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Revue de l'Occident musulman et

de la Méditerranée

Les structures de l'imaginaire dans l'œuvre de Kateb Yacine


Jean Déjeux

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Déjeux Jean. Les structures de l'imaginaire dans l'œuvre de Kateb Yacine. In: Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, n°13-14, 1973. Mélanges Le Tourneau. I. pp. 267-292;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1973.1209

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1973_num_13_1_1209

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LES STRUCTURES DE L'IMAGINAIRE

DANS L'ŒUVRE DE KATEB YACINE

par Jean DEJEUX

Le romancier-poète et dramaturge algérien Kateb Yacine est connu de larges


publics. Son œuvre, écrite en français de 1946 à 1966 (celle du moins qui nous
occupera ici : Nedjma, Le Polygone étoile et Le Cercle des représailles), le place
parmi les meilleurs représentants de la littérature algérienne de la période d'avant
1962(1).
L'interprétation intégrale de cette œuvre souvent obscure est difficile.
L'auteur a voulu aller jusqu'au bout de ce qu'il voulait dire ; il a dévoilé ce qu'il y
avait de profond en lui. Les lecteurs, eux, sont souvent déconcertés. Avant tout
poète, Kateb apparaît comme un "visionnaire" talentueux à l'imagination fertile.
Sa quête est ardente : recherche de son identité et de celle de son pays. Retrouver
le passé de l'Algérie engloutie, se réenraciner dans le fondamental et la totalité
perdue constituent la hantise du poète déraciné et comme obsédé par un "éternel
retour" (2).
Entré tôt "dans la gueule du loup", c'est-à-dire à l'école française, le jeune
Kateb s'était passionné pour la langue et la culture des maîtres, la poésie surtout,

(1) Kateb Yacine (Kateb est le nom de famille et l'auteur signe ainsi ses œuvres) est né le
6 août 1929 à Constantine, mais il fut inscrit seulement le 26 août i l'état civil de
Condé-Smendou (Zirout Youcef) où son grand père maternel était bach-adeL Son père mourut
en 1950 et sa mère passa de longues années i l'hôpital psychiatrique de Blida. Il voyagea
beaucoup : du Maghreb aux pays nordiques, de l'Europe au Viet-Nam. Son premier recueil de
poèmes Soliloques parut en 1946 i Bône et une conférence sax Abdel kader et l'indépendance
algérienne en 1948 à Alger. Vinrent ensuite les œuvres maîtresses (avec entre parenthèses les
abréviations utilisées dans notre travail) : Nedjma (N) en 19S6 ; Le Cercle des représailles, en
1959, théâtre contenant : Le Cadavre encerclé (Cad.), La Poudre d'intelligence (Pou.), Les
Ancêtres redoublent de férocité (Ane.) ; Le Polygone étoile (Pol) en 1966, les trois ouvrages
publiés au Seuil i Paris. En 1970 paraissait également au Seuil la pièce L'Homme aux sandales
de caoutchouc traitant du Viet-Nam. Des recueils de poèmes ont été périodiquement annoncés :
Poèmes de l'Algérie opprimée, sous presse en 1948 i la Nahdha i Alger mais non paru ; Cent
mille vierges, annoncé en 1958 chez Oswald à Paris, non publié ; Sousn°les cris des coqs (tah'ta
çiâh' l-dîka) dont a parlé Kateb lui-même dans une interview (al-Athtr, 1, 15 avril 1972).
(2) Nous nous permettons de renvoyer i notre cours du 6 mars 1970 : "Kateb Yacine ou
l'éternel retour", donné au Centre culturel français d'Alger {La Littérature maghrébine
d'expression française, fasc. II, pp. 173-209) où l'on trouvera des développements sur la vie de
l'auteur, des aspects de l'écrivain et de son œuvre, ainsi qu'un essai d'interprétation avec des
pistes de recherche. Travail repris dans notre ouvrage : Littérature maghrébine de langue
française (C.E.L.E.F., Université de Sherbrooke, P.Q., Canada), 1973.
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pour la Révolution de 1789 également. Comme d'autres, il était entraîné peu à


peu dans le processus d'acculturation. Il pleurait à l'annonce de la défaite
française en 1940, disait-il à Alger en 1967, tandis qu'ailleurs il soulignait :
"Presque tous nous avions basculé dans le mythe de l'Algérie française". Une de
ses cousines était la première musulmane adjointe au maire de Bône. Un de ses
oncles, Abdelaziz Kateb, était haut fonctionnaire aux affaires musulmanes (3). A
la fin de l'année 1945, après trois mois de prison, conséquence de sa participation
aux "événements" du 8 mai, l'adolescent est reçu par le gouverneur général Yves
Chataigneau qui le revit depuis (4). De même, dès 1946, Gabriel Audisio
l'accueillait à Paris, l'encourageait et lui prodiguait quelques conseils d'ordre
littéraire (5). Bref, l'écrivain en herbe aurait pu évoluer dans l'ambiance d'une
certaine société politiquement orientée vers la France.
Il serait resté, dit-il, un poète peu connu s'il n'y avait pas eu la manifestation
de Sétif. Soliloques ne fut pas en effet une entrée brillante dans la littérature.
Tout a commencé en fait par un double coup de foudre : celui du face à face
avec l'Algérie meurtrie de la "génération sacrifiée" et celui du dépit amoureux, la
cousine Nedjma ("étoile") convoitée étant mariée avec un autre. Amours
impossibles ! Une mère malade et dépossédée d'elle-même, une amante qui a pris la
fuite, un pays aliéné.
"Le 8 mai 1945 tomba sur Kateb comme un coup de hache" (6). Le feu
était dans la maison, dans la tête, tout le corps. Son "vague humanitarisme"
s'évanouissait rapidement devant la répression. Hypersensible, traumatisé par
l'événement, Kateb allait sentir monter en lui des sentiments nouveaux. La
représentation de l'ennemi faisait défaut auparavant. Or, voilà que, sous le choc,
de la fascination exercée par la France on passe à la fascination du sang (7). "Le
sang reprend racine / Notre terre en enfance tombée / Sa vieille ardeur se
rallume" (Pol.f p. 175).
Nomade en Algérie puis en Europe, Kateb cherchait des refuges pour écrire,
c'est-à-dire pour se laisser "couler comme un torrent". Il "ouvrait les vannes" et
était "comme un oued sous un orage inattendu". L'imaginaire se libérait ; toute
son enfance "faisait surface", selon son expression. Il "lâchait les freins
complètement". L'auteur disait en 1963 qu'il était possédé par une espèce de démon
intérieur le poussant 'à creuser en lui-même le plus loin possible : "Au fond, une
grande partie de mon travail est inconscient". Il n'est pas étonnant alors que nous
nous trouvions, en lisant cette œuvre touffue et comme jetée en vrac, devant un
univers de rêves, de symboles et d'images dont les racines puisent dans la Berbérie

(3) Bachetarzi M., Mémoires 1919-1939. Alger, S.N.E.D., 1968, p. 266.


(4) n°Chataigneau Y., Ecrivains algériens et dialogue de communautés. Etudes
méditerranéennes, 11, 2e trim. 1963, p. 14.
(5) Audisio G., Ecrivains maghrébins d'expression française. Combat, Ie février 1965.
(6) Aba N., Kateb Yacine. Afrique, n° 55, mai 1966, p. 42.
(7) Le sentiment du "mythe de l'ennemi" a été bien vu par Elizabeth Podhorska-
Reklajtis dans sa thèse écrite en polonais et dont le titre français est traduit par Etre une
nation - Problèmes de la culture en Algérie contemporaine. Varsovie, édit. scient, de l'Etat,
1971, 314 p. (thèse condensée).
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ancienne. Phantasmes, "contes et rêves confondus", mythes et légendes affleurent


à chaque instant dans un "tourbillon de réalités et de symboles", se mêlant aux
bribes d'histoire ancienne et au présent le plus brûlant. Fiction littéraire,
imagination débridée tournant autour de complexes amoureux, exaltation
délirante sous l'effet de la boisson et de la drogue, souvenirs des berceuses de
l'enfance, lectures diverses éclairant les siècles obscurs, métaphores et allusions,
tout allait confluer dans un lyrisme déferlant, un "lyrisme â vif", écrivait Jean
Sénac. Celui-ci continuait : "Dans un torrent de thèmes contradictoires, un fleuve
difficile se dessine où rien ne surnage, où tout coule et se confond" (8). Kateb
entrait par effraction dans la langue française, "un peu comme un terroriste". On
peut dire avec Abdeikébir Khatibi que cet univers littéraire est baroque et penser
avec Abdellatif Laâbi que nous sommes ici en présence de "l'irruption d'un vécu à
l'état brut, total, expression organique d'une existence non-séparée" (9).
Influencé par Baudelaire, l'auteur l'est autant par Rimbaud. Les expressions
de la Lettre du Voyant peuvent s'appliquer à lui. "Voleur de feu, le poète sent,
palpe, écoute ses inventions ; il donne forme ou "il donne l'informe" selon ce
qu'il rapporte des espaces du dedans et du temps perdu. Comme Rimbaud, il
devient "maître en fantasmagories" en plein "siècle à mains",, sa main d'écrivain
et celles des combattants tenant le fusil. Aux prises avec l'alchimie du verbe, il ne
travaillera jamais sans dictionnaire, y cherchant les mots rares et les images
audacieuses qui désarçonnent le lecteur. Il n'écrira pas sans documentation.
Remontant vers les sources, il lira donc sur les légendes et les mythes ("j'eus
recours à plus d'une légende"). Traditions orales, survivances, folklore constan-
tinois vont être récupérés, adaptés et utilisés dans cette vision de "l'Algérie
irascible", de "l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays"
(N, p. 175).
Son manuscrit, énorme et incohérent, sans structures et sans queue ni tête,
était refusé par l'éditeur. Tronçonnés et reliés entre eux vaille que vaille, les textes
paraissaient finalement en 1956 et devenaient Nedfma (évoquant Nadja ou
Aurélia). Dix ans plus tard, en 1966, était publié Le Polygone étoile : coupures du
premier manuscrit joints à quelques textes parus dans les périodiques ; il aurait pu
s'intituler "Nedjma II". Le théâtre reprenait, lui aussi, la même quête poétique et
douloureuse sous forme de tragédie s'inspirant de L'Orestie d'Eschyle, qui fut la
grande révélation. On a parlé du même bouquin trois fois au même éditeur.
L'auteur, grâce à sa collaboration avec Jean-Marie Serreau, se dit confirmé
dans le théâtre "au lieu de continuer à écrire des romans". Le théâtre de combat
répond à ses préoccupations actuelles, d'où ses dernières œuvres : L'Homme aux
sandales de caoutchouc (en français, 1970), Mohammed, prends ta valise (jouée en
arabe algérien ; écrite en français, 1970 ; non publiée) et Moh Zitoun (en
préparation).
Malgré l'aspect complexe et le lyrisme exalté du cycle de Nedjma et des
Ancêtres, il nous paraît possible de tenter une approche ordonnée des structures

(8) Un chant terrible. L'Express, 13 juillet 1956.


