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Le miroir aux alouettes : destin sociologique des images du nu indigène https://journals.openedition.

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L’Année du Maghreb
VI | 2010
Dossier : Sexe et sexualités au Maghreb. Essais d'ethnographies contemporaines
Dossier de recherche : Sexe et sexualités au Maghreb : essais d'ethnographies contemporaines

Le miroir aux alouettes : destin


sociologique des images du nu
indigène
Beyond the smoke and mirrors: the sociological fate of representations of indigenous nudes

F������� P������� �� M����� M�����


p. 19-45
https://doi.org/10.4000/anneemaghreb.796

Résumés
Français English ‫ﺍﻟﻌﺮﺑﻴﺔ‬
Les cartes postales de nus indigènes d’époque coloniale ont fait l’objet depuis les années 1980
d’un certain nombre d’ouvrages qui, au prétexte d’en condamner la fabrication et la diffusion,
paradoxalement, les exhibent. Les présentations, rédigées par des auteurs fortement inscrits dans
une diaspora intellectuelle, témoignent de la persistance de certains rapports des sociétés
maghrébines d’aujourd’hui à leurs femmes. On y retrouve la forte pulsion méditerranéenne à
l’endogamie, soulignée en son temps par Germaine Tillion dans Le Harem et les cousins (1966).
Du coup, les argumentations postcoloniales déployées dans ces textes apparaissent comme le
cache-sexe, si l’on dire, de déterminations anthropologiques plus fondamentales.

Postcards of the colonial era showing native women half naked have been used recently in a
number of books which, somewhat paradoxically, condemn the fabrication and dissemination of
the very images they display. The prefaces to these books, written by authors who are part of an
intellectual diaspora, demonstrate the persistence of relations that Maghreb societies maintain
with their women. We see reiterated the strong Mediterranean drive for endogamy that was
studied in her time by Germaine Tillion, in Le Harem et les cousins (1966). Post-colonial
arguments used in these texts thus appear as the “fig leaf” for more fundamental anthropological
determinations.

‫ ﻣﻮﺿﻮﻋﺎ ً ﻟﻌﺪﺩ ﻣﻦ‬،‫ﻣﻨﺬ ﺳﻨﻮﺍﺕ ﺍﻟﺜﻤﺎﻧﻴﻨﻴﺎﺕ ﺃﺻﺒﺤﺖ ﺍﻟﺒﻄﺎﻗﺎﺕ ﺍﻟﺒﺮﻳﺪﻳﺔ ﺍﻟﺘﻲ ﺗﺤﻤﻞ ﺻﻮﺭﺍ ً ﻋﺎﺭﻳﺔ ﻟﻠﺴﻜﺎﻥ ﺍﻷﺻﻠﻴﻴﻦ ﻭﺍﻟﻌﺎﺋﺪﺓ ﻟﺤﻘﺒﺔ ﺍﻻﺳﺘﻌﻤﺎﺭ‬
‫ ﻛﻤﺎ ﺃﻥ ﺍﻟﻨﺼﻮﺹ ﺍﻟﻤﺮﺍﻓﻘﺔ ﻟﻬﺬﻩ‬.‫ ﻭﺍﻟﺘﻲ ﺑﺤﺠﺔ ﺇﺩﺍﻧﺔ ﻁﺒﺎﻋﺔ ﻭﻧﺸﺮ ﻫﺬﻩ ﺍﻟﺒﻄﺎﻗﺎﺕ ﻓﺈﻧﻬﺎ ﻭﺑﺸﻜﻞ ُﻣﻌﺎﻛﺲ ﺗﺠﻌﻠﻬﺎ ﻣﺤﻄﺎ ً ﻟﻸﻧﻈﺎﺭ ﺑﺸﻜﻞ ﺃﻛﺒﺮ‬،‫ﺍﻟﻜﺘﺐ‬
‫ﺍﻟﺼﻮﺭ ﻭﺍﻟﺘﻲ ﺗﻤﺖ ﺻﻴﺎﻏﺘﻬﺎ ﻣﻦ ﻗﺒﻞ ُﻛﺘﺎﺏ ﻳﻨﺘﻤﻮﻥ ﺑﺸﻜﻞ ﻭﺛﻴﻖ ﺇﻟﻰ ﺣﺮﻛﺎﺕ ﻓﻜﺮﻳﺔ ﺍﻏﺘﺮﺍﺑﻴﺔ ﺗﺸﻬﺪ ﻋﻠﻰ ﺍﺳﺘﻤﺮﺍﺭ ﻧﻮﻉ ﻣﻦ ﺍﻟﻌﻼﻗﺎﺕ ﺍﻟﺘﻲ ﺗﻘﻴﻤﻬﺎ‬

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‫ ﻭﺍﻟﺬﻱ ﺗﻤﺖ ﺍﻹﺷﺎﺭﺓ ﺇﻟﻴﻪ ﻓﻲ ﺣﻴﻨﻬﺎ ﻓﻲ ﻛﺘﺎﺏ‬،‫ ﻧﺠﺪ ﻣﺜﻼً ﺍﻟﺘﻮﺟﻪ ﺍﻟﻤﺘﻮﺳﻄﻲ ﺍﻟﻌﺎﻡ ﻟﺰﻭﺍﺝ ﺍﻷﻗﺎﺭﺏ‬.‫ﺍﻟﻤﺠﺘﻤﻌﺎﺕ ﺍﻟﻤﻐﺎﺭﺑﻴﺔ ﺍﻟﻤﻌﺎﺻﺮﺓ ﻣﻊ ﺍﻟﻨﺴﺎء‬
‫ ﻭﺑﺎﻟﺘﺎﻟﻲ ﻓﺈﻥ ﺍﻟﺠﺪﻝ ﺍﻟﺤﺎﺻﻞ ﻓﻲ ﻣﺮﺣﻠﺔ ﻣﺎ ﺑﻌﺪ ﺍﻻﺳﺘﻌﻤﺎﺭ ﻭﺍﻟﺬﻱ ﺗﻢ ﺍﻟﺘﻮﺳﻊ ﺑﻪ ﻓﻲ ﻫﺬﻩ‬.(1966) "‫ﺟﺮﻣﻴﻦ ﺗﻴﻠﻴﻮﻥ "ﺍﻟﺤﺮﻳﻢ ﻭﺃﺑﻨﺎء ﺍﻟﻌﻢ‬
.‫ﻋﺮﻱ ﺍﻟﺘﺤﺪﻳﺪﺍﺕ ﺍﻟﻌﺮﻗﻴﺔ ﺍﻟُﻤﺘ َﺠ ِﺬّﺭﺓ‬
ُ ‫ ﻭﺭﻗﺔ ﺍﻟﺘﻴﻦ ﺍﻟﺘﻲ ﺗﺨﻔﻲ‬-‫ﺇﺫﺍ ﺻﺢ ﺍﻟﺘﻌﺒﻴﺮ‬- ‫ﺍﻟﻨﺼﻮﺹ ﻳﺒﺪﻭ ﻭﻛﺄﻧﻪ‬

Entrées d'index
Mots-clés : prostitution, cartes postales anciennes, nu indigène, postcolonial studies,
colonisation
Keywords: prostitution, vintage postcards, indigenous nudes, postcolonial studies, colonization
Géographie : Maghreb
‫ﻓﻬﺭﺱ ﺍﻟﻛﻠﻣﺎﺕ ﺍﻟﻣﻔﺗﺎﺣﻳﺔ‬: ‫ ﺍﻻﺳﺘﻌﻤﺎﺭ‬,‫ ﺩﺭﺍﺳﺎﺕ ﻣﺎ ﺑﻌﺪ ﺍﻻﺳﺘﻌﻤﺎﺭ‬,‫ﻋﺮﻱ ﺍﻟﺴﻜﺎﻥ ﺍﻷﺻﻠﻴﻴﻦ‬
ُ ,‫ ﺑﻄﺎﻗﺎﺕ ﺑﺮﻳﺪﻳﺔ ﻗﺪﻳﻤﺔ‬,‫ﺑﻐﺎء‬

Texte intégral
1 Production iconographique fondamentale entre la fin du ���e siècle et les années
1930, les cartes postales constituent une imagerie d’une grande richesse documentaire,
doublée d’une qualité plastique souvent remarquable. Avant que ne se développe une
presse d’actualité à gros tirage utilisant la photographie (et non plus la gravure) comme
document de base, et que se vulgarise l’utilisation d’appareils de photographie à usage
individuel, ce medium a massivement servi pour les échanges d’images entre les
populations de voyageurs et de migrants circulant de par le monde et leurs
correspondants demeurés en métropole. De grands éditeurs se sont rapidement
emparés de ce marché1, mais ont laissé longtemps subsister dans les localités écartées,
parfois de simples bourgades, de petits photographes-éditeurs répondant à la demande
d’une clientèle locale. S’ensuivit une immense production iconographique que l’on se
soucia quasi-instantanément d’archiver en albums devenue objet de collection sérielle.
De cette façon, ce moyen de communication interpersonnelle s’est constitué en
document.
2 C’est bien après que se soit éteint ce que l’on a appelé, à juste titre, l’âge d’or de la
carte postale, et hors ces florilèges d’envois ou d’achats soigneusement stockés un peu
accidentellement, à la manière des timbres, que s’est créé un marché de collectionneurs.
C’est à leur intention, et pour répondre à leur demande nostalgique, que l’on s’est mis à
éditer en livres de telles collections. Il ne s’agissait que de répondre à une demande
d’images sur les sujets les plus divers et les lieux les plus écartés, selon des classements
par genres qui s’étaient imposés. Classements géographiques en premier lieu : les cartes
postales donnent un état des lieux, dûment précisé dans les légendes imprimées, des
villes et villages en ces temps héroïques du premier vingtième siècle. Il s’agissait par là
de faire surgir une image des âges farouches, avant l’irruption des modernités, des
explosions urbaines : les cartes postales anciennes décrivaient un monde de ruralité
paisible qu’il était toujours réjouissant de comparer avec la situation présente, marquée
de bouleversements divers.
3 Pour l’Afrique du Nord et spécialement pour l’Algérie, ce document a pris une valeur
particulière : monde à jamais perdu pour une communauté massivement « rapatriée »
après les indépendances, une dimension mémorielle particulièrement aiguë leur est
restée appliquée. Pour ce cas, on se souciait moins d’illustrer l’importance des
changements survenus, que de fixer un univers en noir et blanc, souvenir d’enfance qui
remontait déjà au monde des parents ou des grands-parents. Des éditeurs se sont
spécialisés à rassembler, ville par ville, région par région2 cette « Nostalgérie française »
(Azoulay, 1980), témoin d’une époque coloniale dont personne n’escompte le retour,
mais qui reste un pan et un lieu de mémoire.

