MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

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SCIENCE & MÉDECINE – SUPPLÉMENT SURDITÉ DES ENFANTS : LA THÉRAPIE GÉNIQUE SUSCITE DE GRANDS ESPOIRS

Morts au travail : l’hécatombe silencieuse

▶ En moyenne, par jour,
deux personnes meurent
sur leur lieu de travail, un
chiffre très sous-estimé,
qui ne comprend pas
les suicides et les maladies
▶ Le secteur de la cons- ▶ Les victimes sont ▶ Les accidents mortels ▶ La question des suicides
truction est le plus touché, à 90 % des hommes et sont deux fois plus fré- fait débat : l’Assurance-
suivi par l’agriculture, les ouvriers ont cinq fois quents chez les intérimai- maladie compte quarante
la sylviculture, la pêche, plus de risque de perdre res, moins bien formés, et cas par an, les associations
le travail du bois et la vie sur leur lieu davantage sous pression de vingt à trente fois plus
le transport-entreposage de travail que les cadres à cause de la précarité PAGE S 1 4 - 1 5

Gaza Raphaël Pitti : « Le système

DANS LES CÉVENNES, ▶ Une enquête aux alentours de l’usine
Solvay de Salindres, dans le Gard, montre de santé est proche du néant »
UNE CONTAMINATION RECORD la contamination de tout l’environnement
aux PFAS, ces substances reliées à des cancers
AUX « POLLUANTS ÉTERNELS » ▶ Jamais de telles concentrations n’avaient
été relevées jusqu’à présent
médecin anesthésiste-réanima-
teur, le professeur Raphaël Pitti,
d’hygiène catastrophiques se ré-
pandent dans le territoire. « Tout
PAGE S 6 - 7
habitué des zones de guerre, re- ce que je suis habitué à faire sur
vient de deux semaines à Gaza. Il des zones de guerre est impossi-
décrit le « chaos » total qui règne ble » à Gaza, assure ce soignant,
dans les hôpitaux et l’impossibi- qui a opéré notamment en Syrie
lité de prendre en charge les pa- et en Ukraine. « Il faut un cessez-
tients, alors que les victimes des le-feu immédiat et permanent,
bombardements affluent et que c’est la seule solution », conclut-il.
les maladies liées aux conditions PAGE 3

Ukraine
A Superhumans,
les mutilés
se reconstruisent
Dans ce centre médical,
les soldats les plus grave-
ment blessés sur le front,
ayant subi parfois
plusieurs amputations,
apprennent à vivre avec
leurs prothèses et rêvent,
L’usine Solvay, à Salindres pour certains, de retour-
(Gard), le 30 janvier.
JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE MONDE »
ner au combat
PAGE 4
Education
L’école inclusive
au bord
de la rupture
La très forte hausse,
depuis dix ans, du nombre
d’enfants handicapés sco-
larisés en milieu dit « ordi-
naire » n’a pas été suivie
d’une augmentation
des moyens à la hauteur
des enjeux, laissant les
enseignants désemparés
PAGE S 1 0 - 1 1

Politique
A Berlin, Gabriel
Campus
Après la polémique
Justice
Assistants
Enquête
Attal appelle sur Stanislas, les parlementaires : Quand le Conseil
à « un sursaut prépas défendent Bayrou relaxé, le d’Etat faisait
leur recrutement
franco-allemand »
PAGE 8 ET C HR ONIQU E P. 3 0 PAGE 1 3
MoDem condamné
PAGE 1 1 du « droit
antisémite »
VU PAR URBS (FRANCE) CARTOONING FOR PEACE Le Conseil d’Etat et
le « statut des juifs » 1|3.
Le rôle de la juridiction
dans l’application des
politiques de Vichy a été
passé sous silence, avant
d’être redécouvert dans
les années 1990
PAGE S 1 8 - 1 9

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2|
INTERNATIONAL
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Le village israélien de Tel Haï, proche de la frontière avec le Liban. Nisan Zeevi, membre fondateur du Lobby 1701, responsable de la sécurité de Kfar Guiladi, le 31 janvier. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Dans le nord d’Israël, le Lobby
1 701 pousse à la guerre
Des habitants des communautés soumises aux tirs du Hezbollah
et évacuées appellent à «nettoyer la bande frontalière» du côté libanais
REPORTAGE
kiryat shmona, kfar guiladi,
snir (israël) - envoyé spécial
D
e la masse des
jouets abandon-
nés dans le kib-
boutz vide de
Kfar Guiladi,
dans le nord d’Is-
raël, le télescope en plastique
blanc est le seul à avoir trouvé
une nouvelle utilité. En raison
des tirs du Hezbollah depuis le Li-
ban, le plus gros des 700 habi-
tants a été évacué, depuis près de
quatre mois, de cette localité col-
lée à la frontière, laquelle sinue
plus haut, dans les collines escar-
pées. Dans un coin du kibboutz
aux volets fermés, aux jardins en-
vahis par les herbes où les bran-
ches des citronniers et des oran-
gers ploient sous des fruits que
personne ne récolte, on monte
quatre à quatre les escaliers d’une
maison pour bénéficier de ce qui
fut une vue imprenable.
Installée sur son trépied, sur la
vaste terrasse panoramique de
cette jolie villa, tout droit sortie
d’un magazine de décoration, la
lunette ne sert plus à admirer les
L I BAN
Litani
Kfar Guiladi Yuval
Kiryat
Shmona
Golan
Jourdain
annexé
par Israël
ISR AËL
Lac de
Tibériade
10 km
Démarcation tracée par l’ONU
en 2000
Zone sous observation de l’ONU
étoiles pendant les nuits claires,
mais à traquer des bribes d’infor-
mation dans les villages libanais
d’en face, à moins de 3 kilomètres.
Nisan Zeevi en a fait l’un de ses
postes d’observation. Depuis le
déclenchement du conflit, le
7 octobre 2023, il a abandonné
son métier de développeur de
start-up et rejoint, comme réser-
viste, la poignée d’habitants de
Kfar Guiladi restés au moment
de l’évacuation (laquelle a con-
cerné 80 000 personnes, assis-
tées depuis par l’Etat), pour assu-
rer la sécurité des lieux, aux cô-
tés de l’armée.
AGGLOMÉRATIONS FANTÔMES
Toute la bande frontalière, le long
des cent vingt kilomètres s’éten-
dant entre le plateau du Golan et
la mer, ressemble à cela, côté is-
raélien : une succession d’agglo-
mérations fantômes, où passent
des ombres, soldats, gardes, ou
gens âgés, aussi proches géogra-
phiquement qu’irrémédiable-
ment éloignés de leurs voisins et
désormais ennemis libanais.
Au lendemain du 7 octobre,
après l’attaque du Hamas sur le
territoire israélien qui a fait
1 200 morts, les habitants des
kibboutz, des mochavs (commu-
nautés agricoles) ou de la grande
ville de la région du nord de la
Galilée, Kiryat Shmona, ont
craint une attaque similaire de la
part du Hezbollah libanais. La
formation dirigée par Hassan
Nasrallah a, depuis longtemps,
diffusé des vidéos théorisant une
telle opération.
L’incursion militaire aurait pu
être menée par les troupes d’élite
Radwan, dont plusieurs milliers
se trouvent non loin de la fron-
tière. Elle n’a pas eu lieu, mais s’est
alors mis en place un système de
tirs continuels. Israël dit frapper
des positions du Hezbollah au Li-
ban avec, notamment, de l’artille-
rie ou des missiles tirés depuis
des avions. Le Hezbollah, de son
côté, vise les bâtiments, les habi-
tants ou les soldats lorsque l’occa-
sion se présente. La vaste majorité
de ses tirs reste confinée à une
bande d’environ 5 kilomètres cor-
respondant à la zone évacuée côté
israélien. Cela afin d’éviter une es-
calade, tout en maintenant une
pression de tous les instants.
Cela pourrait durer longtemps.
Mais au sein des communautés
évacuées, la colère monte. Et un
mouvement d’opinion en faveur
de la guerre, pour bousculer un
gouvernement jugé trop hési-
tant sur le « front nord », est en
train de gagner en influence. Ni-
san Zeevi est l’un des cerveaux
d’un groupe de pression qui mi-
lite en ce sens, Lobby 1701. Il
porte le nom de la résolution
1701 des Nations unies mise en
place pour accompagner le re-
trait de l’armée israélienne du Li-
ban en 2006, confiant la sur-
veillance de la zone frontalière à
une force multinationale, la Fi-
nul (Force intérimaire des Na-
tions unies au Liban).
Sur la terrasse de Kfar Guiladi,
l’ex-spécialiste du financement
de la tech fait attention à ne pas se
montrer. Il s’agit non seulement
de ne pas s’exposer aux tirs po-
tentiels, mais aussi de ne pas li-
vrer d’information au camp d’en
face. Ce jour-là, des tirs résonnent
sans cesse entre les montagnes.
On comptera une douzaine de
coups au but. Nisan pointe le té-
lescope vers la vallée qui s’ouvre
devant, en direction du mochav
de Yuval. On distingue une mai-
son éventrée. Le 14 janvier, une
femme de 76 ans, Miri Ayalon, et
son fils Barak, 45 ans, ont été tués
par un tir sur leur maison. Ils fai-
« UN JOUR, ON VA
SE TROUVER FACE
À UNE ATTAQUE
COMME DANS LE SUD,
ET ALORS, IL SERA
TROP TARD »
NISAN ZEEVI
membre du Lobby 1701
saient partie des derniers habi-
tants de l’agglomération.
On fait pivoter la lunette, et on
jette à présent un œil sur les hau-
teurs : des villages libanais appa-
remment déserts, tout proches ;
une tour depuis laquelle ont « été
tirés quatre missiles antichars sur
nous » récemment, dit Nisan ;
une position de la Finul, la force
des Nations unies, encore plus
proche. Le théâtre d’une micro-
guerre menée comme un kriegs-
piel sur une série de timbres-
poste. A ceci près que ce conflit
sous cloche a entraîné, à ce stade,
la mort de quinze personnes
côté israélien et de cent soixante-
dix-huit côté libanais, et, de plus,
menace de se transformer en
conflit ouvert, comme le souhai-
tent, exaspérés, les habitants de
cette région.
Il y a quelques mois, dans cette
ère qui semble désormais si loin-
taine, celle d’avant le 7 octobre,
Nisan Zeevi était au cœur de la
transformation de cette région
du nord de la Galilée en petit pa-
radis prospère, havre pour l’agri-
culture sophistiquée et la tech. Il
y favorisait l’éclosion de l’agro-
tech avec sa société, Margalit
Startup City. Il était aussi à la
pointe des manifestations contre
le gouvernement du premier mi-
nistre, Benyamin Nétanyahou. Il
se disait, se pensait, se vivait « de
gauche ». Eclairé, ouvert, confiant
en l’avenir.
Le 7 octobre a créé un boulever-
sement complet, renforcé par la
drôle de guerre qui s’est mise en
place à la frontière nord. Et s’il y a
une frontière qui a explosé, dans
un premier temps, c’est bien celle
de ses convictions politiques.
« On s’était vus comme la start-up
nation, des gens libéraux. Le déve-
loppement allait tout changer. On
n’en était plus à penser en termes
de conflit avec le Liban. Le prix
qu’on a payé pour cette illusion,
c’est de laisser prospérer des
monstres. Le Hamas à Gaza, ou le
Hezbollah. Maintenant, on a un
voisin qui est le plus gros mouve-
ment terroriste de la planète. »
Alors est venu le temps du re-
tour à la violence. Les petits villa-
ges libanais, charmants dans le
décor depuis les terrasses, sont
devenus tout à coup des villages
ennemis. « Je me suis dit que si on
ne faisait rien, on allait être con-
frontés pour longtemps à cette si-
tuation », dit Nisan en cherchant,
dans la lunette, des signes de vie
du côté libanais. « Il se trouve que
j’avais un ami appartenant plutôt
à la droite. On a uni nos idées, puis
nos relations au sein d’un groupe
WhatsApp. Et c’est ainsi que le
Lobby 1701 est né. »
CRÉER UNE ZONE SÛRE
Ce groupe informel représente
les 80 000 déplacés du nord d’Is-
raël, et estime faire en sorte que
les conditions de leur retour
soient assurées. Comment ? En
« garantissant leur sécurité ». Un
objectif qui devrait, idéalement,
être atteint au terme d’un proces-
sus de négociations auquel, au
sein du Lobby, personne ne croit
réellement. « Ma plus grande
peur, c’est qu’on nous dise : “On a
une solution politique, un accord
avec le Hezbollah. Tout le monde
doit rentrer chez soi”. J’en ai peur
car je sais qu’un jour, on va se trou-
ver face à une attaque comme
dans le Sud, et alors, il sera trop
tard », prédit Nisan Zeevi, qui voit
dans cette situation un ferment
d’unité nationale.
« Ce pays était tellement divisé
[avant le 7 octobre], mais on est
tous unis, c’est incroyable : droite,
gauche, religieux, non religieux,
chrétiens, Arabes : nous voulons
tous la même chose, vivre en paix,
ramener nos familles, retourner
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
vivre dans nos maisons. Pour cela,
on veut croire à une solution di-
plomatique, mais si cela n’avance
pas, il n’y aura pas d’autre solution
pour Israël que d’aller créer une
zone sûre côté libanais, un peu
comme on est en train de le faire à
Gaza », explique M. Zeevi.
Nisan Zeevi ne veut plus de
cette situation, et il ne mâche
pas ses mots : « Il faut vider la ré-
gion entre la frontière et le fleuve
Litani [entre 20 et 30 kilomètres
de distance]. Il y a quarante-trois
villages qui ont la possibilité de ti-
rer à vue sur Israël, il faut les dé-
placer pour les empêcher de tirer
sur nous. »
A moins de 10 kilomètres, à
Snir, un autre kibboutz au pied du
mont Hermon, on vit aussi dans
cet état de veille inquiète. Une
batterie ouvre le feu, non loin. Ori
Ben Herzl, lorsqu’il passe en ter-
rain exposé, enlève sa veste d’uni-
forme pour ne pas offrir de signe
aux observateurs potentiels du
Hezbollah. Avec deux amis, des
pères de famille, qui campent dé-
sormais dans de grosses villas vi-
des, ils militent au sein de Lobby
1701 pour une sortie de cette si-
tuation gelée.
L’un d’entre eux fait visiter sa
safe room et montre un dispositif
qu’il a façonné pour bloquer la
poignée de porte, avec une plan-
che évidée à l’une de ses extrémi-
tés. « Un de mes proches a tenu
pendant vingt-sept heures la poi-
gnée de la porte de sa safe room
pour empêcher le Hamas d’entrer
à Kfar Aza [un kibboutz attaqué le
7 octobre, où cinquante-neuf per-
sonnes ont été tuées]. » Ses lèvres
tremblent quand il dit cela.
Ori, lui, se contente de com-
menter : « On a vécu dans une illu-
sion, celle de la sécurité, avec notre
Dôme de fer, nos prouesses techni-
ques. Quoi qu’on fasse désormais,
cette illusion est partie. Je ne vois
pas comment on pourrait revenir
à l’état d’avant le 7 octobre. »
A Kiryat Shmona, un officier de
liaison israélien avec la Finul sou-
pire en évoquant les différents
couacs de la force multinationale,
et conclut : « Je pense qu’il n’y a
qu’une seule solution, c’est qu’Is-
raël nettoie la bande frontalière
côté libanais. Ensuite, on pourra
construire la sécurité. Mais plus
personne ne va vouloir venir habi-
ter ici. C’est dommage, c’était joli.
On avait même des nature-party
[rave-party en plein air]. » p
jean-philippe rémy
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Hôpitaux à Gaza : «Dans
de telles conditions,
on ne cherche plus
à réparer. On coupe… »
Le médecin humanitaire Raphaël Pitti
alerte sur la situation critique des structures
hospitalières qui subsistent sur le territoire
ENTRETIEN
le caire - correspondance
M édecin anesthésiste-
réanimateur, le profes-
seur Raphaël Pitti a tra-
vaillé en Syrie à partir de 2012 dans
les zones assiégées par le régime
de Damas et son allié russe, puis
en Ukraine à partir de 2022. Pen-
dant deux semaines, accompagné
d’une vingtaine de médecins, en
coordination avec l’association
des médecins palestiniens Pal-
med, il s’est rendu dans la bande
de Gaza pour prêter main-forte au
personnel de l’hôpital européen
de Gaza, dans le sud de l’enclave.
Le Monde l’a rencontré à sa sortie.
A quoi ressemble aujourd’hui
un hôpital à Gaza ?
C’est le chaos. A l’intérieur, il y a
environ 6 000 personnes la jour-
née et plus encore la nuit, où les
bombardements sont plus inten-
ses. L’hôpital, qui avait une capa-
cité de 400 lits, en a 900
aujourd’hui. Des blessés et leurs
proches errent, sous le choc. Des
cadavres dans des housses sont
posés contre un mur en atten-
dant d’être enterrés. Une vie s’est
réorganisée dans un micro-
cosme. Des femmes font du pain
dans les couloirs, des enfants
jouent, il y a trois tailleurs, un
cordonnier. Les gens n’ont rien
pu emporter, ils s’entassent dans
une promiscuité totale.
Face à l’avancée des troupes
israéliennes, les hôpitaux
sont évacués les uns après
les autres. Quel est l’état
du système de santé de Gaza ?
Il est proche du néant. Dans le
sud de Gaza, hormis l’Hôpital
européen, seuls trois hôpitaux
sont encore en état de fonctionne-
ment. Tous les directeurs d’hôpi-
taux ont été arrêtés par l’armée is-
raélienne, interrogés et manifeste-
ment torturés sous le prétexte
qu’ils sont pro-Hamas. La tension
est permanente. Les bombarde-
ments se rapprochent. A l’Hôpital
européen, on a reçu des éclats, le
souffle des explosions fait sauter
les faux plafonds. La Croix-Rouge
internationale craint de devoir dé-
clarer prochainement l’ordre
d’évacuer la zone.
Dans quelles conditions
les médecins travaillent-ils ?
Il n’y a pas de tri à l’entrée. La
masse des patients à prendre en
charge souffre de pathologies
aiguës et saisonnières. Du fait des
conditions d’hygiène catastrophi-
ques, il y a énormément de problè-
mes respiratoires, de maladies
liées au froid, à l’humidité, au
manque d’eau, de toilettes, de
nourriture et on fait face à de mul-
tiples infections. Puis, à chaque
bombardement on reçoit une va-
gue de blessés et de morts. Il y a
également de nombreuses victi-
mes par des tirs de snipers, notam-
ment des femmes et des enfants.
Compte tenu de l’afflux massif
de blessés, les médecins vont au
plus court. De nombreux cas criti-
ques ne sont pas pris en charge. On
les laisse mourir. De même, il y a
énormément d’amputations.
Dans de telles conditions, on ne
cherche plus à réparer. On coupe…
Aviez-vous déjà été confronté
à une situation aussi critique ?
Non, jamais. Tout ce que je suis
habitué à faire sur des zones de
« ON TRAVAILLE
ET OPÈRE À MÊME
LE SOL. LES SOIGNANTS
SONT ÉPUISÉS. EN ÉTAT
DE CHOC PERMANENT »
guerre est presque impossible. Il
faudrait réorganiser l’hôpital,
améliorer le triage à l’extérieur
pour la médecine ambulatoire.
L’espace est envahi de gens. On tra-
vaille et on opère à même le sol.
Les soignants sont épuisés, en état
de choc permanent. Ils sont arri-
vés à saturation, certains ressem-
blent à des zombies. Il est impossi-
ble de travailler correctement. J’ai
eu le sentiment de ne pas être
utile. D’être impuissant.
L’étau se resserre sur Rafah
et le sud de la bande de Gaza.
Environ 1,3 million de person-
nes y ont trouvé refuge.
La zone peut-elle absorber
un tel afflux de déplacés ?
La stratégie de déplacement
massif de la population sur un
morceau minuscule de territoire
submerge toutes les infrastructu-
res initialement prévues pour les
250 000 habitants de Rafah.
Aujourd’hui, il n’y a plus un espace
de libre, les gens vivent sur les trot-
toirs. Tout est sale. Les conduits
d’évacuation des eaux usées n’éva-
cuent plus rien. L’eau stagne par-
tout. Ces images rappellent celles
du ghetto de Varsovie, les gens qui
meurent dans les rues, les ven-
deurs ambulants, la misère, ce
n’est pas bien différent.
Vous avez travaillé en Syrie
et en Ukraine. La situation
à Gaza est-elle comparable ?
Le parallèle avec la Syrie n’est pas
possible. Sur le plan humanitaire
et médical, il n’y a pas de compa-
raison. A Alep, il y avait une di-
zaine d’hôpitaux clandestins. Il y
avait des polycliniques, on pouvait
organiser et trier le flux de pa-
tients. A Gaza, dans l’état actuel,
c’est impossible. Cependant le ni-
veau de destruction rappelle effec-
tivement la Syrie ou l’Ukraine.
La stratégie russe de guerre ur-
baine appliquée d’abord en Tchét-
chénie se systématise aujourd’hui
dans les conflits. Laisser entrer
l’ennemi dans une ville, l’encer-
cler, couper tous les réseaux élec-
triques, l’eau, bombarder cons-
tamment, terroriser la population,
refuser les corridors humanitaires
et attendre que les gens cèdent. On
l’a vu à Alep et, plus récemment, à
Marioupol. La même stratégie se
répète et s’étend, c’est terrifiant.
La Cour internationale de
justice a ordonné à Israël
de prévenir les actes de géno-
cide et de prendre des mesures
pour améliorer la situation
humanitaire. Qu’en est-il ?
Il n’y a aucune amélioration. Pis,
la situation se dégrade. Où est l’ap-
provisionnement massif d’aide
humanitaire exigé par l’ONU ? On
est face à un génocide, à une vo-
lonté d’amener la population dans
une situation de précarité ex-
trême, de la concentrer, de suppri-
mer les hôpitaux. Il faut un cessez-
le-feu immédiat et permanent,
c’est la seule solution. p
propos recueillis par
eliott brachet
Des supporteurs de l’opposition manifestent après que la présidentielle a été déplacée, à Dakar, le 4 février. CEM OZDEL/ANADOLU VIA AFP
Au Sénégal, l’Assemblée vote le
report de l’élection présidentielle
Dans le chaos et en l’absence des élus de l’opposition, expulsés de
l’Hémicycle, les députés de la majorité ont fixé le scrutin au 15 décembre
C
omme souvent lorsqu’il
s’agit de voter les lois les
plus polémiques, c’est
au milieu de la nuit, du
lundi 5 au mardi 6 février, que
l’Assemblée nationale sénéga-
laise a adopté le projet de loi re-
poussant l’élection présidentielle,
qui était initialement fixée au
25 février. Le scrutin est désor-
mais prévu pour le 15 décembre,
soit neuf mois et demi plus tard,
alors que la commission des lois
avait d’abord évoqué un report de
six mois. Le texte précise que le
président sortant, Macky Sall, res-
tera en fonctions jusqu’à l’instal-
lation de son successeur.
Le vote s’est déroulé dans le
chaos, au milieu des invectives
entre élus, et alors que les cin-
quante députés de l’opposition
avaient été expulsés manu mili-
tari de l’Hémicycle peu de temps
auparavant. Ne restant que les
élus favorables au report, le texte
de loi a largement été adopté, à la
quasi-unanimité des présents,
par cent cinq voix « pour » et une
« contre ».
Durant les débats qui avaient dé-
buté tôt lundi dans une ambiance
électrique et alors que des heurts
éclataient autour du siège de l’As-
semblée nationale, les députés
opposés au report de l’élection
ont vivement reproché à la majo-
rité présidentielle de Macky Sall
d’inventer une crise institution-
nelle pour permettre de se main-
tenir au pouvoir. « C’est un jour
grave pour notre pays », a déclaré
le député Thierno Alassane Sall.
Le Sénégal, souvent vanté
comme un modèle de démocra-
tie, a basculé dans une période
d’incertitude périlleuse. Le chef
de l’Etat, qui avait confié au
Monde, un soir de fin décem-
bre 2023, « quitte[r] le pouvoir avec
un sentiment de soulagement », a
provoqué un séisme politique en
Le texte précise
que le président
sortant restera en
fonctions jusqu’à
l’installation de
son successeur
annonçant abroger le décret con-
voquant le corps électoral le 25 fé-
vrier, à quelques heures du début
de la campagne officielle. Jamais,
depuis 1963, une présidentielle
n’a été repoussée au Sénégal.
La rumeur d’un report de l’élec-
tion avait plané pendant des
mois. Elle est devenue réalité.
Comment en est-on arrivé là ?
Après les violences de mars 2021
puis de juin 2023, consécutives
aux condamnations du principal
opposant, Ousmane Sonko, cer-
taines autorités religieuses, des
opposants et même des ténors de
la majorité avaient défendu l’idée
de repousser la présidentielle.
« Leur argument consistait déjà à
dire qu’il fallait pacifier le pays
avant d’organiser une élection »,
explique Moussa Diaw, ensei-
gnant-chercheur à l’université
Gaston-Berger de Saint-Louis.
« Crise factice »
Le renoncement de Macky Sall à
briguer un nouveau mandat, an-
noncé en juillet 2023, a semble-t-il
désorienté son parti, où nombre
de cadres soutenaient une nou-
velle candidature du président. La
désignation du premier ministre
Amadou Ba, encarté seulement
depuis 2017 à l’Alliance pour la Ré-
publique (APR), comme candidat
du pouvoir, ne parvenait pas à con-
vaincre. Pour ses détracteurs, sou-
vent issus de l’entourage de la pre-
mière dame, Marième Faye Sall, le
maintien de sa candidature con-
damnait le pouvoir à une défaite.
« Les sondages [commandés par
le pouvoir] le donnaient perdant
face à Bassirou Diomaye Faye [le
candidat désigné par Ousmane
Sonko pour le remplacer], analyse
le chercheur Moussa Diaw. Ce re-
port est une manœuvre politique,
car il n’y a pas de crise avérée, ni de
blocage institutionnel. Le pouvoir
a créé une crise factice pour repor-
ter l’élection. »
Rengaine lancinante depuis des
mois, l’idée du report a pris corps
après l’exclusion du candidat du
Parti démocratique sénégalais
(PDS), Karim Wade, de la course à
la présidentielle. Le 20 janvier, le
Conseil constitutionnel a rejeté la
candidature du fils de l’ancien
président Abdoulaye Wade
(2000-2012) en raison de sa dou-
ble nationalité franco-sénéga-
international | 3
Macky Sall
a promis
un dialogue
national, mais
les poids lourds
de l’opposition
ont déjà refusé
d’y participer
laise, encore effective au moment
du dépôt de son dossier. Celle de
la candidate Rose Wardini, égale-
ment franco-sénégalaise, a en re-
vanche étonnamment passé le
barrage des juges.
La fronde contre l’instance char-
gée de contrôler le processus élec-
toral est lancée par le camp de Ka-
rim Wade. Dans un communiqué
publié dans la foulée de la sortie
de la liste définitive des candidats,
le PDS affirme détenir les preuves
d’une collusion entre deux juges
et le premier ministre dans le but
de confisquer le pouvoir. Ce parti
propose alors la création d’une
commission d’enquête parlemen-
taire afin de « corriger toutes les
défaillances du Conseil constitu-
tionnel et instaurer des conditions
garantissant la tenue d’une élec-
tion présidentielle inclusive ». Le
président exhorte sa majorité par-
lementaire à soutenir l’initiative…
qui vise son propre candidat.
Ce choix est en partie dicté, se-
lon son entourage, par les pres-
sions des guides religieux. Ces
derniers ont joué un rôle prépon-
dérant pour que Karim Wade et
Khalifa Sall, exclus de la présiden-
tielle de 2019 à la suite de leurs
condamnations judiciaires, puis-
sent participer au scru-
tin. En août 2023, les deux oppo-
sants avaient obtenu une modifi-
cation du code électoral et re-
trouvé leur éligibilité après avoir
participé au dialogue national
convoqué par Macky Sall.
« Le président avait besoin de
leur participation pour crédibiliser
ce dialogue qui devait aboutir à
l’organisation d’une élection
en 2024. Pour M. Wade et M. Sall, la
condition était claire : avoir l’assu-
rance d’obtenir leur ticket pour la
présidentielle, rappelle un ténor
du gouvernement. L’élimination
de Karim Wade a offusqué les ma-
rabouts. Le président n’avait pas
tenu parole. » Quelques jours plus
tard, des émissaires du palais sont
donc envoyés auprès des princi-
paux dignitaires religieux à
Touba et Tivaouane.
Un « coup d’Etat institutionnel »
Puis, le 24 janvier, le président re-
çoit les « recalés » de la présiden-
tielle qui estiment avoir été victi-
mes de défaillances dans le pro-
cessus de sélection. Face à eux, le
chef de l’Etat appelle à respecter
les décisions du Conseil constitu-
tionnel mais, une semaine plus
tard, dans la soirée du 1er février, il
reçoit les plus hauts représen-
tants de l’Etat pour leur soumet-
tre son idée de report. Le chef du
gouvernement s’oppose vive-
ment à un changement du calen-
drier électoral. Mais Macky Sall ne
change pas d’avis.
Jugée contraire à la Constitution
par des juristes et une partie de
l’opposition, la mesure adoptée
par le Parlement replace le prési-
dent sortant au cœur du jeu poli-
tique, à deux mois de la fin offi-
cielle de son mandat. « A partir du
2 avril, le président sera dans l’illé-
galité car la durée du mandat n’est
pas révisable depuis une loi de
2016. L’Assemblée n’est pas habili-
tée à modifier cette disposition. Le
projet de loi sera donc anticonsti-
tutionnel », prévient le politolo-
gue Moussa Diaw.
Pour, dit-il, permettre la tenue
d’une élection « libre, transpa-
rente et inclusive », le président a
promis un dialogue national,
mais les poids lourds de l’opposi-
tion ont d’ores et déjà refusé d’y
participer. Khalifa Sall, l’un des fa-
voris du scrutin, dénonce un
« coup d’Etat institutionnel et une
forfaiture ». Comme l’ancien
maire de Dakar, le camp d’Ous-
mane Sonko, éliminé, qui a
adoubé Bassirou Diomaye Faye
pour le suppléer, en appelle à la
résistance, pressé, dit-il, d’aller à
l’élection. Outre celle de l’opposi-
tion, c’est désormais la réaction
de la rue qui sera décisive pour
l’avenir politique du pays. p
coumba kane
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4 | international
En Ukraine, Superhumans répare les mutilés
Le centre accueille les blessés de guerre les plus graves. Les amputés seraient environ 40 000 dans le pays
REPORTAGE
lviv (ukraine) - envoyé spécial
L
e réceptionniste, Herman
(les personnes citées par
leur prénom ont souhaité
garder l’anonymat), a eu
la main gauche coupée par l’éclat
d’un obus de char sur le front de ,
et a dû être amputé du bras. Le
thérapeute dit du « premier con-
tact » avec les patients, Denys, a
été fauché par une roquette anti-
char sur le front de Bakhmout,
perdant ses deux jambes et le bras
gauche. Ruslana, la thérapeute
des « activités récréatives », a pour
sa part été amputée de la jambe
gauche après avoir été touchée
par un obus d’artillerie sur le
front de Kherson.
Ces trois combattants ukrai-
niens gravement blessés sont ve-
nus, à leur sortie de l’hôpital, sui-
vre le programme de réhabilita-
tion du centre Superhumans de
Lviv, dans l’ouest du pays, et font
désormais partie des six patients
qui n’en sont pas repartis. Ils ont
été embauchés pour accueillir les
blessés qui arrivent chaque jour.
« Ils ont une écoute et une compré-
hension particulières », constate
Olga Rudneva, directrice du cen-
tre. « Les autres thérapeutes ne
peuvent pas tout à fait comprendre
ce que nous vivons », murmure De-
nys. Lors d’un passage en Allema-
gne pour des opérations chirurgi-
cales, il a rencontré un athlète pa-
ralympique qui lui a donné un
conseil : « N’écoute jamais les gens
qui ont encore leurs jambes, ils ne
savent pas de quoi on parle… »
Dans une guerre qui a déjà fait
des centaines de milliers de
morts et de blessés parmi les sol-
dats des deux pays – tant Moscou
que Kiev gardent secrets les chif-
fres exacts de leurs pertes militai-
res –, les combattants qui arrivent
à Superhumans sont parmi les
plus rudement touchés dans leur
chair. Victimes d’une, de deux,
parfois même de quatre amputa-
tions, certains ont aussi une
« gueule cassée », selon l’expres-
sion apparue pour désigner les
survivants mutilés au visage lors
de la première guerre mondiale.
Pourtant, au-delà des corps ra-
vagés, ce qui frappe à Superhu-
mans est l’atmosphère incroya-
blement énergique. S’il ne fait nul
doute que ces survivants des bles-
sures physiques les plus graves
que la guerre puisse infliger con-
naissent des jours et des nuits dif-
ficiles, ils arrivent ici avec une dé-
termination acharnée, essayent
leurs nouvelles prothèses en sou-
riant, font du sport en blaguant.
Certains veulent retrouver une
vie civile aussi normale que possi-
ENTERPRISE INSURANCE COMPANY PLC
Liquidation par le tribunal
AVIS AUX CRÉANCIERS EN VERTU
DE L’ARTICLE 208 DE
LA LOI SUR L’INSOLVABILITÉ
AVIS EST DONNÉ PAR LA PRÉSENTE que les
créanciers d’Enterprise Insurance Company plc («
La Société ») qui ne l’ont pas déjà fait, sont tenus,
au plus tard le 29 février 2024, de m’envoyer leurs
noms et réclamations, le soussigné Frederick
David John White de Grant. Thornton Limited, 6A
Queensway, Gibraltar, le liquidateur de ladite
société. Ces réclamations peuvent également être
soumises par courrier électronique à l’adresse
Enterprise.insurance@gi.gt.com.
L’article 250 du Financial Services (Insurance
Companies) Règlements 2020 («FS(IC)R 2020 »)
prévoit que les réclamations d’assurance ont
préséance sur les autres réclamations contre une
entreprise d’assurance, à l’exception de certaines
réclamations dont les détails sont exposés dans
l’article. Étant donné que la Société ne dispose
pas d’actifs suffisants pour faire face aux
réclamations des créanciers d’assurance, il n’y a
aucune perspective de distribution de dividendes
à des créanciers autres que les créanciers
d’assurance ou de réclamations préférentielles
comme le prévoit l’article 250.
Sous réserve du processus de décision et de
l’admission de mes réclamations, j’ai l’intention de
verser un dividende aux créanciers d’assurance
de la société et à toute autre réclamation qui
prévaut sur les autres réclamations contre une
entreprise d’assurance conformément à l’article
250 du « FS (IC)R 2020 ». Par la présente, je
fournis l’avis requis par l’article 208 (1) de la loi de
2011 sur l’insolvabilité et je fixe au 29 février 2024
la date à laquelle ou avant laquelle les créanciers
doivent me soumettre leurs réclamations. Tout
créancier d’assurance (ou autre créancier
bénéficiant d’un droit préférentiel tel que prévu à
l’article 250) qui n’a pas soumis de réclamation au
plus tard le 29 février 2024 sera exclu de la
distribution conformément à l’article 208,
paragraphe 2, de la loi sur l’insolvabilité.
Frederick David John White
Liquidateur
Viatcheslav, au centre Superhumans depuis novembre 2023, à Lviv (Ukraine), le 29 janvier. ADRIEN VAUTIER/LE PICTORIUM POUR « LE MONDE »
ble, tandis que d’autres espèrent
retourner au combat. « Les démi-
neurs, généralement amputés
d’une jambe ou deux, raconte Olga
Rudneva, plaisantent en disant
que ce sera dorénavant moins ris-
qué de déminer, parce qu’au pire ils
y perdront leurs prothèses. »
« Lutter pour continuer à vivre »
Ruslana, élégamment vêtue et
maquillée, claudiquant à peine, re-
connaît qu’après la perte d’une
jambe à 19 ans, elle a vécu « des mo-
ments difficiles ». « Je ne pouvais
plus dormir, plus manger. Je crois
que je ne voulais plus vivre… » Cette
fille de militaires, engagée dans
l’armée aux premiers jours de l’in-
vasion russe, a vu ses parents « en
larmes » à l’hôpital d’Odessa.
Trois mois après avoir été fauchée
par l’obus et un mois après son ar-
rivée à Superhumans, elle mar-
chait sans canne. Bien décidée à
« lutter pour continuer à vivre ».
Serhiy, qui était de son propre
aveu « un criminel » avant la
guerre, a été surpris par l’invasion
russe et l’occupation de la région
alors qu’il était en prison à Kher-
son. Après la reconquête de la ville
par l’armée ukrainienne, il décide
de « rompre avec le passé » et s’en-
gage dans la 23e brigade mécani-
sée. Envoyé sur le front de Zapori-
L’UE renonce à une définition communautaire du viol
Des Etats membres, dont la France, n’ont pas voulu caractériser le viol par l’absence de consentement de la victime
bruxelles - bureau européen
F
inalement, la directive sur
les violences faites aux fem-
mes, qui devait permettre
une convergence des sanctions à
l’échelle du Vieux Continent, ne
contiendra pas de définition euro-
péenne du viol. Lors d’une ultime
réunion consacrée au sujet, mardi
6 février, le Parlement européen et
les Vingt-Sept devraient valider
cette décision et adopter le reste
du texte, qui veut interdire les ma-
riages forcés, les mutilations géni-
tales féminines, le harcèlement
sexuel ou la stérilisation forcée.
Dans son projet initial, présenté
le 8 mars 2022, la Commission
proposait, dans l’article 5, qu’un
« crime de viol » soit « caractérisé »
dès lors que la victime n’a « pas
consenti à l’acte sexuel ». Le Parle-
jia, il devient lieutenant et com-
mande une unité de reconnais-
sance. Alors qu’ils sont infiltrés en
territoire ennemi, à l’automne
2023, un char repère l’unité de Se-
rhiy et tire. Bilan, douze morts.
« Tous mes hommes ont été tués,
je suis l’unique survivant », ra-
conte l’officier. Amputé d’une
jambe, il est arrivé au centre Supe-
rhumans en janvier et remarche
déjà. Même s’il ne fera plus d’opé-
ration de reconnaissance, il est
impatient de retourner dans la
23e brigade, entre-temps déplacée
sur le front d’Avdiïvka. « Je peux
être utile à la cartographie et à
d’autres tâches… »
Viatcheslav, chauffeur de taxi à
Odessa avant la guerre, ne retour-
nera, pour sa part, jamais dans l’ar-
mée, vu la gravité de ses blessures.
Engagé dans un bataillon d’infan-
terie composé de volontaires, il a
été blessé début 2023 sur le front
d’Avdiïvka. Blessé aux jambes par
balles et par des éclats d’obus, il est
abandonné dans une tranchée
conquise par les forces russes et
fait prisonnier. En captivité, nul ne
soigne ses blessures. Ses jambes
s’infectent, ses mains gèlent.
« J’étais en train de mourir, je
crois, jusqu’à ce que des combat-
tants tchétchènes me “rachètent”
aux forces russes, m’emmènent à
ment européen, qui soutenait
cette démarche, « a préféré adop-
ter une demi-loi pour agir au plus
vite pour les femmes victimes
d’autres violences », commente
l’eurodéputée centriste Nathalie
Colin-Oesterlé.
Les Etats membres n’étaient pas
assez nombreux à défendre cette
disposition pour qu’elle obtienne
la majorité qualifiée requise. Lors
de la dernière réunion consacrée
au sujet, le 13 décembre 2023, dix
d’entre eux, au premier rang des-
quels la France, l’Allemagne et les
Pays-Bas, mais aussi la Hongrie, la
République tchèque et la Slova-
quie, avaient exprimé leur opposi-
tion. Les treize gouvernements
qui étaient sur une position in-
verse, dont Madrid, Rome, Athè-
nes ou Bruxelles, avaient renoncé
à faire valoir leur point de vue.
« Mes prothèses
de jambe sont
déjà prêtes et,
depuis un mois,
je réapprends
à marcher »,
raconte
Viatcheslav
Grozny et m’hospitalisent. Ils
avaient besoin de prisonniers
ukrainiens à échanger pour récu-
pérer leurs gars, raconte Viatches-
lav. Ils m’ont sauvé la vie. » Une fois
à l’hôpital, non seulement il est
trop tard pour sauver ses jambes,
mais il est impossible de redon-
ner vie à ses mains. Viatcheslav
devient un quadruple amputé.
Revenu en Ukraine lors d’un
échange de prisonniers entre les
deux pays, le blessé se trouve à Su-
perhumans depuis trois mois.
« Mes prothèses de jambe sont
déjà prêtes et, depuis un mois, je
réapprends à marcher. C’est diffi-
cile, j’ai encore du mal à garder
l’équilibre, mais je progresse. Et de-
main, j’essaye mes prothèses de
bras », raconte Viatcheslav en
souriant. Son moral semble inal-
Paris refusait de légiférer sur une
définition communautaire du
viol dans la mesure où cette ques-
tion relève de la seule compétence
des Etats. A quelques mois des
élections européennes (du 6 au 9
juin) et alors que le RN, comme
d’autres partis nationalistes du
Vieux Continent, prospère sur le
dos d’une Europe qui priverait les
Etats de leur souveraineté, l’Elysée
jugeait le moment mal choisi.
Critiques au sein de l’Hémicycle
D’un point de vue juridique, « il
était peu probable que l’arti-
cle 5 passe le test de la Cour de jus-
tice de l’UE », ajoute un diplomate
européen. Pour les pays qui,
comme la Belgique, ont mis le con-
sentement au cœur de leur législa-
tion sur le viol, cela ne représentait
pas un risque. Pour les autres, en
térable. Il s’entraîne à marcher
deux heures par jour et nage dans
la piscine, soutenu par une ma-
chine suspendue à un treuil. Pen-
dant les pauses, sa mère fixe une
fourchette sur l’un de ses bras
coupés afin qu’il puisse glisser
une cigarette entre deux pointes
et fumer à son aise.
Malgré l’ampleur des blessures,
malgré la souffrance, aucun des
blessés du centre Superhumans
ne dit avoir de regret. Tandis que
Serhiy veut « continuer à servir »
l’armée, Viatcheslav estime avoir
« protégé le pays ». « Comme tout
le monde, je suis allé au front pour
que l’arrière ne devienne pas le
front », afin de protéger Kiev, sa
ville d’Odessa, sa famille et celles
des autres. « Le reste, les blessures
et la captivité, c’est arrivé, c’est
tout… » Avec un sourire, il met fin
à la conversation sur le conflit. Sa
guerre, désormais, est liée à qua-
tre prothèses et à un désir ardent
de « retravailler un jour » et, pour-
quoi pas, de nouveau, comme
chauffeur.
Zakhar, assis dans le hall avec sa
femme, continue même à être
« actif et utile » pendant sa réhabi-
litation. Il « contribue comme [il]
peu[t] » à la vie de son unité, dont
il ne peut dévoiler le nom car elle
appartient aux forces spéciales.
revanche – dont la France, où le
viol est constitué quand un acte de
pénétration sexuelle a été commis
sous la menace, la contrainte, la
surprise ou la violence –, une inva-
lidation ultérieure de l’article 5 par
les juges de Luxembourg n’aurait
pas été sans conséquences.
« Alors qu’une femme sur vingt
est victime de viol en Europe, les ar-
gumentaires juridiques byzantins
(…) donnent un sentiment de dé-
connexion totale avec la souffrance
des victimes », ont réagi, dans une
tribune publiée par Le Monde le
12 décembre 2023, les eurodéputés
de la majorité présidentielle, dont
Stéphane Séjourné, alors prési-
dent du groupe Renew Europe,
et Valérie Hayer, qui lui a succédé
quand ce proche d’Emmanuel Ma-
cron a été nommé ministre de
l’Europe et des affaires étrangères.
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Sur le front de Zaporijia, à l’été
2023, il s’apprêtait à lancer un
drone équipé d’une grenade lors-
qu’un obus russe a frappé à proxi-
mité. « La déflagration a fait explo-
ser la grenade entre mes mains. »
Zakhar a perdu les deux mains,
la jambe droite, un œil et l’audi-
tion d’une oreille. Arrivé au centre
il y a un mois, il teste des prothè-
ses. « Il faut s’accepter comme
nous sommes, dit-il. Quant à la
guerre, rien ne change : ce sera jus-
qu’à la destruction de l’ennemi et la
victoire ! » Zakhar espère « pouvoir
encore jeter des grenades » vers les
lignes russes lorsqu’il saura « [se]
servir de [ses] nouvelles mains ».
« Il faut s’accepter »
Ouvert en avril 2023, le centre Su-
perhumans, ainsi baptisé par ses
fondateurs, accueille « les blessés
les plus graves » et « les gens les
plus motivés », dit Olga Rudneva.
Trois cent quatorze patients ont
achevé le processus de réhabilita-
tion, et une cinquantaine vien-
nent chaque jour y participer.
Une goutte d’eau dans l’océan de
la guerre – une source gouverne-
mentale confiant que les ampu-
tés ukrainiens seraient « environ
40 000, presque tous militaires ».
Une goutte d’eau, mais un flot
d’énergie et d’espoir. Parmi les
projets de Superhumans pour
2024, Olga Rudneva annonce un
centre chirurgical consacré à la re-
construction faciale et une rési-
dence afin que les blessés puissent
vivre sur place. Le soutien de ri-
ches philanthropes étrangers et
les dons d’Ukrainiens permettent
à l’association de ne réclamer
aucun financement public.
Le succès de Superhumans tient
aussi à la formation d’équipes de
handisport. Entre prothèses de
haute technologie et esprit sportif,
l’association est en train de chan-
ger la manière dont l’Ukraine voit
le handicap. « On accueille ceux
auxquels on a dit, partout ailleurs :
“C’est impossible”,explique Andriy
Ischyk, un collaborateur d’Olga
Rudneva. On considère qu’aucune
réhabilitation n’est impossible, et
on trouve des solutions. Certains
patients repartent en évoquant “un
miracle”, c’est émouvant. »
Herman, le réceptionniste am-
puté d’un bras, s’apprête à voya-
ger aux Etats-Unis pour participer
à des compétitions d’athlétisme
et d’aviron. A son retour, il ira re-
trouver sa femme, qui aura alors
donné naissance à leur fille.
Quant à Ruslana, la jeune théra-
peute amputée d’une jambe, elle
estime qu’un an après la blessure,
« l’amour de la vie est encore plus
fort qu’avant ». p
rémy ourdan
« Ce n’est pas aux femmes de
s’adapter aux complexités de notre
droit, c’est au droit de s’adapter aux
besoins de protection des fem-
mes », poursuivaient-ils, insistant
pour que la France se rallie à « une
définition européenne du viol, fon-
dée sur le non-consentement » et
rappelant que, « fait rare » à Stras-
bourg, « cette définition a été soute-
nue par la quasi-totalité des forces
politiques françaises à l’exception
du RN ». Au sein de l’Hémicycle, de
Raphaël Glucksmann (Place publi-
que) à Manon Aubry (LFI) en pas-
sant par François-Xavier Bellamy
(LR), les critiques à l’égard de la po-
sition française ont fusé. Emma-
nuel Macron, qui a pourtant fait de
la défense des droits des femmes
une priorité de son quinquennat,
n’a rien voulu entendre. p
virginie malingre
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Face à la pénurie de main-d’œuvre,
les pays de l’UE optent pour
l’« immigration choisie »
Pressés par différents secteurs d’activité, des gouvernements de toutes
couleurs politiques ont modifié leur législation pour pallier les manques
E
n matière d’immigra-
tion, les gouvernements
européens jonglent avec
les paradoxes. Alors que
les franchissements illégaux des
frontières extérieures de l’Union
européenne (380 000 en 2023,
+ 17 %) et les dépôts de demande
d’asile (806 000 de janvier à sep-
tembre 2023, + 22 %) sont au plus
haut depuis 2015-2016, les Vingt-
Sept ont adopté un ensemble de
mesures restrictives, tandis qu’au
Royaume-Uni, le gouvernement
de Rishi Sunak essaie de dissua-
der les arrivées par la Manche en
souhaitant transférer les deman-
deurs d’asile au Rwanda.
Pourtant, dans le même temps,
l’Europe à la population vieil-
lissante manque de bras. Trois
quarts des PME du continent dé-
claraient, fin 2023, rechercher en
vain du personnel. Et la tendance
va s’accentuer. Selon Ylva Johans-
son, la commissaire européenne
aux affaires intérieures, « dans les
six ans à venir, quelque 7 millions
de travailleurs vont quitter le mar-
ché du travail ». Les organisations
patronales de nombreux pays ré-
clament des solutions.
Face à ces besoins, l’immigra-
tion légale à son niveau actuel de-
meure insuffisante. Selon Marga-
ritis Schinas, le vice-président de
la Commission, en 2023, sur les
3,5 millions de personnes entrées
légalement en Europe, seules
1,2 million disposaient d’un visa
de travail. « Afin d’éviter que de
nombreuses personnes prennent
la mer et risquent leur vie en ve-
nant en Europe, il faut leur propo-
ser un chemin bien plus sûr en dé-
veloppant des moyens d’entrer lé-
galement, en décrochant un visa
de travail », plaide Ylva Johansson.
Pressés par différents secteurs
d’activité, des gouvernements de
toutes couleurs politiques, y com-
pris les plus hostiles à l’immigra-
tion, ont récemment modifié leur
législation pour pallier les man-
ques de main-d’œuvre. Certains
ont mis en place des filières d’im-
migration « choisie », en passant
au besoin des accords avec des
Etats tiers très souvent différents
de ceux dont proviennent la ma-
jorité des migrants qui frappent à
la porte de l’UE.
En Hongrie, un brusque virage
politique En 2015, Viktor Orban
couvrait la Hongrie d’affiches pro-
clamant qu’il ne laisserait jamais
les étrangers « prendre les emplois
des Hongrois ». Neuf ans plus tard,
début 2024, les Magyars ont été
choqués d’apprendre qu’une
usine d’équipement automobile
coréenne installée dans le nord
du pays avait décidé de licencier
une quarantaine de travailleurs
hongrois pour les remplacer par
des « travailleurs invités » venant
notamment du Vietnam. « Il n’est
possible d’employer un travailleur
Nombre de premiers titres de séjour délivrés dans l’Union européenne,
par motif, en millions, de 2013 à 2022
Etudes Travail Famille
4
3,5
3 3,02
2,7
2,5 2,49
2 1,99
1,63 1,76
1,5
1 sourde aux demandes d’entre-
0,5
0 l’agriculture et le tourisme. Son
2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022*
Infographie : Le Monde Source : Eurostat
non hongrois que si aucun Hon-
grois n’est disponible pour occuper
le poste », a dû réagir, le 18 janvier,
le porte-parole du gouvernement,
Gergely Gulyas, promettant une
enquête contre l’entreprise. Cet
épisode est pourtant une consé-
quence du brusque virage politi-
que opéré par le gouvernement
nationaliste de M. Orban depuis
2022. Après des années d’opposi-
tion féroce à toute forme d’immi-
gration, il a subitement ouvert les
portes de son pays à des dizaines
de milliers de travailleurs étran-
gers pour satisfaire les besoins du
patronat dans ce pays en situation
de plein-emploi.
En quelques mois, les ambassa-
deurs de la Hongrie en Asie se
sont transformés en VRP pour
travailleurs étrangers, tandis que
le gouvernement a fait adopter
une loi pour faciliter l’arrivée de
ceux qu’il appelle les « travailleurs
invités ». Selon M. Orban, ces
étrangers ne pourront rester que
deux ans sur le territoire hon-
grois et n’auront pas le droit de
faire venir leur famille. Fin 2023,
ils étaient déjà près de 100 000,
selon les statistiques officielles,
mais Viktor Orban a évoqué en
mars 2023 la possibilité d’aller
jusqu’à « 500 000 », un chiffre
considérable pour un pays de
10 millions d’habitants. Les Phi-
lippines sont l’un des pays source
privilégiés. En revanche, la Hon-
grie évite jusqu’ici soigneuse-
ment de recruter en Afrique.
L’Allemagne réforme sa législa-
tion Berlin a réformé en profon-
deur sa législation pour faciliter
l’immigration de travail. Depuis
l’arrivée au pouvoir d’Olaf Scholz,
en décembre 2021, plusieurs tex-
tes ont été adoptés pour faciliter
les procédures de régularisation
des sans-papiers, simplifier la re-
connaissance des diplômes
étrangers, abaisser les critères
d’éligibilité pour obtenir un visa
de travail et mettre en place un
système à points reposant sur
plusieurs critères facilitant la re-
cherche d’un emploi (qualifica-
tion, expérience professionnelle,
maîtrise de la langue, etc.). Le
19 janvier, le Bundestag a adopté
une loi qui permet à un étranger
de devenir allemand cinq ans seu-
lement – et non plus huit ans –
après son arrivée sur le territoire.
Alors que 13 millions de tra-
vailleurs quitteront le marché du
travail au cours des quinze pro-
chaines années, soit près d’un
tiers des actifs d’aujourd’hui,
l’Agence fédérale pour l’emploi es-
time que 400 000 arrivées nettes
par an sont nécessaires. Selon
l’Institut de recherche sur le mar-
ché du travail et la formation pro-
fessionnelle, 1,7 million de postes
sont actuellement non pourvus.
Dans l’informatique, la santé,
l’éducation, la métallurgie, la mé-
Autres
+ 26 %
3,45 En Italie, des autorisations
dans certains secteurs La prési-
2,79 2,93
dente du conseil italien, Giorgia
2,29 Meloni, a fait de la lutte contre les
migrations illégales un des piliers
de son action. Mais elle n’est pas
prises en grand besoin de
main-d’œuvre, notamment dans
gouvernement a émis en
juillet 2023 le décret « flux », qui
*estimé organise l’entrée sur le territoire
international | 5
sas post-Brexit, la migration légale
au Royaume-Uni a atteint un ni-
veau historiquement élevé, plus
nomiste en chef auprès de la
Confédération des industries sué-
doises. A l’inverse, face à l’énorme
de 600 000 entrées nettes entre manque de main-d’œuvre au
juin 2022 et juin 2023, pour une Danemark, le salaire minimum
grande part des étudiants, des em- pour les travailleurs étrangers,
ployés du secteur de la santé et de mis en place pour n’attirer que les
l’aide sociale. Ces arrivées tradui- personnes les plus qualifiées, a été
sent une dépendance structurelle abaissé à 375 000 couronnes
du Royaume-Uni à la migration, par an (50 300 euros) en 2023.
alors que 19 % des employés du
NHS, le système public de santé, La Belgique courtise les tra-
ne sont pas des citoyens britanni-
ques. Mais le gouvernement de
vailleurs mexicains et indiens
En Belgique, où 80 % des patrons
Rishi Sunak a récemment durci les
conditions d’octroi des visas : au
flamands disent rencontrer des
problèmes de recrutement, leur
4 avril, il faudra disposer de reve- principale organisation, le VOKA,
nus annuels d’au moins 38 700 li- prône l’octroi de permis de travail
canique et les transports, le man- vres sterling (45 200 euros), contre et de titres de séjour temporaires à
que de personnel est particulière-
Après des années 26 200 livres jusqu’à présent des non-Européens pour les mé-
ment préoccupant. Ces derniers d’opposition (30 600 euros) pour décrocher un tiers en tension. Elle vise particu-
mois, plusieurs ministres alle- droit de séjour. lièrement l’Inde et le Mexique,
mands se sont rendus à l’étran-
à toute forme dont plusieurs milliers de ressor-
ger, notamment au Brésil, au d’immigration, En Suède et au Danemark, le tissants ont été embauchés. Des
Canada, en Inde et au Ghana, choix de « personnes très qua- accords sont en négociation avec
pour encourager la venue de tra-
Viktor Orban lifiées » Depuis novembre 2023, le Mexique et des missions sont
vailleurs qualifiés. a subitement le salaire minimum exigé pour menées en Inde. Politiques, pa-
obtenir un permis de travail en trons et syndicats de Wallonie ré-
En Grèce, des accords avec le
ouvert les portes Suède a doublé, pour atteindre clament, eux, une régularisation
Bangladesh et l’Egypte Les refou- de son pays 80 % du salaire médian massive pour aider les secteurs de
lements quasi systématiques des (26 560 couronnes, soit 2 350 eu- la logistique, de la construction, de
migrants par Athènes vers la Tur- ros). Pour la coalition gouverne- l’informatique.
quie demeurent. Mais le premier de 452 000 personnes autorisées mentale, composée de la droite et
ministre, Kyriakos Mitsotakis, a à travailler en Italie, dans certains de l’extrême droite, l’objectif est L’UE développe des outils Au ni-
répondu à une demande du syn- secteurs et sur une période com- de « réduire l’immigration du tra- veau de l’Union européenne, la
dicat patronal, le SEV, en faisant prise entre 2023 et 2025. vail peu qualifiée ». Selon le gou- Commission a proposé aux Etats
voter par le Parlement, en décem- Les pays avec lesquels l’Italie a vernement, les postes vacants des outils pour identifier les be-
bre 2023, une mesure permettant passé des accords sur le contrôle peuvent être occupés par « des soins, faciliter la reconnaissance
de régulariser les migrants sans des migrations sont favorisés au personnes qui se trouvent déjà en des diplômes des ressortissants
papiers travaillant en Grèce. Ceux cours de la procédure en ligne. Suède », sachant que le chômage extra-européens et unifier les rè-
d’entre eux disposant d’un Elle s’est traduite en 2023 par un avoisine les 8 %. Une mesure for- gles d’entrée. L’UE s’est dotée
contrat de travail peuvent obtenir record de 600 000 demandes tement contestée par le patronat d’une « carte bleue » pour ac-
un permis de séjour de trois ans, pour 136 000 postes à pourvoir. qui met en avant les difficultés des cueillir les travailleurs qualifiés
mais ils doivent immédiatement La promotion de l’immigration entreprises à recruter : « Nous détenant au moins un master et
quitter le territoire s’ils perdent légale est un objet récurrent des avons besoin de personnes très disposant déjà d’un contrat de tra-
leur emploi. D’après le ministère prises de parole de Mme Meloni. qualifiées, ainsi que de salariés qui vail dans l’un des pays de l’Union.
de l’agriculture, la Grèce a besoin Elle entre dans le récit de son plan le sont un peu moins. Or nous som- En 2022, elle comptait 82 000 titu-
d’environ 180 000 travailleurs de développement pour l’Afrique. mes en train de prendre du retard laires de la carte bleue. Elle pro-
agricoles chaque année. Selon le par rapport à d’autres pays en ne jette un passeport pour les per-
SEV, 63 % des entreprises, notam- Au Royaume-Uni, une dépen- considérant l’immigration du tra- sonnes moins qualifiées. p
ment dans la construction et le dance structurelle Depuis l’en- vail que comme un problème », cécile chambraud, avec nos
tourisme, ont du mal à recruter. trée en vigueur du système de vi- réagit Sven-Olov Daunfeldt, éco- correspondants en europe
En février 2022, la Grèce et le
Bangladesh ont signé un accord
prévoyant le recrutement de
4 000 travailleurs agricoles ban-
gladais par an. En octobre 2022, le
même type d’accord a été conclu
avec l’Egypte pour 5 000 tra-
vailleurs pouvant rester jusqu’à
neuf mois dans l’espace Schengen.
La Pologne se tourne vers les
travailleurs asiatiques En pleine
croissance économique depuis
une décennie, la Pologne fait de
plus en plus appel à des tra-
vailleurs d’Asie pour faire face à
une pénurie croissante de
main-d’œuvre, en particulier
dans le bâtiment et dans l’agricul-
ture. Des images d’un village de
conteneurs devant accueillir
quelque 6 000 travailleurs asiati-
ques sur le chantier d’une raffine-
rie avaient choqué à l’été 2023.
Cette pratique d’intérim à grande
échelle, pensée pour être de
courte durée, a tendance à se mul-
tiplier, Varsovie n’ayant pas d’ac-
cords avec des Etats tiers.
Ces dernières années ont vu une
augmentation sans précédent de
travailleurs provenant d’Inde, du
Pakistan, du Népal, du Ban-
gladesh, des Philippines et du Ka-
zakhstan. Comme le souligne Do-
minika Pszczolkowska, du centre
de recherches sur les migrations
de l’université de Varsovie, « c’est
un phénomène nouveau et expo-
nentiel, mais relativement margi-
nal par rapport aux travailleurs en
provenance des pays d’ex-URSS. Les HORS-SÉRIE
migrations de ces pays ont ten-
dance à diminuer, d’où le besoin de LES SECRETS DU PHARAON
recourir à de la main-d’œuvre asia-
tique ». En 2022, la Pologne a
donné des permis de travail à
41 000 Indiens, 20 000 Népalais et
22 000 Philippins. Les travailleurs
en provenance d’Ukraine seraient
aujourd’hui 1,5 million.
édition spéciale
En partenariat avec
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PLANÈTE
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

POLLUTION

A Salindres, une contamination

record aux « polluants éternels »
Des analyses inédites révèlent des taux spectaculaires d’acide trifluoroacétique (TFA)
autour d’une usine de production de PFAS du groupe Solvay dans les Cévennes

