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1830 Entre histoire

et mémoire(s) 1962

ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE L’ARDÈCHE

1
2
Soixante ans après la fin du conflit franco-algérien, il n’est pas toujours facile d’aborder
la question de la guerre d’Algérie. Le philosophe Paul Ricœur faisait remarquer
« qu’en histoire, on n’a guère affaire qu’avec les morts d’autrefois 1 », mais « ces morts
d’autrefois » hantent toujours le présent des mémoires souffrantes. En abordant
la guerre d’Algérie, il est encore aujourd’hui des repas de famille qui peuvent
ressembler à ceux qu’évoquaient le dessinateur Caran d’Ache en 1894 lorsque
le patriarche mettait en garde ses convives : « surtout, ne parlons pas de l’Affaire
Dreyfus ». La vignette suivante représentait la salle à manger transformée
en un véritable champ de bataille : ils en avaient parlé…
Pour Paul Ricœur, le problème ne commence pas avec l’histoire, mais avec la mémoire
refoulée d’une communauté historique qui présente le risque de la refermer
sur son malheur singulier au point de détourner l’histoire de son impératif
de justice. « Que serait finalement une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi
une mémoire équitable 2. »

« Mechta arabe »,
plaque stéréoscopique (1905).
Archives départementales de l’Ardèche,
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique-
France, 165 J 163 (reproduction).

3
Cependant, comme le souligne Benjamin Stora, en ce qui concerne l’Algérie,
« la représentation du passé n’est pas un acte anodin, car elle touche à plusieurs
groupes de personnes traumatisées 3 ». Pour certains, l’Algérie devait rester française
alors que pour d’autres, il s’agissait de mener une guerre d’indépendance ou
de libération nationale contre une puissance coloniale, de sorte que l’on compte
autant des souffrances dans chacun de ces groupes porteurs de mémoire. Il y a
la « nostalgérie » des pieds noirs chrétiens ou juifs, réfugiés en France, les harkis
oubliés de l’Histoire, le ressentiment des « combattants désespérés de l’OAS » selon
l’expression de Benjamin Stora et de Mohammed Harbi 4, le sentiment d’abandon ou
de trahison pour ceux qui avaient cru en l’Algérie française ; les familles endeuillées
de part et d’autre de la Méditerranée par la disparition brutale d’un proche ;
les souvenirs traumatisants de ceux qui avaient « 20 ans dans les Aurès » et qui se
sont emmurés pour certains dans le non-dit ; l’absence de reconnaissance éprouvée
par les descendants des harkis ou le sentiment de relégation des immigrés algériens.

Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, ces passions sont encore
douloureuses, les arguments mémoriels peuvent couper court à toute tentative
de mise en perspective historique, chacun de dénoncer les violences de « l’autre ».
Aux mutilations des corps ou aux attentats du Front de libération nationale (FLN)
répondraient la torture ou la destruction des mechtas 5 par les militaires français.
En janvier 1956, Albert Camus en avait déjà saisi l’enjeu. Dans son « Appel pour une
trêve civile », il constatait que « chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus
avant ». Autrement dit, chaque partie s’aventure dans une logique mortifère qui n’a
« pas d’autre terme qu’une interminable destruction 6 ».
Alors est-il possible d’écrire l’histoire sans qu’elle ne soit soumise à des enjeux
de mémoire ? C’est un peu le pari de ce livret de découverte qui présente quelques
documents d’archives extraits du fonds des Archives départementales de l’Ardèche
selon la perspective d’un regard croisé des deux rives de la Méditerranée.
Les thématiques de cette exposition partent de ce constat du général de Gaulle, dans
son allocution du 4 novembre 1960 : « Si nous avons fait beaucoup en Algérie et pour
l’Algérie, nous n’avons pas fait à temps d’autres choses qu’il eut fallu faire. Si bien que
le bouillonnement fit un jour sauter le couvercle… »

1 RICOEUR, Paul, La Mémoire, 4 HARBI, Mohammed, STORA, 6 CAMUS, Albert, Appel pour une
l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions Benjamin (dir.), La Guerre trêve civile, discours prononcé à
du Seuil, 2000, p. 475. d’Algérie. 1954-2004. La fin Alger le 22 janvier 1956 in Essais,
2 Ibid., p. 650. de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
3 STORA, Benjamin, France-Algérie, 2006, p. 9. 1967, p. 989-999.
les passions douloureuses, Paris, 5 Un hameau.
Albin Michel, 2021, p. 15.

4
1830 - 1930

Pavillon de l’Algérie,
Exposition universelle de 1900
in Paris 1900, les merveilles
de l’Exposition, album illustré,
Au paradis des enfants, Paris, 1900.
Collection particulière.

5
La mémoire de la colonisation est attachée à la figure du maréchal Bugeaud,
« conquérant de l’Algérie ». En mai 2021, le maire de Marseille, René Payan, fait le choix
de débaptiser une école primaire parce qu’une école « peut porter le nom d’un héros,
pas d’un bourreau 1 ». Dans un message publié le 20 mai 2021 sur son compte Twitter,
il explique alors que « le Maréchal Bugeaud a commis des horreurs lors des guerres
en Espagne, dans la répression des mouvements démocratiques de 1834 à Paris puis
lors de la conquête sanglante de l’Algérie brûlant
des villages, enfumant des grottes où se cachaient
femmes et enfants ». Qui était donc ce personnage
controversé ? Sa vision du monde transparait en 350
pages dans ses Écrits et discours réunis dans le livre
Par l’épée et la charrue, un choix de textes fait
par le général Paul Azan et publié dans la collection
« Les classiques de la colonisation » aux PUF en 1948 2.

À 21 ans, Thomas Robert Bugeaud de la Piconnerie a fait


l’expérience du feu dans les armées napoléoniennes,
il a connu les champs de bataille d’Ulm, d’Austerlitz,
et d’Iéna et a servi pendant la guerre d’Espagne. Pour
lui, la conquête de l’Algérie est « comme le plus funeste
présent que la Restauration ait fait à la révolution
de Juillet 3 ». Envoyé en Algérie en 1836, il écrit même
à Adolphe Thiers, alors président du Conseil : « Je
ne veux pas rester longtemps en Afrique. Tant j’ai
besoin de rentrer en France, tant ma famille le veut 4 »
et il conclut sa lettre par ces mots : « Envoyez-moi
l’ordre de rentrer en France pour fin septembre
si vous ne voulez m’accuser comme déserteur. »
Mais Bugeaud est un militaire, il obéit aux ordres et si
la France veut s’installer de manière durable en Algérie,
il n’y a pas de choix : « il faut que le pays soit conquis
et la puissance d’Abd el-Kader détruite » et que
les populations acceptent la loi du vainqueur.
Mais, il faut aussi avoir conscience « qu’on ne fait
pas la guerre avec des sentiments de philanthropie.
Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens 5 ».
Le 18 juillet 1845, dans une lettre adressée au ministre
de la Guerre, le maréchal Soult, Bugeaud emploie même
les expressions des « cruelles nécessités de la guerre »,
Par l’épée et la charrue. Écrits « de la nécessité des actes rigoureux pour aboutir
et discours de Bugeaud,
Introduction, choix des textes à la soumission réelle du pays, sans laquelle il ne peut y avoir ni colonisation, ni
et notes par le général Paul Azan, administration, ni civilisation 6 ». Pour Bugeaud, colonisation rime avec agriculture mais
Paris, Presses universitaires
de France, 1948. « on ne cultive qu’avec la sécurité et la sécurité ne s’obtient que par la paix. C’est une

6
chimère de croire qu’en temps de guerre, on peut […] protéger les cultures
avec des camps et des blockhaus 7 ». « On ne fait pas de l’agriculture à l’abri
des canons 8. » Le 15 janvier 1840, il déclare même devant la Chambre que
la colonisation menée jusqu’ici est « nulle » : « vous en aviez une ombre dans
la plaine de la Mitidjah, au premier mouvement de la guerre, cette ombre
s’est dissipée. Vous n’avez que quelques jardins autour d’Alger 9. »

Il n’y a donc pas d’autre alternative que la guerre, et une guerre qu’il
faut adapter aux conditions du terrain. On ne mène pas une guerre
coloniale en Afrique comme une guerre en Europe. « En Afrique, la force est
diffuse, elle est partout, et une armée européenne s’y trouve dans la situation
d’un taureau assailli par une multitude de guêpes » 10. Bugeaud l’explique
dans un discours 11 à la chambre des députés en date du 14 mai 1840. « C’est
le système de la mobilité qui doit soumettre l’Afrique » et non pas le système
« déplorable » des fortifications : « Les postes retranchés commandent
seulement à la portée du fusil, tandis que la mobilité commande le pays à 25
ou 30 lieues. » Pour faire comprendre son propos, il opère une analogie avec
la guerre maritime : « Que diriez-vous d’un amiral qui, chargé de dominer
la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre aux différents
points de la côte et ne bougerait pas de là ? » C’est donc dans les colonnes
mobiles et non dans les postes d’occupation qu’est la soumission du pays.
Les camps retranchés paralysent l’action militaire, d’ailleurs « comment
seront-ils approvisionnés dans un pays qui ne fournit rien 12 ? » Finalement,
il faut « dépenser en mulets ce qui serait dépensé en fortifications 13 ».
Mais comment « soumettre un pays défendu par sa configuration, son soleil,
ses vastes solitudes et surtout par le peuple le mieux constitué pour
la résistance qu’il y ait au monde 14 » ? Si la stratégie est dans la mobilité,
Portrait de Thomas l’artillerie est inutile, déjà parce qu’il n’y a pas de chemins pour traîner un gros matériel
Robert Bugeaud, marquis
de La Piconnerie, duc d’Isly,
de guerre. Cela ne sert à rien également de charger les hommes inutilement : « Il y a
(1784-1849), maréchal de France de la barbarie de les charger de 7 à 8 jours de vivres, 60 cartouches, chemises, souliers,
et gouverneur général
de l’Algérie, sculpture, anonyme,
marmites 15 […]. » Au sein des régiments « la démoralisation de la fatigue » est
hauteur : 73 cm (XIXe siècle). telle que certains « aimaient autant qu’on leur coupât la tête que d’aller plus loin 16 ».
Musée Carnavalet, Histoire
de Paris, S3204. Les premiers temps de la conquête sont donc particulièrement durs. Dans une lettre
CC0 Paris Musées / Musée
Carnavalet - Histoire de Paris.
adressée au ministre de la Guerre depuis Tlemcen en date du 24 juin 1836, Bugeaud
mentionne même le suicide de quatre hommes.

Dans la stratégie de la guerre coloniale, il faut porter atteinte aux moyens


de subsistance de celui que l’on veut soumettre. « La mission n’est pas de courir
après les Arabes, ce qui est fort inutile ; elle est d’empêcher de semer de récolter,
de pâturer 17. » Bugeaud définit alors le principe de la razzia : des colonnes de 7 000
hommes quadrilleraient le pays pour obtenir la soumission des chefs de tribus. C’est
ainsi que Bugeaud donne le choix à tous les chefs des tribus kabyles qui reconnaissent
l’autorité d’Ahmed Ben Salem 18 : « Soumettez-vous à la France et il ne vous sera
fait aucun mal. Dans le cas contraire, j’entrerai dans vos montagnes, je brûlerai vos
villages et vos moissons […]. Je serai devant Dieu parfaitement innocent de ces
désastres, car j’aurai fait assez pour les épargner 19. » On peut lire le récit d’une razzia
opérée le 15 juin 1840 par une colonne de 400 hommes contre la tribu des Beni
Moussa dans Le Moniteur Universel en date du 2 juillet 1840 20. L’article d’origine
est paru dans Le Toulonnais, journal du Var et de l’Afrique au mois de juin 1840.

7
« À cinq heures, le pays était pris, les hommes tués à
l’arme blanche, les femmes et les enfans (sic) enlevés.
Une heure après, il ne restait plus de cette tribu, riches
en céréales et en bestiaux, qu’un morceau de cendres.
[…] Pour ravoir leurs femmes et leurs enfans (sic),
les cheicks (sic) ont payé la valeur des bestiaux volés.
Depuis la razia (sic), on ne tire plus sur les avant-
postes ». Les troupes françaises sont parfois secondées
par des troupes auxiliaires, les maghzen, ou d’anciens
corps de cavalerie de la régence ottomane d’Alger ralliés
à la France, les spahis. C’est ainsi qu’en 1842, Bugeaud
nomme Yousouf 21 (1808-1866) à la tête d’un régiment
de spahis qui va participer à l’affaiblissement
de la résistance d’Abd el-Kader en 1846 en s’emparant
de sa smala, le cœur de sa capitale itinérante 22.

Ces combattants ralliés à la France ont


l’habitude de ramener les têtes coupées des ennemis
morts au combat comme trophée de guerre. Bugeaud
s’est ainsi vu « offrir » plusieurs têtes par des chefs
de troupes auxiliaires 23. Cette pratique des têtes coupées
est courante dans l’Empire ottoman ou en Afrique
subsaharienne lors des razzias de chefs africains dans
des villages pour se procurer des esclaves 24.
Dans le cas de la razzia, les femmes et les enfants sont
gardés comme gages de soumission de la tribu. Dès que
celle-ci a capitulé et donné des garanties de sa fidélité,
les otages sont libérés.

