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Revue Ibla • Tunis • 2/2012 • n° 210 • pp.

297-327

De Tunis à Tozeur, descente vers le sud


Retour à un paradigme « africain » au Maghreb*

Stéphanie POUESSEL
Institut de recherches sur
le Maghreb contemporain

« Les stratifications successives des diverses cultures qui se


sont succédées au Balad al Jerid, ainsi que le métissage qui en est
sorti, la persistance des traditions païennes et africaines dans les
expressions non seulement du Thalmud mais aussi de la Banga du
rituel de Sidi Marzoug, font de cette région avec Djerba le
véritable réceptacle d’activités de création, de préservation et de
diffusion de produits culturels où l’arabité, l’amazighité et la
négritude devrait constituer l’ossature principale »
Ali SAIDANE1

Introduction
Le Maghreb est longtemps resté à la marge des débats sur
l’esclavage. Le contexte religieux d’un islam nivelant et le
nationalisme arabe, construit en réaction au colonialisme français et
sourd à une représentation plurielle de la nation, en constituent deux
éléments explicatifs. La notion de « race », et donc de composants
culturels qui seraient exogènes à la population, est mise entre
parenthèse. Le nationalisme arabe, versions maghrébines incluses, a

* Cet article est publié en anglais dans Chouki EL HAMEL and Tim
CLEAVELAND (eds.), Confluence of Cultures and Convergence of
Diasporas, Trenton (NJ), Africa world press, 2013. Je tiens à remercier
Driss Abbassi pour ses remarques stimulantes.
1
« La fête du Thalmud à Sidi Bou Ali de Nafta », communication
présentée en marge du Festival L’Orientale Africaine, Tozeur, 2008.

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opéré, à l’instar de tout processus national, une unification


identitaire sous couvert de l’arabité et de l’islam. Au Maghreb, les
histoires connexes (berbères, noires, etc.) n’ont été que très
difficilement intégrées au récit historique national1. Une « culture
du silence »2 enserre des faits historiques comme l’esclavagisme ou
plus largement les relations arabo-africaines.
Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, la présence de populations noires
issues ou non de l’esclavage n’est pas peu considérable et a produit
des cultes « syncrétiques » liant rites musulmans locaux et traditions
subsahariennes à l’instar du Bori en Tunisie3. Illustrant un retour du
refoulé ou conséquences d’un contexte international promoteur de
particularismes4, ces « histoires subalternes » sont réinvesties par la
recherche historique et plus largement par une frange de la société.
Pour évoquer ce phénomène, nous retracerons le cheminement
qui a vu la naissance de la Déclaration de Tozeur (Sud tunisien) en
mai 2009 à l’issue d’un colloque sur Les interactions culturelles
entre l’Afrique et le monde arabo-musulman, sous la tutelle de
l’UNESCO et son programme de recherches La route de l’esclave.
Nous verrons comment l’appréhension de Tozeur comme ville du

1
« Le contexte historique de l’imposition de l’islam au Maghreb justifie
qu’à terme l’identification islamique y soit passée par l’identification aux
vainqueurs allogènes et par le rejet corrélatif des identités antérieures »,
Jocelyne DAKHLIA, « Des prophètes à la nation : la mémoire des temps
anté-islamiques au Maghreb », Cahiers d’Etudes africaines, n° 107-108,
1987, pp. 241-267.
2
“The culture of Silence in Maghreb: the Refusal to Engage in
Discussions on Slavery and Racial Attitudes because of One Islam, One
Nation (al maghrib al arabi), One Culture, One Language”, Ch. EL
HAMEL, « ‘Race,’ Slavery and Islam in the Maghrebi Mediterranean
Thinking. The Question of the Haratin in Morocco», Journal of North
African Studies, vol. 7, n° 3, 2002, pp. 29-52.
3
Ismaël Musah MONTANA, « Ahmad Ibn al Qadî al-Timbuktâwî on the Bori
Ceremonies of Tunis », in Paul E. LOVEJOY (ed.), Slavery on the Frontiers of
Islam, Princeton, Markus Wiener publishers, 2004, pp. 173-198.
4
Jean-Loup AMSELLE, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes
contemporains, Paris, Stock, 2010.

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

Sud tunisien est symbolique et support de fantasmes des


« mémoires » les plus en marges. Le projet La route de l’esclave
s’impose comme une initiative « réparatrice » qui vise à pallier
l’occultation dont est victime la traite négrière et entend contribuer à
une « réflexion sur le devenir des sociétés multiethniques et
multiculturelles ». Faisant escale dans différents lieux liés à
l’esclavage transsaharien, le colloque est co-organisé par la Faculté
des lettres, des arts et des humanités de La Manouba à travers un
groupe d’historiens qui soutient directement le projet. Ce dernier
témoigne d’une réappropriation du référent « noir » dans la
définition de l’identité tunisienne.
Au-delà d’une démarche cantonnée au milieu scientifique, c’est
la société tunisienne au sens large qui réinterroge récemment sa
« diversité culturelle », comme en témoigne un questionnement
inédit autour de l’ancrage africain de la culture tunisienne, impulsé
par le souci du racisme envers les populations noires, tunisiennes ou
subsahariennes. Il ne sera donc pas tant question de la diaspora
africaine et de l’esclavage en eux-mêmes mais de leur perception
aujourd’hui par les concernés et leurs concitoyens ; car le retour à
une histoire africaine fait dorénavant du fait d’être Noir un des
possibles de l’identité tunisienne. Il sera donc question du contexte
intellectuel du questionnement diasporique ou esclavagiste sur le
Maghreb. Et comme tout contexte scientifique est avant tout
« politique », nous évoquerons le climat postcolonial qui le soutient
définit comme un mouvement de décentrement par rapport au
centre (Tunis, identité arabe) vers une alternative, vers des identités
stigmates, « soumises » (Tozeur, l’Afrique). La conjoncture
postcoloniale (ou ici post-esclavage ?) décrit un monde hybride que
la brèche coloniale et esclavagiste aurait préfiguré en tant que
possibilité de « rencontre » des cultures, aussi imposée soit-elle.

1. Des identités minorisées comme nouveau paradigme


Si l’époque actuelle ne peut être appréhendée sans prise en
compte de la colonisation et de ses effets contemporains,
l’institution du moment colonial comme rupture éthique et fin de
l’universalisme occidental témoigne quant à lui du paradigme dit

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postcolonial. Partant de ce constat, il vise à formuler une « forme


alternative de savoir sur la modernité »1 car, inquiet et désabusé, il
peine à répondre à comment « être » après l’injustice coloniale
(voire esclavagiste) ?
Revenir à l’histoire coloniale ou esclavagiste en tant que facteur
d’explication du contemporain permet une dénonciation
d’injustices, d’inégalités contemporaines. Le récent essai de
Rokhaya Diallo2 dépeint une société française culturellement
stratifiée si ce n’est clairement raciste ; avant elle, Pap Ndiaye
amorce l’histoire de la « condition noire » en France3.
Et le retour de l’histoire esclavagiste au Maghreb appartient
aussi à la pensée postcoloniale, en cela qu’il vise à rétablir un fait
culturel bafoué et rééquilibrer un rapport de force. L’esclavagisme
apparait comme une pratique pré-coloniale fondatrice de la grande
hypocrisie de l’humanisme et de l’universalisme occidental4 ; à la
différence près qu’il est question ici de la traite transsaharienne,
donc perpétrée par les Maghrébins. Ce n’est alors plus une critique
de l’occident qui la sous-tend mais la volonté de dévoiler les
mécanismes de pouvoir et de soumission des sociétés maghrébines
elles-mêmes.
En cela, il s’apparente au courant subalterniste des postcolonial
studies qui dévoile les nouveaux paradigmes de la recherche sur les
silences de l'histoire et opère une critique de l’appréhension
nationale de l’histoire : « nous devons nous penser au-delà de la
nation »5. Le caractère caduc des frontières et donc de l’identité

1
Achille MBEMBE, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit,
n° 330, 2006, p. 123.
2
Rokhaya DIALLO, Racisme : mode d’emploi, Paris, Larousse, 2011.
3
Pap NDIAYE, La condition noire. Essai sur une minorité française,
Paris, Folio Actuel, 2009.
4
« Avant que les colonies ne deviennent les grands laboratoires de la
modernité au 19e siècle, la « plantation » préfigure déjà une nouvelle
conscience du monde et de la culture », A. Mbembe, art. cit., p. 122.
5
Arjun APPADURAÏ, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles
de la globalisation, Paris, Payot, 2005, p. 31.

