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MA French & Francophone Studies by Reading and Research – Discourses of Colonialism & Postcolonialism Essay No 1

D’après Frantz Fanon, un signe culturel tel que le port du voile par les
femmes algériennes peut parfaitement changer de sens avec les époques ou
les circonstances, et de signe d’oppression, devenir signe d’émancipation.
Commentez, et discutez cette proposition.

Les circonstances historiques dans lesquelles apparaît, disparaît ou reapparaît le voile 1


peuvent effectivement nous éclairer, si l’on veut bien s’y pencher, sur le sens que peut
revêtir le voile pour celle qui le porte. Hier comme aujourd’hui, tant en Algérie qu’au sein
des pays comme l’Iran, l'Egypte, la Turquie et même la France (où l’Islam est la deuxième
religion du pays), la symbolique du voile n’est pas univoque.

Toutefois, force est de constater que le voile aujourd'hui confère une certaine
émancipation à de nombreuses jeunes filles et femmes en leur permettant de se détacher
du milieu familial souvent étouffant pour s’investir dans l’espace public (bureau,
université, laboratoire… ). Le port du voile rassure les parents, surtout ceux de jeunes
filles musulmanes sur qui ils (les parents) font peser le fardeau de l’honneur de la famille.
Mais, le voile participe également au bricolage d’identités plurielles dans un monde en
plein désarroi, anomique, sans repères.

Les dislocations engendrées par la mondialisation et les lois du marché (effritement des
idéologies, perte d’influence des partis politiques, des syndicats, chômage,
marginalisation… ) frappent de plein fouet les jeunes. En ce qui concerne les jeunes
musulman(e)s, issu(e)s de l’immigration dans les pays occidentaux en général et en
France en particulier, il faut également ajouter le mépris et le racisme auxquels ils font
face au quotidien vu que l’Islam et les Musulmans ne cessent d’êtres diabolisés dans ces
pays. En France, cette diabolisation se prolonge au nom d’un sacre républicain et d’une
laïcité pure et dure qui semblent vouloir exclure les différences culturelles. D’où le
brouhaha entourant ce qu’on a fini par appeler l’«affaire» du foulard islamique à Creil en
1989, surtout lorsque certains intellectuels se sont mis de la partie pour prôner l’exclusion
pure et simple de l’école de trois jeunes filles « enfoulardées ». Face à cette impasse,
certains sociologues ont tentés de chercher une voie de sortie en invoquant le concept de
multiculturalisme. Mon propos est de discuter de tous ces aspects-là dans mon examen de
la thèse de Fanon.

En Occident, on persiste à voir dans le hijab un symbole archaïque, le signe par excellence
de l’asservissement et de l’oppression de la femme musulmane. Déjà en 1979, nulle autre
que Simone de Beauvoir en France estimait urgente une protestation contre le tchador en
Iran. 2

1 Le mot voile est souvent utilisé quand on parle du foulard dit islamique, du hijab (ou hidjab) et même du
tchador. Ces termes ne recouvrent pas toujours la même signification, comme j’ai pu en discuter ailleurs. (cf
Noor Adam Essack, ‘Foulard, hijab, voile et tchador’, in Le Mauricien pluriel, 29 avril 1995, pp 10-11). Ici,
j’utilise les mots voile, hijab et foulard indistinctement.
2 C’ est Edward Said qui raconte comment Simone de Beauvoir parlait d’un “séjour qu’elle allait faire à Téhéran
avec Kate Millett [féministe américaine], où elles prévoyaient de manifester contre le tchador.” Comme à l’accoutumée,
Simone de Beauvoir arborait son fameux turban, ce qui amenait Edward Said à faire la réflexion suivante:
“L’ensemble me frappa par sa condescendante stupidité, et malgré mon désir de savoir ce qu’elle avait à dire, je vis qu’elle était
particulièrement imbue d’elle-même et particulièrement inaccessible à toute discussion à ce moment-là.”(cf Edward Said, ‘Ma
rencontre avec Jean-Paul Sartre’,in Le Monde diplomatique, septembre 2000, pp 4-5).