(9) Souffles, n° 4, 4e trim. 1966 (à propos du Polygone étoile).
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de l'imaginaire de cette œuvre interprétée dans sa totalité, c'est-à-dire sur le plan


tant sentimental et amoureux que politique et historique. Certes, l'auteur a pris
plaisir à brouiller les pistes, à jouer avec les légendes et l'histoire et à transfigurer
les réalités, compliquant à loisir les aventures de ses héros, revivant le passé et le
faisant entrer en gloire. Il passe sans cesse d'un plan à un autre, si bien que trois
niveaux de lecture sont possibles. Coups de projecteurs par-ci par-là, flashes sur le
même personnage ou le même événement mais sous des angles différents, l'écrivain
semble s'évaporer ensuite selon son humeur ludique, "avec un rire chargé de
perles", à moins qu'il ne soit convaincu du "vain lyrisme des poètes". Nous
trouvons cependant au point de départ non seulement "l'univers féminin" de
l'enfance et un background traditionnel mais encore une sorte de saisie globale de
l'univers qu'il importe de déchiffrer.
Tout se passe comme si, en simplifiant et en tentant un travail d'élaboration
et d'organisation méthodique, les structures de l'imaginaire se présentaient ainsi :
D'hier, il reste des images plus ou moins obscurcies dans la nuit des temps.
Autrefois, selon une vue synchronique, ce furent la communion au cosmos et la
jouissance du vert paradis. Mais ce temps-là en partie mythique est perdu depuis la
déflagration qui a rompu l'harmonie primordiale. Aujourd'hui, du point de vue
diachronique (l'aujourd'hui du poète, c'est-à-dire le temps historique de 1946 à
1966), ce sont d'une part, la nostalgie et la quête des racines, d'autre part, le
psychodrame thérapeutique où s'affirme la fonction cathartique de l'art et de
l'écriture.

I. - TEMPS ANCIENS : UNE SAISIE GLOBALE DE L'UNIVERS

L'imagination du poète remonte le temps et y discerne de lointains souvenirs.


Les pages du livre de l'histoire ancienne sont dispersées. La mémoire "qui n'a pas
de succession chronologique" les restitue tant bien que mal en tant que mythes,
légendes, galops de cavaleries ou réminiscences charriées par le fleuve. Bribes d'un
passé récent, instantanés sur un temps imaginaire et flou (in Mo tempore) sont
amalgamés dans une vision totale poétique. ■
Les temps anciens sont ceux d'un univers mythique et de l'enfance. Les deux
plans sont souvent mêlés. Une marche à rebours nous plonge dans ce temps de
l'indivision où le corps se sent en adhérence avec le cosmos et en communion avec
la nature. Il jouit de l'unité du prénatal, non coupé de ses racines profondes et
maternelles. "La grande douleur de l'homme est d'être — et d'être séparé",
écrivait Jean Amrouche dans l'introduction aux Chants berbères de Kabylie. La
communion dans l'identique est une "communion dans la chair", écrivait-il encore
ailleurs. Nous retrouvons chez Kateb cette même obsession d'un temps où tout
était intégré, où l'enfant était en harmonie avec le monde par l'intermédiaire de la
mère. L'âme était "accordée" (en reprenant l'idée de stimmung chère à Novalis),
en concordance avec "l'amont des ancêtres fabuleux" (Amrouche) qui est aussi
cette "nuit des Mères" de Goethe. S'il est vrai que "c'est le commencement qui
est grand" (Heidegger), pour le poète ce commencement fut sinon grand du moins
heureux, celui d'une enfance de lézard "prenant le soleil", selon les expressions de
l'auteur.
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Le cosmos en révolution
L'état primitif du poète est celui de fils du soleil, pour rester dans l'ambiance
rimbaldienne. Cette image se dessinerait comme un cercle. "Cette obsession du
cercle c'est simplement ma façon de ressentir et de décrire ma condition d'homme
situé sur une terre en perpétuelle rotation. Epousailles avec le mouvement du
monde. Et l'auteur de faire allusion aux Grecs, parlant d'ailleurs dans des
nouvelles et des poèmes d'Ulysse et de Pénélope à la recherche de l'énigme de la
patrie perdue et de la femme fatale, de l'île des Lotophages ou de la Belle Hélène.
Au reste, Kateb s'était rendu compte, lors d'un séjour en Italie, qu'il existe un
fond commun de civilisation méditerranéenne. Peut-être devrait-on alors parler,
comme le fait Jacqueline Arnaud (10)> d'un "univers païen", terme "tant occulté
au pays où je naquis", écrit aujourd'hui le romancier-poète algérien Nabile
Farès (11), mais terme qui revient pourtant actuellement sous la plume des poètes
maghrébins de la nouvelle vague, sinon le mot lui-même au moins sa signification.
Ceux qui l'emploient semblent viser une image ancienne du terroir, de la Berbérie
reculée, profonde et authentique, avec ses pulsions et son "goût de la vie", plus
largement peut-être un univers méditerranéen, ou plus universellement chez Kateb
une certaine situation de l'homme dans le monde.
Au cours d'une interview accordée à l'un de ses amis allemands (12), Kateb
disait qu'en étudiant l'Antiquité grecque il cherchait à "revenir à quelque chose
d'élémentaire qui n'appartient ni à la culture européenne ni à la culture arabe
mais qui appartient au contraire au monde entier". Il essayait de retourner au
monde antique, "c'est-à-dire à un monde qui connaît la sensation originelle de
vertige, où ne se pose pas la question d'être européen ou oriental mais où se pose
seulement la question d'être un homme, un homme dans une situation difficile".
Le poète était saisi par une révolution mondiale permanente. Celle-ci, phénomène
indépendant de nous, consistait "dans le fait que les étoiles, la terre, le soleil et
beaucoup de choses tournent". Surpris par cette rotation, on est "la proie d'une
sensation de vertige".
Cette sensation paraît être une emprise et une attaque, mieux un
"phénomène d'explosion". Le poète revenait en mars 1967 sur cette révolution, "chose
naturelle, inscrite dans les astres". Ailleurs il déclarait : "Rien n'est immuable".
Heraclite n'est pas loin. Sans savoir si l'auteur en a parcouru quelques pages
choisies et traduites, on peut dire qu'il rejoint le monde du philosophe d'Ephèse,
le fleuve qui coule et le feu sans cesse en mouvement. Le poète apparaît en effet
au milieu d'un torrent qui déborde et d'une "combustion solaire" : la Matière
"tantôt génératrice de sang et d'énergie, tantôt pétrifiée dans la combustion
solaire" (Cad., p. 17).
Le rayonnement solaire éclaire curieusement cette œuvre : brasier, foudre,
incandescence, chaleur solaire, bourdonnement des guêpes et "chant voluptueux

(10) Kateb ou la corde tranchée. Les Lettres nouvelles, mars-avril 1967, p. 36.
(11) Un Passager de l'Occident. Paris, Le Seuil, 1971, p. 73.

(12) Interview citée en allemand par Werner Plum. Gewerkschaftliche Monatshefte, 12,
décembre 1961, pp. 734-735. Que W. Plum soit ici vivement remercié pour la communication de
cette interview.
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des abeilles" sous le soleil, etc. Le poète semble s'être baigné dans une immersion
lumineuse comme dans un état enivrant issu d'une vision imaginaire primordiale. Il
est saisi dans une "ascension solaire" comme sa cité de Constantine. "Dieu des
païens", le soleil règne. Et à l'instar d'Empédocle, le poète, sous l'empire d'un
surmoi pesant, paraît au cours de son aventure se plonger dans le feu céleste ou le
feu souterrain.
Le héros solaire vole près de l'astre, comme le vautour au-dessus de l'abîme
du Rhumel. Le haschisch et les alcools (mélange d'anisette, de rhum et de
bière ! ) sont en outre des adjuvants puissants à cette époque de l'adolescence
pour corser l'euphorie et la rêverie heureuse. Dès que "le soleil paraît au zénith",
ce sont en effet ici l'exaltation effrénée de l'imagination, la fécondité inépuisable
dans la découverte de la femme aimée, l'exploration des espaces cachés et le
"voyage" dans le labyrinthe autour de Nedjma. Le fumeur s'évapore et s'élève.
Aigle solaire, il éprouve la sensation d'ascension et l'ivresse des altitudes, à moins
qu'il ne s'agisse simplement, selon une autre image, de la jouissance d'un "têtard
heureux dans sa rivière".

La promiscuité tribale
Le poète imagine aux origines des temps une promiscuité tribale. A deux
moments donnés de sa vie, il fait aussi l'expérience de lieux "privilégiés", si l'on
peut dire.
Promiscuité hypothétique glanée dans des lectures ou incestes saisonniers des
"nuits de l'erreur" (leilat el-ghalta) selon ce qu'on rapporte, l'auteur semble y
faire allusion dans ce passage obscur de Nedjma (p. 1 86) : "... tandis que mugit
hors de leurs flancs la horde hermaphrodite piétinant dans son ombre et procréant
sa propre adversité, ses mâles et ses femelles, ses couples d'une nuit, depuis la
rencontre tragique sur la même planète". Collectivité androgyne encerclée sur
elle-même au fond de la caverne, ou simplement endogamie ? Ne dit-on pas dans
le Constantinois : "Le Keblouti ne se marie qu'avec une Keblouti" ? En tout cas,
cette "rude humanité prométhéenne, vierge après chaque viol, ne devait rien à
personne" {Pol, p. 144). Et Kateb d'écrire : "Notre tribu mise en échec répugne à
changer de couleur ; nous nous sommes toujours mariés entre nous : l'inceste est
notre lien, notre principe de cohésion depuis l'exil du premier ancêtre" (JV.,
p. 186). Le groupe se concentra sur lui-même pour échapper à l'extermination
imposée de l'extérieur (ibid.t p. 126), sans doute. Mais Kateb rejoint également ici
des dires sur les temps passés, des hypothèses et des traditions sur les cultes
anciens (13), ainsi que des pratiques non encore disparues du mariage "inces-

(13) La bibliographie sur cette "nuit de l'erreur" est abondante. On pourra consulter par
exemple en s'en tenant à quelques références : Gsell S., Histoire ancienne de l'Afrique du Nord.
Paris, Hachette, t.V, 1927, pp. 32-33 (Hérodote, Nicolas de Damas, Léon l'Africain) et t. VI,
1927, p. 122 ; Basset H., Le Culte des grottes au Maroc, Alger, Carbonel, 1920, pp. 45-47 ;
Doutté Ed., Magie et religion dans l'Afrique du Nord. Paris, Jourdan, 1909, pp. 45-48, et
d'autres auteurs connus tels que A. Mouliéras, E. Laoust, J. Servier, E. Dermenghem. Il faut voir
dans ces rites d'antiques pratiques de magie sympathique mises en relation avec la prospérité des
récoltes, le renouveau de la végétation ou encore le temps des semailles. Retenons par exemple
l'interprétation de Basset (op. cit., p. 47) : "Rites sexuels à caractères essentiellement agraires,
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tueux" préférentiel avec la fille de l'oncle paternel (14). Il les intègre dans sa
représentation des origines.
Promiscuité au fond des grottes et des ravins ou endogamie incestueuse, de
toute façon l'indivision tribale et la cohésion sont maintenues. Les temps anciens
sont ceux du vivre "entre nous", dans le sein chaud de la "grotte nuptiale" où il
fait bon vivre ensemble : là est la jouissance de l'immense besoin de tranquillité
dont parlait Jung.
Ce voisinage des êtres réunis et confondus, le poète l'a vécu d'une certaine
façon dans "la volière" ou le nid d'aigle, la grotte du Rhimmis ou tel fondouq de
la rue Perrégaux à Constantine où se rassemblaient "les drôles d'oiseaux" pour
fumer "l'herbe de l'oubli". Dans un parfum de menthe et de basilic, au-dessus de
l'abîme, Rachid ne quittait plus le balcon, "la farouche collectivité, le Divan,
l'intime rêverie de la horde" (N. pp. 168-169). A l'instar du diwân confrérique des
Noirs, les fumeurs se regroupaient "au sein du vertige, au faîte de la falaise", dans
un nuage d'herbe interdite. "Les rêveurs silencieux" enivrés de chanvre
s'épanouissaient comme des lézards au soleil, dans une "société secrète, mi-nécropole
mi-prison". Chaud voisinage et pratiques d'évasion ; dangereux cependant, n'en
arrive-t-on pas à "l'abrutissement solaire" ?
Il n'est pas jusqu'au séjour en prison à quinze ans et demi, après la
manifestation de Sétif, qui n'accentue au plan de l'imaginaire cette sensation
euphorique d'un temps où l'on se trouve réconcilié avec soi-même. On sait que ces
mois d'incarcération ont été pour Kateb "les plus beaux moments de sa vie",
selon ses déclarations. Or, si nous nous reportons aux analyses du sociologue
tunisien Abdelwahab Bouhdiba (15), la prison constitue "un véritable milieu
utérin". Erotisée presque toujours, elle est valorisée au maximum. "Couveuse où il
y a une maîtresse qui vous attend", la prison est aussi comparée au h'ammâm,
autre substitut du sein maternel, si bien qu'elle semble fort probablement un cas
limité de processus d'identification, éveillant le désir du retour à la mère. La
prison est liée au complexe de Jonas, écrit Bouhdiba. "Se faire avaler" (taball'a)
signifie le fait de l'incarcération. "C'est une véritable descente aux enfers qui
s'enracine dans une réalité onirique profonde".

