MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

78E ANNÉE – NO 24176

3,20 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

SCIENCE & MÉDECINE – SUPPLÉMENT  DENGUE : LE MOUSTIQUE­TIGRE MET LA FRANCE EN ALERTE

Ukraine : les doctrines nucléaires à l’épreuve
▶ La menace agitée ▶ Les conséquences d’un ▶ Les « référendums » d’an­ ▶ Réunis à Bruxelles, les ▶ En Russie, face à la
par Vladimir Poutine de passage à l’acte seraient nexion organisés par Mos­ Etats­Unis et leurs alliés mobilisation « partielle »,
recourir à l’arme nucléaire « catastrophiques », prévient cou dans quatre territoires européens tentent de les Comités de mères de
entretient les inquiétudes, Washington, tout en main­ d’Ukraine s’achèvent dépasser leurs rivalités sur soldats repartent au front
notamment celle d’une tenant le flou sur sa réponse mardi, après cinq jours de l’armement pour mieux contre l’institution militaire
frappe « tactique » pour éviter l’escalade vote « à la pointe du fusil » coordonner l’aide à Kiev PAGE S 3 À 6

Energie Santé
Des pistes  EN IRAN, LE SOULÈVEMENT  Les médecins 
pour réduire de  DE LA JEUNESSE spécialistes de 
10 % les besoins  ▶ Des manifestations secouent
moins en moins 
de la France le pays depuis la mort accessibles
de Mahsa Amini, arrêtée
L’association négaWatt par la police des mœurs Pédiatres, gynécologues,
propose 50 mesures gastro­entérologues… Une
▶ La répression a fait au moins quarantaine de départe­
d’économies d’énergie à
faible coût et à court terme 57 morts, des centaines d’étu­ ments sont sous le seuil
dans les domaines du bâti­ diants, journalistes et avocats critique de 40 spécialistes
ment et des transports ont été interpellés pour 100 000 habitants,
PAGE 9 selon un indicateur révélé
PAG E 2 – IDÉES PAGE 31
par « Le Monde ». Le bud­
get de la Sécurité sociale
Suède entend « répondre à l’ur­
gence » dans les secteurs
L’extrême droite  du grand âge, de la famille
et de la santé
assoit son influence PAG ES 10 À 1 2

au Parlement
Une députée antiavorte­
ment et créationniste
1
É D ITO RI A L
a été élue deuxième vice­
présidente du Parlement, BUDGET 2023 : 
avec les voix de la droite
libérale et conservatrice. Image, issue des réseaux L’URGENCE DE 
L’extrême droite a obtenu sociaux, de manifestants
réunis à Téhéran,
MIEUX DÉPENSER
la présidence de la moitié
le 22 septembre. SALAM PIX/ABACA P. 33 – INFORMATIONS P.12-13
des commissions
PAGE 6

Jeunesse Gironde Cinéma EELV

Ces nouveaux
chasseurs qui
Au camp naturiste
de Montalivet, une
La Palme d’or
« Sans filtre » et
Julien Bayou 
dépoussièrent utopie menacée toutes les sorties à l’offensive 
l’image du milieu
PAG E 21
au bord de l’océan de la semaine contre Sandrine 
Rousseau
PAG E 2 7 PAGES 22 À 25

L’avocate de l’ex­secrétaire
VU PAR AMORIM (BRÉSIL)    CARTOONING FOR PEACE national d’EELV a estimé
que la députée instru­
mentalisait le « juste com­
bat contre les violences
sexuelles et sexistes
à des fins politiques »
PAGE 14

Agriculture
La crise du climat 
fragilise les 
fromages AOP
Après un été sec et cani­
culaire, de nombreux pro­
ducteurs demandent une
adaptation temporaire
de leur cahier des charges
PAGES 1 6-17
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
2|
Dans les rues, la « rage » des jeunes Iraniens
Depuis dix jours, les manifestations visant le régime secouent tout le pays, malgré une sévère répression
L
es grands­parents de
Milan Haqiqi ont eu une
heure pour enterrer son
corps. Le jeune homme
de 21 ans a été tué le 21 septembre
au cours d’une manifestation
dans la ville d’Oshnaviyeh, dans le
nord­ouest de l’Iran. « La dernière
fois que j’ai eu mon fils au télé­
phone, il a promis de m’envoyer les
plus belles photos de la rue. Je n’ai
reçu que les images de son cada­
vre, explique son père, Salim Ha­
qiqi, qui vit en Norvège. Mon fils
voulait la liberté et l’égalité. Avec
les autres manifestants, il scan­
dait : “Femme, vie, liberté !” Leur
contestation était pacifique. »
Milan a été tué par balles. A ses
côtés, deux de ses amis, Sadred­
din Litani et Amin Mareft, âgés de
27 et 16 ans, ont eux aussi trouvé
la mort. Selon l’organisation Iran
Human Rights, basée à Oslo, au
moins cinquante­sept personnes
ont été tuées dans les manifesta­
tions qui ont débuté le 16 sep­
tembre dans tout le pays.
La vague de contestation qui
parcourt l’Iran depuis la dispari­
tion de Mahsa Amini, une jeune
femme d’origine kurde de 22 ans,
morte trois jours après son inter­
pellation par la police des mœurs
à Téhéran le 13 septembre, est iné­
dite. « Ce qui se passe ne doit pas
être réduit à des manifestations,
explique un sociologue qui vit à
Téhéran et qui préfère rester ano­
nyme. L’Iran connaît un phéno­
mène continu, large et généralisé,
où les contestataires n’hésitent
pas à répondre à la violence des
forces militaires par la violence.
Nous assistons désormais à un
soulèvement. »
1 200 arrestations selon Téhéran
Dans la nuit de dimanche 25 à
lundi 26 septembre, rassemble­
ments et affrontements ont
secoué 30 des 31 provinces du
pays, alors que le mouvement en­
trait dans son dixième jour
consécutif. Si elles semblent se
concentrer principalement dans
le nord­ouest, en particulier dans
les provinces de Téhéran, du
Kurdistan et de Mazandaran, les
manifestations touchent de fa­
çon diffuse tout le pays.
La mort de Mahsa Amini avait
d’abord provoqué une grève gé­
nérale et des marches dans les
provinces kurdes, réprimées par
balles. Très rapidement, d’autres
villes ont pris le relais. Depuis,
femmes et hommes descendent
chaque jour dans la rue. La plu­
part sont jeunes, comme l’expli­
que une manifestante à Téhéran.
« La rue est vivante. Le fatalisme
et la torpeur qui se sont abattus
sur nous après 2019 [la dernière
grande vague de contestation du­
rant laquelle plus de 300 person­
nes ont été tuées en trois jours
selon Amnesty International] ont
disparu, expliquait­elle, lundi
matin, avant qu’Internet ne soit
coupé par les autorités. Les jeunes
sont bluffants, filles et garçons, ils
sont d’une telle audace et d’une
telle énergie qu’ils entraînent avec
eux les plus vieux. Cette fois­ci, j’ai
de l’espoir. »
Un autre manifestant d’Ispa­
han (centre), où la contestation
reste pour le moment très conte­
nue et muselée, partage son
constat : « Les gens sont optimis­
tes. Quand ma mère et mes tantes
se parlent, elles disent : “Il est
temps que nous aussi nous nous
joignons aux manifestants.” »
Lundi, plusieurs départements
de différentes universités, à Téhé­
ran, Tabriz (nord­ouest) et Babol
(nord), parmi vingt­deux campus
touchés par les manifestations,
ont annoncé l’arrêt des cours jus­
qu’à la libération des étudiants in­
terpellés, dont la liste ne cesse de
s’allonger. S’il est impossible
d’évaluer le nombre des person­
nes arrêtées, le site d’information
Tasnim, proche des gardiens de la
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
« Le fatalisme
et la torpeur qui
se sont abattus
sur nous après
2019 ont disparu.
Cette fois-ci, j’ai
de l’espoir », dit
une manifestante
révolution (l’armée idéologique
du pays), revendique l’interpella­
tion et l’identification de plus de
1 200 « émeutiers ». Parmi eux, des
avocats, chercheurs, militants des
droits humains, journalistes et
photographes.
« La situation ici est catastrophi­
que », a précisé la photographe
Yala Moayeri, détenue dans la pri­
son de Qarchak, à une quaran­
taine de kilomètres de Téhéran,
lors d’un appel téléphonique à ses
proches. Ces derniers l’ont enre­
gistré et mis en ligne. « Nous som­
mes tous les jours confrontées à des
bagarres [entre les prisonnières et
les gardes]. Plus de 100 personnes
ont été placées dans un hangar,
sans aération. Ils donnent des cal­
mants aux prisonniers. Nous ne
sommes pas en sécurité ici. »
Dans ce contexte, des actrices,
dont certaines vivent en Iran,
comme Maryam Boubani et Ka­
tayoun Riahi, ont retiré leur fou­
lard en signe de protestation ; la
publication de leur geste sur leur
page Instagram devrait les faire
disparaître des productions ciné­
matographiques iraniennes
après des menaces du ministère
de la culture.
Chanteurs, sportifs, musiciens
et enseignants, dont certains
étaient jusqu’à présent complai­
sants avec le pouvoir, ont aussi
condamné la répression. En ligne,
le nombre de tweets qui rappel­
lent les injustices commises par la
République islamique d’Iran de­
puis sa naissance, avec le mot­clé
« Mahsa_Amini » en persan – plus
de 100 millions –, a battu tous les
records.
Les autorités coupant très régu­
lièrement l’accès des Iraniens à
Internet, peu d’informations et
d’images sortent du pays. Les
photographies sont tirées des pu­
blications sur les réseaux sociaux.
Les journalistes accrédités ont
pour certains ont été convoqués
par les services de renseigne­
ment ou reçu des appels les met­
tant en garde contre toute cou­
verture médiatique du mouve­
ment. Selon le comité pour la pro­ Sur cette capture
tection des journalistes, dix­sept d’écran d’une vidéo
reporters, rédacteurs ou photo­ tournée à Bouchehr
graphes, ont été arrêtés. (Iran) et postée sur
les réseaux sociaux
« Je récupère l’Iran » le 25 septembre,
Déclenché en réaction à la bruta­ une manifestante
lité de la police, le mouvement a iranienne brûle
rapidement ciblé le régime théo­ son voile. AFP
cratique : « Cette année est l’année
du sang, Seyyed Ali [le Guide su­
prême Ali Khamenei] sera ren­
versé », « Je me bats, je meurs, je La mise en scène de confessions ce mouvement, qui unit tous les chah d’Iran Mohammad Reza Pa­
récupère l’Iran », scandent les télévisées de manifestantes, sug­ Iraniens, se maintienne. Le régime
L’aile dure hlavi. Contraint de lâcher du lest
manifestants. Le président ultra­ gérant un soulèvement prémé­ fait de la propagande. Il veut dire du régime face aux premières exigences des
conservateur Ebrahim Raïssi est, dité, cherche à accréditer cette au public iranien : “L’intégrité de révolutionnaires de 1978­1979,
lui, ignoré. « Tout le monde sait thèse ; des cargaisons d’armes l’Iran est menacée et le pays est
promet de l’ancien dictateur avait enhardi
que les scrutins en Iran sont une auraient été saisies… Le régime susceptible d’être démembré par « confronter de ses opposants et précipité l’effon­
mascarade et que le fond du pro­ chercherait également à attirer les les minorités nationales si vous ne drement du régime impérial.
blème vient de celui qui est à la partis politiques kurdes iraniens vous calmez pas”. »
façon décisive » « Si nous ne réussissons pas cette
tête de ce système, et personne qui disposent de bases en Irak les acteurs fois­ci, ils vont faire de nous des es­
d’autre », explique le sociologue dans une confrontation militaire. Eviter un « printemps arabe » claves », assure la manifestante de
cité plus haut. Les gardiens de la révolution ont « Si le régime fait des concessions,
d’une « sédition » Téhéran. Moins catégorique, le so­
Sur le plan politique, si des cri­ ainsi procédé lundi et pour la on peut s’attendre à ce que les ma­ ciologue considère que « même si
tiques acerbes émanant du camp deuxième journée consécutive à nifestants formulent d’autres exi­ une répression féroce écrase ce sou­
des réformateurs, profondément des bombardements sur la bande gences, telles que la liberté de la gardiens de la révolution et les bas­ lèvement, rien ne peut enlever le
affaibli, laissent entrevoir un frontalière, prétextant l’entrée presse, des élections libres, la libé­ sidji [les milices territoriales fidè­ fait que la société iranienne a pro­
début de fronde, l’aile dure du dans le pays de « groupes armés ». ration des prisonniers politiques… les au régime] devraient être mas­ fondément changé au cours de ces
régime, son appareil judiciaire et « Ce n’est pas le cas, nous n’avons Cela devrait encourager davan­ sivement déployés, car les perfor­ derniers jours », explique­t­il. « Les
sa garde prétorienne – les gardiens pas de peshmergas [combattants] tage d’Iraniens à se joindre à eux, mances des forces de l’ordre [la po­ jeunes expérimentent une liberté et
de la révolution – restent inflexi­ à l’intérieur de l’Iran, même si la note Ali Alfoneh, chercheur à The lice] ne sont pas satisfaisantes [aux une rage qu’ils ne connaissaient
bles, promettant de « confronter population nous le demande », ré­ Arab Gulf States Institute de yeux du régime]. » Le chercheur pas avant. Il sera impossible de leur
de façon décisive » les acteurs torque Asso Hassan Zadeh, ancien Washington. Mais je m’attends à ce souligne que l’appareil sécuritaire faire oublier ce sentiment de liberté
d’une « sédition » et d’un « complot vice­secrétaire général du Parti qu’il s’engage dans une répression cherche avant tout à éviter le scé­ et la possibilité d’une autre vie. » p
de l’ennemi » – comprendre : les démocratique du Kurdistan systématique et sévère dans les nario des « printemps arabes » ghazal golshiri
puissances occidentales et Israël. d’Iran (PDKI). « Nous voulons que jours, voire les semaines à venir. Les ainsi que les erreurs attribuées au et madjid zerrouky
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
GUERRE  EN  UKRAINE
Des « élections à la pointe du fusil »
Ceux qui ont fui les territoires occupés par les Russes considèrent avec fatalisme les « référendums » d’annexion
dnipro et pokrovsk (ukraine) ­
envoyé spécial
L’
avenir de l’Ukraine se
joue sur le champ de ba­
taille. Pour les deux gou­
verneurs des territoires
du Donbass sous contrôle ukrai­
nien, l’initiative politique de Mos­
cou d’organiser des « référen­
dums » d’annexion dans quatre
territoires de leur pays, afin de les
annexer, n’a aucun sens. « Le
monde entier a compris que ce sont
de faux référendums, que la Russie
ne tient aucun compte des lois in­
ternationales et tente de légaliser sa
présence dans ces territoires ukrai­
niens », déclare Pavlo Kyrylenko, le
gouverneur de la province de Do­
netsk, à Pokrovsk. « Une annexion
par la Russie ne changera rien par
rapport à une occupation mili­
taire », résume Serhi Haïdaï, le gou­
verneur de la province de Lou­
hansk, joint par téléphone à
Odessa, avant d’ajouter : « La seule
raison pour laquelle ces référen­
dums sont tenus, ce sont les succès
militaires des forces ukrainiennes. »
Les référendums d’annexion or­
ganisés par Moscou, et non recon­
nus par la communauté interna­
tionale, doivent se clore, mardi
27 septembre, après cinq jours de
vote, dans quatre portions de terri­
toires contrôlés par l’armée russe
dans les provinces de Donetsk et
de Louhansk, déjà partiellement
occupées depuis huit ans, dans la
région orientale du Donbass, et
dans les provinces de Kherson et
Zaporijia, dans le sud du pays. Mos­
cou devrait ensuite formellement
annoncer, comme cela avait eu
lieu pour la Crimée en 2014, leur
rattachement à la Russie.
Ce processus fait suite à une sé­
vère défaite russe dans la région de
Kharkiv, dans le nord­est de
l’Ukraine, marquée par la recon­
quête d’Izioum le 11 septembre, et a
été annoncé dix jours plus tard, en
même temps que la mobilisation
de centaines de milliers d’hom­
mes qui doivent renforcer les trou­
pes russes sur les fronts ukrai­
niens. Le président ukrainien, Vo­
lodymyr Zelensky, a dénoncé l’or­
L’escalade militaire de Poutine trouble le jeu de Loukachenko
Le dirigeant biélorusse craint de perdre toute marge de manœuvre en reconnaissant le résultat des « référendums » d’annexion en Ukraine
A lexandre Loukachenko,
le dirigeant biélorusse,
a dispensé, lundi 26 sep­
tembre au matin, ses bons
conseils à son homologue russe,
Vladimir Poutine : « Laissez
30 000, allez, 50 000 [Russes] s’en­
fuir. S’ils restent, seront­ils des nô­
tres ? » Son hôte le recevait dans
sa résidence de Sotchi pour une
rencontre non annoncée, dans un
contexte d’annexion imminente
de territoires ukrainiens par la
Russie et de départ massif de Rus­
ses fuyant la mobilisation « par­
tielle » dans l’armée. Sous pres­
sion intense de Moscou pour
qu’il reconnaisse l’annexion et
joigne ses forces à l’invasion
de l’Ukraine, Alexandre Louka­
chenko a pris soin de paraître en­
core et toujours comme l’unique
artisan de la destinée biélorusse.
L’escalade militaire en Ukraine
ne fait pourtant pas du tout le jeu
du dictateur de Minsk. Plutôt dis­
cret ces deux derniers mois sur la
scène internationale, il voit avec
inquiétude se rapprocher le mo­
ment où il devra clarifier, par des
actes, sa solidarité avec le Kremlin.
Interrogé par un journaliste de
la télévision biélorusse à ce sujet,
vendredi 23 septembre, soit deux
ganisation de ce qu’il qualifie de
« pseudo­référendums ».
« C’est vraiment une idée ab­
surde, ces prétendues élections à la
pointe du fusil. Nous, la seule chose
que nous voyons est que notre ville
est détruite, occupée, et que nous
attendons sa libération par l’ar­
mée ukrainienne », dit Petro An­
drioushchenko, un conseiller du
maire de Marioupol. Devant le
centre humanitaire ouvert à Dni­
pro par la municipalité en exil,
une cinquantaine de personnes
se sont rassemblées afin de pro­
tester contre l’annexion et de cla­
mer en public leur foi en une « li­
bération » de leur ville par l’armée
de Kiev. Ils crient : « Marioupol,
ville ukrainienne, pour toujours ! »
« Des gens très différents »
« Personne ne prend ces référen­
dums au sérieux, et chacun sait
qu’ils ne changeront rien à la
guerre », affirme Andriy Larin, qui
s’occupe à Dnipro du centre hu­
manitaire consacré aux réfugiés
de Sievierodonetsk et de Lyssyt­
chansk, les deux villes jumelles de
la province de Louhansk dont la
conquête fut, après celle de Ma­
rioupol, l’autre victoire militaire
majeure de l’armée russe dans le
Donbass pendant l’été. Andriy La­
rin souligne par ailleurs que très
peu d’habitants demeurent dans
ces villes meurtries. Presque tous
ont fui vers les territoires sous
contrôle ukrainien, à part « une
poignée de gens qui attendaient
l’armée russe ».
« C’est dingue de forcer les gens à
voter ainsi », s’exclame Artem Sa­
baev. Avec son association, East
Ukrainian Diaspora, il nourrit
huit mille familles de réfugiés de
la province de Donetsk. Lui­
même a été deux fois déplacé, de
la ville de Donetsk, occupée
en 2014, puis de Bakhmout, pilon­
née quotidiennement par l’artil­
lerie russe ces derniers mois. Il af­
firme être encore en contact avec
des amis vivant sous occupation
et qui « rêvent du jour où l’armée
ukrainienne va les libérer ».
Son camarade Enrique Menen­
dez, de l’association Responsible
jours après l’annonce par son allié
Vladimir Poutine d’une mobilisa­
tion partielle en Russie, Alexan­
dre Loukachenko avait sèche­
ment répondu : « Nous ne prépa­
rons aucune mobilisation, c’est un
mensonge. Nous ne combattrons
que si nous devons défendre nos
maisons, notre terre. »
Durant le trimestre précédant
l’invasion russe en Ukraine, son
positionnement s’alignait davan­
tage sur le Kremlin. « S’ils déclen­
chent à nouveau une guerre dans le
Donbass ou quelque part à la fron­
tière avec la Russie, la Biélorussie ne
restera pas à l’écart. Et il est clair
quel côté la Biélorussie choisira »,
menaçait­il. Début février, Alexan­
dre Loukachenko prédisait aussi :
« L’Ukraine ne se battra jamais
contre nous : cette guerre durera un
maximum de trois ou quatre jours.
Il n’y aura personne pour nous af­
fronter. » Mais, surtout, il faisait, le
27 février, réviser la Constitution
biélorusse, avec deux change­
ments majeurs : la suppression du
statut de pays neutre et l’autorisa­
tion de déployer l’arsenal nu­
cléaire russe sur son territoire.
« Loukachenko est entre les
mains de Poutine, mais il conti­
nuera à trouver des moyens d’évi­
Des déléguées rendent visite à une femme de 90 ans pour obtenir son vote lors du « référendum » d’annexion, à Marioupol,
ville ukrainienne occupée par les Russes, le 25 septembre. ALEXANDER ERMOCHENKO/REUTERS
« NOUS, LA SEULE CHOSE  nous. La télévision russe leur a lavé
QUE NOUS VOYONS EST  le cerveau. Ils croient sincèrement
QUE NOTRE VILLE EST  une sorte de sécurité. » Enrique
DÉTRUITE, OCCUPÉE »
PETRO ANDRIOUSHCHENKO
conseiller du maire de Marioupol
exilé à Dnipro
Citizens, est plus circonspect. Ré­
fugié lui aussi de Donetsk, déplacé
de Kramatorsk, il va quitter cette
fois Dnipro pour s’installer à Kiev
avec sa femme et sa fille. Lui « ne
croit pas au retour à Donetsk par la
force armée ». Et, si cela arrivait, il
n’est pas sûr d’y retourner. « En
huit ans d’occupation, les gens là­
ter la mobilisation en Biélorussie.
Sa réticence à envoyer des troupes
biélorusses en Ukraine reflète
son désir de poursuivre son règne,
qui dure depuis vingt­huit ans,
analyse Tatsiana Koulakevitch,
experte en relations internatio­
nales à l’université de Floride du
Sud. Son argumentation reste in­
changée : la Biélorussie a beau­
coup souffert durant la seconde
guerre mondiale et le pays doit
demeurer un garant de la paix. »
Signal de modération
Les Biélorusses semblent sur la
même longueur d’onde : ils se­
raient à 70 % hostiles à un engage­
ment de leur armée dans la
guerre en Ukraine, selon un son­
dage effectué à distance, en août,
par l’institut de réflexion britan­
nique Chatham House. Tatsiana
Koulakevitch ajoute qu’ayant
« déjà cédé [une grande partie de]
son arsenal de munitions à la Rus­
sie Loukachenko peut faire valoir
[à Moscou] que son armée n’est
pas équipée pour mener à bien
un assaut contre l’Ukraine ».
Aucun soldat biélorusse ne par­
ticipe directement à l’invasion
russe, tandis que des opposants
au régime ont formé deux régi­
bas sont devenus très différents de
que vivre en Russie va leur amener
Menendez, qui doit son nom à un
grand­père antifasciste espagnol
réfugié en URSS après 1936, cons­
tate que, avec ses anciens amis vi­
vant sous occupation, « [ils ont] en
commun d’aimer Donetsk ». « Mais
eux aiment un Donetsk russe et
moi un Donetsk ukrainien », con­
clut l’activiste, qui n’est pas cer­
tain que les deux populations,
après huit années de conflit,
soient réconciliables.
Pour l’artiste Boris Romanov, ré­
fugié de Sievierodonetsk à Dni­
pro, et qui expose ces jours­ci ses
œuvres dans une exposition col­
ments, soit plus de mille soldats
en théorie, combattant au sein
des forces armées ukrainiennes.
Des résistants en Biélorussie ont
également mené des dizaines
d’actes de sabotage contre l’appa­
reil logistique russe, en particu­
lier au niveau des chemins de fer.
« Il faut guetter la réaction de
Loukachenko mardi, lorsque la
Russie annoncera le résultat de ses
pseudo­référendums en Ukraine
et annexera de facto ces régions »,
explique, de son côté, le politolo­
gue et dissident biélorusse Pavel
Oussov. Selon lui, le chef d’Etat
et son entourage, « du moins ceux
à qui il reste un peu de bon sens,
ont compris que Poutine a déjà
perdu la guerre ». « Le fiasco de
Kharkiv et la contre­offensive de
Kherson ont clarifié la situation,
poursuit l’expert. Loukachenko
ne veut pas se retrouver pieds et
poings liés avec le perdant. Il voit
bien que les référendums truqués
et la mobilisation partielle en Rus­
sie ne sont qu’un moyen de repous­
ser l’échéance inévitable. »
Juste après la déroute de l’armée
russe dans la région de Kharkiv,
lorsque 10 000 kilomètres carrés
ont été reconquis par les forces
ukrainiennes durant la deuxième
international | 3
lective dédiée à sa ville d’accueil,
« ceux qui sont restés pour atten­
dre l’armée russe sont des nostalgi­
ques de l’Union soviétique », pas
forcément des partisans de la
Russie de Vladimir Poutine. « Ils
sont nostalgiques de leur jeunesse
et d’un système politique et social.
Ils ont perdu leurs repères. En fait,
ils se foutent de la Russie comme
de l’Ukraine », dit­il. Il aimerait
croire qu’il reverra Sievierodo­
netsk un jour. Malgré les récentes
reconquêtes de l’armée ukrai­
nienne, cela ne lui semble « pas
évident ». Et même si cela arrivait,
il craint que sa ville, très détruite,
ne puisse revenir à ce qu’elle était
auparavant. « Quelqu’un m’a dit
qu’il faudrait sept ans pour la re­
construire. Sept ans ! Et sans tous
« LOUKACHENKO NE VEUT 
PAS SE RETROUVER 
PIEDS ET POINGS LIÉS  kachenko ne peut plus faire le
AVEC LE PERDANT »
PAVEL OUSSOV
politologue et dissident biélorusse
semaine de septembre, le diri­
geant biélorusse a senti qu’il était
temps d’opérer un de ces virages
opportunistes dont il était autre­
fois coutumier.
Le 17 septembre, « jour de l’unité
nationale », il a fait libérer plu­
sieurs prisonniers politiques et
a prononcé un discours inhabi­
tuellement inclusif envers ses op­
posants politiques, dont plus de
1 300 sont toujours emprisonnés :
« Nous ne pouvons rien au fait que
la sainte terre biélorusse se trouve
au carrefour des intérêts géopoliti­
ques des principales puissances
mondiales. Mais nous devons gar­
der à l’esprit que si nous ne nous
prenons pas en main tous, progou­
vernement ou non, opposants et
fugitifs (…), nous nous retrouve­
rons à nouveau pris dans ce terri­
▶▶▶
ces jeunes talents qui sont partis à
Kiev ou à l’étranger, dont on ignore
s’ils accepteront de revenir… »
A Dnipro, à Pokrovsk et dans
d’autres villes de la région, quel­
ques manifestations ont eu lieu
ces derniers jours pour protester
contre les référendums. Elles ont,
en réalité, réuni peu de monde.
Pour les réfugiés de Louhansk et
de Donetsk, la seule vérité sera
celle des armes. Ils attendent de
voir qui vaincra militairement. Et
ce n’est qu’ensuite qu’ils décide­
ront où ils vivront. Pour eux – la
majorité de la population des
deux provinces du Donbass –, ce
sera forcément en Ukraine. Reste
à savoir où flottera exactement, à
terme, le drapeau de ce pays. p
rémy ourdan
ble gâchis politique et économi­
que », a­t­il déclaré.
Un signal de modération en­
voyé à l’Occident. « Sauf que Lou­
grand écart, et personne en
Europe ne lui accorde plus aucune
attention, observe Pavel Oussov.
Faire la girouette n’est plus possi­
ble maintenant que les troupes
russes [environ 30 000 hommes]
sont dans le pays. S’il reconnaît les
annexions, il sera obligé d’envoyer
son armée sur le front comme
chair à canon, apparaîtra comme
faible et sera entraîné dans la
défaite. S’il refuse, il risque d’être
déposé par ses propres structures
de sécurité, qui sont déjà entière­
ment prorusses et qui prendront
alors leurs ordres de Moscou. C’est
pourquoi il semble aujourd’hui si
désorienté et envoie des signaux
contradictoires, en se disant con­
tre la mobilisation tout en mena­
çant de mobiliser en cas de provo­
cation, s’il y avait un seul Biélo­
russe tué. » Il suffit d’un incident,
fabriqué ou non, sur les 1 000 ki­
lomètres de frontière biélorusso­
ukrainienne pour lui forcer la
main. Et déclencher ainsi une
mobilisation générale. p
emmanuel grynszpan

4 | international
GUERRE  EN  UKRAINE
Le conflit ravive
les débats
sur la dissuasion
nucléaire
Les menaces de Vladimir Poutine poussent
les Occidentaux à s’interroger sur leur riposte
à un éventuel usage d’armes tactiques
U
ne semaine après l’ap­
pel de Vladimir Pou­
tine à la « mobilisation
partielle » et l’annonce
qu’il était prêt à employer « tous les
moyens » à sa disposition pour
« défendre la Russie », « en cas de
menace de l’intégrité territoriale »,
la déclaration solennelle du prési­
dent russe continue d’agiter les
spécialistes de la dissuasion. Cer­
tains insistent pour relativiser la
posture et l’affirmation « ceci n’est
pas du bluff » de Poutine. Les réfé­
rendums d’annexion, qui devai­
ent s’achever mardi 27 septembre
dans les territoires conquis par
Moscou, suscitent la méfiance
d’autres analystes.
Une bonne part de l’incertitude
entretenue, à dessein, par Moscou,
depuis le début de la guerre, con­
cerne l’emploi d’armes nucléaires
dites « tactiques », d’une portée in­
férieure à 500 kilomètres. Ce que
les spécialistes préfèrent générale­
ment englober sous le terme d’ar­
mes « non stratégiques ». C’est­à­
dire des armes non encadrées par
les traités bilatéraux de maîtrise
des armements, d’une portée infé­
rieure à 5 500 kilomètres, et dont
le but est l’emploi sur le champ
de bataille. A l’inverse, les armes
« stratégiques » sont générale­
ment définies comme ayant une
portée « intercontinentale ».
Face à la menace russe, les Etats­Unis se refusent à l’escalade
Tout en alertant sur les conséquences « catastrophiques » en cas de passage à l’acte russe, Washington entretient le flou sur sa réponse
washington ­ correspondant
C ultiver à la fois la clarté
et l’ambiguïté réclame de
la souplesse rhétorique.
C’est l’exercice auquel s’astreint
l’administration Biden, face à la
menace nucléaire russe. A l’ap­
proche d’une probable annonce
d’annexion par Moscou des terri­
toires ukrainiens de l’est du pays,
alors même que les combats
s’y poursuivent, les responsables
américains prennent au sérieux,
publiquement, l’usage éventuel
d’une arme nucléaire tactique sur
ordre du président russe, Vladi­
mir Poutine. Mais ils refusent
d’entrer dans les détails d’une ré­
ponse occidentale. Il s’agit de ne
pas participer à une escalade ver­
bale contre­productive, d’autant
que, selon les autorités américai­
nes, aucun changement opéra­
tionnel n’a été constaté à ce stade
dans le déploiement des forces
russes et sur leur niveau d’alerte.
Le conseiller à la sécurité natio­
nale, Jake Sullivan, a fait la péda­
gogie de la position américaine
sur plusieurs plateaux de télé­
vision, dimanche 25 septembre.
« Nous avons communiqué aux
Russes directement, de façon
Tous les pays dotés de l’arme
nucléaire n’ont pas d’armes nu­
cléaires tactiques. La France a pro­
gressivement renoncé à cette par­
tie de son arsenal dans les années
1990. Il s’agissait alors de missiles
Pluton puis Hadès, dont la zone
de lancement se trouvait sur le
plateau d’Albion. Les données sur
la Chine ne permettent pas de sa­
voir si elle s’est dotée de cette ca­
pacité. Le flou demeure égale­
ment concernant le Pakistan et la
Corée du Nord.
La Russie, comme les Etats­Unis,
dispose d’un arsenal nucléaire
tactique assumé. Selon les don­
nées publiques, les armes nucléai­
res tactiques russes sont compo­
sées de moyens aéroportés, ter­
restres et navals. Les plus connus
« LA RÉPONSE SERA  de courte ou moyenne portée
CONVENTIONNELLE ET  tionnelles ou nucléaires.
NON NUCLÉAIRE,  ogives, les dégâts liés à leur explo­
CAR L’UKRAINE N’EST PAS  sion pourraient être limités à un
COUVERTE PAR LES  la taille d’une ville. Les armes tac­
GARANTIES DE SÉCURITÉ  ment estimées à quelques dizai­
DE L’OTAN »
HÉLOÏSE FAYET
chercheuse à l’IFRI
privée, à un très haut niveau, que
les conséquences seront catastro­
phiques pour la Russie si elle utilise
des armes nucléaires en Ukraine,
a expliqué M. Sullivan sur ABC
News. Nous avons été clairs et ca­
tégoriques avec eux, les Etats­Unis
répondront de façon décisive aux
côtés de leurs alliés et partenai­
res. » Toutefois, le conseiller de
Joe Biden s’est gardé de dévelop­
per la nature de cette éventuelle
réplique, ne voulant pas s’enga­
ger dans un « œil pour œil, dent
pour dent rhétorique ». Subtilité
d’une dissuasion à la fois ferme et
consciente de ses limites.
Menace existentielle
« Depuis le début de la guerre, Joe
Biden n’a pas voulu ajouter de
l’huile sur le feu nucléaire, ex­
plique Jon Wolfsthal, ancien
membre du Conseil de sécurité
nationale sous Barack Obama
et conseiller auprès de l’organi­
sation Global Zero, qui plaide
pour une dénucléarisation du
monde. Poutine n’a pas besoin
qu’on lui rappelle les capacités
nucléaires américaines, ni l’effort
de soutien à l’Ukraine. Mais on a
commencé à entendre des inquié­
tudes, en Ukraine et chez des alliés,
Lancement
d’essai d’un
missile Iskander
sur le territoire
russe. Capture
vidéo fournie par
le ministère de
la défense russe,
le 19 février.
HANDOUT/AFP
sont les lanceurs Iskander­M,
pour lesquels Moscou dispose
d’environ 70 têtes nucléaires. Un
certain nombre d’Iskander­M ont
été positionnés à l’est de l’Ukraine,
en Biélorussie, ainsi que dans l’en­
clave russe de Kaliningrad. Ce sys­
tème russe de missile balistique
peut emporter des têtes conven­
Or, malgré la puissance de telles
périmètre restreint, de l’ordre de
tiques ont des charges générale­
nes de kilotonnes, contre plu­
sieurs centaines pour les armes
stratégiques. « La bombe larguée
sur Hiroshima en 1945 faisait 14 ki­
sur l’absence de réponse publique
américaine à cette menace nu­
cléaire russe. Les Européens crai­
gnent notamment qu’un éventuel
conflit ne se déclenche que sur leur
territoire, et qu’on assiste à une
sorte de découplage américain. »
Jusqu’à présent, la doctrine nu­
cléaire russe prévoyait l’usage
d’une telle arme uniquement en
réponse à une menace existen­
tielle pour la Fédération. En 2018,
Vladimir Poutine expliquait dans
un film documentaire que la con­
dition préalable serait la détec­
tion sur les radars russes du dé­
clenchement d’une frappe nu­
cléaire ennemie en direction de
son pays. Le président russe ajou­
tait alors qu’une telle escalade
conduirait à « une catastrophe
globale », tout en avertissant : « A
quoi bon un tel monde, si la Russie
n’en fait plus partie ? »
La question, pour les experts
du nucléaire, se pose à la fois en
termes doctrinaires et pratiques.
Le Kremlin est­il prêt à abaisser le
seuil de recours à une telle arme,
en considérant comme suffisante
une atteinte à sa souveraineté et
à son intégrité territoriale – pour
peu qu’on accepte l’idée de l’an­
nexion illégale de l’est de
lotonnes : sa puissance la classe­
rait donc aujourd’hui comme une
arme tactique, même si ses effets
ont été stratégiques. Malgré le
drame, la radioactivité n’a pas
duré longtemps et la reconstruc­
tion a redémarré quelques jours
plus tard », détaille Héloïse Fayet,
spécialiste des questions de dis­
suasion à l’Institut français des re­
lations internationales.
Quatre seuils de déclenchement
La moins grande puissance sup­
posée des armes tactiques est tou­
tefois ce qui en constitue l’une
des principales dangerosités, aux
yeux des spécialistes. La Russie
est bien signataire du traité sur la
non­prolifération des armes nu­
cléaires (TNP). En tant qu’Etat doté
de l’arme nucléaire (EDAN), et au
l’Ukraine ? Dans son allocution té­
lévisée du 21 septembre, Vladimir
Poutine expliquait que « l’ambi­
tion de cet Occident est d’affaiblir,
de diviser et, finalement, d’anéan­
tir notre pays ». La définition
d’une menace existentielle est
donc soumise à interprétation.
« Les circonstances changent, sou­
ligne Jon Wolfsthal. Dans le cas
de Poutine comme dans celui de
Trump, il ne s’agit pas de savoir ce
qui figure en page 6 de tel ou tel do­
cument. La question est celle de
“l’Etat, c’est moi”. Poutine considè­
re­t­il comme équivalentes la sur­
vie de l’Etat russe et la sienne ? »
Sur un plan pratique, une
bombe tactique provoquerait
des réactions en chaîne, mais ne
modifierait probablement pas
l’équilibre des forces sur le ter­
L’ADMINISTRATION  de cette guerre. Pour le régime de
BIDEN A CLAIREMENT  Vladimir Poutine, il s’agit doréna­
IDENTIFIÉ UN ISOLEMENT  Et les troubles intérieurs causés
COMPLET DE LA RUSSIE  vent arbitraire, accentuent la
COMME UNE INCITATION  pression sur le pouvoir.
À LA RETENUE
nom des « garanties de sécurité »
prévues dans ce traité, Moscou ne
peut en principe menacer d’une
attaque nucléaire un pays non
doté de l’arme nucléaire (Endan).
Mais la fuite en avant du prési­
dent russe dans le conflit ukrai­
nien surprend chaque jour les
spécialistes militaires.
Reste donc à connaître la ré­
ponse que les Occidentaux appor­
teraient en cas de transgression
russe. « Des réflexions ont actuelle­
ment lieu à tous les niveaux, même
s’il est déjà acquis que la réponse
sera conventionnelle et non nu­
cléaire car l’Ukraine n’est pas cou­
verte par les garanties de sécurité
de l’OTAN », détaille Mme Fayet.
Selon la doctrine de dissuasion
russe, il existe quatre seuils de dé­
clenchement de l’arme nucléaire :
rain. Au contraire, l’armée ukrai­
nienne pourrait bénéficier d’un
renforcement de ses équipe­
ments occidentaux, lui permet­
tant de frapper plus en profon­
deur du côté russe. Washington,
qui a déjà annoncé 15 milliards
de dollars (15 milliards d’euros)
d’aide militaire, pourrait considé­
rer favorablement la demande
de systèmes de missiles sol­sol
adressée par Kiev.
Un éventail de possibilités
En outre, l’administration Biden a
clairement identifié un isolement
complet de la Russie comme une
incitation à la retenue. L’escalade
nucléaire du seul côté russe per­
mettrait de plaider plus facile­
ment, auprès de Pékin, la néces­
sité d’une punition exemplaire de
Moscou. Mais là encore, cette ap­
proche occidentale ne tient pas
compte de la différence de lecture
vant d’une question existentielle.
par la mobilisation partielle, sou­
L’usage d’une arme nucléaire
serait, en soi, un événement
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
la détection d’une attaque de mis­
siles contre son territoire ; une at­
taque nucléaire ou conduite avec
d’autres armes de destruction
massive contre la Russie ou ses
alliés ; des attaques conduisant à
une paralysie du système de com­
mandement ; et, enfin, une atta­
que conventionnelle qui menace­
rait « l’existence même » de la Rus­
sie. C’est ce dernier seuil qui a
suscité le plus d’inquiétudes ces
derniers jours en raison de la sanc­
tuarisation agressive des territoi­
res ukrainiens menée par la Rus­
sie par l’intermédiaire des référen­
dums d’annexion. Une analyse
que ne partage toutefois pas
Bruno Tertrais, chercheur à la Fon­
dation pour la recherche stratégi­
que, parmi les spécialistes les plus
reconnus sur les questions de dis­
d’une gravité extrême de la part
d’une puissance comme la Rus­
sie, membre du Conseil de sécu­
rité de l’ONU, agresseur dans la
guerre actuelle. Mais si Vladimir
Poutine décidait de s’engager
dans cette voie, il existe ensuite
un éventail de possibilités, dont
les experts américains débattent
et qui explique le flou entretenu
sur une réponse possible.
La première serait l’usage à des
fins purement démonstratives
d’une bombe tactique, sans cau­
ser de morts, par exemple au­
dessus de la mer Noire. La se­
conde hypothèse serait sa déto­
nation contre une cible en
Ukraine même, pour viser soit
l’armée adverse, soit des infras­
tructures vitales. Enfin, l’hypo­
thèse la plus grave et la plus im­
probable serait que le Kremlin
prenne pour cible un pays de
l’OTAN, déclenchant ainsi un iné­
vitable affrontement militaire di­
rect avec l’Alliance. Les Occiden­
taux expliquent depuis sept mois
qu’ils ne sont pas partie prenante
du conflit, tout en soutenant mi­
litairement Kiev. Il faudrait qu’ils
soient visés directement pour
que ce paramètre change. p
piotr smolar
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
MOSCOU NE PEUT,  drait à “faire tapis”. Car il risquerait
EN PRINCIPE, PAS  alors de tout perdre. Au minimum,
MENACER D’UNE  clut le chercheur.
ATTAQUE NUCLÉAIRE  nucléaires tactiques, la grammaire
UN PAYS NON DOTÉ  tée depuis le début de la guerre,
DE CETTE ARME
suasion. « La déclaration solen­
nelle du 21 septembre a été interpré­
tée un peu trop vite », écrit­il ainsi
dans un article publié, le 26 sep­
tembre, dans la revue Le Grand
Continent. « Les forces ukrainien­
nes ont à plusieurs reprises frappé
la Crimée [annexée par Moscou
en 2014], ainsi que ponctuellement
le territoire de la Russie (…) sans en­
courir de telles représailles », pré­
cise M. Tertrais. « Autrement dit :
sauf à ce que l’OTAN s’attaque di­
rectement au territoire russe dans
ses frontières internationales, on
peine à croire à la pertinence du
scénario nucléaire (…). Mais Pou­
tine, même acculé, peut­il vraiment
aller jusque­là ? Si l’on veut bien
considérer qu’il est un joueur de po­
La France devrait former des soldats ukrainiens en Pologne
Cette mission d’encadrement, qui s’inscrit dans une initiative européenne, pourrait débuter avant la fin de l’année
C’ est une étape significa­
tive dans le soutien ap­
porté par la France à
l’Ukraine, parfois jugé timoré,
notamment par les pays situés
sur le flanc oriental de l’Europe.
Selon nos informations, le minis­
tère des armées a choisi d’ap­
puyer la mission de formation
des soldats ukrainiens décidée
cet été par l’Union européenne et
a arrêté les grands principes de sa
participation. Les militaires fran­
çais devraient s’installer en Polo­
gne, où ils dispenseront des en­
traînements de cinq semaines
dans des camps militaires dédiés.
L’état­major aurait fait part de sa
volonté d’aller vite et d’être opéra­
tionnel avant la fin 2022. Interrogé
par Le Monde, le ministère indi­
que que « les consultations sont
toujours en cours ».
Le principe d’une mission d’as­
sistance et de formation euro­
ker plutôt que d’échecs, cela revien­
ses soutiens internationaux », con­
Au­delà du débat sur les armes
stratégique est régulièrement tes­
côté russe comme occidental. En
avril, la Russie, qui dispose du plus
important stock total d’ogives nu­
cléaires au monde (4 477, selon les
dernières estimations de l’Institut
international de recherche sur la
paix de Stockholm), a largement
communiqué sur son premier tir
d’essai réussi d’un missile balisti­
que intercontinental (ICBM), bap­
tisé Sarmat : une arme de très lon­
gue portée. En mars, la France a,
elle, maintenu un tir d’essai de
missile nucléaire ASMP­A (air­sol
moyenne portée amélioré) depuis
un Rafale. Après l’avoir repoussé
plusieurs fois, les Etats­Unis – qui
ont le deuxième stock mondial
d’ogives, avec 3 708 têtes – ont
aussi fini par réaliser, en août, un
tir d’essai de routine de leur ICBM
Minuteman III. p
élise vincent
péenne, appelée European Union
Training Mission (EUTM), a été va­
lidé le 30 août, lors d’une réunion à
Prague des ministres européens
de la défense et des affaires étran­
gères. Son objectif ? « Améliorer le
fonctionnement de l’armée ukrai­
nienne », avait alors expliqué Josep
Borrell, le haut représentant de
l’Union pour les affaires étrangè­
res et la politique de sécurité, assu­
rant qu’« on peut mieux y répondre
en mutualisant les capacités ».
Cette mission de formation pour­
rait être confiée à la capacité mili­
taire de planification et de con­
duite de l’Union européenne (Mi­
litary Planning and Conduct Capa­
bility [MPCC]), qui gère déjà
l’entraînement d’armées africai­
nes au Mozambique ou en Soma­
lie, après l’avoir fait dans le passé
en Centrafrique et au Mali.
Si le contenu de la mission
EUTM Ukraine est encore en ges­
Les alliés tentent de dépasser
leurs rivalités sur l’armement
Membres de l’OTAN et de l’UE cherchent à coordonner les achats d’armes
bruxelles ­ correspondant
D u 27 au 29 septembre, à
Bruxelles, un rassemble­
ment aussi discret que
stratégique doit avoir lieu entre
les principaux responsables des
acquisitions d’armement des pays
occidentaux. Durant trois jours,
différents formats de discussions
vont s’enchaîner : d’abord entre al­
liés au siège de l’OTAN, puis sous
l’égide des Etats­Unis entre pays
du « groupe de contact » qui coor­
donne la logistique des livraisons
d’armes à l’Ukraine, et, enfin, sous
la houlette de l’Union européenne
(UE). Autant d’échanges et de mé­
canismes de financement officiel­
lement tendus vers un objectif :
une meilleure coordination des
achats d’armes en commun pour
réapprovisionner Kiev.
« J’espère qu’à l’issue de cette ses­
sion, nous serons beaucoup plus
disposés [et] aptes à travailler en­
semble », a déclaré, le 23 septem­
bre, un haut responsable de la dé­
fense américaine, cité par le média
spécialisé Breaking Defense. Les
discussions visent deux priorités :
l’acquisition de « systèmes inter­
changeables », c’est­à­dire modi­
fiables pour combler les lacunes
des capacités ukrainiennes, et un
soutien pour garantir que ces
équipements restent en état de
marche le temps de la guerre.
Mais, si l’heure est à la coopéra­
tion, le conflit ukrainien a ravivé la
vieille rivalité entre les Etats­Unis
et l’UE en matière d’acquisition
d’armement ; 60 % des acquisi­
tions de l’UE sont réalisées hors
d’Europe. « Il ne faut pas se cacher
qu’il y a une vraie rivalité indus­
trielle, nous devons jouer de tous
nos atouts européens sans querel­
les institutionnelles », estime
Claude­France Arnould, ancienne
directrice de l’Agence européenne
de défense (AED), conseillère au
sein de l’Institut français des rela­
tions internationales.
« Les Etats­Unis poussent l’UE à
renforcer les capacités industrielles
[usines et personnels] de la dé­
fense européenne, car ils sont in­
quiets du tarissement actuel des
armements en Ukraine », nuance
une source diplomatique. Notam­
ment parce que les capacités amé­
ricaines ne sont pas en meilleur
état que celles des Européens,
comme l’a démontré l’achat ré­
cent par la Pologne de centaines
tation et ne devrait pas être dé­
voilé avant mi­octobre, l’UE sou­
haiterait, selon nos informations,
se concentrer sur la « formation
d’unités constituées » aptes à rem­
placer les blessés ou les morts au
combat. L’UE envisage aussi de
spécialiser son offre en répon­
dant à des demandes de forma­
tion plus spécifiques, notamment
en matière de déminage, de sou­
tien médical en opération ou de
logistique.
« Les Ukrainiens n’ont pas besoin
d’entraînement au combat en
zone urbaine, où ils ont sans doute
aujourd’hui plus d’expérience que
les Occidentaux. Ils veulent des for­
mations en spécialités très poin­
tues », approuve François Heis­
bourg, conseiller pour l’Europe de
l’International Institute for Stra­
tegic Studies. La Pologne et la Slo­
vaquie se sont portées candidates
pour accueillir ces formations.
de chars à la Corée du Sud. Signe
des tiraillements ambiants, seuls
les Etats­Unis ont officiellement
annoncé la réunion des directeurs
généraux de l’armement sous leur
égide. Une réunion où ils arrivent
en force : le département d’Etat
a annoncé, le 8 septembre, son
intention de débloquer quelque
2,2 milliards de dollars (2,3 mil­
liards d’euros) pour « aider » les al­
liés et pays voisins de l’Ukraine
ayant fourni des armes à acheter
de l’équipement américain. Cette
aide s’ajoute à une ligne de crédit
de plus de 700 millions de dollars
ouverte fin avril, soit près de
3 milliards au total.
Demande de remboursement
Face aux nécessités de la guerre
autant qu’à la crainte d’être dou­
blés par Washington, les Vingt­
Sept ont élaboré leur réponse. A
commencer par la facilité euro­
péenne de paix (FEP), « très mal
vécue au départ par l’OTAN », selon
un diplomate. Ce mécanisme ini­
tialement prévu pour faciliter la
vente d’armes, notamment en
Afrique, a été transformé au for­
ceps au début de la guerre pour
rembourser les pays de la valeur
des armes envoyées en Ukraine.
Le budget de la FEP n’a cessé d’être
rehaussé depuis février et atteint
2,5 milliards d’euros. Selon nos in­
formations, cette somme pourrait
être revue à la hausse, les deman­
des de remboursement des pays
européens atteignant aujourd’hui
4,5 milliards d’euros.
Autre outil dans la besace de
l’UE : un mécanisme d’achat en
commun d’armements baptisé
European Defence Industry Rein­
forcement Through Common
Procurement Act (Edirpa), que la
Commission a mis sur la table le
19 juillet alors que les pays euro­
péens n’achètent aujourd’hui que
9 % de leurs équipements en com­
mun. Paris s’active pour faire
adopter cette proposition dans
les prochaines semaines, même si
son enveloppe n’est que de
500 millions d’euros. Une bou­
chée de pain face aux coûts présu­
més des investissements engen­
drés par la guerre en Ukraine, mais
qui permet aux Européens – en in­
cluant le montant de la FEP – de
faire jeu égal, sur le papier, avec
Washington. A plus long terme,
Bruxelles espère pousser l’effort
budgétaire à 1 milliard d’euros par
Si elle correspond à une de­
mande de Kiev, cette mission
EUTM est aussi un moyen pour
l’UE de répondre au Royaume­
Uni, qui a lancé dès juillet un im­
portant programme d’entraîne­
ment des troupes ukrainiennes.
Appelée Interflex, l’opération bri­
tannique a déjà permis de donner
une formation d’infanterie à
« près de 5 000 militaires », a an­
noncé le ministère de la défense
ukrainien, le 14 septembre.
Engagement fort de Paris
Soutenue par le Canada et la
Nouvelle­Zélande, mais aussi par
une demi­douzaine de pays
européens (Pays­Bas, Suède, Fin­
lande, etc.), Interflex prévoit de
former 10 000 soldats chaque tri­
mestre. Cette mission succède à
l’opération Orbital, lancée par le
Royaume­Uni en 2015, un an
après l’annexion de la Crimée
international | 5
LE RETOUR EN FORCE  ensemble de capacités militaires
DE BERLIN DANS LES 
AFFAIRES MILITAIRES 
EUROPÉENNES FAIT 
RESURGIR UNE VIEILLE  et Espagne), s’est limitée à de
RIVALITÉ AVEC PARIS
an. Si le texte est adopté fin 2022,
les premières commandes pour­
raient être validées courant 2023,
espère­t­on à Bruxelles. Un
groupe de travail collecte d’ores et
déjà les besoins des armées pour
lancer les acquisitions.
Les Vingt­Sept cherchent en
outre à se doter d’un mécanisme
comparable à celui qui constitue
la principale force de frappe des
Etats­Unis : le Foreign Military Sa­
les (FMS). Ce programme encadre
l’exportation d’équipements mili­
taires par Washington en propo­
sant notamment des exemptions
de taxes. Le FMS permet aussi
d’échapper plus facilement aux rè­
gles de transparence des marchés
publics en vigueur au sein de l’UE.
Alors que les Etats­Unis s’apprê­
tent à en assouplir encore le fonc­
tionnement, les Européens sou­
haiteraient adapter leur législa­
tion d’ici à la fin de l’année, en per­
mettant des exemptions de TVA
pour les achats d’armement.
L’ambition, à Bruxelles, est sur­
tout d’encourager les investisse­
ments dans l’industrie euro­
péenne de défense. Donc dans des
produits dont la propriété intellec­
tuelle et la capacité d’être réexpor­
tés ne sont pas détenues par une
entité non européenne. L’idée, en
filigrane, est de ne pas subven­
tionner l’achat d’équipements
américains soumis à des normes
dites ITAR (International Traffic in
Arms Regulations), très contrai­
gnantes. « Les pays sont libres
d’acheter aux Etats­Unis sans notre
aide. En revanche, s’ils décident
d’acheter en Europe, on les aidera »,
assure un fonctionnaire euro­
péen. Mais ce sujet ne fait pas con­
sensus entre Européens. Bloquer
les achats d’armements « itarisés »
pourrait freiner fortement les Po­
lonais ou les Scandinaves, tradi­
tionnellement très atlantistes.
Autre sujet de discussion en Eu­
rope : l’organisme qui aura la tu­
telle sur ces achats communs. Les
par la Russie, qui a permis d’en­
traîner 22 000 militaires ukrai­
niens en sept ans.
Sans attendre l’initiative euro­
péenne, d’autres pays ont an­
noncé leur intention de lancer
leur programme d’entraînement.
Le 13 septembre, le Danemark a in­
diqué qu’il comptait former
des Ukrainiens sur son sol, préci­
sant que cette initiative s’inscri­
vait dans le cadre de la politique de
défense commune de l’UE. Jus­
qu’ici, Copenhague s’était con­
tenté de fournir 130 instructeurs à
l’opération britannique Interflex.
Selon la presse espagnole, Madrid
envisagerait également de former
des militaires ukrainiens, dans
une base militaire de Saragosse.
Si elle devait être approuvée par
Bruxelles, la mission tricolore en
Pologne marquerait un engage­
ment fort de Paris. Jusqu’à pré­
sent, la contribution de la France
▶▶▶
Européens peuvent déjà se doter
via l’Organisation conjointe de
coopération en matière d’arme­
ment (Occar) ou l’AED. Mais, jus­
qu’ici, la première, dirigée par un
club de six pays (France, Allema­
gne, Royaume­Uni, Italie, Belgique
la gestion – parfois erratique – de
programmes à très long terme
(comme l’avion­cargo A400M),
tandis que la seconde, gouvernée
par 26 Etats membres (hors Dane­
mark), demeure souvent canton­
née à de l’expertise technique.
Dans ce contexte, le retour en
force de l’Allemagne dans les affai­
res militaires européennes fait re­
surgir, en creux, une autre vieille
rivalité en matière d’industrie de
l’armement : celle entre Français
et Allemands. En annonçant, en
mars, un fonds de 100 milliards
d’euros pour réarmer la Bun­
deswehr, Berlin laisse moins la
main à Paris, l’actuelle première
puissance militaire européenne.
Or, l’Allemagne, pressée et très
pragmatique, ne cache plus son
souhait de se moderniser si néces­
saire avec des technologies améri­
caines ou israéliennes.
La France aurait volontiers mus­
clé l’AED pour gérer les achats
communs européens. Or, fin août,
le chancelier Olaf Scholz a claire­
ment indiqué qu’il souhaitait pri­
vilégier l’Occar, où rien n’interdit
de contractualiser avec des pays
hors UE, dont les Etats­Unis. C’est
un Allemand qui doit en outre
prendre la tête de cet organisme,
début 2023. La Commission euro­
péenne, dirigée par Ursula von der
Leyen, ex­ministre de la défense
allemande, garde pour sa part ja­
lousement la main sur le Fonds
européen de la défense, créé
en 2021 et doté de 8 milliards
d’euros pour des projets de recher­
che innovants.
Un certain nombre d’observa­
teurs considèrent néanmoins que
la guerre en Ukraine contraint l’UE
et l’OTAN, dont les Etats­Unis sont
le principal contributeur, à mieux
coopérer, tout en se respectant.
« Pour qu’un partenariat soit fort, il
faut deux piliers forts, assure­t­on
à la Commission européenne.
En matière de défense, l’UE était
traditionnellement moins investie.
Désormais, elle s’affirme. » p
philippe jacqué
et e. v. (à paris)
en matière de formation se limi­
tait à l’instruction, au camp mili­
taire de Canjuers (Var), d’artilleurs
ukrainiens au maniement des ca­
nons Caesar, dont dix­huit exem­
plaires ont été cédés à Kiev. Selon
l’Elysée, « plus de 150 spécialistes
militaires ukrainiens » ont été for­
més par l’armée française à l’utili­
sation des obusiers tricolores.
Pour « assurer à terme l’autono­
mie des Ukrainiens », un corps de
formateurs a également été cons­
titué au sein de l’armée de Kiev.
« Le soutien militaire apporté par
la France à l’Ukraine se distingue
par les formations réalisées en ac­
compagnement de l’équipement
et de l’armement fournis (…). Cette
singularité des cessions françaises
est particulièrement appréciée du
partenaire ukrainien », assure l’en­
tourage d’Emmanuel Macron. p
jacques follorou, e. v. et
cédric pietralunga

