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Dédicace
Introduction
LUMIÈRES ÉTEINTES
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
DU MÊME AUTEUR
© Calmann-Lévy, 2010
978-2-702-14937-9
Introduction
Ses habitants, comme les autres sujets du bon roi Louis XVI,
rédigèrent, lors de la convocation des États généraux au printemps
1789, un cahier de doléances au demeurant très modéré.
Gorée, petite île assoupie dont les rues abritent les luxueuses villas
de la jet-set internationale, continue à vivre de l’esclavage, du moins
de son souvenir. C’est une étape indispensable, quasi obligatoire,
pour les Afro-Américains ou les Français des Caraïbes, une sorte de
musée de l’horreur à ciel ouvert avec, à la sortie, « dibiteries1 » et
marchands de souvenirs auxquels il serait malséant de ne pas
verser une obole réparatrice.
Mes filles, qui ont passé beaucoup de temps en Afrique durant leur
enfance, m’ont demandé de faire le « pèlerinage » de Gorée. Elles
ne
« Alors, c’était du temps des Toubabs. Car nous, Inch Allah ! nous
ne connaissons pas la guerre. Notre pays a la chance de vivre en
paix. »
C’est vrai. Le Sénégal est un havre de paix dans une région où les
conflits ne manquent pas. Ses stations bal-néaires ont vu affluer les
touristes empêchés, pour cause de guerre civile, de se livrer au
farniente sur les plages, voisines, de la Sierra Leone. Le dieu de la
guerre, Mars, est bien loin, si loin qu’il ne semble jamais avoir hanté
ces lieux. Mon interlocuteur n’en démord pas. Pour lui, il n’y a pas
eu, il n’y a jamais eu de bataille de Dakar.
Leur père est resté trop longtemps au soleil, il voit des conflits
partout !
C’est tout juste s’ils n’en rede mandent pas ! Ils ont la souffrance et
l’abnégation dans le sang et conçoivent leur carrière politique
comme un long chemin de croix dont les stations seraient les
différentes élections législatives. À ceci près que, vis-à-vis d’eux, de
Gaulle est à la fois Ponce Pilate, le grand prêtre Caïphe, Barrabas,
Jésus, Saül et Paul de Tarse.
Au matin du 1er juin 1968, il est paré. Même s’il ne dispose pas
d’antisèches, il estime qu’il devrait se sortir sans trop de mal de cette
Pour de Gaulle, cette réponse est pain bénit. Il veut désormais tout
savoir sur l’auteur dramatique. Dechartre ne peut que s’exécuter. Il
devine que son interlocuteur en sait plus qu’il ne le dit. Quelques
mois plus tard, il en a une singulière confirmation lors d’un déjeuner
entre lui, de Gaulle et Malraux. La conversation vient à rouler sur
l’une des pièces les moins connues de Corneille, Othon, sur laquelle
Malraux tient à donner son avis aussi paradoxal que sibyllin.
Dechartre a alors la surprise
d’entendre une voix familière, celle qui tient sous le charme les
journalistes lors des fameuses conférences de presse, s’élever et
déclamer :
De Gaulle a cité les vers de mémoire alors qu’il n’a plus lu Othon
depuis ses années de collège.
Autant dire que, le 1er juin 1968, Dechartre est plutôt embarrassé,
lorsque, continuant à le mettre sur le grill, le général lui demande
quelle est, à son avis, la plus belle pièce de Corneille. Dire « Le Cid
» serait faire une réponse de potache obséquieux. Dechartre préfère
citer une autre pièce, Surena, qui traite du conflit entre le devoir et la
passion. Un conflit qui se résout par le suicide : « Surena part. »
Très rares sont ceux qui ont osé mentionner cette hypothèse, et
ceux qui l’ont fait ont parfois affadi leur propos au point qu’à les en
croire, la ciguë s’est muée en camomille. Ainsi, en 1971, Raymond
Tournoux écrivit dans Tout est dit que René Pleven lui avait confié
avoir lui-même reçu du général l’aveu de son envie de mettre fin à
ses jours au lendemain de l’échec de Dakar. Il le lui aurait dit lors de
leurs retrouvailles, en octobre 1940, à Brazzaville, la capitale de
l’AEF ralliée à la France libre.
entretenue depuis la Libération tant par les gaullistes que par les
communistes, c’est commettre un sacrilège, pis, c’est dîner avec le
diable, c’est, mutatis mutandis, se ranger du côté de ceux qui
justifièrent et commirent l’innommable, à savoir la solution finale de
la question juive.
Rares sont ceux qui osent rappeler que l’Afrique à laquelle songeait
de Gaulle, à peine remis de ses illusions concernant le fameux «
réduit breton » qu’il avait reçu l’ordre d’organiser, était moins
l’Afrique subsaharienne que l’Afrique du Nord, la seule à compter
réellement sur le plan économique, politique et militaire. Or, elle
s’était obstinément dérobée à son grand dessein, surtout au
lendemain du bombardement de
De Gaulle serait-il venu seul qu’il aurait été alors arrêté et transféré
aussitôt en France métropolitaine, dans cette France qui l’avait déjà
Que de Gaulle, jusqu’à son dernier souffle, ait tenté d’élever autour
de cet épisode un dense barrage d’approximations et de
contrevérités m’avait toujours intrigué. C’est cette raison, tout autant
que les liens qui m’attachent au Sénégal, qui m’a conduit à chercher
à en savoir plus.
Ce livre est le résultat de cette enquête menée par intermittences
depuis plusieurs années. Il n’aurait jamais été écrit sans l’amicale
sollicitation de René Guitton que je tiens à remercier. Il doit
beaucoup aussi au climat qu’ont su créer autour de moi Martine
Haddad et mes deux filles, Olivia et Anna, ainsi que leurs
compagnons. Tous ont supporté avec patience mon caractère
bougon, feignant d’attribuer à l’action de « fièvres pernicieuses »
mes accès de mauvaise humeur ou mes moments de
découragement. Enfin, je voudrais évoquer le souvenir de deux
personnes qui ont beaucoup compté pour moi et dont les récits
m’avaient fait comprendre l’atmosphère qui régnait à l’automne 1940
à la fois en métropole et en Afrique du Nord : d’une part, Clara
Malraux, qui appartint au même mouvement de résistance que
Philippe Dechartre, d’autre part, Marie-Claire Mendès France, dont
la joie de vivre et l’ironie mordante me manquent beaucoup.
Chapitre premier
L’un des mystères les plus épais qui règnent autour de l’opération de
Dakar réside précisément dans la surévaluation qui fut faite tant par
de Gaulle que par Churchill des potentialités de dissidence de
l’Afrique française, où la situation était loin de correspondre à leurs
souhaits.
(165 personnes).
Fin mai, début juin 1940, c’est une véritable orgie de défilés
patriotiques en tous genres à laquelle sacrifie l’Afrique noire
française.
En fait, les autorités, tant civiles que militaires, sont tout aussi
inquiètes que divisées. Du côté des civils, dans un premier temps,
c’est indéniablement l’esprit de résistance qui prévaut au plus haut
niveau. Les deux proconsuls de l’AOF et de l’AEF, à savoir Léon
Cayla et Pierre Boisson, sont des républicains convaincus. Tous
deux ont été nommés à leur poste par le gouvernement de Front
populaire et peuvent donc être considérés par certains de leurs
rivaux comme des serviteurs loyaux du régime déchu.
J’ai reçu avec joie et fierté de tous les groupements du Maroc, ainsi
que de tous les milieux, français et indigènes, les témoi-gnages de
foi patriotique les plus émouvants. Unanimement, ils expriment leur
désir de défendre, par les armes et jusqu’au bout, le sol de la France
et celui de l’Afrique du Nord et de remplir leur devoir de solidarité
envers les populations nord-africaines qui ont combattu à leurs côtés
12 .
Une partie du négoce de détail est aux mains des « Syriens », en fait
des Libanais, chiites au Sénégal, chrétiens un peu partout ailleurs,
qui sont tenus pour des citoyens de seconde zone. Ce sont des «
protégés »
L’armée coloniale retrouvait enfin le rôle qui avait été jadis le sien et
qu’on lui avait mesquinement chipoté ces deux dernières décennies.
Elle avait eu son heure de gloire à partir de la seconde moitié du
XIXe siècle quand elle s’était lancée, depuis les vieux forts de Saint-
Louis du Sénégal et de Médine, à la conquête de l’intérieur du
continent africain. Elle conservait pieusement le souvenir des
guerres menées contre Samory, des faits d’armes qui avaient
entouré la prise de la mythique Tombouctou par la colonne Bonnier
et des combats menés par le lieutenant-colonel Dodds contre les
pittoresques Amazones du roi Béhanzin. En quelques années, une
poignée d’hommes avaient donné à la France un immense territoire
allant des confins sahariens aux rives majestueuses du Congo.
