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COnTEXTES

Revue de sociologie de la littérature

21 | 2018
L'anticipation dans les discours médiatiques et sociaux
L'anticipation en contexte : discours, réseaux, valeurs

« Rien ne blesse, ni mes idées, ni


mes sentiments là-dedans » :
Pierre-Jules Hetzel et le
sociogramme du progrès chez
Jules Verne
Maxime Prévost
https://doi.org/10.4000/contextes.6583

Entrées d'index
Mots-clés : Anticipation, Science-fiction, Verne (Jules), Hetzel (Pierre-Jules), Sociocritique,
Représentations, XIXe siècle, Idéologie, Orwell (George)

Texte intégral
1 Une lecture rapide des romans les mieux connus de Jules Verne suffit
généralement pour classer l’écrivain parmi les apôtres du progrès, et une telle
lecture n’est pas entièrement dénuée de valeur : il est vrai que les formules saint-
simoniennes Tout par la vapeur et par l’électricité et Substituer à l’exploitation de
l’homme par l’homme l’exploitation du globe par l’humanité semblent trouver
illustration dans les pages de Vingt Mille Lieues sous les mers (1869) et de L’Île
mystérieuse (1877), entre autres romans. Toutefois, plusieurs commentateurs
(notamment Jean Chesneaux et Lauric Guillaud1) ont vu dans le cheminement
romanesque de Verne un long processus de désenchantement, c’est-à-dire une
progression de l’optimisme au désabusement, son univers basculant avec des
romans tels que Sens dessus dessous (1889) ou Face au drapeau (1896) « du côté
des savants fous, des spéculateurs assoiffés d’or et de réussite, des cités de
perdition surtout2 ».
2 La redécouverte et la publication en 19943 du roman de jeunesse Paris au
xxe  siècle auraient pu mener à une réévaluation draconienne du cycle vernien.

On sait que Pierre-Jules Hetzel s’était opposé à la publication de ce roman avec


véhémence, prodiguant alors à son jeune auteur les directives qui devaient
présider à la rédaction des Voyages extraordinaires, dans lesquels Verne
s’abstiendrait désormais de représenter la France et la ville. Ce roman
crépusculaire, fiction d’anticipation par laquelle Jules Verne pleure toutes les
disparitions dont il se croit témoin, montre bien que le parcours de l’auteur n’a
pas été celui d’une droite téléologie pessimiste  : plutôt que de glisser d’un
optimisme progressiste au désenchantement, comme on l’a souvent observé, son
cheminement aurait été circulaire (pessimisme-optimisme-pessimisme). En 1898,
Verne confiait au journaliste Adolphe Brisson que son projet initial avait été de
«  secouer jusque dans ses fondements la société moderne, par l’audace et la
cruauté de ses peintures4 ». Ce projet ne l’aura jamais tout à fait quitté, puisque le
pessimisme caractérise une bonne part de son œuvre, même lorsqu’il cohabite
avec un optimisme de surface. Paris au xxe  siècle, comme plusieurs romans
tardifs de Jules Verne, montre ainsi que s’il a été visionnaire, c’est surtout dans
son pessimisme historique qui, sur plusieurs plans, anticipait diverses critiques
sociales du siècle suivant  : on verra que le xxe  siècle qu’il construit en
caricaturant les innovations du Second Empire5 annonce celui de Bertrand
Russell, de George Orwell, voire de Guy Debord.
3 Le violent rejet du roman par Hetzel aura eu plusieurs conséquences
immédiates sur l’œuvre de Jules Verne, qui, en plus des représentations tant de la
France que de l’urbanisme, abandonne les unhappy endings et le pessimisme trop
littéral en faveur d’une écriture aux vertus pédagogiques, mais réceptive à une
certaine ambiguïté idéologique. Ainsi, si l’on devait identifier une féconde
contradiction au sein des Voyages extraordinaires, l’une de ces contradictions
dont la sociocritique est friande et à partir de laquelle un Claude Duchet serait
tenté de construire un sociogramme6, ce serait celle entre progressisme et
réaction, les deux forces s’opposant tout au long de l’œuvre vernienne. Cet article
vise ainsi trois objectifs : 1) confronter la lettre de refus de Hetzel et le roman au
développement ultérieur des Voyages extraordinaires, pour saisir les paramètres
exacts de la représentation et de l’anticipation scientifiques que l’on pourrait
qualifier de consensuels, c’est-à-dire représentant le terrain d’entente entre
auteur, éditeur et public (car, comme on le sait, le succès fut effectivement au
rendez-vous, une fois Paris au xxe  siècle écarté)  ; 2) comprendre la nature des
critiques sociales de Verne dans ce roman de jeunesse, critiques sans doute
mieux fondées que ne les jugeait Hetzel, puisqu’elles devaient refaire surface au
cours du siècle qui suivit sous la plume d’autres auteurs influents  ; 3) suggérer
que, grâce à cet épisode de sa jeune carrière, Verne est parvenu à développer une
forme de fiction qu’on pourrait qualifier de sociogrammatique, c’est-à-dire qu’il
s’est éloigné de ce qu’on pourrait appeler le roman à charge, ou le roman à thèse,
pour embrasser la contradiction.
4 Il est entendu que la présente démarche, fondée sur le concept hautement
problématique de sociogramme, comporte une dimension expérimentale, de
sorte qu’il s’agira aussi de prendre la mesure des possibilités et des limites d’un
tel concept. Précisons d’emblée qu’il est séduisant par son ouverture à la
représentation romanesque de la contradiction ; de tous les concepts de théorie
littéraire, on peut à juste titre voir en lui celui qui rende le mieux compte de
l’aspect contradictoire de l’œuvre littéraire, aux prises avec la masse discursive
de son cotexte (nous reviendrons ci-dessous sur cette notion). Davantage que la
notion de polysémie, fondée pour l’essentiel sur des jeux de langage, celle de
sociogramme s’ouvre sur des jeux de savoirs, d’idéologies, d’imaginaires.
Contrairement aux notions bakhtiniennes de dialogisme, de plurilinguisme et de
polyphonie, celle de sociogramme ne suppose pas qu’une pluralité de voix
(discursives, ou plus simplement portées par des personnages) s’additionnent au
«  discours direct de l’auteur7  » dans un dessein général (souvent parodique ou
humoristique8), mais admet plutôt la possibilité que l’auteur lui-même (de même
que son destinataire) soit légion. Je est toujours un autre, et un autre, et un autre
– surtout pour l’écrivain dont les lectures embrassent résolument l’ensemble du
discours social. C’est en effet toute la presse française de l’époque que ratisse
méthodiquement Jules Verne, qui décrira ainsi sa méthode de travail au
journaliste Robert Sherard :

Je peux vous assurer que je suis un grand lecteur et que j’ai toujours lu un
crayon à la main. J’ai toujours avec moi un carnet et, comme ce personnage
de Dickens [Mr. Pickwick], je note d’emblée tout ce qui m’intéresse ou
pourrait me servir pour mes livres. Pour vous donner une idée de mes
lectures, je viens ici [à la bibliothèque de la Société industrielle d’Amiens]
chaque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et
je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents, toujours les quinze
mêmes, et je peux vous dire que très peu de choses échappent à mon
attention. Quand je vois quelque chose d’intéressant, c’est noté. Ensuite, je
lis les revues, comme la Revue bleue, la Revue rose, la Revue des deux
mondes, Cosmos, La Nature de Gaston Tissandier, L’Astronomie de
Flammarion. Je lis aussi entièrement les bulletins des sociétés scientifiques
et en particulier ceux de la Société de Géographie, car vous remarquerez
que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude.
J’ai toutes les œuvres de Reclus – j’ai une grande admiration pour Élisée
Reclus – et tout Arago. Je lis aussi et relis, car je suis un lecteur très attentif,
la collection Le Tour du monde qui est une série de récits de voyages. J’ai
jusqu’à maintenant amassé plusieurs milliers de notes sur tous les sujets, et
aujourd’hui, j’ai chez moi au moins vingt milles notes qui pourraient servir
dans mon travail et qui n’ont pas encore été utilisées9.