6 | international
GUERRE  EN  UKRAINE
Russie : les Comités
de mères de soldats
reprennent le combat
L’organisation historique de défense des
droits de l’homme tente de venir en aide aux
recrues visées par la mobilisation « partielle »
moscou ­ correspondant
A 76 ans, de son propre aveu,
Valentina Melnikova a
l’oreille un peu dure et la
vue qui baisse. Mais elle conserve,
plus de trente ans après les guerres
de Tchétchénie, une détermina­
tion intacte. La militante des
droits de l’homme n’est peut­être
plus d’attaque pour courir les
montagnes du Caucase à la recher­
che de soldats disparus, comme
dans les années 1990, mais elle
s’est jetée à corps perdu dans le
grand drame du conflit ukrainien.
Son retour est assurément une
mauvaise nouvelle pour la Russie,
synonyme de temps troublés.
Certes, l’organisation qu’elle a
créée en 1989, les Comités de mè­
res de soldats, n’est pas inactive en
temps de paix – les abus liés au
service militaire restent une ques­
tion récurrente en Russie. Mais si
on entend à nouveau parler de Va­
lentina Melnikova aujourd’hui,
c’est parce que l’« opération mili­
taire spéciale » en Ukraine et la
mobilisation décrétée par Vladi­
mir Poutine menacent de broyer
la vie de milliers de Russes.
« L’Ukraine nous occupe depuis
2014 », précise Mme Melnikova,
dans le petit bureau moscovite où
son organisation a atterri après
une énième expulsion. L’organisa­
tion défend, à l’époque, les droits
des soldats russes dont Moscou
nie jusqu’à la présence en Ukraine
et lutte pour protéger les prison­
niers ukrainiens capturés dans le
Donbass. Après le 24 février et l’in­
vasion de l’Ukraine, les Comités de
mères de soldats se sont concen­
trés sur la question du rapatrie­
ment des corps de soldats russes
tués au front et abandonnés par
l’armée – « un phénomène que l’on
observait en Tchétchénie, mais
dans des proportions bien moin­
dres », assure la militante.
Désormais, la mobilisation
« partielle » décrétée par Vladimir
Poutine écrase tout. Depuis son
annonce, le 21 septembre, Valen­
tina Melnikova et les quelques vo­
lontaires qui l’assistent reçoivent
des centaines de requêtes par jour.
Des messages en forme d’appels à
l’aide, écrits par des épouses et des
mères angoissées, parfois directe­
ment par des hommes.
« Il y a ceux qui sont prévoyants
et se préoccupent en amont de
connaître leurs droits, résume
Mme Melnikova. Et puis, il y a ceux
qui se réveillent une fois leur
convocation reçue, ou même une
fois qu’ils ont été amenés sur une
base militaire. » Aux uns comme
aux autres, les volontaires ne peu­
vent que distiller quelques con­
seils : à qui s’adresser, comment.
Au besoin, ils appuient ces requê­
tes par des courriers aux autorités
militaires ou à la justice.
Selon la défenseuse des droits de
l’homme, les violations des obliga­
« NOUS NE SERONS  ciété russe. Dans les manifesta­
JAMAIS CAPABLES  mères sont à nouveau en pre­
D’EXERCER  mière ligne, mais de manière
AUTANT D’INFLUENCE  de toutes jeunes femmes politi­
QU’À L’ÉPOQUE  toujours pas qu’il est possible de
DE LA TCHÉTCHÉNIE »
VALENTINA MELNIKOVA
militante russe des droits
de l’homme
tions légales par les autorités sont
quasi systématiques – des plus
courantes, comme l’absence de
passage devant une commission
médicale, jusqu’à la mobilisation
d’étudiants, de personnes âgées,
de malades ou de recrues sans ex­
périence de combat. Dans quel­
ques cas seulement, des soldats
ont pu être sortis des rangs grâce à
des plaintes et renvoyés chez eux.
Malgré la destruction systémati­
que des institutions garantissant
un Etat de droit en Russie, Valen­
tina Melnikova veut croire à
d’autres succès : « Cela fait seule­
ment cinq jours que la mobilisa­
tion a été lancée, la justice prend
son temps. Et c’est aussi notre vic­
toire si les autorités ont reconnu
des excès et des erreurs. » L’action
des mères de soldats fait figure
d’ultime planche de salut pour de
nombreux citoyens russes dému­
nis face à la machine étatique.
L’option de la fuite devient cha­
que jour plus illusoire, avec des
postes­frontières saturés et qui re­
foulent désormais les hommes
censés avoir reçu une convoca­
tion à l’armée. Un quart seule­
ment des Russes disposent, par
ailleurs, d’un passeport.
Longue expérience
Avec le temps, les mères de soldats
ont fait des émules. Une petite di­
zaine d’organisations de juristes se
sont aussi mises au service des
mobilisés, distillant des conseils
qui restent souvent sans effet. « La
seule consigne valable est de
n’ouvrir sa porte à personne. Après,
une fois sur une base militaire, c’est
souvent trop tard pour espérer quoi
que ce soit », explique un avocat
travaillant bénévolement dans
une ville de province. Lui aussi
note un afflux massif d’hommes
et de femmes à ses consultations :
« C’est comme si les gens compre­
naient seulement maintenant ce
qui s’est produit le 24 février. »
Dimanche, le responsable du
district militaire de la région de
Moscou a menacé ces avocats de
poursuites pénales. Les Comités
de mères de soldats, eux, ont déjà
une longue expérience de persé­
cutions et de tentatives d’entraver
leur action, qui sont allées jusqu’à
la création d’une organisation pa­
rallèle par le pouvoir, destinée à
contrer leur influence.
Le défi qui se présente aujour­
d’hui est de taille pour une organi­
sation en demi­sommeil qui ne
comptait plus qu’une trentaine
de branches régionales actives,
contre 200 lors des périodes les
plus actives. « Nous ne serons ja­
mais capables d’exercer autant
d’influence qu’à l’époque de la
Tchétchénie, estime Mme Mel­
nikova. C’était une guerre sur le sol
russe et nous avions l’oreille des bel­
ligérants. Nous pouvions accom­
pagner les mères à la recherche de
leurs fils. Aujourd’hui, malgré les
drones et les satellites, c’est un con­
flit fermé qui se joue en Ukraine. »
Ce qui a changé, aussi, c’est la so­
tions contre la mobilisation, les
éparse, moins nombreuses que
sées. « Les gens ne comprennent
défendre ses droits, constate Va­
lentina Melnikova. Quand ils
s’adressent à nous, c’est seulement
un miracle qu’ils attendent. » p
benoît vitkine
Italie : la défaite électorale plonge
le Parti démocrate dans la crise
L’organisation de gauche a perdu nombre de ses bastions historiques
L
a défaite était attendue et
ses proportions n’ont sur­
pris personne dans l’état­
major du Parti démocrate
(PD), mais le choc n’en est pas
moins rude. Aussi le secrétaire du
parti, Enrico Letta, a­t­il préféré
laisser passer la nuit plutôt que de
réagir à chaud à la nette victoire
de la coalition des droites lors des
élections législatives italiennes
du dimanche 25 septembre, et
c’est lundi, en fin de matinée, qu’il
a pris la parole devant la presse.
Avec 19 % des suffrages pour le
PD (et 26 % au total pour la coali­
tion qu’il avait réussi à rassem­
bler), la gauche termine 18 points
derrière le rassemblement des
forces de droite, dominé par Fra­
telli d’Italia (postfasciste). Elle
perd même nombre de ses bas­
tions historiques, notamment en
Toscane où d’ordinaire sa domi­
nation est sans partage. « La ten­
dance observée il y a deux semai­
nes en Suède se confirme aussi en
Italie. Aujourd’hui est un jour
triste pour l’Italie, pour l’Europe, et
des jours difficiles nous atten­
dent », commence­t­il avec gra­
vité, avant de poursuivre en dé­
nonçant l’attitude du Mouve­
ment 5 étoiles, responsable de la
crise gouvernementale de juillet,
et des centristes qui ont préféré
faire cavalier seul.
Puis il a promis que son parti
livrerait au futur gouvernement
de droite radicale une « opposi­
tion dure », tout particulièrement
sur les questions européennes
(« l’Italie doit rester dans le cœur
de l’Europe, de ses valeurs »), avant
d’annoncer la convocation pro­
chaine d’un congrès, lors duquel
il ne se représentera pas.
Comme à chaque fois depuis
2008, le résultat des élections lé­
gislatives aura donc été fatal à la
L’extrême droite assoit son influence
au sein du Parlement suédois
Les Démocrates de Suède obtiennent la deuxième vice­présidence et la moitié des commissions
malmö (suède) ­
correspondante régionale
D epuis la victoire du bloc
de droite et d’extrême
droite aux élections lé­
gislatives du 11 septembre, Björn
Söder, député des Démocrates de
Suède (SD), faisait figure de favori
dans la course à la présidence du
Riksdag, le Parlement suédois. Le
député d’extrême droite, qui a
comparé l’homosexualité à la
pédophilie et estime que les juifs
et les Sami « ne sont pas suédois »,
a déjà occupé le poste de vice­pré­
sident entre 2014 et 2018.
Cette fois, l’opposition à sa candi­
dature aura été trop forte. En quel­
ques jours, une pétition intitulée
« Pas mon président » a recueilli
plus de 67 000 signatures. Les
Verts et les sociaux­démocrates,
de leur côté, ont fait savoir qu’ils
étaient prêts à voter pour le prési­
dent sortant, le conservateur An­
dreas Norlen, si cela permettait
d’empêcher Björn Söder de deve­
nir le second personnage de l’Etat,
derrière le roi.
Est­ce le leader des conserva­
teurs, Ulf Kristersson, aspirant
premier ministre, qui a estimé
que l’élection de M. Söder serait
incompatible avec son désir de
« rassembler » le pays ? Ou bien le
chef des files des SD, Jimmie
Akesson, las des débordements
de son ancien lieutenant, avec le­
quel il entretient des rapports
direction du PD. Enrico Letta sera­
t­il la seule victime de ces élec­
tions ? Bien entendu, les regards
sont actuellement braqués sur
la Ligue (extrême droite), qui,
avec moins de 9 % des voix, a
connu une décrue de proportion
historique (le parti avait culminé
à 34 % des suffrages en 2018).
Mais étant donné que la forma­
tion de Matteo Salvini fait partie
de la coalition victorieuse, l’expli­
cation au sommet semble remise
à plus tard.
Mécanique des coalitions
Revenu à la direction du PD en
mars 2021, dans la foulée de la
constitution du gouvernement
Draghi, Enrico Letta avait pour
principale mission de préparer
des élections législatives qui de­
vaient se tenir au printemps 2023.
La crise de juillet, qui a été fatale
au gouvernement Draghi, ne lui
en a pas laissé le temps.
De par l’implacable logique de
l’actuelle loi électorale, qui favo­
rise la mécanique des coalitions
(la Ligue aura ainsi le même nom­
Répartition du nombre de sièges à la Chambre des députés italienne,
après les élections du 25 septembre
Troisième pôle
Mouvement
5 étoiles
21
52
Coalition
de gauche
84 sièges
sièges
Source : ministère de l’intérieur italien
tendus, qui a décidé de le placer
sur la touche ? Toujours est­il que
Björn Söder a finalement été
écarté au profit de M. Norlen, élu
pour un second mandat, lundi
26 septembre.
Restait alors à pourvoir les trois
postes de vice­président. Une for­
malité pour deux d’entre eux,
attribués à un élu social­démo­
crate et à un député centriste.
Pour la deuxième vice­prési­
dence, en revanche, il a fallu s’y
prendre à deux fois. Car la candi­
date des SD n’a pas obtenu la ma­
jorité au premier tour – signifiant
que trois députés de droite n’ont
pas voté pour elle.
Entrée au Parlement en 2010,
Julia Kronlid, 42 ans, avait pour­
tant été nommée la veille par les
quatre partis composant la nou­
velle majorité. Dans un commu­
niqué commun, les conserva­
teurs, les chrétiens­démocrates,
les libéraux et les Démocrates de
Suède la présentaient comme
« une députée respectée, avec une
longue expérience ».
Julia Kronlid
est une députée
antiavortement,
qui met en doute
la théorie
de l’évolution
Le secrétaire
du PD, Enrico
Letta, a annoncé
la convocation
prochaine d’un
congrès, lors
duquel il ne se
représentera pas
bre d’élus ou presque que le PD,
avec moitié moins d’électeurs),
Enrico Letta savait qu’il n’avait
d’autre choix que celui de cher­
cher à nouer des alliances.
D’abord avec le Mouvement 5
étoiles (M5S, antisystème) de l’an­
cien président du conseil, Giu­
seppe Conte, qui, depuis 2019,
s’était progressivement rappro­
ché du PD. « Il y a eu rapproche­
ment mais à un moment, la haine
personnelle de Conte envers Dra­
ghi a été trop forte, et il n’a pas ré­
sisté à la tentation de faire tomber
le gouvernement. Dès lors, il deve­
Coalition de droite
et d’extrême droite
237
sièges
Autres
400 partis
6 de subir le sort peu enviable du
Sauf que Mme Kronlid a aussi
déposé pas moins de 54 motions
au Parlement, ces douze derniè­
res années, visant à restreindre le
droit à l’avortement. Parmi ses
propositions : la baisse du délai lé­
gal de l’interruption volontaire de
grossesse de dix­huit à douze se­
maines, la limitation de la durée
autorisée pour les avortements
tardifs et l’introduction d’une
clause de conscience pour les per­
sonnels de santé ne souhaitant
pas pratiquer d’IVG.
Une levée de boucliers
Très croyante, élevée dans la
« ceinture de la Bible » – cette zone
autour de la ville de Jönköping, au
sud­ouest de Stockholm, où les
églises libres, proches de la mou­
vance pentecôtiste, pullulent –,
Julia Kronlid a également mis en
doute la théorie de l’évolution
dans plusieurs interviews. « Je
crois qu’il y a une puissance supé­
rieure derrière toute création, affir­
mait­elle ainsi, en 2014, au maga­
zine Fri Tanke. Il peut y avoir un
certain développement dans la na­
ture, mais je remets en question
certaines parties de la théorie
de l’évolution. Je n’accepte pas l’af­
firmation (…) selon laquelle les hu­
mains descendent des singes. On
peut s’interroger sur sa nature
scientifique, car elle remonte si loin
dans le temps. »
Son élection a provoqué une le­
vée de boucliers en Suède. Le so­
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
nait impossible de continuer sur la
voie de l’alliance entre nous et les
“5 étoiles” », analysait un respon­
sable national du PD, conscient de
l’imminence de la défaite, à quel­
ques heures du vote.
Un accord est bien trouvé début
août avec Azione, le petit parti
centriste de Carlo Calenda, mais
celui­ci n’a tenu que quelques
jours, avant d’être dénoncé avec
pertes et fracas par l’ancien mi­
nistre. Dès lors, le Parti démo­
crate n’avait plus aucun espoir de
bien figurer et il n’a pas su éviter
de donner l’impression de se li­
vrer à une campagne de témoi­
gnage, énumérant toute une série
de mesures qu’il aurait bien
voulu pouvoir prendre, en ma­
tière d’environnement, de droit
des immigrés et de salaire mini­
mum, tandis que sa dénonciation
du risque que représentait l’arri­
vée au pouvoir d’un parti postfas­
ciste se révélait, au bout du
compte, contre­productive.
Défait dans les urnes et revenu
exactement au niveau qui était le
sien en 2018, le PD conserve un
solide ancrage local, que ce soit au
niveau des régions ou des com­
munes. Il est néanmoins
confronté à un défi considérable
pour l’avenir, celui de devoir si­
multanément répondre à une
contestation « populiste », menée
au nom de l’urgence sociale, par­
ticulièrement forte dans le Sud,
par le M5S, et à l’émergence d’une
proposition centriste et libérale,
qui menace son influence dans
les grands centres urbains et les
zones les plus privilégiées. Si le
Parti démocrate ne parvient pas
à réunir ces deux tendances en
son sein, il risque, à moyen terme,
Parti socialiste français. p
jérôme gautheret
cial­démocrate Morgan Johans­
son, ministre de la justice sortant,
a raillé le choix de la droite et de
l’extrême droite qui, « pour éviter
un Björn Söder colérique et câli­
neur de nazis, ont opté pour une
opposante agressive à l’avorte­
ment et une créationniste ».
L’intéressée affirme qu’elle n’a
fait que défendre la ligne de son
parti, qui avait pour projet
d’abaisser la durée légale de l’IVG
à douze semaines avant de finir
par s’accommoder de la loi ac­
tuelle. Devant les députés, le nu­
méro deux des SD, Henrik Vinge,
a estimé qu’« en combinant plu­
sieurs missions exigeantes au
service de la démocratie avec son
rôle de mère de plusieurs enfants
[Mme Kronlid] était un modèle
pour beaucoup de femmes ».
Particulièrement visé par les cri­
tiques pour son alliance avec l’ex­
trême droite, le parti libéral, dirigé
par Johan Pehrson, avait assuré, le
14 septembre, dans une lettre à ses
partenaires européens du groupe
Renew Europe, que les SD, avec
« leur agenda populiste et nationa­
liste », restaient les « principaux ad­
versaires » de son parti. Or, lundi,
sa formation a voté en faveur de la
candidature de Mme Kronlid. Les
SD ont annoncé, par ailleurs, qu’ils
avaient obtenu de leurs parte­
naires la présidence de la moitié
des commissions parlementaires,
pour la durée de la législature. p
anne­françoise hivert
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
En Arizona, les républicains espèrent effacer 2020
Dans cet Etat gagné de peu par Biden, 60 % des électeurs de Trump pensent que la victoire lui a été « volée »
REPORTAGE
phoenix (arizona) ­
envoyée spéciale
P
as besoin de faire les pré­
sentations. « Combien
parmi vous ont vu Kari à
la télé ? », interroge Mat­
thew Martinez, le directeur de
campagne de la candidate. Les
trois quarts de l’assistance lèvent
la main. Kari Lake est une star en
Arizona. Elle a présenté le journal
sur l’antenne locale de Fox News
pendant deux décennies. Elle a in­
terviewé Barack Obama et Donald
Trump (deux fois). Son goût pour
la controverse l’a précipitée en
politique. Après avoir été suspen­
due de l’antenne pour « désinfor­
mation », sur Twitter, elle a démis­
sionné en mars 2021 : de la chaîne
et du métier. Aujourd’hui, elle est
candidate au poste de gouverneur
de l’Arizona. A gauche, certains
l’ont qualifiée de « Trump en ju­
pon ». Quand la célébrité fait
office d’expérience pour se lancer
à la conquête du pouvoir.
Mardi 20 septembre, à un mois
et demi des élections de mi­man­
dat américaines du 8 novembre,
Kari Lake, 53 ans, répond aux
questions des électeurs au restau­
rant American Way, qui fait aussi
boulangerie et magasin d’artisa­
nat western, à Chandler, près de
Phoenix. La base républicaine
boit du petit­lait. Rien d’aussi ré­
confortant que d’entendre dé­
noncer le manque d’objectivité
des médias par une vedette des
médias. « Les médias endoctrinent
nos jeunes », se plaint une mère de
quatre enfants. « Vous pouvez
compter sur moi pour dénoncer
les “fake news” », promet la candi­
date sous les applaudissements.
Le public ne ressemble pas
tout à fait à l’assistance « MAGA »
(l’acronyme de « Make America
Great Again ») habituelle. Dans
cette banlieue bourgeoise, c’est
plutôt le Grand Old Party version
« country club » qui est repré­
senté. Peu de casquettes rouges
pro­Trump mais des Apple Watch
au poignet. Liz Harris s’excuse
d’être en retard. En 2020, cette
agente immobilière a organisé un
recomptage des résultats de la
présidentielle. Aujourd’hui, elle
compte sur sa notoriété de pour­
fendeuse de fraude électorale
(imaginaire), pour se faire élire
à l’assemblée de l’Arizona.
Kari Lake a du métier. La voix
suave, bien connue des téléspec­
tateurs, même quand elle dé­
roule des hérésies. « Les Pères fon­
dateurs seraient avec nous, assu­
re­t­elle. Du côté de l’“America
first” [“l’Amérique d’abord”]. » Les
accusations du président Joe Bi­
den, qui a dénoncé le 25 août le
courant « semi­fasciste » qui tra­
verse le Parti républicain, la lais­
sent de marbre : « Vous savez qui
s’est fait traiter de tous les noms
pendant des années ? Jésus. »
L’ex­journaliste a grandi dans
l’Iowa rural, neuvième d’une fra­
trie qui comptait huit filles. Elle a
été républicaine, puis démocrate,
sous Barack Obama, par décep­
tion des positions va­t­en­guerre
de George W. Bush, avant de tom­
ber sous le charme de Donald
Trump, dont elle a adopté les thè­
mes : immigration, criminalité,
déclin… Dès sa prise de fonctions,
elle compte déclarer l’existence
d’une « invasion à la frontière » :
Dès sa prise de
fonctions, Kari
Lake, candidate
au poste de
gouverneur,
compte déclarer
l’existence
d’une « invasion
à la frontière »
international | 7
NEVADA
UTAH
ÉTATS-UNIS
CALIFORNIE
ARIZONA
NOUV.
Los Angeles Phoenix MEX.
Chandler
Maricopa
Tucson
Océan MEXIQUE
Pacifique
250 km
une proclamation qui lui permet­
trait, assure­t­elle, de faire appel
à la police de l’Etat pour arrêter et
expulser les migrants. Les consti­
tutionnalistes sont sceptiques.
« C’est une théorie qui n’a pas été
testée sur le plan juridique, nuance
la politologue Gina Woodall, de
l’université d’Etat de l’Arizona.
L’immigration est une prérogative
fédérale. L’Arizona ferait immédia­
tement l’objet de poursuites. »
L’ancienne présentatrice a reçu
le soutien de Trump, quelques
heures après avoir tweeté que
le buste du 45e président des
Etats­Unis mériterait d’être La républicaine Kari Lake, candidate au poste de gouverneur de l’Arizona, en campagne dans le restaurant American Way
sculpté dans la roche du mont de Chandler, en Arizona (Etats­Unis), le 20 septembre. REBECCA NOBLE/AFP
Rushmore, à l’égal des plus
grands de ses prédécesseurs. A ce
stade de la campagne, elle ne
prend même plus la peine de ré­
péter que le vaincu de 2020 a en
fait « gagné » l’élection, son re­
frain des primaires. L’assistance
en est déjà convaincue. Selon une
étude de 2021, 60 % des électeurs
républicains de l’Arizona sont
persuadés que l’élection a été
« volée » à Donald Trump, à la fa­
veur de la généralisation du vote
par correspondance pendant la
pandémie de Covid­19.
Un choc jamais surmonté
L’adversaire de Kari Lake est la dé­
mocrate Katie Hobbs, 52 ans, la se­
crétaire d’Etat sortante. Cette an­
cienne assistance sociale a acquis
une stature nationale après s’être
opposée aux manœuvres républi­
caines visant à empêcher la certi­
fication de la victoire de Biden.
L’affrontement oppose la néga­
tionniste à la légitimiste. Difficile
de voir une élection plus symboli­
que du climat politique de 2022.
L’Arizona est le « Ground Zero »
du déni de la victoire de Joe Biden.
Le score du vice­président
d’Obama, en novembre 2020, a
provoqué chez les trumpistes un Blake Masters, candidat républicain au Sénat, avec des partisans, à Chandler (Arizona), le 2 août. BRANDON BELL/GETTY IMAGES VIA AFP
choc qui n’a jamais été surmonté :
depuis Bill Clinton, l’Etat n’avait
jamais voté pour un démocrate à avait pris position pour Joe Biden Etats­Unis. Un profil à l’opposé la traîne pour ce qui est de son tré­
une présidentielle. Le faible écart en 2020, a été remerciée d’un
Les extrémistes de celui de Mark Finchem : 36 ans, sor de guerre. Le comité national
– 10 457 voix d’avance seulement poste de représentante des Etats­ ont noyauté le diplômé de l’université Stanford, du Parti républicain vient de lui re­
pour Biden – n’a fait que confor­ Unis auprès des Nations unies à ex­directeur administratif de la tirer son soutien. Selon la presse,
ter les conspirationnistes. Rome. L’autre sénateur de l’Etat,
parti. Tous les firme d’investissements de Peter Mitch McConnell, le chef de file du
Les républicains n’ont jamais Jeff Flake, un mormon opposé candidats aux Thiel, le cofondateur de PayPal et Grand Old Party au Sénat, ne ca­
cessé de contester les résultats. la « politique de destruction » de gourou technologique de Trump che pas son agacement : une nou­
En avril 2021, le Sénat local a re­ Donald Trump, a été nommé
fonctions les plus à la Maison Blanche. Mais ses opi­ velle fois, des candidats extrêmes,
cruté Cyber Ninjas, une société ambassadeur en Turquie. importantes nions sont tout aussi extrêmes. dont les positions font plaisir à
qui n’avait aucune expérience Selon lui, les géants des technolo­ la base pendant les primaires, ne
dans les élections, pour procéder Farouchement antifédéraliste
en Arizona sont gies ont modifié leurs algorith­ tiennent pas la route quand il
à un audit des 2,1 millions de Les extrémistes ont noyauté le des trumpistes mes pour assurer la victoire de Joe s’agit de séduire les électeurs indé­
bulletins de vote enregistrés dans parti. Kari Lake n’est que le visage Biden. Ses affiches sont barrées de pendants (un tiers des électeurs en
le comté de Maricopa, autour le plus médiatique des « deniers », la mention « Soutenu par Donald Arizona). Côté argent, le cacique a
de Phoenix. Les « ninjas » n’ont les négationnistes, qui, s’ils sont cain Mark Finchem, 66 ans, mem­ Trump », un « grand homme » renvoyé la balle à Peter Thiel. A lui
pu que confirmer la victoire du élus, auront la main sur le sys­ bre de l’assemblée locale depuis qu’il a qualifié de « visionnaire ». de se débrouiller avec son protégé.
candidat démocrate, qu’ils ont tème électoral, la certification 2015, appartient à la milice des Le mentor a accepté de mettre
même crédité de 99 voix supplé­ des résultats et la légitimité du Oath Keepers. Ancien policier Election cruciale la main au portefeuille. Thiel or­
mentaires (alors que Trump avait scrutin présidentiel de 2024. Tous dans le Michigan, farouchement Samedi 24 septembre, à Oro Valley, ganise une soirée de collecte de
perdu 261 voix). Le contentieux les candidats aux fonctions les antifédéraliste, il a introduit un près de Tucson, Blake Masters réu­ fonds le 30 septembre dans sa ré­
juridique n’est pas encore soldé. plus importantes, le 8 novembre, projet de loi déclarant que l’Etat nit ses partisans dans un parc, sidence de Los Angeles. Dans l’in­
Encore plus qu’ailleurs, l’élec­ sont des trumpistes : sénateur, de l’Arizona n’est pas tenu par pour un après­midi de mobilisa­ tervalle, Blake Masters a essayé de
tion a fait exploser le Parti répu­ gouverneur, attorney général et les décisions de la Cour suprême. tion organisée par Priority USA, modérer ses ardeurs sur l’avorte­
blicain. L’état­major, dirigé par la secrétaire d’Etat. Une « bande des Le 6 janvier 2021, il se trouvait à l’organisation étudiante de la ment – il était favorable à une in­
trumpiste de choc Kelli Ward quatre » qui prétend que la légiti­ Washington pour porter au vice­ mouvance MAGA. Les enfants terdiction fédérale – et sur « l’illé­
– dont la commission d’enquête mité des élections est menacée président, Mike Pence, une lettre grimpent aux arbres. Blake Mas­ gitimité » de Joe Biden. « L’élection
sur l’insurrection du 6 janvier par les démocrates, entend limi­ signée par seize élus de l’Arizona ters pousse les balançoires. Le can­ 2020 a été un désastre. Si nous
2021 réclame les conversations ter le vote par correspondance, lui demandant de retarder de dix didat fait bonne figure, mais il est avions eu des élections libres et jus­
téléphoniques – a pris fait et voire revenir entièrement aux jours la certification des résultats. distancé dans les sondages par tes, le président Trump serait assis
cause pour la théorie du complot bulletins en papier. Il affirme ne pas être entré au Ca­ son adversaire, le sortant Mark dans le bureau Ovale et l’Amérique
et répudié ceux qui avaient certi­ Vendredi 23 septembre, à Phoe­ pitole. L’homme pourrait devenir Kelly, un astronaute pragmatique se porterait beaucoup mieux », dé­
fié les résultats. Début août, les nix, se tient le débat de campagne le responsable de l’organisation qui fait campagne au centre. Pour clarait­il début août. Après les pri­
primaires ont consacré la défaite entre les deux candidats pour le des prochains scrutins. « Il est en les démocrates, l’élection est cru­ maires, Blake Masters a été frappé
des modérés. L’establishment poste de secrétaire d’Etat. Un évé­ tête dans les sondages, lâche Gina ciale. Avec un Sénat parfaitement par la réalité. Désormais, il appelle
n’est plus. Cindy McCain, la veuve nement d’ordinaire sans relief Woodall. C’est ahurissant. » divisé (50­50), ils ne peuvent pas se simplement à « prendre au sérieux
du sénateur John McCain, farou­ pour lequel les médias sont cette Autre membre du groupe, Blake permettre de perdre un siège. l’intégrité des élections ». p
che adversaire de Trump, qui fois aux aguets. Le républi­ Masters, candidat au Sénat des Blake Masters est également à corine lesnes

8 | international
En Guinée, un procès après treize ans d’attente
Onze personnalités de l’ex­junte sont jugées pour un massacre commis dans un stade le 28 septembre 2009
E
n Guinée, l’histoire
s’écrit un peu plus fort
les 28 septembre. En
1958, le « non » fonda­
teur de Sekou Touré à de Gaulle a
été le prélude à l’indépendance
du pays et à un quart de siècle de
régime dictatorial. En 2009, à la
même date, le stade de la capitale,
Conakry, a été transformé en une
immense scène de crime. Plus de
150 morts, plus de 100 femmes
violées, 1 400 blessés par les sou­
dards de la junte alors au pouvoir,
selon une commission d’enquête
des Nations unies. La brutalité de
l’armée guinéenne à son pa­
roxysme.
Treize ans plus tard, jour pour
jour, le procès de cette journée
d’horreur doit enfin s’ouvrir à Co­
nakry. Dire que celui­ci est at­
tendu dans ce pays à l’histoire ja­
lonnée de violences politiques est
un euphémisme. L’instruction
des magistrats guinéens est close
depuis la fin 2017. Faute de vo­
lonté politique sous la présidence
d’Alpha Condé (2010­2021) – l’an­
cien opposant ne voulait pas se
mettre à dos un certain nombre
d’officiers qui se mirent à son ser­
vice après son élection –, le plus
lourd dossier judiciaire du pays
n’avait jamais débouché. Il fallut
un coup d’Etat, le 5 septem­
bre 2021, pour aboutir à l’ouver­
ture du procès.
« Une rupture avec le passé »
« Le gouvernement de transition a
adopté une politique pénale visant
à lutter contre l’impunité des cri­
mes de sang. Il fallait donc poser
des actes judiciaires, assure au
Monde Alphonse Charles Wright,
le ministre de la justice guinéen.
C’est une rupture avec le passé et
une mise en conformité avec les re­
commandations du Conseil des
droits de l’homme de l’ONU. »
Qu’un régime militaire cherche
à se libérer des pressions interna­
tionales en jugeant ses prédéces­
seurs, que le colonel Mamadi
Doumbouya, arrivé par un coup
d’Etat meurtrier à la tête du pays,
cherche à polir son image auprès
de ses concitoyens, tout cela est
insignifiant, pour Saran Cissé.
« Lui au moins a montré de la vo­
lonté. Un procès, c’est déjà une ré­
paration », considère cette femme
de 46 ans. En 2009, elle en avait 33,
et elle n’a rien oublié de ce jour où,
comme des dizaines de milliers
de Guinéens, elle était descendue
dans les rues pour exprimer son
Dans l’est du Canada, des îles s’adaptent aux effets du réchauffement
L’archipel québécois de la Madeleine a plutôt bien résisté aux assauts de la tempête Fiona, qui a fait trois morts dans le pays
montréal ­ correspondante
A près être passée au large
des Bermudes et avoir
semé la destruction dans
les Caraïbes, la tempête tropicale
Fiona a frappé de plein fouet, sa­
medi 24 septembre, la côte atlan­
tique du Canada. S’abattant pen­
dant plus de vingt­quatre heures
sur la Nouvelle­Ecosse, l’Ile­du­
Prince­Edouard, Terre­Neuve­et­
Labrador et l’est du Québec, des
rafales de vent enregistrées à près
de 180 km/h et des précipitations
de 190 mm de pluie ont provoqué
d’importants dégâts : chalets en­
gloutis ou éventrés par des va­
gues de plus de 6 mètres de haut,
fils et poteaux électriques à terre,
privant d’électricité des centaines
de milliers d’habitants au plus
fort de l’ouragan, amarres brisées
et quais déchiquetés dans les
ports… Au Canada, Fiona a causé
la mort de deux personnes, à la
mi­journée lundi, une troisième
était toujours portée disparue.
Le premier ministre canadien,
Justin Trudeau, a annoncé samedi
Les viols
de masse,
sans la moindre
dissimulation,
auront été l’une
des spécificités
de cette journée
refus de voir le chef des putschis­
tes du moment, le capitaine
Moussa Dadis Camara, concourir
à l’élection à venir.
Après avoir échappé aux barra­
ges des gendarmes et des poli­
ciers qui tentaient de bloquer l’ac­
cès au stade du 28­Septembre, le
lieu du rassemblement prévu par
l’opposition, celle qui est alors
l’une des dirigeantes de la jeu­
nesse de l’Union des forces démo­
cratiques de Guinée (UFDG), l’une
des principales formations d’op­
position, pénètre dans l’enceinte
où « il y avait tellement d’am­
biance ». Les anciens premiers
ministres Cellou Dalein Diallo, Si­
dya Touré, François Fall et Jean­
Marie Doré sont à la tribune.
Quelques minutes plus tard, des
coups de feu claquent au niveau
de la pelouse. « Partout où je tour­
nais la tête, il y avait des hommes
cagoulés. Tout le monde était pa­
niqué », se remémore Saran Cissé.
Avant de recevoir un coup de
poignard dans le dos, Abdoul Ra­
him Diallo, un transporteur,
sympathisant de l’opposition, se
souvient « des bérets rouges [de
la garde présidentielle] qui ti­
raient partout ». Les enquêtes
montreront aussi la présence de
gendarmes de la brigade de lutte
contre la drogue et le grand ban­
ditisme et de miliciens en civil,
équipés d’armes blanches.
Pour échapper à la tuerie, Saran
Cissé et Abdoul Rahim fuient
alors vers ce qui semble constituer
la dernière issue pour sortir du
stade, mais « les militaires avaient
fait tomber là des fils électriques.
Beaucoup de manifestants ont été
électrocutés », dit le second.
Saran Cissé tente alors d’escala­
der un mur d’enceinte. « Il y avait
une femme très grosse qui disait
de grimper sur elle pour monter
sur le mur, puis un jeune m’a aidé
à descendre. Ils lui ont tiré une
balle dans le front. Je suis tombée
avec lui de l’autre côté. Puis, deux
militaires sont arrivés. Ils m’ont
le déploiement des forces armées
canadiennes pour « aider aux ef­
forts d’évaluation et d’interven­
tion ». Trois cents premiers soldats
sont arrivés dans les provinces de
l’Atlantique. Avant de se rendre lui­
même sur place « dans les jours à
venir », M. Trudeau a répété, lundi,
que l’Etat fédéral était prêt à ap­
porter un « soutien financier » aux
communautés touchées.
Il n’a cependant pas annoncé de
nouvelles mesures plus ambitieu­
ses pour compléter la stratégie na­
tionale d’adaptation du Canada
aux changements climatiques,
présentée en mai pour protéger
ces territoires de plus en plus fré­
quemment frappés par des événe­
ments climatiques extrêmes. En
septembre 2021, l’ouragan Larry
avait touché Terre­Neuve­et­La­
brador. Deux ans auparavant,
l’ouragan Dorian s’était abattu du­
rement sur le Nouveau­Brunswick
et les îles de la Madeleine.
Dans cet archipel québécois si­
tué dans le golfe du Saint­Laurent,
Fiona aura le mérite de valider les
solutions mises en œuvre pour ré­
Le capitaine Moussa Dadis Camara, alors chef de la junte au pouvoir en Guinée, le 30 septembre 2009, à Conakry. SEYLLOU/AFP
fait subir toutes sortes de violen­
ces. J’ai perdu connaissance et
suis restée là jusqu’à 17 heures,
quand la Croix­Rouge est arri­
vée », dit­elle. Les viols de masse,
sans la moindre dissimulation,
auront été l’une des spécificités
de cette journée, qui se prolon­
gea, pour certaines victimes, les
jours suivants, dans des camps
militaires ou des villas secrètes.
Les chefs de l’opposition, eux
non plus, ne sont pas épargnés.
Molestés, ils sont amenés sur la
pelouse. M. Dalein Diallo a quatre
côtes cassées, mais sans que les
raisons exactes de ce geste soient
expliquées, les deux responsables
des unités les plus impliquées,
Aboubacar « Toumba » Diakité,
l’aide de camp de Dadis Camara et
chef de la garde présidentielle, et
Moussa Tiegboro Camara, à la
tête de l’unité spéciale de la gen­
darmerie, exfiltrent les person­
nalités politiques présentes.
Les simples citoyens ne se ver­
ront, eux, accorder aucune pitié.
Transporté à l’hôpital Donka, Ab­
sister à l’érosion des côtes, l’un des
effets du réchauffement climati­
que. Au fil des ans, les habitants
des îles, les Madelinots, ont vu
leurs paysages se transformer et
devenir plus vulnérables. Les hi­
vers plus cléments ont réduit la
période des glaces, laissant la mer
frapper en continu les plages et
fragiliser les dunes qui consti­
tuent l’essentiel des côtes.
« Aux premières loges »
Sous l’effet du réchauffement de
la surface de l’océan, la hausse du
niveau de la mer, alliée à des épiso­
des de plus en plus fréquents de
gel et de dégel, a grignoté les falai­
ses friables de grès rouge de la côte
est. Sur l’île du Cap­aux­Meules, en
plein centre­ville, une portion du
chemin piétonnier s’est effondrée
en 2018, laissant l’hôpital, la mai­
son de retraite de la commune et
le cimetière en première ligne face
à l’océan. « C’est l’ensemble des îles
qui reculent sous l’effet conjugué de
tous les dérèglements climatiques,
expliquait quelques semaines
avant le passage de Fiona Mayka
doul Rahim raconte : « Le minis­
tre de la santé est venu nous trou­
ver là. Il a crié : “Levez­vous ! Sor­
tez !” Les bérets rouges nous don­
naient des coups de pied. Ils
faisaient tomber les blessés des
lits. Même les médicaments, ils les
ont pris et jetés. »
Des corps ont aussi été récupé­
rés à la morgue, ramassés dans
les rues puis dissimulés dans des
fosses communes. Des person­
nes enlevées, y compris dans les
hôpitaux, ne sont jamais réappa­
rues. Quatre­vingt­neuf cas de
disparitions forcées ont été re­
censés par les Nations unies.
« Donner des gages »
Pour l’ensemble de ces crimes,
onze personnalités de l’ex­junte
sont attendues dans le box des
accusés. Parmi elles, leur ancien
chef, Moussa Dadis Camara, qui
assurait au Monde, de son exil au
Burkina Faso, quelques jours
avant son retour en Guinée, dans
la nuit de samedi à dimanche,
que sa présence à ce procès est
Laboratoire
des effets du
changement
climatique, les
îles se veulent
aussi celui
des solutions
Thibodeau, directrice associée du
Cermim, le Centre de recherches
sur les milieux insulaires et mari­
times établi sur les îles. Les îles de
la Madeleine sont aux premières lo­
ges des changements en cours. »
Laboratoire des effets du chan­
gement climatique, les îles se
veulent aussi celui des solutions
à inventer pour s’y adapter. Dès le
début des années 2000, les auto­
rités municipales ont pris des
mesures pour empêcher toute
nouvelle construction en bord de
mer, avant de lancer de grands
travaux destinés à retarder l’éro­
sion dévastatrice des côtes. Au
gré des expériences et des leçons
« une obligation morale ». Ce­
lui­ci, affirme­t­il, est « nécessaire
pour que la lumière soit faite et
que chacun sache qui a fait quoi.
[Il] dir[a] [s]a part de vérité ».
Après le massacre, puis devant
les enquêteurs, le tempétueux
capitaine avait juré de son inno­
cence et chargé son aide de camp,
« Toumba » Diakité, prétendant
que celui­ci avait agi de sa propre
initiative. S’estimant trahi, ce
dernier lui tira alors une balle
dans la tête, attentat auquel le ca­
pitaine survécut.
La confrontation entre les deux
hommes pourrait être l’un des
temps forts du procès, même si
Amadou Bah, l’un des avocats
des victimes, n’a guère de doutes
sur la stratégie de défense des in­
culpés. « Pour se dédouaner, les
responsables de la junte ont tou­
jours prétendu que l’armée était
incontrôlée, dit­il. Cela ne nous
étonne pas, mais nous avons les
témoignages des victimes et des
enquêtes qui les incriminent clai­
rement. »
tirées des submersions côtières
de plus en plus fréquentes, les
techniques ont évolué. Endigue­
ment, enrochement, ensable­
ment ont été tentés.
En 2021, sur le site historique de
la Grave, sur l’île du Havre­Aubert,
berceau de peuplement de l’archi­
pel au XVIIIe siècle, c’est la techni­
que dite du « tout­venant », mé­
lange de 35 000 m3 de galets ap­
portés de Terre­Neuve, qui a pro­
tégé sur près de 500 mètres de
long la plage de la commune.
Au passage de Fiona, la force des
vagues n’a pas rencontré de mur
de résistance et s’est contentée de
remodeler le talus protecteur.
Sous l’effet de la marée, l’eau s’est
engouffrée par l’arrière de la la­
gune, provoquant une inonda­
tion, mais « notre solution a prouvé
son efficacité », se réjouit Elena Ha­
ratsaris, chargée de la communi­
cation à la mairie. Aucun des com­
merces ou habitations du bord de
mer n’a été emporté, aucune vic­
time n’est à déplorer.
Venue à la rencontre des sinis­
trés, la ministre québécoise de la
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
La défense des accusés ne de­
vrait cependant pas manquer de
soulever des vices de procédure.
Certains inculpés sont en déten­
tion provisoire à la prison cen­
trale de Conakry depuis plus de
dix ans, bien au­delà de la limite
légale.
Les principaux dirigeants de
l’opposition ne devraient, en re­
vanche, pas venir témoigner.
Exilés après avoir été expulsés de
leur domicile par les nouveaux
maîtres en treillis du pays,
MM. Touré et Dalein Diallo crai­
gnent que le procès se résume à
« une ouverture spectaculaire
pour donner des gages à la com­
munauté internationale ». La Gui­
née s’est toujours prévalue de sa
propre compétence pour éviter
que le dossier lui échappe et soit
repris par la Cour pénale interna­
tionale. p
cyril bensimon
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
sécurité publique, Geneviève
Guilbault, s’est dite « très impres­
sionnée par la capacité et le ni­
veau de préparation des îles de la
Madeleine », rappelant que de­
puis quatre ans, le gouvernement
québécois avait investi 16 mil­
lions de dollars canadiens
(12 millions d’euros) en « travaux
d’adaptation climatique » sur les
îles. Le site de La Grave en a en­
glouti plus de 7 millions, quand
les élus locaux estimaient,
en 2020, que Québec devrait dé­
bourser 80 millions dans les dix
prochaines années pour assurer
la protection de leurs berges.
Deux jours après le passage de
la tempête post­tropicale, les Ma­
delinots s’employaient à déblayer
et réparer les dégâts, mais tous
craignent que la scène ne se ré­
pète. Dans quelques jours, il fau­
dra rapporter les galets éparpillés
dans la mer par la tempête, et
continuer d’ériger, sans relâche,
de fragiles barrages contre l’Atlan­
tique, sous peine de voir un jour
les îles disparaître. p
hélène jouan
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 planète | 9

Energie: comment
réduire la consommation
de 10% d’ici à 2024
L’association négaWatt propose cinquante mesures
d’économie à faible coût envisageables à court terme

C
omment réduire la con­ de gaz, d’électricité et de pétrole Des baisses de consommation
sommation énergéti­ avec cette première série de mesu­ « extrêmement importantes » (de
que de la France de 10 % res dans le bâtiment et trois mesu­ l’ordre de 18 TWh) sont aussi pos­
d’ici à 2024 ? Le gouver­ res dans les transports. Mais l’enjeu sibles concernant l’eau chaude,
nement, qui a fixé cet objectif sera celui des conditions permet­ notamment en installant des li­
pour faire face au double défi des tant de les mettre en œuvre. » mitateurs de débit sur les robi­
crises énergétique et climatique, Ces cinquante mesures n’ont pas nets et des housses isolantes sur
devrait présenter le 6 octobre un été retenues au hasard : toutes les ballons d’eau chaude sanitaire.
premier plan d’action. peuvent être quantifiées, mises en « On a su fabriquer des masques
Pour alimenter les réflexions, place à court terme, avec un coût pendant la pandémie, on peut fa­
l’association négaWatt, engagée nul ou faible, et être acceptables briquer des jaquettes isolantes et
sur ce thème depuis vingt ans, a par la population. « Même si nos les mettre en valeur en concerta­
quantifié pour la première fois chiffrages sont basés sur des cal­ tion avec les industriels », estime
l’impact potentiel de cinquante culs et des cas concrets, cela reste Samuel Martin.
mesures, essentiellement dans le des hypothèses avec une marge Pratiques de cuisson « plus so­
bâtiment. Ce secteur est stratégi­ d’incertitude », précise Samuel bres » – éteindre le four avant la
que : le bâtiment résidentiel re­ Martin, membre de l’association fin de la cuisson, moins de surge­
présente 30 % de la consomma­ et d’un bureau d’études spécialisé lés… –, remplacement des derniè­
tion d’énergie (450 térawattheu­ dans la maîtrise de l’énergie. res ampoules halogènes et incan­
res) et le tertiaire 16 % (245 TWh). descentes par des LED, extinction
En première ligne face au risque Cumul de petits gains des appareils en veille… Les
de rupture d’approvisionne­ Parmi les principaux gisements membres de négaWatt disent
ment, il est aussi celui pour le­ d’économies identifiés dans le ré­ avoir été surpris par l’effet poten­
quel négaWatt a le plus d’exper­ sidentiel, figure en premier lieu le tiel d’une utilisation plus raison­
tise et de retours d’expérience. chauffage. Si 80 % des logements née de certains appareils électro­
Selon l’association, qui publie le – négaWatt exclut d’office ceux ménagers. « Eteindre sa box TV, ça
résultat de ses travaux mardi des personnes âgées, malades, représente un tout petit gain uni­
27 septembre, l’objectif de 10 % est etc. – se chauffaient à 19 °C, taire, précise Samuel Martin.
tout à fait atteignable. « Nous pour­ comme le prévoit déjà le code de Mais comme elle est allumée tout
rions même aller plus loin, note l’énergie, ce sont 23,5 TWh qui le temps et qu’il y en a dans près de
Stéphane Chatelin, son directeur. pourraient par exemple être éco­ 30 millions de logements, le gain
Sans regarder le secteur industriel, nomisés. Selon différentes études, cumulé est colossal. »
nous parvenons à une baisse de les ménages règlent leurs radia­ Dans le tertiaire, outre le chauf­ sa chambre, prendre des douches l’Etat recommande fermement ou
13 % de la consommation cumulée teurs à 21 °C en moyenne. fage, l’eau chaude sanitaire et la moins longues, mieux remplir
Des baisses de contraint à l’extinction de l’éclai­
réduction de l’éclairage inutile, la son lave­vaisselle… A quel point consommation rage public la nuit, ce sera beau­
ventilation constitue également les citoyens vont­ils réellement coup plus simple pour de nom­
« extrêmement
L’accélération du solaire et de l’éolien une piste importante : le simple
fait de l’arrêter lorsque les bâti­
modifier leurs habitudes et leurs
usages quotidiens ? Pour que ces importantes »
breux maires d’assumer la mise en
place de la mesure vis­à­vis de leurs
au menu du conseil des ministres ments sont inoccupés, quand mesures aient une chance d’être administrés ou de leur conseil mu­
Lever « tous les verrous » pour diviser par deux les délais de dé- c’est possible, pourrait permettre suivies, négaWatt juge fondamen­
sont possibles nicipal », ajoute Samuel Martin.
ploiement des parcs éoliens ou photovoltaïques : tel est l’objectif d’économiser 18 TWh. A l’image tal que l’ensemble des acteurs concernant Surtout, l’association rappelle
du projet de loi d’accélération des énergies renouvelables qu’a des « référents Covid », négaWatt soient mobilisés, en commençant que la sobriété devra s’inscrire
présenté, lundi 26 septembre, la ministre de la transition énergé- propose également de désigner par l’Etat, tenu à un devoir d’exem­
l’eau chaude dans le long terme : en paral­
tique, Agnès Pannier-Runacher. Le texte vise principalement à des « référents sobriété » dans plarité, et le secteur tertiaire. lèle du plan pour les deux pro­
simplifier les procédures, à « libérer » des terrains déjà artificiali- chaque bâtiment et de mettre en ciation rappelle que certaines me­ chaines années, il est impératif
sés pour installer des panneaux solaires, à mutualiser les débats place des visites consacrées à la Devoir d’exemplarité sures n’ayant qu’un gain énergéti­ d’impulser des changements
publics au niveau des façades maritimes et à mieux partager la maîtrise de l’énergie avec les ex­ « Si vous voyez qu’au bureau un ré­ que limité, telles que l’extinction structurels en matière d’aména­
valeur générée par les installations, en réduisant par exemple ploitants de chaque chaufferie. férent sobriété a été nommé et que des panneaux publicitaires la nuit, gement du territoire ou de réno­
la facture d’électricité des citoyens et des collectivités situés Si le potentiel pour une baisse votre service informatique fait un sont malgré tout essentielles pour vation des bâtiments. D’ici à
à proximité. « Nous ne devons pas mener le combat du nucléaire importante de la consommation effort, vous aurez sans doute plus leur portée symbolique. Des cam­ 2050, si elle veut respecter ses en­
contre les renouvelables, ni le combat de la biodiversité contre d’énergie existe, la grande incon­ envie de regarder ce qui se passe pagnes de communication, péda­ gagements climatiques, la France
le climat, mais celui des énergies décarbonées contre les fossiles », nue concerne l’adhésion des diffé­ chez vous et cela évitera l’effet re­ gogiques et ludiques, pourraient devra diviser par deux sa con­
a assuré la ministre. Le texte sera débattu à partir de fin octobre rents acteurs à ces mesures. Modi­ poussoir », observe ainsi Samuel également sensibiliser les Fran­ sommation d’énergie. p
au Sénat, puis à l’Assemblée nationale. fier le thermostat du radiateur de Martin. Dans cette optique, l’asso­ çais au gaspillage énergétique. « Si perrine mouterde

L’UE appelée à « frapper plus fort » contre la pêche illégale

La Cour des comptes européenne juge que les captures illicites sont l’une des plus graves menaces pesant sur les écosystèmes marins

D ans le monde, la fraude

est massive et se chiffre
en millions de tonnes.
Entre 11 % et 19 % des poissons
sont pêchés sans être déclarés,
sans licence, sans respect de tailles
minimales ou de quotas, hors sai­
son, avec des engins prohibés ou
bien dans des zones interdites,
bref en dehors de toute régulation.
L’Union européenne (UE) s’était
engagée à éliminer ces produits
de la mer illicites de ses marchés à
l’horizon 2020. « Or, elle n’y est pas
parvenue », constate la Cour des
comptes européenne dans un
rapport publié lundi 26 septem­
bre, qui conclut : « Les Etats mem­
bres doivent frapper plus fort. »
La pêche illicite, non déclarée et
non réglementée (pêche INN)
constitue « l’une des plus graves
menaces pesant sur les écosystè­
mes marins », affirme la Cour, ba­
sée au Luxembourg, dans l’audit
qu’elle consacre aux moyens mis
en place par les Vingt­Sept et la
Commission européenne pour
lutter contre ce fléau.
Au niveau mondial, il concerne
de 10 millions à 26 millions de
tonnes de captures par an, pour
une valeur allant de 10,4 milliards
à 23,9 milliards d’euros, selon des
estimations publiées dans Plos
One en 2009 et reprises dans ce
rapport. Or, ce commerce illégal fi­
nit notamment dans les assiettes
des consommateurs européens,
premiers importateurs au monde
des produits de la pêche.
Les pratiques illicites sapent les
efforts déployés pour gérer les
captures de manière durable et
« mènent certains stocks au bord de
l’effondrement », alors que la res­
source halieutique est déjà mise à
mal, avec 94 % des populations
surpêchées ou exploitées au
maximum de leur capacité.
La politique commune de la pê­
che relève de la compétence exclu­
sive de l’UE : c’est aux Etats mem­
bres de se donner les moyens de la
mettre en œuvre. Après s’être
plongée dans les dédales des con­
trôles et des sanctions propres à
chacun d’entre eux, Eva Linds­
tröm, responsable de cet audit réa­
lisé en réponse à une demande du
Parlement de Strasbourg, conclut
à « une efficacité partielle » qui pâ­
tit d’une trop grande disparité et
d’un certain manque de diligence.
Cependant, l’exercice n’est pas
simple. L’UE importe 60 % des
Le zèle avec
lequel les Etats
européens
inspectent
les cargaisons
des navires est
très variable
produits de la pêche qu’elle con­
somme, en provenance de Nor­
vège surtout, puis de la Chine, du
Royaume­Uni, de l’Equateur, du
Maroc, des Etats­Unis et de l’Is­
lande – moyennant 23 milliards
d’euros de dépenses en 2020.
Mais ses contrôles doivent aussi
s’appliquer à l’égard de ses pro­
pres flottes, qu’elles mènent leurs
campagnes dans la Baltique, la
Manche, en Méditerranée ou bien
qu’elles traquent les thons dans
l’océan Indien. Avec leurs 79 000
navires, les flottes européennes
apportent ainsi 6 % de la produc­
tion mondiale et génèrent
6,3 milliards de recettes par an.
Forte de son rôle d’acteur mon­
dial, l’Europe s’est dotée en 2008
d’un système de certification qui
impose à un Etat tiers ayant ac­
cordé son pavillon à un navire de
pêche d’exercer un contrôle sur ce
dernier, quel que soit l’endroit où
il opère. Ce dispositif a « permis
d’améliorer la traçabilité et de ren­
forcer les contrôles à l’importa­
tion », constatent les rapporteurs.
Autre arme non dénuée d’effets :
les cartons jaunes et rouges déli­
vrés à l’encontre des pays qui ne
coopèrent pas à la lutte contre la
pêche INN. A l’issue d’un dialogue
informel infructueux, le premier
sert d’avertissement et le second
de sanction radicale : dans ce der­
nier cas, les Etats membres doi­
vent refuser toute importation en
provenance du pays visé.
« Utile mais pas infaillible »
Depuis 2012, vingt­sept procédu­
res ont été engagées, dont six ont
abouti à un carton rouge. Le Cam­
bodge et les Comores en ont reçu
un. Ce qui fait dire aux rappor­
teurs que le système « s’est avéré
utile mais pas infaillible », puisqu’il
épingle des contrées avec qui le
commerce du poisson est mi­
nime. A l’intérieur de l’UE, les Etats
dont relève le port où un navire
débarque sa cargaison sont tenus
d’inspecter au moins 5 % de ses
captures.
Dans les faits, le zèle des uns et
des autres est très variable. La Po­
logne et le Danemark, par exem­
ple, ne respectent pas cette règle.
Le manque d’homogénéité est évi­
dent dans les amendes infligées
par les administrations à leurs pê­
cheurs pour des infractions admi­
nistratives graves : elle peut attein­
dre 1 624 euros en Roumanie, mais
600 000 euros en Espagne.
Pour des sanctions pénales, ce
montant varie de 10 224 euros en
Bulgarie à 16 millions en Estonie.
Mais le montant moyen tourne
autour de 200 euros à Chypre, et
certains pays comme l’Espagne
– principal pêcheur européen – se
contentent souvent d’un simple
avertissement, surtout vis­à­vis
de leurs grands navires qui pê­
chent loin des eaux communau­
taires. « Ce qui fait douter » de la
proportionnalité de ces amendes
« et de leur effet dissuasif », souli­
gnent les auditeurs.
De 2015 à 2019, 345 510 inspec­
tions ont été effectuées en Europe,
dont 13 % ont permis de détecter
au moins une infraction présu­
mée. Afin d’encourager la coopé­
ration, l’Agence européenne de
contrôle des pêches coordonne
des opérations communes avec
des inspecteurs de différentes na­
tionalités. En 2020, 38 450 opéra­
tions ont ainsi été menées. L’UE a
d’ailleurs prévu de consacrer
797 millions d’euros pour aider les
gouvernements à mener à bien
leurs missions de contrôle, soit
l’équivalent de 15 % du Fonds
européen pour les affaires mariti­
mes, la pêche et l’aquaculture, du­
rant la période 2021­2027.
Néanmoins, la Cour des comp­
tes constate un retard manifeste
dans ce domaine : les données sur
la certification des captures res­
tent largement notifiées sur pa­
pier et ne sont pas mises en com­
mun. La Commission a pourtant
développé un outil informatique
appelé Catch qui permettrait de
faciliter la détection de la fraude et
d’automatiser les contrôles. Elle
l’a mis à la disposition des Etats
en 2019. Faute de volonté mani­
feste de partager leurs chiffres sur
la pêche, toujours extrêmement
protégés, aucun d’eux ne l’utilise.
Bruxelles envisage donc de rendre
son utilisation obligatoire. p
martine valo
 FRANCE
0123
10 | MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

SANTÉ

Médecins spécialistes : trois quarts Gynécologues

7,1 pour 100 000 hab.
des départements au-dessous de la moyenne
Densité de médecins pour 12 spécialités en 2022 65,5 spécialistes 25
Nombre de médecins pour 100 000 habitants,
pour 100 000 habitants
secteur libéral et mixte, au 1er janvier, France entière Guadeloupe
14
Pas-de-Calais
Nord en 2022
(anesthésie, cardiologie, dermatologie,
gynécologie médicale, gynécologie-obstétrique,
contre 68,4 en 2012 7
gastro-entérologie-hépatologie, Somme
ORL, ophtalmologie, 2
pédiatrie, psychiatrie, Seine-
Maritime Aisne Ardennes
radiologie, rhumatologie) 0,7
Oise
Manche Moselle Martinique
Calvados Eure 3 Meurthe-
1 Marne Meuse Bas- Ophtalmologistes
Seine- et-Moselle Rhin
et-Marne 7 pour 100 000 hab.
Côtes- Orne 2
d’Armor Ille-et- Eure-et- Strasbourg
Mayenne Loir Aube
Finistère Vilaine Vosges 21
Haute-
Morbihan Sarthe Marne Guyane 12
Loiret Haut-
Yonne Haute-Saône Rhin
Loire- 7
219 médecins Loir-et- Côte-d’Or
pour 100 000 habitants Atlantique
Maine- Cher Territoire
Nantes Doubs 2
125 et-Loire Indre-et-Loire Nièvre de Belfort
Cher
0,9
100 Vendée Jura
Vienne Indre Saône-et-Loire 0
65 Moyenne Allier La Réunion
Deux-
Sèvres Ain Haute-
40 Pédiatres
Savoie
Charente- Creuse 4,7 pour 100 000 hab.
25 Maritime Loire Lyon
Charente Haute-Vienne Rhône
Puy-de-Dôme
Isère Savoie
2,3 Corrèze Mayotte 14

Haute- 11
Dordogne Cantal
Bordeaux Loire
Département où la situation Hautes- 5
s’est le plus dégradée Gironde Lot Ardèche Drôme Alpes
entre 2012 et 2022 Lot-et- Lozère 2
Garonne Aveyron
Département où la situation Alpes-de-
Tarn-et- Gard Vaucluse Haute- Alpes- 0,3
s’est le plus améliorée Landes Garonne Provence Maritimes 0
entre 2012 et 2022 Tarn
Gers Bouches- Nice
Présence d’un centre hospitalier
universitaire (CHU) Pyrénées- Haute- Hérault du-Rhône Var Haute- Psychiatres
Atlantiques Garonne Corse
9,5 pour 100 000 hab.
Aude Marseille
Hautes- Ariège
Pyrénées 61,7
Pyrénées- Corse-
du-Sud 19
Orientales Seine-Saint-Denis
Paris
10

Les spécialités les plus « courantes », auxquelles la population a le plus recours, 1-Yvelines 5
ont été choisies pour réaliser cet indicateur, en se limitant aux médecins libéraux
Hauts- 2-Essonne
exclusifs ou en exercice mixte. Elles comptent 44 398 médecins en 2022, 2
soit deux tiers des spécialistes dans ces modes d’exercice. de-Seine 3-Val-d’Oise
Val-de-Marne 0,3
Sources : Drees, RPPS. Calculs : Emmanuel Vigneron, professeur émérite des universités, septembre 2022 • Infographie Le Monde

Les médecins spécialistes 
R
établir l’accès aux soins
pour l’ensemble des citoyens
constitue la principale ambi­
tion affichée par le gouverne­

