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Les Juifs du département d’Oran (Algérie) Norbert Bel Ange

Norbert Bel Ange


dans la Grande Guerre
(Deuxième volume)

Le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918


s’achève. Rares sont les ouvrages qui portent sur
l’histoire des Poilus juifs de France. A fortiori pour Les Juifs du département
d’Oran (Algérie)
ceux nés en Algérie dans le département d’Oran. Pour l’Algérie, cela
concerne 120 000 citoyens. 3 000 d’entre eux sont « morts pour la
France ». Aucune de leurs familles ne fut épargnée.
Ces recherches abordent des périodes et des populations peu
connues. dans la Grande Guerre

Les Juifs du département d’Oran (Algérie)


Cet essai, en deux volumes et constitué de nombreuses micro-
biographies, aborde nombre de problèmes : les relations entre (Deuxième volume)
les fronts et l’arrière, la vie à l’arrière, le retour des soldats, le deuil,
l’après-guerre… Sans oublier, l’antisémitisme, toujours présent
en Algérie, qui chemine de la Grande Guerre à la Seconde Guerre

dans la Grande Guerre


mondiale.
Comment de modestes artisans ou commerçants sont-ils
devenus de valeureux combattants ? Comment rendre compte des
privations, de l’absence, des drames et des tragédies ? Comment le
chercheur peut-il donner un peu plus de « chair » à ces Histoires ?

Après Les Juifs de Mostaganem, (éditions L’Harmattan, 1990),


Oran sur Méditerranée, (édition Curutchet, 1998), Quand Vichy
internait ses soldats juifs d’Algérie, Bedeau, sud oranais, 1941-
1943, (éditions L’Harmattan, 2006), Norbert Bel Ange aborde
avec ces deux volumes une nouvelle période de l’Histoire des Juifs
d’Algérie : La Grande Guerre 1914-1918. Les Juifs d’Algérie ne vivent plus en Algérie.
Alors, il est d’autant plus important que leur histoire bi-millénaire soit étudiée et
connue.

Couverture :
« 2e Zouaves/1er bataillon/ 4e compagnie/ Oran. À Oran se
trouvait le bureau de recrutement du 2e Zouaves, caserne
Châteauneuf. »
« Les régiments de Zouaves ont été créés en Algérie, dès les
années 1830. Parmi eux, dès 1850, on trouve des juifs nés
en Algérie, dans le département d’Oran. »

ISBN : 978-2-343-15967-6
29 €
LES JUIFS DU DÉPARTEMENT D’ORAN (ALGÉRIE)
DANS LA GRANDE GUERRE

(Deuxième volume)
© L’Harmattan, 2018
5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.editions-harmattan.fr

ISBN : 978-2-343-15967-6
EAN : 9782343159676
Norbert Bel Ange

LES JUIFS DU DÉPARTEMENT D’ORAN (ALGÉRIE)


DANS LA GRANDE GUERRE

(Deuxième volume)
À la mémoire de mes parents, Sadia Lucien et Mériem Marie,
deux enfants de la Grande Guerre 1914-1918
Juin 1885
« On fit un triomphe au char devancé par un Arabe en turban
portant un étendard, c’était celui de l’Algérie, province française.
Une énorme couronne y entourait une urne funéraire dont
s’échappaient des flammes rouges et vertes, on pouvait voir sur les
trois faces du charriot les armes des villes d’Alger, Constantine et
Oran. Et la foule parisienne ne cachait pas sa joie, son goût de
l’exotisme, des conquêtes et des grandeurs. Elle confondait toutes
les grandeurs, elle prétendait au bonheur des peuples en annexant
l’Afrique.
« Prenez-la, avait discouru Victor Hugo des années plus tôt, non
par le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour
le commerce ; non pour la bataille mais pour l’industrie ; non pour
la conquête mais pour la fraternité. » (Lors d’un banquet qui
célébrait l’abolition de l’esclavagisme, en 1848 ou après) Victor
Hugo vient de mourir Judith Perrignon (Édition de l’Iconoclaste,
roman, Paris, 2015. pp.235 et 244)
Introduction

Dans le premier volume, j’ai abordé la communauté juive de Tlemcen


et ses Poilus. Puis ceux de Mostaganem, Mascara et Géryville au sud à
500 kilomètres de la Méditerranée, avec leurs communautés
respectives.
À l’origine, j’ambitionnais de ne publier qu’un troisième cahier
consacré à Oran et au reste du département. Mais devant l’ampleur de
la tâche et de la documentation, J’ai choisi de rédiger un quatrième
cahier.
Ces troisième et quatrième cahiers constituent donc l’essentiel de ce
second volume.
La première partie de ce second volume porte, uniquement, sur la
communauté juive d’Oran et ses Poilus. Elle est le pendant, en
quelque sorte, de la première partie du premier volume, dédiée à
Tlemcen.
La seconde partie de ce présent volume couvre le reste des
communautés environnantes d’Oran. Y compris Aïn Témouchent.
Jusqu’à Colomb-Béchar, à la lisière du Sahara.
Dans ce second volume figurent plus de 460 micro-biographies.
Certaines plus fournies que d’autres.
L’étude de la presse a aussi toute sa place, surtout dans la première
partie.
En ce qui concerne la rédaction de ce second volume, j’utilise de plus
en plus souvent le « Je ». Non pas par forfanterie-qui serait vite
déplacée dans un pareil contexte-mais pour couper court à cette forme
d’hypocrisie qu’est ce fameux « nous » de l’historien.
Lorsque je récris les patronymes, les prénoms de ces soldats, de leurs
parents c’est une part de leur histoire qui nous revient. C’est dire leur
filiation directe avec l’univers de la Thora. C’est dire leur proximité
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avec le monde arabo-berbère. Bref dire leur histoire dans cette partie
du monde que l’on nomme parfois le Maghreb central.
Un prononcé. Un vibrato au cœur de l’archive inanimée.
Lorsque l’archive indique le métier du futur soldat : comptable,
chaisier, faïencier, cocher… j’entends le crissement de la plume, le
chant de la varlope sur le bois, le choc d’une pile d’assiettes
vacillantes, le claquement du fouet au-dessus de la croupe des
chevaux. A fortiori, lorsque le soldat est forgeron quelque part dans
une rue d’Oran aux alentours de l’année 1914. Alors c’est un univers
d’odeurs, de sons, d’images, de gestes qui remontent à ma mémoire
depuis ma tendre enfance.
Et ce passé lointain devient terriblement présent.
Il en est de même lorsque je cite les noms des rues d’Oran en
particulier celles du quartier juif. Ils appartiennent triplement à
l’Histoire : ces noms sont d’abord ceux des succès militaires de
Napoléon Bonaparte, puis ils appartiennent à l’histoire de la ville.
Enfin, ces noms évoquent l’histoire de ce quartier juif, ses couleurs,
ses odeurs, son grouillement. La vie quoi !
Lorsque l’archive militaire rapporte leurs citations au combat, c’est en
partie l’odeur et la fureur des combats qui nous reviennent en pleine
figure. Ces archives militaires ont le mérite d’exister. Parfois
incomplètes. Parfois fantaisistes…
C’est d’une volonté délibérée que j’inclus dans ce second volume,
deux textes fictionnels, deux nouvelles (Comme je l’ai fait dans le
premier volume) :
-Des vies qui promettaient et la promesse d’une vie
-Le typographe de Béni Saf
Je persiste à croire que la recherche historique et la littérature peuvent
être d’un bon compagnonnage. Le récit littéraire peut apporter et
apporte un point de vue différent et complémentaire de celui de
l’approche historique.

