H GREDINS, CANARDS ET CHANSONS – pages 14 et 15

LE DÉCIVILISATEUR
PAR FRÉDÉRIC LORDON
ET SANDRA LUCBERT
Page 28.

Mensuel - 28 pages N° 832 - 70 e année. Juillet 2023

QUAND L’ÉTAT PROTÈGE LES POLLUEURS FACE AUX TUTELLES RELIGIEUSE, GOUVERNEMENTALE ET OCCIDENTALE

Au risque de Effervescence féministe

la catastrophe au Proche-Orient
industrielle En mai, la biologiste Rayyanah
Barnawi est devenue la première
Obnubilées par la question de l’emploi, les autorités Saoudienne à effectuer une
françaises privilégient les industriels au détriment de mission spatiale. Aussi remar-
l’environnement et de la santé publique. Contrôles insuf- quable soit-il, cet événement ne
fisants, sanctions dérisoires, non-application des textes saurait être représentatif de la
réglementaires, culpabilisation des populations affectées condition féminine dans le
par la pollution : la palette des indulgences est large, Maghreb, le Machrek et le Golfe.
comme l’illustre la situation dans l’ouest de la France. Pour parvenir à l’égalité des
sexes, les femmes de ces régions
PAR BENJAMIN FERNANDEZ * n’ont rien à attendre d’un
féminisme d’État légitimant les

U N bateau sillonne l’estuaire de la Loire. À sa proue, le président

de la République. Le 22 septembre 2022, au large de Saint-Nazaire,
M. Emmanuel Macron inaugure le premier parc éolien en mer français.
pouvoirs en place, car seul le
combat pour la démocratie et le
sécularisme est émancipateur.
© MORVARID K

Devant les caméras, il vante un projet qui «incarne l’ambition de la France»

de parvenir à la «souveraineté écologique». Mais, en contrechamp, une PAR HICHAM ALAOUI *
brume laiteuse enserre des silhouettes de cheminées. Alignés en amont
du fleuve, la raffinerie Total, le terminal méthanier Elengy, la centrale à

L
MORVARID K. – De la série « Cold Lace » (Tissage progressif), 2017
charbon de Cordemais ainsi que les usines du fabricant de revêtements
pour l’aéronautique Rabas Protec, du géant de l’agroalimentaire Cargill
ou du leader mondial des engrais chimiques Yara. En Loire-Atlantique, A vague de manifestations en Iran
plus de 260 sites industriels présentent un risque de pollution ou d’accident. déclenchée par la mort de l’étudiante Mahsa
Neuf de ces installations classées pour la protection de l’environnement Amini en septembre 2022 montre combien
(ICPE) sont de type Seveso (risque d’accident majeur) (1). la question de l’émancipation des femmes
est devenue centrale dans le Proche-Orient
Parmi celles-là, l’usine de Yara. Chaque année en sortent d’aujourd’hui (1). Pour examiner la ques-
600000 tonnes d’engrais de synthèse à base d’acide nitrique et de nitrate tion en toute rigueur, mieux vaut ne pas
d’ammonium – la substance responsable de l’explosion du port de Beyrouth s’appuyer sur les positions de l’Occident,
au Liban en août 2020. Le ministère de la transition écologique a inscrit qui a souvent tendance à exploiter ou à cari-
l’équipement situé à Montoir-de-Bretagne sur la liste des treize sites indus- caturer le sujet des inégalités entre sexes
triels placés sous «vigilance renforcée».
(Lire la suite page 21.) * Auteur de Security Assistance in the Middle East :
Challenges… and the Need for Change (ouvrage collectif
codirigé avec Robert Springborg), Lynne Rienner Publi-
shers, Boulder (États-Unis), 2023; et de Pacted Democracy
(1) D’après les données du site Géorisques, www.georisques.gouv.fr in the Middle East. Tunisia and Egypt in Comparative
* Journaliste. Perspective, Palgrave Macmillan, Londres, 2022.
dans la région et qui s’arroge le pouvoir de
libérer ou de rejeter cet autre «Autre» qu’est
la femme orientale. Il convient aussi de ne
pas se limiter au choix entre deux options
pareillement biaisées : soit s’attaquer aux
racines prétendument profondes de l’op-
pression des femmes au Proche-Orient, soit
présenter ces dernières comme des victimes
du colonialisme d’abord et de l’aspiration
réactionnaire à l’authenticité culturelle
ensuite (2).
Appréhender la lutte des femmes
dans cette partie du monde requiert un
point d’appui plus solide. Il s’agit d’in-
terroger les termes idéologiques et poli-
tiques dans lesquels l’objet social du
genre a été construit, à la fois pour l’Oc-
Parmi les nombreux dégâts causés
par le colonialisme européen dans la
région, peu eurent un impact aussi dura-
ble que le système de normes miso-
gynes édicté à l’encontre des femmes.
Dans le contexte de l’époque, aucune
société, qu’elle fût colonisatrice ou
colonisée, n’était exemplaire en matière
d’égalité des sexes. Le pouvoir du
patriarcat provient de son caractère
quasi universel. Cependant, les concepts
de genre et de privilège masculin au
Proche-Orient différaient assez nette-
ment des hiérarchies et institutions en
vigueur en Europe, qui ont remodelé la
région à partir du XIXe siècle.
(Lire la suite pages 12 et 13.)

Le modèle Meloni
cident et pour les peuples du Proche-
Orient eux-mêmes. C’est à ce prix seu- (Toutes les notes sont de la rédaction.)
lement que l’on peut tirer au clair les (1) Lire Mitra Keyvan, « Les Iraniennes allument

O
UBLIÉS, les tumultes de l’été dernier. Mme Ursula von
der Leyen, présidente de la Commission européenne,
menaçait alors les Italiens de représailles s’ils portaient au
pouvoir Mme Giorgia Meloni. Désormais, les deux dirigeantes,
l’une de droite, l’autre d’extrême droite, s’affichent tout sourire
devant les photographes, échangent des amabilités sur les
réseaux sociaux et partent en voyage ensemble en Tunisie.
La présidente du conseil italienne, que l’on disait « populiste »,
« illibérale » et « postfasciste », est devenue en quelques mois
une partenaire sérieuse et raisonnable.
Mme Meloni a vite compris la recette pour opérer cette
métamorphose. Sitôt installée au palais Chigi, elle a concocté
un budget de rigueur, taillé dans les dépenses sociales et mis
en sourdine ses critiques contre le carcan de Bruxelles – autant
d’impératifs pour obtenir la manne du plan de relance
(191 milliards d’euros d’ici 2026). Elle a affirmé son attachement
à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), réclamé
des sanctions plus drastiques contre Moscou, des armes plus
sophistiquées pour Kiev. Bref, elle s’est fondue dans le discours
dominant. « Il n’y a pas plus militante pour l’Europe et pour
l’euro que Giorgia Meloni », applaudit l’essayiste français Alain
Minc (FigaroVox, 8 juin 2023). « Aujourd’hui, elle défend Kiev
avec passion dans tous ses discours. On ne l’entend plus
critiquer ni l’Union européenne ni l’OTAN. En quelques mois,
elle s’est débarrassée de son image extrémiste », exulte le
politologue libéral Dominique Reynié (Le Figaro, 11 juin 2023).
Ainsi se gagne le brevet européen de respectabilité. L’impé-
trant doit respecter deux valeurs cardinales : l’austérité et
l’atlantisme. Une fois ces conditions remplies, Mme Meloni
peut multiplier les propos xénophobes, stigmatiser les
héritages encombrants du passé, ainsi un brasier social », Le Monde diplomatique,
PA R B E N O Î T B R É V I L L E que les possibilités nouvelles de défier novembre 2022.
le patriarcat et de faire entendre des (2) Lire Sahar Khalifa, « Femmes arabes dans le
voix jusqu’ici marginalisées. piège des images», Le Monde diplomatique, août 2015.
personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans (LGBT), agiter
le fantasme du « grand remplacement », restreindre l’accès à
l’avortement, tenter de modifier la Constitution dans un sens
autoritaire, mettre au pas les médias, verrouiller les institutions
culturelles. Et les portes lui restent grandes ouvertes. À Paris,
où elle a été reçue chaleureusement le 20 juin dernier par le
président français, la rencontre, assure l’Élysée, « a permis de
créer des convergences ».
Le modèle Meloni, nationaliste bien qu’étant européiste et
atlantiste, essaime à travers le continent depuis l’agression
russe contre l’Ukraine. Forte de ses succès électoraux,
l’extrême droite dirige déjà plusieurs pays en coalition avec
les conservateurs – l’Italie, la Suède, la Finlande, peut-être
bientôt l’Espagne (lire pages 8 et 9). Ces alliances ne suscitent
plus d’émoi particulier. En 2000, quand des ministres
d’extrême droite sont entrés au gouvernement autrichien, les
quatorze autres États de l’Union avaient suspendu tout contact
bilatéral officiel avec Vienne et réduit les échanges diploma-
tiques aux seuls sujets techniques. La présidente du Parlement
de Strasbourg, affiliée au Parti populaire européen (PPE),
avait même annoncé qu’elle ne mettrait plus les pieds en
Autriche tant que l’extrême droite serait au pouvoir. Depuis
octobre 2022, l’actuel chef du PPE, M. Manfred Weber, s’est
rendu cinq fois à Rome pour courtiser Mme Meloni, une alliée
de taille en vue des élections européennes de 2024. Radica-
lisation de la droite sur l’immigration ; droitisation de l’extrême
droite sur l’économie et la politique étrangère : ainsi se dessine
le visage de la nouvelle Europe…

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8
ÉDITION ABONNÉS
INTERDIT À LA VENTE
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
2
Les digues de l’indignation C O U R RIE R DES LE C TE U R S

L E 6 juin dernier, alors que Moscou et Kiev se renvoient la responsabilité de la

destruction du barrage de Kakhovka, en Ukraine, Bernard-Henri Lévy contre-
attaque : « Comme Hitler en 1945, #Putin a une fois de plus utilisé la tactique de la
Loup
terre brûlée » (Twitter 6 juin). Le Monde se rabat alors sur la seule autre référence
L’article « Le loup, protégé ou
historique du journalisme français : «La catastrophe est un écho de celle provoquée nuisible ? » (juin) a provoqué de
le 28 août 1941 par le dictateur soviétique Joseph Staline sur le même fleuve (…) nombreuses réactions, plusieurs
pour freiner l’avancée rapide des troupes nazies » (Le Monde, 8 juin). lecteurs soulignant notamment les
nuisances de ces prédateurs, comme
Nazie ou antinazie, quelle importance au fond ? Attribuée à M. Poutine, l’attaque
atteste forcément une infamie exceptionnelle. « La destruction du barrage de M. Boris Emeriau, co-porte-parole
Kakhovka marque un tournant dans les guerres du XXIe siècle », titre une tribune de la Confédération paysanne des
Hautes-Alpes :
de Franck Galland publiée sur le site du quotidien vespéral (7 juin). Le consultant
est catégorique : « Un acte aussi ciblé et délibéré, et d’une telle ampleur, ne s’était Nous, éleveurs pastoraux, sommes pro-
plus produit depuis la seconde guerre mondiale, où les bombardements de masse ducteurs locaux de viande, de laine, de fro-
ont visé les ouvrages hydrauliques avec pour but de noyer le potentiel économique mage de qualité, nous sommes, d’une cer-
de l’adversaire en provoquant le maximum de dommages matériels et humains. » taine manière, des peuples autochtones, qui
vivons et produisons dans des espaces mode-
Il n’aurait pas fallu plus de deux minutes aux éditeurs du Monde pour vérifier – et
lés par le pastoralisme depuis des millé-
pulvériser – cette assertion. Car un autre pays a commis des «violations caractérisées
naires. Cette production, locale, très peu
des conventions de Genève » sans que quiconque invoque Hitler, Staline ou
mécanisée, et très résiliente face aux chan-
Belzébuth. Le 26 mars 2017, rappelle le New York Times (20 janvier 2022), « au plus
fort de la guerre contre l’Organisation de l’État islamique [OEI] en Syrie, une explosion gements climatiques, est de plus en plus en
soudaine secoue le plus grand barrage du pays, une structure imposante de dix- confrontation avec le monde touristique et
huit étages sur l’Euphrate au-dessus d’une vallée où vivent des centaines de milliers capitaliste actuel.
de personnes ». Situé dans une zone contrôlée par l’OEI, l’ouvrage figurait sur la
liste des sites protégés établie par l’armée américaine. Mais la retenue humanitaire Nous trouvons dommage la déconnexion
de plus en plus forte entre une nature idéa-
prend des formes singulières dans les pays hostiles à l’Alliance atlantique : des
lisée sauvage sans homme, et une réalité
membres des forces spéciales « frappent le barrage en utilisant les plus puissantes
anthropisée. Car le loup, symbole du sau-
bombes de l’arsenal conventionnel américain, dont au moins une BLU-109 anti-
abris ». Le projectile pénètre en profondeur dans la tour de contrôle du barrage et, vage, attire des flots toujours plus importants
par miracle, n’explose pas. de touristes sur nos espaces de production.
Dans notre quotidien, nous voyons le loup,
Intermittente en Syrie, la passion des États-Unis pour les conventions de Genève
fut carrément contrariée pendant la guerre du Vietnam. À l’été 1972, une délégation nous vivons avec par la force des choses.
Nous demandons à pouvoir agir rapidement
de la commission internationale d’enquête sur les crimes de guerre américains
visite le nord du pays. Le Monde (16 août 1972) relate : « M. Ramsey Clark, ancien face à la prédation sur nos troupeaux en
ministre de la justice du président [Lyndon] Johnson, a déclaré qu’une énorme digue nous défendant. Faire assemblée pastorale,
maritime protégeant de l’inondation une zone où vivent six cent mille personnes “a c’est également partager avec les éleveurs
été touchée à de nombreuses reprises”» par les obus américains. Également présent, et les bergers les contraintes liées au loup.
le géographe français Yves Lacoste témoigne alors « du caractère systématique et M. Christian Canac regrette que le
global de l’action menée contre le système hydraulique du Vietnam du Nord » : « la
point de vue des éleveurs n’ait pas été
concentration des bombardements sur les digues dans la partie orientale du delta abordé de manière plus explicite :
[du fleuve Rouge], qui est aussi la région la plus peuplée et la plus importante au
La cause des éleveurs est évacuée parce
point de vue agricole, traduit le caractère délibéré de ces attaques, puisque celles-
ci se localisent là où leurs effets peuvent être les plus graves ». qu’elle ne s’inscrit pas dans une vision glo-
bale d’une société avant tout urbaine, com-
Détruire des barrages en temps de guerre est hélas si courant que le général
posée de citadins (…). Il existe une minorité
ukrainien Andriy Kovaltchouk l’avait lui-même envisagé. «Les Ukrainiens, expliquait
d’éleveurs, le plus souvent exerçant dans
le Washington Post du 29 décembre 2022, ont procédé à un essai de frappe avec
un lanceur Himars sur l’une des vannes du barrage de Nova Kakhovka, en faisant une situation économique précaire, qui se
passeraient bien d’appréhension supplémen-
trois trous dans le métal pour voir si l’eau du Dniepr s’élèverait suffisamment pour
empêcher les Russes de traverser, sans pour autant inonder les villages voisins. Le taire liée à la menace permanente de préda-
test a été un succès, a déclaré M. Kovaltchouk, mais cette mesure d’ultime recours teurs introduits artificiellement, leur impo-
sant un surcroît de vigilance. Le discours
ne fut pas mise en œuvre. » Dans le cas contraire, BHL aurait-il associé le geste à
final [de l’article] ne peut qu’inspirer du
Hitler? Et Frank Galland aurait-il réécrit dans Le Monde l’histoire militaire du dernier
demi-siècle ? scepticisme. Quelles leçons attendre d’un
désigneur et d’un artiste qui animent une
P IERRE R IMBERT . association défendant la diffusion des loups
sur des territoires supplémentaires ? Quel
est ce nouveau «public» susceptible de coo-
pérer dans une démarche de prospective pour
imaginer défendre l’avenir de l’élevage? En
fait, quel pouvoir les professionnels de l’éle-
vage parviendront-ils à conserver pour pré-
server leurs intérêts légitimes et pour que,
demain, leur production subsiste dans un
environnement apaisé? Eux aussi n’auraient-
ils pas des leçons à nous faire partager ?
M. Jean Claude Blanc s’exprime
quant à lui en tant que promeneur sur
le danger des chiens de protection,
notamment aux alentours du parc du
Mercantour :
Enfants, nous avions l’habitude de partir
en montagne dans cette région qui est une
splendeur de mai à octobre. Aujourd’hui, la
région est toujours aussi belle, mais avant
de partir en balade il est préférable de bien
se renseigner sur la position des troupeaux
pour éviter le risque d’une attaque de la part
des patous. (…) Si les bergers pouvaient les
contrôler dans la journée… mais pour le
moment, la mauvaise volonté semble domi-
ner et nos braves promeneurs en payent le
prix. Le berger a peur du loup. Le promeneur
maudit les bergers et ses moutons. Si on
avait voulu diviser la population de ces val-
lées, on n’aurait pas pu mieux faire.
Sécheresse
À la suite de la publication de notre
dossier sur l’eau et de l’article
« Mégabassines, aux sources de la
colère » (juin), M. Frank Michel,
chargé d’études à la chambre
régionale d’agriculture Nouvelle-
Aquitaine, défend les arguments des
partisans de ces infrastructures :
Les nappes à partir desquelles sont rem-
plies les réserves sont des nappes dites
«libres», à faible profondeur (10-20 mètres)
et très réactives : elles débordent dès qu’il
pleut et se vident tout aussi rapidement vers
le marais poitevin, puis l’océan, pompage
ou pas. Par exemple, le remplissage de la
réserve de Mauzé-sur-le-Mignon cette année
a représenté 1,1 % de l’eau qui est passée
dans la nappe sur la période (240000 mètres
cubes sur 22,4 millions de mètres cubes),
ce qui a eu un impact parfaitement négli-
geable dans le milieu. (…)
L’évaporation a été mesurée à 6 % sur la
réserve de Mauzé-sur-le-Mignon en 2022,
année caniculaire. Quant à la qualité de l’eau,
elle est suivie, au contraire de centaines de
milliers de plans d’eau français, et aucun
problème notable n’est encore apparu. Sur
la consommation d’eau : les volumes préle-
vés l’été sur le marais poitevin auront été
divisés par deux depuis 2000, de 60 à 30 mil-
lions de mètres cubes. Sur le bassin du projet
des seize réserves de Sèvre-Mignon, les irri-
guants ont connu une baisse des volumes de
6 millions de mètres cubes (-39 %) depuis
2011 : cette baisse n’a porté que sur les gros
volumes de plus de 100000 mètres cubes et
a permis de conforter les plus petits irriguants
avec moins de 20000 mètres cubes.
Football
Mme Louise Laigroz signale que
l’emploi du terme « dérives » pour
qualifier un sport, comme dans
l’article « Sombres dessous du
football belge » (juin), laisse entendre
que cette discipline, comme d’autres,
serait originellement pure :
Depuis les années 1960, des auteurs
comme Jean-Marie Brohm, appartenant au
courant sociologique de la théorie critique
du sport, ont produit de nombreux ouvrages
pour montrer que le sport n’est jamais l’objet
de « dérives » car il est en soi capitaliste.
Dans ce courant, le Sport (avec un grand s)
est présenté comme une analogie de l’éco-
nomie marchande de la société capitaliste.
Les « dérives », « bavures », qu’elles soient
financières ou qu’elles concernent le dopage,
par exemple, ne sont pas des « dérapages »
mais montrent bien la logique intrinsèque
du sport tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Cela tient notamment au fait que le sport
est compétitif; et les sociologues font le lien
entre la compétition sportive et le mode de
production capitaliste.
Vous souhaitez réagir
à l’un de nos articles :
Courrier des lecteurs,
1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
ou courrier@monde-diplomatique.fr

BOUM
Influent conseiller de M. Vladimir
Poutine, M. Sergueï Karaganov a publié
dans la revue Russia in Global Affairs
(13 juin) un article titré « Une décision
difficile mais nécessaire ».
frappées dans les pays qui soutiennent
directement le régime fantoche de Kiev.
L’ennemi doit savoir que nous sommes
prêts à lancer une frappe préventive en
représailles à tous ses actes d’agression
actuels et passés, afin d’éviter le
glissement vers une guerre
parole de la Commission nationale
du développement et de la réforme,
le maintien d’un taux de croissance
économique approprié reste la solution
fondamentale pour stabiliser le marché
du travail. Elle a déclaré que le
gouvernement adopterait des mesures
PRÉCISION
MM. Farid Benhammou et Patrick Degeorges,
auteurs de l’article « Le loup, protégé ou nuisi-
ble ? » (juin), souhaitent apporter les précisions
suivantes : l’article avait pour titre initial «Faire
société avec des loups», tandis que les intertitres
étaient «une coexistence armée» et «démocratiser
les enjeux de la cohabitation».
France, Chine, Inde, Pakistan, Corée
du Nord et Israël – possèdent environ
12 512 ogives nucléaires, dont 9 576
Édité par la SA Le Monde diplomatique.
Actionnaires : Société éditrice du Monde,
conditionnées pour une utilisation Association Gunter Holzmann,
Les Amis du Monde diplomatique
potentielle. Parmi celles-ci, environ 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
3 844 ont été déployées sur des vecteurs Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
[missiles ou avions, soit 112 de plus Site Internet : www.monde-diplomatique.fr

Nous devrons à nouveau faire de la
dissuasion nucléaire un argument
convaincant en abaissant le seuil
d’utilisation des armes atomiques fixé à
un niveau inacceptablement haut, et en
progressant rapidement mais
prudemment sur l’échelle d’escalade de
la dissuasion. Les premières étapes ont
déjà été franchies (…). Mais il y a
beaucoup de barreaux à cette échelle.
J’en ai compté environ deux douzaines.
Il se peut aussi que nous soyons amenés
à demander à nos compatriotes et à
toutes les personnes de bonne volonté de
quitter leur lieu de résidence à proximité
d’installations susceptibles d’être
thermonucléaire mondiale.
UN SUR CINQ
Le taux de chômage des jeunes urbains
chinois (16-24 ans) atteint désormais
20,8 %. Fin avril, le gouvernement a
annoncé une série de mesures visant à
développer l’emploi via notamment des
aides publiques et des stages (People’s
Daily, 25 mai).
Cette année, le nombre d’étudiants
diplômés sortant de l’université devrait
atteindre un record de 11,58 millions.
Ce qui mettra encore plus de pression sur
l’emploi. (…) Selon Meng Wei, porte-
pour encourager les entreprises privées
à participer à des secteurs tels que la
construction d’infrastructures, les
télécommunications et l’énergie, et pour
pousser les entreprises nationales à
explorer les marchés mondiaux.
TOUJOURS PLUS
Le rapport annuel du Stockholm
International Peace Research Institute
(Sipri), publié le 12 juin, s’inquiète de
l’augmentation du nombre d’ogives
nucléaires déployées.
Au début de l’année 2023, neuf pays
– États-Unis, Russie, Royaume-Uni,
qu’en janvier 2022, du fait de Moscou
et Washington], dont 2 000 maintenus en
état d’alerte opérationnelle élevé.
La Chine poursuit l’importante
modernisation et expansion de son
arsenal nucléaire. (…) L’Inde et le
Pakistan aussi semblent augmenter
la taille de leurs inventaires, et le
Royaume-Uni a annoncé son intention
d’accroître son stock. (…) Si la Russie
(ou les États-Unis) choisit de ne plus
respecter les limites du traité [New
Start, dont la Russie a annoncé en
août 2022 suspendre l’application],
le nombre de ces armes nucléaires
stratégiques déployées pourrait doubler.
Directoire :
Benoît BRÉVILLE, président, directeur de la publication
Anne-Cécile ROBERT, directrice adjointe
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Détruire la psychiatrie publique
Comment soigner les maladies mentales ? Au-delà des que-
relles d’écoles, marquées notamment par des tentations
liberticides et par la remise en cause de l’approche psycha-
nalytique au profit de protocoles centrés sur un traitement
des symptômes, une logique implacable se déploie en
France. Aux établissements privés les affections rentables,
à l’hôpital public, toujours plus démuni, les autres.
PAR EMMANUEL VENET *
E N 1938, avec la loi faisant obliga-
tion à chaque département d’ouvrir un
asile dévolu aux malades mentaux, naît
la psychiatrie moderne. Jusqu’alors, on
les enfermait avec les délinquants, les
vagabonds, les indigents ou les handica-
pés de toutes sortes. Mais vite la réalité
douche les espoirs des premiers aliénistes
– Philippe Pinel, Jean-Étienne Esquirol :
ces établissements servent d’abord à lut-
ter contre les nuisances liées à l’aliéna-
tion. On y entre en général à la suite
d’une mesure d’internement, les malades
y restent longtemps et, souvent, leur
pathologie s’y aggrave. « La loi de 1838
n’a pas pour base l’idée de soigner et de
guérir des hommes atteints d’une mala-
die mentale, constatait en 1925 le jour-
naliste Albert Londres dans Chez les fous
(Arléa, 2009), mais la crainte que ces
hommes inspirent à la société. » Les
moyens thérapeutiques se révèlent au
mieux indigents, au pire sadiques :
douche froide, camisole, coma insuli-
nique, inoculation du paludisme, lobo-
tomie, épilepsie provoquée, etc. La
surmortalité dans les hôpitaux psy-
chiatriques français durant la seconde
guerre mondiale – estimée à près de
50 000 malades (1) – conduit à rompre
avec le modèle asilaire. Sous l’impulsion
de psychiatres « désaliénistes » – Fran-
çois Tosquelles, Lucien Bonnafé et bien
d’autres –, la sectorisation psychiatrique
Police comportementale
C ETTE évolution des pratiques se tra-
duit par un net reflux de la psychiatrie
sécuritaire au profit d’une psychiatrie
enfin thérapeutique : entre 1952 et 1988,
parmi les malades hospitalisés, la pro-
portion de placements d’office chute de
63,4 % à 3 %, tandis que l’hospitalisa-
tion libre bondit de 7,8 % à 74 %. Les
modes d’admission évoluent. En 1986,
près de neuf admissions sur dix ont lieu
en régime libre (2). Le renoncement au
modèle asilaire provoque, corrélative-
ment, une décrue régulière du nombre
de lits, qui passent de 122 432 en 1975
à 41 177 en 2016 (3).
Des vents contraires à la psychiatrie de
secteur se lèvent dans les années 1980-
1990. C’est l’avènement du « nouveau
management public », qui applique aux
services publics les règles de l’entreprise
privée. Censé concevoir du soin comme
* Écrivain et psychiatre. Dernières publications :
La Lumière, l’Encre et l’Usure du mobilier,
Gallimard, Paris, 2023, et La Sainte-Recommence,
Æthalidès, Lyon, 2023.
M ANQUE DE MOYENS ET APPROCHE SÉCURITAIRE
s’impose en 1960 : elle repose sur le
maillage du territoire national en secteurs
de 70 000 habitants, disposant de lits
d’hospitalisation et de structures de soin
extrahospitalières. Il s’agit de développer
une psychiatrie accessible, ambulatoire,
plus respectueuse de l’insertion socio-
professionnelle des patients, moins stig-
matisante et susceptible d’éviter les hos-
pitalisations au long cours, même pour
les pathologies chroniques comme les
psychoses (schizophrénies, paranoïa) ou
les troubles de l’humeur graves (troubles
bipolaires, avatar de l’ancienne psychose
maniaco-dépressive). Deux évolutions
décisives ont rendu possible ce progrès :
la création de la Sécurité sociale en 1945,
qui n’oblige plus à recourir au placement
d’office (décidé par les préfets au nom
de l’ordre public) pour faire prendre en
charge les frais d’hospitalisation ; et la
découverte de psychotropes efficaces
dans les années 1950-1960. Des patients
jusqu’alors emmurés dans leur monde
psychotique accèdent à la thérapie
verbale, aux soins ambulatoires et à la
réinsertion psychosociale via des
hébergements adaptés ou des emplois
protégés. Ce mouvement « désaliéniste »
s’appuie en outre sur les concepts de la
psychanalyse et sur des pratiques qu’on
regroupera, à partir des années 1960,
sous la bannière de la psychothérapie ins-
titutionnelle.
s’il s’agissait d’un produit manufacturé,
le modèle de l’hôpital-entreprise
s’impose : il faut « faire mieux avec
moins », viser un « objectif zéro
défaut », etc. Les hôpitaux créent des ser-
vices non soumis à la sectorisation de
1960, consacrés à des symptômes – trou-
bles du sommeil, addictions, crise suici-
daire… Ces services dits transversaux
valorisent l’image des établissements,
s’exemptent des servitudes du service
public et grignotent les moyens de la psy-
chiatrie de secteur, qui parvient de moins
en moins à assurer ses missions de base.
S’ensuit un cercle vicieux : les patients
chroniques, moins bien suivis voire livrés
à eux-mêmes et exposés à des ruptures
de soins, présentent des décompensations
plus sévères ; les services de secteur ne
parviennent plus à endiguer leur dange-
rosité ; et l’on crée d’autres services trans-
versaux destinés à prendre en charge ces
décompensations (unités de soins inten-
sifs psychiatriques, unités pour malades
difficiles), ce qui paupérise un peu plus
les services de secteur.
JEAN FICK. – « Fick Jean Ambasadeur Mondieu N.23 A.+ L. », 1940-1948. Pages du journal de bord d’un malade mental évoquant la guerre
En parallèle, au motif d’une meil-
leure garantie des libertés fondamen-
tales, les malades mentaux font les frais
d’un durcissement de la législation rela-
tive à l’hospitalisation sous contrainte.
Sous l’effet de la loi du 27 juin 1990,
et surtout de celle du 5 juillet 2011 qui
introduit le contrôle systématique des
hospitalisations par le juge, le taux
d’admissions sous contrainte passe de
10,4 % en 1986 à 12,7 % en 2003 puis,
en 2015, à 24 % (4). La loi de 2011 ins-
taure aussi le soin ambulatoire sous
contrainte, qui oblige les patients à
honorer leurs rendez-vous sous peine
de réadmission forcée. Il en résulte une
pratique plus proche de la police com-
portementale que du soin psychique :
les praticiens sont déchargés du délicat
travail consistant à obtenir l’adhésion
du patient au projet thérapeutique, et
incités à proroger indéfiniment la
menace de réadmission sous
contrainte. Là encore, un recul de la
logique thérapeutique au profit de la
logique sécuritaire.
Si, dans les pays anglo-saxons, des
querelles féroces – les « psy wars » –
avaient éclaté dès les années 1980 entre
partisans de l’approche psychodyna-
mique, héritée de la psychanalyse, et
tenants des modèles cognitivistes ou
neuroscientifiques, cette guerre idiote
éclate un peu plus tard en France, pour
atteindre un haut niveau d’intensité
dans les années 2000. Il s’agit de dis-
qualifier en bloc l’héritage freudien
pour imposer une psychiatrie prétendu-
ment scientifique. On se souvient du
Livre noir de la psychanalyse, triste col-
lection de rancœurs personnelles ; du
Crépuscule d’une idole, dans lequel
Michel Onfray reproche à Sigmund
Freud d’avoir été – avant lui – philo-
sophe, hédoniste, pessimiste et riche ;
ou du documentaire Le Mur, dans lequel
Sophie Robert met cruellement en évi-
dence l’ignorance – indéniable, hélas –
de maints psychanalystes en matière
d’autisme (5).
La rigueur de la contre-proposition
prête à discussion. Fondée sur des cor-
rélations obtenues par méta-analyses de
données, la « médecine basée sur des
preuves » débouche sur une pratique
standardisée où l’intuition n’a plus
guère de place. Le Diagnostic and Sta-
tistical Manual (DSM), classification
des maladies mentales établie depuis
les années 1980 par l’American Psy-
chiatric Association, tend, dans sa der-
nière version, à psychiatriser l’ensem-
ble des conduites humaines (6). Quant
aux thérapies cognitivo-comportemen-
tales (TCC), elles ont déferlé sur l’Eu-
rope en cohérence avec un programme
politique inspiré par l’« économie du
3 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
bonheur » et l’économie tout court. Pro-
tocolisées, centrées sur le symptôme,
elles visent à modifier des comporte-
ments (notamment les troubles obses-
sionnels compulsifs) ou des apprentis-
sages inadaptés (conduisant à des
addictions par exemple). Alors qu’on
les présente comme rapides, perfor-
mantes et scientifiques, par opposition
aux soins d’inspiration psychanaly-
tique, elles « ne sont pas plus efficaces
que les autres (7) » et, surtout, leur effi-
cacité repose sur la « dimension affec-
tive de la relation entre le thérapeute
et son patient (8) » beaucoup plus que
sur les préconisations comportemen-
Centres « experts » privés
F ONDAMENTAL, créée en 2007 à l’ini-
tiative du ministère chargé de la
recherche, constitue le fer de lance de
cette réorganisation des soins psychiques.
Cette fondation milite pour l’ouverture
de « centres experts » capables de formu-
ler des diagnostics rapides et promeut une
recherche qui permettrait la découverte
de marqueurs biologiques ou génétiques
de la maladie mentale. Elle réunit des
ténors de la psychiatrie et compte parmi
ses mécènes ou partenaires AstraZeneca,
Janssen France, société pharmaceutique
de Johnson & Johnson, Sanofi, Servier,
Roche, les cliniques psychiatriques Cli-
nea, Doctissimo, mais aussi Bouygues,
Artémis, la holding de la famille Pinault,
Dassault, ainsi que l’Institut Montaigne…
Tandis que le discours officiel de la
science semble s’être donné pour objectif
d’avaliser les restrictions budgétaires infli-
gées à la psychiatrie publique, on constate
une dégradation considérable des condi-
tions de travail, d’où une hémorragie de
personnels. Le psychiatre Daniel Zagury
n’hésite pas à parler d’un « massacre
méthodique (9) » qui amène à confier aux
établissements privés les soins psychia-
(1) Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe
des fous, Aubier, Paris, 2007.
(2) Marcel Jaeger, La Psychiatrie en France, Syros,
Paris, 1989.
(3) « Organisation et fonctionnement du dispositif
de soins psychiatriques », tome II, inspection générale
des affaires sociales (IGAS), Paris, novembre 2017,
www.igas.gouv.fr
(4) Marcel Jaeger, op. cit. Cf. aussi Magali Coldefy,
La Prise en charge de la santé mentale, recueil
d’études statistiques, La Documentation française,
Paris, 2007, ainsi que Magali Coldefy, Sarah Fernandes
et David Lapalus, « Les soins sans consentement en
psychiatrie : bilan après quatre années de mise en
œuvre de la loi du 5 juillet 2011 », Questions d’éco-
nomie de la santé, n° 222, Paris, février 2017.
(5) Caroline Meyer (sous la dir. de), Le Livre noir
de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans
Freud, Les Arènes, Paris, 2005 ; Michel Onfray, Le
Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne,
PHOTOGRAPHIE : JANETH RODRIGUEZ-GARCIA - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, RMN-GRAND PALAIS
tales ou cognitives sur lesquelles elles
se prétendent fondées.
Ajoutons l’assimilation de la psychose
chronique à un handicap qu’il convient
de compenser plutôt qu’à une maladie
qu’il convient de soigner : cette tendance
amène à sous-traiter la mission de « gar-
diennage » des malades mentaux à un
secteur médico-social au personnel
globalement moins qualifié (accompa-
gnants éducatifs, moniteurs-éducateurs,
aides-soignants) et aux moyens moins
adaptés que ceux des hôpitaux psychia-
triques face aux crises émaillant la psy-
chose chronique.
triques rentables, pour ne laisser à un hôpi-
tal public moribond que la mission d’in-
terner et de policer des malades rétifs ou
insolvables. Les pratiques décrites par des
personnes hospitalisées évoquent le film
de Milos Forman Vol au-dessus d’un nid
de coucou (1975) : ainsi Marius Jauffret,
qui raconte son admission sous contrainte
à 25 ans pour ivresse aiguë sous le prétexte
aberrant de prévenir une complication tar-
dive de l’alcoolisme chronique ; ou la sla-
meuse Treize, longtemps assommée de
psychotropes jusqu’à une providentielle
«fenêtre thérapeutique», qui lui permet de
découvrir qu’elle vit mieux sans médica-
ments (10). Des témoignages corroborant
la quasi-disparition du soin relationnel, de
la disponibilité soignante et de la pensée
institutionnelle qui permet de travailler en
équipe et de résister à la pente sécuritaire.
Une ultime inquiétude : celle que le diag-
nostic des psychopathologies les plus inva-
lidantes – psychoses, trouble bipolaire,
autisme – soit posé demain par des algo-
rithmes, et qu’en vertu du dogme, contes-
table en psychiatrie, selon lequel traiter vite
permet de traiter mieux, la société en arrive
à neuroleptiser ses poètes, ses saltim-
banques et ses adolescents révoltés.
Grasset, Paris, 2010 ; Sophie Robert, Le Mur. La
psychanalyse à l’épreuve de l’autisme, Océan Invisible
Productions, 2011.
(6) Lire Gérard Pommier, « La bible américaine
de la santé mentale », Le Monde diplomatique,
décembre 2011.
(7) Thomas Rabeyron, « Du néolibéralisme au
tsunami cognitivo-comportemental en Grande-
Bretagne. Est-il encore temps pour la France d’éviter
la catastrophe britannique ? », Recherches en psycha-
nalyse, vol. 28, n° 2, Paris, 2019.
(8) Pierre Prades, « L’efficacité des thérapies
“psychodynamiques” : une validation empirique de
la psychanalyse ? », Revue du Mauss, vol. 38, n° 2,
Paris, 2011.
(9) Daniel Zagury, Comment on massacre la
psychiatrie française, L’Observatoire, Paris, 2021.
(10) Marius Jauffret, Le Fumoir, Anne Carrière, Paris,
2020; Treize, Charge, La Découverte, Paris, 2023.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
4
V ERS LA SEMAINE DE SOIXANTE - NEUF HEURES
L’envers du
miracle sud-coréen
Technologie de pointe, tubes de variété fredonnés sur tous
les continents, séries à succès, cinéma mondialement
reconnu : la Corée du Sud jouit d’une image particulièrement
positive. Un peu comme si, dans bien des domaines,
Séoul montrait la voie au reste du monde. Découvrir la réalité
des conditions de vie de la population invite
à espérer que cela ne soit pas le cas.
PA R
NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
C
’EST une figure éculée de la vulgate média-
tique. Un contestataire doute des vertus de la
démocratie libérale occidentale ? « Essayez donc
la Corée du Nord ! », suffit-il de lui répondre pour
mettre les rieurs de son côté. La péninsule
coréenne offre à la pensée dominante un contraste
efficace pour démontrer la supériorité de ses
options. Au Nord, la dictature, la famine et la
charrette à bras ; au Sud, la démocratie, l’abon-
dance et les semi-conducteurs. D’un côté, le
repoussoir de la grisaille communiste ; de l’autre,
un « modèle » à imiter, comme le suggère par
exemple M. Louis Gallois, l’un des plus illustres
représentants du patronat français (1). Le modèle
de l’un des pays les plus pauvres de la planète
dans les années 1950, mais qui est depuis devenu
la douzième puissance économique mondiale et
à qui l’agence Bloomberg a accordé sept fois le
titre de « nation la plus innovante » entre 2014 et
2021 (2). Bref, non pas un pays, mais un « miracle ».
Il existe toutefois plusieurs Corée du Sud. Celle
qui fascine les médias, et peut s’enorgueillir de voir
des armées de collégiens apprendre sa langue en
dehors de tout cursus scolaire, ressemble à une star
de la K-pop, la variété coréenne désormais connue
dans le monde entier : une silouhette élancée, un
minois androgyne, une renommée internationale et
un téléphone ultraperfectionné à l’oreille. Et puis il y
a l’autre Corée du Sud, que sa population surnomme
l’« enfer Joseon », du nom de la dynastie qui régna
sur la péninsule de 1392 à 1910.
Sommeil
Métro de Séoul, 6 h 27. Des cinq personnes
assises à notre gauche, trois dorment profondément,
le visage écrasé sur une main, la tête en arrière calée
sur la vitre ou bien la nuque basculée vers l’avant.
De l’autre côté de la rame, les six passagers ont
également sombré dans les bras de Morphée.
Aucune secousse ne les trouble, aucun arrêt en
station ne les perturbe. Comme la plupart des travail-
leurs du pays, ils sont épuisés. Et il est peu probable
que cela soit dû à une folle nuit d’ébats : une étude
de 2021 suggérait qu’un Séoulite sur trois n’avait
pas fait l’amour depuis plus d’un an (3).
Les Sud-Coréens travaillent en moyenne
1910 heures par an. L’un des chiffres les plus élevés
parmi les pays de l’Organisation de coopération et
de développement économiques (OCDE), où la
moyenne s’établit à 1 716, contre 1 490 pour la
France et 1349 pour l’Allemagne (4). Ce chiffre global
minore toutefois la réalité des horaires pratiqués par
la plupart, dans un pays qui a créé un mot pour
décrire la mort par surmenage : gwarosa.
Mais on travaille encore trop peu en Corée du
Sud, estime son président conservateur Yoon Seok-
yeol, élu d’un cheveu en 2022. Ce dernier souhaite
étendre la semaine de travail à soixante-neuf heures,
contre cinquante-deux à l’heure actuelle. « Les
employés devraient pouvoir travailler cent vingt
heures par semaine, quitte à se reposer après (5) »,
avait-il expliqué lors de la campagne présidentielle.
Cent vingt heures correspondent à dix-sept heures
de travail par jour pour une semaine de sept jours,
à vingt heures pour une semaine de six.
« Les entreprises n’ont tout simplement pas les
moyens de satisfaire la demande si les travailleurs
refusent de travailler », plaide M. Kim Ki-moon,
président de la Fédération des petites et moyennes
entreprises de Corée du Sud (6). « Pourquoi le
gouvernement nous priverait-il du droit de travailler
plus ? », interroge de son côté le quotidien conser-
vateur Dong-a Ilbo, s’érigeant soudain en porte-
parole de la classe ouvrière (7).
© ARGUS PAUL ESTABROOK
RENAUD LAMBERT
Sauf qu’un mécanisme permet à la plupart des
entreprises de verser un « forfait heures supplé-
mentaires » indépendant du temps de travail
effectivement réalisé. Les ouvriers le savent et
Dong-a Ilbo ne peut l’ignorer : il est peu probable
qu’une augmentation du temps de travail se
traduise par un accroissement significatif des
revenus. Quant aux vacances, dont le gouver-
nement suggère qu’elles pourraient devenir
d’autant plus longues que les semaines sont
chargées, peu y croient : 60 % des salariés ne
prennent pas tous leurs congés, le plus souvent
de peur de perdre leur emploi (8). Parmi les reven-
dications du mouvement ouvrier sud-coréen, l’une
revient fréquemment : « Laissez-nous dormir ! »
Noix
M. Park Chang-jin s’efforce de sourire en nous
contant son histoire. Mais, plus de huit ans après
les faits, la douleur demeure de toute évidence
vive. En décembre 2014, il est chef de cabine pour
un vol Korean Air de New York à Séoul. Alors que
l’avion se dirige vers la piste de décollage, il entend
des cris. L’une des passagères de première classe
est en train de morigéner une hôtesse : les noix
qu’elle vient de lui servir auraient dû lui être
présentées sur un plateau, pas dans leur sachet.
M. Park vient à la rescousse de l’hôtesse, explique
que la législation oblige les compagnies aériennes à
servir les amuse-gueules de prédécollage emballés,
et tente d’apaiser la passagère. Cette dernière ne veut
rien savoir. Dévoilant qu’elle est la fille du président
du conglomérat qui contrôle Korean Air, elle se prévaut
de son statut pour exiger de M. Park et de l’hôtesse
qu’ils s’agenouillent pour lui présenter leurs excuses.
Ils s’exécutent; cela ne suffit pas. Mme Cho Hyun-ah,
la passagère, obtient que l’avion fasse demi-tour afin
que M. Park soit remplacé par un autre chef de cabine.
Mme Cho effectuera une peine de prison de cinq
mois, pour violation des lois sur la sécurité aérienne.
M. Park, lui, fera l’objet d’une campagne de harcè-
lement au sein de son entreprise. Au bout de plusieurs
années, il finira par démissionner. «Mon histoire révèle
quelque chose de la société coréenne, de la façon
dont se comporte l’élite économique de ce pays,
conclut M. Park dans l’anglais de steward qu’il a
conservé. Car, si mon récit est désormais connu du
grand public, ici, combien de personnes vivent la
même chose sans qu’on en entende jamais parler?»
94,9
C’est une manifestation comme on pourrait en
voir un peu partout. Sauf qu’ici les participants veillent
à ne pas stationner sur les passages piétons, de
façon à ne pas interrompre
le flux des passants : une
prévenance plus rare ailleurs
dans le monde. Le rassem-
blement a été organisé pour
protester contre le projet
d’extension de la semaine
de travail à soixante-neuf
heures. À côté de la scène
sur laquelle se succèdent
les orateurs, un camion de
police attire l’œil. Derrière
la cabine du véhicule, un
immense écran affiche des
chiffres : 85,9; 81,2; 92,7…
Interloqué, on interroge.
Le dispositif mesure les
décibels produits par la
sonorisation. Ici, les mani- ARGUS PAUL ESTABROOK. – « Lisez tout sur le sujet », de la série « Losing Face » (Perdre
festations ne sont tolérées la face), 2016-2017. Un vendeur brandit la « une » du quotidien d’un syndicat de travailleurs
ARGUS PAUL ESTABROOK. – « Cheval noir », de la série « Losing Face » (Perdre la face), 2016-2017.
Manifestation contre la présidente Park Geun-hye
qu’à hauteur de 95 décibels, soit le ronflement d’un
sèche-cheveux. Les contrevenants s’exposent à
des peines de prison qui peuvent atteindre six mois.
Labyrinthe
En juin 2022, une partie des sous-traitants
d’un chantier naval de Daewoo, l’une des plus
grandes entreprises coréennes, se mettent en
grève pour protester contre une amputation de
salaire de 30 % pendant la pandémie. En Corée
du Sud, plus de la moitié des travailleurs sont
dits « irréguliers ». La catégorie regroupe les
précaires, les pseudo-« autoentrepreneurs », les
sans-papiers (en général issus d’Asie du Sud-
Est et particulièrement nombreux sur les chantiers
navals) ou encore les personnes soumises à des
dispositifs de sous-traitance en cascade les
privant des droits et de la protection sociale
accordés par les grands groupes. « Ils sont
pourtant le plus souvent formés par la grande
boîte qui les fait travailler », souligne Mme Chong
Hye-won, du syndicat de la métallurgie (KMWU).
La direction de Daewoo organise une répression
violente des grévistes, qui occupent le site. Le
président Yoon, qui estime que « les gens qui font
grève sont aussi dangereux que les ogives
nucléaires nord-coréennes (9) », menace d’envoyer
la police antiémeute pour déloger les protestataires.
« Il s’interroge tout haut, se souvient Mme Chong :
“Mais est-ce que cette grève est vraiment légale?”»
Mille et une chausse-trapes limitent ici le droit
de grève. Outre l’interdiction des entraves aux
affaires, passibles de prison, il n’est pas autorisé
de faire grève contre un autre employeur que le
sien : une disposition qui transforme le mécanisme
de sous-traitance en bouclier prémunissant les
grands groupes contre toute interruption du travail.
De sorte qu’« être un dirigeant syndical implique,
à un moment ou un autre, de passer par la case
prison », résume M. Yang Kyeung-soo, président
de la Confédération coréenne des syndicats
(KCTU), qui a lui-même été condamné à un an de
détention pour avoir organisé une grève pendant
la pandémie. Depuis la création de son syndicat,
en 1995, l’ensemble de ses douze prédécesseurs
ont également été emprisonnés.
Dans ces conditions, M. You Choe-an, le
vice-président du syndicat des travailleurs irrégu-
liers du site de Daewoo, prend la responsabilité
d’un autre mode de protestation : il soude une
cage d’un mètre cube dans laquelle il s’enferme
au fond de la coque d’un supertanker pour
dénoncer la façon dont sont traités les
travailleurs, s’inscrivant dans une longue tradition
coréenne de sacrifice des corps pour dénoncer
la violence patronale.
Comme à chaque fois, l’entreprise fait pression
sur les salariés « réguliers » afin qu’ils se désolida-
risent des précaires, dont les exigences menace-
raient l’entreprise. L’argument pèse d’autant plus
que la Banque coréenne de développement, une
© ARGUS PAUL ESTABROOK
institution publique, annonce de son côté qu’elle
exigera de Daewoo le remboursement de toutes
ses lignes de crédit si la grève continue – l’équi-
valent d’une mise à mort.
Les salariés demandaient initialement le
rattrapage des 30 % de salaire qu’ils avaient perdu,
ils acceptent finalement une augmentation de 4,5 %
de leurs rémunérations, avec la promesse d’une
« discussion à venir » sur les cascades de sous-
traitance. De son côté, l’entreprise porte plainte
contre cinq dirigeants syndicaux, exigeant qu’ils
remboursent – de leur poche – les pertes liées à
divers retards de production : 47 milliards de wons,
soit environ 33 millions d’euros. Les personnes
visées perçoivent le salaire minimum, soit environ
2 millions de wons, ou 1 400 euros, par mois… La
loi doit encore trancher sur la recevabilité de la
plainte de l’entreprise. «Le plus probable, c’est que
nos camarades doivent payer», estime Mme Chong…
Incompréhension
À chaque fois, la question surprend. Elle revient
pourtant régulièrement, y compris dans la bouche
de militants syndicaux : «Mais pourquoi est-ce que
les Français veulent partir à la retraite plus tôt? Ici,
les travailleurs voudraient au contraire repousser l’âge
de la retraite. Idéalement, jusqu’à 73 ans.» On songe
d’abord à un problème de traduction, avant de
comprendre que le problème ne réside pas dans les
mots, mais dans les institutions. C’est que la retraite
telle qu’elle a été construite ici diffère sensiblement
du projet que défend une majorité de Français.
En Corée du Sud, l’âge officiel de la retraite est
de 60 ans. Mais il faut atteindre 65 ans pour
percevoir la pension versée par l’État. À taux plein,
celle-ci équivaut à environ 30 % des derniers
salaires perçus. La plupart du temps, elle plonge
ses récipiendaires dans la pauvreté. La quasi-totalité
des Coréens doivent donc travailler après l’âge
légal de la retraite, dans des emplois si précaires
et mal payés que l’expression coréenne qui traduit
le mieux « boulot de merde » est « travail de vieux ».
Mais, si l’âge où les entreprises peuvent se
débarrasser de leurs employés est officiellement de
60 ans, le pouvoir a depuis le milieu des années 2010
mis en place un dispositif qui complique encore la
vie des plus anciens. Traditionnellement, le modèle
hiérarchique coréen, hérité du confucianisme, prévoit
que les rémunérations évoluent avec l’ancienneté
du salarié. Depuis une petite dizaine d’années, l’État
a néanmoins autorisé les entreprises à réduire les
rémunérations des travailleurs les plus âgés (en
général, autour de 56 ans), au prétexte de favoriser
l’emploi des jeunes. Ainsi les dernières années de
travail – celles qui comptent pour le calcul de la
retraite – sont-elles caractérisées par une fonte des
salaires, parfois amputés d’un tiers. Alors que les
personnes âgées de plus de 65 ans représentent
la moitié de la population pauvre (10), la Corée du
Sud affiche un taux de suicide vertigineux de 61,3
pour 100 000 chez les plus de 80 ans (contre 33,3
pour les personnes de 75 ans ou plus en France [11]).
(1) « Pour réindustrialiser l’Europe, Louis Gallois prône le modèle
coréen », Agence France-Presse, 16 juin 2021.
(2) Jacob Fohtung, « How South Korea became the “most
innovative country” in the world », Christensen Institute,
9 novembre 2021, www.christenseninstitute.org
(3) Yoon Ja-young, « One in three Seoulites have sexless life :
Study », The Korea Times, Séoul, 6 juillet 2021.
(4) « Hours worked », OECD Data, https://data.oecd.org
(5) Cité par Nam Hyun-woo, « Workweek reform plan likely to
fizzle out », The Korea Times, 25 mars 2023.
(6) Jun Ji-hye, « Korea pushes to raise cap on maximum weekly
work hours », The Korea Times, 6 mars 2023.
(7) « Workers’ rights to work flexibly », Dong-a Ilbo, Séoul,
7 mars 2023.
(8) « Return to overwork », The Korea Times, 8 mars 2023.
(9) « Labor reform plan », The Korea Times, 14 décembre 2022.
(10) «Korea labor policy agenda 2020», Korea Labor & Society
Institute Friedrich-Ebert-Stiftung, Korea Office, Séoul, septembre 2020.
(11) Observatoire national du suicide, « Quatrième rapport »,
direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques
(Drees), Paris, juin 2020.