D
ans les bouches comme sur Moussac et Boucoiran-et-Nozières. Neuf
les cartes, elle s’appelle sim- d’entre eux révèlent des concentrations
plement « l’Usine ». A Salin- spectaculaires des PFAS produits par Solvay
dres, dans le Gard, tout sem- – de TFA en particulier.
ble émaner de la vaste plate- Alors que les concentrations de PFAS se
forme chimique qui acca- mesurent en nanogrammes par litre (ng/l),
pare l’horizon : les emplois de six cents ces cours d’eau, véritables petits coins de
personnes, l’avenir de leurs enfants, le paradis pour cartes postales, infusent ces
Café de l’usine au 24 bis d’une rue qui porte le polluants dans des proportions largement
nom de son fondateur, et près de deux supérieures. Le TFA atteint 7,6 millions de
siècles de pollution. ng/l dans le rejet de la plate-forme et plus de
« On sait bien qu’ils ne fabriquent pas des 6,7 millions de ng/l dans l’Arias, 1 kilomètre
biscuits et du chocolat, plaisante Etienne en aval. « On ne s’attendait pas à retrouver des
Malachanne, maire (sans étiquette) depuis niveaux pareils, s’étonne François Veillerette,
2022 de ce village de l’est des Cévennes. Mais porte-parole de Générations futures. On a
on n’est pas dans la zone interdite de Tcherno- été désagréablement surpris, à tel point que le LES PFAS SONT
byl non plus. » « Poubelle de France », « capi-
tale de la pollution » : leur cadre de vie a beau
laboratoire a dû s’y prendre à deux fois pour
faire les analyses parce qu’il n’était pas calibré
RELIÉS À PLUSIEURS
être décrit avec les qualificatifs les moins pour en trouver autant. » CANCERS, À DES
flatteurs depuis des décennies, les habitants « Oh mon Dieu ! », « C’est énorme ! », « Oh là
de Salindres ne s’attendaient certainement là ! » Voilà comment plusieurs experts des TROUBLES CARDIO-
pas à le voir devenir, par-dessus le marché,
un haut lieu de la contamination aux
mondes réglementaires et scientifiques,
consultés par Le Monde, ont réagi à l’énoncé
VASCULAIRES ET
« polluants éternels ». de ces résultats. « Ce sont des niveaux extra- THYROÏDIENS,
Des analyses inédites, révélées par ordinairement élevés qui pourraient même
Le Monde dans une enquête menée en colla- constituer un record mondial, assure Ian OU À DES
boration avec France 3 et la RTBF (Belgique), Cousins, professeur en chimie de l’environ-
montrent que la localité de 3 500 habitants nement à l’université de Stockholm. Bien ALTÉRATIONS
est victime de ce qui pourrait être la plus im- que des concentrations de l’ordre des milliers DU SYSTÈME
portante pollution jamais détectée à l’une de nanogrammes par litre aient déjà été me-
des substances per- et polyfluoroalkylées surées dans les eaux de surface, je n’ai jamais IMMUNITAIRE
(PFAS). Reliés à plusieurs cancers, à des trou- vu de niveaux de TFA aussi élevés. »
bles cardio-vasculaires et thyroïdiens, ou en-
core à des altérations du système immuni- « SURPRIS ET INQUIET »
taire, les PFAS peuvent persister dans l’envi- Jusqu’aux prélèvements de Générations fu-
ronnement pendant des siècles. tures autour de Salindres, le record malheu-
A l’origine de la campagne d’analyses me- reux était détenu par le Neckar, un affluent
née par l’association Générations futures : le du Rhin, en Allemagne, avec 140 000 ng/l,
« Forever Pollution Project », une enquête en 2016. Là aussi, Solvay était à l’origine de la
internationale coordonnée par Le Monde, pollution. A Bad Wimpfen, une usine de la
publiée en février 2023. Une usine de pro- firme rejetait jusqu’à 100 kilogrammes par
duits fluorés de Solvay y était identifiée jour de TFA dans la rivière. La contamination
comme l’un des cinq sites de production de s’était propagée jusqu’à Heidelberg, 50 kilo-
PFAS en France, mais il n’existait aucune in- mètres en aval, où les taux grimpaient
formation sur les niveaux de contamination jusqu’à 22 000 ng/l dans l’eau potable.
dans ses alentours. Le groupe belge produit A Moussac et à Boucoiran-et-Nozières, les
là des PFAS très particuliers, notamment de concentrations de TFA atteignent 18 000 et
l’acide trifluoroacétique (TFA), vendu à 19 000 ng/l dans l’eau du robinet.
d’autres industriels pour la fabrication de « S’il y a vraiment des PFAS dans l’eau pota-
pesticides et de médicaments. ble, un, je serais surpris, deux, inquiet, et trois,
Afin d’effectuer les prélèvements aux em- j’aimerais que l’on m’éclaire sur la provenance
placements les plus pertinents, l’ONG s’est de ces polluants, s’alarme Frédéric Salle-La-
appuyée sur des données de géolocalisation garde, le maire (sans étiquette) de Moussac.
obtenues par Le Monde par le biais des On n’est pas du tout à proximité de Salindres,
demandes d’accès aux documents adminis- en tout cas pour penser que l’on puisse être
tratifs au fil de plusieurs mois d’enquête. impactés. » Christophe Rivenq, le président
Dix échantillons ont été prélevés à d’Alès agglomération, responsable de la dis-
l’automne 2023 dans l’Arias et l’Avène, qui tribution de l’eau potable des 1 000 habi-
coulent de part et d’autre de la plate-forme tants de Boucoiran-et-Nozières, confie avoir
chimique, en amont comme en aval ; encore échangé très récemment avec l’agence
plus loin dans le Gardon ; mais aussi dans régionale de santé (ARS) Languedoc-Rous-
l’eau du robinet de communes situées à plus sillon : « On m’a dit que les PFAS n’étaient pas
de 20 kilomètres à vol d’oiseau au sud, à d’actualité, qu’il n’y avait pas d’urgence en la
Le TFA, un polluant très mobile et omniprésent
c’est le plus petit des « polluants éternels ». Mem- l’osmose inverse, le permet. C’est un traitement de ce
bre de la famille des substances per- et polyfluoroal- type qui doit justement être mis en place à l’usine de
kylées (PFAS), l’acide trifluoroacétique, ou TFA, a pour Solvay à Salindres (Gard). Le groupe chimique belge est
particularité d’être constitué d’une chaîne ultra- le premier producteur au monde de TFA, dont le mar-
courte de carbone et de fluor. Une caractéristique qui ché représentait 250 millions d’euros en 2021, selon
le rend extrêmement mobile, et ainsi ubiquitaire une estimation communiquée au Monde par le cabi-
dans l’air et l’eau. Au point que son omniprésence est net d’intelligence économique Insight Slice.
devenue un défi majeur pour l’approvisionnement S’il n’existe encore aucune étude sur les consé-
en eau potable en Europe. quences d’une exposition humaine au TFA, l’Institut
Employé dans la fabrication de pesticides ou de pro- national de la santé publique et de l’environnement
duits pharmaceutiques, le TFA est surtout émis dans néerlandais (RIVM) estime la molécule aussi toxique
l’environnement en tant que produit de dégradation que les autres PFAS. En plus d’effets sur le foie, le
d’autres PFAS, comme certains gaz fluorés. Développés RIVM redoute un impact sur le système immunitaire.
pour remplacer les chlorofluorocarbures (CFC), inter- Ainsi, l’organisme néerlandais a établi en avril 2023
dits en 1985 en raison de leur rôle dans la destruction une valeur limite indicative pour l’eau potable de
de la couche d’ozone, ces gaz sont utilisés massi- 2 200 ng/l si le TFA est le seul PFAS présent. En décem-
vement comme réfrigérants dans les systèmes d’air bre 2023, les autorités allemandes ont par ailleurs
conditionné et les pompes à chaleur. proposé à l’Agence européenne des produits chi-
Les stations d’épuration des eaux usées et de traite- miques (ECHA) de classer le TFA comme toxique pour
ment de l’eau potable sont incapables de filtrer le TFA la reproduction. p
dans l’eau. A ce jour, une seule technologie, coûteuse, stéphane horel
matière. » L’ARS n’a pas répondu aux sollici-
tations répétées du Monde.
Aucune norme européenne n’existe à ce
jour pour le TFA. Les valeurs limites issues
de la directive européenne sur l’eau potable,
qui seront appliquées en France à partir de
2026, n’incluent pas le TFA. Jusqu’à récem-
ment, seule l’Allemagne disposait de valeurs
limites sanitaires indicatives. Etablies dans
un premier temps à 3 000 ng/l au maxi-
mum, elles ont été – fait rare – révisées à la
hausse quatre ans plus tard, à 60 000 ng/l,
sur la base d’une étude de toxicité chro-
nique aux résultats rassurants, effectuée
entre-temps… par Solvay.
Les Pays-Bas, eux, ont pris la direction
opposée. En avril 2023, l’Institut national de
la santé publique et de l’environnement
(RIVM) a fixé une valeur limite indicative
pour l’eau potable à 2 200 ng/l, si et seule-
ment si aucun autre PFAS n’est présent.
Pointant des effets documentés sur le foie, le
RIVM présume le TFA aussi toxique que les
autres PFAS et s’inquiète de possibles
répercussions sur le système immunitaire. A
cela s’ajoute le fait que les autorités alleman-
des viennent tout juste de proposer de clas-
ser le TFA comme toxique pour la reproduc-
tion à l’Agence européenne des produits chi-
miques (ECHA).
La production de TFA a été stoppée à Bad
Wimpfen, mais pas à Salindres, où l’atelier
TFA a été ouvert en 1982. Pourtant, la pre-
mière fois que le maire de Salindres a
entendu parler de PFAS, « c’était l’année der-
nière, quand on a fait le point avec les
dirigeants de Solvay », se rappelle-t-il.
Etienne Malachanne en convient, « quand
on vit à côté d’un site chimique depuis des
siècles, on sait que l’impact environnemental
n’est pas neutre ».
UNE COLLINE DE DÉCHETS DE 35 MÈTRES
Massif, historique, l’héritage toxique de
« l’Usine » percole depuis des décennies. Au
milieu du XIXe siècle, l’entrepreneur Henry
Merle, qui entend faire de Salindres un
« Manchester à la française », y crée la pre-
mière usine d’aluminium au monde. Les
premières boues rouges toxiques, aussi. A
partir de 1899, le fluor provenant de la pro-
duction d’acide fluorhydrique se faufile hors
les murs et pollue eaux, sols, végétaux.
Lors de ses recherches sur les riverains des nage ou cuisine », déclare en chemisette cra-
sites industriels (Habiter la pollution indus- vate son directeur d’alors dans le journal de
trielle, Presses des Mines, 2023), la sociologue 20 heures d’Antenne 2, en 1991. Installation
Christelle Gramaglia (Inrae, Montpellier) re- classée pour la protection de l’environ-
cueille les témoignages d’anciens. Ils se remé- nement soumise à autorisation, le plus haut
morent ces bêtes qu’il faut abattre dans les niveau de contrôle, le site est également
années 1950 et 1960. Les dents noircies, gâ- Seveso seuil haut. Longtemps, la loyauté
tées par le minéral, vaches et moutons sont envers « l’Usine », assurée par les pratiques
parfois dans l’incapacité de se nourrir seuls. paternalistes des industriels, garantit le si-
Au fil des décennies, l’usine de Salindres lence sur la pollution et ses dégâts. « Les gens
passe entre les mains de Pechiney, Saint-Go- parleront entre eux et diront : “lui, il est mort”,
bain, Rhône-Poulenc puis Rhodia, avant ou : “il y a eu pas mal de morts”. Mais sinon,
d’arriver dans l’escarcelle du groupe belge
Solvay en 2011. Au fil des décennies aussi, les
c’est l’esprit de clan qui règne car l’industriel
fait vivre la population », raconte un habi-
industriels entassent boues, fûts et brouets tant, sous le couvert de l’anonymat.
toxiques sur place et sans grandes précau- C’est le projet d’installation d’une usine de
tions. Onze millions de tonnes sont accu- traitement des déchets, en 2007, qui fait
mulées là de 1855 à 2008, « dates approxima- éclore une véritable mobilisation. A la tête
tives », dixit l’administration. Au sud-ouest de l’Association de défense des intérêts
du site, la colline de déchets que la poésie salindrois et limitrophes, Henri Allard,
des arrêtés préfectoraux décrit comme un dentiste de profession, s’interroge sur les
« massif de résidus industriels », atteint pollutions, interpelle autorités et indus-
35 mètres de hauteur par endroits. Le TFA triels, ne se fait pas que des amis, raconte
s’est niché jusqu’à 22,5 mètres plus bas, dans son fils Emmanuel, au téléphone depuis son
les tréfonds des couches géologiques de cabinet de notaire installé au village. Aussi,
l’anthropocène. Seules les vues satellites il fait revenir la télé.
permettent de prendre la mesure des bas- Sur France 2, le présentateur David Puja-
sins de décantation qui exhalent leurs das introduit Salindres comme la « capitale
couleurs perturbantes sur près de la moitié de la pollution » en 2010. Que renferme
des 110 hectares du parc chimique. Un chan- exactement cette colline de déchets ? « Offi-
tier de « réhabilitation » des bassins, entamé ciellement, c’est du plâtre », ironise le lan-
en 2020, vise à stopper la contamination des ceur d’alerte, mèche blanche au vent. Et sur-
deux nappes phréatiques. tout : quels effets sur la santé des riverains ?
« Il est moins dangereux de travailler à Henri Allard a relevé dans le secteur plu-
l’usine que de rester chez soi à vaquer à ses oc- sieurs cas de glioblastomes, des tumeurs du
cupations habituelles, type bricolage, jardi- cerveau aussi rares qu’agressives, dont on
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MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Ci-contre, le site de Solvay,
juste derrière des
habitations, à Salindres,
le 30 janvier.
En dessous, à 1 kilomètre,
en aval du point de rejet de
l’usine du village du Gard.
PHOTOS : JULIEN GOLDSTEIN
POUR « LE MONDE »
ne guérit pas. Quelques mois plus tard, L’étude de SPF est finalement publiée dé-
l’agence Santé publique France (SPF) est sai- but 2020. Il existe bel et bien un cluster de
sie par l’ARS pour enquêter. glioblastomes à Salindres et Rousson. Avec
En 2013, à 63 ans, Henri Allard meurt avant neuf cas recensés, le taux d’incidence est
d’avoir pu voir les résultats. Son fils reprend trois fois supérieur à la moyenne dépar-
le flambeau. A l’époque, « l’usine de déchets a tementale. Mais l’étude ne dit rien des cau-
été construite, tous les recours sont terminés, ses. Seules sont mentionnées les hypothèses
mais moi je voulais connaître les causes de de facteurs génétiques, de radiations ioni-
ces glioblastomes », raconte Emmanuel santes ou d’expositions professionnelles,
Allard. Son propre beau-père est décédé de la notamment aux composés nitrosourées. Ces
maladie en 2011. Il avait été employé, puis tumeurs pourraient-elles être liées à une
agent de maîtrise chez Axens, sur la plate- exposition aux PFAS comme le TFA, produit
forme chimique. par l’usine de Solvay ?
« Cette maladie n’a pas été associée à une ex-
position aux PFAS pour le moment, expose la
toxicologue américaine Jamie DeWitt, direc-
trice du Centre pour les sciences de la santé
environnementale à l’université d’Etat de
Salindres l’Oregon. Je sais néanmoins que ce cancer du
L’Arias cerveau est en augmentation chez les pom-
Le piers et que la communauté des pompiers
Ga
s’inquiète de la possibilité d’un lien entre leur
rd
L’Avène exposition aux PFAS et les glioblastomes. »
on
Boucoiran- Moussac Certaines mousses anti-incendies, mais
et-Nozières Le aussi les équipements de protection des
G ard pompiers sont en effet connus pour contenir
GARD Nîmes des PFAS. « Des études supplémentaires sont
nécessaires pour vérifier l’existence de ce
HÉRAULT lien », ajoute la toxicologue.
BOUCHES- Les glioblastomes ont beau être très rares,
DU-RHÔNE les témoignages de proches de victi-
mes abondent. Claude Boudet vivait avec sa
Mer femme dans un pavillon en face de l’usine, à
Méditerranée Rousson. Il est décédé en juin 2020, un an et
20 km quatre mois après le diagnostic. Dans la mai-
son mitoyenne, le voisin est mort, lui aussi,
d’un glioblastome quelques années aupara-
vant. « On ne demande pas à ce que l’usine
ferme, dit sa fille Estelle, encore très affectée.
Mais juste à savoir si la source de la maladie
peut être identifiée, que des mesures soient
prises pour que cela s’arrête et qu’on préserve
la santé des gens. »
Une mise à jour de l’étude de SPF devait être
rendue publique dans la matinée du mardi
6 février lors d’une réunion à la sous-préfec-
ture d’Alès. SPF n’a pas souhaité communi-
quer ses conclusions, même sous embargo.
D’après nos informations, elles « ne tran-
chent pas » sur les causes de ce cluster.
LE TFA SURVEILLÉ DEPUIS 2011
Sans doute sera-t-il difficile de relier avec cer-
titude ces cancers à une exposition en parti-
culier. Fluorures, aluminium, arsenic, mé-
taux lourds, chlorures, hydrocarbures etc. :
un document répertoriait en 2012 pas moins
de 62 substances émises dans l’environne-
ment par les activités de la plate-forme. Jus-
qu’en 2008, Rhodia rejetait même du gaz
moutarde (phosgène) directement par la
cheminée. La pollution aux PFAS dure quant
à elle depuis quatre décennies, et le TFA, un
PFAS à chaîne de fluor-carbone ultracourte
est, de ce fait, ultramobile.
D’après les documents obtenus par
Le Monde, Solvay surveille le TFA dans ses re-
jets depuis au moins 2011, année où 340 mil-
lions de ng/l de TFA sont mesurés dans les ef-
fluents bruts. Soit 80 kilogrammes par jour.
Une étude commanditée par les industriels
du parc chimique explore la pollution des mi-
lieux la même année. Jamais rendue publi-
que, elle détecte jusqu’à 49 millions de ng/l
de TFA dans l’Arias et 16 millions de ng/l dans
des puits dont l’eau sert à arroser les potagers.
La première valeur limite jamais fixée par
les autorités pour les concentrations de TFA
dans les rejets de Solvay ne date pourtant
que de novembre 2017. Elle est de 125 millions
de ng/l par jour. Mais la direction régionale
de l’environnement, de l’aménagement et
du logement (Dreal) ne semble prendre
conscience qu’elle a affaire aux fameux PFAS
qu’en mars 2023. La valeur est alors abaissée
à 75 millions de ng/l. « Cette limite paraît telle-
ment énorme, s’indigne François Veillerette.
Comment est-elle fixée ? Au doigt mouillé ? A-t-
elle été fixée pour que l’on soit sûr qu’elle ne
soit jamais dépassée ou a-t-elle une validité
scientifique ? » Ces questions, posées à la
Dreal, sont restées sans réponse.
L’Agence de l’eau expose pour sa part
n’avoir jamais mesuré le TFA dans le secteur
car la molécule « ne fait pas partie de la liste
des plus de 1 000 substances suivies dans le ca-
dre de la surveillance environnementale opé-
rée par l’agence ». Voilà bien tout le pro-
blème : les PFAS ne figurent pas dans la régle-
mentation sur les émissions industrielles.
Les rejets se font donc en toute légalité. Un
fait que l’industriel ne manque pas de mettre
en avant. « Solvay respecte strictement les ré-
glementations et les seuils en vigueur, sous le
contrôle de la Dreal », insiste Peter Boelaert,
directeur de la communication du groupe.
« La réglementation européenne n’est pas
adaptée, les autorités sont en décalage avec la
réalité, déplore François Veillerette. Il faut
une approche plus globale pour limiter les
PFAS dans l’eau potable. » Rien n’empêche
cependant les Etats membres d’adopter leurs
propres valeurs limites. En 2023, à Dordrecht
(Pays-Bas), une limite de 50 000 ng/l de TFA a
été imposée à l’usine de PFAS de Chemours
sous peine d’une amende de 125 000 euros
par infraction détectée. p
stéphane horel
Sécheresse au Maroc :
« Plus rien ne pousse ici »
Le barrage Al-Massira, deuxième plus grand
réservoir d’eau du pays, est à sec
REPORTAGE
ouled essi masseoud (maroc) -
envoyée spéciale
I l ne reste qu’une vaste étendue
de terre craquelée, jonchée de
coquillages, témoins d’un
temps pas si lointain où ce lieu
abritait un immense lac. Au
Maroc, le barrage Al-Massira,
deuxième plus grand réservoir du
pays, situé à 120 kilomètres au
nord de Marrakech, est à sec. De-
puis ses anciennes berges, il faut
désormais marcher au moins 2 ki-
lomètres, sous un soleil de plomb
et une chaleur qui culmine à 30 oC
en ce mois de janvier, pour attein-
dre l’étang stagnant au pied de
l’édifice. Triste décor, emblé-
matique d’un pays guetté par la pé-
nurie d’eau sous l’effet du réchauf-
fement climatique, aggravé par
une surexploitation de ses res-
sources hydriques.
Le Maroc se dirige vers une
sixième année de sécheresse de
suite. Depuis septembre, les préci-
pitations affichent un déficit de
70 % par rapport à la moyenne, a
annoncé en janvier, le ministre de
l’équipement et de l’eau, Nizar
Baraka. La situation est critique, au
point de faire peser une menace
sérieuse sur l’approvisionnement
en eau potable.
La période de 2019 à 2022 a été la
plus sèche depuis les années 1960,
selon la direction générale de la
météorologie, tandis que 2023,
également marquée par une faible
pluviométrie, a connu cinq vagues
de chaleur, dont un record absolu
de 50,4 oC à Agadir en août. La
hausse des températures accroît
l’évaporation de l’eau dans les bar-
rages, qui ne sont plus remplis
qu’à 23 %. A Al-Massira, c’est 1 %.
Au bord du lac, les habitants du
village d’Ouled Essi Masseoud
prient chaque jour pour appeler la
pluie. Il y a encore quelques an-
nées, « tout était vert ici, raconte
Massoudi Benchatoui, le patriar-
che du douar, 95 ans. La terre était
fertile, l’eau abondante. Il y avait
des pêcheurs, des touristes qui ve-
naient pique-niquer. Tout cela a dis-
paru ». Devant sa maison, Lalia
Sbai, 70 ans, prend dans ses mains
un morceau de terre qui se désa-
grège en poussière. « Ça fait quatre
ans que plus rien ne pousse ici, ni
blé ni céréales, se désole-t-elle. Les
gens vendent leurs animaux, ils
n’ont pas de quoi les nourrir. »
La sécheresse persistante a trans-
formé la province de Rehamna,
cette région rurale, en un désert
rocailleux, traversé par des sillons
de cours d’eau desséchés. L’Oum
er-Rebia, deuxième fleuve du pays,
sur lequel est construit le barrage
Al-Massira, n’a plus de fleuve que
le nom. Le pompage de son eau est
désormais prohibé, tout comme
l’irrigation à partir du barrage. Ré-
sultat, « on ne peut plus arroser les
oliviers, qui vont mourir », témoi-
gne Mohamed Bribch, cultivateur
dans le village voisin de Driwkat.
Seuls subsistent quelques îlots
de verdure, équipés de tuyaux
d’arrosage au goutte-à-goutte,
avec des puits fonctionnant à
l’énergie solaire. Mais bien qu’irri-
guées, ces exploitations se trou-
vent également en péril. « Chaque
année c’est pire, s’alarme Ahmed
Azizi, 52 ans, propriétaire d’une
ferme de mille oliviers et oran-
gers. Il faut creuser toujours plus
profondément pour trouver de
l’eau, et même à 150 mètres, par-
fois, on ne trouve rien. »
L’enjeu est pourtant crucial dans
un pays où l’agriculture, pilier de
Le royaume se
dirige vers une
sixième année
de sécheresse
de suite
planète | 7
Face à l’urgence,
les autorités
misent sur le
dessalement
de l’eau de mer
l’économie, représente 31 % de
l’emploi et 12 % du produit inté-
rieur brut. Après cinq années de
sécheresse, le secteur est « genou à
terre », alerte Mohamed Taher
Sraïri, enseignant chercheur à
l’Institut agronomique et vétéri-
naire de Rabat : « L’agriculture tra-
ditionnelle pluviale, qui représente
au moins 80 % des surfaces culti-
vées, est touchée, tout comme
l’agriculture irriguée, car la pres-
sion s’accentue sur les eaux souter-
raines. Certains en arrivent à sacri-
fier leur cheptel et même à arra-
cher leurs arbres. » Face à l’ur-
gence, les autorités misent sur le
dessalement de l’eau de mer. Sept
usines sont en projet, qui vien-
dront s’ajouter aux douze existan-
tes, pour atteindre une capacité de
production de 1,4 milliard de mè-
tres cubes par an en 2030. De nou-
veaux barrages doivent aussi être
construits, ainsi que des stations
de recyclage des eaux usées.
Changer de paradigme
En parallèle, le pays a mis un coup
d’accélérateur à ses projets
d’« autoroutes de l’eau » – des in-
terconnexions de bassins visant à
acheminer de l’eau du nord vers
les zones plus arides du sud. Le
premier tronçon, mis en service
en août, qui relie le barrage du
fleuve Sebou à celui du Bou Re-
greg, près de Rabat, aurait d’ores
et déjà permis d’éviter le scénario
catastrophe : sans ce raccorde-
ment, l’eau potable aurait été cou-
pée le 18 décembre à Casablanca
et à Rabat, a affirmé M. Baraka.
La sécurité hydrique ne pourra
toutefois être assurée qu’au prix
d’une rationalisation drastique
de l’usage de l’eau, en particulier
dans l’agriculture, qui utilise 89 %
de la ressource. Présenté comme
un large succès économique mais
décrié, le plan Maroc vert (2008-
2018) a fortement influencé la
stratégie agricole du pays. « Il a
amplifié le développement d’une
agriculture irriguée, productiviste,
tournée vers des cultures de fruits
et de légumes destinées à l’export,
très consommatrices en eau »,
explique M. Taher Sraïri.
Encouragés par d’importantes
subventions, de nombreux agri-
culteurs se sont convertis à des
systèmes d’irrigation au goutte-à-
goutte. « Cette technique a été pro-
mue avec l’illusion qu’elle permet-
trait des économies d’eau. Or, c’est
tout l’inverse qui s’est produit, ob-
serve Ali Hatimy, agronome et co-
fondateur du site d’information
Nechfate sur le changement cli-
matique au Maroc. Des cultures
toujours plus gourmandes en eau,
comme l’avocat ou les agrumes, se
sont étendues. Les cycles de culture
se sont accélérés et les surfaces irri-
guées ont largement augmenté. »
Bien qu’un nouveau plan, Géné-
ration Green, adopté en 2020, in-
tègre des objectifs de « résilience »
et d’« écoefficience », la remise en
cause de ces orientations reste ti-
mide. Il y a pourtant urgence à
changer de paradigme, alertent les
spécialistes. « Cela reviendrait à
privilégier des cultures moins gour-
mandes en eau, adossées à l’eau de
pluie, à encourager l’élevage pas-
toral, défend M. Taher Sraïri. A ad-
mettre définitivement qu’un pays
aride et semi-aride ne peut plus être
une puissance agricole, encore
moins pour l’export. » p
aurélie collas
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8|
FRANCE
A Berlin, Attal appelle à « un sursaut
européen » face aux « populistes »
berlin - envoyée spéciale
et correspondant
I s’est confié au « Monde » sur ses premiers pas à Matignon
l s’isole sur un palier, en-
touré d’une grappe de con-
seillers. Gabriel Attal vient
de s’adresser à la commu-
nauté française de Berlin, dans un
salon de l’ambassade de France,
proche de la porte de Brande-
bourg. Avant de rejoindre la chan-
cellerie, où l’attend Olaf Scholz, il
est briefé sur la cérémonie mili-
taire. Son aide de camp lui montre
un plan de l’esplanade du Bundes-
kanzleramt, ainsi qu’une vidéo
détaillant ce rite de passage obligé
pour chaque chef d’Etat ou de
gouvernement étranger reçu
dans la capitale allemande. Sur-
tout ne pas se tromper, comme
François Hollande, en 2012, qui
avait ostensiblement été remis
dans le droit chemin par Angela
Merkel, ce qui avait suscité quel-
ques railleries.
« Paré ? », l’interroge un diplo-
mate, d’un ton léger, à l’issue du
brief. « Oui, enfin, c’est ma pre-
mière ! Et donc si je pars à droite au
lieu de partir à gauche, ce ne sera
pas trop grave non plus ! », répond
Gabriel Attal d’un ton sec, tendu.
« Control freak » (« maniaque du
contrôle »), le plus jeune premier
ministre de la Ve République dé-
teste les improvisations et les faux
pas. Quand le chancelier l’ac-
cueille enfin, à la nuit tombée, Ga-
briel Attal lui glisse : « Je vous pré-
viens, ce sont mes premiers hon-
neurs militaires… » Scholz rit :
« Tout va bien se passer, vous ver-
rez. » A l’issue de la cérémonie, le
premier ministre lance à son cabi-
net, soulagé : « J’étais stressé, mais
j’ai tout bien fait ! »
Moins d’un mois après son arri-
vée à Matignon, Gabriel Attal a
choisi Berlin pour sa première vi-
site à l’étranger, lundi 5 février.
Une célérité inhabituelle. Ses pré-
décesseurs ne s’étaient pas pres-
sés. Elisabeth Borne était venue
six mois après sa nomination,
Edouard Philippe avait attendu
quatre mois, Manuel Valls et Jean-
Marc Ayrault six mois. Jean Cas-
tex, lui, n’avait pas fait le voyage.
Lutte contre l’extrême droite, crise agricole, remaniement…
Lors de son déplacement outre-Rhin, lundi, le premier ministre
« Ça n’a pas été toujours le choix de
mes prédécesseurs que de choisir
l’Allemagne et, lorsqu’ils l’ont fait,
cela a mis un peu de temps », a-t-il
souligné face aux quelque 250 in-
vités venus l’écouter à l’ambas-
sade. Une geste présidentielle,
alors qu’en France, le chef de
l’Etat, à peine élu, choisit tradi-
tionnellement Berlin comme pre-
mière destination internationale,
afin de montrer le prix qu’il ac-
corde au couple franco-allemand.
Amélie Oudéa-Castéra menacée
Celui-ci, ces derniers mois, a été
mis à rude épreuve. Lors de sa con-
férence de presse avec Olaf Scholz,
Gabriel Attal ne s’en est d’ailleurs
pas caché. « Nous ne sommes pas
d’accord sur tout, c’est vrai », a-t-il
noté, alors que France et Allema-
gne s’opposent sur plusieurs dos-
siers : énergie, défense, aide à
l’Ukraine, traité de libre-échange
entre l’Union européenne et les
pays du Mercosur – plébiscité par
les Allemands, alors que les Fran-
çais y sont hostiles. « Ma convic-
tion, c’est que ce qui nous rassem-
ble est beaucoup plus fort que ce
qui nous sépare », a-t-il aussitôt
ajouté. A l’ambassade, il a été en-
core plus clair : « Nous devons réus-
sir un sursaut européen. Et ce sur-
saut européen sera un sursaut
franco-allemand. »
Sept ans après le premier dépla-
cement d’Emmanuel Macron
dans la capitale allemande, au
lendemain de son élection de
mai 2017, celui que la Frankfurter
Allgemeine Zeitung a qualifié de
« clone » du président français lors
de sa nomination à Matignon a
repris quasiment les mêmes for-
mules que son mentor. « Que nos
deux nations avancent ensemble
et l’Europe accélère. (…) Que nos
deux nations se divisent, et l’Eu-
rope tout entière hésite. Cette brè-
che de la division, c’est celle qu’at-
tendent les populistes, celle dont se
repaissent les extrêmes, guettant
la moindre de nos différences pour
flatter les plus bas instincts et ten-
ter de saborder l’Europe. »
A six mois des européennes, le
déplacement à Berlin est l’occa-
sion de porter le fer à distance con-
tre la tête de liste du Rassemble-
ment national, Jordan Bardella. Un
« duel de jeunes mâles alpha », a iro-
nisé l’hebdomadaire Die Zeit. « Ces
partis [d’extrême droite] ont un
point commun : ils veulent décons-
truire l’Europe et donc, à la fin, affai-
blir les Européens. Nous, nous vou-
lons continuer à construire l’Eu-
rope », a lancé Gabriel Attal, alors
que des centaines de milliers d’Al-
lemands manifestent depuis trois
semaines contre l’inquiétante pro-
gression du parti d’extrême droite
Alternative pour l’Allemagne
(AfD), crédité d’environ 20 % des
intentions de vote.
Côté allemand, où l’on s’inquiète
de voir arriver Marine Le Pen à
l’Elysée en 2027, le « jeune Gabriel »
– comme l’appelait son prédéces-
seur Jean Castex – est vu comme
« le nouvel homme de Macron dans
la bataille anti-Le Pen » (Die Welt),
même s’il est aussi perçu comme
« le dernier joker » (Tageszeitung)
du président français en capacité
de relancer le quinquennat. « Il n’y
a pas de fatalité », confie l’intéressé
au sujet du scrutin de juin, dans le
Falcon qui le ramène à Paris, dans
la nuit. « Il faut arriver à agir sur les
bons leviers au niveau national
[l’ode au travail, à la souveraineté,
à l’autorité et défense des classes
moyennes] et faire en sorte que le
débat se concentre sur l’Europe
quand Le Pen et Bardella vont tout
faire pour s’en écarter. »
La journée a été longue. Le ma-
tin, le premier ministre affrontait
sa première motion de censure,
« Certains
disaient qu’il ne
fallait travailler
qu’avec l’arc
républicain. Moi,
je considère que
l’arc républicain,
c’est l’Hémicycle »
GABRIEL ATTAL
premier ministre
déposée par la gauche, qui a été re-
jetée (elle n’a recueilli que
124 voix). Il s’est également entre-
tenu à plusieurs reprises avec Em-
manuel Macron, pour régler les
derniers détails des nominations
de ministres délégués et secrétai-
res d’Etat qui doivent compléter
son dispositif gouvernemental.
La liste devait être dévoilée mardi.
La ministre de l’éducation natio-
nale, Amélie Oudéa-Castéra, qui
concentre les polémiques depuis
sa nomination, n’est pas assurée
d’être reconduite à ce poste, no-
tamment brigué par François
Bayrou, qui vient d’être relaxé
dans l’affaire des assistants parle-
mentaires du MoDem. « J’ai tout
intérêt à avoir des poids lourds
dans l’équipe, plaide Gabriel Attal.
Ceux qui considèrent qu’ils s’affai-
blissent quand ils ont des gens
forts autour d’eux se trompent. La
politique, ce sont des additions,
pas des soustractions. »
Alors que la première vague de
nominations, le 11 janvier, porte
la signature évidente d’Emma-
nuel Macron, Gabriel Attal nie
toute divergence de vues avec ce
dernier. « Il n’y a ni bras de fer ni
rapport de force », assure-t-il. Une
partie de l’aile gauche de la majo-
Gabriel Attal
et Olaf Scholz,
à Berlin,
lundi 5 janvier.
CYRIL BITTON/DIVERGENCE
POUR « LE MONDE »
rité plaide pour un rééquilibrage
de cette équipe largement domi-
née par la droite, lui botte en tou-
che : « Le président a nommé un
premier ministre qui vient du PS.
J’assume d’être dans une logique
de dépassement. »
A l’instar du chef de file des dépu-
tés PS, Boris Vallaud, l’opposition
de gauche lui reproche d’être un
« jeune visage du vieux monde » et
de porter sans états d’âme une po-
litique « libérale et conservatrice,
voire un peu réac ». Lui évoque
l’inscription de l’IVG dans la Cons-
titution et la future loi sur la fin de
vie, des « symboles de gauche ».
Une fois son équipe constituée,
il la réunira lors d’un séminaire
gouvernemental, prévu jeudi 8 fé-
vrier, afin de préciser le calendrier
des réformes. Une loi agricole sera
présentée autour du Salon de
l’agriculture, fin février. L’acte II
de la réforme du marché du tra-
vail, mise en place en 2017, assorti
d’un nouveau tour de vis dans les
règles d’indemnisation du chô-
mage, suivra, au printemps. Puis,
ce sera la préparation de la rentrée
scolaire autour du « choc des sa-
voirs » qu’il a lui même initié
quand il était Rue de Grenelle.
Gabriel Attal entend également
mettre en œuvre une nouvelle
méthode à l’Assemblée nationale,
où il n’a pas davantage de majorité
qu’Elisabeth Borne, qui s’y était
épuisée. « Certains disaient qu’il ne
fallait travailler qu’avec l’arc répu-
blicain », dit-il. « Moi, je considère
que l’arc républicain, c’est l’Hémi-
cycle », explique celui qui entend
dialoguer avec les oppositions,
quelles qu’elles soient, « de ma-
nière permanente ».
Un mois après sa nomination, ce
premier ministre âgé de « presque
35 ans », comme il le dit (hilare),
impose son style. Le 30 janvier, sa
déclaration de politique générale,
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Le déplacement
à Berlin
est l’occasion
de porter le fer
à distance contre
Jordan Bardella,
la tête de liste
du RN aux
européennes
au cours de laquelle il ne s’est pas
privé de rappeler sa date de nais-
sance (« je suis né en 1989 »), a été
un coup dur pour les prétendants
à la succession d’Emmanuel Ma-
cron, d’Edouard Philippe à Bruno
Le Maire, tous quadras ou quin-
quas. Sa gestion de la crise agricole
dans la foulée, alors que le chef de
l’Etat était accaparé par des dépla-
cements à l’étranger, a en outre
contribué à le poser. « Les circons-
tances ont fait que j’ai été plongé
dans le bain tout de suite », dit-il.
« Cette crise, on l’a gérée seuls »,
abonde l’un de ses conseillers, qui
vante une « répartition des rôles »
entre l’Elysée et Matignon.
Alors que les agriculteurs ont
exprimé un « malaise profond,
identitaire », Gabriel Attal se tar-
gue d’avoir « réglé » la crise « par la
discussion et le dialogue ». « Je suis
content car je considère que nous
n’avons franchi aucune ligne
rouge », se félicite-t-il, alors que les
écologistes reprochent précisé-
ment au gouvernement d’avoir
tout cédé aux agriculteurs, no-
tamment sur les pesticides. « Im-
poser des règles à nos agriculteurs
qu’on n’impose pas ailleurs n’a pas
de sens », plaide Gabriel Attal.
« Il est sur un nuage »
Le premier ministre balaye en
outre les critiques de ceux qui lui
reprochent de masquer par son
volontarisme, et un supposé
pragmatisme, le vide de sa pen-
sée. Tout comme il s’amuse qu’on
réduise son action à un excès de
communication. « Soit on trouve
qu’on communique trop, soit pas
assez, défend-il. Je préfère qu’on
dise que je communique trop, plu-
tôt que je suis planqué. » Et si les
mauvais esprits se sont empres-
sés de ricaner devant la botte de
paille lui servant de pupitre lors
de son adresse aux paysans le
26 janvier, Gabriel Attal exhume
de son téléphone portable une
photo de son prédécesseur Mi-
chel Rocard, lui aussi assis sur une
botte, devant un enclos de vaches.
Pour le moment, « il est sur un
nuage », observe, méfiant, le séna-
teur (Les Républicains) Jean-Fran-
çois Rapin, qui l’accompagnait à
Berlin. La cote de popularité du
premier ministre est de fait large-
ment supérieure à celle du chef de
l’Etat. L’Elysée et Matignon ont
beau vanter une relation fluide,
un ancien premier ministre pré-
vient : « Le président va être obligé
de composer avec lui. Dès lors qu’il
ne se représente pas, son influence
va baisser, tandis que celle d’Attal
va monter. Ça ira entre eux tant
que le premier ministre n’est pas
présidentiable. Mais après… »
Assis dans l’avion à côté de son
directeur de cabinet, Emmanuel
Moulin, proche d’Alexis Kohler et
de l’Elysée, l’intéressé fait atten-
tion à ne pas se pousser du col : « Je
n’oublie pas que je dois tout au pré-
sident », glisse-t-il, tout miel. Tout
comme il fait mine de ne pas avoir
noté que le ministre de l’intérieur,
Gérald Darmanin, a défié son auto-
rité, début janvier, en annonçant
lui-même sa reconduction Place
Beauvau et en se réclamant du seul
président. « Je ne suis pas dans le
caporalisme », confie-t-il. Puis :
« Nous sommes tous conscients que
nous devons réussir. Si on se plante,
ce sera une catastrophe pour le
pays et chacun d’entre nous. »
Depuis sa nomination, il répète
à sa garde rapprochée que Mati-
gnon « sera un tremplin ou un
tombeau ». Déterminé à faire
mentir la malédiction, selon la-
quelle les premiers ministres sor-
tent essorés de Matignon, et n’ac-
cèdent jamais à l’Elysée. p
solenn de royer
et thomas wieder
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
A Gaza, LFI affiche son soutien aux Palestiniens
Une quinzaine d’élus de gauche se sont rendus au poste-frontière de Rafah pour appeler à un cessez-le-feu
REPORTAGE
rafah (gaza) - envoyée spéciale
A
u milieu du désert, le
poste-frontière de Ra-
fah sépare l’Egypte de
la bande de Gaza. Der-
rière des portes de fer, après une
zone tampon de plusieurs kilo-
mètres, se cache la dernière ville
de l’enclave, et l’enfer de la guerre.
Dimanche 4 février, une déléga-
tion d’une quinzaine de parle-
mentaires de gauche s’est rendue
dans le territoire palestinien.
Ceints de leur écharpe tricolore,
ils ont demandé un « cessez-le-feu
immédiat et permanent » dans la
région, par la voix du député La
France insoumise (LFI) de Seine-
Saint-Denis, Eric Coquerel.
La veille, Rafah a été la cible de
bombardements. Après les avoir
dénoncés, le président de la com-
mission des finances de l’Assem-
blée nationale déclare que les
« massacres » commis par le Ha-
mas le 7 octobre ne peuvent « justi-
fier la mort de 27 000 Palestiniens ».
Le chiffre vient du ministère de la
santé de la bande de Gaza adminis-
trée par le Hamas, qui a annoncé
dimanche que 27 365 personnes
avaient été tuées dans le territoire
côtier depuis le début de la guerre
entre Israël et le mouvement isla-
miste palestinien.
La scène est retransmise en di-
rect sur les réseaux sociaux. Au-
dessus, dans le ciel, le bourdonne-
ment d’un drone trahit la pré-
sence de l’armée israélienne.
Autour, une activité restreinte
agite le poste-frontière, officiel-
lement fermé à la population ga-
zaouie. Seules quelques palettes
de matériel ou de denrées alimen-
taires et une ou deux ambulances
franchiront la muraille.
Etonnant activisme
Ce voyage de soutien aux Pales-
tiniens, Eric Coquerel l’imagine
depuis le mois de décembre. Mais
obtenir les autorisations égyp-
tiennes pour traverser le Sinaï, la
zone militarisée qui mène à la
frontière, n’a pas été une mince
affaire. L’élu LFI souligne la déci-
sion de la Cour internationale de
justice (CIJ), le 26 janvier, appelant
Israël à empêcher tout éventuel
acte de « génocide ». Cela rend, se-
lon lui, la demande d’un cessez-le-
feu encore plus légitime.
Le gros de cette délégation est
composé de députés « insoumis »,
parmi lesquels l’élue de Seine-et-
Marne Ersilia Soudais, vice-prési-
dente du groupe d’étude sur l’anti-
Un hommage de Macron, une polémique avec les « insoumis »
Mercredi, aux Invalides, le chef de l’Etat a prévu de saluer la mémoire des « concitoyens décédés » dans l’attaque terroriste du 7 octobre 2023
Q uatre mois jour pour
jour après l’attaque ter-
roriste menée le 7 octo-
bre 2023 par le Hamas
en Israël, Emmanuel Macron ren-
dra un hommage national aux
victimes françaises, mercredi 7 fé-
vrier. La cérémonie se déroulera
aux Invalides, où chacun des
« quarante-deux concitoyens décé-
dés » sera représenté par une pho-
tographie avec son nom, la plu-
part des victimes ayant été inhu-
mées en Israël.
Elle sera « placée sous le signe
universel de la lutte contre l’anti-
sémitisme et à travers lui (…) tou-
tes les formes de haine, de racisme
et d’oppression envers des minori-
tés », précise l’Elysée. L’événe-
ment, auquel ont été notam-
ment conviés les anciens prési-
dents de la République, concer-
nera aussi les quatre otages
français du Hamas libérés et six
Français blessés. Le président is-
raélien, Isaac Herzog, invité, ne
sera pas présent pour des
« raisons d’agenda », mais sera
« On souhaite
faire bouger
les lignes. Si
l’Europe pouvait
s’engager pour
la paix… »
SOUMYA BOUROUAHA
députée communiste
de Seine-Saint-Denis
sémitisme à l’Assemblée natio-
nale, son collègue de Seine-Saint-
Denis Thomas Portes, jamais à
court de superlatifs pour dénon-
cer les actes de l’armée israélienne,
qu’il qualifie de « génocide », ou en-
core l’élue de la Loire Andrée Tauri-
nya, venue « relayer les milliers de
voix qui se sont mobilisées partout
en France », en référence aux ma-
nifestations de soutien au peuple
palestinien organisées chaque sa-
medi depuis l’automne.
Depuis l’attaque terroriste du
7 octobre, LFI n’a cessé de se déme-
ner, se posant comme le seul parti
« à porter un discours clair sur ce su-
jet », juge Eric Coquerel. Ces derniè-
res semaines, Jean-Luc Mélenchon
a fait preuve d’un étonnant acti-
visme. Après un déplacement à
La Haye, le 11 janvier, où il avait as-
sisté aux audiences de la CIJ, puis
un autre au Liban, le 16 janvier,
dans la foulée de la mort du nu-
méro deux du Hamas, tué par une
frappe israélienne, le triple candi-
dat à la présidentielle s’est rendu à
Genève, le 3 février, devant le siège
de l’ONU pour « protester et exi-
ger » un « cessez-le-feu ». Long-
temps, le chef de file des « insou-
mis » s’est tenu éloigné du conflit
du Proche-Orient. Mais dans les
quartiers populaires, où LFI dis-
pose de gros bastions électoraux,
la cause palestinienne résonne
particulièrement. « La question du
colonialisme culturel y est très pré-
sente. Les gens me disent “heureu-
sement que vous êtes là, tenez
bon” », reconnaît Eric Coquerel,
niant toutefois toute arrière-pen-
sée électoraliste.
Dans son équipée égyptienne, ce
dernier a tenu à convier le reste de
la gauche : des écologistes et des
communistes sont de la partie.
Une façon peut-être de panser les
plaies après les dissensions autour
de la guerre à Gaza. Le refus par LFI
de qualifier le Hamas de groupe
terroriste avait plongé le mouve-
ment dans la tourmente, et provo-
qué la dislocation de la Nouvelle
représenté par l’ambassade d’Is-
raël à Paris.
Cet hommage de la nation à des
« citoyens français juifs » devait
initialement avoir lieu une fois
que tous les otages seraient libé-
rés. L’Elysée explique n’avoir pas
d’éléments à fournir concernant
ces derniers, notamment « en
[matière] de preuve de vie ».
L’« émotion » des familles
La cérémonie de mercredi, qui
sera placée sous très haute sécu-
rité, se retrouve cependant au
cœur d’une polémique politique.
Après les attaques du 7 octo-
bre 2023, qui ont entraîné la mort
de plus de 1 160 personnes, en
majorité des civils, La France in-
soumise (LFI) avait refusé de qua-
lifier le Hamas de groupe « terro-
riste ». La députée LFI de Paris Da-
nièle Obono voyait même dans
le Hamas un « mouvement de ré-
sistance ».
Aussi, dans un courrier adressé
mardi au chef de l’Etat, plusieurs
familles du collectif No Silence
Le député LFI Eric Coquerel et des parlementaires de gauche au poste-frontière de Rafah, entre Gaza et l’Egypte, le 4 février. AFP
Union populaire écologique et so-
ciale. Plusieurs sorties polémi-
ques de Jean-Luc Mélenchon réac-
tivant le procès en antisémitisme
à son encontre avaient achevé
d’éloigner les partenaires. Partici-
per au voyage ne faisait donc pas
l’unanimité au sein de la gauche,
certains craignant que leur pré-
sence ne serve à une opération de
réhabilitation de LFI. La poignée
d’élus présents dit être venue avec
l’idée de dépasser les clivages.
« L’histoire de la Palestine et d’Is-
raël, c’est notre histoire à nous
aussi », considère la sénatrice éco-
logiste de Paris Anne Souyris, qui
tient à rapporter de Rafah un « té-
moignage » sur la situation à Gaza.
« On souhaite faire bouger les li-
gnes. Si l’Europe pouvait s’engager
pour la paix… », espère de son côté
la députée communiste de Seine-
Saint-Denis, Soumya Bourouaha.
Tous sont dans le bus condui-
sant la délégation au centre logis-
tique hébergeant l’aide humani-
taire. Sur la route, une intermina-
ble file de camions attend son
tour pour entrer dans Gaza. A l’ar-
rivée, un responsable local du
Croissant-Rouge raconte com-
Pour l’Elysée,
il s’agira d’une
« cérémonie
républicaine »
à laquelle, selon
le protocole, les
parlementaires
sont invités
ont demandé que les élus LFI ne
soient pas présents à la cérémonie
aux Invalides. « Entre indécence,
absence de respect, relativisme et
négationnisme, La France insou-
mise et ses porte-parole se sont il-
lustrés par des propos gravissimes
depuis le pogrom du 7 octobre »,
accusent-elles dans leur lettre. Le
collectif de familles reproche au
parti de Jean-Luc Mélenchon de
« porter une très lourde responsa-
bilité dans l’explosion de la judéo-
phobie » dans le pays.
bien l’acheminement est com-
plexe, ralenti par les routes bom-
bardées, le couvre-feu et Israël,
qui rejette équipements médi-
caux, générateurs électriques ou
purificateurs d’eau. Autant de
produits, qui pourraient, selon
l’Etat hébreu, être détournés à des
fins militaires. Depuis le hangar
où s’entasse le matériel en souf-
france, les parlementaires diffu-
sent leur indignation sur les ré-
seaux sociaux. « On perçoit bien le
décalage entre les besoins et les
autorisations qui sont données »,
s’émeut la députée écologiste des
Hauts-de-Seine, Sabrina Sebaihi.
« Visite guidée »
Dernière étape de la journée, la vi-
site de l’hôpital local d’El-Arich,
principale ville du Sinaï, devait être
l’illustration concrète du calvaire
de Gaza. Mais elle s’est faite au pas
de course, sans possibilité d’échan-
ger librement avec les familles pa-
lestiniennes croisées dans les cou-
loirs. Comment sont-elles arrivées,
alors que la frontière est fermée ?
Que deviennent-elles une fois les
soins prodigués ? L’Egypte n’a,
semble-t-il, pas voulu trop en mon-
L’Elysée répondait lundi qu’il
s’agira d’une « cérémonie républi-
caine » à laquelle, selon le proto-
cole en vigueur depuis 1989, les
parlementaires sont invités. « A
chacun d’apprécier l’opportunité
ou pas de sa présence, puisque les
familles se sont exprimées et ont
exprimé une forte émotion », ren-
voyait un conseiller du chef de
l’Etat. M. Macron, qui avait été cri-
tiqué dans la communauté juive
pour son refus de participer à la
grande marche contre l’antisémi-
tisme le 12 novembre 2023, pro-
noncera « un discours très clair »,
qui « fera peut-être réfléchir et mé-
diter » les parlementaires LFI,
ajoutait le même conseiller.
Le coordinateur de LFI, Manuel
Bompard, a dit vouloir assister à
la cérémonie, trouvant « normal
que la nation rende hommage à
des victimes » et assurant « parta-
ger » la « peine » et le « chagrin »
des familles, sans « volonté de
mélanger un hommage national
à un moment de politique ». La
cheffe de file des députés « insou-
trer. Peut-être les témoignages
auraient-ils été gênants pour les
autorités locales : les passages de
frontière depuis Gaza font l’objet
d’un racket mené par de douteuses
agences égyptiennes, qui facturent
chaque sortie plusieurs milliers de
dollars. Au final, le voyage laisse le
goût amer d’une « visite guidée »
sous haute surveillance, signe de la
complexité diplomatique d’un tel
déplacement.
Les parlementaires ont égale-
ment pris soin de ne pas deman-
der la levée du blocus égyptien,
alors que le pays présidé par
Abdel Fattah Al-Sissi refuse d’ac-
cueillir les réfugiés. Eric Coquerel
considère qu’« il faut éviter une
nouvelle Nakba [exode des Pales-
tiniens de leur terre] et que Gaza
devienne israélien ». Devant la dé-
tresse des Gazaouis, d’autres élus
se montrent plus nuancés. Sur
cette épineuse question, « il fau-
dra voir en rentrant ce que l’on
dit », juge l’élue LFI de Seine-Mari-
time Alma Dufour.
En attendant, Eric Coquerel se fé-
licite d’avoir apporté un soutien
« symbolique » aux Palestiniens. A
quatre mois des élections euro-
mis », Mathilde Panot, a, elle
aussi, annoncé qu’elle se rendrait
à la cérémonie, souhaitant que
soit rendu hommage « à l’ensem-
ble des victimes françaises de
cette guerre au Proche-Orient »,
donc aussi aux Franco-Palesti-
niens tués à Gaza par l’armée is-
raélienne. « Le président de la Ré-
publique se grandirait à organiser
les deux, un autre hommage ou le
même, peu importe », appuyait
Manuel Bompard lundi matin
sur Sud Radio.
Un autre « temps mémoriel »
Interrogé sur cette demande,
l’Elysée faisait savoir qu’un
« temps mémoriel » était bien en-
visagé, mais dans un second
temps, afin de ne pas « mêler deux
types de victimes ». La cérémonie
organisée mercredi aux Invalides
« vise à rendre hommage à des vic-
times du terrorisme », expliquait
une conseillère. « Néanmoins, il
est évident que nous devons la
même émotion et la même dignité
aux victimes françaises des bom-
france | 9
péennes, le conflit du Proche-
Orient commence à s’immiscer
dans la campagne. Ces dernières
semaines, des militants « insou-
mis » ont interpellé sur ce sujet la
future tête de liste du PS, Raphaël
Glucksmann, rival de LFI à gauche
dans ce scrutin. « Pour quelqu’un
reconnu pour ses combats pour les
droits de l’homme, il est resté assez
silencieux, c’est dommage », souli-
gne Alma Dufour. Sur les réseaux
sociaux, le candidat, accusé de ne
pas soutenir le cessez-le-feu, a fait
l’objet de critiques particulière-
ment violentes. Le 17 janvier,
l’eurodéputé s’est justifié auprès
de ses 800 000 abonnés Insta-
gram, fustigeant les « mensonges »
et les « insultes » visant à « discrédi-
ter sa candidature ». Le 26 janvier, il
repartait à l’offensive, appelant
l’Union européenne à « faire pres-
sion » sur Benyamin Nétanyahou.
« Raser Gaza, coloniser la Cisjor-
danie, refuser la moindre perspec-
tive aux Palestiniens, inaccepta-
ble », lançait-il sur X. En Egypte,
plusieurs parlementaires appe-
laient, eux aussi, l’Europe à « pren-
dre sa part » dans le conflit. p
sandrine cassini
bardements à Gaza », poursuivait-
elle, rappelant qu’Emmanuel
Macron a plusieurs fois rappelé,
depuis le début du conflit,
qu’« une vie vaut une vie ».
La France insoumise a immé-
diatement « salué » la déclaration
de l’Elysée. Les autorités françai-
ses n’ont cependant pas donné
de bilan des Français morts à
Gaza. Elles avaient annoncé, le
31 octobre, que deux enfants
français y avaient été tués. Des
sources proches du dossier
avaient alors expliqué que leur
mère faisait l’objet d’un mandat
d’arrêt international dans le ca-
dre d’une enquête antiterroriste.
Les familles des victimes fran-
çaises seront pour la plupart
acheminées depuis Israël par un
vol spécial mardi. Elles devraient
donner une conférence de presse
à leur arrivée. Il n’est pas certain
que le parallèle entre victimes du
terrorisme et victimes civiles de la
guerre au Proche-Orient, établi
lundi par l’Elysée, les apaise. p
nathalie segaunes
10 | france 0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

É D U C AT I O N

L’école confrontée à une forte hausse du nombre d’enfants en situation de handicap

Evolution du nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés, L’accueil des élèves en situation de handicap
public et privé en milieu ordinaire, public et privé

A
la tête du ministère de l’édu- 250 000 Premier degré Second degré
cation nationale, on a cou- 222 547
tume d’évoquer la scolarisa- + 131 %
tion des enfants en situation 222 547
0,3 % 213 538
de handicap en saluant un 200 000
UEAA : unité 26,7 % ULIS
« saut quantitatif ». Les cour-
d’enseignement
bes d’effectifs attestent en effet de progrès 213 538 élémentaire autisme 8,6%
Premier degré Segpa collège :
considérables depuis la loi de 2005 pour l’éga- + 470 % 24 % section d’ensei-
lité des droits et des chances, la participation 150 000 ULIS : unité localisée gnement général
et la citoyenneté des personnes handicapées, 96 396 pour l’inclusion et professionnel
d’où est né le principe de l’« école inclusive ». 39 %
scolaire adapté
Un peu moins de 134 000 enfants handicapés 96 396
Second degré 75,7 % 37 442 64,7 %
étaient accueillis en milieu dit « ordinaire » 100 000 Classe
61 % Classe 16 %
en 2004 ; ils étaient plus de 436 000 en 2022. 84 % ordinaire
ordinaire
Depuis 2017, et la première élection d’Emma-
2004 2022 2004 2022
nuel Macron, leur nombre a crû de 35 %.
Avant son départ de la Rue de Grenelle pour 77 141 Etablissements 77 209
50 000
+0%
rejoindre Matignon, début janvier, Gabriel At-
tal a néanmoins plusieurs fois concédé qu’il
37 442
spécialisés
45 000
était désormais nécessaire « d’avancer vers du
qualitatif ». Une expression qui relève pres- 0 C’est le nombre d’enfants autistes scolarisés
que de l’euphémisme aux yeux du personnel dans le milieu ordinaire en 2022-2023,
2004 2016* 2022 soit 10 % des enfants en situation de handicap.
éducatif et des associations de familles, dont
les alertes se font de plus en plus pressantes
sur un système « qui atteint ses limites ».
D’un côté, les familles rappellent que de Elèves en situation de handicap selon le type de troubles, scolarisés dans le premier et second degré, public et privé
nombreux enfants handicapés recensés
comme scolarisés ne le sont pas à temps Intellectuels en 2006 en 2015 en 2022 Evolution 2006-2022
plein, et que certains n’ont pas accès du tout à ou cognitifs
l’éducation – le ministère dit en ignorer l’ef- 150 000 + 160 %
fectif ; la jeune association Ambition école
Du langage
inclusive les estime à 200 000. De l’autre, « un ou de la parole
véritable cri s’élève de la part des personnels » 100 000 Psychiques
de l’éducation nationale au sujet de l’inclu- + 351 % Plusieurs
+ 135 % troubles associés
sion, prévenaient, en octobre 2023, Benjamin 50 000 Autres
Moignard et Eric Debarbieux, auteurs de Auditifs Visuels Viscéraux Moteurs
l’enquête sur le climat scolaire dans le pre-
0
mier degré. Près des trois quarts du personnel
s’y disaient confrontés à des difficultés « fré-
* Données non disponibles en raison de grèves administratives Infographie : Le Monde Source : MEN-DEPP
quentes », voire « très fréquentes », avec des
enfants « gravement perturbés » ou « présen-
tant des troubles du comportement », soit

Ecole inclusive : alertes sur un

deux fois plus qu’en 2011.