La lecture des écrits de Bugeaud permet d’y lire une


pensée politique, qui vient se heurter aux réalités
de son application sur le terrain. Cette pensée
théorique que Bugeaud développe sur la colonisation
prend la suite d’actions concrètes qu’il a pu mener
en Algérie. Désormais de retour en France, il estime
que la phase de conquête devait nécessairement
s’accompagner d’une action militaire répressive mais
De haut en bas que l’installation définitive sur le territoire doit se faire différemment.
« Spahis, 10e escouade », plaque
stéréoscopique (sans date).
Archives départementales de l’Ardèche,
Pour Bugeaud, l’usage de la répression reste néanmoins nécessaire : « L’extrême
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique- rigueur est applicable parfois à une ville, elle ne l’est pas sur des espaces immenses
France, 165 J 22 (reproduction).
[…] et sur des populations si mobiles. Si vous êtes trop rigoureux avec une tribu, vous
« Spahis, 11e escouade », plaque faites que toutes les autres n’osent plus venir à vous, qu’elles vous fuient 25. » L’objectif
stéréoscopique (sans date).
Archives départementales de l’Ardèche, étant de gagner la paix, il faut aussi savoir « bien récompenser », être ferme, certes,
collection de la grande collecte
mais aussi « être fidèle à sa parole, être juste et probe. Voici les principaux moyens
consacrée aux relations Afrique-
France, 165 J 23 (reproduction). de pacification 26 ». Le maréchal Bugeaud est conscient de la situation : « Non, les tribus
arabes n’ont pas encore accepté notre domination ; elles la subissent, et cela est dans
la nature des choses. Consultez l’histoire, et vous ne verrez pas un peuple accepter
le joug d’un conquérant sans chercher toutes les occasions de le briser. Comment donc

8
supposer que le peuple arabe, si fier, si fanatique, si belliqueux, si bien préparé pour
la guerre par sa constitution sociale et agricole, accepte si promptement notre
domination ? […] Il n’acceptera pas, sans secouer ses chaînes, la cruelle révolution
que vous lui apportez 27. ». Comment l’accepterait-il d’ailleurs puisqu’il s’agit au final
« d’introduire en leur sein un peuple nouveau qui leur prend une partie des terres
pour les donner à des familles étrangères différant de mœurs et de religion 28 ». Il faut
donc que les « vaincus » puissent trouver un « certain bien-être » à cette occupation
étrangère 29. Il est essentiel de ne pas humilier mais de « respecter et maintenir
leur dignité ». Pour gagner la bataille des cœurs et des esprits, il est « nécessaire
de tenir en tout point notre parole » : « nous nous sommes présentés à eux comme
plus justes et plus capables de gouverner que leurs anciens maîtres, nous leur avons
promis de les traiter comme s’ils étaient enfants de la France, nous leur avons donné
l’assurance formelle que nous leur conserverions leurs lois, leurs propriétés, leur
religion, leurs coutumes… » 30.

Après s’être imposé par l’épée, il importe donc de


coloniser par la charrue. « Il serait insensé de tenter
la conquête absolue sans avoir les moyens de faire
la colonisation, seul moyen raisonnable de garder
longtemps le pays conquis » 31. Et c’est là encore que
l’armée intervient : « Non seulement l’armée protège,
non seulement elle donne la sécurité, mais encore
elle exécute les grands travaux d’utilité publique, sans
laquelle la conquête ne pourrait prospérer 32. ».

Lorsque l’armée aura accompli sa mission, il faudra


qu’elle laisse la place à des colons, mais tout
le monde n’en aura pas les capacités. Pour Bugeaud,
il faut s’inspirer du modèle de la Rome antique :
« Des légionnaires colons qui travaillerait pour eux
et leurs enfants 33. ». Tous ne seraient pas des militaires
de carrière, mais quoi qu’il en soit, « civils ou militaires,
ils devront être organisés militairement 34 ».

Mais cela ne suffira toujours pas. Selon Bugeaud,


la colonisation devrait aussi se faire en y associant
les autochtones : « La colonisation […] doit se faire
par des Arabes et non par des étrangers qui n’auront
jamais assez de sécurité pour s’établir et cultiver au
milieu de ces peuplades guerrières ennemies de tout
étranger, et chez lesquelles le vol et la rapine entrent
dans l’éducation. Les étrangers ne pourront cultiver
qu’à l’abri de votre canon. On ne fait pas de l’agriculture
comme cela, ce n’est que du jardinage 35. »

Carnet de voyage du comte Mais la mémoire de Bugeaud reste surtout attachée à l’asphyxie d’hommes,
Philippe de Blou (juillet 1845).
Archives départementales de l’Ardèche,
de femmes et d’enfants dans des grottes. Cette « affaire des grottes du Dahra
1 J 1090. en Afrique », le 19 juin 1845, est rapportée dans les carnets de voyage du comte
Philippe de Blou 36 (1769-1848), de Thueyts.

9
« Guelma, pavillon d’officiers Philippe de Blou a laissé 12 petits carnets, soit plus de 3 000 pages de notes entre
à la citadelle », plaque
stéréoscopique (avril 1909). 1821 et 1848. Ses observations portent sur la vie locale ardéchoise mais aussi sur
Archives départementales de l’Ardèche,
l’actualité internationale. Il est attentif notamment à ce qu’il se passe en Algérie et fait
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique- état d’événements tragiques comme l’asphyxie de populations civiles par l’armée
France, 165 J 54 (reproduction).
française dans les grottes de Dahra en juin 1845. Plusieurs journaux français dont
« Guelma, place Saint‑Augustin », le Courrier de Lyon ont fait état de cette « horrible exécution […] si contraire aux plus
plaque stéréoscopique
(avril 1909). naturelles impressions d’humanité 37 ».
Archives départementales de l’Ardèche, L’affaire des grottes de Dahra a même fait l’objet d’une intervention 38 à la Chambre
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique- par le prince Joseph-Napoléon Ney de la Moskowa (1803-1857), pair de France
France, 165 J 64 (reproduction).
de 1831 à 1848. Le 11 juillet 1845, il interpelle à la tribune le maréchal Jean-de-Dieu
Soult (1769-1851), ministre de la Guerre et président du Conseil du gouvernement
sous la monarchie de Juillet : « Messieurs, un journal qui se publie en Algérie,
l’Akhbar, contient le récit d’un fait inouï, sans
exemple, et heureusement sans précédent dans
notre histoire militaire. Un colonel français se serait
rendu coupable d’un acte de cruauté inexplicable,
inqualifiable, à l’égard de malheureux Arabes
prisonniers. Je viens demander au Gouvernement
de s’expliquer sur ce fait. Je le réclame et comme
officier de l’armée et comme pair de France. »
Le journal de l’Algérie, Akhbar, que l’on peut traduire
par Nouvelles, mentionné précédemment, a été fondé
par Auguste Bourget (1798-1862) en juillet 1839.
C’est au départ une simple feuille d’annonces avant
de devenir le premier journal non gouvernemental
de l’Algérie.

En 1845, à l’initiative du cheikh Boumaza (1822-


1879), les populations de la région montagneuse
du Dahra se soulèvent contre l’occupation française.
Le colonel Amable Jean-Jacques Pélissier (1794-1864)
est alors chargé de soumettre les Ouled-Riah révoltés
et c’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire des grottes
de Dahra.
Le maréchal Bugeaud dans une lettre adressée
depuis Alger, le 18 juillet 1845, au maréchal Soult,
ministre de la Guerre, déclare qu’il prend sur lui
« la responsabilité de l’acte du colonel Pélissier 39 ».
C’est, selon lui, le prix à payer des « cruelles nécessités
de la guerre 40 » pour imposer la paix. Plus tard,
il ajoutera que le souvenir de la catastrophe des Ouled
Riah avait amené la soumission d’autres tribus sans
effusion de sang 41.

10
15 Lettre de Bugeaud à Soult, 24 HURSTON, Zora, Neale,
ministre de la Guerre (16 juin 1836) in Barracoon, Paris, Le livre de poche,
Par l’épée et la charrue, ibid., p. 4. JC Lattès, 2021, p. 90-91.
16 Ibid., p. 3. 25 Lettre du maréchal Bugeaud
17 Discours de Bugeaud à au duc d’Aumale (12 mai 1846) in
la chambre des députés (8 juin 1838) Par l’épée et la charrue, op. cit.,
in Par l’épée et la charrue, ibid., p. 67 p. 259.
18 Ahmed Ben Salem fut l’un des plus 26 Lettre de Bugeaud à Thiers
fidèles lieutenants d’Abd el-Kader qui (10 août 1836) in Par l’épée
mena le combat contre les troupes et la charrue, ibid., p. 24.
françaises jusqu’à sa reddition 27 Discours du maréchal
en février 1847. Il l’avait rencontré Bugeaud prononcé au cours
après la chute de Constantine d’un banquet le 16 juillet 1846
en 1837. Ahmed Ben Salem avait reproduit dans Le Moniteur
reçu le soutien de l’émir en raison algérien (21 juillet 1846) in Par l’épée
du pouvoir qu’il exerçait localement et la charrue, ibid., p. 277.
dans la région montagneuse au sud-est 28 Circulaire du maréchal Bugeaud,
d’Alger. Source : CORNAC, Sylvain gouverneur général (17 septembre
Henry, L’émir Abd al-Qâdir et les 1844) in Par l’épée et la charrue, ibid.,
« Cercle militaire du souk Ahras construit en 1856 »,
Ottomans : l’itinéraire du dernier grand p. 183.
plaque stéréoscopique (mars 1910).
ayan de Damas (1832-1865), Université 29 Mémoire sur notre
Archives départementales de l’Ardèche, collection de la grande collecte
de Montréal, avril 2018, p. 181. établissement dans
consacrée aux relations Afrique-France, 165 J 65 (reproduction).
19 Proclamation de Bugeaud, la province d’Oran par suite
gouverneur général, à tous les chefs de la paix (juillet 1837) in Par l’épée
des tribus kabyles, publié dans et la charrue, ibid., p. 35.
le Moniteur algérien (14 avril 1844) 30 Circulaire du maréchal Bugeaud,
in Par l’épée et la charrue, op. cit., gouverneur général (17 septembre
p. 167-168. 1844) in Par l’épée et la charrue, ibid.,
20 Le Moniteur Universel p. 183.
(2 juillet 1840). Archives 31 Discours de Bugeaud à la
départementales de l’Ardèche, Chambre des députés (14 mai 1840)
1 À Marseille, l’école Bugeaud 4 Lettre de Bugeaud à Thiers PER 2828 84. in Par l’épée et la charrue, ibid., p. 77.
bientôt rebaptisée du nom (5 août 1836), in Par l’épée 21 Il est né dans l’île d’Elbe 32 Discours de Bugeaud à
d’un tirailleur algérien, in Le Monde, et la charrue, ibid., p. 20. sous le nom de Giuseppe Ventini. la Chambre (24 janvier 1845) in
11 mai 2021. 5 Discours de Bugeaud à la chambre Il est capturé à l’âge de 6 ans Par l’épée et la charrue, ibid., p. 194.
2 L’auteur de ce texte est le général des députés le 8 juin 1838, in Par l’épée par des pirates barbaresques 33 Bugeaud à Thiers, président
Paul Azan (1874-1951), historien, et la charrue, ibid., p. 67. et transporté à Tunis. Esclave du Conseil (14 avril 1840) in
membre de l’Académie des Sciences 6 Par l’épée et la charrue, ibid., p. 209. un temps du bey de Tunis sous le nom Par l’épée et la charrue, ibid., p. 72.
coloniales en 1930 qui a dirigé 7 Mémoire sur notre établissement de Yousouf, il est intégré par la suite 34 Discours de Bugeaud à
de 1928 à 1930 le Service historique dans la province d’Oran par suite dans le corps des mamelouks. En juin la Chambre, le 14 mai 1840 in
de l’armée. Ces écrits et discours de la paix, juillet 1837, in Par l’épée 1830, il s’enfuit de Tunis, se réfugie à Par l’épée et la charrue, ibid., p. 78.
du maréchal Bugeaud ont et la charrue, ibid., p. 40. Alger et offre ses services aux troupes 35 Bugeaud à Thiers, en date
été publiés dans la collection 8 Lettre de Bugeaud à Thiers françaises nouvellement débarquées. du 5 août 1836 in Par l’épée
internationale de documentation (5 août 1836) in Par l’épée Promu capitaine des spahis en 1831, et la charrue, ibid., p. 19-20.
coloniale dirigée par Charles-André et la charrue, ibid., p. 20. il obtient la soumission de nombreuses 36 Carnet de voyage du comte
Julien (1891-1991). Ce dernier, 9 Discours de Bugeaud à la Chambre tribus qui faisaient de la résistance Philippe de Blou (juillet 1845).
historien spécialiste du Maghreb, s’est des députés (15 janvier 1840) in à la progression de l’armée française. Archives départementales
engagé très tôt dans la lutte contre Par l’épée et la charrue, ibid., p. 70. C’est en 1845 qu’il prend le nom de l’Ardèche, 1 J 1090.
les abus de la colonisation. En 1936, 10 L’Algérie : des moyens de Marie-Edouard Yousouf à l’occasion 37 Ibid.
il est secrétaire général du Haut de conserver et d’utiliser cette de son mariage avec Adélaïde Weyer, 38 Le Moniteur universel (juin-
comité méditerranéen et de l’Afrique conquête in Par l’épée et la charrue, nièce du général Armand décembre 1845), p. 2117. Archives
du Nord dans le gouvernement ibid., p. 125. Charles Guilleminot (1775-1840). départementales de l’Ardèche,
de Léon Blum. Dans l’avant-propos 11 Discours de Bugeaud à Source : BOIS, Jean Pierre, Yousouf, PER 2828 94.
au livre du général Azan, il écrit : la Chambre des députés (15 janvier général de l’armée d’Afrique in Algérie 39 Lettre de Bugeaud au maréchal
« Bugeaud était une de ces fortes 1840) in Par l’épée et la charrue, 1830-1962 avec Jacques Ferrandez, Soult, ministre de la Guerre
personnalités qui inspirent de grands ibid., p. 76-77. Musée de l’Armée, Paris, Casterman, (18 juillet 1845) in Par l’épée
attachements et des haines 12 Lettre de Bugeaud à Thiers 2012, p. 50-52. et la charrue, op. cit., p. 208.
vigoureuses ». (5 août 1836) in Par l’épée 22 Selon ÉTIENNE, Bruno, 40 Ibid.
3 Discours du général Bugeaud et la charrue, ibid., p. 18. Abdelkader, Paris, Hachette, 1994, 41 Lettre de Bugeaud au duc
à la Chambre le 15 janvier 1840, 13 Lettre de Bugeaud à Thiers la smala d’Abd el-Kader comptait d’Aumale (12 mai 1846) in Par l’épée
in Par l’épée et la charrue. (5 août 1836) in Par l’épée jusqu’à 60 000 personnes. et la charrue, ibid., p. 268.
Écrits et discours de Bugeaud. et la charrue, ibid., p. 19. 23 Lettre de Bugeaud au maréchal
Introduction, choix des textes et notes 14 De l’établissement de légions Soult, ministre de la Guerre (16 juin
par le général Paul Azan, Paris, Presses de colons militaires in Par l’épée 1936) in Par l’épée et la charrue,
universitaires de France, 1948, p. 66. et la charrue, ibid., p. 50. op. cit., p. 2.