Devant l’hôtel de ville du quartier de Seong-
buk, à Séoul, une banderole a été hissée dans le
cadre d’une campagne de lutte contre le suicide
des personnes âgées sans travail, particulièrement
préoccupant chez les hommes : « Si vous
connaissez un homme seul de plus de 50 ans,
prévenez votre mairie. »
Doute
M. Kim Sung-han, le conseiller à la sécurité
nationale du président Yoon jusqu’en mars 2023,
a obtenu un doctorat en science politique à l’uni-
versité du Texas ; M. Kim Tae-hyo, le premier adjoint
à la sécurité nationale du président, un doctorat
en science politique à l’université de Chicago ;
M. Wang Yun-jong, son secrétaire pour la sécurité
économique, un doctorat en économie à Yale ; son
ministre de l’unification, M. Kwon Young-se, un
master en administration publique à la Kennedy
School de Harvard.
Pour passer la douane de l’aéroport de Séoul,
les ressortissants américains jouissent d’un
couloir d’immigration distinct. Une fois en ville,
ils peuvent se brancher sur une radio américaine :
The Eagle, celle de la base américaine d’Itaewon,
située en plein cœur de la capitale. Mais la plupart
poursuivent leur voyage un peu plus au sud.
Après une heure trente de voiture, ils arrivent…
en Californie, l’État américain auquel renvoie
l’adresse officielle de Camp Humphreys, la plus
grande base américaine en dehors des États-
Unis, pourtant sise dans la ville bien coréenne
de Pyongtaek.
Plus de 28 000 soldats vivent ici. Cette ville
dans la ville – dotée de plusieurs écoles, d’un
lycée, d’une université, d’une immense piscine
avec toboggans, d’un cinéma, d’un supermarché,
d’un golf… – atteint 43 000 habitants en comptant
les familles des soldats et les travailleurs coréens.
« La Corée du Sud verse l’équivalent de 1 milliard
de dollars par an pour contribuer au fonction-
nement de la base, nous explique M. Hyun
Pilkyung, directeur de l’Institut de réappropriation
© ARGUS PAUL ESTABROOK
ARGUS PAUL ESTABROOK. – « De Wangsimni à Jamsil », de la série « Reflections Inside the Seoul Metro »
(Réflexions à l’intérieur du métro de Séoul), 2015
des bases militaires américaines. Les prix de
l’électricité, de l’eau et du gaz dont jouissent les
militaires américains sont les moins chers du pays.
Et quand un soldat américain commet un délit, il
bénéficie d’une justice spécifique : celle de la
base. » Cette dernière abriterait quarante-cinq
étoiles de généraux.
Site américain le plus proche de la Chine, Camp
Humphreys accueille des batteries de missiles
Patriot, des escadrons d’hélicoptères Apache, des
radars surpuissants… Lorsqu’un avion de surveil-
lance U2 décolle d’une seconde base, à une
poignée de kilomètres au nord, le vacarme de ses
réacteurs déchire le ciel. « À chaque fois, les murs
tremblent des kilomètres à la ronde », nous raconte
M. Hyun. Pourtant, aucun camion de police pour
mesurer les décibels. C’est que la base est un
atout maître pour l’armée américaine. Son
existence justifie d’ailleurs que les États-Unis
veillent à ne pas laisser s’éteindre le conflit avec
la Corée du Nord, de peur que la paix ne les
contraigne à plier bagage.
Autre vestige de la guerre avec le Nord : en cas
de conflit, le commandement de l’armée sud-coréenne
revient au chef d’état-major américain. De sorte que
certains Coréens s’interrogent : la Corée du Sud est-
elle un pays avec une base américaine au milieu, ou
une base américaine avec un pays autour?
Loin de Gangnam
«Le miracle coréen, vous l’avez sous les yeux.»
M. Yoon Yong-ju (sans lien familial avec le président
du pays) vient de nous accueillir chez lui : une pièce
unique d’environ trois mètres sur trois, dans laquelle
on pénètre par une porte haute d’environ un mètre
trente. Aucun problème pour M. Yoon : il a été amputé
des deux jambes. «J’ai la chance de vivre dans l’une
des habitations les plus agréables du quartier : j’ai
de la lumière et une pièce assez grande.»
Nous sommes à deux pas de la gare de Séoul,
un quartier où les loyers sont parmi les plus élevés
de la capitale. Mais pas dans ce pâté de maisons,
un bidonville où ont atterri les rescapés du prodige
économique coréen.
On peine d’abord à le croire, mais M. Yoon dit
vrai : son logement semble luxueux comparé à
ceux que des propriétaires vivant à Gangnam, l’un
des quartiers les plus cossus de Séoul, louent ici
pour 190 000 wons (environ 130 euros), soit le quart
de l’allocation versée par l’État aux plus démunis :
des chambres d’un mètre et demi sur deux, sans
fenêtre, dans des édifices délabrés et, le plus
souvent, sans chauffage.
« J’étais conducteur de pelleteuse quand a
éclaté la crise asiatique de 1997 », raconte M. Yoon.
À l’époque, le Fonds monétaire international (FMI)
impose une sévère cure d’austérité à la Corée du
Sud. De leur côté, les entreprises profitent de la
débâcle pour licencier, avant de recruter sur la
base de contrats précaires. « J’ai été viré par mon
entreprise. Très vite, je suis tombé dans la misère,
et dans l’alcool. » Il est diabétique et son addiction
conduit bientôt à l’amputation de ses membres
inférieurs. « Je suis arrivé dans ce quartier en
pensant que je n’y resterais que quelques mois, le
temps de me ressaisir… Cela fait dix-huit ans. »
Environ mille habitants vivent ici. « Tous me
ressemblent, poursuit M. Yoon. Ce ne sont pas des
marginaux : ce sont des gens qui ont travaillé dur
pour redresser le pays après la guerre. Des gens
qui se sont sacrifiés, et que l’État a laissés sans
rien. Aucun d’entre nous ne touche la retraite, car
aucun n’a cotisé suffisamment. » Désormais sobre,
M. Yoon peint, grâce au soutien d’un ami photo-
graphe. Il est par ailleurs devenu président de
l’association du quartier : « On essaie de maintenir
des échanges, des contacts entre les habitants,
pour que les gens conservent l’envie de vivre. Il y
a beaucoup de dépression ici. »
Lors de son mandat (2017-2022), le président
Moon Jae-in a augmenté l’allocation versée aux
plus pauvres. « Immédiatement, les propriétaires
de nos logements ont augmenté d’autant le loyer
que nous devions leur verser. »
Rendez-vous
«Il n’avait vraiment pas l’air content!» La traduc-
trice qui depuis quelques jours nous accompagne
est perturbée par le message qu’elle vient de
recevoir. Quelques minutes plus tôt, un ancien
député de la formation de M. Yoon, le Parti du
pouvoir du peuple (PPP), avec lequel nous avions
rendez-vous le lendemain, a écrit pour lui indiquer
que le point de rencontre ne se trouverait finalement
pas dans le centre de Séoul, mais à une heure de
transport de là. Cela était impossible à organiser de
notre côté, et nous avions poliment suggéré un
entretien par courrier électronique. Le nouvel appel
visait à manifester le refus de
M. Lee Jae-young : il nous
donnait rendez-vous le lundi
suivant, à 15 heures.
© ARGUS PAUL ESTABROOK
Les yeux de la traductrice
s’arrondissent un peu plus
lorsque nous lui indiquons que
ce nouveau rendez-vous ne
convient pas du fait d’engage-
ments prioritaires. « Pourriez- ARGUS PAUL ESTABROOK. – «Résistance», de la série «Losing Face» (Perdre la face),
vous le remercier chaleureu- 2016-2017. Blocus de policiers durant la manifestation contre la présidente Park Geun-hye
sement pour sa disponibilité et
lui indiquer que j’irai le voir lors de mon prochain
séjour en Corée ? » La jeune femme procède à
l’appel, avant que son téléphone ne sonne de
nouveau. La conversation est brève : « Je déteste
avoir à vous dire ça, mais Lee Jae-young a appelé
le directeur général du département des affaires
internationales du PPP pour lui dire que vous avez
annulé l’entretien et que vous êtes peut-être mal
intentionné ou hostile au PPP. C’est le directeur
général qui vient de m’appeler. Il dit que vous devez
envoyer une lettre en anglais à Lee Jae-young pour
lui présenter des excuses. »
À défaut d’un courrier d’excuses, M. Lee reçoit
quelques jours plus tard un courriel le remerciant
pour ses éclairages précieux sur les rapports entre
médias et responsables politiques en Corée du Sud.
« Petit rouge »
À la fin de l’année 1945, la gauche coréenne
commence à jeter les bases d’un État souverain et
démocratique. La capitulation du Japon, qui
occupait le pays depuis 1910, la place en position
de force. Le processus d’industrialisation engagé
ici par Tokyo a conduit à l’émergence d’une classe
ouvrière ne dissociant pas questions sociales et
anti-impérialisme, cependant que « les efforts du
Japon pour associer toute agitation ouvrière à un
complot communiste accroissent le prestige des
communistes», comme l’observe l’universitaire Kevin
Gray (12). Dès 1945, un comité pour la préparation
de l’indépendance est mis sur pied, largement piloté
par les militants emprisonnés par le
Japon qui viennent d’être libérés.
Après la conférence de Moscou, qui,
toujours en 1945, organise la division
du pays, les États-Unis s’autorisent une
réaction brutale au sud du 38e parallèle.
Le gouvernement militaire de l’armée
des États-Unis en Corée (Usamgik)
prend la main sur le pays, dissout les
organisations populaires, réprime les
grèves et fait appel à d’anciens colla-
borateurs avec l’occupant japonais pour
peupler l’appareil d’État. Dès lors, l’anti-
communisme – un anticommunisme
façonné par Washington – devient le
«principe central de légitimation idéolo-
gique de l’État sud-coréen », explique
le politiste Choi Jang Jip (13).
Entre 1948 et 1949, sur l’île Cheju,
la répression d’un soulèvement
populaire que les autorités américaines
(puis le dictateur Rhee Syngman, que
Washington place au pouvoir) accusent
d’être «communiste», fait plus de trente
mille victimes. Soit environ 10 % de la
population de l’île. Pendant des années,
les geôles du pays regorgent d’anciens
«partisans», engagés dans la lutte pour
la libération nationale lors de la guerre
de Corée (1950-1953). On les soumet
à la torture pour qu’ils « renoncent » à leurs convic-
tions d’antan. « Il fallait que je signe une déclaration
dans laquelle je m’engageais à être en première
ligne dans la lutte pour l’éradication du communisme,
nous raconte M. Ahn Hak-sop, 94 ans, dont près
de quarante-trois passés en prison. À chaque
séance de torture, je m’évanouissais. La première
chose que je regardais, en me réveillant, c’était mes
mains : y avait-il de l’encre dessus ? Avaient-ils
essayé de placer mes empreintes sur une fausse
déclaration de conversion? Là, j’aurais tout perdu.»
Dans les années 1980, la dictature structure un
réseau de camps de rééducation où seront internés
plus de quarante mille «délinquants» pour beaucoup
coupables d’être communistes.
À partir de 1987, la transition vers la démocratie
transforme les méthodes, pas le projet : «Dans mon
école primaire, relate Seo, un militant d’une vingtaine
d’années qui souhaite garder l’anonymat, on recevait
régulièrement des représentants du gouvernement,
des services de renseignement, voire de gens qui
s’étaient échappés de Corée du Nord. Tous venaient
nous expliquer que le communisme était une
menace et que nous devions tout faire pour l’éra-
diquer. » Ppalgaengi, littéralement « petit rouge »,
demeure une insulte, désignant toute personne
rejetant l’ordre socio-économique en place en Corée
du Sud. À la suite du virage néolibéral imposé au
pays dans la foulée de la crise asiatique de 1997, il
5 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
suffit de défendre une organisation de la société qui
ne dépende pas entièrement du marché – une forme
d’État-providence, par exemple – pour mériter l’éti-
quette, qui peut conduire en prison.
Les dispositions principales d’une loi de
sécurité nationale (LSN) mise en place par Rhee
en 1948 demeurent en effet en place. Son article 7
punit « tout personne qui loue, incite à soutenir
ou diffuse les activités d’organisations antigou-
vernementales », c’est-à-dire la Corée du Nord
et ses soutiens, sachant que dénoncer le capita-
lisme équivaut dans bien des cas à célébrer
Pyongyang aux yeux des autorités du Sud. Les
partis se revendiquant du communisme sont
interdits, et le marxisme toléré uniquement dans
les laboratoires universitaires. Dans un tour
d’esprit qu’on associerait plus volontiers au
« totalitarisme nord-coréen » qu’au « miracle sud-
coréen » sur les plateaux de télévision
occidentaux, critiquer la LSN peut être considéré
comme une violation de la LSN.
Espoir
Entre octobre 2016 et mars 2017, la population
prend la rue pour protester contre un scandale de
corruption qui touche la présidente Park Geun-
hye. Massif, le mouvement est bientôt baptisé
« révolution des bougies ». Les manifestations
provoquent la destitution de Mme Park, puis
l’élection de M. Moon Jae-in, le 10 mai 2017. Issu
du Parti démocrate, moins à droite que la formation
conservatrice, l’homme incarne l’espérance d’un
approfondissement de la démocratie. L’un de ses
engagements frappe les esprits : en finir avec la
précarité dans la fonction publique.
« En coréen, il existe une expression qu’on
pourrait traduire par “torture de l’espoir”, nous
explique M. Jin Youngha, militant syndical de la
KCTU. Cela revient à faire miroiter une promesse
dont on sait qu’elle ne sera pas tenue. C’est cela
qui s’est passé. »
Juste après sa prise de fonctions, M. Moon se
rend à l’aéroport d’Inchon, près de Séoul, pour
rencontrer des travailleurs précaires du secteur public
et afficher son intention de tenir parole. « Comme
bien souvent, la plupart des gens étaient embauchés
par des entreprises sous-traitantes, elles-mêmes
liées à l’État par des contrats à durée limitée, explique
M. Jin. Quand un contrat venait à terme avec le sous-
traitant A, l’État signait un nouveau contrat avec le
sous-traitant B. Les salariés de A étaient licenciés. »
Les primes de licenciement débutant à partir du
douzième mois de travail, la plupart des contrats
duraient onze mois. « Lors de la visite de M. Moon,
certains travailleurs ont pleuré de joie, se souvient
M. Jin. De son côté, Moon a promis de “sécher les
larmes des travailleurs précaires”. »
Dans les faits, M. Moon impose au sous-
traitant B de reprendre les salariés de A ; les condi-
tions de travail, elles, ne changent pas. «Les contrats
restent le plus souvent inférieurs à douze mois et,
à chaque renouvellement, les gens sont considérés
comme de nouveaux salariés : ils n’acquièrent aucun
droit, nous explique M. Jin. Moon a bien supprimé
une forme de précarité, mais il a brisé l’espoir d’une
amélioration des conditions de travail des gens. Est-
ce que c’est un progrès ? »
Patience
Ils sont là. Le jour, la nuit, ils sont là. Qu’il pleuve,
qu’il vente, qu’il neige, ils sont là. La foule passe,
parfois incrédule, mais ils sont là. Devant
l’ambassade américaine, à tour de rôle, les militants
du Parti de la démocratie populaire (PDP) se relaient
depuis 2016 pour exiger le départ des États-Unis,
« parce que tant que les Américains seront ici, les
Coréens ne seront pas libres ». Peut-être qu’alors
la vie deviendra plus douce au pays du Matin-
Calme. Pour l’heure, la Corée du Sud se meurt.
Elle affiche le plus faible taux de natalité du monde,
avec 0,78 enfant par femme.
R ENAUD L AMBERT .
(12) Kevin Gray, Labour and Development in East Asia. Social
Forces and Passive Revolution, Routledge, Londres, 2014.
(13) Cité par Lee Nam-hee, The Making of Mijung. Democracy
and the Politics of Representation in South Korea, Cornell University
Press, Ithaca (États-Unis), 2009.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
Le gaucho de tous les Argentins
Personnage principal du poème de José Hernández, Martín
Fierro occupe une place centrale dans l’imaginaire argentin
depuis plus d’un siècle et demi. Figure à la fois indigène et
tutélaire, il est cet «enfant du pays» dont se revendiquait le pré-
sident Juan Domingo Perón et auquel le pape François n’hésite
pas à se référer. Quelques voix critiques, dont celle de Jorge
Luis Borges, se font néanmoins entendre.
PAR FABIEN PALEM *
L ES joueurs allemands viennent à
peine de l’emporter face aux Argentins.
Devant la foule qui les accueille à Berlin,
ils raillent leurs adversaires. Entrant sur
scène, dos courbé, ils chantent bras des-
sus, bras dessous : « C’est comme ça que
marchent les gauchos, les gauchos mar-
chent comme ça ! » Puis se relevant fiè-
rement, ils reprennent, sur le même air :
« C’est comme ça que marchent les Alle-
mands, les Allemands marchent comme
ça ! » Les spectateurs hurlent de joie et
reprennent en chœur (1).
Nous sommes en juillet 2014, au len-
demain de la finale de la Coupe du monde
de football. Une vague d’indignation
gagne Buenos Aires. Constatant qu’on ose
moquer les gauchos, de nombreux sup-
porteurs manifestent dans la rue pour laver
ce qu’ils vivent comme un affront. À
l’image du journaliste péroniste Víctor
Hugo Morales, beaucoup atteignent le
« point Godwin » à la vitesse de la
lumière : les joueurs allemands ne sont
que « de sales nazis ! ». Mais qui sont ces
gauchos dont il s’agit alors de défendre
l’honneur ?
Si les joueurs allemands estimaient
sans doute que le terme était synonyme
d’«Argentin », le gaucho est en réalité
une sorte de cow-boy du Río de la Plata,
solitaire et semi-nomade. Une figure tra-
ditionnelle de la région, associée aux
champs, au bétail, à la poésie chantée, à
l’alcool et aux rixes, qui doit beaucoup
à Martín Fierro, le protagoniste du poème
éponyme de José Hernández (El gaucho
Martín Fierro), dont on a célébré, en
2022, les 150 ans de la toute première
édition (2). Une œuvre épique qui fait
toujours l’actualité.
Car, à droite comme à gauche de l’échi-
quier, dans les régions les plus reculées
« La plus haute expression d’argentinité »
C E discours des unitaires « s’inspire
de ceux des Européens vis-à-vis de leurs
colonies, explique l’historien Ezequiel
Adamovsky. Dans Facundo, Sarmiento
propose de lire l’histoire argentine à tra-
vers ce prisme : (…) l’idée sous-jacente
qu’il existe deux pays en lutte. L’un,
représenté par l’urbain, le Blanc, l’Eu-
ropéen, le lettré ; et l’autre, incarné par
le monde rural, créole [« criollo »], plé-
béien, non blanc » (4).
Le gaucho est un criollo, une personne
issue du métissage entre colons espagnols,
indigènes et esclaves amenés de force
depuis l’Afrique. Dans la première traduc-
tion complète du poème en français, Paul
Verdevoye (1912-2001), spécialiste de la
littérature argentine, traduit criollo par
«enfant du pays». Une interprétation fidèle
à l’esprit de l’auteur, qui souhaite interpel-
ler ses contemporains sur cet homme des
campagnes qui aurait un rôle à jouer dans
le projet civilisationnel argentin.
Sept ans après la sortie du premier volet,
Hernández publie La vuelta (« le retour »)
de Martín Fierro. Dans ce poème, plus
long et plus ambigu que le premier, le
caractère rebelle du gaucho s’est atténué.
Il s’est réconcilié avec le pouvoir. Un
retournement qui reflète l’évolution poli-
tique de l’auteur : en 1879, l’année de
publication de La vuelta, l’écrivain devient
député national pour le Parti unitaire.
Désormais docile, le gaucho peut s’en-
tendre avec les gens de la ville. Les indios,
* Journaliste, Buenos Aires.
6
U NE
comme au cœur de la capitale, tous les
Argentins s’arrachent la figure de Martín
Fierro. Son nom apparaît dans les dis-
cours politiques, il fait l’objet de réinter-
prétations littéraires et cinématogra-
phiques, on le trouve associé aux
récompenses audiovisuelles les plus
importantes du pays.
Dès sa sortie, le poème d’Hernández
rencontre un énorme succès. On le récite
au coin du feu, ce qui permet sa diffu-
sion auprès des analphabètes. Il raconte
les mésaventures d’un homme enrôlé de
force par l’armée lors de la conquête du
territoire argentin. Une campagne mili-
taire menée face aux indios (« indiens »),
comme on désigne alors les populations
autochtones. Las du traitement reçu de
ses supérieurs, peu convaincu par sa
mission patriotique, Fierro déserte.
Abandonné par sa famille, il décide de
partir vivre au milieu des « indiens ».
Dans le contexte de l’époque, un propos
éminemment politique.
L’Argentine se divise alors entre uni-
taires et fédéraux. D’un côté, l’aristocra-
tie de Buenos Aires qui souhaite centra-
liser le pouvoir et imposer le
libre-échange. De l’autre, les élites des
provinces rurales, partisanes du protec-
tionnisme et soucieuses de conserver de
larges marges de manœuvre. Pour les
unitaires, il s’agit d’une lutte entre civi-
lisation et barbarie : alors que Martín
Fierro devient l’ouvrage de référence des
fédéraux, le leur a pour titre complet
Facundo o civilización y barbarie en las
pampas argentinas (3). Écrit par
Domingo Faustino Sarmiento (qui
deviendra président de 1868 à 1874),
paru en 1845, Facundo commence par
une phrase en français – « On ne tue point
les idées » – qui dit l’intention d’associer
la civilisation à l’Europe.
quant à eux, sont animalisés. La « con-
quête du désert », campagne militaire qui
impliquera l’extermination des popula-
tions indigènes, a été lancée en 1878. «Un
peu malgré lui, considère l’écrivain Carlos
Gamerro, Hernández réconcilie les diffé-
rents récits politiques et dépasse la dicho-
tomie proposée par Sarmiento, à travers
un grand écart idéologique entre La ida
[le premier poème] et La vuelta. Il y a en
revanche un point sur lequel les deux
poèmes coïncident, c’est sur l’impossibi-
lité d’intégrer les indios (5). »
Martín Fierro s’invite de plus en plus
dans le débat partisan. En 1904, le journal
anarchiste La Protesta crée un supplément
culturel qui porte le nom du plus célèbre
Calendrier des fêtes nationales
1er - 31 juillet 2023
1er BURUNDI Fête de l’indépend.
CANADA Fête nationale
RWANDA Fête de l’indépend.
SOMALIE Fête nationale
2 ÎLES CAÏMAN Fête nationale
3 BIÉLORUSSIE Fête de l’indépend.
4 ÉTATS-UNIS Fête de l’indépend.
5 ALGÉRIE Fête de l’indépend.
CAP-VERT Fête de l’indépend.
VENEZUELA Fête de l’indépend.
ÎLE DE MAN Fête nationale
6 COMORES Fête de l’indépend.
MALAWI Fête nationale
7 ÎLES SALOMON Fête de l’indépend.
9 ARGENTINE Fête de l’indépend.
PALAU Fête nationale
FIGURE ÉPIQUE ET TUTÉLAIRE
© FUNDACIÓN RICARDO CARPANI - ARCHIVO CARPANI (CIAP/UNSAM)
RICARDO CARPANI. – « Mi gloria es vivir tan libre como el pájaro del cielo »
(Ma gloire est de vivre aussi libre que l’oiseau du ciel), de la série « Martín Fierro », 1984
des gauchos. Les marginalisés d’hier font
office de porte-étendards de leurs homo-
logues du moment. « Martín Fierro est le
symbole d’une époque de notre vie, l’in-
carnation de nos coutumes, institutions,
croyances, vices et vertus. C’est le cri d’une
classe qui lutte contre les couches supé-
rieures de la société qui l’oppriment, c’est
la protestation contre l’injustice», peut-on
lire dans le Martín Fierro du 3 mars 1904.
Presque tous issus de la « grande immi-
gration » – un chapitre de l’histoire natio-
nale qui s’étale de 1860 à 1930, durant
lequel environ six millions d’Européens
débarquent dans un pays qui comptait à
peine 1,88 million d’habitants en 1870 –,
les anarchistes du début du XXe siècle
démontrent une volonté de se créoliser.
De devenir argentin. Un procédé simi-
laire a touché l’ensemble des commu-
nautés d’immigrés européens, qui tradui-
ront le poème en leur langue, comme une
marque de bonne intention à l’égard de
la société d’accueil. Pour les anarchistes,
devenir argentin permet de ne plus tom-
ber sous le coup de la loi de résidence,
qui autorise depuis 1902 l’expulsion des
immigrés considérés comme subversifs.
Une décennie plus tard, l’écrivain
conservateur et nationaliste Leopoldo
Lugones se saisit au contraire de Martín
Fierro pour en faire une barrière identi-
taire face aux vagues de la « grande immi-
gration » et à ce que ces populations
apportent, selon lui, de subversif : idées
cosmopolites, programmes sociaux, anar-
chisme… Dans plusieurs conférences pro-
noncées en 1913 au théâtre Odéon, devant
la classe dirigeante, il érige le criollo en
pilier de l’argentinité face aux gringos (les
étrangers) qui débarquent à Buenos Aires.
10 BAHAMAS Fête de l’indépend.
11 MONGOLIE Fête nationale
12 KIRIBATI Fête de l’indépend.
SÃO-
TOMÉ-
ET-PRÍNCIPE Fête de l’indépend.
13 MONTÉNÉGRO Fête nationale
14 FRANCE Fête nationale
20 COLOMBIE Fête de l’indépend.
21 BELGIQUE Fête nationale
23 ÉGYPTE Fête nationale
26 LIBERIA Fête de l’indépend.
MALDIVES Fête de l’indépend.
28 PÉROU Fête de l’indépend.
30 MAROC Fête nationale
VANUATU Fête de l’indépend.
El gaucho Martín Fierro doit être aux
Argentins ce que sont la Chanson de
Roland aux Français ou Cantar de mio
Cid («Le poème du Cid ») aux Espagnols,
selon l’analogie faite par son contempo-
rain, l’écrivain Ricardo Rojas. De sorte
que le gaucho, qui incarnait hier la résis-
tance à l’homogénéisation de la nation,
devient l’incarnation d’une pureté mena-
cée par l’étranger.
Par la suite, les usages et revendications
politiques du gaucho couvrent tout l’éven-
tail idéologique. En 1939, le gouverneur
de la province de Buenos Aires, le natio-
Des footballeurs au pape François
P ERÓN construit sa légende personnelle
sur une identification avec le plus chéri
des « enfants du pays ». Le livre d’Her-
nández lui aurait été offert par son père
en 1913, l’année de sa sortie de l’école
militaire, qui est aussi (coïncidence) celle
de la canonisation du gaucho par Lugones.
Durant la campagne pour la présiden-
tielle de 1946, le premier scrutin qu’il
remporte, le candidat Perón incarne les
intérêts nationaux face aux menaces de
l’impérialisme nord-américain. Des
affiches « Braden ou Perón » couvrent les
murs de Buenos Aires, en référence à
l’ambassadeur des États-Unis.
Depuis le gouvernement ou l’opposition,
le péronisme ne cesse d’entretenir le mythe
gaucho. Durant la Coupe du monde de
football organisée par la dictature, en 1978,
le régime impose le gauchito, un petit gau-
cho, comme mascotte de la compétition.
Face aux militaires, les Montoneros, gué-
rilleros péronistes, tirent leur nom des mon-
toneras, ces formations militaires des
guerres d’indépendance composées de gau-
chos. Durant le Mondial, les Montoneros
revendiquent le gaucho dans sa version de
héros des populations opprimées.
Plus récemment, un autre chef d’État
né en Argentine a donné une portée uni-
verselle à cet antihéros des pampas. Dans
un discours prononcé en 2015 aux
Nations unies, le pape François a cité la
loi première du poème, qui appelle les
« frères à rester unis ». Générateur
d’union et de clivages, le gaucho a
souvent été assimilé au péronisme.
Connu pour son opposition farouche à
ce courant politique, l’écrivain Jorge Luis
Borges regrettait, dans les années 1970,
que les Argentins n’eussent pas érigé
Facundo en poème national : « Si au lieu
de canoniser Martín Fierro nous avions
naliste Manuel Fresco, obtient
l’unanimité auprès des élus locaux
pour instaurer la fête nationale de
la tradition le 10 novembre, jour
de la naissance d’Hernández. Le
décret du 9 novembre 1949 par
lequel la fête devient nationale,
sous la présidence de Juan
Domingo Perón, évoque le poème
comme «la plus haute expression
d’argentinité ». En 1993, Carlos
Menem instaure la fête nationale
du gaucho, le 6 décembre. Le pré-
sident de toutes les privatisations
s’autoproclame héros criollo…
Ambivalent, insaisissable, Mar-
tín Fierro est à la fois un carrefour
idéologique et un point de cristal-
lisation des tensions. Son impor-
tance dans la politique nationale
croît dès lors qu’il devient l’em-
blème de l’un des plus puissants
et indéfinissables courants poli-
tiques du pays : le péronisme. En
1944, lorsque le primo-péronisme
écrit l’un des plus intenses chapi-
tres du mythe gaucho avec l’ins-
tauration du statut du péon rural
(qui émancipe les ouvriers agri-
coles des grands propriétaires), le
général Perón – alors secrétaire du
travail et du plan du gouvernement
militaire en place – invoque cette
figure. Le statut du péon, aboli par
la dictature (1976-1983), sera réin-
stauré en 2011 par Mme Cristina
Fernández de Kirchner, alors pré-
sidente péroniste.
« Martín Fierro accompagne le
péronisme dès sa genèse, con-
firme l’historien Matías Emiliano
Casas, auteur de Como dijo Martín Fierro
(6). Au fil du XXe siècle, nous assistons à
trois niveaux d’appropriation. À une
échelle personnelle, Juan Domingo Perón
cite des passages entiers du poème, y com-
pris en inventant des vers. Au niveau gou-
vernemental, entre 1946 et 1955, le péro-
nisme impulse l’organisation d’événements
culturels pour promouvoir le texte. Enfin,
pendant la même période, le mouvement
accompagne la publication de dizaines de
livres encensant l’imaginaire lié aux gau-
chos. » À la suite du coup d’État qui ren-
verse Perón, la dictature tentera, en vain,
de « dépéroniser » Martín Fierro.
canonisé Facundo, notre histoire aurait
été différente et meilleure (7). » Le débat,
vieux d’un siècle et demi, est loin d’être
clos au sein de l’élite intellectuelle.
L’écrivain Alberto Manguel, directeur de
la Bibliothèque nationale durant le man-
dat du président libéral Mauricio Macri
(2015-2019), avait emboîté le pas de
Borges, générant de vives réactions de
l’opposition péroniste, venue défendre
« son » emblème national.
Loin de la Bibliothèque nationale, le cri
de protestation des propriétaires terriens
sème encore un peu plus le trouble sur la
paternité politique de Martín Fierro.
Durant leurs fréquentes mobilisations
contre les freins à l’exportation, imposés
par le péronisme, ces entrepreneurs agri-
coles s’emparent régulièrement de la
mythologie « gauchesque ». « Martín
Fierro est un emblème national, conclut
Casas, parce que personne ne peut passer
à côté. Aucun groupe politique, aucun
régime, ni la gauche ni la droite. Ni la
démocratie ni la dictature… Tôt ou tard,
la politique rencontre le gaucho et doit se
débrouiller avec cet héritage. »
(1) « 2014 World Cup… Germany celebration
victory », www.youtube.com
(2) Une traduction française de ce poème a été
publiée par Régis Brauchli, Ivry-sur-Seine, 2008.
(3) L’Herne, Paris, 1990, pour la version en langue
française.
(4) Ezequiel Adamovsky, El gaucho indómito. De
Martín Fierro a Perón, el emblema imposible de una
nación desgarrada, Siglo XXI, Buenos Aires, 2019.
(5) Carlos Gamerro, Facundo o Martín Fierro. Los
libros que inventaron la Argentina, Sudamericana,
Buenos Aires, 2015.
(6) Matías Emiliano Casas, Como dijo Martin
Fierro. Interpretaciones y usos del poema durante el
siglo XX, Prometeo, Buenos Aires, 2022.
(7) Dans le prologue au livre de Sarmiento, Recuerdos
de provincia, Emecé Editores, Buenos Aires, 1944.
 7 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023

L A CAUTION , PILIER DU SYSTÈME JUDICIAIRE

Aux États-Unis, la liberté à but lucratif

Souvent indispensable pour éviter l’incarcération préventive, ce risque à une poignée de compagnies
d’assurances, comme Fairfax Financial,
la caution représente une manne pour plusieurs acteurs dont qui règlent la facture si besoin.
les « bail bondsmen », qui se portent garants du paiement
Les services des bondsmen sont deve-
auprès des tribunaux. Les assureurs spécialisés dans cette nus indispensables. Selon le Prison
niche réalisent aussi de juteux bénéfices alors que les pres- Policy Initiative, le montant médian des
cautions infligées aux personnes en
sions se multiplient pour mettre fin à un système inégalitaire détention provisoire s’élève à
10 000 dollars, alors que le revenu
qui pénalise les minorités et les plus démunis. moyen de cette population s’établit à
15 000 dollars par an pour les hommes
âgés de 23 à 39 ans, et 11 000 dollars
PAR CHARLOTTE RECOQUILLON * pour les femmes. Impossible pour eux
de collecter de si grosses sommes. Et
même en réunir une partie conduit
l’agence Libre s’appuie sur le cas d’un
étranger contraint, pendant trois ans,
de porter un bracelet électronique fac-
turé 420 dollars par mois. Au total,
cette personne a versé 17 000 dollars
de frais, pour une caution initiale de
10 000 dollars.
Certaines agences n’hésitent pas à
recourir au chantage affectif pour sou-
tirer de l’argent aux foyers les plus
vulnérables, profitant de l’angoisse et
de la détresse suscitées par l’incarcé-
ration d’un proche. Considérées
comme plus stables financièrement et
plus loyales envers leur famille, les
mères et les compagnes sont particu-
lièrement ciblées par le démarchage
agressif des agences. Sociologue à
l’université du Minnesota, Joshua
Page a travaillé pour l’un de ces éta-
blissements pendant dix-huit mois (7).
Résultat de ses observations ? Les
femmes noires et latinas sont délibé-
rément soumises à des tarifs plus éle-
vés, des conditions de paiement et des
contreparties plus strictes que les
femmes blanches, jugées plus fiables
par les agences et les compagnies
d’assurances.

J
« E vous accorde la liberté sous
caution. Le montant est fixé à
10 000 dollars », annonce le juge à
Jackie Brown, hôtesse de l’air arrêtée
pour avoir convoyé clandestinement de
l’argent dans le film de Quentin Taran-
tino (1997). Fréquente dans les séries
et les films policiers tournés aux États-
Unis, cette scène où un magistrat en
robe noire abat son marteau en annon-
çant une somme parfois faramineuse
imprègne les imaginaires, au point que
l’on ne se demande plus ce qu’elle
dissimule. Elle ponctue pourtant une
étape-clé du système judiciaire améri-
cain. Une étape qui, comme toutes les
autres, produit de lourdes inégalités,
mais constitue également, pour certains,
une source de profits.
En principe, la caution doit garantir
qu’un accusé comparaîtra à son procès.
S’il estime qu’un prévenu ne présente
aucun risque de fuite ou de récidive, le
juge peut en effet décider de le libérer
sans condition ou contre une caution
dont le montant varie selon la catégorie
de l’infraction. Une fois le procès ter-
miné, si le prévenu s’est présenté à
toutes les audiences, la loi prévoit de lui
restituer la totalité de la somme versée,
qu’il soit coupable ou innocent. Dans les
faits, les juges ont pourtant une grande
latitude. Ils peuvent notamment prélever
des frais pour l’indemnisation des vic-
De bons samaritains ?
times ou pour le financement des procé-
dures judiciaires. Nombre de prévenus
ne récupèrent donc jamais l’intégralité
de leur versement.
Bien que le huitième amendement de
la Constitution dispose que le montant
des cautions ne doit « pas être excessif »,
beaucoup ne peuvent pas s’en acquitter.
Les plus infortunés doivent donc rester
en prison, indépendamment de la gravité
des infractions reprochées, et peu importe
la présomption d’innocence. Et cela peut
durer des jours, des semaines, voire des
mois ou des années. « Vous avez deux
options, résume le juge à Jackie Brown.
La première, vous pouvez payer votre
caution à la cour et vous êtes libérée
immédiatement. Mais vu le montant, c’est
peu probable. La seconde, vous restez ici
jusqu’à votre procès. Cela peut prendre
un an, même plus… » Avant une réforme
adoptée en 2019 dans l’État de New
York, un accusé y restait en moyenne pri-
sonnier cent quarante-sept jours dans l’at-
tente de son procès (1). Selon le think
tank Prison Policy Initiative, il y aurait
actuellement plus de 420 000 personnes
en détention provisoire aux États-
Unis (2) ; cette population représente les
trois quarts des détenus en Californie (3).
Si l’on tient compte des entrées et des
sorties, plus de deux millions de per-
sonnes sont concernées chaque année
dans le pays.
souvent les familles à s’endetter, à se
priver du nécessaire, à hypothéquer
leurs biens. C’est donc un business très
juteux pour les quinze mille agences du
pays qui prélèvent chaque année 15 mil-
liards de dollars aux plus pauvres, en
particulier aux minorités raciales,
ciblées de manière disproportionnée par
la police et la justice. En 2017, le mon-
tant total des cautions fixées par les tri-
bunaux de Los Angeles – où les Noirs
et les Latinos représentent 83 % de la
population carcérale – avoisinait
3,6 milliards de dollars ; cette même
Tentatives de réformes
T OUTES ces raisons amènent à mettre
en œuvre des réformes à travers le pays.
bailout », qui vise à collecter des fonds
pour libérer les prévenus les plus défa-
Les autorités de Philadelphie ne prati- vorisés par le système (les personnes les-
quent plus la libération sous caution biennes, gays, bisexuelles et trans
pour les plus petits délits, l’État du New [LGBT], noires, les femmes…). L’argent
Jersey a supprimé les cautions automa- récupéré au moment du jugement est
tiques, et dans celui de New York les réinvesti dans une autre caution, et ainsi
juges doivent désormais proposer des de suite. L’association Color of Change
solutions alternatives, comme la liberté et l’Union américaine pour les libertés
surveillée. Quant aux agences de garan- civiques (ACLU) concentrent leurs
attaques sur les compagnies
d’assurances. Après que les
groupes Tokio Marine, Ran-
dall & Quilter et Endeavour
Capital ont fini par se retirer
du secteur en 2020, les deux
associations ont lancé une
nouvelle campagne contre le
conglomérat canadien Fairfax
Financial, désormais en situa-
tion de quasi-monopole et
dont le chiffre d’affaires a
atteint 27 milliards de dollars
en 2022 (8). Selon l’agence
de notation AM Best, le taux
des bénéfices bruts après le
paiement des cautions avoi-
sine 83 %, contre 33 % pour
les assurances du domicile et
de l’automobile (9). Pas éton-
nant que l’industrie se mobi-
lise – en injectant des mil-
lions de dollars en publicités,
en lobbyistes et en contribu-
tions aux dépenses de cam-
pagne des élus – contre les
réformes en cours.

M OTEUR de l’incarcération de masse,

le nombre de personnes emprisonnées
avant leur jugement a été multiplié par
quatre depuis 1980. Or ces accusés sont
plus souvent condamnés que ceux qui
se présentent libres au tribunal ; ils éco-
pent de peines plus longues, notamment
lors des procédures de plaider-coupa-
ble (4). Ce système produit en outre de
nombreuses discriminations. Pour des
infractions comparables, les Afro-Amé-
ricains et les Hispaniques se voient infli-
ger des cautions respectivement supé-
rieures de 35 % et 19 % à celles des
hommes blancs (5). Violence, stigmate
social, détérioration de la santé mentale,
perte d’un emploi ou de la garde d’un
enfant, voire d’un titre de séjour… : les
conséquences d’une détention sont
catastrophiques. Aussi, tous ceux qui le
trouvent parfois un bon samaritain. En
1963, un entrepreneur noir a réglé la
Celles d’ores et déjà enga-
gées aux quatre coins du pays
caution de 5 000 dollars de Martin semblent pourtant fonction-
Luther King, incarcéré à la prison de ner en termes de sécurité et
Birmingham pour avoir mené des de dépenses publiques : entre
actions non violentes contre la ségré- 2015 et 2022, à Houston
gation raciale. En 2015, les artistes (Texas), le nombre de per-
Jay-Z et Beyoncé ont contribué à la libé- sonnes relâchées dans les
ration de manifestants qui protestaient vingt-quatre heures suivant
contre les violences policières à Balti- un petit délit a augmenté de
more. Mais ces cas restent évidemment 13 %, et le taux de récidive
rares. Faute de généreux bienfaiteurs, n’a pas augmenté pour autant
les prévenus pauvres se tournent donc – il a même baissé (10). À
vers des agences de « garants de caution New York, une réforme
judiciaire », les bail bondsmen, à adoptée en 2019 a permis de
l’image du truculent personnage de Max diminuer de 15 % la popula-
Cherry dans Jackie Brown. En échange tion en détention préven-
d’une commission non remboursable, tive (11). En attendant l’abro-
en général entre 10 et 15 % du montant gation du système, des
de la caution (plus l’infraction reprochée militants continuent de col-
SELÇUK

peuvent règlent leur caution comptant, est grave, plus le client est intéressant),
et préparent leur défense à la maison. les bondsmen se portent garants auprès
des tribunaux, permettant ainsi aux pré-
Ceux qui n’en ont pas les moyens venus de rester libres en attendant leur année, les agences implantées dans la
(c’est-à-dire presque tous les prévenus) procès. Ils ne doivent débourser la cau- ville avaient facturé 41 millions de dol-
tion qu’en cas d’absence de l’accusé à lars en frais non remboursables (6).
* Journaliste. l’audience. Dans les faits, ils transfèrent
En pratique, même si l’accusé ne se
présente pas à son procès, les bonds-
men paient rarement les tribunaux.
Nos précédents articles D’abord, les délais sont suffisamment
longs pour que les prévenus finissent
• « Prison ou bracelet, la fausse alternative », par Olivier Razac (mars 2023). par comparaître à une autre audience,
le plus souvent de leur propre chef ou
• « Un pays miné par les homicides policiers », par Richard Keiser parce qu’ils ont été interpellés par la
(juillet 2020). police. Lorsque les bondsmen doivent
faire appel à un chasseur de primes, ou
• « Des vies plus précieuses que d’autres », par Charlotte Recoquillon
(janvier 2020).
entreprendre toute autre démarche afin
d’obliger leurs clients à se présenter à
• « Ce que révèle l’affaire Epstein », par Francis Pryer (octobre 2019). la justice, ils facturent ces frais aux
familles. Pénalités exorbitantes en cas
• « En Louisiane, prisons cherchent prisonniers », par Maxime Robin de retard de paiement, renouvellement
(novembre 2013). annuel automatique des frais si le pro-
• « États-Unis, république des avocats », par Alan Audi (septembre 2010). cès se prolonge, surveillance rappro-
chée et espionnage de leurs clients,
• « Les États-Unis malades de leurs prisons », par Megan Comfort (juin 2003).
couvre-feu imposé, menaces de retour
en prison : sur ce marché très peu
• « L’emprisonnement des “classes dangereuses” aux États-Unis », par Loïc
régulé et hautement concurrentiel, les
Wacquant (juillet 1998).
abus pullulent. À New York, une
plainte déposée en 2021 contre
tie judiciaire à but lucratif, quatre États
les ont déjà interdites.
Le Movement for Black Lives (Mou-
vement pour les vies noires), qui
regroupe une cinquantaine d’organisa-
tions défendant les intérêts des Noirs
américains, a placé l’enjeu de la caution
au centre de ses revendications. Il sou-
tient notamment le projet « The national
(1) Peter Mayer, « Justice, safety and prosperity :
New York’s bail reform success story », FWD.us,
27 février 2023, www.fwd.us
(2) Wendy Sawyer et Peter Wagner, « Mass incar-
ceration : The whole pie 2023 », Prison Policy
Initiative, 14 mars 2023, www.prisonpolicy.org
(3) « California : The state of incarceration,
explained », Vera Institute of Justice, mars 2023,
www.vera.org
(4) Joshua Page, Victoria Piehowski et Joe Soss,
«A debt of care : Commercial bail and the gendered
logic of criminal justice predation », The Russell Sage
Foundation Journal of the Social Sciences, New York,
février 2019.
(5) Adureh Onyekwere, « How cash bail works »,
Brennan Center for Justice, 10 décembre 2019,
www.brennancenter.org
lecter des fonds pour payer
des cautions, notamment
celles d’homologues arrêtés
par la police. Dans un contexte de répres-
sion croissante des mouvements sociaux,
la tâche s’annonce immense. À Atlanta,
de nombreux opposants au projet « Cop
City » – un vaste centre d’entraînement
pour la police – ont été arrêtés ces der-
niers mois. Des militants se sont
employés à récolter de l’argent pour ver-
ser leur caution. Le 31 mai dernier, ils
ont eux aussi été arrêtés par la police…
(6) « Million dollar hoods project », université de
Californie à Los Angeles, 2018. www.bruncheenter.
ucla.edu
(7) Cf. Joshua Page et al., «A debt of care… »,
op. cit.
(8) « Financial results for the year ended
December 31, 2022 », communiqué de presse,
16 février 2023, www.fairfax.ca
(9) Alwyn Scott et Suzanne Barlyn, « US bail-bond
insurers spend big to keep defendants paying »,
Reuters, 26 mars 2021.
(10) Paul Heaton, « The effect of misdemea-
nor bail reform », Quattrone Center for the Fair
Administration of Justice, 16 août 2022,
www.law.upenn.edu
(11) Peter Mayer, « Justice, safety and
prosperity… », op. cit.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
8
À L’ HEURE OÙ LA DROITE S ’ ALLIE

Impossible recentrage
Longtemps considérée comme une exception en Pour l’historien Javier Tusell, «il
n’est pas surprenant que bien des
Europe, l’Espagne doit compter désormais avec l’in- membres [de la jeune génération
fluence électorale croissante de Vox, fondé en 2013. du PP] issus de la droite
traditionnelle – comme Aznar
L’émergence de ce mouvement, qui devrait peser sur lui-même, phalangiste dans sa
le scrutin législatif anticipé du 23 juillet, doit prime jeunesse – se soient
transformés en ultralibéraux, car
beaucoup aux divisions internes et à l’évolution idéo-
(…) le libéralisme fournissait un
logique versatile de la droite postfranquiste. cadre théorique moderne contre
le socialisme, tout en étant sus-
ceptible d’être connecté à la
droite conservatrice (5)». L’om-
PAR MAËLLE MARIETTE * bre portée par Franco sur le PP
s’estompe alors.

