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Sous la direction de
Philippe Büttgen, Alain de Libera,
Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach
ouvertures
Fayard
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INTRODUCTION
DÉJÀ PARUS
Alain Badiou, Le Concept de modèle, 2007. par Philippe Büttgen, Alain de Libera,
Barbara Cassin, Avec le pluspetit et leplus inapparent des corps, 2007. Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach
François Wahl, Le Perçu, 2007.
Slavoj Zizek, La Parallaxe, 2008.
Michel Meyer, Principia Rhetorica, 2008.
Alain Badiou, Second manifestepour la philosophie, 2008. Un savoir de Restauration
Medhi Belhaj Kacem, L'Esprit du nihilisme, 2008
Gérard Lebrun, Kant sans kantisme, 2009. 1811 : fin des Lumières révolutionnaires. Chateaubriand écrit l'Iti-
François Ost, Traduire. Défense et illustration du multilinguisme, 2009.
néraire de Paris à Jérusalem pour «voyager en Terre sainte avec les
idées, le but et les sentiments d'un ancien pèlerin ». Il ajoute:
f/
\L/ Si les sujets d'Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l'Afrique,
.1 . ,- fondirent sur la Sicile, sur l'Espagne, sur la France même où Charles Martel les
extermina, pourquoi les sujets de Philippe 1er, sortis de la France, n'auraient-
_1'-1.1' ils pas fait le tour de l'Asie pour se venger des descendants d'Omar jusque
• G .f 1 dans Jérusalem?
~O()'1 L'« ancien pèlerin» renaît pour en découdre avec les «sujets
d'Omar» et leurs descendants. La dislocation de l'Algérie commence
vingt ans plus tard.
celui de l'Islam. La honte et l'orgueil se font face; il n'y a pas là de quoi en phase avec la doxa des idéologues officiels - on songe à celui qui,
bâtir un dialogue fructueux l •
aux premiers jours de la Restauration (26 juillet 2007), composa
À défaut d'autre chose, l'auteur partage avec Chateaubriand une l'inoubliable discours de Dakar - est décrit comme un parangon
adéquation singulière à son époque. De manière frappante, il sem- d'indépendance et de courage par diverses crécelles médiatiques.
ble que toute Restauration, en France, doive s'accompagner d'une La France a connu, au cours des cinquante dernières années, une
confrontation avec les Arabes. floraison remarquable d'études historiques. Des Annales à la micro-
Il faut être sensible à cette phrase, lâchée comme en passant: «La histoire, pendant longtemps la créativité théorique s'est trouvée de ce
honte et l'orgueil se font face.» La honte, c'est bien sûr celle des côté-là aussi. Que s'est-il passé? On croyait acquis qu'il n'y a pas d'im-
Européens repentants. L'orgueil, celui d'un Islam infatué et patibu- médiateté historique, pas d'objet déjà là, pas d'essence préexistant dans
laire. Occident «honteux», Islam «orgueilleux». Croisade à la Cha- une sorte d'évidence à l'investigation de l'historien; en d'autres termes,
teaubriand? Caricature, plutôt. Caricature d'une caricature. pas de «doctrines», de «civilisations», de «cultures» ou de «savoirs»
Et reprise en main. La révision de l'histoire de l'islam médiéval tout prêts à transiter - ou à ne pas transiter - d'un continent à l'autre,
est explicitement présentée comme une mesure d'accompagnement d'«Orient» en «Occident». Si 1'<<Islam» des essayistes actuels est aussi
en vue d'une mobilisation autrement plus sérieuse, au lendemain du caricatural que le méchant d'un combat de catch, sa critique participe
Il-Septembre. Sylvain Gouguenheim écrit : elle aussi d'une parodie d'art martial. Le procédé, néanmoins, est repro-
duit si ostensiblement qu'il en devient, à l'encontre des sciences humai-
Bizarrement, après que le monde occidental a été la cible d'un acte de guerre,
nes aussi, une provocation qu'on aurait tort de prendre à la légère.
il devient urgent d'enseigner que ceux qui l'ont commis sont les tenants
On ne rendrait pas justice au livre de Sylvain Gouguenheim si l'on se
d'une religion pacifique, et de rappeler que l'Occident lui-même fut violent.
Qui cherche-t-on ainsi à dissuader2? bornait à en produire le bêtisier. Quelle que soit sa méconnaissance du
sujet, son minimalisme est un programme. Ce programme, c'est celui
Son livre contient d'autres déclarations du même genre : inapti- d'un retour à une bijection simple entre les essences et les discours,
tude de la langue arabe à la philosophie; prédisposition de l'islam à les «civilisations» et leurs «cultures », les lieux et les religions. On sait
la conversion violente; effets bénéfiques avérés de la consommation combien cette rhétorique est difficile à contrer, combien il est malaisé
de viande de porc autour du Bassin méditerranéen. Tout cela n'aurait de défendre la thèse que non, décidément, un chat n'est pas un chat,
à vrai dire que peu d'intérêt si ce dégoût ne s'accompagnait d'un qu'un savant d'Islam est autre chose qu'un islamiste cultivé, et qu'en
nouveau projet historique, et si ce nouveau projet historique n'avait l'occurrence la transmission des savoirs est un phénomène composite,
déchaîné l'enthousiasme de plusieurs prescripteurs d'opinion. où se rencontrent l'histoire de la philosophie et des sciences, l'histoire
Le point est là : Aristote au Mont-Saint-Michel développe une vision des techniques, de la théologie, des propagandes impériales, de l'ensei-
du monde qui s'insère très précisément dans la philosophie de l'his- gnement, des échanges commerciaux, et d'autres encore. C'est une fois
toire sarkozyste, à la rencontre de ses trois axes majeurs: (1) exaltation ces facteurs dûment pris en compte que l'on comprendra ce qui a pu
de la France toute chrétienne, celle du «long manteau d'églises» jeté se passer entre l'Europe et le monde islamique en matière de science et
sur nos campagnes; (2) revendication assumée de 1'« œuvre positive» de philosophie. Et non pas en dressant des listes à nos yeux aléatoires
de la colonisation - puisque la science est, par essence, européenne; d'ouvrages traduits et de savants classés par pedigree confessionnel.
(3) volonté de «liquider» définitivement Mai 68. Et l'on se trouve
confronté à ce paradoxe, typique de notre temps, où l'auteur le plus
Le virage savant de l'islamophobie
1. Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-MicheL Les racines grecques de Soyons justes : les Restaurations ont leurs savants. Certains d'entre
l'Europe chrétienne, Paris, Seuil, «L'Univers historique», 2008, p. 17. eux le sont authentiquement. À certains égards, l'orientalisme est né
2. Ibid., p. 261, n. 7. d'une Restauration : Humboldt, Rémusat, Silvestre de Sacy. Dans
10 Les Grecs, les Arabes et nous ~W,"'~'
Introduction 11
une telle lignée, Sylvain Gouguenheim n'a certes rien à faire. Mais ce experts qu'on attendait, skinheads ou retraités de la coloniale; encore
qui doit nous intéresser ici, c'est un désir, chez lui, d'être savant, de moins, bien sûr, les «spécialistes» ou «érudits », réputés islamolâtres;
faire savant. Aristote au Mont-Saint-Michel montre deux fac-similés mais de nouveaux experts, des savants à diplômes. Un prix d'Aca-
de manuscrits : c'est écrit bizarrement, c'est donc sans doute sérieux. démie ne nuira pas à la cause; Aristote au Mont-Saint-Michel en a
Il cite des noms qui sonnent ancien (le désormais fameux Jacques de reçu un. Il dote l'islamophobie d'un prestige inattendu pour elle.
Venise) : «personne» n'en avait entendu parler, c'est donc important. Sylvain Gouguenheim, ses inspirateurs et ses soutiens en ont pro-
Personne, vraiment? Si, bien sûr : les «spécialistes », les «érudits ». duit la forme quintessenciée: l'islamophobie savante. Définissons-en
Mais ceux-là ne «nous» en avaient rien dit. Qu'avaient-ils donc à quelques traits.
cacher? - L'islamophobie savante se voudrait modérée. Personne ne dit
Premier soupçon de l'«affaire Gouguenheim». L'auteur écrit sans que l'Europe ne « doit» rien aux savoirs transmis par les Arabes.
joie, tente quelques longues notes, proteste de ses grades et de sa L'islamophobie savante constate seulement qu'on a, sur ce point,
grande expérience. À tous égards, c'est bien un collègue, enseignant beaucoup exagéré, et se demande pourquoi. Aristote au Mont-Saint-
zélé et « bon médiéviste». Pour qui lit vite, ou en faisant confiance Michel propose un «rééquilibrage» qualifié, évidemment, de «scien-
à la couverture, Aristote au Mont-Saint-Michel ne ressemble pas à un tifique» (p. 8). Le fair-play peut aller jusqu'à constater que l'apport
pamphlet extrémiste. Discutons alors entre collègues? Ici, un virage : des sciences arabes est longtemps resté sous-évalué. Il suffit d'ajou-
vous n'y êtes pas. Aristote au Mont-Saint-Michel est une œuvre de ter immédiatement que ce n'est pas une raison pour, à présent, le
vulgarisation, dit l'auteur, de «bonne vulgarisation », ajoutent ses surestimer, sauf bien sûr si l'on verse dans la «haine de soP». L'isla-
soutiens avec une vraie commisération de collègues. Le livre n'ensei- mophobie savante tient la balance. Les éclats de voix ne sont pas
gne rien qu'on ne savait déjà: il est vrai, concédera-t-on, que Jacques son genre.
de Venise et les traductions occidentales d'Aristote n'étaient pas des - L'islamophobie savante se croit synthétique. D'aucuns penseraient
inconnus de la recherche. Mais on «nous» les avait cachés. À la Res- qu'il faut pouvoir éditer - ou à tout le moins lire - à peu près cor-
tauration islamophobique il fallait un Messie, c'est-à-dire l'homme rectement une page d'arabe pour trancher du génie de l'Islam. Scru-
tout simple qui enseigne la Loi aux docteurs de la Loi et la révèle aux pilles intempestifs! Alors que les éditeurs de textes savent combien il
brebis égarées. L'«affaire Gouguenheim» a inventé la vulgarisation- peut être difficile d'interpréter une simple particule, l'islamophobie
révélation. savante résume, en une phrase sentencieuse, des collections entières
Passons sur l'extrême confusion: pour notre part, nous n'avons de livres et de manuscrits.
pas écrit ce livre pour «vulgariser» quoi que ce soit. Ce qui devra - L'islamophobie savante n'aime pas les gentils. Une tradition
en revanche nous intéresser, c'est l'immense besoin de savoir qui d'orientalisme, fondée par Louis Massignon, se caractérise par sa
s'énonce ou s'instrumentalise dans l'«affaire Gouguenheim». Le croyance en les bienfaits réciproques d'un dialogue entre religions;
« grand public », les «braves gens tout prêts à apprendre» sont sup- par l'idée que la spiritualité chrétienne peut apporter quelque chose
posés insatiables dans leur appétit de connaissances sur la transmis- aux musulmans, et la spiritualité musulmane quelque chose aux chré-
sion médiévale du savoir grec. Admettons que cela soit vrai : il y tiens. Pas seulement, dans chaque cas, une confirmation de sa supé-
aurait lieu de s'en réjouir. Notre livre propose donc un savoir sur le riorité intrinsèque, mais la découverte d'un écart qui rend chacun
sujet. Un savoir que nous espérons à la hauteur des attentes, mais que plus riche. Dans la bouche d'un dominicain, passe encore (encore
nous voillons aussi conscient des usages divers dont ces attentes font que...), mais dans celle d'un musulman, voilà qui est trop gentil
aujourd'hui l'objet.
De ce point de vue, Aristote au Mont-Saint-Michel livre un nou-
veau symptôme. Personne n'y avait pensé jusqu'à sa publication : 3. Rémi Brague, « Das islamische Volk isr das belogenste », entretien dans Die
pourquoi ne pas confier l'islamophobie à des experts? Non pas les Presse (Vienne), 22 avril 2008.
~".> '-T'''"'''), ~t:;)~ L1raoes et nous "_J..",.,,-'}'"
Introduction 13
Il y avait en outre, dans la théorie d'une Renaissance renouant avec il y a un siècle avec l'intrusion fracassante de l'art des colonisés dans
la science grecque par-delà un millénaire de somnolence intellectuelle, le Musée imaginaire occidental, ce mouvement est aujourd'hui en
une double erreur de perspective. Certes, on se pâmait devant le saut passe de redistribuer les instances généalogiques de la modernité
accompli par les savants de la Renaissance et de l'Âge classique. Mais, européenne.
même pour des amateurs de miracles, le gouffre intellectuel séparant L'Église romaine supportait stoïquement son lot de paganisme,
les différents savoirs, dans leurs objets, leur style et leurs méthodes, effectivement assimilable au prix de quelques aménagements, à vrai
avait quelque chose de gênant. Il n'y a donc rien de surprenant à ce dire assez douteux, du logos grec. Elle acceptait même plus ou moins
que le nouveau soit surgi du Moyen Âge. Avec érudition, patience d'avoir dû abandonner la Méditerranée orientale à Byzance, l'Europe
et talent, de nombreux historiens de la philosophie et des sciences, du Nord à la Réforme, car au fond il lui demeurait, en dépit de
dans la sphère arabe et latine, ont peu à peu révélé l'immense richesse toutes les amputations, une identité, supposément issue de ce creuset
intellectuelle de cette période et montré comment, sans une juste historique qu'était le Moyen Âge.
appréciation de ses principaux courants scientifiques et philosophi- Nous savons bien, quant à nous, que cette idée étroite et finale-
ques, la «Renaissance» et, plus généralement, le devenir même de la ment assez obtuse du lignage culturel est un fantasme clérical et un
raison étaient proprement incompréhensibles. refus de l'histoire. Nous savons aussi qu'il n'y a rien de commun
«La sphère arabe et latine », avons-nous écrit. C'est cette entre ce fantasme et l'idée d'une tradition philosophique ou scien-
conscience toujours plus étroite d'une fusion indissociable de deux dfique déterminée, dont on peut repérer le développement, les évo-
cultures, et surtout le fait qu'il ne s'agissait pas d'une thèse a priori, lutions, les embranchements, et dont la temporalité historique est
mais d'une donnée majeure de l'expérience historique, qui ont fini parfaitement indépendante du destin de l'Église.
par mettre le feu aux poudres. Car le Moyen Âge, depuis deux siè- Il faut ici bien comprendre la portée des thèses affirmées et des
cles, n'avait pas été «moyen» pour tout le monde. C'était, face aux thèses niées :
courants de pensée universalistes et laïques issus de la Révolution, - Nous ne considérons pas que le philosophe ou le scientifique
le bastion intellectuel et sentimental de nombreux nostalgiques de contemporain soit spécialement «grec» ou «arabe» lorsqu'il pratique
l'Ancien Régime. Tout le paradoxe était donc que la période qui, sa discipline sous prétexte que celle-ci a de très lointains antécédents
jusqu'alors, avait été la plus directement associée à une «identité dans ces langues.
chrétienne» de la France (ou, au choix, de l'Occident) se trou- - Nous ne considérons pas a fortiori que notre société fasse, par
vait dorénavant contaminée par deux universalismes, géographico- l'intermédiaire de ses savoirs, de la prose «grecque» ou «arabe» sans
culturel d'une part, historique d'autre part. Le premier professait le savoir.
désormais que l'Occident chrétien «pur» n'avait jamais été qu'une - Nous considérons, en revanche, que les savoirs composés en latin
vue de l'esprit, et que le profil arabo-islamique de l'Europe médié- et/puis dans les langues vernaculaires européennes sont incompréhen-
vale était indéniable. Le second désenclavait le Moyen Âge, margi- sibles sans leur passé gréco-arabe.
nalisait comme folkloriques ses oripeaux d'Épinal et le réintégrait - Nous considérons donc l'idée d'une européanéité ou d'une chris-
dans une histoire générale des doctrines - ontologie formelle, logi- tianité de la science et de la philosophie comme une imposture histo-
que, mathématiques, médecine, etc. - qui n'avait plus rien de spé- riographique, démentie par les faits.
cifiquement chrétien. - Nous considérons en outre que ces faits démentent par eux-
Ce nouveau Moyen Âge, qui n'est plus 1'« âge des cathédrales », mêmes l'idée d'une christianité essentielle de l'Europe.
mais celui de l'algèbre, de la querelle des universaux ou des théories - Et donc, par ricochet, nous considérons que les arguments visant
logiques les plus subtiles, qui n'est plus «occidental », mais arabo- à exclure le monde islamique de la modernité, au motif d'une incapa-
latin, achève donc une remise en cause de l'exception radicale que cité foncière à s'assimiler les valeurs rationnelles qui sont les «nôtres »,
constituerait, à l'échelle humaine, le destin culturel européen. Entamé sont fallacieux et réfutés par provision.
~'
lb Les Grecs, tes Arabes et nous Introduction 17
CHAPITRE PREMIER
l'Hexagone (plusieurs commentaires et interventions en Allemagne, il ne demandait rien!) signé par une cinquantaine de chercheurs
en Italie, en Espagne, aux États-Unis!). Les premières réactions à dans Libération.
la sortie de l'ouvrage en italien, au mois de janvier 2009 2 , faisaient
augurer d'une réception analogue, laquelle, pourtant, ne s'est pas
produite.
Mais, ont renchéri certains, n'est-ce pas «vous» - vous, les « spé- GENÈSE D'UNE AFFAIRE
cialistes» - qui, en répondant, avez fait de la publicité à ce livre,
contribuant ainsi à la diffusion de ses thèses les plus contesta- Le premier article de Roger-Pol Droit, qui portait le même titre
bles? En vérité, 1'« affaire Gouguenheim» prend sa source ailleurs, que la page d'annonce, s'est retrouvé immédiatement sur un nombre
dans un gros titre du Monde des livres : «Et si l'Europe ne devait important de sites de discussion, certains respectables et d'autres qui
pas ses savoirs à l'islam? », qui annonçait deux articles du criti- l'étaient moins, sites «islamovigilants4 », royalistes, ultrasionistes. Le
que Roger-Pol Droit (Le Monde des livres, 4 avril 2008). C'est second avait pour titre: «Jacques de Venise, passeur oublié». On y
en réaction à ces articles que des médiévistes se sont exprimés. lisait notamment :
Sont parus successivement une page de réponse dans Le Monde
Personne, pourtant, ne connaît plus le nom de Jacques de Venise le Grec,
des livres3, et un texte (non pas, comme on l'a dit, une pétition:
qui vécut au XIIe siècle, alla en mission à Constantinople et travailla ensuite
au Mont-Saint-Michel de 1127 à sa mort, vers 1150.
1. Die Presse, 22/04/08; http://www.welt.de//kultur/articleI957439. 02/05/08;
Neue Zürcher Zeitung, 03-04/05/08; Il Foglio quotidiano, 16/05/08; La Repubblica, L'acquisition d'un abonnement à Internet aurait permis au chroni-
23/05/08; New York Herald Tribune, 28/04/08. Le cas espagnol est particulièrement
intéressant. Dans un article publié le 15 juin 2008 sur le site Agoravox, «Sylvain
queur du Monde de trouver, sur Jacques de Venise, un article sur le
Gouguenheim ou le retour de l'historiographie identitaire», M. del Toro décrit la site relativement accessible de Wikipedia. Il y aurait appris que l'on
controverse qui a eu lieu en Espagne entre Americo Castro et Claudio Sanchez- ne sait rien de la vie de Jacques de Venise. Il y aurait trouvé aussi
Albornoz au sujet de l'<ddentité>> espagnole et des huit siècles de domination arabe, mention de références précieuses et déjà anciennes. En premier lieu,
le premier soutenant une identité «plurielle», le second militant pour une identité
exclusivement redevable à l'Empire romain et à l'apport wisigothique: cf. http:// l'article de celui que Sylvain Gouguenheim nomme «le chercheur
www.agoravox.fr/article.php3?id_article=40997. On signale ailleurs un ouvrage italien », et qui n'est autre que Lorenzo Minio-Paluell05, coordonna-
récent dénonçant, comme dans Aristote au Mont-Saint-Miche~ «une entreprise de teur, avec Bernard G. Dod, des éditions de l'Aristoteles Latinuf', ainsi
survalorisation du passé musulman» par les intellectuels occidentaux contempo-
rains : Rosa MarIa Rodrlguez Magda, lnexistente Al-Andalus, De como los intelectuales
reinventan el Islam, Asturias, Nobel, 2008; cf. http://www.libreria-mundoarabe.com/ 4. Les sites ont des noms ou des mottos éloquents (Fdesouche, Resilience,
biblioteca/2972ma.htrn. Les deux ouvrages sont traités ensemble dans un long article:
Bivouac, Occidentalis, In-nocence, etc.).
«Al Andalus, en retirada de su propia fabula como salvaci6n de una Europa medie- 5. 1. Minio-Paluello, "Iacobus Veneticus Grecus. Canonist and Translator of
val en tinieblas. Un nuevo libro publicado en Francia insiste en desmontar el mito
Aristotle", Traditio 8 (1952), p. 265-304.
de la deuda de Occidente con el islam», publié sur le site Nuevodigital : cf. http:// 6. L'Aristoteles Latinus est un très vaste projet ayant pour but l'édition de
www.nuevodigital.com/2008/04/29/islam_musulmanes_espana_andalus_cristian. toutes les traductions du grec au latin des œuvres d'Aristote. Il est mené par
2. Le livre était annoncé en décembre 2008 sous le titre: Aristotele contro Aver- le Centre De Wulf-Mansion de l'Université catholique de Louvain. Le pre-
roè, Il mito delle radici islamiche della società occidentale. Il est sorti en janvier 2009 mier volume est paru dans les années 1950, suivi d'une vingtaine de volumes
sous un autre titre: Aristotele contro Averroè, Come cristianesimo e Islam salvarono il depuis lors: cf. http://www.hiw.kuleuven.ac.be/dwmc!allabout/project.htm.
pensiero greco, avec un sous-titre contredisant le titre. L'intérêt de ces volumes est de donner, pour une œuvre, toutes les traductions,
3. Le 25 avril 2008 : on y trouvait des extraits d'un texte signé par des cher-
mais aussi la description des manuscrits qui la conservent. Il suffit de lire la
cheurs, rédigé par Hélène Bellosta, «Prendre de vieilles lunes pour des étoiles nou-
description de l'ouvrage consacré aux Seconds Analytiques (t. IV 1-4, Analytica
velles, ou comment refaire aujourd'hui l'histoire des savoirs », un texte d'Alain de posteriora. Translationes lacobi, Anonymi sive 1oannis: Gerardi et Recensio Guil-
Libera, «Landernau, terre d'Islam », un autre des historiens Gabriel Martinez-Gros
lelmi de Moerbeka, éd. 1. Minio-Paluello et B. G. Dod, Bruges-Paris, Desclée
et Julien Loiseau, «La vraie terreur de l'historien», et une brève interview de Syl- de Brouwer, 1968 [1'" éd. de IV 2 par 1. Minio-Paluello en 1953, de IV 3
vain Gouguenheim.
par le même en 1954]) pour apprendre (je traduis la notice) : « Le fait que
.~.F'-
qu'une conférence, accessible en ligne, de Coloman Viola?, où est Sylvain Gouguenheim et à une vive réaction du conservateur de la
cité, du même auteur, l'important article «Aristote au Mont-Saint- bibliothèque d'Avranches:
Michel8 », lequel figure d'ailleurs dans la bibliographie de l'ouvrage
Toutefois, cette thèse de certains auteurs, tel Sylvain Gouguenheim,
éponyme de Sylvain Gouguenheim. L'« emprunt» du titre est d'ailleurs selon laquelle l'héritage grec n'aurait pas été transmis à l'Europe occi-
repéré dans l'article de Wikipedia sur le même Gouguenheim. Après dentale par le monde musulman, mais par les moines copistes du Mont-
un long résumé de l'ouvrage, cet article mentionne les arguments des Saint-Michel, et en particulier par Jacques de Venise, traducteur du
adversaires et des partisans du livre. grec en latin d'Aristote dès le XIIe siècle, a profondément irrité Jean-Luc
L'article de Wikipedia sur Jacques de Venise a été modifié au cours Leservoisier, conservateur de la bibliothèque d'Avranches depuis vingt
des six derniers mois 9 • Il a fait place, le 4 août 2008, à la «thèse» de ans, et qui participe depuis 1986 à la sauvegarde et à la mise en valeur
des 199 manuscrits médiévaux du Mont-Saint-Michel, dont les traités
Jacques de Venise soit l'auteur de la vulgate médiévale des Seconds Analytiques d'Aristote. Pour Jean-Luc Leservoisier : «C'est du pur roman!. .. On sait
est incontesté. [...] En deuxième lieu, une traduction anonyme du XII" siècle a trois fois rien sur Jacques de Venise. Son nom est cité seulement dans
été également conservée, attribuée à un certain 'Ioannes'. En troisième lieu, le deux lignes de la chronique latine de l'abbé Robert de Torigni entre
volume contient également, conformément au programme original, certes ambi- les années 1128 et 1129, où il est dit que celui-ci a traduit les œuvres
tieux, de l'Aristoteles latinus, la version arabo-Iatine de Gérard de Crémone, en
d'Aristote. Mais en aucun cas il n'a pu venir au Mont-Saint-Michel à la
incluant pour finir la révision de la version de Jacques de Venise par Guillaume
de Moerbeke.» Pour prendre un autre exemple, les Réfutations sophistiques ont fin des années 1120, période de troubles extrêmes qui culminèrent avec
d'abord été disponibles en latin par la traduction de Boèce (mais cette traduc- l'incendie de l'abbaye par les habitants d'Avranches en 1138» (Wikipe-
tion n'a pas été lue), puis par des extraits de la traduction de Jacques de Venise, dia, janvier 2009).
avant que Guillaume de Moerbeke ne fasse une révision de la traduction de
Boèce (t. VI 1-3 De sophisticis elenchis. Translatio Boethii, Fragmenta Transla- On notera d'ailleurs que si Sylvain Gouguenheim est mentionné
tionis Iacobi et Recensio Guillelmi de Moerbeke, éd. B. G. Dod, Leyde-Bruxelles, dans cet article, il ne l'est nullement dans l'article beaucoup plus long
E. J. Brill-Desclée de Brouwer, 1975). L'histoire de la transmission d'Aristote
doit tenir compte à la fois de la date des traductions, de la ou des langues à que l'édition en anglais de Wikipedia consacre à James ofVenice10 •
partir de laquelle/desquelles celles-ci ont été faites, de l'identité des traducteurs, Sur le même site Wikipedia, l'article consacré à Aristote au Mont-
des lieux de traduction, des lieux de conservation, du nombre des manuscrits, Saint-Michel, qui n'a, quant à lui, pas été corrigé, contenait à la même
mais aussi - et ceci n'est jamais fait dans le livre de Sylvain Gouguenheim - du
texte qui a été lu et commenté à telle ou telle époque. Tout médiéviste sait que
ce n'est pas parce qu'une traduction se trouve en un lieu qu'elle y a été faite, ni qu'il Uacques de Venise] a été le premier depuis Boèce à avoir traduit systéma-
qu'elle y a été utilisée et commentée! Sur les erreurs du livre, dues à des lectu- tiquement Aristote» (ce qui est en fait une mauvaise traduction d'une phrase
res erronées ou insuffisantes de la bibliographie disponible, cf. la mise au point de l'article en anglais, encore plus bref: «He has been called the ftrst systematic
précise du P. Louis-Jacques Bataillon, «Sur Aristote et le Mont-Saint-Michel. translator ofAristotle since Boethius»). Ensuite: «Pour la première fois depuis un
Notes de lecture », Revues des sciences philosophiques et théolOgiques, t. 92, n° 2, demi-millénaire était mis à la disposition de l'Europe occidentale ce qu'on appe-
avril-juin 2008, p. 329-334, et la conclusion: «Le fait que le Mont ait possédé lait alors la Logica Nova, en d'autres mots l'Organon tout entier.» L'Organon est
des manuscrits des œuvres d'Aristote traduites par Burgundio sur des manu- la logique d'Aristote et ne correspond naturellement qu'à une petite partie des
scrits grecs n'ayant jamais quitté l'Italie suffit à montrer qu'il n'y a aucune écrits du philosophe.
raison de postuler une équipe de traducteurs travaillant au Mont, mais qu'il a 10. Il est assez fascinant de suivre pas à pas les modifications des articles
existé entre l'Italie et le nord-ouest de l'Europe divers relais dont le détail nous dans Wikipedia : ainsi, lorsque le paragraphe cité ici a été introduit, il y a été
échappe. » ajouté un autre paragraphe tiré de l'article du Figaro : «Se disant affecté par
7. Conférence prononcée le 5 septembre 1970, à l'abbaye du Mont-Saint- ces critiques, Sylvain Gouguenheim déplore les pétitions le visant et considère
Michel: «L'abbaye du Mont-Saint-Michel et la préparation intellectuelle du Grand qu'une partie au moins de leurs signataires sont "des gens qui n'avaient pas
Siècle». lu le livre et l'ont demandé après-coup" ». Ce paragraphe ajouté le 30 juin
8. «Aristote au Mont-Saint-Michel», Millénaire monastique du Mont-Saint- 2008 à 14h33 a été supprimé le même jour à 22h25 par jpm1706, l'auteur
Michel (Vie montoise et rayonnement intellectuel), t. II, éd. R Foreville, Paris, responsable de l'insertion du paragraphe que nous avons cité (4 août 2008).
1967, p. 289-312. De même, la mention selon laquelle le livre de Sylvain Gouguenheim avait été
9. La lecture de l'article actuel devrait immédiatement inciter le lecteur à la préparé «dans un relatif secret» a ensuite été supprimée le 31 août 2008. Cf.
critique. On y lit en même temps une formule bien peu précise : «On a dit note suivante.
<~
~() Les Grecs, tes Arabes et nous Qui connaît Jacques de Venise? 27
date de janvier 2009 la conclusion suivante, écho exact des plaintes vie» au Mont-Saint-Michel, secondé par une armée de moines
de Sylvain Gouguenheim relayées par la presse ; traducteurs, et glorifié comme « le premier traducteur d'Aristote»
(pauvre Boèce 0, puis responsable de « la traduction intégrale)} de
S. Gouguenheim a obtenu le soutien d'historiens de renom, parmi
son œuvre (Roger-Pol Droit).
lesquels Jacques Heers ou Jacques Le Goff, qui trouvent, dans la
polémique suscitée, une hystérie rarement atteinte dans les débats scien-
Avec une telle renommée, on en vient naturellement à se deman-
tifiques, reflet de jalousies et de luttes d'influences au sein d'institutions der pourquoi diable « on)} (les savants) « nous)} (le peuple) avait caché
universitaires. Jacques de Venise! Un journaliste allemand a ainsi pu me demander
comment il se faisait - tout de même - que personne n'ait jamais
Tirons-en une leçon; aujourd'hui, l'écriture d'un livre ne suffit entendu parler de ce Jacques de Venise. Je lui ai retourné la ques-
plus. Il faut désormais aussi s'imposer soi-même comme autorité tion, lui demandant s'il connaissait Gérard de Crémone, Guillaume
dans un média qui revendique l'aura des dictionnaires et encyclo- de Moerbeke ou Hermann l'Allemand. Le geste d'autorité médiati-
pédies, et se veut, comme eux, garant du savoir comme de la lan- que avait relayé l'ouvrage et accrédité l'idée que Jacques de Venise
gue, dépositaire d'un savoir consensuel. Étant donné le caractère devait appartenir au patrimoine commun et être connu de tous,
fluctuant de ce média, il y aurait là matière à un travail à temps sous peine de soupçons graves. Il avait en effet ouvert la porte de
plein. À l'heure où fleurissent les initiatives pour l'évaluation de la l'accès direct des Occidentaux au savoir grec... En concluant indû-
recherche, on peut estimer qu'il s'agira aussi d'une forme nouvelle ment d'un lieu de conservation des traductions à leur lieu de pro-
d'autoévaluation. duction, on pouvait faire vivre le traducteur là où ses traductions
Quoi qu'il en soit, c'est l'affirmation assurée de Roger-Pol Droit étaient conservées, et faire de la fameuse abbaye du Mont-Saint-
qui a été reprise, telle quelle, par les autres médias; ainsi par Le Nou- Michelle cœur de la chrétienté « européenne» - laquelle ne pouvait
vel Observateur; naturellement se situer qu'à l'ouest, chez « nous ». Dans le même
geste, la chrétienté se voyait mythiquement réunifiée pour rassem-
[u.] Jacques de Venise dont Gouguenheim nous rappelle le travail considé-
bler de façon œcuménique et pacifiée, en effaçant le schisme de
rable. Attaché à l'abbaye du Mont-Saint-Michel, l'un des ateliers de copie
1054 ou le sac de Constantinople, les chrétiens byzantins, nesto-
les plus actifs de l'Occident, il a traduit en latin au milieu du XIIe siècle la
plupart des œuvres d'Aristote (22 mai 2008). riens, jacobites (pourtant hérétiques pour les Byzantins) sous une
unique bannière.
ou par Le Figaro Magazine; C'est dans cette perspective que se place le second article de
la grande presse qui a lancé l'affaire, celui de Stéphane Boiron
Qui connaît Jacques de Venise? Personne. En 1136, ce lettré fut envoyé dans Le Figaro littéraire (17 avril 2008), tout aussi élogieux. Pour
en mission à Constantinople afin d'être le témoin d'un débat théologique
ce critique, le livre de Gouguenheim confirmait parfaitement le
opposant deux évêques. Originaire de la cité des Doges, il vivait ordinaire-
fameux discours de Ratisbonne du pape visant à dénoncer « le "pro-
ment au Mont-Saint-Michel où il travailla de 1127 à sa mort, survenue vers
1150 (3 mai 2008). gramme de déshellénisation" de l'Occident chrétien» ;
'"
Qui connaît Jacques de Venise? 31
;,."1,'
se limite ici aux cinq premières pages du livre, sans citer toutes les non seulement pour cette «idée très répandue dans l'historiographie»
occurrences du procédé... On en trouve dans l'ensemble de l'ouvrage, du rôle des Arabes dans la transmission du savoir grec, mais aussi
avec quelques perles comme celle consistant à affirmer qu'Averroès pour d'autres affirmations, tout aussi biaisées et pourtant recopiées
aurait été considéré (mais par qui?) comme «un "thomiste" avant sans sourciller. «Nos» grands penseurs médiévaux, admirateurs des
la lettre»! La méthode est efficace : on construit un référent à l'aide Grecs, lisaient-ils autre chose que des traductions? Il n'est peut-être
d'un certain nombre de prédicats, et l'on donne ici et là un gage pas inutile de rappeler qu'aucun cours de grec ne fut jamais donné
de son existence, sans souci de sa représentativité. Ainsi, pourquoi dans l'université médiévale... d'où précisément la nécessité de tou-
parmi les «nombreux intellectuels, historiens, islamologues, écrivains tes ces traductions! La répétition allait jusqu'au martèlement d'une
de toutes origines », tenants de la «thèse» récriée des racines musul- même formule: ainsi s'est propagée l'image de Jacques de Venise et
manes de l'Europe, Sylvain Gouguenheim choisit-il Mme Zeinab de l'abbaye du Mont-Saint-Michel comme «le chaînon manquant
Abdel Aziz, professeur de civilisation française à l'université Al-Azhar dans l'histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde
du Caire, et ce, au moment même où il s'essaie à réfuter la vulgate grec au monde latin », reprise par Stéphane Boiron dans Le Figaro, et
des manuels circulant en France? Dans une interview publiée sur le par d'autres ensuite.
site Resiliencetv, il déclarait: «J'aurais pu dresser une liste très longue Certains critiques prirent alors sur eux la responsabilité que
et je me suis contenté de citations empruntées à des gens sérieux» n'avaient, selon eux, pas assumée les savants. Ils relayèrent le
(4 décembre 2008). Le référent, l'ennemi, se trouve bel et bien posé, «rééquilibrage» que proposait Sylvain Gouguenheim, et firent en
le tour est joué. Tout le monde peut alors conjurer cet ennemi, avec sorte qu'il devienne «révision» et «rectification» : «Étonnante rectifi-
les mêmes formules: «on oublie», «on ignore», «au lieu de croire le cation des préjugés de l'heure», dit Roger-Pol Droit en commençant
savoir philosophique européen tout entier dépendant des intermé- son article, pour, à la fin, remercier le grand historien «courageux»
diaires arabes», «on répète crescendo», pour ne citer que Roger-Pol et «des plus sérieux» qui nous fit sortir de l'erreur. Les journalistes
Droit qui constitue le premier maillon d'une longue chaîne de repri- et les blogueurs, anonymes ou non, rétablirent donc avec emphase la
ses paresseuses. vérité historique énoncée par Sylvain Gouguenheim en insistant sur
Face à ce «on », le «nous» : «Que croyons-nous », se demande les faussetés enseignées par la gent savante:
Roger-Pol Droit qui parle encore d'«une vision déformée de l'his-
toire [qui] nous fait gommer le rôle décisif des Arabes chrétiens ». Et Les historiens enseignaient jusqu'à ce jour que l'Europe médiévale avait eu
connaissance de la pensée grecque grâce à l'islam. Les intellectuels musul-
voici l'auteur de l'article se rangeant avec une grande humilité dans
mans avaient traduit les auteurs grecs et notamment Aristote en arabe, et
la horde des quidam dupés par les «on », et y intégrant par là même
c'est ce qui aurait ensuite permis leurs diffusions en Europe. Cette analyse
son lecteur!
est aujourd'hui réfutée par Sylvain Gouguenheim, professeur d'Histoire
La répétition a fait loi, avec, comme pour la rumeur, toujours le médiévale à Lyon, qui vient de publier : Aristote au Mont-Saint-Michel. Les
même effet de gonflement. Ainsi un site d'inspiration libérale titrait-il racines grecques de l'Europe, ouvrage dans lequel il démontre qu'en réalité, ce
en juillet «Pour en finir avec les racines islamiques de l'Europe », et sont des intellectuels européens qui ont, avant les Arabes, traduit les auteurs
tout en déplorant le caractère «superficiel» du livre, jugeait «rafraî- grecs en latin et notamment au Mont-Saint-Michel (site JPR littérature,
chissant» le fait qu'on conteste ainsi «la mythologie des "racines isla- voyages et échanges, 5 avril 2008).
miques" du développement européen» (les4verites, 23 juillet 2008).
Remarquons les temps et modes des verbes, écho de ceux de la
L'effet d'autovalidation circulaire est ici vertigineux : plus on
quatrième de couverture d'Aristote au Mont-Saint-Michel: la doctrine
répétait ces affirmations, plus elles devenaient dicibles et crédibles, commune est exprimée sans nuances à l'imparfait, et la rectification
moins il était utile de les prouver. Les articles successifs se conten- sans nuances au présent. On applaudit alors à ce salutaire travail de
taient de renvoyer à l'article de Roger-Pol Droit; il ne restait plus «rectification », et pas seulement sur les blogs islamophobes. Aux
qu'à cliquer... pour ne pas trouver la moindre preuve! Cela valait chercheurs qui tentaient en vain de se défendre contre l'accusation
32 Les Grecs) les Arabes et nous
gloire attribuée à l'ouvrage de vulgarisation, et les excuses toutes Dès lors que l'on n'est pas tout à fait d'accord avec la doxa, avec ce qui
faites pour les erreurs du non-spécialiste qui avait pris le risque de règne, même quand on est un médiéviste indiscuté, il devient dangereux
l'écrire... de faire de l'histoire (Max Gallo, France Culture, L'Esprit public, 27 mai
Tout ce raisonnement est fallacieux: l'ouvrage lui-même n'est pas, 2008).
en certains de ses chapitres, des plus simples à suivre pour le pro-
Lesdits spécialistes semblent en tout cas préférer les positions intellectuelle-
fane, et il existe bien d'autres moyens d'accès au savoir, telle Diction-
ment confortables aux positions intellectuellement vraies. Les réflexes pavlo-
naire du Moyen Age des PUF, qui comporte un article sur Jacques de viens d'enfermement idéologique dont ils font preuve, consistant à faire
Venise. De telles entreprises de «vulgarisation» ne manquent pas de front commun sitôt qu'un de leurs collègues plus grand et plus audacieux
nos jours à qui veut vraiment savoir. qu'eux tend à remettre en cause le carcan étroit de leurs petites certitudes
apprises, fait montre d'une étroitesse d'esprit les rendant indignes de porter
les titres dont ils s'honorent (réaction d'un lecteur sur le site Internet de
LA BIEN-PENSANCE ISLAMO-GAUCHISTE Libération).
Pourquoi un tel acharnement? Revanche du quidam? Jalousie? Attitudes régressives et déplacées, absences de contradiction argumentée,
Défense des «faibles» contre les «puissants»? On se demande bien, qui, ironie, renvoient à la négation des faits, le refus de la démarche scien-
tifique, la survalorisation d'opinions sacralisées, précisément ce qui entravait
alors, qui sont les «puissants ».
l'essor de la pensée occidentale au Moyen Âge. On peine à lire ces historiens
Dans tous les cas, cet acharnement ne peut être tenu pour un
et philosophes, réputés pour le sérieux de leurs travaux, mettre ainsi à l'index
réflexe anti-intellectualiste, puisque, dans le même temps, on loue
leur collègue (blog lespitzjaponais, 4 mai 2008).
le «sérieux» de l'historien, son appartenance à la célèbre institution
qu'est l'École normale supérieure de Lyon, et on apprécie qu'il ait Sylvain Gouguenheim a repris cette ligne de défense, disant payer
écrit «un ouvrage de recherche, truffé de notes, rigoureux et savant» pour avoir «mis en cause la doxa» et «dérangé le mandarinat» (L'Ex-
(commentaire posté sur le site de Libération, 1er mai 2008). D'ailleurs, press, 12 juin 2008). Là encore, les expressions se sont durcies et
on sent chez les critiques une certaine jubilation à contrefaire le style amplifiées :
savant pour reprendre, en les amplifiant, certaines affirmations non Bien sûr, « c'est la vocation du chercheur d'aller ébranler les vérités établies».
contrôlées de l'auteur. Oui, mais à condition qu'il ne touche pas aux thèses défendues par la bien-
Deux scénarios différents et contradictoires ont été brossés. D'un pensance (peu pensante) qui tente d'étouffer sous une chape de plomb idéo-
côté, en effet, on exaltait le courage du solitaire qui «s'attaquait aux logique toute pensée non conforme à ses dogmes (lettre-type déposée sur
idées reçues ». De l'autre, on faisait comme s'il y avait deux «thèses» le site metreya.blog.lemonde.fr et destinée à être envoyé à Télérama pour
ou «positions» également défendues. Le premier scénario, celui du protester contre l'anicle de T. Leclère, le Il mai 2008).
«cinquante contre un », a souvent été mis en avant:
Cette amplification a pris deux formes principales. D'un côté, on
Gouguenheim pan avec un handicap: celui de contredire une thèse jamais a parlé - et pas seulement sur les sites militants! - de «procès en sor-
aussi systématiquement contestée (site nonfiction, 27 mai 2008). cellerie» contre Gouguenheim, de «chasse aux sorcières ». De l'autre,
En face du solitaire, la doxa : on s'en est pris au « terrorisme intellectuel» des « petits procureurs»
universitaires en parlant de « police de la pensée» et de «chasse à
Un pavé dans la mare du conformisme (Valeurs actuelles, 25 avril 2008).
l'homme» (Le Figaro, 15 juillet 2008), de «maccarthysme» (<<Un
L'accord unanime des spécialistes contre les thèses de Sylvain Gou- macearthysme d'un nouveau genre, teinté d'islamophilie délirante (on
guenheim n'est pas interprété comme un consensus, mais comme le doit tout aux musulmans) et de politiquement correct (oh, le méchant
~
34 Les Grecs, les Arabes et nouS Qui connaît Jacques de Venise? 35
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blanc catholique !) », lisait-on sur un commentaire posté sur le blog de On voit dans cette dernière déclaration ce qui tient lieu du «salu-
Pierre Assouline en mai 2008). Plus fréquemmell t , on traitait les uni- taire débat public» appelé de leurs vœux par les défenseurs, celui-là
versitaires de «g;auchistes» : «politburo islamo~gauchiste », «intello- même que Gouguenheim, malgré les propositions, n'a jamais accepté.
gauchistes», «gCJgochistes», le procès devenant alors «moscovite », Il était plus aisé de se plaindre seul dans des quotidiens favorables, en
«néostalinien », <~ fasciste» : se donnant ou se laissant donner la figure du «martyr>I, de la «vic-
time» d'une «fatwa, non pas de n'importe quelle mosquée, mais de
Cette fois-ci, c;;:::'est au tour du médiéviste Sylvain Gouguenheim de
comparaître de-.,/ant le tribunal du Politburo islamo~gauchiste. Il n'est pas ses distingués collègues de l'École normale supérieure 1),
le premier. Il ~e sera pas le dernier. [...] Moralité de l'histoire, au lieu
de nous propos.er un intéressant débat, ces historietl S préfèrent nous pro-
QUELQUES POINTS REGRETTABLES •••
poser un petit "rocès moscovite visant à classer cette thèse dans «l'isla-
mophobie ambjante », le tout à quarante contre un. Bravo, quel courage! Parmi les défenseurs de l'ouvrage, certains se sont pourtant «éton-
[ ... ] nés» de la teneur des derniers chapitres, morceaux de bravoure dignes
Le cauchemar Vychinsky, du nom du célèbre compagnon de Staline, pro- d'un western, avec leurs blocs antagonistes: Jésus et Mahomet, le
cureur général du régime lors des «procès de Moscou '" continue dans notre christianisme et l'islam, qui fondent une comparaison sauvage entre
pays. [...] En accendant la plaidoirie ou bien un salutaire débat, je lirai non les religions, les civilisations, les idéologies, les performances philoso-
seulement ce livl"e, mais soutiendrai également Monsieur Gouguenheim face phiques ou scientifiques, les langues - on trouvera le détail dans plu-
aux disciples de Vychinsky (blog Extremecentre, 30 avril 2008). sieurs articles du présent ouvrage. Cet étonnement, pourtant, n'a pas
On se croirait e.1l Chine, flics jusqu'au bout des on~es, à vos claviers! (site toujours jeté la suspicion sur l'ensemble du livre de Gouguenheim,
de Libération, 30 avril 2008). sur ses motivations, ni suscité une lecture critique qui aurait entraîné
Dans une lon~ue interview au site Resiliencetv' (4 décembre 2008), un minimum de vérification.
Gouguenheim reprend cette ligne de défense ll : Pour autant, les deux derniers chapitres du livre de Sylvain Gouguenheim
D'abord il faut être clair juridiquement. Si j'ai cornJ1lis un délit, que l'on suscitent le malaise (Témoignage chrétien, juillet 2008).
porte plainte et que l'affaire soit portée devant la justice. S'il n'y a pas délit, Cet essai, dont les quatre premiers chapitres sont passionnants, tourne au
alors on est en l'résence d'accusations idéologiques, du type de celles classi- réquisitoire quand il revendique pour l'Europe des racines authentiquement
ques de la part Jes gauchistes qui consistent à vous aCCuser de ne pas «pen- grecques (Le Nouvel Observateur, 22 mai 2008).
ser comme il faut» : une opinion - ou ce que l'on présente comme une Son dernier chapitre a plus une allure d'essai polémique que de livre d'his-
opinion, quitte, dans mon cas, à déformer totalement ce que j'ai écrit dans toire, et il est dommage qu'il ait senti le besoin de le glisser dans sa démons-
mon livre - devient un crime. C'est amusant de la part de gens qui ont tration consacrée à «l'histoire des traductions des textes du savoir greCl> (site
défendu les KhrOers rouges, qui défendent de nos jours ceux qui sabotent les nonfiction, 27 mai 2008).
voies de TGV aU risque de tuer des dizaines de personnes. Il est classique [Rémi] Brague [dans une interview à Radio Notre-Dame] reconnaît aussi
de voir chez les intellectuels gauchistes un prompt enthousiasme à l'idée de que la seconde moitié du livre contient de nombreuses formules maladroites
tuer des milliers de personnes pour bâtir un monde meilleur. Staline déjà (site Agoravox, 15 juin 2008).
ne pensait pas avtrement... Le mot «islamophobe» [."J, calqué sur «judéo-
phobe» [...], est: une arme au service du terrorisme intellectuel déployé par Il en est de même pour les erreurs, parfois patentes, comme celle
les gauchistes. qui consiste à affirmer que tout le savoir grec est passé par les chré-
tiens, au motif que les Évangiles ont été écrits en grec (un histo-
rien médiéviste peut-il vraiment avoir oublié les Varron, Cicéron
Il. Il faut prendre la précaution de préciser que j'ai bien lu cette interview de
Gouguenheim sur le site, et en ai gardé la preuve. Il y a, dans tous les cas, la pos-
et autres passeurs romains non chrétiens?), ou encore l'affirmation
sibilité d'une faisificll tion . selon laquelle Charlemagne était lettré au point de corriger le texte
:1
j6 Les Grecs) tes Arabes et nous Qui connaît Jacques de Venise? 37
i,111111
III des Évangiles, ce qui peut surprendre, d'autant plus qu'il est écrit plutôt en accord avec le propos de Sylvain Gouguenheim, ont accré-
1
ailleurs qu'il savait à peine lire, comme le remarque Maurice-Ruben dité cette idée des deux «thèses» à discuter posément, gommant
Hayoun: au passage la forme dans laquelle la «thèse» de Gouguenheim était
L'Europe n'a jamais totalement perdu le fil des lettres grecques, mais de là à énoncée. Le fait est là : si l'on refuse d'abord de se mettre d'accord
écrire que Charlemagne corrigeait lui-même (sic) le texte de l'Évangile avec sur le dossier lui-même tel qu'il est généralement accepté (les traduc-
l'aide de Grecs et de Syriens présents à sa cour (p. 35), tout de même! (site tions, les commentaires, les transferts de savoir, les innovations et
de La Tribune de Genève, 17 avril 2008). découvertes, etc.), toute discussion devient vaine.
Si Sylvain Gouguenheim a pu ainsi incarner la figure du «solitaire J'ai donné quelques exemples de la façon dont certaines affirma-
courageux », un autre scénario a préféré opposer «deux camps» et tions de Gouguenheim ont été relayées par Roger-Pol Droit et reprises
«deux thèses» également répartis. Certains critiques ont alors voulu ensuite dans la presse. Il n'est pas inutile d'énumérer les affirmations
jouer les arbitres, les médiateurs, en critiquant ceux qui contre Gou- les plus fréquentes d'Aristote au Mont-Saint-Michel et des articles ou
guenheim recouraient à l'invective au lieu de discuter sereinement, comptes rendus qui l'ont commenté. Plusieurs d'entre elles ne sont
comme on fait entre gens civilisés : pas inédites; on pouvait les lire déjà sous la plume de Jacques Heers
ou Rémi Brague13 •
Toute cette controverse, qui aurait pu partir d'un bon pied - celui d'un
échange musclé mais riche sur les racines de l'Europe, entre intellectuels
Une des caractéristiques de toute l'«affaire Gouguenheim» est· la
adultes - semble donc tourner à l'échange stérile de noms d'oiseaux (l'in- simplification qui conduit à opposer bloc contre bloc l'Europe, la chré-
sulte "fascistes» marche d'ailleurs dans les deux sens) : de part et d'autre, on tienté, l'islam, comme s'ils étaient universellement et éternellement
est invité à choisir son camp, sans forcément avoir lu le livre en question, identiques à eux-mêmes et disjoints depuis le début. On s'aperçoit du
et le débat ne passe plus que par des termes formatés, tranchés et définitifs. reste que ces blocs sont, dans le texte même d'Aristote au Mont-Saint-
Dommage! (Rue89, 2 mai 2008). Michel, à géométrie variable selon les nécessités de l'argumentation.
Sous d'autres cieux, Aristote au Mont-Saint-Michel aurait suscité de doctes Cette simplification permet naturellement des considérations essen-
débats de spécialistes. En France, où le terrorisme intellectuel a de beaux tialistes qui circulent sous forme de clichés, déclinés en différentes
restes, son succès réactive une de nos spécificités nationales: la machine à versions selon le support. On jugera à ce petit dossier ce qu'il en
discréditer (Le Figaro, 15 juillet 2008). est des intentions de l'auteur, quoi qu'en dise Le Figaro, pour lequel
Il n'y a pourtant pas «deux thèses», quoi qu'on dise, mais, d'un «Sylvain Gouguenheim est pourtant un pur médiéviste que n'anime
côté, un savoir constitué depuis de longues années sur l'histoire des aucune idéologie ou aucune volonté polémique» (3 mai 2008).
traductions, l'histoire des sciences, le transfert des savoirs (translatio
studii), dans toute leur complexité, et, de l'autre, un individu isolé, 13. Voir surtout pour R. Brague, Au moyen du Moyen Age. Philosophies médiévales
en chrétienté, judaïsme et islam, Paris, Flammarion, « Champs essais », 200S, qui
mêlant des connaissances connues de tous à des affirmations sans reprend des textes antérieurs; Jacques Heers, « La fable de la transmission arabe
fondement. du savoir antique», Nouvelle Revue d'histoire, n° 1, juillet-août 2002, reproduit sur
Ceux qui, comme Alain Finkielkraut (émission Répliques du 26 juin de nombreux sites. La communauté de vues est parfaitement assumée par l'auteur
2008 12), ont voulu jouer les pacificateurs, en invitant deux personnalités (cf., en plus des citations dans le livre, l'interview dans Lire de juillet 200S). Je me
COntente ici de cette énumération des affirmations, car il serait fastidieux de donner
à chaque fois les passages parallèles, et les reprises, déformations, radicalisations qui
12. Téléchargeable à l'adresse: http://rs321.rapidshare.com/files/126251991/ ont suivi dans la presse ou sur le Net. Je les ai archivées systématiquement depuis
OS062S_Les_racines_de_I_Europe.mp3. le mois de mars 200S.
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38 Les Grecs, les Arabes et nous
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Qui connaît Jacques de Venise? 39
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Culture grecque et culture chrétienne: connaturalité Culture arabe et culture grecque: incompatibilité
Les Évangiles furent écrits en grec. Le christianisme à ses débuts était Durant le Moyen Âge, deux civilisations se firent donc face. L'une
une religion d'expression grecque, même s'il atteignit vite l'universalité combinait l'héritage grec et le message des Évangiles, l'esprit scientifique
en se diffusant au sein d'un empire latin. Que la langue du Nouveau et l'enracinement dans une tradition religieuse dont l'Église se voulait la
Testament fut initialement le grec, avant que les premières traductions garante. L'autre était fille du Livre de Dieu, du Livre incréé. Elle était
latines n'apparaissent au Iv" siècle, explique le prestige de la langue hel- fondamentalement amarrée à son axe central, le Coran : tout ce qui se
lène auprès des élites intellectuelles de l'Occident médiéval. On doit y déroule dans le temps reconduit la matrice originelle des sourates éternelles
voir la première raison qu'avait l'Europe latine de se tourner vers la Grèce. (AMSM, p. 200).
Avant d'être attirés par Aristote, Archimède ou Platon, les esprits étaient
guidés vers Marc, Luc, Matthieu ou Jean (Sylvain Gouguenheim, Aristote Un premier argument réside dans l'opposition des langues (cf., infra,
au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, Paris, l'article de D. Kouloughli dans le présent volume) : grec et arabe, reprend
Seuil, « L'Univers historique », 200S, abr. AMSM, p. 25). Roger-Pol Droit, sont des langues aux génies très dissemblables.
L'argument principal est néanmoins celui-ci : l'hellénisation du
Au passage : Sylvain Gouguenheim peut-il vraiment affirmer monde arabe est restée superficielle. Le monde arabe n'a pas pu
qu'il n'y a pas eu d'intérêt pour le savoir grec avant et indépendam- absorber le savoir grec, et n'a pu a fortiori le développer en matière
ment du christianisme? Et oublier les efforts d'un Cicéron (106 à philosophique ou scientifique (cf., infra, l'article d'Ho Bellosta). On
43 avant J.-c.!) pour forger un savoir philosophique en latin, en remarquera la finesse : parler d'hellénisation pour la «civilisation
le déclarant de même rang que le savoir grec? La contribution spé- musulmane» serait lui imposer «une sorte d'occidentalisation qui ne
cifiquement romaine au savoir de 1'« Europe latine» est totalement correspond pas à la réalité». Cela n'empêche pas que la comparaison
occultée. entre les «degrés respectifs d'hellénisation» soit partout (ex. AM5M,
Voyons à présent quelques reprises dans la presse : p. 15, 19, 126, etc.).
Cet intérêt médiéval pour les sources grecques trouvait sa source dans la Les critiques ont emboîté le pas à Gouguenheim sans se demander
culture chrétienne elle-même. Les Évangiles furent rédigés en grec, comme de quoi l'hellénisation est, au juste, le critère (rationalité, scientificité,
les épîtres de Paul (Roger-Pol Droit, Le Monde des livres, 4 avril200S). civilisation?) :
L'autre présupposé idéologique de ce livre, et qui, je l'avoue, n'est pas abso- Au risque de déranger les certitudes apparemment établies, Sylvain Gou-
lument illégitime, c'est la compatibilité entre l'identité judéo-chrétienne et guenheim pointe le caractère limité de l'hellénisation d'un monde musul-
la culture européenne, laquelle se fonde principalement sur l'héritage hellé- man rétif à tout ce qui pourrait être susceptible de remettre en cause le
nique (Maurice-Ruben Hayoun, 17 mai 200S, blog mrhayoun). dogme (blog clio, mai 200S).
Un des topoi servant à affirmer la connaturalité gréco-chrétienne et L'Islam n'a pu absorber le savoir grec qu'au travers d'un «crible»
l'exclusivité occidentale de la raison est la mention souvent reprise de et que «dans la mesure où il était en accord avec les principes énon-
saint Paul : cés dans le Coran» Qean-Yves Grenier, Libération, 29 avrïl2008). En
définitive, ce seraient les traductions elles-mêmes qui auraient «filtré»
A contrario, Gouguenheim rappelle que les Évangiles ou les Épîtres de saint
et déformé l'enseignement d'Aristote - on voit ici, à nouveau, le gon-
Paul ont été rédigés en grec, que les Pères de l'Église, aux Ile, Ille ou Iv" siè-
cles, étaient imprégnés de pensée hellénique, et que la philosophie grecque, flement de l'argument:
par la place accordée à la raison ou par la distinction opérée entre la lettre Ce qui est certain, c'est que ses traductions [celles de Jacques de Venise]
qui tue et l'esprit qui vivifie, a nourri en profondeur le christianisme (Le connaissent un succès stupéfiant et qu'elles se différencient de celles venues
Figaro Magazine, 3-4 mai 200S). du monde islamique qui filtraient la pensée d'Aristote, n'en retenant que
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40 Les Grecs, les Arabes et nous
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~~ Qui connaît Jacques de Venise? 41
ce qui était compatible avec les dogmes religieux et en laissant les aspects losophes ou médecins, ce qui eut ensuite une influence sur toute la philoso-
lill,
politiques (Valeurs actuelles, 6 juin 200S). phie latine (metreya.blog.lemonde.fr, 15 mai 200S).
