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Mes inattendus, dans ma découverte de

la littérature algérienne à travers ses


premiers romans
Communication à la journée d’études L’Inattendu à la lumière du « printemps arabe ».
Travail de mémoire et productivité dans la création algérienne, Université Lyon 2,
23 novembre 2012

Charles BONN
Université Lumière/Lyon 2

La thématique de ce colloque a été proposée alors que les révolutions arabes étaient
encore en cours, et surprenaient le Monde par leur inattendu. Comme beaucoup de
nostalgiques de Mai 68, j’étais alors rivé aux informations, et cet inattendu qui bousculait
tous les discours sur le monde arabe me faisait rêver d’une Révolution certes politique, mais
surtout langagière. D’une déstabilisation de ce faisceau d’évidences et de clichés sur quoi
reposent notre communication sociale et la place assignée à chaque locuteur comme à son
discours prévisible, dans cette communication.

Depuis la déception qui les a suivies, mais qui était pour moi également un inattendu, il a
bien fallu repenser cet enthousiasme, certes, mais plus profondément aussi ce qu’était
véritablement l’inattendu de l’hiver 2010‐2011. Des voix se font entendre depuis, pour dire
que cet inattendu ne l’était pas tellement : qu’il y aurait eu des manipulations politiques
extérieures ? Et par ailleurs l’absence de véritable révolution en Algérie interroge, alors que
l’Algérie est probablement le pays arabe où le discours critique, principalement dans la
presse, est traditionnellement le plus virulent.

Il ne m’appartient pas de donner une réponse politique à ces questions, pour laquelle je
ne suis guère compétent. Mais je peux m’interroger, à la lumière des trois exposés qui
précèdent, et de ma propre expérience de lecteur de la littérature algérienne, sur l’inattendu
langagier que représenta pour moi la découverte de cette littérature, et mettre cet
inattendu en rapport avec les attendus d’une critique souvent oublieuse de mémoire.

Le hasard initial

Mon premier contact avec cette littérature fut déjà un inattendu de taille ! Il a fallu que
je sois nommé par hasard à l’université de Constantine, poste que je n’avais pas

1
spécialement demandé mais qui me séduisait bien, en 1969, au tout début de ma carrière
d’enseignant, pour me permettre de découvrir l’existence même de cette littérature,
totalement absente alors, et pour longtemps encore, de l’enseignement littéraire en France.
Le jour même de mon arrivée je poussai la porte, rue Abane Ramdane, de la plus belle
librairie de la ville ‐‐ devenue depuis épicerie ‐‐, et j’y découvris bien en évidence le livre d’un
auteur inconnu, paru depuis peu : Le Polygone étoilé, de Kateb Yacine. Je le lus et fus saisi
d’un fort sentiment d’étrangeté : je sentais confusément que c’était un grand texte, et en
même temps je n’y comprenais rien ! Le professeur de français sûr de lui que j’étais en fut
profondément vexé ! C’est l’inattendu de cette vexation qui devait décider de toute mon
évolution ultérieure de chercheur et d’enseignant !

Il s’agissait bien d’un double inattendu : d’une part la découverte d’une littérature dont
je ne soupçonnais même pas l’existence, et qui devait pour longtemps encore rester quasi‐
inconnue en France. Littérature surgie d’un espace dans lequel la perception quelque peu
paternaliste du Monde qui fonctionnait alors comme une évidence ne s’attendait pas à
trouver de littérature, du moins en langue française, et surtout, de littérature d’une si haute
exigence qualitative. Tout au plus me serais‐je attendu à des témoignages sans prétention
littéraire sur la guerre d’Algérie, ou à des descriptions de l’espace traditionnel algérien, que
mon engagement anticolonialiste m’amenait tout naturellement à rechercher. Trouver des
auteurs qui, comme Mouloud Feraoun, auraient cherché à « montrer que les Kabyles étaient
précisément des hommes » ne m’aurait pas surpris. Mais être confronté d’emblée à une
telle exigence littéraire m’ébouriffait.

« Un continent oublié »

Je m’empressai donc, dans un premier temps, de retrouver une cohérence dans mon
attente. Mon engagement pour l’Algérie en 1961‐62 me faisait en effet me reconnaître dans
ces intellectuels français anticolonialistes décrits par Abdelkébir Khatibi dans son Roman
maghrébin, première étude publiée, comme par hasard en 1968, sur cette littérature.
Intellectuels qui cherchaient des descriptions de la Société maghrébine traditionnelle pour
les opposer à la négation de la culture des colonisés par le discours colonial dominant. Or
cette attente politique que je découvrais dans le livre de Khatibi et dans laquelle je me
reconnaissais rejoignait la préoccupation qui était déjà la mienne bien avant de partir en
Algérie : celle du surgissement d’écritures dans des espaces habituellement considérés
comme non‐littéraires. M’étant toujours senti, pour diverses raisons parmi lesquelles ma
marginalité d’alsacien n’était pas des moindres, comme étranger au sérail d’une littérarité
qui néanmoins me fascinait, je m’étais longtemps intéressé aux écrivains autodidactes, avec
lesquels le petit livre Les autodidactes 1, de Benigno Cacérès, lui‐même charpentier et co‐
fondateur avec le sociologue Joffre Dumazedier de l’association Peuple et Culture dont je
faisais partie, m’avait familiarisé. J’avais ensuite tenté dans mon mémoire de maîtrise sur

1
Paris, Le Seuil, 1960

2
« Jean‐Jacques Rousseau autodidacte », de décrire les caractéristiques qui faisaient de
l’écriture de Jean‐Jacques celle d’un autodidacte.