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A ce jour, la plupart des féministes dans les démocraties occidentales ne comprennent pas,
toutes convaincues qu’elles sont du bien-fondé de leur démarche et de leur vision du
monde, qu’en 1979 le combat nationaliste en Iran pousse les femmes iraniennes voilées à
manifester publiquement contre l’impérialisme américain qui avait soutenu à de bout de
bras le régime répressif du Shah. Miriam Cooke écrit à ce sujet que les femmes iraniennes
“had adopted the veil, which confounded political and religious symbolism, to demonstrate their
anti-West nationalist convictions. They were eager to veil because they believe that to wear this
symbol of nationalist mobilisation against the westernised Shah would demonstrate their
commitment and importance to the nationalist movement and speed the advent of a new, pro-
women era. They were not, however, prepared for its legal imposition”. 3

Pourtant ce type de comportement des femmes musulmanes n’est pas nouveau. En


Algérie, par exemple, le colonialisme français a voulu occidentaliser la femme algérienne
de force. C’est ainsi que le 13 mai 1957, des femmes algériennes sont « arrachées de leurs
foyers… conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de « Vive l’Algérie
française ! » . Des femmes algériennes, dévoilées depuis longtemps, décident alors de
reprendre le voile. Là, comme l’explique Frantz Fanon, on se voile parce que « l’occupant
veut dévoiler l'Algérie. » 4

Se voiler et/ou se re-voiler ainsi, est-ce pour autant l’expression ou le reflet d’une
émancipation ? Qu’en est-il aujourd’hui dans les pays arabo-musulmans et en France ?
Pour Rana Kabbani, « the hijab is no longer seen as an archaic tradition. Rather, it has become a
striking affirmation of identity – religious, cultural and political… » . 5 De son côté, Abdellah
Hammoudi, anthropologue, déclare dans un entretien au journal Le Monde : «En Algérie,
au lendemain de l’indépendance, les dirigeants politiques ont essayé de minimiser l’importance de
la religion… » . Ils avaient oublié que “la lutte pour l'indépendance s'était faite au nom de la
récupération d'une identité algérienne inséparable de la religion.” 6 Mais, il ne s’agit pas
seulement d’une reconstitution ou récupération d’une identité islamique perdue, niée ou
réprimée. Kabbani souligne aussi que « the women who decide to wear the hijab (… ) are not
withdrawing to an archaic past, nor do they wish to stay demurely at home. They are professional
women… » .7 En Turquie, Nilüfer Göle abonde dans le même sens. “Derrière le voile apparaît
un nouveau profil de la femme musulmane : éduquée, revendicative et qui, pour être voilée, n'est ni
passive, ni soumise, ni cantonnée à l'espace intérieur”. 8

Le cas de la Turquie est intéressant. Car ce pays est passé par une occidentalisation et une
laïcisation poussée sous la houlette de Kemal Atatürk, considéré comme le père fondateur
de la Turquie moderne. Atatürk voulait débarrasser la société turque de tous les symboles
de la culture islamique – par exemple, le fez et le voile. Aujourd’hui, il y a une
réislamisation en Turquie, fondée – pour employer les termes utilisés par Jean-Claude
Guillebaud – “sur un refus du “clonage” à l’occidentale et un rejet non point de la modernité en
tant que telle mais de ses arrogances.” Qui plus est, ce sont surtout des “jeunes femmes
diplômées” qui sont à l’avant-garde de ce combat. Alors qu’elles “choisissent ordinairement
de se voiler”, elles ne le font “point sous la menace mais contre l’avis de leur propre famille.” 9