1
Un topos commun pour établir «J'hellénisation manquée de l'Is- Un autre topos souvent repris sur les blogs extrémistes est celui
lam» (AMSM, p. 163) est celui de l'ignorance du grec chez les phi- du zéro : puisqu'on apprend enfin qu'il a été emprunté par les Ara-
losophes arabes : bes aux Indiens, ne devrait-on pas modifier l'appellation de « chiffres
arabes»? Le fait de l'emprunt est de nouveau avéré. Il suffit ensuite
De fait, jamais les Arabes musulmans n'apprirent le grec, même Al-Farabi,
d'extrapoler du zéro à tous les nombres ...
Avicenne ou Averroès l'ignoraient: peut-être ne jugeaient-ils pas utile d'ap-
prendre cette langue, alors qu'ils étaient détenteurs de la plus belle des lan-
gues, celle qui, d'une manière inimitable, avait transmis l'éternelle Parole de
Dieu... (AMSM, p. S5; cf. Le Figaro, 17 avril 200S). Culture musulmane et culture chrétienne: incompatibilité
On l'oublie superbement : même ces grands admirateurs des Grecs que De l'incompatibilité entre culture musulmane et culture grecque,
furent Al-Farabi, Avicenne et Averroès ne lisaient pas un mot des textes on passe à l'incompatibilité entre culture arabe et culture chrétienne
originaux, mais seulement les traductions (Roger-Pol Droit, Le Monde des (ou culture européenne, avec assimilation entre chrétien et européen).
livres, 4 avril 2008; cf. Valeurs actuelles, 6 juin 2008). On oppose alors à l'islam « religieux» un Occident chrétien « très tôt
tourné vers la rationalité 14 ». Un article de LExpress (décidément très
Le fait est avéré : les philosophes arabes ne connaissaient pas le
présent dans le débat) du 29 octobre 2008 refait la « démonstra-
grec. On oublie néanmoins le plus souvent d'ajouter que les doc-
tion» d'incompatibilité sous le titre « Le choc Jésus-Mahomet», qui
teurs chrétiens occidentaux ne savaient pas non plus le grec. Dans
reprend celui d'un livre publié par le directeur de la rédaction délé-
les rares cas où la chose est mentionnée, elle devient strictement non
gué de L Express, Christian Makarian, pour défendre l'idée que le
problématique :
«facteur religieux» est essentiel dans 1'« incompréhension» entre les
La langue grecque, qui fut celle de la rédaction des Évangiles, n'a jamais deux religions : « Car, au-delà du politique, ce sont deux modèles
perdu de son prestige au cours du Moyen Âge, bien au contraire, même si de civilisation, deux visions du monde radicalement différentes qui
sa connaissance a presque disparu Qean-Yves Grenier, Libération, 29 avril 5'opposent.» Le magazine conclut au « dialogue impossible », ce qui
2008). rejoint 1'« antagonisme des structures et la discontinuité des civilisa-
On rappelle que les syriaques chrétiens furent les traducteurs prin- tions» exposés par Sylvain Gouguenheim (chapitre V d'AMSM). On
cipaux du grec en arabe, en insistant sur leur qualité de chrétiens. Ici, retrouve naturellement sur ce thème, et dans différents médias, Rémi
c'est la religion qui fait critère, et non plus la langue, alors que le Brague, champion des « différences radicales» entre Jésus et Maho-
syriaque, langue sémitique, semblait naturellement tomber sous les met, penseur des «invariants originaires et structurels» des deux reli-
remarques de Gouguenheim concernant les génies dissemblables du gions (ou cultures ou civilisations), dans le but de placer la question
grec et de l'arabe. Le critère religieux appliqué à la traduction fait actuelle de la cohabitation des personnes, des groupes ou des États sur
que le passage du grec à l'arabe revient finalement à un passage de le seul terrain religieux 15 •
chrétiens à chrétiens. Ce qu'il fallait démontrer!
Le personnage de Jacques de Venise est alors original, car c'est un traducteur 14. En contrepoint, on lira le livre magnifique de Paul Veyne, Quand notre
occidental, c'est-à-dire européen. Les subtilités dans toute cette affaire sont monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007, en particulier
p.265-266.
bien sûr celles liées à la religion et à la géographie : ce qui importe d'abord
15. Cf., entre autres, l'interview donnée par R Brague dans le même numéro de
chez les premiers traducteurs du grec, c'est qu'ils furent chrétiens, et ensuite L'Express; cf. les références données dans l'article de Ph. Büttgen dans ce volume, n. 5,
on peut considérer leurs origines géographiques : arabes ou européens, mais 6 et 7. Cf. aussi une vidéo au titre explicite «Les fadaises du dialogue islamo-chrétien»
chrétiens en premier lieu. Ils traduisirent donc en latin les auteurs grecs, phi- Sut http:ffwww.bivouac-id.com/200S/04/24/lillusion-du-dialogue-inter-religieux-avec-
~
42 Les Grecs, les Arabes et nous Qui connaît Jacques de Venise? 43
laisser dénaturer (<< elle se garde des éléments culturels dont l'altérité
Transmission de la culture grecque: l'autarcie de l'Occident risquerait de la détruire», Rémi Brague, ibid.).
L'Occident a reçu la culture grecque tout seul, stipule l'argument : La curiosité envers l'autre est une attitude typiquement européenne, rare
hors d'Europe...
Le processus de progrès culturel et scientifique qui anime l'Europe médié-
vale des VIIIe-XII e siècles paraît de nature endogène. Il est fort probable AMSM reprend cette affirmation de Rémi Brague (ibid.) en l'assor-
que, bénéficiant de cette dynamique, de sa quête séculaire du savoir grec, tissant de ce commentaire : «propos rude mais exact» (p. 167). On
qu'illustre le courant de traductions établi autour du Mont-Saint-Michel, a parlé d'une «identité excentrique, curieuse de la maîtrise des com-
l'Europe aurait suivi un cheminement identique même en l'absence de tout pétences de l'Autre» (Brague, ibid.) (voir infra, les nuances apportées
lien avec le monde islamique (AMSM, p. 198-199). sur ce point dans l'appendice de L. Bianchi). Les blogs enchaînent:
Si les Arabes n'avaient pas existé, rien ou presque n'aurait été Les renaissances intellectuelles témoignent d'une inlassable curiosité intellec-
changé au devenir culturel de l'Europe. L'apport des penseurs arabes tuelle, d'une quête ininterrompue du savoir dont on doit créditer les chré-
n'est pas totalement gommé, mais doit être remis à sa juste place : tiens médiévaux (blog clio, mai 2008).
«Autrefois, cette influence était oubliée, maintenant elle est exagé-
rée», dit Rémi Brague (Die Presse, 22 avril 2008).
L'idée d'une filière grecque endogène pour l'Occident médiéval Haine de soi et démoralisation de l'Occident
- autrement dit d'une traduction directe du grec au latin, sans autre La lutte contre la «haine de soi» que l'Occident manifeste dans
intermédiaire - n'est refusée par personne (on parle couramment ses diverses repentances et autocritiques est devenue une sorte de
d'aetas boetiana pour la période du haut Moyen Âge où Aristote était croisade:
connu via les traductions de Boèce), mais elle n'exclut nullement l'exis-
Oui, l'Europe en est venue à se haïr elle-même en raison de ce que j'ap-
tence d'une autre filière. À ce propos, on notera que Gouguenheim
pellerai une absolution théologique. L'esclavage, l'Inquisition, les croisades,
revendique de ne traiter que de la «première partie du Moyen Âge, la conquête de l'Amérique du Sud, l'ensemble de l'histoire européenne est
entre les VIe et XIIe siècles». Il ajoute qu'«à partir du XIIIe, les faits sont considérée comme une suite infinie de crimes (R. Brague, Die Presse, 22 avril
trop bien établis pour qu'il vaille la peine de les reprendre» (AMSM, 2008 [en allemand]).
p. 11-12). Pourtant, les considérations générales des derniers chapitres
Rendre les Occidentaux tributaires des leçons servies par les Arabes est trop
oublient ces limites temporelles lorsqu'elles déprécient l'apport arabe/ de parti pris et d'ignorance: rien d'autre qu'une fable, reflet d'un curieux
musulman, comme l'indiquait bien le gros titre du Monde des livres. penchant à se dénigrer soi-même Oacques Heers, cité sur le blog passion-
Face aux jugements négatifs sans nuance portés contre l'un des histoire, 27 avril 2008).
deux blocs, on trouve des jugements positifs, eux aussi sans nuance,
en faveur de l'autre bloc : On retrouve le thème chez les blogueurs :
Malheureusement, beaucoup de chrétiens se sont laissé infecter par la haine
de soi et ne lèvent même pas le petit doigt pour défendre leur héritage (blo-
L'Europe sait absorber la culture de l'autre sans (se?) détruire gueur sur le site La République des livres, 6 mai 2008).
lislam-audios/, site qui « a pour vocation de combattre le dogme musulman que nous Les expressions les plus symptomatiques ont été celles des blo-
estimons dangereux et incompatible avec la paix et l'amitié entre les peuples». gueurs rédigeant leurs commentaires à la suite des articles, sur des
44 Les Grecs, les Arabes et nous ti%iifijlr Qui connaît Jacques de Venise? 45
sites ayant pignon sur rue, et plus encore dans des blogs ouverte- a produit son effet, qui était de jeter la suspicion sur ceux qui inter-
ment militants. Rappelons que, dès juin 2007, le site «islamovi- venaient ès qualités. Tout défenseur des sciences ou des philosophies
gilant» Occidentalis (<< Pour que la France ne devienne jamais arabes et musulmanes qui était islamologue aurait dû se taire, et plus
une terre d'Islam ») publiait des extraits du livre de Gouguen- encore s'il était lui-même arabe ou musulman. Admettrait-on d'inter-
heim, et qu'on les retrouva ensuite sur des blogs explicitement dire à tout chrétien l'accès au métier de médiéviste? Je ne reproduirai
islamophobes (In-nocence, ExtremeCentre, Anti-Islam, etc.). En pas ces propos haineux, par égards pour ceux qu'ils visent, et m'en
un sens, il suffirait de mettre en regard les propos policés de Syl- tiendrai à leur conclusion, simplement pour montrer la parenté entre
vain Gouguenheim repris par Roger-Pol Droit, et la violence de cette version «dure» et la version plus « douce}) que je rapportais plus
leur reprise, violence qui va généralement de pair avec la nature haut:
du site et l'anonymat des auteurs. Les arguments sont en effet
On comprend mieux la réalité de la « querelle» : islamologues spécialistes,
identiques. Ainsi, sur le site In-nocence à propos de l'apport arabe
et pour certains, simples chantres de l'islam dit des « Lumières », ou des
(12 avril 200S): Lumières de l'islam, bénéficiant au CNRS de places fortes, vs. un historien
Les clercs du Moyen Âge sont restés fidèles à l'héritage grec, profane et chré- qui ne croit pas que le Moyen Âge européen ait été un âge obscuran-
tien, Aristote, Platon, les Évangiles, ils l'ont préservé, ils s'en sont nourris tiste et qui pense que le cœur de l'Europe (ou son essence) se trouve au
pendant des siècles, ils l'ont pensé et enrichi; ils n'ont pas eu besoin d'Allah, Mont-Saint-Michel, à Oxford, à Paris, à Amiens, sur les bords du Rhin;
ni de Mahomet, ni des musulmans pour leur ouvrir les yeux et leur révéler ou encore « groupes» de « chercheurs» ayant des intérêts communs divers,
ce qu'ils ignoraient. dont certains sont liés à leur carrière, vs. un homme seul (ibid., 1er mai
2008).
Ils professent la même violence contre les savants :
Ce que démonte Sylvain Gouguenheim, c'est une autre affaire Lyssenko, ou
la version « sciences sociales» de cette affaire : une des plus grandes falsifi- QUELQUES QUESTIONS POUR CONCLURE
cations historiques, imaginée d'abord par des idéologues (le premier : René
Guénon), et à laquelle l'Université, le Collège de France (Miquel, Berque), Il y aurait toute une analyse de discours à faire sur les documents si
le CNRS, l'édition, les milieux savants ont donné un vernis de vérité à nombreux qui ont été produits, dans les journaux et plus encore sur
compter des années 1%0. Internet, lors de toute cette affaire. On a vu des expressions lancées
L'attaque vise Roger-Pol Droit lui-même, qui devient l'arroseur dans la circulation, puis relayées, répétées, amplifiées sans aucun sens
arrosé: plutôt que de s'étonner des contre-vérités qu'«on» lui faisait critique, en différentes versions selon le médium qui leur servait de
croire, il aurait dû en tirer toutes les conséquences : support. Si l'étudiant en linguistique des années 1970 ou 19S0 faisait
de l'analyse de discours en découpant des coupures de presse avec ses
La conclusion que Roger-Pol Droit aurait dû tirer de sa lecture, ce n'est ciseaux, celui des années 200S a plus de facilité : il crée une alerte
pas, comme il l'a écrit, ses illusions perdues ou l'ébahissement du gogo sur «Googlealert» et obtient chaque jour sa moisson quotidienne
berné qui a pris pour vérité d'évangile des bobards, mais il aurait dû s'in- dans une petite boîte virtuelle.
terroger sur la nature frelatée du « savoir» diffusé depuis un demi-siècle par L' « affaire Gouguenheim» fera sans doute école. Comme d'autres
les consciencieux du social ou du sociohistorique, ou, à la manière de Vol-
affaires récentes du même genre, elle montre que le Web induit
taire, sur la lente transformation de l'Université en temple de l'ignorance
de nouveaux modes de circulation et de validation des idées et des
et de l'obscurantisme dans nombre de disciplines.
connaissances. La circulation n'est en effet plus uniquement celle des
Ce même site s'est livré à des attaques ad hominem virulentes pour publications savantes, qui prennent de longs mois pour être rédigées,
montrer que tous les détracteurs de Gouguenheim sont des ... isla- puis de longs mois pour être publiées et lues. Ces publications, depuis
mologues et des spécialistes! L'équation islamologues = islamophiles l'invention de l'imprimerie - c'est-à-dire finalement à l'intérieur
46 Les Grecs, les Arabes et nous '"~:J!!'Ii Qui connaît Jacques de Venise? 47
d'une période historiquement très limitée et dans un espace géogra- leurs discours étaient disqualifiés. On en a donné des exemples plus
phiquement restreint - ont existé en une référence unique, avec une haut : les islamologues devenaient islamophiles; les chercheurs, des
date, un nom d'auteur, un numéro d'ISSN ou d'ISBN, et un accord défenseurs par profession d'une doxa impossible à remettre en cause;
exprès de l'auteur qui signait son « bon à tirer». À présent, les textes les intellectuels, des professeurs Nimbus murés dans leur tour d'ivoire,
peuvent être diffusés sans la signature de leur auteur, être repris, tron- incapables de vulgarisation et faisant une critique élitiste de toute
qués, déformés, ce qui modifie la notion de responsabilité. On voit tentative de ce genre.
parfois désormais, dans des devoirs d'étudiants, des « couper-coller»
de textes dont la source n'est pas indiquée. Face à ces phénomènes,
il est urgent de développer la critique des sources au moment où En tapant, par curiosité, au moment de rédiger cet article, « sciences
se multiplient les espaces de travail, de discussion et blogs en tout arabes» sur Google, je tombe immédiatement sur l'exposition qui s'est
genre16 • tenue à l'Institut du monde arabe en 2006. Le texte de présen-
On ne peut pas feindre d'ignorer que toutes ces choses existent. tation contient à lui seul des éléments de réfutation du livre de
La circulation des idées sur le Web se réalise dans une temporalité Gouguenheim, qu'il s'agisse des rapports du monde islamique avec
qui n'est pas celle du coureur de fond mais du sprinteur - sprin- d'autres civilisations ou de la description des différents champs dont
teur qu'est rarement le chercheur! Faut-il privilégier la produc- relèvent ses contributions scientifiques (cf., infra, l'article d'Hélène
tion ou s'intéresser à la réception? S'isoler dans l'espace savant ou Bellosta). Peut-on prétendre être de bonne foi en citant partielle-
tenir compte de l'espace public? Rester dans le temps long de la ment des travaux reconnus et estimés sur la médecine arabe, pour
production et de la diffusion scientifique, ou prendre en compte ne retenir que des prescriptions d'hygiène et l'interdiction de la
de nouveaux modes ultrarapides de publication, qui risquent de viande de porc, tout en précisant de surcroît « qu'il n'est pas établi,
prendre de plus en plus de place et de temps? De fait, notre pro- d'un point de vue médical», que cette interdiction « ait un effet
pre intervention dans l' « affaire» a dû s'adapter : il a fallu réagir bénéfique sur l'organisme»! L'ouvrage fourmille de telles contra-
au quotidien et trouver des sites où publier des ripostes accessi- dictions, de mauvais raisonnements, de banalités, quand ce ne sont
bles immédiatement. Il fallait qu'en tapant sur Google le titre du pas de pures et simples erreurs scientifiques, magnifiquement et
livre, l'on tombe aussi sur des réactions critiques, et pas seulement sobrement énumérées par le père Bataillon 17 • Encore une fois, ce qui
sur des comptes rendus élogieux... Nos étudiants nous ont dit est étonnant est qu'on ait pu lui prêter un tel crédit... jusqu'à lui
dès le premier jour combien une intervention de ce type était attribuer le prix Victor-Cousin de l'Académie des sciences morales
nécessaire. et politiques!
Pour ce qui est de la validation sociale des discours et de la trans-
mission des connaissances, la teneur du changement intervenu avec
l'utilisation massive du Web est tout aussi flagrante dans sa violence :
la validation du savoir par les pairs ne semble plus de mise, un jour-
naliste peut se gargariser de mots savants repris dans l'article d'un
confrère, asséner péremptoirement telle affirmation, refuser de pren-
dre en compte tel démenti. En une inversion remarquable, d'ailleurs,
plus les savants parlaient en tant que savants, plus, dans le public,
16. Sur ces questions, cf. Florian Louis, «L'affaire Aristote. Retour sur un embal-
lement historiographico-médiatique», Acta Fabula, mai 2008 (vol. 9, n° 5), http:// 17. Louis-Jacques Bataillon, «Sur Aristote et le Mont-Saint-Michel. Notes de
www.fabula.org/revue/document4195.php. lecture», cit. supra.
48 Les Grecs) les Arabes et nous ;.' Qui connaît Jacques de Venise?
les idées des «païens damnés)}? Les pontifes, les évêques, les prêcheurs
49
Manegold de Lautenbach qui, vers 1080, déclare rejeter avec dédain les du Soleil) manque, par deux fois : un ultérieur trou de mémoire, ou le
théories cosmologiques, géographiques et mathématiques de Platon, de choix malin d'un historien qui, ayant déclaré dès le début qu'il y eut un
Pythagore et d'Euclide) ; il rappelle par deux fois que certains ouvrages «accord précoce» entre la foi chrétienne et la raison grecque (p. 53-55),
d'Averroès furent brûlés (p. 157, 182), mais il oublie les nombreux tex- voudrait nous induire à croire que la lune de miel était destinée à durer
tes philosophiques et théologiques prohibés, confisqués, mutilés, ratu- à tout jamais?
rés ou condamnés au bûcher par les autorités ecclésiastiques; il affirme
que, «paradoxalement, l'Islam a d'abord transmis la culture grecque à
l'Occident en provoquant l'exil de ceux qui refusaient sa domination»
(p. 34), mais il ne souffle mot sur la fermeture de l'école d'Athènes
par l'empereur romain et chrétien Justinien, moteur d'une première
translatio studii de la Grèce vers l'Empire sassanide, bientôt conquis
par les musulmans; il insiste sur l'engouement des Latins pour les libri
naturales d'Aristote et, après avoir évoqué hâtivement le fait que leur
«lecture» (il s'agissait, à dire vrai, de l'enseignement universitaire) fut
interdite en 1210 et 1215, il s'empresse à préciser que «ces mesures
n'eurent en réalité aucune portée, et les textes incriminés sont encore
enseignés à Toulouse en 1229» (p. 120) - précision tout à fait erro-
née, car il est bien connu que les interdictions de 1210 et 1215, qui
n'avaient force de loi qu'à Paris, furent reprises en 1231 par le pape
Grégoire IX dans sa bulle Parens scientiarum et ne tombèrent en désué-
tude que vers la moitié du siècle, sans d'ailleurs être jamais formelle-
ment abrogées.
Ces demi-vérités, ces silences, ces «oublis» illustrent bien un procédé
- celui du «deux poids, deux mesures» - que Gouguenheim utilise d'une
manière effrontée dans son Aristote au Mont-Saint-Michel. Ils montrent
aussi que si ce livre débouche sur une déformation systématique de l'his-
toire, ce n'est pas seulement à cause de ce qu'il y est dit, mais aussi à
cause de ce qu'on ne dit pas. Un exemple me paraît vraiment embléma-
tique de cette tendance à mélanger de manière partisane affirmations et
omissions, à surévaluer quelques détails afin de mieux effacer des faits
notoires et importants. Gouguenheim, qui d'une part répète les lieux
communs les plus ressassés de l'historiographie d'inspiration duhemienne
sur la prétendue origine médiévale du savoir scientifique (<< On peut dater
du temps de saint Thomas d'Aquin et de Saint Louis les débuts de la
science moderne, dont les Européens seuls sont à créditer », AMSM,
p. 199), d'autre part évoque aussi, sans s'apercevoir de la contradiction
évidente, «la révolution scientifique de l'époque moderne », en donnant
par deux fois la liste de ses «pères fondateurs ». Il s'agit d'une liste assez
longue où trouvent leur place non seulement Copernic et Kepler, Des-
cartes et Leibniz, mais aussi Chuquet, Cardan, Viète, Kant (p. 23, 200).
Le nom de Galilée (condamné en 1633 par le tribunal du Saint-Office à
abjurer la doctrine «pythagoricienne» du mouvement de la Terre autour
.,"
CHAPITRE DEUXIÈME
de nos jours, tant dans le monde musulman que dans le monde occidental affirme que le mot «science» (ïlm) en arabe ne désigne que les «sciences
(AMSM, p. 101)5.
coraniques» Ci, e. l'étude du Coran et des dits du Prophète)? Conten-
et tons-nous de lui opposer Ibn Khaldûn (XIV" siècle) :
«L'Europe et l'Europe seule a créé la science moderne» (AMSM, p. 23)6. Les sciences rationnelles sont naturelles à l'homme en tant qu'il est doué
de la pensée. Elles ne sont pas l'apanage d'une religion particulière. Au
Sont alors cités (AMSM, p. 23) Copernic, Cardan, Viète, Kepler,
contraire, elles sont étudiées par les adeptes de toutes les religions, lesquelles
Descartes, Leibniz. Très curieusement, Galilée et Giordano Bruno,
sont également aptes à les apprendre et à entreprendre des recherches sur
qui peuvent pourtant témoigner dans leurs œuvres ou dans leur chair celles-ci. Elles existent dans l'espèce humaine depuis que la civilisation est
que le christianisme a toujours placé la raison au-dessus de la foi, apparue dans le monde. On les appelle les «sciences de la philosophie et de
sont absents de la liste. la sagesse ». Elles sont au nombre de quatre (i. e. logique, physique, méta-
Pour établir cette thèse, on procédera donc de la manière suivante : physique, mathématiques, elles-mêmes subdivisées en géométrie, arithmé-
1. On affirmera en préambule l'incompatibilité fondamentale de tique, musique et astronomie)8.
l'islam et de la science.
Pour Gouguenheim, en revanche, la pensée rationnelle est unique-
2. On isolera donc du milieu scientifique dans lequel ils ont tra-
ment d'essence européenne (ou chrétienne, ce qui pour lui est syno-
vaillé les auteurs chrétiens ou supposés tels, en insistant tantôt sur nyme), car
leur nombre, tantôt sur leur prétendu isolement.
3. On attribuera aux seuls chrétiens le mérite des traductions grec/ cette aspiration de l'esprit européen à une pensée libre et à un examen cri-
tique du monde trouve, au moins en partie, ses racines dans l'enseignement
arabe ou grec/syriaque/arabe, tout en insistant sur l'impossibilité de
du Christ (AMSM, p. 55),
traduire sans le trahir un texte d'une langue indo-européenne en une
langue sémitique (et réciproquement). alors que
4. On ne gardera des créations scientifiques que celles dont les la révélation coranique se meut dans un autre univers, indifférente à l'origine
auteurs sont chrétiens ou supposés tels, donnant ainsi de la science à toute perspective scientifique (AMSM, p. 139-140).
dans le monde arabo-musulman un tableau délibérément tronqué.
5. On en déduira donc aisément que l'Europe ne doit rien au Ce serait pour lui la croyance en la nature incréée du Coran qui
monde musulman. interdirait l'exercice de toute pensée rationnelle en Islam :
La croyance en la nature incréée du Coran eut d'importantes conséquences
, " sur la constitution d'un savoir scientifique comme sur la possibilité d'une
L INCOMPATIBILITE DE L ISLAM ET DE LA SCIENCE expression libre de la pensée (AMSM, p. 16);
Dans un chapitre intitulé « L'islam et le savoir grec: le crible musul- alors même qu'il affirme par ailleurs :
man» (AMSM, p. 137-150), Sylvain Gouguenheim prétend démontrer Au contraire du christianisme, dans lequel la part des miracles du Christ n'est
l'incompatibilité fondamentale de l'islam et de la science. Au terme pas négligeable - en premier lieu celui de la Résurrection -, l'islam affirme la
d'une étude linguistique - d'autant plus hasardeuse qu'elle est le fait de rationalité de sa foi, en arguant du fait qu'il n'y eut rien de miraculeux ni de
quelqu'un qui n'a de l'arabe qu'une connaissance de seconde main -, il surnaturel dans l'œuvre de Mahomet (AMSM, p. 140)!
7. «Le filtre des mots: la notion de science en islam (sic) ... 'ilm (science) dési-
5. Pour Renan, la science arabe est «un reflet de la Grèce combiné avec des gne les sciences coraniques... Significativement, lorsqu'on parle de la science, il
influences de la Perse et de l'Inde» (Ernest Renan, Nouvelles Considérations sur le s'agit de celle du hadith d'où sont absentes la médecine, la philosophie, les mathé-
caractère général des peuples sémitiques, Paris, 1859, p. 89). matiques» (AMSM, p. 139).
6. Science moderne dont Sylvain Gouguenheim date les débuts tantôt du 8. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, vol. l, Autobiographie, Muqaddima, trad.
XIIIe siècle (AMSM, p. 199), tantôt du XVIe siècle (AMSM, p. 23). A Cheddadi, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 941.
56 Les Grecs, les Arabes et nous Science arabe et science tout court 57
Reprenant les antiennes des orientalistes du XIX" siècle qui ne recon- les besoins de la cause, Théodore Abu Qurra, il en fait un chrétien,
naissent à la science arabe que des visées essentiellement pratiques et ce qui le rend assurément plus fréquentable. Gouguenheim confond
calculatoires, étroitement liées à la société musulmane dans laquelle en effet opportunément Thâbit ibn Qurra (836-901) - sabéen de
elle s'est développée (calculs d'héritages, détermination de la direc- Harrân, donc païen Il - avec Théodore Abu Qurra - évêque melkite
tion de La Mecque...), et lui reprochent son absence de rigueur, son de Harrân (mort au plus tard en 826 12). Ce n'est en outre pas parce
manque d'originalité, sa soumission à l'autorité des Anciens, Sylvain que quelqu'un s'appelle al-Harrânî Ci, e. qu'il a un rapport plus ou
Gouguenheim oppose alors, tout au long de son ouvrage, la curiosité moins direct avec la ville de Harrân) qu'il est sabéen (ce qui, pour
scientifique désintéressée, caractéristique, selon lui, des chrétiens9 , au Sylvain Gouguenheim, signifie chrétien13). Ce n'est pas non plus
pragmatisme terre à terre des musulmans : parce que l'on porte un nom du type al-Marwâsi que l'on est origi-
naire de Merv, ni a fortiori que l'on est chrétien (même si la ville est
Les écrits médicaux: et mathématiques seuls étaient recherchés pour d'évi-
le siège d'un évêché) (AMSM, p. 84). Le même genre de procédé
dentes raisons pratiques (AMSM, p. 88).
conduit Gouguenheim à faire de tous les locuteurs du syriaque (tel
Les recherches menées dans le monde arabo-musulman sur la théo- Thâbit ibn Qurra) des chrétiens.
rie des parallèles (postulat d'Euclide), la construction de l'heptagone Dans cet ouvrage, en outre, les individus sont exclusivement
régulier, les mathématiques infinitésimales (calcul du volume d'un définis par leur appartenance religieuse (le juif XXX?4, le chré-
paraboloïde de révolution, entre autres), les nombres amiables, l'al- tien ZZZ...), appartenance religieuse qui ne semble cependant pas
gèbre des polynômes, les transformations géométriques, la résolution
géométrique des équations du troisième degré... offrent assurément hôpitaux à Bagdad, et son petit-fils, Ibrâhîm Ibn Sinân (mort en 946), sera un des
des exemples frappants de cet aspect pratique des mathématiques! grands géomètres du début du :x" siècle.
Il. Pour Sylvain Gouguenheim, les sabéens de Harrân sont des chrétiens (AMSM,
p. 82). Il confond en effet allègrement les sabéens dont parle le Coran (sur l'iden-
tité desquels nous sommes assez peu renseignés et dont l'identité était déjà fort
LE RÔLE DES CHRÉTIENS
incertaine dans les premiers temps de l'Islam), les sabéens du bas Irak (vestiges de
l'ancienne secte judéo-chrétienne des Elchasaïtes que les premiers commentateurs
Conséquence logique du postulat selon lequel science et islam sont du Coran on cru pouvoir identifier aux sabéens du Coran) et les sabéens de Harrân
incompatibles: les seuls savants du monde arabo-musulman évoqués (ville du haut Euphrate), héritiers spirituels du paganisme grec, auxquels le nom
dans cet ouvrage seront donc pratiquement tous chrétiens - voire de sabéens est, hormis chez les commentateurs du Coran, habituellement réservé.
arbitrairement christianisés. Les lecteurs un tant soit peu informés S. Gouguenheim n'évoque qu'en note (AMSM, note 17, p. 231) ces sabéens païens
(quali6és par lui de pseudo-sabéens), dont il affirme qu'ils se seraient fait passer
auront en effet la surprise de découvrir que, dans un chapitre inti- pour chrétiens afin d'échapper à la mort. Rappelons simplement ici que Thâbit ibn
tulé «Les grands hommes de la science gréco-chrétienne» (AMSM, Qurra, dont le nom complet est Thâbit ibn Qurra al-Sâbi'î al-Harrânî (le sabéen
p. 96-101), S. Gouguenheim consacre quelques pages au très grand de Harrân), était un haut dignitaire religieux de cette secte païenne des sabéens, ce
qui ne l'empêcha nullement d'être un familier de la cour califale, comme après lui
savant et traducteur que fut Thàbit ibn QurralO • Le rebaptisant, pour son fils Sinân.
12. Théodore Abu Qurra - auquel sont successivement attribuées comme années
9. Sans doute due «à la pratique de la confession qui favorisa l'introspection, de naissance et de mort 836-901 (AMSM, p. 98-99), puis 750-820/825 (AMSM,
les examens de conscience et donc les progrès psychologiques et cognitifs dans les p. 190), sans que cette contradiction semble gêner Gouguenheim - est par ailleurs
domaines du rapport à soi et aux autres» (AMSM, p. 198)! un théologien important à qui l'on doit les premiers textes de théologie chrétienne
10. L'œuvre de Thâbit, dans sa diversité, illustre à merveille l'esprit universel écrits en arabe.
des savants de cette époque : traducteur (il connaissait parfaitement le grec, lan- 13. Celui-ci prend, par exemple, prétexte de ce maigre indice (la présence d'un
gue religieuse des sabéens de Harrân, le syriaque, sa langue maternelle, et l'arabe), médecin nommé al-Harrânî à Tolède à la fin du:x" siècle) pour créditer la médecine
mais aussi médecin, astronome, l'un des plus en vue de sa génération à la cour de en Andalousie d'origines chrétiennes (AMSM, p. 95).
Bagdad (une partie de ses œuvres d'astronomie sera d'ailleurs traduite en latin), 14. «Le juif Maïmonide» (AMSM, p. 145), ou <d'astrologue juif Masha'allah»
et mathématicien. Il est à l'origine d'une dynastie de savants. Son fils Sinân ibn (AMSM, p. 144) «qui pratiquait le persan, l'indien (sic) et le grec, [et] fut à l'ori-
Thâbit (mort en 943) sera le médecin officiel de plusieurs califes et dirigera des gine de l'astrologie arabe» (AMSM, p. 100), etc.
58 Les Grecs) les Arabes et nous Science arabe et science tout court 59
avoir préoccupé outre mesure les contemporains (bio-bibliographes, qui «avaient rompu les ponts avec Byzance» (AMSM, p. 80), façon
historiens ou savants eux-mêmes), qui ne la mentionnent que très courtoise de dire qu'ils avaient fui les persécutions consécutives aux
exceptionnellement. condamnations successives du nestorianisme et du monophysisme
Sylvain Gouguenheim se voit alors confronté à une première apo- (églises copte et syriaque). Rappelons pour mémoire ces condam-
rie : comment maintenir l'image de chrétiens persécutés15 fuyant le nations : en 381, le premier concile de Constantinople condamne
monde arabo-musulman (AMSM, p. 33-34), tout en insistant sur la l'arianisme et le manichéisme; en 431, le concile d'Éphèse condamne
présence massive de ces mêmes chrétiens dans tous les domaines de le nestorianisme; en 451, le concile de Chalcédoine condamne le
la vie intellectuelle de ce monde? Ce serait en effet l'exil de chré- monophysisme (églises copte et syriaque); enfin, en 580, le troisième
tiens d'Orient fuyant la domination musulmane qui aurait apporté concile de Constantinople condamne le monothélisme.
la science en Occident, mouvement qui aurait débuté dès 640, avec
l'exil des moines jacobites et nestoriens d'Égypte et de Syrie:
Paradoxalement, l'Islam a d'abord transmis la culture grecque à l'Occi- LES TRADUCTIONS
dent en provoquant l'exil de ceux qui refusaient sa domination (AMSM,
p.34). Deux brefs chapitres sont consacrés aux traductions grec/arabe
ou grec/syriaque/arabe: «Les traductions du grec en arabe par les
Ce que semble contredire le fait que, toujours selon lui :
chrétiens: une œuvre gigantesque et méconnue» (de qui?) (AMSM,
En Haute-Mésopotamie et en Iraq, jadis provinces de l'Empire perse, la p. 87-89) ; «Systèmes linguistiques et modes de pensée: la barrière de
forte implantation chrétienne était partagée entre les jacobites et les nesto- la langue» (AMSM, p. 136-137)17.
riens. On comptait cinquante évêques jacobites à la fin du VIlle siècle, et 64 Dans le premier de ces chapitres, l'accent est mis sur l'importance, pré-
au xe siècle (AMSM, p. 82), tendument méconnue, des traductions du grec en arabe faites soit par
que l'intermédiaire du syriaque, soit par des chrétiens, puisque, pour Sylvain
Gouguenheim, «syriaque» désigne tant une langue (sémitique) que les
les arabes chrétiens et les chrétiens arabisés du fait de la conquête musul- tenants d'une religion (le christianisme). Ne retenant que les noms de
mane [?] constituaient encore près de la moitié de la population des pays
d'Islam aux environs de l'an mil (AMSM, p. 15-16),
nombre de chrétiens nestoriens après la fermeture de l'école d'Édesse (489) - vien-
et que nent s'installer à Bagdad dès les débuts du califat abbasside au VIlle siècle. On ne
peut cependant pas parler, hormis peut-être aux tout débuts, d'un «monopole» des
la christianisation se poursuivit dans cette terre [i. e. Najrân dans la pénin- chrétiens sur la médecine (AM5M, p. 131); citons parmi ces premiers médecins,
sule Arabique] même après l'arrivée de l'islam (AMSM, p. 8I). outre Hunayn ibn Ishaq (nestorien, médecin du calife al-Mutawakkil, 847-861) et
Qustâ ibn Lûqâ (melkite), Thâbit ibn Qurra (païen) et surtout al-Râzî (865-925,
La culture grecque n'aurait ainsi été préservée dans le monde dont le nom latinisé est Rhazès, musulman) à qui l'on doit, en plus de nombreux
arabo-musulman que par ces chrétiens dont Sylvain Gouguenheim traités de médecine, des écrits sur la logique, la philosophie et l'alchimie. Nous
avons déjà mentionné Maïmonide (juif), médecin du fils de Saladin (Salah al-Din
vante avec raison les mérites de traducteurs et de médecins l6 , et al-Ayyubi) et peut-être même de ce dernier; on pourrait également évoquer, outre
le très grand médecin et philosophe que fut Ibn Sinâ (Avicenne, mott en 1037,
musulman), que Sylvain Gouguenheim n'évoque que pour l'accuser d'avoir «pillé»
15. Il n'invoque à l'appui de sa thèse que le cas d'un médecin chrétien «martyr Hunayn ibn Ishaq (AM5M, p. 97), al-Majûsi (né vers 925, zoroastrien). Cf. His-
de sa foi» en 750 (AM5M, p. 94) sans en donner de référence précise. Sur la situa- toire des sdences arabes, éd. Roshdi Rashed, 3 vol., Paris, Le Seuil, 1997, vol. III,
tion des chrétiens d'Orient, cf. A.-M. Eddé, F. Micheau et Ch. Picard, Commu- Technologie, alchimie et sdences de la vie, E. Savage-Smith, «Médecine», p. 155-212;
nautés chrétiennes en pays dlslam, du début du VIf siècle au milieu du XI siècle, Paris, D. Jacquan, «Influence de la médecine arabe en Occident médiéval», p. 213-232.
Sedes, «Regards sur l'Histoire », 1997. 17. Sur les traductions grec/arabe ou grec/syriaque/arabe, cf. D. Gutas, Greek
16. L'influence des chrétiens nestoriens sur les débuts de la médecine arabe est thought, Arabie culture, Londres, Routledge, 1998, version française, Pemée grecque,
en effet très importante. Des médecins de Gundishâpûr - où ont trouvé refuge culture arabe, Paris, Aubier, 2005.
60 Les Grecs, les Arabes et nous Science arabe et science tout court 61
traducteur.> chrétiens (tel Hunayn ibn Ishaq, mon en 877, et son fils Ishaq (1135-1204) écrit au Caire sa somme philosophique, le Guide des égaré?o.
ibn Hunayn, dont l'œuvre est effectivement remarquable, et l'imponance Ce rôle de l'arabe est tout à fait analogue à celui que joue, en Europe
reconnue de tous), voire arbitrairement christianisés par lui (tel Thâbit ibn médiévale, le latin. L'arabe, du reste, par la richesse de son vocabulaire,
Qurra, précédemment cité), Gouguenheim fait à juste titre l'éloge de ces la possibilité de forger, à partir d'une racine, des dérivés exprimant de
traductions et de leur rôle. Il évoque cependant assez peu les traductions subtiles nuances de sens, se prête admirablement à ce rôle.
de textes mathématiques, son intérêt ponant essentiellement, comme le Même si le développement de la science arabe a pu bénéficier d'autres
titre même de son ouvrage l'indique, sur les traductions cl'Aristote. apports (en particulier de l'Iran et de l'Inde pour ce qui concerne l'as-
Dans le second chapitre, en revanche, l'accent est mis sur l'impossi- tronomie, la trigonométrie ou l'introduction de la numération décimale
bilité de traduire, sans trahir, un texte d'une langue indo-européenne de position), ceux-ci sont négligeables devant l'importance reconnue de
en une langue sémitique, du fait des structures radicalement diffé- l'héritage grec : les savants du monde arabe se veulent - et sont - les
rentes de ces langues18 • Serait-ce alors l'opération du Saint-Esprit qui héritiers de la science et de la philosophie grecques. Pour eux, «les
aurait rendu possibles les traductions vantées dans le premier de ces Anciens» (al-mutaqaddimûn) désignent toujours les mathématiciens et
deux chapitres, tous les traducteurs étant, selon lui, chrétiens? les philosophes gréco-hellénistiques. L'essentiel des œuvres scientifiques
Rappelons donc quelques faits bien connus concernant les traduc- et philosophiques grecques sera ainsi traduit en arabe. Commencée au
tions de textes scientifiques: VIlle siècle, l'œuvre de traduction sera à peu près achevée à la fin du
À partir du VIII" siècle, le monde arabo-musulman devient le lieu d'une x". Ce mouvement de traduction atteint son apogée au IX" siècle (il ne
intense activité scientifique et philosophique dont la langue est l'arabe. nous reste d'ailleurs pratiquement rien des traductions antérieures).
Au x" siècle également, lorsqu'on assiste à une renaissance de la langue En l'espace de quelques décennies, les Éléments d'Euclide, fonde-
persane comme langue littéraire19, l'arabe reste la langue des mathéma- ment de la géométrie, sont traduits au moins trois fois 21 ; l'Alma-
tiques et de la philosophie: al-Birûnî, persanophone, contemporain de geste de Ptolémée, base de l'astronomie médiévale, cinq fois 22 ; seront
Ferdousî, et comme lui protégé du sultan Mahmud de Ghaznâ, écrit
son œuvre mathématique en arabe; Ibn Sinâ (Avicenne), dont la langue 20. Traduit en hébreu du vivant de Maïmonide, cet ouvrage le sera également en
maternelle est le persan, écrit sa somme philosophique al-Shifâ' en arabe latin vers 1227. Sur le milieu intellectuel de Maïmonide en Égypte, cf. J. 1. Kraemer,
«Maimonides intellectual milieu in Cairo », dans Maïmonitk philosophe et savant (I138-
et en donne un résumé/vulgarisation en persan (le Dâneshnâme). C'est 1204), T. Lévy et R Rashed éds., Louvain!Paris, Peeters, 2004, p. 1-38.
encore en arabe que le grand médecin et philosophe juif Maïmonide 21. Deux versions faites sur le grec par al-Hajjaj ibn Yûsuf ibn Matar (:::: 786-
833) (la première est aujourd'hui perdue et la seconde est la base du commentaire
d'al-Nayrîzî), et une version également faite sur le grec par Ishaq ibn Hunayn
et amendée par Thâbit ibn Qurra. G. de Young, «The Arabic textual traditions
of Euclid's Elements», Historia Mathematica, 11, 1984, p. 147-160. P. Kunitzsch,
18. On retrouve ici plus qu'un écho des thèses de Renan: «la race sémitique ne «Findings in some texts of Euclid's Elements», M. Folkerts et U. Lindgren (éds.)
se reconnaît presque exclusivement qu'à des caractères négatifs: elle n'a ni mythologie, Mathemata. Festschrifi jùr H Gericke, Stuttgart, F. Steiner Wiesbaden, 1985,
ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni art plastique, ni vie civile... L'unité p. 115-128.
et la simplicité qui distinguent la race sémitique se retrouvent dans les langues sémi- 22. Une version syriaque anonyme (aujourd'hui perdue), suivie de quatre versions
tiques elles-mêmes. L'abstraction leur est inconnue; la métaphysique, impossible. La faites directement sur le grec par al-Hasan ibn Quraysh (il n'en reste que quelques
langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d'un peuple, un idiome traces), par al-Hajjaj ibn Yûsuf ibn Matar et Halyâ ibn Sarjûn, par Ishaq ibn Hunayn
presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui (nous en avons la version autographe), et enfin une révision de la version d'Ishaq par
établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les Thâbit ibn Qurra. Cf. Histoire des sciences arabes, op. cit., vol. l, Astronomi( théori-
objets par leurs qualités extérieures, devait être éminemment propre aux éloquentes que et appliquée, Régis Morelon, «L'astronomie arabe orientale (vme_Xle s.) », p. 37.
inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser Sylvain Gouguenheim évoque, juste après Jacques de Venise, la traduction latine de
à toute philosophie, à toute spéculation intellectuelle» (E. Renan, Histoire générale et l'Almageste par Hermann de Carinthie (AMSM, p. 67), ce qui pourrait laisser croire
système comparé des langues sémitiques, Paris, 1863, p. 16, 18). à un lecteur non spécialiste que cette traduction a été faite sur le grec. Il faut lire en
19. C'est en particulier l'époque de Ferdousî, auteur du Shahnâme, un des détailla note 132, p. 228 - qui ne précise pas davantage la langue de départ, mais
monuments de la poésie persane. renvoie à l'article de Richard Lemay, «De la scolastique à l'histoire par le truchement
62 Les Grecs} les Arabes et nous Science arabe et science tout court 63
également traduits les Coniques d'Apollonius 23, ainsi que deux traités ne nous sont d'ailleurs connus aujourd'hui que par leurs traductions
d'Archimède (De la mesure du cercle et De la sphère et du cylindre)24, arabes (c'est le cas en particulier des trois derniers livres des Coni-
Les Sphériques de Ménélaüs 25 et Les Arithmétiques de Diophante26 , ques d'Apollonius, des Sphériques de Ménélaüs et de quatre livres des
pour ne parler, en mathématiques, que des ouvrages fondamentaux Arithmétiques de Diophante).
dont l'impact sera profond sur le développement des mathématiques La presque totalité des travaux grecs et hellénistiques en optique
arabes 27 • Certains de ces textes, dont les originaux grecs sont perdus, est également traduite en arabe, dès le IX siècle, à la demande d'al-
C
Kindî et de Qustâ ibn Lûqâ qui avaient entrepris des recherches sur
de la philologie: itinéraire d'un médiéviste entre Europe et Islam» dans B. Scar- ce sujet; sont ainsi traduits en particulier l'Optique d'Euclide, celle de
cia Amoretti (éd.), La diffusione delle scienze islamiche nel Medio Evo europeo, Rome,
Ptolémée (sauf le premier livre), la Catoptrique de Héron d'Alexan-
Accademia Nazionale dei Lincei, 1987 - pour en déduire qu'elle a sans doute été
faite sur l'arabe. Cela n'est qu'un exemple parmi d'autres des détournements insi- drie, ainsi que les travaux hellénistiques sur les miroirs ardents; une
dieux auxquels se livre Gouguenheim. Le premier texte imprimé de l'Almageste bonne partie de ces ouvrages hellénistiques ne nous a d'ailleurs été
(Almagestum CL Ptolemei..., Venise, 1515) est une version faite sur l'arabe; c'est dès transmise qu'en arabé8 • C'est sur une étude critique de ces bases et
lors le titre arabe de l'ouvrage (al-Magisti - du grec megistos - traduit en latin par
Almagestum, devenu Almageste, ou Composition mathématique) qui s'impose comme
une remise en question radicale de certaines d'entre elles que va se
titre de l'ouvrage : la traduction faite sur le grec, au début du XVIe siècle, par Georges bâtir l'optique arabe.
de Trébizonde et imprimée à Venise en 1528, porte également le titre d'Almagestum. Ces textes mathématiques (au sens large, en y incluant l'optique
Gouguenheim, décidé à bannir toute trace d'influence arabe dans les débuts de la géométrique et l'astronomie) ont, pour la quasi-totalité d'entre eux,
science européenne, est bien le seul, à notre connaissance, à intituler cet ouvrage
Grande Syntaxe (AMSM, p. 52). été directement traduits du grec - sans passer par l'intermédiaire
23. Traductions faites directement sur le grec, auxquelles auraient collaboré, syriaque - par des équipes de traducteurs gravitant soit autour d'al-
sous l'impulsion des Banû Mûsâ, Hilâl ibn Abî Hilâl al-Himsî, Ishaq ibn Hunayn Kindî (mort vers 866) - « le premier philosophe des arabes» -, soit,
et Thâbit ibn Qurra. Pour l'histoire complexe de ces traductions, cf. R Rashed,
et c'est le cas tant de Thâbit ibn Qurra que de Hunayn ibn Ishaq,
Apollonius de Perge, Coniques, tome 1.1, Livre l, Berlin/New York, De Gruyter,
2008, «La traduction arabe des sept livres des Coniques», p. 25-44. autour des frères Banû Mûsâ (DCC siècle). L'affirmation de Sylvain
24. Ne nous sont parvenues de ces deux traités que les révisions de Thâbit ibn Qurra. Gouguenheim, selon qui le très grand savant et traducteur que fut
Le traité De la sphère et du cylindre aurait pu être traduit par Qustâ ibn Lûqâ; quant au Hunayn ibn Ishaq
traité De la mesure du cercle, il a été traduit (une ou plusieurs fois) avant 856, vraisem-
blablement dans le cercle des traducteurs gravitant autour du philosophe al-Kindî (Ibn travaillait seul, sans le soutien de lettrés musulmans plus attirés par la rédac-
al-Masawayh, Hunayn ibn Ishaq, Yahya ibn al-Bitrîq, al-Himsî, Qustâ ibn Lûqâ...). tion d'ouvrages historiques, de traités juridiques et militaires ou de com-
25. Ouvrage dont la difficulté a dérouté les plus éminents géomètres du IX" siècle mentaires du Coran (AMSM, p. 88-89),
et dont la plus ancienne version qui nous soit parvenue est une rédaction faite à la
fin du x" siècle par le géomètre al-Harawî. Le texte grec des Sphériques est perdu et constitue, on le voit, une erreur patente (pourquoi du reste traduire
aucune des traductions sans doute fort imparfaites auxquelles fait allusion al-Ha-
rawî dans sa préface, sans malheureusement citer de noms d'auteurs (vraisembla- des textes qui n'auraient intéressé personne ?).
blement Hunayn ibn Ishaq, Ishaq ibn Hunayn et Abû 'Uthmân al-Dimashqî), ne Le nombre de ces traductions illustre en effet parfaitement la
nous est non plus parvenue. Le bio-bibliographe al-Qiftî suggère l'existence d'une vitalité du milieu scientifique qui les a vues naître et les a comman-
première traduction en syriaque, sans préciser son lien avec les traductions ara-
ditées 29 • Les liens entre traduction et recherche sont étroits: les tra-
bes. Voir M. Steinschneider, Die hebraïschen Obersetzungen des Mittelalters und die
Juden ais Dolmetscher, Berlin, 1893; F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schrifttums, ductions, le plus souvent dues à des chercheurs scientifiques de haut
vol. V, Leyde, E. J. Brill, 1974, p. 158; M. Krause, Die Sphiirik von Menelaos aus
Alexandrien in der Verbesserung von Abû Nasr Mansûr b. 'Alî b. 1râq, mit Untersu-
chungen zur Geschichte des Textes bei den islamischen Mathematikern, Abhandlungen Tripoli (traduit par Qustâ ibn Lûqâ avant 862, puis par Thâbit ibn Qurra) ou l'In-
der Gesellschaft der Wissenschaften zu Gottingen, phil.-hist. Klasse, 3, 17, 1936. troduction arithmétique de Nicomaque de Gérase (traduite par Thâbit ibn Qurra).
26. Ouvrage traduit en arabe par Qustâ ibn Lûqâ vers 862. Cf. R Rashed, Dio- 28. Roshdi Rashed, Les Catoptriciens grecs, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
phante, les Arithmétiques, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1984. 29. La diffusion de ces ouvrages sera en outre facilitée par l'usage du papier,
27. On pourrait également citer le traité Sur la sphère en mouvement d'Autolycos invention d'origine chinoise introduite dans le monde arabo-musulman à la fin du
de Pitane (traduit par al-Kindî et Thâbit ibn Qurra), Les Sphériques de Théodose de VIne siècle (la fabrication du papier est attestée à Bagdad à partir de 794).
64 Les Grecs, les Arabes et nous Science arabe et science tout court 65
niveau, sont motivées par des recherches existantes et les ouvrages qui
effet faites avec le plus grand soin : pour améliorer la traduction, on
semblent nécessaires pour les travaux en cours sont systématiquement
collationne divers manuscrits d'un même ouvrage afin d'établir, dans
recherchés et traduits.
la mesure du possible, à partir de plusieurs manuscrits, un tex:te uni-
Voici, par exemple, comment Hunayn ibn Ishaq relate sa recher-
que qui soit compréhensible. Voici, par exemple, comment Bunayn
che d'un manuscrit de Galien, La Démonstration:
ibn Ishaq, encore lui, décrit son travail de traduction du livre de
Il [Galien] a composé cet ouvrage de 15 livres... Jusqu'à présent, aucun de Galien, Au sujet des sectes, dont il avait d'abord donné une version à
nos contemporains n'a obtenu une copie complète de cet ouvrage; mais partir d'une copie corrompue:
Gibrîl consacrait un très grand soin à sa recherche, et je l'ai moi-même
Mon disciple Hubaych m'a demandé, alors que j'avais quarante ans envi-
recherché avec beaucoup de zèle; j'ai voyagé en quête de cet ouvrage en
ron, de la réviser, après qu'eurent été recueillies chez moi plusieurs copies
Mésopotamie, dans toute la Syrie, en Palestine et en Égypte, jusqu'à ce que
grecques de ce livre. Je les ai confrontées les unes aux autres jusqu'à ce
je parvinsse à Alexandrie. Je n'en ai rien trouvé, excepté à Damas, sa moitié
que j'en eusse établi une seule. J'ai confronté la copie syriaque à cette der-
environ. Mais il s'agit de livres non successifs, et incomplets. Or Gibrîl avait
nière, et l'ai corrigée. Et j'ai coutume de procéder ainsi dans tOUtes mes
trouvé des livres de cet ouvrage qui ne sont pas ceux-là mêmes que j'avais
traductions.
trouvés30•
Yahyâ Ibn al-Bitrîq, membre de la mission envoyée par le calife À propos de la traduction d'un autre ouvrage de Galien, Sur la
méthode thérapeutique, le même Hunayn ibn Ishaq écrit:
al-Ma'mûn à Byzance à la recherche de manuscrits grecs, raconte
également: Je disposais, pour les huit derniers livres de cet ouvrage, de plusieurs copies
grecques. Je les ai confrontées et, à partir d'elles, j'ai établi une copie que
Je n'ai laissé aucun de ces temples dans lesquels les philosophes ont déposé
j'ai traduite avec un extrême souci de perfection et cl' élégance. Mais des six
leurs secrets sans m'y rendre; et aucun de ces grands parmi les ascètes,
premiers livres, il ne m'est parvenu qu'une seule copie, laquelle, de surcroît,
devenu plus subtil par la connaissance de ceux-ci, et dont je pense qu'il
comportait beaucoup d'erreurs. Aussi n'ai-je pu achever convenablement
détient chez lui l'objet de ma recherche, sans aller le voir, jusqu'à ce que je
la traduction de ce livre. Il m'est, par la suite, parvenu une autre copie
sois parvenu au temple qu'Asclépios a construit pour lui-même. J'y ai ren-
à laquelle j'ai confronté la première; j'ai établi ce qu'il m'était possible
contré un ascète pieux et dévot, possesseur d'une science éminente et d'une d'établir.
intelligence pénétrante. J'ai fait preuve de bienveillance à son égard, je suis
demeuré son hôte, et j'ai usé de ruse jusqu'à ce qu'il me confie les livres
déposés en son temple. J'y ai trouvé entre autres le livre recherché, objet de
ma quête et de ma convoitise31 • UN TABLEAU TRONQUÉ DE LA SCIENCE
DANS LE MONDE ARABO-MUSULMAN
Ce mouvement de traduction aurait été impossible sans le déve-
loppement contemporain, dans les écoles de Bagdad et de Basra, des Ne retenant, du fait de ses a priori idéologiques, de la scienCe dans
études de grammaire, de linguistique et d'herméneutique (c'est l'épo-
le monde arabo-musulman que les travaux de chrétiens (ou supposés
que du lexicologue al-Khâlil ibn Ahmad et de son disciple, le grand tels, comme Thâbit ibn Qurra), Sylvain Gouguenheim fait l'impasse
grammairien d'origine persane Sibawayh). Les traductions sont en sur les mathématiques et n'évoque (encore que très brièvement, et de
façon partielle) que l'astronomie et la médecine :
30. Cette citation, ainsi que les trois suivantes, sont extraites de R. Rashed, Dio-
phante, Les Arithmétiques, op. cit., tome III, Livre IV, p. XXIII-XXVII.
31. Sylvain Gouguenheim insiste à plusieurs reprises sur le fait que l'appropria- Les mathématiques
tion de la science par l'Occident a été « le fruit d'une démarche active et volon-
taire» (AMSM, p. 51), ce qui, en Occident comme en Orient, relève de la banalité Les mathématiques sont en effet pratiquement absentes de l'ouvrage.
la plus absolue.
Outre Thâbit ibn Qurra, quatre autres mathématiciens seulement ont
66 Les Grecs, les Arabes et nous Sdence arabe et sdence tout court 67
l'honneur d'avoir leurs noms cités dans cet ouvrage, sans toutefois (AMSM, note 50, p. 233), ayant eu, ce qui explique tout, «un maître
que leurs œuvres soient le moins du monde mentionnées : les trois qui semble avoir été un Arabe chrétien» (AMSM, p. 98, sans référence,
frères Banû Mûsâ (IX." siècle) et al-Khwârizmî (IX." siècle). et pour cause!). Cependant, ce qui semble contredire les affirmations
précédentes, ils auraient, selon Sylvain Gouguenheim, reçu leur éduca-
7hâbit ibn Qurra tion scientifique au Bayt al-Hikma (AMSM, p. 135)36, qui, pourtant,
Le seul mathématicien dont l'œuvre est évoquée est Thâbit ibn toujours selon Gouguenheim, n'aurait «jamais accueilli ni chrétiens, ni
Qurra (sous le nom de Théodore Abu Qurra : AMSM, p. 98-99). Les juifs» (AMSM, p. 134), puisque «réservé à des musulmans spécialistes
mathématiciens qui apprendront non seulement que Thâbit a traduit du Coran et d'astronomie tels Yahya ibn Abi Mansur, al-Khwarizmi et
les Livres V et VII de la Cranica (sic) d'Apollonius (cf. note 23), mais les frères Banû Mûsâ», car «on y réfléchissait sur la nature du Coran»
2 i (ibid.)37.
