Vous êtes sur la page 1sur 9

Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

Les prémices de la peinture de la modernité et contemporaine en


Algérie
Malika Dorbani-Bouabdellah

Citer ce document / Cite this document :

Dorbani-Bouabdellah Malika. Les prémices de la peinture de la modernité et contemporaine en Algérie. In: Horizons
Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°47, 2002. Musiques d'Algérie : mémoire de la culture maghrébine. Algérie : histoire,
société, théâtre, arts plastiques. pp. 161-168;

doi : https://doi.org/10.3406/horma.2002.2075

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2002_num_47_1_2075

Fichier pdf généré le 05/02/2019


attendre pour améliorer la conduite humaine. Camus est mort. Son propos sur l'Algérie est
C'est quand il devient, à l'instar de ses héros du périmé, avarié. La doxa, à l'article de l'Algérie,
quartier pauvre ou de sa mère, un muet, quand, autorise, favorise un discours sectaire et
du même coup, il éprouve la vanité du bavardage rémunérateur camouflé en rectification de l'hypocrite
dont il était si prodigue à Alger Républicain puis à discours colonial. Ce sectarisme atteint son point
Combat «convaincu alors de militer pour la bonne extrême - cynisme ? - dans l'article sur l'Algérie
cause et conséquemment de faire de sa langue et de YEncyclopaedia universalis, où la phase «
de sa plume un excellent usage, bref persuadé française » de l'histoire de l'Algérie est sanctionnée au
d'être, sinon dans sa vie, du moins dans ses écrits, point d'être proprement réséquée.
une façon de juste », c'est dans ce moment où Dès qu'on sort un tant soit peu de la caverne
maintenir des pesées équitables (reconnaître ici et de la Doxa, on ne doute plus que le propos du
là les torts et les droits) devient un exercice aussi dernier Camus sur l'Algérie, dans ses incertitudes,
périlleux que celui du funambule de Zarathoustra ses embarras, son douloureux entre oui et non, ne
et s'appareille moralement à une crucifixion, que soit au plus près de la parole juste.
Camus, à ses dépens, au détriment de sa figure Jean Sarocchi, Professeur à l'Université de Toulouse Le-Mirail,
sociale, de son prestige intellectuel, tient, retient est l'un des spécialistes reconnus d'Albert Camus sur lequel il
travaille depuis plus de trente ans.
plutôt, sur l'Algérie, le discours d'un juste. Auteur sur Camus de plusieurs ouvrages et d'une trentaine
Contre-épreuve, en 1962 Pierre Nora, jeune d'articles notamment
Albert Camus, philosophe, Éd. Puf, 1968.
:
professeur, se fait remarquer, dans le milieu des Le dernier Camus ou le premier homme, Éd. Nizet, 1995.
historiens, par ses Français d'Algérie. La Doxa et les Albert Camus, la juste révolte (Michalon, 2002).
doctes tomberaient d'accord, en 2002 comme en
1962, pour opposer au parti pris de l'Algérois
victime de ses sympathies et rêvant une solution
impossible l'objectivité, les perspectives ouvertes
du futur fondateur de la revue Débat. Son Les prémices
préfacier, Charles-André Julien, ne l'atteste-t-il pas?
Cependant il faut remarquer a) une partialité, de la peinture moderne
patente si l'on n'est pas imbu de préjugé, qui lâche
des appréciations comme (mi-expertise et contemporaine
mi-invective) : les Français d'Algérie « sont petits » ; b) sur
l'Algérie à venir, des prédictions hasardeuses que en Algérie
les faits ont lamentablement démentis, donc une
supputation non moins idéaliste que celle, Malika Dorbani
reprochée à Camus, d'une fédération de communautés;
c) la sélection astucieuse, conforme à la Doxa, de La peinture moderne en Algérie est
toutes les données qui rendent le «colon» odieux, généralement considérée, contrairement à la musique,
la colonisation atroce, «l'Algérie française» comme un épiphénomène de la conquête et de la
monstrueuse. Dans la patte de velours de l'expert la colonisation françaises. À l'époque de l'édification
griffe du pamphlétaire. Justice rendue aux nationale et du socialisme spécifique, ce postulat a
Algériens ? Nullement. Une flèche bien tirée pour un déclenché anathèmes et sentences du style
début dans la carrière. «Nous entrerons dans la «étranger aux traditions, à l'algérianité, aux aspirations
carrière quand nos aînés n'y seront plus»... du peuple, élitisme». Tabous, préjugés, passions,