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4 Les publications utilisant les cartes postales coloniales ont ainsi connu un succès
considérable. C’est dans la communauté « pied-noir » que ce recyclage a
particulièrement eu lieu. Sur la place de marchés où collectionneurs et éditeurs se
croisent, un public se retrouve autour d’ouvrages d’étrennes dans une communion sur
des lieux, et également sur des thèmes. Car à côté des localités et des paysages, et
malgré la ségrégation réelle qui s’était instituée dans la colonie, la « communauté » des
Français se souvient aussi du monde des indigènes : celui-ci se trouvait en effet
majoritairement dans quelques territoires de l’intérieur, le « bled », mais il était aussi
présent dans les grandes villes, où il occupait les interstices de la modernité coloniale :
monde bariolé de pauvres mendiants, de bédouins, d’enfants des rues, de marabouts du
peuple, de prostituées qui, faute de pouvoir se cacher dans le secret des maisons, se
donnaient en spectacle comme autant de « scènes et types », représentants paradoxaux
d’une société qui les méprisait.
5 Dans cette vaste gamme de scènes diverses, il est un registre particulièrement
piquant, c’est celui où l’on évoque des femmes. Car, depuis toujours, cette société
intrigue de ce qu’elle cache sa partie féminine. Et cette passion à dissimuler contribue à
exacerber la curiosité du public. Ce monde se laisse apercevoir malgré tout, et
notamment à partir de quelques bribes – on devrait dire débris – de cette société :
bédouines devant leurs tentes occupées à filer et à tisser la laine, à tourner la meule, à
rouler du couscous, mendiantes allaitant, prostituées âgées ou encore toutes jeunes
filles se donnant en spectacle dans des mises en scènes de harem ; femmes de groupes
minoritaires, réputés plus libéraux, en réalité moins susceptibles de dérober leurs
femmes au regard : juives ou « négresses ». Ce sont là les modèles, rémunérés ou pas,
qui s’offrent aux photographes et composent des sujets de cartes postales.
6 Pour les collectionneurs et dans les officines spécialisées, elles forment une catégorie
à part : on les appelle les « mouquères », terme de sabir venu de l’espagnol mujer3 qui
désigne des femmes indigènes. Alternativement surcouvertes de voiles divers ou
outrageusement dénudées – généralement les deux, ce qui n’est pas sans pertinence
ethnographique : ces femmes s’attachent souvent à dissimuler leur visage, mais laissent
apercevoir dans l’échancrure profonde de leur vêtement une poitrine déléguée moins au
sexe qu’à l’alimentation de moutards constamment agglutinés à leur mère. Cet écart à la
pudeur, symétrique et inverse de celui de l’Occident urbanisé, ne manque pas de réjouir
les amateurs.
7 Car cette photographie a des amateurs. Sans doute est-ce là, comme pour l’Afrique
noire non-islamisée, une façon de faire passer de l’érotisme par le jeu de la distance
géographique. Mais les ressortissants de l’Afrique du Nord, toutes confessions
confondues, à condition qu’ils aient les moyens de s’offrir une carte postale, et un
correspondant à qui l’envoyer, ne manqueront pas d’être émus par le « corps safrané et
mordant » que laisse apercevoir la bédouine à travers un vêtement « fendu latéralement
de l’aisselle à la cheville » (Berque, 1962, p. 325). « Dans le temps même où l’on crève
de faim dans le pays, on y meurt aussi de désir » (ibid., p. 323). La nostalgie sur ce point
est susceptible de frapper d’un même coup tous ceux qui ont mis le pied sur cette terre
d’Afrique. L’intérêt s’en est répercuté jusqu’à nos jours.
8 C’est ainsi que, fouillant dans les boîtes des étals des petits revendeurs de cartes
postales anciennes, ou dans les albums où étaient rangées leurs « bonnes cartes », au
lieu de témoignages historiques sur les lieux où j’avais travaillé4, je me souviens d’avoir
rencontré cette catégorie : « mouquère », et de l’avoir méprisée. On y trouvait exhibées
des images de femmes parfois charmantes et habillées de façon à apparaître comme des
fiches documentaires, mais le plus souvent âgées, marquées par une vie de labeurs
rustiques, de maternités et tout simplement de malheur, qui les avait jetées dans une
condition où le pire n’était sans doute pas de servir de modèle de cartes postales. Dans

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leur cas, l’honneur de la tribu s’était dissipé depuis longtemps. Ces cartes n’étaient pas
seulement rébarbatives pour la misère qu’elles reflétaient. Elles choquaient plus encore
par les légendes imprimées5, et surtout par les commentaires salaces, ajoutée d’une
écriture incertaine par une soldatesque manifestement peu soucieuse d’ethnographie.
J’étais alors dans un esprit assez postcolonial et révulsé par l’esprit profondément
vulgaire dans lequel ces choses-là avaient été envoyées et reçues.

Un harem colonial ?
9 Ce ne fut donc pas sans un certain étonnement que je vis la publication d’un « beau
livre » fait de ces cartes postales. C’était Le Harem colonial, un ouvrage de Malek
Alloula (1981). La reproduction des documents était bonne, conforme à la qualité des
cartes. Mais ce qui m’apparut d’emblée un peu suspect, c’était l’étrange dysharmonie
que l’on ressentait entre les images et le texte. J’ai dit ce qu’étaient pour moi ces
images : une certaine beauté plastique parfois, beaucoup de vulgarité souvent. Le texte
de l’ouvrage au contraire affichait une sophistication intellectuelle extrême, qui
marchait mal avec la rusticité des images. Surtout, il couvrait d’un discours négatif, et
comme offusqué, ce qu’il s’attachait à montrer complaisamment. Car ces photographies
que l’on trouvait là reproduites en pleine page, et qui avaient été méthodiquement
récoltées, choisies, collectionnées, étaient, nous disait-on, quelque chose d’odieusement
condamnable.
10 C’est la règle pour les ouvrages académiques portant sur des questions considérées
comme peu sérieuses, comme en ce temps le cinéma ou la bande dessinée, d’utiliser un
discours d’une pesante scientificité. La stratégie était ici différente parce qu’elle ne
consistait pas à chercher à promouvoir comme un art des productions culturelles
considérées assez généralement comme triviales6. C’était même, cette fois, le contraire
puisqu’il s’agissait de les récuser globalement comme des fantasmes d’un autre âge et
des témoignages d’une société historiquement condamnée.
11 Complexe anal caractérisé, toute collection a une dimension sexuelle mais,
s’incarnant dans les objets les plus saugrenus, celle-ci s’accompagne généralement d’un
processus de sublimation. Dans le cas d’images à dimension érotique explicite, cela ne
va pas de soi. Mais cet effet de cache peut cependant être obtenu, et de façon
convaincante, par le style, évidemment décalé, de la présentation. Ce texte
particulièrement indigeste vient donc là fort à propos pour se disculper de s’occuper de
ces choses et d’avoir pris du plaisir à regarder ces corps dénudés évidemment
attrayants.
12 Dans cette préface, on relevait un absent et une présence écrasante. L’absent, c’était
Edward Said, dont l’ouvrage était déjà publié et même traduit – indice du fait que le
livre passa alors assez inaperçu auprès des spécialistes du monde arabe. Alloula n’y
faisait pas la moindre référence alors qu’il y avait une certaine connivence entre leurs
démarches, qui s’attachaient à dénoncer l’intrusion d’un regard occidental sur le monde
arabe.
13 La présence était celle du texte de Roland Barthes sur la photographie (1980). Le
grand professeur venait de mourir : le livre lui est dédié. Il en restait un style d’écriture
sémiotique particulièrement laborieuse, dans lequel Barthes ne s’est pas toujours
cantonné, mais qu’il a utilisé un temps pour populariser ses thèses. Un ouvrage
polémique de ce temps : Le Roland Barthes sans peine (Burnier et Rambaud, 1978), où
les auteurs toquaient assez bien cette écriture qui n’était pas particulièrement blanche
mais charriait jusqu’à la caricature des lourdeurs et des signes de scientificité
écrasants7.

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14 On reviendra sur le sens de cette prose rébarbative, manière de couvrir le fait que
l’auteur se faisait largement complice du crime de dévoilement qu’il s’attachait à
dénoncer. Comme le notait la chercheuse américano-palestinienne Lila Abu-Lughod,
dans un compte rendu de la traduction américaine de l’ouvrage, ces images « ne le
laissaient pas indifférent » (1988, p. 393).
15 Cette traduction eut une conséquence importante pour le destin de l’ouvrage : elle a
contribué à le faire entrer dans le corpus des études « postcoloniales », ce qui n’était pas
son terreau d’origine. L’introduction de Barbara Harlow, professeure spécialisée dans
ces questions, se chargeait de donner à un public américain une information
complémentaire sur la question algérienne qui, vue de la galaxie Roland Barthes8,
restait assez évanescente. C’était réinscrire l’auteur dans un rapport qui n’était pas
totalement unilatéral, avec le fait que, très généralement, « les femmes [avaient été] sur
le long terme au centre du conflit entre l’Est et l’Ouest » (1988, p. ���). Cela pour
l’histoire.
16 Quant à la dimension ethnographique, souvent accusée de servir d’alibi à des
représentations moins savantes qu’on ne semblait le dire, c’est grâce à sa large
collection qu’Alloula parvenait à marquer un point important pour sa dénonciation de
cette imagerie. Cela consistait à montrer grâce à toute une série de clichés du même
personnage, manifestement réalisés au cours de la même séance, une gamme de
légendes hétéroclites : la « jeune bédouine » portant sa gargoulette y apparaissait aussi
comme « jeune fille du Sud » et comme « jeune fille kabyle » (p. 44-45). Pour être du
meilleur effet, ce procès au légendage était en grand partie injuste9. Il relevait d’une
mauvaise connaissance de l’immense vulgarité de la société coloniale, et des limites du
savoir qu’elle mobilisait sur la société indigène. Pour le sous-officier des spahis ou le
mercanti envoyant des preuves de bonnes fortunes dans l’eldorado colonial,
« bédouine », « moukère », « mauresque », « Kabyle », « Ouled Naïl » ou
paradigmatique « Fatma », c’était exactement la même chose : une créature indigène
que l’on pouvait rêver de trouver au bordel10.
17 Tout paradoxal qu’il fut, Alloula inaugurait une formule d’où allait découler une série
d’ouvrages : des images d’époque coloniale étaient complaisamment reproduites avec
un appareil de texte systématiquement confié à l’un de ces écrivains maghrébins
opérant en France, comme pour conjurer une condamnation radicale, l’accusation de
« colonialisme » : la charge raciste des clichés était de la sorte un peu aseptisée.
18 Je voudrais examiner cette série éditoriale, qui se développe en effet comme une
formule, en parallèle ou plutôt en négatif, des publications à caractère communautaire,
issues des différents groupes qui ont constitué les « pieds-noirs ». Selon un mode
rhétorique que le traducteur d’Alloula aurait pu qualifier d’« oxymoronic », le texte
vient en négation de ce que l’image affirme. Je porterai une attention particulière à ceux
qui sont là pour donner, en raison essentiellement de la consonance de leur nom, un
certificat de licéité postcoloniale.
19 J’ai quelque scrupule ici à mettre dans le même sac des gens qui sont des intellectuels
soucieux d’apporter, comme moi, un regard analytique sur leur objet d’étude. Ils
peuvent en outre, si l’on allait y chercher de près, présenter des parcours ethnologiques
aussi complexes que le mien, incluant la migration et le métissage, avec parfois des
étapes fortes dans un engagement politique universaliste. Mais il se trouve qu’ils
affirment tous, fut-ce malgré eux, et malgré des nuances, quel que soit leur parcours
institutionnel, leurs unions conjugales et leurs paysages, qui sont ceux de l’Hexagone,
une identité fondamentale, qui avait été celle des origines. C’est au titre de cette
communauté imaginaire dont ils se font quand même les représentants que je peux les
utiliser comme des informateurs indigènes, bien qu’ils parlassent une autre langue que
l’arabe, et qu’ils aient eu l’occasion de s’inscrire sous d’autres idéaux. Mais j’avais déjà

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fait l’expérience (Pouillon, 2005) que l’on pouvait prendre ces intellectuels organiques
comme des traducteurs de mouvements de pensée et, pour le cas, d’affectivités, de
groupes dont, faute d’y être juridiquement inscrits – ils ne s’autoriseraient pas, dans ce
cas, de tels attentats iconographiques – ils se sentaient proches.