ment dans le cadre de la
concertation consacrée à la
santé qui doit être lancée lundi 3 octobre.
Outre l’hôpital en crise, les déserts médi­
caux vont, à coup sûr, se retrouver au cœur
des discussions. « Trop nombreux sont
aujourd’hui nos compatriotes à ne pas avoir
de médecin traitant et à avoir de plus en plus
de difficultés à avoir accès à des spécialistes »,
a reconnu Emmanuel Macron, lors de son
intervention au congrès de la Mutualité, le
7 septembre. « Cette situation n’est pas accep­
table », a ajouté le président de la République,
sans s’avancer sur la réponse de l’exécutif.
Pas question de se prononcer sur la conflic­
tuelle question de la remise en cause de la
liberté d’installation des libéraux – chiffon
rouge pour la profession – que des élus lo­
caux ou encore des parlementaires posent
toujours plus fortement ces derniers mois.
Le manque de médecins généralistes
concentre bien souvent les alertes, mais la
désertification chez les spécialistes, dont té­
moignent de nombreux Français qui n’arri­
vent plus à trouver de rendez­vous et vont
parfois jusqu’à renoncer à se soigner, paraît
tout aussi préoccupante. Pédiatres, gynéco­
logues, gastro­entérologues… Quelle est la si­
tuation de la médecine spécialisée ?
Selon un indicateur que Le Monde révèle en
exclusivité, réalisé par le géographe de la
santé Emmanuel Vigneron dans le cadre de
travaux pour l’Association des maires ruraux
de France, la chute s’est poursuivie ces dix
dernières années. Et parfois plus fortement
encore qu’en médecine générale. Pour ce qui
est de la densité, le nombre de profession­
nels de ville (libéraux ou en exercice mixte)
est ainsi passé de 68,4 pour 100 000 habi­
tants en 2012 à 65,5 en 2022 dans une dizaine
de moins en moins accessibles
Une quarantaine de départements sont sous le seuil critique de 40 professionnels
pour 100 000 habitants, selon un indicateur révélé par « Le Monde »
de spécialités les plus « courantes » (pédia­
trie, gynécologie médicale, gynécologie­obs­
tétrique, psychiatrie, ophtalmologie,
dermatologie, rhumatologie, cardiologie,
oto­rhino­laryngologie, gastro­entérologie,
radiologie, anesthésie­réanimation). « En sé­
lectionnant douze spécialités auxquelles la
population a le plus fréquemment recours, on
constate que la situation n’a fait qu’empirer
ces dix dernières années, mais aussi que les
fractures se creusent entre les territoires », ob­
serve M. Vigneron. Ces spécialistes représen­
tent 44 398 médecins, soit un chiffre en sta­
gnation depuis 2012, contrairement à la po­
pulation, qui n’a cessé de croître.
« PHÉNOMÈNE DE MÉTROPOLISATION »
Les trois quarts des 101 départements se
trouvent toujours à un taux inférieur à la
densité moyenne. Mais si vingt­deux dépar­
tements se situaient en 2012 sous le seuil
critique, selon le chercheur, de 40 spécialis­
tes pour 100 000 habitants, ils sont désor­
mais près du double. Quelle est la bonne
couverture médicale ? Il n’existe pas de taux
idéal. Les besoins varient selon les spéciali­
tés et les populations, avec une proximité
EN PÉDIATRIE, attendue forcément moindre que celle de la
UNE DIZAINE  médecine générale, premier pilier de l’accès
aux soins. « On ne prétend pas qu’il faut des
DE DÉPARTEMENTS  spécialistes de tout partout, précise le pro­
fesseur Vigneron. Mais la densité moyenne
SE RAPPROCHENT  peut au moins constituer un minimum, un
point de repère, un objectif. On voit bien
DANGEREUSEMENT  alors, au regard du nombre de départements
D’UNE DENSITÉ  qui ne l’atteignent même pas, la nécessité
d’un rééquilibrage. »
PROCHE DE ZÉRO :  Les territoires ruraux, premiers touchés
par la désertification, sont aussi ceux qui
L’INDRE  subissent la plus forte dégradation sur la
S’Y TROUVE DÉJÀ décennie qui vient de s’écouler, de la Creuse,
qui enregistre la baisse la plus extrême de
35 %, aux Vosges en passant par l’Indre, la
Charente ou encore le Tarn. Apparaissent
désormais aussi dans la liste des départe­
ments en grande souffrance des espaces
plus mixtes, semi­urbains, comprenant
parfois une grande ville ou plusieurs villes
moyennes, comme le Pas­de­Calais, avec
l’agglomération de Calais, ou encore la Man­
che avec Cherbourg. Ce sont aussi le Lot­et­
Garonne – avec Agen, Villeneuve­sur­Lot,
Marmande… – et les Côtes­d’Armor – avec
Saint­Brieuc, Lannion, Lamballe, Dinan.
A l’inverse, dans la vingtaine de départe­
ments qui demeurent à un niveau supérieur
à la densité moyenne figurent principale­
ment ceux des métropoles, de Paris à Lyon
en passant par Bordeaux, ainsi que le sud de
la France. « Les territoires qui étaient relative­
ment les mieux lotis renforcent leur position,
reprend Emmanuel Vigneron. Le phéno­
mène de métropolisation est très net, avec des
spécialistes qui continuent de s’y concentrer,
de même que la forte attractivité méridionale
et celle du Sud­Ouest, entre Bayonne, Biarritz,
Anglet. » Certains territoires ultramarins, en
situation difficile, se révèlent eux aussi at­
tractifs ces dernières années, avec de fortes
progressions aux Antilles et à La Réunion.
Les écarts vont néanmoins grandissant,
avec des taux extrêmement faibles, de 20 à
30 spécialistes pour 100 000 habitants dans
l’Eure ou encore en Haute­Loire, contre 100
à 120 médecins comptabilisés dans les bas­
sins les mieux pourvus, en Gironde, dans les
Bouches­du­Rhône ou encore les Alpes­Ma­
ritimes. Sans citer Paris, qui explose tous les
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
scores avec 219 spécialistes pour 100 000 ha­
bitants. On trouve ainsi 1,3 gynécologue
en Mayenne, et 1,4 en Aveyron pour
100 000 habitants, mais huit fois plus dans
les Hauts­de­Seine ou le Bas­Rhin (pour une
moyenne de 7,1 sur l’ensemble du territoire).
Les habitants du Gers ou de la Haute­Saône
ont accès dans leur département à moins de
trois cardiologues pour 100 000 habitants,
quand ceux des Pyrénées­Orientales, de
l’Hérault, du Var ou encore de la Haute­Corse
et des Pyrénées­Atlantiques peuvent espérer
se tourner vers neuf à douze spécialistes de
la discipline pour 100 000 habitants. En pé­
diatrie, une dizaine de départements se rap­
prochent même désormais dangereuse­
ment d’une densité proche de zéro : l’Indre
s’y trouve déjà, quand Mayotte, la Haute­
Marne ou encore la Manche et les Deux­Sè­
vres s’y dirigent.
Outre les écarts entre territoires, certaines
spécialités voient leur densité s’effondrer
plus que d’autres lors de cette dernière dé­
cennie : − 17 % chez les gynécologues, − 18 %
chez les rhumatologues ou encore − 19 %
chez les dermatologues… la dégringolade y
est ainsi plus élevée que chez les généralistes
(− 9 %). Quelques spécialités connaissent
tout de même une progression, comme
l’anesthésie (+ 8 %), la radiologie (+ 8 %) et
la cardiologie (+ 7 %).
Mais à l’accessibilité géographique
s’ajoute la question de l’accessibilité finan­
cière, en particulier chez les spécialistes.
Avec une barrière invisible : l’importance du
« secteur 2 », soit des spécialistes effectuant
des dépassements d’honoraires. « Il faut re­
prendre la question de l’organisation de l’of­
fre de spécialistes, inadaptée aux besoins,
mais aussi limiter le secteur 2, dit Gérard Ray­
mond, à la tête de France Assos Santé, qui
réunit plusieurs associations de patients. Le
médecin spécialiste se fait bien souvent rare
et cher, ce qui engendre de vraies ruptures
dans le parcours de soins. »
CONSULTATIONS « AVANCÉES »
Selon l’Assurance­maladie, si 95 % des méde­
cins généralistes sont en secteur 1 en 2021,
plus de 50 % des spécialistes sont en sec­
teur 2. Un chiffre qui n’a cessé de progresser
depuis vingt ans (ils étaient 37 % en 2000).
« Le sujet va faire partie des discussions de la
nouvelle convention médicale avec les méde­
cins cet automne », assure le directeur général
de l’Assurance­Maladie, Thomas Fatôme, tout
en rappelant que, si cette proportion a crû, le
niveau des dépassements d’honoraires, ré­
gulé par différents dispositifs, a, lui, diminué.
Chez les spécialistes comme chez les géné­
ralistes, le premier facteur d’aggravation des
déserts médicaux est la démographie médi­
cale. « Il y a une conjonction entre une démo­
graphie très atone et des besoins de santé qui
ont augmenté, rappelle Emmanuel Touzé,
président de l’Observatoire national de la dé­
mographie des professions de santé. Nous al­
lons encore en souffrir durant au moins une di­
zaine d’années. » La très forte restriction déci­
dée par les pouvoirs publics à la fin des an­
nées 1990 sur le numerus clausus – soit le
nombre de jeunes autorisés à suivre des étu­
des de médecine – pèse toujours, malgré le
desserrement, continu depuis, de cet étau – et
encore plus lors du dernier quinquennat avec
sa suppression et son remplacement par un
numerus apertus (un seuil minimum d’étu­
diants acceptés, fixé notamment par les uni­
versités). Outre les dix à douze années d’étu­
des nécessaires pour former un médecin, les
départs en retraite en masse, qui intervien­
nent dans le même temps, d’une génération
nombreuse de libéraux viennent enfoncer le
clou. « Il est indiscutable qu’on manque de pro­
fessionnels, mais le nombre ne fait pas tout, es­
time néanmoins le professeur Touzé. On peut
former toujours plus, mais si, à la fin, les méde­
cins rejoignent un autre exercice ou un autre
lieu que celui attendu, les inégalités ne se corri­
geront pas. » Le neurologue ne va pas pour
autant jusqu’à prôner un dispositif contrai­
gnant sur le lieu d’installation, soutenant
plutôt une « responsabilité territoriale » assu­
rée « collectivement » par les médecins.
« Contre­productive », « inefficace », « inu­
tile » en temps de pénurie… l’idée d’une
contrainte reste refusée de toutes parts chez
les spécialistes, qui ne manquent pas de met­
tre en avant leurs particularités. « La culture
de l’exercice en groupe est particulièrement
forte, décrit Franck Devulder, de la Confédé­
ration des syndicats médicaux français. En
particulier dans les spécialités médico­techni­
ques ou chirurgicales, pour lesquelles il y a be­
soin d’investir dans un plateau technique. »
De même, la proximité des équipements
et des blocs opératoires des grands hôpitaux
et des cliniques participe au phénomène de
concentration dans les grandes villes.
Evolution de la densité de médecins
par spécialité entre 2012 et 2022, en %, France entière
– 19
Dermatologues
Rhumatologues
– 18
Gynécologues*
–4%
– 17 Evolution 2012-2022
pour les 12 spécialités
ORL et chirurgiens cervico-faciaux
retenues
– 12
Médecins généralistes
–9
Ophtalmologistes
–8
–6
Psychiatres
Gastro-entérologues-
hépatologues
–4
Pédiatres
+ 0,5
Cardiologues
+7
Radiologues
+8
Anesthésistes
+8
* médicaux et obstétriques
Sources : Drees, RPPS. Calculs : Emmanuel Vigneron, professeur émérite des universités,
septembre 2022 • Infographie Le Monde
psychiatrie ou la gynécologie. « Nous faisons
« INEFFICACE »,  partie des spécialités qui gagnent le moins
« INUTILE »… L’IDÉE  car ce qui est valorisé en France, ce sont les
actes techniques [dans la cotation des actes
D’UNE CONTRAINTE  par l’Assurance­maladie] et non pas “intellec­
tuels”, comme la consultation… c’est déso­
SUR LE LIEU  lant », décrit Isabelle Héron, présidente de
la Fédération nationale des collèges de
D’INSTALLATION  gynécologie médicale.
RESTE REFUSÉE DE  certaines à y renoncer par antici­
« ON EST AU BOUT DU BOUT »
TOUTES PARTS CHEZ  Sa spécialité a aussi la particularité d’avoir
disparu des cursus de médecine pendant
LES SPÉCIALISTES quinze ans – seule demeurait la gynécologie­
obstétrique, davantage tournée vers la chi­
rurgie – pour être rétablie en 2003 seule­
ment, avec un nombre de postes progressi­
C’est une tout autre gamme de mesures vement augmenté mais toujours jugé insuf­
que l’on défend chez les professionnels de fisant. « Il y a des départements qui n’ont plus
santé pour répondre à la détérioration de la de gynécologue, c’est dramatique, surtout
situation. Il s’agit avant tout de dégager du en zone rurale, reprend la médecin, qui
« temps médical » grâce à l’appui d’autres exerce à Rouen. Et partout, quand un gynéco­
professionnels, comme les infirmiers en logue part à la retraite, on n’arrive pas à ab­
pratique avancée ou les assistants médi­ sorber toute sa patientèle… » Le soutien des
caux. Ce sont aussi les consultations « avan­ généralistes, qui peuvent effectuer le suivi
cées », durant lesquelles le spécialiste quitte gynécologique, ou encore des sages­fem­
son cabinet pour exercer sur un site distinct mes, sur le volet dit « physiologique » (pré­
à 50, 60, 70 kilomètres… qui doivent per­ vention, dépistage, contraception) ne suffit
mettre de résoudre les problèmes d’accès pas à combler les besoins. « C’est bien mais
sur des zones désertifiées. « Mieux vaut c’est un cache­misère, dit Mme Héron. On est
qu’un médecin se déplace pour voir quinze au bout du bout, c’est la santé des femmes qui
patients que l’inverse, reprend le gastro­en­ va se dégrader, c’est certain. »
térologue rémois Franck Devulder, qui ef­ Dans un autre secteur sous haute tension
fectue ainsi une ou deux demi­journées par depuis plusieurs années, l’ophtalmologie,
mois de consultations dans une petite ville on veut mettre l’accent sur l’amélioration
de Champagne­Ardenne. Il faut que l’Etat de la situation, malgré la densité en berne.
soutienne mieux ces dispositifs, pour que « Nos délais d’attente continuent de baisser »,
cette coordination puisse s’organiser sur souligne Thierry Bour, président du Syndi­
tous les territoires. » cat national des ophtalmologistes de France,
Si contrainte il doit y avoir, elle doit être dont l’enquête annuelle est parue le 12 sep­
« collective », abonde Patrick Gasser, du syndi­ tembre. S’il fallait 90 jours en moyenne
cat Avenir Spé­Le Bloc, qui met en avant les en 2017 pour obtenir un rendez­vous « sans
« équipes de soins spécialisées », c’est­à­dire notion d’urgence », il en faut 49 en 2021 –
des médecins d’une même spécialité qui se pour un délai « souhaitable » évalué à
structurent, comme cette équipe parisienne 25 jours, selon le syndicat.
de dermatologues sur le mélanome. « C’est Le « travail aidé » – en l’occurrence l’appui
le groupe qui doit rayonner sur un territoire et des orthoptistes –, la poursuite d’activité de
organiser le parcours des patients », dit­il. L’As­ médecins de plus de 65 ans ou encore le ren­
surance­maladie envisage d’ores et déjà, dans fort des médecins étrangers ont permis
ses propositions pour 2023, « en complément d’éviter ce « crash qu’on nous prédisait sur la
des mesures incitatives à l’installation des démographie », avance le responsable.
médecins dans les zones en faible densité », le Même pour ce qui est de la répartition,
soutien à ces équipes de soins spécialisés ou la tendance est encourageante, promet­il :
encore le développement des consultations la nouvelle génération s’installe, certes, très
avancées. « Il faut rendre ces dispositifs plus largement dans les grandes aires urbaines,
systématiques », relève son directeur. mais elle apparaît plus encline que ses aînés
Dans certaines spécialités en grande souf­ (17 %, contre 8 % de ceux qui exercent déjà)
france, on peine néanmoins à voir comment à se diriger vers des zones très peu peuplées
s’en sortir. En premier lieu celles aux densi­ en ophtalmologistes. Une autre manière
tés les plus faibles, qui correspondent bien de défendre encore, s’il le fallait, l’absence
souvent aux « moins rémunérées », observe­ de toute mesure plus coercitive. p
t­on dans les rangs syndicaux. Et de citer la camille stromboni
«Une personne sur
quatre touchée par le
renoncement au soin»
Coût, délai d’attente, pénurie de médecins,
isolement social… les motifs qui conduisent
à ne pas se faire soigner sont divers
ENTRETIEN
H éléna Revil, chercheuse
en science politique à
l’université Grenoble­
Alpes, responsable scientifique
de l’Observatoire des non­recours
aux droits et services du labora­
toire de sciences sociales Pacte,
explique les différents facteurs
du renoncement aux soins.
Alors que la densité de méde­
cins s’est détériorée dans de
nombreuses spécialités, qu’en
est­il du renoncement aux
soins chez les patients ?
Nous avons mené entre 2014 et
2020, avant la crise sanitaire, une
enquête de grande envergure
avec l’Assurance­maladie portant
sur 160 000 personnes, le « baro­
mètre du renoncement aux
soins ». Il a abouti au résultat sui­
vant : une personne sur quatre dé­
clare avoir renoncé à au moins un
soin durant la dernière année.
Lorsqu’on interroge les causes,
on voit bien qu’il s’agit d’un en­
tremêlement d’explications. Une
grande part revient aux raisons
financières. Cela recouvre le fait
de ne pas pouvoir financer le reste
à charge d’une consultation, d’un
traitement, ou d’avancer les frais,
mais aussi l’incertitude et le flou
autour du coût final des soins qui
dominent bien souvent dans la
tête des personnes, conduisant
pation. Vient ensuite la question
du délai d’attente pour obtenir un
rendez­vous. Tout cela peut se cu­
muler : devoir attendre huit mois,
quand on dispose de ressources
limitées et instables, peut faire
hésiter à prendre un rendez­vous.
D’autres explications cohabi­
tent aussi : les difficultés à s’orien­
ter dans le système de santé, à
trouver des professionnels qui
acceptent de nouveaux patients,
les craintes du diagnostic…
Les départements ruraux, plus
fortement touchés par la déser­
tification chez les spécialistes,
sont­ils les plus concernés ?
Le renoncement apparaît plus
fortement dans certains territoi­
res que dans d’autres. A côté de
cette moyenne de 25 % de person­
nes qui disent avoir renoncé à un
soin, les taux s’étalent ainsi de
12 % jusqu’à 35 %. On trouve les
départements avec les niveaux de
renoncement les plus faibles en
Corse ou dans le Nord­Est (Meuse,
Moselle, Haut­Rhin) et, à l’autre
extrémité, les plus élevés dans
plusieurs départements d’Ile­de­
France, mais aussi plus au centre,
avec la Lozère ou l’Allier, ou en­
core au Sud, dans la Drôme, les
Bouches­du­Rhône, l’Aude, l’Hé­
rault, le Tarn… Il est très présent
dans le monde rural, mais aussi
en ville, car l’offre de soins est
souvent mal répartie. Derrière la
question des délais d’accès se
pose celle du manque de profes­
sionnels et de leur répartition. En
parallèle, la problématique des
dépassements d’honoraires est
aussi plus ou moins marquée.
Le renoncement concerne en
particulier les soins dentaires et
les soins visuels, mais également
les consultations spécialisées chez
le gynécologue, le cardiologue, le
dermatologue… La médecine spé­
cialisée est ainsi très touchée, plus
france | 11
▶▶▶
« DEVOIR ATTENDRE HUIT 
MOIS, QUAND ON DISPOSE 
DE RESSOURCES LIMITÉES 
ET INSTABLES, PEUT FAIRE 
HÉSITER À PRENDRE 
UN RENDEZ­VOUS »
HÉLÉNA REVIL
chercheuse en science politique
encore que la médecine générale.
Avec des difficultés de mobilité
qui s’amplifient et sont d’autant
plus fortes que certaines spéciali­
tés se trouvent quasiment absen­
tes de départements entiers.
Quelles sont les conséquences
pour les patients ?
On voit que, pour certains pa­
tients atteints de cancer, la ques­
tion du délai pour accéder à un
rendez­vous a eu un impact sur le
moment du diagnostic, et engen­
dré des retards. Ce sont des fem­
mes qui n’ont pu trouver de gyné­
cologue ou ont eu du mal à voir
leur médecin traitant rapidement
après avoir découvert une gros­
seur au niveau d’un sein ; des pa­
tients qui, malgré la consultation
prescrite par le généraliste après
des analyses de sang et de selles in­
quiétantes, n’ont pu trouver de
rendez­vous chez un gastro­enté­
rologue avant deux, trois mois…
On constate aussi des conséquen­
ces symboliques, avec des citoyens
qui se sentent abandonnés à cause
de besoins qui ne sont pas pris en
charge. Ils développent un fort res­
sentiment face au système de
santé et de protection sociale.
Le renoncement se concentre­
t­il dans les populations
les plus défavorisées ?
Il est certain que la population
la plus précaire financièrement,
sur le fil, est la première concer­
née, mais cela va au­delà. C’est
aussi la « précarité des liens » qui
joue un rôle : on voit renoncer à
des soins des personnes en situa­
tion d’isolement géographique,
social, qui ont peu d’interactions
avec des personnes pouvant les
conseiller. Le renoncement tou­
che également davantage des per­
sonnes sans activité ou encore
avec une activité peu rémunéra­
trice, à temps partiel. La question
de ressources se pose ainsi dans
toutes ses dimensions : que l’on
habite sur un territoire « déserti­
fié » ou à l’inverse mieux doté en
médecins, quand on a ou non du
réseau, des connaissances, selon
sa littératie en santé, c’est­à­dire la
capacité à aller chercher l’informa­
tion et à se l’approprier, on va plus
ou moins bien se dépêtrer d’un
système de soins compliqué, dans
lequel il faut bien souvent frapper
à différentes portes, être aiguillé.
Le niveau de diplôme joue donc
aussi. Sans oublier le rapport au
numérique, avec des difficultés
d’équipement qui perdurent dans
certaines catégories de la popula­
tion, de connexion dans certains
territoires, mais aussi les inégali­
tés d’usage, alors qu’on dématéria­
lise de plus en plus de procédures,
dont la prise de rendez­vous. For­
cément, cela creuse les écarts. p
propos recueillis par c. st.

12 | france
SANTÉ
Les principales mesures
du budget de la Sécurité sociale
Le gouvernement d’Elisabeth Borne entend « répondre à l’urgence »
dans les secteurs du grand âge, de la famille et de la santé
P
riorité au « vieillir à do­
micile », amélioration de
l’« accès aux soins » et
« virage préventif » en
matière de santé, action renforcée
en faveur des familles monopa­
rentales… Pour ce premier budget
de la Sécurité sociale du second
quinquennat Macron, présenté
en conseil des ministres lundi
26 septembre, le nouveau gouver­
nement entend à la fois « répon­
dre à l’urgence » dans les secteurs
du grand âge, de la famille et de la
santé et « investir dans des chan­
tiers plus structurels ». Voici les
principales mesures qui seront
soumises au débat parlementaire
cet automne lors de l’examen
de ce projet de loi de financement
de la Sécurité sociale (PLFSS).
Santé
L’objectif national de dépenses
d’assurance­maladie devrait con­
tinuer de progresser en 2023 : le
PLFSS établit cette hausse à 3,7 %
hors dépenses liées à la crise sani­
taire, ce qui fixe le montant à
243,1 milliards d’euros. Des mesu­
res inscrites dans le projet de loi
ont donc vocation à être préci­
sées lors du Conseil national de
la refondation et des négocia­
tions de la convention médicale
entre l’Assurance­maladie et les
médecins libéraux.
« Pas d’économies sur l’hôpi­
tal » C’est l’engagement martelé
à Bercy, lundi. L’enjeu est de « lais­
ser le temps aux établissements
de santé de se reconstruire » après
la crise sanitaire, défendait­on au
cabinet du ministre de la santé,
François Braun. Le projet de loi
fixe, entre autres objectifs, celui
de « renforcer la régulation de l’in­
térim », en rappelant son impact
financier majeur dans les budgets
des établissements : pour l’hôpi­
tal, son coût annuel est passé
de 500 millions d’euros en 2013 à
1,4 milliard en 2018. Cette régula­
tion doit intervenir notamment
en début de parcours, après l’ob­
tention du diplôme.
« Virage préventif » Au chapitre
de la prévention, on retrouve
– sans surprise – les mesures révé­
lées par voie de presse ces derniers
jours. A commencer par l’instau­
ration de « parcours de préven­
tion » autour de trois rendez­vous
de santé aux âges clés de la vie
(20­25, 40­45 et 60­65 ans), et le dé­
pistage sans ordonnance d’infec­
tions sexuellement transmissi­
bles (avec une prise en charge
à 100 % jusqu’à 26 ans). La gratuité
de la contraception d’urgence
pour les majeures est inscrite.
Lutte contre le tabagisme Après
deux ans de stabilité, le prix du pa­
quet de cigarettes « va augmenter
comme l’inflation », a annoncé,
lundi, la première ministre, Elisa­
beth Borne. Il est prévu que le prix
moyen du paquet, « aujourd’hui
de 10,15 euros », augmente de
« 50 centimes en 2023 et de 35 centi­
mes en 2024 », ce qui le « fera passer
à 11 euros », a précisé Bercy à l’occa­
sion de la présentation du PLFSS.
Accès aux soins A l’heure où
6 millions de Français n’ont pas
de médecin traitant, et où 4 mil­
lions vivent dans un désert médi­
cal, le texte prévoit de « capitali­
ser » sur les mesures d’urgences
prises cet été : celles facilitant le
recrutement des médecins libé­
raux régulateurs au sein des
SAMU et des Services d’accès aux
soins sont pérennisées.
Internat des généralistes La
création d’une quatrième année
de consolidation au diplôme
d’études spécialisées de médecine
générale est présentée comme
une mesure de « reconquête du
temps soignant ». Cet allongement
d’un an doit se faire en « encoura­
geant » l’installation des internes
dans les territoires les « moins
pourvus » en médecins, selon le
communiqué commun adressé,
dimanche 25 septembre, par les
ministres de la santé et de l’ensei­
gnement supérieur, et qui fait
grand bruit parmi les médecins.
Lutte contre la fraude Les arrêts
de travail prescrits à l’occasion
d’une téléconsultation par un
autre médecin que le médecin
traitant ou un médecin vu au
cours des douze derniers mois
ne seront remboursés que dans
« certaines conditions limitati­
ves », sans qu’on sache encore
précisément lesquelles.
Grand âge
Le volet « autonomie » consacre
1,5 milliard d’euros supplémen­
taires aux personnes âgées et
handicapées, dont 850 millions
pour le grand âge. L’enveloppe
pour les personnes âgées aug­
mente de 5,1 % contre plus de 4 %
en 2021. Cette hausse résulte,
en grande partie, de mesures
conjoncturelles : 246 millions
d’euros vont, par exemple, per­
mettre de revaloriser les profes­
sionnels des Ehpad financés par
l’Etat pour tenir compte de la
hausse du point d’indice. En re­
vanche, le PLFSS ne fait qu’amor­
cer les engagements du candidat
Macron à la présidentielle.
Faible hausse des effectifs en
Ehpad 3 000 postes seront créés
pour 7 500 Ehpad, soit seulement
1 000 ouvertures supplémentai­
res par rapport au PLFSS 2022.
Emmanuel Macron avait pourtant
promis, au printemps, de créer
50 000 postes de soignants sur le
prochain quinquennat.
Priorité au « vieillir à domi­
cile » Avec 120 millions d’euros,
les services de soins infirmiers
à domicile bénéficient, comme
en 2021, d’un financement pour
mieux rembourser les interven­
tions des infirmières à domi­
cile qui tient compte du temps né­
cessaire à consacrer à chaque per­
sonne aidée. Et 4 000 places sup­
plémentaires d’accompagnement
sont prévues. Autre promesse du
candidat Macron, deux heures
supplémentaires de présence
d’une auxiliaire de vie au domi­
cile des personnes âgées. Le PLFSS
prévoit que ces heures de « vie
sociale » entreront en vigueur
par étapes entre 2024 et 2028. « Le
coût à terme est de l’ordre de
900 millions d’euros, mais il dé­
pendra du taux de recours des per­
sonnes à ces heures », précise le
ministère. Quelque 780 000 bé­
néficiaires de l’Allocation person­
nalisée d’autonomie sont poten­
tiellement concernés.
Contrôles renforcés des comp­
tes des Ehpad En réaction au
scandale Orpea, le PLFSS édicte de
Solde du régime général de la Sécurité sociale
et du Fonds de solidarité vieillesse,
en milliards d’euros
–X Maladie (CNAM) –X Vieillesse (CNAV)
Caisse nationale Caisse nationale
d’assurance-maladie d’assurance-vieillesse
Accidents du travail,
maladies professionnelles
(AT-MP)
– 1,5
– 1,7
–20,3
–26,1
– 17,8
–30,5
– 24,3
– 39,7
2019 2020 2021 2022
Infographie Le Monde Source : ministère des solidarités et de la santé, PLFSS 2023
LE VOLET « AUTONOMIE »  défavorisés, avec un reste à
CONSACRE  charge supérieur.
1,5 MILLIARD D’EUROS  est réclamée de longue date par
SUPPLÉMENTAIRES
AUX PERSONNES ÂGÉES
ET HANDICAPÉES
nouvelles règles de transparence
financière qui complètent les dé­
crets pris au printemps. Les agen­
ces régionales de santé et les
conseils départementaux auront
accès à la comptabilité des sièges
des groupes privés lucratifs et non
plus seulement aux comptes de
chaque établissement. Cette possi­
bilité est étendue à l’Inspection
générale des affaires sociales et
à celle des finances.
Le PLFSS limite dans le temps la
possibilité pour les Ehpad de con­
server des subventions publiques
non consommées. Il met en place
des sanctions financières pour
non­respect des règles budgétai­
res. Il renforce la capacité de la
Caisse nationale de solidarité pour
l’autonomie (CNSA) de recouvrer
des sommes indûment dépen­
sées par toute entreprise – un dif­
férend oppose la CNSA et Orpea
sur les montants que le groupe
serait tenu de rembourser.
Famille
Un budget total de 1,5 milliard
d’euros est consacré à la politique
familiale, avec des évolutions im­
portantes pour les familles inscri­
tes dans ce PLFSS 2023.
Réforme du complément mode
de garde C’est un chantier d’am­
pleur auquel s’attaque le gouver­
nement en réformant le complé­
ment de libre choix du mode de
garde, une aide dont bénéficient
sous conditions de ressources
761 000 familles avec des enfants
de moins de 6 ans. L’objectif :
introduire davantage d’équité en
agissant pour qu’elles aient un
reste à charge identique quel que
soit le mode de garde (collectif ou
individuel). A l’heure actuelle,
les parents employant une assis­
Famille (CNAF)
Caisse nationale
d’allocations familiales
Fonds de solidarité Autonomie
vieillesse (FSV)
– 2,6
– 4,9 – 4,4
– 6,5
– 3,5
– 6,8 – 9,4
– 8,8 – 13,9 – 15,9
– 12,7 – 11,8
2023 2024 2025 2026
tante maternelle se retrouvent
Cette mesure de simplification
les organisations professionnel­
les d’assistantes maternelles et de
particuliers employeurs. Inscrite
dans le PLFSS, elle n’entrera pas
en vigueur immédiatement en
raison d’un travail préalable
considérable sur les systèmes
d’information de la Caisse natio­
nale des allocations familiales,
qui s’occupe des versements. Elle
sera effective en 2025, avec, à par­
tir de cette date, un coût annuel
de 300 millions d’euros.
Extension du « complément
mode de garde » pour les fa­
milles monoparentales Un
nouvel effort est fait en direction
des familles monoparentales. Le
complément de libre choix du
mode de garde, versé jusqu’aux
6 ans de l’enfant, est étendu pour
ces dernières jusqu’à 12 ans, afin
de permettre une meilleure con­
ciliation entre vies profession­
nelle et privée. En cas de rési­
dence alternée, l’aide pourra dé­
sormais être partagée. La mesure,
de 400 millions d’euros par an,
entrera en vigueur en 2025 et
concernera 910 000 familles.
Revalorisation de 50 % de l’allo­
cation de soutien familial Une
autre disposition est, celle­ci, non
seulement inscrite au PLFSS mais
effective dès novembre, pour un
coût de 850 millions d’euros an­
nuels. Il s’agit de la hausse de 50 %
de l’allocation de soutien familial,
versée au parent qui élève seul
un ou plusieurs enfants – une
femme dans 85 % des cas. Cette
aide, perçue par 810 000 familles,
de 123 euros actuellement par
mois et par enfant, passe à
184 euros. Alors que 30 % des fa­
milles monoparentales sont en
situation de pauvreté, « on estime
que cette mesure permettra de ré­
duire de deux points le taux de
pauvreté des familles monoparen­
tales », a déclaré le cabinet du mi­
nistère des solidarités. p
mattea battaglia,
solène cordier
et béatrice jérôme
Les crédits de la culture
continuent d’augmenter
En hausse de 7 % en 2023, le budget
du ministère atteint 4,2 milliards d’euros
L a culture, fortement érein­
tée par deux années de pan­
démie, reste une préoccupa­
tion importante du gouverne­
ment, puisque, après une aug­
mentation inédite de 7,5 %
en 2022, le budget de son minis­
tère poursuit sa lancée et sera une
nouvelle fois en forte hausse, de
7 % en 2023. Hors audiovisuel pu­
blic, les crédits affectés à ce pre­
mier budget présenté par la minis­
tre Rima Abdul­Malak atteignent
4,22 milliards d’euros. Si bien que
depuis le début du quinquennat,
en 2017, ils ont crû de 22,3 %, ce qui
représente 778 millions d’euros de
mesures nouvelles.
Comme toujours, le principal
poste concerne la protection et la
mise en valeur du patrimoine, qui
représente 31 % des crédits. Parmi
les chantiers prioritaires figurent
la restauration du château de Vil­
lers­Cotterêts (Aisne), qui ac­
cueillera la Cité internationale de
la langue française, celles du châ­
teau de Gaillon (Eure), de l’abbaye
de Clairvaux (Aube), ou encore du
Centre Pompidou, à Paris. S’y
ajoute la poursuite du plan Cathé­
drales, avec notamment la restau­
ration de celle de Nantes.
Une enveloppe de 76 millions
d’euros de crédits supplémen­
taires est prévue dans ce pro­
gramme patrimoine, qui englobe
également le soutien aux grands
musées comme le Louvre et Or­
say. Pour ces grandes institutions
muséales – comme pour l’Opéra
de Paris –, les coups de pouce fi­
nanciers exceptionnels s’arrê­
tent. Elles avaient encore bénéfi­
cié en 2022 de 234 millions
d’euros d’aides grâce au plan de
relance, dont la source s’est tarie,
puisque 99 % des montants pré­
vus ont été distribués. Depuis le
Les maires dénoncent
un budget « calamiteux »
210 millions d’euros sont prévus pour les
collectivités locales. Insuffisant, selon l’AMF
C ette annonce lâchée sur
Twitter lundi 26 septem­
bre en après­midi alors que
le projet de loi de finances (PLF)
pour 2023 avait été présenté à
Bercy le matin même, ne fera sans
doute pas changer d’avis les élus
locaux. « 210 millions d’euros de do­
tation globale de fonctionnement »
seront alloués aux collectivités lo­
cales, s’est félicitée « leur » minis­
tre, Caroline Cayeux. C’est « une
première depuis treize ans, écrit­
elle encore. 70 % des communes
verront leur dotation maintenue
ou augmentée. »
Au même moment, le premier
vice­président délégué de l’Asso­
ciation des maires de France, An­
dré Laignel, jugeait ce PLF « globa­
lement calamiteux », en précisant
que les maires demanderont aux
parlementaires de le réécrire tota­
lement. L’Assemblée des départe­
ments de France (ADF) est, elle,
moins sévère, relevant « quelques
avancées ». Trois « lignes rouges »
ont été franchies, selon M. Laignel.
Et l’une d’elles concerne la DGF
que Mme Cayeux évoque. Tous les
élus exigeaient qu’elle suive l’infla­
tion. C’est non. Les 210 millions an­
noncés sont très loin du compte,
estime M. Laignel, qui anticipe une
baisse de pouvoir d’achat pour les
communes de 1,2 milliard d’euros,
du fait de l’inflation. D’autant que
le « filet de sécurité » ne s’appli­
quera qu’en 2023, et ne concerne­
rait que « 5 000 » communes.
Le deuxième accroc concerne la
suppression de la cotisation sur
la valeur ajoutée des entreprises
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
début de la crise sanitaire, en
mars 2020, le secteur de la culture
a bénéficié de plus de 14 mil­
liards d’euros d’aides exception­
nelles (chômage partiel, prêts ga­
rantis par l’Etat, « années blan­
ches » pour les intermittents du
spectacle…). Un effort financier
qu’aucun autre pays ne peut re­
vendiquer.
Un Pass culture élargi
Autre priorité en 2023, le Pass cul­
ture poursuit sa montée en puis­
sance et la part collective de ce
dispositif – mise en place entre
les collégiens et leurs profes­
seurs – sera élargie à compter de
la prochaine rentrée scolaire aux
classes de 5e et de 6e. Au total,
633 millions d’euros auront été
consacrés au Pass culture depuis
le début du quinquennat.
Par ailleurs, le plan France 2030,
qui dotera le secteur de la culture
de 1 milliard d’euros supplémen­
taire dans les prochaines années,
permettra notamment de finan­
cer des innovations dans le numé­
rique et surtout d’investir là en­
core dans la rénovation et la tran­
sition écologique des bâtiments,
qu’il s’agisse de salles de cinéma,
de concerts ou de théâtres.
Pour la première fois, l’audiovi­
suel public ne sera plus financé
cette année par la redevance, mais
par une fraction de la TVA affectée
à ce secteur, qui bénéficiera, avec
un budget total de 3,8 milliards
d’euros, d’une manne supplémen­
taire de 114 millions d’euros par
rapport à 2022. Une manière de
tenter de calmer les inquiétudes
face à la disparition du finance­
ment des télévisions et des radios
publiques directement sur la
feuille d’impôt. p
nicole vulser
(CVAE). Les élus sont contre car « ça
coupe le lien entre les territoires et le
monde économique et cela va à
l’encontre d’une politique intelli­
gente de réindustrialisation ». Cet
impôt de production, qui bénéfi­
cie aux collectivités locales, rap­
porte 8 milliards d’euros par an.
Il disparaîtra en deux temps,
en 2023 et 2024. Or, le PLF prévoit
bien une « compensation inté­
grale, pérenne et dynamique » : une
part de TVA, qui progresse plus for­
tement que la CVAE, précise le gou­
vernement. Mais, pour M. Laignel,
les modalités envisagées produi­
ront des effets pervers, d’« énor­
mes distorsions » entre les territoi­
res. L’ADF est moins sévère, voyant
« un point de satisfaction relatif »
dans le mode de calcul.
Dernier point d’achoppement :
le gouvernement demande aux
élus de participer au redressement
des finances publiques du pays. Si
l’ADF « s’accorde » sur l’idée de tra­
vailler avec l’Etat, les maires consi­
dèrent qu’il n’y a « aucune raison
objective » à cette exigence. « Nous
ne participons pas au déficit de
la France », rappelle M. Laignel.
Quant à la dette, celle des collecti­
vités, « nous la finançons nous­mê­
mes ». Le « pacte de confiance » pro­
posé par Bercy pour y parvenir ne
convient pas plus aux maires.
L’objectif est d’inciter les collectivi­
tés à dépenser un demi­point de
moins que l’inflation, chaque an­
née. Quitte à tailler dans leurs
capacités d’investissement. « Aber­
rant », tranche André Laignel. p
benoît floc’h
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
2023, année charnière pour Emmanuel Macron
La croissance faible prévue pour l’an prochain pourrait entraver les réformes que défend le chef de l’Etat
L’
exercice oblige à se pro­
jeter dans l’avenir. Une
gageure en cette pé­
riode très trouble. Lundi
26 septembre, Bruno Le Maire a
pris toutes les précautions en ve­
nant dévoiler le projet de loi de fi­
nances (PLF) 2023 devant les jour­
nalistes. « Cette présentation, nous
l’avons faite dans un temps de
grande incertitude économique »,
a expliqué en préambule le minis­
tre de l’économie, avant de lister
les vicissitudes conjoncturelles et
géopolitiques du moment : guerre
en Ukraine, crise énergétique, in­
flation, etc.
Plus tôt dans la matinée, devant
le conseil des ministres, il avait dé­
taillé avec son ministre délégué
chargé des comptes publics, Ga­
briel Attal, et le ministre de la
santé, François Braun, les deux
gros morceaux de l’automne : le
PLF et le projet de loi de finance­
ment de la Sécurité sociale
(PLFSS). Des textes « soumis à des
aléas, mais nous avons une bous­
sole, c’est la protection des Fran­
çais », a abondé M. Attal.
Enième symptôme d’un début
de quinquennat compliqué, les
« aléas » entourant le budget 2023
sont nombreux. D’abord du fait
de la majorité relative. Après les
« rendez­vous de Bercy » organi­
sés au ministère pour entendre les
oppositions, l’exécutif va devoir
continuer à discuter en commis­
sion puis dans l’Hémicycle avant
de devoir sans doute dégainer le
49.3 – un article de la Constitution
permettant de faire passer un pro­
jet de loi sans vote –, aucun terrain
d’entente ne semblant se dessiner.
« Le 49.3 n’est pas un gros mot, a
déclaré la présidente de l’Assem­
blée nationale, Yaël Braun­Pivet,
au Parisien, lundi. Mais il ne faut
pas non plus que le 49.3 conduise
à ne pas enrichir le débat. Le gou­
vernement doit être à l’écoute des
parlementaires pour compléter le
texte, y compris ceux des groupes
d’opposition. » Une façon de ne
pas porter la responsabilité du
blocage.
L’autre aléa est conjoncturel.
Entravé par le contexte politique,
Emmanuel Macron l’est aussi par
les prévisions économiques, tant
les nuages s’accumulent sur l’éco­
nomie mondiale. Lundi, l’Organi­
La gêne du gouvernement après la victoire de Meloni
L’Elysée dit « respecter le choix démocratique » des Italiens, qui ont porté en tête des législatives une leader postfasciste
U n séisme politique en Ita­
lie peut­il donner lieu à
un murmure en France ?
Après la victoire triomphale de
Giorgia Meloni, leader du parti
postfasciste Fratelli d’Italia, aux
élections législatives italiennes, le
pouvoir exécutif manifeste la plus
grande prudence. « Je ne vais pas
commenter le choix démocratique
du peuple italien, a expliqué Elisa­
beth Borne, lundi 26 septembre,
au micro de BFM­TV. Maintenant,
il appartient au président de la Ré­
publique [Sergio Mattarella] de dé­
signer le président ou la présidente
du conseil. » Réinterrogée, la pre­
mière ministre a simplement
défendu le rôle d’Ursula von
der Leyen, la présidente de la
Commission européenne, qui
consiste « à rappeler qu’en Europe
nous portons des valeurs, et que
chaque Etat doit s’inscrire dans le
cadre de ces valeurs – l’Etat de
droit, les droits de l’homme, le res­
pect du droit à l’avortement ».
La réaction de l’exécutif français
se situe un cran en dessous de
celles des voisins européens. Pour
le ministre espagnol des affaires
étrangères, José Manuel Albares,
« les populismes finissent toujours
en catastrophe » ; Berlin attend que
l’Italie reste « un pays très favora­
L’exécutif a prévu
une croissance
de 1 % l’année
prochaine.
L’OCDE table
sur 0,6 %
sation de coopération et de déve­
loppement économiques (OCDE)
a estimé que l’Allemagne pourrait
connaître une récession, avec un
recul de son produit intérieur
brut de 0,7 % en 2023. La zone
euro pourrait voir sa croissance
stagner à 0,25 %. L’exécutif a cons­
truit son budget en prévoyant
une croissance de 1 % en 2023 et a
promis de tenir sa trajectoire de
réduction du déficit (5 % en 2023,
retour aux 3 % en 2027). Une pré­
vision optimiste, selon plusieurs
acteurs. L’OCDE table sur une
croissance de 0,6 % en France.
Dimanche, le Haut Conseil des fi­
nances publiques avait jugé la pré­
vision de croissance « un peu éle­
vée », et tous les scénarios de la
Banque de France sont inférieurs à
ceux de l’exécutif (0,8 % dans le
meilleur des cas et 0,5 % selon son
scénario central). « C’est une prévi­
sion qui est crédible, qui est volon­
tariste. Sur l’année 2022, les mêmes
instruments de prévision nous di­
saient que nous n’atteindrions pas
les 2,3 % [2,7 % finalement prévus à
la fin de l’année] », a balayé
Bruno Le Maire, lundi, tout en s’in­
quiétant de la situation économi­
que aux Etats­Unis et en Chine.
Mais, lors d’une autre conférence
de presse plus tôt, le ministre de
l’économie avait évoqué l’incerti­
tude qui planait et parlé du 1 %
comme d’une « ambition ».
Même si la situation politique a
beaucoup occupé les débats du
début du quinquennat – avec les
oppositions ragaillardies, un pré­
sident de la République moins
suivi par sa majorité, le Conseil
national de la refondation balbu­
tiant… –, M. Macron pourrait éga­
lement se retrouver corseté par le
manque de dynamisme de l’éco­
nomie, à l’instar de certains de ses
prédécesseurs, qui avaient connu
des seconds mandats compliqués
à ce niveau­là.
ble à l’Europe », selon un porte­pa­
role du gouvernement allemand.
En France, seul le ministre chargé
des transports, Clément Beaune,
a appelé franchement, le 24 sep­
tembre sur Twitter, à ne jamais
oublier « d’où vient la flamme re­
prise par le FN : c’est la flamme
qui sort du tombeau de Mussolini,
le symbole choisi après­guerre
par les néofascistes italiens. Elle est
toujours l’emblème du Rassemble­
ment national ». L’ex­secrétaire
d’Etat aux affaires européennes a
souligné, lundi, qu’Emmanuel
Macron fustigeait « ceux qui pro­
mettent la haine, la division ou
le repli national », à la Sorbonne,
lors de son discours sur l’Europe,
il y a cinq ans jour pour jour.
« Voisins et amis »
Pendant ce temps, à l’unisson de
ses alliés populistes et souverai­
nistes en Europe, Marine Le Pen a
chaleureusement félicité Giorgia
Meloni et Matteo Salvini en esti­
mant que « le peuple italien a dé­
cidé de reprendre son destin en
main » face à « une Union euro­
péenne antidémocratique et arro­
gante ». A droite, les dirigeants
du parti Les Républicains (LR) re­
jettent l’exemple italien d’une al­
liance avec l’extrême droite, mais
Emmanuel Macron, à la sous­préfecture de Saint­Nazaire (Loire­Atlantique), le 22 septembre. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
Réélu en 1988, François Mit­
terrand avait vécu un retourne­
ment de conjoncture puis une ré­
cession entre 1990 et 1993. A par­
tir de 2002, Jacques Chirac avait
dû composer pendant deux ans
avec une croissance atone, consé­
quence entre autres de l’explo­
sion de la bulle Internet. Sauf que
certains des grands chantiers pré­
vus par Emmanuel Macron,
comme la transition écologique,
l’école et la santé, vont demander
des lignes de crédit dans les an­
nées à venir. L’année 2023 pour­
rait donc être décisive et décider
de la suite du quinquennat.
Un contexte qui explique en par­
tie les débats autour du calendrier
de la réforme des retraites, princi­
pale source d’économies du se­
cond mandat. La concrétisation de
cette promesse, inscrite au pro­
gramme présidentiel, est un pas­
sage obligé. Le PLF et le PLFSS ont
Plusieurs
ministres
pressentent
un « moment
très difficile »
sur le plan
migratoire
en épousent les préoccupations.
« Le vrai danger pour l’Europe, ce
n’est pas Giorgia Meloni, a déclaré
l’eurodéputé LR François­Xavier
Bellamy, c’est que l’immigration
illégale a explosé en Italie. »
Au sein de l’exécutif, on évite, en
revanche, de s’étendre sur ce qui
constitue une première en Italie
depuis 1945. Lundi, en milieu
d’après­midi, l’Elysée a fait savoir
dans une brève déclaration à
l’Agence France­Presse qu’Emma­
nuel Macron « respecte » un
« choix démocratique et souve­
rain ». « En tant que pays voisins et
amis, nous devons continuer à
œuvrer ensemble », a­t­il ajouté.
Au cabinet de la ministre des affai­
res étrangères, Catherine Co­
lonna, on expliquait cette discré­
tion par la nécessité de « rester
été élaborés en misant sur une ap­
plication à l’été 2023. Dans l’entou­
rage du président, ceux qui défen­
dent son inscription au PLFSS,
quitte à donner l’impression d’un
« passage en force », s’appuient
aussi sur l’incertitude de 2023.
Appel à la cohésion
Selon eux, il vaut mieux faire pas­
ser la réforme dès cet automne, car
la situation économique pourrait
vraiment s’aggraver et la mesure
être encore moins acceptée par les
Français l’année prochaine. Sur­
tout après l’augmentation de 15 %
des factures de gaz et d’électricité à
partir des 1er janvier et 1er février.
« Avec les retraites, il n’y a jamais de
bon moment. Si vous le faites dans
des moments de crise, on vous dit
que vous ajoutez du stress ; si vous
le faites quand tout va à peu près
bien, on vous dit que vous prenez le
risque de réveiller les contesta­
unis » face à la crise énergétique et
la guerre en Ukraine. Des sources
gouvernementales se persuadent
que la coalition formée par la
postfasciste Giorgia Meloni, le lea­
der d’extrême droite Matteo Sal­
vini et la droite de Silvio Berlus­
coni, ne bouleversera pas les ac­
quis européens – l’euro, l’alliance
transatlantique et la fermeté face
à Vladimir Poutine constituant
« l’essentiel » en période de turbu­
lences. « Je veux croire que la ligne
qui a été construite par Mario Dra­
ghi a quelque chose à court terme
d’irréversible dans la coopération
à l’Europe », affirmait Emmanuel
Macron, le 12 septembre.
Plusieurs ministres pressen­
tent, toutefois, un « moment très
difficile » sur le plan migratoire,
et attendent anxieusement les
premiers actes du gouverne­
ment italien, une fois qu’il sera
composé. Alors que Rome doit
encore percevoir 140 milliards
d’euros du plan d’urgence euro­
péen, la secrétaire d’Etat chargée
de l’Europe, Laurence Boone, re­
lève que les partis populistes
peuvent « changer de positions,
singulièrement sur les questions
européennes, car les populations
européennes savent que l’Europe
nous protège ».
Le contexte
explique
en partie le débat
sur le calendrier
de la réforme
des retraites,
principale source
d’économies
tions », résume Eric Woerth, dé­
puté Renaissance de l’Oise et an­
cien ministre du travail.
Lundi, lors du conseil des minis­
tres, Emmanuel Macron a estimé
qu’il ne faudrait pas refaire encore
une fois le débat sur les retraites,
car les Français avaient tranché
lors de la présidentielle et que ce
mandat « clair » engageait tous
ceux autour de la table qui ont été
Reste que le pragmatisme affi­
ché sur la scène européenne pro­
duit une étrange dissonance avec
les discours de politique inté­
rieure tenus jusqu’au sommet de
l’Etat – le 17 septembre, Elisabeth
Borne ciblait le parti de Marine Le
Pen qui, « avec ou sans cravate,
reste l’extrême droite ». Il n’apaise
pas non plus les inquiétudes au
sein de la majorité. « Comment
survivre à vingt­cinq Orban ? Avec
ce qui se passe en Europe, les digues
vont sauter… Et l’eau, on ne l’arrête
pas », craint Laurent Marcangeli,
patron des députés Horizons.
L’incertitude géopolitique sem­
ble avoir lié les mains de l’exécutif,
loin de l’époque où Emmanuel
Macron s’affrontait avec Matteo
Salvini, alors ministre de l’inté­
rieur italien. En juin 2018, le chef
de l’Etat avait dénoncé le « cy­
nisme » et « l’irresponsabilité » de
l’Italie qui refusait d’accueillir les
réfugiés de l’Aquarius, tandis que
le porte­parole du gouvernement,
Gabriel Attal, avait jugé la ligne de
Rome « à vomir ». L’une des trois
figures alliées à Salvini avait ap­
pelé dans une vidéo M. Macron à
« se taire » en l’accusant de manier
une « hypocrisie à vomir ». Il s’agis­
sait de Giorgia Meloni. p
ivanne trippenbach
france | 13
élus aux législatives. Un rappel
doublé d’un appel à la cohésion :
« On trouvera toujours une bonne
raison de ne pas faire cette ré­
forme », a­t­il déclaré, selon des
propos rapportés par des partici­
pants, avant de prévenir : « Si nous
ne respectons pas nos engage­
ments, nous ne serons plus autour
de cette table. »
Plus tôt dans la matinée, Elisa­
beth Borne avait promis sur
BFM­TV et RMC qu’une décision
serait prise avant la fin de la se­
maine après une rencontre im­
portante mercredi soir. « On a
prévu avec le président de la Répu­
blique d’avoir un échange cette se­
maine avec les ministres concer­
nés et les responsables de la majo­
rité », a déclaré la première minis­
tre, qui rencontrera à nouveau les
présidents des groupes parle­
mentaires vendredi. p
matthieu goar
S ANTÉ
Le nombre d’IVG stable
en France, en baisse
pour les plus jeunes
Selon une étude de la Drees,
le nombre d’interruptions
volontaires de grossesse (IVG)
est resté pratiquement stable
en France en 2021 par rapport
à 2020. Les chiffres sont, ce­
pendant, en baisse pour les
femmes de moins de 25 ans,
notamment pour les mineu­
res. En tout, 223 300 IVG ont
été enregistrées en 2021, con­
tre 222 000 en 2020, une an­
née marquée par une baisse
des conceptions pendant le
premier confinement. – (AFP.)
S ÉCU RITÉ
L’ancien préfet de police
Didier Lallement
nommé secrétaire
général de la mer
Didier Lallement, qui a quitté
son poste de préfet de police
de Paris en juillet, a été
nommé, lundi 26 septembre,
à la tête du secrétariat géné­
ral de la mer. Il devrait pren­
dre ses fonctions « à compter
du 3 octobre », selon le
compte rendu du conseil
des ministres. L’ancien préfet
va diriger un organisme
interministériel placé sous
l’autorité de Matignon, dont
la mission est de contrôler,
d’évaluer et de coordonner
la politique maritime du
gouvernement. – (AFP.)

14 | france
Bayou contre­attaque et s’en prend à Rousseau
Accusé de violences psychologiques par son ex­compagne, l’écologiste s’est défendu par la voix de son avocate
L
a crise que vivent les éco­
logistes a pris la forme
d’un déballage public,
lundi 26 septembre. Si­
lencieux jusque­là, Julien Bayou,
dont l’ex­compagne avait effectué
un signalement à la cellule sur
les violences sexuelles et sexistes
d’Europe Ecologie­Les Verts
(EELV), est passé à l’offensive.
Plutôt que d’affronter la presse,
il a choisi de mandater une
pénaliste très appréciée à gauche.
L’avocate Marie Dosé, connue
notamment pour sa défense de
familles de djihadistes français
cherchant à rapatrier les enfants,
a livré lundi après­midi la version
des faits de son client, qui avait
quelques heures plus tôt démis­
sionné de ses fonctions de secré­
taire national et de vice­président
du groupe écologiste à l’Assem­
blée nationale.
A la suite d’une séparation inter­
venue en novembre 2021 et plu­
sieurs « épisodes de tension, de
pression, de chantage, et des mo­
ments plus apaisés », a détaillé
l’avocate, la victime présumée
aurait transmis, le 30 juin 2022,
aux amis de Julien Bayou, à San­
drine Rousseau et à la cellule
d’EELV un « mail qualifiant son
ancien compagnon de manipula­
teur, et évoquant son intention de
“mourir” », avant « d’absorber des
médicaments ». L’ex­compagne
aurait ensuite adressé un mes­
sage menaçant de « revenir, et en
force », laissant entendre qu’elle
cherchait à se venger.
Ses attaques ont ensuite porté
sur Sandrine Rousseau, qui a
« choisi de rendre [l’affaire] publi­
que dans “C à Vous” ». Le 17 sep­
tembre, la députée écoféministe
avait dévoilé, sur France 5, la ten­
tative de suicide commise par
l’ex­compagne de M. Bayou. « Il y
a des comportements de nature
à briser la santé morale des fem­
mes », avait­elle lancé. « De quoi
parle­t­on ? », lui a répondu, lundi,
Marie Dosé, rappelant que
Mme Rousseau avait elle­même re­
connu qu’il n’existait aucun fait
illégal. Pour l’avocate, la députée a
instrumentalisé le « juste combat
contre les violences sexuelles et
sexistes à des fins politiques », à
l’approche du congrès des Verts,
qui doit se tenir en fin d’année.
Le parti entre en zone de turbu­
lences. Il est ainsi prêté à Sandrine
LE MYSTÈRE BOWIE DÉVOILÉ
EN BD ET EN PHOTOS
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
L’avocate Marie Dosé donne une conférence de presse pour défendre Julien Bayou, à Paris, le 26 septembre. THOMAS SAMSON/AFP
Rousseau, principale représen­
tante de l’écologie politique sur les
plateaux de télévision, l’ambition
d’accroître son poids au sein du
mouvement. Dans l’impossibilité
de prétendre au poste de secrétaire
national, en raison de son statut
de députée, elle soutient l’élue de
Lille, Mélissa Camara, qui souhaite
orienter le mouvement vers quel­
que chose de « plus radical, plus in­
tersectionnel », comme elle l’indi­
quait à Libération dans la semaine
du 19 septembre.
Une adversaire politique
Comment la députée écofémi­
niste, qui multiplie les sorties cli­
vantes sur Twitter, est­elle perçue
au sein de son parti ? Confrontés à
la question, de nombreux cadres
d’EELV préfèrent garder le silence.
Les plus courageux se risquent à
émettre des réserves. « La ma­
UN HORS-SÉRIE 0123
116 PAGES - 8,99 €
La cellule interne,
qui a refusé
d’entendre
l’ex-secrétaire
national
du parti, est aussi
au cœur des
interrogations
nière dont se comporte Sandrine
en pointant un certain nombre de
sujets où elle a acquis une noto­
riété telle que la presse attend sa
parole pour faire le buzz est inté­
ressante, mais pour le rassemble­
ment, ce n’est pas ce qu’il y a de
mieux », estime Hélène Hardy,
membre du bureau exécutif.
Les Verts doivent se réorganiser à l’Assemblée
Les députés EELV veulent rester hors de l’affaire Bayou et cherchent leur place dans la Nupes
P our les écologistes, la dé­
mission de Julien Bayou,
lundi 26 septembre, de
son poste de secrétaire national
d’Europe Ecologie­Les Verts (EELV)
aura des répercussions jusqu’à
l’Assemblée nationale. Après son
communiqué envoyé par e­mail
aux adhérents du parti, le député
de Paris, accusé de violences psy­
chologiques sur une ex­compa­
gne, a confirmé à ses collègues
écologistes de l’Hémicycle, réunis
lundi, qu’il se retirait également
de la coprésidence du groupe, qu’il
partageait avec l’élue de l’Isère
Cyrielle Chatelain. Pour les vingt­
trois députés, il s’agit dès lors de
repenser leur organisation après
un début de législature mitigé et
à une semaine du démarrage de la
nouvelle session parlementaire.
Après la démission de Julien
Bayou, Cyrielle Chatelain devrait
prendre seule la tête du groupe
écologiste avant une nouvelle
élection interne prévue à la fin de
l’année voire au début de l’année
2023. La nouvelle, qui devait être
officialisée mardi matin en réu­
nion de groupe, « nous permet
d’aborder la rentrée plus sereine­
ment », estime la députée écolo­
giste du Rhône Marie­Charlotte
Dans l’entourage de Julien
Bayou, Mme Rousseau est décrite
comme une adversaire politique
qui, depuis les journées d’été 2021
des écologistes et l’affaire de la
« bousculade » avec Eric Piolle
– Mme Rousseau avait estimé avoir
été victime d’une violence sym­
bolique quand le cortège de ba­
dauds et journalistes entourant le
maire de Grenoble s’était avancé
vers elle –, s’est trouvé un mode
opératoire pour évacuer les hom­
mes en concurrence avec elle. Ses
soutiens, au contraire, voient
dans les attaques du camp de l’ex­
secrétaire national des Verts un
exemple du « backlash » qui tou­
che les militantes féministes lors­
qu’elles s’en prennent aux hom­
mes de pouvoir.
Pour le moment, c’est Marine
Tondelier qui fait figure de favo­
rite au remplacement de Julien
Garin. « Il n’y a pas de vide, abonde
le député des Yvelines Benjamin
Lucas. Julien a été un excellent co­
président du groupe, mais il y a
une présidente qui est là et qui jus­
que­là a bien animé le groupe poli­
tiquement et humainement. »
Cet été, les premiers pas des éco­
logistes se sont toutefois inscrits
dans le sillage bruyant de la Nou­
velle Union populaire écologique
et sociale (Nupes), au risque de
l’effacement. A côté de La France
insoumise et de ses 75 députés, ou
du Parti socialiste et de son expé­
rience au Palais­Bourbon, les dé­
putés écologistes ont eu jusqu’ici
du mal à trouver leur place. La
culture horizontale et participa­
tive, parfois jusqu’à l’extrême, des
mouvements écologistes dont
sont issus les élus, l’absence de se­
crétaire général pour le groupe ou
le recrutement chaotique, et tou­
jours en cours, des collaborateurs
parlementaires n’ont pas permis
aux élus Verts d’exister dans l’Hé­
micycle. Un paradoxe alors que
ces derniers disposent d’une
culture parlementaire dévelop­
pée par les groupes écologistes au
Sénat et au Parlement européen.
Parfois leur vote a même pu
désorienter leur propre camp,
Bayou. Dans cette crise, la
conseillère d’opposition d’Hénin­
Beaumont (Pas­de­Calais) déplore
« le spectacle que donne la gauche
depuis la rentrée, entre l’assista­
nat, le barbecue, l’affaire Quaten­
nens et les accusations contre
Bayou, alors qu’en Italie, l’extrême
droite arrive au pouvoir. Les
militants en ont ras­le­bol ». La
direction sortante a essuyé un
échec, dimanche, perdant son ré­
férendum pour réformer les sta­
tuts et fluidifier le parti. Signe des
tensions internes, Hélène Hardy,
porteuse d’une motion concur­
rente, va d’ailleurs soumettre
avec d’autres un second référen­
dum, qui aurait pour effet de re­
porter le congrès en mars 2023, le
temps de mettre une réforme au
débat. « Je ne vois pas en quoi il y
aurait instrumentalisation politi­
que alors que Julien Bayou ne pou­
comme lorsque quatre députés
écologistes ont voté, en juillet,
dans le cadre du projet de loi de
finances rectificative, en faveur
d’un amendement porté par Les
Républicains pour soutenir à
hauteur de 230 millions d’euros
les foyers se chauffant au fioul,
une énergie considérée pourtant
comme très polluante. La dépu­
tée écologiste Sophie Taillé­Po­
lian résume ainsi l’enjeu : « La
question qui s’ouvre devant nous,
c’est comment à la fois imprimer
notre identité politique avec toute
sa singularité mais en étant dans
la cohérence de la Nupes. »
« On doit faire mieux et plus »
Peu importe le retentissement de
l’affaire Bayou, les parlementaires
écologistes espèrent ainsi rapide­
ment replacer les débats sur leurs
propositions avec la présentation
mercredi d’un « plan de rupture »
pour la bifurcation écologique,
prévu bien avant la tourmente
dans laquelle est plongée EELV de­
puis une dizaine de jours.
Mais dans l’Hémicycle, le
groupe dispose encore de peu de
porte­voix identifiés. La figure de
Sandrine Rousseau, qui a relancé
l’affaire Bayou au détour d’une in­
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
Au sein
des réseaux
féministes,
la défense en
forme de contre-
attaque du
député hérisse
vait pas se représenter », critique
Alain Coulombel, porte­parole
d’EELV et soutien de ce second
texte.
Le fonctionnement de la cellule
interne, qui a refusé d’entendre à
« quatre reprises » Julien Bayou,
est également au cœur des inter­
rogations. Faute d’avoir été con­
vié, l’intéressé demande mainte­
nant au parti de lui offrir une
procédure « contradictoire ». Une
réaction condamnée par M. Cou­
lombel : « La procédure aura bien
lieu mais c’est à la cellule de fixer
son calendrier. » Hélène Hardy re­
grette, elle, la lenteur de l’enquête
interne : « On doit améliorer la ra­
pidité de cette cellule. Par ailleurs,
ses dix militants sont­ils en capa­
cité d’apprécier la gravité d’un har­
cèlement moral ? Il aurait peut­
être fallu l’externaliser. » Elle af­
firme aussi qu’elle aurait préféré
que « Sandrine nous alerte nous,
le bureau exécutif ou la cellule ».
Au sein des réseaux féministes,
la défense en forme de contre­at­
taque de Julien Bayou hérisse.
« Que ce soit Adrien Quatennens
ou Julien Bayou, il y a un point de
commun : ces hommes ont dit
d’abord que c’était leur vie privée
puis, après, ils font un deuxième
communiqué avec leur avocate où
ils préemptent la parole et impo­
sent leur récit », relève l’élue écolo­
giste parisienne Raphaëlle Rémy­
Leleu. Lundi, la militante fémi­
niste Caroline De Haas a formulé
un texte à l’adresse de Jean­Luc
Mélenchon, intitulé « Cher Jean­
Luc ». « Lorsque tu dis que nous ne
voulons pas graduer, que tu nous
qualifies de “tribunal populaire”,
c’est toute la parole du mouve­
ment féministe que tu discrédites »,
écrit­elle, à l’heure où ce dernier
assume qu’il puisse y avoir des dé­
saccords entre féministes. p
julie carriat
et sandrine cassini
terview sur France 5 le 19 septem­
bre, s’est ainsi démarquée durant
l’été pour ses sorties très médiati­
ques et pas toujours au goût
de certains de ses collègues, qui
aimeraient davantage que la col­
légialité prime sur les coups
d’éclat. En séminaire de rentrée,
les députés écologistes ont été
unanimes à reconnaître qu’ils de­
vaient évoluer. « On doit être luci­
des sur le fait qu’on doit faire
mieux et plus », admet M. Lucas.
Après un été marqué par les con­
séquences du réchauffement cli­
matique, les premiers textes exa­
minés par le Parlement (accéléra­
tion des énergies renouvelables,
budget, assurance­chômage), leur
permettront, selon eux, d’impo­
ser dans le paysage leur projet sur
l’ISF climatique, la taxation des
superprofits ou encore la rénova­
tion thermique des logements.
« Quand on voit le budget et les tex­
tes qui arrivent, malgré la catastro­
phe climatique et l’urgence sociale,
on a toujours un gouvernement
qui est dans le déni », déplore le dé­
puté du Val­d’Oise Aurélien Taché.
Reste à savoir si le message sera
bien entendu. p
mariama darame
et jérémie lamothe
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
Sur le collège, Pap Ndiaye
rouvre un débat
vieux de cinquante ans
Le ministre de l’éducation nationale a qualifié ce
niveau de la scolarité d’« homme malade du système ».
Sur le terrain, on se méfie d’une énième réforme
E clipsé des débats pendant
cinq ans, le collège revient
au cœur des discours poli­
tiques. Dans un entretien ac­
cordé à Midi libre, mi­septembre,
le ministre de l’éducation natio­
nale, Pap Ndiaye, a affiché sa vo­
lonté de « s’attaquer » au collège,
qu’il qualifie d’« homme malade
du système ». Depuis sa nomina­
tion, fin mai, le locataire de la
Rue de Grenelle multiplie les pri­
ses de parole sur cette étape de la
scolarité. Il a plusieurs fois évo­
qué l’« attention particulière »
qu’il tenait à accorder au collège,
« pris en sandwich » entre l’école
primaire, érigée en « priorité »
sous son prédécesseur Jean­Mi­
chel Blanquer, et le lycée, objet de
la plus vaste réforme éducative
du premier quinquennat d’Em­
manuel Macron.
Pourquoi se focaliser sur le col­
lège ? Pap Ndiaye insiste sur le
« faible » niveau des élèves à la fin
de la 3e, surtout en mathémati­
ques et en anglais, et sur les inéga­
lités qui se « creusent » en 6e pour
justifier la nécessité d’une trans­
formation. Les tests passés en
début de 2de montrent, en effet,
qu’une partie des élèves n’a pas
une maîtrise suffisante des com­
pétences et des connaissances
A Saint­Etienne, le maire s’accroche à son fauteuil malgré le scandale
L’opposition a réclamé la démission de Gaël Perdriau, impliqué dans une affaire de chantage à la « sextape » contre un de ses adjoints
saint­étienne ­ envoyé spécial
F
aute éthique », « honneur
perdu », « confiance rom­
pue »… L’opposition a ré­
clamé la démission du
maire de Saint­Etienne sur tous
les tons, lors du conseil muni­
cipal, lundi 26 septembre.
« Si vous aimez Saint­Etienne,
vous devez renoncer de vous­
même à l’ensemble de vos res­
ponsabilités exécutives munici­
pales et métropolitaines, puisque
vous avez perdu l’autorité morale
pour présider à nos débats. Toute
autre attitude serait un affront »,
déclare Pierrick Courbon (Parti
socialiste, PS), dès l’ouverture de
la séance surchauffée.
Pour les trois groupes d’oppo­
sition, socialiste, communiste et
écologiste, Gaël Perdriau (Les Ré­
publicains, LR) n’est plus légitime
à exercer ses fonctions, après les
révélations successives de Media­
part sur le chantage exercé depuis
de nombreuses années sur Gilles
Artigues, son troisième adjoint
(Union des démocrates et indé­
pendants, UDI). Une instruction
judiciaire est en cours pour déter­
miner les conditions d’enregistre­
ment et d’utilisation d’une vidéo
intime, tournée à l’insu de l’élu,
en compagnie d’un escort boy re­
cruté pour l’occasion. L’enquête
porte aussi sur des subventions
qui auraient pu être détournées
pour rémunérer l’opération.
Pour l’opposition, le scandale ré­
vèle « une gestion par la peur » et
interroge sur le rôle de Pierre
Gauttieri, suspecté d’une part ac­
tive dans le chantage. Le directeur
de cabinet du maire a été aperçu
dans les couloirs, le jour du conseil
municipal, alors qu’il est officielle­
ment démis de ses fonctions. Sa
présence persistante à l’intérieur
de l’hôtel de ville ajoute à la confu­
évaluées en maths et en français,
et que les importants écarts de
niveaux sont fortement corrélés à
l’origine sociale des élèves.
Pour l’heure, le ministre de
l’éducation nationale ne se risque
à aucune annonce d’ampleur et
renvoie à la concertation qui va
se mettre en place dans le cadre
du Conseil national de la refonda­
tion, cette instance de dialogue
lancée par Emmanuel Macron
début septembre. Seuls des dis­
positifs spécifiques ont été pro­
posés pour la rentrée, comme la
poursuite du « plan mathémati­
ques » ou le déploiement d’un
« plan d’urgence » pour améliorer
le niveau d’anglais des collégiens.
La Rue de Grenelle met égale­
ment l’accent sur les expérimen­
tations prévues pour « mieux ac­
compagner la transition » entre le
CM2 et la 6e ou pour encourager
la « découverte des métiers » pour
les élèves dès la 5e.
« Concentration des difficultés »
Le collège est­il vraiment
l’« homme malade du système » ?
« On parle de “maillon faible” du
système depuis l’instauration du
collège unique », rappelle le socio­
logue François Dubet. Une image
éculée que les réformes successi­
Gaël Perdriau (debout), le maire de Saint­Etienne, lors du conseil municipal de la ville, lundi 26 septembre. OLIVIER CHASSIGNOLE/AFP
sion. Debout, figé devant son mi­
cro, le maire de Saint­Etienne
donne l’impression d’un capitaine
essuyant les déferlantes, tanguant
dangereusement, sans vouloir
lâcher la barre.
S’il a acté son retrait temporaire
de la présidence de la métropole,
sous la pression de plusieurs mai­
res de la région, et s’il a annoncé
l’arrêt de ses représentations pro­
tocolaires au niveau municipal,
Gaël Perdriau s’accroche à son
fauteuil de maire. « L’équipe muni­
cipale est au travail. Les cent déli­
ves, depuis 1977, n’ont pas corri­
gée et qui se heurte à la difficulté
d’établir un diagnostic précis sur
les « performances » du collège et
leur évolution.
Si des évaluations existent dé­
sormais à l’entrée de la 2de, elles ne
permettent pas de juger de l’effet
du seul collège sur les résultats
des élèves. En mathématiques,
par exemple, la forte baisse du
niveau est déjà observée à la fin de
l’école primaire. Le constat est le
même concernant les inégalités,
déjà très prononcées à l’arrivée en
6e. La Cour des comptes notait
ainsi, en 2018, dans un rapport
sur l’éducation prioritaire, des dif­
férences de niveaux contenues
au collège, « alors même que la
concentration des difficultés plus
grande qu’en primaire pourrait les
dégrader encore ».
Le ministre
souligne le
« faible » niveau
des élèves à la fin
de la 3e et les
inégalités qui se
« creusent » en 6e
bérations à l’ordre du jour en sont
la preuve, si certains en dou­
taient », pose­t­il en ouvrant le
conseil, tout en se sentant obligé
de répondre aux suspicions.
« Mots glaçants »
« Je ne suis pas à l’initiative d’une
telle entreprise. Je n’ai jamais eu ni
vu cette vidéo. Je ne l’ai jamais utili­
sée contre les intérêts de Gilles Arti­
gues, que j’ai toujours défendu et
soutenu depuis 2012. Je n’ai jamais
détourné le moindre euro d’une
collectivité. Cette histoire savam­
Observateurs et acteurs de ter­
rain le reconnaissent cependant :
il y a bien un « sujet collège », ni­
veau de la scolarité où « se concen­
trent beaucoup de difficultés liées
aux apprentissages », selon les
mots de Sophie Vénétitay, res­
ponsable du SNES­FSU. « Au col­
lège comme à l’école, des élèves de
tous les horizons sont ensemble,
sauf qu’au collège les problémati­
ques liées à l’adolescence s’ajou­
tent au cumul des lacunes qui de­
vient psychologiquement difficile
à supporter pour des élèves qui vi­
vent toute leur scolarité obliga­
toire en échec », abonde Jérôme
Fournier, du SE­UNSA.
Manque de mixité
Sur le terrain, les enseignants té­
moignent, en outre, de tensions
croissantes dans la gestion de
l’hétérogénéité des classes. « Dans
une même classe, j’ai un élève non
francophone, des élèves qui doi­
vent être accompagnés par des
AESH [accompagnants d’élèves en
situation de handicap] et n’en ont
pas, ou pas à tous les cours, des élè­
ves en très grandes difficultés sco­
laires… », énumère Emilie (qui n’a
pas souhaité donner son nom),
professeure d’anglais en REP+
à Sedan (Ardennes). « C’est très
compliqué de gérer seule autant de
problématiques dans un groupe
de 25 élèves, surtout quand on n’y
est pas formé. »
Des difficultés que beaucoup at­
tribuent à un manque de moyens
qui permettraient de « différen­
cier les pédagogies » : les heures
pour faire cours en demi­groupe,
organiser les aides personnali­
sées, ou les moyens humains
pour accompagner les élèves en
situation de handicap.
« Le collège doit connaître un tas­
sement des effectifs dans les an­
nées à venir, mais, pour l’instant,
nous avons une augmentation
du nombre de classes à 30 élèves »,
ajoute Alexis Torchet, secrétaire
général du SGEN­CFDT. La pro­
portion de classes concernées
ment racontée vise à me détruire, à
unir des forces que j’ai pu contra­
rier », se défend M. Perdriau. Quel­
les forces ? L’édile fait des mystè­
res. « Des éléments de preuve ont
été donnés à la justice, qui montre
que le dossier est infiniment plus
complexe que la version à charge et
sans contradiction véhiculée par
une certaine presse », distille­t­il, se
réfugiant derrière le secret de l’ins­
truction pour ne pas en dire plus.
Gaël Perdriau a tendance à se
poser en victime d’une cabale,
sans un mot de compassion pour
Le collège « n’est
pas plus malade
que le reste »,
pour l’ancien
député socialiste
Yves Durand, qui
invite à « arrêter
les réformes
par à-coups »
dans les collèges publics, bien que
minoritaire, a doublé en dix ans.
A cela s’ajoute un « effet établisse­
ment » très fort, fruit du manque
de mixité, qui conduit à concen­
trer les élèves les plus défavorisés
– qui sont aussi les plus en diffi­
culté – dans certains collèges.
« La question du collège est sur­
tout politique », estime, de son
côté, Jean­Paul Delahaye, ancien
directeur de l’enseignement sco­
laire. Pour lui, le collège n’est pas
tant le « maillon faible » que le ni­
veau « maltraité » du système
éducatif, celui dont les moyens
ont toujours été inférieurs à ceux
du lycée. Celui, aussi, dont les fi­
nalités n’ont « pas été traitées ». El­
les oscillent toujours entre le pro­
longement du primaire, dont il
est la continuité dans le cadre de
la scolarité obligatoire, et le pré­
lude du lycée général, sur lequel il
a calqué son fonctionnement.
Un éternel débat qui se re­
trouve dans les prises de posi­
tion politiques. A droite, le col­
lège unique n’a cessé d’être remis
en question, encore à la dernière
élection présidentielle – Valérie
Pécresse voulait instaurer un
examen avant la 6e et Marine
Le Pen qualifiait le collège unique
de « machine à échec ». A gauche,
c’est la construction d’un vérita­
ble collège pour tous qui ali­
mente les discussions.
La réforme de Najat Vallaud­Bel­
kacem, ministre de l’éducation
nationale de François Hollande,
M. Artigues. Ce que lui reproche
de façon cinglante Lionel Boucher,
conseiller municipal UDI. Dans un
grand silence, il cite les propos at­
tribués à Gaël Perdriau, dans un
enregistrement diffusé par Me­
diapart : « Continue comme ça
Gilles, quand ça sort sur les réseaux
sociaux, ce n’est plus du chantage,
c’est une exécution. » Dans ce do­
cument, le maire menace celui qui
est alors le premier adjoint de sa
propre majorité de diffuser la vi­
déo compromettante, pour le mu­
seler politiquement.
france | 15
avait été pensée pour le consoli­
der et pour clarifier ses finalités.
Après l’inscription du « socle
commun de connaissances, de
compétences et de culture » dans
la loi en 2005 et sa déclinaison pé­
dagogique précise en 2013 (qua­
rante ans après la création du col­
lège unique), la réforme de 2015
avait pour ambition « de réorga­
niser le système pour assurer l’ac­
quisition du socle commun par
tous les élèves », souligne Alexis
Torchet, du SGEN­CFDT.
Jean­Michel Blanquer a cepen­
dant détricoté les fondements de
cette réforme dès son arrivée Rue
de Grenelle, en 2017, et les chan­
gements mis en œuvre depuis
2016 (les marges d’autonomie,
les heures d’enseignement prati­
ques interdisciplinaires…) et
leurs conséquences sur la scola­
rité des élèves n’ont jamais été
évalués – pas plus, d’ailleurs, que
toutes les précédentes réformes.
« Des choses ont été mises en place
dans les collèges, mais elles pas­
sent sous les radars institution­
nels », regrette Alexis Torchet.
Pour Yves Durand, ancien dé­
puté socialiste désormais proche
de la majorité présidentielle, le
collège « n’est pas plus malade que
le reste », et apporter des réponses
à ses problématiques nécessite
moins une réforme ciblée qu’une
réflexion systémique sur l’attrac­
tivité du métier, la formation des
enseignants – toujours formés
de la même manière, qu’ils ensei­
gnent au collège ou au lycée – ou
encore la mixité sociale dans
les collèges, y compris privés. Ce­
lui qui fut aussi rapporteur de la
loi sur la refondation de l’école
en 2013 invite surtout à « prendre
le temps du consensus » et à « arrê­
ter les réformes par à­coups, sans
cohérence d’ensemble, qui don­
nent le tournis aux enseignants et
aux parents ». Une manière de
rappeler que l’école, autant que de
moyens, a besoin de temps. p
sylvie lecherbonnier
et éléa pommiers
« Il n’y a aucun doute, vous avez
prononcé ces mots glaçants à
l’encontre de notre collègue Gilles
Artigues. Votre voix est claire­
ment reconnaissable et entendue
par des millions de Français »,
martèle Lionel Boucher. « Jamais
vous n’auriez été élu, en 2014 et
en 2020, sans Gilles Artigues et
quelques autres », rappelle l’élu.
Le conseiller UDI crie à la trahison
et convoque ses ancêtres de la cité
minière : « Je ne suis rien qu’un
petit­fils de mineur, mais quand
on avait les mains sales dans le
passé, c’est quand on touchait les
goulets de charbon. »
Plusieurs conseillers munici­
paux demandent à M. Perdriau de
s’appliquer ce que lui­même avait
exigé de François Fillon, en 2017,
lors du scandale des emplois fic­
tifs. Le maire de Saint­Etienne ré­
clamait la démission du candidat
de la droite à la présidentielle, au
nom de la morale politique, avant
même sa mise en examen. « Ne fai­
tes pas du conseil municipal un tri­
bunal », exhorte Gaël Perdriau.
« Vous ne prenez pas la mesure de
la gravité de la situation », déplore
Isabelle Dumestre (PS).
En fin de conseil municipal, les
élus d’opposition réclament le
vote d’un vœu à bulletin secret
pour saisir la première ministre,
Elisabeth Borne, d’une demande
de destitution, par décret gouver­
nemental, en vertu d’un article
du code des collectivités territo­
riales. « Ce pouvoir de révocation
a été utilisé six fois sous la Ve Répu­
blique, pour des manquements
graves et répétés », dit Gaël Per­
driau, qui ne voit pas en quoi une
telle extrémité pourrait le concer­
ner. Le maire refuse le vote à bul­
letin secret et fait rapidement vo­
ter sa majorité à main levée pour
repousser ce recours. p
richard schittly
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
16 | MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