destinés par un procédé de magie sympathique à assurer la fécondation des champs et la bonne
récolte future". Jérôme Carcopino, étudiant le culte des Cereres en Numidie, montre que les
Thermophories furent substituées facilement aux "nuits de l'erreur" du vieux fond naturiste :
"Les Numides ne se représentaient pas les générations de la nature sans union sexuelle"
(Aspects mystiques de la Rome païenne. Paris, L'Artisan du Livre, 1942, p. 29. Voir aussi
Camps
Ie trim.G.,1960,
Auxpp.
origines
223-225).
de la Berbérie, Massinissa ou les débuts de l'histoire. Libyca, t. VIII,

(14) Cf. Tillion G., Le Harem et les cousins. Paris, Le Seuil, 1966, 218 p. On retiendra les
pages où l'auteur parle de la fondation du clan endogamique : elle est auréolée de légendes et
l'ancêtre est paré des attributs mythiques de héros à l'orgueil farouche et ombrageux, veillant
sur ses femmes, sur l'honneur de sa tribu et sa noblesse. Le sang est pur et on ne le mélange pas
avec celui des "autres". "On répugne à changer de couleur", écrit Kateb en ressuscitant
l'ancêtre Keblout.
(15) Criminalité et changements sociaux en Tunisie. Tunis, Mémoires du C.E.R.E.S. 1965,
pp. 64-66.
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Qu'il s'agisse du cercle tribal de la grotte, du cercle des fumeurs de kif ou de


celui enveloppant de la cellule, le poète est plongé dans la quiétude heureuse et
agréable du temps primordial, pour ne pas dire prénatal, loin des clameurs de
l'Histoire.

Le rêve féminin
Enfin au début de l'aventure, il y a une femme. Il est facile de remarquer par
exemple que les images d'épousailles ou de conjugalité sont constamment
présentes ici en clair ou, plus diffuses, en toile de fond. Elles vont être orchestrées à
plusieurs niveaux. Au cours de cette histoire romanesque et poétique, le langage
amoureux des personnages-clés est même souvent celui excessif d'amants
incestueux.
Nedjma n'était pas une création de l'esprit, expliquait Kateb en 1967 à Alger,
mais bel et bien une femme réelle. Avant même de symboliser l'Algérie, cette
Nedjma était aimée du grand amour. Amour impossible ! Sortant de prison, le
jeune homme constatait qu'elle était mariée avec un autre. Il partit donc pour
Bône "avec un grand chagrin au cœur". Soleil désirable mais interdit en tant que
cousine-sœur, dans le roman, elle attire à elle les cousins-frères. A la limite, elle en
vient à incarner la Femme rêvée, la suprême nourriture terrestre et le rêve lointain
inacessible.
Peu à peu, l'imagination créatrice aidant, Nedjma s'est sublimée en femme-
Algérie, vierge ou mère-Algérie. Le débat entre l'amour pour la cousine et l'amour
pour la "Révolution'* (découverte en prison auprès des militants) entraîne une
amplification au second degré de cette Nedjma. Le poète "récupérait" ainsi son
amour frustré sous le symbole de la "Révolution". L'Algérie en tant que femme,
"toujours vierge après chaque viol", mère ou déesse nationale, Kahena ou
amazone casquée et guerrière, occupa donc dans l'esprit de l'auteur la place de la
cousine-sœur. Les jeunes cousins, âgés dans le roman de seize à dix-huit ans,
tournent autour de Nedjma, jaloux les uns des autres. L'image de l'Algérie investie
par l'Autre prendra au fur et à mesure de leur conscientisation politique plus de
consistance que la femme réelle.
La mère, enfin, adulée, douée pour la poésie et le théâtre ("à elle seule un
théâtre" ! ) est toujours présente. Source des énergies poétiques, elle est le rappel
constant des chers visages de l'enfance. "Les premières harmonies des muses
coulaient pour moi naturellement de source maternelle" (Pol, p. 179).
La femme dans cette œuvre est tantôt une fille bien charnelle â partir de
laquelle l'imagination excitée peut broder, tantôt semblable à une vestale
immobile et muette, presque irréelle, une étoile brillante aperçue dans la nuit des
temps, la Vénus, la Junon-Celestis ou la prêtresse d'amour des rites agraires de
fécondité. D'autres fois, elle est la vierge guerrière, la lycéenne habillée â la
dernière mode "éclipsant la plus fringante des Parisiennes", souvent aussi "la
femme sauvage" possédée par le haut mal. Elle fut "la libertine ramenée au
Nadhor / La fausse barmaid au milieu des Pieds-Noirs / L'introuvable amnésique
de l'île des Lotophages / Et la mauresque mise aux enchères" (Pol, p. 148).
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 275

Rachid aperçoit Nedjma au sortir du bain, comme "un astre impossible à


piller dans sa fulgurante lumière" (N., p. 138). Cela suffît cependant pour obséder.
Le poète passe sans cesse alors de la Nedjma réelle à la Nedjma symbolique, de
Famante-épouse à l'épouse maternelle ou même â la mère éplorée. Dans
l'exaltation paroxystique de sa rêverie, il l'imagine femme-fatale-Algérie ou Nedjma-
Révolution, créant avec elle une union intime, s'emprisonnant toujours davantage
dans cet amour délirant.

II. - TEMPS PERDU : UN "CORPS MORCELE"

"L'explosion poétique est au centre de tout", disait Kateb. Il y eut un choc :


"une trop vive flambée de temps". Celui-ci s'amoncelait, "piétinait", et cet
"horrible cumul du temps" pesait lourdement sur les épaules (16). Déflagration et
désintégration, cette aventure commençait au 8 mai 1945. Le cordon ombilical
était rompu. "Frustré de son printemps", écartelé, le poète expérimentait
l'inquiétude et poursuivait désormais le temps et le paradis perdus.
Il n'est pas jusqu'aux genres littéraires eux-mêmes qui n'éclatent ; les
frontières traditionnelles sont dans cette œuvre continuellement transgressées.
Les pères de la génération sacrifiée n'étaient pas des modèles ; les frères
étaient des "frères ennemis" ou des partis politiques jaloux se disputant la
femme-Algérie, chacun se faisant fort de la révéler â elle-même. Les "fils du soleil
encore séparés (étaient) poussés â la discorde" (Pol., p. 138). La prise de
conscience s'est faite dans la rue de Sétif et dans la prison, là où Kateb rencontra
les militants. "C'est alors qu'on assume la plénitude tragique de ce qu'on est et
qu'on découvre les êtres", disait-il en parlant de ce moment-là.
L'univers clos d'hier a éclaté subitement et s'est écroulé. Tout se passe
comme si le poète se trouvait brutalement au stade du "corps morcelé", pour
reprendre simplement l'image de Lacan : Plus rien ne structure désormais l'identité
de la personne. L'unité fondamentale et l'âge d'or ont disparu. On ne se reconnaît
plus. Le miroir lui-même est brisé. Le statut de l'Algérien était depuis longtemps
provisoire : maintenant, la confusion. L'événement allait toutefois permettre la
résurrection (Pol, p. 133).
Ailleurs, d'autres poètes dans des situations analogues de colonisés frustrés
font aussi l'expérience de cet éclatement. Ainsi en 1963 le poète québécois
Gaston Miron écrivait dans "Recours didactique" :
"Nos consciences sont éparpillés dans les débris de nos miroirs".

L'explosion de l'univers stellaire


Séisme, tonnerre, "boule incandescente", déflagration, orage, etc. reviennent
dans cette œuvre comme des points d'orgue, signes d'un événement fatidique qui
a marqué l'inconscient. La foudre en particulier (coup de foudre ou coup de

(16) Qu'on pense à Baudelaire : 'Tour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise
vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve".
276 J. DEJEUX

tonnerre et aussi de feu) ponctue les grands moments : elle apparaît sous forme
"d'attentats ou de règlements de comptes", comme un bombardement solaire
insupportable à l'instant de "l'invivable consomption" d'une histoire sexuée, ou
encore comme un cri de démence insatisfaite.
On assiste au crépuscule de l'astre, à "l'éparpillement des cervelles". Tous
avaient été "projetés comme des étincelles d'un seul et même brasier", "le cœur
et le visage en cendres, dévorés par une trop vive flambée de temps" (N., p. 181).
La "violence d'atomes au bord de l'explosion" (Cad., p. 18) n'a pu être contenue.
Nedjma "savait comment ils étaient tombés sur la terre et comment ils
retomberaient venus à brutale conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes,
brûlés l'un contre l'autre, refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni
chaleur, expatriés" (Pol, p. 150). Ils se retrouveraient tous, "grains de poussière
chus du rayonnement céleste" (ibid., p. 9). Les fils du soleil ont maintenant un
goût de cendres entre les dents après avoir eu celui du lait de femme. Déjà les
vents les entraînent "brandons difformes et calcinés où survivait pourtant la
chaude humidité d'une cerise de sang noir" (Pol, p. 160).
Le vautour, planant dans la solitude des altitudes, est prêt d'"exploser en
plein vol" (Ane, p. 138). Il est en effet d'abord "déplumé en plein vol" (Pol,
p. 171). Soumis au "bombardement du soleil à midi", il boit trop d'éther ! D'un
seul coup, il se retrouve brûlé vif: alcool ou haschisch consommés de bonne
heure et face à face avec la mort à quinze ans ! Le coq hors de "l'antre
maternel" va bientôt être rôti "au jardin de l'ogresse", selon les images de Kateb.
Le combat politique appellait en outre une confrontation à l'intérieur même du
polygone algérien : "La nation et la tribu face à face comme la jeunesse et la
mort", expliquait l'auteur au sujet de Nedjma.
Le scheme de la chute ne serait rien d'autre que "le thème du temps néfaste
et mortel, moralisé sous la forme de punition" (17). Alors que le jeune lycéen
s'acculturait peu à peu, ce fut soudain "la chute d'un ange" : brutal rendez-vous
avec la mauvaise conscience et rencontre des nationalistes déjà loin dans leur
longue marche.
Jacques Berque n'a pas tort de dire que la révolte algérienne fut d'ordre
psychanalytique et qu'il y eut au tréfonds du peuple "une sorte de vacillation
d'identité" (18), si bien que les profondeurs de l'inconscient ont été bouleversées.
Le poète semble ressentir son corps comme morcelé et désintégré. Ses rapports
harmonieux avec la nature et la culture, celle de sa mère et de son peuple, ont été
brisés. S'il est vrai qu'il existe un traumatisme de la naissance, il y a ici un
traumatisme de cette troisième venue au monde, la seconde ayant été celle de
l'apprentissage de la langue française qui le sépara de la mère (Pol, p. 181).
A la sortie de prison, tous les refuges se révèlent murés. Le désastre est
immémorable. Lakhdar abattu par le canon devient "lueur d'astre glorifiant les

(17) Durand G., Les Structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris, Bordas, 1969,
p. 125.
(18) L'intégration à soi-même (entretien). Cahiers de la République, n° 14, juillet-août
1958, p. 26.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 277

ruines" (Cad., p. 18) ; il ressent mieux "l'oppression universelle" et il tient "le


Temps blessé "entre les dents (ibid., p. 51). Avec pour bagage "un manque absolu
de mémoire", il s'aperçoit que "la terre, la forêt, la cellule, la France, tout se
confond dans la grisaille des aliénés" (Pol., p. 9, 11). Pour Nedjma ou pour le
poète, il va falloir dès lors compter avec l'acculturation et le métissage, l'aliénation
culturelle et l'attirance de l'Autre, l'errance et la dispersion.

