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LA QUESTION QUEER AU MAROC IDENTITÉS SEXUÉES ET

TRANSGENRE AU SEIN DE LA LITTÉRATURE MAROCAINE DE


LANGUE FRANÇAISE
Jean Zaganiaris

L'Harmattan | « Confluences Méditerranée »

2012/1 N°80 | pages 145 à 161


ISSN 1148-2664
ISBN 9782296557611
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Jean Zaganiaris, « La question Queer au Maroc Identités sexuées et transgenre au


sein de la littérature marocaine de langue française », Confluences Méditerranée
2012/1 (N°80), p. 145-161.
DOI 10.3917/come.080.0145
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Dossier Variations

Jean Zaganiaris
Politologue, enseignant-chercheur au CERAM/EGE Rabat. Il est
également chercheur associé au CURAPP/Université de Picardie Jules
Verne. Ses travaux portent sur les gender studies, plus particulièrement
sur les enjeux politiques de la sexualité au sein de la littérature
marocaine. zaganiaris@yahoo.fr.

La question Queer
au Maroc

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Identités sexuées et transgenre
au sein de la littérature marocaine
de langue française 1
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Peut-on penser les pratiques sexuelles au sein des sociétés


arabo-musulmanes en relation avec des problématiques
de la Queer Theory ? À partir des discours écrits et oraux
des écrivains marocains de langue française, nous avons
voulu regarder de quelle façon les pratiques sexuelles
et les identités sexuées sont représentées au sein de
leurs œuvres. En travaillant sur ces discours, nous nous
sommes aperçus que des questions relatives à la lutte
contre l’hétéronormativité à tendance patriarcale ou
bien au transgenre sont évoquées par un certain nombre
d’auteurs. Toutefois, est-ce que cela suffit pour parler de
Queer au Maroc ?

« Comme c’est étrange de se sentir réduit par quelqu’un


d’autre à n’être qu’une personne unique. »
Virginia Woolf, Les vagues.

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A
priori, parler de « queer » pour penser les questions rela-
tives à la sexualité ou au genre au Maroc semble relever de
la provocation. Toutefois, si l’on regarde de près ces pra-
tiques sociales que sont les romans marocains de langue française,
force est de constater que certaines des bases théoriques de la Queer
Theory, courant fondé au sein du monde anglo-saxon et s’intéres-
sant notamment aux pratiques gays, lesbiennes et transsexuelles 2,
font étrangement écho aux propos de Abdelkébir Khatibi sur les
figures de l’androgyne, de Abdelhak Serhane sur la prostituée aux
deux sexes et de Abdellah Taïa, dont les écrits relatent les expé-
riences d’un homosexuel marocain ou bien le transgenre. L’enjeu
n’est pas tant d’établir de simples filiations décontextualisées mais
plutôt d’objectiver la nature empirique des discours tenus par les
acteurs et d’opérer par analogie 3.

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L’objet « littérature marocaine de langue française » peut être
défini comme l’ensemble des ouvrages publiés en français au sein
du champ littéraire marocain par des personnes qui sont soit nées
au Maroc, soit possèdent des origines marocaines fortement inté-
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riorisées, soit proviennent d’un pays étranger et résident depuis


plusieurs années au Maroc 4. La littérature marocaine de langue
française, publiée conjointement en France et au Maroc, montre
qu’il existe une dimension subversive chez certains écrivains maro-
cains, qui se sont servis du roman pour remettre en cause la censure
morale autour de la sexualité ainsi que l’hétérocentrisme.
À partir d’un ensemble de concepts empruntés à la Queer
theory 5, l’enjeu sera pour nous de penser les discours de la littéra-
ture marocaine autour de la sexualité. Dans un pays où l’islam est
religion d’État et où les discours des acteurs peuvent être soumis
à certaines contraintes, de quelle façon peut-on communiquer
sur la sexualité ? Il ne s’agit pas tant d’insister sur la censure que
rencontrent les comportements sexuels mais plutôt d’attirer l’atten-
tion sur la nature de l’effectivité qu’ils peuvent acquérir grâce à
certains discours exprimés publiquement par la littérature. Nous
nous intéressons à certains écrivains du champ littéraire marocain
qui ont parlé du sexe et des pratiques sexuelles au Maroc. Bien
entendu, nous n’entendons pas évoquer ici tous les auteurs qui ont
publiquement posé le problème de la sexualité. Nous présenterons
simplement certains ouvrages, en insistant sur la nature des savoirs
que produisent ces discours et du rapport qu’ils peuvent entretenir
avec la réalité de la société marocaine.

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

De l’identité et de la sexualité dans la


littérature marocaine de langue française
La littérature marocaine de langue française est obnubilée par
la construction d’une identité islamique libérée à l’égard de la
sexualité. Les premiers romans de Tahar Ben Jelloun, notamment
Harrouda publié en 1973 aux éditions Denoël, montrent la sexualité
et les charmes érotiques des femmes arabes sous un angle très expli-
cite. L’érotisation du corps de la prostituée, les fantasmes de l’enfant,
les rapports de force entre les genres autour de la sexualité, la lutte
du matriarcat contre le patriarcat à travers la figure de ces femmes
excitantes sorties du bain, qui ne se livrent pas aux hommes, sont
des thèmes présents dans les premiers écrits de Ben Jelloun. Dans