3 Miriam Cooke, Women Claim Islam, London: Routledge, 2001, p xi (introduction).


4 Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, (1959), ouvrage réédité sous le titre de Sociologie d’une
révolution et publié à Paris chez François Maspero, 1968, pp 46-47
5 Rana Kabbani, Letter to Christendom, Londres, Virago Press, 1989
6 Le Monde, 13 février 2001
7 Rana Kabbani, op. cit.
8 Nilüfer Göle, Musulmanes et modernes - Voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993, citée dans Le

Monde, 9 juillet 1993


9 Jean-Claude Guillebaud, La trahison des lumières – Enquête sur le désarroi contemporain, Paris, Seuil, 1995, pp

157-158

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En France, ceci est surtout le fait de filles dans la tranche d’âge 18-25 ans, dont les parents
sont originaires du Maghreb ou de la Turquie. Nées ou venues tôt en France, ces filles,
scolarisées, sont dans une grande mesure intégrées dans le pays sauf qu'elles se sentent
écartelées entre la culture d’origine de leurs parents (qui sont méprisés par la majorité des
Français qui les ont toujours considérés comme des étrangers, des gens de passage en
France) et celle de la société française (qui ne les accepte pas pour autant comme des
citoyennes à part entière, une société anomique, sans âme et qui ne leur offre que
l’anonymat d'un modèle consumériste). C'est alors que l'Islam, leur islam, dont le voile
représente la bannière, intervient comme la résolution de cet “entre-deux”, la réponse à
leur “identité voilée”. 10

Face à la difficulté d’être soi 11 dans un pays où le “vivre-ensemble” est devenu tellement
problématique, le recours au voile (quelquefois en accord avec la famille, mais dans bien
des cas contre l’avis de celle-ci), pleinement assumé, exprime une affirmation de soi, le
souhait de ces filles qui veulent être reconnues dans leurs différences, à la fois comme
Françaises et musulmanes. A l’“intégration-homogéneisation” 12 de la société française, elles
revendiquent une “intégration sans assimilation.” 13

Le dédain avec lequel ces filles sont considérées en France au nom d’un universalisme
abstrait qui rejette toute forme de particularisme culturel et identitaire les pousse parfois
vers des organisations islamiques, rarement vers des associations islamistes. 14 Dans
d’autres pays, c’est la dictature et la faillite d’un système politique, économique et social
qui déclenchent la même réaction. 15 Là, les filles et femmes voilées jouent un rôle auquel
on ne s’attend pas. Elles réinterprètent versets coraniques, lois et traditions islamiques.

Cette prise de parole des femmes s’inspire constamment des apports de la oumma, ou
communauté des croyants musulmans aux quatre coins du monde. Car, les nouvelles
technologies (Internet, cyberespace… ) permettent à ces nouvelles protagonistes dans
différentes aires islamiques de se mettre en réseau, de se “connecter” et d’oeuvrer
ensemble pour une réinterprétation féminine, voire une lecture féministe des préceptes
islamiques.

Dès lors, Nilüfer Göle parle de “féminisme islamique” qui, en Turquie, “défend pied à pied les
droits de la femme, mais en se plaçant résolument à l’intérieur de l’islam.” 16 En Egypte, Miriam
Cooke note que les femmes “operate more independently from their families than has been the
custom in the past… ” 17

10 Farhad Khosrokhavar, ‘L’identité voilée’,in Confluences Méditerranée, Hiver 1995-1996. Voir aussi, l’enquête
de Jocelyne Cesari, Musulmans et républicains – Les jeunes, l’islam et la France, Bruxelles, Editions Complexe,
1998
11 Cf Dany-Robert Dufour, ‘ Les désarrois de l’individu-sujet’,in Le Monde diplomatique, février 2001, pp 16-17
12 Sonia Dayan-Herzbrun, ‘ The Issue of the Islamic Headscarf’,in Jane Freedman & Carrie Tarr (eds),
Women, Immigration and Identities in France, Oxford: Berg, 2000, chapitre 5, pp 69-82
13 Farhad Khosrokhavar, ‘ L’identité voilée’,op cit.
14 Il faut distinguer entre ‘
islamique’et ‘islamiste’.En France, l’islam est souvent confondu avec l’islamisme
ou l’islam radical, voire terroriste. Dans les pays anglo-saxons, puisqu’on ne peut pas parler des ‘islamics’,on
désigne souvent les musulmans par le terme ‘islamists’.Voir aussi, Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes,
Paris, Flammarion, 1997
15 Cf Rana Kabbani, op déjà cit.; Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Editions Grasset, 1998
16 cité par Jean-Claude Guillebaud, op cit., p 158
17 Miriam Cooke, op cit., p 121

