemblée nationale, des dernières révisions constitutionnelles.
l’astrophysicien Michel Mayor, mode de scrutin est régulièrement con- François Mitterrand avait de fait réussi à af- A l’aube du prochain quinquennat, ces
prix Nobel de physique, a pris la testé par les « petits » partis qui ont fini par faiblir la droite qui le menaçait, mais le con- questions sont tout sauf politiciennes. Elles
peine de préfacer. C’est un inven- grossir sans parvenir à obtenir à l’Assem- texte, aujourd’hui, est différent : il s’agit relèvent de l’indispensable réflexion autour
taire détaillé et passionnant de blée nationale la représentation de leur moins de tenter une manœuvre florentine de l’exercice démocratique. Le pire serait
l’ensemble des difficultés – par- poids électoral. que de colmater les fragilités d’une démo- que la proposition de loi fasse son chemin
fois insurmontables – liées au Au nom de la « juste » représentation des cratie représentative en grande difficulté. dans l’indifférence, au prétexte que les Fran-
voyage interplanétaire et à la co- forces politiques, le centriste veut que les A l’œuvre depuis l’adoption du quinquen- çais n’auraient pas eu la tête à s’en saisir. p
lonisation d’autres astres. Le livre
refermé, on considère avec en-
core plus de scepticisme les pro-
jets du milliardaire américain
Elon Musk, le fondateur de Tesla,
qui veut envoyer des centaines de
milliers d’humains coloniser la
Planète rouge d’ici à 2050. Ou en-
core ceux de la NASA qui prétend
sérieusement que des astéroïdes
pourront faire un jour l’objet
d’exploitations minières – on at-
tend avec impatience le business
plan de telles expéditions.
Si l’ouvrage de Sylvia Ekström et
Javier G. Nombela est de salubrité
publique, c’est que l’idée que nous
pourrions ruiner la Terre avant de
partir tranquillement vers
d’autres soleils séduit des esprits
parmi les plus éclairés. Le sociolo-
gue médiatique Gérald Bronner,
grand pourfendeur des croyances
irrationnelles et du principe de
précaution, est sans doute l’intel-
lectuel qui l’a formulé avec le plus
de clarté. « Si l’on se replace dans la
perspective d’un exode, [l]es rai-
sons [d’espérer] sont (…) de plus en
plus nombreuses, écrit-il dans “La
Planète des hommes” (PUF, 2014).
Ce sont par exemple l’existence,
avérée à présent, d’exoplanètes, de
mondes telluriques qui pourraient
un jour nous accueillir, aptes à la
biochimie, et présents dans notre
galaxie. » Il s’agirait alors de ne pas
se rater : après quelques centaines
de milliers d’années de voyage, il
serait malheureux que le point de
chute s’avère impraticable.
« L’hypothèse de cet exode nous
ramène aussi à une réalité essen-
tielle de notre espèce, ajoute
M. Bronner en conclusion de son
essai. En quittant la Terre, il devien-
drait évident que nous sommes hu-
mains avant d’être terriens. C’est là
un rappel essentiel car l’idéologie
précautionniste, en nous propo-
sant un rapport empreint de senti-
mentalité à la planète qui a vu no-
tre naissance, a tendance à rendre
indissociable notre destin du sien. »
Pour le sociologue qui se réclame

 
du rationalisme, cette confusion
« crée un amalgame entre notre
identité de terrien et d’humain ».
« Elle nous contraint à penser que le
problème fondamental est de ne
surtout pas risquer de détruire l’es-
pace qui nous permet de vivre, pré-
cise-t-il. Etre hypnotisé par cette
possibilité, c’est, sous prétexte de

   
précautions inconséquentes, re-
noncer à coup sûr à préserver l’héri-

tage humain. En évitant l’indésira-
ble, on s’abandonne au pire. »
Sylvia Ekström et Javier G. Nom-
bela ne sont pas de cet avis. « La     
     
  

prochaine fois que vous retourne-
       
LA DESTRUCTION rez sur le petit banc vert, là-bas au
bord du champ, pour contempler
DE L’ENVIRONNEMENT, les Alpes, le Mont-Encore-Blanc et     

      

le lac Léman, écrivent-ils en con-
EN NOURRISSANT clusion de leur livre, vous réalise-
LE VAGUE ESPOIR rez que nous ne pouvons pas vivre  
 
sans la beauté multicolore de la
  
D’UN EXODE POSSIBLE nature terrestre. » p

Tirage du Monde daté samedi 13 février : 161 219 exemplaires

 4 CO M M E N T
J E ME SU I S D I SP U TÉ
« Il m’interdit
de toucher
à son ex »
Pendant un an et demi, un ami
de François a essayé de l’empêcher
2 d’avoir une relation avec une ex

5 TE NDANC E
E NQUÊTE
Le Covid

Visio gag
sans fard
Port du masque, confinement
et télétravail incitent les femmes
à moins se maquiller

8 U N AP É RO AV EC …
Adrien
Cachot
Le finaliste malheureux de
« Top Chef » 2020 va ouvrir
à Paris un restaurant qu’il rêve
placé sous de bonnes étoiles

Arrière-plan
inapproprié,
irruption d’animaux
domestiques, tenue
improbable…
on ne compte plus
les dérapages
au cours des
visioconférences
MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »

DI MA N CHE 14 - LUN DI 15 FÉV RI ER 202 1 CA HIE R D U « MOND E » N O 23671 - NE PEU T ÊT RE V END U SÉPA RÉM E NT
2 0123
D IMA NC HE 1 4 - L U NDI 1 5 FÉV RIER 2021
Par Nicolas Santolaria
A
ujourd’hui, n’importe
qui peut être trahi par
l’arrière-plan de son
écran. Ce n’est certaine-
ment pas Yvette Amos
qui dira le contraire.
Comme le relate le Daily Mail, le
26 janvier, cette habitante de la région
de Cardiff apparaissait depuis chez elle
dans l’émission de la BBC « Wales To-
day », avec l’un de ces fameux outils
de visioconférence auxquels 89 % des
Français qui télétravaillent ont recours
(étude Deskeo, 2020). Invitée à s’expri-
mer sur les difficultés d’accès à l’em-
ploi durant la pandémie, Yvette s’est
vite fait voler la vedette par l’arrière-
plan de la vidéo, où l’on pouvait distin-
guer, dardant au milieu d’une biblio-
thèque encombrée de livres, dossiers
et jeux de société, ce qui ressemblait
de loin à un énorme sextoy (ou à une
sculpture phallique). Dans un tweet
amusé, accompagné d’une capture
d’écran, le journaliste Grant Tucker
conseillait de « toujours vérifier ses éta-
gères avant un direct », tout en saluant
l’originalité d’un tel décor.
Après tout, il n’y a rien de si
grave à avoir un vibro qui fait coucou
par-dessus votre épaule. Devenue vi-
rale, la vidéo d’Yvette Amos a donné
lieu à un nombre incroyable de spécula-
tions (acte volontaire ? mauvaise blague
d’un colocataire ? oubli ?), venant illus-
trer de manière emblématique un phé-
nomène en constante expansion : les
accidents de visio, également dénom-
més « Zoomfails ». S’il fallait trouver une
figure tutélaire en la matière, ce serait
incontestablement Robert E. Kelly. En
mars 2017, alors qu’il donnait une inter-
view par Skype à la BBC depuis son bu-
reau personnel, ce professeur de scien-
ces politiques avait soudain vu débou-
ler dans son dos sa fille dodelinant, puis
son bébé dans un trotteur et, enfin, sa
femme en panique, surgissement lui
conférant une célébrité mondiale dont
il se serait bien passé.
Depuis, l’accident est presque
devenu la norme. « C’est bien moi. Je
ne suis pas un chat ! », s’est exclamé le
9 janvier 2021, en pleine audience à dis-
tance du tribunal judiciaire de Presidio
(Texas), le procureur du comté Rod Pon-
ton, car il n’arrivait pas à désactiver le
filtre de la visio qui l’avait transformé
en matou. Parce que l’usage des Google
Meet, Zoom, et autres Microsoft Teams
Souvent, le
télétravailleur,
ne sachant
plus s’il est
chez lui ou
au bureau, est
atteint d’une
forme de
schizophrénie
vestimentaire
ENQUÊTE
Boulot, visio, fiasco
s’est brutalement massifié sous l’effet
de la pandémie, des publics inexpéri-
mentés ont soudain eu à manipuler des
outils qui transforment le moindre télé-
travailleur en Spielberg d’appartement.
Dans un sondage Deskeo réalisé à l’is-
sue du premier confinement, 62 % des
Français avouaient ainsi avoir du mal à
se servir des logiciels de visioconfé-
rence. D’où une inflation de situations
parfois cocasses, parfois dérangeantes,
aux frontières du voyeurisme involon-
taire et de la culture « Vidéo Gag ».
Renvoyant à ses collègues une
image fort peu proactive, l’auteur de ces
lignes est, par exemple, apparu allongé
sur son lit lors d’une réunion de travail,
après avoir malencontreusement con-
fondu le bouton du micro et celui de la
caméra. Mais cela est un moindre mal
comparé à tous ceux dont la vie profes-
sionnelle s’est assombrie depuis qu’un
accident de visio a fait tomber leur mas-
que social. C’est ce qui est arrivé au dé-
puté irlandais Luke Flanagan qui, le
2 juin 2020, interpellait par écran inter-
posé le commissaire européen à l’agri-
culture sur des problématiques budgé-
taires. Malgré une chemise bleu foncé
du plus bel effet et des questions inté-
ressantes, une orientation approxima-
tive de la caméra aura suffi à ruiner son
intervention, le dévoilant assis sur son
lit en slip, en train de se gratter les cuis-
ses. Pareille mésaventure est également
arrivée au ministre de la jeunesse et des
sports roumain Ioanut-Marian Stroe,
lors d’une interview télévisée depuis
chez lui, perturbée par la chute de son
ordi qui a révélé à la face du monde des
Mise en scène réalisée par Martyna Pawlak, ou comment l’intime
se glisse dans le travail et le travail dans l’intime. MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »
jambes nues et velues. « Attention de
bien cadrer votre vidéo », conseillait à ce
propos le journaliste américain Will
Reeve, après s’être ridiculisé dans un
improbable combo caleçon-veste de
costume sur l’antenne d’ABC, lors d’un
direct à domicile entaché par un plan
trop large. Ne sachant plus vraiment s’il
est chez lui ou au bureau, le télétra-
vailleur confiné est bien souvent un
être à demi habillé, atteint d’une forme
de schizophrénie vestimentaire.
Face à ces situations embarras-
santes, la réaction de vos collègues
peut varier du tout au tout. Après
avoir emporté son laptop aux toilet-
tes, puis l’avoir posé au sol, une sala-
riée américaine est furtivement appa-
rue sur le trône en pleine réunion,
avant de vite occulter la caméra. « Oh
mon dieu, Jennifer ! », s’exclamait une
collègue horrifiée, quand un Bon Sa-
maritain, à qui manifestement rien
n’avait échappé, martelait : « Je n’ai
rien vu, rien ! » En la matière, la palme
de la politique de l’autruche revient
sans doute aux membres du conseil
municipal de Rio de Janeiro. Lors d’une
session Zoom consacrée aux questions
d’alimentation des élèves de la ville,
une des participantes est partie s’en-
voyer en l’air en arrière-plan, oubliant
de couper sa caméra. Imperturbables
face à ces ébats (bien qu’un poil rigo-
lards), les édiles ont poursuivi les dé-
bats. Autre contexte politico-porno :
surpris dans l’une des vignettes de la
visio en train d’embrasser les seins de
sa compagne, l’élu argentin Emilio
Ameri a, lui, provoqué une suspension
de cette séance parlementaire, qui était
par ailleurs diffusée sur grand écran.
Mais, parfois, les conséquences
sont bien plus fâcheuses. En pleine réu-
nion de préparation de la présidentielle
américaine, pensant ne pas être visible,
Jeffrey Toobin, chroniqueur du presti-
gieux magazine The New Yorker, a été
filmé en train de se masturber sur
Zoom, avant d’être suspendu. « J’ai
commis une erreur honteusement stu-
pide, en croyant être hors champ, décla-
rait-il sur le site de Vice. Je présente mes
excuses à ma femme, ma famille, mes
amis et mes collègues. » A côté de ça,
être accidentellement transformée en
tubercule devant ses subalternes,
comme l’Américaine Lizet Ocampo vic-
time d’un filtre « patate », ou bien faire
une homélie avec un casque d’extrater-
restre virtuel sur la tête et des mousta-
ches de chat tel don Paolo Longo, prêtre
italien de la région de Salerne ayant ac-
tivé malencontreusement la fonction
effets spéciaux de l’appli de visioconfé-
rence, relève du moindre mal.

