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21 | 2018
L'anticipation dans les discours médiatiques et sociaux
L'anticipation en contexte : discours, réseaux, valeurs
Entrées d'index
Mots-clés : Anticipation, Science-fiction, Verne (Jules), Hetzel (Pierre-Jules), Sociocritique,
Représentations, XIXe siècle, Idéologie, Orwell (George)
Texte intégral
1 Une lecture rapide des romans les mieux connus de Jules Verne suffit
généralement pour classer l’écrivain parmi les apôtres du progrès, et une telle
lecture n’est pas entièrement dénuée de valeur : il est vrai que les formules saint-
simoniennes Tout par la vapeur et par l’électricité et Substituer à l’exploitation de
l’homme par l’homme l’exploitation du globe par l’humanité semblent trouver
illustration dans les pages de Vingt Mille Lieues sous les mers (1869) et de L’Île
mystérieuse (1877), entre autres romans. Toutefois, plusieurs commentateurs
(notamment Jean Chesneaux et Lauric Guillaud1) ont vu dans le cheminement
romanesque de Verne un long processus de désenchantement, c’est-à-dire une
progression de l’optimisme au désabusement, son univers basculant avec des
romans tels que Sens dessus dessous (1889) ou Face au drapeau (1896) « du côté
des savants fous, des spéculateurs assoiffés d’or et de réussite, des cités de
perdition surtout2 ».
2 La redécouverte et la publication en 19943 du roman de jeunesse Paris au
xxe siècle auraient pu mener à une réévaluation draconienne du cycle vernien.
Je peux vous assurer que je suis un grand lecteur et que j’ai toujours lu un
crayon à la main. J’ai toujours avec moi un carnet et, comme ce personnage
de Dickens [Mr. Pickwick], je note d’emblée tout ce qui m’intéresse ou
pourrait me servir pour mes livres. Pour vous donner une idée de mes
lectures, je viens ici [à la bibliothèque de la Société industrielle d’Amiens]
chaque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et
je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents, toujours les quinze
mêmes, et je peux vous dire que très peu de choses échappent à mon
attention. Quand je vois quelque chose d’intéressant, c’est noté. Ensuite, je
lis les revues, comme la Revue bleue, la Revue rose, la Revue des deux
mondes, Cosmos, La Nature de Gaston Tissandier, L’Astronomie de
Flammarion. Je lis aussi entièrement les bulletins des sociétés scientifiques
et en particulier ceux de la Société de Géographie, car vous remarquerez
que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude.
J’ai toutes les œuvres de Reclus – j’ai une grande admiration pour Élisée
Reclus – et tout Arago. Je lis aussi et relis, car je suis un lecteur très attentif,
la collection Le Tour du monde qui est une série de récits de voyages. J’ai
jusqu’à maintenant amassé plusieurs milliers de notes sur tous les sujets, et
aujourd’hui, j’ai chez moi au moins vingt milles notes qui pourraient servir
dans mon travail et qui n’ont pas encore été utilisées9.
Mon cher Verne, je donnerais je ne sais quoi pour n’avoir pas à vous écrire
aujourd’hui. Vous avez entrepris une tâche impossible – et pas plus que vos
devanciers dans une chose analogue – vous n’êtes parvenu à la mener à
bien. C’est à cent pieds au-dessous de Cinq Semaines en ballon. Si vous vous
relisiez dans un an vous seriez d’accord avec moi. C’est du petit journal et
sur un sujet qui n’est pas heureux.
Je n’attendais pas une chose parfaite ; je vous redis que je savais que vous
essayiez l’infaisable, mais j’attendais mieux. Il n’y a pas là une seule
question d’avenir sérieux résolue, pas une critique qui ne ressemble à une
charge déjà faite et refaite – et si je m’étonne c’est que vous avez fait
d’entrain et comme poussé par un dieu une chose si pénible, si peu vivante.
