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Guerre d’Algérie dans la littérature beur : traces et trous de mémoire


HÉLÈNE JACCOMARD Hélène Jaccomard

University of Western Australia | UWA · School of Humanities

Doctor of Philosophy

L’inscription de la Guerre d’Algérie dans des textes d’auteurs dits beurs suscite
depuis
plusieurs années un fort intérêt critique.1 Les œuvres de Mehdi Charef, de Leïla
Sebbar, d’Akli Tadjer figurent en première place dans ces analyses littéraires, de
même que les textes
traitant des harkis (Mehdi Charef, Zamia Rahmani, Fatima Besnaci-Lancou,
Dalila
Kerchouche) ou du massacre du 17 octobre 1961 (Nacer Kettane, Ali Haoun).
Ces études
critiques accompagnent et stimulent le retour du refoulé sur la mémoire de la
Guerre
d’Algérie du côté français. Ainsi cet ensemble concourt à conférer davantage de
« visibilité
sociale », pour reprendre les termes de Jean-Pierre Rioux,2 aux témoignages et
récits sur ce
traumatisme, livres qui demeurent somme toute assez confidentiels. Dans son
essai paru en
2005, Benjamin Stora s’étonnait encore de la chape de silence étouffant ce
conflit aux « mille
livres ».3
Les études critiques font ainsi un travail de valorisation sur le plan littéraire et
historique des écrivains beurs qui occupent une position unique à la jonction
entre mémoire
familiale et mémoire collective. Peut-être d’avantage que d’autres Français, ils
sont en
1 Voir Bénédicte Vauthier, “Mémoire(s) d’Algérie : Balises pour une anthologie
de littérature francophone –
française et algérienne – au service de l’histoire”, Expressions maghrébines, 2, 1
(2003), 175-194 ; Jane
Hiddleston, “Cultural Memory and Amnesia: the Algerian War and ‘Second-
Generation’ Immigrant Literature
in France”, Journal of Romance Studies, 3, 1 (2003), 59-71 ; Susan Ireland, “The
Algerian War revisited”, in
Alec Hargreaves (ed), Memory, Empire and Postcolonialism: Legacies of French
Colonialism (Lanham, MD:
Lexington, 2005), pp. 203-215 ; Janice Gross, (2005) « France and Algeria, the
Impossible shared past » in Alec
Hargreaves (ed), Memory, Empire and Postcolonialism: Legacies of French
Colonialism, pp. 216-233 ;
Benjamin Stora, Le livre, mémoire de l’histoire : réflexions sur le livre et la
guerre d’Algérie (Paris: Préau des
collines, 2005) ; Laura K. Reeck, “Forgetting and Remembering the Harkis.
Mehdi Charef’s Le harki de
Meriem”, Romance Quarterly, 53, 1 (2006) 49-61 ; Patricia M. Lorcin (ed),
Algeria 1800-2000: Identity,
Memory and Nostalgia (Syracuse: Syracuse UP, 2006) ; Jo McCormack,
Collective Memory: France and the
Algerian War (1954-1962) (New York; London: Lexington, 2007).
2 Jean-Pierre Rioux, “Trous de mémoire”, Télérama Hors-Série, mars 1995, 90-
92 (92).
3 Stora, Le livre, mémoire de l’histoire, p. 9.
Citation complète:
Hélène Jaccomard, "Guerre d'Algérie dans la littérature beur: traces et trous de
mémoire",
Australian Journal of French Studies Vol XLV, 2 May-August 2008, 150-164
mesure de constater le retentissement des relations entre la France et l’Algérie
sur les
populations maghrébines de France et leurs descendants. Il est indéniable que la
vie des
enfants d’émigrés ou expatriés algériens, les plus influents parmi les beurs,4 a
été
conditionnée par les huit années de conflit et par l’après-Indépendance. Trop
jeunes pour y
avoir participé en tant qu’acteurs, les beurs ont parfois été témoins d’événements
sur place ; à
l’occasion, ils sont dépositaires d’une mémoire familiale et, au minimum, de
simples traces
mnésiques. Dans les deux cas, témoins ou dépositaires (et parfois les deux), les
beurs ont le
droit de figurer au nombre des groupes de mémoire concernés par le conflit.5
Si les auteurs étudiés par la critique jusqu’ici font effectivement un travail de
mémoire, il faut admettre que d’autres (tels Mounsi, Azouz Begag ou Ahmed
Djouder) n’ont
justement aucune mémoire à proposer vu le silence qui entoure la Guerre
d’Algérie dans la
vie publique et dans la vie familiale. Comme l’écrit Jo McCormack : «
[Integration of beurs
in France] further limits the amount of ‘memory activism’ one would expect
from beurs on
the Algerian War ».6 Et pourtant, cela ne les empêche pas de vouloir parler de ce
moment
fondateur de leur identité. Ce qui frappe dès que l’on s’intéresse aux traces du
conflit dans
leurs textes, c’est qu’une rhétorique commune se dessine : l’écriture va tourner
autour des
pères7 et tenter de régresser vers des origines toujours plus lointaines. Les
auteurs se
4 Puisque les textes de harkis ou enfants de harkis ne sont pas traités ici, on
n’abordera pas la distinction entre
enfants d’immigrés et enfants de rapatriés, pourtant essentielle pour comprendre
la diversité des enfants
d’Algériens en France. Voir par exemple Géraldine Enjelvin, “Les Harkis en
France: carte d’identité française,
identité harkie à la carte?”, Modern & Contemporary France, 11, 2 (2003), 161–
173.