La réunion à distance s’est généralisée
en quelques mois. Et l’épidémie de
visio gags est proportionnelle à ce succès
Nue sur Zoom,
se curant
le nez sur
Google Meet :
ils témoignent
La téléconsultation de la honte
« Lors d’un rendez-vous médical
en téléconsultation, depuis la maison,
mon fils de 3 ans et demi se glisse à côté
de moi et reste calmement à regarder
mon interlocutrice. Puis, il lâche haut et
fort : “Ben dis donc, elle est vieille, elle !” Je
n’ai jamais su si mon interlocutrice avait
entendu. Si c’est le cas elle n’a pas voulu
m’embarrasser, car elle n’a pas bronché.
Mais j’ai eu une discussion poussée avec
mon fils après ça, sur le fait de ne pas
commenter l’apparence des autres… »
Elisabeth, 33 ans, Lyon, ingénieure
en informatique
Doigt dans le nez
« Me voilà tenue d’assister à une réunion
qui me concerne mais m’intéresse peu.
J’en profite pour répondre à des mails, ce
qui fait que je ne vois plus la fenêtre de
Zoom où tous les collègues sont en visio,
comme moi. Et là, c’est le drame, dans
un moment d’oubli, je me cure tranquil-
lement le nez devant tout le monde…
Impossible de savoir si on m’a vue, mais
nous n’étions que sept, donc, c’est proba-
ble. Poliment, personne n’a rien dit. »
Anna, 39 ans, Paris, psychologue et enseignante
Un grand classique
« Je suis ingénieur et je travaille beau-
coup sur Zoom, pour des visioconféren-
ces ou des démonstrations de logiciels.
Un jour, nous devions négocier un très
gros deal avec un client à Dubaï. Nous,
nous étions ensemble dans une pièce,
avec trois ou quatre de mes collègues,
et lui était en visio. Le client ne savait pas
que sa caméra était allumée et il était
torse nu. Nous n’avons rien dit et négo-
cié le contrat pendant une heure avec lui
à moitié nu sur grand écran à se curer
le nez, se gratter les oreilles et d’autres
parties de sa personne… Le plus surpre-
nant est que nous ayons réussi à garder
notre sérieux. »
Matthew, 47 ans, Chypre, ingénieur
Mon chat a cassé ma télé
pendant une « conf call »
« J’étais en visioconférence avec de
nombreux collègues, une cinquantaine, je
pense. Ma boîte avait organisé un apéro
virtuel, et tous ceux qui souhaitaient
participer devaient activer leur caméra,
pour que cela soit convivial. On se mar-
rait bien, et là, mon chaton commence
à jouer avec un sac en papier assez grand
sur le sol. Je l’ai adopté la veille du
deuxième confinement, il est très joueur.
Il se met à l’intérieur du sac, c’est très
mignon, et puis, au moins, il n’est pas sur
mes genoux, à apparaître à l’écran. Mais
d’un coup, il se sent piégé et n’arrive plus
à sortir, alors que le sac est grand ouvert.
Je vois le sac bondir, avec le chat dedans,
partout dans mon appart. J’hésite à me
lever, car mes collègues vont me poser
des questions et je ne veux pas leur
raconter, c’est ridicule. D’un bond,
il atterrit sur l’étendoir à linge, et d’un
deuxième, sur ma télé. Il la fait tomber
et elle se brise par terre.
Je travaille dans l’équipe du directeur
général et, quand il est présent, j’ai besoin
de garder une attitude professionnelle.
J’étais hyper-stressée et énervée, mais
je n’ai rien montré, j’ai discrètement
appuyé sur le bouton pour désactiver
la caméra et aller voir les dégâts. Ça
sentait horriblement mauvais partout
chez moi car le chat s’est lâché tellement
il a eu peur. Bon, sinon, je l’aime quand
même infiniment ! Mais je ne laisse plus
de sac traîner. »
Angélie, 32 ans, Boulogne-Billancourt,
manageuse
Réunion en pyjama
« Je me suis levée en retard et suis allée
devant mon écran toujours en pyjama,
et, bien sûr, non maquillée. Je reçois peu
de temps après un texto d’une collègue
m’indiquant que ma caméra est allumée.
Tout le monde a vu comment je suis
au réveil. Grand moment de solitude. »
Corinne, 56 ans, Niort, employée d’assurance
En route pour un footing
« Lors du confinement de mars, une des
premières réunions en visio auxquelles
j’assiste réunit plus de 30 partenaires
de différentes institutions. Un peu avant
midi, une des participantes se met au
fond de son bureau et commence à se
déshabiller, sans doute pour aller faire un
jogging, alors que sa caméra est toujours
active. Quelques sourires apparaissent
chez certains participants, tandis qu’une
autre interpelle cette femme en l’infor-
mant que sa caméra fonctionne toujours.
Celle-ci, largement dévêtue, disparaît
alors sous une table, et quelques
secondes plus tard l’ordinateur s’éteint.
C’était le début des réunions en visio. »
Antoine, 37, Paris, fonctionnaire
Partage d’écran
« Je suis data scientist dans une entre-
prise française spécialisée dans le trans-
port. Ma vie professionnelle, 100 %
télétravail depuis maintenant plusieurs
mois, est rythmée par un nombre
incalculable de réunions plus ou moins
productives, pendant lesquelles je fais
DIMAN C HE 1 4 - LUND I 15 FÉV RIER 2021
plus ou moins autre chose. L’autre jour,
lors du comité de pilotage avec mon
responsable et trois autres membres
de l’équipe, je démarre le partage
d’écran (j’en utilise 3) pour montrer
une de mes réalisations. Je commence
donc à expliquer ce que j’ai fait, pensant
que mes interlocuteurs me voient agiter
mon curseur sur le contenu que je pré-
sente. Au bout de quelques secondes,
je suis interrompu : “Euh, je crois qu’on ne
voit pas le bon écran !”
Pris de panique, je constate que l’écran
partagé affiche une conversation
WhatsApp avec ma compagne, dont
la teneur était sexuellement explicite.
Le pire dans cette histoire étant que la
compagne en question est une collègue
de travail, et que mes interlocuteurs
ignoraient jusqu’à présent notre relation.
La voilà donc officialisée… »
François, 30 ans, Paris, « data scientist »
« Caca ! »
« Un grand classique, toujours efficace
pour occasionner la gêne des parents.
Visio avec des collègues, irruption de ma
fille de 4 ans : “Maman, j’ai fait caca dans
ma culotte !” Voilà, c’est dit. Vous m’excu-
sez les collègues, je coupe et je reviens
dans 10 minutes. »
Elodie, 33 ans, Nanterre, chargée de production
dans le domaine culturel
Un meeting pas assez habillé
« Déjà, la journée commençait mal. Au
réveil, au petit matin, je reçois un appel
de mon directeur commercial me
demandant de me joindre à une réunion
qui regroupe l’ensemble des commer-
ciaux de la filiale française de ma société.
Je n’avais pas reçu l’invitation ni me
souvenais de ce meeting du lundi matin
mais ma présence était nécessaire.
Ni une ni deux, je saute hors du lit,
les yeux pas vraiment en face des trous,
et allume mon ordinateur en étant assis
sur le canapé, vêtu d’un t-shirt (le code
vestimentaire n’est pas du tout strict dans
ma boîte) et de mon caleçon de nuit en
bas. Dix minutes après le début du call,
mon chat s’approche et se penche par
la fenêtre ouverte. Je pose mon PC et
me lève pour aller chercher le chat.
Forcément, la webcam se retrouve exac-
tement au niveau de mon entrejambe
simplement vêtu d’un ample caleçon
bleu… devant 15 personnes. L’histoire
a vite fait le tour de la société. »
Bastien, 27 ans, Paris, spécialiste produit
Caméra allumée aux W.-C.
« En plein milieu d’un cours d’anglais en
visio sur mon téléphone et pensant avoir
éteint la caméra, je suis allée gaiement
aux toilettes (emportant naturellement
mon téléphone). C’est quand j’ai affiché
le PowerPoint de la professeure pour
l’envoyer à une amie, que je me suis
rendu compte qu’en bas à droite trônait
0123
3
mon visage, en gros plan. Mes camara-
des ont dû me voir me balader dans mon
appartement, poser mon téléphone sur
le lavabo et le reprendre en main une
fois confortablement installée.
J’ai eu très honte au départ, puis me
suis rendu compte que c’était une
bonne anecdote et ai continué paisible-
ment mon affaire. »
Gabrielle, 19 ans, Paris, étudiante en école
de commerce
Il y a un drôle de bruit…
« Je travaille pour une association qui
a organisé son assemblée générale avec
Zoom. Le jour “J”, plus de 150 personnes
sont connectées. Le président demande
à tous de couper les micros. Tout
le monde s’exécute, sauf trois ou quatre
personnes. Passons. La réunion se
déroule bien. Le son est bon, les slides
aussi. Entre collègues, nous échangeons
des petits mots via notre WhatsApp.
Au bout de 30 minutes, on entend des
bruits bizarres. Dès gémissements.
Quelqu’un a mal ? J’enlève mes écou-
teurs, cela ne vient pas de chez moi ni de
la rue. Le bruit se poursuit et là, plus de
doute, il s’agit du son d’un film porno !
Incroyable. Cela dure quelques minutes,
le WhatsApp s’affole. Un collègue
commente : “Il y a un drôle de bruit…”
Puis un des quatre participants qui
n’avait pas fermé son micro passe en
mode “mute” (silencieux) sur Zoom. Le
bruit s’arrête et nous savons tous de qui
il s’agit. La blague. Le président est resté
imperturbable pendant tout ce temps.
Son visage impassible, il a poursuivi
sa présentation. »
Maud, 43 ans, Paris, dans l’associatif
Chat saboteur
« Mon chat dort vingt heures par jour,
conformément à sa nature. Alors,
pourquoi se lance-t-il dans un concert
de miaulements à chaque visioconfé-
rence ? Maintenant, il est célèbre dans
toute la boîte. »
Michel, 55 ans, Lorraine, informaticien
Petite pause (mal) improvisée
« Durant un cours ennuyeux et long, j’ai
eu l’idée de regarder une série sur mon
ordinateur, pour passer le temps. Mal-
heureusement, le micro était resté ouvert
et toute la classe − y compris la profes-
seure − a pu profiter pendant une bonne
quinzaine de secondes de “The Office”
avec moi. Je n’ai jamais su si la profes-
seure avait compris que c’était moi, mais
bon, c’était “The Office”, il y a pire… »
Luka, 19 ans, Montpellier, étudiant
Propos recueillis par Clara Georges
4 0123
D IMA N CHE 14 - L UN DI 15 F ÉV RIER 2021