également qu'il a montré que la primitive de ,J; était (- x 2)32 et cal-
3 La richesse et la célébrité des Banû Mûsâ, leur proximité des cer-
culé l'aire de l'ellipse en cherchant la limite des sommes (sic) des aires cles du pouvoir ont en effet donné lieu à diverses fables sur leur vie
des polygones inscrits et exinscrits, resteront sans doute perplexes33. (fables dont on trouve l'origine chez le bio-bibliographe du XIIIe siècle
Comment comprendre, du reste, ces travaux sur les mathématiques al-Qiftî, qui en fait tantôt les fils d'un bandit de grand chemin,
infinitésimales si on ne les replace pas dans le grand mouvement de tantôt les fils d'un mathématicien), que Sylvain Gouguenheim (qui,
recherche qui, des frères Banû Mûsâ (IX." siècle) à Ibn al-Haytham pour une fois, n'applique pas à al-Qiftî l'hypercriticisme auquel il
(Alhazen pour les Latins, XIe siècle), en passant par Thâbit ibn Qurra, soumet habituellement les sources arabes) enjolive à son tour. Ce que
Ibn Sinân, al-Khâzin, al-Qûhî, s'est, dans la postérité des travaux l'on sait avec certitude sur ces trois frères se réduit en fait à peu:
d'Archimède, passionné pour ce chapitre des mathématiques? mathématiciens (au centre d'une équipe de mathématiciens dont fait
Il en va de même pour le traité, effectivement remarquable, de partie, entre autres, Thâbit ibn Qurra) et mécènes, possesseurs d'une
Thâbit, consacré aux nombres amiables, évoqué en note34 sans grande fortune et proches du pouvoir califal (membres de l'entourage
qu'aucun lien soit fait avec la tradition de recherche arithmétique de plusieurs califes successifs, de 847 à 866 au moins), les trois frères
dans laquelle il s'insère35• Banû Mûsâ financent des missions de recherche de manuscrits grecs
dans l'Empire byzantin, ainsi que des travaux de traduction (parmi les
Les Banû Mûsd traducteurs rétribués par eux figurent Ishaq ibn Hunayn, Thâbit ibn
Les frères Banû Mûsâ ne sont évoqués que comme «des lettrés Qurra, Hubaysh...); ils fondent même un observatoire à Samarra.
persans» (AMSM, p. 131) - donc aryens, ce qui les rachète un peu Leur traité Sur la mesure des figures planes et sphériques est le point
d'être musulmans -, voire «des persans amateurs de mathématiques» de départ des recherches sur les mathématiques infinitésimales qui
seront menées dans le monde arabo-musulman; dans ce traité, les
32. Ce qui paraît peu compatible avec l'affirmation: «Les Grecs, les Arabes, les
Banû Mûsâ déterminent la surface du cercle et celle de la sphère, et
Indous ne calculaient pas au sens où l'on se mit à calculer en Europe à partir de la montrent que le volume de la sphère est égal à son rayon multiplié
fin du Moyen Âge" (AMSM; p. 23).
33. Et ce d'autant plus que, la référence à l'ouvrage qui en traite étant fausse,
ils auront quelque mal à vérifier l'exactitude de ces résultats. R Rashed, Les Mathé- 36. «La réputation du Bayt al-Hikma est en grande partie une légende forgée
matiques infinitésimales du [)( au Xf siècle, vol. l, Fondateurs et commentateurs, Banû par les admirateurs des abbassides» (AMSM, p. 134); «seuls les trois frères Banû
Mûsd, Ibn Qurra, Ibn Sindn, al-Khâzin, al-Qûhî, Ibn al-Samh, Ibn Hûd, Londres, Mûsâ, confiés au calife après la mort de leur père, y firent leur éducation scientifi-
al-Furqân, 1996, vol. II, Ibn al-Haytham, Londres, al-Furqân, 1993. que» (AMSM, p. 135). Sur le Bayt al-Hikma, cf. D. Gutas, Pensée grecque, culture
34. AMSM, note 57, p. 234, pas de référence. arabe, op. cit., p. 95-105.
35. Notons au passage que, contrairement à ce qu'affirme Sylvain Gouguen- 37. Pour une étude des maigres sources fiables dont nous disposons sur les Banû
heim, le couple de nombres amiables (220, 234) était déjà connu dans l'Antiquité, Mûsâ, cf. R Rashed, Les Mathématiques infinitésimales du [)( au Xf siècle, vol. 1,
même si c'était le seul. op. cit., p. 1-5.
68 Les Grecs, les Arabes et nous Science arabe et science tout court 69
par un tiers de sa surface; y figure également une démonstration de (gebla). Cet ouvrage sera suivi des traductions de la première partie
la formule dite «de Héron» donnant l'aire d'un triangle en fonction du traité d'algèbre d'al-Khwârizmî - celle consacrée à la résolution
de ses côtés. Ils y donnent par ailleurs leur propre solution de deux des équations quadratiques et à un embryon de calcul sur les binô-
problèmes classiques des mathématiques hellénistiques : la recherche mes et trinômes associés - faites par Robert de Chester à Ségovie
des deux moyennes proportionnelles (a et b étant deux grandeurs en 1145 et par Gérard de Crémone (1114-1187), à Tolède, à peu
données, trouver deux grandeurs x et y telles que!!:.. ~ = 1.), et la tri-
= près à la même époque. On trouve des traces de la seconde partie de
y b
x l'ouvrage d'al-Khwârizmî (celle consacrée aux calculs d'héritages et
section de l'angle (problème qu'ils résolvent à l'aide d'une conchoïde aux mesures) dans le Liber embadorum, traduction latine par Platon
de cercle ou «limaçon de Pascal»). Ce traité (que S. Gouguenheim de Tivoli, en 1145, d'un ouvrage écrit en hébreu par Abraham bar
ne mentionne pas) sera traduit en latin par Gérard de Crémone au Hiyya (Savasorda) - réécriture de la seconde partie de l'ouvrage d'al-
XIIe siècle sous le titre Liber trium ftatrum de geometria, ou Verba filio- Khwârizmî -, ainsi que dans le Liber mensurationum, traduction par
rum MoysP8; très largement diffusé et étudié en Europe, il y restera, Gérard de Crémone de l'ouvrage d'un auteur arabe non identifié.
jusqu'au XIV" siècle, un texte de base d'enseignement de la géométrie Avec la traduction latine - qu'André Allard date de la fin du XII" siè-
(son influence, entre autres, sur la Practica geometriae, de Fibonacci cle - de l'Algèbre d'Abû Kâmil39, successeur direct d'al-Khwârizmî, on
est très nette). dispose alors des bases sur lesquelles l'Europe va s'initier à l'algèbre.
On sait également que l'un des trois frères, Ahmad, était l'auteur Tout le vocabulaire de l'algèbre porte du reste - au moins jusqu'à
d'un ouvrage qui ne nous est pas parvenu sur l'ellipse, ou «figure cir- Cardan au XVIe siècle - la marque de son origine arabe.
culaire allongée», antérieur à la traduction des Coniques d'Apollonius C'est également via un autre ouvrage d'al-Khwârizmî que l'Europe
(ce qui explique l'énergie mise par les Banû Mûsâ à se procurer des va se familiariser avec la numération décimale de position. Si la pré-
manuscrits des Coniques d'Apollonius et à les faire traduire). sence de chiffres indo-arabes (système décimal de position) est bien
attestée dès 976 (AMSM, p. 64) dans un unique manuscrit conservé
Al-Khwârizmî à l'Escurial à Madrid (le Codex vigilianus), il faut attendre les premiè-
Al-Khwârizmî (oc siècle), dont le Livre d'algèbre fonde l'algèbre res traductions de l'ouvrage d'arithmétique d'al-Khwârizmî pour que
comme discipline, transformé pour les besoins de la cause en un « musul- l'usage de ces chiffres se répande en Europe. Al-Khwârizmî est en effet
man spécialiste du Coran et d'astronomie» (AMSM, p. 134), n'est évo- également l'auteur d'un traité d'arithmétique qui ne nous est pas par-
qué que pour ses travaux d'astronomie (AMSM, p. 134, 144) et le mot venu en arabe, mais dont divers textes latins du XIIe siècle conservent des
même d' « algèbre» ne figure pas dans l'ouvrage de Gouguenheim. fragments (Dixit Algorismi ou De numero Indorum, Liber Ysagogarum
C'est pourtant dans le Livre d'algèbre d'al-Khwârizmî que l'Europe, Alchorismi, Liber Alchorismi de pratica arismetice, Liber pulveris, Helcep
au XIIe siècle, découvre l'algèbre. Les premières traces latines du traité Sarracenicum...); pour André Allard qui les a édités40, ces traités ne sont
d'al-Khwârizmî se rencontrent dans le Liber Alchorismi de pratica pas à proprement parler des traductions de l'ouvrage d'al-Khwârizmî,
arismetice de Jean de Tolède (vers 1143); cet ouvrage comporte un mais des textes hybrides, intégrant vraisemblablement au texte d'al-
bref chapitre intitulé Exceptiones de libro qui dicitur gebla et muca- Khwârizmî des éléments disparates dont des traces d'une arithmétique
bala, consacré à la résolution des trois équations trinômes d'al- latine dans la tradition de Boèce. Quoi qu'il en soit, ces traités font
Khwârizmî; c'est là la première occurrence latine du mot algèbre découvrir à l'Europe du XIIe siècle le calcul dit «indien », c'est-à-dire
le système décimal de position et les techniques opératoires effectuées
38. Nous ne possédons du reste de ce traité que la traduction latine de Gérard 39. Histoire des sciences arabes, op. cit., vol. II, Mathématiques et physique,
de Crémone et une rédaction faite au XIIIe siècle par le mathématicien Nasîr al- A. Allard, «Les mathématiques arabes en Occident», p. 199-229.
Din al-T ûsi. R Rashed, Les Mathématiques infinitésimales du IX au Xl' siècle, vol. 1, 40. A. Allard, Muhammad ibn Mûsâ al-Khwârizmî, Le calcul indien (Algoris-
op. cit., p. 1-137. mus), Versions latines du XIIe siècle, Paris, Blanchard, 1992.
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70 Les Grecs) les Arabes et nous Science arabe et science tout court 71
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72 Les Grecs, les Arabes et nous
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L'astronomie
45. «L'astronomie s'avère indispensable pour fixer le début du ramadan»
Les quelques paragraphes consacrés à l'astronomie (AMSM, p. 144- (AMSM, p. 139).
147) offrent, pour reprendre le langage de Sylvain Gouguenheim, un 46. Bel exemple d'essentialisme naïf, l'astronomie aurait été «développée par les
Grecs dans un esprit rationaliste» (AMSM, p. 144), alors que «juifs et musul-
remarquable exemple du filtre à travers lequel celui-ci fait passer l'as- mans s'en remettaient ainsi à un déterminisme astral que les Grecs avaient refusé
tronomie arabe44 • Ce serait l'impossibilité de concilier les théories cos- et que l'Église chrétienne dénonçait sans cesse» (AMSM, p. 145). Rappelons qu'un
mologiques et astronomiques grecques - essentiellement le «premier certain nombre de théologiens (mu'tazilites en particulier) et de philosophes (al-
Fârâbî, Avicenne, Averroès, Maïmonide, al-Ghazâlî. ..) du monde arabo-musulman
ont également condamné l'astrologie, en tiers dans la confrontation entre toute-
43. L'ouvrage de S. Gouguenheim se clôt en effet par un appendice pour le puissance divine et libre-arbitre de l'homme.
moins étrange intitulé «L'amie d'Himmler et le soleil d'Allah», consacré à un 47. Et encore pour souligner qu'il n'invente rien, puisqu'il «reprend le modèle
ouvrage - paru en France en 1960 et resté confidentiel - d'une idéologue nazie, indien du calcul de la position des planètes» (AMSM, p. 144).
Sigrid Hunke, Le Soleil d'Allah illumine l'Occident. D'après la présentation qu'en 48. Si certains astronomes ont également pratiqué l'astrologie, astronomie et
fait S. Gouguenheim, la parenté des deux ouvrages, le sien et celui de S. Hunke, est astrologie se mélangent rarement dans les textes; tant les ouvrages que le vocabu-
flagrante, car si leurs thèses sont diamétralement opposées -l'Occident ne doit rien laire sont distincts.
à l'Islam/l'Occident doit tout à l'Islam -, les deux ouvrages procèdent du même 49. Dieu merci, dans notre Europe chrétienne, nul n'a cru ni ne croit encore,
manichéisme. n'est-ce pas, à l'astrologie, ni au pouvoir des amulettes, trèfles à quatre feuilles,
44. «Le cas de l'astronomie offre un deuxième exemple du filtre à travers lequel fers à cheval, médailles bénites, saintes reliques et autres babioles, et nul n'a jamais
on fit passer le savoir grec» (AMSM, p. 144). crucifié de chauves-souris à la porte des granges!
74 Les Grecs) les Arabes et nous 1'1
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Science arabe et science tout court 75
S'il est hors de question de faire ici un cours sur l'astronomie de Ptolémée permettait de prévoir. La nécessité de concilier astrono-
arabe 50, quelques rappels s'imposent néanmoins: mie physique (dans la postérité d'Aristote et de son système de sphères
Les débuts de l'astronomie scientifique dans le monde musulman tangentes géocentrées), dont l'objet est de rendre compte de la réalité
datent du VIlle siècle. Les premiers textes d'astronomie scientifique physique de l'univers, et astronomie mathématique (dans la postérité
traduits en arabe à cette époque sont d'origine persane et, via l'Iran, de Ptolémée et de son système d'épicycles et d'excentriques), dont
indienne. Passent alors dans le monde arabe des tables astronomiques l'objet est de rendre compte géométriquement du mouvement des
indiennes, traités sans démonstration où figurent des règles de calcul astres afin de déterminer leur position à un moment donné, soulève
des positions des astres, ainsi que des tables de sinus. Les premiers également des problèmes. Tout cela suscite, dès le IXe siècle, une cri-
traités rédigés en arabe dans la postérité de ceux-ci (dont celui d'al- tique des schémas de Ptolémée sur la base des nouvelles observations.
Khwârizmî), compilations d'éléments divers, ne nous sont connus que Thâbit ibn Qurra est l'un des plus importants théoriciens de cette
par des citations d'auteurs postérieurs, ou, pour celui d'al-Khwârizmî, première période de l'astronomie arabe 52 , mais on peut également
par une traduction latine. citer les noms de Habash al-Hâsib, Abû Ja'far al-Khâzin, ou encore
Au IX" siècle, plusieurs observatoires sont fondés 51 et, pour la pre- 'Abd al-Rahman al-SûR. Al-Birûnî (973-vers 1050) fera la synthèse
mière fois dans l'histoire de l'astronomie, des programmes d'ob- des travaux de cette première époque de l'astronomie arabe.
servation continue des astres sont lancés : la première campagne Le bilan complet des incohérences du système ptoléméen est dressé
d'observation continue du Soleil et de la Lune a lieu à l'observatoire au XIe siècle par Ibn al-Haytham (Alhazen). Ces critiques engagent
de Damas durant l'année 216-217/831-832. Quelques années plus une refonte totale de l'astronomie qui sera menée à partir du XIIIe siè-
tard, al-Battânî (m. 317/929, Albatenius pour les Latins), engage à cle dans ce que l'on a coutume de nommer l'école de Marâgha53 •
Raqqa un programme systématique d'observations sur trente ans (il Les astronomes de cette école (al-Tûsî, al-'Urdî, Qutb al-Dîn al-
est le premier à mentionner l'usage de «tubes d'observation»). Son Shîrâzî, Ibn al-Shâtir...) recherchent des modèles mathématiques du
observation la plus remarquable est celle de la variation du diamè- mouvement du Soleil, de la Lune et des planètes qui «sauvent les
tre apparent du Soleil et de la Lune, d'où il conclut la possibilité phénomènes» et soient cohérents tant du point de vue mathémati-
des éclipses annulaires de Soleil (contrairement à Ptolémée pour qui que que du point de vue physique. On doit en particulier à al-Tûsî
le diamètre apparent du Soleil était constant). Simultanément, la ce que l'on nomme «le couple d'al-Tûsλ, démonstration du fait
majeure partie des textes des astronomes grecs est traduite en arabe que la combinaison de deux mouvements circulaires uniformes est
à plusieurs reprises (cf. supra). Plusieurs traités rédigés en arabe font susceptible de produire un mouvement rectiligne, propriété qui met
connaître le système de Ptolémée, le plus diffusé étant celui d'al-
Farghânî (Compendium sur la science des astres) : il y décrit, sans
démonstration, l'univers selon Ptolémée, tout en signalant, ce qui en 52. Régis Morelon, Thâbit ibn Qurra : œuvres d'astronomie, Paris, Les Belles
fait l'importance, les principaux problèmes qui se posent à l'astrono- Lettres, 1987.
53. Lieu de l'observatoire fondé au xm esiècle dans le nord-ouest de l'actuel Iran
mie ancienne.
par Hulagu Khan, où ces astronomes ont travaillé, observatoire dont, contrairement
Deux facteurs vont alors stimuler les recherches. On constate tout à ce qu'affirme Gouguenheim - «malheureusement les sources écrites sont indigen-
d'abord, à sept cents ans environ d'intervalle, un écart notable entre tes, et on ne connaît pas le fonctionnement de cette institution» (AMSM, note
les résultats des observations et les résultats théoriques que l'Almageste 63, p. 248) -, nous connaissons bien le fonctionnement. Voir Histoire des sciences
arabes, op. cit., vol. l, Astronomie théorique et appliquée, R Morelon, «Panorama
général», p. 28-30 et G. Saliba, «Les théories planétaires», p. 99-138; A. Sayili,
50. Cf. Histoire des sciences arabes, op. cit., vol. l, Astronomie théorique et appliquée, The observatory in Islam and its place in the general history ofthe observatory, Ankara,
376 pages. Turk Tarih Kurumu Basimevi, 1960; P. Vardjavand, « Rapport sur les résultats des
51. À Damas, Raqqa, Samarra... contrairement à ce qu'affirme Gouguen- excavations du complexe scientifique de l'observatoire de Marâgha», dans M. Dizer
heim, pour qui le premier observatoire du monde arabo-musulman serait celui de éd., International symposium on the observatories in Islam, Istanbul, Milli Egitim
Marâgha au xmesiècle (AMSM, note 63, p. 247-248). Basimeri pub!., 1980.
76 Les Grecs) les Arabes et nous Science arabe et science tout court 77
à bas l'un des piliers de la cosmologie aristotélicienne54, à savoir que caricaturant celui qu'il s'agit de décrédibiliser en usant des moyens
dans le monde supra-lunaire seuls sont susceptibles de se produire des les plus hasardeux56•
mouvements circulaires uniformes. Cette propriété permettra à Ibn Les modalités de la constitution des savoirs et de leur circulation
al-Shâtir - comme, après lui, à Copernic - d'obtenir une variation du autour de la Méditerranée, et la part qu'y ont prise les chrétiens
rayon de l'épicycle par combinaison de mouvements circulaires 55 • (d'Orient ou d'Occident), les musulmans, les juifs, les zoroastriens, les
sabéens, en Sicile, en Italie du Sud, en Andalousie, à Alep, au Caire, à
Lunel, voire au Mont-Saint-Michel, sont complexes et ne se laissent
CONCLUSION pas réduire, en effet, à une opposition simpliste entre Islam et Chré-
tienté. Ce qui frappe surtout, c'est la continuité de ce développement
L'objet de ce chapitre n'était pas de dresser un tableau exhaustif des sciences: d'une rive de la Méditerranée à l'autre, du me siècle
de la science dans le monde arabo-musulman, mais simplement de avant notre ère au XVIIe siècle, des Grecs aux Européens en passant
montrer l'absurdité qu'il y a à vouloir artificiellement isoler les savants par les Arabes, c'est bien le même appétit de savoir, la même curio-
chrétiens du milieu socioculturel dans lequel ils ont vécu et travaillé, sité, la même rationalité que l'on voit à l'œuvre, transcendant les
tout en ignorant délibérément les travaux des autres. Les quelques époques, les frontières et les langues. La science n'est pas européenne,
pages consacrées à la science dans Aristote au Mont-Saint-Michel, outre elle est métisse, elle ne se crée et ne se développe que via ses métis-
le fait qu'elles témoignent d'une ignorance fondamentale du sujet sages successifs.
(tant, du reste, pour ce qui a trait à la science dans le monde arabe
que pour ce qui concerne le monde latin), ne nous offrent qu'une
vision déformée du développement de la science dans le monde ara-
bo-musulman. Faire l'histoire des savoirs ne consiste pas à dresser
face à face deux camps, ne retenant de l'un que les aspects positifs et
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CHAPITRE TROISIÈME
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les hauts lieux de la culture savante en Orient avant les conquêtes
DE LA TRANSMISSION DU SAVOIR ANTIQUE arabes, «le Centre le plus célèbre demeure [...] Jundishâbûr, au cœur
AU MONDE ARABO-MUSULMAN du Khûzistan iranien, non loin du golfe Persique» (ibid.), c'est-à-dire
en terre non chrétienne. La raison de cet état de choses, les historiens
Concernant la question de la transmission du savoir antique de l'Orient la connaissent bien : les autorités religieuses de Byzance
au monde arabo-musulman, on pointera, pour commencer, l'im- exerçaient sur les communautés chrétiennes non orthodoxes de
posture scientifique qui consiste, notamment dans la section de constantes brimades allant jusqu'à la persécution, ce qui obligea les
l'ouvrage intitulée «Les traductions du grec en arabe par les chré- savants appartenant à ces communautés à chercher refuge dans l'Em-
tiens : une œuvre gigantesque et méconnue », à présenter le rôle pire perse, ennemi juré de Byzance. C'est aussi, selon de nombreux
essentiel des traducteurs chrétiens orientaux comme une décou- historiens3, la raison qui poussa toutes les communautés chrétiennes
verte ou comme la mise en lumière d'une vérité trop longtemps hétérodoxes du Croissant fertile et d'Égypte à accueillir comme de
cachée. En réalité, ces faits sont depuis longtemps parfaitement véritables libérateurs les conquérants arabes qui ne leur demandaient
connus, ayant donné lieu à diverses publications non seulement pas de renoncer à leur foi, comme en témoigne encore, au XIIe siècle,
de la part d'éminents arabisants contemporains comme De Lacy l'historien Michelle Syrien4 :
O'Leary (cf. bibliographie en fin de chapitre, 1922, 1949), ou, plus Le Dieu des vengeances, voyant la méchanceté des Grecs qui, partout où
récemment, Henri Hugonnard-Roche (1991) ou Gérard Trou- ils dominaient, pillaient cruellement nos églises et nos monastères et nous
peau (1991), mais également d'auteurs arabes anciens comme Ibn condamnaient sans pitié, amena de la région du sud les fils d'Ismaël pour
Al-NadIm (XIe siècle EC) ou Ibn AbI U~aybi'al (XIIIe siècle EC) par nous délivrer...
exemple, ou modernes, comme l'historien égyptien Al)mad'AmIn
qui, dans un best-seller des années 1930, l)uba l-islam, traitait Ce point est important, parce qu'il révèle une caractéristique fon-
déjà amplement de ces questions et consacrait à I:Iunayn ibn Isbaq, damentale du discours de Gouguenheim, l'essentialisme, qui lui fait
regarder la «chrétienté» et 1'« islam» non comme des réalités histori-
entre autres, de longs développements.
On observera aussi, en passant, que Sylvain Gouguenheim évite ques complexes et traversées, chacune, par diverses contradictions,
d'aborder la question, pourtant essentielle, de savoir pourquoi il s'est mais comme deux «essences» homogènes et atemporelles, dépourvues
trouvé tant de chrétiens orientaux pour traduire les œuvres philosophi- de complexités internes et de tensions. La représentation qu'il donne
ques grecques en syriaque, puis en arabe. De même, il ne se demande de l'une comme de l'autre est donc lisse et d'un seul tenant, tout le
pas pourquoi, si l'unité et l'harmonie du monde «gréco-chrétien» contraire de ce que révèle à chaque pas la véritable enquête historiques.
étaient aussi grandes qu'il le prétend, «la médecine alexandrine s'est À propos de la nature exacte des œuvres grecques traduites en
développée d'abord au sein de l'Empire perse2 », et pourquoi, de tous arabe, Gouguenheim développe longuement (AMSM, p. 128 sq.,
p. 164) la thèse selon laquelle ces œuvres auraient fait l'objet d'un
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Langues sémitiques et traduction 83
Cette influence dépassera d'ailleurs la seule question de la tra- En dépit des attendus qui sont les siens, Gouguenheim est, en fin
duction et s'étendra au « modèle culturel», notamment en faisant de compte, obligé, avec tous les bémols inhérents à sa démarche, de
de la logique aristotélicienne un élément essentiel de la formation faire l'aveu suivant:
6. On notera que dans des phrases comme celles-ci, Gouguenheim utilise le Que l'Islam ait conservé, grâce aux chrétiens syriaques, arabes ou arabisés,
mot « l'Islam» sous une forme « surdéfinie» (article défini plus « h majuscule, une grande partie du savoir grec, est indiscutable. Que l'Occident en ait
indice grammatical du nom propre). L'intention est claire: suggérer que l'on bénéficié est exact, même si ce ne fut pas l'unique canal par lequel il redé-
a affaire à une entité une et indivisible fonctionnant comme sujet de processus couvrit ce savoir (AMSM, p. 183).
historiques. Nous suggérons au lecteur de rechercher dans le texte de Gouguen-
heim les très nombreuses occurrences de cet usage hypostasié de « l'Islam» et
de s'interroger à chaque fois sur la valeur cognitive réelle des assertions qu'il
supporte.
7. Cf. Rémi Brague (2006). 8. De Lacy O'Leary (1922).
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Langues sémitiques et traduction
84 Les Grecs, les Arabes et nous 'J" 85
Mais reconnaître ces faits lui semble déjà une concession insup- truisme, et, en la matière, quiconque a pratiqué la traduction,
portable et il cherche donc à invalider le fondement même du pro- ne serait-ce que comme exercice scolaire, sait que le «sens des
cessus de transmission culturelle dont il est question en contestant mots» n'est rien si l'effet général des constructions syntaxiques
la valeur, voire la simple possibilité d'une «véritable» traduction des et des liaisons textuelles et contextuelles n'est pas pris en compte
textes grecs en arabe. pour préciser le sens des unités lexicales, voire leur donner un
Pour ce faire, il commence par poser que, quelconque contenu. Quant au traducteur professionnel, il sait
qu'il ne lui suffit pas de maîtriser parfaitement langue-source et
pour une civilisation, hériter de l'univers culturel et scientifique d'une autre langue-cible, mais qu'il doit en outre posséder parfaitement les
civilisation suppose une communauté de langue, ou un immense effort de connaissances techniques relatives au domaine de spécialité du
traduction (AMSM, p. 136). texte à traduire.
Observons qu'il dit «hériter de l'univers culturel et scientifique Mais la formulation de Gouguenheim, par son caractère généra-
d'une autre civilisation », ce qui revient d'emblée à mettre la barre lisant, laisse soupçonner que, par-delà le contenu conceptuel précis
très haut et à viser une assimilation culturelle pure et simple de la des textes traduits, il vise en réalité une mythique «pensée grec-
seconde civilisation par la première. Dans le cas d'espèce, il faudrait que» que véhiculerait de façon immanente tout texte écrit en grec,
se contenter de parler de «transfert d'une civilisation vers une autre quel qu'en soit en fin de compte le contenu explicite. En d'autres
de savoirs scientifiques et techniques, et peut-être d'éléments de termes, il vise - peut-être à son propre insu - le pseudo-concept
culture» : cela nous rapprocherait des conditions réelles du processus d'« esprit de la langue» (Sprachgeist) forgé par la linguistique roman-
historique qui a effectivement été en jeu. tique allemande du XIXe siècle (notamment Herder et ses disciples 10)
n reste que, si la première condition posée par Gouguenheim, la et largement recyclé depuis lors dans les idéologies de la supério-
communauté de langue, n'est pas vérifiée entre les domaines cultu- rité aryenne. La suite du texte de Gouguenheim vient confirmer ce
rels grec et arabo-islamique9 , la seconde, «l'immense effort de traduc- soupçon, puisqu'il écrit :
tion », est quant à elle difficilement contestable. Gouguenheim pousse Dans le cas du transfert du grec à l'arabe, l'une des plus grandes difficultés
donc plus loin ses exigences : pour les traducteurs résidait dans le passage d'une langue sémitique à une
langue indo-européenne, et réciproquement. L'obstacle était plus redouta-
[...] il ne suffit pas de traduire pour s'approprier une pensée étrangère. Il
ble que l'absence d'un vocabulaire approprié dans l'une des langues, car il
faut encore que la traduction permette la transposition non seulement du
oblige à se heurter à la syntaxe et à la morphologie des systèmes linguis-
sens des mots, mais des structures de la pensée, afin que, par la suite, ces
tiques en présence, eux-mêmes constitutifs de certains schémas mentaux
structures demeurent fermement transplantées dans un autre univers linguis-
d'expression et représentation, comme l'a récemment souligné D. Urvoy
tique (ibid.).
(AMSM, p. 136-137).
Du point de vue du linguiste, cette formulation est très problé-
Ici encore, la première partie de l'assertion est, dans son inter-
matique : en effet, s'il ne saurait être question, pour une traduc-
prétation raisonnable, un truisme : traduire des textes, notamment
tion acceptable, de se contenter de «transposer le sens des mots »,
techniques, comme le sont les textes philosophiques ou scientifi-
parler de transposer les «structures de la pensée» est pour le moins
ques, d'une langue vers une autre pose certes des problèmes de
obscur.
«vocabulaire approprié », c'est-à-dire de terminologie, mais aussi
S'agit-il de la «pensée» que véhicule le texte à traduire, c'est-
à-dire de son contenu conceptuel? Si oui, l'affirmation est un
10. Noter que notre référence à cette école de pensée ne signifie pas du tout
que nous pensions que Gouguenheim en ait une connaissance directe : apparem-
9. Elle ne l'est d'ailleurs pas davantage entre le monde grec et le monde chrétien ment, ses références en la matière ne vont pas au-delà d'auteurs comme René
occidental. Marchand, Antoine Moussali ou Dominique Urvoy.
86 Les Grecs, les Arabes et nous TJ!i' Langues sémitiques et traduction 87
,:(v-
des problèmes relatifs aux structures linguistiques comparées des en le suivant pas à pas, qu'il en va bien ainsi pour le texte de
deux langues en présence : morphologie, syntaxe, mais aussi sty- Gouguenheim.
listique, rhétorique, etc. Ici encore, on sent bien que ce n'est pas Se référant, semble-t-il, à l'autorité de D. Urvoy (2006), il pour-
cette simple évidence que vise Gouguenheim, car la référence aux suit ainsi son argumentation sur la difficulté, voire l'impossibilité de
familles linguistiques auxquelles appartiennent le grec et l'arabe traduire les textes philosophiques grecs en arabe :
n'aurait, en l'occurrence, que peu de pertinence, dans la mesure
Notamment, dans une langue sémitique, le sens jaillit de l'intérieur des
où les problèmes dont il vient d'être question se posent toujours,
mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une lan-
même si c'est à des degrés variables, entre n'importe quelle paire
gue indo-européenne, il viendra d'abord de l'agencement de la phrase, de sa
de langues. structure grammaticale. Cette distinction s'avérera essentielle pour la philo-
C'est donc autre chose qui est en cause : un ensemble de carac- sophie (AMSM, p. 136).
tères linguistico-culturels supposés constitutifs d'aptitudes intel-
lectuelles, voire de «natures» anthropologiques soumises ensuite Examinons d'abord la première assertion pour nous demander
à comparaison. En France, le représentant le plus éminent de ce ce qu'elle peut bien vouloir dire: «le sens jaillit de l'intérieur des
paradigme est Ernest Renan (1823-1892), notamment à travers les mots ». Quel sens? Le sens lexical, peut-être, mais est-ce à dire
cours qu'il a donnés du haut de sa chaire de langues sémitiques au que dans une langue indo-européenne il ne «jaillit» aucun sens des
Collège de Francell • unités lexicales prises isolément? C'est là une thèse qu'aucun lin-
Gouguenheim ne cite pas de textes de Renan traitant de ces guiste, quelle que soit son obédience théorique, ne saurait soutenir.
questions 12 , mais une lecture attentive des idées qu'il développe Ajouter que «dans une langue indo-européenne, il [le sens] viendra
sur les langues sémitiques en général et l'arabe en particulier, en d'abord de l'agencement de la phrase, de sa structure grammati-
contraste avec le grec et les langues indo-européennes, révèle la cale », c'est encore une ineptie contre laquelle devrait être prémuni
présence en creux des idées de Renan. Cela n'a rien de très sur- quiconque a étudié la grammaire scolaire (sans aller jusqu'à la
prenant, compte tenu du fait que tous les tenants modernes de linguistique !). Dans toute langue, quelle que soit son affiliation
telles idées 13 se sont abreuvés aux œuvres du grand idéologue du génétique ou typologique, le «sens I4 » est réparti entre les unités
XIXe siècle et les ont reprises et reformulées avec, en général, plus lexicales (les mots, ou plus techniquement les morphèmes constitu-
de discrétion, mais aussi moins de clarté, au point que nombre de tifs des mots) et les structures grammaticales (la morpho-syntaxe).
leurs thèses ne s'éclairent véritablement que rapportées aux for- Il n'existe aucune langue naturelle qui déroge à ce principe général
mulations originelles du Maître. Nous allons essayer de montrer, d'organisation, et l'on est consterné d'avoir à faire ce genre de mise
au point à propos d'un ouvrage écrit au XXI e siècle par un auteur
ayant reçu, en principe, une formation universitaire en sciences
humaines!
Il. Cf. notamment son Histoire générale et système comparé des langues sémiti- Arrêtons-nous un instant, en dépit de la totale ineptie de la
ques, op. cit., à laquelle nous ferons référence dorénavant sous le sigle HGLS. Ce
texte et les autres œuvres où Renan expose ses conceptions «comparatistes» sur citation qui précède, sur la «précision» donnée relativement au
les «aryens» et les «sémites» présentent pour l'historien des idées l'avantage d'ex- sens qui «jaillirait de l'intérieur des mots ». On nous dit que
poser les théories antisémites «savantes» sans aucune hypocrisie, car, à l'époque, c'est «de leurs assonances et de leurs résonances» que provient ce
loin d'être considérées comme délictuelles, elles constituaient une sorte de corpus
d'idées parfaitement acceptables et même largement partagées dans de nombreux
milieux intellectuels en Europe. 14. Les spécialistes de linguistique nous pardonneront de rester encore trop
12. La seule référence à Renan, dans sa bibliographie, concerne l'ouvrage de vague en parlant du «sens )', sans le distinguer de la «signification» et sans faire
celui-ci sur Averroès. référence à la participation de l'environnement contextuel et situationnel dans sa
13. Et notamment les maîtres à penser de Gouguenheim en matière de langue construction. Il semble qu'au niveau où se situe le texte discuté, il est sage d'en
arabe.
rester au B.A.BA.
88 Les Grecs, les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 89
jaillissement. A quoi exactement cela peut-il renvoyer? Gouguen- sation du système morphologique des langues sémitiques révéle-
heim semble le spécifier un peu plus loin en révélant, à propos de rait en réalité une tare intellectuelle constitutive de ces langues. Le
l'arabe: texte où cette idée est exprimée et développée de façon claire est,
nous l'avons déjà dit, le HGLS de Renan. Voici, par exemple, ce
[...] chaque mot y est composé à partir d'une racine de trois consonnes,
qui y est dit à propos de l'organisation morphologique des langues
que l'on peut compléter à l'aide d'autres consonnes et de trois voyelles. Ce
système facilite les répétitions de sons, procure des effets d'harmonique, sémitiques :
amplifiés par le rythme que produit un système consonantique de fortes et Les racines en sont presque toutes empruntées à l'imitation de la nature
de faibles (ibid.). et laissent entrevoir, comme à travers un cristal transparent, les impres-
sions qui, réfléchies par la conscience des premiers hommes, produisirent
Passons rapidement sur ce que nous regardons comme l'inexactitude
le langage. Les mots dérivés s'y forment d'après des lois simples et régu-
technique du proposlS, pour n'en retenir que la thèse sous-jacente:
lières [...]. Les consonnes déterminent à elles seules le sens des mots [...]
ce serait parce que les langues sémitiques ont une morphologie par- (HGLS, p. 18).
ticulière, fondée notamment sur un système de racines (tri)conso-
nantiques, que le sens y jaillirait «de l'intérieur des mots ». En s'en On voit mieux, alors, ce dont il est question : si le «sens jaillit
tenant là, on n'est guère plus avancé qu'avec la «vertu dormitive de de l'intérieur des mots» dans les langues sémitiques, cela tient à ce
l'opium». que les mots y sont formés, au fond, d'onomatopées «presque toutes
On pourrait bien sûr, en plaidant les circonstances atténuantes empruntées à l'imitation de la nature». Les «lois simples et réguliè-
pour les «arguments» présentés ici par Gouguenheim, rappeler res» qui régissent leur morphologie ne reflètent que la «simplicité»
que nombre de sémitisants d'antan, fascinés par la régularité du intellectuelle des premiers hommes.
système morphologique de l'arabe, ou par les interprétations kab- Revenons au texte de Gouguenheim, qui poursuit son analyse lin-
balistiques des textes hébraïques, ont effectivement voulu attribuer guistique en passant de la formation des mots à l'organisation du
à l'organisation morphologique des langues sémitiques de mys- système verbal :
térieuses vertus sémantiques totalement hypostasiées de l'usage
en langue qui la réalisait 16 • Mais ce genre de délire interprétatif La langue arabe est une langue de religion au sens étymologique du terme :
visait plutôt, chez ses tenants, à mettre en évidence une prétendue elle relie, et ce d'autant plus que, au système des temps indo-européens
supériorité des langues sémitiques sur les autres, ce qui ne semble (passé/présent/futur), elle oppose celui des aspects (accompli/inaccompli),
qui facilite l'arrimage aux origines (AMSM, p. 136-137).
pas être le propos de Gouguenheim ni des «spécialistes» dont il
s'inspire. Nous reviendrons plus loin (section 4) sur la thèse selon laquelle
C'est pourquoi nous pensons qu'il faut chercher ailleurs la source «la langue arabe est une langue de religion », et nous contente-
de l'idée, confusément exprimée chez lui, selon laquelle l'organi- rons ici de relever la balourdise de l'affirmation «elle relie », qui
est vraie pour toute langue naturelle en tant qu'instrument de
15. Les racines ne sont pas nécessairement tri-consonantiques; un mot ne communication.
peut se réduire à ses consonnes radicales et donc on ne «peut» pas, on «doit» le Arrêtons-nous un peu, en revanche, sur la thèse «linguistique»
«compléter» par un schème qui le réalise; il n'y a pas trois mais six voyelles; enfin,
le «système consonantique de fortes et de faibles» n'a d'existence que dans les qui suit : «d'autant plus que, au système des temps indo-européens
vagues représentations de Gouguenheim qui, peut-être, n'a pas compris la logique (passé/présent/futur), elle oppose celui des aspects (accompli/inac-
du système métrique arabe, à base morique... compli), qui facilite l'arrimage aux origines ». Ici encore, on consta-
16. Cf. par exemple, outre l'abondante littérature sur la kabbale, l'analyse que tera, pour le déplorer, le retard de l'information linguistique de
K Versteegh (1985) consacre à Ibn Ginnï, grand grammairien du x" siècle qui a
tenté, sans grand succès, d'introduire ce type de conception dans la grammaire Gouguenheim et de ses inspirateurs : il y a un moment, en effet,
arabe. que la linguistique a établi le caractère indissociable des oppositions
90 Les Grecs, les Arabes et nous , Langues sémitiques et traduction 91
l
\1,
d'aspect et de temps dans les systèmes verbaux de toutes les langues ;;:J.i\'l'; à fait incapable d'en exprimer les relations métaphysiques, faute de
naturelles!7. Les langues sémitiques n'ignorent pas plus les repérages 1\1."
temps et de modes bien caractérisés ». On peut donc conjecturer
dl
temporels que les langues indo-européennes n'ignorent les oppo- que les «origines» obscurément évoquées par Gouguenheim sont
sitions aspectuelles. Sans approfondir ici cette question technique, tout simplement quelque chose comme «les origines de l'homme »,
rappelons ce qu'écrivait à ce propos le grand linguiste Émile Benve- l'état primitif des premiers balbutiements de la pensée, auquel
niste ([1958b] 1966, p. 262) : seraient «ancrées» les langues sémitiques par opposition aux som-
mets de l'élaboration conceptuelle, lot des seules langues indo-
Quel que soit le type de langue, on constate partout une certaine orga-
européennes.
nisation linguistique de la notion de temps. Il importe peu que cette
Toujours à l'appui de son analyse des particularités de l'arabe sup-
notion se marque dans la flexion d'un verbe ou par des mots d'autres
classes (particules; adverbes j variations lexicales, etc.), c'est affaire de
posées expliquer pourquoi cette langue est inapte à l'assimilation du
structure formelle. D'une manière ou d'une autre, une langue distingue savoir grec, Gouguenheim écrit (AMSM, p. 136) :
toujours des « temps », que ce soit un passé et un futur séparés par un Ce n'est pas un hasard si, à l'époque précédant l'Islam, la péninsule Ara-
« présent », comme en français, ou un présent-passé opposé à un futur, bique fut une terre de poètes et de poétesses. Par sa structure, la langue
ou un présent-futur distingué d'un passé, comme dans diverses langues arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie [...].
amérindiennes, ces distinctions pouvant à leur tour dépendre de varia-
tions d'aspect, etc. Mais toujours la ligne de partage est une référence au
n convient ici de s'interroger sur ce que cette référence à la « poé-
« présent ».
ticité» de la langue arabe cherche à établir : une langue qui «se prête
magnifiquement à la poésie» est-elle pour autant incapable de servir
À cet égard, une question qui nous semble devoir être posée à autre chose? On observera que l'implicite de l'argument repose sur
au texte de Gouguenheim est celle de 1'« arrimage aux origines» : le postulat essentialiste et a-historique selon lequel la langue arabe
de quelles origines s'agit-il donc? Certainement pas de l'universel serait, par nature, «poétique », et que cette «nature» doit se retrou-
arrimage au «présent» dont parle Benveniste, puisque, de ce point ver dans tout texte en langue arabe indépendamment de l'époque de
de vue, toutes les langues sont à égalité. n nous semble ici que sa rédaction, de son objet et de son auteur. Cette manière de voir
le recours à Renan est à nouveau utile. On trouve en effet dans ignore (ou prétend ignorer) le fait que les langues, toutes les langues,
HGLS, à propos de la conjugaison dans les langues sémitiques, cette ont une histoire et que cela vaut pour l'arabe autant que pour le
affirmation: grec qui, avant les écrits de Platon et d'Aristote, a servi de véhicule
aux poèmes épiques de Homère. Dans les deux langues, la produc-
La conjugaison, qui se prête avec une merveilleuse flexibilité à peindre les
tion de textes philosophiques a supposé une lente élaboration lexi-
relations extérieures des idées, est tout à fait incapable d'en exprimer les rela-
cale, syntaxique, stylistique, liée à l'histoire sociale et culturelle des
tions métaphysiques, faute de temps et de modes bien caractérisés (HGLS,
sociétés concernées!8, et ne renvoie à aucune «essence» des langues.
p. 18).
L'argument de Gouguenheim paraît donc, dans son principe, dénué
À l'époque de Renan, la catégorie de l'aspect, et a fortiori son de toute valeur.
utilisation dans la description des langues sémitiques, n'avait pas Mais, ici encore, un retour à Renan nous semble susceptible de
encore cours, mais, à ce détail près, on voit que c'est bien de Renan redonner sa véritable cohérence à l'argumentation. On lit en effet
que vient l'inspiration créatrice: il s'agit, ici encore, de suggérer dans HGLS (p. 19-20) :
que le système verbal des langues sémitiques est constitutivement
voué «à peindre les relations extérieures des idées », mais «est tout
18. Pour des éléments de cette histoire, concernant l'arabe, cf. D. Kouloughli
(2007), et pour une étude plus spécifique de l'élaboration d'une langue philoso-
17. Il faudrait y ajouter les modalités, mais, ici encore, restons-en au B.A.BA. phique arabe, cf. J. Langhade (1994).
92 Les Grecs} les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 93
M. Ewald a fait observer avec raison que la langue des Sémites est plutôt renvoyer la langue arabe à une poéticité qui en serait la caractéris-
poétique et lyrique qu'oratoire et épique. En effet, l'art oratoire, dans le tique essentielle, c'est, chez Renan comme chez Gouguenheim, le
sens classique, leur a toujours été étranger. La grammaire des Sémites ignore moyen de la renvoyer à sa singularité et de l'y enfermer à double
presque l'art de subordonner les membres de la phrase. Elle accuse chez la
tour.
race qui l'a créée une évidente infériorité des facultés du raisonnement, mais
À l'issue de sa brillante analyse linguistique, Gouguenheim est
un goût très vif des réalités et des sensations fort délicates. [...] Dans la
structure de la phrase, comme dans toute leur constitution intellectuelle, il donc en mesure de conclure :
y a chez les Sémites une complication de moins que chez les Ariens. Il leur En somme, les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles
manque un des degrés de combinaison que nous jugeons nécessaires pour qu'elles défient presque toute traduction, tant le signifié risque de changer
l'expression complète de la pensée. de sens en passant d'une langue à l'autre (AlvfSM, p. 137).
On a sans doute là le fin mot du développement sur la langue Cette conclusion est en parfaite consonance (si l'on ose dire!) avec
arabe qui « se prête magnifiquement à la poésie»; comprenez : « La celles que Renan tire de son côté sur cette question quand il écrit,
poésie, oui, mais la philosophie ou la science, non!» par exemple :
Cette diamétrale opposition çntre science et philosophie d'un côté,
poésie de l'autre, n'a rien de fortuit: dans son examen approfondi de L'unité, la simplicité qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans
la thèse de l'intraduisibilité, qu'il qualifie d' « objection préjudicielle» les langues sémitiques elles-mêmes. L'abstraction leur est inconnue; la
à toute problématique de la traduction, J.-R. Ladmiral (1979, p. 105 métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opéra-
sq.) a parfaitement montré qu'en dernière analyse la discussion se tions intellectuelles d'un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans
ramène à ceci : variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les
membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par
Il y a de l'intraduisible, et il y a du traduisible: d'un côté la poésie, de leurs qualités extérieures, devait être éminemment propre aux éloquentes
l'autre la science. Science et poésie. Et le reste? En fait, il n'y a pas de reste! inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions; mais
Car il faut entendre les deux termes de cette opposition en un sens élargi, devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intel-
de sorte qu'ils tendent à couvrir l'ensemble des discours possibles. [...] Il y
lectuelle. Imaginer un Aristote ou un Kant avec un pareil instrument est
a mise en place d'un dualisme, d'une dichotomie opposant la poésie, intra-
aussi impossible que de concevoir une lliade ou un poème comme celui
duisible, à ce qui n'est pas elle et reste traduisible, c'est-à-dire à la prose,
de Job écrits dans nos langues métaphysiques et compliquées (HGLS,
le discours non littéraire... Encore conviendrait-il de définir les termes de
p. 17-18).
l'opposition 19.
Ou encore:
Cette opposition thématise, bien sûr, le contraste entre la dimen-
sion de ce qui est spécifique à une langue donnée, et, possiblement, On peut dire que les langues ariennes comparées aux langues sèmltlques
à des modes de représentation qui lui sont culturellement attachés, sont les langues de l'abstraction et de la métaphysique comparées à celles du
et la dimension de ce qui est universel et donc partageable entre réalisme et de la sensualité (HGLS, p. 19).
tous les hommes à travers la traduction 2o • On voit bien alors que
Avant de conclure cette discussion sur les idées de Gouguenheim
concernant les langues sémitiques en général et la langue arabe en
19. Dans cette citation, nous avons inclus la dernière phrase qui, en fait, particulier, nous tenons à revenir spécifiquement sur un passage de
introduit un nouveau développement, pour ne pas déformer la pensée, beau-
coup plus nuancée et subtile, de l'auteur. Sur cette question, cf. aussi G. Troger son texte qui se situe immédiatement après la citation ci-dessus, et
(2004).
20. Ce qui ne signifie pas que la traduction, toure traduction se fasse sans défauts peuvent se révéler au contraire comme autant de traces du travail que cette opéra-
ni excès par rapport à la langue-source comme par rapport à la langue-cible. Mais tion réalise sur les textes comme médiateurs de la transmission inter-culturelle (sur
ces différentiels, loin d'être toujours des imperfections de l'opération traduisante, tout cela, cf. G. Troger, 2004, et B. Cassin, 2006).
94 Les Grecs) les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 95
qui jette une lumière crue sur la nature profonde de son entreprise. Gouguenheim essaie de faire croire à ses lecteurs, dont il fait sans
Voici in extenso le passage en question : doute le pari que la plupart n'iront pas vérifier la réalité de ce qu'il
Les contemporains étaient conscients de cette difficulté, comme le montre
assène.
l'anecdote de la célèbre controverse amicale qui opposa, en 1026, l'évê- Pour conclure cette section, nous dirons qu'il nous paraît diffi-
que Élie de Nisibe et le vizir Abul-Qâsim au sujet du statut respectif des cile de contester, en la matière, la convergence frappante entre la
sciences dans l'islam et dans le christianisme. Le prélat argumentait en pensée de Renan et celle de Gouguenheim, à cette simple différence
faisant état de l'insuffisance de la langue arabe pour exprimer des notions près que la première est éloquente et explicite, la seconde obscure et
abstraites 21 ••• Certes, son intention était apologétique, il défendait sa équivoque.
culture et son droit à l'existence, mais l'argument n'avait pas été choisi
au hasard. En faisant porter le débat sur la langue, donc sur les structures
mentales qu'elle sous-tend, l'évêque de Nisibe avait mis le doigt sur l'une
DE LA TRADUCTION
des différences les plus importantes entre les deux civilisations (AMSM,
p. 137).
Dans la section précédente, nous avons essayé d'éclairer les fon-
Le lecteur conviendra qu'à la lecture de ce texte, venant juste dements de la démarche de Gouguenheim visant à établir, à partir
après la conclusion sur «les différences entre deux systèmes lin- d'une prétendue analyse des caractères linguistiques spécifiques des
guistiques », le grec et l'arabe, qui «sont telles qu'elles défient langues sémitiques, l'existence d'une sorte de barrière qualitative
presque toute traduction », on ne peut manquer de penser que la entre elles et les langues indo-européennes. Cette démarche cherche
discussion entre l'évêque de Nisibe et le vizir Abul-Qâsim por- plus fondamentalement à jeter le doute sur la possibilité d'une véri-
tait sur la différence entre le grec et l'arabe pour leur aptitude table traduction des textes du patrimoine philosophique et scientifi-
respective à véhiculer un discours scientifique. Or, la discussion que grec vers l'arabe, et donc à saper à sa base la thèse d'un possible
en cause ne traite ni de près ni de loin de ce type de question! Il rôle du monde arabo-musulman dans la transmission ultérieure de
s'agit en fait d'une discussion sur les mérites comparés des langues ce patrimoine à l'Europe chrétienne.
syriaque et arabe du point de vue de leurs propriétés morphosyn- Que telle soit bien l'intention de l'auteur, il l'avoue assez claire-
taxiques, le syriaque étant une langue non flexionnelle (sans 'j'rab ment lorsqu'il écrit, par exemple:
dans la terminologie grammaticale arabe), alors que l'arabe a un
système élaboré de flexions casuelles. Le vizir, selon une convic- Ces interrogations portent en germe un autre problème, que seuls de
tion solidement ancrée dans la tradition grammaticale arabe, fait rares spécialistes ont abordé : celui de la qualité et de l'exactitude des
valoir que la claire distinction des valeurs des arguments de la traductions effectuées, et donc de la portée des livres ainsi obtenus. Il
prédication, notamment du sujet et du complément direct, n'est n'est ni aisé ni anodin, de passer du grec à l'arabe - que ce soit ou non
possible que grâce au marquage casuel, au nominatif et à l'accusa- par l'intermédiaire du syriaque -, puis de l'arabe au latin. Quel texte
tif, de ces arguments. Le prélat rétorque que l'ordre des mots, seul philosophique, quel raisonnement scientifique peuvent sortir indemnes
procédé dont dispose le syriaque pour opérer cette distinction, est de telles transformations répétées où, non seulement le vocabulaire, mais
la pensée, exprimée par la syntaxe, basculent d'un système indo-européen
parfaitement à même de remplir la même fonction que le 'j'rab
à un système sémitique avant de faire retour au système d'origine?
en arabe.
(AMSM, p. 18).
Cette discussion concerne donc des propriétés grammaticales de
deux langues sémitiques et n'a absolument rien à voir avec ce que Pour faire bonne mesure, l'auteur évoque tour à tour la «concep-
tion du monde» (AM5M, p. 21), «l'esprit» (AM5M, p. 164), «des
21. Ici, une note de Gouguenheim renvoie, en référence, à l'article de S. Khalil structures de la pensée» (AM5M, p. 136), ou encore des «structures
(1975-1976) repris dans notre bibliographie. mentales» (AM5M, p. 137) que véhiculeraient les textes grecs, appa-
96 Les Grecs, les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 97
remment par-delà leur contenu textuel propre. Ce sont, semble-t-il, a pas d'universaux de contenu partagés, au moins à certains degrés,
ces entités ineffables, avatars de Sprachgeist ou de Kulturgeist, qui par toutes les langues humaines. Mais elle peut aussi impliquer, dans
sépareraient le grec et l'arabe de façon insurmontable et définitive, en sa forme la plus extrémiste, « la relativité de la vérité à l'expression
fondant la thèse selon laquelle aucune véritable traduction de l'une des connaissances dans une langue donnée» (Auroux et al., 2006,
vers l'autre ne serait possible. Gouguenheim résume sa « pensée» à ce p. 181). L'analyse de certaines formulations de Gouguenheim sug-
sujet en une formule pleine de morgue22 : gère qu'il est vraisemblable que nous soyons bien en face d'une telle
[H.] comme si une pensée philosophique, une conception du monde pou-
position.
vaient s'exporter aussi aisément qu'un sac de riz? (AMSM, p. 21). Arrêtons-nous un instant sur chacun des aspects de celle-ci.
Concernant la thèse de l'intraduisibilité entre langues, elle a fait
Si, essayant d'oublier les motivations ici à l'œuvre, on voulait his- l'objet, au cours du xx" siècle, d'examens minutieux par des linguistes
ser les thèses de Gouguenheim à un statut théorique, on pourrait, à représentant toutes les écoles de la linguistique moderne. Si certains
première vue, penser que l'on est en face d'une manifestation de la ont émis des réserves sur la possibilité d'une traduction entièrement
fameuse « hypothèse de Sapir-Whorf» sur la relativité linguistique. satisfaisante de certains types de textes où l'emprise du signifiant est
Sans entrer dans une discussion détaillée de cette hypothèse23, rappe- déterminante (la poésie, les jeux de mots, les anagrammes), tous,
lons qu'elle est assez souvent résumée dans les deux citations suivan- sans exception, ont conclu à l'universelle traductibilité des contenus
tes tirées d'œuvres classiques du maître et du disciple : conceptuels entre langues naturelles.
Voici le point : le « monde réel» est pour une large part construit incons- Ainsi, par exemple, Roman Jakobson (1959, 1963, p. 84) écrit:
ciemment à partir des habitudes linguistiques du groupe. Aucune lan-
Dans les plaisanteries, les rêves, la magie, bref, dans ce que l'on peut appeler
gue n'est jamais suffisamment similaire à une autre pour que les deux
la mythologie linguistique de tous les jours, et par-dessus tout dans la poé-
puissent ensemble représenter la même réalité sociale. Les mondes dans
sie, les catégories grammaticales ont une teneur sémantique élevée. Dans ces
lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et pas sim-
conditions, la question de la traduction se complique et prête à beaucoup
plement un même monde qui porterait plusieurs étiquettes différentes
plus de discussions...
(Sapir, 1929).
Toute langue est un vaste système de formes, différent de tous les autres, Mais c'est après avoir écrit (ibid., p. 84) :
dans lequel la culture organise les formes et catégories par le biais desquel-
Les langues diffèrent essentiellement par ce qu'elles doivent exprimer, et non
les la personnalité non seulement communique, mais aussi décompose la
par ce qu'elles peuvent exprimer. [...] Dans sa fonction cognitive, le lan-
nature, soulignant ou négligeant certains types de phénomènes et de rela-
tions à travers lesquels elle fait passer son raisonnement, et construisant ainsi gage dépend très peu du système grammatical, parce que la définition de
la demeure qu'est sa conscience (Whorf, 1956). notre expérience est dans une relation complémentaire avec les opérations
métalinguistiques - l'aspect cognitif du langage non seulement admet, mais
La position exprimée par les thèses de Gouguenheim serait une requiert l'interprétation au moyen d'autres codes, par recodage, c'est-à-dire
variante radicale de cette théorie, qui passerait du constat, en soi la traduction. L'hypothèse de données cognitives ineffables ou intraduisibles
indéniable, de la relativité linguistique à la position, bien plus pro- serait une contradiction dans les termes.
blématique, du relativisme linguistique, qui consiste à contester la
Ou encore (ibid., p. 82) :
possibilité pour une langue d'accéder, par la traduction, à ce qui est
représenté dans une autre. Cette thèse présuppose à son tour qu'il n'y L'absence de certains procédés grammaticaux dans la langue-cible ne rend
jamais impossible la traduction littérale de la totalité de l'information
22. Formule reprise, avec quelques modulations, de R. Brague (cf. Brague, conceptuelle contenue dans l'original [...]. Si telle catégorie grammaticale
2008, p. 300). n'existe pas dans une langue donnée, son sens peut se traduire dans cette
23. Pour une telle discussion, cf. S. Auroux et al., 2006, chap. V. langue à l'aide de moyens lexicaux.
'l"lff~f<
De même, 1. Bloomfield (1955, p. 277-278) écrit: « catégories» qu'Aristote pose comme subsumant la totalité des pré-
La question pratique de savoir quelles choses peuvent être dites dans des dicats qui peuvent être affirmés ne sont rien d'autre, en réalité, que
langues différentes est souvent confondue avec celle des significations des catégories grammaticales de la langue grecque. On sait que cette
des mots et des catégories. Une langue emploiera une phrase là où une analyse provoqua de vives réactions de la part de certains philoso-
autre usera d'un seul mot, et là où une troisième se servira d'une forme phes27, et cela n'a rien d'étonnant: en effet, une telle thèse non seu-
composée. Une signification qui dispose d'une catégorie linguistique lement suppose que la pensée philosophique, loin d'être le produit
pour s'exprimer dans une langue (par exemple, la pluralité des objets en d'un processus créatif et libre, est en réalité prédéterminée par les
anglais) peut n'apparaître que sous l'action de stimuli pratiques limités structures d'une langue particulière28 , mais aussi que la métaphysique
dans une autre langue. Mais, pour ce qui est de la dénotation, quoi que ce occidentale, en tant qu'elle aurait ses racines dans la langue grecque,
soit qui peut être dit dans une langue donnée peut sans aucun doute être dit ne saurait prétendre sérieusement à aucune universalité.
dans une autre. De fait, ce n'est pas l'une des moindres inconséquences des posi-
Et E. A. Nida, probablement le linguiste qui a étudié le plus systé- tions théoriques de Gouguenheim que de soutenir d'un côté une
matiquement les problèmes théoriques et pratiques de la traduction, version extrémiste du relativisme linguistique, avec l'effet qu'une pen-
résume sa pensée sur la question par cette formule 24 : sée originellement formulée en grec est, selon lui, constitutivement
inaccessible à une traduction précise dans une langue sémitique, et
Tout ce qui peut être dit dans une langue peut être dit dans une autre lan- d'affirmer par ailleurs :
gue, sauf si la forme est un élément essentiel du message.