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J’ai conscience, comme dans mon premier volume dédié à la Grande
Guerre, que les pages qui vont suivre ne sont pas particulièrement
gaies. Aussi j’y introduirai une note poétique pour alléger votre
lecture, par trop grave parfois. Comme une respiration dans un
univers particulièrement sombre. Cette fois ce ne sont pas des haïkus
écrits par des poètes-soldats mais par un seul d’entre eux. Guillaume
Apollinaire.
Il suffit de lire et relire avec gourmandise Les lettres à Madeleine
Tendre comme le souvenir de Guillaume Apollinaire (éditions
Gallimard, Paris, 2005) à sa fiancée oranaise, Madeleine Pagès. La
prose comme la poésie de Gui jettent un pont de mots entre le front et
Oran. Entre la guerre et l’amour. Guillaume Apollinaire est une
engagé volontaire. Au front entre 1915 et 1916. C’est dans ce temps
de guerre qu’il deviendra citoyen français. Madeleine regagne
Marseille pour s’embarquer pour Oran, sa ville natale. Gui regagne sa
caserne du côté de Nîmes. Il s’en suit une correspondance fort-
abondante entre le poète et Madeleine, jeune professeur de lettres.
Sous les cieux opalescents et parfois paisibles de la Somme, Gui écrit
à sa petite fiancée oranaise, à sa petite fée, à sa lectrice, à sa critique.
Et les « serpents noirs de sa chevelure » parsèment les ciels du nord
d’éclats bleus venus d’Oran. À ses géographies oranaises, à ses
géographies amoureuses, érotiques, Gui y ajoute toute une série de
petits détails sur sa vie dans sa « cagna ». Chers lecteurs, vous
trouverez, ici et là, la poésie de Guillaume Apollinaire. Dédions-la, si
vous le voulez bien, à tous ces Poilus, nés sur le sol algérien.

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Le questionnement
Il est essentiel. Il se nourrit de l’archive. Il prolonge l’archive. Il ouvre
la voie à de nouvelles recherches. Il reste aussi un questionnement et
seulement un questionnement, au moins dans ce temps consacré à la
recherche. Voici quelques-unes de ces questions qui émaillent mon
travail et pour lesquelles j’ai essayé d’apporter des réponses.
-N’y a-t- il pas quelque part dans ce travail la quête d’une part de soi ?
En tant que descendant de mes deux grands-pères, soldats de la
Grande Guerre ?
-En quoi le substrat de l’école française a contribué au patriotisme de
leurs parents et de celui de nos Poilus?
-Comment ce même patriotisme a pu supplanter dans leur vie
quotidienne comme dans les rangs de l’armée la méchanceté d’un
antisémitisme doublé d’une bêtise crasse ? Comme les deux versants
d’un même moment ?
-Comment si peu de mémoires familiales (échange de
correspondances, journaux intimes…) ne nous soient point
parvenues ?
-Dans quel état d’esprit, ces soldats ont-ils quitté le cocon familial et
leur ville natale ? Comment ces soldats ont vécu leur éloignement de
cette vie familiale empreinte de religiosité ? Comme un arrachement
ou comme une libération ?
-Quelle a pu être l’importance de la vie de la communauté juive dans
leur jeune vie ? Le rejaillissement des oppositions claniques dans leur
vie quotidienne ?
De nombreuses autres questions apparaîtront au fil de mon travail.
Parfois avec des retours. Il me reste à exprimer mon ambition
dernière : « Donner sens et transmettre au monde. » (Arlette Farge).
Deux nobles et belles entreprises que je vais essayer de mener dans les
pages qui suivent.

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Première partie

Les Juifs d’Oran dans la Grande Guerre


(1914-1918)

De la rue de la Révolution (quartier juif) aux champs


de bataille (la Somme, Verdun, les Dardanelles…)

