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1940, le roman

de la France
Jean-Philippe IMMARIGEON

L’inévitable défaite… Voilà comment on a raconté une fois


encore la Bataille de France. Il semble donc établi que tout était iné-
luctablement écrit pour aboutir à la catastrophe de Sedan puis à la
capitulation de Rethondes, qu’aucune autre hypothèse n’était envisa-
geable; rien qui remette en cause une supposée déchéance française,
comme s’il s’agissait d’empêcher toute cicatrisation, toute résilience
comme on dit aujourd’hui, et laisser à tout prix la plaie ouverte aux
fins d’instruire le procès d’une France décadente et irresponsable.
Cette accumulation d’évidences trompeuses a fourni la trame de l’ou-
vrage de l’académicien Max Gallo, grand intervenant médiatique de
ce 70e anniversaire aux côtés de Claude Quétel qui s’est chargé pour
sa part d’expliquer, sans faux-semblant, que le discours de Vichy sur
les causes de la défaite restait le seul possible. Fut balayé ce que les
historiens étrangers nous répètent depuis vingt ans : à savoir que,
contrairement à ces idées reçues depuis l’acte d’accusation de Riom,
la France s’était préparée à cette guerre et était mieux armée que
l’Allemagne. 2010 aura été une régression, et Pétain a une seconde
fois gagné la défaite de 1940.
Certes, certains auteurs ont choisi de rappeler le sacrifice de la
troupe. Mais outre que ces travaux ne remettent pas en cause le dogme
de l’impréparation française (1), ils ouvrent une aporie vue par
François Delpla : «Si ces travaux ruinent nombre de préjugés, ils lais-
sent cependant une question intacte. Plus on admet que les poilus de
1940 valaient leurs pères et leurs aînés, plus on devrait trouver étrange

(1) Signalons toutefois l’extraordinaire travail de réhabilitation de l’effort de guerre français des
années trente et de présentation de l’excellence du matériel et des unités engagés en mai 1940,
fait par François Vauvillier et l’équipe qu’il a réunie autour de lui dans sa revue Histoire de
Guerre, Blindés & Matériel (GBM) depuis novembre 2006. À lire absolument et en priorité, ne
serait-ce que pour comprendre à quoi ressemblaient nos chars et nos divisions mécanisées, ce
que les Français continuent d’ignorer superbement, quoiqu’ils soient l’objet de tous leurs partis-
pris et de leur ressentiment.

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qu’ils aient accepté l’armistice et répondu en si petit nombre aux pre-


miers appels du général de Gaulle. Ou encore que ceux d’entre eux,
servant notamment dans l’aviation, qui avaient pu gagner l’Afrique du
Nord, n’y aient pas fait triompher le choix de la continuation de la
guerre ». C’est pourquoi parmi les ouvrages publiés, Et si la France
avait continué la guerre… se démarque en ce qu’il consiste en une
uchronie, la première de ce genre en France. Et c’est tout son intérêt,
car s’il y a dans l’inconscient des Français un événement de notre his-
toire qui méritât cet exercice, c’est bien 1940.
Laurent Henninger rappelle dans son introduction nos réti-
cences à envisager ce qui ne fut pas, même par jeu d’esprit :
l’uchronie n’a jamais été prisée des Français, même si la paternité en
revient à l’un d’entre-eux, Charles Renouvieren 1857. Si l’auteur de
fiction s’y met (signalons une nouvelle collection de bande dessinée
historique titrée Jour J, aux Éditions Delcourt), l’historien s’y refuse,
même s’il sait que le futur tient souvent à peu de choses, et même à
de petits riens comme, par exemple, le changement de nom du père
du futur maître du IIIe Reich. À défaut, s’interrogeait l’historien amé-
ricain William Shirer, «Heil Schicklgruber! » n’aurait certainement
pas mobilisé tout un peuple. Les Anglo-saxons sont donc friands de
l’exercice: c’est le «What if…? » auquel s’adonnent leurs historiens
comme leurs cinéastes, leurs romanciers et désormais leurs jeux
vidéos. Ainsi, pour se limiter à la Seconde Guerre mondiale, on peut
citer Le complot contre l’Amérique de Philip Roth et Le Maître du
Haut Château de Philip K. Dick, ou le jeu Turning Point. Fall of
Liberty qui propose de résister dans une Grande-Bretagne et des
États-Unis passés sous la croix gammée (avec une spectaculaire
reconstitution graphique).
Derrière cet exercice se profile la vaste question du détermi-
nisme dans l’histoire: peut-on y trouver, comme en mathématiques et
en physique, des fractales ou des sauts quantiques qui changent les
perspectives du tout au tout ? Regrettons alors que l’uchronie de
1940… ne commence pas le 10 mai au matin, car les possibilités de
divergences dans cette guerre des occasions perdues sont pléthores, à
commencer par celle de ne pas monter précipitamment en Belgique.
L’ouvrage accepte la défaite militaire en métropole pour mieux
démontrer la possibilité de poursuivre la lutte dans l’empire. Si cette
question est abordée sous l’angle novateur de l’uchronie « à l’anglo-
saxonne», elle a toutefois déjà été maintes fois débattue.