5 Stora, Le livre, mémoire de l’histoire, p. 9.
6 McCormack, Collective Memory, p. 123.
7 Les mères, et les femmes d’une manière générale, sont ignorées comme acteurs
de la Guerre d’Algérie par les
auteurs beurs et pratiquement tous les groupes de mémoire. Voir, Benjamin
Stora, “Repères sur
l’historiographie algérienne de la guerre”, in Dominique Borne, Jean-Louis
Nembrini and Jean-Pierre Rioux
(eds), Enseigner la guerre d'Algérie et le Maghreb contemporain (Actes de la
DESCO Université d’été, October
2001), pp. 16-21 (p. 19).
confrontent alors à l'antinomie relevée par Jacques Derrida : « l’archi-trace : c’est
l’origine de
l’origine, sauf que l’origine a disparu, et donc aussi l’origine de l’origine. »8
Comment raconter la Guerre d’Algérie quand on n’a aucun récit parental sur
lequel
s’appuyer, ou qu’on n’a ni participé ni été témoin de quoique ce soit ? «
L’imaginaire de
guerre », selon l’expression de Benjamin Stora,9 tourne à vide. Ne reste qu’une
mise en scène
des trous de mémoire, la présence absente d’un passé insondable.10 Pourtant,
notre intuition
est que concentrer l’attention critique sur ces trous de mémoire qui laissent des
traces, dans le
sens derridien du terme, met à jour l’angoisse intime de certains auteurs beurs.
Ces auteurs
sont justement ceux qui n’ont pas encore été examinés pour leur contribution à
l’écriture de
l’imaginaire de la Guerre d’Algérie en France parce qu’elle semblait trop mince.
Commençons par un auteur qui a été à la fois témoin de traces de la Guerre
d’Algérie
et dépositaire de souvenirs familiaux pour mieux établir le contraste avec les
auteurs d’une
‘mémoire sans souvenirs’.
Fille d’une mère française et d’un père algérien Nina Bouraoui a passé son
enfance à
Alger, mis à part des vacances à Rennes, pour finir par vivre à plein temps en
France. On
peut la considérer comme beur du fait de cette miscégénation et de son double
héritage
culturel.11 Née en 1967, Bouraoui n’a pu être un témoin oculaire d’actes de
guerre. Elle n’en
constate pas moins les contrecoups sur sa vie, du fait que c’est en pleine Guerre
d’Algérie
que sa mère, Maryvonne, fille de la petite bourgeoisie bretonne, a rencontré son
père, Rachid,
8 Pierre Delayin, Méditations sur le Quai de l’Idve (Paris: Idixa. [en ligne],
2006), p. 90.
9 Benjamin Stora, Imaginaires de la guerre. Algérie – Vietnam. En France et aux
Etats-Unis. (Paris : La
Découverte, 1997).
10 Edith Wyschogrod, “Heterological History: A conversation with Carl
Raschke”, Journal of Religious Thought
1, 2 (2000) http://www.jcrt.org/archives/01.2/wyschogrod_raschke.shtml
(accessed 11/10/2007)
11 Sur les difficultés à étiqueter Bouraoui comme auteur beur, voire à utiliser ce
vocable, se référer à Hélène
Jaccomard, “‘Cours, Cours ! Nina’ Garçon manqué de Nina Bouraoui” Essays in
French Literature, 41 (2004),
63-79.
brillant étudiant algérien à Rennes. Et cela, alors que le propre frère de Rachid
disparaissait
dans le maquis.12 Nina scrute la seule photo qui atteste de l’existence de son
oncle, photo où
il braque un fusil comme s’il visait « l’enfant qui regarde son image » (Garçon
manqué, p.
32). A partir de cette violence retenue du combattant FLN, Nina imagine non pas
le récit des
actes de guerre de cet homme, mais les mois de fiançailles de ses parents passés
en France. Il
leur a fallu braver les préjugés de la famille de Maryvonne13 ou des passants à
l’invective
facile, « la peur des Français, de leur violence, de leur soif de sang, de leur désir
d’histoires. »
(Garçon manqué, p. 91). Donc voici un auteur capable de saut imaginatif pour
recréer les
émotions issues de faits avérés.
Bouraoui raconte aussi son propre vécu, lequel semble entièrement déterminé par
les
répercussions de la Guerre d’Algérie. Bénédicte Vauthier ne s’y trompe pas, qui
classe
Garçon manqué dans la section de son anthologie intitulée « Amour et haine des
deux côtés
de la Méditerranée ».14 C’est cette double valence qui autorise Bouraoui à
affirmer, en l’an
2000, que « la Guerre d’Algérie ne s’est jamais arrêtée » (Garçon manqué, p.
101). D’abord,
dans les années soixante-dix, la guerre entre Français et Algériens continue à se
jouer à Alger
même. C’est là que Nina va passer sa petite enfance puisque le couple décide
d’essayer de
faire sa vie loin de l’arabophobie française. Les traces de la Guerre sont encore
visibles dix
ans après les Accords d’Evian. Ainsi, elle habite dans un immeuble où l’OAS
avait massacré
des femmes algériennes (p. 60). Elle entend parler « des femmes égorgées, des
enfants brûlés,
des ventres ouverts, des yeux crevés » (p. 100). Elle explique qu’« en Algérie on
n’aime pas
les chiens. Qu’on les tue à jets de pierre. En souvenir de la guerre. L’armée
française s’en
servait contre les musulmans. » (p 111). La fillette assiste au racisme anti-
français qui
12 Nina Bouraoui, Garçon manqué (Paris: Stock, 2000), p. 33.
13 Notons que les grands-parents paternels sont pratiquement absents du texte.
14 Vauthier, p. 193.
s’exerce à l’encontre de sa mère, une Française blonde que le soleil rend malade,
emblème de
son dépaysement et du rejet dont elle fait l’objet. La petite Nina subit de plein
fouet les
manœuvres d’intimidation dirigées contre elle-même, sa mère et sa sœur, comme
les colis
anonymes remplis de semoule roulée avec la main d’un mort (p. 82), les pneus
crevés ou les
seaux d’eau sale jetés sur « la fille de la Française » (p. 83). De guerre lasse, la
mère finit par
rapatrier ses filles chez ses parents rennais.