5 Il semble ainsi légitime de postuler que le domaine de la sociocritique peut


jeter les lumières les plus vives sur la production vernienne, ouverte sur
l’immensité discursive qui lui est contemporaine.

Un éditeur forme son auteur


6 Le roman Paris au xxe  siècle est l’un des premiers écrits par Jules Verne, qui
vient de publier, au début de 1863, Cinq Semaines en ballon chez Hetzel. On sait
que cette rencontre entre auteur et éditeur était quasi providentielle, dans la
mesure où celui-ci désirait lancer un périodique et une collection consacrés à la
jeunesse (le Magasin et la « Bibliothèque » d’éducation et de récréation). Hetzel,
qui verra immédiatement en Verne l’auteur locomotive de cette double
entreprise éditoriale, sera le principal architecte du projet des Voyages
extraordinaires  : celui de faire entrer la science dans la littérature, faisant du
roman une vaste école pour la jeunesse française où seront résumées l’ensemble
des connaissances scientifiques de l’époque, dans un tout à la fois attrayant,
divertissant et fondamentalement progressiste. Hetzel reçoit donc, dans le
courant de 1863, deux autres projets de Verne  : Les Anglais au pôle Nord (qui
deviendra les Voyages et aventures du capitaine Hatteras) et Paris au xxe siècle. Le
premier s’intègre parfaitement au dessein d’ensemble, l’autre non, aussi le
rejette-t-il violemment dans une lettre sans aucune équivoque, ici citée
intégralement :

Mon cher Verne, je donnerais je ne sais quoi pour n’avoir pas à vous écrire
aujourd’hui. Vous avez entrepris une tâche impossible – et pas plus que vos
devanciers dans une chose analogue – vous n’êtes parvenu à la mener à
bien. C’est à cent pieds au-dessous de Cinq Semaines en ballon. Si vous vous
relisiez dans un an vous seriez d’accord avec moi. C’est du petit journal et
sur un sujet qui n’est pas heureux.
Je n’attendais pas une chose parfaite ; je vous redis que je savais que vous
essayiez l’infaisable, mais j’attendais mieux. Il n’y a pas là une seule
question d’avenir sérieux résolue, pas une critique qui ne ressemble à une
charge déjà faite et refaite – et si je m’étonne c’est que vous avez fait
d’entrain et comme poussé par un dieu une chose si pénible, si peu vivante.
J’aime mieux être franc. Si vous aviez raté une pièce au théâtre, vous le
comprendriez – eh bien on rate un livre comme une pièce – et quand le
point de départ aboutit à l’impossible, il n’y a rien qui puisse conduire au
but, ni talent, ni adresse de détail – rien ne sauve ce qui ne peut pas être
sauvé.
Je ne vois rien à louer dans votre affaire, rien à louer franchement. Je suis
désolé, désolé de ce que je dois vous écrire là – je regarderais comme un
désastre pour votre nom la publication de votre travail. Cela donnerait à
croire que le ballon est un heureux raccroc. Moi qui ai le Capitaine Hatteras
je sais que le raccroc c’est cette chose manquée au contraire, mais le public
ne le saurait pas.
Faut-il vous le dire, c’est un livre presque d’enfant – de débutant, d’homme
qui va comme un hanneton contre une vitre.
Sur les choses où je me crois compétent – les choses littéraires, rien de
nouveau – vous parlez de ça comme un homme du monde qui s’en est un
peu mêlé – qui a été aux premières représentations, qui découvre des lieux
communs avec satisfaction. Ce n’est ni dans l’éloge ni dans la critique. Ce
qui vaut d’être dit.
Vous n’êtes pas mûr pour ce livre-là, vous le referez dans vingt ans. C’est
bien la peine de vieillir le monde de cent ans pour n’être pas au-dessus de
celui qui court les rues aujourd’hui. Enfin, c’est raté, raté et cent mille
hommes me diraient le contraire que je les enverrais tous promener.
Malheureusement cent mille hommes parleraient comme moi.
Rien ne blesse, ni mes idées, ni mes sentiments là-dedans. C’est la littérature
seule qui me blesse – inférieure qu’elle est à vous-même, presque à toutes
les lignes.
Votre Michel est un serin – les autres ne sont pas drôles – et souvent sont
déplaisants.
Vous êtes dans le médiocre là, jusqu’aux cheveux. Il n’y a pas de vraie
originalité, il n’y a pas de simplicité, il n’y a pas d’esprit, il n’y a pas en un
mot ce qui peut faire une carrière de six mois à un livre. Il n’y a que de quoi
vous faire un tort irréparable.
Ai-je raison, mon cher enfant, de vous traiter en fils, cruellement, à force de
vouloir ce qui vous est bon ?
Cela va-t-il retourner votre cœur contre celui qui ose vous avertir aussi
durement ?
J’espère que non – et pourtant je sais que je me suis trompé plus d’une fois
sur la force des gens à recevoir un avis vrai. Si je n’avais devant moi que
l’auteur du Ballon, je ne douterais pas que – convaincu ou non – vous seriez
certain de ma bonne intention. Eh bien, un des effets de votre livre
nouveau, c’est qu’il me fait craindre que vous ne soyez pas assez mûr, assez
fort pour comprendre cette arrache chirurgicale. Dieu sait pourtant qui si
votre livre avait été seulement au quart réussi j’étais décidé à le trouver bon
tout à fait.
Votre J. Hetzel10

7 Jules Verne se le tiendra pour dit, tant et si bien que l’œuvre qu’il écrira jusqu’à
la mort de Pierre-Jules Hetzel, en 1886, peut être considérée comme une œuvre à
quatre mains, adoptant une forme de progressisme qui, comme nous le verrons,
parvient à coexister tant bien que mal avec le pessimisme historique, la
littérature étant en somme le lieu où se rencontrent et cohabitent les
représentations contradictoires.
8 Progressivement, Verne s’établissant clairement comme le fer de lance tant du
Magasin que de la Bibliothèque d’éducation et de récréation, le ton de la
correspondance éditoriale avec Pierre-Jules Hetzel s’adoucit, devient
franchement cordial, et les critiques (souvent pénétrantes) de l’éditeur
s’expriment avec une prudence croissante. Nous proposons de considérer cette
relation de travail comme une forme de négociation qui – surtout lorsqu’elle
devient problématique – ouvre de plus grandes perspectives sur l’imaginaire
social (sur ce collectif anonyme, au sens où l’entend Cornelius Castoriadis11,
qu’auteur et éditeur anticipent accueillir, ignorer ou rejeter leur fiction) que le
seul fruit d’un esprit absolument libre de contrainte. C’est dire qu’on pourra
juger contestable la thèse d’un «  Jules Verne authentique  » victime de son
éditeur, qui aurait coupé « dans l’étoffe même de l’imaginaire vernien, et ce avec
un effet délétère pour son autorité12 ». En effet, l’imaginaire est social, et il paraît
légitime de penser que les œuvres qui parviendront à le pénétrer, voire à
l’infléchir, sont toujours le fruit de négociations. Les grands mythographes sont
de grands négociateurs, sensibles aux zones de tension actives dans l’ensemble
du discours social d’une époque donnée. Ainsi, confronter cette lettre de rejet au
manuscrit rejeté, et au développement ultérieur de la production vernienne,
peut constituer un moyen efficace pour saisir le mode d’inscription des Voyages
extraordinaires dans l’imaginaire social de la fin du Second Empire et de la
Troisième République.
9 Sans développer ici cette idée plus avant, il semble important de saisir que
pour le premier Jules Verne, Hetzel n’est pas seulement un éditeur, mais aussi un
maître écrivain, c’est-à-dire quelqu’un de remarquablement qualifié pour lui
montrer la voie d’une manière qu’on pourrait qualifier d’initiatique (Verne ouvre
d’ailleurs une lettre du début de 1866 par «  Mon digne maître13  »). «  Ce que je
voudrais devenir avant tout, c’est un écrivain, louable ambition que vous
approuverez pleinement », écrit Verne au « digne maître » le 25 avril 1864, c’est-
à-dire après la lettre de rejet du Paris au xxe siècle. Il ajoute ceci :

