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Juifs d’Algérie (1830-1962) : Une

histoire entre mémoire et liens


intimes
Geneviève Dermenjian. Chercheuse associée à l’Unité mixte de recherches Telemme

Les études relatives aux juifs d’Algérie durant l’époque coloniale (1830-1962) sont, pour la
plupart, assumées par des auteurs algériens et juifs dont la démarche est double : l’objet de leur
recherche est à la fois ce qui est advenu globalement et ce qui leur est advenu à eux en particulier.
Les souvenirs personnels interviennent donc dans la narration, se mêlant aux faits historiques,
les idéalisant parfois, et rendant la position des chercheurs à la fois complexe et ambigüe. En
général, les experts de ce domaine d’étude ne cachent pas leur émotion lorsqu’ils relatent leur vie
passée en Algérie : ils soulignent la complexité de la vie des Juifs dans ce pays avant 1962, une
vie marquée par les confrontations identitaires et historiques. Malgré la richesse et la diversité
des études existant dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire. Le thème de la présence
française en Algérie est, encore de nos jours, difficile à aborder. Il faut espérer que, peu à peu,
les recherches dans ce sens se développeront en chassant les ressentis comme la frustration, la
honte ou la rancune.

« Mon intervention devint partie intégrante du récit [...]. Je n’étais


plus seulement l’observatrice étrangère à l’épopée racontée, mais
je me plaçais de fait sur l’un de ses versants. Je faisais de nouveau
l’expérience ambigüe de la double position de l’outsider et de
l’insider, celle de l’indigène qui se penche sur ses rites à distance. »
Joëlle Bahloul, La maison de mémoire

Lorsqu’ils débarquent en Algérie, en juin 1830, politique. Ils sont aussi en butte de la part des
les Français se retrouvent face à un ensemble de Musulmans à un traditionnel « antijudaïsme »
populations dont les statuts, les caractéristiques – le mot est employé localement pour l’anti-
sociales et religieuses sont diverses. Parmi ces judaïsme traditionnel comme pour l’antisé-
populations, les Juifs sont soumis, comme les mitisme racial né à la fin du xixe siècle. Un
Chrétiens, au statut de dhimmis qui en font antijudaïsme importé d’Europe se développe
des êtres de second rang sur le plan social et également chez les Français et les Européens
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qui s’installent sur place et s’aggrave avec le Les trois textes les plus anciens ont été écrits
temps, en particulier après l’adoption du décret par des Grands rabbins venus de France. Le
Crémieux du 24 octobre 1870 qui naturalise en premier, Abraham Cahen (1835-1913), écrivit
masse les Juifs d’Algérie. Les juifs dans l’Afrique septentrionale (1867)
Pendant la période coloniale, les Juifs en s’appuyant sur la littérature rabbinique,
d’Algérie ont peu fait l’objet d’études savantes. puis il y eut Isaac Bloch (1848-1925) avec
Ils ont été observés par quelques coreligion- Inscriptions tumulaires des anciens cimetières
naires érudits principalement venus de France. israélites d’Alger en 1888 et, plusieurs décen-
Après la décolonisation de 1962, les études sont nies après, Maurice Eisenbeth (1883-1958), qui
menées dans la presque totalité des cas par des publia en 1936 Les juifs d’Afrique du Nord,
Juifs eux-mêmes originaires d’Algérie et spécia- démographie et onomastique. La même année
listes des diverses sciences humaines : histoire, parut l’ouvrage de Claude Martin Les Israélites
sociologie, anthropologie, ethnologie. Leurs Algériens de 1830 à 1902, un livre imprégné
différents regards croisés, associés à ceux des de l’antijudaïsme de son auteur. Citons ensuite
anglo-saxons qui traitent aussi de la question celui d’André Chouraqui (1917-2007), Histoire
depuis une vingtaine d’années, contribuent à des Juifs en Afrique du Nord de 1953. Si l’on
donner au passé des Juifs d’Algérie une pro- ajoute Les Juifs d’Algérie, du décret Crémieux
fondeur et une étendue nouvelles. à la Libération édité en 1950 de Michel Ansky,
nous aurons là les ouvrages majeurs produits
avant 1962. Ouvrages auxquels il faut ajou-
1. À mi-chemin de la mémoire ter un petit nombre d’articles parus dans les
et de l’expérience vécue revues des sociétés savantes comme la Revue
Africaine ou le Recueil des notices et mémoires
Au fil des recherches, historiens, sociologues, de la Société archéologique de la province de
anthropologues et ethnologues laissent percer Constantine qui publia les travaux d’Abraham
le souvenir ému de la vie d’avant 1962, dans Cahen.