COMMENT JE ME SUIS DISPUTÉ

« Il m’a dit que je n’avais pas le droit

de toucher à son ex »
Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou une engueulade professionnelle a marqué leur vie.
Ils le racontent à Clara Georges. Cette semaine, François, 45 ans, directeur du développement d’une start-up à Paris

XAVIER LISSILLOUR

J’ai un groupe d’amis proches qui s’est formé pendant

mes études, à Paris, à la fin des années 1990. Nous sommes
une bonne quinzaine. Bon an, mal an, nous nous sommes
toujours suivis, même si, aujourd’hui, avec les enfants, le
travail – et ne parlons pas du Covid –, nous nous voyons
plus rarement. Je sais que nous pouvons compter les uns
sur les autres, notre amitié est solide.
En 1998, avec l’un de ces bons amis, Marc, nous
avons décidé de passer le Nouvel An ensemble. En compa-
gnie de deux de ses copines, nous sommes partis près du
cap Fréhel, en Bretagne, dans une jolie maison de famille. Il
faisait beau et doux. Nous étions bien, c’était un séjour très
agréable. La lande couverte de fleurs roses et jaunes le long
des falaises nous a offert des promenades mémorables
sous un ciel bleu et un air vif typique des hivers dans cette
région. Le soir du 31, nous avons mangé un plateau de
fruits de mer, papoté, mis un peu de musique… Ce n’était
pas la fête du siècle, mais c’était amical. Pendant ces quatre
ou cinq jours, j’ai bien remarqué que Lucie semblait inté-
ressée. Nous nous sommes rapprochés, nous avons plai-
santé, et j’ai compris qu’on se plaisait. Elle me provoquait,
me lançait des piques avec de larges sourires sur mes sujets
« JE TROUVAIS serait passé si nous étions tombés en panne au milieu de
nulle part. Le garagiste a trouvé le problème assez vite, et
SON POINT moins d’une heure plus tard, nous pouvions repartir.
Là, nous sommes remontés dans la voiture et nous
DE VUE avons parcouru 300 kilomètres sans un mot. Trois heures
de silence fâché. Au-dessus de la voiture, j’imaginais deux
LIBERTICIDE : petits nuages noirs zébrés d’éclairs, tant la tension était
forte. Ce n’est pas une situation très agréable pour un
LUCIE ET MOI conflit : impossible de s’échapper. Nous nous étions dit
tout ce que nous avions à nous dire. Nous avons ruminé
POUVIONS BIEN notre colère en silence. Nous avons tous les deux le sang
chaud – je suis d’origine sicilienne ; lui, basque – et je crois
FAIRE CE QUE que ça n’a pas aidé. A l’arrivée à Paris, je devais déposer
Marc chez un couple d’amis. Nous sommes descendus de
NOUS la voiture, nous avons monté les escaliers quatre à quatre,
et à peine nos amis nous avaient-ils ouvert la porte que
VOULIONS, CE nous avons ré-explosé. Je crois que nous voulions les pren-
dre à témoin. Nous avons de nouveau déroulé nos argu-
N’ÉTAIT PLUS ments. Nos amis ont halluciné, mais ils ont refusé d’entrer
dans notre jeu et ont plutôt tenté de modérer notre dis-
SON AFFAIRE ! » pute que d’arbitrer – tant mieux d’ailleurs.