A G R I C U LT U R E

Les fromages 
AOP fragilisés 
par la crise 
climatique
En raison de la sécheresse,
des producteurs ont demandé
une adaptation temporaire de
leur cahier des charges à l’Institut
national de l’origine et de la qualité

L
es 130 chèvres de Luc fouet par l’épisode de chaleur.
Falcot pâturent dans Nous n’avons pas de point d’eau
les collines, sur le ver­ dans nos zones de pâturages. Il
sant sud du massif de nous fallait l’apporter par camion.
la Sainte­Baume. Sur Les chèvres n’avaient pas grand­
sa ferme située à Cu­ chose à manger et nous avons
ges­les­Pins (Bouches­du­Rhône), subi une chute de lactation de
l’éleveur produit la brousse du 20 % », raconte M. Falcot. Dans
Rove. Un fromage qui a la particu­ certaines appellations, la crainte
larité d’être le dernier en date à d’un manque de fourrage pour
avoir obtenu le précieux sésame passer l’hiver les a conduits à de­
de l’appellation d’origine proté­ mander une adaptation tempo­
gée (AOP). Il l’a décroché en 2020 raire de leur cahier des charges.
après une démarche qui a duré « Pour l’instant, nous avons ap­
près de onze ans. prouvé onze demandes de déroga­
Désormais, la France peut tion, surtout dans la région Auver­ dicat de la fourme de Montbrison bert de Normandie, qui a fixé des charges des fromages AOP.
s’enorgueillir de détenir 46 fro­ gne­Rhône­Alpes », affirme Hu­ précise la demande faite pour ce dans son cahier des charges le Un grand chantier de réécriture a
mages AOP répartis sur le terri­ bert Dubien, président du fromage à la pâte délicatement seuil de fourrage originaire de la été ouvert par le CNAOL. « La ré­
toire. Avec des réalités très diffé­ CNAOL. Banon, bleu du Vercors, persillée : « Nous souhaitions faire zone à 80 %. « C’est toujours em­ flexion a débuté il y a deux ans
rentes entre les huit producteurs abondance, beaufort, reblochon, passer le taux de fourrage origi­ bêtant de demander une déroga­ avec le lancement du plan AOP lai­
fermiers de la brousse du Rove et tomme des Beauges, fourme de naire de la zone d’appellation de tion, il faut être cohérent avec son tières durables avec un objectif à
les 2 400 producteurs de lait à Montbrison, laguiole, cantal, sa­ 100 % à 80 %. C’est une modifica­ cahier des charges », réagit Benoît 2025­2030. Nous souhaitons enri­
comté, entre lait de vache, de chè­ lers et saint­nectaire ont ainsi tion à la marge. » Duval, président de l’organisme chir les cahiers des charges pour
vre ou de brebis, pâte dure ou pâte déjà obtenu une révision tempo­ D’autres dossiers de demande de défense et de gestion camem­ tenir compte des demandes socié­
molle. A la clé : une richesse gus­ raire de leur cahier des charges. d’aménagement temporaire sont « NOUS AVONS  bert de Normandie. tales et des enjeux environnemen­
tative, mais aussi économique. encore sur la table de l’INAO. DEMANDÉ DE POUVOIR  Nicolas Girod, éleveur laitier taux », souligne M. Dubien.
Selon le Conseil national des ap­ PASSER LE CAP Comme celui du comté. « L’im­ dans la zone d’appellation du
pellations laitières (CNAOL), ce Si, dans le cas du saint­nectaire, la pact du changement climatique a DISTRIBUER JUSQU’À  comté et porte­parole de la con­ PRODUIT DÉSIRABLE
plateau de fromages a pesé démarche était liée aux ravages été plus violent cette année. Avec fédération, préfère mettre en Le comté, souvent cité en exem­
210 511 tonnes en 2021, dont 77 % des campagnols et autres rats la canicule, la végétation a totale­ 30 % DE FOURRAGE  garde contre cette pratique d’al­ ple pour sa bonne organisation, a
des volumes élaborés au lait cru. taupiers dans les prairies, tous les ment été stoppée en juillet et en légement des cahiers des char­ déjà déposé un cahier des char­
Quant au chiffre d’affaires, il a at­ autres ont frappé à la porte de août. Il a fallu compenser par du
RÉCOLTÉ HORS ZONE » ges : « Il n’est peut­être pas oppor­ ges renouvelé auprès de l’INAO.
teint 2,3 milliards d’euros, contre l’Institut national de l’origine et foin prévu pour l’hiver. Heureuse­ ALAIN MATHIEU tun de prendre des dérogations « Nous fixons un nombre maxi­
1,97 milliard d’euros un an plus de la qualité (INAO), gardien du ment, nous avions du stock, car président de en cas d’incident climatique. Cela mal de vaches par éleveur, nous
tôt. Un pactole qui ne manque temple des signes de qualité ali­ l’année 2021 avait été très arrosée l’interprofession du comté remet en cause les pratiques d’en­ augmentons la surface de pâtu­
pas d’aiguiser les appétits, en par­ mentaire, à la suite de l’été sec et et nous avons eu des pluies depuis gagement et, à terme, cela pour­ rage, nous limitons la taille des
ticulier ceux des grands indus­ caniculaire. fin août. Mais nous avons de­ rait provoquer une incompréhen­ fruitières, la distance entre la
triels laitiers, à l’image de Lactalis, « La plupart des demandes porte mandé de pouvoir distribuer jus­ sion des consommateurs », dit­il, ferme et les pâturages, la produc­
Savencia ou Sodiaal. sur une réduction du nombre de qu’à 30 % de fourrage récolté hors avant d’ajouter : « Je fais le paral­ tion de lait par vache ainsi que
Or, l’équilibre des AOP est fra­ jours de pâturage, sur un accès à zone et d’autoriser la luzerne brin lèle avec la grippe aviaire. La fi­ l’épandage de l’azote dans le sol »,
gile. Entre pression foncière, re­ des fourrages hors de la zone d’ap­ long comme fourrage », raconte lière a continué à vendre des vo­ résume M. Mathieu.
nouvellement des générations, pellation ou sur l’augmentation Alain Mathieu, président de l’in­ lailles label, alors qu’elles étaient L’enjeu : continuer à valoriser
difficulté à recruter, mais aussi des volumes de concentré autori­ terprofession du comté. confinées. » collectivement un produit dési­
défi climatique. L’épisode de sé­ sés », explique M. Dubien. Lui­ D’autres espèrent passer le cap Le changement climatique est rable aux yeux du consomma­
cheresse de cet été l’a prouvé. même, laitier dans les monts du sans modification de cahier des d’ores et déjà au cœur des discus­ teur et répartir équitablement la
« Nous avons été touchés de plein Forez (Loire) et président du Syn­ charges. Comme l’AOP camem­ sions sur l’évolution des cahiers valeur au sein de la filière. « En
moyenne, un éleveur touche 620 à
640 euros par tonne de lait à
Au pays du reblochon, les petites coopératives s’organisent face à Lactalis comté », précise M. Mathieu, à
comparer aux 340 euros touchés
en moyenne en 2021 pour une
la terre a tremblé au pays du reblo­ sanne. Plutôt « un gros tiers », a répliqué tème savoyard », affirme un agriculteur production laitière de 85 millions de li­ tonne de lait conventionnel.
chon, cet été. Le géant de l’agroalimen­ Pochat & Fils, dans un courrier adressé, membre de la Confédération paysanne, tres – en ont fait un partenaire. Proprié­ Pour M. Falcot, une demande
taire Lactalis s’est emparé, avec sa filiale fin juillet, aux producteurs. alors que le lait est aujourd’hui bien ré­ taire de la fromagerie, elle vend son lait à d’AOP a été faite, « car la brousse
locale Pochat & Fils, de l’activité froma­ Mais qu’en sera­t­il en 2023 ? Vu la con­ munéré dans les deux Savoie. Lactalis. « Notre force est là : ne pas tra­ du Rove, produit très local et res­
gère du haut­savoyard Verdannet, une testation locale, « les 30 millions de litres Avec 22 producteurs et 9,5 millions de vailler seul et rester en coopérative pour pecté, menaçait de disparaître,
entreprise familiale depuis quatre géné­ de lait qui arrivent aujourd’hui chez Ver­ litres de lait, la coopérative de Groisy­ devenir un acteur incontournable pour victime des imitations. Une
rations. L’annonce a d’abord surpris les dannet ne seront peut­être plus à Lactalis sur­L’Etang (Haute­Savoie) travaillait en les entreprises comme Lactalis », estime brousse sur trois était contrefaite,
producteurs de lait locaux réunis au sein à la fin de l’année », date à laquelle les gestion indirecte avec Verdannet, pro­ le président, Laurent Dupraz. certaines faites avec du lait en
de coopératives – certains parlant de contrats annuels sont signés entre fro­ priétaire du matériel de fabrication de sa « Il faut se donner les moyens, le temps poudre ». Encore faut­il que les
« trahison » – avant d’obliger chacun à la mageries et producteurs de lait, expli­ fromagerie. « Elle est draguée par d’autres et les compétences pour faire jeu égal avec contrefaçons soient sanction­
concertation. que un expert de la filière. coopératives, sourit un observateur. Elle eux », ajoute­t­il, laissant la porte ouverte nées. « En juillet, le Conseil d’Etat
Acteur important dans les appella­ n’aura pas de mal à quitter Verdannet aux producteurs de Verdannet souhai­ a, une nouvelle fois, statué et con­
tions d’origine protégée (AOP) et les indi­ « Si l’on se rate… » d’ici à la fin de l’année pour ne pas tomber tant les rejoindre. Un autre expert de la firmé que le mot Normandie était
cations géographiques protégées (IGP) « Toutes les coopératives qui étaient en dans l’escarcelle de Lactalis. » Les repré­ filière, souhaitant conserver l’anony­ réservé au camembert AOP. Or,
locales, collaborateur de plusieurs coo­ contrat avec Verdannet se sont réunies, sentants de la coopérative souhaitent ra­ mat, est bien moins enthousiaste, alors Lactalis continue à commerciali­
pératives, Verdannet fabrique avec le lait explique Jean­François Laval, directeur cheter le matériel de fabrication (plu­ que le directeur de Pochat & Fils estime, ser son camembert Président avec
de ces dernières différents fromages au de la Fédération des coopératives laitiè­ sieurs centaines de milliers d’euros) et dans sa lettre, que « penser que seuls les la mention “Fabriqué en Norman­
lait cru, dont du reblochon représentant res. Il y a eu des échanges avec les coopé­ gérer eux­mêmes le magasin. Lactalis de­ modèles de circuits courts ou de la coopé­ die”. Nous souhaitons que l’Etat
la moitié de sa production. Cet achat ren­ ratives voisines pour étudier des solu­ vrait donner sa réponse début octobre. rative en gestion directe sont la solution fasse respecter la loi », s’inquiète
force donc la position de Lactalis sur le tions alternatives » et éviter la collabora­ Si la méfiance domine envers le pour [leurs] filières est un leurre », avant M. Duval. La Normandie aimerait
marché et lui permettrait de « contrôler tion avec Lactalis. « Si l’on se rate, au pro­ groupe laitier, certaines coopératives de vanter « la puissance commerciale de bien tourner la page de la guerre
près de 50 % de la production en reblo­ chain fromager racheté, Lactalis comme la Sica Fermiers savoyards – la la grande distribution ». p du camembert… p
chon AOP », selon la Confédération pay­ deviendra leader et ce sera la fin du sys­ plus grande des deux Savoie, avec une fanny hardy (à lyon) laurence girard
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
A la coopérative du reblochon
fermier Le Farto, à Thônes
(Haute­Savoie), le 22 août.
JEFF PACHOUD/AFP
LES CHIFFRES
14 277
C’est le nombre de producteurs
de lait engagés dans au moins
une démarche AOP.
53 000
C’est le nombre d’emplois dans
les AOP laitières, soit 2,8 emplois
directs pour 100 000 litres de lait
traité, contre un emploi pour
100 000 litres pour l’ensemble
de la laiterie France.
210 511
C’est le nombre de tonnes
de fromages commercialisées
en 2021, pour un chiffre
d’affaires de 2,3 milliards
d’euros.
78,8 %
C’est la part des fromages AOP
fabriqués à partir de lait cru.
Salers, saint­nectaire :
des producteurs
en difficulté
Dans le Cantal, les éleveurs sont pris en étau
entre des baisses de production et des
hausses de charges liées à l’achat d’aliments
clermont­ferrand ­
correspondant
L a sécheresse et la canicule
de l’été ont ébranlé un mo­
nument du patrimoine fro­
mager : le 8 août, la quasi­totalité
des soixante­dix­huit produc­
teurs de salers ont décidé d’arrê­
ter la production de ce fromage
d’appellation d’origine protégée
(AOP) au lait cru, qui se fabrique
exclusivement à la ferme pen­
dant la belle saison, du 15 avril au
15 novembre. « Fin juillet, début
août, les pâtures sont devenues
jaunes », raconte Laurent Lours, le
président de l’AOP.
Plus de réglisses, de gentianes,
d’arnicas ou d’anémones, qui
font la richesse des hautes terres
du Cantal, et qui donnent le goût
unique du salers. Mais, surtout,
l’impossibilité de respecter le ca­
hier des charges de l’appellation,
qui impose que les vaches soient
dehors et nourries à l’herbe.
« Nous avons dû entamer les
stocks de foin prévus pour l’hiver,
ce qui nous oblige à basculer sur
l’appellation cantal. Entre les deux,
le manque à gagner est d’environ
250 euros à 300 euros par tonne. »
Dans les montagnes auvergna­
tes, la valorisation du lait à travers
les fromages AOP – cantal, salers,
saint­nectaire, fourme d’Ambert
et bleu d’Auvergne – est essentielle
à la viabilité des exploitations agri­
coles. « Par rapport à un lait stan­
dard, le lait AOP, qui sert à la fabri­
cation des fromages, rapporte aux
producteurs de 20 euros à 30 euros
de plus pour 1 000 litres », explique
Alain Plan, le directeur du Centre
régional interprofessionnel de
l’économie laitière (Criel) Alpes­
Massif central. « Le différentiel s’ac­
croît depuis plusieurs années, et
une majorité d’éleveurs arrivent à
vivre correctement. »
Il reste que la situation est fra­
gile. « Face à la sécheresse, la plus
forte valorisation du lait ne suffit
pas. » Pris en étau entre des bais­
ses de production et des hausses
de charges liées à l’achat d’ali­
ments, « des éleveurs vont se re­
trouver en difficulté ». Avec la pers­
pective, pour certains, de devoir
interrompre leur activité.
Manque d’herbe
Pour les producteurs de saint­nec­
taire, dont la zone d’appellation
est à cheval sur les départements
du Puy­de­Dôme et du Cantal,
l’été a également été difficile. « La
saison a été perturbée par les con­
ditions climatiques, explique Emi­
lie Rousset, la directrice de l’inter­
profession du fromage AOP saint­
nectaire. Il y a eu moins d’herbe, ce
qui a entraîné une baisse de la pro­
duction de lait, et donc une moin­
dre production de fromage. »
Moins d’herbe ? Le constat est
d’autant plus inquiétant que c’est
une tendance lourde résultant
du changement climatique. Ce
qui fait peser une menace sur
l’économie laitière de montagne.
Les chambres d’agriculture du
Massif central ne s’y sont pas
« LE LAIT AOP RAPPORTE  mann », tranche un interlocuteur
AUX PRODUCTEURS
DE 20 EUROS 
À 30 EUROS DE PLUS 
POUR 1 000 LITRES »
ALAIN PLAN
directeur du Centre régional
interprofessionnel de l’économie
laitière Alpes-Massif central.
trompées et ont lancé un pro­
gramme de recherche sur
l’« adaptation des pratiques cul­
turales au changement climati­
que » (AP3C). « Les conditions de
pousse estivale se dégradent, sou­
ligne une étude de l’AP3C datant
de 2021. Le manque d’herbe au
pâturage en été, déjà présent en
plaine, va s’étendre aux zones d’al­
titude. Il sera nécessaire de pré­
voir un apport de fourrage plus
fréquent et plus important. »
« Le dérèglement climatique peut
conduire à des ruptures dans notre
fonctionnement, estime Patrice
Chassard, producteur­affineur de
saint­nectaire fermier dans le
Puy­de­Dôme et président de la
section des produits agroalimen­
taires de l’Institut national de
l’origine et de la qualité. Il ne faut
peut­être plus rechercher le maxi­
mum de production de lait, mais se
concentrer sur une meilleure adap­
tation de la vache et de l’homme
au climat. Il sera parfois nécessaire
de trouver de nouvelles marges de
manœuvre et de faire évoluer les
cahiers des charges. Mais il faudra
rester sincères et transparents : un
cahier des charges, c’est une pro­
messe de qualité que l’on fait au
consommateur pour qu’il accepte
de payer plus cher. »
Le remplacement ou non des
nombreux chefs d’exploitation
qui vont bientôt partir à la re­
traite sera le test de la viabilité
des AOP de montagne face au
changement climatique. « Notre
grande inquiétude concerne l’ins­
tallation des jeunes sur notre terri­
toire », explique Pierre Walchli,
président de l’interprofession du
saint­nectaire et patron d’une lai­
terie dans le Cantal. « Pour le mo­
ment, il y a plus de cessations d’ac­
tivité que d’installations. Ces der­
nières repartent toutefois à la
hausse parce que la valorisation
du lait est meilleure. »
L’enjeu est d’autant plus impor­
tant que le saint­nectaire est « le
principal pilier de l’économie lo­
cale ». Dans les soixante­neuf
communes de la zone d’appella­
tion, le nombre d’emplois directs
est d’environ deux mille, pour un
chiffre d’affaires de l’ordre de
200 millions d’euros. Pour la vita­
lité locale, la production de fro­
mage AOP est, en tout cas, tout
aussi importante que le tourisme.
Notamment celui qui repose sur
les petites stations de ski du Mas­
sif central, menacées elles aussi
par le changement climatique. p
manuel armand
économie & entreprise | 17
Dernière ligne droite
pour les candidats
au rachat de M6
Les acquéreurs potentiels du groupe auraient
jusqu’à jeudi pour déposer des offres fermes
A en croire nombre d’inter­
locuteurs de l’audiovi­
suel, le milliardaire de
l’énergie Daniel Kretinsky (action­
naire indirect du Monde) aurait de
nombreux atouts pour devenir le
prochain propriétaire de M6. Trois
jours après que trois candidats au
rachat des 48,3 % que Bertelsmann
détient dans RTL Group, le pro­
priétaire du groupe M6, ont pré­
senté leurs offres indicatives, les
spéculations l’emportaient pour­
tant, lundi 26 septembre, sur les
certitudes. « Le seul qui connaît la
réalité des dossiers, c’est Bertels­
désireux de ne pas céder au grand
jeu des hypothèses. Concernant le
calendrier, certaines sources assu­
rent que des offres fermes sont at­
tendues jeudi 29 septembre.
Outre le patron de Czech Media
Invest (CMI, propriétaire de Ma­
rianne, Télé 7 Jours, Elle…), le pro­
ducteur Stéphane Courbit (Finan­
cière LOV), allié à l’armateur Ro­
dolphe Saadé (CMA CGM) et au
mécène Marc Ladreit de Lachar­
rière (Fimalac), a également con­
firmé son intérêt pour M6, de
même que Xavier Niel (fondateur
de Free, actionnaire à titre indivi­
duel du Monde), en duo avec l’Ita­
lien MediaForEurope, ancienne­
ment Mediaset.
A ce stade, si M. Kretinsky fait fi­
gure de mieux placé pour l’empor­
ter, c’est parce que sa candidature
présente le moins de risques con­
currentiels. « Les Allemands vont
chercher à avoir plus de garanties
que la première fois avant d’annon­
cer des noces en grande pompe »,
rappelle l’un des acteurs du dos­
sier, conscient qu’une deuxième
déroute – après le fiasco du ma­
riage avec TF1 – n’est pas envisa­
geable pour Bertelsmann.
De fait, le magnat tchèque de
l’énergie ne possède ni chaîne de
télévision (il détient 5 % du capital
de TF1), ni station de radio, ni so­
ciété de production audiovisuelle
susceptible de heurter l’Autorité
de la concurrence. « Mais est­il le
mieux­disant ? A ce stade, personne
n’en sait rien, car aucun acheteur
PERTES & PROFITS | M6
p a r p h i l i p p e e s c a nd e
Le charme de la petite lucarne
La lumière bleue du petit écran
attire irrésistiblement les grandes
fortunes. Et quand l’objet con­
voité a la bonne idée d’être très
rentable, c’est la ruée. Sitôt an­
noncé l’échec de la fusion entre
les groupes TF1 et M6 et la mise
en vente de ce dernier, trois con­
sortiums se sont montés et deux
autres sont tapis dans l’ombre.
Ils opposent une belle brochette
d’hommes d’affaires : allié au fi­
nancier Marc Ladreit de Lachar­
rière, Rodolphe Saadé, le patron
de l’armateur CMA CGM, qui se
sent pousser des ailes depuis que
son groupe engrange des bénéfi­
ces faramineux ; Xavier Niel, le
fondateur d’Iliad/Free et action­
naire à titre individuel du Monde ;
le milliardaire tchèque Daniel
Kretinsky (actionnaire indirect
du Monde) ; sans oublier Vincent
Bolloré et Patrick Drahi, à la tête
de leurs groupes Vivendi et Altice,
qui ne sont pas encore candidats
mais regardent le dossier.
Tous ont en commun d’être des
entrepreneurs à succès, avides de
Une deuxième
déroute, après
le fiasco du
mariage avec TF1,
n’est pas
envisageable
n’a intérêt à révéler le contenu de
son offre », rappelle l’une des par­
ties prenantes de l’opération.
L’agence Bloomberg avançait, di­
manche 25 septembre, que Sté­
phane Courbit avait proposé la
somme de 20 euros par action,
soit un prix nettement supérieur
au cours du moment (13,80 euros,
lundi 26 septembre au soir, en
baisse de 4,37 %). Un chiffre que
son entourage ne commente pas.
Comptes à rebours
Dirigé par M. Courbit, le groupe
Banijay – quoique fortement en­
detté – est un poids lourd de la pro­
duction avec l’émission « Koh­
Lanta » ou le concours de Miss
France pour TF1, « Masterchef » ou
« Fort Boyard » pour France 2,
« Touche pas à mon poste » pour
C8, etc., ce qui devrait susciter la
curiosité du « gendarme » français
de la concurrence. Son association
avec Marc Ladreit de Lacharrière et
Rodolphe Saadé s’inscrit dans la
continuité de leur partenariat
dans FL Entertainment, structure
où ils figurent déjà aux côtés, no­
tamment, de Financière Agache
(Bernard Arnault) et Vivendi (Vin­
cent Bolloré).
L’offre de M. Niel allié à MediaFo­
rEurope – fondée par Silvio Berlus­
coni – présente, quant à elle, l’inté­
rêt stratégique d’ajouter la France
à l’éventail de pays européens où
le groupe italien développe déjà
des activités (des chaînes en Italie
et en Espagne, ainsi qu’une parti­
cipation de 25 % dans l’allemand
Prosieben), sans créer de position
dominante de ce côté­ci des Alpes.
Mais c’est peu dire que l’attelage
du fondateur d’Iliad avec l’un des
soutiens à la coalition de droite et
recycler leur argent gagné dans la
logistique, les télécoms, l’énergie
ou la finance dans les médias,
secteur pourtant à la profitabilité
très incertaine. De l’argent, ils en
ont paradoxalement beaucoup à
dépenser, en ce moment. La crise
ne les a pas atteints. Comme
beaucoup de grandes entrepri­
ses, ils ont bénéficié d’une année
2021 exceptionnelle et la baisse
actuelle des cours boursiers
laisse augurer de belles affaires.
Pari irrationnel
Xavier Niel, déjà très actif en Ita­
lie et en Pologne, s’est attaqué à
l’ancien numéro un mondial des
télécoms, le britannique Voda­
fone, tandis que Rodolphe Saadé
est entré au capital d’Air France.
Mais les médias, c’est autre
chose, comme un pari plus irra­
tionnel, une forme de spectacle
que l’on s’offre. Même M6, qui
est l’une des rares pépites de ce
secteur, n’est pas un investisse­
ment forcément très porteur. A
en croire son patron, Nicolas de
d’extrême droite aux élections lé­
gislatives italiennes, avec son parti
Forza Italia, suscite des commen­
taires étonnés chez nombre d’ob­
servateurs. A leurs yeux, l’intérêt
de M. Niel pour Vodafone Italia,
qui lui a échappé il y a peu, justifie­
rait cette alliance surprenante.
« La vraie question qui se pose
aujourd’hui, c’est celle de l’exécu­
tion et de la réalisation de la
vente », fait remarquer un expert
du dossier. Plus que jamais, en ef­
fet, le calendrier apparaît très con­
traint, car borné par le renouvelle­
ment de l’autorisation d’émettre
de M6 qui arrive à échéance, le
5 mai 2023. La première étape, la
consultation publique préalable
au lancement de l’appel à candida­
tures, s’achève le 10 octobre. Or,
pour formuler leurs remarques,
les acteurs du secteur ont besoin
d’en connaître la physionomie
– inconnue à ce jour.
A la lecture de leurs suggestions,
l’Autorité de régulation de la com­
munication audiovisuelle et nu­
mérique (Arcom) pourrait décider
de lancer une étude d’impact. Sui­
vra l’appel à candidatures lui­
même, d’une durée probable de
trois semaines à un mois, au cours
duquel le candidat devra déposer
un dossier, au même titre que tous
les candidats ! Mais « qui voudra de
la chaîne s’il n’a pas l’assurance
d’être la sixième chaîne ? », fait­on
remarquer du côté du vendeur.
A ces étapes s’ajoute celle de
l’agrément du changement de
contrôle de l’actionnariat par l’Ar­
com. Pour exemple, il lui avait fallu
cinq mois pour donner son feu
vert à la vente de TFX et de 6Ter
(propriétés de TF1 et M6) à Altice.
L’Autorité de la concurrence, elle,
se prononcera dans un minimum
de vingt­cinq jours après la notifi­
cation de l’opération, et après que
l’Arcom aura donné son agrément.
Et « si l’opération devait être exami­
née à Bruxelles plutôt qu’en France,
cela n’ira pas plus vite », assure un
interlocuteur. Autant de comptes
à rebours qui rendent la vente ra­
pide de M6 des plus délicates. p
aude dassonville
Tavernost, ardent défenseur de la
fusion avec TF1, la firme va au­
devant de grandes difficultés. La
durée d’écoute est en baisse, le
public vieillit, les recettes publici­
taires vont s’étioler avec l’arrivée
de Netflix, Disney et Amazon. Le
groupe ne pourra pas lutter en
matière d’achat de programmes
face à ces géants américains aux
poches si profondes.
Pourquoi donc se précipiter sur
une activité en déclin ? D’abord
parce que, comme l’a souligné
l’Autorité de la concurrence en se
prononçant sur la fusion, ce dé­
clin est très relatif, même à
moyen terme. La télévision gra­
tuite ne disparaîtra pas demain
et ce n’est pas en fusionnant
deux leaders français que l’on fa­
briquera un concurrent à Netflix
ou à YouTube. Mais aussi, et ce
n’est pas nouveau, parce que
c’est une activité statutaire très
visible qui mêle l’influence et le
divertissement. On devient im­
portant, et en plus on s’amuse.
Comme un roi avec son fou. p

18 | économie & entreprise
La livre sterling tombe à un plus bas historique
Cette nouvelle chute est une étape de plus dans le long déclin de la monnaie, qui commence au XXe siècle
londres ­ correspondance
L
es marchés financiers
sont venus rappeler une
vérité première au Royau­
me­Uni, lundi 26 septem­
bre : même les pays développés
ne bénéficient pas éternellement
d’un chèque en blanc pour se fi­
nancer. Au petit matin, alors que
seuls les marchés asiatiques
avaient ouvert après le week­end,
l’avertissement est tombé : la livre
sterling a chuté juste en dessous
de 1,04 pour un dollar, tout simple­
ment au plus bas de son histoire
multicentenaire, avant de légère­
ment se redresser dans la journée.
Face à l’euro, lui­même très bas,
la chute est moins marquée, mais
réelle : – 7 % depuis début août.
Quant aux obligations d’Etat
britanniques, elles se sont sou­
dain tendues : un prêt à dix ans
est passé de 3,5 %, vendredi matin,
à 4,3 %, lundi soir. Le Royaume­
Uni se finance désormais presque
au même prix que l’Italie, qui est à
4,5 %, malgré la victoire électorale
d’un parti postfasciste et une
dette nettement plus lourde.
Il ne s’agit pas encore d’une crise
majeure, mais l’avertissement est
sérieux. En cause : le budget pré­
senté vendredi 23 septembre. Ce
vaste plan de relance gèle les prix
de l’énergie et offre la plus forte
baisse d’impôts depuis cinquante
ans, sans qu’aucun effort ne soit
fait pour essayer de trouver une
source de financement.
Etrange débat
« Les marchés semblent avoir
des doutes sur la crédibilité du
plan budgétaire de long terme du
Royaume­Uni », explique Andrew
Goodwin, du cabinet Oxford Eco­
nomics. « Voilà exactement com­
ment il ne faut pas organiser et
présenter une expansion budgé­
taire, ajoute sur Twitter Olivier
Blanchard, l’ancien chef écono­
miste du Fonds monétaire inter­
national. Alors qu’on s’inquiétait
pour l’Italie, c’est le Royaume­Uni
qui s’est invité. On a de la chance
qu’il ne soit pas dans l’euro… »
Un étrange débat a débuté chez
les économistes depuis quelques
mois : le Royaume­Uni, cin­
quième économie mondiale,
En Espagne, les régions jouent la carte du dumping fiscal
Les baisses d’impôts décidées dans les régions tenues par la droite remettent en question la décentralisation
du pays et irritent le gouvernement de gauche, qui va créer un impôt sur la fortune d’application nationale
madrid ­ correspondante
L e gouvernement de gauche
espagnol prépare la contre­
attaque. Trois jours après
que la droite a décidé de réduire
certains impôts dans les régions
autonomes qu’elle gouverne,
l’exécutif, mené par le socialiste
Pedro Sanchez, travaille sur une
nouvelle taxe visant les contri­
buables les plus riches. Rien n’a
encore filtré sur le taux ou le ni­
veau de patrimoine concerné, si
ce n’est que « cela concernera
moins des 1 % les plus riches », a
précisé la ministre des finances,
Maria Jesus Montero.
Ce nouvel impôt sur la fortune,
qui devrait entrer en vigueur
en 2023, sera provisoire, tant que
la guerre en Ukraine et ses consé­
quences continueront à mettre à
mal l’économie européenne. En
août, l’inflation a dépassé de nou­
veau les 10 % en Espagne. « Comme
pour les impôts sur les surprofits
des compagnies électriques ou des
banques que nous avons votés », il
s’agit de demander « un plus grand
effort » aux grandes fortunes pour
financer les mesures d’aide aux fa­
milles, a ajouté Mme Montero. Tout
en reconnaissant que « le débat
Un demi-siècle de recul de la monnaie britannique
Cours de la livre sterling, en dollar américain
3 alors le plus important
2,8
2,75
1967
2,50
Après
2,25 des années de
déficit commercial,
le gouvernement
2 en trois mois
britannique décide
d’une dévaluation
1,75 de la livre sterling
de 14 %
1,50
1,25
1 la seconde guerre
0,75
0,50
1960
est­il devenu une sorte de pays
émergent ? « Il ne l’est pas en ce qui
concerne ses revenus par habitant
et ses richesses, mais il a d’énormes
déficits jumeaux [de la balance
courante et du budget] qui ren­
dent la discussion de savoir s’il agit
comme un pays émergent vala­
ble », assène Kaspar Hense, gérant
de portefeuille à BlueBay, un gé­
rant d’actifs. Et dire qu’il y a un
siècle le pays était la première
puissance mondiale…
XIXe siècle. Le soleil ne se cou­
che jamais sur l’Empire britanni­
que. Le tiers du commerce mon­
dial se fait avec le Royaume­Uni et
la livre sterling est la reine des de­
vises mondiales, utilisée comme
réserve à travers le monde. « Avoir
la monnaie de réserve signifie
[qu’un pays] peut payer pour ce
[qu’il veut] en émettant des chè­
ques que personne ne demande
jamais à encaisser. Les gens voient
ces chèques comme une réserve de
valeur ou une source de liquidité.
s’est accéléré, car certaines régions
autonomes utilisent l’impôt sur le
patrimoine pour faire une sorte de
dumping fiscal ».
Le 19 septembre, le président du
gouvernement régional andalou,
le conservateur Juan Manuel Mo­
reno Bonilla, a créé la surprise en
annonçant la suppression en An­
dalousie de l’impôt sur le patri­
moine – un impôt qui relève de la
compétence des gouvernements
régionaux et qui taxe, en prin­
cipe, les biens immobiliers ou fi­
nanciers d’une valeur de plus de
700 000 euros. « Cela n’aura pres­
que pas d’impact sur les comptes
du gouvernement andalou, puis­
L’Andalousie
deviendra
la « deuxième
région avec le
moins d’impôts,
derrière Madrid »
JUAN MANUEL
MORENO BONILLA
président du gouvernement
andalou (PP)
1976
Le Royaume-Uni
a recours à un plan
d’aide du FMI de
3,9 milliards de dollars,
soutien jamais attribué
par l’institution
Washington, Londres,
signent l’accord du Plaza,
2,4
1971
Les Etats-Unis
mettent fin
à Bretton Woods, 1,59
le système de taux
de change fixe mis
en place après
mondiale
1970 1980
Cela veut dire que vous pouvez dé­
penser beaucoup plus que tous les
autres », expliquait Avinash Per­
saud, professeur émérite à Gres­
ham College, lors d’une passion­
nante conférence, en 2011. A l’épo­
que, la livre sterling vaut 5 dollars,
cinq fois plus qu’aujourd’hui.
Depuis, « elle a vécu un long dé­
clin », continue M. Persaud. Elle
vaut 4,07 dollars au lendemain de
la seconde guerre mondiale, 2,80
en 1960, oscille entre 2 et 1,43 entre
1990 et 2016, et passe sous la barre
de 1,50 après le vote pour le Brexit.
« Sur le long terme, la livre a perdu
1 % par an en moyenne depuis
116 ans », note Elroy Dimson, pro­
fesseur de finance à la London Bu­
siness School. Certes, une large
partie de ce déclin vient de l’infla­
tion britannique, plus forte que
celle des Etats­Unis. En corrigeant
des prix, le recul de la livre sterling
n’est que de 0,22 % par an.
Le basculement débute au len­
demain de la première guerre
que l’impôt sur le patrimoine ne
représente que 0,6 % des prélève­
ments régionaux. En revanche,
cela attirera l’investissement et in­
citera des personnes à établir leur
résidence fiscale en Andalousie »,
a­t­il annoncé, prenant le contre­
pied de la politique menée par le
gouvernement de gauche.
Une « charge symbolique »
Prédisant que cette « hausse du
nombre de contribuables [sera]
beaucoup plus bénéfique que la
perte de l’impôt sur le patrimoine »,
le président andalou (Parti popu­
laire, PP, droite) a justifié la mesure
en assurant que la moitié des vingt
plus gros contribuables andalous
ont quitté la région, « provoquant
une perte de 3,5 millions d’euros en
impôt sur le patrimoine et 14 mil­
lions en impôt sur le revenu ».
« L’impôt sur le patrimoine est un
impôt controversé et qui ne lève
que 1 milliard d’euros par an, mais il
a une forte charge symbolique et
idéologique, souligne l’écono­
miste Angel de la Fuente, direction
de la Fondation d’études d’écono­
mie appliquée. Présenter sa sup­
pression comme une atteinte à la
solidarité, comme le fait le gouver­
nement, est discutable. Mais il est
1992
La livre sterling
sort du système
monétaire européen
après que les autorités
1985 britanniques ont renoncé
à la défendre face
Pour contrer aux attaques
l’envolée du dollar, des marchés
Paris, Bonn et Tokyo
une intervention
collective sur
les marchés
1,08
1990
mondiale. L’économie améri­
caine est devenue la plus impor­
tante au monde et le commerce
ne se fait plus automatiquement
en sterling. Mais les autorités bri­
tanniques se défendent et com­
mandent aux colonies de conser­
ver des réserves de sa monnaie.
Au lendemain de la seconde
guerre mondiale, elles créent une
« zone sterling », offrant aux pays
qui en font partie le libre com­
merce et la libre circulation des
capitaux avec le Royaume­Uni.
« Mercredi noir »
Cela ne suffit pas. L’énorme dette
provoquée par la guerre, à 250 %
du PIB, la décolonisation, et le dé­
ficit commercial du pays font
pression sur la monnaie, alors
que l’époque est celle de Bretton
Woods, avec des taux de change
fixes. En 1949, puis en 1967, les
autorités britanniques sont obli­
gées d’orchestrer deux énormes
dévaluations. Le Royaume­Uni
très improbable que l’Andalousie
parvienne à compenser la perte de
cet impôt par une hausse hypothé­
tique du nombre de contribuables,
comme elle l’affirme. »
L’Andalousie, qui avait obtenu
93 millions d’euros en 2020 au ti­
tre de cet impôt, deviendra la
« deuxième région avec le moins
d’impôts d’Espagne, derrière Ma­
drid », a promis M. Moreno. Lais­
sant entrevoir sa volonté d’entrer
en compétition avec la région de
la capitale dont l’actuelle prési­
dente régionale est l’égérie de la
droite ultralibérale et électron li­
bre du PP, Isabel Diaz Ayuso.
La région de Madrid, bastion du
Parti populaire depuis 1995, a
supprimé dès 2008 l’impôt sur le
patrimoine, qui, s’il était appli­
qué, lui permettrait de récolter
près de 1 milliard d’euros par an.
Elle était jusque­là la seule. L’im­
pôt sur la succession et la dona­
tion y a aussi été fortement ré­
duit. Et le taux maximal de l’im­
pôt sur le revenu (IRPF) est par
ailleurs dans la capitale de 43 %,
contre 48 % en Andalousie ou en
Catalogne – région où les impôts
sont les plus élevés. Au pouvoir
depuis 2019, Mme Ayuso a par
ailleurs supprimé en 2021 tous les
2008
La faillite de
Lehman Brothers
provoque une panique
financière.
Le Royaume-Uni
est particulièrement
exposé
1,43
2000 2010
Infographie : Le Monde
« Les marchés
semblent avoir
des doutes
sur le plan
budgétaire du
Royaume-Uni »
ANDREW GOODWIN
économiste
est alors surnommé « l’homme
malade de l’Europe ». En 1972, un
budget hasardeux offre d’énor­
mes baisses fiscales, à hauteur de
2 % du PIB. Le choc pétrolier l’an­
née suivante et l’envolée de l’in­
flation font le reste. En 1976, le
gouvernement est obligé d’appe­
ler à l’aide le Fonds monétaire in­
ternational, à hauteur de 3,9 mil­
liards de dollars, alors un record
pour l’institution internationale.
Deux décennies plus tard, le
16 septembre 1992, le « mercredi
impôts propres à la région, provo­
quant déjà un débat à gauche sur
une possible « harmonisation fis­
cale » afin d’éviter le « dumping »,
voire le « sécessionnisme fiscal »
de Madrid, accusée de mettre à
mal l’équilibre entre les territoi­
res. « Il est absurde que les régions
autonomes se concurrencent fis­
calement, a regretté le ministre
de l’inclusion, de la sécurité so­
ciale et des migrations, José Luis
Escriva. Ce qu’elles doivent faire,
c’est améliorer les provisions de
fonds pour les services publics de
santé et d’éducation. »
Après l’Andalousie, où M. Mo­
reno a aussi annoncé une baisse
de l’IRPF – impôt transféré à moi­
tié aux régions – sur les trois tran­
ches les plus basses, la région de
Murcie, gouvernée par la droite
aussi, lui a emboîté le pas. La taxe
sur le patrimoine pourrait y être
supprimée en 2023. La Castille­et­
Léon n’exclut pas de la revoir à la
baisse. Tandis que la Galice a dé­
cidé d’appliquer un abattement
de 50 %. Il est ainsi probable que la
droite égrène sur des mois ses ca­
deaux fiscaux, à mesure qu’appro­
che la date des élections régiona­
les et municipales de mai 2023… p
sandrine morel
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
2016
Les Britanniques
votent pour
le Brexit. La livre
sterling perd 15 %
1,08
2020 2022
Source : tradingeconomics.com
noir » provoque un traumatisme
au Royaume­Uni. Le gouverne­
ment de John Major tente désespé­
rément de conserver la livre dans
le système monétaire européen,
malgré les attaques des spécula­
teurs, dont George Soros. Après
avoir tenté d’augmenter le taux
d’intérêt à 15 % pour défendre sa
monnaie, la banque d’Angleterre
jette l’éponge. La livre s’effondre.
La crise financière de 2008, à
laquelle le Royaume­Uni est très
exposé, puis le vote pour le Brexit
donnent deux nouveaux coups de
massue à la monnaie. Au­
jourd’hui, à chaque crise, le dollar
sert de monnaie de réserve et la
livre – comme les autres devises –
en souffre. La glissade de ces
derniers mois se situe dans ce con­
texte. Elle n’est sans doute pas fi­
nie : Nomura, une banque, estime
maintenant que la barre symboli­
que de la parité avec le dollar sera
atteinte d’ici à la fin novembre. p
éric albert
TEXTILE
Camaïeu : l’actionnaire
demande « une avance
de l’Etat » pour éviter
la liquidation
L’actionnaire de Camaieu
« a demandé une avance de
l’Etat » pour boucler son plan
de relance du géant nordiste
de prêt­à­porter, a indiqué,
lundi 26 septembre, la direc­
tion à l’AFP, une demande
accueillie froidement
par Bercy. Le tribunal de com­
merce de Lille doit exami­
ner mercredi le plan de conti­
nuation de Camaïeu, placé
en redressement judiciaire
le 1er août avec des dettes
de 240 millions d’euros,
dont 70 millions d’impayés
de loyers. Ce plan prévoit la
fermeture de 208 magasins
et la suppression de quelque
500 emplois sur environ
2 600. – (AFP.)
ÉDITIO N
Anne-Sylvie Bameule
succédera à Françoise
Nyssen chez Actes Sud
La succession est assurée
chez Actes Sud. Dès le 1er jan­
vier 2023, Françoise Nyssen
laissera à sa fille Anne­Sylvie
Bameule la présidence du di­
rectoire, a annoncé le groupe
lundi 26 septembre. Les deux
autres filles de Françoise
Nyssen sont promues : Julie
Gautier à la direction géné­
rale et Pauline Capitani
à la direction des opérations.
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
RÉCIT
marseille ­ correspondant
V
endredi 30 sep­
tembre, le tribu­
nal de commerce
de Bobigny (Seine­
Saint­Denis) doit
entériner le rachat
par l’armateur CMA CGM des 89 %
d’actions du journal La Provence
détenues par le groupe Bernard
Tapie. Une conclusion inéluctable
depuis l’annonce surprise, le
30 août 2022, d’un accord entre le
géant du transport maritime et le
magnat des télécoms Xavier Niel
(actionnaire à titre individuel du
groupe Le Monde), autre candidat
à la reprise du quotidien mar­
seillais. Cet épilogue, finalisé lors
du voyage d’Emmanuel Macron
en Algérie, auquel les deux mil­
liardaires étaient conviés, cou­
ronne la stratégie et l’investisse­
ment personnel, dans ce dossier,
de Rodolphe Saadé, 52 ans, PDG de
l’armateur, à qui l’on prête désor­
mais l’ambition d’investir dans
M6, ce que ses services qualifient
de « rumeur ».
« Il y a un trou de souris. » Quand
il mobilise ses équipes en octo­
bre 2021, Rodolphe Saadé sait sur
quel étroit chemin il s’engage. La
voie du rachat de La Provence
semble obstruée, mais celui qui
est en train de devenir la troisième
fortune française – 37,6 milliards
d’euros, selon le magazine For­
bes – y voit un passage.
Bernard Tapie est mort le 3 du
mois. Marseille lui a offert des fu­
nérailles grandioses, avec fumigè­
nes et chants de supporteurs.
Quelques années auparavant, l’an­
cien président de l’OM a, pense­t­il,
verrouillé l’avenir du journal et de
ses 850 salariés – si l’on compte les
effectifs de Corse­Matin. Dans l’es­
prit de l’homme d’affaires, le futur
patron sera Xavier Niel. Le fonda­
teur de Free possède, depuis 2019,
11 % du capital du journal. Les sta­
tuts lui offrent un droit de
préemption sur toute vente d’ac­
tions. Mais aussi un droit d’agré­
ment qui oblige le conseil d’admi­
nistration à valider à l’unanimité
l’entrée d’un nouvel investisseur.
CIRCONSTANCES TORTUEUSES
Or, par sa filiale L’Avenir Dévelop­
pement, détenue par sa holding
NJJ, Xavier Niel contrôle deux des
cinq sièges de ce conseil. Et le vote
de Stéphane Tapie, administra­
teur également, lui semble acquis.
Le fils de Bernard Tapie affirme
publiquement avoir « donné [sa]
parole à [son] père que sa volonté
sera respectée ». Niel, déjà proprié­
taire de Nice­Matin, avec lequel il
prépare des synergies, joue sur du
velours et annonce, dès le 21 octo­
bre 2021, la « reprise rapide » du
groupe marseillais.
Mais, comme souvent dans la
saga Tapie, les circonstances sont
tortueuses. Et c’est dans ces cir­
constances que Rodolphe Saadé
aperçoit sa chance. Le groupe Ber­
nard Tapie (GBT) est en liquida­
tion judiciaire depuis avril 2020
et l’annulation de l’arbitrage dans
l’affaire du Crédit lyonnais. L’Etat
guette la somme qui sera mise sur
la table. Il veut récupérer le plus
d’argent possible sur les 438 mil­
lions d’euros dus par GBT. Or, en
cette fin 2021, les tarifs du trans­
port maritime explosent et Ro­
dolphe Saadé sait déjà que les bé­
néfices de la CMA CGM dépasse­
ront les 15 milliards d’euros – ils
atteindront 16,6 milliards. De
quoi être ambitieux.
« Il y a un trou de souris et nous
allons le jouer à fond », répète l’ar­
mateur, le 22 octobre 2021, aux re­
présentants du Syndicat national
des journalistes (SNJ). Dans leur
permanence aux murs écaillés,
les salariés de La Provence sont es­
tomaqués d’accueillir l’élégant et
réservé Rodolphe Saadé. Deux
coups de fil ont suffi pour monter
le rendez­vous. L’armateur confie
une inattendue passion pour leur
journal, qu’il lit « tous les jours,
même quand [il est] à l’étranger »,
et son envie d’investir dans sa re­
PLEIN CADRE
Comment Rodolphe Saadé
a conquis « La Provence »
Inconnu dans le monde de la presse, le PDG de l’armateur CMA CGM
a gagné son duel face à Xavier Niel en jouant de sa surpuissance
financière et de ses réseaux, et en séduisant les salariés
lance. Costume impeccable, main­
tien guindé, le PDG de la CMA
CGM est descendu du 30e étage de
sa tour dans son ascenseur privé
pour atteindre, 300 mètres plus
loin, la rue du Marché, où le SNJ
voisine avec l’amicale des retrai­
tés de La Provence.
Les journalistes sortent de l’en­
tretien désorientés, mais sûrs
d’une chose : « Saadé ne connaît
rien à la presse. » Pourquoi ce lea­
der de la logistique s’intéresse­t­il
à une boîte qui a perdu près de
15 millions d’euros en deux ans,
25 % de ses lecteurs en trois et
vient de vendre son siège ? Un
journal qui tire à moins de
75 000 exemplaires ? « Pour nous,
c’était le diable », se rappelle Sophie
Manelli, élue SNJ, qui deviendra un
soutien inconditionnel du projet.
Deux jours plus tôt, l’armateur a
officialisé son intérêt. Dans une
lettre au liquidateur judiciaire, il
se présente comme un repreneur
potentiel et donne à son projet
une identité très marseillaise. Pas
question, explique­t­il, de laisser
le journal être dirigé ailleurs que
dans sa ville. Il évoque même la
possibilité de s’entourer « éven­
tuellement » d’appuis locaux. La
phrase fait tiquer la rédaction, qui
connaît les liens entre le patron et
certains élus de droite, comme le
président de la région, Renaud
Muselier, ou le vice­président du
conseil départemental LR, Yves
Moraine, un ami de collège.
TERRAIN HOSTILE
L’inquiétude se renforce quand les
réseaux du premier employeur
marseillais s’ébranlent. Le 17 dé­
cembre 2021, le président de la
chambre de commerce et d’indus­
trie, Jean­Luc Chauvin, diffuse une
lettre de soutien au projet, qu’il
définit comme « absolument in­
dispensable à la vie du journal et
au­delà même à l’équilibre démo­
cratique, économique et social de
l’ensemble du territoire ». Un cour­
rier cosigné par trois autres orga­
nisations patronales. « Rien ne les
obligeait. Ils sont venus naturelle­
ment », commente M. Saadé. Quel­
ques mois plus tôt, la CMA CGM
avait soutenu Jean­Luc Chauvin
dans sa quête d’un deuxième
mandat à la tête de la CCI.
Avec cette entrée surprise, l’ar­
mateur atteint son premier objec­
économie & entreprise | 19
tif : bousculer la donne. Le liqui­
dateur Xavier Brouard voit dans
l’apparition de ce second milliar­
daire l’occasion inespérée de faire
grimper le prix de La Provence, es­
timé entre 20 millions et 40 mil­
lions d’euros. Pour permettre des
mises plus libérées, il prépare une
idée : attaquer juridiquement le
droit d’agrément glissé par Tapie
et Niel dans les statuts du journal.
Dans le camp du fondateur de
Free, la manœuvre est perçue
comme téléguidée depuis la tour
CMA CGM. D’autant que le combat
se déroule en terrain hostile : le tri­
bunal de commerce de Marseille,
où les réseaux de la famille Saadé
sont bien réels. L’idée entraînera
neuf mois de joutes juridiques et
finira en impasse, à l’été 2022.
Mais, en contestant la position do­
minante de Xavier Niel, elle crédi­
bilise la stratégie Saadé. Et quand
les juges marseillais suspendent
une première fois le droit d’agré­
ment, en janvier 2022, ils agrandis­
sent soudain le « trou de souris ».
Parallèlement, l’armateur cher­
che toujours à séduire les salariés
de La Provence. Il sait que beau­
coup reprochent à leur action­
Rodolphe
Saadé,
à Marseille,
le 12 janvier.
THEO GIACOMETTI
POUR « LE MONDE »
naire minoritaire son indifférence
à la fin des années Tapie. Quand, le
vendredi 26 novembre, Xavier
Niel dépêche devant le CSE du
journal le seul Anthony Maarek,
directeur général de sa holding, la
CMA CGM, elle, aligne, aux côtés
de son PDG, son directeur juridi­
que, celui des ressources humai­
nes et un vieux routier des mé­
dias : Denis Olivennes, qui sé­
journe régulièrement près de Ta­
rascon (Bouches­du­Rhône) et
connaît bien La Provence. Depuis
quelques jours, le directeur géné­
ral de Libération conseille active­
ment l’armateur. Dans les semai­
nes qui suivent, les réunions entre
la tour CMA CGM et des groupes
de salariés se multiplient. « Nous
avons eu plus d’échanges avec eux
qu’avec Franz­Olivier Giesbert, qui
dirige la rédaction depuis 2017 »,
s’étonne un représentant du SNJ.
Aux salariés, le patron de la CMA
CGM promet beaucoup. Le main­
tien des emplois et un investisse­
ment de relance de 50 millions
d’euros, du « sang neuf » pour diri­
ger l’entreprise et la rédaction.
Aux imprimeurs rotativistes, in­
quiets du projet Niel de créer une
Aux salariés,
l’armateur
promet
le maintien
des emplois et un
investissement
de 50 millions
d’euros
imprimerie commune avec Nice­
Matin dans le Var, l’armateur as­
sure que l’activité restera à Mar­
seille. Un engagement qui volera
en éclats au moment de s’accorder
avec son rival, à l’été 2022.
De ses prestations devant le per­
sonnel, le patron de la CMA CGM
gagne un surnom : « Le père
Noël. » « Moi, c’est le père Niel », iro­
nise son adversaire. Si les six CSE
du groupe valident le plan de l’ar­
mateur, le 24 mars, certains sala­
riés affichent encore des réticen­
ces. Et un moment instille même
l’ombre d’un doute. Ce même
jour, près de deux cents d’entre
eux écoutent le PDG de la CMA
CGM venu dans la salle des rotati­
ves quand une journaliste lui rap­
pelle que Bernard Tapie n’aimait
pas que son journal houspille les
politiques et demande s’il sera
aussi interventionniste. « No
change », répond l’intéressé…
L’assistance se fige, mais Denis
Olivennes réagit vite. « Il veut dire
que vous continuerez à travailler
sans pression, comme vous le fai­
tes actuellement », rattrape­t­il,
sans véritablement convaincre.
Qu’importe, la CMA CGM tient
déjà fermement la barre du dos­
sier. Un mois plus tôt, l’armateur a
déposé au tribunal de Bobigny une
offre de 81 millions d’euros, quand
Xavier Niel en propose 20. « Quel­
qu’un qui est prêt à payer quatre
fois le prix d’un truc, je me dis, ce
n’est pas normal », s’étonne, lors
d’une audition au Sénat, le patron
de Free. A l’été 2022, il saura à son
tour utiliser la générosité de Ro­
dolphe Saadé pour vendre ses 11 %.
PASSAGE EN FORCE
Dans la bataille, le géant des trans­
ports va bénéficier du soutien des
dirigeants de La Provence, au pre­
mier rang desquels le PDG Jean­
Christophe Serfati. C’est lui qui, le
2 mars, somme Xavier Niel, venu
tenter de déminer la situation, de
quitter le siège de La Provence.
« Vous êtes un salarié de la CMA
CGM », lui lâchera Xavier Niel, pré­
venu par des journalistes que, la
veille, M. Serfati figurait parmi les
invités de l’armateur lors de
l’inauguration de Tangram, son
académie de formation.
L’autre preuve de ce ralliement
sera le surréaliste conseil d’admi­
nistration réuni pour voter l’agré­
ment sur l’offre CMA CGM. Ce
9 mai, le passage en force a été bien
préparé. Un graffiti « Niel dégage »
est apparu devant l’entrée du jour­
nal. Au quatrième étage, l’am­
biance n’est guère plus ac­
cueillante. Jean­Christophe Ser­
fati, qui préside le conseil, a invité
un professeur de droit qui doit dé­
montrer aux représentants de NJJ
qu’ils seront en conflit d’intérêts
s’ils s’opposent au projet. Il a aussi
convié Rodolphe Saadé, mais ce
dernier a décliné. Stéphane Tapie,
lui, n’est pas là. Au moment du
vote, le PDG de La Provence refuse
de comptabiliser les voix des re­
présentants de Niel et annonce
que l’offre CMA CGM est agréée.
Plus tard, le tribunal de Marseille
jugera sa gestion « illicite ».
Alors que Rodolphe Saadé et Xa­
vier Niel ont finalement validé les
accords préparés par leurs équi­
pes et le liquidateur Marc Séné­
chal fin août, un observateur mar­
seillais s’étonne encore de l’inves­
tissement du PDG de la CMA CGM
dans un dossier « qui, à l’échelle de
son groupe, ne représente pas
grand­chose ». Reste une ques­
tion. La même que celle que les sa­
lariés de La Provence se posent de­
puis le premier jour. Pourquoi ? p
gilles rof
20 | carnet 0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

Orléans. Bordeaux. Aubière. Blois. Annecy. Mme Garance Variot,

Sant Vicenç de Montalt (Espagne). sa fille, Conférences
Les familles Klein, Millet, Lafay, Mme Françoise Variot,
Hélène de Bouillane de Lacoste, Sauvageon, sa femme,
en vente Le Carnet son épouse,
ont la tristesse de faire part du décès ont la profonde tristesse de faire part
actuellement Viviane, Laurence et Thierry,
de du décès de
Geneviève, Christine,
ses filles et son gendre,
Vous pouvez nous faire Ses petits-enfants,
M. Yves KLEIN, M. Frédéric-Jean VARIOT,
professeur agrégé d’italien,
K En kiosque parvenir vos textes Ses arrière-petits-enfants, grand lecteur du Monde,
aventurier passionné,
Grandes voix africaines
Françoise, Eveline et Arlette, Conférences
survenu le 23 septembre 2022, amoureux de la nature,
soit par e-mail : ses belles-sœurs à Annecy,
Les mardis à 18 h 30
photographe, À partir du 13 septembre 2022
carnet@mpublicite.fr Ainsi que toute la famille, à l’âge de quatre-vingt-six ans. chef opérateur
Philharmonie de Paris.
(en précisant impérativement
HORS-SÉRIE

votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
Top of
et réalisateur de documentaires,
ont la tristesse de faire part du décès La cérémonie civile se tiendra dans
de l’intimité familiale uniquement. Une découverte des richesses
survenu le 22 septembre 2022, à Avon,
à l’âge de quatre-vingt-six ans. culturelles de l’Afrique
Olivier PFG Services Funéraires, Annecy. à travers ses grandes voix,
de BOUILLANE de LACOSTE, Tél. : 04 50 45 02 39.