[...] l'Europe - et l'Europe seule - a créé la science moderne, dont l'univer-
On pourrait à l'envi allonger la liste des citations de linguistes salité actuelle démontre le rôle primordial à l'échelle de l'humanité (AMSM,
ayant discuté du problème de la traduisibilité entre langues et p.23).
conclu dans le même sens25 • Nous nous en tiendrons à ce qui pré-
cède pour ne pas lasser le lecteur. Rappelons simplement, pour Bien plus clairvoyante est, à cet égard, la position d'un Derrida
clore sur ce premier point, que les synthèses contemporaines les qui, pour sauver l'universalité des questionnements métaphysiques
plus significatives sur la question de la traduisibilité, en linguistique nés en Grèce, s'efforce de démontrer29 que la copule est présente dans
comme en philosophie du langage, conduisent à postuler l'existence toute langue, ne serait-ce qu'in absentia.
d'un « principe d'effabilité» dont la formulation la plus forte est Il n'est pas sans intérêt de rappeler que Benveniste lui-même, après
que « toute pensée ou tout contenu peut être formulé dans toute avoir établi d'une façon convaincante que les catégories d'Aristote
langue naturelle26 ». ont bien leur source dans la structure grammaticale de la langue grec-
Concernant la thèse caractéristique du relativisme linguistique selon que, ne tombe pas dans le piège du relativisme linguistique, puisqu'il
laquelle les catégories de pensée dépendent de façon constitutive des conclut:
catégories de la langue dans laquelle cette pensée est formulée, il est
27. Notamment Jacques Derrida (1971). Pour une discussion détaillée des posi-
difficile de la discuter sans évoquer le cas le plus emblématique en tions de Benveniste et de Derrida, cf. S. Auroux et al ([1996] 2006), chapitres IV
la matière, à savoir l'analyse que Benveniste ([1958a] 1966), dans etV.
un article célèbre significativement intitulé « Catégories de pensée et 28. Thèse à laquelle aucun philosophe digne de ce nom ne saurait souscrire, car,
catégories de langue », a consacrée à montrer que les fameuses dix comme le souligne G. Troger (2004, p. 759), « [ ••• ] il paraît évident que le texte
philosophique, tout comme le poème, s'efforcent de penser l'impensé et a fortiori
s'efforcent de déborder le bien-connu, la pensée figée dans ses croyances et son
24. Cf. E. A Nida & C. R. Taber (1969). idéologie ».
25. Cf. pour des synthèses encore valables malgré leur âge, G. Mounin (1963) 29. Même si sa ratiocination, qui fait curieusement écho à une tentative
et J.-R. Ladmiral (1979), et pour des analyses plus récentes G. Troger (2004) et analogue faite mille ans plus tôt pour l'arabe par le philosophe musulman
B. Cassin (2006). al-Farabï, est en fait excessive et totalement inutile pour ce qu'il veut, au
26. Cf. M. Dominicy (1990). fond, établir.
~
100 Les Grecs} les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 101
C'est un fait que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pen- évidences massives comme celle-ci que Gouguenheim ne parvient pas
sée adopte partout les mêmes démarches en quelque langue qu'elle choi- à s'expliquer.
sisse de décrire l'expérience. En ce sens, elle devient indépendante non de Bien évidemment, la seule réponse sensée à la question ci-dessus
la langue, mais des structures linguistiques particulières. La pensée chinoise est qu'il y avait, dans les sociétés arabo-musulmanes - fût-ce à un
peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et degré modeste, fût-ce pour une élite -, un véritable intérêt pour les
le yang: elle n'en est pas moins capable d'assimiler les concepts de la dialec- questionnements soulevés par les textes philosophiques grecs.
tique matérialiste ou de la mécanique quantique, sans que la structure de la Un premier fait qui le confirme - a contrario, en quelque sorte -
langue chinoise y fasse obstacle. Aucun type de langue ne peut par lui-même est l'absence de traductions des textes littéraires grecs (poésie, théâtre)
et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit. L'essor de la pensée
en arabe, ce qui montre bien que l'on ne traduisait que ce qui répon-
est lié bien plus étroitement aux capacités des hommes, aux conditions géné-
dait à une demande dans la culture de réception.
rales de la culture, à l'organisation de la société qu'à la nature particulière de
Un autre fait qui va dans le même sens - et qui, en outre, infirme
la langue (Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, « Catégories de
pensée et catégories de langue», p. 73-74).
la thèse soutenue à la fois par Gouguenheim et par Rémi Brague
selon laquelle la pensée grecque n'a pas influencé, au fond, la culture
Mais le plus sérieux problème soulevé par les conceptions de Gou- arabo-musulmane -, ce sont les très nombreuses et parfois violentes
guenheim concernant toute cette affaire n'est pas tant le simplisme controverses qui naissent, à partir du xe siècle, parmi les intellectuels
et la superficialité de ses vues sur les langues et la traduction que musulmans concernant l'utilité du recours aux outils intellectuels
le fait que ses élucubrations soulèvent une grande question préjudi- introduits par ces traductions, notamment la logique3°.
cielle, qu'il élude soigneusement alors qu'elle hypothèque radicale- D'ailleurs, Gouguenheim ne parvient pas à nier totalement l'exis-
ment toute sa problématique. tence, dans certains milieux sociaux musulmans, d'un intérêt pour
En effet, si l'on devait suivre les thèses de Gouguenheim, consis- le contenu de certains textes grecs, mais il s'efforce de ramener cet
tant à soutenir qu'en fin de compte, tout l'effort de translation de intérêt à une dimension purement pratique, et donc à le limiter aux
la pensée philosophique grecque vers l'arabe a entièrement été le textes médicaux et aux textes techniques et scientifiques susceptibles
fait des chrétiens syriaques, si l'on devait aussi les suivre quand de trouver des applications concrètes immédiates dans la culture
il affirme que les musulmans, au fond, ne se sont intéressés ni à d'accueil (AMSM, p. 142 sq.).
ce processus de translation, ni à ce qu'il a produit ensuite - ce Mais la question de la raison des traductions de textes purement
qui aboutit à dire qu'il n'y a pas eu véritablement de philoso- théoriques, notamment les textes logiques, philosophiques, politi-
phie musulmane de langue arabe -, alors on en arriverait à une ques, reste entière, ou plutôt cette question doit recevoir le même
question considérable que nos théoriciens éludent totalement, à type de réponse de principe : si on les a traduits, c'est parce que
savoir: mais pourquoi diable y a-t-il eu ces traductions en arabe? les problématiques qui y étaient débattues intéressaient un public
Les chrétiens syriaques n'en avaient nul besoin, puisqu'on nous dans la culture d'accueil. Et l'intérêt que l'on peut porter à des textes
dit qu'ils connaissaient soit le grec, «leur langue de culture», soit purement théoriques est forcément un intérêt théorique. On peut, à
le syriaque, «leur langue liturgique et communautaire», et que les cet égard, reprendre la formulation de Charles Butterworth (1994,
textes philosophiques avaient été traduits en syriaque. Les chré- p. 26) traitant des questions que soulèvent les traductions d'Averroès
tiens syriaques n'avaient donc aucun intérêt particulier à les tra- dans les langues occidentales:
duire en arabe. [...] les savants traduisent les textes des penseurs anciens parce qu'ils pensent
L'existence même de ces traductions en arabe - existence que n'ar- que ces penseurs sont susceptibles de proposer des solutions à des problèmes
rivent pas à nier les Gouguenheim et autres Brague - devient alors qui préoccupent les penseurs récents.
proprement incompréhensible. Il y a eu un public arabophone et
musulman pour s'intéresser aux textes du savoir grec. Ce sont des 30. Cf. par exemple K. Versteegh (1977), notamment chapitre 7.
102 Les Grecs) les Arabes et nous y
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Langues sémitiques et traduction 103
~?j;
Plus généralement, le processus de translation des textes théori- L'un des problèmes les plus délicats posés par la transcription en arabe était
ques grecs vers l'arabe est, par sa globalité, son extension temporelle, l'absence totale de termes scientifiques dans cette langue : les conquérants
les moyens matériels et les cadres sociaux et institutionnels qu'il a étaient des guerriers, des marchands, des éleveurs, non des savants ou des ingé-
mobilisés, un fait historique si massif31 et si incontestable que l'on est nieurs. Il fallut donc inventer un vocabulaire scientifique et technique. Des
sidéré de constater que des «historiens» adoubés par les institutions chrétiens ont ainsi forgé, de A à Z, le vocabulaire scientifique arabe. Telle fut
universitaires puissent avoir l'audace d'en mettre en cause la réalité notamment l'œuvre d'Hunayn ibn Ishaq (809-873), le véritable créateur de la
terminologie médicale arabe, dont le génie consista non seulement à décalquer
ou la portée.
des mots grecs et à les «arabiser» en leur donnant une sonorité arabe (philoso-
C'est du refus de voir cette évidence que dérive, au fond, l'in-
phia devenantfalsafa), mais aussi à inventer des équivalents arabes en prenant
capacité de Gouguenheim à réaliser que la traduction des œuvres appui sur le sens des mots : le mot pylore, en grec, qui veut dire «gardien », a
philosophiques grecques en arabe ne peut en aucune manière se par exemple été rendu par le mot arabe bawwâb (<<portier») (AMSM, p. 88).
ramener à de simples considérations de congruence ou de diver-
gence de systèmes linguistiques. À cet égard, il faut penser à la célè- Et, évoquant avec chaleur le rôle de l;Iunayn ibn Ishaq, le « prince
bre formule d'Edmond Cary : «La traduction littéraire n'est pas des traducteurs », il ajoute:
une opération linguistique, c'est une opération littéraire », et la Il fallait pour cela admirablement maîtriser les trois idiomes, grec, syriaque
transposer à la question qui nous occupe ici en disant: la traduc- et arabe. Quiconque a jamais dû faire œuvre de traducteur mesurera le talent
tion philosophique n'est pas une opération linguistique, c'est une d'Hunayn ibn Ishaq (ibid.).
opération philosophique.
Il n'y a rien, dans tout cela, à quoi ne souscriraient pas, au moins
Un autre aspect des spéculations de Gouguenheim sur la traduction
dans les grandes lignes33 , tous ceux qui connaissent l'histoire du pro-
nous semble renfermer une incohérence de taille. Cette incohérence
cessus de transfert de l'héritage culturel grec vers l'arabe. Mais là
concerne sa représentation du processus général de transfett des textes
où apparaît l'incohérence globale de la réflexion, c'est lorsque l'on
grecs vers l'arabe via le syriaque. Nous avons vu (section 1 ci-dessus)
confronte ce qui est développé dans ce chapitre, sur le rôle de la
que Gouguenheim, prétendant révéler à un monde ignorant ou dupé
langue syriaque comme pivot de la transmission du grec vers l'arabe,
une vérité cachée, insiste avec force, tout au long du premier chapitre de
et sur « l'admirable maîtrise des trois idiomes» dont les intermédiaires
son ouvrage, sur le rôle décisif des traductions du corpus philosophique
chrétiens orientaux ont fait montre au cours de ce processus, avec
et scientifique du grec au syriaque comme préalable historique à la tra-
la thèse, développée au chapitre IV, sur l'inaptitude constitutive des
duction en arabe de ce même corpus. Il thématise le rôle du syriaque,
langues sémitiques à véhiculer un contenu originellement rédigé en
«langue de culture» (AMSM, p. 85), et rappelle doctement :
grec. En effet, que l'on sache, et Gouguenheim le dit lui-même expli-
Par sa structure, le syriaque est une langue proche de l'hébreu et de l'arabe, citement, le syriaque est une langue sémitique «proche de l'hébreu et
ce qui facilitera la tâche des traducteurs lorsqu'ils feront la transcription en de l'arabe» (AMSM, p. 85).
arabe des œuvres grecques déjà traduites dans leur langue (ibitl).
Si nous devons croire ce qu'il nous dit dans son chapitre l sur le
Puis, se donnant la peine d'évoquer certains aspects techniques de rôle du syriaque, ce que nul ne conteste, alors il s'ensuit qu'il n'y a
la traduction vers l'arabe, il écrir32 : pas vraiment eu de problème dans le passage du grec au syriaque,
et que tout le développement contenu dans son chapitre IV sur
l'impossible communication entre langues indo-européennes et lan- qui, faut-il le souligner, ne connaît absolument pas, dans la langue
gues sémitiques est vide de sens. d'origine, la même spécialisation et peut donc renvoyer au français
Outre les thèses générales qu'il présente concernant la question « savants!scientifiques».
de la traduction du patrimoine philosophique et scientifique grec en Il n'entre pas dans le propos du présent texte de tenter de corriger
arabe, thèses dont nous venons de donner un compte rendu critique, les distorsions que les présupposés de Gouguenheim lui imposent,
Gouguenheim ne se prive pas, à l'occasion, sous forme de brefs pas- déformant la réalité de ce qu'il en était vraiment, du point de vue
sages assénés avec autorité, de présenter des «exemples concrets» des- historique, du statut des 'ulüm (pluriel de 'ilm) dans la culture isla-
tinés à bien faire percevoir au non-spécialiste certaines particularités mique. On se contentera de signaler ici qu'il existe en arabe toute
de la langue arabe révélant ses insuffisances intrinsèques ou, à tout le une littérature ancienne relative à l'énumération et à la classification
moins, son incurable engluement dans une idéologie religieuse rétro- des sciences, et que l'un des plus anciens textes de ce type est le
grade. Il vaut la peine, pour l'édification du lecteur de bonne foi, de Kitdb I/:t$d' al-' Ulüm (Le Livre de l'inventaire des sciences), du philo-
relever et d'analyser quelques-uns de ces «exemples». sophe al-Farabï (mort en 950). Or, par rapport aux allégations de
Commençons par ce passage qu'il consacre aux termes arabes pour Gouguenheim sur « le terme de science en terre d'Islam », le lecteur
«science» et «savant» : qui aurait la curiosité de feuilleter cet ouvrage, dont il existe plu-
sieurs éditions, sera surpris de voir que non seulement les sciences
1lm désigne les «sciences coraniques» : la psalmodie du Coran, la grammaire de
la langue coranique, les circonstances des révélations des versets, la vie de Maho-
religieuses n'y occupent pas une place exclusive, mais qu'elles ne sont
met, et ces disciplines constituent le domaine du savant par excellence, âlim, même pas placées dans un position particulièrement privilégiée. Le
terme mieux connu sous sa forme plurielle d'ulamâlulémas (AMSM, p. 138). classement d'al-Farabï est le suivant : sciences du langage, logique,
sciences du nombre, sciences naturelles, métaphysique, science poli-
Le caractère pernicieux de cet argument est qu'il est vrai dans une tique, droit et enfin théologie. Certes, al-Farabï était un philosophe
acception strictement limitée et, en quelque sorte, «circulaire» : à et son classement obéissait à des considérations liées à ses concep-
condition, en effet, que l'on vise le domaine spécifique des «sciences tions philosophiques35 • Mais l'existence de cet ouvrage et l'époque de
islamiques34 », il va de soi que le terme 'ilm (pluriel 'ulüm) désigne sa rédaction suffisent à frapper de nullité toutes les affirmations de
bien des disciplines religieuses. Mais Gouguenheim généralise Gouguenheim en la matière.
subrepticement: Il serait par ailleurs facile de renvoyer Gouguenheim, présenté
Par ailleurs, les termes de « science» ou de « savant» avaient en terre comme spécialiste d'histoire de l'Occident médiéval, au contenu du
d'Islam un sens spécifique; c'est pourquoi il faut se garder d'attribuer terme latin de scientia qui, à peu près à la même époque, a exacte-
aux «savants» (ulémas) musulmans, spécialistes du Coran, des hadiths ment les mêmes connotations que le terme 'ilm. Ainsi J.-R. Ladmiral
ou du droit, le même état d'esprit qu'aux savants de l'Antiquité (AMSM, (1979, p. 107), discutant de la question de l'acception du terme
p. 16). « science(s)>> à travers le temps, observe:
On appréciera, en passant, le procédé qui consiste à propo- D'ailleurs, en latin d'église aussi, la théologie est Science, scientia sacra.
ser comme allant de soi le pluriel «francisé» ulémas, entré dans la
langue avec des connotations spécifiques, comme s'il n'introduisait 35. On notera en passant qu'al-Farabi, maître en logique du grand grammai-
aucune distorsion sémantique par rapport au pluriel arabe 'ulamd', rien Ibn al-Sarrag (mort en 928) et disciple de ce dernier en grammaire, met
en tête la «science du langage» ('ilm al-lisdn) et la logique ('ilm al-mantiq),
pour pouvoir faire valoir, conformément à la vision des philosophes, que ces
34. On ne dit normalement pas «sciences coraniques », à moins de viser de deux sciences partagent un objet commun, le langage, mais que la première y
façon très étroite les disciplines qui étudient directement le texte du Coran. Mais étudie ce qui est spécifique à une langue, sa grammaire, et que la seconde y
peut-être Gouguenheim emploie-t-il délibérément ce terme pour induire chez le étudie ce qui est commun à toutes les langues, l'expression claire et logique de
lecteur des connotations négatives. la pensée.
~
106 Les Grecs) les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 107
Mieux, comparant le terme français «science» au terme allemand [...] le mot communion est étranger à l'islam et à la langue arabe. Tout
comme d'ailleurs le mot de personne, qui découle de la réflexion sur Dieu-
WissenschaJt, Ladmiral souligne opportunément les différences cultu-
Trinité.
relles, encore actuelles, d'extension et de compréhension des deux
termes, et ajoute (ibid) : L'arabisant, qui connaît, pour traduire le mot «personne», de
À la limite même, chez certains auteurs encore contemporains comme Hei-
nombreux et anciens correspondants arabes 37 comme sa!s$, fard,
degger, la théologie est une Wissenschaft. 'insdn, nafi, ddt, basar, et encore quelques autres, en cherchant
bien, est rassuré sur le fait qu'il parle bien la même langue que le
Bien sûr, faire de telles observations suppose une véritable connais- père Moussali : ce que le saint homme vise, c'est évidemment la
sance de l'histoire et de la culture de l'Europe... ou plutôt les personnes de la Trinité. Et, de fait, ce concept très
Passons à un autre morceau de bravoure de Gouguenheim, concer- spécifiquement chrétien n'avait pas d'équivalent arabe ancien, et
nant cette fois le mot «personne». En page 162 de son texte, on peut les communautés arabes chrétiennes ont donc arabisé en ' uqnum
lire ce qui suit : le terme-concept grec idoine38 • C'est cela que le père Moussali veut
La naissance, dans le monde chrétien, de ce que les historiens appellent faire valoir, et rien d'autre - surtout pas que l'arabe ne possède
l' « État moderne », est fruit de l'héritage politique et juridique des mondes pas de mot et (par une implication d'ailleurs douteuse39) de concept
romain et germanique et [de] la pensée grecque. pour «ce que nous appelons personne» en général40 • On voit, ici
encore, que Gouguenheim n'a, pour faire passer son idéologie,
Et d'ajouter quelques lignes plus loin : aucun scrupule intellectuel ni vis-à-vis de ses lecteurs, ni même vis-
Que l'on songe simplement qu'il n'y a pas, en arabe, de mot pour traduire à-vis de ses sources.
ce que nous appelons «personne », et à l'importance de ce concept dans le Passons à un autre exemple qui met en jeu le concept de «raison»
droit occidental. dans le Coran. Dans une section de son chapitre II qu'il intitule har-
Cette «information» assénée avec une tranquille assurance est immé- diment «Le filtre des mots : raison et rationalisme en Grèce et dans
diatement suivie d'une note renvoyant à un ouvrage du père lazariste
Antoine Moussali, intitulé La Croix et le croissant. Le christianismeface à 37. Correspondants dont l'usage définit dans quels contextes chacun doit
l'islam. Cet ecclésiastique jouit dans certains milieux catholiques d'une traduire le mot français «personne ». Cette situation n'a rien de spécifique à
l'arabe. Le lecteur, un peu familier avec une langue culturellement aussi proche
excellente réputation non seulement en raison de la croisade (pacifi- du français que l'est l'anglais, pourra vérifier qu'il n'y a pas un mot anglais
que) qu'il n'a cessé de mener, sa vie durant, pour appeler la jeunesse unique (pas même le cognat 'person') pour traduire le mot français en tous
chrétienne arabe à cultiver sa foi et à se garder d'un œcuménisme trop contextes.
38. Est-il besoin de rappeler les enjeux et luttes qui ont opposé les chrétiens
facile à l'égard des autres «religions du Livre36», mais aussi en raison d'Orient à Byzance autour du débat complexe sur <da personne du Christ,)?
de sa parfaite connaissance de la langue arabe (qu'il a même enseignée 39. Un exemple expliquera le caractère douteux de l'inférence: en arabe le mot
à l'université d'Alger). La référence à cet auteur doit donc être prise au 'insan désigne «l'homme» comme espèce, sans aucune référence à son sexe, par
sérieux, et ce malgré la surprise et la perplexité de l'arabisant devant oppostion à ragul, le mâle humain. Il en va de même pour le latin homo par oppo-
sition à vir, ou pour l'allemand Mensch par opposition à Mann. En revanche, le
une assenion du type de celle qui est rapponée par Gouguenheim. français ne possède pas de mot pour désigner spécifiquement l'homme comme
Mais, en fait, le retour à la source de l'information révèle, ici encore, espèce. Comment jugerait-on un «penseur» qui en inférerait que le français ignore
une déformation (ou une grave incompréhension) de ce dont il était le concept qu'il y a derrière les mots arabe, latin ou allemand de la première
question. Pour le père Moussali, en effet, série?
40. Notons en passant que le mot français «personne» a un étymon latin qui
signifie originellement «masque» (de théâtre) et qu'il a connu, à partir de cette
origine très spéciale, une dérive sémantique qui, sans doute par l'intermédiaire de
36. En fait, pour le père Moussali, le christianisme n'est pas une « religion du l'idée de «rôle», a progressivement abouti au contenu lexical moderne de ce mot,
Livre», mais <da religion d'une Personne vivante qui s'appelle Jésus-Christ» ... notamment dans son aspect juridique.
108 Les Grecs, les Arabes et nous -' Langues sémitiques et traduction 109
le monde musulman », Gouguenheim évoque «une Grèce à l'esprit quelle est son intention perlocutoire : suggérer que l'on parle bien
"dionysiaque"» et ouverte à l'analyse rationnelle des phénomènes. Et peu de «raison» dans le Coran...
il enchaîne : Mais encore faudrait-il avoir examiné un peu plus sérieusement
En revanche, la révélation coranique se meut dans un autre univers, indif- la structure lexicale de ce texte concernant les notions de «raison»
férente à l'origine à toute perspective scientifique. Cette extériorité à la rai- et de «comprendre» - puisque aussi bien on nous dit qu'il s'agit
son est d'autant moins étonnante que l'islam est fondé sur une révélation, ici «des dérivés de la racine '-q-/ connotant le fait de comprendre ».
laquelle suppose et se contente de l'adhésion de la foi. La vérité religieuse On voit d'emblée que les formes verbales du texte arabe auxquelles
se prouve par elle-même, par sa manifestation, en l'occurrence, la descente il est fait référence ont fait l'objet d'une transposition en fran-
(tanzîl) des versets coraniques révélés au Prophète. Ajoutons cet élément çais, puisque l'on a changé de base lexicale, passant de «raison»
important, que souligne D. Urvoy: le vocable arabe 'aql, qui désigne le mot à «compréhension ». Cela n'a, en soi, rien de scandaleux, le tra-
« raison », ne figure pas comme substantif dans le Coran où l'on ne trouve ducteur étant avant tout tenu de proposer un texte lisible dans la
que des dérivés de la racine '-q-l connotant le fait de comprendre (AMSM, langue-cible. Mais, dès qu'il s'agit de conduire une analyse concep-
p. 139-140). tuelle42 , qu'elle vise à caractériser «la pensée arabe et islamique» ou
Suit un renvoi à un ouvrage intitulé Histoire de la pensée arabe et à statuer sur «la raison dans le Coran », ce genre d'approximation
islamique, signé par Dominique Urvoy, et plus spécifiquement à la n'est plus admissible. Il faut traiter les choses de façon un peu plus
précision «philologique» suivante : scrupuleuse.
Sans prétendre vouloir le faire ici, nous évoquerons rapide-
Le plus souvent (quarante-neuf occurrences seulement) sur le thème: ne
ment quelques données relatives à la notion de «comprendre»
comprenez-vous pas? Voir D. Urvoy, Histoire de la pensée arabe..., op. dt.,
dans le Coran, qu'aucune analyse crédible ne peut se permettre
p. 46 (AMSM; p. 246, n. 44).
d'ignorer.
Nous éviterons ici le grotesque d'une discussion «théologique» Il y a, dans le texte coranique, au moins trois racines produi-
avec Gouguenheim sur la révélation, 1'« adhésion de la foi» et la vérité sant des formes verbales que le français rendra normalement par
religieuse qui «se prouve par elle-même41 ». Nous nous contenterons «comprendre» : les racines fh-m, fq-h et '-q-/. La première, fh-m,
donc d'examiner brièvement la teneur de l'argument «linguistique» bien qu'elle soit associée au verbe arabe le plus courant pour tra-
fondé, semble-t-il, sur l'autorité de D. Urvoy. duire «comprendre», JahimlyaJham, n'apparaît qu'une seule fois
Corrigeons d'emblée l'information textuelle donnée dans la note dans le Coran, et encore, seulement sous sa forme factitive, Jahham,
et qui, telle qu'elle est rapportée, est fausse. Le verbe 'aqa/ / ya' qi/ « faire comprendre ». La deuxième, fq-h, plutôt associée à la notion
apparaît bien quarante-neuf fois dans le texte coranique, mais ce d'un «comprendre» lié à l'acquisition d'un savoir43 , a, dans le texte
nombre correspond à la totalité des occurrences (Gouguenheim dit coranique, cinq réalisations verbales, alors que la troisième, dont
«le plus souvent»). En outre, sa conjugaison à la deuxième per- parlent Urvoy et Gouguenheim, en a quarante-neuf. Elle est donc
sonne du pluriel de l'inaccompli, à laquelle semble faire référence très significativement plus fréquente, et la modalité de «compréhen-
la note de Gouguenheim, est représentée dans vingt-quatre de ces sion» qu'elle exprime est donc indiscutablement la modalité domi-
occurrences. Quant au commentaire «quarante-neuf occurrences nante de cette notion dans le Coran. Or, si l'on essaie de cerner ce
seulement », il est, en l'absence d'éléments de comparaison, évi- qui caractérise cette modalité, la première chose qu'il y a à en dire
demment dénué de toute valeur statistique. Mais il est aisé de voir est qu'elle est reliée au substantif 'aql qui traduit le français «rai-
42. Sur un projet vieilli mais méthodologiquemem sérieux de ce type, cf. M. Allard
41. Cette affirmation n'est peut-être qu'un écho de celle d'E. Renan (1862, et al. (1963).
p. 27-28) selon lequel l'islam se résume à <<une éternelle tautologie: Dieu est 43. À cette racine est lié le mot faqrh qui, comme adjectif, signifie « docte» et,
Dieu». comme substantif, signifie «jurisconsulte».
"'IIIl!!!I'".
110 Les Grecs, les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 111
son44 ». Autrement dit, le «comprendre» dont il est question dans non musulmans, et, avec l'expansion de l'islam, les musulmans non
les formes verbales construites sur cette racine est raisonné, fondé arabophones sont devenus de plus en plus nombreux (et aujourd'hui
sur la raison, par opposition à un «comprendre» intuitif ifahim) très largement majoritaires).
ou cognitif ifaqih). Il faudrait certes une analyse systématique qui L'articulation des deux notions ne relève ainsi ni du purement lin-
sort du cadre du présent texte pour établir fermement cette analyse, guistique ni du purement religieux, mais, précisément, du culturel
mais un argument au moins permettra de lui donner quelque fon- qui articule, sans les confondre, ces deux dimensions et bien d'autres.
dement, celui de la traduction de certaines des occurrences du verbe C'est donc un truisme que d'affirmer :
'aqal/ya'qil : ainsi, la formule «a-fa-ld ta'qilüna», très fréquente
dans le Coran, est rendue par le même traducteur tantôt par «ne Or l'univers arabe ne peut être réduit à une seule foi, pas plus de nos jours
qu'au Moyen Âge (ibid.).
comprenez-vous donc pas?», et tantôt par «êtes-vous donc dépour-
vus de raison?» En revanche, dès qu'il s'agit de penser la conjonction de ces deux
Nous ne poursuivrons pas plus avant cette discussion, mais nous dimensions, notamment dans l'adjectif «arabo-musulman» lorsqu'il
pensons qu'elle suffit à donner la mesure du crédit qu'il convient qualifie, par exemple, la culture ou la civilisation, alors le discours
d'accorder aux « analyses» de Gouguenheim, et de ses maîtres à pen- de Gouguenheim devient d'une inextricable confusion. En voici une
ser sur ce point. illustration :
La civilisation arabe n'est pas la civilisation musulmane : il y a, d'un
côté, ce qui fut produit par des Arabes, de toutes confessions, en langue
LANGUE ARABE ET ISLAM arabe, et, de l'autre, ce qui porte l'empreinte de la foi islamique. (...]
L'intersection de ces deux mondes est certes loin d'être vide, les penseurs
La question des modalités d'articulation de l'arabité et de l'islam musulmans s'étant exprimés en arabe; mais la place prise par les Arabes
est une de celles sur lesquelles le texte de Gouguenheim est le plus chrétiens ou sabéens dans la formation d'un socle culturel au sein du Dar
inextricablement confus et, pour cette raison même, le plus révélateur al-Islam, entre les VIle et xe siècles, montre aussi la distinction de ces deux
du fond de son idéologie. ensembles. (...] Aussi importe-t-il de ne pas identifier civilisation musul-
En effet, lorsqu'il souligne la nécessité de distinguer la dimension mane et civilisation arabe. On ne peut éclipser le rôle crucial des Persans,
arabe de la dimension islamique, par exemple lorsqu'il écrit: convertis à l'islam tout en demeurant dépositaires de leur culture. Dans le
même temps, cette civilisation arabe était incluse dans l'espace politique de
Une autre approximation consiste à faire du monde islamique un bloc l'Islam (AMSM, p. 169-170).
homogène, et à confondre en particulier arabité et islamisme, attribuant à
l'Islam, civilisation fondée sur une religion, ce qui relève de la culture de Que tirer d'un passage comme celui-ci, sinon que l'auteur d'un
langue arabe (AMSM, p. 15), tel propos n'arrive pas à penser clairement l'articulation, dans la
culture arabo-musulmane, de composantes religieuses (musulmane,
on ne peut contester le bien-fondé de cette distinction, dans son chrétienne, juive, zoroastrienne) et communautaires (arabe, persane,
principe tout à fait légitime, ne serait-ce que du fait que l'arabité copte, berbère, etc.) variées, et de la dimension linguistique unifiée
renvoie à la dimension linguistique, alors que l'islamité relève du reli- par l'adoption de la langue arabe comme langue de culture? Il semble
gieux. Au demeurant, et sans même remonter à l'époque antéisla- bien que Gouguenheim ne puisse accepter l'idée que les chrétiens
mique, il a toujours existé des Arabes (c'est-à-dire des arabophones) arabisés ont, au même titre que les Persans islamisés et les autres
communautés, contribué à élaborer la culture arabo-islamique45 •
44. Étymologiquement, la racine en question dénote proprement la notion
de « lien/entrave ». Le processus de dérivation sémantique qui conduit à « rai- 45. Le lecteur ne manquera pas de relier ce fait à la question, discutée plus
son» est assez aisément perceptible, mais son analyse ne nous retiendra pas haut, de la signification et de la portée de la traduction en arabe de l'héritage
ici... théorique grec par les Syriaques: c'est bien sûr en tant qu'apport à la culture
~.
112 Les Grecs, les Arabes et nous Langues sémitiques et traduction 113
Ici encore, on peut aisément montrer, dans le discours même de Une chaîne de nécessités dérive de cette position remarquable du Livre de
Gouguenheim, l'incohérence de sa réflexion: en effet, parler, comme Dieu et de l'Écriture divine, à laquelle l'ensemble de la société se soumet.
il le fait, de « la place prise par les Arabes chrétiens ou sabéens dans Une chaîne équivalente, soutenue par la structure de la langue arabe, asso-
la formation d'un socle culturel au sein du Dar al-Islam, entre les cie les mots au sein du Coran, non par enchaînement syntaxique, mais par
VIle et xe siècles», n'a de sens que dans la mesure, précisément, où
homophonie, résonance auditive et affective (AMSM, p. 193-194, souligné
par moi).
l'on reconnaît que l'activité de ces agents historiques participait à
l'élaboration de quelque chose de commun avec les autres compo- Ainsi, la structure de la langue arabe se trouverait indissoluble-
santes de la société arabo-musulmane. Essayer de les dissocier de ce ment associée à celle du texte coranique, et l'affirmation, déjà citée,
processus est aberrant, puisque cela aboutirait précisément à rendre selon laquelle « la langue arabe est une langue de religion» (AMSM,
leur activité historiquement insignifiante. p. 136), réfère en fait à une religion bien définie.
Mais il faut faire un pas de plus dans l'analyse pour mesurer la C'est aussi dans cette optique, bien évidemment, qu'il faut resituer
profondeur de la confusion des « réflexions» de Gouguenheim sur tous les développements, discutés plus haut, sur les «limites intel-
les relations entre islam et langue arabe et en apprécier toute la lectuelles» des langues sémitiques, même s'il est maintenant aisé de
signification. comprendre que derrière cette formulation générale, c'est essentielle-
En effet, d'un côté, il est amené, pour tenter d'étayer la thèse selon ment la langue arabe, en tant que langue de l'islam, qui est visée.
laquelle la langue arabe doit tout, en ce qui concerne ses capacités On pourrait alors se demander pourquoi Gouguenheim a formulé
comme langue savante, à l'activité des chrétiens syriaques, à sures- ses critiques « linguistiques» en termes généraux, parlant de «langues
timer le rôle de ces derniers dans l'élaboration de la culture arabo- sémitiques» et de langues «indo-européennes ». Il est probable que
musulmane, allant jusqu'à des affirmations dont l'outrecuidance fait c'est pour inscrire son discours dans un paradigme bien établi, celui
sourire, comme : qui, depuis la réinterprétation idéologique des découvertes de la lin-
Les chrétiens syriaques, nestoriens ou monophysites furent donc à la source guistique historico-comparative par le romantisme allemand, a donné
de la culture écrite arabo-musulmane (AMSM, p. 86); un fondement pseudo-scientifique aux discours sur «esprit de la lan-
gue» et «visions du monde». C'est largement sur ce paradigme que
ou encore: se fondent les théories de Renan, dont les thèses de Gouguenheim ne
nous paraissent de ce point de vue constituer qu'une variante.
Lorsque l'on parle de «culture arabo-musulmane» pour les VIle-x" siècles, on
commet un anachronisme - ou l'on se livre à un tour de passe-passe -, car
Une autre question peut être ici soulevée: celle de savoir comment
cette culture ne fut alors guère musulmane et ne fut arabe que par ricochet au juste s'articulent la critique de l'arabe, langue sémitique, et l'isla-
(AMSM, p. 81). mophobie, qui a priori ne relève pas d'une problématique de com-
paraison des systèmes linguistiques. C'est encore à Renan qu'il faut
Mais, d'un autre côté, et en raison de sa perception de la rela- revenir pour comprendre les modalités de cette articulation. Par
tion qui existe entre langue arabe et islam (notamment à travers le exemple, après avoir soutenu que
texte coranique), il est amené à faire de cette langue quelque chose
d'intrinsèquement musulman, et donc, à ses yeux, de fondamentale- l'absence de culture philosophique et scientifique chez les Sémites tient, ce
ment borné et limité. C'est ce qui l'amène à dire, entre autres : me semble, au manque d'étendue, de variété et, par conséquent, d'esprit
analytique qui les distingue (HGLS, p. 8),
arabo-islamique en formation que cette contribution tire toute sa portée Si l'on objecte le développement philosophique et scientifique des Arabes
historique. sous les Abbassides, il faut répondre que c'est un abus de donner le nom
114 Les Grecs, les Arabes et nous ~ Langues sémitiques et traduction 115
;'!~~:
de philosophie arabe à une philosophie qui n'est qu'un emprunt fait à équivoque les conclusions qui lui semblent ressortir de ses théories,
la Grèce, et qui n'a jamais eu aucune racine dans la péninsule Arabi- lorsqu'il écrit:
que. Cette philosophie est écrite en arabe, voilà tout. Elle n'a fleuri que
dans les parties les plus reculées de l'empire musulman, en Espagne, au À l'heure qu'il est, la condition essentielle pour que la civilisation euro-
Maroc, à Samarkand, et, bien loin d'être un produit naturel de l'esprit péenne se répande, c'est la destruction de la chose sémitique par excellence
sémitique, elle représente plutôt la réaction du génie indo-européen de [...], la destruction de l'islamisme (HGLS, p. 27).
la Perse contre l'islamisme, c'est-à-dire contre l'un des produits les plus
purs de l'esprit sémitique (HGLS, p. 10).
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118 Les Grecs} les Arabes et nous
ce long âge sombre, conservatoire glacé d'un savoir grec en léthargie. stoïcisme latin, par exemple - ou ultérieure; les autres apports (ara-
Étrangement, toutefois, au regard des attentes suscitées, l'histoire de la bes, sanskrits, persans) contribuent à l'infléchir dans certaines direc-
contribution de la philosophie arabe est demeurée un peu en retrait. tions, mais demeurent secondaires.
En dépit d'un certain nombre d'études ponctuelles sur différents pen- 4- L'âge d'or de la philosophie islamique a en commun avec celui
seurs islamiques, en dépit d'une conscience toujours plus aiguë de l'im- de la philosophie grecque et avec celui de la philosophie classique
portance du moment avicennien dans l'histoire de l'ontologie, il nous d'avoir été contemporain d'un âge d'or des sciences mathématiques.
manque, pour ainsi dire, le cadre général, et la périodisation organisa- Il existe donc une évolution temporellement continue, des Grecs à
trice. C'est cette absence, semble-t-il, associée à la difficulté intrinsèque l'âge classique, d'une certaine forme de savoir associant création phi-
du problème - quoi de plus difficile que de comprendre en philosophe, losophique et scientifique. Ce continuum se décline selon trois lan-
et non en doxographe, l'histoire de la philosophie? -, qui laisse même gues: grec, arabe et latin (et/ou langues vernaculaires européennes).
le champ trop libre à certaines dérives actuelles2 • Ces quatre affirmations peuvent être synthétisées ainsi: l'histoire
de la philosophie islamique est celle des transformations, opérées à
Je voudrais, dans les pages qui vont suivre, défendre et illustrer une l'intérieur de certains corpus philosophiques grecs, dans le contexte
thèse. La thèse s'articule autour des affirmations suivantes : d'un développement sans précédent de la théologie rationnelle et des
sciences mathématiques, «à la mesure de la modernité classique».
Pour ne pas m'en tenir à un plan purement général, j'illustrerai,
1- L'histoire de la philosophie islamique n'est pas l'histoire des pen-
dans les pages qui vont suivre, cette thèse en proposant quelques jalons
seurs islamiques qui se sont réclamés des Grecs, mais doit englober
d'une histoire encore à écrire des débuts de la philosophie arabe. J'in-
l'histoire de la théologie rationnelle islamique, appelée communément
sisterai tout particulièrement sur le fait que le recours aux textes grecs
kalâm (sur un mode déontique, ou peut-être polémique, cette thèse
n'est pas une donnée préalable mais une réponse à certains problèmes
peut se récrire ainsi : nul ne sera jamais historien de la philosophie
philosophico-théologiques qui se sont posés en tant que tels, je veux
islamique qui ne connaît pas parfaitement les doctrines des penseurs du
dire comme problèmes et non comme philosophèmes d'école. Je plaide
kalâm et leur rôle dans l'histoire de la philosophie en terre d'Islam).
donc pour une nouvelle périodisation de l'histoire de la philosophie
2 - Les corpus grecs sont lus par les philosophes islamiques dans
arabe, dictée par l'évolution des problèmes théoriques et des types de
le cadre d'une réflexion sur des problèmes philosophiques actuels. Il
solutions qui leur ont été apportés.
n'y a pas d'absorption passive du «legs» grec (précédant ou non une
«phase» « créative»), mais une utilisation active de tel ou tel de ses
aspects, que l'on décide, en fonction de problèmes actuels, de réacti-
PHILOSOPHIE ISLAMIQUE: CRITÈRES D'IDENTIFICATION,
ver, et dont la lecture accompagne l'activité philosophique.
TERMINOLOGIE, NAISSANCE
3 - La référence grecque est fondamentale dans la philosophie isla-
mique, ni plus ni moins que dans toute philosophie antérieure - le
Le terme fa/safa n'est ni plus ni moins arabe que le terme philo-
2. En ce sens, la communauté scientifique des arabisants a une certaine res- sophie n'est français : c'est dans les deux cas une translittération du
ponsabilité dans la possibilité même d'un Gouguenheim, cf. Aristote au Mont- grec <j>lÀoao<j>(a. Cette translittération arabe reflète une situation histo-
Saint-Michel. Les racines grecques de l'Europe chrétienne, Paris, Seuil, «L'Univers rique simple : c'est en Grande Syrie et en Égypte hellénisées que les
historique», 2008. J'avais, deux mois avant la sortie de ce pamphlet, tenté d'en-
diguer la vague idéologique dont il constitue l'expression malhabile dans la confé- Arabes firent la connaissance de la philosophie. Ce n'est pourtant pas
rence «Pour l'étude de la culture arabe », tenue le 21 février 2008 aux Causeries la seule discipline grecque qu'ils découvrirent alors. Ils rencontrèrent
des Belles-Lettres à l'invitation de Jean-Christophe Saladin. Le texte en est paru également les mathématiques, l'astronomie, dont ils traduisirent, plutôt
immédiatement sur le site oumma.com et il a été repris depuis dans l'Agenda de la
qu'ils ne translittérèrent, les dénominations: 'umm al-ta'dJlm rendait
pensée contemporaine 11, 2008, p. 181-213, ainsi qu'en traduction italienne dans la
revue Micromega 5, 2008, p. 183-202 sous le titre Esistono le 'civiltà'? très exactement aL /lU8YJ/lU'tLxal ÈnLO'tfJ/lUL, de même que 'ilm al-
124 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 125
falak (ou al-nujum) constituait une traduction de i} àO'tQovoJ..LtxTJ (ou philosophique du côté de l'Islam - chaque philosophe articulant cette
àO'tQOAOYLXTJ) È3tLa'tfJ~l]. Dans la décision de translittérer plutôt que de difficile entreprise en des inflexions qui lui furent propres. Il faut insister
traduire le terme grec <j>LAoao<j>Ca, il y avait donc sinon un choix, du d'emblée sur ce point : c'est l'Islam qui a vu se constituer « le Dieu des
moins un présupposé, dont il convient d'être conscient : la philosophie philosophes et des savants» en objet philosophique. Les Pères de l'Église,
n'est pas, ou pas seulement, une discipline universelle, c'est aussi un même influencés par le platonisme, même au fait de techniques de
champ d'activité intellectuelle lié à des aspects spécifiques de la culture disputation raffinées, restent, précisément, des théologiens - de même
grecque classique, hellénistique, romaine et proto-byzantine. Précisons d'ailleurs que plus tard les théologiens islamiques, y compris les plus
aussitôt, contre les extrapolations des demi-habiles, qu'il n'y a rien là créatifs au plan spéculatif. Les uns comme les autres ont un dogme à
qui doive être interprété comme un jugement de valeur ou d'aptitude. défendre et il ne leur viendrait jamais à l'esprit de construire leur champ
Il ne s'agit de dire ni que la philosophie devait être pratiquée par une disciplinaire - qu'ils appelleraient qui plus est « philosophie» - contre,
humanité supérieure qu'on identifiera au peuple grec (ou aux peuples ou en dehors de, la religion révélée par la Bible ou le Coran. Certains
hellénophones), ni a contrario qu'elle se borne à véhiculer une idéologie d'entre les philosophes musulmans ont été les premiers à revendiquer
culturelle parmi d'autres. Il faut au contraire se rappeler que l'année où l'autonomie de la philosophie à l'égard du champ religieux ou, pour
l'empereur chrétien Justinien interdit par un édit l'enseignement de la le dire plus techniquement et moins anachroniquement, à considérer
philosophie (529) - c'est en réalité sans doute la philosophie païenne la religion révélée comme la restriction à certains aspects sociologiques
qui était visée3 -, cette discipline a déjà un nom et une existence grecs d'une vision plus générale de l'homme et du monde.
depuis plus d'un millénaire. Il était donc bien compréhensible qu'elle
se caractérisât par un certain nombre de traits, qui n'étaient pas forcé-
ment tous homogènes, ni même conciliables. Dans son acception néo- PENSÉE TARDa-ANTIQUE ET PROTO-BYZANTINE
platonicienne - qui est l'acception dominante du me au vt' siècle -, la
philosophie est un discours sur le monde et sur l'âme qui véhicule un La falsafa, nous venons de le souligner, désigne une activité socio-
certain nombre de thèses heurtant de front le dogme chrétien (les trois intellectuelle déterminée. Ne confondons pas, toutefois, le nom et la
plus « célèbres» étant le polythéisme en théologie, l'éternité du monde chose : aux côtés de cette « philosophie» rivale du christianisme, on
en cosmologie et l'absence de survie personnelle en psychologie). Loin trouvait des domaines moins sensibles intégrés au cursus scolaire chré-
d'être seulement une façon d'envisager et de combiner des concepts, sa tien, et même des tentatives pour plier à un cadre chrétien des schèmes
pratique semble indissociable de l'assertion de thèses eschatologiques radicalement païens. La partie du cursus philosophique que les écoles
fortes. C'est la raison historique pour laquelle les Arabes, comme les chrétiennes n'hésitèrent pas à reprendre fut la logique. Et encore point
théologiens chrétiens avant eux, ne pouvaient faire abstraction de la la logique dans sa totalité, mais tout ce qui concernait les catégories,
détermination culturelle païenne de la « philosophie». Et c'est la raison les propositions et les raisonnements simples, à l'exclusion de la théorie
pour laquelle l'appellation de « philosophe» est moins générique, à la de la démonstration. Il s'agissait donc davantage d'une ontologie rudi-
fin de l'Antiquité puis chez les Arabes, qu'elle ne l'est pour nous. Les mentaire - classant un certain nombre de termes premiers: substance,
Arabes héritent de l'Antiquité tardive l'idée d'une certaine affinité entre espèce, genre, différence, accident, propre, etc. - que d'une théorie de
philosophie et paganisme. Une grande partie de leurs efforts va consis- la science. Il y avait là une double raison, négative et positive. Tout
ter à tirer l'Islam du côté du paganisme philosophique et le paganisme d'abord, la théorie de la démonstration d'Aristote ne prend sens que
rapportée à sa métaphysique et à sa biologie, deux domaines qui étaient
3. Cela ressort d'un poème en l'honneur de Menas, grand juriste et philoso-
pour leur part délaissés. En second lieu, l'Empire romain d'Orient est
phe, Préfet du prétoire l'année même de la fermeture de l'École néoplatonicienne
païenne et pourtant loué comme disciple de Platon. Cf. M. Rashed, « Menas, Pré- à cette époque la proie de violentes querelles théologiques, concen-
fet du prétoire (528/9) et philosophe: une épigramme inconnue», Elenchos, 21 trées sur deux sujets principaux: la Trinité et l'Incarnation. Or ces
(2000), p. 89-98. deux problèmes, qui mettent en jeu la structure de la substance, sont
126 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 127
exprimés dans le langage des premiers traités de l' Organon, en particu- Tentons à ce stade de dresser la liste de ce que l'on pouvait trouver,
lier des Catégories. Cette analogie rendait nécessaire une culture gram- comme activité philosophique au sens large - c'est-à-dire que nous qua-
maticale et logique minimale. Quant aux tentatives d'acclimatation lifierions de «philosophique» -, au début du VIe siècle. On peut distin-
du néoplatonisme au christianisme, on peut en distinguer plusieurs guer quatre grands domaines, qui ne sont pas sans recoupements.
aspects. Il s'agit d'une part du platonisme des pères cappadociens, 1) Tout d'abord, on trouve l'enseignement prodigué par l'univer-
Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, mais sité d'Alexandrie. Il s'agit essentiellement d'une explication du cor-
aussi du cas particulier du Pseudo-Denys. On sait en effet comment, pus logique et physique aristotélicien. Les commentaires alexandrins
à la fin du v" siècle, un chrétien s'employa à rédiger des traités de constituent l'essentiel du corpus grec des commentaires à Aristote
théologie chrétienne entièrement inspirés du néoplatonicien Proclus aujourd'hui conservé.
et qu'il attribua à la figure historique de Denys l'Aréopagite, élève de 2) Deuxièmement, l'activité de l'école d'Athènes. Celle-ci est très
saint Paul. L'entreprise de falsification réussit sans doute au-delà de ses liée à l'université d'Alexandrie, mais s'en distingue par certains traits
espérances. Le faux se diffusa dans l'ensemble du monde ancien, grec propres : les professeurs d'Athènes forment un cénacle païen inter-
mais aussi syriaque. L'auteur reprenait à Proclus la structure hiérarchi- prétant toute la philosophie comme l'antichambre de la théologie
que du monde, du Premier Principe à la matière, ainsi que la position païenne. Ainsi, on s'élève par degrés d'Aristote à Platon, puis de Pla-
intermédiaire de l'Homme. Mais il estompait aussi, pour des raisons ton aux Oracles chaldaïques, poèmes obscurs et mystiques attribués
évidentes, les aspects du néoplatonisme les plus inconciliables avec le à un certain Julien le Théurge. Selon les néoplatoniciens d'Athènes,
dogme chrétien. Ainsi, quelle que soit la portion de philosophie que toute la tradition philosophique, depuis Homère jusqu'aux élèves de
l'on retrouvait dans la culture théologique chrétienne, il ne s'agissait Platon, à l'exception des courants les plus matérialistes, comme les
jamais d'une adhésion à un système philosophique proposé par un atomistes, a professé la même philosophie. À cette sensibilité se ratta-
auteur païen. Soit l'on pratiquait une discipline «neutre », comme la che, comme on l'a dit, le Pseudo-Denys, qui propose une adaptation
logique élémentaire, qu'il n'était pas besoin de qualifier du nom de chrétienne de la métaphysique néoplatonicienne.
«philosophie », soit l'on maquillait les emprunts pour les fondre dans 3) Il faut mentionner également une philosophie politique issue
une cosmologie chrétienne. Aucun auteur chrétien, jusqu'aux environs des cercles cultivés de Constantinople. Cette philosophie est l'œuvre
de l'an 500, n'aurait jamais eu l'idée de se réclamer d'Aristote. de juristes, qui connaissent encore les classiques grecs et latins - la
Les choses changent discrètement et, disons-le d'emblée, dans une connaissance de cette dernière langue va assez vite disparaître dans
modeste mesure, à partir du VIe siècle. L'université la plus importante l'Orient grec - et qui tentent de fonder sur un plan théorique l'auto-
de l'époque, Alexandrie, qui accueillait sans doute beaucoup d'élèves cratie de l'empereur Justinien. Ils empruntent donc à l'émanation néo-
chrétiens, commence, après avoir eu des professeurs païens, à confier platonicienne un modèle pour l'organisation strictement hiérarchique
des enseignements de philosophie à des professeurs chrétiens. Les du corps social. Cette tendance à rapprocher hiérarchie «céleste» et
trois derniers maîtres dont nous connaissons les noms, Élias, David hiérarchie «terrestre» anticipe donc, d'une certaine manière, certains
et Stéphanus, sont des chrétiens. On pourrait croire que la philoso- traités politiques d'al-FarabL
phie devient dès lors une discipline que l'on juge compatible avec 4) On ne doit pas oublier, enfin, l'intense activité apologétique
une religion révélée. Il n'en est rien. Certains indices tendent à mon- interne au christianisme. Deux querelles doivent nous retenir. La pre-
trer que ces professeurs chrétiens évitaient soigneusement de traiter mière oppose le courant «cappadocien », ou «melchite », qui consti-
des sujets délicats. Il s'établit donc, plutôt qu'une symbiose, une cer- tue la doctrine de l'empereur, au monophysisme bien représenté au
taine schizophrénie. On tient les deux domaines, la théologie et la Proche-Orient et établi en Égypte. Les Cappadociens soutiennent
philosophie, à distance respectable l'un de l'autre, en évitant de lire qu'il existe deux natures dans l'hypostase unique du Christ, tandis que
philosophiquement les Écritures et en évitant de poser des questions les monophysites n'en admettent qu'une seule. La seconde est interne
théologiques durant les cours de philosophie. au monophysisme et porte sur la façon dont il faut comprendre le
128 Les Grecs> les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 129
rapport entre les trois personnes de la Trinité. Selon la majorité des de l'acte humain et, plus généralement, des événements de l'histoire
monophysites, ces trois personnes sont « unies sans confusion ». Elles humaine. Du côté politique - qu'il faut se garder de surévaluer, même
sont à la fois trois et une. C'est l'aspect très inconfortable de cette s'il a une grande importance -, le contexte est celui des premières divi-
position qui a poussé certains monophysites radicaux à franchir le sions entre croyants, en particulier après l'accession des Omayyades au
pas, pour affirmer l'existence de « trois dieux ». Ils s'appuient, pour pouvoir. Chaque camp, qu'il soit en situation de force ou d'opposition,
ce faire, sur une lecture nominalisante de la logique aristotélicienne, puisqu'il se réclame également du Prophète, doit en effet être en mesure
selon laquelle les généralités sont sans consistance ontologique tandis d'expliquer sa situation politique en termes de choix divin. Il va sans
que seuls les individus existent, et appliquent cette relation au rap- dire que le camp au pouvoir aura tendance à voir en la situation pré-
port entre « la divinité» (iJ 8fO'tllÇ) et les trois hypostases. La divinité sente l'effet de la volonté divine, tandis que les partis battus, opprimés
n'est qu'une abstraction, seuls donc existent les trois dieux. C'est la ou simplement minorisés seront moins prompts à rapporter tout évé-
thèse, en particulier, des derniers écrits du commentateur d'Aristote, nement à Dieu. Ils laisseront davantage de consistance au libre-arbitre
Jean le Grammairien dit Jean Philopon, à qui ses adversaires chré- humain, accorderont une consistance réelle aux choix, bons ou mauvais,
tiens reprochent de sombrer dans le polythéisme. des hommes. Mais il ne s'agit là que d'une tendance bien générale: si
l'insistance sur le libre-arbitre humain n'est certes pas la doctrine des
hommes du pouvoir omayyade - les califes et les cadres idéologiques du
LA PHILOSOPHIE SANS FALSAFA
nouveau régime -, il ne faudrait cependant pas croire que le détermi-
nisme et la prédestination ne recueillent que leurs suffrages. Les auteurs
des premières « traditions» (hadîths) légitimant la prédestination appar-
TOute-puissance etjustice divines aux deux premiers siècles
tiennent pour l'essentiel à des milieux chiites, donc opposés au pouvoir
de l'Hégire (ca 650-830)
omayyade. Et de fait, ce qui frappe est surtout la vitalité théologique
Voilà donc, quand les Arabes arrivent sur la scène du Proche-Orient, de la question de la prédestination en dehors même des luttes politi-
comment se présente le domaine «philosophique». Plusieurs traits ques. Le premier siècle de discussion islamique (ca 650-750) constitue
caractéristiques de la philosophie de l'Antiquité grecque tardive vont une période de discussion intense, où la proximité avec les temps du
se retrouver dans la philosophie arabe. Tout, cependant, ne sera pas Prophète (mort en 632) et de ses compagnons fait que l'on n'a pas
immédiatement jugé digne d'intérêt. La première chose qu'il faut en encore renoncé à l'idée d'imposer par un argument historique d'auto-
effet noter, c'est la formidable rupture entre les anciennes traditions rité le credo islamique en la matière. C'est donc le moment où apparais-
philosophiques grecques et les sujets discutés durant le premier siècle sent une série de traditions (hadîths) prêtant à des compagnons estimés
de l'Hégire. Bien que nous soyons très mal renseignés, nous ne discer- du Prophète, ou au Prophète lui-même, des thèses plus ou moins for-
nons pas la moindre trace de continuité entre les différentes tendances tement déterministes. Ces traditions se développent sur l'arrière-plan
universitaires grecques et la pensée islamique des débuts. Un nouveau de sourates où confluent certaines idées midraschiques sur l'origine de
départ s'explique en grande partie par la nouveauté de la civilisation l'homme et certaines thèses déterministes de l'Arabie antéislamique. Un
islamique comme phénomène historique : nouvelle loi, nouvelle réparti- travail difficile et patient permet de montrer que les traditions (hadîths)
tion des richesses, nouvelle langue internationale, bientôt nouvel étalon évoluent dans un sens doctrinal de plus en plus marqué.
monétaire, etc. Cette situation s'explique aussi du fait que les problèmes Un exemple sera plus parlant qu'un long discours4 • Parmi les
« philosophiques» qui se posent sont, au départ, assez étroitement liés innombrables traditions (hadîths) en faveur du déterminisme, l'une,
à des questions religieuses - qu'il s'agisse ou non d'exégèse coranique
au sens étroit. Il semble que la première question théorique naisse à la 4. J'en reprends les textes et l'analyse à]. Van Ess, Zwischen Hadïl und Theolo-
croisée du champ théologique et du champ politique, dans un double gie. 5tudien zum Entstehen pradestinatianischer Überliiferung, Berlin/New York, De
travail de légitimation : ce sont les premières tentatives d'appréciation Gruyter, 1975, p. 1-32.