Très en colère, je suis rentré chez moi, mais j’étais loin

de prédilection, comme l’architecture. Lucie était une
bonne amie de Marc, mais aussi son ex.
Le séjour tirait à sa fin, et nous sommes repartis
pour Paris. Nous sommes montés dans ma vieille Fiat
Uno du début des années 1990, fidèle mais plus très
vaillante. Nous avons déposé les filles à la gare, et nous
nous sommes retrouvés tous les deux, Marc et moi, dans
la voiture, avec 450 km à parcourir. C’est là que le ciel m’est
tombé sur la tête. A peine nos deux amies étaient-elles
parties que Marc s’est lancé dans une longue tirade, bru-
tale, pour m’expliquer que je n’avais pas à flirter avec
Lucie ; qu’il ne comprenait pas que moi, son ami, je puisse
être réceptif à ses avances ; en gros, une sorte de « touche
pas à mon ex » très argumenté.
Je n’étais pas du tout d’accord. Une fois qu’il a eu
terminé de déverser tout son fiel, j’ai défendu ma position.
Je trouvais son point de vue liberticide : Lucie et moi pou-
vions bien faire ce que nous voulions, ce n’était plus son af-
faire ! On ne peut pas enfermer quelqu’un éternellement
dans son rôle d’ex, comme s’il y avait une forme de territo-
rialité ou de possession. A la lumière des mouvements de
société actuels, je me rends compte que son comporte-
ment peut être interprété comme de la misogynie, mais ce
n’était pas le cas ; je suis convaincu que si on avait été gay,
cela se serait passé de la même manière. C’est le rapport à
l’autre qui est en cause, selon moi. Bref, puisqu’il n’était
plus amoureux d’elle, je ne voyais pas où était le problème,
et c’est ce que je lui ai dit.
A partir de là, nous sommes entrés dans une drôle
de dispute, à la fois très violente et assez silencieuse. L’un
de nous développait son point de vue. On se taisait dix mi-
nutes, un quart d’heure. Jusqu’à ce que l’autre reprenne la
parole, et ainsi de suite. Nous en faisions chacun une af-
faire de principe. Lui : « Entre mecs, ça ne se fait pas, surtout
entre amis. Mes ex, c’est ma chasse gardée. » Moi : « Mais
quelle attitude rétrograde ! C’est de la jalousie mal placée. »
Une série de monologues ponctués de silences très lourds.
Cela a duré comme ça une heure et demie. Puis la voiture a
commencé à montrer des signes de faiblesse. Elle s’est
mise à perdre son souffle lorsque nous entamions une
longue montée sur la nationale. Cela devenait de plus en
plus laborieux, jusqu’à ce que l’on arrive au sommet de la
côte et que l’on découvre alors une station-service doublée
d’un garage. C’était comme une apparition auréolée de
néons blanchâtres. Par miracle, la voiture a toussoté jus-
qu’à venir s’arrêter juste devant. Je n’imagine pas ce qui se
de me douter que cette engueulade durerait si longtemps.
Pendant un an et demi, Marc et moi ne nous sommes pas
adressé la parole. Cela venait de lui, pas de moi. Il a un côté
ours. Moi, j’étais prêt à passer à autre chose, mais lui ne me
parlait plus, et je n’ai pas insisté, c’est vrai. J’ai eu peur de le
perdre, de ne plus le voir, mais j’ai laissé faire. Il y a un peu
de fierté là-dedans, je ne voulais pas me traîner comme
une carpette. Il faut dire aussi que, peu après notre retour,
je me suis mis à fréquenter Lucie. Cela n’a pas duré plus de
quelques mois, mais il l’a su, forcément, et j’imagine que
cela a attisé sa colère. Pour moi, il était hors de question de
m’empêcher de vivre cette histoire, je n’y voyais aucun
tabou. Une nouvelle fois, nous avons tous deux campé
chacun sur ses principes…
Il n’y a pas eu de réconciliation à proprement par-
ler, ni d’explication. Nous nous croisions souvent en soi-
rée, puisque notre groupe d’amis n’avait pas changé. Petit
à petit, le temps (et l’alcool, parfois) aidant, nous avons
échangé quelques nouvelles, l’amitié a repris sa place.
Peut-être bien qu’on a fait une ou deux blagues sur le
sujet, je ne m’en souviens pas. En tout cas, aujourd’hui,
Marc est redevenu un ami « à la vie à la mort ». Comme si
rien ne s’était passé.

L E P RÉNOM DES GENS Noël fait plus (il naît alors cent fois La pratique a pris un autre sens. Ce
plus de Noël à Noël qu’un autre jour sont les bébés qui décèdent le jour de

Valentin pris au hasard dans l’année). leur naissance qui reçoivent désormais
DAVID ADRIEN

Ça marche avec certains prénoms qui beaucoup plus souvent le prénom

Rares sont les Français à pouvoir vous
dire de mémoire quel jour tombe
la Saint-Emile. La Saint-Jean, peut-être
quelques-uns. La Saint-Nicolas et
la Sainte-Catherine, un peu plus. La
Saint-Sylvestre, oui. Et la Saint-Valentin,
assurément. Les parents ont cessé,
après la seconde guerre mondiale et
surtout depuis une quarantaine
d’années, de donner à leurs enfants
des prénoms de saints et de saintes
catholiques. Cette référence
Par Baptiste Coulmont
auparavant quotidienne s’est effacée,
concurrencée par la date anniversaire.
Reste la météo à la télé : « Demain, il
pleuvra et nous fêterons les Claude. »
Mais pour certains, le jour de fête et le
jour anniversaire sont simultanés. Des
petites Noëlle, nées le 25 décembre.
Des Camille, le 14 juillet. Des Valentin et
Valentine, le 14 février. Dans les années
1900, il naît environ six Valentin par
jour, mais il en naît plus de cent vingt
le 14 février. Un rapport de 1 à 20 ! Seul
furent à la mode, pas avec Hildefonse :
il n’en naît pas plus le 23 janvier.
C’était une manière habile de cumuler
goût du jour, référence religieuse et
anniversaire, tout en plaçant l’enfant
sous la protection d’un saint patron.
En moyenne, tous saints compris,
il naissait deux fois plus de bébés
prénommés « X » le jour de la Saint-X
qu’en dehors de la Saint-X.
Mais l’abandon des prénoms de saints
a aussi conduit au déclin de cette
pratique, peut-être reléguée aux
seconds prénoms, invisibles au
quotidien. Depuis les années 1970,
les parents ont même tendance
à éviter en général de donner à leur
enfant le prénom du jour.
du saint du jour : pour chaque bébé
mort-né prénommé Valentin un jour
quelconque de l’année, il y en aura
près de vingt si sa naissance a lieu
le jour de la Saint-Valentin. Le saint
patron guide le petit ange dans
le monde des morts, il ne veille plus
sur l’avenir du petit dernier.
Baptiste Coulmont est professeur de sociologie
à l’Ecole normale supérieure Paris-Saclay,
auteur de Sociologie des prénoms (La Découverte,
2014) et, avec Pierre Mercklé, de Pourquoi les top-
modèles ne sourient pas. Chroniques sociologiques
(Presses des Mines, 2020).
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D IMANC H E 14 - LUND I 15 FÉV RIER 2021 5

TENDANCE
L Rien que pour
a méthode, venue du
Japon, est minimaliste.
Dans la foulée de la
mode du détox, le skin

les yeux
fasting, soit le « jeûne
de la peau », consiste à
ne plus rien appliquer sur son
visage pendant plusieurs semai-
nes. Ni cosmétiques, ni soin. Seul
le lavage à l’eau claire est autorisé.
Un régime cutané bon pour le
portefeuille mais aussi, selon ses
adeptes, pour l’épiderme qui en