A Rennes, le racisme feutré en vigueur chez des gens bien-pensants et bien
intentionnés qui n’arrivent pas tout à fait à contenir leurs préjugés, renvoie Nina
à son corps
métis. La chose est mise en scène sous la forme comico-réaliste de la visite
médicale imposée
par le grand-père maternel chaque fois que ses petites-filles viennent en vacances
à Rennes.
Tel un ultime passage à la douane, il s’agit de vérifier que ces corps métisses
sont bien sains
(p. 117, 151). La narratrice a de quoi être mal dans sa peau (comme on le verra
un peu plus
bas). Ces automatismes anti-arabes mal réprimés suggèrent qu’il faudrait peu de
choses pour
raviver la « lutte identitaire entre Français et Arabes, enjeu fondamental du
conflit […] : on
n’a pas besoin d’avoir recours à l’argumentaire historique. »15 Et, de la même
manière qu’à
Alger, elle assistait à l’humiliation de sa mère, à Rennes, elle assiste à
l’humiliation de son
père insulté par une femme qui dit en le regardant :
Il y a trop d’Arabes en France. […] Ses mots et mon silence. Cette
incapacité à répondre. A hurler. Cet homme est mon père. […] Et ce n’est
pas seulement mon père. C’est un homme. […] Mais rien. Mon silence.
Mon père et mon silence. Lui non plus ne dira rien. Effrayé. Ou habitué. Il
restera de plus en plus longtemps à Alger C’est tout. Moi je serai
terriblement blessée par les mots de cette femme. Blessée jusqu’au silence.
(p. 134)
15 Rioux, “Trous de mémoire”, p. 92.
Chez la jeune fille, le traumatisme suscité par la connaissance des faits
historiques, par ce
silence et par le fait qu’elle concrétise en sa propre personne les apories de
l’histoire entre la
France et l’Algérie16 s’exprime par l’irruption de la peur de la mort. Cette peur
est d’autant
moins facile à combattre qu’elle est entrelacée au « vertige de la vie » (p. 125),
une autre
forme d’hybridité et d’oxymore dont ce livre fait obsessionnellement le compte :
« Tous les
matins, je vérifie mon identité. J`ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ?
Fille ?
Garçon ?” (p. 163). Bouraoui se sent exilée dans son corps même, comme tant
d’« enfants de
l’immigration qui tentent de comprendre le silence des pères. »17 Mais ces
souvenirs indirects
du conflit expliquent aussi le passage à l’écriture. Donc, Bouraoui, sans raconter
la Guerre
d’Algérie, la raconte tout de même à longueur de pages, par procuration pour
ainsi dire.
Garçon manqué n’est pas un texte réaliste ni un livre d’historienne, mais sa
progression
obsessionnelle et hyperbolique en fait une réponse à l’implication d’un sujet dans
des
situations extrêmes.18
Garçon manqué offre une illustration d’un constat que fait Mounsi dans
Territoire
d’outre-ville : « Il y a une mémoire de la guerre d’Algérie chez les jeunes issus
de
l’immigration, mais une mémoire en désordre ».19 Né en Kabylie et arrivé
enfant en France,
Mounsi lui-même semble d’ailleurs incapable de mettre ce désordre en récit, au
point qu’il en
déduit une loi générale : personne n’aurait été capable de mettre en paroles ou en
images la
Guerre d’indépendance algérienne (« l’incapacité de la filmer et la littérature de
l’écrire »
(ibid. p. 24), en raison de la censure en vigueur à l’époque. Le propos est
provocateur et il
16 Philip Dine a remarqué que la miscégénation entre Algériens et Français, rare
en réalité, est traitée de façon
disproportionnée dans le corpus de fictions sur le sujet. Voir Philip Dine, Images
of the Algerian War. French
Fiction and Film, 1954-1992 (Oxford: Clarendon Press, 1994), p. 191.
L’exemple le plus connu est Elise et la
vraie vie de Claire Etcherelli (Paris: Les Lettres Nouvelles, 1967).
17 Stora, Le livre, mémoire de l’histoire, p. 9.
18 Voir l’analyse de Dominick LaCapra sur l’hyperbole dans les textes traitant
de traumatismes historiques.
Dominick LaCapra, Writing History, Writing Trauma (Baltimore; London: The
Johns Hopkins University Press,
2001), p. 8sq.
19 Mounsi, Territoire d’outre-ville. (Paris : Stock, 1995), p. 33.
serait facile de lui opposer un grand nombre de contre-exemples.20 Témoin
traumatisé,
Mounsi compare sa petite enfance passée en Algérie « à un film muet dans [sa]
mémoire […]
un calendrier [où] presque chaque page compte » (p. 30), ponctué de « points de
suspensions
en forme d’impacts de balles » laissés par la Guerre d’Algérie dans l’histoire (p.
31).
La censure levée, cependant, l’incapacité de raconter demeure :
Ce temps-là fut celui de mon enfance. Que peut penser un enfant devant la
guerre, les avions qui bombardent, les hélicoptères qui tournent, les
mitraillettes en bandoulière, les uniformes, les casques, les rangers qui
résonnent, les poignards des hommes léopards qui brillent au soleil
kabyle ? (Territoire d’outre-ville p. 28)
« Que peut penser un enfant ? », Mounsi est dans ‘l’incapacité’ de le raconter,
contrairement
à Medhi Charef dans A Bras-le-cœur (2006)21 (ce dernier aura tout de même
mis quatre
décennies pour ce faire). Chez Mounsi, le traumatisme est trop fort pour décrire
et mettre en
scène ce vécu et ce ressenti, « le monde de [s]on enfance décomposé » (p. 33),
sauf sous une
forme sublimée et intellectualisée de l’Histoire de France et de l’Algérie. C’est-
à-dire qu’il
tente de surmonter le traumatisme au moyen du discours, signe en soi du
traumatisme :
Trauma brings about a dissociation of affect and representation: one
disorientingly feels what one cannot represent, one numblingly represents
what one cannot feel. Working through trauma involves the effort to
articulate or rearticulate affect and representation in a manner that may
never transcend but may to some viable extent counteract, a reenactment,
or acting out, of that disabling dissociation.22
20 On peut par exemple renvoyer aux ‘balises’, textes importants rassemblés et
commentés par Bénédicte
Vauthier. Voir Vauthier, “Mémoire(s) d’Algérie”.