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La nuit sacrée (publié en 1987 aux éditions du Seuil), qui fait suite à
L’enfant des sables (publié en 1985 également aux éditions du Seuil),
nous voyons à travers l’image de ce corps féminin androgyne qui
va être travestie pour des raisons d’héritage, la question du genre
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qui est posée. Toutefois, ce roman marocain ne s’inscrit pas dans la


problématique queer. Au contraire, il insiste sur la reconquête de
l’identité féminine et de la sexualité hétérosexuelle 6. Après avoir
été séparée de son genre, avoir été obligée de s’inscrire dans une
apparence masculine alors qu’elle était une femme, l’héroïne du
roman retrouve sa féminité volée 7. Le but de Ben Jelloun est de
montrer les problèmes que les femmes rencontrent pour obtenir
une certaine reconnaissance au sein d’une société patriarcale, où
elles peuvent être soumises au viol de l’homme ou bien à la cruauté
des autres femmes qui ont intériorisé la domination masculine et
aident à son renforcement pour en être le moins les victimes. La
scène où les sœurs cousent le vagin de l’héroïne, en lui faisant aussi
symboliquement payer ce rôle de la masculinité qu’elle a longtemps
tenu dans le foyer, est emblématique.
Même s’ils ont rencontré certaines résistances, ces écrits parlant
explicitement de la sexualité ont finit par s’imposer et par exister
aujourd’hui en tant que discours faisant historiquement partie du
champ littéraire marocain. Comme l’a montré Michel Foucault
pour les sociétés européennes, le sexe est aussi ce dont on parle,
même s’il est censuré : « Si le sexe est réprimé, c’est-à-dire voué à la pro-
hibition, à l’inexistence et au mutisme, le seul fait d’en parler, et de parler
de sa répression, a comme une allure de transgression délibérée » 8. Cela

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semble s’appliquer également à la société marocaine. Le pouvoir


de l’État n’est plus dans une configuration où il s’agit uniquement
de censurer le sexe ou bien de prôner l’ascétisme. Le but n’est pas
tant d’interdire les discours sur la sexualité que de tenter parfois
vainement de les contrôler, de les réguler, de les inscrire dans une
normativité où ce sont les différentes branches du pouvoir, via des
processus complexes et ambigus de gestion des produits culturels 9,
qui vont dire ce qui relève du normal et du pathologique, de l’ac-
ceptable ou du déviant. Aujourd’hui, on ne compte plus les romans
de la littérature marocaine où la sexualité, y compris hors mariage,
est énoncée explicitement. Beaucoup d’auteurs ont pour intention
de rompre avec un certain puritanisme et l’affichent explicitement,
y compris dans des rapports de force dépassant ceux avec l’État 10.
Depuis les années cinquante, il y a un discours explicite sur la sexua-

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lité dans la littérature marocaine de langue française dont il s’agit
de tenir compte dans toute analyse liée à ce champ culturel 11.
Au cours des années 90, Ghita El Khayat, psychiatre et écrivain
très connue au Maroc, a publié de manière anonyme aux éditions
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L’Harmattan, un roman intitulé La liaison. Réédité en 2002 en son


nom propre et dans la maison d’édition qu’elle a fondée, le livre va
connaître un second souffle au sein d’une période où, comme nous
allons le voir, les discours sur la sexualité vont être plus explicites
au Maroc. La liaison évoque les pensées intimes d’une femme qui
attend d’être aimée mais aussi désirée sexuellement par l’homme
dont elle est amoureuse. Certains passages relatent explicitement
les pratiques sexuelles des protagonistes et évoquent même la fella-
tion. Il est assez rare d’avoir des phrases de ce type qui soient écrites
par des femmes au sein du champ littéraire :
« Il m’intimait l’ordre de le prendre dans ma bouche, avec presque de la
méchanceté : c’était ça ou on arrêtait les frais. Je manifestais pour la forme
que je voulais la même chose. Il me dispensait de loin en loin ce plaisir,
quand lui le voulait bien. Mais je ne devais pas espérer d’échange dans ce
domaine. Je devins experte. Ses désirs devenaient tels qu’il me jetait brutale-
ment sur le dos, avec une précipitation de maniaque, ouvrait sans ménage-
ment aucun mon corps et rentrait en moi jusqu’à gémir. 12 »

D’autres passages se réfèrent explicitement à l’homosexualité


féminine, qui ne fait guère l’objet d’attirance aux yeux de la narra-
trice. Par contre, la confusion entre le masculin et le féminin n’est
pas rejetée :

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

« Je parais beaucoup plus jeune que mon âge, ma silhouette est celle d’un
adolescent et je vis souvent l’impression d’avoir été préservée de mes désirs,
de mes facultés et de mes audaces. Je suis une femme très jeune de n’avoir
pas vécu. Et le jeune amant aux grands yeux, mort de n’avoir pas vécu leur
amour, c’est aussi moi, parlée et étreinte au masculin dans un choc de deux
virilités infirmes. 13 »

Lors de la présentation publique faite par l’auteur le vendredi


21 octobre 2011, à la Bibliothèque Nationale du Royaume du
Maroc, nous lui avons demandé si les questions de la Queer Theory
étaient les siennes, notamment pour ce qui concerne le transgenre.
Sa réponse nous a montré qu’elle ne connaissait visiblement pas ce
courant de pensée :
« C’est une question de spécialiste… Heu… Le transgenre n’est pas une

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nouveauté. Chaque homme a une partie féminine ; la psychanalyse a montré
cela… Le transgenre c’est une division ; moi, je parle de liaison et pas de
division. Dans la fusion, on ne sait pas qui est l’homme et qui est la femme. »
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Il ne s’agit donc pas de relier artificiellement ce qui n’a pas fait


l’objet d’usages sociaux effectifs. Il serait discutable de parler de
Queer au Maroc si les acteurs du champ littéraire marocain ne se
réclament pas de ce courant. L’enjeu n’est donc pas tant de savoir
s’il existe une présence Queer au Maroc à partir de comparaisons
abstraites mais de faire certaines montées en généralité des logiques
d’action, à partir des formes de « dénonciation publiques d’injustice
» employées par les acteurs 14. Au cours des années 2000, c’est sans
doute Bahaa Trabelsi qui est l’auteur féminin à évoquer de manière
centrale les questions relatives à la sexualité au sein de ses livres.
Dans son dernier roman Slim, les femmes, la mort, publié en 2004
aux éditions casablancaises EDDIF et écrit dans le contexte de la
réforme de Moudawana 15, elle raconte l’histoire d’un journaliste
marocain qui entretient trois liaisons simultanées avec trois femmes
très différentes : Ihsane, fille voilée ayant précocement perdue sa
virginité et travaillant dans un bar pour payer ses études ; Bouthaïna,
militante féministe en faveur du nouveau code de la famille et mère
d’un petit garçon qu’elle n’hésite pas à délaisser pour son amant ;
Judith, une femme d’affaire française plus âgée que lui, qui vient
régulièrement au Maroc et profite de la jouissance sexuelle que lui
apporte Slim entre deux réunions de travail. Le roman montre un
individu quelque peu alcoolique et beaucoup plus précaire que la