« SOUFFRANCE AU TRAVAIL »
A tel point que le Snudi-FO, syndicat minori-
taire du premier degré, a appelé à la grève, le

système au bord de la rupture

25 janvier, contre l’« inclusion systématique et
forcée » des élèves en situation de handicap
en « milieu ordinaire ». Ce mot d’ordre, inédit,
a indigné de nombreuses associations et n’a
pas été repris par les autres syndicats. Il est
toutefois révélateur d’un désarroi dont tous
les représentants des enseignants se font
l’écho : la dénonciation de l’« école inclusive
sans moyens » faisait partie des motifs de la De 134 000 enfants handicapés scolarisés en milieu ordinaire en 2004, ils étaient
grève intersyndicale du 1er février.
« Les enseignants sont démunis face à cer- plus de 436 000 en 2022. Faute de formation et d’accompagnement, les
tains troubles, notamment du neurodéve-
loppement, qui ne relèvent pas de nos compé- professeurs se disent démunis et en souffrance, dans des classes déjà surchargées
tences pédagogiques. C’est devenu l’une des
principales causes de souffrance au travail »,
s’alarme Guislaine David, à la tête du premier
syndicat du primaire, le SNUipp-FSU, souli- causes de la dégradation des conditions de membre de l’association des directeurs de reconnaissance de la MDPH ou en raison de la
gnant la hausse des situations signalées dans travail des enseignants ces vingt dernières MDPH, directrice dans la Meuse. Les délais de pénurie d’AESH, « on se retrouve seul avec un
les registres santé et sécurité au travail. Elle années. Pour qu’il en soit autrement, notait, traitement des dossiers s’allongent et dépas- enfant qui parfois tape, crie, s’enfuit, se fait mal
s’inquiète désormais que les « tensions résul- en 2021, Sandrine Garcia, professeure de sent les quatre mois réglementaires dans près ou fait mal à ses camarades, et qu’on n’arrive
tant du manque de moyens » n’alimentent un sociologie à l’université de Bourgogne, « il de la moitié des départements. Ils s’ajoutent à pas à aider au milieu de tous les autres », rap-
rejet du principe même de l’inclusion – il a été aurait fallu que [cette politique] fût compen- des errances de diagnostic et font durer les porte Emmanuelle Maray, directrice d’école
attaqué, en 2022, par le candidat Reconquête ! sée par un allégement par ailleurs de la charge périodes durant lesquelles enfants, familles en Ille-et-Vilaine et secrétaire départementale
à l’élection présidentielle Eric Zemmour. de travail : réduction du nombre d’élèves par et enseignants sont suspendus à une aide. « ON SE RETROUVE du SNUipp-FSU. Dans son département, deux
Les professeurs dénoncent de longue date
leur manque de ressources en matière de
classe, augmentation substantielle du nombre
d’adultes par école, par exemple. Mais ce n’est « ENGORGEMENT »
SEUL AVEC UN ENFANT écoles ont fait grève au premier trimestre
pour des problématiques liées au manque de
handicap. « Nous ne sommes pas formés, nous pas ce qui s’est passé ». Quand elles sont rendues, les décisions des QUI PARFOIS TAPE, moyens pour l’inclusion, et le syndicat a dé-
devons tout apprendre nous-mêmes chaque Les effectifs de classe en France restent les MPDH ne peuvent pas toujours être respec- posé une alerte sociale auprès du rectorat.
année », déplore Caroline (les personnes ci- plus chargés d’Europe, particulièrement dans tées. En fonction de l’importance de son CRIE, SE FAIT MAL « Il nous manque des professionnels spéciali-
tées par leur prénom n’ont pas souhaité don-
ner leur nom), enseignante dans les Yvelines,
le secondaire. « Inclure certains élèves qui ne
sont pas accompagnés durant tous les cours
handicap, un enfant peut être orienté dans un
établissement spécialisé du secteur médico-
OU FAIT MAL À sés », estime Patrick Roumagnac, inspecteur
et secrétaire général du SIEN-UNSA, qui rap-
dont trois des vingt-quatre élèves de CP sont dans des classes de vingt-cinq à trente élèves social, comme les instituts médico-éducatifs SES CAMARADES, pelle que les effectifs d’enseignants des ré-
en situation de handicap. Si cette professeure, au collège, ça peut devenir explosif pour les (IME), dans un dispositif tel que les unités lo- seaux d’aide spécialisée aux élèves en diffi-
qui a vingt-deux ans d’expérience, soutient la enfants comme pour les collègues », souffle calisées pour l’inclusion scolaire (ULIS), im- ET QUE L’ON culté (Rased) ont été réduits de plus d’un tiers
nécessité de l’inclusion et loue le développe- Yoann, enseignant spécialisé. plantées dans les établissements scolaires, ou depuis 2007. Même en ULIS, plus d’un tiers
ment de l’« empathie et de la compréhension De l’aveu des acteurs, des maisons dépar- bien en classe « ordinaire », aidé ou non d’un N’ARRIVE PAS À AIDER des professeurs affectés sur ces postes pour-
de l’autre » qu’elle permet chez les élèves, dès tementales des personnes handicapées accompagnant d’élève en situation de handi- AU MILIEU DE TOUS tant réservés au handicap ne sont pas spécia-
le plus jeune âge, elle ne cache pas sa lassitude (MDPH) aux salles de classe, le système ne cap (AESH). Or, les places en milieu spécialisé lisés. « On a augmenté les besoins mais on a
de « devoir bricoler » et sa fatigue de « faire parvient pas à répondre aux besoins grandis- n’ont pas évolué depuis 2005 et les listes d’at- LES AUTRES » baissé la capacité structurelle à y répondre, ça
deux journées » tant certains handicaps né- sants. « Le nombre de dossiers déposés pour tente pour intégrer les IME s’étalent désor- ne peut pas marcher », dénonce-t-il.
EMMANUELLE MARAY
cessitent de « tout faire différemment ». des reconnaissances de handicap ne cesse de mais sur plusieurs années. Quant aux ULIS, Associations de familles et personnels de
directrice d’école et
La politique d’inclusion, menée depuis grossir, mais nos moyens n’ont pas bougé bien que leur nombre ait augmenté, elles ne l’éducation nationale n’avancent pas de
secrétaire départementale
2005, a ainsi été identifiée comme l’une des depuis 2005 », souligne Caroline Roussé, suffisent pas à couvrir toutes les orientations. solutions communes. Mais, rejoints en cela
du SNUipp-FSU
« L’engorgement se répercute en cascade : des par des parlementaires des oppositions, ils
enfants en attente d’IME vont en ULIS, qui ex- s’accordent sur l’« urgence » de repenser la
De nouvelles pages dans le carnet de santé plosent, et on scolarise en classe ordinaire des politique d’inclusion et les moyens qui lui
élèves qui n’ont pas de place en ULIS, voire en sont consacrés. « Il faut réunir les conditions
C’est une des 81 mesures de la stratégie nationale pour les troubles du IME, malgré des handicaps parfois lourds », pour que le droit à l’éducation de tous les
neurodéveloppement (TND), dévoilée en novembre 2023 par l’Elysée. détaille Mme Roussé. Ils dépendent alors entiè- enfants handicapés soit effectif aussi bien
Pour assurer un « premier niveau » de repérage, le carnet de santé va rement des AESH, devenus le deuxième mé- dans le milieu ordinaire que dans le milieu
intégrer, courant 2024, une nouvelle grille détaillée permettant aux tier de l’éducation nationale et le pilier de spécialisé, qui sont aujourd’hui défaillants
médecins d’identifier d’éventuels écarts du développement de l’enfant, l’école inclusive : ils accompagnent deux tiers tous les deux et mal articulés », résume
lors des examens obligatoires. Le carnet comprend déjà un question- des enfants reconnus comme handicapés. Sonia Ahéhéhinnou, de l’Unapei, réseau na-
naire synthétique sur les aptitudes psychomotrices. L’objectif est de l’en- Précaires et travaillant dans des conditions tional d’associations.
richir, en se basant sur le contenu d’un livret de 20 pages déjà édité par décrites comme « pénibles », les AESH sont Une réflexion est en cours au ministère de
la délégation interministérielle chargée des troubles TND. Ce livret per- cependant trop peu nombreux en raison de l’éducation mais, après la censure en décem-
met de repérer les aptitudes de l’enfant à des âges déterminés (6 mois, difficultés de recrutement, et n’ont qu’une bre, par le Conseil constitutionnel, d’une ré-
12 mois, 18 mois, 24 mois, jusqu’aux 6 ans révolus). Les signes d’alerte y formation de quelques dizaines d’heures qui forme introduite dans le projet de loi de fi-
sont regroupés, selon l’âge, en quatre ou cinq domaines de développe- ne les prépare pas à accompagner plusieurs nances, le gouvernement cherche toujours la
ment : motricité globale, motricité fine, langage, socialisation, cognition ; enfants aux handicaps très différents. voie pour traduire la promesse du président
et en deux dimensions : facteurs de haut risque de TND (frère ou sœur Dans les établissements scolaires, lorsqu’un Macron d’un « acte II de l’école inclusive ». p
concerné, grande prématurité, etc.) et comportements particuliers. élève n’a pas d’accompagnement faute de éléa pommiers
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Les troubles du
neurodéveloppement,
enjeu de santé publique
En première ligne face au défi du dépistage,
les médecins interrogent la prévalence
de ces troubles et leur écho à l’école
T roubles du spectre de
l’autisme (TSA), trouble dé-
ficit de l’attention avec – ou
sans – hyperactivité (TDAH), dys-
lexie mais aussi dyscalculie, dysor-
thographie, dyspraxie ou dysgra-
phie, troubles du développement
intellectuel (TDI)… Dans les salles
de classe, nombre d’enseignants
ont le sentiment d’être face à un
« envol » des cas. Du côté des mé-
decins psychiatres, pédiatres et
autres acteurs de la santé, on évo-
que les chiffres avec prudence,
aussi parce qu’« il n’existe pas à pro-
prement parler d’étude épidémiolo-
gique spécifique à la France et
[qu’]il nous faut encore raisonner
en transposant des études interna-
tionales à la situation démographi-
que française », explique le méde-
cin de santé publique Etienne Pot,
nommé, en novembre 2023, délé-
gué interministériel à la stratégie
nationale pour les troubles du
neurodéveloppement, ou « TND ».
Il n’empêche, par extrapolation
d’enquêtes menées aux Etats-
Unis, et convergeant avec d’autres
résultats au Royaume-Uni, au
Canada et en Australie notam-
ment, les cliniciens font état d’une
incidence de plus en plus forte :
aux Etats-Unis, 17,8 % des enfants
étaient affectés de TND durant la
période 2015-2017, contre 16,2 %
dans les années 2009-2011, selon
l’étude du chercheur et statisticien
en santé Benjamin Zablotsky
publiée dans Pediatrics, en 2019,
qui fait référence.
Dans de nombreux pays depuis
une vingtaine d’années, la préva-
lence de ces troubles semble sui-
vre une tendance haussière, parti-
culièrement pour les TSA et
TDAH. Au point qu’on évoque, sur
le terrain, jusqu’à une personne
sur six qui pourrait être concer-
née. Un enjeu de santé publique.
« Les données épidémiologiques
donnent un peu le vertige », avait
affirmé Claire Compagnon, pré-
décesseure d’Etienne Pot au
poste de délégué interministériel,
intervenant devant l’Académie de
médecine au printemps 2023.
Trouble par trouble, le sentiment
se confirme : selon l’Inserm, les
TSA touchent 700 000 person-
nes, dont 100 000 mineurs envi-
ron. Pour le TDAH, entre 3 % et
6 % des enfants seraient concer-
nés ; pour les troubles « dys », en-
tre 4 % et 5 % d’une classe d’âge…
« On estime aussi que un trouble
du neurodéveloppement sur deux
est associé à un autre », observe
Etienne Pot. Des « co-occuren-
ces », dit-il encore, qui confirment
la nécessité d’un dépistage « le
plus précoce possible ».
Progrès du dépistage
C’est l’orientation confirmée dans
la nouvelle stratégie 2023-2027 an-
noncée par l’exécutif, en novem-
bre 2023, et qui, après quatre plans
autisme, a élargi le champ de l’ac-
tion publique à l’ensemble des
troubles TND, en misant notam-
ment sur un repérage « systémati-
que » des écarts de développe-
ment de la naissance à 6 ans.
Une urgence autour de laquelle
enseignants et soignants se rejoi-
gnent. « Dans une classe ordinaire
de 25 à 30 élèves, vous avez toutes
les probabilités statistiques d’avoir
au moins un enfant présentant
l’un de ces troubles, relève la pé-
dopsychiatre Frédérique Bonnet-
Brilhault, responsable du Centre
d’excellence EXAC-T du CHRU de
Tours et des Hôpitaux universi-
taires du Grand-Ouest. Le dépis-
tage précoce fait qu’on accompa-
gne sans doute aujourd’hui plus
« DANS UNE CLASSE,
VOUS AVEZ TOUTES LES
PROBABILITÉS D’AVOIR
AU MOINS UN ENFANT
PRÉSENTANT L’UN DE
CES TROUBLES »
FRÉDÉRIQUE BONNET-
BRILHAULT
pédopsychiatre
longuement dans les parcours sco-
laires des enfants qui, il y a vingt
ans, sans diagnostic, avec des trou-
bles plus bruyants, ont probable-
ment été plus rapidement en dé-
crochage ou écartés de l’école. »
Les progrès du dépistage expli-
quent-ils, alors, la courbe ? Oui,
mais sans doute pas à eux seuls.
« Les critères et les bornes diagnos-
tiques ont évolué, de même que nos
connaissances scientifiques, re-
prend la professeure Bonnet-Bril-
hault. Mais on ne peut pas exclure
le rôle de facteurs environnemen-
taux, sur lequel la recherche scienti-
fique a commencé à se pencher. Ils
ne sont jamais “causaux” à eux
seuls, mais ils peuvent jouer sur les
vulnérabilités génétiques établies. »
Alimentation, modes de vie, ex-
position à certains polluants ou à
des perturbateurs endocriniens…
ces « nouveaux » risques sont sous
les projecteurs. Le lancement
en 2023 de la cohorte Marianne,
qui vise, en suivant plus de
1 700 familles, à renforcer les don-
nées épidémiologiques françaises,
doit aussi permettre d’évaluer les
facteurs multiples dans la surve-
nue des TND. « L’environnement, le
cadre dans lequel évolue l’enfant ne
créent pas le trouble mais peuvent
en favoriser l’expression », explique
Jean-François Pujol, pédiatre et
médecin hospitalier dans la ban-
lieue bordelaise.
« Errance médicale »
« Ces troubles sont mieux connus
et reconnus, on en parle de plus en
plus au-delà des cercles scientifi-
ques, à l’école, entre parents, re-
lève aussi Amaria Baghdadli, pro-
fesseure de pédopsychiatrie au
CHRU de Montpellier. Mais il faut
être très prudent quant au lien que
l’on tisse, dans le discours public,
entre les troubles du neurodéve-
loppement et les troubles du com-
portement. Poser l’équation “en-
fant perturbateur = enfant TND”,
c’est occulter les difficultés psycho-
sociales, les souffrances psycholo-
giques elles aussi en augmenta-
tion chez les enfants, l’anxiété, les
troubles de l’opposition… »
La plate-forme de coordination
et d’orientation (PCO) que cette
médecin supervise, dans l’Hé-
rault, suit en file active quelque
1 600 enfants. Une centaine de
ces dispositifs PCO, lancés dans
le sillage de la précédente « stra-
tégie » gouvernementale, et vers
lesquels sont orientés par leur
médecin traitant des enfants
pour lesquels des écarts de déve-
loppement ont été constatés, ont
réussi à accompagner, en 2023,
quelque 55 000 jeunes patients.
Un chiffre en nette hausse,
fait valoir M. Pot. Mais à rappor-
ter à la prévalence des troubles ; à
l’« errance médicale » dont té-
moignent encore, en nombre,
les familles. Et aux « inégalités
territoriales » de prise en charge
qui, concèdent les soignants, res-
tent criantes. p
mattea battaglia
François Bayrou, alors qu’il quitte le tribunal de Paris, le 5 février. MIGUEL MEDINA/AFP
Assistants parlementaires du
MoDem : François Bayrou relaxé
L’ancien ministre échappe à une condamnation dans ce dossier
de détournement de fonds. Il n’exclut pas un retour au gouvernement
F
rançois Bayrou échappe à
la sanction, pas son parti.
A l’inverse de ses proches,
pour la plupart condam-
nés, l’ex-ministre de l’éducation
et triple candidat à la présiden-
tielle a été relaxé en première ins-
tance, lundi 5 février, dans l’af-
faire des assistants parlementai-
res du MoDem. La 11e chambre
correctionnelle de Paris a conclu à
l’« absence de toute preuve » qu’il
était personnellement impliqué
dans le montage organisé par sa
formation pour faire rémunérer
des salariés sur les crédits dévolus
aux assistants parlementaires des
députés européens. « C’est un cau-
chemar de sept années qui vient de
s’achever », s’est félicité M. Bayrou,
présent à l’annonce du jugement.
Le parquet avait requis
trente mois d’emprisonnement
avec sursis, 70 000 euros
d’amende et trois ans d’inéligibi-
lité avec sursis contre le chef de
parti, présenté comme le principal
responsable de l’organisation de
ce système de détournement de
fonds. Dans leur réquisitoire, les
procureures avaient insisté sur le
contraste entre les « valeurs de
probité et d’exemplarité » promues
par M. Bayrou et cette pratique.
« Une tromperie »
Le président Gérald Bégranger n’a
pas suivi cet avis et a estimé que
s’il semblait « très probable » que
des actes aient été commis avec
« l’autorisation de M. Bayrou »,
« aucun élément ne permet d’affir-
mer qu’[il] avait connaissance de la
non-exécution des contrats d’assis-
tants parlementaires ». Le bénéfice
du doute lui profite donc.
Dès lundi soir, M. Bayrou n’a pas
exclu, par « principe », un retour
au gouvernement. « Je n’écarte ja-
mais rien. Le principe, pour moi,
précisément parce que vous êtes
engagés, c’est de ne jamais rien
écarter », a-t-il déclaré lors du
20 heures de France 2. Interrogé
sur l’hypothèse d’une nomina-
tion à l’éducation en remplace-
ment d’Amélie Oudéa-Castéra, en
difficulté, il a semblé faire une of-
fre de service, en répondant :
« C’est un secteur, vous savez à quel
point j’y crois, à quel point je don-
nerais pour qu’on retrouve le mo-
ral, l’équilibre, l’envie d’enseigner
sans trouble dans notre pays. »
Ses proches se sont réjouis du ju-
gement, qui, selon Aude Luquet,
députée de Seine-et-Marne et por-
te-parole du groupe MoDem à l’As-
semblée, « démontre qu’il n’y a pas
un système de détournement de
fonds du Parlement européen ». Ce
n’est pas le sens de ce jugement,
nuance Me Patrick Maisonneuve,
avocat de l’institution : « La déci-
sion confirme une rupture d’égalité
[entre la formation de M. Bayrou et
les autres partis] et reconnaît une
tromperie. Les deux partis [UDF et
MoDem] sont condamnés. »
Si M. Bayrou, qui n’a eu de cesse
durant le procès de fustiger une
« intoxication judiciaire », obtient
une relaxe, ce n’est pas le cas de la
plupart des autres prévenus. Le
tribunal a largement reconnu
leur responsabilité dans la mise
en place d’une pratique consis-
tant à faire rémunérer des perma-
nents du parti sur les crédits al-
loués aux eurodéputés pour l’em-
bauche d’assistants parlementai-
res, pour un préjudice évalué au
total à 293 000 euros par le Parle-
ment européen, partie civile.
En pratique, les permanents bé-
néficiaient le plus souvent de deux
contrats à temps partiel, l’un pour
le parti et l’autre au service d’un
eurodéputé pour qui ils ne tra-
vaillaient pas réellement. Un sys-
tème proche de celui mis en place
au Rassemblement national. (RN)
Ce parti, plusieurs de ses cadres et
Marine Le Pen seront jugés en no-
vembre pour des faits similaires.
Or, selon Me Maisonneuve, ce ju-
gement « aggrave leur situation » :
« Le président a tenu compte, dans
sa décision, du caractère non systé-
matique du processus au MoDem,
donc a contrario la peine pourrait
être plus ferme si ce caractère était
reconnu » au RN, où la pratique des
emplois fictifs était, selon l’en-
quête, plus systématique, et
connue de Marine Le Pen.
Sur TF1 lundi soir, l’ex-présidente
du RN, tout en se réjouissant de la
relaxe personnelle de M. Bayrou, a
reconnu que la justice avait déjà
balayé sa ligne de défense, qui
consiste à dire que les assistants
parlementaires européens sont li-
bres de mener des missions
Michel Mercier,
trésorier du
MoDem,
est condamné
à dix-huit mois
de prison
avec sursis et
20 000 euros
d’amende
n’ayant rien à voir avec le mandat
de leur employeur, et conteste
qu’il s’agisse d’emplois fictifs.
« Je note que la justice semble, en
tout cas dans l’affaire de M. Bay-
rou, avoir penché pour la vision
européenne, a-t-elle concédé. Et je
ne peux pas m’en réjouir, parce que
je considère que c’est attentatoire
à la liberté du député de pouvoir
mener son activité au bénéfice des
Français, comme il le souhaite. »
Ses proches ont déjà intégré la
probabilité d’une condamnation
et veulent surtout éviter de la voir
déclarée inéligible.
Les coprévenus de François Bay-
rou ont échappé à cette peine.
Onze membres du parti étaient
poursuivis pour « détournement
de fonds publics » ou « compli-
cité » et « recel » de ce délit : d’ex-
eurodéputés, comme Jean-Luc
Bennahmias ou Janelly Fourtou,
mais aussi d’anciens cadres, dont
l’ex-ministre de la justice Michel
Mercier, et des permanents des
deux formations successives UDF
et MoDem, aussi poursuivies en
tant que personnes morales.
Durant les débats, François Bay-
rou, souvent agacé, avait défendu
pied à pied son innocence ainsi
que celle de son parti. Le président
du parti et ses cadres ont souvent
évoqué une « mutualisation » des
tâches et un regroupement des as-
sistants locaux d’eurodéputés au
siège du MoDem pour des raisons
de praticité. Quant aux témoigna-
ges d’anciens employés ou d’ex-
élus qui confirmaient cette prati-
que, ils étaient balayés par les pré-
venus, pour qui il s’agissait de
rancœurs entretenues par des ca-
dres écartés du mouvement.
france | 11
Des arguments qui n’ont pas
convaincu. Michel Mercier, tréso-
rier du MoDem, reçoit la peine la
plus lourde : dix-huit mois de pri-
son avec sursis et 20 000 euros
d’amende, assortie de deux ans
d’inéligibilité avec sursis. Janelly
Fourtou, ex-eurodéputée – et l’une
des rares a avoir dévié de la ligne
de défense de M. Bayrou en plai-
dant ne jamais avoir été tenue au
courant du système – est condam-
née à un an de prison avec sursis,
50 000 euros d’amende et deux
ans d’inéligibilité avec sursis.
UDF et MoDem condamnés
Bernard Lehideux, autre ancien
eurodéputé et trésorier du groupe
centriste Alliance des démocrates
et des libéraux pour l’Europe au
Parlement européen, est con-
damné à dix-huit mois de prison
avec sursis, 50 000 euros
d’amende et deux ans d’inéligibi-
lité avec sursis. Anne Laperrouze,
ex-eurodéputée, est aussi con-
damnée à douze mois de prison
avec sursis, 15 000 euros d’amende
et deux ans d’inéligibilité avec sur-
sis. La peine est quasi identique
pour Jean-Luc Bennahmias, là en-
core ex-parlementaire européen,
qui devra s’acquitter pour sa part
de 30 000 euros d’amende.
Alexandre Nardella, directeur
financier du MoDem, est con-
damné pour complicité de détour-
nement de fonds à dix-huit mois
avec sursis, 20 000 euros
d’amende et deux ans d’inéligibi-
lité avec sursis. L’ex-sénateur et
mandataire financier du parti,
Jean-Jacques Jégou, est condamné
à douze mois avec sursis,
10 000 euros d’amende et deux
ans d’inéligibilité avec sursis. En-
fin, les deux formations UDF et
MoDem sont déclarées coupables
et condamnées à 150 000 et
350 000 euros d’amende
(100 000 et 300 000 euros ferme).
Deux autres prévenus bénéfi-
cient d’une relaxe : l’ancien assis-
tant parlementaire de Sylvie Gou-
lard, Stéphane Thérou, pour qui le
parquet avait requis dix mois
avec sursis, et Pierre-Emmanuel
Portheret, ex-secrétaire général
du groupe UDF à l’Assemblée. p
samuel laurent
(avec clément guillou)
12 | france
Naufrage de migrants : une
plainte contre les secours en mer
Le 14 décembre 2022, au moins quatre personnes sont mortes noyées
dans la Manche. L’association Utopia 56 a intenté une action en justice
U L
ne plainte pour « ho-
micide involontaire »
et « omission de por-
ter secours » a été dé-
posée, vendredi 2 février, à l’en-
contre du directeur du centre ré-
gional opérationnel de sur-
veillance et de sauvetage (Cross)
de Gris-Nez (Pas-de-Calais), du
préfet maritime de la Manche et
de la mer du Nord et des gardes-
côtes anglais. Dans cette plainte
transmise au procureur de la Ré-
publique du tribunal judiciaire de
Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais),
dont Le Monde a pris connais-
sance, l’association d’aide aux mi-
grants Utopia 56 met en cause la
façon dont les autorités françaises
et britanniques ont traité, le 14 dé-
cembre 2022, l’appel à l’aide d’une
embarcation pneumatique qui
tentait de rejoindre l’Angleterre.
Au moins quatre personnes sont
mortes noyées et trente-neuf ont
été secourues par les Britanniques
et un chalutier, parmi lesquelles
des ressortissants d’Afghanistan,
d’Irak, du Sénégal et d’Inde.
« Bonjour mon frère, nous som-
mes dans un bateau et nous avons
un problème. S’il vous plaît, à
l’aide. Nous avons des enfants et la
famille dans le bateau. Et un ba-
teau, de l’eau qui arrive. Nous
n’avons rien pour le sauvetage,
pour la sécurité. S’il vous plaît,
aidez-moi mon frère. S’il vous
plaît. S’il vous plaît. S’il vous plaît.
Nous sommes dans l’eau, nous
avons une famille. » A 2 h 54, Uto-
pia 56 reçoit un message de dé-
tresse vocal sur son téléphone
d’urgence, par WhatsApp. Il laisse
entendre des personnes en pleurs
et un moteur en marche. Le canot
pneumatique partage sa localisa-
tion, dans les eaux françaises.
Quelques minutes plus tard,
l’association transmet l’informa-
tion par téléphone au Cross de
Gris-Nez, qui coordonne les se-
cours en mer côté français. Un
mail est envoyé dans la foulée au
Cross ainsi qu’aux secours an-
glais. « Problème : eau dans le ba-
teau (…) Il y a des familles avec des
Pour la nouvelle Ciivise, une mission élargie
et des questions en suspens
La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants
a repris ses travaux avec un autre binôme à sa tête, après l’éviction critiquée du juge Durand
O n vous croit, on vous pro-
tège, on vous accompa-
gne. » C’est sous ces aus-
pices qu’a été présentée, lundi
5 février, au ministère des solida-
rités, la nouvelle feuille de route
de la Commission indépendante
sur l’inceste et les violences
sexuelles faites aux enfants (Cii-
vise), installée le matin même par
la ministre Catherine Vautrin. Un
rendez-vous attendu tant les tra-
vaux de la Ciivise 1, coprésidés par
le juge des enfants Edouard Du-
rand et la travailleuse sociale Na-
thalie Mathieu, avaient suscité
l’espoir chez les adultes victimes
d’inceste, en premier lieu.
Comme annoncé précédem-
ment, c’est une Ciivise aux « mis-
sions élargies » qui débute ses tra-
vaux pour deux ans ans. Outre
l’inceste, ont été évoquées la
lutte contre la cyberpédocrimi-
nalité, la prostitution des mi-
neurs, la question des mineurs
auteurs et des enfants victimes
en situation de handicap.
Dans son rapport final, remis en
novembre 2023 au gouverne-
enfants à bord (…) Ils demandent
de l’aide de façon urgente ».
Que s’est-il alors passé ? « En dé-
pit des informations communi-
quées (…), les services de secours
français, tout comme les services
de secours britanniques, ne sont
pas intervenus sans délai, estime
Utopia 56 dans sa plainte. Il appa-
raît en effet que le premier bateau
des secours britanniques a quitté la
côte à 3 h 40, soit plus de quarante
minutes après l’appel de l’associa-
tion. » Les secours anglais ont dif-
fusé un « Mayday » faisant état du
canot en train de couler à 4 h 21.
D’après le communiqué du Cross
du lendemain, le canot aurait con-
tinué de progresser jusqu’aux
eaux anglaises, après l’alerte don-
née par Utopia 56. Le Cross aurait
fait relocaliser l’embarcation et
exercer une « veille attentive » par
deux navires commerciaux suc-
cessivement avant que les Britan-
niques n’envoient des secours.
Cinq disparus potentiels
Le déroulé des événements rela-
tés par Utopia 56 dans sa plainte
combine des éléments commu-
niqués par la préfecture mari-
time, des images prises par un
chalutier anglais, l’Arcturus, qui a
porté secours à l’embarcation et
les déclarations de son capitaine
relayées dans la presse. L’associa-
tion s’appuie aussi sur un rapport
publié en décembre 2023 par le
réseau d’activistes Alarm Phone,
qui a notamment assisté en An-
gleterre au procès – en cours –
d’Ibrahim Bah, un Sénégalais de
19 ans qui conduisait l’embarca-
tion. Il est poursuivi pour « homi-
cide involontaire » et « violation
des lois sur l’immigration ». Les
audiences ont notamment été
l’occasion pour plusieurs resca-
pés de témoigner des circonstan-
ces du naufrage.
A travers cet ensemble d’élé-
ments, il apparaît que les mi-
grants auraient appelé d’eux-mê-
mes les secours français, sans ré-
sultat, tandis que de l’eau entrait
dans le canot. Les passagers en dé-
ment, la Ciivise 1 avait formulé
82 préconisations. Très peu ont
été reprises à ce stade. « Nous se-
rons attentifs à voir quelles mesu-
res, actuellement à l’étude dans les
différents ministères, seront repri-
ses et mises en œuvre », a indiqué
lors d’une conférence de presse le
nouveau président et ex-rugby-
man Sébastien Boueilh. Victime
de viol pendant l’enfance, il est le
fondateur de l’association Co-
losse aux pieds d’argile, qui fait de
la prévention aux violences
sexuelles en milieu sportif.
« Pas de rupture avec Ciivise 1 »
« Nous travaillerons sur le pilotage
et le déploiement du plan de for-
mation [élaboré par l’ancienne
équipe] destiné aux adultes au
contact des enfants », a-t-il pour-
suivi. Un « questionnaire à desti-
nation des mineurs victimes » sera
construit afin qu’il soit « déployé à
l’échelle nationale et à destination
de toutes les personnes qui accom-
pagnent les victimes mineures ».
L’objectif : « affiner la prévention ».
La Ciivise 2 constituera un réseau
« Les services de
secours français
et britanniques
ne sont pas
intervenus
sans délai »,
estime Utopia 56
dans sa plainte
tresse se seraient portés vers un
premier bateau de pêche qui
aurait refusé de leur porter se-
cours. Puis vers l’Arcturus, qui pê-
chait des coquilles Saint-Jacques
dans les eaux britanniques, à envi-
ron 14 kilomètres des côtes anglai-
ses. Pour attirer l’attention, les
passagers auraient appelé à l’aide
et plusieurs auraient sauté à l’eau
pour nager jusqu’à s’agripper au
filet de pêche du chalutier. Les res-
capés ont rapporté lors du procès
que la panique augmentait à bord
du canot avarié. Ses occupants se
seraient levés et l’effet conjugué
de leur poids et de leur agitation
aurait fait céder le plancher.
Finalement, l’équipage de l’Arc-
turus est parvenu à accoster le ca-
not et à l’accrocher par une corde
pour commencer à faire monter à
son bord des naufragés. Sur des
images prises par les pêcheurs, et
diffusées par la presse britanni-
que, on voit des personnes dans
l’eau au milieu des boudins pneu-
matiques. D’après le communi-
qué du Cross, la température de la
mer était de l’ordre de 10 degrés,
« réduisant la durée de survie d’un
naufragé à moins de deux heures ».
Les personnes « sont restées pen-
dant un long moment dans les
eaux glacées, en cherchant à s’ac-
crocher à l’embarcation dégonflée
dans l’attente de l’arrivée des se-
cours », détaille la plainte.
Au moins quatre personnes
sont mortes noyées mais cinq
autres pourraient avoir disparu, le
nombre de passagers n’étant pas
national « d’aide et d’accompa-
gnement aux victimes et aux victi-
mes collatérales ».
Les sujets clivants, comme l’im-
prescriptibilité des violences
sexuelles sur mineurs ou l’obliga-
tion de signalement par les méde-
cins – mesures reprises dans le
rapport de la Ciivise 1 – seront « dé-
battus » dans le nouveau cénacle, a
promis la vice-présidente Caroline
Rey-Salmon, pédiatre et médecin
légiste : « Il n’y a pas de rupture avec
la Ciivise 1, dont on salue les tra-
vaux. C’est le côté opérationnel
qu’on met en route aujourd’hui. »
Si la continuité est le maître
mot, les modalités sont différen-
tes et l’équipe est presque entière-
ment renouvelée. A terme, qua-
rante nouveaux membres (vingt
titulaires et vingt suppléants) la
composeront. Des magistrats,
avocats, représentants des forces
de l’ordre et associations. Tous les
mois, une plénière les réunira.
Les réunions publiques, qui ont
permis aux victimes de se retrou-
ver pendant le mandat de la Cii-
vise 1, ne sont pas pérennisées.
connu de façon certaine. Dans
son rapport, Alarm Phone s’inter-
roge sur les moyens déployés par
les pêcheurs pour secourir les mi-
grants, sans jamais jeter de ra-
deaux ou de gilets de sauvetage,
mais prenant le temps de faire des
images. Une façon de souligner le
manque de maîtrise de la procé-
dure par les pêcheurs, « alors que
les services français avaient les
moyens opérationnels d’intervenir
immédiatement », souligne Uto-
pia 56, convaincue que « le renvoi
de responsabilité entre les services
a immanquablement retardé le dé-
but de l’opération de recherche ».
« Signalements » du préfet
En 2023, un peu moins de
30 000 migrants ont rejoint les
côtes anglaises par la mer, contre
plus de 45 000 en 2022. Douze
personnes sont décédées, a pré-
cisé vendredi le préfet, Marc Vé-
ran, lors d’une conférence de
presse. Il a aussi regretté des tra-
versées « de plus en plus dange-
reuses », notamment du fait
d’embarcations davantage char-
gées et parce que « certains mi-
grants en détresse n’acceptent pas
notre assistance ».
Le préfet a déclaré avoir fait des
« signalements » pour dénoncer
« des associations » qui font « le
jeu des passeurs » en avertissant le
Cross de « faux départs » et de
« fausses urgences », « on est
obligé d’envoyer des secours là où
il n’y a rien du tout. Ça leurre les
forces de sécurité. » « Le préfet ac-
cuse les associations sans aucun
fondement et cherche à détourner
l’attention et à se dédouaner », réa-
git Nikolaï Posner, d’Utopia.
Une instruction pénale sur les
circonstances du naufrage du
24 novembre 2021, au cours du-
quel au moins 27 personnes sont
mortes, est par ailleurs toujours
en cours. Sept militaires du Cross
et du patrouilleur de service pu-
blic Flamant sont notamment
mis en examen pour « non-assis-
tance à personne en danger ». p
julia pascual
Rien n’est précisé, à ce stade, con-
cernant les dispositifs créés ces
trois dernières années, qu’il
s’agisse de la plate-forme d’écoute
spécialisée et du site Internet des-
tiné au recueil des témoignages.
La mission de la Ciivise devait
s’achever fin 2023. L’instance, qui
a vu le jour dans la foulée de la
forte médiatisation du livre La Fa-
milia grande de Camille Kouchner
(Seuil, 2021) et de nombreux té-
moignages sur les réseaux so-
ciaux, sous le mot-clé #metooin-
ceste, a été finalement reconduite
en fin d’année. Mais l’éviction de
M. Durand, qui a médiatisé ce
combat et souligné les défaillan-
ces de la société face à ce fléau, a
provoqué de nombreuses protes-
tations dans les rangs des associa-
tions de victimes et au-delà.
Avant la présentation de la Cii-
vise renouvelée, le 2 février, une
tribune publiée par Le Monde, co-
signée par une centaine de per-
sonnalités, se faisait l’écho des in-
quiétudes face aux nouvelles
orientations de la commission. p
solène cordier
Bercy s’apprête à revoir
à la baisse ses prévisions
de croissance pour 2024
L’OCDE table sur un produit intérieur brut
en hausse de 0,6 % cette année, loin du
chiffre de 1,4 % espéré par le gouvernement
es poids lourds de la majo-
rité le reconnaissent eux-
mêmes : impossible de
faire l’autruche plus longtemps.
Les prévisions macroéconomi-
ques sur lesquelles le gouverne-
ment a bâti son budget pour
2024, et fonde certains de ses ob-
jectifs politiques comme le plein-
emploi en 2027, sont obsolètes.
Les unes après les autres, les gran-
des organisations internationa-
les publient des chiffres bien infé-
rieurs à ceux de Bercy, avec un
consensus autour de 0,8 % de
croissance cette année, contre
1,4 % dans le scénario du minis-
tère de l’économie.
Dernière en date : l’Organisation
de coopération et de développe-
ment économiques (OCDE), qui a
annoncé, lundi 5 février, tabler sur
une croissance de 0,6 % du PIB
en 2024 pour l’Hexagone. L’orga-
nisation, par ailleurs relativement
optimiste pour la croissance mon-
diale, a revu ses chiffres à la baisse.
L’Insee a, elle aussi, indiqué mardi
30 janvier que le « ralentissement
assez sensible » de 2023 pèserait
sur 2024, par la voix de son direc-
teur général, Jean-Luc Tavernier.
Ce dernier a admis sur France In-
ter que le chiffre de 1,4 % serait
sans doute difficile à atteindre.
L’impact d’un ralentissement de
la croissance sur les finances pu-
bliques est quasiment immédiat.
En moyenne, un point de crois-
sance en moins par rapport aux
prévisions plombe le déficit de
0,5 point, le taux de prélèvements
obligatoires étant, en France, pro-
che de 50 % du PIB. Mais l’impact
est aussi politique. Marqueur
d’Emmanuel Macron depuis 2017,
la politique de l’offre repose sur
l’idée que des baisses d’impôts et
des mesures favorables aux en-
treprises stimulent la croissance
et donc la création d’emplois.
Une opération vérité repoussée
C’est aussi la croissance qui doit,
dans le logiciel du gouvernement,
permettre de rembourser la dette
et de réduire le déficit par un sur-
croît de création de richesses, en
évitant d’augmenter les impôts.
Tout ralentissement de la crois-
sance est donc susceptible de
compromettre les objectifs
comme le plein-emploi, très cor-
rélé à l’évolution du PIB, ou la ré-
duction du déficit public. La
France s’est engagée vis-à-vis de
Bruxelles à ramener son déficit
public sous les 3 % en 2027. Le dé-
ficit est pour l’heure attendu à
4,9 % en 2023 et à 4,4 % en 2024.
Le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, a jusqu’ici tou-
jours confirmé ses prévisions, fus-
tigeant les cassandres. Le numéro
deux du gouvernement devrait
néanmoins rapidement actualiser
les chiffres pour 2024, une fois le
remaniement gouvernemental
passé, et le poste de ministre délé-
gué aux comptes publics à nou-
veau pourvu. Reste que le mo-
ment est désagréable politique-
ment, tant pour le premier minis-
tre, Gabriel Attal, que pour le chef
J UST I C E
Un réseau de fabrication
d’armes par imprimantes
3D démantelé
Un vaste réseau en France
et en Belgique de fabrication
d’armes par des impriman-
tes 3D et de leur vente
en ligne a été démantelé,
fin janvier, a annoncé le pro-
cureur de Marseille, Nicolas
Bessone, lundi 5 février.
Il s’est par ailleurs alarmé
d’une « ubérisation du trafic
d’armes ». – (AFP.)
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Le moment
est désagréable
politiquement,
tant pour le
nouveau premier
ministre, Gabriel
Attal, que pour
le chef de l’Etat
de l’Etat, qui rechignent à cette
opération vérité. Formellement,
Bruno Le Maire n’est pas tenu de
prendre la parole avant le mois
d’avril, lorsque la France transmet-
tra sa trajectoire pluriannuelle de
finances publiques à Bruxelles.
C’est aussi en avril que les agences
de notation se pencheront à nou-
veau sur la note de la dette fran-
çaise, qui reste sous la menace
d’une dégradation.
« Cette incertitude pour 2024
s’ajoute à des mauvaises nouvelles
pour 2023, relève François Ecalle,
spécialiste des finances publi-
ques, ancien de la Cour des comp-
tes et président du site d’informa-
tion Fipeco. Les recettes fiscales en
2023 ont été très inférieures aux
prévisions. Cela va se répercuter
sur 2024. Le gouvernement devra
actualiser ses chiffres, mais le
choix du moment relève d’une dé-
cision purement politique. »
En attendant, la crise des agricul-
teurs a charrié son lot de nouvelles
annonces qui se chiffrent en cen-
taines de millions d’euros, puis-
qu’une enveloppe globale de
400 millions d’euros a été déblo-
quée. Bercy, qui souhaitait « ver-
dir » la fiscalité, a également dû re-
noncer à relever la taxation du ga-
zole non routier (GNR) des agricul-
teurs, même si la mesure ne coûte
rien puisqu’elle était intégrale-
ment compensée pour ces der-
niers. Mais le secteur du bâtiment,
dont la taxation du carburant doit
aussi être alourdie en 2024, a de-
mandé une égalité de traitement.
Bercy s’est dit ouvert à un geste
pour les acteurs de petite taille,
mais rappelle que la « niche fis-
cale » sur le gazole utilisé dans le
BTP ne coûte pas moins de
900 millions d’euros par an.
« Il y a aussi eu de bonnes nouvel-
les depuis quelques semaines, tem-
père le député Renaissance du
Gers, Jean-René Cazeneuve. Les
taux d’intérêt ont baissé et sont in-
férieurs à la prévision du gouverne-
ment, ce qui allège un peu la charge
de la dette. Et l’inflation ralen-
tit plus vite que prévu. » En atten-
dant, le rapporteur général du
budget à l’Assemblée nationale a
entamé un tour de France pour
sensibiliser l’opinion et ses collè-
gues à la nécessité de faire des éco-
nomies. Le gouvernement s’est
engagé à en trouver 12 milliards
d’euros cette année, et autant les
suivantes, jusqu’en 2027. Mais
c’était sur la base des prévisions de
l’automne. p
elsa conesa
Menaces de mort contre
la maire de Romans-sur-
Isère : huit mois ferme
Un homme de 27 ans,
reconnu coupable d’avoir
menacé de mort la maire
de Romans-sur-Isère
(Drôme) a été condamné,
lundi 5 février, à quatorze
mois de prison, dont six
avec sursis. C’est dans cette
ville qu’était scolarisé Tho-
mas, 16 ans, mortellement
blessé lors d’un bal à Crépol,
en novembre 2023. – (AFP.)
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MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Les prépas défendent la probité de leur recrutement
Déjà critiquées, ces formations d’excellence s’indignent du contournement de Parcoursup par le lycée Stanislas
U
ne pratique contraire à
la déontologie de Par-
coursup » pour l’un.
« Du jamais-vu » pour
l’autre. « Je ne commente pas. Tout
ce que je peux vous dire, c’est que
l’on ne fait pas ça chez nous ! »,
tonne, de son côté, le proviseur
d’un prestigieux lycée parisien. Si
la plupart des responsables de
classes préparatoires aux grandes
écoles (CPGE) se gardent bien de
réagir officiellement aux révéla-
tions de la presse sur le contour-
nement des règles de Parcoursup
par le lycée Stanislas, en off, l’af-
faire agace considérablement ces
formations d’excellence, déjà sous
le feu des critiques pour un mode
de sélection jugé « opaque ».
Il faut dire que le lièvre soulevé
est spectaculaire. Le rapport d’en-
quête de l’Inspection générale de
l’éducation, du sport et de la re-
cherche (IGESR), déposé à l’été
2023 sur le bureau du ministre et
dévoilé par Mediapart, le 20 jan-
vier, dénonce un contournement
de la procédure nationale Par-
coursup : « Certains élèves sont in-
cités à renoncer à leurs autres
vœux dans Parcoursup en échange
de la garantie d’être admis sur leur
vœu dans une CPGE de l’établis-
sement. » Concrètement, en 2023,
sur plus de 917 000 candidats
ayant formulé des vœux sur la
plate-forme, 41 élèves n’en avaient
mis qu’un, qui plus est dans leur
lycée d’origine. Parmi eux, 38 ve-
naient du lycée Stanislas, à Paris.
Interrogé, le ministère de l’en-
seignement supérieur et de la re-
cherche confirme le « caractère
très isolé » d’un tel cas. Du côté des
prépas, grandes comme petites,
on balaie ce genre de pratique
d’un revers de la main. « Nous de-
mandons à chaque élève de faire
plusieurs vœux. Nous ne cessons
de leur dire, c’est dans leur intérêt
et c’est la charte de Parcoursup »,
affirme Joël Bianco, proviseur du
lycée Louis-le-Grand, à Paris, et
président de l’Association des pro-
viseurs de lycées à classes prépa-
ratoires aux grandes écoles.
Travail artisanal
Aussi marginale soit-elle, la prati-
que va à l’encontre de « l’esprit »
Parcoursup qui, comme le souli-
gne Denis Choimet, président de
l’Union des professeurs de classes
préparatoires scientifiques (UPS),
est « la rencontre de deux libertés :
celle des établissements de l’ensei-
gnement supérieur de classer les
candidats selon leurs propres cri-
tères et celles des élèves de candi-
dater, puis d’accepter ou non une
proposition ». Pourquoi le lycée
Stanislas a-t-il fait cela ? Pour gar-
der ses meilleurs élèves ? L’établis-
sement n’a pas répondu à la de-
mande d’entretien du Monde,
mais la question est posée : Sta-
nislas est-il un cas particulier ? Les
contournements de Parcoursup
existent-ils ailleurs ? Sur quels cri-
tères les élèves sont-ils choisis ?
Chaque année, Louis-le-Grand
reçoit quelque 20 000 dossiers
de candidatures pour ses classes
préparatoires. Un premier tri est
opéré selon une « formule » qui
prend en compte un certain
nombre de notes et est ajustée
chaque année. Les dossiers
classés sous un seuil déterminé
par le lycée sont quand même
revus par un professeur.
Ceux arrivés au-dessus de ce
seuil sont minutieusement exa-
minés par au moins deux profes-
seurs, quand ce n’est pas trois. « Il
ne s’agit pas seulement d’avoir
d’excellents résultats académi-
ques. Plus un établissement est
sélectif, plus il choisit au-delà des
notes. On regarde tout ce qui va
permettre de mieux cerner le
potentiel de l’élève, notamment
les appréciations de ses pro-
fesseurs », détaille M. Bianco. Le
classement final est ensuite
passé en revue en commission
avant d’être transmis à la plate-
forme Parcoursup.
A « Ginette », surnom du lycée
privé Sainte-Geneviève, à Ver-
sailles, on explique avoir chiffré
cette délicate alchimie. « L’excel-
lence académique, c’est 20 % de
nos critères, les 80 % restants con-
cernent la manière dont les jeunes
vont pouvoir s’intégrer à notre
projet pédagogique, être capables
d’entrer dans notre spiritualité
ignatienne », explique Isabelle
Malbet, sa directrice. Pour cela,
l’établissement, où l’internat est
obligatoire, regarde les activités
extrascolaires du candidat, sa
pratique du sport, de la musique,
ses engagements associatifs, etc.
La lettre de motivation est un élé-
ment-clé. « Nous cherchons un sa-
voir-être, une manière de vivre »,
précise la cheffe d’établissement.
Chaque année, Ginette reçoit en-
viron 7 500 dossiers de candida-
tures : seuls 420 élèves seront
pris, toutes filières confondues.
Ce travail artisanal est le même
pour les prépas moins sélectives.
A Lyon, le lycée privé Sainte-Ma-
rie reçoit quelque 2 800 candida-
tures chaque année. « On regarde
notamment les bulletins de 1re, de
terminale, les appréciations, la
classe, le parcours extrascolaire »,
détaille Cécile Bayle, professeure
d’anglais en prépa HEC, pour qui
l’objectif est « d’estimer une capa-
cité de travail ».
Premier tri ou non, notes,
savoir-être, activités extrascolai-
res, appréciations des profes-
seurs, lettre de motivation, fiche
Avenir, remplie par le lycée
d’origine, etc. Si chaque établis-
sement interrogé met un soin
particulier à classer les dossiers
des candidats en fonction d’un
certain nombre d’ingrédients,
chacun a sa propre recette, en
partie secrète, de recrutement, et
c’est bien ce que l’on reproche
aux classes préparatoires.
« Chacun fait selon son appro-
che. C’est problématique pour
deux raisons : d’abord, ces prati-
ques sont mal connues. Ensuite, il
ne peut y avoir de contrôle scienti-
fique dessus », explique Julien
Grenet, économiste, directeur de
recherche au CNRS et spécialiste
des politiques éducatives. « Ce
qu’il s’est passé avec le lycée Sta-
nislas est un cas particulier, mais
on ne peut pas exclure le fait qu’il
y ait des pratiques de favoritisme
ailleurs. Seulement, en l’état ac-
tuel du système, il est très difficile
de les repérer », prévient-il.
Pierre Ouzoulias, sénateur
communiste des Hauts-de-
Seine, très impliqué sur le sujet,
va dans le même sens : « Un tel
détournement de Parcoursup [ce-
« Plus un lui de Stanislas] est exceptionnel,
établissement mais nous savons que d’autres
prépas se débrouillent pour
est sélectif, plus conserver leurs élèves en prépa. »
il choisit au-delà Il existe « une forte exigence de
transparence sur les critères de sé-
des notes. On lection, poursuit l’élu. Je ne suis
regarde tout ce pas le seul à le demander. La Cour
des comptes, le Défenseur des
qui va permettre droits, notamment, l’ont plusieurs
de mieux cerner fois formulé dans leurs rapports ».
le potentiel Forte concurrence
de l’élève » Alors y a-t-il une prime au lycée
d’origine ? L’enjeu n’est évidem-
JOël BiancO
ment pas le même en fonction du
proviseur du lycée
degré de sélectivité de la prépa.
Louis-le-Grand, à Paris
Pour les prépas les plus pres-
tigieuses, réussir à garder leurs
meilleurs élèves, ceux capables
d’intégrer les plus grandes écoles
de France, l’Ecole polytechnique
en tête, est crucial. C’est ce critère
qui permet de classer les CPGE
entre elles.
Proviseure du très renommé ly-
cée Henri-IV, Stéphanie Motta-
Garcia ne cache pas le caractère
très concurrentiel des prépas. En
2023, sur les 293 élèves de termi-
nale à Henri-IV, 150 ont postulé à
des classes préparatoires, 60 sont
restés à Henri-IV (sur 726 élèves
de première année), les autres
ont très bien pu rejoindre Louis-
le-Grand, Charlemagne, Ginette
ou encore Stanislas… « Nous ne
sommes pas un lycée de secteur.
Les élèves du lycée Henri-IV ont
été sélectionnés par Affelnet [la
plate-forme d’affectation des
lycéens], ce sont donc déjà de très
bons élèves. Il n’y a pas de raison
de les mettre de côté. Et le fait de
bien les connaître ne les avantage
pas pour autant », rappelle la
responsable.
Les chiffres disponibles sur Par-
coursup montrent un éventail
très large (de 70 % à 0 %) s’agissant
du pourcentage d’élèves de pré-
pas restés dans leur lycée d’ori-
gine. En haut de la liste figurent,
par exemple, des prépas techno-
logie et sciences industrielles
(TSI), une filière que peu d’établis-
sements proposent, mais aussi
des établissements d’outre-mer
ou des lycées français de l’étran-
ger, autant de situations qui limi-
tent la mobilité des élèves.
« Dans les très grands lycées
parisiens, le chiffre peut avoisiner
de 30 % à 35 % des effectifs d’une
classe, mais ça ne me semble pas
choquant », souligne Alain
Joyeux, professeur de géopoliti-
que en prépa économique et
commerciale au lycée Joffre, à
Montpellier, et président de l’As-
campus | 13
CHARLES MONNIER
sociation des professeurs des clas-
ses préparatoires économiques et
commerciales.
A l’image d’Henri-IV, les lycées
font valoir qu’ils connaissent
bien le niveau de leurs élèves
mais aussi que, dans un certain
nombre d’établissements très
demandés, une sélection s’est
opérée bien avant la classe pré-
paratoire. « Qu’ils restent en plus
grand nombre n’est pas illo-
gique », souligne Joël Bianco, qui
dénombre, en première année de
prépa, 76 élèves venant de Louis-
le-Grand, 62 de Paris, 63 d’Ile-de-
France, 185 de province et 37 de
l’étranger.
« Faire pression sur des candi-
dats est contraire à la déontolo-
gie, mais que des élèves se trou-
vent bien dans leur lycée et sou-
haitent y rester, c’est très diffé-
rent », abonde Denis Choimet,
président de l’UPS et professeur
de mathématiques en prépa au
lycée du Parc, à Lyon, reconnu
pour ses excellentes CPGE. « Au
Parc, il n’y a pas de traitement de
faveur, pas de priorité donnée à
ces élèves, et nous ne les contac-
tons jamais », souligne M. Choi-
met, qui défend le mode de sélec-
tion des prépas : « Est-ce que le re-
crutement sur dossier est injuste ?
Non. Est-il totalement juste ? Non
plus, puisque l’information que
nous avons est forcément par-
tielle. Ce à quoi nous travaillons,
c’est qu’il soit au plus juste. »
Dysfonctionnement grossier
Pour réduire les biais, faut-il ren-
dre anonyme le lycée d’origine ?
La question, qui fait débat depuis
le lancement de Parcoursup en
2018, est relancée par l’affaire
Stanislas. Les défenseurs de la
mesure y voient une façon de
limiter les sources d’inégalités,
notamment géographiques, qui
ne sont pas anodines. Julien
Grenet rappelle ainsi que, selon
une étude réalisée en 2016-2017,
25 % des étudiants des trois
grandes écoles que sont l’Ecole
polytechnique, HEC et l’ENS Ulm
avaient fait leur lycée à Paris, alors
que seuls 3 % des bacheliers sont
parisiens. « Ce n’est pas neutre du
point de vue de la représentativité
des élites », souligne le chercheur.
Mais les responsables de prépas,
quel que soit leur niveau de sélec-
tivité, sont vent debout contre
une telle perspective. « C’est l’illu-
sion du recrutement parfait, une
chimère », dénonce Joël Bianco,
qui rappelle que « le recrutement
est un art, pas une science exacte ».
Le proviseur de Louis-le-Grand
Les responsables
des prépas
estiment que
la connaissance
du lycée
d’origine est
une garantie
de réussite
du processus
voit aussi dans cette mesure un
procès d’intention fait aux pré-
pas : « On sent que, derrière, on
nous prête des intentions malhon-
nêtes. Je trouve cela choquant. »
« Pour nous, ce serait une catastro-
phe », répond sans détour Isabelle
Malbet, la directrice de Ginette.
Les prépas estiment que la
connaissance du lycée d’origine
est une garantie de réussite du
processus. Elle leur permet de
pondérer des notes qui ont une
forte tendance à l’inflation depuis
le lancement de Parcoursup.
Concrètement, un 14/20 dans un
lycée connu pour être très exi-
geant vaut-il moins qu’un
16/20 dans un établissement où
l’on note plus large ?
Autre argument des prépas :
l’anonymisation du lycée d’ori-
gine les empêchera de mener une
politique volontariste en faveur
de la diversité géographique et
sociale. « C’est une fausse bonne
idée aux allures de justice sociale,
mais qui pourrait s’avérer contre-
productive », prévient Denis Choi-
met. « Sans la mention du lycée
d’origine, on risque d’avoir des dos-
siers illisibles et des jeunes qui se-
ront mis en échec, car ils seront
dans des classes qui ne sont pas
adaptées à leur niveau », défend
Nathalie Macé, directrice des clas-
ses prépas du lycée privé Saint-
Louis-de-Gonzague, à Paris, plus
connu sous le nom de « Franklin ».
« Le lycée d’origine peut avoir une
influence, mais elle reste à la
marge. Ce qu’il faut surtout, c’est
que vous soyez dans la bonne
prépa, celle qui vous correspond,
dont le niveau d’exigence vous
permettra de progresser », estime
Cécile Bayle, du lycée privé Sainte-
Marie, à Lyon, résumant bien la
philosophie des différents res-
ponsables de prépas.
Il reste une question, partagée
par de nombreux interlocuteurs :
comment un dysfonctionnement
aussi grossier que celui observé à
Stanislas a-t-il pu se produire ?
Sans l’enquête de l’IGESR, per-
sonne n’aurait découvert le pot
aux roses. « Chaque année, à
l’automne, on nous demande de
rendre un rapport Parcoursup dé-
taillé sur la sélection précédente.
On pensait que cela réduisait le ris-
que qu’il y ait des petits arrange-
ments », souligne Alain Joyeux.
Du côté du ministère de l’ensei-
gnement supérieur, on explique
« examiner les pistes pour prévenir
des contournements de cette na-
ture » et avoir adressé un courrier
à Stanislas pour lui rappeler ses
engagements au titre de la charte
Parcoursup. « Le ministère appré-
ciera les actions à conduire en re-
gard des réponses du chef d’éta-
blissement », note le ministère.
Interrogé dimanche 21 janvier
sur BFM-TV, Frédéric Gautier, di-
recteur de Stanislas, a rejeté tout
délit d’initié : « Nous avons 350 élè-
ves en première année [de classe
préparatoire]. Nous avons 80 élè-
ves internes qui veulent venir chez
nous. Il y a largement de la place
pour tous les autres élèves qui veu-
lent postuler (…). S’il faut faire
autrement, nous ferons autrement.
Mais nous n’avons pas le sentiment
de léser les élèves qui viennent de
l’extérieur, ni de tromper nos pro-
pres élèves. » Il en faudra probable-
ment un peu plus pour redorer
l’image de l’établissement. p
charlotte bozonnet
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ÉCONOMIE & ENTREPRISE
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MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

C O N D I T I O N S D E T R AVA I L

Cadences, sous-traitance,
pression… quand le travail tue
MORTS AU TRAVAIL, L’HÉCATOMBE 1|5 Deux personnes meurent chaque jour, en moyenne,
dans un accident dans le cadre de leur emploi. Ce chiffre, sous-estimé, qui
n’intègre pas les suicides ou les maladies, illustre un problème systémique

ENQUÊTE ponsable ? Chaque année, des centaines de fa-

milles sont confrontées à ces questions après
Pour disposer de chiffres plus complets, il
faut se tourner vers la direction de l’anima-

J’
ai appris la mort de mon frère sur
Facebook : la radio locale avait
publié un article disant qu’un
homme d’une trentaine d’années
était décédé près de la carrière,
raconte Candice Carton.J’ai eu
un mauvais pressentiment, j’ai
appelé la gendarmerie, c’était bien lui… L’en-
treprise a attendu le lendemain pour joindre
notre mère. » Son frère Cédric aurait été
frappé par une pierre à la suite d’un tir de
mine le 28 juillet 2021, dans une carrière à
Wallers-en-Fagne (Nord). Il travaillait depuis
dix-sept ans pour le Comptoir des calcaires
et matériaux, filiale du groupe Colas.
Deux ans et demi plus tard, rien ne permet
de certifier les causes de la mort du mécani-
cien-soudeur de 41 ans. D’abord close, l’en-
quête de gendarmerie a été rouverte en sep-
tembre 2023 à la suite des conclusions de
l’inspection du travail, qui a pointé la dizaine
d’infractions dont est responsable l’entre-
prise. Cédric Carton n’avait pas le boîtier pour
les travailleurs isolés, qui déclenche une
alarme en cas de chute. « Ils l’ont retrouvé deux
heures après, se souvient sa sœur. Le directeur
de la carrière m’a dit que mon frère était en sé-
curité, et qu’il avait fait un malaise… alors qu’il
avait un trou béant de 20 centimètres de pro-
fondeur de la gorge au thorax. » En quête de
réponses, elle a voulu déposer plainte deux
fois, chacune des deux refusée, multiplié les
courriers au procureur, pris deux avocats…
Sans avoir le fin mot de cette triste histoire.
Que s’est-il passé ? Est-ce la « faute à pas de
chance », les « risques du métier » ? Qui est res-
la mort d’un proche dans un accident du tra-
vail (AT), c’est-à-dire survenu « par le fait ou à
l’occasion du travail, quelle qu’en soit la
cause ». « Un chauffeur routier a été retrouvé
mort dans son camion », « Un ouvrier de 44 ans
a été électrocuté », « Un homme meurt écrasé
par une branche d’arbre », « Deux ouvriers rou-
mains, un père et son fils, trouvent la mort sur
un chantier à Istres [Bouches-du-Rhône] »… Le
compte X de Matthieu Lépine, un professeur
d’histoire-géographie, qui recense depuis
2019 les accidents dramatiques à partir des
coupures de presse locale, illustre l’ampleur
du phénomène. Vingt-huit ont été comptabi-
lisés depuis janvier.
CHEZ LES INTÉRIMAIRES
En 2022, selon les derniers chiffres connus,
738 décès ont été recensés parmi les AT re-
connus. Soit deux morts par jour. Un chiffre
en hausse de 14 % sur un an, mais stable par
rapport à 2019. Et, depuis une quinzaine
d’années, il ne baisse plus. A cela s’ajoutent
286 accidents de trajet mortels (survenus en-
tre le domicile et le lieu de travail) et 203 dé-
cès consécutifs à une maladie profession-
nelle. Et encore, ces statistiques sont loin de
cerner l’ampleur du problème. La Caisse na-
tionale d’assurance-maladie (CNAM) ne cou-
vre que les salariés du régime général et n’in-
tègre donc ni la fonction publique, ni les
agriculteurs, ni les marins-pêcheurs, la ma-
jorité des chefs d’entreprise ou les autoentre-
preneurs. C’est ainsi qu’en 2022 la Mutualité
sociale agricole (MSA) a dénombré 151 acci-
dents mortels dans le secteur des travaux
agricoles, 20 % de plus qu’en 2019.
tion de la recherche, des études et des statisti-
ques du ministère du travail (Dares). Pro-
blème : sa dernière étude porte sur 2019… A
cette époque, elle dénombrait 790 AT mor-
tels chez les salariés affiliés au régime géné-
ral ou à la MSA et les agents des fonctions pu-
bliques territoriale et hospitalière. Le secteur
de la construction est celui où la fréquence
des accidents mortels est la plus importante
(le triple de la moyenne). Arrivent ensuite
l’agriculture, la sylviculture et la pêche, le tra-
vail du bois et les transports-entreposage.
Quatre-vingt-dix pour cent des victimes sont
des hommes, et les ouvriers ont cinq fois
plus de risques de perdre la vie que les cadres.
LE SECTEUR Les accidents mortels sont deux fois plus
DE LA CONSTRUCTION fréquents chez les intérimaires. En octo-
bre 2023, un jeune de 25 ans est ainsi mort
EST CELUI lors de son premier jour au Decathlon de la
Madeleine, à Paris, écrasé par un chariot élé-
OÙ LA FRÉQUENCE vateur lors du déchargement d’un camion
DES ACCIDENTS approvisionnant le magasin. Les intérimai-
res sont plus en danger dans la mesure où,
MORTELS EST passant d’un métier à l’autre, d’une entre-
prise à une autre, ils sont moins bien formés.
LA PLUS IMPORTANTE, Ils sont également sous pression, car, pour
eux, dénoncer un manquement à la sécurité,
LE TRIPLE c’est le risque de ne plus être rappelés pour en France, des malaises fatals comme acci-
DE LA MOYENNE une prochaine mission. dents du travail (en 2022, 57 % des morts au
La France est souvent présentée comme travail étaient consécutives à un malaise), ce
l’un des pires élèves en Europe : selon Euro- qui n’est pas le cas dans les autres pays.
stat, en 2021, la France avait le quatrième « Ailleurs, il n’y a pas d’obligation déclara-
taux le plus élevé d’accidents mortels : tive des AT par les employeurs du même ni-
3,32 pour 100 000 travailleurs, soit près du veau que la nôtre. Un AVC, par exemple, ne
double de la moyenne de l’Union euro- sera pas reconnu dans la majorité des pays
péenne (1,76). Ce chiffre plus élevé s’explique européens », explique Raphaël Haeflinger, di-
par la reconnaissance quasi systématique, recteur général d’Eurogip, un groupement

Entre déni et manque de données, les suicides invisibilisés

L’Assurance-maladie parle d’une quarantaine de cas par an. C’est entre vingt et trente fois plus, affirment les associations d’aide aux victimes

