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> Avril 2005, page 24

mercredi Milan Kundera est mort à Paris à l’âge de 94 ans. Né à


12 juillet 2023 Brno, il s’était exilé en France en 1975, peu de temps
après avoir été exclu du parti communiste tchécoslovaque.
Kundera se définissait comme romancier plutôt que comme écrivain : « le
romancier n’est ni historien ni prophète. Il est explorateur de l’existence »
(L’Art du roman, 1986). Il saluait François Rabelais, Denis Diderot,
Lawrence Sterne, Witold Gombrowicz, privilégiait le refus de l’univoque, et
l’ironie. « Vous êtes communiste, Monsieur Kundera ? – Non, je suis romancier.
Vous êtes dissident, Monsieur Kundera ? Non, je suis romancier. Vous êtes de
gauche ou de droite ? – Ni l’un ni l’autre, je suis romancier » (Les Testaments
trahis, 1993).
En 2005, Guy Scarpetta soulignait dans nos colonnes à quel point, pour
Milan Kundera, le roman a vocation à « “déchirer le rideau” des
interprétations toutes faites fournies par la société », images fallacieuses et
représentations propagées par le prêt-à-penser dominant.

Un essai de Milan Kundera

Pouvoirs du roman
Avec son nouveau livre, « Le Rideau », qui paraît ce mois-ci à Paris aux éditions
Gallimard, Milan Kundera étend sa réflexion sur l’art du roman. Le monde,
suggère-t-il, nous est voilé par un « rideau » d’interprétations toutes faites,
d’images fallacieuses, de représentations édifiantes et mensongères. Et la
fonction du roman, depuis l’aube des temps modernes, est de le déchirer, pour
révéler ces quelques éclats de vérité auxquels seuls les authentiques
romanciers peuvent nous faire accéder.

par Guy Scarpetta 

V
oici qu’un romancier contemporain, l’un des plus
grands, éprouve le besoin d’interrompre un temps
l’écriture de ses romans pour nous livrer une
méditation sur son art. Faut-il s’en étonner ? En une
époque de stérilisation et d’avachissement du discours
universitaire, et de transformation de la critique littéraire en
bavardage promotionnel, on ne voit guère qui pourrait le faire à
sa place... Milan Kundera, donc, nous offre le troisième volet de
son « art du roman » : il y récapitule les principaux thèmes de ses
essais antérieurs (1), pour les approfondir, les compléter, les
développer, les ouvrir à des perspectives nouvelles. Certes, ce
livre ne se présente pas autrement que comme la réflexion d’un
créateur à partir de sa propre pratique, permettant d’en éclairer
l’esthétique, les partis pris singuliers. Mais à le lire, on perçoit
qu’il n’en a pas moins une portée beaucoup plus générale.

Où en sommes-nous, en effet, quant aux discours dominants à


propos du roman ? Dans une sorte de face-à-face répétitif et figé.
D’un côté, une conception « évolutionniste », élaborée au temps
du Nouveau Roman, et désormais de plus en plus essoufflée,
selon laquelle cet art, ramené à ses mutations purement
techniques, n’aurait de sens qu’à suivre une ligne de progrès, ou
d’épuration, l’éloignant toujours plus de ce qui s’était constitué
au XIXe siècle (le fameux « code balzacien »). De l’autre côté,
caractéristique de cette phase actuelle de restauration, une sorte
de naturalisation de ce code dix-neuviémiste, entraînant l’idée de
la décadence actuelle du genre (c’est, par exemple, le fondement
de la pensée proprement réactionnaire d’un George Steiner) et
autorisant par ailleurs la diffusion, sous le nom fallacieux de
« romans », d’une avalanche de chroniques romancées, de
confessions romancées, d’essais romancés dont nous sommes
submergés, et fonctionnant comme la négation même de l’art qui
avait émergé avec Rabelais et Cervantès.