une Algérie largement idéalisée. Ils nous livrent
leurs souvenirs ou entremêlent à l’occasion Tout se passe comme si l’absence avait
leurs études scientifiques de références per- fait croître chez les intéressés originaires
sonnelles, en tant que spécialistes présents d’Algérie la curiosité et le besoin de
dans la cité comme acteurs et témoins. Ils se recherche de racines de l’époque coloniale
situent ainsi dans une approche singulière du et même antécoloniale
rapport passé-présent, une approche qui prend
en compte la mémoire et le témoignage de tous, Depuis l’époque de la décolonisation, les
qui établit un rapport personnel entre eux et spécialistes, les ouvrages et les angles de vue
l’histoire racontée. des sujets d’étude se sont multipliés. Tout se
Colette Zytnicki (2011) remarque que peu passe comme si l’absence avait fait croître chez
d’historiens se sont intéressés à l’histoire des les intéressés originaires d’Algérie la curiosité
Juifs d’Algérie avant la décolonisation, alors que et le besoin de recherche de racines de l’époque
les Juifs de Tunisie et surtout du Maroc avaient coloniale et même antécoloniale, le besoin de
donné lieu à une abondante littérature dès la (re)connaissance de l’appartenance au monde
période du protectorat. Un survol des ouvrages oriental se faisant notamment plus fort. Parmi
parus sur les Juifs d’Algérie pendant la période les spécialistes des sciences de l’homme et de
française le montre bien. la société, citons pour l’histoire, Richard Ayoun
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(1948-2008), Jean-Marc Chouraqui, Denis compréhension implicite des récits donnés par
Cohen-Tannoudji, Pierre Hebey, Danièle les interviewés.
Iancu-Agou, Jean Laloum, Benjamin Stora, Le témoignage ici mis en exergue de
Shmuel Trigano, auxquels il faut ajouter Valé- l’anthropologue Joëlle Bahloul, extrait de son
rie Assan, David Nadjari qui sont en début de ouvrage sur la maison judéo-arabe de Sétif où
carrière. Pour la sociologie et la socio-histoire sa famille vivait autrefois, la place elle aussi
citons Joëlle Allouche-Benayoun, et, pour directement à l’intérieur de son sujet d’étude,
l’anthropologie et l’ethnologie Joëlle Bahloul. à la fois comme une autochtone explorant son
propre rituel à distance et comme une étran-
Une question de mémoire gère, par obligation professionnelle, aux faits
Au fil des recherches actuelles, les spécialistes qu’elle fait renaître devant elle. Elle se ressent
laissent souvent filtrer leur émotion pour le fortement ainsi, comme les autres auteurs de
passé vécu dans une Algérie dont ils se sentent la discipline Juifs ou Juives d’Algérie, comme
proches, du fait de leurs souvenirs personnels étant constamment dans une position double
ou de leur filiation. Ce sentiment profond est et ambiguë.