J’aime mieux être franc. Si vous aviez raté une pièce au théâtre, vous le
comprendriez – eh bien on rate un livre comme une pièce – et quand le
point de départ aboutit à l’impossible, il n’y a rien qui puisse conduire au
but, ni talent, ni adresse de détail – rien ne sauve ce qui ne peut pas être
sauvé.
Je ne vois rien à louer dans votre affaire, rien à louer franchement. Je suis
désolé, désolé de ce que je dois vous écrire là – je regarderais comme un
désastre pour votre nom la publication de votre travail. Cela donnerait à
croire que le ballon est un heureux raccroc. Moi qui ai le Capitaine Hatteras
je sais que le raccroc c’est cette chose manquée au contraire, mais le public
ne le saurait pas.
Faut-il vous le dire, c’est un livre presque d’enfant – de débutant, d’homme
qui va comme un hanneton contre une vitre.
Sur les choses où je me crois compétent – les choses littéraires, rien de
nouveau – vous parlez de ça comme un homme du monde qui s’en est un
peu mêlé – qui a été aux premières représentations, qui découvre des lieux
communs avec satisfaction. Ce n’est ni dans l’éloge ni dans la critique. Ce
qui vaut d’être dit.
Vous n’êtes pas mûr pour ce livre-là, vous le referez dans vingt ans. C’est
bien la peine de vieillir le monde de cent ans pour n’être pas au-dessus de
celui qui court les rues aujourd’hui. Enfin, c’est raté, raté et cent mille
hommes me diraient le contraire que je les enverrais tous promener.
Malheureusement cent mille hommes parleraient comme moi.
Rien ne blesse, ni mes idées, ni mes sentiments là-dedans. C’est la littérature
seule qui me blesse – inférieure qu’elle est à vous-même, presque à toutes
les lignes.
Votre Michel est un serin – les autres ne sont pas drôles – et souvent sont
déplaisants.
Vous êtes dans le médiocre là, jusqu’aux cheveux. Il n’y a pas de vraie
originalité, il n’y a pas de simplicité, il n’y a pas d’esprit, il n’y a pas en un
mot ce qui peut faire une carrière de six mois à un livre. Il n’y a que de quoi
vous faire un tort irréparable.
Ai-je raison, mon cher enfant, de vous traiter en fils, cruellement, à force de
vouloir ce qui vous est bon ?
Cela va-t-il retourner votre cœur contre celui qui ose vous avertir aussi
durement ?
J’espère que non – et pourtant je sais que je me suis trompé plus d’une fois
sur la force des gens à recevoir un avis vrai. Si je n’avais devant moi que
l’auteur du Ballon, je ne douterais pas que – convaincu ou non – vous seriez
certain de ma bonne intention. Eh bien, un des effets de votre livre
nouveau, c’est qu’il me fait craindre que vous ne soyez pas assez mûr, assez
fort pour comprendre cette arrache chirurgicale. Dieu sait pourtant qui si
votre livre avait été seulement au quart réussi j’étais décidé à le trouver bon
tout à fait.
Votre J. Hetzel10
7 Jules Verne se le tiendra pour dit, tant et si bien que l’œuvre qu’il écrira jusqu’à
la mort de Pierre-Jules Hetzel, en 1886, peut être considérée comme une œuvre à
quatre mains, adoptant une forme de progressisme qui, comme nous le verrons,
parvient à coexister tant bien que mal avec le pessimisme historique, la
littérature étant en somme le lieu où se rencontrent et cohabitent les
représentations contradictoires.