Or, tout l’intérêt des propositions de Kundera, c’est précisément


de se situer au-delà de cette opposition symétrique, et en
définitive complice. Car le roman, pour lui, est à la fois, comme
tout art, le lieu d’une invention formelle incessante et nécessaire,
et le lieu de découvertes non moins incessantes : par où le roman
est voué à explorer certains domaines de la réalité (ou de
l’expérience humaine) que tous les autres systèmes
d’interprétation ou de représentation (philosophiques, religieux,
sociologiques, psychologiques, etc.) négligent – et qui ne
sauraient être abordées autrement que par les voies spécifiques
du roman.

Il y a dans tout cela, donc, une idée maîtresse, quasi obsédante :


plus qu’un genre littéraire parmi d’autres, le roman est un art à
part entière. Autrement dit : il y a eu des « récits en prose »,
depuis l’Antiquité, il s’en publie et il s’en publiera encore des
tonnes, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec ce qui est né
chez Rabelais et chez Cervantès, et qui s’est prolongé, justement,
dans des conquêtes toujours plus étendues, jusqu’à notre époque
– du moins chez ceux, minoritaires, pour qui cet héritage n’est
pas lettre morte (Kundera sait aussi saluer ses pairs, de Carlos
Fuentes à Philip Roth) ; et qui se définit par cette fonction de
découverte proprement irremplaçable.

Considérer le roman comme un art, cela veut dire qu’il obéit


certes à l’histoire, à son histoire (qui ne se confond pas avec
l’histoire des historiens, ni avec celle des autres arts) ; mais qu’il
ouvre, en même temps, sur un monde où Diderot dialogue avec
Sterne, où Joyce et Kafka s’appuient sur Flaubert, où Danilo Kis
et Salman Rushdie ressuscitent Rabelais, où Fuentes et
Goytisolo réactivent la leçon de Cervantès. Soit un peu
l’équivalent de ce qu’André Malraux, à propos des arts
plastiques, nommait le « musée imaginaire » – l’emphase
métaphysique en moins.

Considérer le roman comme un art, cela signifie, aussi, qu’un


grand roman ne peut être évalué que dans le contexte mondial
de cet art – à l’opposé, donc, de tout provincialisme, aussi bien
celui des « grandes nations » (qui ont tendance à négliger, par
suffisance, ce qui se passe au-delà de leurs frontières) que par
celui des « petites nations » (qui étouffent leurs créateurs, trop
souvent, en les ramenant à leur culture étroitement locale,
jusqu’à apprécier comme des traîtres ceux qui ont l’audace de
s’en échapper). D’où des pages éblouissantes, où Kundera
montre que l’on ne comprend rien à la valeur de Witold
Gombrowicz si on le confine dans son contexte polonais, rien à
la valeur de Kafka si l’on en fait un simple « écrivain de
Prague ». Mais où il montre, aussi, qu’un pays comme la France,
précisément parce qu’il est persuadé que la littérature française
se suffit à elle-même (préjugé entretenu, on le sait, par le
système scolaire), est capable de commettre les pires méprises et
les pires bévues quant à sa propre tradition (2). Parti pris
ouvertement « internationaliste », en quelque sorte, où le vieux
mot d’ordre de Goethe (la Weltlitteratur) retrouve un éclat neuf...

Considérer le roman comme un art, cela implique en outre qu’il


faille bien saisir de quoi il se détache pour trouver son champ
d’action singulier. De la poésie, d’abord, si tant est que « le
romancier naît sur les ruines de son monde lyrique » (c’est au
moment où il rompt avec le lyrisme romantique de La Tentation
de saint Antoine que Flaubert devient Flaubert) ; le roman n’est
pas la poursuite de la poésie par d’autres moyens, en somme,
mais la négation de l’idéalisation poétique. Ce qui ne l’empêche
pas, le cas échéant, de susciter sa poésie propre : mais c’est une
poésie qu’on ne trouve dans aucun poème, une poésie aux
antipodes de la « poésie des poètes ». Ce dont il se détache,
ensuite, c’est de l’épopée : non seulement parce qu’il est né, avec
Rabelais et Cervantès, de la parodie du genre épique ou
chevaleresque, traité avec un rire ou une ironie qu’aucune
conscience épique n’aurait toléré ; mais encore parce que, pour
lui, « toute action est problématique » – ce qui permet de
comprendre, soit dit en passant, pourquoi cette rupture avec
l’épopée se réitère à chaque moment de son histoire (Flaubert
contre Hugo, Hemingway ou Claude Simon contre Malraux).