L a dernière conversation que

j’ai eue avec mon mari
[Jean-Lou Cordelle] samedi
4 juin [2022] vers 22 heures concer-
nait les dossiers en cours à son tra-
vail. Le lendemain matin, mon fils
découvrait son père au bout d’une
corde pendu dans le jardin », té-
moigne Christelle Cordelle dans
la lettre adressée aux représen-
tants du personnel d’Orange pour
leur donner des précisions sur
l’état psychologique de son mari
avant son suicide, à l’âge de 51 ans,
après des mois de surcharge de
travail, d’alertes vaines à la hiérar-
chie et à la médecine du travail.
Son acte, finalement reconnu
comme « accident de service »,
ainsi que sont nommés les acci-
dents du travail (AT) des fonction-
naires, n’est pas recensé dans le
bilan annuel de la Sécurité so-
ciale. Celui-ci ne tient pas, en effet,
compte de la fonction publique,
invisibilisant les actes désespérés
des infirmières, des professeurs
ou encore des policiers.
L’Assurance-maladie parle d’une
quarantaine de suicides-acci-
dents du travail par an. Un chiffre
stable, représentant 5 % du total
des accidents du travail mortels,
mais qui serait nettement sous-
évalué. C’est entre vingt et trente
fois plus, affirme l’Association
d’aide aux victimes et aux orga-
nismes confrontés aux suicides
et dépressions professionnelles
(ASD-pro), qui l’évalue plutôt en-
tre 800 et 1 300 chaque année, sur
la base d’une étude épidémiologi-
que sur les causes du suicide au
travail réalisée fin 2021 par Santé
publique France.
L’explosion des risques psycho-
sociaux (RPS) en entreprise cons-
tatée étude après étude et par la
Caisse nationale d’assurance-ma-
ladie (CNAM) apporte de l’eau au
moulin de l’ASD-pro : 1 814 mala-
dies professionnelles relèvent de
maladies psychiques, en aug-
mentation régulière, note le rap-
port 2022. Quant au dernier baro-
mètre du cabinet Empreinte hu-
maine, publié en novembre 2023,
il est sans équivoque : près d’un
salarié sur deux (48 %) était en dé-
tresse psychologique en 2023.
« Passage à l’acte brutal »
La mécanique mortifère de la
souffrance au travail est connue.
« Les mécanismes à l’œuvre sem-
blent être toujours liés : atteintes à
la professionnalité et à l’identité
professionnelle, perte de l’estime
de soi, apparition d’un sentiment
d’impuissance », explique Phi-
lippe Zawieja, psychosociologue
au cabinet Almagora.
Tous les RPS ne conduisent pas
au geste fatal. « Il y a moins de sui-
cidés chez les salariés que parmi
les chômeurs, et 90 % des suicides
interviennent sur fond de pro-
blème psychiatrique antérieur »,
souligne M. Zawieja. Mais « il
existe des actes suicidaires qui ne
sont pas la conséquence d’un état
dépressif antérieur, qui marquent
un passage à l’acte brutal [rap-
tus], lié à un élément déclencheur
conjoncturel », indique l’Institut
national de recherche et de sécu-
rité pour la prévention des acci-
dents du travail et des maladies
professionnelles (INRS). Comme
ce fut le cas du management
toxique institutionnel à France
Télécom. C’est alors que survient
l’accident.
« Pour Jean-Lou, tout s’est passé
insidieusement, témoigne sa
veuve. Il était en surcharge de tra-
vail depuis octobre-novem-
bre 2021, avec des salariés non
remplacés, des départs en retraite.
Un jour de janvier, je l’ai vu bu-
guer devant son ordinateur. A
partir de là, j’ai été plus attentive.
En mars [2022], ils ont allégé sa
charge de travail mais insuffisam-
ment. En avril, il a craqué. La mé-
decine du travail a été prévenue. Il
a finalement été mis en arrêt, sauf
qu’il continuait à recevoir des
mails. Ils lui avaient laissé son
portable professionnel et il n’y
avait pas de message de gestion
d’absence renvoyant vers un autre
contact. Jusqu’au bout, Orange
n’a pas pris la mesure ».
Le plus souvent, les suicides au
travail sont invisibilisés, au ni-
veau de l’entreprise d’abord, puis
des statistiques. « Classiquement,
l’entreprise, quand elle n’est pas
tout simplement dans le déni,
considère que c’est une affaire
privée et que le travail n’en est
pas la cause », explique le juriste
Loïc Lerouge, directeur de re-
cherche au Centre national de la
recherche scientifique et spécia-
liste du sujet.
Caractérisation délicate
Un déni qui a valu à Renault la
première condamnation pour
« faute inexcusable de l’em-
ployeur pour n’avoir pas pris les
mesures nécessaires alors qu’il
avait conscience du danger » con-
cernant les salariés du Techno-
centre de Guyancourt (Yvelines)
qui ont mis fin à leurs jours dans
les années 2000. « On reconnaît
pleinement la responsabilité de la
personne morale de l’entreprise
depuis l’affaire France Télécom »,
précise M. Lerouge.
L’invisibilisation des suicides
commence par le non-dit. En
réaction aux deux suicides de
juin 2023 à la Banque de France,
où l’une des victimes avait laissé
une lettre incriminant claire-
ment ses conditions de travail, la
direction a déclaré avoir « fait ce
qui s’impose » après un tel drame.
Puis, lors des vœux 2024 adressés
au personnel le 2 janvier, le gou-
verneur de la Banque de France,
François Villeroy de Galhau, n’a
pas prononcé le mot « suicide »,
évoquant les « décès dramatiques
de certains collègues ». Et s’il a dé-
claré « prendre au sérieux les résul-
tats et les suggestions » de l’en-
quête qui acte le problème de
surcharge de travail, présentée au
comité social et économique ex-
traordinaire du 18 janvier, il n’a
pas mis sur pause le plan de ré-
duction des effectifs dans la filière
fiduciaire. Celle-là même où tra-
vaillaient les deux salariés qui ont
mis fin à leurs jours. « Beaucoup
de gens n’ont pas les moyens de
faire correctement leur travail et
sont en souffrance. Il existe à la
Banque de France une forme de
maltraitance généralisée », af-
firme Emmanuel Kern, un élu
CGT de l’institution.
La caractérisation des suicides
en accidents du travail est un
exercice délicat, au cœur de la re-
connaissance de la responsabilité
de l’employeur. Pour Santé publi-
que France, la définition est assez
simple (« Surveillance des suicides
en lien potentiel avec le travail »,
2021). Il s’agit de tout suicide pour
lequel au moins une des situa-
tions suivantes était présente : la
survenue du décès sur le lieu du
travail ; une lettre laissée par la
victime mettant en cause ses
conditions de travail ; le décès en
tenue de travail alors que la vic-
time ne travaillait pas ; le témoi-
gnage de proches mettant en
cause les conditions de travail de
la victime ; des difficultés con-
nues liées au travail recueillies
auprès des proches ou auprès des
enquêteurs.
Mais pour l’administration,
le champ est beaucoup plus
restreint : l’Assurance-maladie
prend en compte « l’acte inter-
venu au temps et au lieu de tra-
vail ». Et la reconnaissance n’aura
pas lieu si des éléments au cours
de l’enquête permettent d’établir
que « le travail n’est en rien à
l’origine du décès », précise la
charte sur les accidents du travail
rédigée à destination des enquê-
teurs de la Sécurité sociale.
« En dehors du lieu de travail, c’est
à la famille de faire la preuve du
lien avec l’activité profession-
nelle », explique Michel Lallier,
président de l’ASD-pro. Une vi-
sion nettement plus restrictive,
qui explique cet écart entre les
bilans des suicides au travail. p
anne rodier
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 économie & entreprise | 15

activité, l’organisation du travail), pour ne se

baser que sur des faits : « Le but est d’identifier
les dysfonctionnements pour trouver des ac-
tions correctives que pourrait mettre en
œuvre immédiatement l’entreprise – il man-
que un barreau à une échelle, par exemple – et
des actions préventives au global », exprime
Anne-Sophie Valladeau, experte d’assistance
conseil à l’INRS. En fait, une majorité d’em-
ployeurs, en particulier de très petites entre-
prises et petites ou moyennes entreprises, ne
développent pas de réelle culture de préven-
tion. Faute de temps, nombre d’entre elles
remplissent leur document unique d’évalua-
tion des risques professionnels, pourtant
obligatoire, en faisant appel à un prestataire
extérieur – quand elles le remplissent…

FRONT COMMUN DES FAMILLES

d’intérêt public né sous l’égide de la CNAM,
qui vise à défendre la prévention des risques
professionnels à l’échelle européenne. Quoi
qu’il en soit, les accidents mortels (hors ma-
laises) demeurent à un niveau élevé, et dessi-
nent un problème systémique sur l’état de la
santé et de la sécurité au travail dans les en-
treprises françaises.
Les familles questionnent immédiatement
la responsabilité de l’employeur. Surtout
quand des circonstances floues entourent
l’événement. Comme dans le cas de Moussa
Sylla, un agent de nettoyage employé par le
sous-traitant Europ Net, mort après un choc
contre un mur au sous-sol de l’Assemblée na-
tionale, en juillet 2022. Il aurait été éjecté par
sa machine autolaveuse, mais le parquet de
Paris n’a pas intenté de poursuites pour le
moment. Johanna Daire-Bento a, elle aussi,
des incertitudes. Le 3 avril 2020, son mari,
technicien de maintenance dans une blan-
chisserie industrielle en Seine-et-Marne,
meurt asphyxié dans un sèche-linge. Les en-
quêtes ne sont toujours pas terminées. « Au
début, la gendarmerie me disait que c’était la
faute d’Alexandre, qu’il avait mal géré la ma-
chine. Mais il était tout seul, et me racontait
souvent qu’il n’y avait pas assez de cadenas
pour la sécuriser… »
sur des chiffres » et adresser un certain nom-
bre de revendications au ministère du tra-
vail. Objectif : obtenir la prise en charge des
frais d’avocat et d’obsèques par les em-
ployeurs, davantage de sanctions en cas de
manquements et de négligence, la publica-
tion d’une liste noire des entreprises con-
damnées, plus d’agents de contrôle pour
l’inspection du travail – il y en a seulement
un pour dix mille salariés –, ainsi qu’un
meilleur comptage des morts.
Pour le collectif, ces situations qui se répè-
tent jour après jour ne sont pas une accumu-
lation de faits divers, mais un « fait social »
qui témoigne d’une dégradation continue
des conditions de travail. « Dans les secteurs
précaires, avec beaucoup d’externalisations, il
n’y a plus de temps de coordination des équi-
pes, ce qui crée des risques », observe Sophie
Binet, secrétaire générale de la CGT, qui s’est
portée partie civile sur 112 procédures consé-
cutives à un AT mortel depuis 2017.
Si la CGT accompagne fréquemment le col-
lectif, la plupart des proches de victimes dé-
plorent le manque d’implication des repré-
sentants syndicaux dans les entreprises con-
cernées. La disparition des comités d’hy-
QUENTIN FAUCOMPRÉ
giène, de sécurité et des conditions de travail,
englobés désormais dans les comités so-
ciaux et économiques, l’explique en partie.
L’action du collectif de familles a notam-
ment abouti à une campagne de communica-
« CERTAINS tion gouvernementale pour sensibiliser les
EMPLOYEURS JOUENT employeurs et les salariés. Elle s’ajoute à deux
plans de prévention nationaux qui ciblent les
SUR LES DÉLAIS risques les plus accidentogènes (accidents de
la route, chutes de hauteur et utilisation de
DE PRESCRIPTION, certaines machines). Le collectif a aussi tra-
D’AUTRES DISENT vaillé sur un projet de guide d’accompagne-
ment pour les proches des victimes, qui de-
QUE LA VICTIME vrait être diffusé nationalement, avec la
DREETS du Grand-Est. Cette dernière a reçu
N’A PAS SOUFFERT. les familles en octobre 2023, lors de la journée
de formation de ses inspecteurs du travail. « Il
ILS NE SE REMETTENT nous semblait important de leur donner la pa-
PAS EN QUESTION » role, d’inciter nos agents à davantage commu-
niquer avec les proches », juge Thomas Kapp.
CANDICE CARTON Un bilan un peu maigre alors que les res-
sœur d’un mécanicien sources à disposition des employeurs pour
mort d’un accident éviter les accidents sont déjà légion. L’Institut
du travail en 2021 national de recherche et de sécurité (INRS)
propose, par exemple, une liste d’une cin-
quantaine d’éléments-clés à analyser (l’expé-
rience de l’individu, le matériel utilisé, son
Et si le ministère du travail estime qu’une
« minorité fonde sciemment son modèle éco-
nomique sur un contournement des règles »,
le mal semble bien plus profond. Familles et
syndicats plaident donc pour un alourdisse-
ment des sanctions, alors que peu d’entre-
prises sont poursuivies pénalement par les
procureurs et condamnées in fine pour ho-
micide involontaire. Quand c’est le cas, les
amendes dépassent rarement quelques di-
zaines de milliers d’euros. « On est dans un
système d’impunité et d’irresponsabilité tota-
les : il faut des sanctions, en pourcentage de
chiffre d’affaires, sur les accidents mais aussi
sur le défaut de prévention », souhaite Mme Bi-
net, qui insiste sur l’absence de mesures for-
tes dans les entreprises. Et dénonce celles
qui renvoient la responsabilité aux salariés
eux-mêmes : « Chez Airbus, dans les vestiai-
res, on trouve des miroirs où il est écrit “le pre-
mier responsable de la sécurité est là” »…
Pour être plus fortes face aux entreprises,
les familles assistent ensemble aux procès
des employeurs, parfois empreints d’une
mauvaise foi consternante : « Certains jouent
sur les délais de prescription, d’autres disent
que la victime n’a pas souffert et que ça justifie
le non-préjudice, s’indigne Candice Carton.
Ils ne se remettent pas en question. » Désor-
mais, Mme Bérard souhaite échanger directe-
ment avec les employeurs, pour les mettre
face à leurs responsabilités. « On a demandé
à témoigner au Medef, à la CPME [Confédéra-
tion des petites et moyennes entreprises].
Les premiers échanges sont frileux. C’est
comme si, en nous recevant, ils admettaient
qu’il y a un gros problème avec les morts au
travail. C’est justement cette prise de cons-
cience qui est nécessaire. » p
jules thomas
Prochain épisode Le manque de sécurité
sur les chantiers

« L’AMPLEUR DU PHÉNOMÈNE »
La lenteur de la justice pour faire reconnaître la responsabilité de l’employeur
A la tristesse et la colère s’ajoute, pour la fa-
mille, la plongée dans un monde inconnu.
« Le lendemain de l’accident, ils vous parlent
d’autopsie, de permis d’inhumation, de l’avis
nécessaire du procureur… Vous ne comprenez
rien », témoigne Candice Carton. Sans comp-
ter les mesquineries : « J’ai demandé que la
stèle soit prise en charge, le directeur a refusé. »
Voire la mise en cause du salarié par un em-
ployeur. « Certains dirigeants prétendent tout
de suite que c’est la faute de la victime, qu’il
avait des équipements et ne les a pas utilisés…
C’est une explication trop facile, il y a toujours
des éléments d’organisation du travail à l’ori-
gine d’un AT », décrit Thomas Kapp, responsa-
ble du pôle travail de la direction régionale de
l’économie, de l’emploi, du travail et des soli-
darités (DREETS) Grand Est.
Lors de la mort de son fils Flavien en 2022,
percuté par une pièce métallique défec-
tueuse sur un chantier de forage pétrolier,
Fabienne Bérard prend conscience de « l’am-
pleur du phénomène » et se dit que sa famille
n’est sûrement pas la seule à être démunie.
Elle cofonde Collectif familles : stop à la mort
au travail, en 2023, pour « mettre des visages
pour ceux qui ont perdu un proche à la suite
d’un accident du travail, la reconnaissance de la res-
ponsabilité de l’employeur est essentielle. Mais les
procédures, d’ordre pénal ou civil, tournent parfois
au parcours du combattant, voire s’étirent sur des
années, ajoutant à la douleur des familles. Fabienne
Bérard, du collectif Familles : stop à la mort au tra-
vail, cite l’exemple de Fanny Maquin, qui a perdu
son mari cordiste, Vincent, il y a douze ans. Et qui
n’est toujours pas passée en justice pour être in-
demnisée. « Comme souvent, il y a eu un grand nom-
bre de renvois d’audience, explique-t-elle. L’avocat
adverse met en avant que, depuis ce temps, elle a re-
construit une cellule familiale et que le préjudice ne
peut pas être établi de la même manière… »
Tout accident du travail mortel est suivi d’une en-
quête de l’inspection du travail (qui doit intervenir
dans les douze heures), et de la gendarmerie ou de
la police. Depuis 2019, les deux institutions peu-
vent mener une enquête en commun, mais c’est
encore rare. Et souvent, l’enquête de l’inspection
dure plusieurs mois, parce que les effectifs man-
quent pour mener à bien les constats immédiats,
les auditions des témoins ou encore solliciter des
documents auprès de l’entreprise.
Ces investigations permettent de déterminer si la
responsabilité pénale de l’employeur est engagée.
Si les règles de santé et sécurité n’ont pas été respec-
tées, l’inspection du travail en avise le procureur,
qui est le seul à pouvoir ouvrir une procédure. « Dès
lors, le parquet a trois possibilités, explique l’avocat
Ralph Blindauer, qui accompagne souvent des fa-
milles. Soit l’affaire est classée sans suite, soit une in-
formation judiciaire avec juge d’instruction est
ouverte, car le cas est jugé complexe, soit, le plus cou-
ramment, une ou plusieurs personnes sont citées à
comparaître devant le tribunal correctionnel. »
Un montant négligeable
En cas de poursuite au pénal, l’employeur est fré-
quemment condamné pour homicide involontaire
en tant que personne morale – ce qui est peu satis-
faisant pour les victimes, et peu dissua-
sif. L’amende est en effet de 375 000 euros maxi-
mum, un montant négligeable pour un grand
groupe. L’employeur est plus rarement condamné
en tant que personne physique, car il est difficile
d’identifier le responsable de la sécurité – la peine
encourue est alors l’emprisonnement. Dans le cas
d’une procédure au civil, la reconnaissance d’une
« faute inexcusable » de l’employeur permet aux
ayants droit (conjoints, enfants ou ascendants)
d’obtenir la majoration de leur rente, ainsi que l’in-
demnisation de leur préjudice moral. La faute est
caractérisée lorsque l’entreprise a exposé son sala-
rié à un danger dont il avait, ou aurait dû, avoir
conscience et qu’il n’a pas pris les mesures néces-
saires pour l’en préserver.
« Le nœud du sujet, c’est la conscience du danger, en
particulier lors d’un malaise mortel, explique Mo-
rane Keim-Bagot, professeure de droit à l’université
de Strasbourg. Les employeurs remettent en ques-
tion le caractère professionnel de l’accident, en dé-
montrant qu’il y a une cause étrangère exclusive. »
Certains prétendent ainsi que la victime souffrait
d’un problème cardiaque décelé au moment de
l’autopsie, de surpoids, de stress ou de tabagisme.
« Si vous tombez sur un inspecteur surchargé, un
parquet qui s’y attelle moyennement, des gendar-
mes non spécialisés et débordés, les procédures du-
rent facilement des années, sans compter les renvois
d’audience fréquents, conclut Me Blindauer. La lon-
gueur très variable de ces affaires illustre aussi le
manque de moyens de la justice. » p
j. th.
16 | économie & entreprise
Dans les Alpes, des vacances de plus en plus élitistes
Avec la « montée en gamme » des stations de ski d’altitude, la clientèle française ne cesse de se réduire
REPORTAGE
val-d’isère (savoie) -
envoyée spéciale
A
l’heure du déjeuner, au
sommet d’une piste de
ski du domaine de
Val-d’Isère (Savoie), le
restaurant d’altitude La Cucucina
fait salle comble. Oubliez le tradi-
tionnel chalet à tartiflettes et vin
chaud : ici, tout est démesuré.
Dans la salle décorée à la manière
d’un atelier d’artiste de la Renais-
sance, une danseuse exécute des
figures acrobatiques depuis un
cerceau suspendu, accompagnée
par une chanteuse de jazz en robe
de soirée. Les serveurs, costumés
en artistes peintres, apportent aux
skieurs – des Anglais, des Néerlan-
dais, des Brésiliens – des plats ita-
liens issus d’une carte signée de
l’ex-« Top Chef » Denny Imbroisi :
rigatonis à la truffe (45 euros),
pizza sicilienne (34 euros), poulet
alla diavola (39 euros)…
Ouvert fin 2021, La Cucucina, qui
appartient au groupe La Folie
douce, incarne une réalité obser-
vée dans toutes les grandes sta-
tions de ski des Alpes : la montée
en gamme. Des restaurants et des
commerces de plus en plus quali-
tatifs, des hôtels ou résidences
plus luxueux que ceux qu’ils rem-
placent, des loisirs plus nom-
breux et variés, des télésièges tou-
jours plus rapides… Et des prix qui
étranglent les habitués des vacan-
ces à la neige, en particulier dans
un contexte inflationniste. Chez
Sunweb, l’un des principaux tour-
opérateurs du ski en France, les ta-
rifs des séjours tout compris ont
augmenté de 12 % en deux ans.
Par exemple, pour une semaine à
La Plagne pendant les vacances
scolaires, les « packages » (loge-
ment, skis, forfaits) les moins
chers, pour une famille de quatre,
commencent à 2 600 euros.
« La conséquence, c’est le rétré-
cissement de la clientèle française
qui peut se permettre d’aller au
ski, tandis que les stations vont
chercher énormément de clientèle
à l’étranger », explique Alain Bou-
logne, vice-président de l’asso-
ciation environnementale Cipra.
La « base » des skieurs est pour-
tant étroite : 11 % des Français dé-
clarent pratiquer le ski tous les
ans, selon la dernière enquête du
ministère chargé des sports
(2020), avec une surreprésenta-
tion des cadres et professions in-
termédiaires.
Cette montée en gamme est di-
rectement liée à la pression im-
mobilière, qui s’est considérable-
ment accrue ces dernières années
Les stations n’ont pas assez pris la mesure du changement climatique
La Cour des comptes estime que seuls quelques sites en France peuvent espérer poursuivre une exploitation au-delà de 2050
D ans les trente prochaines
années, le changement
climatique va boulever-
ser les équilibres des stations de
ski. Toutes ne vont pas mourir,
mais toutes seront frappées. Seu-
les « quelques stations » peuvent
espérer poursuivre une exploita-
tion au-delà de 2050, affirme la
Cour des comptes, dans un rap-
port publié mardi 6 février. Or,
nombre de ces communes ne
semblent pas en prendre la me-
sure. Ce document de 147 pages,
réalisé après un audit de 42 sta-
tions de tous les massifs, part d’un
constat : le modèle du ski français
« s’essouffle », étranglé à la fois par
la baisse du nombre de skieurs, par
un parc de logements de moins en
moins adapté, et par les lourds in-
vestissements réalisés par des
opérateurs de remontées mécani-
ques. S’ajoute le changement cli-
matique, qui a réduit la quantité
de neige, raccourcit les saisons, et
dans les stations de ski les plus en-
neigées. Les promoteurs achètent
les terrains de plus en plus chers,
et y construisent des hôtels ou des
appartements haut de gamme,
qui dégagent des marges supé-
rieures. Tous ces nouveaux pro-
grammes, pourvoyeurs de recet-
tes pour les stations, ont permis
de maintenir la viabilité du sys-
tème, et de financer la montée en
gamme de toutes les prestations.
« A Tignes, on est passé de deux
hôtels cinq étoiles à une quinzaine,
en l’espace de quinze ans », affirme
Sébastien Mérignargues qui,
après avoir dirigé l’office de tou-
risme de cette station, est
aujourd’hui en poste à Avoriaz.
Dans le même temps, certains ty-
pes d’hébergement tendent à dis-
paraître, comme les structures du
tourisme social, les centres de co-
lonies de vacances. « Ce qui crée
un vrai problème de renouvelle-
ment des générations. Le ski, pour
en faire adulte, on a besoin d’y être
initié soit par ses parents, soit par
l’école », poursuit-il.
Permis de construire à foison
Des hôtels de gamme intermé-
diaire sont aussi touchés par ce
rouleau compresseur, comme
ceux que possédait, à Méribel, la
famille Chardonnet. Né en 1962,
Gilles Chardonnet a construit
l’hôtel Alba en 1988 – un grand bâ-
timent en bois style chalet – sur
une parcelle acquise par son père.
« C’était juste avant les JO de 1992,
la mairie donnait certaines facili-
tés. » Avec sa femme, il a fait tour-
ner pendant plus de trente ans
cette affaire de vingt-cinq cham-
bres, un deux-étoiles avec demi-
pension, à prix corrects pour la
station. L’établissement, ouvert
seulement l’hiver, « marchait très
bien », nous dit-il.
« A l’approche de la retraite, je me
suis dit que je voulais transmettre
à mes enfants. » Mais le terrain
avait pris tellement de valeur que
cette succession était trop coû-
teuse. « C’était plus simple de ven-
dre. » Un promoteur, Rising
Stone, était aux aguets : la vente
de l’Alba – ou plutôt, des droits à
construire associés au terrain –
s’est soldée en 2022 pour un prix
qui a dépassé les 10 millions
d’euros. L’ancien hôtel a été dé-
moli, un nouvel édifice est en
construction. Il accueillera
vingt appartements, livrés
en 2025, proposés à la vente
autour de 30 000 euros le mètre
carré. Cinq sont encore disponi-
bles, tout le reste est déjà parti.
Juste à côté, L’Orée du bois, l’hôtel
trois étoiles de quarante cham-
nécessite de plus en plus d’inves-
tissements dans la production de
neige artificielle. Les stations de
ski bénéficient d’importantes
aides publiques. Ainsi, 23 % du
chiffre d’affaires des opérateurs de
remontées mécaniques des peti-
tes ou moyennes stations est issu
des subventions. Cela revient à
faire payer le contribuable – et non
l’usager – pour une activité touris-
tique, ce qui « pose problème », se-
lon la Cour, qui rappelle que hors
de France « les remontées relèvent
du secteur privé ».
Ces aides conduisent souvent à
financer des modèles d’affaires à
l’avenir incertain, et lourdement
basés sur l’emprunt. Fragilisées
par la baisse de l’enneigement et
par un moindre nombre de
skieurs, « de plus en plus de sta-
tions » ne sont plus en capacité
d’atteindre l’équilibre d’exploita-
tion, et sont « fortement déficitai-
res » (Chalmazel dans la Loire, Le
La Cucucina, un restaurant du groupe La Folie douce, à Val-d’Isère (Savoie), en décembre 2021. LOUIS RAUX-DEFOSSEZ
bres géré par son frère Claude
Chardonnet, a suivi la même tra-
jectoire. Racheté par le même pro-
moteur, il a été démoli il y a deux
ans, et a laissé la place à des appar-
tements de luxe, le Village de
l’Orée. Certains sont ouverts à la
location – en mars, on peut sé-
journer dans l’un d’entre eux
pour 20 000 euros la semaine.
Dans les stations de ski, cette
montée en gamme est indissocia-
ble d’un autre phénomène : l’effri-
tement du modèle des résidences
des années 1960 et 1970, au cœur
des « plans neige » lancés par
l’Etat. Ces appartements étaient
autrefois commercialisés par des
gestionnaires de type Pierre & Va-
cances. Au fil des ans, ils sont re-
tournés dans les mains de leurs
propriétaires, qui ne souhaitent
plus les louer. D’autant que ces lo-
gements ne conviennent plus
toujours aux standards actuels :
trop petits, mal isolés, pas réno-
vés… Ils deviennent ainsi des « lits
froids », occupés moins de quatre
semaines par an.
Or, les stations ont besoin
d’avoir un certain volume de
skieurs pour fonctionner : c’est ce
qui explique aussi qu’elles ont
Les canons
à neige, très
coûteux, posent
de multiples
problèmes,
à commencer par
leur impact sur la
ressource en eau
Mont-Dore dans le Puy-de-Dôme,
Auron dans les Alpes-Maritimes,
Saint-Pierre-de-Chartreuse en
Isère…). « La tendance à la baisse de
l’activité ski est insuffisamment
prise en compte par les collectivi-
tés » dans leurs investissements,
écrit la Cour. Elle cite l’exemple de
Font-Romeu, dans les Pyrénées-
Orientales, qui a adopté un plan
maintenant jusqu’en 2047 un
nombre de skieurs « stable ». « Plus
continué à délivrer des permis de
construire à foison. « En Taren-
taise, on a construit des milliers de
nouveaux lits en vingt ans. Et pres-
que tout ce qui sort de terre, c’est
du haut de gamme », commente
Guillaume Desmurs, fondateur
du think tank Lama Project, spé-
cialiste de la montagne.
Des investissements énormes
A cette spirale s’ajoutent les logi-
ques propres aux opérateurs des
remontées mécaniques, qui sont,
en France, des services publics.
Ceux-ci effectuent des investisse-
ments énormes – environ 7 mil-
lions d’euros pour un télésiège, et
jusqu’à 135 millions d’euros pour
le futur téléphérique des Deux-
Alpes – pour offrir les meilleures
prestations, dans le cadre d’une
concurrence entre stations pour
attirer les skieurs.
« Et ils font face à des coûts crois-
sants pour couvrir le domaine
avec de plus en plus de neige artifi-
cielle, car, avec le changement cli-
matique, la neige est moins sta-
ble. A cela, il faut ajouter, depuis
deux ans, la flambée des coûts de
l’énergie », explique l’enseignant-
chercheur Vincent Vlès. Tout cela
surprenant encore », Val Louron
(Hautes-Pyrénées) indique, dans
son plan d’affaires, vouloir pres-
que doubler son nombre de
clients, malgré son altitude
moyenne, l’exposant de manière
très élevée au manque de neige.
Démantèlement des télésièges
Le rapport examine le cas de la
neige artificielle, présentée par les
acteurs de la montagne comme
une solution face au changement
climatique. Or, les canons à neige,
très coûteux, posent de multiples
problèmes, à commencer par leur
impact sur la ressource en eau,
souvent « sous-estimé ». De plus, si
la température augmente trop, les
canons ne peuvent pas être utili-
sés. En outre, les retenues collinai-
res, qui servent à stocker l’eau né-
cessaire, créent des conflits
d’usage. Dans certains cas, les poli-
tiques d’enneigement tournent à
la « mal adaptation », estime la
Cet hiver, un
passe « 6 jours »
à Tignes-Val-
d’Isère coûte
396 euros
par adulte.
Il y a dix ans,
c’était 252 euros
alors que, globalement, le nom-
bre de forfaits vendus baisse len-
tement depuis 2010. Résultat :
leur prix flambe. Cet hiver, un
passe « 6 jours » sur le domaine
de Tignes-Val-d’Isère coûte
396 euros par adulte. Il y a dix
ans, c’était 252 euros, soit une
hausse de 57 % (l’inflation est à
+ 16 % sur cette période).
« La montée en gamme, c’est
l’idée qu’il faut de plus en plus de
clients fortunés pour compenser les
coûts croissants de fonctionne-
ment de l’ensemble du système »,
résume Guillaume Desmurs.
Alors que l’ensemble du système
est mis sous pression par le chan-
gement climatique, divers si-
Cour, qui cite l’exemple de Super-
Besse (Puy-de-Dôme), station d’al-
titude moyenne du Massif central,
qui a énormément investi dans
des appareils de production de
neige, et envisage encore d’éten-
dre cette couverture. Les rappor-
teurs se montrent assez critiques
sur le développement d’activités
hors ski (luges, tyroliennes…), utili-
sables hiver comme été, pensées
« sans stratégie », ce qui amène, par
exemple, à des concurrences inu-
tiles entre stations. Et lorsqu’il
existe des bilans financiers de ces
activités « ils font généralement ap-
paraître un déséquilibre ».
Pour sortir de cette situation, la
Cour des comptes appelle à une
réforme de la gouvernance, afin
que les décisions « ne relèvent plus
seulement de l’échelon commu-
nal » – ce qui fait bondir, dans sa
réponse, l’association qui repré-
sente les maires de ces stations. Le
rapport propose de conditionner
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
gnaux indiquent que le modèle
pourrait arriver bientôt à un point
de bascule. De plus en plus de mai-
res, comme celui de Bourg-Saint-
Maurice-Les Arcs (Savoie), met-
tent un coup d’arrêt aux construc-
tions touristiques, et décident de
faire de la rénovation leur priorité
– même si ces opérations se heur-
tent à de multiples obstacles. A
l’été 2023, le schéma de développe-
ment de la Maurienne (les Sybel-
les, Albiez-Montrond…), en Savoie,
qui prévoyait 22 000 construc-
tions touristiques, a été retoqué
par la justice administrative.
Cette spirale se heurte aussi, de
plus en plus, aux difficultés ren-
contrées par la population locale
pour se loger. Juste pour la saison
d’hiver, le groupe La Folie douce,
auquel appartient Cucucina, dé-
pense 1,4 million d’euros en loyers
pour héberger ses 160 saisonniers
à Val-d’Isère. « Entre avant et après
le Covid, le prix des locations a qua-
siment doublé. Et impossible de re-
cruter sans fournir un logement »,
explique Corinne Reversade, la di-
rectrice de La Folie douce. « C’est
aujourd’hui une vraie question
pour notre avenir. » p
jessica gourdon
les aides publiques à la prise en
compte du changement climati-
que, et de créer un fonds consacré
à la transition de ces territoires,
chargé notamment de l’épineuse
question du démantèlement des
télésièges abandonnés.
Enfin, le rapport établit un ta-
bleau comparatif de 163 stations
de ski selon un indice de vulnéra-
bilité, fonction du risque climati-
que et économique auxquels elles
font face. Les stations les plus ex-
posées au risque de faillite sont
presque toutes situées dans les Al-
pes du Sud : Roubion-les-Buisses,
Ceillac, Chaillol, Laye, Molines-
Saint-Véran, Aiguilles, Arvieux… A
l’inverse, les grandes stations des
Alpes du Nord sont les moins me-
nacées. Tignes, Val-Thorens,
Val-d’Isère, Les Deux-Alpes, Val-
meinier, Chamonix ou encore Les
Ménuires disposent des meilleurs
scores de viabilité. p
je. go.
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
A Port Talbot, le coût social de la
transition « verte » de Tata Steel
Premier employeur de cette ville du Pays de Galles, le conglomérat
indien va fermer ses hauts-fourneaux. Et 2 800 postes sont menacés
REPORTAGE
port talbot (royaume-uni) -
envoyée spéciale
S
i ce n’était la présence
bruyante des mouettes,
on ne devinerait pas que
la mer est si proche. A
Port Talbot, elle est cachée par
l’énorme complexe sidérurgique
de Tata Steel, un des plus vastes
d’Europe, qui occupe tout le flanc
sud-ouest de cette ville côtière du
Pays de Galles. L’horizon est barré
par la silhouette des deux hauts-
fourneaux, toute l’activité de la
ville tourne autour du site, pre-
mier employeur de la ville avec
4 000 salariés.
Le conglomérat indien Tata, qui
a acquis le site il y a quatorze ans,
a annoncé le 19 janvier son inten-
tion de fermer les deux hauts-
fourneaux. Le groupe, qui a ob-
tenu une aide de 500 millions de
livres sterling (585 millions
d’euros) de l’Etat britannique
en 2023 pour financer sa transi-
tion verte, veut entamer sans tar-
der la construction d’un four à arc
électrique censé fabriquer de
l’acier à faible empreinte carbone
– l’aciérie de Port Talbot est le site
émettant le plus de dioxyde de
carbone au Royaume-Uni. Pro-
blème : ce four emploiera bien
moins de personnel, au moins
2 800 postes sont menacés.
Angoissés
« C’est une catastrophe, un emploi
à Tata Steel génère quatre emplois
chez des sous-traitants et les
commerçants de la ville », déplore
Alan Coombs, un des responsa-
bles du syndicat Community
pour l’aciérie, rencontré le 1er fé-
vrier au bien nommé Steel Town
Coffee, un café tout proche de
l’entrée de l’aciérie. « Le four à arc
électrique, en l’état actuel des tech-
nologies, ne produira pas un acier
de qualité suffisante pour que
nous conservions nos clients dans
l’industrie automobile », assure
Alan Coombs. Les syndicats crai-
Le média en ligne « Konbini » racheté
par l’éditeur du « Gorafi »
DC Company, qui détient le site parodique, fait l’acquisition du « pure player » créé en 2008
F ondé en 2021, le jeune
groupe de médias en ligne
DC Company, propriétaire
notamment du site satirique
Le Gorafi, s’apprête à changer de
physionomie, en réalisant sa plus
grosse acquisition. Son PDG,
Geoffrey La Rocca, annonce,
mardi 6 février, le rachat de la to-
talité du capital de Konbini, média
en ligne spécialisé dans la vidéo
qui revendique de toucher « 100 %
des 18-35 ans chaque mois » avec
ses contenus s’intéressant à la
pop culture. Le montant de la
transaction n’a pas été divulgué.
Entré en négociations exclusi-
ves durant l’été 2023, l’entrepre-
neur reprend les 80 % du capital
détenu par la famille Perrodo, qui
a fait fortune dans l’industrie du
pétrole et a investi près de 50 mil-
lions d’euros dans Konbini depuis
2018. M. La Rocca rachète aussi les
20 % des cofondateurs Lucie Beu-
det et David Creuzot. Ces derniers,
qui deviennent actionnaires mi-
noritaires de DC Company, assu-
rent qu’ils resteront « garants de
la ligne éditoriale ». « On veut
continuer à porter les valeurs d’in-
clusivité et de diversité que souhaite
gnent qu’au lieu de produire de
l’acier neuf, le site de Port Talbot
ne se contente plus, à l’avenir que
de recycler des ferrailles.
Ils proposent un plan alternatif,
consistant à n’arrêter qu’un des
deux hauts-fourneaux et à pro-
longer l’activité de l’autre jus-
qu’en 2032, pour préserver au
moins 2 000 emplois et conti-
nuer à fabriquer des aciers de
haute qualité. Cela coûterait plu-
sieurs centaines de millions de li-
vres sterling mais T. V. Narendran,
le directeur général de Tata Steel,
qui était auditionné par les dépu-
tés britanniques le 31 janvier, l’a
rejeté, assurant que le site perdait
déjà « 1 million de livres sterling
par jour » et que maintenir en
fonctionnement un haut-four-
neau près d’un four à arc électri-
que « présentait des enjeux de sé-
curité ». Des chiffres et des consi-
dérations mis en doute par les
syndicats : « La vérité, c’est que
Tata Steel n’a pas assez investi à
Port Talbot et que les infrastructu-
res sont vieillissantes », soutient
M. Coombs, qui craint que l’in-
dustriel indien utilise la décarbo-
nisation comme prétexte pour se
désengager du Royaume-Uni.
Mêmes échos angoissés au nord
de Port Talbot, dans un arrondis-
sement coincé entre la mer et
l’autoroute reliant Cardiff à Swan-
sea, où les habitants ont répondu
à un appel du syndicat Unite en
plantant des pancartes barrées
d’un « UK steel jobs not for sale »
(« Les emplois de l’acier britanni-
que ne sont pas à vendre ») devant
leurs façades. « On sait que la tran-
sition vers l’acier vert est inévita-
ble, mais on refuse d’en faire les
frais alors que Tata Steel continue
à construire des hauts-fourneaux
en Inde (sur son site de Kalingana-
gar, dans l’est du pays) », affirme
Gareth Allen, 55 ans, dont trente-
neuf à l’aciérie, qui participe à un
rassemblement de salariés dans
l’arrondissement.
« Ce serait terrible de perdre ces
emplois qualifiés, ce sont les mieux
la jeune génération aujourd’hui »,
abonde Lucie Beudet.
Cette acquisition, présentée
comme une « étape stratégique »
par M. La Rocca, a pour but de
créer « un groupe de média numé-
rique leader ». « C’est l’alliance de la
tech et de la créativité », veut croire
l’entrepreneur, aujourd’hui à la
tête d’un groupe qui comprend le
média en ligne Les Eclaireuses, l’in-
cubateur Propuls’her ou encore
un cercle d’entrepreneurs et de di-
rigeants DC Club. Le groupe de
médias estime toucher environ
10 millions d’internautes. Loin des
30 millions d’utilisateurs men-
suels revendiqués par Konbini.
Le modèle
de « Konbini » est
en bonne partie
fondé sur le
« brand content »,
les contenus
rémunérés
par les marques
« Ce serait
terrible de perdre
ces emplois
qualifiés, ce sont
les mieux payés
de la région »
GARETH POWELL
salarié chez Tata Steel
payés de la région », ajoute son
fils, Gareth Powell, la trentaine, lui
aussi salarié chez Tata Steel. « Moi
et mon beau-père travaillons à
l’aciérie. J’ai une femme et un fils de
2 ans, et un emprunt immobilier,
perdre notre emploi serait une
catastrophe », s’alarme à leurs cô-
tés Ross Mainwaring. « J’ai été sa-
larié de l’aciérie, mon fils y travaille
et il a une famille à nourrir », s’in-
quiète aussi Christopher, un re-
traité du lotissement.
L’incohérence des discours
Au sud du Pays de Galles, les pers-
pectives d’emploi hors Tata Steel
sont limitées : le projet d’un port
franc entre Port Talbot et Milford
Haven a bien été agréé par le gou-
vernement, « mais personne ne
sait quelles entreprises s’installe-
ront et combien d’emplois seront
générés », prévient Barbara Evans,
47 ans, représentante du syndicat
Community, devenue cheffe in-
génieure à Port Talbot après être
entrée dans l’aciérie comme ap-
prentie il y a vingt-neuf ans.
« C’est comme si l’histoire se répé-
tait. Le gouvernement conserva-
teur de Margaret Thatcher a fermé
les mines il y a quarante ans, et un
autre gouvernement conservateur
va enterrer l’industrie de l’acier »,
ajoute la syndicaliste.
La fermeture des mines a dé-
cimé l’emploi industriel au Pays
de Galles, comme dans le nord de
l’Angleterre. « Je n’avais que 8 ans
lors de la grande grève des mi-
neurs de 1984, mais je m’en sou-
Né en 2008, le média en ligne
gratuit a su surfer sur l’explosion
de Facebook pour développer sa
popularité chez les 15-35 ans et
compte aujourd’hui 172 collabora-
teurs, dont 40 journalistes. Pour
totaliser 3,5 milliards de vues par
an, il s’appuie sur plusieurs for-
mats vidéo originaux (« Fast & Cu-
rious », « Video Club ») ou sur des
podcasts (« Small Talk »), qu’il
adapte avec une stratégie de
« multidistribution » pour toucher
le public le plus large possible.
Recul du marché publicitaire
Son modèle économique est en
bonne partie fondé sur le brand
content (les contenus rémunérés
par les marques), la publicité clas-
sique et la communication avec
l’agence créative Kewl. Une diver-
sification que compte poursuivre
DC Company. Après plusieurs an-
nées de pertes financières, Konbini
avait fait le choix de se recentrer
sur la France en 2022, en fermant
ses antennes aux Etats-Unis, au
Mexique ou en Suisse. Bousculés
par le recul du marché publicitaire
en 2023, les dirigeants de l’entre-
prise jugent que leur adossement
économie & entreprise | 17
viens encore. Nous vivions à Neath
(au nord de Port Talbot), près de la
grande mine de charbon de
Crynant. Je suis mariée à un ex-mi-
neur, dont le père et le grand-père
étaient mineurs, cette mémoire est
toujours très douloureuse », ra-
conte Barbara Evans.
Syndicalistes et salariés déplo-
rent aussi l’absence de politique
industrielle des gouvernements
conservateurs successifs : les
aides à la transition verte sont mi-
nimales, le prix de l’énergie est à
peine subventionné pour les in-
dustriels. Et si Tata Steel met sa
menace de fermeture à exécu-
tion, le Royaume-Uni risque
d’être le seul pays du G7 à ne plus
disposer d’une filière industrielle
intégrée de l’acier.
Le Brexit aurait-il pénalisé l’at-
tractivité de Port Talbot et pesé
sur la décision de Tata Steel ? Les
syndicalistes n’en sont pas sûrs.
En revanche, ils pointent l’in-
cohérence des discours servis par
le gouvernement britannique.
« Avant le Brexit, on nous disait
qu’il n’était pas possible d’aider
l’usine, car l’Union européenne
aurait dénoncé des aides d’Etat, et
maintenant que nous sommes
sortis, ces aides ne sont toujours
pas disponibles », déplore Tom
Hoyles, délégué du syndicat GMB.
La consultation formelle entre
les syndicats et la direction de Tata
Steel pour discuter de la ferme-
ture des hauts-fourneaux a com-
mencé le 2 février. Pourtant, l’es-
poir n’a pas disparu : les employés
croisent les doigts pour que le
parti travailliste gagne les prochai-
nes élections générales, qui se
tiendront probablement cet
automne, le Labour s’étant engagé
à dépenser 3 milliards de livres
sterling pour l’acier. « En atten-
dant, il faut qu’on parvienne à con-
vaincre Tata Steel de ne pas pren-
dre des décisions irréversibles »,
précise Tom Hoyles. Car une fois
éteint, un haut-fourneau est
considéré comme hors d’usage. p
cécile ducourtieux
à DC Company va leur permettre
de rebondir en 2024. « On veut re-
partir dans une dynamique de dé-
veloppements », assure David
Creuzot. Si DC Company ne dé-
taille pas ses résultats financiers, le
groupe se dit rentable et vise « une
trentaine de millions d’euros » de
chiffre d’affaires en 2024.
Alors que les milliardaires Rodol-
phe Saadé (CMA CGM) et Xavier
Niel, fondateur de Free et action-
naire à titre individuel du Monde,
ont investi 40 millions d’euros
dans Brut et que le milliardaire
tchèque Daniel Kretinsky a acquis
45 % de Loopsider, les médias
100 % vidéos en ligne ont montré
leur capacité d’attraction en 2023.
« Ce n’est pas entre nous, mais
avec les télévisions que l’on va
batailler les prochaines années »,
affirme M. Creuzot. « Cela ne nous
empêche pas de faire des partena-
riats pour autant », relativise Lucie
Beudet. La preuve : Konbini copro-
duit avec la société de production
Effervescence une série documen-
taire sur la Silicon Valley qui de-
vrait être programmée au prin-
temps sur la chaîne Arte. p
brice laemle
PERTES & PROFITS | YANDEX
p a r j e a n- m ic h e l b e za t
Le « Google russe »
dans la main du Kremlin
Le « Google russe » va devenir
vraiment russe et 100 % « pouti-
d’affaires, des actifs et des sala-
riés. « C’était la meilleure des solu-
nien ». Après des mois de négo- tions possibles », a admis son pré-
ciations, Yandex NV (YNV), sident, John Boynton. La maison
maison mère néerlandaise du mère, qui devrait se défaire du
moteur de recherche du même nom encombrant de Yandex, ne
nom, le cède pour 475 milliards conservera plus que les véhicules
de roubles (4,8 milliards d’euros) autonomes, l’IA générative ou
à des investisseurs locaux, l’informatique sur le cloud.
dont cinquante dirigeants de
la société et le groupe pétrolier « Champion national »
Loukoil. L’opération, annoncée Porte-parole du Kremlin, Dmitri
lundi 5 février, a reçu le blanc- Peskov a reconnu la durée des
seing du pouvoir, qui a imposé discussions, YNV devant surmon-
un rabais de 50 % sur la valeur ter deux contraintes : exclure des
de l’entreprise, puisque le siège acquéreurs sous sanctions occi-
de YNV est au Pays-Bas, « pays dentales, comme nombre d’oli-
inamical » aux yeux du Kremlin. garques ; et se passer du dollar, ce
Depuis la guerre en Ukraine, la qui l’a conduit à faire l’opération
séparation était devenue inévita- pour moitié en yuans chinois (et
ble pour préserver les ambitions l’autre par échange d’actions).
internationales de YNV tout en Mais M. Peskov s’est félicité que
ménageant les intérêts de Mos- ce « champion national » pour-
cou, qui compte très peu de pépi- suive ses activités en Russie. Et
tes comme Yandex, cotée au Nas- sous haute surveillance. Depuis
daq, à New York. Créé en 1997 par plus de dix ans, Vladimir Poutine
Arkady Volozh en réponse à n’a cessé de durcir le contrôle
Google et Yahoo!, le groupe est d’Internet. En 2022, YNV avait dû
une des rares fiertés technologi- vendre à VKontakte, le « Face-
ques de la Russie, surclassée par book russe », des activités média
les Etats-Unis et la Chine dans le chaque jour plus censurées de-
secteur des grandes plates-for- puis l’invasion de l’Ukraine. A ses
mes numériques. La société yeux, les grandes plates-formes
russe conservera le moteur de re- permettent une « domination
cherche, l’intelligence artificielle, monopolistique » de l’Occident et
la publicité, l’e-commerce, l’auto- « effacent la culture russe ». En
partage de véhicules, les taxis, la Russie, autoritarisme et autarcie
livraison à domicile et le divertis- sont désormais les deux piliers
sement. Soit 95 % du chiffre de l’espace numérique. p
Nestlé réduit encore le nombre
de ses usines en France
L’ empreinte industrielle de Nestlé en France ne cesse de
décroître. Le géant suisse de l’agroalimentaire a décidé de
se délester d’une nouvelle usine. En l’occurrence celle
d’Arches (Vosges), où sont fabriqués des aliments pour bébé.
Nestlé France a, en effet, annoncé, jeudi 1er février, l’ouverture de
négociations exclusives avec le fonds d’investissement français
FnB pour la vente de cette activité. Ce projet pourrait être fina-
lisé dans le courant du premier semestre 2024. Quand la transac-
tion, dont le montant n’a pas été divulgué, sera concrétisée,
Nestlé ne comptera plus que 14 usines en France, contre 31
en 2011. En une dizaine d’années, le numéro un mondial de
l’agroalimentaire aura divisé par plus de deux son dispositif in-
dustriel. L’enjeu pour les dirigeants, qui ne cessent de le restruc-
turer, est de céder les activités jugées moins rentables ou à faible
croissance pour doper les résultats financiers. Ils se délestent
donc de marques locales ou nationales au profit des marques
étendard comme Nespresso, Nescafé, San Pellegrino ou Purina.
Purées, potages et desserts
En 2023, le couperet est tombé sur l’usine de Caudry dans le
Nord où le groupe suisse produisait les pizzas Buitoni, frappées
par un scandale sanitaire. Ce site a finalement trouvé un repre-
neur, Italpizza, groupe italien de pizzas surgelées, qui a signé
jeudi 1er février l’acte d’achat. Le nouveau propriétaire se dit prêt
à investir 12 millions d’euros sur quatre ans pour la modernisa-
tion des lignes et prévoit de relancer la production à l’automne
2024. Un an plus tôt, en 2022, c’est la purée Mousline, fabriquée
à Rosières-en-Santerre (Somme), qui avait changé de mains. Le
fonds d’investissement FnB, spécialisé dans l’agroalimentaire,
s’en était emparé. Après avoir acheté le café Legal, ce même in-
vestisseur vient donc de jeter son dévolu sur l’activité d’alimen-
tation pour bébé, hors lait infantile, de Nestlé France.
Un périmètre qui comprend les gammes de purées, potages et
desserts mais aussi de poudres pour le petit-déjeuner des mar-
ques NaturNes, Babicao et Babivanille, auquel s’ajoute la fran-
chise P’tit. Le groupe Nestlé a précisé qu’il n’y aurait pas d’impact
sur l’emploi alors que l’usine d’Arches compte 230 salariés. p
laurence girard
PHAR MAC I E lent possédant plus de 50 si-
Novo Nordisk achète tes dans le monde. – (AFP.)
Catalent pour
16,5 milliards de dollars
Le danois Novo Nordisk, fabri-
CON J ON CT U R E
Allemagne : rebond des
cant des traitements contre le commandes industrielles
diabète et l’obésité Ozempic Les commandes à l’industrie
et Wegovy, compte racheter la allemande ont fortement re-
société Catalent pour 16,5 mil- bondi en décembre 2023 sur
liards de dollars (15,4 milliards un mois (+ 8,9 %). Une bonne
d’euros), ont annoncé les surprise pour cette économie
deux entreprises, lundi 5 fé- engluée dans un ralentisse-
vrier. Cela doit permettre à ment général de son activité,
Novo Nordisk d’accroître sa selon les chiffres publiés le
capacité de production, Cata- 6 février par Destatis. – (AFP.)
18 | horizons 0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

L
a ligne était fort claire, et avait été
fixée une fois pour toutes,
en 1947, par l’éminent président
Bouffandeau : le Conseil d’Etat
s’était admirablement conduit
pendant la guerre ; il avait été un
précieux rempart pour assurer « la conti-
nuité et la sauvegarde des principes du droit
public français ». Tony Bouffandeau, membre
de la prestigieuse section du contentieux
dont il a pris la présidence quelques années
plus tard, avait alors la bénédiction de René
Cassin, vice-président du Conseil d’Etat de-
puis 1944. René Cassin était insoupçonna-
ble : juif, chassé puis condamné à mort par
Vichy, le futur Prix Nobel de la paix avait été
l’un des premiers à rejoindre le général de
Gaulle à Londres.
C’est d’ailleurs René Cassin qui a prononcé
le 23 décembre 1944 un vibrant hommage à
Alfred Porché, son prédécesseur au Conseil
d’Etat sous l’Occupation – discrètement mis
à la retraite, pour éviter le scandale –, en qui il
voyait un homme « n’ayant pas hésité à an-
nuler, en pleine occupation allemande, de
nombreuses décisions prises à Vichy en viola-
tion des principes fondamentaux de notre
droit public ». C’est ainsi que s’est gravée dans
le marbre « la doctrine Bouffandeau », la
haute juridiction administrative avait été la
vigilante gardienne des principes républi-
cains – il fallait en effet sauver des ombres de Les dossiers de Claude Lévi-Strauss, de Marc Bloch et de Robert Debré aux Archives nationales, le 31 janvier. CHRISTOPHE CAUDROY POUR « LE MONDE »
Vichy le Conseil d’Etat, dont l’existence
même était vivement contestée.