L'éclatement de la cohésion tribale


La cohésion tribale, elle aussi, a éclaté à cause de l'Etrangère. Dans le roman,
il s'agit d'une Française, juive, une Marseillaise ravie en France par les mâles de la
tribu. Amenée sur la terre algérienne, elle trouble et excite trois descendants de
Keblout de même qu'un puritain qui court également après elle. L'Etrangère,
femme ou nation selon la symbolique qui la surdétermine comme Nedjma,
représente bien la fitna par excellence. "C'était elle qui avait fait exploser la tribu
en séduisant les trois mâles dont aucun n'était digne de survivre à la ruine du
Nadhor" (N., p. 1 78). Ils ont trahi l'ancêtre. La nation algérienne a été "entamée
par la hache" de cette intruse. La conquête était ainsi sans doute "un mal
nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l'arbre de
la nation" (N., p. 103) (19). N'empêche qu'avec elle sont venues l'attirance et la
discorde : attirance de la femme étrangère et de la France, contrepartie de la
Nedjma algérienne, d'où l'abandon et la désertion du "monstre fugitif" qui oublie
sa mère-patrie.
Dissertant sur la Méditerranée, Jacques Berque rapprochait, sans souci
d'exacte étymologie selon ses termes, deux mots chers à Pythagore et à
Empédocle : celui d'éris, dominant le chant homérique ("Je chante le conflit, je
chante la joute") et celui d'éros, l'amour, qui sonne bien près du premier. Et le
sociologue de voir dans ce monde méditerranéen "l'entrecroisement d'une "éris-
tique" et d'une "erotique" : elles s'entrecroisent comme deux serpents sur le
caducée ; l'une est conflit, l'autre est amour, l'une est logique, l'autre est
chair" (20). L'une est raison, l'autre est désir.
Kateb fait référence au monde grec. Nous retrouvons bien en effet ici ce
conflit surgi d'un amour impossible : pour Nedjma ravie par un autre amant, pour
la France marâtre ou maîtresse, jamais aimée "mais toujours regrettée" (Cad.,
p. 54). Attirance et répulsion, répulsion d'autant plus grande qu'on a davantage
désiré, nous sommes toujours en face d'amours impossibles.
L'ancêtre mythique est lui-même déserteur depuis des siècles. Dans la
"condition de spectre", "ainsi qu'un vieil idéal il erre par monts et par vaux"

(19) Un médecin algérien disait en voulant expliquer telle réaction profonde : "Nous ne
voulons pas faire l'Histoire ; il faut que l'Histoire nous viole ! M Et le romancier marocain Driss
Chralbi osait écrire de son côté : "Je suis persuadé que le colonialisme européen était nécessaire
et salutaire au monde musulman". Disons que les "événements" se sont chargés de faire sortir
l'ancêtre de la caverne et que la planification dans l'Algérie indépendante oblige les descendants
de l'ancêtre à se projeter dans le Temps, à affronter le futur et i "faire l'Histoire".
(20) Premier Colloque méditerranéen de Florence. Florence, Palazzo Vecchio, 1958,
pp. 38-39.
278 J. DEJEUX

{Pol, p. 13). Sa tribu a éclaté. Il n'a rien su défendre et il a lui-même été séduit
par les mirages. "Despote. Liquidateur de notre armée natale, il nous aura laissé
le subtil héritage de ses dettes, la stupeur : l'étemelle nouveauté de vivre par
milliers confondus, sans grande science et forts de ce royaume hypothétique"
{ibid., p. 17).
Ses descendants, Rachid, Lakhdar, les autres, ont pris le même chemin,
séduits par l'Etrangère. Ils ont fuit la caverne ancestrale, le haut lieu du Nadhor
ou la forêt profonde pour courir à la Ville, lieu de perdition, ou vers la France
lieu suprême de la déchéance mais combien désirable ! Le poète fut de ceux-là.
"Embarqué dans un autre monde, casquette blasphématoire, moustache en berne,
mal rasé de par son incurable optimisme, il erre à la nuit noire" dans une grande
ville d'Europe. "Supposons un lézard en tête-à-tête avec sa queue, dans les affres <
de la scission (continue l'auteur). Banni de son terrier, il veut rentrer en lui- -
même". Il est à l'image de l'ancêtre. Un jour, son humeur vagabonde disparue, il
reviendra à la tanière "parmi vous, dragons et caméléons dont les peaux gisent sur
sa route comme s'il n'avait pas assez de se recueillir sur les lambeaux de votre
enfance" (21).
Avant de commencer son "pèlerinage païen", Mourad Bourboune avait écrit
un poème : "Eclatement pluriel" où il parlait de l'insurrection libératrice : "Cent
trente ans d'ombre / Sans un rayon interstitiel" ! Chez Kateb, nous sommes en *
plein éclatement pluriel. La voix de Lakhdar réclame certes "la plénitude d'un
masculin pluriel" {Cad., p. 19) mais pour l'instant il s'agit d'un éparpillement. *
Tous sont en déroute, depuis la cavalerie des Numides jusqu'aux fantômes des
soldats d'Abd-el-Kader. Le sang est "dilapidé".
L'enfance est perdue, la cohésion tribale également et tout est fragmenté. .
Tous ont été "chassés des sources de l'enfance" {Pol, p. 150). Mourad, l'un de .,
ceux-là, est "un enfant terrible égaré dans un déménagement" {N., p. 71). Rachid ï
ne croit qu'à son ombre, à "son fantôme voué à cette pitoyable démarche *
d'aveugle butant sur le fabuleux passé, le point du jour, la prime enfance vers
laquelle il demeurait prostré, répétant les mots et les gestes de la race humaine"
{N., pp. 167-168). Il en est réduit à des "monologues d'orphelin", lui qui a vu s.
"brouiller son origine comme un cours d'eau ensablé" {N., p. 97). Le livre du •
passé est déchiré et personne ne se reconnaît plus à cause de l'amnésie : Nedjma,
l'Algérie, la mère, aucune ne se souvient. La fine poussière de l'oubli s'accumule
sur Rachid, "comme à la suite d'un astre".
Pour le poète lui-même, "il ne reste qu'un éboulement", des "ruines en -
filigrane de tous les temps, celles que baigne le sang de nos veines, celles que nous t
portons en secret sans jamais trouver le lieu ni l'instant qui conviendrait pour les .
voir: les inestimables décombres du présent" {N., p. 174). De son enfance, "il
n'avait jamais pu saisir que des bribes de plus en plus minces, disparates, intenses"
{ibid., p. 166). "Rachid ressentait seulement comme une cicatrice la vive
conscience d'antan" {ibid., p. 167).

(21) Déserteur. Les Lettres nouvelles, nouv. série, n° 11, février 1961, pp. 44-46.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 279

Le viol de Nedjma
La femme aimée a été violée. Noces de sang ! La conjugalité s'exprime
toujours ici en termes violemment "possessifs".
Nedjma est entre les mains d'un autre et l'Algérie est possédée par les
conquérants successifs, "prétendants sans titre et sans amour" (N., p. 175) ; elle
est métissée, acculturée, tatouée et travestie depuis des siècles. Les racines mêmes
de cette Algérie sont hybrides et entremêlées comme l'origine de Nedjma, fille de
la Française juive et d'un descendant de Keblout. "La seule Nedjma que je voulais
garder était celle de l'enfance" (PoL, p. 155). En vain. Nedjma ne se rappelle plus
le viol ou l'inceste. L'écrivain, lui, l'imaginera toujours "vierge après chaque viol",
la gardant idéalement pure, objet désirable mais intouchable, d'autant plus
désirable qu'elle était devenue "sauvage". "Je ne pouvais me résigner à la lumière
du jour, ni retrouver mon étoile, car elle avait perdu son éclat virginal ... Le
crépuscule d'un astre : c'était toute sa sombre beauté . . . Une Salammbô déflorée,
ayant déjà vécu sa tragédie, vestale au sang déjà versé . . . Femme mariée" (N.,
p. 177).
Un "viol solaire et délirant" (PoL, p. 139) ou "déchirant" (Vau., p. 166) a
été consommé. Dans Nedjma, la sœur a été possédée par les prétendants malgré
l'interdit de l'inceste. Ils se sont mis hors la loi, de même qu'ils étaient voués aux
gémonies en la désirant comme étrangère revêtue du prestige de "fille de la
Française" (fille de la rownia 1 ). Fille de la tribu ou fille des "autres", elle est
toujours interdite. Et l'auteur d'enraciner alors cette aventure des noces
incestueuses dans la légende connue de H'ammâm meskhût'în (22).

(22) Le "bain des maudits" (de ceux qui ont été métamorphosés, pétrifiés), est le titre de
plusieurs textes de Kateb et du thème incestueux de Nedjma. La légende est connue mais
autant de versions que de conteurs. Les noms des protagonistes changent, par exemple ;
cependant il s'agit essentiellement du châtiment divin des noces du frère avec la sœur. Dans
l'une des versions les incestueux sont qûlûghlt - s, issus donc d'union mixte comme Nedjma
(Journal asiatique, t.X, octobre 1840, pp. 370-379). Dans une autre il est question des noces du
père et de la fille. Or, ce père s'appelle Abd-el-Moussa et il fit partie des troupes de la Kahena,
dite juive (TellierF., Légende sur Hamam - Mez-Koutin. Bône, Impr. de Dagand, 1847, 38 p.
extrait de La Seybouse, journal de l'Est de l'Algérie). Ce rapport avec la Kahena, ce nom de
"serviteur de Moïse" et la zerda annuelle des Juifs de Constantine (selon certains dires) aux
"bains des maudits" pourraient être mis en relation avec la leilat el-ghalt'a qu'une rumeur
calomnieuse mettait au compte des Juifs de Constantine et de Guelma aux alentours de la fête
de la Pentecôte. Glosant sur certaines pratiques, on imaginait qu'au cours d'une nuit les Juifs
éteignaient les lumières et se mélangeaient au hasard après une cérémonie d'immolation de
poulets sur la tête de jeunes filles vierges. De même à Rome et ailleurs, devant le secret dont
leurs réunions étaient entourées, les premiers chrétiens étaient accusés d'incestes au cours de
leurs agapes ; les Apologistes retournaient d'ailleurs la calomnie contre les païens.
L'avantage de cette référence littéraire aux Juifs vient du fait que Kateb déclare : "Ma
cousine! Elle a du sang juif dans les veines" (Témoignage chrétien, 14 décembre 1967). A
travers ces divers rapprochements, un certain enracinement dans le folklore juif constantinois
n'est pas sans intérêt. Il a déjà été dit que la Française mère de Nedjma, dans le roman, était
aussi une Juive. Au reste, la cousine de Kateb était de Constantine et vivait dans un milieu
francisé.
Ailleurs encore en Algérie, des légendes ont cours sur des couples incestueux pétrifiés.
Ainsi i Brésina, près d'El-Bayadh dans la wilaya de Saïda, ou encore ces idoles de Tabelbalet
(nord du Tassili) dont trois, un homme et deux femmes, ont été pétrifiées par un châtiment
divin à cause d'un crime que la légende ne rapporte d'ailleurs pas. Sur la pétrification pour
fautes sexuelles on lira : Scelles-Millie J., Contes mystérieux d'Afrique du Nord. Paris,
G.P. Maisonneuve, 1972, pp. 221-225.
280 l- dejeux