11
Ci-contre :
Le Moniteur universel,
séance du 11 juillet 1845, p. 2117.
Archives départementales
de l’Ardèche, PER 2828 94.

DANS SA SÉANCE DU 11 JUILLET 1845

Les débats portant sur l’affaire des grottes du Dahra sont rapportés dans Le Moniteur
Universel. Devant l’Assemblée, le prince Joseph-Napoléon Ney de La Moskowa fait
lecture des événements rapportés dans le journal Akhbar.

Après cette lecture, le président du Conseil et ministre de la Guerre, le maréchal Soult,


déclare avoir demandé un complément d’enquête au gouverneur général de l’Algérie,
Bugeaud, en raison « des rapports tellement contradictoires 1 » qui lui sont parvenus
au ministère de la Guerre.
Les notes du comte de Blou 2 et l’intervention à la Chambre permettent de mieux
connaître l’état des pratiques de la guerre coloniale au début de la colonisation.
Pour le prince de la Moskowa, cette pratique de « l’enfumade » serait « sans exemple,
et heureusement sans précédent dans notre histoire militaire ». Pourtant, il existe
bien un précédent, le 11 juin 1844, lorsqu’une colonne commandée par le général
Cavaignac (1774-1855) a aussi enfumé dans une grotte les Sbéhas qui avaient attaqué
des colons et des caïds nommés par les Français. Pour le prince Joseph-Napoléon
Ney de La Moskowa, « l’enfumade » est un « meurtre consommé avec préméditation
sur un ennemi vaincu, sur un ennemi sans défense 3 » qu’il faut distinguer de la razzia.
La tactique de guerre de la razzia comme arme de conquête a été théorisée
par le maréchal Bugeaud.

Le 10 juin 1846, le député de gauche de Saône-et-Loire, Alphonse de Lamartine


(1790‑1869), s’était déjà insurgé contre la pratique de la razzia qu’il qualifiait de « guerre
de chacals », dans une intervention devant la Chambre : « Voilà ce que nous faisons
d’une population que nous voulons fondre avec nous, que nous voulons attirer à nous
par la sympathie de notre conduite, de nos doctrines, de notre religion et de notre
humanité ! La place que Dieu leur a donnée sur le sol nous la lui enlevons ; nous voulons
ce sol et pour cela nous la refoulons, nous sommes contraints de l’exterminer 4. »
Finalement, selon Lamartine, « comment gagner la bataille des cœurs et des esprits »
sans se compromettre dans une escalade de la violence ; la fin justifie-t-elle les
moyens ? Ce débat avait déjà été soulevé à l’Assemblée dès les premiers temps de
la colonisation. Le 1er mai 1834, le député centre gauche de l’Eure, Hippolyte Passy
(1793-1880), avait pris la parole à la Chambre au sujet des exactions commises
par l’armée française en Algérie : « […] on vous a dit qu’ils avaient exterminé
des tribus entières, et montré une fatale cruauté. Eh bien ! Je le dis, parce que cela est
inconstatable, tant que les populations au milieu desquelles vivent nos troupes ne

12
13
changeront pas de mœurs et d’habitudes, le caractère et la discipline des Français
s’en ressentira. Voyez : le soldat est en contact avec des hommes féroces ; il combat
des ennemis d’une cruauté effroyable, qui ne font que rarement des prisonniers, qui
coupent la tête ou torturent les malheureux qui tombent entre leurs mains. Comment
voulez-vous qu’il ne veuille pas se venger des cruautés commises envers ses camarades,
qu’il ne devienne pas cruel à son tour ?
[…] Toutes les qualités sont contagieuses, la cruauté surtout, et l’on devient barbare
quand on a affaire à des barbares. Et puis, quels alliés ont vos soldats ? Des Zouaves,
des cavaliers du pays que n’épouvante aucune cruauté, qui donnent l’exemple
des actes les plus sanguinaires, les plus iniques, qui torturent leurs victimes, qui ont
commis vingt fois sous les yeux des troupes françaises des violences et des attentats
que je n’oserai retracer 5. »

C’est le principe de l’escalade de la violence et de la terreur pour soumettre l’autre qui


poserait problème, autrement dit quand « chacun s’autorise du crime de l’autre pour
aller plus avant 6 ». C’est ce que pense Guizot, le ministre des Affaires étrangères. Faire
la guerre certes, mais « le principe moral dans la guerre, c’est qu’il ne faut faire que
le mal nécessaire, le mal inévitable ; celui-là est légitime ; tout ce qui excède, tout ce qui
dépasse est illégitime, et nuisible en même temps qu’illégitime 7 ». Pour Lamartine,
les buts de guerre sont aussi importants : « d’abord dans la guerre, il y a les conditions
de justice de la cause ; il faut que la cause soit juste, qu’elle soit sainte et digne
de compenser, par sa sainteté et sa grandeur, les flux de sang et les débordements
de malheurs qu’elles occasionnent à l’humanité 8 ».
Mais le député Passy reconnaît aussi le droit à la résistance des populations :
« Un peuple, quelque ignorant, quelque barbare qu’il soit, ne se laisse pas dépouiller
de ses droits, à l’héritage de ses pères, ne se laisse pas expulser arbitrairement,
il résiste. La conscience des hommes les plus sauvages leur dit que le droit est de leur
côté et qu’y renoncer, c’est se dégrader 9. » Et plus encore, selon lui, ce qui entretient
le climat de violence, c’est le sentiment de supériorité des vainqueurs et le mépris
des vaincus. Ces sentiments qui ont « dicté [aux conquérants] tant d’actes injustes
et inspiré contre eux, une juste et inévitable haine ».

Le 14 juin 2000, le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika


(1937-2021), en visite officielle en France déclare devant l’Assemblée nationale :
« La colonisation nous a ouvert à la modernité, mais c’était une modernité
par effraction, une modernité imposée qui a engendré le doute et la frustration, tant
il est vrai que la modernité se nie elle-même et se discrédite quand elle revêt le visage
grimaçant de l’oppression et du rejet de l’autre 10. »

1 Par l’épée et la charrue, op. cit., 4 Le Moniteur universel, séance 6 CAMUS, Albert, Appel pour une
p. 208. du 10 juin 1846, p. 1735. Archives trêve civile, op. cit.
2 Archives départementales départementales de l’Ardèche, 7 Le Moniteur universel, séance
de l’Ardèche, 1 J 1090. PER 2828-96. du 10 juin 1846, loc. cit.
3 Intervention du Prince Joseph- 5 Le Moniteur Universel, 8 Le Moniteur universel, ibid.
Napoléon Ney de La Moskowa séance du 1er mai 1834, p. 1119. 9 Le Moniteur universel, séance
devant la Chambre (11 juillet 1845). Archives départementales du 1er mai 1834, loc. cit.
de l’Ardèche, PER 2828 71. 10 Le message de M. Bouteflika,
in Le Monde, 17 juin 2000.

14
Affiche de promotion
des « Nouveaux Villages »
de la colonisation éditée
par le Gouvernement général
de l’Algérie (1902).
Archives départementales
de l’Ardèche, 6 M 276.

15
Cette affiche de grande dimension (126 × 156 cm)
nous renseigne sur les conditions d’attribution des
concessions définies dans le décret du 30 septembre
1878 : être un chef de famille, de nationalité française,
avoir des connaissances agricoles et posséder
un minimum de 5 000 francs « pour mettre
en valeur la concession ». À titre de comparaison,
en 1902, le kilogramme de pain à Paris est vendu
à 0,30 centimes, un ouvrier gagne 10 francs par jour.
Des concessions de 35 à 40 hectares sont créées
dans l’Algérois et l’Oranie alors que les hautes
plaines du Constantinois comprennent des surfaces
de 60 hectares. Les principales cultures sont le blé,
l’orge, l’avoine et la vigne mais la propriété tend à se
concentrer en un petit nombre de mains par achat
aux indigènes, pour le remboursement de dettes,
par remaniements fonciers, par achat de concessions
abandonnées par ceux qui, découragés, avaient préféré
renoncer à l’exploitation de leurs terres.

La perspective d’améliorer son existence a pu inciter


au départ des populations européennes, souvent
pauvres ou chassées par l’échec des révolutions
de 1848 et de la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871.
Mais le retour à la réalité est brutal pour un certain
nombre de ces petits propriétaires. En 1846, Alexis
de Tocqueville constate ainsi qu’une partie des colons
vit « dans la misère la plus affreuse 1 ».
Le gouverneur général de l’Algérie, Maurice Viollette,
dresse un autre constat, au début des années
1930 : « Qui pourra penser aussi à cette misère
Commémoration de la victoire
actuelle, de tant de petits colons, qui, loin de la côte, installés dans des conditions
de Zaatcha en Algérie
le 26 novembre 1849, médaille, invraisemblables par une administration trop bureaucratique, se demandent avec
diamètre : 5,4 cm (1949).
angoisse combien de jours encore ils pourront tenir sur le lopin de terre où ils ont
Musée Carnavalet, Histoire
de Paris, ND7963. englouti leurs économies, ruiné leurs espérances et souvent leur santé. La grande
CC0 Paris Musées / Musée
Carnavalet – Histoire de Paris. colonisation ayant dévoré la colonisation officielle et s’est installée sur ses ruines 2. »

Dès les années 1850, les « nouveaux villages » prennent pourtant la marque
de la colonisation et de sa répression des indigènes, et ce jusque dans leur toponymie.
Au Sud de Constantine, le village de Canrobert est éponyme du général qui,
en novembre 1849, commande les troupes françaises qui ne laissent aucun survivant
dans l’oasis de Zaatcha. Les têtes de certains combattants sont mêmes décapitées
après leur mort et exposées sur des piques à Biskra, « la porte du désert ».

Le principe de la colonisation repose donc sur ce « nouveau village » dont l’État


prend en charge les différentes infrastructures - terrassement, voirie, maisons -
et la concession de lots individuels gratuits. Le bénéficiaire a une obligation
de résidence de cinq ans avant de pouvoir disposer en propre de sa concession, la vente
n’étant autorisée qu’au bout de 10 ans.

16
Plan du village d’Aïn-Sidi-Chérif
fondé en 1849 dans la subdivision
de Mostaganem (fin XIXe siècle).
Archives départementales
de l’Ardèche, 1 Z 373.

La colonisation officielle a favorisé l’habitat groupé en damier selon le principe du camp


romain. Cette recherche de la régularité et de la symétrie par le service du génie
militaire est dictée par un souci d’économie et d’organisation rationnelle de l’espace.
Remarquons que toutes les portes d’accès au village sont placées dans l’axe des voies
principales. Les cinq principaux services de base sont agencés selon une organisation
en croix au centre de laquelle se trouve : l’église et son parvis, la mairie accolée
à la gendarmerie et l’école jouxtant le presbytère. C’est ce nombre d’équipements
qui détermine l’importance du village dans le réseau urbain. Ce plan mentionne
l’existence d’une conduite pour acheminer l’eau au village. L’approvisionnement en eau
reste toutefois l’une des principaux obstacles au développement des concessions.
Maurice Viollette, qui est gouverneur général de l’Algérie en 1925, en fait état

17
dans un recueil de notes publié en 1931 : « Il est
remarquable que lorsqu’on parcoure les campagnes
d’Algérie, le cri de tous les maires et de tous
les administrateurs : « Monsieur le gouverneur, de l’eau,
de l’eau ». Même des villes comme Constantine, Sétif,
Philippeville sont privées d’eau une partie de l’année 3. »

Un autre obstacle majeur au développement des


territoires tient à la méconnaissance de la réalité
géologique du terrain. Des puits ont parfois été creusés
sans étude préalable. Le pompage dans la nappe
phréatique pour l’irrigation fait remonter le sel
à la surface et stérilise les terres. Il faut aussi tenir
compte du paludisme et des événements imprévisibles.
Maurice Viollette en a été témoin : « nombreux sont
les colons qui font une bonne récolte sur cinq, les quatre
années, le sirocco et les sauterelles aidant, la récolte est
parfois littéralement zéro 4. »
« Ferme Quintard, près
Saint-Joseph », plaque
stéréoscopique (sans date).
Archives départementales de l’Ardèche,
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique-
France, 165 J 9 (reproduction).