130 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 131
attribuée à un certain 'Abdallah ibn Mas'ûd dans les premiers corpus n'était originellement qu'un commentaire du premier transmetteur,
de traditions (postérieurs d'environ trois siècles au Prophète), se pré- 'Abdallâh ibn Mas'ûd. Les transmetteurs ultérieurs ont peu à peu
sente ainsi: effacé toute marque du discours adressé à ce dernier, et c'est hors
L'Envoyé de Dieu, le véridique et digne de confiance, nous a dit : «Quand de tout contexte que l'on a interprété les déclarations fatalistes de la
l'un d'entre vous est créé, il est rassemblé dans le ventre de sa mère pour seconde moitié du texte, qui n'étaient initialement qu'un commen-
quarante jours; il est ensuite, durant la même période, un caillot de sang; il taire frappant et imagé de l'idée que chacun est, comme on dirait
est ensuite, durant la même période, un agglomérat de chair. Ensuite, l'Ange aujourd'hui, « rattrapé par son destin». Si maintenant l'on en revient
est envoyé, qui lui insuffle son âme. On lui enjoint ensuite quatre mots : à la première partie (soit la tradition « authentique»), on s'aperçoit
ses vicissitudes, la date de sa mort, ses actions, et "damné" ou "sauvé". Par que la mention de l'acte humain est passée de la troisième à la pre-
Celui hors duquel il n'est point de Dieu! L'un d'entre vous agit comme les mière place. Cela, associé au fait que certaines sources tardives n'en
habitants du paradis agissent, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une coudée font pas du tout état, incline à penser qu'il s'agit d'une insertion plus
entre lui et le paradis; lui vient ensuite le Livre et il agit comme agissent tardive dans le corps du texte, due à quelque déterministe zélé.
les habitants de l'enfer; l'enfer alors le rattrape. Un autre d'entre vous agit Ce soupçon est confirmé par un autre parallèle. Sous la forme que
comme les habitants de l'enfer agissent, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une nous avons citée, ce hadith est l'objet d'une transmission de milieux pro-
coudée entre lui et l'enfer; lui vient ensuite le Livre et il agit comme agissent
chiites de Kûfa5• Mais nous avons la chance d'avoir conservé une autre
les habitants du paradis; il se retrouve alors au paradis.»
version de la tradition, non plus en Irak, mais en Arabie, grâce à un
Josef Van Ess a montré, grâce à une analyse extrêmement poussée transmetteur mecquois du nom d'Abü al-Zubayr. Voici ce qu'il dit :
et subtile d'un grand nombre de sources anciennes, que cette forme
'Âmir ibn Wâthila entendit 'Abdallâh ibn Mas'ûd dire : «Damné, celui qui
largement attestée était le résultat de multiples réélaborations. Ini- est damné dans le ventre de sa mère; sauvé, celui qui se laisse instruire par
tialement, c'est-à-dire quelques dizaines d'années après la mort du l'exemple d'autrui.» Il alla ensuite trouver un compagnon du Prophète du
Prophète, nous avions deux rapports distincts. Voici en effet un état nom de Hudhaifa b. Asîd al-Ghifârî, lui raconta ce qu'Ibn Mas'ûd avait dit
plus proche du stade initial de la tradition: et ajouta : «Comment un homme peut-il être damné indépendamment de
son agir propre?» Le compagnon lui dit : «T'étonnes-tu de cela? J'entendis le
l'ai entendu ce que disait l'Envoyé de Dieu, le véridique et digne de
Prophète dire : "Quand la goutte de semence a quarante-deux nuits, Dieu lui
confiance: «Quand l'un d'entre vous est créé, il est rassemblé dans le ventre
envoie un ange. Celui-ci lui donne forme et produit l'ouïe et la vue, la peau,
de sa mère pour quarante jours; il est ensuite, durant la même période, un
la chair et les os. Puis il dit : Ô Dieu, mâle ou femelle? Et Dieu en décide
caillot de sang; il est ensuite, durant la même période, un agglomérat de
comme Il veut; l'ange l'inscrit. Puis il dit : Ô Dieu, la date de sa mort? Et
chair. Puis Dieu lui envoie un ange et dit: inscris-y ses actes, la date de sa
Dieu la dit comme Il veut; l'ange l'inscrit. Ô Dieu, ses vicissitudes? Et Dieu
mort et ses vicissitudes, et inscris-le comme damné ou sauvé!» Puis il dit :
en décide comme Il veut; l'ange l'inscrit. Puis l'ange s'en va, son rouleau inscrit
«Par Celui en la main duquel repose l'âme de 'Abdallâh! L'homme agit
à la main, sans rien ajouter à ce qui lui a été ordonné, ni rien retrancher."»
comme agissent les habitants du paradis, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une
coudée entre lui et le paradis; puis l'arteint la damnation et il agit comme De la tradition sous cette forme se rapproche une dernière version,
agissent les habitants de l'enfer, meurt et parvient en enfer.» Puis il dit : attestée par des sources anciennes moins canoniques, quoique sans
«Par Celui en la main duquel repose l'âme de 'Abdallâh! L'homme agit doute, dans leur brièveté, très proches de l'état originel :
comme agissent les habitants de l'enfer, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'une
coudée entre lui et l'enfer; puis l'atteint le salut, et il agit comme agissent les Quand Dieu crée l'embryon, se présente l'ange auquel est confiée la vie pré-
habitants du paradis, meurt et parvient au paradis.» natale, qui dit: «Ô Seigneur, mâle ou femelle? », et Dieu décide ce qui lui
appartient. Puis il dit : «Ô Seigneur, damné ou sauvé?", et Dieu décide ce que c'est en réalité Dieu qui agit quand «je» crois le faire). Aucune
qui lui appartient. Puis il écrit sur son front ce que sera sa vie, y compris le théologie biblique, avant les théologiens de l'Islam, ne $' est autant
malheur dont il sera affligé. intéressée, sous ce jour, au statut de l'acte humain. En interprétant
toujours davantage la prédestination plus ou moins vague comme un
InRuencé par l'interprétation canonique de cette tradition, on inter-
déterminisme radical, les traditionnistes, bien sûr sans le savoir, se sont
prète aveuglément l'alternative exprimée en arabe par shaqî am saïd
rapprochés du problème philosophique classique du déterminisme,
comme «damné ou sauvé». Mais ainsi que le remarque Van Ess, tout
qui avait littéralement obsédé les philosophies hellénistiques 6, Il faut
laisse supposer que dans le premier état de la transmission, leur sens était
ici avoir conscience du rapport complexe entre les deux champs. En
beaucoup moins fort. L'alternative signifiait seulement (la langue arabe
comparaison des discussions grecques sur le déterminisme, celles des
le permet) «malheureux ou heureux», au sens le plus mondain: il ne
premières traditions (hadiths) sont d'une simplicité tout à fait primi-
s'agissait que d'une détermination par Dieu de la part générale d'heur et
tive. Mais le déplacement, que ces dernières introduisent en détachant
de malheur que chaque être est appelé à recevoir durant sa vie terrestre. le déterminisme de son autarcie causale pour l'arrimer à la thématique
On voit donc les remaniements subis par la tradition au fil du de la toute-puissance divine est riche d'avenir : c'est le lieu moderne de
temps. L'heur et le malheur terrestres, que Dieu détermine de manière la théodicée et des mondes possibles qui commence à se dessiner.
générale, en viennent peu à peu à exprimer une version forte de la On peut lire, pour s'en convaincre, la réponse donnée par al-I:Iasan
prédestination. Les traditionnistes ont en outre ajouté la mention des al-Ba~rï, l'un des tout premiers «théologiens rationnels» selon les
«actes» à la liste des items prédéterminés, ce qui faisait verser une doxographes anciens, à une lettre que le calife omayyade 'Abd-al-
croyance somme toute assez vague au destin terrestre dans un fata- Malik (r. 685-705) prend la peine de lui écrire sur la question du
lisme radical. Enfin, en une dernière phase, les transmetteurs ont fait destin, qadar 7 • Le calife s'étonne, lui qui connaît la piété d'al-I:Iasan
de l'ange indéfini (cf. «un ange») un ange défini (<<lange», i.e. celui al-Ba~rï et son zèle pour le droit musulman (jiqh), de la doctrine anti-
en charge de la marche du monde) et introduit l'idée biologique de déterministe professée par le savant. Jamais, dit-il, à sa connaissance,
l'animation de l'embryon, qui était absente de l'état initial. un précédesseur n'en a tenu de semblable. Il aimerait donc savoir
Force est donc bien de conclure que nous sommes ici dans une d'où il tient sa doctrine : «de l'un des compagnons du Prophète »,
zone limitrophe, «entre hadîth et théologie », comme l'énonce si bien «de sa libre interprétation» ou bien «d'une chose qui se trouve attes-
le titre de l'ouvrage de Van Ess dont nous avons tiré cet exemple et tée dans le Coran ». Le calife, de manière intéressante, fait ainsi la
son analyse. L'ensemble des citations et des réélaborations montre à liste des trois voies herméneutiques possibles, sans exclure celle de la
quel point cette première période de spéculation se caractérise par (1) libre interprétation. Dans sa réponse, al-I:Iasan al-Ba~rï prend bien
une focalisation première sur certains thèmes (ici, la prédestination) soin de ne pas distinguer ces trois voies, mais de montrer comment
et (2) un infléchissement de ce thème en direction de certaines ques- la raison et la tradition concordent. La raison fournit la prémisse que
tions (ici, le statut de l'acte humain). Dieu ne saurait être ni injuste, ni contradictoire (Dieu est juste et
Le glissement du thème antéislamique de la prédestination - qui ne sage); al-I:Iasan al-Ba~rï va donc s'appuyer sur une série de versets
correspond qu'à une conception fort générale de l'existence humaine, coraniques attestant la justice divine et, de manière en un sens plus
trouvant certains échos, par exemple, dans la tragédie grecque - à celui
du statut de l'âme humaine «inséminée» par décision divine dans l'em- 6. Cf. J. Vuillemin, Nécessité ou contingence. L'aporie de Diodore et les systèmes
bryon et de l'acte humain doit être apprécié à sa juste valeur. Car l'on philosophiques, Paris, Minuit, 1984.
peut être, précisément comme certains antidéterministes de l'Islam, 7. Le texte est édité, entre autres, dans Rasâ'il al- 'adl wa-al-tawJ:zîd, éd.
M. 'Amâra, Le Caire, 1971, p. 81 sq. Je signale l'édition récente de l'œuvre du
convaincu de la prédestination (accepter, par exemple, l'idée que Dieu
théologien hanbalite (mais enclin au kalâm) Najm al-Dîn al-Tûfi, Dar' al-qawl
attribue une vie plutôt heureuse à untel, voire détermine la date de al-qabî/:t bi-al-taJ:zsîn wa-al-taqbî/:t, éd. A. M. Shal)âda, Riyad, 2005, cf. p. 197 sq.
sa mort) et refuser la détermination divine de nos actes (qui postule pour la lettre d'al-l:Iasan al-Ba~rI.
134 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 135
intéressante, le fait que Dieu nous place devant des choix et nous choix de Zayd, qui est libre. Al-FarabI, plus tard, interprétera le chapi-
juge en fonction de notre comportement face à eux : «sache, Com- tre sur les futurs contingents du De interpretatione en ce sens, prenant
mandeur des Croyants», écrit-il par exemple, «que Dieu n'impose bien soin de dissocier prescience et prédétermination. Mais la falsafa
pas tyranniquement les choses aux créatures, mais qu'Il a dit : si vous grecque fournira des armes puissantes aux proto-leibniziens arabes.
vous comportez comme ceci, je me comporterai de telle manière avec Pourquoi, dira-t-on, Dieu qui est tout-puissant ne fait-il pas que
vous, et si vous vous comportez comme cela, de telle manière8 ». Zayd choisisse le bien plutôt que le mal? C'est une question qu'al-l;Iasan
Cette réponse d'al-l;Iasan al-Ba~rI laisse de nombreux problèmes al- B~rI laisse dans l'ombre. Mais sa position apparaît entre les lignes. À
ouverts, et en particulier celui des mondes possibles. Si Dieu sait esti- Dieu s'oppose un principe relativement indépendant: soit franchement
mer chaque acte à sa juste valeur, c'est que la liberté humaine n'entraîne négatif comme Satan, soit plus équivoque, comme l'âme. Tout se passe
aucune opacité du monde au regard de Dieu. Dieu dispose donc des comme si le mal s'expliquait par la collaboration de l'âme et du Malin,
moyens d'une appréciation totale de l'événement: non seulement la celle-là se conformant aux suggestions de celui-ci. Al-l;Iasan al-B~rI
part qu'il en crée, mais même la part qui dépend des choix humains. aurait sans doute considéré comme excessif de pousser plus avant l'in-
Ce qu'on voit donc se mettre en place, c'est la distinction scolastique terrogation théologique, c'est-à-dire de se demander pourquoi l'âme est
cruciale entre trois types de sciences divines, la «science de vision» telle et, surtout, pourquoi Dieu permet à Satan d'agir. C'était là des
(scientia visionis), la «science de simple intelligence» (scientia simplicis questions qu'il léguait telles quelles, pourrait-on dire, à la postérité.
intelligentiae) et la «science moyenne» (scientia media). La science de Nous ne savons pas comment le calife 'Abd al-Malik accueillit la
vision, c'est la connaissance qu'a Dieu du monde où nous sommes, réponse d'al-l;Iasan al-Ba~rI. Mais une lettre de son successeur, 'Umar
dans sa totalité; la science de simple intelligence, c'est celle qu'il a de Il, contre le libre-arbitre humain, confirme les réticences omayyades.
tous les mondes possibles, indépendamment du fait qu'ils existent ou La querelle du libre-arbitre, ainsi placée au cœur de l'état musul-
non, pouvu qu'ils le puissent; la science moyenne, c'est la science qu'a man, ne pouvait que se ramifier et s'approfondir. Elle s'adjoint vite
Dieu des termes d'une alternative au moment où le choix se pose à deux lignes de recherche, déjà plus «abstraites». Il s'agit tout d'abord
l'homme. Différents systèmes philosophiques vont développer diffé- du développement d'une ontologie du sensible permettant de rendre
rentes théories de la connaissance divine, qui pourront les conduire à compte, aussi précisément que possible, de ce « contrôle» de Dieu sur
nier la pertinence de tel ou tel de ces types. Leibniz, par exemple, s'est le monde qui constituait le principal enjeu de la Querelle omayyade.
toujours refusé à reconnaître celle de la science moyenne. Pour lui, Ensuite, la réflexion sur le déterminisme débouche sur celle concernant
en effet, la science moyenne est absorbée dans la connaissance totale les attributs divins fondamentaux (vie, puissance, volonté, science) : il
des possibles qu'a Dieu. On verra plus bas qu'il existe une tension, faut comprendre le déploiement de l'action divine sur le monde sans
au sein de la philosophie néoplatonisante arabe, produite par le rap- mettre en péril la transcendance de Dieu. Autant de domaines, donc,
prochement des deux premières. Chez al-l;Iasan al-B~rI, on distingue où l'on assiste au développement d'une réflexion intense qui se passe
immédiatement l'importance de la troisième, la science moyenne. Car à peu près entièrement du corpus philosophique grec.
le moment du choix possède une consistance, une «densité événemen-
tielle », non seulement pour nous - ce qui est une évidence - mais
aussi pour Dieu - ce qui ne va pas de soi. Dieu sait ce qu'il fera selon La physique ou les effets de la toute-puissance
que Zayd choisira de faire B (le bien) ou M (le mal), mais Dieu ne On vient de voir comment dans les cercles mêmes des transmetteurs
décide pas que Zayd fasse B ou M. Il est possible (bien qu'al-l;Iasan s'est développée une insistance sur le rôle primordial de Dieu dans tous
al-B~rI ne le dise pas explicitement) que Dieu sache de toute éternité les domaines mondains. Cela explique sans doute que dès la fin du pre-
si Zayd fera B ou M, mais en tout cas, ce savoir n'influe pas sur le mier siècle de l'Hégire, les théologiens rationnels se soient intéressés à la
physique. Celle-ci est comprise, toute-puissance divine oblige, comme
8. Ibid., p. 85. l'étude de l'action de Dieu dans le monde. Le premier axiome sous-
.~Ir
136 Les Grecs} les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 137
jacent des théologiens réside en leur optimisme épistémologique, qui Seul est impossible aux yeux des théologiens, avons-nous dit, ce qui
les pousse à croire que connaissance divine et connaissance humaine du est «logiquement contradictoire». À la rigueur, cette affirmation est
monde sont, sinon identiques, du moins foncièrement homogènes. Il y ambiguë et inexacte. Il est vrai, bien sûr, qu'ils considèrent qu'une pro-
a, autrement dit, plus une différence de degré qu'une différence d'ordre position dérogeant au principe de non-contradiction, c'est-à-dire qu'on
entre les deux. Cela a pour conséquence que ce qui est impensable pour peut ramener à l'identité de A et de non-A, décrit un état de choses que
l'homme l'est également pour Dieu. Dieu connaît des choses que nous Dieu lui-même ne saurait réaliser. Dieu ne saurait faire, par exemple, que
pourrions, en droit, connaître, mais que notre faiblesse, en fait, nous 3 soit égal à 4 ou un carré semblable à un cercle. Cette position accorde
dérobe. En revanche, ce que nous concevons nous-mêmes comme en une valeur objective à notre claire appréhension des choses, en laquelle
droit inconcevable dans le monde doit l'être aussi pour Dieu. Cette les théologiens voient le critère de la connaissance nécessaire. Mais il est
catégorie contient une proposition fondamentale: l'inexistence de l'in- une zone plus trouble qui n'est accessible que si l'on dispose déjà de thè-
fini. Une chose infinie ne peut être créée par Dieu car nous ne pouvons ses sur ce qu'est le monde physique. Ainsi, savoir s'il est possible ou non
imaginer de créature infinie. La différence d'ordre se situe à un autre que deux substances se trouvent au même endroit, ou une substance uni-
niveau, entre le monde d'un côté (objet de la réflexion théologique) que en deux endroits différents, présuppose certaines thèses sur ce qu'est
et Dieu de l'autre, qui est le seul éternel, c'est-à-dire la seule entité une substance et sur ce que signifie «être quelque part». L'atomisme du
qui contienne en soi l'infini. Notons cependant que les théologiens kalâm, qui pose qu'il ne peut y avoir qu'une seule substance atomique en
n'aiment guère s'étendre sur ce dernier point, tant est grande leur réti- un lieu unique et qu'une même substance atomique ne peut pas être en
cence à abandonner le cadre de ce qui est humainement concevable. deux lieux différents, est une décision qui s'impose pour sa convenance
Mais qu'est-ce qui est concevable dans le monde et qu'est-ce qui ne explicative, mais aucunement une évidence «logique».
l'est pas? Cette question sera discriminante, plus tard, entre les «théo- On reviendra plus bas sur la question de l'infini. On peut cepen-
logiens rationnels» (mutakallimûn) et les «philosophes» ifalâsifa). Elle dant noter dès maintenant que pour la très grande majorité des théo-
oppose deux conceptions du possible. Pour les premiers, le possible logiens, l'existence de l'infini serait aussi contradictoire que l'égalité
est aussi étendu que la puissance de Dieu, c'est-à-dire englobe tout de 3 et 4. Car l'existence implique une réalisation physique et toute
ce qui n'est pas logiquement contradictoire. Pour les aristotéliciens, le réalisation physique implique qu'on peut en droit effectuer sa déli-
possible est aussi étendu que la puissance de la nature. D'ordinaire, cela mitation ou son dénombrement. Poser que l'infini existe serait donc
ne produit bien sûr qu'une différence assez mince, les régularités du poser que quelque chose soit et ne soit pas objet d'une appréhension
monde étant interprétées soit comme l'effet d'un ordre naturel immua- possible, ce qui est contradictoire. Le Coran enfin l'atteste, qui dit
ble, soit comme l'effet d'« habitudes» (adât) de Dieu. Mais les miracles que Dieu «a recensé toute chose en nombre» (wa-a/:l/id kulla shay'in
sont là pour rappeler la différence profonde entre les deux systèmes. 'adadan, Coran, LXXII 28; cf. XXXVI 12). Nous manquons trop de
La survenue d'un miracle, c'est-à-dire d'un «bris de l'habitude» (kharq documents pour savoir si les mutakallimûn ont eu tôt connaissance
al-'âdat), prouve que l'ordre du monde n'est qu'une réalisation d'un de la distinction aristotélicienne entre infini en acte et infini en puis-
possible parmi d'autres. En revanche, une vision intégrée de la nature sance. Il est probable que même si c'est le cas, ils n'en virent guère
- celle des falâsifa -, du Premier Principe non ratiocinant à la matière, l'utilité. Car l'infini en puissance pose de redoutables problèmes, plus
n'admet comme possible que le réel et interprète tout le reste comme considérables encore que les difficultés qu'il cherche à résoudre. Voici
un simple jeu de l'imagination. Je peux me représenter un monde où en tout cas ce qu'on peut lire, dès la seconde moitié du IXe siècle, sous
les tapis volent, mais il ne s'agit là que d'un jeu gratuit de l'imagina- la plume de l'un d'eux, 'Abdallah ibn Mu1J.ammad al-Nashï'lo :
tion, d'un «faux possible», en quelque sorte9 •
la théologie rationnelle et de la philosophie. Cf. Guide des égarés, trad. S. Munk,
Paris, Verdier, 1979, p. 208-210.
9. Maïmonide, en dépit de son parti pris « philosophique », explicite très bien les 10. Cf. J. Van Ess, Frühe mu'tazilitische Haresiographie. Zwei Werke des NdfT'
deux conceptions du possible dans un nota bene à sa comparaison des méthodes de al-Akbar (gest. 293. H), Beyrouth, 1971, p. 117.
138 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 139
Aristote a dit : « Si les choses à partir desquelles se composent ces individus sin- Ce divorce entre l'espace et le corps n'est jamais apparu plus claire-
guliers étaient infinies, les êtres composés à partir d'elles seraient infinis, puisque ment qu'avec la polémique lancée par le théologien al-Naz;z;am contre
ce qui est infini ne peut, par sa composition, produire quelque chose de fini.» l'atomisme «classique» d'Abu al-HudhayP'. Selon ce dernier, à la dif-
'Abdallah a dit : « Il a dit vrai en cela, mais il a contredit son propos d'après férence de toutes les formes d'atomisme qu'a connues l'Antiquité, les
lequel il est possible que les corps se divisent à l'infini tout en étant finis.» atomes sont:
Le finitisme des théologiens explique sans doute leur atomisme (1) non corporels (plutôt qu'incorporels)
- c'est d'ailleurs la conséquence naturelle de la critique qu'al-Nashï' (2) sans extension
adresse à Aristote. L'ensemble du monde devient un lieu où s'agrègent (3) indiscernables autrement que par leur position.
et se désagrègent en permanence des corps composés d'un nombre Le premier critère est définitionnel: les atomes ne sont pas des corps
plus ou moins grand, mais toujours fini, d'atomes. Dieu connaît et parce qu'ils sont ce à partir de quoi les corps sont composés. Les deux
manipule l'ensemble de ces atomes, en les affectant d'accidents divers autres rapprochent au maximum - et pour la première fois dans l'his-
(dont celui de «composition», ta'kI, que partagent deux atomes). On toire -les atomes de points géométriques. L'identification sera d'ailleurs
assiste donc à la naissance de nouvelles catégories, différentes de celles explicitée par les théologiens, deux générations après Abu al-Hudhayl.
d'Aristote - même si pour l'instant, la fonction maîtresse de l'inhérence Al-Naz;zam n'a rien à redire à la façon dont Abu al-Hudhayl conçoit
(esse in subjecto) est maintenue. La substance est transformée, passant le mobile, mais ne peut admettre sa conception du mouvement. Le
du tout des corps - et, surtout, des corps animés - à l'atome entrant mouvement ne peut pas être discret, car il n'y a aucun sens à instaurer
dans la composition de n'importe quel corps, tant animé qu'inanimé. arbitrairement un seuil de la grandeur en deçà duquel on ne pourrait
La quantité se résume du même coup à la quantité discrète. La qualité avoir aucune grandeur. Même si l'on peut très bien imaginer que la
recouvre tous les accidents que Dieu fait inhérer aux substances ato- réalité corporelle n'existe pas en deçà d'une certaine taille, il n'en va
miques, dont celui de «vie», mais aussi les couleurs, les saveurs, etc. pas de même avec le mouvement. Un mobile paraît passer par tous les
La relation est un accident partagé par deux atomes. Le lieu devient points géométriques d'une trajectoire AB, or ces points sont en nom-
discret, n'est plus la limite extérieure du corps mais la zone que recou- bre infini. Comme al-Naz;z;am refuse certainement, à l'instar d'al-Nashï'
vre l'atome. Le temps lui aussi est compris comme discret. quelques décennies après lui, la distinction aristotélicienne entre infini
Un grand problème se pose toutefois avec les paradoxes du mou- potentiel et actuel, il est confronté à une aporie radicale. Sa célèbre
vement et la distinction entre substance et lieu de la substance. Si le solution consiste à affirmer qu'entre les deux points de la trajectoire
monde était statique, l'ontologie corpusculaire que nous venons d'es- AB, le mobile accomplit une série de «sauts» (tafra). Le mobile ne
quisser pourrait suffire. L'espace fini du monde serait comblé par des passe pas par tous les points géométriques de la trajectoire, mais seule-
corpuscules infimes en quantité suffisante et l'on jetterait un voile ment par certains d'entre eux. Précisons tout de suite, pour éviter les
pudique sur la question de la taille de ces corpuscules. Mais la consta- confusions, qu'aussi bien Abu al-Hudhayl qu'al-Naz;z;am considèrent
tation du mouvement fait éclater le problème. Car notre appréhension que l'impression de continuité que nous procure le déplacement d'un
naturelle du mouvement consiste à dire que le mobile (un atome ou mobile dans l'espace est une illusion de la perception (nous dirions
un groupe d'atomes) passe continûment par toutes les positions entre aujourd'hui: une illusion cinématographique). Mais il ne s'agit pas de
le départ et l'arrivée. Ainsi, même si l'on admet que la réalité physique la même illusion. Pour Abu al-Hudhayl, le mobile passe par tous les
est corpusculaire, il serait arbitraire de postuler que l'espace où elle se points (en nombre fini) de la trajectoire et s'y arrête un temps si petit
meut soit semblablement discret. L'espace est irrémédiablement géo- qu'il est imperceptible; pour al-Naz;z;am, en revanche, le mobile passe
métrique : entre deux points distincts dans l'espace, il y en a toujours
un troisième. Autrement dit: il existe une infinité de points géométri-
Il. Pour plus de détails, voir M. Rashed, « Natural Philosophy», dans P. Adam-
ques à l'intérieur de l'espace occupé par un atome unique, si l'atome son et R. C. Taylor, The Cambridge Companion to Arabie Philosophy, Cambridge,
est compris comme un corpuscule. Cambridge University Press, 2004, p. 287-307 et 288-295.
140 Les Grecs> les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 141
par certains points seulement de la trajectoire, mais si rapprochés qu'on humain, Dieu reste l'acteur principal des événements du monde, et
ne discerne pas leur écart. Reste que, dans un cas comme dans l'autre, les règles qui dictent son action résultent de quelques caractéristiques
la continuité du mouvement est une illusion. fondamentales, qui vont se cristalliser dans les attributs «classiques»,
Il est évident qu'aussi bien pour Abü al-Hudhayl que pour al-N~:?am, qu'on retrouve, via Maïmonide, jusque chez Spinoza (voir en par-
le mouvement est produit par Dieu. Si donc, selon al-N~~am, le mobile ticulier la metaphysica specialis des Cogitata metaphysica) : la vie, la
ne passe pas par tous les points géométriques de la trajectoire, mais puissance, la sagesse et la volonté. Il est très intéressant de voir, ici
en «saute» certains, il faut comprendre, même si al-N~:?am ne le dit encore, la discussion lexicographique consacrée aux nombreuses épi-
pas en toutes lettres, que Dieu annihile le mobile en un certain point thètes divines - aux fameux «cent noms» de Dieu en particulier - se
de son parcours, et le recrée en un point spatialement distinct; ainsi concentrer toujours davantage, dans les milieux des théologiens, sur
de suite jusqu'à ce que le mobile parvienne à son terme. Le système cette petite poignée d'attributs fondamentaux. On en revenait par là
d'al-N~~am postule ainsi une série de re-créations du mobile durant encore à la question du monde et de son organisation.
son parcours. Cette thèse pourrait bien sûr, à première vue, paraître Autant la vie ne conduit à aucune difficulté, autant la puissance,
baroque. Elle n'est pourtant que la conséquence logique de certaines la bonté, la sagesse et la volonté demandent du doigté théologique.
prémisses, dont l'impossibilité de l'existence de l'infini actuel. Mais, Car on dut s'apercevoir très vite que la puissance absolue qu'on prê-
dira-t-on, n'admet-on pas justement que l'infini actuel existe «dans» tait à Dieu aurait dû se traduire, une fois admise Sa bonté tout aussi
l'espace, puisque justement la solution d'al-N~~am ne fait qu'en tirer absolue, par un monde sans mal. Ce qui n'était pas le cas, du moins
les conséquences? C'est qu'il faut ici distinguer entre l'existence (ou à première vue. Comme on supposait à la fois que Dieu voulait tout
existence forte) de réalités subsistantes, comme les corps, qui ne peu- ce qui se produisait dans le monde et qu'Il voulait le meilleur, on
vent être infiniment nombreux, et la pseudo-existence (ou existence fai- était confronté à la contradiction. Cette difficulté explique une série
ble) des points de l'espace. Ne retombe-t-on pas ainsi sur la distinction de positions théologiques complexes. Le mu'tazilisme classique, qui
aristotélicienne entre puissance et acte? En un sens, on s'en rapproche. reconnaît comme principielle la thèse selon laquelle notre monde
Mais des différences importantes subsistent: en particulier, alors que est le meilleur possible, se décidera finalement pour la «rétribution»
selon Aristote un point est actualisé par un repos, selon al-N~~am le (al- 'iwa4) , théorie selon laquelle Dieu dédommagera dans l'au-delà
point existe indépendamment du mouvement et du repos, et c'est pré- les souffrances de l'innocent, mais cette solution ne résiste pas à l'ar-
cisément ce qui explique la théorie du saut. gument des trois frères (le mort-né dans les limbes reprochant à Dieu
de ne pas lui avoir permis de vivre pour mériter le paradis comme
l'un de ses frères, et le criminel reprochant à Dieu de ne pas l'avoir
Dénomination, attribution, prédication fait mourir à la naissance pour lui permettre d'éviter les tourments de
La spéculation pré-aristotélicienne de l'Islam s'est également beau- l'enfer)12. Mais on trouvera également, au sein de la théologie musul-
coup intéressée à la question du statut ontologique de l'attribut. Les mane, des tentatives métempsycosistes pour sauver Dieu du mal en
théologiens, dans le cas de Dieu, naviguent entre deux écueils, celui expliquant toute souffrance présente comme la punition d'une faute
de dépouiller Dieu de ses attributs et celui de postuler, en affirmant d'une existence antérieure. C'est dire, soit noté en passant, l'imagina-
trop fortement l'existence des attributs divins, des entités éternelles «à tion conceptuelle et la liberté des théologiens.
côté» de Dieu. La théologie islamique oscille en permanence entre ces L'interprétation des attributs fondamentaux comme nonnes de
deux pôles et réfléchit toujours à la possibilité d'une troisième voie, l'action divine laissait ouverte la question de leur statut ontologique
conciliant la distinction des attributs et l'unicité absolue de Dieu. On exact. Autant l'on pouvait développer certains modèles de prédica-
a vu comment l'univers, sous sa forme classique, était conçu comme tion applicables aux atomes et aux amas d'atomes sensibles - c'est-à-
un gigantesque puzzle manipulé par Dieu. Même si, selon les diffé-
rentes écoles, une part plus ou moins grande est laissée au libre-arbitre 12. Cf. al-Tûfl, Dar' al-qawl al-qabîl; bi-al-tal;sîn wa-al-taqbîl;, op. rit., p. 94.
142 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 143
Phédon, Sophiste, République, Timée, Lois) furent rendus disponibles commenté Aristote, incomparablement moins en tout cas que leurs
en moins d'un siècle. Mais quelle était la métaphysique de ce système prédécesseurs de l'Antiquité tardive et que leurs successeurs latins.
composite? Averroès n'est pas l'arbre qui cache la forêt, c'est presque l'exception
Il va de soi que ce n'était que partiellement la métaphysique ortho- qui confirme la règle. Erreur de perspective ensuite : on rencontre très
doxe du péripatétisme de l'époque romaine (Alexandre d'Aphrodise), peu de péripatéticiens authentiques parmi eux. Aristote est un tard-
qui avait laissé la place de la théologie en pointillé. Il aurait pu s'agir venu dans la philosophie arabe. Le premier commentateur d'Aristote
d'une théorie de l'émanation spécifiquement néoplatonicienne, qui en arabe que nous connaissons est al-Farabï, un homme de la première
ressemblait au néoplatonisme adopté par les chrétiens et les juristes moitié du x" siècle. Certes, avant al-Farabï, nous savons que les philoso-
de la fin de l'Antiquité. L'idée aurait globalement été celle d'un sys- phes - y compris certains théologiens, comme al-Jal.1i+ - connaissaient
tème hiérarchique, allant du Premier Moteur, conçu comme cause le Stagirite, l'appréciaient parfois beaucoup, commentaient tel ou tel de
efficiente et assimilé à Dieu, aux réalités les plus humbles d'ici-bas. ses traités, mais n'éprouvaient guère le besoin de passer pour ses disci-
Ce néoplatonisme populaire est sous-jacent à certains choix de tra- ples ou de s'en faire les exégètes systématiques. Les besoins philosophi-
ductions philosophiques et devait être assez répandu auprès des let- ques, tout simplement, étaient autres. Le seul véritable commentateur
trés syriaques et arabes se piquant de philosophie. Ce serait cependant aristotélicien de la tradition arabe est plus tardif et périphérique, il
une erreur de croire qu'il constitue l'ultime horizon des philosophes s'agit, bien sûr, d'Averroès de Cordoue (XIIe siècle). Al-Farabï lui-même
du Ix" siècle. Ceux-ci ne sont pas tous néoplatoniciens, et quand ils le considère d'ailleurs qu'Aristote n'a accompli que la moitié du chemin
sont - je pense à celui que l'on a qualifié de «philosophe des Arabes », philosophique: s'il a parcouru la voie analytique par les effets, il lui a
al-KindI - c'est d'une manière assez particulière pour ne pas s'assimi- manqué une claire compréhension de la voie descendante suivant l'or-
ler au néoplatonisme populaire dont il vient d'être question. dre des causes l6 • Interprétation réductrice, selon Averroès, qui n'aura de
Les philosophes arabes se sont en effet graduellement distanciés, cesse de défendre la complétude métaphysique de l'aristotélisme.
mais non entièrement détachés, de la théologie rationnelle des deux
premiers siècles de l'Hégire, en réactualisant telle ou telle partie de
l'héritage grec qui leur paraissait la mieux à même de répondre à des TROIS PLATONISMES DU oc SIÈCLE:
questions laissées ouvertes par les théologiens. Une bonne part de AL-KINDI, THÂBIT IBN QURRA ET ABÜ BAKR AL-RAzI
la réflexion philosophique de ces derniers tournait, comme le bref
aperçu qui précède a pu en donner une idée, autour de la question Durant le siècle qui s'étend à peu près de 830 à 930 et qui constitue
du monde. Bien plus qu'un vulgaire néoplatonisme - pour qui le l'âge d'or de la culture abbasside, avant l'éclatement de l'Empire et sa
monde sensible n'est que le dernier des diacosmes -, la première phi- captation par la dynastie des Bouyides (944-1055), on peut identifier,
losophie islamique détachée de la théologie rationnelle s'inscrit dans dans la tradition des connaisseurs de l'héritage grec, trois cosmologies
la tradition du Timée de Platon. Ou plutôt, dans des traditions du plus ou moins explicitement anti-aristotéliciennes et effectuant, cha-
Timée. Cette œuvre éminemment polyphonique peut être lue de plu- cune à sa manière, un retour au Timée: al-Kindï, Thabit ibn Qurra,
sieurs manières. Il ne me paraît pas indifférent que les trois premiers Abü Bakr al-RazL En revanche, on ne trouve attestée aucune défense
systèmes cosmologiques dont nous avons gardé la trace - celui d'al- de la cosmologie aristotélicienne «orthodoxe». Al-KindI est anti-
KindI, celui de Thabit ibn Qurra et celui d'Abü Bakr al-Razï - sont aristotélicien parce qu'il refuse l'infinité temporelle, Thabit ibn Qurra
autant d'interprétations du Timée. Il est d'autant plus étrange que est anti-aristotélicien parce qu'il refuse l'ontologie de la substance et
personne, jusqu'à présent, ne semble l'avoir remarqué. soutient l'existence de l'infini actuel, al-Razï est anti-aristotélicien
On commet de fait une double erreur lorsque l'on interprète l'his-
toire de la philosophie arabe comme une histoire de commentaires à
16. Sur cette question, cf. T.-A. Druatt, «Al-Farabi and Emanationism", in]. Wip-
Aristote. Erreur de fait tout d'abord : les philosophes arabes ont peu pel (éd.), Studies in Medieval Philosophy, Washington, ne, 1987, p. 23-43.
146 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 147
parce qu'il refuse l'unité du Premier Principe. Ce n'est pas un hasard tie, le Timée d'Abü Bakr al-Razï celui de la troisième partie. Al-Kindï
si chacun de ces systèmes revient, à sa manière, au Timée en posant la est surtout sensible à la déduction géométrique du début du texte,
question du meilleur des mondes. Ce texte, comme on sait, se com- où l'on commence, d'après l'interprétation de Proclus, par poser cinq
pose d'un prologue, qui inscrit l'œuvre dans la suite des entretiens principes pour en dériver ensuite les conséquences. Thabit reprend à
de la République, et d'un long monologue tenu par Timée de Locres. son propre compte, en l'étendant au-delà de ses limites platoniciennes,
Platon ne laisse subsister aucun doute sur ses intentions: il ne s'agira l'interprétation mathématique du monde que Platon développe sous le
pas de ce que nous appelons une « physique» ou « biologie», mais signe de la «nécessité». Razï, enfin, construit une métaphysique et une
d'une fondation de la meilleure cité possible. A Timée de Locres est éthique de médecin qui paraît incompréhensible si on la détache du
dévolue la charge de donner le « la» cosmique aux discours politiques projet platonicien d'explication finaliste du corps humain.
qui viendront ensuite, et qui seront tenus par deux autres participants
au dialogue, Critias et Hermocrate. Le monologue de Timée se divise
lui-même en trois études nettement marquées par Platon, celle des AI-Kindï (SOl-après S69) et la première partie du Timée
œuvres de la Cause principale, l'Intellect divin (27c-47e), celle des
œuvres de la Cause accessoire (47e-68d) et celles des œuvres, ou plu- Le premier système composé en arabe qui porte la trace nette
tôt de l'œuvre, en laquelle bien et nécessité se combinent, la nature d'une connaissance du corpus philosophique grec est celui d'Abü
de l'homme (69c-92c). L'homme est le lieu cosmique où vient se Ishaq al-Kindï. Al-Kindï est également, en un sens, le plus musul-
résoudre la contradiction entre bien et nécessité. C'est cette résolu- man des philosophes arabes, car il est le seul à véritablement vouloir
tion finale qui appelle le plan général du Timée, le texte figurant un prouver que le dogme spécifiquement musulman est le plus conforme
entrelacs, déployé sur plusieurs niveaux et selon plusieurs registres, de à la raison. C'est ce qui explique sa critique, attaquée plus tard par
bien et de nécessaire. Dans la première section du monologue, Platon le philosophe-théologien chrétien Ibn 'Adï, de la Trinité au nom de
décrit la création du monde, en des termes éminemment temporels, la logique aristotélicienne. De ce point de vue, la tâche que s'assigne
qui peuvent apparenter ce récit à une genèse mosaïque. Nul n'ignore al-Kindï est double. Il s'agit, en premier lieu, de fixer des outils et des
que la querelle a fait rage, dès l'Antiquité, pour savoir s'il fallait ou méthodes logiques sur lesquels tout homme, quelle que soit sa confes-
non prendre à la lettre la description d'une origine temporelle de sion, puisse s'entendre. C'est moins l'apodictique aristotélicienne qui
l'univers; reste que l'on avait en ces pages, pour peu qu'on les inter- fournit les outils et méthodes que les mathématiques, domaine où
prétât de manière littérale, un bréviaire anti-éternaliste que par exem- al-Kindï a lui-même été productif. Pour ne citer que l'exemple le
ple Jean Philopon, le commentateur chrétien de la fin de l'Antiquité plus frappant, la façon dont al-Kindï recourt à la preuve apagogi-
auquel nous avons déjà fait allusion, n'a pas manqué d'opposer à que pour démontrer, dans une série de traités, la fausseté de l'infi-
l'éternalisme cosmologique d'Aristote et de ses partisans. nité temporelle est clairement inspirée des mathématiques et en tout
Les Arabes du IX." siècle ont connu le Timée sous plusieurs formes : cas sans exemple dans la tradition philosophique grecque. Si donc
ils disposaient sans doute d'une traduction du texte lui-même, d'une al-Kindï s'accorde avec l'œuvre apologétique de Jean le Grammairien
traduction de l'abrégé de Galien (aujourd'hui perdu en grec et conservé pour utiliser les Catégories d'Aristote comme un arbitre en théologie,
en arabe) et d'une traduction au moins partielle du commentaire de il puise aux mathématiques des méthodes qu'on ne trouve pas chez
Proclus, dont seule la première partie nous a été transmise par les l'Alexandrin. L'autre dimension du travail d'al-Kindï consiste à rap-
manuscrits byzantins. Il y a donc bien sûr des raisons philologiques très procher, jusqu'à les identifier, le dogme révélé de l'unité divine et la
précises expliquant l'inscription des trois plus éminents philosophes de vérité philosophique. Il ne faudrait cependant pas croire que cette
cette époque dans la tradition du Timée. Mais la raison la plus profonde vérité soit un pur morceau de néoplatonisme. Les néoplatoniciens
est doctrinale. Le Timée d'al-Kindï est celui de la première partie du auraient certainement jugé le Premier Principe d'al-Kindï trop direc-
monologue, le Timée de Thabit ibn Qurra est celui de la deuxième par- tement lié au monde, trop peu transcendant. Mais c'est précisément
148 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 149
cette simplification de la relation de Dieu au monde!? qui constitue, à monde : sublunaire et supralunaire, espèces et genres biologiques.
nos yeux, l'acte de naissance de la métaphysique moderne. Surtout, il adopte le cheminement rigoureux de la première partie du
Al-Kindï partage de nombreuses doctrines avec les théologiens Timée, que Proclus dans son commentaire rapprochait de celui des
rationnels, dont il se sépare avant tout par son recours à une certaine mathématiciens!9 :
ontologie néoplatonicienne - essentiellement proclienne - et par
Mais nous reparlerons de tout cela, montrant qu'il n'y a pas ici division
l'importance que joue chez lui le modèle mathématique de démons-
d'un seul et même tout et que la présente considération est nécessairement
tration. Pour ce qui est du premier aspect, al-Kindï l'a justifié dans
obligée, avant tout le reste, de séparer ces deux genres, pour que le discours,
un texte qui n'a rien perdu de son actualite S :
progressant comme à partir de présupposés géométriques vers l'examen de
Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d'acquérir le vrai d'où ce qui en suit, découvre enfin et la nature de l'Univers et le Père qui le pro-
qu'il vienne, même s'il vient de races éloignées de nous et de nations diffé- duit ainsi que la Cause exemplaire. Si en effet l'Univers est créé, il a été créé
rentes; pour qui cherche le vrai rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n'est par une cause: il y a donc une Cause Démiurgique de l'Univers. S'il existe
pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l'apporte, nul ne un Démiurge, il existe aussi un Modèle du Monde, d'après lequel a tra-
déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. vaillé Celui qui a construit l'Univers. C'est ainsi que, une chose à la suite de
l'autre, se déroule à nos yeux le discours sur ces problèmes et que s'achève,
Il ne faudrait cependant pas croire que l'on ait là un plaidoyer pour notre bonheur, en théologie la théorie de la Nature.
pour une fidélité aveugle aux sources grecques. Al-Kindï a consacré
beaucoup d'énergie à réfuter une thèse aristotélicienne s'il en est, Or ce principe essentiel du Timée selon Proclus lui-même, la dis-
celle de l'éternité du monde. Il revient ainsi à plusieurs reprises sur tinction entre deux mondes, apparaît précisément en toutes lettres au
la démonstration que le monde est nécessairement de durée finie, en début de la Philosophie Première, juste après l'introduction générale
travaillant à dérouler sa démonstration à partir de quelques prémisses (je m'étonne que personne ne s'en soit aperçu). Platon écrivait en
en nombre réduit, et sans rien importer d'extérieur à elles à une quel- effet, dans un passage fondamental (je cite ma traduction à paraître,
conque étape du raisonnement. Cette préoccupation de rigueur est Timée 27d-28b) :
remarquable. Au plan du contenu, elle conduit à refuser l'exception Ainsi donc, à mon avis, il faut tout d'abord distinguer ce qui suit, à savoir la
constituée par le temps dans la doctrine aristotélicienne de l'infini. nature de ce qui est toujours et n'a pas d'engendrement et celle de ce qui est
Alors qu'Aristote, qui refusait l'infini actuel dans le domaine de l'ex- engendré et n'est jamais. Le premier est embrassé par une intellection accom-
tension spatiale, admettait une extension temporelle infinie, al-Kindï pagnée de raison, étant toujours à l'identique, tandis que le second fait l'ob-
rejette une telle distinction : la durée temporelle, elle aussi, doit être jet d'une opinion accompagnée de sensation irrationnelle, étant engendré et
finie. On se retrouve donc avec un monde spatialement et temporel- détruit, mais jamais réellement n'étant. Derechef, il nous faut dire que tout
engendré est nécessairement engendré par quelque cause, car à toute chose, il
lement fini, comme chez les théologiens chrétiens et musulmans.
est impossible d'avoir part à la génération sans une cause. Par conséquent, là où
Les points communs ne s'arrêtent pas là. Il est probable qu'al-
d'aventure le démiurge, en regardant toujours en direction de ce qui demeure
Kindï a conçu la métaphysique comme, essentiellement, une théo- à l'identique, en utilisant un modèle du même genre, en rendra la forme et la
logie, plutôt qu'une théorie de la substance. On assiste ainsi à une puissance, beau, nécessairement, sera tout ce qui sera ainsi réalisé - mais là où
fusion décisive entre la métaphysique aristotélico-néoplatonicienne il regardera en direction de l'engendré, utilisant un modèle engendré, point de
d'un côté et les théories des théologiens musulmans de l'autre. À la beau. Or donc, le ciel tout entier - ou le monde ou, quelque autre nom qui
première, al-Kindï reprend les éléments de base de la description du lui aille parfaitement, nommons-le ainsi - il faut examiner à son sujet, tout
d'abord, ce que l'on suppose devoir commencer par examiner à tout sujet :
17. Par, essentiellement, la suppression des mécanismes triadiques compliqués et était-il toujours, n'ayant aucun commencement à sa génération, ou a-t-il été
au fond contradictoires caractéristiques des métaphysiques néoplatoniciennes. engendré, ayant commencé à partir d'un commencement? Il a été engendré.
18. Al-KindI, Sur la philosophie première, éd. et trad. par R. Rashed et J. Jolivet,
Leyde, BrilI, 1997, p. 14 pour la trad. 19. Traduction Festugière, t. II, p. 66.
Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 151
150
Une telle profession de foi, conclue par un yÉYOYEY (<< il a été faite - et que si son choix était laissé libre il choisirait bien des choses qui
entraîneraient la corruption de l'univers, Dieu, exaltée soit sa louange, a
engendré») emphatique, ne pouvait laisser al-Kindï indifférent. Et de
déterminé parfaitement une structure pour l'univers et a fait que ses parties
fait, les premières lignes de la démonstration, dans la Philosophie pre-
se prêtent les unes aux autres, choisissant par sa volonté et son vouloir, sans
mière, sont les suivantes 20 : y être contraint, ce qui est le meilleur et le plus parfait dans la structure de
Nous disons donc que l'existence pour les hommes consiste en deux existen- l'univers; or la détermination de ces choses qui se prêtent les unes aux autres
ces. L'une est plus proche de nous et plus éloignée de la nature, c'est la percep- est la Destinée. Donc par son Décret et la Destinée Dieu, exaltée soit sa
tion au moyen des sens [... J. Cette perception est instable parce que ce à quoi louange, gouverne l'ensemble de ce qu'il a créé et ce gouvernement parfait et
nous nous conjoignons s'évanouit, s'écoule, change en chaque état selon l'une précis est celui où il n'entre ni erreur ni défaut. Il est donc évident que rien
des espèces du mouvement. L'autre perception est plus proche de la nature et de ce qui se fait ne reste, quant aux états que son Seigneur lui a impartis,
plus distante pour nous, c'est la perception de l'intellect. Certes, la perception extérieur à ce gouvernement; que cela est par nécessité pour une part et par
consiste en deux perceptions : perception sensible, perception intellectuelle, choix pour une autre, et que ce qui a été choisi relève de ce qui se prête à la
étant donné que les choses sont soit universelles soit singulières. J'entends par Destinée et qui l'a fait par sa volonté et non par contrainte.
universels les genres par rapport aux espèces et les espèces par rapport aux
En dépit d'une relative obscurité, les lignes maîtresses de ce fragment
individus; j'entends par singuliers les individus par rapport aux espèces.
sont claires. Dieu met en œuvre sa puissance (qudra) et sa science pour
Ainsi, chez Platon et al-Kindï à sa suite, l'affirmation du caractère réaliser le meilleur des mondes. Le décret n'est rien d'autre que cette déci-
engendré du monde découle nécessairement - Proclus évoque même sion du meilleur. La destinée se déploie à l'intérieur du décret et prend en
sur ce point la manière des géomètres - d'une série d'axiomes, dont compte des critères de compossibilité. L'idée de «détermination», mais
le premier consiste à distinguer deux types d'appréhension humaine. aussi de «mesure» inhérente à la racine q-d-r qui exprime l'idée de desti-
En dépit de certaines différences, cet axiome de départ posssède une née (al-qad4r) doit être ici rappelée. La destinée, pour un individu, c'est
fonction analogue chez les deux philosophes : il bloque à la racine la détermination, donc la mensuration, donc la limitation, de son bien,
toute tentative pour associer l'éternité à un objet du monde - et, permettant de concourir au bien maximal du Tout. Certes, al-Kindï ne
au premier chef, au monde lui-même. Le domaine de l'éternité sera se prononce pas clairement sur la question de la connaissance divine du
celui des Idées, or le monde réalisé ne se confond pas avec l'Idée de singulier. Non seulement toutefois rien ne paraît l'exclure, d'autant plus
monde contemplée par le Créateur. Il appartient même au monde que le monde est fini dans toutes ses dimensions (y compris. tempo-
physique en tant qu'individu sensible (fût-il éminent), par opposition relle), mais elle pourrait même découler de tout son système, si tant est
à l'Idée dont il émane, d'être engendré. que Dieu puisse véritablement réaliser le meilleur décret en prenant en
Ce même passage du Timée ne pouvait que paraître annoncer, pour compte chaque destinée. Cela ne contredirait pas l'interprétation de la
al-Kindï, des thématiques déjà classiques en son temps de théodicée création coranique proposée par al-Kindï. Dans l'épître Sur la quantité
islamique. La bonté divine évoquée par Platon préludait à la notion des livres d'Aristote 22 , al-Kindï semble en effet admettre que Dieu soit
mu'tazilite de «meilleur» (al-a$laJ;) objet de la volonté divine. Et de directement à l'origine de tout être créé :
fait, selon al-Kindï, Dieu veut le meilleur21 :
Ensuite, Aristote a dit - en raison du refus de la création des cieux enracinée
Sache que le monde entier est gouverné par le Décret et la Destinée. J'entends dans le coeur des incroyants, du fait de ce qu'ils croient au sujet de la période
par Décret ce qui a été imparti de meilleur, de plus sage, de plus parfait, de temps dont s'accompagnerait la création des cieux, en raison de l'analo-
à tout ce qui est fait dans la structure de l'univers: car Dieu, exaltée soit gie qu'ils dressent avec les actes humains, puisque selon eux, l'oeuvre la plus
sa louange, a formé et créé nécessairement et par choix, par la puissance considérable nécessite la plus longue période d'oeuvre humaine, en sorte que
parfaite. Mais alors que celui qui choisit reste incapable de la sagesse par- selon eux, la réalisation sensible la plus considérable prend place durant la plus
20. Al-Kinc!I, op. dt., p. 18-19. 22. Al-KinclI, Rasâ'ilfalsaftyya, éd. M. Abu Rîda, Le Caire, 1950,2 vol., vol. 1,
21./bid., p. 129-131. p.375.
152 Les Grecs} les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 153
longue période - que Dieu, qu'Il soit exalté, n'a pas besoin d'une période de Al-Kindï a dit: et il y a aussi un autre mouvement, à savoir le mouvement
temps pour sa création, en raison de ce qu'il a expliqué, puisqu'Il a créé «cela» de création. Note qu'il ya entre lui et le mouvement de génération une dif-
à partir de «non-cela»; de sorte que celui dont les capacités ont atteint un férence, du fait que la création n'a pas lieu à partir d'un substrat, tandis que
point tel qu'il est capable de produire des corps à partir de non-corps et l'étant le mouvement de génération a lieu en raison de la corruption de quelque
à partir du non-étant, il n'a pas besoin, du fait qu'il a le pouvoir de produire substance préexistante.
quelque chose non à partir de matière, de produire dans le temps. Car l'acte
humain étant impossible sans matière, l'acte de celui qui n'a pas besoin de Ce mouvement s'oppose donc à la génération aristotélicienne en ce
matière pour produire ce qu'il produit n'a pas besoin de temps. qu'il tire l'être du non-être, c'est-à-dire produit une substance sans la tirer
d'un substrat, tandis que la génération n'est que le remplacement d'une
C'est ici à Aristote lui-même que la doctrine de la production par
forme par une autre sur un substrat préexistant. Il est évident qu'aux
Dieu du meilleur des mondes est prêtée. Il s'agit en réalité bien davan-
yeux d'al-Kindï, la création est instantanée, tandis que la génération est
tage d'un infléchissement théologique de la première partie du Timée.
un processus temporel. Dieu a donc créé le monde instantanément, ce
Al-Kindï entichit cependant le texte platonicien d'harmoniques nou-
qui ne nécessite pas que le temps préexistât au monde. Cette thèse d'al-
velles. L'idée, héritée de la théologie rationnelle, d'une détermination
Kindï appelle d'elle-même une réflexion plus poussée sur la structure du
aussi totale et parfaite que possible du monde par Dieu - c'est-à-dire
continu, c'est-à-dire une étude précise des livres V et VI de la Physique
par la parole créatrice de Dieu - rend un son nettement combinatoire:
d'Aristote, qu'il n'est pas sûr qu'al-Kindï lui-même ait déjà menée à bien.
le monde fini est compris tout entier, pour al-Kindï, dans l'énoncé
Quoi qu'il en soit, les quelques citations proposées suffisent à montrer
parfaitement simple du décret, mais pourrait au même titre, au moins
la place d'al-Kindï dans l'histoire de la métaphysique. Il est le premier
de droit, être décrit par une suite finie de signes assez ingénieuse (c'est
auteur islamique à tenter de développer certaines intuitions du kalâm à
le terme employé dans cette épître pour décrire notre connaissance
l'aide de doctrines et de méthodes puisées à des corpus grecs traduits à
mathématique du monde, la seule viable, et qu'al-Fârabï reprendra
sa demande, certainement dans cet objectif. La traduction n'est donc pas
quelques décennies plus tard pour décrire l'art de l'algèbre) pour le
une pratique folklorique de contemporains syriaques d'al-Kindï, c'est la
ressaisir. Il faut sans doute rappeler ici qu'al-Kindï est le premier auteur
réponse à une demande proprement doctrinale, qui s'impose, pour ainsi
ayant conçu et mené à bien une étude statistique de la fréquence des
dire, en raison du développement même de la discipline de la théologie
lettres dans la langue (en l'occurrence, l'arabe), inaugurant ainsi la
rationnelle. Le Timée, en l'occurrence, fournit un nouveau modèle pour
science de la cryptographie. L'idée combinatoire à l'arrière-plan d'une
penser la création du meilleur des mondes.
telle entreprise est évidente. L'étude du langage relevant sous cet aspect
des mathématiques et le monde étant totalement fini, une annale de
dimension finie - pour reprendre la thématique leibnizienne de la
Restitution universelle - lui serait de jure parfaitement isomorphe. Le 1habit ibn Qurra (836-901) et la deuxième partie du Timée
meilleur des mondes, en d'autres termes, est parfaitement formulable.
À la même époque qu'al-Kindï, on voit exposées des idées sur le
La doctrine de la création instantanée du monde impose même à
meilleur des mondes assez semblables chez le mathématicien Thabit
al-Kindï d'étendre la table aristotélicienne des Catégories, et en particulier
ibn Qurra. Lui aussi, dans une série de textes, interprète le monde
la liste canonique des mouvements qu'elle renferme (génération, corrup-
comme dicté par un principe de meilleur. La seule cause véritable
tion, augmentation, diminution, altération, translation), pour lui faire
dans l'explication de la nature, selon Thabit, est la cause finale: Dieu
englober la création divine (ibdâ', à laquelle Aristote n'avait bien évi-
ne pouvant produire que le meilleur, il nous appartient de mettre
demment pas songé. Voici ce que nous en dit une source postérieure23 :
en lumière pourquoi telle situation donnée est préférable à toutes
les autres. Thabit identifie ainsi, le premier dans l'histoire avec une
23. Abü .E:Iayyân al-Taw!)îdî, Al-imtâ' wa al-mu anasat, éd. A. Amîn et A. al-Zayn, telle clarté, le principe de compossibilité et d'optimum, qu'il fait jouer
Le Caire, s. d., 3 vol., vol. 3, p. 133. dans toutes les explications cosmologiques que nous avons conservées
154 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 155
de lui. En général, Thabit pose que le principe de perfection réside le plus de côtés ont la plus grande aire. Or la preuve de cela est très difficile.
dans la forme circulaire, que Dieu a dû altérer pour produire d'autres Et quant à celui qui nie, malgré ce que tu as vu au sujet de cette figure dans
perfections. Mais Il l'a altérée le moins possible, afin d'aboutir au cette humble question relevant des choses naturelles, que d'autres figures et
maximum de perfection pour un minimum d'imperfection. Voici, par nombres ont des rôles subtils, c'est qu'il n'a pas considéré ces figures et ces
exemple, ce qu'en dit al-Sijisranï24 : nombres dans toutes les réalités naturelles et au-dessus de la nature.