8 Progressivement, Verne s’établissant clairement comme le fer de lance tant du
Magasin que de la Bibliothèque d’éducation et de récréation, le ton de la
correspondance éditoriale avec Pierre-Jules Hetzel s’adoucit, devient
franchement cordial, et les critiques (souvent pénétrantes) de l’éditeur
s’expriment avec une prudence croissante. Nous proposons de considérer cette
relation de travail comme une forme de négociation qui – surtout lorsqu’elle
devient problématique – ouvre de plus grandes perspectives sur l’imaginaire
social (sur ce collectif anonyme, au sens où l’entend Cornelius Castoriadis11,
qu’auteur et éditeur anticipent accueillir, ignorer ou rejeter leur fiction) que le
seul fruit d’un esprit absolument libre de contrainte. C’est dire qu’on pourra
juger contestable la thèse d’un « Jules Verne authentique » victime de son
éditeur, qui aurait coupé « dans l’étoffe même de l’imaginaire vernien, et ce avec
un effet délétère pour son autorité12 ». En effet, l’imaginaire est social, et il paraît
légitime de penser que les œuvres qui parviendront à le pénétrer, voire à
l’infléchir, sont toujours le fruit de négociations. Les grands mythographes sont
de grands négociateurs, sensibles aux zones de tension actives dans l’ensemble
du discours social d’une époque donnée. Ainsi, confronter cette lettre de rejet au
manuscrit rejeté, et au développement ultérieur de la production vernienne,
peut constituer un moyen efficace pour saisir le mode d’inscription des Voyages
extraordinaires dans l’imaginaire social de la fin du Second Empire et de la
Troisième République.
9 Sans développer ici cette idée plus avant, il semble important de saisir que
pour le premier Jules Verne, Hetzel n’est pas seulement un éditeur, mais aussi un
maître écrivain, c’est-à-dire quelqu’un de remarquablement qualifié pour lui
montrer la voie d’une manière qu’on pourrait qualifier d’initiatique (Verne ouvre
d’ailleurs une lettre du début de 1866 par « Mon digne maître13 »). « Ce que je
voudrais devenir avant tout, c’est un écrivain, louable ambition que vous
approuverez pleinement », écrit Verne au « digne maître » le 25 avril 1864, c’est-
à-dire après la lettre de rejet du Paris au xxe siècle. Il ajoute ceci :
Vous me dites des choses bien aimables, et même bien flatteuses, sur mon
style qui s’améliore. Évidemment vous devez faire allusion aux passages
descriptifs dans lesquels je me déploie de mon mieux. Rien ne m’a donc fait
plus de plaisir qu’une telle approbation venant de vous. Je vous l’assure,
rien ne pouvait plus me toucher14.
10 Plaire à Hetzel, cela revient pour le premier Verne à fonder les paramètres
d’une œuvre susceptible de plaire tant à un mentor qu’au public contemporain.
On peut donc s’imaginer Verne prendre très au sérieux que ce que lui écrit son
correspondant, même dans ses désaccords, même lorsqu’il doit lire entre les
lignes, même s’il comprend que certains aspects de la lettre de refus fondatrice
peuvent être révélateurs de leur contraire.
Nous avouerons que l’étude des belles lettres, des langues anciennes (le
français compris) se trouvait alors à peu près sacrifiée ; le latin et le grec
étaient des langues non seulement mortes, mais enterrées ; il existait
encore, pour la forme, quelques classes de lettres, mal suivies, peu
considérables, et encore moins considérées. (ibid.)
Ceux qui veulent écrire vite à propos de rien ce que personne ne lira une
seule fois jusqu’à la fin, dans les journaux ou dans les livres, vantent avec
beaucoup de conviction le style du langage parlé, parce qu’ils le trouvent
beaucoup plus moderne, direct, facile. Eux-mêmes ne savent pas parler.
Leurs lecteurs non plus, le langage effectivement parlé dans les conditions
de vie modernes s’étant trouvé socialement résumé à sa représentation élue
au second degré par le suffrage médiatique, comptant environ six ou huit
tournures à tout instant redites et moins de deux centaines de vocables,
dont une majorité de néologismes, le tout étant soumis à un renouvellement
par tiers chaque semestre. Tout cela favorise une certaine solidarité
rapide20.
15 Guy Debord pose ainsi comme subversif d’utiliser la langue des auteurs du
passé (« Au contraire, je vais pour ma part écrire sans recherche et sans fatigue,
comme la chose du monde la plus normale et la plus aisée, la langue que j’ai
apprise et, dans la plupart des circonstances, parlée21 »), palliant par le fait même
les difficultés de traduction qui se présenteront une fois la langue française
complètement disparue22. En un mot, les intuitions linguistiques du jeune Verne
se révèlent sans doute moins naïves que ne le donnait à croire la lettre de refus
de son éditeur.