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plupart de ses amantes, qui a conscience à la fois de la domination


que son rôle social lui permet d’exercer sur elles mais aussi de
l’inconsistance de son existence vis-à-vis de la carrière profession-
nelle de Bouthaïna et surtout de Judith. Baha Trabelsi décrit une
sexualité libérée, y compris chez la fille voilée, qui a lieu de manière
récurrente en dehors du mariage. Mais elle attire également l’atten-
tion sur les souffrances que cet homme fait endurer à ces trois
maîtresses.
De plus en plus, des auteurs qui viennent de faire leur entrée
dans le champ littéraire marocain, n’hésitent pas à évoquer explici-
tement la sexualité. Chrysultana Rivet, jeune auteur née en France
et vivant au Maroc depuis 25 ans, commence son premier roman
Une voix sortie de l’ombre, publié chez l’éditeur marocain Marsam
en 2010, ainsi :

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« Je le regarde dormir, délesté d’une partie de lui-même. Une écume
blanche recouvre encore son sexe qui semble avoir vieilli d’un coup. Lui,
si téméraire, si conquérant avant notre duel amoureux, est devenu penaud
et timide presque honteux d’avoir renoncé si facilement (…) il y a toujours
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ce temps suspendu après l’amour qui me laisse sur ma faim, ce sentiment


d’abandon quand il s’est retiré » 16.

Chrysultana Rivet nous a dit qu’elle écrivait cette naturalité des


rapports sexuels en ayant en tête les romans de Mohamed Choukri,
de Mohamed Leftah ou de Abdellah Taïa. Il ne s’agit donc pas de
dire que son discours sur la sexualité est atypique. L’auteur nous
a dit qu’elle n’a pas l’impression d’innover sur la description des
pratiques sexuelles, ou bien de manière générale sur les rapports
homme/femme, en écrivant comme elle fait au sein d’un champ
littéraire marocain dont elle suit les productions et dans lequel
elle a souhaité s’insérer, en publiant son premier roman chez un
éditeur marocain plutôt que chez un éditeur français. Dans ce
livre, la femme, âgée d’une trentaine d’année, est marocaine tout
comme l’homme. Ils ont des rapports sexuels hors mariage, présen-
tés comme des pratiques sociales naturelles faisant partie de leur
quotidien. Si dans le domaine des essais, nous pouvons voir certains
discours appelant à vivre en adéquation avec les principes de chas-
teté prônés par le normativisme religieux 17, force est de constater
que la littérature marocaine n’hésite pas à évoquer cette sexualité
en dehors du mariage et avancer certains registres plaidant pour
une libéralisation des pratiques sexuelles. De nombreux auteurs

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

situent leur roman dans cette explicitation et cette revendication du


plaisir sexuel. Si le fait d’écrire sur le corps et le sexe n’est certes pas
toujours libératoire, il nous semble difficile de réduire le combat
pour les libertés sexuelles, notamment celui mené par des écrivains,
à des discours pouvant difficilement s’affranchir des contraintes
structurelles de la société et versant dès lors dans un « nouvel
ordre moral », faisant le jeu d’un pouvoir patriarcal omniprésent 18.
Comme le montre l’exemple du champ littéraire marocain, parler
publiquement de sexualité est aussi une manière de lutter pour cer-
taines libertés individuelles ainsi que de combattre la domination
masculine. Parler de sexualité est aussi une manière de s’opposer à
d’autres discours visant à moraliser et à normativiser les comporte-
ments sexuels ou bien à en interdire les expressions publiques. Le
fait que des écrivains construisent une identité de genre qui aime

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les rapports sexuels (y compris éphémères) ne peut être réduit à
une forme d’expression féminine justifiant les modèles normatifs
masculins de la sexualité. Cela reviendrait à homogénéiser les
actrices – pour reprendre une expression chère à Luc Boltanski qui
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n’a pas encore été féminisée – du champ littéraire marocain et à


occulter la dimension critique de leur discours, qui mérite d’être
objectivée en tant que tel. Certains écrits de la littérature marocaine
mériteraient plutôt d’être pensés en relation avec les revendications
féministes pro-sexe qui sont tenues en Europe 19. De ce point de vue,
le « trouble dans le genre » dont parle Judith Butler 20, notamment
au niveau de la remise en cause des arbitraires structurant des iden-
tités sexuées ou genrées, peut être rapproché des pratiques sociales
du champ littéraire marocain. Celui-ci existe autant au niveau des
« identités sexuées ou genrées » que des « identités islamiques »,
présentées bien souvent comme une entité homogène et réifiée 21.

Par-delà l’identité sexuelle ?


L’un des enjeux politiques de la littérature marocaine de langue
française est de rompre avec le puritanisme de la censure et rendre
la sexualité visible au sein de textes pris eux-mêmes dans un uni-
vers socio-politique qui n’empêche pas toujours des discours sur
la sexualité d’exister, à partir du moment où ils sont contrôlés 22.
Même si ce n’est pas forcément intentionnel de la part de ces écri-
vains, leurs discours s’inscrivent aussi dans les logiques marketing
des pratiques éditoriales et dans les positionnements des éditeurs.

