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Stéphanie POUESSEL
Institut de recherches sur
le Maghreb contemporain
Introduction
Le Maghreb est longtemps resté à la marge des débats sur
l’esclavage. Le contexte religieux d’un islam nivelant et le
nationalisme arabe, construit en réaction au colonialisme français et
sourd à une représentation plurielle de la nation, en constituent deux
éléments explicatifs. La notion de « race », et donc de composants
culturels qui seraient exogènes à la population, est mise entre
parenthèse. Le nationalisme arabe, versions maghrébines incluses, a
* Cet article est publié en anglais dans Chouki EL HAMEL and Tim
CLEAVELAND (eds.), Confluence of Cultures and Convergence of
Diasporas, Trenton (NJ), Africa world press, 2013. Je tiens à remercier
Driss Abbassi pour ses remarques stimulantes.
1
« La fête du Thalmud à Sidi Bou Ali de Nafta », communication
présentée en marge du Festival L’Orientale Africaine, Tozeur, 2008.
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1
« Le contexte historique de l’imposition de l’islam au Maghreb justifie
qu’à terme l’identification islamique y soit passée par l’identification aux
vainqueurs allogènes et par le rejet corrélatif des identités antérieures »,
Jocelyne DAKHLIA, « Des prophètes à la nation : la mémoire des temps
anté-islamiques au Maghreb », Cahiers d’Etudes africaines, n° 107-108,
1987, pp. 241-267.
2
“The culture of Silence in Maghreb: the Refusal to Engage in
Discussions on Slavery and Racial Attitudes because of One Islam, One
Nation (al maghrib al arabi), One Culture, One Language”, Ch. EL
HAMEL, « ‘Race,’ Slavery and Islam in the Maghrebi Mediterranean
Thinking. The Question of the Haratin in Morocco», Journal of North
African Studies, vol. 7, n° 3, 2002, pp. 29-52.
3
Ismaël Musah MONTANA, « Ahmad Ibn al Qadî al-Timbuktâwî on the Bori
Ceremonies of Tunis », in Paul E. LOVEJOY (ed.), Slavery on the Frontiers of
Islam, Princeton, Markus Wiener publishers, 2004, pp. 173-198.
4
Jean-Loup AMSELLE, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes
contemporains, Paris, Stock, 2010.
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1
Achille MBEMBE, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit,
n° 330, 2006, p. 123.
2
Rokhaya DIALLO, Racisme : mode d’emploi, Paris, Larousse, 2011.
3
Pap NDIAYE, La condition noire. Essai sur une minorité française,
Paris, Folio Actuel, 2009.
4
« Avant que les colonies ne deviennent les grands laboratoires de la
modernité au 19e siècle, la « plantation » préfigure déjà une nouvelle
conscience du monde et de la culture », A. Mbembe, art. cit., p. 122.
5
Arjun APPADURAÏ, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles
de la globalisation, Paris, Payot, 2005, p. 31.
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1
I. M. MONTANA, « Bori practice among enslaved West Africans of
Ottoman Tunis: unbelief (Kufr) or another dimension of the African
diaspora? », History of the family, n° 16, 2011, pp. 152-159.
2
A. MBEMBE, art. cit.,p. 120.
302
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1
Abdelmahid HENIA, « La bay‘a en Tunisie et au Maroc à l’époque
moderne, quelle territorialisation ? », in A. HENIA (éd.), Villes et
territoires au Maghreb : mode d'articulation et formes de représentation,
Tunis, IRMC, 1998.
2
Abdelwahab BOUHDIBA, A la recherche des normes perdues, Tunis,
MTE, 1973, p. 35.
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1
Son fils, Ridha Tlili, historien, crée en 2010 la revue Cahiers d’Afrique à
Tunis et est sur le point de publier L’Afrique postcoloniale (Edisud, Paris).
2
Mohsen TOUMI, « La politique africaine de la Tunisie », Annuaire de
l’Afrique du Nord, n° 17, 1979, pp. 113-169.
3
Son premier voyage en Afrique date en fait du 5 mars 1957 Il s’agit d’une
visite à Accra au Ghana.
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1
Abdeljelil TEMIMI, « Les relations scientifiques arabo-africaines : bilan
du choix de l’Afrique dans la recherche universitaire en Egypte et en
Tunisie (1969-1996) », Actes du colloque de Tombouctou : « la culture
arabo-islamique en Afrique au Sud du Sahara, cas de l’Afrique de
l’Ouest », Tunis, Fondation Temimi, 1997, p. 323.
2
Qui justifie le fait « qu’aucun grand programme n’ait été lancé au cours
de ces dernières années sur une problématique englobant l’ensemble de
ces régions », Jean SCHMITZ, « Monde arabe et Afrique noire :
permanences et nouveaux liens », Autrepart, n° 16, 2000, p. 6.
