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Aurélien d’Avout

LA FRANCE
EN ÉCLATS
Écrire la débâcle de 1940,
d’Aragon à Claude Simon

LES IMPRESSIONS NOUVELLES


Avec le soutien
de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université et de l'ED III,
du Centre d'étude de la langue et des littératures françaises (CELLF),
du Centre d'Études et de Recherche Éditer/Interpréter (CÉRÉdI),
de l'Association des Lecteurs de Claude Simon (ALCS)
et de la Fondation Flaubert

Couverture : Exode de la population durant la Seconde Guerre


mondiale. France, mai-juin 1940 © LAPI / Roger-Viollet
Mise en page : Mélanie Dufour
© Les Impressions Nouvelles – 2023
www.lesimpressionsnouvelles.com
info@lesimpressionsnouvelles.com
Aurélien d’Avout

LA FRANCE
EN ÉCLATS
Écrire la débâcle de 1940,
d’Aragon à Claude Simon

LES IMPRESSIONS NOUVELLES


Introduction

Si la défaite de 1940 constitue l’un des épisodes les


plus frappants de l’histoire de la France contemporaine, la
mémoire collective n’en conserve qu’une trace plutôt dis-
crète. Malgré leur ampleur, les événements endurés par des
millions de civils et de soldats forment à maints égards un
« drame oublié1 », là où d’autres séquences de la Seconde
Guerre mondiale, l’Occupation et la Libération en particu-
lier, jouissent d’une plus grande visibilité.
Pourtant, on ne peut que constater l’extrême fécondité
littéraire à laquelle cet épisode historique a donné lieu.
Cause d’une débâcle militaire et d’un exode sans précédent,
la « guerre dense2 » de mai-juin 1940 l’est à double titre : par
l’intensité des événements advenus, qui font d’elle un cas
exemplaire d’accélération de l’histoire ; par la quantité des
écrits qu’elle a suscités et qu’elle suscite encore. Dès le début
de l’offensive allemande, dans des conditions matérielles sou-
vent difficiles, nombre d’auteurs ont pris la plume, sous la
forme de journaux ou de carnets de (dé)route3, et bientôt de
romans, d’essais, de mémoires. Chaque femme ou homme
de lettres semble avoir ressenti la nécessité de s’exprimer, si
ce n’est publiquement, du moins dans la sphère privée. Ces

1. Voir Éric Alary, L’Exode. Un drame oublié, Paris, Perrin, 2010.


2. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage [1943], dans Œuvres
complètes, t. II, éd. établie par Michel Autrand et Michel Quesnel, Paris,
Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1999, p. 89.
3. Le calembour apparaît dans le titre de l’ouvrage de Claude Jamet,
Carnets de déroute, Paris, Fernand Sorlot, 1942.

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La France en éclats

récits ont émergé au fil du temps et de l’actualité éditoriale,


sous l’Occupation pour les tout premiers, plus fréquemment
après la guerre, aujourd’hui de manière posthume, comme
Suite française d’Irène Némirovsky (2004) ou Manuscrits de
guerre de Julien Gracq (2011). Quant aux auteurs qui, nés
après la guerre, ne l’ont appréhendée qu’indirectement, ils
trouvent encore dans cette période une source d’inspiration
majeure : citons à titre d’exemple La Déconfiture de Pascal
Rabaté (2018), La Débâcle de Romain Slocombe (2019), ou
encore Miroir de nos peines de Pierre Lemaître (2020).
On peut ainsi attribuer une double temporalité, immé-
diate et différée, à la chronologie des écrits portant sur mai-
juin 1940. Immédiate, puisque bon nombre de textes ont
été rédigés « dans les dangereuses flammes de l’événement4 » ;
différée, puisque cette pulsion d’écriture ne s’estompe pas
avec la fin des combats : elle continue d’agir parfois long-
temps après, comme l’assure Julien Gracq pour qui la guerre
peut mettre « des dizaines d’années à distiller ses pures
essences5 ». Cette heureuse formule donne raison aux consi-
dérations de Marc Bloch, qui dans son magistral essai d’his-
toire immédiate, L’Étrange Défaite, affirme que « l’ombre du
grand désastre de 1940 n’est pas près de s’effacer6 ». De fait,
des écrivains comme Aragon, Julien Gracq et Claude Simon
n’ont cessé de faire retour sur cette expérience traumatique.

4. Aragon, « La Fin du “Monde réel” », dans Œuvres romanesques


complètes, t. IV, éd. établie par Daniel Bougnoux, Paris, Gallimard,
coll. « Bibl. de la Pléiade », 2008, p. 627.
5. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, Paris, José Corti, 2011, p. 167.
L’auteur reprend cette image dans En lisant en écrivant, affirmant au
sujet du Rivage des Syrtes avoir voulu « libérer par distillation un élément
volatil, “l’esprit-de-l’Histoire” » (Id., En lisant en écrivant, dans Œuvres
complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1995, p. 707).
6. Marc Bloch, L’Étrange Défaite. Témoignage écrit en 1940 [1946],
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 207.

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Introduction

Jusqu’à la toute fin de leur production littéraire, ils auront


repris cette matière guerrière, sous une forme plus fragmen-
taire et plus factuelle à mesure que le temps passe. Devant
la somme et la qualité esthétique des textes consacrés à cette
période, le jugement de l’historien Stanley Hoffmann, avan-
çant que la tragédie de mai-juin 1940 « n’a pas, en littérature
pure, trouvé son Silence de la mer 7 », peut surprendre. L’effet
souhaité du présent travail consiste, en contrepoint, à faire
découvrir ou redécouvrir au lecteur les récits de la débâcle et
de l’exode, qui méritent d’occuper dans l’histoire littéraire
une place plus importante que celle qui leur a été jusqu’à
présent concédée.
La situation d’anomie dans laquelle les individus
sont plongés à l’époque est particulièrement critique.
Lorsqu’Aragon évoque le « bordel de la France en guerre8 »,
que Jean Guéhenno s’effraie de la « confusion des esprits9 » ou
qu’Alain Bosquet fait appel à l’image de la « grande éclipse10 »,
tous mettent l’accent sur la perte de repères provoquée par
l’effondrement du pays. La déroute de l’armée, la retraite
du gouvernement, la fuite massive des civils, la disparition
de toute instance de légitimité concourent au délitement
de l’armature sociale et politique de la nation. Entraînant
les individus hors de leur champ d’expérience ordinaire, les
événements du printemps et de l’été 1940 rendent sensible
le tremblement du sens de l’histoire. Ils constituent à part
entière un « moment » historique, à entendre en son sens
7. Stanley Hoffmann, « Le trauma de 1940 », dans Jean-Pierre Azéma et
François Bédarida (dir.), La France des années noires. De la défaite à Vichy,
Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 75.
8. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Genève, Albert
Skira, coll. « Les Sentiers de la création », 1969, p. 42.
9. Jean Guéhenno, Journal des années noires (1940-1944) [1947], Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 2014, p. 59.
10. Voir Alain Bosquet, La Grande Éclipse, Paris, Gallimard, 1953.

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La France en éclats

étymologique latin, momentum, désignant le poids qui fait


pencher d’un côté ou de l’autre une balance en équilibre.
C’est ainsi au plus fort de la débâcle et avant la chute de la
Troisième République que sont prononcés les discours anta-
gonistes de Pétain et de De Gaulle. Ceux-ci esquissent de
manière déterminante les positionnements politiques pris
au cours du reste de la guerre. Après la signature de l’armis-
tice du 22 juin 1940, l’instauration d’une ligne de démarca-
tion et le morcellement du pays en six zones par les autorités
nazies, qui redessinent ainsi la carte de France.
Le parti pris de cet essai consiste à envisager les textes por-
tant sur la période selon les représentations spatiales qu’ils
véhiculent et reconfigurent à la fois. Comment les dyna-
miques historiques de recomposition de l’espace national
sont-elles prises en charge et restituées par la littérature ? À
l’aide de quelles ressources stylistiques, de quels motifs et de
quels modes de narration singuliers les auteurs apportent-ils
un éclairage sur leur expérience de la défaite et leur traversée
du pays ? Comment expriment-ils la perte de « conscience
géographique11 » qu’ils sont nombreux à avoir éprouvée, et
plus largement, les rapports sensibles, affectifs et politiques
qu’ils entretiennent avec la France ?
La débâcle et l’exode constituent des événements de
nature foncièrement géographique, comme leurs noms
même l’indiquent12. À la différence de la Première Guerre
mondiale, fondée essentiellement sur une guerre de

11. Aragon, Aurélien [1944], dans Œuvres romanesques complètes, t. III,


éd. établie par Daniel Bougnoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la
Pléiade », 2003 p. 500.
12. Les deux mots expriment en effet l’idée de mobilité : la débâcle dé-
signe à l’origine le dégel des fleuves et la descente des morceaux de glaces
poussés par le courant ; l’exode renvoie à une sortie hors d’un territoire
funeste (l’Égypte pour les Hébreux de la Bible).

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Introduction

position, le Blitzkrieg (« guerre-éclair ») de 1940 forme en


totalité une guerre de mouvement. Aux manœuvres accélé-
rées des troupes, des chars et des avions, à l’extension rapide
de la zone de guerre répond la fuite des citoyens, contraints
d’abandonner leur foyer. Les routes de l’exode les conduisent
à parcourir la France, comme le suggèrent en une prose ins-
pirée ces mots de Jean Giraudoux :
Toute la France, ce mois-là, décida de partir pour la France.
Tout un peuple, connu et souvent raillé pour son attache-
ment à la parcelle de terre, à la vie réglée, au bien-être,
renonça à son sol, à sa demeure, à sa vie matérielle, pour
rejoindre un lieu sacré, qui était n’importe quelle province,
n’importe quel village au bord de n’importe quelle rivière,
de n’importe quel bois, qui était la patrie libre13.
Au sein des récits de défaite, c’est en effet dans toute son
étendue que l’espace national se trouve évoqué ou décrit :
régions frontalières désertées ; villes abandonnées du Nord
et surpeuplées du Sud ; ports d’où tentent de s’échapper
des réfugiés de toute nationalité ; nasse de Dunkerque, où
sont piégées les troupes franco-britanniques ; zones de haute
montagne, où les chasseurs alpins résistent aux unités ita-
liennes14. Autant la tragédie nationale est resserrée dans le
temps, autant elle se trouve dispersée dans l’espace. Au gré
des axes routiers, ferroviaires ou fluviaux, chaque individu se
distingue par une trajectoire spécifique, linéaire ou sinueuse,
lente ou rapide. L’amplitude de tels parcours, accomplis « des
brumes du nord au soleil tragique de l’extrême-midi15 », se

13. Jean Giraudoux, Sans pouvoirs, Monaco, Éditions du Rocher, 1946,


p. 25.
14. L’Italie déclare la guerre à la France le 10 juin 1940, aux côtés du
Troisième Reich. Commence alors la bataille des Alpes, au cours de la-
quelle les troupes françaises parviennent à contenir dans une large me-
sure l’assaut italien. Les combats s’achèvent le 24 juin 1940.
15. Voir Aragon, Le Fou d’Elsa, dans Œuvres poétiques complètes,

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La France en éclats

révèle parfois saisissante, au point de rendre les destins trans-


frontaliers. Certains entament leur exode depuis la Hollande,
le Luxembourg ou la Belgique (comme Simenon) ; d’autres
dépassent la ligne Maginot pour affronter l’ennemi jusqu’en
Flandre hollandaise, avant de faire marche arrière (comme
Gracq) ; d’autres encore décident d’émigrer, qui à Londres,
qui aux États-Unis (comme Green ou Saint-Exupéry), tandis
que les prisonniers de guerre sont massivement conduits en
Allemagne (comme Merle, Simon, Gracq et Vialatte)16.
Représentatif de la diversité des expériences vécues, notre
corpus principal se compose des quinze œuvres suivantes
(classées par ordre de publication) :
Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre (Gallimard,
1942),
Lucien Rebatet, Les Décombres (Denoël, 1942)
Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger (Gallimard, 1942)
Marc Bloch, L’Étrange Défaite. Témoignage écrit en 1940
(Franc-Tireur, 1946)
Robert Merle, Week-end à Zuydcoote (Gallimard, 1949)
Aragon, Les Communistes (La Bibliothèque française,
1949-1951)
Boileau-Narcejac, D’entre les morts (Denoël, 1954)
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre (Plon, 1954-1959)
Julien Gracq, Un balcon en forêt (Corti, 1958)

t. II, éd. établie sous la dir. d’Olivier Barbarant, Paris, Gallimard,


coll. « Bibl. de la Pléiade », 2007, p. 509.
16. Nous n’étudierons qu’indirectement le point de vue des soldats des
troupes coloniales venus combattre en métropole, faute de témoignages
accessibles. Relevons néanmoins l’hommage que rend Léopold Sédar
Senghor à ses compatriotes tombés au champ d’honneur dans Hosties
noires, Paris, Éd. du Seuil, 1948.

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Introduction

Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe (Minuit, 1959)


Claude Simon, La Route des Flandres (Minuit, 1960)
Léon Werth, Trente-trois jours (Viviane Hamy, 1992)
Irène Némirovsky, Suite française. Tempête en juin
(Denoël, 2004)
Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de
guerre » (Gallimard, 2010)
Julien Gracq, Manuscrits de guerre (Corti, 2011)
La grande majorité des auteurs mentionnés ont participé
aux combats de 1940 ; Léon Werth, Irène Némirovsky et
Alain Robbe-Grillet n’ont pas pour leur part été mobilisés, ce
qui ne fait pas moins d’eux des témoins avisés de leur temps.
Certains sont des écrivains qui se sont illustrés avant-guerre
par plusieurs ouvrages (Aragon, Gracq, Némirovsky, Saint-
Exupéry, et dans une moindre mesure Sartre et Vialatte),
quand d’autres font leur entrée dans le champ littéraire sous
l’Occupation (Rebatet) ou au sortir de la Seconde Guerre
mondiale (Boileau-Narcejac, Merle, Robbe-Grillet, Simon).
Il est quelques cas à part, situés hors du champ littéraire à
proprement parler : Marc Bloch est un historien – de pre-
mier plan, fondateur de l’École des Annales –, de Gaulle un
militaire de carrière, bientôt homme d’État. Appartenant à
différentes générations, certains ont vécu la Première Guerre
mondiale et repartent au combat, quand d’autres, plus
jeunes, font en 1940 leur baptême du feu. Entre Aragon,
de Gaulle et Werth, nés à la fin du xixe siècle, et Robbe-
Grillet, encore lycéen au moment des faits, vaste est la pyra-
mide des âges. Quant aux orientations politiques de chacun,
elles couvrent également un large spectre, d’Aragon jusqu’à
Rebatet, de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, de
l’engagement dans la Résistance jusqu’à la collaboration. Il

11
La France en éclats

serait long de récapituler les identités croisées des auteurs,


tant varient l’origine, le milieu social, les influences, la noto-
riété de chacun. Ces données, essentielles pour la compré-
hension des textes et de leurs effets, seront convoquées au fil
de l’analyse. En tout état de cause, la prédominance du genre
masculin est nette, comme on pouvait s’y attendre compte
tenu du thème et de l’époque – la guerre est essentiellement
perçue comme l’affaire des hommes –, mais les publications
féminines portant sur l’exode sont également nombreuses.
Le roman d’Irène Némirovsky (Suite française), le journal
de Marguerite Bloch (Sur les routes avec le peuple de France),
les Mémoires de Louise Weiss (Mémoires d’une Européenne),
ou encore les souvenirs rassemblés par Simone de Beauvoir
dans La Force de l’âge s’imposent ainsi comme des références
significatives sur le sujet.
Le centre de gravité du corpus est occupé par les œuvres
d’Aragon et de Claude Simon, qui ont, plus que les autres,
tiré de leur expérience guerrière une abondante matière nar-
rative. Celle-ci se ramifie, pour le premier, en une diversité
de romans et de poèmes, de nouvelles, de préfaces et d’es-
sais. Tentaculaire, le souvenir de la défaite ressurgit là où
le lecteur s’y attend le moins, au détour d’une description
dans La Semaine sainte (1958) ou à la faveur d’une digres-
sion dans Le Fou d’Elsa (1963). De même l’expérience de la
débâcle occupe-t-elle une place considérable dans les œuvres
produites par Claude Simon au cours des cinquante années
séparant La Corde raide (1947) du Jardin des Plantes (1997),
au point que Jean-François Puff, répondant indirectement
à Stanley Hoffmann, déclare : « Les grands événements his-
toriques ont leur grande œuvre littéraire : les guerres de
religion, d’Aubigné, les guerres napoléoniennes, Stendhal,

12
Introduction

la Grande Guerre, Céline. La défaite de 1940 a Claude


Simon17. »
L’enquête s’enrichit d’un corpus extensif d’une trentaine
de textes, confortant ou nuançant les analyses relatives aux
œuvres principales. Présenté de manière exhaustive dans
la bibliographie finale, il comprend des journaux (Green,
Malaquais) aussi bien que des essais (Berl, Montherlant), des
reportages (Dorgelès) et des romans (Céline). Compte tenu
de la nature transnationale de l’événement, les textes choi-
sis émanent également d’auteurs étrangers, francophones
(Simenon, Szabó) ou non (Malaparte). Seront enfin prises
en considération d’autres œuvres publiées par les auteurs du
corpus premier : impossible d’analyser Les Communistes sans
le faire dialoguer avec l’épilogue d’Aurélien (1942) ; de consi-
dérer La Route des Flandres sans tenir compte de L’Acacia
(1989) ou du Jardin des Plantes (1997) ; d’envisager les pages
du journal de Sartre sur les journées de juin 1940 sans les
mettre en regard des Carnets de la drôle de guerre (1983) ; ou
encore de se pencher sur Trente-trois jours de Léon Werth
en omettant Déposition (1946), qui en constitue la suite
immédiate.
L’ensemble se répartit de manière équilibrée entre textes
fictionnels et factuels. Si cette hybridité générique appelle
un traitement différencié des œuvres (leur statut comme
le régime de lecture qu’elles impliquent sont distincts), le
constat d’un continuum s’impose également, d’autant que
bon nombre des fictions envisagées se fondent sur un maté-
riau autobiographique. Ce faisant, le champ de l’analyse ne
se réduit pas au seul genre du roman de guerre : c’eût été
s’imposer une limite trop étroite et se priver d’un gisement
17. Jean-François Puff, « Un dispositif de connaissance. Le Jardin des
Plantes de Claude Simon et l’historiographie récente de la défaite de
1940 », Cahiers Claude Simon, n° 13, 2018, p. 173.

13
La France en éclats

considérable de récits. Le choix d’un corpus hétérogène


permet, à l’inverse, de créer un observatoire des multiples
moyens par lesquels l’écriture instantanée des journaux,
concertée des romans ou surplombante des Mémoires saisit
le laps de temps restreint où un pays sombre dans le chaos
et perd son intégrité territoriale. Davantage que l’écriture de
la guerre, on interrogera celle, plus spécifique, de la défaite :
comment les auteurs traduisent-ils l’expérience d’un espace-
temps qui se délite ? Produisent-ils un imaginaire singulier
de la déroute de 1940 ou reprennent-ils celui de revers mili-
taires antérieurs ? On songe en particulier à la défaite de
Sedan en 1870, relatée par Zola dans La Débâcle (1892), et
à celle de Waterloo, occupant une place significative dans
Les Misérables de Victor Hugo (1862) – mais aussi dans La
Chartreuse de Parme de Stendhal (1839) et dans les Mémoires
d’outre-tombe de Chateaubriand (1848).
Si les œuvres rassemblées diffèrent à maints égards, par
leur genre comme par leur style ou leur visée, une cohérence
forte s’en dégage néanmoins. Au-delà de leurs convergences
thématiques et diégétiques, elles nouent entre elles d’étroites
relations intertextuelles. Pour son récit Un balcon en forêt,
Julien Gracq reconnaît ainsi s’être inspiré d’une page des
Communistes d’Aragon, lequel fait l’éloge des audaces sty-
listiques de La Route des Flandres (dans son article « Un per-
pétuel printemps18 ») et propose une analyse de Week-end à
Zuydcoote (dans son essai La Lumière de Stendhal, 1954).
Intellectuelles ou biographiques, de plume ou d’esprit, les
affinités électives entre auteurs légitiment les rapproche-
ments, à l’instar de l’amitié liant Saint-Exupéry à Léon
Werth.

18. Aragon, « Un perpétuel printemps », Les Lettres françaises, 20 no-


vembre 1958.

14
Introduction

Centrée sur les représentations spatiales, l’analyse privi-


légie un nombre ciblé d’éléments textuels : les descriptions
de paysage constituent les matériaux premiers de l’écriture
de l’espace. Les constantes qu’elles font apparaître et les
écarts éventuels avec les lieux dont elles s’inspirent méritent
examen. Les toponymes, c’est-à-dire les noms de lieux, struc-
turent plus encore la trame des récits : leur dimension qua-
litative (cas d’inventions ou d’altérations toponymiques)
appelle autant l’interrogation que leur dimension quantita-
tive (déterminant la densité référentielle de l’œuvre). Décrit
ou dénommé, un espace peut prendre les dimensions d’une
allégorie, dont l’interprétation implique une lecture attentive
aussi bien aux indices textuels qu’extra-textuels (contexte
d’écriture et orientation politique de l’auteur en particu-
lier). Les œuvres sont encore appréciées à travers leur proces-
sus de création, qui présente dans bien des cas un caractère
géographique : consultation par l’auteur de cartes routières
ou d’état-major, réalisation de plans ou de croquis carto-
graphiques, retour physique sur les lieux de la débâcle. Les
cartes ne forment pas uniquement un instrument utile ou
une source d’inspiration : certaines sont reproduites maté-
riellement au sein des ouvrages. Placées en annexe ou direc-
tement en regard du récit, elles entraînent une circulation
signifiante entre le texte et l’image, infléchissant la réception
de l’œuvre. On s’intéresse enfin aux savoirs géographiques
des auteurs, dont l’appétence pour la discipline est parta-
gée : au-delà de Julien Gracq, qui incarne l’écrivain-géo-
graphe par excellence, Aragon, Simon et Vialatte, pour ne
citer qu’eux, donnent à leur écriture une composante spa-
tiale tout aussi manifeste19. Au vrai, tous les auteurs se sont
19. Voir à ce sujet Jean-Yves Laurichesse (dir.), Claude Simon géographe,
Paris, Classiques Garnier, 2013, et Stéphane Hirschi et Marie-Christine
Mourier (dir.), Aragon et le Nord. Créer sur un champ de bataille, Valen-

15
La France en éclats

montrés attentifs aux lieux traversés, aux régions parcourues,


aux trajectoires accomplies. La prise en compte de ces don-
nées affine l’analyse qu’on peut faire de la représentation de
l’espace national dans leurs œuvres.
Cet essai entend prolonger la réflexion entamée sur les
rapports entre la littérature et l’histoire de la Seconde Guerre
mondiale, dont l’ouvrage de Clément Sigalas, La Guerre man-
quée (2019), offre l’exemple le plus réussi20. Dans celui-ci,
le chercheur procède à l’examen d’une vingtaine d’œuvres
parues entre 1945 et 1960 (dont celles de Claude Simon
et Julien Gracq, mais aussi d’Emmanuel Bove, Henri Calet
ou encore Roger Nimier). Leur mise en perspective avec les
témoignages de l’après-guerre permet de mieux saisir la sin-
gularité des œuvres romanesques publiées à cette époque.
Citons également l’ouvrage de Laurent Quinton, Digérer la
défaite (2014), qui envisage quant à lui les nombreux récits
de captivité des soldats de l’an 194021.
Notre enquête s’inscrit plus précisément dans le champ
de la géographie littéraire et envisage sous un angle spatial
la poétique du récit de guerre, dont Jean Kaempfer a établi
les fondements22. La recherche en littérature, considérant
le temps comme le cadre d’organisation naturel de tout
récit, a longtemps réservé une place mineure à la géogra-
phie, confinée aux seules ressources de la description réa-
liste. Néanmoins, un tournant méthodologique, induit par

ciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2006.


20. Voir Clément Sigalas, La Guerre manquée. La Seconde Guerre mon-
diale dans le roman français (1945-1960), Paris, Hermann, coll. « Fic-
tions pensantes », 2019.
21. Voir Laurent Quinton, Digérer la défaite. Récits de captivité des pri-
sonniers de guerre français de la Seconde Guerre mondiale (1940-1953),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
22. Voir Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti,
1998.

16
Introduction

plusieurs théoriciens aux travaux complémentaires, s’est


progressivement opéré. L’ouvrage de Michel Collot, Pour
une géographie littéraire (2014)23, en retrace la généalogie et
recense les différentes approches des relations entre littéra-
ture et géographie : réflexions de Bakhtine sur le concept
de « chronotope » ; « topoanalyse » mise au point par Gaston
Bachelard dans La Poétique de l’espace (1958) ; analyse struc-
turaliste de Philippe Hamon sur la description romanesque ;
approche cartographique de Franco Moretti envisageant les
cartes comme des « instruments analytiques24 » pour mieux
comprendre la production et l’organisation des récits : géo-
critique de Bertrand Westphal, développant une approche
« géocentrée » des textes25 ; écopoétique, portée dans la
recherche francophone par les travaux de Pierre Schoentjes
en particulier26.
Sans se réclamer de l’une ou l’autre de ces approches,
notre démarche en reprend les acquis fondamentaux. Elle
s’en distingue aussi en mettant l’accent sur l’articulation
entre les modes d’appréhension géographiques et les cadres
de pensée historiques des auteurs. En d’autres termes, on
entend porter les catégories d’analyse de la géographie litté-
raire sur le terrain de l’histoire, ce que rendent possible notre
corpus et l’apport documentaire qui l’éclaire (l’enseignement
de la géographie de la France sous la Troisième République).
En prenant pour objet premier la représentation de l’espace
national, cet essai met également en évidence la dimension
23. Michel Collot, Pour une géographie littéraire, Paris, José Corti, 2014.
24. Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900 [1997],
trad. de l’italien par Jérôme Nicolas, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 14.
25. Voir en particulier Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction,
espace, Paris, Éd. de Minuit, 2007.
26. Pierre Schoentjes, Littérature et écologie. Le mur des abeilles, Paris,
José Corti, coll. « Les essais », 2020. Voir aussi son précédent ouvrage,
Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Éditions Wildproject, 2015.

17
La France en éclats

politique des textes, identifiable dans la mention d’un lieu,


la description d’un paysage ou la subtilité d’une métaphore.
Afin de mener l’enquête à bien, il convenait de lui donner
une assise conceptuelle issue, idéalement, de la discipline
géographique elle-même. C’est la notion de territoire, asso-
ciée en France au travail d’Yves Lacoste27, qui nous a paru de
loin la plus heuristique et la plus adéquate. Le terme se défi-
nit comme un espace délimité par des frontières ; organisé
et régi par un pouvoir ; générant des dynamiques d’appro-
priation : autant de paramètres rendus éminemment problé-
matiques en mai-juin 1940. On peut plus spécifiquement
envisager le territoire sous sa triple modalité de percept (la
manière dont il est appréhendé par les sens), de concept (la
représentation mentale dont il fait l’objet) et d’affect (le sen-
timent d’appartenance qu’un individu nourrit à son égard).
La notion, longtemps marginalisée au sein de l’École de géo-
graphie française, qui donnait sa préférence à la géographie
physique et se méfiait d’un concept issu de la Geopolitik alle-
mande, est abondamment employée par les auteurs de notre
corpus : dans son sens premier, pour désigner l’espace natio-
nal ; dans un sens métaphorique, lorsque Saint-Exupéry par
exemple qualifie l’enfance de « grand territoire d’où chacun
est sorti28 » ; dans une perspective plus anthropologique
enfin, lorsque Simon parle de « territoire tribal29 ».

27. Voir Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre


[1976], Paris, La Découverte, 2012 et Paysages politiques, Paris, Librairie
générale française, 1990.
28. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, dans Œuvres, t. II,
éd. cit., p. 158. Ou encore : « Pour convertir l’homme en soi, il convient,
non de l’amputer, mais de l’exprimer à lui-même, d’offrir un but à ses as-
pirations et un territoire à ses énergies » (ibid., p. 207, nous soulignons).
29. Claude Simon, L’Acacia [1989], dans Œuvres, t. II, éd. établie par
Alastair B. Duncan avec la collaboration de Bérénice Bonhomme et
David Zemmour, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2013,

18
Introduction

Dans une première partie, nous étudions les différentes


expériences de l’espace relatées dans les récits de la France
défaite – au double sens du terme, car l’espace national se
défait aussi. Le pays apparaît à bien des égards comme un
territoire en suspens, dépourvu de ses frontières et de toute
instance de souveraineté. Les œuvres mettent en évidence
cette dynamique de dépossession à travers l’emploi de méta-
phores privilégiées, le recours à des registres pluriels (lyrique,
tragique, satirique), ou encore la mise en scène de person-
nages singuliers (chapitre 1). La zone de guerre ne forme
pas un tout homogène mais un espace composite, ce dont
témoignent les auteurs en associant dans leurs textes les deux
topoï, en apparence antithétiques, que sont le locus terribilis
et le locus amoenus (chapitre 2). La débâcle et l’exode consti-
tuent une expérience conjointement spatiale et temporelle.
Les auteurs en rendent compte par le « paysage-histoire30 »
qu’ils élaborent dans leurs textes et par leur insistance sur le
caractère anachronique de l’événement, capable de provo-
quer l’impression d’une sortie hors du temps (chapitre 3).
Après avoir pris la mesure du désastre et de ses implica-
tions à la fois personnelles et collectives, l’analyse se penche
sur les figurations symboliques (littéraires, politiques, ico-
nographiques) de l’espace national. On examine en premier
lieu la représentation magnifiée de la France qui a été trans-
mise aux citoyens sous la Troisième République. Mise à mal
par la défaite, elle est altérée une seconde fois par les auteurs
qui développent nombre d’allégories pour signifier son
effondrement (chapitre 4). En tout état de cause, les indivi-
dus peinent à articuler leur savoir scolaire avec la traversée
concrète du territoire en guerre. Confusion des trajectoires,
p. 1163.
30. Julien Gracq, Carnets du grand chemin [1992], dans Œuvres, t. II,
éd. cit., p. 989.

19
La France en éclats

insuffisance de cartes, déficit d’informations, indétermina-


tion du front : tout concourt au sentiment d’une perte de
conscience géographique. De ce point de vue, l’espace du
labyrinthe s’impose comme un modèle narratif récurrent et
significatif (chapitre 5). D’autres récits orchestrent une véri-
table dérive de la référence spatiale. Dans les romans d’Ara-
gon et de Simon en particulier, les toponymes perdent leur
fonction traditionnelle de repérage dans l’espace et se muent
en agents de désorientation du lecteur (chapitre 6).
À un autre niveau, les récits se comprennent également
comme un acte de réappropriation : grâce au pouvoir des
mots, la France perdue devient peu à peu une France retrou-
vée. La géographie de l’événement se réverbère en effet dans
la conscience de l’écrivain, qui cherche à donner forme à ce
qui s’est défait, à le recomposer, pour maintenir ou rétablir
le sentiment d’un espace national. En témoigne la manière
dont des auteurs comme Saint-Exupéry se constituent une
« patrie intérieure31 » de compensation dans le temps même
du drame. Celle-ci s’appuie notamment sur la réminiscence
de lieux de vie passés, sur la contemplation présente de pay-
sages suggestifs, ou encore sur l’invention d’espaces symbo-
liques faisant signe vers l’avenir (chapitre 7). De nombreux
auteurs manifestent un besoin de réinscription géogra-
phique et entreprennent dans l’après-coup une reconstitu-
tion précise de leur itinéraire passé ; à l’inverse, ils peuvent
choisir de se détourner de la topographie des événements en
la remaniant par le biais de la fiction. Qu’elle s’appuie sur la
mémoire ou sur l’imaginaire, c’est-à-dire sur ce qui résiste
encore et toujours, la littérature ne manque pas d’influencer,
à terme, la mémoire collective de l’événement (chapitre 8).

31. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit., p. 103.


Première partie
Traversées de la France défaite

La débâcle et l’exode ont fait l’objet d’autant d’expé-


riences singulières qu’il y eut d’individus pour les vivre : à
chacun son odyssée guerrière. Mais comme pour tout événe-
ment collectif, il est possible d’identifier un certain nombre
de convergences notables. Les récits relatant l’accomplisse-
ment d’une traversée du pays mettent en évidence plusieurs
types de perceptions spatiales.
Premièrement, la France n’est plus envisagée comme un
territoire immuable mais comme un espace précaire, provo-
quant parfois un vif sentiment de dépaysement. Par ailleurs,
le paysage, tel qu’il est reconfiguré par la guerre, se présente
sous le signe de l’ambivalence : il suscite des dynamiques
contraires d’attraction et de répulsion, en fonction des
lieux rencontrés, tantôt amènes, tantôt dangereux. Enfin, le
périple au sein de l’espace national ne forme pas uniquement
une expérience spatiale, mais spatio-temporelle. À l’espace
parcouru se superpose un parcours dans le temps, qui ne va
pas sans causer l’épreuve d’un égarement anachronique.
Chapitre 1
La France, un territoire en suspens

Si dans son Tableau de la géographie de la France (1903),


Paul Vidal de La Blache parlait de la France comme d’« une
terre qui semble faite pour absorber en grande partie sa
propre émigration1 », il ne pouvait se douter que l’histoire,
quelques dizaines d’années plus tard, lui donnerait autant
raison. L’exode de 1940 constitue en effet l’un des plus
grands mouvements de population du xxe siècle en Europe.
Le spectacle d’un sauve-qui-peut, l’éclipse du pouvoir et
la traversée anxieuse d’une France en guerre rendent pro-
blématique ce qui pouvait paraître évident : le sentiment
d’évoluer dans un espace national pérenne. D’espace clos,
déterminé par des frontières, gouverné par un pouvoir et
approprié par des individus, le pays se transforme terme à
terme en un espace ouvert à l’ennemi, sur lequel le gouver-
nement n’a plus prise et vis-à-vis duquel les citoyens arra-
chés à leur espace de vie éprouvent un sentiment d’altérité.
Les récits de la défaite ont pour point commun de présenter
la France davantage comme un territoire hypothétique que
comme une réalité intelligible.
A/ Les routes de l’exode
Une étroite route de campagne filant à travers champ ou
enjambant un pont, traversée par d’interminables colonnes
1. Cité par Jean-Yves Guiomar, « Le Tableau de la géographie de la France
de Vidal de La Blache », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire,
t. I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 1086.

23
La France en éclats

de réfugiés, mitraillée par des avions ennemis, bordée de


voitures et d’objets abandonnés : tel est le tableau commun
de l’exode que retient la mémoire collective, à l’instar de la
célèbre séquence d’ouverture du film Jeux interdits de René
Clément (1952). Si cette image stéréotypée révèle une situa-
tion partagée par un grand nombre d’individus, elle mérite
également nuance : l’intensité de l’événement est variable
en fonction des moments, des situations et des lieux. De
quelle manière les textes portant sur la période restituent-ils
la complexité et la diversité des expériences vécues ?
Métaphorisation des flux
La métaphorisation de l’événement constitue le trait
d’écriture le plus largement répandu pour rendre compte
de « cette descente au gouffre de quarante millions d’in-
dividus2 ». À cet égard, c’est l’isotopie de l’écoulement qui
se trouve convoquée de façon privilégiée, symbolisant la
manière dont la France se désagrège et devient un « pays à
vau-l’eau3 », une « France glissant sur elle-même4 ». À travers
une première approche thématique des textes, permettant
de dresser un utile tour d’horizon des circonstances de la
défaite, on dégagera les modalités de ce réseau métaphorique
majeur. Ses multiples déclinaisons peuvent être regroupées
en deux catégories, selon qu’on appréhende l’exode sous
l’aspect de son processus – le déferlement des individus sub-
mergeant le pays – ou de sa fin – le territoire exsangue qu’ils
abandonnent derrière eux. Les deux images antithétiques du
« torrent de la retraite5 » et du retrait du torrent forment les
deux versants d’un même tout.

2. Maurice Sachs, Chasse à courre [1948], Paris, Gallimard, 1997, p. 33.


3. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 504.
4. Colette, Journal à rebours [1941], Paris, Fayard, 2004, p. 4.
5. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, Paris, Presses universitaires de

24
La France, un territoire en suspens

« Fleuves humains » : la déferlante des réfugiés


L’image attendue du fleuve pour évoquer la quantité
d’êtres en fuite est dominante dans les récits. Aragon fait allu-
sion dans Les Communistes aux « fleuves humains6 » pertur-
bant les déplacements militaires. Emmanuel Berl, se livrant
à un travail de mémorialiste dans La Fin de la iiie République
(1968), se remémore à quel point la « route de Touraine
était un fleuve monstrueux de véhicules en délire7 ». Zoltán
Szabó, écrivain et journaliste hongrois séjournant en France
au moment des faits, souligne de son côté combien le pay-
sage est « morcelé par ce fleuve magique qu’est la colonne
déchaînée et monotone des réfugiés8 ». Pour dépeindre
l’exode des Parisiens, après l’annonce que la capitale ne sera
pas défendue par l’armée, l’auteur accentue la métaphore
du fleuve par l’évocation de sa crue. Situé au niveau de la
place Denfert-Rochereau, il déclare : « Les avenues, qui y
débouchent en forme d’étoile, déversent leur contenu […],
comme si quatre rivières se jetaient les unes dans les autres
au moment des crues9. » La ruée des habitants hors de leur
ville justifie le recours au champ lexical de l’épanchement et
de la rupture de digue, saturant la description que livre la
romancière Madeleine Hivert dans L’Ouragan (1952) :
Trois jours après, Paris ouvrait ses dernières écluses, déver-
sait ses égouts sur la grand’route. […] Les flots de campeurs
[…], les dernières vagues pouilleuses de l’Exode s’ébran-

France, 1951, p. 128.


6. Aragon, Les Communistes, dans Œuvres romanesques complètes, t. IV,
éd. cit., p. 413. Par commodité, nous ne mentionnerons plus le numéro
du tome lorsqu’il s’agit du tome IV de l’édition de la Pléiade, d’où nous
tirons la majorité de nos citations.
7. Emmanuel Berl, La Fin de la iiie République, éd. cit., p. 23.
8. Zoltán Szabó, L’Effondrement. Journal de Paris à Nice (10 mai 1940-
23 août 1940) [1940], Paris, Exils, 2002, p. 169.
9. Ibid., p. 36.

25
La France en éclats

laient à leur tour, déluge de misère emportant les enfants


dans des caisses, les paralytiques sur des charrettes […]10.
Considérant que l’évacuation de Paris « grossit déme-
surément le flot déjà terrible de l’exode », Emmanuel Berl
en appelle dans la même optique au souvenir de « la grande
inondation de la Seine de 1910 » : « L’eût-on voulu, on
n’aurait pas pu faire demi-tour. On n’était plus rien qu’une
goutte dans la vague d’un immense flot. […] Chacun pense,
pense. Mais la grande houle du trouble général développe
des ondes trop fortes pour ne pas courber les pensées de
tous11. » Le drame national ébranle l’idée que les citoyens
se font de leur patrie et de son histoire, dont la grandeur
pareillement se courbe, comme l’évoque l’écrivain Gabriel
Chevallier dans Le Petit Général (1951) :
On se battait encore quelque part, « pour l’honneur », dans
des provinces que nous lâchions une à une. Notre histoire,
avec ses duchés illustres, ses alliances morganatiques et ses
mariages de princesses, ses guerres de la Révolution et de
l’Empire, était dépecée et bafouée un peu plus chaque jour.
Tout ce qui était français partait à la dérive comme des dé-
bris arrachés aux campagnes par l’inondation12.
Par extension, les réfugiés eux-mêmes se transforment
en naufragés, comme le suggère le lieutenant Poirier (alias
Julien Gracq) au sujet des soldats qui progressent à ses côtés,
dans les environs de Téteghem (Nord) : « Sous le déluge qui
s’infiltre partout, et l’obscurité de soufre, les corps à la ren-
verse évoquent quelque radeau de la Méduse – une épave
en tous cas, à n’en pas douter13. » La référence picturale à la
toile de Géricault est reprise par l’écrivain Léon Moussinac,
10. Madeleine Hivert, L’Ouragan, Paris, Éd. du Conquistador, 1952,
p. 14. Nous soulignons.
11. Emmanuel Berl, La Fin de la iiie République, éd. cit., p. 23-25.
12. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 160.
13. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 112-113.

26
La France, un territoire en suspens

arrêté en avril 1940 pour propagande communiste et trans-


féré durant l’exode jusqu’au camp de Gurs : l’auteur fait du
tableau le titre même de son témoignage, Le Radeau de la
Méduse (1945). Le terme de « déluge », fort de sa connota-
tion biblique, apparaît quant à lui sous la plume de bon
nombre d’auteurs, à l’instar de Saint-Exupéry pour qui « la
France qui croule n’est plus qu’un déluge de morceaux14 ».
L’isotopie du flux s’appuie sur des images symbolisant les
forces élémentaires de la nature, comme celles que Julien
Gracq tire de la géographie physique, discipline pour laquelle
il nourrissait une prédilection particulière :
On pensait malgré soi à ces coulées de lave qui glissent à
peine visibles sous leur croûte de cendres […] un flot cor-
rosif, on le sentait, coulait sur les campagnes derrière cette
obscurité, avec cette façon traîtresse qu’a l’eau d’envahir
une vallée, ses langues qui filent partout dans le lacis com-
pliqué des pentes et des chemins15.
De même Berl évoque-t-il le « glissement de plusieurs
peuples », prenant « l’aspect terrifiant d’un cataclysme
géologique16 ».
Métaphores et comparaisons prennent souvent place au
sein de constructions syntaxiques amples, de phrases dont
Gracq dirait qu’elles sont marquées par « un influx privilé-
gié de propulsion17 ». Comme le suggère Paul Aron au sujet
des récits belges de l’exode, « la déferlante [des réfugiés] est
si puissante que plusieurs romanciers ont tenté d’en rendre
compte de manière quasiment mimétique » en inventant « un

14. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 176.


15. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 231.
16. Emmanuel Berl, La Fin de la iiie République, éd. cit., p. 19.
17. Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain, dans
Œuvres complètes, t. I, éd. établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard,
coll. « Bibl. de la Pléiade », 1989, p. 485.

27
La France en éclats

phrasé nouveau18 ». Cette proposition se vérifie exemplaire-


ment dans le roman de guerre d’Aragon, Les Communistes
(1949-1951), dont plusieurs passages suscitent le vertige :
Là-bas, à la limite du terrain, les routes charrient tout ce
peuple soûl de fatigue, de peur, cette mer grinçante de
poussettes et chariots, de piétons et bicyclistes à pied, de
camions qui vont s’immobiliser tantôt faute de carburant,
de bêtes meuglantes poussées au milieu des humains par
des femmes qui n’ont guère emporté qu’un fouet de leur
ferme, de familles avec des brouettes chargées de photogra-
phies encadrées, de saintes vierges et d’oreillers, les petits
sur l’épaule du père et des soldats en tous sens, les voitures
de l’armée qui cornent, la marée ne se retire pas, l’hystérie,
des sanglots, des gens qui tombent sur les genoux19…
L’arborescence complexe de la phrase, fondée sur l’ac-
cumulation et l’emboîtement des unités syntaxiques, l’ef-
facement de toute ponctuation forte, puis la parataxe
finale, confirme l’idée d’une poussée invincible, d’un exode
inexorable.
Si le style littéraire adopté est susceptible de mimer le
déferlement de la population, la composition même d’une
œuvre s’en charge également parfois. Tel est le cas du roman
posthume d’Irène Némirovsky, Suite française (2004), qui
outre le fait de contenir des métaphores centrées sur l’em-
portement des eaux (la foule vient « battre les murs de l’église
comme un flot », les autos sont comparées à des « poissons
[…] rejet[és] vers un affreux rivage20 ») est structuré selon
le modèle sinusoïdal de la vague, comme le révèle l’une des
notes manuscrites de l’autrice : « The pattern is less une roue

18. Paul Aron, « Écrire l’exode. Mai 40 vu par les écrivains belges », dans
Stefan Martens et Steffen Prauser (dir.), La Guerre de 40 : se battre, subir,
se souvenir, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 215.
19. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 395.
20. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 133 et p. 94.

28
La France, un territoire en suspens

qu’une vague qui monte et descend, et tantôt sur sa cime on


trouve une mouette, tantôt l’Esprit du Mal et tantôt un rat
mort21. » Si la vague renvoie au raz-de-marée de l’exode, elle
figure également l’alternance, au sein du roman, entre les
scènes et les registres, l’action et la description, les temps de
terreur et d’accalmie.
La dynamique d’agrégation des individus au cortège de
l’exode est rapportée de manière originale par Rebatet dans
Les Décombres (1942), à travers la rencontre que fait le nar-
rateur avec une jeune femme au talent particulier :
Elle savait par cœur les numéros minéralogiques de toutes
les voitures et nous les énumérait au passage.
– La Seine-Inférieure, le Nord, Versailles. Les Ardennes.
L’Orne, l’Aisne, la Mayenne, la Meuse, la Sarthe, l’Oise.
Nantes, Paris, Paris, Rennes, le Loir-et-Cher. Encore le
Nord. Le Cher. Le Pas-de-Calais, la Manche, la Moselle, le
Finistère, l’Indre. Oh ! ce camion, voyez ! il arrive du Jura.
En voilà un voyage22 !
Par sa préoccupante complétude, l’identification de l’ori-
gine des véhicules rend sensible l’envergure du désastre. À
l’afflux des individus provenant de tous les départements de
la moitié nord de la France répond l’accumulation concrète
des machines et des objets emportés. Les auteurs tâchent
souvent d’en dresser l’inventaire, à l’instar du critique de
cinéma Georges Sadoul dans son Journal de guerre :
Il y a de tout dans cette cohue : charrettes paysannes, au-
tocars parisiens de « noces et banquets », au toit chargé de
bagages, taxis, autobus, bennes à ordures ménagères rem-
plies de femmes et d’enfants, motos, lourds convois du gé-
nie pontonnier, avec leurs bateaux de métal, à la peinture

21. Ibid., p. 307.


22. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 399.

29
La France en éclats

toute neuve, charrettes conduites en train par des tracteurs


américains, camions militaires […]23.
L’appréhension raisonnée, voire la tentative de hiérar-
chisation des éléments évoqués peinent à rendre compte du
spectacle chaotique des routes surchargées. Il faut encore
ajouter au flot impétueux des réfugiés et des voitures, au
« mélange d’humanité et de ferraille24 » emporté dans la tour-
mente, le désordre causé par la dispersion des troupeaux ou
la présence de chiens errants. Dans le roman Les Jeux incon-
nus (1947) de François Boyer, Paulette s’applique à recen-
ser les bêtes qu’elle croise au fil du chemin – « des chiens,
des chats, des veaux, des bœufs, des ânes, des chevaux, des
chèvres, des moutons, des vaches, des porcs25 » – rappelant
par là l’origine rurale de bon nombre de Français partis sur
les routes.
Charriant avec elle l’idée d’un courant rapide, l’image
du fleuve ne doit pas tromper : la déferlante des indivi-
dus submergeant le pays s’effectue le plus souvent à vitesse
réduite. À l’inverse du repli rapide de l’armée française –
« six semaines de course à pied » succédant à « neuf mois de
belote », selon la pique acerbe de Céline26 –, l’exode semble
davantage tenir du « piétinement migratoire27 », comme le
note Jean Malaquais dans son journal. Sur les axes de circu-
lation, la densité humaine, matérielle, mécanique, animale
provoque de longs ralentissements. Quoique développé, le
réseau routier a tôt fait d’arriver à saturation (le temps des
23. Georges Sadoul, Journal de guerre : 2 septembre 1939-20 juillet 1940,
Paris, Les Éditeurs français réunis, 1977, p. 337.
24. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 167.
25. François Boyer, Les Jeux inconnus, Paris, Éd. de Minuit, 1947, p. 16.
26. Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux Draps, Paris, Nouvelles Éditions
françaises, 1941, p. 38.
27. Jean Malaquais, Journal de guerre [1943], Paris, Phébus, 1997,
p. 171.

30
La France, un territoire en suspens

autoroutes n’est pas encore advenu), sans compter que les


véhicules, une fois à court de carburant, bloquent le pas-
sage. Là où Léon Werth eût mis en temps normal quelques
heures seulement pour rejoindre sa résidence de Saint-
Amour dans le Jura, c’est en trente-trois jours qu’il effectue
ce même trajet, au point que son témoignage prend cette
durée invraisemblable pour titre. Saint-Exupéry, relevant
« la tourbe lente qui lentement traversait les villages28 »,
et Aragon, décrivant « cet égrènement dense, cet embou-
teillage en marche, où chaque pas se perd29 », mettent eux
aussi en évidence l’écart paradoxal entre la fulgurance de
l’événement et la lenteur des déplacements.
Les villes où les réfugiés finissent par aboutir augmentent
radicalement en volume. Pour en rester au registre des méta-
phores aquatiques, Szabó associe ainsi la ville de Bordeaux
dans laquelle il parvient à « une outre gonflée, un verre plein
à ras bord30 ». De fait, la population de la ville a quintuplé
depuis la fin du mois de mai. Gabriel Chevallier décrit en des
termes similaires la ville surpeuplée de « T… », valant pour
tant d’autres situées dans la moitié sud du pays :
Ce n’étaient que campements improvisés, à croire que des
hordes de romanichels s’étaient jetées sur le pays comme
une invasion de sauterelles. Les gens couchaient à deux ou
trois dans les lits, sur les billards et les planchers, sous des
hangars et sur les places publiques. On avait mis des mate-
las jusque sur les trottoirs31.
La référence biblique à la plaie d’Égypte est sympto-
matique de l’imaginaire entomologique convoqué par
bon nombre d’auteurs pour signifier, au même titre que

28. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 163.


29. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 516.
30. Zoltán Szabó, L’Effondrement, éd. cit., p. 191 et 189.
31. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 189. Nous soulignons.

31
La France en éclats

l’isotopie du flux, le grouillement des individus. Dans La


Mort dans l’âme (1949), Sartre en fait usage à travers le
point de vue d’une mère esseulée perdue au milieu de la
foule : « Les insectes rampaient devant eux, énormes, lents,
mystérieux ; les autos grinçaient comme des homards, chan-
taient comme des grillons. Les hommes ont été changés en
insectes32. » Cette métamorphose kafkaïenne ne renvoie pas
qu’à l’ampleur numérique de l’exode ; la réduction d’échelle
qu’elle implique suggère également la précarité physique des
individus face aux engins de guerre ennemis, caractérisés par
leurs dimensions écrasantes. L’image de la fourmilière est
sans nul doute celle qui fait le plus fréquemment retour :
Saint-Exupéry voit dans la débâcle de la France le « désordre
sordide d’une fourmilière éventrée33 », Gracq compare les
hommes de troupe aux « fourmis absurdes » d’une « fourmi-
lière bousculée34 », tandis qu’Aragon évoque l’activité d’une
« fourmilière en migration35 » qui se heurte aux flammes et
se disperse. De manière plus originale, c’est à travers une
mention toponymique que Claude Simon associe le règne
humain au règne animal dans La Route des Flandres (1960).
La mention du bourg de Fourmies (Nord) évoque au nar-
rateur une « théorie d’insectes noirs se glissant le long des
murs36 », figuration transparente du cortège des réfugiés.
Ces métaphores animales convergentes n’entrent pas en
concurrence avec la dynamique du flux, mais au contraire
la redoublent.

32. Jean-Paul Sartre, La Mort dans l’âme [1949], dans Œuvres roma-
nesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1981, p. 84.
33. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 161.
34. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 115.
35. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 413.
36. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 408.

32
La France, un territoire en suspens

Le retrait des eaux


À la marée haute succède une « effroyable marée basse37 »,
découvrant un pays à l’abandon. Ce passage du plein au vide
est exprimé à travers l’image de l’hémorragie, à laquelle Blaise
Cendrars fait référence dans L’Homme foudroyé (1945) :
Deux dates fatidiques : le 13 juin, au sud de Tours, nous
étions en corps et j’avais l’impression que nous allions faire
un nœud au débouché de la petite route de Chinon et liga-
turer la N 10 dont le sang artériel s’écoulait à flots, venant
de Paris, à gros bouillons pressés, de Paris qui se vidait, le
cœur cessant de battre […] ; le 17 juin, à Barbezieux, j’étais
seul, la route vidée et noire et j’eus une impression d’as-
phyxie, de mort, la mort de la France38…
La personnification du pays transforme, en guise de
nouvelle variante métaphorique, le flux aquatique en flux
sanguin. Reconduisant la vision d’un corps se vidant de sa
substance, Saint-Exupéry déclare quant à lui que le « pays se
désentripaille39 » sous ses yeux.
Pilote de guerre (1942), le témoignage poignant que
Saint-Exupéry livre de la bataille de France, a le mérite
d’appréhender l’exode sous un angle non pas terrestre mais
aérien [ill. 1.1]. L’ouvrage retrace les missions de reconnais-
sance effectuées par Saint-Exupéry dans la région d’Arras en
juin 1940, non sans courir un péril mortel : « On sacrifie
les équipages comme on jetterait des verres d’eau dans un
incendie de forêt40. » La vue plongeante offerte par l’avion,
devenu un authentique « organe de perception41 » selon le

37. Zoltán Szabó, L’Effondrement, éd. cit., p. 189.


38. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé [1945], Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1973, p. 388.
39. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 171.
40. Ibid., p. 114.
41. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Galli-
mard, coll. « Folio », 1993, p. 16.

33
La France en éclats

mot de Sartre, permet de prendre autrement la mesure des


événements. Se comparant à un « savant glacial » réalisant
une « étude de laboratoire42 » sur le jeu des forces en pré-
sence, Saint-Exupéry est surtout un inventeur d’images
dont la plupart soulignent le délitement du pays. À travers
la verrière de son cockpit, le pilote note ainsi que « le pressoir
des bombardiers […] a fait couler un peuple entier le long
des routes, comme un jus noir » ; il déclare ailleurs survoler
un « interminable sirop qui n’en finit plus de couler », avant
de constater à quel point la migration du peuple se déroule
avec « la lenteur d’un fleuve de boue43 ». À travers ce réseau
de métaphores, Saint-Exupéry met l’accent sur la manière
dont l’espace national se défait, passant d’un état solide à un
état liquide.
De cet abandon généralisé, retenons encore l’image frap-
pante des cimetières d’autos, désignant les véhicules reje-
tés et amoncelés aux abords des routes. Ceux-ci forment
un topos du récit d’exode : depuis le ciel, Saint-Exupéry y
voit un « paysage tendu d’une écorce de fer44 », tandis qu’ils
s’apparentent pour Claude Simon à « quelque chose comme
une vaste décharge publique répandue sur des kilomètres45 ».
Les comparaisons ne manquent pas pour caractériser cette
« étrangeté des choses qu’on abandonne46 ». Julien Gracq
témoigne également de la vive impression que lui cause le
long défilé des véhicules sabordés : « […] et de chaque côté,
avec la régularité des pylônes d’Égypte ou des allées de tom-
beaux de la Chine, basculés au fossé tous les vingt mètres, à

42. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 144.


43. Ibid., respectivement p. 161 et 163.
44. Ibid., p. 167.
45. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 334.
46. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 547.

34
La France, un territoire en suspens

perte de vue les camions anglais, comme une espèce d’im-


mense portique à la Déroute47 ».
Le second paysage typique que compose derrière lui le
flux de l’exode, ce sont les villes abandonnées du nord, for-
mant chacune « une poche d’eau crevée48 ». C’est de nouveau
à travers la symbolique des fluides que Saint-Exupéry décrit
la vampirisation des villes par les réfugiés :
Ils marchent vers des escales fantômes, car à peine cette ca-
ravane aborde-t-elle une oasis, que déjà il n’est plus d’oasis.
Chaque oasis craque à son tour, et à son tour se déverse
dans la caravane. Et si la caravane aborde un vrai village
qui fait semblant de vivre encore, elle en épuise, dès le pre-
mier soir, toute la substance. Elle le nettoie comme les vers
nettoient un os49.
Au sein de la France rurale, Montherlant évoque « la sen-
sation du combattant […] d’être le seigneur dans les vil-
lages vides50 », opposant sa morale aristocratique à la ruine
du pays, tandis que le groupe de soldats auquel appartient
Aurélien Leurtillois, dans le roman d’Aragon, traverse une
« bourgade amorphe qui fichait le camp dans tous les sens51 ».
En traversant Laon, André Soubiran s’étonne quant à lui de
son « étrange veuvage d’habitants » : la ville dort « comme si
un carillonneur oublieux ne l’avait pas réveillée avec l’angé-
lus de l’aube52 ». La référence à l’ensommeillement ou encore
au coma53 cède plus souvent la place au vocable de « ville
47. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 112.
48. Claude Jamet, Carnets de déroute, op. cit., p. 89.
49. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 163.
50. Henry de Montherlant, « Le rêve des guerriers », Textes sous une oc-
cupation (1940-1944), dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la
Pléiade », 1963, p. 1389.
51. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 509.
52. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars [1943], Levallois-
Perret, Cercle du Bibliophile, 1968, p. 161.
53. Vercors emploie cette métaphore à propos de la ville de Paris : « Je

35
La France en éclats

morte », lequel revient sous la plume de maints auteurs,


de Marguerite Bloch à Irène Némirovsky, en passant par
Maurice Sachs. Le cas le plus emblématique est peut-être le
récit que Sartre livre de son étape dans la ville de Haguenau
(Bas-Rhin), les 10 et 11 juin 1940, alors qu’il bat en retraite
avec son régiment. Évoluant dans un dédale de rues désertes,
il ne peut se défaire de « l’impression que la ville [l]e fuit54 ».
L’atmosphère inquiétante et presque fantastique du lieu est
encore accentuée par le « silence minéral » qui imprègne les
rues et s’oppose à tous les « bruits rauques55 » de la guerre :
On lit partout sur les fenêtres, sur les portes, sur les de-
vantures le mot « Mort », c’est une petite obsession sinistre.
[…] Mort : guerre morte, mort dans le ciel, ville morte et
ces mille couleurs qui meurent dans les vitrines […]56.
Le paysage urbain, baignant dans un « calme croupi », est
promis à la déliquescence et comparé tantôt à une « nécro-
pole », tantôt à un « poudroiement blanc d’ossuaire57 ». Perçue
dans sa dimension sépulcrale, Haguenau renvoie à d’autres
villes en souffrance, à commencer par celle à laquelle l’auteur
est le plus attaché : Paris. Lors de sa permission du mois de
février 1940, Sartre avait déjà relevé à quel point la capitale
lui avait fait « l’effet d’un caveau de famille » et lui était appa-
rue comme « une ville d’hommes sans avenirs58 ». La réalité
me serais cru dans un vieux film de René Clair, Paris qui dort : du haut
de la tour Eiffel, un rayon mystérieux a plongé la ville dans le coma.
Images prémonitoires ! » (Vercors, La Bataille du silence, Paris, Presses de
la cité, 1967, p. 107).
54. Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de guerre », dans Les
Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la
Pléiade », 2010, p. 658.
55. Ibid., p. 660.
56. Ibid.
57. Ibid., p. 666, 655 et 664.
58. Id., Carnets de la drôle de guerre [1983], dans Les Mots et autres écrits
autobiographiques, éd. cit., p. 481.

36
La France, un territoire en suspens

de la débâcle confirme les intuitions funestes de l’auteur et va


jusqu’à porter atteinte au trésor de sensations heureuses qu’il
avait conservées :
Depuis avant-hier, j’ai des souvenirs par centaines. Des
souvenirs de Paris, tout dorés, légers comme des vapeurs :
je revois les quais de la Rapée, un bout de ciel au-dessus de
Ménilmontant, une rue de La Villette, la place des Fêtes,
[…] tout ce que j’aime. Mais ces souvenirs ont été frappés
en plein cœur, quelqu’un les a tués […]59.
Ce qui frappe dans cet aveu, c’est l’anonymat du pronom
indéfini « quelqu’un », comme si aucun responsable du
désastre n’était susceptible d’être identifié. Peut-être une
forme de culpabilité ressentie par l’auteur élude-t-elle toute
recherche en ce sens ? De même que, dans L’Être et le Néant
(1943), le voyeur espionnant par le trou d’une serrure est
dévisagé par un tiers et en nourrit de la honte, le soldat tra-
versant la ville de Haguenau se sent observé et jugé par les
« grands yeux noirs60 » des maisons qui le toisent :
derrière les vitrines ou par les fentes des volets il y a des
types qui nous regardent. Ils regardent passer dans leurs
rues ces Français gauches et désœuvrés qui traînent des
grolles. […] Les rues me semblent interminables à présent
parce que j’imagine des yeux brillants dans l’ombre qui me
suivent, qui me suivent – et je me vois comme je dois ap-
paraître à ces yeux61.
À travers cette esquisse de la théorie de l’être pour-soi
et de l’être pour-autrui – à laquelle contribue du reste l’en-
semble des Carnets de la drôle de guerre –, Sartre exprime
l’humiliation d’appartenir à une armée défaite.

59. Id., « Autour des Carnets de la drôle de guerre », éd. cit., p. 657. Nous
soulignons.
60. Ibid., p. 665.
61. Ibid., p. 667.

37
La France en éclats

Chemin faisant : situations tragi-comiques (Némirovsky,


Rebatet)
Si les routes de l’exode livrent le spectacle d’un territoire
en décomposition, elles forment également une scène – un
« mauvais décor d’opéra62 » – où se confondent les représen-
tants d’une société humaine dont la promiscuité exacerbe
parfois le jeu grotesque. Bien des auteurs ont souligné ainsi
la réserve comique de l’événement, révélant au grand jour
le ridicule des comportements63. Transcription romanesque
à chaud des événements, Suite française abonde en saynètes
à travers lesquelles Némirovsky (qui n’a pas, à proprement
parler, vécu l’exode, s’étant réfugiée auparavant dans un vil-
lage du Morvan) expose et accentue les travers de tous. Alors
que l’ouvrage a surtout fait l’objet d’une lecture sérieuse
– compte tenu en particulier du destin de l’autrice déportée
à Auschwitz –, Yves Baudelle a montré qu’il s’agissait aussi
d’un « grand roman satirique, presque continûment iro-
nique », contenant une « savoureuse galerie de portraits dont
la dominante caustique déteint sur le moindre comparse64 ».
C’est notamment le cas de Mme Péricand, mère de famille
« à l’hérédité bourgeoise et catholique65 », qui prend soin
d’emporter avec elle tous ses objets précieux, mais oublie
son beau-père dans son appartement ; ou qui, plus tard au
cours du trajet, fait montre de générosité en distribuant des
provisions, avant de se raviser une fois la pénurie alimen-
taire annoncée : « La charité chrétienne, la mansuétude des

62. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 142.


63. Citons, outre les deux exemples développés ici, le roman de Paul
Vialar, Le Bal des sauvages (1953).
64. Yves Baudelle, « “L’assiette à bouillie de bonne-maman” et “le râ-
telier de rechange de papa” : ironie et comique dans Suite française »,
Roman 20-50, n° 24, décembre 2012, respectivement p. 110 et 112.
65. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 37.

38
La France, un territoire en suspens

siècles de civilisation tombaient d’elle comme de vains orne-


ments révélant son âme aride et nue66. » Un autre exemple
est fourni par le riche écrivain Gabriel Corte, voyant sur-
tout dans l’événement l’occasion de produire une œuvre
littéraire raffinée : « Je n’admets pas que ces boutiquiers,
ces concierges, ces mal-lavés avec leurs pleurnicheries, leurs
ragots, leur grossièreté, avilissent un climat de tragédie67. »
Némirovsky traite avec une même ironie l’égoïsme des uns
et le snobisme des autres, la « veulerie des happy few » et
« l’imbécillité des humbles68 », la bonne volonté inutile du
fils Péricand et la foi aveugle de son frère, assassiné par un
groupe d’orphelins dont il avait la charge. Dans ses notes,
l’autrice propose cette entrée digne du Dictionnaire des idées
reçues de Flaubert pour qualifier l’état d’esprit de la plupart
des personnages : « Sacrifice (tout le monde étant d’accord
sur la nécessité du sacrifice à condition que ce soit celui du
voisin)69 ». Au sein de cette dérision généralisée subsistent
toutefois des figures positives : les Michaud, « les seuls qui
soient nobles vraiment70 », forment un couple prompt à
venir en aide à leur prochain, même s’ils ont été lâchement
abandonnés par leurs collègues. Ce faisant, la satire sociale
que déploie Némirovsky trouve quelque compensation.
Tel n’est pas le cas du jeu de massacre autrement plus
cruel auquel s’adonne Lucien Rebatet dans Les Décombres.
Ce long pamphlet, véritable best-seller sous l’Occupation,
autopsie l’effondrement du pays, depuis la drôle de guerre
jusqu’à l’instauration du régime de Vichy. Comme le rap-
pelle Jean-Louis Jeannelle, le but recherché par l’auteur,

66. Ibid., p. 99.


67. Ibid., p. 117.
68. Ibid., respectivement p. 29 et 33.
69. Ibid., p. 306.
70. Ibid., p. 309.

39
La France en éclats

journaliste à Je suis partout et collaborateur attitré, est moins


« de reconstituer les circonstances d’une défaite, qu’il n’avait
cessé d’annoncer, que de faire s’écrouler sur la France tout
entière les vestiges d’un passé honni71 ». Seules deux sections
(sur six) des Décombres décrivent l’exode et la débâcle, mais
elles forment comme le centre nerveux de l’ouvrage, accu-
mulant morceaux de bravoure rhétoriques et scènes de haute
volée pour accabler « ce peuple entier pris d’un délire ambu-
latoire72 ». L’auteur ne donne pas tant à voir des individus que
des types, brossés en quelques traits de plume, pris au hasard
dans la foule :
femelles hurlantes aux tignasses jaunes échevelées se collant
dans les traînées de fard fondu et de poussière, mâles en bras
de chemise, en nage, exorbités, les nuques violettes, retom-
bés en une heure à l’état de la brute néolithique, pucelles
dépoitraillées à pleins seins, belles-mères à demi mortes
d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chienchiens,
les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bi-
joux, de cages à oiseaux, de boîtes de camemberts, de pou-
pées-fétiches, exhibant comme des bêtes devant la foule leurs
jambons écartés et le fond de leurs culottes73.
La raillerie s’appuie en particulier sur des préjugés régio-
naux, à l’instar de ces « chauffeurs du Nord » incarnant « un
prolétariat sournois, méchant, violent, communiste rouge
sang », de ces « gros herbagers normands, bien nourris, ayant
en vaches et en prés trois cent mille écus au soleil et fai-
sant la guerre avec vingt francs en poche », ou encore de « la
faune complète des Parisiens », dont la fuite est vilipendée
dans un registre confinant à l’obscénité : « L’orgueilleux
Paris, tordu d’immondes coliques, fuyait au hasard en

71. Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au xxe siècle, Paris, Galli-
mard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008, p. 127.
72. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 403.
73. Ibid., p. 388-389.

40
La France, un territoire en suspens

se conchiant74. » Cette fois, ce ne sont plus les carrosses du


xviiie siècle, dépeints dans la tradition littéraire des embar-
ras de Paris, mais les convois de 1940 qui « s’embout[issent]
stupidement les uns dans les autres, stoppés à perte de vue
dans un grouillement de visages hagards, de poings brandis,
d’uniformes débraillés, de têtes platinées, de blouses multi-
colores, dans un vacarme de vociférations, de trompes, de
moteurs vrombissants, un nuage d’huile chaude, d’essence
et de poussière75 ».
Là où Némirovsky usait de son ironie tout en conservant
intacte la morale de certains personnages, Rebatet construit
une « rhétorique de la haine76 », un réquisitoire systématique
où pas un groupe politique, social, professionnel ou reli-
gieux n’est épargné. L’armée française, gouvernée par une
« constellation de politicards77 », est devenue l’envers de son
mythe ; l’Église catholique, regorgeant de « larbins mitrés78 »
et de « braillard[s] à chasuble79 », n’est plus que l’ombre d’elle-
même. Le venin craché par l’auteur prend pour cible l’en-
semble de l’échiquier politique, jusqu’aux groupes les plus
proches de sa sensibilité : la droite maurrassienne, embour-
bée dans « L’Inaction française » et bâtie sur une « cathédrale
d’étincelants sophismes80 » ; le régime de Vichy lui-même,
qui ne porte pas aussi loin ses ambitions que l’auteur l’eût
souhaité. En somme, Les Décombres se lit comme on dégou-
pille une grenade ou comme éclate un foudroyant « obus de

74. Ibid., respectivement p. 395 et 388.


75. Ibid.
76. Pascal Ory, « Préface des Décombres de Rebatet », dans Les Dé-
combres, éd. cit., p. 16.
77. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 287.
78. Ibid., p. 398.
79. Ibid., p. 409.
80. Ibid., p. 505.

41
La France en éclats

rupture », au sein duquel Rebatet se félicite d’avoir « tassé un


maximum d’explosifs81 ».
B/ La perte de souveraineté
Un territoire constitue une portion d’espace sur laquelle
une autorité exerce sa souveraineté. Cette définition vaut
en particulier pour le cas de la France, qui s’est historique-
ment construite comme un État-nation, c’est-à-dire un État
dont l’organisation politique est antérieure au développe-
ment d’un sentiment d’appartenance nationale parmi ses
habitants. Or en mai-juin 1940, l’espace national se fissure,
l’État et l’armée n’exercent plus sur lui aucune maîtrise.
La vacance du pouvoir
Du fait de la présence des troupes allemandes sur une
portion de plus en plus large du territoire, l’autorité de l’État
cesse d’être effective. Même si elle n’aboutit pas, la propo-
sition inouïe, élaborée en juin 1940 à Londres par Jean
Monnet et Winston Churchill, de fondre la France et la
Grande-Bretagne en un seul et même pays, avec une natio-
nalité unique, en dit long sur la situation traversée82.
La trajectoire suivie par les membres du gouvernement, de
Paris jusqu’en Touraine, de Touraine jusqu’à Bordeaux, puis
de Bordeaux jusqu’à Vichy, « donne en elle-même l’exemple
du vertige83 », selon la formule de Romain Rolland. La cir-
culation des informations étant à cette période nette-
ment entravée, l’autorité civile fait l’objet d’une éclipse

81. Cité par Robert Belot, Lucien Rebatet, op. cit., p. 101.
82. L’Union franco-britannique constitue un projet éphémère d’union
globale entre le Royaume-Uni et la France. Soumis au gouvernement
français le 16 juin 1940 par la Chambre des communes du Royaume-
Uni, il est toutefois rapidement enterré, à la suite de la démission de Paul
Reynaud, remplacé par Pétain.
83. Romain Rolland, Journal de Vézelay, Paris, Bartillat, 2013, p. 432.

42
La France, un territoire en suspens

déstabilisant les Français : « Qu’était devenu le gouverne-


ment ? On n’en savait plus rien, depuis qu’après un chapelet
de mots historiques la voix de Paul Reynaud s’était tue84. »
L’abandon précoce de Paris, le 10 juin 1940, constitue
l’acte emblématique du délitement de l’État. Compte tenu de
la tradition jacobine française, la capitale constitue le centre
de gravité du pays, et donc un lieu stratégique et symbolique
majeur. Renoncer à la défendre provoque parmi les citoyens
un choc d’autant plus important qu’en 1914 Paris n’était
pas tombé. Le 11 juin 1940, la capitale est ainsi déclarée
« ville ouverte » par les autorités : aucune résistance militaire
ne sera opposée à l’arrivée prochaine des troupes ennemies,
au motif que les habitants comme le patrimoine architectu-
ral de la ville méritent d’être épargnés. Si certains tâchent de
voir dans cette décision une « mesure de sagesse85 », la plu-
part la déplorent, à l’instar de Claude Jamet :
J’avoue que je ne vois pas bien la France décapitée, comme
saint Denis, continuant de marcher ; la France sans Pa-
ris poursuivant le combat, sérieusement. Je reconnais que
cette tête, cette capitale, est mal placée, qu’il vaudrait mieux
qu’elle fût ailleurs, mais elle est là ; et notre pays n’a qu’une
tête86.
Montherlant condamne également ce repli en le com-
parant aux grandes défections passées : « Quand on croit
que César va marcher sur Rome… Pompée évacue la ville.
Sénateurs, consuls, chevaliers… partent dans la plus grande
confusion sur la voie Appienne, abandonnant jusqu’au
trésor public87… » Tout aussi sévère, de Gaulle voit dans

84. Vercors, La Bataille du silence, éd. cit., p. 75.


85. Julien Green, La Fin d’un monde. Juin 1940, Paris, Éd. du Seuil,
1992, p. 19.
86. Claude Jamet, Carnets de déroute, op. cit., p. 111.
87. Henry de Montherlant, « Le rêve des guerriers », éd. cit., p. 1387.

43
La France en éclats

cet acte le début d’« une sorte d’agonie, déroulée le long des
routes, dans la dislocation des services, des disciplines et des
consciences88 ».
Les responsables politiques sont désormais voués à une
itinérance risquée. Après avoir hésité un temps à se diri-
ger vers Brest, « les ministres nomades de la France89 » se
replient en Touraine puis à Bordeaux, qui devient pour la
troisième fois dans l’histoire capitale éphémère du pays90.
La ville devient « le carrefour d’intrigues politiques inextri-
cables91 » jusqu’à la démission finale de Paul Reynaud et la
nomination de Pétain en tant que président du Conseil le
17 juin. Sous l’impulsion du Maréchal, le gouvernement
se dirige vers Clermont, avant de se fixer définitivement à
Vichy, où les deux chambres, une dernière fois réunies par
Laval, proclament la fin de la Troisième République. Après
le vote par l’Assemblée nationale des pleins pouvoirs au
maréchal Pétain, le 10 juillet 1940, le régime républicain
cesse d’exister.
Tout au long de cette contre-épopée gouvernementale,
nul ne pourrait dire où se situe le centre du pouvoir : ni à
Paris, délaissé par les pouvoirs publics, ni à Bordeaux, où
le passage du gouvernement est provisoire, ni à Londres,
où de Gaulle ne rassemble encore que peu de soutiens, ni
à Casablanca, où ont fui à bord du Massilia une partie des
membres de la classe politique.
De la même manière que le gouvernement organise
son repli, des milliers de responsables censés garantir le

88. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 69.


89. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 393.
90. Les représentants de l’État y avaient déjà trouvé refuge en 1870-
1871 (après la défaite de Sedan et avant de s’établir à Versailles), ainsi
qu’en août 1914 (pour une durée de trois mois).
91. Éric Alary, L’Exode, op. cit., p. 289.

44
La France, un territoire en suspens

fonctionnement de l’État quittent leur poste : préfets et


sous-préfets, édiles et élus locaux, policiers, gendarmes et
pompiers. Pour reprendre la formule de Saint-Exupéry,
« le désastre a détraqué la belle machine administrative92 »,
métaphore mécanique dont l’auteur se saisit pour expri-
mer l’effondrement de l’État. « Horloges en panne » et
autres « rouages93 » grippés symbolisent la neutralisation des
moyens d’action et de communication que le gouvernement
possédait jusqu’alors. Une fois rompue la chaîne de trans-
mission des ordres, nulle démarche efficace ne semble plus
possible. Premier combat (1947), le témoignage qu’offre Jean
Moulin, alors préfet d’Eure-et-Loir, sur la ville de Chartres
au moment de l’exode, l’illustre de façon exemplaire. La pre-
mière partie de l’ouvrage retrace avec précision la manière
dont la ville, du 14 au 18 juin, échappe progressivement
à tout contrôle. Le repli des « affectés spéciaux » (hommes
mobilisables détachés dans un emploi civil) en apparaît
comme l’une des premières causes et fait de la résistance de
la ville la chronique d’une mort annoncée. Son plus éminent
symbole est sans doute le « gigantesque panache de fumée »
provoqué par l’explosion d’un dépôt d’essence, qui « tiss[e]
un immense voile de deuil sur la cathédrale94 ». Sans tenir
compte de « la panique déjà considérable créée dans le dépar-
tement par les bombardements et le passage de centaines de
milliers de réfugiés95 », le préfet doit tour à tour faire face
à l’interruption totale du courant électrique et du gaz, à
l’épuisement des stocks de nourriture, à l’intensification des
bombardements et des incendies. Jean Moulin tente comme

92. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 151.


93. Ibid., p. 116 et 149.
94. Jean Moulin, Premier combat. Journal posthume, Paris, Éd. de Mi-
nuit, 1947, p. 29.
95. Ibid., p. 23.

45
La France en éclats

il peut de pallier « l’abandon dans lequel [le] laissait le gou-


vernement96 » et d’enrayer, en vain, la fuite massive des civils
(il ne reste au milieu du mois de juin que 800 habitants
sur les 23 000 que comptait Chartres). Malgré l’ensemble
des mesures prises pour sauvegarder la ville, Jean Moulin
observe avec dépit le navire de l’État sombrer sous ses yeux.
L’invisible empyrée des chefs
À la disparition des représentants de l’État répond celle
des responsables militaires. Marc Bloch en rend compte à
travers une métaphore spatiale permettant de figurer la rup-
ture de toute communication :
La vérité est que les états-majors ressemblaient à une mai-
son d’affaires qui, pourvue au sommet de chefs de service
– représentés, ici, par les officiers –, à la base de dactylos,
eût été, par contre, au niveau intermédiaire totalement dé-
munie d’employés proprement dits97.
Sur le terrain, un « véritable divorce98 » s’instaure entre les
postes de commandement où les supérieurs hiérarchiques
se retranchent et les cantonnements des hommes de troupe
davantage exposés au danger, parfois situés en première
ligne. Rebatet réprouve avec ironie cette fracture spatiale au
moyen d’une comparaison sinhulière : « On apercevait, au
bout d’une allée de grands arbres, un élégant château où
notre état-major venait de prendre ses quartiers, aussi loin
de nous qu’un empereur de Chine du dernier des coolies99. »
De Gaulle souligne ce même travers au plus haut degré de
la hiérarchie : « Dans sa thébaïde de Vincennes, le général
Gamelin me fit l’effet d’un savant, combinant en laboratoire

96. Ibid., p. 101.


97. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 90.
98. Ibid., p. 91.
99. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 393.

46
La France, un territoire en suspens

les réactions de sa stratégie100. » Quant à Claude Simon,


il accentue l’éclipse du pouvoir militaire sur le champ de
bataille à travers la convocation d’un imaginaire mytholo-
gique. Dans L’Acacia (1989), un haut gradé aperçu fugi-
tivement est assimilé à un Centaure soudé à son cheval,
appartenant à une sphère céleste dont il semble, tel Pégase,
« descendu dans un nuage ailé et cliquetant101 ». Aussitôt
apparu, aussitôt retourné dans son « lointain et vague empy-
rée102 » : l’officier d’état-major relève d’une géographie si peu
situable pour l’homme de troupe qu’il en devient irréel. Il
n’est plus appréhendé comme un être palpable, mais comme
« une entité, un symbole, […] quelque chose comme un
mythe, une abstraction, la délégation matérialisée de cette
toute-puissance occulte et sans visage […]103 ». Comme
le remarque Carine Capone, la narration simonienne fait
« jouer l’opposition entre le sublime de ce personnage
improbable et les souffrances […] des soldats épuisés par
la faim et la fatigue, offrant un contraste révoltant entre les
deux parties104 ». L’image privilégiée du jeu d’échecs figure
cette inégalité : si le capitaine de Reixach se rattache par son
patronyme à la pièce du roi (rex signifiant « roi » en latin et
schach « échecs » en allemand), les soldats prennent quant à
eux l’allure de fragiles « pièces d’ivoire tambourinant tom-
bant les unes après les autres sur le plateau de l’échiquier105 ».
Que l’homme de troupe se trouve métamorphosé en simple
pion manipulé par d’autres, on en trouve la confirmation
100. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 32.
101. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1047.
102. Ibid., p. 1034.
103. Ibid., p. 1027.
104. Carine Capone, Aux frontières du langage, l’événement : Margue-
rite Duras, Claude Simon, Emmanuel Carrère, Laurent Mauvignier, Lille,
Presses universitaires du Septentrion, 2022, p. 70.
105. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 300.

47
La France en éclats

chez Léon Werth pour qui « le soldat dépend de combi-


naisons dans l’espace106 » : à l’évidence, celui-ci agit moins
qu’il n’est agi. Or sur l’« immense damier bombardé107 » que
forme alors la France, bien des officiers reculent d’une ou
plusieurs cases, sans toujours en avertir leur hiérarchie ni les
hommes qu’ils commandent : « Nous voilà oubliés de nos
amis et de nos chefs, oubliés dans ce dimanche oublié108 »,
affirme Sartre pendant la débâcle.
La vacance du pouvoir militaire se traduit également par
la crise affectant la notion de chef, qui subit selon Julien
Gracq une « déformation tartarinesque109 ». Le suicide du
général Barbe, évoqué parallèlement dans les récits d’Aragon
et de Simon110, prend valeur de symbole. Cet acte de démis-
sion radicale contredit l’idée de bravoure et de sang-froid tra-
ditionnellement attachée aux officiers supérieurs. Cherchant
à percer les raisons de son geste, le narrateur de La Route
des Flandres pressent que le général n’est pas simplement
accablé par le déshonneur, la honte, l’impuissance. S’il « s’est
fait sauter la cervelle », c’est qu’il s’est confronté à « autre
chose probablement : une sorte de vide, de trou. Sans fond.
Absolu. Où plus rien n’avait de sens, de raison d’être111 ».
Humain, trop humain : tel est le penchant dont de Gaulle
entend se démarquer, s’attribuant dans ses Mémoires les qua-
lités d’un chef de guerre exempt de faiblesse et de doute. De
manière impérieuse, il restaure en sa propre personne l’aura

106. Léon Werth, Clavel soldat [1919], Paris, Viviane Hamy, 1993,
p. 100, cité par Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, op. cit., p. 220.
107. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 414.
108. Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de guerre », éd. cit.,
p. 666.
109. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 193.
110. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 440 et Claude Simon, La
Route des Flandres, éd. cit., p. 340.
111. Ibid.

48
La France, un territoire en suspens

qui entoure cette fonction, non sans accentuer le contraste


entre sa pugnacité et le fatalisme des autres gouvernants. Le
président de la République Albert Lebrun est ainsi dépeint
comme un être respectable mais chancelant, offrant à de
Gaulle l’occasion de cette pique mémorable, digne d’un
moraliste : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui
avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État112. »
Disparition et refiguration des frontières
La souveraineté qu’un pouvoir exerce sur un territoire se
mesure avant tout aux frontières qu’il est capable de sauve-
garder. Jusqu’en mai 1940, la ligne Maginot constitue pour
les Français l’incarnation monumentale de la notion de
frontière, suscitant chez la plupart la conviction de se trou-
ver à l’abri de toute invasion. Ce dispositif militaire perfec-
tionné, dont la construction débute en 1928 et s’achève en
1940, a le mérite d’exorciser les mauvais souvenirs (l’avancée
des Allemands jusqu’aux portes de Paris en 1914). Au cours
de la drôle de guerre, la ligne défensive est ainsi célébrée de
manière unanime, les louanges émanant également des écri-
vains, à l’instar de Joseph Kessel, Jean Giraudoux, François
Mauriac ou encore Jacques Chardonne. Correspondant de
guerre du journal Gringoire, Roland Dorgelès est le pre-
mier à contribuer à la diffusion du mythe de la frontière
infranchissable, comparant avec emphase la ligne Maginot
à la Muraille de Chine et réclamant même le « transfert
des cendres de Maginot au Panthéon113 ». Mais comme le
souligne l’historien Pierre-Frédéric Charpentier, les « hom-
mages appuyés » des auteurs et leurs « certitudes intangibles

112. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 69.


113. Roland Dorgelès, « De la frontière au Panthéon », Gringoire, 19 oc-
tobre 1939.

49
La France en éclats

déforment sensiblement la réalité militaire114 ». En mai


1940, contre toute attente, la ligne Maginot est contournée
par l’armée adverse qui dirige son offensive sur la Belgique,
territoire neutre, avant de la prolonger à travers la forêt des
Ardennes. L’état-major français, n’ayant pas anticipé un tel
scénario, n’avait guère renforcé son dispositif de défense au
niveau d’une zone trop rapidement assimilée à une frontière
naturelle.
Rendue rapidement caduque, la notion de frontière ne
fait pas moins l’objet d’une refiguration symbolique. Se réfé-
rant au précédent conflit, les individus fondent leur espoir
sur la reconstitution prochaine d’un front, « comme si le
sang versé en 14 eût formé un mystique barrage opposé à
l’ennemi pour l’éternité115 ». Dorgelès, vétéran du premier
conflit, exprime une idée analogue : « Peut-être reculerait-on
jusqu’à la Marne, comme vingt-cinq ans plus tôt. C’était
dans ma candeur, la limite extrême que je m’étais fixée116. »
Ce genre de propos est caractéristique de l’état d’esprit du
début de la débâcle, mais l’ampleur de celle-ci aura tôt
fait de renverser ces représentations héritées du passé. La
croyance en un coup d’arrêt salutaire se heurte à la réalité
historique d’une guerre-éclair dont l’aire géographique ne
cesse de s’étendre.
Comme si les événements provoquaient le retour à une
géographie immédiate, soldats et civils voient parfois dans
les fleuves qu’ils franchissent des frontières de compensa-
tion. Après la Meuse, l’Aisne, l’Oise, la Somme et la Seine,

114. Pierre-Frédéric Charpentier, La Drôle de guerre des intellectuels


français (1939-1940), Éd. préfacée par Pascal Ory, Panazol, Lavauzelle,
2008, p. 222.
115. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 94.
116. Roland Dorgelès, La Drôle de guerre, éd. cit., p. 762.

50
La France, un territoire en suspens

c’est à la « ligne de la Loire117 », dont Michelet soulignait


pourtant avec ironie « la capricieuse et perfide mollesse118 »,
que les réfugiés prêtent une éminente fonction de seuil.
Pour Marguerite Bloch, cet axe dessine une nette partition
entre deux parties de l’espace national, celle abandonnée à
l’ennemi et celle encore intègre, capable d’être défendue :
« Nous ambitionnons seulement de trouver le lieu rêvé, celui
qui n’a pas encore été atteint par l’enchanteur néfaste qui
a figé la France, de Paris à la Loire119. » L’autrice voit dans
la Loire un « symbole120 », terme d’autant mieux choisi que
son sens étymologique (« tesson de poterie cassé en deux
morceaux121 ») s’accorde avec la représentation d’une France
divisée en deux. Lors de sa traversée de la Loire, Georges
Sadoul exprime dans son Journal de guerre une pareille idée
de césure : « Au bout du pont, une vieille paysanne à ban-
deaux gris, très noble dans une dramatique pèlerine noire
aux agrafes d’argent nous attendait comme une figure allé-
gorique placée à l’entrée de cette deuxième moitié de la
France122. » Le poème d’Aragon « C », publié dans Les Yeux
d’Elsa en 1942, assimile lui aussi la Loire à une ligne sym-
bolique, franchie par l’auteur au niveau de la commune des
Ponts-de-Cé – dont l’ultime syllabe donne son titre crypté
au poème. Dans le contexte de la débâcle (suggérée par les
« voitures versées » et les « armes désamorcées »), la traversée
du fleuve revêt pour l’auteur la dimension d’une sortie hors

117. Léon Moussinac, Le Radeau de la Méduse, éd. cit., p. 126.


118. Jules Michelet, Tableau de la France [1825], Sainte-Marguerite-
sur-Mer, Éd. des Équateurs, 2011, p. 106.
119. Marguerite Bloch, Sur les routes avec le peuple de France (12 juin-
29 juin 1940), Paris, Éditions Claire Paulhan, 2010, p. 109.
120. Ibid., p. 84.
121. « Symbole », Trésor de la langue française informatisée. Le terme est
issu du grec symbolon.
122. Georges Sadoul, Journal de guerre, éd. cit., p. 350.