Ce dont le roman se détache, enfin, c’est de la philosophie : car


même lorsque le roman moderne, de Marcel Proust à Robert
Musil et à Hermann Broch, a annexé le registre de la réflexion
intellectuelle, de l’essai (là où les situations sont pensées autant
qu’elles sont décrites ou racontées), il ne l’a pas fait en
« illustrant » un système philosophique préétabli, mais en
inventant une réflexion spécifiquement romanesque,
indissociable de la fiction dont elle émane, et visant moins à
asséner des vérités qu’à introduire dans nos certitudes un réseau
de doutes, d’ambiguïtés, de paradoxes et d’interrogations.

Autant dire, à suivre Kundera sur ce terrain, que rien de tout


cela n’est gratuit, que le roman concerne aussi notre expérience
du monde, et notre regard sur lui. On lui a raconté, un jour, dans
cette Europe centrale vivant désormais une restauration sur
laquelle les discours de la doxa ne nous apprennent rien,
l’histoire d’un vieil homme, ancien dignitaire du régime
communiste, que ses filles, désormais, bien que lui devant leur
fortune, traitaient par le mépris : quelque chose, remarque-t-il,
qui fait irrésistiblement penser au Père Goriot... D’où cette
question, inévitable : notre époque aurait-elle besoin d’un
nouveau Balzac ?

Or, pour Kundera, la prise en compte du roman en tant qu’art


vient précisément nous interdire cela (qui ne serait, au
demeurant, qu’une autre forme, esthétique, de restauration).
« L’art, avance-t-il, n’est pas là pour enregistrer, tel un grand
miroir, toutes les péripéties, les variations, les infinies répétitions de
l’histoire. (...) Il est là pour créer sa propre histoire. » Ce qui ne
veut pas dire qu’il doive devenir un pur jeu formel, ou abstrait,
indifférent au monde. Mais plutôt qu’il lui revient de saisir
l’histoire comme un « éclairage » permettant de dévoiler certains
aspects non encore révélés de l’expérience humaine – ces zones,
justement, d’incertitudes, d’indécisions, de paradoxes, auxquelles
le discours des historiens est imperméable (magnifique analyse,
à ce sujet, d’une nouvelle de Kenzaburô Oé). Ou encore, selon
une métaphore filée tout au long de l’essai, qu’il revient au
roman de « déchirer le rideau » des interprétations toutes faites
fournies par la société. En ce sens, et c’est là quelque chose que
Kundera ne dit pas directement, mais qu’il permet de penser, ce
n’est sans doute pas un hasard si quelques-uns des romans les
plus importants publiés en ce début du XXIe siècle se sont
précisément voués à « déchirer le rideau », et à faire apparaître
l’envers ou le non-dit des grands récits édifiants propagés par le
prêt-à-penser dominant : En crabe, de Günter Grass ; Disgrâce,
de J. M. Coetzee ; La Tache, de Philip Roth ; La Fête au bouc, de
Mario Vargas Llosa – et aussi, d’une certaine façon, L’Ignorance
de Kundera lui-même...

Mille autres choses pourraient être évoquées à propos d’un livre


aussi foisonnant, où la pensée ne cesse de rebondir, de
vagabonder, de se diversifier. Où les séquences, brèves, d’une
exceptionnelle densité, obéissent à une composition tramée de
contrepoints, de résurgences, d’échos. Où chaque thème abordé
appelle une foule de motifs secondaires, d’hypothèses dérivées,
de réflexions annexes ramifiées. Une méditation, par exemple,
sur tout ce qui s’acharne à nier le statut artistique des grands
romans : l’ensevelissement des œuvres sous une prolifération
parasitaire d’archives et de documents ; la tendance à ramener
tout roman à une confession (Kundera rappelle opportunément
que « Madame Bovary, c’est moi » est une phrase apocryphe, à
l’authenticité douteuse, ce qui ne l’a pas empêchée de susciter
une avalanche de commentaires), ou à une chronique dont il
faudrait déchiffrer les « clés » (d’où ce passage très drôle où
Kundera déplore de ne plus pouvoir lire Proust sans attribuer,
dans l’image qu’il s’en fait, des moustaches à Albertine, depuis
qu’il a appris que le « modèle » en aurait été un homme). Ou
encore, en vrac : une réflexion sur la façon dont le roman, à
l’opposé de tous les discours dogmatiques, est un lieu où
plusieurs voix conflictuelles peuvent se rassembler (des Liaisons
dangereuses à Tandis que j’agonise), et même plusieurs
temporalités normalement incompatibles (d’Alejo Carpentier à
Carlos Fuentes).