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Cette fois les cadres historique, géographique, économique, militaire
et politique d’Oran ont besoin d’être fortement précisés pour mieux
comprendre la Grande Guerre, en un tel lieu. Plus sans doute que pour
Tlemcen ou Mostaganem.
Oran est depuis les années 1850 la grande métropole de l’Ouest
algérien. (Voir plus loin la chronologie de la ville).
Chef-lieu du département, son influence s’exerce sur un immense
territoire de plus de 100 000 kilomètres carrés, un cinquième de la
superficie du territoire métropolitain. Son port ne cesse de se
développer et son hinterland est impressionnant.
Au début du XXe siècle, Oran la laborieuse, ressemble de plus en plus
aux grandes cités américaines, selon le mot d’Albert Camus. Et toute
l’Oranie est en passe de devenir la Californie de la Méditerranée !
Ce sont dans de tels cadres que sont nées et ont grandi les recrues
issues de la communauté juive d’Oran.
L’architecture urbaine d’Oran se caractérise par son passé et son
présent militaire.
Depuis la conquête de la ville en 902 par les Omeyades, la ville n’a
cessé d’être une place forte arabo-musulmane, une plazza fuerte
espagnole et une place forte française. (Voir mon livre Oran sur
Méditerranée) jusqu’en 1962. Et même après.
Les « bruits et les images de guerre » peuplent ses rues. Du bordj El
Méhal, le fort des cigognes, jusqu’aux casernes des régiments de
Zouaves des armées françaises en passant par les innombrables forts
construits par les espagnols, les futures recrues de la Grande Guerre
ont pu approcher, au moins, l’univers minéral de la guerre.
Cette communauté juive d’Oran, en 1914, constitue l’un des foyers les
plus importants du judaïsme algérien. Oran fait jeu égal avec Alger.
La communauté juive est estimée à près de 12 000 âmes. L’histoire
millénaire de cette communauté juive est multiple. Elle a dû composer
avec les différents conquérants : les Omeyades, les Zianides,
l’Espagne catholique, les Turcs pendant trois siècles et enfin les
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Français. La communauté juive d’Oran s’est enrichi de nombreux
apports successifs. Les juifs venus d’Espagne dès le XIVe siècle. Plus
tard l’arrivée des Tétouanais et des Gibraltariens ; du Maroc en
général. Des villes voisines comme Mostaganem, Mascara ou
Tlemcen. Voire de la métropole française dès les années 1870. Le
dynamisme économique de la ville, l’assurance de trouver des
institutions communautaires établies n’ont cessé d’attirer ces
populations juives. Sans oublier les charmes de la grande ville !
Ces futurs soldats de la Grande Guerre ont grandi tandis que s’élevait
la Grande Synagogue (1880-1918), celle-là même voulue par le grand
Simon Kanoui. Les avancées des travaux, les longues interruptions,
les multiples avatars qui entourent sa construction interpellent non
seulement les juifs mais aussi les non juifs.
J’en arrive maintenant au cœur de ce nouvelle partie : ces soldats juifs
de la Grande Guerre nés à Oran et « morts pour la France », les
blessés, leurs frères sous les drapeaux et leurs familles.
Vaste entreprise !
Au moment où j’écris ces lignes, j’ai pu collecter les informations de
300 d’entre eux « morts pour la France ». Je suis loin du compte. Il
semblerait qu’il y ait eu jusqu’à 420 voire 496
« Morts pour la France ». Soit au minimum 120 soldats qui manquent
à l’appel. C’est beaucoup. Je ne désespère pas de réduire d’une
manière conséquente ce nombre.
Pour ce faire, je lance, ici, un appel solennel à tous les descendants de
ces Poilus juifs d’Oran, à plonger dans les archives familiales, à
sonder les mémoires des plus anciens et à me communiquer au moins
une identité, une date de naissance… Il est vrai que jusque-là je n’ai
pas rencontré de frénésie mémorielle les concernant. Que ce soit de
leur vivant ou quelque temps après leur disparition. Et encore moins
aujourd’hui. En témoignent le peu d’empressement que l’on met à me
répondre, à m’aider dans mes recherches. Je reconnais, à la suite de
Benjamin Stora, que la difficulté première consiste à « Retrouver ces
mémoires ».
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C’est ce à quoi je m’emploie depuis plus de quatre ans.
Il y a dans mon travail un côté greffier, parfois fastidieux. Épuisant, à
force de côtoyer du papier(les archives) où il est souvent question de
violences, blessures, disparitions et morts.
Mettre au jour de telles archives « les fait exister » selon l’expression
d’Arlette Farge.
Mon questionnement et les recherches qu’il suscite peuvent redonner
« de la chair à l’histoire » (Jean-Pierre Vernant). Même si ces chairs
sont estropiées, atrophiées, décomposées. Même si ces soldats,
revenus du front, ont des « gueules cassées » et des vies émiettées.
Heureusement que pour le modeste chercheur que je suis, il arrive que
de temps à autre le surgissement d’une information inattendue,
singulière me transporte. Le questionnement se poursuit, s’intensifie.
L’imagination prend le relais. Et on se plaît à fabriquer, sur le champ,
de mini romans.

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« J’étais si ignorant de la géographie de l’Algérie que j’ignorais ou avais
sans doute oublié qu’Oran fût sur la mer. » (Apollinaire, p.179)

1) Chronologie sélective de la ville d’Oran


(Cette chronologie est en grande partie empruntée aux pages de mon
livre : « Oran sur Méditerranée », 1996).
Les aspects guerriers de cette histoire sont bien présents.
- 932. Les Omeyades d’Espagne conquièrent Oran.
- 1083. Oran passe sous la terrible domination des Almoravides.
- 1286. Le sultan de Tlemcen négocie un traité de commerce avec la
couronne d’Aragon : les commerçants chrétiens ou non, espagnols,
génois, pisans ou vénitiens peuvent venir commercer à Oran.
- 1306-1509. Les Zyanides du royaume de Tlemcen sont les suzerains
d’Oran.
- 1509. Le cardinal Ximenes de Cisneros, le chapelain d’Isabelle la
Catholique, s’empare d’Oran.
- 1509-1792. L’occupation espagnole d’Oran.
- 1609. Philippe III d’Espagne chasse les Morisques de son pays. Un
million d’entre eux s’établissent à Oran et dans tout le Maghreb.
- 1700. Oran s’étend sur 10 hectares, compte 2 000 habitants et une
garnison de 2 à 3 000 hommes.
- 1787. Oran compte environ 8 000 habitants.
- 1790. Terrible tremblement de terre, 3 000 morts.
- 1791. Nouveau tremblement de terre.
- 1792. Les espagnols évacuent Oran. Le bey Mohamed el Kébir
s’empare de la ville et fait d’Oran la capitale du beylick.
- 1831. Oran devient française.

19
- 1844. Construction et développement du port ; naissance de L’Écho
d’Oran.
- 1847. Oran compte près de 22 000 habitants.
- 1849. Oran est préfecture.
- 1876. Oran atteint les 50 000 habitants.
-1889. Loi de naturalisation des Espagnols.
- 1895. Une terrible famine frappe la population musulmane.
- 1900. Oran vient de franchir le cap des 100 000 habitants ; l’une des
plus grandes villes de France.
- 1905. La loi du service militaire porte celui-ci à deux ans.
- 1913. La loi du service militaire porte celui-ci à trois ans.
- 1914. Déclenchement de la Grande Guerre. Oran et tous ses fils
paient un lourd tribut, sur le front d’Orient en particulier.
- 1927. Loi stipulant de nouveaux droits pour les ascendants des
soldats décédés ou disparus.
- 1936. Le Front Populaire s’installe à Oran. La ville a atteint les
200 000 habitants.