A l’université de Constantine je partageais cette découverte littéraire du « continent


oublié » de la paysannerie algérienne, pour reprendre l’expression de Mohammed Dib, avec
François Desplanques, et c’est avec un enthousiasme tiers‐mondiste commun que nous
faisions parfois cours ensemble sur Feraoun, Mammeri, ou la trilogie de Mohammed Dib,
que François comparait avec les romans des néo‐réalistes italiens, alors que moi je
m’interrogeais de plus en plus sur la notion d’espace en littérature, que j’approfondissais à
l’aide d’essais féconds comme Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, de Gilbert
Durand 2, La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard 3, et puis, plus adapté au contexte
maghrébin, le magnifique Chebika de Jean Duvignaud 4. J’étais de plus encouragé dans cet
approfondissement de leur imaginaire par mes étudiants, dont certains s’en souviennent
encore, et ce travail sur l’espace devait me fournir progressivement la matière d’un bon tiers
de ma première thèse, publiée en 1974 5

Pourtant la structuration binaire de l’espace imaginaire maghrébin que j’ai développée


dans cette thèse devait bien vite ne plus me satisfaire. Cette opposition entre « terre »,
espace rural et maternel à la fois, mais a‐historique, et « cité », espace citadin, politique, viril
où l’Histoire se joue, que mes étudiants approuvaient pourtant, ne permet pas en effet de
voir que l’espace maternel, même a‐historique (ce que je devais contester plus tard), n’est
pas forcément un espace rural. Les romans de Mohammed Dib parmi d’autres,
majoritairement citadins même si avec François nous avions tendance à privilégier
L’Incendie, nous montrent un Lâbane cherchant refuge au contraire, contre la lumière
aveuglante de la ville européenne, dans l’obscurité protectrice de la vieille ville 6 Et le
mouvement spatial de ce personnage invalide du coup aussi la perception de la ville comme
espace historique opposé à l’a‐historicité supposée de la « terre », puisque c’est bien contre
l’agression par l’Histoire que Lâbane va se réfugier dans l’espace a‐historique mais citadin de
la vieille ville. De plus l’espace historique et viril de la « cité » n’est pas que citadin, puisque
la « djemaa » villageoise kabyle si présente chez Feraoun ou Mammeri en reprend bien des
aspects. Et cette mise en cause de ma postulation d’une dichotomie spatiale binaire de
l’espace décrit par les textes que j’étudiais finit par mettre en cause par ricochet mon
postulat d’extériorité de cet espace par rapport à celui d’une parole institutionnalisée de la
littérature : celui‐là même qui m’avait fait choisir ces textes comme objet de recherche, dans
le prolongement de mes réflexions sur l’autodidacte. Mise en cause peut‐être déjà de ce que
je pourrais appeler maintenant mon paternalisme engagé de cette époque enthousiaste ?

2
Paris, PUF, 1960
3
Paris, PUF, 1957
4
Paris, Gallimard, 1968
5
La littérature algérienne et ses lectures, Paris, L’Harmattan, 1974
6
Particulièrement dans Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse, Paris, Le Seuil, 1970 et 1973

3
Or cette mise en cause devait être renforcée par la découverte, contre toute attente
d’ancien militant, de la place relativement réduite des récits de guerre dans cette littérature.
Les romans de grands écrivains algériens illustrant ce thème de la guerre sont en effet
relativement peu nombreux, et ne se développent guère dans l’optique manichéenne qu’on
attend souvent de ce type de littérature « à chaud ». L’Élève et la leçon (1960) ou Le Quai
aux fleurs ne répond plus (1961), de Malek Haddad, Les Enfants du Nouveau Monde (1962)
d’Assia Djebar, ou encore L’Opium et le Bâton (1965) de Mouloud Mammeri sont d’abord
des romans d’un grand humanisme d’où tout manichéisme est exclu, ce qui fait d’ailleurs
que l’adaptation cinématographique de ce dernier roman par Ahmed Rachedi le trahit
complètement pour en faire un mauvais western. Quant à Qui se souvient de la mer (1962)
ou La Danse du Roi (1968) de Mohammed Dib, Yahia, pas de chance (1970) ou Le Champ des
Oliviers (1972) de Nabile Farès ou Les Alouettes naïves (1967) d’Assia Djebar, ces romans
sont essentiellement une mise en scène de la difficulté ou de l’impossibilité de dire l’horreur,
et non pas le récit commémoratif que certains attendraient.