Militaires du contingent
20 Tout de suite après Alloula, vient un personnage d’artiste assez à part, qui s’inscrit
pourtant fortement dans les relations entre l’Algérie et la France : il s’agit du
photographe Marc Garanger. Celui-ci avait été militaire du contingent et, du fait de sa
profession dans le civil, affecté à une tâche particulièrement délicate : celle de
photographier systématiquement, afin de fabriquer des cartes d’identité, les femmes de
douars ruraux qui n’y étaient manifestement pas préparées. Il publiait vingt ans après
l’indépendance une série de portraits de ces femmes très fortement contraintes sous un
rapport de violence qui fut au centre de la guerre coloniale.
21 Je ne souhaite pas m’arrêter ici longtemps sur cette collection bien à part, dont les
conditions de fabrication et d’exploitation ont toujours fait problème. C’est un
admirable témoignage qui charrie autant de beauté que de vérité, mais je pense que les
justifications apportées sont là simplement pour en rendre tolérable, en cette phase de
l’histoire, l’exhibition. Il est intéressant de noter que, dans un article récent11, ces photos
ont été rangées avec d’autres, notamment les nus de Lehnert, tirés d’un corpus sur
lequel nous reviendrons. Le point important ici me semble être une remarque faite dans
une interview, à propos d’une première exposition présentée à Alger en 1975. Le
photographe aurait été interpellé avec vigueur sur la légitimité à exhiber ces clichés :
« les plus âgés disaient : vous n’avez pas eu le droit de les prendre ; vous n’avez pas le
droit de les montrer ».
22 C’est cette tension qui me semble justifier les textes dénégateurs ou dénonciateurs
dont Garanger a accompagné ses publications. L’album particulièrement intéressant
qu’il confectionna à l’occasion d’un retour sur le terrain (2007), hors une image positive
– elle fut placée en première page du Monde dans un important numéro spécial sur
l’Algérie – me semble plutôt aller dans le sens d’un refus d’exhibition. S’agissant d’un
autre recueil, portant également sur les femmes, mais photographiées dans des
conditions plus sereines, celles de fêtes rustiques (1990), il est à noter que l’éditeur
sollicita, selon une démarche que j’ai évoquée plus haut, la caution d’un texte d’une
écrivaine d’origine algérienne, Leïla Sebbar.

Dames du temps jadis


23 Pour changer d’angle, je fus surpris de rencontrer des réticences du même ordre à
propos d’une image, pourtant consacrée de mille manières, qui touche directement à
notre sujet : les Femmes d’Alger de Delacroix (1835, musée du Louvre). Même si
Baudelaire, qui s’y connaissait, soulignait que le tableau « exhale je ne sais quel haut
parfum de mauvais lieu », on peut difficilement imaginer vision plus pudique, retenue
même, susceptible d’évoquer l’intérieur féminin. À côté des déferlements
fantasmagoriques de nus et les évocations à peine voilées associant polygamie et
sexualité collective, on se trouve là devant une scène parfaitement habillée, sereine dans
ses activités. Le témoignage que Delacroix rapporte de sa brève escale dans le port
d’Alger est si unique, cela malgré une présence militaire française indiscutée, que cette
image allait être utilisée un siècle plus tard pour décrire le costume féminin de

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l’Algéroise au moment de la colonisation (Marçais, 1930, p. 321). Dans un travail


critique impeccable sur les documents et les témoignages, une étude de Lambert (1937)
faisait le point sur ce que l’on pouvait dire des conditions dans lesquelles s’était
effectuée cette intrusion dans un intérieur algérois.
24 Il apparaît pourtant que ce tableau, emblématique de l’orientalisme, semble
indisposer de façon récurrente des intellectuels d’origine algérienne pourtant bien
installés dans la culture française où ils se sont illustrés. C’est Assia Djebar qui semble
avoir ouvert le feu avec un texte-récit qui, bien qu’elle n’y consacre véritablement que
quelques pages, reprenait le titre du tableau (1980). Malgré la distance historique – un
siècle et demi –, malgré le « désenchantement national » qui affectait notamment la
situation des femmes dans l’Algérie indépendante, la future académicienne semblait
manifestement réticente à prendre cette toile comme le reflet d’une émotion sincère.
Première production de Delacroix à son retour de voyage, fondée sur une série de
croquis indiscutablement pris sur le vif, on a toutes les raisons de penser que la
traduction en est véridique. Ce n’est pas cela qui est en cause, mais plutôt le fait même
de l’intrusion qui s’est pourtant opérée sans violence et à l’invite du pater familias, pour
des croquis qui ont été eux-mêmes exécutés au vu de tous. Pourtant la chose même
paraît intolérable : « ce tableau lui-même est un regard volé ».
25 Je ne m’attacherai pas à cette simple réserve, celle d’une écrivaine qui joue son rôle,
dans un texte publié aux légendaires éditions Des femmes et à propos de Delacroix qui
affirma avec force un machisme de principe – « c’est la femme telle que je la
comprends »… Mais j’observe que cette condamnation idéologique est méthodiquement
reprise par des auteurs partant de positions bien différentes.
26 Rachid Boudjedra, à qui l’on doit l’un des plus grands romans de l’Algérie
indépendante, ne s’est certainement pas grandi avec les textes qu’il a consacrés à la
peinture orientalisante (1996). Alors qu’il va ménager Matisse, qui, dans le registre de
l’idéologie, ne vaut pas mieux (Pouillon, 2008), c’est une grande diatribe qu’il lance
contre le tableau de Delacroix, à l’inverse de la lecture indulgente qu’il donne des copies
qu’en fit Picasso, dans les mois qui suivirent le déclenchement de l’insurrection
algérienne. Au sympathisant du parti communiste, il fait crédit de n’avoir cherché là
qu’à célébrer la résistance fondamentale de la femme algérienne12. En revanche il
s’acharne contre Delacroix, « espion » (p. 23) « restreint par la vision coloniale,
orientaliste, exotique, voire érotique – un érotisme bon marché par ailleurs » (p. 26). La
preuve de cet artifice ? « Un énorme cliché », placé au milieu du tableau : le narguilé
« regard de pacotille et de bimbeloterie » (p. 27). Boudjedra ne s’est pas attardé à
étudier les notes et dessins préparatoires des carnets : parmi d’autres petits détails qu’il
ne peut même plus imaginer comme possibles, le narguilé figurait bel et bien au centre
de la réunion de femmes.
27 Il est toutefois un point intéressant de la récusation de Boudjedra, qui surgit plus
loin : Delacroix ne peut pas avoir peint de simples Algéroises ; il ne saurait s’agir que
« de pauvres prostituées » (p. 32)13. Il n’y a rien dans la documentation qui puisse
laisser penser cela, mais ce texte, écrit manifestement à la va-vite, fait affleurer un
élément qui traverse l’Algérie coloniale : l’intrusion dans le monde des femmes
constitue par lui-même une offense intolérable. C’est encore trop de les montrer ainsi
dans la sérénité paisible d’un après-midi, ce qui interdit de voir dans cette scène une
fiction fantasmatique. Il ne peut s’agir que de prostituées pour ce simple fait que « la
peinture orientaliste avait fait de l’Algérie une immense maison de tolérance » (p. 33).
28 On trouve un curieux écho de ce tour de pensée chez une historienne de l’art,
pourtant moderne et avertie, dans une monographie récente sur le tableau, produite
pour le Louvre même. Malika Bouabdellah Dorbani a été directrice du musée des
Beaux-arts d’Alger, poste qu’elle a quitté sous la menace lors des années de guerre civile

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pour trouver un refuge précaire en France où elle s’est installée. C’est pourtant encore
un texte identitaire qu’elle produit (2008), où elle remet en question à son tour, sans
aucune information nouvelle par rapport à l’enquête de Lambert, la question de
l’identité de ces femmes. Une intime conviction, dont on recherchera le fondement, lui
fait penser qu’il s’agirait d’« un mystère non encore élucidé ». Quel mystère ? « Sont-
elles bien des musulmanes et des épouses [nous soulignons], ces trois femmes que l’on
trouve dans le tableau ? » (p. 10). Arguant de la présence d’une cigarette (?), « elles
rappelleraient plutôt des filles de joie dont le quartier de la Marine regorge » – était-ce
le cas déjà en 1832 ? Les noms arabes des croquis ? Ce n’est pas un « critère suffisant » :
ils auraient pu être ajoutés a posteriori par souci d’authenticité (?) voire par quelqu’un
d’autre que l’artiste. En outre « les prénoms Money et Zera pourraient être ceux de
femmes juives » (p. 11).
29 Il ne s’agit pas de mettre en cause la probité de mon amie Malika Bouabdellah. On
peut volontiers lui accorder que les indices sont légers concernant les circonstances
exactes de cette brève escale. Ils ne sont pas inconsistants et si, en effet, « rien ne
prouve qu’il s’agisse d’un harem » (p. 11), rien n’indique non plus qu’il y aurait pu y
avoir manipulation dans une documentation restée dans les tiroirs de l’artiste jusqu’à sa
mort. Le point intéressant ici est que Malika Bouabdellah s’insurge à l’idée qu’il pourrait
s’agir de femmes comme il faut. Qu’elle me permette d’être intrigué par le fait qu’elle
semble s’offusquer à ce point de la conduite de femmes vivant dans Alger à l’époque de
la conquête, comme si l’honneur de l’Algérie tout entière allait en être offensé.