1 Intervention d’Alexis 2 VIOLLETTE, Maurice,


de Tocqueville devant la Chambre L’Algérie vivra-t-elle ? Notes
in Le Moniteur universel, séance d’un ancien gouverneur général,
du 9 juin 1846, p. 1722. Archives Paris, Librairie Félix Alcan, 1931, p. 2.
départementales de l’Ardèche, 3 VIOLLETTE, Maurice, op. cit., p. 80.
PER 2828 96. 4 VIOLLETTE, Maurice, op. cit., p. 44.

18
À QUI APPARTIENT LA TERRE ?

Originaire de Marseille, Auguste Maure débarque en Algérie dans les années 1850.
Orphelin de père, il a été recueilli par son oncle maternel qui gère une entreprise
de transport postal par diligence entre Batna et Biskra. En 1870, Auguste Maure ouvre
un studio de « photographies sahariennes » à Biskra. À sa mort en 1907, son fils Marius
(1871-1941) prend sa succession à la tête du studio et de nombreuses photographies
d’Auguste sont éditées en cartes postales, ce qui contribue à la renommée
internationale de Biskra, « la porte du désert ».

La photographie d’Auguste Maure correspond


à la vision ancestrale de la caravane : la procession
de dromadaires lourdement chargés, en file indienne,
suivie par des chiens, des enfants juchés sur un âne
et une personne âgée vêtue d’un burnous blanc qui
chemine à pied. Une jeune fille porte sur son dos
le bois ramassé, nécessaire pour alimenter le feu
lors du bivouac. En tête de cortège, un homme
à cheval armé d’un mousquet porté en bandoulière
semble indiquer une direction. D’une manière générale,
la plupart des hommes, autres que les adolescents
et les personnes âgées, sont armés. À l’arrière-plan,
installée sur un chameau, on distingue une femme
voilée et dissimulée aux regards par une tenture.
On peut aussi remarquer l’absence de troupeaux
Photographie d’Auguste Maure de moutons ou de chèvres, les nomades étant généralement des pasteurs qui suivent
(1840-1907) représentant
une caravane de nomades
des parcours déterminés.
traversant un oued dans la région
de Biskra (fin XIXe siècle).
Archives départementales de l’Ardèche, À la veille de la colonisation en 1830, les nomades représentaient près de 70 %
collection du docteur Paul Pouzet, 13 Fi.
de la population totale du territoire de l’Algérie. Leur mode de vie, dans le cadre
d’une économie pastorale, est alors fondé sur une utilisation extensive des sols. Ils ont
besoin de grands espaces. Or, la colonisation provoque une rupture en réduisant
les mouvements des tribus, brisant ainsi la complémentarité spatiale existante
entre la transhumance vers le Tell en été et la steppe des hauts plateaux d’Algérie
au sud en hiver. Le géographe Marc Côte a bien mis en évidence qu’une société
paysanne, sédentaire, villageoise et montagnarde côtoyait une société agro-pastorale
et semi‑nomade des Hautes Plaines selon « une structure spatiale toute tournée vers

19
l’intérieur 1 ». Ce sont des sociétés terriennes dont « les horizons étaient beaucoup
plus intérieurs que maritimes 2 ». Mais à l’époque coloniale, le centre de gravité
du pays se déplace vers la zone littorale et « retourne[e] le pays exclusivement
vers le Nord ». En 1930, au moment du centenaire de la colonisation de l’Algérie,
une autre explication anthropologique est avancée. Émile Félix Gautier qui rédige
le Cahier du Centenaire consacré à l’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930 met plus
l’accent sur la dichotomie ancestrale qui existerait entre nomades et sédentaires,
« deux humanités que toute l’histoire a violemment opposées 3 ». Ainsi sur cette terre
en voie d’européanisation s’opposeraient « des villageois montagnards, fixés au sol,
d’instincts démocratique, avec un sens aigu de la propriété privée » à des « nomades
de grande tente, avec des instincts communistes, avec une organisation aristocratique
et princière. À travers toute l’histoire, les millénaires, ces deux groupes constitués
par les nécessités du climat et du sol, se sont éternellement pillés, massacrés,
sans merci et sans trêve 4 ».

Pour Louis Milliot (1885-1961), professeur à la Faculté de droit d’Alger en 1930


et spécialiste de l’étude du droit musulman, l’idéal français d’assimilation
de la population indigène à la France est un leurre : « tant que nous dominerons ainsi,
sans convaincre, il y aura un contre-sens politique évident à vouloir associer à notre
entreprise ceux qui ne partagent pas notre idéal 5 ». Mais comme pour Émile Félix
Gautier, il maintient aussi ce fossé entre deux civilisations : celle qui opposerait
le nomade au sédentaire. Selon Louis Milliot, le sédentaire laborieux s’oppose aux
« populations molles et indolentes, fidèles aux traditions de l’âge pastoral ». Tant
que ce passage des nomades à la vie sédentaire ne
se fera pas, « nos idées demeureront sans prise 6 »
sur près des deux-tiers de la population indigène.
De ce fait, il faudrait abandonner l’idéal républicain
d’égalité pour « tenir compte du degré d’évolution
des individus et des groupes ». Autrement dit,
il faudrait certes établir une distinction entre nomades
et sédentaires, mais aussi entre citadins et ruraux, car
« c’est la vie urbaine dont le développement aboutit
à la civilisation qui en est l’expression spirituelle 7 ».
Il faut donc se résoudre à l’abandon de l’idéal d’une
République une et indivisible face aux traditions
de pouvoir personnel et les organisations de clan et
de clientèle. Il faudrait même, selon Milliot, aller plus
loin en renonçant au principe de séparation de l’Église
et de l’État. « Il faut songer qu’il peut exister d’autres
Une école indigène en Kaylie types d’ordre organique que le nôtre. Une idée comme la religion musulmane,
(1936), in BERNARD, F.
REDON, P., L’Algérie, Histoire, qui a développé des courants sociaux continus et créé des institutions durables,
Colonisation, Géographie, est une force positive et, par conséquent, un fait dont on aurait tort d’escompter
Administration, Manuel scolaire
à l’usage des cours supérieurs la disparition » 8.
de l’enseignement primaire, des
classes d’enseignement primaire
supérieur et des candidats aux Du point de vue des populations algériennes indigènes, les « concessions » sont plutôt
administration algériennes, désignées comme des dépossessions foncières. Cette mainmise sur les territoires s’est
Alger, Éditions Jules Carbonnel,
nouvelle édition de 1936. pourtant faite de manière « légale » soutenue par une législation de circonstance,
Collection particulière. par exemple, au début de la conquête militaire de l’Algérie, par la récupération
des terres abandonnées par leurs propriétaires ou confisquées par les militaires.

20
L’ordonnance royale du 24 mars 1843 a décrété la mainmise sur les biens religieux
(habous) et les terres domaniales (beylok). Autrement dit, les musulmans
sont dépossédés des terrains où étaient placés les tombeaux de leurs ancêtres
et de leurs marabouts.

La pratique du cantonnement des tribus, qui a conduit à des expropriations,


donne quant à elle lieu à des soulèvements. En mars 1871, une grande insurrection
est menée en Kabylie à l’initiative du bachagha El Hadj Mohammed El Mokrani
(1815‑1971). S’appuyant sur le principe de la responsabilité collective, un arrêté pris
le 31 mars 1871 autorise alors la mise sous séquestre de toutes les terres rebelles,
plus de 550 000 hectares selon Jean-Charles Jauffret 9. Il fait aussi remarquer que
cette grande insurrection de 1871 a creusé le fossé entre les communautés européenne
et algérienne, créant la fracture la plus importante dans l’histoire de l’Algérie avant
l’insurrection du 8 mai 1945 10.

En 1873, la loi du député Warnier définit le statut juridique de la terre qui relève
désormais du droit français. La loi établit deux catégories foncières en Algérie :
les biens privés (melk) généralement tenus en indivision et les biens de « tribu »
(‘arch), au sens de groupe familial élargi. Cette loi permet finalement de supprimer
la propriété collective, et de disloquer l’indivision des parcelles appartenant
à des indigènes, facilitant ainsi la colonisation foncière. Avec la loi Warnier, un arrêté
du Gouverneur général peut désormais soumettre à la loi l’ensemble des terres
d’un village regroupant des personnes appartenant à la même lignée (douar).
Ces douars soumis à la loi sont proches des centres de colonisation et des voies
de communication moderne. Alors que le statut juridique traditionnel de la terre
favorisait l’indivision et l’usage de biens communautaires (‘arch), la loi Warnier donne
aux paysans algériens un titre de propriété. Mais qui dit titre de propriété dit cadastre
et bornage des terrains, ce qui ne se fait pas sans tensions et perturbations dans
les villages, certains titres de propriété relevant de la « notoriété », de la « tradition »
ou d’un serment sur le Coran.
La reconstitution des arbres généalogiques en l’absence d’état civil officiel jusqu’à la loi
du 23 mars 1882 pose aussi des problèmes aux commissaires enquêteurs pour
déterminer la part de chaque ayant-droit, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas alors
de patronymes dans le sens français du terme mais plutôt une généalogie de « fils
et filles de ». De plus, la plupart des commissaires enquêteurs ne parlent pas l’arabe
et doivent se faire assister par un interprète local. Alain Sainte-Marie, chercheur
en histoire contemporaine à l’Université de Nice, donne l’exemple d’une parcelle
du douar Tsighaout au sud-est d’Orléansville (Chlef). Cette parcelle d’une superficie
de 3 hectares était indivise entre 169 copropriétaires 11. À l’origine, l’indivision avait été
maintenue pour éviter les querelles familiales.

Aux yeux de certains colons européens, en raison de ces formalités, l’application


de la loi tarde à se mettre en place. Alain Sainte-Marie cite un rapport du mois
d’avril 1878 exposé devant le Conseil général du département de Constantine
et qui fait état qu’au rythme actuel, il faudrait un siècle et demi pour achever
les travaux de cadastrage 12. En mars 1893, l’avocat Franck-Chauveau 13 (1846-1921),
sénateur de l’Oise, pointe devant le Sénat les vicissitudes de la loi Warnier et reproche
aux colons « de ne voir que leurs intérêts à court terme au risque de faire germer
contre nous dans leurs âmes des haines irréconciliables 14 ».

21
C’est aussi ce que prédit le député de la Loire, Jean-
Jacques Baude (1792-1862), dans la séance à l’Assemblée
nationale du 3 mai 1834 : « Nul d’entre nous ne
peut concevoir la colonisation et la culture derrière
les baïonnettes. La présence de cultivateurs en Afrique,
loin d’amener la paix, entraînera inévitablement
la guerre, car elle augmentera si possible la haine
des indigènes contre les Français, attendu qu’à ces
immigrants, il faudra des terres, de bonnes terres
labourables ; et, pour se les procurer, on dépouillera
les autochtones 15. »

« Chameaux aux pâturages »,


plaque stéréoscopique
(sans date).
Archives départementales de l’Ardèche,
collection de la grande collecte
consacrée aux relations Afrique-
France, 165 J 98 (reproduction).

1 CÔTE, Marc, L’Algérie 5 MILLIOT, Louis, Le gouvernement 10 Ibid.


ou l’espace retourné, Paris, de l’Algérie, Cahiers du Centenaire 11 SAINTE-MARIE, Alain, Législation
Flammarion, 1988. de l’Algérie, n° V, publication foncière et rurale. L’application
2 CÔTE, Marc, Le Maghreb in du comité national métropolitain du de la loi du 26 juillet 1873 dans
Documentation photographique, Centenaire de l’Algérie, 1930, p. 46. les douars de l’Algérois, Paris, Études
n° 8002, avril 1998, p. 7. 6 Ibid., p. 47. rurales, année 1975, p. 66.
3 GAUTIER, Émile-Félix, L’évolution 7 Ibid., p. 46. 12 Ibid., p 83.
de l’Algérie (1830-1930) Cahiers 8 Ibid., p. 47. 13 CHAUVEAU, Franck, Joseph,
du Centenaire de l’Algérie, n° III, 9 JAUFFRET, Jean-Charles, Les Charles, dit FRANCK-CHAUVEAU,
publication du comité national dernières grandes révoltes du député de l’Oise de 1876 à 1885.
métropolitain du Centenaire XIXe siècle, in Algérie 1830-1962 avec 14 SAINTE-MARIE, Alain, loc. cit.
de l’Algérie, 1930, p. 32. Jacques Ferrandez, catalogue de 15 Le Moniteur universel, séance
4 GAUTIER, Émile-Félix, op. cit., l’exposition présentée au musée de du 1er mai 1834, p. 1117. Archives
p. 31. l’Armée du 16 mai au 29 juillet 2012, départementales de l’Ardèche,
Paris, Casterman, 2012, p. 88. PER 2828 71.