Des juges aux mains sales

La légende dorée a toujours cours en 1974,
dans l’imposante somme dirigée par le con-
seiller Louis Fougère pour le 175e anniver-
saire du Conseil d’Etat : il y consacre un gros
chapitre à la guerre, mais reste évasif sur le
rôle de l’institution envers ses juifs. Et
en 1988, l’ancien résistant et vice-président
du Conseil d’Etat Bernard Chenot, en tenait
toujours pour cette aimable version dans un
discours devant l’Académie des sciences
morales et politiques.
C’est un autre conseiller qui a mis au jour
une vérité un peu plus cruelle. L’Institut
d’histoire du temps présent a demandé
en 1989, pour le colloque « Vichy et les Fran-
çais », à Jean Massot, président de la section
des finances du Conseil et féru d’histoire, une
contribution sur le rôle à l’époque de son
éminente institution. Un an plus tard, le con-
seiller a conclu, à la grande stupeur de ses col-
lègues, que le Conseil, sous Vichy, s’était bel et
bien « sali les mains ». « J’ai demandé à mon vi-
ce-président, Marceau Long, s’il souhaitait
qu’on reprenne le refrain de la doctrine Bouf-
fandeau, explique aujourd’hui le vieux mon-
sieur de 88 ans. Il m’a répondu : “Je crois qu’il
faut quand même maintenant mettre les cho-
ses sur la table.” »
« DROIT ANTISÉMITE »
Jean Massot découvre alors dans les combles
du Palais-Royal les rapports manuscrits, les
décrets d’application des lois antisémites,
juge vite que « ce n’était pas toujours très, très
glorieux », et lit « des choses effarantes ». La
question avait déjà été évoquée par un juriste
de Toulouse, et surtout avait donné lieu à la
thèse pionnière à Grenoble de Jean Marcou
en 1984, mais personne n’avait pu consulter
les dossiers et les notes des conseillers de la
juridiction administrative. Et Jean Massot n’a
pu que tomber d’accord avec le thésard Jean
Marcou, qui avait constaté sombrement que
les juges administratifs sous Vichy s’étaient
mis « à faire du droit antisémite comme l’on
fait du droit civil ou du droit administratif ».
Depuis le début de l’été 1940, l’équipe du
maréchal Pétain, alors président du Conseil,
s’affaire à rédiger un « statut des juifs » pour
s’inscrire dans « l’Europe nouvelle », alors
que les Allemands n’ont rien demandé.
« C’est en effet un choix politique autonome
de Vichy », insiste l’historien Laurent Joly, di-
recteur de recherches au Centre national de
la recherche scientifique.
Le conseiller d’Etat Raphaël Alibert, qui
n’est pas encore ministre de la justice, assure
dès le 1er juillet en parlant des juifs : « Je leur
prépare un texte aux petits oignons. » Son
projet, remanié, refondu, donnera lieu à
l’adoption du décret-loi du 3 octobre 1940,
publié au Journal officiel le 18 octobre : les
juifs ne peuvent plus être officiers, magis-
trats, diplomates, professeurs, cinéastes,
journalistes, policiers…
Est considéré comme juif tout individu
ayant trois grands-parents juifs, ou deux
seulement si son conjoint est lui-même
juif : la loi a repris les critères de la législa-
tion allemande. Sauf que les nazis, pour dé-
terminer ce qu’est la « race juive » se fon-
daient sur l’affiliation religieuse. Pas Vichy,
qui, du coup, ne sait pas trop ce qu’il faut en-
tendre par « race juive ». Le Conseil d’Etat en
fera ses délices, pour déterminer qui est juif,
LE CONSEIL D’ÉTAT ET « LE STATUT DES JUIFS » 1|3 Lorsque les juifs sont exclus de la fonction publique
en 1940, le Conseil d’Etat, qui peut octroyer des dérogations, se montre impitoyable.
Il faudra attendre 1990 pour que la juridiction reconnaisse sa compromission
demi-juif, ou pas vraiment juif. Le général
de corps d’armée Darius Paul Bloch, qui ne
s’appelle pas encore Dassault mais qui est
déjà le frère de Marcel, l’un des plus hauts of-
ficiers français et commandant supérieur
des forces terrestres antiaériennes, est mis à
pied. Mais ce sont les professeurs les plus
touchés.
Le maréchal Pétain a de sa main durci le
texte, en demandant qu’il s’applique à « tous
les membres du corps enseignant », et pas
seulement à sa hiérarchie. Quelque 2 910
personnes, dont 986 fonctionnaires de
l’éducation nationale, sont mises à la re-
traite d’office. Des gens de talent, les philo-
sophes Vladimir Jankélévitch, Simone Weil,
Raymond Aron ou Léon Brunschvicg ; les
anthropologues Marcel Mauss et Claude Lé-
vi-Strauss ; l’helléniste Jacqueline de Ro-
milly ; l’écrivain Roger Ikor (Goncourt 1955) ;
les médecins Robert Debré et François Ja-
cob ; le juriste René Cassin ; le linguiste
Georges Gougenheim ; les historiens Marc
Bloch et Jules Isaac (les fameux manuels Ma-
let et Isaac) et tant d’autres, parfois moins
connus aujourd’hui, sont concernés. Sans
compter les simples étudiants, comme Léon
Schwartzenberg, qui se voit d’un coup inter-
dire l’accès à la faculté de médecine.
Vichy a déjà publié à l’été 1940 une batterie
de textes qui réservent l’accès aux cabinets
ministériels aux personnes « nées de pa-
rents français » (12 juillet) puis a limité l’ac-
cès aux emplois publics « aux seuls fils de
Français » (17 juillet), une mesure étendue
aux médecins et aux avocats en août et sep-
tembre. Sont directement visés les juifs na-
turalisés : au barreau de Paris, 203 avocats
d’origine étrangère, dont une soixantaine
de juifs, sont aussitôt exclus. Enfin, la loi du
22 juillet institue une commission, présidée
par un conseiller d’Etat, chargée de réviser
les naturalisations intervenues depuis 1927 :
15 000 personnes perdront la nationalité
française, dont 6 000 juifs.
Pour couper court aux protestations, la loi
du 17 juillet prévoit aussi que les fonction-
naires jugés déloyaux ou inaptes seront re-
levés de leurs fonctions par simple décret,
« sans autres formalités ». En avril 1941, 94
magistrats, 405 enseignants, 1 166 agents du
ministère des finances et 3 329 de l’intérieur
sont écartés, et chacun comprend qu’il vaut
mieux se faire discret. Les professeurs ont,
eux, deux mois pour débarrasser le plan-
cher. L’article 8 de la loi du 3 octobre prévoit
toutefois un recours. Il dispose que « par dé-
cret individuel pris en Conseil d’Etat et dû-
ment motivé, les juifs qui, dans les domaines
littéraire, scientifique, artistique, ont rendu
des services exceptionnels à l’Etat français,
pourront être relevés des interdictions pré-
vues par la présente loi. »
Il faut, pour saisir le Conseil d’Etat, faire va-
loir diverses influentes recommandations,
obtenir un avis positif du ministère concerné,
qui propose à son tour une dérogation. Le
parcours du combattant est très sélectif : Lau-
rent Joly a retrouvé 97 dossiers individuels
DIX-SEPT MEMBRES examinés après le statut de 1940 : le Conseil,
SUR 120 qui a interprété très strictement la notion de
« services exceptionnels », en a rejeté 84…
DU CONSEIL D’ETAT La juridiction a tenu à montrer l’exemple.
Dix-sept membres sur 120 du Conseil d’Etat
ONT ÉTÉ DÉCHUS ont été déchus de leurs fonctions à
DE LEURS l’automne 1940, dont deux présidents de
section, Georges Cahen-Salvador et Jacques
FONCTIONS À Helbronner, pourtant ami personnel de Phi-
lippe Pétain. Leurs collègues n’ont ni pro-
L’AUTOMNE 1940. testé ni même levé le petit doigt. « Le groupe
avait un cœur de pierre », a reconnu un con-
LEURS COLLÈGUES seiller devant l’historien Jean Marcou. Tout
N’ONT NI PROTESTÉ au plus Alfred Porché, le vice-président du
Conseil d’Etat, son président de facto, a-t-il
NI MÊME LEVÉ fait part en interne de ses « sentiments ami-
caux » « aux membres du Conseil qui ont dû
LE PETIT DOIGT cesser leurs fonctions par application de la
loi » et qui ont été jetés dehors. Des con-
seillers ont engagé des demandes de déro-
gation dans leur propre institution : toutes
ont été rejetées.
RESPECTUEUX DU MARÉCHAL PÉTAIN
Chaque demande est confiée à un conseiller
d’Etat, qui épluche scrupuleusement la car-
rière de l’intéressé. Ce rapporteur prend des
notes, puis rend un avis, la plupart du temps
entériné par ses collègues de la commission
du statut des juifs, puis par l’assemblée gé-
nérale. Alfred Porché préside lui-même la
commission – « Porché, il faut lui reconnaître
ce mérite, observe Jean Massot, quand il y
avait des coups à prendre, il y allait. » Le gou-
vernement n’est pas tenu de suivre l’avis de
la haute juridiction (il l’a contredit 7 fois),
mais l’évaluation du Conseil joue évidem-
ment un rôle décisif.
Elle doit beaucoup à un homme, le con-
seiller Louis Canet, 57 ans en 1940, un
homme élitiste et cultivé qui croit ferme-
ment en un « ordre nouveau » et à une « Eu-
rope nouvelle » qu’il s’agit de « régénérer » :
justement, il est depuis toujours passionné
par « le problème juif ». Sur les 147 dossiers in-
dividuels parvenus au Conseil d’Etat sous Vi-
chy, 104 lui ont été confiés. Sous l’Occupation,
note Laurent Joly, « il dévoile son vrai visage,
antisémite, intolérant, soupçonneux et aigri »
et exerce un pouvoir considérable.
Louis Marie Joseph Canet, en bon fils de
professeur, était un jeune homme appliqué
au très respectable lycée Corneille de Rouen.
Il a eu pour maître, en 1900, un certain Emi-
le-Auguste Chartier, le philosophe Alain, qui
écrira, quelques années plus tard, « Penser,
c’est dire non » (Propos sur les pouvoirs, Galli-
mard, 1985). Le jeune Canet a dû avoir un
moment de distraction, et il s’est surtout il-
lustré, quarante ans plus tard au Conseil
d’Etat, comme fort respectueux du maré-
chal Pétain.
Agrégé de grammaire à 26 ans, puis élève à
l’Ecole pratique des hautes études, section
des sciences religieuses, le jeune homme est
un fervent catholique, gallican aux idées
avancées, en net désaccord avec le pape Pie X.
Il est nommé en 1921 dans un poste créé tout
exprès pour lui : conseiller technique pour
les affaires religieuses auprès du ministère
des affaires étrangères. Le voilà fonction-
naire, et l’un des meilleurs spécialistes des
cultes. Fin juriste, il entre au Conseil d’Etat
en 1929 et joue effectivement un rôle impor-
tant dans les relations entre le gouverne-
ment et l’Eglise durant l’entre-deux-guerres.
Il bataille pour la faculté de théologie catho-
lique de Strasbourg, reconnue à la fois par
l’Etat et par le Saint-Siège, qui le voit comme
son parrain et vénère sa mémoire – le por-
trait peint de Louis Canet est toujours accro-
ché dans le secrétariat de la fac. On y voit un
homme mince, aux longues mains, à la pe-
tite moustache et au début de calvitie, au re-
gard intense et fiévreux. Détail piquant : la fa-
culté est rattachée depuis 1984 à l’université
Marc-Bloch, l’historien juif dont il a instruit
le dossier sous Vichy.
Au Conseil d’Etat, le rapporteur Canet fait
la fine bouche. Il feuillette le dossier du
grand pédiatre Robert Debré, déjà une som-
mité médicale mais fils de rabbin : c’est le
père de Michel, et le grand-père de Jean-
Louis. Le secrétaire d’Etat à l’instruction pu-
blique écrit au Conseil que le relèvement de
déchéance du docteur Debré « est demandé
avec insistance par l’unanimité du corps mé-
dical. Ses titres sont de premier ordre, et sa ré-
putation internationale ».
Louis Canet se penche longuement sur son
cas, rédige neuf pages de notes, « je n’insiste
pas sur la scarlatine où les études de Debré
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
L’avis rendu sur Robert Debré aux Archives nationales. CHRISTOPHE CAUDROY POUR « LE MONDE »
n’ont pas donné de résultats très probants »,
mais conclut finalement « qu’il ne paraît pas
contestable qu’il y ait lieu de le relever de l’in-
terdiction ». Debré, sous le pseudonyme de
Flaubert, entre dans la Résistance, délivre de
faux certificats médicaux, cache des résis-
tants dans les hôpitaux, fait passer la ligne de
démarcation à des enfants juifs, et entre dans
la clandestinité fin 1943.
Louis Canet écarte en revanche rapidement
le petit ethnologue Claude Lévi-Strauss, le
grand chimiste Paul Job, ou le professeur de
biologie Marc Klein, arrêté en 1943 par la Ges-
tapo et envoyé à Auschwitz, dont il juge les
« travaux sans grande conséquence ». Pierre
Waltz est considéré par son ministre comme
l’un des meilleurs hellénistes de son époque :
Canet n’y voit que « l’activité normale d’un
professeur de faculté ».
NORME DE LA JUDAÏTÉ
Quant au précurseur de géopolitique fran-
çaise Jacques Ancel, il estime que « tout cela
est plus près de la politique que de la science
(…) Aucun service exceptionnel, il s’en faut de
beaucoup ». Ancel est déporté à Drancy
en 1941 et meurt deux ans plus tard. Le mé-
diéviste Gustave Cohen n’est pour lui que
l’auteur de « plusieurs ouvrages de bon aloi,
sans plus » ; le docteur Emile Halphen, un
« savant honorable, mais moyen ».
Le général Darius Paul Bloch, le grammai-
rien « de réputation internationale » Jules
Bloch, et le biologiste André Mayer sont di-
gnes, pour lui, d’une dérogation. Il hésite en
revanche sur le cas de l’historien Marc Bloch,
finalement autorisé à continuer à enseigner.
Louis Canet n’est pas le seul à analyser les
dossiers individuels. Ainsi, les mérites de
Jacques Rueff, inspecteur des finances et
sous-gouverneur de la Banque de France,
sont suffisamment impressionnants pour
que le ministre des finances appuie person-
nellement ce « haut fonctionnaire d’une
compétence exceptionnelle ».
Le rapporteur Ernest Bonifas estime, lui,
que Rueff n’est pas digne d’une dérogation,
« si remarquable que soient ses importants
travaux en matière d’économie politique et
de science financière ». Le Conseil d’Etat re-
jette sa demande, mais le gouvernement
passe outre. Au total, « on ne peut pas dire
que, dans de telles affaires, la juridiction ad-
ministrative ait débordé d’imagination pour
défendre ces requérants, observe l’historien
Jean Marcou, elle rejette, en général, leur re-
quête et trouve peu d’arguments juridiques
susceptibles de contenir l’arbitraire. »
Un deuxième statut des juifs est promul-
gué le 2 juin 1941 : les services exceptionnels
sont étendus aux titres militaires, et les dé-
rogations sont possibles pour les juifs « dont
la famille est établie en France depuis au
moins cinq générations » si cette famille a pu
rendre des services exceptionnels. Cin-
quante nouveaux dossiers arrivent devant
le Conseil d’Etat, de juin 1941 à août 1944. Sur
ces 50 projets de décrets, 46 ont été instruits
par Louis Canet, et la haute juridiction n’en a
adopté que 14.
Le pourtant très redoutable Commissariat
général aux questions juives, créé entre-
temps, avait donné un avis favorable pour
28 de ces dossiers, le Conseil d’Etat en a mal-
Le conseiller d’Etat Louis Canet, peint par Madeleine Roque.
gré tout rejeté 17. « Sur le plan des déroga-
tions, le Conseil d’Etat s’est incontestable-
ment montré plus sévère que le Commissa-
riat général aux questions juives », relève
Laurent Joly. Au total, au terme des statuts
de 1940 et 1941, 3 422 juifs ont été exclus de la
fonction publique en métropole, dont
1 111 de l’éducation nationale, 697 de l’armée,
481 des Postes, télégraphes et téléphones…
Louis Canet a ainsi été le rapporteur pen-
dant l’Occupation d’au moins 104 dossiers
de dérogation, a compté l’historien, et a émis
un avis favorable dans une vingtaine de cas
seulement. Son aimable biographe Luc Per-
rin résume encore en 2017 son rôle en assu-
rant qu’« il fut contraint de figurer » dans
cette commission du Conseil d’Etat, et que
« les rares documents conservés le montrent
attentif à concilier la charité et les exigences
de dispositions particulièrement rigoureuses
dans l’appréciation des “services exception-
nels rendus à la patrie” »…
Parallèlement aux dérogations, le Conseil
d’Etat intervient régulièrement pour aider
les différents départements ministériels à
« déterminer la portée et le contenu exacts » de
la loi du 3 octobre 1940. Louis Canet y prend
une part active, c’est cet homme qui a puis-
samment contribué à adapter, au Conseil
d’Etat, les normes du droit à l’antisémitisme.
Il y a notamment à trancher une question dé-
licate : la définition légale du juif, que le Con-
seil d’Etat lui confie naturellement et dont il
se saisit avec bonheur.
Témoin Jacqueline de Romilly, parfait
exemple des « demi-juifs » : seuls deux de ses
grands-parents sont juifs, elle est catholique,
mais elle a épousé un juif (lui-même catholi-
que, mais issu de trois grands-parents juifs) :
donc, refus. Elle et son mari se voient inter-
dits d’enseigner et vont se cacher à la campa-
gne. La grande helléniste en profitera pour
préparer sa thèse sur Thucydide.
Définir la norme de la judaïté n’est pas un
point de détail. « Un enchaînement logique
et inexorable relie entre elles les différentes
étapes du processus de destruction : depuis la
définition du juif jusqu’à la “solution fi-
nale” », explique aujourd’hui la grande
juriste Danièle Lochak. « C’est pourquoi la
définition du juif, qui pourrait faire figure de
mesure relativement “anodine”, apparaît
comme la condition préliminaire et indispen-
sable à l’action ultérieure », dit-elle, même si
les juges n’avaient pas nécessairement
conscience d’envoyer une partie de la popu-
lation à la mort.
C’est que le « culte israélite » a toujours été
pour Louis Canet « l’objet d’une sorte de prédi-
lection intérieure », selon l’historien Bruno
Neveu. Par ailleurs, il ne supporte pas l’in-
fluence de religieux étrangers en France.
« Il estime que le judaïsme, étranger à la tra-
dition nationale, doit être soumis à un con-
trôle rigoureux », explique Laurent Joly, les
juifs doivent s’assimiler et ne pas se distin-
guer des « autres concitoyens ». Il s’inquiète
de l’arrivée de réfugiés qui fuient l’Allemagne
nazie, ou des rabbins chassés de Pologne, qui
pourraient « avoir une influence déplorable »
sur les juifs français, risquant ainsi de « les
rallier au sionisme et au nationalisme juif ».
Au crédit de Louis Canet, on lui doit le refus
en 1941 du retournement de la charge de la
BIBLIOGRAPHIE
LIVRES
« L’Etat contre les juifs.
Vichy, les nazis et la
persécution antisémite »,
de Laurent Joly, Grasset,
2018
« Vichy dans la “solution
finale”. Histoire
du Commissariat
aux questions juives », de
Laurent Joly, Grasset, 2006
« Le Conseil d’Etat
et Vichy. Le contentieux
de l’antisémitisme », de
Philippe Fabre, Publications
de la Sorbonne, 2001
« Le Conseil d’Etat.
Son histoire à travers
les documents d’époque
1799-1974 », sous la
direction de Louis Fougère,
Editions du CNRS, 1974
REVUES
« Le Conseil d’Etat et le
régime de Vichy », de Jean
Massot, « Vingtième siècle.
Revue d’histoire », no 58,
avril-juin 1998
« Louis Canet, le Conseil
d’Etat et la législation
antisémite de Vichy », de
Laurent Joly, « Cahiers du
judaïsme », no 23, avril 2008
« Autour d’un portrait
de Louis Canet », de Luc
Perrin, « Revue des sciences
religieuses », no 91/1, 2017
THÈSE
« Le Conseil d’Etat
sous Vichy (1940-1944) »,
de Jean Marcou, 1984,
non publiée
preuve : c’est à l’administration de prouver
qu’on est juif, et non à l’intéressé de prouver
qu’il ne l’est pas. En 1942, il s’oppose au Com-
missariat général aux questions juives, qui
entend que pour échapper aux lois discrimi-
natoires, il faut non seulement ne pas avoir
de grands-parents juifs, mais en plus avoir
embrassé une religion chrétienne avant le
25 juin 1940. Le Conseil d’Etat, hostile au cri-
tère religieux, estime que cette disposition
« viole la liberté de conscience ».
En fait, Canet, par souci de cohérence juri-
dique, souhaite fondre la législation anti-
juive dans le droit traditionnel, et l’insérer
dans les normes en vigueur ailleurs en Eu-
rope, c’est-à-dire dans l’Allemagne nazie :
« L’on cherche à établir dans toute l’Europe
continentale une législation unique à l’égard
des juifs », écrit-il en 1941. Il travaille d’arra-
che-pied sur les projets de décrets d’applica-
tion du régime de Vichy. Lorsqu’il s’agit de
réglementer l’accès des juifs aux professions
agricoles, le conseiller d’Etat critique le pro-
jet qui risque de froisser « l’opinion des Alle-
mands du point de vue raciste » et craint que
se développe « l’usure » dans les campagnes.
Avec le risque, de surcroît, que la France ne
déchoit, « aux yeux de la puissance occu-
pante, du rang élevé que du point de vue ra-
ciste lui avait reconnu l’auteur de Mein
Kampf »… Alfred Porché, le vice-président du
Conseil, qui n’a pourtant pas marchandé ses
offres de service au nouveau régime, a ce-
pendant, un peu gêné, rayé cette phrase.
« FOND D’ANTISÉMITISME »
La haute juridiction, au total, légitime et co-
difie le corpus antisémite du Commissariat
général en 1941, Louis Canet propose même
de durcir le texte qui réglemente l’accès au
barreau des avocats juifs. « C’est bien plutôt
en juge zélé qu’en juge contraint que le Con-
seil d’Etat semble avoir couvert certaines au
moins des applications administratives de
cette législation raciale de Vichy », a observé
le juriste Olivier Dupeyroux. Et le Conseil
s’est mis au droit antisémite « aussi bien
qu’auparavant il avait pratiqué le droit répu-
blicain, avec d’autant plus d’aisance que les
techniques étaient les mêmes », résume Phi-
lippe Fabre, auteur d’une somme très com-
plète sur la juridiction.
A la Libération, Louis Canet poursuit paisi-
blement l’exercice de ses fonctions, tant au
Conseil d’Etat qu’au ministère des affaires
étrangères. Il est resté au Palais-Royal jus-
qu’en 1953, a cosigné un pieux ouvrage sur
sainte Catherine de Sienne en 1948, et a
rendu l’âme dix ans plus tard, l’esprit en
paix. Le conseiller n’était évidemment pas le
seul à appeler de ses vœux la révolution na-
tionale, les cabinets ministériels comp-
taient 4 % de membres du Conseil d’Etat en-
tre 1926 et 1931, mais 12 % en 1940, et encore
8 % en 1943-1944.
« Tenu à l’écart de l’élaboration des textes
les plus scélérats, admet le conseiller Jean
Massot, le Conseil n’en a pas moins joué un
grand rôle dans leur mise en application,
sans que l’on puisse dire qu’il ait joué un rôle
vraiment modérateur. » Il convient que les
membres du Conseil d’Etat « se sont accom-
modé sans doute trop bien » du régime de Vi-
chy, et qu’il y avait parmi eux « malheureuse-
horizons | 19
ment un fond d’antisémitisme qui s’est no-
tamment manifesté pour les dénaturalisa-
tions ». Le Conseil a bien sûr compté des ré-
sistants, dont les plus fameux ont été Mi-
chel Debré et Alexandre Parodi, mais aussi
Bernard Chenot, Pierre Laroque, André Sé-
gala ou Pierre Tissier. Quand le Conseil
d’Etat, en juin 1942, a quitté Royat (Puy-de-
Dôme) pour regagner Paris, le président Por-
ché y a laissé Debré et Parodi, deux maîtres
des requêtes, alors qu’il était parfaitement
au courant de leurs activités.
Alexandre Parodi passait son temps à Lyon,
premier noyau de la Résistance, et son frère
René, un magistrat résistant arrêté par les Al-
lemands, avait été retrouvé pendu en
avril 1942 dans sa cellule à Fresnes (Val-de-
Marne). Quant à Michel Debré, il rencontrait
en 1943 l’envoyé du général de Gaulle dans les
locaux du Conseil au Palais-Royal, et truffait
les reliures des vénérables ouvrages de droit
administratif de papiers compromettants.
Un seul membre du Conseil, Pierre Tissier,
a rejoint la France libre. Le Conseil a aussi eu
ses drames. Le président Cahen-Salvador,
exclu après le statut des juifs, a été arrêté en
septembre 1943, interné à Drancy (Seine-
Saint-Denis) mais a réussi à s’échapper du
train qui l’envoyait à Auschwitz. Pierre Lévy,
arrêté en juillet 1943 est lui mort en déporta-
tion ; Michel Pontremoli, un ami de Simone
de Beauvoir, engagé dans la Résistance à
Marseille, a été fusillé à la veille de la Libéra-
tion. Le président Helbronner, exclu en
1940, est resté en France à la tête du Consis-
toire central israélite. Jusqu’à sa mort à Aus-
chwitz en novembre 1943.
A la Libération, la juridiction administra-
tive a été épurée, près de 20 % des membres
ont été écartés, dont 20 sans pension, contre
seulement 3 membres de la Cour des comp-
tes et 9 de la section des Finances. Les Alle-
mands avaient, en avril 1943, imposé la réin-
tégration au Conseil d’André Lavagne, le di-
recteur du cabinet civil de Philippe Pétain. Il
fut mis en disponibilité forcée à la Libéra-
tion, mais la mesure a été annulée par le
Conseil d’Etat en 1957, ce qui constituait
« une véritable réhabilitation », relève Jean
Massot. Les maîtres des requêtes Georges
Dayras, à l’origine, avec Jean-Pierre Ingrand,
de la création des « sections spéciales » (tri-
bunaux d’exception), a été condamné à
mort, peine commuée en travaux forcés à
perpétuité, mais il a été placé en libération
conditionnelle en 1951. Ingrand est mort en
exil en Argentine en 1992.
Le « statut des juifs » de Vichy a profondé-
ment bouleversé la vie de quelque
3 000 fonctionnaires, souvent de talent, et
l’extrême rigueur du Conseil d’Etat n’y est
pas étrangère. Deux hommes, dont les des-
tins se sont croisés, en sont l’illustration : le
jeune ethnologue Claude Lévi-Strauss, dont
la juridiction administrative a écarté le re-
cours, a traversé la guerre sans vraiment la
comprendre. Et le grand historien Marc
Bloch, qui a lui obtenu une dérogation, mais
a payé de sa vie son entrée dans la
Résistance. p
franck johannès
Prochain épisode La guerre de Claude
Lévi-Strauss
 CULTURE
20 |
Voyage mental dans une impasse amoureuse
Bertrand Bonello adapte « La Bête dans la jungle », de Henry James, dans un récit sur trois époques différentes
LA BÊTE
pppv
L
a Bête marque un retour à
la « grande forme » pour
l’œuvre hétéroclite de
Bertrand Bonello (L’Apol-
lonide, souvenirs de la maison
close en 2011, Saint Laurent
en 2014), orfèvre formaliste du ci-
néma français. Il intervient après
deux petits films de transition qui
semblent en avoir constitué le
laboratoire : Zombi Child (2019),
essai de série B de possession
vaudoue, puis Coma (2022),
plongée dans l’inconscient des
réseaux. Leurs recherches sur le
rêve, le vertige virtuel, l’imagi-
naire cauchemardesque inner-
vent La Bête en profondeur et y
trouvent un aboutissement inouï.
Ce nouveau film est la
deuxième adaptation française
en peu de temps, après La Bête
dans la jungle, de Patric Chiha
(sorti en août 2023), de la nouvelle
éponyme de Henry James (1903),
colloque sentimental chaste et
sans issue dans les salons de
l’Angleterre édouardienne.
Bonello en tronque le titre (il n’en
garde que l’attaque menaçante)
et étend le récit à un espace-
temps démultiplié.
Le récit se partage en trois épo-
ques, entre lesquelles circule un
même personnage, Gabrielle,
joué par Léa Seydoux. En 2044,
dans un futur proche intégrale-
ment pris en charge par l’intelli-
gence artificielle, la jeune Pari-
sienne, qui peine à trouver un
emploi, doit pour cela se soumet-
tre à un programme visant à
« nettoyer » les traumas de ses
vies antérieures. Sur la table
d’opération, la voilà replongée
en 1910, dans les salons de la Belle
Epoque, en épouse passablement
ennuyée d’un prospère industriel
fabricant de poupées, et à ses
heures pianiste d’avant-garde.
Lors d’une soirée, la Gabrielle
mondaine fait la rencontre de
Louis (George MacKay, venu en
remplacement de Gaspard Ulliel à
la suite de son décès prématuré),
jeune homme rêveur auquel elle
fait part d’une angoisse persis-
tante : son pressentiment d’une
catastrophe imminente, peut-
être liée à la crue centennale de la
Seine qui surviendrait la même
année, peut-être pas. De loges à
l’opéra en jardins d’hiver, le conci-
liabule s’installe dans le temps.
Gabrielle tombe amoureuse, au
point même d’envisager de tout
quitter, mais rien n’advient, car
Louis l’idéaliste, comme le lui
confie une voyante, « ne peut faire
« Je voulais mettre ensemble la peur et l’amour »
Le réalisateur et scénariste raconte la fabrique de son film de science-fiction sur le pouvoir des machines et de l’intelligence artificielle
ENTRETIEN
D e l’écriture jusqu’à la
production, La Bête,
dixième long-métrage
de Bertrand Bonello, fut une
longue traversée. Inventeur de
formes, le réalisateur, scénariste
et compositeur, auteur de
L’Apollonide, souvenirs de la
maison close (2011) et de Noctu-
rama (2016), entre autres, raconte
la fabrique de son film de science-
fiction, qui se situe en 2044, tout
en plongeant dans les vies anté-
rieures d’une jeune femme,
Gabrielle (Léa Seydoux).
« La Bête » est adapté d’une
nouvelle de Henry James.
Qu’est-ce qui vous a attiré
dans cet ouvrage sur la
rencontre amoureuse ?
C’est le désir de m’approcher du
mélodrame qui m’a ramené à ce
Gabrielle (Léa Seydoux) et Louis (George MacKay). CAROLE BETHUEL/AD VITAM
l’amour que dans ses rêves ». La
rencontre adviendra par trois
fois : dans le passé, dans le futur et
à mi-chemin, en 2014, où l’on re-
trouve Gabrielle à Hollywood en
aspirante comédienne et courant
les castings.
Un labyrinthe formel et narratif
Fort de cet argument science-fic-
tionnel, Bonello sculpte ici un
ambitieux récit en rhizome, qui
progresse par strates, creuse des
passages, articule les temps et les
dimensions. Ainsi La Bête ne
craint-il pas de se présenter à la
fois comme une romance et
comme une pure expérience de
fiction, un labyrinthe formel et
narratif. Il s’agit bien de raconter
trois fois la même impasse amou-
reuse, dans autant de genres et de
colorations différents : du mélo-
drame en costumes à la science-
fiction épurée, dans une pente
allant vers l’abstraction.
Mais l’amour ne fait pas que se
répéter. Il cherche à travers les âges
une occasion de se réaliser, d’adve-
nir, autant que « la bête » qui hante
livre, que j’avais déjà lu deux ou
trois fois. Ce qui est extraordi-
naire dans cette nouvelle, c’est
que la rencontre entre l’homme
et la femme a déjà eu lieu. Je ne
pouvais pas trouver meilleur ar-
gument sur le ratage amoureux,
sur la peur d’aimer. Je voulais
mettre ensemble ces deux mots
que sont la peur et l’amour, deux
sentiments très forts qui vont tel-
lement bien ensemble. Quand on
aime, il y a la peur de perdre.
Le film se situe à trois dates
précises, 1910, 2014 et 2044.
Pourquoi ?
En 1910, on entre dans le XXe
siècle avec plein d’espoir et de lu-
mière, mais quatre ans plus tard,
ce sera l’obscurité [avec le déclen-
chement de la première guerre
mondiale]. En 1910, Gabrielle,
jouée par Léa Seydoux, incarne
une pianiste à l’avant-garde de la
pppp CHEF-D'ŒUVRE
Gabrielle. Le film trouve ainsi sa
continuité dans ses lignes brisées,
à l’image de certains électrons
libres nord-américains comme
David Lynch (Lost Highway,
Mulholland Drive) ou David
Cronenberg (Crash, Le Festin nu),
peut-être même aussi du Je t’aime,
je t’aime (1968), d’Alain Resnais.
Voyage mental, La Bête
surprend par sa souplesse d’écri-
ture, sa capacité à changer de peau
à chaque scène. L’anticipation est
envisagée par Bonello comme un
gisement de visions, portées par
un appétit plastique inhabituel
dans le cinéma d’auteur français
(travellings coulés, pénombres
brasillantes, modernité chro-
mée). Le film regorge d’images
fortes, telle Gabrielle allongée en
Eve future sur la table d’opération,
le corps immergé dans un bain
noir, un bras articulé lui plon-
geant une aiguille dans l’oreille.
Ou sa version de 1910 nageant
dans les profondeurs d’une cave
inondée, comme une icône préra-
phaélite – un souvenir d’Inferno
(1980), de Dario Argento ?
musique contemporaine : elle
étudie Arnold Schoenberg (1874-
1951), qui introduisit l’atonalité.
Ensuite, 2014, c’est l’époque
pré-#metoo, et l’année où le
jeune Américain Elliot Rodger,
membre d’une communauté de
célibataires misogynes [incarné
par George MacKay], organisa sa
tuerie tout en postant des vidéos.
2044 nous plonge dans un futur
proche, dominé par les machines.
Je me suis fabriqué ce concept :
les humains ne sont pas arrivés à
gérer la planète, que ce soit au
niveau des guerres, de l’écologie,
des inégalités… Les machines, en
raisonnant comme des machi-
nes, y sont parvenues, parce qu’il
n’y a plus d’affects. Elles ont pris
le pouvoir et il n’y a plus de
catastrophes, mais le prix à
payer, c’est d’obéir. C’est une
dictature « positive », entre
guillemets, car le monde que je
pppv À NE PAS MANQUER
Léa Seydoux,
extraordinaire,
incarne
tout un monde
d’émotions,
d’angoisses,
de postures
Ce qui aurait pu n’être qu’un
exercice de style un peu vain se ré-
vèle une architecture fascinante.
D’une époque à l’autre, les struc-
tures se répètent, les signes insis-
tent (les augures répétés de chiro-
manciennes, les poupées de plus
en plus robotisées dont Gabrielle
s’entoure), tissant une grande
toile d’araignée dont le centre
aveugle serait l’effroi. Bonello se
penche, en effet, sur les mécanis-
mes de la peur, plus ouvertement
dans le volet contemporain s’ap-
parentant au sous-genre horrifi-
que du home invasion (« intrusion
domestique »). Gabrielle, l’actrice
montre est d’une tristesse et
d’une solitude effroyables.
Dans la nouvelle de Henry
James, et dans votre film, il y a
l’idée d’une catastrophe à
venir, donnant le sentiment
qu’il est trop tard pour agir…
Il y a une peur « positive » qui
nous met à l’écoute du monde et
il y a aussi une peur négative, qui
paralyse. C’est celle qu’on essaie
de nous infliger aujourd’hui, avec
ces dirigeants qui utilisent les
catastrophes pour apparaître
comme des sauveurs. C’est l’infu-
sion de la terreur. L’historien
Patrick Boucheron l’explique très
bien dans son ouvrage Le Temps
qui reste (Seuil, 2023).
« La Bête » est traversé par des
personnages androïdes, avec
notamment cette « poupée »,
interprétée par Guslagie
ppvv À VOIR pvvv POURQUOI PAS
en herbe, s’y retrouve isolée dans
une villa luxueuse qu’elle garde
en l’absence de ses propriétaires,
prise en chasse par un Louis de-
venu un « incel » prédateur (du
nom de ces « célibataires involon-
taires » misogynes qui passent
parfois à l’acte, à l’image du tueur
de Parkland).
Cette peur est celle d’un monde
de plus en plus froid, vide, indiffé-
rent, dont les affects s’estompent,
pente du siècle que retrace en
pointillé le maillage des époques.
C’est bien un monde vide que
décrit La Bête – rues dépeuplées
et toxiques d’un Paris futur,
boîtes de nuit désemplies, archi-
tectures vitrifiées, présences
spectrales –, au point d’apparaî-
tre parfois moins incarné que
théorique. Le ton est donné dès la
première scène, où Gabrielle (Léa
Seydoux) répète une scène horri-
fique sur le fond vert d’un plateau
de tournage. Le film peut ainsi se
voir comme une théorie de l’ac-
trice en mouvement, et même
une formidable bande-démo, où
Léa Seydoux, portant l’ensemble
Malanda. Comment avez-vous
articulé le scénario avec l’état
des réflexions sur l’intelli-
gence artificielle ?
Quand j’ai commencé à écrire,
c’était il y a plusieurs années, l’IA
semblait encore loin. J’ai
beaucoup avancé seul, sachant
que je suis coproducteur de mes
films. A un moment, je suis arrivé
au stade de la minisérie, mais je
ne trouvais pas de diffuseur.
J’avais quatre épisodes d’une
heure, je suis allé voir le produc-
teur Justin Taurand (Les Films du
Bélier), afin de ramener le projet à
deux heures. On a eu quatre refus
à l’avance sur recettes du CNC.
Aujourd’hui, dès qu’un film dis-
pose d’un budget un peu impor-
tant, trouver une liberté formelle
devient difficile.
Vous avez recruté l’acteur
George MacKay, en remplace-
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
vvvv ON PEUT ÉVITER
sur ses épaules, incarne tout un
monde d’émotions, d’angoisses,
de postures (dont un drôle de
yoga futuriste), sur des décors
mouvants et des fonds numéri-
ques interchangeables.
L’actrice, extraordinaire, se pro-
mène au pays des images planes
et des poupées automatiques,
auxquelles elle donne chair par sa
seule force de conviction. Sous cet
angle, ce que raconte le film est
très fort : l’immense solitude du
personnage contemporain
quand tout, autour de lui, s’artifi-
cialise. Rien, à ce titre, n’interdit
de voir en Gabrielle une petite
sœur de Monsieur Oscar (Denis
Lavant), le héros de Holy Motors
(2012), de Leos Carax, autre acteur
en mouvement sillonnant Paris
en limousine pour y incarner
tous les rôles possibles. Tous les
deux sont des « bêtes » de jeu.
mathieu macheret
Film français de Bertrand
Bonello. Avec Léa Seydoux,
George MacKay,
Guslagie Malanda (2 h 26).
ment de Gaspard Ulliel, mort
avant le tournage du film…
Il fallait que je rende le film
possible à nouveau, en allant
chercher un acteur britannique.
Et les essais de George MacKay
étaient prodigieux : souvent,
même quand les acteurs sont
très bons, on voit les ficelles,
mais, avec George, on ne sait pas
par où le jeu passe. C’est quel-
qu’un qui apprend énormément
en amont. Léa Seydoux est à l’op-
posé, elle ne demande rien, c’est
un mélange entre sa méthode et
sa superstition. Elle a besoin de
découvrir les choses pour les
vivre sur le plateau. Même en
collant la caméra devant elle, on
ne sait pas ce qu’elle pense. Léa
Seydoux résiste à la caméra,
semble plus forte qu’elle, un peu
comme Catherine Deneuve. p
propos recueillis par
clarisse fabre
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 culture | 21

Le grand huit débridé de Quentin Dupieux

Au-delà de l’hommage à Salvador Dali, interprété par cinq acteurs, le cinéaste s’amuse à éreinter le star-système

DAAAAAALÍ !
pppv

Q
uentin Dupieux nous
joue un tour avec
ce nouveau long-mé-
trage, Daaaaaalí !, au
fil de scènes s’emboî-
tant les unes dans les autres
comme une succession de rêves. Dans la
On embarque à bord d’un grand voiture, le
huit : il nous emmène d’une suite Salvador Dali
d’hôtel, dans laquelle une jeune joué par Gilles
journaliste, Judith (Anaïs Demous- Lellouche.
tier), attend fébrilement d’inter- DIAPHANA/ATELIER DE
viewer Salvador Dali (1904-1989), PRODUCTION/FRANCE 3
à d’autres rendez-vous rocambo- CINÉMA/2023
lesques avec l’artiste catalan, qui
n’aura de cesse de se défiler.
Cinq acteurs, pas moins, incar-
nent le peintre aux moustaches
invraisemblables, Gilles Lellouche,
Edouard Baer, Jonathan Cohen,
Pio Marmaï et, enfin, Didier Fla-
mand, dans une apparition de l’ar-
tiste aux cheveux blanchis. Ce per-
sonnage multiple ajoute au trou- Une seule constante dans et lui promettant monts et mer- courent partout, mais Judith doit traversait les époques. Quentin
ble du récit, Dali prenant de l’âge ce Daaaaaalí ! : la sensation que veilles (un documentaire pour aussi se mettre en valeur, s’ha-
Une seule Dupieux a cette manière docu-
ou rajeunissant d’un plan à l’autre, le film nous échappe, constam- le cinéma, avec une, puis deux biller, se coiffer autrement. D’ail- constante dans mentaire de filmer l’actrice, sans
nous apparaissant tantôt les yeux ment, suscitant très vite un énoooooormes caméras…). leurs, lui glisse-t-il, « si tu étais plus maquillage apparent, les cheveux
ronds et cycloniques (Jonathan joyeux état d’abandon. Nous sexy, j’aurais sans doute envie de
ce « Daaaaaalí ! » : à peine coiffés, tandis que son per-
Cohen), tantôt le front plissé de voici tel un voyageur en partance, Partition des gens ordinaires mettre plus d’argent sur ton pro- la sensation sonnage, Judith, se présente, assu-
l’homme pressé et tyrannique marchant dans l’aéroport sur un C’est à cet endroit que le film dé- jet ». Bref, si elle ne réussit pas à mant être une jeune femme sans
(Edouard Baer), etc. Un visage sur- tapis roulant qui fait du surplace, voile véritablement son jeu, dé- « accrocher » l’excentrique artiste,
que le film histoire, loin des frasques de Dali,
git, un autre disparaît, comme un la perspective d’embarquer dans ployant au-delà du portrait une figure du mouvement surréaliste, nous échappe, qui asservit ses modèles pendant
pop-up de représentations. l’avion s’évanouissant dans le ciel mise en abyme du star-système, c’est de sa faute. Elle est trop sé- qu’il peint, n’écoutant que lui-
Mais tout cela est-il réel ? La mé- bleu. Et pourtant, Daaaaaalí ! avec ses abus et ses personnalités rieuse, manque de folie…
suscitant très vite même ou alors parfois Gala, sa
canique des songes est activée par nous fait « décoller », grâce au tan- détestables. Il en va de ce produc- Anaïs Demoustier joue la fille un joyeux état femme (Catherine Schaub-Abka-
un personnage de curé, le père Jac- dem formé par cette journaliste teur parfaitement mufle qu’in- simple, prête à prendre sur elle, rian, impériale), qu’il a immortali-
ques (Eric Hegger), voisin du pein- penaude et ce démon en sandales carne Romain Duris, expliquant se pliant en quatre pour satisfaire
d’abandon sée dans de nombreux tableaux.
tre surréaliste, qui se plaît à lui ra- catalanes, qui la snobe et lui rac- à Judith comment s’y prendre les uns et les autres. Le visage de la Après Yannick (2023), où un
conter ses rêves à dormir debout, croche au nez. Judith ne déses- pour amadouer Dali. Il faut lui en comédienne apparaît dans une spectateur lambda (Raphaël Que-
dans l’espoir secret d’inspirer père pas de convaincre son idole mettre plein la vue, le bichonner télévision des années 1970, puis nard) interrompait un spectacle
le maître et de vendre une toile d’accepter un entretien exclusif, dans un tournage rempli de pro- « sort » du petit écran pour advenir de théâtre désolant, prenant à par-
aux enchères, au profit de l’église. misant sur son ego légendaire fessionnels et d’assistants qui devant la caméra, comme si elle tie la troupe d’acteurs et se met-
tant le public dans la poche – du
moins un certain temps –,
Des inventions cinématographiques dignes du peintre surréaliste Daaaaaalí ! rejoue la partition des
gens ordinaires face aux stars
inaccessibles. Avec une différence,
avertissement : avec Daaaaaalí !, On ne voit pas ou peu de tableaux du en 1945, à La Maison du docteur Edwar- Buñuel (il a été postproduit en 1997 par toutefois : alors que Yannick n’évi-
nous n’avons pas affaire ici à un biopic. maître, sauf un faux, réalisé par le curé des, d’Alfred Hitchcock, une autre à Des- Manuel Cusso-Ferrer), mais qui a pu ins- tait pas un certain populisme,
Un spectateur soucieux de parfaire du village, et un autre qu’il peint en plein tino, un court-métrage inachevé pour pirer Quentin Dupieux : on y trouve, avec ces acteurs parisiens se mo-
sa connaissance de la vie, secrète ou pas, air avec deux pauvres modèles qu’il Walt Disney, finalement sorti en 2003) comme dans son film, les montres mol- quant du bon peuple, le film sur
de Salvador Dali (1904-1989) risque une martyrise à l’envi… Mais les scènes elles- et une demi-douzaine de documentai- les ou l’œuf au plat sans plat, à ceci près Dali éclabousse avec joie, célèbre
sérieuse déception, mais celui qui aime- mêmes en sont l’équivalent cinémato- res le mettant en scène, plus ou moins que Dupieux inverse la proposition son icône autant qu’il la ratatine. Il
rait pénétrer dans la tête – les têtes – du graphique. Comme lorsque, lors d’une loufoques, selon qu’ils ont pour auteur en faisant disparaître l’œuf de la poêle y a cette scène d’anthologie où le
personnage devrait être aux anges. Car conversation téléphonique, le peintre Philippe Halsman, Jack Bond, Andy où il cuit… « Le cinéma attrape des êtres peintre, sur un plateau de cinéma,
tout est faux, dans ce film : depuis Dali a du mal à entendre son interlocutrice Warhol ou Jean-Christophe Averty. Avec et des objets insolites, plus invisibles et tripote la poitrine généreuse
poussé par sa femme dans son fauteuil à cause d’une pluie de chiens, peut-être une mention spéciale pour son rôle éthérés que les apparitions des mousseli- d’une maquilleuse penchée sur
roulant, jusqu’à son atelier à Portlligat, un clin d’œil à l’expression anglaise dans la réclame pour un chocolat… nes spirites », écrivit Dali, qui a publié lui (Angélique Pléau), avec le
en Catalogne, qui a été reconstitué dans (mais il manque les chats) « It’s raining en 1927 un manifeste pour le 7e art. consentement de celle-ci. « C’est
le petit village espagnol par la cheffe dé- cats and dogs ! ». Ce parti pris est une ma- Moderne et réactionnaire Le film de Quentin Dupieux parvient un artiste ! », se justifie-t-elle
coratrice, Joan Le Boru. nière élégante et subtile pour le réalisa- Rares sont les artistes de sa génération à cela : l’artiste était à la fois moderne et auprès de ses collègues effarés,
Pourtant, la Fondation Gala-Salvador teur de relever un autre défi, celui de Dali à avoir ainsi compris l’importance du réactionnaire, introverti et exhibition- comme si elle parlait d’un enfant
Dali, pointilleuse quant à l’utilisation cinéaste : Quentin Dupieux n’était pas cinéma, mais aussi de la télévision, niste, sensible et cérébral, mondain et qui ne sait pas ce qu’il fait. La scène
faite du nom du créateur, a donné son seulement confronté au monde oniri- lesquels n’ont pas peu contribué à sa reclus, ainsi que le décrit l’historienne est aussi hilarante que cinglante,
approbation au scénario, et elle a eu rai- que des tableaux du Catalan, mais aussi célébrité. Quentin Dupieux le saisit à d’art et conservatrice Catherine Grenier et soudain Dali paraît tout petit. p
son, car, même si ce n’est pas vrai, c’est à deux morceaux de bravoure qui furent merveille lorsque, constatant l’absence dans le livre qu’elle a rédigé sur le pein- clarisse fabre
sacrément bien trouvé ! A commencer réalisés avec Luis Buñuel, Un chien anda- de caméras durant la première tentative tre (Flammarion, 2011). L’ouvrage est
par le choix de plusieurs acteurs pour lou (1929), suivi de L’Age d’or (1930), ce- d’interview de la journaliste débutante sous-titré L’Invention de soi. C’est bien Film français de Quentin
jouer le même personnage : Dali était si lui-là largement détourné par Buñuel. incarnée par Anaïs Demoustier, l’artiste ce à quoi Dali a consacré sa vie. Et que Dupieux. Avec Anaïs Demoustier,
multiple qu’on se demande si cinq co- Sans oublier les projets avortés ou non se lève et s’en va. Quentin Dupieux et sa cohorte de comé- Gilles Lellouche, Edouard Baer,
médiens sont suffisants pour montrer aux Etats-Unis (une tentative ratée avec Enfin, il y a aussi le scénario de Ba- diens restituent avec verve et drôlerie. p Jonathan Cohen, Pio Marmaï,
toutes les facettes de ce génial cabotin. les Marx Brothers, une collaboration, baouo, écrit en 1932 par Dali, refusé par harry bellet Didier Flamand (1 h 18).

A Hongkong, la ruée sauvage et destructrice de trois adolescents

Entre polar et cartoon dégénéré, « L’Enfer des armes », de Tsui Hark, sorti en 1980, revient sur les écrans français en copie restaurée

deux échecs consécutifs (The But- une rouste à l’occasion. Pearl re- tordus. Le début du film donne le l’originale, introuvable, mais son aussi parce qu’il est traversé d’une
REPRISE terfly Murders, en 1979, et Histoire connaît dans la rue les trois gar- ton, où des mains anonymes plan- remontage effectué sous pression énergie qui déborde le récit de

L’ Enfer des armes sort pour

la première fois sur les
écrans français en copie
restaurée, et il faut le voir pour se
convaincre que le cinéma fut ca-
pable d’une telle fureur nihiliste.
Nous sommes à Hongkong
en 1980, aux premiers feux de la
nouvelle vague locale, où la colo-
nie est une Cocotte-Minute prête
à exploser, à force de ne pas savoir
à quelle sauce, britannique ou chi-
noise, elle allait être mangée.
Tsui Hark, amené à devenir le
plus vibrionnant artificier de sa
génération (la saga Il était une fois
en Chine, Time and Tide, le tripty-
que Detective Dee), se trouvait au
pied du mur au moment de tour-
ner ce polar à petit budget, son
troisième long-métrage après
de cannibales, en 1980). Concluant
sa « Trilogie du chaos », cet ahuris-
sant exutoire, qui prenait le pouls
d’un territoire retenant son souf-
fle, posait les bases d’un style ha-
churé, d’une dépense formelle et
narrative qui deviendraient ses
marques de fabrique.
Le récit s’attache à trois adoles-
cents pieds nickelés qui tuent le
temps à faire n’importe quoi. Un
soir, partis en virée dans la voiture
subtilisée par l’un d’eux à ses pa-
rents, ils écrasent un type sous les
yeux d’une inconnue. Celle-ci,
Pearl (Lin Chen-chi), est une folle
furieuse, une pasionaria sadique.
Elle vit incognito chez un frère po-
licier (Lo Lieh), pris par son en-
quête sur des attentats à la
bombe, mais qui peut lui coller
çons, se les soumet, les entraînant
dans une spirale de violences. L’at-
telage dérobe une mallette d’or-
dres bancaires de plusieurs mil-
lions, qui les met aux prises avec
une horde de trafiquants d’armes
britanniques surarmés.
Cage à ciel ouvert
Cette ruée sauvage se produit dans
le dédale du Hongkong de l’épo-
que, filmé en dégradés d’ombres et
de lumières crues comme une
cage à ciel ouvert. L’ensemble
s’achève dans les hauteurs halluci-
nées de « Happy Valley », l’im-
mense cimetière de la ville.
Le film saisit d’emblée par son
agressivité invraisemblable, en-
traînant le spectateur dans une
bousculade de scènes et de plans
tent une aiguille dans le crâne
d’une souris sortie d’une cage, al-
légorie sans pitié de ce qui attend
les personnages.
Cependant, la violence n’est pas
fétichisée : ses excès penchent vo-
lontiers vers le grotesque, si bien
que le film vogue d’un extrême à
l’autre, entre polar hard boiled
(« dur à cuire ») et cartoon dégé-
néré. Production fauchée oblige,
Hark va même jusqu’à brigander
des musiques d’ailleurs : des « em-
prunts » à Oxygène, de Jean-Michel
Jarre, ou la bande originale de
Zombie, par les « Goblins ».
L’Enfer des armes est le film le
plus politique de Tsui Hark, sa
seule incursion dans un sujet
ouvertement social. A ce titre, la
version qui sort en salle n’est pas
de la censure. Au départ, Tsui Hark
avait fait des trois adolescents des
petits poseurs de bombes visant
les cinémas, de Pearl une terroriste
forcenée, et des enquêteurs une
bande d’incapables toujours à la
traîne des événements. Ce brûlot
retoqué, Hark aboutit à un film
plus abstrait : dépolitisé en surface
(les intentions sont tues), mais
conservant dans ses interstices un
ferment de rage. Telles les mauvai-
ses nouvelles diffusées en voix off
par la radio, qui égrènent les
symptômes d’une société malade :
révision du droit à l’IVG, dérègle-
ments climatiques, corruptions
politiques, accidents…
Si le film vaut aujourd’hui large-
ment le détour, c’est bien sûr pour
son effarante permissivité, mais
toutes parts. Le motif de la vio-
lence gratuite, les outrages perpé-
trés sans justification déjouent
toute logique narrative, au profit
d’un emballement qui traverse
chaque personnage, et même
tout le corps social. Tsui Hark
substitue une autre logique, for-
melle cette fois : celle du mouve-
ment pur qui ne peut aller que
vers son épuisement, foncer tête
baissée dans l’autodestruction. Ce
spectacle d’une forme gagnée sur
l’énergie du désespoir est sans
doute la plus belle émanation de
ce film démentiel. p
mathieu macheret
Film hongkongais de Tsui Hark
(1980). Avec Lo Lieh, Lin Chen-chi,
Albert Au, Lung Tin-sang (1 h 35).
22 | culture 0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

ppvv À VOIR
E

Elaha
N

Film allemand de Milena Aboyan (1 h 50).

Premier long-métrage de la réalisatrice allemande Milena
I

Aboyan, Elaha suit le parcours de combattante d’une jeune

A

femme, d’origine kurde, qui entend reconstruire son hymen

pour se prémunir de l’opprobre familial. Ses recherches vont
M

la conduire à douter des bonnes intentions des siens, remettre

en question tout ce qu’on lui a appris et se désoler de voir son
E

futur époux sous le joug d’une masculinité dont il ne com-

S

prend pas les tenants et les aboutissants. Si la narration reste

somme toute assez classique, le film livre une observation fort
documentée du commerce qui tire profit du tabou virginal
A

– les opérations chirurgicales et leurs financements, les faux hy-

L

mens vendus en pharmacie permettant, grâce à une poche de

liquide rouge, de simuler la perte de sang… – et rappelle en pas- Agnieszka
sant l’erreur encore répandue de croire que l’hymen se déchire Holland s’est
E

systématiquement lors du premier rapport sexuel. p m. dl inspirée de faits

D

réels, survenus
pvvv POURQUOI PAS en 2021.
Creation of the Gods AGATA KUBIS/PIFFL MEDIEN
S

Film chinois de Wuershan (2 h 28).

Après le siège victorieux d’une cité rebelle, le prince Yin Shou,
M

cadet de la dynastie Shang (1554-1046 avant J.-C.), revient à la

L

cour entouré de ses fils guerriers et, en guise de prise de

guerre, la fille mutine de son adversaire déchu. Or, celle-ci, in-
I

troduite dans le palais, est habitée par un démon-renard, qui

F

ne tarde pas à semer le désordre. Des événements sanglants

propulsent Yin Shou sur le trône, mais la cérémonie d’introni-
sation tourne au drame, les cieux indiquant une malédiction
S

sur le royaume. Production hyperbolique avec déluge d’affron-

E

tements, de figurants et d’effets spéciaux, Creation of the Gods

est un spécimen de blockbuster chinois venant défier Hol-
R

lywood sur son terrain spectaculaire. Aux super-héros en col-

Des migrants syriens ballottés

T

lants, Pékin répond par ses propres mythologies, un fonds de

légendes ancestrales mêlant épopée en costume et fantasma-
U

gorie magique. La formule n’est pas sans inspiration, et l’on dé-

A

nombre quelques bonnes idées plastiques : ce bain de courti-

aux portes de la Biélorussie

sane virant au rouge à la suite d’un meurtre ou quelques
scènes d’action bien emballées. Si le film échappe à la merin-
S

gue numérique, il ne s’exonère pas néanmoins d’une esthéti-

E

que pompière, qui exalte la relation patrilinéaire et s’épuise en

rodomontades guerrières, sans toujours bien se rendre compte
La fiction d’Agnieszka Holland, d’un réalisme parfois didactique,
L

de l’homoérotisme kitsch qu’elles recouvrent. p ma. mt

À L’AFFICHE ÉGALEMENT montre les points de vue des gardes-frontières et des humanitaires
Cocorico
Film français de Julien Hervé (1 h 31).
Le Dernier Jaguar
Film français de Gilles de Maistre (1 h 40).
Les Petits singuliers GREEN BORDER frais d’une politique qui les dé-
passe largement, la Biélorussie
Green Border a fait l’objet d’une
campagne de haine par les ultra-
lyser la situation sous toutes ses
facettes. Certaines scènes peu-
Programme de quatre courts-métrages de Sonia Gerbeaud ppvv utilisant le sort des migrants conservateurs. vent à cet égard paraître trop di-

I
et Jan Gadermann (47 min). mmersion. C’est le mot qui comme arme de déstabilisation à Ce drame, filmé caméra à dactiques, comme cette discus-
Opération Portugal 2 : la vie de château s’impose pour qualifier la l’égard de l’Europe. l’épaule, met le spectateur au sion entre Julia et une amie, cer-
Film français de Frank Cimière (1 h 33). fiction de la réalisatrice polo- En 2021, le président biélorusse, centre du dispositif, le plaçant tes sympathisante de l’accueil des
Roquette et les mal-aimés naise Agnieszka Holland Alexandre Loukachenko, avait en dans une position de témoin, à migrants, mais qui n’ira pas jus-
Film français d’Hélène Ducrocq (35 min). Green Border, en compétition à effet ouvert une nouvelle route hauteur des protagonistes. Le qu’à prêter sa voiture pour aller
Race for Glory, Audi vs Lancia Venise en 2023, qui créa le choc et migratoire passant par Minsk, fai- film donne en outre la possibilité leur porter secours – elle doit tra-
Film italien et français de Stefano Mordini (1 h 47). fut récompensée du Prix spécial sant miroiter la perspective d’un d’apprécier les différents points vailler, a une famille à nourrir, etc.
Les Toutes Petites Créatures du jury. passage rapide vers l’Union euro- de vue, au fil de chapitres consa- On suit également un jeune
Film britannique de Lucy Izzard (38 min). Inspiré de faits réels survenus péenne. Dans les faits, les hom- crés aux gardes-frontières, aux garde-frontière qui fait son de-
en 2021, le film suit une famille de mes et les femmes se faisaient re- activistes humanitaires, ou à voir jusqu’à la nausée. Il donne le
Syriens qui décide de quitter son fouler tour à tour par les autorités cette femme, Julia, qui décide un change à ses collègues, ne dit
pays et prend l’avion pour Minsk, polonaises ou biélorusses. La jour de s’engager, alors qu’elle est trop rien de ses états d’âme à sa
capitale de la Biélorussie. Le cou- « frontière verte », car dessinée au interpellée par une migrante en compagne, laquelle est sur le
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE ple, leurs deux enfants, le grand- milieu des conifères, devient sans détresse. Les militants associa- point d’accoucher de leur pre-
Evolution père paternel, etc., espèrent en- tarder un espace morbide que la tifs prennent des risques et doi- mier enfant. On entre littérale-
Nombre par rapport Total suite poursuivre leur voyage à réalisatrice filme en noir et blanc, vent – théoriquement – limiter ment dans sa psyché, tandis que
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis bord d’une camionnette, pour en- après quelques secondes d’ima- leur engagement, ne pas interve- la famille syrienne encaisse des
d’exploitation d’entrées (*) d’écrans précédente la sortie fin arriver en Suède, où les attend ges en couleurs, captées au-des- nir dans certains cas, s’ils ne veu- tragédies. On entend beaucoup
un oncle. Une dame afghane qui a sus de la ligne des arbres. lent pas être arrêtés. Car ils pour- de cris, un enfant perd la vie sous
La Zone d’intérêt 1 198 926 260 198 926
fui Kaboul se greffe au périple, ap- raient perdre leur emploi. Mais, nos yeux. Agnieszka Holland fait
Argylle 1 187 267 600 187 267 portant son aide matérielle et sa Questions existentielles parfois, le cœur bat plus fort que le pari d’un cinéma vérité, forcé-
Un coup de dés 2 111 653 560 ↓ – 39 % 332 849 connaissance de l’anglais. Mais Née en 1948, Agnieszka Holland le droit. ment suffocant, à l’image de
rien ne se passe comme prévu : le se revendique d’un cinéma politi- C’est toute cette tension, entre, l’époque. p
Tout sauf toi 2 100 808 218 ↑ + 32 % 200 122 petit groupe est débarqué par des que, engagé, posant des ques- d’un côté, la part d’humanité qui clarisse fabre
Chasse gardée 7 86 766 598 ↓ – 5% 1 760 312 gardes à la frontière avec la Polo- tions existentielles, notamment nous reste, et, de l’autre, le réa-
gne, en Podlachie, au milieu des sur le devenir de l’Europe, qui se lisme politique que les lois suc- Film polonais, français, tchèque,
Léo, la fabuleuse aven-
1 82 307 375 82 307 bois, un rouleau de fils barbelés barricade de plus en plus, au mé- cessives, de plus en plus restricti- belge d’Agnieszka Holland.
ture de Léonard de Vinci
pour seul horizon. pris des principes d’accueil et du ves, font peser sur les épaules des Avec Jalal Altawil, Maja
Pauvres créatures 3 74 528 459 ↓ – 27 % 391 225 Ballottée de part et d’autre de droit d’asile. Lors de sa sortie en citoyens, que la réalisatrice met Ostaszewska, Behi Djanati Ataï
Wonka 8 69 947 613 ↓ – 25 % 3 581 572 cette ligne, la famille va faire les Pologne, en septembre 2023, en scène, prenant le temps d’ana- (2 h 27).