Par contre l’épique, qu’on trouve cependant chez Assia Djebar 7, apparaîtra surtout bien
plus tard, autour des années 70 en Algérie même, dans une littérature semi‐officielle publiée
à la maison d’édition nationale la SNED, ou encore dans l’éphémère revue Promesses, que
dirigeait Malek Haddad pour ce qui n’est pas sa plus grande gloire… Il s’agit de textes
répondant à un véritable appel d’offres, sous forme par exemple du Prix Reda Houhou
instauré alors, et dont le programme, selon la plus pure tradition dirigiste, était la
commémoration des hauts faits de la « Révolution » au nom de modèles d’écriture dont le
critère devait être, selon Malek Haddad lui‐même, l’« authenticité », c’est‐à‐dire la
conformité avec les directives du Parti, et l’absence totale de réalisme objectif 8. Cette
littérature de commande dans laquelle on trouve cependant déjà le premier roman de
Rachid Mimouni, qui ne deviendra un grand écrivain que plus tard, Le Printemps n’en sera
que plus beau 9, a probablement contribué à l’image négative de la littérature nationale
apparue dans mon enquête. Elle a en tout cas battu des records d’impopularité, puisque les
piles de ces livres alors généreusement distribuées dans les librairies elles aussi d’État
restaient désespérément intactes. Et elle a certainement été, en tout cas, un des anti‐
modèles contre lesquels se construisit dans les années 70 ce que j’appelle la seconde
naissance du roman algérien, qui se fit essentiellement à l’étranger, en même temps que sur
place l’émission de Jean Sénac à la radio Alger Chaîne 3, Poésie sur tous les fronts, joua
quelques temps ce rôle contestataire depuis l’intérieur.

Or si cette commémoration encadrée de la guerre était majoritairement rejetée par les


lecteurs potentiels que j’interrogeais dans la même thèse, la description de la vie
7
C’est paradoxalement la seule femme de ce premier corpus qui développe le plus, à propos de la guerre,
une écriture épique qu’on s’attendrait plutôt à trouver sous une plume masculine… Là aussi, il s’agit peut‐être
de briser d’autres images toutes faites ?
8
J’ai décrit ces textes, que je suis un des rares critiques à avoir eu le courage de lire, dans un chapitre de
ma thèse de 3ème cycle déjà signalée.
9
Alger, SNED, 1978.

4
immémoriale des villages l’était tout autant, ce qui peut s’expliquer en partie par le fait que
ce public était essentiellement composé de néo‐citadins pour qui cette description
représentait une régression. Quoiqu’il en soit, les deux objets de mon « attente engagée » se
trouvaient ainsi mis en cause par ce public dans l’optique même de mon engagement, que
j’en arrivais de ce fait à relativiser. Il devenait de plus en plus évident que l’attente des
publics n’était pas la même selon qu’il s’agissait d’un public algérien ou français, même si
dans les deux cas cette attente pouvait être liée à un engagement similaire. Mais cet
engagement lui‐même devait être, du coup, réexaminé, et peut‐être ne même plus
constituer le moteur qu’il avait été jusque là pour mes recherches, dont il compromettait
l’objectivité jusqu’à se mettre en contradiction avec lui‐même par ce préalable.

Le divorce entre les attentes différentes face à cette littérature, des deux publics
concernés, m’interrogea donc. Et en même temps je constatais que des deux côtés ces
attentes reposaient sur des a‐priori ignorant la notion même de littérarité, et le
fonctionnement sémantique propre du texte littéraire. D’ailleurs dès les débuts de cette
littérature, le malentendu ne s’était‐il pas déjà manifesté lors de la polémique soulevée par
deux articles dans Le Jeune Musulman 10 à propos de La Colline oubliée de Mouloud
Mammeri ? La question devint ainsi très rapidement une des questions centrales du débat
que nous connaissions tous, dans ces années 70, sur la relation entre littérature et
engagement, ou encore sur l’efficacité subversive du texte littéraire : le dire explicite d’un
discours d’opposition était‐il plus efficace, s’il se situait dans un texte transparent, sans
recherche littéraire, que la subversion scripturale de textes à la lecture plus difficile comme
ceux, en Algérie, de Kateb Yacine dès les années cinquante, ou de Rachid Boudjedra ou
Nabile Farès dans les années 70 ? Et ce, d’autant plus, dans ce contexte, où une littérature
officielle tentait d’accaparer la mémoire de la guerre par un discours trompeur de
commémoration qui n’intéressait personne, alors que la demande d’un dire des malaises du
réel vécu quotidien taraudait au contraire le public de jeunes qui fréquentaient mes cours et
réclamaient les livres réputés interdits même s’ils ne l’étaient pas, comme La Répudiation,
de Rachid Boudjedra 11 parmi d’autres ?