L A mine grave, M. Pedro Sánchez

a annoncé le 29 mai dernier, lors d’une
allocution télévisée, la convocation
d’élections générales. Au pouvoir
depuis 2018, le chef du gouvernement
espagnol a choisi d’avancer au 23 juillet
prochain la tenue d’un scrutin initiale-
ment prévu à la fin de l’année. Son
annonce-surprise intervient au lende-
main d’une déroute du Parti socialiste
ouvrier espagnol (PSOE), dont il est le
secrétaire général, lors des élections
et notamment de leur frange réformiste,
pour laquelle l’Espagne devait s’engager
« L’idée était de renouveler le
discours sur la base d’une logi-
que néolibérale capable de
dans la voie démocratique après la mort détrôner les socialistes et de
de Franco en 1975. Ancien ministre de gagner en popularité, analyse
l’information et du tourisme sous la dic- M. Carmona. Il fallait dépasser
tature, Manuel Fraga Iribarne fonde, en une partie de l’héritage fran-
octobre 1976, Alianza Popular (AP), qui quiste, dont la politique écono-
deviendra une dizaine d’années plus tard mique était fortement interven-
l’actuel PP. L’objectif était de fédérer sept tionniste, pour se tourner vers
organisations politiques (dirigées par sept un conservatisme plus européen,
hauts dignitaires franquistes, surnommés un libéralisme plus doctrinaire
« les sept magnifiques ») qui recouvraient et des positions plus atlantistes.»
© ADAGP, PARIS, 2023 - COURTESY GALERÍA BAT ALBERTO CORNEJO, MADRID

municipales et régionales. Le Parti
populaire (PP), principale organisation
conservatrice espagnole, a en effet
obtenu le plus de suffrages dans six des
dix régions jusqu’alors dirigées (direc-
tement ou au sein d’une coalition) par
les socialistes. Dans cinq d’entre elles,
toutefois, la droite devra s’assurer l’ap-
pui du parti d’extrême droite Vox, car
elle n’y dispose pas de la majorité abso-
lue – des pourparlers ont parfois déjà
abouti. Le PP a également conquis les
mairies de Valence et de Séville, troi-
sième et quatrième villes du pays.
De façon à discréditer le PP, conduit
par M. Alberto Núñez Feijóo depuis
2022, la gauche répète à l’envi qu’il faut
arrêter ce « courant réactionnaire »,
stopper la « vague ultraconservatrice »,
ou encore faire « barrage à l’extrême
droite ». Si la stratégie n’a pas jusqu’à
présent fonctionné davantage en
Espagne qu’en France ou en Italie,
qu’en est-il du fondement de cette accu-
sation ?
Le PP trouve ses origines dans le fran-
quisme, le système instauré par le général
Francisco Franco et ses partisans après
avoir remporté une sanglante guerre civile
(1936-1939). La majorité des dirigeants
du parti sont des enfants ou des petits-
enfants des élites politiques franquistes,
« Aussi bien citadins que ruraux »
les familles politiques du régime du Cau- Nombre de dirigeants du PP
dillo : les technocrates, les chrétiens- observent alors avec intérêt les
démocrates, les phalangistes, les traditio- succès électoraux de la « troi-
nalistes nationalistes et catholiques sième voie » de MM. Anthony
fortement liés à l’Opus Dei (1)… Blair au Royaume-Uni ou
Gerhard Schröder en Allemagne
« AP a été créée pour prendre part au – qui revêt les atours du pragma-
processus qui s’ouvre avec la fin du fran- tisme tout en étant atlantiste et
quisme, participer à la transition et com- néolibérale – et soulignent sa
bler le vide politique laissé par Franco », proximité idéologique avec le
nous explique M. Jorge Verstrynge, «centre réformiste» de M. Aznar.
ancien secrétaire général d’AP. Par C’est alors qu’après vingt ans
« peur d’être exclus du système », les passés dans l’opposition la droite
membres de la formation acceptent de accède au pouvoir en remportant
participer au processus électoral consti- les élections générales, le 3 mars
tuant qui aboutira à l’actuelle Constitu- 1996, grâce à l’électorat clas-
tion du 6 décembre 1978. Mais « la moi- sique des droites européennes :
tié des députés d’AP a ensuite refusé de « Les hommes, les revenus éle-
voter pour la Constitution, en grande vés, les conservateurs catholi-
partie à cause de l’autonomie qu’elle EQUIPO CRÓNICA. – « Menina abanderada » (Ménine porte-drapeau), 1974 ques et les petits entrepreneurs
accorde aux régions », développe indépendants sont alors surre-
M. Verstrynge. Les divisions entre les « La droite a eu beaucoup de mal à vatrice qui n’est pas, contrairement au présentés », détaille Guillermo Fernández
courants et l’échec aux élections géné- créer un parti fort capable de rivaliser franquisme, incompatible avec la démo- Vázquez, politiste et professeur à l’uni-
rales de 1982 et 1986, remportées haut avec le PSOE, nous raconte Pablo Simón, cratie. Le PP, et avant lui AP, a donc versité Carlos III de Madrid, qui souligne
la main par le PSOE, entraînent des politiste à l’université Carlos III de cherché à légitimer le conservatisme par ailleurs qu’il s’agit d’un électorat
crises internes. Pour les surmonter, Fraga Madrid. Elle est restée ainsi près de vingt espagnol en invoquant des précédents « aussi bien citadin que rural », plus ou
Iribarne concocte de nouveaux statuts ans dans l’opposition. De là vient la historiques politiquement corrects. moins uniformément réparti sur le terri-
qui réduisent la démocratie et renforcent construction sous Aznar d’une structure toire, la Catalogne et le Pays basque exclus.
la hiérarchie au sein du parti. C’est ainsi interne très verticale, hiérarchisée, cen- La stratégie s’impose dès la transition
qu’AP devient le PP et que M. José tralisée et présidentialiste. Le dernier pré- démocratique, lorsque la droite postfran- Mais la droite ne l’emporte que de jus-
María Aznar, jeune et ambitieux prési- sident en date, M. Alberto Núñez Feijóo, quiste puise dans la tradition libérale- tesse. Le PP modère donc son programme
dent de la région autonome de Castille- a été élu alors qu’il n’y avait qu’un seul conservatrice issue d’Antonio Cánovas afin d’élargir son électorat à l’avenir et,
et-León depuis 1987, succède, en 1989, candidat, choisi par la direction. Il a donc, del Castillo, mort à la fin du XIXe siècle. surtout, de constituer une majorité stable
à Fraga Iribarne à la présidence. en réalité, été nommé. » M. Pablo Car- Elle tente ainsi de se donner un vernis à l’Assemblée. Elle tiendra au soutien des
mona, historien et militant associatif, n’y démocratique et de faire passer ses diri- deux plus importantes organisations
voit pas seulement l’expression de la geants « pour des petits-enfants de Cáno- nationalistes du pays, le parti catalan
nécessité de surmonter des divergences vas plutôt que pour des enfants de Convergència i Unió (CiU) et le parti
internes mais l’une des expressions de la Franco (4) », écrit l’historien Carlos basque Partido Nacionalista Vasco

S ’OUVRE alors une période de réno-

vation : M. Aznar souhaite, selon ses
propres termes, construire un grand
parti de droite unifié visant à « faire
cohabiter aisément les idées libérales,
conservatrices et démocrates-chré-
tiennes ». Avec sa jeune équipe, il dote
la formation de structures fortes, char-
gées d’asseoir sa présence sur l’ensem-
ble du territoire espagnol. La nouvelle
direction espère institutionnaliser le
persistance dans le parti de dispositions
autoritaires. « Il s’agit d’une tradition très
franquiste, nous explique-t-il. À l’ap-
Dardé. La contre-révolution néolibérale-
conservatrice menée par la première
ministre britannique Margaret Thatcher
(PNV), aux orientations socio-écono-
miques semblables à celles du PP, et dont
M. Aznar semblait alors estimer que, par
parti et lui permettre de progresser proche de la fin de la guerre civile, (1979-1990) et par le président américain leur notabilité conservatrice, elles ne sau-
électoralement. La « cohabitation » Franco, par son fameux “décret d’unifi- Ronald Reagan (1981-1989) dans les raient représenter un véritable danger
annoncée a ses limites : « Au Parti cation”, a affirmé, dans une logique mili- années 1980 constitue une autre référence. pour l’unité du pays.
populaire, il n’y a pas de courant. Seu- taire selon laquelle la hiérarchie doit être
lement du 220 volts. C’est moi qui respectée quoi qu’il arrive, qu’il ne pou-
contrôle la prise et quiconque met son vait pas y avoir plusieurs pouvoirs poli- Ne plus éprouver de honte
doigt dedans est électrocuté (2) ! », tiques. Il a donc décidé d’unifier les dif-

* Journaliste.
déclare M. Aznar juste avant le
XIIe congrès du PP en 1996.
férentes phalanges [organisations
politiques fascistes] sous un même para-
pluie. De là vient cette idée,
au sein d’AP comme du PP,
que la droite doit être unie
contre l’ennemi régionaliste,
contre la gauche, contre le
Puissance communisme, contre les
francs-maçons, etc. » Simón
et pouvoirs poursuit : « Il en va de même
au niveau territorial. Le siège
M ONSIEUR Aznar et son premier gou-
vernement ne se distinguent pas par leur
créativité. Ils s’en remettent aux recettes
néolibérales : dérégulation, réduction
des impôts, privatisations, rigueur bud-
gétaire et priorité donnée à l’entrée dans
l’Union monétaire européenne. Ils sur-
prennent toutefois en marquant une
certaine distance avec l’Église et ne
reviennent pas sur la légalisation de
tend à émerger chez les conserva-
teurs (7). Les « nouveaux historiens »,
avec le journaliste et écrivain Pío Moa
comme chef de file, affirment le bien-
fondé du soulèvement franquiste face à
la « menace communiste ». Pour eux,
seul un gouvernement militaire pouvait
« rétablir l’ordre ». Le franquisme aurait
mis l’Espagne sur la voie de la prospé-

a réussi, après des négocia- l’avortement. Il s’agit d’une manœuvre

tions parfois rudes, à ce que
Climat et presque tous les dirigeants
locaux et régionaux s’ali-
transition gnent plus ou moins. Il arrive
même que la direction natio-
tactique : après l’obtention de la majo- (1) Lire Jesus Ynfante, « Résurrection de l’Opus
rité absolue au Congrès lors des élec-
tions générales suivantes, en 2000, le
Dei en Espagne», Le Monde diplomatique, juillet 1996.
(2) Juan González Ibañez, « “El enchufe lo tengo
PP fait passer une loi réintroduisant
l’enseignement obligatoire de la reli-
yo y quien mete el dedo se electrocuta” », El País,
Madrid, 9 janvier 1996.

nale impose des candidats au gion dans les écoles primaires et secon- (3) Cité dans Ángel Munárriz, « La victoria de “los

Fin du monde
moas” : el revisionismo alcanza la cúspide de la
niveau local. » daires publiques. M. Aznar conduit derecha española », infoLibre, 3 juillet 2021,
alors une politique plus en ligne avec www.infolibre.es

et fin de mois Mais l’un des grands pro-

blèmes de la droite en Espa-
gne, selon l’historien Julián
Casanova, « tient à ce qu’elle
EN VENTE CHEZ peine à s’inscrire dans une
tradition politique espa-
VOTRE MARCHAND
gnole, à la différence de ses
DE JOURNAUX - 8,50 € homologues européennes (3)».
La droite britannique peut
par exemple se revendiquer
d’une illustre pensée conser-
les racines idéologiques de son parti.
Dès le milieu des années 1990,
M. Aznar avait enjoint à l’Espagne de
surmonter « un certain complexe histo-
rique » : « Le récent passé franquiste a
provoqué à gauche une attitude qui tend
à renier ou à se sentir honteux de notre
histoire et de ce qu’a été notre position
dans le monde (6). » Sous ses gouver-
nements, un révisionnisme historique
(4) Cité dans Miguel Ángel Villena, « La sombra
de Cánovas del Castillo llega hasta los “neocons” »,
El País, 2 novembre 2008.
(5) Javier Tusell Gómez, El Aznarato. El
gobierno del Partido Popular, 1996-2003, Aguilar,
Madrid, 2003.
(6) José Mariá Aznar, Espaná, la segunda transición,
Espasa Calpe, Madrid, 1995.
(7) Lire Pauline Perrenot et Vladimir Slonska-
Malvaud, « Le franquisme déchire toujours
l’Espagne », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
 9 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023

AVEC LA FORMATION D ’ EXTRÊME DROITE V OX

du Parti populaire espagnol

rité et de la démocratie. Il est également Aznar lui-même dire que sa lecture d’été gnole en prétendant que le texte conduit dérive alors « vers la gestion pure, le bon renversé en juin 2018 par une motion de
banalisé comme un phénomène inévi- serait un livre de Moa (8). » à la « désintégration » de l’Espagne et à sens, l’orthodoxie juridique, les congrès censure à la suite de la condamnation de
table dans une période de menaces tota- sa « balkanisation ». Cette attitude du PP sans heurts (13) ». Toutefois, insiste son parti – une première dans l’histoire
litaires en Europe au sein de groupes M. Aznar a par ailleurs consacré explique, selon M. Milián, « l’hyperna- M me Méndez, « ce qui a été fatal à de la démocratie espagnole – pour cor-
conservateurs plus libéraux. Sans endos- beaucoup d’efforts à la production et à tionalisme que nous observons aujour- Rajoy, c’est la question catalane, qui a ruption institutionnalisée dans l’« affaire
ser les affirmations les plus favorables la diffusion d’une histoire revisitée de d’hui avec les demandes d’indépendance conduit Ciudadanos [centre droit] et Vox Gürtel », impliquant le détournement de
au régime du Caudillo, les gouverne- l’Espagne qui insiste sur ses « âges de la Catalogne ». [extrême droite] à capitaliser sur le 43 millions d’euros au profit du PP. À
ments de M. Aznar promeuvent ces pro- d’or », notamment à travers des mécontentement à l’égard du PP et de M. Rajoy succède alors le socialiste
ductions idéologiques que soutiennent ouvrages publiés par des institutions En 2010, une partie du statut d’auto- sa gestion de la crise ». Après six ans à Pedro Sánchez. Le cauchemar du PP est
l’Église et les médias de droite (dont les telles que l’Académie royale d’histoire nomie de la Catalogne est suspendue par la tête du gouvernement, M. Rajoy est devenu réalité : la droite se fragmente.
quotidiens les plus lus du pays, El (RAH). Dans un document présenté le Tribunal constitutionnel à la suite
Mundo, ABC et La Razón, ainsi que les lors du XIVe congrès national du parti d’une requête présentée par le PP. « C’est
radios du groupe COPE, appartenant à en janvier 2002 à Madrid, on lit que l’étincelle qui a mis le feu aux pou- Nationaliste et décomplexé
l’Église catholique espagnole). « Moa a l’Espagne doit être fière de « sa contri- dres, rapporte M. Milián, avec la fin
été promu au point de passer à la télé-
vision publique à une heure de grande
écoute, explique l’historien Francisco
bution à l’histoire et à la culture uni-
verselle [et de] son projet historique
ancré dans deux mondes, l’Europe et
qu’on connaît : la proclamation unila-
térale de l’indépendance de la Cata-
logne en octobre 2017. » À l’issue d’un
D ’UN côté, on trouve Ciudadanos,
fondé en 2006 en Catalogne, qui
lence à l’égard de ces derniers ainsi que
les questions sociétales. Et, pour Vox, la
Espinosa Maestre. On a même entendu l’Amérique (9) ». référendum déclaré illégal par le tribunal connaissait déjà une forte progression nostalgie plus ou moins assumée d’un
constitutionnel à la demande de l’État depuis 2015, au moment de la crise de passé franquiste », analyse M. Carmona.
espagnol, lors d’une journée marquée la représentativité politique incarnée Par ailleurs, nombre des cadres de ces
Contre le « tribalisme provincial » par de violentes répressions policières, par le mouvement des « indignés ». trois partis sont passés par la FAES. Mais
la population de la région se prononce L’image moderne de ce parti libéral aussi par les médias : M. Julio Ariza, le

C ETTE volonté du PP de renouer avec

l’« âge d’or » moderne de l’Espagne
Fraga Iribarne et député de Barcelone
de 1989 à 2000, nous raconte : « Lorsque
en faveur de son indépendance. Après
plusieurs semaines de tensions, de mani-
festations, de grèves, de polarisation
(qui a quasiment disparu aujourd’hui
du paysage politique espagnol) contras-
tait avec celle du PP, ternie par l’accu-
président d’Intereconomía – un des puis-
sants réseaux de médias numériques néo-
conservateurs qui ont émergé au tournant
conquérante le conduit à se rapprocher le PP a été créé en 1989, j’ai insisté sur extrême divisant l’Espagne en deux mulation des affaires de corruption. des années 2000 lorsque, durant le
du pays dont l’effondrement du mur de la nécessité d’une régionalisation du camps, le gouvernement de M. Mariano second mandat de M. Aznar, la droite
Berlin a renforcé l’hégémonie géo- parti, qui aurait sa propre personnalité Rajoy rejette toute médiation et finit De l’autre, on assiste à la montée du s’affiche « sans complexes » –, se vante
politique : les États-Unis, avec lesquels et sa propre nature selon les endroits, à par appliquer, pour la première fois de parti d’extrême droite Vox, créé en 2013, ainsi du fait que « Ciudadanos et Vox
Franco avait déjà signé en 1953 des la manière d’une confédération. Mais l’histoire du pays, l’article 155 de sa qui gagne en visibilité au moment de la sont nés dans cette maison. Nous les
accords qui avaient permis à l’Espagne avons soutenus dans les mauvais
de rompre l’isolement international moments, notamment en 2014, lorsqu’ils
auquel son régime était soumis. Au prin- ont perdu les élections européennes et
temps 2003, M. Aznar soutient Wash- qu’ils ont voulu jeter l’éponge. Ils ont
ington lors de l’invasion de l’Irak, tous lutté au sein d’Intereconomía.
contre l’opinion publique et les autres Albert Rivera [le président de Ciudada-
partis politiques espagnols, et en enfrei- nos jusqu’en 2019] venait ici toutes les
gnant la Constitution, qui exige que le semaines (14) ». Nombre des animateurs
gouvernement demande l’approbation et journalistes de ces médias alimentent
du Parlement avant d’entrer en guerre. aujourd’hui les listes électorales et les
Ce faisant, M. Aznar voulait également centres idéologiques du PP, de Ciuda-
faire de l’Espagne le leader d’une nou- danos et de Vox. Ils relayent à longueur
velle Europe « forte », fondée sur de journée le discours de cette droite
l’atlantisme et le libéralisme écono- « décomplexée » aujourd’hui incarnée
mique, contre l’opposition de la France par Mme Isabel Díaz Ayuso et, au-delà,
et de l’Allemagne à l’invasion améri- par le PP de Madrid, fief du néoconser-
caine. L’entreprise échouera, avec le vatisme depuis vingt ans. Surreprésen-
retour au pouvoir du PSOE dès l’année tée dans les médias, l’influence de ce
suivante ; et la photographie prise lors courant s’explique en partie, selon Fer-
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : ARCHIVES ALINARI, FLORENCE, DIST. RMN-GRAND PALAIS / FRATELLI ALINARI

du sommet des Açores en mars 2003, nández Vázquez, par le fait que
où l’on voit le premier ministre espa- « beaucoup de ces organes de presse
gnol, tout sourire, aux côtés du président sont basés à Madrid et reçoivent d’im-
George W. Bush et du premier ministre portantes aides financières du gouver-
Blair – « chose impensable quelques nement PP régional ».
années auparavant » (10), se réjouit le
Groupe d’études stratégiques (GEES) M. Pablo Casado, nommé en 2018 à
un think tank conservateur –, restera la tête du PP, provient également de ce
l’acmé de la politique étrangère du PP courant néoconservateur aznariste.
de M. Aznar. Les attentats islamistes du Décidé à « réidéologiser » le parti, il
11 mars 2004 au cœur de Madrid, trois quitte ses fonctions en 2022 à la suite de
jours à peine avant les élections géné- violents conflits internes. « Et quand cela
rales, ont renversé la nette avance dont tourne mal, que font-ils ? Ils reprennent
bénéficiait le PP dans la plupart des son- le mouvement de balancier et recommen-
dages d’opinion. L’insistance menson- cent », s’amuse Simón à propos du choix
gère du gouvernement, jusqu’à la veille de M. Núñez Feijóo, ancien président de
du scrutin, sur le fait que l’organisation la région de Galice pendant treize ans,
indépendantiste basque Euskadi ta pour succéder à M. Casado. M. Núñez
Askatasuna (ETA) était probablement Feijóo s’efforce en effet de « mettre l’ac-
responsable, malgré les preuves crois- cent sur la gestion économique, le
santes du contraire, le décrédibilisa. sérieux, le fait qu’il est “présidentia-
ble” ». Pas question de parler de ques-
C’est que les gesticulations géopoli- tions sociétales ou « morales », bien que,
tiques de M. Aznar s’accompagnent selon Simón, son conservatisme soit
d’une obsession : renforcer le sentiment « plus réel qu’il n’y paraît ». Le mouve-
national. Ce qui conduit le PP à rejeter ment stratégique de recentrement que ne
toute forme d’autonomie régionale, fai- cesse d’opérer le PP « est presque géné-
sant écho au nationalisme espagnol radi- tique ou vital pour le parti, poursuit
cal de la droite postfranquiste à l’époque Simón, car depuis sa naissance avec
du processus d’élaboration de la Consti- EQUIPO CRÓNICA. – « Après le massacre », non daté Alianza Popular il doit se débarrasser
tution. En 1979, le jeune Aznar écrivait de l’image d’un parti franquiste ».
déjà dans le quotidien La Nueva Rioja : Aznar n’a jamais voulu entendre ça. Il Constitution, qui permet la mise sous crise catalane d’octobre 2017, où il est M. Alfonso Guerra, leader socialiste his-
« Il ne faut pas oublier que la grandeur est arrivé avec sa vision “castillane” de tutelle d’une région entière, dans un à la tête des manifestations pour la torique, tira de cette situation ce mot
de l’Espagne passe aussi par son l’Espagne et il a voulu l’imposer. Pour accès d’autoritarisme. défense de la nation organisées dans tout fameux : « Ils voyagent vers le centre
unité (11). » M. Manuel Milián, l’un des lui, l’Espagne est absolument “une”. Il le pays, et où il porte la « révolution des depuis des années et ils ne sont toujours
fondateurs catalans du PP, proche de ne comprend pas sa diversité. » Historien M. Rajoy a été désigné par M. Aznar balcons », auxquels sont accrochés des pas arrivés. D’où viennent-ils pour met-
au sein de la Fondation pour l’analyse à la présidence du parti, en 2004. Sa légi- drapeaux espagnols en signe de contes- tre autant de temps (15) ? »
et les études sociales (FAES) – un think timité a été mise en doute « jusqu’à ce tation du référendum. L’ascension ful-
tank néoconservateur créé en 1989 par qu’il remporte les élections en 2011 », gurante de Vox lui permet de s’imposer M AËLLE M ARIETTE .
L’Imprimerie M. Aznar (qui en est aujourd’hui prési- nous explique Mme Lucía Méndez, jour- lors des élections régionales et munici-
79, rue de Roissy
93290 dent) –, Fernando García de Cortázar naliste pour le quotidien de droite El pales du 28 mai dernier comme la troi-
Tremblay-en-France (8) Francisco Espinosa Maestre, « El revisionismo
justifie pour sa part la légitimité de cette Mundo. Le PP bat alors tous ses records sième force du pays. « Le PP a toujours en perspectiva : de la FAES a la Academia », Conver-
politique « au nom de la supériorité électoraux à la suite de l’éclatement de été le parti du nationalisme espagnol, et sación sobre Historia, 14 septembre 2019,
morale de la nation espagnole (…) face la bulle immobilière en 2008 et de la beaucoup de gens ont trouvé la réaction https://conversacionsobrehistoria.info
Origine du papier : Allemagne.
au tribalisme provincial des nationa- crise économique violente qui en a de Rajoy après le référendum catalan (9) Josep Piqué et María San Gil, « El patrio-
Taux de fibres recyclées : 58 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de
lismes périphériques (12) ». résulté, mettant fortement à mal le gou- trop molle. Ils accusaient Rajoy de ne tismo constitucional del siglo XXI », document
forêts gérées durablement et de sources contrôlées, vernement socialiste de M. Rodríguez pas avoir arrêté les Catalans plus tôt, présenté lors du XIVe congrès national du PP en
janvier 2002 à Madrid.
porteur de l’Écolabel européen sous le n° FI/37/001. Lorsque, en 2005, le gouvernement Zapatero. Mais « des dissensions, qui nous explique le politiste Fernández
Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier socialiste de M. José Luis Rodríguez jusque-là étaient toujours restées à l’in- Vázquez. Vox est ainsi composé d’an- (10) Ignacio Cosidó, « Espaná, Europa y Estados
Zapatero inaugure le processus de térieur du parti, se manifestent à l’exté- ciens cadres du PP qui reprochent à Unidos : el poder militar », Grupo de Estudios Estra-
Commission paritaire des publications tégicos (GEES), 16 décembre 2003.
réforme des statuts d’autonomie de la rieur », l’aile néoconservatrice du PP, Rajoy d’incarner une droite complexée.
et agences de presse : nº 0524 D 86051 Catalogne, qui sera adoptée en mai 2006, aznariste, reprochant à M. Rajoy de se Ils se revendiquent de l’ADN du parti, (11) Javier Tusell Gómez, El Aznarato, op. cit.
ISSN : 0026-9395 le PP et les grands médias de droite crient montrer trop modéré sur les questions celui d’Aznar de 2002-2003. » (12) Ibid.
PRINTED IN FRANCE à la « persécution linguistique » du cas- sociétales telles que la défense des (13) Jesús Rodríguez, « La derecha se libera de
tillan, appellent au boycott des produits valeurs religieuses, l’avortement ou le De fait, « ces droites sont d’accord sur complejos y ya no quiere ser de centro », El País,
À la disposition des diffuseurs de presse catalans, affirment de façon mensongère mariage homosexuel. Sa politique se beaucoup de choses : le libéralisme éco- 14 avril 2019.
pour modification de service, demandes de réassort
ou autre, notre numéro de téléphone vert : que le nouveau statut d’autonomie auto- caractériserait par la « désidéologisation nomique, l’unité de l’Espagne et le rejet (14) Ibid.
0 805 050 147. rise la polygamie et l’euthanasie, et exa- du parti », selon M. Javier Zarzalejos, des nationalismes basque et catalan. Ce (15) Cité dans «Viaje al centro, pero ¿de quién? »,
cerbent la polarisation de la société espa- directeur de la FAES, pour qui le PP qui les distingue, c’est le degré de viru- 5 avril 2020, theobjective.com
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
10
L’Estonie sur le pied de guerre
Petit pays limitrophe de la Russie, l’Estonie se défie
de ce puissant voisin. Arrêt brutal des importations
de gaz russe et envol des dépenses militaires ont
provoqué une inflation record. Dans une société
mobilisée contre le spectre d’une invasion,
la première ministre n’a pas pâti de ce bilan dans
les urnes. Elle séduit, hors de ses frontières, les tenants
d’une ligne intransigeante à l’égard de Moscou.
PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
DAMIEN LEFAUCONNIER *
L A vidéo amateur a fait le tour des réseaux
sociaux et des médias estoniens. Le 9 mai dernier,
la commune russe d’Ivangorod, qui jouxte l’Estonie,
commémore, comme tout le reste de la Russie,
l’anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie,
avec écran géant et concerts. Depuis les remparts
de la ville de Narva, de l’autre côté du fleuve, côté
estonien, la séquence montre un homme d’une
cinquantaine d’années agressant un manifestant
alors que ce dernier brandit un drapeau ukrainien
visible de l’autre rive du cours d’eau. « Enlève-le,
enlève-le », tempête l’individu en russe, avant de
pousser violemment le jeune homme, qui chute
sur les marches d’un escalier.
« La plupart des gens autour soutenaient mon
agresseur », raconte par la suite la victime, militant
au sein de l’organisation non gouvernementale
estonienne Avatud Vabariik (« Une république
ouverte »), qui agit pour l’intégration des jeunes
issus de la minorité russe, aux médias venus
l’interroger. Le jeune homme, lui aussi russophone,
n’a souffert que de quelques ecchymoses, son
assaillant a été condamné à de la prison avec
sursis. À Narva, 90 % des habitants sont issus
de la minorité russe, qui représente un quart de
la population de l’État balte. En 2022, selon
l’agence officielle des statistiques d’Estonie,
31,5 % des résidents estoniens pratiquaient le
russe à la maison.
Cet incident s’est accompagné d’une initiative
aux conséquences plus inquiétantes. Le même
jour, celui de la fête nationale russe, le musée de
la ville, installé dans la forteresse médiévale qui
fait face à la frontière, accroche sur son mur une
affiche à l’effigie de M. Vladimir Poutine, avec ces
mots : « criminel de guerre ». L’acte provoque une
confrontation entre les gardes-frontières des deux
pays, les Russes exigeant, en vain, le retrait de
l’affiche auprès de la police estonienne.
Les deux événements racontent l’atmosphère
électrique qui règne en Estonie depuis l’invasion
de l’Ukraine. En premier lieu au sommet de l’État.
La première ministre Kaja Kallas a pris l’habitude
de définir l’issue du conflit sur le sol ukrainien
comme « existentiel » pour son pays. Tallinn
consacre un peu plus de 1 % de son produit
intérieur brut (PIB) à l’aide militaire pour Kiev,
environ 400 millions d’euros depuis le début de la
guerre. C’est l’une des contributions les plus
élevées du monde par rapport à la richesse
nationale, juste derrière celle de la Lettonie et
devant celle de la Lituanie (1). Craignant d’être
agressé à son tour, ce petit territoire peuplé de
1,3 million d’habitants compte, pour l’heure, en
grande partie sur l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) pour assurer sa défense.
Depuis février 2022, cette dernière tient à
communiquer sur le renforcement de son flanc
est. Comme le 16 mars dernier à Tapa, une
ancienne base soviétique située à soixante-dix
kilomètres au sud-est de Tallinn : face aux
caméras, un soldat de première classe de la Légion
étrangère française démontre l’agilité du char de
reconnaissance AMX-10 RC, déployé pour la
première fois sur le sol estonien, tout comme dix-
huit autres véhicules de transport de troupe de
type Griffon. Une ligne droite à pleine vitesse, un
virage rapide, un quart de tour sur la gauche, avant
de se garer à côté des autres véhicules blindés
présentés à la presse. « Je suis là pour essayer le
matériel, vérifier s’il tient bien au froid », explique
le jeune pilote de 21 ans, dont le buste dépasse
de l’habitacle de l’engin. Objectif : démontrer la
capacité de l’Alliance atlantique à se projeter très
rapidement en cas d’attaque russe.
Dès 2008, à la suite d’une vague de cyber-
attaques contre des institutions publiques et
privées du pays, les membres de l’Alliance créent
en Estonie, qui a rejoint l’organisation quatre ans
* Journaliste.
« S I P OUTINE VEUT VENIR , IL VIENDRA »
auparavant, un centre dit « d’excellence »
sur la cyberdéfense. Après l’annexion de
la Crimée par la Russie en 2014, l’OTAN
renforce sa « présence avancée » en
déployant, pour la première fois en 2017,
des bataillons multinationaux présents
en permanence (mais réalisant des
rotations) en Bulgarie, Hongrie, Lettonie,
Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie.
Et en Estonie. Comme les deux autres
États baltes, Tallin délègue sa police du
ciel aux alliés. « Presque tous les mois, la
Russie viole notre espace aérien. Toujours
au niveau de Vaindloo [une île située à
une vingtaine de kilomètres au nord de
la côte] », accuse Mme Tuuli Duneton,
sous-secrétaire à la défense, pour justifier
l’attachement de son pays au parapluie
otanien.
Le 26 septembre dernier, le conflit en
Ukraine s’exportait en mer Baltique, avec
les sabotages des gazoducs russes Nord JÉRÉMIE JUNG. – De la série « Setomaa, un royaume sur le fil ». Gardes-frontières estoniens à la frontière russe, Estonie, 9 février 2015
Stream 1 et 2, qu’aucune des enquêtes
allemande et danoise n’a permis jusqu’à présent
d’élucider (2). Depuis, les gardes-côtes estoniens
contrôlent les embarcations russes de passage
dans leurs eaux territoriales, avec la conviction,
sans preuve à l’appui, que « l’armée russe utilise
des navires civils pour différents objectifs »,
explique Mme Duneton. L’ambassadeur russe en
Estonie s’est ému de la volonté affichée par Tallinn
d’introduire, en vertu d’une convention interna-
tionale, une « zone contiguë » à ses eaux territo-
riales, où elle pourrait étendre l’inspection des
cargaisons russes. Une entrave, selon lui, à la
liberté de navigation. L’adhésion de la Finlande,
et bientôt de la Suède, permet à l’OTAN d’être
présente sur les deux rives du golfe qui fait face
à Saint-Pétersbourg.
Nul besoin de
visa pour les 5 %
de binationaux
L’Estonie s’est engagée sur la voie d’un
réarmement vigoureux. Le gouvernement a
multiplié par deux son budget militaire pour 2023
et alloué une enveloppe inédite de 1,2 milliard
d’euros pour l’achat de dispositifs d’artillerie. En
décembre dernier, Tallinn se portait acquéreur de
six systèmes lance-roquettes américains de type
Himars, pour 200 millions d’euros. Début mai, il
réfléchissait à l’achat d’un système de défense
aérien de type IRIS-T SLM, développé par le
groupe allemand Diehl Defence, dans le cadre
d’un achat mutualisé avec la Lettonie (3).
M. Hanno Pevkur, le ministre de la défense, affiche
sa volonté de doubler les effectifs des forces
terrestres du pays, pour passer de 9 500 à
20 000 combattants, d’ici la fin de l’année 2024,
s’ajoutant à ses 35 000 réservistes.
La crainte du géant russe s’apprend sur les
bancs de l’école, et les plus âgés se souviennent
de la période soviétique. La jeune république,
dans toute son histoire moderne, n’a connu que
cinquante-deux ans d’indépendance : dès 1710,
la Russie ravit à la Suède ses marges baltiques
pour les deux siècles qui suivent. Après une brève
période d’indépendance (1920-1940), l’Union
soviétique annexe l’Estonie, à la suite de la
signature du pacte germano-soviétique (1939).
Repoussées par la Blitzkrieg allemande en 1941,
les troupes soviétiques sont de retour en 1944,
jusqu’au 20 août 1991, date de la deuxième
proclamation d’indépendance.
Rares sont les Estoniens que nous avons inter-
rogés qui n’expriment pas leur inquiétude d’une
nouvelle invasion russe. Croisé dans un centre
commercial de Varna, M. Vitali Kozeratski, 40 ans,
désigneur à Tallinn, né en Ukraine et dont le frère
vit en Russie, explique vouloir acheter une arme
à feu pour défendre sa famille en cas d’attaque.
Depuis le mois de février, le pays interdit aux
citoyens des États non membres de l’Union
européenne ou de l’OTAN d’en posséder, une
décision qui a contraint environ 1 300 citoyens de
la minorité russe à rendre celles qu’ils possé-
daient (4). « On en parle souvent avec ma femme.
Nous avons élaboré un plan pour partir en moins
d’une heure, avec juste des affaires d’urgence,
confie ce père d’une fillette. Le pays est si petit.
Si Poutine veut venir, il viendra, et l’OTAN n’y
pourra rien. » L’article 5 du traité de l’Atlantique
nord prévoit pourtant qu’une telle agression serait
considérée comme une attaque contre tous les
pays de l’Alliance, dont les budgets militaires
cumulés, en 2023, représentent dix-sept fois celui
de la Russie (cinq fois hors États-Unis) (5).
Parmi les russophones, les craintes sont moins
audibles. Malgré l’interdiction de diffusion des
médias officiels russes en Europe depuis
mars 2022, ils restent nombreux à suivre les
chaînes publiques russes sur Internet et, pour
certains, à faire confiance à M. Poutine. « Pourquoi
viendrait-il ici ? », assure une dame âgée, alors
qu’elle vient de passer le poste-frontière de Narva,
en portant deux sacs de courses alimentaires faites
à moindre coût à Ivangorod, côté russe. Les 5 %
de citoyens binationaux, détenteurs de passeports
russes, ainsi que les titulaires d’un passeport
« gris » (les documents d’identité délivrés à ceux
qui n’ont pas obtenu la nationalité estonienne à
l’indépendance) peuvent continuer d’aller et venir
sans visa entre les deux pays. Sous réserve d’ano-
nymat, elle accepte d’échanger quelques mots.
« Je ressens une forme de pression. Si je donne
mon avis dans un journal, on va me dire : “Retourne
en Russie” », affirme-t-elle, sur un ton agacé, avant
de tourner les talons.
Pour se défendre, l’Estonie peut compter sur
une « ligue de défense civile » composée de près
de 30 000 simples citoyens, une institution créée
quelques jours avant le début de la guerre d’indé-
pendance, en 1918, et dont l’arrière-grand-père
de l’actuelle première ministre est l’un des cofon-
dateurs. M. Roger Vinni, 40 ans, propriétaire d’une
station de lavage de voitures, dirige l’unité de la
ville de Narva. « Nous nous entraînons une fois
par mois, à balles réelles. Nous disposons de fusils
d’assaut R20 de calibres 5.56 et 7.62, de pistolets
automatiques 9 millimètres », explique ce père de
famille. Depuis le début de la guerre en Ukraine,
les effectifs de l’organisation paramilitaire financée
par l’État sont en hausse d’environ 20 %, estime
M. Vinni, qui assure lui-même l’entraînement de
ses troupes.
Quelques jours après le début de l’invasion
russe en Ukraine, le 1er avril 2022, les trois États
baltes annonçaient de concert mettre fin aux
importations de gaz russe. Une décision specta-
© JÉRÉMIE JUNG - SIGNATURES
culaire pour l’Estonie, qui dépendait à 90 % des
livraisons de Moscou. L’utilisation du port
méthanier en Lituanie voisine, mis en service en
2014, a constitué une solution de repli, permettant
d’acheminer du gaz naturel liquéfié, d’origine
norvégienne et américaine principalement, le
temps de construire, en urgence, le premier port
méthanier du pays, à Paldiski. Conséquence :
l’État a enregistré, en août 2022, le taux d’inflation
le plus élevé de la zone euro à + 25 %, largement
porté par l’envolée des prix de l’énergie (235 %
pour le gaz naturel sur un an en juillet 2022, 143 %
pour l’électricité à destination des foyers). Freinée
à hauteur de 13,5 % en avril dernier, cette
augmentation des prix demeure importante dans
les secteurs de l’alimentation (23 % par rapport
au même mois l’année dernière) et du logement
(32 %) (6).
Victoire de la
« dame de fer »
des pays baltes
La crise sociale n’a pas empêché le Parti de
la réforme, dont est issue la première ministre, de
remporter les élections législatives du 5 mars 2023.
La guerre en Ukraine lui a même offert l’occasion
d’évincer son partenaire, le Parti du centre, en
faisant planer sur cette formation, qui signa en
2007 un accord de partenariat avec le parti du
président russe, un soupçon de manque de loyauté.
Dans un pays déjà très libéral – il connaît un taux
d’imposition unique non progressif sur les revenus
(ou flat tax) de 20 % –, Mme Kallas est surnommée
la « dame de fer » des pays baltes. Alors que le
déficit budgétaire devrait approcher des 5 % à la
fin de l’année, la première ministre s’est engagée
à le ramener, dès 2024, sous la barre des critères
de Maastricht (3 %). Outre des coupes dans les
dépenses sociales, son gouvernement a annoncé
une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA),
en dépit de l’inflation qui frappe déjà les ménages.
Son nom circule dans la presse pour succéder à
M. Jens Stoltenberg au secrétariat général de
l’Alliance atlantique (7).
(1) « Ukraine support tracker », The Kiel Institute for the World
Economy, mis à jour régulièrement, www.ifw-kiel.de
(2) Lire Pierre Rimbert, « De l’eau dans le gaz », Le Monde diplo-
matique, mai 2023.
(3) Lire Hélène Richard, « En Lettonie, la question russe sur
toutes les langues », Le Monde diplomatique, décembre 2021.
(4) Marko Tooming, « Environ 1 300 permis d’armes à feu seront
révoqués » (en estonien), Eesti Rahvusringhääling (ERR),
22 février 2023, www.err.ee
(5) «Sipri military expenditure database», Stockholm International
Peace Research Institute, www.sipri.org
(6) Banque centrale d’Estonie, 2023, www.eestipank.ee
(7) Karl De Meyer, « Kaja Kallas, une des voix européennes les
plus fortes en soutien de l’Ukraine », Les Échos, Paris, 2 mars 2023.

Le captagon déferle sur le Golfe
Le 13 juin dernier, Bagdad a annoncé une nouvelle saisie de
44 000 comprimés de captagon destinés au marché local. De
l’Irak à Oman en passant par l’Arabie saoudite, cette drogue
de synthèse aux effets euphorisants représenterait un marché
de plusieurs dizaines de milliards de dollars selon les autorités
américaines. Washington et Riyad font pression sur les pays
producteurs – la Syrie, le Liban – pour que cesse ce trafic.
PAR CLÉMENT GIBON *
D
ISSIMULÉS dans des cageots de
fruits, des poteries, des boîtes de choco-
lats, de houmous ou de loukoums, ou
encore dans des boyaux de moutons
vivants. Chaque année, en de multiples
postes-frontières du Proche-Orient,
plusieurs milliers de kilos de captagon,
un psychotrope de synthèse, sont inter-
ceptés. Au moins trois millions de pilules
cachées dans des caisses de pommes ont
été saisies en mars dernier par les autori-
tés irakiennes entre la province syrienne
de Deir Ezzor et la région désertique
d’Anbar, dans l’ouest du pays. Quelques
semaines plus tard, c’est l’Arabie saoudite
qui annonçait la prise de huit millions
d’unités, les autorités exhibant les trafi-
quants photographiés de dos devant un
amas de cachets (1). Un think tank amé-
ricain, le New Lines Institute for Strategy
and Policy, a estimé que le chiffre d’af-
faires généré par cette substance aurait
atteint 3,5 milliards de dollars en 2020 et
pourrait s’élever à 5,7 milliards de dollars
en 2021 (2). L’essentiel de ce trafic
concerne les pays du Proche-Orient et les
monarchies du Golfe, même si, de temps
à autre, des saisies interviennent aussi au
Maghreb. En novembre dernier, les auto-
rités marocaines annonçaient ainsi avoir
mis la main sur deux millions de pilules
en provenance du Liban dont une partie
devait être réacheminée vers les pays
d’Afrique de l’Ouest.
La facilité de production de ce psycho-
trope qui peut être synthétisé avec des
matériaux peu coûteux rend ce trafic
d’autant plus intéressant que les marges
La Syrie, un narco-État ?
C
E potentiel d’utilisation à des fins
non médicales ainsi que le risque de
dépendance ont conduit en 1986 à
l’inscription de la fénétylline au
tableau II de la convention des Nations
unies sur les substances psychotropes,
ce qui visait à en limiter la production
et le commerce. Après la destruction
de la plupart des stocks en Europe
de l’Ouest dans les années qui suivi-
rent, un premier commerce informel
se mit en place dans la région des Bal-
kans, avec une production en Bulgarie
acheminée vers la Turquie puis le
Proche-Orient.
« Les trafiquants ont d’abord utilisé
les stocks existants jusqu’à les épuiser,
puis ils ont remplacé la fénétylline par
du sulfate d’amphétamine », explique
M. Laurent Laniel, analyste scientifique
* Journaliste.
UN PSYCHOTROPE MASSIVEMENT FABRIQUÉ AU
laboratoires mobiles tout au long de la
frontière poreuse syro-libanaise, notam-
ment dans la plaine de la Bekaa.
« Chaque fois que les autorités liba-
naises mènent des opérations de déman-
tèlement, ces laboratoires se déplacent en
Syrie pour une période temporaire et
reviennent ensuite à l’intérieur des fron-
tières une fois que la répression s’apaise»,
affirme Mme Rose. Le trafic est à l’origine
d’accrochages entre l’armée libanaise et
les trafiquants, qui n’hésitent pas à ouvrir
le feu. En février, trois soldats ont trouvé
la mort lors d’un raid antidrogue à Haour
Taala, dans la Bekaa (3). Le captagon pro-
voque aussi des tensions diplomatiques
sont importantes. Ainsi, un comprimé récurrentes entre Beyrouth et les monar-
dont le coût de revient est de quelques chies du Golfe. En juin 2021, l’Arabie
cents américains est vendu 20 dollars à saoudite décidait d’interdire les importa-
l’usager en Arabie saoudite ou dans les tions de fruits et légumes en provenance
Émirats, et cela pour un effet qui peut du Liban. De quoi obliger les trafiquants
durer jusqu’à quatre jours. Un autre atout à trouver d’autres parades. En avril, les
du captagon est que, même s’il est pro- Forces de sécurité intérieure libanaises
hibé par les autorités, les consommateurs (FSI) annonçaient la saisie de quelque dix
ne le rangent pas dans la même catégorie millions de pilules dissimulées dans une
que des substances clairement proscrites cargaison de caoutchouc à Tripoli et des-
par les autorités religieuses islamiques tinées, selon les autorités, au Sénégal puis
telles que l’alcool ou des drogues comme à l’Arabie saoudite.
le cannabis, la cocaïne ou l’héroïne. « Le
captagon est très prisé dans les monar- Le Liban est loin d’être l’unique base
chies du Golfe pour ses effets récréatifs. de production du captagon. Selon
Il permet aussi de contourner en partie Mme Rose, l’essentiel de la capacité de
le tabou culturel associé à la consomma- fabrication se situe en Syrie avec des
tion de stupéfiants, nous explique laboratoires que la chercheuse qualifie
Mme Caroline Rose, coauteure du rapport d’« usines ». Cette « confection indus-
du New Lines Institute. Le fait qu’il soit trielle » implique au moins quinze sites
associé à l’obtention d’une plus grande majeurs, notamment le long de la côte
productivité, comme pouvoir rester contrôlée par le pouvoir de M. Bachar
éveillé pour réviser ses examens, l’a
rendu très populaire. »
L’entreprise allemande Degussa Pharma
Gruppe a commercialisé le captagon à par-
tir du début des années 1960, comme un
médicament psychotrope composé de
fénétylline – une drogue de synthèse de la
famille des amphétamines –, à prescrire
en cas de troubles déficitaires de l’attention
ou de narcolepsie. Sur le comprimé blan-
châtre, deux «C» entrelacés représentaient
des croissants. Très vite, des militaires
mais aussi des étudiants ou encore des
habitués des fêtes nocturnes l’ont utilisé
après qu’on avait repéré qu’il permettait
de rester éveillé plus longtemps.
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : ADAGP IMAGES
à l’Observatoire européen des drogues
et des toxicomanies. « Le captagon a
ainsi gardé son nom, mais sa formule
chimique a été complètement transfor-
mée, et pourrait continuer d’évoluer »,
insiste le chercheur. À la fin des
années 1990, la perspective que la Bul-
garie adhère à l’Union européenne et
le rapprochement entre Ankara et
Bruxelles ont limité les marges de
manœuvre des trafiquants, les obligeant
à déplacer leur production vers le
Proche-Orient. Aujourd’hui, même si CHRISTOPHE BERDAGUER ET MARIE PÉJUS. – « Jardin d’addiction », 2009
l’Europe demeure un grand producteur
mondial de sulfate d’amphétamine, le Al-Assad. On la retrouve aussi dans les
marché du captagon se situe principa- gouvernorats de Damas, d’Alep et de
lement dans une aire à cheval sur le Homs, cela sans oublier les zones fron-
Liban et la Syrie. M me Rose rappelle talières avec le Liban, l’Irak ou la
que, dès le début des années 2000, des Jordanie, où le psychotrope s’exporte
laboratoires de production de cette par voies terrestres. Dans un pays où le
drogue ont été démantelés au Liban. régime impose sa main de fer dans
Deux décennies plus tard, le pays du toutes les zones qu’il contrôle, il est
Cèdre abrite encore de nombreux petits évident que la production de captagon
n’est possible que parce qu’elle est
tolérée par l’autorité politique. Isolé sur
le plan diplomatique, frappé de
sanctions par les pays de l’Ouest, en
délicatesse jusqu’à il y a peu avec ses
voisins turc et irakien, Damas a cherché
à diversifier ses revenus quitte à se voir
reprocher de devenir un narco-État. Une
mise en cause que le régime de M. Al-
Assad récuse.
Toutefois, selon les informations que
nous avons pu recueillir, M. Maher Al-
Assad, le frère du président et chef de
facto de la 4e division, une unité d’élite,
jouerait un rôle pivot dans ce trafic. « La
4e division supervise une série d’instal-
lations industrielles de production de
captagon qui sont principalement
ancrées dans les zones tenues par le
régime. Elle a également renforcé sa pré-
sence le long de la frontière sud, avec la
Jordanie et le Liban », affirme Mme Rose.
M. Thomas Pietschmann, chercheur à
11 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
P ROCHE -O RIENT
l’Office des Nations unies contre la
drogue et le crime (ONUDC), incite
néanmoins à la prudence quand il s’agit
de désigner les responsables du trafic.
« C’est un jeu d’accusations que tous les
acteurs utilisent. Certains soutiennent
Des saisies et des sanctions internationales
P OUR remédier au développement du
commerce du captagon, et notamment
limiter son trafic dans la région, le
président américain a promulgué en
décembre 2022 la loi sur le captagon, qui
affirme que le commerce de ce produit est
une «menace transnationale pour la sécu-
rité» des États-Unis. Selon M. French Hill,
représentant républicain qui avait déposé
le projet de loi en décembre 2021, le texte
doit notamment permettre de perturber et
de démanteler les réseaux de production
de drogue liés au régime syrien. « Nous
avons élaboré une stratégie, en collabo-
ration avec nos alliés et nos partenaires,
en pensant qu’elle améliorerait la santé
publique dans la région, qu’elle réduirait
le financement illicite du régime d’Al-
Assad et qu’elle renforcerait la stabilité
de la zone », nous explique l’élu. De
concert, les États-Unis et le Royaume-Uni
ont ainsi imposé en mars dernier des sanc-
tions aux personnes impliquées dans un
commerce qui, selon certains experts cités
par les gouvernements américain et bri-
tannique, rapporterait 57 milliards de dol-
lars au régime de M. Al-Assad (4). Soit
dix fois les estimations les plus usuelles
concernant le marché proche-oriental du
captagon et trois fois la valeur des com-
merces combinés des cartels mexicains.
On retrouve dans cette liste des hauts
fonctionnaires du régime, des hommes
d’affaires de premier plan, des chefs de
milices et des proches de M. Al-Assad,
sans oublier des membres du parti libanais
Hezbollah, accusé de mettre ses capacités
militaires et logistiques au service de la
protection des sites de production et du
transport des marchandises. Pour
M. Laniel, le réseau dépasse cependant
largement l’État syrien, et ses proches sont
parfois trop facilement accusés.
« J’ai du mal à croire que c’est l’État
syrien qui arrive seul à fournir des tonnes
et des tonnes de captagon sans complici-
tés. Les risques pour les trafiquants sont
considérables, avec par exemple la peine
de mort pour eux en Arabie saoudite. Vu
l’ampleur de ce commerce, il existe sûre-
ment un trafic institutionnalisé dans les
pays du Golfe avec des acteurs locaux qui
prennent en charge la marchandise. »
Les autorités du Golfe sont toutefois
décidées à empêcher que le captagon s’ins-
talle définitivement comme produit de large
consommation, à l’image du qat au Yémen.
Entre 2020 et 2022, le nombre de saisies
que le captagon est produit par le régime
syrien, d’autres vont accuser les groupes
rebelles, ou encore les djihadistes. »
Quoi qu’il en soit, cette drogue est tout
autant consommée au Liban et en Syrie
que dans les pays voisins.
de ce produit est passé de 80 à 513, selon
un document de l’ONUDC que nous avons
pu consulter. La normalisation en cours
entre la Syrie et les autres membres de la
Ligue arabe va-t-elle changer la donne,
Damas étant obligé de mettre un frein au
trafic pour complaire à ses partenaires et
voisins? Le 19 mai, le sommet de la Ligue
arabe à Djeddah marquait le retour du
régime de M. Al-Assad au sein de cette ins-
titution avec notamment une intensification
des contacts diplomatiques entre Damas et
les monarchies du Golfe, exception faite
du Qatar. Alors que la question du captagon
avait été abordée dans le cadre des négo-
ciations entre Riyad et Damas, qu’en mars
dernier M. Maher Al-Assad s’était déjà
rendu en Arabie saoudite pour préparer la
normalisation, les diplomates saoudiens
ont confirmé que la question du captagon
avait été abordée lors du sommet de la
Ligue arabe. Mais ils ont aussi démenti
l’information relayée par la presse du Golfe
selon laquelle Riyad aurait offert 4 milliards
de dollars à Damas en échange d’un arrêt
complet de la production du psychotrope
ou, du moins, d’un arrêt des expéditions
vers la péninsule (5). Les prochains mois,
et l’inventaire des saisies, témoigneront de
la portée de cette normalisation et de ses
effets sur les réseaux de trafiquants.
En attendant, face aux mesures prises
par les pays du Golfe pour surveiller les
marchandises provenant du Liban ou de
Syrie, les cargaisons de captagon passent
aujourd’hui par des pays de transit en Asie,
en Afrique ou en Europe. Plusieurs saisies
ont été effectuées en Grèce ou encore en
Italie. Et les pays frontaliers de la Syrie et
du Liban semblent être de plus en plus
impliqués dans le commerce et la consom-
mation locale, notamment la Jordanie.
(1) Adam Lucente, « Saudi Arabia seizes 8 million
Captagon pills as it courts Syria’s Assad to clamp
down », Al-Monitor, 10 mai 2023, www.al-
monitor.com
(2) Caroline Rose et Alexander Söderholm, « The
Captagon threat : A profile of illicit trade, consumption,
and regional realities», New Lines Institute for Strategy
and Policy, Washington, DC, 5 avril 2022,
https://newlinesinstitute.org
(3) Layal Dagher, « Three soldiers killed in Bekaa
during raid on drug traffickers », L’Orient Today,
16 février 2023, https://today.lorientlejour.com
(4) Communiqué de presse, « Tackling the illicit
drug trade fuelling Assad’s war machine », Foreign,
Commonwealth and Development Office, Londres,
28 mars 2023, www.gov.uk
(5) Maya Gebeily, «Arabs bring Syria’s Assad back
into fold but want action on drugs trade », Reuters,
10 mai 2023, www.reuters.com
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
12
S’ AFFRANCHIR DES TUTELLES RELIGIEUSE , COLONIALE ,

(Suite de la première page.)
Une différence majeure concerne les
normes informelles par opposition aux
codes de lois. La vie sociale au Proche-
Orient était certes encadrée par des
textes et les avis des juristes islamiques,
mais elle offrait aussi aux femmes une
latitude considérable dans maints
domaines, parmi lesquels la gestion des
finances, les délibérations juridiques et
les signatures de contrats. À bien des
égards, le système de genres inscrit dans
la charia, au sujet par exemple du rôle
des femmes au sein de la famille et du
couple, dénotait par sa souplesse. Il por-
tait la marque à la fois des conceptions
religieuses et des besoins pragmatiques
de la société.
Effervescence féministe
Le colonialisme européen a transformé
ce système de deux façons. D’une part,
il a figé les prescriptions de la charia,
jusqu’alors sujettes à des interprétations
fort dissemblables selon les communau-
tés, en un code uniforme de lois intangi-
bles. La frontière rigide établie entre les
femmes et les hommes non mahram,
c’est-à-dire sans lien de famille avec elles,
illustre bien cette évolution : ce qui était
jadis une ligne de conduite plus ou moins
malléable et connotée religieusement
constituait désormais une obligation
légale imposée sous la contrainte. D’autre
part, le colonialisme a ensuite gravé ces
règles dans un ensemble de codes civils
et pénaux imposés aux sociétés locales à
coups de tribunaux, d’ordres militaires et
de décisions des autorités publiques.