Nedjma, cousine réelle, a été mariée à un autre. Nedjma-Algérie a été


conquise de force par les "autres". Elle n'est plus qu'une bâtarde, un "pépin de
verger, l'avant-goût du déboire, un parfum de citron" (N., p. 84). On s'y casse les
dents. Pour revivre l'épopée avec elle, le poète devait commencer par la disloquer
(Pol, p. 20). Corps morcelé, là encore !
La mère enfin est possédée par les esprits. Les croyances traditionnelles ne
mettent-elles pas au compte des jnûn toute maladie mentale ? L'amnésie fait son
œuvre chez elle aussi. Elle "sombre dans la magie". Qui plus est, "elle se jette
dans le feu. Dans n'importe quel feu. Il semble que le feu l'apaise" (N., p. 167).
"Dans son monde fantomatique, j'étais un revenant de plus", dit Ali (Pou.,
p. 1 14). Bref, toutes les images féminines sont brouillées, meurtries, raturées.
Les phantasmes des corps déchiquetés vont désormais nourrir l'inconscient du
poète. "Je ne cesse de détruire mon propre cimetière / Et d'une rafale au cœur /
Chaque jour ma fin m'est annoncée" (Pol., p. 172).
Par réaction contre les images d'écartèlem^nt, de rastration et de mort,
Lakhdar redevient "l'homme violent qui n'a cessé d'empiéter sur les ombres" (Cad.,
p. 29). Se venger ? "Mère, je me déshumanise et me transforme en lazaret, en
abattoir ! Que faire de ton sang, folle, et de qui te venger ? C'est l'idée du sang
qui me pousse au vin" (N., p. 83). Recourra-t-il à "l'herbe de l'oubli" ou du rire,
tentant l'évasion par la drogue ? L'exil et l'errance combleront-ils l'inquiétude ?
L'homme reste en fait toujours envahi par la "douleur prométhéenne". Partout
des refuges éboulés, partout des aliénés en cage ! Le pays ? "Plein d'hommes
décapités" (Cad., p. 51) ! "Les candidats à la folie ne pouvaient pas ne pas buter
là comme sur un miroir" (Pol, p. 168).

III. - NOSTALGIE DES ORIGINES : LA TERRE-MERE ET LA FEMME


SAUVAGE

Dès sa sortie de prison, Kateb est obsédé par la recherche de Nedjma, "étoile
assombrie" et image fugitive. La nostalgie des racines et la remontée vers l'amont
pour recouvrer l'identité aliénée et l'Algérie dispersée vont occuper l'esprit.
Comme chez les anciens Grecs où l'idéal était de revenir à l'origine, le poète a le
mal du retour (nostos). Son Odyssée ne passe pas par l'île des Lotophages, mais
par la France et par plusieurs pays d'Europe. L'ogresse, et non le cyclope, l'attend
pourtant dans son antre.
Se réenraciner dans les origines, faire retrouver la mémoire à l'étoile
amnésique, telle est ici l'attitude "révolutionnaire" fondamentale. "Au point de
départ de toute action révolutionnaire, écrit Jankélévitch, il y a ce qu'on peut
appeler "le mythe des origines". Toute activité révolutionnaire ne tend, au fond,
qu'à ramener les hommes à leur état de soi-disant pureté primitive, à dégager le
tronc de la tradition de toutes les excroissances parasitaires qui l'ont recouvert au
cours des siècles et menacent de l'écraser sous leur poids ( ) Toute révolution
est une recherche du paradis perdu" (23). La pureté hypothétique des commence-

(23) Révolution et tradition. Paris, Janin, 1947, pp. 13-14.


L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 28 1

ments et "l'incorruptibilité natale" seront possédées de nouveau dans une


représentation utopique. On reconstruira le monde en imagination et par l'écriture
on se guérira de la mutilation.
Le corps désintégré cherche à recouvrer sa totalité. Les rêveries vers l'enfance
seront une aide précieuse pour se récupérer et on ne peut pas alors ne pas être
frappé par les allusions aux chers visages de l'enfance qui parsèment l'œuvre. Il
n'est pas possible de les passer sous silence pour ne considérer que le seul combat
politique. Nous retrouvons ici les cheminements décrits par Bachelard (24) et des
recoupements avec ce que nous rapporte Mircéa Eliade au sujet du mythe de
l'éternel retour (25).

Le retour â la Terre-Mère
Le début du Cadavre encerclé est très significatif de cette nostalgie de la
"sanglante source, notre mère incorruptible, la Matière jamais en défaut" (p. 17).
De même au début du Polygone étoile : "Toute leur certitude était cette plongée
solitaire au sein de la glèbe, à l'abordage de la matière" (p. 9). S'endormir dans la
mort, disparaître dans la matière et dans la "nuit des Mères", c'est avouer avec le
vautour des Ancêtres : "Je ne puis dire combien la mort est maternelle en amour"
(p. 134) (26).
La Terre-Mère est donc la vieille divinité chtonienne. Elle est terrible car elle
dévore comme l'ogresse, sans doute, mais bénéfique cependant parce qu'elle
protège du joug et du surmoi solaires de l'ennemi. Son aspect maternel fait
d'ailleurs luire en elle une lumière : mourir en elle c'est vivre. "La matière
inorganique est le sein maternel. Etre délivré de la vie c'est redevenir vrai, c'est se
parachever. Celui qui comprendrait cela considérerait comme une fête de
retourner à la poussière insensible", disait Nietzsche (27).
De nombreuses images de l'œuvre sont à mettre en relation avec la
psychologie des profondeurs. La caverne-matrice, "l'antre maternel" et "l'intestin
natal", "la sphère charnelle", "le sommeil de la grotte" et "la cécité du
foetus", etc. sont des images désignant le sein maternel et la vie utérine. Jean
Amrouche écrivait quant à lui qu'il n'aimait "rien tant que la perfection naturelle
du nid, de la fleur et de la coquille" ; de même encore chez celui-ci les images des
eaux, de la mer et de la nature, symboles de l'inconscient et de la mère. Ici

(24) Entre autres dans La Poétique de la rêverie. Paris, P.U.F., 1968, ch. III. Les rêveries
vers l'enfance.
(25) Voir par exemple Le Mythe de l'éternel retour. Paris, Gallimard, colL "Les essais",
1949, 255 p.; Mythes, rêves et symboles, ibid. 1957, 311p.; Aspects du mythe. Paris,
Gallimard, coll. "Idées", 1963, 250 p.
(26) On ne manquera pas de rapprocher cette phrase de celle de Novalis : "C'est dans la
mort que l'amour est le plus doux". Gilbert Durand écrit au sujet de la présence de la nuit chez
le romantique allemand : "Comme Novalis le chante dans le dernier Hymne, la nuit est le lieu
où constellent le sommeil, le retour au foyer maternel, la descente à la féminité divinisée" (op.
cit., p. 250). La comparaison avec Kateb n'est pas sans intérêt.
(27) Cité par Georges Bataille, Acéphale, 21 janvier 1937. Cf. CarrougesM., La Mystique
du surhomme. Paris, Gallimard, 1948, p. 123.
282 J. DEJEUX

comme là, dans la "nuit maternelle" sont le salut et le repos, le regressus ad


uterum pour s'y endormir ou renaître de nouveau, "dans l'attente du grand retour
en force où chaque poussière produira pleinement son effet" {Pol, p. 9).
Dans cette nuit de l'inconscient le poète retrouve son passé : la mère et le
vert paradis, la quiétude océanique et l'innocence prénatale. Le prodigue recouvre
là "dans la cécité du foetus la meilleure chance de survie" {Pol, p. 9). La marche
ne se fait qu'au jugé à cause des récifs qui ralentissent la nage, mais ce retour à la
terra genitrix représente bien le retour à la source de toute vie, l'essentiel.
"L'homme pressent, écrit un psychothérapeute, que la femme qui le portait dans
son sein sera toujours ce grand, cet étrange symbole qui le ramènera sans cesse
vers les profondeurs de la vie terrestre et des règles inconscientes du psychisme. Il
pressent qu'avant chaque envolée, il devra, tel Faust, redescendre vers les femmes
et qu'en fin de course, son corps éreinté sera accueilli dans le sein opaque de
notre mère commune" (28).

Le retour au sol natal


Les déserteurs doivent revenir au Nadhor ancestral, haut lieu où le nègre Si
Mabrouk veille sur les femmes réfugiées ou ramenées de force. Là, dans la
pénombre de la caverne, "se morfondent, chauffées à blanc, nos vierges en attente
comme des armes toujours chargées" {Pol, p. 154). Les émigrés doivent quitter la
ville étrangère où ils se défont dans le tourbillon de l'histoire, au contact des
femmes "impures" mais excitantes. La mère a d'ailleurs jeté "l'eau du retour" sur
les pieds du "monstre fugitif avant son départ, en signe de bénédiction et de
souhait d'heureuses retrouvailles" (M, p. 212) (29).
La patrie est presque toujours représentée sous les traits féminins : Athéna,
Rome, Germania, Marianne, Albion (30). Ici, c'est Nedjma qui, au niveau
politique, culmine comme image de l'Algérie. "L'amour d'une mère c'est au fond
l'amour du pays", disait Kateb en décembre 1967. De même qu'Anthée, l'émigré
ne se récupérera que revenu et rattaché au sol natal. Là, comme dans la caverne
maternelle, est la résurrection. Bien plus, Mohammed Dib nous disait qu'il y avait
comme un complexe d'Œdipe entre l'Algérien et la terre algérienne.
Cependant la nostalgie de la patrie est contrecarrée par l'attirance de
l'Etrangère. Celle-ci apparaît d'abord sous les traits d'une femme individualisée, au
parfum subtile de femme vénale. Nous rencontrons Marguerite, la Parisienne, et la
Marseillaise qui réapparaît actuellement dans Mohammed, prends ta valise, comme
s'il fallait voir en cette "Marseillaise" une typologie. Les étrangères sont offertes
et érotisées. Ainsi sont-elles "vues" ordinairement dans la littérature maghrébine :
les femmes des "autres" ne peuvent être évoquées que sous l'aspect de pros-

(28) Aeppli EM Les Rêves. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 149.
(29) Voir aussi Bennabi M., Mémoires d'un témoin du siècle. Alger, S.N.E.D., s.d. (1965),
p. 66, 99, 153, 232. Souhait et heureux présage à la fois, cette coutume est bien connue. Selon
le général Daumas, l'émir Abd-el-Kader ne contrevenait jamais à cet usage : Moeurs et coutumes
de l'Algérie. Paris, Hachette, 1864, 4e édit. p. 65.
(30) Cf. Durand G., Op. cit., p. 263.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 283

tituées ! "Dévouées, un peu frivoles", elles feront les premiers pas vers le
"barbare amadoué" trahissant sa tribu endogame. Les émigrés partent, l'eau à la
bouche, vers ces femmes du conquérant rivales des vierges du Nadhor. "Misérables,
misérables de l'éternel retour : Vous avez la terre et vous prenez l'eau ! Vous
avez des enfants et vous voulez des femmes. Comme nous, vous y laisserez les
dents et les bras" {Pol, p. 39).
L'Etrangère apparaît ensuite sous les traits de la France sexualisée (type
Marianne ou Madame Boublique, fille publique ou maîtresse) ! Rivale de la
mère-Algérie, elle se montre amante et cajoleuse. Elle se révèle bientôt marâtre-
ogresse, "mère mauvaise" ou "mère phallique". Le coq crie que "Europe" le
couvrit de plumes dans l'espoir de le préparer "pour la broche moderne" (31).
Soleil attirant "aux grands yeux prometteurs" mais dangereux, cette mère-
pieuvre ou mère araignée est présente dans Le Polygone étoile sous des images
lubriques (pp. 72-74). Elle envoûte et emprisonne dans son suaire de soie :
dévirilisation. Encerclé dans ses pièges, on y perd sa culture et son identité. Sa
morsure plonge dans la stupeur. Le poète l'appelle Moût (la mort violente ou
"l'ange de la mort subite"). "Toutes les chimères prennent le masque ardent de
Moût" ! Surmoi féminin terrible, cette France fille publique se montre captatrice
et castatrice. "Mais tout n'est pas fini au fond de ce sac noir. Il faut encore
chanter. Il faut faire le récit épique du bonheur conquérant d'être déchiqueté". Le
"jardin de l'ogresse ? " Un "enfer privilégié" : janna wa jahannam ! Le déserteur
capturé en est réduit à des "sentences de colonisé étranglé par une fausse culture,
écœuré de grandir sur son sein de marâtre, la découvrant belle, douce, et
vomissant pour rester digne de ses pères" {Pol, p. 51). Il faut pour sortir de là "se
pourvoir de mainte métempsychose". En vain. "Le fumeur de kif s'est bel et bien
cassé les dents" (32), enivré par le chant des sirènes.
Nous remarquons un perpétuel balancement entre cette Etrangère et la
mère-patrie. Dans l'alternance, les déserteurs retournent aux horizons lointains et
citadins, oubliant leur caverne et leur haut lieu agreste. Le salut, là encore, est
"dans la voie du retour à l'intestin natal" {Pol, p. 73), "dans la nuit maternelle",
tout en "mordant (pourtant) encore des seins infidèles" {Pol, pp. 9-10).