Ce ne fut pas en effet l’un des moindres inattendus auxquels je fus confronté dans ces
années 70, que le très grand nombre d’étudiants venus suivre mes cours sur Rachid
Boudjedra à l’université de Constantine vers 1970, ou bien le véritable ras de marée qu’y
provoqua en 1973 la venue de Jean Sénac et des jeunes poètes qu’il avait fait connaître dans
son émission Poésie sur tous les fronts sur Alger chaîne 3, ou dans sa célèbre Anthologie 12,
dont vient de parler Blandine. Par contre on se doute bien que l’objet des débats, avec une
foule aussi assoiffée, n’était pas de technique littéraire : leur attente d’un dire direct de leur
réel vécu était trop grande. La spécificité littéraire des textes y disparaissait bien souvent. Ce
malentendu entre la perception de l’écrivain supposé d’opposition, surtout lorsque son livre

10
Le Jeune Musulman, Alger, n° 12, 2 janvier, et 15, 3 février 1953
11
Paris, Denoël, 1969
12
Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, Paris, Saint‐Germain des Prés, 1971

5
est censé être interdit, et la dimension littéraire de ce livre, me ramenait dans une certaine
mesure à l’inattendu initial de ma découverte du Polygone étoilé à mon arrivée à
Constantine en 1969 : il fallait de plus en plus évaluer, dans le contexte particulier de
l’Algérie se disant socialiste et se cherchant encore un dire identitaire crédible, la place et
l’efficacité de la qualité littéraire. Cette dernière n’était‐elle pas plus efficace pour cette
production identitaire, par la fonction performative de l’existence même de ces textes et de
leur réception, que des proclamations identitaires ou contestataires directes, proclamations
que l’actualité allait vite rendre anachroniques ? Quoiqu’il en soit c’est bien là la question
qui revenait dans tous les nombreux débats entre les écrivains et leur public dans ces années
70.

Le récit fondateur par l’inattendu : Nedjma, de Kateb Yacine

La plupart des critiques s’accordent pour faire de Nedjma, publié en 1956, le véritable
récit fondateur de cette littérature maghrébine, essentiellement par la rupture formelle qu’il
apporta, constituant ainsi une réponse inattendue, et sans doute efficace par cet inattendu
même, à la question que je viens de poser.

J’avais commencé par faire de Nedjma la lecture idéologique courante (le personnage‐
étoile symbolisant l’Algérie, ses quatre soupirants symbolisant quant à eux les quatre partis
nationalistes de l’époque, l’affirmation identitaire musulmane par le voyage à la Mecque, et
tribale par celui au Nadhor ou la visite de l’ancêtre Keblout à Rachid dans sa cellule de
déserteur, la condamnation de la répression coloniale par le récit du 8 mai 1945 ou celui des
emprisonnements de Rachid ou de Mourad, et « l’autobiographie plurielle »). Mais cette
lecture ne me satisfaisait guère. D’abord parce qu’en voulant la préciser je ne trouvais dans
le texte aucun discours politique explicite. Tout au plus la petite phrase de Mustapha sur « la
patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l’erreur et le risque
comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu’un autre engage la partie » 13
pouvait‐elle donner une indication sur la relation des 4 personnages principaux du roman
avec l’engagement révolutionnaire. C’est peu ! De plus, le récit fondateur de la tribu des
Keblouti relève bien plus du mythe tribal que de la prise en charge de l’Histoire, dont se
réclame l’idéologie. D’ailleurs cette idéologie, quelle qu’elle soit, ne pouvait pas rendre
compte de la polyphonie des récits qui caractérise ce roman et en constitue l’un des défis
majeurs à la lecture. Et enfin la dimension épique de cette idéologie, que l’écrivain Kateb
Yacine partageait pourtant, est en même temps mise à mal avec une grande férocité
ironique, par exemple dans le petit poème de Lakhdar après la manifestation du 8 mai 45 :

J’ai ressenti la force des idées


J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
La respiration de l’Algérie suffisait.
Suffisait à chasser les mouches. (II, 4, p. 54)

13
4ème partie, chapitre B11, p. 176

6
Inutile de commenter la chute !

Sonder le dire explicite du roman ne renseignant donc décidemment pas, il fallait bien
s’interroger davantage sur sa forme, et la signification de cette dernière. Et là un premier
chemin était déjà quelque peu balisé. Il était facile en effet de constater que ce roman
subvertissait radicalement le modèle romanesque hérité du XIXème siècle français, tant dans
la répartition des personnages, que dans la perturbation des chronologies, que dans
l’incertitude sur l’identité des narrateurs, etc. Et que cette subversion, dans la mesure où le
roman est un genre occidental, dont l’histoire est liée à celle de l’industrialisation de
l’Europe, puis de l’Amérique du Nord, devenait de ce fait politique, puisqu’elle visait en fait
un symbole littéraire de la colonisation. La voie était ouverte, du coup, pour chercher la
production du sens, non dans un dire explicite le plus souvent absent, mais dans une mise en
signification de la forme du texte.