Harem seconde
30 Alloula a été l’objet d’une attaque en règle dans une perspective déconstructionniste,
trop chic pour qu’il n’y fût pas sensible. Dans « Le harem colonial revisité » (1995),
Gilles Boëtsch et Jean-Noël Ferrié n’allaient pas seulement souligner qu’il y avait
quelque « duplicité » à « montrer des femmes nues pour expliquer que c’est mal de les
dénuder » (p. 299), mais, refusant de laisser enfermer cette documentation dans le
fantasme colonial, ils en appelaient à quelques considérations épistémologiques qui
mettaient sérieusement à mal la posture trop assurée de l’ouvrage : distinctions qu’ils
s’imposaient de faire entre déconstruction de l’image et négation de ce qui en a
constitué le support (« ce n’est pas parce que les Européens photographiaient des
girafes que les girafes n’existaient pas », p. 299), ethnographie du dedans et du dehors,
histoire d’une domination et construction de la sensualité. On ne peut pas dire que, sur
ces différents points, ils aient été vraiment entendus : j’y reviendrai.
31 Il reste pourtant qu’Alloula a su quant à lui répondre sur le premier point et donner
une certaine épaisseur humaine à son travail. Il en a eu l’occasion, ce qui n’est pas si
fréquent, avec une nouvelle édition de cartes qui virent le jour dans la foulée de l’Année
de l’Algérie, combinant ainsi célébration et exhibition.
32 Le recueil de Belles algériennes de Geiser fut l’occasion de cette révision. Reprise des
cartes d’un des plus grands photographes ayant opéré à Alger (Humbert, 2008), c’est
une Algérienne enseignant alors à Lausanne, qui en réalise les commentaires.
Historienne du costume, Leyla Belkaïd, inversait les perspectives et redonnait une
légitimité documentaire à cette iconographie. Même si, de ce point de vue, celle-ci
n’était « pas toujours égale » et proposait « une vision altérée, voire excentrique »
(2001, p. 35), ces images restaient précieuses dans la simple mesure où, du fait d’une
réticence tenace, après un demi-siècle de colonisation, à se présenter à l’objectif, on ne
disposait pas de documents équivalents pour rendre compte du monde des femmes.
Repentir, donc, sur l’ethnographie.

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33 Sur le rapport à l’objet du désir, la révision que propose Alloula est beaucoup plus
significative :

« Lorsque je scrute, détaille ou feuillette distraitement les cartes que


Geiser signe de son nom et qui sont les portraits de femmes et de jeunes
filles algériennes, force m’est de constater que je prends un réel et non
mitigé plaisir […] Que […] ces portraits aient été l’œuvre d’un photographe
étranger à ma société dut notoirement compliquer mon approche […].
C’est un fait que mes rapports à ces dames, qui sont de ma parentèle
élargie [souligné dans le texte], n’ont rien de simple […]. Mon premier
mouvement me ferait pencher vers une attitude de rejet en bloc de toutes
ces productions, y compris celles de Geiser, sur lesquelles se lirait
l’expression insoutenable d’un viol et d’une spoliation symbolique […].
Cette approche dramatisée et manquant passablement d’humour, il me
semble, à présent, pouvoir en atténuer le rigorisme. » (p. 17-18)

34 Tout est dit, et je ne peux faire que gloser ce texte, en l’appliquant à d’autres
exemples, et d’abord à un autre recueil, publié à peu près à la même époque. Il s’agit de
Femmes d’Afrique du Nord – Cartes postales (1885-1930) qui connut plusieurs éditions
(Belorgey 2002, 2006).
35 Cette série de livres, il faut la lire en commençant par la fin. De même que le travail
iconologique de Belkaïd sur les clichés de Geiser a été rendu politiquement correct par
la préface d’Alloula, de même il faut remonter ici à une magnifique collection. C’est
Jean-Michel Belorgey14 qui « a fourni l’essentiel des cartes postales figurant dans
l’ouvrage » (2006, p. 189) et sans doute une impulsion éditoriale15, pour une publication
de grande qualité plastique, restituant parfaitement des documents eux-mêmes tout à
fait exceptionnels. Il s’agit à nouveau de ces femmes, dont on nous disait tant qu’il était
mal de les photographier et de les exhiber de la sorte. Je n’ai pas pu savoir dans quelles
conditions elles avaient été recueillies, mais on trouve ici, in fine, le témoignage du
collectionneur. Ce texte sensible, nuancé, informé, sur les photographes et les modèles,
sur leur rencontre dans un espace historique torturé, suffisait à porter cette
présentation. Pourtant, comme Garanger, il a pensé nécessaire de demander à Leila
Sebbar, décidément commise à ces écritures en légitimation, de fournir une caution
indigène.
36 À vrai dire l’écrivaine n’est pas moins embarrassée de son identité, avec une mère
française – bretonne même – et un père instituteur. Mais elle a su dire ailleurs, avec
talent et même un réel courage, le kaléidoscope qui constitue son identité, où une part
notable est celle d’une Algérie française que tant d’autres, au nom de la détestation du
harki, ont mis sous le boisseau (2003, 2004, 2005). Alors, est-ce l’irrédente Algérienne
qui parle ? Ou bien la fille d’instituteurs qui fait son devoir ? – les deux choses doivent
pouvoir se croiser à l’infini… Elle produit en tout cas à propos de ces images un texte
sincère, témoignant de son identité partielle, qui dit à la fois sa proximité et sa réserve :
« les femmes du peuple de mon père ».
37 Je demandai à la voir pour parler des conditions dans lesquelles cet ouvrage avait été
constitué. L’entretien qu’elle m’accorda aimablement fut pourtant particulièrement
laborieux, comme c’est souvent le cas avec les intellectuels qui acceptent bien
difficilement d’être de simples informateurs. Je n’en appris pas grand-chose, et la
laissais dans le même embarras pour ce qui concernait mes motivations. J’en retiens
cependant une notation qui me sembla confirmer assez bien mon hypothèse. Le refus
algérien vis-à-vis de ces cartes tenait au fond à une considération ethnologique assez
fondamentale : « ils nous prennent nos femmes ».

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Autorité postcoloniale
38 Pour ce livre encore, il a été donné une deuxième chance. Je n’ai pas pu savoir
comment s’est imposée la nécessité de demander, à côté de celle de Leïla Sebbar, une
deuxième caution, universitaire et féministe cette fois, celle de Christelle Taraud, jeune
docteur de l’université de Paris.
39 Pour des raisons administratives un peu baroques, j’avais été mobilisé in extremis
pour figurer au jury d’une thèse que je n’avais examinée que rapidement. J’avais
pourtant quelques réticences pour les raccourcis de raisonnements qu’elle y lançait,
mais une thèse n’est qu’une étape, et il est traditionnel désormais que l’on dégraisse et
reprenne un texte pour en faire quelque chose qui ressemble à un livre16. Je fus donc un
peu surpris d’en voir le texte publié dans un délai record sans aucune révision. C’est que
le titre était attrayant : La prostitution coloniale (2003). Il s’agissait d’une somme
habile de données disparates disponibles, largement lacunaires dans l’espace et dans la
chronologie. Quelle que soit la qualité d’écriture de cette thèse, c’était à coup sûr un titre
qu’elle vendait, un objet évidemment intéressant mais imprécis en ce qu’il ne permettait
pas de répondre à quelques questions essentielles : la prostitution a-t-elle été inventée
par la colonisation ? A-t-elle disparu à l’indépendance ? A-t-elle connu des inflexions
historiques, selon des modalités qui n’étaient pas subordonnées à la présence coloniale
et qui se sont perpétuées durablement après ?
40 Rappelons-nous Jacques Berque, qui savait de quoi il parle :

« Il est à Bou-Saâda beaucoup de nourriture pour la sensualité. On ne peut


omettre ici les filles des Ouled Naïl, appelées par l’armée d’Afrique
“alouettes naïves”, encore qu’elles manquassent de naïveté, et qui
conservent depuis le fond des temps un ritualisme point toujours illusoire.
Pures de formes, dorées de chair, elles empreignent d’une beauté sans âge
les gestes de la danse de l’amour. Leur réponse au désir de l’homme,
négligeant toute sensibilité, se fond avec lui en un tout immémorial. Mais
ces prêtresses sont aussi des putains. » (1962, p. 143)

41 Au lieu de s’interroger sur la cohérence de cet objet composite où, « par une étrange
combinaison de crapule millénaire et de vice modernisant, les rites orgiaques du
Maghreb viennent grossir la canaillerie de Pigalle » (ibid., p. 326), Christelle Taraud se
donne un concept météore : prostitution coloniale, cristal insécable venu évidemment
d’ailleurs. On s’interroge d’emblée sur la cohérence impossible de situations où se
conjuguent des facteurs extrêmement généraux, comme les progrès de l’hygiénisme et
de la monétarisation des rapports sociaux, liés aux poids grandissant de l’État et du
marché, autant de choses qui ne sont pas limitées à l’espace colonial. S’y croisent aussi
des formes hétéroclites de la domination, thème foucaldien s’il en est, mais qui appelait
cette fois à un traitement à part, dans un espace où l’ordre le disputait gravement à l’état
d’exception, sinon d’exaction – le statut dérogatoire, appliquée au moins en Algérie,
limitait gravement l’aspiration à une citoyenneté qui restait théorique et partielle. Le
phénomène prostitutionnel était surtout ici fortement mâtiné de facteurs endogènes,
sinon véritablement indigènes, avec la figure particulière que prenait dans l’espace
maghrébin la domination masculine, avec les variantes locales attestées (Ouled Naïls,
Azriyâts des Aurès, cheikhâts du Moyen Atlas), mais aussi les variations liées au statut
de l’individu, selon qu’il est d’origine rurale-bédouine ou urbaine, libre ou servile, de
religion musulmane, juive ou chrétienne – la figure du rûmi présentant des variantes
nombreuses à propos desquelles l’indigène se faisait volontiers ethnologue. S’agissant
enfin d’analyser la relation de ces institutions à l’État colonial, il aurait fallu souligner