BOWIE
de la SDL) Une messe sera célébrée le jeudi l’occasion d’aborder
président 29 septembre, à 10 h 30, en la basilique les engagements de musiciens
soit sur le site : de chambre honoraire Marie-Catherine (†), Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours,
La vie de l’icône Pop-Rock aux multiples facettes,
en BD et photos à la Cour de cassation, Dominique et Anne, Paris 11e, suivie de l’incinération, à
https://carnet.lemonde.fr commandeur 15 heures, en la salle du dernier de Cesária Évora à Fela Kuti
Élisabeth et Patrick,
de l’ordre national du Mérite, hommage, au crématorium du en passant par
L’équipe du Carnet reviendra Emmanuel et Catherine,
officier de la Légion d’honneur, Gabriel et Alain, cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Youssou N’Dour.
Hors-série vers vous dans les meilleurs ses enfants et beaux-enfants,
délais pour vous confirmer survenu le jeudi 22 septembre 2022, Thomas et Florence, Benoit et
Anniversaires de décès Infos et réservation :
la parution. à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Florence, Violaine et Mathieu, 01 44 84 44 84
Guillaume et Carline, Sylvain et philharmoniedeparis.fr
28 septembre 2006,
La cérémonie aura lieu le jeudi Ludovic, Clément et Mi, Aurélien et
100 GRILLES
29 septembre, à 14 heures, en la salle Emeline, Julie, Nicolas, Pierre et
carnet@mpublicite.fr Marie, Marc, Laure, JK. Table-ronde
https://carnet.lemonde.fr de cérémonie des Provinces, 140, rue
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 3

de Normandie, à Olivet, suivie de la ses petits-enfants et leurs conjoints,

Cléo, Lou, Jin, Julian, Yaël, Ivan, Ulysse a cent ans. Pourquoi tue-t-on son voisin ?
crémation dans l’intimité familiale.
AU CARNET DU «MONDE» Marion, Leïla, Gauthier, Jules, La violence comme phénomène
Anouck, Il y a vingt et un ans, le 28 septembre
Condoléances sur registre. ses arrière-petits-enfants, historique, religieux
2001,
Naissance Claudine et Lucie, et anthropologique.
Fleurs naturelles uniquement ou ses voisines, Anny SADRIN,
dons pour la Bibliothèque Sonore Table-ronde à l’occasion
M Susan E. ANDERSON
me éminente dickensienne
et M. Donald L. METZGER, Orléans Loiret. ont la grande tristesse de faire part et amie précieuse, de l’anniversaire de la nuit
Hors-série à Chicago, du rappel à Dieu de
de la Saint-Barthélemy.
M. et Mme John BLAKEMORE MELLOR, La famille remercie toutes les nous quittait.
à Paris, personnes qui prendront part a sa Étienne LEFEBVRE, Avec Jan Assmann, Denis Crouzet,
ses grands-parents, peine. inspecteur d’Académie honoraire, Elle est et restera vivante dans nos Vincent Duclert et Naïma Ghermani.
Sarah Jane MELLOR officier de la Légion d’honneur, cœurs.
et Harrison METZGER, P.F. Caton - Olivet. chevalier
ses parents, Tél. : 02 38 49 32 32. de l’ordre national du Mérite, Nous y associons ses amis chers, 28 septembre 2022,
ont la joie de faire part de la naissance commandeur dans l’ordre
18 heures - 20 heures.
HORS-SÉRIE

300 QUESTIONS
DE CULTURE GÉNÉRALE de des Palmes académiques, Annie et Sylvère Monod.
par les journalistes du Monde
Christophe et Sylvain Cartier,
Daphne Eleonore, ses fils, à Lyon, le 23 septembre 2022,
Institut historique allemand,
Aubertin, Justine, Lillion et Thibault, dans sa quatre-vingt-douzième année. Commémoration
le 21 septembre 2022, à Amsterdam. ses petits-enfants, 8, rue du Parc-Royal, Paris 3e.
Laïc dominicain depuis 1962, la Commémoration de la déportation www.dhi-paris.fr
ont la douleur de faire part du décès messe d’Adieu et d’action de grâce des Juifs de France par l’association
Décès de
aura lieu le mercredi 28 septembre, « Les Fils et Filles des Déportés Juifs
M 06945 - 28H - F: 7,95 E - RD

3’:HIKQTE=ZU\^ZV:?k@a@c@i@p"; à 14 h 30, en l’église du Saint-Nom- de France » et le Mémorial de la Shoah,

Tréflaouénan (Finistère). de-Jésus, Lyon 6e. avec le soutien de la Fondation pour la
Hors-série Lourmarin (Vaucluse). Mme Jacqueline CARTIER,
née BARRAND, Mémoire de la Shoah.
L’inhumation aura lieu le vendredi
Mme Claude Autret, 30 septembre, à 14 h 30, au cimetière
son épouse, survenu à Paris, des Rouges-Barres, à Marcq-en-Barœul Cérémonie à la mémoire des
Hélène, Capucine, Nathalie, Florence, le 20 septembre 2022, (Nord). déportés du convoi n° 38 partis, il y a
Société éditrice du « Monde » SA
HORS-SÉRIE LES GRANDES SIGNATURES DE LA BD
ses filles 80 ans, du camp de Drancy pour le
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Président du directoire, directeur de la publication
et leurs conjoints, Lefebvre, camp d’extermination d’Auschwitz- Louis Dreyfus
Gai-Luron,
Rubrique-à-brac, Marie-Paule, 3, allée de la Férigoule, Birkenau. Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Pervers Pépère,
Les Dingodossiers,
sa sœur La cérémonie religieuse a été publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
INCLUS
Rhaa lovely...
30400 Villeneuve-lez-Avignon. Directrice de la rédaction Caroline Monnot
SSINS
DES DE ITS et son époux, célébrée le mardi 27 septembre, à emca59@free.fr
INÉD

Adrien, Joséphine, Alan, Zoé, Jean,
Keïko, Pierre, Gabriel,
ses petits-enfants
et arrière-petit-enfant,
Ses parents et amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Hors-série
M. Michel AUTRET,
général de l’Armée de l’Air,
chevalier de la Légion d’honneur,
chevalier
de l’ordre national du Mérite,
titulaire de la médaille
de l’Aéronautique,
survenu à Lambesc, le 25 septembre
2022, à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Une cérémonie d’adieu aura lieu le
30 septembre, au crématorium d’Aix-
les-Milles, à 11 heures.
Ses cendres seront ultérieurement
Musée idéal la revue n° 3 déposées auprès de ses parents et
10 h 30, en l’église Saint-Germain-
l’Auxerrois, Paris 1er.
L’inhumation a lieu ce mercredi
28 septembre, à 10 heures, au cimetière
de Fraisans (Jura).
Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine).
Philippe et Jean-Louis Cressent,
ses fils,
leurs épouses,
Ses petits-enfants
Et ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Ida Josette CRESSENT,
née MARROUCH,
veuve de
Jacques CRESSENT,
M. Robert Monteux,
président du Revenu Français,
officier de la Légion d’honneur,
son époux,
M. Alain Bouchart,
son frère
Ses neveux, nièces
Et sa famille par alliance,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Caroline MONTEUX,
née BOUCHART,
chevalier de la Légion d’honneur,
quarante ans au festival de Cannes,
responsable
du Jury et des réceptions,
administratrice
du groupe Revenu Français,
correspondante à New York
et San Francisco de TF1 et Canal+,
Mercredi 28 septembre 2022,
à 12 heures.
Lecture des noms des 900 déportés,
dont 100 enfants, du convoi n° 38.
Seuls 32 déportés sont revenus.
Mémorial de la Shoah,
17, rue Geoffroy-l’Asnier,
75004 Paris.
Renseignements :
Tél. : 01 53 01 17 99.
Email :
wendy.semah@memorialdelashoah.
org
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
longue, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davi-
denkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez
(photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),
Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Sébastien Carganico, vice-président

Un
h
de ses sœurs,

evenement
Léonard de Vinci survenu le 21 septembre 2022, survenu à Paris, le 23 septembre

, ,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, 2022, à l’âge de soixante-dix-neuf
Suzanne et Monique, à Levallois-Perret. ans.

à Tréflaouénan, où il est né.
Collections Ni fleurs ni couronnes, des dons à la
Fondation des Œuvres Sociales de l’Air.
La cérémonie religieuse sera
célébrée en l’église Saint-Justin,
place d’Estienne-d’Orves (rue Rivay),
eureux
La cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 30 septembre,
à 14 h 30, en l’église Notre-Dame-

doi
à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), de-Grâce de Passy, 10, rue de
le vendredi 30 septembre, à 14 h 30. l’Annonciation, Paris 16e.

Pürf
présente
Danielle,
son épouse,
Olivier et Florence, Cet avis tient lieu de faire-part. L’inhumation aura lieu le même

ag
jour, à 16 h 15, au cimetière de

ses enfants,
Jules,
son petit-fils,
Philippe et Rita, Dominique et
Bernadette, Patrick et Arlette,
ses frères et belles-sœurs,
Denise Enjalbert, Francis Moaty,
Dominique et Bruno Schwab,
ses beaux-frères et belles-sœurs,
Ses neveux et nièces,
leurs conjoints, leurs enfants,
Jean-Michel Guyon,
le père de Jules,
Ses amis,
Dès mardi 27 septembre,
le volume n° 5 LE VICOMTE
ont l’immense douleur d’annoncer
DE BRAGELONNE II le décès de
François BOTT,
journaliste et écrivain,
Nos services collaborateur du Monde,
ancien directeur
du Monde des livres,
Lecteurs
survenu le 22 septembre 2022.
K Abonnements Les obsèques auront lieu le jeudi
Sur abo.lemonde.fr 29 septembre, à 11 h 30, au
Par tél. au 03 28 25 71 71 crématorium du cimetière du Père-
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
K Le Carnet du Monde
carnet@mpublicite.fr « La vie est un songe, c’est connu
et les livres sont des voyages. »
F.B.
contact daniele.bott@free.fr
(Le Monde du 26 septembre.)
Aline Fouquet,
son épouse,
Virginie Fouquet,
Laurence et Jean Grimaldi,
ses filles et gendre,
Gabriel et Paul,
ses petits-fils,
Jean-Claude Fouquet,
Bernard et Ursula Fouquet,
ses frères et belle-sœur
Et toute la famille,
Clovis (†) et Léon,
ont l’extrême tristesse de faire part
du décès de
Hubert François FOUQUET,
ancien combattant,
survenu le 21 septembre 2022.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 28 septembre,
à 10 h 30, en l’église Saint-Jacques,
167, boulevard Bineau, à Neuilly-sur-
Seine.
Ni fleurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part.
éJ
Montmartre, Paris 18e.
Un hommage musical lui sera
rendu à une date ultérieure par
Pierre Monteux, chef d’orchestre,
commandeur de la Légion d’honneur.
monteux.robert@gmail.com
Au nom de
Ses condisciples
de la khâgne d’Henri IV,
Ses amis de l’ENS de la rue d’Ulm,
Les fidèles de l’ASA
(l’Association sportive des archicubes,
qu’il avait créée et qu’il présidait
depuis 1969),
Alain Roger, Alain Vassiléiou et
Pierre Osmo,
1Ltl1tonae
font part, avec une grande tristesse,
du décès survenu le 14 août 2022,
dans sa quatre-vingt-sixième année,
de
Jacques PRÉVOT, Le Carnet
agrégé des lettres,
professeur honoraire
à l’université de Paris X (Nanterre) Pour toute information :
et prient sa femme Nada et ses filles, carnet@mpuhlicite.fr Prix
Claire, Noëlle et Pascale, d’agréer à la ligne: 24€ TTC.
dans cette épreuve l’expression et
l’assurance de leur très profonde et
sincère sympathie.
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
La chasse tente de dépoussiérer son image
Une nouvelle génération d’adeptes, suivis sur les réseaux sociaux, bouscule les codes du monde cynégétique
P
ied gauche devant, pied
droit derrière, Gabrielle
Drevin, 21 ans, pointe le
canon de sa carabine
vers le sol, et recharge son arme.
Elle s’apprête à tirer, ou à s’abste­
nir, lors du lancer de plateaux d’ar­
gile propulsés de façon aléatoire.
« J’épaule, je vise, puis seulement je
monte mon doigt, et surtout pas
trop vite. La sécurité n’est pas dans
la mécanique de l’arme, mais dans
les gestes », explique Alice Tonne­
lier, formatrice au permis de
chasse.
En cette matinée de septembre,
cinq élèves découvrent le parcours
d’examen dans la forêt domaniale
de Marly­le­Roi, dans les Yvelines.
Gabrielle et Louise Drevin, 21 et
20 ans respectivement, y voient
un moyen de renouer avec la na­
ture : « Nous avons toujours grandi
en ville. Chasser, c’est marcher en
forêt, voir le soleil se lever le matin,
apprendre à connaître les espèces,
cuisiner le gibier. » Si elles aiment
discuter entre elles de cette nou­
velle passion, les deux sœurs évi­
tent généralement d’aborder le su­
jet en public : « On ne va pas le met­
tre sur notre CV. La chasse, c’est un
peu comme une étiquette politique,
beaucoup de gens considèrent qu’il
s’agit d’une activité destructrice.
Pourtant, pour nous, c’est tout l’in­
verse, c’est un art de vivre. »
La moitié des candidats qui vien­
nent suivre des formations de la
Fédération interdépartementale
des chasseurs d’Ile­de­France
(Ficif) n’ont jamais assisté à une
journée de chasse, note Alice Ton­
nelier : « Les postulants ne se
contentent plus de venir à la chasse
parce que papa le faisait, c’est une
vraie démarche personnelle. On
développe des partenariats avec des
associations étudiantes, pour pro­
poser des tarifs réduits. » Le nombre
de candidats au permis a connu
une hausse de 10 % au niveau na­
tional entre 2019 et 2021 – année
pendant laquelle 36 791 postulants
ont passé l’examen –, selon les chif­
fres de la Fédération nationale des
chasseurs (FNC). En Dordogne,
dans le Pas­de­Calais ou encore en
région parisienne, il faut même pa­
tienter sur une liste d’attente pour
y prétendre.
« Un sujet clivant »
Alors que seul un Français sur cinq
est favorable à la chasse, selon un
sondage Ipsos réalisé en 2021, et
que la population des chasseurs
est vieillissante – la majorité a plus
de 55 ans, et 29 % ont 65 ans et plus
d’après la FNC –, le monde cynégé­
tique se réjouit de ce soubresaut.
« En 2021, pour la première fois,
nous n’avons quasiment pas perdu
de chasseurs, alors qu’avant nous
en égarions entre 20 000 et
30 000 chaque année », souligne
Willy Schraen.
Le président de la FNC reçoit
dans son bureau d’Issy­les­Mouli­
neaux (Hauts­de­Seine). Entouré
de trophées de chasse, il met en
scène son décalage avec les nou­
velles recrues : « Je suis un homme,
j’ai plus de 50 balais, je suis un petit
peu gras, j’aime la bouffe et le pi­
nard, je colle au sketch des Incon­
nus sur la galinette cendrée. La
nouvelle génération de chasseurs,
jeune, urbaine, féminine, envoie
valser ces clichés. Parmi les candi­
dats, près de 20 % sont des fem­
mes ! Elles partagent leur passion
sur les réseaux sociaux, où elles
sont parfois suivies par des centai­
nes de milliers d’internautes. »
Visez le compte Instagram de
Johanna Clermont : suivie par
170 000 personnes, la jeune « in­
fluenceuse chasse » de 25 ans pose
aussi bien en robe de soirée que
brandissant une carabine d’appro­
che ou avec des sangliers abattus.
Elle ne compte aucun chasseur
dans sa famille : « Comme de plus
en plus de jeunes, j’ai découvert
cette activité via des amis, au lycée.
En 2016, j’ai tué mon premier san­
glier et posté une photo de ma prise
sur Facebook. En quelques heures,
jeunesses | 21
« L’engouement
reste un
épiphénomène
face à la baisse
du nombre
de chasseurs »
PIERRE RIGAUX
militant écologiste
gnages et des photos d’incidents
de chasse. « Au début, on a tout sim­
plement créé une boîte mail pour
avoir des témoignages des gens du
Lot, et on a partagé l’adresse sur no­
tre Facebook. On a vite reçu énor­
mément de témoignages, et de
toute la France. On a donc décidé de
créer un compte Instagram, désor­
mais suivi par 35 000 personnes »,
retrace Léa Jaillard, 28 ans, cofon­
datrice du collectif.
Dans son ouvrage L’Animal et la
mort (La Découverte, 2021), Char­
les Stépanoff s’intéresse à un rituel
initiatique inconnu il y a quelques
décennies encore en France, et de­
venu un passage obligé pour les
novices : le baptême du chasseur,
qui consiste à maculer le jeune
chasseur du sang du premier san­
glier, cerf ou chevreuil qu’il a tué.
ANNA WANDA GOGUSEY « Ce désir de cérémonialisation est
un retournement de stigmate face
aux critiques de la société. C’est une
le cliché a fait le tour du monde. » sur les réseaux sociaux, huit vi­ pour chasser le canard. La chasse façon de s’identifier à l’animal, de
Régulièrement sollicitée par des
« Avant, le mot déos censées faire mentir les sté­ ne sera peut­être plus une passion lui rendre hommage, mais aussi
marques d’équipement, l’influen­ d’ordre, chez réotypes sur les chasseurs. On y exclusive, mais on aura de plus en d’exhiber ce que l’éthique et la pu­
ceuse a été placardée en 4 mè­ voit des citadins aisés manger du plus de jeunes chasseurs. » deur modernes cherchent à dissi­
tres sur 3 mètres dans le métro pa­
les chasseurs, chevreuil au quinoa, une adoles­ Alors que le nombre de titulai­ muler : la violence, la mort et la part
risien pour promouvoir Zone 300, c’était “pour cente de banlieue évoquer la corne res du permis a drastiquement sauvage de l’homme », analyse
le « Netflix de la chasse » : « La fon­ de chasse, et deux bourgeoises baissé – près d’un million et demi l’anthropologue.
dation de protection des animaux
vivre heureux, expliquant qu’à la chasse à l’arc en moins par rapport à 1975 –, Marius, 23 ans, issu d’une famille
de Brigitte Bardot a répondu par vivons cachés”. une femme peut « aussi bien ban­ cette posture confiante laisse de chasseurs de père en fils, con­
des affiches antichasse. Des amis der » qu’un homme. Tournée en sceptique le militant écologiste firme l’essor de ce rituel, « qui varie
m’ont bloquée sur les réseaux so­
C’est une erreur » dérision par de nombreux inter­ Pierre Rigaux : « Les chasseurs se de région en région. C’est moins
ciaux, je me fais régulièrement in­ WILLY SCHRAEN nautes, la websérie – qui n’est plus sentent acculés. L’engouement des gore que ce qu’on pourrait imagi­
sulter et menacer, témoigne Jo­ président de la Fédération consultable – a cumulé plusieurs jeunes reste un épiphénomène face ner, il s’agit la plupart du temps de
hanna Clermont. La chasse est un nationale des chasseurs millions de vues. à la diminution globale de leur quelques petites taches de sang sur
sujet clivant, et c’est ce qui attire La FNC s’en frotte les mains. nombre. » Pour le naturaliste, les le visage, pour immortaliser le mo­
certains jeunes qui voient que no­ « Avant, le mot d’ordre, chez les campagnes de la FNC sont « gro­ ment ». Sur sa chaîne YouTube
tre mode de vie est en danger. » chasseurs, c’était “pour vivre heu­ tesques et sidérantes. Elles jouent @marius_chasse, qui compte plus
Partout en France, les associa­ reux, vivons cachés”. C’est une er­ sur la provocation pour faire le de 170 000 abonnés, il met un
tions de jeunes chasseurs se reur. Nous devons communiquer. buzz et sont loin de dire la vérité point d’honneur à cuisiner son gi­
développent. Alexandre Mercier, Quand on est jeunes, on se cherche sur les pratiques de la chasse. Les bier : « Chasser, ce n’est pas que tirer,
25 ans, président de l’Association encore, on n’a pas établi ses pas­ chasseurs se targuent de défendre c’est valoriser les prises. » Et aussi,
nationale des jeunes chasseurs sions, c’est donc à ce moment l’écologie de terrain face à l’écolo­ d’une certaine façon, militer.
(ANJC), en dénombre une cin­ qu’on a le plus de chance d’intro­ gie punitive, mais, dès que j’en­ Loin des urnes, mais proche du
quantaine. Pour cet étudiant en duire la chasse comme une propo­ quête sur les élevages de gibier, je terrain, poursuit Marius : « On s’in­
médecine, la nouvelle génération sition supplémentaire. Les jeunes me fais menacer et insulter ». vestit dans la gestion du territoire,
fait évoluer l’activité, « en limitant femmes nous intéressent tout par­ on défend une certaine culture.
les pratiques les plus polémiques, ticulièrement : il y en a peu qui Un baptême sanglant Quand on a grandi dans un envi­
comme le lâcher de petit gibier, ou chassent, le vivier potentiel est Sur les réseaux sociaux, les jeunes ronnement clivant, qu’on a été in­
encore la chasse en enclos. Au prin­ grand », tranche Willy Schraen. pro et antichasse se livrent à une sulté à cause de notre passion, on
temps, de nombreux jeunes se mo­ Afin de séduire la jeunesse, le guerre à coups de posts Instagram. sait qu’on porte une grande respon­
bilisent pour aider les agriculteurs président de la FNC a bataillé pour D’un côté, des recettes de cordon­ sabilité. Chaque jeune chasseur est
à protéger leurs semences en fai­ rendre le permis national plus ac­ bleu de faisan et des poses lascives un ambassadeur. » Une vocation
sant de la destruction de corvidés ». cessible. Il a obtenu, en 2018, l’ac­ avec des fusils. De l’autre, des posts un peu désuète, souligne Pierre Ri­
Les chasseurs, premiers écologis­ cord d’Emmanuel Macron pour dénonçant les élevages d’animaux gaud : « Chasser, c’est aller à contre­
tes de France ? C’est ce que clamait diviser son prix par deux. Il s’élève destinés à la chasse et des photos courant du reste de la société et se
la FNC dans le slogan d’une campa­ désormais à 200 euros par an : de bêtes massacrées. Le collectif faire honnir par la majorité de la
gne d’affichage déployée en 2018. « Les jeunes ont la possibilité de se Un jour un chasseur, créé en dé­ population. Les jeunes chasseurs
En 2020, la fédération poursuit sa promener partout en France via la cembre 2020 par les amis de Mor­ sont des futurs ringards. » A ces
stratégie de communication tapa­ chasse, passant d’une battue pour gan Keane, 25 ans, tué par un chas­ nouveaux ambassadeurs d’aigui­
geuse à destination notamment traquer le sanglier dans le Grand­ seur qui dit l’avoir confondu avec ser leur sens de la diplomatie. p
des jeunes et des femmes et publie, Est à une virée en baie de Somme un sanglier, rassemble des témoi­ margherita nasi
« De plus en plus de jeunes pêchent au cœur des villes »
il ne faut plus attendre la retraite pour assumer réseaux sociaux et facile d’accès car elle demande très rations départementales pour participer à ces ateliers :
son bob kaki et son gilet sans manches : portable à la peu de matériel. Il suffit d’avoir une canne et un leurre, pour pêcher, il faut bien connaître l’environnement, sa­
main et leurres pleins les poches, de plus en plus de une imitation de poisson en plastique, qu’il faut animer voir comment vit le poisson, où il s’abrite, où il mange…
jeunes pratiquent cette activité. Sur TikTok, les vidéos pour tromper le poisson. La pêche au feeder marche bien
#fishing cumulent plus de 80 milliards de vues. Benoît aussi. Destinée à la prise de poissons blancs comme les Ces nouveaux pêcheurs font­ils bouger la pratique ?
Lefebvre, chargé de mission à la Fédération nationale de carpes, les brèmes ou les gardons, elle séduit par son côté Les jeunes s’inspirent de ce qui se fait dans d’autres
la pêche en France, analyse le profil et les attentes de ces ludique et visuel. On attrape pas mal de poissons, il y a de pays : ils ont rendu populaires des techniques japonaises
nouveaux pêcheurs. l’action. La nouvelle génération modernise la pêche : fini d’animation du leurre. Ils ont aussi tendance à moins
le grand­père solitaire et immobile, on est actifs, on ar­ consommer le poisson. L’avantage de la pêche par
Qu’est­ce qui a contribué à populariser la pêche pente les quais entre amis, avec un petit côté « traque ». rapport à la chasse c’est qu’on peut tuer le poisson ou le
parmi les jeunes ? relâcher dans l’eau une fois pêché. Les jeunes importent
La pêche se pratiquant en plein air, elle n’a pas été trop Comment accompagnez­vous cette nouvelle dans la pêche urbaine les codes qu’on retrouve dans le
touchée par les mesures de restriction pendant les confi­ génération de pêcheurs ? style vestimentaire streetwear : ils vont s’identifier à une
nements. Entre fin 2019 et 2021, nous avons constaté Nous préparons des tournois à destination des jeunes, marque, pêchant exclusivement avec ses leurres, avec
une augmentation de nos adhérents : + 3 %. L’engoue­ avec par exemple des compétitions au niveau départe­ un petit côté identitaire. D’ailleurs, les marques jouent le
ment est particulièrement marqué chez les moins de mental de pêche au leurre, pour qu’ils puissent se ren­ jeu, chacune a son influenceur, qui défend ses produits,
18 ans : + 7 % sur la même période. Ils représentent dé­ contrer et se mesurer dans le cadre d’événements fes­ notamment dans le cadre des compétitions euro­
sormais 22,5 % de notre communauté. Nous n’avons pas tifs. Il existe déjà, au niveau européen, des concours qui péennes. Enfin, les jeunes utilisent les réseaux sociaux
de chiffres en ce qui concerne les jeunes adultes, mais ils abordent cette technique, et qui donnent lieu à des pour démocratiser une pratique qui n’est pas forcément
sont tout aussi concernés par ce regain d’intérêt pour diffusions sur les réseaux sociaux, avec chaque semaine facile d’accès car elle demande pas mal de connaissances
cette activité. On en voit de plus en plus partir à la pêche un nouvel épisode, comme une série télé. On développe techniques. On peut citer le jeune youtubeur Bar
au cœur des villes, sur les quais de Seine, à Paris, par aussi notre réseau d’ateliers « pêche nature », l’équiva­ D’écume : ses vidéos sur la pêche sportive en eau douce
exemple, pour renouer avec la nature. C’est ce qu’on ap­ lent d’une école pour découvrir les techniques de pêche. et en mer sont suivies par 135 000 personnes. p
pelle le street fishing, une pratique démocratisée par les Les néopêcheurs peuvent prendre contact avec les fédé­ propos recueillis par m. na.
 CULTURE
0123
22 | MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

pppp CHEF­D'ŒUVRE          pppv À  NE  PAS  MANQUER          ppvv À  VOIR          pvvv POURQUOI  PAS          vvvv ON  PEUT  ÉVITER

Ruben Ostlund,
l’art du malaise
Deux fois récompensé par une Palme d’or à Cannes,
en 2017 pour « The Square » et en 2022 pour
« Sans filtre », le prolifique cinéaste suédois dérange

PORTRAIT A 20 ans, lui qui pratique le ski

et l’escalade, part dans les Alpes
Bo Widerberg et Roy Andersson,
lesquels avaient eux­mêmes été

S
i vous avez une conversa­
tion à table et que tout le
monde est d’accord, à quoi
bon débattre ? », interroge
Ruben Ostlund, campé devant un
café crème. L’homme sourit.
« J’aime touiller le consensus. C’est
le rôle de l’art de provoquer de nou­
velles questions, le cinéma est inté­
ressant lorsqu’il interpelle. » Deux
films consécutifs – The Square
(2017) et Sans filtre (Triangle of
Sadness, 2022) –, deux Palmes
d’or… Qui est donc ce Suédois en­
thousiaste et bondissant dont les
films inconfortables font polémi­
que et déjouent les conventions ?
« Ce qui m’intéresse, c’est la faille,
affirme­t­il. Je cherche à mettre au
défi la boussole morale et éthique
que chacun de nous possède, à
créer le dilemme qui peut soudai­
nement nous faire perdre le nord.
Et ce qui m’intéresse, ce n’est pas
quand on s’en sort mais quand on
se perd. »
Ruben Ostlund a grandi à
Styrsö, une petite île au large de
Göteborg, dans l’ouest de la
Suède. Ses parents, instituteurs,
s’y installent l’année de sa nais­
sance, en 1974. Eux qui ont parti­
cipé aux mouvements étudiants
des années 1960 sont farouche­
ment de gauche, au milieu d’une
communauté insulaire reli­
gieuse. Son père vient de
Stockholm, fils d’une chanteuse
d’opéra et petit­fils d’Egon
Ostlund, cheville ouvrière du
Halmstadgruppen. Ce collectif
d’artistes épousa dans les années
1920 le cubisme puis introduisit
le surréalisme dans l’art mo­
derne suédois. Du côté maternel,
c’est plus rude. Sa mère vient du
Nord, à la frontière avec la
Finlande, où le grand­père tra­
vaille aux douanes.
Ruben a 4 ans quand ses parents
se séparent. Son frère, de huit ans
son aîné, part avec le père. Lui­
même grandit donc en tête à tête
avec cette mère qui se revendique
encore aujourd’hui communiste
et fait de la peinture en amateur.
Un mal pour un bien : « Quoi que
je fasse, ma mère me soutenait, ra­
conte­t­il. C’était toujours “fantas­
tique”. J’étais aussi autorisé à criti­
quer ses peintures. J’ai appris très
tôt à avoir confiance en moi. »
françaises faire la saison d’hiver.
Il a alors l’idée de proposer à une
petite maison de production de
Göteborg de réaliser des films
sur ces skieurs de l’extrême qui
descendent des pistes extrava­
gantes et sautent dans tous les
sens. Les regarder vingt­cinq ans
plus tard a quelque chose de léni­
fiant mais là naît son cinéma. Il
fera cela pendant cinq ans.
Lorsqu’il intègre la fac de cinéma
de Göteborg, il apporte son goût
pour le performatif et le specta­
culaire, qui nécessite des prises
de vues à la fois longues (pour ne
rien cacher et montrer l’exploit)
et multiples. Ruben Ostlund peut
reprendre une scène plus de
trente fois, racontent, épuisés,
ceux qui ont joué pour lui. Lui
semble inépuisable.
« A l’époque où nous avons
commencé, la Suède produisait
trente films par an et peu impor­
tait le nom du réalisateur, c’était
toujours le même film, raconte
Erik Hemmendorff, son produc­
teur et associé, rencontré sur les
bancs de l’école de cinéma et avec
qui il mène sa barque depuis
vingt ans. Avec un scénario codi­
fié, les mêmes acteurs, vingt­huit
jours de tournage et douze semai­
nes de montage. » Les deux
jeunes hommes théorisent une
autre approche : « Vous apportez
une caméra dans la réalité. Pour
que ce que vous avez vécu dans la
salle de cinéma se poursuive au­
dehors. » Et se situent en opposi­
tion à un cinéma bergmanien
basé sur des scénarios psycholo­
giques très écrits.
« Il y avait deux écoles de cinéma
en Suède, celle de Stockholm,
marquée par Ingmar Bergman, et
celle de Göteborg, influencée par
« Je suis
équitablement
dur avec tous
mes personnages
et tous tombent
dans les mêmes
travers »
RUBEN ÖSTLUND
très marqués par la Nouvelle
Vague française, détaille Ruben
Ostlund. A Göteborg, on ne faisait
ainsi pas de distinction entre le do­
cumentaire et la fiction, la seule
chose qui comptait, c’est que nous
étions tous des auteurs. » Or c’est
l’époque où débarque la caméra
DV. De même que pour la
Nouvelle Vague française, les pel­
licules plus sensibles, les caméras
plus légères et la recherche de
moindres coûts avaient amené,
plaide­t­il, les réalisateurs à sortir
des studios pour privilégier les
extérieurs, la fine équipe, sous
l’influence de Kalle Boman, leur
professeur, ancien assistant de
Widerberg, trouve là la possibilité
d’inventer son propre cinéma.
Comme le formule Erik
Hemmendorff : « Ce qui nous inté­
ressait, c’était ce que les images de
cinéma peuvent activer dans votre
cerveau. Pour cela, il nous fallait
contrôler les moyens et la produc­
tion. Et nous refusions de penser
que les temps glorieux du cinéma
étaient derrière nous. »
Miroirs grossissants
Le sportif et son acolyte au passé
de rockeur sont des ambitieux et
des compétiteurs. « Quand on fait
un groupe de rock, s’amuse Erik
Hemmendorff, qui fut guitariste
dans un certain nombre de for­
mations, on part toujours en pen­
sant qu’on est les meilleurs du
monde. » Et Ruben Ostlund de ra­
conter : « Quand Roy Andersson a
commencé à tourner Chansons
du deuxième étage, ils ont pris
une photo devant leurs studios,
avec en légende : “Le jour où nous
avons décidé que le film serait à
Cannes.” Tout le monde s’est
moqué d’eux – l’art est censé être
pur, sans but, dans une relation sa­
crée avec Dieu [il lève les mains au
ciel] –, sauf qu’avoir un objectif,
c’est créer la possibilité de l’attein­
dre. Et ils ont réussi [Prix du jury Quinzaine des réalisateurs, Snow venue voir le spectacle en de façon sentimentale : les pauvres
au 53e Festival de Cannes]. Cette Therapy (2014) de nouveau à Un smoking et robe du soir de façon sont authentiques et bons, et les
histoire m’a beaucoup inspiré. » certain regard et ses deux que le public de la grande salle Lu­ riches sont égoïstes et superfi­
Cannes devient son objectif, derniers films repartent avec la mière puisse s’identifier. ciels… Moi, je suis équitablement
comme d’autres visent l’Everest. Palme d’or. Ses plans eux­mêmes A force de tendre des miroirs dur avec tous mes personnages et
Dès son deuxième long­métrage, sont souvent pensés pour être grossissants à tout le monde, son tous tombent dans les mêmes
Happy Sweden (2008), Ruben vus là. Pour la scène mémorable cinéma dérange et divise. Lui qui travers. La gauche a oublié Marx,
Ostlund y est sélectionné dans la de The Square où un homme imi­ se dit socialiste, s’amuse : « Ça ne lequel prônait d’utiliser le capita­
section Un certain regard. Le tant un singe devient ingérable et me dérange pas que la gauche ne lisme pour construire un certain
suivant, Play (2011), est à la dangereux, il met l’assemblée m’aime pas. Elle regarde le monde niveau de société. »

La lutte des classes et des genres s’invite en croisière

La nouvelle satire du réalisateur, un divertissement en trois tableaux, ouvre en grand les vannes du nihilisme clinquant

(1973), de Marco Ferreri. Mais ce à nous expliquer la vie en long et à l’âge de 32 ans –, passe son temps certains endroits, la comédie de le regard de Harris Dickinson se
SANS FILTRE qui apparaissait comme subversif en large (dès la première scène) est à « poster » sa vie de rêve sur les Ruben Ostlund respire le nihi­ vide, inéluctablement, comme
pvvv dans les années 1970 n’est plus un poil arrogante, pour ne pas dire réseaux sociaux. Sa beauté lui lisme basique. Peut­être est­ce un smartphone sans chargeur. Le

P our Ruben Ostlund, il ne

faut plus attendre grand­
chose de nos contempo­
rains : le capitalisme a liquidé les
dernières parcelles d’humanité,
ne restent plus que des marion­
nettes dans un monde coupé en
deux, les unes courbant l’échine,
les autres triomphant dans le
commerce, jusqu’à vendre « de la
merde », comme l’assume ce va­
cancier milliardaire à bord d’un
yacht, qui a fait fortune dans les
mines antipersonnel.
Il n’y a plus qu’à tirer la chasse,
nous dit en substance – et en ima­
ges – le réalisateur, dans un clin
d’œil appuyé à La Grande Bouffe
qu’un énième débordement
en 2022. Avec Sans filtre (Triangle
of Sadness), Ruben Ostlund a reçu,
une nouvelle fois, la Palme d’or à
Cannes en mai, des mains du pré­
sident du jury, Vincent Lindon,
après l’avoir obtenue en 2017 avec
The Square, satire au vitriol de
l’art contemporain.
Durant près de deux heures
trente, le film prend son temps
pour faire rendre gorge à ses per­
sonnages, dans un divertissement
en trois tableaux, mêlant lutte des
classes et des genres (le matriarcat
en prend aussi pour son grade).
Les acteurs sont très bons, mais la
fâcheuse tendance du réalisateur
superflue. Car ce qu’il nous dit
n’est pas si nouveau. L’acte I nous
plonge dans le milieu de la mode
et des mannequins, où l’on décou­
vre, en plein shooting, un jeune
modèle mélancolique, Carl (Har­
ris Dickinson), les sourcils conti­
nuellement froncés – tel est le
« triangle de tristesse » qui donne
au film son titre international.
En pilote automatique devant
les photographes, Carl sait parfai­
tement sourire pour les marques
bon marché, ou jouer le dur pour
la haute couture. Sa fiancée, le top
model Yaya – Charlbi Dean, actrice
et mannequin, morte il y a
quelques semaines, lundi 29 août,
permet de se faire inviter, avec
Carl, sur une croisière de luxe (acte
II), où le petit personnel a appris à
dire oui à tout. Le moment venu,
le capitaine du yacht (Woody
Harrelson), défaillant, livrera
quelques moments d’hilarité.
Aucune vision politique
La croisière, sa mouise : il faudra
une tempête et un naufrage pour
réinitialiser les rapports de classe.
Le groupe de rescapés sur une île
déserte va se retrouver sous la
coupe d’une employée subalterne
du yacht, celle­ci reprenant le pou­
voir sur un mode bête et méchant
(acte III). Salauds de pauvres ! A
pour cette raison que le réalisa­
teur a pu observer que « la presse
de gauche » n’aimait pas son film.
Sans filtre ne s’embarrasse
d’aucune vision politique, celle­là
même qui habitait un autre huis
clos sur les riches et les pauvres, le
virtuose et glaçant Parasite (2019),
du Sud­Coréen Bong Joon­ho, lui­
même auréolé de la Palme d’or.
Le personnage le plus attachant
reste le jeune Carl, qui ne parvient
jamais réellement à goûter au
bonheur. L’univers de séduction
permanent lui fait craindre à tout
moment de perdre sa compagne,
et le conduit à se comporter
comme un malpropre. Peu à peu,
point de départ du scénario, sur le
milieu des mannequins, où les
femmes sont mieux payées que
les hommes, a d’ailleurs été ins­
piré au réalisateur par sa compa­
gne, la photographe de mode Sina
Ostlund. De même, la scène de la
dispute du couple au restaurant
– qui va payer l’addition, et
pourquoi serait­ce toujours
Carl ? – est tirée de sa propre vie,
raconte volontiers Ruben Ost­
lund, décidément sans filtre. p
clarisse fabre
Film suédois de Ruben Ostlund.
Avec Harris Dickinson, Charlbi
Dean, Woody Harrelson (2 h 29).
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
Ruben Östlund,
le 21 mai, au Festival
de Cannes.
AUDOIN DESFORGES/PASCO
POUR « LE MONDE »
Ruben Ostlund aime les
challenges, explique son copro­
ducteur, le Français Philippe
Bober, lequel en connaît un rayon
question réalisateurs déran­
geants (Ulrich Seidl, Lars von
Trier…). Qu’il s’agisse d’un tour­
nage à réinventer − comme pour
Sans filtre, parce qu’à mi­parcours
le yacht sur lequel on a com­
mencé à tourner n’est plus dispo­
nible −, ou qu’il doive présenter
un film à une salle houleuse,
Ruben Ostlund est toujours
preneur. La veille de notre ren­
contre, il était au multiplexe mu­
nicipal de Montreuil, en Seine­
Saint­Denis, défendant son film
devant une salle prompte à réagir.
Son visage s’éclaire lorsqu’il ra­
conte : « Un public très engagé,
jeunes et vieux avec un esprit criti­
que et un savoir ! Vous, les
Français, avez réussi à maintenir
une certaine culture cinématogra­
phique qui est fantastique. »
« Ruben Ostlund est un homme
double. De gauche, il a des pensées
de droite ; dans la vie, il est léger et
simple, quand il travaille il est do­
minant et obtient ce qu’il veut ;
sensible aux questions psychologi­
ques, il se réfugie derrière la socio­
logie ; il n’est pas un intellectuel
dans le sens académique du terme
mais c’est quelqu’un qui pense,
une pensée sauvage…, , énumère
son ami Per Magnus Johansson,
psychanalyste, professeur à l’uni­
versité de Göteborg, passé par
chez Lacan à Paris (et qu’on peut,
au passage, voir jouer dans The
« Ruben Ostlund
est un homme
double.
De gauche,
il a des pensées
de droite »
PER MAGNUS JOHANSSON
un ami psychanalyste
Square, prenant la défense d’un
type atteint du syndrome
Gilles de la Tourette). Mais Ruben
a une immense qualité : il aime la
confrontation, trouver des gens
qui pensent différemment de lui.
De même que Freud analysait le
malaise dans la civilisation
en 1930, Ruben est touché par cette
question, les rapports entre l’indi­
vidu et la société. »
Même s’il se défie de la psycha­
nalyse, c’est évidemment à lui­
même qu’en premier lieu Ruben
Ostlund tend un miroir. A 48 ans,
le réalisateur navigue entre
Göteborg, où il vit une semaine
sur deux avec ses deux grandes
filles jumelles de 20 ans, et les
Baléares, où il réside avec sa
compagne et leur bébé. Ses
relations avec cette dernière,
photographe de mode alle­
mande, et avec sa belle­famille
« patriarcale à l’opposé de [son]
modèle familial », sont sinon la
trame du moins le point de dé­
part de Sans filtre.
Filmer la « complexité »
« Ruben a bénéficié de l’amour in­
conditionnel de sa maman. En re­
vanche, il parle peu de son père.
Or, la question du père est essen­
tielle chez Freud comme chez
Lacan », fait remarquer Per
Magnus Johansson. Son père ?
« Un homme systématiquement
dans l’autocritique », décrit le réa­
lisateur, qui a fait de la masculi­
nité un des thèmes centraux de
son cinéma. « Les hommes par­
lent peu d’eux­mêmes et de leurs
problèmes, regrette­t­il. De ce
qu’ils ressentent et comment ils
vivent le rôle dans lequel on les en­
ferme. » On se souvient de cette
scène de Snow Therapy où,
devant la menace d’une avalan­
che qui fonce sur eux, un homme
s’enfuit en abandonnant femme
et enfants. Qu’aurait­on fait à sa
place ? Telle est la question­clé de
tous ses films.
Que cherche­t­il à réparer ? Où
se situe­t­il ? Comment se quali­
fierait­il, lui qui admire Michael
Haneke et Michel Houellebecq ?
On propose : « Sceptique ? Uto­
piste ? » Il s’agace : « Pourquoi vou­
lez­vous toujours que les choses
soient noires ou blanches, alors
que ce que j’essaye de filmer, c’est
la complexité. »
Mais, déjà, ce gros bosseur est
sur son prochain film. Synopsis :
à bord d’un long­courrier, l’équi­
page annonce aux passagers que
le système de diffusion vidéo est
en panne. « Tous ces êtres
humains habitués à se distraire
avec des écrans sont condamnés,
sans film ni téléphone, à voyager
avec leurs pensées. » L’idée l’ex­
cite. Il vient d’en parler avec
Vincent Lindon, l’homme qui,
président du jury à Cannes cette
année, lui a remis la Palme d’or et
à qui il aimerait aujourd’hui pro­
poser un rôle. « Vincent m’a dit
qu’il avait lu une étude montrant
que, si on perd son téléphone, ça
nous rend plus malade que si on
perd sa partenaire. » Les longs
bras du Suédois miment un gars
affolé d’avoir perdu son télé­
phone. Il rit, alors qu’on se sur­
prend à chercher notre téléphone
avec un sentiment d’urgence
honteux. Le piège du miroir. p
laurent carpentier
Une école rêvée, laboratoire
de tous les possibles
Les effets pervers de la carte scolaire évoqués sur le ton de la comédie
LA COUR DES MIRACLES
ppvv
V
oici une fiction éco­
lière qui met le doigt
précisément là où ça
fait mal. Une société
dans laquelle les inégalités se
creusent et qui pèse de tout son
poids et de tous ses maux sur
l’école. Un enseignement à deux
vitesses, avec ses écoles pour ri­
ches et ses écoles pour pauvres.
Des calculs de sectorisation qui
se complexifient, mais qui ne
changent pas grand­chose. L’im­
puissance et l’usure des profs
face à un système sélectif qui
ne dit pas son nom et qui les
épuise. Des parents, enfin, qui,
puissants ou misérables, feraient
tout ce qui est en leur pouvoir
pour que leur progéniture béné­
ficie de la meilleure fortune.
Ce sujet, les auteurs de La Cour
des miracles, Carine May, qui
fut enseignante, et Hakim Zou­
hani, qui fut animateur, le con­
naissent bien. Alors qu’ils ont
grandi à Aubervilliers (Seine­
Saint­Denis), ils y ont tourné
une poignée de films, longs ou
courts (Rue des cités en 2011, La
Virée à Paname, en 2013…), qui
les ont fait remarquer.
Ils débarquent aujourd’hui avec
une comédie dramatique dont
l’enjeu, proprement politique,
confère au film son intrigue
même. Autant dire qu’ils déser­
tent le cœur du réacteur (la péda­
gogie, la classe, la transmission)
pour s’intéresser à ce qui lui per­
met de fonctionner (la carte sco­
laire, le classement et la réputa­
tion de l’établissement, le panel
socio­économique qu’il recouvre).
Fable verte
Nous voici donc à l’école Jacques­
Prévert, quelque part en Seine­
Saint­Denis (le film est tourné
à Aubervilliers). Un homme et
une femme cherchent l’école
parmi des travaux et des friches
qui les désorientent. Tous deux,
par hasard, vont au même endroit,
tous deux sont des enseignants
nouvellement affectés à Jacques­
Prévert. Parvenus au but, ils tom­
bent sur une bande d’enseignants
revenus d’à peu près tout, qui na­
viguent entre colère et apathie.
Du côté de la colère, et du stress
qui l’accompagne, seule en tête,
Zahia (Rachida Brakni), la princi­
pale, se désespère du déclasse­
ment de l’établissement, de la
Une toxique emprise maternelle
Distingué par cinq Oscars en 1984, « Tendres passions », de James L. Brooks, ressort en salle
REPRISE
E n 1984, Tendres passions
(réalisé en 1983) rafle cinq
Oscars à la cérémonie du
même nom. Gros différentiel
avec la France, où le film est mal
vu de la critique et passe relative­
ment inaperçu. James L. Brooks,
dont c’est le premier long­mé­
trage, sera depuis passionné­
ment réhabilité par certains ciné­
philes, au risque, sans doute, de
verser dans l’excès inverse.
Personnalité atypique et atta­
chante de Hollywood, venu de la
télévision où il n’aura jamais
cessé d’officier (notamment
comme producteur des Simpson),
Brooks est un homme de peu de
films, six au total entre 1983 et
2010, un artisan attaché à la fabri­
cation de ses œuvres et soucieux
du respect de l’intelligence de ses
spectateurs, autant dire quelque
Jean­Pierre
(Gilbert Melki).
JEAN-CLAUDE LOTHER/
HAUT ET COURT
non­mixité qui a fini par y préva­
loir, de la gestion de l’indigence
à quoi se réduit sa tâche.
La nouvelle de la construction
d’un ensemble immobilier des­
tiné aux classes moyennes supé­
rieures à proximité de l’école lui
fait reprendre espoir sur la ques­
tion du recrutement des élèves.
Il semble toutefois, après adapta­
tion par la mairie de la carte sco­
laire, que le lotissement dépendra
d’un établissement flambant
neuf, trié sur le volet de l’innova­
tion pédagogique. Il ne subsiste
guère de doute sur l’endroit que
choisiront les nouveaux parents
pour scolariser leurs enfants.
La fiction – au sens du morceau
de bravoure utopique qui con­
duira désormais le récit – arrive
véritablement ici. Faisant alliance
avec la nouvelle arrivante, Marion
(Anaïde Rozam), une jeune insti­
tutrice écolo venue du Puy­de­
Dôme pleine d’énergie et d’idées,
se lance tête baissée dans le projet
d’« école verte » pour concurren­
cer son rutilant concurrent.
Le film fait son miel des résistan­
ces que rencontrent les deux fem­
mes, depuis leurs collègues rétifs
chose qui a presque totalement
disparu de la surface de l’empire.
Adapté d’un roman de Larry
McMurtry (1936­2021), Tendres
passions met surtout en scène les
relations, toxiques et tendres,
d’une mère (Shirley MacLaine) et
de sa fille (Debra Winger). La pre­
mière, Aurora, est une veuve qui
s’est consacrée à sa fille plutôt
que de refaire sa vie, alliant un
tempérament de pimbêche à une
sorte d’amour fou pour sa progé­
niture qu’elle dissimule sous une
feinte indifférence.
Collet monté par crainte de se
montrer pour ce qu’elle est, va­
charde en toute occasion, courti­
sée par deux prétendants s falot­
qui se concurrencent dans l’abais­
sement, elle ne pourra toutefois,
une fois sa fille mariée et partie vi­
vre dans un autre Etat, se défen­
dre d’une sourde attirance pour
son voisin Garrett (Jack
Le retour au réel
sera amer,
gage d’un
réalisme qui, en
la circonstance,
honore
les auteurs
mais peu à peu convaincus jusqu’à
un inspecteur d’académie particu­
lièrement malfaisant. Tout à sa fa­
ble verte – baguenaudant dans les
surprenantes forêts de Seine­
Saint­Denis ou transformant la
cour de récréation en paradis her­
beux –, il faut avouer que le film se
met à patiner en sa zone utopique.
Le mouvement inauguré par
The Full Monty, film britannique
réalisé par Peter Cattaneo sorti
en 1997, aussi sympathique soit­il,
a sans doute fait trop d’émules
pour qu’on s’en émeuve encore.
Le recrutement nécessaire de
deux suppléants venus de Pôle
emploi offre du moins, au passage,
le plaisir de revoir sur grand écran
Nicholson). Celui­ci, qui a le mé­
rite d’appeler un chat un chat, est
un ancien astronaute quelque
peu débraillé, sévèrement porté
sur la bouteille, les jeunes filles et
les voitures de sport.
Tournure tragique
Emma, de son côté, n’a eu d’autre
urgence que de prendre son envol
pour échapper à l’emprise mater­
nelle. Elle en trouve l’occasion en
Flap (Jeff Daniels), un jeune
homme blond sans qualité parti­
culière, mais qui l’épouse et lui
fait des enfants.
Quittant bientôt Houston, la fa­
mille s’installe dans l’Iowa, où
Emma s’aperçoit que Flap la
trompe, en plus de peiner à assu­
rer à la famille une vie décente. Ce
qui l’autorise, sans doute, à
s’amouracher dans les rayons
d’un supermarché de leur con­
seiller bancaire. Mais Flap est
culture | 23
l’immense Gilbert Melki. Il y in­
carne, la nonchalance à la bouton­
nière et la déprime discrète, un ex­
vendeur parachuté qui, pour
l’essentiel, ne veut pas perdre ses
allocations, mais dont la gen­
tillesse et la détermination fini­
ront par servir le projet vert. Flan­
qué du pittoresque et tchatcheur
Seïd (Mourad Boudaoud), un duo
antagoniste se forme qui fait assez
joliment passer les moments
de flou que traverse le film. Le re­
tour au réel y sera, au demeurant,
amer, gage d’un réalisme qui, en la
circonstance, honore les auteurs.
Ainsi, La Cour des miracles oscille­
t­il entre l’espoir inextinguible
que l’école reste le lieu des possi­
bles et la lucidité désenchantée
que suscite la promesse inces­
samment contrariée de sa réalisa­
tion. Il est probable que le film réu­
nisse, à ce titre, le suffrage de nom­
breux Français. p
jacques mandelbaum
Film français de Carine May
et Hakim Zouhani (1 h 34).
Avec Rachida Brakni, Anaïde
Rozam, Disiz, Gilbert Melki,
Mourad Boudaoud.
nommé dans le Nebraska, Emma
pardonne et le suit.
A ce tournant, le film, qui
calquait son récit, à force d’ellipses
et de légèreté, sur la grâce
ascensionnelle des bulles de
champagne, prend une tournure
tragique et bouleversante dans
une frontalité dépourvue de com­
plaisance. On n’en dira pas plus, si
ce n’est pour signaler que la philo­
sophie de James L. Brooks est tout
entière dans ce premier long­mé­
trage, à savoir qu’à la « peinante »
précarité de la marche du monde,
qui fait sans crier gare passer toute
chose de vie à trépas, le cinéma se
doit d’opposer sa propre croyance
en une vie qui continue. p
j. ma.
Film américain de James
L. Brooks (1983). Avec Shirley
MacLaine, Debra Winger, Jack
Nicholson, Jeff Daniels (2 h 12).

24 | culture
Les amazones
perdues
de Hollywood
Une fable afroféministe sur les guerrières du
royaume du Dahomey, au début du XIXe siècle
THE WOMAN KING
vvvv
U
ne bande de filles noi­
res sévèrement for­
mées à la baston dé­
gomme les phallocra­
tes crasseux des bandes rivales,
met en pièces les suprémacistes
et autres esclavagistes blancs, cul­
tive sa fierté afroféminine en en­
tretenant une sororité exem­
plaire. Cela pourrait être l’argu­
ment d’un nouvel hommage au
cinéma bis de Quentin Tarantino,
et sans doute eût­il mieux valu
que cela le soit. En vrai, The Wo­
man King est signé Gina Prince­
Bythewood, réalisatrice qui,
n’ayant aucun titre notable à faire
valoir, met ici en scène un argu­
ment afroféministe qui se veut
« inspiré de faits réels ».
L’action se situe dans le
royaume du Dahomey (situé dans
le sud de l’actuel Bénin), en 1824.
Sous l’autorité du roi Ghézo, le
corps d’élite armé féminin y est
considérablement développé.
Connues dans la mémoire colo­
niale française comme les « ama­
zones du Dahomey », nommées
par les autochtones les Agojié, ces
femmes vaillantes, intensive­
ment entraînées au maniement
des armes, se montrent des guer­
rières redoutables qui en remon­
trent aux hommes. L’une d’entre
elles, la générale Nanisca – inter­
prétée par l’actrice oscarisée Viola
Davis, qui a également coproduit
le film –, y tient un rôle préémi­
Le fait divers cuisiné
à la sauce belge
Jean Libon, le créateur de l’émission « Strip­tease »,
revient au cinéma avec un polar documentaire grinçant
POULET FRITES
ppvv
N ée en 1985, l’émission de
télévision documen­
taire franco­belge « Strip­
tease » a montré pendant plus de
trente ans les tics tragi­comiques
de nos vies quotidiennes. A
chaque épisode, son milieu :
« Marchands de Tapie », dans
une école de commerce lancée
par le célèbre homme d’affaires ;
« 600 grammes de hachis », sur les
échecs du plus jeune et ambitieux
producteur de cinéma ; « Devoirs
de vacances », sur la formation des
animateurs d’un club de bord de
mer…
Ces films de mœurs n’ont rien
raté de nos travers, de nos ambi­
tions manquées, de nos obses­
sions, de nos mauvais goûts et
de nos prétentions jusqu’à ce
qu’en 2012 de nombreux télés­
pectateurs agitent le drapeau
rouge du voyeurisme à la suite de
la diffusion du reportage « Re­
cherche bergère désespéré­
ment », dans lequel un agricul­
teur célibataire se faisait berner
par une prétendante roumaine et
finissait sa journée dans un cha­
grin inconsolable.
Privé de petit écran, le fondateur
de l’émission, Jean Libon, s’est
tourné, en 2018, vers le cinéma
documentaire. Dans Ni juge
ni soumise, coréalisé avec Yves
Hinant, il dressait le portrait
nent dans la formation de jeunes
recrues, dont l’intrépide et récal­
citrante orpheline Nawi, desti­
nées à défendre le royaume
contre les doubles menées des
fourbes et cruels rivaux Oyo et
des marchands d’esclaves blancs
brésiliens.
Il en ressort une fable typique­
ment hollywoodienne qui mêle à
des scènes de combat codifiées
une couche de mélodrame filial
ainsi qu’un zeste de comédie mu­
sicale tribale plutôt sexy. Le ré­
gime du roi Ghézo, lui­même fort
bien fait de sa personne, y est dé­
crit comme une sorte de modèle
démocratique proféministe et de
laboratoire de l’anti­esclavagisme,
là où ses antagonistes, fanatiques,
enturbannés et complices de la
traite négrière, sont décrits
comme de possibles prototypes
de l’Etat islamique. La formule,
calquée sur celle du Black Panther
de Ryan Coogler (2018), est à l’évi­
dence construite sur la martin­
gale intersectionnelle des fiertés
noire et féministe.
Distordre la réalité historique
Cela fonctionne à merveille, puis­
que le film, sorti le 16 septembre
aux Etats­Unis, y a fait un excel­
lent démarrage, à 19 millions
d’euros. The Woman King n’en
reste pas moins une œuvre relati­
vement médiocre, qui continue
de faire parler ses protagonistes
dans un anglais primitif africa­
nisé alors qu’ils sont supposés
dialoguer dans leur langue verna­
Une plongée
directe et
atmosphérique
dans le
commissariat
et les quartiers
difficiles
de Bruxelles
d’Anne Gruwez, femme de loi
caustique qui ne mâche pas ses
mots dans son bureau d’instruc­
tion, à Bruxelles.
On la retrouve, cette fois­ci, aux
côtés du commissaire Lemoine,
dans un film noir documentaire
(pas si courant au cinéma) au
nom de restovite, Poulet frites :
Kalima Sissou, prostituée à l’occa­
sion, a été assassinée chez elle. Les
circonstances semblent indiquer
la culpabilité d’Alain, boucher de
formation et ex­petit ami… Pour­
tant, le garçon ne se souvient de
rien. Tout repose sur une frite :
une pièce à conviction à analyser
sinon à recracher.
Enquête vintage
Filmé en noir et blanc, ce polar à
la belge reprend le cahier des
charges de « Strip­tease ». Pas de
commentaire, pas d’interview,
pas de musique spécialement
composée, mais une plongée di­
Naniscan,
générale des
amazones du
Dahomey,
interprétée
par l’actrice
oscarisée
Viola Davis.
SONY PICTURES RELEASING
culaire. De même voudrait­elle
nous faire accroire que des guer­
rières assujetties à l’adoration
d’un roi divin, contraintes à ce ti­
tre au célibat et à l’abstinence
sexuelle, peuvent figurer un mo­
dèle d’émancipation féminine.
On atteint ici la limite de la
« femme puissante ».
Il y a plus grave. La sortie du film
a, en effet, occasionné aux Etats­
Unis un appel au boycott sur les
réseaux sociaux, en raison de son
occultation du rôle actif du
royaume du Dahomey dans la
traite négrière. Ces protestations,
au sujet desquelles la commu­
nauté afro­américaine se divise
elle­même, accusent, pour tran­
cher le mot, les auteurs du film
de distordre la réalité historique
pour mieux lisser un récit politi­
quement correct.
La question, pour le moins déli­
cate, soulève un lièvre politique
qui dépasse les compétences d’un
critique de cinéma. Si la mort,
recte et atmosphérique dans le
commissariat et les quartiers dif­
ficiles de Bruxelles.
Un des premiers plans raconte
tout de la misère sociale : poli­
ciers, médecin légiste et juge se
pressent sur les lieux du crime
pour se pencher au­dessus du ca­
davre. L’affaire est sérieuse, mais
il n’y a pas de place pour travailler
convenablement. Ça va patiner
sévère dans les bas­fonds.
Tournée au début des an­
nées 2000 pour la télévision,
laissée de côté pendant vingt ans,
puis montée pendant les confi­
nements, cette enquête vintage,
à rebours des rebondissements
artificiels, se concentre sur la re­
lation entre le commissaire et le
prévenu. D’un côté, un policier
échevelé, l’œil qui s’interroge et
le sourcil froncé qui rappelle
l’obstination du photographe
Francis Apesteguy, vu dans
Reporters, de Raymond Depar­
don (1981), de l’autre, un faux in­
nocent ou faux coupable, ravagé
par la drogue.
La beauté du film est ici : leur
relation excède petit à petit le
pré carré de l’interrogatoire, à la
faveur d’une complicité crè­
ve­cœur qui délaisse l’ironie de
« Strip­tease » pour garder le
grinçant. p
maroussia dubreuil
Documentaire belge de Jean
Libon et Yves Hinant (1 h 40).
en 2020, de l’historienne Hélène
d’Almeida­Topor, la plus grande
spécialiste de l’histoire du
Dahomey en France, nous prive à
cet égard d’une parole éclairante,
du moins ses écrits demeurent­
ils. Voici ce qu’elle écrit dans Les
Amazones. Une armée de femmes
dans l’Afrique précoloniale (Ro­
chevignes, 1984 ; La Lanterne ma­
gique, 2016) : « Instrument de la
conquête, [l’armée] permet aussi
de se procurer ces esclaves sur les­
quels reposent à la fois la puis­
sance économique et la cohésion
spirituelle du royaume. Une partie
des captifs, razziés parmi les popu­
lations voisines – Mahi, Nago ou
Yorouba… – sont en effet sacrifiés,
chaque année, pendant la fête des
Coutumes. Ces “messagers” en­
voyés par le souverain à ses ancê­
tres défunts forment le lien entre le
présent et le passé. Ils garantissent
la continuité de l’Etat. Les autres
esclaves, la majorité de ceux que
l’armée a capturés, sont troqués
CI N É MA
« Saint-Omer », d’Alice
Diop, représentera
la France aux Oscars
Saint­Omer, doublement
primé début septembre à la
Mostra de Venise, signé Alice
Diop, représentera la France
aux Oscars, en mars 2023.
Inspiré d’une histoire vraie
de procès pour infanticide,
Saint­Omer cherche à explo­
rer la « question universelle »
du « rapport à la maternité »,
affirmait la réalisatrice, lors
de la Mostra. Son film raconte
l’histoire de Laurence Coly,
une immigrée sénégalaise
accusée d’avoir tué son bébé
de 15 mois en l’abandonnant
sur une plage du Nord
à marée montante. – (AFP.)
M USI QUE
Rihanna de retour sur
scène pour la mi-temps
du Super Bowl
La chanteuse Rihanna
animera le concert de la mi­
temps du Super Bowl,
a annoncé, dimanche 25 sep­
tembre, Apple Music, princi­
pal sponsor de ce show
aux audiences massives et à
l’immense impact financier.
« Rihanna sera sur scène »,
le 12 février 2023, à Glendale,
dans l’Arizona, lors de la fi­
nale du championnat de
football américain, a annoncé
Apple Music. La chanteuse
a mis la musique de côté
depuis plusieurs années pour
se consacrer, notamment,
à sa marque de cosmétiques
Fenty. Rihanna, qui s’est aussi
aventurée avec succès dans
la mode, est devenue milliar­
daire, utilisant la renommée
gagnée grâce à sa musique
pour lancer des marques
de lingerie, de maquillage
et de mode. – (AFP.)
Le film a
occasionné un
appel au boycott,
en raison de
son occultation
du rôle actif du
Dahomey dans
la traite négrière
contre des objets fabriqués et sur­
tout des armes, dans le cadre du
commerce triangulaire Europe­
Afrique­Amérique. » Elle y précise,
d’une part, que les troupes fémi­
nines jouent « un rôle décisif dans
toutes les expéditions militaires
du Danhomè au XIXe siècle, le plus
belliqueux de l’histoire de cet
Etat » et, d’autre part, que « par­
tout les Danhoméens massacrent
les gens âgés, sans valeur commer­
ciale et inaptes au travail ».
Le sourire de la mort
Un film d’horreur efficace qui voit son
héroïne, psychiatre, basculer dans la démence
SMILE
ppvv
S mile s’ouvre sur une longue
scène qui instille son hor­
reur au compte­gouttes :
Rose Cotter (Sosie Bacon), qui tra­
vaille au sein d’une unité psychia­
trique, s’entretient en tête à tête
avec une patiente en détresse.
Celle­ci se dit persécutée par une
entité qu’elle seule voit : un être
qui change souvent d’apparence
et lui sourit avant de la menacer
de mort. Sujette à une crise en
pleine séance, la malade se fige
dans un sourire avant de brutale­
ment se suicider devant ses yeux.
Pour toute intrigue, Smile
évoque une psychose conta­
gieuse qui, jusqu’ici, a frappé dix­
neuf personnes et devrait bientôt
faire une nouvelle victime. Car la
santé mentale de Rose se dété­
riore, la psychiatre souffre du
même mal que sa patiente suici­
dée. Lâchée par son travail et par
son petit copain, elle décide de re­
monter aux origines du mal.
Less is more
Le cinéaste Parker Finn, qui signe
son premier long­métrage, n’est
pas le premier à utiliser le sourire
comme l’expression physique du
mal. Devant Smile, on pense évi­
demment à Joker (qui s’inspirait
déjà de L’Homme qui rit) ou à la
manière diabolique dont Jack
Nicholson sourit dans Shining
(Stanley Kubrick, 1980) avant d’in­
carner Joker à son tour (Batman
de Tim Burton, 1989).
Ce sourire, c’est la marque d’un
cinéaste qui assoit son horreur
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
Voilà, si l’on s’en tient à cette
chercheuse, qui nous mène assez
loin de l’épure humaniste exaltée
par le film. Il importe donc
d’avoir à l’esprit cette vision de
la réalité si l’on décide de décou­
vrir un spectacle qui, tout en s’en
réclamant, semble la dénaturer
à ce point.
Sans doute tuerait­on père et
mère à Hollywood pour raconter
une histoire édifiante, bonne ou
mauvaise. Voilà qui fait le sel de
cette vieille industrie du rêve.
Il n’est toutefois de liberté ni de
fantaisie qui tiennent quand on
efface, par opportunisme ou
commodité, la mémoire des
morts en même temps que l’on
endort, plutôt que de l’éveiller, la
conscience des vivants. p
jacques mandelbaum
Film américain de Gina Prince­
Bythewood. Avec Viola Davis,
Thuso Mbedu, Lashana Lynch,
John Boyega (2 h 24).
sur des effets simples, un less is
more qui a déjà fait ses preuves :
un travail de l’espace, souvent
vide, qui encercle son héroïne,
des effets réduits à leur portion
congrue, et, l’appréhension ino­
culée au spectateur, de voir se des­
siner un sourire sur la face d’un
personnage. Si Smile ne révolu­
tionne rien, et ne cherche surtout
pas à le faire, son minimalisme
narratif et formel est à saluer à
une époque où les récits ne ces­
sent de bander les muscles et de
perdre leur spectateur dans un la­
byrinthe de vaine intelligence.
Malgré ses deux heures, Smile
a la modestie d’une série B dé­
charnée, où l’horreur, ici, dépend
moins d’une débauche de vio­
lence que d’un travail du champ­
contrechamp, où l’apparition
d’un simple sourire détériore peu
à peu l’esprit et le corps de l’hé­
roïne, qui bascule lentement du
statut de psychiatre à celui de cas
clinique désespéré. Le vrai sujet de
Smile – et, ce faisant, du film d’hor­
reur – serait ce que l’angoisse fait
au corps : le déforme, l’abîme,
l’isole, le ternit – l’actrice Sosie Ba­
con se livre corps et âme à ce tra­
vail de dégradation. Le film pro­
longe une veine qui perçoit le film
d’horreur comme une intensifica­
tion du récit gothique (hérédité,
folie, fantôme, maison hantée, in­
cendie), l’histoire d’un visage de
femme qui se dissout lentement
dans l’image. p
murielle joudet
Film américain de Parker Finn.
Avec Sosie Bacon, Jessie T. Usher,
Kyle Gallner (1 h 55).
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 culture | 25

pvvv POURQUOI PAS

Deux femmes et un couffin

L E S   A U T R E S   F I L M S   D E   L A   S E M A I N E

Alegria Séfarade
Documentaire canadien et français de Suzy Cohen (1 h 35).
Paris, de nos jours. La caméra s’arrête sur la façade d’un
immeuble proche du parc Monceau, où furent arrêtés des
membres de la famille de la réalisatrice, en 1943. Un enfant a Un couple d’avocats sans enfants va trouver un impensable arrangement
pu être sauvé, qui jouait à ce moment­là au parc. De ce point
de départ, une voix off retrace l’histoire de ses aïeux, des juifs
séfarades parlant le judéo­espagnol, qui, après avoir été
chassés d’Espagne, s’installèrent en Turquie, à Istanbul. Puis LE SIXIÈME ENFANT
l’aîné des quatre frères décida de partir et finit par arriver à pvvv