La nostalgie de la Femme sauvage


La femme est ici occasion et enjeu d'affrontement et de discorde. On se bat
pour elle, amante ou prostituée : "Une seule femme nous occupe / Et son absence
nous réunit / Et sa présence nous divise" {Pol, p. 147).
La cousine-sœur, poursuivie par les cousins assoiffés ou par le nègre voyeur,
prend plaisir à dérouter ses prétendants. En tant que femme-Algérie, elle est aussi
une femme difficile, fantasque et aimant la contradiction, cruelle et en proie à
l'inconstance. Apprivoisée et déjà partie vers d'autres amours, elle semble dire oui
à tous les amants qui se pressent assidus. Tout à coup c'est la saute d'humeur, le
refus sauvage, le repli sur "un môle impénétrable". "Terrible mangeuse de


(31) Fleur de poussière (poème). Dialogues, 20, avril 1965.
(32) Un long rêve et un coq rôti (poème). Les Cahiers de l'Oronte, n° 1, février 1965.
284 ■»• dejeux

civilisations importées", écrivait autrefois Gabriel Audisio (33). "Ogresse au sang


obscur", elle dévore ses enfants et les étouffe dans ses réseaux arachnéens.
"Fontaine de lait et de larmes", elle en a trop vu ! Sorte de teryel (34), elle est
l'anti-femme ou la mère terrible qui accapare tout, broyant bientôt ses enfants
dans la guerre. Elle est "la femme sauvage". "Ravagée par trop de passions
exclusives" (disait Kateb en 1956), elle a oublié l'amant, ses origines et les siens.
Le poète ne peut retourner vers elle qu'en rêve ou en fiction théâtrale (35).
Son étoile est fugitive : la cousine est partie avec un autre, l'Algérie est
métissée et elle "court" après les "autres", échappant aux Ancêtres qui vont
devenir féroces ou au Fondateur qui n'a pas su la garder au Nadhor ; la mère est
partie à l'hospice : "rose noire de l'hôpital (. . .) qui descendit de son rosier" (36).
L'étoile est dépossédée d'elle-même : la cousine est prise par l'Autre,
l'Algérie, "cendrillon au soulier brodé de fil de fer", est aux mains d'un
conquérant ; la mère échappe à elle-même et aux siens : perdant sa raison, "elle
prend la fuite".
L'étoile enfin est amnésique : la cousine n'a plus souvenance de l'aimé,
l'Algérie de son histoire et de son Fondateur ; la mère a oublié les siens : "Salut
porte fermée / Nedjma, Nedjma, ouvre ta porte ou ta fenêtre" (Pol., p. 146).
Dans sa nostalgie, le poète imagine la femme sauvage amazone et libertine,
"fleur de poussière dans l'ombre du fondouq", "femme sauvage sacrifiant son fils
unique". En vain. "Aucun époux ne pouvait l'apprivoiser" (N., p. 179). Elle entre
"dans l'ombre comme Osiris au fond de son tombeau, le temps d'un renouveau et
d'un autre avatar" (Pol, p. 145). Comment la ramener "enfin à sa famille dans un
linceul ou dans un palanquin, libre ou morte, arrachée à la réclusion, à la
profanation, à l'esclavage : n'avait-on pas toujours douté de sa venue au monde ? "
(ibid., p. 145).

IV. - CATHARSIS : LE PSYCHODRAME THERAPEUTIQUE

Le rapatriement et les retrouvailles vont s'opérer par le théâtre, toujours


cependant d'une manière romanesque et poétique et avec le même langage

(33) Tête d'Africa ou le génie de l'Afrique du Nord. Les Cahiers du Sud, tXXXIV,
2e sem. 1951, p. 441. Voir aussi le beau texte de Jean Amrouche. L'Eternel Jugurtha.
Propositions sur le génie africain. L'Arche, n° 13, février 1946, pp. 58-70.
(34) Sur cette ogresse, voir Lacoste-Dujardin G, Le Conte kabyle. Paris, Maspéro, colL
"Domaine maghrébin", 1970, s.v.
(35) "La femme sauvage" est le sujet d'une grande et belle toile d'Issiakhem et le titre
d'un poème d'Henri Kréa paru chez Oswald en 1959. La femme sauvage de Kateb est plus
poétique et surtout plus tragique que celle des légendes du "ravin de la femme sauvage" à Alger
(qui n'ont rien à voir avec l'oeuvre de Kateb). Sous le titre de La Femme sauvage, elle est un
autre nom de la pièce Le Cadavre encerclé qui, jouée au théâtre Récamier à Paris en janvier
1963, était précédée d'un prologue, Keblout, et suivie en épilogue de Marguerite, l'étrangère,
fille du bourreau, associée à la lutte des combattants algériens en transportant des bombes.
(36) La rose de Blida (poème). Les Lettres françaises, 7 février 1963.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 285

amoureux qui peut évoquer beaucoup chez le lecteur, que l'auteur l'ait voulu ou
non.
Le Cercle des représailles représente une sorte de psychodrame vécu par
l'écrivain. Kateb déclarait en 1956 : "Mes personnages l'un après l'autre et
moi-même avons subi la fascination de Nedjma". Pour s'unir désormais à elle, il
faut se situer dans "l'aval révolutionnaire", comme disait Césaire en parlant de la
démarche de Jean Amrouche. Cette révolution sera imaginée dans un poème
dramatique structuré sous l'influence d'Eschyle (découverte de l'emploi des
chœurs dans L'Orestie). La réintégration du poète dans son corps, sa mémoire,
son histoire, et le rétablissement de son identité se réaliseront là. Mais ce n'est que
mythiquement qu'il va recouvrer la totalité perdue, première visée de toute
révolution. "On sait bien que tout mythe est une recherche du paradis
perdu" (37). L'auteur imagine donc toute une mythologie pour fonder la patrie, afin
de récupérer le père, la femme sauvage et les frères, enfin fraternels parce qu'ils
reconnaissent une mémoire commune.
Selon Jacques Berque, Kateb a réussi à suggérer, presque à son insu par le
thème de la grotte, l'intériorité et les énergies cachées durant la longue nuit :
"Cette grotte qui peut s'appeler religion, éthique familiale, sexualité, recours à
l'antre, avec tous les développements que cela suggère du point de vue
psychanalytique et mythographique" (38). Le "dedans" sort maintenant au grand jour
sur la scène, afin de guérir les "possédés" de leur "folie atavique".

L'exigence de l'Ancêtre
Les pères n'étant pas des modèles, il est donc nécessaire d'en trouver d'autres
qui soient non des "béni-oui-oui", aux "âmes de domestiques", mais des
fondateurs dignes de la "Révolution", des "Historiques" ! Ainsi l'auteur crée-t-il
cette figure de l'Ancêtre, Keblout ou Vautour, pour enfin faire surgir en pleine
lumière son "ombre impossible à boire ou à déraciner" (N.t p. 97).
L'ogre Keblout est décrit sous des images caricaturales de fondateur sinistre.
Kateb nous raconte que ce Keblout signifie en turc "corde cassée". Les
descendants, eux, se disent "fils du soleil" ou "fils de la lune" (Ben Hilâl). De
toute façon, la tribu subit bien des vicissitudes (N., pp. 124-128). Une tradition
orale sur l'ancêtre — sorte de geste de Kablout — est connue dans le Constanti-
nois (39).
Ce Keblout légendaire n'est pas très drôle. "Vieux brigand", il apparaît en
rêve à Rachid dans sa cellule de déserteur : "avec des moustaches et des yeux de
(37) Lévi-Strauss C, Anthropobgie structurale. Paris, Pion, 1958, p. 225 (structure et
dialectique).
n° 96,(38)
28 novembre
Dépossession
1964.
du monde.
Voir aussi
Paris,
: Droit
Le Seuil,
des 1964,
terres pp.
et 154-156,
intégration
et Révolution
sociale au africaine,
Maghreb.
Cahiers internationaux de sociologie, voL XXV, 1958, p. 73, où J. Berque montre que le
Maghreb ne peut être compris sans ce retour i la caverne où se trouve l'ancêtre, même s'il s'agit
d'un "raté" comme dans cette oeuvre-ci.
(39) Cf. les poèmes de Maarfia M., Keblout s'en va en guerre. Le combat de Keblout. Les
secondes noces de l'épouse de Keblout. An-Nasr, 2, 9, 16 et 23 décembre 1967.
286 J- dejeux

tigre", digne du ghûl Ali des gorges du Rhumel. Nul n'osait s'approcher de lui,
cynique "ogre prolifique". "Lui, l'ancêtre au visage de bête féroce, aux yeux
sombres et malins, promenait son superbe regard sur sa tribu, la trique à portée
de sa main" (N., p. 134). Clandestin, "le vieux coquin" nargue les sorciers. Est-il
sur le point d'être fait prisonnier que sa femme lui tranche la tête : comme un
spectre celle-ci reviendra talonner les descendants. Lakhdar devra reprendre le
combat à son compte, lui qui était fait, comme ses camarades, pour
"l'inconscience, la légèreté, la vie tout court". Le "vieux gredin", le "centaure toujours à
l'affût, le "noceur patriarcal" but après son mariage "quelques mares d'alcool ou
de vin pour l'amour de je ne sais qui . . .". Bref, le "vieux requin" ressuscite au
terme d'aventures pas très glorieuses. Il se montre exigeant ; il redouble de
férocité, alors qu'il n'est qu'un "vieil idéal" et qu'on le récupère juste le temps de
sceller par les liens du sang la fraternité des "frères ennemis". Au plan du
phantasme, le mythe suffit toutefois pour rassurer et faire contrepoids à "nos
ancêtres les Gaulois". Or ce mythe apparaît en fait aussi mutilant et frustrateur
que celui de l'Autre. Le Fondateur révèle la nation mais sa "farouche apparition"
est celle d'un croque-mitaine. Il en est ridicule. Qui l'eût cru ? "Le Fondateur.
Nous n'osons plus déterrer ses trésors" {Pol, p. 17). Bref, l'Ancêtre est démythisé
et démonétisé.
Le Vautour-totem apparaît dans Les Ancêtres ... Au cours de cette tragédie,
Lakhdar, mari de Nedjma, sort de prison "ensauvagé" par la torture. Afin de le
guérir, Nedjma le conduit à la fête des vautours à Constantine, sur les hauteurs de
Sidi M'cid, où d'ailleurs il sera tuè par le parâtre Tahar. Nedjma en devient folle,
possédée par un mal magique. Sauvage au fond du ravin, un grand vautour lui
tient compagnie. Or, elle croit reconnaître en lui Lakhdar devenu vautour. Assidu,
obsédé, il poursuit "la femme sauvage", voulant la posséder. Il y réussit
finalement après quelques aventures de cette "sauvage" emmenée dans l'armée de
libération. C'est pour la sacrifier à la Guerre ! "L'oiseau de mort nourri des
dépouilles du clan", messager des Ancêtres, se mêle au chœur qui est au centre de
la scène. La légende se fonde alors : l'âme-oiseau de "la femme sauvage" vient se
confondre avec l'oiseau de mort ; elle revit dans la guerre et dans le "rapace
purificateur" apprivoisé par la tribu. "Les Ancêtres sont satisfaits". En réalité, ils
vont toujours terroriser. Là encore leur mythe engendre la crainte.
Ce vautour s'insère dans des traditions constantinoises et dans la vie de Kateb
d'une manière très précise. L'auteur se souvient de l'oiseau de proie qu'un
chasseur avait offert à son père, de sa mère qui cachait les serres et le bec d'un
vautour en guise d'amulettes, de la fête des vautours à Constantine et du vol des
rapaces au-dessus des femmes échevelées et hystériques tournant sur elles-mêmes
en ronde folle. "C'est très riche de sens, c'est l'âme même de l'Afrique", dit
Kateb (40), qui s'est renseigné et documenté sur les légendes et traditions (41). A