May December 2 51 285 246 ↓ – 47 % 170 181

Anatomie d’une chute 24 50 756 292 ↑ + 73 % 1 474 879

AP : Avant-première
Source : « Ecran total »
* Estimation
Période du 31 janvier au 4 février inclus Un enfant et un soldat au secours des orangs-outans
La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer, en compétition à Cannes, arrive
en tête, avec 198 926 entrées, dépassant le film d’espionnage d’Apple,
Une histoire d’amitié sur une île perdue du Pacifique contée avec poésie
Argylle. Un coup de dés, d’Yvan Attal, se classe numéro trois, devant
la comédie romantique Tout sauf toi, la cinquième place revenant à
Chasse gardée, qui, en septième semaine, manifeste à peine quelques
signes d’essoufflement (− 5 %) et comptabilise 1 760 312 spectateurs. LE ROYAUME tures qui, à rebrousse-poil des
films de genre, surprend par son
Comme s’il s’agissait de nous
faire visiter l’île, d’en appréhender
scintillement d’une cascade,
masse souple des singes aux
On ne peut pas en dire autant de May December, de Todd Haynes, qui DE KENSUKÉ rythme tranquille et sa simpli- la beauté avant d’en découvrir les poils cuivrés – pour que le mes-
décroche de 47 % en deuxième semaine. Sorti en pleine crise agricole, ppvv cité : narration linéaire, esthéti- secrets ; ceux-ci bénéficiant d’une sage passe. Et que se réveille
le documentaire de Gilles Perret, La Ferme des Bertrand, a attiré que classique – et non moins mi- haute protection en la personne notre corde sensible. Au point
50 002 spectateurs. De même, la comédie douce-amère de Noé Debré,
Le Dernier des juifs, a franchi les 100 000 entrées. Quelques titres fran-
çais tirent donc leur épingle du jeu, malgré la baisse de fréquentation
enregistrée en janvier, de 8,6 % par rapport à 2023, selon le Centre
national du cinéma et de l’image animée.
L ors d’une terrible tempête,
Michael, 11 ans, embarqué
avec ses parents et sa sœur
pour un tour du monde à la voile,
est propulsé par-dessus bord,
nutieuse – réalisée en 2D, dialo-
gues ramenés à l’essentiel, s’effa-
çant au profit des émotions
qu’expriment par le dessin, l’atti-
tude et les traits des personnages.
de Kensuké, vieux sage qui veille à
la sauvegarde de la nature et des
animaux, en particulier les
orangs-outans, régulièrement
menacés par les trafiquants.
d’être ému comme un gosse au
spectacle de la traque par un
chasseur d’une mère orang-
outan, dont l’issue fatale ravive
de vieux souvenirs. C’est à Bambi
avec sa chienne Stella. Echoués Tout, dans le long-métrage de On s’en doute, malgré la barrière que l’on pense, alors. A d’autres
sur une île déserte, le jeune Neil Boyle et Kirk Hendry, tend à de la langue et la méfiance qui moments, ce sont Robinson
garçon et son animal se retrou- cette ligne de conduite dont l’ap- marque leur première rencontre, Crusoé et Vendredi, Mowgli et le
vent bien dépourvus. Incapables parente modestie sert chaque une véritable amitié naîtra entre roi Louie du Livre de la jungle qui
ARTS interagiront entre elles et de trouver nourriture et eau détail du décor, portant ainsi à l’ancien soldat et l’enfant. Ces se rappellent à nous. Autant de
Un nouveau musée avec le public : allant de flots potable pour survivre, ils igno- notre regard la délicatesse du liens contribueront à l’élabora- protagonistes et d’histoires dans
d’art numérique numériques sous les pieds rent encore qu’en cet endroit dessin et la poésie des paysages. tion d’un récit initiatique et d’une la lignée desquels s’inscrit cette
immersif ouvre à Tokyo des visiteurs à des pétales perdu au milieu du Pacifique vit fable écologique que les auteurs parenthèse enchantée au
Le collectif artistique s’éparpillant à leur approche, un autre naufragé : Kensuké, an- Une fable écologique ont su mener en pure cohérence, Royaume de Kensuké. p
japonais teamLab ouvrira, elles sont censées faire appel cien soldat japonais installé là de- Adapté du roman éponyme du sans didactisme, effets toni- véronique cauhapé
vendredi 9 février à Tokyo, à tous les sens. Le nouveau puis que son bateau de combat, Britannique Michael Morpurgo truants ou actions intempestives.
sa nouvelle exposition projet, intitulé teamLab durant la seconde guerre mon- sorti en 1999, Le Royaume de Il suffit ici de se laisser porter Film d’animation britannique,
permanente d’art numérique Borderless, sera logé sous diale, a explosé en pleine mer. Kensuké, qui fut en compétition par la magie des lieux – sons de la français et luxembourgeois
immersif. Plus d’une le plus haut gratte-ciel de la Le prologue du Royaume de au Festival d’Annecy en 2023, forêt, lumière rasante des sous- de Neil Boyle et Kirk Hendry
cinquantaine d’installations ville, Azabudai Hills. – (AFP.) Kensuké annonce un récit d’aven- prend le temps de s’installer. bois, obscurité de la canopée, (1 h 24).
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Hugo Clément se risque au direct sur France 2
Sur une idée de Thierry Ardisson, le journaliste anime « Nos grandes décisions », un jeu aux sujets intimes et sociétaux
FRANCE 2
MERCREDI 7 – 22 H 45
ÉMISSION-JEU
T
ravail, famille, désir…
Axée sur les sujets de so-
ciété, la nouvelle émis-
sion-jeu présentée, en
direct, par le journaliste Hugo Clé-
ment est ambitieuse. D’abord
pour les trois candidats, qui vont
demander leur avis aux téléspec-
tateurs avant de changer de des-
tin ; ensuite pour les concepteurs
qui espèrent ainsi offrir un ins-
tantané de la société française
« dans un pays qui n’a pas organisé
de référendum depuis de Gaulle ».
L’approximation – le dernier ré-
férendum national date de 2005,
sur le traité constitutionnel euro-
péen – est de Thierry Ardisson,
initiateur de ce nouveau pro-
gramme, le 10 janvier au siège de
France Télévisions. Après l’échec
de son malaisant « Hôtel du
temps » (2022), il rebondit en con-
crétisant une idée vieille de
quinze ans, grâce à la participa-
tion d’Hugo Clément.
De son côté, ce dernier aime
prendre des risques. Passé par « Le
Petit Journal » de Yann Barthès,
sur Canal+ (2015-2016) et « Quoti-
dien », sur TMC, il l’avait déjà vite
quitté, en décembre 2017, pour re-
joindre le pure-player Konbini
afin, disait-il alors, de s’adresser à
un public plus jeune.
« Gorge profonde », l’histoire du film pionnier du « porno chic »
Le documentaire d’Agnès Poirier revient sur le succès du long-métrage pornographique réalisé par Gerard Damiano, sorti en 1972
ARTE
MERCREDI 7 FÉVRIER – 22 H 35
DOCUMENTAIRE
G orge profonde (Deep
Throat), tout le monde
ne l’a pas vu, mais rares
sont ceux à ne pas connaître le ti-
tre de ce film pornographique
sorti en juin 1972 : quelques mois
plus tard, il allait fournir un so-
briquet à l’affaire du Watergate et
faire de sa vedette, Linda Love-
lace – née Linda Susan Boreman
(1949-2002) –, une célébrité pla-
nétaire. Gorge profonde, auquel
GRILLE N° 24 - 032
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X semblée a quitté Tel-Aviv pour Jérusa-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 031
HORIZONTALEMENT I. Boufonnerie. II. Erreur. Réac. III. Nia. Iguane.
IV. Ignorance. Ar. V. Oies. Nec. CGT. VI. Un. Misogyne. VII. Iambes.
Untel. VIII. Oiseleur. Ile. IX. Ur. Ré. Puiser. X. Ieltsine. Eta.
VERTICALEMENT 1. Béni-oui-oui. 2. Originaire. 3. Urane. Ms. 4. Fe. OS.
Bert. 5. Fuir. Mêlés. 6. Organise. 7. « Unes ». Upn. 8. Accourue. 9. Erne.
Gn. 10. Rée. Cytise. 11. Ia. Agnelet. 12. Ecartèlera.
Hugo Clément, sur le plateau de l’émission « Nos grandes décisions ». NATHALIE GUYON/FTV
Six ans plus tard, il est une
figure médiatique de la protec-
tion environnementale, avec
« Sur le front », sur France 5, et le
site Vakita, qu’il a créé en novem-
bre 2022.
Questions gentiment clivantes
Aussi s’est-il demandé s’il était « la
bonne personne », avant d’accep-
ter de « sortir de sa zone de con-
fort » pour animer ce plateau en
direct, pendant deux heures – il
Agnès Poirier consacrait un do-
cumentaire en 2021, eut cepen-
dant un précédent dans le do-
maine du film pornographique
en 35 mm projeté en salle : moins
le documentaire sexuellement
explicite La Liberté sexuelle au
Danemark (1969), évoqué par
Agnès Poirier, que le film (gay)
Boys in the Sand (1971), de Wake-
field Poole (1936-2021) – dont le
titre parodiait celui de The Boys
in the Band (1970), de William
Friedkin.
Boys in the Sand fait sensation
lors de sa sortie, en décembre 1971,
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
nie toutefois toute continuité avec
Jean-Luc Delarue (« Ça se discute »,
sur France 2, 1994-2009), auquel il
serait tentant de le comparer.
Ici, le débat se veut moins raco-
leur et respectueux. « C’est le re-
tour de la nuance », insiste
Thierry Ardisson, en connais-
seur. Trois questions gentiment
clivantes ont donc été retenues :
Dois-je offrir un smartphone à
mon fils qui rentre en 6e ? Dois-je
quitter mon travail à l’hôpital
dans une salle de Times Square à
New York, et est critiqué favora-
blement par le magazine Va-
riety. Mais son public homo-
sexuel, quoique très nombreux,
n’est rien à côté de celui de Gorge
profonde : avant que la censure ne
fasse interdire sa projection, tout
le monde court voir les exploits
buccaux de Linda.
Interdit sous Nixon
Le New York Times Magazine du
21 janvier 1973 impose le label
« porno chic », et les célébrités ac-
courent à leur tour : Jackie Ken-
HORIZONTALEMENT
I. Ecrasent tout en sortant en salle.
II. Mesure de rayons ionisants.
Amphitrite, Galatée, ou autre sœur.
III. Volubile au jardin. Rayonne sur
le Nil. Sorties du vide. IV. Peu recom-
mandables quand ils sont tristes.
Propre mais fatiguée. V. On n’y entre
plus. Apportent leur aide écono-
mique mais attendent des résultats.
VI. Nous plongent dans les eaux des
enfers. Emblème royal. VII. L’argon.
Pose des questions à William. Fournit
corde et natte. VIII. Déguise la vérité.
Répare ceux qu’il fait tomber.
IX. Bouscule tout sur son passage.
Crie en forêt. X. Force à franchir murs,
haies et fossés.
VERTICALEMENT
1. Protections à l’entrée des ports.
2. Se multiplièrent comme des por-
teurs de grandes oreilles. 3. Ses récep-
teurs sont dans les fosses. Est passé
de trop d’eau à trop de vin. 4. Person-
nel. Un grand de nos forêts. 5. Son as-
lem. Dans les pompes. 6. Grande
ouverte. Récolté en bottes pour la cui-
sine. 7. Cité d’Abraham. Reproduit
comme un tract d’hier. 8. Bons chan-
teurs derrière les barreaux. Un copain
pour la nana. 9. Plats de légumes et
plats de terre. Pour un premier tour
de cadran. 10. Dans le bled. Mettra en
diiculté par ses questions. 11. Vus et
revus pour ne rien laisser passer.
12. Est certainement allée à
Sainte-Marguerite avec Nini peau
d’chien.
pour éviter le burn-out ? J’ai
77 ans, dois-je m’inscrire sur un
site de rencontre ?
Sur chacune, des personnalités
et des inconnus vont témoigner.
L’humoriste Jérémy Ferrari, qui se
livrait, dans son troisième one-
man-show, sur sa tentative de sui-
cide et son combat contre ses dé-
mons, et Gérald Kierzek, médecin
devenu patient une fois atteint
par la maladie de Lyme, devraient
s’exprimer sur l’hôpital public.
nedy, Norman Mailer, Erica Jong,
Truman Capote, Shirley MacLaine,
Jack Nicholson, etc. Son réalisa-
teur, Gerard Damiano (1928-2008)
– coiffeur de son état – sort de
l’anonymat : un soir qu’ils sont
dans le même restaurant, le ci-
néaste John Cassavetes (1929-
1989) se présente à lui…
Sous l’ère Nixon, Gorge profonde
est constamment frappé d’inter-
diction. Son acteur principal,
Harry Reems (1947-2013), arrêté
en 1974, échappera de justesse à
cinq années de prison. Damiano
et Lovelace ne gagneront jamais
SUDOKU
N°24-032
6 4
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1 8
2 9
4 2 8
7 1
8 6 3 7
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N u
eu Hors-Série
Les articles de la presse étrangère
qui ont marqué l’année.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
télévision | 23
Pour parler des sites de rencon-
tre, la sexologue Alexandra Hubin
et Marc Simoncini, fondateur de
Meetic et participant du jeu « Qui
veut être mon associé ? » sur M6,
seront rejoints par Philippe Croi-
zon (quadri-amputé à la suite
d’un accident) et son épouse.
La députée du Loiret Caroline
Janvier (Renaissance) devrait, elle,
participer au débat sur la protec-
tion des enfants face aux écrans,
deux ans après avoir déposé une
proposition de loi sur la question.
Tout comme le neuroscientifique
Michel Desmurget, auteur de Fai-
tes-les lire ! Pour en finir avec le cré-
tin digital (Seuil, 2023). De leur
côté, les téléspectateurs voteront
oui ou non par SMS. Puis chaque
candidat aura vingt secondes
pour se décider, mais sans obliga-
tion de ne pas changer d’avis.
France Télévisions se réserve,
elle aussi, un droit de rétractation,
en assumant une programmation
« par salves » : quatre émissions en
février, rien en mars et, si
l’audience suit, quatre de nouveau
en avril. De quoi avoir « un peu » le
trac, reconnaît Hugo Clément.
Mais Thierry Ardisson rassure :
« On a été témoin de la progres-
sion : à la fin du pilote, on y était. »
Maintenant il y est. p
catherine pacary
Nos grandes décisions, présenté
par Hugo Clément (Fr., 120 min).
vraiment d’argent avec ce film :
produit avec 25 000 dollars, prêtés
par un producteur proche de la
Mafia, Gorge profonde rapportera
au minimum 600 millions de dol-
lars qui tomberont dans les cais-
ses de l’organisation criminelle.
L’actrice a écrit deux livres de
confessions en 1973. Mais, dans
Ordeal (Citadel Press, 1980, non
traduit) et Out of Bondage (Citadel
Press, 1986), Linda Lovelace re-
vient sur ses dires et accuse son
mari et « agent » de l’avoir prosti-
tuée, battue et forcée à ces actes
sous la menace. Dès lors défendue
9 7
3 1
6 8
9 1 2 6
7 4
5 3
1 2
4 9
2 8 5 3
Facile
7 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
6 9 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
Hors-série Février-mars 2024
VIVRE AVEC
L’IN TE LL IGE NC E
ARTIF ICI EL LE
Au-delà du
phénomène
ChatGPT, l’IA
bouleverse déjà
notre existence :
vie privée et
professionnelle,
arts, justice, guerre…
Une révolution
numérique
décryptée par
la presse étrangèr
e.
NOTRE
SÉLECTION
M ER CR ED I 7 F ÉV R IER
Mezzo
L’Orfeo
20.30 Opéra de Claudio Monteverdi
enregistré à l’Opéra-Comique de Paris
en juin 2021. Splendide spectacle,
avec Jordi Savall à la baguette,
Pauline Bayle à la mise en scène
et Marc Mauillon dans le rôle-titre.
Ciné+ Club
La Petite Bande
20.50 Film de Pierre Salvadori
(2022), avec Paul Belhoste, Mathys
Clodion-Gines. Des collégiens de
12 ans décident d’incendier l’usine
qui pollue leur rivière. Une comédie
très réussie, à la fois drôle et cruelle.
France 3
PSG-Brest
21.10 Choc des huitièmes de finale
de la Coupe de France au Parc
des Princes. Le Paris Saint-Germain
reçoit Brest, révélation de la saison
en Ligue 1. En direct sur une chaîne
non payante, cela ne se refuse pas…
TCM Cinéma
« Elles ne valaient même pas
un cheval » : les femmes
dans le western
22.25 Documentaire inédit de Jean-
François Giré (2023), qui bouscule les
idées reçues en soulignant la place de
la femme dans le western. De Barbara
Stanwyck à Jane Russell en passant
par Sharon Stone, elles ne se laissent
pas marcher dessus.
par les féministes antipornogra-
phie, dont Gloria Steinem, elle
dira à la fin de sa vie avoir été ins-
trumentalisée par ces dernières.
Gorge profonde, quand le porno
est sorti du ghetto traite le sujet de
manière satisfaisante. Mais il ne
peut être comparé à Inside Deep
Throat (2005), de Fenton Bailey et
Randy Barbato, aux informations
beaucoup plus étayées. p
renaud machart
Gorge profonde, quand le porno
est sorti du ghetto, d’Agnès
Poirier (Fr., 2021, 54 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
24 | styles
VOYAGE
bilbao (espagne)
L’
histoire de Bilbao est inti-
mement liée à celle des
mines de fer et à leur ex-
ploitation tout au long du
XXe siècle. Après la crise des années
1980 et la fermeture des chantiers na-
vals et des hauts-fourneaux, la capi-
tale de la Biscaye, dans le nord de l’Es-
pagne, a su se relever en misant sur la
culture. Un pari audacieux que l’on
découvre au fil de l’eau en se baladant
dans les quartiers festifs et animés de
cette ville tournée vers l’avenir.
Jour 1
9 h 30 Artxanda et mirador
On longe les berges réaménagées en
promenade de la Ria de Bilbao avant
de prendre le funiculaire jusqu’au ter-
minus : le mont Artxanda (1). Inau-
guré en 1915, il conduisait autrefois au
casino et aux nombreux restaurants.
La guide Elena Perez raconte que son
beau-père y allait pour y faire des ren-
contres : « Il y avait un censeur qui sé-
parait les garçons des filles s’ils dan-
saient trop serrés. »
Rénové en 1983, le funiculaire est
toujours en activité et permet d’accé-
der à l’un des plus beaux belvédères
de Bilbao. Depuis le mirador d’Ar-
txanda, on embrasse les collines
alentour et les édifices emblémati-
ques, comme la cheminée du parc
Etxebarria, vestige de l’ancienne
usine d’aciérie, et la tour Iberdrola
avec ses 165 mètres de haut.
11 heures Architecture éclectique
Cap sur la rive gauche et la ville nou-
velle. On emprunte le pont Zubizuri,
conçu par Santiago Calatrava, pour
rejoindre les tours jumelles du Japo-
nais Arata Isozaki et le quar-
tier d’Abando, dont les façades d’im-
meubles Art nouveau rivalisent de
style, comme la maison Montero (2)
(1904), rue Alameda de Recalde, plus
connue sous le nom de « Casa
Gaudi », avec ses balcons et bow-win-
dows décorés.
La place Moyua est aussi un bel
exemple d’architecture éclectique,
avec le style Second Empire de l’Hôtel
Carlton et les bouches de métro en
verre de Norman Foster (1997), appe-
lées ici fosteritos. « Dans les années
1960, les façades étaient grises, la ville
était très polluée. Après les inonda-
tions de 1983, un plan ambitieux axé
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Le marché de la Ribera,
l’un des plus grands marchés
couverts d’Europe, bâti en 1929,
et sa belle façade Art déco.
A Bilbao (Espagne), en 2018
JON CHICA/OT BILBAO TURISMO
admirer la bibliothèque conçue par
Rafael Moneo et le grand amphithéâ-
tre signé Alvaro Siza. Si par chance
l’Athletic Bilbao joue à domicile, le
stade San Mames, éclairé aux cou-
leurs du club (rouge et blanc), ajoute
une touche de féerie.
Jour 2
10 heures Grue rouge
Situé dans les anciens locaux des
chantiers navals Euskalduna, le Mu-
sée maritime, Itsasmuseum, permet
de remonter le temps pour découvrir
le passé métallurgique et industriel
de Bilbao. Sur les quais, on entre dans
le vif du sujet avec une immense grue
rouge rappelant l’activité maritime
de la Ria de Bilbao et de son port.
11 heures Direction « Manhattan »
On quitte ensuite Bilbao en direction
48 heures à Bilbao
de l’embouchure de l’estuaire et du
pont de Biscaye (6), qui a été inau-
guré en 1893. Le plus sympa est de
prendre le train à l’aller et de revenir
en métro. On observe ainsi tranquil-
lement l’île de Zorrotzaurre, le futur
Entre échappée belle au mont Artxanda, « Manhattan » de Bilbao, dont on
doit les plans à l’architecte Zaha Ha-
did, la commune de Baracaldo, « la
déambulations gourmandes dans le Casco Viejo
petite Galice », et à Sestao, sur la rive
gauche du fleuve, le premier des
ou culturelles au Musée Guggenheim, la cité basque hauts-fourneaux de Biscaye con-
servé jusqu’à aujourd’hui.
au passé industriel est devenue très attractive Ce parcours permet d’imaginer le
trafic intense du début du siècle der-
nier et la construction de ce pont
transbordeur tout en métal. La nacelle
encore en activité transporte les habi-
dans le cœur du Casco Viejo, les siete tants d’une rive à l’autre. Il ne faut sur-
calles (sept rues), autrefois entou- tout pas se priver de l’ascenseur pano-
7 rées de murailles, l’un des quartiers ramique et de sa passerelle vertigi-
E S PA G N E
Getxo les plus festifs de Bilbao, avant de re- neuse que l’on traverse pour apprécier
joindre la grande halle métallique du les différents points de vue sur l’es-
6 Pont de Biscaye marché de la Ribera pour son am- tuaire et la mer Cantabrique.
biance et ses pintxos ! De l’autre côté
du fleuve, on ne se lasse pas des faça- 13 heures Getxo et embruns salés
des colorées du quai de Marzana. Une virée que l’on poursuit à Getxo (7).
C’est dans cet ancien village de pê-
14 heures San Francisco cheurs réputé pour ses plages que les
Après avoir goûté les seiches à l’encre riches industriels sont venus s’instal-
Mont Artxanda
noire ou la morue au pil pil, les spé- ler à la fin du XIXe siècle. Il en reste de
cialités du restaurant réputé et bon très belles villas de styles éclectiques,
Musée
Guggenheim marché Rio Oja, retour sur la rive on se croirait presque à Deauville.
1 droite en empruntant le pont de la Des rues en pente jalonnées d’esca-
8 Merced pour découvrir le quartier de liers mènent au vieux port et à ses pe-
Musée des Beaux-Arts 5 Maison Montero San Francisco, Bilbao La Vieja (la tites maisons blanches. Depuis le
2
4 vieille), et les boutiques de créateurs moulin d’Aixerrota, le parcours
3
de la calle Hernani. « Getxo flysch » conduit jusqu’au fort
Place Unamuno
On longe ensuite les berges jusqu’à de la Galea, quand l’immensité de la
Centre Azkuna
la gare de Concordia, dont la façade mer Cantabrique se dessine enfin. Là,
ornée de faïences rappelle la Belle on s’assoit sur l’un des bancs pour re-
2 km
km Epoque, avant de rejoindre le quartier garder au loin et respirer à pleins pou-
d’Indautxu et les anciens entrepôts mons les embruns salés.
viticoles rénovés par Philippe Starck
de l’Alhondiga-Centre Azkuna (4). Un 16 heures Guggenheim et magie
sur les transports et la culture a tout lieu original consacré à la culture, au On prend le métro jusqu’à Moyua, sor-
changé », explique Elena Perez, avant bien-être et à la gastronomie. Le plus tie Ercilla-Guggenheim. Le musée (8)
de filer vers les jardins d’Albia et de bluffant est la piscine construite au conçu par Frank Gehry, à l’endroit où
commander un caldo, une soupe, dernier étage, dont le sol transparent se trouvaient les entrepôts et les
Dans l’ancien sous les plafonds mozarabes du Café laisse entrevoir les nageurs. grues, symbolise une partie de l’his-
village Iruña. toire de Bilbao, celle du fer, des mines
16 heures Beaux-Arts et féerie et de la mer. « L’architecte a créé une
de pêcheurs 12 heures Casco Viejo et pintxos Avant de filer vers le Musée des sorte de proue de bateau, une figure
de Getxo, avec Changement d’ambiance, les grandes beaux-arts (5), on se régale d’un bei- que l’on retrouve ici dans plusieurs bâ-
artères laissent place au labyrinthe de gnet au beurre, dans l’une des pâtis- timents. Son enveloppe en titane, des
ses très belles ruelles étroites et pavées du Casco series d’Indautxu. Le musée, dont plaques très fines assemblées comme
villas de styles Viejo, la vieille ville. Les premiers pin- l’agrandissement vient d’être confié des écailles de poisson, rappelle ce
txos, la variante basque des tapas, se à Norman Foster, se situe dans le passé tourné vers la mer », souligne
éclectiques, dégustent sous les arcades de la Plaza parc Doña Casilda. Jusqu’en 2025, Elena Perez.
on se croirait Nueva, au restaurant Victor Montes, seule une petite partie est ouverte, A l’intérieur, c’est tout aussi fort, on
dont l’une des spécialités est le maca- mais l’exposition « BBKateak » met accède aux différentes galeries d’ex-
presque ron de foie. A quelques ruelles, la en avant chaque semaine une sélec- position depuis son inoubliable
à Deauville place Unamuno (3) est le rendez-vous tion d’œuvres qui proviennent de sa atrium aux volumes courbes. A
des Bilbayens. collection. 18 h 30, pour terminer en beauté cette
C’est ici que l’on monte les plus de Une déambulation artistique que échappée biscayenne, la Fontaine de
trois cents marches de la Mallona l’on prolonge en remontant la pro- feu, d’Yves Klein, et les Arcs rouges, de
conduisant sur les hauteurs de Be- menade de la Mémoire, sur le quai de Daniel Buren, s’illuminent presque
goña et à son église gothique du la Naja, un musée-jardin au bord du par magie. p
XVIe siècle. Balade que l’on poursuit fleuve. Au fil de l’eau, on peut aussi bénédicte boucays
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 disparitions | 25

Jean Malaurie
Géographe, explorateur
du Grand Nord et éditeur

U
n jour de 1951, Jean C’est à l’Institut de géographie
Malaurie vit « basculer de Paris, où il a repris ses études à
un monde de l’âge de la Libération, que l’occasion lui en
pierre à l’âge atomi- est offerte. Les Expéditions polai-
que ». Il venait de déboucher, avec res françaises, dirigées par Paul-
ses « camarades » inuits, au som- Emile Victor, ont besoin d’un géo-
met d’un glacier, dans le nord- graphe. Il les rejoint au Groenland
ouest du Groenland. Un des ca- pour deux missions, en 1948 et
marades lui toucha l’épaule. « Re- 1949, en tant qu’attaché de re-
garde, étranger ! » En contrebas, cherche au Centre national de la 22 DÉCEMBRE 1922
dans la plaine de Thulé, s’étendait recherche scientifique (CNRS), Naissance à Mayence,
« une cité de hangars et de tentes, avant de partir, en solitaire, dans en Allemagne
de tôles et d’aluminium, éblouis- le désert du Hoggar, en Algérie, 1948 Première expédi-
sante au soleil dans la fumée et la en 1949 et 1950. Géomorpholo- tion au Groenland
poussière », racontait-il au Monde gue, c’est-à-dire spécialiste des 1951 Avec l’Inuit
en 1993. L’armée américaine dé- formes du relief terrestre, il étudie Kutsikitsoq, ils sont
ployait les installations d’une les pierres, les éboulis, spéciale- les premiers à rejoindre
base militaire dans ce lieu qui fut ment en milieu extrême – très le pôle Nord
l’un des plus déserts au monde, à chaud, ou très froid, comme au géomagnétique
1 500 kilomètres du pôle Nord. Groenland, où il retourne 1955 Création
De ce « spectacle inouï », « sha- en 1950-1951, en solitaire, avec de la collection
kespearien », qu’il n’a cessé d’évo- quelques subsides du CNRS. « Terre humaine »,
quer dans des livres, des docu- C’est pendant ce séjour qu’il dé- éditée chez Plon
mentaires, des entretiens, pro- couvre la base américaine et se lie, 1990 Dirige la première
cède une grande part, sans doute à jamais, avec le peuple inuit. expédition franco-sovié-
la plus essentielle, de cette longue Mais il est toujours là pour étu- tique en Tchoukotka
aventure qu’a été la vie du géogra- dier les pierres ; ses travaux se- sibérienne
phe, explorateur et éditeur Jean ront au cœur de sa thèse de géo- 5 FÉVRIER 2024 Mort à
Malaurie, mort à Dieppe (Seine- morphologie, soutenue en 1962. Dieppe (Seine-Maritime)
Maritime), à l’âge de 101 ans, De la pierre à l’âme : le titre de ses
comme l’a annoncé son fils, Mémoires (Plon, 2022) résume le
Guillaume, lundi 5 février. Ne se- virage qu’il est pourtant en train
rait-ce que parce qu’elle l’a poussé de prendre. Il disait, en novem-
à écrire un récit à succès, Les Der- bre 2022, au Journal du dimanche :
niers Rois de Thulé (Plon, 1955), où « La rencontre physique avec les
il raconte les mois qu’il venait de Inuits (…) a transformé la connais-
passer, seul, au milieu des Inuits et sance que je croyais avoir de moi.
proteste contre le « choc colonia- (…) C’est une sorte de retour à ma
liste » que représentait le surgisse- véritable identité. »
ment des militaires américains.
Ce livre était le premier d’une col- Orgueil farouche
lection (aujourd’hui encore éditée La science l’a amené aux Inuits,
par Plon) qui allait renouveler le mais la nature du lien qu’il a noué
regard et l’écriture anthropologi- avec eux relève d’une passion qu’il
ques : « Terre humaine », que Jean exprimera le plus souvent sur un
Malaurie a dirigée jusqu’en 2015. registre personnel et à travers son
Il était né le 22 décembre 1922 à engagement pour la préservation
Mayence, en Allemagne, où son de leur culture et de toutes les so-
père, agrégé d’histoire, œuvrait ciétés « traditionnelles ». De ces
au rapprochement entre Alle- dernières, il disait à Télérama, A Dieppe (Seine-Maritime), le 28 juillet 2018. FLORENCE BROCHOIRE/SIGNATURES
mands et Français dans le cadre en 1995, que l’humanité devait les
de l’occupation française de la écouter pour connaître « un
Rhénanie. Au retour de la famille deuxième souffle », car elles « ont Ainsi, en 1981, quatre universitai- “sur le vif”, des superbes dialo- voirs. » Ce même orgueil l’empê- moin. Entremêlant travaux eth-
en France quand il a 8 ans, il reste su conserver une dimension spiri- res français et canadien, dont gues » publiés dans Les Derniers chait sans doute de sortir de l’am- nologiques plus classiques, récits
imprégné par l’atmosphère féeri- tuelle ». Ambassadeur de bonne Joëlle Robert-Lamblin, coautrice Rois de Thulé, ajoutent les signa- bivalence entre ces deux répon- de recherche et récits de vie,
que des rives du Rhin, les châ- volonté de l’Unesco chargé des avec Paul-Emile Victor de taires. Illusion, aussi, affirment- ses, en reconnaissant que son « Terre humaine » n’a cessé d’ac-
teaux, les forêts, les légendes, les questions polaires arctiques, pré- l’ouvrage de référence La Civilisa- ils, sur les « 31 missions » au Groen- champ de prédilection, en ma- cueillir à la fois le savoir et ses
chants qui ont bercé sa petite en- sident d’honneur de l’Académie tion du phoque (Belin, deux to- land, au Canada ou en Sibérie qu’il tière anthropologique – il en va marges, les découvertes et leurs
fance. Premier ailleurs, propice à polaire, en Russie, il s’est démené mes, 1989, 1993), publient dans Le a souvent revendiquées : « En de- tout autrement de son rapport à débordements dans la vie du sa-
la rêverie, à l’éveil d’un désir de dé- toute sa vie pour les défendre. Monde un courrier dans lequel ils hors de quelques zones très cir- la géomorphologie –, n’était pas vant. A Télérama, en 1995, l’édi-
part qui l’animera sa vie durant. Que pèsent, en regard, ses tra- accusent Jean Malaurie d’entrete- conscrites (…), l’auteur n’a fait que celui de la connaissance rigou- teur expliquait avoir toujours eu
Son père meurt en 1939. Jean vaux d’anthropologue, ou, nir des « illusions lourdes de con- de brefs passages dans les autres reuse, et que même un homme en tête, pour sa collection, « un
Malaurie a 17 ans. Il en a 20, comme il aimait se définir, séquences pour la portée et la vé- ou même n’y est pas allé du tout. » aussi brillant que lui ne pouvait auteur qui cherche à être le plus fi-
en 1943, quand, élève de classe d’« ethno-historien » du Grand rité de son message ». En 1999, Jean Malaurie répon- triompher partout. dèle à son intensité de vie », capa-
préparatoire à Paris, il est mobilisé Nord ? Sa carrière de chercheur, Illusion sur la langue : sa maî- dait dans Le Monde, avec l’orgueil ble de traduire « une inquiétude
pour le service du travail obliga- au CNRS et à l’Ecole des hautes trise du groenlandais s’arrêterait, farouche qui était sa marque : Œuvre majeure personnelle, une hauteur d’âme ».
toire, auquel il se dérobe. A la fin études en sciences sociales, jus- selon eux, « à la pratique d’un jar- « L’intelligence subit des outrages Il recueillit certes, à la fin de sa vie, « Fidèle » : le mot, au bout du
de la guerre, sa mère meurt à son qu’à sa retraite en 1992, paraît re- gon rudimentaire truffé de barba- et jalousies effroyables. » Mais ses articles de recherche dans les compte, résume au plus près
tour. Il est seul. Sa vie commence. présenter une réponse suffisante. rismes », comme le montreraient dans Libération, en 2005, il décla- trois volumes d’Arctica (CNRS Edi- l’homme que fut Jean Malaurie.
En d’autres termes : il peut enfin Mais la communauté des spécia- les passages de documentaires où rait également : « Je n’ai jamais tions, 2016-2020). Mais ses Fidèle au monde arctique, aux
sortir de la rêverie, et partir pour listes des Inuits a régulièrement il apparaît en compagnie d’Inuits. aimé l’université, sa dispense par- meilleurs livres, des Derniers Rois Inuits et à tous les peuples « pre-
de bon. Il ne reviendra plus guère. émis des doutes sur leur sérieux. « On est loin, dans ces documents cimonieuse et hiérarchique des sa- de Thulé à Hummocks (Plon, miers », qu’il n’aura cessé de dé-
1999), témoignent, à côté de ses fendre avec une énergie irrépres-
textes militants, comme Terre sible. Fidèle à la haute idée qu’il se
Du Grand Nord à l’Amazonie, soixante ans de « Terre humaine » mère ou Oser, résister (CNRS Edi-
tions, 2008 et 2018), de son goût
fit toujours de lui-même, au point
d’entretenir quelques illusions.
pour les interstices sensibles du Mais fidèle, avant tout, à la quête
il arrivait à l’infatigable arpenteur coup de génie qui allait marquer l’histoire expérience du monde, qu’ils soient de savoir, davantage que pour le sa- qui hante son travail d’écrivain et
du Grand Nord qu’était Jean Malaurie, dont de l’anthropologie, en demandant à Claude grands savants ou, comme il aimait dire, voir même, et de ce qu’il mit en d’éditeur comme ses interven-
la mort, à l’âge de 101 ans, a été annoncée Lévi-Strauss, auteur, en 1949, des Structu- des « sans-grade ». permanence de personnel, d’in- tions publiques : « Tenter de re-
lundi 5 février, de se livrer à des promena- res élémentaires de la parenté (PUF), « l’en- C’est ainsi qu’en entendant, à la radio, le time dans son rapport au Grand trouver dans l’homme le plus
des moins échevelées, comme celle qui vers de cela (…), [son] œuvre d’écrivain, [son] Breton Pierre-Jakez Hélias, professeur de Nord. Un engagement de tout son humble la part de tragique et de
l’amena, en 1954, dans le jardin du Luxem- voyage philosophique, [son] itinéraire », se latin-grec, il lui proposa d’écrire un livre être qui donne à son travail, au- destin qui sommeille en lui. Re-
bourg, à Paris. Elle aussi allait lui changer la souvenait-il, en 2005, lui avoir écrit. Tristes sur la vie dans le pays bigouden. Ce sera Le delà d’une permanente exagéra- trouver l’ombre portée de tout
vie. Il venait d’écrire Les Derniers Rois de tropiques parut en 1955, et devint rapide- Cheval d’orgueil, qui, à la mort de son tion de sa portée scientifique, son homme », comme il la décrivait au
Thulé et cherchait à le faire éditer. Sur une ment un classique. auteur, s’était vendu à plus de deux mil- indéniable grandeur. Monde en 1982.
impulsion, il se précipita chez Plon, dont le lions d’exemplaires. Un succès d’autant Une grandeur que « Terre hu- Quarante ans plus tard, fin 2022,
siège était à quelques rues, demanda à voir Le savoir anthropologique et son envers plus imprévu qu’à sa publication, en 1975, maine » porte à son plus haut de- il disait au Journal du dimanche :
le directeur littéraire, Charles Orengo, et lui Aussi donnait-il le ton à « Terre humaine », la collection s’étiolait, au point que Plon gré. La collection qu’il a dirigée « J’essaie, de toutes mes dernières
proposa dans le même mouvement son qui allait mêler, soixante ans durant, le sa- envisageait de l’arrêter. On devine qu’il durant soixante ans constitue, à forces, de ne pas être infidèle au
manuscrit et la création d’une collection, voir anthropologique et son envers, à la re- cessa bientôt d’en être question. Elle existe l’évidence, l’œuvre majeure de sens que j’ai donné à ma vie. » Quel
dont celui-ci constituerait le premier titre. cherche de toutes les formes d’incarnation d’ailleurs toujours, même si, selon son fon- Jean Malaurie. De Tristes tropi- sens, ou quels sens multiples,
« Deux semaines plus tard, c’était d’accord », de la connaissance des sociétés humaines, dateur, elle était partie « à vau-l’eau » le jour ques, de Claude Lévi-Strauss donna-t-il à cette vie tumul-
raconta-t-il. « Terre humaine » était née. jusqu’au témoignage. Des auteurs aussi où il avait cessé de s’en occuper. Que pou- (1955), au Cheval d’orgueil, de Pier- tueuse et passionnée ? Il y en eut
Cette collection allait devenir, en une cen- importants que Margaret Mead, James vait-il dire d’autre ? Rarement, dans l’his- re-Jakez Hélias (1975) – ses deux trop, peut-être, depuis le jour où, à
taine de livres publiés sous la direction de Agee, Pierre Clastres, Jean Duvignaud, Jac- toire de l’édition, un homme se sera identi- succès les plus spectaculaires –, Thulé, il fut propulsé au cœur du
Jean Malaurie entre 1955 et 2015, l’une des ques Lacarrière ou René Dumont y ont cô- fié à une collection comme Jean Malaurie son catalogue répond autant que monde inuit, pour qu’il soit dé-
plus prestigieuses de l’édition française de toyé un curé de campagne, un serrurier, un le fit avec ce portrait à cent voix des peu- les livres de son fondateur au be- sormais possible de répondre.
sciences humaines. Mais elle n’aurait sans pêcheur, un mineur, une paysanne hon- ples du monde, qu’il ne serait pas exagéré soin d’ancrer la découverte du Une chose est sûre : cette promes-
doute pas connu ce destin si le géographe- groise… Jean Malaurie aimait susciter des de définir, aussi, comme un autoportrait. p monde dans l’expérience indivi- se-là a été tenue. p
éditeur n’avait eu, dès le deuxième livre, un livres, demander aux gens de raconter leur fl. go. duelle du chercheur ou du té- florent georgesco
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L’HISTOIRE DU
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20 23 des Arts et des Lettres,
Comprendre le présent à la lumière du passé
archiviste-paléographe,
conservateur général honoraire
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ancien directeur général
Musée d'Histoire de Nantes
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24 du musée et du domaine national
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de Versailles,
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GENGIS Une messe de funérailles sera
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2024, à 11 heures, en l’église Notre-
Dame-de-l’Arche-d’Alliance, 81, rue
d’Alleray, Paris 15e.
Elle sera inhumée le vendredi
9 février, au cimetière communal
Magazine n° 8 de Reignier (Haute-Savoie).
Collection
pascale.beracha@gmail.com
Frédéric Kalfon,
CHEFS -D’OEUVRE
Hélène et Philippe Prost,
EN M I N I AT U R E Guillaume Kalfon et Heidi Verdonck,
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
François Kalfon et Anett Juhasz,
ses enfants et beaux-enfants,
Antoine, Judith, Zoé, Benjamin,
Adèle et Félix,
ses petits-enfants,
Lise Clausse et Alain Berthaut,
sa sœur et son frère,
Ses neveux et nièces,
Ses nombreux amis,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Dès mercredi 7 février,
le volume n° 4 LE MALADE Mme Odile BERTHAUT
(24 octobre 1941 - 30 janvier 2024),
IMAGINAIRE ET L'AVARE
professeur agrégée de grammaire
au lycée Condorcet à Paris
Nos services (1972-2001),
chevalier dans l’ordre
des Palmes académiques.
Lecteurs
Les obsèques auront lieu le
K Abonnements vendredi 9 février, à 14 h 30, au
Sur abo.lemonde.fr
cimetière d’Issy-les-Moulineaux.
Par tél. au 03 28 25 71 71
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Dons possibles au Secours populaire,
à l’Institut du cerveau et au programme
K Le Carnet du Monde Interception pour la recherche contre
carnet@mpublicite.fr le cancer du pancréas de l’Institut
Gustave Roussy.
Cet avis tient lieu de faire-part.
hetp.prost@wanadoo.fr
Saint-Genis-les-Ollières (Rhône).
Agnès et Cédric, Pascale et
Christophe, Pierre,
ses enfants et leurs conjoints,
Nicolas, Amély, Florentin, Loïc,
Cécile, Julia, Raphaël,
ses petits-enfants,
Toute sa famille
Et ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Yvonne BESSON,
née ANDRE,
professeure
au lycée La Martinière - Duchère.
La cérémonie aura lieu le 9 février
2024, à 10 heures, en l’église de Saint-
Genis-les-Ollières.
Jean de CONINCK,
acteur,
est mort le 29 janvier 2024,
à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
Il sera regretté par ses amis du
monde du théâtre et de l’art, de
Châteauneuf-en-Auxois et du Pré-
Saint-Gervais, et sa famille.
Les obsèques auront lieu au
crématorium du cimetière du Père-
de
Lachaise, Paris 20e, le mardi 13 février,
à 16 h 30.
Contact : abstudioanne@gmail.com
La famille Filipe
a la grande tristesse de faire part du
décès de
Georges FILIPE,
professeur à l’université Paris-VI,
ancien chef du service
d’orthopédie pédiatrique
à l’hôpital Trousseau, Paris 12e,
survenu le mercredi 24 janvier 2024.
Line,
son épouse,
Ses cinq enfants,
Ses dix petits-enfants,
Sa famille
Et tous ses amis,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Guy JANVIER,
administrateur civil,
maire de Vanves
(1995-2001),
conseiller général
des Hauts-de-Seine
(2004-2015),
président de EAPN France,
survenu le 11 janvier 2024,
à l’âge de soixante-quinze ans.
Profondément intègre, Guy consacra
toute sa vie au service des valeurs
humanistes, de solidarité et de
justice sociale.
Ses obsèques ont eu lieu dans
l’intimité à Parcé-sur-Sarthe, son
village natal.
Un hommage lui sera rendu le
dimanche 25 février, à 17 heures, à la
mairie de Vanves.
Claire et Vincent Lély
vous informent du décès de
Mme Renée, Josette LÉLY,
née GODAT,
survenu le 30 janvier 2024,
à Jacou (Hérault).
Elle fut élève de l’ENS de Fontenay-
aux-Roses (1949-1953), professeur
d’histoire, principale de collège, et
officier dans l’ordre des Palmes
académiques.
Avec tristesse, nous annonçons la
mort de
François LILLE,
marin, économiste,
chercheur indépendant
et bien d’autres choses,
il nous a quitté.e.s à l’âge de quatre-
vingt-douze ans.
L’inhumation aura lieu au cimetière
de Malakoff, le 12 février 2024, à
11 heures.
Famille
Et ami.e.s.
thomas.rotenstein@mailo.com
Christophe et Isabelle Mégard,
Dominique et Jean-René Marchalot,
Bruno et Chantal Mégard,
François Mégard et Oussama
Belmharem,
Ariane Mégard,
ses enfants,
Ses onze petits-enfants,
Ses quinze arrière-petits-enfants,
Toute sa famille
Et ses proches,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Jacqueline MÉGARD,
née PARTENSKY,
survenu le 1er février 2024, dans sa
quatre-vingt-dix-neuvième année,
elle s’est endormie paisiblement
dans son lit.
La cérémonie aura lieu ce
mercredi 7 février, à 11 heures, au
Temple du 10, rue Lanterne, Lyon 1er.
arianemegard@gmail.com
Saint-Cirgues-la-Loutre. Combleux.
Mme Simone Molinier,
son épouse,
Martine et Gilles,
Brigitte (†) et Alain (†),
ses enfants,
Nicolas, Julie (†), Sophie
et leurs conjoints,
ses petits-enfants,
Lucas, Adrien, Alessia,
ses arrière-petits-enfants,
Mme Monique Molinier,
sa belle-sœur,
M. Elie Robert,
son beau-frère,
Ses neveux
Et petits-neveux,
ont la douleur de faire part du décès
de
M. André MOLINIER,
ancien directeur
de la jeunesse et des sports,
survenu le 2 février 2024, dans sa
quatre-vingt-quatorzième année.
Une cérémonie religieuse aura
lieu en l’église de Combleux (Loiret),
le jeudi 7 février, à 10 heures.
Une messe suivie de l’inhumation
aura lieu le samedi 10 février, à
11 heures, en l’église de Saint-
Cirgues-la-Loutre (Corrèze).
Condoléances sur registre au
funerarium à Saint-Privat, où
M. Molinier reposera à partir de
vendredi matin.
Pierre,
son mari,
Catherine, Elisabeth,
Cyril, Laurence,
ses illes, et conjoints,
Théo, Anna,
ses petits-enfants,
Toute la famille,
Ses amis et ses proches,
ont l’immense tristesse d’annoncer
le décès de
Danielle OLIVE,
née BARBARIN,
survenu le 3 février 2024, dans sa
quatre-vingt-deuxième année.
Elle repose au centre funéraire
Rolet, à Sancé.
L’enterrement aura lieu le 7 février,
à 16 h 15, au cimetière Saint-Brice, rue
des Charnilles, à Mâcon.
Il sera suivi d’une cérémonie en
souvenir de Danielle, à 18 heures, au
temple de l’Église protestante unie
de France, 32, rue Saint-Antoine, à
Mâcon.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
M. Daniel Barroy,
président de l’association
SOS Villages d’Enfants,
Mme Isabelle Moret,
directrice générale
Et l’ensemble des équipes
de l’association,
ont eu la profonde tristesse d’apprendre
le décès de
M. Pierre-Pascal
de PERETTI,
président de l’association
SOS Villages d’Enfants
pendant vingt-deux ans.
Il a œuvré avec un engagement
sans faille à la défense et la
consolidation du modèle d’accueil
et de soutien des fratries de
l’association, au renforcement de ses
liens de coniance avec les pouvoirs
publics et au développement de ses
actions à l’international.
Une cérémonie commémorative
aura lieu en février, au siège de
l’association SOS Villages d’Enfants.
Nous adressons nos plus sincères
condoléances à sa famille et à ses
proches.
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Paris. Masako,
sa femme,
Mathieu Plumet-Colomb, Aki et Saya,
son ils, ses illes,
Emilie Pruvost,
sa belle-ille,
Artémis Plumet-Pruvost,
ont la tristesse de faire part du décès
de
sa petite-ille
Et les familles Plumet, Colomb,
Belzacq et Fouquet-Lapar, Claude SAULIÈRE,
fondateur
ont la douleur et la profonde de Voyageurs du Monde,
tristesse de faire part du décès Vivre le Japon,
soudain de
survenu le 23 janvier 2024,
Denis Nicolas Quintien à l’âge de quatre-vingt-un ans.
PLUMET,
La cérémonie funéraire aura lieu
survenu le 21 janvier 2024, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. le 15 février, à 15 h 30, en la salle de
la Coupole du cimetière du Père-
Un hommage lui a été rendu le Lachaise, Paris 20e.
6 février, à 10 h 15, au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Denis et Jean-Marc,
ses enfants,
Disquaire, commercial, épris de
Nathalie et Hélène,
photographies, de musique, de ses belles-illes,
littérature et de poésie, c’était un
Manon, Fanny, Albane, Maxime,
homme de culture, ouvert, à la
Quentin, Guillaume,
générosité profonde et au partage
ses petits-enfants,
sincère... et surtout, un admirable
père. Luc, Jacques, Jean-Paul, Hélène,
Didier, Olivier, Francis, Caroline,
« Une seconde et pour la vie ses neveux et nièces,
Pour tout le temps qui vous demeure Gisèle,
Plus n’importe qu’on vive ou meurt
sa compagne,
Si vivre et mourir n’ont servi. »
Louis Aragon. ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Plumet-Colomb,
24, rue Ramus,
75020 Paris. Marcel SENNECHAEL,
lieutenant-colonel
de l’armée de l’air,
La direction,
chevalier de la Légion d’honneur,
Le personnel
Et les anciens
de la Maison Hermès, survenu le jeudi 1er février 2024,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
ont la très grande tristesse de faire
part du décès de La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 7 février, à 14 h 30,
M. Bertrand PUECH, en l’église Saint-Etienne, à Issy-les-
président d’honneur du conseil Moulineaux, puis l’inhumation au
de gérance d’Émile Hermès SAS, cimetière d’Issy-les-Moulineaux.
direction générale
de la Maison Hermès (1964-2004), La famille tient à remercier les
médecins et l’ensemble du personnel
chevalier de la Légion d’honneur,
de l’EHPAD Lassere, pour son
oicier de l’ordre national du Mérite,
croix de la Valeur militaire. dévouement constant et son
humanité.
Un service d’action de grâce a eu
lieu le mardi 6 février 2024, à 10 h 30, denis@sennechael.com
au Temple du Saint-Esprit, 5, rue jean-marc.sennechael@hotmail.com
Roquépine, Paris 8e.
Solange Bezard-Falgas,
Aliénor, sa compagne,
Valérie, Bénédicte, Emmanuel et Nathalie (†),
Arthur
ses enfants,
et leurs enfants Lucie, Chloé, Max et Joséphine,
leurs familles,
ses petits-enfants
ainsi que leurs proches et familles,
ont la douleur de faire part du décès
de
ont l’immense tristesse d’annoncer
le décès de
Arlette SADOUN,
née CORDIER,
épouse de Jacques TEIGER,
Roland SADOUN,
survenu brutalement le 29 janvier
survenu le dimanche 4 février 2024,
2024, dans sa quatre-vingt-onzième
à Paris. année.
La cérémonie religieuse sera
Une cérémonie d’adieux aura lieu
célébrée le jeudi 8 février, à
en l’église Saint-Médard, Paris 5e, à
15 heures, en l’église Saint-Sulpice,
Paris 6e. 10 h 30, le 9 février.
L’inhumation aura lieu dans L’inhumation aura lieu dans
l’intimité familiale, au cimetière de l’intimité familiale, au cimetière de
Montmartre, Paris 18e. Viserny, le même jour.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
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Infographie Delphine Papin
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Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
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IDÉES
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

Elfriede Jelinek J’entends respirer un monstre,

j’entends s’affaiblir le souffle de la démocratie
Dans ce texte lu par une comédienne le 28 janvier, lors d’une manifestation contre les visées xénophobes du parti allemand AfD,
l’écrivaine Prix Nobel de littérature s’inquiète de la montée de l’extrême droite en Allemagne et en Autriche

J
e l’avais déjà dit lors de la dernière
manifestation contre l’extrême
droite, et je me sens bizarre,
comme un ventriloque – c’est
ainsi que je le sens – qui fait entendre sa
voix comme si elle était étrangère alors
que c’était toujours lui qui parlait. Je l’ai
déjà dit, je le répète, combien de fois fau-
dra-t-il le répéter ? Aura-t-on le droit de le
faire ? Walter Benjamin [philosophe et cri-
tique d’art allemand, 1892-1940] parle de
cet automate joueur d’échecs, célèbre en
son temps, qui gagnait chaque partie
alors qu’un autre que lui jouait, une
sorte d’automate camouflé, un homme
de petite taille, un nain bossu, un maître
aux échecs qui en réalité guidait l’auto-
mate censé gagner chaque partie.
C’est comme cela que je me sens. De-
puis tant d’années je suis assise sous la
table, à jouer toujours la même partie
d’échecs, parce que je suis obligée de la
jouer, je la joue pour ainsi dire par peur
que quelque chose d’affreux puisse se
produire si je cessais de le faire. En même
temps, bien sûr, je me surestime complè-
tement. Mais voilà que cet automate sort
de l’ombre d’une table couverte d’une
nappe et prend la parole. En tant que
moi. Oui, un automate parlant, c’est ce
qu’ils diront avec mépris.
Est-ce qu’il y a, comme le dit Benjamin,
un rendez-vous secret entre les généra-
tions du passé et la nôtre ? Ce rendez-
vous où l’on a expliqué, avec la plus
grande fermeté, que le passé n’avait plus
jamais le droit de se reproduire ? Ce
« plus jamais » que nous avons si souvent
entendu, prononcé par automatisme,
dans des conversations, des conférences,
lors de cérémonies solennelles ? Oui, les
lèvres ont bougé docilement, chacun
pouvait le voir. Plus jamais, ni d’une
autre façon, ni de la même manière. Cela
ne devait plus jamais arriver, c’était pour
nous une constante de notre civilisation.
Rien de ce qui s’est passé un jour n’est
perdu pour l’histoire, dit Benjamin. Et
j’ajoute : rien de ce dont nous voulons ti-
rer des leçons. Pourtant, cela fait des dé-
cennies qu’on nous l’enseigne.
Devenir nos maîtres
Cette rencontre [de membres de l’ex-
trême droite en novembre 2023, dans un
hôtel près de Potsdam, dans le Branden-
bourg, dont la révélation a suscité une
vague de manifestations en Allemagne et
en Autriche] devait rester secrète, cette
rencontre à l’hôtel à laquelle partici-
paient de vrais héros, pas les soi-disant
petites gens qui espèrent de la politique
qu’elle va améliorer leur vie, si seule-
ment ils se débarrassaient pour tou-
jours des pénibles demandeurs d’asile,
des réfugiés, de ceux qui veulent pren-
dre le beurre sur leur pain. Mais aucun
d’entre eux n’est présent pour glisser
des enveloppes bien garnies d’argent.
Qui est là ? De riches entrepreneurs, des
universitaires de droite sans leurs asso-
ciations, ils n’en ont pas besoin de toute
façon, ce sont d’autres qu’ils veulent
laisser saigner à mort. Sont présents des
membres de l’AfD [le parti Alternative
pour l’Allemagne] d’extrême droite, des
dirigeants qui, avides de la grandeur
d’autrefois, regardent en permanence
en arrière pour mieux progresser,
mieux se positionner pour le futur.
C’était visiblement si bien du temps des
nazis, qu’ils n’ont pas eu le temps de con-
naître mais dont ils ont une idée très
nette. Ils veulent transformer cette so-
ciété, promet ce militant si doué de l’ex-
trême droite radicale, issu d’une ONG de
droite, comme les appelle [Herbert] Kickl
[le chef du parti d’extrême droite autri-
chien FPÖ et ministre de l’intérieur sous le
chancelier conservateur Sebastian Kurz, de
décembre 2017 à mai 2019], qui hait les
ONG, celles qui veulent améliorer les con-
ditions de vie. Mais celle-là est une ONG
d’un type nouveau, elle veut seulement
améliorer sa propre situation et prendre
le dessus, les autres elle s’en fiche, de toute
façon ils sont censés disparaître. Car ces
gens veulent devenir nos maîtres.
L’arc républicain, que chacun aime
tant, se voit donc étiré toujours plus, des
hommes et des femmes y travaillent
L’ARC RÉPUBLICAIN
SE VOIT DONC ÉTIRÉ
TOUJOURS PLUS,
DES HOMMES ET
DES FEMMES Y
TRAVAILLENT AVEC
LEURS MASSES ET
LEURS MARTEAUX
avec leurs masses et leurs marteaux
pour que toujours plus de gens soient
admis dessous, et les anciens comme les
nouveaux nazis sont de nouveau fré-
quentables. Les autres peuvent partir, ou
on les obligera à partir. « Dehors les étran-
gers » – un slogan vieux de plusieurs dé-
cennies –, et les autochtones n’auront
qu’à la fermer, comme s’ils n’étaient déjà
plus là. Le rendez-vous avec les généra-
tions du passé, celles qui ont tiré des le-
çons de l’histoire mais sont en train de
mourir, va perdre toute valeur. Le ren-
dez-vous avec la nôtre aussi, lentement
mais sûrement.
La devise sera : éliminer, nettoyer
Il faut enfin que quelque chose aille dans
la bonne direction, à droite. Ils ont des
gens qui les soutiennent, avec de l’ar-
gent, et ils en collectent plus encore,
comme on pouvait le voir [à l’hôtel de
Potsdam], mais leurs votes, ils les pren-
nent à ceux à qui ils ôtent leurs droits et
qu’ils veulent appauvrir. C’est un champ
de bataille idéologique où ceux qui tom-
bent doivent être vite enlevés, pour que
d’autres puissent tomber. Pour lesquels
il faut faire de la place. Les étrangers
dehors, ils ne veulent pas vivre comme
nous, donc on ne leur donne pas la possi-
bilité de le faire. Ainsi ils ne seront pas
tentés de nous chasser. Oui, fermer les
frontières, resserrer les rangs, profiter in-
dûment des droits sociaux deviendra
impossible, car il n’y aura plus rien de so-
cial. En revanche, on est sûr d’avoir un
grand nettoyage, et qui pourrait être
contre la propreté ? La devise sera : élimi-
ner, nettoyer, toujours plus de gens se-
ront nettoyés par de vrais héros bien pro-
pres qui glissent des enveloppes [à l’hô-
tel]. Et bien sûr, parmi eux, il y a un Autri-
chien, au moins un ! Nous sommes tou-
jours là, quand il s’agit d’exporter ce que
les Allemands n’ont pas encore.
Bientôt nous pourrons exporter une
démocratie illibérale, comme les Hon-
grois en ont déjà une, nous en avons suf-
fisamment, pour nous, une suffit. Même
si cela ne nous suffit pas. [Viktor] Orban
[premier ministre hongrois depuis 2010] a
déjà congédié la démocratie, si légère-
ment que là-bas ils ne le remarquent
même pas, sinon ils seraient tous les
jours dans la rue contre lui. Et chez nous
aussi ça se passera comme ça, presque
sans que nous nous en rendions compte,
presque à l’improviste, la société sera
transformée, convaincue en plus qu’elle
s’est transformée elle-même, pour que
les gens vivent mieux, bien sûr, chez eux,
c’est ce que l’on promet toujours.
J’entends respirer un monstre, j’en-
tends s’affaiblir le souffle de la démocra-
tie. Je suis contente que vous soyez si
nombreux et que vous vouliez lui insuf-
fler une vie nouvelle. J’espère qu’il n’est
pas trop tard. p
Traduit de l’allemand par Joëlle Stolz
Elfriede Jelinek est une écrivaine
autrichienne. Autrice de « La Pianiste »
(1983), de « Lust » (1989) et d’« Enfants
des morts » (1995), elle a reçu le prix
Nobel de littérature en 2004

Maxime Lefebvre Face aux fragilités du projet sans doute dans la bonne articu-
lation des institutions de l’Union
avec l’action des Etats membres,

européen, nous avons besoin d’Etats solides

à travers notamment le moteur
franco-allemand (qui a joué un
rôle-clé dans l’adoption du plan
de relance en 2020), la coopéra-
tion entre grands pays et/ou des
Affaiblie par la montée des forces populistes et par les difficultés liées à l’élargissement à l’est du continent, l’Union coalitions ad hoc. La question de
l’énergie nucléaire a ainsi donné
européenne va devoir s’appuyer sur l’action des Etats membres pour mener ses missions à bien, estime le diplomate lieu à une bataille entre deux coa-
litions menées respectivement
par la France et par l’Allemagne,

C
e sont des fissures de plus
en plus visibles, qui mena-
cent de devenir des failles
et qui, en se conjuguant,
risquent d’ébranler toute la cons-
truction européenne.
La première est la conséquence
du progrès continu des forces
populistes, à gauche et surtout à
droite de l’échiquier politique
européen. En 2019, les conserva-
teurs du Parti populaire euro-
péen (PPE) et les sociaux-démo-
crates ont perdu la majorité
qu’ils atteignaient ensemble au
Parlement européen, obligeant
les deux partis à construire une
majorité pro-européenne plus
large incluant les libéraux (Re-
new) et les Verts.
Selon les projections pour les
élections européennes de juin, la
progression des nationalistes ne
devrait pas – encore – menacer la
domination du camp pro-euro-
péen. Mais elle influencera de
plus en plus la prise des déci-
sions, et l’on peut se demander ce
qui arriverait si un jour le camp
pro-européen venait à perdre sa
majorité, alors que plusieurs pays
de l’Union européenne connais-
sent dès à présent des situations
politiques compliquées du fait de
la montée des extrêmes.
La deuxième fissure tient à la
montée du nationalisme partout
en Europe et au retour des Etats
face aux enjeux de sécurité et aux
tensions géopolitiques. L’UE est
dotée de compétences et de
MALGRÉ TOUS
LES EFFORTS
MENÉS EN CE SENS,
ON NE SENT
PAS DE VOLONTÉ
D’ACCROÎTRE
LES COMPÉTENCES
ET LES POUVOIRS
DE L’UE
moyens importants, et elle forme
un cadre d’action. Mais il y a long-
temps que la dynamique d’inté-
gration est enrayée.
La crainte de la dilution
Déjà, le projet de Constitution
européenne, devenu le traité de
Lisbonne, avait davantage ré-
formé les institutions qu’il
n’avait abouti à de nouveaux
sauts dans l’intégration. Les par-
tisans du fédéralisme européen
sont devenus moins nombreux,
ou plus silencieux. Malgré tous
les efforts menés en ce sens (pen-
sons au débat sur la souveraineté
européenne lancé par Emmanuel
Macron ; aux dialogues citoyens
en 2018 ; à la Conférence sur l’ave-
nir de l’Europe en 2021-2022 ; sur
le plan de relance européen fi-
nancé par l’endettement ; aux
propositions d’introduire le vote
à la majorité sur les questions de
politique étrangère et de fisca-
lité), on ne sent pas de volonté
partagée d’accroître les compé-
tences et les pouvoirs de l’UE. Un
état de fait d’autant plus inquié-
tant qu’un éventuel nouveau
traité devra être ratifié par cha-
cun des Etats membres.
C’est là qu’une troisième faille
se dessine, avec la perspective
d’une Union qui s’élargirait de
vingt-sept à trente-six Etats
membres, incluant six nou-
veaux pays des Balkans occiden-
taux ainsi que l’Ukraine, la Mol-
davie et la Géorgie. Le grand élar-
gissement à l’Est en 2004 n’avait
pas été facile à digérer ; c’est
d’ailleurs pour s’y préparer que
le processus constitutionnel
avait été lancé, conduisant au
traité de Lisbonne. Les Français
ont toujours craint que l’élargis-
sement n’aboutisse à la dilution
du projet européen, et ont tou-
jours plaidé pour que l’appro-
fondissement accompagne
l’élargissement. Cela pourra-t-il
être de nouveau le cas ? Rien
n’est moins sûr, et le risque est
que l’Union se transforme peu à
peu en une sorte de Conseil de
l’Europe amélioré.
Aucune de ces fissures n’est fa-
tale. Concernant la première, il
incombe aux partis pro-euro-
péens de répondre aux préoccu-
pations des électeurs, sur la sécu-
rité, sur les migrations, sur les
questions économiques et socia-
les, sur le changement climati-
que, afin de ne pas laisser les par-
tis populistes prospérer sur la
montée des mécontentements.
Concernant la deuxième et la
troisième, il faudra trouver des
solutions pragmatiques.
Le Royaume-Uni aussi
Si les « noyaux durs » et les « coo-
pérations renforcées » sont à
l’agenda depuis les années 1990,
ceux-ci ressemblent plutôt à des
systèmes d’exemptions. La zone
euro pourrait former un tel
noyau, mais les propositions
pour l’institutionnaliser ou la do-
ter d’un budget propre n’ont pu
aboutir jusqu’ici. Une des diffi-
cultés politiques majeures est de
concilier ces coopérations appro-
fondies avec un cadre institution-
nel qui, par définition, est celui de
l’Union tout entière.
Finalement, face aux fragilités
du projet européen, nous avons
besoin d’Etats solides. En effet, la
solution de long terme résidera
qui a été finalement tranchée à
l’avantage de Paris. Les projets in-
dustriels européens offrent en ef-
fet un cadre flexible qui permet la
coopération entre l’UE et des
groupes d’Etats.
En politique étrangère aussi,
l’impasse ne peut être faite sur un
accord entre les Etats-clés (la
France, l’Allemagne, et aussi le
Royaume-Uni bien qu’il ne soit
plus dans l’UE). Comme l’avait
déjà constaté Herman Van Rom-
puy, président du Conseil euro-
péen au moment de la crise de la
zone euro (2010-2014), c’est bien la
convergence de l’action et les ré-
sultats qui doivent compter, plus
que le primat des institutions. p
Maxime Lefebvre, ancien
ambassadeur, professeur
affilié permanent à l’ESCP
Business School, est l’auteur,
notamment, de « La Politique
étrangère européenne »
(« Que sais-je ? », PUF, 2021)
28 | idées 0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

contribuer à un « climato-dénialisme » et gique et poursuivre indéfiniment la crois-

Luc Semal à un « écolo-dénialisme » insidieux, qui

fonctionnent par déni des ordres de gran-
deur du problème. C’est entraver la ré-
flexion sur l’ampleur des transformations
sociales à mettre en œuvre pour espérer
sance matérielle. C’est là que le propos se
rapproche le plus du climato-dénialisme :
un déni non pas du réchauffement lui-
même, mais de l’ampleur et du rythme
des réductions de production et de

Gabriel Attal et l’épouvantail enrayer le cours de la catastrophe. Et, en

l’occurrence, c’est se tromper trois fois.
C’est d’abord se tromper en laissant en-
tendre que l’opposition de gauche à l’As-
semblée nationale proposerait la dé-
consommation qu’il serait nécessaire de
collectivement organiser pour espérer
l’enrayer ou le ralentir.
Et s’il n’y avait que le réchauffement cli-
matique ! Au vu de l’état de la biodiversité,

de la décroissance
croissance, alors que c’est factuellement
faux, à de rares exceptions près. Il suffit
de regarder les programmes. Même les
élus écologistes, dans leur écrasante ma-
jorité, soit récusent l’idée de décrois-
sance, soit restent très prudents à cet
La décroissance n’est ni la récession ni la pauvreté pour tous, estime égard. Réduire l’opposition parlemen-
taire de gauche à un attelage de partisans
le politiste, qui déplore les propos caricaturaux du premier ministre de la décroissance n’a donc aucun sens.
Une réponse fondée sur le partage
C’est ensuite se tromper en présentant la
on pourrait tout aussi bien parler d’écolo-
dénialisme en général. Le problème est
là : exorciser à peu de frais le spectre de la
décroissance, c’est toujours réaffirmer la
possibilité d’une croissance infinie, et
faire fi des travaux scientifiques qui aler-
tent sur l’existence des limites et sur les
conséquences de leur dépassement.
Les théories et les propositions de la
décroissance soulèvent de nombreuses
questions, toutes très légitimes. Quelles
productions et consommations maté-

L
ors de sa déclaration de politique
générale, le premier ministre,
Gabriel Attal, a jugé utile de définir
sa conception de l’écologie par
contraste avec une « écologie de la bruta-
lité », supposément portée par « cer-
tains » qui siégeraient, croit-on com-
prendre, dans les rangs de la gauche par-
lementaire : « Pour eux, l’écologie doit
être punitive, douloureuse, passer par la
désignation de boucs émissaires et par la
décroissance. La décroissance, je le redis
ici, c’est la fin de notre modèle social, c’est
la pauvreté de masse. »
De tels propos sont tristement banals
pour qui s’intéresse à l’histoire des aler-
tes écologiques et de leur réception, ou
de leur non-réception, depuis plus d’une
cinquantaine d’années. Au fil des décen-
nies, la pensée écologique s’est cons-
truite sur l’idée qu’une croissance maté-
rielle infinie est impossible dans un
monde fini, et qu’une croissance maté-
rielle trop prolongée produit des désas-
tres globaux et irréversibles : par exem-
ple, le réchauffement climatique et l’ef-
fondrement de la biodiversité. En miroir,
la dénonciation des lanceurs d’alerte
comme autant de fous ou d’extrémistes
est devenue un lieu commun de la rhéto-
rique écolosceptique.
Pourquoi s’en priver ? C’est si facile ! Il
suffit de caricaturer le propos (« ils veu-
lent arrêter la croissance ! »), de faire peur
(« vous serez tous pauvres ! ») et de se po-
ser en protecteur raisonnable (« moi, je
vous propose une croissance verte »). En
rhétorique, cela s’appelle la stratégie de
l’épouvantail : caricaturer les propos de
l’adversaire, si possible en son absence,
pour mieux les balayer du revers de la
main… On s’épargne ainsi un fastidieux
débat de fond.
Entrave à la réflexion
En France, une particularité linguistique
veut que cette figure imposée de l’écolo-
scepticisme se cristallise souvent sur le
mot « décroissance », depuis qu’une (pe-
tite) partie des écologistes en a fait son
étendard, au début des années 2000. Dès
la présidence de Nicolas Sarkozy, on ne
comptait plus les prises de parole publi-
ques traitant la décroissance par le mé-
pris. Car n’est-elle pas l’épouvantail
parfait ? Nul besoin d’argumenter. Pro-
LES THÉORIES ET
LES PROPOSITIONS
RASSEMBLÉES SOUS CE
VOCABLE SOULÈVENT
DE NOMBREUSES
QUESTIONS, TOUTES
TRÈS LÉGITIMES
noncer le mot suffit à réactiver le cliché,
sans égard pour l’abondante littérature
scientifique qui renouvelle aujourd’hui
la pensée sur les limites écologiques et
les frontières planétaires.
Rien que de très banal, donc. Mais cela
reste affligeant. On peut être en désaccord
avec les théories et les propositions
rassemblées sous le vocable « décrois-
sance » : il est légitime d’en débattre. Mais
se contenter d’agiter l’épouvantail, c’est
décroissance sous un faux visage, carica-
turé à des fins rhétoriques, mais sans
aucun fondement factuel. La décrois-
sance n’est ni la récession ni la pauvreté
pour tous. Ce serait plutôt, dans sa dimen-
sion matérielle, une réduction de la pro-
duction et de la consommation à des fins
de soutenabilité écologique et de justice
sociale. Il s’agirait donc d’abord de faire
décroître les consommations des plus ri-
ches, et de faire décroître les inégalités.
De nombreuses propositions concrètes
de la décroissance tournent autour de
l’instauration de tarifs progressifs, ou du
plafonnement des revenus ; deux exem-
ples de mesure qui pèseraient sur les
plus riches et non sur les plus pauvres.
L’idée sous-jacente est que, dans un
monde fini, les surconsommations des
plus riches privent les plus pauvres de
leur juste part, en même temps qu’elles
dégradent les conditions d’habitabilité
du globe. Que l’on soit d’accord ou non
avec cette idée, elle n’a en tout cas rien à
voir avec la pauvreté généralisée.
C’est, enfin, se tromper en laissant pros-
pérer l’illusion que l’on pourrait « en
même temps » mener la transition écolo-
rielles faudrait-il faire décroître en prio-
rité ? Quelles sont au contraire celles à
préserver, au prix d’efforts plus impor-
tants ailleurs ? Quels impacts sur le PIB ?
Quel modèle social pour accompagner
une telle trajectoire ? Comment le finan-
cer ? Quels risques géostratégiques ? Ce
sont de vraies questions, et la décrois-
sance n’a pas réponse à tout. Mais elle a
le mérite de montrer du doigt l’éléphant
dans la pièce qu’est la question des limi-
tes écologiques, et de proposer une ré-
ponse politique fondée sur le partage.
Elle n’est pas une invitation démente à la
pauvreté généralisée. Il est navrant que,
en 2024, on en soit encore à rappeler ces
quelques faits. p
Luc Semal est maître de conférences
en science politique au Muséum
national d’histoire naturelle, chercheur
au Centre d’écologie et des sciences de
la conservation (Cesco) et spécialiste
des mobilisations écologistes