22
100 ANS DE COLONISATION :

Le 25 avril 1929, le président de la République, Gaston Doumergue, institue


par décret un « Comité de propagande chargé d’étudier les moyens d’associer la France
entière à la commémoration du Centenaire de l’Algérie ». L’objectif est « d’informer
la France de l’œuvre française en Algérie » afin de « créer un mouvement d’opinion
durable dans la France métropolitaine en faveur de la France algérienne ».
Pour atteindre ce but, le comité national métropolitain du Centenaire de l’Algérie
fait éditer à 100 000 exemplaires la collection des Cahiers du Centenaire de l’Algérie
illustrant onze thématiques différentes. Les cahiers numérotés de I à IV présentent
l’histoire de la colonisation de l’Algérie, du littoral jusqu’au Sahara, en s’attachant
à faire valoir « l’exposé de la prodigieuse transformation qu’a apportée au pays
un siècle de colonisation française 1 ».
Le carnet V rédigé par un professeur de droit à la faculté d’Alger, Louis Milliot
(1885-1961), détaille l’action du Gouvernement de l’Algérie selon « une vision
ordonnée de la gestion française des grands intérêts du pays ». Le douzième
carnet est un index accompagné d’un glossaire, de six cartes dépliables et
de documents annexes concernant la préparation du Centenaire.

Ces petits cahiers sont pensés comme des supports


à l’édification de la population métropolitaine au
moyen de conférences publiques, mais c’est surtout
à l’école que « cette propagande doit frapper 2 ». Il s’agit
de montrer que la France, « cédant à l’instinct le plus
noble », se propose « de libérer les mers de la sujétion
des corsaires algérois » et qu’une fois le résultat
obtenu, elle « délivrerait les autochtones du joug qui
les opprimait » puis participerait à son « relèvement
matériel et moral 3 ». Elle apporterait aussi son savoir-
faire pour mettre en valeur ce pays « à peu près inculte.
En particulier les plaines du littoral, qui font aujourd’hui
Deux exemplaires des la richesse du Tell, étaient des marais, défendus par des
Cahiers du Centenaire
de l’Algérie, publication milliards d’anophèles, c’est-à-dire par la malaria 4 ».
du comité national
métropolitain du Centenaire
de l’Algérie, 1930. En 1930, 833 000 colons européens font face à plus
Collection particulière. de 5 113 000 autochtones. Émile Félix Gautier constate
qu’il s’agit là d’une « proportion très forte, presque

23
1 sur 6 ». En 1930, la propagande officielle se réjouit
de posséder ce « pays d’une prodigieuse activité
industrielle et commerciale » : les mines exploitées
avec un matériel moderne, les ouvrages d’art qui
enjambent les canyons et les vallées, le chemin de fer….
Les progrès de la colonisation se liraient aussi dans
la courbe démographique de la population autochtone.
« Cette courbe à elle toute seule fait l’éloge
de la colonisation avec plus d’éloquence qu’une longue
dissertation. Elle est péremptoire. De 1872 à 1930,
la population indigène a plus que doublé. C’est un fait
brutal, parfaitement indéniable 5 ».

Certes, cette augmentation de la population indigène


peut être vue comme une preuve irréfutable des
Construction d’un viaduc « bienfaits » de la colonisation française. Jules Ferry, ancien ministre et partisan
sur la ligne de l’Ouenza (sans
date) in DHÉ et DENIZET, Jean,
de l’expansion coloniale au nom du devoir moral de « civiliser les races inférieures 6 »,
Les liaisons maritimes, aériennes considère le fait avec un autre point de vue en 1892 : « Bien rares sont les colons
et terrestres de l’Algérie, Cahiers
du Centenaire de l’Algérie,
pénétrés de la mission éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure ;
n° VIII, publication du comité plus rares encore sont ceux qui croient à une amélioration possible de la race vaincue.
national métropolitain
du Centenaire de l’Algérie, 1930.
Ils la proclament à l’envi incorrigible et non éducable, sans n’avoir jamais rien tenté
Collection particulière. cependant, depuis trente années, pour l’arracher à sa misère morale et intellectuelle.
[…] mais on ne se soucie ni de leurs plaintes, ni de leur nombre qui semble s’accroître
avec leur pauvreté 7. »

1 Cartes et index, Cahiers 3 La Semaine en Algérie, n° 87, [en ligne]. https://www2.


du Centenaire de l’Algérie, n° XII, du 3 au 12 juin 1960, publication assemblee-nationale.fr/
publication du comité national de la Délégation générale decouvrir-l-assemblee/histoire/
métropolitain du Centenaire du gouvernement en Algérie, grands-discours-parlementaires/
de l’Algérie, 1930, p. 61. p. 41. Archives départementales jules-ferry-28-juillet-1885
2 Rapport de Paul Crouzet (1873- de l’Ardèche, 158 W 432. [consulté en novembre 2021].
1952), inspecteur d’académie de Paris 4 GAUTIER, Émile-Félix, L’évolution 7 De la responsabilité
et président de la commission de l’Algérie (1830-1930) Cahiers du gouverneur général, in Discours
exécutive du comité de propagande du Centenaire de l’Algérie, n° III, et opinions de Jules Ferry, tome 7,
du Centenaire, à André publication du comité national Discours sur la politique intérieure
Tardieu (1876-1945), président métropolitain du Centenaire (2e partie), Paris, Armand Colin, 1898,
du Conseil et ministre de l’Intérieur de l’Algérie, 1930, p. 16. [en ligne]. https://gallica.bnf.fr/ark:/
(11 juillet 1930) in Cartes et index, 5 Ibid., p. 29. 12148/bpt6k62160907
Cahiers du Centenaire de l’Algérie, 6 Discours de Jules Ferry devant [consulté en novembre 2021].
n° XII, op. cit., p. 60. l’Assemblée nationale (28 juillet 1885),

24
Le colon à l’œuvre (sans date)
in GAUTIER, Émile-Félix,
L’évolution de l’Algérie de 1830
à 1930, Cahiers du Centenaire
de l’Algérie, n° III, publication
du comité national métropolitain
du Centenaire de l’Algérie, 1930.
Sous l’image apparaît
la légende suivante : « Il est tout
semblable au paysan de chez Le Cahier du Centenaire n° III rédigé par Émile-Félix Gautier, professeur à la faculté
nous. Pourtant au premier plan,
des Lettres d’Alger procède par contrastes pour mettre en avant les bienfaits
à droite, l’homme en culotte
de cheval et en leggings donne de la colonisation européenne. Il introduit également le concept de « race », avec
la note grand propriétaire, qui
le concept d’une « race nouvelle » en gestation en Algérie et issue de la fusion
est une note algérienne. »
Collection particulière. d’éléments français et étrangers en provenance des îles méditerranéennes, de l’Italie
napolitaine ou de l’Espagne andalouse 1. « Les 100 000
morts d’Algérie sacrifiés de 1831 à 1848 2 » ont « réussi
la création la plus difficile, une création psychologique,
ils ont créé une nouvelle espèce humaine,
la race européenne de l’Afrique du Nord.
C’est cette création qui a conditionné tout le reste.
La nouvelle race une fois implantée et enracinée,
le problème tout entier était virtuellement résolu ;
l’Européen devait européaniser 3. »

En France, les théories raciales sont enseignées dans


certaines universités pendant toute la première partie
du XXe siècle. Le médecin René Martial (1873-1955) est,
par exemple, chargé de cours d’immigration à l’Institut
d’hygiène de la faculté de médecine de Paris et son
cours intéresse « l’anthropobiologie des races ». Il a
publié en 1934 un livre intitulé La race française 4,
ouvrage récompensé par l’Institut, puis en 1943,
Français qui es-tu ? dans lequel il écrit : « On t’a dit que
la race, cela n’existait pas ; qu’un nègre, un juif valait
un breton ; que tu pouvais te marier avec n’importe
quelle femme, et tu as perdu l’instinct de conservation
de la race. […] Bâtardise africaine, et encore plus
bâtardise asiatique, de l’Asie mineure ou majeure,
te dégradent et ta chute nationale vient du nombre
de tes métis 5. »
Avec l’introduction de ce concept de race, en l’espace
de cent ans, la vision de l’indigène évolue. On est loin
du temps où Urbain Ismail écrivait « une population
de trois millions d’âmes, énergique, belliqueuse,
intelligente, occupe ces belles terres 6. » Dans les années
1840, le maréchal Bugeaud recommande même l’envoi
de « l’élite de l’état-major », « de jeunes officiers
connaissant la topographie, les mœurs, les usages
« Arabes aux champs », plaque
stéréoscopique (1905).
et s’il se peut la langue du pays 7. ». En 1930, Émile Félix
Archives départementales de l’Ardèche, collection Gautier met désormais en avant le fait qu’il y a
de la grande collecte consacrée aux relations
Afrique-France, 165 J 167 (reproduction). en Algérie « une plèbe rurale et pastorale, et, pour

25
encadrer cette plèbe, rien d’autre que les 833 000
colons, seule classe bourgeoise constituée », soit
un « Européen pour six indigènes, et ce sixième
de la population est prépondérant non seulement
au point de vue politique, mais aussi au point de vue
social 8. » Mais Urbain Ismail l’avait déjà constaté
en son temps : « Quand manque l’estime, la bonne
harmonie existera-t-elle ? Lorsqu’au lieu d’atténuer
les motifs d’antipathie toujours trop nombreux entre
les vaincus et le conquérant, on fournit à la haine des
aliments nouveaux, c’est le meurtre, la révolte, la guerre
qu’on prépare 9. »

Maurice Viollette a participé à l’organisation


du Centenaire de la colonisation en tant que
membre du comité de préparation. Dans un petit
recueil de notes publié en 1931, il met aussi
en garde : « Je crois qu’au lendemain même
du centenaire, le moment est venu de dire les choses
nécessaires. De solennelles promesses ont été
faites et n’ont pas été tenues. […] Personne
ne s’en soucie désormais. […] La plupart de nos
compatriotes ne voient l’Algérie qu’à travers
le splendide défilé du 14 juillet ou la grande revue
d’Alger. Je demande la permission de troubler cette
quiétude mortelle, et de rappeler que se posent
de l’autre côté de la Méditerranée, des problèmes
fort (sic) graves et forts difficiles ; il est périlleux de se
laisser envahir par un optimisme né tout à la fois
De haut en bas : du pittoresque de la nature, des mœurs et du costume, du beau ciel, et d’un effort
La récolte du coton (sans date).
Sous l’image apparaît la légende
de colonisation vraiment extraordinaire 10. »
suivante : « Notez le contraste
entre la main d’œuvre indigène et
le colon d’aspect bourgeois. C’est
Si « l’exotique » et le « pittoresque » focalisent l’attention au moment de cette
ce dernier, avec son intelligence, célébration du Centenaire, Émile-Félix Gautier (1864-1940), explorateur du Sahara
son argent, son esprit d’initiative
qui crée la culture nouvelle. »
et professeur de Lettres à l’université d’Alger, rappelle toutefois dans un petit Cahier
du Centenaire qu’il ne faut pas oublier que « l’Algérie a été conquise par l’armée
Stora, un village de pêcheurs,
Sous l’image apparaît la légende
française et elle ne tient que par l’armée française. Le colon, homme pratique, en est
suivante : « Ce village, à côté extrêmement conscient 11 ».
de Philippeville [aujourd’hui
Skikda], est habité surtout par
des pêcheurs napolitains. À leur Pour présenter l’œuvre de la colonisation française, les Cahiers du Centenaire
école, les indigènes commencent
à se familiariser avec la mer, qu’ils
de l’Algérie fonctionnent par opposition pour le choix des illustrations.
ont ignorée de toute éternité. »

in GAUTIER, Émile-Félix,
Dans cette vision européo-centrée, l’aménagement du territoire, pour lequel,
L’évolution de l’Algérie de 1830 en Algérie, les activités s’adaptent nécessairement aux contraintes environnementale,
à 1930, Cahiers du Centenaire
de l’Algérie, n° III, publication du
est perçu comme rudimentaire, sommaire par les colons qui s’installent. Dès lors,
comité national métropolitain l’existence de pratiques différentes sont généralement vues comme une
du Centenaire de l’Algérie, 1930.
Collection particulière.
absence complète de maîtrise des techniques. Ainsi Émile-Félix Gautier dans
la rédaction de son Cahier n° III s’étonne : « L’indifférence aux choses de la mer est
curieuse dans un pays qui a un si énorme développement de côtes ». Autrement

26
dit, à part les marins ottomans qui n’ont « jamais
rien pratiqué d’autre que la piraterie », en 1830,
« sur toute l’étendue immense des côtes algériennes,
il n’y avait ni un pêcheur, ni un marin, ni un bateau
indigène. C’est extraordinaire, mais c’est comme ça ».
Mais, selon lui, grâce au savoir-faire des Européens,
« les indigènes commencent à se familiariser avec
la mer, qu’ils ont ignorée de toute éternité 12. »

Si l’on suit Émile-Félix Gautier, tout ce qu’avaient


entrepris « les indigènes » jusqu’alors ne l’était
qu’à « la grâce de Dieu », de l’élevage du mouton
« abandonné à lui-même » 13 à la culture des olives
en passant par la récolte de l’alfa qui « pousse
spontanément dans l’immensité des steppes »
et dont la récolte se fait selon un procédé déjà décrit
par Pline l’Ancien 14. Par opposition, l’exemple phare
de la mise en valeur coloniale est la plaine de la Mitidja,
« le fameux marais devenu aujourd’hui, un magnifique
ensemble de champs juxtaposés, desservis par le réseau
des routes 15. » En 1930, c’est un pays d’une
Vieux oliviers centenaires, « incomparable richesse agricole » avec, grâce à la mécanisation, des champs de blé
in GAUTIER, Émile-Félix,
L’évolution de l’Algérie de 1830
et des vignes à perte de vue. « Il y a 100 ans, nos devanciers n’ont trouvé que des
à 1930, Cahiers du Centenaire marécages, et avant de les transformer en champs fertiles, des milliers de colons sont
de l’Algérie, n° III, publication
du comité national métropolitain
morts à la tâche ».
du Centenaire de l’Algérie, 1930.
Sous l’image apparaît
la légende suivante : « Ils ont
poussé à la grâce de Dieu,
superbes, mais ils ne sont pas
cultivés au pied et la récolte
des olives n’est pas facile.
Culture indigène. »
Collection particulière.