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

nationale d’un monde devenu « déterritorialisé, diasporique et


transnational »1 permet, dans le cas de la traite arabe, d’ouvrir le
débat « arabo-africain » du phénomène esclavagiste.
L’investissement de l’histoire esclavagiste transsaharienne au
Maghreb témoigne donc de deux processus : tout d’abord il opère
un dépassement de l’Etat-nation pour penser un processus
« africain » ; ensuite, il implique une critique de la culture, qui a
participé à la traite (ne serait-ce que pour des raisons
économiques) ou, liée à la culture, vise une critique indirecte de
l’islam, qui serait par essence inégalitaire : « L'existence même de
croyants et d'infidèles induit irrémédiablement l'opposition entre
hommes libres et esclaves, entre statuts contradictoires et
complémentaires. Il n'y a pas d'infidèles sans croyants, pas de
paradis sans enfer, pas d'hommes libres sans esclave »2.
Le débat sur la reconnaissance de l’esclavage est
originairement porté par des penseurs martiniquais et
subsahariens : Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Wole
Soyinka requièrent l'inscription de l'esclavage comme crime
contre l'humanité. Le débat a été très fort en France.
Depuis la France a été reconnue « l'ampleur des souffrances et
de l'humiliation subies par des millions d'hommes et de femmes à
travers le monde » à travers le vote en mai 2001 de la loi Taubira
qui hausse l’esclavage au statut de crime contre l’humanité.
Quelques mois plus tard, en septembre 2001, se tient la conférence
de Durban contre le racisme et la discrimination raciale organisée
par l’UNESCO. Elle représente un pas vers une reconnaissance de
la traite transatlantique et non orientale, « arabe » ou
transafricaine. Afin d’ouvrir la question au débat public, à
l’enseignement et à la recherche, la loi Taubira a été suivie par un
ensemble de mesures dont l’institution d’un Comité pour la
mémoire de l’esclavage et d’une journée nationale de
commémoration. Par la suite, l’assemblée générale des Nations
1
Idem., p. 271.
2
Mohammed ENNAJI, Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et
religion dans le monde arabe, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 67.

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Stéphanie POUESSEL

Unies déclarait 2004 « Année internationale de commémoration


de la lutte contre l’esclavage et son abolition ». En France, la
création d’un Centre national de mémoire et d’histoire fut confiée
en 2006 à Édouard Glissant qui le justifia dans sa publication «
mémoires des esclavages ». Depuis 2008, le 25 mars est instauré
« journée internationale pour l’abolition de l’esclavage et de la
traite négrière transatlantique » à l’échelle internationale.
On retrouve la rhétorique de la « diaspora », du retour du
refoulé « esclavagiste » dans la fondation The Harriet
Tubman Institute (organe de l’ONU via l’UNESCO) qui trouve
son apologie dans la célébration de 2011 comme année
internationale des « personnes d’ascendance africaine » ; La vision
de l’UNESCO de l’histoire esclavagiste n’est pas forcément
négative mais créatrice de « confluence de cultures » comme
l’illustre la tenue du colloque de Marrakech en mai 2011, intitulé
Confluence de cultures ou convergence de diasporas ?, et
l’exemple de cette communication qui veut dépasser une vision en
terme de souffrance : « Crossed History of Suffering : Slavery and
Diasporas in 19th Century in ottoman Algeria » par Yacine Daddi
Addoun de York University. En Tunisie ottomane, Ismaël Musah
Montana de l’université de l’Illinois considère le Bori comme une
dimension de la diaspora africaine1.
En cela, l’homologie de situation des Noirs maghrébins et des
Noirs américains conduisant ces premiers à s’affilier à la pensée
afro-américaine est forte, « confrontée qu’elle est, par ailleurs, à la
difficulté de se réapproprier les héritages de l’esclavage et du
racisme, de les ordonner au service de la résistance des dominés
sans toutefois tomber dans le piège de la racialisation et de la
glorification de la race »2.

1
I. M. MONTANA, « Bori practice among enslaved West Africans of
Ottoman Tunis: unbelief (Kufr) or another dimension of the African
diaspora? », History of the family, n° 16, 2011, pp. 152-159.
2
A. MBEMBE, art. cit.,p. 120.

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

2. Chronique d’une descente vers le « sud » : de la césure


saharienne à un retour à l’Afrique
Envers une identification « sudiste », l’histoire contemporaine
tunisienne est celle d’une centralisation très forte dont Tunis est le
symbole. La centralité du pouvoir dépend d’une élite notabiliaire
citadine concentrée pour l’essentiel à Tunis. Sa citadelle (qasba),
fondée au cours de la première moitié du XIIIe siècle, constitue,
depuis l’époque hafside le « lieu » de la bay‘a et de la légitimité
politique. A l’époque moderne, « détenir Tunis, c’est détenir
l’autorité légale. Seule la reconquête de cette ville, fondatrice de
tout pouvoir central, permet à un souverain détrôné de recouvrer
son pouvoir »1. L’allégeance de tout le pays au pouvoir central est
acquise entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles. Les
familles originaires de Tunis, les baldi-s, jouissent d’une légitimité
et d’une image de raffinement supérieures à celles des autres
catégories sociales du pays.
A cette suprématie tunisoise s’adjoint un développement urbain
fort des villes côtières (Sahel) Habib Bourguiba lui-même en est
issu, étant né à proximité de Monastir. Les élites sahéliennes
dominent : « le Sahélien a toujours joué un rôle remarqué, qu’il
s’agisse des guerres civiles sous les premiers Husseinides, de la
révolte de Ben Ghedhahoum, de la création du Néo-destour, du
mouvement de lutte anti-coloniale. Le Sahel a donné à la Tunisie
actuelle son président, un bon tiers de ses ministres et des
centaines de cadres et de hauts fonctionnaires »2.
Il s’agira ici de retracer l’histoire d’une rupture avec le « sud »
que le colonialisme puis le nationalisme ont sanctifié. Les sciences
humaines pétries du fait colonial ont fait du Maghreb l’apanage de

1
Abdelmahid HENIA, « La bay‘a en Tunisie et au Maroc à l’époque
moderne, quelle territorialisation ? », in A. HENIA (éd.), Villes et
territoires au Maghreb : mode d'articulation et formes de représentation,
Tunis, IRMC, 1998.
2
Abdelwahab BOUHDIBA, A la recherche des normes perdues, Tunis,
MTE, 1973, p. 35.

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Stéphanie POUESSEL

l’orientalisme. L’Afrique du Nord bénéficiait du privilège d’être


perçue comme dotée d’une écriture, d’une tradition lettrée, quand
l’Afrique (subsaharienne) entrait dans le cadre d’un agglomérat de
sociétés orales, sans Etat, sans écriture, etc., domaine réservé de
l’africanisme et de l’ethnographie. Dans les années 1920, ce
« paradigme lettré » affirme clairement une disjonction entre
islamologie et africanisme. En découle une éviction théorique de
l’islam en Afrique dite noire. L’islam étant tout de même présent
dans l’aire mauritano-sénégalaise et de manière indéniable, les
chercheurs français élaborent au début du XXe siècle le terme
d’islam noir, spécificité animiste et fétichiste. Cette catégorie
disqualifiante préfigure la désislamisation de l’Afrique par
l’anthropologie universitaire française, notamment par l’ethnographe
Marcel Griaule et son école dans les années 1930 (l’art africain
« hors islam ») ; à l’instar de son étude des Dogons du Soudan qui
évince totalement leur dimension islamique.

- Nationalismes maghrébins : monde arabe versus Afrique ?