Une analyse de l’importance de la composition dans le roman


moderne ; sans doute, le registre des plus intéressantes
inventions. Une appréciation ironique de l’oukase terroriste
prononcé par le surréalisme officiel contre le roman en tant que
tel – et la mise en évidence de la magnifique transgression
opérée par Gabriel García Márquez, réintroduisant une certaine
veine du surréalisme (la conciliation du rêve et de la réalité) dans
un genre que celui-ci avait banni. Un passage éclairant sur le
paradoxe des grands romanciers d’Europe centrale (de nouveau :
Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz), indiscutablement
« modernes » dans le domaine de l’invention formelle, et
cependant radicalement critiques envers les grandes illusions de
la modernité – leçon plus que jamais actuelle, en une période, la
nôtre, où les pires régressions s’opèrent au nom de la
« modernisation »...

Au total, il apparaît clairement que le roman est beaucoup plus


qu’un pur et simple exercice littéraire. Qu’il implique une
sagesse, une attitude, un point de vue démystifié sur le monde –
et sans doute même une façon de vivre. C’est même en cela, selon
lui, qu’il participe pleinement d’une civilisation – celle qui est
née, en Europe, à la fin du XVIe siècle : le refus de l’esprit
d’orthodoxie, et qui est peut-être en péril aujourd’hui, alors que
triomphe une sous-culture planétaire qui ne peut que
marginaliser l’esprit du roman et tendre à expulser son ironie,
son incrédulité, ses effets de lucidité.

Sommes-nous proches de ce temps, prophétisé par Jorge Luis


Borges, où les bons romanciers seront moins rares que les bons
lecteurs ? On sent bien, en tout cas, que le marché mondialisé,
désormais hégémonique, a tout intérêt à cela – à ce que les
valeurs du roman soient évacuées et supplantées par la docilité
propre au spectacle. L’un des grands mérites de Kundera, au
demeurant, est de nous faire éprouver à quel point le roman,
lorsqu’il échappe au statut de marchandise, demeure un
incomparable instrument de résistance subjective – face à ce
monde où, selon ses propres termes, « la bêtise commerciale a
remplacé la bêtise idéologique ».

Guy Scarpetta
Ecrivain. Auteur notamment de L’Age d’or du roman (Grasset, Paris, 1996), de Pour le plaisir
(Gallimard, Paris, 1998), de Variations sur l’érotisme (Descartes et Cie, Paris, 2004) et de La Guimard
(Gallimard, Paris, 2008).
(1) L’Art du roman, Gallimard, 1986, et Les Testaments trahis, Gallimard, 1993.

(2) Kundera évoque une enquête réalisée par un journal français auprès d’un panel
d’intellectuels éminents, à propos des livres les plus remarquables de l’histoire de
France. Le livre qui arrive en première position est Les Misérables. Au dixième
rang, les Mémoires de guerre du général de Gaulle (!). Gargantua et Pantagruel
au quatorzième rang seulement. Madame Bovary n’obtient que la vingt-
cinquième place, et Bouvard et Pécuchet est relégué au centième rang, le
dernier. N’apparaissent dans ce palmarès ni L’Education sentimentale, ni
Jacques le Fataliste, ni aucun livre d’Apollinaire ou de Beckett. Ce qui, par
rapport à la façon dont les écrivains étrangers perçoivent la littérature française,
ne peut que les laisser passablement étonnés...

Mot clés: Idées Littérature

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