51
La France en éclats

du sol national : « Et j’ai bu comme un lait glacé / Le long lai


des gloires faussées. […] / Oh ! ma France ! ô ma délaissée !
J’ai traversé Les Ponts-de-Cé123. »
Pour tous ceux qui souhaitent poursuivre la lutte, la Loire
apparaît comme la ligne idéale pour reconstituer le front.
L’identification du fleuve à une « barrière liquide124 » provi-
dentielle est toutefois remise en cause par certains, à l’instar
du correspondant de guerre britannique Alexander Werth :
Nous nous asseyons sur le pont, et le passage de Sainte
Jeanne sur la Loire argentée nous revient en mémoire. Nous
remarquons aussi que la Loire ne constitue aucunement un
obstacle – elle a la profondeur d’un fossé, avec des îles et
des bancs de sable au milieu125.
Si l’aura du fleuve est rappelée par l’évocation de la
figure de Jeanne d’Arc, dont la geste au cours de la guerre
de Cent Ans a partie liée avec le fleuve, le passé, pour glo-
rieux qu’il soit, ne résiste pas à l’évidence de la géographie :
la largeur du fleuve, parfois divisé en chenaux et rétréci par
des bancs de gravier, se révèle parfois mince. L’écrivain Jean-
Loup Trassard, âgé de sept ans en 1940, restitue bien dans
son roman Exodiaire (2015) l’écart entre la puissance sym-
bolique du fleuve et sa valeur stratégique réelle, modeste
dans le cadre du Blitzkrieg : « Une largeur d’eau courante
prenait dans l’imagination la valeur que lui donnent les
contes comme, jetée en travers de la course, une écharpe
soudain s’anime, devient rivière, interdit ou retarde la pour-
suite du bon par le méchant. Le mythe, malheureusement,

123. Aragon, « C », Les Yeux d’Elsa, dans Œuvres poétiques complètes, t. I,


éd. cit, p. 771.
124. Jean-Loup Trassard, Exodiaire, Bazas, Le Temps qu’il fait, 2015,
p. 64.
125. Alexander Werth, Les Derniers Jours de Paris [1941], Paris, Slatkine,
2017, p. 174-180.

52
La France, un territoire en suspens

ne résistera pas à l’aviation allemande126. » En pilonnant la


rive sud du fleuve, les forces de la Luftwaffe empêchent en
effet tout regroupement des troupes françaises en un même
lieu. La Loire, dont la défense s’organise du 18 au 21 juin
1940, n’aura pas constitué le rempart tant attendu, malgré
les combats notables qui eurent lieu près de Saumur, et
malgré la destruction programmée de nombreux ponts pour
barrer le chemin à l’ennemi [ill. 1.2].
Dans son roman Le Petit Général, Gabriel Chevallier iro-
nise sur la logique de surenchère à laquelle de tels actes mili-
taires ont pu donner lieu :
La destruction des ponts tournait à la manie hallucinatoire.
Tout ce qui enjambait un cours d’eau devait être détruit à
un instant critique […]. Et l’on avait tellement parlé des
fameux ponts de la Meuse demeurés intacts […] qu’on
faisait maintenant sauter la moindre passerelle de bois, les
moindres planches jetées sur un ruisseau. Tout cela se fai-
sait un peu au petit bonheur. […] Ça nous donnait l’im-
pression de faire sauter peu à peu toute la France […]127.
L’auteur associe la débâcle à une « guerre des ponts128 »,
dont il ne manque pas de souligner l’inefficacité comme
l’absurdité. L’inefficacité, car la « grande hécatombe des
ponts » n’entrave nullement la progression de l’ennemi qui
« réussit toujours à passer là où il avait choisi de le faire129 ».
L’absurdité, car elle cause des dégâts inutiles : « J’ai vu
s’abîmer dans l’eau des arches en ciment, en des lieux que
l’ennemi n’atteignit pas130. » La destruction systématique
de ces ouvrages semble davantage tenir de l’auto-sabotage

126. Jean-Loup Trassard, Exodiaire, op. cit., p. 61.


127. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 133.
128. Ibid, p. 245.
129. Ibid.
130. Ibid.

53
La France en éclats

que de l’acte de résistance réfléchi. Saint-Exupéry livre dans


Pilote de guerre une interprétation tout aussi critique :
Quiconque fait sauter un pont ne peut le faire sauter
qu’avec dégoût. Ce soldat ne retarde pas l’ennemi : il fa-
brique un pont en ruine. Il abîme son pays pour en tirer
une belle caricature de guerre ! Pour que les actes soient
fervents, il faut que leur signification apparaisse131.
Hors de toute considération militaire, l’auteur met en
évidence la nocivité de cet acte sur le plan moral, et même
spirituel. Parce qu’il ne protège plus mais endommage acti-
vement le territoire qu’il est censé défendre, le soldat se prive
de sa propre raison d’être.
C’est sans doute oublier là combien la destruction consti-
tue aussi une source de jouissance, à l’instar de « l’indicible,
sauvage joie à détruire132 » qu’avoue ressentir Jean Malaquais.
Un personnage des Communistes, l’abbé Blomet, représente
de manière paradigmatique ce comportement iconoclaste à
travers lequel le territoire français est pris pour cible par ses
propres gardiens. Engagé comme sapeur, il se vante lors d’un
repas de caserne de faire valser à la dynamite le moindre édi-
fice qui tiendrait encore debout :
Il ne tarit pas de détails sur la façon de poser les mines,
de forer les fourneaux pour les placer, et il est comme ivre
des ponts et des routes qu’il a fait sauter. Tout ça n’a duré
pourtant que huit jours, mais c’est comme si cela avait
été l’essentiel de sa vie. […] Dans ses récits, les carreaux
des maisons pètent, les toits volent, les arbres se cassent
comme des allumettes, les bonshommes soufflés par les ex-
plosions valsent à plaisir […]. Il s’illumine de cette casse
monstrueuse, énorme, de ces envolées d’assiettes, de ces
bouquets de tasses, de ces pots de chambre lancés dans la

131. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 155.


132. Jean Malaquais, Journal de guerre, éd. cit., p. 173.

54
La France, un territoire en suspens

nature, et de la neige bruyante que les miettes de tout ça


faisaient133.
La jubilation nihiliste de l’abbé, en inadéquation avec la
morale constructrice qu’il incarne par sa fonction, témoigne
de la permanence de l’esprit dada au cœur d’un roman
par ailleurs inféodé à l’esthétique du réalisme socialiste.
Ce substrat, assimilable à une forme d’« anomalie134 » du
roman à thèse, est particulièrement perceptible dans l’ultime
séquence du texte : la « kermesse funèbre135 » que forment les
combats de Dunkerque.
Mais le roman d’Aragon, œuvre polyphonique s’il en
est, donne également à voir un penchant inverse à celui de
l’abbé Blomet : une pulsion bâtisseuse, couplée à un besoin
de frontière. En témoigne l’attitude du colonel Avoine pen-
dant la drôle de guerre : poussé par son instinct, celui-ci
ordonne à son régiment, cantonnant dans le pays de Meaux,
de construire une ligne fortifiée. C’est avoir raison trop tôt :
construire « des tranchées contre un ennemi [situé] à quatre
cents kilomètres136 » de là, à un moment où une invasion
allemande sur le sol français semble hautement improbable,
apparaît ridicule aux yeux de tous. Aussi « l’écran de La
Ferté-Gombaut » imaginé par le colonel pour « tenir un rôle
historique, décisif » est-il rebaptisé en toute dérision « ligne
Avoine137 » par les soldats. Ces derniers considèrent leur
supérieur comme un « pauvre vieil homme illuminé », un
pathétique vétéran de 1914-1918 inadapté à son époque,

133. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 381.


134. Voir Maryse Vassevière, « Les Communistes : un roman à thèse et ses
anomalies ou l’Apocalypse et le carnaval », Recherches croisées Aragon/Elsa
Triolet, n° 7, 2000, p. 197-212.
135. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 601.
136. Ibid., éd. cit., t. III, p. 1155.
137. Ibid., respectivement p. 1156 et 1033.

55
La France en éclats

hanté par « le regroupement des troupes sur le champ clas-


sique de la bataille de la Marne138 ». Les scénarios imagi-
naires qu’il invente à partir des plans directeurs ne sont, à
en croire l’opinion de tous, que d’ineptes élucubrations139,
et le colonel est finalement destitué de ses fonctions par sa
hiérarchie. Pourtant, derrière son apparente extravagance,
ce personnage est précisément celui qu’Aragon choisit pour
annoncer la vérité historique. L’une des hypothèses du colo-
nel anticipe en effet le célèbre « coup de faux » de mai 1940,
par lequel les armées allemandes viendront effectivement
« couper nos armées en deux en gagnant la mer » et se diri-
ger « droit vers l’ouest des Ardennes140 ». Dans un chapitre
ultérieur du roman, la lucidité du colonel est à nouveau
soulignée, lorsque Watrin évoque « cette vieille baderne
d’Avoine, tenez, qui disait : “La pire folie, ce serait d’of-
frir à Hitler la trouée des Flandres… par là, nous n’avons
rien pour nous couvrir… toujours par là que sont entrés
les Impériaux…”141 ». En faisant apparaître son personnage
sous les traits d’un Cassandre importun, Aragon induit dans
son texte un subtil effet d’ironie tragique. Fait surprenant,
la prédiction du personnage fictif n’est pas sans faire écho
à celle, réelle, de Jean Bruller – le futur écrivain Vercors –,
qui dans un album d’illustrations composé par ses soins en
1936, ironiquement intitulé Visions intimes et rassurantes de

138. Ibid., respectivement p. 1157 et 1156.


139. De telles projections ne sont pas qu’une invention de romancier,
comme on peut s’en convaincre à la lumière du témoignage d’Alexander
Werth, rapportant les convictions de tel lieutenant pour qui un seul et
même dispositif de défense ne saurait suffire : « Je ne suis pas magino-
tiste. Je suis d’avis, moi, qu’il faudrait avoir toute une série de lignes.
Trente-quatre lignes – depuis le canal Albert jusqu’à Biarritz. » (Alexan-
der Werth, Les Derniers Jours de Paris, op. cit., p. 36).
140. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 1156.
141. Ibid., p. 1212.

56
La France, un territoire en suspens

la guerre, anticipe à deux jours près, et avec plus de quatre


ans d’avance, l’offensive allemande du 10 mai 1940142.
C/ Le dépaysement intérieur
Soldats et réfugiés français évoluent au cours de la défaite
dans les limites de leur territoire national ; ils partagent
avec ceux qu’ils rencontrent une langue, une histoire et une
culture communes. Malgré tout, nombre d’auteurs mettent
en évidence l’expérience d’un dépaysement comparable à
celui que l’on ressentirait en un pays lointain. Arrachés à leur
espace de référence, déracinés, les individus font l’épreuve
d’une désolidarisation, parfois volontaire, du corps national.
« En étrange pays dans mon pays lui-même »
Le titre du recueil publié en 1945 par Aragon, En étrange
pays dans mon pays lui-même, traduit avec éloquence la
défamiliarisation ressentie par beaucoup vis-à-vis de l’es-
pace national qu’ils traversent. Cette constante des récits
d’exode se vérifie dans l’une des nouvelles de Pierre Gascar,
écrivain français reconnu dans le champ littéraire français
de l’après-guerre (il obtient le prix Goncourt en 1953 pour
son ouvrage Les Bêtes). Dans « Le chemin creux », retraçant
l’un des épisodes de sa campagne militaire en Normandie,
le narrateur traverse un paysage qui ne saurait a priori le
déconcerter, mais qui provoque pourtant en lui, à la faveur
des circonstances, la perplexité, la confusion, l’égarement :
« La soudaineté de notre défaite, dont on ne pouvait plus
douter qu’elle fût effective, la débâcle militaire, l’exode des
142. L’une des planches de l’album est accompagnée de la légende sui-
vante : « Le 12 mai 1940, au cours de la défense de Bapaume, le énième
bataillon d’infanterie est anéanti. » L’auteur rapporte à deux reprises la
coïncidence entre sa conjecture de 1936 et la conjoncture de 1940, dans
La Bataille du silence (éd. cit., p. 17) et dans Occasions perdues (Paris,
Plon, 1982, p. 86).

57
La France en éclats

habitants, m’amenaient à me sentir, pour la première fois de


ma vie, dépaysé dans l’histoire, et du même coup, dépaysé
dans cette région de France, pourtant semblable à tant
d’autres143. »
L’expérience du dépaysement est généralement plus vive
lorsqu’elle concerne ceux dont l’existence quotidienne se
déroule au sein d’une aire restreinte. On songe en particu-
lier aux familles ouvrières ou paysannes, dont les conditions
financières, professionnelles ou culturelles ne favorisent pas
la pratique du voyage. Or en 1940, la population française
est encore très largement rurale, même si l’on tient compte
du dépeuplement des campagnes pendant l’entre-deux-
guerres. Ainsi, certains franchissent pour la première fois en
mai 1940 les bornes de leur espace de référence, à l’instar de
la vieille Marie, l’une des deux protagonistes de L’Herbe de
Claude Simon (1958), que la débâcle a chassée de la « pai-
sible vallée qu’elle n’avait pratiquement jamais quittée144 ».
Christian Carion, le réalisateur du film En mai, fais ce qu’il
te plaît (2015) – une fiction inspirée de la défaite – évoque
lui aussi ces individus confrontés inopinément à l’immen-
sité d’une France qui leur est inconnue. Interrogé au cours
d’un entretien au sujet du rapprochement entre l’exode de
1940 et la crise migratoire en Europe de 2015, le réalisa-
teur déclare : « Certaines personnes m’ont dit de ne pas faire
l’amalgame entre les deux époques, car en 1940, il s’agissait
de Français qui fuyaient dans leur propre pays. Je leur ai
répondu que pour ma mère, son pays, c’était son canton.
Quand elle en a franchi les limites, elle s’est sentie comme
à l’étranger. Les frontières d’aujourd’hui ne sont plus les
mêmes qu’en mai 40, mais le sentiment d’être exilé quelque
143. Pierre Gascar, « Le chemin creux », Le Fortin, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 1983, p. 78.
144. Claude Simon, L’Herbe [1958], dans Œuvres, t. II, éd. cit., p. 101.

58
La France, un territoire en suspens

part demeure identique145. » Comme le résume l’heureuse


formule de Léon Werth, l’expérience du dépaysement a été
dans une large mesure celle de « sédentaires devenus subite-
ment des nomades146 ».
Déracinement
Le cas des Alsaciens évacués est emblématique de l’arra-
chement contraint des citoyens à leur territoire d’attache.
Avant même que la guerre n’éclate, les autorités civiles et
militaires ont conçu un vaste plan d’évacuation des habi-
tants : il s’agit de ne pas répéter l’exode désordonné des civils
qui avait eu lieu en 1914 lors de la Retraite de la Marne. Des
départements d’accueil, situés dans la moitié sud du pays,
ont ainsi été définis pour recevoir la population des départe-
ments de la moitié nord. Dès le mois de septembre 1939, les
départements frontaliers sont concernés par ces mesures. En
Alsace et en Lorraine, 400 000 habitants sont ainsi sommés de
rejoindre le centre et le sud-ouest du pays (Indre, Dordogne,
Gers, Landes), tandis que la population de Strasbourg est
évacuée en un temps record. L’historien Éric Alary voit dans
ces déplacements massifs un « exode avant l’exode147 ».
Dans ses Carnets de la drôle de guerre accordant une place
importante au commentaire de l’actualité, Sartre évoque le
déracinement collectif et la « transplantation méthodique
des Alsaciens148 » en Dordogne. Le sujet intéresse l’au-
teur au premier chef puisqu’il condense sa propre histoire
familiale : sa mère, née Schweitzer, est issue d’une famille

145. Cité par Stéphanie Trouillard, « “En mai fais ce qu’il te plaît” :
quand l’exode de 1940 fait écho à l’actualité », France 24, 4 novembre
2015.
146. Léon Werth, Déposition. Journal 1940-1944 [1944], Paris, Viviane
Hamy, 1992, p. 44.
147. Éric Alary, L’Exode, op. cit., p. 25.
148. Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, éd. cit., p. 322.

59
La France en éclats

d’intellectuels alsaciens ; son père est originaire de la ville


de Thiviers, située dans le département de la Dordogne.
Or les Alsaciens déplacés, formant désormais une « sorte de
société sans terre149 », ne s’adaptent pas à leur nouvel envi-
ronnement. Honnissant le comportement et le genre de vie
des « croquants limousins » qui les entourent, ils entendent
vivre en autarcie, comme en témoigne l’« ébauche de pha-
lanstère » édifié à Saint-Junien, où les familles se retrouvent
pour partager leurs repas dans une atmosphère de « mys-
ticisme social150 ». Sartre résume cette situation de mépris
réciproque en affirmant que si « tous les Alsaciens qui
écrivent au pays traitent les Limousins de sauvages […], les
Limousins d’autre part réagissent en traitant les Alsaciens
de Boches151 ». Nul échange ne semble donc se nouer entre
ces « deux chauvinismes qui s’affrontent152 » et qui révèlent,
plus que de simples tensions passagères, « la profondeur des
fissures de l’unité nationale153 ».
Si l’épreuve du déracinement touche les métropolitains,
que dire de celle vécue par les sujets coloniaux, enrégimentés
et arrachés à leur terre d’origine ? S’ils se trouvent en étrange
pays, ce n’est pas en l’occurrence dans leur pays lui-même,
sinon dans celui « qu’on [leur] avait dit, là-bas, à l’école, être
le pays de la liberté154 », et auquel ils sont par bien des aspects
soumis. Lors de la bataille de France, les tirailleurs d’Afrique
du Nord et d’Afrique de l’Ouest forment un immense
contingent de près de 430 000 hommes. Or en comparaison
149. Ibid.
150. Ibid., respectivement p. 323 et 337.
151. Ibid., p. 323.
152. Ibid., p. 333.
153. Laird Boswell, « Fissures dans la nation française : les réfugiés al-
saciens et lorrains en 1939-1940 », dans Max Lagarrigue (dir.), 1940,
la France du repli, l’Europe de la défaite, Toulouse, Privat, 2001, p. 181.
154. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 517.

60
La France, un territoire en suspens

de leur implication dans les combats, leur place dans la lit-


térature de la France défaite est réduite à la portion congrue.
« Qui leur rendra ces longs mois » dans « cette région si exo-
tique155 » pour eux ? Aragon est l’un des rares à exprimer à
leur égard un hommage significatif. Comme le fait remar-
quer Corinne Grenouillet au sujet des Communistes, l’évoca-
tion des cavaliers arabes, des tirailleurs marocains, tunisiens
et sénégalais, ou encore des régiments de zouaves et de spahis
a en premier lieu « une valeur historique et référentielle156 »,
dans le but de restituer fidèlement la réalité des combats.
Mais en relatant leur résistance farouche et leurs exploits
guerriers, Aragon met aussi en évidence leur dignité, leur
vaillance et leur beauté physique, alors même que l’état-ma-
jor n’hésite pas à les sacrifier : « Les spahis de Marrakech ont
été jetés en holocauste aux chars. Pas un n’est revenu157… ».
Le déracinement brutal dont ces soldats venus de loin sont
la proie158 est évoqué par la voix du narrateur comme par
celle des personnages, à l’exemple de l’instituteur Oustric :
Est-ce que c’est notre affaire d’être ici ? Oustric hocha la
tête : « Et eux… tu crois ? » Il montrait leurs camarades, al-
gériens et marocains, s’affairant à mettre en état la position,
et ça voulait dire, eux, avec leur pays, les leurs là-bas… est-
ce que tu ne crois pas que c’est encore plus fou159 ?

155. Ibid., éd. cit., p. 240.


156. Corinne Grenouillet, « Soldats africains et question coloniale dans
l’œuvre d’Aragon », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, n° 13, 2011,
p. 67.
157. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 474.
158. Voir Nancy Ellen Lawler, Soldats d’infortune. Les tirailleurs ivoi-
riens de la Deuxième Guerre mondiale [1992], Paris, L’Harmattan, 1996.
L’historienne rend également justice au travail mené par les marraines
de guerre, les aumôniers et les organisations caritatives chrétiennes pour
intégrer les tirailleurs à la vie locale, au cours de la drôle de guerre.
159. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 569.

61
La France en éclats

Parallèlement à la rédaction des Communistes, Aragon


fait paraître dans le numéro des Lettres françaises daté du
7 juillet 1949 le poème « Cantique aux morts de couleurs »,
qui déplore leur destin injuste et tragique :
Vous êtes comme une brique
Par grand vent tombée du toit
Vous qui cherchiez votre Afrique
Dans le soleil de l’Artois […]
Hommes noirs tombés en Flandres
Dans la neige de chez nous
Qui pour parler à vos cendres
Se met jamais à genoux160
Malgré la teneur anticolonialiste du texte, rappelant
l’autre poème « Mars à Vincennes » qui dénonce l’Exposi-
tion coloniale de 193161, Corinne Grenouillet montre que
le discours d’Aragon repose davantage sur la célébration
d’une fraternité d’armes qu’il ne relaie les aspirations natio-
nalistes des peuples africains au sortir de la guerre. Sur le
même sujet, les textes de Léopold Sédar Senghor, chantre
de la négritude, présentent une dimension plus militante.
On songe en particulier au tombeau littéraire que constitue
le poème « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France »,
tiré du recueil Hosties noires (1948) qui retrace son expé-
rience douloureuse de la guerre. Senghor, lui-même enrôlé
dans un régiment d’infanterie coloniale (malgré sa naturali-
sation en 1932) puis fait prisonnier, rend dans son poème
un hommage vibrant à ses compatriotes tombés au champ
d’honneur.

160. Id., « Cantique aux morts de couleurs », Mes caravanes et autres


poèmes, dans Œuvres poétiques complètes, t. I, éd. cit., p. 445.
161. Id., « Mars à Vincennes », Persécuté persécuteur, dans Œuvres poé-
tiques complètes, t. I, éd. cit., p. 516.

62
La France, un territoire en suspens

Désolidarisation (Simon, Werth, Montherlant)


Le déracinement causé par la mobilisation induit par-
fois chez les individus un sentiment de désolidarisation de
la communauté nationale. En témoigne, dans L’Acacia de
Claude Simon, la séquence du trajet en train effectué par
les soldats jusqu’aux casernes frontalières où ils sont affec-
tés. Ceux-ci n’apparaissent pas tant convoyés d’une partie
de la France à une autre qu’envoyés en un lieu radicalement
distinct :
Après un bref sifflement de la locomotive déchirant les
ténèbres […], le train vide était reparti, les abandonnant
irrémédiablement, solitaires et misérables, comme si s’était
détachée d’eux la dernière section de la chaîne (ou plutôt
du cordon ombilical) qui les raccordait encore à leur vie
passée162.
À leur vie passée, mais aussi à la nation dont ils sont les
gardiens. L’image angoissante du cordon coupé, amplifiée
par le cadre nocturne de la scène, met en relief le rejet impla-
cable dont les soldats sont victimes :
comme si la communauté qui les avait désignés […] s’était
déjà amputée d’eux, les arrachait d’elle avec horreur, les ex-
cluant, les rejetant à sa périphérie sur une frange extrême
du territoire tribal dont on chassait à leur approche les po-
pulations […]163.
Il est remarquable que l’unique occurrence du terme « ter-
ritoire » dans le roman se trouve corrélée à la représentation
d’une mise au ban. À l’appartenance nationale, qui pouvait
sembler définitivement acquise, est opposée une logique de
désappartenance d’autant plus douloureuse qu’elle s’effec-
tue paradoxalement au nom même des intérêts de la patrie.
L’individu en âge de participer aux combats est soumis à

162. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1057-1058.


163. Ibid., p. 1163.

63
La France en éclats

l’ordre tout-puissant de la tribu, à laquelle il doit pour ainsi


dire payer le plus lourd tribut. Cette éviction se dote du
reste d’une portée universelle lorsque Simon l’évoque une
seconde fois à travers une métaphore scatologique dégradant
le noble concept d’Histoire, dont « l’imperforable estomac
d’autruche » conduit les hommes et les éléments à devenir
« peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de
vieille ogresse sous forme d’excréments164 ».
Du côté des civils, l’expérience d’une désolidarisation
de la communauté nationale peut avoir lieu de manière
aussi vive. Elle ne s’éprouve pas dans ce cas en raison d’un
enrôlement contraint, mais du désarroi que suscitent les
discours ou les actes de certains concitoyens, en particulier
de ceux qui ne cachent par leur complaisance à l’égard des
Allemands. Dans Trente-trois jours, le récit que Léon Werth
dresse à chaud de son exode, l’auteur évoque l’hospitalité que
lui accorde Madame Soutreux, propriétaire d’une ancienne
ferme située non loin de la Loire. La reconnaissance que
Werth lui témoigne se révèle toutefois de courte durée, dès
lors qu’il prend conscience de la sensibilité politique dou-
teuse de son hôte. Madame Soutreux affiche en effet osten-
siblement sa « dévotion à l’Allemagne165 » à travers l’accueil
chaleureux qu’elle réserve à deux soldats allemands parvenus
dans la cour de sa ferme, n’hésitant pas à parler leur langue
avec entrain ni à leur servir à boire. Cet haïssable « état de
jubilation166 » suscite chez Werth l’intuition d’une France
acquise, sinon à une collaboration active avec l’occupant, du
moins à un accommodement coupable. La désillusion est si
forte que l’auteur rend sujet à caution l’espace même dans
lequel il se situe :
164. Ibid., p. 1160.
165. Léon Werth, Trente-trois jours, éd. cit., p. 60.
166. Ibid.

64
La France, un territoire en suspens

Car chez la Soutreux il est évident que nous ne sommes pas


en France. Nous ne sommes pas non plus tout à fait en Al-
lemagne. Nous sommes dans un pays, que nous ne savions
pas exister : une France qui accepte la victoire allemande
ou s’en réjouit, une France qui ne se sent liée à aucune
coutume ou qualité française167.
L’espace de l’oïkos, la maisonnée, ne se distingue pas ici
de la polis, la sphère publique. Cette polarité spatiale tirée de
l’Antiquité – et reprise par Hannah Arendt dans Condition
de l’homme moderne (1958) – permet de mettre en perspec-
tive la sidération de Werth pour qui la communauté poli-
tique n’est qu’à une autre échelle l’équivalent de ce qui se
joue et s’élabore dans l’espace privé, le vase clos du domicile,
et jusqu’au plus intime de soi-même. Ce faisant, l’auteur
remet en question le principe de continuité prévalant géné-
ralement entre un territoire et une nation : dût-on se trouver
en plein cœur de l’hexagone, il peut exister des enclaves où
l’idée de nation, ce « plébiscite de tous les jours168 » selon
Renan, se trouve neutralisée, pour peu qu’autrui en sape les
fondements par son discours et a fortiori par ses actes. Au
fond, la France se situe là où il est quelqu’un pour y croire
et l’incarner : de Gaulle reprendra à son compte une telle
conception, en disjoignant l’idée de nation de ses contours
géographiques.
Que les réflexions de Léon Werth aient lieu alors qu’il se
trouve dans une ferme est symptomatique de la perception
ambiguë dont le milieu paysan a pu faire l’objet pendant la
guerre. L’auteur ne commet pas pour autant d’amalgame ;
son point de vue ne saurait se confondre avec les préjugés
des « gens de la ville » qui « tiennent [le paysan] pour un

167. Ibid., p. 71.


168. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? [1887], Marseille, Le mot
et le reste, 2007, p. 11.

65
La France en éclats

animal naïf et rusé169 ». Né dans les Vosges, l’auteur pré-


sente au contraire une fine connaissance du milieu rural, du
fait notamment de sa résidence secondaire dans le Jura, où
il demeure tout au long de l’Occupation. Dans le journal
qu’il y tient de 1940 à 1944, publié sous le titre Déposition,
il ne retient pas seulement « du minuscule, de la matière à
oubli, de minces sensations170 » personnelles, mais restitue
aussi le climat politique instable et les doutes des habitants
qui l’entourent. Face au « mélange de nazisme et d’idyllisme
champêtre171 » véhiculé par le régime de Vichy, les paysans
de Saint-Amour demeurent perplexes et font preuve de rési-
gnation : « On ne sait même pas, me dit un fermier, de quel
pays on est… On est comme des bêtes… On se réveille le
matin sans rien savoir du monde172. » Si Werth reste critique
face à la passivité paysanne qui confine à l’aveuglement, elle
lui apparaît comme un moindre mal par rapport à d’autres
attitudes ouvertement conciliantes à l’égard du régime.
L’écrivain américain de langue française Julien Green avance
quant à lui un jugement plus catégorique dans une partie de
son journal restée longtemps inédite et publiée sous le titre
La Fin d’un monde (1992). Là où Werth affirme ne plus tout
à fait se trouver en France, Green dit avoir découvert l’exis-
tence d’« une France allemande » qui lui « ferme la porte au
nez173 », l’obligeant à fuir de manière clandestine à travers les
Pyrénées avant de rejoindre les États-Unis.
Là où une guerre triomphante eût peut-être apporté un sur-
croît de cohésion nationale, la défaite agit en sens contraire :
« De notre situation désespérée ne naît ni communion, ni

169. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 46.


170. Ibid., p. 31.
171. Ibid., p. 42.
172. Ibid., p. 41.
173. Julien Green, La Fin d’un monde, éd. cit., p. 37.

66
La France, un territoire en suspens

cordialité. Chacun se referme sur soi-même, dans sa boule


dure174. » Au constat de Gracq prenant acte de la désunion
des êtres répond la posture d’un Montherlant qui, contraire-
ment aux soldats évoqués par Simon, entend se désolidariser
de son propre gré d’une communauté avec laquelle il ne se
reconnaît nulle attache. Dans « Le rêve des guerriers », paru
en 1953 dans Textes sous une Occupation, Montherlant relate
son expérience de correspondant de guerre pris dans la tour-
mente et entraîné du nord jusqu’au sud de la France. Le titre
de la seconde partie du récit, « Après. “À l’étranger” », laisse
entendre qu’il est parvenu à rejoindre l’Espagne, comme il
en exprimait le souhait. Or il n’en est rien, et les guillemets
se révèlent ironiques : le pays étranger n’est autre que le sien,
en l’occurrence la ville de Marseille dont l’appartenance à
l’espace national relève pour l’auteur de l’anomalie, voire de
l’aberration au vu du manque d’empathie des habitants dans
les circonstances de la débâcle :
Peut-être qu’à Paris ou dans une ville du Nord, de l’Ouest,
du Centre ou de l’Est, notre aspect guerrier nous eût ren-
dus sympathiques, comme il le faisait encore dans le train.
Ici dans cette ville française dont l’indifférence au malheur
français était celle qu’eût pu avoir une ville étrangère, es-
pagnole ou portugaise, par exemple […] il créait, visible-
ment, une gêne175.
Le détachement que les Marseillais manifestent envers
le sort de leurs compatriotes réactualise le mythe d’une
« France duelle », dont chacune des deux moitiés se tourne-
rait le dos. Cette partition à la fois économique, sociale et
culturelle entre la France du Nord et la France du Sud consti-
tue au moins depuis le xviiie siècle un « schème structurant

174. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 115.


175. Henry de Montherlant, « Le rêve des guerriers », éd. cit., p. 1414.

67
La France en éclats

de l’espace français176 ». Pour Montherlant, si les Marseillais


sont juridiquement des citoyens français, ils ne font nulle-
ment figure de concitoyens, comme en témoigne la galerie de
portraits au vitriol qu’il dresse des habitants, parmi lesquels
« les veuves à ongles rouges, les réformés pour calvitie, les
lieutenants-médecins à permanentes, les combattants sans
combats177 ». Tous rivalisent d’oisiveté, d’égoïsme et d’in-
sensibilité. La défaite divise autant qu’elle dessèche, comme
le suggère le titre retenu par l’auteur pour la première édi-
tion de son texte en 1943, Notes de la guerre sèche. De la
débâcle de l’armée résulte une déroute de la morale, signe
d’une France décadente dont Montherlant ne manque pas
de s’excepter.
De l’« espace lisse » à l’« espace strié » : la France morcelée
L’armistice du 22 juin sur lequel la défaite se
conclut entraîne un redécoupage du territoire français.
L’établissement de frontières intérieures contrôlées par les
Allemands bouleverse la carte du pays, non sans provoquer
chez les Français un sentiment de confiscation spatiale. La
restriction de leur liberté de déplacement en particulier leur
donne l’impression que leur pays ne leur appartient plus
vraiment.
La notion d’« espace strié », conçue par Gilles Deleuze et
Félix Guattari dans Mille plateaux (1980), apparaît comme
un appui conceptuel adéquat pour éclairer les modalités
de cette désappropriation, sensible dès le début de l’Oc-
cupation. Les deux philosophes font appel à la géographie
pour interroger, dans une optique marxiste, les effets du

176. Yvon Le Scanff, « L’origine littéraire d’un concept géographique :


l’image de la France duelle », Revue d’Histoire des Sciences Humaines,
n° 751, 2001, p. 61.
177. Henry de Montherlant, « Le rêve des guerriers », éd. cit., p. 1413.

68
La France, un territoire en suspens

capitalisme sur les individus, et en particulier la manière


dont il induit une « déterritorialisation » de leurs pratiques.
Dans leur « Traité de nomadologie », ils opposent le concept
d’« espace lisse » à celui d’« espace strié » afin de dégager les
logiques de domination exercées plus spécifiquement par un
pouvoir d’État. Le premier désigne un espace sans limites
préétablies, que les individus peuvent sillonner à leur gré, à
la manière dont les bergers mènent à bien la transhumance
de leurs troupeaux : « Le trajet nomade […] distribue les
hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert […] sans
frontières ni clôtures178. » À cette notion sont rattachés les
grands espaces que constituent « le désert, la steppe, la glace,
la mer179 », soit des surfaces traversées par des flux ne faisant
l’objet d’aucun contrôle. L’« espace strié », quant à lui, est
structuré selon un principe normatif, une logique segmen-
taire et partitive : « Une des tâches fondamentales de l’État,
c’est de strier l’espace sur lequel il règne, ou de se servir des
espaces lisses comme d’un moyen de communication au ser-
vice d’un espace strié180. » Le striage de l’espace se conçoit
donc comme la matérialisation d’une instance de domina-
tion ; il se traduit par un découpage et un maillage précis du
territoire, par quoi il devient de point en point quadrillé,
fléché, corseté. L’emprise sur l’espace ainsi assurée permet à
la fois de contrôler les flux, de maîtriser les individus et d’ad-
ministrer les biens. Il s’agit en définitive d’instituer des « tra-
jets fixes, aux directions bien déterminées » pour prévenir
toute forme de révolte. La France, telle qu’elle est réorgani-
sée par l’occupant, fournit un exemple emblématique d’un
tel paradigme.

178. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schi-


zophrénie, t. II, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 472.
179. Ibid., p. 481.
180. Ibid.

69
La France en éclats

L’instauration de la ligne de démarcation, longue de plus


de 1200 kilomètres et scindant la France en une zone occu-
pée et une zone dite « libre », entre en vigueur le 25 juin
1940. Son tracé ne respecte pas nécessairement les limites
départementales et divise parfois un même canton, un même
village, voire un même champ. Matérialisée par une signalé-
tique spécifique faite de bornes, de panneaux et de poteaux
peints aux couleurs du Troisième Reich, la ligne est renfor-
cée par des barbelés, des herses ou des barrières mobiles au
niveau des lieux jugés stratégiques (ponts, carrefours, axes
de circulation). Lorsque la ligne traverse de grands espaces
naturels, forestiers ou montagneux, des mines ou d’autres
types d’engins explosifs sont placés pour dissuader toute ten-
tative de franchissement. Comme l’affirme Éric Alary, « l’ins-
tauration technique de la ligne de démarcation ressemble
en tous points à l’établissement d’une frontière étatique tra-
ditionnelle181 » : ses effets sur les flux humains, les flux de
marchandises et les échanges postaux sont considérables et
engendrent une dynamique de cloisonnement.
Loin de se résumer à une partition binaire du pays, comme
on le croit trop souvent, le striage de l’espace national fait
l’objet d’une cartographie complexe [ill. 1.3]. Comme le
précise l’historien britannique Julian Jackson, les conditions
imposées par les forces allemandes conduisent à une véritable
« balkanisation182 » de l’espace national. Celui-ci se divise en
« au moins six France » au rang desquelles compter, outre
la zone occupée et la zone non occupée, l’Alsace-Moselle
annexée (comprenant les villes de Metz, Strasbourg et
Mulhouse), la zone interdite au retour des réfugiés, la zone
rattachée au gouverneur militaire allemand de Bruxelles,
181. Éric Alary, L’Exode, op. cit., p. 49.
182. Julian Jackson, La France sous l’Occupation. 1940-1944, trad. par
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 2004, p. 295.

70
La France, un territoire en suspens

et enfin la zone d’occupation italienne (qui atteint sa plus


grande extension entre novembre 1942 et septembre 1943).
Celles-ci sont complétées, à partir d’avril 1941, par une
zone côtière interdite couvrant l’ensemble du littoral de
Dunkerque à Hendaye et facilitant la construction du mur
de l’Atlantique.
Ce compartimentage du pays s’accompagne d’une multi-
plication de lignes, caractéristique notoire d’un espace strié.
Les mesures prises par les Allemands en août 1940 fixent ainsi
une « ligne-sud-barrage » (Loirelinie), une « ligne médiane »
(Mittellinie), ainsi qu’une « ligne Nord-Est » (Nordostlinie),
plus hermétique encore que les autres. Elles ont pour fonc-
tion principale de réguler les flux de réfugiés qui, l’armis-
tice une fois signé, cherchent à regagner leur foyer dans le
nord du pays. Les franchissements entre zones sont stricte-
ment encadrés, nécessitant des laissez-passer (Ausweis) déli-
vrés au compte-goutte. Ceux qui contreviennent à la règle
sont punis d’emprisonnement, condamnés à des peines plus
sévères ou directement abattus.
Les romans de l’après-guerre rendent compte de cette
dépossession spatiale, tout en montrant qu’elle n’a pas réduit
à néant la mobilité des individus. Du fait de leur étendue,
les frontières établies par l’occupant n’ont pas constitué des
murs infranchissables, ainsi qu’en témoignent les titres des
ouvrages que sont L’Épopée des passeurs de frontières de Jean
Perrigault (1945), Passage de lignes de Maurice Bayen (1946)
ou encore Passeurs clandestins de Rémy (1954). Clément
Sigalas a bien montré l’importance de ce thème dans la litté-
rature d’après-guerre ; il recense par exemple dans l’ouvrage
de Bayen les différentes frontières franchies par le héros, pri-
sonnier de guerre évadé d’un camp allemand : la ligne des
pylônes bornant le camp de prisonniers, la ligne de train
« Coblenz-Limbourg », l’« avant-dernière ligne » qu’est la

71
La France en éclats

« ligne Siegfried », puis la ligne de démarcation elle-même.


La trajectoire du narrateur de Départ dans la nuit (1945)
d’Emmanuel Bove fait apparaître une semblable suite de
seuils, franchis les uns après les autres. Certains textes comme
celui d’Elsa Triolet, Ce n’était qu’un passage de ligne (1945),
se concentrent sur le récit d’une seule traversée clandestine,
non sans restituer toute la tension dramatique propre à cet
acte à haut risque183.
Si le striage de l’espace affecte le pays dans son ensemble,
il se joue en particulier à l’échelle locale. En zone occupée,
le contrôle exercé sur les déplacements des citoyens est dra-
conien et se traduit par la surveillance renforcée des villes,
la mise en place de couvre-feux ainsi que la multiplication
des assignations à résidence. Dans son témoignage Une
française dans la tourmente (1942), la journaliste et résis-
tante Madeleine Gex-Le Verrier souligne la manière dont
cette pression accrue agit sur les corps ; elle mentionne par
exemple l’interdiction de traverser les rues hors des passages
cloutés, mesure typique de l’ordre rectiligne imposé dans un
espace strié.
La mainmise de l’occupant sur l’espace public se carac-
térise en outre par des marques d’appropriation ostenta-
toires : installation d’affiches et de panneaux en langue
allemande, déboulonnage de statues, fixation de drapeaux
sur les façades des monuments. Les bannières aux insignes
du Reich, à l’instar de celles alignées le long de la rue de
Rivoli, peuplent les images véhiculées par les services de

183. Malgré la prudence de leur passeur Georges Dudach, Aragon et


Triolet manquent de chance et sont interpellés par des soldats allemands
alors qu’ils franchissent la ligne de démarcation au niveau de la ville de
Loches. Ils sont arrêtés, puis par chance libérés quelque temps après,
sans que les responsables de leur détention se doutent de leur véritable
identité.

72
La France, un territoire en suspens

propagande. Les sœurs Groult jugent « ignoble de s’habituer


à voir la croix gammée flotter sur la Chambre des députés »
et craignent que le « cauchemar ne devien[ne] parfaitement
familier184 ». Du côté des espaces ruraux, Madeleine Gex-Le
Verrier déplore que « du clocher de chaque village » qu’elle
traverse « tombe un immense drapeau nazi qui semble
recouvrir l’église d’un linceul185 », tandis que Léon Werth
se montre attentif à la surenchère de lignes quadrillant le
monde qui l’entoure : lignes des avions ennemis sillonnant
le ciel ou lignes restreintes des cartes postales entravant les
échanges. Tout fait signe vers une logique de restriction et
de contrôle, affectant la manière dont l’individu perçoit son
environnement le plus immédiat : « Ici, la pluie masque ou
sabre le paysage. Elle est indiscrète, obsédante, comme une
troupe d’occupation186. »
Après le traumatisme de la débâcle, le morcellement et
l’annexion d’une partie du pays enterrent définitivement
la croyance en une France qui, comme l’exprime Jean
Guéhenno dans son Journal des années noires (1947), « sem-
blait aussi solide que les Alpes ou les Pyrénées187 ». La réalité
de l’Occupation fait prendre conscience aux individus de la
fragilité de leur pays : « Comme toute figure de la terre, la
France change et peut mourir188. » Cette idée est au centre
des « noires méditations189 » dans lesquelles Vercors se plonge
lorsqu’il traverse en train la Sologne, le Berry et le Poitou.

184. Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains [1962], Paris, Li-
brairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2008, p. 68.
185. Madeleine Gex-Le Verrier, Une Française dans la tourmente,
Londres, H. Hamilton, 1942, p. 23.
186. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 92.
187. Jean Guéhenno, Journal des années noires. 1940-1944, éd. cit.,
p. 70.
188. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 66.
189. Vercors, La Bataille du silence, éd. cit., p. 111.

73
La France en éclats

Loin de parcourir ces différentes régions en maître et pos-


sesseur, il réalise qu’elles pourraient lui échapper à jamais :
Pendant trente-huit ans, pas une fois l’idée ne m’était venue
que la France n’était pas forcément éternelle, qu’elle pour-
rait un jour disparaître dans les cimetières de l’Histoire.
Mais l’Histoire avait vu s’effacer bien des patries, mourir
leurs cultures nationales. La France elle-même s’était faite
en effaçant l’Occitanie avec ses raffinements, ses poètes, sa
juteuse langue d’oc ; Hitler pourrait bien faire son Europe
en effaçant la France et le français190.
Soulignant tout à la fois la précarité d’un territoire, d’une
nation et d’une civilisation, ces réflexions font apparaître
l’expérience de désappropriation spatiale comme le symp-
tôme le plus tangible de cette idée vertigineuse et pourtant
envisageable : la fin de la France.
En dépit d’un tel contexte, le régime de Vichy déploie
une rhétorique compensatoire de glorification du sol natio-
nal, mettant en avant la préservation d’une zone prétendû-
ment libre : le maréchal Pétain « cherche constamment à
faire de la ligne de démarcation une sorte d’écran protecteur
pour affirmer les limites territoriales de sa souveraineté191 ».
Afin de donner l’illusion d’une France sauvegardée, Pétain
réhabilite son folklore et passe sous silence l’amputation du
pays – et bientôt son occupation totale. Il procède pour ce
faire à un renforcement des programmes de géographie sco-
laire, conçus de telle sorte qu’ils « traitent la nation au niveau
de l’idéal192 ». En faisant porter l’accent ou bien sur l’échelle
locale et régionale, ou bien sur l’empire colonial (qui offre

190. Ibid., p. 110-111.


191. Éric Alary, L’Exode, op. cit., p. 61.
192. Jean-Pierre Chevalier, « Éducation géographique et Révolution na-
tionale. La géographie scolaire au temps de Vichy », Histoire de l’éduca-
tion, n° 113, 2007, p. 80.

74
La France, un territoire en suspens

l’image d’un territoire resté vaste et intègre), le régime de


Vichy élude la réalité géopolitique de l’heure.
Mais pour les esprits avisés, il est entendu que ce discours
sert la propagande d’un régime cherchant à normaliser une
situation en réalité intenable. Dans Déposition, Léon Werth
raille cette stratégie en filant une métaphore ouvrière origi-
nale caricaturant le chef de l’État français :
La France est comparable à une usine incendiée. Tout a
croulé. Seule, la loge du concierge est intacte. Le concierge
l’habite et garde les décombres. Mais il devient fou, ne se
contente pas de chasser les pillards, les ramasseurs de métal.
Il s’imagine qu’il est le maître de l’usine. Et il plaque à sa
vitre des mandements aux ouvriers, des notes de service et
surveille attentivement un appareil de pointage, qui n’enre-
gistre plus ni entrées ni sorties. Tel est le Maréchal193.
L’image de l’usine incendiée se conçoit comme un sym-
bole de la perte de souveraineté du gouvernement et figure
avec éclat la manière dont la France est devenue, à compter
de l’été 1940, un territoire en suspens.
Après avoir envisagé l’espace national dans son ensemble,
dressé le décor du drame et mesuré la diversité des expé-
riences vécues, penchons-nous plus précisément sur les
modalités de perception du paysage de guerre.

193. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 43.


Chapitre 2
Un paysage de guerre ambivalent

Les récits de la défaite de 1940 ménagent dans l’ensemble


peu de pauses narratives détaillant les beautés des paysages
naturels ou urbains rencontrés. Leur place réduite ne s’ex-
plique pas seulement par la réticence des auteurs à trans-
former la guerre en séduisant spectacle, mais aussi par les
circonstances pressantes qui privent les individus du temps
nécessaire à la contemplation de leur environnement. Les
auteurs procèdent à des esquisses rapides plutôt qu’à des des-
criptions fournies.
Mais le paysage de guerre est loin de constituer une
simple toile de fond. Interroger les modalités de sa percep-
tion permet de mieux cerner la spécificité de l’expérience
historique. L’analyse croisée des récits révèle la profonde
ambivalence d’un paysage dont l’appréhension est tantôt
euphorique, tantôt dysphorique. « Mai qui fut sans nuage et
Juin poignardé » : ce vers d’Aragon tiré du poème « Les Lilas
et les Roses » traduit le mélange paradoxal de douceur (cli-
matique) et de violence (guerrière) caractérisant la défaite.
On s’appuiera sur les notions antithétiques de locus terribilis
et de locus amoenus1 pour en rendre compte et mesurer de
quelle manière la conjonction de ces deux topoï renouvelle la
poétique du récit de guerre.

1. Elles ont été élaborées par Ernst Robert Curtius, La Littérature euro-
péenne et le Moyen Âge latin [1953], trad. de l’allemand par Jean Bréjoux,
Paris, Presses universitaires de France, 1956.

77
La France en éclats

A/ Sombres horizons : prégnance du locus terribilis


La figuration de la zone de guerre sous la forme d’un locus
terribilis se cristallise d’abord, au xxe siècle, dans les récits de
la Première Guerre mondiale. Ceux-ci dépeignent un pay-
sage brisé, couturé de tranchées, troué de cratères d’obus,
couvert de charniers, marqué en somme par une violence
paroxystique : « cette guerre-là, piétinante, avait démoli la
nature elle-même2 ». Dans son Prélude à Verdun (1938),
Jules Romains donne du paysage de guerre une vision cata-
clysmique, l’assimilant à cette « région non pensée de l’uni-
vers où se continue la tradition des catastrophes sidérales3 ».
Par leurs diverses notations, les récits de 1940 composent
un paysage de guerre à l’intensité analogue. Tout en
mobilisant des représentations classiques héritées de l’Enfer
gréco-romain ou chrétien, ils infléchissent certains topoï ou
les renouvellent en faisant intervenir des motifs originaux.
L’étendue géographique du conflit étant particulièrement
vaste, on se limitera à l’étude de deux terrains. Le premier,
d’ordre générique, correspond à l’espace aérien qui, compte
tenu du rôle central joué par l’aviation allemande, apparaît
comme un locus terribilis inédit, dont on relèvera les
modalités et le potentiel narratif. Le second, spécifiquement
situé, se rapporte à la nasse de Dunkerque, qui constitue
l’une des zones les plus aiguës du conflit.

2. Jacques Perret, Raisons de famille, Paris, Gallimard, 1976, p. 354.


3. Jules Romains, Prélude à Verdun, dans Les Hommes de bonne volonté,
Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1988, t. III, p. 24, cité par Jean Kaem-
pfer, Poétique du récit de guerre, op. cit., p. 219-220.

78
Un paysage de guerre ambivalent

L’espace aérien : irruption du danger


et saturation acoustique
« Le ciel n’était pas vide » : l’expression, empruntée à
l’ouvrage du général d’Astier de la Vigerie4, fait figure de
litote. Car tout au long de l’exode et de la débâcle, l’aviation
allemande n’aura pas cessé d’occuper l’espace aérien fran-
çais, non seulement pour détruire des points stratégiques
– gares, voies de chemin de fer, dépôts d’essence –, mais
aussi pour susciter la panique parmi les réfugiés en fuite.
Plus que toute autre, cette arme contribue à la désorgani-
sation du pays, comme l’ont fait remarquer Marc Bloch ou
Saint-Exupéry, pour qui le but avoué de l’état-major ennemi
consiste à « détraquer la caravane5 » des réfugiés. Les routes
de France deviennent une zone de guerre à part entière dans
la mesure où il y a bien un « mitraillage conscient de civils6 »,
ces derniers se trouvant exposés à la mort au même titre que
les soldats. Les attaques de l’aviation contre des cibles non
militaires constituent l’une des principales caractéristiques
de la guerre totale, dans la lignée des raids aériens de Madrid
et de Guernica effectués par les forces de l’Axe pendant la
guerre d’Espagne et touchant les populations de plein fouet.
Ces raids aériens forment en mai-juin 1940 un phéno-
mène massif, sans commune mesure avec le rôle qu’ils ont
joué lors de la Première Guerre mondiale. Si Proust faisait
allusion à des bombardements de zeppelins sur Paris dans
Le Temps retrouvé, ceux-ci avaient été relativement limités.
Les stukas au contraire sont déployés en grand nombre et
semblent omniprésents ; ils surplombent les routes, volent en

4. Général d’Astier de la Vigerie, Le Ciel n’était pas vide, 1940, Paris, Jul-
liard, 1952.
5. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 167.
6. Marguerite Bloch, Sur les routes avec le peuple de France, éd. cit., p. 14.

79
La France en éclats

rase-mottes, fondent en piqué sur leurs cibles7 et « crachent


une rafale de mitrailleuses sur [le] lamentable troupeau8 »
que forme la foule des réfugiés et des soldats. Pour se pro-
téger, les individus n’ont d’autre choix que de s’allonger au
sol ou sur les bas-côtés de la route et de se dissimuler sous le
couvert des arbres : « c’est la foire par-dessous les tonnerres9 »,
comme l’évoque cyniquement Céline dans Guignol’s Band.
Constante des récits d’exode, les attaques aériennes jouent
un rôle narratif parfois important. Elles peuvent apparaître
très tôt, dès les toutes premières pages d’un livre, assurant
l’entrée in medias res du lecteur dans l’histoire et donnant
au texte sa première impulsion. En témoignent le roman
d’Alain Bosquet, La Grande Éclipse (1953), qui s’ouvre sur
une explosion et sur la chute d’un avion ennemi, ou encore
l’incipit de Suite française retentissant de sirènes d’alerte.
Dans Les Jeux inconnus de François Boyer, la scène ini-
tiale de mitraillage aérien sur une route de campagne est
investie d’une fonction narrative plus essentielle. Elle déter-
mine le schéma actanciel du roman en dévoilant le destin
de Paulette, fillette de cinq ans qui voit ses parents mourir
sur elle alors qu’ils cherchaient à la protéger des tirs. Cette
séquence d’ouverture sera reprise dans Jeux interdits (1952),
l’adaptation cinématographique de l’ouvrage réalisée par
René Clément.
Agissant comme un élément perturbateur, la scène
d’attaque aérienne enclenche également un changement
d’espace-temps dans le récit. Devenue subitement orpheline,

7. Le terme de stuka, désignant l’avion ennemi, provient du nom alle-


mand Sturzkampfflugzeug signifiant précisément « avion de combat en
piqué ».
8. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 167.
9. Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band [1944], dans Romans, t. III,
Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1988, p. 88.

80
Un paysage de guerre ambivalent

Paulette quitte la route et telle Alice au pays des merveilles


bascule dans un univers radicalement différent, en suivant
un chien errant à travers un champ de blé. La petite fille
trouve refuge non loin de là, dans un village isolé : « Saint-
Faix s’étalait à cinq longs kilomètres de la grande route, et
l’Histoire, sous forme d’enfants qui chantent et de parents
qui giflent avant d’en mourir, l’Histoire ne s’était pas
détournée de la grande route, poursuivant sa procession
rectiligne. Saint-Faix n’avait rien su, rien vu10. » Issue d’un
milieu urbain, Paulette découvre pour la première fois le
monde paysan, qui se pare pour elle d’un aspect merveilleux.
La fillette est recueillie dans la famille du jeune Michel Dollé,
qu’elle a rencontré dans les parages de la commune. Grâce à
l’amitié qui se noue entre eux, elle met à distance les malheurs
qui lui sont arrivés. Pour autant, la scène traumatique du
raid aérien ne fait pas l’objet d’un déni : elle est au contraire
réélaborée dans les jeux que les enfants s’inventent. Ceux-ci
ne sont pas tous banals ou anodins, comme en témoigne le
cimetière d’animaux qu’ils entreprennent d’édifier, d’abord
pour le cadavre du chien de Paulette dont elle refuse de se
séparer, puis pour toutes les bêtes mortes qu’ils recueillent
dans les environs. Ils les ensevelissent solennellement dans
un lieu connu d’eux seuls, à grand renfort de croix qu’ils
dérobent dans les environs (tantôt dans une église, tantôt
dans un corbillard, tantôt dans un vieux cimetière), attisant
au passage les tensions entre les habitants du village.
Restituée par l’auteur avec une certaine légèreté – celle avec
laquelle seuls les enfants savent parfois traiter des sujets
graves –, cette activité morbide répond plus profondément
chez Paulette à une logique de transfert. Ayant été contrainte
d’abandonner les corps sans vie de sa mère et de son père,

10. François Boyer, Les Jeux inconnus, éd. cit., p. 18.

81
La France en éclats

elle leur offre une sorte de sépulture de substitution, à


travers les uniques êtres qu’elle est en mesure de manipuler :
des animaux. La construction d’un cimetière constitue en
somme une entreprise réparatrice. La découverte finale du
lieu par les adultes confirme la portée symbolique que revêt
pour Paulette ce jeu interdit :
Tout le monde se précipita malgré les ronces qui fouettaient
les visages, et chacun s’immobilisa stupéfait : il y avait là un
véritable cimetière en miniature orné d’une trentaine de
croix. Croix en bois, croix en fer, en argent, en bronze, en
or, de toutes dimensions, et puis la croix de la chapelle,
haute comme un homme qui dominait tout. Chacune des
croix était plantée à la tête d’un petit carré de terre, bordé
de mousse, piqué de fleurs diverses, rouges, jaunes, bleues,
mauves ; coquelicots, bleuets, boutons d’or, avec un petit
carton grossièrement écrit qui portait un nom d’animal :
Taupe, Rat, Poussin, Lézard, Coquecinel, 3 bêtes à Bon
Dieu, 15 fourmis, 6 mouches11.
En creusant des tombes, la jeune fille procède à l’enfouis-
sement, au sens littéral comme au sens figuré du terme, de
son traumatisme. L’édification d’un lieu clos, protégé, hono-
rant comme il se doit les victimes – quand bien même il ne
s’agirait que de modestes bestioles – est un moyen pour elle
de rendre hommage à ses parents, mais aussi de se délivrer de
la culpabilité d’avoir abandonné leurs dépouilles. Le cime-
tière s’impose en cela comme le contrepoint des enterre-
ments sommaires réservés aux réfugiés abattus sur les routes.
Dans le relevé humoristique, voire caricatural des animaux
inhumés, les trois dernières espèces mentionnées (« 3 bêtes
à Bon Dieu, 15 fourmis, 6 mouches ») symbolisent en
quelque sorte la tragédie vécue par la jeune fille, représenta-
tive du destin de milliers d’autres enfants durant l’exode. Si

11. Ibid., p. 111.

82
Un paysage de guerre ambivalent

les trois bêtes à Bon Dieu (dont la connotation religieuse du


nom prend ici tout son relief ) évoquent Paulette et ses deux
parents, les nombreuses fourmis figureraient à leur tour la
cohorte des réfugiés, tandis que les mouches feraient écho
au ciel où évoluent les stukas.
Dans les récits de la défaite, l’avion fait souvent l’objet
d’une métaphorisation animale soulignant le rapport de pré-
dation établi entre la machine de guerre et l’homme pris
pour cible. Dans Les Jeux inconnus, l’une d’elles est décrite
du point de vue de Paulette comme un engin « piloté par
un grand loup casqué de fer12 ». L’épouvante suscitée par
l’espace aérien s’incarne ici dans une figure archétypique
propre au conte, en cohérence avec l’âge et la psychologie de
l’héroïne : la guerre est perçue à hauteur d’enfant. D’autres
mammifères effrayants peuvent être utilisés comme compa-
rants, à l’instar des « gros squales de l’air13 » mentionnés dans
Le Petit Général de Chevallier, mais c’est la métaphore aviaire
qui reste la plus sollicitée. Elle est particulièrement saillante
dans Suite française, où elle apparaît de manière diffractée.
À chaque occurrence, la métaphore de l’oiseau dangereux
entraîne par contagion l’animalisation de la victime et ins-
taure un jeu autour des symboles nationaux. Précisant de
quelle manière « la mort planait dans le ciel et tout à coup se
précipitait, fondait du haut du firmament, ailes déployées,
bec d’acier dardé vers cette longue file tremblante d’insectes
noirs qui rampaient le long de la route14 », Némirovsky fait
surgir l’image de l’aigle allemand, blason hérité du Saint-
Empire germanique. L’association est renforcée par l’attribu-
tion du patronyme « von Falk » pour le personnage de l’offi-
cier allemand, le nom commun falke signifiant le « faucon »,
12. Ibid., p. 13.
13. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 89.
14. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 140.

83
La France en éclats

mais désignant aussi un certain type d’avion de chasse utilisé


lors du Blitzkrieg. Inversement, l’assimilation des Français
à une chétive volaille ou ailleurs à des « poulets égorgés15 »
dégrade l’emblème du coq gaulois. La métaphore aviaire est
également employée par Aragon dans son poème « Tapisserie
de la grande peur », où il donne à l’avion une épaisseur
mythologique accentuant son aspect effrayant :
Hydre-oiseau qui fait songer à l’hydre de Lerne
Écumeur de la terre oiseau-pierre qui coud
L’air aux maisons oiseau strident oiseau-comète
Et la géante guêpe acrobate allumette
Qui met aux murs flambants des bouquets de coucous16
La référence au monstre grec issu du cycle des Travaux
d’Hercule traduit l’effroi suscité par l’aviation allemande,
d’autant plus redoutable qu’elle semble invulnérable et ten-
taculaire. La démultiplication des engins de la Luftwaffe
se mesure ici à la récurrence du mot « oiseau », combiné
à plusieurs substantifs (« hydre-oiseau », « oiseau-pierre »,
« oiseau-comète »). Du même coup, le poème se présente lui-
même comme une hydre sémantique et sonore, et tire d’une
telle analogie sa puissance évocatrice.
Paysage sonore et saturation acoustique
Locus terribilis, l’espace aérien l’est encore par l’appréhen-
sion auditive dont l’avion ennemi fait l’objet : les descentes
de stukas s’accompagnent fréquemment de sirènes stridentes
pour effrayer les individus, occupant ainsi une place domi-
nante au sein du « paysage sonore » de mai-juin 1940. Cette
notion a notamment été employée dans les travaux d’histoire
culturelle, ceux d’Alain Corbin en particulier qui dans Les

15. Ibid., p. 79.


16. Aragon, « Tapisserie de la grande peur », Le Crève-cœur, éd. cit.,
p. 716.

84
Un paysage de guerre ambivalent

Cloches de la terre (1994) explore à partir d’archives muni-


cipales et ecclésiastiques l’influence de l’ouïe sur la percep-
tion de l’espace rural au xixe siècle. En pleine débâcle, le pay-
sage sonore est marqué par de fortes oscillations en fonction
des lieux traversés et du moment où ils le sont. Les auteurs
évoquent la rumeur souvent « tintamarresque17 » produite
par la quantité d’individus en fuite, surtout lorsqu’ils s’en-
combrent de leurs véhicules : « Et ces moutons s’en vont dans
un formidable tintamarre de matériel mécanique. Trois mille
pistons. Six mille soupapes. Tout ce matériel grince, racle
et cogne18 » souligne Saint-Exupéry. De manière analogue,
François Boyer fait entendre dans l’incipit des Jeux inconnus le
concert des voix émanant de la multitude :
Sur la grande route voisine, des heures durant, le lent cor-
tège des réfugiés avait troublé la plaine de ses cris, […]
de ses plaintes inutiles, de ses rires ineptes et féroces ; des
heures durant, il y avait eu le bruit des pas qui marchent,
des véhicules qui roulent, des roues qui écrasent, qui
s’écrasent, qui bousculent, qui renversent et meurtrissent,
les colères des hommes, les pleurs des enfants, les rires des
enfants, les chants des enfants, les gifles qui corrigeaient les
pleurs, les rires et les chants tout ensemble19.
Les effets de parallélisme syntaxique, les phénomènes
d’échos et d’allitérations, la présence de rythmes ternaires :
tout dans la structure de la phrase se conjugue pour restituer
la fréquence et le heurt des sons, mais aussi la diversité de
leurs registres.
Cependant, le flot des réfugiés ne constitue pas tou-
jours une source de bruit intense. Au cours de son exode,
Marguerite Bloch (l’épouse de l’écrivain communiste

17. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 101.


18. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 165.
19. François Boyer, Les Jeux inconnus, op. cit., p. 15.

85
La France en éclats

Jean-Richard Bloch) dit appartenir à une « foule tendue,


qui ne pense qu’à avancer, qu’à fuir, la tête basse, et chose
impressionnante, complètement silencieuse20 ». Le silence
procède certes de la fatigue, mais aussi de l’accablement. Il
semble chargé d’une telle densité qu’il en devient paradoxa-
lement bruyant : « L’étrange silence de cette foule me paraît
un hurlement21. » D’autres qualités de silence, plus posi-
tives, peuvent être mises en évidence et interprétées comme
le signe d’un peuple qui ne renonce pas : « Et personne ne
parle, personne ne se plaint. Les regards expriment l’obstina-
tion. Des yeux ont pleuré. Par exemple ceux de cette femme
qui mordille son mouchoir en avançant d’un pas énergique.
La foule marche, marche22… »
Tranchant avec ce calme, le surgissement d’un avion
ennemi provoque une soudaine saturation acoustique,
comme le décrit Claude Simon dans L’Acacia :
tout à coup, ces inconcevables déchaînements de bruit, de
destruction, de violence, démentiels, assourdissants, pa-
roxysmiques, et aussi brusquement finis que commencés,
le dernier avion disparaissant déjà : un point, un pigment,
puis plus rien, aspiré, dilué dans le ciel vide qui les avait
engendrés, les rugissements des moteurs s’éloignant, s’étei-
gnant : et le silence […]23.
Nullement anecdotique, l’épreuve du fracas sonore
constitue une constante des récits de mai-juin 1940. Pour
Marc Bloch, la « capacité d’épouvante24 » des stukas se mesure
à l’épreuve physique que leurs attaques font subir aux indi-
vidus : une « détonation par où tout le corps est secoué dans

20. Marguerite Bloch, Sur les routes du peuple de France, éd. cit., p. 48.
21. Ibid., p. 65.
22. Jean Villette, L’An 40 sur le vif, Romorantin, Marivole, 2014, p. 58.
23. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1030.
24. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 88.

86
Un paysage de guerre ambivalent

ses moelles25 ». Une « image de déchirement » s’impose alors


à l’esprit, cédant parfois la place à des visions plus noires, à
des projections mentales plus terrifiantes comme le « spec-
tacle de cadavres abominablement déchiquetés26 ». Fondée
sur l’usage de bruits assourdissants, la stratégie adoptée par
l’armée de l’air allemande consiste à recréer le souvenir des
explosions d’obus de 1914-1918 dont Henri Barbusse disait
qu’elles suscitaient « l’impression inouïe d’un accroisse-
ment continu, d’une multiplication incessante de la fureur
universelle27 ».
Céline, vétéran de la Première Guerre mondiale et
témoin des bombardements sur la ville d’Orléans pendant
l’exode, rend bien compte de la puissance sonore de l’avia-
tion ennemie dans Guignol’s Band (1944). Le raid aérien
de 1940 est restitué à travers le prisme de l’ouïe et soumis
à une esthétique de diffraction auditive. Le premier avion
mentionné, qui « crève la fenêtre en face à mille éclats28 », en
fournit le modèle. Le texte se déploie ensuite autour d’un
champ lexical déroulé « à perte d’ouïe » : la cohue « hurle », la
foule « râle », les moteurs « fulminent, pètent » sous le « fracas
massacreur29 » des avions. La violence des bombardements
est également traduite par l’emploi des nombreuses onoma-
topées qui ouvrent le récit – « Braoum ! Vraoum !… C’est le
grand décombre !… » – et le scandent à intervalles réguliers.
Elles apparaissent à plusieurs reprises par grappes, à l’image
d’un lâcher de bombes : « Vraap !… Hua !… Wraago !…
Hua !… Wroong !… Voilà le bruit à peu près que donne une

25. Ibid., p. 87.


26. Ibid.
27. Henri Barbusse, Le Feu. Journal d’une escouade, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 2013, p. 94.
28. Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band, éd. cit., p. 87.
29. Ibid., respectivement p. 87 et 91.

87
La France en éclats

vraie torpille en fusion30. » Disséminées au long du récit,


mises en valeur par le recours à l’italique, les onomatopées
rendent palpable le vécu sonore. Comme le déclare Jean-
Marie Fritz, « l’onomatopée renoue avec le versant mimé-
tique du langage ; les mots ne sont plus des conventions qui
unissent un signifiant et un signifié, mais des calques plus
ou moins réussis d’une réalité sonore31 ». Ces mots nerveux,
saccadés, suggestifs, bouleversent la norme de la langue figée
pour mieux plonger le lecteur dans l’environnement acous-
tique des soldats. La dynamique d’immersion est encore
accentuée par les marques d’oralité, les allitérations, l’omni-
présence des points d’exclamation. Autant de traits typiques
de la prose célinienne, dont témoigne un passage comme
celui-ci :
Le Fritz mitraille épouvantable, s’apporte là-haut du fond
des cieux ! La vache ! De son brezinzin il nous rase ! Il nous
asperge des plus hautes cimes, il nous enveloppe, il nous
vrombit !… C’est la furie d’assassinat, salves folles et dards
enragés ! à la ricochette tout autour ! Il nous arrose, verse à
la mort ! […] Obus ! Trois énormes !… C’est la transe ! Et
bien trop lourds ! Et coup sur coup !… La terre en expire
sens dessus dessous !… défaille, grelotte, gémit au loin, à
perte d’ouïe… jusqu’aux petits coteaux doux là-bas ! Crève
l’écho32 !
Le rendu du paysage sonore de 1940 montre à quel point
la mémoire de Céline est structurée par l’ouïe, comme si
à travers son œuvre l’auteur livrait une sorte d’« otobiogra-
phie33 », pour reprendre la formule de Jacques Derrida. Le

30. Ibid., respectivement p. 87 et 91.


31. Jean-Marie Fritz, La Cloche et la lyre. Pour une poétique médiévale du
paysage sonore, Genève, Droz, 2011, p. 292.
32. Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band, éd. cit., p. 93.
33. Voir Jacques Derrida, Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et
la politique du nom propre, Paris, Éd. Galilée, 1984.

88
Un paysage de guerre ambivalent

passage de Guignol’s Band s’inscrit de ce point de vue dans la


droite lignée de Voyage au bout de la nuit (1932), qu’Henri
Godard analysait déjà comme « la mise en forme d’une
matière sonore34 ».
La nasse de Dunkerque (Merle, Aragon)
Dunkerque s’impose comme l’authentique locus terribilis
de la débâcle. Les troupes françaises et britanniques y sont
acculées à la suite du « coup de faux » de l’armée allemande ;
encerclées par l’ennemi, elles sont contraintes de rembar-
quer en Angleterre. L’« opération Dynamo » déclenchée par
Londres permet de sauver contre toute attente la majorité
des effectifs militaires entassés sur les plages des environs.
Tous ne sont pas pour autant appelés à survivre et l’incerti-
tude profonde de chacun sur son propre sort rend l’attente
insoutenable [ill. 2.1].
Week-end à Zuydcoote, premier roman de Robert Merle
couronné du prix Goncourt en 1949, campe la vie d’un
groupe de soldats français abandonnés à eux-mêmes lors de
la bataille de Dunkerque. Constituant selon l’auteur « le plus
autobiographique35 » de ses romans, il traduit l’expérience
angoissante d’un amenuisement de l’espace. Pour les soldats
vulnérables, sur lesquels l’étau allemand se resserre, le pays
ne s’apparente plus qu’à un « bout de France », une « petite
bande de terre qui se rétrécit tous les jours », un tissu qui
« trempe dans la flotte et rétrécit au lavage36 ». Cette méta-
phore textile est d’ailleurs reprise par Aragon dans son poème

34. Henri Godard, Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline, Paris, Gal-
limard, coll. « Foliothèque », 1991, p. 140.
35. Pierre Daix, « L’Histoire est-elle un sujet de roman ? Entretien avec
Robert Merle », Les Lettres françaises, n° 934, 11 juillet 1962, p. 8.
36. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., respectivement p. 33
et 34.

89
La France en éclats

« La nuit de Dunkerque » pour souligner la miniaturisation


de l’espace national : « La France sous nos pieds comme une
étoffe usée / S’est petit à petit à nos pas refusée37 ». La super-
ficie du pays se rétracte inexorablement.
Afin de démoraliser les soldats déjà exsangues, certains
tracts allemands lâchés depuis les airs mettent en scène
cette logique d’étranglement spatial [ill. 2.2]. Ils s’im-
posent comme l’exact négatif des affiches de propagande
françaises placadées sur les murs au début de la drôle de
guerre. Accompagnées de la légende « Nous vaincrons
parce que nous sommes les plus forts », celles-ci représen-
taient une vaste carte du monde où l’Allemagne, n’occu-
pant qu’un espace réduit coloré en noir, se trouvait cernée
par les nombreux territoires sous souveraineté française et
britannique [ill. 2.3].
Les différents espaces mentionnés dans Week-end à
Zuydcoote réactivent la même idée de fermeture : l’ambu-
lance dans laquelle Maillat, Pierson et Dhéry trouvent
refuge ; la « taupinière » creusée dans le sable, où s’abrite un
groupe de soldats ; le « bout de tranchée au pied d’un arbre »
que Maillat compare à une tombe ; « l’île de Monte-Cristo »
enfin, à laquelle « ces quelques kilomètres de côte38 » sont
comparés. Une tension permanente se joue entre le rétré-
cissement de l’espace et l’« échelle grandiose39 » d’une guerre
dont les soldats subissent violemment l’onde de choc.
Dans ce contexte, la mer s’impose comme une ultime
planche de salut, étant la seule voie par laquelle rejoindre
l’Angleterre. À l’abri du chaos, le pays allié forme une île

37. Aragon, « La nuit de Dunkerque », Les Yeux d’Elsa, dans Œuvres poé-
tiques complètes, t. I, éd. cit., p. 762.
38. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., respectivement p. 164,
148, 181 et 164.
39. Ibid., p. 45.

90
Un paysage de guerre ambivalent

providentielle que tous les soldats aspirent à rejoindre. Dans


Les Communistes, Aragon traduit en ces termes l’issue mari-
time tant implorée :
Nous arrivions ivres de fatigue et de douleur par cette
longue équipée folle, du fond de notre terre violée, nous
étions comme ces soldats de Xénophon apercevant enfin
la mer grecque et l’appelant de son nom : Thalassa ! Tha-
lassa40 !
L’analogie avec l’histoire antique – L’Anabase de Xénophon
retrace la fuite de dix mille mercenaires grecs traversant le
désert de l’Asie Mineure pour rejoindre le Pont-Euxin – n’a
pas tant pour effet de conférer une majesté épique à la débâcle
de 1940 que d’accentuer l’ampleur du désastre. Parvenus sur
les rivages de la mer du Nord, les soldats prennent à la fois
conscience de la proximité géographique de l’Angleterre et
de son caractère inaccessible. Par temps clair, ses côtes sont
perceptibles à l’œil nu et, à peine montés à bord d’un navire,
des soldats se prennent à songer « qu’on respirait un autre
air, qu’on n’était déjà plus en France, comme si l’Angleterre
commençait dès qu’on se trouvait sur l’eau41 ». Pourtant, la
mer s’impose aussi et peut-être surtout comme une barrière,
comme une frontière naturelle marquant un coup d’arrêt
à la course éperdue des individus. Cela vaut en particulier
pour les soldats français qui ne sont pas prioritaires pour
monter à bord des navires ; conduite par l’armée britan-
nique, l’opération Dynamo vise avant tout le rapatriement
de ses propres contingents. Et quand bien même le projet
d’embarquement, fût-il clandestin, aboutirait, la réussite de
la traversée reste compromise, compte tenu du ballet des
stukas dans le ciel et des mines allemandes placées au large
des côtes. L’action de Week-end à Zuydcoote comprend ainsi
40. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 573.
41. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 113.

91
La France en éclats

une séquence significative où le cargo anglais dans lequel


Maillat s’est immiscé devient la cible de bombardements,
finit par prendre feu et se transforme en « cercueil flot-
tant42 ». Le personnage est dès lors contraint de rejoindre la
terre ferme à la nage et de se dissimuler sous le cordon des
dunes, non loin du sanatorium transformé en hôpital.
La situation de clôture des individus renforce la tension
inhérente au locus terribilis. Cette configuration spatiale
traverse d’ailleurs l’œuvre de Robert Merle, dont les diffé-
rents ouvrages ont pour cadre des lieux clos : La Mort est
mon métier (1952) se déroule en partie dans le camp de
concentration d’Auschwitz ; Les Hommes protégés (1974)
met en scène des hommes parqués dans des camps après
l’apparition d’un virus contagieux décimant la population
masculine ; Madrapour (1976) retrace le voyage de quinze
passagers prisonniers d’un avion sans pilote ; Le Jour ne
se lève pas pour nous (1986) plonge le lecteur à bord d’un
sous-marin nucléaire. L’origine de ce principe narratif est
sans doute à chercher « dans le trauma de la captivité du
sergent que Robert Merle fut pendant la guerre, enclavé
en pleine débâcle […] et jeté en stalag43 » ; marquant l’écri-
vain de manière indélébile, ses trois années de captivité en
Allemagne l’auront conduit à « une réécriture inlassable de
la scène traumatique44 ». Selon Anne Wattel, le dispositif
de l’espace clos permet aussi à l’auteur de développer une
réflexion sociologique poussée. La situation d’enferme-
ment exacerbe en effet les rapports humains, conflictuels
ou collaboratifs, à travers lesquels Robert Merle interroge

42. Ibid., p. 119.


43. Anne Wattel, Robert Merle. Écrivain singulier du propre de l’homme,
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Littéra-
tures », 2018, p. 140.
44. Ibid., p. 158.

92
Un paysage de guerre ambivalent

ce qu’il appelle la « civilisation du verrou45 ». La « psychose


du barbelé46 » ne présente donc pas qu’une valeur négative
et inhibitrice ; une fois surmontée, elle apparaît matricielle
sur le plan de la réflexion comme sur celui de l’écriture, ainsi
que le reconnaît l’auteur : « [J]’ai toujours été fasciné par
les situations en vase clos, par les réactions de personnages
encerclés, dans leur château, dans une île ou par l’ennemi
comme dans Week-end à Zuydcoote 47. »
De même, c’est à partir de l’épisode de Dunkerque qu’Ara-
gon dresse authentiquement le « profil terrible de la guerre48 »,
à la toute fin des Communistes. La narration ménage une série
de notations, de choses vues, de descriptions qui débordent
le simple compte rendu de l’événement, dont Aragon fut le
témoin oculaire. L’auteur ne cherche pas qu’à traduire le chaos
du conflit, le paroxysme de la peur ; son objectif tient surtout à
en retenir et à en offrir une « image valable49 ». Or, si le langage
approche le réel au plus près et permet d’en saisir l’intime subs-
tance, Aragon reconnaît également ses limites. L’expérience de
la nasse de Dunkerque est telle qu’elle apparaît proprement
inqualifiable, d’un point de vue moral comme d’un point de
vue technique : au scandale de la violence s’ajoute la difficulté
de l’exprimer par les mots. Voilà pourquoi Aragon appelle de
ses vœux un matériau extra-langagier afin d’assurer à sa tenta-
tive de restitution une issue favorable :
J’ai cherché partout une image, aux deux sens de ce terme,
une chose peinte ou une métaphore, ne serait-ce qu’une

45. Robert Merle, Derrière la vitre [1970], Paris, Gallimard, coll. « Fo-
lio », 1974, p. 403.
46. Anne Wattel, Robert Merle, op. cit., p. 141.
47. Alexis Lecaye, « Robert Merle, héraut de la Renaissance », Le Monde,
11 juin 1982, cité par Anne Wattel, Robert Merle, op. cit., p. 141.
48. Aragon, « Enfer-les-Mines », Le Crève-cœur, éd. cit., p. 715.
49. Id., « La Fin du “Monde réel” » [1967], dans Œuvres romanesques
complètes, t. IV, éd. cit., p. 627.

93
La France en éclats

métaphore pour vous parler de Dunkerque : orange éclatée,


plomb fondu, hallali noir, piège de tonnerre et d’écume,
kermesse de l’agonie… […], puis je me suis souvenu du
cauchemar de quelqu’un d’autre, il y a des siècles de cela,
quatre à bien compter, un tableau de soufre et de feu, de
sable et de nuit, de sang et d’os, une apocalypse qui a dû
se tenir pour un homme d’alors sur les côtes de par ici ou
d’un peu plus loin dans les Flandres […]50.
Le paysage de guerre semble ne pouvoir être saisi qu’à
travers le prisme du modèle pictural. Aussi Aragon met-il à
profit la réédition des Communistes en 1967 dans les Œuvres
romanesques croisées pour donner une consistance matérielle
à la peinture qu’il décrit : il insère en regard du texte la repro-
duction d’un détail du tableau de Pieter Brueghel l’Ancien,
Le Triomphe de la mort [ill. 2.4].
Pour autant, cette présence picturale ne vise pas unique-
ment à combler les lacunes du langage. Loin de mettre un
terme à l’écriture, le tableau la relance, tout en offrant aux
mots assemblés un prolongement qui décuple leur valeur. Le
dispositif adopté dans l’édition des Œuvres romanesques croi-
sées invite en effet à un va-et-vient entre le texte, qui motive
l’image, et l’image, qui enrichit le texte :
Les morts abandonnés dans leur chemise, les bateaux frap-
pés, les bassins du port, les départs des squelettes sur une
barque, l’incendie à tous les bouts, la poursuite insensée
des disputes parmi le bétail humain chassé par la peur, le
bruit de la faux mortelle à nos oreilles, les oiseaux du sang,
les règlements de comptes, les jugements sommaires, les
suspects abattus […]51.
Cette énumération de groupes nominaux ne s’apparente
pas tant à une ekphrasis en bonne et due forme du tableau
qu’à une expansion verbale de ses motifs les plus saillants

50. Id., Les Communistes, éd. cit., p. 574.


51. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 574-575.

94
Un paysage de guerre ambivalent

(squelettes, faux, incendie, sang). L’auteur ne fait pas de l’il-


lustration retenue une fin en soi ; il l’envisage plutôt comme
le point de départ d’une série de réminiscences et de com-
mentaires, voire d’une méditation plus profonde sur le destin
des soldats : « Peut-être ne sommes-nous jamais revenus de
Dunkerque et, notre vie, ce sont des fantômes qui l’ont à
notre place vécue, des squelettes déguisés à notre semblance,
emmitouflés dans leurs suaires […]52. »
Aux yeux d’Aragon, la référence artistique ne fait pas signe
vers une esthétisation de la guerre, laquelle constituerait une
« faute testimoniale53 ». Le tableau de Brueghel ne vaut en
réalité que pour autant qu’il soutient un discours de vérité.
Loin d’apparaître comme une digression gratuite, il forme la
pièce maîtresse du témoignage dont Aragon se porte garant.
Subordonnée à une visée aléthique première, la reproduction
du Triomphe de la Mort a pour fonction d’« illustrer l’irrepré-
sentable54 », de rendre sensible l’intensité paroxystique de la
guerre. Le point d’orgue qu’elle constitue est notamment
préparé par le tableau d’Honoré Daumier, Les Émigrants,
ainsi que par les huit dessins et dix lavis d’André Masson
qui accompagnent l’édition des Œuvres romanesques croisées
et qui représentent tour à tour « femmes, enfants, gens de
l’exode, Marocains, blessés », lesquels finissent par former
une sorte de « Danse des morts à la Holbein55 ».
Distant de quatre siècles de la débâcle de 1940, le tableau
de Brueghel ne s’impose pas a priori comme un choix
52. Ibid., p. 575.
53. Luc Vigier, « Dunkerque ou le témoignage lacéré », dans Mirelle
Hilsum, Carine Trévisan et Maryse Vassevière (dir.), Lire Aragon, Paris,
Honoré Champion, 2000, p. 179.
54. Bernard Leuilliot, « Notice des Communistes », dans Aragon, Œuvres
romanesques complètes, éd. cit., t. III, p. 1444.
55. Aragon, « Sur l’illustration des Œuvres croisées », L’Humanité, 7 sep-
tembre 1967.

95
La France en éclats

évident. Si Aragon puise dans une tradition si ancienne,


c’est peut-être en raison du relatif « silence des peintres » face
à la guerre de 1914-191856. L’origine flamande du peintre
joue sans doute aussi pour beaucoup, puisqu’elle concorde
avec le lieu de la tragédie. En tout état de cause, Aragon ne
reproduit pas l’œuvre dans son entier, mais opère un reca-
drage sur la ligne d’horizon où apparaissent les dunes et la
mer, ce qui rend davantage plausible le parallèle établi avec
le paysage dunkerquois. Rappelant le style de Jérôme Bosch,
la prolifération de détails morbides et le fourmillement de
personnages matérialisent le désordre de la débâcle et lui
conférent une gravité supérieure : la bataille classique entre
deux troupes ennemies se change en une lutte entre le règne
des vivants et celui des morts. L’insertion de ce tableau dans
Les Communistes n’est pas que le résultat du projet icono-
graphique d’ensemble des Œuvres romanesques croisées ; elle
constitue au contraire une « échappée extratextuelle préparée
de longue date57 » dont le point d’origine est à trouver dans
Le Crève-Cœur, où Aragon évoque la vision d’un « Brueghel
d’Enfer58 ». Textes en prose et textes en vers se relaient pour
traduire en images le souvenir du spectacle terrible de
Dunkerque : à la « Leçon de Ribérac », où Aragon associe les
« flammes des Flandres » au « drame de la Patrie percée59 »,
répond le poème « La nuit de Dunkerque », où surgissent les
« fleurs de l’incendie […] dans la ville qui brûle60 ».

56. Voir Philippe Dagen, Le Silence des peintres. Les artistes face à la
Grande Guerre [1996], Vanves, Hazan, 2012.
57. Luc Vigier, « Dunkerque ou le témoignage lacéré », art. cit., p. 188.
58. Aragon, « Tapisserie de la grande peur », Le Crève-cœur, éd. cit.,
p. 717.
59. Id., « La leçon de Ribérac », Les Yeux d’Elsa, éd. cit., p. 809.
60. Id., « La nuit de Dunkerque », Les Yeux d’Elsa, éd. cit., p. 763.

96
Un paysage de guerre ambivalent

En matière d’écriture, Aragon s’en remet plus générale-


ment à un paradigme optique pour élaborer la représentation
la plus intense, et donc la plus fidèle possible de son expé-
rience de guerre. À cet égard, l’œuvre de Brueghel et plus
largement la peinture61 ne constituent que la partie émergée
de l’iceberg, tant les différents arts visuels – tapisserie, pho-
tographie, cinéma – informent le maniement qu’Aragon fait
du langage.
L’allusion à l’art de la tapisserie est discrète mais signi-
ficative, compte tenu de son origine médiévale : le Moyen
Âge français constitue en effet une période de référence
majeure dans les écrits de la Résistance d’Aragon, qui affir-
mait trouver dans les premières chansons de geste et dans la
tradition de la littérature courtoise le principe d’un renou-
veau poétique et politique. Dans « Tapisserie de la Grande
Peur », l’un des trois poèmes du Crève-cœur portant sur la
débâcle, Aragon opère un attelage essentiel entre image (par-
lante) et langage (imagé), de même qu’il comparera dans
Les Communistes les milliers de soldats entassés sur les plages
de Dunkerque à « une tapisserie de sueurs et de coliques62 ».
Fait intéressant, certains textes de l’auteur feront eux-mêmes
l’objet d’une tapisserie, comme c’est le cas pour le « Conscrit
des cent villages » que tisse en 1947 Jean Lurçat, proche des
communistes et d’Aragon en particulier.
L’art plus récent de la photographie n’est pas en reste :
Aragon en fait explicitement mention pour désigner

61. Dans L’Enseigne de Gersaint (1946), Aragon nouait déjà son expé-
rience de la débâcle de 1940 à une référence picturale : « À Valenciennes,
dans le tohu-bohu des chars, je ne m’attendais pas à cette double ren-
contre : ici pourtant Watteau et Carpeaux balbutièrent l’alphabet du
monde » (Id., L’Enseigne de Gersaint, Paris, Ides et Calendes, 1946, p. 34).
62. Id., Les Communistes, éd. cit., p. 557.

97
La France en éclats

Le Triomphe de la Mort, qui forme comme la « photogra-


phie 63 » de Dunkerque. Pour l’auteur, cette technique consti-
tue surtout le moyen le plus apte à approcher la vérité d’un
événement par nature fuyant. Générant des archives, à l’ins-
tar des clichés fournis par les « petits appareils de poche des
gens qui y étaient64 », elle forme également une source his-
torique dont Aragon s’est peut-être emparé pour ses propres
descriptions – lesquelles empruntent elles-mêmes au voca-
bulaire de la photographie :
Oh là là, ce Dunkerque ! Tout en ruines. Des rues éven-
trées qui flambent et fument, les gravats qui en obstruent
d’autres… […] ça a dû recevoir un tel pilonnage qu’on n’y
voit plus rien de ce qu’il y avait dans les maisons, c’est déjà
un monde blanc et noir, le grand négatif des incendies65.
Tout en suggérant la vision de décombres calcinés, la
référence au négatif photographique renvoie à la pellicule,
éminemment inflammable elle aussi, des débuts du cinéma.
Quelques lignes plus loin, devant les mêmes ruines étalées à
perte de vue, un court échange entre les personnages place
la convergence entre la mort et l’érotisme, voire la pornogra-
phie, sous le signe de l’image en mouvement : « Tu trouves
pas ça obscène ? dit Jean-Blaise à son voisin qui le regarde
avec des yeux ronds. Ce gars, il ne voit pas le rapport avec
le cinéma cochon66. » Au vrai, l’intérêt d’Aragon pour le
cinéma est manifeste dès la première décennie du xxe siècle ;
il s’épanouit en particulier dans les années 1950 à travers la
rencontre avec l’œuvre de Jean-Luc Godard. Or, c’est pré-
cisément sous l’égide du septième art qu’Aragon dit avoir

63. Ibid., p. 574.


64. Ibid.
65. Ibid., p. 557.
66. Ibid.

98
Un paysage de guerre ambivalent

entrepris la réécriture des Communistes au « présent accen-


tué67 », temps verbal bien plus en accord avec la manière
dont les événements ont été vécus :
Maintenant les retours au récitatif passé seront en propor-
tion inverse de la place qu’ils occupaient avant que l’his-
toire prît son départ. Le passé dominera chez ceux pour
qui la guerre est encore chose lointaine, mais, chez les po-
liticiens comme parmi les soldats, on ne vit plus qu’au pré-
sent. […] Le présent sera définitivement installé au matin
du 10 mai. C’est que pour la vraie guerre, tout se passe au
grand écran68.
Aragon articule ce nouvel usage du présent aux « moyens
d’expression de la cinématographie69 », dans la mesure où il
traduit avec plus d’acuité les proportions que prend le danger
dans la conscience du soldat, pour qui ni le passé ni le futur
n’existent plus dans le feu de l’action. Mais il a également
pour effet d’intensifier l’expérience de lecture en remplaçant
le « train-train de l’imparfait70 ». Que la « lumière du pré-
sent » suscite pour l’auteur des « images agrandies71 », voilà
qui confirme à nouveau la propension d’Aragon à théoriser
son art romanesque à l’aune d’un paradigme optique.
L’intensité véhiculée par l’usage du présent est du reste
renforcée par l’amplitude des phrases : leur rythme vif et
saccadé suggère la vitesse des opérations, de la même façon
que le « tourbillon d’images72 » qu’elles font naître restitue le
vacillement subjectif des soldats. L’emballement de l’écriture
est tel qu’il conduit parfois à un rejet de la syntaxe, et cette

67. Id., « La Fin du “Monde réel” », éd. cit., p. 629.


68. Ibid.
69. Ibid.
70. Ibid., p. 628.
71. Ibid., p. 629.
72. Id., « Les Lilas et les Roses », Le Crève-cœur, éd. cit., p. 715.