(40) Cf. Le sculpteur de squelettes. Le Nouvel Observateur, 25 janvier 1967 ; Propos sur
: Le Cercle des représailles. Dialogues, n° 36, janvier-février 1967 ; interview. Droit
une trilogien°
et Liberté, 259, février 1967.
(41) Voir Arnaud J., L'Afrique et le vautour. Bulletin France-Algérie, n° 18, juin-juillet
1967. La fête des vautours avait lieu autrefois sur les hauteurs de Sidi M'cid le dernier samedi
de septembre. Selon la légende, Sidi M'cid était un marabout noir qui vivait dans le Sud. Pour
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 287

Finsu du poète, le temps a fait son œuvre. Le jeune vautour s'est métamorphosé
en personnage de tragédie : "la vision de l'enfance avait ressuscité plus féroce que
jamais". "Totem d'une tribu errante du Maghreb, le vautour noir et blanc
représente à la fois Lakhdar et ses ancêtres", comme il signifie la Guerre à laquelle
il faut sacrifier (42). L'aigle noble et puissant a cédé la place à l'oiseau de mort,
"oiseau maudit" (Pou., p. 113).
Cette "femme sauvage" devenue oiseau, ou encore ce vautour-femelle, rejoint
sans doute à l'insu de Kateb, d'antiques légendes (43). Au reste, l'image est

subsister il dansait en s'accompagnant de musique ; il avait le pouvoir de guérir en exorcisant les


gens qui se disaient possédés. Selon une version, il eut une défaillance lors d'un ramadhan en
mangeant un coq noir. Dieu le punit, mais compte tenu de ses mérites, le métamorphosa
seulement en vautour. Selon une autre version, avant de mourir il invita ses adeptes i se réunir
sur sa tombe au sommet de la montagne, promettant de leur envoyer des oiseaux à qui ils
confieraient leurs désirs, désirs qui seraient transmis aussitôt à Dieu lui-même. Chaque année, les
Noirs honoraient sa mémoire par une zerda. Les bas-morceaux des bêtes immolées étaient
exposés au bord du précipice ou jetés aux vautours. A cette occasion, de nombreuses femmes
stériles ou se croyant envoûtées par les jnûn venaient se faire libérer de leur mal. Voir entre
autres: Marion A., L'Epopée des gorges du Rhumel à Constantine. Constantine, Impr.
Damrémont, 1957, p. 20 ; Jacquot L., Contribution au Folk-Lore de l'Algérie. Revue des
Traditions populaires, 1912, pp. 262-263 ; id. La fête des vautours. Revue algérienne et
tunisienne littéraire, t. II, 1890, pp. 207-208. L'aigle (ou le vautour) est considéré comme
l'oiseau par excellence, et'-t'tr h'or, l'oiseau noble, de race. L'emblème du Mali est le vautour et
nous le retrouvons dans maintes traditions et légendes.
(42) Kateb parle de totem, ayant lu probablement les auteurs qui ont écrit sur ce sujet.
Arnold Van Gennep, par exemple, traite des influences soudanaises indéniables sur la religion
populaire des Maghrébins: L'Etat actuel du problème totémique. Paris, Leroux, 1920. Les
cérémonies du zâr pour la conjuration du mal en Egypte sont connues au Maghreb sous le nom
de bon. "Il se peut, dit l'auteur, que des éléments totémiques existent aussi dans un certain
nombre de fêtes dites agraires ou saisonnières des Berbères et des Nègres de l'Afrique du Nord**
(p. 269), mais "on est assez mal outillé pour évaluer les traces possibles du totémisme nègre en
Afrique du Nord" (p. 273). Par contre, L. Joleaud pense qu'à travers toute l'Afrique du Nord
des clans semblent avoir eu jadis pour protecteurs des faucons et des vautours (Animaux-
totem nord-africains. Premier Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes d'Afrique du Nord.
Alger, 1935, p. 342). L'auteur remarque le faucon gravé sur la pierre à Tisserfin dans le
sud-oranais, cite le vautour de la IIIe nome en Egypte, en se référant à Moret A., Le Nil et la
civilisation égyptienne. Paris, A. Michel, coll. "L'Evolution de l'humanité", 1937. Cet auteur
parle en effet d'enseignes de ralliement pour identifier les clans, enseignes qui étaient peut-être
des totems à l'époque préhistorique et qui furent plus tard des dieux (pp. 44-67). On
remarquera que la maîtresse du ciel (et mère du soleil) a été appelée Moût et qu'elle était
représentée sous les traits du vautour. Rappelons aussi cette Carthaginoise (Tanit ? ) moulée sur
un sarcophage du IVe siècle au musée de Carthage : elle est vêtue comme une déesse
égyptienne, drapée dans les ailes d'un vautour et coiffée de la tête de celui-ci On pourrait
multiplier les rapprochements et les coïncidences.
Sur les confréries noires de Sidi Blal et les danses de possession on pourra lire ;
Dermenghem E., Le Culte des saints dans l'Islam maghrébin. Paris, Gallimard, 1964,
pp. 255-297. A Constantine, les Noirs sont dits des quatre diâr. Ils descendent d'anciens esclaves
venus de Tombouctou, du Bornou et du pays Haoussa. Danseurs, bateleurs et guérisseurs, ils
sont au premier plan des "pèlerinages" des femmes i Sidi M'cid et i Sidi Ghorab.
(43) René Basset rapporte des légendes arabes dans lesquelles la femelle du vautour
s'appelle Um Qach 'am, désignant parallèlement la mort, la guerre, le malheur, le monde et aussi
l'hyène, l'araignée et la lionne. 'Teut-être y a-t-il, écrit l'auteur, au sujet de la légende qui nous
occupe (celle de Loqmân) autre chose qu'un simple hasard dans le rapprochement entre le nom
288 J. dejeux

inquiétante. Elle rappelle le "masque ardent de Moût", de la mort, de la guerre,


de la ghûla carnassière à laquelle il faut se soumettre par peur. Femme-soleil
captatrice et dévorante, on s'entretue pour cette "sauvage", surmoi féminin
castrateur.

La catharsis
L'Algérie fugitive ressuscite à travers "la femme sauvage". Nedjma est
possédée à nouveau. Lakhdar croit ainsi se purifier de tous les phantasmes venus de
la marâtre étrangère par le retour aux antiques pratiques constantinoises. En fait,
ce n'est pas si simple que cela et le poète n'a sans doute pas vu jusqu'où
l'entraînaient son imagination et ses chimères.
L'Ogresse s'impose dans cette œuvre avec une insistance facile à remarquer. Il
y a une présence solaire qui modèle et imprègne le paysage humain. Le
"hiéroglyphe solaire" (Kateb) devient même une métaphore obsédante. Il s'agit ici
d'un symbole féminin : "En ce soleil avare et féminin" {yau., p. 167). La
génération sans surmoi masculin est dominée par un soleil féminin ! Il ne suffit
pas de dire que chams est féminin. Dans le poème du Vautour il s'agit bien d'une
"chaleur hostile". Attirant et désirable, ce soleil réveille les mouches et les abeilles
bourdonnant dans la chaleur de l'été, tandis que les ours deviennent lunatiques
quand ils oublient le chant voluptueux. Mais ce soleil est sacralisé et donc craint.
La divinité exige des sacrifices, si bien que son culte est hostile ("culte hostile de

de la mort (Um Qach'am, mère du vautour) et le vautour lui-même. Cette expression est
d'ailleurs assez ancienne ; on la rencontre dans la Mu'allaqa de Zohair (v. 37)" (Loqmân
berbère. Paris, Leroux, 1890, Intro, p. XIX, note 4). On sait que Freud avait fait des recherches
sur ce vautour. Il découvrait qu'il symbolisait la maternité chez Hermès Trismégiste, que la
déesse Moût était une mère phallique et que ce vautour maternel était de nature androgyne.
Ceci pour interprêter le phantasme d'homosexualité chez Léonard de Vinci (Un Souvenir
d'enfance de Léonard de Vinci Paris, Gallimard, trad, franc. 1927, p. 79, 80 et 95). Qu'on
pense aussi à la Circé d'Homère. "Si Kirkos est le faucon, celui qui décrit des cercles, l'île
d'AEa, cercle renfermé, est aussi l'aire de celle qui veille, Circé ou AEtos, la femelle de l'aigle. Il
y a de l'oiseau de proie dans tout cela (...) Circé nous propose de la Mère désirable et
redoutable i la fois une image particulièrement fascinante". Elle est l'auguste ou la terrible, la
perfide ou la déesse toute divine : "C'est ici son chant séducteur et là sa drogue funeste qui la
définit" (Burgos J., Pour Circé. Circé, n° 1, 1969, "Etudes et recherches sur l'imaginaire", pp. 6,
9-10).
De nos jours, un cinéaste marocain Hamid Bennani réutilise dans son film Wechma
(Traces, 1970) des symboles anciens. Ainsi le hibou, oiseau nocturne signifiant "la violence
mystérieuse du sexe". "Dans la mythologie, explique l'auteur, le phallus est représenté par une
tête d'oiseau. En outre, dans notre culture islamique, l'oiseau de proie symbolise le Destin. C'est
d'une manière plutôt inconsciente que ces significations sont venues s'accumuler dans mon
esprit" (interview. Algérie-Actualité, n° 300, 18 juillet 1971). Ailleurs Bennani explique que la
femme à tête d'oiseau représente dans son film la femme sauvage, la liberté du sexe, la
femme-nature, la femme "nantie d'un pénis". Le héros, Messaoud, n'a pas accès à la nature car
son homosexualité le place en échec dans son rapport avec le monde. La femme à tête d'oiseau
est "la femme en tant que sexe" que Messaoud (le "bienheureux", en fait l'échec) ne peut
atteindre (interview. Lamalif, n° 45, janvier-février 1971).
Ce vautour-femelle paraît donc plonger très loin dans les enfonçures de l'inconscient. Son
utilisation littéraire peut donner lieu à des interprétations qui n'ont sans doute pas été vues
clairement par les auteurs.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 289