Carte physique de l’Algérie


(1936), in BERNARD, F.,
REDON, P. , L’Algérie, Histoire,
Colonisation, Géographie,
Administration, Manuel scolaire
à l’usage des cours supérieurs
de l’enseignement primaire, des
classes d’enseignement primaire
supérieur et des candidats aux
administration algériennes,
Alger, Éditions Jules Carbonnel,
nouvelle édition de 1936.
Collection particulière.

27
Si l’on veut se déprendre un tant soit peu de cette
vision européenne et considérer la situation du point
de vue de « l’autre côté », d’autres aspects méritent
une étude. En effet, les affirmations d’Émile-Felix
Gautier sont loin d’être des vérités absolues. Bien avant
la conquête coloniale, la plaine de la Mitidja était
rattachée au « domaine de la couronne » (Dar Es-
Soltane) de la Régence ottomane d’Alger. Il s’agissait
certes d’un territoire difficile à mettre en valeur car
il était constitué d’un ancien bras de mer qui avait
été progressivement remblayé par les alluvions des
cours d’eau descendant de l’Atlas blidéen. Il y avait
donc des marécages, mais, comme le fait remarquer
le géographe Marc Côte 16, les collines du Sahel
et la partie méridionale de la plaine, constituée
en piémonts bien égouttés, avaient été mises en valeur
depuis bien longtemps. Il ne faut pas non plus oublier
que de de 1725 à 1815, la France, via le port de Marseille,
était la principale importatrice de blé algérien. C’est
d’ailleurs en 1827, ce qui est à l’origine de l’affaire
du « coup d’éventail » donné par Hussein, le dey d’Alger
au consul de France. Hussein réclamait alors à la France
le paiement de cargaisons de blé fournies à l’armée
napoléonienne en 1797 pendant la campagne d’Italie.
De même, le savoir-faire ancestral de la distribution
de l’eau dans les régions arides par des galeries
horizontales drainantes légèrement inclinées et munies
de puits d’aération - le système de la foggara 17 - n’est
pas mentionné dans l’Index, ni dans le Glossaire des
Cahiers du Centenaire de l’Algérie 18.

1 GAUTIER, Émile-Félix, op. cit., p. 22. 12 GAUTIER Émile-Félix, ibid., p. 65.


2 Ibid., p. 26. 13 GAUTIER Émile-Félix, op. cit., p. 63.
3 Ibid. 14 GAUTIER Émile-Félix, ibid., p. 65.
4 MARTIAL, René, La race française, 15 GAUTIER Émile-Félix, ibid., p. 17.
Paris, Mercure de France, 1934. 16 CÔTE, Marc, L’exploitation
5 MARTIAL, René, Français qui de la Mitidja, vitrine
De haut en bas es‑tu ?, Paris, Mercure de France, de l’entreprise coloniale, in
« Puits arabe, La Guerba », 1943, p. 9-10. BOUCHENE, Abderrahmane,
plaque stéréoscopique (1905). 6 VOISIN, Georges, L’Algérie PEYROULOU, Jean‑Pierre,
Archives départementales de l’Ardèche, pour les Algériens, Paris, Michel Lévy OUANASSA, Siari Tengour,
collection de la grande collecte
frères, 1861, p. 127. THÉNAULT, Sylvie [dir], Histoire
consacrée aux relations Afrique-
7 L’Algérie : des moyens de de l’Algérie à la période coloniale,
France, 165 J 158 (reproduction).
conserver et d’utiliser cette 1830-1962, Paris, La Découverte,
conquête, discours (sans date) in Par 2014, p. 270‑271.
« Maison de colons occupée
l’épée et la charrue, op. cit., p. 127. 17 Cette technique de captage
par des indigènes », plaque
8 GAUTIER, Émile-Félix, op. cit., des eaux aurait son origine en Iran
stéréoscopique (octobre 1908).
Archives départementales de l’Ardèche, p. 30. depuis la fin du VIIe siècle avant J.-C.
collection de la grande collecte 9 VOISIN, Georges, op. cit., p. 7 (le qanat).
consacrée aux relations Afrique- 10 VIOLLETTE, Maurice, op. cit., p. XI. 18 Cartes et index, Cahiers du
France, 165 J 162 (reproduction). 11 GAUTIER Émile-Félix, op. cit., p. 11. Centenaire de l’Algérie, n° XII, op. cit.

28
Dans les manuels scolaires, l’histoire de la colonisation revient
sur les épisodes principaux de la conquête. Ici, Abd el‑Kader fait sa reddition
officielle en remettant son épée au duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe
et gouverneur général de l’Algérie, le 23 décembre 1847. Deux jours avant, l’émir avait
déjà rendu les armes aux généraux Lamoricière et Cavaignac à la condition de pouvoir
se retirer en pays d’islam. Le texte est accompagné d’une iconographie réalisée
à l’identique « d’après une image populaire d’Épinal ». Ces images très populaires
permettent de diffuser largement les principaux faits d’actualité. L’image d’origine
en couleur de la « soumission d’Abd el‑Kader » a été éditée à Épinal par les Éditions
Pellerin vers 1860. Elle était accompagnée du « récit authentique » de l’événement
raconté sous la forme d’une chanson populaire sur l’air d’Il était un petit homme :

« Monsieur Lamoricière, / Qui n’était pas cousin / De c’lapin, / S’avance par derrière, /
La soumission d’Abd-el Kader Et leur dit : Mes vauriens, / Je vous tiens ! / Les Bédouins, penauds, / En baissant le dos, /
(d’après une image populaire Disent : nous sommes fichus, / Nous v’là bien mor (bis) /, Nous voilà bien mordus. /
d’Épinal), in BERNARD, F., En riant dans sa barbe, / Le général dit : Tous, / Rendez-vous ! / Et le grand chef arabe /
REDON, P., L’Algérie, Histoire, Lui remet son coup’-choux, / À genoux ; / Puis en pleurnichant, / Dit : Mon cœur se fend, /
Colonisation, Géographie,
Mes gens sont consternés / Voyant c’ qui m’ pend (bis), / Voyant c’ qui m’ pend au nez… »
Administration, Manuel
scolaire à l’usage des cours
supérieurs de l’enseignement
Placée en dessous de l’image d’Épinal, une légende replace l’événement dans son
primaire, des classes
d’enseignement primaire contexte historique avec toutefois une erreur notable de chronologie : Abd el‑Kader y
supérieur et des candidats
fait sa reddition aux généraux Lamoricière et Cavaignac le 24 janvier 1848 afin d’établir
aux administration algériennes,
Alger, Éditions Jules Carbonnel, une coïncidence de dates avec les événements de la colonisation : « la chute du dey
nouvelle édition de 1936.
Collection particulière.
d’Alger en 1830 devança d’un mois celle du roi Charles X ; le pouvoir d’Abd el‑Kader
fut foudroyé un mois avant celui de Louis-Philippe »,
le 24 février 1848.
On remarque à l’arrière-plan, sur le côté gauche
de l’illustration du manuel, un bâtiment avec
un toit en forme de coupole. Il s’agit du marabout
de Sidi‑Brahim dans lequel s’étaient réfugiés
les rescapés d’un détachement des troupes françaises
encerclés par Abd el‑Kader en septembre 1845. Sidi-
Brahim est certes une défaite pour l’armée française
mais elle permet d’exalter le caractère sacrificiel de ceux
qui ont préféré se battre jusqu’au bout plutôt que
de se rendre. Leur exploit héroïque est raconté dans
Le marabout de Sidi-Brahim, un poème dédié à l’Armée
par Louise Colet (1810-1876) en 1845.

29
« Nous étions quatre-vingts et notre capitaine / L’intrépide Géraud. « Vous qui restez
debout, » / Cria-t-il, « suivez-moi jusqu’à ce marabout ! » / Nous volons sur ses pas.
Cinq sont frappés en route ; / Les autres ont gagné cette étroite redoute / Où, cernés
par l’Émir, sans vivres, sans secours, / Notre faible cohorte a combattu trois jours. »

C’est donc sur les lieux mêmes de ce champ de bataille qu’Abd el‑Kader aurait fait sa
reddition. Le manuel Bernard-Redon rectifie de manière plus historique la manière
dont s’est passé l’événement. Abd el‑Kader se rend en donnant son cheval au duc
d’Aumale. Loin du faste de la scène de l’image d’Épinal, la biographie de Bruno Étienne
confirme la simplicité de la scène lorsqu’Abd el‑Kader « plus pâle et ascétique que
jamais » offre son cheval au fils du roi Louis-Philippe en espérant qu’il le mènera
vers le bonheur 1. Ce genre d’anecdote est parfois repris dans les manuels scolaires
sous la forme de petites lectures servant à l’édification des élèves ou des candidats
aux concours des administrations algériennes.
Le manuel Bernard-Redon propose en fin de chapitre ces récits destinés à entrer
dans la légende. C’est par exemple, « le Père Bugeaud et sa casquette » qui
popularise l’événement d’une attaque nocturne repoussée par le maréchal coiffé
d’un bonnet de nuit. « La casquette du Père Bugeaud » devint après cela le chant
militaire de l’Armée d’Afrique. C’est aussi l’histoire du colon Pirette qui, ancien
militaire, fit face, seul, à l’assaut de sa ferme attaquée par « des Arabes, arrivant
à flot 2 ». « Il avait placé une casquette ou un chapeau à chaque fenêtre pour faire
Photographie publiée dans Paris-
illusion sur le nombre des occupants, et mis des fusils à sa portée ». Abd el‑Kader
Match, n° 691, 7 juillet 1962. fait aussi partie de ce patrimoine colonial porté par les livres d’Histoire : « C’est
Collection particulière.
le type achevé des agitateurs musulmans que nous avons eu à combattre en Algérie.

30
[…] Mais ce croyant, pieux et austère, a
les qualités d’un chef de guerre. […] Au feu,
il est très brave […]. Ses soldats le croient
invulnérable aux balles. Ses familiers
montrent ses burnous troués et les balles
qui se sont amorties, disent-ils, au contact
de son corps. Par la confiance qu’il inspire,
il provoque de fanatiques dévouements. »
« Aucun des révoltés que nous avons dû
écraser par la suite, n’a eu de telles idées
d’ordre et d’autorité 3. »

Il aura fallu plus de quinze ans à l’armée


française pour vaincre le mouvement
de résistance de l’émir Abd el‑Kader.
Pendant la guerre d’Algérie, le colonel Houari
Boumediene, chef de l’Armée de Libération
nationale (ALN), préside ses réunions
dans son QJ tunisien de Ghardimaou sous
le portrait d’Abd el‑Kader 4.

Illustration du chapitre Même si Abd el‑Kader s’est rendu après le retour en France du maréchal Bugeaud,
La politique extérieure
de la France de 1815 à 1848.
dans la mémoire collective, les deux hommes sont « inséparables ». Voici comment
La renaissance coloniale, in ils sont présentés en 1940 au chapitre de La politique extérieure de la France :
ISAAC, Jules, BEJAN, Henri,
Histoire, l’époque contemporaine,
la renaissance coloniale dans le « Malet-Issac », le manuel d’histoire de la classe
classe de troisième, Cours de troisième sous la direction de Jules Isaac, inspecteur honoraire de l’Instruction
d’histoire Malet-Isaac, Paris,
Hachette, 1940, p. 231.
publique et Henri Béjean (1891-1969), directeur du collège Colbert à Paris :
Collection particulière. « Appliquant un nouveau système de guerre, Bugeaud ruine la puissance d’Abd el‑Kader ».
De haute taille, le caractère et l’allure juvéniles, le « Père Bugeaud » était très
populaire parmi les soldats. Il est ici représenté à côté d’Abd el‑Kader, « de petite
taille, d’une extrême élégance de tournure. Pendant quatorze ans, l’Émir a personnifié
la résistance arabe à la conquête française ». « Sobre, d’une grande bravoure, il était
d’intelligence vive, cultivée, dotée d’une éloquence colorée et entraînante 5. »

Bugeaud et Abd el‑Kader se sont certes déjà rencontrés, notamment le 31 mai 1837,
lors de la signature de la convention de la Tafna. En échange de la reconnaissance
de la souveraineté française sur le littoral selon le principe de « l’occupation
restreinte », le maréchal Bugeaud laisse Abd el‑Kader maître de l’arrière‑pays
des provinces d’Oran et d’Alger. Bruno Étienne, auteur d’une biographie
d’Abd el‑Kader, a relaté cette entrevue 6, les deux hommes assis par terre et parlant
pendant presque une heure. Bruno Étienne note que Bugeaud décrira cette scène dans
un article du Moniteur universel en comparant Abd el‑Kader à la figure du Christ 7.
La renommée de ces deux figures de légende est telle que cent ans plus tard,
les « enfants algériens jouent volontiers non pas aux gendarmes et aux voleurs mais
à Abd el‑Kader et Bugeaud 8 ». Mohammed Harbi (1933-), ancien membre du FLN
et devenu historien spécialiste de la vie politique et de l’Algérie, se souvient que pour
le faire dormir sa mère lui disait : « Dors ou j’appelle Bijou qui va te manger 9 », l’ogre
Bijou étant assimilé au maréchal Bugeaud.