Confinement, télétravail, port du masque remettent

sortirait revigoré.
Après la fameuse « cure

en cause les habitudes les mieux ancrées : le soin apporté

de sébum », incontournable peu
attrayant du confinement prin-
tanier, qui consiste à ne plus se
laver les cheveux pendant un
mois pour les rendre plus beaux, à se maquiller a-t-il encore du sens ? Beaucoup de femmes
la « diète cosmétique » est-elle
la nouvelle lubie de l’automne- en profitent pour alléger ce rituel ou ranger leurs pinceaux
hiver sous pandémie ? Sans aller
Catherine Rollot
jusqu’à ces routines un brin ex-
trêmes, la période a poussé un
grand nombre de Françaises à se
ranger des pinceaux et à prendre
goût au naturel.
L’engouement pour le
nude, le maquillage qui ne se voit
pas, puis pour le slow make-up
(maquillage minimaliste) et autre
no-make up, existait déjà avant
l’épidémie. Un mouvement porté
par la chanteuse Alicia Keys an-
nonçant, dès 2016, qu’elle laissait
tomber le maquillage pour de
bon, et des actrices, de Gwyneth
Paltrow à Reese Witherspoon,
multipliant les poses sans artifi-
ces (mais pas toujours sans filtres)
sur les réseaux sociaux. Avant de
toucher les plus jeunes et, désor-
mais, de plus en plus de femmes, Une invitée au défilé
bien décidées à alléger sensible- Kenzo, durant
ment leur trousse de maquillage. la fashion week,
le 30 septembre 2020
Le Covid-19 et son cortège
à Paris.
de restrictions, enfermement
EDWARD BERTHELOT/
puis couvre-feu, télétravail et
GETTY IMAGES
port du masque, a servi d’accélé-
rateur. Aujourd’hui, seulement
21 % des femmes se fardent quoti-
diennement, contre 42 % il y a
trois ans, révèle une enquête
IFOP réalisée en juin 2020, après
le premier déconfinement, pour
le label Slow Cosmétique. Une
tendance particulièrement forte
chez les moins de 30 ans (53 % dé-
clarent qu’elles se maquillent
moins qu’avant la crise). « Le plus
frappant, c’est la rapidité du chan-
gement, estime Anne de Marh-
nac, spécialiste de l’histoire de la vent le tri, comme Elodie, trente- sion de reprendre la main, d’avoir phénomène apparu avec le Co-
beauté, autrice notamment des naire auvergnate. « Je me suis plus de temps pour prendre soin vid-19 et surnommé « maskné »,
101 Mots du maquillage (éd. Ar- aperçue de la quantité de cosméti- d’elle. « J’ai fait de vrais soins, ap- « DANS UN contraction entre « masque » et
chibooks, 2016). Sans doute parce ques que j’avais accumulée et dont pris à me coiffer, comme, par ENDROIT OÙ JE « acné » –, le masque a indéniable-
que beaucoup de femmes étaient je ne me servais pas », confie-t- exemple, à faire des tresses sophis- ment fait bouger les habitudes.
arrivées à saturation, face à une elle. Un premier pas vers la fruga- tiquées en regardant des vidéos. » VAIS ENLEVER Comme le télétravail, même si
offre commerciale pléthorique. A lité esthétique qui l’a conduite à Dernière découverte, le yoga du MON MASQUE, l’injonction au maquillage dans
chaque partie du visage son pro- ne garder que le strict minimum. visage pour décrisper les traits et les espaces professionnels reste
duit, et des présentoirs remplis de « Un mascara, une crème teintée prévenir les futures rides.
JE FAIS UN PEU très ancrée dans l’esprit des sala-
dizaines de nuances de vernis à et un rouge à lèvres. Au cas où. » Loin de se laisser aller en DE RAFISTOLAGE, riés : deux femmes sur trois pen-
ongles, de rouge à lèvres… » Pour d’autres, la pause mode jogging et cheveux gras, les AVEC UNE CRÈME sent qu’il est indispensable de se
Dans les salles de bains, maquillage n’est que l’aboutisse- adeptes du minimalisme esthéti- maquiller pour aller au bureau.
visage nu, beaucoup se question- ment d’un cheminement déjà que savourent un retour à l’essen- TEINTÉE QUE Pour autant, les lignes ne
nent : la demi-heure matinale de- entamé dans d’autres domaines. tiel, axé autour du nettoyage et de J’AI DANS bougent peut-être pas tant que
vant le miroir a-t-elle encore du « Mon rapport à la beauté était l’hydratation. Mais aussi des ges- cela. Depuis le début de la crise,
sens quand les interactions sont en évolution depuis cinq ans, ex- tes de beauté longs, qui tradui-
MON SAC, MAIS les commandements à rester
réduites à la portion congrue ? plique Sarah, 32 ans, qui travaille sent un besoin de prendre soin C’EST RARE » impeccable et séduisante en tou-
Pourquoi s’imposer un rituel dans le domaine de l’art contem- de soi. « L’envie de me maquiller tes circonstances sont omnipré-
Lucie, 31 ans
dicté par une certaine pression porain. Après avoir beaucoup est moins présente, confie Agnès, sents et visent, sans surprise,
sociale ou la force de l’habitude ? consommé de maquillage, cédé 45 ans, cadre dans le secteur ban- particulièrement le corps des
A chacune ses réponses. Pour cer- aux achats coup de cœur dans caire. En revanche, prendre 40 mi- femmes. La presse féminine, les
taines, l’assignation à résidence a les enseignes spécialisées, je m’ef- nutes pour un masque capillaire, influenceurs, comme le secteur
permis de faire le point. Et sou- forçais déjà d’avoir une démarche c’est un plaisir que je m’accorde des cosmétiques n’ont cessé de
plus responsable. Aujourd’hui, sans culpabilité et d’autant plus Fanny, 40 ans, juriste dans boute au fond des tiroirs rouge à proposer produits et conseils
j’adopte la même exigence dans facilement que je peux le laisser une entreprise de transport et de lèvres (33 % de ventes en moins beauté par temps de Covid.
ce domaine que pour mon ali- poser en télétravaillant. » logistique, savoure elle aussi un sur un an, selon le cabinet d’étu- Tutos répertoriés sous le hash-
mentation. » Une préoccupation Comme dans bien des certain relâchement, vécu comme des NPD/Nielsen) et produits tag #maskmakeup, fards no
partagée : ce n’est pas un hasard domaines, le temps distendu du une forme d’émancipation du pour le teint. Sous la protection de transfer (censés résister aux frot-
si, dans un secteur plombé par Covid est aussi l’occasion de s’in- regard des autres. « Avec mes che- tissu, « il ne reste plus beaucoup de tements) et autres sprays fixa-
le Covid-19, seules les gammes terroger sur la force de l’habitude. veux courts, je m’imposais un peau à maquiller, poursuit Fanny, teurs de pigments invitent à ne
de cosmétiques « propres » conti- « Pour la première fois depuis rendez-vous coiffeur tous les la juriste. On oublie bâtons de pas lâcher le pinceau.
nuent de se développer, même longtemps, je me suis demandé mois, une épilation impeccable rouge, fond de teint, blush. Ça colle Même le virtuel est ap-
si c’est à un rythme moins sou- pourquoi j’avais ce besoin d’être faite en institut, un maquillage au et colore le tissu. J’ai même re- pelé à la rescousse avec l’appari-
tenu qu’avant. apprêtée, témoigne Marine, la top. » Après avoir testé coupe de noncé aux boucles d’oreilles qui tion, en novembre 2020, d’une
Dans la même veine, des cinquantaine, chargée de projets cheveux et séance de cire mai- s’accrochent dans les élastiques de gamme gratuite de filtres ma-
femmes se sont découvert une dans le secteur de l’ingénierie. son, la mère de famille de deux mon masque ». Lucie Agras, 31 ans, quillage proposés par L’Oréal, à
vocation de petit chimiste de bou- J’en ai conclu que, mine de rien, je enfants « se met désormais un coach et consultante pour un installer sur la webcam de son
doir. Les heures enfermées chez ne m’étais pas détachée du modèle peu moins de pression ». « J’ai vu grand équipementier sportif a, ordinateur via un logiciel. Pas sûr
soi ont parfois été consacrées à fa- que m’avait transmis ma mère, que je n’avais pas besoin d’aller elle, ses astuces : « Je fais juste mes que les 56 % de télétravailleuses
briquer des cosmétiques maison, celui d’une femme qui, pour ne chez le coiffeur aussi souvent, et yeux. Si j’arrive dans un endroit où qui disent se maquiller avant de
avec l’aide des innombrables tu- pas avoir l’air négligée, devait être j’ai résilié mon abonnement à un je vais enlever mon masque, je fais rejoindre une visioconférence
tos et blogs consacrés au sujet. toujours maquillée. » Sans avoir institut de beauté. Je m’épile moi- un peu de rafistolage, avec une assument faux cils, mascara
Sarah a ainsi testé la fabrication abandonné totalement pinceaux même. » Moins de maquillage petite crème teintée que j’ai dans pailleté, ombre à paupières vio-
de gel de lin pour dompter les et brushing, elle « assume désor- aussi mais « plutôt à cause du mon sac, mais c’est plutôt rare. » lette et gloss ultra-brillant con-
boucles de sa chevelure. Kelly mais des jours sans, et des jours masque », avoue-t-elle. Accusé de tous les maux, seillés… pour une réunion avec
Nessis, 29 ans, coach de boxe et glamour, quand j’en ai réellement Le masque ! Le principal et même par certains de provo- leur N + 1. Pas sûr non plus que ce
d’événements sportifs, a l’impres- envie et pour moi ». point noir des rituels beauté, qui quer des réactions cutanées – un soit vraiment un progrès.
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D IMA NCH E 1 4 - L UN DI 15 F ÉV RIER 2021
Le plus récits
Bourlinguez
Il est mille et une manières de voyager, autant
de raisons de tailler la route, et bien plus encore
de récits et d’anecdotes pour évoquer ses périples !
C’est le filon que remonte, depuis novembre 2018,
Bourlinguez, « le podcast qui donne la parole
à celles et ceux qui voyagent ».
Deux fois par mois, l’auditeur se retrouve aux
Cinq podcasts pour
quatre coins du monde, des sentiers écossais entre
Glasgow et Fort William au ponton de L’Hermione
traversant la Méditerranée jusqu’aux abords
des champs de quinoa boliviens. L’invité de Marc-
Antoine Malaspina dévoile les pans d’un voyage
mettre les bouts
qui l’a marqué, souvent en solitaire : il en confie les
motivations et brosse avec entrain les préparatifs,
les paysages et ses rencontres, les péripéties
et ses galères. « Il faut courir en zigzag si un rhino
commence à vous suivre », retient ainsi Marcia
de ses démêlés avec la faune népalaise. A pied,
à moto, à vélo, en voilier, en van ou en 4L, ces
bourlingueurs aux bons tuyaux donnent à voir
du pays et des idées d’aventures pittoresques,
de voyages thérapeutiques ou de défis à relever.
47 épisodes. Podcast.ausha.co/bourlinguez
Le plus conseils
Les coulisses du voyage
Le credo de Laura et Sébastien est de « relier
l’homme à la nature à travers carnets de voyage,
photos et conseils » qu’ils partagent depuis
Le plus hexagonal
six ans sur leur blog Les Globe Blogueurs.
Mais avant de savourer les petites choses qui
font le sel du voyage, et « pour voyager avec
sens et bon sens », un peu de logistique s’im-
pose. Le jeudi, tous les quinze jours, Laura
répond aux questions de ses « globe lecteurs »
dans ce podcast consacré aux coulisses
du voyage : faut-il tracer son itinéraire de bout
en bout, planifier ou improviser ses activités
et anticiper la moindre dépense ? Mais aussi,
comment choisir son hébergement, réduire
ses déchets en chemin, bien s’équiper ou
lutter contre le vertige et le mal de mer ? Les
bons conseils et astuces de Laura, sans être
une parade à tous les imprévus, contribuent
à prendre le départ du bon pied.
22 épisodes. Lesglobeblogueurs.com/les-
coulisses-du-voyage-podcast
Le plus vélo
BANC D’ESSAI
Envie d’ailleurs ? Pour s’extraire du quotidien,
faute de pouvoir sauter dans le premier
train ou prendre le dernier vol, on s’évade
par l’intermédiaire de podcasts de voyage
Marlène Duretz
Le plus tribus
La France baladeuse
Pourquoi aller au bout du monde, alors qu’il y a tant à explo-
rer dans l’Hexagone ? C’est ce que démontre chaque mois
Paul Engel, du blog Petits Voyageurs, qui a pensé son
podcast comme « un nouveau format de voyage, plus lent,
plus immersif, plus intime aussi » pour (re)découvrir les coins
et recoins de France. Chaque épisode explore une ville ou
une région, aux côtés d’habitants du cru ou d’acteurs locaux,
passionnés de leur terroir et de son patrimoine historique.
Ces balades audio dévoilent des facettes méconnues et des
escales insolites au promeneur casqué, du vieux Mulhouse
aux tours alsaciennes du château du Haut-Kœnigsbourg,
du pourtour de l’étang de Thau, dans l’Hérault (en photo),
dernier sanctuaire de l’hippocampe moucheté, au vignoble
de Cognac. Et si on écoutait la France ?
10 épisodes.
Petits-voyageurs.fr/podcast-voyage-france-baladeuse
Cyclo topo
Léa et Marie avaient un rêve, celui d’un périple
d’un an entre Paris et la Laponie mêlant vélo, train
et équitation. Familière de la petite reine et des
véloroutes, Manon avait celui de traverser l’Europe
d’ouest en est en solitaire pendant huit mois.
« Nous abordons ensemble l’envie de voyager à vélo,
la préparation des projets de voyage, le choix
de l’itinéraire, du matériel et la préparation physique
jusqu’au grand départ », résume Claire, à l’initiative
du podcast bimensuel « Cyclo topo », consacré
aux voyages à vélo qu’elle pratique également.
« C’est pas facile d’être avec son corps tout le temps.
Avec soi-même. C’est là aussi une belle découverte. Sans
compter les paysages qui sont d’autant plus grandioses
qu’on a fait l’effort de les atteindre », confie Léa,
qui conseille de laisser une place de choix à l’impro-
visation et de pratiquer un échauffement quotidien
pour zéro courbature. Des rustines utiles et des récits
en roue libre avant de se mettre en selle.
6 épisodes. Cyclotopo.fr/podcast
Famille & Voyages
Place aux carnets de voyage en famille ! Maman
blogueuse de Famille & Voyages depuis 2017,
Stéphanie l’a naturellement prolongé d’un podcast,
lancé en avril 2020 lors du premier confinement.
En attendant que la pandémie soit derrière nous,
elle donne, chaque vendredi, la parole à des familles
baroudeuses, vivant en France ou ailleurs : petits
et grands font le récit de leurs escapades passées,
partagent bons plans, itinéraires, conseils pratiques
et coups de cœur autour d’une destination. On ne
sait où donner de la tête entre le road trip de trois
mois aux Etats-Unis de Smadjita, 22 Etats et
14 parcs nationaux, et celui d’Ezabel au Sri Lanka,
entre la semaine new-yorkaise d’Elise et la sélection
d’activités en famille à Paris d’Hélène. Il ne reste plus
qu’à prendre (ou retrouver) la clé des champs.
32 épisodes. Familleetvoyages.com/podcast
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D IMANC H E 14 - LUND I 15 FÉV RIER 2021 7
mayonnaise et garnies alternativement (salade, poulet, bacon, œuf dur,