Les populations berbérophones - dont la différence de langue
témoigne d’une autre filiation que celle des Arabes - revêtent la
figure d’un entre-deux, tant « africain » que « maghrébin » (que les
Touaregs représentent le mieux) et ont été l’objet d’une ethnologie
colonialiste sceptique qui leur attribuera des origines tantôt
européennes, tantôt romaines. En dehors de ce cas d’école, la
frontière saharienne, largement résidu du colonialisme, se renforcera
à l’aune de l’idéologie des nationalismes maghrébins. Branchés sur
le « monde arabe », ce moment fort de construction nationale
inaugure l’identification à ce territoire qui s’étend du « golfe à
l’océan » (min al-muhît ilâ al-khalîj), à la langue arabe, etc.
Cependant, il s’agit de ne pas minimiser les versions nationales
de ce nationalisme culturel, en fait souvent valorisé en dépit d’un
nationalisme arabe global. Le premier président de la Tunisie
indépendante, Habib Bourguiba, a théorisé la « tunisianité » :
spécifique, locale, la personnalité tunisienne est composée d’arabité,
dimension à laquelle s’adjoint l’ancrage dans l’époque antique, à la
romanité, pétri de référents islamiques et pan-ottomans. Ainsi, les

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

frontières et les fondements de l’identité nationale sont fluides et


ne peuvent se réduire à une arabité transnationale ; l’idiome
unifiant par excellence, la langue arabe littéraire, sensée
s’appliquer à l’identique dans tous les pays arabes, s’utilise en fait
largement dans ses versions locales, dialectales. Habib Bourguiba
maniait avec habilité la langue dialectale lors de ses discours, et
non l’arabe classique.
Parmi ces référents identitaires qui ont construit la Tunisie
postcoloniale, rare sont les évocations de l’Afrique et de
l’africanité comme composante de cette identité tunisienne. Ce
déni de l’Afrique visible chez Bourguiba laisse place à un regard
largement tourné vers le « Nord » ou vers le monde arabe. En
1979, Tunis devient le siège de La ligue arabe et des personnalités
tunisiennes font partie des instances dirigeantes de l’Organisation
de la conférence islamique.
Malgré une posture politique davantage tournée vers le monde
arabe et l’ex-colonisateur, la Tunisie joue un rôle important dans
la création de l’Union Africaine (1963). Celle-ci est en fait
précédée par l’organisation d’une confédération syndicale
africaine en 1962 à Dakar dont le président n’est autre qu’Ahmed
Tlili, l’un des plus grands syndicalistes tunisiens1.
Ce tournant africain semble avoir été renforcé par Bourguiba
lui-même. Dans le contexte de son fameux discours de Jéricho de
mars 1965 dans lequel il préconise implicitement une
reconnaissance d’Israël et brise ainsi la solidarité panarabe autour
de la question palestinienne, le président tunisien entreprend un
voyage officiel en Afrique dite noire, possible compensation
africaine de cette « déception arabe »2. Cette tournée africaine,
long périple d’un mois en Afrique de l’ouest le mène en
Mauritanie, au Libéria, au Sénégal, au Mali, en Côte-d’Ivoire, en
République centrafricaine, au Cameroun et au Niger3.

1
Son fils, Ridha Tlili, historien, crée en 2010 la revue Cahiers d’Afrique à
Tunis et est sur le point de publier L’Afrique postcoloniale (Edisud, Paris).
2
Mohsen TOUMI, « La politique africaine de la Tunisie », Annuaire de
l’Afrique du Nord, n° 17, 1979, pp. 113-169.
3
Son premier voyage en Afrique date en fait du 5 mars 1957 Il s’agit d’une
visite à Accra au Ghana.

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Stéphanie POUESSEL

Lors de ses discours officiels, Bourguiba pointe une solidarité,


une connivence avec les cultures africaines : « Pourquoi ne pas
reconnaître que nos rapports n’ont pas été exempts, à travers
l’histoire, d’injustices, de tendances hégémoniques, parfois même
d’esclavagisme. On assiste quelquefois, ici ou là, à certaines
résurgences du passé… il y a ensuite le colonialisme qui nous a
assujettis, qui nous a séparés » et il appelle à « tuer à jamais les
derniers germes du racisme… pour que nos rapports soient régis
par le respect mutuel et par la fraternité. Tout nous y appelle »
(discours de Bangui, 7/12/1965).
Il met en avant la francophonie comme lien entre la Tunisie et
l’Afrique noire, et non l’appartenance au continent africain,
l’islam ou encore le panislamisme : « Il y a quelque chose de
primordial et ce n’est pas l’idéologie, c’est la langue dans laquelle
nous nous exprimons les uns et les autres…le français…il est
selon moi normal et sain que des nations s’accordent et s’associent
en fonction de cette parenté supérieure que leur confère l’usage
d’une même langue (…) il s’agit d’une psychologie partagée, d’une
même appartenance à des valeurs rationnelles longuement
pratiquées et qui, d’une génération à la suivante, sont passées dans
le sang » (discours de Dakar, 25/11/1965).
A contre-courant d’une réhabilitation de l'Afrique dans le
répertoire identitaire national, ce tournant africain qu’opère
Bourguiba met en avant une francophonie partagée autant qu’il
témoigne de la solidarité tiers-mondiste de l'époque.
La « Méditerranée » représente aussi un espace d’identification
fort et alternatif à l’« Afrique ». Dans les manuels scolaires du
primaire et secondaire en 1967, l’arrimage à la Méditerranée, qui
était aussi le projet colonial, est évident et présente séparément une
« Afrique blanche, d’un peuplement arabe, le plus proche de
l’Europe » versus une « Afrique noire-Asie »1
1
Driss ABBASSI, Quand la Tunisie s’invente. Entre Orient et Occident,
Paris, Autrement, 2009 : ces représentations nationales évoluent, en
2002, Ben Ali contrebalance l’histoire bourguibienne (Carthage
l’africaine) et sa lutte contre l’islamisme mène à renouer avec l’histoire

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

- Retour à un « espace africain commun »


On a évoqué la relégation de l’ancrage « africain » du Maghreb,
la mise entre parenthèse de ces liens alors que l’histoire
transafricaine est riche en échanges humains (ventes, traite),
matériels (or), spirituel (islam), linguistique (la langue arabe
littéraire support d’écrits religieux1). Le désert ne s’est jamais avéré
infranchissable et les échanges maghrébins ont été autant tournés
vers le Sud que vers le Méditerranée. Pour le seul cas de la Tunisie,
la propagation de l’espace économique et culturel musulman s’est
fait selon deux axes : ouest (Kairouan-Gao) et est (Kairouan-
Ghadamès- vers le lac Tchad).
Les « regards transsahariens » sont aussi constants : à travers des
récits de voyage, des productions d’images ont circulé. Tout d’abord
du Nord de l'Afrique vers son Sud : Ibn Batouta, voyageur né à
Tanger au XIIIe siècle, partit pour la Mecque et visita, en 29 ans de
voyage, l’Afrique, l’Europe et le monde arabe. Il décrit dans sa
Rihla des scènes de cannibalisme qui se déroulent au Mali (qualifiant
de telles pratiques de kufr, mécréance). Inversement, des regards
subsahariens sur l’Afrique du Nord existent : le cheikh Ahmed al-
Timbuktâwî, de retour de pèlerinage, séjourne à Tunis (1808-1809)
et y décrit des cérémonies appelées « bori » pratiquées par les
esclaves africains. Il les condamne violemment, les qualifiant de kufr
(mécréance) et de shirk (associationnisme). Ces jugements sur la
« bonne » pratique de l’islam sous-entendent l’existence d’un espace
commun transsaharien scellé autour de la religion.

pré-islamique pour une « appartenance arabo-musulmane mais aussi


africaine et méditerranéenne » ; cela se traduit aussi par la « Réforme
Charfi » (1989-1992) qui réitère une séparation radicale entre
l'enseignement religieux et l'instruction civique (collège, lycée).
1
« L’Afrique soudano-sahélienne islamisée n’est pas, en effet, un
prolongement du Maghreb, mais elle partage avec celui-ci un héritage
commun millénaire qui vaut la peine d’être remémoré », J.-L. TRIAUD,
« La relation historique maghrébo-africaine : une dimension islamique »,
Cultures Sud, n° 169, 2008, pp. 47-53

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Stéphanie POUESSEL

Aujourd’hui, depuis Tunis, l’historien Abdeljelil Temimi relève


l’inexistence de coopération inter-universitaire entre Afrique et
monde arabo-musulman et regrette l’absence de laboratoire d’études
africaines : « il y a de nombreux étudiants sub-sahariens dans les
universités occidentales ou américaines, combien en avons-nous
dans le monde arabe ? »1. Il note que les rares thèses sur les rapports
arabo-africains sont soutenues au sein de trois institutions : l’Institut
de recherche et d’études africaines de l’université du Caire, l’Institut
de recherche et d’études arabes de l’Alesco au Caire et la faculté des
sciences humaines et sociales de Tunis. (Depuis, des instituts
d’études africaines ont été fondés au Maroc (très performant) et en
Algérie) Afin d’actualiser cette liste, nous rajouterons l’université
de théologie de la Zitouna à Tunis, au sein de laquelle chaque année
des étudiants africains arabisants soutiennent des thèses sur les
rapports historiques religieux entre monde arabe et Afrique noire
(mais aussi l’université al-Qarawiyyîn de Fès).
Malgré « une tradition universitaire persistante qui continue de
séparer les rives méridionales du Sahara »2, cette histoire commune,
transsaharienne, revient, de manière feutrée, sur le devant de la
scène maghrébine. Suite au déni émerge alors une tendance à
revaloriser les liens avec l’Afrique.