161
occultation et censure se sont imiscés alors dans le Gautier et des Goncourt et leur intérêt pour les
débat aux dépens de l'objectivité. artistes, les Algériens ont dû attendre jusqu'aux
Le contexte colonial a été déterminant dans lendemains de la première guerre mondiale pour
l'avènement de la peinture moderne en Algérie, accéder à l'école française d'Alger et de Paris.
mais il n'est qu'une strate de plus dans ce que Pourtant, dans le lointain Japon qui n'a pas subi
Mohammed Khadda appelait métaphoriquement directement cette influence, les artistes s'y
les sédiments de la mémoire1. Cet apport, nouvelle intéressèrent à l'époque Meiji.
substance de croissance absorbée par le génie -Pourquoi, malgré les voyages de Delacroix et
artistique algérien, et référence de base pour de Fromentin, et même plus tard, de Matisse et de
spécialistes et amateurs, n'a pas fini de faire son effet Klee, malgré les changements qui se radicalisent à
et n'est certainement pas épuisé. Paris depuis au moins les années cinquante, seule
Bien d'autre pays, colonisés ou pas, ont connu la manie de la peinture officielle, de l'académisme,
le même processus et semblent l'avoir bien digéré. du pastiche et de l'éclectisme, traverse la Mer
Ignorer, oublier ou négliger ce fait, reviendrait, Méditerranée et s'implante dans les villes du
dans notre cas, à rétrécir l'angle de vue par lequel littoral algérien?
nous devons aborder l'histoire de la peinture -Pourquoi, jusqu'au siècle suivant, le regard
moderne en Algérie et à nous désolidariser de extérieur, exotique et pittoresque sur les hommes,
l'histoire universelle. les mœurs et le paysage algériens est-il exclusif?
Seul le souci d'historicité et d'universalité peut Rappelons tout de même que c'est grâce à ce
nous affranchir du piège paralysant du contexte regard que l'Algérie dispose aujourd'hui d'une
colonial, qui quand bien même impérialiste, reste iconographie inestimable de cette partie de son
un phénomène de civilisatio. C'est la raison pour histoire. C'est de ce regard que s'alimentent aussi,
laquelle il faudrait commencer par le depuis les années soixante-dix, les collections des
commencement. Les indices fondateurs susceptibles de lever familles princières de la Péninsule arabe. Là, en
les malentendus sont inhérents à la physionomie attendant que les sujets et les citoyens en
artistique du xixe siècle. Ce siècle, européen et profitent, les pétro-dollars servent au moins à quelque
surtout français, est celui du règne de la peinture, art chose.
qui a su le mieux ressentir et exprimer la tendance Tenter de répondre à ces questions
à l'individualisme, pénétrer et influencer les demanderait d'analyser en profondeur, depuis la
autres continents tout en découvrant en retour les Révolution de 1789, toute la société européenne et
ingrédients de sa propre régénérescence. française. Le progrès scientifique, l'émergence de
Ce siècle fut aussi celui de la scission entre nouvelles classes, la déliquescence des anciennes,
peinture officielle et peinture indépendante, entre la critique artistique, les institutions, la lutte entre
esthétique classique et esthétique moderne, et libéraux et conservateurs, militaires et civils, la
celui de toutes les audaces; il laisse néanmoins, en montée de l'opinion publique, y influent sur le
ce qui concerne l'Algérie, des zones d'ombre qui statut de l'artiste.
mènent à une liste infinie de questions : Les rapports entre la France et la Régence
-Comment, malgré son esprit d'ouverture, ce d'Alger, depuis l'Ancien Régime jusqu'au Premier
siècle a-t-il pu éclipser, sur leur propre terrain, les Empire et la Restauration, complices ou rivaux,
traditions artistiques locales? pacifiques ou belligérants, se faisaient d'égal à
-Pourquoi, malgré l'implantation des égal. Après la conquête armée, le projet colonial
institutions artistiques, malgré les séjours de Théophile transforme ces rapports en volonté de domina-