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L’Europe méditerranéenne en crise

C’est dans ce cadre là que nous pouvons situer toute la littérature


sur l’homosexualité, qu’elle soit le fruit d’écrivains ayant reven-
diqué publiquement leur homosexualité, tels que Rachid O et
Abdellah Taïa, ou bien qui sont non homosexuels, à l’image de
Baha Trabelsi, qui a traité de la question de l’homosexualité dans
Une vie à trois 23, ou bien de Mohamed Leftah, évoquant les pratiques
homosexuelles masculines d’un ancien militaire égyptien dans Le
dernier combat du capitaine Ni’Mat 24.
Abdellah Taïa est connu pour être le premier écrivain marocain à
avoir affiché publiquement son homosexualité. Si celle-ci n’est qua-
siment jamais évoquée dans son premier roman Le rouge du tarbouche
(2004) paru chez l’éditeur français Seguier, elle est par contre
revendiquée dans ses trois derniers livres, publiés en France et au
Maroc aux éditions du Seuil. Ces derniers évoquent explicitement

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la jouissance sexuelle et la sexualité homosexuelle. Lorsque nous
lui avons demandé, que ce soit pour Mélancolie arabe (2008) ou bien
pour Le jour du roi (2010), s’il s’inscrivait dans une optique queer,
sa réponse a été affirmative à deux reprises. Lors de sa présentation
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publique de Mélancolie arabe à l’Institut français de Casablanca le


12 juin 2008, il nous a répondu que son « prochain roman porterait sur
le transgenre ». Il a poursuivit en disant que « l’idée de faire un livre qui
résume les deux sexes » lui tenait à cœur. La notion de « transforma-
tion » est importante dans son œuvre et elle traverse la normalité
des pratiques homosexuelles : « Même si écrire ne me sert pas à faire de
la psychanalyse, il y a une dimension sexuelle dans mes livres. Je voudrais
aller au-delà de l’hétérosexualité et de l’homosexualité. Je voudrais aller vers
le transgenre, la transformation ». Ce discours oral tenu à Casablanca
en juin 2008 s’inscrit explicitement dans une perspective Queer.
Abdellah Taïa a d’ailleurs mis en œuvre ce projet d’écriture énoncé
deux ans plus tôt. Lors d’un débat commun que nous avons eu le
24 novembre 2010 sur le plateau de l’antenne marocaine Luxe
radio à propos de son dernier roman 25, il nous a également répondu
« Oui, la question du transgenre est mienne ! Je m’inscris dans cela ».
Dans Le jour du roi, Taïa montre deux jeunes garçons qui ont des
rapports sexuels à la fois entre eux et avec une jeune fille, qui est
la servante du plus riche des deux. Toutefois, les enjeux politiques,
dans lesquels s’inscrit Taïa, visent autant à « troubler le genre » qu’à
donner une respectabilité, une légitimité et une reconnaissance à
l’identité homosexuelle au sein de la société marocaine. C’est cela
qui est ressortit de la présentation qu’il a effectuée de son dernier

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La question Queer au Maroc

roman le 11 mars 2011 à la Bibliothèque Nationale du Royaume


du Maroc. Abdellah Taïa a commencé par déclarer à propos de
ces deux personnages : « Je veux qu’à un moment, on sache qui parle et
à d’autres qu’on ne sache pas, qu’on ne sache pas qui parle. L’identité est
effacée. Je veux montrer qu’il y a peut-être des relations sexuelles entre eux,
mais qu’ils ne se définissent pas comme homosexuels. » Mais à d’autres
moments, l’écrivain sait que son œuvre est prise aussi dans des
enjeux politiques autour de la reconnaissance de l’homosexualité
au sein d’un pays où elle est punie pénalement et stigmatisée socia-
lement :
« Le rôle de la littérature est d’être la voix des sans voix et de faire exister
un monde qui n’existe pas ou n’existe pas pour certains. Si mes livres arri-
vent à changer l’image de l’homosexualité dans la tête des marocains, je serai
content. Mitli, homosexuel, mitli, celui qui aime le même que lui. Ce mot,

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inventé dans la langue arabe il y a quatre ans, notamment par Kif Kif 26,
est une victoire énorme. »

Taïa sous-entend par là que l’invention du mot mitli pour dési-


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gner l’homosexuel s’oppose à l’expression zemmel qui signifie


littéralement « pédé » et s’inscrit dans le registre de l’insulte adres-
sée également à l’hétérosexuel 27. Comme nous pouvons le voir,
l’auteur est pris entre d’un côté la volonté explicitement affichée
de déconstruire le genre et de l’autre de défendre une identité
homosexuelle.
Certains passages du roman semblent être emblématiques de
cette tension. La délégitimation dont souffre l’homosexualité au
sein des classes aisées est présente d’une manière parfois proche de
celle employée par Proust 28. À l’image de ce que symbolise le baron
de Charlus dans La recherche, l’aristocratie ne peut que marginale-
ment et minoritairement s’inscrire dans une identité homosexuelle.
Dans Le jour du roi, Taïa montre que Khalid, l’enfant riche qui a des
rapports sexuels de temps en temps avec Omar, le garçon pauvre,
ne se pense pas comme étant homosexuel et aurait même une pré-
férence « sociale » pour les relations hétérosexuelles 29. Sa position
lui fait intérioriser l’hétérosexualité comme norme dominante à
travers laquelle il doit reproduire l’héritage familial. Le garçon
des quartiers pauvres, quant à lui, a des rapports sexuels avec ce
garçon riche et peut aussi être également attiré par « les seins de ces
femmes noires ». Toutefois, ce dernier ne s’inscrit pas dans une hété-
ronormativité qui est celle de Khalid. Omar a intériorisé son homo-

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sexualité au sein d’un amour ardant pour Khalid et c’est à partir


de cette identité de sexe, qui est aussi une identité de classe, qu’il
expérimente des rapports sexuels avec les deux sexes. Il y a pourtant
chez Abdellah Taïa une volonté de déconstruction des identités
sexuelles proches de celle dont parle Foucault. Les deux garçons
ont des rapports sexuels entre eux mais malgré tout, c’est Omar,
et non pas Khalid, qui est le plus attaché affectivement à Hadda, la
jeune servante 30. Même si Khalid est le plus prédisposé socialement
à aller vers l’hétérosexualité, sa position au sein des classes aisées
l’amène également à avoir la plus grande indifférence à l’égard de
cette jeune fille des classes populaires, qui est pourtant amoureuse
de lui. La position de Omar est différente à ce niveau : « Hadda était
à moi, elle vivait dans mon monde, loin de Khalid » 31. C’est celui qui est
le moins contraint socialement à s’inscrire dans cette hétéronorma-