Ces exploits avaient fait oublier à l’opinion publique les pages les
plus sombres de cette épopée coloniale, en particulier les sanglants
massacres commis par les capitaines Voulet et Chanoine lors de la
conquête du Tchad. Ou bien l’amertume ressentie par les milieux
coloniaux quand le vaillant colonel Marchand fut contraint, pour
cause d’entente cordiale avec les Britanniques, d’évacuer Fachoda
et d’abandonner au Lion britannique le contrôle du Soudan égyptien.
Depuis, tant en AOF qu’en AEF, l’armée vivait sur ses lauriers. Elle
n’était guère utilisée si ce n’est pour mater les -quelques très rares
révoltes que la presse métropolitaine avait le bon goût de ne pas
évoquer.
modeler son action sur la sienne. Autant dire que, durant les
journées cruciales de la mi-juin 1940, il joue la carte de l’attentisme
et de la prudence. Quand le gouverneur général Cayla lui déclare, le
17 juin, qu’en « aucun cas il n’acceptera des -conditions d’armistice
qui engageraient le port de l’Afrique occidentale française », il lui
rétorque qu’au minimum « l’Afrique noire doit modeler son action sur
celle de -
serait une erreur car cela reviendrait à le priver des appuis dont il
aura bien besoin pour convaincre les timorés. Pour la petite histoire,
on retiendra que, par la suite, le colonel témoignera à charge contre
les
Plançon est d’autant plus vindicatif qu’il est isolé et n’a pas à ses
côtés d’adjoint susceptible de le raisonner et de le modérer. Le
capitaine Guyot, commandant du croiseur auxiliaire Charles Plumier,
a refusé de le suivre, en dépit des menaces de destitution dont il a
été l’objet. Reste que Plançon parle haut et fort et que nul ne
l’empêche de prêcher la résistance. Il fait même afficher dans ses
bureaux un ordre du jour enflammé :
10 CF AN, 3 W 71 141.
11 Sur Pierre Boisson, on lira l’excellente étude de Pierre
RAMOGNINO, L’Affaire Boisson : un proconsul de Vichy en Afrique,
Paris, Les Indes savantes, 2006, qui reprend une partie de sa thèse
de doctorat.
Chapitre II
RECHERCHE RÉSISTANTS
DÉSESPÉRÉMENT…
Pour beaucoup, c’est leur premier contact avec l’Afrique noire et ils
souffrent de la chaleur étouffante à laquelle ils ne sont pas préparés.
Dans la salle des machines, les mécanos croisent les bras et toisent
d’un air menaçant les gradés. Le même jour, à 11 h 30 du matin,
trente marins du contre-torpilleur Milan mettent sac à terre. Ils ont
confondu un exercice d’alerte avec une riposte à une attaque
anglaise, et n’ont pas envie de venger Trafalgar.
À ceci près que les équipages ne sont pas de cet avis. Près de 600
C’est la première décision prise, dès son arrivée à Dakar, par l’amiral
Jean Joseph, comte de Laborde, dit plus familièrement « le comte
Jean », une figure de la Royale. Sorti en 1895 de l’École navale, cet
aristocrate est un passionné d’aviation. Il a fait une brillante carrière
et espérait bien être nommé amiral de la Flotte. La désignation, à sa
place, de son grand rival, Darlan, contre lequel il n’a pas de mots
assez durs, l’a ulcéré.
Reste que les israélites dakarois se font discrets, tout comme les
gaullistes. Goux et Turbé ne laissent rien paraître de leurs
sentiments véritables. Ils ont opté pour la prudence afin de rester en
place et de disposer des leviers de l’autorité en cas de besoin.
Ancien combattant, plutôt marqué à droite, Goux n’est pas
foncièrement hostile au maréchal ou au nouveau régime. Dans les
colonnes du Sénégal, il a bataillé contre le gouvernement de Front
populaire, au grand dam du pauvre Léon Cayla qui tentait en vain de
calmer son ire vengeresse. Adversaire des instituteurs, dont le
pacifisme corrompt, selon lui, la jeunesse, il multiplie les courbettes
devant Pétain. Il a ainsi rassuré les lecteurs de sa feuille :
Il énumère les officiers et les civils qui lui semblent être, à des
degrés divers, favorables à la poursuite de la lutte. Des
renseignements d’autant plus précieux qu’on trouve, parmi les
personnalités citées, la plupart des futurs protagonistes de l’affaire
de Dakar et que ceux-ci ont eu tendance, après l’échec de la
tentative gaulliste, à minimiser leur participation, voire à s’attribuer
des rôles très éloignés de ceux qu’ils eurent à la mi-juillet. Des
renseignements d’autant plus précieux qu’ils permettent de combler
les lacunes des archives administratives de l’AOF.
Pierre Boisson n’était pas un inconnu pour les Dakarois. Il avait été
de 1933 à 1936 secrétaire général de l’AOF, sous les ordres du
gouverneur Brévié, et s’était fait connaître par sa très grande
fermeté, notamment lors du déclenchement d’une grève des
cheminots du Dakar-Niger. C’est donc l’arrivée d’un homme d’ordre
que Dakar-Paris saluait dans son édition du 23 juillet 1940 en
publiant un article au titre significatif : « Un chef : le gouverneur
général Boisson ». L’article était très élogieux : « Le gouverneur
général Boisson est de la lignée de nos grands chefs… Il a l’âme
élevée, on retrouve en lui épanouies les plus belles vertus de nos
races. Le mot d’ordre est plus que jamais confiance. » Ces propos
n’étaient guère aimables pour le prédécesseur de Boisson, le
paisible Léon Cayla, qui voguait alors en direction de l’océan Indien
et de Madagascar, fortement contrarié à l’idée que la rupture des
relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne lui interdise de
faire escale au
Cap ou à Durban, deux villes sud-africaines aux magasins
particulièrement bien achalandés.
En tous les cas, Louveau voit dans cette affaire le motif rêvé pour
jeter bas les masques. Le 26 juillet, il envoie à de Gaulle un
télégramme lui annonçant son ralliement, message auquel le chef de
la France libre répond immédiatement en lui demandant de lui faire
parvenir un rapport sur la situation en Afrique occidentale. Louveau
n’aura pas le temps de transmettre à de Gaulle le rapport demandé.
Sitôt la nouvelle de son ralliement connue, il est convoqué à Dakar
par Boisson qui affirme vouloir « conférer » avec lui. L’administrateur
est assez naïf pour s’imaginer que son geste a remis le gouverneur
général dans le droit chemin. Il se rend donc à cette convocation et
est immédiatement arrêté et incarcéré à la prison de Dakar où il est
l’objet de vives pressions. On lui suggère de reconnaître qu’il souffre
de désordre mental, moyennant quoi l’on passerait l’éponge sur son
geste, ce qu’il refuse.
Boisson a, en fait, décidé de faire un exemple en frappant le maillon
faible de la chaîne. Louveau n’a pas bonne réputation auprès des
autres administrateurs. Son arrestation est un message adressé au
gouverneur Brunot (Cameroun), au gouverneur Croccichia (Côte
d’Ivoire), au gouverneur Éboué (Tchad) et au général Schmitt (Côte
d’Ivoire), qui ont multiplié les contacts avec les Britanniques de Gold
Coast et du Nigeria et sont considérés à ce titre comme des
éléments peu sûrs qu’on ne peut cependant remplacer dans
l’immédiat.
Churchill n’est pas dupe. Il sait ce qu’il en est par les rapports de ses
gouverneurs. Mais il est alors trop proche du général et a trop besoin
de ce dernier pour s’offrir le luxe de le contrarier ou de lui ouvrir les
yeux.
contrarient les plans sur la comète qu’il trace dans son bureau du 10
Downing Street.
Mieux vaut faire oublier que si, effectivement, ces deux territoires
faillirent bien basculer du côté des Alliés entre le 17 juin et le 2 juillet
1940, Vichy n’eut guère de mal à rétablir la balance en sa faveur dès
le lendemain de la première attaque britannique contre Dakar. Mieux
vaut faire oublier que, le 6 août 1940, lorsqu’ils prennent ensemble
la décision de tenter un coup de force contre Dakar, les deux
hommes se trompent du tout au tout, peut-être sciemment, en
s’imaginant que la vue de quelques
Mieux vaut faire oublier, surtout faire oublier, que ces combinaisons
en chambre ne tenaient pas compte, ne -prirent jamais en compte,
une donnée tenue pour négli-geable : ce que serait l’attitude des
populations africaines, au milieu des-quelles les Européens n’étaient
que quelques gouttes dans un océan. Les Africains sont absents de
ces intrigues tout comme ils ne sont pas conviés à assister aux
réunions fiévreuses qui se tiennent dans les cafés de Bamako, de
Dakar, de Conakry, de Lomé, d’Abidjan, de Douala ou de
Ouagadougou, ou au sein des états-majors.