21 Voir mon article “Eclats et écarts de mémoire : La guerre d’indépendance
algérienne dans l’œuvre écrite de
Mehdi Charef”, à paraître.
22 LaCapra, p. 42.
Dans ce livre didactique, qui réécrit l’histoire du point de vue beur, la phrase qui
suit le
constat sur l’incapacité à écrire ou filmer la guerre d’Algérie suppose une
conception
fonctionnaliste des rapports entre fiction et historiographie :
Bien sûr, il y eut en ces temps des figures dignes de respect. De nombreux
citoyens français et belges ont apporté, avec des objectifs humanistes et
politiques, une aide aux combattants algériens dans leur lutte pour
l’indépendance. (Territoire d’outre-ville, p. 24)
Ce rapprochement de l’incapacité à raconter, avec les « figures dignes de respect
» parce
qu’elles ont soutenu l’Indépendance, suppose que, ce qui manque aux yeux de
l’intellectuel et
historien beur, ce sont des livres engagés. Pour Mounsi, l’esthétique se met au
service de
l’impératif idéologique, mais faute de clarifier les rapports entre faits et
engagement, il
confirme une intuition du philosophe, Peter Railton : « Morality is ideology
aspiring to face
the facts ».23 Cette aspiration à se mesurer aux faits est bien là, mais comme la
mémoire de
l’auteur est une mémoire sans souvenir, abstraite, voire absente, il est voué au
discours. Par
rapport au récit, le discours a cela d’insatisfaisant qu’il est instable, toujours
différé et
n’autorise ni la réactualisation des affects ni leur résolution. L’auteur tombe dans
le
ressassement et la répétition, ce que LaCapra appelle « post-traumatic repetition
».24
Lorsqu’il n’a pas été du tout témoin de la guerre et a pour seule solution de
recueillir
la mémoire familiale, l’auteur doit parfois lutter contre le père dépositaire
d’histoires malgré
lui, pour faire son devoir de mémoire. Tel est le leitmotiv du narrateur
autobiographique du
Marteau pique-cœur (2004) d’Azouz Begag, lequel se heurte à une résistance
protéiforme:
23 Peter Railton, “Moral realism, Moral Belief”, (1991)
http://www.nyu.edu/gsas/dept/philo/courses/rules/papers/RailtonMoralBelief.pdf
(consulté le 11 octobre 2007),
p. 57.
24 LaCapra, p. 184sq.
Hélas, [Abboué] ne connaissait pas grand-chose de sa propre histoire et ne
pouvait guère transmettre d’héritage culturel familial. J’en avais conclu
que c’était aussi ça, la pauvreté, avoir peu à répondre à ses enfants quand
ils posent des questions sur leurs ancêtres, leur arbre généalogique.25
Là où le narrateur est scandalisé, c’est lorsque l’ignorance bien compréhensible
fait place au
refus de divulguer sa propre histoire parce « qu’il [le père] ne savait jamais par
où ou par
quoi commencer, si bien qu’il finissait toujours par s’en tirer sans rien raconter. »
(p. 161)
C’est ainsi que le fils qui est justement écrivain et qui serait tout à fait capable de
sélectionner
et d’organiser les souvenirs, n’a pas le matériau pour le faire. Au-delà de cette
incompétence
plausible, encore un effet de la pauvreté et de l’illettrisme du père, les autres
prétextes fournis
par Abboué suggèrent qu’au fond, il y a une inhibition du père quand il s’agit de
relater la
Guerre d’Algérie :
Quand on insistait, il finissait par s’énerver. […] La Guerre d’Algérie était
terminée, les paras étaient rentrés chez eux, Le Pen aussi, alors ? Il ne
voulait pas parler, c’était son droit. C’était son devoir. Qu’on aille ailleurs
chercher les vérités qui nous manquaient. (p. 161)
« Ailleurs » ? Dans l’histoire officielle ? Laquelle ? Celle écrite de quel côté de
la
Méditerranée ? Justement, ces trous de mémoire ne peuvent être comblés que par
le père,
témoin à distance, sinon acteur, car c’est de savoir ce que les pères font pendant
les guerres
que les fils tirent leur force : « moi j’étais rassuré d’être un fils d’homme. Ça me
donnait plus
de chances d’en devenir un, un jour. » (p. 151) Inscrite dans les années 2000,
cette
revalorisation du père est nouvelle dans le corpus : comme Tahar ben Jelloun
l’avait analysé
25 Azouz Begag, Le marteau pique-cœur (Paris: Seuil, 2004), p. 32.
au début des années quatre-vingt, le père immigré est généralement perçu
négativement et les
fils font leur possible pour « ne pas lui ressembler ».26
Le seul souvenir de son passé que le père confiera finalement à Azouz est
justement
lié a l’histoire coloniale. Au cours de la révolte de Sétif, «l’armée française avait
tiré sur tous
les Arabes du coin et mon père et ses copains s’étaient tous planqués dans les
champs de
blé. » (p. 151) L’un des jeunes y était resté : « Mon père n’avait jamais oublié ce
jour. » (p.