Le système éducatif mérite de profondes transformations,

mais pas en regardant dans le rétroviseur
Des chercheurs et des experts du monde scolaire comme François Dubet, Pierre Kahn et Bruno Robbes, avec le collectif Osons
les territoires, invitent à refonder l’école à partir des réalités locales plutôt que de chercher un consensus uniforme et vain

U
n consensus unit la so-
ciété : le système éducatif
hérité de la IIIe Républi-
que, du collège unique,
de la scolarisation obligatoire de
3 à 16 ans, doit être profondé-
ment réformé. Mais le consen-
sus s’arrête là.
Les discours de Gabriel Attal et
d’Emmanuel Macron [le 16 jan-
vier] fixent un cap : en arrière
toute, pour retrouver l’école fan-
tasmée d’hier, au service de la Ré-
publique une et indivisible, laï-
que, forgeant les citoyens d’une
France éternelle de l’ordre et du
progrès. Le tout par des mesures
improvisées, décrétées par une
micro-élite formée dans des éco-
les privées haut de gamme, de-
vant être immédiatement appli-
quées par tous les enseignants,
dans la plus parfaite ignorance
de leurs contraintes. Mesures
supposées régénérer une école
publique qui aurait failli à fabri-
quer des vrais petits Français
exaltés à l’idée qu’un sang impur
abreuve nos sillons.
Que tout le système de forma-
tion, de l’enfance à la vieillesse,
mérite de profondes transforma-
tions, les 140 premiers experts si-
gnataires du manifeste « Repen-
ser l’éducation par et pour les ter-
ritoires : le temps de l’éducation
globale, vivante et permanente
est venu » en sont convaincus.
Mais certainement pas en regar-
dant dans le rétroviseur. Il nous
faut plutôt nous projeter hardi-
ment dans l’avenir.
Métamorphose
En avant toute ! En partant de la
réalité interculturelle de nos jeu-
nes ; en mesurant les défis à rele-
ver dans les cinquante ans à venir
(transition écologique et sociale,
évolutions techniques et émer-
gence d’une société mondiale) et
en identifiant les futurs métiers,
les savoir-être et savoir-faire in-
dispensables ; en disant quelle so-
ciété nous voulons bâtir, et le
tout sans craindre de nous inspi-
rer des pays qui font preuve, à tra-
vers les enquêtes internationales
PISA, d’une efficacité bien supé-
rieure à la nôtre. Tant sous l’angle
des savoirs acquis que sous l’an-
gle de l’équité sociale.
Notre manifeste ne propose
pas de potion magique pour
l’école mais des lignes directrices
susceptibles de contribuer au
grand débat démocratique que
mérite le sujet et que nous appe-
lons de nos vœux. Car que reste-
t-il de la démocratie si la ques-
tion de l’avenir de nos enfants en
est soustraite ?
Comment font les meilleurs,
souvent de petite taille, comme
l’Estonie, championne euro-
péenne en titre en performance
et en non-reproduction sociale
inégalitaire ? Elle s’est attaquée
depuis 1991 à la réinvention de
son système éducatif. « L’autono-
mie en matière d’éducation cons-
titue une valeur fondamentale qui
conduit à de meilleurs résultats »,
expliquait récemment la minis-
tre de l’éducation estonienne,
Kristina Kallas, dans un entretien
au Grand Continent.
NOTRE SYSTÈME
ACTUEL
EST UN CONDENSÉ
DE COUPURES :
ENTRE TEMPS
SCOLAIRE ET NON
SCOLAIRE, ENTRE
CLASSES, CYCLES,
DISCIPLINES, ETC.
Et ce ne sont pas des mots
creux. De 7 à 15 ans, les primaire
et collège sont regroupés en une
seule « école de base » sans
aucune sélection avant
16 ans. L’Etat définit l’objectif
d’un tronc commun, aux équi-
pes éducatives de définir les mé-
thodes et les outils pédagogi-
ques. Après l’école, qui finit vers
14 heures, les « écoles de loisirs »
ont un financement public à
100 % pouvant intégrer les trans-
ports pour se rendre à l’activité.
Quel fossé entre la confiance
faite en Estonie aux communau-
tés éducatives et notre modèle
centralisé, enfermé dans un dé-
coupage en disciplines, et où
l’égalité républicaine formelle
dont on se gargarise produit des
inégalités sociales supérieures à
la plupart des pays de l’OCDE !
Par et pour les territoires
Quand, en juillet 2023, des jeu-
nes en viennent à brûler leurs
propres écoles, y voyant le sym-
bole d’un Etat et d’une société
qu’ils rejettent et non leur mai-
son commune, discourir sur le
pacte républicain, la laïcité et la
transmission des savoirs fonda-
mentaux ne suffira pas à étein-
dre le feu. Nous voulons soumet-
tre à débat une métamorphose
du système éducatif en réponse à
celle de notre société.
Notre système actuel est un
condensé de coupures : entre
temps scolaire et non scolaire ;
entre classes, cycles, disciplines ;
entre savoirs, savoir-faire et sa-
voir-être ; entre concepts et vécu,
raison et émotions ; entre forma-
tion des enseignants et aptitudes
que l’on attend d’eux ; entre pro-
fessionnels et parents, eux-mê-
mes parfois peu préparés à leur
rôle ; entre éducation initiale et
formation tout au long de la vie.
Ces coupures ont sacrifié la
gestion des relations interper-
sonnelles au nom de l’efficacité
opérationnelle. Ce n’est pas re-
médiable dans un système cen-
tralisé. C’est par et pour les terri-
toires – c’est-à-dire les bassins de
vie – qu’il faut repartir pour re-
construire un système éducatif
cohérent, de la naissance à la
vieillesse, dépassant, grâce au
concours de tous les acteurs, les
multiples coupures dont nous
souffrons aujourd’hui. Point
d’application par excellence du
principe de subsidiarité active
où des lignes directrices, fixées
en commun et que chacun tra-
duit au mieux des réalités loca-
les, se substituent à des directi-
ves uniformes. p
Signataires : François
Dubet, professeur émérite à
l’université de Bordeaux, socio-
logue de l’éducation ; Roger
François Gauthier, inspec-
teur général de l’administra-
tion de l’éducation nationale,
professeur d’université,
membre fondateur du Collectif
d’interpellation du curriculum ;
Pierre Kahn, professeur émé-
rite de sciences de l’éducation
à l’université de Caen ; Bruno
Robbes, professeur en
sciences de l’éducation à l’uni-
versité de Cergy-Pontoise.
Les membres du collectif Osons
les territoires, auteurs du
manifeste « Repenser l’éduca-
tion par et pour les territoires »
(2023 ) : Béatrice Barras,
Jacques Brégeon, Pierre
Calame, Pierre Caro, Jean-
Pascal Derumier, Bernard
Fortier, Martine Guérin,
Kristina Hakala, Claire
et Marc Héber-Suffrin,
Armel Huet, Robert Jestin,
Cindy Nadaud, Richard
Pétris, Jacques Pinchard,
Armel Prieur, Isabelle
Sorbelli et Patrick Waeles
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 idées | 29

Sur les fronts du Moyen-Orient, la Chine préfère rester en retrait

Hongkong et donc chinoise, les tirs de missi- faire nucléaire, montrait qu’il peut se détour- américaine. Le 8 décembre, lors du veto des
ANALYSE les au large du Yémen ont un impact réel pour ner de Washington si celui-ci ne fait pas droit à Etats-Unis à une résolution de l’ONU exigeant

I
l doit y avoir pour la Chine quelque chose
d’aussi gratifiant qu’ironique à entendre
la première puissance mondiale l’appe-
ler à jouer de son influence auprès de
l’Iran pour faire pression sur les houthistes du
Yémen et les convaincre de mettre un terme à
leurs attaques contre les navires commer-
ciaux transitant par la mer Rouge. Les Etats-
Unis, qui s’inquiètent de sa montée en puis-
PAS QUESTION sance militaire et qualifient sa politique
POUR PÉKIN D’ALLER étrangère de « révisionniste », voudraient,
cette fois, qu’elle en fasse plus.
DANS LE SENS Au cours de deux journées d’échanges à
Bangkok, les 26 et 27 janvier, le conseiller amé-
DE LA POLITIQUE ricain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a
ÉTRANGÈRE demandé au plus haut diplomate chinois,
Wang Yi, d’utiliser le « levier substantiel » dont
AMÉRICAINE QU’ELLE disposerait Pékin auprès de Téhéran pour que
les houthistes arrêtent leurs frappes. La Chine
DÉNONCE, MÊME appelle bien « à cesser le harcèlement et les at-
taques contre les navires civils et demande à
SI SES INTÉRÊTS toutes les parties impliquées d’éviter d’attiser
SONT AFFECTÉS les flammes dans la zone », mais il est peu pro-
bable qu’elle s’implique bien davantage. Pas
question pour elle, évidemment, de participer
à la « coalition » créée par les Etats-Unis pour
protéger les bateaux. Mais elle n’envoie pas
non plus ses propres bâtiments de son côté,
estimant plus prudent de rester en retrait.
Si les houthistes se sont engagés en janvier à
ne pas viser les navires russes et chinois, après
avoir frappé en décembre un porte-conte-
neurs de la compagnie OOCL, établie à
le premier exportateur de la planète. Le prix
du transport d’un conteneur de Shanghaï à
Rotterdam a crû de 169 % en un an. C’est dû à
la hausse des primes d’assurance et au rallon-
gement du parcours des navires reliant l’Asie à
l’Europe, contraints de passer par le cap de
Bonne-Espérance et non plus par le canal de
Suez. Cette situation affecte les livraisons chi-
noises, dans un contexte où la consomma-
tion intérieure est atone et où les usines cher-
chent à finaliser un maximum de livraisons
avant les congés du Nouvel An lunaire.
Mais, pour l’heure, les conséquences écono-
miques ne sont pas telles qu’elles contrain-
draient la Chine à réagir plus fortement.
D’autre part, Pékin considère qu’il n’y a que
des coups à prendre à s’impliquer plus direc-
tement. Hausser le ton en nommant explici-
tement les miliciens houthistes, par exemple,
affecterait sa relation avec l’Iran qui les arme.
Or la Chine la tient jusqu’à présent en équili-
bre avec celle entretenue avec l’Arabie saou-
dite. En mars 2023, le rétablissement des rela-
tions entre ces deux puissances régionales,
annoncé sous égide chinoise, avait posé Pékin
en grand animateur d’un monde qui ne serait
plus américano-centré. Même si les
cinq rounds de négociation nécessaires
s’étaient tenus en Irak et à Oman, la Chine
avait récolté le fruit déjà mûr, et chacun y
trouvait son compte. Téhéran prouvait qu’il
existe avec la Chine une autre option à l’Occi-
dent. Riyad, qui cherche à tout prix le savoir-
ses demandes. La Chine, elle, donnait corps à
son « initiative de sécurité globale », le leitmo-
tiv de son président, Xi Jinping, qui prône le
dialogue, le respect de la souveraineté et la
prise en compte des intérêts légitimes de cha-
cun dans la résolution des crises.
Aversion au risque
Presque un an plus tard, la situation dans
cette même région s’est nettement détério-
rée, et la discrétion chinoise, guidée par l’aver-
sion au risque, vaut à la Chine le reproche
d’être là pour les beaux jours et de disparaître
par temps orageux, laissant les Etats-Unis as-
sumer le rôle de gendarme des océans. « Pékin
joue un jeu cynique, de passager clandestin
profitant de la même puissance américaine
qu’il regarde avec dédain », soutiennent deux
chercheurs de la fondation Carnegie dans une
tribune au New York Times.
La Chine ne le voit pas sous cet angle. Pékin
considère ce nouveau front au large du Yé-
men comme une excroissance du conflit en-
tre Israël et le Hamas, qui, selon elle, a pour ra-
cine le soutien américain inconditionnel à
Israël malgré la situation humanitaire catas-
trophique à Gaza. Pas question pour l’empire
du Milieu, qui lit tout au regard de sa rivalité
avec les Etats-Unis, d’aller dans le sens de cette
politique étrangère américaine qu’elle dé-
nonce, même si ses intérêts sont affectés.
Elle considère avoir plus à gagner à renvoyer
à la question de la moralité de la position
un cessez-le-feu à Gaza, l’ambassadeur chi-
nois aux Nations unies, Zhang Jun, dénonçait
« l’extrême hypocrisie qu’il y a, à la fois à tolérer
la continuation du conflit et à faire semblant
de s’inquiéter de la protection des femmes, des
enfants et des droits humains ».
Or la Chine est loin d’être seule à voir les cho-
ses ainsi : de l’Indonésie au Brésil en passant
par l’Afrique du Sud, les opinions publiques de
nombreux pays – qu’on appelle aujourd’hui
« Sud global » mais qui recouvre simplement
une bonne partie de la population mondiale –
voient avec dégoût la poursuite de l’horreur à
Gaza et l’absence de geste politique détermi-
nant côté américain pour y mettre un terme.
Pékin espère profiter en retour de ce senti-
ment critique à l’égard des Etats-Unis. La Ré-
publique populaire a déjà théorisé le bénéfice
qu’il y a pour elle à tenter de se poser en chef
de file de ces pays. Lors de la Conférence cen-
trale de travail sur la politique étrangère, sorte
de grande conférence des ambassadeurs qui
s’est tenue les 27 et 28 décembre 2023, Xi
Jinping a rappelé aux diplomates chinois
cette stratégie. La Chine, souligne le résumé
officiel de la réunion, « a gagné en posture mo-
rale » et il est désormais impératif « sur les
questions majeures touchant à l’avenir de l’hu-
manité et à la direction du monde, de prendre
des positions claires et fermes, de tenir l’ascen-
dant moral international et d’unir et rallier
l’écrasante majorité de notre monde ». p
harold thibault

CHRONIQUE | PAR ÉRIC ALBERT AUX ORIGINES DU « CAPITALISME RACIAL »

La BCE face LIVRE Cedric Robinson, auteur de
Marxisme noir. La genèse de la
Le récit commence en 1492.
L’auteure, qui prend ici appui sur

au « problème Lagarde » V ous ne pouvez avoir le ca-

pitalisme sans le ra-
cisme » : c’est dans les ri-
res nerveux d’une assemblée ve-
nue débattre du socialisme que le
tradition radicale noire (Entre-
monde, 1983, 2023), la race est
traitée comme la classe chez
Marx : elle ne désigne plus une
réalité biologique, mais une con-
la fable de Robinson Crusoé, met
en avant l’importance de la colo-
nisation dans la création de va-
leur. Derrière cette parabole du ca-
pitalisme civilisateur, issue du ro-

L a Banque centrale européenne

(BCE) a-t-elle un « problème La-
garde » ? Une bonne partie des
salariés de l’institution de Francfort
en semblent persuadés. Ils ont remis
le 22 janvier un rapport interne rava-
geur, qui juge la présidente de la BCE
à la fois cassante avec ses salariés et
incompétente dans son rôle de poli-
tique monétaire. Ils l’accusent tous
azimuts de ne pas maîtriser la techni-
cité de son rôle, de favoriser son
autopromotion avant tout le reste, et
de pratiquer un double langage hy-
pocrite, en prêchant l’ouverture et la
diversité tout en réduisant au silence
les voix dissonantes.
Le rapport repose sur les résultats,
désastreux pour Christine Lagarde,
d’un sondage interne mené par le
syndicat IPSO, auquel ont répondu
1 159 salariés de la BCE (près du tiers
d’entre eux). La moitié (50,6 %) es-
time que la Française réalise un
« mauvais » ou « très mauvais » travail,
contre 23 % qui le jugent « bon », « très
bon » ou « exceptionnel ». Près des
deux tiers estiment qu’elle a dégradé
l’image de la BCE, contre seuls 20 %
qui pensent l’inverse.
Les prédécesseurs de Christine La-
garde, Jean-Claude Trichet et Mario
Draghi, avaient aussi eu maille à par-
tir avec leurs salariés. Le syndicat
IPSO avait mené des sondages équi-
valents à la fin de leur mandat, révé-
lant un ras-le-bol des salariés. Le pre-
mier était considéré comme arro-
gant et cassant, le second lointain et
peu intéressé par les questions de
ressources humaines. Mais cet
écueil, concernant la gestion interne
de l’institution, est difficile à éviter :
les deux hommes étaient happés par
leur travail de politique monétaire,
ce qui ne leur laissait guère de temps
ou d’envie de s’occuper de la gestion
du personnel. A cet égard, Christine
Lagarde est à peu près logée à la
même enseigne.
C’est sur la compétence de l’actuelle
présidente que les résultats diffèrent.
MM. TRICHET ET DRAGHI
VOYAIENT LEUR TRAVAIL
GLOBALEMENT SALUÉ PAR
LES EMPLOYÉS. CE N’EST PAS
LE CAS POUR MME LAGARDE
Jean-Claude Trichet et Mario Draghi
voyaient leur travail de politique mo-
nétaire globalement salué par les
employés. Ce n’est pas le cas pour
Mme Lagarde. Or, ce jugement sévère
leader politique Malcolm X im-
provisa cette formule devenue cé-
lèbre, le 29 mai 1964. Sur l’enre-
gistrement qui subsiste de cette
rencontre, organisée à New York
figuration sociale, un rapport de
domination qui plonge ses raci-
nes dans le capitalisme.
On ne trouvera pas dans ce livre
une histoire économique du « ca-
man de Daniel Defoe, se dissimule
une double opération d’accapare-
ment de la terre et de racialisation
de la population indigène.
L’abolition de l’esclavage, au
vient de techniciens pointus, à savoir par la revue hebdomadaire The pitalisme racial », considéré du XIXe siècle, ne mit pas fin à ces mé-
l’armée d’économistes, bardés de di- Militant, la phrase est à peine point de vue de ses pratiques et canismes. Elle vit naître une
plômes, qui composent le personnel audible. Elle structure aujourd’hui de ses acteurs. La « nouvelle his- forme de colonisation et d’infério-
de l’institution. un vaste mouvement de pensée toire du capitalisme » (« new his- risation raciale se revendiquant
CAPITAL ET RACE. qui irrigue une partie de la recher- tory of capitalism ») qui, aux désormais de la « mission civilisa-
Contre-attaque HISTOIRE D’UNE che historique. C’est à la longue Etats-Unis, s’est emparée de ce trice du capitalisme ». L’antisémi-
La présidente de la BCE n’est pas éco- HYDRE MODERNE histoire de cette idée qu’est con- programme de recherche, y est tisme est l’une des composantes
nomiste, mais juriste de formation. De Sylvie Laurent, sacré le livre de Sylvie Laurent, Ca- largement passée sous silence. essentielles du capitalisme racial.
Elle a certes été ministre de l’écono- Seuil, 512 p., 25 € pital et race. Histoire d’une hydre S’alarmer de ce que les juifs cons-
mie et directrice du Fonds monétaire moderne (Seuil, 512 p., 25 €). Série de portraits titueraient la menace d’une puis-
international, mais cette lacune l’ac- Si Karl Marx avait souligné que Afin de construire sa démonstra- sance supérieure n’est que le sy-
cable comme une pierre autour du le capital devait être défini non tion, l’auteure passe plutôt par métrique d’un racisme colonial
cou depuis sa prise de fonctions, fin comme une chose, mais comme une galerie de portraits. De Chris- qui veut soumettre des « races in-
2019. Le petit milieu des banquiers un rapport de classe, la question tophe Colomb à Frantz Fanon, en férieures », définies et reconnaissa-
centraux et de ses spécialistes, très raciale restait relativement mar- passant par Adam Smith et Rosa bles par leur couleur de peau. Cet
masculin, surveille de près le moin- ginale dans ses analyses. Chez Luxemburg, elle montre la conti- ouvrage, aisément lisible et riche-
dre dérapage. Or, il y en a eu plu- des théoriciens tels que le socio- nuité des liens entre pensée éco- ment référencé, offre une utile in-
sieurs. Le plus connu, prononcé dé- logue W. E. B. Du Bois, auteur des nomique et pensée raciale, là où troduction à un domaine de re-
but 2020, a été cette petite phrase : Ames du peuple noir (La Décou- la tradition tend à séparer ces cherche trop souvent caricaturé. p
« Nous ne sommes pas là pour resser- verte, 1903, 2007) ou le politiste deux grilles d’analyse. julien vincent
rer les spreads [l’écart entre les taux
allemands et ceux des autres pays]. »
Cette déclaration avait fait tanguer les
marchés, et il avait fallu apporter une
« clarification » dans la foulée. Révisionnisme | par serguei
« Elle ne semble pas comprendre
l’économie enseignée aux étudiants
de premier cycle », cingle un des
nombreux commentaires – anony-
mes – rassemblés par le rapport. « La
BCE perd de sa crédibilité et de sa ré-
putation à cause de Christine », con-
clut un troisième.
La direction de la BCE réplique que
ce sondage donne un biais excessif
aux critiques, et que les trois quarts
des salariés n’y ont pas participé.
L’époque est aussi moins favorable :
l’institution a beaucoup grandi sous
Mario Draghi, apportant alors de
nombreuses opportunités de car-
rière. Désormais, son budget est sta-
ble et les évolutions plus difficiles.
Reste que le bras de fer est violent.
Quelques jours avant la publication
du rapport, lors du sommet de Da-
vos, en janvier, Christine Lagarde
avait dénoncé « la clique tribale » que
forment les économistes, « se citant
les uns les autres et ne dépassant pas
ce monde ». Cette contre-attaque n’a
pas été du goût de tous. « Ce n’est pas
une bonne idée d’insulter les gens qui
travaillent pour vous », a répliqué sur
X Stefan Gerlach, l’ancien vice-gou-
verneur de la banque centrale
d’Irlande. L’ambiance dans l’im-
mense tour de la BCE à Francfort
s’annonce détestable. p
30 | 0123
FRANCE | CHRONIQUE
par fr ançoise fr e s s o z
Le macronisme
sous emprise
L SOUS LA
e coup de fièvre agricole
qui vient d’agiter le pays
résume assez bien l’am-
biance dans laquelle le
gouvernement de Gabriel Attal ef-
fectue ses premières armes : elle
est explosive non seulement
parce qu’un grand nombre de pro-
fessions sont en droit de douter,
comme les agriculteurs, de leur ca-
pacité à vivre correctement du
fruit de leur travail, mais aussi
parce que la campagne des élec-
tions européennes de juin ouvre
la voie à toutes les surenchères et
toutes les récupérations.
Le gouvernement n’a pas été
long à comprendre qu’il n’avait
pas les moyens de tenir un long
siège face à un mouvement forte-
ment soutenu par l’opinion publi-
que. Il s’est d’emblée mis en posi-
tion d’écoute et de compréhen-
sion puis a tranché en évaluant ce
qui, au-delà des 400 millions
d’euros promis (une somme non
négligeable compte tenu des con-
traintes budgétaires rappelées du-
rant la même semaine par le pre-
mier ministre), lui coûterait le
moins politiquement.
Le résultat est sans appel : l’éco-
logie est en berne avec l’abandon
de la surtaxation du gazole non
routier, le gel du plan Ecophyto
2030, qui devait aboutir à une ré-
duction de 50 % de l’utilisation des
pesticides, et la promesse de cou-
per court à l’inflation normative
dénoncée comme asphyxiante
par les agriculteurs. Le concept de
souveraineté est en hausse avec la
mise en avant par le premier mi-
nistre d’une « exception agricole
française » ou encore la bataille
quasi solitaire menée à Bruxelles
par Emmanuel Macron contre le
Mercosur, ce traité de libre-
échange en négociation entre l’Eu-
rope et quatre pays d’Amérique du
Sud, dont le Brésil et l’Argentine.
Le Rassemblement national (RN)
n’a pas remporté la bataille idéolo-
gique contrairement à ce que son
président, Jordan Bardella, clai-
ronne, mais ses thèses infusent
comme celles de l’extrême droite
partout en Europe. Dans ces con-
ditions, la tonalité de la campagne
des élections européennes n’est
plus exactement celle de 2019. A
l’époque, les affiches de campagne
du parti présidentiel « En marche
pour l’Europe ! » insistaient sur la
dynamique d’une construction
dont le président de la République
se concevait comme moteur et qui
devait, grâce aux succès engran-
gés, venir progressivement à bout
des forces du repli.
Cette fois, l’aspect défensif do-
mine avec un « Besoin d’Europe »,
conçu en complément et dans le
prolongement d’une souveraineté
française sans cesse exaltée dans
la déclaration de politique géné-
rale du premier ministre. Dès le
début de son discours prononcé le
30 janvier devant les députés, Ga-
briel Attal a glorifié la France pré-
sentée comme « une puissance »,
« un repère », « un idéal », « un patri-
moine », « un héritage moral ».
De tous ceux qui se sont succédé
à Matignon depuis qu’Emmanuel
Macron a été élu président de la
République, Gabriel Attal est celui
qui assume le plus de prendre le
Rassemblement national au mot
pour tenter de le faire baisser,
autrement dit de considérer sé-
rieusement les sujets que Marine
Le Pen surexploite depuis des an-
nées : la peur de l’islamisme, la
crainte de l’immigration, la dégra-
AVEC ATTAL
À MATIGNON,
MACRON MET UN
TERME À L’ESPOIR DE
MARGINALISER LE RN
0123
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
UN TOURNANT
HISTORIQUE
EN IRLANDE haite la disparition. Son accession à la tête routes, aux hôpitaux et aux tribunaux.
DU NORD
de l’exécutif régional, à égalité de pouvoir
avec Emma Little-Pengelly, son adversaire
politique du Parti unioniste démocrate
Mais l’arrivée au pouvoir à Belfast d’une
militante qui parle du « nord de l’Irlande »
plutôt que de l’« Irlande du Nord », et dont
(DUP), partisan du maintien dans le Royau-
me-Uni, marque en même temps une nou-
velle étape dans la mise en œuvre de l’ac-
le parti considère la réunification de l’île
comme « à portée de la main », marque un
tournant historique. Celui-ci est lié à la
cord de paix du Vendredi saint qui, signé bascule démographique qui, depuis 2022,
voici vingt-cinq ans, a mis fin à trois décen- fait des catholiques la population majori-
nies de combats sanglants entre républi- taire d’une province conçue à l’origine
cains catholiques et unionistes protestants. pour être dominée par les protestants. Le
PRESSION DU RN, Cet accord a instauré le partage du pou- contraste entre le dynamisme de la Répu-
voir, à Belfast, entre les deux formations blique d’Irlande, membre de l’Union euro-
LA DOCTRINE politiques arrivées les premières aux élec- péenne, et les difficultés économiques de
PRÉSIDENTIELLE tions régionales. Ayant remporté le scrutin la province britannique affaiblit aussi l’ar-
NE CESSE D’ÉVOLUER
dation de l’école républicaine, le
L’ histoire de l’Irlande du Nord est
scandée de drames imprévisibles.
L’accession, samedi 3 février, de Mi-
chelle O’Neill au poste de première minis-
tre du gouvernement régional de Belfast
de 2022, Mme O’Neill n’avait pu accéder aux
responsabilités en raison de la décision de
son partenaire, le DUP, de boycotter les ins-
titutions de l’Irlande du Nord pour protes-
ter contre le nouveau statut de la province,
gumentaire unioniste. Le Brexit, enfin, en
accentuant l’unité économique de l’île, a
changé la perspective.
Alors que l’accord de paix de 1998 prévoit
qu’un référendum sur la réunification ne
sentiment de déclassement d’une relève plutôt de l’événement à la fois im- issu du Brexit. Les unionistes n’accep- peut être organisé qu’à l’initiative de Lon-
partie de la population. pensable et porteur d’espoir. La vice-prési- taient pas les contrôles douaniers instau- dres, les sondages ne reflètent pas de glisse-
Le nom de Gabriel Attal est asso- dente du Sinn Fein, parti dont l’objectif est rés avec la Grande-Bretagne, contrepartie ment net de l’opinion dans ce sens. Mais le
cié à l’interdiction du port de l’instauration de la République sur la tota- du maintien de la libre circulation entre le possible succès électoral du Sinn Fein aux
l’abaya à l’école, au « choc des sa- lité d’une île réunifiée, et qui fut la branche nord et le sud de l’île. En renonçant récem- élections législatives prévues d’ici à
voirs », à la défense des classes politique de l’Armée républicaine irlan- ment à son boycottage, contre, notam- mars 2025 en République d’Irlande pour-
moyennes, représentées comme daise pendant la guerre civile (1968-1998), ment, une enveloppe de 3,3 milliards de li- rait créer une dynamique avec le Nord. L’île
le bloc central qui tient la société, prend les rênes d’un territoire créé vres de subventions de Londres, le DUP a d’Irlande, profondément secouée par le
cette « France qui se lève tôt » glori- en 1921 précisément pour pérenniser son permis au gouvernement de Belfast de Brexit, n’a pas fini de surprendre. Pour
fiée en 2007 par Nicolas Sarkozy et appartenance à la couronne britannique. fonctionner à nouveau, et à Mme O’Neill de l’heure, en parvenant à faire cohabiter dans
dont la valorisation s’opère de Mme O’Neill se trouve ainsi dans l’extraor- devenir première ministre. un gouvernement des ennemis autrefois
plus en plus sur le dos de ceux qui dinaire position de diriger le gouverne- Formellement, les compétences de l’exé- mortels, l’Irlande du Nord montre l’exem-
ne travaillent pas, autrement ap- ment d’une entité politique dont elle sou- cutif régional se limitent aux écoles, aux ple à un monde fracturé. p
pelés les « assistés ». Venu des
rangs du Parti socialiste, Gabriel
Attal n’a pas, contrairement à
d’autres ministres, émis la moin-
dre critique lorsque le projet de loi
sur l’immigration a fait l’objet en
décembre 2023 d’une course-
poursuite avec la droite, elle-
même sous influence de l’extrême
droite – le texte a finalement été
partiellement censuré par le
Conseil constitutionnel.
Pour toutes ces raisons, sa nomi-
nation Rue de Varenne représente
un tournant dans le double quin-
quennat d’Emmanuel Macron :
elle met un terme à l’espoir de
marginaliser le RN par une posi-
tion d’ouverture sur l’Europe, que
le nouvel élu avait portée
en 2017 et qu’il avait cherché à in-
carner en 2019 dans le duel des
européennes entre progressistes
et forces de repli. Elle consacre à
l’inverse la décision de « challen-
ger » Marine Le Pen non pas sur
des principes moraux devenus
inopérants, mais sur sa capacité à
apporter une solution sérieuse
aux problèmes qu’elle pointe.
Agile et fragile
Le trouble qui est apparu dans la
majorité lors de l’adoption du pro-
jet de loi sur l’immigration mon-
tre que le virage de l’exécutif n’a
pas été négocié en amont : à aucun
moment, Emmanuel Macron n’a
concédé ni justifié devant ses trou-
pes une quelconque inflexion
IMMERSION DANS
dans la doctrine du macronisme
qui se caractérise depuis l’origine
par un grand pragmatisme. Ses
proches ont au contraire attaqué
ceux qui au sein de Renaissance
L’ÉCONOMIE DU CRIME
avaient osé manifester leurs états
d’âme lorsque, avec l’aval du gou-
vernement, la commission mixte
paritaire avait conditionné à cinq
ans de résidence l’octroi de l’aide
personnalisée au logement, y
voyant une légitimation de la pré- Cours du soir avec Bertrand Monnet
férence nationale vantée par le RN.
La faiblesse de la rébellion qui
s’est ensuivie et qui ne s’est tra-
duite ni par la création d’un
groupe dissident ni par un rap-
prochement avec la gauche socia-
le-démocrate, est symptomati-
Chaque année, l’économie criminelle générerait plus de 2 000 milliards de dollars. A travers
que de l’état des forces : dans un ce nouveau cycle de cours du soir, nous vous proposons une plongée dans les mécanismes de
pays qui penche de plus en plus à cette économie. Comment elle se nourrit, qui sont les parties prenantes, ce qu’elle rapporte
droite, le risque était de ne plus et comment il serait possible de la contrôler. Vous pourrez assister aux cinq conférences dans
compter du tout.
l’auditorium du Monde, mais aussi en direct à distance et en replay à partir du 6 mars.
Le couple exécutif apparaît à la
fois agile et fragile : du gouverne-
ment resserré au contournement Spécialiste de l’économie du crime, Bertrand Monnet est professeur titulaire de la chaire
annoncé du Parlement, le dispo- Edhec Management des risques criminels et contributeur régulier du journal Le Monde. Il est
sitif est conçu pour que, durant la
campagne des européennes, Em-
notamment l’auteur de « Narco Business », la série d’enquêtes vidéo sur les cartels de la drogue.
manuel Macron et Gabriel Attal
puissent agir et réagir vite et en
symbiose, comme cela a été le cas
face à la crise agricole. Le disposi-
tif quasi martial n’est cependant
fait que pour pallier l’affaiblisse-
ment de la ligne idéologique qui
ne peut plus prétendre au triom-
phe d’un camp contre l’autre
mais doit désormais viser la diffi-
cile réconciliation entre la France
du « oui » et celle du « non ». p
 Un test auditif PEA, appelé « potentiel évoqué auditif », est effectué sur un nouveau-né, à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Lille, en avril 2012. FREDERIK ASTIER/DIVERGENCE

La thérapie génique
au secours des enfants sourds
Une équipe française va lancer avant l’été un premier essai clinique visant à tester un médicament
destiné à restaurer l’audition chez une douzaine d’enfants âgés de 6 à 31 mois. Une avancée majeure
qui pourrait ouvrir la voie au développement de traitements des formes héréditaires de surdité

nathalie brafman et pascale santi par an, en France). Elle est caractérisée par une génique visant à tester un médicament censé naissent sourds pour identifier la mutation »,
mutation du gène Otof, qui altère partielle- restaurer l’audition chez au moins douze en- précise Nawal Ouzren, sa directrice générale.

C’
est une histoire qui a fait les
gros titres du New York Times.
Le 23 janvier, le journal amé-
ricain a consacré un long ar-
ticle à Aissam Dam. Ce jeune
garçon, âgé de 11 ans, né au Maroc, a retrouvé
une audition quasi normale grâce à un traite-
ment de thérapie génique réalisé dans un hô-
pital de Philadelphie. Le lendemain, des cher-
cheurs de l’université de Fudan (Shanghaï)
publiaient dans The Lancet les résultats d’un
essai clinique de même nature réalisé sur
six enfants et adolescents. Cinq d’entre eux
ont aussi retrouvé l’audition partiellement.
Tous souffraient d’une surdité profonde
congénitale très rare. Baptisée « DFNB9 », elle
concerne entre 3 % et 8 % des cas de surdité
génétique congénitale (une dizaine d’enfants
ment ou totalement la production d’une pro-
téine, l’otoferline, indispensable à la transmis-
sion de l’information sonore au niveau des
synapses des cellules sensorielles auditives.
La thérapie génique au secours de l’audi-
tion ? C’est tout simplement une petite révo-
lution. Jusqu’à présent, il n’existait aucun
traitement pour soigner cette déficience.
Depuis une trentaine d’années, la prise en
charge de cette surdité reposait sur la mise
en place d’un implant dans la cochlée, un
petit organe de l’oreille interne qui joue un
rôle majeur dans la transmission du son. Ce
dispositif permet de restaurer l’audition,
mais il n’est pas parfait. Et cette technique
ne fonctionne pas sur tout le monde.
La France se lance à son tour dans l’aven-
ture. Le premier essai clinique de thérapie
fants âgés de 6 à 31 mois, Audiogène, sera
lancé avant l’été. Il a été développé en parte-
nariat avec des équipes de recherche de l’Ins-
titut de l’audition (Institut Pasteur), du ser-
vice ORL et du centre de recherche en audio-
logie pédiatrique de l’hôpital Necker-Enfants
malades (AP-HP) ainsi que de la Fondation
pour l’audition et de Sensorion. Cette biotech
française, basée à Montpellier, a développé le
médicament de thérapie génique (Sens-501).
Vingt ans de recherches
L’essai clinique doit être mené dans plu-
sieurs centres de recrutement (France, Alle-
magne, Italie, Royaume-Uni ou encore Aus-
tralie). « Depuis 2020, Sensorion travaille avec
dix centres en Europe où les médecins géno-
typent de manière systématique les bébés qui
Concrètement, une copie du gène normal
codant pour l’otoferline, transporté par un
vecteur viral inoffensif de type adéno-associé
(AAV), sera injectée, sous anesthésie générale,
au niveau de l’oreille interne déficiente. Une
seule oreille sera traitée, l’autre servant de
contrôle avant d’être elle-même soignée. Sens-
501 est censé corriger l’anomalie génétique
des cellules et restaurer leur fonctionnement.
« La surdité DFNB9 constitue un cas d’école, car
on sait que la morphologie de la cochlée et des
cellules ciliées sont intactes. Il manque juste la
protéine otoferline pour que ces cellules fonc-
tionnent », explique Sandrine Marlin, pédiatre
et généticienne, coordinatrice du centre de ré-
férence Maladies rares surdités génétiques à
l’hôpital Necker et à l’Institut Imagine, à Paris.
→ L I R E L A S U I T E PAG E S 4- 5

Les stratégies La science Portrait

françaises pour gagner des Athéna Coustenis
contre le cancer secondes aux JO traque les lunes
L’Institut Curie, l’Institut Comment les chercheurs des planètes
Gustave-Roussy et travaillent avec
le Centre Léon-Bérard sont la Fédération française Astronome à l’Observatoire
à la pointe de la recherche de cyclisme pour amé- de Paris-PSL, à Meudon,
et développement liorer les performances elle est dans le gotha
des traitements innovants sur piste et sur route mondial des planétologues
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Cahier du « Monde » No 24602 daté Mercredi 7 février 2024 - Ne peut être vendu séparément
 ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

Cancer : les pistes explorées par la recherche française

MÉDECINE - Parmi les avancées en matière de recherche et développement, trois nouveaux traitements en cours d’essai sont prometteurs

L
e fardeau du cancer ne cesse d’augmen-
ter, alerte l’Organisation mondiale de la
santé (OMS) à l’occasion de la Journée
mondiale contre le cancer, dimanche
4 février. En 2022, les cancers ont tué
9,7 millions de personnes et touché 20 millions
de nouveaux individus à travers le monde. Envi-
ron une personne sur cinq développe un cancer
au cours de sa vie. En France, il reste la première
cause de mortalité prématurée chez les hommes
et la deuxième chez les femmes, avec un total de
157 400 décès en 2018.
L’OMS prévoit aussi plus de 35 millions de
nouveaux cas en 2050, soit une augmentation
de 77 %. Contre cet « ennemi public numéro
deux » – après les maladies cardio-vasculaires –,
le combat doit être mené sur la prévention.
L’effort de guerre, bien sûr, doit aussi porter sur
l’arsenal thérapeutique. Comment traduire ici les
avancées des connaissances en progrès médi-
caux ? Voici, à travers quelques exemples, un
aperçu des stratégies développées, en France, par
les trois plus grands centres de lutte contre le can-
cer : l’Institut Curie, à Paris, à Saint-Cloud (Hauts-
de-Seine) et à Orsay (Essonne) ; l’Institut Gustave-
Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne) ; le Centre Léon-
Bérard, à Lyon. Leurs forces de frappe ont été ren-
forcées, fin 2022, par le Paris-Saclay Cancer Cluster
(PSCC), créé dans le cadre du plan France 2030.
Ses missions : intensifier les partenariats public-
privé, renforcer les synergies entre la recherche
et le soin, accompagner les start-up du do-
maine. « Plus de 60 % des nouveaux traitements
approuvés aux Etats-Unis dans les cancers au
cours des cinq dernières années sont issus de
start-up », relève Eric Vivier, président du PSCC.
Production de cellules CAR-T, dans un laboratoire de Cellectis, à Paris, le 23 septembre 2021. THOMAS COEX/AFP
L’immunothérapie en plein essor
Le premier exemple de développement con-
cerne une immunothérapie en plein essor : les montré ce chercheur, en 2018, avec l’équipe de n’empêche pas de conduire en parallèle « une re- Cette approche a conduit à repositionner ce
cellules CAR-T (Chimeric Antigenic Receptor-T). La Michel Sadelain, le « pape » des cellules CAR-T à cherche très orientée sur la résolution de questions médicament, pour l’évaluer chez les seuls pa-
stratégie, qui à ce stade donne des résultats pro- New York. Il lève alors 2 millions d’euros pour posées par les patients », indique Fabrice André, tients dont les tumeurs portaient ces anomalies
metteurs dans certains cancers du sang, consiste fonder une start-up, Mnemo Therapeutics, puis directeur de la recherche de Gustave-Roussy. – soit de 15 % à 25 % des cancers métastatiques de
à combattre la tumeur de chaque patient en s’ap- 75 millions d’euros, fin 2019. Mais il faut produire Illustration avec un médicament, l’erdafitinib la vessie, en particulier. En 2019, un essai clinique
puyant sur son système immunitaire. Ses lym- ces cellules CAR-T selon les normes cliniques : (groupe Janssen), qui a été autorisé aux Etats- de phase 2 a montré l’intérêt de ce traitement
phocytes T sont prélevés, modifiés génétique- c’est ce que fera le centre MEARY de thérapie cel- Unis, le 19 janvier, contre des cancers de la vessie dans ces tumeurs ; intérêt qui a été confirmé
ment in vitro pour booster leurs capacités de lulaire et génique de l’AP-HP, qui a rejoint le pro- métastasés. « En 2012-2013, Gustave-Roussy a été en 2023 par un essai de phase 3. Gustave-Roussy
destruction de la tumeur, puis réinjectés. jet. « Fin 2025, deux essais cliniques devraient dé- très impliqué dans un essai clinique précoce qui a donc lancé en 2021 le programme Unlock,
L’approche suivie à l’Institut Curie est née de re- marrer à l’Institut Curie, dans des tumeurs solides évaluait ce médicament dans différents cancers », pour « décortiquer les mécanismes de résistance
cherches conduites dans les années 2010. « En et dans des lymphomes cérébraux », indique Se- raconte Yohann Loriot, chef adjoint du départe- aux thérapies innovantes pour lever ces freins »,
analysant les processus de contrôle de la mémoire bastian Amigorena. « Cette histoire illustre com- ment des essais précoces dans cet établissement. explique Yohann Loriot.
des cellules immunitaires, nous avons découvert ment nous nous efforçons de raccourcir le temps Seule une fraction des patients répondait. Les
un gène qui tend à effacer cette mémoire », raconte de développement d’une innovation médicale, chercheurs ont analysé des biopsies de leurs tu- Une radiothérapie plus locale
Sebastian Amigorena (CNRS-Inserm-Institut grâce à la proximité des équipes de recherches meurs. « Tous les répondeurs présentaient une Les exemples suivants concernent les progrès de
Curie). Un processus épigénétique que les cher- fondamentales et cliniques, mais aussi des plates- anomalie particulière : une mutation ou une fusion la radiothérapie, un des piliers de la prise en
cheurs sont parvenus à contrôler en supprimant formes technologiques performantes et des ser- génétique provoquant une activation continue de charge des tumeurs. La mise au point de modali-
ce gène, dans des cellules CAR-T en culture. Ré- vices hospitaliers », explique Steven Le Gouill, la molécule ciblée par ce médicament, le récepteur tés plus efficaces et moins nocives pour les tis-
sultat : réinjectées chez la souris, ces cellules ont directeur de l’ensemble hospitalier de Curie. FGFR3, présent à la surface de nombreuses cellu- sus sains, est ici très active. En témoigne la radio-
développé des réponses plus durables contre des Tous en conviennent, la source première de l’in- les », explique Yohann Loriot. D’où une multi- thérapie Flash qui promet d’épargner les tissus
modèles de leucémie ou de cancer du poumon, a novation est la recherche fondamentale. Ce qui plication incontrôlée des cellules tumorales. sains en délivrant de très fortes doses de radia-
tions en un temps ultra-court. Tout part d’une
observation réalisée en 2014 à l’Institut Curie,
dans un modèle de cancer du poumon chez la
souris. Une telle procédure, constate Vincent Fa-

« ACCOMPAGNER LES JEUNES POUSSES »

vaudon (Inserm), n’induit pas de fibrose pulmo-
naire, cette complication majeure de la radio-
thérapie classique. Très vite, le monde s’inté-
resse à cette découverte, et l’effet est reproduit
dans des modèles d’autres cancers. « Depuis,

F abrice André, directeur de la re-

cherche de Gustave-Roussy, à
Villejuif (Val-de-Marne), revient,
à l’occasion de la Journée mondiale
contre le cancer, dimanche 4 février,
sur des innovations marquantes dans
la prise en charge de ces maladies et sur
les stratégies qui favorisent la transfor-
mation des découvertes françaises en
traitements de demain.
Pourquoi faudrait-il, d’après vous,
classer les cancers non plus
selon l’organe d’origine, mais
selon les anomalies moléculaires
identifiées ?
Cette révolution est en marche de-
puis deux à trois décennies déjà. Pour
autant, les sociétés savantes ne s’en
sont pas saisies pour que les patients en
bénéficient pleinement. Un hiatus per-
siste entre le classement actuel des can-
cers, qui se fonde sur l’anatomie et l’or-
gane touché, et le besoin d’optimiser
l’efficacité des traitements innovants,
qui ciblent les altérations moléculaires
caractérisant chaque tumeur. Ce hiatus
entrave l’accès à ces traitements. Un
autre défi, en lien avec le premier, sera
d’améliorer la méthodologie des essais
cliniques pour optimiser l’évaluation
de ces nouveaux médicaments.
On parle rarement des traitements
locaux innovants, comme
la chirurgie ou la radiothérapie…
Les médicaments innovants peuvent
prolonger de plusieurs mois ou années
la survie de patients jusqu’alors
condamnés à court terme, dans des
cancers métastatiques. Leur impact est
donc très visible à l’échelle indivi-
duelle. C’est moins le cas pour les trai-
tements locaux, administrés plus tôt,
dans des cancers peu avancés. Pour
autant, ils font aussi l’objet de dévelop-
pements technologiques avec un im-
pact majeur en santé publique. La robo-
tique en chirurgie en offre un exemple,
ou encore la médecine régénérative,
qui pourrait permettre d’enlever le
maximum de tissu cancéreux, puis de
reconstituer l’organe lésé. Des start-up
américaines travaillent à reconstruire
un os ou une vessie.
Autre champ d’innovations majeu-
res : la radiothérapie. De nouvelles mo-
dalités d’administration voient le jour,
telle la radiothérapie Flash, découverte
par l’Institut Curie et Gustave-Roussy.
Elle consiste à délivrer localement de
très fortes doses de radiations en un
temps très court (quelques millisecon-
des), pour maximiser la dose ciblant la
tumeur en réduisant la toxicité. Les
patients pourront être traités en une
seule séance, au lieu de plusieurs semai-
nes. Avec la société française Theryq,
Gustave-Roussy démarre un projet de
mise en œuvre en pratique clinique :
un premier essai va bientôt débuter
chez l’homme pour traiter des tumeurs
superficielles (moins de 3 centimètres)
et les lésions de la peau. Pour des tu-
meurs plus profondes (glioblastomes,
cancers du pancréas), de nouvelles
procédures sont en développement.
Comment favoriser l’innovation
française en cancérologie ?
Le Paris Saclay Cancer Cluster a été
créé dans ce but, fin 2022, dans le cadre
du plan France 2030. Installé sur le pla-
teau de Villejuif, ce partenariat public-
privé sera financé par l’Etat à hauteur
de 100 millions d’euros sur dix ans.
L’enjeu est double : accélérer l’innova-
tion et accompagner le développe-
ment de jeunes pousses industrielles
françaises sur la période la plus à ris-
que, les cinq à quinze ans qui suivent
leur création, où 90 % des molécules
subissent des échecs.
Fondé par Gustave-Roussy, Sanofi,
l’Inserm, l’Institut polytechnique de
Paris et l’université Paris-Saclay, ce
cluster a été rejoint par Unicancer,
l’Institut Curie, l’AP-HP, d’autres grou-
pes pharmaceutiques et Medicen.
Plus de trente et une start-up bénéfi-
cient aujourd’hui de ses services, et
plus de quarante équipes de recherche
travaillent sur le site.
Comment voyez-vous la prise
en charge des cancers dans dix ans ?
L’impact de découvertes réalisées
ces dix dernières années est en cours
d’évaluation. C’est le cas, par exemple,
du microbiote intestinal, dont les désé-
quilibres semblent en cause dans cer-
tains cancers ou dans leur résistance
aux immunothérapies. Des essais ont
montré qu’une greffe fécale, issue d’un
donneur répondant bien aux immuno-
thérapies, a permis au receveur d’amé-
liorer sa réponse à ces traitements.
Une autre innovation va bouleverser
le diagnostic : c’est l’arrivée des techno-
logies de détection d’ADN tumoral cir-
culant par une simple prise de sang. Le
dépistage sera plus précoce, un atout
majeur pour les tumeurs difficiles à
traiter, comme les cancers du pancréas.
Enfin, de nouvelles formulations mé-
dicamenteuses, issues de la chimie et
des biotechnologies, donnent lieu à une
moisson d’essais. De plus en plus, les
chercheurs mobilisent ces deux discipli-
nes pour construire des armes théra-
peutiques plus affûtées. Les anticorps
conjugués en offrent un bel exemple.
Ces missiles à tête chercheuse fusent
jusqu’à leurs cibles, les cellules cancé-
reuses. L’anticorps s’arrime alors à leur
surface pour délivrer sa charge, une chi-
miothérapie, qui agira au cœur de ces
cellules. Des essais cliniques de phase 3
ont livré des résultats prometteurs dans
les cancers avancés de la vessie, du sein,
des poumons… Reste à préciser leur
place dans l’arsenal thérapeutique. p
propos recueillis par
fl. r.
c’est l’ébullition. Un ou deux articles par mois sont
publiés, un congrès annuel est organisé », raconte
Gilles Créhange, qui dirige le département de
radiothérapie de l’Institut Curie.
Des industriels comme IBA ou Theryq se lan-
cent dans le développement d’appareils capables
de délivrer une radiothérapie Flash (soit par pro-
tonthérapie, soit par des électrons de très haute
énergie). Une poignée de gros centres, comme
l’université de Pennsylvanie (Etats-Unis), l’IGR et
l’Institut Curie, espèrent démarrer de premiers es-
sais chez l’homme d’ici quelques années. L’appro-
che sera évaluée dans le traitement de tumeurs
superficielles, dès cette année à l’IGR.
Au Centre Léon-Bérard, à Lyon, c’est l’intelli-
gence artificielle (IA) qui est recrutée pour amé-
liorer l’imagerie médicale servant à guider la ra-
diothérapie. Tous les grands centres de lutte
contre le cancer sont déjà équipés de logiciels qui
permettent, à partir des scanners de chaque pa-
tient, de délimiter avec précision les tissus sains
à épargner – un important gain de temps pour le
radiothérapeute, jusqu’à deux heures par jour et
par médecin. Cassandra est un autre projet, déve-
loppé à Léon-Bérard : cette fois, l’enjeu est d’ana-
lyser automatiquement les scanners du patient
pour obtenir une mesure précise de sa masse
musculaire et graisseuse. « Une information qui
pourrait être précieuse pour adapter le traitement
par immunothérapie, par exemple », explique
Hugo Crochet, directeur des systèmes d’informa-
tion de Léon-Bérard. L’IA a été entraînée sur
250 patients de ce centre, puis validée sur 54 pa-
tients de l’Institut Curie. Un nouvel exemple du
dynamisme de la recherche. p
florence rosier

JO : la performance des cyclistes au labo
PHYSIQUE - La Fédération française de cyclisme a dévoilé quelques innovations
technologiques issues de sa collaboration avec des laboratoires de recherche
L es médailles d’or de demain
aux Jeux olympiques se
gagneront peut-être avec
un coup de pouce de la physique.
Pour montrer que la science est
l’alliée des sportifs et de leurs per-
formances, la Fédération française
de cyclisme a invité la presse le
31 janvier, pour livrer les secrets
de ses coureurs, à l’occasion d’un
entraînement de l’équipe de
France féminine sur piste, au
centre du vélodrome de Saint-
Quentin-en-Yvelines, et au mi-
lieu de la soufflerie voisine du
Conservatoire national des arts
et métiers (Saint-Cyr-l’Ecole).
Les résultats présentés sont le
fruit de plusieurs collaborations
entre la fédération et des labora-
toires de recherche, essentielle-
ment financées par le troisième
programme d’investissements
d’avenir, de 20 millions d’euros
entre 2019 et 2024, qui a soutenu
onze projets et une douzaine de
fédérations sportives (aviron,
boxe, natation, rugby, voile…).
« Des choses sont déjà matures et
sont utilisées ou le seront », pré-
vient Emmanuel Brunet, mana-
geur recherche & performance de
la fédération. « Le but est de cher-
cher la perfection. On ne sait pas si
la science y parviendra toujours,
mais on sait que les équipes dans le
monde qui performent font de la
recherche scientifique », complète
Christophe Clanet, directeur de
recherche au CNRS et responsable
d’un des programmes.
Chaîne, pneus, tenue…
Alors chaque détail compte pour
gagner une petite seconde par-ci
quelques watts de puissance
par-là, ou encore quelques centi-
mètres. Depuis le lubrifiant appli-
qué sur la chaîne pour limiter la
friction et augmenter le rende-
ment, en passant par les pneus
qui doivent frotter le moins possi-
ble, mais ne pas crever trop vite.
Jusqu’au tissu choisi pour la te-
nue des cyclistes sur piste ou du
contre-la-montre sur route. Après
essais en soufflerie, il a été conclu
que la meilleure recette est d’utili-
ser une matière différente pour
les bras ou les cuisses, afin de li-
miter la traînée contre laquelle le
coureur peut consacrer 90 % de sa
Une conjecture du Jeu de la vie résolue par des amateurs
MATHÉMATIQUES - Deux nouvelles « créatures » viennent d’être découvertes cinquante ans après l’invention de cet automate cellulaire
C inquante ans après son in-
vention, un jeu mathéma-
tique continue de susciter
l’intérêt et de nouveaux résultats.
Un groupe de sept passionnés,
dont une femme, a ainsi publié en
décembre sa découverte de deux
« créatures » manquantes dans le
catalogue des habitants du Jeu de
la vie. Imaginé par le mathémati-
cien britannique John Conway
(1937-2020) en 1970, ce « jeu » est
une sorte de métaphore du vi-
vant, malgré la simplicité de ses
règles. Sur une grille, des formes
apparaissent, disparaissent, se
multiplient, se déplacent… Elles
ne sont pourtant faites que de ca-
ses noires ou blanches. Le devenir
d’une case, morte (les noires) ou
vivante (les blanches), est déter-
miné à chaque génération ou
étape par l’analyse de l’état de ses
huit voisines. Une cellule morte,
avec exactement trois voisines vi-
vantes, devient vivante. Une cel-
lule vivante survit si elle a deux ou
trois voisines, sinon elle meurt.
Ce que John Conway résumait en
Le mannequin du coureur cycliste Benjamin Thomas. PATRICK PICHON/FÉDÉRATION FRANÇAISE DE CYCLISME
puissance à grande vitesse.
Une autre innovation a permis
de noyer les entraîneurs sous les
informations : un boîtier de la
start-up Phyling se pose rapide-
ment sur la manivelle d’un péda-
lier pour mesurer la puissance en
temps réel, à l’entraînement ou
en course. Et ce deux cents fois
par seconde, contre une à deux
fois avec des modèles précé-
dents. De quoi être capable de
distinguer la puissance des jam-
bes en poussée ou en traction.
Ces informations nourrissent les
biomécaniciens, les physiolo-
gues ou les physiciens, pour dé-
terminer les capacités des spor-
tifs à produire une certaine puis-
sance, en fonction de la fré-
quence de pédalage, de la vitesse,
de la fatigue…
Caroline Cohen, enseignante-
chercheuse à l’Ecole polytechni-
que, s’en sert pour prédire les
meilleures stratégies de course
sur piste : quel relayeur choisir ? A
quel moment sur la piste passer
les relais ?
Pour cela, la puissance n’a pas
suffi, il a aussi fallu disposer de la
structure tridimensionnelle de
« naissance si trois voisins, survie
si deux ou trois voisins ».
Par exemple, une case vivante
seule meurt au tour suivant. Deux
cases qui se touchent aussi. Trois,
alignées, en revanche « s’ani-
ment » : si elles sont à l’horizon-
tale, à l’étape suivante, le trait est
vertical. Puis redevient horizontal.
Cette configuration, appelée « cli-
gnotant », appartient à la famille
des oscillateurs, un motif qui se
répète après un nombre fixé de
générations ou période (ici deux).
La question qui vient d’être tran-
chée est de savoir s’il est possible
de construire des oscillateurs
de n’importe quelle période. Le
« bloc » est le plus simple des os-
cillateurs : un carré qui ne bouge
pas (période 1) ! Le « pulsar », à
48 cellules, a été proposé par
Conway lui-même et redevient le
même toutes les trois généra-
tions. La « toupie », toutes les qua-
tre générations… En 1996, David
Buckingham trouve une méthode
pour former des oscillateurs au-
delà de 61. Puis, en 2013, Mike
la piste. De fait, inclinaison, cour-
bure, longueur ne sont pas les
mêmes pour tous les vélodro-
mes et sont des secrets bien gar-
dés. La fédération a fait appel à
l’entreprise Dartfish qui, outre
des caméras de suivi des pistards,
a également scanné la piste.
Christophe Clanet n’avait pas at-
tendu ces infos pour se faire une
idée de la forme de la piste. Il a mis
au point un protocole « sauvage »
pour avoir ces caractéristiques
sur n’importe quel vélodrome. Il
demande aux coureurs de pren-
dre des photographies avec un
smartphone qui indique aussi les
inclinaisons. Ensuite, il entre ces
informations dans son modèle et
calcule les meilleurs endroits où
faire les relais.
Trajectoires idéales
Le physicien a également trouvé
une autre astuce. Il a disposé sous
le plancher du vélodrome des
aimants qui permettent de sa-
voir, grâce à un boîtier placé sous
le pédalier, quelle distance exacte
a été parcourue par le vélo, qui
forcément oscille légèrement de
part et d’autre de la ligne idéale.
Image extraite du Jeu de la vie, de John Conway. CONWAYLIFE.COM
Playle fait de même pour 43. « C’est
comme des hamsters qu’on ferait
tourner dans une roue de plus en
plus grande », décrit Tanner Jacobi,
un des auteurs de l’article. Les for-
mes obtenues par ce processus
montrent en effet des « objets »
semblant tourner sur un circuit.
Les meilleurs ont réussi à ne
parcourir qu’un mètre de plus
que les 250 mètres idéaux.
« On peut avoir des gains de 5 %
à 10 % mais évidemment, nos
concurrents travaillent aussi ces
questions. Et une partie de ces
gains sont du rattrapage de notre
retard sur certains », estime Jean-
Christophe Péraud, ancien profes-
sionnel, qui a fait l’interface entre
les sportifs et les scientifiques.
Si, souvent, les travaux ont
donné lieu à des publications,
tout n’a pas été révélé. Un groupe
qui a testé les bénéfices d’un pro-
tocole d’entraînement et de récu-
pération sous une tente simulant
l’altitude et la forte chaleur atten-
dra après les Jeux olympiques
pour publier. Un autre a montré
des trajectoires idéales sur piste,
mais volontairement « faussées »
pour l’exposé.
En revanche, les chercheurs ont
révélé comment ils entendaient
« espionner » la concurrence et
identifier ses faiblesses, en esti-
mant, « à 3 % près », la puissance
développée par les coureurs sur
piste. Un match dans le match. p
david larousserie
Jusqu’en 2021, il n’existait pas de
configuration de périodes 19, 34,
38 et 41. Les défis 34 et 38 « tom-
bent » finalement en 2022, dont le
premier grâce à Mitchell Riley, le
seul mathématicien professionnel
du groupe d’auteurs de la dernière
publication. L’année suivante, c’est
ACTUALITÉ
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 |3
TÉLESCOPE
b
BI OLOGI E
Une explication aux maladies
auto-immunes chez les femmes
En moyenne, quatre personnes sur cinq
atteintes de maladies auto-immunes sont
des patientes – un ratio qui peut atteindre
neuf femmes pour un homme pour le lupus.
Une équipe dirigée par Howard Chang, de
l’école de médecine de Stanford, propose un
mécanisme pour expliquer en partie ce biais
sexuel. Les femmes sont dotées d’une paire
de chromosomes X (XY pour les hommes).
Pour éviter une surexpression de ces deux
chromosomes sexuels, l’un des deux X
est systématiquement inactivé, grâce à la
molécule Xist, qui vient le bloquer en s’y
accrochant. Mais, ce faisant, Xist agrège des
protéines pour former un complexe qui peut
induire une réponse du système immuni-
taire contre soi. Des souris mâles génétique-
ment modifiées pour exprimer Xist, et
soumises à un irritant connu pour induire
le lupus, ont développé la maladie à un taux
approchant celui des femelles. Ces obser-
vations pourraient réorienter les recherches,
qui, depuis des décennies, ont pour
référence des lignées cellulaires mâles…
> Dou et al., « Cell » du 1er février
MAT HÉMAT I QU ES
La Française Claire Voisin
récompensée
Le prix Crafoord, attribué par la fondation
éponyme et l’Académie royale suédoise
des sciences depuis 1982, a été pour
la première fois attribué à une femme en
mathématiques, Claire Voisin. Cette cher-
cheuse française au CNRS de 61 ans est
la cinquième femme récompensée par ce
prix réputé, doté de 6 millions de couronnes
(529 000 euros environ). Cette spécialiste
de géométrie algébrique – l’étude des formes
géométriques décrites par des équations –
succède dans sa discipline à Alain Connes,
Alexandre Grothendieck, Pierre Deligne,
Edward Witten ou encore Terence Tao.
MÉD EC I N E
La santé mentale des jeunes
se dégrade
C’est un indice de plus de la détérioration de
la santé mentale des Français, notamment
des jeunes adultes, due en partie à l’épidémie
de Covid-19. En 2021, 4,2 % des 18-85 ans ont
déclaré avoir pensé à se suicider au cours
des douze derniers mois, selon le dernier ba-
romètre de Santé publique France, publié le
5 février dans le Bulletin épidémiologique heb-
domadaire. Au total, 6,8 % ont déclaré une
tentative de suicide au cours de leur vie, et
0,5 % au cours de l’année écoulée, selon cette
enquête menée sur un échantillon d’environ
trente mille personnes. Les jeunes (18-25 ans)
sont particulièrement touchés : en 2021,
9,2 % ont déclaré une tentative de suicide
au cours de leur vie, et, depuis une dizaine
d’années, les pensées et tentatives de suicide
ont augmenté de façon « importante ».
au tour de 19 et 41. Les deux dé-
couvreurs Mitchell Riley et Nico
Brown ont alors demandé à
d’autres amateurs qu’ils cô-
toyaient sur les forums consacrés
chroniques du magazine Pour la
science. « Pour beaucoup d’entre
nous, ce jeu est une combinaison
d’ingénierie, de science et de créa-
tivité », résume Tanner Jacobi.
à ce jeu de se joindre à eux pour L’aspect ingénierie vient de la
publier dans un style académique, mise au point d’énormément de
sous forme d’un preprint déposé programmes pour aider à explo-
sur arXiv, un article au titre très rer ce drôle de monde autrement
mathématique : « Le Jeu de la vie que par le tâtonnement. Il a aussi
de Conway est omnipériodique. » fallu mettre au point des simula-
Autrement dit, il est possible de teurs calculant vite avec des nom-
trouver une configuration qui re- bres gigantesques de cellules. Les
viendra égale à elle-même au bout deux créatures trouvées, bapti-
de n’importe quel temps. A ne pas sées « Cribbage » et « 204p41 », ont
confondre avec les « planeurs » ou ainsi été obtenues à l’aide de tels
autres « vaisseaux » qui revien- programmes.
nent eux aussi identiques mais en Ces derniers vont encore chauf-
s’étant « déplacés » sur la grille. fer pour répondre à de nouvelles
« La question des configurations questions comme la taille mini-
périodiques dans le Jeu de la vie male d’un oscillateur d’une pé-
était posée depuis très longtemps riode donnée, ou savoir quel est le
et a avancé petit à petit. C’est une plus petit vaisseau avec une cer-
belle réussite d’avoir résolu com- taine vitesse… « Comme les règles
plètement le problème », apprécie sont si simples et les programmes
Jean-Paul Delahaye, professeur à sont si bons, de nouveaux venus
l’université de Lille en mathéma- peuvent venir explorer et faire des
tiques et qui a souvent évoqué les progrès », invite Tanner Jacobi. p
progrès en la matière dans ses david larousserie
 ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024