Vous me dites des choses bien aimables, et même bien flatteuses, sur mon
style qui s’améliore. Évidemment vous devez faire allusion aux passages
descriptifs dans lesquels je me déploie de mon mieux. Rien ne m’a donc fait
plus de plaisir qu’une telle approbation venant de vous. Je vous l’assure,
rien ne pouvait plus me toucher14.

10 Plaire à Hetzel, cela revient pour le premier Verne à fonder les paramètres
d’une œuvre susceptible de plaire tant à un mentor qu’au public contemporain.
On peut donc s’imaginer Verne prendre très au sérieux que ce que lui écrit son
correspondant, même dans ses désaccords, même lorsqu’il doit lire entre les
lignes, même s’il comprend que certains aspects de la lettre de refus fondatrice
peuvent être révélateurs de leur contraire.

Les disparitions du Second Empire


11 Le roman Paris au xxe  siècle de Jules Verne est entièrement consacré aux
disparitions du xixe siècle. En effet, ce roman d’anticipation, écrit en plein Second
Empire par un jeune écrivain très critique de la marche de la civilisation, se lit
comme la chronique de multiples morts annoncées, à savoir, en vrac, celles de
l’étude des belles lettres, de l’art (vii, p. 7815), de la bravoure militaire (xi, p. 113),
de la féminité (xii, p. 118-119), de la famille et de l’institution du mariage (p. 121),
de la campagne (xiii, p.  129), de la musique, du journalisme (p.  134), de la
politique de parti (p.  135) et de la critique (p.  136). Longue est la liste de
doléances de Verne, alors agent de change et aspirant auteur, qui devra
dorénavant, par une obligation qu’on pourrait définir de contractuelle, se faire le
chantre du progrès et de la modernité. Concentrons-nous brièvement sur trois de
ces disparitions annoncées  : celle de la langue française, celle de la ville aux
dimensions humaines et de la possibilité de l’habiter, et celle de la liberté
d’opinion.
12 Nous prendrons parfois le parti de commenter la lettre de Hetzel selon le
principe heuristique voulant qu’une profession de franchise révèle souvent
malaise et déni, et puisse donc être réversible : je songe au Rien ne blesse, ni mes
idées, ni mes sentiments là-dedans. C’est la littérature seule qui me blesse, qui
pourrait ainsi se traduire  : Tout blesse mes idées et mes sentiments là-dedans,
même s’il s’agit d’un tour de force littéraire. Tout se passe comme si, avec ce
manuscrit, Jules Verne avait voulu protester d’avance contre le projet d’ensemble
des Voyages extraordinaires, contre leur progressisme mais surtout et plus
précisément contre l’alliage de la science et de la littérature que prônait Pierre-
Jules Hetzel, alliage dont se moque Verne, par exemple lorsqu’il envoie son
protagoniste en librairie. Infructueux dans sa recherche des œuvres de
Lamartine et des autres auteurs majeurs du xixe  siècle, Michel se fait offrir des
« poésies modernes » par le libraire, soit « les Harmonies électriques, de Martillac,
ouvrage couronné par l’Académie des Sciences, les Méditations sur l’oxygène de
M. de Pulfasse, le Parallélogramme poétique, les Odes décarbonatées… » (iv, p. 53).
C’est que, dans le xxe  siècle qu’envisage Jules Verne, la littérature n’existe plus,
alors que l’éducation est devenue une affaire profitable, sous les rênes de la
Société générale de Crédit instructionnel :

À force de multiplier les succursales de l’Université, les lycées, les collèges,


les écoles primaires, les pensionnats de la doctrine chrétienne, les cours
préparatoires les séminaires, les conférences, les salles d’asyle [sic], les
orphelinats, une instruction quelconque avait filtré jusqu’aux dernières
couches de l’ordre social. Si personne ne lisait plus, du moins tout le monde
savait lire, écrire même. (i, p. 28)

13 L’appellation même de cette Société générale de Crédit instructionnel irritait


Hetzel au plus haut point  ; dans la marge du manuscrit, il signale
qu’« instructionnel » est un « mot déplaisant – mal fait – surtout pour un début. Il
est là comme une barrière. Cela a l’air d’être un mot de Fourier. Éviter au début
les néologismes16 ». Hetzel décidait ainsi de ne tenir aucun compte de l’évolution
de la langue française qu’anticipait Verne en construisant un monde dans lequel
il est devenu impossible de trouver de la littérature en librairie, un monde dans
lequel ce qu’il appelle «  la langue financière  » (i, p.  29) est celle qui domine le
discours social, y compris dans les statuts de la Société générale de Crédit
instructionnel, dont le conseil d’administration ne compte par ailleurs aucun
savant ni professeur, pour « rassurer l’entreprise commerciale » (ibid.) ; bref, un
monde où les études doivent former une main d’œuvre qualifiée en prise directe
sur la marche des affaires les plus concrètes :

Nous avouerons que l’étude des belles lettres, des langues anciennes (le
français compris) se trouvait alors à peu près sacrifiée ; le latin et le grec
étaient des langues non seulement mortes, mais enterrées ; il existait
encore, pour la forme, quelques classes de lettres, mal suivies, peu
considérables, et encore moins considérées. (ibid.)

14 La langue française ainsi renouvelée, délestée du poids des modèles d’antan,


que personne ne lit plus guère (Michel ne parvient même pas à trouver du Victor
Hugo en librairie), se transforme en ce que, dans une logique presque semblable,
George Orwell appellera la novlangue (le Newspeak), c’est-à-dire une langue
simplifiée et appauvrie par laquelle une réalité nouvelle s’exprime par des
vocables la travestissant : ainsi, par exemple, chez Orwell, le ministère de Guerre
s’appelle-t-il ministère de la Paix17, et chez Verne le ministère de la Destruction et
Refondation architecturale de la ville s’appelle-t-il le ministère des
Embellissements de Paris (i, p. 27) ; pour illustrer la pertinence de cette intuition,
il suffit de rappeler que, au Québec, en Ontario et à l’échelle fédérale canadienne,
le ministère de l’Exploitation commerciale des ressources naturelles s’appelle
ministère de l’Environnement, tout se passant comme si l’évolution et la
constitution même de la langue contrecarrait désormais la critique, dite, écrite
ou même pensée. Dans 1984, le personnage de Syme, un philologue travaillant à
perfectionner la novlangue, explique bien que l’objectif de l’évolution
linguistique est de réduire le domaine du pensable18, notamment en rendant la
littérature du passé incompréhensible19. On songe aussi à la description que fera
Guy Debord de l’évolution de la langue française dans ce qu’il appelle la société
spectaculaire-marchande :

Ceux qui veulent écrire vite à propos de rien ce que personne ne lira une
seule fois jusqu’à la fin, dans les journaux ou dans les livres, vantent avec
beaucoup de conviction le style du langage parlé, parce qu’ils le trouvent
beaucoup plus moderne, direct, facile. Eux-mêmes ne savent pas parler.
Leurs lecteurs non plus, le langage effectivement parlé dans les conditions
de vie modernes s’étant trouvé socialement résumé à sa représentation élue
au second degré par le suffrage médiatique, comptant environ six ou huit
tournures à tout instant redites et moins de deux centaines de vocables,
dont une majorité de néologismes, le tout étant soumis à un renouvellement
par tiers chaque semestre. Tout cela favorise une certaine solidarité
rapide20.