162
tion, d' assimilation ou d'anéantissement de Dans ce processus de bonification, l'art
l'autre, sous prétexte de la supériorité de la pictural ne fait pas partie des plaisirs de la vie dont il
civilisation que ce siècle véhicule. faut satisfaire d'urgence la frénésie montante.
L'Algérie devient le reflet de ce qui se passe à Veuillot, écrivain et secrétaire particulier du
Paris: les spéculations qui n'ont pas échappé à gouverneur, disait à ce propos: «c'était la France sans
Balzac, la lutte des intérêts, mais aussi les débats police et sans hypocrisie, nous faisions rougir, je ne
d'opinion contradictoire, les contrastes entre dirai pas la vertu musulmane, je n'y crois guère, mais
pouvoir militaire et pouvoir civil, entre Paris et le la pudeur et la dignité des Maures et des Arabes3. . . »
gouvernement d'Alger, entre libéralisme et autorité, L'engouement pour L'Orient et l'Afrique des
entre démocrates et républicains, colonialistes et artistes célèbres de Paris et de la province, celui
anticolonialistes, République et Empire. L'Algérie des peintres qui rendent compte, tels des
reflète la volonté de puissance de ce siècle, elle est reporters, des progrès de la conquête du littoral par les
le champ de sa projection et de son application, armées françaises, ne contamine pas vraiment
son jardin d'acclimatation et de naturalisation. cette société naissante.
Les vestiges de l'Empire romain, partie Rien de ce qui met en effervescence la vie
constitutive de l'histoire, plusieurs fois millénaire de officielle en France ou la scène artistique de Paris et
l'Algérie, servent à réintégrer la colonie dans le monde de province ne semble la concerner. Le voyage de
latin. C'est un argument valable encore de nos jours Delacroix au Maroc, son passage à Oran et Alger
mais à l'époque il visait à minimiser l'arabité et l'is- en 1830, et leurs répercussions sur l'art du xixe, les
lamité, catégories que certains régimes exalteront gravures de Raffet relatant la prise de Constantine
au détriment d'autres tout aussi légitimes. en 1837 exécutées d'après les dessins des officiers
Pourtant, bien des engagements ont été pris de l'armée, la marche sur les Bibans, célébrée par
depuis la Monarchie de Juillet, vis-à-vis des Dauzats, ne semblent pas non plus la sensibiliser.
valeurs religieuses et traditionnelles, alors ferment Il en est de même pour l'expédition de
de la cohésion sociale et culturelle ancestrale. Mascara couronnée par La Prise de la smalah d'Abdel-
Mais qui auparavant, domination oblige, n'a kader, peinte par Horace Vernet, pour ses œuvres
pas adapté les spécificités locales à sa convenance. de 1833 à 1843, entrées au Palais de Versailles
La transformation en 1832 de la mosquée de pour célébrer les faits de la Monarchie de juillet
Ketchawa en cathédrale Saint-Philippe, sous Louis-Philippe. Théophile Gautier ne
l'invention plus tardive du mythe kabyle, ne sont pas en manque pas de faire remarquer au public le
soi des actes inédits. La francisation d'Alger et des portrait du khalifat Ali Ben Mohammed de Chassé-
principales villes du littoral, non plus. riau que Constantine et Alger eurent l'honneur de
Et qui n'a pas auparavant amendé le sol recevoir, mais il n'y a pas d'écho. De 1830 à 1860
nouvellement conquis ? environ les peintres topographes et
Les officiers, les négociants, les professions commentateurs plastiques de la conquête, les romantiques,
libérales, installés à Alger, Oran, Constantine, les orientalistes n'émeuvent pas plus. Aucun de
Bône, Philippeville, recréent du mode de vie ces artistes n'avait pour but de fournir des
citadin et parisien, d'abord le rituel des salons, des exemples ni aux autochtones, ni aux colons,
cercles, des théâtres et des bals où les indigènes l'Orientalisme étant avant tout une forme de
privilégiés étaient admis. Les choses intellectuelles romantisme propre à la société française.
comme l'établissement d'un inventaire du Durant cette période, l'armée de la conquête,
patrimoine arabe par Berbrugger2 viendront après. l'Eglise et les colons se disputent le pouvoir et la