Les indigènes n’ont pas droit à la parole, pas même ceux qu’on
qualifie d’« originaires » parce qu’ils viennent des quatre communes
sénégalaises de plein exercice – Saint-Louis, Rufisque, Gorée et
Dakar –
dont les natifs sont -considérés comme des citoyens à part entière et
ne sont pas soumis, comme les autres, au Code de l’indigénat.
Voilà qui éclaire d’un jour différent les motivations que pouvaient
nourrir, en AOF et en AEF, les partisans de la dissidence, des
motivations très différentes de celles qui, quatre ans plus tard,
serviront de fondement à la célèbre Conférence de Brazzaville.
1450.
Chapitre III
ET DE GAULLE
Soudan français pour faire main basse sur cet or, propriété des
gouvernements français, belge et polonais.
On est certes loin de ce qui se passera quatre ans plus tard lors du
débarquement anglo-saxon en Normandie, quand les États-Unis
envisageront purement et simplement de confier l’administration des
territoires libérés à un organisme politico-militaire, l’Amgot, estimant
que le Comité de libération nationale d’Alger, présidé par de Gaulle,
n’avait pas de légitimité suffisante pour se substituer purement et
simplement aux autorités de Vichy. L’affaire était à ce point avancée
que l’Amgot avait fait imprimer des billets de -banque frappés de son
sigle, billets dont je pus voir certains spécimens quand mon amie
Marie-Claire Mendès France me montra ceux que son époux, Pierre
Mendès France, avait conservés dans ses archives.
Soudan contre les troupes mahdistes ainsi qu’à la guerre des Boers
en Afrique du Sud. Il a été sous-secrétaire d’État aux Colonies en
1905 et secrétaire d’État aux Colonies en 1921. Enfin il a effectué de
nombreux séjours sur le continent noir, même s’il -connaît surtout
l’Afrique australe.
Tel n’est pas, loin de là, le cas du général de Gaulle. Celui-ci n’a
jamais servi aux colonies, exception faite d’un bref séjour au Liban,
en tant que chef des 2eet 3e Bureaux, à la fin des années 1920, une
affectation qui ressemblait fort à une mise sur une voie de garage
après les polémiques provoquées par les conférences qu’il avait
prononcées, avec le soutien de Pétain, à l’École de guerre. Il s’était
alors envolé « vers l’Orient compliqué avec des idées simples » et
ce qu’il avait pu observer au Levant, très peu représentatif de
l’Empire dans son ensemble, ne l’avait guère incité à vouer une
passion débridée aux questions coloniales.
Contrairement à bon nombre d’officiers de sa génération, il
n’accordait à l’existence de l’Empire qu’une importance toute relative
même s’il n’était pas insensible à la geste des Faidherbe et Gallieni,
dans la seule mesure où elle lui semblait incarner les formidables
ressources du génie français, des ressources un temps contrariées
par les rivalités avec la Grande-Bretagne. Mais c’était l’Europe et
l’Europe seule qui l’intéressait.
quel bout il convient de prendre son mandat. Cela fait une incertitude
chronique dans laquelle se retrouve d’ailleurs tout l’Orient3 .
Buts politiques…
Tout cela prédisposait peu le général à avoir une idée juste, fût-elle
très générale, des ressources de l’Empire, encore moins d’avoir
conscience des réalités locales et des spécificités d’une éventuelle
action militaire en AOF, selon des critères très différents de ceux
utilisés pour planifier des opérations, terrestres ou navales, en
Europe.
distances à parcourir, pas plus qu’il ne connaît l’état exact des forces
militaires stationnées sur place.
Cela peut surprendre tous ceux qui sont habitués à l’idée d’un de
Gaulle africain dans l’âme, image largement popularisée par la
légende dorée du gaullisme, et qui est loin d’être erronée. Mais cette
profonde familiarité avec l’Afrique, son empathie marquée pour le
continent noir, où il aimait à venir se ressourcer et à sentir la
chaleureuse affection de ses habitants, exprimée de manière
exubérante, est postérieure à l’affaire de Dakar. Elle prend
naissance en fait avec l’accueil triomphal que réserve Douala au
vaincu de la veille, un accueil qui panse définitivement, en
apparence du moins, ses blessures jusque-là à vif et qui, selon la
belle expression de Larminat, lui fait l’effet d’un véritable et salvateur
« lavage d’âme ». Un miracle dont il -conservera le souvenir
émerveillé et reconnaissant, pour autant qu’il ait jamais éprouvé de
la gratitude, préférant considérer comme allant de soi les hommages
et prévenances dont il pouvait être l’objet.
C’est à partir d’octobre 1940 que l’on peut parler sans se tromper
d’un de Gaulle africain. Jusqu’à cette date, c’est, en ce qui concerne
le continent noir, un novice total qui succombe aux mirages de sa
très riche imagination et à sa détestable manie de prendre des
vessies pour des lanternes avec un formidable aplomb qui n’autorise
pas la moindre contradiction. Une manie aggravée par l’absence, à
ses côtés, de bons connaisseurs de l’Afrique noire.
L’on comprend dès lors les raisons qui ont poussé de Gaulle et ses
biographes les plus zélés à ne guère évoquer l’affaire de Dakar et,
surtout, ses préparatifs, dans la mesure où la position ambiguë
adoptée par le général démentait ses allégations et cette singulière
manie qu’il avait de réclamer pour lui le privilège d’une infaillibilité
dont le souverain pontife était jusque-là, non sans de fortes
réticences de la part de la hiérarchie ecclésiastique, le bénéficiaire.
À ceci près que ledit Comité n’avait nullement l’intention de jouer les
croque-morts et d’enterrer le problème. Et ce d’autant plus que ses
honorables membres sont, dès le début, littéralement furieux de se
voir intimer l’ordre de préparer une expédition décidée ex cathedra
par deux dirigeants plus politiques que militaires, et qui a tout d’un
caprice d’enfant gâté.
Avec une pointe non dissimulée de mépris pour un Coq gaulois dont
les ergots ont été rognés, il affirme que la France ne lui paraît pas
être en mesure d’entrer en guerre, pour autant d’ailleurs que l’Alle-
magne et l’Italie consentent à lui faire une place à leurs côtés et lui
redonnent un semblant d’armée en libérant les centaines de milliers
de prisonniers de guerre de tous rangs dont on peut
raisonnablement penser qu’ils n’ont plus, et pour longtemps, l’envie
d’aller s’illustrer sur un terrain d’opérations.
Faut-il ajouter que ce flou artistique dans lequel baignent nos deux
compères les séduit d’autant plus qu’il leur fournit, par avance,
toutes les justifications nécessaires qu’ils pourront invoquer à satiété
si la partie tourne mal. Il leur suffira d’affirmer, chacun de son côté,
que la faute en revient à l’autre qui s’est montré négligent ou qui est
sorti du rôle précis qui lui était assigné. L’échec est inscrit en
filigrane de cette singulière combinaison et l’on comprend assez bien
pourquoi, après guerre, les uns et les autres jetteront un voile
pudique sur leurs illusions de l’été 1940.
8 Ibid.
Chapitre IV
Dans la réalité, les choses sont loin d’être aussi simples. -Certes, la
plage de Hann constitue effectivement un site convenable. Elle
s’élève en pente faible vers la route reliant Dakar à Rufisque et sa
partie méridionale est cachée par des dunes qui offrent un couvert
suffisant. Mais le nord de la plage est à portée de tir des batteries du
Cap Manuel ou des canons des
Quant à Yof et Ngor, elles sont protégées par des batteries et leurs
plages, pourtant -superbes, ne conviennent pas à un débarquement.
Enfin, Gorée, le seul point de débarquement possible, est situé au
nord-est de l’île, à portée de tir des canons de Dakar et du fort de
Bel Air.
Pour Muselier, qui rapporte ces propos dans les souvenirs très
hostiles qu’il rédigea après son limogeage de la France libre en
1942, cette remarque du général indique bien sa profonde
méconnaissance de l’Afrique. L’argument est un tantinet fallacieux. Il
fallait certes être marin ou colonial pour pouvoir situer avec précision
sur une carte ce port du Moyen-Congo, terminus du chemin de fer
Congo-Océan dont la construction avait coûté un mort par traverse
et suscité une intense campagne de presse menée par André Gide
et Albert Londres.