16 Paris au xxe siècle, écrit pendant les grands travaux de Haussmann, annonce
aussi la disparition de la ville à échelle humaine et de ses lieux de sociabilité.
Jules Verne comprend que ce qu’on appellerait bientôt l’étalement urbain
deviendra une marée continue, sans ressac, transformant les grandes villes en
États quasi indépendants, entourées et traversées d’artères pour la seule
circulation rapide (« On pouvait circuler d’une extrémité de Paris à l’autre avec
la plus grande rapidité », ii, p. 39) : ainsi, la délimitation de Paris telle qu’il
l’anticipe pour 1960 se trouve-t-elle « marquée par les forts du Mont-Valérien, de
Saint-Denis, d’Aubervilliers, de Romainville, de Vincennes, de Charenton, de
Vitry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves et d’Issy », formant « une ville de
vingt-sept lieues de tour : elle avait dévoré le département de la Seine tout
entier » (pp. 38-39). De ce développement découlent deux conséquences directes
pour la population : d’abord la quasi-impossibilité d’habiter au cœur d’une ville,
près de son lieu de travail, chaque citoyen devant quotidiennement faire de longs
aller-retour pour se trouver, en fin de journée, isolé dans une habitation éloignée
des gens avec qui il aurait pu développer des contacts amicaux dans le cours de
sa vie professionnelle23 ; ensuite, la disparition progressive de la campagne, dans
ce monde où « [l]es forêts ne servaient plus au chauffage, mais à l’impression »
(v, p. 61) et où, comme le rappelle son oncle Huguenin à Michel, il n’y a plus
d’atmosphère vraiment respirable à dix lieues de Paris :
17 La ville qu’envisage Verne est aussi vidée de ses lieux de sociabilité, « l’intérêt
privé pouss[ant] chacun de ses membres dans des voies diverses » (xii, p. 121),
sans qu’ils soient plus heureux que leurs ancêtres, « car, à leur allure pressée, à
leur démarche hâtive, à leur fougue américaine, on sentait que le démon de la
fortune les poussait en avant sans relâche ni merci » (ii, p. 43). Sans analyser en
profondeur cette parenté d’esprit (car il s’agit ici de montrer que les intuitions de
Verne dans son roman de jeunesse n’étaient pas aussi dénuées de sens et
d’intérêt que le prétendait Hetzel, puisqu’elles referaient surface dans les
décennies suivantes, chez des écrivains reconnus pour l’acuité de leur regard),
soulignons toutefois la ressemblance de cette conception pessimiste de
l’urbanisme avec celle que présentait Bertrand Russell dans un essai de 1935
intitulé « Architecture and Social Questions », dans lequel le lord-philosophe
proposait une série de réformes architecturales pour stopper l’essor de la
banlieue et revitaliser les espaces de vie communaux : « As one approaches
London or any large northern town by rail, one passes endless streets of […]
small dwellings, where each house is a center of individual life24 », écrit-il,
ajoutant que si l’esthétique architecturale objective les idéaux sociaux d’une
époque donnée, un simple coup d’œil à nos cités suffit pour conclure que « the
last hundred years represent the lowest point yet reached by humanity25 ». Ce
n’est sans doute pas par hasard que Verne allait désormais s’abstenir de
représenter Paris dans son œuvre : il lui aurait sans doute été difficile de le faire
d’une manière qui ne fût pas univoque et négative.