99
La France en éclats

agrammaticalité apparaît comme la traduction d’un mode


de captation kaléidoscopique du locus terribilis :
Impossible de relier exactement ces images que domine le
vacarme du canon et des bombes, où des pans de quartiers
s’effondrent, rendant méconnaissable la route à peine par-
courue. Les incendies de toutes parts cernant les chemine-
ments d’hommes, […] les morts abandonnés, les tragédies
d’il y a une heure qui ne sont plus que du musée Grévin,
les afflux sanglants de civils, les plâtras, les traces mani-
festes du pillage, les soûleries monumentales dans les cafés
et les caves, l’empilement disparate des troupes, […] les
incidents de la mort et de la mascarade mêlés, la pire ker-
messe funèbre, décorée de flammes et de fumées de Malo
à l’Embecquetage, les places aux monuments qui font des
gestes lyriques, les quais où l’on court dans les deux sens,
les docks, les glacis, les canaux, cet énorme espace vide qui
succède à l’imbroglio des ruelles, le ciel bleu intense quand
on le voit, le soleil moins fort que les charbonnements de
la ville, et là-dedans l’égarement des hommes toute honte
bue, la démoralisation de l’apocalypse et la démence idéa-
lisée de la discipline sans raison […] toutes les démences
de l’humanité forcées à s’exprimer en sautant par-dessus les
décombres […] et, bouquet du feu d’artifice, les dragues,
les grues flottantes, les cargos, incendiés dans les bassins73.
Sous le couvert d’une forme de prétérition (« impossible
de… »), Aragon s’adonne en réalité à un vaste « déballez-moi
ça74 » recomposant l’univers guerrier. La phrase se déploie,
vertigineuse, essoufflant le lecteur au travers d’une dispa-
rate d’objets, de gestes, d’actions, de notations sensibles
et d’éléments de décor. Une telle énumération transforme
l’enfer de Dunkerque en une espèce de « cosmorama75 » et

73. Id., Les Communistes, éd. cit., p. 576.


74. Ibid., p. 548.
75. Ibid., p. 356. L’allusion à ce dispositif optique mis au point au dé-
but du xixe siècle, qui avait pour caractéristique de présenter en format
géant des vues de pays étrangers, confirme la parenté de l’œuvre avec

100
Un paysage de guerre ambivalent

fait sentir au lecteur la temporalité fragmentée de la guerre :


Jean de Moncey ne gardera de Dunkerque que le souvenir
de « tableaux séparés76 ». En somme, la prose aragonienne
offre à l’œuvre de Brueghel, reproduite quelques pages avant
l’extrait cité, un puissant prolongement textuel.
B/ Tableaux champêtres : survivance du locus
amoenus
Soumis au danger, voire au péril de mort, les individus
trouvent parfois un répit en traversant ou en s’installant
temporairement dans des enclaves de paix. Il suffit parfois de
quelques heures de marche pour être rejeté « d’un seul déclic
hors du sentier de la guerre77 ». Marcel Féron, le protago-
niste du Train de Georges Simenon (1961), constate depuis
son wagon à bestiaux que les circonstances affectent le ter-
ritoire de manière différenciée : « Des villes étaient entrées
dans la guerre, d’autres pas encore. Ainsi avions-nous vu
le long des voies des villages tranquilles où chacun vaquait
à ses occupations et des bourgs envahis par des convois de
toutes sortes78. » Dans la plupart des cas, les enclaves de paix
correspondent à des lieux naturels : forêts, sous-bois, zones
de haute montagne qui forment autant d’« espaces d’indé-
termination […] où le danger [peut] s’évanouir, qui sait,
comme par enchantement79 ». Battant en retraite à travers
la Hollande, Julien Gracq déclare avoir « cheminé de champ
en champ dans [une] campagne coupée et onirique, insolite

les mécanismes liés à l’image et en particulier à ceux privilégiant son


agrandissement.
76. Ibid., p. 575.
77. Julien Gracq, Carnets du grand chemin [1992], dans Œuvres com-
plètes, t. II, éd. cit., p. 1017.
78. Georges Simenon, Le Train, éd. cit., p. 868.
79. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 168.

101
La France en éclats

comme une mer de la lune80 ». Les récits du printemps 1940


procèdent donc dans une certaine mesure à la réécriture
du topos qu’est le locus amoenus, fondé sur la description
attendue d’éléments bucoliques (plantations, jardin, fleurs,
oiseaux) et sur la présence d’une « nature non contaminée où
[…] n’arrive même pas l’écho lointain des conflits81 ». Cette
réécriture varie certes en densité, en fonction de la sensibi-
lité des auteurs, mais lorsque ces derniers entreprennent de
décrire les « arcadies de la guerre82 », selon l’heureuse formule
de Clément Sigalas, comment la tension entre le sentiment
d’immunité qu’elles inspirent et la réalité meurtrière du
conflit s’organise-t-elle ?
Variations bucoliques et ravissements d’esthète
Dans Le Jardin des Plantes, Claude Simon recourt à
une illustration populaire témoignant de la représentation
conventionnelle d’un champ de bataille. En évoquant les des-
sinateurs qui figurent « sur de racoleuses jaquettes » des arbres
« tout noirs, brûlés, décapités et brandissant pathétiquement
leurs moignons83 », l’auteur entend mieux montrer à quel
point le paysage de la débâcle s’en distingue : « pas d’arbres
à moignons, pas de dramatique ciel noir et rouge, pas de
monceaux de morts, pas de chemin défoncé de flaques : un
beau soleil, la verte campagne84 ». Les nombreuses routes de
France empruntées par « l’interminable troupeau des vain-
cus85 » serpentent en effet dans un « pimpant décor de prés

80. Ibid., p. 232-233.


81. « Pastorale », Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Albin
Michel, 1997, p. 359.
82. Clément Sigalas, La Guerre manquée, op. cit., p. 45.
83. Claude Simon, Le Jardin des Plantes [1997], dans Œuvres, t. I,
éd. cit., p. 1094.
84. Ibid.
85. Id., Les Géorgiques, dans Œuvres, t. II, éd. cit., p. 792.

102
Un paysage de guerre ambivalent

fleuris86 ». De récit en récit, Claude Simon utilise avec ironie


un réservoir de stéréotypes (prés ensoleillés, pentes boisées,
paysage vallonné) fournissant matière à d’innombrables
variations bucoliques. Ce paysage de guerre inattendu, le
langage courant a vite tendance à l’éclipser, dans la mesure
où il charrie souvent avec lui des idées préconçues :
je m’étais simplement trouvé dans la guerre comme on
peut se trouver pris dans un orage ou dans un cataclysme
et encore ce n’étaient pas les mots (orage, cataclysme) justes
parce qu’ils devaient donner une impression de dévasta-
tion, de paysage bouleversé, lunaire, alors que c’était vert,
opulent, pastoral87.
D’autres récits font allusion à des paysages idylliques,
aux antipodes de l’iconographie guerrière traditionnelle.
Au cours de son équipée à travers champs, Jean Malaquais
relève avec euphorie combien « tout fleurit, l’œillet bicolore,
la marguerite jaune, le lilas blanc et violet88 », tandis que
Georges Sadoul s’extasie d’une « belle soirée de mai, où les
champs en friche sont couverts d’herbes folles […], où rous-
sissent les fleurs des oseilles sauvages89 ».
Les lieux amènes se caractérisent également par un calme
olympien, à l’opposé du paysage sonore agressif des raids
aériens :
en fait d’assourdissant tapage guerrier rien que le tranquille
crépitement des sabots des cinq chevaux […] et peut-être,
dans les haies, de faibles pépiements d’oiseaux, le silence,
l’éblouissante matinée de printemps, jusqu’à ce que non
pas éclate mais pour ainsi dire grésille, dérisoire, comme

86. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1083.


87. Ibid., p. 956.
88. Jean Malaquais, Journal de guerre, éd. cit., p. 146.
89. Georges Sadoul, Journal de guerre, éd. cit., p. 198-199.

103
La France en éclats

un jouet d’enfant, l’insignifiant toussotement ou plutôt


crachotement de cette mitraillette […]90.
La guerre se trouve non seulement neutralisée, mais déré-
alisée, rapportée au monde de l’enfance : les individus font
davantage figure de soldats de plomb que de vrais guerriers.
Julien Gracq abonde dans le même sens, déclarant à quel
point « la campagne […] pleine d’oiseaux – à peine dans le
lointain quelques coups de feu isolés comme une partie de
chasse – ressemblait aussi peu que possible à un champ de
bataille91 ». Tout en rappelant la traque dont l’armée fran-
çaise fait l’objet, la comparaison cynégétique euphémise la
réalité du combat.
La douceur du climat, même si elle n’a pas été continue,
a marqué les esprits. Claude Simon place ainsi ses person-
nages dans une atmosphère éminemment solaire, évoquant
« le poudroiement du soleil » ou le « ciel couleur de fleurs de
l’aurore »92, tandis que la toute première phrase de Week-end
à Zuydcoote esquisse un décor ensoleillé : « Le soleil brillait
toujours sur les deux files de voitures abandonnées qui, à
perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue93. » Si les
individus font dans l’ensemble l’expérience d’une « guerre
au soleil94 », Rebatet relativise quant à lui le caractère d’ex-
ception d’une telle donne climatique, en rappelant dans Les
Décombres que la conjonction entre anéantissement et enso-
leillement n’est pas inédite dans l’histoire :
Samedi, dimanche, lundi. Il faisait beau, incroyablement
beau pour qui avait vécu si souvent le détestable mai pari-

90. Claude Simon, Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1094.


91. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 188.
92. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 307, et Le Jardin des
Plantes, éd. cit., p. 1068.
93. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 5.
94. Clément Sigalas, La Guerre manquée, op. cit., p. 84.

104
Un paysage de guerre ambivalent

sien, aigre, gris et boueux. C’était encore le temps de 1870,


qui étonnait Edmond de Goncourt, celui d’août 1914
dont André Gide disait : « Le cœur est accablé par la séré-
nité du ciel »95.
La prise de conscience de la beauté du paysage de guerre
se cristallise en des lieux et en des moments précis. Ainsi,
Marc Bloch fait état d’un tableau inattendu au détour d’une
phrase de L’Étrange Défaite. Évoquant après Dunkerque son
départ pour l’Angleterre, il déclare :
Je revis notre départ de la jetée. Un admirable soir d’été
déployait sur la mer ses prestiges. Le ciel d’or pur, le calme
miroir des eaux, les fumées, noires et fauves, qui s’échap-
pant de la raffinerie en flammes, dessinaient, au-dessus de
la côte basse, des arabesques si belles qu’on en oubliait la
tragique origine96.
Transformant fugitivement la guerre en une marine
digne de Turner, Bloch montre qu’au milieu du désastre
peut perdurer un sentiment de jouissance esthétique, voire
de ravissement. Ce dernier terme est peut-être le plus juste :
renvoyant à un état de plaisir extrême, il désigne également
le rapt. Contraint de quitter la France, l’historien se trouve
ravi à sa patrie, et ce n’est sans doute pas un hasard si le seul
sentiment esthétique dont il fait part survient à ce moment
du texte, comme pour exprimer une ultime preuve d’atta-
chement à son pays natal.
Côté allemand, les officiers peuvent faire preuve d’une
attention tout aussi vive au spectacle de la nature, comme le
prouve le journal d’Ernst Jünger justement intitulé Jardins
et routes (1942). Appartenant aux troupes d’invasion de la
seconde vague, moins exposées au danger, Jünger vit sa cam-
pagne militaire à la manière d’une excursion botanique :

95. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 319.


96. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 50.

105
La France en éclats

La Picardie avec ses pentes douces, ses villages sertis dans


les vergers, ses pâturages bordés de hauts peupliers – que de
fois ce paysage m’a enchanté97 !
L’après-midi, promenade à travers champs et le long des
collines ; sur leurs chauds versants, de grandes étendues
de scabieuses mauves formaient un beau décor de plein
été, avec des touffes isolées de millepertuis jaune d’or. Là-
dessus, le bruissement crépu des bourdons et des cétoines
dorées98.
Au récit d’une conquête martiale est substitué celui d’une
enquête végétale et savante, conduisant Jünger à découvrir,
entre autres « documents d’une culture disparue99 », des pay-
sages naturels préservés, à mille lieues de toute manifestation
de violence.
Enfin, le cas particulier des récits de chasseurs alpins
illustre à son tour de quelle manière le paysage de 1940 se
distingue des représentations classiques associant la guerre à
un lieu effrayant. La montagne, par son caractère sublime,
semble plus éloignée de l’idée de guerre que tout autre ter-
rain géographique.
La bataille des Alpes (10-25 juin 1940) occupe une
place singulière dans la mémoire de la période, dans la
mesure où contrairement à la débâcle essuyée par le reste
de l’infanterie française, les régiments de chasseurs alpins
ont tenu bon face à l’ennemi. Jacques Boell retrace dans
la première partie de son témoignage, Éclaireurs-skieurs
au combat (1947), les opérations qu’il eut à mener pour
contrer l’offensive des nombreuses divisions italiennes.
Le texte présente une grande valeur du fait de sa rareté,
97. Ernst Jünger, Jardins et routes [1942], dans Journaux de guerre. 1939-
1948, éd. établie par Julien Hervier, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la
Pléiade », 2008, p. 137.
98. Ibid., p. 181.
99. Ibid., p. 134.

106
Un paysage de guerre ambivalent

les récits de chasseurs alpins formant, comme le rappelle


l’auteur, « une lacune de notre littérature militaire100 ». Il
se distingue encore par la place d’honneur qu’il accorde
à la contemplation jubilatoire de la haute montagne. Le
« royaume de granit et de glace » où évolue l’auteur est
en effet rendu dans une prose enthousiaste, évoquant par
exemple « le roulement du torrent tout plein de bruits sans
nom, l’arôme des rhododendrons naissants et l’appel des
cimes perdues101 ». Depuis son « igloo-frontière », Jacques
Boell observe le triptyque formé par les trois grands
ensembles que sont « à gauche l’obélisque puissant du Dru,
à droite la pyramide harmonieuse des Charmoz, au centre,
enfin, lointaine et inhumaine, la paroi gigantesque des
Jorasses102 ». Le récit se lit à maints égards comme une ode
célébrant « cette vie saine dans l’intimité de la nature103 ».
Et comme si le langage ne suffisait pas à fixer son exaltation,
Boell agrémente son récit de photographies personnelles
illustrant le « terrain illimité offert à ses larges possibili-
tés104 ». La guerre n’est certes pas oubliée, elle qui impose
aux soldats de rudes conditions de vie : abris « humides et
inconfortables », effectifs « squelettiques » et sous-équipés
face à une « crête truffée d’Italiens parfaitement armés105 »,
mais le cadre géographique relativise sa portée.
Qu’elle se rapporte à la campagne ou à la montagne, la
description du locus amoenus est parfois surdéterminée par
une référence de révérence à Virgile, l’auteur des Bucoliques

100. Jacques Boell, S.E.S., éclaireurs-skieurs au combat, Grenoble, Paris,


Arthaud, 1947, p. 17.
101. Ibid., respectivement p. 30 et p. 48.
102. Ibid., respectivement p. 38 et 31.
103. Ibid., p. 13.
104. Ibid., p. 42.
105. Ibid., p. 33.

107
La France en éclats

et des Géorgiques : André Soubiran, à l’abri des combats,


savoure « la douceur virgilienne des collines106 », tandis que
Julien Gracq compare son expérience hallucinée de la guerre
à un « trip virgilien107 » et multiplie dans son journal de bord
de 1940 les notations paysagères, qui l’affranchissent de la
contrainte événementielle. Dans Carnets du grand chemin
(1992), il compare ainsi le village hollandais de Kieldrecht
à un « Éden pastoral » et se souvient du « champ de bataille
bucolique » et du « séduisant bout du monde108 » jusqu’où il
fut conduit. La campagne militaire a cédé la place à la « luxu-
riance de la campagne flamande109 ».
Magnification de la nature (Gracq, Gachon)
Depuis le début de sa mobilisation, l’attention portée par
Gracq à la nature est manifeste. Dans Lettrines 2 (1974),
l’auteur fait le récit des derniers cantonnements qu’il occupe
avant le déclenchement des combats. De sa dernière étape à
Winnezeele, où il réalise des patrouilles le long de la fron-
tière, l’auteur précise le cadre naturel, affirmant évoluer
« dans la verdure si jaune, puis le bleu si tendre des lins en
fleur, entre les hautes cages des houblonnières110 ». Liée au
temps de la drôle de guerre, cette perception euphorique
de la nature s’épanouit dans Un balcon en forêt (1960). Le
hameau des Hautes Falizes et son écrin forestier sont traités
comme un espace amène et protecteur, que Grange parcourt
en tous sens. À travers ses marches répétées, il « s’approprie
un territoire qui l’a en retour apprivoisé, selon un échange

106. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 156.
107. Julien Gracq, Carnets du grand chemin, éd. cit., p. 1017.
108. Ibid., p. 1017.
109. Ibid., p. 1015.
110. Id., Lettrines 2 [1974], dans Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 339-
340.

108
Un paysage de guerre ambivalent

heureux entre dehors et dedans111 ». Les images d’envelop-


pement ponctuent le récit, comme celle qui montre Grange
« se glissa[nt] chaque fois dans la nuit de la forêt comme
dans une espèce de liberté112 ».
L’intensité du locus amoenus dépeint par l’auteur se fonde
sur la matérialité des éléments naturels qui le composent.
Dans le goût qu’il a développé pour la géographie, Gracq
reconnaît à quel point le « côté concret de la discipline
[l]’attirait113 ». Ce parti pris des choses est perceptible dès
les premières fictions de l’auteur, comme Au château d’Argol
(1938), où le protagoniste repousse les tenants de l’abstrac-
tion au profit des penseurs qui « prennent le monde à bras
le corps, qui s’attachent au dénombrement matériel de ce
monde114 ». Dans Un balcon en forêt, la réalité de la guerre
s’efface derrière une « réalité géographique115 » particulière-
ment tangible. Le paysage, loin d’être évoqué allusivement,
est décrit en profondeur et avec une grande précision tech-
nique. On relève dans le récit de nombreux termes apparte-
nant aux paradigmes du relief et de la dénivellation : courbes
de niveau, stries, couches sédimentaires des massifs anciens.
Comme le déclare Alain-Michel Boyer, le regard de Grange
« combine celui du géomorphologue et celui de l’esthète116 » :
du paysage qui s’offre devant lui, le personnage per-
çoit la finesse de « son agencement, sa contexture, son

111. Stéphane Bikialo et Marie-Annick Gervais Zaninger, Julien Gracq.


Un balcon en forêt, La Presqu’île, Neuilly, Atlande, 2007, p. 66.
112. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 85.
113. Id., « Entretien avec Jean-Louis Tissier » [1978], dans Œuvres com-
plètes, t. II, éd. cit., p. 1194.
114. Id., Au Château d’Argol, dans Œuvres complètes, t. I, éd. cit., p. 45.
115. Voir Éric Dardel, L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géogra-
phique [1952], Paris, Éd. du CTHS, 1990.
116. Alain-Michel Boyer, Julien Gracq, paysages et mémoire. Des Eaux
étroites à Un balcon en forêt, Paris, Éd. Cécile Defaut, 2007, p. 304.

109
La France en éclats

architectonique et sa topographie117 ». Devenu pour lui


« tout entier lisible », il en souligne la « beauté presque géodé-
sique118 ». En somme, Gracq se détourne des stéréotypes rat-
tachés au locus amoenus en singularisant le cadre de l’action,
mais surtout en transformant son savoir géographique en
matériau d’écriture. Le vocabulaire spécifique à la discipline
devient la source de nombreuses descriptions et métaphores,
inédites au regard des discours conventionnels vantant les
charmes de la nature. L’usage littéraire du contenu savant est
sans nul doute conforté par le statut de la géographie uni-
versitaire qui, à ses débuts, était « frappée au sceau des huma-
nités classiques119 ». On peut ainsi identifier dans l’ensemble
de l’œuvre gracquienne ce qu’on pourrait appeler un géolecte,
soit une manière de parler, une « parlure » de géographe (qui
doit beaucoup au Tableau de Vidal de La Blache). Si celle-ci
s’explique par le souci d’exactitude de l’auteur, elle vise éga-
lement à réinvestir un champ sémantique habituellement
délaissé, en mettant en valeur ses ressources poétiques.
Dans Un balcon en forêt, la nature n’est pas seulement
décrite mais magnifiée, et ce, d’autant plus qu’elle s’oppose
à la « laideur du monde120 » dont Grange s’affranchit rapide-
ment. En cela, le roman se conçoit peut-être moins comme
une chronique de la drôle de guerre que comme une vaste
« symphonie forestière121 ». Avec Gracq, le récit de guerre se
transforme en récit poétique : la contemplation l’emporte
sur l’action, le paysage supplante la chronologie. Le person-
nage expérimente un parcours d’enracinement semblable à

117. Ibid.
118. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 8.
119. Jean-Louis Tissier, « De l’esprit géographique dans l’œuvre de Ju-
lien Gracq », Espace géographique, t. X, n° 1, 1981, p. 57.
120. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 3.
121. Claude Roy, « Un balcon en forêt », Libération, 26 novembre 1958.

110
Un paysage de guerre ambivalent

celui du lieutenant G. (avatar de Gracq dans ses Manuscrits


de guerre), dont « tous les réflexes jouaient toujours pour
s’ancrer au sol » et qui « se mettait à raciner aussitôt comme
une bouture122 ». Grange se soude progressivement à la forêt
ardennaise, par la sensibilité qu’il manifeste à ses sons, à ses
odeurs comme à ses signes. Cette longue « activité d’imbibi-
tion123 » le conduit vers un autre règne où « faire souche124 »,
de même que sa rencontre avec Mona l’ouvre « à tout ce qui
dans le monde naturel est mouvement vif, alerte, éveil de
la vie, fin des ténèbres : eaux printanières, cascades d’avril,
éclaircies, dégel, terre “enfondue”, jeune orage125 ».
La place centrale accordée au locus amoenus dans un récit
prenant pour cadre le printemps 1940 est également percep-
tible chez un autre auteur, Lucien Gachon, lui aussi profes-
seur de géographie, qui publie en 1943 La Première Année.
Le roman narre la reprise d’une petite exploitation familiale
située dans les monts auvergnats par un couple de jeunes
citadins. Les deux ouvrages se rejoignent en premier lieu
par leur mise à distance du contexte historique, plus forte
néanmoins dans La Première Année, où il n’apparaît plus que
sous la forme de détonations lointaines et où il n’est men-
tionné qu’à travers une unique périphrase (« les tristes événe-
ments qui ont endeuillé la France126 »). Les personnages évo-
luent en autarcie, sans qu’intervienne « aucun passant, pas
même le facteur. Aucune lettre, aucun journal, aucun papier

122. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 185.


123. Alain-Michel Boyer, Julien Gracq, paysages et mémoire, op. cit.,
p. 278.
124. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 78.
125. Berhild Boie, « Notice d’Un balcon en forêt », dans Julien Gracq,
Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 1292.
126. Lucien Gachon, La Première Année [1943], Clermont-Ferrand,
Éd. du Miroir, 1996, p. 39.

111
La France en éclats

imprimé127 » –, là où le lien avec l’extérieur n’est pas entière-


ment coupé pour Grange. De même, nulle précision chro-
nologique n’est apportée, tandis qu’il en demeure quelques-
unes dans Un balcon en forêt. Les deux ouvrages présentent
en revanche un cadre spatial analogue – un refuge d’alti-
tude situé à l’écart du monde urbain – et mettent en scène
une même dynamique de réappropriation de la nature, qui
constitue pour les personnages un moyen de se détourner du
conflit. À la métaphore de la « plante humaine128 » qu’em-
ploie Julien Gracq pour désigner la conception qu’il se fait
de Grange en particulier et du personnage romanesque en
général, répond celle de la « graine humaine129 », formulée
par Lucien Gachon :
Soi-même, on n’est qu’une graine humaine que ballottent
les vents capricieux, mais qui un jour ayant trouvé sa place
sur la planète, germe dans un peu d’humus, s’enracine,
fleurit, fructifie et dure, immobile, immortelle130.
Les personnages des deux fictions « font amitié avec un
pays131 » dont l’aménité est dûment célébrée. Là où le thème
de la promenade solitaire est privilégiée chez Gracq, celui du
travail collectif l’emporte chez Gachon à travers la peinture
des efforts enthousiastes du jeune couple, aidé de leur oncle,
pour restaurer le domaine agricole à l’abandon :
Remarques, trouvailles, exclamations, joie des sens, joie du
corps, joie du cœur : tous les trois, ils s’activaient, ils jar-

127. Ibid., p. 54.


128. Apparue pour la première fois en 1951 dans le poème en prose
qu’est « La Sieste en Flandre hollandaise », l’expression est notamment
reprise et explicitée dans la conférence de l’auteur intitulée « Pourquoi la
littérature respire mal ? », Préférences, dans Œuvres complètes, t. I, éd. cit.,
p. 879.
129. Lucien Gachon, La Première Année, éd. cit., p. 33.
130. Ibid.
131. Ibid., p. 89.

112
Un paysage de guerre ambivalent

dinaient […] comme si dans un grand élan farouche ils


allaient pouvoir changer d’un coup en jardin ce guéret ap-
paru aussi vaste que la mer132 !
L’identification du terrain cultivé à un jardin consolide la
construction d’un locus amoenus, qui vaut du reste pour tous
les environs du Livradois :
Enfin, ce n’était plus un pays de mouillures. Dans les fonds,
les prés humides eux-mêmes s’aéraient, se chauffaient ; tan-
dis qu’au milieu des prés secs, le miracle des sources abon-
dantes durait. Vraiment l’eau n’est belle que captive, parfai-
tement immobile en petits miroirs parmi les rases pelouses
qui se veloutent de regain sous le soleil d’août133.
À travers cette prose sensible, attentive aux détails du
paysage, l’espace revêt dans le roman une épaisseur singu-
lière. Travaillant à une thèse de géographie sur les Limagnes
du Sud et leurs bordures montagneuses, Lucien Gachon
possède de la région qu’il décrit une connaissance géogra-
phique poussée : cette circulation entre savoir académique
et données romanesques n’est pas sans faire écho à celle qui
se joue dans l’écriture gracquienne.
Néanmoins, si les deux écrivains procèdent à une semblable
célébration du monde naturel dans leurs récits, celle-ci n’est
pas dotée de la même signification. Essentiellement phénomé-
nologique chez Gracq, elle présente une dimension plus poli-
tique dans La Première Année de Gachon, où les retrouvailles
de l’homme avec la terre entrent au service d’une refondation
des valeurs morales. La peinture des travaux des champs, la
référence au Maréchal, les discours des personnages appelant à
ce « que la France redevienne agricole et éleveuse d’abord134 »,
ou encore le mépris porté à la modernité urbaine comme à

132. Ibid., p. 59.


133. Ibid., p. 112.
134. Ibid., p. 108.

113
La France en éclats

l’école républicaine, convergent pour faire du roman une mise


en scène romanesque de l’idéologie pétainiste. Elle en consti-
tue d’ailleurs l’un des rares exemples, car comme le rappelle
Anne-Marie Thiesse, la période de l’Occupation n’a pas véri-
tablement entraîné une vague de régionalisme littéraire dans
l’édition française, en dépit de l’abondance des discours poli-
tiques portant sur le sujet135. La publication de La Première
Année a lieu pour sa part à contre-temps ; retardée de plusieurs
mois, elle advient à une période où « le gouvernement n’en
est plus à chanter le repli sur des sites sauvages qui sont en
train de devenir le territoire des maquisards136 ». Gracq, qui
publie son roman plus tardivement, s’est quant à lui toujours
défendu d’un quelconque ruralisme : « Mes livres sont en
général non urbains – sans être pour autant, du moins je l’es-
père, agricoles, ou régionalistes137 », déclare-t-il ainsi dans son
entretien avec Jean Carrière. De fait, le traitement de l’espace
dans Un balcon en forêt relève davantage d’un « humanisme
géographique138 », qui mérite d’être rapproché des préoccupa-
tions d’Éric Dardel – géographe contemporain de l’auteur –
au sujet de la « relation concrète nouée entre l’homme et la
Terre » et de la « géographicité de l’homme comme mode de
son existence et de son destin139 ».

135. Voir Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire


régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris,
Presses universitaires de France, 1991.
136. Ibid., p. 117.
137. Julien Gracq, « Entretien avec Jean Carrière », dans Œuvres com-
plètes, t. II, éd. cit., p. 1263.
138. Nous empruntons cette expression à un courant de la discipline
géographique elle-même, qui se développe dans l’après-guerre aux États-
Unis autour des travaux de John Wright. Celui-ci met en avant « le sens
humain de l’espace terrestre » face à l’évolution de la discipline vers une
méthodologie de plus en plus quantitative.
139. Éric Dardel, L’Homme et la Terre, op. cit., p. 2.

114
Un paysage de guerre ambivalent

Charmes trompeurs
Si le locus amoenus va généralement de pair avec une sus-
pension de la réalité guerrière, il ne l’efface pas pour autant ;
les qualités positives qui lui sont rattachées apparaissent
réversibles. Jean Malaquais évoque ainsi le « calme factice »
du paysage qui, selon lui, ne saurait cacher « l’ampleur du
drame140 » qui se joue. Dans le récit poétique de Gracq, le
massif des Ardennes constitue certes un cocon protecteur,
mais le paysage forestier s’emplit de mauvais présages à
mesure que l’intrigue progresse, jusqu’à devenir « vénéneux »
et comparable à « l’ombre du mancenillier141 », arbre toxique
auquel Gracq fait aussi référence pour désigner la montée du
péril pressentie au cours de l’entre-deux-guerres142. La tem-
poralité propre au règne végétal révèle en outre l’évolution de
la guerre elle-même, « dont la sève s’endort l’hiver, figée par
la neige et le gel, pour se réveiller au cœur du printemps143 ».
L’ambivalence du locus amoenus dépeint dans la fiction
fait écho aux espaces naturels traversés par Gracq en Flandre
hollandaise, où son « esprit sentait sourdement que, même
pour son nid de sécurité si blotti et si humble, l’air était
maintenant plein de poignards144 ». La beauté des éléments
ne trompe pas l’auteur qui sait détecter la « goutte de poison »
dans ce « paysage de Pâques fleuries145 » :
Le paysage de champs verts et coupés ici de haies, appa-
remment tout à fait vide d’hommes et très fermé, dégageait

140. Jean Malaquais, Journal de guerre, éd. cit., p. 153.


141. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 123.
142. L’auteur se souvient : « J’avais vingt-ans quand l’ombre du mance-
nillier commença de s’allonger sur nous. » (Id., En lisant en écrivant,
éd. cit., p. 710).
143. Alain-Michel Boyer, Julien Gracq, paysages et mémoire, op. cit.,
p. 274.
144. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 169.
145. Ibid., p. 203.

115
La France en éclats

à d’infimes détails […] quelque chose de cette muette ex-


halaison de malaise qui fait parler aux occultistes de « pay-
sages dangereux » : on sentait que des lignes de force, dont
la méconnaissance était punissable, des trajectoires invi-
sibles s’emmêlaient là-dedans dont on ne soupçonnait pas
le sens ni la direction146.
C’est au Manifeste du surréalisme de Breton que Gracq
emprunte l’image des « paysages dangereux147 » : rattachés
par le premier aux lignes de vie perçues par les chiroman-
ciens, ils s’identifient, pour le second, aux « lignes de force »
de l’univers guerrier.
Celles-ci peuvent structurer jusqu’aux cimes des hautes
montagnes, rattrapées par les combats. Si Jacques Boell por-
tait l’accent sur la beauté du cadre géographique, les récits
de chasseurs alpins révèlent aussi la cruauté d’une nature
indifférente au sort des hommes, comme le suggère le titre
du récit de Curzio Malaparte, Le Soleil est aveugle (1941).
Dans ce texte d’inspiration autobiographique, l’auteur ita-
lien narre la bataille des Alpes à laquelle il a participé en tant
que correspondant de guerre. Le panorama alpin présente
certes une dimension flamboyante, mise en évidence lors du
franchissement du col par lequel Calusia, équivalent roma-
nesque de l’auteur, pénètre en France en juin 1940. Mais les
indications relatives au cadre spatial, indiquées en italique et
entre parenthèses comme des didascalies, sont plus inquié-
tantes. Le mont Blanc apparaît au-dessus de la mêlée des
hommes, « impassible et précis comme une énorme dynamo,
comme un Maelström d’acier chromé 148 ». À cette notation

146. Ibid., p. 202.


147. André Breton déclare : « On traverse, avec un tressaillement, ce que
les occultistes appellent des paysages dangereux » (André Breton, Mani-
feste du surréalisme, dans Œuvres complètes, t. I, éd. établie par Marguerite
Bonnet, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1988, p. 316).
148. Curzio Malaparte, Le Soleil est aveugle [1941], trad. de l’italien par

116
Un paysage de guerre ambivalent

d’inspiration futuriste répond un autre segment détaché, où


le massif est caractérisé par une série de comparants hétéro-
clites : « (comme une table anatomique, une machine à coudre,
une chaise électrique, une guillotine, un fauteuil Empire)149 ».
Nul intrus dans cette liste, dont chaque item renvoie à la
mort : à des méthodes d’exécution, à la morgue, au déclin
des civilisations. Si la machine à coudre évoque dans un
contexte de guerre la production d’uniformes – qui sont
une métonymie de la chair à canon –, on peut également
interpréter cette image (et la table anatomique qui la pré-
cède) comme un écho à l’univers maléfique des Chants de
Maldoror, où est évoquée « la rencontre fortuite sur une table
de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie150 ».
Comme l’affirme Georges Piroué à propos du roman de
Malaparte, une « étrange atmosphère onirique finit par nous
être imposée, qui fut peut-être celle d’une réalité historique
cauchemardesque151 ». La nature, aussi belle qu’elle soit,
n’épargne en rien le sacrifice des innocents, thème majeur
du roman.
Le soleil n’est pas seulement aveugle, il peut se révéler
funeste : le ciel bleu facilite en effet le travail de repérage des
pilotes ennemis et devient synonyme de danger. A contrario,
le mauvais temps, jouant le rôle d’une couverture protec-
trice, se trouve affecté d’une foncière positivité. Sartre, assi-
gné à la section météorologie de l’Armée de l’air au cours
de sa mobilisation, déclare en ce sens : « Les ciels de pluie

Georges Piroué, Paris, Gallimard, 1987, p. 83.


149. Ibid., p. 82.
150. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, dans Œuvres complètes,
éd. établie par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la
Pléiade », 2009, p. 227.
151. Georges Piroué, « Avertissement du traducteur », dans Curzio Ma-
laparte, Le Soleil est aveugle, éd. cit., p. 10.

117
La France en éclats

sont des parois solides qui nous isolent, un avant-goût de


la paix […]. Pour notre logeuse qui a peur des attaques
aériennes, le sens du climat s’est renversé. Elle ouvre ses
volets et sourit à la pluie comme elle souriait autrefois au
soleil152. » Or en mai-juin 1940, le temps demeure « désespé-
rément au beau153 », transformant les individus en autant de
cibles aisées à atteindre.
Au fond, le locus amoenus fait expressément ressortir la
situation scandaleuse vécue par les soldats. Les images simo-
niennes de l’« exquise matinée de printemps » ou celle du
« décor de carton-pâte émaillé de pâquerettes154 » ont pour
effet de dramatiser le surgissement de la mort. À cet égard,
l’écrin de verdure d’où elle jaillit est « perfide155 », épithète
significative employée dès le plan de montage de La Route
des Flandres, dont l’une des sections s’intitule « La nature
paisible et perfide156 ». La formule oxymorique charge le
paysage d’une intention malveillante. La luxuriance de la
végétation évoquée dans le roman cache ainsi de « larges
feuilles en forme de fers de lance » ou, en guise de variante,
des corolles de feuilles « déchiquetées, dentelées et hérissées
(comme ces anciennes armes ou ces harpons), vert foncé,
râpeuses157 ». L’image de la « fleur carnivore » convoquée
dans L’Acacia métaphorise plus nettement encore la mali-
gnité d’une nature qui, derrière ses charmants apprêts, n’hé-
site pas à engloutir les soldats :

152. Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, éd. cit., p. 340.


153. Claude Simon, Les Géorgiques, éd. cit., p. 760.
154. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1091.
155. Id., La Route des Flandres, p. 353.
156. Id., « Transcription du grand plan de montage », dans Œuvres, t. I,
éd. cit., p. 1221.
157. Id., La Route des Flandres, respectivement p. 306 et 364.

118
Un paysage de guerre ambivalent

comme si la grasse et verte campagne en absorbait peu à


peu une ration, engloutis, digérés, avec cette imperturbable
et vorace bienséance qui lui permettait d’ingurgiter à la fa-
çon de ces fleurs carnivores bêtes et gens […] sans que rien
dans son ordonnance, pas une feuille, pas un brin d’herbe
même s’en trouvât affecté158.
Aussi radieux soient-ils, les lieux sont soumis à un
constant principe de réversibilité, rappelant au passage la
conversion ultime, dans Le Temps retrouvé, du chemin des
aubépines en terrain d’affrontement militaire159. Si les char-
mantes maisons de brique rouge étincellent « comme du
métal, comme des casques », c’est dire le peu de confiance
qu’on peut accorder à la « solidité des murs » : « à peu près
autant qu’à une bulle de savon160 ».
Les noms des villes et des villages traversés sont d’ailleurs
eux-mêmes mensongers. Leurs « consonances d’eaux vives,
de fraîcheur et d’ombrages161 », à l’instar de Cerfontaine ou
Eppe-Sauvage, tranchent avec la terrible chasse à l’homme
en train de se jouer. En témoigne encore le nom du lieu-dit
champêtre où Georges se replie dans La Route des Flandres :
« Les Champs-Élysées ». Sans doute faut-il moins retenir de
ce toponyme sa connotation emphatique que son origine
infernale, les champs Élysées renvoyant dans la mythologie

158. Id., L’Acacia, éd. cit., p. 1031.


159. Gilberte déclare en effet au narrateur : « Le petit chemin que vous
aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines […] je ne
peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé
auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307, dont vous avez dû voir le
nom revenir si souvent dans les communiqués » (Marcel Proust, Le
Temps retrouvé, éd. cit., p. 563), cité par Jean-Yves Laurichesse, « “Mai
qui fut sans nuage…” Mélancolie de la route des Flandres chez Claude
Simon », Nord’. Revue de critique littéraire des Hauts-de-France, n° 68,
« Claude Simon », 2016, p. 17.
160. Claude Simon, La Route des Flandres, respectivement p. 400 et 269.
161. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1016.

119
grecque à un lieu précis des Enfers, où les défunts goûtent
le repos. Gracq articule de manière analogue le paysage
de guerre et le monde des morts : le « silence douceâtre de
prairie d’asphodèles162 » qu’entend Grange au terme de son
agonie évoque le pré de l’Asphodèle, autre lieu de la carte
des Enfers.
En somme, l’opposition classique entre locus terribilis et
locus amoenus est rendue inopérante par les événements de
mai-juin 1940. Le premier est, en quelque sorte, logé dans
le second comme le ver l’est dans le fruit : il le corrompt et
le détruit de l’intérieur.

162. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 137.


Chapitre 3
L’espace-temps de la déroute

Les différents types d’espaces traversés par les soldats et


les citoyens en fuite ne forment pas qu’une simple toile de
fond ; ils se distinguent par leur densité temporelle, répon-
dant à l’heureuse formule de Gaston Bachelard selon laquelle
l’espace « dans ses mille alvéoles tient du temps comprimé1 ».
Les lieux de mémoire jalonnant les champs de bataille du
Nord et de l’Est rappellent avec insistance les fantômes
d’autrefois. À l’espace parcouru se superpose un parcours
dans le temps, qui n’est pas sans induire chez les individus
le sentiment d’un étrange égarement. Cette régression dans
le passé tranche en effet avec la vitesse, voire la fulgurance
avec laquelle se déroulent les événements. Les auteurs inter-
rogent les multiples fluctuations de l’espace-temps en usant
de métaphores spatiales privilégiées, à l’instar de l’« ossuaire
de pendules mortes2 » dans lequel Saint-Exupéry déclare
évoluer.
A/ Le « paysage-histoire » de la France du Nord et
de l’Est
La Flandre française, l’Artois, les Ardennes, l’Alsace
et la Moselle constituent le théâtre des premiers affronte-
ments de la bataille de France. À ces régions frontalières,
au passé guerrier, la notion de « paysage-histoire » avancée
1. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1964], Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 2009, p. 27.
2. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 116.

121
La France en éclats

par Julien Gracq apporte un utile éclairage, permettant une


analyse plus fine de leur mode de présence dans les récits de
19403. D’abord esquissé à l’occasion d’un entretien avec le
géographe Jean-Louis Tissier4, le concept est formalisé ulté-
rieurement par l’auteur dans ses Carnets du grand chemin
(1992), au moment où il évoque son excursion d’une jour-
née dans les Ardennes, déterminante pour la composition
d’Un balcon en forêt :
J’ai parlé autrefois de l’existence de paysages-histoire, qui
ne s’achèvent réellement pour l’œil, ne s’individualisent, et
parfois même ne deviennent distincts, qu’en fonction d’un
épisode historique, marquant ou tragique, qui les a sin-
gularisés, les faisant sortir une fois pour toutes de l’indis-
tinction, en même temps qu’il les a consacrés. L’Ardenne
est pour moi un de ces paysages-histoire : elle ne parlerait
pas, quand je la revois et que je la traverse, aussi fort qu’elle
le fait à mon imagination, si, à la seule image de la forêt
d’Hercynie sans chemins et sans limites que nous ayons
conservée chez nous, elle ne superposait celle de la forêt de
Teutobourg, inquiétante à force de silence, par trois fois
grosse des légions d’Arminius. C’est pour moi au voisinage
de tels carrefours de la poésie, de la géographie et de l’his-
toire, que gîtent pour une bonne partie les sujets qui mé-
ritent ce nom. De tels sujets ne s’éveillent sous les doigts

3. Interrogeant également l’articulation entre espace et temps, les no-


tions de « chronotope » et d’« hétérotopie », forgées par Mikhaïl Bakh-
tine et Michel Foucault, entrent moins en adéquation avec notre angle
d’approche. La première est employée comme un critère de définition
générique (en l’occurrence le genre picaresque) et laisse de côté la dimen-
sion référentielle et historique des lieux ; la seconde opère à une échelle
locale, s’appliquant surtout à des lieux clos (cimetières, jardins, cinémas,
musées), là où notre enquête envisage des portions de territoire beau-
coup plus vastes.
4. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier » [1978], dans
Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 1202.

122
L’espace-temps de la déroute

qu’à la manière des grandes orgues : grâce à la superposi-


tion des claviers5.
Le paysage-histoire se distingue en premier lieu par un
principe de stratification, une structure à étages : Gracq
associe à l’espace évoqué des épisodes historiques d’époques
différentes, mentionnant le souvenir de batailles antiques (à
travers la figure du chef de guerre germain Arminius) aux-
quelles il convient d’ajouter celui des deux guerres mon-
diales, les Ardennes ayant constitué par deux fois la voie
d’entrée des troupes allemandes sur le territoire français.
Au vrai, ces différentes strates temporelles ne se recouvrent
pas les unes sous les autres, à la manière d’un palimpseste ;
elles répondent au contraire à une logique cumulative et
peuvent faire l’objet d’une saisie immédiate comme le sug-
gère la métaphore de l’accord musical (la « superposition
des claviers »). En imprimant à l’unisson leur marque sur
le lieu, en lui octroyant une « épaisseur diachronique6», les
événements du passé lui confèrent une identité singulière.
En témoigne l’espace vendéen, dont l’imaginaire collectif est
étroitement lié à la mémoire de la Chouannerie opposant
Républicains et Royalistes lors de la Révolution française.
Dans Les Chouans de Balzac, Gracq relève ainsi de quelle
manière la longue description d’un panorama s’enrichit « de
toute la résonance historique et géographique exemplaire
qu’elle est capable d’éveiller7 ». Pour finir, l’auteur souligne
la potentialité créatrice que recèle le paysage-histoire : tout
comme Platon reconnaissait dans l’inspiration divine – ou
Valéry, dans le hasard – la source de la fécondité poétique,

5. Id., Carnets du grand chemin, éd. cit., p. 989.


6. Bertrand Westphal, Atlas des égarements. Études géocritiques, Paris,
Éd. de Minuit, coll. « Paradoxe », 2019, p. 41.
7. Julien Gracq, En lisant en écrivant, éd. cit., p. 635.

123
La France en éclats

Gracq attribue à l’attelage entre la géographie et l’histoire


une vertu générative unique.
Le spectre des « guerres du temps jadis »
La France du Nord et de l’Est répond à toutes les qualités
d’un paysage-histoire. « Lieu chéri des envahisseurs8 », cette
région-bataille ancestrale accentue la tragédie de mai-juin
1940 qui, loin d’apparaître comme un phénomène isolé,
s’inscrit dans une inlassable répétition de l’histoire et de sa
géographie : au sein de ces « lieux de massacres anciens, de
défaites célèbres […], c’est comme si l’on marchait sur des
os dans des armures brisées9… » Le sol foulé par les soldats
conserve dans ses plis les restes calcifiés de guerres loin-
taines, imprégnant l’imagination des individus. À la fin des
Communistes, la zone assiégée de Dunkerque déclenche spon-
tanément chez Aurélien Leurtillois « la vision des manuels
d’histoire qui racontent les guerres des plaines du Nord, les
massacres des drapiers, les expéditions des Hennuyers, les
invasions impériales10 ». La guerre s’apparente à une malé-
diction frappant au même endroit, comme si rien ne pouvait
s’opposer à son éternel retour géographique. Dans L’Herbe,
Claude Simon rattache pareillement cette partie de l’espace
national à une infortune séculaire, marquée par le retour
cyclique de la violence :
ces plaines, ces deux ou trois fleuves dont l’Europe avait
pris l’habitude de se servir comme de champs clos, d’égouts
naturels, ou plutôt de, comment appelait-on ces conduites
d’eau qui permettaient de laver l’arène souillée, jonchée de

8. Jacques Henric, « C’est là que j’entreprendrai des sortes de ro-


mans ». Fismes 1960-1970, Reims, Éd. Terra Trema, 1996, p. 11.
9. Aragon, La Semaine sainte [1958], dans Œuvres romanesques, t. IV,
Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2008, p. 642.
10. Cité par Jacqueline Bernard, Aragon. La permanence du surréalisme
dans le cycle du « Monde réel », op. cit., 1984, p. 128.

124
L’espace-temps de la déroute

morts, en même temps, dit-on, que des vaporisateurs ou


des brûle-parfums perfectionnés purifiaient l’air de la fade,
incommodante – et inconvenante – odeur du sang11…
Dans le Vieux Continent « couturé de cicatrices12 », les
espaces frontaliers du nord et de l’est de la France forment
une plaie qui ne cesse de se rouvrir, une région disputée
dont Simon restitue l’intensité meurtrière à grand renfort de
comparaisons spatiales morbides : le rapprochement entre
les champs de bataille actuels et les arènes de gladiateurs
romains montre la cruelle permanence du destin auquel les
combattants sont promis. Tout comme Hegel considérait
que le grand homme, mû par la raison de l’Histoire, agis-
sait moins qu’il n’était agi, les forces militaires apparaissent
subordonnées à une raison géographique qui les aimante
sans cesse vers le même point. Plus encore que la géographie
de la guerre, Simon met en évidence sa « ritualisation dans
un espace consacré », témoin de la « résurgence périodique
d’une violence primitive que le monde civilisé répugne à
assumer, sans pour autant être capable de la dominer13 ». Le
choix du titre La Route des Flandres par Jérôme Lindon – qui
en éditeur avisé possédait l’art et la manière de baptiser ou
renommer les œuvres de ses auteurs – fait consonner le récit
de Simon avec l’imaginaire entourant ces « provinces faites
exprès pour ça14 », nourries du souvenir des premiers merce-
naires flamands, de la guerre de Dévolution du xviie siècle et
des affrontements de 1914-1918 (la célèbre bataille d’Ypres
est connue sous le nom de bataille des Flandres).

11. Claude Simon, L’Herbe, éd. cit., p. 17.


12. Id., L’Acacia, éd. cit., p. 1118.
13. Jean-Yves Laurichesse, « “Mai qui fut sans nuage…” Mélancolie de
la route des Flandres chez Claude Simon », art. cit., p. 14.
14. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1029.

125
La France en éclats

La puissance évocatrice de la toponymie régionale sou-


ligne la vocation guerrière des espaces traversés. Le narra-
teur des Géorgiques retrace ainsi « l’immémorial itinéraire
jalonné de noms semblables à des armures, crénelés, armo-
riés, aux senteurs de fer, de poudre, de camps (Bar-le-Duc,
Épernay, Châlons, Toul, Lunéville, Baccarat)15 », tandis que
les « jeunes conscrits affectés aux garnisons de l’Est16 » sont
confrontés, dans Le Jardin des Plantes, à des noms de lieux
aux résonances tout aussi martiales :
Le train spécial s’arrêtait […] dans des villes dont les noms
(Château-Thierry, Épernay, Châlons, Bar-le-Duc, Toul)
aux morphologies bardées de fer, à la fois médiévales et
guerrières de forteresses, de camps retranchés et de sourdes
canonnades, semblaient autant de menaçants avertisse-
ments. Comme si, à travers la Champagne, l’Argonne, la
Lorraine, le train aux dures banquettes de bois s’enfonçait
peu à peu dans une région au statut particulier qui, non
seulement en France, mais dans les bourgades les plus re-
culées du continent américain, était synonyme de batailles,
de vastes cimetières, de charges à la baïonnette, de casernes,
de sonneries de clairons, d’odeurs de latrines, de crottin, de
vin piqué et de bordels à soldats17.
Claude Simon multiplie les connotations dont les topo-
nymes sont porteurs en faisant d’eux la source de multiples
« départs d’images18 ». Ils ont ainsi pour effet de générer un
réseau de représentations synesthésiques relevant aussi bien
de l’ouïe (« clairons »), de l’odorat (« latrines », « crottin »), du
goût (« vin piqué ») que du toucher (« charges à la baïon-
nette »). La capacité suggestive du nom de lieu, suscitée
par les supports visuels sur lesquels il s’inscrit (panneaux

15. Id., Les Géorgiques, éd. cit., p. 806.


16. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1044.
17. Ibid.
18. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 24.

126
L’espace-temps de la déroute

signalétiques ou cartes géographiques), semble plus encore


de mise lorsqu’il est proféré. Son actualisation énonciative
lui confère une densité supplémentaire, comme l’atteste ce
court passage de La Semaine sainte (1958) : « […] quelqu’un
a dit que c’était la forêt de Crécy, […] le mot a pesé sur eux
comme un fantôme, l’ombre de la Guerre de Cent Ans19 ».
Les noms de lieux, en faisant « tintinnabuler20 » les spectres
du passé, intensifient la perception du paysage-histoire.
Aux signifiants lisibles ou audibles que sont les toponymes
répondent les formes visibles des lieux de mémoire. Motif
thématique récurrent dans les récits de 1940, ceux-ci
renvoient aussi bien aux « guerres du temps jadis21 » qu’aux
guerres modernes : celles, napoléoniennes, auxquelles Marc
Bloch fait référence dans L’Étrange Défaite en se remémorant
les « campagnes où naguère, autour de Ligny et des Quatre-
bras, se battit l’armée de Ney22 », mais surtout celle franco-
prussienne de 1870. La Débâcle de Zola, qui en retrace avec
minutie le déroulement, constitue une référence littéraire
fondamentale par rapport à laquelle les auteurs des récits de
1940 se situent. Dans En lisant en écrivant, Gracq mentionne
ainsi avec précision sa lecture de l’ouvrage, au contact
duquel « mille souvenirs ont relevé la tête23 ». La présence
de la guerre de 1870 dans le temps même de la défaite est
rendue sensible à travers maints symboles matériels, à l’instar
des « statues grandeur nature d’un combattant de 7024 »

19. Aragon, La Semaine sainte, éd. cit., p. 1088.


20. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 5.
21. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 139.
22. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 40. Dans Les Communistes,
Aragon dit de la mairie de Raucourt qu’elle « a l’air d’un théâtre de pro-
vince du temps de Napoléon Ier » (Aragon, Les Communistes, éd. cit.,
p. 228).
23. Julien Gracq, En lisant en écrivant, éd. cit., p. 615.
24. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 521.

127
La France en éclats

mentionnées dans l’épilogue d’Aurélien, et plus encore par


l’intermédiaire des lieux de mémoire officiels ainsi que du
tourisme de champs de bataille qui se développe en France
dès les années 189025. Dans L’Acacia, Claude Simon décrit à
ce sujet une maisonnette aperçue par les cavaliers à la sortie
d’un bourg : « l’endroit s’appelait Bazeilles et sur la plaque de
marbre apposée contre la façade au crépi grisâtre était écrit
“Les Dernières Cartouches”26 ». Dans cette auberge s’est
déroulé un célèbre épisode de la guerre de 1870, au cours
duquel les troupes françaises retranchées ont résisté jusqu’au
bout à l’encerclement de l’armée bavaroise. Transformé en
espace de souvenir au lendemain de la défaite de Sedan, le
lieu conserve dans ses collections le tableau d’Alphonse de
Neuville, Les Dernières Cartouches (1873), devenu dès la fin
du xixe siècle une icône de l’héroïsme patriotique27.
1914-1918 en ses vestiges et lieux de mémoire
Les lieux de mémoire mentionnés dans les récits se
trouvent sans surprise essentiellement associés à la Première
Guerre mondiale. Ils apparaissent sous des formes plu-
rielles – statues, monuments aux morts, cimetières mili-
taires, mémoriaux – octroyant aux espaces traversés dans
le présent une forme d’« ubiquité temporelle28 ». Plusieurs
de ces lieux ponctuent le cheminement des soldats dans
Les Communistes, à l’instar de tel « petit obélisque de grès

25. Voir en particulier l’article de Laurence Van Ypersele, « Tourisme de


mémoire, usages et mésusages : le cas de la Première Guerre mondiale »,
Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 116, 2013, p. 13-41.
26. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1169.
27. Le tableau est également mentionné dans La Bataille de Pharsale,
Œuvres, t. I, éd. cit., p. 670-671.
28. Alain-Michel Boyer, Julien Gracq, paysages et mémoire, op. cit.,
p. 254.

128
L’espace-temps de la déroute

gris aux morts de 14-1829 » ou du monument aux morts de


Poix-Terron :
À LA
MÉMOIRE GLORIEUSE
Des Enfants de
POIX-TERRON
Morts pour la
France
1914-1830
Placée au centre de la page, l’épitaphe surgit littéralement
aux yeux du lecteur, sous l’aspect d’un « objet visuel qui
montre la perte31 » : à la manière d’un calligramme, la dispo-
sition des mots esquisse la forme d’une croix. L’évocation du
monument est complétée par une courte description de la
statue qui la surmonte, une « dame de pierre laurée » au pied
de laquelle gît un « vase sans fleurs », précision pathétique
redoublant d’autant plus l’épreuve du deuil que les défunts
sont de simples enfants : « Roger Charles 1914 – Michel
Eugène 1914 – Michel René 191532… » L’insertion de l’écrit
funéraire au sein du roman fait apparaître ce dernier comme
un tombeau, ce qui n’empêche pas la présence de scènes
plus cocasses, comme celle où Manach, l’un des soldats du
G.S.D. 39, confond la statue de Poilloüe de Saint-Mars
(militaire du xixe siècle, promoteur de la cuisine roulante)
avec un général de la Grande Guerre : « Ça fait la troisième
fois qu’il va lire le nom […] qu’est-ce qu’il a fait pour avoir

29. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 275.


30. Ibid., p. 241.
31. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde,
Paris, Éd. de Minuit, 1992, p. 59.
32. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 241. Pour plus de détails sur
ces lieux de mémoire, on gagnera à se reporter à l’article d’Antoine Prost,
« Les monuments aux morts », dans Pierre Nora (dir.), Lieux de mémoire,
t. I, éd. cit., p. 199-226.

129
La France en éclats

sa statue, ce poilu-là. Pour simplifier, il l’appelle le général


Poilu33.    » Même lorsque la statuaire ne fait pas directement
référence au précédent conflit, elle est interprétée comme
l’une de ses émanations.
Toujours dans Les Communistes, le Chemin des Dames
forme le cadre d’un rite de passage singulier : la contem-
plation des anciens charniers de 1914-1918 par les « bleus »
de l’armée. Les vétérans du régiment, faute de proposer de
leur histoire un récit cohérent, signalent aux jeunes qui les
accompagnent la sombre mémoire qui continue de hanter
le paysage :
Debout sur les crêtes, Sorbin essaye d’expliquer ce qui de
tout ça est à proprement parler le Chemin des Dames, et
il raconte comment, avec l’aumônier de sa formation, là…
je crois bien que c’est là… il s’est perdu dans les lignes
bouleversées, une suite d’entonnoirs… Tous ces lieux de
souvenir jalonnés de fermes34 […].
Le point de vue surplombant du vétéran lui permet d’em-
brasser l’espace qui se déploie devant lui, en surface ; mais
il pousse plus loin l’initiation en organisant une visite des
« creutes », ces « immenses grottes, pendant près de quatre
ans occupées simultanément par nous et par les Boches »,
où « on s’égorgeait dans le noir sans même avoir vu son
homme35 ». Au fond, le paysage-histoire relève autant de la
sphère du sensible que de l’intelligible : sa pleine considéra-
tion présuppose un acte de déchiffrement, une appréhension
archéologique des lieux symbolisée ici par la plongée de l’in-
dividu dans les galeries souterraines, lesquelles permettent
de « sent[ir] la guerre ancienne encore présente, malgré les

33. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 68.


34. Ibid., p. 25.
35. Ibid.

130
L’espace-temps de la déroute

bâtiments de loin en loin, les fermes gigantesques […] qui


ont poussé au-dessus des morts36 ».
Les fantômes du passé se rappellent aux individus par
d’autres types de traces, à la présence desquelles les auteurs
mobilisés pour la seconde fois se montrent particulièrement
sensibles. Il en va ainsi de Roland Dorgelès qui, après avoir
franchi Noyon le 13 mai 1940, relève une « frontière de
vestiges » composée des « maisons restées en ruines plus de
vingt ans après, façades criblées d’éclats, cicatrices grises que
le temps n’a pu refermer37 ». Pour Ernst Jünger, les « tombes
toutes fraîches » de soldats fauchés en 1940 font surgir de
funestes souvenirs, à l’image de « cet unique Français, au
Bois-le-Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, [qui]
lançait sur [lui] sa grenade à main38 ».
La présence diffuse de la Première Guerre mondiale dans
le paysage provoque parfois chez les soldats une méditation
sur la médiocrité de leur destin. Sartre mentionne dans
son journal à quel point « les pères sont là, morts et répandus
partout, sur les façades des immeubles, dans les squares »,
avant de conclure que « c’est toujours la vie des morts que
les vivants habitent39 ». La notation laisse place à une com-
paraison dépréciative, fondée sur le contraste entre l’hé-
roïsme des poilus et l’impuissance des soldats de l’an 40. À
ces derniers le paysage-histoire tend un miroir devant lequel
ils ne peuvent que se sentir diminués. Au regard des récits
épiques des tranchées, la débâcle apparaît en effet comme
une réplique dégradée du précédent conflit, qu’elle se tra-
duise par une absence de combats ou qu’elle aboutisse à la

36. Ibid., p. 25-26.


37. Roland Dorgelès, La Drôle de guerre, éd. cit., p. 753.
38. Ernst Jünger, Jardins et routes, éd. cit., respectivement p. 132 et 148.
39. Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de guerre », éd. cit.,
p. 677.

131
La France en éclats

captivité. Certains ne se privent pas de le rappeler, à l’instar


de Lucien Rebatet, dont un passage des Décombres accuse
les soldats d’avoir porté atteinte à l’honneur des victimes de
1914-1918. La rhétorique acerbe du pamphlétaire prend
appui sur une cartographie détaillée des hauts lieux de la
Grande Guerre :
Nous apprîmes dans notre grenier, le 25 au matin, l’armis-
tice définitif. C’était donc cette heure désolante que nous
avions appelée et attendue si rageusement. La France était
vaincue comme elle ne l’avait jamais été depuis six siècles.
Le 11 novembre était effacé de l’Histoire. Je ne pensais
pas à nous, indignes, mais aux morts de Charleroi et de
Morhange, […] aux noyés des Flandres, aux enlisés des
Éparges, aux martyrs du Vieil-Armand, de la Champagne,
de la Somme, de Verdun, à ceux de Berry-au-Bac, de La
Main de Massige, de Crouy, de Perthes, de Vauquois, du
Four de Paris, d’Ablain-Saint-Nazaire, de Notre-Dame-de-
Lorette, de Curlu, de Rancourt, de Bouchavesnes, de Laf-
faux, de Craonne, du plateau de Californie, de Soupir, du
fortin de Beauséjour, du bois Le Prêtre, […] de la Côte du
Poivre, du ravin de la Dame, des carrières d’Haudromont,
de la batterie de Damloup, […] tous massacrés, torturés
non plus même pour rien, mais pour que l’armée française
capitulât aux portes de Bordeaux40.
Ce ne sont pas ici des patronymes, mais des toponymes
qui constituent le matériau de construction premier du
sermon patriotique, censé conduire au recueillement, ainsi
que l’auteur en formule l’intention en note de bas de page :
« Je demande au lecteur de ne rien sauter dans l’énumération
qui suit, mais au contraire de la lire lentement, en faisant
réflexion après chacun de ces noms41. » En ravivant le souve-
nir de ces lieux d’hécatombe, le discours sanctifie la terre de la

40. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 414.


41. Ibid.

132
L’espace-temps de la déroute

patrie, à la manière d’un Barrès, pour mieux verser au compte


des soldats de 1940 la responsabilité de sa profanation.
Interférences aragoniennes
Dans la poésie d’Aragon évoquant la France du Nord
et de l’Est, les deux guerres mondiales sont le plus souvent
évoquées dans une relation de coprésence, comme dans le
poème « Les larmes se ressemblent » où l’auteur met en miroir
l’occupation de la Rhénanie par l’armée française en 1918
et celle de la France par les troupes allemandes en 1940. Si
la notion de paysage-histoire désignait jusqu’ici un espace
déterminé par sa densité événementielle, Aragon en fait une
interface si poreuse que passé et présent ne répondent plus
à une logique de superposition, mais de permutation des
temps.
Dans « La nuit de mai », le « panorama du souvenir42 » sur-
gissant à la faveur d’une marche nocturne effectuée en pleine
débâcle crée ainsi une brèche temporelle à travers laquelle
les victimes de la Grande Guerre ressuscitent. Après avoir
quitté leur sépulture, les « revenants bleus de Vimy vingt
ans après / morts à demi » côtoient au gré de leur errance les
soldats de 1940 avec lesquels ils finissent par échanger leur
place et leur statut :
Les vivants et les morts se ressemblent s’ils tremblent
Les vivants sont des morts qui dorment dans leurs lits
Cette nuit les vivants sont désensevelis
Et les morts réveillés tremblent et leur ressemblent43
Le chiasme des verbes « ressembler » et « trembler » au
premier et au dernier vers formalise le subtil chassé-croisé
qui s’établit entre les êtres d’hier et d’aujourd’hui. Le verbe
« désensevelir », rapporté de manière frappante aux soldats

42. Aragon, « La nuit de mai », Les Yeux d’Elsa, éd. cit., p. 762.
43. Ibid.

133
La France en éclats

en vie plutôt qu’aux défunts, transforme le lieu de mémoire


en lieu du mouvoir : les morts s’évadent de leurs caveaux et
entraînent les vivants dans une danse macabre où ils n’ont
pas choisi d’entrer. Que les rôles s’échangent, que la fron-
tière séparant les deux règnes s’efface, on en trouve la confir-
mation dans l’anecdote rapportée par Aragon selon laquelle
il aurait découvert une tombe portant son propre nom sur le
champ de bataille de Couvrelles. Au fond, l’interversion des
places engendre la rencontre des temps, comme le proclame
le poète : « Interférences des deux guerres je vous vois44. »
Aragon multiplie dans son œuvre de tels renversements de
perspective, qui ont souvent la particularité de s’opérer par
le biais de coïncidences topographiques. Dans La Semaine
sainte, qui se déroule dans le contexte des Cent-Jours, la des-
cription d’une ferme située à proximité de la ville d’Armen-
tières (où le comte d’Artois décide de faire halte) conduit
à une intervention soudaine de l’auteur, interrompant sans
ménagement le fil de la narration : « Mais qu’est-ce que j’ai
à vouloir les décrire ? C’est tout fait, j’y entre et je reconnais
ces lieux45. » Le temps de la diégèse est alors suspendu au
profit d’un aveu portant sur une guerre advenue cent vingt-
cinq ans plus tard :
Dans la nuit du 26 au 27 mai 1940, après avoir traversé Ar-
mentières en feu, dans nos voitures assaillies par une cha-
leur suffocante et des brindilles incandescentes, des flam-
mèches qui entraient par la portière, nous avions débarqué
ici, des éléments de la 3e D.L.M46.
L’identité des lieux engendre le télescopage des époques.
La fuite du roi en 1815 et la débâcle des armées en 1940,
quoique s’opérant en sens contraires (fuite vers la Belgique

44. Ibid.
45. Id., La Semaine sainte, éd. cit., p. 1191.
46. Ibid. Nous soulignons.

134
L’espace-temps de la déroute

dans un cas, fuite depuis la Belgique dans l’autre), se


rejoignent en des points précis – « la même ferme, les mêmes
bestiaux, les champs autour47 ». Selon Stéphane Hirschi, les
deux groupes progressent dans une « marche où viennent se
fondre hier et aujourd’hui au sein des ornières d’un pays
qui se délite, d’un siècle et d’un bouleversement historique
à l’autre48 ». Dans cet « espace d’effondrement49 » que les
confins de la France constituent, l’étanchéité des nappes
temporelles se dissout. La hiérarchie des temps que la notion
de paysage-histoire préservait encore se trouve détrônée par
une logique de réversibilité :
Ô lieu de confusion, station où les calvaires se croisent et se
contredisent, lieu d’abaissement, point de métamorphose
des âmes, plaie ouverte à l’extrême de la patrie50…
Par sa polysémie, la notion de confusion révèle l’inten-
sité de l’expérience énoncée. Confondre, c’est mêler deux
ensembles (en l’occurrence deux périodes) si étroitement
qu’il n’est plus possible de les distinguer ; c’est prendre un
élément pour un autre, et donc s’égarer ; mais c’est encore
remplir quelqu’un de stupeur : la faille spatio-temporelle
laisse l’écrivain confondu. Tout en convenant du caractère
incommensurable de « ces deux sarabandes, la quête de la
mer par les débris de l’armée de 40, la fuite des princes à
la veille de Pâques 1815 », l’auteur les convoque sans les
« araser l’une sur l’autre51 » ; la manière dont il les articule et

47. Ibid., p. 1192.


48. Stéphane Hirschi, « L’imaginaire de la marche dans La Semaine
sainte : fondre hier aux infinies battues du nord », dans Stéphane Hirschi
et Marie-Christine Mourier (dir.), Aragon et le Nord. Créer sur un champ
de bataille, op. cit., p. 292.
49. Ibid., p. 291.
50. Aragon, La Semaine sainte, éd. cit., p. 1192.
51. Nathalie Piégay, « La Semaine sainte. Notice », dans Aragon, Œuvres
romanesques complètes, t. IV, éd. cit., p. 1547.

135
La France en éclats

les croise vise, à l’inverse, à « tendre le passé vers l’avenir52 »


tout autant que l’avenir vers le passé. Narrant la « cavalcade
noire » du roi et de son entourage, Aragon orchestre un para-
doxal « souvenir de l’avenir53 » ; si le cortège en déroute porte
en lui l’« exode d’un monde54 », c’est pour mieux annoncer
le monde de l’exode de 1940. Si paysage-histoire il y a dans
la France d’Aragon, ce n’est pas tant en ce qu’il garde la
mémoire des événements qu’en ce qu’il organise les condi-
tions de leur collision.
B/ Le retour vers le passé
Tout en favorisant la sensation d’une remontée dans
le temps, la culture historique des auteurs peut les aider
à rendre plus intelligible l’improbable débâcle de 1940.
Mettre en évidence sa dimension anachronique ne vise pas
qu’à exprimer un désarroi personnel ; c’est aussi un moyen
de tenir les événements à distance, de les analyser, voire de
dégager des responsabilités : en menant une guerre à l’an-
cienne, l’état-major est accusé d’avoir porté préjudice aussi
bien aux soldats qu’au devenir de la nation.
La traversée et le repli : analogies d’époques
Le terme même d’exode constitue un « chrononyme »
(c’est-à-dire un nom attribué à une période historique) ren-
voyant aux temps les plus lointains : à l’exode du peuple juif
hors d’Égypte et au livre de l’Ancien Testament du même
nom. Les récits de notre corpus rappellent l’épaisseur tem-
porelle du vocable, qui avait du reste été employé en 1939
pour qualifier la retraite des réfugiés de la guerre civile espa-
gnole (Les Communistes d’Aragon s’ouvre précisément sur

52. Ibid.
53. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, op. cit., p. 114.
54. Id., La Semaine sainte, éd. cit., p. 841.

136
L’espace-temps de la déroute

cet épisode). Pénétrant dans une zone dérobée à l’ennemi


lors de son repli depuis la Hollande, Julien Gracq évoque
les « failles improbables ouvertes soudain au creux de la
Mer Rouge55 » ; au cours de sa marche forcée, le brigadier
du Fidèle Berger déclare de manière analogue traverser une
rivière « comme les Hébreux dans la mer Rouge56 » ; dans
Suite française, le spectacle des Français en fuite conduit
Maurice Michaud à méditer sur leur « transhumance » et
sur « les exodes [qui] avaient eu lieu de tout temps57 ». Si
l’évocation de l’Exode se comprend différemment selon les
auteurs – long séjour de Vialatte en Égypte avant la guerre,
judaïté de Némirovsky, culture religieuse de Gracq –, elle
demeure associée à une forme positive de soulagement. Car
tout en rappelant la migration contrainte du peuple juif et
en exprimant la situation périlleuse des réfugiés de 1940, le
chrononyme suggère l’esquisse d’une zone libre, la perspec-
tive d’une terre promise.
En tout état de cause, les références bibliques ne manquent
pas dans les récits pour décrire le temps d’exception que
traversent les individus. De l’allusion au Déluge à celle des
plaies d’Égypte, les épisodes convoqués désignent tantôt les
Français en déroute, tantôt les troupes allemandes – com-
parées par Roger Martin du Gard à une « nuée d’uniformes
verts, un nuage de sauterelles [qui] jaillissait des véhicules en
marche et envahissait les ronds-points58 ». À travers le « démé-
nagement d’Apocalypse59 » auquel s’apparente l’exode, l’idée
55. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 85.
56. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 30.
57. Irène Némirovsky, Suite française, éd. cit., p. 101.
58. Roger Martin du Gard, Le Lieutenant-colonel de Maumort, dans
Maumort, éd. établie par André Daspre, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de
la Pléiade », 1983, p. 727.
59. Maurice Rostand, La Tragédie de la route, Paris, Flammarion, 1942,
p. 97.

137
La France en éclats

d’un effondrement collectif et total s’impose à bon nombre de


témoins : Julien Green donnera précisément pour titre La Fin
d’un monde à la partie de son journal portant sur juin 1940,
publiée à retardement ; André du Bouchet reconnaîtra avoir
eu le sentiment que « le monde qu’[il] venait de découvrir était
pris dans une sorte d’éboulement60 ».
L’histoire antique et l’histoire médiévale ne sont pas en
reste, fournissant aux auteurs un foyer de références qui le
plus souvent accentuent le caractère pathétique de l’exode
et traduisent le sentiment d’une remontée dans le temps :
« Les paysans ne s’étaient résignés qu’en entraînant leur
ferme : bœufs que la soif faisait beugler, chiens à la langue
pendante, percherons aux fers usés qui boitillaient. On se
sentait ramené quinze siècles en arrière, quand les provinces
se vidaient à l’approche des Barbares61. » L’image de la déca-
dence de l’Empire romain suscitée par la description du cor-
tège rural traduit l’amertume de Roland Dorgelès face à ce
qu’il considère comme la déliquescence de sa patrie. Zoltán
Szabó déplore dans le même sens cette « chose insensée et
féroce, cette fuite résolue et obstinée, cette course vertigi-
neuse à travers la France » qui lui donne l’« impression de ne
pas être en Europe, ou bien d’être en Europe, mais mille cinq
cents ans plus tôt62 ». Spatialité et temporalité marchent, là
encore, de pair. De son côté, Lucien Rebatet constate qu’en
« l’espace de trois jours, la France venait de sauter à recu-
lons dix siècles et se trouvait aux portes d’une famine médié-
vale63 », tandis que Gabriel Chevallier rapproche le sauve-

60. André du Bouchet, « André du Bouchet à la croisée des langages »,


entretien avec Monique Pétillon, Le Monde des Livres, 10 juin 1983.
61. Roland Dorgelès, La Drôle de guerre, éd. cit., p. 785.
62. Zoltán Szabó, L’Effondrement, éd. cit., p. 167.
63. Lucien Rebatet, Les Décombres, éd. cit., p. 404.

138
L’espace-temps de la déroute

qui-peut généralisé d’une « immense panique, une terreur de


l’an Mille64 ».
À la mobilité géographique provoquée par l’exode suc-
cède une phase de repli favorisant elle aussi le sentiment
d’un retour vers un passé ancien. Après avoir participé à la
guerre en tant qu’officier, de Strasbourg à Dunkerque, puis
de Londres à Cherbourg, Marc Bloch franchit la ligne de
démarcation le 2 juillet 1940 afin de rejoindre sa maison
de campagne située dans la Creuse, où il entreprend immé-
diatement la rédaction de L’Étrange Défaite entre juillet et
septembre 1940. Cet « examen de conscience65 » à la fois
personnel et collectif s’opère à la faveur d’un retranchement
de la vie active, d’un suspens de l’action, comme si la den-
sité événementielle des deux mois de la tourmente appelait
en réponse un temps d’accalmie, une retraite spirituelle où
prendre la mesure de l’histoire.
Bon nombre d’auteurs, du moins ceux qui n’ont pas été
fait prisonniers, se tiennent pareillement à l’écart, loin des
grands centres urbains. Dresser la cartographie des lieux
d’écriture où les écrivains ont relaté à chaud la défaite révèle
leur fréquent isolement, délibérément recherché lorsqu’ils
tentent de se dérober à l’occupant. Tel est le cas de Léon
Werth qui décide par prudence, du fait de ses origines
juives, de ne pas retourner à Paris après ses trente-trois jours
d’exode. Il prolonge discrètement son séjour dans sa maison
de campagne à Saint-Amour, où il tient pendant plusieurs
années son journal d’Occupation, publié plus tard sous le
titre Déposition (1946). Aragon, au terme d’une « extra-
vagante odyssée guerrière » qui en l’espace de deux mois
le transporte « de la frontière belge aux plages du Nord,

64. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 163.


65. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 159.

139
La France en éclats

de Dunkerque à Folkestone puis de Folkestone à Brest, et


encore de Brest à Évreux, d’Angers à Angoulême66 », rejoint
Ribérac le 26 juin puis se retire pour de longs mois à Saint-
Donat, dans la Drôme [ill. 3.1]. De telles situations de repli
trouvent leur correspondant fictionnel, par exemple dans
Le Lieutenant-colonel de Maumort de Roger Martin du Gard,
où le personnage éponyme prend le parti de la « claustra-
tion volontaire67 » après la réquisition par les troupes alle-
mandes de sa demeure du Saillant ; terré dans la cave de son
château, il mène une « existence d’ermite pendant plus de
quatre mois » avant de rejoindre en fin de compte « [s]on ami
le Dr. Gévresin qui habitait en zone libre, à Piérac, dans le
Lot68 » et autour de qui se forme un noyau résistant.
Prenant acte de la distance qui les sépare du reste de la
communauté nationale dans les premiers temps de l’Occu-
pation, les auteurs soulignent la persistance du sentiment
anachronique déjà éprouvé lors de la défaite, comme l’ex-
prime avec acuité le résistant Charles d’Aragon :
J’eus vite fait de rejoindre à Saliès mes maigres ombrages
[…] On a du mal à s’imaginer ce que fut cet automne. La
France, dont, la plupart des sources d’énergie étaient ta-
ries, retrouvait ses dimensions antiques. De grandes villes,
hier proches, devenaient lointaines. Des villages tenus pour
voisins cessaient de l’être. Le kilomètre reprenait la valeur
qui était la sienne au siècle précédent. Les distances étaient
mesurées au pas de l’homme et du cheval. Voilà qui vous
donne une idée de ce qu’était la campagne avec son peuple
provisoirement mutilé69.

66. Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, coll. « NRF Biographies »,


2015, p. 466.
67. Roger Martin du Gard, Le Lieutenant-colonel de Maumort, éd. cit.,
p. 733.
68. Ibid., p. 734.
69. Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme [1977], Genève, Édi-
tions du Tricorne, 2001, p. 86.

140
L’espace-temps de la déroute

La neutralisation des transports publics, la pénurie d’es-


sence et plus largement le striage de l’espace effectué par
l’occupant compartimentent le territoire et isolent ses dif-
férentes parties, au point de susciter la réminiscence des
anciens « pays » médiévaux et l’idée de leur éloignement
respectif. Marc Bloch montre également de quelle façon la
notion de distance retrouve sa pleine signification après l’ef-
fondrement de 1940, en dépit des innovations techniques
qui avaient contribué à la réduire :
Les privations, issues de la guerre ou de la défaite, ont agi
sur l’Europe comme une machine à remonter le temps et
c’est aux genres de vie d’un passé, hier encore considéré
comme à jamais disparu, qu’elles nous ont brusquement
ramenés. J’écris ceci de ma maison de campagne. L’an der-
nier, quand mes fournisseurs et moi disposions d’essence,
le chef-lieu de canton, qui est notre petit centre écono-
mique, semblait à notre porte. Cette année, où il nous faut,
pour les personnes les plus ingambes, nous contenter de
bicyclettes et, pour les matières pondéreuses, de la voiture
à âne, chaque départ vers le bourg prend les allures d’une
expédition. Comme il y a trente ou quarante ans70 !
Dans le contexte de désorganisation engendré par la
défaite, les unités urbaines peinent à fonctionner en réseau
et, sauf à faire preuve d’une détermination particulière, les
individus se trouvent contraints de limiter leurs déplace-
ments. Ce retour à l’espace proche affecte la représentation
de l’espace national qui, appréhendé depuis ses marges ou
ses zones rurales, apparaît plus abstrait, moins consistant.
Toutefois, pour peu qu’il soit envisagé avec recul, le carac-
tère anachronique des situations éprouvées au printemps et
à l’été 1940 peut apporter une meilleure intelligence du

70. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 66.

141
La France en éclats

moment historique, voire expliquer les causes de l’effondre-


ment de la nation.
L’archaïsme de l’armée française
Le « métronome des états-majors » au ralenti (Bloch, de Gaulle)
Marc Bloch fait du décalage des temporalités un modèle
de compréhension de la défaite et plus précisément de la stra-
tégie militaire adoptée. Plus que toute autre entité sociale ou
politique, l’état-major se distingue selon lui par l’archaïsme
de ses conceptions. L’historien affirme ainsi que « d’un bout
à l’autre de la guerre, le métronome des états-majors ne
cessa pas de battre plusieurs mesures en retard », de sorte
que les « chefs, au milieu de beaucoup de contradictions,
ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de
1915-1918 », là où « les Allemands faisaient celle de 194071 ».
Si ces derniers se sont appuyés sur l’usage combiné des divi-
sions blindées et de l’aviation – l’efficacité de la coordination
étant assurée par l’usage de la radio –, l’armée française a
surtout misé sur le déploiement de troupes d’infanterie bien
moins mobiles. Le contraste entre la célérité et le sens de
l’improvisation d’une part, la lenteur et l’étroitesse d’esprit
de l’autre conduit l’historien à un jugement sans appel – qui
reverse au passage sur l’armée française la violence coloniale
qu’elle avait exercée dans le passé : « Nous avons en somme
renouvelé les combats, familiers à notre histoire coloniale,
de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui
jouions les primitifs72. » Marc Bloch voit dans cette situation
aberrante la conséquence non d’une erreur d’appréciation
tactique, mais, plus profondément, d’une défaite intellec-
tuelle de l’état-major français, trop imprégné encore des

71. Ibid., p. 73
72. Ibid., p. 82.

142
L’espace-temps de la déroute

conceptions relatives aux guerres d’antan : « Nos chefs ou


ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette
guerre73. » Les défaillances qui leur sont imputables trouvent
leur principale origine « dans le battement trop lent auquel
on avait dressé les cerveaux74 ». L’historien rejoint ici les ana-
lyses de De Gaulle qui accusa dès le début des années 1930
l’immobilisme de la pensée militaire, avant de formaliser et
rassembler ses griefs dans un ouvrage aux allures de pam-
phlet, Vers l’armée de métier (1934).
Dans ses Mémoires de guerre, parus vingt ans plus tard,
l’homme d’État réitère sa charge contre l’état-major en le pré-
sentant comme le premier responsable de « la pente » – c’est
le titre de la première partie de son œuvre – sur laquelle la
France s’est engagée dès le début de la Seconde Guerre mon-
diale et même avant. De Gaulle restitue point par point l’ar-
gumentaire des chefs des armées alors en place afin de mieux
les contredire : quelles que soient les justifications avancées,
le haut commandement n’aura pas été capable de mettre en
place une armée moderne au cours de l’entre-deux-guerres.
En s’appuyant sur une rhétorique concertée, le mémoria-
liste met ainsi en évidence le « conformisme du parti de la
conservation75 » :
Cependant, les organismes officiels et leurs soutiens offi-
cieux, plutôt que de reconnaître d’évidentes nécessités et
d’accepter le changement, quitte à en aménager la formule
et les modalités, s’accrochèrent au système en vigueur. […]
Pour combattre la conception de l’armée mécanique, ils
s’appliquèrent à la défigurer. Pour contredire l’évolution
technique, ils s’employèrent à la contester. Pour résister aux
événements, ils affectèrent de les ignorer. Je vérifiai, à cette

73. Ibid., p. 66.


74. Ibid., p. 67.
75. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 19.

143
La France en éclats

occasion, que la confrontation des idées […] revêt le tour


intransigeant des querelles théologiques76.
Dans la première phrase, la déficience de l’état-major est
renforcée par le retardement du verbe principal qui, placé
après l’esquisse d’un choix plus raisonnable, rend d’autant
plus critiquable le comportement adopté. Les trois phrases
courtes qui suivent, réglées par un parallélisme syntaxique,
assènent les accusations avec efficacité en soulignant l’ina-
déquation entre le but recherché et les actions engagées. La
comparaison finale achève de renvoyer le corps militaire
vers un passé obscurantiste. Ailleurs, de Gaulle fait encore
de l’éloquence une arme de choix lorsqu’il défend sa propre
conception de la guerre moderne, fondée sur la vitesse :
À aucun prix, le peuple français ne doit tomber dans l’il-
lusion que l’immobilité militaire actuelle serait conforme
au caractère de la guerre en cours. Le moteur confère aux
moyens de destruction modernes une puissance, une vi-
tesse, un rayon d’action tels que le conflit présent sera, tôt
ou tard, marqué par des mouvements, des surprises, des
irruptions, des poursuites, dont l’ampleur et la rapidité dé-
passeront infiniment celles des plus fulgurants événements
du passé… Ne nous y trompons pas77 !
La célébration de la mécanique est portée par la méca-
nique de la phrase. L’apologie de l’arme blindée légère se
traduit en effet par l’élan ou plutôt la motricité de l’écri-
ture : la division de la seconde phrase en courts segments
a pour effet d’en accélérer la lecture. Adéquat au sujet, le
style employé par l’auteur révèle aussi un investissement
émotionnel intense, perceptible à un semblable degré dans
la prose de Marc Bloch dont les analyses relèvent parfois
moins de la neutralité du savant que de l’indignation du

76. Ibid., p. 18.


77. Ibid., p. 28.

144
L’espace-temps de la déroute

témoin. L’œuvre de l’historien est, selon les mots d’Anthony


C. Pugh, « rehaussée par un très fort sens de l’outrage moral
devant le laxisme de ceux qui avaient la charge des décisions
essentielles78 ». Un même ressentiment traverse l’œuvre de
Claude Simon dans laquelle les personnages d’officiers sont
souvent dénigrés sur le mode de l’ironie grinçante.
La figure anachronique du cavalier au sabre (Simon)
Entre la sagaie et le fusil, il convient d’ajouter un mail-
lon : le sabre, attribut emblématique d’une armée en dépha-
sage avec la guerre en train de se jouer. Pour Claude Simon,
qui a lui-même lu de près le témoignage de Marc Bloch79,
la figure du cavalier incarne mieux qu’une autre ce pas-
séisme. Dans La Route des Flandres, le capitaine de Reixach,
progressant à cheval, est abattu par les tirs d’un soldat alle-
mand après avoir conduit les restes de son régiment dans une
embuscade ; dans un dernier geste de défense ou de survie,
il dégaine le sabre qu’il tenait sur le côté. Loin d’être anec-
dotique, cette micro-séquence narrative s’impose comme
un foyer de sens, une « image-mère80 » concentrant la charge
polémique du texte à l’encontre de l’état-major. L’ultime
réflexe du capitaine, le caractère dérisoire de son arme en fer
face à l’arme à feu qui l’anéantit, le fait apparaître comme la
figure grotesque d’un autre temps, comme l’« ultime rejeton

78. Anthony C. Pugh, « La défaite de mai 1940 : Claude Simon, Marc


Bloch et l’écriture du désastre », art. cit., p. 121.
79. Claude Simon indique dans un entretien la justesse des analyses de
l’historien, qui n’aurait d’ailleurs perçu que la « partie émergée de l’ice-
berg » – non par manque de lucidité mais parce qu’il n’avait pas toutes
les sources historiques à sa disposition au moment de la rédaction de son
texte. Voir Claude Simon, entretien avec Antoine de Gaudemar, « Je me
suis trouvé dans l’œil du cyclone », Libération, 18 septembre 1997.
80. Id., entretien avec Lucien Dällenbach, « Attaques et stimuli » [1987],
repris dans Lucien Dällenbach, Claude Simon, Paris, Éd. du Seuil, 1988,
p. 181.