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tivité qui a la plus grande affection pour la servante noire, malgré
la passion ardente et à sens unique qu’il ressent à l’égard de Khalid.
Tout le roman Le jour du roi joue sur cette symbiose des contraires
très présente également chez Marguerite Duras. Dans Hiroshima
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mon amour, des phrases célèbres telles que « Tu me tues, tu me fais


du bien » ou « J’ai tout vu à Hiroshima ! Tu n’as rien vu à Hiroshima »
reflète l’ambivalence de ces choses antithétiques qui arrivent à
fusionner grâce à l’exercice de style. D’ailleurs, lors de l’échange
public que nous avons eu avec lui sur le plateau de Luxe radio
en novembre 2010, Taïa a été entièrement d’accord lorsque nous
avons rapproché son roman de l’œuvre de Duras et s’est reconnu
dans la thèse que nous avons avancé au sujet de la symbiose des
contraires. Comme chez Proust, Taïa parle d’une entité qui peut
devenir quelque chose d’autre chose avec laquelle elle fait symbiose
tout en restant elle-même : « Omar parle : Je porte le slip de Khalid. J’ai
mis du rouge à lèvre. Je suis Omar. Je ne suis ni garçon, ni fille. Je suis dans
le désir. » 32
L’image de la mère de Omar, peinte par Abdellah Taïa, s’inscrit
aussi dans une volonté de rupture avec les identités stéréotypées
de genre puisque l’auteur la montre comme une femme « révolu-
tionnaire » : « Je m’en vais, je vais retourner dans mon village et redeve-
nir putain […]. Ma mère faisait sa révolution » 33. Taïa parle de cette
mère qui fait l’amour car elle aime le sexe et qui n’a pas honte
d’aimer cela, en tant que femme. Pour un homme, aimer le sexe
n’est pas socialement problématique alors que pour la femme cela
peut l’être 34. En ce sens, la figure de la prostituée chez Taïa semble

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

s’inscrire dans une métaphore émancipatrice revendiquée par


certaines féministes américaines pro-sexe qui utilisent l’expression
« I’m a bitch » pour dépasser la stigmatisation péjorative de ce
terme et dire qu’elles assument leur indépendance ainsi que leur
liberté sexuelle par-delà les normes de comportements moralisa-
teurs que le genre peut imposer 35. Pour une femme, être traitée de
« putain » est quelque chose de péjoratif mais lorsque la mère de ce
garçon pauvre quitte son père et retourne dans son village « devenir
une putain », cela sous-entend, chez Taïa, qu’elle va enfin profiter
de sa liberté sexuelle avec la fin de la vie matrimoniale et avoir des
relations sexuelles multiples et libres avec différents partenaires.
Elle pourra se comporter comme certains hommes, mariés ou pas,
qui ont des expériences multiples avec des femmes et qui peuvent
avoir une reconnaissance symbolique parmi leurs pairs.

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Toutefois, cette volonté de construire une œuvre sur le trans-
genre n’est pas forcément une rupture totale avec le genre ou
bien avec l’identité. C’est également ce que montre un passage de
Mélancolie arabe. Lors de la description du rapport malsain qui le
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relie à son violeur, l’auteur montre que le narrateur veut bien être
consentant lors du viol, mais qu’il refuse d’être considéré comme
une femme. La différence entre le sexe et le genre demeure essen-
tielle, tout comme le refus de la perte de l’identité masculine dans
le rapport homosexuel, y compris si l’on est « passif » :
« Je voulais lui dire et redire qu’un garçon est un garçon et une fille est
une fille. Ce n’était pas parce que j’aimais sincèrement et pour toujours les
hommes qu’il pouvait se permettre de me confondre avec l’autre sexe. De
détruire mon identité, mon histoire. D’être si près de ma peau, dans un
instant complètement nu et de ne rien savoir de ce que j’étais, ne rien com-
prendre à moi, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Se donner à lui, oui, peut-
être. Ailleurs. Devenir Leïla, non. […] Cela aurait été une trahison vis-à-vis
de moi-même et de tout ce que j’ai construit de moi depuis la naissance, ma
légende, mon rêve romantique, mes possessions, mon sexe. » 36

La volonté de déconstruire les genres n’est pas uniquement


présente dans des textes traitant de l’homosexualité ou bien écrit
par des auteurs homosexuels. Des écrivains non homosexuels sont
allés également très loin dans la subversion des identités sexuelles,
en présentant les figures de l’androgyne et du transsexuel. Dans
Messaouda, roman publié en 1983 aux éditions du Seuil, Abdelhak
Serhane décrit la figure d’une prostituée qui n’est ni homme, ni

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L’Europe méditerranéenne en crise

femme : « Messaouda une femme. Messaouda un homme. Messaouda un


animal. Elle était tout cela à la fois ; hermaphrodite solitaire au sexe tatoué
par les chauves-souris » 37. Dans une société qui « enfermait très jeunes
dans le cadre vicieux de la morale religieuse et des traditions », Messaouda
« l’androgyne noire était la conscience suffocante de l’inégalité sociale, l’in-
jure faite à la parole de Dieu ». Elle incarne ce sexe offert à la violence
des hommes assoiffés d’un désir sexuel quasi-bestial que ne peuvent
satisfaire celles qui sont cantonnées socialement dans le genre de
la féminité. À travers la parole du narrateur, Abdelhak Serhane
oppose la figure de la prostituée androgyne, sans sexe déterminé, à
celle de la femme, dont le sexe et le genre sont autant des variables
biologiques que des stigmates sociaux : « Mi avait le devoir de se taire
et de subir la pénétration. Comme toutes les femmes, elle n’avait pas le droit
à la jouissance sexuelle. Mi était une femme chaste et vertueuse, non une