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plus clairement que la durée n’est pas indifférente, selon que l’on subit dans un cas 130
ans et plus de ce régime colonial, par rapport à des régions où il a duré deux fois moins,
pour la Tunisie (et d’ailleurs pour l’ensemble du Sahara), ou trois fois moins, pour le
Maroc. Plus encore il fallait distinguer dans ces espaces des zones situées au centre par
rapport à celles où, sur les marges, l’acculturation s’était faite à vau-l’eau.
42 Les graves inconsistances conceptuelles d’une position postcoloniale en la matière
vont mal avec l’autorité politique qu’elle revêt aujourd’hui aux yeux d’un assez large
public. Dans cette représentation de choses qui conduit à externaliser totalement
l’application des facteurs, et à réduire tout indigène à l’état de victime, je vois un rebond
des théories tiers-mondistes qui permettaient de disculper les bourgeoisies nationales
de toute collusion avec l’étranger, ce qui leur ouvrait une rente politique et financière
dont elles ont su largement profiter (Olivier de Sardan, 1976).
43 Après un socialisme marxisant qu’a cautionné chauvinisme xénophobe, excluant, au
nom de l’unité nationale et des spécificités culturelles, les minorités, les diversités
intérieures et les femmes, le grand Satan colonial continue d’être brandi pour excuser
les mauvaises gestions et les gabegies, les dysfonctionnements de la société civile et les
dissensions intérieures, sans compter l’argument symbolique que cela représente dans
la renégociation des contrats et des dettes, confortant le paternalisme indiscret des
représentants des puissances ci-devant coloniales (Chrétien, 2008). Il faut donc
s’interroger sur le succès des théories postcoloniales dans ce qu’elles cachent plus que
dans ce qu’elles montrent.
44 J’ignore le détail des conditions dans lesquelles Christelle Taraud est venue s’insérer
dans le dossier de la collection Belorgey, mais je pense avoir noté ici les arguments
d’autorité qui ont fait qu’on l’y a invitée. Cela ne signifie pas que le livre, dans sa
deuxième édition, fut pour autant plus cohérent. C’était même le contraire, avec des
disparates qu’il est intéressant de signaler.
45 La collection des cartes était à peu près la même : 82 clichés, mais dans un ordre
significativement rebattu. Dans cette sélection, une dizaine de nus explicites seulement,
preuve que le choix d’Alloula était évidemment centré sur cela : on en avait alors un bon
tiers. Mais Belorgey disait, à son tour, l’émotion un peu coupable qu’il ressentait vis-à-
vis de ces clichés :

« Les seins nus. Risque-t-on, si on s’y attarde à ce sein-là, de passer pour


complice de la réification précédemment évoquée ? […] N’importe. […] ces
modèles aux seins nus éveillent une admiration sans mélange ou teintée
d’attendrissement : perfection de beaucoup de modèles ou troublantes
saveurs des imperfections qu’elles confessent, par exemple ces vergetures
qu’il n’est pas malaisé de discerner sur la courbure du sein de cette femme
du Sud, en dépit de la mauvaise qualité de la reproduction17. »

46 Par ailleurs, Christelle Taraud, qui souligne d’emblée toute la fantasmagorie de ces
images, doit bien finir, à la manière de Leyla Belkaïd (2001), par décliner en chapitres
ethnologiques les catégories issues de cette imagerie : « Femmes du Sud », « kabyles »,
« juives ». Ces légendages des « femmes des communautés », récusés par Alloula,
auraient-ils donc quelque pertinence ? On confine même à une ethnographie de
muséum avec ce chapitre sur « Islam populaire, magie et talismans ».
47 Et, concernant une collection qui serait exclusivement fabriquée pour nourrir des
fantasmes, que dire de la place qu’y prennent ces « femmes entre deux âges » (p. 144).
Voilà qui est en effet « extrêmement troublant ». Christelle Taraud y voit un témoignage
fidèle de la « difficile condition dans un monde dominé par les hommes… » N’a-t-elle
jamais remarqué toutes ces photographies de têtes d’hommes, tout aussi dégradées ?
Mais soit : « le temps qui passe ride et abîme progressivement les plus beaux visages ».

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Sous cette considération d’une puissante originalité, qu’on me permette de lire une
conception singulièrement étroite de la beauté.

Destin des icônes de Rudolf Lehnert


48 Concernant les nus indigènes, il est un photographe qui a poussé au-delà de toutes
limites, c’est un ressortissant de l’Empire austro-hongrois, Rudolf Lehnert (1878-1948).
Il s’installe à Tunis où il va tenir une officine, après 1904 et pour dix ans exactement,
avec le concours de celui qui en assurera la gestion : Ernst Landrock. Les innombrables
clichés qui en sortent connaissent un succès considérable, notamment par leur édition
sous forme de cartes postales diffusées bien au-delà de la date de 1914 où, dans l’ardeur
xénophobe de la Grande Guerre, Lehnert est ignominieusement arrêté comme espion :
« Saleté de Boches ! » – suite à quoi, les associés allèrent s’installer durablement
au Caire.
49 Cette iconographie est connue de tous, tant elle a été reproduite pendant toute la
période coloniale et au-delà18. Leur auteur restait pourtant mal identifié, sous le sigle
« LL », que l’on confond d’ailleurs facilement avec le grand éditeur « généraliste » Lévy
frère. Les plaques de verre se trouvaient, passablement empoussiérées mais intactes,
dans l’officine où des héritiers continuaient d’exploiter, dans une petite entreprise
familiale, l’important fonds iconographique constitué tant sur l’Égypte que sur le
Maghreb.
50 C’est à un chercheur arabisant en poste au Caire que l’on doit la redécouverte de
l’œuvre. Philippe Cardinal était correspondant du journal Libération. Il obtint là un
soutien indispensable au lancement de cette collection qui sentait le soufre colonial. De
ces « Trésors cachés du Caire », il faisait la première page de l’édition du 15 novembre
1984. Allaient suivre plusieurs publications lancées avec un certain dynamisme (1985,
1987). Ce n’était que justice concernant un immense artiste, mais ce fut aussi avec une
certaine désinvolture.
51 La biographie, traitée de façon impressionniste, allait devoir attendre le travail
rigoureux de Michel Mégnin (2003), dont j’invoque ici le témoignage. Je fus également
consulté sur un point d’expertise concernant les rapports entre Lehnert et Dinet, le
peintre de Bou-Saâda, sur quoi s’est construit une sorte de légende familiale. Il n’est pas
impossible que le photographe ait rencontré le peintre lors de son passage dans l’oasis,
mais cela n’est attesté d’aucune manière. Dinet qui était installé à demeure dans la ville
arabe, constituait à cette époque une curiosité locale et tous les touristes de passage
voulaient le rencontrer, ce à quoi il se prêtait avec une humeur inégale.
52 La légende de cette rencontre semble s’être construite sur une photographie de
Lehnert montrant, après tant d’autres fabricants de scènes et types, un couple
d’amoureux indigènes – en vérité un méhariste saharien et une prostituée des Ouled
Naïl. Cardinal en déduisit, du fait d’une sorte de primat ontologique de la photographie
sur la peinture, que le peintre avait copié le photographe (1985, p. 7). Il n’avait pas noté
que lorsque Lehnert débarquait en Tunisie pour la première fois en 1903, le tableau de
Dinet Abd-el-Ghourem et Nour el-Aïn (« Esclave d’amour » et « Lumière des yeux »,
soit les noms évocateurs des personnages représentés), plus connu sous un titre passe-
partout : Les amoureux, était déjà rentré depuis près de trois ans dans les collections du
musée du Luxembourg, le musée d’art moderne de ce temps (Pouillon, 1997, cahier
photographique).
53 Michel Mégnin a beaucoup d’autres choses à redire sur le travail de ses
prédécesseurs, mais je voudrais revenir ici sur la question du corpus constitué et qui fait
évidemment problème. Le choix que Cardinal a opéré dans le fond Lamblet est

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évidemment orienté sur les clichés impudiques. On y trouve sans doute des paysages,
base de la collection de Lehnert, très largement vulgarisée. On y trouve bien sûr nombre
de « scènes et types », dont la fameuse prière collective à Biskra décomposée entre ses
différentes phases, et un grand nombre de vues du désert particulièrement réussies. On
y remarque surtout une propension à reproduire des nus : ceux de garçonnets alanguis
– dont résulte le fameux Mohammed – et aussi des fillettes, pubères ou pas, parfois
intégralement dénudées.
54 Après avoir accepté cette dynamique promotion, les héritiers de Lehnert cherchèrent
à se replier vers un lieu de conservation plus sûr. La Suisse – les associés y avaient
trouvé asile après la triste conclusion de leur séjour tunisien – offrait dans le cadre du
musée de l’Élysée à Lausanne, un espace de conservation satisfaisant. S’y trouvent les
plaques de verre dont Astrid Berglund allait faire un inventaire soigneux (2003), libre
des contraintes de la censure ou de préférences affectives. C’est une image de la
collection beaucoup plus différenciée qui s’en dégage, comportant, à côté des scènes et
paysages du Maghreb, nombre de vues d’Égypte et de Palestine, et aussi des scènes
érotiques de diffusion plus restreinte. Charles-Henri Favrod, homme de presse et
d’édition, militant en son temps de l’indépendance algérienne, peu suspect en tout cas
de nostalgie colonialiste, en a donné un échantillon (Favrod et Rouvinez, 1999) – on
retrouvait un certain nombre de clichés relevant du harem colonial sans que la
collection soit limitée à cela.

Érotisme et pornographie
55 Je me souviens de l’émotion particulière provoquée dans le séminaire de Lucette
Valensi où je faisais circuler les clichés tirés du portfolio édité par Cardinal (1985)
qu’elle venait de m’offrir. Il n’y eut pas d’esclandre, mais je pense que j’ai trouvé
l’origine de ce texte dans la qualité particulière du silence qui s’ensuivit. De fait, il y
avait alors dans nos séminaires un nombre significatif d’étudiants maghrébins.
56 Les photographies de nus ont toujours un impact particulier. Celles de Lehnert furent
très largement exploitées dans un registre de « curiosa » par une galeriste parisienne,
Nicole Canet (2006, 2007, 2008). On était-là à la limite de la pornographie, sans que
l’on puisse enfermer les nus de Lehnert dans un registre d’exploitations véritablement
vulgaires. Parmi d’autres, Alain Fleig devait bien souligner (1997) comment le
photographe parvenait, par l’art infini de l’éclairage et de la composition, à
concurrencer la peinture sur son terrain. On appelait cela le pictorialisme. Même si le
nom de Lehnert ne figure pas parmi les théoriciens, il a apporté au mouvement des
illustrations admirables.
57 Il est reconnu de longue date que c’est l’art qui fait la différence entre l’érotisme et la
pornographie. C’est un peu aseptiser les choses, car la frontière n’est pas sans porosités,
mais disons que c’est sous cette forme que la représentation osée de choses sexuelles
peut passer la censure. On était là dans un registre limité de la protection de l’enfance et
d’une censure consistant essentiellement alors à interdire certaines images à
l’exposition, ce qui leur assurait une mort économique sauf à voir se mettre en place un
réseau de diffusion parallèle « sous le manteau » – ou plutôt « derrière le rideau » (et
Nicole Canet a effectivement aménagé une pièce de sa galerie dans cet esprit) à
l’intention d’adultes consentants – comme on aime à dire aujourd’hui, pour justifier
toutes les turpitudes.
58 Car entre-temps, les études postcoloniales n’ont pas été les seules à affirmer que
certaines photographies étaient absolument condamnables. Les pratiques pédérastiques
étaient immémorialement connues et même couvertes par une certaine indulgence.