15 Guy Debord pose ainsi comme subversif d’utiliser la langue des auteurs du
passé (« Au contraire, je vais pour ma part écrire sans recherche et sans fatigue,
comme la chose du monde la plus normale et la plus aisée, la langue que j’ai
apprise et, dans la plupart des circonstances, parlée21 »), palliant par le fait même
les difficultés de traduction qui se présenteront une fois la langue française
complètement disparue22. En un mot, les intuitions linguistiques du jeune Verne
se révèlent sans doute moins naïves que ne le donnait à croire la lettre de refus
de son éditeur.
16 Paris au xxe  siècle, écrit pendant les grands travaux de Haussmann, annonce
aussi la disparition de la ville à échelle humaine et de ses lieux de sociabilité.
Jules Verne comprend que ce qu’on appellerait bientôt l’étalement urbain
deviendra une marée continue, sans ressac, transformant les grandes villes en
États quasi indépendants, entourées et traversées d’artères pour la seule
circulation rapide (« On pouvait circuler d’une extrémité de Paris à l’autre avec
la plus grande rapidité  », ii, p.  39)  : ainsi, la délimitation de Paris telle qu’il
l’anticipe pour 1960 se trouve-t-elle « marquée par les forts du Mont-Valérien, de
Saint-Denis, d’Aubervilliers, de Romainville, de Vincennes, de Charenton, de
Vitry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves et d’Issy  », formant «  une ville de
vingt-sept lieues de tour  : elle avait dévoré le département de la Seine tout
entier » (pp. 38-39). De ce développement découlent deux conséquences directes
pour la population : d’abord la quasi-impossibilité d’habiter au cœur d’une ville,
près de son lieu de travail, chaque citoyen devant quotidiennement faire de longs
aller-retour pour se trouver, en fin de journée, isolé dans une habitation éloignée
des gens avec qui il aurait pu développer des contacts amicaux dans le cours de
sa vie professionnelle23 ; ensuite, la disparition progressive de la campagne, dans
ce monde où « [l]es forêts ne servaient plus au chauffage, mais à l’impression »
(v, p.  61) et où, comme le rappelle son oncle Huguenin à Michel, il n’y a plus
d’atmosphère vraiment respirable à dix lieues de Paris :

[…] au moyen de dix mille cheminées d’usine, de fabrique de produits


chimiques, de guano artificiel, de fumée de charbon, de gaz délétère, et de
miasmes industriels, nous nous sommes donc composé un air qui vaut celui
du Royaume-Uni ; donc à moins d’aller trop loin pour mes vieilles jambes, il
ne faut pas songer à respirer quelque chose de pur ! Si tu m’en crois, nous
resterons tranquillement chez nous, en fermant bien nos fenêtres et nous
déjeunerons du mieux qu’il nous sera possible. (xiii, p. 129)

17 La ville qu’envisage Verne est aussi vidée de ses lieux de sociabilité, « l’intérêt
privé pouss[ant] chacun de ses membres dans des voies diverses  » (xii, p.  121),
sans qu’ils soient plus heureux que leurs ancêtres, « car, à leur allure pressée, à
leur démarche hâtive, à leur fougue américaine, on sentait que le démon de la
fortune les poussait en avant sans relâche ni merci » (ii, p. 43). Sans analyser en
profondeur cette parenté d’esprit (car il s’agit ici de montrer que les intuitions de
Verne dans son roman de jeunesse n’étaient pas aussi dénuées de sens et
d’intérêt que le prétendait Hetzel, puisqu’elles referaient surface dans les
décennies suivantes, chez des écrivains reconnus pour l’acuité de leur regard),
soulignons toutefois la ressemblance de cette conception pessimiste de
l’urbanisme avec celle que présentait Bertrand Russell dans un essai de 1935
intitulé «  Architecture and Social Questions  », dans lequel le lord-philosophe
proposait une série de réformes architecturales pour stopper l’essor de la
banlieue et revitaliser les espaces de vie communaux  : «  As one approaches
London or any large northern town by rail, one passes endless streets of […]
small dwellings, where each house is a center of individual life24  », écrit-il,
ajoutant que si l’esthétique architecturale objective les idéaux sociaux d’une
époque donnée, un simple coup d’œil à nos cités suffit pour conclure que «  the
last hundred years represent the lowest point yet reached by humanity25  ». Ce
n’est sans doute pas par hasard que Verne allait désormais s’abstenir de
représenter Paris dans son œuvre : il lui aurait sans doute été difficile de le faire
d’une manière qui ne fût pas univoque et négative.
18 La troisième disparition majeure dans Paris au xxe siècle est celle de la liberté
d’expression, ou plus précisément la disparition des manières possibles de
formuler une critique sociale recevable, étant donné l’appauvrissement du
langage, mais aussi celui de la conscience historique, deux symptômes également
relevés par George Orwell et Guy Debord. Comme nous l’avons vu, Verne anticipe
un monde dans lequel la littérature est morte et où seuls quelques excentriques,
parmi «  ces hommes instruits, modestes, pauvres, résignés, dont rougissent les
familles opulentes » (iv, p. 49), s’en plaignent, demeurant attachés à « cette langue
des beaux jours passés » (ix, p. 96) :

Notre langue à nous, mon enfant [dit l’oncle Huguenin à son neveu Michel],
celle de Malherbe, de Molière, de Bossuet, de Voltaire, de Nodier, de Victor
Hugo, est une fille bien élevée, et tu peux l’aimer sans crainte, car les
barbares du vingtième siècle n’ont pas pu parvenir à en faire une
courtisane. (x, p. 99 ; cf. p. 98)

19 Cette langue disparue appartient ainsi à un état de civilisation dont le discours


social ne garde pas (ou peu) la mémoire, du moins si l’on se fie à l’éloquence du
Directeur des sciences appliquées devant l’assemblée générale de la Société de
Crédit instructionnel, ainsi résumée par Verne : « il se lança à corps perdu dans
l’éloge du présent au détriment du passé  ; il entonna la litanie des découvertes
modernes ; il donna même à entendre que, sous ce rapport, l’avenir aurait peu à
faire  » (i, pp.  32-33). Passé et futur se résorbent ainsi en ce que Guy Debord
appelle le présent perpétuel caractéristique du «  spectaculaire intégré26  », celui
qui est le nôtre et prive la plupart d’entre nous d’éléments de comparaison à la
lumière desquels appréhender le présent dans son historicité27.
20 Si rien dans Paris au xxe  siècle ne blessait ni les idées ni les sentiments de
Pierre-Jules Hetzel, force est toutefois de constater que le roman semblait
s’ingénier à saper les fondements des encore prospectifs Voyages extraordinaires.
Quelles qu’aient pu être les éventuelles qualités littéraires ou la justesse des
observations du jeune auteur, l’éditeur dut bien voir qu’il s’engageait dans un
terrain miné et sans issue. Paris au xxe  siècle est en somme un anti Voyage
extraordinaire, dans lequel on ne voyage pas dans l’espace, et où le mouvement
temporel mène le lecteur vers le passé plutôt que l’avenir.