Thabit ibn Qurra a dit: nous avons trouvé qu'une certaine figure déterminée, La citation de Platon fait allusion, de la manière la plus claire, à
dans un certain humble objet naturel, avait un rôle remarquable. Nous avons l'introduction de la deuxième partie du discours du Timée, que je cite
ainsi montré que cette figure était attachée à cette chose, malgré le caractère encore en ma traduction 25 :
infime de sa nature pour ce qui regarde les traces de visée, de providence, de
Les propos que nous venons de tenir, à l'exception d'une petite part, ont mon-
sagesse et de ce qui à proprement parler n'est pas subordonné à une fin : il
tré ce qui fut façonné par l'intellect. Mais il faut que notre discours présente
s'agit de la figure hexagonale. Nous avons en effet considéré les cellules que
aussi ce qui est né sous l'effet de la nécessité. Car la naissance de ce monde-ci
produisent les abeilles avec la cire, et nous avons constaté qu'elles étaient tou-
étant mélangée, elle naquit de la composition de la nécessité et de l'intellect.
tes hexagonales. Quand nous y avons réfléchi et que nous avons pensé à la
Mais l'intellect commandant à la nécessité en s'efforçant de la persuader de
raison d'un tel fait, nous avons trouvé que la chose était des plus merveilleuses,
mener au meilleur la plupart des choses qui naissent, c'est de cette manière et
et nous y avons vu l'indice de la providence la plus parfaite. Car il est requis
selon ce précepte que, sous l'effet de la nécessité vaincue par une persuasion
par ces cellules qu'elles soient égales, qu'elles soient le plus vastes possible,
sage, fut ainsi, au principe, composé ce Tout. Si donc, selon ce précepte, l'on
que leur figure soit telle qu'elle comble et remplisse l'espace sans qu'il y ait
s'apprête à dire de manière véridique comment il est né, il faut mélanger aussi
entre elles d'interstices perdus. Ainsi, le réquisit que ces cellules soient vastes
la forme de la cause errante, pour autant que sa nature le supporte.
entraînait que leurs figures fussent circulaires, puisque la figure circulaire est
plus vaste que toute figure polygonale de périmètre égal; cependant, si les figu- Cette « méthode» par les causes finales, inspirée du Timée, se retrouve
res de ces habitations avaient été faites circulaires, elles n'auraient pas rempli dans plusieurs témoignages de l'œuvre de notre auteur2 6• Soit par exem-
l'espace ni ne l'auraient comblé, et il y aurait eu une perte, entre un certain ple l'existence des montagnes : celles-ci conduisent à une certaine irré-
nombre d'entre elles, sous la forme d'un interstice non utilisé. C'est la raison gularité dans la forme de la Terre moins parfaite qu'une sphère parfaite,
pour laquelle on est revenu, de cette figure circulaire, à la prise en compte des mais Dieu a toléré cette irrégularité au regard des bienfaits apportés par
figures qui remplissent l'espace. Or puisque le résultat se concrétise en nombre
les montagnes, qui permettent le cycle de l'eau. Il a donc altéré mini-
de types de figures, comme le triangle, le carré et l'hexagone, c'est l'hexagone
malement la forme de la Terre pour qu'elle demeure aussi proche que
qui parmi eux fut choisi, du fait qu'il combinait, en plus de ce qu'il partageait
possible d'une sphère tout en assurant notre approvisionnement en eau
avec les autres - complétion et exhaustion de l'espace -, d'être la figure la plus
vaste d'entre elles. Ce choix, qui a été visé parce qu'il réunissait des avantages douce. Ce faisant, Thabit s'oppose à toutes les explications mécanistes
autant et aussi bien qu'il était possible, est au nombre des preuves les plus et matérialistes des montagnes qui avaient cours à son époque. Comme
claires de la sagesse de celui qui choisit et de sa prise en compte du Bien. L'ex- chez les théologiens, comme chez al-Kindï, un Dieu choisissant est la
clusion du cercle et de toutes les figures qui sont plus vastes que l'hexagone cause de la perfection du monde.
et le pentagone... Cela s'accorde à ce que dit Platon, que les choses naissent Il est également à noter que Thabit ibn Qurra se range avec les
d'une combinaison de providence et de nécessité. Thabit a dit : observe ce qui théologiens de son temps, contre les aristotéliciens, en faveur de la
a été requis, maintenant, comme science géométrique supérieure pour connaî- connaissance divine des particuliers. On voit que chez lui comme
tre ce qu'il en était des maisons des abeilles et de l'utilité de leur position, chez al-Kindï, l'exigence d'une détermination du meilleur des mon-
malgré leur importance piètre et restreinte à nos yeux: il a été requis que l'on
apprenne que parmi les polygones réguliers de périmètre égal, ceux qui ont
25. Timée, 47e-48a.
26. Voir mon article à paraître "Thabit ibn Qurra, la Physique d'Aristote et le
24. Abü Sulayman aI-Sijisranï, Muntakhab Siwân al-lfikma, éd. 'A. Badawi, meilleur des mondes», à paraître dans R. Rashed (éd.), Science and Philosophy in
Téhéran, 1974, p. 301-303. Baghdad in the 9th Century: 1habit ibn Qurra, Berlin, Walter De Gruyter, 2009.
156 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 157
des par Dieu entraîne nécessairement que la connaissance divine ne provient sans doute ici de partisans arabes de la métempsycose, qui
s'arrête pas aux espèces. Il serait absurde, nous dit Thabit, que l'as- tentaient de s'appuyer sur le dogme de l'impossibilité de l'infini actuel
tronome puisse déterminer la date d'une éclipse particulière mais que pour démontrer que, le nombre des âmes étant fini et le monde étant
Dieu ne le puisse pas. Thabit refusant le finitisme kindien, la consé- temporellement infini dans le passé, il est nécessaire qu'une même
quence est inévitable, et elle est tirée par notre auteur: l'infini actuel âme transite de corps en corps. Thabit procède à l'aide d'un contre-
existe. On peut lire, pour s'en convaincre, ce texte tiré des Réponses exemple. L'infini en acte existe parce que Dieu connaît nécessairement
aux questions posées par Ibn Usayyid 27 : tout événement (toute éclipse, par exemple) de l'histoire infinie du
monde. Et quand bien même l'adversaire dénierait à Dieu la connais-
Thabit ibn Qurra dit dans l'élaboration de sa réponse à une question qui
sance des particuliers, il ne peut Lui refuser de connaître toute figure.
lui avait été posée au sujet des âmes, si celles-ci sont finies ou infinies : je
m'étonne de qui dit que Dieu, qu'Il soit loué et exalté, ne connaît pas les
Il est effectivement absurde de supposer que Dieu connaisse les pro-
particuliers mais connaît les universaux. Je ne sais ce qu'ils pourraient bien priétés d'un polygone à n côtés mais soit impuissant à connaître celles
dire si on leur demandait au sujet de Sa connaissance - majestueuse soit Sa d'un polygone à n + 1 côtés. Or si tel est le cas, l'infini actuel existe
louange - de l'éclipse, par exemple, si ce qu'Il en connaît est seulement la nécessairement.
nature de l'éclipse et le fait qu'elle a lieu; ou bien s'Il connaît une par une Il est donc manifeste qu'aussi bien chez al-KindI que chez Thabit
les éclipses qui ont eu lieu dans le temps passé et les futures, ainsi que le ibn Qurra, l'idée du meilleur des mondes s'accompagne, comme pour
moment où chacune a eu et aura lieu. Car s'Il connaît seulement la nature les théologiens rationnels, d'une connaissance divine des particuliers.
de l'éclipse, il s'ensuit de cela que Sa connaissance de la nature de l'éclipse D'orientation plus mathématique chez Thabit - qui substitue un infi-
ne parvient à son achèvement que du fait qu'Il connaît les causes de l'éclipse nitisme radical de mathématicien au finitisme strict d'al-KindI -, plus
et qu'elles sont des mouvements qui mènent les planètes, en un certain néoplatonisante chez al-KindI, cette doctrine cosmologique serait
moment, à des positions nécessitant la disposition de l'éclipse. S'il en est
incompréhensible sans une prise en compte du contexte théologique
ainsi, il connaît que ces dispositions reviennent selon la grandeur des durées
immédiat de nos detL'{ auteurs.
qu'elles prennent pour revenir; Il connaît donc les particuliers dont on avait
écarté de Lui la connaissance. Si cependant l'on accordait, par concession,
qu'Il ne connaît pas les particuliers, il y a cependant des choses universelles
qui sont des espèces infinies; or Il les connaît dans leur totalité simultané- Abü Bakr al-Rdzi (865-925) et la troisième partie du Timée
ment en acte, comme les espèces des figures, dont Il connaît chacune ainsi
Une tout autre expression du modèle du « meilleur» est le fait du
que ses particularités, ses propriétés et l'ensemble de ses dispositions, et les
grand médecin Abü Bakr al-Razï. On ne comprend pas grand-chose à
espèces des nombres aussi bien. Or les unes et les autres sont infinies. Il
al-Razi quand on se borne à voir en lui, comme la plupart des exégè-
est possible, par conséquent, qu'existe en acte une chose numériquement
infinie; or si cela est possible, il n'est pas impossible qu'il en aille de la sorte
tes, un gentil « libre-penseur» opposé au dogmatisme sourcilleux
dans le cas des âmes.
de méchants théologiens barbus28 • Tout le problème philosophique
On voit ici comment Thabit puise à sa pratique de mathémati- 28. On doit à P. Kraus une édition magistrale des œuvres philosophiques et
cien pour contourner l'interdit fondamental de la philosophie aristo- d'une partie des fragments philosophiques de notre auteur: Abi Bakr Mohammadi
Filii Zachariae Raghensis (Razis), Opera philosophica fragmentaque quae supersunt,
télicienne. La question de départ est celle, qui sera très débattue au
coll. et éd. P. Kraus [Universitatis Fouadi 1 Litterarum facultatis publicationum
Moyen Âge, de l'infinité en acte des âmes humaines si l'on admet Fasc. 22], Le Caire, 1939, et quelques articles sur ses doctrines philosophiques. La
la survie personnelle et l'infinité temporelle a parte ante. L'objection doxa du grand philologue, dont l'interprétation s'explique bien en termes d'époque,
explique (de manière toute topique!) la doxa des études raziennes : cf. H. Corbin et
M. Mo'in, Nasir-e Khosraw, Kitab-e Jami' al-Hikmatayn, Le livre réunissant les deux
27. Je cite ce texte d'après mon édition à paraître «1habit ibn Qurra sur l'exis- sagesses ou harmonie de la philosophie grecque et de la théosophie ismaélienne, Téhéran
tence et l'infini: Les réponses aux questions posées par Ibn Usayyid », in M. Rashed et Paris, 1953, p. 128-144, D. Urvoy, Les Penseurs libres dans I1slam classique. L'in-
(éd.), Science and Philosophy in Baghdad, op. cit. terrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants, Paris, Albin Michel,
158 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 159
d'al-Razï est celui de la justice divine. Plus précisément, de l'incapacité pourquoi a-t-il permis à Iblis d'agir? Il est moins absurde de soutenir,
des mu'tazilites à en rendre compte. Pour al-Razï, une considération conformément d'ailleurs à certaines tendances du Coran, l'existence
rapide de l'état (déplorable) du monde doit nous convaincre qu'un indépendante d'une âme, siège de la concupiscence, que Dieu s'efforce
Dieu voulant et omnipotent ne peut en être la cause. Trop de mal de détourner du ma13ü :
s'étale sous nos yeux. La théorie des cinq principes éternels de Razï Et Muhammad b. Zakariyya al-RazI a affirmé que tous les philosophes théo-
(Dieu, l'Âme, le Temps, le Lieu, la Matière) n'est donc pas une sim- logiens antérieurs à Aristote étaient partisans de cette doctrine; il a aussi
ple originalité doxographique, mais une théodicée dans la ligne stricte affirmé que les religions de tous les prophètes, sur eux soit la paix, ne se
du Timée : elle vise à sauver Dieu du mal, en attribuant ce dernier à sont jamais conformées qu'à cette doctrine. La preuve en est que tous les
un autre principe éternel, l'Âme concupiscente prise de désir pour la prophètes et les envoyés qui sont venus ont condamné le monde, jeté l'op-
matière. Dieu, en envoyant l'Intellect dans le monde, peut tout au probre sur ce qu'il renferme, admonesté pour qu'on s'en détourne. Or si
plus corriger l'Âme pour amoindrir ses mauvais penchants. Mais Il ne Dieu Très-Haut avait été le premier à créer et à instaurer le monde, ils ne
peut rendre le monde parfait de manière immédiate et directe. Dieu l'auraient certes pas condamné; et s'Il avait créé la créature en ce monde, s'Il
est compris comme un médecin, qui ne peut pas réaliser tout ce qui l'avait rendue dépendante de ce monde, s'Il l'avait emplie de désir envers ce
n'est pas non contradictoire. Bref, al-Razï sauve la justice divine en monde, s'Il était responsable de son attirance invincible et de sa passion pour
limitant l'omnipotence. Le Dieu de l'Islam se rapproche par là même ce monde, comment alors concevoir qu'Il lui fasse y renoncer et qu'Il lui
ordonne de s'en éloigner? Si en revanche nous prenons conscience que l'âme
fortement du Démiurge du Timée - et peut-être aussi du principe
a passionnément désiré s'unir aux choses corporelles, puis que Dieu, dans
positif des religions dualistes iraniennes.
toute Sa sagesse, a su que cette union était cause d'humiliation et d'affliction,
Un auteur plus tardif, Fakhr al-Dïn al-Razï (I149-1209), nous a
il est alors tout à Son honneur qu'Ill'en ait détournée et qu'Il ait ordonné la
transmis des passages de la polémique d'Abü Bakr al-Razï avec le grand défiance à son égard. La parole du Très-Haut en est un exemple: «Comme a
mu'tazilite de Bagdad al-Ka'bF9. Nous voyons en toute clarté comment été embelli pour les hommes l'amour des désirs de ce monde... » (Âl 'Imrân
Abü Bakr al-Razï a fait porter l'essentiel de sa polémique sur la ques- 14). Certains ont dit: l'embellisseur, c'est Iblis. Qu'on leur réponde: dans ce
tion du mal et de la toute-puissance. Nous voyons aussi - ce qui a cas, il est nécessaire qu'Iblis ait besoin d'un autre Iblis, et la régression à l'in-
échappé à l'attention des spécialistes de notre auteur - qu'al-Razï, loin fini s'impose. Et si l'embellisseur était Dieu, comment alors serait-il conforme
d'être cette sorte de présocratique égaré en terre d'Islam, prend une au Miséricordieux plein de miséricorde, au Sage, qu'Il œuvre à sa parure,
part active à la discussion de la justice divine telle qu'elle est pratiquée puis qu'Il ordonne qu'on s'en défie? Si en revanche on accorde à Dieu que la
par les théologiens rationnels. Sa réflexion se concentre même sur un passion de l'âme pour la matière est une chose qui lui est advenue et qui s'est
groupe de versets coraniques qui ont pour point commun d'insister imposée à Lui, il est alors tout à l'honneur de Dieu, qu'Il soit exaucé, qu'Il
sur le fait que le monde « a été embelli» (zuyyina, voix passive) et que avertisse les hommes et leur enjoigne la circonspection et la défiance.
succomber à ses multiples charmes nous détourne de notre destination Je ne pense donc pas manier le paradoxe en écrivant que la théorie
véritable. La question exégétique, à la fois grammaticale et eschatolo- des « cinq principes» vise avant tout à résoudre un problème de théo-
gique, est immédiate: quel est l'agent non exprimé de ce verbe passif? dicée qui s'exprime, à l'époque d'al-Razï, sous la forme d'une difficulté
qui est l'auteur de cet « embellissement» du monde? Dire que c'est d'exégèse coranique portant sur le verset Â1 'Imrân 14 et les versets
l'Ange déchu, Iblis, ne résout rien. Si en effet Dieu est tout-puissant, apparentés. Dans la droite ligne de la distinction du Timée entre âme
rationnelle et âme animale - elle-même double -, al-Razï distingue
1996, Sarah Stroumsah, Freethinkers ofMedieval Islam. Ibn al-Rawandï, Abü Bakr entre ce qu'il appelle l'Âme, et qui correspond à l'Âme désirante de
al-Rad and their Impact on Islamic 7hought, Leyde, Brill, 1999, p. 107, R. Brague, Platon, et ce qu'il appelle Intellect, l'âme rationnelle de Platon. L'In-
RAZI La médecine spirituelle, présentation et traduction, Paris, Flammarion, 2003, tellect est divin. Contrairement à ce que répètent en chœur les exégètes
p.31-37.
29. Cf. M. Rashed, «Abü Bakr al-RazÏ et le kalâm», Mélanges de l'Institut domi-
nicain dëtudes orientales, 24, 2000, p. 39-54. 30. Ibid., p. 46-47.
160 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 161
d'al-Razï, les Prophètes ne sont pas simplement récusés par ce der- désire s'en servir. Quand donc cet agent savant a su que l'utilité de la carafe
nier, mais constituent autant de véhicules de l'Intellect par lequel Dieu ne serait accomplie que par la réalisation de ces trois attributs, il a nécessai-
rement agencé sa création de cette carafe selon cette manière bénéfique et
cherche à nous arracher à la matière. En lecteur perspicace du rimée,
selon la configuration utile à ce but.» Ensuite, Muhammad b. Zakariyya,
al-Razï a compris que l'Âme humaine figure l'embranchement décisif
après avoir énoncé cet excellent propos, adapté au but, s'est mis à explo-
dans la question de la théodicée. Si des principes venus «d'en haut»
rer les traces de la sagesse du Miséricordieux dans la création du corps de
parviennent à l'éduquer, le pari divin, en quelque sorte, est gagné, et l'homme, et il a mentionné quelques-uns de ses agencements merveilleux et
le Bien triomphe. Si en revanche les passions matérielles prennent le de ses configurations conformes à la sagesse et à l'utilité, puis il a dit après
dessus, l'Intelligible est défait sur ses marches. Al-Razï, de manière ces choses : «Celui qui a l'esprit sain est témoin que la naissance de ces mer-
peut-être encore plus subtile, a saisi que la biologie de la troisième veilles et ces beautés dans la composition de ce corps ne peut provenir que
partie du rimée, c'est-à-dire les idées directrices fournies par Platon d'un être puissant, savant, qui a créé cette constitution par sa puissance, et
dans ce texte sur la constitution humaine, est empreinte d'une visée qui l'a ordonnée par sa science. »
profondément sotériologique. Dieu a conçu le corps de la façon la plus
propre à permettre à l'Âme, qui lui préexiste, de se libérer de ses désirs Si, en première apparence, ce passage semble proche du traité de
concupiscents. Le corps humain est certes un amas matériel, mais c'est Galien Sur l'usage des parties - Galien remontant lui aussi, en bon lec-
le meilleur possible en 'vue de son propre dépassement. C'est le sens teur du rimée, de l'agencement merveilleux du corps humain à l'exis-
du traité Sur le fait que l'homme a un créateur habile et savant, qu'on tence d'un principe divin l'ayant façonné -, le modèle profond d'al-Razï
croyait totalement perdu, mais dont un fragment important (il s'agit demeure le rimée de Platon. Chez nos deux auteurs en effet, le corps
du début de l'œuvre) nous a été préservé3! : humain est créé pour que l'âme puisse en faire le meilleur usage. De ce
point de vue, que l'âme soit éternelle chez al-Razï et créée chez Platon
Muhammad b. Zakariyya al-Ra:zï a composé un livre pour établir la preuve
importe peu. Pour les deux philosophes, le corps humain résulte d'une
de l'existence de Dieu au moyen du corps de l'homme, et il a dit au début
de ce traité : «Celui qui a vu une carafe et qui a médité sur la modalité
optimisation. On a donc affaire, avec al-Razï, à un penseur qui choisit
de son agencement, qui a vu que la tête de la carafe était comme un large d'amoindrir drastiquement l'omnipotence divine pour sauver la justice.
entonnoir, qui a vu que sa constitution était d'une étroitesse et d'une largeur Dieu demeure choisissant et puissant, mais il ne peut choisir que de
mesurées, qui a vu que son anse avait une configuration déterminée, puis faire de son mieux pour soigner un monde récalcitrant. Ce soin passe
qui a appris que sa tête large était adaptée pour qu'on y verse de l'eau, qui par l'envoi des Prophètes, dont le rôle est de transmettre la bonne parole
a appris que le reste de sa constitution, établie selon un degré moyen de lar- divine, c'est-à-dire d'admonester les hommes pour les détourner de leurs
geur et d'étroitesse, était adapté à ce que l'eau en sorte en quantité mesurée, mauvais penchants. Il est faux qu'al-Razï récuse la prophétie. Il se borne
qui a appris que son anse était adaptée pour être prise avec la main, celui en réalité à refuser des miracles surnaturels. Le monde est donc dans le
donc dont l'esprit est inaffecté de tout type de tares, sain, conclut que cette meilleur état possible au sens non pas où un autre état meilleur serait
carafe composée de ces parties et adaptée à ces usages ne s'est ni engendrée logiquement contradictoire (ce qui serait plutôt la théorie d'al-Kindï et
toute seule ni enfantée par son essence. Bien plus: elle n'a pas été engendrée
de Thabit ibn Qurra), mais au sens où c'est là le maximum de guérison
en raison de la nature dépourvue de sensation et de perception; il conclura
que Dieu soit en mesure, via ses Prophètes, de lui apporter.
plutôt qu'un agent savant, puissant, a su que l'utilité ne serait achevée pour
cette carafe, dans les buts déterminés, que par la réalisation de ces trois par- Il est intéressant que, des trois platoniciens que nous venons de
ties selon ces attributs déterminés -la tête large pour faciliter le versement de présenter, l'un soit anti-aristotélicien presque sans le savoir, les deux
l'eau dans la carafe, la cavité mesurée du col pour favoriser la sortie de l'eau autres en toute conscience. Comme on est loin, ici, d'une absorp-
en quantité mesurée et l'anse pour faciliter sa prise par la main lorsqu'on tion pour ainsi dire mécanique «de la philosophie aristotélicienne
grecque par l'intermédiaire des Syriaques})! Il s'agit à chaque fois de
31. Cf. M. Rashed, «Abü Bakr al-RiïzI et la prophétie», Mélanges de I1nstitut
penseurs originaux, pétris de culture théologique musulmane, qui
dominicain d'études orientales, 27,2008, p. 169-182 et 172-173. savent pertinemment ce qu'ils demandent aux textes grecs. On assiste
y
162 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 163
dans chaque cas à un travail d'appropriation, qui passe par une relec- al-FarabI, pour qui la théologie représente une approche inférieure,
ture profonde du patrimoine ancien. Si al-Kindï coopère étroitement axiologiquement défectueuse, de la vérité. La chose ne tient pas tant
avec certains traducteurs syriaques, ce n'est pas primordialement aux capacités de ceux qui l'exercent qu'à certains vices de la discipline
parce qu'il est épris d'hellénisme ou parce qu'il se fie outre mesure même. Alors que pour al-Kindï la logique aristotélicienne doit servir à
à leur capacité de discernement doctrinal, mais bien parce qu'il leur convaincre tout homme de la vérité unique - et permet donc de réfu-
demande de fournir des pièces lui permettant de développer sa pro- ter la Trinité32 - , al-FarabI lui assigne pour tâche de nous débarrasser
pre métaphysique dans une direction bien déterminée. De même, d'idées fausses véhiculées par toutes les religions monothéistes, au nom-
le tournant aristotélicien que va prendre al-FarabI n'a rien de subi. bre desquelles le dogme de la création. Cela fait surgir deux questions
Al-FarabI aurait tout à fait pu continuer à développer, comme les au moins. La première est de savoir d'où nous viennent ces idées faus-
élèves d'al-Kindï (al-BalkhI, al-SarakhsI ou al-'AmirI), un certain pla- ses qui se donnent pour des vérités irréfutables. La seconde, d'expliquer
tonisme théologisant. La rupture qu'il instaure, le retour à un certain pourquoi les textes religieux contiennent tant d'enseignements contrai-
purisme aristotélicien qu'il promeut, sont des choix philosophiques. res à la raison philosophique. La réponse à la première question, pour
al-FarabI, est à rechercher du côté du langage. En ce sens, il s'agit d'un
infléchissement et d'un approfondissement de la position d'al-Kindï.
AL-FARABi (01 872-950) ET LA FIN DU CONCORDAT Al-FarabI, de manière très analytique, au sens moderne du terme,
ENTRE PHILOSOPHIE ET RELIGION RÉVÉLÉE impute l'essentiel des dissensions théologiques à un usage incontrôlé
du langage. Il s'agit de fautes ayant trait aussi bien au lexique qu'aux
On assiste avec al-FarabI à un véritable tournant, qui s'accompa- arguments. C'est la raison pour laquelle al-FarabI accorde une telle
gne d'un approfondissement sans précédent, dans la tradition arabe, importance à la terminologie et à la logique conçue comme l'étude des
du corpus aristotélicien. À la différence d'al-Kindï, al-FarabI a com- formes valides d'inférence. - Quant à la réponse à la seconde question,
menté de nombreuses œuvres d'Aristote. Sa connaissance des détails elle relève d'une logique élargie à l'étude de l'énonciation en général,
techniques de la tradition philosophique est infiniment plus grande. c'est-à-dire de tous les types d'arguments et de tropes. C'est donc à la
Al-FarabI est le premier philosophe de langue arabe qui maîtrise aussi fois en logicien et en théoricien de l'argumentation en général qu'al-
bien le corpus d'Aristote que celui des grands commentateurs grecs, FarabI s'intéresse à l' Organon, et même à l' Organon élargi à la Rhéto-
à peu près tous traduits au moment où il rédige son œuvre. On a rique et à la Poétique. L'enjeu est apparu clairement aux yeux de la
donc un double phénomène, dont les deux aspects sont profondé- tradition ultérieure, qui a vu en lui l'inventeur de la théorie des « cinq
ment corrélés : (l) retour exégétique au texte aristotélicien; (2) crise arts », selon laquelle à chacun des traités Topiques, Analytiques, Réfuta-
du modèle théologico-platonicien du Dieu choisissant le meilleur des tions sophistiques, Rhétorique et Poétique correspond un type précis de
mondes. La première question à se poser est donc la suivante: pour- prémisse et d'inférence, donc de vérité. Cette classification des prémis-
quoi al-FarabI a-t-il commenté Aristote? ses a une double fonction : tout d'abord, des arguments appartenant
La réponse me paraît la suivante: al-FarabI, qui s'oppose à al-Kindï à des domaines différents (métaphysique et politique, par exemple)
sur la question de la création du monde, est néanmoins son héritier seront formulés dans des styles différents, ce qui conduit à une réflexion
lorsqu'il s'agit d'interpréter le rôle de la logique. En effet, bien qu'al- accrue sur la rigueur démonstrative. On distinguera ainsi entre ce qui
FarabI ne soit pas autant marqué par les mathématiques qu'al-Kindï, peut faire l'objet de démonstration et ce qui, par nature, ne peut faire
il lui emprunte néanmoins l'idée de l'universalité de la langue philo- l'objet que d'arguments probables. En outre, le même objet pourra être
sophique - qu'il restreint moins au langage des Catégories qu'al-Kindï. traité différemment, à différents niveaux d'exactitude. Ainsi, une vérité
La grande différence avec al-Kindï tient au rapport entretenu avec le
kalâm. Alors qu'al-Kindï n'était pas en conflit avec la théologie comme 32. Une telle réfutation est conservée. Pour l'édition et la traduction française,
telle, qu'il tenait pour réductible à la métaphysique, tout change avec voir R Rashed et J. Jolivet, op. dt., p. 121-128.
Il
·1,1~
164 Les Grecs) les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 165
unique, en particulier théologico-métaphysique, pourra faire l'objet de .,,'Ifl Métaphysique est dirigée contre al-Kindï. À ce dernier qui écrivait,
différentes expositions. La classification des prémisses permet donc fina- dans son traité Sur la quantité des livres d'Aristote3 3 :
lement de comprendre sous quel mode peuvent cohabiter le langage de
Quant à son but dans son livre intitulé Métaphysique, c'est d'élucider les
la philosophie et celui de la Révélation. Il faut être bien conscient de
choses subsistant sans matière et celles qui existent avec une matière parmi
la différence entre ce projet et celui d'al-Kindï : pour ce dernier, le dis- celles qui ne persévèrent pas dans la matière ni ne sont définies par elle, ainsi
cours de la révélation et celui de la philosophie disent la même chose que la réduction à l'unité (taw/:lîd) de Dieu, que Dieu soit exalté et glorifié;
de deux manières différentes. Le contenu du discours est identique, sa c'est aussi d'élucider Ses beaux noms et le fait qu'Il est la cause efficiente et
forme change. En revanche, pour al-FarabI, ces deux discours ne disent parachevante du Tout, la Divinité du Tout, celui qui dirige le Tout par Son
pas la même chose. Ni leur forme ni leur contenu ne sont identiques. gouvernement réglé et Sa parfaite sagesse,
L'un est rigoureux et véridique, l'autre est équivoque et partiellement al-FarabI répond implicitement (mais de manière parfaitement claire
faux. S'ils cohabitent, c'est parce qu'ils visent au même but: le philo- pour qui sait lire entre les lignes)34 :
sophe est à même de comprendre comment les prémisses rhétoriques
de la Révélation étaient la seule forme de discours théologique acces- Notre intention dans ce traité est d'élucider le but du livre d'Aristote appelé
sible au peuple. Il s'agit très exactement de ce que nous appellerions, Métaphysique ainsi que les sections premières qui sont les siennes, du fait que
de nombreuses personnes ont pensé, non sans précipitation, que la teneur
aujourd'hui, un discours de vulgarisation scientifique. Le drame de la
et le contenu de ce livre étaient de parler du Créateur, qu'Il soit exalté, de
raison, d'après al-FarabI, n'a pas lieu quand les gens du peuple en vien- l'Intellect, de l'Âme et de tout ce qui leur est apparenté; et que la science
nent à croire ce discours - puisque c'est le seul à leur portée - mais de la métaphysique était identique à la science de la réduction à l'unité
quand des lettrés qui font profession de théologie ne saisissent pas la (taw/:lîd). C'est la raison pour laquelle nous trouvons que la plupart de ceux
différence entre la science et sa version vulgarisée. Pis encore, quand ils qui l'examinent sont pris de perplexité et d'égarement du fait que nous trou-
croient quitter définitivement le niveau de la rhétorique et atteindre le vons que l'essentiel du propos y est étranger à un tel but, et que même, nous
vrai, alors qu'ils ne se sont élevés qu'à mi-chemin, dans le domaine de ne trouvons aucun propos consacré en propre à ce but, si ce n'est celui du
l'argumentation dialectique - c'est là le reproche récurrent adressé par livre XI qu'on désigne par la lettre lâm.
al-FarabI aux théologiens rationnels de l'Islam. Bref, seule l'étude de Certains, nous dit al-FarabI, ont interprété la science métaphysi-
la logique élargie permet de conceptualiser l'opposition entre des pré- que d'Aristote comme s'il s'agissait d'une simple théologie rationnelle
misses parfaitement rigoureuses et scientifiques, qui apparaissent dans - c'est ce que désigne, en arabe, le terme de «réduction à l'unité»
les Analytiques, et des prémisses d'usage plus lâche, relevant d'argu- (taw!:zîd). C'est une erreur, qui occulte l'intérêt porté à la recherche
mentations soit simplement dialectiques, soit même populaires. Cette sur l'être en tant qu'être, c'est-à-dire sur la substance, c'est-à-dire sur
attention portée au statut des prémisses est décisive pour la suite de la la forme. Selon al-FarabI, la science de l'être en tant qu'être jouit
pratique philosophique. Une grande part du travail philosophique - en d'une certaine autonomie. Non pas que l'on puisse se passer du
cosmologie et en métaphysique en particulier - consistera à bien ana- Premier Principe qui se confond avec Dieu, mais parce que le rap-
lyser ses prémisses initiales, pour s'assurer de n'avoir admis parmi elles port entre ce Premier Principe (= Dieu) et le monde est en quelque
que des vérités scientifiques pures, et non des faits d'imagination ou sorte naturel. Le monde n'est pas le résultat d'un choix divin, même
des concessions aux représentations courantes. appuyé sur un calcul, mais découle naturellement - on serait tenté de
Al-FarabI va se livrer à une lutte difficile contre al-KindI, en tant dire : automatiquement - de ce Premier Principe comme de sa cause
qu'il est le représentant le plus dangereux d'une fusion de la théologie productrice.
et de la philosophie, et donc d'une absence de contrôle épistémique
sur les prémisses philosophiques. On peut tout d'abord supposer que 33. Op. rit., p. 384.
34. Alfiirabï's Philosophische Abhandlungen aus Londoner, Leidener und Berliner
l'introduction du bref traité Sur les buts du sage dans le livre intitulé Handschriften, éd. F. Dieterici, Leyde, 1890, p. 34-38 et 37.
~'
166 Les Grecs, les Arabes et nous Les débuts de la philosophie moderne 167
Pour comprendre l'autonomisation de la métaphysique visée par voulait al-Kindr et comme le soutiennent les théologiens. Mais si l'on
al-FarabI, il faut donc comprendre comment celui-ci articule la phy- admet que la création divine se déroule sur une certaine période de
sique et la métaphysique. La physique nous mène à une certaine idée temps finie, des difficultés ne manquent pas de surgir. Pourquoi telle
de nature, qui ne peut trouver de justification que si l'on administre période et non pas sa moitié, ou son quart, etc. La toute-puissance de
la preuve que les régularités du monde ne sont pas de simples habi- Dieu rend la fixation d'un seuil arbitraire, donc insatisfaisante.
tudes dans l'action de Dieu. L'élément central d'une telle démonstra- Il faut avoir conscience de l'importance de ce principe de non-
tion réside dans un réexamen de la thèse créationniste radicale telle arbitraire dans la réflexion philosophique sur l'action divine. Pour mieux
qu'elle avait été formulée par al-KindI. Car si la création instantanée comprendre les nouvelles articulations du savoir, deux exemples, celui de
est possible, on devra admettre que l'existence du monde peut résulter Leibniz et celui d'al-Farabi, sont parlants. Celui de Leibniz s'inscrit dans
d'un choix divin. L'ensemble du monde, même parfaitement régulier, la réflexion des mutakaUimûn sur l'atomisme. Dans son œuvre rédigée en
ne serait que la résultante d'un certain choix, lui-même réductible à latin Pacidius Philalethi, il s'attaque au problème du mouvement et, après
un acte de volonté. C'est la thèse des théologiens. avoir rejeté la thèse aristotélicienne de la puissance et de l'acte, en vient
Al-Farabi s'est exprimé sur ces questions dans un traité malheu- à considérer deux positions, qui sont identiques à celles d'Abu al-Hud-
reusement perdu, intitulé Sur les êtres changeants (Fî al-mawjûdât hayl et d'al-Naz~ : la première est strictement finitiste, décomposant
al-mutaghayyira)35. Grâce à quelques citations d'auteurs andalous - Aver- le mouvement entre deux points en un nombre fini d'unités discrètes;
roès, Avempace et Maïmonide -, nous apprenons qu'al-Farabi s'était la seconde est infinitiste quant à l'espace et postule des sauts dans le
beaucoup intéressé à la question de la continuité. Averroès reproche à mouvement pour expliquer la réalisation d'un parcours en un temps fini.
Leibniz commence par explorer la première solution mais conclut à son
al-Farabi de commettre la même erreur dans ce traité que dans son écrit
impossibilité du fait de la nécessaire continuité des grandeurs. La posi-
Sur les catégories, au moment où il envisage le couple action-passion :
tion finitiste s'oppose trop frontalement à la division à l'infini de toute
celle de trop insister sur la continuité de ces phénomènes, comme si
grandeur pour être tenable. Reste donc la solution du «saut», que leib-
c'était un élément inhérent à leur définition. Or, si nous n'avons plus
niz baptise du nom révélateur de «transcréation» (transcreatio) : Dieu
le traité Sur les êtres changeants, nous disposons encore de son texte Sur
annihile et recrée le mobile à différents endroits de son parcours. Cette
les catégories. On peut donc vérifier l'exactitude de la lecture d'Aver-
solution - celle d' al-N~, donc - serait satisfaisante, affirme Leibniz,
roès : al-FarabI insiste énormément, à la différence d'Aristote qui ne
et c'est en tout cas la plus satisfaisante de toutes les doctrines anciennes
dit pas un mot sur ce point, sur la continuité nécessaire dans toute
du mouvement, si elle ne comportait pas le défaut rédhibitoire d'abso-
action, passion, tout changement et tout mouvement. Bref, tous les
lutiser le seuil de notre perception, parfaitement arbitraire au regard de
mouvements qu'Aristote mentionne dans les Catégories sont des pro-
Dieu. Car Dieu, selon cette doctrine, anihile un mobile et le recrée à une
cessus nécessairement continus. Et bien sûr, al-Farabi ne reprend pas à
très petite distance, assez petite pour que nous ne nous apercevions pas
son compte l'ajout à la liste proposé par al-Kindï, la «création». de la manipulation. Mais, note Leibniz, c'est ainsi comme si Dieu avait
Cet ensemble de faits permet de comprendre la position d'al- voulu dissimuler une imperfection du système du monde en ne nous
Farabi : la continuité du mouvement est une nécessité intrinsèque la rendant pas sensible. Ce qui est indigne de Lui. Si l'arbitraire de la
au phénomène du mouvement en tant que tel. Autrement dit, c'est solution suffit donc à l'écarter, c'est également le seul critère qui permette
une nécessité qui s'impose y compris à Dieu. Si l'acte de création véritablement de le faire.
divine se traduit, au niveau cosmique, par une production, donc une Le même principe est à l'œuvre chez al-Farabi, sans doute pour la
action, continue, cette création ne saurait être instantanée comme le première fois dans l'histoire de la philosophie. Si Dieu ne peut créer
dans l'instant - car la création est un processus et tout processus est
35. Pour une reconstruction, cf. M. Rashed, «Al-fiiriibI's Lost Treatise On
Changing Beings and the Possibility of a Demonstration of the Eternity of the continu dans le temps - mais si toute durée finie, dans le cas de Dieu,
World», Arabie Sciences and Philosophy, 18,2008, p. 19-58. est arbitraire, la seule solution qui demeure est de postuler que Dieu
168 Les Grecs) les Arabes et nous "T"
Les débuts de la philosophie moderne 169
au sein de l'institution universitaire: magistri, artistae, ou theologi, vale un portrait peu flatteur: article d'imponation, elle était à la vie
les années 1200 n'ont, semble-t-il, guère d'autre terme pour dési- de l'esprit ce que le gothique était à l'an - une corruption du goût
gner ce que l'on entend aujourd'hui par «Européens» que celui français, née des croisades, du sac de Byzance et de la découverte de
de Latini. «Nous autres, Latins». Nos Latini. Alors, nous les Euro- l'aristotélisme arabe. En quelques lignes historiquement fausses, mais
péens? Si tel est le cas, l'Europe en question n'a que peu de chose qui allaient suffire à proposer un scénario fatal où les âges ultérieurs
à voir avec l'Europe actuelle. Il lui manque une pièce centrale dans puiseraient abondamment jusqu'au seuil du xxe siècle, se mettait en
les divers récits des origines qui norment «notre» imaginaire : la place, pour ainsi dire en négatif, la douloureuse geste de l'aristotéli-
Grèce, les Grecs, «nos» Grecs. De fait, c'est à «Grec» que « Latin» sation de la culture :
s'oppose au Moyen Âge, et d'un point de vue précis: celui de Les François après la prise de Constantinople rapportèrent les livres d'Aris-
l'Ecclesia. L'expression figure en ce sens sous la plume de saint tote, commentés par les Arabes. Il s'introduisit alors une philosophie tirée
Augustin, notamment dans le Contra Iulianum, écrit dès 421-422 d'Avicenne, et autres commentateurs Mricains; et le mauvais goût Ara-
contre Julien, un «hérétique» pélagien, quand, au reproche que lui besque gâta les écoles, comme l'architecture et les autres arts avoient été
fait son adversaire : n'alléguer que des autorités latines, l'évêque corrompus par le goût Gothique. Des subtilités vaines et barbares pri-
d'Hippone rétorque : rent la place de l'ancienne philosophie, et s'emparèrent de la logique et
de la métaphysique, qui étoient presque les seuls objets des philosophes
Tu te crois en droit de les mépriser, parce qu'ils sont tous de l'Église d'Occi- d'alors3 •
dent, et que nous n'avons allégué aucun évêque de l'Orient. Qu'y faire? Eux
sont Grecs, et nous sommes Latins. Il me semble que cette partie du monde À ce récit approximatif fait écho celui, historiquement plus exact,
devrait te suffire, dans laquelle le Seigneur a voulu couronner d'un très glo- de Condillac. Cependant, «les Grecs» semblent bien loin d'y accé-
rieux martyre le premier de ses Apôtres 2• der au statut enviable de faiseurs d'Europe. Le Gendre dénonçait
Le XIIIe siècle fait le même partage : que l'on soit à Paris ou à une première acculturation, celle de 1204, l'arrivée des commen-
Oxford, ou a fortiori à Rome, nous sommes Latins, ils sont Grecs. tateurs arabes dans les bagages des vainqueurs de Byzance. Mais
La latinité est l'un des deux pôles de l'opposition qui traverse à la il en dénonçait aussi une autre, qui lui faisait pendant. Au pre-
fois la Romanitas et la Christianitas, l' Imperium et l'Ecclesia : l'autre, mier choc culturel en succède en effet un second: 1453 - l'exode
c'est la grécité. Et à nous autres «Latins», cette pars orbi ne suffit pas des Grecs réfugiés en Italie après la prise de Constantinople par les
toujours. Voyez Villehardouin, entrée: 1204. Turcs. Condillac partage cette vision négative de la translatio studio-
Eux sont Grecs, et nous sommes Latins. Qu'y faire aujourd'hui? rum. Pour lui, c'est l'affiux de ces hôtes indésirables qui empêche le
Peut-être, d'abord, oublier Byron et aussi, sur ce point seulement, goût de se développer en Italie, favorisant le funeste magistère des
Hypérion. Ensuite, se rappeler que, au moment où la métaphore capil- langues mortes au détriment des langues nationales et gâchant les
laire chassant l'arboricole, certains voudraient voir l'Europe, «notre» espoirs esthético-linguistiques qu'avaient pu susciter au XIV' siècle
Europe, écouter pousser ses racines, « les Grecs» n'ont pas toujours eu un Dante, un Pétrarque ou un Boccace: «Les Grecs, ces Grecs aux-
bonne presse. Ils n'ont même pas toujours été «européens». Dans quels on attribue la renaissance des lettres, se répandirent en Italie
son Traité de l'opinion publié à Venise en 1735, le marquis Gilbert- comme un nuage, et interceptèrent la lumière qui venoit de se mon-
Charles Le Gendre de Saint-Aubin dressait de la philosophie médié- trer4.» Ainsi, tout embués du nuage grec, les médiévaux apparaissent
comme les fauteurs d'une véritable pratique barbare de la scienceS. des racines grecques de l'Europe chrétienne n'aurait donc eu aucun
Plongée dans l'ignorance, l'Europe médiévale «s'applique à des sens pour un scolastique. Pour deux raisons au moins : au XIIIe siè-
études pires que l'ignorance même». S'instaure un clivage insur- cle, la métaphore arboricole des racines se cherchait encore; l'idée
montable entre les bons esprits «dégoûtés de ce qu'on leur offre, d'« Europe» n'existait pas. Les racines de l'arbre de Porphyre sont en
mais n'ayant pas assez de lumières pour justifier leurs dégoûts» et haut, sinon au Ciel: un genre qui se divise, du plus élevé à l'espèce
les esprits faux qui sont «d'autant plus vains de ce qu'ils croient dernière, s'analyse de haut en bas. Il n'a pas de racines, ne pousse
avoir appris que personne n'y peut rien comprendre». Pauvres pas du bas vers le haut. L'image des racines se trouve chez Raymond
Grecs! Pauvres de nous! Ce scénario, auquel personne ne souscrit Lulle, premier et malheureux quêteur de dialogue interreligieux,
plus, vaut-il pour les médiévaux eux-mêmes? Qui sont pour eux les avec les Arbres de Philosophie d'Amour, l'Arbre de Science, l'Arbre des
Grecs? Et qui sont les Arabes? Q!testions, et autres végétaux arbustifs peuplant la grande forêt rêvée
Les Grecs dont parle un Thomas d'Aquin, quand il écrit le Contra de l'Art universel. On la retrouve ensuite chez Francis Bacon, chez
errores Graecorum (1263), sont les Grecs d'Augustin et leurs suc- Descartes, en l'espèce de cet arbre philosophique dont les racines
cesseurs : d'autres chrétiens. Ce ne sont pas les Grecs du philhel- sont la métaphysique, le tronc, la physique, et les branches, la méde-
lénisme, ni pour autant çeux dont parle Crassus dans L'Orateur de cine, la mécanique et la morale; elle survit jusque chez Diderot et
Cicéron : ces païens, modèles du jeune sot querelleur, qui, incapa- même chez d'Alembert, en concurrence avec la chaîne et le labyrin-
bles de reconnaître les innombrables formes de l'ineptie, «n'ont pas the. Aucun scolastique n'eût songé à l'appliquer à 1'« Europe», faute
même de mot pour l'exprimer6 ». Une seule certitude pour le médié- d'objet. De fait, si l'on en croit J. Le Goff, « le sentiment d'appar-
viste : tout ce qui est grec n'est pas «grec ». Les rhéteurs, les gram- tenance des Européens à une civilisation commune n'apparaît qu'au
mairiens, les poètes grecs révérés au XIIe siècle ne sont pas grecs dans xv" siècle», quand le pape Pie II, Enea Silvio Piccolomini, appelle les
le même sens que les Grecs qui rejettent la juridiction universelle du habitants du continent européen à « se solidariser face à l'offensive
pape : la cible de Thomas. Ce ne sont pas les mêmes Grecs. Parler turque?». C'est la chute de la seconde Rome et le funeste destin de
la Christianitas d'Orient qui, à la fois, rapatrient les Grecs en Europe
et font, pour un temps, lors assez bref, exister le sentiment européen.
était dans l'ignorance et ne faisoit que de mauvaises étudeslLorsque le gotît se
forma tout-à-coup en Italie/Mais il se perdit à l'arrivée des Grecs de Constanti-
La lettre de Piccolomini, encore évêque de Sienne, au pape Nicolas V,
nople.» On lit plus loin que la «passion pour les langues mortes devoit retarder du 12 juillet 1453, faisait davantage: elle fusionnait les Grecs, chré-
les progrès du gotît» et que «dès qu'on se bornoit à l'étude des langues mortes, le tiens byzantins, et les Grecs, « nos» Grecs, les Anciens. La profa-
gotît ne pouvoit plus se former». Il va de soi que l'information de Condillac laisse nation par les « souillures de Mahomet» de l'église Sainte-Sophie,
à désirer, notamment pour ce qui regarde la thèse selon laquelle Dante, Pétrarque
et Boccace, ces vigoureux promoteurs d'un «gotît» défini comme «l'aurore du jour « célèbre dans le monde entier», celle des «nombreuses et magnifi-
qui doit éclairer l'esprit humain» contre «les formes hideuses de la scholastique», ques basiliques dédiées aux saints, véritables œuvres d'art», allait de
«méprisoient toutes les études de leur temps». En fait, s'il est vrai, par exemple, pair avec la perte des livres « qui s'y trouvaient en grand nombre et
qu'un Pétrarque haïssait le latin barbare des traductions des commentateurs arabes
inconnus encore de nous les Latins». Terrible diagnostic automnal,
d'Aristote, sa pensée, comme celle de Dante ou de Boccace, est incompréhensible
sans son enracinement scolastique. dont « nous» sommes censés prolonger historiographiquement l'om-
5. C'est encore le mot qu'utilisera Ernest Renan dans ses Souvenirs d'enfance et bre portée. Un double coup a été assené « à la foi et à la culture».
de jeunesse, in Œuvres complètes, II, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 843 : «La sco- La catastrophe qui s'est abattue sur la chrétienté embrasse la Grèce
lastique du XIIIe siècle, barbare et enfantine».
6. Selon Crassus, la «très cultivée nation des Grecs» n'a pas de mot équivalant à
ancienne: « C'est une deuxième mort pour Homère, un second tré-
ineptus, «un des plus énergiques de notre langue». Ce «vice», pourtant si «répandu pas pour Platon.» Avec l'entrée du Turc, la route de la culture est
chez les Grecs», n'est par eux ni reconnu ni nommé. Cf. Cicéron, De oratore, II :
«Hoc vitio cumulata est eruditissima illa Graecorum natio; itaque quod vim huius
mali Graeci non vident, ne nomen quidem ei vitio imposuerunt; ut enim quaeras 7. Cf. Jacques Le Goff, L'Europe est-elle née au Moyen Âge?, Paris, Seuil, 2004, et
omnia, quo modo Graeci ineptum appellent, non reperies.» «Le christianisme, creuset de l'Europe», La Vie, nO 3046, janvier 2004.
.'I!f'
176 Les Grecs) les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 177
coupée: « Où pourrons-nous désormais rechercher les œuvres génia- celle des «transferts culturelS» : la Nuit lumineuse des passeurs, où
les des philosophes et des poètes grecs? La source de la poésie s'est toutes les vaches sont folles. Si l'on veut raison garder, on ne peut
tarie.» Grecs et Latins unis face aux Turcs : voilà l'Europe. Sauvons en aborder aucun sans réfléchir d'abord à la forme d'interrogation
l'hexamètre et la foi. que chacun de ces programmes de recherche est supposé mettre en
Que s'est-il passé? Qu'est-ce qui continue d'advenir là? Pour œuvre.