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1
Les mêmes musiciens ‘Abid Ghbonton feront l’objet d’une autre étude,
sous l’angle ethnographique : Mohamed JOUILI, sociétés de la mémoire,
sociétés de l’oubli, Tunis, Cérès, 2005 (en arabe).
2
Sophie FERCHIOU, « Stambeli, la fête des autres gens. Présentation d’un
film ethnographique », Annuaire de l’Afrique du Nord, n° 33, 1994, pp.
339-346.
3
La communauté noire de Tunis. Thérapie initiatique et rite de
possession, Paris, L’Harmattan, 2000, tirée de la thèse Les Bilaliens de
Tunis. Ethnographie des pratiques d'une confrérie afro-maghrébine, sous
la direction de Georges Lapassade, 1990, Paris VII.
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Sous cet angle, le Noir revêt son rôle stéréotypé le plus positif :
mystique, artiste, porteur de pouvoirs (dont le mauvais sort dans des
adages populaires), relié aux esprits de l’au-delà, il est réduit au
domaine de l’émotionnel, esclave des sens. L’anthropologue Inès
Mrad Dali l’explique notamment par l’absence « d’autorité sociale et
morale qui les empêche d’exécuter toute pratique musicale ; les autres
se sentent au-dessus de la pratique de la musique « populaire » qui
contient des valeurs de serviteur et interdite par l’islam »1.
La couleur noire peut pâtir de « déni d’islam » : « A partir du
moment où l'Afrique (côte de l'Afrique de l'Est et de l’Afrique
subsaharienne) devient la principale zone pourvoyeuse d'esclaves de
la traite orientale, la négritude devint synonyme de servitude et
corrélativement la noirceur de peau fut associée à un déni d'islam»2.
Notons deux travaux qui, bien que situés dans des zones
« traditionnelles » de la Tunisie, tranchent avec cette tendance et
observent des sociétés oasiennes noires sous l’angle de
l’organisation sociale. Geneviève Bedoucha traite des rapports de
travail et des statuts dans une oasis du Sud tunisien3. Dans la même
région, Moncef M’halla4 révèle la parenté comme principe
d’organisation sociale, la prédominance du lignage donc de la
filiation dans l’identification, et non de l’ethnicité.
Le thème de l’islam comme fond commun et histoire partagée
est investi bien que tardivement. L’arabisant Mohamed Chakroun, à
travers une étude sur la confrérie mouride au Sénégal, évoque un
« islam noir »5. Envers le caractère colonial de cette catégorie,
1
Inès MRAD DALI, « De l'esclavage à la servitude. Le cas des Noirs de
Tunisie », Cahiers d’Etudes Africaines, n° 45, 2005, pp. 935-955.
2
J. SCHMITZ, « Islam et ‘esclavage’ ou l'impossible ‘négritude’ des
Africains musulmans », Africultures, n° 67, 2006, pp. 110-115.
3
« Un noir destin : travail, statuts, rapports de dépendance dans une oasis
du sud tunisien », in Michel CARTIER (éd.), Le travail et ses
représentations, Paris, Editions des Archives contemporaines, 1984, pp.
77-122.
4
« La société oasienne », Cahier des Arts et Traditions Populaires, n°
10, 1990.
5
Al-islâm al-aswad fî janûb al-Sahrâ, Beyrouth, Dâr al-Talî`a, 2007.
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1
Autrepart, n° 16, 2000, J. SCHMITZ et Emmanuel GREGOIRE (éd.).
2
Cf. Ali BENSAAD (dir.), Immigration sur Emigration. Le Maghreb à
l’épreuve des migrations subsahariennes, Paris, Karthala, 2008 ; Idem.,
Marges et Mondialisation : les Migrations Transsahariennes, in
Maghreb-Machrek, n° 185, 2005.
3
I. MRAD DALI, Identités multiples et multitudes d’histoires. Les « Noirs
tunisiens » de 1846 à aujourd’hui, Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2009.
4
Lucette VALENSI, « Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au
XVIIIe siècle », Cahiers de Tunisie, n° 43, 1963, pp. 71-83.
5
Entretien avec L. VALENSI dirigé par Hassan ARFAOUI, Le Monde
arabe dans la recherche scientifique, n° 7, 1996.
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dans une histoire des « marges » aux côtés des Juifs, des
prisonniers et des mendiants (Les ombres de Tunis, marginaux et
minorités aux 18e et 19 siècles2).