Roman à thèse et sociogramme


21 On voit donc que les critiques sociales de Jules Verne, sous couvert
d’anticipation, étaient frontales  : il attaquait sans détour la société du Second
Empire dans certaines de ses caractéristiques appelées à définir au moins
partiellement la suite de l’évolution historique, puisque qu’elles seraient
ultérieurement relevées par d’autres écrivains hors de tout lien d’influence
(rappelons que Paris au xxe siècle n’a été publié qu’en 1994). La lettre de refus de
Pierre-Jules Hetzel l’aura ainsi incité à modifier du tout au tout la nature de son
invention  ; sans doute, dans un premier temps, en l’invitant à limiter son anti-
progressisme, mais sans pour autant le voiler entièrement. Jules Verne, dans les
premières années de sa formation auprès d’Hetzel, a appris à s’éloigner du
roman à thèse tel que le définira Susan Suleiman («  Je définis comme roman à
thèse un roman “réaliste” (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la
représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un
enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique,
philosophique, scientifique ou religieuse28  »), les Voyages extraordinaires
s’ouvrant progressivement aux sociogrammes tels que les conceptualiseront
Claude Duchet et Marc Angenot. En d’autres termes, l’écriture de Verne
deviendrait de plus en plus « sociogrammatique », c’est-à-dire que, confiant dans
le pouvoir de la littérature d’exprimer une chose et son contraire sans rupture
logique, Verne rendra son œuvre de plus en plus réceptive aux contradictions de
son cotexte29. Telle que synthétisée par Pierre Popovic, la formule de Duchet se
résume de la façon suivante : « Réel [hors d’atteinte] / Rumeur sociale → Cotexte
→← Texte30  », étant entendu que le texte embrasse les contradictions de son
cotexte.
22 Rappelons que la notion de sociogramme, pourtant centrale dans la pensée de
Claude Duchet, n’a pas suscité un nombre massif d’adhésions, même auprès des
praticiens de l’ainsi nommée sociocritique («  Un étudiant ou un chercheur qui
voudrait s’informer sur les concepts ou se faire une idée de l’opérativité du
sociogramme en comparant plusieurs essais aurait le plus grand mal », soulignait
Patrick Maurus en 201131). Pourtant, comme l’écrit Charles-Étienne Chaplain-
Corriveau, «  la spécificité de la sociocritique, si elle existe, tient peut-être aux
concepts de sociogramme et de sociolecte. Ne pas au moins les interroger
reviendrait un peu à faire de la psychanalyse sans mentionner l’inconscient32 ».
Rappelons que la définition du sociogramme la plus souvent reprise est la
suivante  : «  un ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles
en interaction les unes avec les autres, centré autour d’un noyau lui-même
conflictuel33 ». Chaque terme mérite un examen complet, exercice auquel se livre
Régine Robin :

Reprenons la dernière définition proposée par Claude Duchet. Ensemble


flou. Il s’agit d’une constellation vague. Le mot flou ici a presque un sens
mathématique. Il signifie que cet ensemble est affecté d’un caractère
aléatoire, d’un coefficient d’incertitude, qu’il est chargé d’indécidabilité. Le
sociogramme se définit par des éléments probables mais incertains. […]
Instable, parce que le sociogramme ne cesse de se transformer. Il est
impossible de le fixer. À travers des pratiques socio-historiques elles-mêmes
mouvantes, le sociogramme peut à un moment donné se figer en doxa,
cliché, stéréotype, mais la plupart du temps, le travail de la fiction va
consister à le faire bouger, à le transformer, à le déplacer par adjonction de
nouveaux éléments, par glissement de sens, par retournement sémantiques
ou par extinction sémiotique. Le sociogramme ne cesse de se reconfigurer,
de changer de régime de sens, de déplacer la signification des mots.
Conflictuel, il s’agit du mot essentiel de la définition. Pas d’activité
sociogrammatique sans enjeu polémique. L’absence de conflit étant l’indice
d’une fossilisation consensuelle et censurante. Ensemble de représentations
partielles. Il n’y a que des fragments, des bribes de représentations, jamais
une globalité, une totalité. La fiction joue sur des traces, non sur des
assemblages. En interaction les unes avec les autres. L’ensemble des
représentations si partielles qu’elles soient sont interdépendantes les unes
des autres […]. Cet ensemble de représentations se constitue, se configure
autour d’un noyau, d’un énoncé nucléaire conflictuel qui peut se présenter
sous des formes variées : un stéréotype, une maxime, un sociolecte
lexicalisé, un cliché culturel, une devise, un énoncé emblématique, un
personnage emblématique, une notion abstraite, un objet, une image. Tel
qu’il se présente, travaillé par la fiction, le sociogramme est constitutif de la
formation de l’imaginaire social34.

23 Marc Angenot, pour sa part, croyait «  nécessaire de généraliser un peu la


conception de Claude Duchet en posant que, dans son extension la plus large, le
sociogramme peut être défini comme «  l’ensemble des vecteurs discursifs qui,
chacun à sa façon, thématisent un objet doxique35 ». L’histoire des idées telle que
la conçoit Marc Angenot veut s’ouvrir au «  brouhaha de conceptions
antagonistes36 » ; or, la littérature n’est-elle pas le forum idéal pour écouter cette
masse sonore discordante  ? Pour le dire en termes sociocritiques, l’œuvre
littéraire (par rapport au pamphlet, au discours philosophique, scientifique ou
politique) n’est-elle pas celle qui laisse entrevoir le cotexte le plus élargi  ?
Précisons ouvertement que nul schéma, nul diagramme ne suit  ; je ne suis pas
certain de comprendre à quoi renvoie le gramme de « sociogramme », sinon à la
rhétorique théorisante des années 1970. Toujours est-il que laisser entrevoir le
cotexte le plus élargi, c’est précisément ce que peut faire la littérature qui
parvient à éviter les écueils du roman à thèse. Une lecture éclairée du Tour du
monde en quatre-vingts jours, par exemple, doit tenir compte du paradoxe
fondamental faisant du saint patron des voyageurs, Phileas Fogg, un homme qui
ne s’intéresse nullement au voyage, sinon le voyage par livres interposés, le
voyage médiatisé par le monde de l’imprimé :

Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille


propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou
égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles s’étaient trouvées
souvent comme inspirées par une seconde vue tant l’événement finissait
toujours par les justifier. C’était un homme qui avait voyagé partout, – en
esprit, tout au moins37.

24 C’est pourtant son voyage qui lui permet de trouver une femme, en Inde, car
les Mrs.  Aouda sont rares sur le trajet séparant sa demeure de Saville-row du
Reform-Club38. C’est ainsi que Phileas Fogg incarne à la fois la résistance lucide à
la bougeotte et les vertus transformatrices du voyage, le roman Le Tour du monde
en quatre-vingts jours faisant la lumière sur ce qu’on pourrait appeler le
sociogramme du voyage. Contrairement au roman s’ouvrant aux fécondes
contradictions coexistant dans un cotexte donné, le roman à thèse se révèle pour
sa part «  foncièrement autoritaire  »  : «  Dans un roman à thèse, la “bonne”
interprétation de l’histoire racontée est cousue de fil rouge – elle y est inscrite de
sorte que “personne ne puisse s’y tromper39”  », souvent par l’inclusion d’un
personnage qui, tel l’oncle Huguenin de Paris au xxe  siècle, reprend de manière
magistrale et univoque le point de vue dominant mis en texte par la narration
(«  ce diable de progrès nous a conduits où nous sommes  », synthétise l’oncle
Huguenin au profit du lecteur qui aurait mal saisi le sens de la narration, x,
p. 100).
25 S’il est possible de représenter le voyage de manière non univoque, « l’idée de
progrès40  » inspire elle aussi – et à plus forte raison – une pluralité de voix
discordantes, le progrès s’imposant comme « le grand paradigme spéculatif issu
des Lumières, paradigme qui a dynamisé toute la modernité intellectuelle, mais
paradigme qu’il n’est pas question de figer conceptuellement car il fut contesté
depuis toujours par les Cassandre de la “décadence41” ». Cette idée a donc « éclaté
très vite en plusieurs avatars contradictoires42  », dont le romancier
consciencieux doit se faire l’écho (et le Verne formé par Hetzel n’est rien sinon
consciencieux). On lit encore chez Marc Angenot :

Je propose en tout cas en matière d’histoire d’une idée le recours, que je


crois heuristiquement fécond, à une approche que je dénomme
“antilogique” : il faut confronter pensée du Progrès et pensée de la
Décadence, progrès et non-sens, progrès et à vau-l’eau ; étudier une “idée”
ne revient pas à faire le vide autour d’elle en isolant ainsi une cohérence
fallacieuse : c’est étudier simultanément et avec profit la fortune de ses
antonymes et ses antagonistes43.