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« La description de Lamur m’a bien amusé. Mais la comparaison avec
les sauterelles et les allemands est loin d’être exacte puisque les boches
se terrent et ne bondissent point. Mais j’aime le moulin comme je vois
bien les mauresques. » (Lamur, nom d’un quartier d’Oran) (Apollinaire,
p.53)

2) Chronologie sélective des juifs d’Oran


- 1391. Première expulsion des juifs d’Espagne. Ils prennent le chemin
du Maghreb et d’Oran en particulier. Il y a un siècle déjà, ils
commerçaient sur ces rivages.
- 1492. L’expulsion définitive et massive des Juifs d’Espagne. Leur
arrivée au Maghreb central et à Oran.
- 1509-1792. L’Espagne occupe Oran. Les juifs sont les intermédiaires
entre les espagnols et les Arabes. Parfois, les juifs se font soldats lors
des cabalgados (coups de main espagnols en dehors de la ville)
nécessaires à la survie du presidio. L’inquisition, arrivée dans les
bagages du cardinal de Cisneros, pousse à l’expulsion des juifs.
- 1669. Expulsion totale des juifs d’Oran. Soit 466 juifs.
- 1792. Le quartier juif est le mieux établi de la ville.
- 1830, le 28 juillet ou le 6 Av 5570 de la Création, les Français
entrent à Oran. Les juifs participent à la défense de la ville dans les
rangs de la Garde Nationale.
- 1850. Les rues du quartier juif portent désormais les noms des
batailles de Napoléon Bonaparte : Austerlitz, Fleurus, Ratisbonne,
Milan, Wagram… Et la rue de la Révolution.
On compte près de 5 000 juifs à Oran.
- Dès les années 1850, les régiments de Zouaves comptent des recrues
juives oranaises et venues de l’ensemble du département.

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- 1859. Des juifs du Maroc fuient la guerre entre le Maroc et
l’Espagne. Ils arrivent en grand nombre à Oran et ne cesseront
d’arriver tout au long des décennies suivantes. -1870, fin septembre, le
grand-rabbin d’Oran, Mahir Charleville, lance un appel à ses
coreligionnaires d’Oran pour qu’ils se portent volontaires et
s’engagent dans les armées de la République contre la Prusse.
Cette affaire de la conscription va diviser la communauté juive d’Oran
en deux camps. Derrière le grand-rabbin Charleville les partisans.
Derrière Simon Kanoui et la grande majorité des juifs, ceux qui
défendent l’exemption. (Voir l’article de G. Dermenjian : « Simon
Kanoui passeur de civilisation (1842-1915) » in Généalo-J, revue
française de généalogie juive, n° 113, janvier 2013). Dans ce même
numéro du 1eroctobre 1870 des Archives israélites, on déplore
l’antisémitisme dans la Colonie.
Il se pourrait que nos Zouaves y aient participé (à la guerre contre la
Prusse) comme aux autres guerres du Second Empire. Affaire à
suivre !
- 1880-1905. Une grave crise anti juive empoisonne toute la vie de la
grande cité.
- 1896. On compte 10 602 juifs à Oran.
- 1880-1918. La construction de la Grande Synagogue commence.
Alors que près d’une vingtaine de petites synagogues et oratoires
continuent de fonctionner.
- 1906. On compte à Oran 11 837 juifs.
- 1914-1918. La Grande Guerre à Oran. Au moins 420 jeunes juifs
d’Oran sont « morts pour la France ».
- Le 22 novembre 1915, l’aménagement intérieur de la Grande
Synagogue reste à faire. Néanmoins, on organise un service funèbre à
la mémoire des soldats tués à l’ennemi, à la demande de l’Union des
Femmes de France. Voici une partie du compte rendu de cette
manifestation parue dans « L’écho d’Oran » du 23 novembre 1915.
(Quelques-unes de ces dates sont issues du mémoire de maîtrise de
22
Paul Siksik : La Grande Synagogue d’Oran Naissance, vie et mort
d’une synagogue israélite en terre d’Algérie française, mai 2001,
université Paris VIII Vincennes-Saint Denis). 2 000 personnes
assistent à cette cérémonie dédiée aux soldats morts au champ
d’honneur, parmi les faisceaux de drapeaux. Y assistent : le général
commandant la division, le secrétaire général de la préfecture, les
représentants de la municipalité, le consul d’Espagne, toutes les
associations d’œuvre d’assistance militaire des troupes de la garnison.
Le journaliste de L’écho d’Oran a relevé « le souffle patriotique » du
grand rabbin Weill.
- Le mercredi 17 février 1917. L’intérieur de la Grande Synagogue est
achevé. Un service religieux est célébré à la mémoire des officiers,
soldats français et alliés morts au champ d’honneur, en présence de M.
Gasser (Le maire d’Oran). Il (le grand rabbin Weill) n’a pas eu à
forcer ses sentiments du fait de son origine alsacienne et donc de son
profond attachement à la mère Patrie. » (La voix d’Israël, cité par Paul
Siksik)
Les propos de quelque autre orateur, non métropolitain, auraient-ils
été suspectés de quelque tiédeur patriotique ?
- En décembre 1917, à nouveau service religieux à la mémoire des
soldats tombés au champ de bataille. Chants et musique. (Paul Siksik)
-« La cérémonie du 8 mai 1921 est consacrée au souvenir de Jeanne
d’Arc… Des prières lui sont consacrées et elles ne paraissent pas
déplacées. C’est dire combien le sentiment de la population juive locale,
d’appartenance à la Nation française a rapidement progressé. »

Faut-il rappeler que ces propos ont été tenus en 1921 et que les juifs
d’Algérie se sentent français depuis près d’un siècle ! Quant au
souvenir de Jeanne d’Arc évoqué dans la Grande Synagogue et les
prières à elle consacrées en surprendront plus d’un, en 2016. Il en va
ainsi du judaïsme algérien et de son Histoire.
- Écho de cette manifestation dans L’Écho d’Oran du 9 mai 1921.
« Après le panégyrique fort détaillé, le grand rabbin a appelé la
23
bénédiction de D. sur la France et sur la République. Prière pour tous
les soldats morts pour la France 1914-1918 sans distinction de religion
ou de nationalité. »
Comment ne pas remarquer qu’à deux reprises les services religieux
célébrés dans la Grande Synagogue sont dédiés au plus grand nombre.
Et non uniquement aux victimes juives.
- Le 18 mai 1924 (Paul Siksik), a eu lieu l’apposition des plaques de
marmorite portant les noms des 420 israélites oranais « morts pour la
France » sur les murs de la Grande Synagogue ; plaques inaugurées
par le grand rabbin Jonas Weill.
(Paul Siksik, p.83, note 213)
« Alfred Ghighi, conseiller général (et ancien Poilu), en mai 1937, lors de
la réunion du conseil général d’Oran, répond à l’abbé Lambert maire de
la ville : « Faut-il rappeler que 496 de nos concitoyens oranais de
confession israélite dorment dans les champs de bataille de France, avec
de la terre de France pour linceul et que des milliers d’israélites, s’ils
n’ont pas eu de la terre de France à leurs souliers, sont souvent de
meilleurs patriotes français que vous qui ne vivez que pour des intérêts
particuliers. »