Pas plus que de Gaulle ne veut prendre au sérieux les très fortes
réserves formulées par Cunningham et Irwin quant à l’éventualité
d’un ralliement, au mieux dans l’enthousiasme, au pis dans la
résignation, des Français de Dakar. Il est fort douteux que ceux-ci
acceptent de céder à un ultimatum, surtout après la tragédie de
Mers El-Kébir. Comme le fait remarquer, un brin sarcastique, un
sous-chef d’état-major de la Royal Air Force, le plan de Churchill et
de Gaulle revient « à frapper à la porte d’une fille à 3 heures du
matin et à lui demander de la manière la plus amicale la permission
de la violer » !
Pour Cunningham et Irwin, il est fort probable que l’expédition doive
user de la force pour obtenir le ralliement de l’AOF. C’est la raison
pour laquelle ils formulent trois scénarios selon l’accueil qui sera
réservé aux Franco-Britanniques. Le premier d’entre eux ( Happy)
parle de lui-même.
L’objectif reste Dakar mais il est question cette fois d’investir la ville
par l’intérieur des terres à partir de Saint-Louis du Sénégal. C’est là
qu’aurait lieu une nouvelle tentative de débarquement, les troupes
françaises progressant ensuite le long de la voie ferrée reliant la
capitale du Sénégal à celle de l’AOF, la marine britannique assurant
le ravitaillement et la protection de la colonne.
Là encore, de Gaulle fait preuve d’une méconnaissance profonde de
l’Afrique. La barre à Saint-Louis est particuliè rement forte et
empêche tout débarquement d’une force importante. Ce n’est pas
par hasard si ce mouillage a été définitivement abandonné au XIXe
siècle au profit de Gorée puis de Dakar. La distance entre Saint-
Louis et Dakar, 250
Cette version des faits, donnée par l’historique de guerre rédigé par
les Britanniques, n’a jamais fait l’objet de la moindre contestation de
la part de De Gaulle ou de ses biographes les plus zélés et les
moins irrévérencieux. Même si le procès-verbal de cette séance du
20 août 1940
n’a pas été conservé, il est clair que le général ne s’est pas opposé,
à cette date comme auparavant, à ce que les forces britan-niques, et
accessoirement les Français, mettent en œuvre « tous les moyens
nécessaires pour briser la résistance ». Même s’il s’agit des ordres
donnés aux Britanniques, dont de Gaulle demandait à ce qu’ils
soient revêtus de l’uniforme français, il est clair qu’il accepte
tacitement l’emploi de la force contre Vichy et qu’il souscrit là encore
tacitement à une utilisation en ce sens des contingents de la France
libre.
2 Cité par Jean-Luc BARRÉ, op. cit., pp. 121-122. Pour une vision
plus équilibrée de Muselier, on lira la biographie que lui a consacrée
son petit-fils Renaud MUSELIER, L’Amiral Muselier. Le créateur de
la croix de Lorraine, Paris, Perrin, 2000.
3 Dont le texte a été publié pour la première fois par Maurice
MARTIN DU GARD en 1949 dans sa Carte impériale, puis repris
ensuite par différents auteurs ainsi que dans l’édition des Lettres,
notes et carnets, juin 1940-juillet 1941 du général DE GAULLE, op.
cit.
Chapitre V
Lord Evin Lloyd, secrétaire d’État au Colonial Office, une lettre dans
laquelle le chef de la France libre présente rapidement ses
subordonnés et sollicite pour eux l’aide des autorités britanniques.
De Gaulle ne craint pas de prendre des libertés avec la réalité en
vantant les qualités de ses émissaires. Nul ne peut contester les
compétences de René Pleven, particulièrement au fait des questions
économiques. Qualifier de « spécialiste de l’Afrique noire » Claude
Hettier de Boislambert est beaucoup s’avancer, sa connaissance du
continent se limitant à son intense activité cynégétique et aux
relations mondaines qu’il a su tisser au Kenya et en Ouganda. Cette
excellente gâchette ignore tout du gouvernement des -hommes.
Quant à Leclerc, s’il est effectivement breveté d’état-major, il
appartient à une arme, la cavalerie, qui est l’ennemie jurée de la
Coloniale, celle que l’on veut rallier. Le choix du général n’est donc
pas des plus judicieux mais de Gaulle fait avec les moyens du bord !
L’odyssée des quatre hommes n’est pas simple. Après une brève
escale à Lisbonne, leur hydravion endommage, à son redécollage,
son aile droite mais parvient à gagner Bathurst, en Gambie, où les
émissaires français sont reçus par le nouveau gouverneur, Cusden,
ancien consul général de Grande-Bretagne à Dakar, auquel ils
expliquent, « sous le sceau du secret le plus absolu », le sens de
leur mission. Boislambert, en particulier, pose les jalons de la future
expédition de Dakar, laquelle en est encore au simple stade de
projet. Il est convaincu de la nécessité de multiplier les contacts avec
les patriotes du Sénégal afin de se gagner leur concours et d’obtenir
d’eux des renseignements sur la situation politique et militaire.
Dans l’ensemble, leur opinion est positive. Peu importe que ces
En fait, Giffard est excédé par les rodomontades et les caprices des
coloniaux français, en particulier du fébrile Félix Éboué, le
gouverneur du Tchad, qui ne cesse de le harceler de demandes
contradictoires.
Leclerc préfère donc agir tant que Bureau est encore en place,
préférant avoir affaire « à un borgne plutôt qu’à un aveugle ».
Par la suite, il justifiera cet acte en expliquant qu’il avait cru que
Husson avait été déposé pour gaullisme et que Larminat était le
représentant de Vichy.
Les coloniaux qui le connaissent savent qu’il n’a jamais dit plus
Il faut donc prendre les témoignages des uns et des autres avec
beaucoup de prudence. Ils ne sont guère crédibles. Tout porte à
croire qu’un attentisme prudent continua de prévaloir. On en trouve
un bon exemple dans le laborieux rapport rédigé par les
Renseignements généraux de Dakar le 30 août 1940, un chef-
d’œuvre d’ambiguïté et d’hypocrisie. Son auteur semble avoir voulu
se couvrir sur sa droite comme sur sa gauche et ne rien laisser
transparaître de ses propres sentiments. Vichy peut être satisfait de
ses pru-dentes et cauteleuses conclusions ; les gaullistes, s’ils
avaient pris le pouvoir, l’auraient maintenu en place pour rendre
hommage à sa perspicacité et à sa faculté de savoir « écrire » entre
les lignes.
L’AEF, en effet, avait à peine pris sa fière déci sion qu’elle trouvait à
écouler vers l’Empire britannique tout ce qu’elle ne consommera pas
elle-même car la Grande-Bretagne est toujours maîtresse des mers
[…].
6 Collection personnelle.
Chapitre VI
Tout est en effet prétexte à une crise, d’autant que de Gaulle, très
soucieux de ses prérogatives, fait preuve d’une susceptibilité à fleur
de peau et se comporte comme s’il traitait d’égal à égal avec Sir
Winston Churchill. Si le Premier ministre britannique, dont l’ego est
pourtant lui aussi hypertrophié, tolère avec bonhomie les caprices de
son allié, il en va autrement de ses collaborateurs, exaspérés par
l’attitude de l’auteur de L’Armée de métier et qui n’hésitent pas à lui
rappeler son étroite dépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne.
ordres ».
britanniques.
Le Comité des chefs d’état-major prend connaissance de cette
estimation le 28 et décide le lendemain qu’elle n’appelle pas de
commentaires particuliers. Rien n’est changé aux plans établis. Pour
les membres du Comité, Irwin a tout simplement voulu prendre date
et s’exonérer de tout reproche en cas d’échec, une attitude que ses
pairs jugent compréhensible.
Si les Royal Marines ont l’habitude des opérations menées sur des
théâtres extérieurs, les Polonais, eux, ignorent tout de l’Afrique et
auraient préféré affronter les Allemands plutôt que les Français.
Bon nombre de ragots colportés sur les Français libres furent forgés
après l’échec de l’opération Menace et certains Britanniques ont
imaginé de toutes pièces des accusations destinées à justifier leur
francophobie agissante. Arthur Marder note ainsi que des Français
libres auraient même été jusqu’à réclamer, pour leur ordinaire, du
foie gras et du champagne. Le fait paraît douteux, et ce d’autant plus
que marins et soldats de la France libre préféraient au champagne
d’autres boissons plus roboratives et gouleyantes.
