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“ ÉMANCIPATION FÉMININE ENTRE RITES ET RIXES

DANS SOUS L’ORAGE DE SEYDOU BADIAN ET SOUS


FER DE FATOUMATA KEITA :
UNE LECTURE FÉMINISTE ET INTERTEXTUELLE ”

Dr Fatoumata KEITA
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako-Mali

RÉSUMÉ
Si le concept d’émancipation semble galvaudé aujourd’hui car détrôné par de nouveaux vocables comme
autonomisation, empowerment ou résilience, sa pertinence reste d’actualité dans les études du genre vu
les récentes mobilisations féministes et les différentes législations qui font de la promotion de l’égalité
hommes-femmes, une condition sine qua non de l’atteinte des Objectifs de Développement Durable. Partant,
cette étude se penche sur l’expression de l’émancipation féminine dans Sous l’Orage de Seydou Badian
et Sous Fer de Fatoumata Keita afin de mettre en exergue les différentes stratégies et pratiques discursives
mobilisées par les auteurs et leurs protagonistes pour libérer les filles des chaînes de la tradition et du joug
patriarcal.
S’inscrivant dans une approche féministe et intertextuelle, ce travail vise á montrer que malgré le fossé
générationnel entre ces deux auteurs maliens, leurs œuvres convergent autour de la condition féminine avec
comme toile de fond, le conflit inter-générationnel et culturel. Même s’ils semblent d’accord sur la nécessité
et l’urgence de cette émancipation féminine qui passe avant tout par l’éducation et la sensibilisation, ces
auteurs montrent avec acuité qu’elle se ne fera pas sans les hommes et sans rixes, car les racines des rites
qui emprisonnent les femmes sont solidement ancrées.
Mots-clés : émancipation féminine, tradition, modernité, conflit des générations, féminisme, intertextualité.

ABSTRACT
If emancipation seems to be a hackneyed concept today, because new terms such as empowerment,
capacity-building, or resilience have emerged, it remains relevant in gender studies given the recent feminist
mobilizations and the various legislations which promote gender equality as a prerequisite for the attainment
of the Sustainable Development Goals. Hence, this study deals with women’s emancipation in Sous l’orage
by Seydou Badian and Sous Fer by Fatoumata Keita. It examines the different discursive strategies and
practices mobilized by the authors and their protagonists to free girls from the chains of tradition and
the patriarchal yoke. Subscribing into a feminist and intertextual framework, this work aims at showing
that despite the generational gap between these two Malian authors, their works shed light on the female
condition against the backdrop of inter-generational and cultural conflicts. Even if they seem to agree on

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the necessity and the urgency of women’s emancipation which can be achieved through education and
sensitization, their novels show with acuity that it will not be granted without waging a battle because
women are still fettered by deep-rooted traditional rites.
Keywords: women’s emancipation, tradition, modernity, generation gap, feminism, intertextuality.

INTRODUCTION
Boniface Mongo-Mboussa, le critique littéraire congolais à la revue Africultures, déclarait lors du Salon
du livre de Genève en 2017: «Quand on fait le bilan des indépendances, le seul élément de fierté que nous
puissions avoir, c’est notre littérature”, car, estime-il, “la littérature africaine s’ouvre au monde, parle au
monde, tout en étant ancrée dans le continent.”i Cette assertion s’applique bien á Seydou Badian et Fatoumata
Keita dont les œuvres rendent compte avec acuité des conflits, des contradictions et des turbulences d’une
Afrique en quête d’identité et de repères dans un monde en perpétuelle mutation où elle doit se battre pour
se tailler une place dans le concert des nations. Aussi, « L’écrivain africain de la période coloniale et post-
coloniale ne peut pas échapper à l’engagement vis-à-vis des problèmes de son pays et s’isoler de la situation
socio-politique qui affecte aussi bien les textes.”ii
Faut-il rappeler que, la littérature malienne est née dans un contexte marqué du sceau de la violence colo-
niale qui s’est traduite par un véritable génocide culturel dont les traumatismes psychiques et ontologiques
se font toujours sentir dans le vécu des populations. Seydou Badian, Fily Dabo SISSOKO, Yambo OUO-
LOGUEM, Massa Makan DIABATE, Amadou Hampate BA et Ibrahima LY, constituent les figures de
mânes qui ont porté cette littérature en dehors des frontières du Mali avec des œuvres qui sont devenues
des classiques de la littérature africaine. La passion de Djimé (1955), Sous l’orage (1957), Le devoir de
Violence (1968), L’étrange destin de Wangrin (1974), Si le feu s’éteignait (1967), Toile d’araignée (1982)
entre autres, constituent quelques titres mémorables de ce que l’on pourrait qualifier de l’âge d’or de cette
littérature malienne dont certaines œuvres ont été auréolées par de grands prix littéraires comme le grand
prix littéraire d’Afrique noire et le prix Renaudot.
Depuis sa genèse, cette littérature malienne ne cesse d’interroger les réalités socio-économiques et poli-
tiques ainsi que les mœurs qui les sous-tendent. Toutefois, ce n’est qu’en 1975 que la littérature féminine
a émergé avec Femme d’Afrique : la vie d’Aoua KEITA écrite par elle-même qui marque la genèse de
l’écriture féminine dont le ton et les thèmes font écho aux soubresauts historiques et politiques du Soudan
français. Aoua KEITA ouvre ainsi la voie à toute une génération de femmes de lettres comme Adame Ba
KONARE, Safiatou Ba DICKO, Shaïda ZARUMEY, Aícha FOFANA, Aida Mady DIALLO, Fanta TAGA-
TEMBLEY, Habibatou THIENTA, Fatoumata Faty SIDIBE, Hanane KEITA, Oumou Armand DIARRA et
Fatoumata KEITA, entre autres, de raconter l’histoire des femmes à travers des fresques romanesques qui
allient réalisme et satire d’une société où les femmes portent encore le fardeau du passé et les traditions mul-
ti-séculaires. Malgré les pesanteurs socioculturelles, ces écrivaines ont fait de l’émancipation de la femme
la pierre de touche de leur création littéraire et le sceau de leur engagement, politique, éthique et esthétique.
Partant, cette étude se penche sur l’expression de l’émancipation féminine dans Sous l’Orageiii de Seydou
Badian et Sous Feriv de Fatoumata KEITA. Son objectif est d’examiner les discours et les stratégies
mobilisées autour de cette épineuse question de l’émancipation féminine et les conflits, et les ambivalences
qui sous-tendent ce discours controversé. S’inscrivant dans une approche féministe et intertextuelle, ce
travail vise à montrer que, malgré le fossé générationnel entre ces deux auteurs maliens, leurs œuvres
convergent autour de certaines thématiques comme l’aliénation culturelle, le conflit de générations, le
mariage forcé, l’oppression des femmes ainsi que la sempiternelle opposition entre tradition et modernité.

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En outre, on note une continuité et une similitude inouïe entre leur façon de dépeindre la condition féminine
partagée entre tradition et modernité, compromis et transgression, rejet et tactique de survie. Cette dichotomie
structurelle semble déterminer le destin des personnages féminins et leurs stratégies d’émancipation.
Ce travail tourne autour de deux mouvements. Le premier mouvement porte sur l’analyse du discours et
les figures de l’émancipation des femmes telles qu’elles apparaissent dans les deux œuvres et le deuxième
mets l’accent sur la dissonance entre le discours d’émancipation et le vécu réel des femmes ainsi que leurs
stratégies de négociations et tactiques de survie et d’échappatoire dans un système patriarcal où elles
occupent encore une position ambiguë.