145
La France en éclats

de cette tradition chevaleresque inadaptée à la modernité,


fauchée par la mitraille81 ». Enferré dans les ornières de la
tradition, de Reixach est comparé à une « statue équestre82 »
symbolisant un haut commandement hors-jeu, attaché plus
que de raison à une conception de la belle mort héritée de
l’épopée antique.
L’ironie de l’auteur ne se manifeste pas qu’au moyen de
la caricature, mais se déploie à partir des ressources offertes
par la langue et en particulier par les jeux de mots. D’entrée
de jeu, le narrateur assimile les pratiques du capitaine de
Reixach à des coutumes « ancestralement conservées comme
qui dirait dans la Saumur83 ». Au substantif attendu, la sau-
mure, qui désigne une solution saline destinée à conserver
les aliments, est substitué le toponyme Saumur, faisant réfé-
rence à la célèbre école de cavalerie sise dans cette ville (le
Cadre noir de Saumur). Avec ce calembour, Simon déprécie
le haut lieu de formation militaire en l’associant à un conser-
vatoire de pratiques et de valeurs désuètes. Les référents spa-
tiaux du roman renvoient à plusieurs reprises à la nature
anachronique de l’armée. En témoigne l’isotopie médiévale
autour de laquelle se structure la liste, placée en fin d’ou-
vrage, des lieux-dits traversés par les cavaliers : emploi de
graphies propres à l’ancien français (« Bois du Roy », « les
dix Journels »), termes renvoyant à l’imaginaire chrétien
(« l’Épine », « Trieux du Diable », « la Croix du Carme »),
polysémie de certains mots comme « l’Écrevisse » qui, outre
l’animal auquel il renvoie, désigne une armure faite de lames
d’acier employée par les soldats du Moyen Âge.
La charge de cavalerie, version amplifiée du geste isolé
de De Reixach, s’impose comme le comble de l’anomalie
81. Jean Rouaud, La Désincarnation, Paris, Gallimard, 2001 p. 12.
82. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 199.
83. Ibid.

146
L’espace-temps de la déroute

historique. Dans Le Miroir qui revient (1985), Robbe-Grillet


rattache au personnage fictionnel qu’est le lieutenant-colo-
nel de Corinthe ce fait d’armes d’un temps passé :
C’est, en fait, un quart de siècle plus tard qu’il s’est illus-
tré au combat, comme officier de cavalerie. Mais peut-être
y avait-il quelque chose d’anachronique dans cette charge
inutile et meurtrière à la tête de ses dragons, en juin 1940,
face aux blindés allemands. Aussi ne puis-je me représen-
ter l’escadron sacrifié que sous l’apparence d’une gravure
démodée, couleur sépia, vite jaunie, découpée dans l’Illus-
tration. Le lieutenant-colonel de Corinthe (qui d’ailleurs
n’était que commandant lors de l’attaque allemande) s’y
dresse sur son cheval blanc lancé au galop, sabre au clair au
milieu des oriflammes ; bizarrement, il tourne la tête vers
l’arrière, sans doute pour galvaniser du regard ses cavaliers,
dont les uniformes chamarrés et les casques rutilants à cri-
nière flottante rappellent davantage quelque parade de la
garde républicaine84.
Tout comme de Reixach était comparé à un « reître sorti
tout droit […] d’un tableau de Cranach ou Dürer85 », l’ar-
chaïsme de l’armée est ici rendu par l’intermédiaire d’une
médiation graphique, dont le support matériel laisse lui-
même transparaître le passage du temps (« couleur sépia,
vite jaunie »). L’intertextualité éventuelle du passage avec la
geste malheureuse des cavaliers simoniens est confirmée par
l’auteur dans l’un de ses entretiens où il affirme, en brouil-
lant malicieusement les frontières du réel et de la fiction,
qu’Henri de Corinthe « a guerroyé au côté du cavalier Simon
pendant ces malheureux combats des Flandres86 ». De son
côté, l’auteur de La Route des Flandres donne de la charge

84. Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Éd. de Minuit,


1985, p. 72.
85. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1032.
86. Alain Robbe-Grillet, Le Voyageur. Textes, causeries et entretiens
(1947-2001), op. cit., p. 212.

147
La France en éclats

de cavalerie un tableau plus tourmenté, à travers la vision


macabre dont Georges est assailli devant le spectacle d’un
cheval agonisant à terre :
comme si le poids de l’énorme tête l’entraînait hors de la
litière dans le noir domaine où galopent infatigablement
les chevaux morts, l’immense et noir troupeau des vieilles
carnes lancées dans une charge aveugle […], quelque fanto-
matique cavalcade de rosses exsangues et défuntes chevau-
chées par leurs cavaliers eux-mêmes exsangues et défunts
aux tibias décharnés brinquebalant dans leurs bottes trop
grandes, aux éperons rouillés et inutiles, et laissant derrière
eux un sillage de squelettes blanchissants87.
Les sombres chimères du personnage ne sont pas sans
évoquer les œuvres picturales représentant le triomphe de
la mort sous la forme de squelettes chevauchant des mon-
tures elles-mêmes squelettiques : que l’on songe à la fresque
anonyme du début du xve siècle conservée à Palerme ou
au Triomphe de la mort de Pieter Brueghel l’Ancien, repro-
duit par Aragon dans la seconde version des Communistes.
Le pouvoir suggestif de la description simonienne permet
de faire sentir au lecteur le caractère tragique de la guerre à
cheval, accomplie dans des conditions qui vouent ceux qui
la mènent à l’anéantissement.
Les auteurs font plus volontiers référence à une charge
de cavalerie spécifique, celle de Reichshoffen, du nom de la
commune située en Alsace où la cavalerie commandée par le
général Michel, quoique largement supérieure en nombre,
fut anéantie par l’artillerie ennemie lors de la guerre fran-
co-prussienne de 1870. Cette charge entra plus tard dans les
annales des manœuvres les plus catastrophiques de l’armée
française. Ce n’est pas un hasard si Claude Simon y fait réfé-
rence dans Leçon de choses – dont l’avant-dernière section

87. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 284-85.

148
L’espace-temps de la déroute

porte précisément pour titre « La charge de Reichshoffen » –,


ou s’il l’évoque dans L’Acacia comme point de comparaison
pour caractériser sa propre chevauchée en 1940 : plus lente
peut-être, mais aboutissant à une pareille déconfiture88. La
parenté entre les deux événements est également soulignée
dans le roman de Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe (1959),
par le biais de la gravure « La bataille de Reichenfels » que le
narrateur décrit et commente longuement. Malgré le cryp-
tage dont le toponyme fait l’objet – la préface stipule en
effet que « l’Histoire récente d’Europe occidentale n’a pas
enregistré de bataille importante à Reichenfels, ou dans les
environs89 » –, celui-ci ne manque pas d’évoquer au lecteur,
par ses sonorités, la charge de Reichshoffen. De même, dans
Week-end à Zuydcoote, Maillat se remémore une bande d’ac-
tualités qu’il avait vue au cinéma avant la guerre :
Sur l’écran un journaliste interviewait le dernier survivant
des cuirassiers de Reichshoffen. […] Il faisait des
mouvements saccadés et dérisoires de la main droite comme
s’il tenait encore un sabre. […] Il criait à tue-tête, d’une voix
extraordinairement faible : « Cha-ârgez !… Cha-ârgez ! » Il
se revoyait encore dans la belle cuirasse étincelante, sabre
au clair, en la fleur de ses vingt ans. Ça existait encore
pour lui la fameuse charge, la guerre de 70, les crinolines,
Napoléon III, la dépêche d’Ems, l’humiliation de Sedan.
Pour lui seul. La salle de cinéma croulait sous les rires90.
Le portrait caricatural du vétéran de 1870 transforme
par ricochet les charges de cavalerie de la débâcle en une

88. Après l’allusion aux vaincus « d’Azincourt, de Pavie et de Waterloo »,


le narrateur déclare : « Sauf que ce n’était pas précisément la charge de
Reichshoffen. Plutôt le contraire : au pas sur cette putain d’abattoir de
route » (Id., L’Acacia, éd. cit., p. 1198).
89. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Éd. de Minuit, 1959,
p. 7.
90. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 106-107.

149
La France en éclats

aberration. Il révèle du même coup le statut analogue qu’ont


les soldats des deux époques : des individus sacrifiés inutile-
ment sur l’autel de l’histoire.
D’autres types de situations font ressortir les comporte-
ments anachroniques des soldats français, notamment lors-
qu’ils sont confrontés à l’aviation ennemie. Montherlant
raille ainsi la naïveté de ceux qui croient qu’un simple fusil
mitrailleur pourrait abattre un avion dans le ciel : « Les
hommes étaient désemparés comme les barons français
devant les premiers feux grégeois91… » Dans le même ordre
d’idée, Gracq souligne la caducité des unités de combat
traditionnelles au regard des nouveaux instruments de la
guerre moderne : « L’avion faisait regrimper à l’infanterie
l’échelle des âges, la ramenait au convoi de faux sauniers,
à la chouannerie égaillée de la guerre des haies92. » Cela est
d’autant plus sensible que le matériel mis à disposition des
soldats se trouve lui-même frappé de désuétude. Dans Un
balcon en forêt, le narrateur précise que la D.C.A. (défense
contre avions) française « ne faisait jamais mouche : c’étaient
des tubes de 75 vétustes qui avaient canardé les taubes de la
dernière guerre93 ». Robert Merle attribue pareillement aux
fusils antichars anglais installés sur les plages du Nord « un
aspect risible, archaïque94 », tandis que Léon Moussinac
compare dans son témoignage tel canon de 90 à « une vieille
pièce du siècle dernier […], presque une arme de musée95 ».
Pour finir, l’anachronie de l’armée apparaît comme
confortée par les lieux où elle choisit de cantonner. Les
officiers ont en effet pour habitude d’installer leurs postes

91. Montherlant, « Le rêve des guerriers », éd. cit., p. 88.


92. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 69.
93. Ibid.
94. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 26.
95. Léon Moussinac, Le Radeau de la Méduse, éd. cit., p. 133.

150
L’espace-temps de la déroute

de commandement dans des villas ou des châteaux qui


les rattachent au décor d’une autre époque, à un « cadre
qui, mieux qu’aux guerres napoléoniennes ou à la gran-
deur du Roi-Soleil, fait rêver au siècle des Armagnacs et
des Bourguignons96 ». Dans Les Communistes, le capitaine
Balpêtré et ses officiers mènent ainsi « une vie féodale,
oubliée, écoutant rarement et jamais longtemps la radio97 ».
L’esquisse de cette « armée perdue, oisive, nostalgique98 »
annonce en quelque manière l’atmosphère d’Un balcon en
forêt, où les soldats se soustraient aux nécessités de la guerre
et rompent leurs amarres avec le monde extérieur.
Le rapport à la temporalité ne se limite pas toutefois à
l’appréhension d’un décalage ; il peut aussi plus radicalement
se jouer sous le signe du décrochage.
C/ « Singulières distorsions » du temps et de l’espace
Le dérèglement de la relation au temps s’effectue selon
deux modalités. La première consiste en une perte de repères
privant l’individu d’une conscience claire de la successivité
ou de la durée des actions. La seconde se fonde sur la sen-
sation plus radicale d’une sortie hors du temps : les unités
de mesure classiques (jours, heures, minutes) ne sont plus
seulement brouillées mais apparaissent hors d’usage. Cette
crise de la perception temporelle se trouve dans certains
cas produite par l’environnement géographique où elle a
lieu, comme le suggère Julien Gracq pour qui le champ de
bataille constitue un « monde où les ingrédients de base de la
chimie mentale perdent leur stabilité et deviennent volatils,
où le sentiment du temps et de l’espace – pour ne prendre

96. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 952.


97. Ibid.
98. Ibid.

151
La France en éclats

que cet exemple – subit de si singulières distorsions99 ». Dans


la nouvelle de Pierre Gascar « Le chemin creux », c’est ainsi
à partir du paysage insolite qui l’entoure que le narrateur
médite sur la confusion temporelle causée par la débâcle :
« En s’en retirant, la population et, derrière elle, nos troupes
avaient fait de cette campagne éclairée par un soleil un peu
blafard un lieu où s’écoulait désormais un autre temps que
celui auquel nous avions jusque-là appartenu, avec notre
passé, nos habitudes, nos espoirs, nos rêves100. »
Évoluer à la « surface du temps »
Dans La Route des Flandres, les soldats accablés par le
manque de sommeil sont régulièrement conduits à s’en
remettre à la lumière naturelle pour tenter d’évaluer l’heure
de la journée – « le soleil se trouvait dans la position sud-
ouest donc environ deux heures de l’après-midi, mais com-
ment savoir101 ? » D’autres séquences du roman, comme celle
où Blum et Georges sont enfermés dans un wagon à bestiaux
roulant en direction des camps de prisonniers allemands,
confirment le caractère problématique de l’horaire, voire
remettent en cause la nécessité d’y avoir recours :
Puis, avant même que Blum le lui ait demandé il songea
Quelle heure peut-il bien être, et avant même d’avoir
commencé à lui répondre Qu’est-ce que ça peut faire, il se
l’était déjà répondu, pensant que de toute façon le temps
ne pouvait plus leur être maintenant d’aucun usage […]
essayant donc d’expliquer que l’heure n’était qu’un simple
renseignement permettant de se diriger d’après la position

99. Julien Gracq, En lisant en écrivant, éd. cit., p. 615.


100. Pierre Gascar, « Le chemin creux », Le Fortin, Paris, Gallimard,
coll. « Blanche », 1983, p. 78.
101. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 400.

152
L’espace-temps de la déroute

de son ombre et non le moyen de savoir si le moment était


venu […] de manger ou de dormir102.
Peinant à s’inscrire dans une chronologie mesurable, les
personnages évoluent « sur la surface du temps103 », méta-
phore spatiale assimilant le temps à une matière impéné-
trable, réfractaire à toute tentative d’appropriation. En
témoigne la définition qu’en donne le narrateur de La Route
des Flandres :
cette espèce de formol, de grisaille sans dimensions dans
laquelle ils dormaient, se réveillaient, se traînaient, s’endor-
maient et se réveillaient de nouveau sans que, d’un jour à
l’autre, quelque modification que ce soit se produisît leur
donnant à penser qu’ils étaient le lendemain et non pas la
veille, ou encore le même jour, de sorte que ce n’était pas
jour après jour, mais pour ainsi dire de place en place […]
que Georges et Blum reconstituaient peu à peu, bribe par
bribe […] l’histoire entière […]104.
La présence des modalisateurs (« cette espèce de », « pour
ainsi dire », « ou encore ») fait du temps une catégorie inac-
cessible pour les personnages, tandis que la série des verbes
à l’imparfait (« dormaient, se réveillaient, se traînaient, s’en-
dormaient et se réveillaient de nouveau ») aplatit, voire anni-
hile l’idée d’événementialité, seule à même de procurer une
intelligence du vécu. Le « temps », qui constitue le dernier
mot de La Route des Flandres (comme celui de La Recherche
du temps perdu), est ici l’objet d’une définition négative
que souligne l’un des comparants employés (« grisaille sans
dimensions »). Toutefois, les personnages bénéficient d’une
compensation : l’ordre spatial de la géographie pallie dans

102. Ibid., p. 243.


103. Ibid., p. 287. Nous soulignons.
104. Ibid.

153
La France en éclats

une certaine mesure le désordre de la chronologie et peut


contribuer à sa reconstitution.
Au vrai, le brouillage de la référence temporelle non seu-
lement opère dans le présent de la guerre, mais affecte les
réminiscences que les individus en ont par la suite. C’est ce
qu’exprime S. dans Le Jardin des Plantes lorsqu’il s’entretient
avec un journaliste et qu’il tâche de déterminer le moment
précis de la mort d’un combattant : « Sauf qu’en réalité le
colonel n’a été tué qu’environ deux – ou trois : ma montre
était cassée – heures plus tard105. » La tentative achoppe et
le fractionnement de la phrase, fondé sur l’insertion d’une
proposition dissociant le déterminant numéral (« deux »)
du nom qu’il qualifie (« heures »), reproduit celui du temps
lui-même. Le motif de la montre cassée, que Tiphaine
Samoyault examine en détail dans l’un de ses essais106, s’im-
pose « comme le lieu d’une rupture historique qui coupe
l’être et le temps, l’être du temps et le temps de l’être107 ».
Au même titre que les ressorts de la montre de S., ceux de
sa conscience apparaissent dysfonctionnels. Bien d’autres
récits de mai-juin 1940 expriment la distorsion du temps à
travers le dérèglement, voire la disparition de l’objet concret
censé le représenter. Julien Gracq relève ainsi dans ses
Manuscrits de guerre que « l’horloge d’[une] église est rem-
placée […] par un trou béant108 », tandis que Saint-Exupéry
dresse un inventaire des « horloges en panne » révélatrices
du délitement de la France : « Horloges des églises de vil-
lage. Horloges des gares. Pendules de cheminée des maisons
vides. Et, dans cette devanture d’horloger enfui, cet ossuaire

105. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1059.


106. Voir Tiphaine Samoyault, La Montre cassée, Lagrasse, Verdier,
2004.
107. Ibid, p. 118.
108. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 127.

154
L’espace-temps de la déroute

de pendules mortes109. » Le temps de la vie spirituelle (hor-


loges des églises), celui de la vie quotidienne (pendules des
maisons) comme celui du déplacement (horloges des gares)
sont tous suspendus de manière inquiétante. Au cours des
jours de juin 1940, Sartre fait part dans le même sens de sa
perplexité « devant le grand espace sans forme et sans hor-
loges qui [l]’attend110 ».
Dans Le Fidèle Berger, le brigadier expérimente plus vive-
ment encore ce vacillement des repères ; alors qu’il chemine
parmi les colonnes de prisonniers, il fait face à la dissolution
troublante de sa conscience du temps : « Il ne savait plus
[…] depuis quand on marchait sur cette route. Depuis tou-
jours ? Depuis la veille ? Depuis cinq minutes111 ? » Comme
l’analyse Anaëlle Touboul, le personnage « évolue alors dans
une sorte d’extra-temporalité sans frontières ni chronologie,
où son existence se dilue au sein d’un néant effrayant112 ».
Pour lui comme pour Georges dans La Route des Flandres,
seule la lumière naturelle fait office de dernière balise : « Mais
qu’est-ce qui était après-midi, hier, aujourd’hui ? Depuis
plusieurs jours, Berger ne distinguait plus qu’entre le jour et
la nuit113. » Le temps n’est saisi que sous l’aspect d’une bina-
rité réductrice, symptomatique de la réduction de l’horizon
mental du personnage. La confusion temporelle est portée
à son comble lorsque le personnage est interné à l’hôpital
des « Papillons Blancs », dans la troisième partie du roman :

109. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 116.


110. Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de guerre », éd. cit.,
p. 679.
111. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 30.
112. Anaëlle Touboul, Histoires de fous. Le roman au cœur de la folie
(xxe siècle), Paris, Honoré Champion, 2020, p. 220-221.
113. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 83.

155
La France en éclats

Et puis il lui était difficile, dans le vide complet des heures,


de distinguer entre le matin et l’après-midi… Pour comble
on lui avait dit −, mais que ne disait-on pas ! − que les
heures n’étaient plus les mêmes ! À 13 heures il était 11
heures ! [ …] Enfin, quand il pensait avoir résolu le pro-
blème et trouvé le soleil couchant il ne se souvenait plus du
résultat le lendemain114.
Confronté à l’indistinction des heures, comme fondues
en un même magma, Berger ne peut pas davantage accor-
der créance au temps mesurable et officiel. Ce dernier a en
effet été modifié par le changement de fuseau horaire que
le régime nazi institue en zone occupée : c’est l’heure dite
« allemande », selon l’expression popularisée par le roman de
Jean-Louis Bory, Mon village à l’heure allemande (1945).
Comme la débâcle des soldats, l’exode des civils s’accom-
pagne parfois de l’expérience d’une sortie hors du temps.
Dans le roman de Simenon, Le Train, Marcel Féron éprouve
d’abord le sentiment d’une perturbation de la durée, recon-
naissant que « les jours passaient à la fois vite et lentement »
et que « la notion de temps était changée », avant de conclure
qu’« à vrai dire, il n’y avait plus de temps115 ». Louis Fonsny,
autre auteur belge, affirme pareillement dans Le Chemin
des errants que les cohortes de réfugiés se trouvent « hors du
temps et des choses, perdus bien loin dans un monde où rien
ne semble plus réel116 ».

114. Ibid., p. 192.


115. Georges Simenon, Le Train, éd. cit., p. 840.
116. Louis Fonsny, Le Chemin des errants, Bruxelles, Éditions de la Toi-
son d’Or, 1942, p. 73, cité par Paul Aron, « Écrire l’exode. Mai 40 vu par
les écrivains belges », art. cit., p. 217.

156
L’espace-temps de la déroute

Un balcon en forêt : un « ermitage suspendu hors du


temps »
Le cadre ardennais du récit poétique de Julien Gracq
a été choisi, entre autres raisons, parce qu’il constituait
un « paysage-histoire ». De fait, l’auteur charge le décor
du récit de plusieurs strates de mémoire, évoquant ici la
« Gaule chevelue » et le siège d’Alésia, là « les armures de la
guerre de Cent Ans » ou « le bruit de la Grande Armée117 »
napoléonienne. Pour autant, la densité événementielle de
la région n’est pas clairement perçue par le protagoniste
et nulle référence n’est faite aux deux épisodes historiques
qui ont marqué le plus récemment les lieux : la défaite de
Sedan en 1870 et l’échec du plan de bataille XVII mis en
œuvre en 1914 sous les ordres du maréchal Joffre. Grange
dérive plutôt dans un univers parallèle marqué par une
suspension du temps, laquelle s’incarne dans deux schèmes
géographiques en particulier : l’insularité et le relief. Le
mot « île » ponctue en cinq lieux stratégiques le récit, tandis
que les personnages apparaissent comme des « Robinsons
de la ligne Maginot118 », selon la formule de Claude Roy.
L’altitude de la forêt ardennaise construit quant à elle « un
monde fragile, suspendu de tous côtés sur le vide119 », mais
aussi une zone de pureté (massifs forestiers intacts, pluie
lustrale, neige bienfaitrice). En accomplissant son ascension
vers les Hautes-Falizes, Grange se fond dans la « maillure du
temps120 » et la réalité du conflit de 1939-1940 se dissipe. De

117. Julien Gracq, Un balcon en forêt, respectivement p. 4, 5 et 18.


118. Claude Roy, « Un balcon en forêt », Libération, 26 novembre 1958.
119. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 61. D’autres images,
fondées inversement sur la notion de profondeur (aquatique) – et non
plus sur celle de hauteur (aérienne) – véhiculent une pareille idée de
suspension, à l’instar de la « cloche à plongeur » (Ibid., p. 92).
120. André Peyronie, Un balcon en forêt et les guetteurs de l’apocalypse,

157
La France en éclats

cet espace protégé, on pourrait dire ce que Gracq lui-même


déclare au sujet de ses lectures stendhaliennes, employant –
ou plutôt déployant – une longue métaphore spatiale pour
qualifier le plaisir et l’apaisement qu’elles lui causent121 :
Si je pousse la porte d’un livre de Beyle, j’entre en Stendha-
lie, comme je rejoindrais une maison de vacances […] ; tout
est différent : la saveur de l’air, les lignes du paysage […]
– [Stendhal] fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une
seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du
temps, non vraiment situé, non vraiment daté, un refuge
fait pour les dimanches de la vie122.
De manière analogue, Grange occupe un lieu retranché
qui, en cohérence avec la période d’attente de la drôle de
guerre, se dérobe à tout ancrage chronologique. Dans son
ermitage, le personnage évolue ainsi dans une temporalité
dont les bornes sont abolies. Comme le rappelle Alain-
Michel Boyer, « le temps conçu par Grange n’est jamais
superposable à celui qui serait mesuré mathématiquement,
car sa conscience le dilate, le suspend ou le confond123 ». Ce
faisant, l’atmosphère générale du récit gagne « la dimension
d’une sorte de surréalité temporelle124 ». Rien n’en témoigne
mieux que les variations sur le motif, à nouveau convoqué,
de la montre cassée. Un matin de décembre, Grange se
réveille dans la maison forte devant un « jour blanc et sans
âge », avec l’étrange sensation que « son réveil s’était arrêté ;
Caen, Lettres modernes, 2007, p. 79.
121. La référence à l’imaginaire stendhalien est d’autant plus signifi-
cative que le pseudonyme de l’auteur lui est en partie redevable : son
prénom est tiré du personnage de Julien Sorel, héros du roman Le Rouge
et le Noir.
122. Julien Gracq, En lisant en écrivant, éd. cit., p. 574-575.
123. Alain-Michel Boyer, Julien Gracq, paysages et mémoire, op. cit.,
p. 253.
124. André Peyronie, Un balcon en forêt et les guetteurs de l’apocalypse,
op. cit., p. 77.

158
L’espace-temps de la déroute

la chambre, la maison entière semblaient planer sur une


longue glissade de silence – un silence douillet et sapide de
cloître, qui ne s’arrêtait plus125 ». La dilatation du temps res-
sentie par le personnage engendre une image spatiale : celle,
religieuse, du cloître, légitimée par la référence auditive
au silence, qui est une autre forme sensorielle de suspens.
Matérialisée par le tiret typographique, la « longue glissade »
sur laquelle vogue le personnage se double d’un glissement
grammatical, le même verbe passant de l’affirmatif (« s’était
arrêté ») au négatif (« ne s’arrêtait plus »). Loin d’être antithé-
tiques, ces deux formes verbales expriment au contraire une
même idée de suspension temporelle : dans le premier cas
par pétrification, dans le second par illimitation.
Qu’ils prennent la forme d’un ermitage, d’un cloître
ou d’une maison forte, les lieux du temps suspendu sont
le plus souvent affectés d’une valeur positive, voire perçus
de manière euphorique par les personnages. Néanmoins, la
jouissance de l’attente peut aussi receler une angoisse latente,
comme le suggère Tiphaine Samoyault :
L’inquiétude que l’histoire fait naître ne peut plus être ex-
primée par le mouvement du balancier de l’horloge, dont
Leibniz faisait remarquer […] qu’en allemand il se disait
Unruhe, inquiétude. Elle est une inquiétude irrégulière,
soumise autant aux soubresauts qu’à l’absence totale de
mouvement, et c’est de celle-ci que la durée étale des récits
de Gracq rend compte126.
Dans le premier roman de l’auteur, Au château d’Argol,
l’horloge était déjà associée à un objet fatal « hérissant ses
dangereuses armes127 ». Dans Un balcon en forêt, si la guerre

125. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 55.


126. Tiphaine Samoyault, La Montre cassée, op. cit., p. 106-107.
127. Julien Gracq, Au château d’Argol [1938], dans Œuvres complètes,
t. I, éd. cit., p. 54.

159
La France en éclats

semble lointaine dans le temps comme dans l’espace, Grange


ne saurait se situer hors de son orbe. L’altitude exaltante du
« Toit » où le personnage s’est installé est contestée par la
perspective d’une « descente vertigineuse128 » : celle de l’im-
minente défaite.

128. André Breton, « Second Manifeste du surréalisme », dans Œuvres


complètes, t. I, éd. cit., p. 791.
Deuxième partie
Figurations symboliques de l’espace national :
du modèle à son altération

De la crise historique que traverse la France en 1940, les


récits rendent compte en proposant de l’espace national une
figuration altérée. Afin d’apprécier plus finement cette méta-
morphose et d’en saisir les modalités d’écriture, il convient
au préalable d’identifier l’étalon à partir duquel elle agit.
Faire porter l’enquête sur l’enseignement de la géographie
sous la Troisième République permet de dégager le modèle
d’une France en majesté, subitement contredit par les événe-
ments. Par quels moyens spécifiques les récits remettent-ils
en cause, voire détournent-ils une telle image pour exprimer
le drame de la défaite ?
À l’idéal d’un pays uni et intelligible répond la mise en
scène de son morcellement et du brouillage de ses contours.
Témoignages, journaux et fictions romanesques livrent
le tableau d’une France en éclats et révèlent la perte de
conscience géographique des individus. À cet égard, les
auteurs mobilisent volontiers le dispositif du labyrinthe ou
soumettent leurs récits à une logique de dérive référentielle,
à travers laquelle les noms de lieux deviennent paradoxa-
lement les agents les plus actifs de l’égarement du lecteur.
Qu’ils fassent l’objet d’une opacification dans La Route des
Flandres de Claude Simon ou d’une surenchère dans Les
Communistes d’Aragon, ils rendent sensible la confusion
géographique provoquée par la débâcle.
Chapitre 4
La France personnifiée et cartographiée

Sous la Troisième République, période pendant laquelle


la plupart des auteurs étudiés ont grandi, la France est pré-
sentée comme un « être géographique1 » à part entière. Cette
figuration du pays informe les représentations spatiales
des individus dès l’école primaire. Loin de s’apparenter à
un simple « principe spirituel2 », selon la formule d’Ernest
Renan, la nation se trouve matérialisée sous une forme
cartographique, incarnée dans un territoire aux contours
précis. L’image qui s’en dégage est celle d’un tout harmo-
nieux et indissoluble, mis à l’honneur par le corps ensei-
gnant. L’histoire de l’enseignement permet donc d’identifier
les conceptions géographiques dont les écrivains sont impré-
gnés, tant il est vrai que les savoirs dispensés à l’école ont en
littérature « un pouvoir positif d’engendrement de formes,
de textes, de thèmes3 ».
La défaite de la France, par la décomposition du territoire
qu’elle engendre, remet en question ce paradigme républi-
cain. Pour traduire cette rupture, les auteurs introduisent
dans leurs récits des scènes de contemplation cartographique

1. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, op. cit.,


p. 7.
2. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? [1882], Marseille, Le mot et
le reste, 2007, p. 33.
3. Martine Jey, Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës (dir.), L’Écrivain et
son école (xixe-xxe siècles). Je t’aime moi non plus, Paris, Hermann, 2017,
p. 9.

163
La France en éclats

au registre dysphorique, ou font plus encore usage de l’allé-


gorie ; cette « forme-sens », selon Henri Meschonnic, est par-
ticulièrement propre à suggérer le trouble d’une époque et a
fortiori l’effondrement d’une nation.
A/ Un « être géographique » idéalisé
Le discours scolaire républicain entend susciter auprès
des citoyens un puissant sentiment d’appartenance natio-
nale. L’enseignement de la géographie, adossé à des manuels
scolaires et à des cartes murales, apparaît comme l’instru-
ment privilégié de cette ambition politique.
La géographie à l’école de la République
Dans la première moitié du xixe siècle, la géographie
n’est guère envisagée comme une discipline scientifique à
part entière. Elle répond essentiellement à un modèle des-
criptif visant à fournir des repères spatiaux utiles à une meil-
leure compréhension de l’histoire. À l’école, elle se trouve
essentiellement associée à la forme austère et abstraite de
l’apprentissage par cœur des départements, préfectures et
sous-préfectures. Les textes officiels n’accordent qu’une
place mineure à la discipline, à l’inverse de l’histoire censée
éduquer moralement les futurs citoyens par ses épisodes
exemplaires.
Tout change à partir de 1871 et de la chute du Second
Empire. La défaite militaire face à la Prusse est en grande
partie attribuée à la méconnaissance du territoire national
dont a fait preuve le corps militaire pendant les combats.
Tirant la leçon de cette défaillance, le régime républicain
entend accentuer l’importance de la géographie au sein du
système éducatif, ainsi qu’en témoigne l’un des discours pro-
noncés en 1871 par le ministre de l’Instruction publique,
Jules Simon :

164
La France personnifiée et cartographiée

C’était surtout la géographie, et surtout hélas ! celle de


notre propre pays, que [les Allemands] savaient mieux et
qu’ils nous enseignaient à nos dépens ! Ils auraient pu nous
signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-
être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! Profes-
seurs d’histoire et de géographie, ce sera à vous de faire en
sorte qu’il n’en soit plus ainsi et que, si nous avons un jour
à nous défendre encore, la France connaisse la France aussi
bien que peuvent la connaître les étrangers4.
La géographie se trouve dès lors intégrée de plein droit
dans les cursus primaire et secondaire et se voit dotée de
programmes spécifiques : la nouvelle vocation prêtée à la
discipline modifie son statut pédagogique. Comme le for-
mule la géographe Isabelle Lefort, « l’enseignement de la
géographie n’est pas né de la Troisième République, mais
il en renaît5 ». Il se double en outre d’une dimension poli-
tique en faisant office de « vecteur essentiel de la territoria-
lisation du sentiment national6 ». Véhiculant davantage que
des connaissances académiques, l’enseignement de la géo-
graphie porte ainsi l’accent sur la perte de l’Alsace-Lorraine
en 1871, qui continue d’être intégrée à l’espace national
sur les cartes, souvent au moyen d’une autre couleur : c’est
encore la France, même si c’est une France provisoirement
allemande. Les nécessités patriotiques suscitent donc un dis-
cours scolaire dont le but explicite est de faire connaître et
de faire aimer leurs pays aux jeunes Français.
L’exemple le plus emblématique de cette célébration
nationale est Le Tour de la France par deux enfants, manuel

4. Le texte est cité dans Philippe Marchand (dir.), L’Histoire et la géogra-


phie dans l’enseignement secondaire. Textes officiels, t. I, 1795-1914, Paris,
Institut national de recherche pédagogique, 2000, p. 374.
5. Isabelle Lefort, La Lettre et l’esprit. Géographie scolaire et géographie
savante en France (1870-1970), Paris, Éd. du CNRS, 1992, p. 13.
6. Ibid., p. 29.

165
La France en éclats

du premier degré conçu par Augustine Fouillée en 1877


et diffusé à plus de huit millions d’exemplaires. Ce « petit
livre rouge de la République7 », comme l’ont baptisé les his-
toriens Jacques et Mona Ozouf, convie le public scolaire à
un parcours d’appropriation de la France métropolitaine. Il
présente l’itinéraire d’André et Julien, deux jeunes orphelins
contraints de quitter leur village natal de Phalsbourg après
l’annexion de l’Alsace-Lorraine. La quête d’un lieu où trou-
ver refuge les conduit à une traversée circulaire du pays et
s’achève avec l’installation des deux enfants dans une ferme
du Perche, qu’ils décident d’exploiter ; l’ancrage définitif et
volontaire au cœur du territoire français constitue le point
d’orgue du livre. Ce « roman scolaire8 » peut être rattaché
à la fois au modèle du récit de voyage, du roman d’aven-
tures et du roman de formation, comme le montre la série
de péripéties, de rencontres, de découvertes réalisées par les
deux personnages. Ce faisant, une filiation s’établit entre Les
Aventures de Télémaque de Fénelon et Le Tour de la France
par deux enfants qui reprend le double principe du voyage
initiatique et de la quête du père entrepris par le héros
antique. Le manuel de lecture courante, dont les chapitres
rythment l’ensemble de l’année scolaire, fait découvrir aux
élèves l’étendue des richesses de la nation. En transmettant
une culture commune à des générations d’élèves, il participe
à l’élaboration du creuset national.
Le discours géographique républicain ne se réduit pas à
sa version scolaire ; il s’inspire aussi des travaux universitaires
et savants, tout particulièrement de ceux de Paul Vidal de La

7. Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants »,


dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, éd. cit., p. 281.
8. Cette catégorie est proposée par Patrick Cabanel dans Le Tour de la
nation par des enfants. Romans scolaires et espaces nationaux, xixe-xxe siècles,
Paris, Belin, 2007.

166
La France personnifiée et cartographiée

Blache, le père de l’École de géographie française et l’auteur


du célèbre Tableau de la géographie de la France (1903). Ce
livre-somme synthétise les observations et les connaissances
accumulées par le géographe pendant une quinzaine d’an-
nées à travers le pays. Il décrit tour à tour les régions fran-
çaises, détaillant leur structure géologique, leurs paysages,
leurs pôles urbains, la manière dont l’habitat s’y distribue et
dont des « genres de vie » particuliers y fleurissent. Dans l’en-
semble, le Tableau privilégie la France rurale et intérieure au
détriment de la France urbaine et littorale, tandis que la des-
cription du Nord (l’ouvrage débute par la présentation de la
Flandre puis de l’Ardenne) l’emporte sur celle de l’Ouest et
du Midi. L’auteur justifie ce traitement différencié par une
raison politique : « La Méditerranée a éclairé nos origines ;
mais c’est dans le Nord que s’est formé l’État français9. » De
fait, s’il relève principalement de la géographie physique et
humaine, Le Tableau ne répond pas moins à un projet poli-
tique. Dans le sillage de Jules Michelet, qui avait offert avec
son Tableau de la France (1833) le « premier essai de compré-
hension géographique de l’entité “nation”10 », Paul Vidal de
La Blache entend répondre à la question suivante, posée au
seuil de son ouvrage :
Comment un fragment de surface terrestre qui n’est ni
péninsule ni île, et que la géographie physique ne saurait
considérer proprement comme un tout, s’est-il élevé à l’état
de contrée politique, et est-il devenu une patrie11 ?

9. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, op. cit.,


p. 13.
10. Paule Petitier, « D’un tableau l’autre. Le Tableau de la France de Mi-
chelet et Le Tableau de la géographie de la France de Vidal de La Blache »
dans Marie-Claire Robic (dir.), Le Tableau de la géographie de la France
de Paul Vidal de La Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, Éd. du
CTHS, 1995, p. 129.
11. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France,

167
La France en éclats

Œuvre de commande destinée à former le premier tome


de la monumentale Histoire de France d’Ernest Lavisse, le
Tableau fait du rapport à l’espace « le fil rouge d’une inven-
tion de la France que rien ne garantissait à l’origine12 ».
L’espace national, loin d’être envisagé comme un donné,
s’apparente à « une création continuée13 », une construction
politique patiente. En cela, le Tableau appartient au plus
grand ensemble formé par les géographies nationales dont se
sont dotées les puissances européennes de l’époque, à l’instar
des ouvrages de Friedrich Ratzel (pour l’Allemagne) ou de
Halford Mackinder (pour la Grande-Bretagne)14. L’ouvrage
de Vidal de La Blache constitue en somme une pièce maî-
tresse dans le discours de valorisation de la nation.
Les fondements du paradigme géonational
Sous la Troisième République s’élabore un paradigme
d’ordre géonational, au sens où il associe étroitement espace
géographique et communauté politique. Il se fonde sur trois
principes – la personnification, l’unification et l’idéalisation
de la France –, qu’on envisagera de manière successive, tout
en gardant à l’esprit qu’ils s’enchevêtrent dans le discours
scolaire.
Personnifiée, la France l’est en ce qu’elle se présente
comme un « être géographique », regroupant en un seul
et même corps les différentes entités régionales qui la

op. cit., p. 7.
12. Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. I, L’espace français, Paris,
Éd. du Seuil, coll. « Points Histoire », 2000, p. 34-35.
13. Ibid., p. 34.
14. Voir respectivement Friedrich Ratzel, Deutschland. Einführung in
die Heimatkunde (1898) et Halford Mackinder, Britain and the British
Seas (1902). Le Tableau de Vidal de La Blache se distingue d’eux en
particulier par la place plus importante qu’il réserve à la description des
espaces naturels.

168
La France personnifiée et cartographiée

composent. Ce discours « d’esprit organiciste15 » caractérise


la majorité des traités de géographie de l’époque. Sans sur-
prise, le « cœur » de la France bat à Paris : les lignes fluviales
ou ferroviaires qui en rayonnent apparaissent comme « des
artères et des veines ramifiées en une foule innombrable de
petits vaisseaux, qui reçoivent du centre ou y ramènent par
des mouvements continus toutes les forces vives du pays16 » ;
sur le plan de la géographie physique et non plus poli-
tique, cette fonction vitale est dévolue au Massif central qui
« comme le cœur se trouve au centre de l’organisme humain,
dispense le sang à tous les organes17 ». Dans Le Cloître de la
rue d’Ulm, Romain Rolland développe une rhétorique sem-
blable ; reconnaissant se prendre de passion pour la jeune
discipline qu’est la géographie, il déclare : « On voit la terre
comme un grand animal, un organisme vivant18. »
Plus qu’un organisme, « la France est une personne19 »
selon la formule de Michelet. Ouvrages et manuels de géo-
graphie sont imprégnés de cette conception anthropomor-
phique du pays, reprise par Vidal de La Blache. Dans son
Tableau, le géographe ne fait pas état des caractéristiques d’un
paysage, mais de sa « physionomie » ; il ne dégage pas la spé-
cificité, mais l’« individualité » d’une région, étant entendu

15. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier » [1978], dans


Œuvres, t. II, éd. cit., p. 1196.
16. Pierre Foncin, Les Pays de France, projet et fédéralisme administratif,
Paris, Colin, 1898, p. 137, cité par Isabelle Lefort, La Lettre et l’esprit,
op. cit., p. 79.
17. Franz Schrader et Louis Gallouédec, Géographie de la France et de ses
colonies, Paris, Hachette, 1906, p. 139, cité par Isabelle Lefort, La Lettre
et l’esprit, op. cit., p. 75.
18. Romain Rolland, Le Cloître de la rue d’Ulm, Paris, Albin Michel,
1952, p. 202.
19. Jules Michelet, Tableau de la France [1861], Sainte-Marguerite-sur-
Mer, Éd. des Équateurs, coll. « Parallèles », 2011, p. 59.

169
La France en éclats

que celle-ci « devient à la longue comme une médaille frap-


pée à l’effigie d’un peuple20 ». Fidèles à cette vision du père de
la géographie française, Albert Demangeon ou Emmanuel
de Martonne s’emploient dans leurs monographies régio-
nales à déterminer la « personnalité géographique » des lieux
étudiés. Au total, l’espace est volontiers transformé en « être
indépendant, doté d’une volonté propre21 ».
La perte de l’Alsace-Lorraine en 1870 accentue cette
logique de personnification en présentant la France comme
un corps national blessé dans sa chair, amputé de l’un de
ses membres. Les récits de la défaite de 1940 reconduiront
cette figuration, à l’instar de Saint-Exupéry arguant dans sa
Lettre à un otage que la France ne représente pour lui « ni
une déesse abstraite ni un concept d’historien, mais bien
une chair dont [il] dépen[d]22 », ou des sœurs Groult qui,
réfugiées en Bretagne après l’abandon de Paris, dressent ce
constat :
Nous qui sommes tout au bout des membres de la France,
nous ne sentions pas encore que le cœur s’était arrêté. Au-
jourd’hui, on s’aperçoit que le sang n’arrive plus, que les
organes nobles ont cessé de fonctionner et nous sommes
comme une main paralysée parce qu’elle ne reçoit plus
d’ordres23.
La personnification du pays va de pair avec l’affirmation
de son unité. L’enjeu pour le régime républicain tient à subli-
mer la réalité hétérogène du territoire pour faire valoir le
« sentiment d’une similitude fondamentale de la France24 ».

20. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France,


op. cit., p. 7.
21. Roger Brunet et Olivier Dollfus (dir.), Mondes nouveaux, Paris, Ha-
chette, 1990, p. 92.
22. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit, p. 94.
23. Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, éd. cit., p. 47.
24. Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants »,

170
La France personnifiée et cartographiée

À ce titre, les différences régionales ne sont pas présentées


comme des oppositions, mais comme des complémenta-
rités. La structure narrative du Tour de la France par deux
enfants entre au service de cette visée unificatrice, comme le
soutiennent Jacques et Mona Ozouf :
Parcourir d’autre part, c’est évidemment unir : par la
route, le canal ou la voie du chemin de fer, les enfants font
cette découverte […] qu’au-delà des limites du canton
s’étendent des pays qui ne sont ni mystérieux ni sauvages.
On peut relier l’une à l’autre toutes les régions françaises
qui échangent du même coup leurs qualités et leurs pro-
duits. La Bretagne est bien loin, mais la vache bretonne est
répandue à travers toute la France, Besançon donne l’heure
à tous les Français. La démonstration que la France est faite
d’une seule et même étoffe, où les lieux et les hommes se
« tiennent », André et Julien la fournissent eux-mêmes en
marchant25.
Le trajet accompli par les protagonistes révèle l’osmose
qui unit un peuple à son sol, dans une forme de continuité
organique.
Un identique principe d’unification structure le discours
géographique savant. Si Vidal de La Blache souligne la pro-
fonde diversité – physique, économique, culturelle – de la
France, c’est pour mieux apprécier sa cohérence d’ensemble :
les différences « prennent sens de leur contiguïté26 ». De fait,
le géographe excelle dans l’art de souligner les « possibilités
de passages, d’échanges, de contacts et de relations27 » entre
les espaces, de mettre en évidence les transitions plutôt que

art. cit., p. 283.


25. Ibid., p. 282.
26. Paule Petitier, « D’un tableau l’autre », art. cit., p. 131.
27. Jean-Louis Tissier, « Le voyage, filigrane du Tableau de la géographie
de la France ? », dans Marie-Claire Robic (dir.), Le Tableau de la géogra-
phie de la France de Paul Vidal de La Blache, op. cit., p. 25.

171
La France en éclats

les cloisonnements. Lecteur de marque du Tableau, Julien


Gracq reconnaît dans l’effet de « fondu enchaîné continuel28 »
ménagé par l’auteur la plus grande réussite de l’ouvrage.
Cette conception unitaire répond à une logique d’idéa-
lisation : l’espace national est censé former « le plus beau
royaume sous le ciel29 ». De ses composantes géographiques
variées (reliefs, climats, cultures), la France offre une syn-
thèse harmonieuse, marquée par l’équilibre et la pondéra-
tion. La célébration de l’harmonie du territoire se traduit
notamment par la promotion de figures géométriques à
même de symboliser la perfection formelle de la France,
à l’instar de l’octogone mis en avant par Élisée Reclus au
milieu des années 1870, et surtout de l’hexagone qui finit par
s’imposer dans les manuels et les ouvrages de référence par
sa plus grande simplicité visuelle30 [ill. 4.1 et 4.2]. La modé-
lisation géométrique du territoire français ne constitue pas
du reste une nouveauté, mais remonterait au moins jusqu’à
la Renaissance : le royaume, plus volontiers comparé à la
figure du losange, était déjà envisagé « comme une manière
de perfection, à l’instar des représentations picturales de la
cité parfaite ou des cours d’anatomie appréhendant le corps
humain comme un chef-d’œuvre de symétrie31 ».
L’idéalisation de la France est en outre véhiculée par une
rhétorique de l’émerveillement, caractéristique de la littéra-
ture pour la jeunesse. Dans Le Tour de la France, André et
Julien s’enthousiasment pour les trésors d’ingéniosité que

28. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier », éd. cit., p. 1196.
29. Onésime Reclus, Le plus beau royaume sous le ciel, Paris, Hachette,
1899, p. 93.
30. Voir à ce sujet l’article de Marie-Claire Robic, « Sur les formes de
l’hexagone », Mappemonde, n° 89/4, 1989, p. 18-23.
31. Voir Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, t. I, L’espace français,
op. cit., p. 45.

172
La France personnifiée et cartographiée

recèle le pays, à l’image de cette « merveille de l’industrie32 »


qu’est le marteau-pilon à vapeur, ou tombent en pâmoison
devant les espaces naturels qu’ils découvrent : « En voyant
l’une après l’autre toutes ces montagnes sortir de la nuit et
paraître à la lumière, nous avons assisté comme à une nou-
velle création33. » L’émerveillement paysager, dont cette
séquence de l’apparition des Alpes au lever du soleil offre
un aperçu, donne raison aux analyses d’Anne-Marie Thiesse
pour qui « la fille aînée de l’Église est dans sa version laïque
comblée des grâces de la Nature34 ». Les ouvrages prenant
pour modèle Le Tour de la France par deux enfants – l’his-
torien Patrick Cabanel en identifie pas moins de vingt-neuf
parus sous la Troisième République – insistent sur cet émer-
veillement jusque dans leurs titres, à l’exemple de Joie des
yeux de Paul Liquier ou encore du Concours des merveilles
d’Yvonne Ostroga, rebaptisé en 1939 Merveilles de France.
Ce registre est pareillement perceptible dans les anthologies
de textes littéraires célébrant les charmes du pays. Gabriel
Vicaire, l’auteur du Livre de la patrie (1883), entend ainsi
susciter l’admiration des jeunes Français en les faisant voya-
ger par l’esprit :
Quelle infinie variété d’aspects, quelle succession ininter-
rompue de paysages tour à tour riants et grandioses, déli-
cieux et terribles ! La Bourgogne éclate de santé, la Gascogne
rit, la Provence brûle […] et là-bas, tout là-bas, dans les
brumes de l’extrême horizon, se dressent les Alpes et les
Pyrénées […]. Toutes ces merveilles sont à nos portes35.

32. G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants [1877], Paris, Belin,
1906, p. 241.
33. Ibid., p. 177.
34. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 251.
35. Gabriel Vicaire, Le Livre de la patrie, Paris, E. Weill et G. Maurice,
1883, p. 5-6.

173
La France en éclats

La figuration idéalisée et personnifiée de la France ne


vaut pas seulement dans les discours ; elle trouve un prolon-
gement sensible dans la représentation visuelle du pays dans
les salles de classe.
B/ Représentations cartographiques du territoire
Dans Composition française (2009), le témoignage que
Mona Ozouf livre de son enfance bretonne et de l’éducation
reçue à l’école communale de Plouha (Côtes-d’Armor), l’au-
trice affirme que « la France, c’était d’abord une carte36 ». La
représentation du pays s’incarne en effet dans une multipli-
cité d’illustrations cartographiques soulignant la dimension
spatiale de l’attachement à la nation. Celui-ci n’est pas seu-
lement informé par des mythes ou des symboles, mais aussi
par une iconographie précise.
Iconographie scolaire
La matérialisation cartographique de la France est très
tôt mise en valeur dans l’enseignement de la géographie. En
témoigne la circulaire du 27 septembre 1872 transmise aux
proviseurs d’établissements : « Cartes peintes, cartes collées
sur des toiles, atlas, globes, cartes planes ou en relief, vous
choisirez le système qui vous paraîtra le plus utile : mais
vous avez le devoir impératif de donner à tous vos élèves
le goût des cartes, l’habitude de les lire37. » Investie d’une
fonction didactique qu’elle ne présentait pas jusqu’alors, la
carte apparaît comme le support privilégié d’une visualisa-
tion du territoire, donnant chair et consistance au concept
de nation.

36. Mona Ozouf, Composition française [2009], Paris, Gallimard,


coll. « Folio », 2010, p. 123.
37. Le texte est cité dans Philippe Marchand (dir.), L’Histoire et la géo-
graphie dans l’enseignement secondaire, op. cit., p. 419.

174
La France personnifiée et cartographiée

Les atlas, c’est-à-dire les recueils de cartes géographiques,


se multiplient dans le cycle secondaire pour pallier l’absence
d’illustrations au sein des manuels. Si les premières éditions
du Tour de la France par deux enfants fournissaient déjà les
conditions d’une « épreuve physique de l’espace38 », rien ne
concourt mieux que les cartes à « rendre la patrie visible et
vivante » à l’écolier, à lui « faire voir et toucher la France
entière39 ». La description de la nation bénéficie dès lors
d’une visibilité et d’une lisibilité nouvelles. L’Atlas général
Vidal-Lablache, muni de 137 cartes et 248 cartons constitue
le modèle du genre ; paru chez Armand Colin en 1894, il
forme un répertoire iconographique du pays que les pro-
fesseurs sont encouragés à mobiliser en classe. Ses planches
mettent à chaque fois l’accent sur une donnée particulière
du territoire, relevant de la géographie physique, écono-
mique, administrative, urbaine ou même militaire (l’une
d’elles, « Frontière Nord-Est et Alsace-Lorraine », représente
ainsi les nombreuses villes fortifiées présentes dans cette
partie de la France). Les facilités matérielles de reproduc-
tion et d’impression contribuent en grande partie à la place
croissante des illustrations cartographiques dans les manuels
de géographie.
Par leur format imposant, les cartes murales tirées de ces
planches participent au projet de l’institution « de redoubler
l’inscription spatiale de la communauté en matérialisant
son territoire40 ». Sous l’action du ministère de l’Instruction
publique, les salles de classe se dotent dès les années 1870 de
ces outils pédagogiques d’un genre nouveau. Les cartes sont

38. Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants »,


art. cit., p. 280.
39. G. Bruno, « Préface », Le Tour de la France par deux enfants, éd. cit.,
p. 2.
40. Pascal Clerc, La Culture scolaire en géographie, op. cit., p. 31.

175
La France en éclats

généralement constituées de deux côtés : le recto contient les


données géographiques étudiées ; le verso forme une carte
muette à partir de laquelle les professeurs peuvent interroger
les élèves [ill. 4.3]. Support utile à l’apprentissage, la carte
murale exerce un pouvoir d’attraction singulier et imprime
sa marque dans les mémoires. Dans son essai Le Dépaysement
(2011), Jean-Christophe Bailly évoque ainsi le souvenir fon-
damental, « ancré tout au fond, de ces cartes de géographie
de grand format que l’on suspendait dans les salles de classe
par des œillets à des clous fixés au-dessus du tableau, cartes
parmi lesquelles, outre le planisphère qui était sans aucun
doute et de loin la plus prisée, dominait celle, simple, du
relief et des principaux fleuves de l’Hexagone, verte, jaune
et brune, avec la Corse ajoutée dans un cartouche en bas et
à droite41 » [ill. 4.4].
Accrochée à côté du tableau ou sur l’un des murs de la
classe, la carte murale s’impose à la vue, même lorsqu’elle
ne fait pas l’objet d’une lecture active. Comme le suggère
Mona Ozouf, elle offre à ceux dont l’attention fléchit la « res-
source rêveuse de suivre le fil bleu des canaux ou noir du
chemin de fer42 », transformant la géographie en « école des
songes43 ». Même inconsciemment, les élèves s’imprègnent
de ses contenus, en mémorisent les formes et les couleurs,
les renseignements et les noms.
L’image cartographique de la France véhiculée par les
atlas et les cartes murales illustrent de manière exemplaire le
concept d’« iconographie » avancé par Jean Gottmann dans
La Politique des États et leur géographie (1952). Dans cet

41. Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France [2011],


Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 2012, p. 191-192.
42. Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants »,
art. cit., p. 283.
43. Mona Ozouf, Composition française, op. cit., p. 125.

176
La France personnifiée et cartographiée

essai, le géographe entend analyser les processus de conso-


lidation des communautés nationales pour rendre compte
de ce qu’il appelle le cloisonnement du monde. Il établit
dans cette perspective une dichotomie entre deux notions :
celle de circulation et celle d’iconographie. Si la première
assure à une communauté une dynamique d’ouverture sur
le monde (par les échanges commerciaux, les mobilités
transfrontalières ou encore les relations diplomatiques), la
seconde cristallise quant à elle l’ancrage, voire le repli d’un
groupe au sein d’un territoire. L’iconographie se décline sous
la forme de croyances, d’idées, d’images et de symboles qui,
mis en commun, rassemblent le peuple et lui permettent
de se singulariser. Les cartes géographiques font partie inté-
grante de ces « icônes » qui « constituent le ciment du groupe
et conduisent à la définition d’un territoire44 » ; elles parti-
cipent pleinement à la « création des identités nationales »,
pour reprendre la formule plus récente d’Anne-Marie
Thiesse selon laquelle chaque nation, pour exister, doit pou-
voir compter sur une multiplicité d’éléments symboliques
et matériels : hymnes et drapeaux, paysages remarquables
et monuments culturels, représentations folkloriques, etc45.
Murales ou livresques, les cartes géographiques fixent
l’idée de patrie sous la forme d’un corps dont chaque partie,
même éloignée, se révèle inaliénable. Comme l’a montré
Jean-François Chanet, l’enseignement de la France n’a pas
nécessairement fait violence aux particularismes locaux ; les
enseignants ont souvent mis en œuvre, au contraire, une
pédagogie par laquelle ils « tâchaient de cheminer du proche

44. Jean Gottmann, Éléments de géographie politique, Paris, Les Cours


de droit, 1955, p. 200.
45. Voir Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Eu-
rope xviiie-xixe siècles, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points histoire », 2001.

177
La France en éclats

au lointain46 ». Les cartes ont à cet égard fait office d’auxi-


liaires précieux, comme le révèle ce passage du témoignage
de Mona Ozouf :
Car si Paris, grosse araignée noire tapie au centre de la toile,
paraissait toujours aussi lointain, et notre Bretagne à nous
si excentrique, si inconfortable, tout à l’extrémité gauche
de la carte, au moins nous étions sûrs, grâce au fil noir du
chemin de fer, de pouvoir aller partout. Il nous suffisait,
au bas du terrain vague, de monter, à Plouha-ville, dans le
petit train départemental, pour que la France nous appar-
tienne47.
Le support cartographique peut certes conforter l’éclosion
ou la permanence d’un sentiment d’appartenance nationale ;
pourtant, d’« icône que l’on révère pieusement48 », il devient
en 1940 le symbole du morcellement du pays, donnant à
voir la France occupée. La défaite rebat pour ainsi dire les
cartes.
Un pays « coupé brutalement à la hauteur du ventre » : la
ligne de démarcation dans Le Fidèle Berger
Que l’effondrement de la France ait remis en cause son
paradigme géonational, c’est là ce qu’accrédite un nombre
important de récits. Le deuil de l’image idéalisée du pays est
ainsi souligné dans un passage de La Mise à mort d’Aragon
(1965) :
40… en juin, qui m’avait dit, je le revois encore, un grand
garçon épouvanté, très brun, un gemmeur des Landes
tout bête d’être sans échasses : Tout de même… tout de
même… la France, ce n’est pas l’Espagne ! […] Il y aurait
de quoi rire. Avoir été élevé dans l’idée d’une géographie

46. Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris,


Aubier, 1996, p. 101.
47. Mona Ozouf, Composition française, op. cit., p. 124.
48. Michel Foucher, Fronts et frontières, op. cit., p. 71.

178
La France personnifiée et cartographiée

immuable, les frontières, les départements, les sous-préfec-


tures… Et puis maintenant, regarde-toi dans ton atlas, tu
ne t’y retrouveras, tu ne t’y reconnaîtras, tu ne t’y verras
plus : c’est pis que les miroirs ! Où est-elle, notre image
scolaire ? La peau de chagrin… La France bientôt, ce n’est
plus la France49.
Ironisant sur les préjugés d’un individu rencontré lors
de la débâcle, le narrateur dénonce l’illusion d’une France
éternelle véhiculée par l’école, mais démentie par la défaite,
l’occupation et la scission du territoire en plusieurs zones. La
comparaison de l’atlas au miroir fait en outre apparaître le
lien profond existant entre identité géographique et identité
personnelle : le bris de l’iconographie nationale révèle, de
manière spéculaire, la perte de soi-même.
Le Fidèle Berger d’Alexandre Vialatte en fournit un par-
fait exemple. L’écrivain a toujours manifesté une sensibilité
particulière à la culture scolaire républicaine, qu’il réinves-
tit au sein de sa pratique romanesque, notamment dans
Battling le ténébreux (1928) et Les Fruits du Congo (1951),
où l’école constitue le socle du cadre romanesque. Plus que
toute autre discipline, la géographie joue un rôle détermi-
nant dans l’imaginaire de l’écrivain, sensible aux paysages de
son Auvergne natale dont il dresse le « cadastre poétique50 »
à travers maintes chroniques et une trilogie d’ouvrages51.
La culture géographique acquise dans l’enfance infuse
son œuvre en général et Le Fidèle Berger en particulier. Le
héros du roman, avant de reconnaître de retour chez lui « la
couverture rose d’un livre de géographie qu’il avait eu en

49. Aragon, La Mise à mort [1985], dans Œuvres romanesques complètes,


t. V, éd. établie par Daniel Bougnoux avec la collaboration de Philippe
Forest, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2012, p. 47-48.
50. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 165.
51. Les textes de l’auteur sur le sujet ont été regroupés de manière pos-
thume sous le titre L’Auvergne absolue, Paris, Julliard, 1983.

179
La France en éclats

sixième52 », se remémore au cours de la débâcle l’intrigue


générale du Tour de la France par deux enfants :
Ses souvenirs ne lui apportaient plus que des brouillards et
des murailles. Il revit une des images du Tour de France par
deux enfants, la porte de Phalsbourg, deux tours, un fac-
tionnaire. Il se rappela le vieux texte, sur les pages jaunies
du bouquin : « Un matin… deux enfants, deux frères…
et la sentinelle prussienne ». Aujourd’hui c’était la même
chose, il était dans le même brouillard, derrière des mu-
railles toutes pareilles53…
À la faveur d’une analogie rêveuse, la convocation de la
culture scolaire situe la défaite de 1940 dans le sillage de
celle de 1870.
Avant d’analyser la manière dont le modèle cartogra-
phique du pays se fissure, rappelons brièvement l’intrigue du
roman. Mobilisé pendant la débâcle, le brigadier Berger est
fait prisonnier par les Allemands, puis placé dans un camp
où il sombre bientôt dans la folie. Lors d’une crise de délire,
il tente de mettre fin à ses jours et se trouve alors transféré
dans un hôpital psychiatrique où il séjourne quelque temps
avant d’être libéré. Berger rentre alors dans son foyer et tâche
de retrouver le cours d’une vie ordinaire.
Le roman présente une forte dimension autobiogra-
phique. Après la drôle de guerre vécue dans un cantonne-
ment en Alsace, Vialatte participe à la bataille de France au
cours de laquelle il est fait prisonnier, à Besançon ; en cap-
tivité, il est victime d’une dépression nerveuse puis conduit
à l’hôpital de Dole, en zone occupée. Tout comme Berger
dans le roman, l’auteur connaît une libération précoce le 7
juillet 1941, sans doute obtenue grâce au soutien de Jean
Paulhan et Henri Pourrat. Dès son retour dans le village

52. Id., Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 212.


53. Ibid., p. 63.

180
La France personnifiée et cartographiée

de Saint-Amant-Roche-Savine (Puy-de-Dôme), Vialatte


s’attèle à la rédaction du Fidèle Berger, achevé en quarante
jours. Pressenti par Paulhan pour obtenir le Prix Goncourt,
le roman, publié en 1942, est rapidement censuré par les
autorités allemandes.
Diffracté tout au long du récit à travers la conscience du
brigadier, le traumatisme de la défaite est condensé en fin
d’ouvrage dans une scène de contemplation cartographique
qui, quoique occupant une place relativement succincte, se
révèle d’une importance décisive – tout comme « la dimen-
sion d’une œuvre d’art ne dépend pas de la surface qu’elle
couvre sur la toile, mais des résonances qu’elle éveille54 » chez
le spectateur. Si la critique a bien souligné la place majeure
que la « fascination de l’image55 » occupe dans l’œuvre de
Vialatte, elle n’a pas pour autant accordé d’attention parti-
culière à cette séquence révélatrice :
Il [Berger] continua longtemps ses chasses. Un soir, passant
dans la rue d’un faubourg qui sentait le tan et la futaille, il
vit une porte par laquelle il était entré bien souvent dans
son enfance. Il y avait au plus haut étage l’ancien apparte-
ment de la tante Nancy.
La vieille maison était pleine de surprises. À chaque palier
du large escalier de bois on trouvait une profonde fenêtre
à petits carreaux et des placards ronds à moulures. En haut
il devait y avoir une carte de France. C’est ce détail qu’il
voulait vérifier.
Son cœur battit quand il trouva la place. Il revoyait tous
les détails du vieux papier, ses couleurs passées, les titres,
les crochets des départements, les yeux ronds des grandes
villes, les varices de la Seine et la ligne si personnelle de la
côte française avec la Bretagne furieuse, pareille à une tête
de chien, la gueule ouverte et la langue pointée. Autour il

54. Id., Résumons-nous, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017, p. 126.


55. Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte roman-
cier, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 88.

181
La France en éclats

devait y avoir les soldats de cette époque, le zouave, l’artil-


leur, le colonial, le fantassin et le spahi en manteau rouge.
Mais l’ombre épaisse ne permettait pas de les voir.
Il fit craquer une allumette et il ne put en croire ses yeux.
On lui avait changé sa carte. Il n’y avait là qu’une France
hâtivement dessinée, sans ornement, sans rêve, sans bien-
veillance, et coupée brutalement à la hauteur du ventre par
une démarcation qui limitait deux zones : au nord, une
verte, au sud une rose, d’une couleur tristement chimique.
Une carte qui n’était qu’un vague renseignement, et un
renseignement funèbre.
L’allumette s’était éteinte. Il n’osa pas la rallumer. Le coup
l’avait atteint aussi droit que le spectacle des deux femmes
qui les regardaient passer, au bras des Allemands, le soir de
leur défaite, sur la route. […] Il se sentit triste à pleurer. La
défaite violait jusqu’à son enfance. Il n’y avait plus rien à
sauver56.
Deux représentations de la carte de France entrent ici en
confrontation : l’une est imaginaire, fantasmatique et rat-
tachée au passé ; l’autre est concrète et prend en compte la
nouvelle donne de l’Occupation allemande, dont la ligne
de démarcation est l’emblème [ill. 4.5]. La première carte
fait l’objet d’une idéalisation rétrospective, fidèle au para-
digme républicain. La mention des départements, le figuré
des villes et des fleuves rappellent les cartes murales des salles
de classe, tandis que la « ligne si personnelle de la côte fran-
çaise » fait songer au concept de « personnalité » central dans
la pensée de Vidal de La Blache. La comparaison enfantine
de la Bretagne à une tête d’animal à la « gueule ouverte et
la langue pointée » met en valeur une France « furieuse » et
combattive. La puissance du pays est redoublée par l’évoca-
tion d’une galerie de figures coloniales, suggérant le rayon-
nement impérial de ce qu’on appelait alors « la plus grande

56. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 260-261.

182
La France personnifiée et cartographiée

France », image magnifiée que les rêveries exotiques du per-


sonnage perpétuent au long du roman.
Pourtant, la mention de « l’ombre épaisse » entourant le
personnage laisse entendre le statut illusoire de sa vision fan-
tasmatique, avant que la lueur de l’allumette n’entraîne un
désenchantement radical, dramatisé par le clair-obscur de
la scène. La France n’a plus rien d’un « être géographique »
indissoluble, mais apparaît tout au contraire « coup[ée]
brutalement à la hauteur du ventre ». Cette représentation
matérialise le traumatisme proprement viscéral vécu par le
brigadier au cours des opérations militaires, lorsqu’il avait
senti « au fond de sa peau la France se déchirer tout du long,
tout du long, avec un bruit d’étoffe qui craque57 ». La carte
de la France occupée accentue le désespoir du brigadier, déjà
hanté par des images de lacération, et bat en brèche l’image
scolaire idéale qu’il révérait.
La vision d’une France balafrée, scindée en deux, appa-
raît d’autant plus « funèbre » qu’elle renvoie le brigadier à sa
propre scission, au dédoublement psychique dont il a été
victime au cours de la guerre :
Il y a des corps qu’on appelle isomères ; ainsi le charbon et
le diamant ; ils ont la même formule chimique et ne sont
pourtant pas identiques. Berger sentit avec une espèce de
stupeur qu’il n’était plus qu’un isomère de lui-même58.
À ce stade de l’intrigue, Berger n’éprouve pas l’état d’alié-
nation mentale dont il fera l’expérience une fois prisonnier,
mais la métaphore laisse déjà transparaître sa fragilité. La
carte fonctionne donc sur le modèle du miroir aragonien :
elle traduit graphiquement la faille de l’individu. Ce lien
entre identité cartographique et identité personnelle est du

57. Ibid., p. 39.


58. Ibid., p. 38.

183
La France en éclats

reste mis en évidence dans un autre roman de Vialatte, La


Dame du Job, où il est dit d’une carte d’état-major consultée
en juin 1940 qu’elle « était noire de montagnes imprimées
comme des empreintes digitales59 ».
Certes, d’autres récits de la débâcle contiennent des scènes
d’observation cartographique, à l’instar de L’Étrange Défaite
de Marc Bloch où le général Blanchard, qui commande la
1re armée, « sans un mot, presque sans un geste, figé dans
une immobilité tragique, contemplait fixement la carte […]
comme pour y chercher la décision qui le fuyait60 » ; mais la
scène du Fidèle Berger se distingue par son intensité. Alors
que le brigadier s’attendait à découvrir une carte identique
à celle de son enfance, il fait l’expérience d’une défamiliari-
sation radicale, en tout point contraire à ce que décrit Pierre
Jourde dans Géographie intérieure au sujet de la lecture des
cartes : « Instantanément, ou presque, on reconnaît une
configuration […], on identifie la silhouette familière des
pays61. » Pétrifié, Berger fait quant à lui le constat d’une alté-
ration qui, au sens étymologique, a rendu autre une France
qu’il osait croire intacte.
Pour autant, cette scène ne remet pas en cause le parcours
de reconstruction du personnage structurant la dernière
partie du roman. De retour chez lui, Berger prend progres-
sivement de la distance avec son traumatisme de guerre, à la
faveur d’une réappropriation intime de sa contrée d’origine.
Robert Pickering souligne à raison la manière dont le per-
sonnage « retrouve les traces d’un enracinement qui l’aide à
s’ancrer de nouveau dans la confiance d’une identité person-
nelle tournée vers l’avenir62 ». En témoigne le grenier du dra-

59. Id., La Dame du Job, Paris, Arléa, 1987, p. 124. Nous soulignons.
60. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 58.
61. Pierre Jourde, Géographie intérieure, Paris, Grasset, 2015, p. 90.
62. Robert Pickering, « L’imaginaire occupé du Fidèle Berger », dans

184
La France personnifiée et cartographiée

pier de Pont-Saint-Paul que fréquente assidûment Berger et


qui apparaît comme l’antithèse du « sépulcre en sous-sol63 »
où s’est jouée l’expérience aliénante de Berger en captivité.
Alain Schaffner y voit le lieu d’aboutissement symbolique
du roman, dont la structure « pourrait être analysée sur le
plan spatial comme une descente aux enfers suivie d’une élé-
vation64 ». L’espace du grenier, qui selon Gaston Bachelard
fait partie des « pièces métaphysiques de la maison où l’on
se retrouve face à soi seul65 », forme donc la scène du relève-
ment du sujet. À travers les objets qu’il y découvre et qui le
rattachent à son passé, le personnage s’emploie à « raccom-
moder sa mémoire effilochée […], recoudre les pièces de ses
souvenirs tombés en lambeaux66 ». Cette activité de suture
des fragments épars de sa vie est au demeurant figurée par le
papier peint décorant la maison parentale, semblable à « ces
couvertures faites de bouts d’échantillons cousus ensemble
dont les pièces rouges, jaunes, bleues et vertes s’ajustent sui-
vant les décrets d’une géographie compliquée67. »
Dans un tel contexte, la découverte de la carte de France
surprend en ce qu’elle place à nouveau le personnage dans
la « géographie du grand tourment68 » de la Seconde Guerre
mondiale. Quoique douloureuse, elle permet à Berger
d’échapper à ses ruminations sans fin, à sa régression dans

Alexandre Vialatte, au miroir de l’imaginaire, Actes du colloque de no-


vembre 2001, Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 157.
63. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 110.
64. Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir, op. cit., p. 118.
65. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 188.
66. Denis Wetterwald, Alexandre Vialatte : des maisons d’enfance aux
maisons d’en face, Saint-Cyr-sur-Loire, Pirot, 2001, p. 46-47.
67. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 235.
68. La formule correspond à l’un des titres envisagés pour le roman
qu’Alexandre Vialatte comptait entreprendre après la parution du Fidèle
Berger.

185
La France en éclats

l’enfance et surtout au déni de la défaite de 1940 : elle marque


ses retrouvailles avec le réel. Il faut ainsi reconnaître dans la
carte de la France occupée un discours de vérité de l’image,
qui n’était pas garanti jusqu’à présent pour le personnage :
Ce qui le rendait fou c’était l’énigme ; c’était de ne pas
croire au réel. C’était de ne plus rien voir de vrai. La réalité
n’était plus qu’une série d’images trompeuses. Tout était
admissible et rien n’était certain. Il ne pouvait pas être vrai
que la France fût anéantie ! […] Tout tendait à le lui prou-
ver. Il n’y croyait quand même pas69.
S’il est vrai que « la défaite de la France constitue un
cataclysme qui anéantit toute possibilité de jugement épis-
témique sur le réel70 », comme le déclare Anaëlle Touboul,
la confrontation finale avec la carte marque un coup d’arrêt
définitif à la fuite dans l’imaginaire. La concrétude du sup-
port cartographique engendre une lucidité nouvelle : la ligne
de démarcation n’a plus rien de la « ligne fictive71 » traversée
par Berger à sa sortie d’hôpital. La carte a beau ébranler le
personnage au plus profond de lui-même, elle est au bout
du compte libératrice. Elle lui donne les moyens de renon-
cer au monde de faux-semblants dans lequel il s’était perdu
et de retrouver le cours d’une vie ordinaire : « Berger prit le
train, s’habilla comme tout le monde et vécut d’un emploi
normal72. » Le personnage est dès lors en mesure d’entamer
l’authentique travail de deuil qu’il n’avait pu engager plus
tôt.

69. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 113.


70. Anaëlle Touboul, Histoires de fous. Le roman au cœur de la folie
(xxe siècle), op. cit., p. 220.
71. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 230.
72. Ibid., p. 261.

186
La France personnifiée et cartographiée

C/ Allégories féminines de la nation


Si l’épreuve de la contemplation cartographique consti-
tue un ressort narratif original pour énoncer la faillite du
paradigme géonational, celle-ci peut être signifiée plus
encore au moyen d’une figure littéraire qui se déploie parfois
à l’échelle d’un texte entier : l’allégorie. À la France présen-
tée comme une personne (un « être géographique ») au sein
du discours républicain répond la France figurée sous les
traits d’un personnage dans la fiction romanesque. À preuve
la mise en scène de figures féminines blessées ou meurtries,
incarnant par leur destin l’effondrement du pays et la perte
de son intégrité.
Avant même d’être perceptible dans les textes, le rapport
d’équivalence entre l’individu et l’espace national s’est joué
dans les pseudonymes géographiques adoptés par certains
écrivains résistants. Le cas le plus emblématique est celui de
Vercors, choisi par Jean Bruller lors de la publication clan-
destine du Silence de la mer (1942). Il fait référence au massif
que l’auteur avait côtoyé lors de sa mobilisation à Romans-
sur-Isère en 1939-1940 – choix onomastique inspiré, puisque
c’est en ce lieu que se développera le plus célèbre des maquis
au cours de l’Occupation. L’attribution d’un pseudonyme issu
d’un « pays » de France (au sens premier de région) devient dès
lors une spécialité des Éditions de Minuit, où sont publiés
les textes de Cévennes (Jean Guéhenno), Forez (François
Mauriac), Auxois (Édith Thomas), Vivarais (Pierre Bost), ou
encore Argonne (Jacques Debû-Bridel)73. De même Aragon,
dont le nom est lui aussi d’origine géographique (espagnole

73. Le choix du pseudonyme n’est pas nécessairement le fait des auteurs


eux-mêmes ; certains d’entre eux doivent la paternité de leur nouveau
nom de plume à Yvonne Paraf, cheville ouvrière des Éditions de Minuit
clandestines. Voir Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le
devoir d’insoumission [1994], Paris, IMEC éditions, 2008, p. 122.

187
La France en éclats

en l’occurrence), choisit-il comme nom d’emprunt pen-


dant la guerre celui d’une commune française située dans le
Rhône : Ambérieux, que l’auteur attribue également à l’un
de ses personnages romanesques, Blaise Ambérieux, dans Les
Voyageurs de l’impériale (1942). Le rapport étroit existant entre
pseudonymie et toponymie – dont on trouvera un autre écho
littéraire dans La Ronde de nuit de Patrick Modiano (1969),
où les résistants prennent pour pseudonymes des stations de
métro74 – illustre ce que James Steel nomme à juste titre un
« lien ombilical entre soi et sa terre75 », entre les écrivains et le
territoire qu’ils défendent.
Une tradition littéraire ancienne
L’incarnation de la France sous les traits d’une femme
– et plus encore d’une mère – s’inscrit dans une tradition
littéraire ancienne, qui se structure au Moyen-Âge puis à la
Renaissance. Si à cette époque, le concept de nation n’est
pas encore de mise, les figures féminines sont déjà mobilisées
pour incarner des territoires, des duchés ou des royaumes,
comme dans les pièces poétiques de Christine de Pizan et
d’Eustache Deschamps par exemple. Ce type de représenta-
tions conforte des systèmes d’identification dont l’historien
Eric Hobsbawm dirait qu’ils sont « protonationalistes76 ».

74. Le lieutenant Dominique l’affirme au narrateur : « Impossible en


effet de lutter au grand jour. Il s’agit d’une guerre souterraine. Nous vi-
vrons perpétuellement traqués. Chaque membre du groupe a pris, pour
pseudonyme, le nom d’une station de métro. Il me les présentera d’ici
peu : Saint-Georges. Obligado. Corvisart. Pernety. D’autres encore »,
dont Picpus et Jasmin (Patrick Modiano, La Ronde de nuit, Paris, Galli-
mard, coll. « Blanche », 1969, p. 116).
75. James Steel, Littérature de l’ombre. Récits et nouvelles de la Résistance
1940-1944, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences poli-
tiques, 1991, p. 78.
76. Voir Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 [1992],
Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2001.

188
La France personnifiée et cartographiée

L’allégorie féminine est en particulier convoquée dans des


contextes de crise politique, à l’instar des guerres de reli-
gion77. L’exemple le plus emblématique est celui du portrait
qu’Agrippa d’Aubigné dresse du pays déchiré par les heurts
entre catholiques et protestants, dans Les Tragiques (1616) :
Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
[…] Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte78.
Pour souligner les conséquences désastreuses des
guerres intestines culminant lors du massacre de la Saint-
Barthélemy, le poète reprend à son compte le topos de
l’alma mater (la mère nourricière). Celui-ci constitue une
constante de l’allégorie de la nation, qu’il soit mobilisé dans
un registre de célébration, comme dans les sonnets de Du
Bellay – « France, mère des arts, des armes et des lois, / Tu
m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle79 » –, ou dans
un registre de déploration, comme dans les vers de Charles
Péguy au sujet de la Première Guerre mondiale – « Mère,
voici vos fils qui se sont tant battus80 ». Si Ronsard avait déjà
usé de l’allégorie de la mère outragée pour symboliser les
misères de son temps81, Agrippa d’Aubigné la développe

77. Voir à ce sujet l’essai de Marcus Keller, Figurations of France: Litera-


ry Nation-Building in Times of Crisis (1550-1650), Newark, University
of Delaware Press, 2011.
78. Agrippa d’Aubigné, « Misères », Les Tragiques [1616], Paris, Galli-
mard, coll. « Poésie / Gallimard », 2003, p. 80.
79. Joachim Du Bellay, Les Regrets [1558], Paris, Gallimard, coll. « Poé-
sie / Gallimard », 1975, p. 83.
80. Charles Péguy, Ève [1913], Le Barroux, Éd. Sainte-Madeleine,
2011, p. 33.
81. On songe aux vers suivants tirés du Discours des misères de ce temps : « Je
veux malgré les ans au monde publier, / D’une plume de fer sur un pa-
pier d’acier, / Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue / Et jusques à
la mort vilainement battue » (Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce

189
La France en éclats

et la radicalise en la chargeant d’une violence singulière.


Aragon fera d’ailleurs référence dans Les Communistes au
défenseur de la cause huguenote pour suggérer la vindicte
publique à laquelle le Parti communiste est alors désigné82.
Les œuvres des deux écrivains se rejoignent dans le tableau
qu’elles peignent d’une France soumise à des déchirements
intérieurs, comme le suggère Corinne Grenouillet : « Des
Tragiques aux Communistes joue un indéniable effet de
miroir […]. L’atmosphère de guerre civile du premier livre
des Tragiques (“Misères”), […] ressurgit pour caractériser les
événements de 1939 et 194083 ».
Les révolutions, les guerres, les invasions ennemies, les
luttes d’influence constituent le terreau dans lequel s’épa-
nouit l’allégorie, et l’allégorie féminine en particulier. Cette
figure occupe une place croissante dans les œuvres litté-
raires à mesure que les nationalismes se consolident et s’exa-
cerbent, au cours du xixe siècle notamment. Michelet est
ainsi le premier, dans Jeanne d’Arc (1841), à transformer
radicalement la Pucelle d’Orléans en une héroïne incarnant
le peuple français :
Pour la première fois, on le sent, la France est aimée comme
une personne. Et elle devient telle du jour qu’elle est aimée.
[…] On le voit dès le premier jour qu’elle paraît devant
Orléans. Tout le peuple oublie son péril ; cette ravissante
image de la patrie, vue pour la première fois, le saisit et
l’entraîne. […] Souvenons-nous toujours, Français, que la
patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa ten-
dresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous84.

temps [1562], Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 51).


82. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 191.
83. Corinne Grenouillet, Lecteurs et lectures des Communistes d’Aragon,
Paris, Belles Lettres, 2010, p. 202.
84. Jules Michelet, Jeanne d’Arc [1841], Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2017.

190
La France personnifiée et cartographiée

À la suite de l’historien, bien des auteurs figurent la


France sous les traits d’une femme pour cristalliser le senti-
ment national : Barrès le premier qui, dans son roman Colette
Baudoche (1909), narre l’histoire d’une jeune Lorraine
refusant d’épouser un professeur allemand venu s’installer
à Metz après la chute du Second Empire ; son comporte-
ment fait d’elle l’incarnation d’une nation intègre, au sens
moral comme géographique du terme. Au demeurant, les
écrivains ne détiennent pas le monopole de l’allégorie poli-
tique : discours et ouvrages politiques, manuels scolaires et
peintures d’histoire en fournissent bon nombre d’exemples.
L’annexion de l’Alsace et de la Moselle en 1871 est ainsi
dépeinte dans France !! Ou l’Alsace et la Lorraine désespérées
(1906), œuvre du peintre Jean-Joseph Weerts [ill. 4.6]. Les
deux femmes prostrées au centre du tableau symbolisent les
deux départements perdus ; au second plan, un panneau où
se trouve écrit le mot « France » figure la frontière déplacée –
et donc la réduction du territoire national – tandis que l’on
distingue au loin le clocher de la cathédrale de Strasbourg,
peinte dans un noir de deuil du fait de son rattachement à
l’Allemagne.
Marianne vivante ou Marianne de papier :
une figure positive de la République
Qu’elle se rapporte à la guerre de 1870-1871, à celle
de 1914-1918 ou encore à celle de 1939-1945, l’allégorie
revêt presque toujours une dimension politique. Plus qu’au-
cune autre, la figure de Marianne le montre. Née lors de la
Révolution française, parée des attributs du bonnet phry-
gien, de la tunique et de la cocarde tricolore, elle est reprise
à bon compte par le camp républicain, notamment à partir
de la Révolution de 1848. En 1939-1945, elle n’a rien perdu
de son actualité et incarne tantôt la République défaite,

191
La France en éclats

tantôt la France en son entier. Sa présence symbolique dans


les récits apparaît d’abord comme le répondant d’une réa-
lité historique, montrant que l’allégorie n’est pas qu’une
pratique littéraire, mais aussi sociale. Dans son Journal des
années noires, Jean Guéhenno demeuré à Paris relève ainsi au
jour du 14 juillet 1941 :
Nous sommes allés sur les boulevards. Les malheureux Pa-
risiens ont bien fait tout ce qu’ils pouvaient pour signi-
fier leur résistance. Que d’ingéniosité pour rassembler de
quelques manières les trois couleurs interdites ! Les femmes
y avaient moins de peine. Quelques-unes semblaient rou-
lées dans des drapeaux. Louisette, dans sa robe à petits car-
reaux blancs et rouges et avec un foulard bleu, est descen-
due de Belleville comme une République… Les hommes
avaient moins de moyens85.
Ce type d’usage vestimentaire est à réinscrire dans « la tra-
dition des Marianne vivantes, jeunes filles à bonnet phrygien,
à robe tricolore, ranimée au temps du Front populaire86 »,
dont parle Maurice Agulhon dans Les Métamorphoses de
Marianne. L’historien se penche également sur l’attribution
des prénoms pendant la guerre, autre mode de concrétisa-
tion de l’allégorie nationale. Il rappelle les statistiques de
l’« Observatoire des prénoms » du CNRS et montre qu’elles
ont enregistré dans les années 1940 un « léger infléchisse-
ment vers le haut de la courbe des Marianne, moins marqué,
cependant, que celui des France ou des Marie-France87 ».
Parures et prénoms représentent donc deux modes symbo-
liques d’incarnation sociale du concept de nation.

85. Jean Guéhenno, Journal des années noires (1940-1944), éd. cit.,
p. 132.
86. Maurice Agulhon, Les Métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la
symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001,
p. 119.
87. Ibid., p. 112.

192
La France personnifiée et cartographiée

L’imagerie de l’époque n’est pas non plus en reste ; les


affiches utilisent volontiers la figure de l’allégorie en général
et celle de Marianne en particulier. On songe à la célèbre
affiche de Paul Colin, La Marianne aux stigmates, fleuris-
sant sur les murs à la Libération en août 1944. Si la palette
chromatique employée est fidèle à l’iconographie tradition-
nelle – fond bleu, silhouette blanche, tache rouge du bonnet
phrygien –, les lignes brisées et les déchirures de la robe
évoquent les « fissures d’un mur délabré88 ». Elles symbo-
lisent, au même titre que les stigmates aux mains suggérant
l’idée d’une France martyre, les destructions matérielles du
territoire pendant la guerre. Cela étant, on entrevoit aussi les
reconstructions à venir à travers la forme d’édifices debout,
et si le geste du bras semble protéger le visage d’un coup pos-
sible, il soutient également la puissance d’un regard tourné
vers une lumière retrouvée. La force singulière de l’image gît
dans cette tension entre l’exposition du malheur et la pers-
pective de sa résorption.
La figure de Marianne présente en tout état de cause une
dimension positive : elle incarne la France dans un contexte
où l’idée même d’un corps national fait défaut. Au seuil de
ses Mémoires, de Gaulle la dépeint sous les traits fantas-
matiques de « la princesse des contes ou [de] la madone
aux fresques des murs89 ». Le Général féminise la France à
maintes reprises, comme lorsqu’il constate à l’occasion d’un
déplacement aux États-Unis qu’on ne tient plus la France
pour une « captive énigmatique », sinon pour « une grande
alliée blessée, mais victorieuse, et dont on avait besoin90 ».
De Gaulle n’use pas de simples images conventionnelles,
mais donne à la nation une dimension charnelle, témoignant
88. Ibid., p. 120
89. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 5.
90. Ibid., p. 795.

193
La France en éclats

d’un attachement passionnel à son égard : « Nous avons à la


libérer […], à arracher le bâillon de sa bouche et les chaînes
de ses membres pour qu’elle puisse faire entendre sa voix et
reprendre sa marche au destin91. »
La littérature de la Résistance convoque elle aussi des
figures féminines allégoriques. Tel est le cas de la nièce dans
Le Silence de la mer de Vercors qui met un point d’honneur à
« refuser l’obole d’un seul mot92 » au jeune officier allemand,
respectueux et francophile, hébergé chez son oncle. En dépit
de son attitude irréprochable et de la sympathie qu’il inspire,
Werner von Ebrennac reste un occupant soumis à sa hié-
rarchie militaire et participant à une entreprise de destruc-
tion outrageante. Dans la poésie d’Aragon, la figure d’Elsa
Triolet présente, au-delà de sa judaïté et de son origine
étrangère, une portée éminemment nationale : « L’amour
d’Elsa et l’amour de la Patrie, chantés avec le même dolo-
risme, finissent par se confondre quelque peu au point
que ces deux objets d’un même désir déchiré et impossible
deviennent comme des symboles interchangeables dont on
ne saurait plus trop dire lequel détient de l’autre la clé93. » Le
poète associe étroitement le nom d’Elsa au territoire français
et plus précisément à sa capitale, qui en est la métonymie la
plus remarquable : « Il ne m’est Paris que d’Elsa », comme
l’annonce un de ses recueils. D’autres allégories féminines
transparaissent également sous la plume du poète résistant, à
l’instar de la « belle prisonnière » mentionnée dans « La Rose
et le Réséda » ou de « l’éternelle fiancée » à laquelle est assi-
milée la France dans le poème « C », toutes deux inspirées de

91. Ibid., p. 387.


92. Vercors, Le Silence de la mer [1942], dans Le Silence de la mer et
autres récits, éd. établie par Alain Riffaud, Paris, Le Livre de poche, 2018,
p. 29.
93. Philippe Forest, Aragon, op. cit., p. 468.