souvent associé, à notre avis, avec l’émotion
qui entoure les années d’enfance quand elles La reconnaissance formelle du lien qui
ont été heureuses et encore plus quand elles se les relie à leur sujet d’étude varie chez
sont achevées dans le drame et l’arrachement. les historiens, mais on remarquera que la
Écrivant aujourd’hui dans un monde et au sein plupart relient précisément leur mémoire
de spécialités où l’on pense aux bilans, certains à l’histoire, ce qui indique bien le lieu où
auteurs font de leur vie histoire. Ils nous livrent ils se situent
leurs mémoires ou encore entremêlent leurs
études scientifiques de références familiales La reconnaissance formelle du lien qui les
et personnelles, se positionnant comme des relie à leur sujet d’étude varie chez les histo-
spécialistes légitimement présents dans la cité riens, mais on remarquera que la plupart relient
en tant qu’acteurs et témoins. Ils se situent précisément leur mémoire à l’histoire, ce qui in-
ainsi dans une approche singulière et élargie dique bien le lieu où ils se situent. Toutes et tous
du rapport passé-présent, une approche qui fait pratiquent en permanence cette prise de recul
histoire en prenant en compte la mémoire et le déjà signalée, exigée du chercheur devant son
témoignage de tous. sujet d’étude, lequel doit faire avant tout de cha-
cun d’eux un observateur extérieur recherchant
Un lien intime avec le sujet la plus grande impartialité possible. Un grand
Du côté des sociologues et anthropologues, nombre d’entre eux, notamment parmi les plus
la reconnaissance de l’importance du milieu jeunes, qui abordent leur histoire fréquemment
d’origine est en général reconnue dès le dé- par le biais religieux (Valérie Assan, 2012), se
part. Dans leur ouvrage de 1998 sur Les Juifs tient dans cette position stricte d’observateur,
d’Algérie. Mémoires et identités plurielles, et ne reviennent pas dans leurs introductions
Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon sur leur appartenance, aujourd’hui héritée, à
indiquent clairement que « l’origine ou les la terre et à l’histoire de l’Algérie. D’autres, au
liens familiaux des deux auteurs ont sans doute contraire, souvent plus âgés et disposant de sou-
facilité les premiers contacts » (p. 10), ce qui, venirs personnels ou familiaux plus intenses et
disent-elles, entraîne, du fait de leur connais- plus nombreux crient les liens qui les rattachent
sance intime du sujet, leur accès immédiat à la directement à cette histoire. Ainsi dans Alger
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1898. La grande vague antijuive, Pierre Hebey [pouvait] empêcher la passion du plaidoyer et
rappelle que, pendant deux ans, son grand-père les références personnelles » (p. 11).
avait dû, avec son jeune frère, faire le coup de En ce qui concerne l’historien Benjamin
poing contre les jeunes antijuifs des années Stora, retenons que ses travaux sont devenus au
1898 qui les provoquaient constamment et leur fil des ans de plus en plus mémoriels, mêlant
chantaient la Marseillaise antijuive (p. 10). expérience personnelle et regard d’historien.
En 1982, l’introduction de Richard Ayoun et Il s’en explique en 2006 dans Les trois exils
Bernard Cohen à leur ouvrage Les Juifs d’Algé- en disant qu’après de si longues études sur
rie, deux mille ans d’histoire, revenait elle aussi l’histoire de l’Algérie, il avait ressenti l’envie
sur les liens des auteurs avec leur sujet : « Un forte de faire une recherche sur sa population
livre qui soit un livre d’amour. Qui, écrivant juive, en commençant par l’histoire de sa propre
sur sa propre histoire, n’a jamais rêvé si beau famille (p. 17-18). Avançant en 2008 sur ce
dessein ? » Et les deux auteurs entendent de chemin menant à l’ego histoire, il parle en his-
dépasser la nostalgie ou la complaisance folklo- torien de travail historique à double aspect, un
rique pour faire œuvre d’histoire et permettre travail qui parle à la fois de ce qui est arrivé et
aux Juifs d’Algérie de se réapproprier leur de ce qui lui est arrivé : « Des histoires doubles
passé, un passé marqué de « paramètres qui donc, qui montrent un historien “classique”
leur échappaient entièrement, de choix qu’ils et un historien engagé, dans le seul temps qui
n’auraient pas maîtrisés, d’événements qu’ils vaille, le présent. Non pas un historien du pré-
n’auraient que subis » (p. 7-8). sent mais un historien au présent, par-dessus
tout sensible, en son lieu actif, vivant, qui est
Enfant de onze ans, Halimi avait assisté, la mémoire » (p. 12). Et ce mélange du person-
caché dans les combles de sa maison, nel et du collectif se retrouve page après page
à l’assassinat des huit membres de sa dans son dernier ouvrage de mai 2015, Les clés
famille, événement tragique devenu pour retrouvées.