1. ÉMANCIPATION FÉMININE : HEURT ET MALHEUR D’UN


DISCOURS CONTROVERSÉ
Depuis la plateforme de Beijing en 1995 et l’adoption de divers textes en faveur de l’égalité de genres
comme inscrits dans les Objectifs de Développement Durable (ODD) et la charte de l’Union Africaine, l’on
pourrait penser que l’émancipation des femmes est déjà acquise, une impression soutenue par l’apparition
de nouveaux vocables comme autonomisation, empowerment, agentivité. Toutefois, la question de
l’émancipation reste d’actualité dans les études du genre car les femmes continuent de subir le poids des
coutumes et des traditions qui remettent en cause leur autonomie et leur bien-être. La floraison des théories
et mouvements féministesv en Afrique revendiquant la fin de l’oppression des africaines et leur intégration
dans la gestion politique confirme cette impérieuse urgence de liberté et d’égalité de sexes.
En Afrique, le concept d’émancipation a une résonance toute particulière à cause des vicissitudes de
l’histoire. Beaucoup d’Africains se sont émancipés d’abord des chaînes de l’esclavage dans le Nouveau
Monde et de celles du joug colonial. Aujourd’hui, les jeunes nations indépendantes se battent encore pour
s’émanciper de la domination néocoloniale.
Dans ce contexte historique hautement significatif, les femmes ont eu à mener leur combat d’émancipation
sur un triple front : politique, culturel, religieux. De nos jours, elles font encore face aux pesanteurs
socioculturelles responsables des inégalités et des injustices qu’elles continuent à subir. Selon Deploige,
l’émancipation vise plus spécialement “ l’affranchissement légal de la femme, au sein de la famille et de
la société. ”vi De ce fait, les revendications des militants de cette cause portent sur trois points majeurs. Le
premier fustige les relations de pouvoir dans le couple où le mari a l’autorité sur la femme et recommande
le rétablissement du principe de l’égalité entre les époux. Le deuxième concède aux femmes le droit de
faire bon usage de leurs capacités afin d’accéder à tous les métiers et professions. La dernière revendication
consiste à inclure les femmes dans la gestion de la cité et des affaires d’intérêts publics.vii Si l’on considère
ces trois éléments, nous remarquons que les femmes représentées dans Sous Fer de Fatoumata Keita et
Sous l’orage de Seydou Badian ne sont point émancipées. Pire, elles vivent sous la tutelle des hommes qui
décident de leur destin à cause de la prégnance de la culture patriarcale.
Aujourd’hui, le féminisme est un mouvement dont l’objectif principal est de mettre fin à l’oppression des
femmes. En tant que politique émancipatrice, le féminisme cherche à identifier les systèmes et mécanismes
d’oppressions pour mieux les combattre.viii Il a plusieurs courants en Afrique et chaque tendance essaie
d’expliquer, à sa manière les causes et les conséquences de l’oppression de la femme ainsi que les stratégies
idoines pour sa libérationix. Pour la romancière camerounaise, Calixthe Beyala, le féminisme c’est d’abord :
La conscience d’appartenir à une classe majoritaire qui ploie sous le joug des pratiques
barbares ; c’est aussi la conscience d’être ‘chosifiée’ et de refuser d’être considérée
comme un objet sexuel ou une machine à procréer ; c’est également la conscience
d’être traitée en bête de somme et de travailler a sa propre libération économique,
sociale et politique ; c’est enfin lutter pour faire tomber les préjugés qui font de la
femme un être inférieur, née à genou et aux pieds de l’homme.x

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Pour analyser ce discours d’émancipation de la femme africaine, cette étude établit un dialogue
intergénérationnel entre Seydou Badian, né en 1928, et qui se situe, selon le découpage de Abdourahman
Waberi, dans la génération des auteurs de la Négritude, et Fatoumata Keita, née en 1977, et qui appartient à
celle des «enfants de la post colonie”, une génération d’écrivains qui assume sa double culture et s’insurge
contre l’idéologie tiers-mondiste de son aînéx. A cet égard, Fatoumata Keita est surnommée “l’écrivaine
des deux mondesxi. Dans Sous Fer et Sous l’orage, les personnages féminins sont animés d’une certaine
sensibilité féministe plus marquée chez Fatoumata Keita que Seydou Badian. Sous cet angle, on peut
considérer Sous l’orage comme le degré zéro de l’émancipation féminine tandis que Sous fer y confère une
résonance et une actualité toute particulière à cause des politiques d’égalité de genres en vigueur aujourd’hui.
Dans les deux romans, la libération de la femme est présentée comme une condition sine qua non de la
libération même de la société car la femme est le levier de l’émancipation collective selon Sidi en cela que
c’est elle “qui fait démarrer la société” et “la fait progresser. Elle est le principal agent de l’émancipation”
(Sous l’orage, 59-60). Partant, son émancipation requiert une mobilisation collective pour le bien-être et
l’équilibre social.
Toutefois, ces deux romans nous montrent que cette émancipation de la femme en Afrique ne se fera pas
sans heurts et rixes car les rites traditionnels qui l’emprisonnent encore sont solidement ancrés.
Cependant, pour Herzberger-FOFANA, cette lutte pour la libération des femmes doit se faire dans un
partenariat avec les hommes et non dans une posture de confrontation. Mieux elle se fera avec les hommesxii,
même si Gwendolyn Konie affirme que cela serait difficile car la lutte pour l’égalité des droits entre hommes
et femmes sera plus âpre que celle livrée contre le colonisateur en cela qu’elle opposerait des époux, des
frères et sœurs et des parentsxiii . En effet, ce qui fait la particularité du féminisme africain, c’est qu’elle
n’exclut pas les hommes de son combat. Ces derniers sont considérés même comme des alliés du combat
contre le colonialisme et le Néo-colonialisme et d’autres formes d’impérialisme. Le féminisme africain
prend en compte aussi les réalités socioculturelles et historiques de la femme africaine dans son agenda
tout en œuvrant pour trouver des stratégies pour sa libération et son empowerment.xiv Seydou Badian et
Fatoumata Keita semblent souscrire à cette idée de Herzberger-Fofana qui résume en quelque sorte la
posture afro centriste du féminisme africain. Dans ces deux romans, beaucoup de figures masculines sont
porteuses du discours d’émancipation féminine et se trouvent le plus souvent au milieu des rixes et des orages
familiaux à cause de leur prise de position contre l’excision, le mariage arrangé, la polygamie, entre autres.
Sous l’orage (1957) aborde avec un humour caustique le conflit des cultures sous le prisme d’un conflit
de générations à la veille des indépendances. Avec ce premier chef-d’œuvre qui est devenu un véritable
classique de la littérature africaine, Tièman le guérisseur et Kerfa le fou ont réussi à dissiper de justesse
l’orage qui s’apprêtait à s’abattre sur la famille du père Benfa par le biais d’une médiation interculturelle.
Ce recours à la sagesse et aux sources a permis une issue heureuse de la fin du roman, sanctionnée par
un vent de changement et le mariage de Kany et Samou. Paru plus de 50 ans après, et se situant dans ce
nouveau millénaire, Sous Fer (2013) explore sans ambages les mêmes contradictions et ambivalences des
protagonistes face aux normes culturelles et genrées de la société. Contrairement à Sous l’orage qui connaît
un dénouement heureux avec le consentement du Père Benfa du mariage de Kany et de Samou, Sous Fer
se termine sur une note tragique, avec la jeune protagoniste, Nana, baignant dans son sang après sa “mise
sous fer” par l’exciseuse du village. C’est son père Kanda, mû par un instinct paternel, qui entre dans la
case de l’exciseuse et prend sa fille dans ses bras, et la transporte jusque dans la charrette, en suppliant le
bon Dieu de lui donner la force de sauver son unique fille (Sous fer, 177). Il faut noter que cette pratique de
“ mise sous fer » est non seulement très douloureuse, mais elle est aussi avilissante pour la femme, et donc
un véritable obstacle à son émancipation et son épanouissement.
Même s’il est publié 50 ans après Sous l’orage, Sous fer aborde les mêmes thèmes, à savoir l’émancipation
de la femme, le mariage arrangé, l’école moderne, le conflit des générations, le pouvoir de la famille sur