- Déclinaisons des liens inter-africains


La relation Maghreb-Afrique sub-saharienne est tout d’abord
questionnée sous l’angle des relations politiques. En 1980, le
politologue Bruno Etienne dirige un dossier intitulé « le Maghreb et
l’Afrique sub-saharienne » dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord
(devenu par la suite : L’Année du Maghreb).

1
Abdeljelil TEMIMI, « Les relations scientifiques arabo-africaines : bilan
du choix de l’Afrique dans la recherche universitaire en Egypte et en
Tunisie (1969-1996) », Actes du colloque de Tombouctou : « la culture
arabo-islamique en Afrique au Sud du Sahara, cas de l’Afrique de
l’Ouest », Tunis, Fondation Temimi, 1997, p. 323.
2
Qui justifie le fait « qu’aucun grand programme n’ait été lancé au cours
de ces dernières années sur une problématique englobant l’ensemble de
ces régions », Jean SCHMITZ, « Monde arabe et Afrique noire :
permanences et nouveaux liens », Autrepart, n° 16, 2000, p. 6.

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RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

Le champ du « culturel » fait l’objet d’une pléthore de travaux,


focalisés sur les expressions artistiques (musicales) d’influences
« africaines ». Pour le cas de la Tunisie, dans une approche
ethnomusicologique, Zouhair Gouja soutient en 1997 sa thèse
Communauté noire et tradition socioculturelle ibadite de Djerba :
approche ethnomusicologique (Université Paris VIII). En 2003,
Mahfoudh Ben Abdeljelil soutient une thèse en ethno-scénologie
sur la « communauté noire du Sud-est tunisien » qui anime les
mariages de la région. Elle s’intitule L’art des poètes chanteurs
« ‘Abid Ghbonton » du sud tunisien comme pratique et
comportement spectaculaire organisé (Paris VIII, école doctorale
« Esthétique, sciences et technologies des arts »)1.
Concernant directement le rituel artistico-thérapeutique stambâlî,
version tunisienne du gnâwa, il représente la fusion Maghreb-
Afrique par excellence, pratiquée jusqu’à nos jours dans un « culte
des génies ». Dans les années 1990, l’anthropologue Sophie
Ferchiou réalise un film ethnographique sur ce culte2. Issue d’une
thèse soutenue en 1990, Ahmed Rahal publie une étude intitulée La
communauté noire de Tunis qui est, malgré son titre généraliste,
entièrement consacrée au rituel stambâlî3. Un dossier de Cultures
Sud (2008) souligne les liens culturels entre Afrique du nord et
Afrique noire où le gnâwa témoigne moins d’un métissage que
d’une persistance de la « culture africaine d’origine » des esclaves
importés en terre maghrébine.

1
Les mêmes musiciens ‘Abid Ghbonton feront l’objet d’une autre étude,
sous l’angle ethnographique : Mohamed JOUILI, sociétés de la mémoire,
sociétés de l’oubli, Tunis, Cérès, 2005 (en arabe).
2
Sophie FERCHIOU, « Stambeli, la fête des autres gens. Présentation d’un
film ethnographique », Annuaire de l’Afrique du Nord, n° 33, 1994, pp.
339-346.
3
La communauté noire de Tunis. Thérapie initiatique et rite de
possession, Paris, L’Harmattan, 2000, tirée de la thèse Les Bilaliens de
Tunis. Ethnographie des pratiques d'une confrérie afro-maghrébine, sous
la direction de Georges Lapassade, 1990, Paris VII.

309
Stéphanie POUESSEL

Sous cet angle, le Noir revêt son rôle stéréotypé le plus positif :
mystique, artiste, porteur de pouvoirs (dont le mauvais sort dans des
adages populaires), relié aux esprits de l’au-delà, il est réduit au
domaine de l’émotionnel, esclave des sens. L’anthropologue Inès
Mrad Dali l’explique notamment par l’absence « d’autorité sociale et
morale qui les empêche d’exécuter toute pratique musicale ; les autres
se sentent au-dessus de la pratique de la musique « populaire » qui
contient des valeurs de serviteur et interdite par l’islam »1.
La couleur noire peut pâtir de « déni d’islam » : « A partir du
moment où l'Afrique (côte de l'Afrique de l'Est et de l’Afrique
subsaharienne) devient la principale zone pourvoyeuse d'esclaves de
la traite orientale, la négritude devint synonyme de servitude et
corrélativement la noirceur de peau fut associée à un déni d'islam»2.
Notons deux travaux qui, bien que situés dans des zones
« traditionnelles » de la Tunisie, tranchent avec cette tendance et
observent des sociétés oasiennes noires sous l’angle de
l’organisation sociale. Geneviève Bedoucha traite des rapports de
travail et des statuts dans une oasis du Sud tunisien3. Dans la même
région, Moncef M’halla4 révèle la parenté comme principe
d’organisation sociale, la prédominance du lignage donc de la
filiation dans l’identification, et non de l’ethnicité.
Le thème de l’islam comme fond commun et histoire partagée
est investi bien que tardivement. L’arabisant Mohamed Chakroun, à
travers une étude sur la confrérie mouride au Sénégal, évoque un
« islam noir »5. Envers le caractère colonial de cette catégorie,

1
Inès MRAD DALI, « De l'esclavage à la servitude. Le cas des Noirs de
Tunisie », Cahiers d’Etudes Africaines, n° 45, 2005, pp. 935-955.
2
J. SCHMITZ, « Islam et ‘esclavage’ ou l'impossible ‘négritude’ des
Africains musulmans », Africultures, n° 67, 2006, pp. 110-115.
3
« Un noir destin : travail, statuts, rapports de dépendance dans une oasis
du sud tunisien », in Michel CARTIER (éd.), Le travail et ses
représentations, Paris, Editions des Archives contemporaines, 1984, pp.
77-122.
4
« La société oasienne », Cahier des Arts et Traditions Populaires, n°
10, 1990.
5
Al-islâm al-aswad fî janûb al-Sahrâ, Beyrouth, Dâr al-Talî`a, 2007.