26 Cette confrontation de la contradiction, la pensée progressiste sous-entendant


toujours forcément celle de la décadence et vice-versa, est également à l’œuvre
chez Pierre-André Taguieff  : «  Depuis plus d’un siècle, en Occident, l’idée de
progrès joue le double rôle, auto-contradictoire, d’une idée régulatrice et d’une
idée morte, d’un motif d’exaltation et d’un mythe répulsif, d’une raison d’espérer
et d’une raison d’être exaspéré44  ». Or, penser simultanément progrès et
décadence, c’est précisément ce que se refusait le manuscrit de Paris au xxe siècle.
Jules Verne choisissait très nettement son camp, celui du passé. Car, comme
l’observe encore Marc Angenot, «  [p]our les positivistes qui lèguent leur
phraséologie aux républicains bourgeois, puis aux socialistes, la France se divise
alors simplement en “hommes du passé” (la droite) et “homme de progrès” ou
“hommes de l’avenir45”  »  ; sous le couvert de toutes ses récriminations tenant
aux « choses littéraires », Hetzel intime en somme à Verne de ne pas clairement
s’identifier comme un homme de droite, et de ménager des espoirs en ce
xxe  siècle, eldorado prospectif des apôtres du progrès (à ce sujet, Angenot cite

l’exemple d’Edmond About  : «  Où s’arrêtera le progrès si notre activité se


soutient encore un siècle  ? Qui oserait limiter les espérances de l’avenir46  ?  »).
Qui oserait limiter les espérances de l’avenir ? Pas Jules Verne, du moins pas dans
la « Bibliothèque d’éducation et de récréation » ; Hetzel y veille.

Conclusion : une science rétrospective


27 Le violent rejet du roman par Hetzel aura eu plusieurs conséquences
immédiates sur l’œuvre de Jules Verne, qui, comme nous l’avons souligné,
abandonne les représentations tant de la France que de l’urbanisme, ainsi que
les unhappy endings et le pessimisme trop littéral en faveur d’une écriture aux
vertus pédagogiques, mais réceptive à une certaine ambiguïté idéologique. Ainsi,
progressisme et réaction coexisteront désormais au cœur des Voyages
extraordinaires ; par exemple, on pourrait aisément montrer que le roman L’Île à
hélice ne constitue aucunement le réquisitoire univoque contre la modernité et
l’Amérique décrit par plusieurs47. Le sociogramme du progrès, évolutif tout au
long de la carrière de l’auteur, en recoupe ponctuellement d’autres ; on pourrait
par exemple s’intéresser au sociogramme de l’industrie dans Les 500 Millions de
la Bégum (1879) ou à celui de la richesse dans L’Île à hélice (1895). La notion de
sociogramme, en matière romanesque, laisse entrevoir que l’échelle est peut-être
moins celle allant « du roman à thèse jusqu’au roman “ludique” préconisé par les
théoriciens contemporains48  » que celle du roman à thèse jusqu’au roman à
thèses. De manière générale, on pourra observer que Jules Verne gardera
l’anticipation triste  ; lorsqu’il chantera les louanges du progrès, il le fera au
présent, qu’il s’agisse par exemple des prouesses balistiques du Gun Club dans De
la terre à la lune (1865), de la maestria électrique et océanographique du
capitaine Nemo dans Vingt Mille Lieues sous les mers (1869-1870) ou encore des
prodigieuses architectures minières de James Starr dans Les Indes noires (1877).
28 On notera enfin que le refus sans appel de Pierre-Jules Hetzel aura
immédiatement donné lieu à la rédaction d’un chef-d’œuvre : Voyage au centre de
la terre (1864), qui marque l’abandon de la satire politique et sociale au profit de
la fiction à caractère mythique, celle qui devait assurer à Jules Verne son
inscription dans l’imaginaire social et sa survie dans l’imaginaire collectif. « S’il
fallait une définition [de la sociocritique], elle serait militante, irait dans le sens
d’une sémiologie critique de l’idéologie, d’un déchiffrage du non-dit, des
censures, des “messages49” », écrivait Claude Duchet. Du non-dit, des censures et
des « messages », on en trouverait certes dans la représentation que Jules Verne
fait de la science à l’intérieur de fictions pouvant donner l’impression de la
transparence pure. La conception de la science qui se fait jour dans Voyage au
centre de la terre vaut la peine d’être méditée, Jules Verne y faisant l’éloge d’une
science tant visionnaire que rétrospective. En effet, la grande figure du génie
scientifique dominant la quête du professeur Lidenbrock et de son neveu Axel
est un alchimiste du xvie siècle, Arne Saknussemm, qui, trois cents ans avant les
percées scientifiques du xixe  siècle, est allé là où personne n’était allé, et où
personne n’est retourné depuis50. À la lecture du cryptogramme légué par
l’alchimiste renaissant, oncle et neveu se confrontent sur le plan
épistémologique, Axel (le narrateur du roman  ; ce qui constitue une source de
tension humoristique) ne lui accordant qu’une valeur relative, alors que
«  l’audacieux professeur51  » se trouve immédiatement éclairé par la lumière
venant du passé :

Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase de Saknussemm est


claire et ne peut laisser aucun doute à l’esprit. J’accorde même que le
document a un air de parfaite authenticité. Ce savant est allé au fond du
Sneffels ; il a vu l’ombre du Scartaris caresser les bords du cratère avant les
calendes de juillet ; il a même entendu raconter dans les récits légendaires
de son temps que ce cratère aboutissait au centre de la terre ; mais quant à y
être parvenu lui-même, quant à avoir fait le voyage et à en être revenu, s’il
l’a entrepris, non, cent fois non !
– Et la raison ? dit mon oncle d’un ton singulièrement moqueur.
– C’est que toutes les théories de la science démontrent qu’une pareille
entreprise est impraticable !
– Toutes les théories disent cela ? répondit le professeur en prenant un air
bonhomme. Ah ! les vilaines théories ! Comme elles vont nous gêner, ces
pauvres théories52 !