En approfondissant, ainsi, j’étais amené à remettre en cause encore plus la lecture


idéologique, puisque non seulement la respiration de l’Algérie ne suffisait que pour chasser
les mouches, mais que les deux voyages identitaires, à la Mecque d’abord, puis au Nadhor,
s’avéraient être l’un et l’autre des échecs, et là encore par le burlesque. Plus encore, si le
personnage de Nedjma pouvait représenter l’Algérie, et si le pays à naître avait besoin de
maîtriser son propre récit pour exister, pourquoi, alors que ses quatre amants sont
successivement narrateurs dans le roman, Nedjma n’y est‐elle jamais narratrice ? Et enfin s’il
s’agissait de décrire le pays pour le faire exister, pourquoi n’y a‐t‐il pas de descriptions dans
ce roman ? Toutes ces questions déplaçaient donc mon interrogation d’abord idéologique
vers la problématique plus complexe de la productivité sémantique des récits, et de la
relation encore plus complexe entre les modèles narratifs du mythe, de l’épopée et du
roman, chacun de ces modèles apparaissant dans ce livre, tantôt comme une réponse,
tantôt comme un échec.

C’est alors que se fit une des découvertes inattendues majeures : le sens politique, qui
n’est jamais l’objet d’un dire explicite, est produit entre autres dans ce roman par des
juxtapositions de récits qui n’ont pas forcément de rapport logique entre eux ni de
signification politique, mais qui prennent ce sens politique dans leur rencontre. Ainsi en est‐il
des deux emprisonnements de Lakhdar, par exemple. D’ailleurs la juxtaposition de récits
peut également montrer que c’est le fait que son récit soit narré qui fait exister un
narrateur : c’est ce à quoi on assiste dans Nedjma à travers la juxtaposition, dans la
troisième partie du roman, du douzième et dernier chapitre de la première série de douze
dans laquelle c’était Mourad qui racontait l’histoire problématique car livrée au compte‐
gouttes, de Rachid et de Nedjma, qui commence par :

Elle vint à Constantine sans que Rachid sût comment. Il ne devait jamais le savoir […]

et du premier chapitre de la série qui suit, et qui qui commence, à la page suivante, par :

7
« Elle vint à Constantine, je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir.

Le récit à la troisième personne de l’histoire de Rachid par Mourad a en quelque sorte


engendré le même récit, mais à la première personne, par Rachid lui‐même. Là où une
causalité banale supposerait qu’il faut un narrateur pour qu’il y ait un récit, c’est l’inverse qui
se passe : c’est parce que le récit des aventures de Rachid existe, grâce à Mourad, que
Rachid peut en devenir lui‐même le narrateur, et exister de ce fait.

Or cette juxtaposition productrice de sens va encore plus loin, et là c’est un inattendu


majeur : si dans le roman, contrairement à bien des lectures idéologiques erronées, les
personnages ne sont pas encore de vrais militants, mais au contraire cette « patrouille
sacrifiée » dont parle Mustapha, ces mêmes personnages deviennent des maquisards dans
le théâtre contemporain de la publication du roman 14. C’est cette juxtaposition de deux
genres littéraires différents qui va produire le sens politique. Et pourtant là encore, nouvel
inattendu, ce sens politique va être grandement cassé, ou en tout cas mis en doute, par le
fait que ce théâtre soit un cycle tragique, dans lequel les personnages meurent tous.

Enfin, l’inattendu majeur par rapport à la lecture anthropologique d’une bi‐partition de


l’espace dans son rapport à l’Histoire que je faisais jusque là, devait être l’inversion du
rapport à l’Histoire de ces deux espaces dans ce roman. En effet, si l’anthropologie comme le
marxisme‐léninisme considèrent que l’espace historique où peut se produire la révolution
est citadin, le roman Nedjma, tout comme l’histoire de l’Algérie ou de la révolution chinoise,
montrent le contraire : de ses quatre personnages principaux, seuls Lakhdar et Mustapha,
tous deux campagnards, participent à la manifestation du 8 mai 45, alors que les citadins
Rachid et surtout Mourad se perdent dans des faux problèmes, identitaires pour Rachid,
amoureux pour Mourad, et sont donc l’un et l’autre en situation d’échec, d’inefficacité
historique totale, comme les villes au passé trop lourd dont ils sont issus.