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Il en est ainsi en Iran également. Parlant des femmes iraniennes, Azadeh Kian, chercheuse
au CNRS écrit: “Ces femmes font partie d’une nouvelle génération d’islamistes, issue de la
révolution. Elles tentent d’adapter la religion à la réalité d’une société dans laquelle les femmes
participent activement à l’activité économique, sociale et politique.” 18 Et quoique ces femmes
sont généralement des diplomées des universités, l’impact social de leurs revendications
pour leurs droits (politiques, économiques, culturels, religieux etc ) ne doit pas être
minimisé dans une société où les traditionalistes tiennent encore le haut du pavé.

Comme le souligne d’ailleurs Azadeh Kian: “La portée des batailles remportées par les femmes,
dépasse largement les sphères de l’intelligentsia : c’est toute la société qu’elles rendent fébrile. Elles
agitent jusqu’au quotidien des rues et des maisons. Malgré la volonté affichée des traditionalistes
de contenir le mouvement, la formation d’une identité sociale féminine devient irréversible. (… )
Protagonistes d’une lutte qui dépasse leur sexe, elles [les femmes] contribuent à l’évolution de la
société.”

C’est ainsi qu’il faut situer la remarque générale de Soroya Duval qui, à l’instar de
Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar, Jocelyne Cesari, Nilüfer Göle, Azadeh Kian et
d’autres chercheurs, a aussi enquêté auprès des femmes musulmanes. Elle déclare: “The
islamist women I came to know are involved in important choices in a struggle to define both their
identity and women’s place in a changing society. They are attempting to discover an appropriate
identity which fits their tradition as it redefines their future, which has also been the longer
struggle of the Arab world. Negotiating their future is the task these women confront with their
invasion of ‘public space’, whatever form this may take.” 19

L’accueil des ces femmes au sein des associations islamiques/islamistes leur ouvre,
paradoxalement, un espace de débats et de questionnements, aussi impensable
qu’imprévu. Miriam Cooke ne dit-elle pas que: “A socioreligious mouvement whose aim is to
bring the community back to traditional norms has ironically opened up possibilities for women’s
independence and individual action within alternative communities that would otherwise be
inconceivable.” 20

Sur cet aspect-là, un des témoignages les plus remarquables est celle de l’algérienne
Khalida Messaoudi, condamnée à mort par le FIS (Front islamique du salut). Au cours
d’un entretien en 1995, elle déclare: “The hidjab (or veil), is one of the instruments of
identification FIS has given women, but it isn’t the only one. The FIS has also provided them with
a mode of political speech the FLN (Front de Libération Nationale) never gave them… the FIS gives
them a place in which they can use this political speech… women also acquire an identity that is
very difficult to contest, because it is endowed with an unparalled power: the force of the sacred.” 21

On est loin d’une simple dichotomie classique opposant tradition et modernité. De nos
jours, la situation telle qu'elle se présente est bien plus complexe. Comme Michel
Wieviorka l’a très bien expliqué, aujourd'hui “… la montée en puissance de différences qui
souvent inventent la tradition dont elles se réclament traduit le fonctionnement même de la
modernité.” Ainsi, nous entrons de plus en plus dans une ère nouvelle où “nos sociétés
produisent des formes diversifiées de traditions et, plus largement, des identités culturelles plus ou
moins instables et toujours susceptibles de décomposition et de recomposition.”