152). La vie passée du père est toute ramassée dans cette mésaventure : rite
d’initiation,
l’événement concentre tous les faits de guerre qui lui ont succédé. L’anecdote est
racontée en
peu de mots et qui vont à l’essentiel : brutalité des forces coloniales et arbitraire
du destin
font que le père a frôlé la mort ce jour-là. Azouz Begag tente d’étoffer cette trace
en se
faisant ironique, mais là encore, le récit brille par son absence :
La colonisation française n’était pas du tout contente de l’état de la
civilisation dans cette région du bled et les soldats avaient pour mission de
gronder un peu tous les musulmans, histoire de leur donner le goût de la
hiérarchie. […] C’était l’une des rares histoires que j’avais pu extorquer à
mon papa de son vivant. Sur le reste motus et bouche cousue. (p. 152)
L’ironie fondamentale de cet unique souvenir, mince en tant que récit mais
immense en tant
que symbole, est que le lieu de naissance du père est justement le lieu de
mémoire des
origines officieuses de la guerre d’Indépendance. Les massacres de Sétif de 1945
ne sont pas
les débuts officiels de la Guerre d’Algérie (1954), mais les historiens y décèlent
le ferment
des combats pour l’indépendance algérienne. Réprimé dès les prémisses de la
révolte, le père
ne jouera donc aucun rôle actif et finira par s’éliminer comme agent de l’histoire
de l’Algérie
en émigrant dans une France encore coloniale, quelques années plus tard (en
1949). Raconter
26 Tahar Ben Jelloun, Hospitalité française (Paris: Seuil, 1984), p. 102.
sa vie, c’est en devenir l’agent, dit Paul Ricoeur ; à l’inverse, les victimes privées
du pouvoir
de se raconter risquent de demeurer dans leur statut de victime.27 Le père n’est
pas en mesure
d’accéder au statut d’agent de sa propre vie et reste, aux yeux de ses enfants
peut-être, une
victime des tourmentes de l’histoire. Le fils, quant à lui, vit un échec car, malgré
sa culture et
son talent, et malgré ses affirmations répétées que son père est le héros de tous
ses livres,28
Azouz Begag n’arrive pas non plus à trouver, encore moins à imaginer « les
vérités qui [lui]
manquaient ». Il finit par affirmer : « Je n’ai plus d’origine » (p. 107, 159). Dans
Le marteau
pique-cœur, Begag mêle deux traumatismes de la vie du narrateur, comme les
deux faces
d’une même question identitaire : l’absence de mémoire familiale qui disparaît
définitivement
avec le décès d’Abboué, et la découverte de la trahison d’un homme d’origine
palestinienne
qu’Azouz Begag a accueilli chez lui et qui a séduit sa femme. Si un Arabo-
musulman est
capable de violer la sacro-sainte hospitalité de sa culture, le sens d’identité
personnelle, déjà
ébranlé par l’absence d’histoire paternelle et ancestrale, s’abolit.
Alors qu’il déplore les trous de la mémoire familiale, Azouz Begag est, par
contre, en
mesure de se mettre à l’écoute de l’autre, indice d’une paix qui se cherche.29
Atypique
comme Mehdi Charef qui, fils d’immigré algérien, s’est mis à l’écoute d’un tout
autre groupe
de mémoire de la Guerre d’Algérie, les harkis,30 Begag, dans un court récit
autobiographique,
L’Ile des gens d’ici, paru en 2006, assume le poids de la culpabilité française en
faisant un
effort imaginatif pour comprendre d’autres acteurs que les musulmans algériens.
27 Cf. Sylvie Durmelat, “Revisiting Ghosts, Louisette Ighilahriz and the
Remembering of Torture”, in Alec
Hargreaves (ed), Memory, Empire and Postcolonialism: Legacies of French
Colonialism (Lanham, MD:
Lexington, 2005), pp. 142-159 (p. 142).
28 Dans Le marteau pique-cœur, mais aussi dans Un mouton dans la baignoire
(Paris: Fayard, 2007).
29 Analysant les films et les images de la Guerre d’Algérie jusqu’au milieu des
années quatre-vingt-dix, Stora,
constate un « refus de croisement des mémoires, de l’écoute de l’autre, [c'est-à-
dire] un indice d’une guerre qui
se perpétue dans les têtes. » (Stora, Imaginaires de guerre. p. 247). Il semble
justement que les auteurs issus de
l’immigration algérienne soient parfois capables d’aller au-delà.
30 Mehdi Charef, Le Harki de Meriem (Paris: Mercure de France, 1989 [Folio,
1991, 1997]).
Au cours de sa rencontre avec Monsieur Lopez qui a choisi l’île d’Ouessant pour
que
son soleil trop pâle ne lui rappelle jamais celui d’Alger, le narrateur explique «
que [s]on pays
c’est Lyon, l’Algérie est la terre de [s]es origines, pas [s]a terre à [lui]. »31 Sous
les
apparences d’un conte pour enfants, Begag traite de la nostalgérie d’un pied-noir
venu vivre
en France lors de l’Indépendance. Le quiproquo du pied-noir qui, quarante ans
après son
expatriation forcée, prend ce fils d’immigré algérien pour un compatriote, les
rapproche et
semble mettre fin chez lui au malaise d’une vie entière passée à se taire sur son
passé. Cette
fable suggère que le dialogue rend possible la réconciliation entre pieds-noirs et
Algériens.
