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JARDIN PARMI LES FLAMMES

Author(s): Kateb Yacine


Source: Esprit , NOVEMBRE 1962, Nouvelle Série, No. 311 (11) (NOVEMBRE 1962), pp.
770-774
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24258969

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Kateb Yacine

JARDIN PARMI LES FLAMMES

— Veux-tu que je t'enseigne la grammaire ou la poésie ?


— La poésie.
— Ou les deux à la fois ?
— Oui, les deux à la fois.
Le lion reste lion
Même dépourvu de ses griffes
Et le chien reste chien
Même élevé au milieu des lions.

— Tous ceux .qui retiennent ce poème sont des lions,


dit mon père.
Donc, je suis lion.
Quand il a bu, et que son ami, le Cadi, le sermonne,
mon père lui répond en vers, lui sort les Trésors Inconnus
et les Prolégomènes de derrière les fagots. Tout juste si le
Cadi ne retourne pas avec lui au bar, pour combler ses
lacunes.

— Oui, dit mon père, un vrai lion ne peut être que


saoul. Il est saoul par nature.
Lorsqu'il en a pour son grade, il devient braise, et secoue
ses poux comme des étincelles. Puis ses moustaches s'atten
drissent, sa tête blanchit, et le vent secoue ses cendres...
— Mais souvent, dit ma mère, il se réveille sous une
autre peau.
Et elle se sauve sans attendre le rugissement paternel.

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JARDIN PARMI LES FLAMMES

Quelqu'un qui, même de loin, aurait pu m'observer au


sein du petit monde familial, dans mes premières années
d'existence, aurait sans doute prévu que je serais un écri
vain, ou tout au moins un passionné de lettres, mais s'il
s'était hasardé à prévoir dans quelle langue j'écrirais, il
aurait dit sans hésiter : « en langue arabe, comme son père,
comme sa mère, comme ses oncles, comme ses grands
parents ». Il aurait dû avoir raison, car, autant que je m'en
souvienne, les premières harmonies des muses coulaient
pour moi naturellement, de source maternelle.
Mon père versifiait avec impertinence, lorsqu'il sortait
des Commentaires, ou du Droit musulman, et ma mère
souvent lui donnait la réplique, mais elle était surtout
douée pour le théâtre. Que dis-je ? A elle seule, elle était
un théâtre. J'étais son auditeur unique et enchanté, quand
mon père s'absentait pour quelque plaidoirie, dont il
nous revenait persifleur ou tragique, selon l'issue de son
procès.

En d'autres temps, ma mère aurait pu être une grande


actrice. Une fois, elle imita pour moi toute une gare, ses
bruits, son atmosphère, et elle sifflait comme une vraie
locomotive, avec sa force laborieuse, son odeur de charbon,
sa poignante nostalgie de femme toujours recluse. Elle
aurait tant voulu voyager... Je courais derrière elle, en
criant : « arrête, ne t'en va pas ! »
Nous habitions à Sédrata, non loin de la frontière algéro
tunisienne, où se trouve encore aujourd'hui l'épave mira
culeuse de toute une tribu... Mes plus vagues souvenirs,
mais aussi les plus vifs, remontent à cette période. En un
mot, j'étais heureux.
Tout alla bien tant que je fus un hôte fugitif de l'école
coranique. Je venais de gagner ma planchette en couleurs,
après avoir gravi une immense carrière de versets incom
pris. Et j'aurais pu en rester là, ne rien savoir de plus,
comme un barde local de médiocre acabit, mais égal à
lui-même, heureux comme un poisson, dans un étang peut
être sombre, mais où tout lui sourit. Hélas, il me fallut obéir
au destin torrentiel de ces truites fameuses qui finissent
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KATEB YACINE