L’ambiguïté tragique et le sacrifice fondateur

Ma lecture anthropologique de l’imaginaire ainsi mise à mal par ce texte majeur qu’est
Nedjma, ne me restait plus qu’à la mettre à l’épreuve d’une relecture des premiers textes,
en rapport avec lesquels elle s’était construite. Et c’est là qu’une autre découverte
inattendue eut lieu : somme toute, ces romans censés être « ethnographiques », pour
décrire une civilisation méconnue, et participer ainsi à ce que la théorie postcoloniale
revisitée par Jean‐Marc Moura appellerait une « scénographie anthropologique », ne
comportaient guère plus de descriptions que les « classiques » romans français du XIXème
siècle qui dans une certaine mesure pouvaient leur servir de modèles. Et surtout, la
description n’en constituait pas l’axe principal, puisqu’ils étaient le plus souvent construits
autour d’une action, qui pouvait se résumer, à travers les va‐et‐vient des personnages

14
Le Cercle des représailles, Paris, Le Seuil, 1959

8
principaux, à l’irruption tragique de l’historicité dans l’espace traditionnel villageois supposé
a‐historique. C’est le cas chez Feraoun et Mammeri, même si chez Dib c’est un peu plus
complexe, puisqu’il n’y a pas vraiment d’espace a‐historique dans La Grande Maison, et si
dans L’Incendie les paysans arrivent eux‐mêmes à la politisation, jusqu’à décider d’une
grève, tout comme ceux, d’ailleurs, que décrit/raconte Jean Duvignaud dans Chebika.

En tout cas si les romans de Dib montrent une prise de conscience « de l’intérieur » d’un
espace que l’anthropologie suppose a‐historique et qui démontre ainsi qu’il ne l’est pas, la
tension narrative qui produit l’intérêt du lecteur chez Feraoun ou Mammeri repose quant à
elle sur l’étanchéité entre des langages sociaux qui n’ont pas le même rapport à l’Histoire, et
développent donc des systèmes sémantiques inconciliables : c’est l’essence même du
tragique, si l’on en croit Jean‐Pierre Vernant 15 : le sacrifice tragique est l’illustration du
changement de sens des mots eux‐mêmes. Or, on n’a pas attendu René Girard 16 pour savoir
que toutes les fondations sociales reposent sur un sacrifice. Et la naissance d’une littérature,
elle‐même inséparable d’une problématisation du rapport à l’Histoire, n’échappe pas à la
règle. Sacrifice des héros de Feraoun ou Mammeri, qui meurent comme Mokrane dans La
Colline oubliée à la limite de deux mondes, entre lesquels le sens de sa marche s’était
inversé. Sacrifice surtout des mères, déjà dans La Colline oubliée, mais également plus tard,
lors de cette deuxième naissance de la littérature maghrébine au début des années 70, dans
ces textes fondateurs que sont, précisément, La Répudiation, de Rachid Boudjedra 17, ou
Harrouda de Tahar Ben Jelloun 18 au Maroc. Ces romans à nouveau fondateurs 19 reposent,
dans cette fonction, sur ce sacrifice, que Kateb enfin montre à la fin du Polygone étoilé
comme explicitement lié à son entrée dans la langue française et, partant, dans la littérature,
subordonnées explicitement à la perte de la mère et à l’entrée dans la « gueule du loup » de
la langue française :

Ainsi se referma le piège des Temps Modernes sur mes frêles racines, et j’enrage à présent de ma
stupide fierté, le jour où, un journal français à la main, ma mère s’installa devant ma table de
travail, lointaine comme jamais, pâle et silencieuse, comme si la petite main du cruel écolier lui
faisait un devoir, puisqu’il était son fils, de s’imposer pour lui la camisole du silence, et même de
le suivre au bout de son effort et de sa solitude – dans la gueule du loup. (p. 181).

L’entrée dans la langue française, c’est‐à‐dire l’entrée, pour un enfant qui de plus
s’appelle Kateb (écrivain), dans son œuvre future de très grand écrivain dans cette langue,
signifiera donc la capitulation et la perte de la mère, et même son entrée ultérieure dans la
folie. Et la folie n’est‐elle pas également cette crise fondatrice du sens, sur laquelle repose la

15
Vernant, Jean‐Pierre, et Vidal‐Naquet, Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspéro,
1972
16
La Violence et le Sacré, 1972
17
Paris, Denoël, 1969
18
Paris, Denoël, 1973
19
Et peut‐être bien plus fondateurs encore que les textes des années 50 décrits jusqu’ici, puisque les
années 70 vont marquer une véritable explosion quantitative de cette production éditoriale, qui ne s’est pas
démentie depuis, alors que les textes des années 50 étaient importants, certes, mais encore bien moins
nombreux, et connaissaient des tirages bien moindres.

9
dynamique tragique selon Vernant ? Quoiqu’il en soit, l’inattendu ici est de taille, qui me
permit d’expliquer la dynamique même du surgissement de cette littérature par ce concept
de tragique que l’histoire littéraire semblait réserver à la tragédie grecque, ou tout au plus à
Corneille et Racine, si éloignés a‐priori de la problématique soulevée ici !