310
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

Chakroun démontre que l’islam pratiqué en Afrique dite noire


intègre des éléments de cultures locales lesquelles, contrairement à
des préjugés, ne sont pas des pratiques illicites de l’islam. L’ « islam
noir », respectant les cinq piliers de l’islam qui font l’unicité de
l’islam, possède donc toute légitimité. Il défend ainsi l’existence
d’un espace religieux commun du Nord au Sud de l’Afrique. Dans
le même sens et plus largement, David Robinson souhaite
« combler une lacune très ancienne » en publiant un ouvrage qui
« traite de l'islam et traite de l'Afrique du Nord et de l'Afrique
subsaharienne. Il emprunte aux études islamiques et aux études
africaines et s'appuie sur "l'histoire islamique" de l'Afrique du Nord,
que depuis des siècles l'Occident reconnaît, non sans réticences,
comme un sujet valable, et sur l'"histoire africaine", domaine dont la
reconnaissance a moins d'un demi-siècle.(...) Il traite de populations
blanches, noires et de toutes les couleurs de peau intermédiaires »1.
L’étude « trans-islamique » de Roger Botte souligne le rôle de
l’islam comme mesure d’authenticité et d’orthodoxie. Comme nous
l’avions vu, il relate la condamnation de l’« islam soudanais »
pratiqué par les esclaves noirs à Tunis dans des descriptions
d’Ahmad al-Timbuktâwî au XIXe et de Léon l’Africain au XVIe2.
Notons les travaux en « sens inverse » (du nord au sud), qui
appréhendent les expressions de l’islam politique en Afrique noire3
et notamment les influences du monde arabe sur l’islam en Afrique.
Autre tendance, du fait de la présence accrue de migrants
subsahariens au Maghreb, des recherches récentes (depuis le début
des années 2000) se focalisent sur le thème de la migration4
1
David ROBINSON, Les sociétés musulmanes africaines, Paris, Karthala,
2010, p. 130.
2
Cf. le chapitre « Tunisie : première abolition en terre d’islam
(1846) », Roger BOTTE, Esclavages et abolitions en terres d’islam,
Paris, André Versailles, 2010.
3
Cf. René Otayek (éd.), Le radicalisme islamique au Sud du Sahara,
Paris, Karthala, 1993.
4
Cf. le dossier d’Autrepart, 2005, n° 36 consacré à ce thème et son
introduction intitulée : « Migrations entre les deux rives du Sahara » par
Sylvie BREDELOUP et Olivier BRIEZ.

311
Stéphanie POUESSEL

Maghreb-Afrique. On lui substituera le terme de « mobilité »,


envisageant le Maghreb comme une zone d’installation ou de
transit vers l’Europe, le Canada ou le reste du monde arabe. En
2000, un dossier intitulé Monde arabe et Afrique noire :
permanences et nouveaux liens1 souligne les liens interafricains de
migrations de travail et économiques. Le géographe Ali Bensaad
publie en 2008 le dossier Immigration sur émigration. Le
Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes2. Notons que
ce dernier concerne essentiellement le Maroc, l’Algérie, la Libye
et la Mauritanie et non la Tunisie.
Pourtant, en Tunisie, ces présences subsahariennes sont visibles
de manière accrue depuis les années 1990. Inès Mrad Dali (2009)
rappelle le cas d’une immigration africaine plus ancienne, venue du
Mali, du Tchad et du Niger jusqu’au début du XXe siècle (après les
abolitions) et devenue tunisienne : l’« infiltration soudanaise »
semble représenter un cas d’« oubli » de l’histoire tunisienne3.
Enfin, longtemps édulcorée voire tabou, l’histoire de
l’esclavage dit transsaharien se voit de plus en plus investie. En
Tunisie, Lucette Valensi met en branle l’anthropologie historique
afin d’investir une histoire alternative à l’histoire nationaliste : ce
sera celle des « marges », qu’elle circonscrit aux paysans, aux
Juifs et aux esclaves4. Elle ouvre la voie à la génération
suivante alors qu’à ses débuts, ses travaux semblaient menaçants,
« anthropologiques » au sens de désunion nationale et de
passéiste5. A sa suite, Abdelhamid Larguèche1 intègre les Noirs

1
Autrepart, n° 16, 2000, J. SCHMITZ et Emmanuel GREGOIRE (éd.).
2
Cf. Ali BENSAAD (dir.), Immigration sur Emigration. Le Maghreb à
l’épreuve des migrations subsahariennes, Paris, Karthala, 2008 ; Idem.,
Marges et Mondialisation : les Migrations Transsahariennes, in
Maghreb-Machrek, n° 185, 2005.
3
I. MRAD DALI, Identités multiples et multitudes d’histoires. Les « Noirs
tunisiens » de 1846 à aujourd’hui, Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2009.
4
Lucette VALENSI, « Esclaves chrétiens et esclaves noirs à Tunis au
XVIIIe siècle », Cahiers de Tunisie, n° 43, 1963, pp. 71-83.
5
Entretien avec L. VALENSI dirigé par Hassan ARFAOUI, Le Monde
arabe dans la recherche scientifique, n° 7, 1996.

312
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

dans une histoire des « marges » aux côtés des Juifs, des
prisonniers et des mendiants (Les ombres de Tunis, marginaux et
minorités aux 18e et 19 siècles2).
L’historien Abdeljelil Temimi semble le précurseur d’une
tendance plus classique de l’histoire, publiant dès 1985 une étude
sur l’affranchissement des esclaves3. Depuis l’université de Tunis,
l’arabisant Taoufik Ben Ameur publie une étude conséquente sur
l’esclavage dans la « civilisation arabo-musulmane »4. Enfin
Khalifa Chater, professeur d’histoire contemporaine, est l’auteur
d’un article sur le commerce transsaharien et l’esclavage5. Ce
rapide aperçu d’un intérêt croissant pour les études historiques sur
la traite transsaharienne n’est pas particulier à la Tunisie. Pour le
seul cas du Maroc, une pluralité de travaux existe6.
Conjuguant marginalité issue de l’esclavage et relégation issue
de la condition féminine, notons le travail sur les femmes noires
de Tunis au XIXe siècle7. Il évoque le cas des prostituées noires

1
Abdelhamid LARGUECHE, L’abolition de l’esclavage en Tunisie à
travers les archives, 1841-1846, Tunis, Alif, 1990.
2
Tunis, CPU/FLM, 1999.
3
A. TEMIMI, « L’affranchissement des esclaves et leurs recensements au
milieu du XIXe siècle dans la Régence de Tunis », Revue d’histoire
maghrébine, n° 39-40, 1985 ; Idem., « Pour une histoire sociale de la
‘minorité noire’ en Tunisie au 19e siècle », Revue d’Histoire
Maghrébine, n° 45-46, 1987 ; Idem., Etudes d’histoire arabo-africaines,
Zaghouan, CEROM-DI, 1994.
4
Op. cit.
5
Khalifa CHATER, « Commerce transsaharien et esclavage au XIXe siècle,
dans les régences de Tunis et de Tripoli », Cahiers de la Méditerranée,
n° 65, 2002.
6
Sans exhaustivité : C. EL HAMEL, Op. cit.,; Rita AOUAD-BADOUAL,
« ‘Esclavage’ et situation des ‘Noirs’ au Maroc dans la première moitié
du XXe siècle », in L. MARFAING & S. WIPPEL (éd.), Les relations
transsahariennes à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2004, pp.
337-359 ; Bouazza BENACHIR, Esclavage, diaspora africaine et
communautés noires au Maroc, Paris, L'Harmattan, 2005 ; M. ENNAJI,
Le sujet et le mamelouk…, op. cit.
7
D. et A. LARGUECHE, Marginales en terre d’islam, Tunis, Cérès, 1992.

313
Stéphanie POUESSEL

dans un quartier réservé de Tunis, impasse Boussaâdia, et rappelle


que la tradition orale accorde une position spéciale aux Noires
considérant que leur fréquentation guérit certaines maladies
vénériennes répandues à l’époque.
Un questionnement récent s’attache à l’ « identité » actuelle du
groupe issu de l’esclavage. On s’interroge sur le fait que ces
populations noires déportées ne soient pas devenues un groupe en
soi, un groupe identitaire : pourquoi l’esclavage au Maghreb, dans
le monde arabe, n’a pas produit un groupe à part entière à l’instar
du Brésil ou des Etats-Unis où les populations noires descendantes
d’esclaves ont une conscience de groupe qui a mené à des
revendications et des luttes de droits et de reconnaissance1. Cette
absence de constitution d’un groupe à conscience identitaire
« noire » est soulignée dans une thèse soutenue par Inès Mrad
Dali qui souligne « l’état de non-organisation politique
(revendications identitaires) voire l’absence d’une identité propre
qui dépasse le cadre d’un phénotype commun »2. Divers facteurs
expliquent ce fait : la relative adoption des esclaves par les
familles possédant des esclaves (avec transmission du nom) due à
un esclavage de foyer et non de champ comme aux Amériques, ou
encore le contexte musulman de l’esclavage maghrébin (et plus
largement arabe) faisant bénéficier les esclaves affranchis de
l’abolition des différences raciales promues par l’islam.