31
Dès l’origine, l’armée a été la clé de voûte du processus de colonisation et dans cette
perspective, les fêtes du Centenaire de l’Algérie commencent par un hommage
à l’armée d’Afrique, « véritable fondatrice de l’Algérie moderne 10 ». Louis Milliot
commence le chapitre II du troisième tome des Cahiers du Centenaire
par un éloge à l’armée coloniale en citant les premiers vers du poète latin
Horace (65 av. J.‑C. - 8 av. J.-C.) dans son Ode I, 3 à Virgile en route vers Athènes :
« Avec l’audace du fils de Japhet 11 ». « Audax lapheti genus ! Tous ceux qui
abordèrent, le sabre en main, poussés par le vent qui porte les conquêtes et renverse
les dominations, surent, désormais, à quelle œuvre grandiose on les conviait : reprendre
la tradition romaine, perdue depuis un millénaire et ramener l’Afrique barbare
à la civilisation axiale supérieure de l’Europe méditerranéenne 12. » Louis Milliot
met l’accent sur la supériorité de la civilisation européenne, une vision classique du
monde sous la IIIe République.
Dans sa proclamation à l’Armée d’Afrique prononcée lors de son départ d’Algérie
en juin 1847, le maréchal Bugeaud avait déjà glorifié le rôle de l’armée mais pour
une toute autre raison : « Vous avez trouvé glorieux de savoir manier tour à tour
les armes et les instruments de travail, vous avez fondé presque toutes les routes qui
existent, vous avez construit des ponts et une multitude d’édifices militaires, vous
avez créé des villages et des fermes pour les colons civils ; vous avez défriché les terres
des cultivateurs trop faibles encore pour les défricher eux-mêmes ; vous avez fait
des prairies, semé des champs et vous les avez récoltés ; vous avez montré par-là que
vous étiez dignes d’avoir une bonne part dans le sol conquis, et que vous sauriez aussi
bien le cultiver que le faire respecter de vos ennemis 13. »

1 ÉTIENNE, Bruno, Abdelkader, 5 ISAAC, Jules, BEJAN, Henri, 10 La Semaine en Algérie, n° 87,
Paris, Hachette, 1994, p. 212. Histoire, l’époque contemporaine, 3 au 12 juin 1960. Publication
2 BERNARD, F., REDON, P., classe de troisième, Cours d’histoire de la délégation générale du
L’Algérie, Histoire, Colonisation, Malet-Isaac, Paris, Hachette, 1940, gouvernement en Algérie. Archives
Géographie, Administration, p. 231. départementales de l’Ardèche,
Manuel scolaire à l’usage des cours 6 ÉTIENNE, Bruno, op. cit., p. 170 158 W 432.
supérieurs de l’enseignement et suivantes. 11 Autrement dit Prométhée
primaire, des classes d’enseignement 7 Ibid. qui fut condamné par Zeus à être
primaire supérieur et des candidats 8 ROCHEBRUNE, Renaud de, attaché sur un rocher pour avoir
aux administrations algériennes, STORA Benjamin, La guerre d’Algérie dérobé le feu sacré de l’Olympe.
Alger, Éditions Jules Carbonnel, vue par les Algériens, Tome 1. Et toutes les nuits, un aigle venait
nouvelle édition de 1936, p. 60-61. Des origines à la bataille d’Alger, lui dévorer le foie.
3 Ibid., p. 53. Paris, Éditions Denoël, 2011, p. 31. 12 MILLIOT, Louis, op. cit., p. 8.
4 Voir la photographie dans Paris- 9 Ibid., p. 33. 13 Proclamation de Bugeaud
Match, n° 691, 7 juillet 1962, p. 30 à l’Armée d’Afrique (30 mai 1847),
in Par l’épée et la charrue, op. cit.,
p. 300.

32
À la fin des années 1950, alors que la guerre d’Algérie a déjà débuté, le service
de l’information du gouvernement général de l’Algérie fait éditer de petits livres
d’information pour montrer « l’œuvre considérable réalisée par la France en Algérie. »
Le gouvernement veut-il montrer les images d’une colonie heureuse et sans histoire
alors que le pays est déchiré par une guerre depuis novembre 1954 ? Une population
Brochure du service mélangée vivant en harmonie ? Le contraste est pourtant frappant entre la vie
de l’information à l’européenne et la vie des « indigènes », Algériens musulmans. Ici par exemple,
du gouvernement général
de l’Algérie (vers 1960), les progrès se mesurent par l’opposition entre une agriculture traditionnelle et une
page de couverture. agriculture moderne mécanisée. La mécanisation ne peut s’envisager que sur de grandes
Archives départementales
de l’Ardèche, 100 W 714. superficies et rares sont les Algériens indigènes à la tête de grandes exploitations.

33
Brochure du Service Ils sont au contraire plutôt employés comme manœuvres. Certains ont pu accéder
de l’information du
gouvernement général à une qualification comme ici en tant que conducteurs de tracteurs. Mais si l’on
de l’Algérie (vers 1960). considère la petite culture, « c’est un bond de plusieurs siècles en arrière 1 », comme
Archives départementales
de l’Ardèche, 100 W 714. le constate déjà Maurice Viollette dans les années trente. Le fellah, petit propriétaire
agricole laboure ses terres avec une charrue à bois tirée par des ânes ou des dromadaires.
Notons toutefois que les très grands domaines indigènes de plusieurs milliers
d’hectares peuvent exister. Maurice Viollette écrit que c’est « l’honneur
de la colonisation française d’avoir suscité une véritable colonisation indigène ».
Mais, il s’agit essentiellement de grandes propriétés de familles. Maurice Viollette
donne l’exemple de Saïah Si Henni à la tête d’une exploitation de 10 000 hectares 2 qui
subvenait à l’existence de 120 à 130 personnes, aïeuls, frères, sœurs, enfants…

Si la brochure du Service de l’information du gouvernement général de l’Algérie


montre une version idéalisée de la mixité qui unirait dans les mêmes lieux Algériens
et Européens, vue du côté algérien, la perception n’est pas aussi idyllique. Le fondateur
du Parti du peuple algérien, Messali Hadj (1926-1974), regrette dans ses mémoires
l’impossibilité « pour un jeune Arabe et une jeune française de s’afficher ensemble sans

34
Ci-dessous : risquer de sérieux ennuis. Presque tout s’incline devant l’amour, y compris les rois,
« Biskra, case indigène », plaque
stéréoscopique (1907). sauf le colonialisme 3. » Des photographies montrent dans les années trente, dans
Archives départementales de l’Ardèche,
les rues de Constantine, des enfants algériens en train de cirer les chaussures de colons
collection de la Grande collecte
consacrée aux relations Afrique- en costume cravate ou en uniforme 4.
France, 165 J 114 (reproduction).

« Habitations arabes, D’une manière générale, l’ancien gouverneur général de l’Algérie, Maurice Viollette
région de Mateur », plaque constate déjà qu’en cette fin des années vingt, à la campagne : « La famille indigène
stéréoscopique (1905).
Archives départementales de l’Ardèche, vit dans des conditions d’hygiène déplorable n’ayant pour abri le plus souvent que
collection de la Grande collecte
la hutte de branchages ou un petit réduit en pierres sèches. Aucun mobilier autre que
consacrée aux relations Afrique-
France, 165 J 160 (reproduction). les ustensiles pour faire le feu. […] Seul le travailleur célibataire ou marié sans enfant
peut vivre. Dès que la famille dépasse deux personnes, la misère commence […] 5. »
« Mechta arabe », plaque
stéréoscopique (1905).
Sa conclusion annonce les bouleversements à venir : « La misère est subie par tous avec
Archives départementales de l’Ardèche, une résignation extraordinaire, mais il est sûr qu’elle prendra fin. Il serait inutile alors
collection de la Grande collecte
consacrée aux relations Afrique- de nommer communisme ou nationalisme ou fanatisme, une explosion que l’on
France, 165 J 163 (reproduction).
peut craindre. »

1 VIOLLETTE, Maurice, op. cit., p. 112. 4 Ibid., p. 144.


2 Ibid., p. 108. 5 VIOLLETTE, Maurice, op. cit.,
3 ROCHEBRUNE, Renaud de, p. 126-130.
STORA, Benjamin, op. cit., p. 37.

35
Cette pièce d’artillerie en bronze de plus de 6 mètres
de long avait été fondue en 1542 pour assurer
la défense d’Alger. D’un poids de 12 tonnes, elle avait
une portée de tir de près de 5 km. Les Algériens
l’appellent le Baba Merzoug, « le Père fortuné ».
En France, ce canon est connu sous le nom de
La consulaire car il aurait servi à l’exécution de deux
consuls français, le père lazariste Jean Le Vacher 1
(1619‑1683) et André Piolle en 1688. Mais, en 1830,
lorsque la flotte française bombarde Alger, le Baba
Merzoug n’est plus en activité. Il est réformé en 1816
et relégué sous une voûte de l’Amirauté. Le Baba
Merzoug est alors transféré en France comme
trophée de guerre après la prise d’Alger par l’amiral
Victor‑Guy Duperré 2 (1775‑1846) en août 1830.
Le canon La Consulaire dans
le port militaire de la rade
Le canon est installé sur un socle orné de quatre bas-reliefs. Au sommet de la bouche
de Brest (juillet 2021).
Collection particulière. à feu, un coq posant sa patte sur un globe terrestre est installé. L’un des bas-reliefs
est une plaque commémorant la date de la prise d’Alger. La première sculpture
représente la France tendant la main à l’Afrique pour lui apporter les bienfaits
du progrès scientifique. La seconde sculpture représente l’armée, symbolisée
par un équipement de cuirassier (casque à crinière et cuirasse) entouré des attributs
de la conquête (canon, étendard, épée, lance, fusil, tambour). La troisième sculpture
symbolise la marine sous la forme d’une ancre entourée de divers attributs (trident,
harpon, canon…).

Le Baba Merzoug ou La Consulaire fait l’objet d’une « passion douloureuse » entre


la France et l’Algérie. Plusieurs associations algériennes demandent à la France
la restitution de ce canon à l’Algérie, notamment le « Comité national pour
la restitution du canon Baba Merzoug », fondé en 1996 et présidé en 2021 par l’avocate
Fatima Benbraham.
Le rapport de Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation
et la guerre d’Algérie remis au président de la République, Emmanuel Macron,
en janvier 2020, préconise la constitution d’une commission franco-algérienne
« Mémoire et vérité ». Un collectif d’historiens serait chargé d’établir l’historique du
canon et de « formuler des propositions partagées quant à son avenir, respectueuse
de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée ».
En juillet 2020, la France a déjà restitué à l’Algérie les crânes de 24 combattants
algériens tués en novembre 1849 au cours de la prise de l’oasis fortifiée de Zaatcha.

36
Ces crânes étaient jusqu’alors conservés dans les réserves des collections du Muséum
d’Histoire naturelle de Paris. Le 5 juillet, ces restes mortuaires ont été inhumés dans
le « carré des martyrs de la Révolution algérienne » du cimetière d’El Alia à Alger.

Le rapport Stora recommande en outre l’installation d’une stèle au château d’Amboise


rappelant la détention de l’émir Abd el‑Kader de 1848 à 1852. Plusieurs membres de sa
famille et compagnons de voyage ont été enterrés dans le cimetière musulman du
château. Abd el‑Kader avait été libéré par Louis-Napoléon Bonaparte, le 16 octobre
1852. Il est célébré en Algérie comme un héros de la lutte anticolonialiste. À Alger
la statue de l’émir, place de l’Émir Abd el‑Kader, a remplacé celle du maréchal Bugeaud.

Mohammed Harbi fait remarquer que « de tous les pôles aspirant à regrouper
les Algériens, c’est celui qu’incarne Abd el‑Kader qui rassemble 3 ». Au moment où
les Français débarquent en Algérie en 1830, les notions de peuple, de souveraineté du
peuple, de nation et de culture nationale n’existent pas. Plusieurs sociétés et pouvoirs
coexistent sur le territoire algérien. Il y a ceux qui restent fidèles au pouvoir
ottoman, ceux qui s’y opposent avec Abd el‑Kader et l’autorité des nombreuses
confréries religieuses musulmanes d’obédience soufie, à l’instar de la Tijâniyya fondée
par le cheikh Ahmad al-Tijânî (1737-1815). La mémoire de l’émir Abd‑el Kader a souvent
été mobilisée au cours de l’histoire. Pendant la guerre d’Algérie, le FLN s’est inspiré
de l’action guerrière du « Commandeur des croyants » comme guide idéologique
pour entrer en résistance contre la France. Benjamin Stora fait remarquer que sa
figure a même « relégué dans l’ombre la quasi-totalité des autres personnages
de l’indépendantisme politique algérien du XXe siècle […] Aujourd’hui, l’émir
réapparait plutôt comme l’homme de la « synthèse » entre Orient et Occident,
entre résistance à l’autre et acceptation des apports de « l’étranger 4. »

1 Selon Joseph Gianola qui lui 2 Comme on peut parfois le voir d’Algérie. 1954‑2004. La fin
succéda comme vicaire, Jean écrit, l’amiral Duperré n’est pas de l’amnésie, Robert Laffont, 2006,
Le Vacher serait mort de maladie originaire de Brest, il est né p. 34. Archives départementales
en 1688. D’après ARCS, Anselme des, à La Rochelle. Il a par contre été de l’Ardèche, BIB‑8 3237.
Mémoires pour servir à l’histoire nommé préfet maritime de Brest 4 STORA, Benjamin, L’émir
de la mission des Capucins dans en 1827. Abd el‑Kader, guerrier et savant,
la régence de Tunis (1624-1685), 3 HARBI, Mohammed, L’Algérie en in Algérie 1830-1962 avec
Rome, Archives générales de l’ordre perspectives in HARBI, Mohammed, Jacques Ferrandez, op. cit.
des capucins, 1889, p. 18. STORA, Benjamin [dir], La Guerre

37
38
1
CENT ANS DE COLONISATION

1518
Le corsaire Khayreddin dit, Barberousse, prend Alger

30 avril 1827
et fait allégeance au sultan ottoman Selim Ier qui le nomme
gouverneur. C’est le début de la Régence ottomane d’Alger.