Or cette dimension fondatrice du sacrifice tragique, tout en étant explicitement liée au


changement radical de modèle de société, de mentalités, de modes de communication
comme de représentation du monde que représenta la décolonisation, en un temps
relativement bref qui n’a d’égal dans cette brièveté que celui de l’invention de la démocratie
chez les Athéniens, fait peut‐être également partie de l’essence même de la littérarité.
N’est‐ce pas Blanchot 20 qui parlait d’« écriture du désastre », pour nous dire que la
littérarité la plus accomplie ne se réalise que dans l’acte même dans lequel le sujet créateur
se perd ? Le sacrifice tragique, fondateur d’une mutation radicale de la vision du monde chez
Sophocle, et générateur aussi du roman maghrébin des années cinquante ou soixante, a
partie liée, dans son ambiguïté, avec cette perte du sujet créateur par laquelle la littérarité
se réalise, chez Blanchot. Et dès lors l’attente idéologique de ce que la récente théorie
postcoloniale appelle une scénographie anthropologique destinée à affirmer l’existence
même d’une civilisation méconnue, se trouve d’une certaine manière devenir la négation de
la littérarité, et contredire même la dynamique de ces textes qui ne disent leur objet que
dans l’acte même par lequel ils le perdent. Anthropologiques, ces premiers textes le sont
peut‐être, mais au sens de Claude Lévi‐Strauss dans Tristes tropiques 21 : décrire une Société
traditionnelle pour la faire connaître, et vivre dans cette reconnaissance, n’est possible
qu’en perdant l’objet de cette description au moment même où on le met à jour, et dans cet
acte même. Et de fait ces villages sont tous saisis par les premiers romans de la littérature
algérienne au moment même où, par l’irruption de l’Histoire, ils sont en train de se perdre,
et c’est la dynamique de cette perte qui produit l’intérêt poétique majeur d’un roman aussi
beau que La Colline oubliée.

La découverte de cette productivité par la perte, qui bouleversait toutes mes attentes
d’affirmation positive de l’être collectif à travers ces textes, fut un inattendu tardif, mais
essentiel, dans ma découverte de cette littérature. Il me permettait en effet de passer d’une
attente restée longtemps encore documentaire ou politique, à une attente de littérarité
indépendante de l’espace de référence des récits que je lisais, et de son affirmation face aux
diverses négations dont il était l’objet. Et c’est là que l’œuvre de Mohammed Dib, et à un
moindre degré celle de Nabile Farès, me permirent de répondre au désarroi
épistémologique que cet inattendu provoquait en moi. L’œuvre de Farès est toute entière

20
L’Ecriture du désastre. Paris, Gallimard, 1980
21
Paris, Plon, 1955

10
construite sur une blessure initiale, sur une perte de tout lieu où vivre, et elle s’inscrit dans 22
et par cette blessure même :

Aucun lieu… Que cette déflagration meurtrière de votre terre… Oui… Une peine à vivre. Qu’une
folie à circonscrire… Qu’une mort à accomplir… Aucun lieu en ce monde… Votre pas et votre désir
désaccouplés… Notre règne parmi les pierres, les herbes, et vos champs. Aucun lieu. Il n’existe
aucun lieu en ce Monde.

dit la 4ème de couverture du Champ des Oliviers 23. Quant à celle de Mohammed Dib, j’ai
découvert dès la lecture de Cours sur la rive sauvage 24 qu’elle ne pouvait pas être réduite
comme le faisaient alors la quasi‐totalité des critiques, à sa trilogie « Algérie », dans laquelle
on ne voyait, de plus, qu’un engagement réaliste dont j’ai montré qu’il n’en était pas
l’essentiel. Ma lecture de La Danse du Roi 25 fut un peu plus tard la révélation de
préoccupations intimes très profondes chez moi, et c’est de l’article que je publiai alors sur
ce livre 26, et que je ne lui ai envoyé que bien plus tard, alors qu’il était en pleine rédaction
de Habel 27 que date la relation quasi‐filiale que j’eus ensuite avec lui jusqu’à sa mort, au
point de devenir parfois bien agressif avec les auteurs d’interprétations du texte dibien qui
n’allaient pas dans le même sens que les miennes 28, et d’en arriver même, un temps, à ne
plus rien pouvoir écrire sur son œuvre.

Car ce qui me fascinait dans cette œuvre, c’est en partie le fait qu’elle soit une des rares
œuvres littéraires entièrement habitées par ce vide en‐deçà de la parole, d’où néanmoins
elle procède et qui en marque du même coup les limites. L’œuvre de Dib est le plus souvent,
d’une part quête de sens : celui de l’identité, tant individuelle que collective, celui de
l’action, comme de l’amour, comme de la folie, comme de la mort, et enfin une
interrogation sans fin sur l’au‐delà de la parole et son indicible. Mais d’autre part elle n’a de
cesse de mettre en avant l’évidence, que souligne Tijani dans Le Maître de Chasse, qu’il n’y a
jamais de véritable réponse à cette quête pourtant nécessaire :
Rien. Voilà qui me met en joie. Une réponse se réduisant au mot rien, il y a de quoi être comblé. Je m'en
tiens là, moi aussi, je n'ajoute pas autre chose. La parole est maintenant à la pupille du jour
dilatée sur ces montagnes. Elle est au vent et à la lumière qui balaient leur solitude. Elle est à l'après-midi qui
ne passe plus. (p. 73).