lui cauchemar permanent Un livre tient une place particulière
dans cette histoire-mémoire, celui d’Henri
Quant à Robert Attal, il laisse la parole à Chemouilli, paru en 1976 sous le titre Une dias-
Roland Halimi dans la préface de son ouvrage pora méconnue : Les Juifs d’Algérie. Ce livre,
sur les émeutes de Constantine du 5 août 1934, sensible au cœur, est un beau témoignage sur
ce qui ouvre son livre par un flot de sang et l’histoire et la vie des Juifs depuis l’aube de la
d’angoisse. Enfant de onze ans, Halimi avait colonisation jusqu’au départ définitif en direc-
assisté, caché dans les combles de sa maison, tion de la France en ce qui concerne la presque
à l’assassinat des huit membres de sa famille, totalité de ceux qui ont alors quitté leur patrie
événement tragique devenu pour lui cauche- de deux mille ans.
mar permanent : « En ce qui me concerne, le
petit garçon de onze ans tourmente toujours le
sexagénaire que je suis devenu » (p. 9). Robert 2. Quelle vie en Algérie ?
Attal, âgé de huit ans au moment des faits
avait également perdu son père pendant les Une vie complexe
massacres. Il dit en quelques mots pudiques et Les auteurs mettent en relief la complexité
sobres et sans revenir sur le détail des faits qui de la vie des Juifs d’Algérie avant 1962, une
le concernent qu’il avait voulu « plus que témoi- vie partagée entre les identités religieuse et
gner » et que son « analyse des événements ne sociale, les aspirations, le passé, le consentement
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Carte postale du Quartier Juif d'Oran (Geneviève Dermenjian).

à la modernité, les racismes. Ils saluent le rôle 2003 un recueil de documents sur L’identité
positif de la France dans son traitement de la des Juifs d’Algérie. Car l’enjeu est à ses yeux de
population juive d’Algérie et dans le processus savoir comment, après 1962, faire connaître aux
d’assimilation qui conduisit au décret Crémieux jeunes générations une expérience historique
de naturalisation en masse du 24 octobre 1870. « extrêmement originale » et qu’elles n’ont
Ils mettent en valeur le grand patriotisme des pas connue.
Juifs naturalisés, leur grand amour et leur Joëlle Allouche-Benayoun s’est intéressée
vénération pour la France, sentiments qui en de son côté (2003) à la scolarisation des filles.
furent la conséquence durable, le patriotisme D’abord modeste, celle-ci prit son essor avec les
survivant même aux épreuves répétées infligées lois scolaires de Jules Ferry de 1881 et fut pour
par l’antijudaïsme. ces jeunes filles l’occasion d’une entrée accélé-
Les questions soulevées actuellement par la rée dans la modernité. Éduquées autrefois dans
recherche en sciences humaines, telles que la les familles en tant que futures ménagères par
transmission et la mémoire, sont au cœur des leurs mères, les filles trouvent à l’école française
études actuelles. Ainsi, c’est la volonté forte de qu’elles vénèrent dignité, conscience et estime
fixer une histoire à laquelle il est personnelle- de soi. Comme les garçons, elles acquièrent
ment attaché, d’en repousser les limites connues à l’école les idéaux républicains et un grand
et surtout d’en informer les jeunes générations patriotisme. En conséquence, la culture fran-
qui conduisent Schmuel Trigano à proposer en çaise progresse au fil des ans au détriment de la
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culture traditionnelle, les enfants introduisant entrait chez eux » (p. 152). Donc, telle quelle,
dans leurs familles de nouvelles valeurs et avec ses bons et ses plus mauvais côtés, la mai-
devenant les « intermédiaires enthousiastes de son reste un espace de paix et de cohabitation
la civilisation française » auprès de parents à apaisé par les femmes, la rue beaucoup moins,
l’origine bien éloignés de cette culture. étant territoire des hommes et des rapports
Cette acculturation d’une société entière prit parfois violents.