Vers une première

▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

Pour en arriver là, il aura fallu pas moins de

vingt années de recherche. On les doit à Christine
thérapie génique potassium est indispensable à la bonne stimula-
tion des cellules auditives. GJB2 est responsable
de 50 % des surdités autosomiques récessives
ainsi que de la presbyacousie précoce. « Nous
sommes en train de faire les études nécessaires

pour les enfants

Petit et à son laboratoire génétique et physio- pour soumettre une demande d’autorisation
logie de l’audition de l’Institut Pasteur. Les tra- d’essai clinique en 2025 », indique la directrice
vaux de cette neurobiologiste et généticienne générale de Sensorion.
ont mis en lumière le caractère héréditaire de la Lorsqu’il a rencontré Gina Kolata, la journaliste
plupart des surdités congénitales. Pendant du New York Times, Aissam Dam lui a raconté
longtemps, elles ont été attribuées à une infec- qu’au début le bruit lui faisait peur, mais que,

atteints de surdité
tion passée inaperçue. maintenant, « il n’y a aucun son » qu’il n’aime
L’audition se met en place in utero, vers la pas, même celui des ciseaux ou d’un ascenseur.
25e semaine. La déficience auditive est le déficit Ce qu’il préfère entendre, ce sont « les gens », a-
sensoriel le plus fréquent à la naissance. Il touche t-il dit. Ou, plus exactement, a-t-il exprimé en
en moyenne un enfant sur 1 000 à la naissance et langue des signes. Car, s’il entend aujourd’hui,
constitue un problème majeur de santé publique Aissam Dam ne parlera sans doute jamais.

en matière de fréquence et de retentissement sur
la vie des personnes touchées, sur le développe-
ment du langage oral, de l’acquisition des con-
naissances… Il existe deux types de surdité : celle
dite « de transmission », liée à l’atteinte de
l’oreille externe ou moyenne et causée par une
malformation congénitale, un blocage mécani-
que (otite, cérumen…) ; la seconde dite « de per-
ception » : des anomalies de la transformation
du signal sonore en influx nerveux liées à des
dysfonctionnements de l’oreille interne.
Récupération auditive
Environ 80 % des surdités à la naissance sont
d’origine génétique, le plus souvent de transmis-
sion autosomique récessive (en ce cas, les deux
parents entendants sont porteurs). La surdité
peut aussi être causée par de très nombreuses
maladies génétiques (syndrome d’Usher) qui,
individuellement, sont rares. Parmi les surdités
congénitales, près de 90 % sont isolées et envi-
ron 10 % sont syndromiques, c’est-à-dire asso-
ciées à une autre maladie. Quelques surdités non
génétiques sont liées à une infection contractée
par la mère pendant la grossesse (cytomégalovi-
rus, toxoplasmose…) ou à des médicaments toxi-
ques pour l’oreille interne tels que certains anti-
biotiques ou chimiothérapies à base de platine
comme la cisplatine.
« Au début des années 1990, on ignorait tout des
mécanismes moléculaires impliqués dans le fonc-
tionnement de la cochlée, se souvient Christine
Petit. La sensibilité des approches biochimiques et
de biologie moléculaire étant insuffisante pour
analyser les milliers de cellules que comporte cha-
que type cellulaire de cet organe, l’idée était
d’identifier les gènes dont l’atteinte est responsa-
ble de surdité. Assurément, ils codaient pour des
molécules jouant un rôle essentiel. » Elle lance
alors avec des collègues généticiens et oto-rhino-
laryngologistes tunisiens et libanais la constitu-
tion d’un réseau de recherche sur les surdités
héréditaires autour du bassin méditerranéen.
« C’est en étudiant de grandes familles malenten-
dantes, consanguines vivant dans des isolats géo-
graphiques que nous sommes parvenus à identi-
fier ces gènes. Parce que ces isolats ont été fondés
par un petit nombre de personnes, la probabilité
qu’une atteinte génétique unique soit responsa-
ble de la surdité était très forte. Nos recherches
nous ont menés au Maroc et au Liban ainsi qu’en
Algérie, Tunisie, Mauritanie, Jordanie… »
C’est ainsi que la chercheuse aux multiples prix
internationaux, dont le prix Kavli 2018 en neuro-
sciences, récompensant ses découvertes sur les
mécanismes moléculaires et neuronaux de
congénitale
l’audition, réussit en 1994 à localiser sur les chro-
mosomes, le premier gène responsable d’une
surdité congénitale sévère (DFNB1) ; elle montre
que ce gène GJB2, qui code la connexine 26, est
responsable d’environ la moitié des cas de sur-
dité congénitale dans ces pays. La découverte de
beaucoup d’autres gènes responsable de surdité
suivra. En 1999, elle découvre le gène Otof, res-
ponsable de la surdité DFNB9 et élucidera le rôle,
connaissance indispensable à la recherche de
traitement curatif.
Un essai préclinique sur des souris sourdes dé-
pourvues d’otoferline, publié en février 2019
dans la revue PNAS, a montré la récupération de
l’audition après une injection intra-cochléaire
de thérapie génique. Après avoir placé des élec-
trodes sur la tête des animaux, pour mesurer la
réaction du cerveau, et en diffusant des sons
dans leurs oreilles, l’équipe de Christine Petit,
en collaboration avec les universités de Miami,
Columbia et de San Francisco, a confirmé la ré-
cupération auditive. L’audition a été restaurée et
elle persiste jusqu’à cinquante-deux semaines
de vie de ces souris, soit plusieurs dizaines d’an-
nées chez l’homme. « Ces résultats ont montré
l’efficacité et la pérennité de notre traitement. Il
faudra le démontrer d’un point de vue clinique »,
indique Nawal Ouzren.
Sans audition, pas de langage
Dans l’essai de thérapie génique mené sur six
patients, âgés de 1 à 18 ans, par des scientifiques
de l’université de Fudan et la société Refreshgene
Therapeutics, en collaboration avec des cher-
cheurs américains du centre de recherche sur la
vision et l’audition Mass Eye and Ear, cinq d’entre
eux ont retrouvé une partie de leur audition et
amélioré leur reconnaissance vocale vingt-six
semaines après l’injection.
L’annonce des résultats fin octobre 2023 avait
fait grand bruit. Pour la première fois, un des
cinq sens était restauré par thérapie génique.
Sur une vidéo, on pouvait voir un enfant de
2 ans, dos à la caméra, tourner la tête alors que sa
mère poussait un cri. L’enfant avait reçu un trai-
tement de thérapie génique vingt-huit jours
auparavant. « Jusqu’ici, il n’entendait rien », avait
expliqué sa mère au journal The Paper. A la diffé-
rence de l’essai prévu en France, quatre enfants
étaient porteurs d’un implant cochléaire.
Aux Etats-Unis, où a été traité le jeune Aissam
Dam, d’autres travaux sont en cours. L’hôpital
pour enfants de Philadelphie (CHOP) a annoncé,
le 23 janvier, un essai clinique mené par la société
Akouos (rachetée par l’américain Eli Lilly, fin
2022) sur quatorze enfants de 2 à 17 ans. Un autre
essai outre-Atlantique est mené par Decibel The-
rapeutics (racheté en septembre 2023 par la bio-
tech américaine Regeneron Pharmaceuticals),
auprès d’une vingtaine d’enfants de moins de
17 ans aux Etats-Unis, en Espagne et au Royaume-
Uni. Regeneron a annoncé fin octobre 2023 un
résultat positif chez un bébé de moins de 2 ans.
Ces résultats suscitent l’enthousiasme. Sandrine
Marlin parle d’une « avancée majeure » et se sou-
vient que, lorsqu’elle a ouvert une consultation
de surdité génétique en 1998, la première au
monde, « les formes familiales laissaient penser
qu’il y avait des gènes de la surdité mais on ne pou-
vait pas les identifier. Vingt-cinq ans plus tard, une
thérapie génique est testée, c’est un grand pas ».
Pour Natalie Loundon, responsable de l’unité
d’audiophonologie infantile à Necker-Enfants
malades et responsable scientifique de l’essai
français : « Ces travaux vont redynamiser tous les
travaux de recherche que l’on mène sur d’autres
causes plus complexes de surdité et donne l’espoir
de pouvoir les traiter un jour. » Comme celle liée à
la mutation du gène GJB2 qui code la connexi-
ne 26, provoquant une anomalie dans le recy-
clage du potassium dans l’oreille interne. Or, le
ENVIRON 80 % DES SURDITÉS
À LA NAISSANCE SONT
D’ORIGINE GÉNÉTIQUE,
LE PLUS SOUVENT LES DEUX
PARENTS ENTENDANTS
SONT PORTEURS
Sans audition, pas de langage. Pour parler, le cer-
veau se remodèle en permanence au gré des sti-
mulations sensorielles, c’est ce que l’on appelle la
plasticité cérébrale. « Or, cette plasticité synapti-
que au niveau du cortex auditif diminue à partir de
l’âge de 3 ans », souligne Natalie Loundon. Et c’est
avant 1 an que la partie du cerveau qui va servir de
support au langage connaît son pic de croissance.
« Le résultat de l’essai américain est important
pour deux raisons, indique Nawal Ouzren. Il va-
lide l’approche de thérapie génique pour restaurer
l’audition chez les enfants qui naissent sourds. Et
valide notre choix de population [des enfants de
6 à 31 mois], car Aissam Dam, même si son audi-
tion a été restaurée, ne pourra malheureusement
jamais acquérir le langage. »
Dépistage dans les maternités
Pour trouver les bons candidats, le dépistage est
une condition sine qua non. « Il faut pouvoir
donner un diagnostic d’anomalie génétique en
moins de six mois », précise Sandrine Marlin.
Chez l’enfant sourd, les anomalies les plus fré-
quentes dans les gènes sont d’abord recher-
chées. « Si rien n’est trouvé, on propose aux fa-
milles un séquençage de l’ensemble de l’ADN, ce
qui permet de déterminer la cause pour 70 % des
enfants sourds. Il reste quelque 30 % des formes
pour lesquelles une cause génétique est possible
mais non identifiée à ce jour. »
Depuis 2012, le dépistage de la surdité a été gé-
néralisé dans les maternités. Mais, il repose trop
souvent sur la mesure des oto-émissions acous-
tiques (une sonde placée dans le conduit auditif
enregistre une réponse acoustique après une sti-
mulation). Le revers de cette technique simple et
rapide est qu’elle ne décèle pas toutes les anoma-
lies fonctionnelles telles que celle due au défaut
de l’otoferline et donne trop de faux positifs.
« Dans les maternités, il est important de généra-
liser ce que l’on appelle la mesure des potentiels
évoqués auditifs », insiste Natalie Loundon. On
place un casque sur le crâne du nourrisson qui
envoie des sons d’une fréquence et d’une inten-
sité précises et les électrodes placées sur le cuir
chevelu enregistrent les réactions électriques cé-
rébrales. Cette technique décèle tous les types de
surdité à la naissance et permet de proposer la
meilleure prise en charge.
Pour les enfants qui auront participé à l’essai
de thérapie génique, les premiers résultats sont
attendus au second semestre et pourraient être
présentés au congrès mondial d’audiologie qui
aura lieu à Paris, en septembre. p
nathalie brafman
et pascale santi

LE CYTOMÉGALOVIRUS, L’AUTRE CAUSE DE SURDITÉ À LA NAISSANCE

E n votant la loi de finance-

ment de la Sécurité sociale
pour 2024, les parlemen-
taires ont ouvert la voie au dépis-
tage du cytomégalovirus (CMV)
chez la femme enceinte. L’arti-
cle 44 du PLFSS prévoit en effet
que l’Etat puisse mettre en place,
après avis de la Haute Autorité de
santé (HAS), un programme de
dépistage du cytomégalovirus de
façon systématique chez la
femme enceinte.
Peu connue du grand public,
cette infection, due au virus de la
famille des herpès, se transmet
par les sécrétions corporelles
(salive, éternuements, larmes,
urine…) et ses symptômes évo-
quent une légère grippe. Si elle est
dans la majorité des cas sans
conséquence, elle peut, chez la
femme enceinte, être à l’origine
de troubles neurologiques et
d’atteintes de l’audition du fœtus.
En France, chaque année, sept
nouveau-nés sur mille sont
infectés in utero. Dans les faits, le
CMV est la première cause d’in-
fection congénitale devant la
toxoplasmose et la rubéole. Il est
aussi la première cause non gé-
nétique de surdité latérale ou bi-
latérale, soit 20 % des cas de
surdité. Il n’existe à l’heure ac-
tuelle aucun traitement pour
guérir le fœtus infecté.
« Près de 80 % des handicaps in-
duits par le CMV sont évitables par
la réalisation de ce dépistage systé-
matique et précoce », avait déclaré
la députée du Loiret Stéphanie Rist
(Renaissance) devant la commis-
sion des affaires sociales pour jus-
tifier son amendement. Cette idée
ne date pas d’hier. De nombreux
médecins appellent de leurs vœux
sa mise en place dès le début de la
grossesse, au même titre que la
toxoplasmose et la rubéole.
Dans un avis de 2020, l’Acadé-
mie de médecine le réclame éga-
lement. Yves Ville, chef de la ma-
ternité de l’hôpital Necker-En-
fants malades (AP-HP), en a fait,
lui, sa croisade depuis plus de
vingt ans. Sans succès. « Le Haut
Conseil de la santé publique s’est
prononcé contre à chaque fois.
Parmi ses arguments : la généra-
tion d’un stress injustifié pour la
plupart des femmes dépistées,
ainsi que l’absence d’un traite-
ment efficace, se désole-t-il. Cin-
quante pour cent des femmes en
âge de procréer n’ont jamais ren-
contré ce virus, ni développé une
immunité contre lui ; entre 0,5 % et
1 % vont s’infecter pendant la gros-
sesse, et le taux de transmission au
fœtus est de 30 % au premier tri-
mestre. » Or, c’est à cette période
de la gestation que le risque d’at-
teinte neurosensorielle est le plus
élevé. « Vingt pour cent des fœtus
infectés feront une forme grave et
10 % auront des troubles auditifs »,
précise Olivier Picone, gynécolo-
gue obstétricien à l’hôpital Louis-
Mourier de Colombes (Hauts-de-
Seine) et par ailleurs président du
Groupe de recherche sur les infec-
tions pendant la grossesse.
Inégalité de traitement
De nouveau saisi, le Haut Conseil
de la santé publique doit rendre
un avis, mais nos deux médecins
ne sont guère optimistes sur son
issue. Or, si l’instance écarte à
nouveau ce dépistage, ils crai-
gnent aussi que la HAS en fasse
autant. Sollicité, le Haut Conseil
de la santé publique n’a pas ré-
pondu à nos demandes. De son
côté, la HAS a fait savoir qu’elle
n’avait « pas encore été saisie par
le gouvernement ».
De plus en plus de maternités
ont pris les devants et proposent
un dépistage, mais cette situation
provoque de fait une inégalité de
traitement sur le territoire. Le
Haut Conseil de la santé publique
énumère un certain nombre de rè-
gles d’hygiène à respecter pour la
femme enceinte : ne pas partager
ses couverts ou son plat avec son
enfant, ni boire dans son verre,
éviter les contacts directs (ne pas
l’embrasser sur la bouche, sur les
joues s’il pleure), se laver les mains
souvent… Dans une publication
de la commission X (reproduction
et développement) de l’Académie
de médecine, les auteurs dressent
le portrait-robot des femmes
les plus exposées à une primo-
infection et/ou à une réinfection :
celles qui sont enceintes pour la
deuxième fois, exerçant une
activité professionnelle et dont
l’enfant est gardé en crèche.
Lorsque la future mère est infec-
tée, un traitement antiviral (vala-
ciclovir) est prescrit sans tarder. Il
réduit le risque de transmission
fœtale de 70 %. « Ce traitement a
fait ses preuves », affirme Olivier
Picone. Un essai prospectif, rando-
misé, en double aveugle et con-
trôlé par placebo réalisé par le cen-
tre médical Rabin à Petah Tikva
(Israël), a démontré l’efficacité de
ce médicament. « Le traitement
précoce des femmes enceintes pré-
sentant une primo-infection pour-
rait empêcher l’interruption de
grossesse ou l’accouchement de
nourrissons atteints d’un cytomé-
galovirus congénital », écrivent les
auteurs de l’étude parue dans The
Lancet en septembre 2020. p
n. bn
 ÉVÉNEMENT
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 |5
Cortex auditif
Circulation du son
Entrée du son 1
Restaurer Vibration du tympan 2 Oreille externe Moyenne Interne
la transmission Amplification du son 3

sonore Transformation 4
de l’onde sonore
Vers
le cerveau
OSSELETS
en onde liquidienne
Transformation 5 Marteau Etrier
de l’onde liquidienne en Enclume
influx nerveux
Conduit Traitement
auditif
Nerf auditif
L’audition implique
plusieurs milliers de cellules 4
sensorielles ciliées dans l’oreille
La surdité DFNB9
interne. Lorsque les ondes sonores 3
atteignent ces cellules, elles libèrent 5 Elle est due à un défaut
un messager chimique, un neurotransmetteur, du gène Otof qui code pour
qui déclenche un signal électrique dans le nerf 1
l’otoferline, une protéine
auditif. Il est envoyé à la partie du cerveau
2 jouant un rôle majeur dans
qui interprète le son. L’otoferline est comme la transmission de l’informa-
un interrupteur qui contrôle la libération tion sonore au niveau
de ce neurotransmetteur. des synapses des cellules
Tympan ciliées internes de la cochlée.
Privée de cette protéine,
la transmission du son ne
Cochlée se fait pas vers les nerfs
auditifs.

Virus atténué
(adénovirus)

pe de la cochlé Copie du gène

Cou e codant pour
l’otoferline
Traitement

1 Injection d’un gène

Injecté dans le liquide
de la cochlée, il permet
de coder pour la protéine
otoferline.

Principe de la
thérapie génique Infographie : Le Monde, Nathalie Brafman,
Audrey Lagadec, Pascale Santi
Organe de Corti
Sources : Atlas d’anatomie de Pierre
Kamina, Inserm, Sensorion, Natalie Loundon,
responsable de l’unité d’audiophonologie
pédiatrique à Necker-Enfants malades

Production de la protéine 2
Le gène va permettre la production
de la protéine otoferline qui permet
la transmission de l’information
sonore entre les cellules ciliées
internes et le cortex auditif.

Le traitement va
L’IMPLANT COCHLÉAIRE PERMET
LA RÉHABILITATION DE L’AUDITION
cibler spécifique- Zoom sur
ment les cellules l’org
ciliées internes an
ed
eC
or
t

D
i

Cellules ciliées externes epuis une trentaine d’années,
(environ 10 500 cellules) les personnes atteintes de sur-
dité profonde peuvent bénéfi-
cier d’un implant cochléaire. Il permet la
réhabilitation de l’audition quand les cel-
lules sensorielles auditives ont complè-
tement disparu, même si cette technique
ne fonctionne pas sur tout le monde.
Quand l’enfant naît sourd, les parents
peuvent choisir un appareil auditif am-
plificateur pour les surdités moyennes à
légères. Ils captent le son par un ou plu-
sieurs microphones, qui est traité par un
microprocesseur, amplifié puis réémis
par un écouteur placé dans le conduit
auditif externe, indique l’Inserm. Cer-
tains modèles sont accessibles sans reste
Nerf
à charge depuis 2021.
Cellules ciliées internes auditif
Mais pour les surdités sévères à profon-
(3 500 cellules) des bilatérales qui touchent environ un
enfant sur 1 000, les implants cochléaires
sont actuellement la seule option per-
mettant une récupération auditive. Près
Envoi du signal 3 de la moitié d’entre eux ont été équipés.
sonore Environ 1 700 implants cochléaires
Production sont posés chaque année en France, dont
Le signal sonore va pouvoir
de protéine 60 % chez l’adulte et 40 % chez l’enfant.
atteindre le cortex auditif.
otoferline « C’est encore malheureusement trop mal
Le patient retrouve l’audition.
connu. On n’implante que 5 % à 10 % des
adultes répondant aux indications poten-
tielles et sans limite d’âge supérieur », ex-
plique Isabelle Mosnier, chargée du Cen-
tre référent d’implantation cochléaire
chez l’adulte pour l’Ile-de-France à l’hôpi-
tal de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP).
Comment ça marche ? L’implant est
composé de deux parties distinctes.
Une partie externe, amovible, portée en
arrière de l’oreille, qui capte les sons par
Cortex ses microphones et les transmet à la
auditif partie interne. Celle-ci consiste en une
vingtaine d’électrodes insérées chirur-
gicalement dans la cochlée pour se
substituer aux cellules auditives en-
dommagées et stimuler le nerf auditif.
En pratique, cet appareillage nécessite
des réglages et une période d’adapta-
tion, une rééducation orthophonique
étant nécessaire. On parle de réhabilita-
tion. Une seule oreille est en général im-
plantée, l’autre pouvant être équipée
d’une prothèse simple.
Acquisition du langage
Chez l’enfant, plus on implante tôt,
mieux c’est. « Il est conseillé de le faire
avant 4 ans chez les enfants sourds pro-
fonds bilatéraux, idéalement entre 6 et 12
mois, avant que des lésions du système
nerveux auditif pouvant être irréversibles
puissent s’installer », explique Natalie
Loundon, responsable de l’unité d’audio-
phonologie infantile et implants co-
chléaires à l’hôpital Necker-Enfants mala-
des (AP-HP). « Le développement du lan-
gage permet aux enfants d’accéder à la
lecture et aux acquis scolaires au même
rythme que les enfants entendants »,
poursuit la spécialiste. Néanmoins, chez
l’enfant comme chez l’adulte, une con-
versation dans des environnements
bruyants reste souvent difficile, tout
comme la perception de la musique,
pour certains patients. Les adultes qui
ont été entendants décrivent d’ailleurs
un son plus métallique.
Les résultats perceptifs et linguistiques
sont de bonne qualité chez 80 % des en-
fants implantés. Dans certains cas, « les
résultats peuvent être incroyables, on voit
des enfants qui peuvent parler plusieurs
langues, faire de la musique, utiliser le té-
léphone, suivre des cours dans des amphi-
théâtres », décrit Isabelle Loundon.
La prise en charge précoce des troubles
de l’audition est fondamentale, car elle a
des effets sur l’acquisition du langage, le
développement de la communication, la
scolarité ou encore l’insertion sociale ul-
térieure de l’enfant. Les résultats sur le
plan du langage vont surtout dépendre de
la connectique cérébrale (les interactions
entre les aires du langage, auditives, asso-
ciatives…). « La réhabilitation avec une or-
thophoniste est essentielle pour que l’en-
fant puisse entrer dans le langage oral »,
souligne Natalie Loundon.
Certains parents appréhendent l’appa-
reillage et se tournent vers la langue des
signes. « Cela ne permet pas le langage. Or,
le fait de pouvoir parler permet de déve-
lopper des concepts, d’accéder à plus de
vocabulaire, d’avoir un accès plus aisé à la
lecture », prévient toutefois Natalie Loun-
don. L’important est de bien les informer,
les deux pouvant être complémentaires.
Pour les adultes, des travaux suggè-
rent qu’un implant améliore les fonc-
tions cognitives. Mais si la personne est
sourde depuis longtemps, il ne sera
guère efficace.
Le coût reste élevé, d’environ 23 000 eu-
ros pour l’implant, la chirurgie et la réé-
ducation orthophonique étant prises en
charge par l’Assurance-maladie.
Pour Isabelle Mosnier, également pré-
sidente de la Société française d’audio-
logie, « il ne faut pas que les patients refu-
sent l’implant cochléaire en raison des
résultats intéressants sur la thérapie gé-
nique, qui concernent uniquement des
enfants avec une surdité congénitale pro-
fonde à la naissance et une mutation gé-
nétique très, très rare. Ce serait vraiment
une perte de chances pour eux ». p
p. sa.
 RENDEZ-VOUS
6| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
LE LIVRE
La petite musique
du cerveau
Le neurologue Paolo Bartolomeo
fait une synthèse des savoirs
et des avancées de la recherche
sur ce mystérieux organe
N eurologue clinicien et neuroscientifique,
Paolo Bartolomeo devient un passionnant
narrateur quand il aborde les problémati-
ques actuelles sur le fonctionnement du cerveau
tout en expliquant des notions de base. De la ques-
tion « A quoi sert le cerveau ? » à l’exposé sur la
connectivité cérébrale, en passant par les effets de
la musique, du bilinguisme, ses Dernières nouvelles
du cerveau assurent que l’information scientifique
peut être à la fois transmise et contée.
D’emblée, l’auteur rappelle que ce petit organe re-
présentant 2 % de la masse corporelle d’un humain,
consomme 20 % de l’énergie du corps, « que l’on
s’échine à démontrer un théorème ou qu’on laisse
son esprit vagabonder ». De même, un retour sur
l’histoire de l’évolution révèle que « le gros cerveau
des humains a remplacé de manière efficace l’épaisse
fourrure dont sont parés les autres mammifères ».
Au fil des pages, les éclairages savants autant que
didactiques foisonnent, tel l’exemple de l’anticipa-
tion d’un joueur de tennis sur la trajectoire d’une
balle, qui rend limpide la démonstration selon la-
quelle l’un des rôles principaux du cerveau est de
prévoir l’avenir. Grâce à ce « codage prédictif », dé-
taille Paolo Bartolomeo, le cerveau construit « en
permanence des modèles de notre réalité extérieure
et de son évolution future ». Il calcule les « erreurs de
prédiction » et les « exploite afin de mettre à jour ses
modèles et d’élaborer de nouveaux scénarios plus
fiables ». Ainsi, « nous agirions dans le monde tout
en en faisant l’expérience ».
Le défi de la conscience
Directeur de recherche à l’Inserm et à l’Institut du
cerveau, aux côtés de Laurent Cohen et Lionel
Naccache, l’auteur est spécialiste des troubles de
l’attention consécutifs à des lésions cérébrales. Par
ailleurs, pianiste et mélomane averti, il étudie les
effets de la musique, cet art « différent des autres ».
Un chapitre captivant explicite le dialogue qui se
développe entre les aires acoustiques du lobe tem-
poral et le cortex frontal. Au passage, le chercheur
se plaît à décrire un phénomène de réponse auto-
matique à la musique, le groove, cher aux Anglo-
Saxons. Celui-ci est « lié à l’activité de circuits céré-
braux importants pour le mouvement et le traite-
ment de la récompense » – ces derniers comprenant
« le noyau accumbens, impliqué dans la dépendance
aux drogues ».
Ayant observé, grâce à la neuro-imagerie, que
« tout le cerveau s’allume » sous l’effet de la musi-
que, le spécialiste avance qu’une écoute intensive
permettrait d’améliorer la connectivité cérébrale
de malades. Notamment dans la récupération des
troubles cognitifs post-AVC en produisant des
effets sur l’attention et la mémoire, ou des troubles
du langage.
Sur le sujet de la conscience, le lecteur profitera
d’une exégèse des quatre théories les plus répan-
dues : le traitement récurrent, l’information inté-
grée, l’état méta-représentationnel, l’espace de tra-
vail neuronal global. Leur point commun : l’infor-
mation doit circuler « sur des distances plus ou
moins longues dans le cerveau pour qu’un état de
conscience émerge ». En revanche, aucune ne tient
compte des asymétries entre les deux hémisphères,
remarque Paolo Bartolomeo, car « le cerveau gauche
construit un modèle de la réalité extérieure sur la
base des informations reçues par le cerveau droit ». Et
pour l’heure, souligne-t-il, la conscience reste « l’un
des défis de la science contemporaine ». p
élisabeth berthou
Dernières nouvelles du cerveau, de Paolo
Bartolomeo (Flammarion, 192 p., 13,50 €)
LES TOURBILLONS
DE L’UNIVERS
SELON JAMES-WEBB
Les galaxies spirales sont parmi les
objets célestes les plus hypnotiques.
En témoigne une nouvelle livraison
d’images collectées par le James-
Webb Space Telescope (JWST), mise
en ligne le 29 janvier. Ce télescope
de la NASA, des agences spatiales
européenne (ESA) et canadienne
(CSA) observe l’Univers en infra-
rouge. Cette frange du spectre lumi-
neux a la particularité de pouvoir
traverser certaines zones poussié-
reuses du ciel, qui restaient opa-
ques au télescope Hubble. L’image
composite centrale ci-contre, de
la galaxie IC 5332, illustre ce pouvoir
pénétrant du James-Webb, en mon-
trant dans sa partie plus bleutée
la vision qu’en a son prédécesseur.
Ces nouvelles images s’inscrivent
dans un projet de long terme, le
programme international Physique
à haute résolution angulaire dans
les galaxies proches (Phangs),
auquel participaient déjà Hubble
et plusieurs observatoires terrestres,
tels qu’Alma et Muse du Very Large
Telescope, au Chili. « Avec le JWST,
on accède à une finesse de détails
dont on ne pouvait pas rêver aupa-
ravant, se réjouit Médéric Boquien
(université et observatoire de la Côte
d’Azur), qui participe à Phangs.
C’est révolutionnaire, et cela soulève
à chaque fois de nouvelles ques-
tions. » Ces dix-neuf nouvelles
images vont contribuer à affiner
la compréhension de la dynamique
de ces galaxies et de la formation,
en leur sein, de milliards d’étoiles.
LIVRAISON
LECT U R E J EU N ESS E
« Ada & Zangemann »
Il n’est jamais trop tôt pour se familiari-
ser avec le concept de logiciels libres,
que l’on peut étudier, utiliser, modifier
et copier, comme ce conte pour enfants
le prouve. Une jeune douée en informa-
tique affronte un milliardaire de la tech,
dont les produits ont totalement envahi
le quotidien des ados, des parents et
même des gouvernements. A coups de
bidouilles informatiques, les jeunes par-
viendront à retourner la situation à leur
profit, illustrant ainsi que l’enjeu est bien
plus que de retrouver l’usage d’une trotti-
nette. Les programmes informatiques
ne sont pas si neutres qu’on le pense et
leur maîtrise est un enjeu pour nos socié-
tés. Le texte a été traduit de l’allemand
par plusieurs classes germanophones
en France dans le cadre d’un projet péda-
gogique destiné à montrer l’intérêt des
licences dites « creative commons » pour
la diffusion des savoirs. Enfin, la version
numérique de l’ouvrage est gratuite.
> De Matthias Kirschner
et Sandra Brandstätter (C & F, 56 p., 15 €).

CARTE
BLANCHE
L’école, miroir des
rapports des classes
supérieures à l’Etat
Par ANNE BORY
L’ actualité politique récente a mis sur
le devant de la scène médiatique la
question des stratégies scolaires de
la bourgeoisie parisienne, et, parmi celles-ci,
le recours fréquent à des établissements pri-
vés prisés pour la place donnée aux sou-
haits d’orientation des parents, pour leur
sélectivité sociale et leurs normes morales
conservatrices. Cet épisode met en évidence
la différence des rapports à l’école et à l’Etat
selon les groupes sociaux.
Dans un récent article publié par la revue
Politix, Lorenzo Barrault-Stella et Cédric Hu-
grée se penchent sur les rapports à l’école et
aux institutions publiques des classes supé-
rieures en croisant les données de deux en-
quêtes. D’abord celle, quantitative, intitulée
« Pratiques et représentations face à l’Etat »
(Preface), à laquelle a participé Cédric Hugrée
et qui a été administrée auprès d’un panel de
2 630 personnes, représentatif de la popula-
tion de France métropolitaine, afin d’analyser
le rapport aux institutions publiques. Ensuite,
une enquête de terrain, menée par Lorenzo
Barrault-Stella, qui a, elle, consisté en un suivi
répété sur plusieurs années des rapports sub-
jectifs et pratiques aux institutions publiques
de familles résidant dans le socialement très
contrasté 18e arrondissement de Paris.
Le croisement des données concernant les
classes supérieures de ces deux enquêtes
permet de montrer à l’aide de plusieurs indi-
cateurs (fréquence des relations avec les éta-
blissements, participation aux associations
de parents d’élèves, demandes de déroga-
tion scolaire…) que les classes supérieures
ont des usages de l’école plus maîtrisés que
les autres groupes sociaux, du fait de leur fa-
miliarité avec le système scolaire et universi-
taire, et de leurs moyens financiers. Elles ont
notamment plus recours que les autres
groupes sociaux à l’enseignement privé.
Deux positionnements
Les familles aisées travaillant dans le secteur
public recourent sensiblement plus fré-
quemment à l’enseignement privé (46 %)
que les familles aisées du pôle privé (40 %),
mais de façon plus ponctuelle (pas toute la
scolarité, pas tous les enfants). Enfin, les pa-
rents ayant eux-mêmes fait toute leur scola-
rité dans le privé – majoritairement de classe
supérieure – sont ceux qui scolarisent le plus
systématiquement leurs enfants dans le
privé. Ce sont aussi ceux qui estiment le
moins souvent que l’éducation nationale est
une fonction importante de l’Etat.
Hormis des conflits plus fréquents avec
l’administration fiscale pour les indépen-
dants (dirigeants d’entreprise et professions
libérales), l’enquête quantitative montre
peu d’hétérogénéité au sein des classes su-
périeures quant au rapport à l’Etat. En revan-
che, l’enquête par entretiens et observations
permet de distinguer au moins deux posi-
tionnements assez sensiblement différents.
Du côté du pôle privé, plus distant de l’Etat,
le rapport aux institutions publiques est dé-
fiant, maîtrisé et instrumental, et assumé
comme tel ; il se traduit notamment dans des
choix électoraux hostiles au développement
des services publics. Du côté du pôle public,
les discours et les votes penchent nettement
vers la défense des services publics, mais les
rapports pratiques aux institutions publi-
ques sont plus hétérogènes, quoique pas
moins maîtrisés et instrumentaux que ceux
du pôle privé (recours aux cliniques privées
pour éviter les files d’attente, scolarisation
des enfants dans le privé pour obtenir un trai-
tement scolaire particulier, usage fréquent
des dispositifs de défiscalisation…).
Finalement, si les rapports « symboliques »
(comme les représentations) à l’Etat varient
au sein des classes supérieures, il apparaît
qu’en pratique, dans leur ensemble, elles ont
les moyens financiers, sociaux et culturels
de « transformer la contrainte en choix »,
pour reprendre l’expression du sociologue
Alexis Spire (Résistances à l’impôt. Attache-
ment à l’Etat. Enquête sur les contribuables
français, Seuil, 2018), en contournant les ins-
titutions publiques. p
Anne Bory
Sociologue à l’université de Lille, membre
junior de l’Institut universitaire de France
anne.bory@univ-lille.fr
Supprimons le terme « schizophrénie », un
mot stigmatisant et un diagnostic discuté
TRIBUNE - Un collectif alerte sur les stéréotypes associés à cette pathologie qui ont
des conséquences néfastes pour les personnes concernées. Et appelle à un débat national
I ntroduit pour la première fois
en 1911 par le psychiatre suisse
Eugen Bleuler, le terme « schizo-
phrénie » vient du grec schizo (qui si-
gnifie « fendre ») et phren (qui fait réfé-
rence à l’esprit). Le terme est aujour-
d’hui employé en psychiatrie pour dési-
gner des troubles psychiques sévères et
persistants dont les causes sont encore
mal comprises. Les représentations
sociales négatives et les conséquen-
ces de stigmatisation qui y sont atta-
chées sont bien connues et néfastes, à
tel point que les personnes concer-
nées sont susceptibles d’en souffrir
davantage que du trouble lui-même.
Les stéréotypes et idées fausses qui
circulent sur la schizophrénie sont en-
core trop souvent relayés par les mé-
dias, qui associent schizophrénie et
dédoublement de personnalité ou
duplicité, schizophrénie et violence/
criminalité, ou schizophrénie et ex-
trême dangerosité. La société s’est
donc construit une représentation so-
ciale des personnes atteintes de ces
troubles particulièrement péjorative,
éloignée de la réalité et de leur vécu.
Sur la forme, Jim Van Os – professeur
de psychiatrie à l’université de Maas-
tricht, aux Pays-Bas – estime qu’il est
nécessaire de changer de vocabulaire
pour changer la façon de penser la
schizophrénie, et nous a invités, dès
2009, à nous débarrasser de ce terme
pour la qualifier. En France, au regard
du mésusage outrancier du mot, de
l’ignorance de sa définition et de ses
conséquences néfastes pour les per-
sonnes concernées, une évolution de
la terminologie s’impose.
Sur le fond, la fiabilité et la validité
scientifique du terme « schizophrénie »
font l’objet de vifs débats. En mars 2012,
les membres de l’International Society
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
VIE DES LABOS
Le supercalculateur Jean-Zay privé d’une partie de sa puissance
C e devait être la première étape
d’une concrétisation enthou-
siasmante pour la commu-
nauté scientifique, mais un vent de pa-
nique souffle depuis lundi 5 février sur
les laboratoires français de climatolo-
gie. Pour accroître encore la puissance
du supercalculateur Jean-Zay du CNRS,
il a fallu en débrancher une partie. Ce
chantier, censé prendre fin au début de
juin 2024, a été lancé dans des délais
très resserrés. Avec quelques dégâts col-
latéraux – les équipes de chercheurs
n’ont été prévenues qu’à la mi-janvier.
Exemple, ce doctorant qui travaille
sur la concentration en oxygène dans
l’océan Pacifique tropical dans un labo-
ratoire de l’Institut Pierre-Simon-La-
place (IPSL), à Guyancourt (Yvelines), se
retrouve coincé. En dernière année de
thèse, ses délais vont déraper, le temps
d’organiser la migration de ses calculs
vers une autre machine. Julie Des-
hayes, directrice de recherche du CNRS
à l’IPSL, chargée de la modélisation du
climat, fait part de « la sidération et [du]
désarroi de nombreuses équipes ».
Elle cite le cas d’une autre thésarde
qui planche sur l’ajustement des para-
mètres du modèle d’atmosphère. « Des
calculs très gourmands qui, précise-t-
elle, ne tournaient que sur les proces-
seurs qui sont arrêtés. On va devoir lui
associer un ingénieur informaticien,
mais le temps de migration des applica-
tions, c’est environ trois mois. » « Toute la
communauté scientifique qui travaille
sur les modèles du climat, qui alimen-
for Psychological and Social Approa-
ches to Psychosis (ISPS) ont voté à une
majorité écrasante pour le changement
de nom de leur organisation, nommée
auparavant International Society for
the Psychological Treatments of the
Schizophrenias and Other Psychoses.
Les deux principales raisons avancées
en faveur du changement étaient que
le terme « schizophrénie » est stigmati-
sant et qu’il n’est pas scientifique.
Le Japon est le pays pionnier de cette
démarche. En 2002, le mot « schizoph-
rénie » – seishin bunretsu byo (« mala-
die déchirée de l’esprit ») – a été officiel-
lement remplacé par togo shitcho sho
(« trouble de l’intégration »). Le proces-
sus, lancé en 1992 par les familles d’usa-
gers, aura mis dix ans à aboutir. Depuis,
la proportion de patients informés
de leur diagnostic a doublé, passant de
36 % en 2002 à 70 % en 2004.
Une étude relative à la participation
des usagers et des aidants à la relecture
de la Classification internationale des
maladies dernière version (CIM-11) a été
conduite par le centre collaborateur de
l’Organisation mondiale de la santé
pour la recherche et la formation en
santé mentale (CCOMS), en 2018. Me-
née dans seize pays, dont la France, elle
était la première à consulter les person-
nes vivant avec un trouble psychique et
leurs aidants sur leur compréhension
des caractéristiques cliniques de trou-
bles psychiques. Les résultats mon-
trent que le concept de schizophrénie
est très mal compris et non admis. Les
taux de compréhension et de reformu-
lation sont apparus hétérogènes entre
les pays, et des propositions de refor-
mulation du diagnostic ont été faites
dans plus d’un tiers des cas. Ces résul-
tats s’accordent avec la prise de parole
récente des personnes concernées qui
tent notamment les prévisions du GIEC
[Groupe d’experts intergouvernemen-
tal sur l’évolution du climat], a été prise
de court par l’opération qui rend caduc
le travail de planification à long terme
en cours », s’indigne la chercheuse.
De quoi s’agit-il ? De l’augmentation
de capacité du supercalculateur Jean-
Zay, une des trois infrastructures na-
tionales pour le calcul scientifique de
haute performance. Opérée par l’Insti-
tut du développement et des ressour-
ces en informatique scientifique (Idris),
la machine installée sur le campus de
Paris-Saclay, à Orsay (Essonne), affiche
36,8 pétaflops, soit quasi 37 millions de
milliards d’opérations par seconde. Elle
pulvérisera les records (français), d’ici à
l’été, grâce à un apport de 40 millions
d’euros, « soit, à peu près, ce qui a été
mis depuis le début du supercalculateur
en 2019 », se félicite Philippe Lavocat,
président-directeur général du Genci,
l’opérateur public chargé de piloter la
stratégie nationale en la matière.
L’IA n’attend pas
Tout est parti de l’annonce par le pré-
sident de la République, Emmanuel
Macron, le 14 juin 2023 au salon Viva-
Tech, d’une enveloppe de 40 millions
d’euros pour accroître les capacités de
calcul en matière d’intelligence artifi-
cielle (IA), notamment pour accompa-
gner la recherche sur les grands modè-
les de langage. L’IA fait tourner ses cal-
culs répétitifs sur des bases de données
gigantesques grâce aux processeurs
RENDEZ-VOUS
· LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
EN 2022, AU JAPON,
PAYS PIONNIER DE
CETTE DÉMARCHE,
LE MOT « MALADIE
DÉCHIRÉE
DE L’ESPRIT »
A ÉTÉ REMPLACÉ
PAR « TROUBLE
DE L’INTÉGRATION »
expriment ne pas se reconnaître dans
le diagnostic et réclament que leurs
voix se fassent davantage entendre !
Le CCOMS a monté, en 2020, un
groupe de travail incluant l’ensemble
des parties prenantes. Ses travaux ont
fait état de la littérature sur le sujet et
ont mené une série de webinaires,
donnant respectivement la parole aux
usagers, aidants, chercheurs, histo-
riens, philosophes, psychiatres, etc.
Chacun était interpellé sur les argu-
ments soutenant ou contredisant l’in-
térêt d’un changement de nom et de
concept, et était invité à étayer des pro-
positions de changement. Celles-ci
apparaissaient complexes à élaborer
néanmoins, et les débats ont commu-
nément adopté une volonté de modi-
fication du concept et du nom et iden-
tifié la nécessité d’un travail de fond
collectif pour y parvenir.
Aujourd’hui, le débat apparaît inévi-
table devant l’inconsistance scientifi-
que du concept, la stigmatisation que le
terme véhicule et la façon dont il en-
trave le rétablissement des personnes.
Alors que la notion de « rétablisse-
ment » est désormais reconnue et pro-
GPU (pour Graphics Processing Unit),
tandis que les chercheurs en chimie, en
climatologie ou en physique des maté-
riaux travaillent avec des calculateurs
dotés de processeurs classiques CPU
(pour Central Processing Unit). Le Jean-
Zay offre déjà les deux options.
Mais l’IA n’attend pas. « Sur la dernière
extension en GPU installée, les deman-
des de temps d’accès à la machine repré-
sentent quatre fois sa capacité », précise
Pierre-François Lavallée, le directeur de
l’Idris. Cette évolution des supercalcu-
lateurs vers les processeurs GPU issus
du jeu vidéo semble inéluctable. Il s’agit
cette fois de doper les capacités GPU de
la machine du plateau de Saclay. Ce qui
a justifié la décision de couper, dès le
5 février, 53 % des capacités de cal-
cul CPU du centre. Tous les laboratoires
s’y préparaient depuis quelques an-
nées. « Il est vrai que le calendrier s’est
accéléré. On avait prévu ça plutôt
en 2026 », admet Adeline Nazarenko, à
la tête de CNRS Sciences informatiques.
A l’IPSL, par exemple, les chaînes de
calcul sur le climat construites depuis
trente ans sur des machines CPU,
adaptées aux besoins très différents
de laboratoires travaillant, entre
autres, sur la neige, l’agriculture ou les
océans, étaient appelées à évoluer à
cette échéance. « Mais c’est par un
coup de théâtre, le 11 janvier, que l’on
apprend que ce changement aura lieu
le 5 février », affirme Julie Deshayes.
Les procédures des marchés publics
se sont télescopées avec le calendrier
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024 |7
mue en psychiatrie, où l’empowerment
(« autonomisation ») des usagers et
aidants est mis à l’agenda, où les rap-
ports soignants soignés sont en pleine
mutation et où le dialogue ouvert et
partagé apparaît être une piste d’avenir,
la psychiatrie française doit prendre la
responsabilité d’une évolution de ses
pratiques de soins et supprimer les
« troubles schizophréniques » des clas-
sifications des troubles psychiques.
Nous appelons ainsi à un débat na-
tional inclusif, impliquant la popula-
tion générale, les décideurs, les profes-
sionnels du champ de la santé men-
tale, les chercheurs, les usagers et les
aidants. Il doit viser une contribution
commune exigeante et doit être le mo-
teur d’un travail collectif international
porteur d’espoirs. Il soutiendra une
démarche informative, transparente
et collaborative, au service des person-
nes vivant avec un trouble psychique
et de leurs proches aidants. p
¶
Les premiers signataires :
Déborah Sebbane et Jean-Luc
Roelandt, directrice et directeur-adjoint
du Centre collaborateur de l’Organisation
mondiale de la santé (CCOMS) pour la
recherche et la formation en santé
mentale ; Fabienne Blain, présidente
du Collectif Schizophrénies ; Aude Caria,
directrice de Psycom ; Philippe Guérard,
président d’Advocacy France ; Maeva
Musso, présidente de l’Association des
jeunes psychiatres et des jeunes addicto-
logues (AJPJA) ; Marie-Jeanne Richard,
présidente de l’Union nationale de
familles et amis de personnes malades
et/ou handicapées psychiques (Unafam).
Retouvez la liste complète
des signataires sur Lemonde.fr
imposé, à savoir avoir un nouvel outil
opérationnel avant l’été 2024 pour bé-
néficier de l’enveloppe promise. Or, la
lettre de mission est arrivée au Genci le
9 novembre 2023, et la notification des
crédits par le secrétariat général pour
l’investissement le 22 décembre. Alors
que la commission des marchés pu-
blics n’a pas encore donné son feu vert
au constructeur pressenti, les carac-
téristiques techniques de l’opération
n’ont été finalisées que le 18 janvier,
apprend-on dans un courrier interne.
Pour les utilisateurs de calcul CPU, il
existe une solution de repli. Les deux
autres supercalculateurs nationaux
réservés à la recherche publique, celui
du Commissariat à l’énergie atomique
et aux énergies alternatives et celui du
Centre informatique national de l’en-
seignement supérieur, basé à Mont-
pellier, ont des capacités disponibles
suffisantes pour absorber les volumes
supprimés à Paris-Saclay. Mais com-
ment y arriver est une autre affaire.
Au sujet du basculement sur les nou-
velles architectures à base de GPU, « on
réfléchit comment dégager des moyens
pour accompagner cette mobilité, car
cela nécessite des ingénieurs informati-
ques de haut niveau », explique Adeline
Nazarenko. Pour Gerhard Krinner, dé-
légué scientifique chargé du numéri-
que à l’Institut national des sciences de
l’Univers, « c’est un très beau projet,
mais le temps imparti ne nous permet
pas de le gérer sans dégâts ». p
jean-baptiste jacquin
 RENDEZ-VOUS
8| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 7 FÉVRIER 2024
Athéna Coustenis, la tête dans les planètes
PORTRAIT - L’astronome, directrice de recherche CNRS à l’Observatoire de Paris-PSL, à Meudon,
deviendra, en octobre 2024, la première personne non américaine à accéder à la présidence
du département de planétologie de la prestigieuse American Astronomical Society
C
e n’est pas tout de vivre, il faut
savoir où la survie est possible. De
cet aphorisme, certains pour-
raient être tentés de tirer une ligne
de conduite, voire un principe
philosophique. La spécialiste de l’« habitabilité
des corps célestes », l’astronome Athéna Cous-
tenis, en a fait une approche scientifique.
Cette directrice de recherche CNRS à l’Obser-
vatoire de Paris-PSL à Meudon (Hauts-de-
Seine), impliquée dans de nombreuses mis-
sions spatiales, est une experte internationa-
lement reconnue de Titan, une des lunes de
Saturne. Elle deviendra, en octobre 2024, le
premier citoyen non américain à accéder à la
présidence de la Division for Planetary Scien-
ces de l’American Astronomical Society (AAS),
la plus grande et la plus prestigieuse associa-
tion de planétologie au monde.
Comment se prépare-t-on à une carrière
d’astronome en France lorsqu’on est née en
Grèce dans une famille de militaires ? « Avant
tout, en cultivant son imagination », affirme
celle qui consacre son temps libre à l’écriture
d’enquêtes policières. A 15 ans, l’adolescente
fréquente le planétarium d’Athènes, ne rate
aucun épisode de la série télévisée Star Trek et
lit. De la science-fiction, des essais pseudo-
scientifiques, mais aussi les ouvrages de vul-
garisation de l’exobiologiste Carl Sagan, qui, Athéna Coustenis,
bien des années plus tard, deviendra un ami. dans son bureau,
Il s’agirait aussi de « savoir saisir les occa- à l’Observatoire
sions ». A Ankara, où son père, ancien pilote de Paris,
de l’armée de l’air grecque, est diplomate, la à Meudon
jeune fille est parachutée en classe de 1re au ly- (Hauts-de-Seine),
cée français, sans même connaître la langue. le 1er février.
Le bac en poche en 1980, elle projette d’aller JEANNE FRANK/DIVERGENCE
étudier l’astronomie à Paris. Ses parents ac- POUR « LE MONDE »
ceptent, à condition que ce cursus se double
d’un autre, en littérature anglaise. Ce dernier
la conduira à la Sorbonne-Nouvelle jusqu’à
une thèse sur les écrivains du fantastique,
qu’elle ne terminera pas…
Percer l’atmosphère de Titan
Il est vrai que de fantastique, il en est déjà
question à l’Observatoire de Meudon, où se
déroulent ses cours de master en astrophysi-
que et techniques spatiales. En 1987, Daniel
Gauthier, directeur d’un laboratoire qui de-
viendra le Lesia (Laboratoire d’études spatia-
les et d’instrumentation en astrophysique),
propose à l’étudiante de l’université Pierre-
et-Marie-Curie de réaliser une thèse sur
Titan. Ce satellite de Saturne est la seule lune
du Système solaire connue pour posséder
une atmosphère dense. Et n’a encore été sur-
volé que deux fois, en 1980 et en 1981, par les
sondes Voyager-1 et Voyager-2. « Trois cents
spectres infrarouges avaient alors été récoltés,
que personne n’avait songé à analyser », pré-
cise Athéna Coustenis.
Elle est occupée à cette tâche quand, en 1988
et en 1989, l’Agence spatiale européenne (ESA)
et la NASA sélectionnent la mission spatiale
Cassini-Huygens. Celle-ci comporte un orbi-
teur qui ira explorer Saturne et son système et
un atterrisseur chargé de se poser sur Titan.
Avec une surface perpétuellement cachée
derrière une brume orangée, c’est un astre
quasi inconnu, dont Athéna Coustenis se
trouve être, par la force des choses, l’unique
spécialiste en Europe ! Sa carrière décolle.
Sitôt recrutée par le CNRS, en 1991, la cher-
cheuse est embarquée dans des propositions
d’instruments dont – fait rarissime – quatre
seront construits : deux pour l’orbiteur Cas-
sini et deux pour l’atterrisseur Huygens. Dans
l’attente du lancement, en 1997, elle participe
à des observations au télescope à Hawaï et au
Chili. Et, grâce aux procédés d’optique et de
spectroscopie infrarouge qu’ils ont dévelop-
pés, elle et ses collègues finiront par atteindre
leur but : percer l’atmosphère de Titan et accé-
der à des images inédites du sol.
C’est de cette époque également que date le
début d’une collaboration avec celui dont elle
parle comme un « esprit extraordinaire » et un
« très grand ami » : l’astronome suisse Michel
Mayor, qui, avec Didier Queloz, a découvert,
en octobre 1995, 51 Pegasi b, la première pla-
nète extrasolaire, ou exoplanète. Un thème
qu’elle poursuit avec sa participation à la pré-
paration de la mission Ariel de l’ESA : un téles-
cope spatial qui analysera l’atmosphère de
ces objets vers 2029.
Mais c’est de Titan, où la sonde finit par ar-
river, que viendra la révélation. D’abord, le
14 janvier 2005, à Darmstadt (Allemagne),
quand la planétologue – dont l’ex-directeur
scientifique d’Huygens à l’ESA, Jean-Pierre
Lebreton, se souvient comme d’une cher-
cheuse « engagée dans le travail en équipe » et
« incapable de refuser les sollicitations » – par-
ticipe au spectaculaire abordage du satellite.
Puis, lorsqu’elle tire parti des 127 survols de
l’orbiteur Cassini jusqu’en 2017 pour mettre
en évidence des changements saisonniers
dans la distribution géographique des com-
posés organiques de son atmosphère. Cons-
tituée à 96 % d’azote, celle-ci ferait de Titan
un « astre analogue à la Terre primitive », ex-
plique, encore émerveillée, la spécialiste.
Notamment parce qu’elle contribue par sa
« chimie complexe » à entretenir, sur ce
monde de montagnes, de champs de dunes
et d’étonnants lacs et rivières d’hydrocarbu-
res liquides, un cycle du méthane qui,
comme celui de l’eau sur notre planète,
redessine périodiquement les paysages.
Eviter une contamination humaine
Autre surprise : ce corps céleste soumis à une
température extérieure de – 179 °C dissimule,
en profondeur sous sa surface de glace, une
immense nappe d’eau à l’état liquide. Un
océan intérieur global, maintenu grâce à la
chaleur dégagée par son cœur silicaté et aux
effets de marée de Saturne.
Eau à l’état liquide, éléments chimiques en-
trant dans la composition des êtres vivants,
sources d’énergie, milieu stable… la décou-
verte d’un satellite réunissant tous ces consti-
tuants, dans une région relativement éloi-
gnée de notre étoile, renverse le dogme
voulant que, dans le Système solaire, seules
la Terre, Mars et Vénus puissent ou aient pu
abriter un environnement habitable.
D’autant que le cas n’est pas isolé. Encelade,
Europe, Ganymède ou Callisto, autres lunes
glacées de Saturne et de Jupiter, livreront
bientôt des océans intérieurs. De quoi imagi-
ner des substrats pour une forme de vie.
Athéna Coustenis a soif de réponses, mais
les Européens se détournent de Saturne pour
Jupiter, dont les satellites Europe, Ganymède
et Callisto excitent la curiosité. Le projet d’en-
voi d’une montgolfière sur Titan étant aban-
donné, elle bascule en 2010 sur la définition
du programme Juice, une sonde de l’ESA
lancée en avril 2023 de Kourou, en Guyane
française, pour une arrivée prévue en 2031.
Entre-temps, l’astronome – qui participe à
la future mission japonaise Martian Moons
eXploration (MMX), visant à rapporter sur
Terre un échantillon du sol de Phobos, la lune
de Mars – a accumulé les fonctions institu-
tionnelles. Au sein de l’ESA, où elle a occupé la
présidence de deux importants comités (le
Solar System and Exploration Working Group
et le Human Spaceflight and Exploration
Science Advisory Committee) chargés de la
définition des programmes d’exploration et
des astronautes, ces gens « costauds dans
leurs têtes et leurs corps » qu’elle a appris à res-
pecter à force d’assister à des séances d’entraî-
nement. Mais aussi à la Fondation euro-
péenne de la science, à la NASA, au CNES et au
sein d’autres institutions moins connues,
comme le Committee on Space Research, une
association internationale où elle anime un
curieux « panel sur la protection planétaire »,
regroupant les représentants des douze agen-
ces spatiales mondiales.
L’objectif ? Faire appliquer le traité sur l’es-
pace, en vue de préserver les zones les plus
fragiles du Système solaire d’une contami-
nation humaine et d’encadrer les projets de
prélèvement et de retour d’échantillons : à la
surface de Mars, dans les régions supposées
riches en glaces des pôles de la Lune et sur les
satellites glacés de Jupiter et de Saturne. Et
cela, en n’hésitant pas à rappeler de temps à
autre à ses interlocuteurs combien un inci-
dent pourrait être dommageable en matière
d’image… « Un objet comme Titan est pré-
cieux. Il est le seul astre accessible à posséder
comme la Terre une atmosphère constituée
majoritairement d’azote. On doit l’explorer,
mais en ayant pris toutes les précautions
nécessaires pour éviter d’y apporter des
micro-organismes. Qui sait ce qui se cache là-
bas ? » Quand les questions sont sans
réponse, l’imagination devient le seul sup-
port de l’anticipation… p
vahé ter minassian
ZOOLOGIE
La loutre de mer,
gardienne des rives
D e tous les grands prédateurs, l’hu-
main est le plus vorace. Depuis des
siècles, nous éliminons méthodi-
quement nos plus grands concurrents. Mais
l’histoire offre parfois de jolis pieds de nez.
Alors que nos excès menacent de rendre la
planète inhabitable, les écologues proposent
de faire appel aux grands prédateurs pour
nous aider à sauver ce qui peut encore l’être.
Ils avancent pour argument les effets consta-
tés après le retour de ces animaux installés
au sommet de la chaîne alimentaire.
Exemple emblématique, la croissance des
populations de loups dans le parc de Yel-
lowstone, aux Etats-Unis, s’est accompagnée
d’une augmentation du couvert végétal et
d’une stabilisation des berges. Motif avancé :
ils dévorent les wapitis. Or, ces charmants
cervidés, s’ils ne sont pas maîtrisés, broutent
tout sur leur passage, pousses et racines
comprises. « Il manquait toutefois des expé-
riences contrôlées pour apporter la preuve de
cet effet de cascade », écrit l’écologue suédois
Johan Eklöf, dans un article de commentaire
publié dans la revue Nature du 31 janvier.
C’est désormais chose faite grâce à un
autre animal, iconique aux Etats-Unis : la
loutre de mer. Et avec, dans le rôle du wapiti,
un petit crabe rayé nommé Pachygrapsus
crassipes. Dans le même numéro de Nature,
une équipe américaine publie une étude qui
démontre comment le retour du mustélidé
dans un marais salant de Californie a permis
d’enrayer la dégradation de l’écosystème.
Plus petit mammifère marin, la loutre de
mer a longtemps peuplé l’ensemble des
zones côtières américaines, jusqu’à ce que
l’industrie de la fourrure la décime, à partir
du XVIIIe siècle. En Californie, seul un petit
groupe résistait sur la côte de Big Sur. Au
milieu des années 1980, profitant des me-
sures de protection, quelques individus
sont revenus dans l’estuaire d’Elkhorn
Slough. A la fin des années 2000, elles
étaient plus d’une centaine.
L’équipe de Brian Silliman, à l’université
Duke, y a vu le terrain idéal pour vérifier ce
que Brent Hughes, premier signataire de
l’article, désormais chercheur à l’université
Sonoma, nomme l’« effet grand prédateur ».
Très grand prédateur, même. La loutre in-
gère, chaque jour, plus de 20 % de son poids,
avec une préférence affirmée pour le crabe
P. crassipes. Or, ce cher crustacé est un vérita-
ble poison pour les berges : d’un côté, il y
creuse des terriers, de l’autre, il dévore les sa-
licornes, stabilisatrices avérées des rives.
L’équipe a mené une série d’analyses, tout à
la fois temporelles, spatiales et expérimenta-
les. Elle a ainsi montré que le rythme d’éro-
sion des berges à Elkhorn Slough avait décliné
Dans l’estuaire d’Elkhorn Slough,
en Californie. KILIII FISH
à mesure que la population de loutres aug-
mentait. Mais pas n’importe où : la résistance
de l’environnement (sols et biomasse) se
concentrait là où les mammifères étaient les
plus nombreux, avec une baisse de l’érosion
allant jusqu’à 90 % dans les zones les plus
peuplées. Enfin, les chercheurs ont isolé cinq
des treize criques de l’estuaire, pendant trois
ans, pour en interdire l’accès aux loutres. Et
bingo ! Là où les loutres vivaient, ils ont vu
réduire fortement la quantité de crabes et le
nombre de terriers, et augmenter la concen-
tration de salicornes et la densité des sols.
Mais ne rêvons pas ! « Le retour de la loutre
n’a pas permis de restaurer les écosytèmes, in-
siste Brent Hughes. Mais il a permis de les sta-
biliser en dépit des autres pressions qu’ils con-
tinuent de subir », à savoir l’apport excessif de
nutriments (nitrates, phosphates), la montée
du niveau des mers et l’augmentation du
débit de l’eau. « Et tout ça gratuitement, alors
que ça coûterait des millions de dollars de re-
construire ces berges », ajoute Brian Silliman.
De quoi donner des idées aux protecteurs des
zones humides côtières. Les grands préda-
teurs y ont longtemps pullulé. Ours, crocodi-
les, loups, dauphins, requins… A qui le tour ? p
nathaniel herzberg