On aurait aimé assister à cette attaque, à cette mise en cause assumée


par Alfred Ghighi. Alfred Ghighi, juriste, né à Mostaganem, est depuis
de longues années un ardent défenseur des juifs, un militant de la
LICA. Ses combats, il les poursuivra sans relâche. C’est lui qui fera
plier le maire de Sidi-Bel-Abbès dans l’affaire des listes électorales, la
même année, en 1937. Les combats d’Alfred Ghighi et sa personnalité
mériteraient une étude fouillée, documentée. Alfred Ghighi, dans son
intervention, avance le chiffre de 496 juifs oranais « morts pour la
France ». Dans mon travail, j’ai à plusieurs reprises rencontré le
chiffre de 420. Jusqu’à aujourd’hui, je n’en ai recensé que 263.
- Le dimanche 18 septembre 1938, office en faveur de « la paix et du
salut d’Israël ». Voici une partie des propos tenus par David
Askénazy, grand rabbin d’Oran (Paul Siksik) : « Est-ce à dire
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qu’Israël ne sait que prier ? Certes non. Nos frères, citoyens français,
sauront comme un seul homme, dresser leur poitrine contre
l’agresseur et verser la dernière goutte de leur sang pour sauvegarder
l’intégrité du sol national et les idées de liberté et de fraternité qui
doivent être le patrimoine de l’Humanité. » Ainsi, d’une certaine
manière, David Askénazy, rapproche la Grande Guerre du conflit
mondial à venir.
- 1941. On compte 25 700 juifs à Oran.

25
« Les nuits sont ici féériques et l’Algérie l’est aussi. » (Apollinaire, p.57)

3) Quelques compléments d’informations sur la communauté


juive d’Oran, en relation avec la Grande Guerre.
- Les juifs d’Oran dans les années précédant la Grande Guerre, 1880-
1914.
L’ouvrage le plus approprié est, pour moi et pour cette période,
l’ouvrage de Geneviève Dermenjian : La crise anti-juive oranaise
(1895-1905) L’antisémitisme dans l’Algérie coloniale (Éditions
l’Harmattan, Paris, 1986).
À Oran, l’antisémitisme se manifeste aussi dans les rangs de l’armée.
(p.85) « C’était le cas des Zouaves, souvent natifs d’Algérie et qui se
querellaient fréquemment avec les israélites quand ils ne poussaient pas
eux-mêmes des cris anti-juifs. Ainsi quelque temps après les événements,
les soldats profitèrent-ils du passage d’une retraite aux flambeaux dans
les rues obscures de la ville pour crier : « À bas les juifs ! Mort aux
juifs ! ». Quant aux officiers, « en majeure partie réactionnaires et anti-
juifs », d’après le préfet lui-même, ils répugnaient visiblement à réprimer
l’émeute. »

(p.98 et 200) « Les manifestations à la gloire de l’armée


s’accompagnaient généralement de témoignages antijuifs. D’autre part
défendre l’armée revint bientôt à condamner les juifs tandis que défendre
les juifs équivalait à condamner l’armée dans son ensemble. Les propos
injurieux des uns, les amalgames des autres se doublaient d’un ostracisme
municipal. »

(p.154) « On alla jusqu’à supprimer les drapeaux et les lampions pour le


14 juillet pour le groupe scolaire du quartier juif, en 1898. Les chefs
religieux de la communauté n’étaient pas invités aux réceptions de la
mairie ni pour le défilé du 14 juillet. »

26
C’est donc dans ce rejet aux formes multiples que grandirent les
futures recrues juives de la Grande Guerre.
- Notes contributives sur la communauté juive d’Oran David
Askenazy, Grand Rabbin d’Oran le 8 août 1951.
En page 10 de ce court memorandum sur la communauté juive
d’Oran, voici ce qu’écrivit David Askénazy au sujet de la Grande
Guerre :
« La guerre de 1914-1918, montra l’héroïsme de nos coreligionnaires
algériens sur les champs de bataille. Ils surent combattre tout comme
leurs autres concitoyens : à Charleroi, à Verdun, dans les Flandres, en
Orient et partout ailleurs.
Très nombreuses furent leurs citations et les décorations gagnées face à
l’ennemi.
Les plaques de marmorite apposées aux murs de la Grande Synagogue,
du boulevard Maréchal Joffre, portent les noms de quatre cent vingt
israélites oranais morts pour la France. À ceux qui doutaient de notre
patriotisme et de notre courage la guerre 1914-1918 a apporté la preuve
du contraire et a démontré que le décret Crémieux avait rendu service à
l’Algérie et à la France. »

Les tout derniers mots de David Askénazy, dans ce court extrait, sont
d’une grande force. En effet, longtemps les ennemis du décret
Crémieux n’ont bien voulu y voir qu’un acte inconsidéré de la part de
la toute jeune Troisième République. Le grand rabbin leur répond en
disant que dans cette histoire tout le monde était « gagnant- gagnant ».
- Juifs et musulmans en Algérie VIIe-XXe siècle Lucette Valensi
(éditions Tallandier, Paris, 2016)
Par la parution récente de ce livre, par son intitulé, par son esprit de
synthèse, par ses apports nouveaux, quelques extraits de ce livre
trouvent naturellement leur place ici. Sans compter que Lucette
Valensi, dans des formules ramassées, énonce clairement ses points de
vue.

27
(p.110) Lucette Valensi aborde l’assimilation des juifs d’Algérie et la
sortie volontaire de la communauté juive.
« Sortie freinée en Algérie même, à la fois par la présence des siens, les
parents, la famille restant la dernière forteresse d’une identité juive
modifiée, et par l’hostilité constante de la population coloniale. On aurait
tort en effet de croire que, séparant les juifs des musulmans, le décret
Crémieux ouvrait aux premiers un généreux accès à la société coloniale.
Bien au contraire, il aiguisa, à l’égard des juifs, l’hostilité des Européens
d’Algérie. »

(p.110) Comme une suite aux propos précédents.