tôt ou tard dans l'aquarium ou dans la poêle. M


n'étais encore qu'un têtard au bord de sa rivière, fie
accents nocturnes de sa gent batracienne, bref ne d
de rien, ni de personne.
Je n'aimais guère la férule, ni la barbiche du taleb,
j'apprenais à la maison, et nul reproche ne m'étai
Pourtant, quand j'eus sept ans, dans un autre villa
famille voyageait, ou plus exactement, déménageait
coup, du fait des mutations de la Justice musulmane)
père, ce plaideur au sourire si fou, prit tout à co
décision de me fourrer sans plus tarder « dans la
du loup », c'est-à-dire à l'école française. Il le fais
cœur serré :
— Tu n'iras pas plus loin en langue arabe. Je ne veux
pas que, comme moi, tu sois assis entre deux chaises. Non,
par ma volonté, tu ne seras pas une victime de Médersa. En
temps normal, j'aurais pu être moi-même ton professeur,
et ta mère m'aurait aidé. Mais où pourrait conduire une
pareille éducation ? La langue française domine. Il te
faudra la dominer, et laisser en arrière tout ce que nous
t'avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Une fois
familiarisé avec la langue française, tu pourras sans danger
revenir avec nous à ton point de départ.
Tel était à peu près le discours paternel. Y croyait-il
lui-même ?
Ma mère soupirait. Et lorsque je me plongeais dans mes
nouvelles études, que je faisais, seul, mes devoirs, je la
voyais errer, ainsi qu'une âme en peine. Adieu notre
théâtre à nul autre pareil, adieu nos quotidiens complots
contre mon père, pour répliquer ensemble à ses pointes
satiriques... Le drame se nouait.

Après de laborieux et peu brillants débuts, je prenais


goût rapidement à la langue étrangère, et puis, fort amou
reux d'une sémillante institutrice, j'allais jusqu'à rêver de
résoudre, pour elle, à son insu, tous les problèmes proposés
dans mon volume d'arithmétique !
Ma mère était trop fine pour ne pas s'émouvoir de l'infi

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JARDIN PARMI LES FLAMMES

délité qui lui fut ainsi faite. Et je la vois encore, toute


froissée, m'arrachant à mes livres — « tu vas tomber mala
de ! » — puis un soir, d'une voix candide, non sans tristesse
me disant : « puisque je ne dois plus te distraire de ton
autre monde, apprends-moi donc la langue française... »
Ainsi se referma le piège des Temps Modernes sur mes frê
les racines, et j'enrage à présent de ma stupide fierté, le jour
où, un journal français à la main, ma mère s'installa devant
ma table de travail, lointaine comme jamais, pâle et silen
cieuse, comme si la petite main du cruel écolier lui faisait
un devoir, puisqu'il était son fils, de s'imposer pour lui
la camisole du silence, et même de le suivre au bout de
son effort et de sa solitude — dans la gueule du loup.
Jamais je n'ai cessé, même aux jours de succès près de
l'institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde
rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rap
prochait plus l'écolier de sa mère que pour les arracher,
chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux fré
missements réprobateurs d'une langue bannie, secrètement,
d'un même accord, aussitôt brisé que conclu... Ainsi avais
je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls
trésors inaliénables — et pourtant aliénés !

Vingt-cinq ans sont passés. Je suis au Caire. Un rédacteur


du journal Al Ahram me tend une revue : un poète liba
nais achève de me traduire dans ma langue maternelle, et
c'est à peine si j'arrive à déchiffrer mon nom !
Les ancêtres redoublent de férocité.
Et les célèbres vers d'Ibn Arabi, en pleine guerre d'Al
gérie, prennent soudain pour moi un sens inattendu :

O merveille ! Un jardin parmi les flammes


Mon cœur est devenu capable de toutes formes...

Cet épanouissement amer et menacé, au milieu des périls,


ce jardin parmi les flammes, c'est bien le domicile du poète
algérien — mais de langue française — et ne pouvant
chanter que du fond de l'exil : dans la gueule du loup.
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KATEB YAC1NE '

Le même soir, dans une fumerie du Caire


jeune Homère au Visage Pâle et aux yeux
gronder son luth, je conçus ce quatrain
peut-être un poème :

Ainsi l'oiseau aveugle


Et doublement captif
Dont la voix se cultive
Au cœur des Assassins...

Kateb Yacine.

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