Impasses du despotisme éclairé

S OUS l’effet de la domination euro-
péenne, l’ancien mélange pluraliste de
normes religieuses informelles s’est
ment interdites. Or les critères de clas-
sification retenus par le législateur
occidental ont tracé une ligne de
© MORVARID K

donc mué en un arsenal d’impératifs démarcation rigoureuse entre « hétéro »

n’admettant nulle exception. Cela reflé-
tait les vues des puissances coloniales
sur l’islam et sur les musulmans, consi-
dérés comme arriérés et rétifs à la civi-
lisation, d’où il découlait que les femmes
vivaient nécessairement dans l’oppres-
sion et devaient être sauvées. Mais la
volonté impérialiste de « civiliser » les
musulmans aboutit à l’effet inverse en
soumettant les sociétés locales à un pou-
voir autoritaire, à la violence en uni-
forme et à l’exploitation économique.
Les femmes aussi en furent les victimes.
Elles furent moins libérées qu’absorbées
dans un nouvel appareil légal qui expri-
mait la vision européenne de la hiérar-
chie des genres.
Rien n’illustre mieux le remodelage
des traditions locales sous l’effet de
l’étatisation coloniale que la question
des droits et des identités des per-
sonnes homosexuelles. Dans nombre
de sociétés musulmanes, les concep-
tions du genre et de la sexualité admet-
taient de manière tacite une certaine
ambiguïté des relations humaines et
des pratiques sexuelles scripturaire-
Droit à l’avortement
Avortement libre
Avortement interdit
sauf pour raisons de santé de la femme
sans exception ou uniquement
pour sauver la vie de la femme
Source : Center for Reproductive Rights,
« The world’s abortion laws », juillet 2022.
Femmes ministres
Part de femmes dans les gouvernements
en poste le 1er janvier 2023
0 M
5
et « homo ». La sexualité fut codifiée
de sorte à criminaliser toute pratique
assimilée à une déviance. Cela eut pour
effet d’extirper les relations homo-
sexuelles de leur terrain traditionnel
pour les inscrire de force dans des caté- De même, le mouvement d’émancipa-
gories étrangères à la culture proche- tion féminine prit son essor en Occident
orientale (3). au milieu du XXe siècle, dans un contexte
où l’homosexualité restait criminalisée et
S’ensuivirent une série de para- où l’hétérosexualité constituait la norme
doxes dans la manière de concevoir indépassable. Lorsque le monde occiden-
le féminisme et les droits des femmes tal s’engagea dans la reconnaissance des
dans le monde occidental. Les admi- personnes LGBTQIA + au début des
nistrateurs coloniaux châtiaient les années 2000, il ne dérogea pas à la règle
populations musulmanes pour leur des « deux poids, deux mesures » : en blâ-
oppression des femmes, tandis que mant les sociétés musulmanes pour leur
dans leurs propres pays celles-ci condamnation des pratiques non hétéro-
n’avaient ni droit de vote ni accès aux sexuelles, tout en oubliant sa propre
carrières politiques. En outre, dans le conduite passée dans ce domaine.
domaine des transactions écono-
miques, les femmes européennes dis- Du point de vue de l’Occident, l’ob-
posaient d’une autonomie largement jectif de l’égalité des sexes dans les socié-
inférieure à celle de leurs sœurs au tés musulmanes ne pouvait s’atteindre
Proche-Orient, qui pouvaient partici- qu’en y implantant ses idées. Cette façon
per à des passations de contrats et de voir découlait de l’hégémonie qu’il
contribuer à des œuvres charitables avait si longtemps exercée sur les normes
ou académiques via l’institution du aux quatre coins de la planète. Mais l’in-
waqf, la dotation de biens islamique. jonction à un féminisme de style euro-
Turquie
Tu
unis Syrie
ba
Maroc
Irak Iran
Pal
allest
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lestine
Algérie Jor
ordanie
Libye oweït
Égypte Bahreï
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Arabie
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en
ntal1 saoudite Émmirats
m taires eux-mêmes, sous l’inspiration ou
arabbes un
Mauritanie
Soudan
Yéémen
Y 50
Turquie
Syrie
ba
Algérie JJorrdanie
Irak Iran
MORVARID K. – De la série « Cold Lace » (Tissage progressif), 2017
péen n’a jamais obtenu de résultat pro-
bant. Elle a certes encouragé l’éducation
et la mobilisation des femmes bour-
geoises citadines, mais en alimentant
l’autoritarisme et en promouvant des sté-
réotypes culturels qui ignorent les iden-
tités locales. Mis en place via la construc-
tion d’un État à l’issue d’une guerre,
comme en Irak et en Afghanistan, ou par
des gouvernements nationaux usant de
moyens technocratiques, de tels efforts
ont nourri une réaction autochtone qui
assimile l’émancipation féminine à l’im-
périalisme occidental.
Ce mécanisme s’est reproduit tout au
long de l’histoire moderne. En premier
lieu, dans sa forme la plus brutale, il
consistait pour les gouvernements colo-
niaux à promulguer des lois répressives
au nom de l’égalité des sexes. En Asie
centrale, par exemple, l’Union soviétique
procéda au dévoilement forcé des femmes
dès les années 1930. La France fit de
même en Algérie en 1958 (4). Si elle prit
pour cible les élites traditionnelles et les
autorités religieuses, cette politique eut
surtout pour effet d’alimenter la confusion
entre progrès et colonialisme.
Deuxièmement, la même logique était
à l’œuvre au sein des régimes autori-
la dépendance directe de leurs alliés du
Om Nord. Cette version locale du « despo-
000 km
tisme éclairé » visait à libérer « la »
femme musulmane sans libérer les
citoyens. Elle insère la question des
droits des femmes dans l’armature d’un
Sponsors occidentaux sans base sociale
pouvoir autocratique qui cherche à uti-
liser le conservatisme séculier comme
une arme contre l’opposition religieuse,
de sorte à élargir la base sociale du
régime. Le chah d’Iran, l’ancien roi
d’Afghanistan Zaher Chah (1933-1973),
l’ex-président tunisien Zine El-Abidine
Ben Ali (1987-2011) ou l’actuel prince
héritier d’Arabie saoudite Mohammed
Ben Salman ont tous eu recours à cette
stratégie. À chaque fois, il s’agit de
consentir des droits limités aux femmes
pour mieux faire obstacle à toute
demande de démocratisation (5). Le fait
de leur accorder quelques postes minis-
tériels, de reconnaître leurs droits à
l’éducation et à une vie économique et
de définir le mariage comme un contrat
entre partenaires égaux constitue davan-
tage une tactique éprouvée qu’une posi-
tion de principe.
Ce féminisme d’État s’intègre dans la
boîte à outils d’un ordre autoritaire. Il
exploite les avancées positives consenties
aux femmes en vue de consolider le statut
ou le prestige du régime. Il limite l’in-
fluence du religieux par un sécularisme
imposé depuis le sommet de la société.
C’est une stratégie que l’on a pu voir à
l’œuvre au cours de la consolidation his-
torique des régimes à parti unique,
comme le Baas en Syrie ou en Irak, ou
comme dans les républiques nationalistes
arabes. Aujourd’hui, elle continue de
cimenter le règne autocratique d’États qui
usent de la tradition pour contrôler étroi-
tement l’interprétation de l’islam, comme
au Maroc et en Égypte.

U
Libye oweït
10 Bahre
Égypte tarr
aharra
Arabie NE troisième version de ce méca- Benazir Bhutto au Pakistan dans les
15 ciden
en
ntal1 Émiirats
saoudite arabes
be unis nisme, et non des moindres, provient années 1980 et 1990, laquelle n’eut pour-
20
Mauritanie Om des institutions multilatérales et des tant qu’un impact très marginal sur la réa-
22 organisations non gouvernementales lité des inégalités hommes-femmes dans
Source : « Femmes en politique Soudan
33 % 2023 », ONU Femmes. Yéémen
Y (ONG) opérant au Proche-Orient, qui le pays. Au bout du compte, les droits des
mobilisent sans relâche le registre de femmes restent limités à une poignée de
Taux d’activité des femmes l’émancipation des femmes et de l’éga- microcosmes institutionnels qui s’effon-
Part de femmes en activité parmi
Turquie lité des sexes. Des Nations unies drent dès que leurs sponsors occidentaux
celles âgées de plus de 15 ans, en 2022 Syrie jusqu’aux plus petites ONG de terrain, rentrent chez eux. L’Afghanistan aban-
Tunis ba
6
Irak Iran ces intervenants soutiennent ou mettent donné aux talibans en 2021 en est un
roc Pale
alesti
estine
esti en place des groupes de femmes et inci- exemple cuisant.
12 Algérie Jor
ordanie
Libye Koweït tent les gouvernements à améliorer
Bahreï
20 aharrra
a
Égypte Q ta
ta l’accès à l’éducation et à l’emploi de Qu’elle soit de forme coloniale, éta-
ciden
nt 1
ntal Arabie leurs populations féminines. À l’instar tique ou « humanitaire », la stratégie
35 saoudite arÉmi
mirats
mi
abes
be uni des autres formes d’importation du du féminisme par en haut se heurte à
50
Mauritanie Oma féminisme occidental, ces campagnes deux problèmes majeurs. D’une part,
62 % Soudan font l’impasse sur la démocratisation elle consolide la forteresse autocra-
Yéémen
Y m
Source : Organisation internationale du travail. pour mettre l’accent sur des sujets tique en réduisant le concept des droits
sociaux et économiques fragmentaires des femmes à quelques secteurs de la
Indice d’inégalités de genre en 2021 en contournant l’État, considéré
Turquie
Mesure de l'inégalité entre hommes et femmess comme invalide.
en matière de santé reproductive des femmes, Syrie
d’autonomisation et de pplace sur le marché du ttravail. Tunis b (3) Pour une analogie avec la situation en Afrique
Maroc Irak Iran subsaharienne, cf. Kago Komane, « Gay-bashing in
Il s’étend de 0 (égalité)
( ) à 1 ((inégalité maximaale
ale)
le)). Ce type d’approche a également pour
Africa is “a colonial import” », Daily Maverick,
0,040 à 0,100 Algérie Jordanie
Jo oweït effet de perpétuer le « tokénisme », c’est- 25 juin 2019, www.dailymaverick.co.za
Libye à-dire une politique du symbole qui tend
Bahre (4) Cf. Jean-Pierre Sereni, « Le dévoilement des
0,150 à 0,310 Égypte tarr
aharrra
a
Arabie
à présenter l’émancipation limitée d’un femmes musulmanes en Algérie », OrientXXI,
ciden
en
n 1
ntal Émi
Ém
mi ats
mir
m
0,425 à 0,500 saoudite arab
abes
be un segment étroit de la population comme 13 septembre 2016, https://orientxxi.info
une lame de fond emportant la société (5) Lire Olfa Lamloum et Luiza Toscane, « Les
0,550 à 0,640 Mauritanie Om femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde diplo-
tout entière. On se souvient avec quel
Soudan
n matique, juin 1998, et Florence Beaugé, « Une
0,820
Source : Programme des Nations 1.. R
Revendiqu
evendiqué parr lee Maroc et le Front Polisario.
evendiqu Yéémen
Y enthousiasme les institutions occidentales libération très calculée pour les Saoudiennes », Le
unies pour le développement. L M
Le Maroc adminis
inist
nistre 8 80 % de ce territo
toooire.
CÉCCILLE
C LE MARIN
M accueillirent l’arrivée au pouvoir de Monde diplomatique, juin 2018.

GOUVERNEMENTALE ET OCCIDENTALE
au Proche-Orient
fonction publique. Non seulement elle
ignore le problème plus général des
violations des droits humains et de
l’absence de libertés politiques, mais
de surcroît elle autorise l’instrumenta-
lisation de la cause des femmes par des
dirigeants autoritaires. Que l’on songe,
par exemple, au prince Mohammed
Ben Salman, qui accorde aux Saou-
diennes le droit de conduire une voi-
ture mais qui emprisonne plusieurs
militantes féministes. Le message est
clair : les droits des femmes en Arabie
saoudite dépendent exclusivement du
Tous citoyens, toutes égales
P OUR avoir une chance de s’imposer,
les luttes féministes au Proche-Orient
gagneraient à ne plus s’aligner sur les
solutions toutes faites promues par l’Oc-
cident, mais à davantage se tourner vers
les ressources locales et les expériences
de terrain. Les précédents historiques à
cet égard ne manquent pas. On peut les
décliner en trois catégories.
La première regroupe les tentatives
de fondre le sécularisme dans le natio-
nalisme, à l’exemple du kémalisme en
Turquie et, dans une moindre mesure,
du bourguibisme en Tunisie. Inspirée
sans action intrusive par l’Occident,
la stratégie n’a pas envers lui
de dette directe. Le but pour-
suivi consistait à transformer
entièrement la société, jusque
dans ses fondations économi-
ques et sa structure de classes,
en vue de rebâtir la nation après
la fin de l’occupation coloniale.
Dans ce cadre, le sécularisme
constitue un projet délibéré de
redéfinir les attributions de
l’État, et non une arme aux
mains d’un pouvoir qui mono-
polise et instrumentalise la reli-
gion à des fins autocratiques,
comme c’est le cas aujourd’hui
en Égypte, au Maroc et en Ara-
bie saoudite. Mais, alors que le
kémalisme visait rien de moins
qu’à éliminer toute influence
religieuse sur les institutions
politiques, le bourguibisme
aspirait plutôt à contrôler la
religion pour la mettre au ser-
vice d’un effort général de
modernisation, notamment par
le biais d’un ijtihad d’État
(effort de réinterprétation du
texte coranique et de la charia).
L’émancipation féminine a
donc partie liée avec le sécula-
© MORVARID K
risme, si l’on considère que
séparer la sphère politique de la
sphère religieuse constitue le
meilleur moyen de redéfinir les
liens sociaux, de réformer le
cadre légal et de permettre aux
femmes de participer pleinement à la vie
économique et à l’action politique. Un
tel projet présente néanmoins l’incon-
vénient de soulever l’hostilité des
milieux religieux et des segments
conservateurs de la société. Pour les
élites traditionnelles, comme les oulé-
mas, abandonner leurs prérogatives juri-
diques ainsi que leur devoir moral, c’est
renoncer à tout un pan de leur influence
sur la pratique de la foi, au moment
même où de nouveaux acteurs religieux,
comme les islamistes, accusent le sécu-
larisme de rabaisser l’identité culturelle
pouvoir, et surtout pas des revendica-
tions exprimées par les concernées
elles-mêmes. D’autre part, en imposant
de manière sélective des idées impor-
tées, pareille stratégie attise l’hostilité
des forces conservatrices locales, qui
profitent de l’aubaine pour s’affirmer
les dépositaires de l’authenticité cul-
turelle. Ce qui renforce naturellement
les courants islamistes les plus intran-
sigeants, qui tirent prétexte de la tra-
dition musulmane pour s’opposer à
toute modification légale du statut des
femmes.
de la société musulmane. L’opposition
sécularisme-religion se double alors d’un
profond clivage politique, ainsi que le
montrent la Turquie et la Tunisie d’au-
jourd’hui.
La deuxième option est le féminisme
islamiste (6). Ce courant de pensée
s’est développé dans les années 1970
dans le cadre de la réformation isla-
miste engagée par les Frères musul-
mans en Égypte, le Refah (Parti de la
prospérité) en Turquie et la révolution
iranienne. Il est le fruit d’un change-
ment sociologique, les mouvements
islamistes ayant essaimé dans cette
MORVARID K. – De la série « Cold Lace » (Tissage progressif), 2017
même classe bourgeoise urbaine auquel
s’adressait le féminisme occidental. Il
répond aussi au désir exprimé par de
nombreux islamistes de se distancier
d’une ligne fondamentaliste radicale,
enracinée dans une lecture étroite de la
charia. Ce n’est pas un hasard si les
féministes islamistes les plus en vue
ont toutes un père connu pour son isla-
misme « dur », comme Zainab Al-Gha-
zali en Égypte (morte en 2005) ainsi
que Mmes Faezeh Hachemi Rafsandjani
en Iran, Soumaya Ghannouchi en Tuni-
sie ou Nadia Yassine au Maroc.
Le mouvement qu’elles incarnent se
distingue par une combinaison origi-
nale, entre foi et pratique. D’un côté, il
adhère aux attributs visibles de la piété,
tels que le voile, la modestie et la chas-
teté ; de l’autre, il milite pour l’intégra-
tion des femmes dans l’espace public à
travers l’éducation et la participation à
l’économie et à la vie politique. L’exé-
gèse religieuse de ces féministes s’op-
pose à une lecture littérale du fiqh (la
jurisprudence islamique) et privilégie
une interprétation contextualisée de la
charia. Elle est favorable par exemple
à toute réforme qui assure aux femmes
l’égalité dans les affaires de divorce et
d’héritage.
Mais le féminisme islamiste n’a jamais
produit un mouvement structuré. Il fut et
reste piégé entre les forces conservatrices
les plus rigides et la tentation du sécula-
risme libéral. Soit il cède sous la pression
des radicaux religieux, comme en Iran,
soit il finit par renoncer à ses références
dogmatiques, comme c’est le cas de
Mme Saïda Ounissi en Tunisie. Incapables
à la fois de réformer l’islamisme de l’in-
térieur et de s’allier au sécularisme libéral
vers l’extérieur, les féministes islamistes
se heurtent à un dilemme intenable.
Reste une troisième et dernière possi-
bilité : le féminisme démocratique, qui
fonde ses revendications d’égalité sur le
concept de citoyenneté. Il s’insère dans
un mouvement plus général en faveur de
la démocratie, comme lors des révoltes
populaires du « printemps arabe » en
2011. Sourd aux débats concernant l’au-
thenticité ou l’application de la charia, il
tente d’échapper à la dichotomie – islam
contre sécularisme, authenticité contre
occidentalisation – qui corsète les dis-
cours publics sur le genre. C’est la raison
pour laquelle ses militantes refusent de
considérer le voile comme un obstacle à
l’égalité : chaque femme doit pouvoir
porter ce qu’elle veut sans que cela
entrave les droits qui lui sont dus.
Les féministes démocratiques sont
souvent jeunes. Elles expriment leurs
idées sur les réseaux sociaux et se démar-
quent des vieilles idéologies, nationalistes
ou religieuses, qui ont structuré les ères
politiques passées (7). Leur militantisme
ne s’articule pas en termes idéologiques,
mais dans la conviction que l’égalité des
sexes vient en prémices de la vie démo-
cratique : on ne peut se dire citoyen sans
adopter une vision égalitaire du monde.
Conscientes des débats qui traversent le
féminisme occidental, elles prennent soin
de ne pas s’y engouffrer, préférant redé-
finir ces discussions dans leur propre lan-
gage et dans leur propre contexte. Elles
conçoivent leur lutte comme étant consti-
tutive d’un combat plus vaste pour la
démocratie. Et elles rejettent l’instrumen-
13 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
talisation des femmes par les régimes
autocratiques. Leur sort est donc étroite-
ment lié à la démocratisation.
De tous ces possibles, seul le fémi-
nisme démocratique peut bâtir un pont
vers l’avenir. Produits de l’occupation
coloniale puis de la construction natio-
nale postcoloniale, les projets kémaliste
et bourguibiste ne peuvent guère être
La nature clivante du voile s’estompe
A LORS que les soulèvements du
« printemps arabe » de 2011 ont échoué
dans leurs tentatives de démocratiser
le Proche-Orient (8), ils ont cependant
ouvert de nouveaux horizons au fémi-
nisme démocratique. Celui-ci a survécu
au mouvement né en Tunisie car ses
militantes occupaient un espace politi-
quement sensible qui ne pouvait être
démantelé. En Égypte, le maréchal
Abdel Fattah Al-Sissi a justifié en par-
tie son coup d’État contre-révolution-
naire de 2013 au nom des femmes qui
s’estimaient menacées par le gouver-
nement élu des Frères musulmans. La
protection des femmes ayant servi
d’alibi à sa destitution de la démocratie,
le régime ne peut se dédier sur ce point.
De même, en Iran, la révolution isla-
mique apporta avec elle la promesse
d’élections démocratiques couplée à
une valorisation des femmes considé-
rées comme une base sociale du nou-
veau régime. En tant que piliers de la
politique électorale et des mouvements
sociaux, les Iraniennes se retrouvèrent
par conséquent au centre de la mobili-
sation populaire.
À travers la région tout entière, le
féminisme démocratique s’est propagé
au sein de la société civile depuis 2011.
Il est désormais présent sur les réseaux
sociaux, dans la société civile, les
milieux éducatifs et les débats publics.
Cette mobilisation a ouvert la porte à
de nouvelles figures militantes, y com-
pris parmi les jeunes femmes d’origine
rurale ou défavorisées. Le féminisme
a cessé d’être une idéologie exclusive-
ment bourgeoise et urbaine pour deve-
nir une vocation accessible à toutes et
tous, comme en témoigne la multipli-
cation d’écrits féministes sur les
réseaux sociaux. Sa résilience a été
facilitée par la migration économique
de nombreux hommes du monde arabe,
ainsi que par la place importante prise
par les femmes dans l’économie infor-
melle. Le reflux du « rentiérisme » a
contribué lui aussi à orienter les
femmes vers le marché de l’emploi,
notamment dans les monarchies du
Golfe, qui sont en train de nationaliser
leurs forces de travail.
reproduits hors de leur contexte histo-
rique spécifique. Le féminisme isla-
miste a été marginalisé par le courant
qui l’a enfanté. Le féminisme démocra-
tique, en revanche, fournit un vocabu-
laire et une vision qui permettent non
seulement aux militants de redéfinir la
notion de féminité, mais aussi de l’in-
clure dans leur exigence d’une démo-
cratie pour tous.
Ce militantisme de basse intensité
n’est sans doute pas aussi visible que les
changements politiques de grande
ampleur, mais il n’est pas moins influent
pour autant. Lié aux transformations
sociologiques en cours dans les recoins
les plus cachés de la vie privée, il finira
inévitablement par surgir sur la scène
politique. Il permet également aux
citoyens d’imaginer leurs droits hors du
champ de l’autoritarisme, l’égalité des
sexes résultant de l’implication des forces
sociales et non de manipulations autocra-
tiques. Par-dessus tout, l’articulation entre
démocratie et féminisme pourrait se révé-
ler déterminante pour renverser la fausse
opposition entre tradition et modernité.
Pour les féministes démocratiques, la libre
expression est le meilleur gage d’authen-
ticité culturelle, car c’est à elle qu’aspirent
tous les citoyens en demande de
démocratie.
Ces processus sont en train de
remodeler la vie politique dans
toute la région. Le voile est de
moins en moins un marqueur de
modestie féminine et de plus en
plus un champ de bataille poli-
tique autour de la citoyenneté.
Sa nature clivante s’estompe peu
à peu. En Tunisie, des femmes
non voilées défient l’héritage du
bourguibisme en défendant leurs
sœurs voilées au nom des droits
humains. Les unes comme les
autres se mobilisent contre la
destruction de la démocratie post-
révolutionnaire engagée par le
président Kaïs Saïed.
En Iran, c’est l’inverse. On y
voit des femmes voilées se por-
ter au secours de leurs cama-
rades non voilées, dans les cor-
tèges où elles manifestent
ensemble contre la brutalité
répressive du régime. Loin de se
quereller autour de l’usage du
voile comme choix personnel,
elles protestent contre son impo-
sition à toutes les femmes. À
rebours du « féminisme par en
haut » promu en Arabie saoudite,
la lutte pour l’égalité des sexes
en Iran se mène depuis le bas.
De fait, le soulèvement déclen-
ché par la mort de Mahsa Amini a révélé
combien l’État iranien est devenu prison-
nier de son propre symbolisme. Le voile
n’est pas tant un problème en soi qu’un
emblème du conflit entre le régime clé-
rical et une vaste partie de la société. Ce
qui fut jadis un marqueur culturel de la
révolution islamique est devenu à présent
le point faible du régime. Si les autorités
iraniennes abolissent le port obligatoire
du voile, d’autres concessions leur seront
nécessaires pour contenir une foule gal-
vanisée. Cela ouvrirait sans doute l’écluse
à des changements drastiques. Ici comme
ailleurs au Proche-Orient, la campagne
pour la démocratie exige de repenser reli-
gion et sécularisation dans le cadre d’une
revendication universelle des droits
humains qui transcende l’une et l’autre
de ces deux catégories.
H ICHAM A LAOUI .
(Texte traduit de l’anglais par Olivier Cyran.
Le titre, les intertitres et le chapô
sont de la rédaction.)
(6) Cf. Françoise Feugas, « Ces féministes qui
réinterprètent l’islam », OrientXXI, 5 septem-
bre 2014, et Mona Ali Allam, « Ces lectures fémi-
nistes du Coran », OrientXXI, 30 octobre 2019,
https://orientxxi.info
(7) Lire Akram Belkaïd, « #MeToo secoue le
monde arabe », Le Monde diplomatique, août 2021.
(8) Lire « Le triomphe fragile des contre-
révolutions arabes », Le Monde diplomatique,
septembre 2022.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
14
M ETTRE LES FAITS DIVERS EN PAROLES ET

Gredins, canards

« Le Marchand de complaintes », gravure parue dans la presse « Assassinat de M. Durel », Les Faits-Divers illustrés,
d’après le tableau de Paul Narcisse Salières, 1852 25 janvier 1906

Au début est le fait divers, réel ou inventé mais presque conjuguant les registres, en sollicitant l’œil
et l’oreille, il allie force de l’image, lecture,
toujours sanglant. De la fin du XVe siècle à la Libéra- même malhabile, et mémorisation facilitée
tion, de petites publications vendues par des colporteurs par la versification. Chacun, à la mesure
de ses capacités, profite de la redondance
décrivent, avec force détails, meurtres, assassinats et des éléments présentés pour entrer dans le
autres affaires sordides. Il y a le texte que chacun com- récit et en élaborer sa version propre, nar-
mente à sa guise ; il y a aussi la complainte chantée sur rée ou chantée.

un air connu. De quoi offrir une catharsis collective à « Approchez-vous grands et petits, /
un public toujours friand de ce genre de récits. Pour entendre le triste récit, / D’un par-
ricide exécrable, / Qu’on n’a jamais vu
de semblable, / D’un enfant si dénaturé, /
Que sa mère il a poignardé. / Pierre
Gayot était son nom, / Ouvrier en soye de
P AR J EAN -F RANÇOIS « M AXOU » H EINTZEN * profession / Jeunesse, prenez donc exem-
ple, / À son crime à ses souffrances, /

I
L peut paraître déplacé, dans les
colonnes d’un périodique, de célébrer un
organe de presse écrite ne paraissant… que
s’il a quelque chose à dire. Délivré de
l’échéance du bouclage, ce curieux objet
éditorial se nommait « occasionnel »,
« éphémère » ou encore « canard ». Apparu
il y a six siècles, il ne disparaît vraiment
qu’à la Libération, après une longue et
méconnue carrière. Incluant comme il se
doit titraille, illustration et narration, il se
complète incongrûment d’une forme chan-
tée, une « complainte », notamment
lorsqu’il appréhende la matière criminelle,
depuis les plus sordides faits divers
jusqu’aux affaires politiques pas moins
célèbres. À mi-chemin entre conte drama-
tique et Grand-Guignol, cette publication
populaire a longtemps passionné les foules,
avant d’être supplantée par des magazines,
à commencer par Détective, mais aussi et
surtout par la radio ou la télévision – il
n’est que d’évoquer des émissions comme
« Faites entrer l’accusé », « Crimes »,
«Affaires criminelles »…
* Historien, chercheur associé au Centre d’histoire
espaces et cultures (CHEC) de l’université Clermont-
Auvergne, auteur de Chanter le crime. Canards
sanglants et complaintes tragiques, Bleu autour, Saint-
Pourçain-sur-Sioule, 2022.
Les premières feuilles d’information
occasionnelles, ou « bulletins », naissent
à la fin du XVe siècle. Elles rendent
compte des guerres lointaines et d’évé-
nements exceptionnels : célébrations
dynastiques, malheurs des temps, phéno-
mènes météorologiques ou paranormaux,
sans oublier la chronique criminelle. À
partir du XVIe siècle, la foule se passionne
pour ces éphémères, même s’ils diffusent
parfois des nouvelles de pure invention
– à tel point que le mot « canard » devient
synonyme de mensonge. Des colporteurs
les vendent, dans les rues des villes ou
sur les marchés de province, au besoin en
s’aidant d’une toile peinte de grandes
dimensions reproduisant de façon
approximative des scènes de la nouvelle
chantée et déclamée. Ensuite ces canards
sont commentés, affichés, lus à haute voix
par ceux qui savent, dans les demeures
populaires et lors des veillées. Mais assu-
rément la forme chantée qui y figure aide
à la mémorisation du récit.
Au départ, ce ne sont que de petits livrets
à l’impression quelquefois bâclée pour col-
ler à l’actualité, qui deviennent feuille
volante tirée recto verso, dont les dimen-
sions iront jusqu’à 61 x 84 cm. Sous un titre
ronflant, composé en capitales et
donc déchiffrable même par les
lecteurs hésitants, on trouve le
« boniment », petit résumé de
l’événement : « DÉTAILS SUR
UN CRIME AFFREUX, COM-
MIS PAR JALOUSIE, SUR UNE
FEMME POLONAISE, par le
nommé Bissonnier, qui l’a mas-
sacrée à coups de pied et l’a lais-
sée étendue morte sur le carreau,
dans son domicile, rue des
Nonandières, n° 10. Son premier
interrogatoire, les aveux de son
crime, etc.» Vient ensuite le récit,
plus ou moins long, assorti d’une
illustration xylographiée, qui
donne à voir les faits de façon
assez approximative car les
imprimeurs réutilisent des bois
gravés dont ils disposent. L’oc-
casionnel se complète d’un texte
rimé destiné à être chanté et titré
« complainte à ce sujet » ou
« couplets dramatiques ». En
La journaliste Claire Goll se fait
chanteuse de rues pour les besoins d’un
reportage « vécu », Voilà, février 1934
Soyez soumis à vos parents, / Si vous vou-
lez vivre longtemps (1). » La relation des
crimes, jugements et exécutions tient une
place prépondérante dans les occasion-
nels. Dans ces « canards sanglants »,
comme on les surnommait, on retranscrit
parfois l’acte d’accusation, le verdict, les
dernières paroles du criminel. Mais bien
souvent, jusqu’à la seconde moitié du
XIXe siècle, on invente purement et sim-
plement d’horribles crimes, ou l’on brode
à partir d’un fait divers banal. L’« horrible
assassinat, commis [en 1833] rue Traver-
sine, sur deux individus, dont l’un a été
percé de onze coups de tranchet, et l’autre
a d’un coup de tranchet eu l’artère du
bras droit coupée », n’a causé, en réalité,
aucune victime et se voit, dans les jour-
naux, « réduit aux proportions exiguës
d’une rixe entre gens ivres (2) ». La fré-
nésie éditoriale liée aux affaires de sang
touche tout le pays : Pierre Delcouderc,
exécuté en 1844 à Périgueux pour avoir
détroussé et tué deux personnes, inspire
quatre longues complaintes, pour un total
de… 141 couplets.
Des airs connus
dans tout le pays
A
VEC le Second Empire émerge une
réelle presse populaire, qui fidélise son lec-
torat par un usage intensif du fait divers.
Elle ne sonne pas pour autant la mort du « Triple assassinat, trois vieillards atrocement égorgés », Donadey, Paris, 1903
canard, car elle lui fournit de la matière en
l’abreuvant de nouveaux crimes à chanter. prend plus le crime aux badauds, on se La mélodie de la Complainte du maré-
Passé 1860, les canardiers délaissent les contente de le chanter. Cela dure jusqu’à chal de Saxe, chantée sous l’Ancien
crimes imaginaires pour les « vraies » la Libération, où une feuille chantant le Régime, porte en 1817 les 46 couplets
affaires : Martin Dumollard, le « tueur de massacre d’Oradour-sur-Glane est tirée à de la Nouvelle Complainte arrivée de
bonnes », qui assassina une douzaine de 475 000 exemplaires. « Soyez maudits, sol- Toulouse au sujet du crime affreux com-
domestiques lyonnaises entre 1855 et 1861; dats, la France n’oubliera pas / Ce qui fut mis à Rodez sur la personne de l’infor-
Jean-Baptiste Troppmann, qui massacra les fait un jour sur cette terre / Par des sou- tuné Fualdès par Bastide, Jausion et
huit membres d’une même famille en 1869 dards, des brutes sanguinaires / Votre civi- complices : « Écoutez, peuple de
(le « crime de Pantin ») ; Joseph Vacher, le lisation n’est que de l’illusion / Les peuples France, / Du royaume de Chili, / Peuple
«tueur de bergers», soupçonné de plusieurs libres se souviendront toujours / Du crime de Russie aussi / Du cap de Bonne-
dizaines de meurtres dans les années 1890 ; d’Oradour (3). » Espérance / Le mémorable accident /
la bande à Bonnot, qui sévissait dans la D’un crime très conséquent (4). » Cette
France de la Belle Époque ; et tant d’au- Chanter suppose un texte et une mélo- chanson ayant connu dans tout le pays
tres… Le succès est immense : en 1870 la die. On imprime le texte, mais comment un énorme retentissement, sa mélodie,
Complainte de Troppmann est tirée à transmettre l’air à un public ne maîtri- l’« air de Fualdès », est ensuite réguliè-
200 000 exemplaires, et sur un marché ber- sant pas la lecture d’une partition ? C’est rement adoptée par les canardiers,
richon un chanteur vend plus de 1000 chan- là qu’apparaît la force de l’écriture « sur
sons titrées Le Crime de la femme Cail- l’air de… », ou « chanson sur timbre » :
(1) «Arrêt du conseil supérieur qui condamne Pierre
laux ! en mai 1914. on réutilise un thème préexistant, connu Gayot (… ) Complainte sur le même sujet», Lyon, 1771.
des auditeurs, et on lui attribue de nou- (2) La Gazette de France, Paris, 27 septembre 1833.
Après la Grande Guerre, le canard se veaux couplets. Il suffit à l’imprimeur (3) Yves de Saint-Hubert, L’Odieux Massacre
résume au seul élément qui le différencie d’indiquer en tête du texte « air : Le Juif d’Oradour-sur-Glane, sans lieu, 1944.
de la presse écrite, la complainte : on n’ap- errant », et chacun peut se débrouiller. (4) Complainte [dite de Fualdès], 1817.

MUSIQUE , UNE VIEILLE TRADITION
et chansons
« L’Empoisonneuse Hélène Jégado »,
Pellerin, Épinal, 1852
jusque dans les années 1930, comme
pour la Complainte du sextuple
assassinat de Moirax (1933) : « Un jury
juste et sévère, / Sans la moindre
passion, / Donna la solution / Qu’atten-
dait le populaire / Du bandit régla le
sort / En le condamnant à mort (5). »
Au cours du XIXe siècle, le paysage musi-
cal des campagnes évolue par l’entremise de
chanteurs ambulants ou de troupes de café-
concert. Le recours à des mélodies plus
contemporaines pour porter les complaintes
criminelles devient fréquent, et la chanson
sur timbre se mue en parodie : on chante l’as-
sassinat du président Sadi Carnot en 1894
sur l’air de Fualdès et du Juif errant, mais
aussi de Béranger à l’Académie, de La
France guerrière ou de L’Orpheline de
Paris. Parmi les succès ayant porté des
complaintes criminelles, La Paimpolaise
(Théodore Botrel, Eugène Feautrier, 1895)
est celui qui fit le plus florès, de l’affaire
Dreyfus aux attentats de la bande à Bonnot,
des meurtres de Landru au scandale Stavisky,
en passant par le crime d’Albert Soleilland,
coupable du meurtre et du viol d’une fillette de
11 ans : «C’est une histoire épouvantable /
Que celle du crime effrayant, / Commis par
ce monstre exécrable / Qui s’appelle Albert
Soleilland… / Forfait inouï / Dont chacun
frémit ! / Un frisson glacé vous effleure… /
De pitié les cœurs sont émus / Devant la
famille qui pleure, / L’enfant qu’elle ne
verra plus (6) ! »
« Crimes, jugements et faits curieux ». Bois gravés, l’un rehaussé en couleur, Bloquel, Rouen, 1838
Initialement, une complainte est un
long poème strophique, dépourvu de
refrain, comportant souvent plusieurs
dizaines de couplets, parfois plus de cent.
L’écriture d’un tel texte obéit à divers
codes. Le premier couplet doit saisir le
chaland : pour cela on l’appelle – « Écou-
tez tous »… « Approchez pour entendre
le récit » – et on le convainc que le crime
dont il est question a été commis près de
chez lui, en citant des bourgades voisines
sur le marché desquelles on ira vendre le
canard. « Oyez, pères de famille, / De Mou-
lins, de Montluçon, / De Gannat et d’Hé-
risson, / De Bourbon et de Fourilles, / Le
crime de Chatelard, / Commis par le
sieur Jouanard (7). » Suit le récit, docu-
menté, situé, nominatif – que ce soit pour
la victime ou pour le coupable présumé.
Aucun détail n’est épargné : la
découverte du crime, son déroulement
parfois imaginé, l’arrestation et le procès,
voire l’exécution.
Appel à la loi
du talion
L A conclusion révèle l’un des ressorts
de l’écriture d’une complainte, régulière-
ment intitulée « Morale ». Il s’agit de tirer
enseignement du fait divers, d’en étendre
la portée. Premières cibles : la jeunesse,
à qui on enjoint de rester dans le droit che-
min, et les parents, qui doivent la gendar-
mer. « Les conseils de la Paresse /
Conduisent à l’Échafaud ! / Mais la
crainte du bourreau / Doit inspirer la jeu-
nesse / De fuir la route du mal / Qui
conduit au sort fatal ! », professe la Com-
plainte sur l’assassinat de Saint-Geniez
(1882). La morale revêt aussi, fréquem-
ment, la forme d’un appel à la loi du
talion, la chanson se faisant alors l’ex-
pression d’une vox populi portant le désir
d’une justice populaire expéditive : « La
peine de mort est dure / Chacun est de cet
avis ; / Mais moi je dirai : “Tant pis / Pour
ceux qui courent l’aventure ; / L’on n’est
pas guillotiné / Quand on n’a pas chou-
riné” (8). » Le caractère dramatique de
cette peine réclamée à hauts cris est ren-
forcé par l’usage – jusqu’au Second
Empire – de l’écriture des complaintes
à la première personne. Dans sa présen-
tation de l’ouvrage collectif Moi, Pierre
Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur
et mon frère, Michel Foucault a pointé
« ces étranges poèmes [où] le coupable
était censé prendre la parole pour rap-
peler son geste (9) », parfois interprétés
sur le lieu même de leur exécution.
« Vous me voyez sur l’échafaud, / Oh
Grand Dieu ! pardonnez mon crime. /
Jeunesse, priez le Très Haut, / Ne suivez
jamais mon abîme, / Ou vous périrez
comme moi, / Hélas ! sous le glaive de
la loi (10). »
Ces formes archaïques perdurent
jusqu’en 1914. Ensuite, plus d’intermi-
nable complainte : il faut être au goût du
jour, introduire un refrain, se limiter à
trois ou quatre couplets, taire les patro-
nymes. Il est alors délicat de différencier
la chanson traitant d’un crime authentique
– sous-titrée « histoire vraie mise en
chanson » – d’un récit imaginaire mais
plausible, donnant à voir une misère
sociale, associée ou non à une affaire de
sang. En sorte que les complaintes crimi-
nelles se dissolvent dans le genre de la
chanson réaliste.
© B.M. ROUEN
« Jeanne Weber, “l’Ogresse de la Goutte-d’Or” », Les Faits-Divers illustrés, 15 mai 1908
Près de 1 300 complaintes, portant sur
environ 630 crimes au cours de la période
de 1870 à 1940, ont été recueillies sur le
territoire français (11). Conclure à une
moyenne de deux complaintes par crime
serait trompeur : près de 75 % de ces
affaires n’ont donné lieu qu’à un seul
texte. Autant dire que les crimes les plus
médiatisés par la presse l’ont été aussi par
les canards. On connaît ainsi près de trente
complaintes pour l’affaire Steinheil
(1908), l’assassinat de Sadi Carnot (1894)
ou le crime de Pantin (1869), et autour
d’une vingtaine pour les affaires Landru
(1919), Bonnot (1911), Soleilland (1907),
Pranzini (1887) ou Violette Nozière
(1933). Des rues parisiennes aux villages,
via une diffusion postale vers les chanteurs
provinciaux, on vend plus de
40 000 exemplaires d’une chanson sur
Violette Nozière. À l’opposé, quelques
chansonniers utilisent une duplication à
l’alcool : guère plus de quelques dizaines
de feuilles sont ainsi réalisées à chaque
nouveau crime dans leur voisinage.
Images et calembours
scabreux
À L’ABONDANCE de la production sau-
vage de canards se combine une liberté de
ton qui, révélatrice de l’état d’esprit de la
rue, flatte volontiers les plus vils préjugés,
antisémites notamment, en particulier lors
de « l’Affaire » : « Non, dit Dreyfus imper-
turbable / Colonel on vous a trompé / Je
jure de n’être pas coupable / Le Rabbin
m’a déjà coupé (12). » Pour Le Crime du
Palace – l’assassinat d’Oscar Dufrenne en
1933 –, l’homosexualité de la victime évo-
quée à mots couverts dans la presse est
l’objet d’images et de calembours scabreux
dans les couplets des rues : « Chacun est
soupçonné / On veut vous arrêter / Pour
avoir au bistrot / Commandé un tournedos.
(…) C’était un gâs de la marine / Qui
s’étant bien introduit / Par-derrière sans
aucun bruit (…) Il se cache malgré tout /
Amateur des p’tits trous (…) Mais c’est
vraiment sérieux, / Un inverti en vaut
deux (13) ». Nombre de crimes sont ainsi
traités « à la rigolade ». Ainsi Landru, « ce
grand calomnié », provoque-t-il des défer-
lements de misogynie sous couvert
d’humour : « Monsieur le jug’, la chose
découle / De la crise du charbon, / À mon
coke je mêlais d’la poule, / Comme
mélange c’est très bon. »
L’efficacité de ce média chanté s’évalue
donc aussi à l’aune de sa capacité de nui-
sance. Faisant fi de la présomption d’in-
nocence, le canard n’hésite pas à jeter le
© BNF
discrédit sur les familles qu’il nomme,
celles des bourreaux comme des victimes.
Témoin le pauvre Bannier, qui, accusé à
15
tort d’un crime commis par Joseph Vacher,
le « tueur de bergers », souffrit des effets
d’une complainte le présentant comme
coupable. Un avocat rapporte également
comment une famille l’a félicité d’avoir
évité l’échafaud à l’un de ses membres :
«Ah ! Monsieur, (…) vous nous avez sauvés
de la complainte (14) ! »
En perdant peu à peu, dans l’entre-deux-
guerres, la précision journalistique qui
était autrefois la sienne, la complainte voit
sa clientèle diminuer au profit des maga-
zines illustrés, tel Détective que Gaston
Gallimard lance en 1928, et où se croisent
alors de grandes plumes. La seconde
guerre mondiale sonne la fin des com-
plaintes, qui disparaissent peu après la
Libération. Ou presque : quelques origi-
naux continuent d’en vendre, des marchés
bretons aux rues de Toulouse, jusqu’aux
années 1960. Le goût pour ce genre est
cependant passé.
Mais ce n’est pas seulement une tra-
dition française (15). Ainsi la célèbre
Complainte de Mackie de L’Opéra de
« Les Loups-Cerviers de la Drôme », Baudot, Paris, 1909
LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
quat’sous est écrite par Bertolt Brecht
sur le modèle d’une Moritat – appella-
tion allemande d’une complainte crimi-
nelle – écoutée sur les marchés d’Augs-
bourg durant son enfance. En terre
anglophone, la complainte se nomme
murder ballad et, en Espagne, romance
de ciego, car ce sont des aveugles qui la
vendaient – elle s’est diffusée jusqu’en
Amérique du Sud. Quant à notre canar-
dier ou colporteur de complaintes, on
l’appelle Bänkelsänger outre-Rhin et
cantastorie en Italie. La tradition a du
reste la vie parfois plus longue à l’étran-
ger. Ainsi trouve-t-on des reportages de
la Radio-télévision italienne (RAI) qui
donnent à voir un cantastorie chantant
Lucky Luciano ou quelque autre bandit
sur une place sicilienne dans les
années 1960. Et, au Brésil, des chanteurs
ambulants vendent aujourd’hui encore
de petits livrets invitant à chanter les
exploits des plus grands malfaiteurs.
Lorsqu’elle sort d’un strict rapport per-
formatif « artiste vs public », la chanson a
la vertu d’agréger les émotions, ce qu’on
observe encore dans des lieux de culte et
lors de manifestations de rue. Il en va de
même de la complainte, qui, en plongeant
l’auditoire dans le drame tout en dissipant
les mystères d’un crime, s’avère l’outil
d’une catharsis collective à la dramaturgie
convenue : appel, récit, morale. Un média
augmenté, en quelque sorte, qui fait défaut
à l’heure de la consommation solitaire des
nouvelles du monde.
J EAN -F RANÇOIS
« M AXOU » H EINTZEN .
(5) La Complainte du sextuple assassinat de Moirax
(air : Fualdès), Bordeaux, 1933.
(6) Marius Réty, Pauvre Petite Marthe (air : La
Paimpolaise), Paris, 1907.
(7) Complainte du crime de Chatelard, Allier, 1891.
(8) L’Assassin du 20-100-O, Limoges, 1886.
(9) Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma
sœur et mon frère… Un cas de parricide au XIXe siècle,
Gallimard, Paris, 1993 (1re éd. : 1973).
(10) « Arrêt (…) qui condamne à la peine de mort
la nommée Louise Belin (…) Complainte à ce sujet »,
sans lieu, vers 1820.
(11) Cf. la base de données en ligne
https://complaintes.criminocorpus.org
(12) A. d’Halbert, L’Interrogatoire de Dreyfus (air :
La Paimpolaise), Paris, 1899.
(13) P. Fiquet, Les Dégâts de la marine, Paris, 1933.
(14) Le Petit Parisien, 4 septembre 1887.
(15) Una McIlvenna, Singing the News of Death.
Execution Ballads in Europe 1500-1900, Oxford
University Press, 2022.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
16
P OUR QUE LA F RANCE DEMEURE « L’ EMBÊTEUSE DU MONDE »

Une diplomatie sans diplomates ?