Hussein, le dey d’Alger, représentant le pouvoir


de l’Empire ottoman sous la forme de la Régence d’Alger,
donne un « coup d’éventail » au consul de France.
À l’origine de l’affaire, la réclamation par Hussein
du paiement de cargaisons de blé fournies à l’armée
napoléonienne en 1797 pendant la campagne d’Italie.
De 1725 à 1815, la France, via le port de Marseille, est
la principale importatrice de blé algérien.

14 juin 1830 « L’affaire de l’éventail » entraîne la rupture des relations


diplomatiques entre la France et la Régence d’Alger suivie
Un corps expéditionnaire français de 37 000 hommes du blocus du port d’Alger jusqu’en 1830. Après la canonnade
commandé par le ministre de la Guerre, le général d’un bateau français en rade d’Alger en août 1829,
de Bourmont, débarque sur le littoral algérien dans le roi de France, Charles X, se décide à entreprendre
la presqu’île de Sidi-Ferruch (Sidi-Fredj). La flotte sous l’expédition d’Alger.
les ordres de l’amiral Duperré se compose de 675 bâtiments
dont 103 de guerre.

5 juillet 1830
Les troupes françaises entrent dans Alger. Le dey d’Alger
a capitulé la veille après la prise du fort de l’Empereur
31 mai 1837 (Bord Moulay Hassan). Dans l’intérieur du pays, avec
l’aide de la France, Abd el‑Kader soumet les tribus arabes
Signature de la convention de la Tafna.
en se faisant reconnaître émir, sultan et « Commandeur
En échange de la reconnaissance de la souveraineté
des croyants ».
française sur le littoral selon le principe de « l’occupation
restreinte », le maréchal Bugeaud laisse Abd el‑Kader
maître de l’arrière-pays des provinces d’Oran et d’Alger.
Abd el‑Kader attaque et fait massacrer les Ben Zetoun,
une tribu rebelle de Coulougis située dans sa zone
13 octobre 1837
de souveraineté. Le général Valée prend la ville de Constantine défendue
par Ahmed, le bey de Constantine.

Octobre 1839
Le général Valée franchit les « Portes de fer » afin d’établir
une liaison terrestre au sud de la Kabylie entre Alger
et Constantine. Cette expédition, en violation de la
convention du traité de la Tafna, traverse les territoires
revendiqués par Abd el‑Kader qui en appelle au jihad.

39
Novembre 1839 -
Janvier 1840
Invasion de la Mitidja, la plaine d’Alger, et la reprise
des hostilités entre la France et Abd el‑Kader.
Le maréchal Bugeaud adopte la tactique de la « guerre
d’Afrique » ou de « l’offensive sans répit » : des colonnes
légères et très mobiles qui pratiquent la razzia. Pour
Bugeaud, le but de la guerre ne peut être que la colonisation
afin de pacifier le pays. 24 mars 1843
Ordonnance royale décrétant la mainmise sur les biens
religieux (habous) et les terres domaniales (beylok).

16 mai 1843
La capitale itinérante d’Abd el‑Kader, la smala, est pillée
par le duc d’Aumale. Abd el‑Kader obtient en novembre
1843 l’asile du sultan du Maroc. Le Maroc devient la base
arrière de sa contre-offensive jusqu’à la défaite de l’armée
marocaine à la bataille de l’Isly le 14 août 1844. 1er février 1844
Arrêté organisant les bureaux arabes contrôlés
par des officiers français mais qui laissent l’administration
des sociétés locales à des chefs indigènes locaux.

18 juin 1845
« Enfumades du Dahra ».
Le lieutenant-colonel Aimable Jean Jacques Pélissier, duc
de Malakoff, fait asphyxier plus de 500 personnes membres

24 avril 1846
de l’ethnie des Ouled-Riah insurgée qui s’étaient réfugiées
dans les grottes du massif du Dahra.
300 prisonniers français pris en octobre 1845
par Abd el‑Kader sont égorgés. Ce crime est imputé
initialement à Abd el‑Kader mais il a été exécuté selon
les ordres de son beau-frère Mustapha Ben Thami.

21 décembre 1847
Abd el‑Kader se rend au général Louis de Lamoricière
en échange de son transfert à Alexandrie ou à Acre. Il sera
interné pendant 5 ans en France avant que Napoléon III ne
lui rende sa liberté.

1848
Définition de trois « départements algériens » situés entre
le littoral et la chaîne de l’Atlas. C’est l’Algérie « utile » du
Tell qui se distingue de la partie saharienne.

40
Juillet 1849 -
26 novembre 1849
Le cheikh Ahmed Bouziane prend les armes et se retranche
dans l’oasis fortifiée de Zaatcha dans le Sud-Constantinois.
Après quatre mois de siège, les troupes commandées
par le général Émile Herbillon (1794-1866) et le colonel
François Canrobert (1809-1895) prennent d’assaut l’oasis.
Tous les habitants de Zaatcha sont tués et la ville détruite
de manière méthodique. Des têtes de combattants, dont
celle du cheikh Bouziane, sont exposées au bout de piques
9-18 juillet 1860
à Biskra. À Damas, où il vit depuis 1855, Abd el‑Kader protège
des familles chrétiennes victimes de pogroms en leur
permettant de trouver refuge dans sa maison. Ces violences

17-19 septembre ont été commises par des membres de la communauté


musulmane druze.

1860
Napoléon III est en visite officielle en Algérie. Le 19
septembre, il prononce un discours : « Notre premier devoir
est de nous occuper du bonheur de trois millions d’Arabes 14 juillet 1865
que le sort des armes a fait passer sous notre domination Sénatus-consulte sur l’état des personnes
[…] Notre colonie d’Afrique n’est pas une colonie ordinaire, et la naturalisation en Algérie définissant « le statut
mais un royaume arabe. » juridique des indigènes d’Algérie ».
Article 1 : « L’indigène musulman est Français ;
néanmoins il continuera à être régi par la loi
musulmane dictée par le Coran ».
Article 2 : « L’indigène israélite est Français ; néanmoins

24 octobre 1870 il continue à être régi par son statut personnel ».


Article 3 : « L’étranger qui justifie de trois années
Décret Crémieux « qui déclare citoyens français les Israélites de résidence en Algérie peut être admis à jouir de tous
indigènes de l’Algérie ». les droits de citoyen français ».
Les juifs indigènes accèdent à la citoyenneté française
en perdant leur statut personnel.

16 mars 1871
Grande insurrection menée en Kabylie
par le Cheikh el‑Mokrani.
Un séquestre sur les terres rebelles est appliqué.

26 juillet 1873
Loi Warnier définissant le nouveau statut juridique
de la possession de la terre en Algérie.

41
9 février 1875
Entrée en vigueur du Code de l’indigénat qui définit 27
« infractions spécifiques » et soumet les contrevenants
indigènes à une juridiction exceptionnelle mise
en place par les militaires qui administrent la colonie :

23 mars 1882
séquestre des biens, amende collective… Il n’y a pas
de recours, ni de procédure contradictoire.
Loi sur l’état civil des indigènes musulmans de l’Algérie qui
doivent s’inscrire sur les registres de l’état civil.

26 juin 1889
Loi sur la nationalité précisant la naturalisation.
Article 8, 3e alinéa : Est Français : tout individu né en France
d’un étranger qui lui-même y est né. 4e alinéa : tout individu
né en France d’un étranger et qui, à l’époque de sa majorité,
est domicilié en France, à moins que dans l’année qui suit sa

1901 majorité, […], il n’ait décliné la qualité de Français […].

Apparition du mouvement des Jeunes Algériens qui réclame


l’application des principes républicains de liberté et d’égalité
avec les Français d’Algérie et la suppression du régime
de l’indigénat. Le petit-fils d’Abd el‑Kader, l’émir Khaled,
rejoint le mouvement dans les années 1919-1923. 20 juin 1926
Création de l’Étoile-nord-africaine sous la tutelle du Parti
communiste français. L’Étoile prend une orientation
nationaliste. Messali Hadj (1898-1974) devient le leader du
mouvement qui demande l’indépendance pour l’Algérie.

25 avril 1929
Le président de la République, Gaston Doumergue, institue
par décret un « comité de propagande chargé d’étudier
les moyens d’associer la France entière à la commémoration
du Centenaire de l’Algérie ».

4-17 mai 1930


Voyage du président de la République, Gaston Doumergue,
en Algérie, à l’occasion des fêtes du Centenaire
de la colonisation de l’Algérie.

42
2 3
LEXIQUE BIBLIOGRAPHIE

Ain : source. Le Moniteur universel (années 1834, 1840, 1845, 1846).
Arch : terres classées propriétés collectives de la tribu. Archives départementales de l’Ardèche, PER 2828.
Bachagha : chef d’un groupement de tribus. Pendant L’Algérie et les Algériens. Des royaumes berbères
la période de la Régence ottomane, c’était le titre donné à l’indépendance, in Les Collections de L’Histoire, n° 59,
à un haut dignitaire de la hiérarchie administrative. avril 2012.
Bey : gouverneur d’une ville ou d’une province Le temps de l’Algérie française. De la prise d’Alger
dans l’Empire ottoman. à l’indépendance, in L’Histoire, n° 140, janvier 1991.
Bordj : lieu fortifié, une citadelle militaire Algérie 1830-1962 avec Jacques Ferrandez, catalogue
à l’époque ottomane. de l’exposition présentée au musée de l’Armée du 16 mai
Caïd : chef d’une tribu. au 29 juillet 2012, Paris, Casterman, 2012.
Cheikh : chef de tribu arabe, généralement un homme âgé Par l’épée et la charrue. Écrits et discours de Bugeaud,
et respecté pour son savoir philosophique et religieux. Introduction, choix des textes et notes par le général
Confrérie religieuse : réseau de fidèles réuni autour Paul Azan, Paris, Presses universitaires de France, 1948.
d’une figure sainte, de ses disciples et descendants. D
 ROZ, Bernard, Main basse sur les terres, in Le temps
Ces saints appartiennent à un courant mystique de l’islam des colonies, Les Collections de l’Histoire, n° 11, avril 2001,
sunnite : le soufisme. p. 50-55.
Coulougis : lors de la période ottomane, les Coulougis D
 EMONTÈS, Victor, La colonisation militaire sous
sont les descendants issus de mariages entre Turcs Bugeaud, Paris, Éditions Larose, 1918, 632 p. Archives
et femmes arabes. départementales de l’Ardèche, BIB-4 1150.
Dey : chef de la régence d’Alger jusqu’en 1830. D
 EMONTÈS, Victor, Les préventions du général
Emir : chef militaire. Berthezène contre la colonisation de l’Algérie, Paris,
Fellah : petit propriétaire agricole. Éditions Larose, 1918, 311 p. Archives départementales
Gourbi : petite maison faite avec un mélange de l’Ardèche, BIB-4 1151.
d’argile et de paille séchée, une habitation sommaire. É
 TIENNE, Bruno, Abdelkader, Paris, Hachette, 1994, 500 p.
Habous : bien religieux inaliénable obtenu par legs. F
 RÉMEAUX, Jacques, La Conquête de l’Algérie. La dernière
Indigène : celui qui est originaire d’un pays occupé. campagne d’Abd-el-Kader, Paris, CNRS éditions, 2016.
Dans le vocabulaire de la colonisation, ce terme désigne H
 ARBI, Mohammed L’Algérie en perspectives in HARBI
les Algériens musulmans. Mohammed, STORA, Benjamin [dir], La Guerre d’Algérie.
Marabout : homme pieux, saint, un ermite 1954-2004. La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2006,
et par métonymie son tombeau à coupole. p. 27-45. Archives départementales de l’Ardèche,
Mechta : hameau. BIB‑8 3237.
Melk : propriété foncière privée. P
 ERRIN, René, Le Sersou. Étude géographique humaine,
Oued : cours d’eau. in Méditerranée, n° 1, 1961, p. 33-95.
Tribu : unité multipliée de la famille, un groupe social fondé D
 E ROCHEBRUNE Renaud, STORA Benjamin, La guerre
sur une parenté ethnique. d’Algérie vue par les Algériens, Tome 1. Des origines
à la bataille d’Alger, Paris, Éditions Denoël, 2011.
S
 AINTE-MARIE, Alain, Législation foncière et rurale.
L’application de la loi du 26 juillet 1873 dans les douars
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T
 OUATI, Ismet, Le commerce du blé entre l’Algérie
et la France, XVIe-XIXe siècles, Paris, Éditions Bouchène,
2018, 610 p.
V
 OISIN, Georges, L’Algérie pour les Algériens, Paris, Michel
Lévy frères, 1861, 135 p.
V
 IOLLETTE, Maurice, L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien
gouverneur général, Paris, Librairie Félix Alcan, 1931, 528 p.

43
Textes : Éric Darrieux,
professeur agrégé,
docteur en histoire.

Coordination de l’édition :
Héloïse Rouge.

Reproduction des
documents et traitement
des images numériques :
Éric Penot.

Relecture : Juliette Gaultier,


Héloïse Rouge,
Marion Wieber.

Conception graphique
et mise en page :
Charlotte Delaître,
Perluette & BeauFixe, Lyon.

Janvier 2022.

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