163
meilleure manière d'imposer la paix : Si Castagnary décrète la mort de
l'as imilation culturelle avec ou sans nuances des indigènes l'Orientalisme en 1872, celui-ci s'implante et prend une
ou leur conversion au catholicisme. Il n'y avait ampleur démesurée dans la colonie, devenue
pas de place encore pour un langage artistique soudainement autiste à la modernité qui pointe, non
comme expression d'un idéal. seulement en France et dans le monde, mais sous
C'est peut-être pour cela que l'expérience des ses yeux mêmes. Par exemple, les peintres Seigne-
premiers peintres voyageurs ne put prendre martin et Lebourg font d'Alger un foyer
racine immédiatement, comme ce fut le cas pour préimpressionniste, mais ils n'impressionnent pas
le théâtre. vraiment beaucoup de monde.
Paradoxalement, les répercussions techniques, Du côté des «indigènes», la défaite provoque
iconographiques, esthétiques et pédagogiques de une dépression. La production manufacturée et
ces pionniers se retrouveront dans les travaux des industrielle envahit le marché local et pousse au
peintres bien après l'indépendance de l'Algérie. repli le génie artistique vers des quartiers et des
Dans les années 80, l'Armée Nationale et terres plus ingrats, où les conditions de vie ne
Populaire Algérienne passe une grosse commande aux favorisent guère la création. Dès lors les traditions
artistes pour meubler le musée qu'elle vient de se d'art ornemental, la peinture sur bois et
consacrer. Ils lui fabriquèrent de toute - pièce une l'enluminure reculent, les secrets de fabrication et de
iconographie, depuis les lances des chasseurs du transmission des couleurs de Kabylie se perdent, ainsi
Tassili jusqu'aux années 90 environ. Et pour la que la pratique de la peinture sur verre ou des
période, allant de 1830 à 1962, ils puisent tous images pieuses d'inspiration ottomane que les
leurs images dans les œuvres des peintres de femmes déposaient en ex-voto dans les mausolées
l'armée de la conquête. des saints-patrons.
Tout change réellement avec la IIIe République Alexis de Tocqueville lui-même reconnaît :
et le triomphe des colons. C'est la fin de l'utopie « Nous avons rendu la société musulmane
du Royaume Arabe, de la résistance des chefs beaucoup plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était
algériens, de l'armée impériale, de la métropole, avant de nous connaître. Autour de nous, les
autrefois arbitre et modératrice entre les intérêts lumières se sont éteintes5».
des colons et ceux des musulmans. Le peuple Le processus de constitution de collections
autochtone meurtri se tait comme dirait d'Art commence en 1872, d'abord sur l'initiative
Pouchkine. Selon Jules Cambon4, les algériens, fiers de individuelle et sans lien direct avec le projet
leur histoire et de leur passé, restent méfiants à impérial de Laurent Laperlier, intendant général de
l'égard de l'administration civile, susceptible de l'armée à la retraite, et acteur de la prise de
contredire leurs mœurs. Constantine en 1837. Ayant vendu sa collection
La colonie, promue au statut de petite personnelle, avant de quitter la France, il
république à l'image de la France, connaît dès lors, ses entreprend d'en reconstituer une nouvelle à Alger.
premières initiatives individuelles concernant les Pour la mettre à la disposition du public et créer
Beaux-arts, alors qu'à Paris, dés 1840, les poètes ainsi un musée, il fonde, à la même période, la
romantiques pressentent la fin de l'orientalisme et Société des Beaux-Arts, «petit organisme
en accusent les abus et les poncifs. artistique », où il fait venir Albert Lebourg, pour y
La recrudescence, sur le tard, des tableaux enseigner le dessin. Il importe des œuvres
orientalistes dans les Salons parisiens est due pour d'artistes: Goya, Ribera, Bonington, Georges Michel,
beaucoup au rôle de la photographie. Prud'hon, Lebourg, ou « des merveilles de l'art en