C’est une forme de solidarité d’exilés (« le destin de l’immigration tourne autour
de l’exil »,
affirme Mounsi32), mais, à y regarder de plus près, on réalise que la leçon de ce
conte est que
cette solidarité se fonde sur le mythe si trompeur de la fraternité coloniale.33
Dans un sens,
grâce à « des points de vue complémentaires – et non simplement antagoniques
ou
redondants », Begag nous conduit « à nous interroger sur ce que les uns et les
autres
entend[ent] par ‘français’, ‘arabe’, ‘algérien’. »34
Mais, dans l’ensemble, qu’il écoute son père ou un pied-noir, Begag n’a à sa
disposition, que d’infimes bribes de souvenirs. Ce qui peut étonner, c’est qu’il ne
tente pas de
les étoffer par un récit imaginaire, ni même par une recherche livresque.
Pourtant, une des vérités de la Guerre d’Algérie que ni Mounsi, ni Bouraoui, ni
Begag
ne semblent chercher « ailleurs », est celle de l’action en France des Algériens
immigrés
entre 1954 et 1962, bien documentée par les historiens. Ainsi, si un ou deux
livres dits beurs,
comme Une fille sans histoire de Tassadit Imache et A bras-le-cœur de Mehdi
Charef
mentionnent respectivement les intimidations du FLN (armes cachées dans des
familles
31 Azouz Begag, L’Ile des gens d’ici (Paris: Albin Michel, 2006), p. 41.
32 Mounsi, op. cit. p. 38.
33 Voir Dine, p. 176.
34 Vauthier, p. 177
d’immigrés à leur insu35) et la dîme prélevée auprès des immigrés,36 aucun
n’aborde la
question des déchirements au sein des Algériens immigrés, tels que les divisions
sanglantes
entre messalistes, soutenus par les immigrés algériens jusqu’en 1958, et partisans
du FLN, les
vainqueurs. D’après Benjamin Stora, ces «déchirements intérieurs du
nationalisme algérien
en France expliquent aussi, partiellement, le silence. Il apparaît difficile
d’assumer un passé
qui contient une guerre civile cruelle au sein même d’une révolution se
proclamant
libératrice. »37 D’ailleurs, pratiquement aucun des auteurs abordant peu ou prou
la Guerre
d’Algérie – à l’exception de Mounsi38 – ne cite un témoignage ou récit qu’ils
auraient lus sur
le sujet. Comme Begag, tous attendent des réponses des pères : l’histoire
familiale l’emporte
sur l’Histoire. C’est pourquoi ce sont les balbutiements de l’enquête sur le père et
la rupture
que représente la Guerre d’Algérie dans les origines généalogiques, qui donnent
leur sens à
l’absence de récit propre dit.
Serait-ce là une des conséquences du « syndrome algérien », expression qui
établit un
parallèle avec le syndrome de Vichy ? Certains ont relevé la nature contestable
de cet
amalgame, comme Jean-Pierre Rioux,39 ou Mounsi encore :
Tous les présidents de la Vème République ont plaidé « la paix civile », la
« réconciliation nationale », pour imposer le silence. Il y a cependant une
différence essentielle entre des deux moments : Vichy et l’Algérie : celle
de la légitimité française. (Territoire d’outre-ville, p. 29)
L’intérêt du parallèle, toutefois, c’est de constater que, syndrome ou pas,
l’imaginaire de
Guerre d’Algérie semble bel et bien passer par les quatre stades que Rousso a
analysés en ce
35 Tassadit Imache, Une fille sans histoire (Paris: Calmann-Lévy, 1989), p. 20,
44.
36 Mehdi Charef, A bras-le-cœur (Paris: Mercure de France, 2006), p. 184.
37 Stora, Le livre, mémoire de l’histoire, p. 174.
38 Mounsi mentionne La question d’Henri Alleg (p. 24).
39 Jean-Pierre Rioux and Jean-François Sirinelli (eds), La Guerre d’Algérie et
les intellectuels français
(Bruxelles: Complexe, 1991), p. 92.
qui concerne le syndrome de Vichy : d’abord, le deuil interrompu, puis le
refoulement, suivi
du retour du refoulé, pour finir sur l’obsession.40 Les auteurs ci-dessus, témoins
et/ou
dépositaires des souvenirs des acteurs du conflit, participent au retour du refoulé
par leurs
stratégies destinées à masquer, de façon plus ou moins assumée, les trous de
mémoire causés
par le deuil interrompu et le refoulement. Les commentateurs beurs, c’est-à-dire
ceux qui ont
un lien encore plus distant avec la mémoire vive que les témoins, passent
directement au
quatrième stade du syndrome, l’obsession, comme on l’observe dans
Désintégration de
Ahmed Djouder.41
Né en 1979, Djouder appartient à la génération postérieure aux auteurs
‘classiques’
beurs mentionnés jusqu’ici. Il annonce une évolution dans l’écriture dans le sens
où son livre
ne représente ni un récit, ni un discours à proprement parler, mais un long
monologue
accusateur, où un narrateur dit « nous », ce qui englobe clairement les beurs,
garçons et filles.
Voici un narrateur homodiégétique qui se tait sur lui-même et s’abolit totalement
dans une
entité collective. Le narrateur impersonnel s’adresse à un « vous », entité sans
nom, une
abstraction aussi, les « Français » sûrement. Dans l’une des premières études
approfondies
sur la littérature beur, Alec Hargreaves avait consacré un chapitre entier à la
question des
personnes grammaticales, des points de vue et des formes de dialogisme qui en
découlaient.42
Djouder offre une mise en scène, non pas de la polyphonie des récits beurs («
multi-voiced of
Beur narratives »43) puisqu’il n’écrit pas un récit, mais du cloisonnement
indépassable entre
les diverses instances de l’échange verbal, posture radicale qui n’existait pas
quand
40 Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy (Paris: Seuil, 1990), p. 43 inter alia.
41 Ahmed Djouder, Désintégration (Paris: Stock, 2006).
42 Alec Hargreaves, Voices from the North African immigrant community in
France: Immigration and Identity in
Beur Fiction (Oxford: Berg, 1991; 2nd edition, 1997), pp. 88-143.