3 - La route de l’esclave de l’UNESCO


C’est dans ce contexte de retour à une histoire africaine comme
histoire subalterne niée tant par le colonialisme que par les
1
Il est intéressant de noter que celles-ci ont joué des positionnements
avec l’islam et l’ « Afrique ». La construction de l’identité des Noirs
américains va dans un 1er temps revendiquer l’islam comme source
identitaire puis, récemment, abandonner cette revendication ; les
afrocentristes refusent l’islam perçu comme allochtone et lui substituent
un rattachement à l’Egypte ancienne. Cf. Pauline Guedj, « Des ‘Afro-
Asiatiques’ et des ‘Africains’. Islam et afrocentrisme aux États-Unis »,
Cahiers d'études africaines, n° 172, 2003.
2
I. MRAD DALI, Identités multiples et multitudes d’histoires… op. cit., p. 14.

314
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

nationalismes maghrébins que se tiendra la session de « la route de


l’esclave » dans le Sud tunisien en 2009.
L’étape tunisienne n’est que le maillon d’un projet né en 1993 au
sein de l’UNESCO, bras armé des Nations Unis pour l’histoire et la
culture, qui s’inscrit dans le débat large de la reconnaissance de la
traite négrière et de l’esclavage comme « crime contre l’humanité »
par la conférence mondiale contre le racisme (Durban, 2001).
L’UNESCO entend soulever la chape de plomb qui a enfermé
jusque là ce sujet dans un « silence historique » : « Premier système
de mondialisation de l’histoire, la traite négrière transatlantique et
l’esclavage qui en est issu, constituent la matière invisible des
relations entre l’Europe, l’Afrique, les Amériques et les Antilles.
Cet épisode dramatique de l’histoire de l’humanité appelle, par son
coût humain (plusieurs dizaines de millions de victimes), par
l’idéologie qui l’a sous-tendu (la construction intellectuelle du
mépris culturel de l’Africain et donc du racisme pour justifier la
vente d’êtres humains comme des biens meubles selon la définition
du Code noir français), par l’envergure de la déstructuration
économique sociale et culturelle du continent africain, à une remise
en question du silence historique qui l’a entouré pendant
longtemps », souligne Doudou Diène1.
C’est sur proposition de Haïti et des pays africains, initiateurs de
ce projet que la Conférence générale de l’UNESCO a approuvé, lors
de sa vingt-septième session en 1993, la mise en œuvre du projet La
Route de l’esclave, lancé à Ouidah au Bénin en 1994. Le Maghreb
entrera concrètement dans le projet en 2007, avec la tenue d’un
colloque à Rabat et à Marrakech portant sur Les interactions issues
de la traite négrière et l’esclavage dans le monde arabo-musulman.
On y relèvera notamment la communication de Bakary Sambe sur
« L’incidence du rapport servile sur le regard intersubjectif entre
Arabes et Noirs Africains ». Touchant directement l’image du Noir
au Maghreb, il relève « cette situation confuse entre l’appartenance
géographique au continent ‘noir’, le statut des Noirs au Maghreb

1
Rapporteur de l'ONU sur le racisme, la discrimination raciale, la
xénophobie (2002-2008).

315
Stéphanie POUESSEL

empreint de « péjoratif et de mystique’, comme à travers


l’expression : ‘tu me prends pour on ousif ou quoi ?’, renvoyant à
serviteur noir ; ou encore l’expression utilisée lors d’une crise
d’épilepsie qui atteint un membre de la famille : ‘les esprits des
Noirs (ici : gnâwa) viennent encore le posséder’ ». L’auteur précise
que cette dernière formule traduit une confusion entre les Gnaoua et
les esprits qui possèdent, mais aussi que la figure du Noir peut
incarner le rôle aussi bien du mauvais esprit que du guérisseur,
comme l’évoque cette chanson populaire pour délivrer les possédés
du mal : « appelez-moi le Noir pour qu’il me rende l’esprit ». Enfin,
l’auteur préconise un retour au passé commun comme « ébauche
d’une dialogue interculturel » : « seule une sorte de ‘thérapie
collective’ par une revivification du passé ‘positif’ pourrait palier ce
manque de reconnaissance, source des préjugés persistants ». Il
relève le rôle de l’islam comme lien contemporain entre Arabes et
Noirs : « ne peut-on pas le [facteur islamique] considérer comme
l’une des bases historiques sur lesquelles s’est fondée la réelle
coopération qui a lié les deux rives du Sahara et l’Atlantique à la
Mer Rouge en passant par la vallée du Nil ? »1.
Nous interpelle également la communication de Abderrahmane
N’gaide sur les Harrâtîn de Mauritanie. Il y est question de « culture
servile » et de « dissidence culturelle » dans ce pays « à mi-chemin
entre l’Afrique au sud du Sahara et l’Afrique dite ‘blanche’ » 2.

- Tozeur à l’heure africaine


Suite à cette première session « maghrébine », le colloque
suivant se tient du 1er au 3 mai 2009 à Tozeur dans le Sud tunisien.
1
Bakary Sambe, « L’incidence du rapport servile sur le regard
intersubjectif entre Arabes et Noirs Africains », consultable sur
http://portal.unesco.org/pv_obj_cache/pv_obj_id_3CBE3EEE54CC1101
22D8CC666CF70BE955460100/filename/2.Incidence_subjective.pdf.
2
Abderrahmane N’GAIDE, « Musique et danse chez les Haratin de
Mauritanie. Conscience identitaire et/ou dissidence culturelle ? »,
http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CLT/dialogu
e/pdf/Musique%20et%20danse%20chez%20les%20Haratin%20de%20M
auritanie.pdf.

316
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

Il évince le terme « esclave » pour une appellation plus large et


plus positive : Les interactions culturelles entre l’Afrique et le
monde arabo-musulman.
Partant du constat que « la minorité d'origine africaine n'a
commencé à intéresser les chercheurs que tardivement »1, le
colloque focalise sur la traite dans le monde arabo-musulman. Au-
delà de ce recouvrement mémoriel, cette nouvelle édition souhaite
promouvoir « les apports de l’Afrique et les contributions de la
diaspora d’ascendance africaine », « les cultures vivantes et les
expressions artistiques et spirituelles issues des interactions
générées par la traite négrière et l’esclavage » et préserver « les
archives et les traditions orales » qui leurs sont liées.
Tozeur apparait comme le choix symbolique d’un oasis
saharien, « oasis qui fut le passage obligé des pèlerins et des
savants d’Afrique et d’Orient est aujourd’hui un foyer de cultures
vivantes et de confréries secrètes qui font sa richesse » annoncera
en ouverture du colloque Abderrazak Cheraïet, l’ancien maire de
la ville. Témoignant d’une posture postcoloniale, laquelle postule
que les oppressions coloniales et esclavagistes préfigurent le
caractère métis, hybride et mondialisant du monde actuel, le choix
de Tozeur vise à mettre au jour ces « mémoires fragmentées et
territorialisées » qui participent d’une mondialisation avant
l’heure. Selon l’intervention de Abdelhamid Larguèche, les oasis
conservent cette « histoire de sueur et ce travail d’étages » dans le
multi-étagement de leurs végétaux, palmiers, arbres et arbustes,
sous et entre lesquels poussent des légumes semi-sauvages, dont
plusieurs variétés ont disparu. D’ailleurs, les chercheurs et artistes
présents dépasseront le cadre stricto sensu du colloque pour visiter
des « lieux de mémoire et de culture » dans la région de Tozeur.

1
déclare A. Larguèche, concernant le cas de la Tunisie. Tous les propos
du colloque relatés ci-dessous sont issus de l’article de Nadia
HADDAOUI « Tozeur dans les traverses du discours antillais », Le
Renouveau, 15-05-2009.