« Les juifs devenus citoyens français n’ont pas été choyés par les
autorités coloniales, ni accueillis à bras ouverts par leurs concitoyens, les
Européens d’Algérie. Ils ont dû au contraire subir de leur part, et jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale incluse, un antisémitisme ouvert et parfois
violent. »

(p.112) « …et on assiste alors à cette situation virale extraordinaire, la


contagion raciste en milieu juif, la contagion antijuive en milieu
musulman. »

Que les juifs d’Algérie aient pu avoir des comportements racistes cela
n’a rien de surprenant. Mais cela n’a que très rarement atteint les
violences physiques, les exclusions qu’ils ont subies.
(p.115) Lucette Valensi rappelle qu’en 1917 fut créé le « Comité juif
algérien d’études sociales » et que l’une de ses actions a consisté en la
publication Le livre d’or du judaïsme algérien qui recense les faits
d’armes des soldats juifs d’Algérie durant la Grande Guerre. Et elle
ajoute ceci :
« Ces 1361 juifs morts pour la France sont l’expression du culte de la
patrie, qui chez les juifs d’Algérie, recouvre désormais le culte
religieux. »
28
Tout d’abord, il nous faudra vider une querelle de chercheurs au sujet
du nombre de soldats juifs algériens morts au cours de la Grande
Guerre. Ou plus tard des suites de blessures ou de maladies. En effet,
aucun chercheur jusque-là n’a vraiment fait cette comptabilité
macabre mais si nécessaire. Modestement, pour l’immense
département d’Oran, je m’y efforce, depuis plus de quatre ans. Et, les
listes établies n’ont jamais un caractère définitif. Il ne se passe pas de
mois sans que mes listes se trouvent augmentées d’un nouveau nom
ou de plusieurs.
Mais ce qui me semble bien loin de la vérité c’est de dire que la
dimension religieuse des soldats juifs et de leurs familles soit passée
au second plan. Malgré des conditions difficiles sur les champs de
bataille, les soldats juifs algériens se sont évertués à vivre, autant que
faire se peut, leur judaïsme. L’originalité du judaïsme algérien est
d’avoir su composer avec ces deux aspects de son histoire. Sans
oublier ses racines. Que les juifs d’Algérie aient vécu quelques
changements culturels et sociaux depuis 1830, cela est indéniable.
Mais comme le dit justement Lucette Valensi (p.125), « ils n’ont pas
tous été saisis ni au même moment. »
Mais aussi de manière différente en fonction du lieu de leur naissance,
de leur enfance, de leur jeunesse. C’est aussi pour ces raisons que j’ai
choisi de privilégier le lieu de naissance pour approcher l’histoire des
Poilus juifs du département d’Oran.
Si les juifs d’Oran, de Tlemcen, de Mostaganem, de Saïda ou de
Géryville ont en partage un judaïsme inspiré des takhanot du XVIe
siècle, leurs pratiques religieuses, leurs manières d’être, de dire, de
faire varient en fonction du lieu et du moment.
À titre d’illustration, au quotidien et dans son histoire, un juif du sud
du département était bien éloigné d’un juif d’Oran, né au bord de la
Méditerranée.
Comme le dit si bien Lucette Valensi dans cette phrase
(p.116) « Chaque communauté, et bientôt chaque juif au sein de sa
communauté, sut bricoler sa façon de vivre le judaïsme. »
29
Le verbe bricoler peut choquer.
Au front, les aumôniers juifs ont été comptables de ces différences.
Il a fallu que les juifs d’Algérie franchissent la Méditerranée (vers la
France ou Israël) pour se fondre dans un creuset moins particulariste.
S’est posé à ces juifs d’Algérie le délicat problème de la transmission
de leur identité religieuse.
(p. 129) « Sans elle, aurait-on pu parler des juifs d’Algérie ? À vrai dire,
c’est moins par les institutions que par de subtiles stratégies collectives
que les juifs d’Algérie assument une identité distincte. Dans les échanges
au grand jour avec les non juifs comme dans les pratiques privées les
moins visibles, se distinguer des voisins immédiats apparaît comme une
pratique constante. Elle va de pair avec une préoccupation non moins
constante, la conformité aux commandements de la religion juive, dans sa
traduction locale. L’expression « nous autres », dans son apparemment
absurde juxtaposition le dit bien : préserver le nous, c’est reconnaître du
même mouvement la présence et la différence de ces autres. »

Dans son analyse, Lucette Valensi n’aborde pas le rôle prépondérant


des élites religieuses et intellectuelles dans la transmission des valeurs
du judaïsme, dans la pratique comme dans le maintien des traditions
religieuses et sociales.
Tout le monde le sait, en France comme en Israël, ces élites
religieuses et intellectuelles nées en Algérie continuent de jouer un
rôle essentiel qui dépasse largement les cadres historiques et
géographiques originaux. Cette transmission de cette identité
religieuse eut fort à faire avec la réussite extraordinaire de cette
jeunesse juive algérienne dans l’appréhension de la culture
occidentale, de la philosophie…
Néanmoins un certain nombre de ces élites ont pu montrer, avec
bonheur, que ces deux cultures peuvent s’épanouir au travers d’une
même personne. André Chouraqui, Léon Askénazy (Manitou), les
Touati de Tlemcen ou les Cherki d’Alger ont apporté leurs lettres de
noblesse à cette synthèse.

30
(p.151) « Non, la société coloniale n’a pas été cosmopolite, au sens où
des êtres nés dans un lieu et attachés à ce lieu auraient, sans renier leurs
particularités, cru à l’égalité des membres du genre humain et à
l’universalisme des Lumières. Il ne pouvait y avoir, en Algérie, de
fraternité universelle, mais seulement des expériences singulières de
fraternisation entre des individus appartenant à des groupes différents
parce qu’ils y étaient nés. »

31
4) Un raccourci possible de leurs jeunes vies

Toujours plus vers le Nord


Toujours plus vers la Mort
Partis du Derb, le quartier juif, plus haut dans la ville
¦
¦
Conseil de révision au Châteauneuf, il suffisait de descendre
¦
¦
Le dépôt du 2e Zouaves
¦
¦
Les quais du port
Descendre encore
¦
¦
La métropole, la Belgique, l’Orient, les Dardanelles

32
« Mais non, je ne suis plus votre poilu, c’est la mode de l’Algérie et moi
qui pensais à Cervantès, me voici simple brigadier, à faire
platoniquement la cour à une jeune oranaise que mes lettres vont
distrayant. » (Apollinaire, p.72)

Portrait-type du Poilu juif oranais


Son nom : Ben Ichou
Son prénom : Maklouf ou Messaoud
Son métier : employé de commerce ou comptable
Son lieu de naissance dans la ville : le quartier juif, le Derb
Son âge au moment de son arrivée au corps : entre 20 et 25 ans.
Son arrivée au corps : entre 1914 et 1915.
Ses lieux de combats : le nord de la France, la Belgique, La Somme,
Verdun et les Dardanelles.
Célibataire, vivant parfois encore chez ses parents.
2e classe au 2e Zouaves.
Son niveau d’instruction : 3 ; l’équivalent du CEP (Certificat d’études
primaires)
L’armée va lui donner l’occasion de voyager, pour la première fois,
loin de sa ville, loin des siens.
Sa pratique religieuse est traditionaliste comme on pourrait le qualifier
aujourd’hui.
Souvent d’une santé fragile.
Une durée moyenne sous les drapeaux entre 3 et 5 ans.