L’enquête ouverte alors par l’ISB laisse entendre que cet officier
n’était pas, loin de là, un cas isolé. De Gaulle lui-même, en se
rendant chez Simpson’s, un grand magasin spécialisé dans les
équipements coloniaux, aurait confié qu’il partait pour le Continent
noir. D’autres officiers auraient été remarqués dans des pubs de
Liverpool où, passablement éméchés, ils auraient conclu leurs
libations par un tonitruant : « À Dakar ! »
Il n’en fallut pas plus pour que les autorités britanniques s’inquiètent
et fassent éprouver à Winston Churchill -quelques frayeurs à titre
préventif.
Des frayeurs d’autant plus grandes que les Français étaient les
seuls à ne pas avoir respecté les consignes de mutisme. C’est ce
qu’affirmait l’ISB : Dakar était un sujet de conversation habituel dans
les troupes françaises. En ce qui concerne les troupes britanniques,
seuls le major général Irwin et deux ou trois de ses officiers qu’il
avait informés savaient la vérité et il n’y a pas eu de fuite de leur
part1 .
Des officiels du consulat français dans cette ville les auraient alors
récupérés et transmis à Vichy via Madrid.
C’est plus vraisemblable en tout cas que la piste Muselier. L’on voit
mal en effet l’amiral transmettre des informations à Vichy, surtout à
Darlan qu’il tenait pour responsable de sa mise à la retraite anticipée
en
On peut supposer que les propos enflammés des uns et des autres
ne se limitèrent pas à des confidences sur leurs études ou sur leurs
familles. À
Le zèle mis par Darlan s’explique avant tout par son désir d’éviter
une intervention directe des forces de l’Axe en Afrique noire. Les
Allemands ont laissé clairement entendre à leurs interlocuteurs
français à la Commission d’armistice qu’ils se réserveraient le droit
d’agir unilatéralement avec les Italiens si Vichy se montrait incapable
de rétablir son autorité dans les possessions françaises d’Afrique.
C’est alors que sur une distance de 15 kilomètres, celle qui sépare
Gibraltar des côtes marocaines et de Tanger, va se jouer un
formidable quiproquo, si extraordinaire et si inattendu que certains
n’y ont vu qu’un simple fâcheux concours de circonstances.
Averti de l’arrivée de la Force Y, Sir Dudley North sait qu’il doit suivre
les instructions qui lui ont été transmises par Londres. Si les forces
françaises sont inférieures aux siennes, il a pour mission de les
arraisonner. Si elles sont égales ou supérieures aux siennes, il doit
éviter le combat.
Sir Dudley North n’a besoin que d’une chose, l’aval de l’Amirauté,
une Amirauté avec laquelle il est en délicatesse. Il n’a pas caché son
opposition à l’attaque contre Mers El-Kébir et la virulence de ses
rapports très critiques lui a valu un blâme de ses supérieurs.
Francophile, il répugne à l’idée d’avoir à affronter ses anciens alliés.
Voilà pourquoi il se contente d’attendre la réponse de Londres et non
de la provoquer. Pour lui, les choses sont claires et il a pris soin de
tout vérifier : le consul général britannique à Tanger, qui l’a prévenu,
a, dans le même temps, transmis à Londres le messager de Luizet.
À ceci près que North aurait dû également vérifier que Londres ait
bien reçu le message. Or ce n’était pas le cas. Le cloisonnement des
services, strictement observé, fait qu’un consul de Sa Très
Gracieuse Majesté ne peut entrer directement en contact avec
l’Amirauté. Il doit suivre la voie hiérarchique, rendre compte au
Foreign Office, à charge pour ce dernier de transmettre à qui de
droit. Le message du consul ne portant pas la mention « Prioritaire
», il est décrypté très tardivement par le Foreign Office, qui attend le
14 septembre pour le trans-mettre à l’Amirauté, trois jours après le
franchissement du détroit par la Force Y !
Bien que cela soit infiniment moins grisant et séduisant que d’autres
hypothèses, le passage du détroit de Gibraltar par la Force Y est
bien la conséquence d’une série d’erreurs humaines imputables aux
Britanniques. Elles démontrent l’amateurisme avec lequel Churchill
et de Gaulle se sont lancés dans la mise en œuvre de l’opération
Menace, dont la réussite est désormais si peu sûre que le Premier
ministre britannique songe à l’annuler purement et simplement.
4 Ibid.
10 Ibid.
Chapitre VII
LA VOLTE-FACE DE CHURCHILL
C’est peu dire. Le chef de la France libre n’entend pas qu’on le prive
de sa victoire ou qu’on lui dicte sa conduite. Pour lui, Churchill a tort
de penser que l’arrivée des navires vichystes a radicalement modifié
la situation et que mieux vaut ne pas courir le risque d’un échec.
Pour lui, il ne faut pas briser la dynamique provoquée par l’annonce
du ralliement de l’AEF à la France libre. Cette dynamique porte déjà
ses fruits à Dakar, où le nombre des partisans des Alliés se serait
soudainement accru tandis que les partisans de Vichy
commençaient à douter de la justesse de leur cause. De plus, de
Gaulle souligne que de récentes bonnes nouvelles ont confirmé
l’ampleur du soutien dont la France libre bénéficie aux quatre coins
du monde.
Comme vous le savez, j’ai déjà accepté dans cette opération des
risques qui ne se justifient pas pleinement sur le plan purement
militaire. Des éléments d’information nouveaux font croire à une
augmentation possible de ces risques, mais je considère que cela
vaut la peine de les prendre en raison des résultats évidents que le
succès permettrait d’obtenir. De Gaulle s’est par ailleurs engagé à
coopérer entièrement avec les troupes britanniques si besoin était et
n’a pas esquivé les responsabilités en cas de combats entre les
Français2 .
Tenez-nous informés3 .
Il importe qu’avec les moyens qui sont mis à votre disposition vous
agissiez avec énergie pour rétablir l’ordre à Pointe Noire et Douala
simultanément… En conséquence, vous voudrez bien, d’accord
avec le général commandant supérieur, la Marine et l’Air, prendre les
dispositions pour :
5 Ibid. , p. 146.
6 Texte cité in extenso par Daniel CHENET, op. cit., pp. 189-190 et
par Jacques MORDAL, La Bataille de Dakar, Paris, Ozanne, 1954,
pp. 160-161.
Chapitre VIII
VOLCAN
Thiès est une étape vitale. C’est une ville de garnison où est
stationnée une partie de l’infanterie de Barrau. Elle abrite aussi une
base aérienne.
parce qu’elles les connaissent, soit parce qu’elles n’ont pas envie de
faire du zèle. À bord des navires, les marins n’attendent que l’heure
de pouvoir descendre à quai et se disperser dans les cafés des
alentours. Bissagnet fait remarquer à Boislambert que les môles et
les musoirs ne sont pas gardés militairement comme cela avait été
cas en juillet. Apparemment, nul ne se doute de rien. C’est un
sombre dimanche comme tant d’autres.
Chapitre IX
LE FOG DAKAROIS
l’ennemi mais chez les Alliés. Une fois de plus, de Gaulle boude. Il
ne décolère pas à l’idée du procédé désobligeant qu’a eu envers lui
Churchill. Sans prendre la peine de le consulter, le Premier ministre
britannique a rencontré à Londres l’amiral Muselier et s’est entendu
avec lui pour envoyer le général Catroux au Levant. À charge pour
ce dernier de tenter de rallier les marins français immobilisés en
rade d’Alexandrie depuis le 5 juillet et de faire basculer du côté
britannique le Liban et la Syrie demeurés fidèles à Vichy.
À bord des navires, les hommes de troupe cachent mal leur fébrilité.
sera pas des plus aisées. En effet, il est supposé se tenir sur la
passerelle, en compagnie du général de Gaulle et de Spears, qui ont
tous les deux revêtu la tenue de combat de l’armée des Indes. Mais
il doit dans le même temps courir de la passerelle à la cabine de
commandement et aux postes de transmission pour prendre
connaissance des messages reçus des autres navires et expédier
ceux rédigés par de Gaulle et Spears.
Durant les trois jours que durera l’attaque, ils ne parviendront pas à
distinguer les navires qui, tirant au jugé, font pleuvoir leurs obus
aussi bien sur les fortifications et les bâtiments officiels que sur les
quartiers européen ou indigène.
Ses auditeurs ont cependant sans doute été plus nombreux que
ceux qui captèrent à Dakar, le 23 septembre à 6 heures du matin,
les propos du
À la population de Dakar
Il est peut-être heureux que cette allocution n’ait pas été entendue et
qu’elle ne soit pas passée dans l’histoire. Il faut bien l’admettre,
l’adresse manquait de souffle et d’inspiration. C’était moins un
discours qu’un bref communiqué d’état-major débité d’un ton
monocorde. L’on voit mal comment cette médiocre prestation
radiophonique aurait pu faire se jeter dans les rues des milliers de
Dakarois, invités au demeurant à demeurer auprès de leurs postes.