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l’individu, l’aliénation culturelle et la soif du changement. Les deux auteurs, malgré leur différence d’âge,
brossent avec un réalisme cru les contradictions de la société Bamana et Malinké où les femmes sont
asservies par des rites comme la polygamie, le mariage forcé dont l’abolition déclenche des rixes familiales.
En effet, dès l’annonce de la nouvelle du mariage de Kany et de Famagan, Maman Téné “prévoyait des
orages, elle imaginait déjà les pleurs et les sanglots de sa fille le jour où on lui apprendrait qu’elle appartenait
à Famagan» (Sous l’orage, 41). Les rixes entre Birama, Nianson, Karamoko et Sibiri, les frères de Kany,
illustrent les orages prévus par Maman Téné. Si pour Sibiri, depuis la nuit des temp on marie les filles sans
demander leur avis, Birama qui a été à l’école du Blanc, pense autrement. C’est une des figures qui fait de
l’émancipation des femmes son cheval de bataille. Il donne son point de vue sur la question en ces termes :
Il ne s’agit ni d’un nom, ni d’une famille, mais de Kany. C’est elle qui se marie. C’est
à elle de choisir. Vous croyez que les choses doivent demeurer à l’état où elles étaient
il y a des siècles. Tout change et nous devons vivre avec notre temps. Tu comprends
bien que Kany ayant été à l’école ne peut être la troisième femme de Famagan. Si
vous la lui donnez, le divorce s’ensuivra, immédiatement (Sous l’orage,55-56).

Birama s’insurge contre le mariage forcé qui est non seulement liberticide pour la fille, mais aussi source
de conflits et de malheurs. Il plaide pour le mariage basé sur le consentement mutuel des époux et non
sur la seule volonté du prétendant ou des parents. Il récuse les coutumes qui inhibent la capacité d’agir
et d’expression de la femme et milite pour un changement des mentalités en faveur de la libération de la
femme. Tout comme Sous l’orage, Fatoumata Keita avec son premier roman, Sous fer, aborde sans ambages
le rite tabou de l’excision et le mariage forcé, tout en faisant des hommes les porteurs du changement et
de la libération des filles et des femmes. Il faut signaler que les femmes sont entrées très tardivement dans
le paysage littéraire africain à cause de leur éducation tardive à l’école formelle et des pesanteurs socio-
culturelles. Et même quand elles ont “remplacé le pilon par la plume”xv, leurs écrits ont été ignorés par la
tradition “critique phallique”xvi existante, fondée sur une politique d’exclusion des femmes et une négligence
du genre comme une catégorie d’analyse et d’étude littérairexvii. Donc, pour Fatoumata Keita, comme pour
ses prédécesseurs comme Aoua Kéita, Aminata Sow Fall et Mariama Bâ, la prise de la parole équivaut à une
prise d’arme car les femmes ont longtemps été murées dans le silence à cause des traditions. C’est ce qui a
fait dire á Fofana que « La prise de parole qui va des maux aux mots par une frange des femmes constitue
en cette seconde moitié de notre ère l’évènement majeur de l’évolution de la condition féminine.”xviii
D’Almeida et Hamou renforcent cette idée en soulignant que « la femme africaine et plus précisément la
femme écrivant, celle qui prête sa voix à toutes ses sœurs muettes, est un pavé dans la mare des bienséances
masculines, une pierre jetée dans le marigot des hypocrisies et des compromissions ».xix
Tout comme Kany dans Sous l’orage, la jeune protagoniste Nana dans Sous fer se retrouve au cœur d’un
conflit familial qui a pour cause, le mariage et l’excision, deux rites de passages importants dans la vie
d’une fille dans le milieu Malinké. Le père de Nana, Kanda, a tenté, tout comme Birama dans Sous l’orage,
de tenir tête à ses frères du village de ne pas marier Nana parce qu’elle est à l’école, “Nana est votre fille.
Cependant, j’aurais aimé que vous la laissez terminer ses études. Elle a eu le bac cette année et projette de
faire des études de médecine. Lorsqu’elle aura fini, vous pourrez disposer d’elle comme vous voulez, c’est
votre fille, s’aventura Kanda” (Sous fer, p.140). Mais cette réaction n’a fait qu’envenimer une situation déjà
tendue entre les frères que tout oppose, mais que les liens du sang relient avec force. Aussitôt que Kanda eût
fini de faire sa proposition, son frère aîné Birama lui coupa la parole sèchement en rétorquant :
Te connaissant, Kanda, je ne me fais pas d’illusion quant à ta mauvaise foi quand
tu dis accepter de voir Nana se marier au village. Et bien, quoi qu’il en soit, comme
tu l’as toi-même dit, Nana est notre fille. Il nous revient donc de décider de ce que
sera de son sort. Alors j’ai décidé qu’elle n’irait plus à une école qui l’a d’ailleurs
déjà gâtée. À quoi sert-il de laisser une fille s’éterniser sur les bancs si ce n’est la
voir ensuite piétiner nos valeurs ? Kanda, vous avez éduqué cette fille comme s’il ne