18 La troisième disparition majeure dans Paris au xxe siècle est celle de la liberté
d’expression, ou plus précisément la disparition des manières possibles de
formuler une critique sociale recevable, étant donné l’appauvrissement du
langage, mais aussi celui de la conscience historique, deux symptômes également
relevés par George Orwell et Guy Debord. Comme nous l’avons vu, Verne anticipe
un monde dans lequel la littérature est morte et où seuls quelques excentriques,
parmi « ces hommes instruits, modestes, pauvres, résignés, dont rougissent les
familles opulentes » (iv, p. 49), s’en plaignent, demeurant attachés à « cette langue
des beaux jours passés » (ix, p. 96) :
Notre langue à nous, mon enfant [dit l’oncle Huguenin à son neveu Michel],
celle de Malherbe, de Molière, de Bossuet, de Voltaire, de Nodier, de Victor
Hugo, est une fille bien élevée, et tu peux l’aimer sans crainte, car les
barbares du vingtième siècle n’ont pas pu parvenir à en faire une
courtisane. (x, p. 99 ; cf. p. 98)
24 C’est pourtant son voyage qui lui permet de trouver une femme, en Inde, car
les Mrs. Aouda sont rares sur le trajet séparant sa demeure de Saville-row du
Reform-Club38. C’est ainsi que Phileas Fogg incarne à la fois la résistance lucide à
la bougeotte et les vertus transformatrices du voyage, le roman Le Tour du monde
en quatre-vingts jours faisant la lumière sur ce qu’on pourrait appeler le
sociogramme du voyage. Contrairement au roman s’ouvrant aux fécondes
contradictions coexistant dans un cotexte donné, le roman à thèse se révèle pour
sa part « foncièrement autoritaire » : « Dans un roman à thèse, la “bonne”
interprétation de l’histoire racontée est cousue de fil rouge – elle y est inscrite de
sorte que “personne ne puisse s’y tromper39” », souvent par l’inclusion d’un
personnage qui, tel l’oncle Huguenin de Paris au xxe siècle, reprend de manière
magistrale et univoque le point de vue dominant mis en texte par la narration
(« ce diable de progrès nous a conduits où nous sommes », synthétise l’oncle
Huguenin au profit du lecteur qui aurait mal saisi le sens de la narration, x,
p. 100).
25 S’il est possible de représenter le voyage de manière non univoque, « l’idée de
progrès40 » inspire elle aussi – et à plus forte raison – une pluralité de voix
discordantes, le progrès s’imposant comme « le grand paradigme spéculatif issu
des Lumières, paradigme qui a dynamisé toute la modernité intellectuelle, mais
paradigme qu’il n’est pas question de figer conceptuellement car il fut contesté
depuis toujours par les Cassandre de la “décadence41” ». Cette idée a donc « éclaté
très vite en plusieurs avatars contradictoires42 », dont le romancier
consciencieux doit se faire l’écho (et le Verne formé par Hetzel n’est rien sinon
consciencieux). On lit encore chez Marc Angenot :
Notes
1 Guillaud (Lauric), Jules Verne face au rêve américain. De l’enthousiasme au pessimisme,
Paris, Michel Houdiard éditeur, 2005, p. 10 : « Comment expliquer alors les contradictions
d’un écrivain américanophile dont l’œuvre est perçue de plus en plus comme
américanophobe ? » ; p. 69 : « Notre romancier idéaliste a assisté, impuissant, au
dévoiement de la science qu’incarne désormais le “savant fou” – Robur ii finit en
psychopathe –, ainsi qu’à l’essor parallèle et conjoint d’un expansionnisme devenu
impérialiste. Comme Verne estimait, sans doute trop ingénument, que “les États-Unis se
rapprochaient le mieux du modèle de développement dont on pouvait rêver pour
l’humanité” [formule de Jean Chesneaux], on saisit l’ampleur de son désenchantement.
Non seulement la science n’est plus synonyme de progrès, mais l’on peut redouter une
application intensive du mode de vie américain au reste du monde. On aurait pu s’en
douter car Paris au xxe siècle esquissait déjà un tableau américanisé de la capitale ».
2 Chesneaux (Jean), Jules Verne. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques,
Paris, Bayard, 2001, p. 47.