164
plein milieu de ce magnifique décor », comme métropole, en quête de pittoresque. Elle devait
l'écrit le célèbre conservateur du Musée du porter le nom de Delacroix, mais garda celui de
Luxembourg, Léonce Bénédite. Ce noyau de son ancien propriétaire: Abdeltif. Des artistes
collection est l'acte de naissance de l'actuel fonds du viennent y séjourner temporairement pour compléter
Musée National des Beaux-Arts d'Alger. leur formation et repartir, et elle n'aura été dans ce
Le prestige ne restera pas longtemps l'apanage cas de figure qu'un épisode dans leur carrière.
des personnes éclairées. Après le succès des arts D'autres y restent pour la durée de la bourse puis
Islamiques exposés en 1878 à la section coloniale choisissent l'Algérie comme terre d'adoption. Ces
de l'exposition universelle de Paris, l'Etat français derniers et ceux qui sont issus de la colonisation,
prend conscience de l'enjeu économique et français, espagnols, italiens, maltais, seront à
touristique que cela représentait et décide, à la fin des l'origine de l'École d'Alger, dont l'histoire reste à faire.
années 80, de réunir ce qu'il y a de plus capable La Société Coloniale des Artistes Français naît
d'asseoir plus solidement son autorité morale. la même année. En 1908, un musée municipal,
Des auxiliaires artistiques du gouvernement mieux doté, prend le relais de la Société des
sont mis sur pied pour un travail de résurrection Beaux-Arts.
des cultures locales meurtries et leur assimilation, Les amateurs d'art, les collectionneurs et les
en tant que richesses provinciales et fragments mécènes privés, sensibles et cultivés, ayant des
précieux du grand patrimoine national français. conceptions artistiques plus élaborées et plus
L'École des Beaux-Arts est créée en 1881, la contemporaines interviennent plus tard. Louis
Société des Peintres Orientalistes Français en 1893, Meley en a été l'initiateur. Le thème préféré du
et la Société des Artistes Algériens et Orientalistes moment n'est plus forcément algérien. Après
en 1897. Etienne Dinet et les premiers pensionnaires de La
On assiste en quelque sorte à une Villa Abdeltif, les artistes passant pour être de leur
délocalisation de l'école française de peinture, en mal de temps, comme Charles Dufrêne, Albert Marquet,
tradition académique, ébranlée par les courants Aman-Jean, Jean Launois seront au goût du jour.
modernistes de fin de siècle. Alger devient Selon Jean Alazard6, Frédéric Lung initie les
l'instrument de sauvegarde de l'académisme dont connaisseurs algérois aux tendances modernes de la
seuls les accessoires varient. Au grand genre peinture française, rompant avec la médiocrité
historique des années 1830-1840 succèdent le paysage régnante. Paul Gauguin, Utrillo, Bonnard, Renoir,
et surtout les scènes et les figures d'un nouveau Monet, Pissarro, Matisse font leur entrée en Algérie.
genre. Etienne Dinet commence à être considéré Le développement de la vie artistique aboutit
comme le peintre de la vie arabe. en 1930, à l'occasion du Centenaire de la
Dans ce cadre, entre 1904 et 1906, Arsène colonisation, grâce à Jean Alazard, spécialiste de l'art de la
Alexandre, critique d'art parisien, écrit et publie Renaissance italienne, à la création d'un musée
un rapport sur l'état des Arts et des Industries d'envergure française et européenne, conforme
d'Art en Algérie, pour le compte du aux normes muséographiques modernes, et digne
Gouvernement Général. Il y suggère la construction d'un d'une capitale.
musée de peinture et de sculpture. Mohammed Khadda disait devoir à ce musée
En 1907, grâce à la Fondation Jonnart, s'inspi- l'inspiration de sa vocation en 1948, juste avant de
rant de la Villa Medicis, avant la Casa Velasquez, prendre le bateau pour Paris, où, tout en
une villa mauresque du xvnr siècle ouvre ses travaillant dans l'imprimerie pour vivre, il forgera
portes aux jeunes artistes boursiers venant de la son art et sa pensée.