43 Hargreaves, Voices from the North African immigrant community in France,
p. 109.
Hargreaves faisait son analyse discursive des textes de la première époque beur.
Désintégration est l’anti-dialogue fait livre.
Dans Désintégration, il y a aussi des « ils », les parents de ce narrateur collectif
et ils
sont mis en scène justement à propos des trous de mémoire de la Guerre
d’Algérie :
Nos parents ne sont pas vraiment politiques. Ca ne les concerne pas. Ils
sont désengagés. […] Mais quand même. Ils auraient pu nous raconter ce
que les Français ont fait en Algérie. […] Ils savent des trucs qu’ils
préfèrent taire. Ca doit être ça. (Djouder, p. 93-4)
Par une sorte de réflexe post-colonial partagé par sa génération,44 Djouder prend
parti pour
les Algériens pro-indépendantistes et suppose que « vous » (les « Français »)
sont les seuls à
avoir commis des exactions. Là encore, pas de dialogue possible. Pour justifier
ce parti pris,
Djouder remonte aux causes premières, le colonialisme, ce que ses lecteurs
n’auront pas de
difficulté à accepter. L’article de loi voté en 200545 ne change rien à la
perception du
colonialisme comme une atteinte aux droits de l’homme, largement répandue
même au sein
des « Français ». Tout comme Mounsi accuse « l’impérialisme du XIXème siècle
»46 Djouder
recourt à l’histoire passée pour expliquer les maux actuels des immigrés et de
leurs (petits)-
enfants, recouvrant ainsi tout l’axe du temps, futur compris. Surtout, il se sert de
la Guerre
d’Algérie comme tremplin pour alimenter sa colère contre les « Français » :
44 Voir par exemple, le commentaire, au détour d’une interview, de Idir,
chanteur d’origine berbère : « Mon père
qui a fait la guerre contre l’Allemagne, a été fait prisonnier par l’armée française
lors de la révolution
algérienne. Je me suis retrouvé dans les deux camps, sans animosité. Il y a en
effet un devoir de mémoire à
accomplir, mais la repentance n’est qu’un mot et je me demande s’il peut
rattraper l’atrocité des événements. »,
Le Nouvel Observateur 7 au 13 juin 2007, 66
45 « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la
présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des
combattants de l’armée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »
46 Mounsi, op. cit. p. 26.
C’est si récent. 1962. Il y a quarante-quatre ans. Quatre décennies. Ce n’est
rien. A l’échelle de l’histoire d’un pays. Vous voulez faire comme si de
rien n’était.
Un : vous nous colonisez, vous détruisez notre culture méthodiquement,
vous nous violez.
Deux : vous profitez de notre pauvreté pour vous reconstruire.
Trois : vous nous rejetez après nous avoir utilisés. Vous souvenez-vous des
années 1970 et 1980, des expulsions, de la marche des Beurs, le bureau de
mobilité (les primes pour nous faire partir), les cités de transit, les
bidonvilles ?
Colonisation (viol), immigration (déportation) puis désintégration
(désintégration). (Djouder, p. 126)
Le recours aux trois grands types de sujets historiques (nous, vous et ils) et à une
ample vue
d’ensemble temporelle se justifie par le silence des parents, point d’orgue là
encore d’une
quête lancinante du passé. Par un processus compensatoire, l’impuissance à
raconter à cause
de l’absence de transmission intergénérationnelle – cette mémoire sans souvenir
déjà
constatée chez Mounsi – aboutit à un monologue oppositionnel et ironique. En
cela, Djouder
illustre ce qu’Abdelkader Benarab détectait déjà dans des textes beurs de la
première facture,
c’est-à-dire le « durcissement ou révolte des personnages beurs. »47 A la source
de cette
attitude, d’après Benarab, se trouve l’étiquetage du sujet comme étant l’Autre par
rapport à
un référent central qui nie l’identité du sujet, relégué aux marges comme objet et
non comme
agent de l’histoire. Djouder se moque de ce genre d’analyses :
Nous ne savons pas où est la limite entre nous et les autres. Il n’y a plus de
frontières. L’Autre est Moi aussi. Et comme je ne veux pas de mal, l’autre
ne m’en veut pas non plus. Mais c’est une illusion. Une erreur cognitive et
émotionnelle (Djouder, p. 94 -5)
47 Abdelkader Benarab, Les voix de l’exil (Paris: L’Harmattan, 1994), p. 178.
L’auteur ridiculise aussi les interprétations libérales sur le racisme, « erreur
cognitive ».48
Mais, au mépris des analyses d’historiens ou des récits existants,49 le recours
aux grandes
abstractions (colonialisme, racisme, désintégration) masque mal l’ignorance des
faits, des
partis en présence, des émotions, des enjeux et complexités inextricables des
combinatoires
possibles. Le danger de ces généralisations est d’entretenir les mythes, les
phantasmes et la
fausse conscience dont parle Philip Dine dans son étude sur les images de la
Guerre
d’Algérie.50
L’enchaînement d’accusations qu’on a vu plus haut jette le doute sur
l’éventualité de
pardonner chez Djouder, à l’encontre de ce que Janice Gross évoque au sujet
d’autres jeunes
auteurs, dramaturges comme Chouaki par exemple.51 Ahmed Djouder
mentionne la Guerre
d’Algérie pour alimenter son ressentiment envers la France, perpétuer le
manichéisme entre
eux et les Autres en inversant le topos de l’Arabe colonisé, et enfin réclamer une
reconnaissance de son statut de (fils de) victimes anonymes en se hissant au
statut d’agent de
l’Histoire. La Guerre d’Algérie devient un argument supplémentaire pour
critiquer la France.