3 Couleau (Christèle), « Tentatives d’évasion ? Jules Verne, des topoï réalistes à la
recherche d’un genre nouveau », Nineteenth-Century French Studies, XLIII, 3-4, printemps-
été 2015, p. 179 : « Paris au xxe siècle reste longtemps à l’état de manuscrit. Oublié dans
l’ancien coffre-fort de Michel Verne, il échappe de peu à la dynamite lorsque l’arrière-
petit-fils de l’écrivain décide, par acquit de conscience, de vérifier que le coffre est vide
avant de l’abandonner. Il réapparaît alors, à la grande surprise des spécialistes, et il est
enfin publié en 1994. Écrit en toute probabilité dans la foulée de Cinq Semaines en ballon,
entre janvier 1863 et mars 1864, ce texte est lui aussi présenté à Hetzel ».
4 Brisson (Adolphe), Revue illustrée, décembre 1898, reproduit dans Compère (Daniel) &
Margot (Jean-Michel), Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998,
p. 136.
5 Voir Moré (Marcel), Le Très curieux Jules Verne, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2005
[1959], p. 52 : « Les valeurs industrielles de toutes sortes, métallurgie, gaz, compagnies de
bateaux, chemins de fer, etc., qu’il était appelé à manier quotidiennement lui ont fait
appréhender d’une manière particulièrement concrète le développement de la vie sociale
sous le Second Empire grâce aux nouvelles applications de la science ».
6 La définition que donne Claude Duchet du sociogramme est la suivante : « un ensemble
flou, instable, conflictuel de représentations partielles en interaction les unes avec les
autres, centré autour d’un noyau lui-même conflictuel ». Voir Duchet (Claude) & Maurus
(Patrick), Un cheminement vagabond, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 52. Nous élaborons
davantage sur la notion de sociogramme ci-dessous.
7 Voir Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, trad. de Daria Olivier, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 123.
8 Ibid., p. 135 : « Comme nous l’avons noté, le récit du narrateur ou de l’auteur présumé se
construit sur le fond de langage littéraire normal, de la perspective littéraire habituelle.
Chaque moment du récit est corrélaté à ce langage et à cette perspective, il leur est
confronté et, au surplus, dialogiquement : point de vue contre point de vue, accent contre
accent, appréciation contre appréciation ».
9 Voir Compère (Daniel) & Margot (Jean-Michel) (éd.), Entretiens avec Jules Verne, 1873-
1905, op. cit., pp. 91-92 (traduction de Robert Sherard, « Jules Verne at Home. His Own
Account of his Life and Works », McClure’s Magazine, vol. II, n° 2, janvier 1894).
10 Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), éd. d’Olivier
Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, t. I (1863-1874), Genève, Slatkine, 1999,
pp. 25-27.
11 Castoriadis utilise souvent l’expression « collectif anonyme » sans la définir clairement.
Rappelons que pour ce philosophe, l’imaginaire est instituant par l’activité d’un collectif
anonyme. L’imaginaire instituant ne nous apparaît ainsi que dans ses créations : les
formes successives instituées par un collectif anonyme. Voir Castoriadis (Cornelius), « Les
Significations imaginaires sociales », dans L’Institution imaginaire de la société, Paris,
Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1975, pp. 493-538 (p. 533, notamment).
12 Voir Butcher (William), Jules Verne inédit. Les manuscrits déchiffrés, Lyon, ENS Éditions,
Institut d’histoire du livre, coll. « Métamorphoses du livre », 2015, p. 454 et p. 321. Voir
Dumas (Olivier), « Les Relations Verne-Hetzel », dans Correspondance inédite de Jules Verne
et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), op. cit., p. 8 : « la puissance de Verne et son
imagination fantastique sont contrariées par la volonté et l’incompréhension d’Hetzel ».
13 Correspondance inédite, op. cit., p. 39.
14 Ibid., p. 28.
15 Verne (Jules), Paris au xxe siècle, éd. de Piero Gondolo della Riva, Paris, Hachette/Le
Cherche Midi, coll. « Le Livre de poche », 1994. Les prochains renvois à cette édition
seront intégrés au corps du texte.