U
Paris, en 1924, bientôt rejoint par le reste de la fratrie. Récit n couple d’avocats
d’intégration, puis de trahison, Alegria Séfarade revisite la vie parisien, Julien (Benja­
de ses proches, jusqu’à la terrible tragédie. p cl. f. min Lavernhe, de la
Comédie­Française) et
Jumeaux mais pas trop Anna (Sara Giraudeau), n’arrive
Film français d’Olivier Ducray et Wilfried Méance (1 h 38). pas à avoir d’enfant, et va basculer
Anthony (Ahmed Sylla) et Grégoire (Bertrand Usclat), des dans l’illégalité pour acheter le
jumeaux nés sous X, ont été séparés dès leur arrivée au bébé d’un autre couple. Franck
monde. Bon garçon, le premier a été élevé par un éducateur, et (Damien Bonnard), ferrailleur, et
vit désormais de petits boulots qui suffisent à son bonheur. Meriem (Judith Chemla), ont cinq
Ambitieux et arrogant, le second, adopté par un couple aisé, a enfants, plus un sixième en route,
fait carrière en politique. Le hasard les fait se rencontrer. Scep­ ils vivent dans une caravane à
tiques (comment croire qu’ils sont jumeaux ?) et suspicieux, ils Aubervilliers (Seine­Saint­Denis)
vont apprendre à se connaître et finir par s’apprécier. Cousu et n’ont pas d’argent pour en éle­
de fils blancs, chargé de bons sentiments, le film bénéficie de ver un sixième… Librement
la présence de deux acteurs aguerris au registre comique dont adapté d’un roman, Pleurer des ri­
ils parviennent à dispenser quelques effets salutaires. p v. cau. vières, d’Alain Jaspard (Héloïse
d’Ormesson, 2018), Le Sixième
Les Mystères de Barcelone Enfant, premier long­métrage de
Film espagnol de Lluis Danes (1 h 46). Léopold Legrand, a reçu quatre
Ce thriller inspiré de faits réels, auréolé de cinq Gaudi (l’équiva­ prix au Festival du film franco­
lent des Césars), dont celui du meilleur film, a pour théâtre phone d’Angoulême, où il était
Barcelone, en 1912. Un journaliste (Roger Casamajor) enquête présenté en compétition – dont le
sur la disparition de fillettes, dont certaines se retrouvent dans très convoité Prix du public, ainsi
une maison close, à la merci de clients de la haute société. Sans que le Prix d’interprétation fémi­
doute est­ce pour cette raison que les autorités cherchent à nine ex aequo pour Sara Girau­ Anna (Sara
détourner le regard en accusant une pauvre femme, Enriqueta deau et Judith Chemla. Giraudeau)
Marti (Nora Navas) : celle­ci devient la coupable idéale du fait Le réalisateur trentenaire, qui et Meriem
de son comportement malsain avec des enfants. Pour couron­ aime s’inspirer du réel, est (Judith
ner le tout, le journaliste a aussi perdu sa petite sœur. Quand l’auteur d’un court­métrage re­ Chemla).
c’est noir c’est noir, et c’est un peu indigeste à voir. p cl. f. marqué, Mort aux codes, avec Oli­ PYRAMIDE DISTRIBUTION
vier Rabourdin, tiré de la nouvelle
Le Soleil de trop près éponyme du médecin urgentiste
Film belge et français de Brieuc Carnaille (1 h 30). Patrick Pelloux – une équipe du
Quand la maladie d’un personnage est au centre du scénario, SAMU tente d’intervenir au domi­ soit une femme démarrant sa pre­ faux ventre, vivant cette grossesse ment Anna saura surprendre son
il y a le risque que le « sujet » médical prenne le dessus. Ce cile d’un couple de personnes mière grossesse. Sara Giraudeau par procuration, auprès de Me­ monde. p
reproche s’applique – en partie – à ce premier long­métrage âgées, dans une résidence ultrasé­ compose son personnage ambiva­ riem dont elle se rapproche, au fur clarisse fabre
qui met en scène un jeune adulte atteint de schizophrénie curisée. Un film dont le ressort est lent, un esprit très structuré qui un et à mesure que le terme se précise.
paranoïde : Basile (Clément Roussier) cherche à mener une vie le suspense, plutôt bien mené. La jour pète les plombs et commet Voilà deux femmes et un couf­ Film français de Léopold
normale, sa sœur (Marine Vacth) veillant sur lui, mais réguliè­ même tension anime Le Sixième l’impensable, les enveloppes de fin, en version fait divers. Le film Legrand. Avec Sara Giraudeau,
rement il est en proie à des hallucinations. Il va connaître des Enfant, le spectateur étant embar­ billets dans son sac : elle roule ses gagne en folie, laisse planer le Benjamin Lavernhe, Judith
hauts et des bas (au travail, en amour) au fil d’un récit balisé, qué dans une histoire a priori in­ proches dans la farine, avec son doute, et jusqu’au dernier mo­ Chemla, Damien Bonnard (1 h 32).
que Clément Roussier, ancien danseur, réussit toutefois à faire vraisemblable, mais qui finit par
dévier grâce à quelques moments de grâce. Le film révèle un prendre forme, un peu tardive­
bel acteur, un genre de Belmondo en moins hâbleur. p cl. f. ment, en s’attachant à la psycho­
logie de cette femme prête à tout
vvvv ON PEUT ÉVITER pour être mère.
Poppy Field
Grossesse par procuration
Film roumain d’Eugen Jebeleanu (1 h 21).
Cela ressemble à un film inachevé. Deux amants, un Roumain Comment des avocats, connais­
« UN BIJOU À DÉGUSTER AVEC LES DOIGTS » TÉLÉRAMA
et un Français, se retrouvent en Roumanie au domicile du sant la loi, peuvent­ils s’aventurer
premier. Cristi, policier de son état, se doit de cacher cette rela­ dans une entreprise illégale qui « STRIP-TEASE MET À POIL LE FILM NOIR » CINÉMATEASER
tion en raison de l’homophobie de son corps d’appartenance. s’apparente à du trafic d’être hu­
Peu caractérisées, pour ne pas dire expédiées, les retrouvailles main ? Le début du film est un peu
entre les deux hommes cèdent donc la place à une très longue à l’emporte­pièce. Damien et un
opération de police durant laquelle Cristi, pour éviter d’être collègue ferrailleur, la camion­
soupçonné, passe à tabac un ancien amant qui se trouve par nette remplie comme un œuf, ont
hasard parmi les protagonistes… Le film s’arrête peu ou prou un accident à un carrefour. Pris
ici. Perclus de longueurs, dépourvu de profondeur, voilà un dans une affaire de recel, Damien
récit qui manque singulièrement de substance. p j. ma. est défendu par Julien qui réussit
à lui éviter la prison ferme. Les
Vacances deux couples font connaissance.
Film français de Béatrice de Staël et Léo Wolfenstein (1 h 45). Julien et Anna sont invités à pren­
Marie (Géraldine Nakache) part en vacances avec ses trois dre un verre sur le terrain où vi­
enfants et, pour la première fois, sans son mari. Dans les vent Franck et sa femme, au ven­
Landes, Marie se sent seule, débordée et déprimée. A tel point tre arrondi – lesquels appartien­
qu’elle finit par succomber aux avances d’un jeune homme nent à la communauté yéniche.
(Andranic Manet) à la beauté inquiétante. L’affaire tourne mal, Que faire du bébé non désiré ?
entraînant le récit sur la pente d’un thriller à la dimension allé­ L’avortement, « on fait pas ça chez
gorique appuyée sur le sort réservé aux femmes (battues, mal nous », fait comprendre Franck.
considérées…) depuis la nuit des temps. p v. cau. Le pari était risqué, mais
Damien Bonnard et Judith
À L’AFFICHE ÉGALEMENT Chemla (l’air constamment épui­
Maria rêve sée, un reste de cheveux blonds
Film français de Lauriane Escaffre et Yvo Muller (1 h 33). avec les racines brunes) ne s’en
Superasticot sortent pas trop mal. Deux autres
Court­métrage d’animation anglais de Sarah Scrimgeour personnages réussissent à exister,
et Jac Hamman. Avec trois autres courts­métrages (40 min). leur fils aîné et la grand­mère. Le
Tant pis pour le sud tandem d’avocats est une parti­
Film français de Vincent Orst (1 h 44). tion plus délicate à jouer : Julien
ne veut surtout pas d’ennuis avec
la justice, Anna ne dit trop rien,
mais fait les choses dans son coin,
le couple se déchire. Tout cela pa­
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE raît difficilement crédible.
Evolution Le film trouve davantage son
Nombre par rapport Total rythme à partir du moment où les
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis deux personnages féminins font
d’exploitation d’entrées (*) d’écrans précédente la sortie « alliance » pour aller jusqu’au
bout de leur désir : l’une ne veut
Avatar (ressortie) 1 287 027 344 287 027
plus d’enfant, l’autre ne pense qu’à
Une belle course 1 146 019 531 146 019 en avoir un. Il va falloir frauder de­
Don’t Worry Darling 1 126 231 352 126 231 vant les autorités médicales, Me­
riem se faisant passer pour Anna,
Les Enfants des autres 1 112 286 330 112 286
Kompromat 3 104 871 743 ↓ – 8% 446 735
Revoir Paris 3 91 664 663 ↑ + 1% 349 289
Le film a reçu
Chronique d’une liaison ACTUELLEMENT
passagère
2 65 725 344 ↓ – 31 % 185 515 quatre prix au
Le Visiteur du futur 3 51 231 500 ↓ – 29 % 282 261 Festival du film
Tad l’explorateur… 5 42 235 615 ↓ – 14 % 438 159 francophone
Koati 1 41 866 403 41 866 d’Angoulême,
dont le convoité
AP : Avant­première * Estimation
Source : « Ecran total » Période du 21 au 25 septembre inclus Prix du public
26 | télévision
La palpitante cavale d’une machine à tuer septuagénaire
Jeff Bridges transcende une série d’espionnage qui met en scène un super­agent contraint de sortir de sa retraite
DISNEY+
À LA DEMANDE
SÉRIE
L
es personnes âgées… Il
leur faut un certain temps
pour se mettre en train.
Un tiers d’épisode pour
nous expliquer que ce vieillard­là,
Dan Chase, retraité solitaire, passe
des nuits pénibles, tourmenté à la
fois par le fantôme de son épouse
et par sa prostate. Au matin,
il doute de l’intégrité de son esprit
et demande à son médecin de lui
faire passer des tests cognitifs.
Si ce vieil homme n’avait pas
les traits de Jeff Bridges, on se croi­
rait à l’orée de la chronique d’une
fin de vie. Mais ce septuagénaire
n’est pas vraiment retraité. Il y a
des décennies, il a fait mine de dis­
paraître de la surface de la Terre
pour se façonner une nouvelle
vie, en compagnie de sa femme,
Abbey (Hiam Abbass), et de leur
fille, Emily. Dan Chase parle sou­
vent à sa fille au téléphone. Au
détour d’une conversation, il ad­
met que quelque chose ne va pas.
Pour Dan Chase, les soucis ne
viennent ni du taux de PSA ni des
plaques amyloïdes, plutôt des
tueurs à gages qui surgissent sou­
dain derrière ses pas pesants.
Rien de tel pour donner un coup
de jeune, et l’on s’aperçoit vite que
le vieil homme a de beaux restes.
Avec l’aide des deux molosses qui
Le bal masqué de drag­queens en mal de médiatisation
Avatar de la série « RuPaul’s Drag Race », l’émission faisant concourir des personnalités propose une saison 2 à gros budget, mais répétitive
WOW PRESENTS PLUS
À LA DEMANDE
TÉLÉ-RÉALITÉ
L a première saison (2020)
de « RuPaul’s Secret Cele­
brity Drag Race » était de
proportions modestes : chacun
des quatre épisodes de ce énième
avatar de la série de télé­réalité
« RuPaul’s Drag Race » réunissait
trois hommes ou trois femmes et
une personne non binaire, que
l’on pourrait qualifier moins de
célébrités que de semi­célébrités,
voire d’inconnus pour un public
GRILLE N° 22 - 226
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V suzerain. Circule dans la communau-
VI
VII
VIII
IX
X 5. Tous ceux d’avant. Réseau infor-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 225
HORIZONTALEMENT I. Doucettement. II. Eurêka. Noter. III. Crin. Sand. Té.
IV. Usnées. Sel. V. Liasses. Maso. VI. On. Tête. Leu. VII. Irisations.
VIII. Totem. Big. As. IX. Eté. Eblouira. X. Emmerdements.
VERTICALEMENT 1. Déculottée. 2. Oursin. Otm (mot). 3. Urina. Item.
4. Cènes. Ré. 5. Ek. Estimer. 6. Tassées. BD. 7. Stable. 8. Enns.
Etiom (moite). 9. Modem. Igue. 10. Et. Lalo. In. 11. Net. Sénart.
12. Trémoussas.
Dan Chase (Jeff Bridges). PRASHANT GUPTA/FX NETWORKS
ne le quittent jamais, il se débar­
rasse de ses assaillants avant de se
lancer dans une cavale éperdue,
qui sera ponctuée de variations
sur ce premier épisode violent
et sèchement mis en scène.
Intérêt ludique
Cette fuite donne le tempo de
The Old Man, thriller dont on com­
prend vite qu’il relève de l’espion­
nage. Les créateurs et scénaristes,
non américain ou non familier
des cercles LGBTQ+, à la recherche
d’un coup de pouce médiatique.
Parmi les candidats, coachés par
des drag­queens souvent vues
dans les émissions de RuPaul
(Trixie Mattel, Bob the Drag
Queen, Kim Chi, Alyssa Edwards,
etc.), on reconnaissait Alex
Newell, à l’affiche de la série télé­
visée Glee de 2012 à 2015, et
Vanessa Williams, vue dans Ugly
Betty, de 2006 à 2010, et Despe­
rate Housewives, de 2010 à 2012.
Les épreuves, inspirées de celles
de « RuPaul’s Drag Race », met­
7 8 9 10 11 12
Jonathan E. Steinberg et Robert
Levine, ajoutent progressivement
d’autres fils narratifs. Du côté de
Washington (DC), Harold Harper
(John Lithgow), un directeur ad­
joint du FBI au port patriarcal, suit
l’affaire de près. Des flash­back
d’une qualité remarquable (pour
des flash­back) retracent la généa­
logie des rapports entre Chase
et Harper, jusqu’aux montagnes
afghanes, dans les années 1990.
taient certains hommes en diffi­
culté, avec le port de talons hauts
et l’art du camouflage génital. Les
femmes en profitaient pour sur­
jouer une féminité ravageuse et
bustée. L’argent remporté par épi­
sode par le gagnant était versé
à une œuvre de bienfaisance.
Grand spectacle
La saison 2 de « RuPaul’s Secret Ce­
lebrity Drag Race », dont la finale
devrait être diffusée le 30 septem­
bre, retient le principe de partici­
pants relativement célèbres et de
drag­queens « mentors » (Brooke
HORIZONTALEMENT
I. Jeux d’enfants à éviter dans les bu-
reaux. II. Equivalents. Rencontre ani-
mée et dangereuse. III. Etaler délica-
tement les couleurs. Laisser de côté.
IV. Restauration enfantine. Fleuve cô-
tier. V. En marche. Grand lac du Mor-
van. VI. Jésus chez les Grecs. Patron
dans la Manche. Servira un jour ou
l’autre. VII. A mis des spaghettis dans
ses westerns. Rendre onctueux.
VIII. Toujours belle malgré le temps
qui passe. Note. IX. Service dû au
té. Bleuit la campagne. X. De Haarlem
ou de Bois-le-Duc.
VERTICALEMENT
1. Chante avec Rossini et danse avec
Prokofiev. 2. Allumera tous vos sens.
3. Belle de Normandie. Espèce ou ma-
nière. 4. Têtes au mur. Négation.
matique français. 6. A mis quatre
temps dans nos moteurs. Elimina
brutalement. 7. Reconnaît sans dis-
cuter. Laboratoire scientifique euro-
péen. 8. Changement de timbre. Cité
d’Abraham. Dans le code. 9. Exactes,
à la bonne heure. 10. Prend sa source
dans les Carpates. Faux et clinquant.
11. Dieu porteur de disque. Article.
En piste. 12. A disparu de nos écrans
de télévision.
En quatre épisodes (ceux que
l’on a pu voir, sur les sept que
compte la saison), The Old Man
permet aux personnages de
s’épanouir tout en tissant une
toile d’araignée, faite de rancœurs
recuites et de géopolitique (le scé­
nario est tiré d’un livre de Tho­
mas Perry, de 2017). Le soin avec
lequel les personnages secondai­
res sont dessinés égale l’ordon­
nancement des rebondissements
Lynn Hytes, Jujubee, Monét X
Change) guidant les nouveaux et
nouvelles venus dans l’univers
des drag­queens. Mais avec des dif­
férences : ils sont neuf, éliminés au
fil des épisodes, et ne révèlent leur
identité qu’après l’épreuve finale
de lip synch (« playback »).
Le tout est en public, tourné
dans un grand studio sur le mode
d’émissions comme « Masked
Singer » ou « Danse avec les stars ».
RuPaul est entouré de ses jurés fa­
voris – Michelle Visage, Carson
Kressley et Ross Mathews. Avant
le très attendu « Snatch Game »,
SUDOKU
N°22­226
9 4
3 8
1 7
6 2
6 8
7 6
8 1 4
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
(et celui qui conclut le troisième
épisode est un modèle du genre).
C’est assez pour que la série sus­
cite un intérêt ludique. Si elle
s’élève au­dessus de ce niveau
de distraction pour émouvoir sou­
vent, c’est grâce à Jeff Bridges.
De La Dernière Séance (1971) à
The Big Lebowski (1998), l’acteur
est intimement lié à une certaine
idée de l’adolescence. Il endosse ici
la violence et le cynisme inhérents
aux guerres secrètes sans renon­
cer à son charme, à son apparente
innocence, produisant un person­
nage aussi séduisant qu’inquié­
tant, comme le prouve sa manière
de placer sous son emprise une
femme (Amy Brenneman, remar­
quable) croisée au fil de sa cavale.
Le dernier tour de passe­passe
de The Old Man est de donner l’im­
pression d’assister à un duo entre
deux immenses acteurs – Bridges
et Lithgow –, alors que les interac­
tions entre leurs personnages se
limitent à une seule conversation
téléphonique. Mais ils sont obsé­
dés l’un par l’autre, et leurs inter­
prètes savent donner corps à cette
relation immatérielle. p
thomas sotinel
The Old Man, série créée par
Jonathan E. Steinberg et Robert
Levine (EU, 2022, 7 × 47 à 64 min).
Avec Jeff Bridges, John Lithgow.
Deux épisodes le 28, puis un
épisode par semaine sur Disney+.
un défi parodiant un jeu télévisé,
de la demi­finale, les épisodes
consistent en chorégraphies réali­
sées avec un groupe de danseurs
sur des chansons connues – et cel­
les de RuPaul, qui aura fait de ses
émissions un lieu de matraquage
de ses succès pour boîtes de nuit.
De toute évidence, les moindres
risques sanitaires et un renfort
budgétaire important ont permis
une production à grand spectacle,
qui lasse malheureusement par la
répétitivité des épreuves choré­
graphiées, souvent sur le mode
parodique ou burlesque, et dont
7 8 9 2 3 6
3 4 5 1 8 9
1 2 6 5 7 4
9 7 2 9 3 4 6 8
4 5 7 3 2 1
3 6 1 8 7 9 5 2
5 6 4 9 1 3
9 3 2 8 5 7
7 1 6 4 2 9
2 4
Facile
9 5 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
5 2 seule fois par ligne,
3 9 par colonne et par
carré de neuf cases.
GOTLIB
LES GRANDES SIGNATURES DE LA BD
Un hors-série du « Monde »
100 pages - 8,50 €
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
NOTRE
SÉLECTION
ME R CR E DI 2 8 SE PTE MBRE
Arte
Adolescentes
20.55 Pour son documentaire subtil
et lumineux, Sébastien Lifshitz
a filmé durant cinq ans le quotidien
de deux adolescentes brivistes,
que la vie et le déterminisme social
vont peu à peu séparer.
Chérie 25
Ce soir, je vais tuer l’assassin
de mon fils
21.05 Un soir, en rentrant du travail,
il a renversé un petit garçon à vélo.
Et a préféré fuir plutôt que de porter
secours à la jeune victime. Un thriller
psychologique glaçant et réussi, avec
Jean-Paul Rouve et Audrey Lamy.
France 3
L’Egypte, une passion française
21.10 « Des racines et des ailes »
célèbre le bicentenaire
du déchiffrement des hiéroglyphes
par Champollion et le centenaire
de la découverte du tombeau
de Toutankhamon, au cœur
de la pyramide de Khéops.
France 4
Suzane aux Francofolies
de La Rochelle 2021
22.05 Révélation scène des Victoires
de la musique en 2020, l’autrice,
compositrice, interprète mais
également danseuse a fait le show
aux Francofolies 2021, avec ses titres-
phares : L’Insatisfait, La Flemme…
le sel consiste surtout à deviner
qui se cache derrière les faux cils
et les couches de maquillage.
On dévoilera d’autant moins
volontiers l’identité des compéti­
teurs – des acteurs, chanteurs
et animateurs plus ou moins
connus du petit écran – que le té­
léspectateur n’a pas trop à atten­
dre : au bout du sixième épisode,
les cinq candidats encore en lice se
produisent à visage démasqué. p
renaud machart
RuPaul’s Secret Celebrity
Drag Race (EU, 2022, 8 × 64 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
5 4 1
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
7 6 2
3 9 8 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
1 7 5 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
6 8 9 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
3 4
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
8 2 7
4 1 6 Courrier des lecteurs
5 3 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Présidente : Pierre-Mendès-France
Laurence
75013 PARIS
Bonicalzi Bridier Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 horizons | 27

L
es vagues battent inlassablement
la plage 2 du Centre hélio­marin
(CHM) de Montalivet (Gironde),
le premier centre naturiste
ouvert en France, en 1950. C’est la
fin du mois d’août. Les vacanciers
s’en vont. Les habitués, les pionniers, les fidè­
les, les résidents à l’année vont se retrouver
entre eux. Certains campeurs, comme Guy et
Jeanne Bergougnoux, professeurs d’EPS et
gens de spectacle, fréquentent les lieux
depuis plus de cinquante ans. Ils installent
chaque été leur caravane dans la « zone
ONF », ainsi appelée car propriété de l’Office
national des forêts. C’est la plus ancienne de
« Monta », la plus belle, la plus proche de la
mer. La plus rude aussi : ni eau ni électricité,
des douches seulement à l’eau froide.
En cette fin d’été, les Bergougnoux ferment
leur « maison » : intérieur marbré, parois en
liège, glaces sculptées, meubles en cuir,
rideaux en macramé, poignées chromées…
L’auvent est soigneusement replié, la cara­
vane prête à être tractée si besoin, le terrain
laissé propre. Comme chaque année. Sauf
que cette fois flotte une étrange ambiance
sur le centre. Cet au revoir est­il un adieu ? Le
3 mars, comme 59 autres résidents, Guy et
Jeanne Bergougnoux ont reçu une lettre
recommandée de la direction du CHM. Elle
leur annonçait le non­renouvellement de
leur bail et l’obligation de déplacer leur cara­ Un naturiste dans la « zone ONF » du Centre hélio­marin de Montalivet (Gironde), le 4 août. FLORENCE KIRASTINNICOS POUR « LE MONDE »
vane avant le 31 décembre 2022. Le 1er sep­
tembre, Guy a répondu, seul, s’extrayant du
combat collectif qui se met en place.

L’ultime bataille
« Suite à votre lettre d’expulsion de notre
caravane, je vous demande de bien vouloir
revenir sur votre décision. A 50 ans, c’est plus
facile de répondre à une telle exigence ; à plus
de 80 ans, cette lettre est un véritable trauma­
tisme. » Il a pesé chaque mot. Lui et Jeanne
sont arrivés au CHM à Pâques 1967, ils sont re­

des nus propriétaires

venus chaque été. « Montalivet a été une
grande partie de ma vie. J’aimais la liberté que
je trouvais ici, l’extraordinaire qualité des liens
entre les gens », rappelle Guy Bergougnoux.
Clown et acrobate, parfois programmé en pre­
mière partie de Michel Delpech, de Ringo ou
des Frères Jacques, il assurait tous les ans un
spectacle à la salle du centre entourée d’arbres
sur lesquels les gens grimpaient pour mieux
l’apercevoir déguisé en grand­mère, mar­
chant sur les mains, donnant un spectacle in­
titulé CHM : les Cinq Horribles Musculos.
« VOUS EN AVEZ ASSEZ PROFITÉ »
Dans un bar de la place du Châtelet, à Paris,
Noëlle Thomas reprend une gorgée de son
diabolo menthe. Le regard vague, un peu
triste. Cadre dans une banque, elle est de re­
tour chez elle après plus d’un mois passé
dans sa caravane, libre et nue, à « Monta ».
« Mon paradis », sourit­elle, de longs cheveux
bruns entourant son visage effilé de presque
quinquagénaire. « Monta », elle y est arrivée
toute petite. Elle se souvient des douches
sous les arbres, des longues conversations
autour de la corvée de vaisselle, faite en com­
mun, de l’astronome qui venait leur raconter
les étoiles… Sa mère, 75 ans, a maintenant un
bungalow sur place. Noëlle a préféré l’austé­
rité et le côté nature de la « zone ONF ».
Tous les étés, elle y passe au moins un mois.
Elle y a télétravaillé pendant tout le premier
confinement. « C’est une vraie rupture avec le
quotidien. La nudité, bien sûr, mais pas seule­
ment : la solitude, la nature, l’ouverture des
gens… Dans la vie, il faut avoir un lieu. Mon lieu,
c’est Montalivet. Si on me l’enlève, on m’am­
pute. » Elle aussi est sur la liste des expulsables.
« Je n’arrive pas encore à imaginer ne plus
venir. » Elle a déjà eu un rendez­vous avec Oli­
vier Testard, le directeur. Elle n’a pu retenir ses
larmes. « Il m’a dit : “Vous en avez assez profité.”
L’âme de la zone s’en va petit à petit. C’est triste.
Il faut préserver des endroits comme celui­là,
des endroits où l’on peut vivre différemment. »
Le CHM est aujourd’hui détenu, sous la mar­
que Tohapi, par le groupe Vacanceselect,
racheté fin juillet par l’entreprise European
Camping Group, propriétaire de soixante­
cinq campings en France et partenaire de
deux cents autres en Europe. Il est aujour­
d’hui majoritaire, à 77,9 %, dans la Socnat, l’as­
sociation loi 1901 créée avec le centre, long­
temps détenue par les usagers (dix actions par
bungalow), puis transformée en société ano­
nyme en 1954 et rachetée en 1999 par un pro­
moteur immobilier non naturiste, Didier Va­
cher. « Qu’est­ce qu’on a été bêtes de vendre ! »,
soupire Philippe Barret, 84 ans, présent dès le
début et aujourd’hui à la tête de l’Association
de défense des usagers du naturisme. « Tout
cela reposait sur des valeurs : refus de l’appa­
rence, respect des autres, proximité de la na­
ture, écologie avant l’heure… Nous cherchions
Le dernier bastion des pionniers du Centre hélio­marin de Montalivet,
lieu historique des naturistes en France, est menacé d’expulsion par la nouvelle
direction, pour rentabiliser la zone qu’ils occupent. Fin d’une utopie ?
un autre mode de vie. Seuls la nudité et un sur­
vêtement bleu, le même pour tous, étaient ac­
ceptés. Jusque dans les années 1980, il y avait
énormément de bénévoles. Aujourd’hui, il n’y
a plus que la rentabilité qui motive nos diri­
geants », regrette­t­il.
Le Centre hélio­marin (175 hectares,
1,5 kilomètre de plage, 10 000 habitants) com­
prend un terrain communal, une zone publi­
que maritime, en gros la plage et les dunes, et
entre les deux, la « zone ONF », 24 hectares qui
relèvent, eux, du domaine privé de l’Etat. Son
statut est régi par une série de conventions
entre l’ONF et la direction du CHM. Une pre­
mière offensive a été lancée en 1995, quand la
convention a provoqué l’augmentation des
loyers exigés par l’ONF dans d’énormes pro­
portions. Pour son renouvellement, en 2004,
les occupants ont négocié ferme, et le nou­
veau texte, signé en 2008, n’a pas apporté de
grandes modifications.
« C’est en 2010 qu’on a commencé à parler de
nous comme de “clients” », se souvient Phi­
lippe Barret. La dernière convention, en 2018,
veut mettre en place soixante­trois bunga­
lows et exige que les caravanes restant sur
place soient « en très bon état ». Un audit de
vétusté est commandé à l’étude Eric Lapeyre.
Malgré l’opposition de certains habitués, rap­
pelant par lettre recommandée que leur ins­
tallation est privée, Me Lapeyre l’effectue en
mai, souvent en leur absence. Deux ques­
président de l’association
tions sont posées : la caravane est­elle tracta­
ble, ce qui reste assez objectif ; est­elle « en
très bon état », ce qui est beaucoup plus sub­
jectif. Au bout du compte, 59 caravanes sur 78
sont jugées non conformes par les services
de l’huissier. Enorme inflation : en 2020, lors
d’une visite de l’ONF, seules quatre ou cinq
d’entre elles avaient été considérées comme
« dégradées ». Pour se mettre en règle, les
« contrevenants » se sont vu offrir la possibi­
lité d’en acheter une nouvelle par l’intermé­
diaire de la société MobilHome Plus, une fi­
liale du groupe Vacanceselect spécialisée
dans la vente de caravanes et mobil­homes.
Alors, quelques habitués de « Monta » ont
résisté. « Nous sommes le village gaulois »,
déclare en souriant Alain Boehm, qui vient
ici depuis 1975 et que ses voisins surnom­
ment « Jean de Florette » à force de le voir al­
ler chercher de l’eau avec ses seaux. Il a alerté
le service de répression des fraudes, en vain.
Cédric Moreau, ancien fonctionnaire borde­
lais qui a tout plaqué en 2015 pour venir ici
retrouver « le contact direct avec la nature et
une certaine bienveillance », a créé le Collectif
du peuple de la dune. Florence Kirastinnicos,
59 ans, le corps cuivré et le cheveu jaune
paille, a trouvé l’avocat, Me Vincent Beux­
Prere, qui lancera, fin novembre, une procé­
dure devant le tribunal judiciaire en atta­
quant sur deux fronts : le flou de la locution
« LE BUT DE LA  « en très bon état » et l’inégalité de traitement
entre les caravanes, contraintes d’être tracta­
DIRECTION EST  bles, et les bungalows installés sur la zone.
DE FAIRE PARTIR  VIOLENCE VERBALE
Photographe, documentariste, peintre, fille
LES RÉSIDENTS  d’un autre peintre, Jean Kiras, Florence Kiras­
AU PROFIT  tinnicos s’est rendue à Montalivet pour la pre­
mière fois à 22 ans, dans un bungalow prêté
D’UNE CLIENTÈLE  par des amis de ses parents. Pendant une
semaine, elle y vit une sorte d’expérience
DE VACANCIERS  spirituelle, ne se nourrissant que de pommes
BEAUCOUP  et de vinaigre de cidre. Dix ans plus tard, elle
installe une caravane sur un emplacement de
PLUS RENTABLE » la « zone ONF » et y vient, depuis, plusieurs
mois par an. « “Monta”, c’est un monde. Uni­
DANIEL BOBILLIER
que. On ne peut pas le comprendre tout de
suite. Il faut s’y laisser porter par le temps. »
Les Amis naturistes
Un temps qui court vite. Daniel Bobillier
de Montalivet
préside l’ANM, l’association Les Amis naturis­
tes de Montalivet, forte de 1 050 adhérents et
bien décidée à se battre jusqu’au bout. « C’est
la première bataille d’une guerre qui va s’éten­
dre, pronostique­t­il. Le problème dépasse lar­
gement la “zone ONF”. C’est celui, national,
des rachats de centres de vacances par de
grands groupes commerciaux. » Il s’agit selon
lui d’une volonté « très forte » de faire du
CHM un camp conforme à l’idéal Tohapi. « La
pression est constante et les procédés
déloyaux, poursuit­il. La direction a menti en
exigeant l’arrachage des haies autour des
emplacements au nom de consignes de la
commission de sécurité de la préfecture qui
n’ont jamais existé. Leur but est de faire partir
les résidents au profit d’une clientèle de vacan­
ciers de passage beaucoup plus rentable et
beaucoup moins revendicatrice. »
L’action de l’ANM a déjà permis, selon
M. Bobillier, de faire reculer la Socnat sur des
augmentations de loyer prévues de
1 500 euros par an pour les nouveaux
mobil­homes et un passage de 3 600 à
6 900 euros pour la location du terrain.
« Nous ne voulons ni toboggans ni parcs aqua­
tiques : nous voulons un CHM qui reste notre
CHM, conforme à nos valeurs », insiste­t­il,
avant d’évoquer un autre problème : la zone
tampon, 22 hectares dévolus à la promenade,
qui ont été retirés du domaine du CHM pour
être loués au camping voisin, non naturiste
et lui aussi propriété de Vacanceselect.
L’ONF, qui n’a pas souhaité répondre au
Monde, a toujours refusé de recevoir les asso­
ciations. Les relations entre les habitués et le
nouveau directeur du centre, Olivier Testard,
sont difficiles. Il lui est reproché de n’être pas
naturiste, ce qu’il assume parfaitement, et il
est accusé de violences verbales répétées. « Il
faisait un constat d’huissier autour d’une cara­
vane, raconte Philippe Barret. Je me suis appro­
ché pour regarder ce qu’il faisait. Il m’a crié des­
sus et traité de “gamin”. » Cédric Moreau et sa
mère ont déposé l’un une plainte, l’autre une
main courante au commissariat de Soulac : le
premier affirme qu’on lui a promis de « lui
pourrir la vie », la deuxième qu’on l’a traitée de
« pauvre femme ». Sollicité par Le Monde,
M. Testard n’a pas souhaité s’exprimer.
Le 3 octobre, Florence Kirastinnicos rangera
sa caravane et retournera à Montreuil, son
autre port d’attache, en Seine­Saint­Denis.
Artiste aux revenus incertains, que fera­t­elle
si elle doit vraiment partir en décembre ? Lui
faudra­t­il déplacer sa caravane dans un
autre camping ? Mais ce ne sera plus
« Monta ». Elle est dans le flou, souvent dépri­
mée par une telle perspective. Elle n’a qu’une
certitude : elle ne vivra pas sans son petit
coin d’utopie, là­bas, au bord de l’océan. p
hubert prolongeau
28 | styles
MILAN | PRÊT-À-PORTER PRINTEMPS-ÉTÉ 2023
MODE
milan (italie) ­ envoyées spéciales
C
haque fashion
week possède sa
particularité, celle
de Milan est de
considérer la mode
comme une indus­
trie plutôt que comme un terrain
de jeu créatif. Les jeunes desi­
gners y sont plus rares qu’à Paris,
Londres ou New York, mais, en
Italie, business n’est pas syno­
nyme d’ennui. La vitalité écono­
mique des marques de mode ita­
liennes leur permet d’organiser
des défilés à la hauteur de leur ré­
putation.
Cette fashion week printemps­
été 2023, qui s’est déroulée du 20
au 26 septembre, ne fait pas ex­
ception : les grandes maisons ont
rivalisé d’ingéniosité pour en
mettre plein les yeux – les élec­
tions législatives italiennes du
25 septembre, la crise énergéti­
que, la guerre en Ukraine ou le ré­
chauffement climatique ne sem­
blant pas refroidir leurs ardeurs.
A la Fondation Prada, les murs
sont tendus de papier noir et les
rares fenêtres donnent sur des
écrans diffusant de la lumière
aveuglante – on se croirait dans la
maison d’un conte pour enfants
susceptible de mal tourner. L’arri­
vée des mannequins renforce
l’étrangeté des lieux, avec leurs
faux cils posés à l’envers – conve­
xes et non concaves – qui voilent
leur regard. La garde­robe, en re­
vanche, exprime « la simplicité,
sans aucune complication »,
comme l’explique la designer
Miuccia Prada, qui travaille en
tandem avec Raf Simons. « Nous
sommes toujours attirés par l’idée
d’être directs. Combinée pour cette
collection avec l’envie de décorer et
d’embellir. » Le pli est un leitmotiv,
il est incrusté au fer à repasser à
l’arrière d’un manteau, dans le
dos d’une chemise ou d’une jupe
crayon qui semblent sorties
d’une valise. Ailleurs, ce sont les
bords des vêtements qui ne sont
pas finis, les fils virevoltent, les
tissus ondulent, les boutons sem­
blent prêts à s’échapper. La cou­
leur crème est déclinée sur un en­
semble de robes, parfois légères
comme un voile, qui se gonflent
d’air à chaque pas ; ou au con­
traire moelleuses comme un du­
vet. Efficace et sans concession,
du Prada qui force l’admiration.
Gémellité et LGBT
Dans l’espace consacré au défilé
dans les bureaux d’Armani, via
Bergognone, les gradins montent
presque jusqu’au plafond. C’est de­
vant une salle comble (496 invités)
que Giorgio Armani a salué après
son défilé Emporio – la ligne
moins formelle, destinée à une
clientèle plus jeune. Le designer de
88 ans, vêtu de son éternel uni­
forme (pantalon noir et pull ma­
rine), a pris le temps de poser pour
les photographes, de profiter de la
chaleur du public, qui a applaudi
fougueusement. L’admiration du
milieu pour cet octogénaire qui
continue d’être à la barre de son
navire rassemblant plusieurs cen­
taines de boutiques de mode à tra­
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
vers le monde, mais aussi des res­
taurants, des hôtels, des cafés, une
ligne de mobilier et de design, ne
cesse de grandir. Il faut aussi lui re­
connaître une vraie constance sty­
listique. Pour Emporio Armani, ce
sont des tailleurs en lin clair, qui
donnent de l’allure sans contrain­
dre le corps ; des clins d’œil aux an­
nées 1980, à travers les grosses
ceintures à boucle carrée ou clips
d’oreille colorés ; des tissus moirés
et des couleurs pastel pour le soir.
Pour sa ligne principale, Giorgio
Armani délivre aussi une parti­
tion fidèle à ses obsessions : les
pantalons sont fluides et les vestes
cintrées, on retrouve des robes de
vestales gris perle, d’autres grand
soir dans une soie champagne ou
des ensembles d’inspiration japo­
naise. Une collection portée par
un sentiment de légèreté.
Chez Gucci, ce sont les ques­
tions d’identité et d’altérité qui
sont au centre de la collection.
« Je suis le fils de deux mères : des
jumelles qui ont vécu dans le
même corps, s’habillaient et se
coiffaient de la même manière »,
détaille Alessandro Michele, à la
tête de la direction artistique de­
puis 2015. Le créateur a grandi
auprès d’une mère et de sa sœur
jumelle, et en a été profondé­
ment marqué. Baptisée « Twins­
burg », la collection pour laquelle
ont été castés soixante­huit duos Emporio Armani. EMPORIO ARMANI
de mannequins jumeaux est un
reflet de ses obsessions vesti­
mentaires : de longues robes va­
poreuses aux imprimés fleuris,
des ensembles façon kimono,
des costumes entièrement re­
couverts de paillettes, des robes
du soir drapées et fatales…
L’allure « old Hollywood » cô­
Milan en tenue de gala
toie également un glam très an­
nées 1980. Plusieurs vestes affi­ De Prada à Armani en passant par Gucci ou Bottega Veneta,
chent le mot « Fuori !!! », réfé­
rence à un magazine italien des les grandes griffes italiennes ont proposé, lors de la fashion
années 1970 produit par la pre­
mière association LGBT du pays week milanaise, des shows flamboyants, à la hauteur
(Fronte unitario omosessuale ri­
voluzionario italiano). Ales­ de leur réputation et de leurs ambitions
sandro Michele continue avec
succès de faire de la griffe floren­
tine son laboratoire d’expéri­
mentation.
Dolce & Gabbana a, comme à
son habitude, assuré le show. laient Dolce (un labrador) et Gab­ sion d’une palette liquide. Une Moncler ne recule pas devant les Un peu d’humour ne peut pas
Cette saison, c’est Kim Kar­ bana (un chihuahua). Ma mère prouesse technique qui résonne moyens. La marque connue pour faire de mal dans une fashion
dashian qui est au cœur de la col­ avait une de leurs robes qu’elle por­ avec la collection, le Français ne ses doudounes luxueuses s’est of­ week sérieuse. C’est le rôle
lection, servant d’égérie mais éga­ tait lors de ses sorties avec mon cachant pas son appétence pour fert la place du Duomo le temps qu’endosse Moschino depuis la
lement de cocréatrice : l’Améri­ beau­père. Elle était si belle de­ les expérimentations textiles. d’un samedi soir (le 24 septembre) nomination de Jeremy Scott à la
caine s’est plongée dans les archi­ dans, si forte ! Je voulais lui em­ pour célébrer ses 70 ans. Ouvert direction artistique en 2013.
ves de la marque trentenaire, prunter en permanence », a­t­elle Moncler somptuaire au public gratuitement, le specta­ Cette saison, une thématique
fouillant la période de 1987 à 2007 raconté lors d’une conférence de Ainsi, les premières silhouettes, cle a réuni 2 000 personnes ve­ aquatique vient se greffer à une
pour en extraire une version ac­ presse. Kim Kardashian a fait revi­ qui apparaissent comme des che­ nues admirer 1 952 artistes, en garde­robe chic d’executive wo­
tuelle. « J’ai toujours aimé Dolce vre les grandes heures glamour mises en flanelle portées sur des hommage à l’année de naissance man des années 1980 : les
& Gabbana. Les chiens de la fa­ de la marque à renfort de corsets jeans, s’avèrent être entièrement de la marque. Performeurs, musi­ bouées deviennent des ceintu­
mille quand j’étais petite s’appe­ lacés et pailletés, nuisettes en en cuir. « Que peut­on faire chez ciens, chanteurs de chorale ont res ou des couvre­chefs, les flot­
dentelle noire, robes sexy en dia­ Bottega qu’on ne peut pas faire bravé la pluie pour proposer un teurs prennent la place des po­
ble épousant les formes, jeans ailleurs ? Le cuir est notre spécia­ spectacle son et lumière. Tout de ches sur une veste, les gilets de
taille basse ou bien encore bras­ lité. Nous prenons donc les vête­ blanc vêtus, les danseurs ont exé­ sauvetage font office de gilets
Cette saison, sières et pantalons léopard. Elle ments que nous portons dans le cuté différents tableaux mis en sans manches. La folie va cres­
est apparue à la fin du show sur le studio et nous les fabriquons en scène par le chorégraphe français cendo, avec une apothéose de
c’est Kim podium, dans une lumière cuir rasé. C’est très technique et il Sadeck Berrabah. Cet événement plastique en forme de flamants
Kardashian qui éblouissante et une robe noire n’y a pas de points de couture », est le point de départ de soixante­ roses ou de dauphins arc­en­
pailletée, messie mode des temps détaille le créateur. La chemise de dix jours de célébration mettant ciel. « On doit être conscients de
est au cœur modernes. bûcheron portée par Kate Moss a en avant la doudoune Maya, mo­ ce qui se passe autour de nous,
de la collection Pour sa deuxième collection quant à elle nécessité douze cou­ dèle sportswear lancé en 2009. mais aussi faire de la place à la
chez Bottega Veneta, Matthieu ches d’impression pour obtenir Ainsi, sept interprétations de ce joie, affirme Jeremy Scott. Cette
Dolce & Gabbana, Blazy s’est associé à l’architecte la couleur recherchée. Blazy dit modèle­phare ont été confiées à collection est une dose d’opti­
servant d’égérie italien Gaetano Pesce, qui signe le vouloir proposer « un vestiaire sept designers, dont Pierpaolo Pic­ misme. » Bien nécessaire par les
décor. Le podium, une multitude du quotidien ». Avec un sacré sup­ cioli, Thom Browne, Rick Owens et temps qui courent. p
mais également de coulées de peintures multico­ plément d’élégance tout de Pharrell Williams. Elles seront dé­ elvire von bardeleben
de cocréatrice lores en résine, donne l’impres­ même. voilées dans les semaines à venir. et maud gabrielson
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 styles | 29

Prada. PRADA

Bottega Veneta. FILIPPO FIOR Gucci. RICCARDO LA VALLE

L’éternel retour des années 2000

Pop et sexy, la première décennie du siècle fait toujours recette. Une tendance
largement présente dans les défilés Diesel, Fendi, Versace ou Andreadamo

S urprise ! Les années 2000

sont encore de retour.
Deux saisons déjà que Mi­
lan faisait la part belle à cette dé­
cennie tout en tailles basses,
pantalons cargo et crop tops…
Avec une constance étonnante,
la capitale de la mode italienne a
poursuivi son travail de réminis­
cence lors de cette fashion week
printemps­été 2023.
Il a commencé avec Diesel,
marque fondée en 1978 en Véné­
tie mais qui a vraiment pris son
envol international dans les an­
nées 2000. Glenn Martens, le di­
recteur artistique nommé
en 2020, a vu les choses en
grand : 4 800 invités au stade Al­
lianz Cloud Arena, parmi les­
quels 1 600 étudiants en mode.
Au centre de l’espace, la plus
grande sculpture gonflable ja­
mais réalisée (déjà au Guinness
des records), représentant des
corps nus enchevêtrés. Autour
d’elle, des mannequins en jean,
puisque c’est la spécialité de la
maison. Le denim est lacéré,
brodé, délavé, décoré et sert de
canevas à une allure sexy­trash
Dolce & Gabbana. MONICA FEUDI qui n’est pas sans rappeler les to­
tal looks denim arborés par Bri­
tney Spears en 2001.
Fendi, le logo à la folie
Pour Fendi, Kim Jones est allé
puiser directement dans les ar­
chives de la marque, entre 1996
et 2003 : « Ça m’intéresse de me
plonger dans le travail de Karl [La­
gerfeld, directeur artistique de la
maison romaine de 1965 à 2019]
et de regarder comment on peut
l’approfondir, d’un point de vue
visuel et technique », explique le
créateur anglais. La version 2022
du tournant du millénaire est un
mélange d’un minimalisme hé­
rité des années 1990 et de la sen­
sualité pop qui a dominé la dé­
cennie suivante. On retrouve
ainsi d’un côté des pulls en ca­
chemire gris perle d’une mer­
veilleuse sobriété, des robes en
maille crème qui enveloppent
parfaitement le corps ; de l’autre,
des pantalons cargo en satin
fuchsia, des robes ajourées qui
dévoilent la peau.
Dans ce flash­back qui ramène
vingt­cinq ans en arrière, on re­
trouve aussi la touche Kim Jones,
à travers des clins d’œil au Japon
(un motif floral ou un nœud plat
façon kimono), des tailleurs très
construits faits de patchworks de
matières, et un jeu incessant sur
le logo. Le « double F » fait office
de bouton fermoir sur les poches
des pantalons ou des vestes, il est
aussi imprimé sur les semelles
compensées des chaussures,
Fendi est écrit en toutes lettres
sur le cuir d’un sac en forme de
croissant ou sur la doublure (ap­
parente) d’un pull. Après tout, la
folie du logo, c’est aussi ce qui ca­
ractérise les années 2000.
Chez Andreadamo, revoilà les
cheveux sculptés en pics avec du
gel, les pantalons cargo taille
basse, et même des pantacourts
que l’on croyait enterrés. Cette
nostalgie d’un créateur trente­
naire pour ses années d’adoles­
cence ne l’empêche pas de pré­
senter une collection très abou­
tie. Sur une petite place pavée
dotée de bassins peu profonds,
les mannequins ont éclaboussé
de leurs sandales compensées
les invités du premier rang.
L’eau est un élément central
cette saison, inspirée par la
plage Famara, dans les îles Cana­
ries, bande de sable et de galets
volcaniques face à l’Atlantique.
La culture surf transparaît à tra­
vers des combinaisons moulan­
tes ajourées et des couleurs vi­
ves. Le mouvement des vagues
est suggéré par le travail sur la
maille effilochée, déchirée, ina­
chevée, avec des longs fils qui
ondoient autour du corps. De
très belles pièces tricotées, qui
devraient fidéliser sa clientèle
de stars influentes telles que
Dua Lipa ou Julia Fox.
Paris Hilton joue les Barbie
Pour MM6, la ligne bis de Maison
Margiela, le studio n’est pas allé
chercher l’inspiration du côté
des archives pourtant foison­
nantes de la marque, qui, dans
les années 2000, était encore pi­
lotée par son génial fondateur
Martin Margiela. Mais on re­
trouve dans les expérimenta­
tions vestimentaires chères à la
maison des petites touches de
l’époque : le jean maltraité/dé­
lavé/troué, la taille basse, la lin­
gerie apparente. L’ensemble,
présenté dans un auditorium où
les invités sont installés sur la
scène et les musiciens sur les siè­
ges, ne manque pas de poésie.
De poésie, il n’est pas question
chez Blumarine, où le créateur
Nicola Brognano imagine une
« sirène gothique » qui semble
tout droit sortie d’un clip de
Christina Aguilera période Dirrty
(2002). Cette étonnante créature
porte des pantalons pattes d’ef
craspec, des lunettes de soleil
masques, des tee­shirts à logo
strassé, des tailles basses si bas­
ses que les poils pubiens appa­
raissent, des micronattes et des
paillettes dans les cheveux.
Chez Versace, maison qui a
connu les grandes heures des
années 2000, Donatella Versace
a aussi puisé du côté gothique
de cette période, proposant des
nuisettes en dentelle noire, des
minijupes en cuir, des combi­
naisons en latex violet, des pan­
talons cargo et des gros go­
dillots. Colliers ras du cou,
chaussures plates­formes, pan­
talons taille basse et imprimés
zébrés complètent la panoplie.
Clou du spectacle : l’héritière
américaine Paris Hilton, figure
incontournable des années
2000, a clos le défilé, habillée
comme une Barbie en minirobe
rose strassée. p
e. v. b. et m. ga.

Une déferlante d’élégance et de sensualité

parmi les défilés moins scrutés de cette
fashion week, les propositions ont alterné entre
une élégance tout­terrain et une penderie émi­
nemment sexy.
Max Mara regarde du côté de la Riviera, où, il y a
un siècle, se croisaient Pablo Picasso, Joséphine
Baker, Isadora Duncan… et aussi Renée Perle. Ce
mannequin d’origine roumaine, qui fut la muse
du photographe Jacques­Henri Lartigue, a inspiré
au designer Ian Griffiths les dos nus, les panta­
lons à pont de marin à taille haute, les chapeaux
de paille larges comme des soleils, les jupes à go­
dets : une panoplie d’une élégance nonchalante
tout à fait soluble dans l’ADN de Max Mara. Les li­
gnes pures de la villa E­1027 de l’architecte Eileen
Gray, édifiée en 1929 à Roquebrune­Cap­Martin,
se retrouvent dans les ensembles en lin grège,
non traité et non teint, ou des vestes à poches pla­
quées bleu Méditerranée. Le chic inoxydable
n’empêche pas des concessions à l’époque, à sa­
voir quelques crop tops et chaussures à semelles
compensées savamment distillés. La ligne plus
jeune Sportmax prend, elle, un virage expéri­
mental osé avec des robes de lingerie déstructu­
rées, des imprimés seventies pimpants, des cos­
tumes fluo surdimensionnés.
Brunello Cucinelli imagine de son côté « une ex­
ploratrice » dans une version très luxueuse, adepte
de costumes beiges, blancs ou noirs, parfois re­
haussés de sequins. Pas de treillis ni de matières
techniques dans cette maison qui s’est spécialisée
dans les cachemires et les mailles réalisées à la
main – certaines sont des pièces uniques qui
s’adressent à des collectionneurs, comme des
œuvres d’art. Les rayures, les détails en corde et les
chapeaux inspirés du monde nautique alternent
avec les pantalons à poches utilitaires, les shorts en
lin, les chaussures de randonnée. Une garde­robe
tout­terrain, mais d’un raffinement divin.
Chez Jil Sander, Luke et Lucie Meier maîtrisent
leur vestiaire d’un minimalisme élégant, inspiré
cette fois par les contradictions de la Californie : le
glamour hollywoodien contre le calme des
grands espaces. Portée par des costumes amples,
des vestes sans manches passées par­dessus des
courtes robes épousant les corps, la collection
multiplie les pas de côté : des miroirs s’incrustent
sur des jupes, de grandes paillettes ponctuent
tops et robes bustier et des franges virevoltantes
s’échappent des jupes.
Marco de Vincenzo, arrivé en juin chez Etro, n’a
pas eu le temps de plonger dans les archives pour
sa première collection. Il livre donc sa vision de la
griffe, distillée avec les éléments qui ont fait son
succès quand il était à la tête de sa propre maison :
d’un côté, du denim richement décoré, de l’autre,
des cachemires tie & dye aux couleurs vives. La
profusion d’idées rend ce premier jet joyeux mais
aussi un peu incohérent. Nul doute que le designer
aura l’occasion de les trier pour le prochain essai.
Enfin, chez Ferragamo, Maximilian Davis,
nommé en mars 2022, a présenté sa première col­
lection. Diplômé du London College of Fashion,
l’Anglais de 27 ans succède à Paul Andrew. Entre
pièces de facture classique, tels les costumes am­
ples, les petites robes noires ou les vestes en daim,
Davis multiplie les clins d’œil sexy : combinai­
sons seconde peau, tops en maille transparente
ou petites robes courtes. Un exercice sur le fil qui
devrait sans doute trouver son équilibre dans les
saisons à venir. p
e. v. b. et m. ga.
 IDÉES
0123
30 | MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

Marc Lazar Que fera Giorgia Meloni

à la démocratie italienne ?
Oscillant entre volonté de rassurer et
tempérament extrémiste, la cheffe du parti
Fratelli d’Italia, en tête aux élections
du 25 septembre, n’a de cesse de rassembler
des Italiens inquiets, analyse le politiste raît comme neuf alors qu’il provient posée d’un homme, d’une femme et La droite centre veut élire au suffrage
d’une vieille famille politique. Toute­ d’enfants, nombreux de préférence. universel le président de la République,
fois, Giorgia Meloni ne veut pas simple­ D’où son aversion pour les couples ce qui n’est en soi nullement anti­
ment accéder au pouvoir ; elle entend homosexuels, ses diatribes contre ce démocratique à condition de bien défi­

U
n événement historique s’est
produit en Italie et dans l’Union
européenne. Pour la première
fois depuis que, le 2 juin 1946, les
Italiens ont choisi la République par
référendum, la présidence du conseil
des ministres reviendra certainement à
une femme, Giorgia Meloni, qui a un
passé fasciste dans un pays dont la
Constitution est antifasciste. Elle a, en
large partie, rompu avec ce passé sans le
répudier totalement et, oscillant entre
volonté de rassurer et tempérament
extrémiste, elle s’efforce de transformer
Fratelli d’Italia en un parti de droite
radicale, au style populiste, conserva­
teur et parfois même réactionnaire.
Parmi les nombreuses questions que
soulève cet événement, trois d’entre
elles méritent d’être abordées.
D’abord, comment Giorgia Meloni a­t­
elle gagné ? Fratelli d’Italia n’est pas seul.
Il appartient à une coalition avec la
Ligue de Matteo Salvini, Forza Italia de
Silvio Berlusconi et quelques minus­
cules partis centristes. Cette coalition,
au­delà de ses divergences, par exemple
sur l’Europe et la guerre en Ukraine, a
été parfaitement adaptée aux particula­
rités du mode de scrutin. Elle présentait
un seul candidat dans les collèges uni­
nominaux majoritaires à un tour appe­
lés à désigner 37,5 % des députés et séna­
teurs. Face aux candidats des opposi­
tions divisées – du centre, du Parti
démocrate de centre gauche et ses
petits alliés, du Mouvement 5 étoiles –,
elle a fait une razzia. Ce triomphe était
donc mécaniquement prévisible.
La position dominante acquise par
Fratelli d’Italia dans la coalition cons­
titue un autre fait inédit. Ce parti
obtient, dans la partie proportion­
nelle, 26 % des suffrages à la Chambre
des députés (4,3 % en 2018), en plus des
quelque 9 % de la Ligue et des 8 % de
Forza Italia, donnant un total de près
de 44 % à un ensemble non plus de
centre droit mais de droite centre.
D’où la deuxième question : pour­
quoi Giorgia Meloni a­t­elle pris un tel
ascendant ? Depuis 1994, les Italiens
ont systématiquement choisi l’al­
ternance. Or son parti, né en 2012, a
toujours été dans l’opposition et appa­
GIORGIA MELONI
DÉCLINE LE THÈME
DE L’IDENTITÉ
NATIONALE, CETTE
QUESTION HISTORIQUE
JAMAIS VRAIMENT
RÉSOLUE DE L’ITALIE
DEPUIS SON UNITÉ
représenter l’alternative, résoudre la
profonde défiance politique des Ita­
liens (dont atteste le record d’absten­
tion, plus de 36 %) et remédier à leur
mécontentement social.
Elle quitte son ancrage traditionnel
dans le Sud, à Rome et dans quelques
coins de la Vénétie, pour se répandre
partout, devenant même le premier
parti dans le Nord, au détriment de la
Ligue. Elle évoque le libéralisme et les
baisses d’impôts pour les uns (alors
que son parti était « étatiste »), la pro­
tection sociale pour les autres, et dé­
nonce, à destination de tous, les mi­
grants, l’insécurité, l’islam, ou encore
les élites. Elle décline le thème de
l’identité nationale, cette question
historique jamais vraiment résolue de
l’Italie depuis son unité, en affirmant
qu’elle défendra bec et ongles les inté­
rêts de son pays, et en proclamant sa
fierté d’être italienne.
Cela parle à ses compatriotes euro­
sceptiques et à ceux qui s’inquiètent du
déclin démographique de l’Italie et des
bouleversements populationnels de la
Péninsule : plus de 5 millions d’immi­
grés régulièrement enregistrés, une
forte immigration clandestine et l’arri­
vée incessante de migrants sur ses côtes.
Cette identité repose sur un fonde­
ment ethno­culturel avec son triptyque
« Dieu, famille, patrie ». Selon elle, on est
italien parce que de sang italien – d’où
son refus du droit du sol pour l’acquisi­
tion de la citoyenneté pour les étran­
gers –, chrétien, avec une famille com­
qu’elle appelle « le lobby LGBT », sa réfu­
tation de la théorie du genre, ses réti­
cences par rapport au droit à l’IVG et, à
l’inverse, son plaidoyer pour le « droit
au non­avortement ».
Vient alors la troisième question que
se posent ses adversaires et nombre
de responsables européens : que fera
Giorgia Meloni à la démocratie ita­
lienne ? Il faut attendre de voir la com­
position de son gouvernement, qui
suscitera des tensions avec ses parte­
naires et peut­être avec le président de
la République, ses premières décisions
et l’élaboration de la loi de finances.
Equilibres européens
Mais, plus substantiellement, s’inspi­
rera­t­elle de Viktor Orban et de
Donald Trump, qu’elle admire ? Elle ne
veut plus sortir de l’Union européenne
ni de l’euro, mais se rangera­t­elle com­
plètement aux côtés de Varsovie et de
Budapest, en dépit de son désaccord
avec le chef du gouvernement hon­
grois à propos de l’Ukraine, pour affir­
mer la prééminence des nations et de
leurs souverainetés, ce qui romprait
avec la tradition européiste de Rome et
modifierait les équilibres au sein de
l’Union européenne ? Concrétisera­t­
elle ses propositions en faveur du
blocage de l’arrivée des migrants ou les
restrictions d’accès à l’IVG ? Sera­t­elle
tentée, elle aussi, de considérer que la
souveraineté populaire est sans limite
et que sa victoire aux élections l’auto­
rise à bousculer les institutions ?
nir le rôle du chef de l’Etat. Dans un
livre avec Ilvo Diamanti, nous avions
forgé un néologisme, « peuplecratie »,
pour désigner la possible métamor­
phose de la démocratie souhaitée par
certains partis qui prétendent incarner
la volonté populaire et, au nom de
celle­ci, entendent agir sans se soucier
des contre­pouvoirs, voire les brider
avant de les étouffer définitivement.
Ce risque existe.
Toutefois, malgré tous ses défauts et
ses limites (mais quelle démocratie n’en
a pas ?), la démocratie italienne est
forte. Elle a démontré historiquement
sa capacité d’absorption des charges
protestataires, populistes, extrémistes
et d’acculturation démocratique. La
nouvelle page de l’histoire qui com­
mence de s’écrire mettra peut­être de
nouveau la démocratie italienne à
l’épreuve. p
Marc Lazar, professeur émérite
d’histoire et de sociologie politique
à Sciences Po, est président
de la School of Government de
la Libre Université internationale
des études sociales (Luiss), à Rome.
Il est notamment l’auteur, avec
le sociologue italien Ilvo Diamanti,
de « Peuplecratie. La métamorphose
de nos démocraties »
(Gallimard, 192 p., 19,50 €)

Gilles Gressani La cheffe de Fratelli d’Italia n’incarne pas le retour

du fascisme, mais l’apparition d’une nouvelle formule politique
La victoire de Giorgia Meloni pourrait préfigurer une forme de synthèse entre logiques technocratiques, acceptation de l’Alliance
atlantique, des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes, estime le directeur de la revue « Le Grand Continent »