194
La France personnifiée et cartographiée

la poésie courtoise du Moyen Âge. Enfin, son grand roman


écrit pendant la guerre, Aurélien, s’achève sur une allégorisa-
tion explicite de Bérénice à l’occasion des retrouvailles entre
les deux amants, en pleine débâcle :
Cette rencontre après vingt années aussi, c’était une dé-
route. Il devait se forcer pour reconnaître dans cette femme
étrangère l’être même de son amour. […] la vie avait cou-
lé entre lui et ses enthousiasmes, l’avait emporté dans un
pays d’où rien n’était plus reconnaissable. Ni Bérénice ni
la France. […] Ce n’était pas Bérénice. Cette Bérénice
vieillie. La sienne, sa Bérénice, c’était ce masque de plâtre,
cette jeune morte, belle éternellement. La France aussi qu’il
aimait, c’était une morte, pas cette France qu’on pouvait
voir94.
La relation amoureuse se défait comme se défait la France
de 1940. La tragédie individuelle du couple et la tragédie
collective de la nation se superposent tout à fait, Aragon
alliant les deux « naufrages, le leur, et le grand naufrage de
tous95 ».
James Steel souligne à juste titre combien ces allégories
« fige[nt] la femme dans un rôle assigné par les hommes »
et la réduisent à un statut passif. Selon lui, seul le person-
nage de Mathilde, dans L’Armée des ombres de Joseph Kessel
(1943), échappe à ce modèle par les actions particulièrement
périlleuses qu’elle dirige et mène à bien au sein du réseau
résistant. Mais même dans ces conditions, elle reste en partie
tributaire d’un idéal masculin : les hommes ne l’acceptent
que dans la mesure où elle renonce à sa féminité, et dès
qu’elle succombe aux menaces de l’occupant afin de sauver
sa fille, elle est assassinée pour avoir trahi les siens. Du reste,
la réification allégorique dont les femmes sont l’objet ne

94. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 524-525.


95. Ibid, p. 519.

195
La France en éclats

rend pas justice au rôle de premier plan que certaines d’entre


elles ont joué dans la Résistance.
Les figures féminines mises en scène dans les récits de
1940 présentent régulièrement une dimension compensa-
toire, visant à relativiser la défaite. Dans Pilote de guerre,
alors que l’aviateur est accueilli avec ses compagnons dans
une ferme aux alentours de son cantonnement, il perçoit
dans le visage d’une jeune fille un rayonnement singulier :
Je suis revenu de mission ayant fondé ma parenté avec la
petite fermière. Son sourire m’a été transparent et, à travers
lui, j’ai vu mon village. À travers mon village, mon pays. À
travers mon pays, les autres pays96.
L’humble figure féminine se conçoit comme le point de
départ d’une chaîne d’abstractions et d’appartenances, dont
la force d’entraînement est mise en valeur par l’emploi d’une
anadiplose, figure de style consistant à reprendre le dernier
mot d’une proposition au début de la suivante. Le person-
nage est d’autant plus positif qu’il s’oppose à l’image de la
noyée convoquée auparavant par le narrateur : « Rien ne se
conclura, car il n’est plus de nœud par lequel saisir le pays,
comme l’on saisirait une noyée, le poing noué à sa chevelure.
Tout s’est défait97 ». La jeune fermière d’Orconte conjure le
pessimisme du soldat engagé et ravive sa foi.
A contrario, la référence à Marianne peut tout aussi bien
suggérer la dégradation du modèle allégorique républicain.
Dans La Route des Flandres, Georges et Blum évoquent ainsi
dans leur camp de prisonniers « ces Marianne de plâtre des
salles d’école ou de mairie […] [qui] semblent éternelle-
ment diriger leur regard aveugle vers le ciel vide98 ». Sans
nulle promesse de renouveau, la République dissoute semble

96. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 226.


97. Ibid., p. 172.
98. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 323.

196
La France personnifiée et cartographiée

définitivement enterrée. Pour signifier son effondrement,


Christian Carion donne à voir dans son film En mai fais
ce qu’il te plaît (2015) une Marianne brisée en morceaux.
Elle apparaît dans la séquence se déroulant dans une mairie
abandonnée où elle gît à même le sol aux côtés d’un cadre
représentant le président de la République démissionnaire.
L’allégorie de la France mise à mal ne fait pas l’objet de
simples allusions ; portée par le système des personnages
d’un récit, elle peut aussi se déployer à l’échelle de sa trame
tout entière.
D’entre les morts : allégorisation de la France
Dans l’ouvrage de Boileau-Narcejac, connu pour l’adap-
tation cinématographique qu’en a tirée Alfred Hitchcock
sous le titre Vertigo99, les personnages féminins mis en scène
se définissent par leur identité problématique. Celle-ci est à
l’image du contexte historique dont Thomas Narcejac s’est
inspiré pour élaborer l’intrigue du roman : « Après la guerre,
il y avait beaucoup de personnes et de familles déplacées,
c’était chose ordinaire que d’avoir perdu un ami. J’ai com-
mencé à réfléchir aux possibilités qu’offraient de telles situa-
tions de reconnaissance. Éventuellement à quelqu’un tenu
pour mort100…»
L’action du roman se déroule en mai 1940. Roger
Flavières, détective parisien, se trouve sollicité par un
ancien ami à lui, Robert Gévigne, pour surveiller sa femme,
Madeleine, dont l’instabilité psychique l’inquiète. Flavières
99. Sorti en salles en 1958, le titre du film est traduit en français par
l’expression « Sueurs froides » (c’est d’ailleurs sous ce titre que le roman
est aujourd’hui réédité). Hitchcock signe une adaptation originale du
roman, en effaçant le contexte de la Seconde Guerre mondiale et en
déplaçant l’action à San Francisco.
100. Cité par Dan Auiler, Vertigo. The Making of a Hitchcock Classic,
New York, Saint Martin’s Press, 1998, p. 63.

197
La France en éclats

accepte la mission et tombe rapidement amoureux d’elle,


mais au cours d’une de ses filatures, il est témoin de l’irrépa-
rable : Madeleine met fin à ses jours en se jetant dans le vide,
du haut du clocher d’une église. Cette scène le plonge dans
un désarroi coupable et il finit par quitter la France pour
Dakar, au moment même où la débâcle bat son plein. La
deuxième partie du roman s’ouvre après une ellipse tempo-
relle de quatre ans. Toujours en proie à ses démons, Flavières
est de retour à Paris, où il découvre par hasard à l’écran, à
l’occasion d’une projection cinématographique, le sosie de
Madeleine. Il se convainc dès lors qu’elle est encore vivante
et décide de partir sur ses traces, jusqu’à Marseille où il par-
vient assez vite à l’identifier. Mais celle en qui il reconnaît
Madeleine affirme se nommer Renée et n’avoir aucun rap-
port avec la personne qu’il recherche. Flavières ne renonce
pas pour autant à son intuition et finit par lui faire avouer
la vérité. Jusqu’à la toute fin du roman et conformément
à l’esthétique du roman de la victime, le lecteur reste dans
l’incertitude : Flavières est-il atteint d’un trouble patholo-
gique fondé sur le déni, ou Madeleine, contre toute attente,
existe-t-elle encore ?
La clé de l’énigme est la suivante : Madeleine ne s’est
pas suicidée, mais a été en réalité assassinée par son mari et
la maîtresse de celui-ci, Renée Sourange, qui souhaitaient
tous les deux se débarrasser d’elle. Gévigne a donc mani-
pulé Flavières depuis le début : le détective ne suivait pas
les traces de la véritable Madeleine, mais de Renée déguisée
en Madeleine. Pour l’accomplissement du crime proprement
dit, Gévigne connaissait la phobie du vertige auquel le détec-
tive est sujet et savait qu’il ne pourrait monter l’escalier du
clocher où Renée s’engage à toute vitesse et rejoint Gévigne
qui l’attend au sommet de la tour avec entre les mains le
corps de Madeleine, préalablement assommée. Les deux

198
La France personnifiée et cartographiée

amants jettent alors le corps dans le vide tandis que Renée


simule un cri au même moment. Flavières, en assistant à la
scène, devenait ainsi le parfait témoin susceptible de valider
à la police la fausse piste d’un suicide.
Derrière la logique de l’intrigue policière transparaît une
claire allégorisation de la France à travers le personnage
de Madeleine. Si elle demeure « dressée en lui comme une
icône101 » depuis leur première rencontre, c’est surtout après
sa mort qu’elle endosse une pleine fonction allégorique :
[Il] assista, dans la cathédrale, à des messes en l’honneur de
Jeanne d’Arc. Il pria pour la France, pour Madeleine. Il ne
faisait plus de différence entre la catastrophe nationale et la
sienne. La France, c’était Madeleine écrasée et saignante au
pied d’un mur102.
Le rapport d’équivalence entre la nation déchue et la
figure de Madeleine est posé de manière explicite. Les cir-
constances dans lesquelles l’assassinat a lieu le confirment :
le mouvement vertical de la chute du corps mime l’effondre-
ment implacable de la France. L’allégorisation du personnage
est du reste conforté par ses origines : née en 1914 à Mézières
dans les Ardennes, Madeleine, par sa date de naissance sug-
gestive et par son lieu de naissance frontalier, renvoie à l’idée
symbolique d’un territoire à défendre. Le système topony-
mique du roman lui attribue en outre une forme de repré-
sentativité géographique de la nation : Paris, au cœur de l’in-
trigue, correspond à son espace de vie ; originaire de la France
de l’Est, son nom de jeune fille, « Givors », peut évoquer la
région lyonnaise tandis que les activités industrielles de son
mari sont implantées au Havre ; dans la première partie du
livre, elle entrevoit en hallucination la ville de Saintes et dans

101. Boileau-Narcejac, D’entre les morts [1954], Paris, Gallimard,


coll. « Folio », 1999, p. 147.
102. Ibid. p. 100.

199
La France en éclats

la seconde, Flavières retrouve son sosie à Marseille. À travers


elle, le territoire métropolitain se trouve ainsi quadrillé. Plus
que de la France elle-même, Madeleine apparaît comme
une allégorie de la République – de la République défaite –,
comme le confirment les initiales qui interviennent dans la
scène de première vue où Flavières observe Madeleine dans
une salle de théâtre (la vraie Madeleine en l’occurrence, et
non Renée déguisée) : « La loge dessinait autour d’elle un
cadre d’or pâle. Il ne manquait plus qu’une signature au
coin du tableau, et Flavières, une seconde, crut la voir, en
petites lettres rouges : R.F103… » Les initiales évoquent bien
sûr celles du détective lui-même – Roger Flavières –, mais
comment ne pas songer également à celles de la République
Française ? De fait, le roman policier prend à bien des égards
l’allure d’une fable républicaine. Si Flavières apparaît comme
un personnage instable, il contribue aussi à restaurer symbo-
liquement la République, comme le suggère la séquence de
la séance de cinéma où il reconnaît Madeleine :
L’écran s’illumina et une tonitruante musique annonça les
actualités. La visite du général de Gaulle à Marseille. Des
uniformes, des drapeaux, des baïonnettes, la foule conte-
nue difficilement sur les trottoirs. […] Une femme qui
se retournait lentement vers la caméra […]. Un remous
la dérobait soudain, mais Flavières avait eu le temps de la
reconnaître104.
C’est sous l’égide du général de Gaulle que Flavières
décide de rechercher Madeleine et de la ramener à la vie,
tandis que le choix des romanciers de situer l’exil du per-
sonnage à Dakar est lui aussi signifiant, la ville étant liée à la
geste gaullienne105. Coïncidence surprenante enfin, D’entre

103. Ibid., p. 31.


104. Ibid., p. 119-120.
105. Même si la bataille de Dakar a marqué un premier coup d’arrêt

200
1. 1 : Antoine de Saint-Exupéry aux commandes de son avion

1. 2 : Pont de Montjean-sur-Loire détruit en 1940 par le génie français afin de


retarder l’armée allemande

i
1. 3 : Carte des différentes zones d’occupation de la France à l’issue de l’armistice
du 22 juin 1940

ii
2. 1 : Soldats sur les plages de Dunkerque, en attente de leur évacuation vers l’Angleterre

2. 2 : Affiche de souscription aux bons d’armement


(1939)
2. 3 : Tract allemand incitant les
soldats piégés dans la nasse de
Dunkerque à se rendre

iii
2. 4 : Détail du tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, Le Triomphe de la Mort (1562), reproduit
dans la seconde version des Communistes d’Aragon (1967)

iv
3. 1 : Elsa Triolet et Aragon à Saint-Donat (Drôme)

v
4. 1 : La France octogonale d’Élisée Reclus

4. 2 : La France hexagonale d’Émile Levasseur

vi
4. 3 : Salle de classe pourvue de cartes murales, instruments pédagogiques de
rigueur sous la Troisième République

4. 4 : Carte scolaire Vidal Lablache n° 3 – France Relief du sol

vii
4. 5 : Carte de la zone occupée

4. 6 : Tableau de Jean-Joseph Weerts, France !! Ou l’Alsace et la Lorraine


désespérées (1906)

viii
5. 1 : Schéma de Claude Simon accompagnant
sa préface à Orion aveugle (1970)

6. 1 : Carte des « Chemins de la mer » illustrant la seconde version des Communistes d’Aragon

ix
6. 2 et 6. 3 : Croquis cartographiques élaborés par Claude Simon pour La Route des
Flandres (1960)

x
6. 4 : Détails d’une carte IGN révélant l’origine cartographique des toponymes employés
par Claude Simon dans La Route des Flandres

xi
6.5 : Portrait de Claude Simon prisonnier au
Stalag IV-B de Mühlberg, en mai 1940

7. 1 : Cathédrale de Reims (1913)

xii
8. 1 : Croquis cartographique de Marguerite Bloch synthétisant les étapes de
son parcours pendant l’exode

xiii
8. 2 : Carte de René Blanchet représentant l’exode des prisonniers de la
Santé, de Paris jusqu’au camp de Gurs

xiv
8. 3 : Photographie de Pascal Mougin, « Bois de Nimont, près d’Assesse
(province de Namur) » (2011)

8.4 : Julien Gracq surplombant la boucle de la Meuse à Monthermé, dont il


s’inspire pour Un balcon en forêt (1958)

xv
8. 5 : Portrait de Charles de Gaulle dans son bureau de la France libre à
Londres (1942)

xvi
La France personnifiée et cartographiée

les morts paraît la même année que le premier tome des


Mémoires de guerre de De Gaulle, en 1954. En cohérence
avec ses initiales « R.F. », Flavières tâche d’empêcher la chute
morale et physique de Madeleine, allégorie de la nation,
avant de lui vouer une fidélité éternelle. Cette dernière
est incarnée par le « briquet d’or106 » – transposition roma-
nesque, miniaturisée, de la flamme du soldat inconnu – qu’il
récupère sur le corps de la défunte et conserve par la suite
précieusement avec lui. Dans la dernière partie du roman,
Flavières transporte Renée depuis le Waldorf où elle réside
à l’« Hôtel de France107 » où il loue une chambre, la sono-
rité allemande du premier nom cédant la place au caractère
patriotique du second. Alors qu’elle lui révèle enfin sa véri-
table identité et qu’il apprend la supercherie dont il a été
la dupe, Flavières l’étrangle jusqu’à la tuer. Cette fois-ci, le
meurtre n’est pas prémédité, mais commis dans un accès de
folie. De la même manière que dans une tragédie classique,
son acte s’apparente à une purge, une catharsis, une libéra-
tion – le mot convient au contexte –, où à travers le meurtre
de la fausse Madeleine l’allégorie première de la vraie France
retrouve son intégrité.
Week-end à Zuydcoote : symbolique du sectionnement
Si la chute du pays en 1940 est allégorisée sous les traits
d’une femme jetée dans le vide, D’entre les morts ne s’attarde
pas pour autant sur le détail du corps meurtri et Flavières ne
constate que de loin le corps gisant sur le pavé. À l’inverse,

au déploiement de la France libre en Afrique-Occidentale française,


elle n’en constitue pas moins une opération d’envergure où de Gaulle
seconde les forces de la Royal Navy face aux forces armées du régime de
Vichy.
106. Ibid., p. 86.
107. Ibid., p. 138.

201
La France en éclats

d’autres récits insistent sur la dimension physique, maté-


rielle, macabre des personnages malmenés par la guerre.
Tout en conférant une portée plus spectaculaire à l’action,
le motif du sectionnement des corps présente une portée
allégorique au même titre que celui de la main coupée dans
les récits de la Grande Guerre108.
Le roman de Merle Week-end à Zuydcoote s’ouvre ainsi
sur le corps d’une femme sans vie installé à l’arrière d’une
charrette cahotante. Quelques détails complètent la des-
cription de la victime, « nue sous sa robe » et atteinte
d’un « grand trou noir à la tempe109 » : alors que la défaite de
la France reste hypothétique au début du texte, le cadavre
féminin préfigure le destin funeste du pays. Les autres corps
meurtris sont le plus souvent exposés sous une forme frag-
mentaire, comme le suggère Anne Wattel pour qui l’auteur
multiplie les « zoom[s] sur des corps, des portions de corps,
corps disloqués, tête, main, pied, qui reviennent comme des
obsessions110 ». Ce cadrage resserré isole les individus muti-
lés, amputés ou sectionnés qui se détachent de la masse des
troupes accumulées sur les plages de Dunkerque, à l’instar
de cet homme sur lequel Maillat manque de trébucher après
avoir quitté le cargo en flammes qui devait le conduire en
Angleterre :
Il comprit que c’était dans cette masse qu’il avait buté
quand il était sorti de l’eau tout à l’heure. C’était un corps
humain complètement nu, sectionné net au-dessus de l’es-
tomac. Le torse et la tête avaient dû tomber ailleurs, peut-

108. Ce motif a été envisagé en particulier comme une forme d’allégo-


rie de la barbarie allemande. Voir Claire Maingon, « Main coupée, main
errante, main absente. Allégorie réelle de la Grande Guerre », Annales de
Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 123, 2016.
109. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 10.
110. Anne Wattel, Robert Merle. Écrivain singulier du propre de l’homme,
op. cit., p. 132.

202
La France personnifiée et cartographiée

être dans la mer. Ce fragment d’homme s’étalait là, obscène


et anonyme […]. Maillat le regardait, immobile. Le ventre
surtout le fascinait. Avec sa blancheur, ses muscles lâches,
la courbe de ses flancs, il avait l’air, au-dessous de l’affreuse
blessure de continuer à vivre111.
La vision du corps scindé en deux au niveau de l’estomac
annonce le découpage imminent du territoire français, en
écho à l’image employée par Alexandre Vialatte dans Le
Fidèle Berger. Ce motif ne s’applique pas seulement aux êtres
humains, mais par extension à l’armée française, dont Gracq
souligne à quel point elle apparaît « segmentée à l’infini112 ».
De même Georges Sadoul raille-t-il la croyance en un ultime
sursaut ou en une contre-offensive de la part des troupes
françaises, morcelées « après avoir passé dans le gigantesque
broyeur que représente l’embouteillage des ponts de la
Loire113 ». Le motif du sectionnement caractérise enfin et
peut-être surtout l’espace national lui-même, dans ses détails
– telle route se trouve comparée à un « membre détaché du
corps de la ville qui s’éloigne, se tord, se convulse et râle114 » –
ou dans son ensemble : Jean Malaquais évoque une « doulce
France taillée en zones115 » (puisqu’il n’y en a pas seulement
deux mais six), tandis que Gracq déplore dans ses Manuscrits
de guerre « cette lame qui avait sectionné le pays en huit jours
comme un couteau plongé dans du beurre116 ».
À un autre niveau, le sectionnement peut se trouver au
fondement de la dynamique narrative d’un texte, comme le
montre Le Train de Simenon, dont la progression se fonde

111. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 130-131.


112. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 173.
113. Georges Sadoul, Journal de guerre, éd. cit., p. 354. Nous soulignons.
114. Zoltán Szabó, L’Effondrement, éd. cit., p. 167.
115. Jean Malaquais, Planète sans visa [1947], Paris, Phébus, « Libret-
to », 2009, p. 70.
116. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 190.

203
La France en éclats

sur un train en recomposition permanente, séparant les per-


sonnages ou favorisant de nouvelles rencontres. Au milieu
du récit, la locomotive n’est plus la même, les wagons à
bestiaux ne sont plus que trois et quatorze voitures belges
s’ajoutent au convoi hétéroclite. Le roman prend en quelque
sorte le contrepied de l’un des topoï des récits de la Résistance
– exprimé dans le film de René Clément, La Bataille du rail
(1946) – qui consiste à présenter le transport ferroviaire
comme un solide trait d’union entre les différentes zones du
pays occupé.
Dans Week-end à Zuydcoote, le motif de l’amputation des
corps est mis en valeur par un dispositif en miroir : au corps
féminin démantibulé de la scène initiale répond le corps
meurtri de Jeanne dans la scène finale. Jeanne est une « jeune
fille d’une quinzaine d’années117 », résidente de Dunkerque,
que Maillat rencontre en se réfugiant dans sa maison pour
se protéger d’un bombardement. Au cours de l’intrigue, il
revient plusieurs fois chez elle et la protège notamment de
deux soldats français qui cherchent à la violer. Alors que
Dunkerque est à feu et à sang et que Maillat cherche déses-
pérément à la convaincre de partir, Jeanne refuse de quitter
la ville. Sa demeure échappe pour un temps aux destructions
causées par l’aviation ennemie : « Dehors, c’était la cohue, la
poussière, les gravats, le désordre. Mais ici la guerre n’était
pas passée. La petite maison était exactement comme elle
était autrefois118. » Jeanne se charge d’une aura singulière,
à la fois par l’espace auquel elle est consubstantiellement
attachée (une maison qui résiste à l’envahisseur) et par son
prénom (qui fait songer à Jeanne d’Arc). La référence médié-
vale est en outre confirmée par certaines scènes, comme

117. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 96.


118. Ibid., p. 167-168.

204
La France personnifiée et cartographiée

celle où elle aide Maillat à sangler son ceinturon et déclare


avec humour : « Voilà, je vous arme chevalier119 ! » À la fin
du roman, les deux personnages périssent toutefois sous les
bombardements. La manière dont Jeanne succombe rejoue
la symbolique du sectionnement. Une poutre de la maison
effondrée a en effet enfoncé son visage, comme le découvre
Maillat par le sens non de la vue, mais du toucher, ce qui
dramatise d’autant plus la scène :
Sa main avançait très lentement sur la nuque de Jeanne. Elle
avançait avec une lenteur inexplicable, pouce par pouce.
Au-dessus du menton de Jeanne, elle n’avança plus. Elle
avait heurté un obstacle. […] [C]’était du bois tout simple-
ment, là, sous sa main gauche. Une arête vive, deux arêtes120.
Cette fin funeste, dévoilant un personnage sans tête,
reconduit l’intensité macabre de la figure inaugurale du
roman ; elle entre également en résonance avec la scène où
Pierson et Maillat récupèrent le cadavre décapité de leur ami
Alexandre :
Alexandre était là, couché un peu sur le côté. La tête était
sectionnée du tronc, et ne tenait plus au cou que par un
fil. Elle était placée presque parallèlement à l’épaule. […]
C’était difficile de regarder un corps dont la tête était sec-
tionnée. On se demandait si c’était le corps qu’il fallait re-
garder, ou la tête121.
La décollation, rendue sensible par le détachement phras-
tique du dernier syntagme, rappelle la réalité du pays vaincu
– cette « France décapitée122 » que mentionne Claude Jamet
à la suite de l’abandon de Paris par le gouvernement en juin
1940.

119. Ibid., p. 102.


120. Ibid., p. 243.
121. Ibid., p. 225-227.
122. Claude Jamet, Carnets de déroute, op. cit., p. 111.

205
La France en éclats

À l’« être géographique » harmonieux promu dans le dis-


cours républicain, les récits de la défaite ont donc substitué
des avatars altérés.
Chapitre 5
La perte de « conscience géographique »

L’une des expériences les plus régulièrement exprimées


dans les récits de la débâcle consiste dans la difficulté, voire
l’inaptitude des individus à se situer dans l’espace. Que ce
soit à une échelle locale ou régionale, ceux-ci peinent à se
forger une représentation suffisamment claire du territoire
qu’ils traversent. Dans Aurélien d’Aragon, la réflexion prêtée
au personnage éponyme est à cet égard exemplaire : « On
avait perdu le compte d’un tas de choses, la conscience géo-
graphique d’abord, on avait tant traversé de France qu’on ne
savait plus où on en était1. » La notion de conscience géogra-
phique apparaît particulièrement juste pour appréhender par
contraste la confusion spatiale éprouvée par le plus grand
nombre. Cette dernière est d’autant plus singulière qu’elle
ne concerne pas un pays lointain mais se joue au sein de
l’espace national lui-même. Si on pouvait la croire familière,
la France se transforme pour les soldats et les réfugiés en une
espèce de terra incognita.
Alors même qu’il était censé fournir aux individus un
modèle de lisibilité du territoire, le bagage de connaissances
géographiques acquis sur les bancs de l’école ne se révèle
guère utile dans le contexte d’un déplacement non préparé et
de longue distance. Cela s’explique notammenr par la nature
de l’enseignement républicain, privilégiant la transmission
d’un savoir académique au détriment d’un savoir-faire

1. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 500.

207
La France en éclats

technique (lire une carte, suivre une piste, déterminer une


trajectoire)2. Négligées dans l’enseignement public, de telles
compétences pratiques s’acquièrent à la faveur de pratiques
choisies – le scoutisme en particulier – et se distribuent donc
de manière inégalitaire entre les individus.
Comment cette altération du rapport à l’espace en mai et
juin 1940 se traduit-elle dans les récits ? À côté des multiples
procédés formels employés, on peut souligner les digressions
liées à une rêverie toponymique ainsi que l’emploi privilégié
du motif du labyrinthe – parfois si central qu’il détermine la
structure et le mode d’agencement du texte.
A/ Désorientation spatiale
Quel que soit le mode de déplacement adopté, la tra-
versée de la France se déroule dans des conditions hasar-
deuses, pour les militaires comme pour les civils. Loin d’être
spontanée, l’orientation dans l’espace découle de raisonne-
ments hypothétiques, élaborés à partir de moyens précaires
et d’indices ambigus. Les noms de lieux perceptibles sur les
cartes ou sur d’autres types de supports – panneaux, affiches,
bornes kilométriques – perdent leur statut de point de repère
et deviennent pour les auteurs la source de rêveries compen-
satoires. Nom de pays : le nom, bien plutôt que le pays.
Trajectoires incertaines
Les mouvements effectués par les soldats se caracté-
risent par leur haut degré d’incertitude. La confusion est
provoquée à la fois par la désorganisation des chaînes de

2. Ce hiatus entre la théorie et la pratique de l’espace a été mis en évi-


dence par Yves Lacoste dans son essai La Géographie, ça sert d’abord à
faire la guerre (1976). Le géopoliticien y dénonce la sclérose de l’ensei-
gnement de la géographie, dont la faille essentielle est d’avoir margina-
lisé la pratique physique de l’espace et l’acquisition de réflexes critiques.

208
La perte de « conscience géographique »

commandement, la rupture des communications et le mor-


cellement des unités de combat.
Aragon use d’une large palette sémantique pour rendre
compte de la dislocation de l’armée qui, à l’instar de la
nation, n’apparaît plus comme un corps uni mais se décom-
pose en une multitude de « miettes », de « débris », de « ves-
tiges3 ». Tâchant en vain de rejoindre leur unité réglemen-
taire ou de « s’incorporer » à d’autres, les soldats forment
autant d’« enfants perdus4 » rappelant ceux des contes, tels
Hansel et Gretel ou Le Petit Poucet. En témoigne le destin
du régiment auquel appartient Jean-Blaise, le sculpteur pari-
sien du roman :
Le groupe parti de la forêt de Raismes s’est morcelé ; avec
le sergent, ils se sont retrouvés une dizaine. Ils ont fait la
chasse pour se nourrir. En pleine campagne, sans savoir
ce qu’il y avait devant, ce qu’il y a derrière. Le désert. Puis
des coups de feu sur eux. On se planque, on repart en se
défilant : une seule idée, le nord. Où peut-on bien être ? Il
semble qu’on ait fait des kilomètres et des kilomètres. Peut-
être tourne-t-on en rond5.
Le surgissement aléatoire des troupes ennemies achève
de perturber les soldats, dont le repli improvisé fait de tout
espace traversé la scène d’un péril constant. L’emploi de
phrases courtes mime le rythme saccadé des déplacements
successifs au sein de la « zone des étapes6 ». En zigzag ou
en boucle, les trajectoires suivies ne sont jamais linéaires.
Mais la concision des énoncés renvoie aussi à la difficulté
qu’ont les combattants d’élaborer une pensée suivie au cœur
de l’action. Le « parler syncopé7 » d’Aragon offre ainsi un

3. Aragon, Les Communistes, éd. cit., respectivement p. 336 et 380.


4. Ibid., p. 342 et 381.
5. Ibid., p. 472.
6. Ibid., p. 951.
7. Nathalie Piégay-Gros, L’Esthétique d’Aragon, Paris, SEDES, 1997,

209
La France en éclats

accès privilégié au for intérieur des soldats et rend davan-


tage sensible leur perte de conscience géographique. Celle-ci
s’accroît lorsqu’il ne leur est plus possible de lire ou d’accor-
der créance aux repères spatiaux a priori les plus fiables, tels
que les poteaux indicateurs. En témoigne cette remarque de
Pierre Gascar, tirée de sa nouvelle « Le chemin creux » : « Afin
de désorienter l’ennemi dans son avance, l’état-major avait
fait barbouiller de coaltar les indications que portaient les
bornes, le long des routes […]. À l’entrée du hameau que
nous atteignîmes bientôt, il ne restait qu’un poteau de fer
privé de la plaque émaillée où l’on lisait jadis son nom8. »
Hésitations de parcours, arrêts imprévus, bifurcations et
changements de voie : tout conduit les individus à un état
d’égarement accentuant le caractère en soi troublant de
l’« étrange défaite » à laquelle ils participent.
Ce désarroi est d’autant plus fort lorsque l’individu n’est
plus rattaché à un groupe mais fait cavalier seul, à l’instar
du soldat Lamourette dans La Dame du Job, roman écrit en
1942 par Alexandre Vialatte et paru de manière posthume.
Dans la section « Le champ de tir », dont l’action se déroule
du 24 au 26 juin 1940, intervient une séquence centrée
sur le vagabondage solitaire du personnage en moyenne
montagne :
Cinq cents mètres plus loin, la route n’existait plus. On ne
pouvait pas s’orienter dans le nuage qui cachait tout. […] Il
suivit le chemin. Mais c’était à peine un chemin. Il traver-
sait une forêt, il montait dans le roc et la fougère humide.
On en avait jusqu’à mi-corps. […] Il se demandait à tout
instant s’il n’était pas entièrement perdu. Pourtant, une ou
deux fois, il revit la flèche bleue clouée à un tronc de bou-
leau. La dernière était au bout de la forêt. Elle indiquait un

p. 174.
8. Pierre Gascar, « Le chemin creux », Le Fortin, op. cit., p. 78.

210
La perte de « conscience géographique »

espace sans route et sans limite, recouvert uniformément


d’une herbe rase et maladive9.
La flèche directionnelle apparaît ici détournée de sa fonc-
tion. Censée baliser un chemin précis, elle finit paradoxale-
ment par désigner un espace insondable et nébuleux. Tombé
de Charybde en Scylla – d’une forêt peu hospitalière à des
tourbières spongieuses –, Lamourette évolue « en service com-
mandé au milieu du néant10 ». La situation prive le soldat de
sa propre raison d’être : puisque tout territoire semble aboli,
il ne saurait avoir la prétention d’en défendre la moindre
parcelle. Qu’ils prennent la forme d’une course folle, d’une
dérive ou d’une errance, les trajets effectués réduisent bien
souvent les êtres à un état d’instabilité ontologique.
Réelle, la perte de conscience géographique n’affecte par-
fois qu’à la marge les itinéraires empruntés. Certes, les réfu-
giés décident parfois de quitter les axes de circulation prin-
cipaux, s’égarant dans des voies de traverse et des chemins
vicinaux ; mais comme le rappelle l’historien Éric Alary, les
déplacements sont aussi déterminés par des causes exté-
rieures et relèvent pour la plupart d’un comportement gré-
gaire : « Pour choisir une direction, tous dépendent des déci-
sions des autorités civiles et militaires, sauf à bien connaître
les routes secondaires. Mais chacun tente de ne pas s’écarter
pour rester dans un groupe, ultime refuge, dernière forme
de la collectivité disparue11. » En d’autres termes, les indi-
vidus se trouvent dans un état paradoxal de désorientation
orientée : ils suivent des parcours relativement linéaires sans
savoir pour autant se situer dans l’espace. Cette situation
vaut en particulier pour les réfugiés convoyés en train qui
suivent des chemins tout tracés, mais dont ils ne se forment
9. Alexandre Vialatte, La Dame du Job, op. cit., p. 158.
10. Ibid., p. 160.
11. Éric Alary, L’Exode, op. cit, p. 88.

211
La France en éclats

nulle représentation. Emportés dans la tourmente, les sujets


cherchent avant tout à assurer les conditions de leur survie
immédiate, comme l’affirme Éric Dardel dans son essai
L’Homme et la Terre :
Les routes de France, dans les sombres journées de juin
1940, ont vu passer ces théories de fugitifs, la plupart indif-
férents sur leur direction et ne demandant à la route qu’une
chose : fuir. […] À ce moment, la « géographie de la circu-
lation » a été, au plus haut point, une géographie affective,
l’homme ne voyant dans la route que la distance, souhaitée
par son désarroi, l’instrument de son salut12.
Un certain nombre de civils tâchent toutefois, de manière
plus ou moins aléatoire, de maintenir un cap, à commencer
par ceux qui ont en vue un point de chute précis – maison
de campagne ou demeure familiale, à l’instar de Léon Werth
ou de Marguerite Bloch. Ceux-là peuvent se sentir peut-être
un peu moins perdus que les autres.
Du côté militaire, Julien Gracq fait pareillement l’aveu
d’une expérience de désorientation relative, pondérée cette
fois par une sorte de sixième sens salutaire :
Dans le corps d’un homme qui se trouve introduit sur la
lisière d’une ligne de feu clairsemée, on dirait parfois que
s’éveille un sens étrange – aussi étrange que celui qui guide
sans boussole la pirogue du Polynésien à travers une mer
sans îlots – un sens qu’on pourrait appeler le sens de l’oc-
cupation du terrain. […] Beaucoup plus que celui des indi-
gènes d’Océanie, il est faillible ; une fois sur trois il amènera
une troupe égarée ou un isolé droit dans les mains de l’en-
nemi ; mais il joue d’instinct : à toute troupe désorientée,
une conviction de somnambule désigne sans hésitation, en
l’absence de toute espèce de repères, la direction où l’on se
rameutera à sa horde, la bonne direction13.

12. Éric Dardel, L’Homme et la Terre, op. cit., p. 17.


13. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 210-211.

212
La perte de « conscience géographique »

L’orientation dans l’espace en temps de guerre est ici


rapportée à une intuition presque archaïque, dont l’au-
teur affirme la validité et la permanence en l’associant aux
peuplades les plus lointaines. Il est bien sûr d’autant plus
facile pour Gracq de tracer sa route qu’il est lui-même géo-
graphe, et son assurance directionnelle procède assurément
de sa formation disciplinaire comme de sa pratique de
terrain. Mais son jugement prouve également combien la
conscience géographique n’a pas besoin d’être parfaite pour
entraîner une prise de décision raisonnée ou raisonnable, à
défaut d’être rationnelle.
Cartes manquantes ou défaillantes
La perte de repères spatiaux ressentie par les individus
provient en particulier du déficit de cartes géographiques en
circulation, alors que celles-ci constituent de toute évidence
le moyen le plus efficace pour s’orienter.
Les cartes d’état-major – qui sont les plus précises de
toutes – ont fait l’objet au cours de l’entre-deux-guerres
d’une stratégie de modernisation d’envergure. Leur échelle
au 1/50 000e, plus conforme aux attentes tactiques des
officiers sur le terrain, ainsi que leur haute précision topo-
graphique, due aux nouvelles techniques de photographie
aérienne, permettent une appréciation de la zone des com-
bats plus fine et plus étendue qu’en 1914-1918. Véritables
« cartes de guerre vivantes », suivant la formule du colonel
Bellot à l’initiative du projet, elles couvrent en 1940 l’en-
semble du territoire français, au terme d’une longue cam-
pagne de production cartographique engagée par le Service
géographique de l’armée14.

14. Voir Philippe Boulanger, La Géographie militaire française (1871-


1939), Paris, Economica, 2002, p. 154.

213
La France en éclats

Mais du fait de la déstructuration des unités et de l’épar-


pillement du matériel de guerre, ces cartes sophistiquées
restent fort peu accessibles et ne remplissent guère leur fonc-
tion – de la même manière que la ligne Maginot, alors qu’elle
forme un chef-d’œuvre du génie militaire, s’est trouvée par la
force des choses dépourvue de toute utilité défensive. Dans
son roman La Mort dans l’âme, Sartre fait ainsi allusion à la
pénurie des cartes parmi les troupes : « Des papillons de suie
vagabondaient autour d’eux ; Pinette en saisit un et l’écrasa
pensivement entre ses doigts. “Tout ce qui reste d’une carte
au dix-millième”, dit-il en montrant son pouce noirci15. »
Aragon, Gracq, Sadoul et tant d’autres déplorent pareille-
ment dans leurs récits l’absence de supports cartographiques
conduisant parfois le soldat égaré à tomber entre les mains
d’un ennemi qu’il eût été possible d’éviter.
En réalité, tout se passe comme si l’armée revivait la
confusion géographique qu’elle avait connue lors de la
guerre franco-prussienne de 1870-1871, notamment à
cause du manque de cartes topographiques disponibles.
Dans l’une des scènes de La Débâcle (1892), l’avant-dernier
tome des Rougon-Macquart retraçant la défaite de Sedan et
la chute du Second Empire, le général Bourgain-Desfeuilles
se distingue par son « ignorance absolue16 » du théâtre des
opérations, tempêtant devant le colonel avec lequel il dîne :
« C’est idiot tout de même ! Comment voulez-vous qu’on
se batte dans un pays qu’on ne connaît pas17 ! » Cette cécité
géographique est d’autant plus frappante qu’elle n’émane
pas d’un soldat du rang mais d’un haut gradé, censé maîtri-
ser les compétences et les outils indispensables pour diriger

15. Jean-Paul Sartre, La Mort dans l’âme, éd. cit., p. 199.


16. Émile Zola, La Débâcle [1892], dans Les Rougon-Macquart, t. V,
coll. « Bibl. de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 472.
17. Ibid.

214
La perte de « conscience géographique »

ses troupes. À travers ce portrait-charge, Zola critique l’ar-


rogance d’un état-major qui par excès de confiance dans l’is-
sue de la guerre a distribué à ses officiers des cartes du pays
ennemi sans même s’assurer qu’ils puissent s’orienter au sein
du leur.
En 1940, les cartes forment de nouveau une denrée rare.
Elles font l’objet de recherches actives de la part des indi-
vidus, à l’image d’André Soubiran confessant en récupérer
une, encore tachée de sang, sur le cadavre d’un comman-
dant18. Montherlant assure quant à lui transporter en tout
lieu sa « carte Michelin, infiniment voyante et infiniment
convoitée19 », conservée si jalousement qu’elle demeure
encore aujourd’hui dans les archives de l’auteur, consul-
tables à la Bibliothèque nationale de France. Dans les rangs
des civils, l’insuffisance des cartes n’est pas moindre et les
« braves voyageurs […] mieux outillés que nous20 », comme
Marguerite Bloch appelle ceux qui en détiennent une, ne
sont guère nombreux.
Les circonstances imposent donc aux individus de trou-
ver des solutions de fortune et de s’en remettre à des cartes
alternatives. Si celles-ci sont généralement inadéquates
compte tenu de leur état ou de leur échelle, elles se révèlent
dans certains cas profitables, voire providentielles. Il peut
s’agir de cartes scolaires, de cartes « calendaires » – présentes
au dos de calendriers ou d’almanachs – ou encore de cartes
publicitaires.
Les premières correspondent surtout aux cartes consultées
par ceux trouvant refuge dans des établissements scolaires, à

18. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 134.
19. Henry de Montherlant, « Le rêve des guerriers », Textes sous une oc-
cupation, éd. cit., p. 1397.
20. Marguerite Bloch, Sur les routes avec le peuple de France, éd. cit.,
p. 102-103.

215
La France en éclats

l’exemple de Marc Bloch qui au cours de son équipée se


replie dans une école maternelle située à Lens. « Désignant
du doigt sur une carte murale pour écolier l’embouchure
de la Somme », l’un de ses compagnons lui annonce la tra-
gique nouvelle : « Les Boches sont là…21 ». Dans certains
cas, les cartes sont débusquées non plus dans les salles de
classe mais directement au domicile des élèves, comme le
rapporte Louise Weiss à propos d’un civil cherchant à « s’in-
troduire dans une maison où il trouverait une carte. […]
Il finit par découvrir une géographie d’enfant. À force de
méditer, il comprit qu’il lui fallait descendre la vallée de
l’Aisne et bifurquer à Berry-au-Bac22 ». La « géographie » – le
terme ne désignant pas ici la discipline mais, par métonymie
le manuel sur lequel elle est étudiée23 – a beau fournir une
quantité d’informations limitée en comparaison d’une carte
d’état-major, elle recèle parfois des indications suffisantes
pour redéfinir un cap.
De même, les cartes reproduites au dos des calendriers
des Postes peuvent s’avérer utiles du fait de leur échelle
départementale, comme le prouve l’hommage que rend
Marguerite Bloch à une petite carte de l’Indre arrachée à un
vieux calendrier et qui l’aide à rejoindre Poitiers. Les cartes
publicitaires font quant à elles office d’ultime recours. C’est
ainsi que Julien Gracq, envoyé en Hollande pour contrer
l’invasion allemande, doit se satisfaire d’un unique « paquet
de cigarettes patriotique “De Zeven Provinzien” avec sa
carte de Hollande bariolée24 » pour s’orienter en territoire

21. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 41.


22. Louise Weiss, Mémoires d’une Européenne, éd. cit., p. 182.
23. La langue française autorise cet emploi pour une seule autre dis-
cipline : la grammaire. Employée avec l’article indéfini (« une gram-
maire »), elle revêt le même sens concret d’ouvrage imprimé.
24. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 60.

216
La perte de « conscience géographique »

inconnu. Malgré leurs contours simplifiés, les cartes publici-


taires peuvent présenter un intérêt pratique. Dans Aurélien
d’Aragon, le protagoniste s’en remet à un « Atlas des bons
vins, un album-réclame qu’avait dégotté Pélissier, le cuistot,
et qui depuis Verneuil leur servait bien, avec ses cartes par
région, assez grossières, et illustrées de petites maisons, de
vignobles, d’hostelleries25 ».
Fussent-elles d’une qualité supérieure, les cartes semblent
toujours trop petites pour contenir un champ de bataille
dont l’extension rapide a tôt fait de les rendre caduques,
comme le montre ce passage des Communistes :
Il retient que la seule route ouverte, gagnable, est celle de
l’ouest. Mondrepuis. S’il avait seulement une carte… Vi-
dal, consulté, rigole : il exhibe de sa poche la feuille ar-
rachée à un calendrier, dans une maison où ils ont fait
halte, avec le département des Ardennes. Bien, mais on en
sort ici ! […] Vidal maintenant a l’air piteux. On est là, et
Mondrepuis probablement26…
Témoignant de quelle manière l’élargissement de la zone
de guerre laisse les individus démunis, la scène campée par
Aragon se teinte également d’ironie. Vidal, renvoyant par
son nom à l’illustre fondateur de l’École de géographie fran-
çaise, Vidal de La Blache, est ici pris en flagrant délit d’inu-
tilité cartographique.
Au vrai, même les militaires situés à distance des com-
bats et pouvant compter sur des cartothèques fournies
demeurent pour le moins perplexes, à l’instar d’un général
« terrifié par les innombrables points d’interrogation qui […]
jalonn[ent] la ligne supposée de l’ennemi27 », dont Rebatet
brosse le portrait dans Les Décombres. Loin de rendre possible

25. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 504.


26. Id., Les Communistes, éd. cit., p. 336.
27. Ibid., p. 331.

217
La France en éclats

une juste appréciation des combats, la carte devient ce par


quoi l’illisibilité des opérations et l’incohérence de la guerre
transparaissent.
Compte tenu de l’absence ou de l’inadéquation des
cartes, mais aussi du faible nombre de boussoles, les réfugiés
et les soldats en errance se rabattent sur d’autres techniques
pour se repérer dans l’espace. Certes, celles-ci ne sauraient
prétendre à la même valeur objective que l’outil cartogra-
phique, dont l’échelle permet un calcul précis des distances,
mais elles peuvent malgré tout apporter de l’aide. Certains
se fient ainsi à la position du soleil ou à l’allongement de
leur ombre pour déterminer grossièrement les points cardi-
naux ou l’heure de la journée. Claude Simon évoque régu-
lièrement dans ses romans ce genre de méthodes artisanales
employées faute de mieux par les cavaliers, conscients de la
dimension hasardeuse de leur démarche : « Le soleil se trou-
vait dans la position sud-ouest donc environ deux heures de
l’après-midi mais comment savoir28 ? »
Les individus peuvent encore compter sur leur observa-
tion des lieux. Les hypothèses de Féron, dans Le Train de
Simenon, sont ainsi étayées par l’attention qu’il prête à son
environnement. C’est « à en croire les signaux et les mai-
sons plus nombreuses dans le paysage, la sorte de maisons
qu’on trouve autour des villes29 » qu’il devine approcher de
Rethel. Plus que la densité de l’habitat, les fleuves consti-
tuent des points de repère majeurs, que les bouleversements
de la guerre ou de l’histoire, au contraire des frontières, ne
sauraient déplacer : « Le seul facteur permanent de l’His-
toire, c’est la géographie », comme l’exprime avec éloquence
la formule attribuée à Bismarck, que Simon choisit pour

28. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 334.


29. Georges Simenon, Le Train, éd. cit., p. 849.

218
La perte de « conscience géographique »

épigraphe de son récit L’Invitation (1987). Dans La Route


des Flandres cependant, nul fleuve ne fait figure de jalon
véritable et lorsque l’un d’eux apparaît, les personnages sont
bien en peine de l’identifier. Pour le lecteur aussi, toute ten-
tative de repérage tourne court, tant les composantes du pay-
sage sont évoquées dans leur plus haut degré de généricité :
quelle conclusion tirer de la succession des mêmes maisons,
vergers, haies, buissons, prés ou bois ? Situé « vers l’ouest »,
le « haut clocher gris à bulbes au-dessus de la campagne30 »
constitue peut-être le seul élément livrant une information
distincte, même si aucun nom ne vient toutefois le singula-
riser (il s’agit en réalité de celui de Solre-le-Château).
À l’occasion, certains sollicitent ce que Marguerite Bloch
appelle des « orienteurs31 ». Si dans le langage militaire le
terme renvoie à une fonction précise, celle d’un officier
ayant pour rôle de diriger les mouvements d’une troupe, il
désigne en l’occurrence, de manière plus générale, les indivi-
dus familiers de la géographie des lieux ou sachant se servir
d’une carte. Échanger avec eux permet au sujet naviguant à
vue de donner, au moins pour un temps, une direction plus
ferme à son trajet. Encore faut-il être détenteur d’un mini-
mum de sens pratique, lequel n’est pas donné à tous. Georges
Sadoul doute ainsi des facultés d’orientation d’une vieille
dame rencontrée dans le Loiret à qui il tâche d’apporter de
l’aide : « Je lui ai remis un petit croquis de la route qu’il lui
faudra suivre. Réussira-t-elle à le comprendre ? Pourra-t-elle
faire les douze kilomètres qui la séparent de Coullons32 ? »
Rien n’est moins sûr.

30. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 408.


31. Marguerite Bloch, Sur les routes avec le peuple de France, éd. cit.,
p. 86.
32. Georges Sadoul, Journal de guerre, éd. cit., p. 360.

219
La France en éclats

Rêveries toponymiques
Lorsqu’ils ne sont pas brouillés par l’ennemi ou tout sim-
plement inexistants, les panneaux indicateurs constituent
l’une des sources d’information les plus immédiates aux-
quelles les individus peuvent se référer. Toutefois, compte
tenu des lacunes géographiques du plus grand nombre, la
fonction première des panneaux se trouve dans bien des cas
suspendue. Les noms de lieux sont dès lors appréhendés avant
tout comme des signifiants et les auteurs ne se privent pas
d’exploiter la réserve de jeux associatifs qu’ils contiennent.
Cet usage du toponyme est particulièrement notable dans
les romans de Claude Simon, qui rendent sensible « le lien
entre l’inutilité de la simple connaissance référentielle et les
satisfactions symboliques de l’écriture33 ». Dans La Route des
Flandres, les cavaliers perçoivent à l’entrée des « patelins »
qu’ils traversent les « noms énigmatiques sur les plaques
indicatrices les bornes, coloriés eux aussi et moyenâgeux
Liessies comme liesse kermesse Hénin hennin Hirson héris-
son hirsute Fourmies tout entier vermillon-brique34 ». Loin
de faire office d’utiles balises pour décider d’une direction
à prendre, les toponymes, dont aucune virgule ne ralentit
la récitation, sont commués en noms communs par une
logique de parenté phonique. Si d’un point de vue pratique
les références se rapportent à des absences, elles n’en jouent
pas moins sur le plan de l’imaginaire un rôle important. Les
mots engendrés à partir des noms de lieux ne sont pas choi-
sis au hasard : tantôt ils entrent en adéquation avec la situa-
tion vécue par les soldats – eux aussi « hirsutes », eux aussi
renvoyés à leur condition d’animal – tantôt ils suscitent par
33. Anthony Cheal Pugh, « La défaite de mai 1940 : Claude Simon,
Marc Bloch et l’écriture du désastre », Cahiers Claude Simon, n° 14,
2019, p. 128.
34. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 408.

220
La perte de « conscience géographique »

contraste avec elle un effet d’ironie tragique – nulle « liesse »


ni « kermesse », sinon « la pire kermesse funèbre35 » évoquée
à la fin des Communistes. De manière générale, les associa-
tions de sens générées par les toponymes traduisent l’état
subjectif de l’individu, à l’instar d’Aragon qui, acculé dans
Angoulême, voit dans le nom de cette ville un « nom d’oi-
seau rapace battant des ailes sur ce coteau du destin36 », ou
à l’instar du narrateur des Géorgiques, hanté par le retour
récurrent « des noms d’une suite de hameaux ou de villages
s’échelonnant entre la Meuse et la Sambre37 » :
le dernier (Anor) avec ses consonances sombres (comme
une contraction d’Anubis, Nord, Noir, Mort) résonnant
à la manière d’un glas, reparaissant de façon obsédante
sur les poteaux indicateurs (Anor 7 km, Anor 3 km, Anor
12 km) aux carrefours de cette route parcourue deux fois
d’ouest en est […]38.
Interprétée comme un funeste présage, la récurrence du
toponyme suggère par ses connotations le péril extrême
couru par le cavalier. La figure d’Anubis, empruntée à la
mythologie funéraire égyptienne et traditionnellement
représentée en noir, consolide l’idée d’une mort prochaine.
Le nord 39 se charge quant à lui d’une dimension dysphorique
faisant écho aux analyses du géographe Éric Dardel pour
qui le langage géographique, loin d’être neutre, véhicule
« les étonnements, les privations, les souffrances ou les joies

35. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 576.


36. Id., La Mise à mort, éd. cit., p. 284.
37. Claude Simon, Les Géorgiques, Éd. cit, p. 792.
38. Ibid.
39. Pour une compréhension plus large du rapport de Claude Simon
avec ce point cardinal, voir David Zemmour, « Les Nord de Claude Si-
mon : à la recherche d’un tropisme septentrional », Nord’, n° 2, 2016,
p. 31-42.

221
La France en éclats

qui s’attachent aux régions40 ». Le substantif « nord » stimule


ainsi une « région de notre imagination ou de notre souve-
nance » définie par « la bise, le froid, le gel, des mers hostiles,
des sols indigents41 ». Julien Gracq, pareillement attentif
au pouvoir suggestif des noms, rapporte sur un mode plus
léger que « l’amiral Nord » (titre donné au commandant en
chef des forces maritimes à Dunkerque) lui évoque ses lec-
tures enfantines de Jules Verne, et plus précisément celle des
Aventures du capitaine Hatteras (1866) qui relate une expédi-
tion vers l’Arctique42.
Dans L’Acacia enfin, Claude Simon met à nouveau en
évidence la puissance évocatoire des toponymes, à travers la
séquence de l’acheminement des jeunes soldats vers leur pre-
mier lieu de cantonnement, en septembre 1939. Évoquant
d’abord les « gares aux murs barbouillés d’inscriptions43 »,
l’auteur désigne ensuite les noms des stations aperçus par les
personnages à travers les fenêtres de leurs wagons. L’un d’eux
en particulier retient l’attention :
Au bout d’un moment le train repartit, reprenant lentement
de la vitesse, et sur une plaque émaillée portée par un poteau
le réserviste […] put lire culmont-chalindrey, le nom sur-
gissant soudain de la nuit […] comme si, de même que les
gardes mobiles, il avait été enfanté, fabriqué tout exprès, par
les ténèbres, vaguement menaçant, avec ses lourdes conso-
nances d’enclume et de chuintement de vapeur44 […].
Mis en lumière par l’effet signalétique des majuscules, le
nom de la gare vaut moins pour l’indication qu’il délivre que

40. Éric Dardel, L’Homme et la Terre, op. cit., p. 15.


41. Ibid.
42. Julien Gracq, Lettrines, dans Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 99.
Le personnage de l’amiral se trouve également mentionné dans Manus-
crits de guerre, éd. cit., p. 109.
43. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1129.
44. Ibid., p. 1132.

222
La perte de « conscience géographique »

pour les répercussions qu’il produit dans la conscience du


sujet. Le commentaire qui suit son apparition participe en
effet au tableau inquiétant que l’auteur dresse de la guerre.
Cette exploitation récurrente des potentialités offertes
par les noms de lieux n’est d’ailleurs pas sans lien avec le
commerce régulier et fécond qu’entretient Claude Simon
avec l’œuvre de Marcel Proust45, aussi bien en tant que
lecteur qu’en tant que critique – la première de ses Quatre
conférences, « Le Poisson cathédrale » (1980), est consacrée
à la nouveauté de l’écriture proustienne. On se souviendra,
dans La Recherche, de la force de suggestion prêtée aux topo-
nymes, à l’exemple de la ville de Parme, dont l’aspect « com-
pact, lisse, mauve et doux » se traduit par sa « syllabe lourde »,
où il ne « circule aucun air » mais d’où rayonne pourtant
une « douceur stendhalienne » et le « reflet des violettes46 ».
Généralisant le propos, Gérard Genette affirme à quel point
« les noms propres qui cristallisent la rêverie du Narrateur
sont en fait presque toujours (et pas seulement dans le cha-
pitre qui porte ce titre) des noms de pays47 ». Chez Proust
comme chez Simon, le toponyme aiguillonne l’imagination
autant qu’il favorise l’anamnèse.
B/ Ennemi insituable
Si la perte de conscience géographique tient pour beau-
coup aux difficultés matérielles d’orientation dans l’espace,
elle procède plus généralement d’une appréciation problé-
matique du théâtre des opérations. Le chaos de la débâcle,
45. Voir à ce sujet l’essai de Laurence Cadet, De Proust à Simon. Le
miroitement des textes, Paris, Honoré Champion, 2011.
46. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps
perdu, t. I, éd. établie par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de
la Pléiade », 1987, p. 134.
47. Gérard Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Éd. du
Seuil, 1976, p. 362.

223
La France en éclats

les revirements stratégiques de l’état-major et surtout l’ab-


sence de front identifiable remettent en question la capacité
de chacun à se situer correctement. De fait, la délimitation
entre les deux camps apparaît souvent difficile à établir, ren-
dant problématique jusqu’au « concept d’ennemi » lui-même
qui, comme l’affirme Sartre, « n’est tout à fait ferme et tout à
fait clair que si l’ennemi est séparé de nous par une barrière
de feu48 ». Lacunaires ou erronées, les informations parvenant
aux individus les plongent dans l’incertitude, plus qu’elles
ne leur viennent en aide. Insituables, les forces allemandes
deviennent dès lors l’objet d’une géographie fantasmée.
Un front fuyant
Tous les récits convergent pour déplorer le manque de
lisibilité du front, à l’instar des Communistes où l’avocat
Watrin affirme :
Dans les guerres anciennes, on voyait où était le front et on
peut même dire qu’on le voyait de mieux en mieux, il ten-
dait à devenir continu, rigoureux. On pouvait le marquer
sur les cartes, le modifier avec le communiqué. Vous êtes
presque tous d’âge à avoir fait l’autre guerre, messieurs. Eh
bien, dans celle-ci […] le front n’a plus de sens […]. Le
tragique, c’est de ne pas savoir où la bataille se passe49.
La Grande Guerre, qu’un grand nombre de soldats
mobilisés en 1940 ont vécue, offrait le modèle d’un conflit
aux contours clairs et aux lignes nettes : les positions des
troupes s’étaient stabilisées assez rapidement, un no man’s
land s’interposait entre soi et l’ennemi, l’avant et l’arrière
apparaissaient comme des catégories étanches. En 1940,
même pour des esprits éclairés, localiser le front s’avère une

48. Jean-Paul Sartre, « Paris sous l’Occupation », dans Situations III,


op. cit., p. 23.
49. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 1172.

224
La perte de « conscience géographique »

tâche épineuse, sinon impossible. Le lieutenant G., homo-


logue à moitié fictionnel de Gracq dans ses Manuscrits de
guerre, a beau s’appliquer à déchiffrer la situation des forces
en présence, le savoir cartographique dont il dispose ne lui
permet pas de concevoir l’avancée fulgurante des troupes
allemandes :
Pour le lieutenant G., qui s’intéressait pourtant de plus
près que les autres aux nouvelles lointaines (il était singu-
lier de voir combien ces nouvelles frappaient peu ses ca-
marades, on eût dit qu’elles tombaient dans leur esprit sur
des espaces de brume, comme quand la radio diffuse des
nouvelles de Chine – et c’était peut-être tout simplement
que la géographie ne leur était pas familière, qu’ils situaient
mal les villes dont on parlait, et d’ailleurs ne tenaient pas
outre mesure à les situer : depuis le début de la campagne
de mai, il n’avait jamais vu un officier du bataillon regarder
une carte), on ne pouvait pas dire qu’elles manquaient tout
à fait – il y en avait plus qu’il n’était besoin pour ne laisser
aucun doute sur leur sens catastrophique – seulement elles
s’ajustaient, elles se coordonnaient mal, semblant relier par
grands bonds désordonnés de sauterelles à travers la carte
des villes qui dans tout le train habituel de ses idées juraient
aussi complètement que possible l’une avec l’autre : que
pouvait-il y avoir de commun, par exemple, entre Sedan
et Abbeville ? Par quels cheminements tout cela se raccor-
dait-il ? Clairement l’esprit s’y perdait50.
Ce passage témoigne d’abord de l’inégale répartition de
la conscience géographique parmi les sujets. Gracq met en
effet l’indifférence des soldats à l’évolution des combats au
compte d’une méconnaissance profonde de l’espace natio-
nal, perçu comme un monde exotique. Pour eux, la France
se présente comme un tableau muet, tandis que pour les
individus plus informés, son image est mobilisable sous la
forme d’une carte mentale, c’est-à-dire d’une projection
50. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 169-170.

225
La France en éclats

intérieure attestant une représentation fine de l’espace. Seuls


ces derniers sauraient prétendre à une intelligence du conflit,
tant « il fallait pour [le] comprendre parvenir à se figurer un
espace existant ailleurs et dans le même instant51 », comme
le formule Jean-Loup Trassard. Et pourtant, la situation de
1940 est telle que même le savoir du géographe aguerri, la
constellation des villes qu’il situe avec justesse, le raisonne-
ment qu’il est susceptible d’élaborer ne sont pas suffisants
pour saisir la logique des événements, marquée du sceau de
l’anomalie.
Dans L’Étrange Défaite, Marc Bloch reconnaît avec hon-
nêteté ses erreurs de lecture quant à la position des troupes
ennemies. Il fait notamment part de l’étonnement qu’il
ressent lorsque, retranché dans son poste de commande-
ment à Lens et persuadé de se trouver en lieu sûr, il réalise
être encerclé par l’ennemi. L’anecdote ne forme pas hélas
un cas isolé et l’historien aboutit au constat que « tout le
long de la campagne, les Allemands conservèrent la fâcheuse
habitude d’apparaître là où ils n’auraient pas dû être52 ». Ce
qui revient à signaler la cécité de l’armée française, mais aussi
sa défaillance technique fondamentale : la lenteur de dépla-
cement de ses unités. À l’appui de sa démonstration, Bloch
dresse minutieusement la carte des positions occupées par
les soldats lors de leur retraite :
Relisez la liste des P.C. de la 1ère armée, durant la campagne
du Nord : Valenciennes, Douai, Lens, Estaires, Attiches,
Steenwerk. À chaque nouvelle pression de l’ennemi, un
recul a répondu. Rien de plus naturel. Mais, de combien,
les bonds ? Entre 20 et 35 kilomètres, chaque fois. Pas da-
vantage. En d’autres termes – car, ainsi que nous l’ensei-

51. Jean-Loup Trassard, Exodiaire, Bazas, Le Temps qu’il fait, 2015,


p. 48.
52. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, éd. cit., p. 77.

226
La perte de « conscience géographique »

gnait déjà Vidal de La Blache, c’est en distances horaires


qu’il convient aujourd’hui de penser – au grand maximum,
une demi-heure d’auto53.
Du père de la géographie française, Marc Bloch tire
davantage qu’une leçon personnelle, un mode de compré-
hension efficace de la déroute militaire révélant plus clai-
rement l’ankylose de l’armée française. L’historien poursuit
son diagnostic en ajoutant que celle-ci est le symptôme
d’une lenteur d’esprit plus profonde :
Aussi bien, avons-nous jamais, durant toute la campagne,
su où était l’ennemi ? […] Notre propre marche était trop
lente, notre esprit, également, trop dépourvu de prompti-
tude, pour nous permettre d’accepter que l’adversaire pût
aller si vite54.
Le caractère mouvant du front est d’autant plus troublant
que les neuf mois d’attente de la drôle de guerre avaient dis-
sipé la perspective d’un conflit immédiat. La ligne Maginot,
redoublant le tracé des frontières par un dispositif de défense
sophistiqué, apparaissait comme la garantie de cette stabi-
lité. Mais celle-ci une fois franchie par l’ennemi, le front,
jusqu’alors « étalé comme une mer sans marée55 », devient
en peu de temps indéchiffrable. Il cède la place à une bien
plus vague « zone des armées56 », que la rapide progression
des troupes allemandes empêche de circonscrire clairement.
Cela permet au passage de mieux comprendre pourquoi
aucun lieu précis n’est véritablement associé à l’événement
dans la mémoire collective, si ce n’est la nasse de Dunkerque
– ce qui est bien peu en comparaison de la Grande Guerre
dont on peut citer tant de batailles localisables, comme celles

53. Ibid., p. 67-68.


54. Ibid., p. 75.
55. Roland Dorgelès, La Drôle de guerre, éd. cit., p. 752.
56. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 254.

227
La France en éclats

de l’Yser, de la Marne, de Verdun ou de la Somme, pour les


plus connues d’entre elles.
L’idée d’un front introuvable a tôt fait de céder la place à
celle de sa pure et simple disparition, comme l’exprime crû-
ment un soldat peu amène que rencontre Georges dans La
Route des Flandres. Loin de s’entraider, les deux personnages
entament un dialogue de sourds qui tourne rapidement à
l’altercation injurieuse :
et Georges : « Mais où… » et le type par-dessus son
épaule : « Pauvre con ! », et Georges hurlant : « Mais bon
Dieu où est le front, où… » et le type s’arrêtant cette fois,
un moment ahuri, indigné, planté là, tourné vers eux, les
bras en croix, criant avec rage maintenant : « Le front ?
pauvre con ! Le front ?… Y a plus de front, pauvre con, y a
plus rien57 ! »
La lucidité du soldat sur le débordement de l’armée s’ex-
prime avec virulence et débouche sur une assertion nihiliste
agitant le spectre d’un anéantissement général. Personne du
moins ne semble plus en mesure d’anticiper l’évolution de
la guerre, tant celle-ci se déploie de manière tentaculaire.
Les auteurs expriment fréquemment à ce sujet la hantise
d’être encerclés par l’ennemi, à grand renfort de métaphores
animales :
Il y a une vieille sensation du soldat, animale et tenace : que,
s’éloigner du contact, c’est aller vers la sécurité, et nous y
avions succombé peu ou prou. Pourtant, […] la poussée
allemande allait s’infiltrer derrière [toutes ces troupes] par
la vallée de l’Oise, les enserrer aux trois quarts comme le
bras d’une pieuvre58.

57. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 268.


58. Henry de Montherlant, Solstice de juin, éd. cit., p. 894.

228
La perte de « conscience géographique »

Nous sentions autour de nous, comme la présence de


grands félins carnassiers, l’étreinte d’un ennemi fourbe et
cruel59.
Par le biais de telles images, Montherlant et Chevallier
représentent le soldat français comme une proie sans
défense, à l’opposé du corps triomphant promu par les
valeurs viriles de l’armée (dans l’idéologie fasciste en parti-
culier)60. L’ennemi réveille une peur archaïque d’autant plus
aiguë qu’il est malaisé d’établir sa position et de prédire d’où
il surgira.
Un adversaire invisible et fantasmé
Si l’armée ennemie est globalement insituable, la figure
du combattant allemand demeure quant à elle invisible, tout
au plus observable à distance et de manière fugitive. Il s’agit
là d’une constante des récits de la débâcle et de l’exode qui
ne font guère mention d’une perception rapprochée de l’ad-
versaire, sauf lorsque les Allemands prennent possession des
centres urbains, une fois les combats terminés. Ce faisant,
les textes marquent une certaine rupture avec la poétique
du récit de guerre traditionnel où l’ennemi est généralement
constitué en objet de perception directe. Dorgelès rappelle
ainsi que « des centaines de milliers d’hommes allaient être
capturés sans avoir aperçu un Allemand61 », tandis que dans
La Route des Flandres le capitaine de Reixach est abattu par
un tireur embusqué, dont nul n’a idée du lieu où il est dis-
simulé. Grange, tout au long d’Un balcon en forêt, ne dis-
cerne pareillement la silhouette d’aucun soldat allemand et
lorsque l’ennemi fait irruption à la fin du roman, il se signale

59. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 106.


60. Voir à ce sujet les analyses développées par Klaus Theweleit dans
Fantasmâlgories [1977], Paris, L’Arche, 2016.
61. Roland Dorgelès, La Drôle de guerre, éd. cit., p. 761.

229
La France en éclats

uniquement par l’explosion d’un obus meurtrier, projeté de


loin.
Au vrai, l’ennemi est presque toujours perçu à travers
son enveloppe mécanique, comme le rapporte Louise Weiss
dans ses Mémoires d’une Européenne à propos des panzers
ennemis :
Des chars passaient. Des chars allemands ! Leurs croix ne
laissaient aucun doute. Ils avançaient vite, tous blindages
fermés, monstres qui recelaient la mort dans leurs flancs,
mort qu’ils avaient apportée dans les Ardennes et qu’ils
transportaient plus loin, féroces. Leurs conducteurs étaient
invisibles et il y avait quelque chose de fantastique à voir
ces boucliers offensifs ramper à une allure de cavalcade sur
le ruban chamarré d’ombre et de lumière du macadam62.
Quel que soit leur type, les machines de guerre ne font
pas l’objet de simples descriptions techniques. Les écrivains
rendent compte de leur force de frappe par un langage méta-
phorique qui, tout en traduisant l’idée d’une prédation mor-
telle, s’apparente également à une tentative de domestication
de la violence subie. Cela vaut en particulier pour les stukas
aperçus de loin : l’atténuation du danger est alors exprimée
par une dynamique de renversement transformant le milieu
aérien en milieu aquatique. Dans Un balcon en forêt, Grange
relève ainsi « des flottaisons d’avions assez clairsemées,
hautes et étrangement lentes, qui semblaient nager presque
immobiles comme si elles remontaient un courant. Ce qui
le frappait, c’était leur comportement paisible de poisson
dans l’eau63. » La métaphore souligne ici la propension à la
rêverie du personnage, tout en semblant rendre un discret
hommage au recueil d’André Breton, Poisson soluble (1924),
préfacé par Gracq lui-même.

62. Louise Weiss, Mémoires d’une Européenne, éd. cit., p. 179.


63. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 87.

230
La perte de « conscience géographique »

La disparition du corps de l’ennemi au profit de la


machine qui l’encadre apparaît manifeste dans une scène de
Carnets de déroute (1942), le « journal de l’Année fatale64 »
tenu par Claude Jamet. Au beau milieu d’une prairie, l’au-
teur procède à l’autopsie d’un « avion boche » écrasé au sol :
Nous admirons le tableau de bord, si merveilleusement
compliqué, avec toutes ces manettes, ces boutons, ces ca-
drans. Nous arrachons des bouts de toile (souvenir !). Bref,
nous sommes là comme des enfants curieux, mal élevés ou
comme de méchants gamins peut-être, qui s’amuseraient
sur un cadavre d’oiseau. […] J’admire les formes, la ligne
de cette grande bête tuée. Insecte plutôt qu’oiseau, mais gi-
gantesque. Insecte dur, puissant, armé, superbement taillé
pour le vol et la lutte. Et simple, et noble, et beau, vraiment
comme une créature naturelle65.
Nul hasard à ce que le récit ait pu passer le tamis de la
censure et paraître sous l’Occupation : la description élo-
gieuse de l’engin révèle la fascination de l’auteur pour la
puissance nazie, quand bien même elle n’apparaît pas ici en
gloire. Quoique ancien membre du Comité de vigilance des
intellectuels antifascistes, Jamet finira de fait par adhérer à
la politique de collaboration (avant d’être emprisonné, radié
de l’Éducation nationale et exclu de la SFIO à la Libération).
L’absence de contact physique avec l’Allemand n’empêche
pas de dresser son portrait indirect à travers l’un de ses ava-
tars d’acier.
La règle de l’invisibilité de l’ennemi souffre toutefois
quelques exceptions, dont il vaut la peine de relever l’une
d’elles. Dans son témoignage, le médecin-lieutenant André
Soubiran rapporte les propos que lui a confiés un jeune soldat

64. Claude Jamet, Carnets de déroute, op. cit., p. 9.


65. Ibid., p. 85.

231
La France en éclats

officiant dans un char, après l’invasion du Luxembourg par


l’armée allemande, le 10 mai 1940 :
Depuis quatre jours, il a tiré de son char dix fois, cent fois,
et plus sans doute, sur des ennemis anonymes. Mais une
fois il a vu mourir son adversaire, il l’a eu d’abord dans le
rayon de son regard, il l’a eu vivant, faisant les gestes du
combat, étrangement rapproché par les verres de sa lunette
de visée. Il a tiré, il a vu la rafale entrer dans le corps. Et, par
la lunette, en une image énorme, affreuse, en un pathétique
gros plan de cinéma, il a reçu à la même seconde le dernier
regard, “l’immense cri muet des yeux” qui chavirent, les
lèvres crispées sur un cri de stupeur et de révolte […]66.
À l’inverse du précédent extrait, l’ennemi s’incarne dans
un visage et non dans un vestige. L’intensité de la vision est
maximale : le dispositif technique accroît les dimensions de
l’adversaire ; celui-ci est considéré au moment le plus cri-
tique, en train d’être abattu ; il est saisi dans ce qu’il a de plus
humain, c’est-à-dire son regard. Le récit sensible du soldat
n’est pas sans effet sur le comportement de l’auteur qui, peu
de temps après, découvre deux cadavres allemands sous une
tente et décide pacifiquement de leur fermer les yeux. C’est
l’occasion pour lui de méditer sur la jeunesse allemande
sacrifiée, qu’ils incarnent tragiquement.
Le plus souvent imperceptible, réduit à ses instruments,
à ses traces ou à ses dépouilles, le soldat allemand fait du
même coup l’objet d’une géographie fantasmée. Parce qu’on
ne saurait le circonscrire dans l’espace, il est susceptible d’être
partout. Tel est le mythe de la « cinquième colonne » qui
désigne, dissimulés au sein du territoire, les suppôts d’une
puissance adverse. Inventée pendant la guerre civile espa-
gnole67, l’expression croît en France avec l’afflux des réfugiés
66. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 93-94.
67. L’expression est à l’origine employée par le général franquiste Emilio
Mola en 1936. Alors que quatre colonnes convergeaient sur Madrid,

232
La perte de « conscience géographique »

politiques issus des régimes totalitaires voisins. Or les vastes


mouvements de population de mai et juin 1940 renforcent
la crainte d’agents infiltrés. Les rumeurs, aussi appelées
« bouthéons », prolifèrent dans de telles proportions que
Léon Werth compare la cinquième colonne à une « divinité
détestable qui s’incarne et se désincarne, apparaît et disparaît
dix fois en cinq minutes68 ». Cette obsession généralisée n’est
pas sans rappeler l’épidémie d’« espionnite » qui s’était déve-
loppée au cours de la Première Guerre mondiale.
Si les accusations d’espionnage touchent en priorité les
ressortissants étrangers, elles visent aussi les membres de la
communauté nationale, comme en témoigne La Corde Raide
de Claude Simon où le narrateur devient la cible de fausses
allégations et se voit refuser l’accès à un camion d’officiers
français, si bien qu’il demeure dangereusement exposé aux
tirs ennemis. L’anecdote, reprise dans La Route des Flandres69,
exacerbe le scandale d’une guerre où celui qui lutte pour
sa patrie se trouve dans le même temps abandonné par sa
hiérarchie et assimilé à un corps étranger. André Soubiran
reconnaît avoir pareillement fait les frais de cette forme de
paranoïa collective, évoquant dans son témoignage avoir
été menacé à cause de son accent et contraint de prouver
son origine méridionale pour être lavé de tout soupçon70.
La figure du parachutiste en particulier fait l’objet d’une
méfiance aiguë, alors même qu’il n’y a en réalité jamais eu
de troupes allemandes parachutées pour pratiquer la sub-
version à l’arrière du front71. Dans les récits de 1940, un

alors aux mains des Républicains, le général déclara que la ville serait
prise par une cinquième colonne, les Madrilènes partisans de Franco.
68. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 44.
69. Voir Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 351.
70. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 155-156.
71. Voir Éric Alary, L’Exode, op. cit., p. 100.

233
La France en éclats

scénario particulièrement romanesque, jouant sur l’inver-


sion des genres, fait retour ; il s’agit du parachutiste déguisé
en religieuse :
Il y avait aussi parmi les réfugiés des groupes de religieuses
aux robes longues, aux coiffes tuyautées, et le bruit courut
aussi dans la colonne que l’ennemi lâchait des parachutistes
déguisés en nonnes ou en prêtres. Certains dirent même
qu’en Belgique tous les ordres religieux et les prêtres étaient
des agents allemands72.
Mais ces derniers ne sont pas les seuls à revêtir un costume
féminin, et la frontière entre ennemi extérieur et ennemi
intérieur peut se révéler poreuse. Dans le roman d’Aragon,
le chauffeur Nestor Platiau, soupçonné par la police d’avoir
apporté son aide à deux religieuses a en réalité été dénoncé par
une caissière imaginant qu’il « faisai[t] filer dans ce costume, le
grand et le petit, Arthur Ramette et Jacques Duclos73 », hauts
responsables du PCF contraints à la clandestinité depuis l’an-
nonce du Pacte germano-soviétique. De fait, pour certains, le
véritable ennemi n’est autre que le parti communiste, accusé
d’être à la solde d’une puissance étrangère et dont l’idéologie
révolutionnaire est jugée aussi dangereuse, sinon davantage,
que les forces du Troisième Reich. L’effondrement militaire de
la France et la situation d’instabilité politique qu’elle entraîne
font craindre la menace d’un coup d’État, tandis que le souve-
nir de la Commune, dont le déclenchement avait été favorisé
par la défaite de Sedan, reste vif.
C/ Fictions de l’errance labyrinthique
À bien des égards, le labyrinthe apparaît comme le dis-
positif spatial le plus à même de traduire la perte de la
conscience géographique. Sa promotion narrative est en

72. Claude Simon, Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1027-1028.


73. Ibid., p. 405.

234
La perte de « conscience géographique »

particulier portée par trois romanciers : Alexandre Vialatte,


Claude Simon et Alain Robbe-Grillet, qui font de lui plus
qu’un simple motif thématique, le symbole de l’« aventure
tourbillonnaire à peu près incompréhensible74 » de mai-juin
1940.
Vialatte, Simon, Robbe-Grillet :
trois « entrepreneurs de labyrinthe »
La perception brouillée de l’espace trouve son corres-
pondant dans le dédale intérieur où les personnages s’en-
foncent. L’errance de Berger, dans le roman de Vialatte,
apparaît ainsi moins matérielle que psychique. Certes, le
personnage ne saurait dire où il se situe : ni au cours de sa
marche forcée en Alsace, ni au cours de sa captivité puis
de son internement en hôpital psychiatrique. Mais le récit
met davantage l’accent sur la crise dont Berger est victime
dans sa geôle et qui l’amène à confondre toutes les strates
de son existence. L’enchevêtrement de toponymes hétéro-
clites, renvoyant à des espaces nationaux sans lien apparent,
traduit un authentique état d’égarement. S’entrecroisent
de manière rapide et chaotique des personnes, des objets,
des régions du monde esquissant les contours et les détours
d’un labyrinthe mental tortueux : « un curé breton revenu
des tranchées » succède ainsi à des « contrebandiers corses »,
les « côtes de Palestine » se substituent à de « vieilles villes
allemandes », la « mer Rouge » cède la place à un « aqua-
rium où nagent des poissons chinois », le Vésuve côtoie une
« Sibérie d’opéra », des « Bouddhas de celluloïd » remplacent
des « fétiches soudanais75 », etc. L’emballement de la psyché

74. Gabriel Chevallier, Le Petit Général, éd. cit., p. 4.


75. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., respectivement p. 85,
63, 96, 130, 30, 57, 34, 241 et 236.

235
La France en éclats

du brigadier se traduit par la construction d’un monde dis-


parate et incohérent.
L’errance des cavaliers de La Route des Flandres présente
également une forme labyrinthique. Échappant à toute
« mise en diagrammes ou en cartographies », l’espace est
ravagé par la guerre qui « en brise les axes, les trames, les pro-
fondeurs76 ». Georges, Iglésia et les autres soldats se perdent
dans ses méandres tout au long du roman, à l’instar de ce
qu’évoque Julien Gracq au sujet de sa propre campagne
militaire : « la terre brusquement pousse autour de vous un
dédale, comme si la peau de la planète se mettait maligne-
ment dans le noir à faire des plis77. » Mais Claude Simon ne
voit pas dans le labyrinthe qu’un espace emblématique de
son expérience de guerre ; il en fait une référence essentielle
de son discours métaromanesque. Dans sa préface à Orion
aveugle (1970), il place son propre « sentier de la création »
– pour reprendre le titre de la collection où il fait paraître
ce texte – sous le signe de l’égarement et de la bifurcation :
il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un
voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repar-
tant, trompé (ou guidé ?) par la ressemblance de certains
lieux pourtant différents, ou, au contraire, les différents as-
pects du même lieu, son trajet se recoupant fréquemment,
repassant par des places déjà traversées […]78.
Ce que Claude Simon confesse de sa pratique de roman-
cier s’oppose en tout point à ce que Descartes préconisait
dans son Discours de la méthode pour sortir d’un bois où
l’on se serait perdu : l’écrivain ne cherche pas à maintenir un

76. Barthélémy Lambert, Fictions contemporaines de l’errance, Paris,


Classiques Garnier, 2012, p. 159.
77. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 237.
78. Claude Simon, « Préface à Orion aveugle » [1970], dans Œuvres, t. I,
éd. cit., p. 1183.

236
La perte de « conscience géographique »

cap d’arbre en arbre, mais erre dans sa « forêt d’images79 »,


de la même manière que s’égarent les personnages – et à
son tour le lecteur – dans La Route des Flandres. Un bon
croquis valant peut-être mieux qu’un long discours, Claude
Simon condense son exposé en une expression graphique on
ne peut plus parlante [ill. 5.1].
Quoique le schéma fasse apparaître un point de départ
et un point d’arrivée distincts l’un de l’autre, Claude Simon
ajoute qu’« il peut même arriver qu’à la “fin” on se retrouve
au même endroit qu’au “commencement”80 », complexifiant
le dispositif d’un cran. Mais ce qui était fatal pour les soldats
se révèle fécond pour l’écrivain qui, en se perdant dans les
détours de son imaginaire, gagne une matière précieuse sur
le plan de l’écriture. En somme, ce n’est pas un hasard si La
Route des Flandres compte parmi ses nombreux avant-titres
la formule « Dans le labyrinthe ».
Quant au roman de Robbe-Grillet qui s’intitule précisé-
ment ainsi, il présente un mécanisme tout aussi retors. La fic-
tion est centrée sur l’errance d’un soldat égaré dans une vaste
ville, dont les rues apparaissent toutes semblables et dont
le mobilier urbain est recouvert par une neige abondante
gommant tout point de repère. La géographie romanesque
s’organise selon un principe d’indétermination défiant les
facultés de compréhension du lecteur.
Deux points de convergence majeurs valent d’être sou-
lignés entre les « entrepreneurs de labyrinthe81 » que sont
Vialatte, Simon et Robbe-Grillet. La lecture de l’œuvre de
Kafka constitue le premier. Qui d’entre eux n’a pas en effet
trouvé une part de son inspiration dans l’errance de Joseph

79. Id., « La Fiction mot à mot » [1972], dans Œuvres, t. I, éd. cit.,
p. 1196.
80. Id., « Préface à Orion aveugle », éd. cit., p. 1183.
81. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 165.

237
La France en éclats

K. au sein du Procès (1925), dans celle de l’arpenteur du


Château (1926), ou encore dans l’arborescence des galeries
souterraines du Terrier (1931) ? Ces récits ont sans nul doute
joué un rôle important dans l’imaginaire dédaléen des trois
auteurs.
Alexandre Vialatte est de tous le plus intimement lié
à l’écrivain (il traduit Le Procès en 1933 et Le Château en
1938, qui paraissent tous deux aux éditions Gallimard).
Tout au long de sa vie, Vialatte entretient un proche compa-
gnonnage avec son œuvre, dont il vante la qualité et la force
de suggestion dans ses articles de critique littéraire (réunis
après sa mort en recueil, sous le titre Kafka ou l’Innocence
diabolique, en 1988). Les traductions de Vialatte ont permis
à de nombreux auteurs de découvrir l’œuvre de Kafka,
quelques années avant la guerre ou dans le temps même
de leur mobilisation. Claude Simon en prend pour la pre-
mière fois connaissance un an avant son départ aux armées,
« chez un bouquiniste sur les quais82 ». Alors que la guerre
est déjà déclarée, Jean Malaquais évoque dans son journal
la lecture éblouie qu’il fait du Procès, « stylo à la main83 »,
tandis que Sartre consigne dans ses Carnets ses différentes
lectures et indique se plonger tour à tour dans Le Château,
Le Procès et Au bagne. L’immersion dans l’univers kafkaïen
informe jusqu’à la perception que le philosophe se fait de
l’événement historique : la guerre « introuvable », « fantoma-
tique » de 1939-1940 est pour lui l’incarnation authentique
d’une « guerre à la Kafka84 ». Avec une sensibilité analogue,

82. Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », suivi de « Le re-


quiem acacia de Claude Simon », Cahiers Claude Simon, n° 11, 2016,
p. 22. L’entretien et le texte ont été initialement publiés dans le quoti-
dien Libération daté du 31 août 1989.
83. Jean Malaquais, Journal de guerre, éd. cit., p. 85.
84. Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, éd. cit., p. 157.

238
La perte de « conscience géographique »

Simone de Beauvoir compare l’inquiétante étrangeté du


Paris de l’arrière, baigné dans la lueur crépusculaire de la
guerre, à l’atmosphère d’« un roman de Kafka85 ». Enfin,
Robbe-Grillet affirme de son côté la place centrale qu’oc-
cupe l’auteur tchèque au sein de son panthéon littéraire.
Dans ses Entretiens complices, il reconnaît notamment avoir
été « séduit par la conjonction d’un monde flou et d’une
écriture précise », comme par la tension produite entre « la
rigueur de la phrase et le soupçon du texte86 » – autant d’as-
pects éclairant l’esthétique de Dans le labyrinthe.
La seconde convergence observable entre les auteurs
consiste dans leur conception du labyrinthe comme un
espace de dédoublement de soi, à l’instar de la nature hybride
du Minotaure, mi-homme mi-taureau. L’errance physique
est en ce sens symptomatique d’une errance identitaire
plus intime. À son retour de captivité, le brigadier Berger
contemple ainsi une image le représentant mais ne générant
nul sentiment d’identité : « Il venait de retrouver dans un
paquet de lettres la photographie d’un cavalier casqué cou-
vert de courroies, de gros drap, armé d’une cravache, dans
la neige. C’était lui. Il ne se reconnut pas87. » Le soldat du
roman de Robbe-Grillet apparaît tout aussi étranger à lui-
même et demeure jusqu’au bout privé de tout « faisceau de
traits distinctifs88 », pour reprendre la formule de Philippe
Hamon. Il ne porte en effet aucun nom, sinon un unique
matricule sur le col de sa capote dont le numéro, « douze

85. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, éd. cit., p. 706.


86. Alain Robbe-Grillet, Entretiens complices, éd. établie par Roger-
Michel Allemand, Paris, Éd. de l’EHESS, 2018, p. 81 et 82.
87. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., p. 241.
88. Philippe Hamon, « Un discours contraint », Poétique, n° 16, 1973,
p. 89.

239
La France en éclats

mille trois cent quarante-cinq89 », constitue la série de chiffres


la plus élémentaire qui soit : 1, 2, 3, 4, 5. Et encore, peut-
être ne s’agit-il pas même de son propre uniforme, comme il
le confie au personnage de l’enfant. Évoluant dans un laby-
rinthe de rues quadrillées, le soldat est surtout le labyrinthe
de lui-même, comme le suggère Roger-Michel Allemand
pour qui « l’unité traditionnelle du personnage implose au
profit d’effets de miroir qui se renvoient leurs reflets à l’in-
fini90 ». D’uniformes et de miroirs il est également question
dans La Route des Flandres. Qu’ils soient neufs comme « ces
draps impollués que, dans les familles, on garde pieusement
en réserve pour en envelopper les morts91 », ou aussi usés que
des « débris qui les faisaient ressembler à un peuple de fan-
tômes92 », les uniformes privent le sujet de sa singularité et
font de lui un être interchangeable. Les différentes surfaces
réfléchissantes décrites dans le roman – jusqu’à l’œil d’un
cheval à l’agonie contemplé dans une grange – fragilisent
pareillement l’assise psychologique des individus, à l’instar
de la glace présente dans la maison d’un civil où Georges
trouve refuge, « dont les quatre côtés encadraient un visage
qu’il n’avait jamais vu, maigre, les traits tirés, les yeux bordés
de rouge […] “Mais c’est moi”, restant à regarder ce visage
d’inconnu […] appuyé pour ainsi dire contre sa propre
image93 ». La scène traduit de manière éloquente le vacille-
ment subjectif du personnage, devenu une « sorte de double
fantomatique et transparent de [lui]-même94 ». Le trouble
identitaire qui l’affecte n’est pas sans renvoyer à celui,

89. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 125.


90. Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 1987, p. 88.
91. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 239.
92. Ibid., p. 276.
93. Ibid., p. 270.
94. Ibid., p. 335.