en particulier au fil des ans les formes diverses En 2003, Jean Laloum publie un document
de l’évolution des mœurs, de la francisation de original sur le patrimoine photographique des
la langue, de la cuisine, du costume, du nom, le familles juives qui fait ressortir l’émotion née
vote des femmes marquant comme un sommet de la mémoire du passé et de l’arrachement de
de leur émancipation. l’exode de 1962. L’observation des tenues ves-
Dans La maison de mémoire, Bahloul fait timentaires et leur évolution dans le temps, les
avec ses interviewés une étude de mémoire qui prénoms anciens et modernes témoignent du
nous conduit au plus intime de la vie des per- processus d’acculturation des Juifs, progressif
sonnes et des familles avant 1962. Son introduc- mais rapide quoique inégal selon les familles
tion est centrée sur les causes et les modalités de et les individus.
la visite ethnographique qu’elle fit à l’ancienne
maison familiale de Sétif. Une visite qui la Avec ses bons et ses plus mauvais côtés,
plaçait dans une position inconfortable vis-à-vis la maison reste un espace de paix et de
de la discipline scientifique dans laquelle elle cohabitation apaisé par les femmes, la
était inscrite. Car cette fois, dit-elle, ce n’était rue beaucoup moins, étant territoire des
pas des étrangers mais « vraiment les “miens” hommes et des rapports parfois violents
dont j’allais ethnographier la culture » (p.
10), rejoignant ainsi d’une certaine façon, les L’« antijudaïsme » perturbe l’Algérie à
impressions d’Allouche-Benayoun et de Stora plusieurs reprises dans les années 1870-1902
sur l’ambiguïté de la position du chercheur. environ, dans les années 1930 et sous le régime
Son travail prend les formes d’une étude de de Vichy. C’est un antijudaïsme foncier, résis-
l’histoire quotidienne vécue en Algérie, d’une tant aux années, qui perdure entre les crises au
écriture des traditions orales. Cette maison, moins sous la forme de rapports interpersonnels
peuplée par des personnes aux ressources finan- inégaux. C’est avant tout un antisémitisme mul-
cières très minces, parfois même défaillantes, tiforme aux aspects culturels, raciaux, politiques
se distribue selon le plan traditionnel en et institutionnels. Les différents auteurs (Ayoun
appartements sur deux étages autour de la cour et Cohen, Hebey, Stora...) le montrent nourri
intérieure avec des échanges chaleureux et des aux sources européennes et musulmanes dans
services rendus entre familles, et avec des diffé- le contexte particulier de la société coloniale. Ils
rentiations subtiles entre hommes et femmes, soulignent que les Juifs d’Algérie ont répondu
Juifs et Arabes, propriétaires et locataires. Le aux attaques par un patriotisme sans faiblesse,
tout doublé selon l’origine ethnique par de par des associations de défense telles que le
nombreuses différences dans des domaines Comité algérien d’études sociales (CAES) d’Élie
tels que le vêtement, le sport, l’éducation, les Gozlan devenu le Comité Juif algérien d’études
pratiques médicales, le statut des femmes. Et les sociales (CJAES) avec Henri Aboulker et Léon
Juives interrogées le reconnaissent : « l’indigène Mayer ainsi que par une intégration plus forte à
était mieux avec le Juif qu’avec le chrétien, la République (instruction renforcée, inscription
et d’ailleurs on vivait mieux avec eux », « on dans la vie institutionnelle, dans les élections...).