18 Azadeh Kian, ‘ Mobilisation des femmes iraniennes’,in Manière de voir/Le Monde diplomatique, No 48
(L’offensive des religions), Paris, Novembre-Décembre 1999, 45-48
19 Soroya Duval, ‘ New Veils and New Voices: Islamist Women’s Groups in Egypt’,in Karin Ask & Marit
Tjomsland (eds), Women and Islamization – Contemporary Dimensions of Discourse on Gender Relations, Oxford:
Berg, chapter 2, pp 45-72
20 Miriam Cooke, op cit., p 121
21 cités par Miriam Cooke, idem

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D’un côté, la mondialisation tend à conduire aujourd’hui à une plus grande


uniformisation culturelle – souvent une américanisation voulue par de nombreux
Américains – de l’autre, elle provoque dans le même temps un sursaut identitaire et un
réveil différencialiste. 22 Cette nouvelle donne signifie que nous avons affaire aujourd’hui
non seulement à des sociétés de plus en plus multiculturelles, mais aussi à des individus
multiculturels. D’où la notion d’identité plurielle. 23

Mais en France, l’idéologie républicaine, promulguant un universalisme abstrait et une


laïcité pure et dure, ressent un profond malaise vis-à-vis de cette nouvelle donne. 24 Ce
malaise se manifeste surtout de manière virulente lorsqu’il s’agit de l’Islam, et plus
particulièrement de l’islam des jeunes. 25 En dehors de l’extrême droite, l’apparition du
foulard islamique dans les écoles publiques – 1989 et 1994 sont deux années charnières
dans cette tendance – met en ébulition tout le pays jusqu’aux milieux de la Gauche
républicaine. Claude Liauzu a montré, à travers une large recension, le regard biaisé des
intellectuels et autres nouveaux philosophes et clercs français – de Jean-Paul Sartre à
Alain Finkielkraut – à l’égard de l’Islam et de tout ce qui vient de l’Orient. 26 Ailleurs, le
même chercheur a décortiqué les peurs irrationnelles, les “obsessions sécuritaires” et le
racisme des Français vis-à-vis des immigrés maghrébins en général et des enfants issus de
l’immigration maghrébine en particulier. 27

Mais, l’on se souviendra surtout de cette fameuse lettre signée de cinq intellectuels dont
Régis Debray dans Le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989. Dans leur lettre, les “Cinq”
exhortent les professeurs à ne pas capituler et à ne pas accepter les porteuses de foulard
dans leurs classes. L’heure est grave pour ces intellectuels qui déclarent solennellement:
“L’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine… ”. On peut
bien se demander si Debray et consorts pensent s’acquitter ainsi de leur ‘responsibilité’en
tant qu’intellectuels ? 28 “Dix ans plus tard”, écrit Alain Gresh, “tout cela prêterait à sourire, si
cette campagne de la “gauche républicaine” n’avait pas été un élément essentiel de la
stigmatisation des jeunes musulmans.” 29

Dans ce climat de racisme ambiant et d’intolérance au sein d’un pays qui est lui-même en
proie à un profond désarroi, faut-il s’étonner dès lors que les Français rejettent
massivement le port du voile/foulard à l’école ? Un sondage pose la question suivante:
“Le fait que des jeunes portent le voile dans les écoles publiques françaises vous parait-il normal,
car tout le monde doit pouvoir suivre les préceptes de sa religion, même à l’école, ou pas normal, car
c’est une atteinte à la laïcité et à la neutralité de l’école”. En 1989 au plus fort de la polémique
de Creil, 53% des personnes interrogées trouvent le port du foulard “pas normal” contre
34% qui le trouvent “normal”. En 1994, après la deuxième grande controverse autour du
port du foulard, 85% répondent “pas normal”contre seulement 8% qui disent “normal”. 30