16 Voir Gondolo della Riva (Piero), « Préface », dans Paris au xxe siècle, éd. cit., p. 13.
17 Orwell (George), Nineteen Eighty-Four, Londres, Penguin Books, 1987 [1948], p. 225 :
« Even the names of the four Ministries by which we are governed exhibit a sort of
impudence in their deliberate reversal of the facts. The Ministry of Peace concerns itself
with war, the Ministry of Truth with lies, the Ministry of Love with torture and the
Ministry of Plenty with starvation ».
18 Ibid., p. 55 : « Don’t you see that the whole aim on Newspeak is to narrow the range of
thought ? In the end we shall make thoughtcrime literally impossible, because there will
be no words in which to express it ».
19 Ibid., p. 56 : « By 2050 – earlier, probably – all real knowledge of Oldspeak will have
disappeared. The whole literature of the past will have been destroyed. Chaucer,
Shakespeare, Milton, Byron – they’ll exist only in Newspeak versions, not merely changed
into something different, but actually changed into something contradictory of what they
used to be ».
20 Debord (Guy), Panégyrique, tome premier, Paris, Gallimard, 1993, pp. 19-20.
21 Ibid., p. 20.
22 Ibid., pp. 20-21.
23 Voir ix, p. 92 : « L’oncle demeurait loin : il avait dû transporter ses pénates, où ils ne
coûtaient pas trop cher à héberger ».
24 Russell (Bertrand), « Architecture and Social Questions », dans In Praise of Idleness,
Londres/Sydney/Wellington, Unwin Paperbacks, 1976 [1935], p. 40. Il serait bien entendu
possible d’étudier ces questions d’urbanisme et d’architecture chez des auteurs
contemporains de Jules Verne, tel Albert Robida qui, dans ses romans d’anticipation
(notamment Le Vingtième siècle, 1883 et Le Vingtième siècle. La vie électrique, 1890)
s’intéresse comme on sait aux questions de surpopulation, d’envahissement (notamment
aérien) de la métropole, etc.
25 Ibid., pp. 40-41. Voir aussi p. 48 : « But although we take the hideousness of suburbs for
granted, like March winds and November fogs, it has not, in fact, the same inevitability.
[…] Hideousness, as much as worry and poverty, is part of the price we pay for our slavery
to the motive of private profit ».
26 Debord (Guy), Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1992 [1988], pp. 25 et suiv.
27 Voir Orwell (George), Nineteen Eighty-Four, op. cit., p. 75 : « The thing you invariably
came back to was the impossibility of knowing what life before the Revolution had really
been like ». Voir Paris au xxe siècle, op. cit., p. 56 : « […] au train où vont les choses, il n’est
même plus permis d’espérer dans l’avenir ».
28 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF,
coll. « Écriture », 1983, p. 14. L’auteure dit s’inspirer au premier chef des romans de
Barrès, Bourget, Zola, Aragon, Malraux, Drieu la Rochelle, Mauriac, Brasillach et Nizan
(p. 10).
29 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., pp. 44-45 : « Le
cotexte est ce qui dans le texte ouvre à un en-dehors du texte, sur un ailleurs du texte, sur
un domaine avec lequel le texte travaille. Avec lequel tout texte travaille. […] Le cotexte
n’est pas la totalité de l’univers, il est la portion de l’univers avec laquelle le texte
travaille ». Voir Robin (Régine), « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social », dans
Neefs (Jacques) & Ropars (Marie-Claire) (dir.), La Politique du texte. Enjeux sociocritiques,
Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 101 : « Le co-texte est ce qui accompagne le
texte, l’ensemble des autres textes, des autres discours qui lui font écho, tout ce qui est
supposé par le texte et écrit avec lui ».
30 Popovic (Pierre), « La Sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir »,
Pratiques, nos 151-152, décembre 2011, p. 19.
31 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., p. 16.
32 Chaplain-Corriveau (Charles-Étienne), Le Sociogramme du civisme dans les Aventures de
Blake et Mortimer, thèse de maîtrise, Université d’Ottawa, 2016, p. 25.