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prostituée. » 38 La prostituée n’est pas une femme mais une entité
sociale, par-delà le sexe et le genre, qui s’inscrit dans un agence-
ment propre au désir.
Abdelkébir Khatibi, connu pour ses écrits sur les identités cultu-
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relles multiples et ses implications avec Paul Pascon dans la mise en


place des enseignements de sociologie au Maroc, a également posé
le problème de la déconstruction des genres et de l’identité dans
ses romans. La figure des corps transsexuels et androgynes dont il
parle est beaucoup plus proches de ces corps asexués évoqués par
le soufisme, courant religieux islamique apparut au VIIIe siècle 39,
que de ceux étudiés au sein des courants hétérogènes de la Queer
Theory. Khatibi cite cette figure du transsexualisme qui est le fruit
de la fusion de corps et de sexes différents pour parvenir à une dés-
identification radicale. Dans Le livre du sang (1979), la figure apoca-
lyptique de « l’androgyne » qui s’élève « avec ses ailes azurés » du haut
du « minaret » et qui symbolise le moment où « le Féminin se noie dans
le Masculin », est omniprésente dans les échanges qui ont lieu dans
la pure tradition soufie entre le Maître et son disciple :
« J’appelle Androgyne ce contour extatique de l’être, apparence dans
l’apparence de l’homme et de la femme en un effacement infini. Oui, l’Andro-
gyne est éternellement le fiancé de toutes les femmes et la fiancée de tous les
hommes. Notre ange n’est-il pas semblable à une jeune adolescente masculine
[…] En courbant les hanches, il avance un ventre et un bas ventre de femme
où se cache cependant un sexe viril, petit et tout arrondi, paré de visions
angéliques. » 40

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

La figure de l’androgyne est par-delà le sexe biologique de


l’homme et de la femme mais aussi par-delà le genre féminin et
masculin. L’androgyne est pour Khatibi un transexuel et non pas
uniquement un transgenre :
« Toi, qui apparu comme femme, qui apparu comme homme, n’es-tu
pas un grand simulateur ? N’as-tu pas travesti tout l’amour impossible des
humains ! Tu appartiens aux deux sexes à la fois et en même temps tu n’es
aucun complètement. Doué de perfection d’un côté et inachevé de l’autre,
ange d’un côté et monstre de l’autre, uni à toi-même et infiniment séparé,
visible et invisible, réel et irréel, entre ciel et terre, effaçant chaque fois ta
ressemblance et ta dissemblance pour mieux les simuler et les dissimuler […]
Il t’arrive d’avoir les organes d’un homme et pourtant de te laisser prendre
comme une femme, d’avoir une stature de femme et pourtant de prendre les
femmes. » 41

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Le bilinguisme dont parle Khatibi s’inscrit d’ailleurs dans ce
registre. Il s’agit d’une « androgynie » et d’un « transsexualisme » 42.
La bi-langue quitte les sphères statiques d’une identité moniste et
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figée, pour s’inscrire, par le biais du contact avec autrui, dans un


devenir, où la confusion entre le masculin et le féminin prend le pas
sur le respect des règles grammaticales de l’énonciation publique :
« Deux pays faisaient l’amour en nous. Maintes fois, j’ai pensé à ce qui
te traduit, te transfigure à ta langue : événements, choses, paysages ; comme
si ton passé avait épousé le mien, accouchant d’un enfant – notre amour – ;
comme si cet amour ne pouvait que se perdre dans l’oubli, en une généalogie
qui ne reviendrait à personne, ni à ta langue ni à la mienne, mais au temps
même ; comme si, marchant à travers deux pays en effaçant leurs frontières
invisibles – dans notre langue commune – nous étions animés par le serment
silencieux des choses, serment qui féconde et détruit tout désir. » 43

Les langues, les cultures, les sexes se mélangent dans un rapport


intime et montrent la fragilité de leur identité de par l’étrange
similarité qu’ils ont avec ce qui est construit comme étant différent
d’eux. La prise de conscience de l’altérité dans les processus de
connexion nous fait « devenir-autre », car l’être humain ne peut se
contenter d’une seule identité (sexuelle, culturelle, genrée), ratta-
chée aux normes dominantes et majoritaires d’une société ou d’une
sociabilité culturelle. Pour Khatibi, il faut accepter « l’éventualité
d’être autres » ou « d’être multiple », que ce soit au niveau du sexe, du
genre, de la langue ou de la culture.

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Numéro 80  Hiver 2011-2012
L’Europe méditerranéenne en crise

En s’efforçant de décrire les discours, nous avons voulu montrer


que la composante « islamique » de la société marocaine, évoquée
bien souvent lorsqu’il s’agit de parler de la censure dont le sexe fait
l’objet au sein de ce pays, n’empêche pas la production de certains
discours sur la sexualité et les pratiques sexuelles que l’on trouve de
manière analogue dans les ères géographiques européenne ou amé-
ricaine. Si nous laissons de côté certaines formes d’islamocentrisme
à partir desquels on définit généralement cette fiction qu’est « le
monde arabo-musulman », nous pouvons constater que les discours
tenus dans des pays tels que le Maroc, y compris au niveau de l’ho-
mosexualité ou du transsexualisme, peuvent être pensés en relation
avec les thèses de la Queer Theory à propos de la déconstruction
des identités de sexe et de genre.
Il ne s’agirait pas de focaliser uniquement l’attention sur un