Sa sécheresse et la plate énumération des dispositions prises –
envoi d’émissaires auprès des autorités officielles énumérées avec
soin – font croire aux éventuels auditeurs qu’ils sont les témoins
impuissants de tractations à l’échelon le plus élevé et dont les
résultats leur seront ultérieurement communiqués. En matière
d’action psychologique et de manipulation des masses, il reste
encore beaucoup à apprendre aux Français libres.
Le prouvent amplement les tracts que les avions Luciole, qui ont
déposé les parlementaires à Ouakam (voir plus loin), font pleuvoir
sur les rues encore désertes de Dakar. Ce sont, à l’exception d’un
seul, de petits rectangles où l’on peut lire :
Général de Gaulle
Général de Gaulle
Général de Gaulle
C’est pour cela qu’arrivent à Dakar les forces françaises sous mes
ordres.
Vive la France !
Général de Gaulle
Ces tracts, dont plusieurs exemplaires ont été conservés dans les
archives du gouvernement général, montrent une profonde
méconnaissance de la situation dans la capitale de l’AOF. Affirmer
ainsi que Dakar est menacée par l’ennemi et par la famine va à
l’encontre de la
D’Argenlieu a beau lui répliquer que ses chefs ont trahi les
engagements qu’ils avaient pris envers la Grande-Bretagne,
Lorfèvre ne veut rien savoir et préfère couper court à la discussion.
Landriau est mal informé ou prend ses désirs pour des réalités. En
fait, d’Argenlieu, inquiet de l’agitation qu’il observe autour de lui, a
pressenti que les choses tournaient mal. Il s’est précipitamment
rembarqué et les deux vedettes ont appareillé.
C’est alors que de Gaulle, qui ne peut voir ce qui se passe à terre
mais qui a entendu les canons de 100 mm du Richelieu, lance un
nouvel appel sur les ondes à 8 h 07, dans lequel il affirme vouloir
toujours croire aux chances d’un ralliement pacifique de la capitale
de l’AOF :
Les autorités, à Dakar, ont refusé de recevoir les officiers que je leur
avais envoyés. Le feu a été ouvert sur les trois avisos français par le
Richelieu et les batteries de Gorée.
Imposez votre volonté aux cou-pables qui tirent sur les Français.
Là encore, l’appel fait chou blanc. Il est par trop imprécis et n’invite
pas expressément les Dakarois à sortir dans la rue. Il se contente de
leur demander d’« imposer » – par quels moyens ? – leur « volonté
aux coupables qui tirent sur les Français ». Encore faudrait-il qu’il
soit entendu. Or, en dépit des tracts lancés par les Luciole, rares
sont ceux qui parviennent à capter cette invitation à une action mal
définie. Plus rares encore sont les sympathisants gaullistes assez
audacieux pour prendre l’initiative d’un mouvement insurrectionnel.
Pour une raison bien simple : les plus connus d’entre eux sont sous
les verrous.
C’est une légende dorée qui ne résiste pas à l’examen des faits,
dont on ne dira jamais assez combien ce sont des empêcheurs de
tourner en rond.
À vrai dire, les trois avisos reçoivent trop tardivement cet ordre pour
pouvoir l’exécuter. Le retard dans les transmissions fait que la
réception intervient alors que la situation a changé du tout au tout et
n’évolue pas dans le sens indiqué par de Gaulle. Celui-ci se
cramponne pourtant à son idée fixe, encouragé en cela par
d’Argenlieu. Bien que sérieusement blessé à la jambe, le capitaine
de frégate est venu au rapport sur le Westernland. Il a fait état des
réticences mises selon lui par Lorfèvre à l’interpeller et en conclut
que la garnison est réticente et prête à basculer pour autant qu’on l’y
oblige par une démonstration de force.
Il faut avoir la foi du charbonnier pour croire pareille chose mais c’est
le moins qu’on puisse exiger d’un ancien prieur des Carmes de Paris
! Ce qui amène le chef de la France libre à rédiger à l’attention de
l’amiral
Car c’est bien une bataille en bonne et due forme qui commence
après que de Gaulle eut, à 11 heures, lancé un dernier appel par
radio : J’adjure et j’enjoins aux autorités de Dakar de me signaler
qu’elles ne s’opposent pas au débarquement des troupes sous mes
ordres. En tout cas, les forces sous mes ordres comme les forces
alliées répondront à ceux qui tirent sur elles 5 .
La panique qui s’est emparée des civils met un terme aux espoirs de
soulèvement antivichyste dont avait rêvé de Gaulle. Si une foule se
rassemble devant le palais du gouverneur, c’est pour exiger son
évacuation. À aucun moment, elle ne réclame une capitulation ou
l’instauration d’un cessez-le-feu. Le seul à le faire est le président de
l’Association des titulaires de la Médaille militaire, un brave homme
qui cède à un moment de panique et que Boisson, lui-même
médaillé militaire, prend soin de réconforter avant de le faire
raccompagner chez lui.
C’est d’ailleurs parce que la plus grande pagaille règne dans Dakar
que Hettier de Boislambert et Bissagnet peuvent quitter la ville sans
être remarqués. Ils ont abandonné leur Torpédo, trop visible, et se
sont procuré des vélos sur lesquels ils prennent la direction de
Rufisque, où ils s’ins-tallent dans une modeste auberge, Le Chapon
fin. Leur arrivée ne suscite guère d’émoi. Les Rufisquois ont entendu
la canonnade au loin mais ignorent qu’une flotte anglaise se trouve
au large. C’est Dakar qui est visée et ils poussent un soupir de
soulagement. Une vieille rivalité
Il est vrai que Desjardins s’est voulu très prudent. Son allocution
reprend et développe, en termes plus clairs, celles prononcées
auparavant par de Gaulle. Elle invite les Français de Dakar à se
débarrasser de leurs mauvais chefs :
Français de Dakar, c’est un de vos compatriotes, un officier français,
qui vous parle. Allez-vous laisser se prolonger un malentendu aussi
tragique ? Nous vous apportons la liberté, et en même temps que
des vivres, des armes pour vous défendre. Nous venons à vous en
frères, les bras ouverts, et les quelques hommes qui veulent vous
imposer leur propre honte osent nous accueillir en ennemis.
Français de Dakar, ne vous laissez pas mener par ces mauvais
bergers. Vous savez où se trouvent les ennemis de la France : à
Paris, à Bordeaux, à Lille, à Brest et à Strasbourg et leurs complices
attendent leur heure pour envahir la Corse, la Tunisie. Allez-vous les
laisser venir ensuite à Dakar ?
Pour mener à bien cette opération, il aurait suffi qu’un chef militaire
particulièrement audacieux soit présent ce 23 septembre à Dakar.
Plus exactement, il aurait aussi fallu que les commandants français
et britanniques de l’opération Menace coordonnent mieux leur
action, voire
pp. 193-197.
6 Ibid.
Chapitre X
ÉCHEC À RUFISQUE
dans l’échec. Ils ont cultivé avec soin cette rancunière et morose
dérélection qui est la marque de fabrique d’un certain gaullisme.
Il est loisible d’objecter que, dans ce cas, l’on voit mal pourquoi
Cunningham aurait machiavéliquement dirigé les Français libres sur
Rufisque où le succès était quasiment à leur portée. Encore moins
pourquoi il aurait alors parié sur leur échec, sachant pertinemment
que celui-ci le contraindrait à prendre la relève et à sacrifier des vies
anglaises pour des « Frenchies » dont il estimait qu’ils ne valaient
pas la vie d’un seul soldat britannique. On ne peut exclure
l’existence de cas de sadomasochisme au sein de la Royal Navy au
fil des siècles, reste que l’amiral Cunningham semble n’avoir point
été atteint de ce mal.
Lacroix est passé à peine à 2 milles des avisos coloniaux des FNFL
et des paquebots Westernland et Pennland. Le danger est si grand
que le lieutenant Desjardins ordonne immédiatement aux paquebots
de faire marche arrière et de s’éloigner au maximum de la côte.
Prévenu par les avions de surveillance de la sortie de la Force Y,
Cunningham envoie aussitôt un télégramme annulant purement et
simplement le plan Charles, message qui ne sera communiqué à de
Gaulle que quelques heures plus tard, alors que la tentative de
débarquement a échoué. Pour ajouter à la confusion, le chef de la
France libre ne cesse pendant le même temps de faire télégraphier
à l’amiral pour avoir confirmation que celui-ci a bel et bien envoyé un
ultimatum à Boisson et pour exiger plus de précisions sur les
mouvements de la flotte vichyste.
les avisos ne peuvent donc accoster. Ils doivent mettre à l’eau des
baleinières à bord desquelles les commandos gagneront le rivage.