« Réfléchir à deux fois avant de ne rien dire. » Cet adage, assurait une grande autonomie aux
parmi tant d’autres, à propos des diplomates peut paraî- filières n’était évidemment pas du goût
de tous les décideurs politiques.
tre moqueur. Il n’en traduit pas moins les mérites d’un
métier indispensable aux relations internationales. En Et désormais, ce seront les adminis-
trations, les employeurs eux-mêmes qui
faisant le choix de normaliser cette profession, notam- choisiront leurs cadres comme avant-
ment en banalisant son recrutement, la France risque guerre, mais sans la protection d’un
corps professionnel. Donc, on en revien-
fort d’aggraver sa perte d’influence dans le monde. drait au nom de la démocratisation à un
système de cooptation qui, comme
autrefois, pourrait ne pas être insensible
aux critères sociaux et aux recomman-
PAR ALAIN ROUQUIÉ * dations. En outre, cette réforme, loin
d’éviter ce qui a fait l’impopularité des

L
E second plus vieux métier du
monde n’a pas bonne presse aujourd’hui
en France et plus généralement dans le
monde occidental. Les diplomates sont
généralement associés aux mondanités,
au luxe et aux loisirs. Ne donne-t-on pas
le nom d’« ambassadeurs », comme argu-
ment de vente, à des produits et des
marques qui évoquent des plaisirs plus ou
moins durables, ceux d’une friandise cho-
colatée, d’un apéritif, d’un modèle d’au-
tomobile ou d’un restaurant ? L’exercice
de la diplomatie est ainsi dévalué au gré
d’images où la frivolité élégante ne laisse
guère percevoir l’utilité pratique ou la res-
ponsabilité sociale de la profession.
Le ministère des affaires étrangères
avec ses rites surannés serait-il une bas-
énarques, à savoir leur prolifération dans
les entreprises publiques et privées,
affectés à l’action extérieure, en France risque, au contraire, de favoriser le
et dans la plupart des pays occidentaux. « pantouflage » chez des administrateurs
Alors que le nombre des États-nations généralistes.
s’était considérablement accru, la chute
de l’empire soviétique et l’explosion de À l’exception des juridictions adminis-
la Yougoslavie s’ajoutant aux dernières tratives et financières intouchables pour
étapes des décolonisations, le ministère cause d’indépendance de ces magistra-
français compétent réduisait sa voilure. tures, il ne restera plus qu’un seul corps
Depuis trente ans, le Quai aurait perdu la d’administrateurs d’État interchangeables.
moitié de ses effectifs (2). Notre réseau Le corps des ministres plénipotentiaires
diplomatique a rétrogradé au troisième comme celui des conseillers des affaires
rang, derrière les États-Unis et la Chine, étrangères sont placés en extinction. Il n’y
qui, elle, n’a pas cessé d’ouvrir de nou- aura donc plus de carrière diplomatique.
velles ambassades en conformité avec ses Le décret du 6 mars 1969 reconnaissait
ambitions planétaires. Quant aux crédits, pourtant le « statut particulier des agents
ils ont connu une érosion significative. diplomatiques et consulaires ». Mais
c’était hier ! Par ailleurs, les diplomates
Or notre temps exige, à défaut de visibi- seront recrutés parmi les administrateurs
lité, de la transparence et veut connaître les d’État, alors même qu’ils administrent
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : ADAGP IMAGES

tille d’Ancien Régime ? Alors que pour
l’opinion le choix entre « la Corrèze et le
Zambèze » (1) ne se discute plus, le Quai
d’Orsay est l’objet de tous les soupçons.
En effet, si l’on sait à quoi sert un com-
missaire de police, un inspecteur des
impôts ou un chef de gare, on ne peut pas
en dire autant d’un vice-consul ou d’un
ministre plénipotentiaire. Pourquoi donc
tant dépenser pour des activités que l’opi-
nion publique ne voit pas ? Il n’est pas
étonnant que cette perte de prestige ait
été accompagnée par une érosion conti-
nue des moyens en effectifs et en crédits
Le risque de la cooptation
coûts et les bénéfices des activités publiques. assez peu, et ils pourront avoir une expé-
Dans un monde périlleux et instable, un pays rience antérieure totalement différente du
comme le nôtre se doit de disposer d’un métier diplomatique. Certes, un préfet, un
réseau de représentation extérieure étendu inspecteur des finances ou un cadre du
et compétent. Car il n’y a pas de petits États ministère de la santé peuvent faire d’ex-
ni d’angles morts en géopolitique. Cuba, cellents diplomates, mais ce n’est ni leur
Israël, le Vatican l’attestent. Ils ont, au cours vocation ni leur culture. On ne négocie
de l’histoire, disposé d’une influence inter- pas avec des autorités étrangères comme
nationale plus importante que des géants on le fait avec des grévistes ou des mani-
aux prises avec leurs propres démons, festants. On ne conduit pas un consulat
comme l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie. Par général ou une ambassade comme on gère
temps de tempête, les diplomates sont plus un hôpital. Un poste diplomatique
que jamais nécessaires pour gouverner, implique des activités variées et multiples
c’est-à-dire pour voir et prévoir. dans un autre pays. La diplomatie est
LUCY ET JORGE ORTA. – « Life Line - Survival Kit » (Ligne de vie - Kit de survie), 2008-2009 toujours un choix d’existence, marqué par
l’exil, le nomadisme. Le diplomate vit à
appeler le « système Pyle ». Dans Un
Américain bien tranquille, l’un des
tionnaires. Or, en réalité, c’est le carac-
tère trop indépendant du mode de recru-
l’étranger pour voir vivre des étrangers.
Il est supposé, durant son parcours profes-

D ANS ce monde « liquide », où les

références et les normes semblent appar-
tenir au passé, la négociation est perma-
nente. Pour éviter ou terminer les
conflits, pour recréer du droit et empê-
cher la loi du plus fort s’agissant des
biens publics mondiaux (climat, santé,
énergie…). Or, à ces fins, il ne suffit pas
d’avoir des instructions claires ; encore
faut-il connaître les parties, les interlo-
* Ancien ambassadeur de France et auteur de La
Fin des diplomates, Rue de Seine, Paris, 2023, dont
ce texte est tiré.
cuteurs responsables, leur culture et leurs
limites. Autant savoir à qui on s’adresse.
romans les plus politiques de Graham
Greene, Alden Pyle, jeune agent de ren-
seignement américain envoyé dans l’In-
On ne discute pas bien avec des incon- dochine en guerre des années 1950, ne
nus. Il convient de ne pas ignorer la parle ni le vietnamien ni le français et
« boîte noire » qui renferme les valeurs, ignore la véritable identité des protago-
les mythes et les cultures propres à nistes en présence. Il croit néanmoins
chaque pays concerné. Pour cela, même pouvoir rétablir la paix grâce à des solu-
dans les pourparlers multilatéraux, on ne tions préfabriquées, notamment en
peut se passer de l’apport de la diploma-
tie bilatérale.
constituant de bric et de broc une « troi-
sième force » vertueuse. Les consé-
quences sont catastrophiques (3). À cet
Plus la situation est grave et le pays égard, la réalité a parfois dépassé la fic-
vulnérable, et plus une diplomatie « hors tion littéraire. Cinquante ans plus tard,
sol » est à proscrire, ce que l’on pourrait M. Paul Bremer, qui dirigeait l’autorité
administrative américaine en Irak en
2003, ne disposait à Bagdad que de 3 %
d’agents connaissant l’arabe. Et son
vade-mecum de démocratisation de l’Irak
tement qui est en cause. En fonction de
leur classement de sortie, les élèves fai-
saient le choix de leur carrière future et
du corps dans lequel ils voulaient s’en-
gager. Cette sorte d’autogestion qui
Voyager en première avec un billet de seconde ?
C ERTES la France n’est plus la « grande
nation » du temps de l’Empire. Notre
déclassement est une réalité, mais il n’est
en rien un effondrement. Il provient,
notamment, de la « montée des autres » et
du développement des pays aujourd’hui
émergents, que nous avons souhaité et
encouragé. La France est-elle devenue,
pour autant, une puissance moyenne,
sionnel, embrasser de nouvelles cultures,
parler d’autres langues. Il n’est appelé à
l’administration centrale que pour de
courtes périodes, car les postes y sont
peu nombreux.
Membre du Conseil de sécurité de
l’Organisation des Nations unies (ONU),
État fondateur de l’Union européenne,
pays doté de l’arme nucléaire, on accuse
bien souvent la France de « vouloir voya-
ger en première avec un billet de
seconde ». Pourtant, son influence n’est
ni celle d’une puissance moyenne, ni
encore moins celle d’un État décadent.

Alger préfère Moscou post-Saddam Hussein était inspiré des

expériences de l’Allemagne et du Japon
en 1945. On connaît la suite.
comme on le répète depuis les
années 1970 ? Sixième ou septième éco-
nomie, sur cent quatre-vingt-dix États,
Outre l’univers de la francophonie, elle
entretient des relations privilégiées avec
les pays de la Méditerranée et les États

L E 24 mars dernier, l’Algérie et la France tournaient officiellement la page de nous nous trouvons toujours dans le pelo- de l’Amérique latine. Alors qu’elle attire
leur dernière querelle diplomatique en date. Lors d’un entretien téléphonique, Il convient de se demander si la ton de tête des pays riches. Notre image par son patrimoine historique protégé, la
les présidents algérien et français affirmaient avoir levé les « incompréhensions » réforme en cours de la haute fonction s’est dégradée, sans doute, mais on peut France n’a jamais cessé d’être pour-
provoquées par la fuite en Tunisie – le 3 février – puis par son rapatriement en publique, après la suppression de l’École s’interroger avec M. Hubert Védrine, voyeuse d’idées. Peut-être sera-t-elle un
France – le 6 du même mois – de la militante franco-algérienne Amira Bouraoui. nationale d’administration (ENA) et la ancien ministre des affaires étrangères : jour une start-up nation, mais, pour
L’affaire avait provoqué le rappel pour consultation de l’ambassadeur algérien création de l’Institut national du service « La France a-t-elle moins d’influence reprendre la formule de Jean Giraudoux :
à Paris (1). Au printemps, elle était donc close et les deux capitales préparaient public (INSP), le 1er janvier 2022, est aujourd’hui qu’en 1940 ou à l’époque de « La destinée de la France est d’être
officiellement une visite officielle de M. Abdelmadjid Tebboune à Paris qui aurait bien adaptée au monde d’aujourd’hui. Dien Bien Phu (4) ? » À la différence de l’embêteuse du monde (5). » Une destinée
symbolisé la bonne entente avec son homologue français. Promis, juré, assuraient l’Allemagne, où les exportations de biens qui se réalisera d’autant mieux avec un
les diplomates des deux camps, de nouveaux projets économiques communs
La volonté de démocratiser le recru- industriels tirent la croissance et inspirent corps d’« embarrasseurs », c’est-à-dire
ne manqueraient pas d’être annoncés. Trois mois plus tard, rien de tout cela ne
tement des fonctionnaires, afin qu’il soit la politique extérieure, en France c’est la de diplomates réactifs et innovants à
s’est concrétisé et aucune date n’est avancée pour la visite du président algérien.
Ce dernier s’est plutôt rendu à Moscou, où il a été reçu en grande pompe par à l’image de la société française dans consommation et les services qui font pro- même de proposer des initiatives adap-
M. Vladimir Poutine, avec à la clé la signature de plusieurs accords renouvelant sa diversité, justifierait cette réforme gresser le produit intérieur brut (PIB). Les tées à notre temps impitoyable, et de
le partenariat stratégique algéro-russe conclu en 2001. Avec ce déplacement, globale. Mais l’ENA poursuivait initia- délocalisations et les ventes d’entreprises savoir les faire partager à nos partenaires
M. Tebboune adresse un message clair à l’Occident : son pays, comme tant lement le même objectif. Et, malgré ont provoqué du chômage, la désertifica- et même à nos adversaires.
d’autres du Sud, ne s’alignera pas sur la position de l’Europe et des États-Unis l’ouverture de concours et de voies tion territoriale et des déficits extérieurs
pour ce qui est du conflit en Ukraine (2). Autre message diplomatique implicite : d’accès multiples, il n’y a pas eu de très lourds. Le grand patronat français a
l’Algérie endosse le rôle d’intermédiaire potentiel entre la Russie et ses contemp- diversification sociale du recrutement, même un moment rêvé d’une industrie (1) Souvent attribuée au journaliste Raymond
teurs. C’est donc avec cet habit que M. Tebboune finira peut-être par se rendre au contraire. L’INSP fera-t-il mieux ? sans usines. Un chef d’entreprise de l’in- Cartier, cette formule passée à la postérité a été utilisée
en France. À moins que Paris ne provoque une nouvelle crise en se décidant à Cette nouvelle institution créée par dustrie alimentaire auquel je rendis visite en 1964 à l’Assemblée nationale par le député de la
condamner la répression qui sévit contre toute voix critique en Algérie. Le 18 juin, Corrèze, Jean Montalat.
le rapprochement d’une quinzaine avant mon départ pour le Mexique en 1989
la cour d’appel d’Alger aggravait ainsi la condamnation de M. Ihsane El Kadi, d’écoles de formation aurait pour but a longuement évoqué devant nous l’avenir (2) Jean-Pierre Grand et André Vallini, « Rapport
figure des médias indépendants, à sept ans de prison, dont cinq ans ferme, principal de « décloisonner » la fonction sans usines (fabless) de sa société, qui d’information fait au nom de la commission des affaires
pour « financement étranger de son entreprise » de presse (cinq ans de prison, étrangères, de la défense et des forces armées sur
publique et donc de faciliter les pas- désormais « vendrait de la santé ». Néan- l’avenir du corps diplomatique », Sénat, Paris,
dont deux avec sursis, en première instance).
sages d’un ministère à un autre. Ce qui moins, notre pays a gardé des secteurs enregistré le 13 juillet 2022.
A KRAM B ELKAÏD .
est une préoccupation louable. Néan- d’excellence au-delà du luxe et de la mode (3) Graham Greene, The Quiet American, Penguin
moins, la nécessité de la suppression du dans le ferroviaire, le nucléaire, l’aéronau- Books, Londres, 1955.
(1) Madjid Zerrouky, « La militante franco-algérienne Amira Bouraoui échappe à une extradition classement de sortie qui justifierait la tique, l’énergie, les transports urbains, les
vers Alger depuis la Tunisie après l’intervention de la France », Le Monde, 7 février 2023. (4) Hubert Védrine, Les Cartes de la France à
réforme de grande ampleur en cours produits alimentaires de haut de gamme, l’heure de la mondialisation. Dialogue avec Dominique
(2) Lire Alain Gresh, « Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident en Ukraine », Le Monde
diplomatique, mai 2022. paraît moins évidente. On nous dit que le tourisme. Il est le seul de l’Union euro- Moïsi, Fayard, Paris, 2000.
ce système figerait trop prématurément péenne, en outre, qui dispose d’une démo- (5) Jean Giraudoux, L’Impromptu de Paris, Grasset,
(et pour la vie) les carrières des fonc- graphie relativement dynamique. Paris, 1937.

« Circulez, il n’y a rien à voir »
26 août 1973
Le Quotidien de Marseille
En « une » : Tuerie dans un bus
Dans un accès de démence, un passager immigré algérien a égorgé
le chauffeur à son volant et poignardé quatre passagers.
27 août 1973
Communiqué des syndicats : Les funérailles de Guerlache auront
lieu mardi 28 août. La population est appelée à s’y associer. Le fait
que l’assassin soit un immigré ne doit pas conduire au développement
du racisme.
Marseille, 10 heures du soir, le 28 août 1973
Le quartier de l’Opéra, en plein centre-ville, le quartier des bars
américains à « clientèle montante » est désert, personne dans les
rues, toutes portes closes, toutes lumières éteintes, sa façon à lui de
rendre hommage à Guerlache, le traminot marseillais, égorgé
l’avant-veille à son poste de travail, qu’un cortège de plus
de cinq mille personnes a porté en terre aujourd’hui, dans
un air saturé de haine :
– L’assassin, un Algérien, pas de hasard. On en a assez des cri-
minels algériens. À la mer, les assassins!… Rentrez chez vous…
La ville se tait et attend, figée, la tragédie qui vient.
Seule exception dans le quartier, le Foudre, le bar-restaurant
de Pereira, un émigré portugais qui a longtemps collaboré
avec l’OAS (1), à l’époque où elle était encore proscrite. Toutes
les baies sont calfeutrées derrière de grands rideaux, aucune
lumière ne filtre vers la rue, mais à l’intérieur une grosse cin-
quantaine d’hommes s’entassent, transpirent, se bousculent,
s’interpellent, rient, jurent, chantent et s’applaudissent. Entre
deux éclats de voix, ils picorent dans les assiettes de la kémia
que fait circuler la mère de Pereira, carottes et fèves au cumin,
moules à l’escabèche, olives piquantes, le tout abondamment
arrosé d’anisette Cristal. Pour entretenir la nostalgie des «Fran-
çais repliés d’Algérie» qui constituent l’essentiel de la clientèle
du Foudre.
Le brigadier-chef Picon squatte un tabouret devant le bar.
C’est un habitué, il aime tout de cet endroit, les tables, les
chaises en bois massif, le grand comptoir cuivré, les murs
jaune pâle, les trois grandes photos en noir et blanc de Sala-
zar, le dictateur portugais dont Pereira est un fidèle, l’am-
biance ; il se sent dans son monde. Coup d’œil circulaire, il
connaît à peu près tout le monde, beaucoup de rescapés
comme lui du naufrage de l’Algérie française. Beaucoup
de flics, aussi. Se sentir en famille, ça fait du bien. Il échange
© ADAGP, PARIS, 2023 - BRIDGEMAN IMAGES
quelques considérations éraillées sur la marche du monde
avec son voisin, un petit policier, Luc Rossi, qu’il a connu
quand tous deux étaient affectés au commissariat du
XVe arrondissement. Quelqu’un, au fond de la salle, lance
d’une voix forte, avec un gros rire :
– À Guerlache…
Picon lui répond en levant son verre :
– À Guerlache, on va le venger.
Reprise généralisée :
– À Guerlache.
– Pour lancer le Comité de défense des Marseillais, on pouvait pas
rêver mieux. Les Marseillais sont pas près d’oublier. Le cadavre du
conducteur, la flaque de sang, le bus qui continue tout seul, le crouille
à moitié fou…
– Dis pas de bêtises, l’assassin, il est pas fou, il est crouille c’est tout.
– Ces connards des syndicats, pas de politique, pas de banderoles,
pensez à la famille…
– On les a bien eus. Nos tracts partout, nos affiches, « Marseille a
peur, signé Comité de défense des Marseillais » sur tous les murs…
Le Comité, c’est nous. On ne parlait que de nous dans le cortège.
– Et vous avez remarqué ? Pas un melon sur le trajet, même sur les
chantiers, tous calfeutrés, morts de trouille.
– Pourvu que ça dure.
Pereira lève son verre à son tour :
– Ça dépend de nous. Le Comité de défense des Marseillais vaincra.
Un cri lui répond :
– Les bicots à la mer.
L’assemblée reprend en scandant et en tapant des pieds :
– Les bicots à la mer.
Quand le tumulte retombe, le brigadier-chef Picon se lève, s’étire.
Il se sent fort, il est chaud, il est prêt. Il se penche vers son voisin,
Luc Rossi :
– Il faudra les pousser un peu, pour qu’ils y plongent, dans la mer.
Qui est-ce qui s’y colle à les pousser ? Assez causé, Luc. Je me sens
en forme. Tu es partant pour un petit tour de rodéo chez les indigènes?
Luc toujours partant, et sans discuter, quand c’est le brigadier-chef
Picon qui le lui demande. Au commissariat du XVe, Picon, c’est une
autorité.
Pereira, à quelques mètres de là, debout, verre en main et sourire aux
lèvres, surveille discrètement « la clientèle ». Il repère Picon quand
il se lève, la bourrique a sa tête des mauvais jours, maxillaires gonflés,
regard allumé. Quand il se dirige avec Luc vers la cuisine et la sortie
de service, Pereira fait signe à Sauveur, un brave gars, ancien pilote
de courses automobiles à la carrière fracassée par un accident sévère,
qui lui sert de vigile dans les soirées un peu chaudes comme celle-
ci, où des incidents sont toujours possibles, probables. Sauveur s’ap-
proche, Pereira lui désigne Picon et Luc.
Historienne, militante, Dominique Manotti vient à la littérature
sur le tard, par désespoir, quand s’éloigne la perspective d’une
transformation radicale de la société. Ses intrigues aux faux airs
de documentaires racontent la trahison des élites et les colères
populaires, notamment celle qui s’est emparée de la cité pho-
céenne il y a cinquante ans.
UNE NOUVELLE INÉDITE
DE DOMINIQUE MANOTTI
ANDRÉ FOUGERON. – « Faire un carton », 1985
– Tu vois ces deux-là ? Ils partent en virée je ne sais où. Débrouille-
toi pour les accompagner. Surveille Picon, l’autre ne compte pas,
et essaie de l’empêcher de déconner. Tu l’envoies cuver au lit chez
bobonne. Tu connais l’adresse ? (Sauveur opine, Pereira lui glisse
deux billets dans la poche.) Pour le petit extra, merci mon gars. Et
tu viens me raconter, tout de suite après.
Sauveur embarque un copain, besoin de se sentir moins seul, et
rejoint Picon sur le parking :
– Tu pars en virée, je t’accompagne ?
Picon réfléchit. Ces deux types, tu en as besoin, oui ou non ? Des
témoins discrets, de la famille, mais capables de faire circuler des
rumeurs là où il faut. Par l’intermédiaire de Pereira par exemple.
Ça peut élargir le cercle des complicités. Donc plus de répercussions
possibles qu’un coup isolé. Pas mal.
– OK, mais pas dans ma voiture. Il va y avoir du mouvement, j’ai
besoin de mes aises. Suis-nous, ton copain et toi, dans ta superbe
Mercedes.
Puis Picon monte dans sa Fiat à la place du passager. Il donne la clé à Luc :
– Tu conduis, moi, j’ai trop bu.
La Mercedes les rejoint, les deux voitures côte à côte, Picon
explique :
– On fait d’abord un tour pour prendre la température de la ville.
On monte par la porte d’Aix, puis, si tout va bien, on file à la Calade.
Sauveur hésite :
– La Calade, je ne connais pas, je vais me perdre dans le fouillis des
impasses.
– T’inquiète, c’est le terrain de jeu du commissariat du XV , Luc et
e Un corps de Nord-Africain découvert dans une mare de sang à l’Estaque.
moi, nous connaissons. Et nous avons des bons souvenirs, un peu
comme là-bas. Tu n’es pas pied-noir, tu peux pas comprendre. Mais
d’abord, on passe par la porte d’Aix, pour tâter l’atmosphère de la
soirée dans le quartier des couscous et des thés à la menthe.
Tout au long du trajet, Picon cherche les affiches du CDM (2). Il
n’est pas déçu. Il en compte plus d’une centaine. Le « Marseille a
peur » s’étale partout, il se sent soutenu. Sa tension monte.
Ils arrivent à la porte d’Aix. Le quartier, d’habitude si animé à cette
heure, est désert, les boutiques ont baissé le rideau de fer, personne
ne flâne dans les rues. Les deux voitures s’arrêtent côte à côte, vitres
baissées. Picon se penche vers Sauveur :
– J’en étais sûr, « Marseille a peur » bon slogan pour faire monter
la température, mais déjà dépassé, cette nuit, la peur change de camp.
Bon, c’est le moment, on va faire un tour à la Calade.
17 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
L’haleine de Picon dégage une forte odeur d’anisette en train de
virer vinaigre, Sauveur hésite, ce serait bien le moment de le mettre
au lit, mais comment le lui dire ? L’homme n’est pas commode. Les
voitures démarrent.
En arrivant à la Calade par le chemin de la Madrague, l’équipe Picon
croise un fourgon de police garé sur un terre-plein, à mi-chemin
entre la barre de Campagne-Lévèque, la cité de transit, et le quartier
pavillonnaire. Luc salue les policiers d’un geste de la main.
– Le fourgon du commissariat du XVe. Une surveillance statique. Ils
s’attendaient sûrement à des bagarres après l’enterrement de Guerlache.
– Moi aussi, pour être franc.
Au carrefour, les deux voitures s’engagent au ralenti dans le bou-
levard Paumont. Sur leur gauche, le bar du Terminus est en train
de fermer, trois-quatre hommes rangent et nettoient à l’intérieur.
Bonne pioche pense Picon.
– Tu fais la boucle du quartier, et tu repasses devant le Ter-
minus au ralenti, Luc.
Après avoir fait le tour du quartier des pavillons, les deux
voitures recroisent le fourgon des policiers du XVe, toujours
en « surveillance statique », et reprennent le boulevard Pau-
mont. Devant le Terminus, un jeune homme est sorti du bar,
il est assis sur le muret de la terrasse, les jambes pendantes
vers le boulevard.
– Continue, dit Picon. Voilà, ici, tu t’arrêtes, tu fais demi-
tour, on va revenir vers le café, tu t’arrêtes devant, je veux
dire deux mots au type sur le mur, tu n’arrêtes pas le moteur,
tu repars quand je te le dis. Tu as bien tout compris ?
– Oui, c’est pas si compliqué.
– (Un signe à Sauveur). On s’arrête devant le café, je veux
parler au type. Toi tu nous doubles, et tu vas nous attendre un
peu plus loin. Ça sera pas long. C’est parti.
La Fiat fait demi-tour, revient au ralenti, la Mercedes la double.
Picon baisse sa vitre, se tourne vers la droite. Très concentré,
il visualise tous les gestes qu’il va faire dans les secondes qui
viennent, glisse sa main droite vers sa ceinture, saisit son arme,
elle est bien là, il l’a gardée à son flanc pendant toute la journée,
à l’enterrement de Guerlache, il la caresse, poussée d’excita-
tion, assure sa prise, la voiture s’arrête devant le bar. Picon
interpelle en arabe le jeune homme qui saute du mur, s’ap-
proche. D’un geste très fluide et très rapide Picon dégage son
arme, la pointe sur la poitrine du jeune homme qui se penche
vers lui, et, dans une décharge de haine et de jouissance, tire
à bout touchant en plein sternum, la victime n’a pas eu le temps
d’esquisser le moindre geste de recul, son corps est soulevé,
rejeté en arrière, le tueur tire une deuxième balle dans le ventre
avant même que le corps ne touche le sol, Luc embraye,
démarre en force, Picon, vidé, pompé, lâche une troisième
balle au hasard, la Mercedes démarre à son tour derrière la
Fiat, les deux voitures tournent à gauche et disparaissent.
Quelques kilomètres plus loin, les deux voitures s’arrêtent,
se garent. Luc, blanc comme un linge, les mains tremblantes,
s’en prend à Picon :
– Salaud, tu me fous dans une merde noire, et sans même
me demander mon avis… Si j’avais été au courant, tu crois que j’au-
rais salué les flics du XVe dans leur fourgon ?
– Un : ne me dis pas que tu ne savais rien. Tu ne sais pas ce que
c’est « un rodéo chez les indigènes » ? Et deux : personne n’est dans
la merde. À Marseille, nous voulons tous que les bicots s’en aillent
et rentrent chez eux. Le gouvernement et les politiques ne font rien.
Il faut des gens déterminés, pour faire le boulot à leur place. Moi,
par exemple. J’ai tué le petit jeune pour faire peur aux autres, pour
qu’ils se disent : pour sauver ma peau, il faut que je rentre chez moi.
Trop contents les Marseillais. Qui va s’intéresser à un cadavre de
bicot ? La presse ? Les juges ? Les flics ? Personne, je te dis.
Sauveur s’approche de Luc, amicalement.
– Picon a raison, personne ne cherchera à savoir ce qui s’est passé. Là
où nous étions garés tout à l’heure, on pouvait apercevoir le fourgon
du XVe à travers les branches des buissons. Ils nous ont vus tout à
l’heure, ils savaient que nous tournions dans le quartier. Quand nous
avons entendu le premier coup de feu, ils l’ont entendu aussi, la nuit
est très calme, ils ont mis le moteur en marche, et au troisième coup de
feu, ils étaient en train de faire demi-tour, direction le commissariat.
Aucune envie d’être mêlés à quoi que ce soit. Ce qui est fait est fait et
il n’y aura pas d’enquête. Nous ramenons Picon chez lui, et après, nous
retournons tous les trois au Foudre où nous finirons la soirée. Et si
jamais nous en avions besoin, plus de cinquante personnes témoigneront
que nous n’avons pas quitté le Foudre de toute la soirée. C’est parti.
Épilogue
D’après la presse régionale, dans la nuit du 28 au 29 août 1973, il
y eut à Marseille trois assassinats de Maghrébins.
Un jeune Algérien de 16 ans à la Calade.
Un Algérien abattu à coups de hache à la tête, le long de la voie ferrée.
Pendant les trois premières semaines de septembre, on dénombra 17
ou 18 assassinats de Maghrébins, de nuit, dans des quartiers divers.
Il n’y eut jamais aucun procès ni aucune condamnation.
Dans mon roman Marseille 73 (3), je raconte l’assassinat du jeune
homme à la Calade du point de vue de la famille de la victime, et
du commissaire Daquin, en poste à Marseille cette année-là. Cette
nouvelle raconte le même assassinat, du point de vue du tueur.
(1) Créée en 1961 par des partisans de l’Algérie française, l’Organisation armée
secrète (OAS) a commis de nombreux attentats en Algérie et en France.
(2) Comité de défense des Marseillais.
(3) Marseille 1973, Les Arènes, Paris, 2020.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
18
DU NUMERUS CLAUSUS

La Roumanie, voie de recours

« C ’EST très dur de rebondir après avoir
échoué à deux premières années qui ont été très
éprouvantes, confie Mme Léopoldine Muller, origi-
naire du Doubs. Je ne voulais pas renoncer à la
médecine. Je me suis investie dans des actions
avec la Croix-Rouge. J’ai alors entendu parler de
la filière francophone de la fac de médecine de
Cluj-Napoca, en Roumanie. J’ai envoyé mon
dossier et j’ai été prise. Quand on a une vocation,
on est prête à aller au bout du monde pour
l’exaucer. » Mme Muller est aujourd’hui en troisième
année. Située dans le nord-ouest de la Roumanie,
en Transylvanie, la ville de Cluj-Napoca compte
350 000 habitants. Son dynamisme économique
dû au développement de l’informatique, des
nouvelles technologies et de la recherche
lui vaut le surnom de « Silicon Valley
roumaine ». Avec six universités
publiques et plusieurs privées, elle
accueille près de 80 000 étudiants
venus de Roumanie, mais aussi de
toute l’Europe, d’Afrique et d’Israël.
Le centre-ville de Cluj-Napoca – plus
couramment appelée « Cluj » – pourrait
ressembler à celui d’une ville universitaire
française. Tout autour de la place centrale
très animée – la Piața Unirii (place de
l’Union) – qui entoure l’église Saint-Michel,
les bars-restaurants s’appellent Le Toulouse,
L’Alchimiste, le Che Guevara Social Pub… Le
week-end, la langue française est très partagée
en ces lieux où les jeunes gens se retrouvent
après leur semaine de cours. Près de
1 800 étudiants suivent des études de médecine
générale, de médecine dentaire ou de pharmacie
dans les filières francophones de l’université de
médecine et de pharmacie Iuliu-Hațieganu (UMF).
23
La pénurie de médecins dans l’Hexagone s’explique en
premier lieu par le contingentement du nombre d’étudiants
depuis cinquante ans. Encore très partielle, la levée
des restrictions ne permettra pas de faire face aux besoins
de la prochaine décennie. Et, en attendant, pour ceux qui
n’ont pu suivre leur cursus en France, la formation
à l’étranger, et notamment en Roumanie, constitue
un véritable parcours d’obstacles.
PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL PHILIPPE BAQUÉ *
s’agissait pour le gouvernement de diver- L’UMF de Cluj a connu elle aussi une hausse
sifier les profils et de permettre aux recalés des candidatures. Pour faire face à la demande,
de ne pas devoir reprendre leurs études de le nombre de francophones admis en première
zéro. Le numerus clausus est remplacé par année de médecine générale est passé de
un nombre minimal d’admissions en quelques dizaines lors de la création de la filière
deuxième année. en 2007 à deux cents aujourd’hui. Selon la
rectrice Buzoianu, la demande, en constante
Mais la complexité du nou- augmentation depuis la création de la filière, attei-
veau dispositif et la mauvaise gnait, en 2020, six dossiers pour une place en
préparation des facultés ont médecine générale et dix-sept dossiers pour une
engendré des dysfonctionne- place en médecine dentaire (cinquante étudiants).
ments. En octobre 2022, un De plus en plus de dossiers parviennent de
collectif national PASS-LAS, candidats français qui souhaitent intégrer le
regroupant des parents et des cursus directement après le bac.
étudiants, demandait au Conseil
d’État d’enjoindre au gouvernement
d’abroger sa réforme. « Nous constatons
Une filière
des milliers d’abandons de jeunes broyés par d’abord destinée
20

Parmi les francophones européens et maghrébins, la désorganisation généralisée dans les facultés de
ARIS,

les Français sont largement majoritaires. Les études médecine. Des centaines d’autres fuient vers les aux Maghrébins
AGP, P

de médecine à Cluj constituent pour eux l’ultime facultés européennes voisines pour tenter d’atteindre
© AD

chance d’accéder à la profession de médecin. Une
grande partie des inscrits en troisième, quatrième,
cinquième ou sixième année ont échoué aux
épreuves qui sanctionnaient en France la première
année commune aux études de santé (Paces), en
vigueur jusqu’en 2020 – avec l’impossibilité de
poursuivre après deux échecs. Ce concours limitait
le passage en deuxième année à un nombre
« fermé » de candidats : le numerus clausus. Créé
en 1971 à la demande du Syndicat autonome des
enseignants en médecine et de la Fédération des
syndicats autonomes de l’enseignement supérieur
(FSAER) (1), ce contingent d’admis en deuxième
année a été maintenu par tous les gouvernements
pour restreindre le nombre de médecins et les
dépenses de la Sécurité sociale. De 8 588 places
en 1972, il est tombé à 3 500 en 1993, pour
remonter progressivement à 9 361 en 2020. Le taux
de réussite pour la médecine générale se situait
généralement autour de 15 %.
« Dès la première année,
les étudiants sont
solidaires entre eux »
« Les études en Paces sont très dures. J’ai été
déprimé et je n’avais aucune vie sociale, se
souvient M. Guillaume Sou, venu de Bordeaux,
en troisième année de médecine à Cluj. Malgré
l’accompagnement d’une prépa privée payée au
prix fort par mes parents, j’ai échoué à mes deux
Paces. J’ai été ensuite brancardier aux urgences
d’un hôpital de Bordeaux en pleine période Covid.
Cela a été très formateur. La fille d’amis de mes
parents, devenue médecin généraliste, m’a alors
parlé de ses études de médecine à Cluj, dont elle
était très satisfaite. La faculté était très bien classée
au niveau international. J’ai envoyé mon dossier
et j’ai été pris. » Dans les bars autour de la place
de l’Union, on recueille de nombreux témoignages,
mais souvent sous couvert d’anonymat, par peur
de discrimination au retour en France. Ainsi
M. Paul B., venu du Loiret, en quatrième année
de médecine, a lui aussi raté deux examens de
Paces. « Je connaissais la fac de médecine de
Cluj par mon frère, qui y suivait ses études. Mes
parents voulaient m’y inscrire juste après le bacca-
lauréat. J’ai quand même tenté la médecine en
France. J’aurais pu m’éviter bien des souffrances.
Mais cela m’a motivé et permis d’avoir un bon
niveau par rapport à ceux qui arrivaient en
Roumanie juste avec le bac. »
RAIJA JOKINEN. – « A Seed » (Une graine), 2020
corbeaux. Je me suis retrouvée seule en plein confi-
nement. Cela a été très difficile, mais j’ai tenu.
Aujourd’hui, je ne regrette pas d’être venue. »
La sélection pour être admis en première
année de médecine à Cluj se fait sur dossier,
comme l’explique Mme Anca Dana Buzoianu,
rectrice de l’UMF. « Les résultats du bac et le
parcours au lycée sont importants, mais nous
tenons aussi compte de résultats extrascolaires
montrant les capacités et la motivation du candidat
pour travailler dans le secteur médical. Des
bénévolats dans des associations, des stages à
l’hôpital ou des expériences professionnelles dans
le secteur de la santé sont bienvenus. » Les
activités culturelles, sportives et associatives ou
les voyages entrent aussi en considération. « Les
inscrits de Cluj ont mis toute leur âme pour
constituer le dossier », constate Mme Ariana
Provost, originaire du Puy-de-Dôme, présidente
de la Corporation médicale de Cluj (CMC), l’asso-
ciation des étudiants francophones de médecine.
Dans sa lettre de motivation, Mme Muller n’a pas
vanté ses capacités à réussir un concours, mais
a décrit sa personnalité et son intérêt pour la
médecine. « En Paces, c’était très frustrant d’être
anonyme, de se sentir en permanence en compé-
tition avec les autres et de ne jamais voir le
professeur tellement il y avait du monde, se
souvient-elle. Dès la première année en Roumanie,
les étudiants sont solidaires entre eux, et les
professeurs sont accessibles pour nous aider. »
En 2020, le premier cycle des études de santé
françaises a pourtant été réformé. La Paces, très
critiquée pour son bachotage et la sévérité de ses
concours, est remplacée par deux licences : le
parcours accès santé spécifique (PASS), avec une
majeure santé, reprenant le programme de la
leur rêve », expliquait le collectif (2). La Conférence Le montant des frais de scolarité perçus par
des doyens des facultés de médecine reconnaît l’UMF est passé de 6 000 euros en 2020 à
que les programmes d’études sont beaucoup trop 7 500 euros par an. Les parents les prennent en
lourds, avec peu de diversifications des profils et charge dans la majorité des cas. D’autres
des iniquités lors des épreuves (3). Mais pour s’endettent. « Je me suis engagée dans un prêt
M. Didier Samuel, président de la Conférence, il étudiant de 36 000 euros, sur dix ans, qu’il faudra
sera difficile d’augmenter le nombre d’étudiants en que je commence à rembourser dès l’an prochain »,
deuxième année : « Les facultés ont atteint la limite confie Mme Aline Berriet, venue de Bretagne, en
de leurs capacités d’accueil, constate-t-il. Il faudra quatrième année de médecine. « J’ai aussi une
des moyens supplémentaires pour augmenter les bourse attribuée par le Crous en fonction de critères
admissions. Nous sommes aujourd’hui à 10 500 sociaux et financée par le Conseil de l’Europe. »
reçus en deuxième année. La réforme est difficile à Le montant de cette bourse varie de 100 à
mettre en œuvre, très compliquée, et je peux 400 euros selon l’échelon d’attribution. À Cluj, le
comprendre que certains aient été troublés. C’est montant des loyers des studios – entre 200 et
sans doute pour cela que le nombre de ceux qui 300 euros – augmente chaque année en raison
partent à l’étranger a augmenté. » notamment du grand nombre d’étudiants étrangers
installés dans la ville. Parmi les plus élevés de
« J’ai été en PASS la première année de la Roumanie, le coût de la vie se rapproche de la
réforme, en pleine crise sanitaire, se souvient moyenne de la France. « Grâce à la bourse et à une
Mme Hortense Michel, venue d’Indre-et-Loire, en aide complémentaire de mes parents, je réussis à
deuxième année de médecine à Cluj. Dans la majeure
santé, nous avions le même programme que les
derniers étudiants en Paces qui redoublaient et qui
étaient en concurrence avec nous pour les places
de deuxième année. Ce programme est déjà très
chargé, et nous, en plus, nous avions le programme
de la licence mineure. Les modalités changeaient
sans cesse. À cause d’une note éliminatoire dans
ma mineure en début d’année, je n’ai pas pu
passer les épreuves du second semestre.
Je ne me voyais pas faire une deuxième
année de licence dans une discipline
que j’avais choisie par défaut. »
Mme Samantha Joyeux, venue de
Normandie, inscrite en deuxième
année elle aussi, souhaitait suivre
un PASS, mais, faute de place,
elle s’est inscrite dans une LAS :
« J’ai échoué. Comme j’avais
RAIJA JOKINEN.
appris que certains étudiants ne – « Tightening Up »
pourraient repasser les épreuves (Resserrer l’étau), 2013
que deux années après, je n’ai
pas fait une deuxième année de
licence. »
Pour suivre leurs études de
médecine en Europe, les Français
ont le choix : s’inscrire dans des
facultés en suivant les cours en
langue nationale (Espagne, Royaume-
Uni, Allemagne…), s’inscrire dans les
filières anglophones des facultés de
Hongrie, de Croatie ou de Roumanie, ou
suivre des études en français en Belgique ou
dans les trois filières francophones de Roumanie
© ADAGP, PARIS, 2023

Tous n’ont pas eu un premier contact idyllique
avec Cluj. « Ma première année a été très doulou-
reuse, se souvient Mme Célestine Pigny, venue de
la Marne, aujourd’hui en troisième année. Je suis
partie à deux mille kilomètres de chez moi dans un
pays que je ne connaissais pas. À la sortie de
l’aéroport, ma première vision a été un quartier
sinistre datant du communisme et des vols de
* Journaliste.
Paces, couplée à une mineure dans une discipline
au choix (droit, sciences économiques, biologie,
philosophie, langues…) ; et la licence accès santé
(LAS), avec une majeure dans une discipline au
choix et une mineure santé. Le concours est
remplacé par des examens en cours d’année et
un oral en fin d’année. En cas d’échec, on peut
poursuivre ses études dans la licence majeure pour
les LAS et dans la mineure pour les PASS, avant
de retenter une dernière fois les épreuves. Il
(Cluj – la principale –, Timișoara ou Iași). En Belgique,
la Wallonie a longtemps été une destination prisée
par les étudiants français, mais les conditions
d’accès se sont progressivement durcies. Cela n’a
pas empêché, en 2021, 3300 non-résidents, majori-
tairement français, sur 6 200 candidats, de tenter
leur chance à l’examen en médecine générale et
dentaire, avec un taux d’admission inférieur à
30 % (4). Ce nombre record de candidats français
coïncidait avec la réforme PASS-LAS.
(1) Marc-Olivier Déplaude, « Une mobilisation contre-révolu-
tionnaire : la refondation du syndicat autonome des enseignants de
médecine en mai 1968 et sa lutte pour la “sélection” », Sociétés
contemporaines, n° 73, Paris, 2009.
(2) « La réforme des études de santé est un désastre, des centaines
d’étudiants fuient vers les facultés européennes», Le Figaro Étudiant,
Paris, 11 octobre 2022.
(3) Soazig Le Nevé, « Études de santé : la Conférence des doyens
tire un bilan mitigé de la réforme visant à diversifier les profils »,
Le Monde, 16 mai 2022.
(4) « Études de médecine : la ruée vers la Belgique », Egora,
13 juillet 2021, www.egora.fr
 19 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023

À LA DÉLOCALISATION DE LA FORMATION

des étudiants français en médecine

payer les frais de scolarité, le loyer et les charges.
Mais c’est très juste », constate Mme Mathilde C.,
en quatrième année. « Je travaille l’été pour
compléter. J’ai aussi eu la chance d’obtenir la
bourse du mérite d’un montant de 1 500 euros
attribuée par l’université de Cluj aux dix meilleurs
étudiants de la promotion. »
Pour Mme Buzoianu, le succès de la filière
francophone de médecine de Cluj tient à la qualité
de son enseignement. « Nos professeurs franco-
phones sont parmi les meilleurs de l’université.
Beaucoup ont exercé en France. Ils ont une grande
expérience et se perfectionnent régulièrement dans
les grandes universités européennes pour adapter
notre enseignement aux innovations pédagogiques.
Nous venons ainsi de créer une unité de simulation
des situations médicales avec des mannequins et
des robots très performants. Notre formation a aussi
un caractère pratique et appliqué : dès la première
année, les étudiants se retrouvent au chevet des
malades durant des stages en hôpital. Nous leur
apprenons aussi à travailler dans des équipes multi-
disciplinaires. » La rectrice tient à rappeler que son
université a reçu un certificat de qualité de la Confé-
rence internationale des doyens et des facultés de
médecine d’expression française (Cidmef). L’Asso-
ciation des universités européennes – établie à
Bruxelles et qui représente 850 institutions univer-
sitaires – l’a aussi évaluée positivement.
M. Petrus Mircea fut doyen de l’UMF de 1992
à 2000 et membre du bureau permanent de la
Cidmef, au sein de laquelle il noua des contacts
avec de nombreux doyens de facultés de médecine
en Europe, en Afrique et en Asie. Cluj connaissait
alors un grand nombre d’enseignants de médecine
roumains francophones, conséquence des relations
privilégiées de la Roumanie avec la France
– maintenues, mais limitées durant la période
communiste –, qui accueillit dès les années 1930
de nombreux étudiants roumains dans ses univer-
sités de médecine. En liaison avec des doyens du
Maghreb, M. Mircea développa le projet d’une
filière francophone destinée dans un premier temps
aux Tunisiens et aux Algériens. « À l’époque, nous
n’avions pas l’intention d’ouvrir la filière à des
étudiants Français, mais principalement à ceux du
tiers-monde qui étaient en manque de médecins.
La France avait suffisamment de facultés pour
former ses praticiens. » Finalement, c’est une filière
anglophone que l’ancien doyen créa en premier
en 1997. La filière francophone n’ouvrit qu’en 2000
avec une dizaine de Maghrébins. En 2007, avec
l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne
et la reconnaissance de l’équivalence des diplômes
roumains, les Français ont commencé à affluer. « Il
y avait un intérêt financier certain pour l’UMF de
Cluj, qui percevait des frais de scolarité élevés, et
un impact économique pour la ville, explique Sergiu
Mișcoiu, professeur de science politique à l’uni-
versité Babeș-Bolyai de Cluj. Il y avait aussi un
intérêt plus général lié au besoin d’internationali-
sation des activités de l’UMF et de la ville de Cluj. »
Après Cluj,
Dès la création de la filière francophone de Cluj,
la majorité des étudiants français souhaitaient
revenir en France pour y suivre leur internat. Pour
cela, ils devaient passer les épreuves classantes
nationales (ECN). Cet examen national ne sanc-
tionne pas un niveau minimal mais leur permet de
choisir leur spécialité et le centre hospitalier où ils
seront affectés en fonction de leur classement. La
préparation des ECN demande un lourd travail de
révision des enseignements des trois années
d’externat et une parfaite connaissance des
volumineux ouvrages référentiels des collèges de
médecine. Seuls les étudiants les mieux classés
accèdent aux spécialités les plus demandées,
comme la chirurgie, l’ophtalmologie ou la médecine
cardio-vasculaire. Les moins bien classés
choisissent entre psychiatrie, médecine du travail,
gériatrie ou médecine générale, devenue une
spécialité. M. Rémy Maaliki a suivi ses études à
Cluj dans la promotion de 2009 et il est aujourd’hui
médecin généraliste dans le sud-est de la France.
« Nous n’étions pas préparés aux ECN, car les
professeurs roumains ne travaillaient pas de
la même manière que les professeurs en
France. Nous devions nous dé-
brouiller par nous-mêmes, sans
accompagnement, et les résultats
à l’examen étaient souvent
médiocres. La plupart d’entre
nous n’obtenaient que la
médecine générale. Certains,
désirant une spécialité et ne
parlant pas trop mal le
roumain, décidaient de suivre
leur internat en Roumanie. » À
la fin de leur internat, certains
décident de rentrer en France.
D’autres, plus rares, restent en
Roumanie. L’un d’eux est même
devenu enseignant à l’UMF.
L’accès aux épreuves classantes des
Français ayant suivi leurs études de médecine
dans un pays européen avait très vite soulevé
une opposition au sein du Conseil national de
l’ordre des médecins. Michel Legmann, qui
en fut le président, qualifiait ces étudiants en 2012
de « tricheurs » et appelait à mettre fin à
ces « dérives inacceptables (5) ». En
2011, le gouvernement avait certes
adopté un décret pour interdire à
tout étudiant ayant « épuisé les
possibilités d’être admis à
suivre des études médicales
en France » d’accéder aux
ECN. Le Conseil d’État, solli-
cité par la CMC, l’association
des étudiants francophones de
Cluj, annulait le décret, jugé non
conforme au droit européen. Mais les
Français de Roumanie se sont vu refuser l’accès
aux bases de données permettant de préparer les
épreuves.
Début 2015, deux suicides et deux tentatives
de suicide d’étudiantes françaises de la faculté de
médecine de Cluj, inscrites en externat, révélaient
cliniques objectifs structurés (ECOS), dès mai 2024,
épreuves orales en situation pour évaluer les
compétences des futurs médecins. Une partie des
épreuves des ECOS auront lieu dès la quatrième
année et l’examen final se passera en fin de sixième
année. Un dossier de suivi du parcours de formation
sera aussi pris en compte. Pour être admis, les
étudiants devront obtenir des notes minimales.
Concernant ceux des facultés européennes, aucun
document ne précise les conditions de leur accès
à l’examen. En 2022, ils étaient 333 à se présenter
aux ECN sur un total de 9 757 candidats.
S’installer dans
la Sarthe, l’Allier
ou l’Indre
« Nous n’avons aucune garantie de pouvoir
nous présenter au nouvel examen, s’indigne
Mme Provost, présidente de la CMC. Avec quels
critères pourrons-nous valider les épreu-
ves ? On se rend compte que la
réforme comporte beaucoup de
points qui s’opposent à notre
retour. J’ai été en contact avec
les services de l’ambassade de
France, mais rien n’est clair
jusqu’à présent. »
Mme Lise B., ancienne étudiante de Cluj et,
aujourd’hui, interne en médecine d’urgence dans
un hôpital en France, témoigne des problèmes
rencontrés par ses pairs. « Je ne dis pas sponta-
nément que j’ai fait mes études en Roumanie. Une
partie de la hiérarchie et même des collègues ont
des préjugés. Ils nous accusent de ne pas avoir
respecté les règles. Cela disparaît quand ils nous
voient travailler. Ces difficultés font que de plus
en plus d’étudiants de Cluj décident de faire leur
internat en Roumanie, en Allemagne ou en Suisse.
Moins de la moitié de ma promo est venue en
France. » « En Allemagne, il suffit de passer un
examen d’allemand spécialité médicale et de
postuler dans les hôpitaux qui nous jugent sur
nos compétences, témoigne de son côté
M. Christopher Haykal, interne en anesthésie
réanimation à l’hôpital de Hamm, dans l’ouest
de l’Allemagne. J’ai été pris sans problème et
j’ai pu ainsi vérifier que nous sommes bien
formés en Roumanie. » Le nouveau second cycle
décourage encore plus les Français de Cluj de
revenir dans l’Hexagone. Ceux qui suivent leur
internat en Allemagne, de plus en plus
nombreux, doivent maîtriser une langue supplé-
mentaire et s’expatrier près de dix ans. Rien ne
dit qu’ils reviendront dans leur pays pour exercer
alors que l’accès aux soins pour tous y reste
problématique.
Selon un rapport du Sénat de mars 2022,
11 % des Français n’ont pas de médecin traitant
et 30 % de la population vit dans un désert
médical (6). Le nombre de médecins généralistes
a diminué de 11 % depuis 2010 et leur répartition
est de plus en plus inégalitaire sur le territoire (7).
Ainsi, alors que la densité de médecins généra-
listes est de 161 pour 100 000 habitants en
Provence-Alpes-Côte d’Azur, elle est de
seulement 110 généralistes dans le
Centre-Val de Loire. Pour faire face à
cette situation, le gouvernement
français prévoit la création d’une
carte de séjour spécifique pour les
médecins étrangers non euro-
péens. Dans ce contexte, ceux
formés à Cluj n’auront aucun mal
à trouver leur place en France.
Les conseils départementaux de
la Sarthe, de l’Allier et de l’Indre
ont tissé des liens avec l’UMF et
la corporation étudiante de Cluj pour
proposer des stages dans leurs
hôpitaux aux étudiants de la filière
francophone. La Sarthe et l’Allier offrent
des bourses aux futurs médecins avec
l’espoir qu’ils s’installent sur leur territoire.
De plus en plus d’hôpitaux tentent aussi
de les recruter, et certaines directions
se rendent à Cluj pour tisser des liens
avec eux.
P HILIPPE B AQUÉ .
(5) « Double échec en 1re année : les “tricheurs”
ne passeront plus », CSMF, 2 février 2012
https://lesgeneralistes-csmf.fr

un difficile retour un profond malaise au sein de la filière francophone

et poussaient les autorités françaises à créer une
(6) Bruno Rojouan, « Rétablir l’équité terri-
toriale en matière d’accès aux soins : agir avant
en France cellule de crise. Les drames pouvaient tenir à des
qu’il ne soit trop tard », rapport d’information
fait au nom de la commission de l’aménagement
problèmes personnels mais aussi à la situation
© ADAGP, PARIS, 2023