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contexte spécifique, voire sur les enjeux et les positions du champ
littéraire, mais de regarder quelle est la nature de ces discours
parlant de la sexualité et des pratiques sexuelles, au sein d’un
contexte où il serait communément admis qu’on n’en parle pas 44.
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Cette transposition des thématiques de la Queer Theory au sein


du champ littéraire marocain ne vise pas à occulter les spécificités
contextuelles, mais à rendre plus effective leur réalité complexe à
travers une montée en généralité. Les catégories binaires et réifiées,
du type « Orient/Occident », sont insuffisantes pour penser les
hybridités culturelles de nos sociétés 45. La réalité sociale n’est pas
constituée uniquement à partir d’identités monistes et homogènes.
Elle comprend aussi une multitude de symbioses et de métissages
multiformes qui remettent parfois en cause les marqueurs identi-
taires 46. La littérature marocaine de langue française est un terrain
susceptible de nous aider à sortir des thèses culturalistes et de
penser le « genre » et le « trans-genre », en tant que discours à
la fois local et global, particulier et universel. Le champ littéraire
marocain est constitué d’enjeux politiques latents, relevant de la
revendication politique partisane (notamment celle liée aux années
de « plomb »), de l’émancipation féminine (notamment au niveau
de la question de la sexualité) ou bien de la reconnaissance des
pratiques homosexuelles. Parler de la sexualité et du plaisir sexuel
en tant qu’écrivaines ou écrivains est une façon de se donner des
moyens de lutte pour la construction d’une émancipation de la
sexualité allant par-delà la dichotomie stéréotypée de la femme
de plaisir et de la femme de devoir. Cette question concerne éga-

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

lement les écrivaines et les écrivains qui n’hésitent pas non plus à
mobiliser consciemment la variable genre pour s’inscrire au sein
des enjeux autour de la reconnaissance symbolique et juridique des
pratiques homosexuelles. Ces discours des écrivains de la littérature
marocaine de langue française se situent bien dans une tentative
de subversion des identités islamiques normatives, en jouant sur les
arrangements et les accommodements nécessaires et en réinventant
une tradition à laquelle ils peuvent être par ailleurs plus ou moins
attachés. ■

Notes

1. Pour Nicolas NSB, dont le court métrage « I love Paris » peut faire quelque
part, écho aux idées de ce texte.
2. Sur ce courant, voir les approches introductives de Annamarie Jagose,

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Queer Theory : an introduction, New York, New York University Press, 1997
et Nikki Sullivan, A critical introduction to Queer Theory, New York, New York
University Press, 2003.
3. Sur l’analogie, pensée en termes d’adéquations et d’inadéquations entre
deux entités distinctes, voir Jean Claude Passerron, « L’inflation des diplômes.
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Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie »,


Revue Française de Sociologie, XXIII, 1982, pp. 551-554 et p. 574.
4. Sur la littérature maghrébine de langue française, voir Jacqueline Arnaud,
La littérature maghrébine de langue française, Paris, Publisud, 1986 ; Beida
Chikhi, Littérature maghrébine d’expression française, Paris, Nathan, 1995 ;
Jean Dejeux, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Paris,
Karthala, 1994 ; sur la littérature marocaine de langue française, voir
Abdellah Baidaa, Au fil des livres, chroniques de littérature marocaine de langue
française, Casablanca, La croisée des chemins, 2011 ; Salim Jay, Dictionnaire
des écrivains marocains, Casablanca, EDDIF, 2005 ; Abdellah Mdarhri Alaoui,
Aspect du roman marocain, 1950-2003, Rabat, Zaouia, 2006 ; Khalid Zekri,
Fictions du réel, modernité romanesque et écriture du réel au Maroc, Paris,
L’Harmattan, 2006.
5. Un certain nombre de travaux se sont référés à la Queer Theory pour penser
des milieux non-occidentaux ; voir par exemple, Peter A. Jackson, « Global
queering and global queer theory : Thai transgenders and homosexualities
in world history », Autrepart, 49, 2009. Pour une discussion critique de
l’universalisation des thèses de la Queer Theory et de leur problématique
transposition au sein du monde arabo-musulman, voir Joseph A. Massad,
Desiring arabs, Chicago, Chicago University press, 2007, notamment pp. 41-49.
6. Sur cette question, Abderrahime Lamchichi, Femmes et islam : l’impératif
universel d’égalité, Paris, L’Harmattan, 2006.
7. Le film marocain Pégase (2011) de Mohamed Mouftakir pose explicitement
cette problématique de la fille considérée comme un garçon par le père, pour
des raisons purement patriarcales.
8. Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 13.
9. Sur ces technologies de contrôle des œuvres artistiques, voir l’approche
de Pascale Laborier, « La “bonne police”. Sciences camérales et pouvoir
absolutiste dans les États allemands », Politix, 48, 1999.

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L’Europe méditerranéenne en crise

10. Les écrits de Fatima Mernissi vivement critiqués par les fondamentalistes
religieux illustrent cela de manière emblématique.
11. Bien entendu, il existe de nombreux romans marocains de langue française
qui ne parlent pas de sexualité ou de pratiques sexuelles. Notre propos se
trouve aux antipodes de certaines formes de symbolisme herméneutique qui
voient du sexe partout ! De la même façon, il y a de nombreux romans qui
parlent du genre sans parler de sexualité ; nous pensons par exemple à Driss
Chraibi et à son roman Civilisation, ma mère.
12. Ghita El Khayat, La liaison, [1994], Casablanca, Aïn Bennaï, 2002, p. 59.
13. Ibid., pp. 68-69 ; voir aussi p. 100.
14. Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétence. Trois essais de
sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, pp. 20-21.
15. Sur le contexte de la Moudawana, voir le texte de Alain Roussillon,
« Réformer la Moudawana : statut et conditions des Marocaines », Maghreb-
Machrek, 179, mai 2004 ainsi que Mohamed Mouaqit, L’idéal égalitaire
féminin à l’œuvre au Maroc : Féminisme, islam(isme), sécularisme, Paris,
L’Harmattan, 2009 ; Abdessamad Dialmy, Le féminisme au Maroc, Casablanca,
Toubkal, 2008 ; Houria Alami M’Chichi, Le féminisme d’État au Maroc, Paris,