22 Sélim Abou, L’identité culturelle – Relations interethniques et problèmes d’acculturation, Paris, Coll. Pluriel, 1995
23 Cf Tariq Ramadan, in Alain Gresh & Tariq Ramadan, L’islam en questions, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2000
24 Joël Roman, 'La laïcité française à l'épreuve de la diversité', in Philippe Dewitte (sous la dir. de),

Immigration et intégration - l'état des savoirs, Paris, Éditions La Découverte, 1999, pp 377-384
25 Farhad Khosrokhavar, L’ islam des jeunes, op déjà cit
26 Claude Liauzu, L’ islam de l’Occident – La question de l’islam dans la conscience occidentale, Paris, Editions
Arcantère, 1989.
27 Claude Liauzu, La Société française face au racisme, Bruxelles, Editions Complexe, 1999.
28 Dany-Robert Dufour estime que la responsibilité d’ un intellectuel réside “dans une capacité à nommer ce que
l’on ne sait pas, à faire voir ce qui est invisible, à travailler tous les moments et tous les aspects de l’aventure humaine pour en
instruire le procès.”(cf Dany-Robert Dufour, ‘Nommer pour penser, la tache des intellectuels’,in
La responsibilité, Série Morales, No 14, Paris, Editions Autrement, Janvier 1994, p 177).
29 Alain Gresh, in Alain Gresh & Tariq Ramadan, L’ islam en questions, op cit., pp 215-216
30 Institut de sondage CSA, cités par Martine Aubry et Olivier Duhamel, Petit dictionnaire pour lutter contre

l’extrême droite, Paris, Seuil, 1995, pp 100-101

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Que peut le multiculturalisme dans ces conditions ? D’abord, il faut s’entendre sur ce que
multiculturalisme veut dire. Pour les tenants de l’universalisme en France, il n’est pas
question de ‘tolérer’ les différences culturelles au sein de la nation : toute politique
multiculturaliste conduira inéluctablement vers le communautarisme au sens de
libanisation ou balkanisation de la société. Pour d’autres, le multiculturalisme doit être
compris non pas comme tolérance de l’Autre, mais comme reconnaissance de sa richesse et
de sa diversité culturelle : ce qui implique l’intégration de divers particularismes culturels
dans un projet national non-rigidifié et ré-inventé. Ceci sous-entend le dépasssement des
passions actuelles, par le truchement de débats, négociations et compromis, afin d’accéder
à une laïcité ‘ondulée’, souple et flexible. C’est tout un programme, et même si
l’intolérance devait disparaître en France, l’on ne pourra pas occulter pendant longtemps
la question du sujet comme individu multiculturel. Pour citer Michel Wieviorka: "Le
multiculturalisme, comme réponse aux défis posés par l'existence de la différence culturelle, ne
peut esquiver le thème du sujet singulier, qui travaille et taraude les subjectivités collectives." 31

Le sens que revêt le voile pour celle qui décide de le porter ou de le reprendre n’est pas
univoque. L’islamisation (ou la réislamisation) qui s’accompagne parfois par le port du
voile découle tant de la faillite économique, politique et sociale de certains pays arabo-
musulmans que du délitement des grandes idéologies mobilisatrices (socialisme,
marxisme, etc). Dans les démocraties occidentales, le port du voile est revendiqué par des
“exclues” de la société, mais le plus souvent c’est le cas des “inclues” qui refusent
cependant de se perdre dans une société de consommation effrenée, sans repères, ni
dimensions spirituelles, seules capables de donner un sens à leur existence. En France, par
exemple, le rejet de leur biculturalité, voire de leur multiculturalité d’un côté, leur quête
de sens ainsi que leur besoin de spiritualité de l’autre, font que le recours au voile par de
nombreuses jeunes filles et femmes représente une véritable affirmation de soi qui marque
leur revendication en tant que Françaises et musulmanes, républicaines et musulmanes.