317
Stéphanie POUESSEL

Capitale touristique saharienne, Tozeur est une « ville


réinventée »1 autour de figures destinées eu tourisme : berbérité,
nomadisme, Sahara, oasis. Ces items ne font pourtant référence ni
à l’Afrique au sens d’une culture africaine commune, ni aux liens
interafricains dont l’histoire de la traite semble le paroxysme.
Aucun des musées de la ville (Dar Cheraïet et Chak wak), qui
pourtant retracent les civilisations influentes en Tunisie, voire
l’histoire de l’humanité (bouddhisme, christianisme, etc.),
n’évoquent ces échanges et cette histoire « africaines ». La mise
en valeur patrimoniale s’attache à des items dédiés au tourisme :
« Le tourisme provoque dans le Sud tunisien un effort réflexif
autour de la notion de patrimoine destinée à systématiser l’offre
touristique et à promouvoir un développement culturel local.
Institutionnalisation de la célébration des cultures sahariennes
définies par quelques éléments distinctifs. Le registre des « us et
coutumes » (‘âdât wa taqâlîd) est privilégié en milieu oasien
comme bédouin. La culture est ainsi saisie comme un ensemble de
traits spécifiques hérités et constitutifs de traditions a-historiques,
car issues d’un passé immémorial enraciné dans une temporalité
structurale et non linéaire. Ce registre culturel s’accorde
parfaitement avec la conception oasienne de l’histoire comme le
temps de ceux d’avant qui, mise à part l’antériorité, s’élabore
comme un passé dénué de toute profondeur temporelle »2.
Réinvesti ici comme le lieu symbole du commerce esclavagiste
transsaharien, Tozeur accueille le colloque organisé par le
Laboratoire du patrimoine de l’Université de La Manouba, en
collaboration avec des partenaires nationaux et internationaux dont
l’Institut du Tout-Monde de Paris, que présidait l’écrivain et penseur
antillais Edouard Glissant, alors invité d’honneur du colloque.
Auteur de nombreux ouvrages, Edouard Glissant a rédigé Les
mémoires des esclavages, un livre-rapport où il posait les jalons du
Centre national de mémoire et d’histoire sur la traite et l’esclavage
1
Nicolas PUIG, Bédouins sédentarisés et société citadine à Tozeur (Sud-
ouest tunisien), Paris, Karthala-IRMC, 2003, p. 13.
2
Ibid.

318
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

dont la tâche lui fut confiée en 2006. L’écrivain antillais, qui


proposait d’élargir le champ de réflexion dans le temps et dans
l’espace, a depuis créé l’Institut du Tout-Monde dont la directrice
Sylvie Glissant était également invitée au colloque. Glissant a
appelé à « une vision prophétique du passé » pour saisir
l’emmêlement complexe des cultures1.
La présence de Glissant inaugure un branchement identitaire
inédit : celui des situations « noires » antillaises et maghrébines. Il
inscrit la configuration culturelle maghrébine actuelle dans une
histoire universelle de la diaspora noire. Dans son intervention
inaugurale intitulée « L’esclavage est une maladie endémique »,
Glissant rappelle la nécessaire « mise en balance entre les deux
traites, transatlantique et transsaharienne, deux formes d’un même
processus de néantisation ». Dans la même optique, Samia
Kassab-Charfi, spécialiste de littérature antillaise, aborde le destin
particulier de « Barg Ellil », un esclave dans le Tunis du XVIe
siècle qui fit l’objet d’un roman de Béchir Khraief (1960) en
ouvrant la réception de l’œuvre à une lecture comparée avec
l’esthétique des Amériques noires.
Les disciplines présentes sont diverses via la participation
d’historiens (Salah Trabelsi, Abdelhamid Larguèche, Ibrahim
Jadla), d’arabisants (Mohamed Chakroun, pour qui « l’islam
confrérique est spécifique aux Noirs ») et d’anthropologues (Jean
Schmitz traite de l’entreprise massive d’asservissement des
païens dans l’esclavage musulman et la traite « orientale » et du
refoulement de ses implications par les Africains comme par les
Occidentaux) ; l’attention est largement portée sur des cultes
labellisés « africains » au Maghreb - Banga et Boussadiya,
Stambali comparés avec le Vaudou - ou encore sur la mémoire
des Noirs du sud comme dans le documentaire « de Arram à
Gabès » de Maha Abdehamid ou les Abid Ghbonton évoqués par
Sahbi Mefteh.

1 Mémoires des esclavages. La fondation d’un Centre national pour la


mémoire des esclavages et de leurs abolitions, Paris, Gallimard, 2007

319
Stéphanie POUESSEL

Le colloque s’achève sur la Déclaration de Tozeur qui scelle


une reconnaissance maghrébine de la traite transafricaine. Signée
conjointement par des chercheurs tunisiens (Larguèche et
Trabelsi) et antillais (Glissant), elle inaugure la reconnaissance
d’une histoire « africaine » incarnée dans « les souffrances de
l’homme noir » et qui induit indirectement une légitimité de la
place du Noir (qui appartient à « notre identité ») dans la société
maghrébine d’aujourd’hui :
« Nous, réunis sur le continent africain au colloque de
Tozeur (1er-3 mai 2009) autour d’un thème longuement
mis à l’ombre dans l’histoire du monde arabe,
l’esclavage des Noirs, dans un pays, la Tunisie, qui s’est
préoccupée dès le milieu du XIXe siècle de la question
pour aboutir à son abolition en 1846, et en résonance
avec notre revendication persistante avant et depuis la
déclaration de 1998 sur les non-dits de nos histoires et
ratifiée par l’ONU, nous réclamons à notre tour :
- de condamner comme une ignominie cet épisode
dramatique de notre histoire, dont les plaies et blessures
ne sont pas encore définitivement guéries.
- que cette trace reconnue et acceptée, soit présente dans
notre mémoire, dans nos livres d’histoire, portée dans la
conscience de notre jeunesse pour une meilleure pensée
du monde fondée sur les mémoires délivrées qui se
conjuguent et se partagent.
- que la construction de notre identité s’affirme en
revenant aux sources de notre diversité inscrite aussi
dans les souffrances de l’homme noir d’où sont sortis
arts, métissages et liberté ».
Le colloque de Tozeur s’annonce comme la vitrine de
l'idéologie officielle de l'époque : il dépeint une diversité culturelle
(ici africaine) mais qui ne touche pas aux fondamentaux de
l’identité tunisienne avec ses pôles de références classiques. Ce
faisant, il apparait aussi comme un moyen de contrecarrer
l’islamisme : évoquer l’esclavage contribue à pointer un pan peu

320
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

glorieux de l’histoire musulmane, et donc à combattre l'intégrisme


et son discours sur la pureté et la supériorité de l'islam.

4. Enjeux du calque diasporique


Ce projet de retour à une « histoire noire » par les canaux
notamment de la traite esclavagiste interroge la pertinence d’accoler
le modèle diasporique noir américain à la configuration des
populations noires du Maghreb. En effet, peut-on postuler une
« diaspora » africaine au Maghreb ? Au regard de l’histoire, la
migration forcée qu’a constitué le fait esclavagiste valide l’idée
d’un déplacement imposé de subsahariens au Maghreb, de leur
installation à terme et donc d’une « dispersion ». Cependant, si l’on
s’en tient à la définition de l’UNESCO, trois conditions définissent
l’état de diaspora: une migration forcée, le maintien de la culture
d’origine et le désir de retour à la terre natale. Dans ce cadre, le
concept de « diaspora » semble difficilement transférable à la
situation des « descendants d’esclave » au Maghreb. Renforcée par
le flou historique de présences de Noirs au Maghreb hors des
circuits esclavagistes (y-avait-il des Noirs au Maghreb avant
l’esclavage ?), le désir de retour à une terre natale est totalement
absent. Et ceci pour au moins deux raisons : bien que des traits
culturels aient été préservés (le rituel musical du stambâlî), cet
évènement historique ne constitue pas un repère d’identification
d’un groupe maghrébin qui serait « noir ». En effet, le caractère
négatif qu’il porte en lui (histoire de soumission, honte) dessine une
diaspora victimiste donc une identité négative mais surtout, jusque
là, l’absence même d’un groupe (au sens identitaire) qui pourrait
être porteur de cette histoire. L’identité nationale tunisienne, bien
que fragmentée par un régionalisme fort et des disparités sociales et
économiques, ne concourt pas à une vision ethnique ou
autochtoniste de la société qui définirait des groupes culturellement
plus légitimes que d’autres1. Un véritable tabou contrecarre tout
1
Au contraire, J. DAKHLIA, dans son étude sur le lignage dans la région
du Jérid, ne cache pas son sentiment d'étrangeté devant « tous ces
groupes [qui] prétendent venir d'ailleurs » (p. 43), témoignant du fait que
« l’autochtonie n’est pas légitimatrice ». Voir : L'oubli de la cité. La