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Ceci pour dire que l’histoire de l’Algérie travaillé sur les Juifs d’Algérie et la musique
pendant la période française est paradoxale, arabo-andalouse. Récemment, il a publié dans
mêlant dans le quotidien des jours diverses Histoire des relations entre juifs et musulmans,
formes de violences et de racismes en situation ouvrage dirigé par Abdelwahab Meddeb et
coloniale, le tout associé à des formes d’une Benjamin Stora, une communication sur le
extrême convivialité, notamment entre Juifs célèbre musicien juif constantinois de maalouf,
et Musulmans. C’est un grand paradoxe que qu’on appelait Cheikh Raymond et qui était
l’historien peine parfois à restituer dans sa adulé des Juifs et Musulmans confondus.
réalité concrète et mouvante.
Depuis quelques temps, certains auteurs Aujourd’hui, les études concernant les
français considèrent que la francisation n’a Juifs d’Algérie sont toujours marquées par
pas eu que des aspects positifs, Stora parlant le fait que la plupart des auteurs sont eux-
même à cette occasion dans Les trois exils, mêmes Juifs et originaires d’Algérie
d’un exil intérieur séparant en 1870 les Juifs de
leur identité indigène. De même, ces auteurs Récemment, des chercheurs en général
reconnaissent les liens étroits qui les unissaient nord-américains, se sont intéressés à l’entrée
aux Musulmans tout en soulignant le mépris des Juifs d’Algérie dans la modernité ainsi
de ces derniers pour ceux qui ne pratiquaient qu’à ses modalités. Citons sans exhaustivité
pas leur religion et en particulier pour les Juifs, les travaux de Joshua Cole, Michael Laskier,
davantage stigmatisés par exemple, que les Ethan Katz, Sophie Beth Roberts, Maud Men-
Chrétiens. Enfin, en ce qui concerne la place del, David Prochaska, Joshua Shreier, Michael
et le rôle des Juifs en Algérie avant 1830, les Shurkin, Sarah Sussman et Steven Uran. Ces
historiens français développent relativement auteurs ont acquis une grande importance dans
peu les liens, qu’ils signalent pourtant tous, des la discipline en raison de l’angle nouveau – mais
Juifs avec le pouvoir, leur rôle capital comme parfois un peu lointain – sous lequel ils étudient
médiateurs dans l’économie et la politique la question des Juifs d’Algérie. Leurs travaux
extérieure. sont en lien avec les thèmes développés par
l’historiographie américaine et se concentrent
en particulier sur le rôle de médiateurs des Juifs
3. Les développements actuels en Méditerranée et sur les questions d’identité,
que soulèvent aussi les auteurs français. De
Aujourd’hui, les études concernant les Juifs même, ils travaillent, comme David Prochaska
d’Algérie sont toujours marquées par le fait que à propos des Juifs de Bône, sur la complexité de
la plupart des auteurs sont eux-mêmes Juifs et leur situation, étant partiellement séparés des
originaires d’Algérie. Peu d’ouvrages ont été Musulmans mais non totalement accueillis par
écrits en dehors de ce cercle, les « absences » les Français. Enfin, ces historiens exposent les
les plus manifestes provenant des pieds-noirs oppositions d’une certaine proportion de Juifs
qui font aussi leur propre histoire et des auteurs à la francisation, ces oppositions étant parfois
algériens eux-mêmes, qui publient rarement considérées comme transitoires et individuelles
sur cette question et quand ils le font, c’est, à par les auteurs français.
quelques exceptions près, en Europe ou aux Les Juifs d’Algérie pouvaient s’opposer à
États-Unis. Citons à cet égard, Abdelmadjid la France sur plusieurs points : certains refu-
Merdaci, historien algérien et professeur à saient déjà tout simplement dans les premières
l’université de Constantine, qui a beaucoup décennies la présence étrangère du colonisateur.