240
La perte de « conscience géographique »

collectif, de la nation. La vacance intérieure de Georges


rejoint en effet la béance provoquée par la guerre au sein
d’un territoire comparable à la « scène vide d’un théâtre »
ou encore à « une porte en train de battre agitée par le vent
dans une maison vide95 ». Ces métaphores spatiales rendent
bien compte de l’état d’une France exsangue, désertée par
ses habitants.
Si chez Simon comme Vialatte, le modèle du labyrinthe
se rapporte de toute évidence à l’expérience de la débâcle,
cette interprétation n’est pas aussi aisée pour le roman de
Robbe-Grillet (qui n’a pas participé au même degré que
ses deux aînés à la tragédie nationale). Mais il ne faudrait
pas pour autant le rattacher trop vite à un simple principe
d’agencement formel, mis au service d’un texte autotélique.
Dans le labyrinthe : du dispositif littéraire au discours
historique
Malgré son esthétique conforme aux principes du
Nouveau Roman, réputé pour gommer la dimension réfé-
rentielle des textes, Dans le labyrinthe ne renvoie pas moins
indirectement à l’expérience vécue par les soldats en mai-
juin 1940.
Le roman retrace l’itinéraire hasardeux d’un soldat
éprouvé par de récents combats et replié dans une ville aux
rues toutes semblables. Sa quête consiste à remettre à la
famille d’un de ses camarades le mystérieux paquet que ce
dernier lui a confié avant d’expirer. Au cours de son périple,
le protagoniste multiplie les rencontres avec d’autres per-
sonnages qui ne lui apportent toutefois aucune information
sûre, aucune aide qui lui permettrait de mener à bien son
projet. À la fin du roman, une estafette ennemie surgit dans

95. Ibid., respectivement p. 408 et 412.

241
La France en éclats

la ville et prend pour cible le soldat qui finit par succomber


à ses blessures.
Si elle peut être reconstituée à grands traits, la trame
romanesque demeure toutefois problématique, car l’histoire
racontée pourrait bien ne pas avoir eu lieu et n’émaner que
de l’imagination d’un narrateur dont le regard se serait trop
longtemps posé sur une gravure installée dans sa chambre
et ayant pour légende « La défaite de Reichenfels ». Le laby-
rinthe de la ville est donc à l’image du labyrinthe des pos-
sibles narratifs. La circulation qui ne cesse de s’établir entre
les différents éléments du récit – lieux, personnages, scènes –
aboutit à une circularité déconcertante, dans laquelle toute
unité identifiable devient in fine interchangeable. À la géo-
graphie équivoque du roman, on rapportera utilement cette
glose de Georges Didi-Huberman à propos de la notion
d’unheimlich :
Freud donnait encore un ultime paradigme pour rendre
compte de l’inquiétante étrangeté : c’est la désorientation,
expérience dans laquelle nous ne savons plus exactement ce
qui est devant nous et ce qui ne l’est pas, ou bien si le lieu
vers où nous nous dirigeons n’est pas déjà ce dedans quoi
nous serions depuis toujours prisonniers96.
Le soldat comme le lecteur sont mis à l’épreuve d’un
monde dont la stabilité des lieux semble bannie. Les
quelques espaces faisant office de balises – la chambre, le
couloir, la caserne, l’infirmerie – apparaissent comme autant
de parois contre lesquelles le sujet vient buter. Abstraite et
changeante, la ville est réfractaire à tout entendement et on
ne saurait en tracer de plan – aucun d’ailleurs n’est conservé
dans les archives de l’auteur, à la différence des deux cro-
quis cartographiques dessinés pour Les Gommes. La fiction
96. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde,
Paris, Éd. de Minuit, p. 183.

242
La perte de « conscience géographique »

romanesque, construite sur une « représentation gigogne


de l’espace », procédant « par emboîtements et désemboîte-
ments successifs97 », ne ménage quant à elle aucun espoir de
sortie, contrairement au mythe antique où Thésée finit par
s’échapper grâce au fil d’Ariane.
La complexité spatiale du texte ne tient pas uniquement
à sa topographie, dont Julien Gracq dirait qu’elle est « inap-
privoisable98 ». Elle se fonde aussi sur une altération de la
référence toponymique, plus profonde encore que dans La
Route des Flandres où demeurent mentionnées certaines loca-
lités. Ici, les plaques encadrant les noms de rue apparaissent
littéralement effacées :
Le soldat lève les yeux à la recherche des plaques émail-
lées qui devraient signaler le nom de ces rues. Sur une de
ses faces, l’angle de pierre ne porte aucune indication. Sur
l’autre, à près de trois mètres de hauteur, est apposée la
plaque bleue réglementaire, dont l’émail a sauté en larges
éclats, comme si des gamins s’étaient acharnés à la prendre
pour cible avec de gros cailloux ; seul le mot « Rue » est en-
core lisible, et, plus loin, les deux lettres « …na… » suivies
d’un jambage interrompu par les franges concentriques
du trou suivant. Le nom originel devait d’ailleurs être très
court. Les déprédations sont assez anciennes, car le métal
mis à nu est déjà profondément attaqué par la rouille99.
Ce que cette description détaillée met en évidence, c’est
la neutralisation, ou plus encore la négation de tout ancrage
référentiel (comme le suggèrent les deux lettres « na » ren-
voyant à l’adverbe de négation « ne »). L’acte de violence
dirigé contre la plaque de rue traduit symboliquement la
réprobation de l’auteur contre les principes du roman

97. Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 86.


98. Julien Gracq, Préférences [1961], Œuvres complètes, t. 1, éd. cit., p. 878.
99. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 53.

243
La France en éclats

réaliste, dont la représentation mimétique de l’espace consti-


tue l’un des principaux piliers.
Les noms propres ne sont pas pour autant abolis : s’ils
disparaissent des plaques, ils restent énoncés par les per-
sonnages. Mais ils n’en gagnent pas pour autant une réelle
consistance. Le nom de la rue que doit atteindre le soldat est
ainsi constamment sujet à variation, en fonction des inter-
locuteurs rencontrés. En témoigne l’ironique « explication
topographique » de l’invalide, livrant au soldat des « quantités
de noms de rues : Vanizier, Vantardier, Bazaman, Davidson,
Tamani, Duroussel, Dirbonne100 ». Aussi l’hypothétique lieu
de rendez-vous du soldat se caractérise-t-il par un « nom en
déplacement101 », dont les trop nombreuses métamorphoses
le rendent insaisissable.
Or, nul ne semble avoir jugé pertinent de s’interroger sur
le fond d’historicité que pouvait présenter le roman, fût-il
uniquement perceptible à l’état de trace. Dans les recensions
de l’ouvrage rédigées au moment de sa parution, les critiques
s’accordent à reconnaître dans l’entreprise de Robbe-Grillet
« l’abandon de plus en plus radical des commandements de
la représentativité102 ». Reconduisant l’horizon d’attente sus-
cité par le Nouveau Roman, tous s’attachent à élucider les
« rapports de forme entre les objets, les structures et les situa-
tions103 » internes au texte, sans porter attention au rapport
de l’auteur à la Seconde Guerre mondiale, pourtant indé-
niablement mis en jeu dans ce roman comme dans ceux qui
suivront104. La légende de la gravure décrite dans le roman,

100. Ibid., p. 86.


101. Jean-Pierre Vidal, Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet, Paris, Ha-
chette, coll. « Poche critique », 1975, p. 82.
102. Ibid., p. 6.
103. Bruce Morrissette, Les Romans de Robbe-Grillet, op. cit., p. 164.
104. C’est notamment le cas du cycle des Romanesques où l’auteur

244
La perte de « conscience géographique »

« La défaite de Reichenfels », témoigne ainsi d’une parenté


évidente avec les batailles perdues de 1870, de 1914 ou de
1940. Par ailleurs, aucun lien n’est établi entre le patronyme
du camarade défunt, Henri Martin, et l’affaire politique du
même nom qui eut lieu six ans avant la parution du roman
durant la guerre d’Indochine, et qui mobilisa nombre d’in-
tellectuels – Sartre publie L’Affaire Henri Martin (1953)105.
En clair, la référence à l’histoire se trouve ostracisée à deux
reprises : une première fois au sein du texte, où elle est
réduite à la portion congrue, une seconde fois au sein du
discours critique, où elle est ignorée.
Certes, l’auteur n’ouvre pas volontiers la voie à une telle
démarche interprétative, lui pour qui « un projet d’écrivain
est toujours un projet de forme106 ». À titre d’exemple, le
labyrinthe constitue bien un modèle narratif structurant de
ses œuvres, depuis Les Gommes (1953) – où Wallas « enroule
au fur et à mesure la ligne ininterrompue de son propre
passage » et ne parvient pas à « se reconnaître seul à travers
l’enchevêtrement des rues107 » – jusqu’à Topologie d’une cité
fantôme (1976), en passant par le ciné-roman L’Immortelle

procède à une reconstitution de son vécu (séjour dans un camp de travail


à Nuremberg, vie quotidienne sous l’Occupation, destruction de Brest
sous les bombardements). Celle-ci est néanmoins doublée d’une part de
reconstruction imaginaire, qui se concentre autour du personnage Henri
de Corinthe.
105. Henri Martin, militant du Parti communiste français affecté à la
Marine nationale, est accusé de complicité avec l’ennemi après avoir dis-
tribué des tracts invitant les marins à réclamer la cessation des hostilités.
Reconnu coupable de propagande hostile à la guerre, il est condamné en
1950 à cinq années de réclusion et devient rapidement un symbole de la
lutte contre la guerre d’Indochine.
106. François Erval, « Dans le labyrinthe, par Alain Robbe-Grillet »,
L’Express, 1er octobre 1959, p. 31.
107. Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, éd. cit., respectivement p. 47 et
52.

245
La France en éclats

(1963) où N sillonne Istanbul et son lacis de rues sinueuses.


Matriciel dans la conception de Dans le labyrinthe, le schème
spatial dit toutefois autre chose que la simple continuation
ou anticipation des recherches formelles de l’écrivain. De ce
point de vue, l’avant-propos du roman de Robbe-Grillet,
pour qui « ce récit est une fiction, non un témoignage108 »,
mérite d’être lu avec précaution :
Il s’agit pourtant ici d’une réalité strictement matérielle,
c’est-à-dire qu’elle ne prétend à aucune valeur allégorique.
Le lecteur est donc invité à n’y voir que les choses, gestes,
paroles, événements qui lui sont rapportés, sans chercher à
leur donner ni plus ni moins de signification que dans sa
propre vie, ou sa propre mort109.
Dictant une conduite de lecture, ce discours normatif
entend contenir, sinon verrouiller les interprétations que le
texte est susceptible d’engendrer. L’auteur met plus précisé-
ment en garde contre toute activité d’allégorèse visant à lui
octroyer une dimension métaphysique ou historique qu’elle
ne possède pas intrinsèquement. En d’autres termes, Robbe-
Grillet refuse l’établissement d’un rapport d’analogie entre
le réel et le texte, comme si l’efficacité ou la pureté esthétique
de ce dernier risquaient d’être compromises :
L’auteur cherche à créer un objet clos, comme la pein-
ture et la sculpture modernes qui opposent leur réalité au
monde réel. Comme les abstraits, Robbe-Grillet essaye de
couper tous les ponts avec la réalité en exhaussant son su-
jet : Stendhal a parlé de la bataille de Waterloo, Tolstoï de
celle de Moscou, mais Robbe-Grillet crée de toutes pièces
la bataille de Reichenfels, inconnue dans la dernière guerre.
C’est à ce moment que se révèle la grandeur absurde de

108. Id., Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 7.


109. Ibid.

246
La perte de « conscience géographique »

l’effort de Robbe-Grillet : il essaye de conjurer la réalité


avec des mots110.
Avec le propos liminaire de son roman, Robbe-Grillet
entend surtout démentir les allégations de certains critiques
ou théoriciens de la littérature, comme celles de Bernard
Dort qui voyait dans son précédent ouvrage, La Jalousie
(1957), « moins un roman qu’une allégorie111 ».
Il serait pourtant dommage de souscrire docilement au
contrôle du sens revendiqué par l’auteur. Notre parti pris
herméneutique consiste au contraire à sonder le substrat
historique du texte, aussi peu immédiat soit-il à première
vue. La production formaliste de Robbe-Grillet ne relève-t-
elle pas aussi d’une « littérature d’après le désastre112 », tout
comme Claude Simon déclarait écrire « après le tréfonds de
l’horreur révélé par le deuxième conflit mondial113 » ? En
témoigne la couverture d’une édition britannique de Dans le
labyrinthe représentant une photographie de la ville d’Hiro-
shima dévastée114. Ce choix éditorial – que l’auteur eût désa-
voué – a pour vertu d’inciter le lecteur à considérer l’ouvrage
autrement que comme un texte « qui ne dit rien d’autre que
lui-même et ne renvoie à aucune autre issue que ses propres
impasses115 ».

110. François Erval, « Dans le labyrinthe, par Alain Robbe-Grillet »,


art. cit., p. 4.
111. Cité dans Gérard Genette, « Vertige fixé », Figures I, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Tel Quel », p. 70.
112. Propos d’Alain Robbe-Grillet à l’occasion d’un entretien télévisé
avec Philippe Lefait, « Le Cercle », France 2, 5 octobre 1998.
113. Claude Simon, « Problèmes que posent le roman et l’écriture »,
Francofonia, n° 18, printemps 1990, p. 7.
114. Alain Robbe-Grillet, In the Labyrinth, London, Calder Publica-
tions & Riverrun Press, 2000.
115. Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 85. La cou-
verture fait peut-être aussi référence au film Hiroshima mon amour d’Alain
Resnais, sorti en salles en 1959, la même année que la parution du roman.

247
La France en éclats

La débâcle de 1940 constitue pour Robbe-Grillet un


embrayeur d’écriture. L’événement lui inspire en effet son
tout premier texte, une nouvelle intitulée « Comment vient
l’enthousiasme », dans laquelle un lycéen envisage de quit-
ter la France par bateau, au large de la rade de Brest, avant
d’abandonner son projet à la suite de l’incendie d’un navire
ayant heurté une mine ennemie. Avec la « série des désastres
militaires116 » de 1940 en toile de fond, le personnage remâche
ses désillusions sentimentales et politiques. Le texte se fonde
sur une anecdote réelle que Robbe-Grillet évoque aussi dans
Le Miroir qui revient, où il précise que les « suies épaisses et
lourdes » retombant du navire embrasé sont comparées à des
« flocons de neige117 ». Cette précision étaie l’analogie a priori
improbable qu’on peut établir entre les événements de l’été
1940 et le climat hivernal et enneigé de Dans le labyrinthe.
Qui plus est, la ville de Brest, largement détruite en 1944,
puis reconstruite dans l’après-guerre selon un plan géomé-
trique et un quadrillage rigoureux, n’est pas sans évoquer les
rues identiques et perpendiculaires du roman – à moins que
celles-ci ne s’inspirent des rangées « alignées à perte de vue »
de l’atelier de Nuremberg où Robbe-Grillet travailla un an
dans le cadre de son STO et dont « l’imposante grille d’en-
trée s’ouvre sur une longue avenue rectiligne118 ».
Certes, le cadre chronologique du roman demeure indé-
terminé et rapporté au strict hic et nunc de la narration :
comme l’affirme Bruce Morrissette, le « dédale spatial exige
son correspondant dans le temps119 ». Ni projection ni

116. Alain Robbe-Grillet, « Comment vient l’enthousiasme » [1940],


reproduit dans Olivier Corpet et Emmanuelle Lambert, Alain Rob-
be-Grillet. Le voyageur du Nouveau roman, Paris, IMEC, 2002, p. 133.
117. Id., Le Miroir qui revient, éd. cit., p. 34. Nous soulignons.
118. Ibid., p. 45.
119. Bruce Morrissette, Les Romans de Robbe-Grillet, op. cit., p. 178.

248
La perte de « conscience géographique »

rétrospection ne sont de mise dans le récit, et le mode de


liaison instauré entre les différentes séquences – un détail
visuel fait généralement office de transition – fournit bien
peu de repères temporels au lecteur. Robbe-Grillet joue là
avec la représentation du labyrinthe comme lieu de l’oubli,
le temps n’étant pas simplement suspendu mais « défait pour
se transformer en une suite émiettée d’instants120 ». Malgré
tout, il reste possible d’élucider sur la base de quelques
indices textuels le cadre temporel du roman. La gravure
en noir et blanc illustrant la défaite et « dat[ant] de l’autre
siècle » pourrait bien évoquer un épisode de la guerre fran-
co-prussienne de 1870, comme invite à le penser la parenté
sémantique entre « Reichenfels » et « Reichshoffen », soit
la fameuse charge de cavalerie qui eut lieu à cette époque.
D’autres éléments renvoient quant à eux davantage à la
Première Guerre mondiale, à l’instar du cauchemar du soldat
typique d’une situation vécue par un Poilu : « Il rêvait que
l’alerte sonnait. Il était dans une tranchée sinueuse, dont le
haut lui arrivait juste à hauteur du front ; il tenait à la main
une sorte de grenade explosive121. » Mais ces indices laissés
à l’appréciation du lecteur s’interprètent plutôt comme des
réminiscences (celles qu’éprouverait par exemple un vétéran
de 14-18 mobilisé pour la seconde fois) et ne sauraient se
confondre avec le temps de la diégèse. Car bien des éléments
révèlent que l’action se déroule plutôt en 1940. Le nom de
« Montoire » a beau être dissimulé au sein d’une série d’autres
noms de rue – « Mallart ou Malabar, Malardier, Montoire,
Moutardier122 » –, il renvoie immanquablement à l’entrevue

120. Bertrand Gervais, La Ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence. Lo-


giques de l’imaginaire, t. II, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erres Essais »
n°4, mars 2008, p. 174.
121. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 119.
122. Ibid., p. 95.

249
La France en éclats

d’Hitler et de Pétain, vive dans la mémoire nationale. Les


soupçons réguliers pesant sur le protagoniste, accusé d’être
un « espion », renvoient quant à eux au climat de méfiance
généralisée propre à la débâcle, tandis que l’affirmation des
bourgeois attablés au café selon laquelle « tout le monde a
décroché sur ordre […] des officiers pourris123 » rejoint les
accusations portées à cette période contre le corps militaire.
Au vrai, Robbe-Grillet lèvera lui-même le voile en évoquant
dans Le Miroir qui revient sa rencontre pendant la Seconde
Guerre mondiale avec deux soldats allemands que l’« on
peut retrouver à présent dans le Labyrinthe, avec leur véhi-
cule archaïque et leur air exténué, avant-coureurs de l’armée
ennemie qui investit la ville prise124 ».
Ce travail de contextualisation ayant abouti, quel dis-
cours oblique le roman soutient-il plus précisément au sujet
de l’effondrement national de 1940 ? Dans le labyrinthe
véhicule en premier lieu l’amertume d’avoir vécu une guerre
dégradée. On songe à la formule de Marx selon laquelle
l’histoire se répète deux fois, la première fois comme une
tragédie, la seconde fois comme une farce. En témoigne le
traitement réservé à la gravure « La défaite de Reichenfels »,
dont la légende suggère la représentation d’une scène de
guerre relevant du genre respectable de la peinture d’his-
toire. Or seule une banale « scène de cabaret125 » en forme le
contenu visuel : l’acte guerrier, fût-il modeste ou désespéré,
cède la place à « l’annonce, en milieu civil, du résultat de
cette bataille126 ». Le traitement de l’histoire relève donc du
burlesque, puisqu’au sujet noble qu’est la guerre est subs-
tituée une scène vulgaire, au sens étymologique du mot

123. Ibid., p. 175.


124. Id., Le Miroir qui revient, éd. cit., p. 35.
125. Id., Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 24.
126. Jean-Pierre Vidal, Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet, op. cit., p. 51.

250
La perte de « conscience géographique »

latin vulgus, la foule, qui envahit littéralement l’espace du


tableau. Derrière la longue ekphrasis de la gravure se cache
un grinçant pastiche, laissant entrevoir la honte des soldats
inscrite sur leurs corps raides et immobiles. La composition
du tableau, au sein duquel ils apparaissent « séparés de la
foule qui les entoure par une zone inoccupée127 », met en
évidence leur exclusion du corps social. Celle-ci est essen-
tiellement due au dédain des civils, qui vouent à la vindicte
ceux qui étaient censés les défendre. Tout dans la gravure,
dont se dégage une atmosphère faussement festive, suggère
de quelle manière la communauté nationale se délite.
Cette rupture est du reste annoncée dès le début du
roman par le motif de la fêlure. Dans le décor de la chambre
qu’il occupe, le narrateur relève le « marbre fêlé128 » de la
cheminée, mais aussi l’ombre que projette le filament d’une
ampoule, formant « comme un hexagone auquel manque-
rait un de ses côtés129 ». Cette notation, typique de l’imagi-
naire géométrique de l’auteur, prend aussi valeur de sym-
bole, le « petit hexagone interrompu130 » faisant songer à
la réalité politique d’une France amputée par une ligne de
démarcation131.
La fiction se déroule ainsi dans un temps de suspens où la
souveraineté nationale n’est plus de mise. La ville où évolue le
soldat, qui pourrait être n’importe quelle ville de France, est
plongée dans la temporalité d’une guerre tout juste perdue,

127. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 26.


128. Ibid., p. 12.
129. Ibid., p. 14.
130. Ibid., p. 20.
131. Le cinquième feuillet du manuscrit conservé à l’IMEC mentionne
quant à lui un « polygone ouvert, qui brandit deux dards recourbés »,
et laisse également entendre la charge de violence associée à l’épisode
historique.

251
La France en éclats

dans un flottement « entre le “déjà plus” et le “pas encore”132 ».


En somme, la défaite provoque plus qu’une fêlure, une faille
à la fois politique, temporelle et ontologique. C’est là ce que
met en évidence l’errance géographique du soldat qui, tour-
nant en rond dans la ville, symbolise le piétinement du sens
appelé par la défaite. L’ancrage historique du texte bat donc
en brèche la conception, défendue par l’auteur, d’un roman
uniquement réductible à une recherche d’ordre formel.

132. Otto Hahn, « Plan du Labyrinthe de Robbe-Grillet », Les Temps


modernes, n° 172, juillet 1960, p. 165.
Chapitre 6
Dérives de la référence spatiale

Parmi tous les moyens littéraires employés pour traduire


la perte de conscience géographique ressentie en 1940, la
perturbation de la référence spatiale occupe une place privi-
légiée. Les deux récits que sont Les Communistes et La Route
des Flandres en témoignent chacun à sa manière par le régime
spécifique qu’ils accordent aux noms de lieux. Ces derniers,
distribués tantôt en surabondance, tantôt avec insuffisance,
suscitent dans les deux cas un brouillage de l’espace roma-
nesque. L’enjeu est plus vaste et touche au genre même du
récit de guerre, dont les avatars modernes impliquent en
général l’inintelligibilité du champ de bataille.
Dans le roman d’Aragon, l’inflation des toponymes
contribue certes à indexer le texte à la réalité géographique et
à garantir l’exactitude des événements racontés ; mais le réfé-
rencement des actions est accompli en de telles proportions
que le lecteur finit par s’y perdre. Dans le cas de La Route
des Flandres, l’enquête géographique minutieuse réalisée au
prélable par Simon ne débouche pas sur la construction
d’un espace immédiatement rattachable au réel ; les noms de
lieux, mentionnés avec parcimonie, sont bien plutôt soumis
à une logique d’opacification. L’analyse des croquis cartogra-
phiques retrouvés dans les archives de l’auteur permet d’in-
terroger l’esthétique simonienne de la désorientation sous
un nouvel angle.

253
La France en éclats

A/ Les Communistes : « La guerre, ce n’est pas la


géographie » ?
Les deux dernières parties des Communistes infléchissent
le modèle narratif de l’œuvre en l’orientant vers le récit de
guerre. La fresque romanesque de la vie des Français entre
septembre 1939 et avril 1940 se mue en chronique détail-
lée de la débâcle militaire. La conscience géographique des
opérations s’y trouve portée à la fois à son plus faible et à
son plus haut degré. D’un côté, le point de vue des soldats
qui forment autant de « consciences particulières limitées
aux regards immanents et aux perspectives tronquées1 » ;
de l’autre, une instance narrative qui spécifie par le menu
la situation et l’évolution des combats, jusqu’au moindre
mouvement de troupe. L’écriture du chaos de la guerre s’ac-
compagne paradoxalement d’une reconstitution rationnelle,
voire totalisante de la géographie du champ de bataille.
Articulation des points de vue
Aragon rend bien compte de la limitation du champ de
vision des soldats, symptomatique de leur égarement :
Les unités, postées là, ne connaissent en réalité jamais rien
de ce qui est à plus d’un kilomètre. La guerre, ce n’est
pas la géographie. On ne voit pas le pays comme sur une
carte : on est monté à l’aveuglette, on essaye de retenir les
noms des villages, et puis le front n’est jamais dans le sens
qu’on imagine2.
À la cécité des soldats en action sont opposées la lisibilité
et la hauteur de vue offertes par le modèle cartographique,
dont on a vu à quel point il était peu accessible pendant la
guerre. À la question posée par le personnage Xavier de Sivry

1. Daniel Bougnoux, « Introduction », dans Aragon, Œuvres roma-


nesques complètes, t. IV, éd. cit., p. XII.
2. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 215.

254
Dérives de la référence spatiale

dans la deuxième partie du roman – « quand on rapproche


les pièces et les morceaux, qu’on cherche à s’imaginer le jeu
de l’énorme automate, qui a la vue d’ensemble ? qui3 ? » –,
nul ne pourrait se targuer de répondre. La vision parcellaire
des individus rappelle celle de Fabrice del Dongo à Waterloo,
dans La Chartreuse de Parme (1839) : « Il avait beau regarder
du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche
de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ron-
flement égal et continu produit par les coups de canon, il
lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ;
il n’y comprenait rien du tout4. » Loin de dissimuler cette
parenté narrative, Aragon revendique tout au contraire son
« stendhalisme » dans son essai La Lumière de Stendhal (1954),
qui suit de près la publication des Communistes. L’auteur y
évoque au passage sa lecture de Week-end à Zuydcoote de
Robert Merle, n’hésitant pas à « rapprocher le Dunkerque
de cet auteur, du Waterloo par quoi débute La Chartreuse de
Parme5 ». Façon de reconnaître, par tiers interposé, la dette
qu’il doit à Stendhal dans la rédaction de son propre roman.
Pourtant, Aragon superpose au champ de vision rétréci
des soldats une appréhension « aéropanoramique6 » de la
guerre, pour reprendre le mot de Julien Gracq. Un narrateur
omniscient, comme s’il était juché sur une éminence et muni
d’une longue-vue, donne effectivement au lecteur toutes les
indications nécessaires pour suivre l’évolution des combats.

3. Ibid, t. III, p. 738.


4. Stendhal, La Chartreuse de Parme [1839], Romans et nouvelles, t. II,
Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1948, p. 29.
5. Aragon, La Lumière de Stendhal, Paris, Denoël, 1954, p. 130.
6. Gracq emploie plus précisément l’expression d’« hallucination aéro-
panoramique » pour qualifier la contemplation d’un paysage depuis un
lieu élevé (Préférences, éd. cit., p. 851). On en trouverait une autre illus-
tration littéraire emblématique dans la description du champ de bataille
de Waterloo au sein des Misérables de Victor Hugo.

255
La France en éclats

Reconstituant la marche des opérations, Aragon consigne la


position occupée par les différents acteurs, dans l’espace (des
cartes) comme dans le temps (des horloges), c’est-à-dire jour
après jour et à grand renfort de précisions topographiques.
Les personnages fictionnels suivent dans le roman les tra-
jectoires réellement effectuées par les troupes françaises de
1940. Pour ce faire, Aragon a procédé à une vaste campagne
de recherche. La documentation réunie correspond pour
l’essentiel à des mémoires et à des témoignages émanant en
particulier d’acteurs politiques (Paul Reynaud, Anatole de
Monzie) et militaires (les généraux Gamelin, Doumenc et
Prioux) de premier plan. Porté par son exigence documen-
taire, Aragon compile les sources, les compare, les croise,
établit leurs convergences comme leurs divergences.
L’auteur ne se limite pas du reste à la consultation de
documents, mais se rend directement sur certains lieux où
il a combattu des années auparavant : « J’ai fait la guerre en
mai 1940, en Belgique et dans les Flandres et pour écrire le
roman que j’ai entrepris, j’ai besoin d’y retourner7. » L’auteur
complète donc ses sources livresques en procédant à une
vérification de terrain et à une collecte de données auprès
des habitants. Henri Manceau et de René Robinet, qui ont
servi de guide à l’écrivain en 1951, relatent avec précision
son séjour :
La carte Michelin marque les itinéraires. Le hasard des ren-
contres fait le reste. 25 janvier : la région de Sedan. 26 jan-
vier : Monthermé et Givet ; plus loin, en Belgique, quête
du P.C. d’Aristote, quelque part du côté de Florennes.
27 : les Archives départementales, Poix-Terron, La Horgne,
Vendresse, Chémery. […] Départ le 28 pour Hirson d’où

7. Cité par André Stil dans Une vie à écrire, Paris, Grasset, 1993, p. 57.

256
Dérives de la référence spatiale

il rayonnera pour contrôler, interroger, notamment à Si-


gny-le-Petit, Auvilliers, Mon Idée8.
L’utilisation de l’outil cartographique assure l’efficacité
de l’enquête qui servira de fondement au cadre du roman.
Ces observations in situ permettent de confronter le savoir
historique préalablement accumulé à la réalité concrète de la
géographie – démarche dont Aragon fera à nouveau usage
pour La Semaine sainte, en se déplaçant jusqu’à Béthune,
Poix et La Bassée.
Il y a dans la démarche d’Aragon une forte composante
scientifique, proche du projet naturaliste de Zola qui a
lui aussi pour habitude de rassembler une documentation
préliminaire abondante (c’est en particulier le cas pour La
Débâcle) et d’enquêter sur le terrain, carnet à la main, afin de
retranscrire scrupuleusement les relations de proximité et de
distance, les voisinages, les échelles, l’agencement des lieux
qui seront ensuite évoqués dans ses romans. En témoigne
la réalisation de multiples croquis, dont l’influence sur le
processus de création romanesque a été mise en évidence par
Olivier Lumbroso9. Si l’on en croit le propos de Jacqueline
Bernard, Aragon ne procède pas différemment : « Tout est
minutieusement noté : les plans de route, les croisements, les
routes secondaires, avec des croquis pour illustrer la repro-
duction fidèle du vécu10 ». Garantie d’authenticité, l’enquête
de terrain permet à l’auteur d’enrichir la teneur documentaire
du roman – ce qu’entend précisément mettre en valeur le

8. Henri Manceau et René Robinet, « Aragon dans les Ardennes. Sur les
sources d’un roman », La Nouvelle Critique, n° 29, 1951, p. 96.
9. Voir Olivier Lumbroso, Zola : La plume et le compas. La construc-
tion de l’espace dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Paris, Honoré
Champion, 2004.
10. Jacqueline Bernard, Aragon. La permanence du surréalisme dans le
cycle du « Monde réel », op. cit., p. 133.

257
La France en éclats

dernier fascicule de l’édition originale des Communistes, qui


reproduit la phrase de Racine tirée de la préface d’Alexandre
le Grand : « Il n’y a guère de tragédie où l’histoire soit plus
fidèlement suivie que dans celle-ci. »
Afin de structurer la matière géographique et historique
profuse qu’il exploite, Aragon organise les deux derniers
tomes des Communistes autour des parcours respectifs de
quatre unités principales : le Groupe sanitaire division-
naire auquel appartient le protagoniste Jean de Moncey ; le
Régiment régional de travailleurs dont Raoul Blanchard et
Armand Barbentane font partie ; une brigade de spahis, et
enfin le Groupe de reconnaissance de corps d’armée où le
lecteur retrouve Aurélien Leurtillois. Si Bernard Leuilliot
relève la présence de quelques inexactitudes concernant
l’identification des positions militaires11, celles-ci restent
relativement rares et ne remettent pas en question la perti-
nence d’ensemble des informations délivrées.
Ce faisant, Les Communistes propose une actualisation
singulière du genre du récit de guerre, dont on peut mesu-
rer l’originalité à l’aune des considérations que développe
Jean Kaempfer dans La Poétique du récit de guerre (1988).
Appréciant à partir d’un large corpus l’évolution et les fon-
dements du genre, le chercheur identifie une dichotomie
entre deux types de narration. Il expose en premier lieu le
modèle du récit impérial, dont la caractéristique première
est d’appréhender les événements d’un point de vue sur-
plombant. Cette tradition trouve son point d’origine dans
La Guerre civile, celle de César et celle de Lucain, et conserve
son influence sur la littérature occidentale au moins jusqu’à
Napoléon Bonaparte (1831) d’Alexandre Dumas et jusqu’aux

11. Bernard Leuilliot, « Préface », dans Aragon, Les Communistes, Paris,


Stock, 1988, p. 50.

258
Dérives de la référence spatiale

Misérables (1862) de Victor Hugo. Le récit impérial ana-


lyse et rationalise le champ de bataille, que le lecteur est dès
lors en mesure de s’approprier. À ce premier modèle répond
celui du récit de guerre moderne, privilégiant quant à lui la
fragmentation et la restriction des points de vue :
Les récits de guerre modernes, pour se frayer un chemin
vers l’événement militaire, répètent tous, peu ou prou, le
geste inaugural de La Chartreuse de Parme. Ils épousent
délibérément la perspective d’un personnage dépassé par
les événements : nul récit de guerre, désormais, qui n’ait à
s’autoriser de ce constat préalable : « La guerre en somme
c’était tout ce qu’on ne comprenait pas12 ».
Tout en souscrivant en partie à cette hypothèse, comme le
font bon nombre des récits de 1940, Les Communistes remet
en question la ligne de partage identifiée par Jean Kaempfer.
L’œuvre d’Aragon renoue en effet à maints égards avec le
dispositif panoptique du récit impérial. Sans être tributaire
du point de vue de quelque stratège ou général en chef – à
l’instar de « César, Hannibal ou Napoléon […] avantageuse-
ment campés dans des récits à leur dévotion13 » –, l’effort de
quadrillage géographique consenti pour décrire la bataille de
France reconduit l’ambition de maîtrise du récit de guerre
antique. Plutôt que de les opposer, Aragon opère dans
son texte un couplage remarquable entre les deux modèles
narratifs :
Là (chez les classiques), règne une écriture impériale qui
installe la guerre dans un paysage narratif serein : la raison
a aplani les convulsions brutales de l’événement […]. Ici
(chez les modernes), rien de tel : le lecteur découvre une ré-
gion dévastée où la brutalité concertée des récits pathétiques
côtoie l’absurdité brute des récits subjectifs14.

12. Jean Kaempfer, La Poétique du récit de guerre, op. cit., p. 9.


13. Ibid., p. 13.
14. Ibid.

259
La France en éclats

L’originalité du dispositif référentiel des Communistes


tient à un effort de jonction permanente entre, d’une part,
la restitution de points de vue locaux et parcellaires ; d’autre
part, un balisage de l’espace précis assurant au lecteur une
vue de « capitaine » et lui permettant « de pivoter sur les
diverses faces de ce cosmorama15 » qu’est la guerre. Pourtant,
la multiplication des informations géographiques aboutit à
une dérive de la référence spatiale ramenant paradoxalement
le lecteur à un état d’inconscience géographique premier.
Vertige de la toponymie
Si la visée première d’Aragon consistait à dompter le
chaos de la guerre, à « aplanir les convulsions brutales de
l’événement » comme le dit Jean Kaempfer, l’effet de lecture
est essentiellement inverse.
Si les toponymes remplissent jusqu’à un certain point
leur fonction usuelle de repérage dans l’espace, la densité
référentielle du texte, c’est-à-dire le nombre de noms de lieux
rapporté au nombre de mots, est si forte qu’elle provoque
la confusion. Le lecteur se trouve noyé sous une masse de
références qui étaient initialement censées étayer son intel-
ligence de l’événement. Prenons, parmi tant d’autres, cet
exemple retraçant l’abandon par les Alliés de la ville d’Ar-
ras le 24 mai 1940 :
Cependant, c’est la 1re D.L.M. qui jusqu’à 4 heures du
matin couvre les mouvements de la « Frank Force » rejoi-
gnant au nord et à l’est de Lens la ligne des canaux. Et le
groupe Petre, intégré aux forces du général Franklyn, vers
I heure du matin se rabat d’Arras même vers Douai, par
Baileul-Sire-Berthoult, tandis que la 3e D.L.M., sur l’ordre
de Prioux, rejoint également la ligne des canaux, où ar-
rive la division marocaine du général Mellier, récupérée à
l’est. Si bien que les Marocains s’insèrent de Pont-Maudit

15. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 356.

260
Dérives de la référence spatiale

à Pont-Bauvin entre les deux D.L.M., l’une de Bauvin à


La Bassée, l’autre de Pont-Maudit, nord d’Harnes, à Pont-
d’Auby, nord de Douai16.
S’appuyant en l’occurrence sur le témoignage du géné-
ral Doumenc Dunkerque et la Campagne de Flandre, Aragon
décide d’en exploiter l’entier contenu sans chercher à sim-
plifier l’action. Sauf à posséder une représentation mentale
claire du champ de bataille, le lecteur ne peut manquer de
se sentir perdu. Ce qu’on pourrait appeler le régime d’hyper-
toponymie du récit rend donc difficilement représentable le
cadre de la diégèse.
De fait, la mémoire du lecteur se trouve mise à rude
épreuve, comme permet de l’éclairer l’essai de Guillaume
Perrier consacré à cette question au sein de l’œuvre de
Marcel Proust17. À l’encontre de la mémoire involontaire,
relevant de l’épiphanie, Proust échafaude selon le chercheur
une « mémoire contextuelle18 » permettant au lecteur d’iden-
tifier un personnage ou un lieu qui n’avaient pas été évoqués
depuis longtemps. Dans Les Communistes au contraire, la
prolifération des toponymes n’est nullement compensée par
de tels auxiliaires de compréhension. Les soldats progressent
sans que les jalons de leur itinéraire soient rappelés et les
lieux défilent sans faire l’objet d’une redondance minimale
garantissant au lecteur de les situer les uns par rapport aux
autres. La logique de confusion spatiale est du reste accen-
tuée par la faible notoriété des toponymes mentionnés, dont
l’inscription est souvent locale. En somme, la densité réfé-
rentielle apparaît inversement proportionnelle à une stabi-
lisation de l’espace et c’est en ce sens qu’on peut affirmer

16. Ibid., p. 427-428.


17. Guillaume Perrier, La Mémoire du lecteur. Essai sur Albertine dispa-
rue et Le Temps retrouvé, Paris, Classiques Garnier, 2011.
18. Ibid., p. 13.

261
La France en éclats

avec Daniel Bougnoux que « Les Communistes n’est pas taillé


à l’échelle de l’individu ou des représentations que celui-ci
peut normalement appréhender et retenir19 ».
Au vrai, la fascination aragonienne pour le vertige topo-
nymique se donnait déjà à lire avant l’écriture de son roman.
Dans un poème comme « Le Conscrit des cent villages »,
l’auteur égrène ainsi les « grands noms ailés20 » de cent
communes françaises pour célébrer les forces vives dressées
contre l’occupant. Mais la multiplication des noms de lieux
ne provoque pas les mêmes effets selon le genre littéraire
dans lequel elle se déploie. Non inféodés à l’ambition alé-
thique d’un récit historique, les toponymes se libèrent dans
la poésie de leur attache référentielle, assurant au poème sa
pleine musicalité :
J’emmène avec moi pour bagage
Cent villages sans lien sinon
L’ancienne antienne de leurs noms
L’odorante fleur du langage […]
Adieu Forléans Marimbault
Vollore-Ville Volmerange
Avize Avoine Vallerange
Ainval-Septoutre Mongibaud
Fains-la-Folie Aumur Andance
Guillaume-Peyrouse Escarmin
Dancevoir Parmilieu Parmain
Linthes-Pleurs Caresse Abondance21

19. Daniel Bougnoux, « Introduction », dans Œuvres romanesques com-


plètes, t. III, éd. cit., p. XVI.
20. Aragon, « Le Conscrit des cents villages », La Diane française [1944],
dans Œuvres poétiques complètes, t. I, éd. cit., p. 1014-1015.
21. Ibid.

262
Dérives de la référence spatiale

Dans Les Communistes en revanche, le tournoiement des


noms est tel que « la narration elle-même finit par se perdre
dans l’affolement général22 ».
Le brouillage des repères est d’autant plus grand que le
récit de la guerre se fonde sur une narration chorale. La
succession des chapitres s’accompagne d’une alternance
rapide des foyers de perception, dont rend compte l’image
du kaléidoscope évoquée dans un passage du texte : « Le
désordre, cet immense désordre du pays, sensible ici, dans ce
Coulommiers, comme le fond d’un kaléidoscope où seraient
tombés des bouts de verres de couleur23. » Par la suren-
chère de coordonnées, de points de vue et de voix, Aragon
invente « une écriture du désastre24 » conforme à la percep-
tion chaotique des lieux en pleine tourmente guerrière. Les
Communistes fait en cela écho au principe qu’Aragon décla-
rait avoir adopté pour La Défense de l’Infini, ce roman brûlé
en 1927 par l’auteur et dont les personnages devaient « se
retrouver, chacun par la logique ou l’illogisme de son destin,
finalement dans une sorte d’immense bordel, où s’opére-
raient entre eux la critique et la confusion, je veux dire la
défaite de toutes les morales, dans une sorte d’immense
orgie25 ». La jubilation qu’éprouve l’abbé Blomet à détruire
et à dynamiter les ponts, à la fin du roman, incarne cet hori-
zon d’écriture ravageur.
Au fond, tout se passe comme si le récit de la débâcle de
1940 conduisait à la propre débâcle du réalisme. Sous l’angle

22. Aurore Peyroles, « Les Communistes d’Aragon : roman de guerre,


roman en guerre » [en ligne], version disponible sur le site de l’ÉRITA,
2010, p. 7.
23. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 737.
24. Claude Prévost, « Aragon, Gracq, Simon : l’écriture du désastre », La
Pensée, n° 280, mars-avril 1991, p. 55-70.
25. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, op. cit., p. 49.

263
La France en éclats

de sa dimension référentielle, Les Communistes porte jusqu’à


un poin d’incandescence le paradigme réaliste sous l’égide
duquel Aragon se situe depuis qu’il a entamé le cycle du
« Monde réel ». En cherchant à dompter un réel réfractaire à
l’entendement – cette « France débâclée26 » de 1940 –, l’au-
teur supplante les lois de la narration classique pour entre-
prendre la construction d’un roman total. Le dernier tome
des Communistes relève assurément de cette « esthétique de
la démesure27 », en laquelle Nathalie Piégay voit l’une des
pierres de touche de l’œuvre d’Aragon. Il figurerait de plein
droit dans la liste qu’Henri Mitterand dresse des dérives du
réalisme :
[L’œuvre réaliste] […] doit une part essentielle de sa profon-
deur et de sa beauté à ses dérives. À cet égard, les formules
abondent : réalisme carnavalesque, réalisme fantastique,
réalisme à thèse, réalisme satirique, réalisme de combat, ré-
alisme formaliste, hyperréalisme… Dans l’histoire du récit,
le réalisme est de tous les temps ; mais à chaque époque il
renaît sous une forme neuve, qui révolutionne, en même
temps que notre vision et notre compréhension du réel, la
poétique des genres28.
L’idée de dérive permet à Henri Mitterand de montrer de
quelle manière le romancier réaliste se joue de la mimésis et
de ses conventions en proposant des lignes de fuite, des cas
limites, des solutions radicales aboutissant à un renouvelle-
ment des formes littéraires. En un sens, l’étiquette générique
de roman historique ne saurait plus convenir à la partie
finale des Communistes tant elle rejoint, asymptotiquement,
l’exposé brut des faits guerriers. Si la part fictionnelle du
roman demeure, du moins en sort-elle « escamotée29 ». Les
26. Claude Roy, Moi, je, éd. cit., p. 35.
27. Nathalie Piégay-Gros, L’Esthétique d’Aragon, op. cit., p. 44.
28. Henri Mitterand, L’Illusion réaliste, Paris, PUF, 1994, p. 9.
29. Ibid.

264
Dérives de la référence spatiale

noms de personnages inventés apparaissent ainsi en nette


minorité face aux toponymes qui, tel un cheval de Troie,
assurent l’irruption de la réalité documentaire au sein d’une
fiction qui se craquèle.
L’inachèvement du roman, qui selon les intentions pre-
mières de l’auteur devait courir jusqu’en 1944-1945, est en
partie imputable à son ambition de saisie hégémonique du
réel. Certes, elle n’est pas seule en cause et le relatif échec
commercial de l’ouvrage ainsi que sa mécompréhension par
le lectorat communiste sont tout aussi déterminants30. Mais
il est vrai qu’en tâchant de soumettre un réel si profus à une
si complète maîtrise, l’auteur ne pouvait que se confronter à
une forme d’épuisement.
Insertions cartographiques
Les critiques de l’époque, au moment de la parution du
roman en 1949-1951, ont vu dans le régime d’hypertopony-
mie du texte l’une de ses principales difficultés de lecture, en
particulier dans le cinquième tome où le tourbillonnement
des noms est le plus sensible. Le critique littéraire André
Wurmser, dont l’admiration pour les talents de l’écrivain se
teinte d’étonnement devant la si grande précision géogra-
phique du roman, reconnaît que les descriptions des mouve-
ments des armées « déconcerteront quelques lecteurs ; ceux-là
réclameront une carte pour suivre le déroulement de l’opéra-
tion31 ». C’est là ce que suggère un autre critique pour qui le
texte « pourrait se lire avec près de soi, une carte d’état-ma-
jor et des petits drapeaux32 ». La quantité considérable de

30. Voir à ce sujet Corinne Grenouillet, Lecteurs et lectures des Commu-


nistes d’Aragon, Paris, Belles Lettres, 2010.
31. André Wurmser, « Le mois de mai qui nous creva le cœur : Les Com-
munistes, tome V », Les Lettres françaises, n° 363, 15 mai 1951, p. 3.
32. [Anon.], « Les Communistes d’Aragon et le réalisme socialiste », Ro-

265
La France en éclats

toponymes, leur dispersion à travers le roman, leur défaut de


notoriété, tout dans l’économie référentielle du récit engendre
le besoin légitime d’un accompagnement cartographique.
Comme s’il répondait par la positive au désir de clarifi-
cation exprimé par ses lecteurs près de vingt ans plus tôt,
Aragon adjoint quatorze cartes topographiques à la seconde
version de son roman parue en 1967 dans les Œuvres roma-
nesques croisées. Celles-ci ne constituent pas les seuls ajouts
iconographiques, mais prennent place au sein d’un vaste
réseau d’illustrations comprenant également des esquisses
ou des tableaux de peintres reconnus (Picasso, Masson,
Seurat, Corot, Daumier et tant d’autres). Concentrées dans
les deux derniers tomes du roman, ces cartes constituent de
précieux agents de lisibilité du texte. Sur la première d’entre
elles, « Itinéraire du groupe Parturier les 10 et 11 mai 1940 »,
figure ainsi un système de fléchage immédiatement identi-
fiable permettant au lecteur de se représenter la trajectoire
des soldats au sein de la géographie régionale. Les noms
des localités traversées, et pas seulement ceux des villes de
grande taille, y sont inscrits, tandis qu’un rectangle en bas à
droite de la carte crée un effet de loupe afin d’examiner avec
plus de précision le parcours accompli.
L’effet d’ensemble est d’autant plus efficace que l’icono-
graphie est placée directement en regard du texte. Ce dispo-
sitif tranche avec la place péritextuelle attribuée classique-
ment aux cartes. Des Aventures de Télémaque de Fénelon aux
romans de Jules Verne – auquel Aragon fait d’ailleurs allu-
sion –, les cartes figurant en pointillé le périple des héros sont
le plus souvent reléguées par les éditeurs en fin d’ouvrage,
et par là même en dehors du texte. Dans Les Communistes,
une circulation plus immédiate s’instaure entre le texte et

man, n° 9, juillet 1953, p. 748.

266
Dérives de la référence spatiale

l’image, entre les noms et leur objectivation graphique, à


l’instar de la carte « Les chemins de la mer » [ill. 6.1] surgis-
sant, en pleine page, au détour du passage suivant :
Conseil franco-anglais, ce matin à 10 heures, à Cassel. […]
Un peu de bonne volonté et des lunettes permettent de de-
viner au nord la mer, la mer et les dunes enveloppant Dun-
kerque à trente kilomètres. Vers l’est, le mont des Cats, et le
mont Kemmel, noms sonores à la mémoire […]. À l’ouest,
la vue se heurte aux monts du Boulonnais, et en face, sur le
canal de l’Aa qui va de Saint-Omer à Gravelines, se dresse
la montagne de Watten avec sa tour qui est comme l’autre
pilier du grand seuil vers la mer, en réponse à Cassel33 […].
La carte contient les éléments géographiques mentionnés
dans le texte et son échelle permet d’évaluer commodément
les distances. Elle assure au lecteur la possibilité de situer
les passages ultérieurs du roman qui se déroulent dans cette
région, en offrant une vision nette du territoire. Sans être sur-
chargée d’informations, elle indique les villes que rejoignent
les soldats, les cours d’eau qu’ils franchissent, les routes qu’ils
empruntent, la frontière franco-belge qu’ils traversent. Sur
un fond de carte retrouvé dans les archives de l’auteur, trois
lignes tracées de la main d’Aragon prouvent qu’il souhaitait
faire ressortir les grands axes de la marche des soldats, en
« marqu[ant] essentiellement la route venant de Lille qui va
d’Armentières à Bailleul et la frontière voisine34. » Le dossier
génétique conservé à la Bibliothèque nationale de France
témoigne ainsi de l’implication personnelle d’Aragon dans
la conception des cartes, sans qu’il permette toutefois de
retracer l’essentiel du dialogue entre l’auteur et les graphistes
engagés par l’éditeur.
33. Ibid., p. 479.
34. Dossier « Œuvres romanesques croisées. Conception et fabrication de
l’ouvrage », fonds Elsa Triolet-Aragon, dépôt du CNRS ITEM à la Bi-
bliothèque nationale de France.

267
La France en éclats

Certes, les cartes ne présentent pas toutes le même degré


de clarté. Certaines fourmillent d’indications, de noms, de
flèches, de détails et de figurés, à l’instar du régime hyperto-
ponymique du roman, là où d’autres présentent au contraire
une échelle trop locale pour que l’action puisse être efficace-
ment située. Mais dans l’ensemble, l’ajout de l’iconographie
cartographique assure une meilleure compréhension de l’es-
pace et place le lecteur dans une situation bien différente des
soldats du roman en manque de repères. Si les cartes offrent
une vision surplombante des lieux, elles n’induisent pas
pour autant le lecteur à se dégager du texte et de la ronde de
ses points de vue. Elles sont bien plutôt associées, aux yeux
de l’auteur, à une intensification de l’expérience de lecture :
C’est que pour la vraie guerre, tout se passe au grand écran.
Si bien d’ailleurs que la voyant ainsi je me suis décidé à ad-
joindre au texte le panorama des cartes où l’on peut suivre
l’évolution des armées et des unités où se trouvent mes per-
sonnages. Et cette image topographique est à mes yeux un
présent accentué35.
En d’autres termes, l’auteur conçoit le matériau cartogra-
phique comme le vecteur d’une immersion accrue. Celle-ci
s’opère par un agrandissement du champ de vision, à l’ins-
tar du modèle cinématographique au prisme duquel Aragon
entreprend la réécriture des Communistes. Ce n’est sans doute
pas un hasard si le format des illustrations cartographiques
apparaît particulièrement large, couvrant toute la surface
de la page, voire d’une double page. Alors qu’on pourrait
voir une contradiction entre la logique immersive imputée
à la carte et ce que le regard de surplomb qu’elle implique
suppose de détachement, l’auteur les articule étroitement. Si

35. Id., « La Fin du “Monde réel” » [1967], dans Œuvres romanesques


complètes, t. IV, éd. cit., p. 628.

268
Dérives de la référence spatiale

l’illustration cartographique « déplonge36 » pour un temps le


lecteur du texte, c’est au fond pour mieux l’y replonger, dans
l’écho des canons, l’éblouissement du feu, le soulèvement de
la poussière.
B/ La Route des Flandres : de la géographie attestée
à son opacification
Là où la surenchère toponymique des Communistes
conduisait l’auteur à adjoindre à la réédition de son texte
une série de cartes pour en clarifier la lecture, La Route des
Flandres se caractérise par sa sobriété référentielle. Nul indice
n’apparaît qui puisse organiser la vision au ras du sol des per-
sonnages : « pas de plan de bataille (comme chez Tolstoï, avec
la bataille de Borodino), pas de topographie, pas même la
“chance” providentielle d’un monticule37 ». Par ce « deuil des
visions globales38 », comme le formule Dominique Viart, le
roman relève de manière plus évidente que Les Communistes
du modèle du récit de guerre moderne.
Pourtant, derrière l’écrasement des perspectives et le
brouillage de l’espace gît une structure sous-jacente tout à
fait cohérente. Comme le prouvent les deux croquis car-
tographiques dessinés de la main de l’auteur, le cadre de
l’œuvre procède d’une organisation rationnelle, attestant le
fondement réaliste de la géographie romanesque. La prise en
compte de ce point d’origine permet de mesurer l’ampleur

36. Le néologisme est d’Aragon lui-même. Voir en particulier Le Fou


d’Elsa : « Si vous saviez d’où je déplonge / Et l’ombre qui me suit par-
tout » (Id., Le Fou d’Elsa, éd. cit., p. 271).
37. Michel Thouillot, Les Guerres de Claude Simon, Rennes, Presses uni-
versitaires de Rennes, 1998, p. 136.
38. Dominique Viart, Une mémoire inquiète. La Route des Flandres de
Claude Simon [1997], Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Sep-
tentrion, 2010, p. 214.

269
La France en éclats

du travail d’opacification dont la référence spatiale fait l’ob-


jet au cours du processus d’écriture.
La considération de la genèse du roman et de ses dérives
référentielles invite donc à considérer, dans le sillage de l’ou-
vrage dirigé par Jean-Yves Laurichesse, Claude Simon géo-
graphe39 (2013), le rapport étroit que Claude Simon noue
avec la géographie. L’enjeu est d’autant plus important que
la critique simonienne, après avoir abandonné sa ligne for-
maliste portée par Jean Ricardou, a eu tendance à privilégier
le référent historique au détriment du référent géographique.
Les croquis cartographiques de Claude Simon
Outre les brouillons et les manuscrits, il faut compter
au nombre des pièces du dossier génétique de La Route des
Flandres deux croquis cartographiques réalisés par l’auteur40
[ill. 6.2 et 6.3]. Ils relèvent d’une pratique du dessin accom-
pagnant de très près la production littéraire de Simon. En
marge des manuscrits de La Route des Flandres, on dénombre
ainsi quantité d’esquisses représentant à la fois des choses
vues (corps de chevaux, murs en briques, véhicules) et des
figures géométriques (spirales, boucles, étoiles). Mais les cro-
quis envisagés se distinguent par leur rôle stratégique dans
la composition du roman. Ils contiennent deux types d’in-
formations : celles, dynamiques, composées par la trajectoire
des protagonistes – dont une ligne rouge fléchée ainsi qu’une
légende détaillée soulignent la progression – et celles, sta-
tiques, matérialisées par les noms et les figurés. Représentant

39. Jean-Yves Laurichesse (dir.), Claude Simon géographe, Paris, Clas-


siques Garnier, 2013.
40. Le développement qui suit a également fait l’objet d’un article in-
dépendant. Voir Aurélien d’Avout, « Les croquis cartographiques de La
Route des Flandres : un espace privilégié d’élaboration romanesque », Ca-
hiers Claude Simon, n° 15, 2020, p. 115-126.

270
Dérives de la référence spatiale

en quelque sorte une course de fond sur un fond de carte, les


croquis façonnent l’espace romanesque tout en ordonnant la
succession des actions.
Tout comme pour le plan restituant les circonstances
de l’attentat dans Le Palace, Claude Simon cherche avant
tout à déterminer le déplacement des personnages dans
l’espace. Dans les deux croquis de La Route des Flandres, la
ligne rouge, dont le point d’origine est hors-champ, apparaît
dans le coin supérieur droit de l’image et suit une trajec-
toire d’abord linéaire, avant de se complexifier en dessinant
plusieurs boucles sur elle-même. Ponctués d’étapes numéro-
tées dont la légende donne le détail, les croquis présentent
une éminente fonction scénaristique. Leur visée première
consiste à déterminer l’enchaînement des unités narratives,
depuis les retrouvailles de Georges avec le reste de son esca-
dron jusqu’à sa capture par l’ennemi en compagnie d’Iglésia.
À la différence des deux plans de montage fixant la com-
position d’ensemble du roman et datés avec précision par
l’auteur41, les croquis ne sont accompagnés d’aucune indica-
tion chronologique. Une preuve permet toutefois d’établir
que leur réalisation intervient dans une phase précoce de
l’écriture. Dans la légende des croquis se trouve en effet men-
tionné à plusieurs reprises le nom du personnage « Iglesias »,
dont la graphie, caractérisée par l’absence d’accent et le –s
final, diffère du nom adopté dans la version définitive de
l’œuvre, « Iglésia ». L’écart orthographique permet la data-
tion relative des croquis dans la genèse de l’œuvre : ils inter-
viennent au cours de l’élaboration du roman et non a poste-
riori. L’ordre de conception entre les deux croquis est quant
à lui restituable pour peu que l’on compare le contenu des

41. Le premier plan de montage date du 13 avril 1959, le second est


réalisé entre le 21 novembre 1959 et le 27 février 1960.

271
La France en éclats

légendes (plus raturées dans le premier, plus fournies dans le


second) et la lisiblité des trajectoires représentées42.
Divergence notable entre les deux croquis, l’ajout, sur
le second, de « l’endroit où se trouvait le cheval mort ». La
mention correspond à l’étape VI qui, si elle est insérée dans
le déroulé général de l’action, présente une valeur actancielle
moins évidente. En témoigne sa légende rédigée à l’impar-
fait, à la différence des autres où intervient systématiquement
le présent de narration (« endroit où Georges retrouve de
Reixach et Iglesias », « maison où Georges et Iglesias cachent
les chevaux », etc.). Dans l’interprétation rétrospective que
Claude Simon donne de son œuvre, le cheval mort s’appa-
rente pourtant à un « point de référence permanent43 » :
les cavaliers dans leur errance (ou le narrateur errant dans
sa forêt d’images) repassent par ou reviennent toujours à
ces points fixes que sont Corinne ou, topographiquement,
le cheval mort au bord de la route, suivant ainsi un trajet
fait de boucles qui dessinent un trèfle44.
Si le second croquis matérialise bien ce point nodal, son
absence sur le premier des deux laisse entendre combien,
jusqu’à une phase avancée de la genèse du roman, le cheval
mort ne présentait pas encore l’importance que lui attribue
finalement Claude Simon. Ce centre de gravité équin, dont
la situation topographique au croisement des deux routes

42. Le système de numérotation est plus cohérent dans le second croquis


où les chiffres romains s’enchaînent régulièrement de I à VIII sans être in-
terrompus par une lettre (comme c’est le cas dans le premier dessin).
43. Id., « La Fiction mot à mot » [1972], éd. cit., p. 1196.
44. Ibid. Dans un entretien avec Bettina Knapp, l’auteur soutient une
idée semblable : « Le livre est composé aussi sur un deuxième niveau : en
forme de 8. C’est-à-dire qu’on repasse toujours par le même point : le
cheval mort. On fait des boucles et puis on revient toujours à ce point. »
(Bettina L. Knapp, « Interview avec Claude Simon », Kentucky Romance
Quarterly, n° 2, 1970, p. 187).

272
Dérives de la référence spatiale

est symptomatique du carrefour de significations qu’il repré-


sente, n’a donc pas constitué un principe de départ, mais
s’est vraisemblablement imposé dans un second temps.
En ce qu’ils accompagnent l’évolution du roman, coor-
donnent la spatialité et la temporalité des actions, les croquis
cartographiques constituent des auxiliaires de construction
narrative particulièrement efficaces. Aptes à contenir de
nombreuses données, ils ont encore pour vertu d’en offrir
une vue synthétique et simultanée ; d’un seul coup d’œil,
l’auteur surplombe sa matière romanesque. En reconnais-
sant disposer d’un « esprit plus sensible au concret qu’à
l’abstrait » et ne pouvoir « écrire [s]es romans qu’en précisant
constamment les diverses positions qu’occupent dans l’es-
pace le ou les narrateurs45 », Claude Simon confirme le rôle
incontournable des croquis dans son processus de création.
Ceux de La Route des Flandres frappent par leur haut degré
de précision. La route départementale comme les routes de
campagne adjacentes, les espaces boisés comme le réseau
hydrographique, la répartition de l’habitat comme celle des
édifices religieux sont tous représentés avec minutie. Par ail-
leurs, l’auteur prend soin d’indiquer en légende la nature de
certains tracés et symboles : les voies de chemin de fer dans
le cas du premier croquis (en haut à gauche), les blockhaus
dans le cas du second (en bas à droite). Certes, Simon ne
recherche pas l’exhaustivité : ni l’échelle ni l’orientation
des croquis ne sont précisées. Certains figurés non explici-
tés peuvent par ailleurs tromper le spectateur non averti : si
le rectangle encadrant une croix fait songer à une église, il
correspond en réalité au cimetière de Solre-le-Château. La
véritable église, dont le roman évoque le « haut clocher gris

45. Ces propos sont rapportés par Mireille Calle-Gruber, Claude Simon.
Une vie à écrire, op. cit., p. 35.

273
La France en éclats

à bulbes au-dessus de la campagne46 », est quant à elle repré-


sentée par un petit cercle rond, à peine perceptible au milieu
des aplats d’encre bleue. Quant aux deux pictogrammes
dessinés dans le premier croquis, au nord du lieu-dit « la
Savate », ils signalent la présence de deux chapelles.
Le nombre important d’informations présentes dans les
croquis montre que ceux-ci procèdent bel et bien d’une carte
réelle et ne doivent nullement leur existence à l’imagination
de l’auteur. Ils sont le produit d’un travail de copie portant
sur une portion de la carte Michelin relative à la région
d’Avesnes-sur-Helpe et de la forêt de Trélon. Ce fragment
a d’ailleurs été conservé dans les archives de l’auteur sous la
forme de deux photocopies en noir et blanc47, prouvant à
quel point la carte constitue un instrument utile à l’élabo-
ration du roman. Claude Simon a également eu recours à
des cartes d’état-major, comme le confirme André Bourin à
la suite d’un entretien mené avec lui : « Claude Simon me
conduit au premier étage de sa maison. Dans le couloir, une
carte d’état-major est épinglée au mur : celle de la région où
Georges, son héros, et les autres dragons, ses compagnons
d’infortune, connurent le flux et le reflux de mai 1940 avant
d’être faits prisonniers48. »
La reconstitution du cadre spatial ne relève pas uni-
quement pour l’auteur d’une préoccupation savante, mais
se double d’un enjeu autobiographique, tant la matière de
La Route des Flandres s’inspire de son vécu. Le fait même
de réaliser un croquis est aussi une manière de se relier au

46. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 408.


47. Situées dans le carton « La Guerre (39-40), documents, témoignages
et lettres », elles sont identiques à la carte envoyée par Claude Simon au
critique, au cours de leur correspondance.
48. André Bourin, « Techniciens du roman. Claude Simon », Les Nou-
velles littéraires, n° 1739, 29 décembre 1960, p. 4.

274
Dérives de la référence spatiale

destin du père qui, alors qu’il était capitaine d’infanterie à


Madagascar, accomplissait des relevés topographiques pour
le compte de la France49.
L’espace nébuleux du roman
Le lecteur étant appelé à s’immerger dans le même état
d’inconscience géographique que celui des soldats en 1940,
il serait illogique que le socle réaliste de l’espace romanesque
lui fût dévoilé. Si le travail cartographique de Claude Simon
transforme le désordre de la guerre en un « tout pratiquement
homogène et cohérent50 », il s’effectue à titre privé, dans les
coulisses de la création. Contrairement aux Communistes
d’Aragon, où l’égarement du lecteur ne constituait pas un
objectif calculé, mais la conséquence d’un excès de topo-
nymes, l’opacification du référent géographique fait ici l’ob-
jet d’un projet concerté. Aux chemins rigoureusement retra-
cés pour soi sont substitués les sentiers d’une errance.
L’appréhension difficile de la géographie romanesque
tient pour beaucoup à un usage parcimonieux de la réfé-
rence spatiale, donnant au lecteur le sentiment de se trouver
au guichet d’un « bureau des référents perdus51 ». Si la pré-
sence des toponymes n’est pas nulle, la densité référentielle
du récit reste faible, comme le prouve l’évolution entre les

49. Claude Simon rend hommage à cette activité paternelle dans Album
d’un amateur (1988), à travers deux daguérréotypes représentant Louis
Simon dans les troupes coloniales (« Mon père cartographe », « Mon père
cascade ») et le montrant « debout à côté de deux de ces trépieds qui
servent de supports aux instruments de visées topographiques ».
50. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1048.
51. Nous empruntons l’expression au titre de l’article de Jean Duf-
fy, « Le Bureau des référents perdus. La représentation populaire et le
texte productible dans l’œuvre de Claude Simon », dans Ralph Sarko-
nak (dir.), Claude Simon 1. À la recherche du référent perdu, Paris, Caen,
Lettres Modernes Minard, 1994, p. 41-62.

275
La France en éclats

deux croquis. Là où le premier fait état d’une nomenclature


toponymique serrée, fondée sur une demi-douzaine de noms
qui consolident son assise réaliste, le second laisse apparaître
l’unique lettre S. Le référent initial « Solre-le-Château »
demeure, mais il se trouve doublement marginalisé : à la
fois renvoyé en légende et tracé au crayon à papier, comme
s’il avait perdu sa substance et son intérêt premier. La com-
paraison des deux croquis laisse ainsi deviner, derrière la
mise au net, une dynamique de déperdition référentielle qui
s’accorde avec la version publiée de l’œuvre, dont les cen-
taines de pages ne contiennent que trente-deux toponymes
(compte non tenu de la liste finale des lieux-dits), dont seul
un tiers sont effectivement rattachés à l’espace diégétique.
Chacun apparaît à sa façon problématique. Dans la séquence
du roman où Georges et Blum se trouvent enfermés dans un
wagon à bestiaux, les personnages cherchent ainsi à se situer
dans l’espace pour tâcher de comprendre vers quelle destina-
tion ils sont conduits. À travers l’une des fentes du wagon,
ils se livrent à une vaine tentative de repérage nocturne, dont
rend compte le dialogue suivant :
Où ? Où vois-tu quelque chose dans cette espèce de chaudron
De temps en temps on voit une plaque claire
C’est peut-être de l’eau Peut-être que c’est la Meuse
Ou le Rhin
Ou l’Elbe
Non pas l’Elbe on l’aurait su
Bon alors quoi ?
Une rivière qu’est-ce que ça peut faire52
À l’adverbe interrogatif « où » qui ouvre l’échange répond
de façon déceptive la conjonction « ou », révélant l’ignorance
que les personnages ont des lieux. Ailleurs dans le roman,
la double mention des Ardennes destinée à préciser le lieu

52. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 387.

276
Dérives de la référence spatiale

de l’action entre quelque peu en contradiction avec le cadre


géographique annoncé par le titre du livre. Les « Flandres »,
qu’elles soient françaises, belges ou hollandaises, se situent
en effet à une centaine de kilomètres des Ardennes. Les
référents spatiaux apportent donc un surcroît d’incertitude
conforme à l’esthétique générale du roman, comme l’affirme
Lucien Dällenbach : « les repères dont on peut munir le lec-
teur restent sans effet sur une stratégie textuelle calculée en
sorte de rendre à jamais insolubles les questions “où suis-je ?”
et “quelle heure est-il ?”53 ».
L’opacité de l’espace romanesque – aussi « démuni de
poteaux indicateurs54 » que l’est pour Claude Simon la pein-
ture de Cézanne – relève encore d’un principe de disjonc-
tion spatiale. Les divers sites de l’intrigue se trouvent en effet
comme émiettés tout au long du texte. Le second croquis
matérialise graphiquement cette logique de fragmentation à
travers les deux lignes parallèles en zigzag scindant verticale-
ment l’espace de la page en deux parties distinctes. Équivalent
de l’ellipse narrative sur le plan spatial, cette convention
typographique est utilisée lorsque le dessinateur souhaite
exclure de sa représentation une zone spécifique – ce qui
prouve au passage la connaissance que Claude Simon avait
de la cartographie et de ses techniques. Mais cette espèce de
cicatrice perforant le tissu du croquis apparaît à un autre
niveau comme le signe d’un rapport inquiétant à l’espace,
dans lequel l’effacement, l’absorption, l’anéantissement
constituent des menaces tangibles – comme la brigade com-
mandée par le général Barbe en fera la sombre expérience.

53. Lucien Dällenbach, « Le tissu de la mémoire », dans Claude Simon,


La Route des Flandres, Paris, Éd. de Minuit, 1993, p. 304.
54. Claude Simon, La Corde raide, Paris, Éd. du Sagittaire, 1947, p. 117.

277
La France en éclats

Un motif du récit figure avec éloquence cette conception


discontinue de l’espace : celui de « l’archipel à la dérive55 »,
désignant d’abord la masse des nuages filant dans le ciel,
puis les confettis aperçus par Georges à la surface d’un plan
d’eau, alors que le personnage se trouve à l’abri du feu et
ramené à la plus proche matérialité du monde. Quoique dis-
crète, l’image ne métaphorise rien de moins que le système
formé par les lieux du récit, sorte de structure archipélagique
entre les pôles duquel le lecteur est ballotté au même titre
que les personnages.
Du reste, la complexité de l’espace tient autant à la frag-
mentation des lieux qu’à leur mode de liaison. Le « prodi-
gieux pouvoir [des mots] de rapprocher et de confronter ce
qui, sans eux, resterait épars56 » est employé de telle façon
que le lecteur bascule régulièrement d’un temps ou d’un
espace à un autre, sans ménagement, parfois au cours de la
même phrase et sans que la ponctuation souligne la bifurca-
tion diégétique en train de se jouer. La chevauchée des per-
sonnages au cours de la débâcle se double ainsi de multiples
chevauchements d’époques et d’espaces récurrents.
La liste des vingt-huit lieux-dits
La faible densité des référents spatiaux cède la place, au
terme du roman, à une liste de vingt-huit lieux-dits contre-
disant le défaut d’inscription topographique perceptible
jusqu’alors57. Elle intervient alors que le narrateur cherche à
retracer sa trajectoire guerrière :

55. Ibid., p. 298.


56. Id., « Préface à Orion aveugle », éd. cit., p. 1182.
57. Le développement qui suit a donné matière à un article indépen-
dant. Voir Aurélien d’Avout, « Des lieux-dits pour tout lieu de mémoire.
La liste toponymique de La Route des Flandres », Cahiers Claude Simon,
n° 16, 2021, p. 183-195.

278
Dérives de la référence spatiale

le trajet suivi par chaque unité aurait pu être schématique-


ment représenté par une de ces lignes fléchées ou vecteur
figurant les évolutions des divers corps de troupe (cavalerie,
infanterie, voltigeurs) engagés dans les batailles sur la carte
desquelles figurent en grosses lettres parce que passés à la
postérité les noms d’un simple village ou même hameau ou
même une ferme ou un moulin ou une butte ou un pré,
lieux dits
les Quatre Vents
l’Épine
l’Écrevisse
Trou des Loups
le Fond du Baudet
la Belle Tandinière
Perche du Diable
Perche à l’Oiseau
Trieux du Diable
le Lapin Blanc
Baise Cul
la Croix du Carme
Ferme aux Puces
Ferme de la Folie
Ferme Blanche
Ferme des Fils de Fer
Bois Chuté
Bois du Roy
Long du Bois
les Dix Journels
la Savate
le Chaudron
la Cendrière
les Joncs
le Pré de la Rosière
Champ Martin
Champ Benoît
Champ des Lièvres58 […]

58. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 400.

279
La France en éclats

Contenant pratiquement à elle seule autant de topo-


nymes que le roman tout entier, cette liste ne manque pas
de surprendre le lecteur, accoutumé jusqu’ici à la parcimo-
nie référentielle de l’œuvre. Comment interpréter le surgis-
sement improbable de ce gisement de noms si vaste ?
Les manuscrits de La Route des Flandres conservés à la
bibliothèque Jacques Doucet révèlent que la liste n’était pas
initialement prévue par l’auteur mais qu’elle constitue un
ajout tardif. Dans les épreuves tapuscrites du roman, c’est-
à-dire à un stade avancé de l’écriture, elle n’apparaît que sur
un feuillet détaché, dont Claude Simon précise le lieu d’in-
sertion au sein du texte par le biais d’une croix, non loin de
laquelle des repentirs sont visibles :
engagés dans les batailles sur la carte desquelles figure en
grosses lettres le nom d’un village, d’un hameau d’une
ferme ou d’un simple moulin X en ruines de Lorraine ou
de Pologne [des Flandres] plus habituellement inscrit sur
les plaques indicatrices des principales avenues ou rues des
principales capitales d’Europe, ou encore d’une rivière ou
d’une colline figurée sur la carte au moyen de petits traits
en éventail59 […].
La liste additionnelle des vingt-huit lieux-dits s’envisage
comme le développement d’une intention toponymique pre-
mière, dont témoigne la présence des trois noms « Lorraine »,
« Flandres » et « Pologne », tous supprimés de la version finale.
Si les deux premiers font référence à la zone où s’est dérou-
lée la débâcle, le troisième paraît moins évident, le « moulin
en ruines […] de Pologne » semblant plutôt s’apparenter à
une référence intertextuelle – Le Moulin de Pologne de Jean
Giono (1952), qui narre le destin maudit d’une famille. En
tout état de cause, l’auteur substitue aux supports notoires
que sont les « plaques indicatrices des principales avenues ou

59. Cote « SMN Ms 5 (1)/Q102D ».

280
Dérives de la référence spatiale

rues des principales capitales d’Europe » des noms de locali-


tés rurales ignorées qui font, pour ainsi dire, figure d’incon-
nues au bataillon.
De fait, cette liste présente une ambivalence : si elle
assouvit les attentes référentielles du lecteur (suscitées dès le
titre du roman), elle le fait par le biais de toponymes dont
l’échelle est trop locale pour qu’ils véhiculent une repré-
sentation claire des lieux de la débâcle. Ce n’est pas que la
référence soit oblitérée – elle constitue la matière même de
la liste –, mais elle apparaît biaisée : tout se passe comme
si les noms n’avaient pas vocation à révéler les jalons d’un
parcours, mais à le compliquer. Le premier item de la liste
est à cet égard révélateur, « les Quatre Vents » convoquant
conjointement l’image d’une table d’orientation (fondée sur
les quatre points cardinaux) et l’idée d’un éparpillement (en
référence à la locution « aux quatre vents »).
Certes, par le réservoir de signifiants qu’elle forme, la liste
noue les différents fils de l’œuvre et en offre une sorte de
condensé. Comme l’a montré Gérard Berthomieu, les topo-
nymes et les associations d’idées qu’ils suscitent composent
une « mise en mémoire du texte (et pour ce faire disposée
à la fin du roman)60 ». Les différents noms font tour à tour
écho aux expériences érotiques, guerrières, paysannes et car-
cérales évoquées au long du récit. Parce que bon nombre
d’entre eux sont issus de noms communs, les lieux-dits
mentionnés constituent un terreau particulièrement propice
aux jeux associatifs. Neutralisant la dichotomie de principe
mise en évidence par Bernard Sève entre liste et narration61,

60. Gérard Berthomieu, « Sur une figure critique du roman. La liste des
lieux-dits dans La Route des Flandres de Claude Simon », dans Sophie
Milcent-Lawson, Michelle Lecolle et Raymond Michel (dir.), Liste et
effet de liste en littérature, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 84.
61. Voir Bernard Sève, De haut en bas. Philosophie de la liste, Paris,

281
La France en éclats

ils offrent une trame à partir de laquelle le lecteur peut


recomposer la matière de l’œuvre à l’envi.
Cette activité, stimulée par l’entrelacs des noms, se
déroule selon une procédure analogue à la conception même
du langage qu’expose Claude Simon dans sa préface à Orion
aveugle :
L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chan-
delles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les di-
rections. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes
s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, do-
mestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapi-
dement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à
suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur
ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoup-
çonnés de résonances et d’échos se révèlent62.
De la même manière que l’auteur exploite subtilement
les doubles sens des mots qui lui permettent de relancer ses
phrases dans de nouvelles directions, le lecteur est convié à
circuler dans la liste des lieux-dits en tirant parti de ses mul-
tiples possibles.
En outre, la liste n’apparaît pas seulement comme le bilan
rhizomatique de l’œuvre, mais constitue une trace palpable
de sa genèse. Elle dispose en effet sous les yeux même du
lecteur un échantillon des noms présents sur la carte géo-
graphique dont Claude Simon s’est servi pour dessiner ses
croquis et écrire son œuvre. S’il n’était pas question pour
lui de divulguer la carte proprement dite, Claude Simon en
livre néanmoins un morceau choisi. Car, fait majeur, aucun
des toponymes de la liste n’est inventé, en dépit de leur
caractère à première vue insolite. Le relevé effectué sur une

Éd. du Seuil, 2010.


62. Claude Simon, « Préface à Orion aveugle », éd. cit., p. 1182.

282
Dérives de la référence spatiale

carte topographique de l’époque atteste en effet l’existence


de chacun d’eux [ill. 6.4].
Même si Claude Simon modifie parfois légèrement les
noms, transformant ici un pluriel en singulier, là un déter-
minant en complément du nom, il nourrit son texte de la
textualité de la carte. Celle-ci est en effet composée d’une
myriade de noms de lieux qui représentent, pour un auteur
qu’on a dit et qui s’est dit coupé de tout référent, un puis-
sant aiguillon de l’imaginaire. La carte constitue donc l’un
des « matériaux de construction » du roman (pour reprendre
l’un de ses avant-titres), et la représenter sous la forme d’une
liste détachée typographiquement du corps du texte met en
évidence sa nature exogène. À l’instar des peintres cubistes
qui, tels Braque ou Picasso, affectionnent les collages et
enchâssent des affiches, des partitions ou des coupures de
journaux au sein de leurs tableaux, Claude Simon insère
dans le tissu même du récit une partie de sa documentation
cartographique. Non content de livrer les toponymes signi-
ficatifs qu’elle contient, il procède immédiatement après à sa
description visuelle, par touches successives :
les collines figurées sur la carte au moyen de petits traits en
éventail bordant la ligne onduleuse d’une crête, de sorte
que le champ de bataille semble parcouru de mille-pattes
sinueux, chaque corps de troupes étant représenté par un
petit rectangle à partir duquel s’élance le vecteur corres-
pondant […]63.
sur les cartes d’état-major les forêts sont figurées au moyen
d’un semis de petits ronds de lunules entourées de points
comme si elles avaient été récemment coupées […]64.
Ces notations se caractérisent par un effet de loupe et
rappellent, par la vision myope qu’elles impliquent, d’autres

63. Id., La Route des Flandres, éd. cit., p. 401


64. Ibid., p. 407.

283
La France en éclats

descriptions des auteurs du Nouveau Roman – les « mille-


pattes sinueux » évoqués ici constituant un probable clin
d’œil à La Jalousie de Robbe-Grillet. La carte n’est pas non
plus sans faire songer aux autres instruments – bureau, stylo,
feuilles de papier – décrits dans La Bataille de Pharsale et
évoquant l’écrivain à sa table de travail : sa description n’est
pas prise en charge par le narrateur, Georges, mais par Simon
lui-même.
Les noms prélevés sur la carte n’ont pas été choisis au
hasard, on l’a vu. La sélection opérée par l’auteur, outre le
fait qu’elle rassemble la mémoire de l’œuvre et dévoile une
partie de ses sources, reconduit la ligne critique du roman.
Les toponymes retenus soutiennent en effet la teneur polé-
mique du texte, qui dénonce à plusieurs reprises l’impéritie
de l’état-major et la responsabilité de l’État dans la conduite
des événements. C’est ainsi que les noms de lieux à conno-
tation valorisante présents sur la carte d’origine ont été écar-
tés, à l’instar de « Camp de César » ou de « Wattignies-la-
Victoire ». À rebours de l’aura généralement prêtée aux lieux
« passés à la postérité », les noms de la liste apparaissent tour
à tour prosaïques (« la Savate »), banals (« Ferme Blanche »),
laconiques (« les Joncs »), triviaux (« le Fond du Baudet »),
guillerets (« Perche à l’Oiseau ») ou cocasses (« Ferme aux
puces »). En somme, rien de ce qu’une bataille serait suscep-
tible de fournir en matière de scènes épiques ou exemplaires.
Derrière leur aspect anodin, les lieux-dits révèlent la
nature désastreuse de la bataille de France. « Bois Chuté »
suggère la chute de la France, dont la rapidité est conno-
tée par une référence animalière symbolique (« Champ des
lièvres ») ; la réduction du territoire consécutive à la défaite
est quant à elle signifiée par la mention d’une superficie
réduite (« les Dix Journels », le substantif « journal » désignant
une ancienne mesure de terre correspondant à un arpent).

284
Dérives de la référence spatiale

Dans le cadre de cette guerre éclair, nulle zone de résistance


digne de ce nom ne semble pouvoir être distinguée. Aussi les
champs de la liste ne renvoient-ils pas à de nobles champs
de bataille, mais à d’ordinaires espaces agricoles (« Champ
Martin », « Champ Benoît »), tandis que la « Ferme des Fils
de Fer », convoquant l’image des barbelés, évoque les stalags
où ont afflué les centaines de milliers de soldats faits prison-
niers, à commencer par Claude Simon lui-même [ill. 6.5].
La liste est donc loin de faire office de stèle commémo-
rative dressée à la gloire de la nation. Parmi les toponymes
mentionnés, seule « la Croix du Carme » pourrait renvoyer
au monument du même nom édifié en Lorraine en l’hon-
neur des Poilus, mais sa proximité immédiate avec le syn-
tagme « Baise Cul » renforce le caractère ironique de la liste
en sapant la dimension sérieuse de la possible référence
historique.
Même en partie dévoilée, la géographie réelle sur laquelle
s’appuie Claude Simon pour élaborer La Route des Flandres
demeure impénétrable. Les toponymes, qu’ils soient déli-
vrés au compte-gouttes ou en bloc, semblent à chaque fois
démis de leur fonction indicatrice – ce qui n’empêche pas
l’auteur d’exploiter leur potentiel à bon compte. Point de
départ de pistes narratives multiples, socle de jeux de lan-
gage parfois caustiques, ils participent pleinement à la dyna-
mique du texte et constituent un élément actif de l’énergie
romanesque.
En définitive, quoique leurs modalités d’écriture soient
différentes, voire en certains points contraires, La Route des
Flandres et Les Communistes se rejoignent par le sort singu-
lier qu’ils réservent à la référence spatiale.
Troisième partie
Le territoire recomposé

La défaite de la France aboutit à une remise en question


du paradigme géographique sur lequel elle se fondait. Les
textes littéraires rendent sensible cette évolution à travers
nombre d’images et d’allégories, d’indices et de motifs, de
logiques et de procédés dont la dérive de la référence spatiale
n’est pas le moindre.
Néanmoins, les auteurs opposent également à la décom-
position effective du territoire un projet inverse de recom-
position. Dans le temps même de l’événement, certains
façonnent une patrie intérieure de substitution ayant pour
effet de dissiper le spectacle tragique du pays détruit et
amputé. Ce geste de restauration symbolique est rendu pos-
sible par les ressources personnelles et morales sur lesquelles
un individu peut savoir compter : ses expériences de vie
passée, sa capacité de résilience, sa foi en l’avenir.
À cette patrie intime sauvegardée, contemporaine de la
débâcle, répondent d’autres modes de recomposition per-
ceptibles dans les récits rédigés dans l’après-coup de l’événe-
ment et soustraits à son urgence. La ressaisie de l’expérience
se fonde dans certains cas sur un projet de reconstitution
cartographique de la trajectoire effectuée pendant la guerre,
permettant de démêler l’écheveau des souvenirs. Les auteurs
peuvent aussi profiter de la liberté qu’offre l’écriture d’une
fiction pour transformer leur parcours ou créer un cadre géo-
graphique singulier leur permettant de réinvestir autrement

287
La France en éclats

le passé. Enfin, les auteurs attribuant à leurs récits une visée


politique explicite apparaissent quant à eux enclins à réagen-
cer les dynamiques spatiales du conflit afin d’influencer les
représentations collectives en leur faveur.
Chapitre 7
Édifier une « patrie intérieure »

La crise provoquée par la débâcle de 1940 entraîne chez


les individus une remise en question de l’espace national.
Le doute et la perplexité dominent, et comment en serait-il
autrement à l’heure où les repères vacillent ? En dépit de
tout, certains maintiennent vive leur croyance en l’existence
continuée de la France, y compris ceux que le sort a conduits
hors des frontières du pays, à l’instar de Saint-Exupéry et
de Julien Green partis aux États-Unis, ou de Madeleine
Gex Le Verrier – résistante gaulliste de la première heure –
ayant rejoint l’Angleterre. En ces temps de confusion, l’un
des meilleurs moyens pour dissiper le spectre du « naufrage
du pays » consiste sans doute à se « réchauffer à sa propre
flamme », à sa « patrie intérieure1 ». Pas uniquement lors-
qu’on quitte la métropole, mais tout aussi bien lorsqu’on
y reste. Demeuré à Paris, Jean Guéhenno tâche ainsi de se
dérober à l’abattement qui le menace par le biais de l’écriture
et par le souvenir de figures qui lui sont chères :
Péguy à qui on ne pense pas sans douleur aujourd’hui, di-
sait magnifiquement qu’il y avait quelque chose de pire que
« l’invasion militaire, barbare et de servitude », c’est, ce se-
rait « la plus dangereuse des invasions, l’invasion qui entre
en dedans, l’invasion de la vie intérieure, infiniment plus
dangereuse pour un peuple qu’une invasion, qu’une occu-
pation territoriale ». […] Mais ces mots signifient davan-

1. Ignace Legrand, Le Train de l’ambassade, Paris, La Bibliothèque fran-


çaise, 1945, respectivement p. 45, 57 et 54.

289
La France en éclats

tage encore aujourd’hui. Ils désignent notre inaccessible


refuge, la forteresse où chacun de nous doit s’enfermer2.
Cette patrie intérieure où chacun aurait le pouvoir de se
retrancher se décline en de nombreuses formules proches :
Saint-Exupéry affirme ainsi ne vouloir en rien renoncer
à sa « patrie intime3 », tandis que Flora et Benoîte Groult
déclarent dans leur Journal à quatre mains : « Officiellement,
nous n’avons plus d’existence. Mais au fond du cœur, nous
avons notre petite île qui résiste, une patrie par intérim, notre
dernière chance de ne pas être nazis4. » Tout l’enjeu tient à
réfuter le spectacle de la France en éclats, sinon par l’action,
du moins par l’esprit. Pour le dire avec les mots de Roger
Martin du Gard : « La conscience individuelle est devenue,
en chacun, conscience nationale5. »
Les différentes tentatives de restauration du pays
s’opèrent en fonction de temporalités spécifiques. Le sujet
se remémorant son passé le constitue volontiers en espace
métaphorique, en territoire pérenne et imprenable, comme
le dévoilent les textes de Saint-Exupéry. Les espaces traver-
sés, les paysages contemplés, les monuments admirés dans
le présent de la débâcle apparaissent quant à eux capables
de raviver, par leur beauté intrinsèque ou par les réminis-
cences littéraires qu’ils suscitent, une conception positive de
la nation. L’écriture de la défaite ménage enfin une place à
des figurations projectives de la France, liées à son devenir et
à sa reconstruction future.

2. Jean Guéhenno, Journal des années noires, éd. cit., p. 35-36.


3. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 164.
4. Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, éd. cit., p. 89. Nous
soulignons.
5. Roger Martin du Gard, Le Lieutenant-Colonel de Maumort, op. cit.,
p. 740.