321
Stéphanie POUESSEL

questionnement en termes de races, d’identités ou de séparatismes


ethniques. Cette vision unificatrice n’empêche pas des
discriminations de « couleurs », récemment dénoncées.
L’appartenance indéniable des descendants d’esclaves à
l’identité nationale tunisienne se trouve renforcée au contact des
migrations subsahariennes qui touchent le Maghreb depuis les
années 1990. La confrontation avec une altérité venue
d’« Afrique », bien que de même couleur de peau, renforcent le
sentiment d’appartenance des Noirs tunisiens à la société tunisienne.
Plaçant Noirs tunisiens et Noirs subsahariens en face à face, la
configuration des mobilités subsahariennes a en effet tendance, non
pas à créer une identité commune, mais a renforcer un sentiment
d’appartenance nationale des Noirs tunisiens.
Ce constat d’absence d’une identité de groupe « noir » en
Tunisie par les populations elles-mêmes, se confronte à un courant
d’historiens qui, lui, investit cette histoire particulière ou
particulariste, en tant qu’« histoire des marges ». Le
développement d’une « conscience diasporique » semble
nécessiter une élite prompte à manier cette « mémoire » et que ne
possède pas (encore ?) le milieu intellectuel tunisien. Les
prémisses d’une « identité noire » en Tunisie ne semblent que très
peu investir l’histoire de la traite mais s’élabore davantage à
travers la mise en valeur de repères valorisés, ces « référents
mondialisés » que sont le rap noir américain, Martin Luther King
ou encore Barack Obama. Ces figures emblématiques qui
incarnent, chacune à leur manière, la dignité de l’homme noir, sont
réappropriées par des Noirs tunisiens pour combattre le racisme
que ces derniers vivent dans leur propre société.

5 - Impact sur la société tunisienne : le débat racial


« Même s’il ne s’agit pas toujours d’un racisme dans
son sens moderne, l’image du Noir a beaucoup souffert
de ce poids historique [l’esclavage]. Ce fait est vu par
certains intellectuels maghrébins, non pas comme une

mémoire collective à l'épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, La


Découverte, 1990, p. 57.

322
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

organisation ségrégative des places dans la société en


fonction de la couleur de peau ou de l’appartenance
linguistico-culturelle, mais une simple difficulté à
assumer le carrefour où se croisent arabo-berbères et
négro-africains »1.
Le caractère subversif et inédit de cette déclaration de Tozeur
s’inscrit dans une société tunisienne à fort clivages « raciaux », au
sens de couleurs de peau. Les noirs tunisiens représentent un
groupe marginalement intégré : au niveau national, ils ne
possèdent pas d’identité spécifique mais, de manière schématique,
se voient relégués à certains corps de métier (en milieu urbain :
serveurs, balayeurs, etc.) et certaines formes d’« esclavage
domestique » (l’emploi des femmes comme aides-ménagères)2; en
milieu rural : métayage ou khamessat, musiciens de la
tribu comme les fameux Abîd Ghbuntun). Parallèlement, des
appellations qui renvoient directement au statut d’esclave (abîd,
wsîf, bak) pour nommer les Tunisiens à peau noire corroborent
l’existence d’un groupe différencié.
L’investissement de l’histoire esclavagiste conjuguée à des
éléments conjoncturels comme l’accroissement des travailleurs et
étudiants subsahariens dans la république de Carthage embrase le
débat. Si la Tunisie est carthaginoise, méditerranéenne,
maghrébine, arabe et berbère, elle est aussi, peut-être, africaine.
Mais est-elle « Noire » ? Deux conjonctures influencent
l’émergence de ce débat : tout d’abord, le phénomène
d’émigration des Noirs du Sud tunisien en Europe depuis les
années soixante. Cette migration a mené à une ascension socio-
économique, la possibilité de devenir propriétaires et
l’aboutissement à de nouveaux rapports économiques avec les
ahrâr (Blancs, mais littéralement, « les libres »). L’assignation
1
Bakary SAMBE, « L’incidence du rapport servile sur le regard
intersubjectif entre Arabes et Noirs Africains », UNESCO International
Colloquium on AfroèArab Relations (2007), consultable sur le site
http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CLT/dialogu
e/pdf/Incidence%20Rapport%20Servile.pdf
2
I. MRAD DALI, « De l’esclavage à la servitude… », art. cit.

323
Stéphanie POUESSEL

ethnique se voit ainsi contrebalancée par le statut socio-


économique. Parallèlement, l’immigration africaine au Maghreb
depuis les années 90 possède depuis peu en Tunisie un caractère
unique : l’installation en 2003 de quelques 2000 employés de la
Banque africaine de développement (BAD). L’implantation de ces
fonctionnaires africains dont beaucoup appartiennent à l’élite
socio-intellectuelle africaine bouleverse la donne d’une altérité
noire jusque là reléguée aux sphères de la pauvreté et de
l’infériorité sociale. Le deuxième type de présence subsaharienne
en Tunisie, et qui lui est antérieure, concerne les étudiants1. Ceux-
ci proviennent aussi de classes sociales assez aisées, puisqu’il
s’agit généralement d’étudiants inscrits dans des universités
privés. Ces deux types de mobilités « noires » contribuent à
réinterroger les Maghrébins sur leur propre lien à l’Afrique.
Le débat émerge médiatiquement via la tribune de la revue
« Jeune Afrique » en 2004. La tunisienne Affet Mosbah publie un
article qui fera l’effet d’une bombe. Intitulé « être Noire en
Tunisie » (n° 2270) et relate le quotidien plombé par les préjugés
et le racisme que subit une jeune tunisienne noire. Le numéro
suivant (2271) souhaite renverser la tendance en publiant une
réponse de l'historien Abdelhamid Larguèche sous le titre « Le
Maghreb n'est pas une terre de racisme » (lui-même qui co-écrivait
20 ans plus tôt un livre sur la marginalité féminine à Tunis2).
Récemment, en Tunisie post-révolution, des voix issues de la
société requièrent une égalité de traitement devant la couleur de
peau. L’initiative d’un groupe facebook très actif intitulé :
« Assurance de la citoyenneté sans discrimination de couleur », est
prise en mars 2011 par une doctorante ancienne participante du
colloque de Tozeur. Les discussions sur le mur facebook du

1
Si l’on voulait dresser un portrait exhaustif des Subsahariens en
Tunisie, il faudrait ajouter la présence des sportifs et des « aventuriers »,
Hassan BOUBAKRI et Sylvie MAZZELA, « La Tunisie entre transit et
immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des migrants
africains à Tunis », Autrepart, n° 36, 2005, pp. 149-165.
2
A. et D. LARGUECHE, Marginales… op. cit.

324
RETOUR À UN PARADIGME « AFRICAIN »

groupe mènent le débat vers la presse (Tunis hebdo) et à la radio


(RTCI), hissant ainsi la question du racisme sur la scène
médiatique tunisienne.

Conclusion
Penser l’africanité de ce petit pays du Maghreb qu’est la
Tunisie ne relève pas de l’évidence. Bien que se vantant d’un
passé pluriel, tolérant et intégrateur, elle n’est touchée, dans sa
période postcoloniale, que récemment par le questionnement
ontologique que représente l’installation de l’« étranger » qui vient
du « Sud » et rappelle ainsi une appartenance ébranlée :
l’ « Afrique ». Ce questionnement réflexif qui se joue aujourd’hui
emprunte la voie d’une repentance, celle de la traite esclavagiste et
cette réappropriation historique négative espère aboutir à des
conséquences positives. Car investir l’histoire subalterne de la
traite transsaharienne, au-delà du défi d’une histoire qui serait
exclusivement nationale, contribue à dénoncer les injustices que
sont le racisme et les discriminations raciales et qui touchent une
partie des Tunisiens.

Bibliographie
Driss ABBASSI, Quand la Tunisie s’invente, entre Orient et
Occident (Paris : Autrement 2009).
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primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010.
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Roger BOTTE, Esclavages et abolitions en terres d’islam, Paris,
André Versailles, 2010.
Hassan BOUBAKRI, Sylvie MAZZELA, « La Tunisie entre transit
et immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des
migrants africains à Tunis », Autrepart, n°36, 2005, pp. 149-165.

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Stéphanie POUESSEL

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Inès Mrad Dali, Identités multiples et multitudes d’histoires :
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