l'oiseau veuf, Ane, p. 153). On sacrifie "la femme sauvage" à la Guerre. En


réalité, on se déshumanise et on se détruit soi-même. Le "viol solaire*' d'hier était
une flambée démentielle, celui du vautour sur la "sauvage" ne l'est pas moins. La
révolte contre la divinité captatrice ou au contraire le désir de s'unir à elle
équivalent en fait tous deux à l'auto-destruction, peut-être même à l'auto-punition
comme s'il s'agissait d'un abandon ou d'un amour coupables (44). "Toutes les
peines sont capitales / Pour celui qui parvient au centre / Du destin" (Cad.,
p. 65).
Le Vautour est ogresse, "la femme sauvage" est ogresse, de même la Guerre
et la Révolution (ainsi que la marâtre étrangère). Nabile Fares n'a pas tort d'écrire
qu'il est question ici de la reprise de "l'Algérie ogressale, celle qui dévore les
enfants. Ici, Kateb s'est arrêté en fait : il n'a pas compris le niveau auquel il était
parvenu de sa propre création" (45). Ce Vautour qui "a bu trop d'éther" en arrive
en fait à s'aimer lui-même et à se détruire dans la descente enivrante sur "la
femme sauvage", "comme si dans la confusion charnelle on s'était soi-même
dévoré dans une autre bouche" (Ane., p. 136).
Les eaux purificatrices et fécondantes achèvent la libération de Nedjma. Le
Vautour lui a fait recouvrer la mémoire. Plongée dans l'eau bénéfique, elle sera
purifiée.
Nedjma a d'abord participé à la fête où elle a été exorcisée de son /inn.
Kateb a inséré sa tragédie dans cette fête "païenne" et dans la nechra de Sidi
M'cid. Les femmes possédées y recourent aux marabouts noirs des confréries,
magiciens et musciciens, qui au rythme des qarqabû -s et de leurs mélopées
incantatoires favorisent les transes et les extases chez ces femmes excitées
peut-être déjà par quelque drogue. Cheveux au vent, les yeux exorbités, en proie
au délire hystérique, les femmes se livrent à des tournoiements de plus en plus
rapides avant de tomber épuisées et soi-disant libérées (46). Une nouvelle de

(44) Georges Bataille fait remarquer que m ytho logiquement le soleil s'identifie avec un
vautour qui mange le foie (Prométhée). Ceci (et d'autres images) aboutit à dire que "le
summum de l'élévation se confond pratiquement avec une chute soudaine, d'une violence
inouie". Le mythe solaire dans l'œuvre de Kateb conduirait, selon des lecteurs attentifs à ce
thème, à des développements surprenants que nous n'abordons pas faute de place. On lira
Bataille. Documents. Paris, Mercure de France, 1968, pp. 1 15-118 (le soleil pourri), pp. 143-163
(la mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh) ; Œuvres complètes, Paris,
N.R.F., 1970, t.L, pp. 497-500, 258-270, etc. Sur Empédocle se jetant dans l'Etna, sur son
complexe et sur celui de Novalis, voir Bachelard G., La Psychanalyse du feu. Paris, Gallimard,
coll. "Idées", 1949, 185 p.
(45) Interview. Liberté (Montréal), voL 13, n° 75, octobre 1971, p. 53.
(46) Sur la nechra de Constantine, voir Probst-Biraben J.H., Le culte des jnûn et la nechra
de Constantine. En Terre d'Islam, n° 32, 4e trim. 1945, pp. 239-250 ; La nechra de Constantine
et ses caractères (une survivance complexe non musulmane). Revue anthropologique, n° 4-6,
avril-juin 1937, pp. 166-175 et n° 4-6, avril-juin 1938, pp. 146-153 (détails complémentaires).
Sur le zâr et "l'extase", voir Dermenghem E., Op. cit. pp. 298-302 ; Gognalons L., Bulletin des
Etudes arabes, n 14, septembre-octobre 1943, Albert Memmi en a donné une description
extraordinaire dans son roman La Statue de sel Paris, Gallimard, édit. revue et corrigée, 1966,
pp. 135-145. Cf. aussi le récit de M.T. Shebabo rapporté par André Chouraqui, Les Juifs
d'Afrique du Nord. Paris, P.U.F., 1942, pp. 290-291 (la Rabaybia). Ces rites remontent à des
290 J. DEJEUX

Kateb "Sidi M'cid" intègre l'histoire de Nedjma dans cette ronde infernale.
Elle serait à citer largement : "Sidi M'cid, Sidi M'cid, Sidi M'cid / Les robes
volent / Les femmes hennissent / Sidi M'cid, Sidi M'cid, Sidi M'cid / Les
musiciens redoublent d'ardeur" (47). Nedjma est ensuite plongée dans l'eau bouillante
du "bain des maudits" à H'ammâm meskhût'fn par Keblout lui-même incarné dans
le nègre (48).
Déjà dans le roman, le vieux nègre s'était abattu sur elle "comme un
vautour". Maintenant l'Ancêtre lui-même, sorti de la caverne, marche en
compagnie de Nedjma pour porter la guerre dans la cité bâtie par le conquérant. "A
présent que Nedjma n'ignore plus Keblout / A présent que la terre l'ai rendue à ses
origines", Le Fondateur a besoin de Nedjma "pour enflammer la ville" ; il a
besoin "d'une fleur / Pour lancer ses grenades" (49).
Nedjma a été ramenée au Nadhor. Le terroir païen a gagné contre la ville,
l'authentique contre l'artificiel et l'étranger. Nedjma consommera les "noces
incestueuses" avec les siens. "Désormais tu vivras tranquille et laborieuse au
campement des femmes". "Aucun homme jeune ou vieux ne pourra plus te voir
ni te parler / Tu oublieras la ville". "Celui qui t'épousera devra venir ici / Non pas
comme un bandit ou comme un voyageur / Mais comme un homme de notre sang
et pas un autre" (50).

* *

temps anciens. Venus du monde méditerranéen comme du monde soudanais ils convergent ici
dans une remontée de l'Afrique noire et une permanence de "la Berbérie reculée".
D'intéressantes comparaisons sont faites par Jeanmaire H., Dionysos. Paris, Payot, 1970, pp. 119-131
(culture et traitement de la possession à l'époque contemporaine : le zâr et le bori). Voir aussi
l'ouvrage de Monfouga-Nicolas (Jacqueline). Ambivalence et culte de possession. Contribution à
l'étude du Bori haussa. Préface de Roger Bastide. Paris, Anthropos, 1972, 384 p.
(47) Dialogues, n° 23, juillet-août 1965.
(48) Flash-TJ/A. n° 1, Ie janvier 1967 et Le Mercure de France, n° 1206, avril 1964,
sous le titre de : Parmi les herbes qui refleurissent.
Les eaux des bassins de Sidi M'cid et de Sidi Ghorab sont réputées fécondantes pour les
femmes stériles. Une légende court sur Sidi Ghorab (Monseigneur le Corbeau). Salah Bey
refusant d'écouter les paroles de vérité du saint homme lui fit trancher la tête. Or, au moment
où la tête roulait i terre, le corps se métamorphosait en corbeau. L'oiseau de mauvais augure
s'élança vers la maison de campagne de Salah Bey et y jeta la malédiction. Le bey se repentit et
fit construire une qubba là où le corbeau s'était abattu. Cf. Marion A., op. cit. pp. 26-27 ;
Cherbonneau A., Constantine et ses antiquités. Annuaire de la Société d'archéologie de la
Province de Constantine, 1853, pp. 130-131 ; Trumelet CoL, L'Algérie légendaire. Alger,
Jourdan, 1892, pp. 254-257. Sur le corbeau de mauvais augure : Bel A., La Djazya, tiré i part
du Journal asiatique, 1903, pp. 177-178, note 36. Un Algérien ayant traduit en arabe Les
Ancêtres. . . utilisait sans distinction pour le vautour aussi bien t'îr que ghorab. D'où l'intérêt
de cette légende : Dans la tragédie, le vautour noble apparaît en effet sous un aspect sinistre.
(49) Flash-TMA., cité. Ici la femme doit donc participer à la guerre, mais dans la
symbolique la grenade signifie la fécondité et la fertilité, la renaissance et la vie.
(50) La source aux illusions. Dialogues, n° 35, novembre 1966.
L'IMAGINAIRE DANS L'OEUVRE DE KATEB YACINE 291

La conclusion s'impose. La libération de l'imaginaire est en réalité une


remontée vers les sources profondes et un éternel retour. .
Les déserteurs libertins, au visage jaune d'hypocrites et de corrompus,
rentrent au bercail pour les épousailles avec l'Ogresse, la Patrie, la Révolution. Les
Ancêtres sont satisfaits. Le poète retourne au fond de la caverne "condamné à
cette plongée dans les entrailles de son peuple", comme l'écrivait Frantz Fanon.
S'il est vrai que "la décolonisation restitue une sorte de corps à corps" (51), s'il
est vrai aussi que le nationalisme est "le sûr refuge dans l'être maternel", il serait
intéressant, dit Jean-Marie Domenach, "d'étudier le côté tautologique, presque
incestueux, de ce nationalisme : "faire l'amour avec sa propre race", comme disait
Drieu la Rochelle" (52).
Le poète a réintégré sa caverne ou sa montagne. Son psychodrame a permis
"la réaffirmation d'un inconscient mutilé" (Berque). La guérison est-elle parfaite ?
Un poète marocain, Abdellatif Laâbi, qui a tenté lui aussi un itinéraire de
récupération, écrit à la fin de L'Œil et la nuit (53): "Comment sortir de la
caverne ? " Et encore : "Nous sommes exténués du passé (. . .) Mais qui sommes-
nous ? "
Kateb a fait surgir à l'état aigu (jusqu'à un certain point et en partie à son
insu d'ailleurs) un fond de permanences maghrébines et de questions. Le volcan a
explosé. La lave a charrié pèle mêle légendes et mythes, recherches angoissantes et
nostalgies enivrantes, puis le torrent s'est arrêté comme pétrifié. "Cette ancienne
Algérie engloutie comme une épave est devenue sous nos yeux une Algérie
nouvelle (. . .). Il faut savoir pétrir cette matière révolutionnaire, autrement elle
refroidira, le temps fera son œuvre, et l'Algérie ne sera plus qu'un paradis perdu,
comme tant d'autres", disait Kateb en 1967. Le poète, lui, a laissé son œuvre en
chantier . ,.
Kateb retrouve aujourd'hui avec le théâtre politique une veine satirique et
polémique qui lui est chère. Dans Mohammed, prends ta valise surtout, les
attaques contre les bourgeois, les P.D.G. et les muphtis rejoignent celles de La
Poudre d'intelligence. La contestation s'avère parfois féroce : "Mohammed, prends
ta valise / Va nous chercher des devises / Pendant qu'on se grise / Avec Pouillon
chez Moretti". Noureddine Aba écrivait que l'auteur avait autrefois toujours l'air
d'avoir "à sa droite quelque diable apprivoisé et à sa gauche une cohorte
d'anges" (54). Kateb apparaît en fait comme un ange exterminateur, vautour
soi-disant apprivoisé qui essaie de se débattre comme un diable, si bien que la fête
des vautours ressuscite pour lui plus féroce que jamais. "Les Français étant

(51) Berque J., Conférence à Alger. ElDjeich, n° 21, janvier 1965.


(52) Domenach J.M., Aliénation, colonisation et décolonisation (dialogue avec J. Berque).
Démocratie nouvelle, n° 2, février 1966.
(53) Casablanca, Atlantes, 1969, p. 132, 134.
(54) Afrique, déjà cité.
292 J. DEJEUX

repartis, écrivait-il en 1964(55), nous n'avons plus d'excuse à chercher nos


défauts en dehors de nous-mêmes".'
"Pareil au scorpion", il avance avec le feu du jour et le premier esclave
rencontré il le remplit de sa violence (56).

Jean DEJEUX
5, Chemin des Glycines — Alger

(55) C'est nous les Africains. Jeune Afrique, n° 167, 20 janvier 1964.
(56) Poèmes. Etudes méditerranéennes, n° 1, été 1957, p. 94.

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