290
Édifier une « patrie intérieure »

A/ Les contre-espaces du passé


Si la guerre ancre l’individu dans l’action, elle comprend
aussi des temps de pause où le passé ressurgit volontiers. Les
anciens lieux de vie, occupant une place majeure dans le
contenu de la remémoration, apparaissent comme autant de
contre-espaces, d’espaces mentaux rassurants, intacts, recréant
l’image d’un pays intègre.
Métaphores exupéryennes
Pilote de guerre retrace une mission de reconnaissance
effectuée par l’auteur et ponctuée de plusieurs temps forts :
vie de caserne, préparatifs du départ, envol, manœuvres
aériennes, retour miraculeux à la base d’Orconte. À cette
structure narrative s’articule un monologue intérieur où
abondent des digressions – méditations philosophiques,
souvenirs, idées politiques –, dont l’un des points communs
est de convoquer des métaphores spatiales signifiantes.
Le territoire de l’enfance
En invitant ses souvenirs d’enfance au beau milieu de
l’action guerrière, Saint-Exupéry ménage de multiples passe-
relles entre les différentes strates de sa vie. Cette confluence
des temps est perceptible dès l’incipit du récit à travers une
métaphore filée de la vie scolaire. À la faveur d’un rêve, le nar-
rateur superpose espace scolaire et espace militaire, évoqués
au même titre à partir du mot « camarade » ou de la mention
du « compas », instrument utilisé autant pour résoudre des
problèmes de géométrie en classe que pour calculer l’itiné-
raire d’avions de combat. Le lieu remémoré interfère avec
le lieu présent, devenu ce « drôle de collège, d’où l’on s’en
va chacun son tour [et] sans grands adieux6 ». Naviguant un

6. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 114.

291
La France en éclats

temps à basse altitude, le pilote déclare bientôt « offrir au tir


allemand une cible pour écoliers7 ».
Que l’enfance la plus reculée affleure à la pointe la plus
avancée du présent, c’est là ce que confirme l’évocation de
Paula, l’ancienne gouvernante de l’auteur :
Tu entends, Paula ? Ça commence à faire vilain. Et cepen-
dant je ne puis pas ne pas m’étonner de ce bleu du soir. Il
est tellement extraordinaire ! Cette couleur est si profonde.
Et ces arbres fruitiers, ces pruniers peut-être, qui défilent.
Je suis entré dans ce paysage. Finies les vitrines ! Je suis un
maraudeur qui a sauté le mur. Je marche à grandes enjam-
bées dans une luzerne mouillée et je vole des prunes. Paula,
c’est une drôle de guerre. C’est une guerre mélancolique et
toute bleue8.
Facilitée par l’usage de l’apostrophe, la transition du pré-
sent au passé s’effectue par le chromatisme du paysage aérien.
« Finies les vitrines » : la verrière de son avion ne saurait
séparer le pilote du panorama qui s’offre à lui, de la même
façon que l’écrivain enjambe par l’écriture la paroi rigide
du temps. Cette articulation spatio-temporelle redouble ce
que Luc Estang a nommé le « paradoxe d’Icare » de l’auteur,
pour qui « l’appel du ciel se répercute toujours en appel de
la terre9 ». À travers son engin volant, Saint-Exupéry concilie
les univers a priori contraires du ciel et du sol, du présent et
du passé, de la guerre objective et de la paix intérieure.
Convoquer l’enfance ne relève pas d’un simple parti pris
poétique, tant cet âge de la vie constitue une ressource spiri-
tuelle indispensable pour le combattant. Tout comme Proust
puisait dans les « gisements profonds de [s]on sol mental10 »,

7. Ibid., p. 181.
8. Ibid., p. 183.
9. Luc Estang, Saint-Exupéry [1956], Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points »,
1989, p. 48.
10. Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], dans À la recherche du

292
Édifier une « patrie intérieure »

Saint-Exupéry « remonte dans sa mémoire jusqu’à l’enfance,


pour retrouver le sentiment d’une protection souveraine11 »
– en réponse au péril qui à chaque instant le menace, « aux
rigueurs de la haute altitude et aux projectiles tranchants12 ».
L’enfance et l’archipel des lieux qui la constituent appa-
raissent seuls en mesure d’atténuer la nocivité de la guerre
en ancrant le sujet dans sa propre histoire, en lui assurant
une continuité sans cesse menacée : « Et il me semble que je
suis un. Ce que j’éprouve je l’ai toujours connu. Mes joies
ou mes tristesses ont sans doute changé d’objet, mais les sen-
timents sont restés les mêmes13. » La remémoration enfan-
tine se présente comme la garantie la plus sûre d’une per-
manence, d’un « enracinement de l’être en sa force vive14 ».
C’est plus spécifiquement vers l’entité spatiale de la
maison que converge la géographie exupéryenne de l’en-
fance. Plus qu’aucun autre lieu, elle vaut « par la patrie intime
qu’[elle] contribu[e] à fonder15 », à l’instar de la grande
maison de campagne mentionnée dans Pilote de guerre, figu-
ration probable du château de Saint-Maurice-de-Rémens où
l’auteur séjourna à plusieurs reprises jusqu’à l’âge de dix ans.
L’allusion qui en est faite intervient à la faveur d’une anec-
dote d’inspiration proustienne : le narrateur enfant, ne par-
venant pas à s’endormir, quitte sa chambre pour s’aventurer
dans la vaste demeure, où il devient l’« auditeur clandestin
d’un conciliabule solennel16 » entre ses deux oncles. Ce sou-

temps perdu, t. I, éd. cit., p. 182.


11. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 186.
12. Ibid., p. 147.
13. Ibid., p. 181.
14. Geneviève Le Hir, Saint-Exupéry ou la force des images, Paris,
Éd. Imago, 2002, p. 30.
15. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 164.
16. Ibid., p. 158.

293
La France en éclats

venir dote l’espace domestique d’une charge de sécurité que


la réalité de la guerre ultérieure ne saurait entamer :
La maison pouvait tenir encore mille ans, deux oncles,
mille années durant, battant le long du vestibule avec la
lenteur d’un pendule d’horloge, continueraient d’y donner
le goût de l’éternité17.
Le narrateur se démarque en cela des réfugiés en déroute
qui ont quant à eux « renon[cé] à croire en l’éternité de leur
maison18 ». Fût-elle matériellement détruite, la sienne restera
à jamais un appui sur lequel compter. La nature pérenne du
foyer était du reste déjà soulignée en termes analogues dans
Terre des hommes, recueil d’essais autobiographiques paru en
1939 :
Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de
tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. Peu importait
qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me ré-
chauffer dans ma chair, ni m’abriter, réduite ici au rôle de
songe : il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa
présence. Je n’étais plus ce corps échoué sur une grève, je
m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du sou-
venir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules,
plein des voix qui l’avaient animée19.
La demeure familiale, inscrite dans un ordre plus spiri-
tuel que matériel, fait office de refuge inaliénable. On peut
ainsi souligner avec Michel Quesnel à quel point « la pensée
de Saint-Exupéry, sous le glacis intellectuel ou moral, sous
l’anecdote aérienne auxquels on l’a trop souvent ramenée,
est gouvernée par la hantise de la maison20 ». Cette dernière

17. Ibid., p. 159.


18. Ibid., p. 164.
19. Id., Terre des hommes [1939], dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gal-
limard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1994, p. 207.
20. Michel Quesnel, « Lire Citadelle », Cahiers Saint-Exupéry 3, Paris,
Gallimard, mai 1989, p. 60.

294
Édifier une « patrie intérieure »

présente les qualités et répond à tous les critères de défini-


tion d’un territoire : il s’agit à la fois d’un lieu clos, d’un lieu
où s’exerce le pouvoir imaginatif de l’enfant, et donc d’un
lieu dûment approprié. Les analyses développées par Gaston
Bachelard dans La Poétique de l’espace (1964) consonnent
avec le texte exupéryen. Pour le philosophe, lecteur attentif
de l’écrivain-aviateur21, l’entité spatiale qu’est la maison offre
de puissants « départs d’image22 ». Enracinée dans la mémoire
du sujet, apparentée au « pays de l’Enfance Immobile », elle
lui fait revivre maints « souvenirs de protection23 ». En por-
tant sa rêverie sur ce site ô combien intime, le sujet exerce
selon Bachelard une activité créatrice qui, dans Pilote de
guerre, se révèle réparatrice.
Chez Saint-Exupéry, l’espace domestique fait l’objet
d’une conversion subtile : le souvenir de la maison se méta-
morphose en une « maison des souvenirs24 ». L’inversion des
termes engendre une métaphore spatiale emblématique.
Désignée par des termes en affinité étroite avec l’œuvre de
Bachelard, l’enfance s’assimile à un espace à part entière :
Le merveilleux […] n’est point que [l’enfance] vous abrite
ou vous réchauffe, ni qu’on en possède les murs, mais
bien qu’elle ait déposé en nous, lentement, ces provisions
de douceur ; qu’elle forme, dans le fond du cœur, ce mas-
sif obscur, d’où naissent, comme des eaux de source, les
songes25.

21. Geneviève Le Hir rappelle à juste titre la sensibilité de Bachelard


à la poétique de l’écrivain-aviateur : « Gaston Bachelard s’étonnait peu
avant sa mort que personne ne se fût réellement penché sur les images
de Saint-Exupéry, auteur dont l’intérêt essentiel résidait, selon lui,
dans la poétique des matières et des dynamismes. » Geneviève Le Hir,
Saint-Exupéry ou la force des images, op. cit., p. 11.
22. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 24.
23. Ibid., p. 25.
24. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit., p. 92.
25. Id., Terre des hommes, éd. cit., p. 81.

295
La France en éclats

Dans Pilote de guerre, l’enfance n’est pas envisagée uni-


quement dans sa verticalité architecturale – humaine (les
« murs » de la maison) ou naturelle (le « massif » géolo-
gique) –, mais aussi dans son étendue :
Lorsque j’étais petit garçon… je remonte loin dans mon
enfance. L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est
sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon
enfance comme d’un pays26.
C’est maintenant qu’elle se fait douce, l’enfance. Non seu-
lement l’enfance, mais toute la vie passée. Je la vois dans sa
perspective, comme une campagne27…
Considérer l’enfance comme un « grand territoire »
tranche avec l’usage d’un terme qui, à l’époque, est rapporté
presque exclusivement au vocabulaire de la géographie poli-
tique. L’emploi métaphorique qu’en fait Saint-Exupéry revêt
une force particulière dans le contexte de la défaite de 1940,
dans la mesure où il accorde à l’enfance une vaste superfi-
cie alors que les troupes d’occupation soumettent l’espace
national à un strict cloisonnement. Du haut de son avion, le
pilote en fait l’amer constat : « Je découvre de mes dix mille
mètres un territoire de l’envergure d’une province, et cepen-
dant tout s’est rétréci jusqu’à m’étouffer28. » Voilà pourquoi à
la question « d’où suis-je ? » Saint-Exupéry répond par l’évo-
cation de l’enfance, qui ne forme pas un simple refuge mais
restitue par métonymie la France telle que le sujet se l’est
appropriée pour toujours. Grâce à ce lien indéfectible, le
pilote fait « l’expérience de l’enracinement le plus profond
dans un déracinement radical29 ».

26. Id., Pilote de guerre, éd. cit., p. 158.


27. Ibid., p. 181.
28. Ibid., p. 160.
29. Nous empruntons la formule à Monique Gosselin-Noat, « La terre
et le moi », Roman 20-50, n° 29, « Terre des hommes et Pilote de guerre de

296
Édifier une « patrie intérieure »

L’empire de l’amitié et la saveur de la patrie


Chez Saint-Exupéry, la « patrie intérieure » se fonde tout
autant sur l’amitié que sur l’enfance. Sa Lettre à un otage,
publiée en 1943, célèbre le rapport qui l’unit à son ami Léon
Werth, par-delà la distance qui les sépare : Saint-Exupéry
se trouve alors en exil aux États-Unis, tandis que Werth
(connu pour être le dédicataire du Petit Prince) est demeuré
en France occupée. Suivant la prédilection de l’auteur pour
la métaphore géographique, l’amitié est exprimée dans la
Lettre en termes spatiaux :
Enfin, des pôles presque irréels aimantent de très loin ce
désert : une maison d’enfance qui demeure vivante dans
le souvenir. Un ami dont on ne sait rien sinon qu’il est30.
Alors seulement je crois qu’il vit encore. Alors seulement
déambulant au loin dans l’empire de son amitié, lequel
n’a point de frontières, il m’est permis de me sentir non
émigrant mais voyageur. Car le désert n’est pas là où l’on
croit31.
Pôle géographique, l’amitié forme aussi une surface à par-
courir, caractérisée par son étendue, voire son illimitation32.
C’est elle qui lui permet d’enjamber l’océan Atlantique et
de rejoindre par l’esprit son sol natal. Car l’amitié ne fait
pas simplement l’objet d’une métaphorisation abstraite ; elle
s’incarne également dans un territoire réel, en l’occurrence
national. En témoigne la scène du déjeuner de Fleurville,

Saint-Exupéry », juin 2000, p. 126.


30. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit., p. 93.
31. Ibid, p. 94. Nous soulignons.
32. Saint-Exupéry reconduit dans d’autres parties de son œuvre la mé-
taphorisation spatiale de l’amitié, lorsqu’il affirme avoir besoin de son
ami « comme d’un sommet où l’on respire » ou qu’il déclare vouloir s’ap-
puyer sur « la ville de [s]es amis, de [s]es désirs, de [s]es souvenirs. » (Id.,
Lettre à un otage, éd. cit., p. 103, et Courrier Sud [1929], dans Œuvres
complètes, t. I, éd. cit., p. 281).

297
La France en éclats

passé en compagnie de Léon Werth sur les bords de la Saône


avant le déclenchement de la guerre. En apparence anec-
dotique, ce souvenir partagé – Werth l’évoque également
dans Déposition, son journal tenu pendant l’Occupation33 –
est transformé en « fable de la sérénité et de l’accueil34 » et
présenté par l’auteur comme l’un des « instants capitaux35 »
de sa vie. Attablés dans un restaurant jouxtant le fleuve, les
deux amis proposent à deux mariniers qui « déchargeaient
un chaland » de venir déjeuner à leurs côtés. Au cours du
repas, une « invisible fête36 » se joue entre les convives :
Ainsi savourions-nous cette entente muette et ces rites
presque religieux. Bercés par le va-et-vient de la servante
sacerdotale, les mariniers et nous trinquions comme les fi-
dèles d’une même Église, bien que nous n’eussions su dire
laquelle37.
Saint-Exupéry développe dans cet épisode à la fois une
mystique et une dynamique de l’amitié, octroyant une
dimension sacrée à un lien humain qui s’épanouit en se
propageant au-delà des frontières. Si la nationalité des deux
mariniers est précisée – l’un est un Hollandais, l’autre un
réfugié allemand fuyant le nazisme –, c’est pour mieux être
dépassée. Car la patrie véritable ne se conçoit pas pour l’au-
teur selon des critères d’appartenance linguistiques ou cultu-
rels, mais relationnels : elle naît là où s’instaure une conni-
vence des âmes.
Pour autant, cette conception œcuménique de l’amitié
n’est pas dissociée d’un attachement personnel à la patrie. Le

33. Léon Werth, Déposition, éd. cit., p. 191.


34. Michel Quesnel, « À propos de Lettre à un otage », Cahiers Saint-Exu-
péry 2, Paris, Gallimard, 1981, p. 71.
35. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit., p. 95.
36. Ibid.
37. Ibid., p. 96.

298
Édifier une « patrie intérieure »

souvenir de bonheur évoqué apparaît en effet surdéterminé


par le paysage dans lequel il prend place, cette douce France
des bords de Saône où le « miel tiède » du soleil « baignait les
peupliers de l’autre berge, et la plaine jusqu’à l’horizon38 ».
Le décor bucolique n’est pas anodin : il est l’émanation de la
géographie affective de l’auteur et de ses « tendresses particu-
lières39 ». Déjà perceptible dans Pilote de guerre, l’« amour du
pays40 » se déploie pleinement dans Lettre à un otage :
La France, décidément, n’était pour moi ni une déesse
abstraite ni un concept d’historien, mais bien une chair
dont je dépendais, un réseau de liens qui me régissait, un
ensemble de pôles qui fondait les pentes de mon cœur.
J’éprouvais le besoin de sentir plus solides et plus durables
que moi-même ceux dont j’avais besoin pour m’orienter.
Pour connaître où revenir. Pour exister41.
La sentiment d’appartenance qu’exprime Saint-Exupéry
est de nature matérielle, voire charnelle. Il se fonde sur
un réseau de liens qui est aussi un réseau de lieux : l’auteur
n’affirme-t-il pas de ses amis qu’« [e]n eux [s]on pays logeait
tout entier et vivait par eux en [lui]-même42 » ? En d’autres
termes, le souvenir d’un être cher ressuscite les contours
d’un territoire, dont témoigne la qualité impalpable de la
lumière, de l’air, de l’atmosphère baignant toute la scène du
déjeuner de Fleurville.
C’est peut-être la notion de « saveur » qui traduit le mieux
le rapport d’adhésion inconditionnelle de l’écrivain-pilote à
son pays : « Le sauvetage de cette saveur-là, dans le monde,
leur semblait justifier le sacrifice de leur vie43. » Selon François

38. Ibid., p. 95.


39. Ibid.
40. Ibid.
41. Ibid., p. 94.
42. Ibid.
43. Id., Pilote de guerre, éd. cit., p. 212.

299
La France en éclats

Gerber, cette notion condense les valeurs défendues par de


nombreux auteurs de la période, tels qu’Elsa Triolet, Joseph
Kessel, Claude Morgan, Saint-Exupéry lui-même et Léon
Werth : « La Juliette des Amants d’Avignon, la Mathilde de
L’Armée des ombres, le Jacques de La Marque de l’homme, les
personnages de Pilote de guerre et de Trente-trois jours, sont
tous viscéralement attachés à cette “saveur”, bien plus qu’aux
grands discours patriotiques sur le rôle de la France dans le
monde44. » De même Vialatte exprime-t-il dans La Dame du
Job de quelle manière le sentiment national se rapporte à
une géographie sentimentale faite de sensations concrètes et
de souvenirs tangibles :
La France c’était ça. C’est le vent noir qui vient du carre-
four aux toupies, c’est le Principal sur le pas de sa porte
entouré de ses grands Latins, c’est l’hirondelle qui piaule
autour de la tour Saint-Gilles. C’était pour ça que Tisch-
macher était mort, pour ces rumeurs, pour ce bruit de vent
au fond d’un coquillage45.
Il conviendrait encore de mentionner le récit de Francis
Ambrière, Les Grandes Vacances (1946), prix Goncourt de
l’année 1940 (qui est attribué de manière rétrospective
compte tenu des circonstances). L’ouvrage narre la vie d’un
soldat en captivité reconnaissant lui aussi combien son atta-
chement à la France se fonde sur une multiplicité positive
d’éléments sensibles :
Aujourd’hui je ne rougis pas d’être entré en guerre […]
pour ces réalités immédiates où la spiritualité affleure sous
la matière, le sourire de Louisa et de Suzel, le degré et le
velouté de l’eau-de-vie de framboise, la façon qu’avait

44. François Gerber, Saint-Exupéry, écrivain en guerre, Paris, Éd. Jacob


Duvernet, 2012, p. 109.
45. Alexandre Vialatte, La Dame du Job, éd. cit., p. 143-144.

300
Édifier une « patrie intérieure »

Mme Reichenbach d’apprêter les escalopes à la crème et de


rôtir les oies46.
Dans le discours de Saint-Exupéry, cette saveur est
consubstantielle aux lieux de l’enfance et de l’amitié, lesquels
forment un appui précieux pour le sujet : à la décomposition
effective du territoire répond sa recomposition affective.
Échappatoires à la captivité (Merle, Braudel, Vialatte)
Si le souvenir de lieux fondateurs apparaît nécessaire en
contexte d’exil, il semble l’être plus encore en contexte de
captivité. Celui-ci concerne près de deux millions de prison-
niers de guerre français, transférés pour la majorité d’entre
eux dans des camps allemands (stalags pour les soldats,
oflags pour les officiers). Sans être nécessairement tragiques
– « pas de massacres, pas d’abjections, pas de calamités infer-
nales47 » note Georges Hyvernaud dans La Peau et les Os –,
les conditions de vie y sont rudes, marquées en particulier
par le manque de nourriture, le travail forcé, le froid, la pro-
miscuité. D’où, chez les prisonniers, la tentation de l’éva-
sion : sinon en acte (certaines tentatives aboutissent, mais les
risques sont importants), du moins en pensée. L’échappée
mentale, adossée ou non à une activité d’écriture, permet
de se soustraire moins dangereusement aux affres de la cap-
tivité, et de faire renaître des paradis qu’on croyait perdus.
En témoigne Robert Merle qui, dans son camp de
Prusse-Orientale (d’où il ne sera rapatrié qu’en 1943), rédige
Dernier Été à Primerol. Publié de manière posthume, ce texte
narre son séjour estival de 1939 au Rayol (Var), commune
située au bord de la Méditerranée où il partait chaque année

46. Francis Ambrière, Les Grandes Vacances, Paris, Éd. de la Nouvelle


France, 1946, p. 13.
47. Georges Hyvernaud, La Peau et les Os [1949], Paris, Pocket, 1998,
p. 12-13.

301
La France en éclats

en villégiature. Le souvenir de ce lieu ménage pour l’auteur


une ouverture de champ à même d’atténuer la situation de
clôture imposée par le camp. Il resserre les liens avec son
pays de cœur et d’origine de manière autrement plus effi-
cace que les objets matériels circulant parmi les prisonniers,
à l’instar des « tours Eiffel en bronze48 » évoquées dans La
Route des Flandres. Ce symbole miniaturisé de la nation se
trouve d’ailleurs ironiquement noyé sous une masse d’objets
hétéroclites, et intégré dans un vaste système de troc entre
détenus : « livres de philosophie, faux bijoux, guides touris-
tiques, photos obscènes, ombrelles, raquettes de tennis, trai-
tés d’agriculture, magnétos, oignons de fleurs, accordéons,
cages à oiseaux […]49». Par contraste, en construisant une
géographie compensatoire intérieure, Robert Merle consti-
tue, comme le formule son fils dans la postface de Dernier
Été à Primerol, un « espace de liberté pour lutter contre l’en-
nemi invisible engendré sournoisement par les barbelés du
stalag : l’oubli de son histoire, la désappropriation de soi, de
ses rêves et d’un avenir si chèrement attendu50 ».
Pour marquer le statut d’exception du lieu où il s’évade
en secret, pour le rendre d’autant plus sien, Merle le rebap-
tise en substituant au nom réel de la commune – Le Rayol –
celui, imaginaire, de Primerol. Tout en conservant une
parenté avec le toponyme d’origine, à la fois sur le plan
rythmique (trois syllabes) et sonore (même phonème final),
le glissement onomastique n’en est pas moins signifiant. Le
choix du préfixe prim- ancre le lieu dans un passé primitif,
hors d’atteinte : l’altération du nom rend en quelque sorte
l’espace inaltérable. Ce toponyme inventé fera d’ailleurs
une discrète apparition au sein de la géographie référentielle
48. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 310.
49. Ibid.
50. Robert Merle, Dernier Été à Primerol, éd. cit., p. 109.

302
Édifier une « patrie intérieure »

de Week-end à Zuydcoote lorsque Maillat, à la faveur d’une


accalmie générale, n’assimile plus la mer à un rempart fai-
sant obstacle à son évasion, mais à une image heureuse de
« ses vacances à Primerol51 ».
À l’instar de la maison d’enfance de Saint-Exupéry, Le
Rayol est associé à un ample réseau d’images et d’expériences
sensibles : l’odeur des mimosas, le spectacle des « torrents
qui prennent un lit nouveau », les « courses au soleil52 », les
repas copieux, la sensualité des corps. Le texte développe
une poétique de l’instant heureux, appuyé sur un éventail
de souvenirs dûment thésaurisés. En opposant à sa triste
condition de prisonnier la « dose quotidienne de beauté » du
passé, Merle « cro[it] pouvoir fendre encore le temps, d’un
bras allègre, comme dans la vie d’avant, vers les buts radieux
du désir53 ».
En ce « dernier été », la vie à Primerol est rattrapée par le
spectre du conflit imminent avec l’Allemagne et la guerre
sera déclarée juste après, le 3 septembre 1939. Mais avant
que tout ne bascule, le narrateur entend prêter attention
à la vie jaillissante qui l’entoure et négliger l’« affreux goût
d’avant-guerre54 » qui monte en lui. Ce faisant, il construit
un monde antithétique à celui des camps allemands, inscrits
quant à eux dans un « paysage large et long, insipide », sur-
plombé de « pâles soleils palatins55 », selon les mots de Jean-
Paul Sartre qui a lui aussi vécu la captivité. Au climat conti-
nental, aux plaines germaniques, à l’exiguïté des camps, la

51. Id., Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 103.


52. Id., Dernier Été à Primerol, éd. cit., respectivement p. 33 et 34.
53. Ibid., respectivement p. 50 et 29.
54. Ibid., p. 50.
55. Jean-Paul Sartre, « Autour des Carnets de la drôle de guerre », éd. cit.,
p. 674.

303
La France en éclats

Côte d’Azur répond par l’éclat de sa lumière et l’immensité


de l’élément marin.
Le cas de Fernand Braudel, fait prisonnier le 29 juin
1940, est pareillement exemplaire de la plongée du sujet
dans un espace mental de substitution : « J’ai contemplé,
en tête à tête, des années durant, loin de moi dans l’espace
et dans le temps, la Méditerranée56. » L’historien profite des
conditions plutôt favorables de sa captivité à l’oflag XII-B
de Mayence pour écrire intensément (ce qui sera moins aisé
une fois qu’il sera transféré au camp de punition de Lübeck).
À la différence de Merle toutefois, l’historien ne ressuscite
pas des souvenirs personnels mais un passé collectif. Il pour-
suit plus précisément la rédaction de sa thèse portant sur le
monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, entreprise
sous la direction de Lucien Febvre (co-fondateur avec Marc
Bloch de l’École des Annales) et interrompue par la guerre.
Sans disposer de la documentation qu’il avait accumulée
jusqu’alors – des milliers de fiches, restées dans son appar-
tement parisien –, il travaille de mémoire et profite même
de la situation pour diversifier ses sources historiques : avec
le soutien de l’un de ses geôliers, il consulte de nouvelles
archives à la bibliothèque de Mayence, relatives à la géo-
graphie des navires marchands en Méditerranée. Son ascèse
dans l’écriture a pour vertu de mettre à distance la « claus-
tration méthodique57 » dont il est victime et qu’il déjoue par
l’accomplissement d’un grand voyage intérieur : « Je vis la
tête enfouie dans mon travail. Penser c’est s’enfuir58. »

56. Fernand Braudel, « Ma formation d’historien » [1972], Écrits sur


l’histoire, t. II, Paris, Arthaud, 1990, p. 15.
57. Id., « La captivité devant l’histoire », Revue d’Histoire de la Deuxième
Guerre mondiale, n° 7, 1957, p. 4-5.
58. Lettre de l’auteur à Lucien Febvre, datée du 1er mars 1941, citée par
Yves Lemoine, Fernand Braudel, ambition et inquiétude d’un historien,

304
Édifier une « patrie intérieure »

Fernand Braudel ne réussit pas seulement le tour de force


d’achever sa thèse (soutenue en 1947 puis publiée en 1949),
mais invente une approche historiographique neuve : la
géohistoire. Celle-ci tient à envisager l’histoire en choisis-
sant « l’observatoire du temps long59 », un temps analogue
à celui, étendu, de la géographie physique, laquelle décrit
des phénomènes naturels à évolution lente. C’est adopter
là un point de vue original pour envisager autrement les
mutations structurelles des sociétés. Or, on peut raisonna-
blement penser que l’éloignement de Braudel de son univers
de travail habituel et de son propre pays a joué un rôle signi-
ficatif dans l’élaboration de ce nouvel angle d’approche60.
En somme, Merle comme Braudel substituent au resserre-
ment spatial imposé par le camp des points de perspective
lointains et préservés, une activité créatrice tenant lieu de
planche de salut.
Il n’est pourtant pas évident que la convocation du
passé, personnel ou collectif, assure à chacun une « reprise
de soi par soi61 ». Dans Le Fidèle Berger de Vialatte, les réfé-
rences au passé – au temps de l’enfance ou de la maturité –
sont récurrentes, mais n’aident pas pour autant le sujet à
se reconstruire. Au contraire, la disparate des souvenirs se
présente comme le symptôme d’une perte d’identité. Les

Paris, M. de Maule, 2010, p. 84.


59. Ibid. L’approche de Braudel se conçoit selon un triple étagement :
l’histoire permanente, l’histoire profonde et l’histoire événementielle.
60. De même, le philologue allemand Erich Auerbach, après son évic-
tion par les nazis de l’Université de Marbourg, développe au cours de
son exil à Istanbul une approche comparatiste novatrice, cristallisée dans
son essai Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occi-
dentale (1946).
61. Laurent Quinton, Digérer la défaite. Récits de captivité des prisonniers
de guerre français de la Seconde Guerre mondiale (1940-1953), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 226.

305
La France en éclats

réminiscences n’affleurent pas à l’esprit du brigadier captif


de manière logique, mais anarchique : elles « gliss[ent] les
un[e]s sur les autres » et viennent « crever comme des bulles
à la surface de sa mémoire usée62 ». Une confusion s’installe
rapidement entre les différentes catégories d’espaces remé-
morés – lieux réels, imaginaires ou métaphysiques. Un cer-
tain nombre de pôles géographiques font certes retour, à
l’instar de l’espace égyptien (renvoyant au séjour de l’auteur
à Héliopolis de 1937 à 1939) ou de la ville de Pont-Saint-
Paul (inspirée de la ville de Saint-Anthème en Auvergne).
Pourtant, ces quelques points cardinaux ne réfrènent pas le
vacillement subjectif du personnage et se révèlent incapables
de lui fournir tout élément cohérent sur sa propre histoire.
Celle-ci se trouve tantôt placée sous le signe de la disconti-
nuité – « La ligne des choses passées, qu’on lit comme un
trait d’ordinaire, ne subsistait plus dans sa tête qu’à la façon
d’un pointillé63 » – tantôt sous celui de l’anachronie extrava-
gante – comme dans La Dame du Job, où « l’enfance surgis-
sait de la guerre, inattendue, violente, inexplicable, comme
une commode Louis XV au milieu d’une inondation64 ».
Que les lieux du passé proche ou lointain soient en mesure
de conjurer l’infortune du présent n’est donc pas garanti :
le processus dépend autant des circonstances de la captivité
que de la disposition morale du sujet.
B/ Paysages régénérateurs
La formation d’une patrie intérieure dissipant l’image de
la patrie détruite ne prend pas uniquement ses racines dans
le passé. Elle se joue aussi dans le présent de l’exode, dont la

62. Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger, éd. cit., respectivement p. 97


et 169.
63. Ibid., p. 27.
64. Id., La Dame du Job, op. cit., p. 170.

306
Édifier une « patrie intérieure »

teneur tragique peut être atténuée au contact d’espaces pré-


servés, de monuments remarquables, de hauts lieux capables
de susciter l’idée d’un espace national demeuré intègre.
Le Val de Loire s’impose à cet égard comme un terrain
géographique particulièrement favorable. Par sa beauté
intrinsèque, par son patrimoine architectural comme par
son histoire associée à la royauté et à l’exercice du pouvoir,
il condense des valeurs d’harmonie et de prestige qui en
font l’incarnation parfaite d’un paysage national. Dans son
poème « C », Aragon met ainsi en valeur le substrat médié-
val de la région en comparant la traversée de la Loire en
1940 à celle qu’un « chevalier blessé65 » doit accomplir pour
reconquérir sa dame – en l’occurrence la France qu’il faut
soustraire au joug allemand. La « rose sur la chaussée », le
« château du duc insensé », les « cygnes dans les fossés » for-
ment autant de motifs dramatisant l’idée d’épreuve, amou-
reuse et politique, que le chevalier, à l’instar de Lancelot
traversant le Pont de l’Épée dans Le Chevalier de la charrette
de Chrétien de Troyes, peut néanmoins espérer surmonter
en voyant « danser une éternelle fiancée66 ». Le poète tire
profit de la majesté du paysage, de la richesse historique et
littéraire de la région pour mieux « opposer à la mythologie
nazie une mythologie contraire, empruntée à la tradition
française et dressant les valeurs de la civilisation courtoise
contre la sacralité sanglante et barbare promue par l’idéolo-
gie hitlérienne67 ».
Bon nombre d’auteurs connaissent déjà le Val de Loire
lorsqu’ils le traversent en 1940, que ce soit par l’entremise de
représentations ordinaires (gravures, affiches, cartes postales,

65. Aragon, « C », Les Yeux d’Elsa, éd. cit., p. 771.


66. Ibid.
67. Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, coll. « NRF Biographies »,
2015, p. 491.

307
La France en éclats

illustrations diverses) ou d’expériences touristiques passées.


La contemplation renouvelée du paysage ligérien suscite
ou réveille un intense sentiment d’attachement national, à
l’image de celui que relate Blaise Cendrars dans L’Homme
foudroyé, lorsqu’il sillonne la région en voiture au milieu du
mois de juin : « Cela me prend toujours aux mêmes pas-
sages, entre Loire et Indre, quand la N10 monte et descend
comme les montagnes russes de Luna-Park et traverse un
des plus chers paysages de la France. […] Je fonce en avant
et je me vois dans le rétro. À chaque bout de la route, j’ai
un amour68. » Cette portion du territoire, élevée au rang de
symbole idéalisé du pays, reconduit l’image d’Épinal de la
« douce France ». Enfant d’Orléans, Péguy chantait déjà ses
louanges et célébrait dans sa poésie le trésor d’art et d’his-
toire, pratiquement mystique, qu’elle formait : « Le long du
coteau courbe et des nobles vallées / Les châteaux sont semés
comme des reposoirs, / Et dans la majesté des matins et des
soirs / La Loire et ses vassaux s’en vont par ces allées69. » Cette
identification semble s’opérer de manière aussi vive pour les
ressortissants d’origine étrangère, à l’instar de Zoltán Szabó,
intellectuel hongrois installé à Paris après la Première Guerre
mondiale et emporté en 1940 dans la tourmente de l’exode.
Alors qu’il se trouve à Vouvray et se dirige vers la ville de
Tours, il consigne dans son journal :
Des villas, encore des villas, des pressoirs, des coteaux enso-
leillés en pente raide couverts de vignobles, d’un vert frais.
Puis la Loire, large, lente et majestueuse, parsemée d’îlots
de sable et avec d’immenses arbres sur ses berges. « Plus

68. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé [1945], Paris, Gallimard,


coll. « Folio », 1973, p. 387.
69. Charles Péguy, « Châteaux de la Loire » [1914], dans Œuvres
poétiques et dramatiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2014, p. 1131.

308
Édifier une « patrie intérieure »

mon Loire gaulois que le Tibre latin, / Plus mon petit Liré
que le mont Palatin, / Et plus que l’air marin la douceur
angevine. » Je savoure les vers de Du Bellay. La « douceur
angevine », presque tangible, flotte au-dessus de cette cam-
pagne riante. […] C’est ce paysage qui a déterminé la sa-
veur de la France, ce paysage tempéré, exempt de toute
outrance, qui donne de bons vins et des fruits savoureux,
propice à la contemplation et à l’amour courtois70.
Cette description à la fois élogieuse et stéréotypée, nour-
rie par des notations géographiques comme par des rémi-
niscences culturelles, révèle de quelle manière un paysage
est susceptible de galvaniser un sujet, de déclencher chez lui
un élan affectif. Le discours apparaît d’autant plus lyrique et
la Loire d’autant plus française que la nation est en danger.
La référence à Du Bellay, dont Szabó se remémore les vers
avec délectation, n’est pas seulement appelée par les origines
angevines du poète ; le poète incarne surtout, à travers Les
Regrets et Les Antiquités de Rome, la figure archétypale de
l’exilé à laquelle l’auteur s’identifie volontiers.
L’émoi engendré par un espace remarquable est tel qu’il a
souvent pour effet de reléguer au second plan la tragédie en
train de se jouer. Dans La Force de l’âge, Simone de Beauvoir
exprime avec éloquence cette puissance paysagère, en souli-
gnant le potentiel régénérateur qu’un lieu peut posséder, la
force morale qu’il peut transmettre :
Nous remontons à travers champs et villages. C’est un mo-
ment très fort et je me rappelle ce que Sartre m’avait dit à
Avignon, qui est si vrai, qu’on peut vivre avec une grande
douceur un présent tout entouré de menaces ; je n’oublie
rien de la guerre, de la séparation, de la mort, l’avenir est bar-
ré, et pourtant rien ne peut effacer la tendresse et la lumière
du paysage ; comme si on était envahi par un sens qui se

70. Zoltán Szabó, L’Effondrement, éd. cit., p. 162.

309
La France en éclats

suffit à soi-même, qui n’entre dans aucune histoire, arraché à


sa propre histoire, totalement désintéressé soudain71.
Par ses différentes qualités, l’espace perçu peut conforter
l’image ou le désir d’une restauration du pays, attisant dès
lors un regain de combativité chez le sujet, comme l’atteste
la fin du témoignage d’André Soubiran :
Tout s’effaçait de ce qui avait été ces quarante journées.
Du vieux fleuve montaient des choses neuves, il y avait de
l’espoir et même des certitudes dans la buée légère de ses
eaux. J’ai su que je n’aurais plus peur désormais, j’ai su
alors comment on respire le soleil et le vent lorsqu’on re-
trouve la paix72…
Dans le même sens, Jean Guéhenno, à qui « l’autorité
occupante » interdit de traverser Nevers, affirme à quel point
son détour par les chemins vicinaux lui offre l’occasion
de « mieux connaître les raisons de son amour73 » pour la
France. La « campagne dorée, coupée de canaux, de rivières
fumantes74 » ne forme pas qu’un simple décor, mais soutient
la volonté de résister au nouvel ordre allemand.
En ce qu’ils témoignent de la valeur ou du prestige du
pays, en ce qu’ils suscitent des réminiscences culturelles
signifiantes, les espaces traversés apparaissent comme autant
de « paysages politiques75 ». Parvenu dans l’Aube en mai
1940, Raymond Guérin aperçoit au sein des zones rurales
du département des toitures qui l’amènent « irrésistiblement
à penser aux chaumières chéries de Jean-Jacques Rousseau »,
tandis que la campagne « baignée de brume » lui donne

71. Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, éd. cit., p. 451.


72. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 340.
73. Jean Guéhenno, Journal des années noires, éd. cit., p. 54.
74. Ibid.
75. Voir Yves Lacoste, Paysages politiques : Braudel, Gracq, Reclus, Paris,
Librairie générale française, 1990.

310
Édifier une « patrie intérieure »

l’impression d’être « entouré de Corot, d’excellents Corot76 ».


L’auteur fait appel à d’autres références issues de la tradition
picturale française, évoquant de quelle manière « les tableaux
de Chardin et de Greuze alternaient » devant lui, avant de
conclure, au faîte de son enthousiasme : « À mesure que
nous avancions, tout le xviiie siècle français revivait77. » Par
la médiation de l’art et de la littérature, le paysage consti-
tue le levier d’une revalorisation de la nation, en dépit de la
situation critique qu’elle endure. Exprimant son goût pour
la culture française, le correspondant de guerre britannique
Alexander Werth déclare quant à lui :
Je sors mon Péguy de ma poche et je lis : « Cette immense
Beauce, grande comme la mer, triste autant et aussi pro-
fonde comme la mer ; cet océan de blés »… etc. C’est bien
ainsi qu’elle était ce matin-là, tandis que nous allions de
Rambouillet à Chartres […] Marion et moi sortons pour
aller regarder de loin la cathédrale de Chartres, si calme, si
sereine, si éternelle – peut-être78.
Les écrivains connus pour vanter les charmes géogra-
phiques de la patrie, depuis Michelet jusqu’à Péguy en pas-
sant par Barrès, trouvent grâce aux yeux des réfugiés lettrés.
« Une certaine prose [leur] chante la mémoire79 » : encerclé par
les Allemands à Angoulême, Aragon se récite quant à lui la des-
cription précise que Balzac fait de la ville dans Les Illusions per-
dues, tandis que Pierre Gascar, à la vue d’un chemin creux nor-
mand, se remémore en pleine déroute un paysage décrit dans
Madame Bovary. L’association d’idées, loin d’être éphémère,

76. Raymond Guérin, Le Temps de la sottise [1988], Paris, Le Dilettante,


2003, p. 55-56.
77. Ibid., p. 56.
78. Alexander Werth, Les Derniers Jours de Paris [1940], Paris, Slatkine,
2017, p. 172.
79. Aragon, La Mise à mort, éd. cit., p. 282.

311
La France en éclats

provoque chez Gascar une « flambée de mémoire80 » flauber-


tienne, offrant à son ancien bonheur de lecture une inten-
sité inattendue. Et l’auteur de reconnaître de quelle manière,
parmi les obus explosant autour de lui, cette réminiscence
« se superposait à la réalité de tous les chemins de la terre » :
« [elle] me replaçait dans ma patrie secrète, tendait à m’affran-
chir du présent, […] comme si elle avait pu me tirer vers des
profondeurs secondes, m’ouvrir un refuge mille fois plus sûr
que celui de la terre81 ». Le paysage ne constitue donc pas une
matière neutre, plutôt un corps conducteur permettant au
sujet de restaurer son sentiment d’identité nationale, plutôt
un écran à la surface duquel projeter des souvenirs fondateurs
– quand bien même ceux-ci ne se révèleraient pas exacts. Tout
le sel du récit de Gascar tient en effet à son renversement final,
lorsque le narrateur, à la suite de vérifications effectuées après
la guerre, fait le constat qu’« à aucun endroit, dans Madame
Bovary, il n’est question d’un chemin creux82 ». Ce qui n’en-
lève rien à l’authenticité ni à la vertu régénératrice de l’acte
de remémoration. Au sein d’une guerre dont la France sort
bientôt défaite, la convocation d’une littérature qui l’exalte ou
qui l’incarne à partir de sa géographie immédiate peut s’avérer
précieuse pour les individus.
C/ L’espace allégorique de la cathédrale dans Pilote
de guerre
Si la formation d’une patrie intérieure, contrepoids sub-
jectif à la patrie objectivement défaite, tient autant à la pré-
servation du passé qu’à la considération présente du paysage,
elle se nourrit également de représentations tournées vers le

80. Pierre Gascar, « Le chemin creux », Le Fortin, Paris, Gallimard,


coll. « Blanche », 1983, p. 81.
81. Ibid., p. 106-107.
82. Ibid., p. 107.

312
Édifier une « patrie intérieure »

futur. Le récit qu’est Pilote de guerre esquisse ainsi à travers


le motif spatial de la cathédrale la perspective d’une refonda-
tion de la France meurtrie83.
Un espace de projection compensatoire
D’abord discrète, la cathédrale finit par s’imposer comme
l’une des « images régentes84 » du texte. Si elle fait office de
contrepoint au tableau amer de la débâcle, c’est parce qu’elle
soutient l’idée d’une construction – face à la destruction du
territoire provoquée par la guerre –, et parce qu’elle apporte
un surcroît de signification – face à la perte de sens engendrée
par les événements.
La cathédrale véhicule en effet l’idée d’une solidité en
opposition parfaite à la France de mai-juin 1940, qui se dis-
tingue quant à elle par sa qualité liquide (souvenons-nous
de l’isotopie lexicale de l’écoulement utilisée pour décrire
l’exode). En réponse à l’« invisible musculature de la
guerre85 », Saint-Exupéry convoque un monument dont il
souligne la robustesse du matériau, la symétrie du plan, l’or-
donnance de l’architecture, la distribution régulière des élé-
ments. L’édifice conjure la désorganisation d’un pays dont
les différentes parties apparaissent dispersées de fond en
comble – « l’estomac là, le foie ici, les tripes ailleurs86 ».

83. Le développement qui suit a en partie donné matière à un article


indépendant. Voir Aurélien d’Avout, « L’espace allégorique de la cathédrale
dans Pilote de guerre à la lumière des récits de 1940 », Cahiers Saint-Exupéry,
n° 6, « Autour de Pilote de guerre de Saint-Exupéry : écritures de la défaite
en 1939-1940 », dir. Évelyne Thoizet, mars 2022, p. 85-98.
84. Michel Quesnel dans son article « Quand les horloges se taisent »,
Roman 20/50 , n° 29, « Terre des hommes et Pilote de guerre de Saint-Exu-
péry », 2000, p. 84.
85. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 174.
86. Ibid., p. 171.

313
La France en éclats

Saint-Exupéry ne présente pas toutefois la cathédrale


comme un tout achevé, laissant ainsi entendre la possibilité
de participer à son édification. Le monument apparaît en
effet comme une « cathédrale à bâtir87 » et non comme une
cathédrale érigée, comme un projet et non comme un fait
établi. En insistant sur le processus de construction plutôt
que sur son résultat, l’auteur fait du monument un espace
allégorique figurant la France à reconstruire. À ce titre, il
met en avant la nature éminemment collective de l’édifice,
sur les contours duquel chaque lecteur est invité à méditer,
tant il s’agit « d’une grande construction dont il faut plus
de temps, plus de silence et plus de recul pour découvrir
l’assemblage88 ». Le projet engage la communauté dans son
ensemble et apparaît comme le seul moyen de raccommoder
ses membres éparpillés :
Il n’était rien ce matin qu’une armée démantibulée, et une
foule en vrac. Mais une foule en vrac, s’il est une seule
conscience où déjà elle se noue, n’est plus en vrac. Les
pierres du chantier ne sont en vrac qu’en apparence, s’il est,
perdu dans le chantier, un homme, serait-il seul, qui pense
cathédrale89.
L’expression « penser cathédrale », rendue percutante par
la valeur adverbiale conférée au substantif, est programma-
tique. Sans désigner d’objectif concret, elle entend susciter
une disposition d’esprit propre à dissiper toute résignation
et à résister à toute tentative d’asservissement. Les Français
demeurés en métropole sous la botte de l’occupant nazi
constituent en effet les premiers destinataires de Pilote de
guerre. Échappant miraculeusement à la censure lors de sa
parution en novembre 1942, l’ouvrage rejoint rapidement la

87. Ibid., p. 209.


88. Ibid., p. 123 et 217.
89. Ibid., p. 209.

314
Édifier une « patrie intérieure »

littérature de contrebande. Certes, il ne peut être tout à fait


associé à un texte résistant, dans la mesure où il ne désigne
nulle voie à suivre dans la lutte clandestine contre l’oppres-
seur. Mais dans un contexte marqué par le durcissement et
l’extension de l’Occupation allemande à l’ensemble du ter-
ritoire, sa teneur est pour le moins polémique. Mettant en
scène un soldat patriote, convaincu de la cause qu’il défend
au point de se sacrifier pour elle, le récit contribue assuré-
ment à « débloquer la provision de semences gelée par la
neige de la présence allemande90 ».
Rejetant toute forme de solipsisme, la morale de Saint-
Exupéry vise à inscrire l’individu au sein d’une entité plus
vaste. Penser cathédrale consiste à réfléchir aux conditions
de possibilité de la polis, comprise comme une communauté
de citoyens libres et autonomes, mais solidaires. L’activité
réflexive, développée dans la solitude de la lecture, n’est pour
l’auteur qu’une transition vers l’action, dont le mythe des
bâtisseurs de cathédrales fournit le paradigme. C’est en ce
double sens, théorique et pratique, qu’il faut entendre l’ap-
pel de Saint-Exupéry en faveur d’une « citadelle fortifiée
contre les assauts des peuples du désert91 ».
Comme l’affirme Paule Bounin, toutes les lignes de
force de Pilote de guerre « convergent vers cet antagonisme
fondamental entre ce qui se défait, se dénoue dans la défaite,
et le nœud qui résiste à l’éparpillement et donne leur sens
aux choses92 ». Ce nœud, la cathédrale l’incarne parfaitement
en ce qu’elle relie les individus autour d’une œuvre partagée

90. Id., Lettre à un otage, [1943], dans Œuvres complètes, t. II, éd. cit.,
p. 103.
91. Cité par Otto Friedrich Bollnow, « L’homme bâtisseur de cités »,
Cahiers Saint-Exupéry 2, Paris, Gallimard, novembre 1981, p. 41.
92. Paule Bounin, « Notice de Pilote de guerre », dans Antoine de
Saint-Exupéry, Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 1310.

315
La France en éclats

et intégratrice, « absorb[ant] jusqu’aux gargouilles les


plus grimaçantes93 » – figuration probable des caricatures
antisémites de l’époque, dont la visée discriminatoire est ici
retournée en principe de tolérance. Par ailleurs, la cathédrale
instaure une temporalité commune à partir de rites qui
« sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace94 ».
La régularité de leur accomplissement s’oppose au spectacle
des « horloges en panne95 » – celles des églises, des gares, des
maisons vides – que livre la débâcle. L’image employée par
Saint-Exupéry vise donc à réduire la force d’entropie de la
guerre et à garantir à l’individu une intégrité menacée par les
circonstances : « La défaite non seulement divise l’homme
d’avec les hommes, mais elle le divise d’avec lui-même96. »
De ce point de vue, l’édifice religieux présente une valeur
inverse à celle que lui attribue Malraux dans Les Noyers de
l’Altenburg (1943), où les cathédrales de Chartres et de
Strasbourg incarnent la souffrance de la nation vaincue.
Sans doute les déclarations de Saint-Exupéry, fondées sur
la quête d’une union sacrée, paraissent-elles idéalistes au vu
du contexte historique où elles prennent place. C’est là faire
fi du « schisme profond97 » qu’a été l’armistice de juin 1940,
comme le rappelle Jacques Maritain, l’auteur d’À travers le
désastre (1941), exilé lui aussi à New York. Pour ce dernier,
Saint-Exupéry manque de lucidité en oubliant le clivage irré-
versible qu’ont provoqué les événements : « C’est que Vichy
n’est pas la France » et que « depuis juin 1940, il n’y a pas de

93. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 216.


94. Id., Citadelle, dans Œuvres complètes, t. II, éd. cit, p. 518.
95. Id., Pilote de guerre, éd. cit., p. 116.
96. Ibid., p. 176.
97. Jacques Maritain, « Il faut parfois juger », reproduit dans Antoine de
Saint-Exupéry, Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 70.

316
Édifier une « patrie intérieure »

gouvernement français réel98 ». Face à des conceptions natio-


nales antinomiques, l’idée d’un consensus social ne saurait
être qu’une chimère. De fait, Saint-Exupéry n’examine pas
de près les conditions matérielles ni les options stratégiques
nécessaires à la lutte contre l’occupant – ce qui éclaire le
déplacement effectué dans Pilote de guerre de la patrie réelle
vers la patrie intérieure. Il n’en demeure pas moins que le
récit en général, et le motif de la cathédrale en particulier,
transmettent une éthique de l’action, confirmant les dires
de Carlo François pour qui « Saint-Exupéry a accueilli des
notions dont le dénominateur commun élémentaire est de
rétablir l’homme dans sa fonction essentielle de créateur, en
lui montrant ce qu’il peut devenir sans l’aide de la Grâce,
avec ses moyens d’homme99 ». Telle est l’une des pierres
angulaires du discours humaniste prôné par l’auteur.
Aux sources d’une image
L’éducation religieuse reçue par Saint-Exupéry dans sa
jeunesse a sans doute joué un rôle déterminant dans le choix
de l’image de la cathédrale – et l’on sait à quel point l’ima-
ginaire chrétien infuse la poétique de l’auteur. Mais n’est-il
pas singulier que le relèvement de la France, le destin d’une
nation laïque soient signifiés par un motif explicitement
religieux ?
Un détour par l’histoire culturelle s’impose. Comme le
retrace Thomas Gaehtgens dans La Cathédrale incendiée,
essai consacré à l’incendie de la cathédrale de Reims au
début de la Première Guerre mondiale100, la cathédrale jouit

98. Ibid., p. 82-83.


99. Carlo François, L’Esthétique d’Antoine de Saint-Exupéry, Cambridge,
Schoenhof ’s Foreign Books, Paris, Delachaux et Niestlé, 1957, p. 81.
100. Thomas W. Gaehtgens, La Cathédrale incendiée. Reims, septembre
1914, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 2018.

317
La France en éclats

en France d’un statut d’exception qui ne l’apparente pas uni-


quement à un monument comme un autre ou à une simple
réussite architecturale [ill. 7.1]. Les cathédrales, au premier
rang desquelles Notre-Dame de Chartres et Notre-Dame
de Paris, sont progressivement devenues des marqueurs
d’identité nationale, au point d’apparaître comme l’expres-
sion la plus aboutie du génie français. Un tel processus a du
reste été soutenu par nombre d’écrivains, à commencer par
Victor Hugo qui dans Notre-Dame de Paris (1831) présente
la cathédrale comme un emblème démocratique et le « dépôt
que laisse une nation101 ». L’identification du monument à
un trésor national et non seulement à un bien ecclésiastique
est à nouveau réaffirmée au début du xxe siècle, à la faveur
du débat sur la loi de séparation de l’Église et de l’État. À
cette occasion, Marcel Proust fait paraître dans Le Figaro
son célèbre article, « La mort des cathédrales », dans lequel
il souligne l’infinie valeur de ces édifices dont il faut coûte
que coûte garantir l’entretien : « Car à notre littérature, on
peut préférer la littérature d’autres peuples, à notre musique,
à notre peinture et à notre sculpture les leurs ; mais c’est en
France que l’architecture gothique a créé ses premiers et ses
plus parfaits chefs-d’œuvre102. » On pourrait encore songer
au sonnet d’Edmond Rostand « La Cathédrale », qui déplore
les dégâts subis par la cathédrale de Reims tout en célébrant
l’éternité d’un édifice national dont « la pierre en dentelle »
survit à qui « la démantèle103 ».

101. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris [1832], dans Notre-Dame de


Paris, Les Travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 1975, p. 112.
102. Marcel Proust, « La mort des cathédrales », Le Figaro, 16 août
1904.
103. Edmond Rostand, « La Cathédrale », Le Vol de la Marseillaise
[1919], dans L’Œuvre poétique, Paris, TriArtis, 2018, p. 507.

318
Édifier une « patrie intérieure »

Le choix discursif de Saint-Exupéry apparaît d’autant


plus tributaire de telles conceptions qu’en 1938, peu de
temps avant le déclenchement de la Seconde Guerre mon-
diale, s’achève précisément la restauration de Notre-Dame
de Reims, victime des bombardements allemands de 1914.
Si les travaux de réfection ont commencé en 1919 dès la fin
du conflit, ce n’est que vingt ans plus tard que l’édifice est
entièrement restauré, donnant lieu à une célébration natio-
nale fort médiatisée, à laquelle prend part le Président de la
République Albert Lebrun. Lors de la débâcle de 1940, la
cathédrale sera cette fois épargnée par les bombardements,
comme en témoigne le tableau du peintre Albert Brenet.
La prédilection de Saint-Exupéry pour les cathédrales
n’est sans doute pas uniquement déterminée par ce contexte
historique. L’édifice participe aussi d’un nouveau langage
que l’auteur souhaite universel et à la portée de tous. Saint-
Exupéry entend en effet ne pas tomber dans les ornières
d’une rhétorique usée faisant de la patrie un mot fade. Pour
réhabiliter cette notion, il cherche à la distinguer de son
emploi courant et galvaudé :
Patrie, quel mot un peu pompeux. Nous en avons assez
de cette rhétorique sur le cours paresseux de la Loire, le
studieux paysan français et le miracle de La Fontaine. […]
Vous vous servez toujours de vieilles urnes vides. […] J’ai
besoin, moi aussi, de dieux plus accessibles. […] j’ai besoin
d’une flèche de cathédrale104.
L’auteur déplore la récurrence pontifiante de thèmes et
de références issus du discours scolaire et politique : il s’agit
là d’une langue surannée qui ne saurait parler franchement
aux âmes. La critique vaut a fortiori en temps de guerre,
où sévissent propagande et bourrage de crâne, harangues et

104. Antoine de Saint-Exupéry, La Morale de la pente, dans Œuvres


complètes, t. II, op. cit, p. 33.

319
La France en éclats

exhortations « contrai[gnant] à penser pauvre, par grosses


catégories105 », comme le regrette Léon Werth dans Trente-
trois jours. Quoique le langage forme un outil imparfait, il
incombe néanmoins à l’écrivain d’opposer à la simplifica-
tion de la pensée la simplicité d’un langage neuf – à l’ins-
tar de Baudelaire qui « à l’aide de mots simples, bâtissait ses
cathédrales106 ». La langue exupéryenne multiplie les images
élémentaires, ancestrales, cosmiques. Dans Pilote de guerre,
l’isotopie qui l’emporte est sans doute celle de l’arbre, motif
universel s’il en est, faisant tantôt référence à la nature spi-
rituelle de l’individu (« L’homme renoue ses morceaux et
redevient arbre calme107 »), tantôt à son inscription dans une
communauté (« Et tous les sucs d’Arras, toutes les provisions
d’Arras, tous les trésors d’Arras montent, changés en sève,
pour nourrir l’arbre108 »). La nature de telles images rattache
le discours de l’auteur au genre de la parabole biblique,
fondé sur une parole accessible.
Une sollicitation du lectorat américain
L’image de la cathédrale a aussi pour vertu de connaître
une grande résonance chez le lectorat américain, qui est le
premier à prendre connaissance du texte en février 1942
– soit neuf mois avant sa publication en France – sous le
titre Flight to Arras. Elle participe au discours de persuasion
de Saint-Exupéry qui souhaiterait voir les États-Unis s’en-
gager dans la Seconde Guerre mondiale : au moment où

105. Léon Werth, Trente-trois jours, éd. cit., p. 66. De même, Aragon
affirme que « jamais il n’y a eu moins de place pour les idées générales »,
tout comme Léon Moussinac proclame que le « tragique s’esquisse, parce
que le raisonnement s’interrompt » (Aragon, Les Communistes, éd. cit.,
p. 557, et Léon Moussinac, Le Radeau de la Méduse, éd. cit., p. 121).
106. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, éd. cit., p. 104.
107. Id., Pilote de guerre, éd. cit., p. 119.
108. Ibid., p. 184.

320
Édifier une « patrie intérieure »

il rédige son texte en 1941, leur soutien apparaît en effet


comme la seule voie de salut pour contrer les forces de l’Axe.
Aussi l’auteur fait-il en sorte de « transformer son expérience
en arme de conviction109 », ce dont témoignait déjà sa lettre
ouverte « Aux Américains » rédigée à la suite du siège de
Dunkerque. Dans Pilote de guerre, c’est sous le couvert d’une
périphrase que Saint-Exupéry fait allusion aux États-Unis et
qu’il réprouve leur indifférence au sort du Vieux Continent :
Car, après tout, pourquoi combattons-nous encore ? Pour
la démocratie ? Si nous mourons pour la démocratie nous
sommes solidaires des démocraties. Qu’elles combattent
donc avec nous ! Mais la plus puissante, celle qui aurait
pu, seule, nous sauver, s’est récusée hier, et se récuse au-
jourd’hui encore110.
Pour l’auteur, l’engagement dans la guerre ne doit pas
tant ressortir à des calculs stratégiques qu’à une exigence
éthique et à un principe de responsabilité. La sauvegarde des
valeurs de civilisation implique « que chaque homme à la
fois fasse partie de son empire, de sa nation, de sa patrie
spirituelle mais qu’en même temps il fasse partie de l’en-
semble des hommes111 ». Saint-Exupéry donne en modèle
son propre investissement dans la guerre, excluant toute
posture d’observation passive : « Le métier de témoin m’a
toujours fait horreur. Que suis-je, si je ne participe pas112 ? »
Or, cet appel à la solidarité ne serait pas aussi efficace
s’il n’était étayé par des images. Celle de la cathédrale, que
Saint-Exupéry convoque à la fois comme symbole religieux
et comme emblème de la France, permet de toucher plus

109. François Gerber, Saint-Exupéry. De la rive gauche à la guerre, Paris,


Denoël, 2000, p. 148.
110. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 180.
111. Id., Aux Américains, éd. cit., p. 48.
112. Id., Pilote de guerre, p. 199.

321
La France en éclats

efficacement l’opinion publique américaine. L’édifice, lié à


une axiologie chrétienne fondée sur la charité et l’assistance
à son prochain, convie d’autant mieux le lectorat à soutenir
la « lutte de l’Occident contre le nazisme113 ». Plus encore
que l’Occident, il incarne la nation française, identifiée à la
terre d’origine de l’art gothique le plus prestigieux. Ce der-
nier suscite à l’époque aux États-Unis un engouement mani-
feste qui se mesure entre autres au soutien financier apporté
par des mécènes tels que John Rockfeller à l’entreprise de
restauration de la cathédrale de Reims114, mais surtout à la
création retentissante du musée des Cloisters à New York en
1938, lequel abrite entre ses murs cinq cloîtres médiévaux
convoyés depuis la France jusqu’aux États-Unis115. L’image
de la cathédrale permet ainsi d’associer des valeurs (frater-
nité, solidarité) à un territoire précis (la France). La valo-
risation de la nation française passe encore par la mention
de savants et d’artistes français internationalement recon-
nus pour leurs travaux : Pasteur, Descartes, Pascal, Renoir
ou encore Cézanne. Le rappel de ces noms illustres a pour
effet de conférer à l’engagement potentiel du lecteur une
plus forte assise. Il ne s’agit pas seulement de s’investir dans
une guerre parmi d’autres, mais de défendre un patrimoine
culturel et scientifique commun, dont la France constitue
l’une des figures de proue.
Si l’ouvrage n’est pas à la source du basculement de l’opi-
nion publique américaine, du moins l’accompagne-t-il.
Quoique rédigé à marche forcée, Flight to Arras ne sort
des presses que le 20 février 1942, soit plus de deux mois
après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, qui constitue le

113. Id., Pilote de guerre, éd. cit., p. 138.


114. Thomas W. Gaehtgens, La Cathédrale incendiée, op. cit., p. 231.
115. Il s’agit des cloîtres de l’abbaye Saint-Michel de Cuxa, de Saint-
Guilhem-le-Désert, de Bonnefont-en-Comminges et de Trie-sur-Baïse.

322
Édifier une « patrie intérieure »

véritable déclencheur de l’entrée en guerre des États-Unis.


Consonnant parfaitement avec ce nouveau contexte, le
témoignage de Saint-Exupéry connaît un succès immédiat,
qui fait sans doute de lui le « service le plus efficace rendu à
la cause française sur le territoire américain116 ».

116. Pierre de Lanux, « Saint-Exupéry en Amérique », Confluences,


n°12-14, 1947, p. 115.
Chapitre 8
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

À la construction d’une patrie intérieure de substitution


succèdent d’autres modes de recomposition du territoire dans
l’après-coup du conflit. Dégagés de l’urgence de l’événement,
soustraits à son effet de sidération, les auteurs se confrontent
aux souvenirs et aux sensations qu’ils en gardent – matériau
ductile dont la mise en récit peut changer la valeur, voire la
nature. La mémoire spatiale des événements n’étant pas figé
une fois pour toutes, elle fait l’objet d’une réorganisation qui
se conçoit en fonction de trois horizons majeurs. À l’échelle
individuelle, l’auteur peut avoir pour projet de reconstituer la
trajectoire effectuée pendant la guerre, afin d’ordonner son
vécu et d’étayer sa narration des faits. Il peut au contraire
remanier les données de son expérience, notamment dans le
cadre d’une fiction ; tel est le cas de Julien Gracq dont Un
balcon en forêt se déroule dans un tout autre espace que celui
parcouru lors de sa campagne militaire. À un autre niveau
enfin, un auteur peut chercher à restructurer par son récit
les représentations spatiales associées aux groupes et aux
acteurs engagés dans le conflit. L’étude croisée des Mémoires
de Charles de Gaulle et des Communistes d’Aragon témoigne
ainsi de la « bataille des mémoires1 » que se livrent gaullistes
et communistes dans l’après-guerre.

1. Nous empruntons l’expression à Yan Hamel, La Bataille des mé-


moires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, Presses de l’uni-
versité de Montréal, 2006.

325
La France en éclats

A/ L’ancrage géographique du vécu


L’altération de la conscience géographique au cours de la
débâcle et de l’exode détermine à bien des égards la manière
dont les auteurs se réapproprient leur expérience par la suite.
Un certain nombre d’entre eux entreprennent notamment
de récapituler les étapes de leur traversée du pays, d’en
mesurer les distances, d’en situer les bifurcations. Par cet
effort d’objectivation spatiale, les auteurs procèdent à une
reprise en main de leur histoire, à un « réancrage du vécu2 ».
Deux moyens sont privilégiés pour y parvenir : la consul-
tation de cartes géographiques et le retour physique sur les
lieux traversés.
Trajectoires retracées
Constructions cartographiques
Qu’il soit mené du point de vue civil ou militaire, le récit
de la guerre s’accompagne parfois de la production de cro-
quis visant à dissiper la confusion de l’errance passée. Cet
acte de synthèse permet à l’auteur d’apporter un surcroît
de cohérence à son récit et d’en légitimer l’authenticité ; en
cas de publication, il facilite également le travail du lecteur.
Marguerite Bloch double ainsi son témoignage d’un cro-
quis cartographique permettant de suivre le trajet accompli
depuis Paris jusqu’à sa maison de campagne située à Poitiers
[ill. 8.1]. Ainsi qu’en témoignent la précision de l’échelle, le
calcul des distances, la nomenclature toponymique poussée
(villes, fleuves, axes routiers), cette réalisation graphique n’au-
rait guère été possible sans le recours préalable à une carte.

2. Voir Claude Simon, « L’inlassable réancrage du vécu », entretien avec


Mireille Calle-Gruber (1993), dans Mireille Calle-Gruber, Le Grand
Temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon, Villeneuve-d’Ascq, Presses uni-
versitaires du Septentrion, 2004, p. 237-250.

326
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

L’expérience de la débâcle ou de l’exode peut donner lieu


à la confection de dessins cartographiques plus ambitieux,
à l’instar de celui de René Blanchet, compagnon de capti-
vité de Léon Moussinac [ill. 8.2]. Fourmillante de détails,
riche d’informations, cette carte fascine par son graphisme
soigné et par la maîtrise technique dont elle témoigne. Son
système précis de lignes, d’étoiles, de points, de dates retrace
l’exode pénitentiaire imposé aux détenus de la prison de la
Santé, depuis Paris jusqu’au camp de Gurs. Ce « souvenir
d’un long et pénible voyage », pour reprendre l’expression
présente sur la carte, se distingue par son dispositif original :
aux composantes cartographiques traditionnelles sont jux-
taposés des dessins représentant, pour certains, de véritables
paysages d’exode en plan large. On observe ainsi un décor
parisien symbolisé par la tour Eiffel, puis des vues de routes,
d’embouteillages de voitures et de ponts franchis, jusqu’à la
vue plus sinistre du camp de prisonniers entouré de barbe-
lés. Pourvue d’une riche matière iconographique, la carte
de Blanchet renoue en quelque manière avec les anciennes
cartes géographiques qui comportaient nombre de dessins
(personnages, animaux, scènes de vie) sollicitant l’imaginaire
de l’observateur ou comblant les blancs de la carte. Mais ici,
l’articulation de données factuelles et paysagères octroie sur-
tout une valeur mémorielle au document, lequel condense
le double souvenir de l’espace parcouru et de l’espace perçu.
Si les croquis cartographiques s’imposent comme un utile
instrument de ressaisie du vécu, ils le doivent en partie aux
informations collectées dans le présent de l’événement. À la
manière des officiers tenus de rédiger un journal des marches
et des opérations (JMO) consignant les déplacements de
leurs unités, certains civils enregistrent de nombreuses infor-
mations géographiques au cours de leur équipée. Dans son
témoignage L’An 40 sur le vif, Jean Villette déclare avoir « noté

327
La France en éclats

heure par heure tout ce qu’[il a] vu et vécu » et avoir « fait de


nombreux croquis3 ». Cette pratique procède de la volonté
de sauvegarder sa conscience géographique au moment
même où les circonstances la mettent à rude épreuve. En
annexe du récit de Jean Villette, ces données spatiales ont
été rassemblées dans un tableau indiquant, pour chacun des
jours d’exode, le nom des différentes étapes et le nombre
de kilomètres parcourus, depuis Versailles jusqu’à Voves
(Eure-et-Loir) : « Au total, à pied, 208 à 210 km », auxquels
il convient d’« ajouter les nombreux retours en arrière pour
ramasser les traînards4 ». De même, Jean Foissac, brancardier
au 22e bataillon de chasseurs alpins, a-t-il pris soin de relever
scrupuleusement les « kilomètres faits pendant la bagarre5 »
et d’établir la liste des départements traversés durant la
drôle de guerre puis la débâcle. Tout en présentant une
utilité immédiate, puisqu’elle favorise une meilleure orien-
tation dans l’espace, la collecte de données géographiques
aide le sujet à conserver, une fois les hostilités achevées, une
mémoire située des événements. D’autres auteurs, ne pou-
vant compter sur ce matériau préalable lorsqu’ils entament
leur projet d’écriture, n’hésitent pas à recourir à des cartes
existantes et à tracer leur itinéraire dessus, à l’instar d’André
Soubiran6.
Disparition des traces, assignation des places (Simon)
La rigueur et l’ampleur de l’enquête géographique
menée par Claude Simon méritent qu’on y porte à nouveau

3. Jean Villette, L’An 40 sur le vif, Romorantin, Éd. Marivole, 2014,


p. 5.
4. Ibid., p. 254.
5. Jean Foissac, extrait d’un journal personnel non publié, reproduit
dans Éric Deroo, Pierre de Taillac, Carnets de déroute 1939-1940. Lettres
et récits inédits, Paris, Tallandier, 2010, p. 24.
6. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, éd. cit., p. 39-40.

328
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

attention. Jouant un rôle déterminant dans la genèse de ses


romans, ses dessins relèvent avant tout d’une intention auto-
biographique, à l’instar du « croquis de mémoire7 » adressé
à Anthony Cheal Pugh et fixant avec exactitude le déroulé
des actions liées au premier accrochage avec l’ennemi, le 12
mai 1940. Les notes abondantes rédigées à même le schéma
occupent plus d’espace sur la page que le dessin proprement
dit et témoignent d’une entreprise de réorganisation mémo-
rielle poussée.
Claude Simon complète les lacunes de sa mémoire par la
consultation d’archives (tels les journaux de bord militaires
conservés au service historique de la Défense) et par la lec-
ture de diverses sources écrites, comme La Guerre sans haine
d’Erwin Rommel (1953), dont la première partie rassemble
les notes prises par le général allemand lors de la bataille de
France. Claude Simon utilise ce témoignage au service de
son propre projet de reconstitution géographique :
Les trajectoires respectivement suivies par S. et R. se trou-
veront confondues sur une courte distance (d’environ
cinq kilomètres), chacune empruntant à quelques heures
d’intervalle la route qui mène de Sorle-le-Château [sic] à
Avesnes, très exactement entre le lieu-dit Le Trianon et la
sortie ouest de la petite agglomération de Beugnies […]8.
Or, cette enquête minutieuse apparaît d’autant plus sou-
haitable que la guerre se caractérise par une inquiétante et
implacable logique de disparition des traces. Les corps, les
objets, les matières sont en effet la proie tantôt d’un phéno-
mène de volatilisation, tantôt d’une dynamique d’enfouisse-
ment. Le cheval mort qu’aperçoit Georges dans La Route des
Flandres et qui à chacune de ses réapparitions s’enfonce un

7. Claude Simon, « Le Petit “Historique” du 31e dragons », dans Œuvres,


t. I, éd. cit., p. 1231.
8. Id., Le Jardin des Plantes, éd. cit., p. 1017.

329
La France en éclats

peu plus dans le sol en est le plus éloquent symbole : sa car-


casse « recouverte de boue », puis « absorbée dans sa gangue
d’argile » est finalement « assimilée par la terre profonde9 ».
La brigade commandée par le général Barbe ne connaît pas
un autre destin, elle qui, après maintes recherches menées
en vain par les autres unités, semble définitivement « volati-
lisée, escamotée, gommée, épongée », ou encore « absorbée,
diluée, dissoute, bue, effacée de la carte d’état-major10 ».
L’accumulation des participes rend sensible la sidération
produite par la disparition des corps d’armée, transformés
en une armée de corps défunts. Évanouis comme sous l’ef-
fet d’un sortilège ou dépouillés de toute matérialité par les
« équipes de nettoyage11 » que sont les pillards, les individus
semblent systématiquement effacés de la carte, à l’image
du tracé de « ces oueds d’abord impétueux et qui peu à peu
[…] disparaissent s’effacent évaporés bus par les sables du
désert12 ». Le roman met donc en évidence, outre un déficit
de repères spatiaux, un phénomène de néantisation géogra-
phique – que Gracq souligne également dans ses Manuscrits
de guerre, où les cavaliers se « volatilis[ent] dans une galopade
folle » et où les hommes « s’évaporent derrière les haies13 ».
Quoique contradictoire avec le climat estival des mois de
mai et juin 1940, la neige qui, dans le Labyrinthe de Robbe-
Grillet, recouvre les pas des passants et « reconstitu[e] peu à
peu la blancheur primitive de la zone écrasée14 », métapho-
rise la dissipation des traces propre à la débâcle.

9. Id., La Route des Flandres, éd. cit., respectivement p. 209, 265 et 360.
10. Ibid., p. 333-334.
11. Ibid., p. 408.
12. Ibid., p. 402.
13. Julien Gracq, Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 119.
14. Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. cit., p. 75.

330
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

Cette logique d’effacement vaut plus encore dans l’après-


guerre. À la marque indélébile que la violence de guerre laisse
dans les consciences s’oppose l’empreinte délébile de l’évé-
nement sur le paysage, devenu muet comme si rien n’avait
pour ainsi dire eu lieu :
après que tout avait pris fin, c’est-à-dire s’était refermé, ci-
catrisé, ou plutôt (pas cicatrisé, car aucune trace de ce qui
s’était passé n’était déjà plus visible) rajusté, recollé, et si
parfaitement qu’on ne pouvait plus discerner la moindre
faille, comme la surface de l’eau se referme sur un caillou,
le paysage reflété un moment brisé, fracassé, dissocié […] et
plus rien alors que la surface vernie, perfide, sereine et mys-
térieuse, où s’ordonne la paisible opulence des branches,
du ciel, des nuages paisibles et lents, plus rien maintenant
que cette surface laquée et impénétrable […]15.
L’évanescence du paysage de guerre apparaît d’autant
plus forte si on la compare aux conséquences durables de
la Première Guerre mondiale sur les espaces qui en furent
le théâtre, et dont les plus touchés furent regroupés sous le
vocable de « zone rouge » au sortir de la guerre. Ceux-ci s’im-
posent, selon Peter Handke, comme le véritable « monu-
ment commémoratif de ces batailles, plus durable que les
monuments réels du souvenir16 ». Dépourvue de combats de
position, la guerre-éclair de 1940 laisse quant à elle le pay-
sage relativement intact, sans cicatrice apparente. Les dégâts
matériels de la guerre ne sont certes pas nuls : Jean Malaquais
relève par exemple qu’« aux approches de la voie ferrée, les
champs se creusent d’entonnoirs17 », tandis que Heinrich
Böll, écrivain allemand incorporé dans la Wehrmacht,
observe des « cratères de bombes […] près d’un pont sur la

15. Claude Simon, La Route des Flandres, éd. cit., p. 353.


16. Peter Handke, Histoire d’enfant [1981], Paris, Gallimard,
coll. « L’Imaginaire », 2019, p. 68.
17. Jean Malaquais, Journal de guerre, éd. cit., p. 158.

331
La France en éclats

Somme18 ». Mais ils demeurent limités à certaines zones stra-


tégiques uniquement, bien plus restreintes qu’en 1914-1918
où le front s’étirait sur plusieurs centaines de kilomètres et
atteignait parfois une largeur de trente à quarante bornes.
Un décalage criant s’établit donc entre la brutalité de la
guerre de 1940 et le caractère périssable de son empreinte
spatiale. En témoigne la série photographique « Nord » réali-
sée en 2011 par Pascal Mougin, dont les clichés ont été pris
sur les lieux mêmes de la débâcle de Claude Simon [ill. 8.3].
Au terme de son projet, le chercheur et photographe fait
le constat d’une semblable invisibilisation de la guerre au
sein du paysage : « Entre ce que je garde en tête des endroits
évoqués par Simon, ce que lui et des milliers d’autres ont
vécu sur place il y a soixante-dix ans, et l’expérience possible
du lieu aujourd’hui, l’écart est maximal19. » Car au-delà de
l’altération naturelle ou de l’enfouissement des traces, l’es-
pace lui-même évolue, remplissant de nouvelles fonctions
qui en accélèrent la mutation.
Loin de constituer un enjeu ponctuel, les thèmes croisés
du silence des lieux et de la fragilité des traces traversent
l’œuvre de Claude Simon. Ils occupent une place essen-
tielle dans La Bataille de Pharsale où le narrateur, à l’instar
de l’helléniste Victor Bérard tâchant de retrouver les lieux
fréquentés par Ulysse dans L’Odyssée20, cherche en vain celui
où les armées de César et Pompée s’opposèrent. Dans le
même ordre d’idée, L’Acacia s’ouvre sur la figure d’une veuve
à la recherche de la sépulture de son mari mort au champ

18. Lettre rédigée le 7 août 1940 par Heinrich Böll, Lettres de guerre
(1939-1945), Paris, L’Iconoclaste, 2018, p. 133.
19. Pascal Mougin, propos introductifs à la série photographique « Nord »,
2011 [en ligne], http://www.pascalmougin.com/nord/index.htm
20. Voir Victor Bérard, Les Navigations d’Ulysse [1927-1929], Paris, Ar-
mand Colin, 1971.

332
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

d’honneur durant la Première Guerre mondiale. « Err[ant]


sous des ciels pluvieux d’un champ de décombres à l’autre,
d’un charnier à l’autre21 », elle ne mettra fin à sa quête
qu’après avoir retrouvé la tombe de son époux, ou plutôt
celle qu’elle décide de lui attribuer. L’authenticité de la pierre
tombale n’est en effet nullement assurée, l’inscription indi-
quant uniquement que « se trouvaient là les corps de deux
officiers français non identifiés22 ». Mais quand bien même il
ne s’agirait pas du lieu juste, le plus important est sans doute
qu’il y en ait un : son existence importe davantage que son
exactitude.
Non content de retracer en esprit le chemin de croix
accompli au cours de la débâcle, Simon aura pris soin de
le tracer à l’aide de cartes et de croquis. Cet acte, au même
titre que celui de Marguerite Bloch ou de René Blanchet,
se conçoit comme une manière de revanche, modeste mais
concrète, sur l’inintelligibilité des événements. La recons-
truction cartographique ancre le sujet dans son histoire, res-
saisie à un plus haut degré de clarté.
Traversées secondes
Parfois, le matériel cartographique ou documentaire ras-
semblé n’est pas jugé suffisant et conduit l’auteur à se rendre
physiquement sur les lieux jadis parcourus. Pour composer
son récit d’exode, Paul-André Lesort ne s’en remet pas ainsi
à ses seuls souvenirs et archives personnelles, mais complète
son travail par des « reconnaissances sur le terrain, au moyen
de retours sur les lieux de l’action passée, afin de localiser les
événements, de repérer les distances, de mieux comprendre
le déroulement des faits23 ». Dans une perspective analogue,

21. Claude Simon, L’Acacia, éd. cit., p. 1020.


22. Ibid., p. 1021.
23. Paul-André Lesort, Quelques jours de mai-juin 40 : mémoire, témoi-

333
La France en éclats

Claude Simon se déplace à plusieurs reprises au cours des


années 1950 dans la région de Solre-le-Château, d’Avesnes
et de Cousolre24. Ces excursions, pour certaines antérieures
à la publication de La Route des Flandres en 1960, pour
d’autres réalisées dans les années 197025, semblent avant
tout répondre à un désir de vérification : « Dans un petit
bois, les trous que nous avions creusés pour nous protéger
des bombes étaient, dix ans après, toujours là. Je voulais voir
si ma mémoire était fidèle. Elle l’était26. »
Pour Aragon, la traversée seconde semble avant tout
investie d’une visée documentaire, comme on l’a vu avec
Les Communistes. L’auteur se rend sur les lieux de la débâcle
pour recomposer les trajectoires des acteurs de l’époque et
fournir une assise plus solide à son récit. Pour autant, l’expé-
rience du retour ne saurait se résumer à cet objectif. Elle sou-
tient d’une part une logique d’expansion descriptive dans
l’écriture du texte, permettant d’étoffer le décor du roman
et de lui donner davantage de substance. L’excursion d’Ara-
gon dans les environs de Revin lui fournit ainsi une série
de détails topographiques, architecturaux et paysagers qu’il
note soigneusement. Évoquant la visite de « la maison-forte
située sur la route St-Menges-Sugny », les guides locaux de
l’écrivain s’étonnent de l’attention que celui-ci porte au pay-
sage, allant jusqu’à relever « l’essence des arbres en cet endroit
de la forêt, leur taille, l’épaisseur des fourrés27 ». D’autre part,

gnage, histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1992.


24. Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. Une vie à écrire, op. cit., p. 254.
25. Claude Simon déclare en 1984 à Anthony C. Pugh : « Je suis re-
venu sur les lieux, il y a une quinzaine d’années : les blockhaus étaient
toujours là, intacts » (Claude Simon, « Le Petit “Historique” du 31e dra-
gons », dans Œuvres, t. I, éd. cit., p. 1228).
26. Id., « Je me suis trouvé dans l’œil du cyclone », entretien avec An-
toine de Gaudemar, Libération, 18 septembre 1997.
27. Henri Manceau et René Robinet, « Aragon dans les Ardennes. Sur

334
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

la traversée seconde répond à un besoin d’ordre plus intime,


irréductible au projet de collecte d’informations. C’est qu’il
ne s’agit pas simplement de mieux savoir, mais de revoir.
Aragon revient à plusieurs reprises sur les lieux marquants
des deux guerres auxquelles il a participé. Jacques Henric,
compagnon de route de l’auteur, retranscrit ainsi le trajet
que celui-ci effectue en 1966 sur l’un des anciens champs de
bataille où il a combattu pendant la Première Guerre mon-
diale. Plus qu’à un simple voyage, ce déplacement s’appa-
rente à un « pèlerinage sur les lieux traumatiques de sa jeu-
nesse28 », dont l’auteur exhume les souvenirs sanglants qui
s’y trouvent tapis :
J’ai vu la Woëvre à tombe ouverte j’ai vu la Champagne
dépouillée de gencives sur ce ricanement de squelette et la
forêt d’Argonne avec l’épouvante des patrouilles égarées les
sables la tourbe de la Somme et le long dos d’âne disputé
du Chemin des Dames29.
En vers ou en prose – sinon les deux à la fois, comme
dans cet extrait du Roman inachevé –, Aragon rend compte
de l’attraction qu’exercent sur lui ces lieux au statut singulier.
Jacques Henric signale ainsi à propos du Chemin des Dames
qu’« Aragon est revenu plusieurs fois rôder autour, là où il
avait connu l’horreur et côtoyé la mort30 ». De même que
Claude Simon concentrait son enquête sur l’épicentre géo-
graphique de son expérience de guerre – la route entre Solre-
le-Château et Avesnes –, Aragon se rend sur l’un des lieux
les plus meurtriers du conflit, l’« arrête vive du massacre31 »,

les sources d’un roman », art. cit., p. 99.


28. Jacques Henric, C’est là que j’entreprendrai des sortes de roman. Fismes
1960-1970, Reims, La Terra Trema, 1996, p. 12.
29. Aragon, « Parenthèse 56 », Le Roman inachevé, éd. cit., p. 148.
30. Jacques Henric, C’est là que j’entreprendrai des sortes de roman,
op. cit., p. 12.
31. Aragon, « Parenthèse 56 », Le Roman inachevé, éd. cit., p. 148.

335
La France en éclats

comme s’il s’agissait de se confronter à la partie la plus dou-


loureuse de son vécu. Mais le recueillement individuel que
le trajet induit s’ouvre aussi à une méditation sur le sort col-
lectif des défunts et sur les répétitions tragiques de l’histoire.
La présence physique de l’écrivain sur les lieux du tour-
ment favorise les réminiscences :
Je ne puis, marchant dans la campagne, cueillir par hasard
de la menthe, la froisser dans mes doigts, qu’aussitôt avec
le parfum me remontent des souvenirs de la guerre, des
guerres, l’une et l’autre, et c’est l’Argonne, en 1918 ou cette
nuit au-delà de Carvin, en 1940, les Allemands l’avaient
rendue à coup de fusées éclairantes si inhospitalière que
nos corps mêmes semblaient ne pas faire d’ombre32.
Génératrice d’images, de sensations et de souvenirs, l’ins-
cription du corps de l’écrivain dans l’espace se révèle féconde
sur le plan de l’écriture. Le rapport immanent au lieu peut
jouer en effet un rôle de première importance dans le jail-
lissement créatif de l’œuvre. La Route des Flandres n’est-elle
pas tout droit sortie d’un paysage, comme Claude Simon en
livre le secret à propos d’un trajet réalisé en Normandie avec
son éditeur Jérôme Lindon ?
Dans le car qui nous menait vers la gare, Jérôme me de-
manda si je songeais à un autre livre. Le car, au moment où
j’ouvris la bouche, prenait un virage. Je vois encore devant
moi, j’ai encore devant les yeux, les arbres comme tirés en
arrière, d’autres apparaissant, prenant la suite des premiers,
comme un paysage qui bascule, et aussi le vert-noir de la
haie. Et dans une fraction de seconde j’ai vu La Route des
Flandres. Pas l’idée de ce livre, mais le livre tout entier33.
Les traversées secondes ne répondent pas toujours à un
sentiment de nécessité profonde : le retour de Gracq en

32. Id., Littératures soviétiques, Paris, Denoël, 1955, p. 273.


33. Hubert Juin, « Les Secrets d’un romancier », Les Lettres françaises,
6-12 octobre 1960, p. 5.

336
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

Flandre relève davantage de la curiosité. À l’occasion d’une


conférence prononcée à Anvers en 1950, « Le surréalisme
et la littérature contemporaine », Gracq redécouvre en com-
pagnie de Suzanne Lilar (l’écrivaine belge à l’origine de son
invitation) le singulier lieu de convergence que représentent
les bords de l’Escaut, parcourus dix ans plus tôt avec son
137e régiment d’infanterie. C’est à la suite de ce voyage que
Julien Gracq rédigera « La sieste en Flandre hollandaise »
(publié pour la première fois en 1951 au Mercure de France),
où il évoque les impressions étranges que ce paysage suscita
chez lui en 1940. Point de départ d’une nouvelle expérience
d’écriture, le retour sur les lieux de la débâcle ne constitue
pas pour autant une source d’inspiration évidente. Le temps
écoulé a recomposé conjointement la sensibilité de l’indi-
vidu et la nature du paysage, et ceux-ci ne parlent peut-être
plus le même langage :
Un champ de bataille revisité vingt ou trente ans après la
guerre relègue l’événement qui l’a marqué dans un plus-
que-passé, un irréel passé qui demanderait pour le signi-
fier un temps inédit du verbe […]. Rien du mode de vie
étrange expérimenté un moment dans ces lieux de violence
élémentaire n’éveille plus en nous le mouvement familier
qui en rouvrirait l’accès au souvenir : chemins et haies,
fermes, canaux, ponceaux, écluses, regagnent l’anonymat
des signes conventionnels d’une carte d’état-major. […] Le
souverain dédain de ce paysage […] me soufflait partout à
l’oreille : « La guerre – mais quelle guerre ? » frappait d’insi-
gnifiance tous ces souvenirs, tous ces songes creux dont il
refusait de se constituer le tuteur34.
Si le lieu ne constitue pas l’écrin immuable du passé – il
change comme tout le reste –, sa puissance de suggestion
reste vive dans la plupart des cas.