du territoire et du développement durable, Sénat,

La plupart des étudiants en médecine que
nous avons rencontrés à Cluj se disent satisfaits
de leur formation. « L’enseignement est de même
qualité qu’en France, avec peut-être un peu plus
de pratique et un peu moins d’accès à certaines
technologies, remarque Mme Provost. Chaque
matière enseignée est associée à des travaux
pratiques qui se passent en petits groupes de
quinze. Les cours d’anatomie sont ainsi suivis
régulièrement de séances de dissection. »
Mme Célestine Pigny, en troisième année, précise :
« Nous allons deux fois par semaine dans le service
de médecine interne de l’hôpital pour apprendre
à ausculter les patients. Nous allons aussi en obser-
vation au bloc opératoire. » La formation dure six
ans, comme en France, avec un premier cycle de
trois ans comprenant notamment une préparation
à l’anatomie, à la sémiologie médicale, aux disci-
plines biologiques, et des stages de découverte
en hôpital. Le deuxième cycle de trois ans,
l’externat, est consacré à l’étude des pathologies,
des systèmes de santé et aux pratiques de soins.
Les évaluations sont semestrielles et les étudiants
doivent avoir la moyenne dans toutes les matières
pour passer en année supérieure. Environ 20 %
abandonnent avant la fin de sixième année. Durant
les trois premières années, les cours sont en
français, mais l’apprentissage du roumain est
obligatoire et évalué avant l’entrée en externat afin
de s’assurer que les francophones pourront
échanger avec les patients et le personnel des
hôpitaux. En fin de sixième année, les étudiants
obtiennent un diplôme reconnu dans toute l’Union
européenne qui leur ouvrira les portes de l’internat,
le troisième cycle des études de médecine.
générale des étudiants de Cluj livrés à eux-mêmes
pour préparer leur retour en France. « Il fallait un
traitement sanitaire de cette crise, mais aussi un
traitement d’ordre universitaire et ce n’était pas
gagné, se souvient M. Benoît Bavouset, qui était à
l’époque directeur de l’Institut français de Cluj. L’un
des enjeux était de donner accès à la plate-forme
informatisée aux étudiants français de Cluj. J’ai
assisté à de nombreuses réunions interministérielles
où on nous disait que cela allait se débloquer, mais
il ne se passait rien.» Pour obtenir l’accès à la plate-
forme qui permet de se préparer aux ECN, la CMC
lança une pétition et ses responsables interpellèrent
les présidents François Hollande, en 2016, et
Emmanuel Macron, en 2017, lors de leur séjour en
Roumanie. «L’accès à la plate-forme nous manquait
cruellement, remarque Mme Tiphaine P., ancienne
de Cluj, aujourd’hui interne en médecine générale
en France. Nous étions préparés pour le concours
roumain de fin de sixième année, mais pas du tout
pour les ECN. Les étudiants venant de Roumanie
se retrouvaient encore souvent dans les dernières
places. Certains, très rares, pouvaient quand même
être bien classés. Moi dès le début, j’ai choisi la
médecine générale. Aujourd’hui, je suis très bien
intégrée dans l’hôpital où je suis mon internat. »
Finalement, l’accès à la plate-forme n’a été autorisé
à la filière francophone qu’en 2020.
À l’occasion de la réforme du deuxième cycle
qui va supprimer les ECN, les étudiants de Cluj
vont-ils subir une nouvelle exclusion ? Pour entrer
en internat, deux épreuves seront nécessaires : les
épreuves dématérialisées nationales (EDN), dès
octobre 2023, similaires aux ECN, et les examens
Paris, enregistré le 29 mars 2022.
(7) «Atlas de la démographie médicale en
France », Conseil national de l’ordre des
médecins, Paris, janvier 2022.
RAIJA JOKINEN. – « Crop Rotation »
(La rotation culturale), 2020
Un praticien sur deux a quitté le pays
A LORS que les étudiants français en médecine de Roumanie rencontrent des difficultés pour
faire leur internat en France, les médecins et les spécialistes roumains sont largement sollicités
pour venir combler les déficits en praticiens de l’Hexagone. Depuis l’adhésion de la Roumanie à
l’Union européenne en 2007, des centaines de villes et de villages de France ont loué les services
de cabinets de recrutement et ont proposé primes, avantages fiscaux ou mise à disposition de
locaux pour attirer les praticiens roumains. Selon le Conseil national de l’ordre des médecins, sur
les 197 811 médecins en exercice régulier en France en 2021, 11 433 provenaient d’un autre pays
européen et 13 984 d’un pays extérieur à l’Europe. En 2022, l’Association des médecins roumains
de France estimait que 7 634 médecins et 1 210 chirurgiens-dentistes roumains exerçaient en
France. Selon Mme Clotilde Armand, ancienne députée européenne franco-roumaine, plus de
70 000 médecins roumains auraient déménagé en Europe de l’Ouest : « La Roumanie a perdu plus
de la moitié de ses médecins entre 2009 et 2015, explique-t-elle. On estime que la formation de
ces médecins a coûté près de 8 milliards d’euros à l’État alors que des centaines de milliers de
Roumains des zones rurales n’ont aujourd’hui plus de médecins. Et l’exode continue ! » Pour M. Radu
Mihai Dumitrescu, médecin anesthésiste à Bucarest et sociologue, « cette migration accentue les
carences de notre système de santé. La continuité de l’assistance médicale ne peut plus être
assurée dans les hôpitaux régionaux, et des régions entières manquent de spécialistes et de services
médicaux ». Pour tenter de retenir ses médecins, l’État roumain a doublé leur salaire en 2017. « Cela
n’a pas stoppé le processus, car l’exode est dû à des critères socio-économiques complexes. Le
président du Collège des médecins roumains déclarait récemment que, pour trois mille médecins
formés chaque année, seulement mille intègrent le système roumain. »
P. B.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
Des marées noires d’un nouveau genre
Les naufrages de navires commerciaux ne provoquent plus
seulement des déferlements d’hydrocarbures sur les plages.
Avec des capacités de chargement sans cesse plus grandes,
ces sinistres sont une source de pollutions multiples dont
celle due au plastique. L’adoption d’un traité sur cette
question se fait pourtant attendre, notamment du fait des
manœuvres des pays pétro-gaziers.
PAR MOHAMED LARBI BOUGUERRA *
L E 20 mai 2021, un incendie se
déclare à bord du MV X-Press Pearl,
un porte-conteneurs singapourien qui
croise à 18 kilomètres au large de
Colombo, la capitale du Sri Lanka.
Long de 186 mètres, construit aux chan-
tiers navals de Zhoushan en Chine, le
navire appartient alors à la X-Express
Feeder de Singapour, un des vingt pre-
miers opérateurs de cargos du monde.
Il vogue depuis quatre mois seulement.
Le vaisseau brûle durant douze jours
avant que les pompiers indiens et sri-
lankais ne viennent à bout des flammes.
On tente ensuite de le remorquer vers
le port pour récupérer ce qu’il reste de
la cargaison, mais il sombre le
17 juin 2021 avec ses 348 tonnes de
mazout lourd et 50 tonnes de gazole.
Sur le plancher marin repose désormais
une bombe toxique face à la ville la plus
peuplée du Sri Lanka.
Conséquence de ce naufrage, des
marées noires d’un nouveau genre s’an-
noncent, composées de produits chi-
miques toxiques et de granulés de
plastique déversés en mer. Leur combi-
naison provoque des réactions chi-
miques aux effets à long terme délétères
sur tout l’écosystème. En cause : le
transport maritime de marchandises en
progression constante, et la taille crois-
sante des bateaux.
Le X-Press Pearl transportait 187 tonnes
de plomb, de cuivre et d’aluminium (1)
ainsi que 1 486 conteneurs dont 81 ren-
fermaient des produits dangereux
Loin des pays riches
P ENDANT l’incendie, Colombo a respiré
dix jours durant des millions de mètres
cubes d’air fortement pollué aux hydro-
carbures, aux oxydes d’azote, aux parti-
cules fines, aux dioxines et aux métaux
lourds (5). La catastrophe ayant coïncidé
avec le début de la mousson, les opéra-
tions de renflouage et de récupération des
produits n’ont débuté qu’en novem-
bre 2021, avant de s’interrompre l’année
suivante pendant la saison des pluies. En
février dernier, la poupe de l’épave a été
chargée sur un navire de transport lourd
par la société Shanghai Salvage Com-
pany, une émanation du ministère des
transports chinois.
À l’origine de la tragédie se trouve une
simple fuite : celle d’un conteneur d’acide
nitrique, un oxydant puissant qui réagit
en explosant au contact des métaux et
peut enflammer spontanément carburants,
papier et bois. Il entre dans la fabrication
d’explosifs et d’engrais. Alors que l’équi-
page détecte la fuite dès le 11 mai, aucun
port n’accepte de venir en aide au X-Press
Pearl « par manque d’équipements spé-
cialisés », comme le port indien de Hazira
dans le Gujarat, qui refusera le débarque-
ment du conteneur défectueux après celui
de Hamad au Qatar.
Comment dresser la liste des dom-
mages causés à l’environnement, aux
pêcheurs, à la biodiversité, au tourisme,
et celle des effets à long terme du cock-
tail chimique libéré dans la nature ?
Dans un pays alors confiné, frappé par
une inflation record de 69,8 % et secoué
par une crise politique qui verra le pré-
sident Gotabaya Rajapaksa démission-
ner en juillet 2022 après avoir fui les
manifestations, l’évaluation des dom-
* Universitaire, membre de l’Académie tunisienne
des sciences, des lettres et des arts Beït Al-Hikma,
Carthage.
20
D IFFICILE LUTTE CONTRE L’ INVASION DU PLASTIQUE
(1 040 tonnes de soude caustique et
25 tonnes d’acide nitrique). Se trou-
vaient également à bord 210 tonnes de
méthanol, de l’urée (un engrais),
9 700 tonnes de résine époxy, un
conteneur de batteries au lithium (2).
Et, enfin, 28 conteneurs renfermant
1 680 mètres cubes de granulés de
plastique industriels, soit 84 milliards
de microbilles de 5 millimètres de dia-
mètre, parfois appelées « larmes de
sirène » (3).
© ADAGP, PARIS, 2023
Une gigantesque marée de ces pellets
– la plus importante jamais observée
dans le monde – allait déferler sur les
côtes sri-lankaises. Le plastique n’étant
pas biodégradable, l’impact de l’événe-
ment s’étalera sur le très long terme.
« Il y a une phase aiguë et une phase
chronique ; les dommages visibles et
l’invisible », explique Mme Meththika
Vithanage, spécialiste de l’environne-
ment à l’université de Sri Jayewardene-
pura à Colombo. Les modélisations sug-
gèrent que cette pollution atteindra,
outre toutes les côtes du Sri Lanka,
l’Indonésie et la Malaisie, voire la
Somalie. Les conteneurs chargés à bord
du X-Press Pearl étaient destinés à l’in-
dustrie de l’emballage sri-lankaise : fon-
dus et moulés, ces pellets de polyéthy-
lène basse densité (LDPE) prennent la
forme d’une foule de produits commer-
cialisés, comme des bouteilles ou des
sachets en plastique fin (bon marché,
difficiles à collecter et à recycler,
essentiellement commercialisés dans les
pays du Sud [4]).
mages en vue d’une action judiciaire
n’allait guère bénéficier d’un appui éta-
tique. Une vaillante société civile, des
scientifiques et l’armée tentèrent de net-
toyer les plages avec de faibles moyens.
La couche de microbilles atteignait
deux mètres par endroits : on parla de
dunes de plastique. Le 25 mai 2021, des
explosions retentissent à bord du X-
Press Pearl et des conteneurs commen-
cent à tomber dans la mer. Une marée
de granulés déferle bientôt sur les
plages, comme celle, paradisiaque, de
Sarakkuwa. « On ne pouvait plus voir
le sable. C’était vraiment effrayant ! »,
explique M. Muditha Katuwawala, fon-
dateur de l’organisation environnemen-
tale Pearl Protectors (6). Leur nettoyage
confine au supplice de Sisyphe : décras-
sées un jour, elles se recouvrent le len-
demain de granulés poussés par les
marées et les vagues.
Parce qu’il survient loin des pays riches
et ne provoque que peu de victimes immé-
diates, ce type de calamité indiffère les
médias occidentaux, lesquels nourrissent
par leur indolence « un aveuglement col-
lectif face à l’insoutenabilité écologique
généralisée (7) ». Extraordinaire par son
ampleur, la catastrophe du X-Press Pearl
n’est nullement isolée. Un mois après, le
25 juin 2021, un sinistre se déclarait dans
la salle des machines du MSC Messina
battant pavillon libérien, en route pour
Singapour avec 38 conteneurs à bord
après en avoir déchargé 2 000 à Colombo.
Croisant à 480 miles nautiques des côtes
sri-lankaises, l’équipage réussit à éteindre
l’incendie au prix de la vie d’un marin.
En septembre 2020, un accident analogue
survenait à bord du MT New Diamond, à
38 miles du Sri Lanka. Le feu put être
maîtrisé, mais un marin philippin suc-
comba et 270 000 tonnes de pétrole brut
koweïtien destinées à une raffinerie
indienne furent déversées en mer.
Compte tenu de la taille pharaonique
et toujours croissante des bâtiments, le
moindre incident peut rapidement tourner
à la catastrophe. En moyenne, deux incen-
dies sont signalés tous les mois à bord
d’un bateau marchand. Logiquement, les
cas de pollution par les microbilles de
plastique toxiques se multiplient depuis
la fuite de 150 tonnes de granulés surve-
nue en 2012 à Hongkong. Pour la seule
année 2020, on compte plusieurs déver-
sements de ce type : 743 millions de
microbilles dans le Mississippi et
13 tonnes en mer du Nord à la suite d’une
tempête (8). Dans ce dernier cas, quatre
mois après la perte du conteneur, sept
cents localités avaient été touchées et
seule une tonne de microbilles a pu être
récupérée (9). Ce qui n’est pas sans rap-
peler – à une échelle bien moindre cepen-
dant – la situation observée en France
depuis le début de l’année 2023, sur la
Côte de Jade, de Pornic aux Sables-
d’Olonne. L’ampleur des fuites en haute
mer reste cependant un sujet de contro-
verses d’autant que la réglementation
internationale, ne considérant pas le plas-
tique comme un matériau dangereux,
n’exige pas des armateurs qu’ils déclarent
les conteneurs perdus en mer. Entre octo-
bre 2020 et janvier 2021, 3 000 « boîtes »
ont ainsi été perdues dans le seul océan
Pacifique. Le World Shipping Council
estime la moyenne des pertes en mer à
1 566 conteneurs par an (10).
Trois ans après, la catastrophe du
X-Press Pearl reste la plus importante de
ce type recensée dans les annales mari-
times. Ses effets furent démultipliés par la
dangerosité des produits chimiques ainsi
que par la quantité de granulés de plastique
brûlés (pyroplastiques) lors de l’incendie,
libérant des composés cancérogènes
comme le benzène et les hydrocarbures
polyaromatiques. Un grand nombre de Sri-
Lankais qui vivaient de la pêche et des
activités côtières furent contraints au chô-
mage ; d’autres virent leurs filets et équi-
pements endommagés par les réactifs tom-
bés du cargo. La pollution chimique mit à
mal les récifs coralliens. Un mois à peine
après le naufrage, l’hécatombe d’animaux
marins se manifesta par les carcasses reje-
tées sur la côte : des dizaines de dauphins,
six baleines, des centaines de rascasses
volantes et plus de deux cent cinquante
tortues dont les carapaces semblaient brû-
lées ou décolorées. Les tortues marines du
monde entier passent, à un moment de leur
vie, par les côtes du Sri Lanka. Selon la
professeure Vithanage, on compte cinq
fois plus de morts chez ces animaux que
de cadavres découverts sur les plages. En
outre, des milliers de poissons furent reje-
tés par les flots, l’estomac et les branchies
remplis de pellets. Dans la zone poisson-
neuse du lagon de Négombo, la mer devint
d’un « vert brillant » : l’urée avait accéléré
la croissance des algues en faisant dispa-
raître l’« immense bleu » de l’océan chanté
FABRICE HYBER. – « M-onde », 2019
par le poète Lautréamont ! Cette prolifé-
ration contamina et tua le poisson, contrai-
gnant les pêcheurs à l’inactivité. Les boues
concentrées ramassées sur les plages par
les volontaires chauffaient les récipients
de collecte, preuve que des réactions
chimiques étaient à l’œuvre. Ainsi, la
pollution générée par la catastrophe dépas-
sait largement les débris visibles ramassés
sur les plages.
Menace totale
U N premier pas consisterait à régle-
menter plus étroitement le transport mari-
time de produits chimiques toxiques et
dangereux qui, de plus en plus, se retrou-
vent à bord aux côtés d’hydrocarbures,
de métaux et de bois. Le cocktail qui se
forme en cas d’accident ne se récupère
pas comme le mazout d’une marée noire :
plus lourd que l’eau, il forme des couches
sous-marines et des panaches toxiques
mobiles. Mais il convient également de
traiter le problème à la source pour s’at-
taquer à la production de ce dérivé de l’in-
dustrie pétrolière. Du 29 mai au 2 juin
dernier, les délégués de 175 nations se
sont réunis à Paris au siège de l’Organi-
sation des Nations unies pour l’éducation,
la science et la culture (Unesco) pour ten-
ter d’enrayer l’avalanche des 350 millions
de tonnes de plastique générées chaque
année sur la planète ; rien qu’en avril der-
nier, le premier producteur mondial de
pétrole Saudi Aramco et TotalEnergies
lançaient la construction d’une usine à
Al-Jubail (Arabie saoudite) capable de
produire un million de tonnes de poly-
éthylène par an (12).
Une résolution «historique» avait pour-
tant été adoptée le 2 mars 2022, lors de la
cinquième session de l’Assemblée des
Nations unies pour l’environnement, en
(1) Claudio Bozzi, « Could Sri Lanka’s ship fire
have been avoided ? Here’s what we can learn from
the shocking environmental disaster », The Conver-
sation, 9 juillet 2021, https://theconversation.com
(2) Chalani Rubesinghe et al, « X-Press Pearl, “a
new kind of oil spill” », International Pollutants Elimi-
nation Network (IPEN), février 2022, https://ipen.org
(3) Asha de Vos et al, « The M/V X-Press Pearl
nurdle spill : Contamination of burnt plastic and
unburnt nurdles along Sri Lanka’s beaches »,
ACS Environmental Au, 29 novembre 2021,
https://pubs.acs.org
(4) Somini Sengupta, « Guess what ? More plastic
trash », The New York Times, 7 février 2023.
(5) Hassan Partow et al, « X-Press Pearl maritime
disaster Sri Lanka », rapport de la mission consultative
des Nations unies sur l’environnement, juillet 2021,
www.unep.org
(6) Katherine Bourzac, « Grappling with the biggest
marine plastic spill in history », Chemical and
Engineering News, 23 janvier 2023, https://cen.acs.org
(7) Lire Agnès Sinaï, « Marées noires et autres
catastrophes impensées », Le Monde diplomatique,
février 2003.
Comment empêcher la destruction des
littoraux et des écosystèmes par ce genre
de désastre ? L’augmentation du trafic
maritime et les mélanges complexes de
produits chimiques à bord de ces géants
des mers appellent à une action urgente
pour éviter d’autres X-Press Pearl : plus
de la moitié des marchandises voyageant
en mer seraient potentiellement préjudi-
ciables à l’environnement (11).
vue de rédiger un traité international juri-
diquement contraignant sur la pollution
plastique, y compris dans le milieu marin.
On tablait alors sur une conclusion des
négociations d’ici fin 2024 et sur un traité
mondial en 2025. À Paris, les discussions
ont été fortement entravées par les pays
pétro-gaziers et producteurs de plastique,
qui ont multiplié les manœuvres dilatoires.
Mandat a finalement été donné à un comité
intergouvernemental de négociation de
rédiger, en novembre prochain, au Kenya,
le premier brouillon d’un accord. Princi-
pales victimes de la pollution plastique,
les pays en développement souhaitent que
les nations industrialisées financent les
moyens nécessaires à la mise en œuvre
concrète d’un éventuel traité.
Comme le montre la catastrophe sri-lan-
kaise, micro et nanoplastiques représentent
une menace environnementale qu’on pour-
rait qualifier de totale puisqu’elle affecte
tant l’environnement que la société, l’éco-
nomie, la santé et la chaîne alimentaire.
Un maintien du statu quo entraînerait d’ici
2040 un quasi-triplement de la quantité de
déchets plastiques dans les écosystèmes
aquatiques (13). Plus question, comme
l’écrivait Marguerite Yourcenar, que «l’au-
tomne et l’hiver nettoient tout par le vide
et le vent (14) ».
(8) Lire Pierre Rimbert, « Plongée dans une soupe
de plastique », dans Manière de voir, n° 178, « La mer,
histoire, enjeux, menaces », août-septembre 2021.
(9) Annette Gravier et Gaëlle Haut, « Plastic giants
polluting through the back door : The case for a
regulatory supply chain approach to pellet pollution »,
Rethink Plastic et Surfrider Foundation Europe,
novembre 2020, https://rethinkplasticalliance.eu
(10) « Containers lost of sea – 2023 update », World
Shipping Council, www.worldshipping.org
(11) M. Popek, « Factors influencing on the
environment during hazardous goods transportation
by the sea », actes de la conférence internationale sur
l’énergie durable et le développement environnemental
de novembre 2017, vol. 214, Cracovie, 2019.
(12) Lire Mickaël Correia, « Le plastique, c’est
fantastique », Le Monde diplomatique, février 2022.
(13) De 9 à 14 millions de tonnes par année en
2016 puis de 23 à 37 millions de tonnes par année
d’ici 2040, selon le comité intergouvernemental
de négociation sur la pollution plastique du
programme des Nations unies sur l’environnement,
www.unep.org
(14) Quoi ? L’Éternité, Gallimard, Paris, 1988.

C OMPLAISANCE
Au risque de la catastrophe industrielle
(Suite de la première page.)
En 2022, cette installation a rejeté soixante tonnes
d’azote et de phosphore dans la Loire, et plus de
deux cents tonnes de poussières toxiques dans l’air,
selon la direction régionale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement (Dreal) des Pays de
la Loire. L’État a mis en demeure Yara à onze reprises
depuis 2020 de réduire ses émissions polluantes.
Sans succès.
En janvier 2023, le préfet de Loire-Atlantique
a donc pris un nouvel arrêté, à l’initiative du ministre
de la transition écologique, M. Christophe Béchu :
il astreint l’entreprise à verser 300 euros par jour
tant qu’elle ne se conformera pas aux normes en
vigueur (2). Un montant dérisoire quand on sait
que la multinationale a réalisé plus de 2,7 milliards
d’euros de bénéfices au niveau mondial en 2022.
Surtout, « l’arrêté de la préfecture offre de nouvelles
échéances à l’industriel », regrettent Mme Marie-
Aline Le Cler et M. Michel Le Cler, de l’Association
dongeoise des zones à risques et du PPRT
(ADZRP). Ils pointent l’« absence de décisions
urgentes face à un industriel qui met en danger
ses salariés, la population et l’environnement ». Un
industriel qui se croit tout de même fondé à se
plaindre d’« injonctions disproportionnées » et
d’« acharnement administratif » dans le recours qu’il
a formé devant le tribunal administratif de Nantes
contre la décision de l’État.
Des contrôles
allégés, des
sanctions trop faibles
Longtemps ce même État a dirigé les industries
stratégiques (3). Mais, à partir de 1986, la droite
de retour au pouvoir déclenche une vague de priva-
tisations sans précédent, de Saint-Gobain au
secteur national pétrochimique. En se retirant du
capital de ces entreprises, la puissance publique
renonce à ses prérogatives de contrôle. Elle favorise
aussi la sous-traitance et la précarité, qui contri-
buent « à invisibiliser les risques tant professionnels
qu’environnementaux dans la production indus-
trielle », expliquent les chercheurs Renaud Bécot,
Marie Ghis Malfilatre et Anne Marchand. Ces priva-
tisations, ajoutent-ils, s’accompagnent d’une
offensive patronale contre les comités syndicaux
d’hygiène et de sécurité, qui avaient jusque-là
« joué un rôle déterminant dans la circulation des
connaissances et le développement de dispositions
critiques sur l’organisation de la production (4). »
Une des ordonnances dites « Macron » de 2017
supprimera ces comités.
Au cours de la même période, les entreprises
industrielles exportent l’essentiel du risque vers des
pays aux réglementations moins sévères et à la
fiscalité plus attractive, l’Arabie saoudite et le Brésil
dans le cas des activités pétrochimiques de Total,
par exemple. Avec, à la clé, la perte globale d’un
million d’emplois entre 2000 et 2016 (5). Si le
rattrapage justifie aujourd’hui de mirobolants
subsides publics aux groupes privés pour qu’ils
consentent à relocaliser ou à se maintenir sur le terri-
toire national – le plan d’investissement France 2030
prévoit 54 milliards d’euros d’aides sur cinq ans –,
il implique aussi de redoubler d’effort pour éviter
que le droit ou son application trop zélée ne décou-
ragent les industriels d’opérer dans l’Hexagone.
Le 11 mai dernier, M. Macron a appelé à faire
une « pause » dans l’élaboration de la réglemen-
tation européenne en matière d’environnement,
pour préserver les entreprises du Vieux Continent.
Ce discours a suscité de nombreuses réactions
mais, comme le souligne l’historien Thomas Le
Roux, « depuis vingt ans l’État fait primer la
protection des intérêts industriels sur ceux de la
santé publique et de l’environnement ». Sous la
pression du patronat, relève-t-il, les gouverne-
ments successifs ont œuvré à la « simplification
administrative » : instauration en 2009 d’une
procédure d’enregistrement pour les ICPE – un
régime intermédiaire entre autorisation et décla-
ration, qui diminue d’un tiers le nombre d’usines
soumises aux procédures d’autorisation ; réduction
du délai de recours des tiers et des associations
de défense de l’environnement de quatre ans à
quatre mois ; évaluation environnementale réservée
à certaines installations en 2016, puis simplification
des procédures d’enquête publique en 2018 (6)…
L’« impunité industrielle » évoquée par Thomas
Le Roux procède aussi de la pratique des services
de l’État. Lorsque les exploitants d’une installation
commettent une infraction, les inspecteurs de la
Dreal peuvent recommander une sanction adminis-
trative, à l’appréciation du préfet de région, ou
saisir le procureur de la République en vue d’une
sanction pénale. Mais les tribunaux sont engorgés,
et le zèle peu apprécié. Les inspecteurs insistants
DE L’É TAT FRANÇAIS AVEC LES ENTREPRISES
s’exposent à la réprobation d’une hiérarchie plus
soucieuse de l’emploi que de la santé publique ou
de l’environnement. « On a tous à cœur de faire
bien notre travail. Mais on pourrait mettre tous les
moyens qu’on veut, si le préfet ne suit pas, ça ne
sert à rien, déplore un inspecteur de la Dreal, qui
préfère rester anonyme. Quand politiques et indus-
triels sont liés, cela devient impossible. »
Le Syndicat national des ingénieurs de
l’industrie et des mines (Sniim) souligne la
nécessité de confier le contrôle industriel à une
autorité autonome, alors que nombre de ses
membres dénoncent les pressions de la part des
préfets sur l’inspection, dans un contexte de
relance économique. « Il y a une complicité claire
entre les fonctionnaires et les industriels, confirme
le député de la 8e circonscription de Loire-Atlan-
tique, M. Matthias Tavel (La France insoumise).
L’intérêt économique passe avant la santé
publique. Le risque, c’est que plus personne ne
veuille de l’industrie. Or on a besoin d’industrie,
et de relocaliser. Mais il faut que les conditions
de vie et d’implantation soient améliorées. Cette
région a pourtant les moyens de devenir un
modèle pour la transition énergétique. »
Jusqu’à présent, les plans de relance du
gouvernement ont plutôt « accru la pression sur
l’administration pour accélérer les études de dossier,
et la pression de la part des industriels pour accorder
les autorisations », nous indique l’agent de la Dreal.
Les catastrophes – comme celle survenue en 2001
à Toulouse lorsque l’usine AZF a explosé – peuvent
certes conduire à une augmentation de la fréquence
des inspections, mais soit elle tend à diminuer
ensuite – le Sniim en a recensé 28 500 en 2007 et
18 200 en 2018 –, soit, en l’absence de ressources
supplémentaires, l’objectif de hausse du nombre
d’inspections – fixé à + 50 % par le ministère de la
transition écologique après l’explosion de l’usine
Lubrizol à Rouen en 2019 – se traduit par une
diminution du temps de contrôle.
À peine plus de 1 600 inspecteurs doivent
surveiller 500 000 ICPE. « On suit les très grosses
installations Seveso, raconte une ancienne inspec-
trice, mais celles de taille moyenne sont laissées
à l’abandon, notamment celles soumises à décla-
ration, comme les stations-service. » En pratique,
explique-t-elle, le contrôle des équipements
soumis à déclaration est plutôt délégué à des
organismes sous-traitant privés ou aux entreprises
elles-mêmes. Or « le principe de l’autocontrôle
n’a pas de sens. S’ils ne se signalent pas, ils ne
peuvent pas être pris. On ne les trouve que quand
il y a des catastrophes ». « Les sites passés au
régime de simples déclarations sortent des radars,
abonde l’inspecteur de la Dreal. Pourtant ils sont
responsables des plus grandes pollutions
résiduelles. Ce sont celles qui auront le plus de
21
conséquences en termes de santé publique.
L’enjeu est de rééquilibrer préventions du risque
accidentel et du risque chronique, celui des pollu-
tions. Cela implique de pouvoir sévir contre les
sites qui ne respectent pas la législation. Mais nos
sanctions sont trop faibles. C’est un enjeu de
priorité politique. Nous sommes quand même le
ministère de l’environnement… »
Une mortalité très
supérieure à
la moyenne nationale
Un haut fonctionnaire ajoute : « Il y a une vraie
difficulté en ce moment. On observe de nom-
breuses infractions au droit de l’environnement,
mais quand les industriels sont en dehors des clous,
les ministres ne le disent plus, par discipline gouver-
nementale. » L’intervention – formelle – en janvier
de M. Béchu à propos du cas Yara pourrait
suggérer une volonté de davantage peser. Mais
les orientations stratégiques pluriannuelles pour
l’inspection des installations classées 2023-2027
publiées par son ministère dispensent une partie
des industriels d’assumer leurs responsabilités
financières : le document exempte certains d’entre
eux de constituer des provisions dans la perspective
d’une défaillance, un dispositif pourtant prévu par
le code de l’environnement (à son article R. 516-1)
mais trop « coûteux pour les exploitants » et
«présentant des charges administratives importantes
pour l’inspection des installations classées » (7).
À la suite d’un incendie majeur, 70 % des
entreprises ne se relèvent pas (8). On peut dès
lors se représenter l’ampleur du coût pour la collec-
tivité de risques pris par des entreprises privées :
la base publique de données sur les incidents
industriels ARIA a recensé 1 571 « événements »
dans les ICPE en 2021 ; accidents, incidents ou
situations dégradées provoquent chaque année
plusieurs morts et de nombreux blessés. Mais,
surtout, le nombre de nouveaux cas par an de
cancer est passé en France de 170 000 en 1980
à 382 000 en 2018 (9), alors que le nombre de
substances contrôlées pourrait représenter une
faible part de celles rejetées par les industries.
En septembre 2019, un rapport publié par
l’Observatoire régional de la santé des Pays de la
Loire a constaté dans le bassin de Saint-Nazaire
une mortalité de 28 % supérieure à la moyenne
nationale chez les moins de 65 ans, principalement
liée à des cancers et des maladies respira-
toires (10). Cette surmortalité atteint 38 % chez
les hommes, dans une région qui compte deux
tiers d’actifs ouvriers et a déjà payé un lourd tribut
à l’amiante. Alors sous-préfet de Saint-Nazaire,
M. Michel Bergue a immédiatement tenté de
LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
disqualifier les résultats de l’étude, évoquant la
mauvaise hygiène de vie des populations d’origine
modeste du bassin nazairien : « Ce n’est pas la
pollution industrielle qui cause le cancer. C’est le
tabac et l’alcool », a-t-il avancé (11). « Le rapport
révèle aussi que 30 % des enfants sont atteints
d’infections respiratoires. Est-ce qu’ils fument et
boivent aussi ? », se demande le sénateur de Loire-
Atlantique (PS) Yannick Vaugrenard.
La ténacité des militants locaux relayés par
plusieurs élus a abouti trois ans plus tard à la réali-
sation d’une étude de zone préalable à une enquête
épidémiologique, malgré l’opposition du sous-
préfet. Le 16 décembre 2022, en guise d’ouverture
de l’exercice de concertation, celui-ci a sonné la
charge contre les associations, les accusant de
l’inonder de questions et de faire obstacle à
l’exercice démocratique en refusant aux représen-
tants de Yara de participer à la séance. « À Saint-
Nazaire, le tissu social est très revendicatif. Ils font
un important travail d’alerte, commente
M. Vaugrenard. Cela agace les représentants de
l’État, qui n’ont pas l’habitude d’être contestés. »
Déjà le 14 octobre 2022, devant la sous-préfecture
de Saint-Nazaire, on pouvait lire sur une pancarte :
« Yara fuit, l’État fuit, nous restons ». Ce jour-là, le
ministre de la transition écologique lançait la journée
« Tous résilients face au risque ». « La résilience
bascule la responsabilité du risque sur les citoyens
et dédouane les entreprises, décrypte Mme Marie-
Aline Le Cler. Nous devons nous protéger de risques
dont nous ne sommes pas responsables (12). »
B ENJAMIN F ERNANDEZ .
(2) Le 12 juin dernier, le sous-préfet de Saint-Nazaire a pris un
arrêté qui prononce la liquidation partielle d’astreintes antérieures,
concernant la période allant d’octobre 2021 à décembre 2022, pour
un montant de 519 000 euros (Frédéric Salle, « Pollution. Amende
record pour le fabricant d’engrais Yara France, près de Saint-Nazaire»,
Ouest-France, Rennes, 13 juin 2023).
(3) Cf. Justin Delépine, «Comment les privatisations ont accéléré
la désindustrialisation», 19 juin 2023, www.alternatives-economiques.fr
(4) «Pour un décloisonnement scientifique de la santé au travail
et de la santé environnementale», Sociétés contemporaines, Paris, 2021.
(5) « Les politiques industrielles en France. Évolutions et
comparaisons internationales », France Stratégie, Paris,
septembre 2020.
(6) Thomas Le Roux, «L’industrie du risque», dansAntony Burlaud,
Allan Popelard et Grégory Rzepski (sous la dir. de), Le Nouveau Monde.
Tableau de la France néolibérale, Éditions Amsterdam, Paris, 2021.
(7) www.ecologie.gouv.fr
(8) Luc Laborde, « Prévention du risque incendie : enjeux et
principes », Hygiène et sécurité du travail, n° 255, Paris, juin 2019.
(9)Anne Thuret, Christine De Peretti et Isabelle Grémy, «L’évolution
de la surveillance épidémiologique des maladies chroniques au cours
des vingt dernières années», Actualité et dossier en santé publique,
n° 80, Paris, septembre 2012. Cf. aussi «Cancers : les chiffres-clés»,
Institut national du cancer, 13 février 2023, www.e-cancer.fr
(10) « La santé des habitants de la Carene. Communauté d’agglo-
mération de la région nazairienne et de l’estuaire », Observatoire
régional de la santé des Pays de la Loire, Nantes, septembre 2019.
(11) « Saint-Nazaire. Pour le sous-préfet, “ce n’est pas la pollution
qui cause le cancer” », Presse Océan, Nantes, 6 décembre 2019.
(12) Lire Evelyne Pieiller, « Résilience partout, résistance nulle
part », Le Monde diplomatique, mai 2021.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
22
D ES TRANSFERTS DIRECTS D ’ ARGENT

La Silicon Valley
Il fut un temps où les pays du Sud revendiquaient un
« nouvel ordre économique international » et comp-
taient sur une industrialisation planifiée pour lutter
contre la pauvreté. Aujourd’hui, les dons directs en
espèces des plus riches en faveur des plus démunis font
figure de panacée. Cette approche ne se substitue pas
au libéralisme ; elle le conforte.

PAR ANTON JÄGER ET DANIEL ZAMORA *

Q UAND M. Chris Hughes, cofon-

dateur de Facebook, quitte l’entreprise
en 2007, il espère consacrer sa récente
fortune à changer le monde. Comme
beaucoup d’autres avant lui, son ambi-
tion s’est rapidement focalisée sur
l’idée d’« en finir avec l’extrême pau-
vreté (1) ». Mais ce n’est qu’après avoir
lu le livre à succès de M. Jeffrey Sachs
sur le moyen de remédier à ce fléau et
visité un des villages pilotes lancés par
l’économiste au Kenya que M. Hugues
trouve sa solution miracle (2). Alors
Comme M. Sachs le reconnaîtra lui-
même, son expérience à 120 millions de
dollars a amélioré la santé maternelle et la
production agricole, mais pas la nutrition ni
l’éducation; elle n’a eu «aucun impact per-
ceptible » sur le niveau de vie (3).
M. Hugues en tire ses propres conclusions :
plutôt que de financer des projets, il convien-
drait de donner directement de l’argent aux
pauvres. Voilà la «stratégie résolument libé-
rale et orientée vers le marché» qu’il met
au point. Le philanthrope de la Silicon Val-
ley rejoint aussitôt le conseil d’administra-
GALERIE AFIKARIS

qu’il avait été le principal idéologue de
la « thérapie de choc » infligée aux pays
de l’ex-bloc soviétique au début des
années 1990, M. Sachs s’est réincarné
en pape de la lutte contre l’indigence.
« Ce village, explique-t-il en 2005 dans
une émission de MTV intitulée “Le
journal d’Angelina Jolie et du Docteur
Sachs en Afrique”, va mettre fin à l’extrê-
me pauvreté.» Mais, lorsque M. Hugues
visite lui-même le petit village kényan,
le succès ne lui saute pas aux yeux :
l’école sans crayons, sans savon, sans
papier, et avec des ordinateurs qui
n’ont jamais été connectés à Internet,
le laisse pantois.
Mexico ouvre la voie
tion de GiveDirectly, une organisation non
gouvernementale (ONG) promouvant les
transferts monétaires afin de lutter contre la
pauvreté. Fondée en 2008 par quatre jeunes
diplômés de l’université Harvard et du Mas-
sachusetts Institute of Technology (MIT),
cette petite start-up spécialisée dans le déve-
loppement qui promeut l’allocation univer-
selle attire bientôt l’attention de Twitter et
de Google. Lorsque le projet de M. Sachs
sombre dans l’indifférence, l’association
GiveDirectly s’apprête à envoyer 1000 dol-
lars à plus de 20000 bénéficiaires sélection-
nés au hasard dans 197 villages kényans.
L’argent, transféré directement par téléphone
mobile, sera distribué sans conditions.
JEAN DAVID NKOT. – « PO.box plan d’aide humanitaire@yahoo.fr », 2022
Le succès de GiveDirectly s’insère
dans ce que les économistes du dévelop-
pement appellent depuis vingt ans la
« révolution des transferts monétaires ».
À la suite des politiques d’ajustement
structurel imposées au tournant des
années 1980 par le Fonds monétaire inter-
national (FMI) et la Banque mondiale,
nombre de pays du Sud ont en effet opté
pour un mode de développement reposant
sur des allocations monétaires sous dif-
férentes formes (au détriment de poli-
tiques d’investissement public). Cette
idée aujourd’hui banalisée était encore
comme le plus grand programme de lutte
contre la pauvreté du Mexique. L’initia-
tive a fait figure d’exemple pour les
dizaines de pays d’Amérique latine et
d’Afrique passés sous le rouleau com-
presseur de la libéralisation.
La « révolution silencieuse », ainsi
baptisée par ses promoteurs Armando
Barrientos et David Hulme (4), prend
en particulier son envol en Afrique sub-
saharienne. On compte plus d’une cen-
taine de programmes mis en place
depuis les années 2000 sous la forme
La « nouveauté » du modèle apparaît
plus clairement au regard de celui en
vigueur au cours des décennies précé-
dentes. « Les nations pauvres, déclarait
le président tanzanien Julius Nyerere
en 1977, ne peuvent pas surmonter leur
pauvreté sans industrialisation (6). »
Cette conviction était alors largement
partagée au sein des élites postcolo-
(1) Chris Hughes, Fair Shot : Rethinking Ine-
quality and How We Earn, St. Martin’s Press, New
York, 2018.

G IVEDIRECTLY a vu son budget pas-

ser de 14,5 millions de dollars en 2015
à plus de 300 millions en 2020. Elle a
déjà distribué plus de 550 millions de
dollars à travers le globe. Derrière ce
vertigineux succès se cachent les
grandes fortunes de la Silicon Valley,
de M. Elon Musk au roi déchu des
cryptomonnaies Sam Bankman-Fried
en passant par le fondateur de Twitter,
* Respectivement historien des idées politiques à
l’Université catholique de Louvain et professeur de
sociologie à l’Université libre de Bruxelles.
M. Jack Dorsey. Leur entreprise de
numérisation du social va de pair avec
la « monétisation » de la pauvreté.
Plutôt que de devoir passer par des
institutions bureaucratiques et de
longues négociations politiques, le
développement devrait désormais se
concevoir comme l’on achète une paire
de baskets en ligne : sans intermé-
diaires. Par le biais d’un téléphone
portable, tout le monde peut envoyer
du cash partout sur la planète et
permettre ainsi à des enfants de sortir
de la pauvreté.
marginale il y a quelques décennies. Mais
le programme Éducation, Santé, Alimen-
tation (Progresa) lancé par le Mexique en
1997, après dix ans d’orthodoxie budgé-
taire qui avaient presque fait doubler la
pauvreté, a progressivement changé la
donne. La réforme, principalement
conçue par l’économiste mexicain San-
tiago Levy, visait à substituer un ensem-
ble de transferts directs en espèces à ce
qu’il restait des anciennes politiques de
contrôle des prix, de services publics et
de subventions aux produits de première
nécessité. En 2007, Progresa couvrait un
tiers des ménages du pays et s’installait
d’allocations familiales, de crédits d’im-
pôts ou de transferts inconditionnels.
L’allocation universelle fera même l’ob-
jet d’une prolifération d’expérimenta-
tions financées par nombre de groupes
philanthropiques en Namibie, au Kenya,
ou en Ouganda. Le FMI, la Banque
mondiale ou l’Organisation internatio-
nale du travail (OIT) soutiennent la stra-
tégie, et en juillet 2020, c’est M. Antó-
nio Guterres lui-même, secrétaire
général des Nations unies, qui annonce
« un nouveau contrat social pour une
nouvelle ère », incluant la « possibilité
d’une allocation universelle (5) ».
(2) Jeffrey Sachs, The End of Poverty. How We
Can Make It Happen in Our Lifetime, Allen Lane,
Londres, 2005.
(3) Jeffrey Sachs, « Lessons from the Millennium
Villages Project : A personal perspective», The Lancet,
vol. 6, n° 5, Londres, 2018.
(4) Armando Barrientos et David Hulme, « Social
protection for the poor and poorest in developing
countries : Reflections on a quiet revolution », Brooks
World Poverty Institute Working Paper, n° 30,
Manchester, mars 2008.
(5) António Guterres, « Tackling the inequality
pandemic : A new social contract for a new era »,
18 juillet 2020, www.un.org
(6) Julius K. Nyerere, «The plea of the poor : New
economic order needed for the world community »,
New Directions, vol. 4, n° 4, Washington, DC, 1977.