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s’agissait pas d’une enfant malinké ; il faut dire qu’on ne pouvait pas s’attendre à un
autre type d’éducation de ta part, avec cette façon que tu as de te comporter en toubab
(Sous fer, 140).
L’attitude de Birama dans ce roman n’est pas sans rappeler celle de Sibiri dans Sous l’orage concernant le
mariage de Kany. Dans les deux cas, l’école est considérée comme l’ennemie de la famille et ses adeptes
sont considérés par “les vieux comme une légion de termites à l’assaut de l’arbre sacré” (Sous l’orage, 162).
La métaphore de “l’arbre sacré» renvoie aux coutumes et traditions considérées comme sacrées par les
anciens et liberticides pour les jeunes. Tout comme Kanda qui a essayé de convaincre ses frères de laisser
Nana poursuivre ses études, Birama a tenté de convaincre son grand-frère Sibiri de laisser Kany choisir son
époux et de continuer l’école sinon ce mariage arrangé risque de finir sur un divorce. À l’instar de Birama
dans Sous Fer, cette référence à l’école n’a fait qu’exacerber les tensions. Sibiri bondit sur son jeune frère
en criant : “ Voilà ce que j’attendais : l’école ! Mais, dis-moi, il n’y a pas de divorce chez les Blancs ? Que
le Blanc garde ses coutumes ! Nous, nous suivons nos pères” (Sous l’orage, 56).
L’histoire de Kany et celle de Nana ainsi que les conflits générationnels culturels engendrés par l’annonce de
leur mariage arrangé, permettent d’établir une relation intertextuelle entre ces deux œuvres. Julia Kristeva
a créé le concept d’intertextualité pour rendre compte des relations qui existent entre une œuvre littéraire et
d’autres. Selon son acception de ce néologisme, “Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout
texte est absorption et transformation d’un autre texte. A la place de la notion d’intersubjectivité s’installe
celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins comme double”.xx La lecture intertextuelle est
selon Riffaterre la seule capable de produire la signifiance du texte littérairexxi. Quant à Philippe Sollers,
l’intertexualité suppose que,
« Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la
condensation, le déplacement et la profondeur »xxii. C’est le lecteur qui établit ces rapports entre une œuvre
et celle qui la précède ou la suit, cette dernière constitue l’intertextexxiii . Si on s’en tient à ces définitions,
Sous Fer peut être considéré comme l’intertexte de Sous l’orage. Roland Barthes, pour sa part, argue que
« Tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.»xxiv
En conséquence, l’intertextualité, c’est donc « [T]out ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète,
avec d’autres textes»xxv. On note cette intertextualité dans les deux œuvres qui constituent le corpus de cette
étude, aussi bien au niveau des thèmes, des personnages qu’au niveau du chronotope des récits. Par exemple
Sibiri dans Sous l’orage et Siriman dans Sous fer s’opposent à toute idée de changement concernant le statut
de la femme et ils incarnent les valeurs du village concernant la position des femmes. Ils sont les gardiens
de la tradition et considèrent l’école comme une source d’aliénation et une menace pour la survie des rites
multiséculaires comme l’excision, la polygamie, le lévirat, entre autres. A cet égard, Siriman accuse son frère
Kanda d’utiliser son instruction pour se “dresser contre les valeurs” de son peuple comme la polygamie,
l’excision, le lévirat, qui ne sont plus civilisés à ses yeux (Sous fer, 140). A cause de son entêtement de faire
exciser Nana et de la marier de force à Magandian, un émigré revenu s’installer dans son village, et dont
les idées sont aux antipodes de celles de Nana, cette dernière a failli perdre la vie.
Siriman s’en prend aussi à Fata, la maman de Nana, en lui intimant l’ordre de rester à sa place d’épouse car
une femme ne doit pas se mêler de la gestion de la vie de son enfant, ce rôle appartient aux pères. À cette
attaque, la réponse de Fata ne s’est pas fait attendre :
Vous dites que je ne suis qu’une femme ? Et moi je vous demande si vous savez vous,
qui vous êtes ? …vous n’êtes rien de rien ! Moi je suis une femme, oui ! Mais vous,
vous n’êtes rien ! …Rien que de misérables petits morveux dont la pestilence des
couches aurait fait fuir tout le monde sans l’intervention d’une femme. …Je n’ai rien
à désirer à votre prétendue masculinité puante sans une femme” (Sous fer, 142).

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Pour Siriman, le rôle de la femme se limite à faire des enfants et à les éduquer. Elle n’a pas voix au chapitre
concernant leur destin. Alors que si un enfant échoue, c’est elle qui endosse toute la responsabilité. Siriman
fait montre de ce que Thomas Sankara qualifie comme de “la bêtise masculine”, c’est-à- dire le “sexisme ou
machisme” qu’il explique comme “ Toute forme d’indigence intellectuelle et morale, voire d’impuissance
physique plus ou moins déclarée qui oblige souvent les femmes politiquement conscientes à considérer
comme un de- voir la nécessité de lutter sur deux fronts”xxvi. Et à cause de ce machisme, “un homme, si
opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme”. xxvii
En outre, en approfondissant l’analyse intertextuelle, on trouve beaucoup de points communs entre le destin
de Kany et celui de Nana. En tant que filles, elles sont logées à la même enseigne dans le système patriarcal
où “Les femmes et les jeunes sont les deux catégories par excellence subordonnéesxxviii et où “L’impératif de
la cohésion sociale définie par les hommes est la soumission des femmes et la subordination des cadets”xxix.
Tout comme Kany, Nana a été à l’école occidentale, mais contrairement à cette dernière, elle ignore tout de
la vie du village. C’est lors de son séjour que Nana a pris conscience des conditions difficiles des femmes
rurales, “une vie faite de corvée de l’aube au coucher du soleil” (Sous fer, 98). En pure citadine, Nana a grandi
dans le giron familial sous l’œil protecteur de son père Kanda, le seul de ses frères à avoir fréquenté l’école
des Blancs et à s’être opposé à la polygamie en signant la monogamie avec sa femme. Tout comme Kany,
l’annonce du mariage de Nana, conditionnée à sa «mise sous fer”, a exacerbé les tensions et les clivages
idéologiques au sein de la famille. Et son père, par crainte d’envenimer ses relations avec ses frères, accepte
l’excision de Nana qui se serait terminée par une tragédie n’eût été son intervention in extremis.
Il faut noter que dans Sous fer, et dans les deux autres volumes de la trilogie de Fatoumata Kéita, à savoir,
Quand les cauris se taisent (2017) et Les mamelles de l’amour (2017), ce sont les hommes, les figures
paternelles, qui sauvent les filles. Dans Sous fer, c’est Kanda qui transporte Nana à l’hôpital ce qui lui
sauve la vie. Dans Les mamelles de l’amour, c’est ce même Kanda qui se bat encore pour sortir Nana du
long coma dans lequel elle avait plongé après la mort de son mari, Kary. Lorsqu’elle s’est réveillée après
deux ans de comas, son père s’agenouilla à son chevet pour remercier Dieu en s’exclamant : « Merci à toi,
le Miséricordieux…… N’abandonne pas ma fille…Aide-la à se relever…aide-la à avancer, après la nuit,
après les ténèbres de tant de jours miséreuxxxx.
Fatoumata KEITA a compris que la seule chose qui peut libérer les femmes c’est l’éducation, gage de leur
autonomisation. Les hommes, notamment les pères, les frères et oncles, tout comme les maris ont un grand
rôle à jouer dans ce combat. C’est pourquoi dans Les mamelles de l’amour, lorsque Titi a été abandonnée par
son mari à cause de son infertilité, son père l’a encouragée à se former et à devenir une femme indépendante
et responsable. Titi a bien compris que “Le premier drame de la femme, c’est bien la dépendance financière.
C’est elle qui l’asservit réellement ou crée sa servitude”xxxi. C’est pourquoi, lorsque Titi s’est prise en main
en devenant une femme d’affaires très riche et influente, son mari Doudou est revenu pour la remarier. Avant
de retourner avec lui, elle a décidé de lui faire comprendre, qu’elle est devenue une femme pleinement
émancipée grâce à son père, Bafing : “Tu sais, je me suis découverte compétente en explorant mes capacités.
Je dois cela à mon père qui a cru et investi en moi plus qu’en ses garçons, en espérant faire de moi, non pas
seulement une épouse, mais un individu responsable et capable de gérer sa viexxxii.
Donc être émancipée pour une femme, c’est être responsable de sa vie et la gérer selon ses termes. Ceci
rejoint bien les propos de Thomas SANKARA qui soutient que, « La vraie émancipation de la femme, c’est
celle qui responsabilise la femme, qui l’associe aux activités productrices, aux différents combats auxquels
est confronté le peuple. La vraie émancipation de la femme, c’est celle qui force la considération et le respect
de l’homme ».xxxiii Il ajoute qu’après, “la libération du prolétaire, il reste la libération de la femme”.xxxiv , et
ceci n’est point “un acte de charité ou un élan d’humanisme”, mais plutôt, “une nécessité fondamentale
pour le triomphe de la révolution”.xxxv Sankara conclut qu’aucune révolution “ne sera victorieuse tant que
les femmes ne seront pas d’abord libérées”xxxvi.