33
5) Récit : Oran s’éveille à la guerre.

Août 1914
Boulevard National, la Nation est en marche. La Place d’Armes n’a
jamais si bien porté son nom.
Des marches de la mairie à celles du théâtre, des abords de la colonne
Sidi Brahim jusqu’au milieu des calèches et des rames d’un tramway
brinquebalant, la place d’Armes est une immense scène d’un théâtre à
ciel ouvert.
On se bouscule, on s’interpelle, on se salue, on se reconnaît. Les uns
en partance engoncés dans des uniformes neufs. Les autres stagnent,
grappillent une anecdote que l’on rapportera plus tard à la maison.
Boulevard Seguin, le rouge domine. Celui des culottes bouffantes des
Zouaves. Leurs chéchias rouges ou vertes, leurs gilets brodés semblent
tout droit sortis d’un vestiaire d’opérette. Ce genre musical si apprécié
des Oranais.
Les cafetiers du boulevard Seguin ont décidé d’offrir une anisette à
tous leurs soldats. À la terrasse du Continental et à celles des autres
grands cafés, c’est une presse formidable. D’autant qu’il fait chaud,
très chaud à Oran en ce mois d’août 1914.
Des Planteurs on dévale, de Karguentah on dévale. De Choupot et de
Lamur aussi. Du derb, du quartier juif, on dévale. Un flot continu
arrive sur la place d’Armes.
Ça grouille, ça gueule, ça chante. Ça dérouille parfois.
On chante : « Pan ! Pan l’arbi
Les chacals sont passés par ici
Les chacals sont passés par là-bas… »

Pas besoin d’être un zouave ou un chacal pour chanter à pleins


poumons. Tout le monde connaît, au moins, le refrain. Mais qui
34
connaît l’entièreté de ce chant aux strophes pleines de douceur et de
poésie ?
Certains rajoutent « par la route de Mascara ». À l’évocation de ce
haut lieu viticole, tout le monde rigole. Les 14° des vins de Mascara
en ont fait rigoler plus d’un dans cet Oran en surchauffe.
Devant le cercle militaire, le ressenti de la guerre est tout autre. Les
officiers d’active vont et viennent. L’œil grave, le propos en basse
continue. On pense à prendre rang.

Sur les Quais

Puis le flot engrossé, par toutes les rues, par toutes les pentes se rue
vers le port.
Les premiers départs sont annoncés. Certains croient reconnaître la
silhouette familière du Sidi Brahim, ce cargo-mixte devenu par la
grâce de la guerre « transport de troupes ». Une expression nouvelle
dans le tout nouveau vocabulaire de la guerre. La Medjerda, Le
Sant’Anna sont à quai. Un peu plus loin, le paquebot Duc d’Aumale a
subi lui aussi tout un tas d’aménagements pour devenir « transport de
troupes ».
Le spectacle est partout. Il fait chaud. Les limonadiers s’affolent, les
marchands de glaces s’affolent. Les soldats volent des baisers goulus.
Des bécots tout sucrés sur la bouche, dans le cou, dans les cheveux.
Certains soldats musulmans arrivent avec leurs montures, leur selle de
cuir fauve, leurs burnous d’un blanc éclatant, leurs sabres étincelants,
leurs moustaches rubicondes.
Comme pour une fantasia. Mais ce n’est pas une fantasia.
Ça rue, ça piaffe, ça se cabre, ça hennit, ça pisse, ça crotte. Ça pue de
peur peut-être !
Comme les hommes d’ailleurs.
35
Plus loin, des dockers n’en finissent pas de rouler des barriques de vin,
dans un bruit de ferraille et d’odeur de vin remué.
Le spectacle est partout et gratuit.
On reviendra souvent au port pour ce spectacle ressassé comme
d’autres iront plus tard à Orly pour voir « s’envoler des avions pour
tous les pays » chantait Gilbert Becaud.

Septembre 1914. Dans le quartier juif.

Au Derb, dans le quartier juif. Dans les rues d’Austerlitz, Vienne,


Zurich, Loeben, Gênes, ce ne sont pas les fantômes de Bonaparte ni
ses grognards qui hantent ces rues. Il y a près d’un siècle c’était la
bataille de Waterloo.
Cette fois, ce sont les gamins du quartier qui s’en vont à la guerre.
Tous ces gamins que le cordonnier Haïm Bentolila voit passer devant
sa minuscule échoppe. Tous s’arrêtent pour le saluer. Il les bénit, lui le
fin connaisseur de la sainte Thora. Il leur donne un sou. À l’un d’eux,
il murmure : « Si tu croises des filles de France, donne-leur un baiser
de moi. » Le jeune homme sourit comme une promesse. Ces gamins
en partance pour le territoire de France, il les a vus naître, a assisté à
leur « communion » (bar mitsva). Plus tard, adolescents, ils se plaisent
à venir passer un moment avec lui. Ils s’émerveillent de ses talents de
bottier. Et par-dessus tout, ils louent sa bonhomie légendaire. Il est là
debout devant son échoppe. Des fenêtres des étages voisins lui
parviennent les dernières recommandations des mères et des pères.
L’une d’elles rajoute : « Débrouille-toi pour revenir vivant -car tu
connais ton père-si tu ne lui reviens pas vivant, il te tuera, mon fils ! »
On a encore la force de sourire à ces pieds de nez pour conjurer le
sort. On les emporte comme un viatique. Comme on emporte toutes
ces bonnes choses dans une musette. Parfois jusqu’à une petite
bouteille d’anisette.