F. Cardini, le pape Pie II a élaboré «une thèse dont ni lui ni ses Depuis l'article de Roger-Pol Droit consacré à Aristote au Mont-
contemporains ne mesurèrent sur le moment les conséquences: l'Eu- Saint-Michel, le gros des discussions s'est fixé sur une formule du type
rope était le siège (patria et domus) de la chrétienté, elle s'identifiait de: x doit-il P à y? Il y a là trois variables et une fonction. La structure
à la religion chrétienne, et, par voie de conséquence, tout Européen de la dette est trivalente, comme celle - qui s'en étonnera? - du don:
devait être considéré comme chrétiens». Peut-être. Mais il y a plus. x donne P à y. On ne peut multiplier les réponses à l'infini. Soit il est
La fin du xvesiècle a été marquée par la montée d'une sorte d'œcu- vrai que x doit P à y, soit il est faux que x doit P à y. Si l'on accepte
ménisme pour temps de crise, face à la menace extérieure, dont la quantification, l'alternative devient : il est vrai que x doit tout P à
témoigne éminemment La Paix de la foi du cardinal de Cues. On Y ou il est faux que x doit tout P à y. Reste à interpréter les variables,
y voit dialoguer un Grec, un Italien, un Français, un Allemand, un elles-mêmes quantifiées le cas échéant: tout x, tout y. Grâce à Sylvain
Anglais, un Espagnol, un Arménien, un Bohémien, un Arabe, un Gouguenheim, chacun connaît à présent la référence de y : l'Islam,
hindou, un Chaldéen, un juif, un Scythe, un Persan et un Tartare. qui occupe dans ce dispositif la place du Turc dans le discours de
L'objectif est clair : Nicolas admet la pluralité des révélations et Pie II. Celle de x est à tiroir : l'Europe, l'Europe chrétienne, l'Europe
l'unité implicite des credo. Toutes les religions s'accordent sur l'exis- médiévale, d'un mot: «Nous». Nous) les Européens. C'est ce qu'il faut
tence d'un dieu unique, par-delà la diversité des noms et des rites. entendre et ce que la presse a en général entendu dans la question :
Le dialogue a lieu à Jérusalem, berceau du monothéisme (la chose, «Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'Islam? » Un tel formulaire
si elle existe, non le mot, qui n'existe pas encore), Jérusalem, lieu ne peut convenir qu'à une histoire de type identitaire. Mais le piège
saint par excellence, Jérusalem où la réunion est censée aboutir à qu'il recèle mérite une analyse à part. Que signifie ici «devoir à»? Un
un traité de paix, grâce à des concessions réciproques. Avec Picco- énoncé comme : «On doit à Gaston Arman de Caillavet les plus belles
lomini, cet œcuménisme s'étend explicitement aux humanités. Quel- pages du théâtre de langue française» signifie que Gaston Arman de
que valeur que l'on accorde à la rencontre des deux Grèce après la Caillavet est l'auteur des plus absolus chefs-d'œuvre de la scène franco-
chute de Constantinople, une question demeure : peut-on projeter phone. Il y a certainement un monde possible où quelqu'un dit (a dit,
rétrospectivement la double revendication chrétienne et hellénique dira) : «Je dois à Gaston Arman de Caillavet mes plus fortes émotions
que révèle la question angoissée du futur Pie II sur l'ensemble de théâtrales», et un autre où quelqu'un d'esprit inutilement chagrin dit
la période qui s'étend de la fin de l'Antiquité à la fin du Moyen (a dit, dira) : «Je dois à Robert de Flers mes plus belles expériences
Âge? Et sous quelle forme? Celle d'un unique flux continu, celle théâtrales.» Personne ne viendra pour autant lui ou leur présenter l'ad-
d'un confluent, celle de coulées parallèles? Et contre qui ou quoi, dition. Personne ne «doit» rien à Gaston Arman de Caillavet ou à
contre quel dehors, contre quel Turc inchoatif et toujours recom- Robert de Flers, ni ensemble ni séparément. Dire que l'Europe doit
mencé, en restituer la ou les teneurs successives? Telle quelle, la ses savoirs à l'Islam devrait normalement s'entendre en ce sens neu-
question est sans réponse pour l'historien de la philosophie. Il faut tre : c'est de terre d'Islam que sont venus les savoirs de l'Europe - thèse
la circonscrire à un domaine précis. Les candidats ne manquent pas, vérifiable ou falsifiable, et qui méritait d'être interrogée dans cette for-
de la «transmission des savoirs» à 1'« histoire des traductions», via mulation même, avant d'être discutée. Ce n'est pas ainsi qu'on l'a
entendue. Le sens qui s'est imposé est celui de l'effacement de la dette
8. Cf. Franco Cardini, Europe et Islam. Histoire d'un malentendu, trad. Jean- extérieure. Nous ne devons rien à l'Islam, donc rien au monde arabe
Pierre Bardos, Paris, Seuil, 2000. (donc, ajoute-t-on ici ou là, rien aux travailleurs immigrés), car «ils»
178 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 179
ne nous ont rien donné ou transmis volontairement. Il n'y a pas de «les "Arabes" ont joué un rôle déterminant dans la formation de
«dette », car la transmission de P à x ne s'est pas faite par y. Si l'Islam l'identité culturelle de l'Europe », vision qui contredit la «vision clas-
a transmis le savoir antique à l'Occident, c'est d'abord «en provo- sique des "racines grecques" et de l'identité chrétienne du monde
quant l'exil de ceux qui refusaient sa domination ». Pour prouver que occidental », vision dont la version la «plus médiatisée» est «celle
«ce que l'Occident a découvert, il est allé le chercher directement» qui confère à l'Islam médiéval la paternité de l'essor de la civilisation
lui-même, «par ses propres moyens», en vertu d'un besoin endogène, européenne ». À quoi s'ajoute «une vision spécifique du monde euro-
d'un besoin de Grèce interne à sa christianité, Sylvain Gouguenheim péen : sans l'entregent de l'Islam, l'Europe ne serait pas sortie des
écrit que 1'« on ne voit pas que l'Islam ait proposé son savoir aux Occi- "âges sombres" du Moyen Âge». Ce cumul de visions ne correspond
dentaux», et nie que «les musulmans aient volontairement transmis ce à aucune thèse de la recherche récente. La position qu'il articule
savoir antique aux chrétiens », pour conclure: «La transmission arabe n'est en tout cas celle d'aucun historien de la philosophie médiévale.
ne fut que passive9 • » Et d'insister: «Les musulmans n'ont pas frappé à Personne ne soutient Abdel Aziz 1_Z' Personne ne nie l'existence de ce
la porte des chrétiens en leur apportant les œuvres d'Aristote, à charge que S. Gouguenheim appelle la «filière grecque 10 ». Personne ne nie
de les traduire de l'arabe au latin. Ils n'avaient pas non plus l'intention le rôle de Byzance dans ce que j'ai appelé «l'acculturation philoso-
de faire redécouvrir au monde chrétien ses propres racines culturelles phique des Latins ». Personne ne parle des «âges sombres », 1he Dark
ni de le "civiliser"» (AM5M, p. 184). Ages ou 1he Medieval Darkness, en dehors peut-être de ceux qui,
On ne doit rien à un transmetteur passif. L'affaire est d'autant l'exemple vient de haut, confondent encore médiéval et moyenâgeux.
plus vite entendue qu'à cette isotopie narrative de type postcolo- Où est donc le problème? Il tient tout entier dans l'interprétation de
niai inversé (on aura noté le mot «civilisé », lâché, avec guillemets, ce triplé : Les Grecs, les Arabes et nous.
comme un lapsus : nous avons nos canonnières civilisatrices, nos Du point de vue de l'histoire de la philosophie médiévale, le mot
jules-Ferry Boats, où sont leurs felouques?) s'ajoute une interpréta- «nous» est sans pertinence, sauf s'il désigne «nous, les humains ».
tion maximaliste de la nature et de l'étendue de l'objet de la trans- «Nous », le latin nos, le grec hemeis, est le (pro)nom par lequel
mission: non pas une partie de P, mais bien tout P. Ainsi interprétée, l'homme se dit comme genre ou espèce. Ce peut être aussi le nom
la «thèse de la dette» est d'emblée présentée comme instaurant «un du moi, de cela ou de celui qui parle en première personne, bref
nouvel ethnocentrisme, "oriental" cette fois », illustré par un article de ce qui dit «je ». Rien n'autorise l'historien à en faire un totem
de Mme Zeinab Abdel Aziz de l'université Al-Azhar du Caire, évo- identitaire. L'historien de la philosophie de l'Occident médiéval,
quant, seul de son espèce, les «huit siècles de la présence fondatrice tout comme celui de la ou des théologies chrétiennes en Occident,
de l'Islam en Europe », en deux thèses censées condenser toute une n'a pas affaire aux Européens, mais aux Latini. Ses «Arabes» sont
«vulgate universitaire» (comme disent les blobs, ces blogs pâteux) : ceux que les magistri appelaient Arabes, ses Grecs, ceux qu'ils appe-
Abdel Aziz 1 = «Tout l'Occident dans son ensemble a été édifié sur laient Graeci. Il lui faut suivre les partages instaurés par les locu-
l'apport indéniable de l'Islam» ; Abdel Azizz = «C'est grâce aux pen- teurs, autrement dit, distinguer avec Aristote Grecs et barbares,
seurs arabes que l'Europe a connu le rationalisme» (AM5M, p. 13). voire Grecs, Latins et barbares Il , puis, Révélation faite, «ceux du
Autrement dit : x doit P à y signifie que l'Occident médiéval, donc
10. Surtout pas moi, qui ai introduit l'expression en 1993, à propos de Jacques
l'Europe, doit tout à l'islam/Islam. Sans pensée arabe, pas d'identité
de Venise, dans La Philosophie médiévale, Paris, PUF, «Premier cycle», p. 348.
européenne. Cette thèse est, à l'évidence, comme l'eût dit Cras- Il. Comme dans le célèbre passage de l'Éthique consacré au tyran Denys de
sus, inepte. Pourtant, elle a suscité une levée en masse contre une Sicile (Éth., VII, 1, 1; éd. Borgnet, p. 464A), où, via Aristote et Cicéron, Albert
« vision de l'histoire» tendant « à devenir une opinion commune» : oppose «civilisés» et «barbares» : «Barbaros enim dicimus, qui nec lege nec
civilitate nec alicujus disciplinae ordine disponuntur ad virtutem, quod Tullius
in principio rethoricae sylvestres homines vocat, more ferarum cum sylvestribus
9. SylVain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de feris conversantes : quales non sunt Graeci vel Latini, qui disciplinati sunt et
l'Europe chrétienne, Paris, Seuil, «L'Univers historique», 2008, p. 183 (abr. AMSM). connutriti regimine dominativo et paterno. Taliter enim bestiales crudas carnes
180 Les Grecs} les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 181
dedans », «les nôtres », et « ceux du dehors ». C'est en ce sens que qu'il couvre du nom de Peripatetici Hermès Trismégiste, Asclepius,
les médiévaux distinguent « notre théologie» ou « notre sainte foi Aristote, le (Pseudo-Aristote) De principio universi esse, Alexandre
catholique» et la « science du dehors» ou « les sciences étrangères» : d'Aphrodise, Alfarabi, Ghazâlî, Averroès, Avicenne, Isaac Israeli, le
une appellation byzantine, puis juive et musulmane, de la philoso- Liber de causis, Maïmonide, Porphyre, Themistius et Théophraste
phie et des savoirs « helléniques », en tant qu'ils se distinguent de ou et last but not least Averroès. Grecs, Arabes et juifs: le péripatétisme
s'opposent à la Révélation. Il lui faut aussi tenir compte de la dif- selon Albert est à l'image de la philosophie médiévale. Vertigineux
férence de portée, on serait tenté de dire d'engagement ontologique, et pluriel. N'en tirons ni un éloge du métissage ni un scénario
qu'ont normalement les termes Latini et Christiani, et de la singu- hâtif de transmission passive ou active. N'y cherchons pas non plus
lière référence qu'a, dans le discours scolastique, le mot philosophi. l'exactitude historique. Contentons-nous de voir ce qui y est : une
Bref, il lui faut épouser le lexique, donc la taxinomie, des discours idée médiévale de la tradition péripatéticienne qui ne correspond que
médiévaux. Les philosophi d'Albert le Grand, érigé par Jean-Paul II de loin à nos standards historiques et historiographiques. Même à
dès 1980 en premier philosophe chrétien modèle, désignent sou- Ratisbonne, dont Albert était l'évêque, l'aristotélisme des médié-
vent ce qu'il appelle les « péripatéticiens» (peripatetici), la plupart vaux n'était pas chimiquement pur.
du temps « arabes» : Ghazâlî, Alfarabi, Avicenne, Abubacher. Aris- Au moins, dira-t-on, ledit Albrecht de Lauingen se savait-il
tote sans la Mère Poulard. Cet « arabisme », le mot est de Renan, «Latin », et non pas Arabe. Sans doute. Mais le terme «Latin»
n'est cependant pas de masochisme culturel ni de prérepentance. n'a pas chez lui de valeur ajoutée. Comme avant lui Boèce, Albert
Les «Arabes» n'ont pas toujours raison. Albert en fait notamment entend «transmettre Aristote aux Latins ». Non pas l'Aristote logi-
les «premiers inventeurs de l'erreur» de l'unité de l'intellect, autre- que, celui de son illustre prédécesseur romain, mais celui de la
ment dit : le monopsychisme, selon le terme que forgera Leibniz. Et philosophie alors nouvelle, la philosophie réelle ou naturelle indis-
d'invoquer une longue liste de coupables, qui commence par «tous solublement grecque et arabe: Facere Latinis intelligibiles [...] partes
les Arabes 12 » (<< omnes Arabes»), et s'épelle sous le nom d'« un Maure essentiales philosophiae realis - un projet d'acculturation philosophi-
nommé Abubacher», d'«un philosophe maure nommé Abubacher, que totale, dépassant l'univers du studium dominicain de Cologne,
mais connu aussi sous le nom d'Haly», d'« Haly Abubacher», créé par lui à la fin des années 1240, et regardant l'ensemble de la
d'«Alfarabi», d'«Avicebron, dans le livre intitulé La Matière et la latinite 4 • Comme philosophe, ce n'est pas en tant que tenant de
Forme ou La Source de vie», d'«Avempeche, dans la lettre qu'il a positions latines que ce transmetteur assurément actif aime, toute-
appelée La Prolongation de l'intellect en l'homme13 », et naturellement fois, à se présenter. Albert est un penseur. Il prêche la croisade dans
d'Averroès. À quoi l'on ajoutera que, par peripatetici, Albert est loin les « pays de langue allemande », mais quand il traite de l'univer-
d'entendre ceux que nous appelons aujourd'hui « péripatéticiens» sel, il opte pour une «voie moyenne» entre les thèses des Latini15 ,
ou «néo-aristotéliciens ». La D.a.c. est chez lui si peu contrôlée
14. Albert le Grand, Physica, I, 1, 1; éd. HoBfeld, p. 1,43-49.
15. Par «Latins », Albert désigne ici certains de ses contemporains: Robert
comedunt, et sanguinem humanum bibunt, de crancis hominum comedere et Grosseteste, In Anal. post., I, 7 (éd. Rossi, p. 141, 131-141), pour qui l'uni-
bibere delectantur : nova genera suppliciorum inveniunt, quibus delectantur versel selon Aristote serait «forma fundata in suis individuis» - thèse encore
homines interficere, sieut de Dionysio Siculorum tyranno scribitur in chronicis. » discutée au XIV< siècle par Ockham, In 1 Sent., d. 2, q. 7; éd. Gàl-Brown,
Le passage, modelé sur Aristote, montre assez qu'Albert reste dans les limites p. 232,8-21 et Wycliff, De universalibus, II, 2; éd. Mueller, p. 59, 165-177-,
du propos et du récit aristotélicien. On ne trouve jamais associé sous sa plume et Roger Bacon, qui, dans ses Questions sur le livre XI de la Métaphysique, s'ap-
Barbaros à Arabes. puyant sur une citation tronquée d'un adage d'Aristote tiré d'Anal. post., II, 19,
12. CE Albert le Grand, De unitate intellectus, 1; éd. Hufnagel, p. 7, 77-8, 18, 100a 6-8 et de Metaph., I, 9, 990b13-14 «<universale est unum in multis [et
notamment: «Dire que l'intellect n'est pas une partie de l'âme, c'est l'hypothèse unum praeter multa] »), soutient formellement que l'universel aristotélicien «est
qui guide tous les Arabes: ce sont eux qui ont été les premiers inventeurs de cette dans les choses» et non dans l'intellect (éd. Steele-Delorme, Opera hactenus
erreur.» inedita Rogeri Baconis VI, Oxford, 1926, p. 127) : «Certains posent [...] que
13. Ibid., p. 6, 55-68; 13,7-10; 7, 20-39; 8, 85-9, 9; 11,66-78. l'universel a l'être dans l'intellect ou l'âme et nulle part ailleurs. Ce n'est pas
,'~""-
182 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 183
pour qui l'universel existe comme tel dans les choses, et celles des Il en va de même chez Thomas dans le texte qui ouvre la «que-
Peripatetici, pour qui l'universel n'existe pas dans les choses, mais relle de l'averroïsme», De unitate intellectus contre averroistas, dont
seulement dans «les intellects purs et nus». Ailleurs, il reproche aux les effets, pour le coup «européens», se feront encore sentir aux
Latins, imbus de logique, de considérer qu'il suffit pour résoudre XVIe et XVIIe siècles, du Ve concile de Latran (1513) à la définition
un problème de faire une distinction l6 (<< Distinguo, Mademoiselle», de la Ratio studiorum jésuite (1598-1600), aux démêlés de Descar-
dira Thomas Diaphoirus). Ailleurs encore, c'est aux premiers disci- tes avec les scolastiques calvinistes des Pays-Bas, ou à la polémi-
ples d'un Aristote philosophe de la nature, au premier rang desquels que de Leibniz avec Bayle l9 • Contre Averroès et surtout ceux que
David de Dinant, autrement dit: des péripatéticiens selon nos critè- l'historiographie moderne appellera les «averroïstes latins», c'est
res actuels, dont les Quaternuli (cahiers) seront brûlés publiquement une mobilisation générale que décrète Thomas. Grecs et Arabes
en 1210, qu'il s'attaque sous le nom de «Latins». Au demeurant, sont enrôlés sous la même bannière, contre les piètres penseurs,
quelle qu'en soit la référence, quels qu'ils soient et d'où qu'ils vien- ses contemporains parisiens qui, n'ayant lu qu'Averroès, préten-
nent, les thèses des Latini ne suscitent guère l'enthousiasme d'Al- dent que les thèses du Commentateur s'accordent avec l'enseigne-
bert. Ici, il qualifie de «délire» leur réponse à une certaine objection ment de «tous les philosophes, à l'exception des Latins». À ses
arabe à la définition porphyrienne de l'accident (<< L'accident est ce adversaires Thomas oppose donc aussi bien Ghazâlî et Avicenne
qui peut être présent ou absent sans entraîner la destruction du que Themistius et Théophraste, leur donnant au passage une leçon
sujet l7 »); là, il leur reproche de s'être «presque tous trompés» sur d'histoire et de critique. Les Latins ne sont pas seuls : ils appar-
ces puissances ou facultés psychiques qu'on appelle «mémoire» et tiennent à une unique tradition indissolublement grecque, arabe et
«souvenir» à cause de l'obscurité des textes d'Aristote, et il s'engage latine, que les averroïstes prétendent briser à leur profit. Le repro-
dans un exposé préliminaire des thèses des péripatéticiens arabes che va cependant plus loin : les averroïstes sont des renégats. Et
pour corriger les Latins en clarifiant Aristote l8 • On le voit, le mot Thomas de dénoncer chez eux, dans l'une des plus belles pages
Latini est chez Albert à géométrie variable : ici synonyme de core- polémiques du XIIIe siècle, l'hypocrisie consistant à «affecter de se
ligionnaire, là de contemporain. Le partage véritable se fait chez demander si l'unicité de l'intellect est contraire à la foi»; le scan-
lui entre bons et mauvais philosophes. L'origine ne compte pas : il dale consistant pour un chrétien à «se présenter lui-même comme
existe de bons philosophes arabes et de mauvais philosophes latins. s'il était étranger à la religion des Latini»; l'impudence consistant à
réduire la «doctrine de la foi» à une simple positio adoptée «par les
vrai; bien au contraire, l'universel est dans les choses. [L'universel] est en effet catholiques»; la duplicité d'une maxime affirmant que «l'on peut
ce qui est un en plusieurs, comme le dit Aristote dans le premier [livre] des
conclure de nécessité par la raison que l'intellect est numérique-
Seconds Analytiques et le premier [livre] de la Métaphysique: et c'est sa simili-
tude qui est dans l'âme.» ment un», en «tenant fermement le contraire par la fopo». L'équa-
16. Métaph. l, l, 2, trad. A. de Libera, in Métaphysique et noétique, Paris, Vrin, tion Latin = catholique n'a rien de surprenant. Ce qui compte ici
2005, p. 424. est qu'aux yeux de Thomas le philosophe ne peut faire abstraction de
17. «Accidens est quod adest et abest praeter subjecti corruptionem», cf. Super
Porphyrium De Vuniversalibus; éd. Borgnet, p. 121A: «Sic ergo Arabes Philosophi
sa religion. L'averroïste latin affecte de se situer hors de sa latinité,
hanc Porphyrii accidentis reprehenderunt descriptionem. Ad hoc quidam Latino-
mm finxerunt quasdam responsiones, quas [...] deliramenta reputo» et 122B : 19. La présentation d'Averroès dans AMSM s'ouvre sur le fait supposé sympto-
« '" dicendum quod deliramentum est in veritate quod dicunt Latini, quod et post matique (lié à une appartenance religieuse impliquant nécessairement le fanatisme)
combustionem domus adhuc intelligatur : hic enim intellectus penitus est contra qu'il a prêché la guerre sainte contre les infidèles (p. 156). La seule chose à retenir
rei naturam.» est qu'<dl n'était pas plus le penseur athée ou agnostique que l'esprit tolérant qu'on
18. De memoria et reminiscentia, l, l, 1; éd. Borgnet, p. 97B : «Quia autem, ut imagine de nos jours» (AMSM, p. 158).
mihi videtur, omnes fere aberraverunt Latini in cognitione harum virtutum quas 20. Cf. Thomas d'Aquin, De unitate intellectus contra averroistas, § 118-119, trad.
memoriam et reminiscentiam appellamus, ut aestimo propter verborum Aristotelis A. de Libera, in 7homas d'Aquin. Contre Averroès. L'unité de l'intellect contre les
obscuritatem, ideo primo volumus ponere planam de memoria sententiam Peripa- averroïstes suivi des Textes contre Averroès antérieurs à 1270, Paris, Flammarion (GF,
teticorum, antequam Aristotelis sententiam prosequamur.» 713), 1994, p. 194-197.
lI'~
184 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 185
en mettant sur le même plan la doctrine de la foi et l'opinion yeux de la raison naturelle, si l'on faisait abstraction de la foi. Un
d'Averroès, comme s'il s'agissait de simples thèses, faites si l'on ose Ockham déclare que l'on ne peut savoir ni par la raison ni par l'ex-
dire de main d'homme. De condamnations en proscriptions, le périence, mais seulement par la foi, que la pensée est l'acte propre
schème thomasien s'est imposé. Quand il philosophe, un chrétien d'une substance immatérielle telle qu'est censée l'être l'âme intel-
ne saurait s'excepter de sa communauté. Il y a là un invariant qui lectuelle, autrement dit d'une substance qui n'est ni engendrable
éclaire sans doute les origines du « nous» ventriloque qui prononce ni corruptible, et qui existe tout entière dans le corps tout entier et
et légifère historiquement dans l'énoncé d'un « Nous» européen tout entière dans chaque partie du corps. Le résultat est le même: ce
face à « ceux du dehors ». que dit Aristote est vrai. La différence ne concerne que ma manière
Le jeu est, il faut l'avouer, complexe. De Thomas à Latran V, et au- de le savoir, et la délimitation de ce qui est accessible à la raison,
delà. Dans les termes thomasiens, un Latin, c'est-à-dire un catholique, circumscripta fide. Une certitude, toutefois: si Averroès a tort, ce
ne peut s'exprimer philosophiquement en se mettant lui-même à part n'est ni parce qu'il n'est pas chrétien ni parce qu'il est Arabe, mais
de sa Latinité, autrement dit de son catholicisme. La Ratio studiorum parce qu'il a mal compris Aristote, donc mal raisonné. Le philoso-
jésuite enjoint au professeur de philosophie de la Société de Jésus phe chrétien n'a pas à choisir entre Aristote et la foi. Aristote lui-
de n'adhérer à aucune secte, qu'elle soit alexandriniste ou averroïste. même peut s'être trompé : quand il se trompe, il est amendable,
Entre-temps, le concile a réputé hérétiques la doctrine d'Alexandre, et la foi le corrige; quand il ne se trompe pas, la foi le confirme.
qui conduit au mortalisme (la thèse de la non-immortalité de l'âme Aristote lu par Thomas, ou dans l'esprit de Thomas, offre donc une
humaine), celle d'Averroès, qui prône l'unité de l'intellect, et celle des voie sûre. On imagine qu'il y ait eu quelque difficulté, quelque péril
averroïstes, qui tiennent pour une double vérité : celle de la Révéla- aussi, à s'en écarter. On sait quel sera le sort de Giordano Bruno,
tion, objet d'une adhésion de la foi, et celle de la philosophie, objet qui, dans L'Expulsion de la bête triomphante, prétendait rompre à la
d'un assentiment de la raison21 • Rien là n'impose de rompre le conti- fois avec Aristote et le christianisme. Du XIIIe au XVIe siècle, philoso-
nuum philosophique instauré par Thomas contre l'averroïsme entre phie et théologie, portées par une structure institutionnelle unique
les Grecs, les Arabes et les Latins. Le concile et le programme des en son genre, sans équivalent réel hors de la Latinas, l'Université,
jésuites prescrivent d'ailleurs tous deux de professer la doctrine de articulent la contradiction, partout ailleurs demeurée externe, entre
Thomas sur l'unité de la forme substantielle comme à la fois vraie la raison et la foi - en l'intériorisant dans une sorte de mouvement
selon la foi et exacte selon l'aristotélisme. La question véritable est dialectique dont l'Europe moderne est l'héritière. Cette articulation,
double : c'est celle de l'autonomie de la philosophie, d'abord, celle sans équivalent hors de la Latinité, repose à la fois sur une métony-
de l'assimilation de la raison à la raison d'Aristote, pour ne pas dire mie traçable, la réduction de la raison à la raison aristotélicienne,
la Raison-Aristote, ensuite. De l'âge scolastique au seuil de la Moder- et une structure de subordination concordiste, héritée, comme la
nité, on ne peut séparer l'une de l'autre. précédente, de la pratique scolaire du néoplatonisme de l'Antiquité
Pour Thomas, l'averroïsme est une fausse interprétation d'Aris- tardive: l'installation de l'aristotélisme en position d'introduction
tote, incompatible avec la vérité de la foi. L'aristotélisme bien obligée à la science et à la sagesse suprêmes - la theologia des sco-
compris, en revanche, n'est pas massivement incompatible avec elle, lastiques prenant en 1200, à Paris, à Oxford, puis dans l'ensemble
au contraire. On peut donc réfuter Averroès en philosophe et en du monde universitaire, le relais des Grands Mystères du platonisme
chrétien. Les nominalistes du XIve siècle comprennent à leur façon enseignés par les païens jusqu'à la fermeture de l'école d'Athènes
le message. Un Buridan déclare que la thèse d'Averroès est prouvée par Justinien en 529. Dans les années 500, à Alexandrie et à Athè-
fausse par la vérité chrétienne, mais qu'elle le resterait aux seuls nes, Aristote et ses Petits Mystères servaient d'introduction à Platon;
avec l'Université, et la complémentarité conflictuelle de la faculté
21. Sur ce thème, cf. 1. Bianchi, Pour une histoire de la « double vérit!», Paris,
des arts et de la faculté de théologie, la philosophie aristotélicienne
Vrin, «Conférence Pierre Abélard», 2008. devient la servante de la théologie chrétienne. Cet « événement» au
'~."<
Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 187
186
long cours est partie intégrante de l'histoire de l'Europe, car l'Eu- Latran V. Dès les années 1230, la querelle de l'aristotélisme entre à
rope n'eût pas existé sans ses universités, leurs crises, leurs réformes la faculté de théologie: en 1228 le pape Grégoire IX met en garde
et les tentatives diverses pour sortir de l'épistémè universitaire ou la les théologiens contre les «nouveautés profanes », car «la foi est sans
mérite si la raison humaine lui prête ses ressources» : il fournit
restructurer.
La Sainte-Alliance d'Aristote et du christianisme n'a pas débuté au passage la maxime régulatrice des rapports de fides et ratio que,
22
sans peine: la proscription a précédé la prescription • Dès 1210, bien après la condamnation de 1277 et son aftermath médiéval, on
le synode de la province ecclésiastique de Sens interdit la lecture retrouvera encore alléguée chez Kant, dans son essai de solution
par les artistae des «Libri naturales d'Aristote ainsi que de ses com- au Conflit des facultés. Inutile de poursuivre indéfiniment le cycle
mentaires, tant en public (publiee) qu'en privé (secreto) sous peine des censures : si l'on prend les choses à grands traits, il suffit de
d'excommunication» - les Libri naturales, c'est-à-dire la Métaphy- noter que l'aristotélisme proscrit dans les premières décennies du
sique et la Physique, mais aussi bien le De anima. L'interdiction XIIIe siècle devient philosophie dominante jusqu'à Descartes et à la
est renouvelée en 1215 avec la promulgation des statuts de l'uni- révolution scientifique, pour le meilleur et pour le pire. Tout cela
versité de Paris par le cardinal-légat Robert de Courçon. Restent est connu, et objet d'une accumulation de savoirs et d'expertises,
visés «la Métaphysique et les Livres naturels, ainsi que les sommes largement relayés dans les travaux dits de «vulgarisation ». Com-
qui en sont tirées». Des cibles sont désignées : «Maître David de ment expliquer, dans ces conditions, que les médias, les Académies
Dinant, Amaury l'hérétique» et l'énigmatique «Mauricius Hispa- et une large part de l'opinion publique française aient réservé un
nus», que l'on identifie tantôt à un «Maure d'Espagne», plus obs- accueil si enthousiaste à la «découverte» de la «filière grecque»,
cur encore, tantôt à Maurice, évêque de Burgos, qui, dit-on, portait pivot de la démonstration des racines grecques de l'Europe chrétienne
un vif intérêt à la théologie musulmane23• Quant aux «commentai- par Sylvain Gouguenheim?
res» (1210) et aux «sommes» (1215), il s'agit avant tout des textes L'arabophobie existe, l'islamophobie n'est pas une fiction. La
d'Alexandre d'Aphrodise, d'Alfarabi, d'Avicenne et de Ghazâlî que, montée vertigineuse du communautarisme, le «retour du religieux»,
quelque cinquante ans plus tard, Thomas d'Aquin alléguera contre la crise de la laïcité «à la française» sont bien réels, comme le sont
les averroïstes. On le voit, la création de l'Université va de pair l'influence sur le public du modèle huttingtonien du «choc des civi-
avec l'entrée des sources grecques et arabes. Paris et Oxford sont lisations» et le rejet croissant des discours de «repentance» par une
nourries de traductions faites sur l'arabe (dont celle du De intellectu opinion lassée de se voir en permanence rappelée à d'insupportables
d'Alexandre), comme elles le sont de traductions faites sur le grec examens de conscience historique collectifs par la «bien-pensance ».
(Aristote, et certains de ses commentateurs grecs). Certaines œuvres Le poujadisme antiacadémique des blogs d'extrême droite existe
sont d'ailleurs transmises deux fois, comme les Seconds Analytiques, aussi. Rien de tout cela n'explique cependant complètement le type
traduits du grec par Jacques de Venise et de l'arabe par Gérard de d'accueil et de lecture réservé par la presse et une partie de l'opi-
Crémone. Grâce aux - d'autres diront sans doute : «à cause des» - nion au dossier monté par Aristote au Mont-Saint-Michel contre ce
traductions tolédanes et siciliennes, Aristote arrive accompagné à que l'on appelle à présent la «vulgate universitaire ». Il y va plutôt
Paris. Avec les traductions d'Averroès réalisées à partir de 1224 du primat d'une forme d'histoire sur d'autres. Quel est, de fait,
par Michel Scot, tout est en place pour le scénario qui aboutira à le problème posé par le livre de S. Gouguenheim? Ce n'est pas
celui de l'Aristoteles Latinus. Un simple coup d'œil sur le site du
22. Voir 1. Bianchi & E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Centre De Wulf-Mansion de l'Université catholique de Louvain
Moyen Age, Paris, Cerf-Fribourg, Éditions universitaires (Vestigia, Il), 1993; en apprend autant (voire plus et mieux) sur les traductions gréco-
1. Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l'université de Paris (XIIl'-XIV' siècle), latines et gréco-arabes du Stagirite que la lecture suivie d'Aristote
op. dt. au Mont-Saint-Michel. Tolède, Avranches, combien de divisions?
23. Cf. M.-Th. D'Alverny, «Deux traductions latines du Coran au Moyen Âge»,
AHDLMA, 16 (1947-1948), Paris, 1948, p. 128-130. Question facile à trancher. Et qui importe peu au public. Ce qui
188 Les Grecs, les Arabes et nous '''''''- Les Latins parlent aux Latins 189
retient l'attention et suscite l'enthousiasme est tout autre. Il y avait pertinente. L'est, en revanche, celle de savoir si la métaphore des
un mythe. Ce mythe était mortifère pour «nous». S. Gouguenheim racines a une pertinence historico-philosophique : on peut lui
«nous» en a débarrassés. Quel mythe? Les formulations varient au préférer la notion non métaphorique de patrimoine; on peut, et
rhéostat. Il y a naturellement Abdel Aziz 1 et Abdel Azizz' ou bien le doit, s'interroger sur sa provenance, ses usages et ses limites; on
mythe des racines musulmanes de l'Europe chrétienne, intitulé du prix peut, enfin et surtout, s'interroger sur le type de faits autorisant la
Lyssenko 2007, ou bien encore Il mito delle radici islamiche della mise en place et l'utilisation réglée de ladite métaphore. En plaidant
società occidentale, le sous-titre de la traduction italienne24 d'Aristote pour les racines grecques de l'Europe chrétienne (médiévale), Sylvain
au Mont-Saint-Michel, annoncée à paraître chez Rizzoli sous le titre Gouguenheim plaide transitivement pour les racines chrétiennes
d'Aristotele contro Averroè. De l'«Europe chrétienne» à la «société de l'Europe (moderne), ce qui présuppose la mise en synonymie
occidentale», les racines grecques n'en finissent pas de pousser. Un des deux «Europe». L'égalité décrétée entre Europe médiévale et
historien peut bien déconstruire un mythe : il le doit, même, si Europe tout court n'a jamais manqué de partisans, de Novalis à
mythe il y a, et s'il a les instruments adéquats pour le déconstruire. Cesare Balbo. On en connaît le risque : l'occultation de toute part
On ne saurait pour autant confondre déconstruction et apologétique. non grecque Ouive, arabo-musulmane) dans l'histoire de la culture
Les procédés de l'apologétique en histoire sont simples et efficaces : philosophique et scientifique européenne. Le degré d'hellénisation
on prélève un énoncé, on l'isole de son contexte, on l'introduit dans de la culture fonctionne chez Gouguenheim comme un critère
un autre, et le tour est joué. Il n'y a plus qu'à enfoncer des portes hiérarchique. Mais l'idée d'une hellénisation intégrale, réussie ou
ouvertes pour laisser passer le vent salvateur. On peut pratiquer en complète, réalisée au sein des seuls pays de Chrétienté, fonde une
philosophie l'atomisme sémantique des problèmes, des thèses et des seconde mise en équation : hellénisé = rationnel, que le christia-
concepts : formuler une thèse, pour la critiquer et l'évaluer en ter- nisme seul autorise ou vérifie aux yeux de l'auteur -lui seul pouvant
mes de vérité et de fausseté. Cette méthode a sa fécondité en philo- revendiquer ce qu'il appelle «le» logos, et s'en instituer le légataire
sophie et en histoire de la philosophie. L'historien de la philosophie universel, puisque «les Évangiles ont été écrits en grec» et que le
peut lui préférer une approche holiste. C'est mon cas. De ce point Verbe johannique est le seul titulaire véritable du «logos grec». Vue
de vue, la question des racines grecques de l'Europe chrétienne cesse de l'âge scolastique, la confiscation du logos grec, assimilé à la raison
naturelle, apparaît comme une appropriation violente, caractéristi-
d'être pertinente en histoire de la philosophie dès lors qu'elle se
que de l'histoire apologétique.
confond avec celle des racines de la société occidentale. L'historien de
Pour Thomas d'Aquin, les musulmans ne sont pas exclus du logos;
la philosophie n'est pas un idéologue. Il peut s'intéresser en revan-
c'est même le seul terrain où l'on puisse se confronter à eux, faute
che à la genèse et à la structure des discours idéologiques.
d'un canon scripturaire commun: le terrain de la raison naturelle,
Un discours qui repose sur la mise en équation de la Latinitas
dont aucun homme n'est exclu, quelle que soit sa re1igion25 • Thomas
médiévale avec l'Europe chrétienne et de l'Europe chrétienne avec
distingue d'ailleurs clairement dans la pratique «Arabes» et musul-
la société occidentale est idéologique. L'Europe chrétienne médié-
mans. Il y a des philosophes «arabes». Les théologiens ne sont pas
vale, si l'on entend par là la Latinitas d'Albert et de Thomas dans
«arabes» : ils sont « maures» ou « sarrasins». Les premiers ont pour
sa triple dimension linguistique, religieuse et politique, n'est pas compagnons de route Aristote, Alexandre, Théophraste ou Themis-
l'Europe moderne; l'Europe moderne n'est pas chrétienne au sens tius. Les seconds sont en général mentionnés en compagnie des juifsz6 •
où pouvait l'être la Latinité médiévale. La question de savoir si
ces entités ont les mêmes «racines» n'est pas philosophiquement 25. De rationibus Fidei, cap. 1 : « Super quibus petis rationes morales et philoso-
phicas, quas Saraceni recipiunt. Frustra enim videretur auctoritates inducere contra
24. Sous-titre finalement remplacé par ce chef-d'œuvre d'humour (masqué) : eos qui auctoritates non recipiunt.»
Come cristianesimo e Islam salvarono il pensiero greco. Évidemment, tout est dans le 26. Super Sent., lib. III, d. 21, q. 2, a. 4, qc. 4, arg. 1; Super Sent., lib. N, d. 44,
«comment». q. 1, a. 3, qc. 4, ad 4; Super Decretales, 6 1; De rationibus Fidei, cap. 7; Super 1
190 Les Grecs, les Arabes et nous '.- Les Latins parlent aux Latins 191
La curiosité thomasienne à l'égard de l'autre est celle d'un homme chrétien d'aujourd'hui appréciera comme il l'entend. Il y a bien des
de son temps, elle ne l'emporte pas spectaculairement sur celle, de façons d'être chrétien. Cela posé, l'historien de la philosophie ne sau-
nos jours réputée inexistante, des musulmans à l'endroit de l'Autre rait trouver dans le Contra Gentiles ni raison de prendre la Croix ni
en général, et du christianisme en particulier. Des musulmans, Tho- prétexte à entôler Thomas dans la grande mobilisation contre l'Axe
mas ne connaît que la promesse des voluptés charnelles dans l'au-delà du Mal. Le Thomas philosophe, qui est aussi le Thomas du philoso-
(cette «vie animale» censée succéder à la Résurrection de la chair, phe, ne fait pas de différence entre Grecs, Arabes et Latins lorsqu'il
qu'attendent d'ailleurs aussi les juifs27), et le rejet conjoint du Fils y va de la philosophie, ni de différence entre les hommes lorsqu'il y
Monogène et de la Trinité, de l'Incarnation et de la Mission salvi- va de la raison naturelle. Descartes n'en fait pas davantage quand, se
fique du Christ28 • Le portrait qu'il dresse de l'islam dans la Somme réclamant de Latran V, il explique aux théologiens de Sorbonne qu'il
contre les Gentils rappellera sans doute quelque chose aux lecteurs de a cherché à fonder en raison ce que la Révélation enseigne, pour,
Manuel Paléologue : l'islam est une secte, une des nombreuses «sec- précisément, ne pas l'exposer à la critique purement rationnelle des
tes erronées29 » qui ont (( procédé à l'inverse» de ce qu'atteste l'his- «( infidèles ». Pour l'historien ayant dépouillé toute visée apologétique,
toire du christianisme. Selon Thomas, en effet, la (( merveille» des cela suffit pour assurer à l'histoire de la philosophie la plénitude de
merveilles chrétiennes est qu'( une foule innombrable, composée non son domaine d'intervention. L'histoire de la philosophie qu'ensei-
seulement de gens simples, mais aussi des hommes les plus sages », se gnait mon maître Paul Vignaux était celle des ( états de la raison». Il
soit «élancée vers la foi chrétienne », et que, dans ce mouvement de reprochait à Étienne Gilson, dont il avait été l'élève, de proposer en
conversion, ni « la violence des armes» ni «la promesse des plaisirs» histoire de la philosophie une théologie de l'histoire. On peut muta-
n'aient joué le moindre rôle. Que les «esprits de mortels» aient pu tis mutandis (autrement dit le génie et l'œuvre en moins) adresser la
donner leur «assentiment» à une foi prêchant «ce qui dépasse toute même critique à Sylvain Gouguenheim ou, plutôt, au type d'histoire
intelligence, qui réprime les plaisirs de la chair et enseigne à mépri- qu'il défend.
ser tous les biens du monde », voilà qui lui apparaît comme «le plus La confusion entre histoire de la pensée philosophique et théolo-
grand des miracles », comme (( une œuvre manifeste de l'inspiration gique et théologie de l'histoire n'est pas l'apanage de S. Gouguen-
divine30 ». Pourquoi pas? Telle fut un temps la doxa chrétienne. Le heim. Gilson y cède certainement lorsque, scrutant l'histoire de la
métaphysique dans le temps de l'Église, il y reçoit ce qu'il appelle
Cor., cap. 15, 1. 3; Contra Gentiles, III, 27, § 11; Contra Gentiles, N, 83, § 13; la découverte thomiste de l'esse comme un ( approfondissement de
Primae redactiones Summae contra Gentiles, lib. 3. la notion d'être» pour le moment non surpassé, mais dont on sait
27. Super Sent., lib. III, d. 21, q. 2, a. 4, qc. 4, arg. 1; Super Sent., lib. III, d. 44, que, quand il le sera, s'il doit jamais l'être, (d'Église le saura et le
q. 1, a. 3, qc. 4, ad 4 (Sarrasins et juifs partageant avec les hérétiques chiliastes l'ab-
sence du «sain affect» [sanum affeetum] qui leur eût permis de reconnaître, comme
le fait au contraire Aristote «le Philosophe»,. que les «seuls plaisirs spirituels sont
requis dans la Béatitude» [«Solae enim delectationes spirituales, secundum ipsum, garantir la satisfaction de leurs désirs. N'avançant ni «preuves (documenta) de
sunt simpliciter delectationes, et propter se quaerendae; et ideo ipsae solae ad bea- la vérité», ni vérités pures «des vérités qu'il enseigne» étant toujours mêlées de
titudinem requiruntur»]). «fables et de doctrines des plus fausses»), ni afortiori de «preuves surnaturelles»,
28. De rationibus Fidei, cap. 1. l'islam est aussi, au dire même de son fondateur, indissolublement lié «à la puis-
29. Contra Gentiles, l, 6, § 4, trad. C. Michon, in Thomas d'Aquin, Somme sance des armes» - «signes qui, commente Thomas, ne manquent ni aux brigands
contre les Gentils, livre l, Paris, Flammarion (GF, 1045), 1999, p. 153. ni aux tyrans ». L'islam pèche donc sur tous les tableaux : par la vaine séduction,
30. Contra Gentiles, l, 6, § 1, trad. C. Michon, p. 152. Voilà, en tout cas, qui par la violence des armes, par la falsification enfin. C'est le dernier reproche - et
suffit à distinguer le christianisme de l'islam. Selon le Contra Gentiles, l, 6, § 4, le plus décisif: «Aucun oracle divin des prophètes précédents ne témoigne en sa
trad. C. Michon, p. 153, en effet, l'islam est fondé sur la «séduction des peuples», faveur.» Au contraire, Mahomet «déforme» sciemment «presque tous les témoi-
par la «promesse des voluptés charnelles, que la concupiscence de la chair pousse gnages de l'Ancien et du Nouveau Testament par des récits légendaires» et, ajou-
à désire!». Les préceptes de l'islam, ainsi conçu, apparaissent comme simplement tant 1'« astuce» à l'affabulation, il a l'habileté d'interdire à ses sectateurs de «lire les
«conformes à ces promesses », et par là même d'autant plus efficaces à régler la livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, pour ne pas être convaincus par eux
conduite d'«hommes charnels», «prompts à obéir» à ce qui est censé ultimement de sa fausseté».
192 Les Grecs, le:; Arabes et nous
....- Les Latins parlent aux Latins 193
dira31 ». Il y cède à coup sûr lorsqu'il affirme que «le progrès vers la christianisme entamée par la Réforme et poursuivie jusqu'à nos jours
vérité métaphysique plusieurs fois décrit par saint Thomas trouve sa via Kant et les Lumières dites «radicales ». Une formule la résume:
place dans l'économie divine du salut: Platon (l'Un); Aristote (la «L'héritage grec, purifié de façon critique, appartient à la foi chré-
Cause) ; Avicenne (l'Être)32 ». Mllis son propos est méthodologique- tienne.» On peut spéculer sur la nature et l'étendue de cette «puri-
ment clair, qui cherche et prop()se une interprétation théologique de fication critique », qui, en fait, vue sur la longue durée, ne paraît
l'histoire de la philosophie, fondée sur une thèse historique précise, et pas très éloignée des recommandations de la Ratio studiorum jésuite,
argumentable, selon laquelle «les plus remarquables philosophies du inspirées de Latran V : «Suivre Aristote jusqu'à un certain point33 .»
XIIIe siècle sont l'œuvre de théologiens », et sur un programme assumé Reste que, dans cette théologie de l'histoire de la philosophie, le seul
pour assurer l'avenir de la «philosophie chrétienne» : «une restau- héritier de l'hellénisme est le christianisme. Cette thèse est reprise
ration attendue, désirée, espérée, de la véritable notion de la théolo- par Gouguenheim, quand il invoque une connaturalité originaire du
gie, jadis florissante au temps des grands maîtres de la scolastique». christianisme et du « logos grec », ce qui est son droit. La manière
Les cartes sont sur la table. Ce sont celles d'un philosophe chrétien dont il l'argumente va au-delà de ce qu'énonce explicitement la thèse
qui entend penser la philosophie chrétienne comme théologie, ou pontificale, puisqu'il plaide pour une hétérogénéité radicale du logos
mieux : l'histoire de la philosophie chrétienne comme histoire des et de la religion musulmane, ancrée dans l'idiosyncrasie supposée de
théologies, «dans un temps articulé selon des jugements théologi- la langue arabe et le fait que celle-ci est la langue du Coran. Cette
ques », selon le mot de P. Vignaux. La thèse historique de Gilson thèse est moins théologique qu'idéologique34 • D'un strict point de
est liée à une épistémè particulière : le débat sur la philosophie chré- vue d'histoire de la philosophie, elle impose ou, du moins, favorise
tienne ouvert par les conférences de Bréhier à l'Institut des hautes une pratique fondée sur une série de choix méthodologiques qui
études de Belgique en 1928 et une époquale séance de la Société vont à contre-courant de la recherche historique commune: l'élimi-
française de philosophie du 21 mars 1931. Ce débat, qui pouvait nation de l'âge scolastique ou universitaire, réputé trop connu pour
sembler clos depuis beau temps. et indépendant du travail effective- que l'on ait à y revenir; la sous-détermination philosophique de la
ment accompli par Gilson comme historien de la philosophie, est-il période sur laquelle, en revanche, toute l'attention se concentre
en train de renaître ? Tout ce que l'on peut dire est que d'autres - le haut Moyen Âge; la réduction du supposé «héritage grec» à un
théologies de l'histoire de la philosophie médiévale et moderne ont héritage aristotélicien, de fait «critiquement purifié ».
pris le pas sur la gilsonienne, la réactivant partiellement. La plus L'élimination de l'âge scolastique est un artifice: il va de soi que,
remarquable est celle de l'éponymie du Logos chrétien (johannique) si l'on évacue la période qu'inaugurent la seconde entrée d'Aristote
popularisée par l'encyclique FiLles et ratio de Jean-Paul II, fondée et les proscriptions de 1210, le problème dit des «racines grecques de
sur l'équation Logos = Verbe = Raison et l'affirmation subséquente l'Europe chrétienne» est résolu sans avoir même à être posé. Rame-
que la Raison (le Logos) est le principe de la raison humaine (le née à sa seule et, au demeurant longue, première phase, l'histoire
logos). Dans cette perspective, où le christianisme apparaît comme de l'acculturation philosophique des Latins se dissout d'elle-même:
le rationalisme véritable, voire le seul rationalisme attesté, s'inscrit
la thèse complémentaire défendue par Benoît XVI, selon laquelle 33. «Sequendus Aristoteles, sed quatenus : In rebus alicuius momenti ab Aristo-
la raison et la philosophie grecques sont consubstantielles à l'hé- tele non recedat, nisi quid incidat a doctrina, quam Academiae ubique probant,
ritage chrétien, l'histoire spirituelle (malheureuse et décadente) de alienum; multo magis, si orthodoxae fidei repugnet : adversus quam, si quae sunt
illius aliusve philosophi argumenta, strenue refellere studeat iuxta Lateranense
l'Europe moderne se laissant décrire comme une déshellénisation du Concilium. »
34. Comme l'est l'affirmation que, «le processus de progrès... [étant] de nature
endogène», «il est fort probable que bénéficiant de cette dynamique, de sa quête
31. Cf. É. Gilson, Le Philosophe et la Théologie, Paris, Vrin, 1960, p. 254. séculaire du savoir grec, qu'illustre le courant de traductions établi autour du Mont-
32. Cf. É. Gilson, «La possibilité philosophique de la philosophie chrétienne», Saint-Michel, l'Europe aurait suivi un cheminement identique même en l'absence
Revue des sciences religieuses, 32 (1958). p. 192, note 14. de tout lien avec le monde islamique» (AMSM, p. 199).
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194 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 195
de fait, il n'y a pas là d'acculturation, la « filière grecque» assurant des corpus. Couper l'histoire des traductions de celles de la lec-
ture et de l'usage des textes, en ramenant l'histoire des traductions
1
une continuité ethno-religieuse qui réduit tout autre apport ulté-
rieur à une contribution adventice, dont l'Europe aurait pu, en un d'Aristote à un concours de missi (dominici), n'a pas de sens pour
sens, faire l'économie et qui, de toute façon, ne fait pas partie de un historien de la philosophie. La question: que lit-on d'Aristote?
ses «racines ». Comment ne pas penser ici à la quatrième recom- ne peut être séparée de cette autre : qu'y lit-on? Ou, si l'on pré-
mandation de la Ratio studiorum relative à Averroès? Si quid boni fère : qu'y cherche-t-on? Et qu'y trouve-t-on? À quelle époque? Et
ex ipso proferendum sit, sine laude proferat; et, si fieri potest, id eum dans quel horizon?
aliunde sumpsisse demonstret. Transposons: s'il y a quelque chose Prenons un exemple : « la» métaphysique. Du point de vue de
de bon dans le patrimoine arabo-Iatin, parlons-en sans louange et, l'histoire des corpus, les métaphysiques médiévales se répartissent
si possible, montrons que tout cela lui vient d'ailleurs. Le choix en deux âges: le premier est l'âge gréco-latin, que l'on peut aussi
d'Aristote comme baromètre philosophique d'une hellénisation appeler l'«âge boécien» (l'aetas boethiana); le second est l'âge arabo-
complète et réussie est, à son tour, malheureux s'il implique la sous- latin ou péripatéticien, celui des proscriptions de 1210, celui des
détermination des thèses philosophiques du haut Moyen Âge et la traductions d'Averroès 36• Le second n'abolit pas le premier. Il ne
« purification critique» des thèses aristotéliciennes. L'ensemble de la signe pas non plus la fin du mouvement traducteur du grec au
manœuvre devient inacceptable quand le schème historiographique latin : la première traduction de «la» Métaphysique d'Aristote, la
de la translatio studiorum est réduit à l'affirmation que l'islam a, Vetustissima translatio, faite sur le grec par Jacques de Venise, tra-
lui seul, introduit le rationalisme en Occident. L'existence d'une duction très incomplète (puisqu'elle ne donne que les livres I-IV,
« filière grecque» n'implique pas la non-existence d'autres «filières ». 4, 1007a31) - à laquelle aucun des grands penseurs des années
Bien qu'il fasse d'Aristote le totem de l'histoire de l'Europe médié- 1140, spécialement Pierre Abélard, n'a eu d'accès direct -, est sui-
vale, à aucun moment Gouguenheim ne présente une thèse aristo- vie: d'une Vetus translatio sive composita, révision anonyme de la
télicienne qui aurait pu jouer un rôle quelconque dans l'histoire de Vetustissima de 1 à III, 998b23, le reste de la traduction de Jacques
la pensée et de la science européennes. Le Macédonien représente demeurant inchangé; de la Nova translatio arabo-Iatine, confec-
le « logos grec », qui lui-même représente la raison, qui elle-même tionnée dans les années 1225-1230 par Michel Scot, plus «com-
s'est incarnée en se « faisant chair ». Plus grave, l'histoire de l'aris- plète», mais qui ne comprend ni l'actuel livre XI (K), ni les actuels
totélisme médiéval, amputée de la «seconde entrée » d'Aristote, et livres XIII (M) et XIV (N); de la Translatio media, gréco-latine,
entée sur les seules traductions réalisées par Jacques de Venise et qui donne les livres XIII (M) et XIV (N); puis de la traduction
la désormais célèbre équipe de moines traducteurs du Mont-Saint- gréco-latine de Guillaume de Moerbecke réalisée en plein «âge
MicheP5, est reconstruite indépendamment de toute considération d'or» scolastique, la seule complète (qui donne le livre XI [R]). Ce
sérieuse des liens existant entre histoire des problèmes et histoire corpus en constante transformation est la preuve vivante de la réa-
lité de la translatio studiorum. Tout, à l'évidence, n'y vient pas des
«Arabes ». Tout n'y vient pas pour autant des « Grecs ». Il y a bien,
35. Selon Gouguenheim, grâce au labeur des moines pionniers du Mont-Saint-
Michel, «un front» lui-même «pionnier de la culture européenne s'est ouvert autour cependant, deux âges inauguraux de la métaphysique médiévale, du
de la grande abbaye» montoise, «ptécédant les traductions venues d'Espagne» point de vue des corpus. Les questions principales de la métaphy-
(AMSM, p. 124). Rappelons que la Tolède des traductions arabo-castillano-Iatines sique scolastique - celle, aristotélicienne, de la pluralité des sens
était redevenue chrétienne à l'âge d'or de la translatio studiorum ibérique. Opposer
front à front le Mont-Saint-Michel à Tolède revient donc à opposer l'Europe du
de l'être ou celle de l'articulation entre l'ontologie problématique
Nord à celle du Sud. À quand Aristote en Padanie? Rappelons aussi que, comme
le disait L.-J. Bataillon «< Sur Aristote et le Mont-Saint-Michel. Notes de lecrure »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 92, nO 2, avril-juin 2008, p. 333) : 36. Cf. A de Libera, «Genèse et strucrure des métaphysiques médiévales », in
«Il n'y a aucune raison de postuler l'existence d'une équipe de traducteurs ayant J.-M. Narbonne et 1. Langlois (éds.), La Métaphysique. Son histoire, ses enjeux, sa cri-
travaillé au Mont.» tique, Québec, Presses de l'Université de Laval-Vrin, «Zêtêsis», 1999, p. 159-182.
Les Grecs les Arabes et nous
T'. Les Latins parlent aux Latins 197
196 J
et la théologie du Premier Moteur exposées respectivement dans sont ce que leurs substrats» (i.e. les sujets auxquels on les applique)
les livres IV et XII de la Métaphysique - sont absentes de la méta- « leur permettent d'être 38 ». La métaphysique de l'ère boécienne est
physique de l'âge boécien. De Boèce à Abélard (mais on pourrait donc principalement fondée sur la rencontre de deux corpus: celui,
prendre des exemples plus tardifs encore avec l'École porrétaine, aristotélicien, des Catégories; celui, boécien, du De Trinitate et du
de Gilbert de Poitiers lui-même jusqu'à Alain de Lille), les Latini reste des Opuscula theologica de Boèce. Cette rencontre, qui déter-
ne s'occupent pas du problème du « sujet de la métaphysique », mine un foisonnement de questions théologiques (en christologie
dont discuteront les scolastiques jusqu'à Wolff, puis, sur les pas ou dans le domaine des sacrements) permettant ce que P. Vignaux
de Kant, toute la philosophie moderne. L'âge gréco-latin s'occupe appelait des « élargissements d'horizon» philosophique provoqués
d'autre chose - de ce que l'on pourrait appeler une « ontologie par l'usage théologique de la raison, est la plus sûre attestation de
catégoriale », tout entière portée par l'exégèse et la discussion des l'existence de la « filière grecque ». Les deux complexes de problèmes
Catégories d'Aristote et de quelques textes satellites comme l'Isagoge alimentés par les deux séries de traductions gréco-latines et arabo-
de Porphyre37• Un des traits majeurs de cette exégèse est qu'elle latines d'Aristote ont un droit égal à faire valoir dans la constitu-
s'inscrit de plain-pied dans la tradition des Commentaires grecs des tion du patrimoine philosophique de l'Europe. Il serait possible
Catégories. Autrement dit : il n'y a pas de solution de continuité de suivre leurs destins respectifs et leur contamination progressive
entre l'aristotélisme médiéval préscolastique ou préuniversitaire et au long de toute l'histoire de la pensée philosophique latine, puis
celui de la scolastique néoplatonicienne des v" et VIe siècles. Du européenne, jusqu'à l'Âge classique et au-delà.
point de vue de la théorie des catégories, Boèce et Abélard sont des L'Aristote de Sylvain Gouguenheim est philosophiquement
contemporains et, à travers Boèce, les sources mêmes de Boèce : neutre : c'est un paquet de textes sans histoire, si purifié qu'il ne
Porphyre sans aucun doute, Ammonius peut-être et, sur un mode correspond à aucune des figures philosophiques de l'aristotélisme
indirect ou oblique, Alexandre d'Aphrodise, source méconnue, s'il médiéval. Il ne fait aucune place aux apocryphes et aux traités faus-
en est, de la pensée médiévale. Le premier trait marquant de l'âge sement attribués à Aristote, dont le Liber de causis, le plus important
gréco-latin de la métaphysique est, pour cette raison même, l'ab- traité pseudo-aristotélicien du Moyen Âge. Ce texte est pourtant
sence de tout « problème de l'être» au sens heideggérien du terme. capital. Dans les années 1245, il servait à exposer la troisième partie
Est-ce à dire que cet âge est inférieur à l'âge scolastique? Ou plus (ou livre) de la métaphysique comme science: les deux premières
authentique? Ou plus authentiquement « européen»? La question étant respectivement livrées par la Metaphysica vetus et la Metaphy-
est absurde. Le problème dominant de l'âge gréco-latin est celui de sica nova. La plupart des médiévaux l'attribuaient à Aristote: c'était
l'articulation entre ontologie et théologie, celui du transfert (trans- à leurs yeux le couronnement théologique de la métaphysique aris-
tatio, transsumptio) du langage catégoriel aristotélicien de la sphère totélicienne. Était-il grec ou arabe? Albert le Grand y voyait une
de la nature à celle des réalités non naturelles ou « divines» (in œuvre synthétique composée en Espagne « par un certain David le
divinis). C'est le De Trinitate de Boèce qui guide ici le question- Juif, à partir de propos d'Aristote, Avicenne, Algazel et Alfarabi »,
nement, en posant comme une loi interne au langage que toute David ayant « mis ces propos en ordre à la manière de théorèmes,
utilisation théologique des mots du langage ordinaire ou philoso- et les ayant lui-même pourvus d'un commentaire, suivant le pro-
phique, ou plus précisément des « catégories attribuées universelle- cédé employé par Euclide dans ses œuvres de géométrie». Après la
ment à toutes choses» (les dix catégories selon Aristote), suppose traduction des Éléments de théologie de Proclus par Guillaume de
qu'ils « changent de sens », c'est-à-dire soient l'objet d'une « trans- Moerbecke, Thomas d'Aquin y voyait une adaptation arabe d'un
formation », conformément au principe selon lequel les « catégories
38. Cf. Boèce, De Trinitate, chap. 4, éd. Rand-Stewart, in The Theological Trac-
tates, Londres, Loeb Classical Library, 1968, p. 16, 1-9. Sur la théo-logique de
37. Cf. Porphyre. Isagoge, trad. A de Libera et A-Ph. Segonds, Paris, Vrin, «Sic Boèce, cf. A Tisserand, Pars theologica. Logique et théologie chez Boèce, Paris, Vrin,
et Non», 1998. «Sic et Non», 2008.
198 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 199
texte à coup sûr non aristotélicien, dont l'original n'avait jamais antique», croyance due «au vaste effort de syncrétisme des dernières
existé sous cette forme exacte en grec. On sait aujourd'hui que le écoles d'Alexandrie et d'Athènes qui s'évertuèrent à coordonner le
Livre des causes, couronnement de la métaphysique/Métaphysique platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme, le néo-pythagorisme en une
d'Aristote, est une œuvre originale, composée dans le cercle d'al- synthèse uniqué 1 »; 2 de «l'aristotélisation du monde méditerranéen
0
KindI (qui comprenait des chrétiens syriaques), adaptant dans un grâce à la publication de l'œuvre du Stagirite par Andronicos de
contexte monothéiste créationniste une série de textes empruntés Rhodes au cours des années 60 après J.-c. », et à l'inlassable acti-
pour l'essentiel aux Éléments de théologie de Proclus, et dans une vité de commentaire qu'elle avait suscitée «dans les grandes villes
moindre mesure au Plotinus Arabus (comprenant une partie des de l'Empire», «en particulier» avec Porphyre, auteur d'une Isagoge,
Ennéades, les Dits du vieillard grec et l'Épître sur la science divine, «introduction aux Catégories d'Aristote », qui avait «imposé la logi-
autrement dit une partie des matériaux transmis dans la pseudo- que d'Aristote à la dernière grande école philosophique de la Grèce,
Théologie d'Aristote, demeurée elle-même inconnue des scolastiques). l'école néoplatonicienne». Or, poursuivait Rougier, «cette logique,
On dispute encore sur le fait de savoir si l'auteur du Livre des causes avec sa théorie des catégories, des universaux, de la substance et des
était ou non chrétien. Existe-t-il meilleur témoignage de la réalité accidents, de la puissance et de l'acte, de la matière et de la forme,
et de la complexité de la translatio studiorum39 ? Meilleure preuve comportait toute une ontologie », qui a permis la formulation de
que l'on ne saurait réduire la transmission des textes fondateurs de la dogmatique chrétienne et imposé à travers l' Organon d'Aristote,
la philosophie médiévale à une simple affaire de «filières» concur- transmis «aux Syriens, et, par leur intermédiaire, aux juifs et aux
rentes et exclusives l'une de l'autre? Meilleure illustration de l'in- Arabes », une «mentalité commune chez les peuples riverains de la
terdépendance des corpus philosophiques et de leur irréductibilité Méditerranée». Ce scénario équilibrait d'avance, si l'on peut dire, le
aux bipartitions tranchées : ici la source grecque, là le combustible modèle culturel de rupture instauré par Henri Pirenne dans Maho-
arabe? On dira que le livre de Sylvain Gouguenheim est un ardent met et Charlemagne42• C'était certes, aux yeux de son auteur, et pour
plaidoyer pour les «oubliés », pour ne pas dire les «absents de l'his- des raisons strictement philosophiques, un scénario catastrophe, car
toire» de la philosophie: les chrétiens syriaques, et qu'à ce titre au
moins il fait «œuvre salutaire ».
scolastique [noté ici F5], Paris, J.-J. Pauvett, «Libertés», 1966. Selon Rougier :
Ce point mérite toute notre attention. La réinsertion des chré- «L'histoire de la scolastique [H'] est celle d'un des plus prodigieux pseudo-
tiens syriaques dans le continuum historico-philosophico-théologique problèmes qui ait jamais obsédé l'esprit humain : celui de l'accord de la raison et
médiéval n'est pas due à Aristote au Mont-Saint-Michel. Elle est partie de la foi, entendu comme la conciliation entre la sagesse séculière des philosophes
intégrante du schème historique et historiographique de la translatio gréco-latins et les dogmes des trois grandes religions révélées: le judaïsme, le chris-
tianisme et l'islamisme. »
studiorum. Dès les années 1920, un auteur, aux thèses par ailleurs 41. À cette croyance Rougier ajoure «une série de confusiom» : confusion du
discutables et discutées, Louis Rougier, avait pointé deux des condi- nom de Plotin avec celui de Platon, attribution à Aristote d'une Théologie, dont
tions de l'émergence de la pensée médiévale en tant que porteuse Rougier sait qu'elle est un «écrit essentiellement néoplatonicien », et d'un «extrait
de Proclus, qui joua un très grand rôle tant chez les philosophes de l'Islam que chez
de ce qui était à ses yeux le «faux problème de la raison et de la
les docteurs de la Chrétienté: le Livre des causes»; la prégnance enfin du modèle
foi40 », en l'espèce : 1 de «la croyance en l'unité de la philosophie
0
«symphonique» néoplatonicien, dont il rappelle qu'il inspire aussi bien un Boèce,
qui traduit Aristote pour «prouver l'accord •• de Platon et du Stagirite, ou un Farabi,
qui «écrit un traité sur la Concordance entre Platon et Aristote», qu'un Bessarion,
39. Avec le judaïsme, le néoplatonisme est le parent pauvre de la gigantomachie qui «au siècle d'or de la Renaissance compose sa Symphonia Platonis cum Aristotele••
gouguenheimienne. Tout ce que le lecteur en saura est que «les musulmans et (FS, p. 20).
les Arabes qui se sont intéressés à la philosophie grecque (les falâsifa) ont souvent 42. Cf. H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris, PUF, «Quadrige», 1992.
préféré le néoplatonisme, plus mystique, et dont les références à l'unité créatrice Pour une discussion des thèses de Pirenne, cf. A. de Libera, « Europe plurielle :
pouvaient s'accorder avec leur foi» (AMSM, p. 149). l'héritage anonyme», in D. Sidjanski (éd.), Dialogue des cultures à l'aube du XX! siè-
40. Cf. La Scolastique et le Thomisme, Paris, Gauthier-Villars, 1925. Une version cle. Avec un Hommage à Denis de Rougemont par José-Manuel Barroso, Bruxelles,
abrégée en a été republiée sous le titre : Histoire d'une faillite philosophique : la Bmylant, 2007, p. 81-96.