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Tout comme SANKARA, Bafing et Kanda, et le père de la narratrice dans Femme d’Afrique, La vie d’Aoua
KEITA racontée par elle-mêmexxxvii ont compris qu’une fille bien éduquée et bien formée est non seulement
l’égale d’un garçon, mais peut devenir une citoyenne autonome et très utile au même titre que n’importe
quel homme. Si les filles n’arrivent toujours pas à faire leur preuve, c’est à cause des traditions et coutumes
qui privilégient les fils au détriment des filles. Bafing, pour sa part, est arrivé à la conclusion suivante :
Élever un garçon est bien difficile, mais élever une fille pour en faire une citoyenne de
son temps, capable d’être lucide pour ne pas se laisser dérouter, autonome pour être
indépendante, l’est encore plus. Pour cela, il ne suffit plus de l’éduquer, de la socialiser,
suivant le discours ancien, selon lequel, elle est destinée à être entretenue par son
époux et à rester derrière lui, à son ombre. Il s’agit maintenant de l’accompagner
afin qu’elle ait des connaissances et des compétences nécessaires qui feront d’elle,
pas seulement une épouse, mais un individu affranchi Ceci est encore difficile dans
une société où les pieds restent dans les coutumes, et les têtes au XXIe siècle avec ses
réalités et sa technologie frénétiquexxxviii

Donc l’émancipation signifie dans ces deux romans l’autonomisation et la libération des femmes afin
qu’elles puissent jouer pleinement leurs rôles en tant que citoyennes à parts entières, et prendre en main
leur destin. C’est un discours très sensible et très controversé à cause de la résilience de certaines pratiques
néfastes contre les femmes. Ces deux romans nous montrent que lorsque nous parlons d’émancipation
de la femme, il y a des préalables que nous ne devons pas omettre. C’est d’abord l’instruction qui reste et
demeure avant tout le levier de toute émancipation féminine. Ensuite, il faut ajouter le pouvoir économique
et l’abolition de toutes les pesanteurs sociales sur ses épaules, pour qu’enfin cette couche importante de la
société puisse jouir pleinement de ses droits. Cependant, ce dessein ne peut être réalisé sans l’activisme des
hommes et des femmes elles-mêmes comme agents et moteurs de leur émancipation.

2. ÉMANCIPATION FÉMININE ENTRE NÉGOCIATION


ET COMPROMIS : L’AMBIVALENCE DES FEMMES
Nous venons de voir que, dans Sous fer de Fatoumata Keita et Sous l’orage de Seydou Badian, les hommes
sont des agents de l’émancipation féminine en cela qu’ils luttent pour l’abolition des rites comme la
polygamie, l’excision et le lévirat. Dans Sous l’orage, Birama et Sidi s’engagent à libérer les femmes des
coutumes et des pratiques qui les asservissent et anéantissent leur capacité d’agir et de résilience. En plus,
ils se battent pour donner la parole aux femmes à qui on a imposé le silence et qu’on a dépossédé de « leur
rôle d’agent historique ».xxxix Tout comme Irene Assiba D’ALMEIDA qui a demandé aux femmes de rompre
le silence imposé par l’institution patriarcale qui confère le pouvoir et l’autorité aux hommes au détriment
des femmes, reléguées à un statut subalternexl, Sidi et Birama demandent aux femmes de prendre la parole
pour se libérer de ce que Pierre Bourdieu a appelé la “violence symbolique” qui s’institue par le fait que
la domination masculine est présentée comme normale, naturelle.xli En plus, Bourdieu argue que “La
force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle “légitime une relation de domination
en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une construction sociale naturalisée.”xlii Du
coup, “La vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des dis- cours
visant à la légitimer.”xliii
Dans Sous l’orage, Birama tente donc de déconstruire cette vision androcentrique du monde qui tire sa
légitimité et son pouvoir de l’exclusion et l’infériorisation de l’autre, la femme. Birama, Sidi et leurs
camarades instruits chez qui les vieux ont décelé “un penchant au sacrilège” (Sous l’orage, 169) sont en
attente d’une révolution, d’un jour nouveau. Ils veulent la justice et l’égalité pour tous. Ils s’insurgent
contre toutes les formes de violences faites aux femmes. Lorsque Sidi a été témoin d’une scène de violence
conjugale en voyant Sira en larmes, battue par son mari, “la camisole en lambeaux, les tresses défaites”
(Sous l’orage, 59), il n’a pas pu garder son calme et il s’est lancé dans une longue tirade :

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Cette situation que nous faisons à la femme nous mettra éternellement en état
d’infériorité à l’égard des autres peuples. Oui ! Flanquons toutes ces coutumes
en l’air ; libérons la femme si nous tenons à vivre, il nous faut devenir un peuple
fort (. …). Débarrassons- nous de toutes ces vieilleries ! Soyons un peuple fort
(Sous l’orage, 59-60).
Il faut rappeler, que dans Sous l’orage, l’émancipation ne concerne pas que les filles comme Kany, mais
elle concerne d’un côté, les jeunes comme Samou, Birama, Sidi, Karamoko, désireux de s’émanciper des
carcans de la société, et de l’autre, les soudanais désireux eux aussi de se libérer du joug colonial. Comme
l’a fait savoir Makhan, les soudanais veulent “la justice et l’égalité”, ils ne veulent plus être “d’éternels
subordonnés” encore moins des sujets (Sous l’orage, 135). Mais, il est étonnant qu’ils ne veuillent pas que
les filles comme Kany bénéficient des mêmes traitements. Même si l’annonce du mariage de Kana avec
Famagan a cristallisé les divisions entre les anciens et les jeunes, elle a mis en exergue le rôle des figures
tampons qui ont servi de médiateurs entre les deux générations. Il s’agit de Kerfa le fou, et Tièman le
guérisseur. Ce dernier a conseillé aux jeunes de ne pas fuir leur milieu, mais d’agir sur celui-ci en essayant
d’être les agents du changement qu’ils veulent voir dans la société. Il leur conseille de ne pas tout accepter
mais de faire un choix car “les coutumes sont faites pour servir les hommes nullement pour les asservir,”
et c’est fort de ces sagesses qu’ils pourraient briser tout ce qui empêche leur peuple d’avancer tout en
combattant toutes ses faiblesses (Sous l’orage, 143).
L’histoire de Kany et Samou a contribué à changer les mentalités et à réconcilier les esprits divisés par la
différence d’âge, l’éducation et l’école. Tout comme dans Sous l’orage où le tribun arrive à la conclusion
que quel que soit “ le “sacré” de certaines de nos institutions, il ne faudrait pas hésiter à leur faire la guerre,
si elles devaient nous maintenir dans un état d’infériorité par rapport aux autres peuples” (Sous l’orage, 155-
156), dans Sous fer, Kanda n’a pas hésité à violer les interdits de sa communauté en entrant dans la case de
l’exciseuse pour voler au secours de sa fille après l’avoir abandonnée au village. En effet, lorsque Nana a
compris que ses parents ne la sauveront pas de l’excision, condition de son mariage avec Magandian, elle a
fait usage de son éducation et de la ruse pour convaincre son fiancé. En négociatrice hors pair, elle a plaidé
son cas devant un prétoire qui ne lui était point acquis en interpellant Magandian en ces termes :
Tes ancêtres n’étaient pas au courant des méfaits de la pratique de l’excision. Ils
ne savaient pas ce que cela impliquait comme tort pour la santé de la femme !
Eux ils n’ont pas eu la chance de bénéficier des progrès de la science en médecine,
Magandian ! (…. ). Nous le savons ! Devons-nous perdurer cette pratique au nom de
notre fidélité aux habitudes ancestrales ? (Sous fer, 113).