165
Les suggestions d'Arsène Alexandre relatives Chataud, et même de Chassériau, sert de point de
à la promotion des potentialités indigènes se départ pour ces pionniers de l'école algérienne.
réalisent avec l'avènement en 1910 de Mohammed Toute une tranche d'histoire de l'École d'Alger
Racim. Celui-ci est d'une famille d'artisans dont le se développe sous l'influence posthume d'Etienne
nom réel, de résonance arabe, est Bensaïd. Son Dinet dont l'orientalisme, vécu de l'intérieur
frère et lui signaient Racim, de leur nom de métier comme une mission morale, trouvera dans
comme les maîtres anciens d'Islam. On leur doit le l'Algérie indépendante, des disciples et des défenseurs
maintien des techniques ornementales très zélés. Mais c'est avec l'activité de peintres, de
traditionnelles. Grâce à l'action des caciques de l'art de la veine de Suréda, d'Antoni, d'Alfred Cauvy, de
l'occident musulman, tels William et Georges de Buzon, de Launois, d'Assus, que l'École
Marçais, Mohammed Racim entre au Cabinet de d'Alger atteint sa vitesse de croisière. En effet, la
dessins de l'Université d'Alger, y effectue des nature, les mœurs, les personnalités, les types
relevés avant de découvrir l'enluminure médiévale humains, ressentis autrement, cessent d'être vus
chrétienne et les arts dans le monde. systématiquement à travers le prisme académique
En 1914, l'École de Jules Ferry, ayant déposé ou exotique. Ils sont traités d'une manière plus
son ferment au sein de la population musulmane, intimiste, fidèlement à leur réalité et non comme
offre les prémices de sa récolte, incarnées en une survivance virtuelle de quelques mythes
peinture par Mohammed Racim, admis enfin aux antiques intouchés par les civilisations
cours du soir de l'École des Beaux-Arts ouverts à dominatrices. Plus d'exaltation à outrance, plus de
l'intention des indigènes. Il s'y initie aux contingences.
techniques picturales occidentales, comme la ronde- Cet élan se radicalise avec l'émergence, après
bosse ou le clair-obscur. En 1919, il entame une la Deuxième Guerre Mondiale, d'un groupe
série de voyage à travers l'Europe, visite les militant pour une émancipation radicale de la fatalité
musées et leurs collections, aussi bien d'art colonialiste et du sujet. Il s'inscrit dans les
occidental que de manuscrits islamiques, enluminés et tendances cosmopolites, caractéristiques de la
illustrés. Il exécute des copies d'après Renoir et première moitié du xxe siècle essentiellement à partir
compose ses miniatures en s'inspirant de celles de Paris, depuis le Fauvisme jusqu'à
des peintres ottomans et persans. l'Expressionnisme d'avant guerre.
Il devient artiste à part entière en collaborant Cette genèse aboutit à Mohamed Temmam,
avec Léon Carré, chef de file de la nouvelle élève de Racim, remarqué en 1937 par la critique,
esthétique décorativiste vécue et inspirée de l'intérieur comme le représentant légitime de l'élite
(Algérie) plutôt que codifiée par un quelconque musulmane moderne. Il monte à Paris, travaille à la
système importé. Manufacture de Sèvres, où son raffinement inné
L'obtention du Grand Prix artistique de 1922 le de peintre de miniatures se développe davantage.
consacre comme artiste de l'authenticité Sensible aux charmes et à la volupté de Paris, aux
traditionnelle. Jonnart inaugure une politique plus quais de la Seine, et à l'île Saint-Louis, il exécute,
structurée de promotion des autochtones. Bénéficiant de avec sa sensualité légendaire, quelques paysages
ce nouveau statut, Azouaou Mammeri s'initie aux aux tons irisés, un peu à la manière de Marquet.
apports substantiels de la colonisation: la peinture Revenu à Alger, il garde à jamais la nostalgie de la
de chevalet et ce qui va avec ainsi que le mode de vie parisienne. Il entretient le désir, contrarié,
représentation occidental classique. d'établir un lien entre ses modèles féminins et
L'iconographie algérienne de Wyld et Lessore, d'Esquer, de ceux de Raphaël et d'Ingres.