Le Commandant Duboc a pour mission de s’approcher le plus
possible du phare de Diokoul et de neutraliser les deux canons de
75. Les manœuvres commencent dans un silence quasi religieux.
Les hommes descendent dans les baleinières. De loin, du moins
quand la houle ne fait pas plonger vers le bas leurs frêles esquifs, ils
peuvent déjà apercevoir les quais de Rufisque où des indigènes
s’attroupent, leur faisant de grands signes de la main. Aux balcons
des maisons coloniales, les habitants observent le spectacle,
inconscients du danger. La petite ville sort de sa léthargie
coutumière et la fin de l’après-midi promet de sortir de l’ordinaire.
Pour une fois, il va se passer quelque chose à Rufisque !
Cette atmosphère de fête est troublée par les coups de canon tirés
par la batterie du phare de Diokoul. Ils tuent à bord du Commandant
Duboc les quartiers-maîtres Louis Broudin et Baptiste Dupuis et
l’aspirant Robert Crémel. Quelques secondes après, c’est au tour
des mitrailleuses postées sur la plage de faire feu sur les chaloupes
en visant plutôt haut.
Sur le rivage, Coustenoble n’en croit pas ses yeux. Il a repoussé une
attaque menée par des forces très supérieures aux siennes. Son
premier geste est de prévenir Dakar et de supplier qu’on lui envoie
des renforts et des munitions. Puis il se précipite pour organiser les
premiers secours dans le quartier Ouaga où les pompiers de
Rufisque déblaient les décombres fumants des maisons.
On a commencé par dire que Dakar était ou allait être aux mains des
Allemands, que Dakar était affamée.
Vous savez qu’il n’y a pas un Allemand à Dakar et qu’il n’a jamais
été question d’occupation allemande à Dakar. Vous savez que notre
ravitaillement est suffisamment assuré et que nous subissons des
gênes qui sont légères quand nous songeons aux privations que
connaît la France.
À l’ultimatum qui m’a été envoyé, j’ai répondu que j’opposais la force
à la force pour garder Dakar à la France.
La flotte anglaise a tiré sur Dakar. Aucun objectif militaire n’a été
atteint mais, hélas, l’hôpital indigène a été touché et, dans le port, un
bateau de commerce. En ville, des maisons particulières ont été
détruites. Nous avons 81 morts ou blessés. Parmi eux, hélas, des
femmes et des enfants. Nous étions jusqu’ici dans le calme de notre
tâche quotidienne. Rien ne justifiait, ne pourra jamais justifier une
aussi sauvage agression. Rien jamais n’effacera le sang qui a coulé.
Dakar peut être fière de son attitude. Dakar a été attaquée pour sa
fidélité à la France et Dakar ne s’inclinera pas.
Des cris fusent : « On veut Dakar ! » Ils ne sont pas scandés sur l’air
des Lampions mais c’est bien un cri à la fois d’insatisfaction et de
révolte, une sorte de « prière des légionnaires » qui ne veulent pas
avoir fait pour rien un tel périple. Un petit groupe se montre
particulièrement nerveux. Il n’est pas question pour ses membres de
laisser de Gaulle s’offrir pareille porte de sortie. Plutôt que de se
brûler la cervelle, il doit entendre ce que ses hommes ont sur le
cœur. Et s’il se refuse à les écouter, ils sont prêts à lui faire un
mauvais parti, à le priver de son commandement, voire à le faire
passer par-dessus la rambarde. C’est une réaction typique de la
vieille Garde napoléonienne qui enrage à l’idée que l’Empereur ne
l’utilise plus dans ses batailles et qui était capable de désobéir pour
avoir son compte de balles et de poudre.
Cunningham et Irwin sont en tous les cas fixés sur les intentions de
De Gaulle. C’est à eux désormais d’agir. À 23 heures, ils informent le
général qu’ils jugent possible une ultime tentative en dépit du fort
moral des forces vichystes, un moral qui pourrait céder si les navires
britanniques parvenaient à détruire les principales batteries côtières
et à neutraliser le Richelieu. Dès lors, plus rien ne s’opposera au
débarquement des troupes françaises libres.
Votre attitude nous donne raison de penser que Dakar peut, à tout
moment, être livré par vous à l’ennemi commun. En raison de
l’importance de cette ville et base navale relativement au
développement de la guerre, et aussi en raison du fait que la
mainmise de l’ennemi sur Dakar causerait l’oppression de la
population, les Alliés estiment de leur devoir de prendre toutes
mesures nécessaires pour prévenir cette éventualité.
Chapitre XI
À 11 heures, il affirme :
Pourquoi ?
Parce que Dakar est pour la France, mais aussi pour l’Alle-magne et
l’Italie qui veulent s’en emparer, une base clef. Mais on ne vous
parle pas de l’Allemagne et de l’Italie. On s’en garde bien.
On se garde bien aussi de vous dire que tout a été fait par le général
de Gaulle, sur des vedettes portant drapeau blanc, qui ont été
reçues à coups de mitrailleuses.
Le Richelieu est la cible des tirs du Barham bien qu’il soit un temps
protégé par l’écran de fumée dégagé par le Hardi. La tourelle de 380
mm du cuirassé est partiellement paralysée en raison d’une avarie
du mécanisme et les deux pièces encore utilisables commencent à
manquer de munitions. Fort heureusement, le Montcalm et le
Georges Leygues, -
La réaction des Britanniques n’est pas celle qu’il attendait. Certes, ils
sont plutôt agréablement surpris par sa franchise et par son refus de
rechercher un bouc émissaire. Spears note ainsi que de Gaulle a
pris sur lui la responsabi lité de l’interruption du débarquement à
Rufisque et semblait même disposé à assumer « plus que sa part »,
ce qui ne manquait pas de panache.
Pour de Gaulle, la messe est dite. Il trace une croix sur Dakar et
l’indique sans attendre à son état-major réuni dans le salon du
Westernland. Il ordonne à son chef d’état-major de trouver des
hommes qui connaissent Brazzaville et Douala et de consulter les
guides
Une amertume à peine dissipée par l’ordre du jour que de Gaulle fait
publier dans la soirée et dans lequel il se contente d’indiquer que les
Les navires anglais sont la cible des tirs des batteries de Gorée et
du Cap Manuel ainsi que des canons du Montcalm, du Georges
Leygues et du
Il doit faire demi-tour, d’autant plus que le Resolution est torpillé par
le seul sous-marin dont Vichy dispose encore, le Béveziers. C’est là
un formidable exploit pour l’équipage de ce submersible qui a plutôt
mauvaise presse dans la Royale. Son commandant, le capitaine de
corvette Lancelot, est loin d’être un ange. Quelques jours plus tôt,
lors d’une escale à Casablanca, il a provoqué un beau scandale en
invitant à son bord les pensionnaires d’une maison de tolérance. -
Bonnes filles, celles-ci ont tenu à prouver leur patriotisme. L’affaire a
beaucoup fait jaser et le résident général, le très prude Charles
Noguès, a envoyé des télégrammes indignés à Darlan pour
demander des sanctions exemplaires contre Lancelot. L’amiral a pris
la défense de son subordonné mais Landriau lui a passé un véritable
savon et l’a prévenu que les visites
C’est un rude coup pour la marine britannique, qui voit l’un de ses
quinze cuirassés endommagé et sans doute immobilisé pour de
nombreuses semaines alors que la Navy en aurait bien besoin pour
surveiller l’acheminent des convois dans l’Atlantique Nord.
Ce coup bien placé vaut à Lancelot une incroyable popularité. En
quelques instants, le mauvais garçon, coureur de jupons, se
transforme en chouchou de la France vichyste bien pensante. Il
devient le héros des partisans du « Travail, Famille, Patrie ». Son
audace lui vaut même l’admiration de ses adversaires de la France
libre, qui ne sont pas mécontents au fond de cette leçon donnée à
l’orgueil britannique.
condescendant, qui lui a dit que les Britanniques allaient montrer aux
Français ce dont est capable la Royal Navy quand elle a décidé d’en
finir.
Prévost est loin d’être un cas isolé. Des années plus tard, sacrifiant
une fois de plus à son anglophobie militante, de Gaulle, en rédigeant
ses Mémoires et en évoquant l’affaire de Dakar, note à propos du
torpillage du Resolution : « Ce qui venait de se passer, quoique
flattant à certains égards mon amour-propre national… » Une
phrase qu’il a la sagesse de retirer de la version définitive et qui, si
elle avait été publiée, aurait soulevé une belle tempête !