L
a victoire nette de Giorgia
Meloni et de son parti, Fra­
telli d’Italia, donne une ma­
jorité parlementaire abso­
lue à une coalition dite « de cen­
tre droit », qui, malgré de fortes
contradictions internes et des
probables chocs externes, devrait
gouverner l’Italie.
C’est un changement crucial à
l’échelle continentale – il mérite
d’être compris dans sa singula­
rité, en se débarrassant d’une cer­
taine condescendance qui ac­
compagne, en ces heures, certai­
nes analyses ainsi que d’un ton
apocalyptique qui empêche de
comprendre les perspectives et
les risques bien réels de cette sé­
quence. Il faut, en effet, se rappe­
ler que l’Italie a même souvent
révélé en avance les tendances
profondes de la politique con­
temporaine européenne.
S’il reste difficile de définir à
chaud ce que sera la formule po­
litique proposée par Giorgia Me­
loni – alors que les noms des per­
sonnes qui composeront le nou­
veau gouvernement ne sont pas
encore connus –, on peut déjà
formuler certaines hypothèses à
partir de ce que fut la campagne
électorale.
Giorgia Meloni est à la tête d’un
parti qui s’inscrit dans une rela­
tion de filiation presque directe
avec le principal parti néofasciste
en Italie, le Mouvement social
italien (MSI). On l’a vue, jeune
militante, chanter les louanges
de Benito Mussolini ; encore
aujourd’hui, dans son entourage
et dans les rangs de son parti, on
reconnaît de très nombreuses
personnes « nostalgiques » du ré­
gime. Si tous ces éléments mon­
trent la relation plus qu’ambiguë
d’une partie de la droite italienne
avec la mémoire du régime, il se­
rait toutefois erroné de penser
que c’est en proposant un retour
au fascisme que Giorgia Meloni a
pu parvenir à imposer son hégé­
monie sur la droite italienne.
« Techno-souverainisme »
Cent ans après la marche sur
Rome, l’histoire ne se répète ni
en tragédie ni en farce. En réalité,
Giorgia Meloni n’incarne pas
tout simplement le retour du fas­
cisme, mais l’apparition d’une
nouvelle formule politique que
l’on pourrait désigner par le néo­
logisme de « techno­souverai­
nisme » : produit de la synthèse
entre l’intégration des logiques
technocratiques, l’acceptation du
cadre géopolitique de l’Alliance
atlantique et de sa dimension
européenne, avec l’insistance sur
des valeurs très conservatrices et
des instances néonationalistes.
C’est un paradoxe qu’il faut no­
ter. Tout en étant à la tête du
principal parti au Parlement op­
posé au gouvernement de Mario
Draghi, Giorgia Meloni a im­
primé un tournant à la ligne de
son parti : soutien à l’effort de
guerre en Ukraine, alignement,
au moins partiel, sur l’Europe.
Ainsi une proposition qui reste
plus à droite dans les valeurs et la
culture politique a fini par paraî­
tre plus cohérente avec l’hypo­
thèse du gouvernement sortant
que celle de la Ligue de Matteo
Salvini, le grand perdant de l’élec­
tion de ce dimanche.
Ce changement de cap est tacti­
que et ambigu, en partie provo­
qué par le net avantage dans les
sondages qui a permis à Giorgia
Meloni de ne pas devoir faire une
campagne électorale de rupture
à l’intérieur et de s’adresser plu­
tôt aux partenaires internatio­
naux. On ne pourra apprécier la
profondeur stratégique de cette
réorientation que lorsqu’on me­
surera son impact sur la compo­
sition du gouvernement, notam­
ment la nomination au ministè­
re­clé des finances.
Cela ne doit échapper à per­
sonne : Mme Meloni ne souhaite
pas sortir de l’euro. Pourquoi ? La
réponse la plus synthétique est
fournie par le score du parti « Ita­
lexit », qui n’arrive pas à dépas­
ser 1,9 % des voix. Grâce notam­
ment à l’action de Mario Draghi
– avec qui Giorgia Meloni semble
avoir gardé des relations étroi­
tes –, la monnaie unique a fini
par créer un sentiment d’appar­
tenance, en définissant des limi­
tes nettes à toute initiative sé­
rieuse de prise du pouvoir dans
la deuxième puissance indus­
trielle européenne. En installant
dans l’électorat l’idée qu’il serait
une forme de protection, l’euro a
imposé un cadre même aux for­
ces qui jusqu’alors contestaient
l’ordre européen.
Cette dynamique n’est pas nou­
velle. On constate depuis plu­
sieurs années un effort, surtout
rhétorique, de la part de l’extrême
droite européenne pour se redéfi­
NOUS NE SOMMES
PAS DANS L’EUROPE
DE 2022, NI DANS
L’EUROPE DE 2019.
LA GUERRE
EN UKRAINE
A BOULEVERSÉ
LE PROCESSUS
nir autour d’un projet de valeurs
civilisationnelles : ainsi l’idée du
premier ministre hongrois, Vik­
tor Orban, d’une « Europe blanche
et chrétienne » capable de consti­
tuer une sorte d’internationale
néonationaliste à l’échelle conti­
nentale pour changer le rapport
de force et proposer une nouvelle
« Europe des nations ».
Un ennemi commun
Mais si nous ne sommes pas dans
l’Europe de 1922, nous ne som­
mes pas non plus dans l’Europe
de 2019. La guerre en Ukraine a
bousculé ce processus. Au niveau
des représentations, elle a contri­
bué à territorialiser une construc­
tion qui avait plutôt tendance à
penser son action en termes géo­
graphiquement abstraits : mar­
ché, consommateurs, entrepri­
ses. Selon le chef de la diplomatie
européenne, elle a provoqué « le
réveil géopolitique de l’Europe ».
Avec le retour d’un conflit chaud,
l’Union et les Etats membres tra­
versent un « moment schmit­
tien », caractérisé par l’apparition
brutale d’un ennemi commun
dans l’intensité politique maxi­
male d’une guerre qui engendre
le processus de construction
d’une nation en Ukraine.
Cette politisation transforme
l’aspect technocratique, parfois
impolitique, de la construction
européenne, en donnant un
avantage potentiel à des formes
néonationalistes. C’est précisé­
ment dans cette séquence qu’une
hypothèse techno­souverainiste
cohérente avec ce nouvel ordre
continental pourrait voir le jour
en Italie. Mais cela implique le re­
noncement aux propositions illi­
bérales, souvent évoquées par
Giorgia Meloni dans l’expression
d’un néonationalisme à la Orban.
Ce virage conservateur et libéral
aurait un impact immédiat sur la
crédibilité du gouvernement di­
rigé par Fratelli d’Italia.
Ce tournant italien pose, en
tout cas, avec urgence la question
d’une réponse structurée de la
part de toutes les forces progres­
sistes qui ne se limite pas aux in­
cantations, mais qui sache s’ins­
crire sur un projet d’organisation
du continent. p
Gilles Gressani est directeur
de la revue « Le Grand
Continent » et président du
Groupe d’études géopolitiques.
Il est notamment
codirecteur de « Politiques
de l’interrègne. Chine,
pandémie, climat »
(Gallimard, 320 p., 21 €)
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 idées | 31

Sorour Kasmaï En Iran, le cri « Femme, vie, liberté »

illustre la prise de conscience de toute une nation
Stigmatisées depuis 1979, les femmes iraniennes de l’honneur des hommes, de la famille,
de la société, de l’Etat.
montrent qu’elles sont les forces vives du pays Or, malgré la répression, les femmes
dans les manifestations faisant suite à la mort n’ont pas baissé les bras. Millimètre par
millimètre, elles ont repoussé leur voile
de Mahsa Amini, analyse la romancière et raccourci leur manteau, refusant de
et éditrice franco­iranienne dissimuler la forme de leur corps. Devai­
ent­elles en avoir honte pour l’emmitou­
fler ainsi sous des couches de tissu ? Et
la femme, qu’elle place au centre de ses
revendications. « Femme, vie, liberté ! » La
femme a le droit de vivre et d’être libre.
Des bûchers sont allumés à tous les
coins de rue. Cheveux au vent et visages
LE VOILE PRÉCONISAIT radieux, les femmes chantent, dansent
LA DISPARITION et y jettent leur foulard, comme pour
exorciser le mal qu’il leur a fait. Sous les
DE LA FEMME, applaudissements des hommes, elles re­

E
n Iran, la violence exercée à l’égard
des femmes porte des noms et des
visages différents : le voile, l’hon­
neur, la sécurité de l’Etat, le non­
respect de la religion, etc. Institutionnali­
sée par le régime islamique, elle est
aujourd’hui systématique et met en dan­
ger la vie de toutes les femmes.
En février 1979, avant même l’instaura­
tion de la République islamique d’Iran,
l’ayatollah Khomeini considérait déjà la
liberté de la femme comme le principal
obstacle à son projet politique. Les pre­
mières mesures à cet égard rendaient
obligatoires le voile islamique sur le lieu
de travail et le foulard dans les lieux pu­
blics. Du jour au lendemain, la femme a
perdu tous les droits que lui octroyait la
loi de protection de la famille, notam­
ment la garde des enfants en cas de di­
vorce, et même celui de voyager sans
l’accord de son mari. Ce dernier, en re­
vanche, allait être autorisé à épouser jus­
qu’à quatre femmes à la fois. Un beau
matin, les murs de la ville furent re­
peints pour afficher de nouveaux slo­
gans prônant « le voile, comme rempart
de la République islamique ».
Le 8 mars 1979, la première manifesta­
tion contre ces nouvelles lois rassembla
à Téhéran, selon les journaux de l’épo­
que, « quelques centaines de salopes »,
scandant « ni foulard ni coups de poing ».
Enseignantes, chercheuses, cinéastes,
étudiantes, actrices, avocates, institutri­
ces ou femmes au foyer, elles protes­
taient contre le voile, qui symbolisait à
leurs yeux une ségrégation complexe et
sournoise. Se cacher les cheveux signi­
fiait non seulement l’asservissement de
leur corps mais aussi de tout leur être.
La nouvelle loi cherchait à réprimer
leur identité en les uniformisant par un
voile – et plus tard un manteau – régle­
mentaire de couleur sombre. Elle visait
à les transformer en l’ombre d’elles­mê­
mes. Elle aspirait à les priver de leur sta­
tut social, en les reléguant aux confins
de la vie publique. Elle institutionnali­
sait la soumission de leur esprit en les
privant de leurs libertés les plus élémen­
taires de citoyennes et d’êtres humains.
C’était contre ce danger que mettaient
en garde les « salopes » de 1979.
Pendant toutes ces années, d’abomina­
bles crimes ont été perpétrés contre la
femme. Du vitriolage pour un refus de
mariage à la décapitation pour un soup­
çon de flirt, de la lapidation de la femme
mariée pour délit d’adultère au dépuce­
lage des condamnées à mort dans les pri­
sons, la femme a été sacrifiée sur l’autel
puis elles ont continué à développer leur
esprit. Conscientes de l’importance de
leur rôle dans la société, elles n’ont pas
cessé de s’instruire.
Un slogan d’avenir
Selon les statistiques officielles, plus de
65 % des étudiants des universités ira­
niennes sont des jeunes filles. Les fem­
mes ont écrit et traduit des livres, tourné
et produit des films, interprété les plus
grands rôles sur les écrans du monde en­
tier. Elles ont marqué de leur présence
tous les domaines : scientifique, juridi­
que, artistique, politique. Elles ont raflé
les plus hautes récompenses internatio­
nales : du prix Nobel de la paix (Shirin
Ebadi) à la médaille Fields des mathéma­
tiques (Maryam Mirzakhani), en passant
par les plus glorieuses distinctions des
festivals de littérature et de cinéma.
Aujourd’hui, dans les manifestations
qui embrasent de nouveau l’Iran, la
femme cristallise la lutte. Stigmatisée
depuis quarante ans par le pouvoir en
place, elle constitue la force vitale du
combat collectif pour la liberté. Le voile
préconisait sa disparition, son efface­
ment, sa mort. En l’ôtant et le jetant au
feu, elle prend sa vie à bras­le­corps. Le
décès de la jeune Mahsa Amini, survenu
après des coups portés à la tête [selon
SON EFFACEMENT,
SA MORT. EN L’ÔTANT
ET LE JETANT AU FEU,
ELLE PREND À BRAS-
LE-CORPS SA VIE
des sources d’opposants au régime sur
place] pour un foulard « mal mis », ré­
vèle plus que jamais l’aspect quasi pré­
monitoire de ce légendaire slogan de
1979 « ni foulard ni coups de poing ».
Même si ce dernier resurgit encore
par­ci par­là dans les rangs des manifes­
tants, il est aujourd’hui désuet.
La jeunesse de 2022 a inventé son pro­
pre slogan : « Femme, vie, liberté ! »
Scandé à Téhéran, Racht, Ispahan, Ma­
chhad, Chiraz, Saqqez, Baneh, Divandar­
reh, et dans des dizaines d’autres villes, il
est le cri de ralliement de milliers d’étu­
diants, de commerçants, de simples ci­
toyens mais surtout des femmes, des
femmes, des femmes. Signe de la matu­
rité de la société, il marque un tournant
dans l’histoire contemporaine ira­
nienne. La jeune génération a tiré les le­
çons de la lutte acharnée de ses aînées.
Elle est consciente désormais du rôle de
prennent publiquement les pleins droits
sur leur corps et leur âme. La foule assure
leur sécurité en attaquant les patrouilles
de la police des mœurs et faisant fuir les
motards des forces de répression.
Quintessence de quarante ans de lut­
tes, d’échecs, de victoires, de reculs et
d’avancées, « Femme, vie, liberté » illustre
la prise de conscience de toute une na­
tion. Il ne formule plus comme autrefois
une négation, il est une devise d’avenir
qui, en cas de victoire, ornera nos édifi­
ces publics et nos monuments aux
morts, rappelant le rôle et l’importance
de la femme dans l’histoire moderne du
pays. Porteur de joie, il nous rappellera
qu’il n’y aura point de liberté sans la li­
berté de la femme. p
Sorour Kasmaï, romancière franco-
iranienne, autrice notamment
d’« Un jour avant la fin du monde »,
(Robert Laffont, 2015) et « Ennemi de
Dieu » (Robert Laffont, 2020). Elle est
aussi traductrice et éditrice, et dirige
la collection « Horizons persans »,
consacrée aux littératures afghane
et iranienne, aux éditions Actes Sud

Antoine Bondaz et Philippe Orliange L’Indo-Pacifique

est incontournable pour faire face au défi climatique
La France doit prendre l’initiative d’une plate­forme de coopération dans la région, estiment le politiste et le directeur chargé
des géographies de l’Agence française de développement. Celle­ci pourrait favoriser une meilleure protection de l’environnement

L
e terme Indo­Pacifique [qui
qualifie la région allant des
côtes de l’Afrique de l’Est au
Pacifique oriental] est ap­
paru dans le contexte de l’émer­
gence de la Chine, et la dimen­
sion sécuritaire de certaines ap­
proches est évidente, que ce soit
le Quad (alliance des Etats­Unis
avec l’Australie, le Japon et l’Inde)
ou Aukus (regroupant Etats­
Unis, Australie et Royaume­Uni).
En tant que puissance de l’Indo­
Pacifique, la France a des intérêts
de souveraineté dans la région, à
savoir défendre les plus de
1,6 million de nos concitoyens
qui vivent dans les sept départe­
ments, régions et collectivités
d’outre­mer répartis entre les
océans Indien et Pacifique.
Mais l’Indo­Pacifique ne se li­
mite pas à ces seuls enjeux. Déve­
loppée depuis 2018, la stratégie
française est justement structu­
rée en quatre « piliers » qui reflè­
tent la diversité des défis : sécurité
et défense ; économie et connecti­
vité ; multilatéralisme et Etat de
droit ; changement climatique et
biodiversité. La France entend
contribuer à apporter des solu­
tions aux défis auxquels les pays
de la zone sont confrontés. Pré­
sentée en septembre 2021, l’ap­
proche européenne rejoint celle
de la France. L’Indo­Pacifique est
en effet, par sa taille, l’échelle in­
contournable pour faire face aux
défis globaux, notamment clima­
tiques et environnementaux.
Près de la moitié des émissions de
gaz à effet de serre au niveau
mondial viennent de cette région,
de Chine principalement, et ces
émissions continuent d’augmen­
ter. Les Etats insulaires du Pacifi­
que considèrent le changement
climatique comme la principale
menace sur leur sécurité depuis
2018, et l’érosion côtière a un im­
pact majeur sur les déplacements
de population au Vietnam ou au
Bangladesh. La région est celle
dans laquelle la pollution a le plus
d’impact sur la biodiversité selon
le Fonds mondial pour la nature
(WWF), alors même que l’on y
trouve des espaces uniques
comme le Triangle de corail, en
Asie du Sud­Est, qui rassemble
76 % de toutes les espèces de co­
rail connues.
Rivalité sino-américaine
Ces défis relèvent pour l’essen­
tiel, au point de vue de la coopé­
ration internationale, de la pré­
servation des biens publics mon­
diaux, même s’ils sont, pour
chacun des pays concernés,
d’abord des enjeux nationaux de
développement mais aussi de sé­
curité, voire parfois de survie. En
ce sens, l’Indo­Pacifique « teste »
les pratiques de coopération in­
ternationale traditionnelles. Il
ne peut par ailleurs y avoir d’aide
au développement déconnectée
des réalités géostratégiques. La
rivalité sino­américaine conduit
de nombreux pays à craindre
une instrumentalisation de
l’aide de ces deux puissances, et
à apprécier d’autant plus celle de
pays tiers. Et certains pays émer­
gents, comme l’Inde ou l’Indoné­
sie, sont eux­mêmes des pour­
voyeurs d’aide et donc des parte­
naires potentiels.
La France et l’Union euro­
péenne (UE), avec son pro­
gramme de financement d’in­
frastructures Global Gateway
(« portail mondial »), disposent
PRÈS DE LA MOITIÉ
DES ÉMISSIONS DE
GAZ À EFFET DE
SERRE AU NIVEAU
MONDIAL LE SONT
DANS CETTE
RÉGION, EN CHINE
PRINCIPALEMENT
du cadre nécessaire pour cette
coopération. Mais les pratiques
doivent évoluer pour que les ré­
ponses soient à la mesure des
défis et des attentes à l’égard de
la France, qui pourrait se présen­
ter comme une puissance d’ini­
tiatives et une puissance de so­
lutions. Il s’agit notamment de
faire rayonner dans les pays voi­
sins les savoir­faire et les bonnes
pratiques que les collectivités ul­
tramarines ont testés, à l’instar
de l’expérience de la Polynésie
française en matière de pêche
durable auprès des pays du Paci­
fique Sud menacés par la surex­
ploitation des ressources.
Silos géographiques
Il s’agit aussi d’un soutien, y com­
pris financier, à différentes ins­
tances régionales qui permettent
de faire fonctionner des mécanis­
mes de régulation et de contrôle
des ressources naturelles. C’est le
cas de l’initiative Kiwa, portée par
la France et soutenue par l’Austra­
lie, le Canada, la Nouvelle­
Zélande et l’UE, qui vise à renfor­
cer la résilience au changement
climatique des écosystèmes, des
communautés et des économies
des îles du Pacifique.
Il s’agit, enfin, de valoriser le
rôle des banques publiques, puis­
qu’une partie de l’investissement
public y est canalisée. Une tren­
taine d’entre elles, dont la KfW al­
lemande et la JICA japonaise, se
sont réunies à Paris, en février, à
l’initiative de l’Agence française
de développement et de l’Exim
Bank indienne.
Pour traduire ces orientations
dans les faits, il faut des innova­
tions dans les pratiques. Il con­
vient de les adapter à ce nouveau
cadre géographique. Certes, tou­
tes les initiatives ne peuvent pas
englober la totalité des cinquante
pays de la région, mais, pour trai­
ter des défis qui ignorent les fron­
tières, il faut dépasser les silos
géographiques des institutions.
De nouveaux formats multila­
téraux ou minilatéraux impli­
quant la France, ses partenaires
européens, l’Inde, le Japon, l’Aus­
tralie, la Corée du Sud ou les
Emirats arabes unis sont à pro­
mouvoir. Et la France pourrait
être à l’origine d’une plate­forme
Indo­Pacifique permettant de
partager les meilleures prati­
ques et de faire émerger des ini­
tiatives communes.
Alors que les banques publi­
ques chinoises ont financé de
nombreux projets d’infrastruc­
tures dans le cadre des « nouvel­
les routes de la soie », les ban­
ques publiques européennes
peuvent former, avec leurs ho­
mologues indiennes, indoné­
siennes, vietnamiennes, est­afri­
caines ou encore du Pacifique,
des alliances opérationnelles.
Aussi est­il crucial de choisir des
secteurs emblématiques, comme
la sortie du charbon, l’économie
bleue (liée au monde marin) et la
prévention des catastrophes na­
turelles, qui sont compatibles
avec les principes qui régissent
Global Gateway, dont la résilience
des infrastructures et la soutena­
bilité de l’endettement. La loi
française du 4 août 2021 sur le dé­
veloppement solidaire et la lutte
contre les inégalités mondiales a
fait du développement une poli­
tique publique à part entière,
mais aussi un pilier de la politi­
que étrangère. La coopération in­
ternationale n’est pas aveugle
aux enjeux géopolitiques, mais
ils n’effacent pas pour autant les
enjeux globaux. L’Indo­Pacifique
est aujourd’hui un espace de coo­
pération nécessaire. p
Antoine Bondaz est
chercheur à la Fondation pour
la recherche stratégique et
enseignant à Sciences Po
Philippe Orliange est
directeur exécutif chargé des
géographies de l’Agence fran-
çaise de développement
 0123
32 | idées MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

Le double jeu de Viktor Orban avec l’Union europénne

ANALYSE méthode pour stopper les dérives d’un pays
qui a été qualifié d’« autocratie électorale »
ruption décidés par le parquet, dirigé par un
proche du premier ministre connu pour avoir
même moment, dans le pays, les médias à la
botte du pouvoir ont continué d’abreuver les

M
oins de vingt­quatre heures
après avoir présenté son projet
de loi pour établir une « auto­
rité de l’intégrité », le gouverne­
ment hongrois a lancé, samedi 24 septembre,
le processus de recrutement du directeur de
cette nouvelle institution destinée à lutter
contre la corruption. Elle est la principale
concession faite par le premier ministre na­
M. ORBAN  tionaliste Viktor Orban pour éviter la sanc­
A TOUJOURS  tion de 7,5 milliards d’euros que la Commis­
sion européenne a menacé d’infliger à la
SU DONNER  Hongrie d’ici à la fin de l’année si elle ne fait
pas d’efforts pour rétablir l’Etat de droit. Un
L’APPARENCE  conflit emblématique à l’heure où le succès
électoral de la leader d’extrême droite Gior­
DU LÉGALISME À  gia Meloni en Italie soumet l’Union euro­
CHACUNE DES LOIS  péenne (UE) à un nouveau choc.
En Hongrie, la nouvelle agence aura le pou­
CONTESTÉES QU’IL  voir de saisir la justice, de suspendre des ap­
pels d’offres litigieux ou même de bannir cer­
A FAIT ADOPTER taines entreprises des marchés financés par
l’UE. Elle sera « totalement indépendante »,
promet l’article premier du projet de loi qui
devrait être adopté par la majorité écrasante
de M. Orban au Parlement hongrois. La Hon­
grie a jusqu’au 19 novembre pour prouver que
l’autorité a commencé ses activités. C’est l’une
des dix­sept conditions que la Commission a
posées, le 18 septembre, pour donner son ac­
cord au déblocage des fonds européens.
Cette célérité est­elle le signe que l’Union
européenne a enfin réussi à trouver la bonne
dans un récent vote du Parlement européen ?
Ces réformes négociées entre la Commission
et la Hongrie ont été bien accueillies dans
leur principe par l’opposition et la société ci­
vile. Qui doutent cependant de leurs capaci­
tés à apporter un véritable changement.
« Il n’y a jamais eu d’institution de contrôle
véritablement indépendante en Hongrie au
cours des douze dernières années. Si cela devait
arriver maintenant, ce serait une grande avan­
cée », résume Jozsef Péter Martin, directeur de
la branche hongroise de l’ONG Transparency
International. « Est­ce qu’on peut vraiment
croire que le gouvernement hongrois va arrêter
de voler alors qu’il vole depuis si longtemps ? »,
renchérit Marta Pardavi, du Comité Helsinki
hongrois, une association internationale de
défense des droits humains, en référence à
l’enrichissement suspect de l’entourage de
Viktor Orban grâce aux fonds européens.
Habituées à être prises pour cibles par les
violentes campagnes de dénigrement du
pouvoir, les ONG hongroises se demandent
si elles doivent accepter ou non de siéger
dans le « groupe de travail sur la corruption »
exigé par Bruxelles. Leurs juristes ont détecté
les multiples lacunes des différents projets
de loi d’application qui pourraient permettre
au pouvoir de s’assurer que ces nouvelles
institutions ne fonctionnent pas vraiment.
La Hongrie a ainsi promis d’instaurer la pos­
sibilité de contester devant un juge du siège
les classements sans suite de dossiers de cor­
enterré toutes les affaires sensibles. Mais
cette procédure sera restreinte dans le temps,
chère et inaccessible aux ONG. Diplômé en
droit, M. Orban n’est­il pas un spécialiste de
ces contournements ? Il a en tout cas toujours
su donner l’apparence du légalisme à cha­
cune des lois contestées qu’il a fait adopter
depuis son arrivée au pouvoir en 2010.
Messages agressifs et vantards
Pour les rassurer, la Commission européenne
a promis de vérifier de manière tatillonne
l’application de chacune des mesures. « Mais
on ne peut pas lutter contre la corruption sans
des médias libres et sans des juges indépen­
dants », déplore Mme Pardavi, en dénonçant
les angles morts des exigences de la Commis­
sion, limitées aux sujets directement liés aux
fonds européens. Bien sûr, l’essentiel est que
les contre­pouvoirs imposés par la Commis­
sion entrent en vigueur. Mais un Etat de droit
fonctionnel repose sur une alchimie entre des
règles de droit claires et un respect en prati­
que de l’indépendance des contre­pouvoirs.
En réalité, la faculté de M. Orban et de ses
médias de propagande à continuer d’atta­
quer l’UE, les ONG et ses opposants laisse pla­
ner le doute sur sa volonté de rétablir une dé­
mocratie fonctionnelle. En septembre, sa mi­
nistre de la justice et son ministre chargé des
fonds européens ont certes fait une tournée
des Etats membres et promis qu’ils allaient
sagement se plier à leurs exigences. Mais au
Hongrois de messages agressifs et vantards
assurant que Budapest « a gagné » face à « la
gauche bruxelloise ». Dans un discours à huis
clos tenu devant les cadres de son parti en
septembre, M. Orban a même laissé planer la
menace de quitter l’UE si la contribution de
la Hongrie au budget européen dépassait les
fonds que le pays en reçoit.
Même registre sur la Russie : M. Orban con­
tinue de ménager Vladimir Poutine, à re­
bours de l’ensemble de ses homologues
de l’UE. A Bruxelles, il approuve certes cha­
que paquet de sanctions contre Moscou,
mais seulement après avoir négocié des ex­
ceptions destinées à satisfaire le Kremlin,
comme le retrait du patriarche Kirill de la
liste des personnalités visées. Et à Budapest,
il fustige « les sanctions de Bruxelles qui nui­
sent à la fois aux économies et aux ménages »
en entretenant la confusion sur leur impact
sur le prix du gaz et du pétrole russe, qui ne
sont pourtant pour l’instant nullement con­
cernés par ces sanctions en Hongrie.
Devant les cadres de son parti, il a même
annoncé une des consultations citoyennes
biaisées dont il a le secret, afin « de tout met­
tre en œuvre pour que l’Europe retire ces sanc­
tions d’ici à la fin de l’année ». Peut­on s’en­
tendre avec un responsable politique atteint
d’une telle duplicité ? C’est le pari risqué qu’a
fait la Commission européenne. p
jean­baptiste chastand
(vienne, correspondant)

CHRONIQUE  | PAR ÉRIC ALBERT  L’ÉROSION DU DROIT EN ÉTAT D’URGENCE

Plus rien ne marche
au Royaume-Uni V oilà près de dix ans que
Raphaël Kempf défend
toutes sortes d’activistes
et de manifestants, des « gilets
jaunes » aux zadistes de Notre­Da­
me­des­Landes, en passant par les
militants antinucléaires de Bure,
« semble tout autoriser » et « ra­
bougrit les droits fondamentaux ».
Me Kempf dénonce les usages
contraires aux grands principes
du droit qui, selon lui, se sont peu
d’Etat, La Fabrique, 2019), permet­
tent, souligne­t­il, de sanctionner
non plus un acte, mais une inten­
tion. Il dénonce la confiance abso­
lue des juges en la parole des for­
à peu imposés. Un lent glisse­ ces de l’ordre, et l’inversion de la
ment dont, telles des grenouilles charge de la preuve lors de cer­

D ébut août, une journaliste bri­

tannique a posé une question
simple à Jacob Rees­Mogg, à
l’époque ministre des opportunités du
Brexit et, aujourd’hui, ministre des af­
faires économiques et de l’énergie :
« Qu’est­ce qui marche bien actuelle­
ment au Royaume­Uni ? Pouvez­vous
citer un service public qui marche
bien ? » Dans une étrange pirouette, ce­
lui­ci a répondu du tac au tac : « Nos
cricketeurs ont plutôt bien réussi, ré­
cemment », l’équipe d’Angleterre de
cricket venant effectivement de rem­
porter un match important.
Il s’agissait d’une tentative d’hu­
mour, mais l’affaire en dit long.
Même un homme qui est ministre
depuis trois ans peine à citer quelque
chose qui fonctionne bien au Royau­
me­Uni. Depuis des mois, le pays
semble s’enfoncer dans le marasme,
les problèmes se succédant à un
rythme impressionnant.
Cet été a vu le plus important mou­
vement de grèves depuis trente ans,
avec des débrayages des trains, des
postiers, des éboueurs, des avocats ou
encore des dockers… Le NHS, le service
de santé, compte 6,5 millions de pa­
tients en attente de traitement, trois
fois plus qu’en 2008. Les compagnies
d’eau ont déversé des millions de litres
d’eaux usées non traitées directement
dans la mer pendant l’été. Le 20 juillet,
Londres a frôlé la coupure de courant,
devant importer en urgence de l’élec­
tricité de Belgique, à cinquante fois le
prix normal. L’inflation atteint 10 %.
Face au dollar, la livre sterling est tom­
bée lundi 26 septembre au plus bas ni­
veau de son histoire. Le pays est en ré­
cession depuis avril, certes de justesse
(recul du PIB de 0,1 % à chacun des
deuxième et troisième trimestres).
La petite musique de fond monte,
toujours plus forte : « Rien ne marche
vraiment au Royaume­Uni. » C’est une
phrase qu’on se dit entre amis ou
entre collègues. Le 11 juin, The Times
titrait : « Pourquoi est­ce que rien ne
marche dans ce Royaume­Uni
cassé ? » Le 5 septembre, Keir Starmer,
le leader de l’opposition travailliste,
LE ROYAUME­UNI EST  et, à terme, de nombreuses libérali­
DEPUIS QUARANTE ANS LE  de la fracturation hydraulique, des
PAYS LE PLUS INÉGALITAIRE  permis de construire…) Dans un pays
D’EUROPE OCCIDENTALE
l’a reprise à son compte : « A travers le
pays, les gens n’arrivent pas à payer
leurs factures, s’inquiètent de ne pas
pouvoir payer leurs courses de la
semaine ou faire le plein de leur voi­
ainsi que des accusés dans des
dossiers terroristes – tel Yassine
Atar, condamné lors du procès des
attentats du 13­Novembre. Aux
premières loges de la justice anti­
dans l’eau frémissante de la ré­
pression, nous ne percevrions pas
le danger, et qui s’opère au fil des
évolutions législatives, de la loi
sécurité et liberté d’Alain Peyre­
tains procès, où c’est désormais
moins au parquet de prouver la
culpabilité qu’à l’accusé de dé­
montrer son innocence.
« Par gros temps, l’institution ju­
ture. Il y a une impression générale terroriste et du traitement judi­ fitte (1981) à la loi « séparatisme » diciaire se fait plus souvent le relais
que plus rien ne marche vraiment. » ciaire des manifestants, il dresse de Gérald Darmanin (2021). des craintes sécuritaires de la so­
VIOLENCES  ce constat, matrice du livre : ciété qu’elle n’est force d’opposition
La méthode de Thatcher JUDICIAIRES. « Nombre de décisions qui se pré­ « Auxiliaire de la police » face à l’arbitraire », écrit l’auteur,
L’accusation est partiellement injuste, LA JUSTICE ET LA  sentent comme des décisions de La violence judiciaire, c’est, par pour qui certains juges ne sont
bien sûr. Le Royaume­Uni reste la cin­ RÉPRESSION DE  justice peuvent en réalité être qua­ exemple, l’interpellation préven­ « plus que les relais des exigences
quième puissance économique mon­ L’ACTION POLITIQUE lifiées de politiques. » tive que permet le délit de « parti­ gouvernementales ». « Le droit pé­
diale. Dans une large partie de Londres de Raphaël Kempf, Illustrant son propos de nom­ cipation à un groupement en vue nal et la procédure pénale, dont le
ou du sud­est de l’Angleterre, la crise La Découverte, breux cas concrets, l’avocat de de la commission de violences ou but est de permettre la recherche et
paraît lointaine. Mais le malaise est 224 p., 15 € 38 ans, membre d’une jeune géné­ de dégradations », instaurée la condamnation des auteurs d’in­
réel. Il s’explique par la conjonction de ration de pénalistes parisiens en 2010, et qui prive des milliers fractions, deviennent un outil de
deux phénomènes. Le premier est dont l’irrévérence confine parfois de citoyens du droit de manifes­ régulation, une technique […] de
ancien et remonte à la période that­ à l’insolence, défend la thèse ter ; c’est encore le flou, permet­ maintien de l’ordre. La justice se
chérienne : le Royaume­Uni est depuis d’une sévérité judiciaire grandis­ tant de ratisser large, qui entoure fait ainsi l’auxiliaire de la police » :
quarante ans le pays le plus inégali­ sante à l’égard des opposants poli­ l’« association de malfaiteurs ter­ les mots de Raphaël Kempf rap­
taire d’Europe occidentale. Le second tiques, d’une immunité systéma­ roriste », créé en 1996. Ces deux pellent ceux du philosophe Mi­
est plus récent : depuis 2008, il connaît tique concernant les violences po­ infractions, lointaines héritières chel Foucault, qui estimait, il y a
une croissance très faible, autour de licières, et d’un état d’urgence per­ des « lois scélérates » auxquelles un demi­siècle, que « la justice est
1,2 % en moyenne par an. « Mis ensem­ manent mis en place dans le cadre Raphaël Kempf avait consacré au service de la police ». p
ble, ces deux défis représentent une de la lutte contre le terrorisme qui son précédent ouvrage (Ennemis henri seckel
combinaison toxique », analyse la
Resolution Foundation, un groupe de
réflexion. Dans un rapport publié en
juillet, celui­ci souligne que le Royau­
me­Uni est progressivement en train
de chuter dans les classements :
Etre femme en Iran | par selçuk
en 2018, le revenu moyen d’un
ménage britannique était 16 % en des­
sous de celui des Allemands et 9 % en
dessous de celui des Français, alors
qu’il leur était supérieur en 2007.
L’explication est à chercher dans la
série de violents chocs subis par le
Royaume­Uni en quinze ans : crise fi­
nancière de 2008, austérité (2010­
2016), Brexit, pandémie, choc gazier
de la guerre en Ukraine. Toutes ces cri­
ses sont mondiales (à part le Brexit),
mais le Royaume­Uni a été dispropor­
tionnellement touché. Son secteur fi­
nancier est plus important, sa dépen­
dance au gaz plus forte (35 % de l’élec­
tricité, par exemple), son économie
repose plus sur les services (les confi­
nements ont donc eu plus d’impact…).
Sans le dire trop ouvertement, le
nouveau gouvernement semble
d’accord avec ce diagnostic. La crois­
sance est trop faible, affirme Kwasi
Kwarteng, le chancelier de l’Echiquier.
Il souhaite la porter à 2,5 % par an. Pour
cela, il reprend la méthode de
Margaret Thatcher : baisses d’impôts
sations à venir (du secteur financier,
où l’électorat demande au contraire
plus de protections, le pari est osé. p
0123
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
FRANCE | CHRONIQUE
par fr ançoi se f re ssoz
Le quinquennat
empêché
E
t si le second mandat
d’Emmanuel Macron ne
démarrait jamais ? De­
puis sa réélection, en
avril, le président de la Républi­
que se heurte à une conjonction
inédite d’obstacles qui l’empê­
chent, depuis cinq mois, de re­
prendre la main.
Le dossier des retraites est em­
blématique. Il révèle l’extrême dif­
ficulté qu’éprouve le chef de l’Etat
à concrétiser une réforme dont il
avait pourtant explicité les termes
durant la campagne présidentielle
et qu’il estime validée par les ur­
nes. En réalité, la mesure d’âge
qu’il préconise pour tenter de réé­
quilibrer les comptes et financer
une partie des dépenses de son
quinquennat semble n’avoir d’évi­
dence que pour un cercle restreint
de fidèles. Une forte majorité de
Français la contestent ; les syndi­
cats y sont tous hostiles ; le patro­
nat juge le moment inopportun ;
les oppositions les plus radicales
menacent de se retrouver autour
d’une motion de censure ; la droite
gouvernementale, pourtant parti­
sane de la retraite à 65 ans, refuse
de servir de caution. Au sein
même de la majorité, une partie
des troupes menace de faire séces­
sion en cas de passage en force.
Isolé, Emmanuel Macron doit
naviguer entre l’écueil de l’empê­
chement et la tentation de l’auto­
ritarisme, alors que le cadrage fi­
nancier du début de son quin­
quennat ne s’annonce guère plus
facile à faire valider. Avant même
l’ouverture de la discussion du
projet de budget pour 2023 à l’As­
semblée nationale, Gabriel Attal,
le ministre chargé des comptes
publics, semble se résoudre à de­
voir utiliser l’arme du 49.3. La
procédure permet de faire adop­
ter un texte sans vote pourvu que
la motion de censure déclenchée
par l’engagement de responsabi­
lité du gouvernement soit rejetée.
Le gouvernement a beau mani­
fester sa disponibilité, multiplier
les temps de concertation, re­
prendre à son compte certaines
propositions venues d’autres
rangs que le sien, personne dans
l’opposition n’est prêt à caution­
ner sa copie. Il n’est certes pas in­
habituel que des difficultés de ce
type se présentent sous la Ve Ré­
publique mais cette fois, trois
handicaps se conjuguent pour
museler l’autorité présidentielle.
Le premier remonte à juin avec la
perte de la majorité absolue à l’As­
semblée nationale. La portée de
l’événement a été considérable
parce qu’il s’agissait d’une pre­
mière sous un quinquennat.
Tous les groupes qui siègent au
Palais­Bourbon y ont vu l’occa­
sion d’obtenir un rééquilibrage
des pouvoirs après des années de
présidentialisation mal vécues.
Cet effet de souffle a totalement
gommé celui qu’aurait pu susci­
ter la réélection d’Emmanuel
Macron qui constituait aussi une
première : jamais sous un quin­
quennat, un président de la Répu­
blique n’était parvenu à le faire.
Le deuxième handicap vient de
l’entrée en nombre à l’Assemblée
nationale de deux forces d’oppo­
sition radicale : La France insou­
mise et le Rassemblement natio­
nal. Jean­Luc Mélenchon a mené
un efficace travail de sape en
contestant la légitimité du prési­
dent de la République à appliquer
LE CHEF DE L’ÉTAT  « l’action au service des Français »
ESSUIE LES PLÂTRES  est vantée par la première minis­
DE LA RÉFORME  boussole, l’« intérêt général ». La
LIMITANT À DEUX LE  bleuse, à ceci près que chaque
NOMBRE DE MANDATS  morceau de la société a tendance à
PRÉSIDENTIELS
0123 | 33
BUDGET 2023 : 
que le pays se trouve aujourd’hui face à un les milliards d’euros qu’elle permettrait po­
L’URGENCE  mur de financements indispensables. Les tentiellement d’économiser ne pourront
mutations en cours nécessitent des centai­ pas à la fois servir à garantir les pensions et
DE MIEUX 
DÉPENSER
nes de milliards d’euros d’investissements.
Il faut à la fois assumer la refondation des
services publics, une transition écologique
à faire les fins de mois de l’Etat.
Au chapitre des économies, le gouverne­
ment met en avant la lutte contre la fraude
doublée d’une crise énergétique et des poli­
tiques publiques capables de désamorcer
les populismes qui montent en puissance
fiscale et sociale, mais la reprise de ce
mantra de la droite et de l’extrême droite
ne fait qu’alimenter de faux espoirs : outre
un peu partout. la difficulté technique pour recouvrer les
Pour le gouvernement, la voie est étroite. sommes, les montants ne sont pas à la
ISOLÉ, EMMANUEL  En maintenant le déficit public à 5 % du PIB hauteur des enjeux.
en 2023 sans augmenter les impôts, il fait L’assouplissement des règles budgétaires
MACRON DOIT NAVIGUER un pari audacieux. Les effets de la forte re­ européennes dans le cadre du pacte de stabi­
prise post­Covid ont permis d’engranger ces lité et de croissance de la zone euro peut ap­
ENTRE L’ÉCUEIL  derniers mois des recettes fiscales plus im­ porter à la France un peu de marge de
portantes que prévu grâce à l’augmentation manœuvre. Le mécanisme qui fixe des
DE L’EMPÊCHEMENT 
ET LA TENTATION 
DE L’AUTORITARISME
U ne fois de plus, le rétablissement
progressif des grands équilibres
financiers attendra. Alors que la
dette publique est sur le point de franchir
le seuil des 3 000 milliards d’euros, le pro­
du taux d’emploi et à la progression des bé­
néfices des entreprises. Mais les perspecti­
ves s’assombrissent et le ralentissement de
la croissance pourrait mettre un terme à ce
cercle vertueux, plongeant la trajectoire
contraintes en matière de déficit public et de
poids de la dette a été suspendu dans la fou­
lée de la crise liée au Covid­19 jusqu’en 2024.
D’ici là, des négociations doivent débuter en
octobre pour adapter le dispositif.
jet de loi de finances pour 2023, présenté budgétaire dans l’inconnu. Ce processus ne dispense pas la France
son programme, alors qu’au se­ lundi 26 septembre par le gouvernement, La mise en place, à l’échelle européenne, d’ouvrir sérieusement le chantier de l’éva­
cond tour, des voix de gauche lui fait la part belle aux dépenses, obligeant à d’une contribution exceptionnelle sur les luation de ses dépenses publiques. Par man­
ont prêté main­forte pour faire toujours plus emprunter. Après le « quoi superprofits des énergéticiens pourrait ve­ que de courage politique et par paresse in­
barrage à Marine Le Pen. qu’il en coûte » lié à la pandémie de nir soulager les finances publiques. Mais il tellectuelle, il a été sans cesse repoussé, quel­
Toutes les composantes de la Covid­19, c’est désormais le contexte infla­ s’agit d’une mesure ponctuelle. De façon les que soient les majorités au pouvoir. Il est
Nouvelle Union populaire écolo­ tionniste et ses effets délétères sur le pou­ plus structurelle, Emmanuel Macron pré­ temps que la représentation nationale et les
gique et sociale restent impré­ voir d’achat des ménages ainsi que la dé­ sente la réforme des retraites comme la partenaires sociaux s’emparent du sujet. A
gnées du discours de cohabita­ gradation de la conjoncture mondiale qui martingale de l’équation budgétaire fran­ l’heure où les besoins explosent, l’argent pu­
tion que le leader des « insoumis » fixent le cap budgétaire. çaise. Mais, outre le fait que ses contours blic n’a jamais été aussi précieux. « La France
a porté pendant la campagne des Le laxisme en matière de finances publi­ restent flous, que sa mise en œuvre de­ est à l’euro près », affirme Bruno Le Maire, le
législatives, si bien que la majorité ques dont la France a fait preuve ces derniè­ meure problématique et que ses effets ne se ministre de l’économie. Raison de plus pour
présidentielle est, depuis l’origine, res décennies ne doit pas occulter le fait feront pas ressentir avant plusieurs années, mieux dépenser. p
placée sur la défensive, obligée de
marteler qu’elle a bel et bien ga­
gné cette élection présidentielle.
Le troisième handicap, c’est
Nicolas Sarkozy qui l’a transmis à
Emmanuel Macron en faisant vo­
ter, lors de la révision constitu­
tionnelle de 2008, une disposition
selon laquelle le président de la
République ne pourrait désormais
pas faire plus de deux mandats. Il
s’agissait d’une promesse de cam­
pagne, entièrement dictée par des
considérations politiciennes : le
fougueux prétendant cherchait à
se démarquer de la fin de règne
crépusculaire de Jacques Chirac.
Il avait en outre besoin de rassu­
rer ceux qui soulignaient sa pro­
pension au bonapartisme. La
commission Balladur, chargée du
travail préparatoire, ne l’avait
guère suivi. Constatant que « le
temps politique dans les grandes
démocraties n’excédait guère dix
ans », elle avait conclu qu’il n’était
guère utile de fixer des bornes qui
risquaient de porter « atteinte à la
souveraineté du suffrage ». Nicolas
Sarkozy était passé outre et c’est
Emmanuel Macron qui essuie les
plâtres de la réforme.
L’œil rivé sur 2027
Pour l’autorité présidentielle, cel­
le­ci se révèle délétère : aux yeux
de la gauche et de la droite, le réélu
d’il y a quelques mois n’existe déjà
plus. Emmanuel Macron peut
bien discourir ou leur tendre la
perche, ils l’ignorent, l’œil rivé sur
2027, prêts à tout pour ressusciter
le clivage supposé assurer leur
survie. A leurs yeux, le second
quinquennat est mort­né et le
macronisme voué à n’être qu’une
simple parenthèse dans l’histoire,
à l’instar du giscardisme en 1981.
Comment accepter d’être politi­
quement mort à 44 ans ? L’incon­
gruité de la situation a sauté aux
yeux lors du lancement, samedi CRUCIVERBISTES, À VOS CRAYONS !
17 septembre, de Renaissance, le
parti présidentiel censé survivre à
son géniteur. Le Carrousel du Lou­ Le Monde a sélectionné pour vous 100 grilles de Philippe Dupuis.
vre, à la fois beau et froid, sert
d’écrin à la manifestation. Dans Vous vous amuserez de ses définitions malicieuses et de ses astuces lexicales.
une vidéo, le président de la Répu­
blique, érigé en président d’hon­
neur du parti, tente de distendre le Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
temps en promettant d’être là « de­ 6,90 € − 120 pages
main et après­demain. »
Dans la salle, les prétendants les
plus affirmés, Edouard Philippe,
Bruno Le Maire, Gérald Darmanin,
sont alignés en rang d’oignons,
mais contraints au silence. Le « dé­
passement » et l’« unité » sont éri­
gés en vertu cardinale, mais un
allié indocile, François Bayrou,
manque à l’appel. On attend une
ébauche de doctrine, mais seule
tre, Elisabeth Borne, avec, comme
notion est éminemment rassem­
en donner une définition diffé­
rente. En une scène, tout est dit. p
 Des opérateurs de l’Entente interdépartementale pour la démoustication utilisent un thermonébulisateur chez un particulier, à La Gaude (Alpes-Maritimes), le 20 septembre. LAURENT CARRÉ POUR « LE MONDE »
L’irrésistible percée du moustique­tigre
« Aedes albopictus », désormais nathaniel herzberg
présent dans 70 départements, et gilles rof
la gaude (alpes­maritimes) ­ envoyé spécial
poursuit sa progression en métropole.
L’
odeur âcre retombe doucement,
Les cas de dengue autochtone mais elle prend à la gorge. Heureuse­
transmise par l’insecte se multiplient ment, à cette heure­ci, elle ne gêne
pas grand monde. Il est 5 h 45, mardi
dans le sud de la France, où la lutte 20 septembre, et le pick­up de l’En­
vectorielle s’annonce compliquée tente interdépartementale pour la démoustica­
tion (EID) commence son lent circuit dans les
rues de La Gaude (Alpes­Maritimes). Gyrophares,
rugissement du compresseur : le cortège secoue
la quiétude d’une fin de nuit déserte dans ce vil­
lage de l’arrière­pays niçois. La chasse aux mous­
tiques­tigres est lancée. D’abord, les routes princi­
pales, puis les chemins secondaires. Le liquide né­
bulisé jaillit en flots épais et dessine des volutes
Astronomie Les vestiges de la  Entretien
Noema, l’Univers  civilisation de l’Indus  Le bitcoin puni par
froid sur un plateau menacés par la pluie
Inauguré le 30 septembre, La mousson exceptionnelle
le plus grand radiotélescope qui afflige le Pakistan a aussi
millimétrique de l’hémisphère endommagé la cité antique de
Nord se situe à 2 500 mètres d’al­ Mohenjo­Daro. Les archéologues
titude, dans le Dévoluy. Il scrute s’inquiètent de la récurrence
les objets froids du cosmos d’atteintes d’origine climatique
PAGE 2 PAGE 3
Cahier du « Monde » No 24176 daté Mercredi 28 septembre 2022 ­ Ne peut être vendu séparément
dans la lumière des réverbères. Le vent, léger ce
matin, les déplace vers les haies, les jardins et les
espaces verts qui bordent les voies. Les goutte­
lettes de deltaméthrine se déposent sur toutes les
surfaces qu’elles rencontrent. C’est ce pesticide de
la famille des pyréthrinoïdes qui racle la gorge.
« C’est un insecticide, pas de l’eau du robinet… »,
reconnaît Grégory L’Ambert, responsable à l’EID
du pôle de lutte préventive contre Aedes albopic­
tus, le nom scientifique du moustique­tigre.
« Mais en traitant entre 4 heures et 8 heures du ma­
tin, avec un produit qui se dégrade rapidement sous
l’effet de la chaleur et du soleil, on évite de trop gê­
ner la population, mais aussi de toucher d’autres es­
pèces, et notamment les pollinisateurs », assure cet
entomologiste médical de 40 ans. Habituellement
basé à Montpellier, il navigue dans ce secteur des
Alpes­Maritimes depuis début septembre. Au
cœur d’un triangle de quelques kilomètres carrés,
formé par les communes limitrophes de Saint­
Jeannet, Gattières et La Gaude, se développe ac­
tuellement le plus important foyer de dengue
autochtone jamais vu en France métropolitaine.
Trente et un cas officiellement recensés par
l’agence régionale de santé (ARS) Provence­Alpes­
Côte d’Azur (PACA) au 21 septembre. Près d’une
dizaine en cours de confirmation. « C’est inédit…
Finalement, on risque d’atteindre les cinquante
cas », s’inquiète Grégory L’Ambert, en regardant
le soleil se lever sur La Gaude.
Inédit. Dans un communiqué publié mercredi
21 septembre, le tableau dressé par l’agence Santé
publique France (SPF) ne dit pas autre chose. Les
31 cas officiellement répertoriés dans le foyer des
Alpes­Maritimes explosent bien les compteurs.
→ L I R E L A S U I T E PAG E S 4 -5
son péché originel
Le mathématicien Jean­Paul
Delahaye revient sur l’originalité
de la cryptomonnaie et explique
comment une autre blockchain,
Ethereum, a réglé le problème
de la débauche d’énergie
PAGE 7
 ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

Dans les Alpes, Noema scrute l’Univers froid
ASTRONOMIE - Les douze paraboles du plateau de Bure constituent le plus grand radiotélescope millimétrique de l’hémisphère Nord
plateau de bure (hautes­alpes) ­ envoyé spécial

N
oema, ça se mérite. Acronyme de
Northern Extended Millimeter
Array, Noema est le plus puissant
observatoire de l’hémisphère Nord
dans le domaine de la radioastro­
nomie millimétrique, celle où les longueurs
d’onde observées sont de l’ordre du millimètre.
Et pour bénéficier d’un ciel le plus pur possible,
celui où se font le moins sentir les turbulences
de l’atmosphère, cette installation est perchée à
plus de 2 500 mètres d’altitude, dans le massif al­
pin du Dévoluy. Plus précisément sur cette table
sommitale qu’est le plateau de Bure.
Pour y accéder, il faut d’abord se rendre à la sta­
tion de ski de SuperDévoluy, puis, à bord d’un
4 × 4, remonter les pistes le long des pylônes de
télésièges, bâchés et immobiles en cette saison.
Enfin, quand le sentier s’arrête, les choses sérieu­
ses débutent. Là où les véhicules ne passent plus,
ne reste plus que la force des jambes, dans un en­
vironnement minéral où les derniers arbres ra­
chitiques renoncent à s’accrocher au flanc de la
montagne. Au milieu de nappes d’éboulis clairs
s’élève un sentier rocailleux dont la pente, par
moments, flirte avec de pénibles 40 %, alors
même que la raréfaction de l’oxygène commence
à se faire sentir. Oui, Noema, ça se mérite.

Observation de détails fins

Mais, lorsque le dernier pierrier est passé, quand
à bout de souffle on pose enfin le pied sur le pla­
teau, sur cette mer de caillasse, où seules surna­
gent quelques touffes jaunies de graminées
courbées par les vents et quelques plaques de
mousse, on est récompensé. Plus haut que les
nuages, face à la barre dentelée des Ecrins dont
les crocs grignotent le bas de l’azur, on touche le
ciel en levant la main. Et, au creux d’une ondula­
tion du plateau, un troupeau d’immenses para­
boles pointent vers le firmament. Voici Noema,
construit par l’Institut de radioastronomie milli­
métrique (IRAM) et dont la douzième et dernière
antenne est entrée en service au début de l’an­
née, mais qui ne sera inauguré officiellement
que le 30 septembre.
Pour l’heure, seulement dix des douze para­
boles sont en action sur le plateau, les deux der­
nières se trouvant dans un hangar géant pour la
maintenance estivale, afin d’être prêtes
pour l’hiver qui, avec ses grands froids secs fi­
geant l’atmosphère, est la saison préférée des
radioastronomes. D’un diamètre de 15 mètres,
chaque antenne pèse plus de 120 tonnes et les
176 panneaux d’aluminium qui tapissent sa
surface réflectrice sont ajustés par des actua­
teurs pour obtenir une forme parfaite, avec une
précision de 35 micromètres, soit l’épaisseur
d’un cheveu humain.
Lancé il y a une dizaine d’années par l’IRAM, le
projet Noema a consisté à moderniser les six pa­
raboles qui existaient auparavant et à en dou­
bler le nombre. Car, comme l’explique Frédéric
Gueth, directeur adjoint de l’institut, en radioas­
tronomie, le dicton « l’union fait la force » prend
toute sa valeur : « Les douze antennes ne pointent
Des antennes du radiotélescope Noema, sous la Voie lactée. D. JOUBERT/J.-P.KORNMANN/IRAM
pas vers douze sources différentes, mais visent la
même source au même moment. Les signaux
sont ensuite transmis à un gros ordinateur appelé
corrélateur, qui les combine. »
Au bout du compte – ou plutôt du calcul –, on
obtient l’image qu’aurait prise une antenne
géante dont le diamètre équivaudrait à la dis­
tance séparant les paraboles de Noema. Et
comme celles­ci peuvent se déplacer sur des rails
le long de deux axes, dans la plus grande des dis­
positions, « on peut simuler une antenne unique,
immense, de 1,7 kilomètre de diamètre », précise
Frédéric Gueth. Plus il y a d’antennes, plus on
peut voir de fins détails. « Avec Noema, on a fait
un saut considérable en termes de sensibilité : on a
gagné un facteur 10 par rapport à la configuration
précédente », complète le chercheur.
Mais que scrute­t­on avec pareil instrument ?
« On observe tout ce qui est froid dans l’Univers,
résume le directeur adjoint de l’IRAM. Les nua­
ges de gaz et de poussières où les étoiles vont se
former, la dynamique des galaxies, les comètes,
les atmosphères planétaires de Jupiter ou de
Mars, le milieu interstellaire et ses molécules… »
Et que regarde­t­on, d’ailleurs, au moment où
l’on discute ? « Huit galaxies en même temps, si­
tuées entre 10 et 11 milliards d’années­lumière,
répond André Rambaud, opérateur de Noema.
Là, on est parti pour cinq heures d’observation,
mais, toutes les vingt­cinq minutes, on effectue
un contrôle de l’instrument et de l’atmosphère
pour voir l’influence de celle­ci sur la qualité de
réception des ondes. »
Des découvertes fondamentales
Chercheuse CNRS à l’Institut de planétologie et
d’astrophysique de Grenoble, Frédérique Motte
est l’une des quelque 5 000 astronomes qui, de
par le monde, ont recours à Noema pour leurs
travaux. La radioastronomie millimétrique est
le seul outil qui lui permette d’assister à la ges­
tation d’une étoile, d’entrer dans l’enveloppe de
gaz et de poussières où la matière s’effondre
sous son propre poids et où l’astre va apparaî­
tre. Frédérique Motte concède que cette techni­
que « est difficile à vendre au grand public… C’est
le domaine des spectres, des cartes, des contours,
moins sexy que les belles images du télescope
spatial James­Webb, mais on fait des découvertes
fondamentales. Par exemple, sur les 120 molé­
cules que l’on connaît dans le milieu interstel­
laire, l’IRAM en a découvert près de la moitié »,
notamment avec son autre instrument, un radio­
télescope de 30 mètres installé en Andalousie.
Et puis il y a les trous noirs géants. Certes
Noema n’a pas participé à la vaste collecte de
données réalisée par le consortium scientifique
Event Horizon Telescope (EHT), qui, en combi­
nant une dizaine d’observatoires dans le monde,
a élaboré un interféromètre presque aussi grand
que la Terre et produit les deux premières images
de trous noirs géants. En effet, ces mesures da­
taient de 2017, date à laquelle l’interféromètre al­
pin n’était pas encore opérationnel. Sa construc­
tion, financée par l’IRAM – institut associant le
CNRS, son équivalent allemand (la Société Max­
Planck) et l’Institut géographique espagnol –
ainsi que par des universités américaines et chi­
noises, a coûté 53 millions d’euros. En revanche,
Noema a apporté son concours aux campagnes
EHT des printemps 2021 et 2022, et les cher­
cheurs espèrent que sa puissance permettra
d’afficher des détails supplémentaires sur ces
monstres tapis dans les centres galactiques.
Sur le plateau de Bure, l’après­midi avance et
les visiteurs sont priés de repartir pour dévaler la
montagne avec une bonne visibilité. Derrière,
dans le silence, les paraboles ont bougé pour vi­
ser haut dans le ciel, telles des coupes attendant
de recueillir les larmes du cosmos. p
pierre barthélémy (envoyé spécial)

Les ados de milieux défavorisés, plus accros aux médias sociaux
SOCIOLOGIE - Une étude internationale montre que les inégalités sociales renforcent l’utilisation problématique des réseaux chez les enfants

L es médias sociaux sont au

cœur des vies adolescentes.
Aux Etats­Unis, selon les
chiffres 2022 du Pew Research
Center, 67 % des 13­17 ans sont sur
le réseau TikTok, 62 % sur Insta­
gram, 59 % sur Snapchat… Pour­
tant, comment expliquer que cer­
tains deviennent plus accros que
d’autres à leurs comptes ? Accros
au point de développer une « utili­
sation problématique des médias
sociaux » (PSMU pour Problema­
tic Social Media Use). Cette appel­
lation non officiellement recon­
nue comme une addiction com­
portementale par l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) dési­
gne « des problèmes scolaires et de
fonctionnement social dont les
caractéristiques sont proches de
l’addiction – modification de l’hu­
meur, conflit, rechute, trompe­
rie… » Certains déterminants so­
cio­économiques peuvent­ils être
en cause ? C’est la question que
s’est posée une équipe internatio­
nale de chercheurs en psychologie
et en sciences sociales.
« Nous sommes partis de l’abon­
dante littérature sur les conséquen­
ces négatives des inégalités socio­
économiques sur la santé physique
et mentale des adolescents, et
avons voulu tester si l’utilisation
des médias sociaux était un facteur
de risque, explique Michela Lenzi,
de l’université de Padoue (Italie). Si
l’on considère que la comparaison
sociale entre pairs est très courante
en ligne, nous voulions précisé­
ment évaluer si le fait d’être exposé
à des contextes très inégaux (école
et pays) augmente la probabilité
d’utiliser ces réseaux de manière
problématique. »
Importance de la famille
Pour rassembler un vaste échan­
tillon, les chercheurs ont utilisé
une étude de l’OMS, « Health Be­
haviour in School­Aged Children
(HBSC) », menée tous les qua­
tre ans en Europe et au Canada.
Leur recherche fondée sur l’ana­
lyse, en 2017 et 2018, de 179 049 en­
fants de 11 à 15 ans scolarisés dans
40 pays, a été publiée le 7 septem­
bre dans Information, communi­
cation & société.
Premier test, les adolescents
ont dû répondre, sous la supervi­
sion d’un enseignant, à des ques­
tions telles que : « Au cours de
l’année écoulée, avez­vous… régu­
lièrement constaté que vous ne
pouvez penser à rien d’autre qu’au
moment où vous pourrez à nou­
veau utiliser les médias sociaux ?…
essayé de passer moins de temps
sur les médias sociaux, mais sans
succès ?, etc., énumère Michela
Lenzi. Tout jeune ayant répondu
par l’affirmative à six questions de
ce type a été identifié comme souf­
frant de PSMU. » Cela a été le cas
de 7,2 % en moyenne des quelque
180 000 jeunes sondés.
Pour saisir l’influence des diffé­
rents contextes familiaux ont
également été pris en compte les
biens matériels des foyers, le
nombre de vacances prises dans
l’année, le degré d’aide fournie
par les parents et les amis, etc. Ces
données analysées permettent
de montrer que les adolescents
issus de milieux défavorisés sont
3,2 fois plus susceptibles de décla­
rer une PSMU, et que la situation
est pire dans les écoles où les dif­
férences de richesses et les diffé­
rences sociales entre les camara­
des de classe sont importantes.
Autre facteur mis en lumière
par les chercheurs, le rôle crucial
de l’entourage familial : le man­
que de soutien des proches est un
facteur toujours aggravant pour
l’adolescent. « Contrairement à
nos hypothèses, nous avons trouvé
que l’inégalité des revenus entre
les pays n’est pas directement liée
au niveau de PSMU des adoles­
cents », précisent les auteurs, à
une exception près, justement,
« chez les jeunes déclarant un fai­
ble soutien familial ».
Etude réalisée avant le Covid
Les auteurs souhaitent cepen­
dant nuancer les résultats, met­
tant en garde contre l’homogé­
néité géographique de l’étude,
principalement européenne. Ils
soulignent également la relative
ancienneté des données, rassem­
blées avant la pandémie qui, on
le sait, a modifié les usages nu­
mériques des adolescents.
« Même si ces résultats sont glo­
balement attendus, ils sont intéres­
sants, car c’est la première étude qui
traite spécifiquement de l’impact
du statut socio­économique sur les
réseaux sociaux », estime le cher­
cheur en neurosciences cognitives
Michel Desmurget. « Les résultats
sont cohérents avec ce que nous sa­
vions déjà : ils confirment l’effet so­
cio­économique sur l’usage des
écrans, qui est beaucoup plus im­
portant dans les milieux défavori­
sés. Ils soulignent également l’im­
portance de la médiation et de la
structure familiale. »
La difficulté dans ce type d’étude
est que « personne n’est vraiment
d’accord sur ce que l’on mesure »,
poursuit le chercheur. « Dans cet
exemple, c’est le PSMU, d’autres
s’intéressent plutôt à l’addiction.
Au­delà de ces choix sémantiques,
cette étude arrive à un ordre de
grandeur de 7 % de jeunes présen­
tant des problèmes, en accord avec
le centre de gravité des autres tra­
vaux les plus plausibles, de 5 % à
7 %. Cela peut paraître peu, mais,
rapporté à des populations de mil­
lions de jeunes, cela fait beaucoup.
Beaucoup plus, d’ailleurs, que cer­
taines pathologies qui donnent
lieu à des réponses de santé publi­
que massives », note­t­il. p
laure belot