L’historien Abdeljelil Temimi semble le précurseur d’une
tendance plus classique de l’histoire, publiant dès 1985 une étude
sur l’affranchissement des esclaves3. Depuis l’université de Tunis,
l’arabisant Taoufik Ben Ameur publie une étude conséquente sur
l’esclavage dans la « civilisation arabo-musulmane »4. Enfin
Khalifa Chater, professeur d’histoire contemporaine, est l’auteur
d’un article sur le commerce transsaharien et l’esclavage5. Ce
rapide aperçu d’un intérêt croissant pour les études historiques sur
la traite transsaharienne n’est pas particulier à la Tunisie. Pour le
seul cas du Maroc, une pluralité de travaux existe6.
Conjuguant marginalité issue de l’esclavage et relégation issue
de la condition féminine, notons le travail sur les femmes noires
de Tunis au XIXe siècle7. Il évoque le cas des prostituées noires
1
Abdelhamid LARGUECHE, L’abolition de l’esclavage en Tunisie à
travers les archives, 1841-1846, Tunis, Alif, 1990.
2
Tunis, CPU/FLM, 1999.
3
A. TEMIMI, « L’affranchissement des esclaves et leurs recensements au
milieu du XIXe siècle dans la Régence de Tunis », Revue d’histoire
maghrébine, n° 39-40, 1985 ; Idem., « Pour une histoire sociale de la
‘minorité noire’ en Tunisie au 19e siècle », Revue d’Histoire
Maghrébine, n° 45-46, 1987 ; Idem., Etudes d’histoire arabo-africaines,
Zaghouan, CEROM-DI, 1994.
4
Op. cit.
5
Khalifa CHATER, « Commerce transsaharien et esclavage au XIXe siècle,
dans les régences de Tunis et de Tripoli », Cahiers de la Méditerranée,
n° 65, 2002.
6
Sans exhaustivité : C. EL HAMEL, Op. cit.,; Rita AOUAD-BADOUAL,
« ‘Esclavage’ et situation des ‘Noirs’ au Maroc dans la première moitié
du XXe siècle », in L. MARFAING & S. WIPPEL (éd.), Les relations
transsahariennes à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2004, pp.
337-359 ; Bouazza BENACHIR, Esclavage, diaspora africaine et
communautés noires au Maroc, Paris, L'Harmattan, 2005 ; M. ENNAJI,
Le sujet et le mamelouk…, op. cit.
7
D. et A. LARGUECHE, Marginales en terre d’islam, Tunis, Cérès, 1992.
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1
Rapporteur de l'ONU sur le racisme, la discrimination raciale, la
xénophobie (2002-2008).
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1
déclare A. Larguèche, concernant le cas de la Tunisie. Tous les propos
du colloque relatés ci-dessous sont issus de l’article de Nadia
HADDAOUI « Tozeur dans les traverses du discours antillais », Le
Renouveau, 15-05-2009.
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1
Si l’on voulait dresser un portrait exhaustif des Subsahariens en
Tunisie, il faudrait ajouter la présence des sportifs et des « aventuriers »,
Hassan BOUBAKRI et Sylvie MAZZELA, « La Tunisie entre transit et
immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des migrants
africains à Tunis », Autrepart, n° 36, 2005, pp. 149-165.
2
A. et D. LARGUECHE, Marginales… op. cit.
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Conclusion
Penser l’africanité de ce petit pays du Maghreb qu’est la
Tunisie ne relève pas de l’évidence. Bien que se vantant d’un
passé pluriel, tolérant et intégrateur, elle n’est touchée, dans sa
période postcoloniale, que récemment par le questionnement
ontologique que représente l’installation de l’« étranger » qui vient
du « Sud » et rappelle ainsi une appartenance ébranlée :
l’ « Afrique ». Ce questionnement réflexif qui se joue aujourd’hui
emprunte la voie d’une repentance, celle de la traite esclavagiste et
cette réappropriation historique négative espère aboutir à des
conséquences positives. Car investir l’histoire subalterne de la
traite transsaharienne, au-delà du défi d’une histoire qui serait
exclusivement nationale, contribue à dénoncer les injustices que
sont le racisme et les discriminations raciales et qui touchent une
partie des Tunisiens.
Bibliographie
Driss ABBASSI, Quand la Tunisie s’invente, entre Orient et
Occident (Paris : Autrement 2009).
Jean-Loup AMSELLE, Rétrovolutions Essais sur les
primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010.
Arjun APPADURAI, Après le colonialisme, les conséquences
culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996).
Roger BOTTE, Esclavages et abolitions en terres d’islam, Paris,
André Versailles, 2010.
Hassan BOUBAKRI, Sylvie MAZZELA, « La Tunisie entre transit
et immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des
migrants africains à Tunis », Autrepart, n°36, 2005, pp. 149-165.
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