CUISINE
tomate…). La formule doit surtout son succès à son aspect étagé et à sa
découpe en triangles, maintenus par des piques en bois, qui accentuent
son potentiel graphique et appétissant. Le restaurant parisien Fitzgerald
en propose actuellement en livraison une très savoureuse déclinaison
au homard, au blanc de dinde, ou encore coleslaw et avocat… Avec des

Empilez,
ingrédients de qualité, il n’y a pas à tortiller, empiler, c’est gagné !
Mais s’il est un domaine où la superposition peut donner lieu à
des créations de haut vol, c’est bien sûr celui de la pâtisserie. Sans rivali-
ser avec la technicité des pros, on trouvera une source d’inspiration

c’est gagné !
multiple dans le beau livre de Bernard Laurance, Scandaleusement déca-
dent. Auteur, blogueur et formateur, ce cuisinier autodidacte et perfec-
tionniste partage cent recettes de desserts diablement appétissants,
faits d’ingrédients simples et accessibles.
Ses gâteaux à étages, qui n’ont rien à voir avec les layer cakes
anglo-saxons gavés de colorants et plombés par des excès de décors

Superposer, alterner, édifier, pour indigestes, viennent de tous horizons : bebinca de Goa (pudding en sept
fines couches au lait de coco et à la cardamome) ; medovik russe aux épi- Carmelita
faire triompher une gourmandise ces et au miel (cylindre élégant aux allures de fromage, composé de qua-
torze galettes superposées) ; hummingbird cake, sorte de cousin jamaï- bars
décomplexée au moment où chacun
cain du carrot cake, avec cream cheese, ananas et banane ; splendide
spekkoek néerlando-indonésien aux épices, en quinze couches brunes - pour 6 personnes -

ressent un besoin accru de réconfort et vertes… « La superposition ne modifie pas les goûts et ne pourra mas-
quer un gâteau médiocre, avertit l’auteur. Mais avec une recette fiable et
éprouvée, cela donne un résultat vraiment spectaculaire. »
Mélangez 225 g de
beurre demi-sel à tem-
Stéphanie Noblet Aucune difficulté technique dans le montage, assure-t-il, il suffit pérature ambiante,
de s’équiper d’un cercle pâtissier, parfois de feuilles de Rhodoïd (plasti- 250 g de farine,