34. Julien Gracq, Carnets du grand chemin, éd. cit., p. 1018.

337
La France en éclats

B/ Un balcon en forêt : la fabrique d’un espace tiers


Si Aragon et Simon fondent leurs romans sur un patient
travail de reconstitution géographique, Gracq s’engage dans
une voie différente pour l’écriture d’Un balcon en forêt. Loin
de corréler le cadre géographique du récit à sa propre trajec-
toire de guerre, il le déporte vers les Ardennes, où il ne s’est
pourtant nullement rendu en 1940. Cet acte de substitu-
tion spatiale compose un espace romanesque « désancré35 »
par rapport aux données objectives de l’expérience. Or à ce
déplacement topographique, l’écrivain en ajoute un second,
d’ordre onomastique. Sans pour autant congédier la géogra-
phie réelle de la région ardennaise, Gracq s’en émancipe en
remaniant certains de ses noms ou en en forgeant d’autres.
L’espace fictionnel s’impose dès lors comme un espace tiers,
composite, caractérisé à la fois par une forme de liaison et de
déliaison avec la réalité géographique.
Transferts topographiques
En plus des fragments autobiographiques que Gracq a
rédigés au sujet de 1939-1940 et dans lesquels il recense ses
lieux de cantonnements pendant la drôle de guerre, la publi-
cation posthume des Manuscrits de guerre permet de suivre
sa trajectoire pendant la débâcle, depuis ses manœuvres
en Flandre hollandaise jusqu’à la capture de son régiment
à proximité de Dunkerque. Mais lorsqu’il entreprend
Un balcon en forêt, Gracq décide de « transporter l’expé-
rience d’une campagne mobile et d’une armée ambulante
[…] dans l’aventure casanière du fortin36 », comme Bernhild

35. L’adjectif est employé par l’auteur dans ses Manuscrits de guerre :
« Tout était vacant, fuyant, délié, désancré, dans l’alignement désert de ces
villas d’une plage froide colonisées pour quelques jours par une troupe
en guerre » (Id., Manuscrits de guerre, éd. cit., p. 165, nous soulignons).
36. Bernhild Boie, « Notice d’Un balcon en forêt », dans Julien Gracq,

338
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

Boie le souligne. En choisissant pour décor la forêt arden-


naise, Gracq se détourne de sa propre géographie guerrière.
Comment comprendre une telle reconfiguration spatiale ?
Dans Lettrines (1967), Gracq reconnaît que cette option
ne s’est pas imposée à lui de manière immédiate : « Il s’est
trouvé que le recul par rapport à la guerre était suffisant,
et qu’il était temps d’écrire ce que j’avais envie d’écrire
là-dessus, mais je ne savais pas où le livre allait se fixer 37. »
Le choix d’un lieu nouveau est toutefois reconnu comme
une condition sine qua non du processus d’écriture, l’auteur
précisant qu’il lui serait impossible de « raconter une histoire
en la situant dans le cadre même où se trouvent les souvenirs
auxquels [il] fai[t] appel pour raconter cette histoire38 ». Il
entreprend ainsi, « d’une manière un peu fortuite39 » selon
ses dires, une excursion d’une journée dans les Ardennes
en 1955, vers Revin et Monthermé [ill. 8.4]. Pourquoi ici
plutôt qu’ailleurs ? Gracq s’est avant tout laissé guider par ses
lectures, dont celle des Communistes d’Aragon qui évoque
l’architecture singulière des maisons fortes situées dans les
environs. Si la région jouit d’un statut symbolique impor-
tant dans la guerre de 1940 – elle représente le défaut de
l’armure de la ligne Maginot –, elle séduit plus fondamenta-
lement l’auteur pour deux raisons : son épaisseur historique,
qui fait d’elle un authentique « paysage-histoire » ; sa situa-
tion géographique frontalière, en accord avec le « tropisme
des lisières40 » caractéristique de l’imaginaire gracquien :

Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 1284.


37. Julien Gracq, Lettrines, éd. cit., p. 216. Nous soulignons.
38. Ibid.
39. Id., « Entretien avec Julien Gracq sur Un balcon en forêt », dans Jean-
Louis Leutrat (dir.), Julien Gracq, Paris, L’Herne, 1972, p. 216.
40. Id., La Forme d’une ville, dans Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 792.

339
La France en éclats

Confins, lisières, frontières, effectivement, sont des lieux


qui m’attirent en imagination : ce sont des lieux sous ten-
sion, et peut-être cette tension est-elle – matérialisée, loca-
lisée – […] un stimulant imaginatif initial41.
La redistribution topographique que Gracq opère de son
vécu gagne à être lue à l’aune des concepts de déplacement et
de condensation élaborés par Freud dans L’Interprétation des
rêves. Le parallèle vaut d’autant plus que l’auteur évoque son
propre « déraillement onirique42 » au cours des jours de juin
1940 et souligne à quel point « la désinvolture foudroyante
du rêve était le seul mode de jonction des nouvelles incohé-
rentes qu’on pouvait rassembler43 ». Envisager l’événement
au prisme du rêve constitue d’ailleurs une activité évoquée
dans bien d’autres récits. Grange n’est en effet pas le seul
à « vivre la guerre en songe44 » : Maillat, dans Week-end à
Zuydcoote, « se demande si tout ce qu’il était en train de vivre
n’était pas un rêve45 », tandis que le brigadier du Fidèle Berger
ou certains personnages de La Route des Flandres sont la
proie d’hallucinations. Les deux notions associées par Freud
au travail du rêve éclairent les gestes fondamentaux qu’opère
Gracq pour construire son récit : transposition du cadre géo-
graphique d’une part (à l’image du transfert), création de
« paysages synthétiques46 » de l’autre (à l’image de la conden-
sation). Par cette expression, l’auteur entend des paysages
qui « se souviennent des paysages réels mais sont recomposés,

41. Id., « Entretien avec Jean Carrière », dans Œuvres complètes, t. II,
éd. cit., p. 1262.
42. Id., Carnets du grand chemin, éd. cit., p. 1017.
43. Id., En lisant en écrivant, éd. cit., p. 615.
44. Clément Sigalas, La Guerre manquée, op. cit., p. 152.
45. Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, éd. cit., p. 87.
46. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier », dans Œuvres
complètes, t. II, éd. cit., p. 1207.

340
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

souvent fondus l’un dans l’autre47 ». Synthétique, le paysage


d’Un balcon en forêt l’est essentiellement par les deux grands
types d’espaces, la mer et la forêt, qui s’enchevêtrent étroi-
tement en lui. Ces derniers ne cessent de converger à tra-
vers la prolifération des images et des métaphores employées
dans le récit. Ainsi, le « songeur d’eau48 » qu’est Grange
« abord[e] à la lisière des bois comme au rivage d’une île heu-
reuse », tandis que le « bruissement grave de la forêt » évoque
le « bruit des vaguelettes au fond d’une grotte49 ». La fin du
récit, mobilisant également le sens de l’ouïe, restitue l’agonie
de Grange à travers l’évocation d’un silence « plein du léger
froissement du sang contre l’oreille, comme au fond d’un
coquillage le bruit de la mer qu’on n’atteindra jamais50 ».
Au-delà de l’effet poétique qu’elles produisent, ces images
font surtout signe vers le caractère maritime et littoral de
la drôle de guerre vécue par Gracq. Ce dernier, en rédi-
geant Un balcon en forêt, « déloge le souvenir, le déménage
des bords de la mer du Nord vers la forêt des Ardennes51 » ;
mais à la mer du Nord, liée à la débâcle, il convient d’ajou-
ter l’espace breton, où l’auteur a en premier lieu été affecté
en septembre 1939 (à Quimper) et d’où provient une large
partie des soldats qu’il a sous sa responsabilité en mai 1940.
Les « journaliers ou garçons de ferme du Morbihan et du
Finistère52 » évoqués dans Lettrines constituent sans doute les
modèles des compagnons de Grange (Gourcuff et le caporal
Olivon, qui travaillent aux chantiers navals de Penhoët dans
47. Ibid.
48. Jean Bellemin-Noël, Une balade en galère avec Julien Gracq, Tou-
louse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 1995, p. 23.
49. Julien Gracq, Un balcon en forêt, éd. cit., p. 84 et 136.
50. Ibid., p. 137.
51. Bernhild Boie, « Notice d’Un balcon en forêt », dans Julien Gracq,
Œuvres complètes, t. II, éd. cit., p. 1287.
52. Julien Gracq, Lettrines, éd. cit., p. 169.

341
La France en éclats

la vie civile). La comparaison établie entre les projecteurs de


la défense aérienne dans le ciel ardennais et le « pinceau des
phares balayant à cru » les vitres de « cette île bretonne, où
[Grange] avait dormi si mal53 » incarne la convergence géo-
morphologique que Gracq se plaît à rappeler entre les deux
régions : « C’est le même sol, je reconnais les sols ardennais
de la vallée de la Meuse. On les trouve dans la vallée de la
Vilaine. Toute cette végétation de petits chênes aussi. C’est
un vieux pays comme la Bretagne54. »
L’activité créatrice semble donc engager davantage un
remaniement qu’une proscription du vécu. De la même
façon que le rêve réordonne les composants du réel, l’auteur
crée une sorte de fantasmagorie géographique au sein de
laquelle il recompose les données de son expérience. Moins
fondée sur une invention ex nihilo que sur la restructuration
d’un matériel préexistant, la fictionnalisation de l’événement
crée une autre scène de la guerre, un espace tiers.
Recompositions onomastiques
La « constellation toponymique55 » structurant la nar-
ration est elle aussi déterminée par une double logique de
déplacement et de condensation. Ce faisant, elle répond à
l’impératif que Gracq s’est donné : « Apporter à la fiction des
éléments de réalité non transformés doit se faire le moins
possible56 ». L’auteur mentionne néanmoins de nombreux
noms de lieux issus du réel, non dépourvus d’une valeur
symbolique ou intertextuelle, à l’instar de Charleville
53. Id., Un balcon en forêt, éd. cit., p. 57.
54. Id., « Entretien avec Gilbert Ernst. Sur Un balcon en forêt », dans
Jean-Louis Leutrat (dir.), Julien Gracq, Paris, L’Herne, 1992, p. 216.
55. Michel Murat, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Étude de style,
t. I, Le Roman des noms propres, Paris, José Corti, 1983, p. 11.
56. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier », dans Œuvres
complètes, t. II, éd. cit., p. 1207.

342
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

évoquant dès le seuil du récit la figure de Rimbaud. Ces


noms dressent progressivement une carte du conflit de
1939-1940. Le « front de la Meuse57 », au centre de la dié-
gèse, polarise le système référentiel du texte : on relève en
tout plus de soixante occurrences du nom du fleuve et le
nom régional « l’Ardenne » apparaît une dizaine de fois.
L’arrière – le concept fait encore sens pendant la drôle de
guerre – est quant à lui brièvement représenté par la permis-
sion de Grange à Paris et en Touraine, tandis que les noms
des différentes nations impliquées dans la guerre (la France,
l’Allemagne, la Belgique, mais aussi le Luxembourg, la
Hollande, la Norvège et la Finlande) esquissent la situation
géopolitique de l’heure. Le territoire français est en somme
évoqué dans son étendue et pourvu d’une densité référen-
tielle conséquente : à la « sapinière des Vosges », aux « camps
de Champagne » et aux « champs de betterave de la Picardie »
répondent ainsi les « coteaux de la Vienne », la ville de Saint-
Nazaire ou encore le « port de Lorient58 ».
Or, ces noms de lieux réels coexistent dans le récit avec
des noms de lieux inventés, complexifiant ainsi la géographie
romanesque. Dès les premières lignes, après avoir dépassé
les boucles de la Meuse et les fumées de Charleville, le per-
sonnage parvient à la « gare de Moriarmé59 », ville qu’on ne
saurait trouver sur l’atlas. Le trajet en train joue un rôle clé
dans le passage d’une géographie référentielle à une géogra-
phie fictionnelle, de la même façon que le Narrateur de La
Recherche franchit un chapelet de gares normandes avant
de parvenir à Balbec60. La ville de Moriarmé ouvre à son

57. Id., Un balcon en forêt, éd. cit., p. 80.


58. Ibid., respectivement, p. 57, 36, 115, 77, 18, 48.
59. Ibid., p. 4.
60. Elles ont pour nom : « Toutainville, Egreville, Montmartin sur
mer, Parville la Bingard, Incarville, Saint Frichoux, Doncières » (Marcel

343
La France en éclats

tour la voie à une série de références fictives : Les Falizes,


Les Fraitures, Waregnies ou encore le lieu-dit nommé
« l’Éclaterie ».
En clair, le système toponymique du récit n’est nullement
homogène : ni tout à fait réaliste puisque des altérations
référentielles apparaissent ; ni tout à fait fantaisiste puisque
le réel géographique n’est pas pour autant congédié. Les
noms de lieux forgés ne façonnent pas un monde parallèle
au nôtre, une « géographie imaginaire61 », à la manière des
Falaises de marbre de Jünger (1939) ou du Désert des Tartares
de Dino Buzatti (1940) – pour prendre des exemples thé-
matiquement proches d’Un balcon en forêt –, ou encore du
Rivage des Syrtes de Gracq lui-même (1951). Le réseau topo-
nymique du Balcon relève plutôt d’un régime d’hybridité
qui, de manière étonnnante, se traduit par une équivalence
numérique presque parfaite entre les deux types de noms de
lieux, réels et forgés62.
Loin de constituer un cas isolé, l’altération référentielle
opérée par Gracq s’inscrit dans une longue tradition du
roman réaliste qui, tout en respectant les lois de la mimè-
sis, peut inclure des toponymes fictifs. On songe aux villes
de Verrières dans Le Rouge et le Noir, de Chavignolles dans
Bouvard et Pécuchet ou de Sérianne dans Les Beaux Quartiers
d’Aragon, pour ne citer qu’elles. Cette « dérogation aux
lois de l’ancrage référentiel63 » est perceptible jusque dans
la littérature naturaliste. Chez Zola, les cas de toponymes
Proust, Du côté de chez Swann, éd. cit., p. 134).
61. Voir Pierre Jourde, Géographies imaginaires. De quelques inventeurs
de mondes au xxe siècle : Gracq, Borges, Michaux, Tolkien, Paris, José Corti,
1991.
62. Sur l’ensemble des 317 toponymes du récit, 159 sont des noms
réels, 158 sont des noms forgés.
63. Yves Baudelle, « De la référence dans l’univers de fiction : problèmes
de lisibilité du roman », La lecture littéraire, n° 3, janvier 1999, p. 75.

344
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

imaginaires les plus fameux sont ceux de Montsou, la


ville minière de Germinal, et de Plassans, ville récurrente
dans le cycle des Rougon-Macquart. Au sein des récits de
1940, les exemples ne manquent pas non plus, à l’instar de
« Primerol » dans le récit de Merle ou de « Pont-Saint-Paul »
dans Le Fidèle Berger de Vialatte, qui coexistent eux aussi
avec des toponymes réels.
Dans bien des cas, ces altérations toponymiques ne sont
pas perçues comme telles par le lecteur et peuvent même
produire un paradoxal effet de réel. Subvertissant le système
référentiel d’un récit, elles ne le remettent pas frontalement
en question : elles constituent plutôt un perturbateur doux
de l’illusion réaliste. Du fait de leur morphologie vraisem-
blable et de la constellation toponymique qui les entoure,
les villes de Moriarmé et de Montsou ne sont pas mises en
doute, pas plus que la commune de Rancy dans Voyage au
bout de la nuit de Céline ou que les villes de Cramecy et
Mézelay dans Le Bouquet d’Henri Calet. La référence rema-
niée apparaît « fictive en son détail » tout en étant « ratta-
chable à une province ou à une métropole identifiable64 ».
Dit autrement, sa prétendue authenticité est garantie par
un principe d’inclusion aléthique, où l’ensemble inclusif
certifie et donc invisibilise le toponyme forgé. C’est ainsi
que Flaubert prend soin de présenter la ville imaginaire de
Yonville-l’Abbaye comme un bourg situé « à huit lieues de
Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais65 ». De
même, dans Un balcon en forêt les lieux inventés apparaissent
interpolés entre des entités géographiques immédiatement
identifiables par le lecteur.

64. Ibid., p. 79.


65. Gustave Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres, t. I, « Bibl. de la
Pléiade », 1936, p. 199.

345
La France en éclats

Comme le souligne Yves Baudelle, de telles altérations


sont le produit d’une tension sous-jacente entre l’exigence
de leur plausibilité et le gain sémiotique qu’elles permettent.
Plausibilité il faut, dans la mesure où la surmotivation des
noms propres, en franchissant un certain seuil, risque de
menacer l’illusion réaliste ; gain symbolique il y a, par l’in-
termédiaire du jeu opéré sur les signifiants. Cette proposi-
tion se vérifie dans Un balcon en forêt, dont les toponymes
sont d’autant plus plausibles qu’ils sont composés à partir
de noms de lieux existants, comme le reconnaît Gracq dans
un entretien : « Moriarmé vient de Monthermé et aussi de
Morialmé, qui est un village au bord de l’Ardenne, cette
fusion des deux noms est assez typique66. » L’auteur n’in-
vente donc pas un nom de toutes pièces mais remploie un
matériau toponymique préalable. Dans son essai centré sur
la construction de l’espace dans l’œuvre de Gracq, Michèle
Monballin montre que les autres altérations onomastiques
présentes dans Un balcon en forêt suivent une règle de fabri-
cation analogue67. « Les Falizes » est issu d’une combinai-
son entre le bourg de Flize et le défilé rocheux La Falizette
(respectivement à l’ouest et au nord-ouest de Sedan) ; « Les
Fraitures » dérive de Nafraiture (bourg de la frontière belge, à
l’est des Hauts-Buttés) ; « Wareignies » emprunte son suffixe
à Oignies ou encore à Momignies, petites villes belges fron-
talières. Étroite apparaît l’affinité entre la toponymie fictive
et celle de l’espace régional dont elle est issue. Selon Henri
Godard, cette convergence s’impose comme l’une des condi-
tions d’une entrée réussie dans la fiction : « [P]our prendre
pied dans le roman, il faut que le nom soit à la fois lui-même

66. Julien Gracq, « Entretien avec Jean-Louis Tissier », dans Œuvres


complètes, t. II, éd. cit., p. 1207.
67. Voir Michèle Monballin, Gracq, création et recréation de l’espace,
Bruxelles, De Boeck, 1987.

346
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

et autre, qu’il s’éloigne de sa réalité sans que le lien avec elle


soit pour autant rompu68. » Chez Gracq, ce compromis ono-
mastique ne vaut d’ailleurs pas seulement pour Un balcon
en forêt, mais se trouve reconduit dans d’autres textes ; dans
« La Presqu’île » par exemple, les noms de localités subissent
une pareille métamorphose mesurée, inspirée des formes du
breton (Pen Bé est rebaptisé Pen Run ; Saint-Molf, Saint-
Rolf ; Pontchâteau, Pont-Réau, etc.).
L’apparente modestie des retouches toponymiques
n’amoindrit pas le gain de signification qu’elles procurent.
Une seule lettre de différence parfois suffit : le glissement
de Morialmé à Moriarmé surdétermine l’espace guerrier
par la mise en valeur de la racine latine mori (« mourir ») et
l’apparition de l’adjectif « armé ». Le nom des Hautes Falizes
évoque quant à lui le vertige causé par l’escarpement des
falaises, tandis que le lieu-dit « l’Éclaterie » suggère l’immi-
nence d’un conflit menaçant à tout moment d’éclater – bien
mieux que ne l’aurait fait « l’Enveloppe », premier toponyme
envisagé initialement par l’auteur et perceptible dans un état
antérieur du texte69.
Acte de création individuelle, la redisposition et la trans-
formation des coordonnées de l’expérience peuvent aussi, à
une autre échelle, influencer la mémoire collective.

68. Henri Godard, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque


des idées », 1985, p. 408.
69. Voir le feuillet n° 87 de la version de travail, conservée dans le dos-
sier Un balcon en forêt du fonds Julien Gracq, au Département des ma-
nuscrits de la Bibliothèque nationale de France, cote NAF 28515(9).

347
La France en éclats

C/ Se réinscrire dans l’espace national


Que l’œuvre littéraire soit capable d’infléchir les repré-
sentations spatiales liées à l’action d’un groupe, on en trouve
la confirmation dans les Mémoires de Charles de Gaulle
et Les Communistes d’Aragon. Ces deux ouvrages appa-
raissent en effet comme des fers de lance dans la bataille des
mémoires que se livrent les deux premières forces politiques
du pays après la guerre, chacune cherchant notamment à
faire valoir le rôle éminent et précoce qu’elle a joué dans
la Résistance70. Là où de Gaulle tire parti de son statut de
chef de la France libre, le PCF s’enorgueillit de constituer
« le parti des fusillés », expression apparue pour la première
fois en 1943 sous la plume d’Elsa Triolet, dans sa nouvelle
« Les amants d’Avignon ». Que les Mémoires de De Gaulle et
le roman historique d’Aragon relèvent de genres littéraires
différents ne nuit nullement à leur rapprochement. Dans
les deux cas, le texte entre au service d’une entreprise de
reconstruction et de justification du passé ; dans les deux cas,
l’organisation de la spatialité du récit joue un rôle politique
essentiel.
Considérés comme les pierres angulaires de la Résistance,
gaullistes et communistes ont pourtant partie liée avec l’idée
d’une exclusion géographique de l’espace national. Par
contraste avec sa prétention à incarner la France, de Gaulle
se situe physiquement hors de la métropole dès le mois de
juin 1940 et pendant presque toute la durée de la guerre,
jusqu’en juin 1944. À la centralité du pouvoir qu’il reven-
dique s’oppose le décentrement de son exil prolongé.

70. Sur cet enjeu d’histoire politique, voir en particulier Pierre Nora,
« Gaullistes et communistes », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mé-
moire, t. III, Paris, Gallimard, 1992, p. 347-383, et Gérard Namer, Ba-
tailles pour la mémoire. La commémoration en France de 1945 à nos jours,
Paris, Papyrus, 1983.

348
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

S’il débute pour de Gaulle en juin 1940, le décentrement


caractérisant le Parti communiste français est plus précoce
encore. Il tire son origine du Pacte germano-soviétique signé
le 23 août 1939 et faisant de Hitler l’allié objectif de Moscou
(jusqu’en 1941). Présenté comme un moyen de se soustraire
à la guerre impérialiste que se livrent les grandes puissances,
ce pacte est accueilli avec perplexité jusque dans les rangs
du Parti. La plupart voient dans cette alliance entre deux
idéologies et deux forces politiques opposées, sinon une tra-
hison, du moins le déclencheur d’une terrible confusion. Le
roman d’Aragon, qui cherche à la dissiper, ne passe pas pour
autant sous silence le désarroi des militants :
Il montait ainsi, dans cet été d’épouvante, devant les
hommes désorientés, qui n’en croyaient pas leurs oreilles,
qui assistaient à la déroute des idées de toute leur vie, de
tous les sentiments généreux qu’ils avaient cultivés en
eux-mêmes, de leur conception de la société, de l’histoire,
du bien et du mal, il montait dans cette apocalypse des
croyances une sorte d’immense ricanement […]71.
Une telle situation place le PCF dans une position cri-
tique à la fois sur un plan éthique, puisqu’il se commet avec
le Troisième Reich ; sur un plan matériel, puisqu’il est dis-
sous par le gouvernement français et entre dans un régime de
clandestinité ; sur un plan géographique enfin, puisque l’exil
de Maurice Thorez et de plusieurs autres figures importantes
du Parti déplace le centre de gravité du PCF à Moscou. Il
s’agit là de l’une des pages les plus troubles de la mémoire
communiste, compromettant la thèse de l’entrée immédiate
du Parti dans la Résistance.
Compte tenu de leur prétention respective à représenter
la Résistance, quelle stratégie mémorielle les deux princi-
paux partis politiques de l’après-guerre développent-ils face

71. Aragon, Les Communistes, éd. cit., t. III, p. 637.

349
La France en éclats

au décentrement auquel ils ont chacun été confrontés ? Par


quels moyens littéraires tentent-ils de reconfigurer spatiale-
ment les représentations politiques ?
Les Mémoires de De Gaulle : la France incorporée
Apologie rétrospective de la stratégie suivie par le Général
pendant la guerre, les Mémoires opèrent un renversement de
valeur fondamental. L’exil hors de France n’est présenté ni
comme une fuite, ni comme une faille, mais comme l’occa-
sion d’un transfert de souveraineté réussi :
Un appel venu du fond de l’Histoire, ensuite l’instinct du
pays, m’ont amené à prendre en compte le trésor en dés-
hérence, à assumer la souveraineté française. C’est moi qui
détiens la légitimité. C’est en son nom que je puis appeler
la nation à la guerre et à l’unité, imposer l’ordre, la loi, la
justice, exiger au-dehors le respect des droits de la France72.
Afin de prouver que le trésor national est en sa possession
– ou, pour le dire avec les mots de Danton, qu’il « emporte
la patrie à la semelle de ses souliers » –, de Gaulle ne peut pas
faire de son exil celui d’un simple officier tâchant de pour-
suivre le combat sous l’égide des Alliés. Il se doit de l’investir
d’une ambition politique plus forte. C’est ainsi qu’il assure
détenir le pouvoir légitime, rapportant le régime de Vichy à
un gouvernement fantoche.
Cette prétention se fonde sur une dissociation de prin-
cipe entre la réalité contingente de la France défaite et l’idée
d’une France transcendante qu’il incarnerait en sa propre
personne : la première est compromise, la seconde est intacte.
Cette partition n’est pas sans rappeler, toute proportion
gardée, celle établie par Charles Maurras entre pays légal et
pays réel. Cherchant à justifier le modèle d’une monarchie
décentralisée, le théoricien de l’Action française opposait

72. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 834.

350
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

au pays légal constitué par les institutions républicaines un


pays réel enraciné dans les provinces. De Gaulle reprend un
tel clivage à son compte, mais le pays légal s’apparenterait
cette fois au gouvernement de Vichy, tandis que le pays réel
s’identifierait non à un quelconque folklore rural, mais à ce
qu’il nomme la « France éternelle » et dont il esquisse ainsi
les contours dans l’incipit des Mémoires d’espoir (1970) :
La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’ap-
pellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps. Ses
limites peuvent se modifier sans que changent le relief, le
climat, les fleuves, les mers, qui la marquent indéfiniment
[…]. De par la géographie du pays qui est le sien, de par
le génie des races qui la composent, de par les voisinages
qui l’entourent, elle revêt un caractère constant qui fait dé-
pendre de leurs pères les Français de chaque époque et les
engage pour leurs descendants. À moins de se rompre, cet
ensemble humain, sur ce territoire, au sein de cet univers,
comporte donc un passé, un présent, un avenir, indisso-
lubles73.
C’est au nom d’une telle France éternelle, « clé de voûte
de la symbolique gaullienne74 », que le Général entend s’im-
poser. La nation a beau se rattacher à un territoire sécu-
laire, elle doit dans certains cas, si elle tient à sauvegarder
son essence, se projeter au-delà des frontières physiques
qui lui sont en temps normal assignées. En d’autres termes,
comme le déclare Jean-Louis Jeannelle, « le chef de la France
Libre distingue la continuité géographique et institution-
nelle d’une continuité plus fondamentale75 », et c’est à ce
titre qu’il refuse de proclamer la République le 25 août 1944

73. Id., Mémoires d’espoir [1970], dans Mémoires, éd. cit., p. 881.
74. Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours [1987],
Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Histoire », 1990, p. 30.
75. Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au xxe siècle. Déclin et re-
nouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008, p. 183.

351
La France en éclats

à l’Hôtel de ville de Paris. Abolie en métropole certes, mais


perpétuée tout au long du conflit par ses soins, la France ne
fait que revenir d’exil et « n’a jamais cessé d’être76 ».
En juin 1940, cette prétention à incarner la France et
assurer sa survie apparaît à bien des égards comme un vœu
pieux. Le maréchal Pétain, demeuré en France, peut plus
facilement se poser en protecteur de la nation. Sa présence
sur le sol national conforte et justifie son intention de « faire
don de sa personne à la France pour atténuer son malheur »,
comme il le déclare dans son allocution du 17 juin 1940. En
comparaison, la position périphérique occupée par de Gaulle
le place dans une situation bien plus fragile. Ne se campe-
t-il pas lui-même sous les traits d’un être « seul et démuni
de tout », d’un « naufragé de la désolation sur les rivages de
l’Angleterre77 » ? Derrière son aspect romantique, cette image
est assez conforme à la réalité : à cette date, de Gaulle ne dis-
pose ni d’une armée régulière, ni de ressources financières,
ni de nombreux appuis institutionnels et politiques.
Ce n’est que par l’entremise de son verbe, de son « obs-
tination à répéter un même signifiant maître78 », la France,
que de Gaulle finit par l’incarner aux yeux d’un nombre
grandissant de citoyens et d’acteurs politiques. L’acte fon-
dateur de cette stratégie performative est bien sûr l’appel du
18 juin 1940. S’il rencontre moins d’échos au moment des
faits que le mythe ne le fait croire, il n’octroie pas moins à de
Gaulle le statut de pionnier de la Résistance. Parler au micro
de la BBC, en son nom propre comme au nom de la France,

76. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 570.


77. Ibid., p. 71 et 73.
78. Dominique Colas, « Logique et symbolique de la nation chez de
Gaulle et les communistes (1939-1945) », dans Stéphane Courtois et
Marc Lazar (dir.), 50 ans d’une passion française. De Gaulle et les commu-
nistes, Paris, Éd. Balland, 1991, p. 166.

352
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

lui offre l’occasion de réaliser, à défaut d’un coup d’État, un


véritable « coup de nation79 », selon la formule de Pascal Ory.
L’appropriation de l’instrument de communication qu’est
la radio marque pour de Gaulle une étape fondamentale,
puisqu’en favorisant un contact immédiat avec les Français
restés en métropole, elle atténue la réalité de son exclusion
géographique.
Avant même de s’incarner en une voix, de Gaulle est
un nom ; la dimension nationale de son patronyme est si
forte que certains, à l’instar de Julien Green, ont pu croire
à l’époque qu’il s’agissait d’un « nom inventé80 ». Dans leur
Journal à quatre mains, les sœurs Groult l’orthographient
« Degaule », traduisant par là le manque de notoriété du per-
sonnage. Mais la puissance du signifiant est d’ores et déjà
active, et quoiqu’on puisse entendre à travers son nom « deux
Gaules », comme le suggère Corinne Maier, le Général fera
assez vite entendre qu’il n’y en a qu’une et qu’il en est le
représentant.
L’appel du 18 juin transforme le décentrement de
De Gaulle en une stratégie visionnaire, invitant à considé-
rer la guerre à une échelle mondiale, là où « la quasi-totalité
des citoyens ne voyait pas d’autre alternative que la cessa-
tion de la guerre ou sa continuation sur le sol national81 ».
Comme le fait encore remarquer Emmanuel Berl, « on pou-
vait regarder la France soit comme une nation définie par
un hexagone territorial ; soit comme la métropole de son
propre empire […]82 ». La première branche de l’alternative

79. Pascal Ory, De Gaulle ou l’ordre du discours, Paris, Masson, 1978,


p. 56.
80. Julien Green, La Fin d’un monde, éd. cit., p. 98.
81. Emmanuel Berl, La Fin de la iiie République, éd. cit., p. 96.
82. Ibid., p. 32

353
La France en éclats

est suivie par le maréchal Pétain, cet « éternel paysan de l’Ar-


tois83 », dont l’hexagocentrisme se fonde sur une sacralisation
de la France rurale. Au repli sur « la France seule84 » prêché
par le régime de Vichy, de Gaulle oppose une conception
mondialisée du pays en insistant sur les vastes ressources
dont celui-ci dispose :
Dans mon cantonnement de Picardie, je ne me fais pas
d’illusions. Mais j’entends garder l’espérance. Si la situa-
tion ne peut être, en fin de compte, redressée dans la mé-
tropole, il faudra la rétablir ailleurs. L’Empire est là, qui
offre son recours85.
De fait, le chef de la France libre cherche immédiatement
à rallier autour de lui les chefs militaires de l’Empire, quitte
à s’effacer dans un premier temps derrière eux. Tout au
long du conflit, la recherche d’un ancrage territorial au sein
de l’Empire demeure fondamentale dans la stratégie gaul-
lienne86. Afin d’apparaître plus légitime auprès des Français
comme des Alliés, le Général se détache symboliquement de
Londres en faisant de Brazzaville (entre 1940 et 1942) puis
d’Alger (entre 1942 et 1944) les capitales provisoires de la
France libre.
De Gaulle cherche à faire valoir sa prescience et l’origina-
lité de son approche en rappelant qu’il l’avait défendue très
tôt dans son essai Vers l’armée de métier (1934), où il appelait
à ne pas « se borner à la stricte défense du territoire », mais
à « étendre son champ d’action au-delà des frontières87 ».

83. Ibid., p. 61.


84. Cette expression correspond au titre de l’essai de Charles Maur-
ras, La France seule, chronique des jours d’épreuve, Lyon, H. Lardanchet,
1941.
85. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 43.
86. Voir à ce sujet l’essai de l’historien Eric Jennings, La France libre fut
africaine, Paris, Perrin, 2014.
87. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 11.

354
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

L’écriture des Mémoires permet à son auteur de démontrer


à nouveau le bien-fondé de ses vues, consistant à se saisir
de « l’atout des grands espaces, des grandes ressources et des
grandes vitesses, en y englobant les territoires lointains88 ».
L’échelle mondiale prônée par de Gaulle va de pair avec
son insistance sur la grandeur de la France. Que la France
puisse « servir au monde de clef de voûte89 », suivant la for-
mule de Saint-Exupéry, de Gaulle ne semble pas une seule
fois en douter – à rebours du discours défaitiste ambiant,
porté par exemple par Maurice Sachs pour qui la « gran-
deur de la France, épuisée depuis la fin du xviiie siècle […]
s’émiettait par l’intérieur depuis deux cents ans, pour n’être
plus, à partir de 1940, qu’une petite nation à l’exemple de
ces trois considérables empires du passé : Rome, Athènes et
l’Espagne, qui ne sont plus rien90 ».
De « La Pente » jusqu’au « Salut », du récit de la débâcle à
celui de la Libération, du départ hasardeux hors de France
au retour triomphal, la structure narrative des Mémoires
transforme la foi du Général en prophétie. Cette compo-
sition en diptyque est d’ailleurs caractéristique des récits
de résistants et en particulier de ceux qui mettent en scène
les figures épiques du combattant exilé et du prisonnier
évadé, comme l’a montré Clément Sigalas91. Aussi dans
les Mémoires la Libération n’est-elle pas traitée comme un
« souvenir-écran92 » qui tâcherait de faire oublier la défaite,
mais apparaît-elle plutôt comme son reflet inversé. Car

88. Ibid., p. 45.


89. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 212.
90. Maurice Sachs, Chasse à courre [1948], Paris, Gallimard, 1997,
p. 32.
91. Clément Sigalas, La Guerre manquée, op. cit., p. 138.
92. Selon le mot de l’historien Henri Rousso dans Le Syndrome de Vichy,
de 1944 à nos jours, éd. cit., p. 29.

355
La France en éclats

le souvenir de 1940 est essentiel pour mesurer le chemin


accompli et exposer la geste gaullienne dans sa majesté. La
nature rétrospective de l’écriture mémoriale a cet avantage
d’accorder un surcroît de cohérence à l’action du sujet et de
la faire consoner avec l’histoire du pays.
De fait, de Gaulle ne cesse jamais de s’identifier à la nation
elle-même, comme le suggère symboliquement la photogra-
phie montrant le Général assis à son bureau de Londres et
au dos duquel trône une carte de France – une France éter-
nelle, non marquée par la balafre de la ligne de démarcation
[ill. 8.5]. Dans les Mémoires, le sujet de l’énoncé (la France)
et le sujet de l’énonciation (de Gaulle) convergent ainsi à
maintes reprises, suggérant un rapport d’équivalence entre
les deux entités. Les énallages de personne font se confondre
l’identité privée de l’individu et sa fonction politique de
lieutenant de la France, au sens étymologique fort de sujet
« tenant lieu » de nation. Selon Roland Barthes, le « style de
pasticheur93 » de De Gaulle se devine en particulier à l’usage
fréquent du pronom « il » pour se désigner soi-même, dans
la lignée de Jules César et de sa Guerre des Gaules. Mais le
Général ne prend pas seulement la stature « dédoublée et
impérieuse du personnage qui s’observe lui-même comman-
dant94 », il se dépeint sous les traits d’une allégorie nationale
vivante : De Gaulle, c’est la France qui s’incarne et qui s’ex-
prime, c’est la France incorporée.
Le récit du débarquement de 1944 l’illustre tout parti-
culièrement. Jusqu’alors, de Gaulle représentait pour les
Français essentiellement une voix ; lors de la reconquête du
pays, celle-ci se double désormais d’un corps, droit, vertical,

93. Roland Barthes, « De Gaulle, les Français et la littérature » [1959],


Œuvres complètes, t. I, 1942-1965, éd. établie par Éric Marty, Paris,
Éd. du Seuil, 1993, p. 831.
94. Pascal Ory, De Gaulle ou l’ordre du discours, op. cit., p. 57.

356
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

se substituant au « corps bouleversé de la France95 ». Passant


rapidement sur l’action des Alliés (les opérations Overlord
et Anvil, capitales du point de vue stratégique, ne sont pas
mentionnées), le mémorialiste organise la géographie de la
Libération autour de sa propre personne. Dans ce qui s’appa-
rente à une réécriture de la remontée de Napoléon au cours
des Cent-Jours, de Gaulle souligne l’accueil euphorique que
lui réserve chaque ville-étape où il paraît. L’émotion s’accroît
à mesure qu’il progresse vers le centre du pouvoir qu’est Paris,
du 20 au 25 août 1944 ; de Cherbourg à Chartres, de Rennes
à Alençon, le Général fait de l’effusion qu’on lui manifeste
le signe d’une fusion entre un homme et son peuple. Après
la libération de Paris, de Gaulle poursuivra son entreprise
de circulation ostentatoire à travers le pays, narrée dans la
première section du « Salut » : « Ainsi avais-je, en quelques
semaines, parcouru une grande partie du territoire, paru aux
yeux de dix millions de Français dans l’appareil du pouvoir
et au milieu des démonstrations de l’adhésion nationale96. »
Autant que la prise de parole, l’exposition dans l’espace
public est envisagée par de Gaulle comme « la manifesta-
tion du sacré dans le champ de la perception, la monstration
du divin97 », la réalisation du miracle de l’unité nationale.
Non sans ironie, Jacques Revel affirme à quel point « dans
ses discours, l’objet de la rencontre importe moins que cette
rencontre même : c’est l’annonce de la présence réelle, de
l’eucharistie. C’est la preuve charnelle que de Gaulle est
véritablement au pouvoir98 ». L’analogie néotestamentaire

95. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 587.


96. Ibid., p. 607.
97. Corinne Maier, Le Général de Gaulle à la lumière de Jacques Lacan,
Paris, L’Harmattan, 2001, p. 42.
98. Jean-François Revel, Le Style du Général. Essai sur Charles de Gaulle :
mai 1958-juin 1959, Paris, Julliard, 1959, p. 31.

357
La France en éclats

rend compte du soubassement de la mystique gaullienne,


confortée par des gestes symboliques, à l’image de l’habi-
tude prise par le Général de lever haut les bras à la fin de
ses discours. Selon Corinne Maier, chaque scène d’appari-
tion est « relatée sous la forme d’une Annonciation, moment
où le verbe se fait chair, où un passage du symbolique au
réel s’effectue99 » : « Nous allons à pied, de rue, en rue. À
la vue du général de Gaulle, une espèce de stupeur saisit
les habitants, qui ensuite éclatent en vivats ou bien fondent
en larmes […]100. » Arguant de la mission sacrée dont il est
investi, le Général assume une « conception incarnative101 »
très personnelle de la nation. Le personnage s’identifie à la
France « sans l’intermédiaire, ni des partis, ni des mouve-
ments, ni d’autres figures de la clandestinité102 » : les résis-
tants sont de fait souvent absents de ses discours prononcés
à la Libération.
Le récit de la marche du 26 août 1944 sur les Champs-
Élysées constitue l’acmé des Mémoires et l’antithèse exacte de
la débâcle. Axe symbolique s’il en est, l’avenue sur laquelle
défile le Général reflète l’alignement parfait établi entre un
chef, un peuple et son histoire :
Une foule immense est massée de part et d’autre de la
chaussée. Peut-être deux millions d’âmes. […] Et moi, au
centre de ce déchaînement, je me sens remplir une fonc-
tion qui dépasse de très haut ma personne, servir d’instru-
ment au destin103.

99. Corinne Maier, Le Général de Gaulle à la lumière de Jacques Lacan,


op. cit., p. 42.
100. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 603.
101. Dominique Colas, « Logique et symbolique de la nation chez de
Gaulle et les communistes (1939-1945) », art. cit., p. 164.
102. Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, éd. cit., p. 32.
103. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 573-574.

358
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

La place centrale que s’octroie de Gaulle, perceptible


dans plusieurs séquences des Mémoires104, est ici portée à son
comble. La garde rapprochée du Général soutient d’ailleurs
cette « assomption de soi105 », à l’instar du résistant Pierre
Brossolette qui anticipe de manière frappante, près de deux
ans avant les faits, la marche triomphale du Général à Paris :
« Français, ne craignez rien, l’homme est à la mesure du
geste, et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsque, à la tête
des chars de l’armée de la délivrance, au jour poignant de la
victoire, il sera porté tout au long des Champs-Élysées, dans
le murmure étouffé des longs sanglots de joie des femmes,
par la rafale sans fin de vos acclamations106. »
La narration gaullienne se structure donc autour d’une
tension géographique entre un état de décentrement et une
logique de recentrement. À la situation de périphérie occu-
pée par le Général durant la guerre est opposé un discours
où le sujet ne cesse de s’auto-instituer comme centre – ce
dont la récurrence de la locution « pour moi », apportant un
« surcroît de maîtrise au récit mémorial107 », fournit la preuve
tangible. Affirmant détenir le trésor national même en exil,
de Gaulle se présente comme le « môle naturel108 » du pays.

104. À Alger en 1943, où « le concours passionné des foules […] [l]e


pre[nd] d’office pour centre » ; à Paris le 18 juin 1945 où, à travers « le
peuple pleurant de joie » et « de Gaulle placé au centre de la cérémonie,
passait ce courant enchanté qui naît d’une grande et commune émo-
tion » (Ibid., respectivement p. 385 et 839. Nous soulignons).
105. Voir Jean-Louis Jeannelle, « “Pour moi” : de Gaulle et l’assomption
de soi », Écrire l’histoire, n° 6, 2010, p. 137-146.
106. Extrait du discours de Pierre Brossolette à la BBC, daté du 22 sep-
tembre 1942.
107. Voir Jean-Louis Jeannelle, « “Pour moi” : de Gaulle et l’assomption
de soi », art. cit., p. 142 et 141.
108. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 513.

359
La France en éclats

Les Communistes d’Aragon : dialectique de l’appartenance


hexagonale
Face à l’affirmation de centralité qui caractérise le verbe
gaullien, la reconfiguration des représentations géogra-
phiques emprunte une autre voie dans la mémoire commu-
niste. Elle s’organise autour de la notion d’autochtonie, afin
de démontrer l’ancrage profond du Parti sur le sol natio-
nal. Il s’agit par là de neutraliser l’accusation selon laquelle
le Parti communiste serait intrinsèquement exogène à la
nation française. Là où de Gaulle renverse le décentrement
géographique à son profit pour en faire l’acte fondateur de
sa geste résistante, les communistes français devront quant
à eux attester un enracinement plus fondamental afin de
faire oublier le pacte germano-soviétique qui rend douteuse
la prétention du PCF à constituer la force pionnière de la
Résistance.
Le défi que tâche de relever Les Communistes, dont la publi-
cation débute quelques années à peine après la Libération,
tient à certifier la permanence d’un communisme national.
Depuis le Congrès d’Arles de 1937, Aragon comme Maurice
Thorez prônent cette articulation entre patriotisme et inter-
nationalisme, même si elle ne va pas de soi : le patriotisme
est par principe frappé de suspicion, dans la mesure où il
accorde la préséance aux intérêts nationaux et relègue au
second plan la lutte des classes. C’est du moins au nom
d’une telle conception, en décalage avec l’idéologie ortho-
doxe du communisme, qu’Aragon réinterprète l’histoire du
PCF en 1940-1941. L’auteur, qui jouit au sortir de la guerre
d’une stature d’écrivain national, reste dans l’ensemble fidèle
au programme du réalisme socialiste, même s’il s’en écarte à
mots couverts pour proposer « un autre modèle de lisibilité

360
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

de l’histoire109 ». Par sa dimension chorale (plus de deux


cents personnages sont mis en scène), Les Communistes ne
saurait se réduire à un roman à thèse monolithique ; il resti-
tue au contraire la complexité de la conjoncture et des prises
de position de chacun. Comme le rappelle Susan Suleiman
dans Le Roman à thèse ou l’autorité fictive (1983), le proces-
sus même de l’écriture a pour effet de mettre en doute les
assertions simplistes. Cela vaut en particulier pour Aragon,
dont « le besoin de croire a trouvé dans la rencontre avec
le communisme une incarnation à la fois providentielle et
problématique110 », comme le déclare Johanne Le Ray. Les
failles de sa croyance dans l’utopie communiste ne cessent
effectivement de lézarder un discours devenu intranquille.
Aragon le reconnaît lui-même dans « La Fin du “Monde
réel” » (1967) :
J’appartiens à une catégorie d’hommes qui ont cru […]
toute leur vie désespérément à certaines choses ; qui ont été
comme le nageur qui se noie, mais toujours au-dessus de
lui de la dernière force de ses bras élève l’enfant qu’il veut
sauver contre la vraisemblance […]. Eh bien, dans ces an-
nées que je dis, où j’écrivais Les Communistes, peut-être
pour cela même, et encore les années tout de suite après,
j’étais la proie en même temps de cette certitude qui était
ma vie et d’un doute affreux, qui me venait je ne sais d’où.
C’est cette contradiction qui me faisait écrire111.

109. Christelle Reggiani, « La fin des Communistes », dans Dominique


Massonaud et Julien Piat (dir.), Aragon romancier. Genèse, modèles, réem-
plois, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 203.
110. Johanne Le Ray, « Anthropologie et esthétique du croire dans
l’œuvre poétique d’Aragon. Du Crève-cœur au Fou d’Elsa (1939-1963) »,
thèse dirigée par Nathalie Piégay et soutenue le 14 septembre 2018 à
l’Université Paris Diderot, p. 16.
111. Aragon, « La Fin du “Monde réel” » [1967], dans Œuvres roma-
nesques complètes, éd. cit., t. IV, p. 626.

361
La France en éclats

Peut-être le vacillement des convictions, causé notam-


ment par le Pacte germano-soviétique, est-il le vrai sujet des
Communistes. Mais Aragon n’entend pas moins défendre la
stratégie du PCF affirmant que son entrée dans la Résistance
est, sinon antérieure, du moins concomitante à l’engage-
ment du chef de la France libre. Jacques Duclos, responsable
du parti clandestin et de la presse communiste en France de
1940 à 1944, déclarait le 1er juillet 1944, avant même la fin
du conflit :
La France n’a jamais cessé d’être en guerre. Tandis que
Pétain capitulait […], notre parti exprimait sur la terre de
France la volonté des Français de n’être jamais un peuple
d’esclaves et appelait à la lutte pour la libération et l’in-
dépendance de la patrie. En même temps, à Londres, le
général de Gaulle appelait, lui aussi, les Français à la Ré-
sistance112.
La prééminence accordée au communisme dans la lutte
contre l’occupant se fonde sur un argumentaire à la fois
d’ordre temporel et spatial. Temporel, puisqu’il relègue
l’action du Général en seconde position, comme si celui-ci
n’agissait que par mimétisme ; spatial puisque, là où le dis-
cours du 18 juin invitait à continuer la lutte de l’extérieur,
l’« appel du 10 juillet 1940 » de Thorez et Duclos appelle
à résister « sur la terre de France ». L’affirmation de cette
autochtonie est partagé par une frange importante des intel-
lectuels de l’époque, sympathisants ou compagnons de route
du Parti, qui, comme le rappelle James Steel, « avaient sou-
vent tourné en dérision le sentiment patriotique » avant la
guerre, mais qui après l’invasion allemande « se surprirent à

112. Cité par Dominique Colas, « Logique et symbolique de la nation


chez de Gaulle et les communistes (1939-1945) », art. cit., p. 163. Nous
soulignons.

362
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

penser surtout en termes de terre de France, de paysages de


France, d’air de France113 ».
Dans Les Communistes, Aragon insiste pareillement sur
l’enracinement géographique et le patriotisme précoce de
la résistance communiste. Afin de témoigner de l’ancrage
local du PCF sur l’ensemble du territoire114, tout en mon-
trant que le langage des communistes, au-delà de leurs dif-
férences, est commun, Aragon souligne dans son texte la
diversité des accents : le ch’timi du mineur Étienne Decker,
« l’accent ardennais » du chauffeur de Pierre Debrest, « l’ac-
cent de Collioure » d’un muletier de la Division d’infanterie
nord-africaine, ou encore la façon qu’a l’instituteur cata-
lan Oustric de « roul[er] les r [comme] du verre brisé115 ».
Surtout, Aragon profite de la géographie de la débâcle, dont
les combats les plus vifs eurent lieu dans le nord de la France,
pour rappeler l’héritage communiste du « paysage noir des
mines116 » et peut-être ainsi faire oublier la désertion des chefs
du parti qu’Aragon ne remet pas en cause. Plutôt que d’en
faire mention, il insiste sur l’aura qui continue d’entourer le
Secrétaire général du parti. Au sein du « pays de Maurice117 »,
sa présence n’est nullement effacée, comme l’atteste la scène
de la découverte de l’inscription « Vive Thorez ! » par Raoul
Blanchard, à Méricourt, en pleine débâcle. Les Communistes

113. James Steel, Littérature de l’ombre. Récits et nouvelles de la Résistance


1940-1944, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences poli-
tiques, 1991, p. 76.
114. L’historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac rappelle qu’à la veille
de la Seconde Guerre mondiale, le PCF « s’étendait sur 70 régions qui
contrôlaient 1068 sections, 8796 cellules locales et 3858 cellules d’en-
treprises » (Les Français de l’an 40, t. I, La Guerre, oui ou non ?, Paris,
Gallimard, 1990, p. 177).
115. Aragon, Les Communistes, respectivement p. 199, 281 et 561.
116. Ibid., p. 103.
117. Ibid., p. 474.

363
La France en éclats

souligne donc l’inscription géographique de la lutte com-


muniste durant la guerre, ce que le discours gaulliste (et
plus largement les acteurs situés à droite de l’échiquier poli-
tique) contredit en soulignant l’inféodation à la puissance
soviétique.
Pour démontrer a contrario la précocité de l’engagement
résistant du parti et son envergure nationale, Aragon pré-
sente ses actions au cours de la première moitié de l’année
1940 de telle manière qu’elles préfigurent la Résistance
glorieuse à venir. La « vertu, non du miracle, mais de l’or-
ganisation118 » à laquelle croit Raoul Blanchard n’est autre
que celle qui prévaudra sous l’Occupation et permettra au
parti de rester efficace dans les conditions de la clandesti-
nité (dont il fait l’épreuve dès sa dissolution par le gouver-
nement français en août 1939). Les militantes jouent à cet
égard un rôle essentiel, au moment où les hommes sont
pour la majorité d’entre eux mobilisés. Selon Aragon, le
titre même du roman, Les Communistes, doit s’entendre au
féminin. Georgette Cadras, Rose Blanc, Claudine Chomat,
de l’Union des Jeunes filles françaises, mais aussi Danielle
Casanova et Mounette Dutilleul sont les principales figures
(historiques) de cette « guerre des femmes119 ». Ces agentes de
liaison, redoublées par les personnages fictifs de Marguerite
Corvisart et de Marinette, quadrillent le territoire dans le
but de sauvegarder l’appareil du parti :
Marinette voyage : Bordeaux, les Charentes, la Loire, la
Haute-Loire, Lyon… Tout ça en un rien de temps. Il ne
faut pas traîner. On dort dans les trains, les salles d’attente.
[…] Heureusement qu’elle sait par cœur toutes les adresses
des secrétaires départementales des Jeunes Filles120.

118. Ibid., p. 418.


119. Ibid., p. 1060.
120. Ibid., p. 896.

364
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

Elles se sont partagé le pays, comme ça, à plusieurs. Pa-


tiemment, empruntant des chemins imprévus, elles réta-
blissent l’appareil désarticulé par la mobilisation, disjoint
par les arrestations […]121.
Partout, les militantes tâchent de « retrouver le fil du
parti122 » et de le renouer en tissant un vaste réseau clandes-
tin à travers la France123.
De même l’évocation des mineurs de Courrières, qui
procèdent dès la mi-mai 1940 à des sabotages sur les ins-
tallations et les trains, annonce-t-elle la grève massive qu’ils
mèneront dans le bassin minier sous l’Occupation, du 27
mai au 9 juin 1941. Aragon associe à cet épisode l’une des
figures légendaires de la Résistance communiste, Charles
Debarge, pilotis du personnage Étienne Decker dans le
roman. Une prolepse plus saillante encore figure dans l’épi-
logue d’Aurélien, lorsque les personnages, s’avisant de la
venue imminente des troupes allemandes dans le pays, se
replient vers la maison de Gaston et traversent en voiture
de vastes espaces déserts qui rendent sensibles l’étendue, ou
pour mieux dire, la « profondeur du pays » :
On va entrer dans un temps de conspirations, d’histoires…
La profondeur du pays… Il y aura de grands espaces qui
n’en sauront rien… Ou au contraire… Pour les hommes
traqués124…

121. Ibid., p. 897.


122. Ibid.
123. On retrouve cette métaphore du tissage du côté de la France
libre également. Dans ses Mémoires, le colonel Rémy, envoyant depuis
Londres un message à la radio jusqu’en métropole, déclare : « Je suis sûr,
sûr qu’Édith m’a entendu. Le fil est renoué ! » (Colonel Rémy, Mémoires
d’un agent secret de la France libre. Juin 1940 - juin 1942, Paris, Aux trois
couleurs, 1945, p. 57).
124. Aragon, Aurélien, éd. cit., p. 529.

365
La France en éclats

C’est à une telle profondeur (rappelant l’espace de la


mine et le caractère souterrain de la Résistance) qu’Elsa
et Aragon doivent de s’être dérobés à l’ennemi pendant la
guerre : après le séjour à Nice de l’automne 1940 jusqu’au
11 novembre 1942, le couple se met à l’abri dans une ferme
proche de Dieulefit, avant de trouver à nouveau refuge
dans la Drôme, à Saint-Donat, de l’été 1943 à septembre
1944. La profondeur de la France n’est toutefois mention-
née qu’allusivement dans Aurélien ; sa densité référentielle
est à chercher dans d’autres textes de l’auteur : « Le Conscrit
des cent villages », poème publié dans La Diane française
(1944), célèbre ainsi à travers une longue liste de communes
l’ampleur géographique du pays, tandis que la nouvelle « Le
droit romain n’est plus » (appartenant au recueil Servitude et
grandeur des Français publié en 1945) met directement en
scène les hommes d’un maquis. La profondeur de la France
renvoie tout à la fois à sa superficie, ses étendues naturelles,
sa végétation (bocages, forêts), son relief (les replis de ses
montagnes), son réseau ramifié de routes et de chemins vici-
naux. Dans ses Mémoires, de Gaulle exaltera lui aussi cette
géographie de la France, épaisse et impénétrable, formant
un atout majeur dans le cadre de la lutte contre l’occupant :
Les vieilles montagnes ravagées et forestières de l’Auvergne,
du Limousin, des Cévennes, du Lannemezan ; les hauts
plateaux des massifs alpestres de la Savoie et du Dauphiné ;
les retraites boisées et escarpées de l’ensemble vosgien – ju-
rassien – langrois – morvandiau ; les pentes abruptes des
Ardennes françaises et belges ; les landes, taillis, creux et
étangs de l’Argoat, servent aux partisans de refuges pen-
dant les longues attentes, de bases pour les coups de main,
de terrains de repli après les accrochages125.

125. Charles De Gaulle, Mémoires de guerre, éd. cit., p. 513

366
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

Dans Les Communistes, Aragon fait de l’enfer de


Dunkerque sa profession de foi dans le communisme
national. L’épisode guerrier joue un rôle pivot en ce qu’il
confirme l’alliance des communistes avec la patrie fran-
çaise et qu’il marque leur engagement précoce dans la
Résistance. Avec l’invasion du pays par l’Allemagne, la
guerre « a changé de caractère126 » et se présente désormais
comme une guerre patriotique : « C’était leur guerre, c’est
désormais, la nôtre […]. Maintenant, il s’agit seulement de
créer l’enthousiasme pour la guerre nouvelle qui va com-
mencer. Notre guerre à nous. Celle du peuple127. » Ce virage
idéologique préfigure celui qui aura lieu un an plus tard du
côté de l’URSS, en réponse à l’opération Barbarossa déclen-
chée par Hitler. En France, l’invasion allemande a le mérite
de clarifier ouvertement la situation, d’autant plus qu’une
partie non négligeable de la classe dirigeante se commet avec
l’occupant. Comme le déclare Reynald Lahanque, « quand
l’ennemi étranger est là, sur le sol national, et que l’ennemi
intérieur s’apprête à pactiser avec lui, le choix d’un commu-
niste français est on ne peut plus simple : se battre. Et plutôt
deux fois qu’une : se battre en tant que Français, se battre en
tant que communiste128 ». Dunkerque fait de ce point de vue
office d’événement fondateur. Dans son essai La Lumière de
Stendhal (1954), Aragon blâmera l’apolitisme désabusé de
Robert Merle dans Week-end à Zuydcoote pour mieux mettre

126. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 532, 571 et suivantes. Rey-
nald Lahanque consacre un article à cette formule clé, répétée à cinq
reprises dans la dernière partie du roman : « La question du “caractère
de guerre” dans Les Communistes », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet,
n° 7, 2001, p. 153-170.
127. Aragon, Les Communistes, éd. cit., p. 571-572.
128. Reynald Lahanque, Le Réalisme socialiste en France (1934-1954),
thèse de doctorat dirigée par Guy Vorreli et soutenue à l’Université Nan-
cy II le 6 décembre 2002, p. 822.

367
La France en éclats

en évidence, par contraste, le caractère fédérateur de l’expé-


rience de Dunkerque dans la conscience communiste :
Je suis tout naturellement porté à reprocher à ce livre si
étrangement ressemblant à ce que j’ai vu, de n’en avoir vu
que l’apparence, de n’avoir vu de ces heures capitales de
l’histoire que la déroute, militaire et morale, rien au-delà,
de n’avoir vu que ce qui mourrait, de ne pas avoir senti ce
qui là même était en train de naître, cette conscience ger-
mant parmi des hommes qui étaient bien loin tous d’être
les hommes bornés que Maillat rencontre, cet éclaircis-
sement de la lueur tragique de Dunkerque en feu, pour
des milliers et des milliers d’hommes, qui devaient, retour
d’Angleterre, faire, de tant d’entre eux, les agitateurs de
l’avenir129.
Là où Merle ne voit dans cette bataille que perte de
repères et absurdité, Aragon identifie dans ce « Waterloo de
la Troisième République130 » le lieu d’un dépassement pos-
sible. Dunkerque n’est pas envisagé comme une fin, mais
comme un commencement, l’auteur cherchant à « montrer
dans ce désastre même l’amorce de l’avenir131 ». À ses yeux,
nulle « solitude de l’impuissance, dans la recherche du point
où pourrait s’appuyer le levier de l’action132 ». Certes, il reste
encore à imaginer l’éventail des ripostes possibles contre
l’occupant, mais le sentiment national est là qui saura y
pourvoir.
Au tableau de la restauration de la foi communiste se
superpose dans Les Communistes le vœu d’un remembrement
de la communauté nationale. Aragon semble en effet rester
fidèle dans les années d’après-guerre à la conception unitaire

129. Aragon, La Lumière de Stendhal, Paris, Denoël, 1954, p. 148.


130. Ibid., p. 224.
131. Id. « La Fin du “Monde réel” », éd. cit., p. 618.
132. Alban Vistel, Héritage spirituel de la Résistance, Lyon, Lug, 1955,
p. 77.

368
Réorganiser la mémoire spatiale du conflit

de la nation défendue dans sa poésie de la Résistance, où il


appelait à une « fusion du Nord et du Midi133 », à l’alliance
de « celui qui croyait au ciel » et de « celui qui n’y croyait
pas » (« La Rose et le Réséda »). Mais la nostalgie de cette
union sacrée accompagnant l’écriture des Communistes a
lieu au moment précis où l’enthousiasme de la Libération
s’est défait et a cédé la place à une « drôle de paix » : l’ins-
tallation de la Guerre froide éloigne le PCF du reste de la
communauté politique.
Le passage du temps n’en invite pas moins l’auteur
à recomposer le souvenir de la défaite. Le caractère par-
fois presque illisible des derniers tomes des Communistes
ne montre-t-il pas que c’est à plus longue distance que la
mémoire se restructure, mais aussi répare, voire dépasse le
traumatisme vécu à Dunkerque ? On songe bien sûr à l’écri-
ture de La Semaine Sainte (1958) qui, portant sur les Cent-
Jours (cette autre défaite), est aussi un moyen pour l’auteur
de faire indirectement retour sur son expérience de 1940.
Aragon reviendra dessus plus tardivement, notamment dans
La Mise à mort (1965) où il précise les jalons de sa trajec-
toire pendant la débâcle (malgré la « peine » qu’il éprouve à
la « retracer sur les cartes134 ») et livre les clés de ses non-dits
passés. Il lève par exemple le voile sur la mystérieuse initiale
de la ville de R… dans Aurélien, lieu des retrouvailles entre
Bérénice et le héros en juin 1940, dont le lecteur apprend
qu’elle correspond à la ville de Ruffec, en Charente, où l’au-
teur s’était lui-même rabattu135. Aragon évoquera la débâcle

133. Aragon, « La leçon de Ribérac », dans Œuvres poétiques complètes,


t. I, éd. cit., p. 815.
134. Id., La Mise à mort, éd. cit., p. 280.
135. Voir à ce sujet Aurélien d’Avout, « Du toponyme au cryptopo-
nyme : la ville de R… dans Aurélien d’Aragon », A contrario. Revue in-
terdisciplinaire de sciences sociales, n° 34, « Nommer les lieux : questions

369
La France en éclats

une fois de plus, dans son roman Blanche ou l’oubli publié


en 1967, l’année de la réécriture des Communistes. Sous la
forme d’une digression, l’auteur convoque des images de
l’exode entre Bourges et Châteauroux, mises en relation
avec les femmes errantes libérées des asiles de fous et avec la
carte de France136. La mémoire de la défaite se ramifie dans
l’œuvre de l’écrivain en même temps qu’elle se redispose,
s’affine, s’abrège.

interdisciplinaires sur le toponyme », décembre 2022, p. 69-78.


136. Aragon, Blanche ou l’oubli, dans Œuvres romanesques complètes,
t. V, éd. cit., p. 496.
Conclusion

Sans toujours chercher à le clarifier, les auteurs étudiés


ont fait du « magma d’incohérence1 » des mois de mai et
juin 1940 la matière première de leurs récits. Mais au-delà
de la confusion sociale et politique, c’est l’appréhension de
l’espace lui-même, espace proche comme espace national,
qui est interrogée.
Au cours de leur traversée de la France, nombreux sont
les auteurs à se confronter à une forme de dépaysement
intérieur. Dans la mesure où la zone de guerre n’est pas déli-
mitée et où le territoire est soumis à des régimes d’intensité
variable, les individus nourrissent un rapport ambivalent
avec l’espace dans lequel ils évoluent. Le morcellement du
pays bientôt accompli par l’occupant, et en particulier l’ins-
tauration de la ligne de démarcation, achèvent de fragiliser
le principe d’identité sur lequel se fondait la France, qu’on
disait une et indivisible.
La perte de conscience spatiale, accrue par la pénurie de
cartes, est mise en évidence dans les récits par l’intermédiaire
d’une variété de procédés : agencements narratifs retors, dis-
positifs labyrinthiques, dérives référentielles, métaphores et
allégories de spatialité, détournement ou réactualisation de
certains topoï. Ces récurrences notables font apparaître de
quelle manière les auteurs transcrivent la déconstruction du
paradigme géographique républicain.

1. Emmanuel Berl, La Fin de la iiie République, éd. cit., p. 168.

371
La France en éclats

Pourtant, les récits ne font pas que livrer le spectacle


du délitement du pays : à la décomposition effective de la
France est opposée sa recomposition par l’écriture. Une telle
entreprise répond à des visées différentes, en fonction des
contextes dans lesquels elle s’inscrit. Dans le temps même
de l’événement, il peut s’agir de soutenir une posture d’in-
soumission au nouvel ordre imposé ; dans les récits rédigés
après la guerre se joue plutôt une logique de réorganisation
mémorielle. Certains auteurs cherchent à restituer les tra-
jectoires qu’ils ont suivies par intérêt autobiographique ou
à des fins créatrices, quand d’autres entendent infléchir au
niveau collectif la mémoire du conflit.
Prenant en charge la complexité des perceptions et des
affects suscités par la défaite, les récits ne font pas que véhi-
culer des représentations spatiales : ils les influencent et les
reconfigurent. Que les auteurs parcourent la France à pied
ou la survolent en avion, qu’ils partent en exil ou demeurent
dans leur pays, qu’ils déplacent les coordonnées de leur expé-
rience ou leur restent fidèles, tous révèlent dans leurs textes
l’extrême plasticité de l’espace national.
Un tel enjeu mériterait sans doute d’être approfondi dans
les œuvres portant sur d’autres contextes historiques : ceux,
en particulier, où interviennent des mouvements significatifs
de traversée d’un territoire ou d’un pays, dont le périmètre,
l’identité, les fondements se trouvent remis en question. Les
Cent-Jours, dont Aragon dresse un tableau poignant dans
La Semaine Sainte, apparaissent à cet égard comme une
période propice à étudier sur le plan des représentations litté-
raires et spatiales : la géographie de l’Empire, ranimée par le
souvenir des guerres napoléoniennes, se superpose en 1815
à celle, concurrente, des tenants de la Restauration, dans un
temps de suspens où le destin de la nation est en jeu. Pour
ne s’en tenir qu’à l’histoire de la France contemporaine, la

372
Conclusion

Révolution française, la défaite de 1870, la Grande Guerre,


les guerres coloniales et autres guerres lointaines constituent
toutes des moments de restructuration des catégories rela-
tives à l’espace national. Les interrogations suscitées par les
récits de la débâcle et de l’exode apparaissent donc trans-
posables à d’autres situations, témoignant du lien entre la
mobilité des acteurs historiques et la labilité des imaginaires
géographiques.
Que l’on retienne, parmi tant d’autres, cette question
emblématique : « Où est la France2 ? », à laquelle les auteurs
qui ont vécu la débâcle ont répondu dans un registre sou-
vent moins assertif que délibératif, un propos moins uni-
voque que polysémique.

2. Cette question est formulée en toutes lettres par Jean Guéhenno,


Journal des années noires, éd. cit., p. 313, et Ignace Legrand, Le Train de
l’ambassade, éd. cit., p. 54.
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Crédits iconographiques

1. 1 : John Philipps, sans titre, mai 1944, photographie en noir et blanc, Alghero,
Photo : © Getty Images.
1. 2 : Pont de Montjean-sur-Loire détruit en 1940, photographie en noir et
blanc, collection particulière.
1. 3 : Carte des zones d’occupation en France (1940-1944), reproduite dans
François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Laffont,
coll. « Bouquins », 2006.
2. 1 : « Dunkirk 26-29 May, 1940 British troops line up on the beach at Dunkirk
to await evacuation », 1940, photographie en noir et blanc.
2. 2 : Affiche de souscription aux bons d’armement, « Nous vaincrons parce
que nous sommes les plus forts. Souscrivez aux bons d’armement », 1939,
Imprimerie M. Dechaux, Paris.
2. 3 : Tract allemand, 1940, collection particulière.
2. 4 : Pieter Brueghel l’Ancien, Le Triomphe de la Mort, détail, 1562, huile sur
bois, Musée du Prado, Madrid.
3. 1 : Elsa Triolet et Aragon à Saint-Donat (Drôme), vers juillet 1943, photogra-
phie en noir et blanc, 18 x 12,5 cm, Fonds de la Maison Elsa Triolet-Aragon.
4. 1 : Élisée Reclus, carte de la France octogonale, reproduite dans Nouvelle
Géographie universelle. La terre et les hommes, t. II. La France, Paris, Hachette,
1877.
4. 2 : Émile Levasseur, carte de la France hexagonale, reproduite dans La France
avec ses colonies, Paris, Delagrave, 1877.
4. 3 : « École de Garçons - Ault (Somme) », 1903, carte postale en noir et blanc,
Guilleminot (R.), Boespflug & Cie, Musée national de l’éducation.
4. 4 : Carte scolaire Vidal Lablache n° 3 – France Relief du sol, Librairie Armand
Colin.
4. 5 : Carte de la zone occupée, été 1940, Musée de la Résistance nationale,
Champigny-sur-Marne, France.
4. 6 : Jean-Joseph Weerts, France !! Ou l’Alsace et la Lorraine désespérées, 1906,
huile sur toile, 170 x 230 cm, Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain,
Nancy, photographie © Rémy Gindroz.
5. 1 : Claude Simon, schéma non daté, reproduit dans la préface à Orion aveugle,
Paris, Albert Skira, 1970.
6. 1 : Carte légendée « Les chemins de la mer », reproduite en double page
dans Les Communistes, Œuvres romanesques croisées, t. XXVI, Paris, Robert
Laffont, 1967, p. 158-159.

385
La France en éclats

6. 2 et 6. 3 : Claude Simon, croquis cartographiques élaborés pour La Route des


Flandres, non datés, 29,7 x 21 cm, cote SMN Ms 5 (8) et (9), Bibliothèque
Jacques Doucet, Paris. Avec l’aimable autorisation de Mireille Calle-Gruber,
ayant droit de l’œuvre de Claude Simon.
6. 4 : Détails d’une carte IGN correspondant à la région d’Avesnes-sur-Helpe,
1956 [en ligne], https://www.geoportail.gouv.fr/carte
6. 5 : Portrait de Claude Simon prisonnier au Stalag IV-B de Mühlberg, en
mai 1940. Photographie reproduite avec l’aimable autorisation de Mireille
Calle-Gruber.
7. 1 : Cathédrale de Reims, carte postale en noir et blanc, 1913.
8. 1 : Marguerite Bloch, croquis cartographique non daté, Association Études
Jean-Richard Bloch.
8. 2 : René Blanchet, « Exode des 1200 prisonniers de la Santé - Juin 1940 »,
dessin cartographique, non daté, reproduit dans Léon Moussinac, Le Radeau
de la Méduse [1945], Bruxelles, Éd. Aden, 2019, p. 288.
8. 3 : Pascal Mougin, « Bois de Nimont, près d’Assesse (province de Namur) »,
2011, photographie en noir et blanc, 150 x 185 cm.
8. 4 : Julien Gracq accoudé au parapet d’un belvédère surplombant la Meuse et
la ville de Monthermé, photographie en noir et blanc non datée, tous droits
réservés.
8. 5 : Portrait de Charles de Gaulle dans son bureau de la France libre à Londres
(1942), photographie en noir et blanc, 26,6 x 20, 6 cm, Archives départe-
mentales de la Somme.
Index

-A- -B-
Alary, Éric 5, 44, 59, 70, 74, 211, Bachelard, Gaston 17, 121, 126,
233 185, 295
Ambrière, Francis 300, 301 Bailly, Jean Christophe 176
Aragon 6-9, 11, 12, 14, 15, 20, Balzac, Honoré (de) 123, 311
24, 25, 28, 31, 32, 34, 35, 48, Barbusse, Henri 87
51, 52, 55-57, 60- 62, 72, 77, Barrès, Maurice 133, 191
84, 89-91, 93-100, 124, 127, Baudelle, Yves 38, 344, 346
129, 130, 133-137, 139, 140, Beauvoir, Simone (de) 12, 239
148, 151, 161, 178, 179, 187, Berl, Emmanuel 13, 25-27, 353,
190, 194, 195, 207, 209, 210, 371
214, 217, 221, 224, 227, 234, Bloch, Marc 6, 10, 11, 46, 79,
253-269, 275, 348, 349, 360- 86, 105, 127, 139, 141-145,
370 184, 216, 220, 226, 227, 304
Aurélien 8, 13, 24, 35, 127, 128, L’Étrange Défaite 6, 46, 86, 105,
195, 207, 217, 365 127, 139, 141, 184, 216, 226
Je n’ai jamais appris à écrire ou les Bloch, Marguerite 12, 36, 51, 79,
incipit 7, 136, 263 85, 86, 212, 215, 216, 219,
La Semaine sainte 12, 124, 127, 326, 333
134-136, 257 Boell, Jacques 106, 107, 116
Le Crève-cœur 84, 93, 96, 97, 99, Boileau-Narcejac 11, 197, 199
361 D’entre les morts 197, 199, 201
Le Fou d’Elsa 9, 12, 269, 361 Bory, Jean-Louis 156
Le Roman inachevé 335 Bosquet, Alain 7, 80
Les Communistes 10, 13, 14, 24, Bougnoux, Daniel 6, 8, 179,
25, 28, 31, 32, 34, 35, 48, 54- 254, 262
56, 60-62, 91, 93-97, 99, 100, Bove, Emmanuel 16, 72
124, 127-130, 136, 148, 151, Boyer, François 30, 80, 81, 85
161, 190, 209, 217, 221, 224, Les Jeux inconnus 30, 80, 81, 83,
227, 253-255, 258-266, 268, 85
269, 275, 285, 320, 325, 334, Braudel, Fernand 301
339, 348, 349, 360-364, 367- Breton, André 27, 116, 160, 230
370
Les Yeux d’Elsa 51, 52, 90, 96, -C-
133, 307 Calet, Henri 16, 345
Céline, Louis-Ferdinand 13, 30,
80, 87-89, 345

387
La France en éclats

Guignol’s Band 80, 87-89 19, 26, 27, 32, 34, 35, 48, 67,
Les Beaux Draps 30 85, 101, 104, 108-116, 120,
Voyage au bout de la nuit 89, 345 122-124, 127, 128, 137, 150-
Cendrars, Blaise 33 152, 154, 157-159, 169, 172,
Chardonne, Jacques 49 203, 212-214, 216, 222, 225,
Chateaubriand, François-René (de) 230, 231, 236, 243, 255, 263,
14 325-382
Chevallier, Gabriel 24, 26, 31, Carnets du grand chemin 19, 101,
53, 83, 138, 139, 229, 235 108, 122, 123, 337, 340
Clément, René 24, 80, 204 En lisant en écrivant 6, 115, 123,
Collot, Michel 17 127, 152, 158, 340
Corbin, Alain 84 Manuscrits de guerre 6, 26, 27,
32, 35, 48, 67, 101, 104, 111,
-D- 115, 137, 154, 203, 212, 216,
Dardel, Éric 109, 114, 212, 221, 222, 225, 236, 330, 338
222 Un balcon en forêt 85, 108-111,
De Gaulle, Charles 8, 46, 143, 114, 120, 150, 151, 157-159,
193, 201, 348, 350-356, 366 229, 230, 325, 338, 339, 341-
Mémoires de guerre 44, 47-49, 347
143, 193, 201, 325, 348, 350- Green, Julien 10, 13, 43, 66, 138,
352, 354-359, 366 289, 353
Deleuze, Gilles 68, 69 La Fin d’un monde 43, 66, 138,
Didi-Huberman, Georges 129, 353
242 Grenouillet, Corinne 61, 62,
Dorgelès, Roland 13, 49, 50, 190, 265
131, 138, 227, 229 Groult, Flora et Benoîte 73, 170,
290, 353
-F- Guéhenno, Jean 7, 73, 187, 192,
Flaubert, Gustave 39 289, 290
Guérin, Raymond 310, 311
-G-
-H-
Gachon, Lucien 108, 111-113
La Première Année 111-114 Hyvernaud, Georges 301
Gascar, Pierre 57, 58, 152, 210 Hugo, Victor 14, 255, 259
Gex-Le Verrier, Madeleine 72, 73 -J-
Gide, André 105
Giono, Jean 280 Jamet, Claude 5, 35, 43, 205,
Giraudoux, Jean 9, 49 231
Godard, Henri 89, 346, 347 Jeannelle, Jean-Louis 39, 40,
Gottmann, Jean 176, 177 351, 359
Gracq, Julien 6, 10, 11, 14-16, Jünger, Ernst 105, 106, 131, 344

388
Index

-K- -N-
Kaempfer, Jean 16, 48, 78, 258, Némirovsky, Irène 6, 11, 12, 28,
259, 260 36, 38, 39, 41, 50, 83, 137
Kafka, Franz 237-239 Suite française 6, 12, 28, 38, 50,
Kessel, Joseph 49, 195 80, 83, 137
-L- -O-
Lacoste, Yves 18, 208 Ory, Pascal 41, 50, 353, 356
Laurichesse, Jean-Yves 15, 119, Ozouf, Mona 166, 170, 171,
125, 270 174-176, 178
Legrand, Ignace 289, 373
Leuilliot, Bernard 8, 95, 258 -P-

-M- Paulhan, Jean 51, 180, 181


Péguy, Charles 189, 289
Malaparte, Curzio 13, 116, 117 Piégay, Nathalie 135, 209, 264,
Malaquais, Jean 13, 30, 54, 103, 361
115, 203, 238 Proust, Marcel 79, 119, 223,
Malraux, André 381 261, 292
Maritain, Jacques 316
Martin du Gard, Roger 137, 140, - R-
290 Rebatet, Lucien 11, 29, 38-42,
Mauriac, François 49, 187 44, 46, 104, 105, 132, 138,
Maurras, Charles 350, 354 217
Merle, Robert 10, 11, 89-93, Les Décombres 29, 39, 40, 41, 44,
104, 149, 150, 202, 204, 255, 46, 104, 105, 132, 138, 217
301, 367, 368 Reclus, Élisée 172, 310
Dernier Été à Primerol 301-303 Renan, Ernest 65, 163
Week-end à Zuydcoote 14, 89-91, Ricardou, Jean 270
93, 104, 149, 150, 201, 202, Robbe-Grillet, Alain 11, 147,
204, 255, 303, 340, 367 149, 235, 237, 239-241, 243-
Michelet, Jules 51, 167, 169, 190 252, 284
Modiano, Patrick 188 Dans le labyrinthe 149, 167, 237,
Montherlant, Henry (de) 13, 35, 239- 241, 243-251, 330
43, 63, 67, 68, 150, 215, 228, Le Miroir qui revient 147, 248,
229 250
Le Solstice de juin 228 Les Gommes 242, 245
Textes sous une occupation 35, 215 Rolland, Romain 42, 169
Moulin, Jean 45, 46, 280 Romains, Jules 78
Moussinac, Léon 26, 51, 150 Rouaud, Jean 146
Murat, Michel 342 Roy, Claude 110, 157, 264

389
La France en éclats

-S- La Bataille de Pharsale 128, 284


La Corde raide 12, 277
Sachs, Maurice 24, 36, 355 La Route des Flandres 13, 14, 32,
Sadoul, Georges 29, 30, 51, 103, 34, 47, 48, 104, 118, 119,
203, 214, 219 125, 145-148, 152, 153, 155,
Saint-Exupéry, Antoine (de) 5, 161, 196, 218-220, 228, 229,
10, 11, 14, 18, 20, 27, 30-35, 233, 236, 237, 240, 243, 253,
45, 54, 79, 80, 85, 121, 154, 269-274, 276-281, 283, 285
155, 170, 196, 289-297, 355 Le Jardin des Plantes 12, 13, 102-
Citadelle 294 104, 118, 119, 126, 154, 234,
Lettre à un otage 5, 20, 170, 295, 275, 329
297-299 Les Géorgiques 102, 108, 118,
Pilote de guerre 18, 27, 30-35, 45, 126, 221
54, 79, 80, 85, 121, 155, 196, Soubiran, André 35, 108, 215,
290, 291, 293, 295, 296, 299, 231, 232, 233
300, 312, 313, 317, 322, 355 Stendhal 12, 14, 158, 246, 255,
Sartre, Jean-Paul 11, 13, 32-37, 367, 368
48, 59, 60, 117, 118, 131, Szabó, Zoltán 13, 25, 31, 33,
155, 214, 224, 238, 245-383 138, 203
Carnets de la drôle de guerre 13,
36, 37, 48, 59, 118, 131, 155, -T-
238
L’Être et le Néant 37 Thiesse, Anne-Marie 114, 173,
La Mort dans l’âme 32, 214 177
Situations III 224 Thomas, Édith 187
Schaffner, Alain 181, 185 Thouillot, Michel 269
Senghor, Léopold Sédar 10, 62 Touboul, Anaëlle 155, 186
Sigalas, Clément 16, 71, 102, Trassard, Jean-Loup 52, 53, 226
104, 355 Triolet, Elsa 55, 61, 72, 194, 267,
Simenon, Georges 10, 13, 101, 348, 367
156, 203, 218 -V-
Le Train 101, 156, 203, 218
Simon, Claude 6, 10-13, 15, 16, Vercors 35, 36, 43, 56, 73, 187,
18, 20, 32, 34, 47, 48, 58, 194
63, 64, 67, 86, 102-104, 118, La Bataille du silence 36, 43, 57,
119, 124-126, 128, 145-148, 73
152, 161, 165, 196, 218-223, Le Silence de la mer 7, 187, 194
228, 233-238, 240, 241, 247, Vialatte, Alexandre 10, 11, 15,
253, 263, 269, 270-285-382 137, 155, 179-182, 184-186,
L’Acacia 13, 18, 47, 63, 86, 118, 203, 210, 211, 235, 237, 238,
119, 125, 128, 147, 149, 222, 241
333 La Dame du Job 184, 210, 211,
L’Herbe 58, 124, 125 300, 306

390
Index

Le Fidèle Berger 137, 155, 178- Werth, Alexander 52, 56, 311
182, 184-186, 203, 235, 237, Werth, Léon 11, 13, 14, 31, 48,
340, 345 52, 56, 59, 63-66, 73, 75, 139,
Viart, Dominique 269 212, 233
Vidal de La Blache, Paul 23, 110, Déposition 13, 59, 66, 73, 75,
163, 166-171, 182, 217, 227 139, 233, 298
Vigier, Luc 95, 96 Trente-trois jours 13, 64
-W- -Z-
Wattel, Anne 92, 93, 202 Zola, Émile 14, 127, 214, 215,
Weiss, Louise 12, 216, 230 257
Remerciements

Je tiens en premier lieu à remercier Jean-Louis Jeannelle,


dont le soutien, l’écoute et la finesse de jugement m’ont
porté depuis le tout début de cette recherche.
Pour leurs retours approfondis et leurs conseils avisés,
je remercie également Françoise Simonet-Tenant, Nathalie
Piégay, Jean-Yves Laurichesse, Pascal Ory, Marie-Hélène
Boblet, Marianne Bouchardon, Marion Chénetier-Alev,
Julien Blanc, Jean-Louis Tissier ainsi que René Rioul, fin
connaisseur des jours de juin 1940.
Ce travail est aussi le fruit d’échanges féconds avec mes
collègues du CÉRÉdI (Centre d’Études et de Recherche
Éditer / Interpréter – Université de Rouen) et du CELLF
(Centre d’étude de la langue et des littératures françaises
– Sorbonne Université), autant qu’avec les membres bien-
veillants de l’Association des lecteurs de Claude Simon.
Je souhaite encore témoigner ma gratitude à mes fidèles
relecteurs et amis, en particulier à Aude Le Gallou, Raphaël
Groulez, Tristan Thommen, Adrien Baysse, Anne Orset,
Alice Scheer, comme à tous ceux qui, de près ou de loin, ont
apporté leur pierre à l’édifice.
Cet ouvrage a pu voir le jour grâce à l’accueil favorable de
Benoît Peeters ainsi qu’au travail de Mélanie Dufour et du
reste de l’équipe des Impressions Nouvelles – je leur en suis
très reconnaissant.
Enfin, merci de tout cœur à Julie Malapert, pour sa
présence complice et ses idées claires ; à ma mère, pour sa
confiance de toujours ; à mes proches, et bien sûr à Martin
et Arthur, sources d’émerveillement infini.
Table des matières

Introduction 5

PREMIÈRE PARTIE
TRAVERSÉES DE LA FRANCE DÉFAITE

Chapitre 1. La France, un territoire en suspens 23


A/ Les routes de l’exode 23
Métaphorisation des flux 24
« Fleuves humains » : la déferlante des réfugiés 25
Le retrait des eaux  33
Chemin faisant : situations tragi-comiques (Némirovsky, Rebatet) 38
B/ La perte de souveraineté 42
La vacance du pouvoir 42
L’invisible empyrée des chefs 46
Disparition et refiguration des frontières 49
C/ Le dépaysement intérieur  57
« En étrange pays dans mon pays lui-même » 57
Déracinement 59
Désolidarisation (Simon, Werth, Montherlant) 63
De l’« espace lisse » à l’« espace strié » : la France morcelée 68
Chapitre 2. Un paysage de guerre ambivalent 77
A/ Sombres horizons : prégnance du locus terribilis  78
L’espace aérien : irruption du danger et saturation acoustique 79
Paysage sonore et saturation acoustique 84
La nasse de Dunkerque (Merle, Aragon) 89
B/ Tableaux champêtres : survivance du locus amoenus  101
Variations bucoliques et ravissements d’esthète 102
Magnification de la nature (Gracq, Gachon)  108
Charmes trompeurs  115
Chapitre 3 . L’espace-temps de la déroute 121
A/ Le « paysage-histoire » de la France du Nord et de l’Est 121
Le spectre des « guerres du temps jadis » 124
1914-1918 en ses vestiges et lieux de mémoire 128
Interférences aragoniennes 133
B/ Le retour vers le passé 136
La traversée et le repli : analogies d’époques 136
L’archaïsme de l’armée française  142
Le « métronome des états-majors » au ralenti (Bloch, de Gaulle)142
La figure anachronique du cavalier au sabre (Simon) 145
C/ « Singulières distorsions » du temps et de l’espace 151
Évoluer à la « surface du temps » 152
Un balcon en forêt : un « ermitage suspendu hors du temps » 157

DEUXIÈME PARTIE
FIGURATIONS SYMBOLIQUES DE L’ESPACE NATIONAL :
DU MODÈLE À SON ALTÉRATION

Chapitre 4 . La France personnifiée et cartographiée 163


A/ Un « être géographique » idéalisé  164
La géographie à l’école de la République 164
Les fondements du paradigme géonational  168
B/ Représentations cartographiques du territoire  174
Iconographie scolaire  174
Un pays « coupé brutalement à la hauteur du ventre » :
la ligne de démarcation dans Le Fidèle Berger 178
C/ Allégories féminines de la nation 187
Une tradition littéraire ancienne 188
Marianne vivante ou Marianne de papier :
une figure positive de la République  191
D’entre les morts : allégorisation de la France 197
Week-end à Zuydcoote : symbolique du sectionnement 201
Chapitre 5. La perte de « conscience géographique » 207
A/ Désorientation spatiale  208
Trajectoires incertaines 208
Cartes manquantes ou défaillantes 213
Rêveries toponymiques 220
B/ Ennemi insituable 223
Un front fuyant 224
Un adversaire invisible et fantasmé 229
C/ Fictions de l’errance labyrinthique 234
Vialatte, Simon, Robbe-Grillet : trois « entrepreneurs de labyrinthe » 235
Dans le labyrinthe : du dispositif littéraire au discours historique 241
Chapitre 6. Dérives de la référence spatiale 253
A/ Les Communistes : « La guerre, ce n’est pas la géographie » ?  254
Articulation des points de vue 254
Vertige de la toponymie  260
Insertions cartographiques  265
B/ La Route des Flandres : de la géographie attestée à son opacification  269
Les croquis cartographiques de Claude Simon 270
L’espace nébuleux du roman 275
La liste des vingt-huit lieux-dits  278

TROISIÈME PARTIE
LE TERRITOIRE RECOMPOSÉ

Chapitre 7. Édifier une « patrie intérieure » 289


A/ Les contre-espaces du passé 291
Métaphores exupéryennes 291
Le territoire de l’enfance 291
L’empire de l’amitié et la saveur de la patrie 297
Échappatoires à la captivité (Merle, Braudel, Vialatte) 301
B/ Paysages régénérateurs 306
C/ L’espace allégorique de la cathédrale dans Pilote de guerre  312
Un espace de projection compensatoire  313
Aux sources d’une image  317
Une sollicitation du lectorat américain 320
Chapitre 8. Réorganiser la mémoire spatiale du conflit 325
A/ L’ancrage géographique du vécu  326
Trajectoires retracées 326
Constructions cartographiques 326
Disparition des traces, assignation des places (Simon) 328
Traversées secondes  333
B/ Un balcon en forêt : la fabrique d’un espace tiers 338
Transferts topographiques  338
Recompositions onomastiques 342
C/ Se réinscrire dans l’espace national 348
Les Mémoires de De Gaulle : la France incorporée 350
Les Communistes d’Aragon : dialectique de l’appartenance hexagonale  360
Conclusion 371
Bibliographie  375
Crédits iconographiques 385
Index 387
Remerciements 393

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