À travers cette interrogation, Nana touche du doigt toute la problématique de l’excision au Mali. Même
si l’excision n’a aucune base religieuse et qu’elle remonte aux périodes pharaoniques, la religion et les
traditions sont utilisées pour justifier son maintien. Toute personne qui s’y oppose est considérée comme
un renégat, pire, un traître à la solde de l’Occident. La réponse de Magandian illustre encore cette posture
réactionnaire : “ Les Blancs méprisent nos valeurs, pourquoi veux-tu les aider à bafouer nos coutumes ? ”
(Sous fer, 113). A cause de la colonisation, les gens comme Magandian ont développé ce que François Thual
a appelé « le syndrome identitaire »xliv , et que Sigmund Freud a nommé “ l’abréaction.”
La violence coloniale a donné naissance à une violente réaction du colonisé qui considère chaque critique
portée à ses valeurs comme une forme de trahison. Comme l’a si ben souligné Awa Thiam, « par l’écriture,
des Nègres se sont fait des combattants contre l’antinégrisme.
Leur littérature était en réaction. Chaque écrit de Nègre s’inscrivait dans des réactions diverses.
Dissemblables et cycliques. Violentes.»xlv Fanon disait à cet égard que “La civilisation blanche, la culture
européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle”xlvi où toute “ontologie est rendue irréalisable.” xlvii

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En conséquence, Magandian dans Sous fer et Sibiri dans Sous l’orage s’inscrivent dans ces postures
réactionnaires. Pour sa part, Nana estime que cette dualité identitaire est stérile. Même si elle aime sa
culture, elle n’hésite pas à remettre en cause certains de ses aspects négatifs. Tout comme Birama et Sidi,
Nana pense qu’il faille s’attaquer “au sacré de certaines de nos cultures” pour impulser une dynamique de
changement des mentalités.
Sous l’orage et Sous fer montrent que l’émancipation de la femme est un sujet controversé et très sensible
dans la société malienne où la femme n’est considérée que pour ses rôles sociaux comme mère et épouse.
Elle porte le poids des pesanteurs socio-culturelles et se mure finalement dans le silence et l’auto-censure
pour survivre et se conformer aux exigences sociétales. Même si certaines figures masculines volent à leur
secours, ils sont vite phagocytés par le discours patriarcal dominant qui n’accepte aucune remise en cause de
ses dogmes. Magandian qui a bien assimilé ces leçons soutient qu’être femme, c’est “Feindre, dissimuler, se
résigner, se soumettre et patienter !” afin d’assurer des lendemains meilleurs à ses enfants” (Sous fer, 114). Ce
discours de subordination de la femme fait partie d’un ensemble de “velléitaires ”xlviii , c’est-à-dire un discours
passif et pessimiste, et qui pour nous, inclut tous les discours patriarcaux qui renforcent l’assujettissement de
la femme et entravent sa capacité d’agir, son épanouissement, son autonomisation et son empowermentxlix .
Le paradoxe, c’est que ce sont les femmes qui assurent l’éducation des filles en leur inculquant ces velléitaires
dès leur plus tendre enfance pour les préparer à devenir des épouses modèles et soumises. C’est ainsi que
dans Femme d’Afrique : la vie d’Aoua Keita écrite par elle-même, la narratrice évoque les contes et les
légendes de sa maman qui leur racontait l’histoire de Diadiaratou qui a refusé tous les prétendants proposés
par son père pour finir par épouser un homme de son choix, un djinn. Leur mère leur racontait plusieurs
fois la même histoire pour qu’elle leur serve de leçon.l En plus, “Elle terminait toujours en nous donnant
des conseils de politesse, d’obéissance, de serviabilité, de respect envers les parents, les personnes âgées
et les nécessiteux”.li Le conte populaire a un pouvoir didactique et moralisateur et participe de l’éducation
des enfants. Cette littérature orale inculque aux jeunes filles des valeurs qui les rendent plus dociles tout en
perpétuant la domination masculine. De la même manière, dans Une si longue lettre de Mariama Bâ, tante
Nabou a utilisé les contes pour exercer “son emprise sur l’âme de la petite Nabou”lii en lui apprenant ainsi
que “la qualité première d’une femme est la docilité”.liii Dans La grève des báttu d’Aminata Sow Fall, les
mêmes conseils sont donnés aux filles sur le point de marier : “Obéis à ton mari, ne cherche rien d’autre que
son bonheur, car de lui dépend ton destin et surtout celui de tes enfants. Si tu exécutes ses volontés, tu seras
comblée ici-bas et dans l’au-delà et tu auras des enfants dignes et méritants”.liv
Nana dans Sous fer s’insurge contre ces discours véhiculés par la littérature orale qui emprisonnent les
femmes et anéantissement toute velléité d’émancipation et d’agentivité. Elle remet en cause le discours de
soumission et de sacrifice défendu par Magandian en lui demandant, “Combien de femmes soumises et
patientes ont fini par périr à force d’encaissement, avant même que leurs enfants aient réussi ?” (Sous fer,
114). Il faut noter que dans Sous fer et Sous l’orage, les femmes occupent une position ambiguë dans le
système patriarcal à cause de leur socialisation. Elles sont écartelées entre le désir de s’émanciper et celui de
se conformer aux normes genrées imposées par la société. En tant que gardiennes et garantes des traditions,
les femmes ont du mal à briser les chaînes de l’oppression féminine. Tout se passe comme si, elles enfilent
à leurs filles les cordes qui vont les enchaîner plus tard. Jonglant entre rébellion et compromis, elles mettent
à nu les conséquences de la socialisation patriarcale qui fait de la femme une éternelle subordonnée, un être
vivant sous tutelle masculine et dont le destin ne lui appartient guère.
En outre, ces œuvres donnent à voir que l’émancipation n’a pas la même résonance et la même signification
pour toutes les femmes. Pour mama Téné, elle se résume à savoir lire et écrire, et pour Kany et Nana,
l’émancipation implique la liberté de choix en ce qui concerne le mariage, l’éducation, la formation, l’emploi
et surtout, celle de disposer de son corps et de ne pas subir l’excision. C’est pourquoi, on note une certaine
dissonance entre le discours d’émancipation et l’attitude de certaines femmes qui participent à l’oppression
des femmes. Elles passent du statut de victimes à celui de bourreaux pour d’autres femmes. C’est le cas

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de Fata qui chante l’émancipation et force sa fille Nana à se marier tout en sachant quelle sera l’issue, afin
d’assouvir sa soif du matérialisme. Même son mari, Kanda ne put s’empêcher de lui faire remarquer avec
ironie : “Toi qui prétends défendre les femmes victimes de violences et de violations de leurs droits, comment
peux-tu faire de telles choses ?” (Sous fer, 88). Et sa réponse ne fait point honneur aux femmes et illustre
son ambivalence : “ Ecoute, Kanda, je n’ai que faire de ta morale de dernière classe ! Parce que toute ma
vie je n’ai pas eu d’autres choix que celui de me battre pour obtenir ce que je voulais. (… ) Tu as toujours
destiné l’essentiel de ton avoir à ta famille du village, sans jamais penser à moi un seul moment” Sous fer,
88-89). Pour assouvir ses désirs, Fata était prête à immoler sa fille “sur l’autel du matériel”lv comme l’a fait
remarquer Ramatoulaye, à propos de sa jeune co-épouse, Binetou, dans Une si longue lettre de Mariama Bâ.
Même Nana n’arrive pas à comprendre l’attitude incohérente de sa mère. Il faut noter que Fata a créé une
association dénommée, l’Union pour l’épanouissement des femmes (UPEF) dont les activités phares sont
centrées sur l’amélioration des conditions de vie des femmes en difficultés, l’alphabétisation des femmes, la
transformation de leurs produits, et surtout l’excision, son cheval de bataille (Sous fer, 57-59). Nana ressentait
de la fierté pour sa maman dont le courage et le dévouement contre l’excision étaient sans limite. Elle a
une fois failli être lynchée par une foule en colère lors de ses rencontres de sensibilisation communautaire
par rapport aux méfaits de la pratique. Ironie du sort, après sa visite au village, Nana s’est vite retrouvée au
milieu d’une rixe familiale concernant son excision, et son mariage à Magandian, un parfait inconnu avec
qui elle n’a rien en commun. Mais le plus surprenant, c’est que sa mère qui était l’avocate de l’émancipation
féminine et la lutte contre cette pratique, a accepté que sa fille soit excisée et mariée sans son consentement.
Et lorsque Nana s’est échappée du village avec l’aide de Magandian, elle pensait trouver du réconfort et
sur- tout de la sécurité auprès de sa mère. Mais en constatant l’indifférence de cette dernière à son sort, elle
lui rappelle son combat d’hier en ces termes :
Maman, toi tu accepterais que moi, ta fille, je sois soumise à l’excision ? Toi qui t’es
battue contre cette pratique ! Toi, maman, qui m’as appris tant de méfaits sur cette
épreuve à traces tes débats avec les femmes, toi, tu veux que moi, l’aînée de tes
enfants, je sois mise sous fer et exposée à tous ces risques que tu sais énumèrer ? Toi,
leader de ton association de lutte contre l’excision, tu veux que moi, ta fille, je sois
mise sous fer pour être forcée de me marier ensuite ? (Sous fer, 131).