I
que transparent facilitant moulage et démoulage)… et d’une dose de 120 g de gros flocons
l est toujours utile de savoir prendre de la hauteur, pour s’extirper patience. « La période s’y prête, avance Bernard Laurance, et je trouve sti- d’avoine, 210 g de ver-
d’un quotidien morose, tromper l’ennui, conjurer l’angoisse, rê- mulant de ne pas stagner, de chercher à repousser nos limites en consa- geoise blonde, ½ cuil. à
vasser, relativiser, changer de perspective. La démarche porte crant parfois un moment plus long à un exercice pâtissier, comme s’il café de vanille liquide
aussi ses fruits dans le champ culinaire, de façon plus concrète, s’agissait d’un jeu de construction. » Sauf que l’issue de ce jeu-là est bien et ½ cuil. à café de bi-
pour donner une dimension nouvelle aux recettes les plus hum- plus suave et jubilatoire que celle d’un échafaudage de briquettes Kapla, carbonate de sodium
bles. Preuve en a été faite avec la célébration de la Chandeleur au s’écroulant avec fracas pour laisser place à une corvée de rangement… pour obtenir une pâte
début du mois, qui a donné lieu à une habituelle avalanche de publica- L’édifice pâtissier, lui, se laisse désirer le temps de sa confection et de assez friable. Prélevez
tions sur Instagram, mais avec des ambitions architecturales jus- son repos, puis admirer, entamer et enfin déguster en douceur, sans im- 325 g de cette pâte et
qu’alors inégalées. Accumuler des gaufres ou des pancakes par piles de pliquer de destruction brutale. Comme un temple de réconfort, de géné- tassez-la légèrement
trois, cinq ou sept (pour cela, « préfère l’impair », comme Verlaine y in- rosité et de partage – une récompense à trois étages. dans le fond d’un
cite dans son Art poétique), c’est une technique épatante bien connue moule carré de 20 cm
des stylistes et blogueurs culinaires. Cerise sur la pile de gâteaux, la chemisé de papier
dégoulinade de miel, sirop (érable, agave) ou coulis (chocolat, caramel, sulfurisé. Faites cuire
fruits rouges) vient immanquablement parachever l’échafaudage 15 minutes dans un four
gourmand. La crêpe semble être entrée à son tour dans cette danse préchauffé à 175 °C.
tourbillonnante en direction des airs, par le biais d’une multitude Pendant ce temps,
d’édifices faits d’exemplaires étalés, enroulés, pliés en éventail et di- faites fondre 215 g
versement fourrés mais toujours superposés pour tutoyer les som- de caramels mous et
mets. Une belle revanche pour cet emblème breton on ne peut plus 125 g de crème fraîche
plat, et même raplapla quand il est parfaitement maîtrisé. épaisse entière dans
Hier comble de la ringardise par son aspect balourd, le gâteau de une casserole à feu
crêpes – un simple empilage, avec couches de crème en alternance – doux pour obtenir une
semble en voie de réhabilitation complète, si l’on en juge par l’engoue- sauce homogène. Hors
ment qu’il suscite, au-delà des toqués de sucré. Faut-il voir dans le sort du four, versez 200 g
de ces pauvres crêpes engluées, entassées, dis- de pépites de chocolat
À LIRE ciplinées, empêchées de voler de leurs propres (noir et au lait) sur
ailes et réduites à une communauté de destin la pâte, puis versez
> « SCANDALEUSEMENT une analogie avec celui des mangeurs confi- la sauce au caramel.
DÉCADENT, DIVINES nés ? Parions plutôt sur le triomphe d’une gour- Couvrez avec le reste
RECETTES DE PÂTISSERIES mandise décomplexée et pragmatique – la pâ- de pâte, sans tasser.
AU SUMMUM DE tisserie à étages est un passe-temps comme un Replacez au four pour
LA GOURMANDISE » autre –, alliée à un besoin accru de réconfort. 20 minutes. Laissez
de Bernard Laurance, Peu adepte de cette spécialité, j’avais com- refroidir avant de
photos de Claire Curt mencé à me raviser, il y a deux ans, grâce au découper en carrés…
(Flammarion, 288 pages, délicat gâteau mille-crêpes au thé matcha créé et de les empiler !
29,90 €). par Kirk Whittle, le pâtissier du restaurant Jòia
d’Hélène Darroze. Les gâteaux de crêpes façon (Recette de Bernard
tiramisu (avec mascarpone et cacao tamisé) offrent aussi de belles réus- Laurance)
sites, si l’on parvient à conserver une part de légèreté à l’ensemble, par la
finesse des couches et l’exclusion d’ingrédients trop riches…
Au-delà des crêpes et galettes, il est amusant de laisser s’expri-
mer nos talents d’architecte (voire de maçon, charpentier, couvreur…)
dans tous les registres du menu, pour créer des édifices en hauteur,
alterner les épaisseurs, générer un contraste graphique, susciter un effet
de surprise visuel et gustatif. Parmi ces options multicouches, bienve-
nues au cœur de l’hiver, citons les conviviales lasagnes, qui se déclinent
en version veggie (avec hachis de champignons) et plus légères sans
pasta (avec feuilles d’épinards ou de chou vert blanchies) ; le millefeuille
caméléon, chaud ou froid, salé ou sucré, avec ou sans pâte feuilletée ;
toute la gamme des gratins à étages, enfin, parfaites recettes anti-gaspi
pour les restes légumiers et fromagers, dont le résultat sera plus specta-
culaire s’ils sont dressés dans des contenants hauts au diamètre res-
treint (type moule à charlotte).
Dans cet esprit, signalons la recette inspirante des pommes
moulées du chef de l’Elysée, Guillaume Gomez : six couches successives
de rondelles de pommes de terre disposées en rosace, garnies de comté SARAH ILLENBERGER
râpé et (très) généreusement arrosées de beurre clarifié. Des ingrédients POUR « LE MONDE »
simples magnifiés par un montage époustouflant, mais fragile : l’effet
tour de Pise, voire flèche de Notre-Dame, est toujours à craindre lors du
démoulage, mais là réside le défi stimulant de l’entreprise.
Moins hardi dans l’édification, mais très prisé par les appétits
aiguisés, le principe du club-sandwich repose sur un artifice de découpe
et de présentation. Ce grand classique des bars de palace consiste en une
accumulation de tranches de pain de mie toasté badigeonnées de