Avant de s’interroger sur la nécessité ou
non d’annuler la dette des pays africains, il
faudrait en prendre l’exacte mesure dans
un contexte de faiblesse des appareils sta-
tistiques et de manque de transparence de
certains prêteurs bilatéraux, dont la Chine.
Une harmonisation des chiffres disponibles
auprès de plusieurs sources distinctes per-
mettrait de mieux appréhender le problème.
PAR GILBERT GERMAIN *
surendettement. » Deux ans plus tard, la polémique
continue. Le rédacteur en chef de Jeune Afrique se
demande si on « n’agite pas trop vite l’épouvantail
de l’endettement. (…) En réalité, si quelques éco-
nomies sont véritablement en détresse, elles ne sont
pas majoritaires, et le tableau est bien moins catas-
trophique qu’il n’y paraît » (12 mai 2022). Pourtant,
plusieurs chefs d’État africains s’alarment d’une
dette post-Covid, aggravée par les conséquences
de la guerre en Ukraine et de la remontée des taux
d’intérêt. Le Comité pour l’annulation des dettes
illégitimes (CADTM), connu pour ses recherches
approfondies sur la question, tire une fois de plus
la sonnette d’alarme en évoquant, en août 2022,
l’« insoutenable fardeau de la dette » du continent.
Qu’en est-il en réalité ? Selon le rapport annuel
de la Banque mondiale publié en avril 2023, le stock
Mythes et réalité
l’Association internationale de développement – une
branche de la Banque mondiale qui aide les pays les
plus pauvres de la planète –, huit sont actuellement
surendettés, chiffre qui n’a guère évolué depuis 2013,
et quatorze exposés à un risque élevé de surendette-
ment extérieur, contre quinze en 2020. La pandémie
de Covid, la dépréciation de devises africaines face
au dollar et les conséquences de la guerre en Ukraine
accroissent cependant les risques dans ce domaine.
Rôle croissant
des acteurs privés
Une grande partie du fardeau repose sur les épaules
de l’Afrique du Sud, du Nigeria, de l’Angola et du
Mozambique, qui totalisent 48 % des encours en 2022.
Selon les prévisions du Fonds monétaire international
de l’administration. Enfin, le PIB fait régulièrement
l’objet de réajustements méthodologiques, une
mesure au demeurant parfaitement normale, que le
FMI préconise d’appliquer au minimum tous les dix
ans. Ainsi, en septembre 2020, le PIB du Togo a fait
un bond de 36,5 % dès lors qu’il a été recalculé en
prenant 2008 comme année de référence et non plus
1993. En 2018, celui du Sénégal s’est accru de
29,4 %, celui du Niger de 30 %, alors que la richesse
annuelle de la Côte d’Ivoire « bondissait » de 38 %
en mars 2020. Or chaque réévaluation à la hausse
diminue le ratio dette-PIB.
Par ailleurs, le rôle croissant des acteurs privés
depuis quinze ans a profondément changé la donne :
ceux-ci auraient détenu 216 milliards de dollars de
créances sur les pays d’Afrique subsaharienne à la
fin de l’année 2021, dont 67 % d’obligations et 33 %

L
’ANNÉE 2020 fut le théâtre d’une inhabituelle
passe d’armes entre la Banque mondiale et la
Banque africaine de développement (BAD). Alors
président de l’institution de Bretton Woods,
M. David Malpass, accuse alors la seconde d’ac-
corder des prêts de manière inconsidérée (1). « En
ce qui concerne les pays décrits comme “lourde-
ment endettés”, rétorque immédiatement l’accusée
dans un communiqué, notre Banque reconnaît et
suit de près la tendance à la hausse de la dette.
Cependant, il n’y a pas de risque systémique de
* Docteur en science politique. Auteur de Non à un plan Marshall
pour l’Afrique subsaharienne, L’Harmattan, Paris 2022.
de la dette publique des pays d’Afrique subsaha-
rienne fin 2022 est estimé à 1 140 milliards de dol-
lars, contre 354 milliards en 2010 ; tandis que son
poids médian rapporté au produit intérieur brut (PIB)
grimpe de 32 % en 2010 à 57 % en 2022. Mais ce
même niveau d’endettement peut aussi être rapporté
au montant total des créances mondiales – publiques
et privées –, soit 300 000 milliards de dollars : il en
représente moins de 0,4 %. Vu sous cet angle, le pro-
blème du surendettement de la région semble mar-
ginal et contrôlable.
Le rapport de la Conférence des Nations unies sur
le commerce et le développement (Cnuced) publié
le 12 avril 2023 confirme que, parmi les trente-huit
pays d’Afrique subsaharienne éligibles au soutien de
(FMI), toutefois, la dette de l’Afrique subsaharienne
représenterait 55,52 % de son PIB en 2023, contre
57,06 % en 2020. En raison de l’accroissement de la
demande en « or noir », le même ratio ne serait plus
que de 44,46 % s’agissant des pays exportateurs de
pétrole, alors qu’il atteignait 48,83 % trois ans plus
tôt. En Angola, République du Congo et Guinée-Équa-
toriale, la part de la dette dans le PIB pourrait même
enregistrer un recul à deux chiffres (2).
La prudence demeure cependant de mise pour au
moins trois raisons. En premier lieu, par manque de
ressources, les services statistiques de ces pays pei-
nent à produire des données fiables. Deuxièmement,
le travail informel – qui représente souvent plus de
70 % de l’activité – échappe largement aux radars
de crédit bancaire (Ecofin, 17 janvier 2023). La
baisse des taux d’intérêt, après la crise de 2008, a
facilité l’accès de pays à faible revenu au marché
financier international et incité parallèlement les
investisseurs à se tourner vers ces États obligés de
payer des taux d’intérêt plus élevés quand, dans la
même période, ceux-ci étaient proches de zéro dans
nombre d’économies développées. En faisant appel
aux financements privés, les États emprunteurs ont
également tenté de se débarrasser des conditions
(1) Agence Ecofin, Paris, 15 février 2020.
(2) Banque mondiale, série «Africa’s Pulse », vol. 26, Washington,
DC, octobre 2022 ; FMI, « Fonds monétaire international, dettes
des États, liste 2023 », www.imf.org
 23 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023

MAIS PAS DE PROJETS D ’ INFRASTRUCTURES

contre le développement
niales. La plupart des penseurs ne se
focalisaient pas sur la misère en tant
que telle. Avant le tournant néolibéral
du milieu des années 1970, « il y avait
un consensus général sur le fait que le
développement consistait en grande
partie à transformer la structure pro-
ductive (7) », explique l’économiste du
développement Ha-Joon Chang. Les
questions de pauvreté s’intégraient
toujours à des problèmes macro-
économiques et institutionnels plus
« État-virement »
larges liés à la division internationale
du travail. Pour sortir de la stagnation,
les jeunes États libérés de la colonisa-
tion se tournaient généralement vers des
théories d’industrialisation planifiée.
Inspirés par les idéaux socialistes, leurs
dirigeants, tels que Nyerere, Kwame
Nkrumah (Ghana) ou Jawaharlal Nehru
(Inde), concevaient ouvertement leur
stratégie de développement comme une
alternative au libéralisme économique
et à l’impérialisme.
sée de développement. La Banque
mondiale impulse ce virage sous la pré-
sidence de Robert McNamara (1968-
1981), l’architecte de la guerre au Viet-
nam devenu grand argentier des pays
en développement, afin d’esquiver la
refonte des échanges commerciaux
demandée par ces derniers. À sa suite,
les principales institutions financières
internationales soutiendront la libéra-
lisation économique, les programmes
d’ajustement structurel avant d’en venir
à promouvoir, en outre, des politiques
de transferts monétaires ciblées.
Comme le notera l’économiste indien
Ajit Singh, conseiller économique de
La création en 1979 des prêts d’ajus-
tement structurel accélère le mouvement :
la Banque conditionnera désormais ses
avances à la mise en œuvre de réformes
spécifiques. Avec la crise de la dette
qu’affrontent nombre de pays au tournant
des années 1980, ces prêts deviennent
l’instrument-clé du tournant néolibéral
au niveau mondial.
Dans ce climat désormais hostile aux
projets de développement étatiques, les
transferts monétaires finissent par appa-
raître comme un complément attrayant
aux réformes qui libéralisent l’économie
et le marché du travail. Puisque les ajus-
comme pauvres » plutôt que sur la trans-
formation des « économies dans les-
quelles elles vivent » (10).
Les pays du Sud se montrent de moins
en moins capables de réguler le travail,
d’orienter les investissements ou de
socialiser les ressources ; le développe-
ment d’un nouvel « État-virement »
(transfer state) agissant exclusivement
sur la distribution des revenus leur fournit
une contre-proposition. En ce sens, l’es-
sor des transferts monétaires promus par
les think thanks et les associations de la
Silicon Valley ne constitue pas l’abandon
du néolibéralisme mais la condition de

C ETTE approche, formalisée notam-

ment par l’économiste argentin Raúl
Prebisch à la fin des années 1940, sou-
lignait que le commerce international
reproduisait les inégalités Nord-Sud.
Sans barrières douanières, contrôle des
prix et industrialisation dirigée par
l’État, le Sud ne pourrait rattraper les
nations développées. Dès lors, l’enjeu
de la pauvreté s’inscrivait dans le cadre
plus général des inégalités entre pays.
L’accent mis sur les structures qui
engendrent la misère plutôt que sur le
soulagement des miséreux se concrétise
avec la formulation d’un agenda visant
une refonte totale du commerce inter-
national. L’Acte final de la Conférence
des Nations unies sur le commerce et
le développement (Cnuced) de 1964
fixe comme objectif d’« aboutir à une
division internationale du travail modi-
fiée, plus rationnelle et plus équitable,
et [d]’accompagner des ajustements
nécessaires dans la production et le
commerce mondial (8) ». Dix ans plus
tard, le programme connaît son apogée
avec la résolution de l’Assemblée géné-
rale des Nations unies pour l’établisse-
ment, selon les termes du président
algérien Houari Boumediène, d’un
« nouvel ordre économique internatio-
nal ». Les propositions, quelque peu
hétérogènes, comprennent des transferts
de technologie ainsi qu’un contrôle
accru des entreprises multinationales.
Il ne s’agit pas d’interrompre l’interna-
tionalisation du commerce, mais de la
contraindre au moyen d’un cadre juri-
dique à un déploiement plus équitable
pour le Sud.
Renversement du rapport de forces
idéologique, corruption des élites issues
de la décolonisation, changement de
années 1970 à briser l’élan. La théma-
tique de la pauvreté se trouve peu à peu
découplée des considérations sur les
rapports de pouvoir internationaux.
Conceptualisée de manière individuelle
et comme un seuil abstrait de revenus,
elle s’impose paradoxalement comme
l’enjeu principal d’une forme dépoliti-
Nyerere, la guerre à l’extrême pauvreté
lancée par ces organismes tend à
« décourager le développement indus-
triel ». Et, ajoutait-il, faute de faire
« partie intégrante d’un plan de déve-
loppement global d’industrialisation et
de changement structurel de l’écono-
mie d’un pays », elle n’a que peu de
chances de réussir (9).
tements imposés accentuent la pauvreté,
les gouvernements se tournent vers l’outil
fiscal pour faciliter la transition
macroéconomique. Comme le soulignent
les économistes Erik Reinert, Jayati
Ghosh et Rainer Kattel, le triomphe de la
lutte contre la pauvreté aura finalement
placé le débat sur l’amélioration des
« conditions de vie des personnes définies
GALERIE AFIKARIS
sa prolongation. Comme le souligne l’an-
thropologue James Ferguson, de nom-
breux pays ont combiné la mise en œuvre
de privatisations et de marchandisations
à « une expansion considérable des pro-
grammes de distribution directe d’argent
de plus en plus découplés des questions
du travail (11) ». Cela annonçait le
triomphe de ce que Ha-Joon Chang a
nommé un « développement sans déve-
loppement ». En d’autres termes, une
conception où celui-ci est déconnecté de
la transformation de la division interna-
tionale du travail et de l’expansion des
services publics. À l’ambition des leaders
postcoloniaux de façonner, collective-
ment, une mondialisation plus juste, s’est
substituée une lutte ciblée contre la pau-
vreté visant à établir un plancher en des-
sous duquel personne n’est censé tom-
ber (12). En cours de route, nos
définitions mêmes du développement et
des inégalités se sont profondément
transformées.
A NTON J ÄGER
ET D ANIEL Z AMORA .
(7) Ha-Joon Chang, « Hamlet without the Prince
of Denmark : How development has disappeared from
today’s “development” discourse », dans Shahrukh
Khan et Jens Christiansen (sous la dir. de), Towards
New Developmentalism. Market as Means Rather
Than Master, Routledge, Londres, 2010.
(8) «Acte de la Conférence des Nations unies sur
le commerce et le développement I. Acte final et
Rapport », Cnuced, Genève, 1964.
(9) Ajit Singh, « The “basic needs” approach to
development vs the new international economic order :
The significance of third world industrialization »,
World Development, vol. 7, n° 6, juin 1979,
www.sciencedirect.com
(10) Erik Reinert, Jayati Ghosh et Rainer Kattel,
Handbook of Alternative Theories of Economic
Development, Edward Elgar Publisching,
Cheltenham, 2016.
(11) James Ferguson, Give a Man a Fish. Reflections

on the New Politics of Distribution, Duke University

la donne économique mondiale : tous Press, Durham, 2015.
ces facteurs concourent à la fin des (12) Samuel Moyn, Not Enough. Human Rights in
an Unequal World, Harvard University Press,
JEAN DAVID NKOT. Cambridge, 2018.
– « #Transporteur@CM2C.com », 2021

de la dette africaine
imposées par les institutions financières internatio-
nales lorsqu’elles leur accordent des prêts, notam-
ment l’obligation de se soumettre aux règles du libre-
échange et de l’économie libérale.
Alors faudra-t-il tous les cinq ou dix ans annuler
les dettes des pays d’Afrique subsaharienne? Du point
de vue des créanciers, cette solution comporte le
risque de voir les taux d’intérêt s’envoler, en propor-
tion de l’incertitude qui les frapperait. Ce phénomène
s’observe déjà, puisque dès que les agences de nota-
tion – dont les préjugés à l’égard des pays du continent
sont connus (3) – tirent la sonnette d’alarme sur les
capacités des pays de la région à rembourser leurs
dettes, les investisseurs augmentent leur prime de
risque. « Les taux d’intérêt ont plus que doublé pour
les pays d’Afrique subsaharienne depuis la fin de
l’année 2021. À cause de cette augmentation (…) sur
les marchés internationaux, aucun d’entre eux n’a
émis d’emprunt à l’étranger depuis le début de la
guerre en Ukraine (4). » De ce fait, ils se tournent
aujourd’hui de plus en plus vers les emprunts natio-
naux et régionaux.
la Chine est souvent désignée comme responsable
d’une dangereuse progression de l’endettement afri-
cain. Si l’on en croit le très libéral groupe de
réflexion American Enterprise Institute (5), les prêts
consentis par Pékin en Afrique subsaharienne se
seraient élevés à 298 milliards de dollars entre 2005
et 2018. Donnée contredite par le Global Develop-
ment Policy Center et la China Africa Research Ini-
tiative, qui estiment que la Chine a prêté environ
150 milliards aux pays africains depuis l’an 2000.
Mais AidData, un organisme spécialisé dans la
recherche sur le développement international, consi-
dère, on ne sait sur quelles bases, que « près de 50 %
des prêts accordés par la Chine aux pays en déve-
loppement ne figurent pas dans les statistiques offi-
cielles de la dette (6) ». En défaut de paiement
depuis 2020, la Zambie se trouve prise entre deux
feux. Principal créancier, la Chine appelle tous les
bailleurs, y compris le FMI et la Banque mondiale,
à une restructuration concertée. Les États-Unis et
l’Union européenne s’y refusent par crainte de légi-
timer les pratiques de Pékin sur le continent.
la Chine. » Dans une étude publiée fin mai 2022 (7),
deux chercheurs, remettant en cause ce qu’ils consi-
dèrent comme le « mythe du piège de la dette chi-
noise », affirment que « les administrations améri-
caines ont mis en garde contre le fait que Pékin
endette l’Afrique afin d’exercer une influence poli-
tique et de forcer les États africains à céder des
actifs stratégiques à la Chine ». Et de conclure :
« Ce qui empêche les dirigeants africains de dormir,
ce n’est pas le piège de la dette chinoise, mais les
caprices du marché obligataire. »
Le flou qui entoure les montants de créances afri-
caines détenues par la Chine obscurcit le débat sur
l’annulation de la dette. Qu’annule-t-on concrète-
ment ? Et qui doit effacer l’ardoise, l’hétérogénéité
des créanciers rendant une approche unique diffi-
cile ? Il n’est donc guère surprenant que le FMI et
la Banque mondiale « exigent des pays africains une
preuve de transparence sur leur dette avec la
Chine (8) ». Mais, si Pékin est souvent pointé du
doigt, M. Malpass demandait, en avril 2021, le même
effort à l’ensemble des membres du G20 (9).
nisait, en juin 2021, « un mécanisme africain de sta-
bilité afin d’aider les économies africaines à se pro-
téger des chocs exogènes (10) ». Une voie à suivre
pour traiter à la racine le problème récurrent de l’an-
nulation des dettes ?
Il en existe évidemment bien d’autres : réévaluer
le PIB à intervalle régulier, au moins tous les dix
ans ; effectuer des audits approfondis de la dette
intérieure ; renforcer la productivité agricole en vue
de baisser les importations alimentaires (estimées
à 80 % de l’ensemble de l’aide publique au déve-
loppement [APD] à la région) ; mobiliser davantage
de revenus nationaux en élargissant l’assiette fis-
cale ; combattre la corruption et la sortie de capitaux
illicites estimée à 85 milliards de dollars par an ;
maîtriser les dépenses militaires ; ou encore rené-
gocier les contrats miniers dans l’intérêt réel des
pays… Au-delà ou en complément des annulations
de dettes, les pistes ne manquent pas.
G ILBERT G ERMAIN .

La question de l’endettement est d’autant plus

complexe que les données sont variables d’une
source à l’autre. Concernant les vingt-deux bailleurs
du Club de Paris, la part de la dette publique qu’ils
détiennent dans les pays à faible revenu de l’Afrique
subsaharienne serait tombée de 15 % à 3 % entre
2007 et 2016 selon l’agence Bloomberg (mais de
25 % à 7 %, selon la Banque mondiale), alors que
celle détenue par d’autres créanciers bilatéraux
aurait progressé de 11 % à 18 %. Parmi ces derniers,
La créance chinoise,
un piège ?
Les critiques adressées à la Chine s’inscrivent
dans un conflit géopolitique plus large. Le président
français Emmanuel Macron avait ainsi déclaré, en
marge d’une réunion du G5 Sahel à N’Djamena le
16 février 2021 : « Rien ne sert de restructurer les
dettes africaines à l’égard de l’Europe et des États-
Unis si c’est pour en contracter plus à l’égard de
Les pays surendettés n’ont pas nécessairement un
stock de dettes élevé. Ce qui compte, c’est leur capa-
cité de remboursement, sachant que leurs besoins
restent importants. Diminuer les dépenses par l’an-
nulation de dettes constitue certes un moyen d’action
fort, mais à l’efficacité réduite dans le temps. Le
surendettement se situe en aval du processus et se
reproduira tant que ses causes persisteront. Pour les
pays largement dépendants de l’exportation de
matières premières, le président de la BAD préco-
(3) Lire « Myopie des agences de notation », dans L’Atlas du
Monde diplomatique. Mondes émergents, hors-série, 2012.
(4) Ecofin, 31 mai 2022.
(5) Cf. Viviane Forson, « Chine-Afrique : la dette s’envole, c’est
grave, docteur ? », Le Point, Paris, 4 janvier 2019.
(6) Ecofin, 31 mai 2022.
(7) Nicolas Lippolis et Harry Verhoeven, « Politics by default :
China and the global governance of African debt ? », Survival,
vol. 64, n° 3, Londres, 2022.
(8) Ecofin, 16 octobre 2020.
(9) Ecofin, 8 avril 2021.
(10) Ecofin, 24 juin 2021.
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
24

ÉCONOMIE AMÉRIQUES ASIE

L I T T É R AT U R E S
DÉCLIN ET CHUTE DU NÉOLIBÉRA- LES COULEURS DE LA RÉVOLUTION. LA HORDE. Comment les Mongols ont

Des drapeaux
LISME. – David Cayla La gauche à l’épreuve du pouvoir : Venezuela, changé le monde. – Marie Favereau
De Boeck, Louvain-la-Neuve, Équateur, Bolivie, un bilan à travers l’histoire. Perrin, Paris, 2022, 432 pages, 25 euros.
2022, 288 pages, 19,90 euros. – Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde

Dans le prolongement de son ouvrage précédent,
l’économiste David Cayla a ici l’ambitieux projet
de définir la doctrine néolibérale, avant de par-
courir la longue histoire (sur presque un siècle)
de son émergence, de son expansion puis de son
déclin. Son analyse brasse une abondante docu-
mentation universitaire – les travaux d’historiens,
de sociologues, de philosophes, de juristes sont
cités à foison –, qu’elle n’hésite pas à remettre
en question.
Syllepse, Paris, 2022, 332 pages, 20 euros.
À l’orée du XXIe siècle, la gauche latino-améri-
caine trouve un souffle nouveau à travers des
dirigeants portés par des mouvements sociaux
puissants. Vingt ans plus tard, alors que le Chili,
la Colombie ou encore le Brésil font entendre
comme un écho à la période, Patrick Guillaudat
et Pierre Mouterde dressent le bilan de ces
récentes « révolutions » latino-américaines, et de
ce qu’ils considèrent comme leurs dérives. Les
et un abattoir
L’importance de l’Empire mongol dans l’histoire
du continent eurasiatique fut décisive. C’est ce
que montre l’historienne Marie Favereau, qui
s’attache plus particulièrement à l’ulus
(« peuple ») jochide, cette branche issue du fils
aîné de Gengis Khan, Jochi, qui reçut droit de
conquête sur les steppes à l’ouest de la rivière
Le Dernier Homme
Irtych. Elle explique les principes politiques et
anthropologiques qui structurent les hordes (plu-
d’Andreas Latzko
tôt que royaumes). Au-delà de leurs succès mili-
taires, les Jochides ont su s’adapter à de nouveaux Traduction libre de l’allemand

L’auteur formule par exemple quelques réserves
au sujet de projets alternatifs proposant de rom-
pre avec le monétarisme sans avoir pleinement
« pensé les institutions », contrairement aux néo-
libéraux. Car, selon lui, « la pensée néolibérale
est non seulement inscrite dans les institutions
formelles (…) mais elle est encore plus fortement
incrustée dans les habitudes, les représentations
et les idéologies ». Accessible et synthétique, la
démonstration se conclut par une proposition
d’« agenda pour une économie démocratique ».
ROBINSON JOUSNI
RETRAITES, SAISON 2022. – Christiane
Marty
Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine,
2022, 72 pages, 3 euros.
« Une économie limitée pour une mesure très
injuste » : dans ce petit livre d’intervention,
Christiane Marty réfute un à un les arguments
du gouvernement en faveur de sa réforme des
retraites. Pour mener cette critique, la militante
altermondialiste se fonde notamment sur les pro-
jections du Conseil d’orientation des retraites
(COR). Elle interroge aussi l’invocation de la
croissance comme solution-miracle pour assurer
la pérennité du système par répartition, et, plus
généralement, esquisse une réflexion sur le
modèle qu’il doit s’agir de pérenniser ou de
refonder.
Marty insiste sur la nécessité d’inscrire la
réflexion dans un projet plus global de société
qui ferait de la justice sa pierre angulaire. À cet
égard, elle souligne comment une refonte du
rapport au travail – que ce soit par la quête de
sens ou la fin de la discrimination salariale subie
par les femmes – peut permettre d’endiguer la
dégradation de la situation financière de l’assu-
rance-vieillesse. L’égalité serait même la condi-
tion sine qua non d’un retour à l’équilibre.
LUDMILLA CRÉMOUX
THE RISE OF CENTRAL BANKS. State
Power in Financial Capitalism. – Leon
Wansleben
Harvard University Press, Cambridge
(États-Unis), 2023, 352 pages, 41 euros.
Un sociologue raconte la montée en puissance
des banques centrales à partir de l’épisode infla-
tionniste des années 1970 et de la marche forcée
de l’économie mondiale vers le néolibéralisme.
Décrivant l’évolution, à la faveur de crises suc-
cessives, de leur répertoire d’action, Leon Wans-
leben met en lumière le rôle décisif des banquiers
centraux dans le creusement des inégalités. Il
rappelle ainsi que la politique monétaire agres-
sive de Paul Volcker, président de la Réserve
fédérale américaine de 1979 à 1987, fut un subs-
titut commode aux mesures fiscales redistribu-
tives de l’après-guerre.
Cependant, en insistant sur leur autonomie rela-
tive, Wansleben délaisse la dimension politique :
à quoi ou à qui servent les banques centrales,
hormis aux banquiers centraux ? Suivant une
tendance commune des sciences sociales de
l’économie, le propos évoque celui du naturaliste
fasciné par la complexité des assemblages qu’il
décrit. La finance est comme détachée des inté-
rêts stratégiques nationaux : les banquiers cen-
traux, pompiers face aux départs de feu de cause
toujours involontaire… Quid de la monnaie
comme arme de guerre ?
MARTIN BARNAY
ÉCOLOGIE
FERMES COLLECTIVES. Le guide (très)
pratique. – Maëla Naël
Éditions France agricole, Paris,
2022, 29 euros, 256 pages.
Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus
de paysans décident de s’installer à plusieurs
dans une même ferme. Encore peu nombreuses,
ces fermes collectives réussissent à faire vivre
une dizaine de personnes, quand une exploita-
tion habituelle ne permet guère que d’en sala-
rier une ou deux. Dans cet ouvrage nourri
d’une multitude de rencontres avec des por-
teurs de projets, Maëla Naël, ingénieure agro-
nome de formation, ouvre une voie réjouis-
sante. Celle d’une agriculture moins polluante,
coopérative, qui fait vivre ses travailleurs.
À la croisée de l’écologie et du communalisme
libertaire, la réflexion de ces paysans détonne
dans le milieu agricole. Ils recréent des fermes
en polyculture-élevage plus autonomes. Certains
constituent une association ou une coopérative
pour acheter les terres, ce qui stabilise leur prix
et permet à quiconque de s’installer plus facile-
ment. De manière générale, soutient l’auteure,
ce modèle de fermes de taille moyenne doit per-
mettre – bien mieux que celui des microfermes –
de lutter contre la spéculation, la disparition des
agriculteurs et l’agro-industrie.
CLAIRE LECŒUVRE
A
fortes avancées économiques et sociales des pre- environnements et surmonter leurs crises internes. par René Arcos et David Roget,
Tenantes d’un système dans lequel la redistribu-
mières années assoient une légitimité populaire, Plein Chant, Bassac, 2023,
mais l’incapacité à renouveler les structures de tion des biens est essentielle, les hordes veulent 162 pages, 15 euros.
contrôler le commerce et favoriser la production
la démocratie sociale et la domination des classes
bourgeoises maintiennent des modèles capita- des peuples vaincus : en les intégrant dans le
« grand échange », dont les hordes garantissent
listes ou extractivistes. Face à la démobilisation
de leurs soutiens d’antan, les dirigeants exercent la sécurité, les Mongols ont contribué à créer au
XIIIe siècle un vaste réseau allant de la mer Noire
un pouvoir plus rigide et plus autoritaire. Parfois
jusqu’à la rupture. Si les successeurs de ces à l’Asie centrale et à la Chine. « Il est difficile de
reconstituer précisément comment les Mongols
hommes forts, opposants ou héritiers, entérinent PRÈS avoir évacué un
selon les auteurs des pratiques similaires, l’espoir de l’époque médiévale définissaient le bonheur blessé vers l’arrière, le petit tailleur
collectif, mais de toute évidence ils le rattachaient
demeure : « Les peuples ont la peau dure. » de la première section revient avec
au mouvement circulaire des choses. »
ZAKO SAPEY-TRIOMPHE des nouvelles alarmantes : le poste de
BAPTISTE DERICQUEBOURG
JUAN GERARDI. Nunca más. Mai più. – secours a été retiré, les routes sont
COMMENT JE SUIS DEVENU JAPONAIS. encombrées de colonnes en retraite,
Anselmo Palini
– Florent Dabadie officiers et ordonnances ont déserté le
Editrice Ave, Rome, 2023, 252 pages, 18 euros.
Les Arènes-Komon, Paris, parc du château, autant de signes que
Vingt-cinq ans après l’assassinat sauvage de Juan 2023, 160 pages, 15 euros. le mince cordon d’avant-poste est « destiné à la pâture des corbeaux ».
Gerardi, l’essayiste Anselmo Palini revient sur
l’histoire de l’évêque italo-guatémaltèque, tué à Le journaliste Florent Dabadie est peu connu en S’il accueille d’abord l’histoire d’un haussement d’épaules, Georges
France, mais au Japon il a animé pendant dix Gadsky commence à s’inquiéter lorsqu’on leur distribue des munitions à
Guatemala le 26 avril 1998 alors qu’il soutenait
le «projet de récupération de mémoire historique» ans une émission hebdomadaire sur le sport, la tombée de la nuit. La nervosité le gagne pendant qu’il monte la garde, à
regardée par des millions de téléspectateurs.
(Remhi). Il s’agissait de faire connaître les mas- minuit, dans la tranchée la plus avancée. « N’était-ce pas à devenir fou ?
sacres perpétrés au Guatemala par des dictatures Chose rare pour un étranger, il parvint à se faire
accepter. Dans un livre alerte, il raconte ses En pleine vitalité, attendre ici la mort, se laisser abattre comme une bête
avec le soutien de Washington durant la guerre
civile, de 1960 à 1996. On estime que 200000 per- débuts, ses années de gloire puis ses déboires. Il enragée, à peine à mi-chemin ? »
décrit les arcanes de la télévision, où l’on peut
sonnes auraient été tuées : le rapport Remhi établit
que 93 % des crimes sont le fait de l’armée et des être encensé puis brusquement tomber en dis- Après la très forte impression, dans les milieux pacifistes, laissée par
grâce. Comme dans le reste du monde du travail,
paramilitaires à la solde du pouvoir. Le travail de Hommes en guerre, recueil de six nouvelles paru en 1917 (1), remarquable
la commission d’enquête, ordonné par le chef de il n’a droit à aucune indemnité de licenciement évocation des sentiments et sensations que lui inspire la guerre, l’écrivain
– ni même à un pot de départ. Une fois de plus,
l’État Álvaro Arzú Irigoyen, sur le meurtre de austro-hongrois Andreas Latzko (1876-1943) récidive avec ce récit, proposé
Gerardi a été émaillé de menaces contre les juges, à travers le témoignage d’un Français intégré,
d’élimination de témoins, de fuite de magistrats on découvre une société japonaise très dure. en fac-similé de l’édition du Sablier parue à Genève en 1920, qu’introduit
à l’étranger et de tentatives de faire passer ce C’était déjà le cas avec le récit de Florence Costa Stefan Zweig. Un célèbre virtuose se trouve plongé dans « cette boucherie »
meurtre pour une querelle d’homosexuels qui Japon. Abécédaire d’un amour contrarié, chez que fut la première guerre mondiale, « revenu à l’état primitif des habitants
aurait mal tourné. Close en 2007, l’investigation Akinomé. Il n’y eut guère que sous la plume de des cavernes, sale et abêti », condamné, avec ses compagnons, à retenir
donnera lieu à un procès : les commanditaires Robert Guillain, correspondant du Monde après
(un colonel et un capitaine) seront condamnés à la seconde guerre mondiale, qu’il semblait faire l’ennemi à tout prix – « jusqu’au dernier homme ». Avec minutie, il raconte
vingt ans de prison. Les hommes de main courent bon vivre dans un pays provincial et insouciant l’horreur qui s’empare de tous, les souffrances psychiques traversées, et
toujours. La responsabilité de l’État, patente, n’a (Aventure Japon, Arléa). parfois se laisse emporter par la grandiloquence. Ainsi, quand la « vague bleu
pas été évoquée. ÉMILIE GUYONNET tendre » finit par les attaquer, s’en élève le « rythme vigoureux et entraînant
GERALDINA COLOTTI de La Marseillaise ». Or Jean Norton Cru, dans Témoins (2), essai d’analyse
IN THE SHADOW OF THE PALMS. More-
critique des souvenirs de combattants, a contesté qu’un tel fait ait pu avoir
MATHIEU MESTOKOSHO, CHASSEUR Than-Humans Becoming in West Papua. –
Sophie Chao lieu, dénonçant la trahison de la vérité des combats au profit d’un imaginaire
INNU. – Serge Bouchard
débordant. Mais il s’agit ici de littérature, et non de la réalité factuelle. Fort
Dépaysage, Malvezie, Duke University Press, Durham, de ses deux années dans l’artillerie sur le front italien, où il subit un « choc
2023, 157 pages, 24 euros. 2022, 325 pages, 28,95 dollars.
d’obus », trouble post-traumatique qui lui vaudra huit mois de hurlements, de
L’anthropologue Serge Bouchard a collecté dans En 2011, le gouvernement indonésien, plus gros spasmes et d’anorexie, Latzko veut montrer les affres auxquelles sont soumis
les années 1970 les récits de Mathieu Mestoko- producteur mondial d’huile de palme, livrait deux
millions d’hectares de terres tropicales papoues les soldats, « cruellement tourmentés par la mort avant d’être achevés par
sho, un vieux chasseur innu, qui introduisent à
la vie et aux représentations de ce peuple autoch- (Nouvelle-Guinée occidentale) à une quarantaine elle ». Son lyrisme est prompt à susciter le saisissement. Il pétrit la véracité
tone du nord du Québec. Très factuels, ils racon- de sociétés nationales et étrangères. On connaît des faits avec les gestes du poète. Au lecteur de faire la part des choses. La
tent la chasse, la quête et la mise à mort des bien les dynamiques de dépossession (déplace- charge contre « tous ces gens qui avaient fait une place à la guerre dans leur
caribous et des castors, les distances parcourues ments des populations) et les multiples violences programme, avec ceux – et ils étaient nombreux – qui en avaient tiré profit »,
à pied, la conservation de la nourriture, etc. qu’induisent les plantations de palmiers à huile
Mais ces pratiques sont ensuite contextualisées, (pollution des sols, famine, pauvreté, marginali- est particulièrement virulente ; les discussions sur le sens du sacrifice, celui
reliées au nomadisme des Innus sur un grand sation…). Mais Sophie Chao, anthropologue de du courage et la prétendue moralité supérieure du droit du plus fort sont tout
territoire, et aux structures d’échange dans leur l’environnement, consacre plutôt son livre à la aussi mordantes. Interdit en Allemagne en 1933, puis brûlé, ce roman, comme
société. Nulle cruauté dans ces chasses qui s’in- manière dont les peuples autochtones, en parti- toute la production de Latzko, a longtemps disparu des bibliothèques et des
cluent dans des traditions perdues, distinctes culier les Marind (province de Merauke), per-
çoivent et conceptualisent ces transformations mémoires dans les pays germanophones. Les onze bois dessinés et gravés
des valeurs contemporaines. La fascination du
lecteur devant la force de certaines scènes nar- – comment cette monoculture reconfigure les par Frans Masereel, reproduits dans cette édition en fac-similé, par leur
rées par Mestokosho est d’autant plus forte que relations des autochtones entre eux, mais aussi sombre vigueur, contribuent à rendre cette œuvre indélébile.
ce que content ces histoires remonte aux pre- avec les espèces animales et végétales. Au-delà
mières décennies du XXe siècle et que leur com- d’une biodiversité qui s’étiole, d’une végétation
pilation par Bouchard a une cinquantaine d’an- indigente à force d’uniformisation, c’est le lieu E RNEST LONDON .
nées. Entendues par l’anthropologue à une d’un imaginaire de vie et de croyances qui s’ap-
époque de sédentarisation déplorée par leur nar- pauvrit ; et avec lui ce pouvoir d’énonciation de
rateur, elles évoquent avec un lyrisme réaliste mythes et d’histoires essentiel aux peuples – creu- (1) Andreas Latzko, Hommes en guerre, introduction de Romain Rolland, avant-propos d’Henri
un temps et une nature révolus. set d’identité et de souveraineté. Barbusse, Agone, Marseille, 2003.
(2) Jean Norton Cru, Témoins, Agone, 2022.
LOUIS ANDRIEU PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER
SOCIÉTÉ
Éterniser des fraternités
F
ICTIONS nourries du réel, réel aux allures quasi travail où se forgeait une conscience collective va Cette condition ouvrière est aussi incarnée par
épiques… Le monde du travail et des travailleurs correspondre à la pulvérisation des attentes suscitées Robert Dussart. Née en 1921, cette figure du syndi-
inspire de plus en plus souvent les récits d’au- par l’élection de François Mitterrand en 1981. Pour calisme a aussi dirigé le Parti communiste belge
jourd’hui. À Paris, en mars 2015, Narval et ses camarades Narval, après cette fraternité de destin qui s’éteint, (PCB). Son parcours, retracé par l’historien Adrian
attendent l’« arrêt de la chambre criminelle de la plus l’écriture sera le seul antidote au désespoir. Thomas, est lié à l’histoire des Ateliers de constructions
haute juridiction de l’ordre judiciaire de ce pays », sur électriques de Charleroi (ACEC) – aujourd’hui rachetés
un pourvoi qu’ils ont formé pour homicides et blessures Émilie Tôn, elle, retrace la vie de son père, devenu par le groupe Alstom (3). Fondés en 1881, ces Ateliers
ouvrier en Lorraine (2). Liêm est né à Saïgon en 1961,
involontaires. Ils demandent réparation et reconnaissance embauchent des milliers d’ouvriers dans leurs diverses
de la responsabilité des dirigeants de l’entreprise et des dans une famille de la minorité musulmane cham. Son usines à travers toute la Belgique. Dussart est employé
pouvoirs publics qui les ont exposés à l’amiante alors enfance est marquée par un effroyable périple entre durant cinquante ans dans la plus grande, à Charleroi,
qu’ils en connaissaient la toxicité. Nombre d’entre eux Vietnam et Cambodge pour fuir la faim, la discrimination traversant ainsi un demi-siècle d’histoire ouvrière
sont tombés malades, d’autres sont morts. religieuse et les exactions. Il quitte définitivement le depuis la guerre jusqu’aux grèves les plus radicales.
Vietnam en 1980. À son arrivée en France, il doit lutter
Militant infatigable et orateur hors pair, il a consacré
Tout a commencé à La Seyne-sur-Mer, en 1972. sur tous les fronts pour survivre, comme tant d’autres sa vie aux luttes sociales et politiques dans une
Narval a alors 21 ans. Il est ouvrier aux Chantiers qui « inspirent de la compassion à la télé et de la exigence d’autonomie, et marqué durablement l’histoire
navals, comme son père. Jusqu’à sa fermeture, en méfiance dans la réalité ». Ce sera d’abord la clandes-
de Charleroi, de la Fédération générale du travail de
1987, et pendant près de cent quarante ans, cette tinité, la débrouillardise sous toutes ses formes, jusqu’à Belgique (FGTB) et du PCB.
entreprise a fait battre le pouls économique de la ville. l’embauche à l’usine, au moment de la première marche
On était des Chantiers « comme on est d’un pays, pour l’égalité, en 1981. Entre les trois-huit qui détruisent M ARINA DA S ILVA .
d’une région, avec sa frontière ». De notre monde le corps et l’esprit, le travail éreintant et la vie en foyer,
emporté (1), le quatrième roman de Christian Astolfi, jusqu’à la régularisation, le mal du pays et de la langue, (1) Christian Astolfi, De notre monde emporté, Le Bruit du monde,
avec puissance et pudeur, s’inscrit dans le patrimoine il plonge dans une dépression sévère. Sa rencontre en Marseille, 2022, 183 pages, 19 euros.
des histoires qui décrivent de l’intérieur les vies labo- 1986 avec celle qui deviendra la mère de l’auteure lui (2) Émilie Tôn, Des rêves d’or et d’acier, Hors d’atteinte, Marseille,
rieuses, les luttes, les amours, les amitiés, ces vies ouvrira un nouvel horizon. En mettant en mots l’histoire 2022, 400 pages, 21 euros.
dures mais où la solidarité et la fierté d’appartenir à de son père, Émilie Tôn relie l’exil, la condition ouvrière (3) Adrian Thomas, Robert Dussart. Une histoire ouvrière des
une même classe l’emportaient. La disparition d’un et le racisme en France. ACEC de Charleroi, Aden Belgique, 2021, 498 pages, 26 euros.