De la même manière, dans Sous l’orage, Maman Téné a obligé sa fille, Kany à épouser Famagan tout
en sachant que ce mariage n’apportera que la souffrance à sa fille. Mais en tant qu’épouse obéissante et
respectueuse des coutumes, c’était son rôle de convaincre Kany. La socialisation de Maman Téné fait qu’elle
ne peut pas s’insurger contre l’autorité de son mari. Comme l’a si bien noté Kembe Milolo, “L’obéissance
au mari est une tradition qui répond à la nature. C’est un penchant naturel de la femme de se soumettre
consciemment ou inconsciemment à la volonté de son mari”lvi. Les propos de Milolo rejoignent ceux de
Sankara qui affirme que, “pour vivre en harmonie avec la société des hommes, pour se conformer au diktat
des hommes, la femme s’enferrera dans une ataraxie avilissante, négativisme, par le don de soi.”lvii Ce don
de soi passe par le sacrifice et la renonciation de toute recherche de plaisir et d’épanouissement pour la
femme et une soumission totale aux normes sociales. Même si Kany a pleuré toues les larmes de son corps
en invoquant son désir d’épouser Samou, sa mère lui intima l’ordre d’accepter le prétendant choisi par
son père. Elle n’hésite pas à faire un chantage émouvant en lui étalant ses propres souffrances de première
épouse délaissée par Benfa au profit des jeunes épouses :
Tu n’es plus une enfant, tu sais voir et comprendre certaines choses ; j’ai souffert
dans cette maison, j’y souffre encore. Pour toi et tes frères, j’ai tout accepté et
je suis prête à continuer. Vous êtes ma seule joie. Si tu obéis, j’en serai heureuse
et je prierai pour que la vie te soit douce. Mais si tu te dresses contre ton père, tu
augmenteras mes souffrances et je ne pourrai plus paraître au milieu de mes semblables
(Sous, l’orage, 73).

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Comme le dit si bien Allahina dans Les noctuelles vivent de larmes de Ibrahima Ly, “Il n’est rien de plus
aisé, pour une femme, que de s’adapter à la servitude. Petite, tu étais l’esclave de ton père. Ton mari n’a fait
que se substituer à ce dernier. “lviii Buchi Emecheta, l’autrice nigériane, renforce cette idée de la servitude
de la femme en disant qu’une fille appartenait toujours à un mâle, et toute sa vie durant, elle ne ferait que
changer de maître, mais elle serait toujours la propriété d’un homme.lix
Les confidences de Maman Téné provoquent de la culpabilité chez Kany qui se rappellent des sacrifices
consentis par sa mère pour subvenir aux besoins de ses enfants malgré l’attitude du père Benfa, qui n’avait
d’yeux que pour ses jeunes épouses. Dans Sous l’orage, il y a une critique voilée de la polygamie qui renforce
la subordination de la femme et son oppression.
Au-delà de sa justification religieuse, la polygamie est perçue comme un moyen de sceller des alliances et
d’agrandir la famille en préservant les valeurs de solidarité par le biais du lévirat. Lorsque Goor Gnak, le
héros de Cheikn Aliou Dao, a épousé quatre femmes de clans différents, son ami lui dit : “ Par tes mariages,
tu es lié à tous les groupes, tu n’ignores pas la notion de solidarité clanique”lx. De la même manière, dans
Sous fer, la pomme de discorde entre Kanda et sa famille réside en son adoption de la monogamie comme
régime matrimonial, une condition imposée par le père de Fata. Pour ses frères, il a trahi la solidarité clanique
car si un de ses frères venait à mourir, il ne pourrait pas prendre ses épouses pour perpétuer la tradition à
travers le lévirat.
Contrairement à Ndao, la polygamie est critiquée dans les romans de Sembène Ousmane comme Xala qui
met en exergue les déboires familiales de Al Hadj Abdou Kader, un polygame qui perd tout son prestige
et sa dignité à cause de son désir de prendre une troisième épouse. Cependant, dans la littérature féminine
africaine, la polygamie est un sujet qui divise les femmes et provoque même un certain malaise. A ce
sujet, Yolanda Batia note que, “Loin d’être un simple anachronisme, la polygamie demeure l’actualisation
permanente d’un pouvoir pervers visant à maintenir la femme dans un état de dépendance et d’infériorité”lxi
On note ce malaise dans Riwan ou le chemin de sablelxii de Ken Bugul où la narratrice accepte d’être la
vingt-huitième femme d’un marabout, et où on aperçoit une critique de la femme qui aspire à un foyer
monogamique. Par contre, dans Une si longue lettre de Mariama Bâ, Aissatou divorce de son mari lorsqu’il
prend l’homonyme de tante Nabou, en secondes noces, sous la pression de sa maman.
Dans Sous l’orage, maman Téné a plus souffert lorsque le père Benfa a pris deux nouvelles épouses qui
faisaient la loi, tandis qu’elle, en tant que première épouse, elle était réduite au silence. L’ironie de la situation
de maman Téné, c’est qu’en soutenant le mariage de Kany et Famagan, un polygame qui a déjà deux épouses,
elle oblige Kany à vivre le même destin que le sien. Une vie faite de souffrance et de sacrifices, où les femmes
sont en perpétuelles querelles et en concurrence et où la sororité et la solidarité entre femmes n’ont guère de
place. Que signifie l’émancipation dans un tel contexte ? Comment parler de l’émancipation dans une société
où la femme ne peut disposer de son corps ni choisir son mari ou son régime matrimonial ? Sous l’orage et
Sous fer dramatisent la question de l’émancipation de la femme en montrant que l’excision et la polygamie
sont des rites assimilables à des goulots d’étranglements à la libération et à l’épanouissement de la femme.
Tout comme Fatoumata Keita, l’ivoirienne Fatou Keita, dans son premier roman pour adultes, intitulé,
Rebelle (1998), dirige son œil critique sur l’excision, une pratique patriarcale dont le but est de contrôler la
sexualité féminine et de renforcer la domination masculine. Et ce contrôle de la femme passe par le corps
car, « C’est à travers le corps de la femme que la société se perpétue. Ainsi ce corps doit-il être façonné,
contrôlé et marqué »lxiii . C’est ainsi que dans Rebelle, Malimouna, la protagoniste ayant échappé à cette
pratique grâce à une ruse enfantine, explique ses origines mythiques en ces termes :
Il s’agissait disait-on d’enlever à la femme ce qui ressemblait à un pénis, attribut
on ne peut plus masculin. Mais les seins n’étaient-ils pas le symbole suprême de la
féminité ? Alors pourquoi n’avait-on jamais pensé à enlever aux hommes cet attribut
féminin : leurs mamelons ?lxiv