L’islam de ces jeunes portant le foulard est en rupture avec celui de leurs parents. C’est un
islam qui bouleverse les rapports traditionnels au sein de la famille et fait voler en éclats
la sacro-sainte séparation entre espace privé et espace public. Les filles porteuses de
foulard font entendre leur voix dans des associations islamiques, voire islamistes où elles
participent à la réinterprétation des préceptes islamiques à la lumière de leurs propres
préoccupations.

Enfin, leur identité ne se confond plus à celle que veut bien leur octroyer un Etat-nation
centralisateur, un credo républicain en lambeaux, un universalisme abstrait chancelant ou
un fondamentalisme laïque intolérant. Elle se nourrit de multiples apports individuels,
nationaux et extérieurs, et devient donc de plus en plus transnationale, diasporique.

Noor Adam ESSACK


23/2/01

31Michel Wieviorka, 'Le multiculturalisme est-il la réponse ?', in Cahiers internationaux de Sociologie, Vol CV,
Paris, PUF, 1999.Voir aussi Michel Wievorka (sous la dir. de), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme
en débat, Paris, Éditions La Découverte/Poche, 1997

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Bibliographie

(1) ABOU, Sélim, L’identité culturelle – Relations interethniques et


problèmes d’acculturation, Paris, Collection Pluriel, 1995

(2) CESARI, Jocelyne, Musulmans et républicains – Les jeunes, l’islam et la France,


Bruxelles, Éditions Complexe, 1998

(3) COOKE, Miriam, Women Claim Islam, London, Routledge, 2001

(4) DAYAN-HERZBRUN, Sonia, ‘The Issue of the Islamic Headscarf’, in Jane Freedman & Carrie Tarr
(eds), Women, Immigration and Identities in France, Oxford: Berg, 2000,
chapitre 5, pp 69-82

(5) DUVAl, Soroya, ‘New Veils and New Voices: Islamist Women’s Groups in Egypt’,
in Karin Ask & Marit Tjomsland (eds), Women and Islamization –
Contemporary Dimensions of Discourse on Gender Relations, Oxford:
Berg, chapter 2, pp 45-72

(6) FANON, Frantz, Sociologie d’une révolution, Paris, Éditions François Maspero, 1968

(7) GASPARD, Françoise &


KHOSROKHAVAR, Farhad, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995

(8) KHOSROKHAVAR, Farhad, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997

(9) KHOSROKHAVAR, Farhad, ‘L’identité voilée’, in Confluences Méditerranée, No 16, Hiver 1995-96

(10) KHOSROKHAVAR, Farhad, L’universalisme abstrait, le politique et la construction de l’islamisme


comme forme d’altérité, in Wieviorka, Michel, Une société fragmentée ?
Le multiculturalisme en débat, Paris, Éditions La Découverte/Poche,
1997, pp 113-151

(11) KIAN, Azadeh, ‘Mobilisation des femmes iraniennes’, in Manière de voir, No 48


(L’offensive des religions), Paris, Le Monde diplomatique,
Novembre-Décembre 1999, 45-48

(12) LIAUZU, Claude, L’islam de l’Occident – La question de l’Islam dans la conscience


occidentale, Paris, Editions Arcantère, 1989

(13) LIAUZU, Claude, La Société française face au racisme, Bruxelles, Editions Complexe, 1999

(14) MAALOUF, Amin, Les identités meurtrières, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1998

(15) ROMAN, Joël, 'La laïcité française à l'épreuve de la diversité', in Philippe Dewitte
(sous la dir. de), Immigration et intégration - l'état des savoirs, Paris,
Éditions La Découverte, 1999, pp 377-384

(16) WIEVIORKA, Michel,


(sous la dir. de), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, Éditions
La Découverte/Poche, 1997

(17) WIEVIORKA, Michel, 'Le multiculturalisme est-il la réponse ?', in Cahiers internationaux de
Sociologie, Vol CV, Paris, PUF, 1999, pp 233 - 260

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