Dakar se termine donc par une défaite pour la France libre et pour la
Grande-Bretagne. C’est une victoire pour Vichy qui célèbre sur tous
les tons le succès de ses marins et la résistance farouche opposée
par le gouverneur général Boisson à de Gaulle. Dakar venge Mers
El-Kébir, Waterloo et Trafalgar. C’est la première victoire de la
marine française sur la Royal Navy depuis 1805.
À la santé du Richelieu
Et m…
C’est la raison pour laquelle il n’a pas d’autre choix, pour protéger
Churchill, que de prendre de Gaulle comme bouc émissaire,
encouragé en cela par bon nombre d’exilés français réfugiés aux
États-Unis, pour lesquels le chef de la France libre est un aspirant
dictateur qui dissimule sous un patriotisme de façade ses ambitions
contraires aux valeurs démocratiques.
Un chef avisé n’engage jamais une bataille sans avoir les moyens et
la détermination de la mener à son terme. Les Anglais ont fait fi de
cet adage à Dakar. Sans le moindre doute, ils ont été mal informés
par de Gaulle quant aux atouts qu’il pensait avoir dans l’Ouest
africain. Les Britanniques se sont fiés à ses informations, ont
approuvé son plan et lui ont fourni l’appui de leur marine. La
mystification est allée plus loin : la Marine est entrée en action, elle a
bombardé une ville française, tué nombre de civils, protégé un
débarquement qui échoua et, pour finir, abandonné brusquement la
partie.
Ce serait folie pour les Anglais et leurs amis que de minimiser les
conséquences de cette défaite.
Or, notait le New York Times, les Britanniques avaient fait preuve de
légèreté coupable et menacé la sécurité même des États-Unis :
L’importance de Dakar, base de départ d’une attaque totalitaire
dirigée sur l’Amérique du Sud, les Caraïbes, les États-Unis, est
considérable. Mais si Dakar est tenue par les États-Unis ou par un
allié des États-Unis, la valeur de cette base solidement fortifiée,
protégée par une flotte puissante, capable de résister à des attaques
sévères, est beaucoup plus grande encore. […] Le général de
Gaulle et les Britanniques ont abandonné leurs opérations.
L’importance potentielle
Cette opération fut à l’origine celle des Français et, bien que nous
fussions prêts, sous certaines circonstances, à l’appuyer d’une
manière décisive, nous n’étions pas plus partisans que ne l’était le
général de Gaulle lui-même de nous impliquer dans un long conflit
sanguinaire avec la France de Vichy. Je ne doute pas que le général
de Gaulle avait raison de croire que la majorité des Français de
Dakar étaient favorables au parti des Français libres. En fait, je
pense que son jugement s’est révélé très bien fondé et sa conduite,
dans des circonstances particulièrement difficiles, nous a confortés
dans l’opinion que nous avions de lui. Le gouvernement de Sa
Majesté n’a nullement l’intention d’abandonner la cause du général
de Gaulle jusqu’à ce qu’elle se fonde, comme infailliblement elle le
fera, dans la cause de la France tout entière 18 .
Chacun sait que Churchill avait une manière bien à lui d’écrire
l’histoire. Il reste que les pages de ses Mémoires consacrées à
Dakar soulignent la différence essentielle existant entre lui et de
Gaulle : la faculté de regarder sereine ment le passé sans céder à la
passion et à la vengeance mesquine. Or, du côté de De Gaulle, c’est
ce sentiment qui prédomina et guida ses actes par la suite, comme
s’il voulait à tout prix cautériser une blessure toujours à vif.
S’agissant des Africains, force est constater que, jusque-là, ils ont
été considérés comme des enfants qu’il convient de tenir à l’écart
des -affaires sérieuses, celles des grandes personnes, les Blancs,
comme l’ont prouvé les circonstances du ralliement de l’AEF.
5 Ibid.
8 PREM 3/276.
Un autre que lui, plus connu du grand public et plus familier des
milieux internationaux, pourrait mieux sans doute y réussir. Le
Premier ministre est sensible aux critiques que lui attirent ses
résultats insuffisants. Certains milieux parlementaires se sont élevés
avec force contre le principe de l’expédition de Dakar. »
21 Ibid.
Conclusion
« Les jours qui suivirent me furent cruels. » C’est ainsi que de Gaulle
évoque, discrètement et pudiquement, la tempête qui s’abattit sur lui
dès que ses navires eurent repris la route de Freetown. L’on n’en
saura pas plus des sentiments qui l’animaient alors. Il est vrai que le
passage consacré à l’expédition de Dakar est loin d’être le morceau
de bravoure du premier tome de ses Mémoires, L’Appel, comme si le
chef de la France libre avait eu quelque peine à se souvenir de cette
étape de sa carrière et s’était contraint à coucher sur le papier
quelques phrases convenues sur un événement dont il n’aurait point
été l’acteur principal.
Il n’en demeure pas moins que le traitement infligé par Vichy aux
militaires faits prisonniers à Dakar n’incitait guère les membres des
Forces françaises libres à tenter de revenir en métropole. Ils
savaient qu’il n’était pas question de tuer le veau gras pour le Fils
prodigue. Savourant sa victoire, le régime de Vichy était bien décidé
à se montrer impitoyable et Pétain ne prétendait pas être Auguste
face à Cinna.
Le fait de souligner qu’il n’y eut pas de défections après Dakar, tout
en gommant les refus de combattre au Gabon, est un moyen
particulièrement habile de passer sous silence un autre fait
infiniment plus important et qui explique très largement la
répugnance mise par de Gaulle à évoquer cet épisode. L’affaire de
Dakar eut pour principale conséquence de freiner net les ralliements
à la France libre, nonobstant les succès enregistrés à Koufra, en
Érythrée ou à Bir Hakeim, en Libye.
Ces trois mots résument toutes les vertus militaires […]. Rapatriés
de Syrie, regagnez vos foyers confiants dans les destinées de la
France et de la Tunisie et portez vos regards vers l’image sereine et
magnifique du maréchal Pétain, notre guide et notre sauveur 5 .
De fait, sitôt l’AOF ralliée, Pierre Boisson mit toutes ses richesses et
ses ressources à la disposition des Américains et des Britanniques.
Leurs relations furent à ce point cordiales que Dwight Eisenhower
pouvait écrire en novembre 1944 :
Pareille affirmation peut laisser rêveur pour qui sait que Pleven
considérait les anciens serviteurs de Vichy comme des malades. Il
convenait de désintoxiquer les moins compromis d’entre eux, et
d’écarter leurs chefs de la communauté nationale.
L’allusion à la Bretagne n’ayant pas suffi – il est vrai que les Bretons
ont la réputation d’être têtus –, Pleven dépêche à Dakar l’un de ses
conseillers, Georges Marue, chargé de mettre les points sur les i. Il
n’est pas question que Boisson puisse rester à Dakar, d’autant qu’il
est le plus mal placé pour faire exécuter les ordres qui lui
parviennent d’Alger et qui sont en totale contradiction avec les
mesures qu’il a -prises jusque-là.
Peu importe que Boisson soit un administrateur hors pair et qu’il soit
difficile de se passer de sa connaissance des hommes et du terrain,
selon Pleven il n’a d’autre choix que de partir. Il sera en effet difficile
pour lui de recevoir les personnalités gaullistes d’AOF qu’il a fait
emprisonner et il s’expose à subir des attaques incessantes dans les
journaux, désormais publiés par les représentants des principaux
mouvements de résistance.
Pour enfoncer le clou, René Pleven fait savoir à Boisson qu’il ne doit
pas trop compter sur la protection de Giraud ou des Anglo-Saxons,
notamment des Américains. Giraud n’est plus rien et ne dispose, au
sein du Comité français de libération nationale, que de sa voix et de
celle du général Georges. Quant à l’appui des États-Unis, il est
gênant. En homme d’honneur, Boisson ne peut accepter que le
maintien dans ses fonctions soit la conséquence des pressions
exercées par une puissance étrangère. Il risque de passer pour un
agent anglo-saxon ou de donner l’impression de s’accrocher à son
fauteuil de gouverneur général pour des raisons bassement
matérielles.
Tout au long de cette route que nous avons parcourue, vous m’avez
fidèlement suivi. Je vous en garde à tous une infinie et durable
gratitude.
« Bouquins », 2006.
« Bouquins », 2009.
Clairafrique-Karthala, 2008.
« Tempus », 2002.
DU MÊME AUTEUR