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André Truchet a montré il y a fort longtemps la faisabilité de


la poursuite des opérations en Afrique du Nord. Pour le point de vue
inverse, les travaux de Pierre Chandelier ou Louis-Christian Michelet,
et ce printemps l’ouvrage de Bernard Legoux, attestent que le cadavre
de Pétain bouge encore. La difficulté est que l’histoire prouve ce que
l’on veut, écrivait Paul Valéry. C’est pourquoi « le contraste entre le
possible et le réel n’a pas d’autre but que de montrer où se trouvait la
responsabilité de l’armistice, souligne Jacques Sapir. Nullement inévi-
table ni imposé par une quelconque rationalité militaire ou technique,
celui-ci ne prend de sens que dans le défaitisme qui a saisi une partie
des élites françaises. Elles en portent toute la responsabilité ». Écou-
tons Pétain lui-même, lorsqu’il tente de faire passer la pilule le 25 juin
1940 : « Vous étiez prêts à continuer la lutte. Je le savais. La guerre
était perdue dans la métropole. Fallait-il la prolonger dans les colo-
nies ? ». C’est un choix, dont on tente de nous faire croire qu’il fut
une nécessité ; de ce point de vue, c’est Pétain qui rompt, pas de
Gaulle. Ce n’est jamais l’opinion qui craque, ce sont les dirigeants qui
lui imputent leurs défaillances et leurs coupables renoncements. Et
surtout leurs défaites sur le terrain.

Il n’y avait pas d’un côté la raison et de l’autre l’héroïsme. Les


Français Libres, interrogés comme le furent il n’y a guère nos derniers
poilus, sont pourtant présentés comme les héros d’une épopée déraison-
nable, face à un régime de Vichy qui représenterait le bon sens : « Le
sacrifice perd toute grandeur s’il n’est plus qu’une parodie ou un sui-
cide, écrivait ainsi Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de guerre.
J’entendrai des étrangers reprocher plus tard à la France les quelques
ponts qui n’auront pas sauté, les quelques villages qui n’auront pas
brûlé et les quelques hommes qui ne seront pas morts. Mais c’est le
contraire, c’est exactement le contraire qui me frappe si fort. C’est notre
immense bonne volonté à nous boucher les yeux et les oreilles. C’est
notre lutte désespérée contre l’évidence. Malgré que rien ne puisse ser-
vir à rien, nous faisons sauter les ponts quand même, pour jouer le jeu.
Nous brûlons de vrais villages, pour jouer le jeu. C’est pour jouer le jeu
que nos hommes meurent ». La victoire posthume de Vichy est l’inté-
riorisation de ce supposé bon sens qui mettait fin au sacrifice inutile.
Soixante-dix ans après, même les plus ardents gaullistes ont bien du
mal à trouver une faille dans cette rhétorique plus prégnante qu’on ne
veut l’admettre, au risque de voir perdurer longtemps encore l’aura et le
mystère d’une épopée beaucoup plus logique qu’on ne le dit.

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