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Jusqu’à récemment, sans parler des affaires d’un clergé ayant malencontreusement fait
vœu de chasteté, elles étaient considérées avec une indulgence amusée, pouvant même
revendiquer, avec l’éphébie grecque, certains titres de noblesse. Dans le cadre de la
libération des mœurs et spécialement dans les années 1970, cette dilection eut même les
faveurs de la gauche. Je crois pouvoir dater de l’affaire Dutroux, dans les années 1990,
un retournement radical de tendance, instituant dans ce domaine une criminalisation
nette. C’était faire la jonction avec notre monde exotique, car du fait de la
déréglementation de la prostitution dans cet espace et, disait-on, de certaines traditions
régionales, le tourisme sexuel se présentait comme un axe florissant des voyages
lointains. La répression a, paraît-il, largement touché ce secteur, avec un succès que l’on
n’a pas, à ma connaissance, mesuré.
59 Cela n’a pas été sans réévaluations rétrospectives. Il a été question alors, concernant
ces photographies d’enfants dénudés, et singulièrement ceux de Lehnert, d’un procès
rétrospectif. Celui-ci relevait d’arguments juridiques aujourd’hui en faveur : outre l’âge
qui était en cause, on parlait de droit à l’image, de consentement des modèles, et de leur
rétribution. Il s’agissait même alors éventuellement de réparation19. En bonne logique,
l’œuvre algérienne d’André Gide devrait être passée au crible dans cette perspective,
bien qu’il soit encore sous le régime d’immunité morale (et pénale) qui affecte les
auteurs publiant dans la Pléiade. Les procès en immoralité qui ont frappé en leur temps
Baudelaire et Flaubert ont construit une sorte de jurisprudence.
60 C’est pourtant le type d’accusation que l’on a vu lancer récemment, dans une revue
marocaine pourtant pas bégueule20, concernant les clichés de Lehnert et en tout cas leur
reprise.

« A-t-on le droit moral d’exposer des photos […] posées dans des
circonstances […] discutables, et alors que les sujets n’avaient pas donné
un consentement éclairé au photographe ? Certaines de ces photos
montrent des enfants nus, dans des postures équivoques, et ne présentant
aucun caractère de spontanéité. […] Sommes-nous alors dans l’art, dans la
photo historique ou dans l’œuvre érotique ? »

61 Il est intéressant de creuser dans cette argumentation où l’évolution du droit va,


comme il se doit, avec l’évolution des sensibilités collectives. Si un procès peut venir des
intéressés, surtout d’intéressés n’ayant pas au moment des faits toute la conscience du
caractère délictueux de ce qu’ils subissaient, les choses deviennent plus difficiles
juridiquement quand, le temps passant, et même s’agissant de jeunes enfants, les
clichés remontent à un peu plus d’un siècle. On confine là à la question des « abus de
mémoire » soulevés par un homme chez qui l’on ne peut suspecter une insensibilité aux
malheurs d’autrui, Emmanuel Terray (2006).

Cachez ce sein…
62 À cause de son côté provocant, l’œuvre de Lehnert a donc été particulièrement
touchée par une rectification des censures. Le théâtre en a été la Tunisie. Les choses
paraissaient bien engagées, un « chercheur iconographe » spécialiste de la
photographie, Abdelkrim Gabous, ayant depuis longtemps milité pour la
réappropriation de ces clichés comme un important témoignage sur une Tunisie figée
dans un espace intemporel : celle des oasis et des dunes de sable sur lesquelles des
chameliers faisaient la prière du Maghreb. Il se faisait le jeu facile en ne donnant dans
son ouvrage sur les photographes de la Tunisie (1994) aucune scène de nu21.

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Autocensure ? Certainement. Mais il est sûr que, à la différence de ses prédécesseurs,


Gabous s’intéressait davantage aux paysages du Sud tunisien dont il est originaire,
qu’aux portraits de ses concitoyens, nus ou habillés.
63 Il se retrouva impliqué dans la tenue d’une exposition qui aurait voulu célébrer le
centenaire de l’installation du studio Lehnert à Tunis, à quoi participèrent un certain
nombre d’acteurs culturels. Parmi eux, Alain Fleig, spécialiste de la photographie
comme Michel Mégnin, côté européen, mais aussi un collectionneur tunisien comme
Iadh Bahi. Une photographe tunisienne, Miriam Bouderbala, proposa une exposition
parallèle de ses photos où elle présentait son corps nu, mais où le sujet était soumis à
« déformation, démultiplication et superposition » dans une « tératogenèse du corps »
qui le rendait difficilement reconnaissable.
64 Partie d’un bon pas, cette exposition s’est terminée par un lamentable fiasco. Ce sont
évidemment les corps nus de femmes et d’enfants qui ont fait problème, provoquant
censures et démissions en série, pour arriver à une exposition croupion, dont le
catalogue ne fut pas distribué, à cause des œuvres qui avaient été finalement écartées.
La prudence des chancelleries – l’ambassade de France était partenaire de l’exposition –
la peur de réactions scandalisées de journalistes se faisant l’écho d’un public offusqué,
conduisirent à une exposition réduite au minimum avec une série de cadres vides,
témoignage muet devant une censure que l’on n’avait su contourner. Le décalage entre
un groupe d’esthètes et un pays réel, avec ses notables et ses pudibonderies avait
conduit à ce résultat. C’est cette association d’ordonnateurs moraux qui ont eu raison
d’une exposition évidemment prématurée, car en Tunisie non plus, le temps n’était
manifestement pas encore venu de jeter un regard détaché sur la période coloniale.
65 J’aurais pu le dire à partir d’une expérience iconographique faite à la même époque. À
la faveur d’une promenade au marché central de Tunis en 2007, je m’arrêtais comme je
le fais toujours devant les vendeurs de cartes postales. La nouvelle récolte n’était pas
fameuse : plus aucun de ces merveilleux clichés de Jacques Pérez, intelligents et précis,
sur la partie ethnographique du pays. Je m’arrêtais pourtant devant une image qui me
parut étrangement familière. Il s’agissait de la reprise d’un cliché de Lehnert.
66 C’était une petite bédouine s’étirant, reproduite en carte postale en un nombre
incalculable de fois, en noir, en bistre, ou bien encore colorisée. Le modèle portait
l’antique péplos, la mâlia bédouine, attachée sur l’épaule par une fibule, des bijoux
bédouins classiques en argent, de grandes boucles d’oreilles et des broches au motif du
khamsa, la « main de Fatma » : ethnographie impeccable donc, un petit foulard, sans le
voile éventuel des femmes de la campagne. Le punctum de cette image, comme disait
Barthes, c’est que, à la robe bédouine, il manquait une fibule et que, de cet étirement,
elle exhibait un sein, un seul, admirablement juvénile, avec une sorte de fierté insolente.
67 La version tunisienne et moderne que l’on donnait de ce cliché, retiré en couleur, était
tout à fait fidèle à l’original bien qu’elle fut entièrement repeinte, ce qui produisait
comme on l’a vu avec le tableau de Dinet, un effet de déréalisation : la bédouine
devenait intemporelle22. Le pan de la robe tombait de la même manière, laissant nue la
partie gauche de la poitrine. Sauf que, comme dans les batailles de David, pleines
d’hommes aux corps de statues grecques combattants nus vêtus de leur seul casque, où,
placé comme par inadvertance, le fourreau d’une épée, permettait de sauver leur
pudeur, le foulard de tête, noué d’un autre côté se prolongeait un tout petit peu pour
voiler au regard le tout petit téton. Voilà donc un siècle plus tard, et conformément aux
observations de Germaine Tillion, une bédouine moralisée, mise aux normes des
pudeurs de la ville moderne. L’éditeur et le diffuseur s’étaient mis d’accord pour voiler
cette jeune fille, parce qu’elle était trop jeune, parce qu’elle était trop dénudée. Les
facteurs étaient réunis pour rendre parfaitement convenable, c’est-à-dire ni coloniale, ni
moralement provocante, l’exposition d’un cliché de Lehnert.

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Rudolf Lennert, Bédouine tunisienne [vers 1910]


(Co Edouard Lambelet, Lehnert et Landrock, Le Caire)

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68 J’ai dit ailleurs (2008, p. 31) la façon dont un tableau de Dinet, portrait d’une jeune
femme nue souvent reproduit, extrêmement connu (cat. Benchikou n° 276), qui venait
d’être racheté à grand prix par l’État algérien, avait dû être retiré dès sa présentation
publique au palais de la culture et placé définitivement (?)23 dans les réserves.
S’agissait-il alors d’une perte sèche, achat inutile de l’État et des autorités culturelles qui
avaient dû céder devant la pression d’une censure de moralité publique ? Peut-être pas
seulement. J’en viendrais plutôt à me demander si cet achat n’a pas été précisément fait
pour pouvoir soustraire une petite Algérienne des regards concupiscents, notamment
ceux de l’étranger…

Sultanes oubliées
69 Pour que l’on n’aille pas dire que je m’acharne encore une fois sur le cas algérien, je
voudrais prendre un dernier indice, le plus troublant à mon sens, puisqu’il se situe en
France. Il est même le fait d’un éditeur intimement lié à notre publication, l’IREMAM.