29 À travers l’autorité paradoxale (et, eurêka  !, amusante, car l’humour fera


désormais partie des représentations verniennes) du professeur Lidenbrock,
l’auteur s’ingénie à réfuter, à écarter, à détruire nombre d’hypothèses
scientifiques contemporaines, pour cette raison précise qu’elles freinent l’essor
imaginatif du merveilleux (à la vue de l’océan souterrain, Axel s’écrie «  C’est
merveilleux ! », ce à quoi son oncle répond : « Non, c’est naturel53 »). Lidenbrock,
conscient que « les faits, selon leur habitude, viennent démentir les théories54 »,
estime que la science sera visionnaire ou ne sera pas. Le savant est fou (en
croisant une « maison de fous » lors de leur passage au Danemark, Axel songe :
« Bon ! voilà un établissement où nous devrions finir nos jours ! Et, si grand qu’il
fût, cet hôpital serait encore trop petit pour contenir toute la folie du professeur
Lidenbrock55  !  »). Le génie scientifique est forcément paradoxal, excentrique,
antibourgeois  ; il incarne l’opposition active à toute forme de consensus.
Autrement dit, le savant véritable ne saurait se contenter d’être l’administrateur
des savoirs d’une société de plus en plus technocrate  ; il est au contraire
l’explorateur de l’inconnu, le préposé à l’inouï, celui par qui le merveilleux
arrive. Voyage au centre de la terre constitue ainsi un éloge paradoxal de la
science qui se conjugue au passé.
30 Marc Angenot observait dans son Histoire des idées que « [l]’angoisse est le trait
dominant de l’homme moderne qui se sent égaré dans un mode ébranlé,
condamné, considérant le spectacle d’une société qui a perdu ses assises,
diagnostiquant un malaise général56 ». Le xixe siècle tel que le perçoit Jules Verne
est ravagé par une série de disparitions ; il n’en demeure pas moins qu’une fois
la synthèse réalisée entre le pessimisme de l’auteur et l’entreprise éditoriale de
Pierre-Jules Hetzel, le savant vernien sera précisément celui pour qui cette
angoisse n’existe pas, celui qui la dissipe. Et qui, en cela même qu’il la dissipe,
nous rappelle constamment son existence.
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Notes
1 Guillaud (Lauric), Jules Verne face au rêve américain. De l’enthousiasme au pessimisme,
Paris, Michel Houdiard éditeur, 2005, p. 10 : « Comment expliquer alors les contradictions
d’un écrivain américanophile dont l’œuvre est perçue de plus en plus comme
américanophobe  ?  »  ; p.  69  : «  Notre romancier idéaliste a assisté, impuissant, au
dévoiement de la science qu’incarne désormais le “savant fou” – Robur ii finit en
psychopathe –, ainsi qu’à l’essor parallèle et conjoint d’un expansionnisme devenu
impérialiste. Comme Verne estimait, sans doute trop ingénument, que “les États-Unis se
rapprochaient le mieux du modèle de développement dont on pouvait rêver pour
l’humanité” [formule de Jean Chesneaux], on saisit l’ampleur de son désenchantement.
Non seulement la science n’est plus synonyme de progrès, mais l’on peut redouter une
application intensive du mode de vie américain au reste du monde. On aurait pu s’en
douter car Paris au xxe siècle esquissait déjà un tableau américanisé de la capitale ».
2 Chesneaux (Jean), Jules Verne. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques,
Paris, Bayard, 2001, p. 47.
3 Couleau (Christèle), «  Tentatives d’évasion  ? Jules Verne, des topoï réalistes à la
recherche d’un genre nouveau », Nineteenth-Century French Studies, XLIII, 3-4, printemps-
été 2015, p.  179  : «  Paris au xxe siècle reste longtemps à l’état de manuscrit. Oublié dans
l’ancien coffre-fort de Michel Verne, il échappe de peu à la dynamite lorsque l’arrière-
petit-fils de l’écrivain décide, par acquit de conscience, de vérifier que le coffre est vide
avant de l’abandonner. Il réapparaît alors, à la grande surprise des spécialistes, et il est
enfin publié en 1994. Écrit en toute probabilité dans la foulée de Cinq Semaines en ballon,
entre janvier 1863 et mars 1864, ce texte est lui aussi présenté à Hetzel ».
4 Brisson (Adolphe), Revue illustrée, décembre 1898, reproduit dans Compère (Daniel) &
Margot (Jean-Michel), Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998,
p. 136.
5 Voir Moré (Marcel), Le Très curieux Jules Verne, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2005
[1959], p. 52 : « Les valeurs industrielles de toutes sortes, métallurgie, gaz, compagnies de
bateaux, chemins de fer, etc., qu’il était appelé à manier quotidiennement lui ont fait
appréhender d’une manière particulièrement concrète le développement de la vie sociale
sous le Second Empire grâce aux nouvelles applications de la science ».
6 La définition que donne Claude Duchet du sociogramme est la suivante : « un ensemble
flou, instable, conflictuel de représentations partielles en interaction les unes avec les
autres, centré autour d’un noyau lui-même conflictuel  ». Voir Duchet (Claude) & Maurus
(Patrick), Un cheminement vagabond, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 52. Nous élaborons
davantage sur la notion de sociogramme ci-dessous.
7 Voir Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, trad. de Daria Olivier, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 123.
8 Ibid., p. 135 : « Comme nous l’avons noté, le récit du narrateur ou de l’auteur présumé se
construit sur le fond de langage littéraire normal, de la perspective littéraire habituelle.
Chaque moment du récit est corrélaté à ce langage et à cette perspective, il leur est
confronté et, au surplus, dialogiquement : point de vue contre point de vue, accent contre
accent, appréciation contre appréciation ».
9 Voir Compère (Daniel) & Margot (Jean-Michel) (éd.), Entretiens avec Jules Verne, 1873-
1905, op. cit., pp.  91-92 (traduction de Robert Sherard, «  Jules Verne at Home. His Own
Account of his Life and Works », McClure’s Magazine, vol. II, n° 2, janvier 1894).
10 Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), éd. d’Olivier
Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, t. I (1863-1874), Genève, Slatkine, 1999,
pp. 25-27.
11 Castoriadis utilise souvent l’expression « collectif anonyme » sans la définir clairement.
Rappelons que pour ce philosophe, l’imaginaire est instituant par l’activité d’un collectif
anonyme. L’imaginaire instituant ne nous apparaît ainsi que dans ses créations  : les
formes successives instituées par un collectif anonyme. Voir Castoriadis (Cornelius), « Les
Significations imaginaires sociales  », dans L’Institution imaginaire de la société, Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1975, pp. 493-538 (p. 533, notamment).
12 Voir Butcher (William), Jules Verne inédit. Les manuscrits déchiffrés, Lyon, ENS Éditions,
Institut d’histoire du livre, coll.  «  Métamorphoses du livre  », 2015, p.  454 et p.  321. Voir
Dumas (Olivier), « Les Relations Verne-Hetzel », dans Correspondance inédite de Jules Verne
et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), op. cit., p.  8  : «  la puissance de Verne et son
imagination fantastique sont contrariées par la volonté et l’incompréhension d’Hetzel ».
13 Correspondance inédite, op. cit., p. 39.
14 Ibid., p. 28.
15 Verne (Jules), Paris au xxe siècle, éd. de Piero Gondolo della Riva, Paris, Hachette/Le
Cherche Midi, coll.  «  Le Livre de poche  », 1994. Les prochains renvois à cette édition
seront intégrés au corps du texte.
16 Voir Gondolo della Riva (Piero), « Préface », dans Paris au xxe siècle, éd. cit., p. 13.
17 Orwell (George), Nineteen Eighty-Four, Londres, Penguin Books, 1987 [1948], p.  225  :
«  Even the names of the four Ministries by which we are governed exhibit a sort of
impudence in their deliberate reversal of the facts. The Ministry of Peace concerns itself
with war, the Ministry of Truth with lies, the Ministry of Love with torture and the
Ministry of Plenty with starvation ».
18 Ibid., p. 55 : « Don’t you see that the whole aim on Newspeak is to narrow the range of