DU MONDE
L’exil de l’intérieur
Mère de lait et de miel
de Najat El Hachmi
C
Traduit du catalan par Dominique Blanc,
«
Verdier, Lagrasse,
2023, 384 pages, 24 euros.
ETTE voix, ma voix, vous racontera les faits
vécus par celle qui est sortie du même ventre que vous. Don-
nez-moi du thé pour me réchauffer la langue, fermez la
porte pour que mes paroles ne sortent pas d’ici. » Fatima
parle à ses sœurs. Elle raconte comment, quand on décide de
partir au loin, qu’on doit affronter les exils de l’extérieur et
de l’intérieur, on s’aperçoit peu à peu qu’on souffre du « mal
de l’oubli », et que ce qui reste, ce qui continue à peser, c’est
la tradition… Fatima revient avec sa fille dans son village
du Rif marocain après de longues années passées dans une
petite ville industrielle près de Barcelone. Rien ne la prédis-
posait à l’impensable exil. Élevée selon les règles, la fillette
devenant femme va constater que sa condition obéit à une
loi implicite qu’ont forgée les coutumes et usages, celle qui
oblige à subir les arrachements successifs, ceux de l’en-
fance, de la puberté, de l’âge adulte. Elle est discrète, pas
effrontée, travailleuse, la digne fille d’une « mère de lait et
de miel ». C’est pour cela que, depuis sa visite à un « maî-
tre », mi-sage mi-édile, elle se sent comme « abîmée » par le
contact de ses doigts glissant le long de ses cuisses. Et abî-
mée signifie impure. Et donc condamnée. Jusqu’au jour où
elle comprend que le sang qui coule d’elle est un fait natu-
rel : elle est en train de devenir une femme. Belle et bonne à
marier. L’élu se nomme Mohammed, il a des cheveux de
paille et il l’aime. Que demander de plus ? Fiançailles,
mariage et arrachement : quitter la maison familiale pour
habiter celle du mari, s’habituer à une nouvelle famille,
découvrir qu’on n’y est pas bienvenue… Certes, Moham-
med est amoureux, mais il s’absente. Dans un pays lointain,
pour le travail. Revenant une fois l’an puis ne revenant plus.
Il a juste laissé une carte-souvenir dans sa chair : une fille,
Sara. Alors, considérée par sa belle-famille comme une
femme qui a mérité ou provoqué l’abandon, Fatima part
avec Sara retrouver le père.
IDÉES
Lutte des classes et combats féministes
D
ANS la Florence de la Renaissance, les hommes
mariés tiennent des « livres de famille » : des
cahiers où sont consignés les événements
affectant leur parentèle, les comptes de leur
commerce, etc. Ces documents rédigés quotidiennement
sont les garants de l’honneur de la famille et destinés à
être transmis exclusivement à leurs héritiers mâles.
Christiane Klapisch-Zuber, historienne du genre et du
social, détaille des études de cas – les cahiers d’un
aristocrate florentin, d’un maçon bolonais… – et repère
dans ces ricordanze l’écho des voix des femmes, parfois
consultées par leur mari ou leur fils pour tracer l’histoire
de la famille, devenant «passeuses de mémoire, gestion-
naires des souvenirs (1)». De rares femmes alphabétisées,
en l’absence des hommes, reprennent la direction des
affaires et l’écriture des cahiers. Mais les questions
comptables vont évoluer vers plus de sophistication,
ce qui les en éloignera.
Christine de Pizan est un splendide contre-exemple.
Née à Venise en 1364, élevée à la cour du roi de France,
elle bénéficiera d’un apprentissage culturel complet.
Le philosophe Norbert Campagna introduit à son œuvre
et à sa pensée politique (2). Auteure de nombreux
poèmes (notamment de ballades restées longtemps
célèbres) et d’ouvrages de philosophie politique, elle
plaide pour la reconnaissance des capacités des femmes
et pour qu’elles disposent des mêmes opportunités que
les garçons. Jeune veuve, elle vivra de sa plume, au gré
des commandes. Tout en affirmant sa foi catholique,
dans ses traités en vers et en prose, elle souhaite moraliser
la politique et « enseigner aux hommes les vertus qui
correspondent à leur rang social ».
Luttes de femmes, lutte de classes… Dans l’ouvrage
collectif qu’elle a dirigé, Suzy Rojtman retrace cinquante
ans d’histoire militante féministe construite dans cette
double radicalité (3). Actrice de ces luttes, elle réunit
des textes de militantes, de la naissance du Mouvement
pour la libération des femmes (MLF) à la création du
Collectif national pour les droits des femmes (CNDF)
et aux femmes « gilets jaunes »… À partir des
années 1970, on assiste à une foisonnante création de
comités dans les entreprises et les quartiers, comme les
Pétroleuses clamant au Salon des arts ménagers en
1975 que « Non, Moulinex ne libère pas la femme ».
Les positions des syndicats, partis, groupes d’action
sont passées au crible. Danièle Kergoat dans sa partie
éclaire par son analyse de la lutte des infirmières en
1988 les mécanismes du triple système de la domination
masculine, en montrant l’imbrication des rapports
Elle n’a qu’une adresse griffonnée qu’elle a apprise
par cœur, faute de savoir lire et écrire. Quand, après bien
des errances, elle et sa fille parviennent dans cette ville
froide de Catalogne, elles se heurtent à une porte close.
Elles vont découvrir leur tout nouveau métier de migrant.
Vaille que vaille, Fatima va s’habituer à « être debout sur
ses propres pieds », à rencontrer des inconnues pour leur
demander du travail, à côtoyer des hommes dans les ateliers,
à comprendre les codes étranges qui régissent les chrétiens
et qui sont souvent aux antipodes des siens. Et elle a la
certitude que ce qui la fait tenir, c’est ce poids venu du fond
des âges, cet ordre patriarcal d’essence divine qu’elle tente
désespérément de transmettre à Sara. Fatima raconte, et en
parallèle se déroule la vie de Sara. La petite fille change,
l’école, les livres qu’elle dévore, les rencontres qu’elle
commence à faire l’éloignent de sa mère… Magistralement
composé et écrit, ce roman, le quatrième de Najat El
Hachmi (1), écrivaine catalane d’origine marocaine – elle a
quitté son pays natal à 8 ans –, croise arrachement et atta-
chement, déracinement et accueil d’un nouvel horizon.
Alors, la dédicace du roman prend toute sa force : « À ma
mère, qui, sans savoir lire, m’a appris à écrire. »
A RNAUD DE M ONTJOYE .
(1) Un seul de ses livres avait jusqu’alors été traduit : Le Dernier Patriarche,
Actes Sud, Arles, 2009.
sociaux de classe, de sexe et de race. Pourtant, Rojtman
déplore que les militantes aujourd’hui « constituent un
patchwork de luttes dispersées », où le conflit de classe
n’est plus central.
C’est la détérioration constante des conditions de
travail des femmes, cibles centrales des contre-réformes,
qu’analyse la sociologue Odile Merckling (4) : émiet-
tement de l’emploi, précarisation, multiemploi et
pluriactivité, protections sociales en baisse, salaires
déplorables. Elle propose, à l’issue d’une enquête
de terrain sur plusieurs luttes (intermittentes du spectacle,
travailleuses de services à la personne, etc.) et d’une
réflexion sur le revenu complémentaire dans un contexte
d’emploi discontinu, de créer un statut de vie sociale
et professionnelle. Une Sécurité sociale universelle
DESSINS
Saisis dans la « subissance »
P
ERSONNAGES de dos tournés vers
l’horizon d’un paysage vide s’exprimant
sur l’actualité. Noir et blanc, sujets sans
visage pour un bout d’univers énigmatique,
entre métaphore et rêve distordu. Difficile
d’oublier les images de Jacques-Armand
Cardon. On le connaît surtout pour ses dessins
de presse, notamment ceux du Canard
enchaîné. On (re)découvre dans Ras le bol
ses bandes dessinées courtes (1), parues dans
Politique Hebdo et L’Humanité Dimanche de
1970 à 1976. Elles racontent le côté obscur
des « trente glorieuses » : urbanisation sauvage,
dictatures, accidents du travail… Un univers
surréaliste inscrit dans son époque – Cardon
publie ses premiers dessins en 1961 dans la
mythique revue Bizarre de Jean-Jacques
Pauvert –, mais intemporel par son trait
dépouillé et ses thématiques.
L’une de ces planches s’intitule La Subissance : un
schéma géométrique montre comment courber le dos
en fonction de l’austérité, des restrictions ou du ration-
nement. Le dernier degré d’abaissement, le plus près
du sol, est celui de la colère. L’humour à froid, l’absurde,
la poésie des dessins de Cardon disent cette colère. Ils
25
SOCIÉTÉ
LUTTES FÉMINISTES À TRAVERS LE
MONDE. Revendiquer l’égalité de genre
depuis 1995. – Fanny Benedetti, Lorelei Colin
et Julie Rousseau
UGA Éditions, Grenoble,
2023, 202 pages, 19 euros.
En dépit des espoirs soulevés par la conférence
mondiale sur les femmes de 1995 à Pékin, point
culminant des mobilisations féministes dites « de
la troisième vague », le constat reste amer : iné-
galités salariales, violences sexuelles, déscola-
risation sévissent encore massivement. Face à
l’impuissance des États et des organisations
internationales, le militantisme transnational
connaît un regain remarquable dont témoignent
trois spécialistes des questions de genre. On y
voit comment les luttes féministes se déclinent
en fonction d’enjeux locaux, tout en intégrant
d’autres combats tels que l’antiracisme ou la
défense des minorités sexuelles – une réalité qui
n’est pas entièrement nouvelle (le black feminism
naît dans les années 1960 aux États-Unis) mais
qui prend de l’ampleur. Sont abordés également
des thèmes sujets à débats : le travail du sexe, le
port du voile ou la gestation pour autrui.
GENEVIÈVE CLASTRES
S P O RT
HISTOIRES DE SPORTS. Enquêtes et chro-
niques insolites. – Philippe Tétart
Presses universitaires de Rennes,
2023, 383 pages, 29 euros.
Avant d’être rattrapé par l’institutionnalisation,
le sport français a vécu entre 1880 et 1930 une
jeunesse turbulente et excentrique marquée par
les tourments de son temps. Pourtant foisonnante,
cette époque pionnière reste méconnue tant les
fédérations françaises négligent leurs archives.
Philippe Tétard remédie à cette lacune. Mais il
n’y a pas que son sujet qui est « insolite ». À
rebours du style classique privilégié par ses col-
lègues universitaires, l’auteur vivifie des photo-
graphies rares et anciennes à l’aide de légendes
lyriques et de courts récits toniques. On découvre
ainsi que la France du début du XXe siècle four-
millait de matchs de vélo-polo, de courses
d’avions miniatures et d’épreuves inattendues
d’athlétisme ou de cyclisme – que bientôt écra-
seraient le football, le rugby ou le handball, d’ail-
leurs presque absents de l’ouvrage. Supporteurs
et reporters ne sont pas non plus oubliés. Un cours
d’histoire original, primesautier et passionnant.
FRANÇOIS BOREL-HÄNNI
dont l’assurance-chômage serait une cinquième branche.
La garantie d’un revenu en droit propre pour choisir
librement son travail, son mode de vie, son lieu
d’habitat.
H ÉLÈNE Y VONNE M EYNAUD.
(1) Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l’écritoire. Écriture
et mémoire dans l’Italie de la Renaissance, Éditions de l’EHESS,
Paris, 2023, 253 pages, 12 euros.
(2) Norbert Campagna, Christine de Pizan. Une conseillère des
Princes, Michalon, Paris, 2023, 125 pages, 12 euros.
(3) Suzy Rojtman (sous la dir. de) Féministes ! Luttes de femmes,
lutte de classes, Syllepse, Paris, 2022, 360 pages, 20 euros.
(4) Odile Merckling, Femmes, chômage et autonomie. Des droits
sociaux pour abolir la précarité et le patriarcat, Syllepse, Paris,
2023, 18 euros.
mettent en hachures et en perspective la violence du
monde. Et en 2023 Cardon paraît indémodable.
B ORIS S ÉMÉNIAKO.
(1) Cardon, Ras le bol, coordination éditoriale et textes de Lucie
Servin, Les Requins marteaux - Super Loto, Bordeaux-Concots,
2022, 256 pages, 39 euros. L’Échappée (Paris) avait publié en 2010
une anthologie de 240 dessins, Cardon, vu de dos.
LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
IDÉES
LE SYNDROME MAGNETO. Et si les
méchants avaient raison ? – Benjamin Patinaud
Au diable Vauvert, Vauvert,
2023, 450 pages, 23 euros.
Et si les méchants de fiction n’étaient pas si
mauvais que ça ? Et si leurs motivations étaient
respectables ? Benjamin Patinaud (de la chaîne
YouTube Bolchegeek) construit son premier
essai autour de la figure de Magneto,
l’adversaire des X-Men. Dans la bande dessi-
née, les mutants sont rejetés par les humains
ordinaires, majoritaires sur la planète. C’est
pour défendre les droits de ses congénères
opprimés que le puissant Magneto lutte, avec
une certaine radicalité.
Au fil des pages, de fameux personnages de
« criminels » se révèlent mus par d’inattendues
considérations morales. « Ils ne veulent pas
détruire le monde, ils veulent le changer. »
Super-héros et autres justiciers apparaissent,
eux, comme les garants du statu quo. Multi-
pliant les références – historiques, philoso-
phiques ou pop –, l’auteur passe au crible l’ima-
ginaire collectif. Et rappelle que les méchants
d’hier, qui défendaient des causes écologistes
ou sociales, inspirent aujourd’hui beaucoup plus
de sympathie.
NICOLAS MÉLAN
UNE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
(tome 2). Liberté rationnelle. Traces des dis-
cours sur la foi et le savoir. – Jürgen Habermas
Gallimard, Paris, 2023, 784 pages, 35 euros.
Avec ce second tome, Jürgen Habermas pour-
suit son entreprise monumentale : la synthèse
de l’histoire d’une philosophie dont il est l’un
des derniers grands représentants, ainsi que la
généalogie de ses propres questions et positions
théoriques. Le livre se présente donc comme
une réflexion sur la manière dont la pensée phi-
losophique a hérité, sous une forme laïcisée,
des problèmes auparavant pris en charge par la
religion dans ses différentes dimensions
(morales, politiques, etc.).
La philosophie, selon Habermas, recourt à une
rationalité plus large que la seule faculté
objectivante des sciences, puisqu’elle se donne
pour tâche de participer à la compréhension
de soi de l’individu historique et ne peut se
borner à une forme de positivisme ignorant
cette question du sujet. Le philosophe restitue
l’histoire des discussions portant sur cette pro-
blématique en mettant notamment au cœur de
son propos le conflit entre David Hume et
Emmanuel Kant, deux balises importantes dans
le cours de la lutte entre l’empirisme et une
analytique du sujet humain plus ambitieuse et
moins assurée.
GUILLAUME FONDU
DALLO STATO ALLA COMUNITÀ. Il
mondo di domani. – John P. Clark
Eleuthera, Milan, 2023, 211 pages, 18 euros.
Professeur émérite de philosophie à l’université
Loyola de La Nouvelle-Orléans, John P. Clark
analyse plusieurs modèles communautaires : le
mouvement Sarvodaya en Inde, le zapatisme
au Chiapas (Mexique) et le projet démocratique
kurde au Rojava (Syrie). Selon lui, les mouve-
ments libertaires n’ont pas suffisamment tiré
les leçons ce que le géographe-philosophe anar-
chiste français Élisée Reclus appelait l’« esprit
associatif », une disposition qui nous pousserait
à nous transformer collectivement en êtres
sociaux libres, autant et dès que possible. Pour
atteindre un tel objectif, cette pulsion doit se
traduire par la création de contre-institutions
libératrices, mais également d’un ethos, d’un
imaginaire et d’une rationalité sociale tout aussi
intrinsèquement libérateurs ; il importe en paral-
lèle de ne pas négliger de transformer la maté-
rialité sociale, matrice physique, chimique, bio-
logique dont ces autres sphères sont
indissociables.
G. C.
D O C U M E N TA I R E
EN GRÈVE. – Christophe Cordier et Adeline
Gonin
Kanari Films, Télé Bocal et Canal Marches,
2023, 60 minutes.
Les visages sont déterminés, les discours sac-
cadés, parfois emphatiques. Dans les yeux,
fugace, l’émotion d’être ensemble. Nous
sommes en grève. Celle conduite par les che-
minots pendant cinquante-sept jours, en 2019-
2020. Ce documentaire suit les assemblées
générales, les débrayages, les manifestations.
Il montre, aussi, la difficulté du retour au labeur,
quand le sens en a été perdu à cause d’années
de « réformes ». Des figures émergent du col-
lectif. Il y a Emmanuelle, Basile, Karim,
Mathieu ou Mohamed…
Il y a Christian, conducteur de train, qui se
transforme sous nos yeux en un personnage
emblématique, et qui marque tout le film. Mais
la force de ce documentaire tient aussi à de
nombreux moments que les auteurs ont choisis
avec finesse. Ainsi n’oubliera-t-on pas l’orches-
tre sur les marches de l’Opéra Bastille, dont la
puissante interprétation devient la bande-son
du cortège des cheminots. Ce subtil montage
redessine les contours ancestraux de la révolte
d’un peuple pour des droits particuliers et uni-
versels. La lutte des cheminots en a souvent
été l’expression, digne, solidaire. La casse de
leur statut vise aussi la mise à bas de notre his-
toire de combats.
ANNE MATHIEU
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
HISTOIRE
PROTÉGER ET DÉTRUIRE. Gouverner la
nature sous les tropiques (XXe-XXIe siècle). –
Sous la direction de Guillaume Blanc, Mathieu
Guérin et Grégory Quenet
CNRS Éditions, Paris,
2022, 384 pages, 25 euros.
Au départ, un constat : l’« émergence simultanée,
à l’époque moderne, de l’écologisme et du capi-
talisme » dans les territoires colonisés par les
Européens. Ce lien n’aurait fait que se renforcer
depuis les XIXe et XXe siècles jusqu’à
aujourd’hui. « Protection d’un côté, prédation
de l’autre, le paradoxe renvoie à la nature même
de la conservation : cette politique n’existe pas
à côté de la destruction, mais avec elle. »
Les études de cas rassemblées par l’anthropo-
logue Guillaume Blanc et les historiens Mathieu
Guérin et Grégory Quenet, allant de la gestion
de la faune en Tanzanie à celle des forêts impé-
riales à Singapour, montrent comment les doc-
trines et les pratiques de conservation de la nature
circulent à l’échelle globale et se perpétuent, via
notamment des experts et des agents publics
dont l’ouvrage restitue les trajectoires biogra-
phiques. Acquis au « conservationnisme », ils ont
travaillé avec les autorités coloniales puis avec
celles des nouveaux États indépendants, en
Afrique et en Asie.
TANGI BIHAN
FOREIGN BODIES. Pandemics, Vaccines and
the Health of Nations. – Simon Schama
Simon & Schuster, Londres,
2023, 480 pages, 30 livres.
L’historien Simon Schama étudie ce qui s’est
joué à partir des pandémies de choléra des
années 1850 et des trois décennies de peste
bubonique qui suivirent, responsables en Inde
de douze millions de morts. Sous la direction
de Louis Pasteur à Paris et de Robert Koch à
Berlin, concurrents du « grand jeu impérialiste
médical », des bactériologistes essaiment à
Hongkong, Singapour et Calcutta pour com-
battre les épidémies, affrontant la méfiance des
coloniaux. Parmi ces « corps étrangers » émerge
un Juif ukrainien, rossé lors du pogrom
d’Odessa en 1881, Waldemar Haffkine. Émigré
à Genève, il rejoint à Paris Ilya Metchnikov,
père de l’immunologie.
Dans les années 1890, il met au point à Bombay
des vaccins contre le choléra et la peste, sauvant
deux millions d’Indiens. En 1902, un vaccin
contaminé par le tétanos tue dix-neuf villageois
au Pendjab. Là aussi l’antisémitisme sévit :
malgré son innocence avérée, Haffkine, accusé
de les avoir empoisonnés, est suspendu par l’ad-
ministration coloniale. De la « barbarie insti-
tutionnelle », dénonça le Britannique Ronald
Ross, à qui ses travaux sur le paludisme vau-
dront le prix Nobel.
DOMINIQUE DESBOIS
UN EMPIRE BON MARCHÉ. Histoire et
économie politique de la colonisation française,
XIXe-XXe siècle. – Denis Cogneau
Seuil, Paris, 2023, 512 pages, 24,50 euros.
Résultat d’une collecte inédite de données éco-
nomiques et sociales sur les colonies françaises,
de 1830 à 1962, cet ouvrage pourrait clore de
vieilles controverses sur le coût et le bénéfice
de la colonisation pour la France. Sa conclusion
est nette : l’empire a été « bon marché ». Et
« les capitaux publics et privés n’ont pas ruis-
selé vers les colonies ». Avant 1940, la métro-
pole ne prenait en charge que les dépenses mili-
taires, le fonctionnement des colonies étant
financé par les impôts levés sur place. Le coût
de la colonisation augmentera après 1945 (3 %
du produit intérieur brut) avec les guerres d’In-
dochine, d’Algérie et du Cameroun, et la mise
en place des plans de développement. « De ce
fait, les indépendances conduiront à une éco-
nomie substantielle », tout en permettant le
maintien d’une tutelle, la « Françafrique ». Fina-
lement, « seule une petite minorité de Fran-
çais » a bénéficié de la colonisation : des entre-
preneurs, des banquiers, des commerçants, des
actionnaires et des fonctionnaires (bien payés
et bénéficiant d’une carrière accélérée).
T. B.
A RT S
PHILOSOPHIE DE LA CHANSON
MODERNE. – Bob Dylan
Fayard, Paris, 2022, 352 pages, 39,90 euros.
Pas plus de philosophie ici que de chanson
moderne : un titre éminemment ironique pour
le nobélisé rétif Bob Dylan. (La bonne question
aurait peut-être été : « le prix Nobel méritait-il
Bob Dylan ? ») Pas de chanson moderne, donc,
mais une longue et superbe collection de textes
étranges, exégétiques, savants ou badins,
souvent magnifiques, où le génie rend hom-
mage à ses aînés, en réécrivant, commentant,
reprenant – talmudiste désinvolte et ludique
d’une autre Torah – les plus belles pages de la
chanson populaire américaine. Pas davantage
de philosophie non plus, mais de la grande lit-
térature, de celle qui vous tombe dessus par
surprise et vous laisse sonné : Dylan, roi du
crochet imprévisible. (Voir la conclusion upper-
cut du chapitre sur la chanson War, d’Edwin
Starr.) Un grand livre donc, à l’iconographie
splendide, et enfin et surtout un grand livre
politique. Comme une autre « histoire populaire
des États-Unis », cousine de celle d’Howard
Zinn – souterraine mais révélée, niée, secrète,
enfouie mais enfouie en pleine lumière aux plus
haut des cieux radiophoniques américains.
PASCAL BOUAZIZ
26
L I T T É R AT U R E
Kafka rêve
E
N 1924, peu avant sa mort, Franz Kafka
demande à son ami et éditeur Max Brod
– qui s’en gardera – de brûler son œuvre.
À la fin de sa vie, en 1968, Brod désigne sa
secrétaire comme exécutrice testamentaire.
Elle puis ses filles choisiront de mettre en
vente les manuscrits. L’État israélien saisit, en
2007, le tribunal de Tel-Aviv pour que la
succession littéraire soit attribuée à la Biblio-
thèque nationale d’Israël. L’auteur et journaliste
israélo-américain Benjamin Balint éclaire les
enjeux de cette revendication (1) : les écrits
de Kafka appartiennent-ils à la littérature germa-
nophone ou à l’État qui entend représenter
tous les Juifs ? L’universalisme de l’écrivain
tchèque passe-t-il par un particularisme juif ?
Kafka, dans son Journal de 1914, écrivait :
« Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à
peine si j’ai quelque chose de commun avec
moi-même… »
Brod conserva également ses fort singuliers
dessins, mêlant réalisme et fantastique, tragique
et grotesque. En 2019, plus d’une centaine,
jusqu’alors tenus secrets dans une banque de
Zürich, furent mis au jour. Un livre précieux
– qui accueille également les contributions de
l’universitaire Andreas Kilcher pour les contex-
tualiser, et de la philosophe Judith Butler pour
étudier leur représentation du corps – les rend
pour la première fois visibles (2). Certains sont
autonomes ; d’autres sont issus de la corres-
pondance de Kafka, de ses journaux et notes,
de 1909 à 1924 ; un troisième ensemble offre
une sélection des esquisses qu’il exécutait en
rédigeant ses textes. L’artiste Pavel Schmidt en
propose un utile catalogue raisonné.
Souvent, le carnet de croquis révèle le primat
du dessin sur l’écrit dans la tentative de trans-
mettre les images des rêves. Leur transcription
scripturale devait pourtant, elle aussi, constituer
pour Kafka « une méthode d’élaboration de ses
objets littéraires », analyse Stéphane Nadaud (3).
Ces textes, agencés et commentés par Félix
Guattari, sont disséminés dans le Journal et la
Correspondance de 1910 à 1924. Kafka s’est
toujours méfié des interprétations psychanaly-
MUSIQUE
Le biniou et la techno
À
MARSEILLE en mars dernier se tenait le
festival Babel Music XP, qui proposait
des concerts et un forum rassemblant
deux mille professionnels des musiques dites
« du monde ». Lors d’une table ronde intitulée
« Musiques électroniques et traditionnelles, un
futur recomposé ? », les intervenants ont salué
la vitalité des expérimentations sonores qui,
entreprises en France depuis une quarantaine
d’années, sont aujourd’hui popularisées par de
jeunes artistes télescopant les machines avec
la vielle à roue, la chabrette limousine, le biniou
breton ou l’épinette des Vosges. Sinclair
Ringenbach, qui a découvert cette dernière dans
le grenier familial, en joue au sein du duo
Caïn ‫ و‬Muchi, avec Vanda Forte qui chante
dans plusieurs dialectes arabes, en appliquant
des effets électroniques pour « rendre la chose
plus abstraite qu’elle ne l’est acoustiquement »,
témoignait alors le musicien (1). De son côté,
Louis Jacques justifiait son emploi de la
cornemuse au sein de Super Parquet (2) : « Je
n’ai pas choisi mon instrument, pas plus que
je n’ai choisi ma langue maternelle. C’est avec
lui que je m’exprime dans un groupe qui intègre
des synthétiseurs, des boîtes à rythmes et des
séquenceurs. Le challenge étant d’adapter les
machines, qui pensent en binaire, à la bourrée
à trois temps. » Depuis 2014, le quartette produit
une « musique psychédélique du Massif central ».
Super Parquet, l’un des groupes les plus
influents du récent mouvement « néo-trad »,
était en tournée ce printemps, en compagnie
du trio Brama et de Radio Tutti & Barilla
Sisters, avec le Bal Barré – qui promettait « une
secousse spectaculaire née de la collision entre
musiques traditionnelles et transe électronique ».
Un intitulé qui fait écho au projet Teknibal,
autre concept festif qui agrège diverses
formations, imaginé par Turfu, duo chez qui
l’accordéon diatonique virevolte sur un pied
rythmique digne de la techno de Détroit (3).
Qu’il se nomme balèti en Occitanie ou fest-
noz en Bretagne, le bal populaire est ragaillardi
par des formations électro-folk comme Le Mange
Bal ou Patates Sound System, et plébiscité par
un public jeune qui se détourne des discothèques,
tiques ou théologiques : loin de tout narcissisme,
sa propre pensée du rêve signale une ouverture
sur un « air du temps », « incarnant de nouveaux
gestes et réflexes d’un socius basculant de plus
en plus sous l’emprise des bureaucraties
montantes ».
De fait, c’est dans l’invisible du domaine
psychique que la richesse de son existence
s’est essentiellement déployée. Ce que met en
lumière Le Temps des décisions, premier volet
de la prodigieuse trilogie biographique de
Reiner Stach, l’un de ses plus remarquables
spécialistes (4). Ce vaste « essai-récit » débute
à la fin de l’adolescence de Kafka, quand
commencent les journaux qui nous sont
parvenus ; la période suivante, jusqu’aux
premiers mois de la guerre mondiale, est la
mieux documentée et assurément la plus
cruciale ; Kafka traverse entre 1912 et 1914
deux phases créatrices des plus fertiles, dont
proviennent plusieurs récits achevés et deux
des trois fragments romanesques connus, ainsi
que sa plus riche correspondance : les lettres à
Felice Bauer. Conflit avec le père, judéité,
maladie, sexualité, statut d’employé, processus
créatif… Analysant les points de tension de
cette destinée, c’est une fine « ligne de crête »
qu’emprunte Stach : d’une part un bilan exis-
tentiel aride, si l’on considère la piètre « demi-
vie » de Kafka, mort à 40 ans ; d’autre part
« une soumission aveugle à son aura, où l’on
néglige de se demander au prix (…) de quelle
misère s’achète une œuvre aussi unique ».
PALOMA H ERMINE H IDALGO.
(1) Benjamin Balint, Le Dernier Procès de Kafka. Le
sionisme et l’héritage de la diaspora, La Découverte, Paris,
2021, 288 pages, 12 euros.
(2) Andreas Kilcher (sous la dir. de), Les Dessins de
Kafka, Les Cahiers dessinés, Paris, 2021, 336 pages, 35 euros.
(3) Félix Guattari, 65 rêves de Franz Kafka, présentation
de Stéphane Nadaud, Lignes, Paris, 2022, 96 pages, 6 euros.
(4) Reiner Stach, Kafka, tome premier : Le Temps des
décisions, Cherche Midi, Paris, 2023, 956 pages, 29,50 euros.
Cf. aussi Franz Kafka, Journaux et lettres III, IV (1897-
1924), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
Paris, 2022.
en crise, et des raves, réprimées par les autorités.
Au bal comme en club, les danseurs éprouvent
la transe vers laquelle tendent les musiques
traditionnelles et électroniques. En témoigne
le succès sur les dance floors de La Teknoz
(2022), un single du producteur De Grandi,
qui introduit le biniou dans le grime et le gabber,
des sous-genres prisés dans les métropoles
mondiales.
Membres du collectif altiligérien (de la Haute-
Loire) La Nòvia ou du label béarnais Pagans,
d’autres groupes explorent des contrées plus
cérébrales, particulièrement le drone (des notes
maintenues ou répétées générant des bourdons)
commun à la vielle à roue, à la musique mini-
maliste (La Monte Young) et aux sons électro-
niques (Aphex Twin). C’est le cas du groupe
franco-suisse La Tène et de Sourdurent (4). Ce
dernier est conduit par Ernest Bergez, qui, venu
de la musique électronique abstraite, s’est ensuite
passionné pour le folk auvergnat chanté en
occitan. Il condense aujourd’hui ses diverses
préférences dans un quartette avec cabrette,
banjo ou luth basse. Ses réalisations sont pour
lui des réponses au centralisme perçu comme
uniformisateur. Il rejoint ainsi les préoccupations
du mouvement folk régionaliste et contestataire
des années 1970, dont les artistes indociles
éveillent aujourd’hui l’intérêt de nouveaux
auditeurs. Un disquaire calé en musiques tradi-
tionnelles comme en avant-garde électronique,
Dizonord, vient d’ailleurs de rééditer Cants dels
trobadors : « La douceur d’un son nouvel », de
Regrelh, une rareté de folk expérimental occitan
originellement parue en 1979 (5).
É RIC D ELHAYE .
(1) Caïn ‫ و‬Muchi, Warda, 2023, à écouter sur Bandcamp,
10 euros.
(2) Super Parquet, Couteau/Haute Forme, Airfono, 2022.
(3) Turfu, Astrale Nouba, Airfono, 2020.
(4) Sourdurent, L’Herbe de détourne, Les Disques Bongo
Joe, 2023. Également : La Tène, Ecorcha/Taillée, Les
Disques Bongo Joe, 2023.
(5) Regrelh, Cants dels trobadors : « La douceur d’un
son nouvel », Dizonord, 2023.
DANS LES REVUES
o FOREIGN POLICY. Un dossier sur la poli-
tique américaine d’embargo sur les hautes tech-
nologies contre la Chine et de réindustrialisation
aux États-Unis. « Non seulement cette politique
est erronée mais elle risque de se retourner contre
l’Amérique », assure l’un des auteurs. (N° 247,
printemps, trimestriel, 14,95 dollars. – Wash-
ington, DC, États-Unis.)
o SURVIVAL. Pourquoi les États-Unis peuvent
être vus comme un « tigre de papier », comment
l’Europe doit renouveler les capacités de son
industrie militaire. L’OTAN en mer Noire : les
défis auxquels ferait face la puissance occidentale.
(Vol. 65, n° 3, juin, bimestriel, abonnement un
an : 196 euros – Washington, DC, États-Unis.)
o THE DIPLOMAT. Quelles peuvent être les
conséquences de l’affrontement public, au Pakis-
tan, entre l’ex-premier ministre Imran Khan et
la puissante armée ? Les accords économiques
avec la Chine tournent-ils au vinaigre ? (N° 101,
avril, mensuel, abonnement un an : 30 dollars. –
Washington, DC, États-Unis.)
o HARPER’S. « Pourquoi sommes-nous en
Ukraine ? », interroge ce prestigieux magazine
de gauche américain dans un réquisitoire contre
l’actuelle politique étrangère des États-Unis,
jugée provocatrice et arrogante depuis la fin de
la guerre froide. (Vol. 346, n° 2077, juin, mensuel,
7,99 dollars. – New York, États-Unis.)
o THE NATION. Adolph Reed Jr rappelle que
les militants noirs ont longtemps estimé, à juste
titre selon lui, que les politiques universalistes
visant au plein-emploi étaient le meilleur moyen
de combattre les inégalités raciales. Également :
le bilan sanglant des politiques de Henry Kissinger.
(Vol. 316, n° 11, 29 mai, hebdomadaire, 9,95 dol-
lars. – New York, États-Unis.)
o JACOBIN. Un dossier sur l’envers des « théo-
ries du complot » : « Les rejeter en bloc, c’est
méconnaître le courant de désespoir qui traverse
tant de discours conspirationnistes ; c’est pathologiser
ce qui appelle une réponse politique, voire matérielle. »
(N° 49, printemps, trimestriel, 14,95 dollars. –
New York, États-Unis.)
o PROSPECT. La dérive vers l’extrême droite
du gouvernement de M. Benyamin Netanyahou
et son projet de réforme de la justice réveillent-
ils la gauche israélienne, trop longtemps indulgente
vis-à-vis des colons ? (N° 318, juin, mensuel,
5,95 livres sterling. – Londres, Royaume-Uni.)
o THE TIMES LITERARY SUPPLEMENT.
Existe-t-il une vie hors de la Terre, et comment
dépasser notre propre imagination pour se la
représenter ? Qui est vraiment LeBron James,
basketteur vedette, souvent qualifié d’extrater-
restre ? (N° 6267, 12 mai, hebdomadaire,
4,50 livres sterling. – Londres.)
o ASIA FOCUS. Avec ses 4 600 kilomètres
de côtes et sa zone économique exclusive
(ZEE) revendiquée de 334 000 kilomètres carrés,
la Malaisie connaît des tensions avec la Chine.
Mais elle a pris l’habitude de les régler à l’abri
des regards. (N° 197, avril, gratuit en ligne. –
IRIS, Paris.)
o TAIWAN REVUE. La forêt doit être pré-
servée pour des raisons écologiques mais éga-
lement culturelles, identitaires, assure le gou-
vernement taïwanais (Vol. 73, n° 3, mai-juin,
bimestriel, 4,50 dollars. – Taipei, Taïwan.)
o C ONFLUENCES M ÉDITERRANÉE .
Géopolitique détaillée du Caucase et de l’Asie
centrale, une vaste zone qui forme un « au-delà
moyen-oriental » où Iran, Russie et Turquie sont
à la manœuvre. (N° 124, printemps, trimestriel,
21 euros. – Paris.)
o POPULATION ET SOCIÉTÉ. Si les ouvriers
partent en moyenne plus précocement à la
retraite que les cadres, ils meurent en moyenne
six ans plus tôt et y passent donc deux années
de moins. En outre, les ouvriers et les employés
ont des périodes de chômage ou d’inactivité
beaucoup plus longues. (N° 611, mai, onze
numéros par an, gratuit en ligne. – INED, Paris.)
o TRAVAIL ET SÉCURITÉ. Un dossier sur les
intérimaires. La santé au travail dans les très
petites entreprises du bâtiment, de la coiffure
ou de la restauration : tend à y sévir une
« éthique de l’acharnement » quand la douleur est
banalisée comme faisant partie du métier. (N° 844,
janvier, mensuel, gratuit en ligne. – Paris.)
o POPULATION & AVENIR. L’économie
circulaire, limitant l’extraction de ressources et
les déchets, pourrait être une chance pour le
développement de nombreux territoires, notam-
ment ruraux. Radiographie de deux poids lourds
démographiques rivaux : le Pakistan et l’Inde.
(N° 763, mai-juin, bimestriel, 10 euros. – Paris.)
o RAISONS POLITIQUES. Les chercheurs
qui travaillent sur leur propre minorité. Un
sociologue noir queer a-t-il un avantage quand il
enquête sur les milieux gays noirs d’Île-de-
France ou un problème de légitimité ? Et s’in-
terrogeait-on sur la proximité de Pierre Bourdieu
avec les paysans du Béarn ? (N° 89, février,
quatre numéros par an, 20 euros. – Paris.)
o PROJET. Trois questions majeures sur les
Jeux olympiques de Paris en 2024 : qui en béné-
ficiera, seront-ils écologiques et quel en sera
l’héritage réel ? (N° 394, juin-juillet, bimestriel,
13 euros. – La Plaine Saint-Denis.)
o COMMENTAIRE. Plusieurs articles reviennent
sur la récente réforme des retraites en France :
contribution exorbitante du système par répar-
tition au déficit public, retour de la lutte des
classes ou retour de la foule ? (N° 183, été, tri-
mestriel, 28 euros. – Paris.)

DANS LES REVUES
o L’HISTOIRE. Les Phéniciens, peuple mar-
chand qui constella les côtes méditerranéennes
de comptoirs et qui sut composer avec les
grands empires assyrien, babylonien et perse.
(N° 508, juin, mensuel, 6,90 euros. – Paris.)
o LA CHRONIQUE D’AMNESTY. Deux
parcours d’enfants ukrainiens transférés vers la
Russie, parfois en vue d’une adoption. Un crime
de guerre selon la Cour pénale internationale
qui offre aussi de belles occasions de communi-
cation à Kiev, Moscou et… leur intercesseur :
l’oligarque Roman Abramovitch. (N° 439, juin,
mensuel, 3,60 euros. – Paris.)
o PRESCRIRE. Boîte, semainier, flacon-vrac ou
flacon compte-gouttes, bouchon de sécurité,
seringue orale, cuillère-mesure : le conditionne-
ment des médicaments revêt un double enjeu,
de praticité et de sécurité. Or les progrès restent
limités. (N° 476, juin, mensuel, 55 euros. – Paris.)
o SOCIALTER. Un dossier détaille l’organisation
de l’empire logistique, « projet cybernétique total
transformant le monde en flux à optimiser ». (N° 58,
juin-juillet, bimestriel, 7,50 euros. – Paris.)
o À BÂBORD ! Un article sur le «similitantisme»
– ou astroturfing en anglais – décrit cette stratégie
de communication qui attribue à la société civile
une initiative citoyenne financée en réalité par
un groupe de pression, quand par exemple des
patients se mobilisent en faveur de la gratuité
d’un traitement. (N° 95, printemps, trimestriel,
10,95 dollars canadiens. – Montréal, Canada.)
o LA DÉCROISSANCE. À l’occasion de la
réintégration le 15 mai dernier des soignants
suspendus parce qu’ils avaient refusé le passe
vaccinal, le « journal de la joie de vivre » revient
sur l’épidémie de Covid, « la propagande par la
peur et l’obsession de la santé [qui] ont justifié des
restrictions de liberté inouïes ». (N° 200, juin,
mensuel, 3,50 euros. – Lyon.)
o MÉDIACRITIQUES. Une étude sur la com-
position des plateaux de l’émission de débat
« C à vous » sur France 5 pendant la contestation
de la réforme des retraites en France : les
défenseurs du texte sont surreprésentés, comme
les éditorialistes déjà omniprésents dans les
médias privés. (N° 46, avril-juin, trimestriel,
4 euros. – Paris.)
o L’ÂGE DE FAIRE. Des vacances plus sobres,
plus conviviales, plus libres, cela existe depuis
plus d’un siècle avec le camping… Mais la mar-
chandisation abîme aussi les villages de tentes.
(N° 185, juin, mensuel, 3 euros. – Peipin.)
o LE POSTILLON. Pour un jeune paysan,
l’installation dans le Grésivaudan – « le plus beau
jardin de France » à l’époque de Louis XII –
relève du parcours du combattant, face aux
producteurs de maïs, de noix… ou de puces
électroniques. (N° 69, été, bimestriel, 4 euros.
– Grenoble.)
o SPORT ET PLEIN AIR. La place des athlètes
russes dans les compétitions. Histoire des fédé-
rations sportives travaillistes en Scandinavie,
modèle de succès d’un sport ouvrier. (N° 671,
juin-juillet, mensuel, 3 euros. – Pantin.)
o L’ÉCOLE ÉMANCIPÉE. Après l’échec de
la mobilisation contre la réforme des retraites
en France, la sociologue Sophie Béroud propose
un bilan. À la suite de son dernier congrès, la
CGT freine le rapprochement avec la FSU et
Solidaires. (N° 101, mai-juin, bimestriel, 6 euros.
– Caen.)
o CQFD. « Si une femme sur trois ou quatre
souffre [de dépression post-partum] à la naissance
de son bébé, ce n’est plus un problème psychique
individuel, mais un problème de société. » Prolon-
gements de ce dossier, avec les mères trans,
prostituées, handicapées. (N° 221, juin, mensuel,
4 euros. – Marseille.)
o L’ANTICAPITALISTE. Pour Hubert Krivine,
l’intelligence artificielle extrapole des régularités
statistiques, mais demeure incapable de penser
les événements extraordinaires et, donc, les
bifurcations qui façonnent l’histoire : « anticiper,
ce n’est pas comprendre ». (N° 665, 8 juin, heb-
domadaire, 1,50 euro. – Paris.)
o COURANT ALTERNATIF. Aux origines de
la crise à Mayotte et dans l’archipel des Comores.
Une « généalogie d’une politique du pire ». Éga-
lement : plaidoyer contre le service national
universel (SNU). (N° 331, juin, mensuel, 5 euros.
– Reims.)
o DIFFÉRENCES. La revue du Mouvement
contre le racisme et pour l’amitié entre les
peuples (MRAP) consacre un dossier complet
aux Kurdes et revient notamment sur l’attentat
commis à Paris contre un centre culturel en
décembre 2022. (N° 324, avril, trimestriel,
6 euros. – Paris.)
o PANARD. La première femme à prendre
officiellement le départ d’un marathon à Boston
en 1967. Deux poings gantés de noir aux Jeux
olympiques de Mexico en 1968. Le sport, c’est
politique. (N° 3, mars, semestriel, 19 euros.
–Toulouse.)
o LA COULEUR DES JOURS. Un grand
reportage à Istanbul à l’heure où la Turquie se
prépare à célébrer 100 ans de république. Une
chronique douce-amère à propos d’un pays en
pleine crise politique et économique. (N° 47,
été, trimestriel, 9 euros. – Genève, Suisse.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
MUSIQUE
L’Afrique invente son gospel
En 2020, des policiers suisses aux pompiers de New
York, le monde entier se filme dansant sur
une chanson sud-africaine. « Jerusalema » devient
l’hymne du confinement. Avec ses paroles tirées
de l’Évangile, elle est l’un des emblèmes de l’envol
de la musique d’inspiration chrétienne originaire
d’Afrique. La célébration rythmée du Christ sort
désormais des pays anglophones et touche la zone
francophone, comme en Côte d’Ivoire ou au Congo.
P A R J E A N -C H R I S T O P H E S E R V A N T *
L
E message en yoruba – langue très répandue
en Afrique de l’Ouest – est limpide : « Jesu olugbala
ni mo f’ori fun e », autrement dit « je me donne à
Jésus le Sauveur ». Conservé dans les archives de
la British Library, c’est le tout premier enregistrement
de musique religieuse effectué par un interprète
africain, capté en 1922, à Londres. Son auteur,
Josiah Jesse (JJ) Ransome-Kuti, prêtre anglican du
protectorat britannique du Nigeria, avait décelé dans
la musique un puissant moyen d’attirer les gens à
l’église (1). Il est mort huit ans plus tard, non sans
avoir donné naissance à une lignée amenée à marquer
l’histoire intellectuelle et culturelle du continent.
Son petit-fils Fela Ransome Kuti, pionnier de
l’afrobeat, le « Black President », dénonçait dans
Shuffering and Shmiling, enregistré en 1977, l’aveu-
glement avec lequel ses compatriotes embrassent
la religion… Peine perdue : l’Afrique pourrait
compter 40 % des chrétiens de la planète en 2060 ;
et sa musique religieuse suit une ascension similaire.
Un essor affranchi du répertoire liturgique, hors
des chapelles et des temples, d’abord incarné par
des interprètes born again, parfois féminines, issus
des lieux de culte évangélique et pentecôtiste
d’Afrique subsaharienne. Ces artistes de la nouvelle
musique chrétienne africaine ont fait l’expérience
d’une conversion personnelle assimilée à une
« nouvelle naissance », l’une des caractéristiques de
la foi évangélique, et se distinguent des interprètes
de chants liturgiques, non rémunérés, qui ne se
produisent que dans une enceinte sacrée.
Les conséquences socio-économiques de la
pandémie de Covid et le besoin de réconfort
spirituel ont contribué à imposer sur les plates-
formes de streaming musical une nouvelle géné-
ration d’interprètes : ils prêchent en lingala, en
nouchi ou en pidgin nigérian la parole divine et
les valeurs familiales ; leurs rythmes empruntent
autant aux nouveaux beats urbains subsahariens
– amapiano sud-africain, afrobeat nigérian –
qu’aux canons de la faith music (« musique liée à
la foi ») prisée par plus de cinquante millions
d’Américains : rythm and blues (R’n’B), pop,
grand orchestre et violons.
Zimbabwe, Eswatini (ex-Swaziland), Afrique
du Sud : le vivier d’Afrique australe, où les chorales
sont légion et où la musique vocale continue à
occuper une place prépondérante, reste le cœur de
cette niche de l’industrie culturelle subsaharienne.
Selon un sondage réalisé en 2015, 13 % de la
population sud-africaine appréciait écouter du
gospel, soit plus de trois fois la moyenne
mondiale (2). Dans ce pays, le marché de la
musique gospel nationale continue à concurrencer
celui de la musique « séculière » grâce à ses grandes
formations, appréciées au-delà des frontières,
comme le Soweto Gospel Choir, ses interprètes-
pasteurs, tel Benjamin Dube, et un écosystème
dynamique, à l’image des SABC Crown Gospel
Awards, qui célèbrent, chaque mois de novembre
sur la télévision publique, le dynamisme de ce
courant musical. Pendant l’apartheid, le gospel
suscita des critiques et de l’espoir (3). Aujourd’hui,
« la plupart des Sud-Africains continuent à y trouver
matière à exprimer et ressentir ce qu’ils sont, ce
qu’ils pensent de leur vie, et les épreuves qu’ils
ont traversées », constate Evans Netshivhambe,
enseignant en ethnomusicologie à l’université du
Witwatersrand à Johannesburg.
Filiale de la firme soul de Detroit, le label
Motown Gospel Africa a lancé en 2021 ses opérations
sur le continent par une signature sud-africaine, la
chorale gospel Joyous Celebration, fondée en
1994 (4). Hébergé à Abidjan dans les locaux d’Uni-
versal Music Africa, Motown Gospel Africa entend
aussi détecter de nouveaux talents dans l’espoir de
reconduire les succès internationaux rencontrés
récemment par trois chansons chrétiennes africaines.
L’une d’elles, Jerusalema, est sortie à la fin 2019,
produite par un membre d’une Église méthodiste
* Journaliste.
– le DJ et producteur sud-
africain Kgaogelo Moagi,
alias Master Kg – et inter-
prétée par la chanteuse
Nomcedo Zikode. Ses pre-
mières paroles, en zoulou,
posées sur un beat de
limpopo house (un sous-
genre de l’afro-house), sont
tirées du Livre des révé-
lations (l’Apocalypse, der-
nier livre du Nouveau Testa-
ment). Après des débuts
locaux, la chanson, portée
par des concours de danse
organisés sur le réseau
social TikTok, s’épanouit
d’abord en Angola, rebondit
au Portugal et s’impose MARY SIBANDE. – « To Everything There Is a Season » (Il y a une saison pour tout), 2019
comme l’un des tubes euro-
péens de l’été 2020, avant de revenir sur le continent,
grâce à un remix avec la star nigériane Burna Boy.
Bilan à ce jour : plus de 564 millions de vues sur
YouTube.
Au même moment, aux États-Unis, un autre
morceau de gospel africain fait parler de lui : Way
Maker, de la Nigériane Sinach. Ancienne choriste
de la Christ Embassy, une Église évangélique fondée
par le controversé pasteur nigérian Chris Oyakhilome
(il est notamment accusé de dérives sectaires),
Sinach a sorti son morceau fin 2015 sur Loveworld,
le label maison. Quatre ans plus tard, avec sa reprise
par Michael W. Smith, un chrétien blanc américain,
Way Maker devient la chanson de réconfort de la
pandémie globale et le premier tube de gospel
« made in Naija » (« produit au Nigeria ») à s’imposer
au sommet du classement de l’hebdomadaire
Billboard, la bible de l’industrie musicale américaine,
dans la catégorie chanson chrétienne. Enfin, troisième
signe de cette renaissance, le succès viral rencontré
par Comment ne pas te louer, composé par le prêtre
belge spiritain d’origine camerounaise Aurélien
Bollevis Saniko, devenu cette année un tube
catholique plébiscité jusqu’à Ibiza.
C
ES trois morceaux, largement joués sur
Trace Gospel, la chaîne lancée en 2015 par le groupe
de médias Audiovisuel Trace TV, « ont permis de
débloquer les mentalités en Afrique francophone et
de faire comprendre qu’il ne fallait pas rester dans
son pré carré », souligne, depuis Abidjan, M. Curtis
Blay, son programmateur. « Jusqu’ici, poursuit-il,
nous étions en effet beaucoup plus conservateurs
et traditionnels que les anglophones. La musique
religieuse ne pouvait être écoutée qu’à l’église. »
Désormais, M. Blay voit un nombre grandissant de
jeunes chrétiens francophones born again suivre
ces nouvelles inspirations, « où l’on peut légitimer
son amour pour Dieu et en même temps sa passion
des musiques urbaines parmi sa communauté, en
dehors de la messe ». Le programmateur constate
par ailleurs « une nette professionnalisation du
gospel francophone, à l’image de ses clips ». Celui
réalisé en 2019 pour accompagner Souffle, de la
Congolaise Dena Mwana, n’a en effet rien à envier
aux productions anglophones. « Ce que l’œil n’a
point vu, l’oreille n’a pas entendu, Esprit tu le sais,
oui tu le sais… »
Cette compositrice-interprète fait partie des
premières artistes francophones soutenues par Motown
Gospel Africa. Après qu’elle s’est fait connaître
dans les chœurs d’Églises évangéliques congolaises,
le label Happy People l’a signée. Fondée il y a dix
ans par son mari, M. Michel Mutahali, passé par la
monétique et Canal Plus, cette structure se définit
sur sa page LinkedIn comme « spécialisée dans la
conception et la réalisation des activités de culture
et d’édification chrétienne ». Selon M. Mutahali,
«le nouveau gospel a deux objectifs : l’évangélisation
et que l’artiste vive de son talent ». Comme on le
27 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2023
GALERIE KAVI GUPTA
résume dans le milieu à Abidjan, il s’agit désormais
« d’être dans le système MP3 », à savoir : sortir un
morceau tous les trois mois.
Dans la capitale économique de la Côte d’Ivoire,
Souleymane Koné, alias KS Bloom, figure montante
du rap ivoirien chrétien, chante quant à lui « pour
ramener les gens vers Dieu (5) ». Il raconte avoir
rencontré le « Créateur de toutes choses » en 2017.
Depuis, son ascension a été fulgurante, portée par
la sortie en 2021 de son album Allumez la lumière
et de son morceau C’est Dieu. L’été dernier, sans
susciter l’intérêt des médias généralistes français,
il remplissait le Casino de Paris. Fin avril, il était
l’une des têtes d’affiche, aux côtés du rappeur
Booba, du quinzième Femua ivoirien (Festival des
musiques urbaines d’Anoumabo) initié par Salif
Traore, le leader du groupe Magic System. Dans le
sillage de ce jeune artiste de 26 ans, on note une
percée de dissidents de la scène « coupé-décalé »,
dont nombre ont rallié l’une des quatre mille Églises
évangéliques du pays après le décès accidentel de
DJ Arafat, en août 2019.
Avec l’arrivée de cette nouvelle génération, ce
gospel revisité n’échappe pas non plus aux querelles
de chapelles et aux confrontations. « Si on ne fait
pas attention, avertissait ainsi le rappeur chrétien
congolais El George en juillet 2022, la musique
urbaine chrétienne n’aura plus aucune substance…
Si Dieu t’appelle vraiment à le servir dans la
musique urbaine, tu dois également avoir la vision
d’imposer ta particularité. Et la particularité se
travaille (6). »
Membre de l’Église de l’armée du Salut, le père
du gospel zimbabwéen, le guitariste Machanic
Manyeryuke, 80 ans, auteur de près d’une trentaine
d’albums, ne s’est jamais posé cette question (7). « Il
s’agit juste d’être convaincu par ce que vous chantez»,
nous expliquait-il en 2018. Ses recommandations
aux jeunes artistes? «Croire en Dieu et se comporter
de manière respectable afin de se préserver du péché.
Le monde où nous vivons aujourd’hui est, en effet,
plein de tentations.» Dont celle, désormais, de pouvoir
faire fortune en chantant les louanges de Dieu.
(1) Janet Topp Fargion, «The Ransome-Kuti dynasty», The British
Library, janvier 2016, www.bl.uk
(2) Darren Taylor, « In South Africa, Gospel Music Reigns
Supreme », VOA, 8 octobre 2015, www.voanews.com
(3) Composé en 1897 par Enoch Sontonga pour la chorale de
l’école de la mission méthodiste de Johannesburg où il enseignait,
Nkosi Sikelel’ iAfrika (« Dieu sauve l’Afrique ») fut le chant du
Congrès national africain (ANC) avant de devenir l’un des deux
hymnes de la nouvelle Afrique du Sud.
(4) Murray Stassen, « Universal Music Africa and Motown Gospel
sign superstar South African music group joyous celebration »,
Music Business Worldwide, 19 mars 2021, www.musicbusiness-
worldwide.com
(5) « En Côte d’Ivoire, l’engouement pour le rap chrétien », Radio-
France Internationale, 30 avril 2023.
(6) « El George agacé par les artistes urbains qui imitent Tayc,
Hiro», Infos Urbaines, 19 juillet 2022, https://infosurbaines.com
(7) Sur cette figure zimbabwéenne, on peut voir Machanic
Manyeruke : The Life of Zimbabwe’s Gospel Music Legend, de
James Ault, https://jamesault.com
JUILLET 2023 – LE MONDE diplomatique
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PHILIPPE BRUNETEAU.
– « Trognon », 1996

Ç A se conte en années. Et commence en Dor- pas. Alors les décompensés se multiplient et leurs

© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : PHILIPPE BRUNETEAU /ADAGP IMAGES

dogne, dans le Périgord. Un courrier, en 2020, reçu passages à l’acte, par une loi sociale semblable à
dans chaque habitation : «La collecte des déchets pren- celle qu’Émile Durkheim avait étudiée à propos du
dra fin en 2021. » Annonce inquiétante, annonce facé- suicide. Tant pis pour ceux que la destruction des
tieuse : d’abord on n’a pas su trancher. Jusqu’au début structures du soin a laissés dans la nature, et tant
des apparitions. En route pour embaucher, un matin, pis pour ceux qui croiseront leur route.
on découvre, adossés au cimetière : des conteneurs.
Quatre ou cinq énormes masses grises à couvercles Un ministre recivilisateur de la santé, agent métho-
verts, jaunes et marrons – posées à la lisière des tombes. dique de la destruction, a trouvé la parade : des digi-
Des poubelles géantes installées chez les morts. codes et des caméras à l’entrée des hôpitaux. Son
collègue recivilisateur des finances approuve : on
Jouxtent des inscriptions : « À partir de 2021, vous pourra continuer de baisser les impôts (des riches).
devrez déposer vos déchets aux Points d’apports Le recivilisateur en chef triomphe – on peut dénoncer
volontaires. » Et puis d’autres missives pour aviser la décivilisation. Lui, appelons-le Homo Œconomi-
les habitants du futur bon usage de leur volonté. Leur cus Ier. Puisqu’il est l’Économie en majesté.
émetteur : le Syndicat mixte départemental des
déchets de la Dordogne, le SMD3. Surgi du néant À ce moment, on est pris d’un doute. Des cime-
(managérial), lui aussi, et manifestement créé pour tières poubelles aux charniers de l’École de méde-
remplacer le service public auparavant chargé de l’en- cine, en passant par la maltraitance sociale et insti-
lèvement et du traitement des déchets. Jusqu’alors, tutionnelle des psychés : qui décivilise ? Qui est
une taxe finançait la tournée des éboueurs. Pour par- vraiment décivilisateur ? Nous avons un fier com-

Le décivilisateur
venir à la « maîtrise des coûts et des déchets », elle battant, très inspiré, très bruyant, de la décivilisation.
est remplacée par une « redevance incitative » – qua- Il ne saurait donc être mis en cause. Pourtant, c’est
druplement. D’une : calculée selon le volume d’or- bien le même qui saccage, qui détruit, qui assure son
dures effectivement déposé. De deux : volume, quoi règne à la violence sociale du capital, la propage par-
qu’il en soit, désormais limité à un nombre de sacs tout dans la société – et la porte à bout.
autorisés par foyer. De trois : les sacs rationnés, rem-
plis à craquer de déchets organiques très avancés en Or, quand elle n’est pas la lubie d’un follicu-
pourrissement (en Dordogne, l’été, température cou- PAR FRÉDÉRIC LORDON laire paranoïaque d’extrême droite, la décivilisa-
rante de 34 degrés), dorénavant apportés par les usa- ET SANDRA LUCBERT * tion se comprend comme la destruction des ins-
gers eux-mêmes aux Points d’apports volontaires. titutions qui contiennent la part de violence
De quatre : redevance néanmoins trois fois plus élevée pronatrice inhérente aux humains en groupe. Soit
que ne l’était celle du ramassage des ordures. très exactement ce à quoi se livrent les recivili-

lesquels. Des Homo Sapiens ont renoncé à la symbo-
Vivre en compagnie prolongée de ses déchets lisation funéraire pour que persévèrent les Homo
décomposés, travailler gratuitement et payer pour Sapiens : ont volontairement légué leurs corps à la
le faire. On a dit : incitatif. science. Entassés, démembrés, putréfiés, mégot dans
les viscères, rats et vers pullulant, sols encrassés, cham-
Les vieux, les personnes hors d’état de déplacer bres froides en panne, incinérés massivement, retrou-
leurs sacs trop lourds sur des kilomètres ? On a dit : vés dans des coffres de voiture, vendus pour des crash-
volontaire. tests. Des dons de corps traités comme des déchets :
un meurtre symbolique. Whodunnit ? Homo Œcono-
Ça se conte maintenant en milliers d’années. Car micus. L’arme du crime : la maîtrise les coûts. De
en Dordogne se trouve la Vallée de l’homme. Le long 2012 à 2019, les signalements étaient pourtant venus
de la Vézère : Lascaux – «chapelle Sixtine de la pré- de partout : compte rendu de la médecine du travail,
histoire », disait l’abbé Breuil. Homo Sapiens a audit du cabinet KPMG, inspection du ministère de
300000 ans, il vient d’Afrique, mais cette vallée en a l’enseignement supérieur, lettre de démission de la
conservé des réalisations inhabituellement nombreuses présidente du comité d’éthique. La secrétaire générale
et élaborées : quatorze sites classés, six millions d’ob- du Centre, dans l’un de ses multiples mails d’alerte,
jets rassemblés au musée de la préhistoire des Eyzies. avait fini par écrire : « La barbarie n’est pas loin. »
Ils datent du paléolithique supérieur, où Homo Sapiens
donne la mesure de ses particularités : complexification Il en fallait davantage pour empêcher M. Dardel d’en-
des relations sociales et densification de l’imaginaire trer au cabinet de Mme Frédérique Vidal, ministre de
collectif – jusqu’à inventer l’art, rappelle Georges l’enseignement supérieur et de la recherche. Jusqu’au
Bataille (1). Sapiens, c’est par la symbolisation de point tout de même où, le scandale éclatant, il aura été
l’existence qu’il se distingue. Particulièrement celle jugé préférable de l’exfiltrer – mais dignement : recasé
de la mort, commencée avec Néandertal, mais qui comme conseiller du président de l’Inserm (2).
trouve avec lui son exhaussement.
Dans le monde de la rationalité managériale, la
Vallée de l’homme où Sapiens a inventé l’humanité. barbarie s’orchestre – et fait carrière. Homo Œco-
Vallée de l’homme où Œconomicus, aujourd’hui, nomicus calcule et le symbolique n’entre pas dans
confond les morts et les poubelles. ses colonnes chiffrées. Qu’il s’empare de l’uni-
versité et de la recherche : vingt-cinq ans d’aban-
2021 cette fois-ci à Paris. Autre lieu de prestige : la don des corps dédiés à l’apprentissage de la méde-
faculté de médecine de Paris-V. Son président, M. Fré- cine. Homo Œconomicus a le front bas : un don
déric Dardel, et deux employés du Centre de dons des n’est plus un bienfait. Un don est un coût – la
corps sont mis en examen pour « atteinte à l’intégrité conservation des corps coûte cher. Les coûts, il
physique de cadavres ». Des cadavres, pas n’importe faut les maîtriser. Les déchets comme les morts.
* Respectivement philosophe et auteure de littérature. Vous avez dit décivilisation ?
A
U minimum un meurtre en cours. Mais recou-
vert par d’autres. À Reims, un psychotique
décompense et agresse au couteau trois aides-
soignantes. L’une d’entre elles meurt. Whodunnit? La
question semble absurde tant la réponse est évidente :
le meurtrier bien sûr, celui qui tenait le couteau. Pour
Homo Œconomicus, il n’y a pas à chercher plus loin.
On le comprend. Si l’enquête continuait, elle pourrait
mal tourner. C’est que les faits divers sanglants de ce
genre se ressemblent étrangement. À chaque fois : «un
passé psychiatrique lourd ». Même les médias s’en
aperçoivent, ne peuvent pas ne pas le dire, cependant
passent aussitôt à autre chose : pour crier à la «déci-
vilisation», puis donner la parole aux recivilisateurs.
Or, poursuivrait l’enquête, les recivilisateurs,
eux aussi, ont un point commun : tous ont mis en
œuvre, ou mettent en œuvre, ou soutiennent la mise
en œuvre des politiques d’Homo Œconomicus.
Celles qui, pensant d’abord aux impôts des riches
à réduire, détruisent méthodiquement l’État de ser-
vice public. Détruisent l’hôpital. Détruisent l’hô-
pital psychiatrique. Détruisent les institutions du
soin mental. Réduisent les places de prise en
charge, dégradent les conditions d’accueil et de
traitement. Combien d’individus dangereux pour
eux-mêmes et pour les autres abandonnés à l’er-
rance ? En réalité Homo Œconomicus ne s’inté-
resse qu’à certains calculs – néglige tous les autres.
Par exemple : savoir ce qui, d’une société mal-
traitée, ressort dans l’épidémiologie de la maladie
mentale, ça ne l’intéresse pas. Que la souffrance
sociale potentialise la souffrance psychique indi-
viduelle, finit par lui infliger plus d’adversité qu’une
psyché ne peut en soutenir, possiblement jusqu’à
la décompensation meurtrière : ça ne l’intéresse
sateurs proclamés – avérés décivilisateurs réels.
Prévisible ironie : le Décivilisateur en chef, c’est
Homo Œconomicus Ier.
Les fouilles ont montré que Sapiens s’occupait
de ses handicapés – en prenait soin, et jusque dans
la mort : une tombe n’a-t-elle pas rassemblé un
enfant handicapé et un adulte, sans doute présent
à ses côtés pour l’accompagner dans l’au-delà ?
Voilà ce qu’est la civilisation. Inutile de demander
où se situe à cet égard Œconomicus : « les autres »
et « donner » ne l’intéressent pas, sa grande affaire
c’est « soi » et « prendre ». Le discours de la déci-
vilisation proféré par les décivilisateurs mêmes
n’en prend qu’un plus sinistre éclat.
Une aide-soignante meurt sous les coups d’un
individu armé, ceci est un fait. À la fin des fins,
cependant, c’est Sapiens assassiné par Œconomicus.
Entre les deux, il y a les figures concrètes d’Œco-
nomicus : Œconomicus Ier. Ses décisions concrètes,
et leurs effets concrets : le soin abandonné, les cime-
tières poubellisés, les corps profanés.
De l’attention aux plus faibles jusqu’au respect des
morts, Homo Œconomicus détruit les structures sym-
boliques les plus anciennes, celles, précisément, qui
avaient signé l’entrée de l’humanité dans la civilisa-
tion, autrement dit l’avènement de l’humanité comme
humanité. Pendant ce temps, il se croit moderne.
Vous avez dit décivilisation ?
(1) Lascaux ou la Naissance de l’art, L’Atelier contemporain,
Paris, 2021.
(2) Institut national de la santé et de la recherche médicale.

SOMMAIRE Juillet 2023

PAG E 2 : PAG E 11 : PAG E 20 :
Les digues de l’indignation, par PIERRE RIMBERT. – Courrier des Le captagon déferle sur le Golfe, par CLÉMENT GIBON. Des marées noires d’un nouveau genre, par M OHAMED L ARBI
lecteurs. – Coupures de presse. BOUGUERRA.
PAG E S 12 E T 13 :
PAG E 3 : PAG E 21 :
Effervescence féministe au Proche-Orient, suite de l’article de
Détruire la psychiatrie publique, par EMMANUEL VENET. HICHAM ALAOUI. Au risque de la catastrophe industrielle, suite de l’article de
BENJAMIN FERNANDEZ.
PAG E S 4 E T 5 : PAG E S 14 E T 15 : PAG E S 22 E T 23 :
L’envers du miracle sud-coréen, par RENAUD LAMBERT. Gredins, canards et chansons, par J EAN -F RANÇOIS « M AXOU » La Silicon Valley contre le développement, par ANTON JÄGER ET
HEINTZEN. DANIEL Z AMORA . – Mythes et réalité de la dette africaine, par
PAG E 6 : GILBERT GERMAIN.
Le gaucho de tous les Argentins, par FABIEN PALEM. PAG E 16 :
Une diplomatie sans diplomates ?, par A LAIN ROUQUIÉ . – Alger PAG E S 24 À 26 :
PAG E 7 : préfère Moscou, par AKRAM BELKAÏD. LES LIVRES DU MOIS : « Le Dernier Homme », d’Andreas Latzko,
Aux États-Unis, la liberté à but lucratif, par C HARLOTTE par E RNEST LONDON . – « Mère de lait et de miel », de Najat El
RECOQUILLON. PAG E 17 : Hachmi, par ARNAUD DE MONTJOYE. – Éterniser des fraternités,
« Circulez, il n’y a rien à voir », une nouvelle inédite de DOMINIQUE par MARINA DA SILVA. – Lutte des classes et combats féministes,
PAG E S 8 E T 9 : par HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD. – Saisis dans la « subissance », par
MANOTTI.
Impossible recentrage du Parti populaire espagnol, par M AËLLE BORIS SÉMÉNIAKO. – Kafka rêve, par PALOMA HERMINE HIDALGO.
MARIETTE. PAG E S 18 E T 19 : – Le biniou et la techno, par ÉRIC DELHAYE. – Dans les revues.
PAG E 10 : La Roumanie, voie de recours des étudiants français en médecine, PAG E 27 :
L’Estonie sur le pied de guerre, par DAMIEN LEFAUCONNIER. par P HILIPPE B AQUÉ . – Un praticien sur deux a quitté le pays
L’Afrique invente son gospel, par JEAN-CHRISTOPHE SERVANT.
(P. B.).

www.monde-diplomatique.fr Le Monde diplomatique du mois de juin 2023 a été tiré à 204 899 exemplaires.