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REVUE MALIENNE DE LANGUES ET DE LITTÉRATURES

Il est important de noter que la représentation du corps de la femme chez les romancières africaines revêt
une importance capitale car c’est par ce biais qu’elles s’attaquent aux préjugés et coutumes qui asservissent
la femme et empêchent son épanouissement et son bien-être. Selon Batia, ces écrivaines francophones
africaines ont adopté deux stratégies : “le dévoilement qui consiste en une critique acerbe et iconoclaste de
tous les acquis sociaux” et le « non- voilement » qui est une écriture non contestatrice et presque domestiquée
qui ne veut pas choquer, qui n’envisage pas la rupture mais qui dit ce qu’il convient de dire”lxv. On peut
affirmer, sans risque de se tromper, que Sous fer se trouve entre les deux catégories. D’une part, il y’a la
critique non voilée des coutumes avilissantes envers la femme, et d’autre part, il y’a une forme de négociation
et de pacte à ne pas trop choquer par les mots, même si les maux décrits choquent, par leur cruauté et leur
injustice. Batia ajoute que la perspective du « non-voilement » constitue également une démarcation par
rapport au féminisme militant et se rapproche davantage de ce qu’on appelle « womanism » défini comme
« un processus de positionnement du discours par rapport à l’héritage culturel, aux acquis traditionnels et
aux valeurs intrinsèques de la femme »lxvi. On peut dire que Fatoumata Keita est une “womanist”, qui tout
en plaidant pour l’abolition des rites opprimants et avilissants pour la femme, s’inscrit en droite ligne de la
préservation de l’héritage culturel africain ainsi que les valeurs suprêmes de la féminité.
Avec sa trilogie, elle a apporté sa pierre à l’édification d’un Mali nouveau où chaque citoyen doit être traité
avec respect et ne doit pas être discriminé, exclu ou asservi à cause de son sexe, sa race, son ethnie, ou son
appartenance religieuse. Elle a compris, tout comme Mariama Bâ l’avait prédit, que « Les livres sont une
arme, une arme pacifique peut-être, mais une arme tout de mêmelxvii ». En effet, Mariama Bâ a encouragé ses
sœurs africaines à s’approprier de l’écriture pour se faire entendre et s’affranchir des diktats patriarcaux :
“C’est à nous, femmes, de prendre notre destin en mains pour bouleverser l’ordre établi à notre dé- triment
et de ne point le subir. Nous devons user comme les hommes de cette arme, pacifique certes, mais sûre,
qu’est l’écriture”lxviii .
Sa compatriote Awa Thiam s’inscrit dans la même logique lorsqu’elle affirme qu’il faut « Prendre la parole
pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Prendre la parole agissante. Parole – action.
Parole subversive. Agir – agir – agir, en liant la pratique théorique à la pratique – pratique…”lxix Fatoumata
a pris sa plume pour dénoncer les rites dégradants envers la femme, à savoir, l’excision, la polygamie et le
lévirat.
On retrouve les mêmes critiques voilées chez Seydou Badian en ce qui concerne la polyga- mie et le
mariage forcé. Ces romans montrent aussi l’ambivalence de certaines femmes par rapport à la question de
l’émancipation féminine. Par exemple, pour mama Coumba, la mère de Samou, maman Téné, la mère de
Kany, et Nba Nankan, la grand-mère de Nana, la patience, la soumission et le respect des coutumes doivent
être les qualités d’une fille. Elles considèrent l’éducation formelle et l’émancipation comme des menaces
à ces valeurs sociétales. Cette posture ambiguë fait d’elles des “mères patriarcales” car elles renforcent
l’infériorité de la femme et sa subordination. À cause de cette forme de socialisation, les filles comme Kany
et Nana sont condamnées à trouver des stratégies de négociations, des tactiques de survie et d’échappatoire
aux rites traditionnels afin d’acquérir leur émancipation. Et dans ce combat, certaines femmes deviennent
des adversaires au lieu d’être des alliées ou des soutiens.

CONCLUSION
Dans ces romans, Sous l’orage et Sous fer, on remarque que l’émancipation ne s’octroie pas, il faut l’arracher,
l’imposer et en faire une éthique de survie et de combat. Elle ne peut se faire que si les femmes s’unissent
et luttent pour se libérer ensemble. La sonorité doit être le fondement de toute éthique d’engagement et de
solidarité pour une émancipation collective féminine. En plus, ces deux romans nous rappellent : “ Toute
réflexion sur la littérature est une double mise à l’épreuve : celle de la force d’une parole inactuelle et celle
de la force problématique de nos questions actuelles.”lxx Ces questions sur le respect des droits de la femme

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et son émancipation sont toujours d’actualité. La génération de Kany et de Nana veut voler de leurs propres
ailes afin de devenir les agents du changement. Elles semblent marcher sur les traces de Aoua KEITA, Awa
THIAM et Mariama BA pour qui « Les chants nostalgiques dédiés à la mère africaine confondue dans les
angoisses d’homme à la Mère Afrique ne nous suffisent plus ».lxxi Ces deux romans mettent en exergue aussi
que la femme constitue le pilier de la société, tout comme « Atlas », « Elle porte tout sur ses épaules » et si
« elle s’en débarrassait, c’est toute la société qui s’écroulerait »lxxii .
Malgré le fossé générationnel, chronotopique, et idéologique, Sous l’orage et Sous fer, illustrent, à bien
des égards, le fait que la quête d’identité est un élément central du roman francophone, et pour les femmes,
« Cette identité s’exprime sous forme d’une tension entre les deux pôles apparemment contradictoires de la
tradition et de la modernité. »lxxiii Même si certaines figures masculines sont des alliées incontournables dans
le combat de l’émancipation féminine, leur voix demeure inaudible à cause des pesanteurs socioculturelles.
L’analyse féministe et intertextuelle a permis de mettre en exergue les similitudes et les différences entre
les parcours des différents protagonistes dans une approche genrée.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Kéita, Fatoumata. Sous Fer. Bamako: La Sahélienne, 2013
v
Les féministes africaines et même afro-americaines, se sont démarquées très tôt du féminisme
occidental qu’elles jugent trop éloignées de leurs réalités socio-culturelles. Mème si elles partagent
leurs idées concernant le patriarcat jugé responsable de l’oppression et de l’asservissement de la
femme, elles ont eu a définir le féminisme selon une perspective africaine et afrocentrée. C’est ainsi
qu’en Afrique, le «womanism”, le “Mothe- rism”, le “Stiwanisme, le Nego-feminism”, le Snailsense
of feminism” entre autres, ont émergé pour traduire les spécificités de l’oppression des femmes en
Afrique.
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a utilisé dans on article pour faire référence a un discours passif et pessimiste qui n’encourage pas
les femmes a s’émanciper. In, Barbara Havercroft. Havercroft, Barbara, « Quand écrire, c’est agir :
stratégies narratives d’agentivité féministe » dans Journal pour mémoire de France Théoret Dalhousie
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infinie de Leymah Gbowee et Rebelle de Fatou Keita”. In, Territoire de L’Angliciste : Mélanges offerts
au Doyen Moctar BÂ. Tome 2: Littérature et Civilisation. Sous la direction de Aliou SOW, Daouda
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Dakar : Les Éditions Diaspora-Académie, 2020, pp.207-231, p.223
l
Kéita, Aoua. Femme d’Afrique, La vie d’Aoua Keita racontée par elle-même, Paris : Présence
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Bâ, Mariama. Une si longue lettre. Paris: Le Serpent à plume, 1979, pp.90-91
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