thought ? In the end we shall make thoughtcrime literally impossible, because there will
be no words in which to express it ».
19 Ibid., p.  56  : «  By 2050 – earlier, probably – all real knowledge of Oldspeak will have
disappeared. The whole literature of the past will have been destroyed. Chaucer,
Shakespeare, Milton, Byron – they’ll exist only in Newspeak versions, not merely changed
into something different, but actually changed into something contradictory of what they
used to be ».
20 Debord (Guy), Panégyrique, tome premier, Paris, Gallimard, 1993, pp. 19-20.
21 Ibid., p. 20.
22 Ibid., pp. 20-21.
23 Voir ix, p.  92  : «  L’oncle demeurait loin  : il avait dû transporter ses pénates, où ils ne
coûtaient pas trop cher à héberger ».
24 Russell (Bertrand), «  Architecture and Social Questions  », dans In Praise of Idleness,
Londres/Sydney/Wellington, Unwin Paperbacks, 1976 [1935], p.  40. Il serait bien entendu
possible d’étudier ces questions d’urbanisme et d’architecture chez des auteurs
contemporains de Jules Verne, tel Albert Robida qui, dans ses romans d’anticipation
(notamment Le Vingtième siècle, 1883 et Le Vingtième siècle. La vie électrique, 1890)
s’intéresse comme on sait aux questions de surpopulation, d’envahissement (notamment
aérien) de la métropole, etc.
25 Ibid., pp. 40-41. Voir aussi p. 48 : « But although we take the hideousness of suburbs for
granted, like March winds and November fogs, it has not, in fact, the same inevitability.
[…] Hideousness, as much as worry and poverty, is part of the price we pay for our slavery
to the motive of private profit ».
26 Debord (Guy), Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1992 [1988], pp. 25 et suiv.
27 Voir Orwell (George), Nineteen Eighty-Four, op. cit., p.  75  : «  The thing you invariably
came back to was the impossibility of knowing what life before the Revolution had really
been like ». Voir Paris au xxe siècle, op. cit., p. 56 : « […] au train où vont les choses, il n’est
même plus permis d’espérer dans l’avenir ».
28 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF,
coll.  «  Écriture  », 1983, p.  14. L’auteure dit s’inspirer au premier chef des romans de
Barrès, Bourget, Zola, Aragon, Malraux, Drieu la Rochelle, Mauriac, Brasillach et Nizan
(p. 10).
29 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., pp. 44-45 : « Le
cotexte est ce qui dans le texte ouvre à un en-dehors du texte, sur un ailleurs du texte, sur
un domaine avec lequel le texte travaille. Avec lequel tout texte travaille. […] Le cotexte
n’est pas la totalité de l’univers, il est la portion de l’univers avec laquelle le texte
travaille  ». Voir Robin (Régine), «  Pour une socio-poétique de l’imaginaire social  », dans
Neefs (Jacques) & Ropars (Marie-Claire) (dir.), La Politique du texte. Enjeux sociocritiques,
Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 101 : « Le co-texte est ce qui accompagne le
texte, l’ensemble des autres textes, des autres discours qui lui font écho, tout ce qui est
supposé par le texte et écrit avec lui ».
30 Popovic (Pierre), «  La Sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir  »,
Pratiques, nos 151-152, décembre 2011, p. 19.
31 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., p. 16.
32 Chaplain-Corriveau (Charles-Étienne), Le Sociogramme du civisme dans les Aventures de
Blake et Mortimer, thèse de maîtrise, Université d’Ottawa, 2016, p.  25.
URL : http://www.ruor.uottawa.ca/handle/10393/35214.
33 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., p. 52.
34 Robin (Régine), « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social », loc. cit., pp. 106-107.
35 Angenot (Marc), 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule,
coll. « L’Univers des discours », 1989, p. 104. Voir aussi Angenot (Marc) & Robin (Régine),
« L’Inscription du discours social dans le texte littéraire », Sociocriticism, vol. I, n° 1, 1985,
p. 67 : « La limite d’extension du sociogramme me semble correspondre à la cumulation
de tous les vecteurs discursifs thématisant un objet socialement identifié en un moment
donné, surtout lorsque ces thématisations produisent un véritable nœud gordien de
représentations intriquées et incompatibles dont l’enchevêtrement implique l’ensemble
des discours d’une société à un moment donné  ». Selon Charles-Étienne Chaplain-
Corriveau, «  faire des sociogrammes à la Angenot, ressemble beaucoup à de la
lexicologie » (Le Sociogramme du civisme dans les Aventure de Blake et Mortimer, op. cit.,
p.  24). Voir encore Angenot (Marc), L’Histoire des idées, Liège, Presses universitaires de
Liège, coll.  «  Situations  », 2014, pp.  168-169  : « La prétendue distinction des mots et des
idées, faut-il le redire, est une affaire toute… verbale […]. Un mot, par ailleurs, ne va
jamais seul  : il entre dans des couplages et des paradigmes sémantiques. Les mots du
discours sont toujours en connexion virtuelle avec antonyme, hyperonyme, hyponyme ; ils
incluent, ils excluent, ils opposent. Ainsi vous abordez l’étude du mot “fascisme” et tout le
nœud gordien de notions entremêlées et controversées qui l’enserre vient avec ce que
vous tirez ».
36 Marc Angenot, L’Histoire des idées, op. cit., p. 135.
37 Verne (Jules), Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Paris, Librairie générale
française, « Le Livre de poche », 2000 [1873], p. 10.
38 Ibid., pp. 18-19 : « Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied
gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au
Reform-Club ».
39 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse, op. cit., p. 18.
40 Angenot (Marc), L’Histoire des idées, op. cit., p. 127.
41 Ibid., p. 128.
42 Idem.
43 Ibid., pp. 140-141.
44 Taguieff (Pierre-André), L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 47.
45 Angenot (Marc), L’Histoire des idées, op. cit., p.  132. Pierre-André Taguieff, dans
L’Effacement de l’avenir, cite pour sa part le Renan de L’Avenir de la science (1848) : « Il n’y
a qu’un moyen de comprendre et de justifier l’esprit moderne : c’est de l’envisager comme
un degré nécessaire vers le parfait ; c’est-à-dire vers l’avenir » (op. cit., p. 359).
46 Ibid., p. 134.
47 Voir Prévost (Maxime), «  Le Sociogramme de la richesse dans L’Île à hélice de Jules
Verne », dans Jean-François Chassay & Claire Barel-Moisan (dir.), Le Roman des possibles.
L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940), Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, coll. « Cavales », à paraître.
48 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse, op. cit., p. 31.
49 Duchet (Claude), «  Pour une socio-critique ou variations sur un incipit  », Littérature,
vol. I, n° 1, 1971, p. 14.
50 On se rappelle que le cryptogramme que percent le professeur Lidenbrock et Axel se lit
ainsi : « Descends dans le cratère du Yocul de Sneffels que l’ombre du Scartaris vient de
caresser avant les calendes de juillet, voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de
la Terre. Ce que j’ai fait. Arne Saknussemm. » (Voyage au centre de la terre, Paris, Librairie
générale française, coll. « Le Livre de poche », 2006 [1864], p. 37)
51 Ibid., p. 124.
52 Ibid., p. 43.
53 Ibid., p. 203.
54 Ibid., p. 169.
55 Ibid., p. 59.
56 Marc Angenot, L’Histoire des idées, op. cit., p. 141.

Pour citer cet article


Référence électronique
Maxime Prévost, « « Rien ne blesse, ni mes idées, ni mes sentiments là-dedans » : Pierre-Jules
Hetzel et le sociogramme du progrès chez Jules Verne », COnTEXTES [En ligne], 21 | 2018, mis en
ligne le 30 octobre 2018, consulté le 06 juin 2023. URL :
http://journals.openedition.org/contextes/6583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.6583

Auteur
Maxime Prévost
Université d’Ottawa

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Compte rendu de Bayard (Pierre), L’Affaire du Chien des Baskerville [Texte intégral]
Paris, Minuit, « Paradoxe », 2008, 166 p.
Paru dans COnTEXTES, Notes de lecture

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