Déjà dans Qui se souvient de la mer en effet la fin ne contient aucune réponse et sa
signification politique est pour le moins ambiguë. Cours sur la rive sauvage se termine sur le
rire strident de Hellé dans la nuit déserte, qui récuse toute réponse cohérente, rire strident
22
Mémoire de l’absent (Paris, Le Seuil, 1974), probablement le meilleur livre de cet auteur, est
entièrement construit, en cercles concentriques formés par ses différents récits enchâssés les uns dans les
autres, autour de la blessure initiale.
23
Paris, Le Seuil, 1972
24
Paris, Le Seuil, 1964
25
Paris, Le Seuil, 1968
26
« La Danse du Roi, ou la parodie du vide », Présence francophone, Sherbrooke, n°5, automne 1972,
p. 67‐79
27
Paris, Le Seuil, 1977
28
Mes relations mouvementées avec Fewzia Sari, et surtout avec Naget Khadda, bien connues dans le
petit cercle des critiques de la littérature maghrébine, en sont un exemple.

11
qu’on retrouve chez Kamal à la fin de Dieu en Barbarie lorsqu’il reçoit enfin cette réponse
tant cherchée, et qui pourtant ne lui apprend rien qu’il ne savait déjà. Et l’hébétude comme
la dérision finales dans La Danse du Roi n’ont d’égales que celles de Ed à la fin des Terrasses
d’Orsol :
Elle entre avec un sac à provisions à la main.
– Vous savez quoi, mademoiselle ? Dès que je serai sorti d'ici, j'irai m'installer à Jarbher, vivre
à Jarbher le restant de mes jours. Et vous savez, j'ai retrouvé le titre du film que j'ai vu là-bas.
Ça m'est revenu tout seul, For ever... Je retrouverai Aëlle aussi.
– Ed, tu es à Jarbher. Je suis Aëlle.
– Aëlle. Ah, Aëlle... Elle est là-bas, à Jarbher. (pp. 213-214)

Quant au Maître de chasse, non seulement comme on vient de le voir le sens de la quête
y est récusé, mais l’y est aussi toute action : « Ne rien faire, est‐ce trop nous demander ? » y
dit encore Tijani, car toute action, à commencer par celle de ces « Mendiants de Dieu »
venus aider les Ouled Salem à trouver l’eau dans leur désert, est outrage. Le réel échappera
en effet toujours à toute parole de maîtrise, ce qu’on voyait déjà dans la trilogie « Algérie »
elle‐même, dans l’humilité et le retrait de Hamid Saraj. Mais dans Le Maître de chasse
encore, l’absence de réponse à une question qui ne vaut peut‐être que parce qu’elle ne
pourra jamais être satisfaite, sera soulignée par l’ironie de la fin : la mort de Hakim Madjar
fournira aux Ouled Salem qui n’ont pas répondu à la question des Mendiants de Dieu, le
Saint (la réponse incompréhensible dans une logique citadine ?) qu’ils attendaient depuis si
longtemps.

Comme chez Kateb, on pourra donc souligner chez Dib cette profonde ironie, qui rend
évident le fait qu’il n’y a jamais de réponse. Et le fait que la littérarité réside en grande partie
dans cette absence de réponse, et dans la perte, ou la dissolution dans sa question pourtant
essentielle, de celui qui la pose. Le cycle « nordique » qui commence avec Les Terrasses
d’Orsol 29, mais que préfigurait déjà Habel 30, répond peut‐être à une nécessité biographique
chez l’auteur. Mais il permet surtout de mettre en scène dans le déplacement, dans la
délocalisation, la nécessité de poser ces questions dans lesquelles il faut avoir le courage de
se perdre, et non de donner la réponse par le dire du lieu qu’était en partie la trilogie
« Algérie » avant même d’avoir pu poser la question.

En guise de conclusion

Transposée dans une réflexion sur la littérarité et son langage, l’auto‐immolation de


Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid fin 2010 peut être mise en parallèle avec cette fonction
fondatrice du sacrifice et de la perte que j’ai développée dans cet exposé. Elle est un langage
n’énonçant pas sa signification de façon explicite et venant après bien d’autres suicides
n’ayant pas eu le même effet, langage qui rencontre un moment historique précis, lequel n’a
cependant pas encore délivré lui‐même un sens exact, si toutefois il en a un. Cette auto‐

29
Paris, Sindbad, 1985
30
Paris, Le Seuil, 1977

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immolation et son impact révolutionnaire renvoyant toutes les idéologies à l’impuissance
sont un inattendu majeur. Ce qui est en cause, ce sont bien les pouvoirs du langage et
l’efficacité du sens. Car même si l’analyse historique découvre les causes objectives de ces
soulèvements, elle n’en expliquera jamais l’irrationalité fondamentale du surgissement. Et
c’est peut‐être en cela que toute Révolution est aussi, quelque part, littérature : par son
inattendu.

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