Ses abus avant et pendant le conflit, son silence et sa tardive reconnaissance des
victimes, des
bourreaux et des lieux de mémoire sont des raisons de plus pour expliquer les
freins à
l’intégration des générations issues de l’immigration. Pourtant, dans cette
stratégie où
abstractions et discours se substituent à la connaissance et donc à la possibilité de
produire de
véritables récits capables de faire sentir les ambiguïtés de l’Histoire, Djouder est
plus
48 Voir Pierre-André Taguieff, “Introduction. La lutte contre le racisme, au-delà
des illusions et désillusions”,
Face au Racisme, T. 1, (Paris: La Découverte. 1991), p. 38.
49 Parmi les milliers de livres sur le sujet, on pourrait conseiller le recueil de
Guy Degas, Algérie. Les romans de
la guerre (Paris: Omnibus, 2002) qui rassemble plusieurs grands récits couvrant
un grand nombre de situations,
de styles, de genres, d’auteurs et de points de vue. Un livre moins célèbre, La
harka de Thadée Chamski (Paris:
Robert Laffont, 1961) fournit aussi matière à réflexion en ce qui concerne les
dilemmes moraux suscités par le
conflit.
50 Dine, p. 10.
51 Gross, p. 223.
« français » qu’il ne le croit. Car son discours est celui qu’adoptaient certains
intellectuels
français pendant la Guerre d’Algérie : Franz Fanon et Jean-Paul Sartre dans Les
Damnés de
la terre dénonçaient déjà les effets du colonialisme sur les colonisés.52
Ce que Moudjer, Mounsi et Bouraoui font pressentir, c’est que la question de la
Guerre d’Algérie doit être placée au niveau de la morale.
D’après certains critiques, nombre d’auteurs (Mehdi Charef, Leïla Sebbar,
Maïssa
Bey, Zahia Rahmani ou Akli Tadjer) semblent arriver à se situer au-dessus de la
mêlée et des
postures partisanes pour proposer une réconciliation France-Algérie qui se
détecte dans les
situations allégoriques et la gamme de personnages.53 Les orientations morales
des textes
étudiés ici varient davantage. L’Ile des gens d’ici, par exemple, contient bien une
idéologie
pacifiste que la critique a relevée (ou déplorée d’ailleurs54) chez d’autres auteurs
beurs.
L’œuvre écrite et cinématographique de Mehdi Charef en est un bon exemple,
notamment
son dernier film Cartouches gauloises qui, si l’on en croit Tahar ben Jelloun, «
n’est pas
partisan. Il n’appartient à aucune idéologie ».55
Mounsi, de son côté, est plus nuancé que Djouder :
Pour le jeune issu de l’immigration, le problème n’est pas que deux pays
se le disputent, c’est au contraire qu’ils se le renvoient comme une balle. Il
est exclu rigoureusement des deux territoires. Ainsi se trouve-t-il soumis à
deux ressentiments. Aussi ma génération a-t-elle un devoir : celui de dire
ce que d’autres taisent. (Territoire d’outre-ville, p. 82)
Désintégration et Garçon manqué adoptent des points de vue bien moins tournés
vers la
réconciliation que vers le réquisitoire contre la France. Mais la différence
majeure entre leurs
52 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (Paris: Maspéro, 1961 [1963]).
53 Ireland, p. 205.
54 Voir Hiddleston.
55 Tahar ben Jelloun, “1962, les derniers jours de l’Algérie française”, Le
Monde diplomatique septembre 2007,
2.
auteurs est que Bouraoui est détentrice de quelques souvenirs parentaux. On peut
aisément
admettre que la séparation entre victimes et commentateurs du traumatisme
s’abolit sur le
plan moral,56 mais on peut arguer que cela fait une grande différence dans la
possibilité de
raconter ce conflit. Il semblerait que, lorsque l’auteur écrit à partir d’une
mémoire absente à
cause des traces perdues, l’éthique du souvenir implique que cette lacune va être
comblée par
tout un arsenal de croyances,57 ce que Railton appelle, les truismes du discours
moral.58
Combiner la trace derridienne avec l’éthique du souvenir comme nous venons de
l’esquisser bien trop rapidement ici semble ouvrir une voie d’investigation
prometteuse. Ces
textes prouvent que, comme l’avait supposé Derrida, les traces du passé signalent
bien son
absence, entraînant une négation insurpassable puisque le passé ne peut jamais
être recouvré
dans sa matérialité.59 Le fil conducteur des traces pour Jacques Derrida et Edith
Wyschogrod
passe par le père, par l’origine, par l’espace-temps, ce que nous avons examiné
dans les
textes étudiés. Mais il se trouve que cette méditation aboutit, chez Derrida, à un
seuil
troublant : celui du secret.60 La clé des textes dont nous venons de parler se
trouve peut-être
dans leurs stratégies d’évitement (ressassement et obsession du discours) pour ne
jamais
parvenir à ce seuil.
Ce qui se tramerait donc dans ces textes, ce serait de déjouer par la logorrhée
l’angoisse de tomber sur un secret et l’interdit de passer au récit chez les fils et
filles
d’Algériens. Que ce secret soit imaginaire et n’ait aucune réalité ne rend pas la
tâche du
devoir de mémoire plus légère aux yeux de ces écrivains beurs d’origine
algérienne.
56 LaCapra, p. XI.
57 Edith Wyschogrod, An Ethics of Remembering: History, Heterology, and the
Nameless Others (Chicago:
University of Chicago Press, 1998).
58 Railton, p. 10.
59 Voir Wyschogrod, “Heterological History”.
60 Voir Francesca Manzari, “Jacques Derrida et le secret d’une écriture
littéraire”, Echo 3 (2005)
http://www.echopolyglot.com/Past%20Articles/June%202005/
the_secret_june_2005.htm, consulté le 9 octobre
2007. Voir aussi Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: Minuit, 1967).
University of Western Australia

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