166
Également chanteur, joueur de luth, de Mohamed Khadda et Abdellah Benanteur ont
tempérament mystique, il est totalement apparenté au eu jusqu'à 1965 à peu près le même parcours:
monde de la musique savante et populaire, en Séjour à Paris, initiation à l'art et entrée dans la
particuliers à celui de M'hammed El Anka et de scène artistique par leurs propres moyens. Ils
Dahmane Ben Achour. assistent à la montée des Réalités Nouvelles et
Après 1945, les peintres indigènes accèdent au adoptent avec conviction la tendance de
statut de français musulmans et entrent par la l'Abstraction Lyrique. Ils seront la révélation et
grande porte à l'Ecole des Beaux-Arts d'Alger. l'incarnation de l'Algérie indépendante, de ses idées fortes
À la fin du cycle, ils obtiennent une bourse pour et de ses formes artistiques contemporaines. Ils
l'École Nationale des Beaux-arts de Paris. Là, contribuent à la montée des premiers élans
Issiakhem se rend compte que ce qu'il a appris à collectifs tendant au recouvrement des facultés
faire avec talent «est nul et non avenu». Il refait expressives algériennes.
ses classes, lui, l'élève de Jean Eugène Bersier, Le coup d'État militaire de 1965 brise ces élans.
avec Georg et Leguelt. Il découvre l'art brut avec Benanteur, déçu de la tournure, revient à Paris où il
Jean Dubuffet. De retour à Alger, il hésite d'une construit une oeuvre faite de rigueur et de poésie.
part entre les tendances académiques auxquelles Jusqu'à sa mort en 1990, tout en travaillant
on doit ses plus beaux et seuls portraits de l'élite intensément à son atelier, Khadda continue
artistique, scientifique et spirituelle de l'Algérie, et d'élaborer sa théorie d'une esthétique nouvelle,
d'autre part l'Art Abstrait, où il donne la priorité à entreprise en 1964 avec Benanteur et Anna Gréki. Dans
des effets plus formels. le contexte du « sursaut révolutionnaire » les
À la même époque, à l'instar des peintres dits tendances abstraites vont-elles avec la fonction sociale
naïfs deYougoslavie et de Haïti, émerge Baya, de l'art et l'authenticité nationale? Il n'y a pas de
célébrée par Jean de Maisonseul au nom de contradiction répondait-il, au contraire. L'abstrait
l'authenticité enfin retrouvée, seul facteur valable opposé au figuratif, incarné par l'arabesque et la
d'universalité; les artistes égarés dans l'École de lettre arabe, est réapproprié comme une vertu
Paris et de New York, devraient chercher dans immanente de l'art islamique, donc légitime. Chez
cette voie disait-il. La préface et le parrainage de Mohamed Racim, admire-t-on la virtuosité ou
son exposition à Paris, à la Galerie Maeght en 1946 l'authenticité traditionnelle? Si réhabilitation du passé
par André Breton, fait de Baya une artiste il doit y avoir, autant l'explorer, écrivait-il, afin d'y
surréaliste. Elle peignait comme la nature, déceler les éléments pour une voie picturale
spontanément, exactement comme aurait voulu le faire nouvelle, d'ailleurs déjà perçue par Picasso, Matisse et
Henri Matisse. Son succès a intrigué les uns et Klee, donc plus légitime encore.
subjugué les autres, tandis que certains ont essayé Sa participation aux mouvements des artistes
d'associer leur nom au sien afin de profiter de son arabes des années soixante, avec pour centres vitaux
aura. Ses gouaches sont des variations infinies sur Tunis et Bagdad, approfondit cette idée en faisant
un même thème, cet univers dans lequel elle s'est découvrir au goût du jour l'œuvre de Yahia al-Was-
réfugiée depuis sa tendre enfance. Dans les siti, peintre irakien de l'âge d'or de l'Islam classique.
visions livrées généreusement, il n'y a pas de En 1967, le manifeste du groupe Aouchem est
projection dans le présent ni dans l'avenir mais dans publié. Il s'agit d'une réaction dont la cause reste à
une antériorité, où chacun croit reconnaître la élucider complètement. Est-ce l'expression d'une
fraîcheur et le charme de sa prime mémoire : simple rivalité ou la mainmise grandissante du
africaine, orientale, méditerranéenne. FLN sur la vie artistique? Car désormais, le statut