Les moussons menacent la cité antique  TÉLESCOPE
de Mohenjo­Daro, au Pakistan
ARCHÉOLOGIE - Sous l’effet du changement climatique, les pluies torrentielles
se multiplient, et les sites qui recèlent les traces du passé doivent s’adapter
mohenjo­daro (pakistan) ­
envoyée spéciale
S ous une chaleur torride, cas­
que sur la tête, des ouvriers
s’affairent dans les ruines ar­
chéologiques de la prestigieuse cité
de Mohenjo­Daro. Ces vestiges de
l’âge de bronze, situés dans la pro­
vince septentrionale du Sind, au
Pakistan, renferment les mystères
de la civilisation de l’Indus, qui a
connu son apogée entre 2 500 et
1 500 ans av. J.­C. Inscrit au Patri­
moine mondial de l’Unesco depuis
1980, le site est considéré comme
l’établissement urbain le mieux
préservé d’Asie du Sud. Les récentes
inondations qui ont dévasté le Pa­
kistan n’ont pas épargné Mohenjo­
Daro, la « cité des morts », en sindi.
Courant août, des pluies torrentiel­
les se sont abattues sur le Sind, qui a
enregistré sept fois plus de précipi­
tations que d’ordinaire. Jamais de­
puis 1961, le pays n’avait connu un
mois d’août aussi pluvieux.
« Mohenjo­Daro a récemment subi
un déluge sans précédent, et, le site
étant composé de plusieurs niveaux,
l’eau a pu s’infiltrer dans la structure
en de nombreux endroits », indique
Kaleemullah Lashari, un archéolo­
gue de renom, en visite dans la cité
antique, en ce début du mois de
septembre. « Lorsque les vestiges,
faits de brique et de terre, et dépour­
vus de toit, se retrouvent sous des
trombes d’eau des jours durant, cela
les met en danger, car les murs de­
viennent vulnérables », poursuit ce
spécialiste. Si l’emblématique stupa
qui se dresse au­dessus des ruines
de la ville n’a pas été touché, plu­
sieurs murs, vieux de plus de
cinq mille ans, ont été endomma­
gés. « Une fois que le site urbain com­
mence à perdre des portions de sa
structure, il perd des indices du
passé. Nous risquons donc de voir
disparaître des éléments, témoins de
la civilisation de l’Indus », s’alarme
Kaleemullah Lashari.
Car cette civilisation antique est
loin d’avoir livré tous ses secrets. Le
site de Mohenjo­Daro n’a été décou­
vert que tardivement. Depuis 1922,
les fouilles ont à peine permis de dé­
voiler un tiers des 240 hectares sur
lesquels la prestigieuse métropole
s’étendait autrefois. La structure
des villes harappéennes, comme
Succès de DART, mission­suicide de la NASA
ESPACE - La sonde, qui doit dévier l’astéroïde Dimorphos, l’a percuté à 1 h 14 ce mardi matin
E n anglais, dart signifie « flé­
chette ». Et, mardi 27 sep­
tembre, à 1 h 14 du matin
(heure de Paris), la fléchette de la
NASA a atteint sa cible : la mission­
suicide DART (Double Asteroid Re­
direction Test) s’est bien écrasée
sur le petit astéroïde Dimorphos,
160 mètres de diamètre, lui­même
satellite d’un astéroïde plus gros,
Didymos. Le tout à 11 millions de ki­
lomètres de la Terre.
Pendant l’heure qui a précédé la
collision, on a pu suivre sur la
chaîne de la NASA l’approche de l’as­
téroïde double grâce à Draco, la ca­
méra équipant DART. Même si le
film s’apparentait davantage à un
diaporama, puisque seulement une
image par seconde était retrans­
mise, on pouvait se sentir presque
transporté dans un vaisseau spatial.
Cinquante minutes avant l’impact,
alors que Dimorphos n’était encore
qu’un petit point pâlichon, était an­
Nettoyage après les fortes pluies de la mousson, à Mohenjo-Daro, au Pakistan, le 9 septembre. PPI/ZUMA PRESS/MAXPPP
Mohenjo­Daro, suggère une société
égalitaire, davantage préoccupée
par les questions de propreté que
par la hiérarchie sociale. Alors qu’en
Mésopotamie les rues des villes
menaient au palais, dans la civilisa­
tion harappéenne, elles permet­
taient l’accès à toute la cité. « Mo­
henjo­Daro est le site emblématique
de la civilisation de l’Indus, un mo­
ment particulier dans l’histoire de
l’humanité, où nous avons vu l’émer­
gence de centres urbains et où la so­
ciété a évolué pour acquérir un sens
civique plus prononcé, avec des no­
tions de vivre­ensemble », détaille
Kaleemullah Lashari.
Selon cet archéologue, qui tra­
vaille aux côtés du gouvernement
pour la conservation du site, à cette
époque, les centres urbains fournis­
saient aux populations toutes les
commodités dont elles avaient be­
soin, et chaque quartier était appro­
visionné en eau potable. Mohenjo­
Daro a pu révéler des traces des cou­
tumes, de l’art et des compétences
administratives de ses habitants. La
ville, à l’urbanisme planifié, était
dotée de bains publics, mais aussi
d’un réseau complexe d’égouts, de
noncé que la cible était « ver­
rouillée », tout comme un avion de
chasse visé par un missile.
Deux corrections de trajectoire
plus tard, effectuées par le logiciel
de navigation autonome, on distin­
guait bien Didymos et sa forme en
diamant. Il a fallu attendre les ulti­
mes minutes pour que l’ovale de Di­
morphos, dont les scientifiques
ignoraient la forme avant cela, com­
mence à se dessiner sur l’écran. Au
cours des ultimes secondes, alors
qu’il ne faisait plus aucun doute que
DART atteindrait sa cible, Draco en­
voyait de plus en plus de détails
d’une surface rocailleuse. Celle­ci
occupait tout le champ de vision,
puis plus rien. En mourant, la sonde
signait la réussite de sa mission.
L’objectif de DART, qui a percuté
Dimorphos à la vitesse de 22 000 ki­
lomètres par heure, consiste à mo­
difier légèrement la trajectoire de sa
cible, afin d’apprendre à dévier un
puits, de fosses septiques et d’une
immense réserve de grains, selon
l’Unesco. La métropole « jouissait
d’une organisation civile, économi­
que, sociale et culturelle de premier
ordre », souligne l’agence des Na­
tions unies. Plusieurs théories ont
été avancées pour expliquer le dé­
clin de cette civilisation, dont cer­
taines évoquent justement un
changement climatique.
Aide de l’Unesco
La mousson hors norme qu’a
connue le Pakistan cette année a,
elle aussi, été affectée par le chan­
gement climatique. Une étude du
World Weather Attribution, un
groupe scientifique qui étudie le
lien entre les phénomènes météo­
rologiques extrêmes et le change­
ment climatique, estime que ce
dernier pourrait avoir augmenté
l’intensité des pluies. Ce qui signi­
fie que les précipitations torren­
tielles sont susceptibles de se re­
produire à l’avenir. « Il nous faut un
plan d’action pour protéger le site
archéologique et il nous faut choi­
sir les zones les plus vulnérables et
les recouvrir, nous donnerons la
astéroïde potentiellement dange­
reux pour les Terriens. Une armée
de télescopes est braquée sur le cou­
ple Didymos­Dimorphos afin de
mesurer de combien de temps la pé­
riode de révolution du second
autour du premier sera modifiée.
Les résultats de ces observations ne
sont pas attendus avant plusieurs
jours, voire plusieurs semaines.
La scène filmée
C’est aussi le temps que prendra la
retransmission des images prises
par LiciaCube, un nanosatellite ita­
lien accompagnant DART, qui, se te­
nant prudemment à distance pour
ne pas risquer d’être détruit par des
roches éjectées lors de l’impact, a
filmé la scène et son résultat.
Cela dit, la mission­suicide de
DART n’est que l’acte I de l’histoire.
En 2027, la mission Hera de l’Agence
spatiale européenne (qui décollera
en octobre 2024) scrutera Dimor­
priorité au Grand Bain », explique
Kaleemullah Lashari, qui doit déci­
der de la meilleure stratégie à met­
tre en place. Des pentes plus raides
devraient aussi faciliter le drai­
nage des eaux vers des puits qui
seront connectés à des aquifères.
De son côté, l’Unesco a annoncé
une mobilisation de 350 000 dol­
lars (353 000 euros) pour aider le
Pakistan à restaurer son patrimoi­
ne affecté par les inondations. Envi­
ron 150 000 dollars serviront à fi­
nancer les mesures de réhabilita­
tion et de prévention concernant les
sites du patrimoine mondial de
Mohenjo­Daro et de Thatta, ancien­
ne capitale qui témoigne de la civili­
sation du Sind du XIVe au XVIIIe siè­
cles. La somme doit également per­
mettre de subventionner l’atténua­
tion de l’impact des catastrophes
naturelles. « Notre plan devrait fonc­
tionner, mais maintenant tout dé­
pendra de son coût et de la disponi­
bilité des fonds », estime Kaleemul­
lah Lashari, alors que les ouvriers
continuent de s’activer pour réparer
les dommages sur l’immense et
mythique site de briques jaunes. p
carole dieterich
phos sous toutes les coutures pour
analyser pleinement les consé­
quences de la collision. Comme
l’explique Patrick Michel, directeur
de recherche CNRS à l’Observatoire
de la Côte d’Azur et responsable
scientifique d’Hera, cette dernière
« donnera deux séries d’informa­
tions cruciales : le résultat final de
l’impact et toutes les propriétés in­
ternes de la cible grâce à un radar.
On saura si c’est un agrégat ou un
monolithe, sa minéralogie, ses pro­
priétés géologiques, sa masse ».
Toutes ces informations sont
cruciales pour modéliser ce qui
s’est passé ce mardi et permettre
de comprendre à quel point l’im­
pact d’un engin est efficace pour
dévier un astéroïde de sa trajec­
toire. Afin de préparer la bonne flé­
chette pour le jour où la menace
d’un gros caillou tueur d’hypothé­
tique deviendra réelle. p
pierre barthélémy
ACTUALITÉ
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 |3
b
ARC H ÉO LO G IE
Les anciennes cités mayas étaient
contaminées au mercure…
Les cités des anciens Mayas en Méso­
Amérique présentent, sous la surface du sol,
une forte pollution au mercure. Selon les
chercheurs, cette pollution est due à l’utilisa­
tion fréquente pendant la période classique,
entre 250 et 1100 de notre ère, de mercure
et de produits en contenant (cinabre,
peintures et poudres). Après étude des sites
mayas de la période classique pour lesquels
des mesures sont disponibles, les concen­
trations vont de 0,016 partie par million
(ppm) à Actuncan (Belize) à 17,16 ppm
à Tikal (Guatemala). A titre de comparaison,
le seuil d’effet toxique (SEAT) du mercure
dans les sédiments est défini à 1 ppm.
> Cook et al., « Frontiers in Environmental
Science », 23 septembre
… et le cacao n’y était pas réservé
à une élite
Utilisé lors de divers rituels de la civilisation
maya, le cacao était­il pour autant réservé à
l’élite ? Pour le savoir, Anabel Ford (université
de Californie à Santa Barbara) et ses collègues
ont analysé grâce à un spectromètre de
masse laser 54 tessons de diverses cérami­
ques datant de la période classique maya,
trouvés dans des lieux de culte et résiden­
tiels de la cité El Pilar au Bélize. L’objectif
était d’y repérer des traces de théophylline,
un composé présent dans la plante de cacao.
Cela a été le cas pour 56 % des tessons,
couvrant l’ensemble des types d’occupation
de la cité. Selon les auteurs, le fait que tous
les types de vaisselle – domestique comme
cérémonielle – y soient représentés suggère
que si le cacao était consommé lors de
rituels, alors tous les représentants, quel que
soit leur rang dans la société, y participaient.
> Ford et al., « PNAS », 26 septembre
ES PAC E
La mission Artemis repoussée
par une tempête tropicale
Le lancement de la fusée géante SLS (Space
Launch System) de la NASA, prévu mardi
27 septembre, est à nouveau repoussé en rai­
son de l’approche des côtes de Floride de la
tempête tropicale Ian. La NASA devait encore
décider de l’opportunité de transporter la fu­
sée, actuellement sur son pas de tir à Cap
Canaveral, vers le vaste hangar du Vehicle
Assembly Building. Haute de 98 mètres, elle
peut résister sur son pas de tir à des bourras­
ques de maximum 137 km/h, mais lors du
transport vers son bâtiment d’assemblage,
la vitesse des vents soutenus ne doit, elle,
pas dépasser 75 km/h. La période actuelle de
lancement se ferme le 4 octobre, la prochai­
ne s’étendant du 17 au 31 octobre. La fusée
doit, dans ce premier volet inhabité de la
mission lunaire Artemis, permettre de tester
la capsule Orion dans un voyage au­delà
de l’orbite lunaire et retour. (PHOTO : JOHN RAOUX/AP)
20
C’est, en billiards ou millions de milliards (1015),
le nombre de fourmis sur Terre, selon un
décompte publié le 19 septembre dans la revue
scientifique PNAS. Patrick Schultheiss (univer-
sité de Würzburg, Allemagne) et ses collègues
ont compilé les données de 489 études portant
sur tous les continents, les aires écologiques
(biomes) et les habitats des 12 000 espèces
connues de cette famille d’insectes. Ils en
concluent qu’ils représentent une masse
équivalente à 12 millions de tonnes de carbone
sec, soit plus que celle des oiseaux sauvages
et des mammifères confondus, et environ 20 %
de la biomasse de l’humanité. L’abondance
des fourmis est plus élevée dans les tropiques,
avec une densité qui peut varier d’un facteur six
selon les habitats. Mais les auteurs de l’étude
reconnaissent qu’il subsiste des « failles
majeures », écologiques et géographiques,
dans la connaissance de ces insectes.
 ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022
Alerte à la dengue,
dans le sillage
du moustique­tigre 
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE
Jusqu’ici, le maximum avait été atteint à Nîmes,
en 2015, avec huit personnes contaminées. Elargir
la focale aboutit au même constat : sur l’ensemble
de l’Hexagone, quarante­sept cas de dengue
autochtone ont déjà été enregistrés cet été, répar­
tis sur cinq foyers, là où le pic culminait à quatorze
cas en 2020. « Au­delà du nombre de cas, cette an­
née 2022 est caractérisée par l’extension du risque
sur le territoire métropolitain avec la survenue de
foyers dans des départements jusque­là épargnés :
les Pyrénées­Orientales, les Hautes­Pyrénées et la
Haute­Garonne, insiste SPF. Auparavant, les cas
étaient majoritairement survenus dans le Var, les
Alpes­Maritimes, l’Hérault, le Gard. »
Coordinatrice de la surveillance des maladies
à transmission vectorielle à l’agence, Marie­
Claire Paty sourit tristement : « On s’y attendait,
admet­elle. Entre l’extension continuelle du terri­
toire du moustique, la reprise des voyages après
deux années limitées par la pandémie et un cli­
mat particulièrement favorable cet été, tout était
réuni pour que ça flambe. »
Chacun de ces éléments mérite un coup de pro­
jecteur. Les voyages, d’abord, véritable carburant
des foyers nationaux. Chaque été, plusieurs dizai­
nes à quelques centaines de voyageurs rentrent de
pays tropicaux où la dengue est endémique avec,
dans le sang, le virus DENV. Un quart d’entre eux
présentent fièvre, fatigue et éruption cutanée, les
autres demeurent asymptomatiques. Tous pour­
tant sont des vecteurs de transmission du patho­
gène… pour peu qu’un moustique­tigre les pique.
Ou plutôt « une » moustique, puisque seule la fe­
melle se gorge de notre sang. En quelques jours, le
virus se développe dans l’estomac de l’insecte,
puis rejoint les glandes salivaires. Et lorsque l’ani­
mal s’attaque à un nouvel humain, il lui transmet
le virus. Responsable de la lutte antivectorielle à
l’ARS Occitanie, Isabelle Estève­Moussion ré­
sume : « Mon métier, c’est de faire en sorte que les
moustiques ne soient pas contaminés. »
Une progression inéluctable
Car pour le reste, l’insecte a gagné la partie. Repéré
dans les jardins botaniques de Menton en 2004, il
a d’abord conquis la région PACA, puis s’est atta­
qué à l’Occitanie. « On m’a confié le poste en 2010,
se souvient Isabelle Estève­Moussion. Je me suis
plongée dans la littérature et j’ai compris que sa
progression était inéluctable. L’année suivante, il
débarquait dans l’Hérault, et en 2018 la Lozère, le
dernier des treize départements de la région, tom­
bait. Sa densité n’a cessé d’augmenter. Aujourd’hui,
il est présent dans 44 % de nos communes, ce qui
représente 88 % des habitants. »
Les autorités sanitaires ont d’abord cru qu’il al­
lait rester dans le sud de la France, où le cocktail de
chaleur et de pluie lui était favorable. Et puis, avec
un rayon d’action de 150 à 200 mètres, Aedes albo­
pictus semblait être un piètre voyageur. « Sauf
qu’il se déplace à dos d’homme, ou plutôt dans nos
voitures, résume Clément Lazarus, sous­directeur
adjoint de la veille et de la sécurité sanitaire à la di­
rection générale de la santé (DGS). Nos cartes sont
édifiantes : sa progression, année après année, suit
les grands axes routiers, de la vallée du Rhône
jusqu’à la région parisienne, puis il rayonne. » Dé­
sormais, le tigre rugit dans soixante­dix dépar­
tements, puisque Allier, Loir­et­Cher et Ille­et­Vi­
laine ont rejoint le club cet été. Les régions PACA,
Occitanie et, depuis 2021, Ile­de­France sont en­
tièrement colonisées. Nouvelle­Aquitaine, Au­
vergne­Rhône­Alpes, Bourgogne­Franche­Comté,
Centre­Val de Loire et Pays de la Loire le sont très
largement. Et une seule reste indemne : la Nor­
mandie. « Dans quatre ou cinq ans, toute la France
vivra avec le moustique », annonce Didier Fonte­
nille, directeur de recherche à l’Institut de recher­
che pour le développement (IRD), à Montpellier.
L’entomologiste suit l’insecte depuis plus de
vingt ans. En 2009, il publiait dans la revue
Microbes and Infection un article consacré au pe­
tit moustique, titré « De l’ombre à la lumière ». Il
y racontait son « exceptionnelle adaptation », des
forêts d’Asie du Sud­Est jusqu’aux campagnes
puis aux villes du continent, y compris les zones
tempérées de Chine et du Japon. Puis son départ
vers l’Amérique sur le pont des bateaux. Enfin,
son arrivée en Europe, en Albanie en 1972, mais
surtout en Italie en 1990, dans une cargaison de
pneus en provenance des Etats­Unis. « C’est mon
best­seller, sourit Didier Fontenille, cité plus de
mille fois dans la littérature. Nous étions les pre­
miers à prendre ce moustique au sérieux. » Le petit
insecte rayé passe encore pour l’inoffensif cou­
sin d’Aedes aegypti, vecteur principal de la den­
gue et de la fièvre jaune dans les pays tropicaux.
Mais l’épidémie de chikungunya, provoquée par
Albopictus, qui touche 40 % de la population et
tue deux cents personnes à La Réunion en 2005­
2006, convainc Didier Fontenille de reconsidérer
la situation. « Nous nous sommes aperçus qu’en
compétition avec Aegypti, il avait souvent le des­
sus et que ce n’était pas forcément une bonne nou­
velle, ce que nous avions d’abord espéré. Surtout, il
constituait un redoutable vecteur d’arboviroses
[maladies virales transmises notamment par les
moustiques] dans les pays tempérés. »
Car, contrairement à Aegypti, Albopictus ré­
siste aux hivers rigoureux. Les œufs pondus à
l’automne interrompent leur développement,
attendent le retour de la chaleur, en mai, et aux
premières pluies, quand leurs gîtes se remplis­
sent, ils éclosent en quelques jours. « Et il peut
toujours compter sur nous pour lui faciliter le
travail », soupire Anna­Bella Failloux, directrice
du laboratoire Arbovirus et insectes vecteurs à
l’Institut Pasteur. Au fil des ans, la chercheuse
n’a cessé de raffiner les connaissances sur la bes­
tiole : ses capacités à transmettre les différentes
arboviroses – et particulièrement les différentes
souches du DENV (quatre existent à travers le
monde) –, le rôle de la température, de l’altitude,
le fonctionnement de son système immuni­
taire, les particularités de son génome… « Nous
avons accumulé de la connaissance, mais pour la
prévention, nous butons sur les comportements
humains », assure­t­elle.
Comment faire comprendre à la population
qu’une coupelle de fleurs, un jouet d’enfant
abandonné dans un jardin ou un simple bou­
chon de bouteille rempli d’eau sur un balcon suf­
fisent à constituer un gîte larvaire ? Comment
faire entendre aux voyageurs qu’ils doivent se
protéger contre les moustiques non seulement
sous les tropiques, mais à leur retour, pendant
une semaine, sous peine d’initier un foyer
autochtone ? Comment sensibiliser les mé­
decins généralistes de métropole qui, hormis
sur le pourtour méditerranéen, continuent
souvent d’ignorer la maladie, pourtant à décla­
ration obligatoire ?
A cette dernière question, la DGS a apporté une
réponse, lundi 12 septembre, en transmettant
pour la première fois à tous les médecins de
France un bulletin « DGS­Urgent » consacré à la
dengue, alors que les cinq foyers ne comptabili­
saient encore que vingt­six cas autochtones.
« D’autres cas ou foyers sont probables dans les se­
maines à venir sur le territoire métropolitain, insis­
tait le message. Nous attirons donc votre attention
sur le diagnostic de la dengue et des autres arbo­
viroses transmises par Aedes albopictus (chikun­
gunya et zika) et leur signalement aux ARS afin que
soient rapidement mises en œuvre les mesures de
prévention (en particulier les actions de démousti­
fication) et les investigations nécessaires. »
Retour à La Gaude. L’EID, dont les agences
maillent l’arc méditerranéen, a rameuté toutes
ses troupes disponibles. Marc Raselli et Ali
Abdelkadous, responsables de l’intervention,
déplient une carte du village. Un rayon de 200
mètres y a été tracé, le secteur d’action du mous­
tique. En bleu, les voies publiques à traiter. En
vert, les jardins privés dont les propriétaires ont
accepté leur passage lors de l’enquête prépara­
toire, menée dans les jours précédents. Au cen­
tre, un point : la position supposée où le cas
autochtone de dengue a été repéré. Ici, il ne s’agit
pas d’un domicile, comme à Saint­Jeannet, mais
du lieu de travail d’une personne infectée. Dans
le cercle, quelques villas avec jardin, des vieilles
maisons en pierre, des commerces et des par­
kings. Une école primaire aussi, dont le traite­
ment a été repoussé au lendemain, mercredi,
« DANS QUATRE
OU CINQ ANS,
TOUTE LA FRANCE VIVRA
AVEC LE MOUSTIQUE »
DIDIER FONTENILLE
DIRECTEUR DE RECHERCHE À L’IRD
jour où les enfants ne fréquentent pas l’établis­
sement. A La Gaude, le cas date de début sep­
tembre. « Si un moustique a été infecté en pi­
quant cette personne, il doit être très vieux, cal­
cule Grégory L’Ambert, qui rappelle que la durée
de vie dans l’espèce est d’environ quinze jours.
Mais il a peut­être piqué d’autres personnes, qui,
aujourd’hui, constituent des réserves de virus.
Même un mois après, une intervention se justifie,
car s’il y a des cas secondaires, ils sont ici. »
Limiter la prolifération
A 6 h 30, Marc et Ali s’équipent en silence devant
le portail d’une villa. Combinaison blanche,
masque à gaz, gants et casque antibruit : la
deuxième phase de leur mission matinale dé­
bute. Après le traitement en pick­up, ils inter­
viennent, thermonébulisateur en main, dans les
jardins, en ciblant les habitats habituels des
moustiques : zones d’ombre, recoins humides,
bas des haies. Long canon, réservoir pour l’insec­
ticide et moteur qui produit de la vapeur, l’outil
fait immanquablement penser au piège à fantô­
mes des Ghostbusters. « Les gens sont de plus en
plus réticents à nous laisser accéder aux jardins,
regrette Marc Raselli, responsable des traite­
ments à l’EID depuis 2006. On leur dit que s’ils
laissent les moustiques proliférer, c’est la dengue
qu’ils risquent, mais cela ne suffit pas toujours. » A
Saint­Jeannet, où il est intervenu la veille, il a es­
suyé deux refus sur seize maisons. « Un bon ra­
tio… Mais il faut aussi compter la dizaine de villas
où il n’y avait personne », complète­t­il.
Pour limiter ces trous dans la raquette qui font
baisser l’efficacité de ses actions, l’EID prend le
temps d’envoyer ses troupes à la rencontre des
habitants. Prospectus pour les boîtes aux lettres
et pièges à moustiques en mains, Richard Cussi et
Clément Richard, qui arrivent de Perpignan, se
sont vu assigner, ce mardi 20 septembre, une
zone résidentielle de Saint­Jeannet qui doit être
traitée deux jours plus tard. Beaucoup de portes
closes, mais dans une villa de location de vacan­
ces, on leur laisse faire la tournée du jardin. As­
siettes sous les plantes, collecteurs d’eau de pluie,
les gîtes larvaires potentiels sont nombreux…
Cette fois, c’est dans un pied de parasol qu’ils re­
pèrent des moustiques­tigres en développement,
à la grande surprise de la propriétaire. « Il y a énor­
mément de sites à coloniser dans les jardins. Et
quelques gestes de prévention simples peuvent
faire considérablement baisser la prolifération »,
constate Richard Cussi, 50 ans, dont cinq à l’EID.

« NOUS AVONS ACCUMULÉ
DE LA CONNAISSANCE,
MAIS POUR LA PRÉVENTION,
NOUS BUTONS SUR LES
COMPORTEMENTS HUMAINS »
ANNA-BELLA FAILLOUX
DU LABORATOIRE ARBOVIRUS ET
INSECTES VECTEURS À L’INSTITUT PASTEUR
L’enquête préalable permet aussi de repérer des
cas de dengue passés sous les radars de l’ARS.
Dans le secteur, le « patient index », celui qui a im­
porté la dengue, n’a pas été retrouvé. « Etait­il
asymptomatique ? ou simplement pas signalé ? »,
se questionne Grégory L’Ambert, qui aimerait
collecter le plus d’informations possible sur la pé­
riode en cours, « parce que c’est une situation nou­
velle, qui risque de préfigurer ce que l’on va vivre
dans les dix prochaines années ».
Car tout le monde l’a désormais bien compris :
l’avenir s’annonce radieux pour le moustique­ti­
gre, mais beaucoup moins pour nous. Le disposi­
tif mis en place dans le foyer des Alpes­Maritimes,
actuellement reproduit pour chaque cas métro­
politain, pourrait­il résister à une multiplication
des foyers locaux ? « Ma conviction, c’est qu’il fau­
dra prioriser les interventions, les adapter au ris­
que, surtout si, comme on peut le redouter, des épi­
démies surviennent », avance Charles Tizon, direc­
teur d’Altopictus, l’homologue privé de l’EID dans
la lutte antivectorielle.
Car là réside l’inquiétude des autorités. La DGS
a discrètement commandé, le 3 août, à l’Agence
nationale de sécurité sanitaire de l’alimenta­
tion, de l’environnement et du travail (Anses)
un avis sur « la probabilité d’apparition d’épidé­
mies d’arboviroses transmises par les mousti­
ques en métropole », leur ampleur possible et
leurs impacts socio­économiques. Une exper­
tise collective devrait donc être prochainement
lancée. « La Coupe du monde de rugby en 2023 et
les Jeux olympiques en 2024 vont voir l’arrivée
d’une population importante venant de pays où
la dengue est endémique en pleine période d’acti­
vité du moustique, donc les risques vont être en­
core accrus », explique Johanna Fite, responsa­
ble de la mission vecteur à l’Anses. Elle poursuit :
« Les chiffres restent très faibles, ils évoquent une
maladie orpheline, bien loin du Covid ou de la
pollution atmosphérique. Mais ça peut flamber.
Quand perd­on le contrôle ? »
D’autres instances devraient se pencher sur la
question. Ainsi, le Secrétariat général de la dé­
fense et de la sécurité nationale (SGDSN) exa­
mine l’éventualité d’intégrer les maladies vec­
torielles dans ses plans pandémies (actuelle­
ment limités à la grippe et à Ebola). De même,
Simon Cauchemez, l’expert en modélisation de
l’Institut Pasteur, vient de reprendre des tra­
vaux, débutés en 2019 et interrompus par l’épi­
démie de Covid­19, sur les scénarios d’exten­
sion de la dengue. A l’IRD de Montpellier, on es­
père pouvoir multiplier les expériences sur les
méthodes alternatives de lutte antivectorielle,
le piégeage, mais surtout le lâcher massif de
mâles stériles. La méthode a déjà été testée sur
quarante­deux sites à travers le monde, dont ré­
cemment l’île de La Réunion. « Mais chaque en­
vironnement est particulier », insiste l’entomo­
logiste Frédéric Simard, directeur de recherche
à l’IRD. En métropole, la faisabilité de disper­
sion par drones a été vérifiée l’été dernier à
Prades­le­Lez, en périphérie de Montpellier. Un
test d’efficacité pourrait être conduit en 2023.
L’IRD, toujours elle, pilotera également, les 9
et 10 novembre, un colloque pour tenter de ré­
pondre aux injonctions contradictoires qui se
présentent désormais. Comment lutter contre
le moustique­tigre tout en protégeant la bio­
diversité des insectes, déjà mise à mal par les in­
secticides ? Comment lutter contre les îlots de
chaleur, notamment en végétalisant les villes,
sans dérouler le tapis vert à Aedes albopictus ?
Autant de questions qui pourraient rapidement
se révéler brûlantes.
A moins que la prise de conscience ne vienne
encore d’ailleurs, non pas des risques sanitaires,
mais des nuisances d’ores et déjà occasionnées
par le moustique­tigre. En PACA et en Occitanie,
des hôtels et des campings ont vu leur clientèle
refluer au début de l’été, lassée des piqûres quo­
tidiennes. Dans la vallée du Rhône, mais aussi en
région parisienne, beaucoup ont dû renoncer à
profiter de leur jardin en fin de journée. « C’est
peut­être ça, le bon levier d’action », sourit Didier
Fontenille. Il cherche la formule. « Si vous n’adop­
tez pas les petits gestes pour éliminer les gîtes
larvaires, vous n’allez pas mourir, mais vous ne
prendrez plus l’apéro ! Vous en pensez quoi ? » p
nathaniel herzberg
et gilles rof
(la gaude, envoyé spécial)
À LA RÉUNION,
DES CAS SÉVÈRES
DÉSORMAIS TOUTE L’ANNÉE
saint­denis (la réunion)­
correspondance
U n premier décès causé directe­
ment par la dengue cette an­
née à La Réunion a été an­
noncé, jeudi 15 septembre, par l’agence
régionale de santé (ARS). Une mort qui
« confirme la dangerosité de la mala­
die », souligne l’ARS. Depuis le début de
l’année, 1 129 cas confirmés de dengue
ont été enregistrés dans l’île. Les autori­
tés recensent également 54 hospitalisa­
tions et 177 passages aux urgences. Des
chiffres qui restent bien en retrait des
années précédentes marquées, selon
Santé Publique France, par « des vagues
épidémiques croissantes ».
Si 2022 se distingue par une absence
d’épidémie, ce décès vient cependant
tragiquement confirmer que « nous
sommes dans une situation où la dengue
est en train de devenir endémique, car elle
circule en continu. Nous avons désormais
des cas toute l’année », y compris en sai­
son froide constate le professeur Xavier
Deparis, directeur de la veille et sécurité
sanitaire à l’ARS Réunion. Durant l’hiver
austral, qui débute en juin, le cycle de re­
production du moustique­tigre, le vec­
teur du virus, ralentit. Jusqu’en 2018,
aucun malade n’était signalé durant
cette période « inter­épidémique ».
Le moustique Aedes albopictus, qui s’in­
fecte en piquant une personne malade et
transmet le virus en en piquant une
autre, résiste donc mieux, aujourd’hui,
aux températures plus basses. Le pic des
épidémies se situe en saison chaude et,
quand les pluies sont plus fortes de no­
vembre à avril, que la femelle moustique
peut pondre ses œufs à la surface de l’eau.
Une épidémie d’ampleur
En 2018, l’Organisation mondiale de la
santé (OMS) dénonçait une épidémie
« sans précédent » dans l’île avec 1 616 cas
avérés et autochtones entre le 1er janvier
et le 23 avril. Depuis, La Réunion a connu
une crise sanitaire bien plus alarmante.
Lors d’une opération L’épidémie de 2021 a laissé derrière elle
de démoustication près de 30 000 cas confirmés, 1 185 hos­
à La Gaude pitalisations (dont 27 pour formes sévè­
(Alpes-Maritimes), res) et 33 décès dont 21 directement im­
le 20 septembre. putés à la dengue. Dans l’ouest de l’île,
principal foyer de l’épidémie, le service
Tôt le matin, entre des urgences du centre hospitalier Ouest
5 heures et 8 heures, Réunion (CHOR), déjà touché par le
une voiture équipée Covid­19, a été saturé avec 50 % d’activité
d’un nébulisateur en plus et des malades perfusés installés
à froid est utilisée dans le sas d’accueil des ambulances
dans les rues. transformé pour l’occasion.
Des opérateurs Cette épidémie a marqué les esprits
dans la lutte anti- par son ampleur mais aussi par le nom­
vectorielle s’équipent bre élevé de cas sévères (environ
aussi de protections 21 %). Des syndromes de choc de den­
pour traiter chez gue et des myocardites (atteintes du
un particulier. muscle cardiaque) ont été observés. Tou­
En complément, chant des personnes fragiles en raison
les jardins sont passés de comorbidités comme celles en bonne
au peigne fin pour santé, cette pathologie se caractérise par
débusquer les larves une forte diminution de la pression ar­
de moustiques. térielle, accompagnée d’agitation, de pâ­
Ici, un point humide leur et de perte de conscience. Des for­
a été trouvé dans mes oculaires de la maladie avec perte
un pied de parasol. partielle de la vision parfois irréversible
LAURENT CARRÉ ont aussi été constatées.
POUR « LE MONDE » La violence de l’épidémie de 2021 s’ex­
plique par l’apparition d’un nouveau sé­
rotype de dengue. Comme en 2020, le
sérotype 1 (il en existe quatre) a circulé et
pénétré une grande partie de la popula­
tion qui n’était pas immunisée. En 2018
et 2019, les infections étaient provo­
quées par le sérotype 2. « Le fait d’avoir
été infecté par un virus ne provoque pas
d’immunité contre les trois autres »,
souligne le professeur Deparis.
Dans l’île, beaucoup de voix se sont
élevées pour dire que l’épidémie de den­
gue a été « sous­estimée » et reléguée au
second plan par rapport à la crise géné­
rée par le Covid­19. Président de l’Asso­
ciation des maires du département de La
Réunion, Serge Hoareau avait appelé à
« une prise de conscience nationale de la
dangerosité de la dengue ». De nom­
breux médecins généralistes déplorent
que la méfiance à l’égard du moustique
ne soit pas assez élevée.
Pour l’ARS, « la meilleure prévention,
c’est d’éviter de se faire piquer ». Les mes­
sages de prévention recommandent
ÉVÉNEMENT
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 |5
l’utilisation de moustiquaires, que l’on
ne trouve pas dans tous les commerces,
la protection avec des répulsifs et des vê­
tements longs, l’élimination des gîtes
larvaires dans les maisons, par exemple
les soucoupes de pots de fleurs ou les pe­
tits déchets où les femelles moustiques
pondent leurs œufs. Les communes
sont fortement incitées à éliminer les
dépôts sauvages d’ordures et à nettoyer
les ravines.
« Une épidémie de dengue ressemble à
un incendie et marche avec des foyers suc­
cessifs, explique le professeur Deparis.
Cela s’allume dans un quartier et, quand
tout le monde a eu la dengue, cela bascule
dans un autre quartier. » Dans le cadre
d’un plan Orsec de lutte contre les arbo­
viroses, les services de lutte antivecto­
rielle, renforcés en 2021 par des pom­
piers et des membres de la sécurité ci­
vile, interviennent en priorité dans les
zones les plus touchées, à partir d’une
cartographie des cas de dengue.
Deux méthodes sont utilisées. La pre­
mière avec une bactérie pulvérisée qui a la
propriété d’infecter les larves de mousti­
que et de les tuer. Quand la densité de
moustiques adultes est trop forte, les
équipes utilisent un insecticide de la fa­
mille des pyréthrinoïdes, la seule famille
d’insecticides encore utilisable selon la ré­
glementation européenne, précise l’ARS.
« Ce produit a très peu d’impact sauf sur les
animaux à sang froid : poissons, tortues,
reptiles, observe le directeur de la veille sa­
nitaire à La Réunion. C’est pourquoi nous
passons dans les quartiers pour informer
les habitants et pour qu’ils protègent leurs
bassins ou leurs animaux. »
Parce que le service de lutte antivecto­
rielle n’aura jamais les moyens d’étein­
dre une épidémie, d’autres solutions
visant un « traitement de fond » sont à
l’étude. Depuis plus de dix ans, l’Institut
de recherche pour le développement
(IRD) travaille sur la technique de l’in­
secte stérile (TIS) en partant du principe
que réduire la population de mousti­
ques revient à réduire le risque de trans­
mission du virus. Présentés le 14 sep­
tembre, les premiers résultats d’une
vaste expérience inédite en France, me­
née dans deux quartiers de Sainte­Ma­
rie, sur deux zones de 20 hectares, mon­
trent une réduction moyenne de la fer­
tilité des moustiques de 50 % à 60 %.
« Des résultats hyper encourageants »,
selon Frédéric Simard, entomologiste
médical à l’IRD.
Cette technique consiste à lâcher des
moustiques mâles stériles pour réduire
la fécondité de la population de mous­
tiques sauvages. Entre juillet 2021 et
août 2022, plus de 10 millions de mousti­
ques mâles ont été élevés et stérilisés au
stade de la nymphe par exposition aux
rayons X avec un appareil de l’Etablisse­
ment français du sang. Les lâchers de
moustiques ont été réalisés en concerta­
tion avec les habitants. Les moustiques
mâles stériles s’accouplent classique­
ment avec les femelles sauvages, mais
celles­ci vont pondre des œufs non fé­
condés. « Seule la femelle moustique pi­
que l’homme pour se nourrir de sang et de
protéines, et faire grandir ses œufs », ex­
plique Frédéric Simard. Coordinateur
du programme TIS à La Réunion, le doc­
teur Louis Clément Gouagna le consi­
dère comme un moyen « réellement
convaincant » et complémentaire des
outils actuels de lutte antivectorielle.
Pour passer à une production de
moustiques stériles à grande échelle, des
études de coûts et des études épidémio­
logiques visant à mesurer l’impact de la
TIS sur la circulation du virus sont indis­
pensables, reconnaît­on à l’IRD. L’ARS,
qui soutient le projet, rappelle que les in­
vestisseurs publics ou privés voudront
comparer le coût du développement in­
dustriel de la TIS et le coût d’une épidé­
mie en dépenses de santé. « Il faut rester
modeste en matière de lutte antivecto­
rielle, ajoute le professeur Deparis. Nous
avons appris que, même dans des en­
droits où il y a peu de moustiques, il peut
survenir des épidémies. Tout n’est pas si
simple. Il y a, par exemple, des mousti­
ques qui changent de comportement et
qui vivent dans les maisons. » p
jérôme talpin
 RENDEZ-VOUS
6| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022

LE LIVRE LA LOIRE ASSÉCHÉE

DÉVOILE SES ÉPAVES

Des îles de la Loire, submergées

Lumière la majeure partie de l’année, font

actuellement l’objet de fouilles
archéologiques sur prescription

sur les émotions de l’Etat, à l’occasion d’un rééquili-

Pionnier de l’optogénétique,
le psychiatre Karl Deisseroth
décrypte le mystère
des sentiments à travers
les histoires de ses patients
brage du lit du fleuve réalisé par les
Voies navigables de France. Dans
la partie amont de l’île Coton, pro-
che de Montjean-sur-Loire (Maine-
et-Loire), les équipes de l’Institut
national de recherches archéologi-
ques préventives (Inrap) ont ainsi
mis au jour au moins neuf épaves
des XVIIe et XVIIIe siècles. Leur
position, sous et autour de struc-
tures empierrées, suggère que
les navires auraient pu être coulés
pour protéger l’île de l’érosion. Ces

U n des pionniers de la recherche en bateaux de chêne à fond plat, ap-

optogénétique, Karl Deisseroth,
professeur de bio­ingénierie, de
psychiatrie et de sciences du comporte­
ment à l’université Stanford, a conservé une
activité de clinicien. Dans ce premier livre,
comme habité par les « histoires humaines »
qu’il a recueillies, il confie au lecteur ses
propres émotions à l’aune de celles expri­
mées par ses patients. En parallèle, il décrit
et analyse le tissage neuronal du cerveau, ce
« mélange d’électricité et de chimie [qui] per­
met tout ce que peut faire un esprit humain
– se souvenir, penser et ressentir ».
L’émotion réside aussi dans la façon dont
l’auteur, récipiendaire, en 2021, du presti­
gieux prix Albert­Lasker pour la recherche
fondamentale, explique comment il puise
dans son imagination. « Les idées tirées de la
littérature m’ont toujours paru de la plus
haute importance pour comprendre les pa­
tients, offrant sur le cerveau bien plus d’infor­
mations que le meilleur des microscopes »,
écrit­il. Cette sensibilité créative l’a amené à
envisager des moyens d’étudier le fonction­
nement du système cérébral. L’auteur ra­
conte qu’à l’issue de ses études de médecine,
il veut devenir neurochirurgien, pensant
qu’il aurait « le plus concret des accès au cer­
veau humain ». Survient alors une « rencontre
fondatrice » avec un patient atteint de trou­
bles schizo­affectifs sévères. Bouleversé, il
bifurque alors vers la psychiatrie.
Au début des années 2000, à la tête du labo­
ratoire de bio­ingénierie de Stanford, il déve­
loppe l’optogénétique, une technologie per­
mettant de stimuler par la lumière des neu­
rones cérébraux, directement et spécifique­
ment. Ses travaux ont permis de grandes
avancées dans la compréhension de la ma­
nière dont des cellules créent les fonctions du
cerveau et les comportements. A partir d’étu­
des sur des mammifères, il est ainsi possible
d’enregistrer les processus liés aux senti­
ments et d’intervenir sur leur représenta­
tion, par exemple modifier le comportement
passif/actif d’un sujet face à une difficulté.
Spécialisé dans la dépression et l’autisme, le
psychiatre détaille des pathologies en dérou­
lant l’histoire du patient, et en accordant une
grande place au point de vue de celui­ci. Ma­
téo, l’étudiant en médecine atteint d’anxiété,
Alexandre, le vétéran et ses accès maniaques,
Aynur, la chercheuse ouïgoure aux pensées
suicidaires, Emily, torturée par sa boulimie,
sont, sous la plume de l’auteur, des « patients
et frères humains ». Cette narration de cas
s’enrichit d’explications sur la biologie, l’évo­
lution, les neurosciences, et de réflexions sur
l’éthique, la philosophie. Lors d’un entretien
avec la biologiste Catherine Dulac, profes­
seure à Harvard, le chercheur de 50 ans et co­
auteur de quelque quatre cents articles scien­
tifiques qualifie son livre de « mélange de
science, de médecine et d’amour du langage ».
Ajoutant qu’il a déjà le suivant en tête. p
élisabeth berthou
« Les Fils tressés de nos sentiments.
Vers une nouvelle science des émotions »,
de Karl Deisseroth (Dunod, 232 p., 21,90 €).
L’AGENDA
pelés soles, pouvaient transporter
diverses matières premières dans
les deux sens, remontant le courant
à l’aide de grandes voiles carrées.
Près de l’île Poulas, ce sont des
pêcheries du XIIe siècle qui ont été
découvertes, disposées en W pour
piéger les saumons remontant
le fleuve et les anguilles le redes-
cendant. (PHOTO : DENIS GLIKSMAN/INRAP)
DIX MILLE PAS ET PLUS
LES TRANSPORTS ACTIFS SONT BONS
POUR LA PLANÈTE, LA SANTÉ ET L’ÉCONOMIE
Par SANDRINE CABUT conférences en épidémiologie au Conservatoire na­ Si l’essor des transports actifs est un levier non
tional des arts et métiers, et l’économiste Philippe négligeable pour réduire les gaz à effet de serre, ses
D’ un côté, une urgence à agir pour limiter le
réchauffement climatique. De l’autre, une
urgence tout aussi cruciale à lutter contre
le manque d’activité physique et la sédentarité, fléaux
de santé publique et gouffre économique. Récem­
Quirion, directeur de recherche au CNRS, qui ont
coordonné ce travail. Dès 2030, les bénéfices se­
raient déjà importants, avec 5 000 décès prématurés
prévenus, et 15 milliards d’euros d’économies.
effets en termes de santé n’avaient, eux, guère été
estimés dans ces scénarios.
Pour ce faire, les chercheurs français ont classique­
ment d’abord réparti les distances de marche et de
vélo parcourues selon les groupes d’âge dans la po­
ment, le coût social de l’inactivité physique a été éva­ Un niveau de pratique du vélo très bas pulation, puis ils les ont converties en temps d’ex­
lué à 140 milliards d’euros annuels en France par L’association d’experts indépendants négaWatt pro­ position à ces activités. Enfin, ils ont appliqué les ré­
France Stratégie, en lien avec les 38 000 décès préma­ pose un scénario de transition énergétique permet­ ductions de mortalité correspondant aux niveaux
turés et 62 000 cas de pathologies qu’elle occasionne. tant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 de pratique, selon les chiffres de référence – issus
Bonne nouvelle, ces deux combats peuvent être en France. Côté transports, négaWatt mise, entre d’une méta­analyse de 2014. Par exemple, 100 mi­
convergents. Le développement des transports dits autres, sur un recours croissant aux transports en nutes hebdomadaires de vélo réduisent de 10 % la
« actifs », tel que prévu dans le scénario de transition commun et aux mobilités actives. Avec une augmen­ mortalité toutes causes, un gain équivalent à celui
énergétique négaWatt, pourrait aussi générer des bé­ tation de 11 % d’ici à 2050 du nombre de kilomètres de 168 min/semaine de marche (− 11 %).
néfices substantiels en termes de santé et de finances, parcourus à la marche par individu, et de 612 % pour Les décès prématurés évités par le développement
selon une étude publiée cet été dans l’International ceux parcourus à vélo, traditionnel ou électrique. du vélo et de la marche ont ainsi pu être estimés com­
Journal of Public Health (IJPH). Cette hausse de l’usage de la bicyclette pourrait paraî­ parativement à un scénario sans hausse des mobilités
A partir de 2045, grâce à une pratique relativement tre énorme, mais s’explique par un niveau actuel de actives. L’impact de santé publique et les économies
modeste de la marche et du vélo, ce sont près de pratique très bas en France : 2,4 km/personne par se­ associées s’annoncent considérables. D’autant, com­
10 000 morts prématurées qui pourraient être évi­ maine en 2021. « Les 17,1 km/habitant par semaine me le souligne Kévin Jean, que leurs résultats sont
tées chaque année dans notre pays – soit un gain en 2050 prévus par négaWatt correspondent à une possiblement sous­estimés, « la baisse de mortalité
d’espérance de vie de trois mois –, avec 34 milliards heure de vélo hebdomadaire, le niveau actuel aux Pays­ associée au vélo étant de 20 % dans une méta­analyse
d’euros d’économies, estiment Kévin Jean, maître de Bas, c’est tout à fait accessible », précise Kévin Jean. récente, soit deux fois plus que dans nos calculs ». p
AFFAIRE DE LOGIQUE – N° 1214
N° 1214 Solution du problème 1213
Franchement vils
1. Si AF/AB = 1/3 et DH/DC = 2/3, G est le milieu de [BC]
Six extraterrestres viennent de débarquer de la planète Œdipeland* dont la particularité est d’abriter deux races et l’aire du parallélogramme EFGH est égale à 50 cm².
indiscernables d’habitants : les Francs, qui disent toujours la vérité, et les Vils, qui mentent toujours. Dans le cas où AF/AB = 1/3 A E D
Alice leur demande : « Combien y a-t-il de Francs parmi vous ? » Leurs réponses : et DH/DC = 2/3, les points
Ada : « 0 ». Béa : « 1 ». Cyr : « 2 ». Dan : « 3 ». Eva : « 3 ». Flo répond aussi, mais Alice n’entend pas sa réponse. F et H sont symétriques F
par rapport au centre O O
1. Quel est le nombre entier compris entre 0 et 6 que Flo n’a certainement pas indiqué ?
du parallélogramme H
Alice lui redemande de s’exprimer. Flo répond en donnant un nombre N, et, cette fois, Alice l’entend.
rouge, qui est donc aussi
2. Pour quelles valeurs de N Alice pourra-t-elle être certaine de la répartition entre les Francs et les Vils ?
3. Pour chacune des autres valeurs, indiquez qui est Franc si Flo dit la vérité, et qui est Franc si Flo ment ?
le centre du parallélo- B
gramme bleu EFGH.
G C

Ainsi, E et G sont symétriques par rapport à O. E étant le

B E AUX L IV R E S
« Notre-Dame de Paris.
La science à l’œuvre »
L’incendie de Notre­Dame, le 15 avril 2009, a
bouleversé le pays. Mais les centaines de ton­
nes de débris et les recoins autrefois cachés
ont offert un matériau jusqu’ici intouchable
à de nombreux chercheurs. Historiens,
archéologues, anthropologues, mais aussi
acousticiens, informaticiens, spécialistes des
matériaux, ils ont pu plonger dans le passé
de la cathédrale, mais également accompa­
gner la restauration en cours. En texte et
en images, ce beau livre dévoile les coulisses
de ce « chantier scientifique » inédit.
> Sous la direction de Philippe Dillmann,
Pascal Liévaux, Aline Magnien et Martine
Regert (Le Cherche­Midi, 176 p., 35 €).
* Le contexte est inspiré de la bande dessinée Œdipeland, parue aux Editions POLE.
FÊTE DE LA SCIENCE (SUITE),
MOITIÉ SUD DE LA FRANCE
Auvergne-Rhône-Alpes
- 08/10 : ateliers, Je(ux) code ! et Des maths
pour demain (Minatec, Grenoble).
- 08-09/10 : visite guidée de la collection
« Objets témoins de l’histoire du numé-
rique » (Aconit, Grenoble).
- 13-14/10 : ateliers Musique et mathéma-
tiques et A la conquête de l’univers mathé-
matique, avec l’association La Grange des
maths (IMAG, Grenoble).
Corse
- 08/10 : jeu La science entre en jeux, pour
découvrir la science et les mathématiques
à travers les jeux de société (à partir de
10 heures, ludothèque, Bastia).
E. BUSSER, G. COHEN ET J.-L. LEGRAND © POLE 2022
Nouvelle-Aquitaine
- Du 03/10 au 18/11 : exposition « Maths et
mesure », et, du 04/10 au 11/10, atelier
La magie des bulles de savon (Espace Pierre-
Mendès-France, Poitiers).
- 07/10 : conférence « Mathématiques et
navigation » (10 heures à 12 h 30, Musée
maritime de La Rochelle).
- 11/10 : conférence de Jean-Pierre Devalance
« Einstein, inconnu mais célèbre » (20 h 30,
Ychoux, salle des fêtes).
Occitanie
- 07/10 : conférence « gesticulée » d’Alban
Lenon « La science, tu l’aimes ou tu la
quittes » (Narbonne).
- 07-08/10: jeu Faire des maths… un jeu
d’enfants (Narbonne).
- Du 07 au 17/10 : exposition « Comme par
hasard » (Alès).
- 08-09/10 : exposition « Les Maths avec la
tête et les mains » (Montpellier).
- 07/10 : atelier Jeux mathématiques (Auch).
Provence-Alpes-Côte d’Azur
- 06-07/10 : ateliers Des mathématiques
pour jouer et Initiation à la musique assis-
tée par ordinateur (MJC de Manosque).
- 07/10 : projection-débat du film
Je déteste les maths (de 17 heures à 19 heures,
Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille).
- 08/10 : atelier MAThs.En.JEANS (à partir de
10 heures, Village des sciences d’Avignon).
- 09/10 : atelier Le nombre d’or (à partir de
10 heures, Venanson).
Infos sur www.fetedelascience.fr/programme
affairedelogique@poleditions.com
milieu de [AB], G est le milieu de [BC].
Par ailleurs, vu la position de F sur [AB], l’aire du triangle
AFE (égale à celle de CHG) est le tiers de celle du triangle
ABE, qui vaut le quart de celle du parallélogramme rouge.
De même, l’aire de EDH (comme celle de GBF) vaut les deux
tiers de celle du triangle EDC qui vaut aussi le quart de celle
du parallélogramme rouge. Total des quatre triangles :
2 × (1/12) × 100 cm2 + 2 × (2/12) × 100 cm2 = 50 cm2. Le com-
plément, le parallélogramme bleu, a aussi pour aire 50 cm2.
2. Dans le cas général, la droite (EG) partage bien le paral-
lélogramme rouge en deux parties d’aire égale et passe
par le centre O de ce parallélogramme.
On montre l’égalité vectorielle suivante (pardon pour ceux
qui ne connaissent pas la somme de vecteurs) :
EG = EF + FG = EF + EH = EA + AF + ED + DH = AF + DH
Ainsi, (EG) est parallèle aux côtés du parallélogramme
rouge [AF] et [DH] et, passant par E, milieu de [AD], passe
par O et divise ABCD en deux parties de même aire.

CARTE
BLANCHE
La faim dévore  pourrait être divisée par mille »
notre attention
Par SYLVIE CHOKRON
U ne guêpe s’approche de vous et
voilà votre attention totalement
aimantée. Il est en effet crucial de
pouvoir se protéger d’un danger imminent.
Mais qu’en est­il de ce qui, loin de nous
inquiéter, nous attire ? Notre attention est­
elle aussi efficace pour détecter l’objet de
nos désirs ? Les chercheurs se sont inté­
ressés à un plaisir quotidien et universel,
l’alimentation. Mais comment mesurer le
pouvoir d’attraction attentionnelle des
aliments ? Pour ce faire, les chercheurs ont
rivalisé d’imagination. Ils se sont tout
d’abord demandé si des aliments pouvaient
orienter préférentiellement l’attention de
participants affamés.
Ainsi, Shelley Channon et Andrew Hayward,
du département de psychologie de l’Univer­
sity College de Londres, ont utilisé une va­
riante de la tâche de Stroop, dans laquelle
habituellement on montre aux participants
des mots dont ils doivent donner non pas
l’identité mais simplement la couleur de
l’encre. Classiquement, on présente le mot
« bleu » écrit en rouge, et la bonne réponse
est donc « rouge ». Cette tâche mesure notre
capacité à nous focaliser sur une informa­
tion (la couleur de l’encre) et à ignorer un
autre paramètre ici non pertinent (le sens
du mot). Dans le protocole de Channon, il
s’agissait de donner la couleur de l’encre de
noms d’aliments en ignorant l’identité du
mot. Fait intéressant, les participants pou­
vaient sortir d’un jeûne ou être dans un état
de satiété. Les résultats montrent claire­
ment que les plus affamés restaient rivés au
nom de l’aliment et se trouvaient ainsi plus
lents pour donner la couleur de l’encre que
les sujets contrôles rassasiés, révélant ainsi
le biais attentionnel lié à la faim.
Un lien avec l’hormone de l’appétit
De même, Richard Piech et ses collègues de
l’université Vanderbilt (Etats­Unis) ont
montré que la faim entraîne un phéno­
mène d’attraction de l’attention irrépressi­
ble vers des images d’aliments pendant une
tâche de détection visuelle. Cela va même
plus loin, puisque Nils Kroemer et ses collè­
gues de l’université de Dresde (Allemagne)
ont montré que ce phénomène d’attraction
est directement lié au métabolisme de la
ghréline, l’hormone impliquée dans l’appé­
tit. Karin Mogg, de l’université de Cam­
bridge (Royaume­Uni), et ses collègues ont,
quant à eux, montré que la faim nous rend
également plus attentifs, à notre insu, non
seulement aux images mais également aux
mots désignant des aliments. Voilà une
bonne raison de faire une petite pause
gourmande dans notre journée de travail !
Cela afin d’éviter d’être déconcentrés par
un malencontreux petit creux…
Mais que se passe­t­il lorsque nous som­
mes rassasiés ? Notre attention se détour­
ne­t­elle de ce qui nous attirait au plus haut
point quelques minutes auparavant ? C’est
la question que se sont posée Giuseppe di
Pellegrino et ses collègues de l’université de
Bologne (Italie). Ils ont tout d’abord de­
mandé à des sujets de jeûner pendant les
six heures précédant l’expérience. A la suite
de cela, ils leur ont permis de se rassasier
grâce à des aliments dont on s’était assuré
au préalable qu’ils leur plaisaient. Avant et
après l’expérience, l’orientation de l’atten­
tion vers ces aliments, ainsi que le degré de
plaisir qui leur était associé étaient mesu­
rés. Les résultats montrent clairement
qu’avant d’être rassasiés, l’attention des su­
jets est préférentiellement attirée par ces
aliments, qu’ils trouvent d’ailleurs très plai­
sants, alors que la satiété réduit tout à la fois
l’attention qui leur est portée et le plaisir
qui y est associé.
Notre attention est donc peut­être la plus
grande alliée de notre régime alimentaire
en nous permettant de nous détourner de
la nourriture dès que la satiété est atteinte.
Un bon conseil, au restaurant, ne com­
mandez pas votre dessert au début du
repas, il se peut qu’une fois rassasiés la
carte des douceurs ne retienne plus du
tout votre attention ! p
Sylvie Chokron, directrice de recherches
au CNRS, Laboratoire de psychologie
de la perception, université Paris-Descartes
et Fondation ophtalmologique Rothschild
RENDEZ-VOUS
·LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2022 |7
« La consommation énergétique du bitcoin 
ENTRETIEN - Le mathématicien Jean-Paul Delahaye commente les avancées techniques récentes
portées par la société Ethereum, qui pourraient renverser la hiérarchie des cryptomonnaies
J
ean­Paul Delahaye est professeur émé­
rite de l’université de Lille, spécialiste
d’informatique théorique et de la
complexité des algorithmes. Il vient
d’écrire Au­delà du bitcoin. Dans l’uni­
vers de la blockchain et des cryptomon­
naies (Dunod, 270 pages, 19,90 euros), un li­
vre pédagogique, mais aussi engagé, sur les
forces et les faiblesses des cryptomonnaies,
ainsi que sur leur avenir.
Pourquoi un mathématicien tel que vous
s’intéresse­t­il aux cryptomonnaies ?
En 2008, Satoshi Nakamoto, dont on ignore
toujours qui se cache derrière ce nom, a pro­
posé un protocole, le bitcoin, qui crée une mon­
naie indépendante de toute autorité centrale,
dont le fonctionnement repose sur un contrôle
collectif, le tout étant robuste et sûr. L’idée­clé
est celle de la blockchain, une sorte de livre de
comptes enregistrant les transactions sans
possibilité d’effacer des pages, qui est partagé
dans tout le réseau. C’est une invention géniale.
Avant lui, d’autres avaient essayé de dévelop­
per des monnaies électroniques, mais sans
succès. Ce qui est neuf et révolutionnaire est la
mise au point d’un protocole qui assemble des
fonctions déjà connues, mais d’une façon
inattendue, et que personne n’avait imaginée.
Ce protocole a, de plus, bénéficié de plusieurs
avancées pour se lancer en 2009. Le chiffre­
ment, essentiel au fonctionnement, était as­
sez mûr, comme le montre le succès des tran­
sactions bancaires sur Internet. De même, les
réseaux pair à pair ou distribués fonction­
naient depuis plusieurs années sans pro­
blème. Enfin, comme le système repose sur
le partage d’un gros fichier d’environ 500 Go,
il fallait que les ordinateurs aient assez de
mémoire et de capacité de calcul.
Jean-Paul Delahaye, en 2022. DUNOD
Pourtant, vous prévoyez l’échec de bitcoin,
que vous qualifiez de « diplodocus », de
« Minitel des cryptomonnaies », à « ranger faire baisser les cours du bitcoin et donc leurs stables », dont la valeur ne change pas et qui
dans un musée de l’informatique »… intérêts. Le second est que cela fera perdre de offrent de la fluidité monétaire. Ou alors des
Le problème principal du protocole réside l’argent à ceux qu’on appelle les « mineurs », jetons non fongibles, les NFT, qui affolent le
dans la manière dont sont désignés les valida­ c’est­à­dire ceux qui font ces calculs coûteux marché de l’art en ce moment, qui sont des
teurs des nouvelles pages de transactions à et absurdes et en retirent une rémunération. sortes de produits dérivés d’une œuvre à
enregistrer dans la blockchain. Avec bitcoin, le Ils ont dû investir dans des ordinateurs qui l’unicité garantie. Ces smart contracts sont
validateur choisi est celui qui remporte un deviendraient inutiles. vraiment un progrès extraordinaire, qui rend
concours de calcul équivalant à proposer une Depuis le changement opéré par Ethereum, le protocole plus complexe, mais qui apporte
sorte de grille de Sudoku valide de plus en plus j’observe déjà que des entreprises de minage d’autres fonctionnalités.
grande, ou sortir un sextuple six avec six dés… ferment ou que d’autres vendent leur maté­
En pratique, le calcul est lié à un problème riel. Mais ce ne sont pas les mêmes dispositifs Quelles sont les faiblesses
cryptographique difficile. La conséquence est de calcul qui sont utilisés : d’un côté des cartes des cryptomonnaies ?
qu’il y a une compétition, de plus en plus dure graphiques (Ethereum), de l’autre des circuits Ces technologies reposent sur des program­
et de plus en plus coûteuse en énergie. Au dé­ intégrés dédiés (ASIC). Certains mineurs se ra­ mes informatiques, qui peuvent donc être
part, la dépense énergétique était faible, puis battent vers une ancienne branche d’Ethe­ sujets à des bugs, des failles. Bitcoin a eu à en
elle a décuplé environ tous les ans pour repré­ reum, mais je ne leur prédis pas une grande subir en 2010, ce qui avait permis à un hackeur
senter, selon les estimations, l’équivalent de la réussite, car la valeur de cette cryptomonnaie, de générer 184 milliards de faux bitcoins, alors
consommation annuelle de la Suisse ou de la Ethereum classic, est faible. que leur nombre est plafonné à 21 millions.
Suède, de l’ordre de 100 térawattheures ! Or Enfin, le dernier obstacle est lié à la gouver­ Cela a pu être corrigé.
c’est une dépense inutile, car on peut se passer nance de ces systèmes collectifs, qui passe par Ces réseaux peuvent également être atta­
de ce type de méthode. C’est pour cela que je des votes, où les mineurs ont le plus de poids. qués. Il « suffit », en principe, qu’un attaquant
parle de bug, d’erreur pour bitcoin, qui aurait Ethereum a mis cinq ans à faire cette trans­ contrôle 51 % des pages ajoutées à la block­
pu être mieux conçu dès le départ. formation et a bénéficié de l’appui des plates­ chain et ce risque existe aussi bien pour les
formes d’échanges de cryptomonnaies qui preuves d’enjeu que de travail. La littérature
Mais comment faire autrement ? ont soutenu l’initiative. Cette dernière a scientifique est remplie aussi d’attaques, plus
C’est ce que vient de faire une autre block­ quand même été un exploit technique, com­ théoriques que réalistes. Enfin, la sécurité re­
chain, Ethereum, le 15 septembre. Deuxième au parable, selon certains, à changer le moteur pose sur la robustesse de fonctions cryptogra­
monde derrière bitcoin en termes de capitali­ d’un avion en plein vol. Des milliards d’euros phiques, dont on ne dispose pas de la preuve
sation, elle utilisait depuis sa création, en 2015, étaient en jeu et jusqu’à présent ça marche. mathématique qu’elles sont inviolables.
la même méthode dite « de preuve de travail »,
et vient de passer à une autre méthode dite « de D’autant que, vous le rappelez dans le livre, Quels scénarios prévoyez­vous ?
preuve d’enjeu ». Cette fois, les validateurs ont Ethereum, comme d’autres blockchains, Dans le livre, j’explore quatre scénarios
une probabilité d’être sélectionnés qui dépend hormis bitcoin, a d’autres atouts, principaux qui reposent en grande partie sur
de la quantité d’argent qu’ils mettent en dépôt, notamment grâce aux « smart contracts », l’avenir de bitcoin lui­même : autodestruc­
et qu’ils récupéreront quand ils se retireront du qui attirent beaucoup de monde. tion, interdiction, cohabitation ou « vic­
« jeu ». Pour cela, aucune dépense superflue Qu’est­ce que c’est ? toire ». Comme je l’ai dit, je ne crois pas que
d’énergie n’est nécessaire ; seules les quelques Je prédis un grand avenir à cette autre inno­ bitcoin survivra longtemps à cause du coût
centaines d’ordinateurs formant le réseau suf­ vation apportée par Ethereum dès son lance­ énergétique. Mais il peut aussi s’effondrer à
fisent. Les validateurs sont rémunérés en rece­ ment. Il s’agit de programmes informatiques cause d’un bug, d’une rupture de confiance…
vant de nouvelles unités de compte. Sur le plan qui tournent sur le réseau et dont le bon L’interdiction est possible aussi car les Etats
de la sécurité, il n’y a pas vraiment de diffé­ fonctionnement est vérifié grâce au réseau ne se laisseront pas faire et n’abandonneront
rence entre les preuves de travail et d’enjeu. de validateurs de la blockchain principale. Le pas facilement l’instrument de politique éco­
D’ailleurs, des réseaux comme Cardano et fournisseur du logiciel n’en a plus le contrôle nomique que constituent les monnaies. Ils
Solana, qui utilisent des preuves d’enjeu depuis centralisé et son code source est ouvert. L’in­ pourraient aussi légiférer pour empêcher
des années, gèrent des milliards d’euros en térêt est de développer de nouvelles applica­ toutes sortes de trafics ou d’escroqueries per­
circulation et n’ont pas été attaqués. tions en profitant d’une infrastructure de mis par l’anonymat de certaines blockchains.
Les créateurs d’Ethereum estiment que la confiance. L’une des premières applications a La cohabitation est peut­être le plus proba­
consommation électrique sera divisée par été de créer de nouvelles cryptomonnaies sur ble : des cryptomonnaies, mais probable­
environ 200 avec ce changement de méthode. la base d’Ethereum. On en a ainsi des milliers, ment pas le bitcoin, coexisteraient avec les
Si bitcoin le faisait, la consommation serait qui bénéficient du même réseau de valida­ monnaies centrales. Enfin, certains rêvent de
réduite de mille ou plus. teurs. En outre, pour les financer, des levées l’abandon des monnaies centrales, comme
de fonds dites initial coin offering (ICO), ont les fondateurs et les promoteurs de bitcoin le
Pourquoi bitcoin n’adopte­t­il pas pu être organisées et validées grâce à ces souhaitaient, mais un nouvel ordre mondial
cette solution ? smart contracts d’Ethereum. monétaire serait alors à construire. p
Il y a plusieurs obstacles. Le premier, inavoua­ Ces programmes peuvent aussi créer des propos recueillis par
ble pour ses défenseurs, est que cela pourrait jeux, comme des loteries. Ou bien des « jetons david larousserie