LOISIR S

Trois box pour initier les enfants au jardinage

Marlène Duretz

> Menthe et Primevère
Son nom de baptême évoque les arômes et les couleurs du
jardin. Cette box sur abonnement, qui s’adresse aux 5-11 ans, est une
invitation à découvrir le jardinage et la nature. Cette mince boîte de
carton renferme tout un trésor, à commencer par un livret de 12 pa-
ges pour guider l’enfant dans ses activités et explorations. Au gré
des saisons, à lui les graines ou les bulbes de plantes potagères bio
et de fleurs de saison à semer et à planter, les pastilles de tourbes et
les étiquettes d’identification, ainsi que le petit matériel pour fabri-
quer un arc, un moulin à vent ou encore des oiseaux en origami. Les
rapaces ou la croissance des arbres n’auront plus de secrets pour lui,
tandis que son origan et ses radis sortiront de terre. L’été viendra en-
fin pour qu’il mette à profit cette recette de confiture surprise à base
de tomates de Marmande, et fruit de ses patients efforts, à récolter
au jardin, au balcon ou sur le rebord de sa fenêtre.
Abonnement à partir de 11,90 euros/mois ou 16,25 euros/saison.
Mentheetprimevere.com/la-box
> « Je cultive mon jardin avec Botaki »
La Botabox, kit bimestriel pour les 4-10 ans, ce sont d’abord
deux pots à fabriquer avec le carton de l’emballage, des palets de
terreau déshydraté et un sachet de graines biologiques. C’est aussi
un Botaguide, carnet d’exploration soigné d’une trentaine de pa-
ges, élaboré selon la méthode Montessori, et peuplé de cinq petits
personnages qui représentent l’esprit des plantes : Botafoufou,
Botadoc, Botaventura, Botacelli et Botaboss. Avec eux, l’enfant va
tout apprendre de la salade, par exemple, de son étymologie jus-
qu’à sa récolte, à travers des activités et jeux variés. La botte secrète
de Botaki, c’est son Totem magique. Ce capteur connecté, en option,
est à placer par le jardinier en herbe dans la terre de ses cultures afin
de veiller sur leur double numérique depuis l’appli Avatar Botaki :
manquent-elles d’eau ou de lumière, la température est-elle idéale ?
Une assistance virtuelle ludique pour un coup de « pousse » bien réel.
Abonnement bimestriel, 22,95 euros. Applis Avatar Botaki et Village
Botaki pour apprentis jardiniers connectés. Botaki.fr
> Le Kitkipouss des Petits Radis
Le Kitkipouss incite les 3-10 ans à découvrir de nouveaux lé-
gumes, ou à voir grandir ceux qu’ils mangent en boîte ou surgelés. Il
les pousse aussi à mettre en terre, au potager ou dans des jardiniè-
res, des graines et des plants de saison. Et, pour finir, il donne aux en-
fants des légumes – et uniquement des légumes, pas de fruits – à ob-
server pousser, à choyer et à récolter, avant de les cuisiner selon une
fiche recette. Qu’est-ce qu’on plante en février ? Benoît le petit pois
et Marceau le poireau. Et en mars ? Ludivine l’aubergine et Octave le
chou-rave. Au jardin de la poésie, chaque légume a un prénom qui
rime et un visage humain imprimé sur son sachet de graines et/ou sa
fiche pour apprendre à le cultiver. La boîte en carton compostable
qui renferme ces habitants tout sourire offre également des pics en
bois avec autocollants pour reconnaître ses plantations et une fiche
pour apprendre à faire ses semis. Jardiner devient un jeu d’enfant.
Kit à l’unité, ou sur abonnement trois mois, six mois ou illimité sans
engagement. A partir de 14,50 euros. Lespetitsradis.fr
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DIM A NC H E 1 4 - LU N DI 15 F ÉV R IER 2021
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Le perdant de la finale 2020 de « Top Chef » mais chouchou
des téléspectateurs prépare un livre et l’ouverture, avant l’été, d’un restaurant dans un quartier populaire de Paris
Adrien Cachot, chez lui
à Paris, avec son chien,
Voyou, le 22 janvier.
ED ALCOCK/MYOP
POUR « LE MONDE »
« Si tu ne penses qu’au Michelin,
tu te fais énormément polluer »
L
e lévrier italien s’est installé sur le canapé avec l’aisance de l’habitué. De
l’autre côté de la table basse, Adrien Cachot l’interpelle.
« Voyou, Voyou, Voyou, laisse la place ! » Le gracile animal
obtempère, contourne le saucisson et les deux bières
pour se lover dans les bras de son maître, contre son tee-
shirt Iron Maiden où un squelette dresse un doigt d’hon-
neur brûlant. La diffusion de « Top Chef » a repris le 10 fé-
vrier, et cela fait un an qu’Adrien Cachot est sorti des té-
nèbres de l’anonymat. En 2020, il a perdu la finale de la
onzième saison mais a gagné le cœur des Français, char-
més par son air nonchalant, son imperméabilité aux
conseils de chefs capés, sa propension à cuisiner des tri-
pes plutôt que du homard. Le petit deux-pièces parisien
où on le rencontre est plutôt modeste lui aussi, les cou-
rants d’air pénètrent les murs ; les vêtements envahis-
sent le couloir, les livres tapissent le bureau, les jouets du
chien colonisent le rangement fixé à la porte.
« Je ne m’attendais pas à cette cote de sympa-
thie », explique Adrien Cachot. La production de l’émis-
sion non plus : « Elle pensait que j’allais être détesté, caté-
gorisé parisien. Tout ça parce qu’on m’a demandé de sou-
PLAYLIST rire, et que je n’ai pas souri. Parce qu’on m’a dit de dire
“vous” à Paul Pairet [chef 3 étoiles] et que je ne l’ai pas fait
> DERNIER MORCEAU parce qu’il me tutoyait. » Après la diffusion, la produc-
ÉCOUTÉ tion s’est excusée de l’avoir jugé hautain, ajoute Adrien
« Horizons Into Battle- entre deux gorgées de bière. Il porte de confortables cla-
grounds », de Woodkid quettes d’intérieur Nike, mais a gardé sa casquette. On le
sent un peu raide, droit sur sa chaise, les mains toujours
> DERNIER LIVRE à la recherche d’une activité, qu’il s’agisse de lustrer le
ACHETÉ poil de Voyou ou de jouer avec des capsules dont le tin-
« Bonnes vacances ! La tement envahit parfois l’espace.
trilogie du CSP 2000 », Lorsqu’on demande si sa tranquillité à l’écran
de François Chevalier était feinte, le concours ayant la réputation d’être stres-
et Jérémy Le Bescont sant, son rire détend l’atmosphère. « “Top Chef”, quand
(Enrode, 2020) tu te lèves le matin, le café et les tartines sont prêtes, une
nounou vient t’apporter une chemise repassée, tu fais ça
> DERNIÈRE RECHERCHE [il lève le doigt] et un biscuit arrive. Après, on te demande
SUR GOOGLE de faire deux assiettes en deux heures et d’être jugé par
Converse × Brain Dead des grands chefs que tu adores. C’est cool, non ? » Jamais
Chuck 70 un cuisinier ne nous avait présenté « Top Chef » comme
une sinécure, mais enfin, oui, ça ressemble à une vie
> DERNIER CONCERT facile. En tout cas pour Adrien Cachot, pas né de la der-
We Love Green (festival nière pluie, 31 ans, dont seize passés à cuisiner.
de musique électro-pop) Avant de rejoindre l’émission, il s’était lancé
dans la périlleuse aventure d’ouvrir son propre restau-
> DERNIÈRE SÉRIE rant à Paris. Sa minuscule enseigne de huit tables, qu’il
REGARDÉE gérait seul avec sa compagne, sans investisseur ni plon-
« Ozark » (Netflix) geur, s’appelait « Détour » et générait des articles inva-
riablement titrés « Un resto qui vaut le détour ». Il y cui-
> DERNIÈRE INFO LUE sinait des produits simples, à la portée de sa maigre
« J’ai braqué Kim bourse, et aussi d’autres, « pas nobles », des abats ou des
Kardashian », sur l’appli maquereaux, que beaucoup de cuisiniers délaissent
News Republic parce qu’ils nécessitent trop de préparation.
UN APÉRO AVEC…
ADRIEN CACHOT
Elvire von Bardeleben
« Entre la vie “Top Chef” et te lever tous les matins
dans un appartement plein de courants d’air, prendre la
ligne 13 qui ne marche pas ou un Vélib’ avec lequel tu frô-
les la mort trois fois en quarante-cinq minutes, ouvrir ton
rideau de fer et sentir que ton resto pue parce qu’il est
moisi, y passer quinze heures par jour, tu préfères quoi ?
Moi, je préfère enchaîner douze saisons de “Top Chef”
d’affilée que de refaire une semaine dans mon ancien res-
taurant », conclut Adrien Cachot avec assurance.
Détour a fermé ses portes après trois ans d’exis-
tence au début du premier confinement. Covid-19 ou
non, Adrien Cachot avait pris la décision d’arrêter les
frais. Parce qu’il sentait bien que les conditions de tra-
vail étaient en train de l’épuiser («J’ai mal aux jambes, j’ai
mal partout, à 30 ans, je suis déjà sur le déclin »). Mais
aussi parce que la célébrité de l’émission lui offrait la
possibilité de prétendre à mieux. « Avant, c’était tou-
jours, “Désolé, on ne peut pas vous prêter 40 000 euros”.
Aujourd’hui, j’ai appelé la banque : “Oui allô, monsieur
Cachot, vous ouvrez un restaurant ? Quelle bonne nou-
velle !” On me respecte. »
Il a prévu d’inaugurer une nouvelle adresse
avant l’été, à Paris, mais ne s’étend pas sur le détail de
son projet. A force de questions biaisées, on finit par en
entrevoir les contours. Une chose est sûre : le chef s’est
peut-être usé le dos en passant des heures à désarêter
des sardines, mais son ambition est intacte. Il voudrait
faire partie des meilleurs, impressionner ses clients,
qu’ils « ne disent pas en mangeant “C’est bon”, mais
“Waouh, comment il a fait ça ?” » Il rêve d’une cuisine
épique sans embrasser la célébrité afférente. Prône le
réalisme, se moque d’attirer une clientèle internationale ;
« JE NE FERAI PAS ÇA
TOUTE MA VIE.
À 50 ANS, J’ARRÊTE
LA CUISINE.
C’EST UN MÉTIER
POUR LEQUEL
IL Y A UNE DATE
DE PÉREMPTION,
COMME JOUEUR
DE FOOT »
au contraire même, il veut faire à manger pour les locaux
en pratiquant des prix raisonnables qui donnent envie
de revenir, et s’installer dans un quartier populaire.
« Je ne veux pas une Ferrari, ni une Rolex, je m’en
fous. Je veux seulement ne pas avoir à compter. Et mettre
à l’abri mes parents et beaux-parents », devise-t-il. Avant
d’atteindre cet idéal, la route lui semble encore longue :
« Le haut niveau, c’est dur. Et je suis loin d’être bon, donc,
ça va être très dur. Mais je ne ferai pas ça toute ma vie. A
50 ans, j’arrête la cuisine. C’est un métier pour lequel il y a
une date de péremption, comme joueur de foot. » Robu-
chon a tenu le même discours, ce qui ne l’a pas empêché
de faire son retour huit ans après avoir raccroché.
Rien ne semble lui faire peur, et surtout pas le
Covid, qu’il voit comme une parenthèse pour la restau-
ration. Paris n’est plus une fête aujourd’hui, mais il a foi
en la capacité de la capitale de repartir « vingt fois plus
fort que n’importe quelle ville d’Europe ». Il n’y a que là
qu’il se voit travailler, réussir, dans un cadre sans fioritu-
res où l’on peut vraiment juger du talent d’un chef parce
qu’il n’y a rien d’autre à admirer que sa cuisine.
« Bordeaux, c’est beau, mais comment vivre une
vie passionnante dans une ville qui ne l’est pas ? », inter-
roge Adrien Cachot. Il est né et a grandi à Cenon, « une
cité pas ghetto » de l’agglomération bordelaise. Ses
parents travaillent dans une entreprise de dératisation
« qui n’a jamais réussi à décoller » malgré leurs efforts.
Dissipé à l’école, qui ne savait pas toujours quoi faire de
lui, il a néanmoins « kiffé » son enfance, où il a réalisé
tous ses projets : « Taguer des trains, des murs et des
autoroutes, jouer au foot, jeter des cailloux, faire exploser
des pétards. J’ai jamais manqué de rien, à part d’un peu
d’argent, mais c’est un détail. » Un peu plus tard, il nuan-
cera son propos : « Je suis de la classe moyenne et je n’ai
pas d’argent. Et c’est un frein pour tout. »
En ce moment, il écrit un livre qui occupe toutes
ses journées. Comme pour son futur restaurant, il reste
évasif sur le contenu de l’ouvrage, qui mélangera « des
petites histoires et des recettes ». Comme pour la ques-
tion pécuniaire, il tiendra un discours un peu contra-
dictoire : « Je n’ai que 31 ans, ça n’a pas de sens de faire un
livre à cet âge. Mais bon, j’ai deux ou trois petites choses à
raconter en cuisine. Et puis, ce n’est que de la cuisine, ce
n’est pas compliqué. Mais c’est compliqué en même
temps. » Son raisonnement divergent donne naissance
à une assertion limpide : « J’ai toujours eu envie de lais-
ser une trace. J’ai toujours eu cette ambition. » Et l’ambi-
tion des étoiles, le touche-t-elle ? « Si tu ne penses qu’au
Michelin, tu te fais énormément polluer par ça. Même si
ça me ferait très plaisir d’être étoilé et que ça apporte
30 % de clientèle en plus, ce n’est pas une priorité, je ne
travaille pas pour ça. » Pour décrocher trois étoiles ?
« Oui, deux ça suffit. » Il sourit.