URL : http://www.ruor.uottawa.ca/handle/10393/35214.
33 Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, op. cit., p. 52.
34 Robin (Régine), « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social », loc. cit., pp. 106-107.
35 Angenot (Marc), 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule,
coll. « L’Univers des discours », 1989, p. 104. Voir aussi Angenot (Marc) & Robin (Régine),
« L’Inscription du discours social dans le texte littéraire », Sociocriticism, vol. I, n° 1, 1985,
p. 67 : « La limite d’extension du sociogramme me semble correspondre à la cumulation
de tous les vecteurs discursifs thématisant un objet socialement identifié en un moment
donné, surtout lorsque ces thématisations produisent un véritable nœud gordien de
représentations intriquées et incompatibles dont l’enchevêtrement implique l’ensemble
des discours d’une société à un moment donné ». Selon Charles-Étienne Chaplain-
Corriveau, « faire des sociogrammes à la Angenot, ressemble beaucoup à de la
lexicologie » (Le Sociogramme du civisme dans les Aventure de Blake et Mortimer, op. cit.,
p. 24). Voir encore Angenot (Marc), L’Histoire des idées, Liège, Presses universitaires de
Liège, coll. « Situations », 2014, pp. 168-169 : « La prétendue distinction des mots et des
idées, faut-il le redire, est une affaire toute… verbale […]. Un mot, par ailleurs, ne va
jamais seul : il entre dans des couplages et des paradigmes sémantiques. Les mots du
discours sont toujours en connexion virtuelle avec antonyme, hyperonyme, hyponyme ; ils
incluent, ils excluent, ils opposent. Ainsi vous abordez l’étude du mot “fascisme” et tout le
nœud gordien de notions entremêlées et controversées qui l’enserre vient avec ce que
vous tirez ».
36 Marc Angenot, L’Histoire des idées, op. cit., p. 135.
37 Verne (Jules), Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Paris, Librairie générale
française, « Le Livre de poche », 2000 [1873], p. 10.
38 Ibid., pp. 18-19 : « Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied
gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au
Reform-Club ».
39 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse, op. cit., p. 18.
40 Angenot (Marc), L’Histoire des idées, op. cit., p. 127.
41 Ibid., p. 128.
42 Idem.
43 Ibid., pp. 140-141.
44 Taguieff (Pierre-André), L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 47.
45 Angenot (Marc), L’Histoire des idées, op. cit., p. 132. Pierre-André Taguieff, dans
L’Effacement de l’avenir, cite pour sa part le Renan de L’Avenir de la science (1848) : « Il n’y
a qu’un moyen de comprendre et de justifier l’esprit moderne : c’est de l’envisager comme
un degré nécessaire vers le parfait ; c’est-à-dire vers l’avenir » (op. cit., p. 359).
46 Ibid., p. 134.
47 Voir Prévost (Maxime), « Le Sociogramme de la richesse dans L’Île à hélice de Jules
Verne », dans Jean-François Chassay & Claire Barel-Moisan (dir.), Le Roman des possibles.
L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940), Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, coll. « Cavales », à paraître.
48 Rubin Suleiman (Susan), Le Roman à thèse, op. cit., p. 31.
49 Duchet (Claude), « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature,
vol. I, n° 1, 1971, p. 14.
50 On se rappelle que le cryptogramme que percent le professeur Lidenbrock et Axel se lit
ainsi : « Descends dans le cratère du Yocul de Sneffels que l’ombre du Scartaris vient de
caresser avant les calendes de juillet, voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de
la Terre. Ce que j’ai fait. Arne Saknussemm. » (Voyage au centre de la terre, Paris, Librairie
générale française, coll. « Le Livre de poche », 2006 [1864], p. 37)
51 Ibid., p. 124.
52 Ibid., p. 43.
53 Ibid., p. 203.
54 Ibid., p. 169.
55 Ibid., p. 59.
56 Marc Angenot, L’Histoire des idées, op. cit., p. 141.
Auteur
Maxime Prévost
Université d’Ottawa
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