36
- Tu sais c’est un pays de froid où tu vas. Avait dit sentencieusement
une mère à son fils.
Un père : « Tu as pris ton talith, mon fils ! N’oublie pas de prier tous
les jours. Et puis s’il te reste un peu de temps, écris-nous, écris à ta
mère surtout. »
Et ce sont de nouvelles embrassades, de nouvelles accolades, des tirés-
par-la-manche. Encore et encore !
Ils partent les Abbou, Amar, Abitboul, Ackriche avec ou sans « c »,
Aknine avec ou sans « e », Amsellem avec la graphie que l’on voudra.
Ils partent.
Ils partent les Bélamich, Benayoun, Benchemoul, Benchétrit,
Bentolila, Bénichou, Barokel, Ben Hamou en deux mots ou un seul,
Benguigui, Ben Dayan, les Ben Soussan en deux mots ou un seul. Les
Ben Saïd-les fils de la Chance-partent aussi.
Puis vient le tour des Charbit et des Cherbit, des Chich et des
Choucroun se tenant par l’épaule. Les Cohen de la rue de la
Révolution, de la rue de Ratisbonne partent.
Les Hatchuel venus de Gibraltar, les Haziza venus de Tlemcen et de
Nedroma partent. Les Lebhar un peu métropolitains, les Lévi ou Lévy
nombreux comme une tribu, partent.
Les Nahon, à pas lents, s’en vont. Les Parienté, déjà au pas cadencé.
François Sarfaty, au blaze très français s’avance seul. Comme pour
rejoindre le pays antérieur. Les Teboul et les Touboul déboulent,
confondus. Les Touati(y), venus du sud, l’œil sombre partent.
Et le derb se vide.
Sténodactylographe, photographe, aide comptable ou comptable,
commissionnaire, imprimeur, de nombreux employés de
commerce, un élève ingénieur, un élève en pharmacie partent. Un
ferblantier, un chef soudeur électrique, des tailleurs pour habits, un
marbrier, un journaliste, un instituteur, un baryton à l’opéra
d’Oran partent. Léon Albert Lebhar, magistrat, part. Son frère
médecin auxiliaire part aussi.
37
D’autres sont camelots, portefaix, cochers, journaliers, chaisier,
métiers de peu mais ils partent aussi. Édouard Isaac Karsenti
greffier au tribunal de commerce part.
Un autre est commis quincaillier, un autre est « garçon baquet ».
Ils sont primeuriste, boulanger, boucher, emballeur et ils partent pour
le front.
Maquignon, bourrelier, maréchal-ferrant, forgeron, probablement peu
à exercer de tels métiers à Oran mais ils partent.
Et le derb se vide de sa « substance », de sa jeunesse, le derb se
rétracte, rentre en lui-même.
Menuisier, ferblantier, bijoutier, le tapissier Mouchi Benkimoun, eux
aussi partent.
L’opérateur électricien de cinéma, le typographe, le relieur, l’ajusteur
mécanicien quittent Oran pour le front.
L’étudiant en arabe, le clerc d’avocat, le chirurgien-dentiste Max
Moïse Abitboul partent.
Enfin le saint-cyrien Abraham Bentata, tout autant que les autres part.
Les mères, les grand-mères à leurs fenêtres leur crient en arabe :
« t’aich »-Que tu vives ! Et renversent sur leurs jeunes têtes force
cruches et cruchons d’eau -l’eau du retour à la maison et bien
vivants.
Et le derb perd ses forces vives comme ces pluies d’automne qui
emportent tout sur leur passage.
Je pourrais longtemps m’interroger sur ce que ces garçons emportent
au fond de leur cœur. Quels sont les rêves qui les tiennent éveillés ?
Ceux qui les transportent dans leur jeune sommeil ?
Sont-ils amoureux ? Laissent-ils derrière eux des engagements
solennels ? Ont-ils fait des promesses ? Ont-ils froissé ces nuits
dernières quelque jupon ? Sont-ils tous des juifs pratiquants ? Leur
connaît-on un engagement politique dans leur grande cité ?
Comment savoir ? Comment approcher ces vérités essentielles ?
Plus prosaïquement, je sais qu’ils ont emmagasiné derrière leurs
paupières un tas d’images de leur quartier, de saveurs sur le bout
de leur langue ; tout un tas d’odeurs dans leur mémoire olfactive.

38
Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau
N° d’Imprimeur : 152722 - Novembre 2018 - Imprimé en France
Les Juifs du département d’Oran (Algérie) Norbert Bel Ange

Norbert Bel Ange


dans la Grande Guerre
(Deuxième volume)

Le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918


s’achève. Rares sont les ouvrages qui portent sur
l’histoire des Poilus juifs de France. A fortiori pour Les Juifs du département
d’Oran (Algérie)
ceux nés en Algérie dans le département d’Oran. Pour l’Algérie, cela
concerne 120 000 citoyens. 3 000 d’entre eux sont « morts pour la
France ». Aucune de leurs familles ne fut épargnée.
Ces recherches abordent des périodes et des populations peu
connues. dans la Grande Guerre

Les Juifs du département d’Oran (Algérie)


Cet essai, en deux volumes et constitué de nombreuses micro-
biographies, aborde nombre de problèmes : les relations entre (Deuxième volume)
les fronts et l’arrière, la vie à l’arrière, le retour des soldats, le deuil,
l’après-guerre… Sans oublier, l’antisémitisme, toujours présent
en Algérie, qui chemine de la Grande Guerre à la Seconde Guerre

dans la Grande Guerre


mondiale.
Comment de modestes artisans ou commerçants sont-ils
devenus de valeureux combattants ? Comment rendre compte des
privations, de l’absence, des drames et des tragédies ? Comment le
chercheur peut-il donner un peu plus de « chair » à ces Histoires ?

Après Les Juifs de Mostaganem, (éditions L’Harmattan, 1990),


Oran sur Méditerranée, (édition Curutchet, 1998), Quand Vichy
internait ses soldats juifs d’Algérie, Bedeau, sud oranais, 1941-
1943, (éditions L’Harmattan, 2006), Norbert Bel Ange aborde
avec ces deux volumes une nouvelle période de l’Histoire des Juifs
d’Algérie : La Grande Guerre 1914-1918. Les Juifs d’Algérie ne vivent plus en Algérie.
Alors, il est d’autant plus important que leur histoire bi-millénaire soit étudiée et
connue.

Couverture :
« 2e Zouaves/1er bataillon/ 4e compagnie/ Oran. À Oran se
trouvait le bureau de recrutement du 2e Zouaves, caserne
Châteauneuf. »
« Les régiments de Zouaves ont été créés en Algérie, dès les
années 1830. Parmi eux, dès 1850, on trouve des juifs nés
en Algérie, dans le département d’Oran. »

ISBN : 978-2-343-15967-6
29 €

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