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L’Harmattan, 2010.
16. Chrysultana Rivet, Une voix sortie de l’ombre, Rabat, Marsam, 2010.
17. Sur la constitution d’un « féminisme islamique » au sein du champ
politique et intellectuel marocain, voir Souad Eddouda et Renata Pepicelli,
«Vers un féminisme islamique d’État », Critique internationale, 46, 2010.
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18. De ce point de vue, nous avons du mal à suivre l’interprétation du


discours littéraire féminin effectuée par Christine Détrez et Anne Simon,
À leur corps défendant, les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris,
Seuil, 2006, notamment pp. 14-15 et pp. 33-41.
19. Sur cette question, voir le travail de David Courbet, Les féministes pro-
sexe et la pornographie, IEP Aix-Marseille, Mémoire Master, sous la direction
de Guy Drouot, 2011.
20. Judith Butler, Le trouble dans le genre, [1990], Paris, La Découverte,
2005.
21. Sur la déconstruction d’une identité islamique homogène et sur
l’évocation de la pluralité des islamités, voir Abderrahim Lamchichi, Islam,
islamisme et modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 et Jocelyne Dakhlia,
Islamicités, Paris, PUF, 2005.
22. Il n’est pas de même des images. En 2002, le film de Nabyl Ayouch Une
minute de soleil en moins n’a pas pu sortir dans les salles marocaines en raison
de la nudité de certaines scènes que le réalisateur a refusé de retirer. Il est
d’ailleurs intéressant de voir la nature de ces passages, emblématiques d’une
logique d’inversion des rapports de genre. À plusieurs reprises, c’est la femme
qui joue avec les fesses nues de l’homme et qui, lors des rapports sexuels,
met le corps de ce dernier dans les positions occupées traditionnellement par
le genre féminin. Ces situations où les femmes jouent sexuellement avec les
fesses ou l’anus de leur partenaire masculin sont traitées bien trop rarement
par les cinéastes, quelles que soient leurs pays.
23. Bahaa Trabelsi, Une vie à trois, Casablanca, EDDIF, 2000.
24. Mohamed Leftah, Le dernier combat du capitaine Ni’Mat, Paris, La
Différence, 2011.
25. D’avril 2010 à juillet 2011, nous avons fait partie des invités permanents
de l’émission radio « Superflu », animé par Habib Hemche et Raphaële de la
Fortelle, où étaient invités de nombreux artistes marocains. C’est ainsi que

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Dossier Variations
La question Queer au Maroc

nous avons pu rencontrer un certain nombre d’écrivains mais également que


nous avons baigné dans la sociabilité du champ littéraire marocain.
26. Kif Kif est une association marocaine homosexuelle basée à l’étranger,
qui lutte pour les droits des homosexuels au Maroc. Certains de ses membres
résident au Maroc et restent malheureusement dans l’anonymat.
27. Sur ces registres insultants, Didier Eribon, Réflexions sur la question gay,
Paris, Fayard, 1999, pp. 74-87.
28. A. Taïa parle souvent d’un travail universitaire qu’il a fait sur Proust lors
de ses études littéraires à l’Université de Rabat Agdal.
29. Les évocations que Khalid fait à l’égard de son ex-petite amie Leïla,
symbole du couple hétérosexuel reconnu « socialement » comme « normal »
et vers lequel il semble s’orienter pour des raisons sociales, vont en ce sens ;
voir Le jour du roi, Paris, Seuil, 2010, pp. 133-134.
30. Ibid., p. 116.
31. Ibid., p. 82.
32. Ibid., pp. 138-139 et p. 179.
33. Ibid., p. 35.
34. Soumaya Naamane Guessous, Au delà de toute pudeur, Casablanca, Eddif,

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1988.
35. Sur cette question, voir Marie-Hélène Boursier, Queer zone, politiques des
identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001,
pp. 23-46.
36. Abdellah Taïa, Une mélancolie arabe, Paris, Seuil, 2008, p. 23.
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37. Abdelhak Serhane, Messaouda, [1983], Paris, Points, 2002, p. 11.


38. Ibid., p. 22.
39. Abdessamad Dialmy, Le féminisme au Maroc, op. cit., p. 273 : « La
dualité sexuelle est totalement absente dans la « demeure » du corps consumé,
réalisation suprême du corps soufi, qui est en fait déréalisation du corps […]
Dans la demeure charistique, point de discrimination sexuelle. Ici, le corps
perd son identité sexuelle et tous les corps s’unissent dans l’Un, androgyne
par excellence. À son tour, le corps consumé est, à l’image de l’Aimé, un corps
androgyne où se découvrent et se réconcilient les contraires. En consumant leur
corporéité sexuelle, corps masculin et corps féminin accèdent à la jouissance
première de l’union, dans l’amour spirituel ».
40. Abdelkébir Khatibi, Le livre du sang, Paris, Grasset, 1979, p. 52, voir aussi
20-21, 26 et 40.
41. Ibid., p. 53.
42. Abdelkébir Khatibi, Amour bilingue, [1983], Casablanca, Eddif, 1992, p.
10 et 57.
43. Ibid., pp. 24-25 ; voir aussi p. 29 : « Aimer un être, c’est aimer son corps
et sa langue. Et il voulait non pas épouser la langue elle-même (il en était
un avorton) mais sceller définitivement toute rencontre dans la volupté de la
langue ».
44. Ce qui ne veut pas dire au passage, que les discours de la littérature
marocaine parlant de la sexualité sont le reflet exact des pratiques sexuelles
existant dans la société ; sur ce point, voir l’approche de Hachem Foda, «
Sexualité et culture arabo-musulmane médiévale. Quand dire, c’est ne pas
faire », Confluences Méditerranée, 41, 2002.
45. Stuart Hall, Identités et cultures, politiques des cultural studies, Paris,
Amsterdam, 2007, pp. 305-314.
46. Sur cette question, Jean Zaganiaris, Penser l’obscurantisme aujourd’hui.
Par-delà ombres et lumières, Casablanca, Afrique Orient, 2009.

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