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Cela concerne le fameux rapport des docteurs Mathieu et Maury, sur le Bousbir de
Casablanca (2003), dont on a dit toutes les qualités.
70 Ce rapport comportait en effet une série de photos assez cocasses, parce que, comme
l’ensemble du dossier, on y trouvait des choses diverses et contradictoires, notamment
des prostituées qui, quoi qu’elles eussent un petit air méditerranéen, étaient
entièrement vêtues à l’occidentale ; et puis, des filles jouant dans une atmosphère qui
pouvait paraître moins lugubre que les rapports qu’on nous en a faits : plutôt ludique,
comme cette fille faisant au photographe le salut militaire, toute entourée de notables
indigènes – Christelle Taraud, qui en reproduisait un certain nombre, évitait d’ailleurs
celles-là, alors qu’elle reprenait méthodiquement les photos de tatouages, notamment
pour ce qu’elles évoquaient en fait de marquage esclavagiste (sinon concentrationnaire).
Il ne faudrait pas que transparaisse le moindre ton bon enfant à propos de relations qui
n’étaient pas toujours marquées à la chicotte.
71 En témoignait pour moi ce qui m’apparut comme une pièce d’immortelle poésie : la
liste des termes particulièrement imagés qui servent à désigner les appareils génitaux
masculins et féminins. Ce florilège que je découvrais dans la thèse de Christelle Taraud
(2003, p. 280) et dont je pensais qu’il avait été constitué à partir de la littérature
canaille qu’elle avait consultée, était intégralement repris du rapport sur le Bousbir
(Mathieu et Maury, 2003, p. 185-186)24. Pour rendre les choses plus relatives, je devais
plus tard m’apercevoir que cet inventaire savant découlait en fait des traités
d’érotomanie de la culture arabe classique, puisqu’on en trouve un riche échantillon qui
recoupe largement le précédent, dans le traité classique du Cheikh Nefzaoui, Le Jardin
parfumé (2002)25, ce qui n’est pas sans poser le problème des rapports réels, dans ce
registre un peu spécial, entre la grande et la petite culture.
72 Revenons à l’édition du rapport Mathieu et Maury. Ce travail exceptionnel sur un
thème qui ne l’était pas moins, pour éviter qu’on ne le pille sous prétexte que sa
diffusion était confidentielle, fit l’objet comme cela s’imposait évidemment, d’une
édition. Il s’est agi d’une publication de caractère universitaire, destinée à un public
averti, qui n’appelait donc pas de précaution éditoriale particulière. Il fut préfacé, selon
une procédure qui nous est apparue récurrente, par un chercheur d’origine maghrébine.
Pour la circonstance, celui-ci ne revendiquait que sa qualité de chercheur, n’ayant à
apporter au texte que sa mise en contexte historique et sociologique, notamment dans le
cadre de la grande enquête lancée par Robert Montagne, sur le prolétariat marocain26.
Ce travail était réalisé aussi sérieusement qu’il était nécessaire – avec un zèle
supplémentaire cependant qui me parut surprenant : « pour protéger l’anonymat des
personnes citées, écrivait l’éditeur scientifique, leurs prénoms ont été volontairement
changés et leurs visages “voilés” sur les photographies » (p. 9).
73 S’agissant de mettre à disposition d’un public savant un document disponible, pour
ceux qui voudraient y chercher du mal, dans les archives, je trouvais le procédé curieux.
Les visages de ces femmes, ce n’était pas quelque chose d’indifférent, et qu’on ne put
pas les voir constituait évidemment une lacune.
74 « Protéger l’anonymat » de filles publiques qui n’avaient guère que des prénoms, et
sans doute que des prénoms « de guerre », de filles dont l’honneur était
quotidiennement piétiné, ne manque pas de laisser perplexe. Christelle Taraud, qui est
pourtant à cheval sur les principes, ne s’est pas souciée de procéder à ces caches pour les
images qu’elle a reprises du rapport. Il me semble que l’on ne se soucie généralement
pas, à cette distance historique, de telles pudeurs : il existe quantité de photographies
publiées de prostituées de par le monde, comme aussi en Europe, certaines collections
célèbres, par Cartier-Bresson ou Brassaï par exemple. On en trouve couramment
aujourd’hui, sur Internet27, sans que personne ne se soucie de s’en offusquer.
75 Je me demande si l’on ne trouvait pas ici encore à l’œuvre, hors de l’espace maghrébin

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proprement dit, mais comme une sorte de culture hors sol, une réitération de la
nécessité de cacher centaines femmes, les nôtres en l’occurrence, au regard des autres ?
J’interprète en tout cas ainsi la démarche qui a conduit à « flouter » les visages des
prostituées du Bousbir.
76 Les civilisés n’aiment pas qu’on leur applique de l’ethnologie. Ils sont, pensent-ils,
libres de tous liens et ne sont pas astreints à la règle comme les primitifs. Je suis au
regret de leur dire qu’il n’en est rien, et que même les intellectuels migrants, cultivés, en
particulier sociologues, sont justiciables d’un tel traitement. J’en ai fait l’expérience
limite avec cette affaire de floutage des prostituées marocaines où surgit la différence
anthropologique. Venant après toutes les autres, ces pudeurs récurrentes concernant les
filles de la tribu me paraissent opérationnelles.

Cousines parallèles
77 L’ensemble des cas que nous avons repérés, situés chez des intellectuels
indiscutablement modernes, émancipés, porteurs même de certaines missions
civilisatrices, présente une curieuse communauté : la réticence marquée à montrer
certaines femmes dénudées, à accepter qu’elles le fussent publiquement. Plus : à
accepter qu’elles le soient aux yeux d’étrangers.
78 Nous appartenons à une société où les photographies régulièrement volées des hautes
personnalités des médias et éventuellement de la politique sont régulièrement publiées
dans la presse. Les photos plus dénudées encore28 de l’épouse du président de la
République sont non seulement disponibles sur Internet, mais atteignent sur le marché
international des sommes inégalées. Que dirait-on si des démarches d’État étaient
lancées pour préempter et en tout cas faire revenir au patrimoine national de tels
documents ? C’est pourtant quelque chose de cet ordre qui se produit avec le rachat par
l’Algérie de la petite Raouacha de Dinet.
79 Pour parvenir à cette épure explicative, il faut écarter quelques explications
concernant ces pudeurs indigènes, qui me paraissent être de faux-semblant. La
première est qu’il s’agirait de réprobation morale générale, s’appliquant au corps des
femmes. Cette attitude religieuse peut se trouver dans l’espace religieux, tant chrétien
que musulman29. Ce n’est pas le cas de nos éditeurs qui ne sont calotins d’aucune
manière, qui revendiquent même une certaine liberté de mœurs.
80 Écartons encore un argument de droit général, dont on voit évoluer les points
d’application concernant l’image. Car après avoir éhontément bafoué la morale
publique, au nom de la libération des mœurs et d’un certain « progrès » de la
civilisation, on constate un retour légitime à la répression concernant des registres
généraux : la « protection de la vie privée », la criminalisation des relations sexuelles
dans le cadre des limites entre la violence et le viol, la lutte contre la pédophilie et contre
le tourisme sexuel, autant de points de droit qui, en d’autres temps, auraient fait
interdire les ballets roses de Degas, les nymphettes de Balthus, et certain roman de
Nabokov célébrant l’inceste et la pédophilie.
81 Dans ce registre, je considère comme des invocations de simple opportunité juridique
les criminalisations de pratiques qui, à mon sens, relèvent d’une autre logique
d’interdiction. Dans ce sens, c’est une détermination anthropologique assez générale
que je voudrais enfin évoquer pour expliquer l’ensemble des caches et des refus que j’ai
invoqués dans cet article. C’est une question « de cours » assez classique que j’enseigne
chaque année aux étudiants souhaitant s’initier à l’anthropologie du monde arabe, et je
prie ceux qui en sont informés de m’excuser d’y revenir brièvement.
82 Il existe dans l’espace méditerranéen une pratique matrimoniale qualifiée de

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« mariage arabe », bien qu’elle ne soit en aucune manière prescrite par l’islam et qu’on
en trouve l’application la plus rigoureuse dans des groupes tardivement arabisés comme
en l’Égypte, ou des groupes enclavés de l’espace « arabo-musulman », comme les
Kurdes ou les Berbères30. Cette règle, dite de l’union préférentielle avec la cousine
parallèle patrilatérale, autrement dit à l’intérieur du lignage agnatique, conduit à une
mise sous contrôle particulièrement stricte des filles du lignage, détentrices de
l’honneur du groupe. On en trouve bien sûr l’application la plus explicite dans les tribus
traditionalistes des mondes ruraux, mais on en voit la manifestation dérivée dans des
espaces sociaux par ailleurs assez désintégrés, comme les fameuses banlieues de l’islam,
avec l’invocation récurrente des « grands frères » pour maintenir la dérive des filles vers
une anomie sociologique, celles des unions libres, ou des relations
intercommunautaires.
83 On a beaucoup discuté de la pertinence d’une telle règle, qui ne s’applique pas
strictement et parfois seulement à la marge. Il reste que, indépendamment de la loi
islamique, qui interdit à une femme d’épouser un non-musulman, on trouve la tendance
informelle assez générale de refuser de donner une femme à un étranger. Ceci n’exclut
pas les contacts extérieurs lointains, et même des cohabitations fructueuses, mais avec
des limites, assez bien résumées par l’humoriste : « tu es mon frère, pas mon beau-
frère… »
84 Si les statistiques sur l’application stricte de ce type de mariage sont peu parlantes, il
est un résultat quantitatif qui, lui, ne trompe pas. Dans une logique des flux, c’est un
indice assez sûr du statut : dans un système matrimonial qui doit bien faire une large
place à l’échange, il est manifeste que certains groupes savent mieux que d’autres garder
leurs femmes pour eux ; on observe alors que les groupes dépendants, marginaux,
inférieurs, sont plutôt donneurs de femmes, et déficitaires dans leurs échanges avec
l’extérieur ; les groupes supérieurs sont bénéficiaires dans ces mêmes échanges, de ce
qu’ils savent donc non seulement conquérir des filles à l’extérieur, mais également, dans
une logique malthusienne, éviter que nombre des leurs ne sortent du lignage. Ce point
est fortement illustré dans les lignages aristocratiques comme les groupes
maraboutiques ou les lignées nobles, voire princières, comme ces chorfa, « descendants
du prophète ».
85 Ce détour par un point d’anthropologie générale nous permet une lecture plus
formelle des faits que nous avons vus affleurer dans les questions liées à l’exhibition du
corps de la femme. On sait en effet que, pour ce qui concerne la pudeur des filles, la
pratique du voile a quelque rapport avec la gestion des échanges sexuels en général. Ces
manifestations sont liées avec une certaine promotion économique, politique, et
symbolique du groupe. Les femmes que l’on voit exhibées sans vergogne sur la place
publique ou à l’entour, ce sont les femmes de groupes de conditions servile ou déchue :
les esclaves noirs et tribus démantibulées, en particulier mendiants faméliques rejetés
vers les villes à la suite de quelque crise climatique, quelque malheur rural. On
comprend là l’association assez large de la prostitution urbaine avec des tribus par
ailleurs assez puissantes : les emblématiques Ouled Naïls, important groupe bédouine
de la steppe algérienne.
86 Ce qui se produit dans le registre de la déchéance se produit aussi dans celui de la
promotion. Comme l’avait noté avec pertinence la grande Germaine Tillion (1966), une
urbanisation encadrée par un certain embourgeoisement ne conduit pas, comme on
pouvait l’escompter, à une libéralisation de la vie publique et, plus largement, à une
libéralisation des mœurs, mais au contraire à un enfermement plus marqué des filles et
des femmes du lignage. Tillion ne reliait pas cela à une logique de stratification sociale
et elle laissait de côté les facteurs d’anomie qui se répercutent dans les maisons, avec les
violences sexuelles sur les jeunes filles et les amours ancillaires, ou, dans la rue, avec la