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Juifs et rabbins indigènes étaient en particulier Pourquoi ? Les choses sont-elles restées trop
hostiles aux grands rabbins venus de France sensibles à ces Européens et à ces Juifs d’Algérie
qui voulaient aligner à marche forcée les Juifs viscéralement attachés à leur histoire, qu’elle
d’Algérie sur le judaïsme de métropole alors soit religieuse sociale ou politique, et à ses
que les traditions culturelles juives étaient en diverses interprétations ? Certains sujets restent
contradiction avec certaines mesures proposées tabous, qu’un historien comme Jean Jacques
par la métropole. Ainsi en était-il du partage Jordi traite cependant.
égal de l’héritage entre filles et garçons, de la
monogamie (bien que la polygamie ait été très L’histoire des Juifs d’Algérie, comme celle
rare), du divorce et même de la naturalisation des Européens d’Algérie qu’on appelle
avec perte du statut personnel qui pouvait pieds-noirs depuis la période du retour
passer à leurs yeux pour une apostasie. Valérie en France – et qui font eux-mêmes aussi
Assan signale que les rabbins d’Algérie, eux- leur propre histoire – reste encore pour
mêmes très opposés à la modernité importée beaucoup à faire
de France, ont continué à marier « clandesti-
nement », à la maison ou à la synagogue, des En plus de cette première interrogation, on
Juifs dont l’union n’était pas toujours déclarée peut aussi revenir sur le regard que l’ensemble
à l’état civil, ce qui permettait éventuellement des Français pose encore aujourd’hui sur la pré-
de divorcer ultérieurement. Enfin, rappelons sence française en Algérie pendant la période
qu’il n’y eut que 142 Juifs à avoir obtenu sur coloniale, ce qui doit encore freiner d’une
leur demande la naturalisation offerte par le certaine façon la recherche. Faut-il rattacher
sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Ceci non le peu de productions historiques concernant
seulement à cause de la lenteur de la procédure, ces sujets sensibles à une frustration de peuple
souvent invoquée par les historiens, mais aussi vaincu ? À un désir de tourner honteusement
à cause du petit nombre de demandes. la page sans soulever les problèmes de fond
C’est en raison de toutes ces réticences de la nés du système colonial depuis ses origines ?
population, fortes encore dans les années 1860, Au désintérêt à l’égard des minorités et donc
ce qui est bien mis en évidence par la recherche de tout ce qui ne concerne pas le cœur de la
française depuis de nombreuses années, que les société et de la politique en France ? Peut-être
notables juifs de toute l’Algérie, civils et reli- y a-t-il un peu de tout cela. Les travaux mis
gieux confondus, ont opté, au fil des échanges en chantier depuis quelques décennies et ceux
avec l’administration française dans les années qui s’annoncent devraient permettre d’y voir
précédant la promulgation du décret Crémieux, plus clair.
pour la naturalisation en masse sans possibilité
de refus, une naturalisation qui obligeait les
Juifs à franchir le pas, un pas qu’ils n’auraient Bibliographie
pas franchi d’eux-mêmes.
L’histoire des Juifs d’Algérie, comme celle Allouche-Benayoun, J., « Le rôle des femmes
des Européens d’Algérie qu’on appelle pieds- dans le devenir français des Juifs d’Algérie, an-
noirs depuis la période du retour en France crages traditionnels et désirs de modernité », dans
– et qui font eux-mêmes aussi leur propre S.Trigano (dir.), L’identité des Juifs d’Algérie, p.
109-133, 2003.
histoire – reste encore pour beaucoup à faire,
Allouche-Benayoun, J. (dir.), Mondes séfarade,
les chercheurs travaillant ces questions étant
proche-oriental et africain. Sephardic, Middle-East
peu nombreux et intéressés par d’autres sujets. and African areas, Paris, CGJ, 2014.
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