167
de l'artiste dépend de son appartenance ou non au de la féminité et de la sexualité. Pareillement pour
Parti et à son syndicat, l'Union Nationale des Mohamed Ounouh, expression personnifiée de la
Artistes Plasticiens définitivement enrégimentée vitalité et de la fantaisie créatrices. Il utilise une
en 1973. Le groupe Aouchem (tatouages), dont les matière de son cru, le toumlit, composé de
personnalités marquantes sont Denis Martinez et matériaux modernes mais usant d'un procédé
Mesli Choukri, se veut « une bombe » dont les traditionnel de potières kabyles, procédé acquis auprès
éclats seraient la liberté d'expression et le retour de sa grand-mère et de sa mère. Les pièces crépies
au langage des ancêtres: le signe berbère, et modelées au moyen de ce médium original
l'arabesque, l'entrelac géométrique, seuls moyens reflètent son humeur, variant au gré des saisons et
d'être authentique selon eux. de la lumière de l'île de France.
Denis Martinez, formé aux courants des Il n'y a pas assez de recul aujourd'hui pour
années 60 à Paris, s'intéresse au concept d' œuvre évaluer l'apport historique mais il y a assez de
d'art. Mais il avait en plus le souci de démontrer nouveautés et de promesses à découvrir et à promouvoir.
l'évidence même de son identité à travers des Les écrits sur la peinture moderne en Algérie
œuvres allégoriques et allusives. Les langages éso- n'ont jamais fait l'objet d'une étude critique. Les
tériques et symboliques du Sahara ou de Kabylie critères méthodologiques sur lesquels ils
le fascinent aussi, mais le tableau Le cri et son cri s'appuient ne sont pas toujours clairs et ne poussent
reste l'un des plus forts : œuvre prémonitoire du pas à la réflexion. La connaissance des apports
rideau d'horreur qui allait s'abattre des années intéressants et susceptibles d'évaluer cette
après sur nous pour dissimuler quelques desseins pratique permettrait de mettre objectivement en
occultes, ce tableau a pour sujet la dernière évidence des documents de référence.
convulsion d'un mouton égorgé dont le cri et le Ce bref aperçu sur une étape importante de
sang se confondent dans une expression tragique. l'histoire de la peinture en Algérie tend à attirer
À partir des années 80 les artistes ne seront plus l'attention sur la nécessité de la connaissance
appelés à participer à l'édification d'un avenir et à historique. Il n'a pas pour but de donner une vision
partager les espoirs et les idéaux d'une époque. complète de la production artistique, mais il vise à
Libérés de ce lien qui leur donnait, même en l'absence mettre en exergue les moments cruciaux qui
d'un vrai public et d'un vrai protecteur, un statut à façonnent les idées et les formes, et les individus
part, ils trouvent refuge dans le marché naissant. qui marquent l'époque de leur empreinte
L'émergence du groupe Essabaghine dans les années originale et prometteuse.
90 est révélatrice d'un nouveau dynamisme.
L'Algérie est alors à un tournant crucial de son Malika Dorbani Bouabdellah
historienne de l'Art, Ancienne Conservatrice des Musées des
histoire. Elle entame les réformes politiques et Beaux- Arts d'Alger, collaboratrice scientifique -Département
économiques exigées par la mondialisation. Le des Peintures du Musée du Louvre. Paris 2002-06
marché de l'art se libéralise aussi et avec lui les Notes
carrières individuelles des artistes. Mais ceux qui 1. Titre d'une œuvre du peintre.
2. Berbrugger, conservateur de la Bibliothèque Nationale
ont eu vraiment à s'adapter à ces nouvelles d'Alger, auteur de l'Algérie historique, pittoresque et monumentale.
conditions de création et de goût ambiant sont les 3. Ch. A. Julien, Histoire de l'Algérie contemporaine, tomes 1 et 2,
PUF, Paris 1964.
jeunes. Ce qui a été vécu ces dernières années les 4. Ibidem.
5. Ibidem.
libère de beaucoup d'entraves du passé, à 6. Conservateur du Musée National des Beaux- Arts, 1928-1961.
l'exemple de Noureddine Ferroukhi qui met
audacieusement en scène des accessoires fétiches

168

Vous aimerez peut-être aussi