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prostitution. Mais elle notait un fait d’une dynamique sociale paradoxale, associant
modernité et contrôle social de filles. Avec la montée de l’islamisme concret, on en a pris
depuis toute la mesure.
87 C’est à ce processus qu’il faudrait réfléchir dans notre perspective. Comment étaient
perçues ces photos de filles musulmanes dénudées pendant la période coloniale ?
Étaient-elles perçues d’ailleurs, sinon par une frange assez mince de la population, celle
qui avait les moyens de frayer avec la société coloniale ? Alors, hors l’émoi que cela
produisait, chez Alloula par exemple, il y avait sans doute une gêne. Comment la
surmonter ? Par la condamnation radicale, comme ce fut le cas à propos de ces femmes
qui s’exhibèrent sur le forum d’Alger dans le grand bazar du 13 mai, se dévoilant devant
tout le monde pour célébrer « l’intégration ». Franz Fanon a su dire cela très bien dans
« l’Algérie se dévoile » (1959) : « ce sont des putes ».
88 L’essentiel alors est que les femmes de ma tribu n’apparaissent pas sur ces images.
Sauf que, avec la montée du nationalisme, c’est la circonférence de ma tribu qui
s’élargit. Ce que l’on avait à l’échelle locale, pour sauvegarder l’honneur du groupe, on le
retrouve à l’échelle nationale, patrimoniale et, pour ainsi dire, patriotique. Avec les
indépendances, la Nation a créé un honneur national qui se répercute sur tous ses
ressortissants, femmes comprises. Ce n’était sans doute pas le cas dans le passé, pas à ce
degré. Sans doute était-on chatouilleux sur le fait que des musulmanes, fut-ce des
prostituées, se donnent à des koffars (impies), chrétiens, juifs, ou même animistes.
Mais dans une société disloquée comme l’était déjà la société précoloniale et a fortiori la
société coloniale, le déshonneur d’un groupe n’affectait pas son voisin ou son
concurrent. Avec la promotion des subalternes, l’avènement d’un statut national, cette
solidarité de l’honneur me semble s’être élargie. Nous en avons eu ici l’illustration.
Comment Alloula disait-il déjà ? « Ces dames […] sont de ma parentèle élargie ».
Désormais, c’est toute la nation qui doit être exclue de l’outrage, c’est-à-dire soustraite
au regard.
89 Il s’est produit entre l’époque coloniale et l’indépendance une sorte d’inversion des
rapports (Cauvin et Abou Jiser, 2006). Si, pendant l’ère de domination, le Maghreb a
été un vaste bordel où les touristes mâles trouvaient, dans la misère des villes, des
jeunes filles et des jeunes garçons pour assouvir leur désir et réaliser leur domination,
les choses se sont ensuite retournées. Les unions mixtes se sont maintenues, mais dans
un sens inverse. Sans doute y a-t-il eu encore quelques mariages de musulmanes avec
des étrangers : ils étaient sévèrement contrôlés, encadrés, limités. L’essentiel a été la
multiplication d’unions avec des femmes européennes et, moins formellement, avec des
homosexuels européens. On a suffisamment souligné que, dans ces couples, c’est le
musulman qui avait la position de l’homme.
90 Contrairement au discours politique qui proclame que les nouveaux rapports nord-
sud s’établissent sur le mode de la parité, on soulignera ici au contraire, que sur le
modèle du rapport sexuel, celui-ci se construit sur le mode de la dissymétrie, de la
dissymétrie inversée. Protéger nos femmes, prendre celle des autres : le schéma est
assez simple. Il est pourtant d’une large pertinence.
91 S’agit-il de disqualifier tous les intellectuels maghrébins (ou assimilés) de la fragile
position d’autorité qu’ils ont acquise de leurs itinéraires, certainement plus chargés que
le mien ? Un peu sans doute, parce que dans nos affaires intellectuelles, je n’aime pas
les arguments d’autorité – et encore moins les informateurs autorisés. Du coup je serais
mal venu de m’instituer ici en justicier, ce que je ne suis certes pas qualifié d’être. Je
préfère donc penser avoir seulement réinscrit tout ce monde dans un espace historique,
fait de positions transitoires. Ces textes de détestation disent seulement la proximité
vécue avec ces femmes qui pourraient nous paraître désormais si lointaines, avec ce
détachement fier qu’elles affichent et leur accoutrement désormais relégué au musée

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des arts populaires (Ferhati, 2009). Ces macérations étaient une manière de les rendre
regardables, de surmonter la répulsion de nos sensibilités désormais si délicates vis-à-
vis de ces rusticités coloniales – les chansons peuvent nous amuser et même les récits
épiques à la Tartarin, mais l’image photographique a toujours eu un impact plus grand.
C’est un peu comme ces haut-le-cœur que nos élites urbanisées éprouvent quand elles
assistent dans le bonheur bucolique d’un campement où elles ont été accueillies, à
l’égorgement d’un agneau sacrifié précisément à leur intention.
92 Mais à réinscrire tout cela dans une démarche identitaire vécue plus que brandie, ces
interventions prennent valeur de témoignage. Elles témoignent en tout cas de la
difficulté de se dégager de cette anthropologie dont nous sommes tous justiciables. Au
fond, je me dis qu’elles nous racontent une vieille histoire méditerranéenne. Ce n’est
déjà pas si mal.

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Notes
1 Par exemple, à Macon, le fameux CIM – Combier Imprimeur Mâcon. Cf. Combier (2005),
Combier, Guicheteau et Belmenouar (2009).
2 Cf. le catalogue de « Livres et documents sur l’Algérie et le Maghreb de la période française »
chez l’éditeur Jacques Gandini.
3 Et fixée dans le marbre par une chanson de légionnaire extrêmement populaire : « Trabadja la
moukère… »
4 C’est Tim Weiskel, un historien américain spécialisé sur la côte d’Ivoire, qui me fit découvrir
tout l’intérêt de ces clichés où l’on trouvait beaucoup plus que des stéréotypes : des témoignages
iconographiques utiles.
5 C’étaient les types de noirs (« négros »), plus encore que de mendiants et de juifs, qui
subissaient les légendages les plus provocants.
6 Ce fut la stratégie critique de l’équipe des Cahiers du cinéma vis-à-vis d’auteurs comme Alfred

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Hitchcock ou Jerry Lewis.


7 Un échantillon : « …la danse et le chant, par le fait même qu’ils meuvent et animent – en somme
extériorisent – ont les vertus cathartiques du psychodrame se jouant en milieu clos. Ils sont
l’équivalent de cette échappée imaginaire hors des limites rigides de la claustration, distendues le
temps que dure la fête. » (p. 58)
8 Derrida, qui se découvrit, sur le tard, pied-noir, aurait été plus explicite.
9 Les vues de villes et de lieux étaient traitées, elles, avec une grande précision.
10 Un peu comme la « girl next door » du magazine Playboy.
11 « Photos orientales : un commerce lucratif mais contestable », Le Courrier de l’Atlas, 25 avril
2009.
12 C’était mal se souvenir de la position du PCF pendant la plus grande part de la guerre d’Algérie.
Todd Porterfield, dans le chapitre qu’il consacre aux « Femmes d’Alger » (1998), fait
curieusement la même bévue.
13 Devrait-on d’ailleurs en déduire qu’elles ne sauraient être des Algéroises ?
14 Énarque et conseiller d’État, considéré comme le père du RMI, Jean-Michel Belorgey est un
notable socialiste – il a été député de l’Allier de 1981 à 1993.
15 Les publications des éditions Bleu Atour, de Saint-Pourçain-sur-Sioule (03), reçoivent
régulièrement une aide du conseil régional d’Auvergne.
16 J’écrivais ingénument à l’époque dans mon rapport : « le temps qui passe et le retravail
nécessaire de ce texte en vue de sa publication en ouvrage offrira, nous l’espérons, le zeste de
distanciation nécessaire pour assouplir des analyses sur ce point encore un peu empesées. »
17 Cela renvoie, peut-être, à la reproduction p. 34 (p. 26 de la réédition) ou plutôt, à celle de la
« Mauresque » p. 80 (p. 82 de la réédition). On comprend que la caution de deux auteurs femmes
ne fut pas de trop pour faire contrepoids à un tel texte.
18 L’Iran des mollahs a même reconnu dans une photographie d’un adolescent au sourire alangui,
en légende : « Mohamed », un portrait du prophète en personne. Celui-ci a alors été repris en
affiche de mille manières (Centlivres et Centlivres-Demont, 2005)
19 Les prix prohibitifs réalisés sur le marché par ces photographies éveillaient même l’idée de
demandes de rétribution compensatoire.
20 Le Courrier de l’Atlas, op. cit., 2009.
21 Et une préface de Frédéric Mitterrand, alors en poste quasi-diplomatique à Tunis. Doit-on voir
ici une démarche en licéité inverse de celles que nous analysons ici ? Mais, précisément, il n’y a
pas de nus…
22 J’avais observé la même chose avec les clichés de Thierry Mauger repris en cartes postales en
Arabie saoudite (1995).
23 Cette information, que je dois à Barkahoum Ferhati, date un peu maintenant. Je serais assez
fier d’être démenti, et encore plus contredit par les autorités culturelles…
24 Il en est de même pour les noms de la vulve. Cf. p. 438, n. 28, de Mathieu et Marry 2003,
p. 186-187.
25 Ch. VII « Des divers noms et parties sexuelles de l’homme » (p. 213) suivi du ch. IX « Des
divers noms et parties sexuelles de la femme » (p. 234).
26 Cf. Pouillon et Rivet (2000).
27 Par exemple une très belle collection de prostituées blanches, de la Nouvelle-Orléans, saisies
par Ernest Joseph Bellocq (1873–1949).
28 Avec certains caches et « floutages » sur certaines parties du corps, mais c’est la règle dans ce
genre de photographies.
29 Plus musulman que chrétien de nos jours et, en tout cas plus en pays musulman : l’église a
renoncé à protéger la jeunesse de la vue d’images qui pourraient offenser la pudeur des
ecclésiastiques.
30 C’est même dans ces groupes-là que l’on trouve les études les plus significatives sur ce type de
mariage comme celle de Barth (1954) ou de Bourdieu (1972).

Table des illustrations

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Le miroir aux alouettes : destin sociologique des images du nu indigène https://journals.openedition.org/anneemaghreb/796

Rudolf Lennert, Bédouine tunisienne [vers 1910] (Co Edouard Lambelet,


Titre Lehnert et Landrock, Le Caire)
http://journals.openedition.org/anneemaghreb/docannexe/image/796/
URL img-1.png
Fichier image/png, 716k

http://journals.openedition.org/anneemaghreb/docannexe/image/796/
URL img-2.png
Fichier image/png, 692k

Pour citer cet article


Référence papier
François Pouillon et Michel Mégnin, « Le miroir aux alouettes : destin sociologique des images du
nu indigène », L’Année du Maghreb, VI | 2010, 19-45.

Référence électronique
François Pouillon et Michel Mégnin, « Le miroir aux alouettes : destin sociologique des images du
nu indigène », L’Année du Maghreb [En ligne], VI | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté
le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/796 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/anneemaghreb.796

Auteurs
François Pouillon
Centre d'Histoire Sociale de l'Islam Méditerranéen (CHSIM), EHESS, Paris

Articles du même auteur


Sexualités au Maghreb [Texte intégral]
Sexualities in North Africa
Paru dans L’Année du Maghreb, VI | 2010

Images d’Abd el-Kader : pièces pour un bicentenaire [Texte intégral]


Paru dans L’Année du Maghreb, IV | 2008
Michel Mégnin
Historien de la photographie

Droits d'auteur

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations,
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