. @,
200 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 201
il montrait que «pendant des siècles, Byzantins, Syriens, juifs, Ara- Syriens aux Arabes : tel est le trajet. Il est, dit Renan, demeuré
bes, Latins d'Occident» s'étaient rencontrés dans ladite «mentalité», sinon inaperçu, du moins mal compris, car on n'a pas saisi que
pour lui (comme pour bien d'autres) déplorable, consistant «à tirer Syriens et Arabes s'étaient vu imposer Aristote de force, parce qu'ils
la structure du réel de l'analyse du langage », et «à raisonner sur des étaient tous à l'école des Grecs. Entendons : à l'école des philosophes
concepts au lieu d'observer des faits d'expérience». Pour l'historien d'Alexandrie. Syriens, Arabes, Latins: personne n'a choisi Aristote
de la philosophie médiévale, cependant, le scénario de Rougier a un (<<Arabes et Syri Aristotelem in illa scholarum graecorum frequentia,
mérite : il suggère que l'adoption de l'aristotélisme «a permis aux non elegerunt sed acceperunt44 »). Aux deux âges de l'aristotélisme
peuples riverains de la Méditerranée de se comprendre en dépit de
différences de races et de langues », qu'elle a «conduit les scolastiques Avicebron. Ils exposeront la doctrine de ce dernier philosophe, non pas seulement
à croire en l'existence d'une raison commune et en son aptitude à comme les historiens de la philosophie l'ont fait jusqu'ici, d'après des citations
élaborer une philosophia perennis». D'une formule: le péché originel incomplètes d'Albert le Grand et de saint Thomas, mais d'après l'ouvrage célèbre
de la translatio studiorum est d'avoir identifié Aristote à la raison. On d'Avicebron, intitulé: La Source de la vie, dont une traduction latine est conser-
vée à la Bibliothèque impériale de Paris. Les concurrents s'attacheront à Averroès
peut contester la thèse; reste le diagnostic : la dépendance commune de Cordoue, le dernier et le plus illustre représentant de la philosophie arabe en
des trois espaces chrétiens, juifs et musulmans à l'égard d'une même Espagne, et ils s'efforceront d'achever, par un travail approfondi, les diverses études
tradition de la philosophie. Une partie du dossier constitué par Syl- dont en ces derniers temps Averroès a été l'objet. On appelle leur attention sur les
points suivants: 1. La biographie d'Averroès la plus complète qu'il soit possible;
vain Gouguenheim brasse les mêmes éléments que ceux qu'allègue
2. L'énumération de ses ouvrages, l'examen de l'authenticité de chacun d'eux, l'ap-
Rougier. Mais ce dernier lui-même est loin d'innover. L'idée d'une préciation du mérite des traductions latines répandues en France au XIIIe siècle, et de
série continue, englobant l'école d'Alexandrie, la philosophie chez les celles qui ont été imprimées à Venise et ailleurs à la suite des ouvrages d'Aristote;
chrétiens syriaques, puis les philosophes arabes musulmans, enfin les 3. Y aurait-il encore, dans quelque bibliothèque européenne, des écrits d'Averroès
qui n'aient pas été traduits en latin, et dont la connaissance importerait à la pleine
«Latins d'Occident », est déjà au cœur du grand livre d'Ernest Renan intelligence de sa philosophie? 4. Averroès n'a-t-il laissé que des commentaires
De philosophia peripatetica apud Syros, publié en 1852. d'Aristote, et n'a-t-il pas composé aussi des ouvrages originaux? Ces préliminaires
Dans ce texte, aujourd'hui assez oublié - il est vrai qu'il est écrit établis, les concurrents aborderont l'étude de la doctrine même d'Averroès, ils la
en latin -, Renan propose une hypothèse forte qu'il démontre: la feront connaître par des analyses étendues, et même par des citations qui met-
tront en lumière le caractère de cette doctrine et les conclusions auxquelles elle
médiation syriaque; un objet historique transfrontalier : l'histoire aboutit. Parmi les différentes théories dont se compose la philosophie d'Averroès,
du génie humain; une thèse qui justifie l'entreprise : la grandeur trois surtout doivent être éclaircies: 1. Averroès est-il nominaliste, conceptualiste
et l'importance du rôle de la philosophie des Arabes dans le pro- ou réaliste? 2. Le Dieu d'Averroès est-il celui d'Aristote? Est-ce un Dieu, principe
premier du mouvement et de la pensée, ayant conscience de lui-même, et essentiel-
grès et la diffusion de la philosophié3• Des Grecs aux Syriens, des
lement différent du monde? Averroès admet-il des attributs moraux de la Divinité,
et a-t-il connu la Providence? 3. Quel est pour Averroès le principe de la morale?
43. On notera que l'intérêt de Renan pour la philosophie arabe était partagé S'arrête-t-il au juste milieu d'Aristote? Péripatéticien, quelle est sa définition de la
par Victor Cousin. C'est sur sa proposition que l'Académie des sciences morales et justice, et n'a-t-il pas des vues plus ou moins développées de droit civil et de droit
politiques, section de philosophie, avait mis au concours, le 22 juillet 1854, pour politique? Musulman, n'a-t-il pas connu la charité qui avait passé de l'Évangile
l'attribution du prix Bordin, une Histoire critique de la philosophie arabe en Espagne. dans le Coran? Comparer Averroès dans l'ensemble de ses diverses théories et le
Le programme en était défini de la manière suivante: « Les c;oncurrents rappelleront caractère de son génie avec ses devanciers des autres écoles arabes, particulière-
quel était l'état de la philosophie arabe dans les écoles de l'Egypte, de la Syrie et de ment avec Avicenne; par cette comparaison, faire voir les rapports et les différences
la Perse, avant qu'elle pénétrât dans le Maroc et dans l'Espagne. Ils rechercheront de la philosophie arabe en Espagne et de cette même philosophie lorsqu'elle s'est
quelles écoles les Arabes fondèrent en Espagne, quelle place occupa la philosophie développée sur un autre sol, en Syrie et en Perse. Les concurrents termineront par
dans ces écoles, sous quelle forme elle y était enseignée, et quelles matières elle y une appréciation générale de la philosophie dont ils viennent de faire l'histoire.»
comprenait. Ils détermineront de quelles ressources les philosophes, qui parurent On sait peut-être que, sur rapport de V. Cousin, le 7 février 1857, le prix [de
alors successivement, purent faire usage, quels ouvrages de l'Antiquité étaient à 2500 francs] ne fut pas décerné. Il existe en revanche aujourd'hui un prix Victor-
leur disposition, et si, par exemple, ils connurent directement les Dialogues de Cousin, régulièrement attribué.
Platon. Parmi les philosophes arabes que les concurrents auront à faire connaître, 44. E. Renan, De philosophia peripatetica apud Syros. Commentatio historica,
ils insisteront sur Avempace, de Saragosse; sur Ibn-ben-Tofail, de Cordoue, et sur Paris, Durand, 1852.
Les Grecs, les Arabes et nous ~" Les Latins parlent aux Latins 203
202
latin, l'analyse de Renan offre, par avance, un pendant syriaque : la au grand public. C'est oublier que quelques-uns de ces «manuels»
fortune d'Aristote, dit-il, fut la même chez les Syriens et les Latins si décriés en faisaient depuis quelque temps état46 • On répondra que
du Moyen Âge. Les Syriens ont d'abord connu Aristote le logicien, les étudiants n'appartiennent pas au «public». C'est vrai. C'est ce
en ignorant le reste de son œuvre. En cela ils ressemblent auxsco- qui explique l'écho rencontré par le livre de S. Gouguenheim.
lastiques des premiers temps, ceux d'Alcuin à Abélard, antérieurs à À ce stade, une dernière question vient naturellement sous la
la traduction de l'œuvre entier à partir des sources grecques et ara- plume. Comment écrit-on l'histoire? Pour qui? Pourquoi? Renan
bes. Par la suite, à partir de Barhaebreus, les Syriens, qui s'étaient n'a que peu de sympathie pour la logique. Aristote doit à ses yeux sa
mis à l'école des Arabes, offrent une image qui ressemble beaucoup fortune et sa gloire médiévales au fait que la logique, où il excellait,
à celle de la scolastique albertinienne et thomasienne, ayant à sa est tout ce qui reste de philosophie quand le génie humain vieillissant
disposition tout Aristote. Ramenée à l'essentiel, l'intrigue histori- s'épuise ou s'affaisse. Quand les lettres s'abîment, la logique est la
que de Renan, telle qu'il la résume d'ailleurs lui-même, tient en dernière à survivre. Quand un peu d'esprit revient aux hommes, elle
neuf thèses : 1. les Syriens ont reçu des nestoriens l'enseignement est aussi la première à renaître. Les barbares ne pouvaient faire autre-
de la philosophie grecque; 2. ils n'ont pas choisi eux-mêmes Aris- ment qu'adopter Aristote, qui leur offrait les premiers rudiments de
tote, mais l'ont reçu des Grecs, qui le leur avaient transmis comme cet art47 • Ce n'est pas l'avenir que Renan souhaite aux modernes. Le
maître de logique; 3. les Syriens nestoriens ont diffusé la philoso- dossier de la philosophie péripatéticienne chez les Syriens a pour lui
phie des Grecs chez les Perses, grâce à la protection de l'empereur valeur de paradigme. Ne soyons pas les Syriens des temps qui vien-
Chosroès; 4. les Syriens jacobites des VIe et VIle siècles ont étudié nent. Que le génie humain retrouve sa vigueur, qu'il délaisse la logi-
avec soin Aristote, principalement dans les écoles de Qeneshrin et de que et retrouve le chemin des humanités et de la culture supérieure :
Reshaina; 5. à cette époque, les Syriens ne connaissaient cependant tel est le but de sa Commentatio historica. Il sera peu goûté d'un phi-
que l' Organon, et un Organon mutilé; 6. les Syriens ont été les pre- losophe analytique, mais enfin il se tient. S'il est vrai, comme le dit
miers auteurs d'une philosophie arabe, grâce au soutien donné par Paul Veyne, que l'historien «raconte des intrigues», qui sont «autant
les Abbassides à l'étude de la philophie; 7. tous ceux qui ont, aux d'itinéraires qu'il trace» à travers un champ événementiel objectif
IX" et :xe siècles, traduit Aristote en arabe, étaient Syriens et chré- «divisible à l'infini », on peut, avec les mêmes éléments que Renan,
tiens, partant la plupart du temps de versions syriaques préalables : proposer d'autres intrigues. Outre celle de la translatio studiorum, que
aucun musulman ne connaissait le grec; 8. à partir du xe siècle, la j'ai tenté de suivre dans mes divers travaux, deux s'imposent dans
philosophie a commencé à se faner, l'enseignement de la philoso- la littérature du siècle passé : le modèle colonial et le modèle de la
phie s'est dès lors fait en puisant dans les sources arabes : c'est ainsi démystification.
que les Syriens ont connu l'ensemble de l'œuvre d'Aristote; 9. les Le modèle colonial, MC, a été exposé par André Servier (La Psycho-
Syriens occupent une position médiane, tant chronologiquement logie du musulman, 1923) et Louis Bertrand (<<Préface» à La Psychologie
qu'au point de vue de la ratio studiorum, entre l'école d'Alexandrie du musulman, 1923, et Devant lTslam, 1926). Ses principales thèses
et la philosophie arabe, en sorte que, par leur truchement, c'est sont:
une série continue qui s'étend des derniers temps de la philosophie
grecque jusqu'aux philosophes arabes45 • On le voit, l'idée de la
médiation syriaque n'est pas nouvelle en Europe. Elle est évidem- 46. Cf. notamment A. de Libera, La Philosophie médiévale, op. cit.; Storia della
Filosofia medievale, Milan, Editoriale Jaca Book, 1995.
ment fondée. Des générations de savants l'ont confirmée, précisée, 47. De philosophia peripatetica, op. cit., p. 9-10 : «Adde quod Aristote1es aucto-
amendée, nuancée, développée depuis des décennies. On dira que ritatem et gloriam suam praecipue logicae debuit, quae solet esse unica philosophia
cela n'était malheureusement connu que des spécialistes, et fermé ingenii humani senescentis. Inter partes enim philosophiae, logica, profligatis litte-
rarum rebus, ultima superesse, atque, animis rursus incalescentibus, prima renasci
solet. Quapropter ille barbaris summopere acceptus non esse non porerat, qui se
45. De philosophia perïpatetica, op. dt., p. 72-73. artem hanc primam docere profitebatur.»
204 Les Grecs, les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 205
MC1 : Lorsqu'on appelle civilisation arabe le mouvement artistique, litté- qui est manifestement arriérée et rétrograde. L'heure est trop grave pour
raire, scientifique, qu'une fausse documentation fait coïncider avec l'avè- que nous continuions ces petits jeux de dilettantes ou d'impressionnistes
nement des Califes abbassides, on commet une erreur; d'abord, parce affaissés (LB).
que l'élément arabe n'y participa que dans une mesure à peine sensible; MC5 : Une science superficielle, seule, a pu accepter sans vérification le
ensuite, parce que ce mouvement était le résultat de l'activité intellectuelle préjugé chrétien du Moyen Age, qui attribuait à l'Islam les sciences et les
de peuples étrangers convertis à l'islam par la violence et, enfin, parce que philosophies grecques que la chrétienté ne connaissait plus. Par la suite,
ce mouvement existait dans les pays nouvellement conquis par les Arabes, l'esprit sectaire a trouvé son bénéfice à confirmer et à propager cette erreur.
bien avant leur arrivée. Les ouvrages syriaques, persans et indiens qui sont En haine du christianisme, il a fallu faire honneur à l'islam de ce qui est
la manifestation de ce mouvement intellectuel et qui continuaient l'œu- l'invention et, si l'on peut dire, la propriété personnelle de nos ancêtres
vre gréco-latine, sont antérieurs aux conquêtes musulmanes. C'est donc à intellectuels (LB).
tort qu'on attribue aux Arabes cet effort artistique et scientifique et qu'on Le modèle de la démystification, MD, est dû à Jacques Heers
appelle civilisation arabe un mouvement intellectuel dû aux Syriens, aux (L 'Histoire assassinée, 2000, et « La fable de la transmission arabe du
Persans, aux Indiens, convertis à l'islam, contre leur gré d'ailleurs, mais savoir antique», 2002). Ses principales thèses sont :
qui avaient conservé les qualités de leur race. Ce mouvement n'était, en
réalité, que la continuation et comme l'ultime floraison de la civilisation MDI : À en croire nos manuels, ceux d'hier et plus encore ceux
gréco-latine (AS, chap. 14). d'aujourd'hui, l'héritage de la Grèce et de Rome fut complètement ignoré
MC2 : En somme, il nya pas, à proprement parler, de philosophie arabe. Il y dans notre monde occidental, de la chute de l'Empire romain et du déve-
a des adaptations au génie arabe, à la mentalité arabe, des doctrines philoso- loppement du christianisme jusqu'à la «Renaissance» : nuit du Moyen Âge,
phiques grecques, alexandrines et orientales. À ces adaptations la philosophie mille ans d'obscurantisme! Et d'affirmer, du même coup, que les auteurs de
n'a rien gagné; son bagage de connaissances ne s'est pas accru; son horiron l'Antiquité ne furent connus que par l'intermédiaire des Arabes, traducteurs
ne s'est pas élargi. Les Arabes ont laissé les doctrines d'Aristote et des phi- appliqués, seuls intéressés, seuls capables d'exploiter et de transmettre cette
losophes juifs et chrétiens, telles qu'elles leur avaient été transmises. Ils ont culture que nos clercs méprisaient.
copié; ils n'ont ni inventé, ni amélioré (AS, chap. 14). MD2 : Les traductions du grec en langue arabe et de l'arabe en latin, que
MC3 : Si l'on voulait résumer ce qui précède d'une formule brève, on pour- l'on attribue généralement à Avicenne et à Averroès, sont apparues relative-
rait dire qu'il ny a pas, à proprement parler, de science arabe, de philosophie ment tard, alors que tous les enseignements étaient déjà en place en Occi-
arabe, de littérature arabe, d'art arabe; c'est-à-dire que les AJ:abes n'ont rien dent et que cela faisait plus d'un siècle que la logique, directement inspirée
produit d'original, de personnel, en science, en philosophie, en littérature, d'Aristote, était reconnue comme l'un des sept «arts libéraux» du cursus
en art. Ils ont copié; ils ont imité; ils ont transposé; ils ont compilé; ils universitaire.
n'ont rien tiré de leur propre fonds; ils n'ont rien ajouté aux connaissances MD3 : Par un curieux acharnement à travestir le vrai, nos livres pour l'en-
qu'ils ont empruntées aux Grecs et aux Latins; ils n'ont rien produit qui seignement, des petites classes aux lycées, s'appliquent à faire croire que les
porte le caractère de leur génie, de leur race. Ils ont tout emprunté à la auteurs de l'Antiquité ont tous sombré dans un noir oubli dès la chute de
civilisation gréco-latine, ou plutôt c'est la civilisation gréco-latine qui leur a Rome et ne furent à nouveau connus en Occident que par les Arabes, qui,
été imposée par les peuples conquis (AS, chap. 14). eux, prenaient le soin de les traduire.
MC4 : L'unique création des Arabes, c'est leur religion. Or cette religion est le MD4 : Rendre les Occidentaux tributaires des leçons servies par les Arabes
principal obstacle entre eux et nous. Dans l'intérêt de notre bonne entente est trop de parti pris et d'ignorance: rien d'autre qu'une fable, reflet d'un
avec nos sujets musulmans, nous devons donc éviter soigneusement tout ce curieux penchant à se dénigrer soi-même.
qui peut fortifier chez eux le fanatisme religieux et, au contraire, favoriser MD5 : Les «Arabes» ont certainement moins recherché et étudié les auteurs
la connaissance de tout ce qui peut nous rapprocher - c'est-à-dire, surtout grecs et romains que les chrétiens. Ceux d'Occident n'avaient nul besoin
de nos traditions communes. Nous devons, certes, respecter les religions de leur aide, ayant, bien sûr, à leur disposition, dans leurs pays, des fonds
des indigènes africains. Mais c'est une erreur politique grave que de nous de textes anciens, latins et grecs, recueillis du temps de l'Empire romain et
donner l'air d'être plus musulmans qu'eux-mêmes et de nous prosterner mys- laissés en place. De toute façon, c'est à Byzance, non chez les «Arabes», que
tiquement devant une forme de civilisation qui est très inférieure à la nôtre, les clercs de l'Europe sont allés parfaire leur connaissance de l'Antiquité.
206 Les Grecs) les Arabes et nous ~
fi:" Les Latins parlent aux Latins 207
'ji'i
L'histoire apologétique existe. Elle est fort goûtée du public surfant Brunschvicg, son «maître en rationalisme », Paul Vignaux recom-
sur la «Toile». Je laisse au lecteur d'Aristote au Mont-Saint-Michelle mandait à 1'« historien ayant reçu une formation philosophique de
soin de situer dans ce dispositif le modèle de S. Gouguenheim : MC, laisser voir la diversité rebellé9 ». À l'âge des monolithes identitaires
MD, MC + MD? et des pieuses reconstitutions, le conseil reste opportun, pour ne pas
Une chose est sûre: l'intrigue gouguenheimienne ne fait pas, pour dire de salut public.
finir, la part belle aux Latins. Comme Renan, Aristote au Mont-Saint-
Michel laisse de côté ce qui a fait l'essentiel de l'apport du haut Moyen
Âge à l'histoire de la philosophie et de la théologie médiévales : les
arts du langage, tout particulièrement l'histoire de la logique et de
la grammaire et de leur mutuelle rencontre avec les objets aristotéli-
quement non standard de la théologie. C'est en sortant de la logique
d'Aristote, en la mettant en crise ou en la poussant à ses limites que,
d'Alcuin à Abélard, aux Nominales, aux Reales et aux Vocales des peti-
tes écoles parisiennes, durant des siècles qui, de fait, étaient tout sauf
obscurs, les Latins ont parlé aux Latins. La logique du XIIe siècle est
l'un des sommets de la philosophie médiévale: elle ne devait rien
aux Arabes, un peu aux Grecs, et beaucoup aux Latins, lecteurs de la
tradition romaine ou, comme on dit romano-stoïcienne, des Pères de
l'Église, Latins et Grecs, de Boèce et de quelques autres, mais aussi
et surtout admirables praticiens de l'art de la dialectique, inventifs,
subtils et merveilleusement querelleurs. Cette tradition de la logique,
que Sten Ebbesen a appelée «tradition européenne originairé8 », et
que je préfère appeler «latine», a porté ses plus beaux fruits, avec une
force et une ampleur extraordinaires aux XIV" et xve siècles. Elle est,
plus que toute autre, l'oubliée de l'histoire des «racines» de l'Europe.
Il est vrai qu'elle se prête moins au récit des origines, et qu'elle
échappe aussi largement au schéma de la translatio studiorum. Elle
n'en existe pas moins. C'est elle que rejetaient les humanistes italiens
contempteurs des «barbares bretons », elle que dénonçait Luther sous
la figure monstrueuse du theologus logicus, elle que Juan-Luis Vivès
a inlassablement traquée sous la figure des «pseudo-dialecticiens ». Il
y a plusieurs intrigues possibles en histoire de la pensée médiévale.
Au nom d'un «scrupule d'historien» qu'il disait avoir hérité de Léon
48. Cf. S. Ebbesen, «OXYNAT: A Theory about the Origin of British Logic»,
in P.O. Lewry (éd.), The Rise of British Logic. Acts of the Sixth European Sympo-
sium on Mediaeval Logic and Semantics, Balliol College, Oxford, 19-24 June 1983,
Toronto, PIMS (Papers in Mediaeval Studies 7), 1985, p. 1-17. Sur le rôle de la 49. Paul Vignaux, Philosophie au Moyen Âge, précédé d'une Introduction nouvelle
logique dans la théologie du XIIe siècle, cf. L. Valente, Logique et théologie. Les écoles et suivi de Lire Dum Scot aujourd'hui, Albeuve, Castella, 1987, p. 64 (réimpr. Vrin,
parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, Vrin, «Sic et Non», 2008. 2004, avec une préface de R. Imbach).
208 Les Grecs) les Arabes et nous "i'" Les Latins parlent aux Latins 209
phe arabe, mais - et ce «mais» est d'un poids considérable -la lecture du
APPENDICES «Commentateur» l'a obligé à relire Aristote, à réviser et à préciser sa propre
manière de voir les choses. Alain de Libera a remarquablement expliqué les
textes les plus significatifs à ce sujet, mais les interprètes les plus sérieux de
Thomas, de Gilson au P. Bonino, témoignent dans leurs travaux de cette
présence massive des auteurs arabes dans l'œuvre et la pensée du domini-
« ... en l'absence de tout lien cain. Et cette constatation de la présence, au moins dans un premier temps,
avec le monde islamique» suffit pour anéantir la formulation malencontreuse de «l'absence de tout
lien avec le monde islamique». De Thomas au moins - évitons pour notre
par Ruedi Imbach part les généralisations hâtives -, de lui au moins, on peut affirmer que sa
philosophie et sa théologie ne seraient pas ce qu'elles sont sans la présence des
philosophes arabes. Il suffit d'avoir pris en main la traduction de la Méta-
Lorsque l'on travaille depuis bientôt trente ans à lire et à commenter les physique d'Avicenne préparée par le P. Anawati, et l'édition de la traduction
textes des théologiens et des philosophes médiévaux, on est tout simplement latine introduite par G. Verbeke, pour appréhender l'aveuglement de ceux
consterné de lire sous la plume d'un historien que «l'Europe aurait suivi un qui voudraient retrouver un Occident latin et chrétien de manière «endo-
cheminement identique, même en l'absence de tout lien avec le monde isla- gène». Si l'on veut parler de ce que l'Occident doit ou ne doit pas à l'Islam,
mique» (Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel Les racines il ne faudrait pas oublier de simplement lire les textes des auteurs chrétiens,
grecques de l'Europe chrétienne, Paris, Seuil, «L'Univers historique», 2008, en particulier ceux qui passent pour les piliers de ce même Occident.
p. 199). Quand on se rend compte que cette thèse de la «filière grecque
endogène» est solidaire d'une autre affirmation fone selon laquelle on doit
dater «du temps de saint Thomas d'Aquin et de saint Louis les débuts de la
science moderne» (ibid.) , on croit ne plus rien comprendre. En effet, que
Les Collationes de Pierre Abélard
l'on ouvre les livres du docteur dominicain, qu'on les étudie, avec attention et la diversité des religions
et patience, et on se rendra compte que Thomas, pour des points essentiels
par John Marenbon
de sa doctrine philosophique et théologique, avance dans la découvene de
ce qu'il considère comme la vérité en discutant avec Averroès, Avicenne et
Maïmonide. Thomas a lui-même plus d'une fois formulé ce que l'on peut Le plus grand philosophe du XIIe siècle, Pierre Abélard (1079-1142),
appeler les principes méthodiques de sa démarche. Vers la fin de sa vie, déjà vivait plus d'un siècle après Avicenne, mais la tradition philosophique arabe
au moment où la discussion avec ses adversaires philosophiques avait atteint lui était inconnue ainsi qu'à ses contemporains vivant dans les écoles et
le point culminant, il dit (Commentaire de la Métaphysique, livre XII, leçon monastères français. Au premier abord, Abélard semble (à la différence des
9) que dans le travail intellectuel, nous ne devons pas être guidés par l'amour grands scolastiques du XIIIe siècle) être vraiment l'épigone d'une tradition
ou la haine, plus exactement qu'il faut suivre l'avis d'Aristote selon lequel il uniquement chrétienne et latine, plongeant ses racines dans la terre de la
faut aimer « ceux dont nous suivons l'opinion et ceux dont nous réfutons les civilisation grecque antique : ses textes préférés étaient ceux de Cicéron,
opinions. Les deux (groupes) se sont efforcés à chercher la vérité et ils nous Jérôme, Augustin, Boèce et, surtout, l'Isagoge de Porphyre et les Catégories
aident dans cet effon (Utrique enim studuerunt ad inquirendam veritatem, et le Peri hermeneias d'Aristote, traduits par Boèce. Son univers intellectuel
et nos in hoc adiuverunt) ». Innombrables sont les cas qui démontrent ad était cependant plus compliqué et pluriculturel qu'il ne semble. Cenes, le
oculos que Thomas a trouvé sa propre solution à travers un débat avec les monde de l'Islam appartenait davantage à son imaginaire qu'à sa connais-
trois auteurs que j'ai mentionnés. L'exemple le plus frappant est en même sance des réalités du monde. Il raconte dans son épître autobiographique,
temps le plus paradoxal: celui de la discussion qu'il mène dans la dernière l'Historia Calamitatum50 , qu'il y eut un moment de sa vie (c'était vers
phase de sa vie avec celui qu'il considère comme destructeur de la vraie
doctrine aristotélicienne - Averroès. Incontestablement, Thomas attaque,
avec une violence parfois stupéfiante, la doctrine de l'intellect du philoso- 50. Pierre Abélard, Historia Calamitatum, éd. J. Monfrin, Paris, Vrin, 1978.
~.
210 Les Grecs) les Arabes et nous Les Latins parlent aux Latins 211
1124-1125) où il se sentait si affiigé par les persécutions de deux «nouveaux ressuscité dans le rêve qui est le contexte du dialogue. Quand il discutait
apôtres» (Norbert de Xanten et probablement Bernard de Clairvaux) que, des platoniciens dans sa Theologia Christiana, livre II (écrit probablement
dans son désespoir, il pensait souvent à voyager « au-delà les confins des quelques années plus tôt), Abélard les avait présentés comme des chrétiens
pays chrétiens parmi les infidèles (gentes), et là, après avoir payé un tribut avant la lettre. Par contraste, le Philosophe du dialogue est un stoïcien-
selon la convention, vivre tranquillement et d'une façon chrétienne parmi épicurien qui ne participe nullement à la Révélation. Dans son dialogue
les ennemis du Christ» (éd. Monfrin, p. 97, 1. 1222-5). En réalité, il choi- avec le troisième interlocuteur, le Chrétien, Abélard construit dans les inter-
sit de se terrer dans un monastère breton, Saint-Gildas, dont on l'avait élu ventions du Philosophe un vrai paganisme philosophique. On ne doit pas
abbé. Un des interlocuteuts de son Dialogue entre un philosophe, un juif s'étonner qu'Abélard donne au dialogue, où il espère élucider la nature du
et un chrétien (qu'il écrivit probablement à Saint-Gildas) est lié au monde bien suprême, le titre de Collationes, c'est-à-dire Les Comparaisons. Selon
de l'Islam. Le Philosophe se décrit comme un circoncis et un descendant lui, ce n'est qu'en faisant une comparaison entre des perspectives différen-
d'Ishmael (§ 39, éd. Marenbon et Orlandi51 ), caractéristiques qui, aux yeux tes, enracinées dans des cultures et croyances diverses, que l'on peut arriver
des lecteurs du XIIe siècle, l'identifieraient comme un musulman. On a à la vérité sur le point principal de la morale.
même suggéré qu'une connaissance de l'existence en Espagne musulmane
de philosophes libre-penseurs comme Ibn Bajjâ a influencé la présentation
qu'Abélard donne de ce personnagë. C'est cependant le Juif, dans le dia-
logue, qui est le représentant de la diversité culturelle et idéologique dans le
monde quotidien d'Abélard. À Paris, où le quartier juif était tout proche de
Notre-Dame, et également à Melun et Corbeil où il avait enseigné au début
de sa carrière, il y avait des communautés juives. On sait qu'Abélard avait
des contacts avec certains juifs qu'il interrogeait sur les passages difficiles
de l'Ancien Testament. Dans le dialogue, il brosse un portrait du Juif sans
parallèle dans la littérature du Moyen Âge chrétien, qui montre les dures
conditions de son existence et de celle de ses coreligionnaires. Quoique la
prise de position du Juif sur la loi de l'Ancien Testament ne soit nullement
destinée à représenter les opinions véritables des rabbins contemporains,
mais propose plutôt la reconstruction abélardienne d'une pensée fondée
uniquement sur la loi mosaïque, dans les interventions du Juif, Abélard
montre une rare capacité dans l'art de développer avec cohérence une pers-
pective fondée sur des croyances différentes des siennes. Pour une véritable
expérience de pensée de l'Autre, il faut revenir cependant au Philosophe du
dialogue, non pas en tant que musulman, mais comme philosophe antique
Un point qui n'a peut-être pas toujours été assez relevé me semble
devoir être souligné ici : le silence quasi absolu que cet Aristote au
Mont-Saint-Michel fait sur le judaïsme et les Juifs, spécialement sur
les Juifs et le judaïsme d'Europe2 • Rien ou presque rien sur les Juifs
de la péninsule Ibérique, et d'ailleurs peu de choses sur la péninsule
en général, comme si elle ne faisait pas vraiment partie de l'Europe.
Pas un mot des Juifs de Byzance. Ni même de ceux de France du
Nord et d'Allemagne. Quelques brèves allusions, certes, à tel ou tel
auteur juif, actif dans le monde musulman. Mais, dans ce cas, soit
il s'agit d'un auteur associé, pour le meilleur, aux penseurs, savants
et médecins chrétiens des terres d'Islam 3, soit il s'agit d'un auteur
associé, cette fois pour le pire, aux penseurs, savants ou médecins
musulmans les plus sujets à caution, du moins aux yeux de Sylvain
Gouguenheim.
Ainsi Moïse Maïmonide 0138-1204), géant du judaïsme médié-
val dont le rayonnement s'étendra à l'ensemble du monde juif
(européen et non européen), n'est-il nommé qu'une seule fois:
pour dénoncer son adhésion aux «superstitions» astrologiques de qu'elles aient pu être, les cultures juives médiévales susceptibles d'être
ses contemporains juifs et musulmans 4 • Cette unique mention ne recensées par l'historien ont rarement été des isolats, mais ont, au
manque pas de piquant, au moins pour trois raisons. Primo, la contraire, ordinairement entretenu d'étroits rapports les unes avec les
science astrologique médiévale ne saurait être rangée, sans autre autres, ont partagé maintes références communes, et ont abondam-
forme de procès, dans la catégorie des croyances «superstitieu- ment échangé - textes, manuscrits et savants, entre autres. Le mot
ses », sauf à accepter de «juger» le Moyen Âge à l'aune d'un sens «culture», ensuite. Pense-t-on d'abord au judaïsme comme religion,
commun sommaire, parfaitement anachronique et particulière- à la «culture religieuse juive », à supposer qu'elle puisse aisément être
ment mal informé, et l'on ne saurait davantage affirmer sans plus isolée, ou englobe-t-on là-dedans toute production culturelle - artis-
de nuance que la croyance au déterminisme astral est rigoureu- tique, littéraire, philosophique, scientifique, etc. - portée par des Juifs
sement incompatible, en monde médiéval, y compris en monde et présentant un ou plusieurs traits tenus en général pour caractéris-
juif médiéval, avec l'affirmation de la réalité d'un libre-arbitre. tiquement juifs (utilisation de la langue hébraïque ou d'une langue
Secundo, Maïmonide est précisément connu pour son opposition juive, rapport particulier à l'héritage biblique, référence directe ou
à l'astrologie, ce que S. Gouguenheim paraît ignorer5• Tertio: indirecte aux cadres de pensée et aux sources rabbiniques)? Mais le
Maïmonide se recommande tout de même à l'attention du médié- mot «juif» lui-même n'est pas sans ambiguïté. S'occupera-t-on seu-
viste pour quelques autres motifs plus valables, y compris pour lement du mainstream rabbinique, ou inclura-t-on dans le tableau
l'intérêt qu'ont pu lui porter certains penseurs de l'Occident latin un courant «hétérodoxe» comme le karaïsme8, en rupture avec la
et chrétien 6 ••• tradition orale juive, bel et bien présent, sur le territoire européen,
pendant toute la période médiévale, que ce soit à Byzance ou dans la
péninsule Ibérique?
UN OBJET DE MANIPULATION DÉLICATE Mais le mot « médiéval» aussi éveille bien des doutes. Quelles bor-
nes chronologiques donnera-t-on à l'âge « médiéval» de la culture
On trouvera sans peine quelques circonstances atténuantes à ce juive? La question est cruciale. Si ces bornes chronologiques, précisé-
traitement pour le moins léger de la «culture juive médiévale». Cet ment définies, diffèrent trop de celles en usage pour la périodisation
objet est indéniablement de manipulation délicate, surtout dans le de l'histoire culturelle européenne, et si, par conséquent, l'histoire de
cadre d'un propos visant à cerner l'identité de l'Europe. Et l'on peut la culture juive médiévale paraît suivre un rythme trop différent de
imaginer que, pour des motifs de simple confort, S. Gouguenheim celui de l'histoire de la culture européenne en général, n'aura-t-on
ait finalement choisi de s'abstenir. Tout ou presque, ici, fait en effet pas là un signe indirect, mais assez clair, de ce qu'il peut y avoir
problème? justement de «non européen» dans la culture juive médiévale? N'y
Le singulier, pour commencer. Il est, de fait, douteux qu'on puisse verra-t-on pas une bonne raison d'exclure peu ou prou cette der-
parler d'une culture juive médiévale, même si, quelque diverses nière d'un tableau à grands traits de la civilisation de l'Europe médié-
vale? Si, à l'inverse, on préfère s'en tenir à une périodisation «lâche »,
en quelque sorte, susceptible de se couler plus facilement dans les
4. AMSM, p. 145.
5. Cf., par exemple, Herbert A. Davidson, Moses Maimonides. The Man and His schémas usuels, si l'on opte, par exemple, pour une espèce de «long
Works, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 494-501. Moyen Âge juif», allant grosso modo de la fin du V siècle à la seconde
6. Cf., par exemple, Gilbert Daban, « Maïmonide dans les controverses universi- moitié du XVIIe, c'est cependant à une autre difficulté que l'on se
taires du xm'siècle», in Tony Lévy et Roshdi Rashed (éds.), Maimonide philosophe
et savant (J 138-1204), Louvain, Peeters, 2004, p. 368-393.
7. Sur la culture juive comme« problème», on lira avec profit W[arren] Z[eev] 8. Courant du judaïsme apparu dans la Babylonie du VIII" siècle, le karaïsme
Harvey, « Shlomo Pinès et son approche de la pensée juive », in Shlomo Pinès, est caractérisé par son rejet de la tradition orale et par son attachement à la lettre
La Liberté de philosopher de Maimonide à Spinoza, trad., introd. et notes de Rémi des écrits sacrés; il a constitué l'un des défis internes majeurs auxquels l'orthodoxie
Brague, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 24-44. rabbinique médiévale eut à répondre.
216 Les Grecs, les Arabes et nous Judaïsme: le tiers exclu de l'«Europe chrétienne» 217
heurtera. Et, là encore, s'estimera-t-on peut-être justifié à mettre en but de tracer des frontières précises et tranchées entre un monde et
doute 1'« européanité» de la culture juive médiévale. Courant de la un autre, on ne va tout de même pas s'embarrasser d'un phénomène
clôture du T almud9 de Babylone vers 499 à, disons, la publication du «limite», un peu trop «flou», et qui, s'agissant au fond d'une petite
Traité théologico-politique de Spinoza en 1670, ce «long Moyen Âge» poignée de Juifs un peu compliqués, reste en tout état de cause un
juif s'achève certes, sur le sol européen, à Amsterdam. Son terme phénomène démographiquement ultra-minoritaire.
coïncide, en Spinoza, de manière plutôt réconfortante, avec un bas- Je ne suis pas sûr, cependant, que ce soit en toute connaissance de
culement de la culture européenne elle-même. Reste que ce « long cause et délibérément que S. Gouguenheim ait choisi d'exclure les
Moyen Âge» commence en revanche, lui, très loin de l'Europe : en Juifs du panorama pourtant fort large qu'il entendait brosser. Il aurait
Babylonie sassanide, puis musulmane. fallu qu'il en sache beaucoup plus que manifestement il n'en sait pour
Il est certes un moyen, en apparence assez simple, de sortir de ce prendre une telle décision. Je crois plutôt à la thèse de 1'« accident»,
piège. Pourquoi ne pas se contenter, en effet, de prendre simplement ou, pour le dire de façon plus policée, à une espèce d'acte manqué, à
en compte la culture des groupes juifs effectivement implantés, à la l'effet involontaire mais inéluctable d'un impensé.
période médiévale, sur le sol européen, et donc, par définition - au Mettre en valeur, comme le fait S. Gouguenheim, l'identité chré-
moins géographique -, d'une culture juive effectivement «européenne », tienne de l'Europe et les racines grecques de cette Europe chrétienne lO ,
et d'évoquer ses interactions avec la culture européenne «non juive» insister sur la parfaite congruence de cette christianité et de cette hel-
environnante? Cela supposerait, hélas, d'avoir préalablement défini les lénité, et sur l'essentielle non-conflictualité de la relation qui les unit,
contours géographiques et culturels précis de l'Europe dont on parle. dénier la part de l'islam dans l'histoire de la culture et de la formation
Or ces contours sont beaucoup plus aléatoires qu'on ne le reconnaît de l'identité des Européens, conduit inévitablement à - ou n'est tout
souvent. Cela supposerait aussi acquise la nette distinction entre ce qui simplement pas possible sans - faire passer à la trappe ce tiers problé-
relève de la culture « juive» et ce qui relève de la culture « non juive»; matique et ambigu que constituent le judaïsme et les Juifs. Victimes
or cette distinction ne va nullement de soi, j'y reviendrai plus loin. collatérales de l'entreprise de S. Gouguenheim, les Juifs et le judaïsme
Cela supposerait enfin d'oublier ou de négliger l'importance des inter- sont peut-être en effet le grain de sable le plus susceptible de grip-
actions de cette culture juive « européenne» avec les cultures juives per la mécanique qu'il entend monter. L'histoire des Juifs d'Europe
«non européennes », celles de l'Orient et du Maghreb notamment. - Juifs d'Espagne musulmane puis chrétienne, Juifs de France du
Nord et d'Allemagne, Juifs de Provence et du Languedoc, Juifs de
Byzancell ••• - atteste en effet une porosité des frontières culturelles,
UN MALHEUREUX «ACCIDENT»
10. AM5M, p. 55.
Tout cela, il faut le reconnaître, manque dramatiquement de clarté Il. Le cas des Juifs byzantins est le moins étudié, mais sans doute pas le moins
et de distinction. En aurait-il eu conscience, je ne doute pas que instructif. L'histoire complexe de la culture juive de Byzance - à savoir d'une zone
frontière de l'Europe «chrétienne» qui tient tant à cœur à S. Gouguenheim -
S. Gouguenheim aurait trouvé là une bonne raison de garder un témoigne à sa façon, mais de manière exemplaire, de l'hybridité foncière, et donc
silence pudique sur le «fait juif» médiéval. Quand on a d'abord pour de la nature évidemment et typiquement européenne de la culture juive médié-
vale dans son ensemble. À la veille et au lendemain de la chute de Constantino-
9. Le Talmud est un commentaire de la Mishna (codification de la loi orale ple entre les mains des Ottomans, en 1453, et donc à la veille et au lendemain
publiée en Palestine vers l'an 200) produit par les maîtres des académies de Pales- de l'ouverture d'une phase nouvelle des relations du judaïsme byzantin avec l'is-
tine et de Babylonie. Il existe en fait deux Talmud. Le Talmud dit de Jérusalem a lam, un auteur comme Mordekhai Komtino (1402-1482) produit une œuvre
été hâtivement compilé à Tibériade vers la fin du IV" siècle. Le Talmud de Baby- abondante - en hébreu - témoignant d'une familiarité étonnante avec les traditions
lone, lui, s'est constitué progressivement, sa mise en forme définitive ayant été exégétiques, philosophiques et scientifiques les plus variées (rabbanïtes et karaïtes,
engagée par Rav Ashi (352-427), chef de l'académie de Soura, et achevée par l'un judéo-byzantines et sépharades, chrétiennes et gréco-arabes, etc.). Cf. à ce sujet
de ses successeurs, Rabina II (mort en 499). C'est le Talmud de Babylone dont mon étude Le Commentaire biblique. Mordekhai Komtino ou l'herméneutique du
l'autorité a fini par s'imposer à l'ensemble du monde juif. dialogue, Paris, Cerf, 1991.
218 Les Grecs) les Arabes et nous Judaïsme: le tiers exclu de l'«Europe chrétienne» 219
une relative imprécision des définitions confessionnelles, une ambi- comme de l'identité juive. Il n'y a pas lieu, en effet, de se laisser
valence de l'identité européenne peu compatibles avec la thèse que influencer par le contexte politique présent, où beaucoup entendent
S. Gouguenheim entend défendre. exacerber une opposition binaire et irréductible entre civilisation
Certes, ce dernier affirme bien, à la toute dernière page de son livre, occidentale «judéo-chrétienne», d'un côté, et monde musulman de
que «la civilisation européenne est restée d'inspiration gréco-romaine l'autre. Il n'y a pas lieu non plus de se laisser abuser par l'adhésion
et judéo-chrétienne 12 ». Cette concession in extremis reste exception- de nombre de nos contemporains juifs à cette idée de «tradition
nelle. Ce «judéo »-là est de pure forme, simple réflexe, convention judéo-chrétienne» qu'il y a vingt, trente ou quarante ans ils eussent
vide de toute substance dès lors que la contribution juive n'est nulle vigoureusement rejetée 15 • Cette adhésion n'a de motif, encore une
part envisagée pour elle-même, ni comme constituant à part entière, fois, que politique et conjoncturel: l'État d'Israël, croient-ils, ne peut
ni comme partie autonome d'une identité européenne complexe. trouver sa justification dernière, aux yeux des Nations occidentales,
Alors qu'il consacre des pages à illustrer la soif européenne de grécité, que comme rempart ultime et vital, face à la «barbarie» islamique, de
S. Gouguenheim n'a pas une ligne pour évoquer cette autre curiosité, cette fameuse «tradition judéo-chrétienne» et de ses valeurs, lesquel-
elle aussi pourtant foncièrement européenne, toujours plus affirmée au les incluent d'ailleurs bizarrement la laïcite 6 •
fil des siècles13 : curiosité pour le texte hébraïque de la Bible, pour la
manière dont les Juifs l'entendent et l'interprètent, curiosité qui est
désir d'accès à une vérité hébraïque, mais aussi découverte des sour- AMBIGuïTÉS JUIVES, AMBIGuïTÉS EUROPÉENNES
ces proprement rabbiniques - talmudiques, midrashiques l 4, etc. - du
judaïsme. Que cette découverte ait pu, dans certaines circonstances, Oublions donc le simplisme de certaines propagandes et l'unilaté-
servir des fins purement polémiques, justifier censures et brûlements, ralisme de certains discours, y compris «scientifiques ». Pour le faire,
voire déboucher sur des violences, ne change finalement pas grand- j'évoquerai brièvement le destin de deux auteurs juifs de l'Europe
chose à un fait profond : jusque dans le rejet, l'Europe confesse la médiévale. Typiquement juifs, typiquement médiévaux, mais aussi
réalité de son substrat non grec et non chrétien, juif, hébraïque, sémi- typiquement européens. Autrement dit typiquement ambigus.
tique, oriental. Je n'ose dire: «arabe» et «musulman».
Je n'ose pas le dire, et pourtant je le devrais. Car le judaïsme
médiéval incarne à la perfection l'ambiguïté de l'identité européenne 15. Sur l'ambivalence des rapports du judaïsme aussi bien avec l'islam
que le christianisme, on pourra, à titre d'introduction, consulter mon article
«"Qu'est-ce que les Juifs pensent donc de Jésus?" Trois essais de réponse à une
12. AM5M, p. 201. C'est moi qui souligne. étrange question », dans Albert de Pury et Jean-Daniel Macchi (éds.), Juifs,
13. Sur l'«histoire entremêlée» de l'exégèse juive et de l'exégèse chrétienne de chrétiens et musulmans. Que pensent les uns des autres?, Genève, Labor et Fides,
la Bible, cf. par exemple Gilbert Dahan, L'Exégèse chrétienne de la Bible en Occi- 2004, p. 13-25.
dent médiéval XIf-X/V siècles, Paris, Cerf, 1999, p. 359-387. Du même auteur, cf. 16. Symptomatique, à ce propos, me semble être une note parue en novem-
aussi l'étude magistrale et désormais classique Les Intellectuels chrétiens et les juifs au bre 2008 dans le numéro 9 de Controverses (p. 103-108), intitulée «L'Affaire Gou-
Moyen Âge, Paris, Cerf, 1990. guenheim. Querelle autour des origines de la culture occidentale». Cette note ne
14. Le terme hébraïque de midrash désigne l'exégèse rabbinique classique de touche en aucune façon les questions de fond et vise moins à éclairer ses destinatai-
l'Écriture telle qu'elle s'est développée, pour l'essentiel, en Terre sainte, et telle res qu'à salir les personnes. De ce point de vue, elle ne mériterait certainement pas
qu'elle s'est conservée dans une littérature abondante, fruit d'une activité d'ensei- d'être mentionnée. Sauf pour faire l'observation suivante: écrivant dans une publi-
gnement et de prédication d'une exceptionnelle richesse. Les grands recueils de cation qui est l'un des porte-voix de la droite juive, l'auteur, Iannis Roder, qui se
midrashim, dont la rédaction s'est poursuivie du v" au XIIe siècles en divers points présente comme «enseignant agrégé d'histoire» et comme «conseiller pédagogique
de la diaspora (Palestine, Babylonie, Byzance, Languedoc...), de même que les au Mémorial de la Shoah», et qui a donc, à ce dernier titre, pour vocation d'œu-
développements midrashiques des deux Talmud, sont les témoins d'une audace vrer à la perpétuation de la mémoire et de la connaissance du génocide des Juifs
herméneutique et d'une liberté exégétique qui, jusqu'à nos jours, et en dépit des d'Europe, ne semble curieusement pas avoir du tout été sensible à l'occultation
réserves qu'elles ont pu susciter chez certains médiévaux, sont restées la marque de symbolique de la dimension juive de l'histoire médiévale du continent européen
fabrique d'une certaine culture juive. dont l'ouvrage de S. Gouguenheim donne un si bel exemple.
220 Les Grecs, les Arabes et nous ~
JI;;!.'; Judaïsme: le tiers exclu de l'<<Europe chrétienne» 221
D'abord quelques mots d'un passeur: Abraham ibn Ezra (1089- Spinoza, premier Juif «moderne », et peut-être aussi un des premiers
1164)17. Commentateur de l'Écriture, philosophe, poète, grammai- Européens «modernes », n'hésitera pas à voir en lui - même avec des
rien, astrologue, astronome, mathématicien et médecin, il est né à réserves, même en soulignant qu'il n'a pas toujours «osé expliquer
Tudèle. Il est de culture judéo-arabe, nourri de cette tradition née ouvertement sa pensée» - un «homme d'une complexion plus libre
en Orient, ayant ensuite fleuri en Espagne musulmane, et qui doit et d'une grande érudition I9 ».
autant aux Grecs, aux Arabes et aux musulmans qu'à l'héritage rabbi- Second et bel exemple de la labilité et de la porosité des frontiè-
nique. Vers l'âge de 50 ans, il quitte son Espagne natale pour mener res culturelles du judaïsme et de l'Europe, voici un autre personnage,
une vie d'errance qui le conduit en Italie, en France et en Angleterre. auteur d'une œuvre de philosophie dénuée de tout caractère confession-
Il devient, en produisant en hébreu une œuvre abondante et diverse, nel, originellement rédigée en arabe. Cet écrit ne connut de véritable
un maillon essentiel de la transmission du patrimoine culturel judéo- renommée que dans le monde chrétien. Traduit en latin au XIIe siècle
arabe aux communautés juives - non arabophones - installées en sous le titre de Fons Vitae, il y était attribué à un mystérieux Avicebron,
Europe chrétienne. Ses commentaires bibliques, très vite appelés généralement tenu pour un Arabe... Or son auteur était juif. Il s'agit
à faire autorité, témoignent à la fois de sa grande fidélité au patri- de l'Espagnol Salomon ibn Gabirol (Malaga 102111022 - Valence
moine culturel juif, de la diversité de ses références (judéo-orientales, entre 1054 et 1058). Cette œuvre-là de Gabirol, lue, commentée et
judéo-ibériques, judéo-françaises, etc.), aussi bien que de la variété critiquée par les chrétiens, ne semble guère avoir retenu l'attention des
des cibles sur lesquelles se concentrent ses critiques : karaïtes reje- philosophes juifs, même si un abrégé en hébreu en fut composé au
tant la tradition orale, mais aussi rabbanites faisant violence au texte XIIIe siècle par Shemtov ben Joseph Falqéra (vers 1225 - vers 1295).
et malmenant la grammaire, allégoristes chrétiens, mais aussi tenants Le Gabirol que la mémoire juive a d'abord retenu n'est pas ce philo-
juifs d'une interprétation midrashisante. L'œuvre exégétique d'un ibn sophe désincarné, confessionnellement neutre, mais l'immense poète
Ezra est peut-être l'un des premiers grands accomplissements de cette hébraïque qu'il a été aussi, illustre représentant de ce qu'il est convenu
«aspiration », typiquement «européenne », selon un S. Gouguenheim, d'appeler 1'« âge d'or» judéo-ibérique. Sa poésie religieuse notamment,
«à une pensée libre et à un examen critique du monde ». Cette «aspi- telle célèbre Keter Malkhut (Couronne royale), fait partie intégrante de
ration» ne trouve malheureusement pas ses «racines dans les ensei- la tradition liturgique juive2°. Juif pour les Juifs, Arabe pour les chré-
gnements du Christ, conciliés à la curiosité universelle de la Grèce tiens, philosophe pour les philosophes, on m'objectera que Gabirol est
antique l8 ». Elle doit beaucoup à l'islam, à son goût de la grammaire, une exception, et que d'une exception on ne saurait faire une règle. Et
à sa tradition philologique et lexicographique; elle doit aussi beau- pourtant, qu'une telle exception soit possible en dit long sur la règle2 l •
coup au judaïsme lui-même et au rapport complexe qu'il noue avec
la Bible. Est-elle moins «européenne» pour autant? Ou n'est-elle pas 19. Traité théologico-politique, texte établi par Fokke Akkerman, trad. et notes
justement «européenne» en raison même de cette ambiguïté? Certes, par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999, VIII, 3,
ibn Ezra, qui a plus d'une facette, n'est pas tout entier dans cette aspi- p.327.
20. Le Keter Malkhut est couramment imprimé dans les rituels sépharades de
ration critique à laquelle il faudra encore quelques siècles pour s'affir-
Kippour et est traditionnellement lu dans les communautés juives d'origine nord-
mer pleinement. Ses lecteurs juifs, à Byzance, en Orient, en Europe africaine à l'aube de ce grand jour de jeûne, avant l'office du matin.
occidentale et orientale, feront de ses écrits des usages contrastés, y 21. C'est Salomon Munk, en 1846, qui a établi l'identité de l'Avicebron des
compris dans un sens très conservateur et très orthodoxe. Reste qu'un Latins et de l'ibn Gabirol des Juifs. Cf. à ce sujet Salomon Munk, Mélanges de
philosophie juive et arabe, rééd., Paris, Vrin, 1955, p. 1-306. Pour une traduction
du Fons Vitae en français, cf. Salomon ibn Gabirol, Livre de la source de vie, introd.,
17. Parmi les publications les plus récentes sur cet auteur, cf. notamment Irene trad. et notes de Jacques Schlanger, Paris, Aubier-Montaigne, 1970. Cf. également
Lancaster, Deconstructing the Bible: Abraham Ibn Ezra's Introduction to the Torah, Raphael Loewe, Ibn Gabirol, New York, Grove Weidenfeld, 1990. Une traduc-
Londres-New York, Routledge-Curzon, 2003, et Shlomo Sela, Abraham Ibn Ezra tion en français du Keter Malkhut a paru sous le titre La Couronne du Royaume de
and the Rise ofMedieval Hebrew Science, Leyde, Brill, 2003. Salomon Ibn Gabirol, trad. et prés. par André Chouraqui, calligraphies de Lalou,
18. AMSM, p. 55. Saint-Clément-Ia-Rivière, Fata Morgana, 1997.
""'''\P
222 Les Grecs) les Arabes et nous
Cette relative unanimité ne va toutefois pas sans un certain que j'estimais voir non pas un homme, mais un angé.» Ces éloges
nombre d'ambiguïtés et de silences qui révèlent à leur tour de pro- dithyrambiques sont purement rhétoriques, objectera-t-on. L'hyper-
fondes divergences dans l'appréciation d'un événement dont tout bole fait, il est vrai, partie intégrante du genre de l'enkômion, mais
le monde s'accorde à relever l'importance. Comme tout transfert, elle n'en demeure pas moins significative : faire de Chrysoloras un
la translatio inaugurée par l'enseignement de Florence implique la personnage quasi divin permet de passer plus facilement sous silence
présence et le rôle actif d'un médiateur qui est dépositaire du savoir la civilisation terrestre dont il est issu. Si l'on ne peut entièrement
et qui le transmet. Ce rôle revient incontestablement à Manuel taire l'origine constantinopolitaine de Chrysoloras, celle-ci est tou-
Chrysoloras, grand lettré de Constantinople, proche de l'empe- tefois souvent contrebalancée par une précision qui permet immé-
reur Manuel II Paléologue. Or, paradoxalement, l'historiographie diatement d'en atténuer la portée : encore visible au XIXe siècle à
humaniste réserve au personnage de Chrysoloras un sort pour le Constance, mais également transmise par voie littéraire, l'épitaphe de
moins inégal. Cette réception ambivalente de l'apport byzantin à la Chrysoloras7 évoque ainsi le souvenir du «chevalier de Constantino-
Renaissance italienne, puis européenne, montre à son tour à quel ple, issu d'une vieille famille (gens) de Romains qui ont émigré avec
point la vision d'une Europe chrétienne unie dans son attachement l'empereur Constantin». Une épigramme transmise avec l'épitaphe
à la culture grecque, telle qu'elle est défendue par S. Gouguen- et attribuée à Enea Silvio Piccolomini place une affirmation similaire
heim, est une vue de l'esprit très largement dictée par des postulats dans la bouche même de Chrysoloras : «Rome a donné naissance à
idéologiques. mes ancêtres 8 .» N'est-ce pas en définitive la lointaine et légendaire
Ce qui frappe au premier abord, c'est le caractère extrêmement attache romaine de la famille Chrysoloras qui, à elle seule, justifie
enthousiaste de la réaction humaniste devant l'arrivée du savant l'extraordinaire vertu et sagesse du personnage? La légende de l'ori-
grec. Leonardo Bruni salue en Chrysoloras « l'homme noble de par gine romaine des Chrysoloras a l'avantage d'escamoter partiellement
sa famille, et très expert en lettres grecques », dont l'arrivée à Flo- la provenance réelle du savant qui est en réalité un représentant de
rence l'incite à délaisser ses études de droit pour se consacrer entiè- premier plan de la civilisation byzantine.
rement à l'apprentissage du grec3• Guarino de Vérone, qui est l'un L'insistance sur les origines occidentales de Chrysoloras est révé-
des rares humanistes à se rendre à Constantinople pour apprendre le latrice de la gêne des humanistes italiens face au monde byzantin.
grec dans les années 1403-1408, voit en Chrysoloras un cadeau du Une telle réserve s'explique sans doute en partie par des raisons his-
Ciel: « Dieu nous a envoyé Manuel Chrysoloras. [. Hl On dirait que toriques bien connues : la séparation ancienne des Églises orientale
cet homme est l'envoyé du Ciel sur terré.» Quelques années plus et romaine, dont le schisme de 1054 n'est qu'un aboutissement, et
tard, c'est un qualificatif similaire dans une version profane emprun- les rivalités politiques et militaires opposant l'Empire byzantin et les
tée à l'Iliade (2.565, 3.310, 4.412, etc.) qui caractérise Chrysoloras : puissances occidentales présentes dans la Méditerranée orientale ont
« Mortel égal aux dieux (ia68eoç <j>wç) 5.» Bien plus tard encore, Pier contribué à creuser le fossé qui sépare Grecs et Latins durant tout le
Candido Decembrio, dont le père Uberto a étroitement collaboré Moyen Âge. Chez l'écrivain que les humanistes florentins du début
avec Chrysoloras à Pavie ou Milan, évoque ainsi le souvenir de la du xv e siècle vénèrent comme leur père spirituel, Pétrarque, ce res-
présence du savant dans la maison paternelle : «Cet homme pos- sentiment prend toutefois une forme plus explicite. Outre la dénon-
sédait une telle aspiration à la vertu et un tel zèle pour les lettres ciation presque obligée des erreurs de l'Église grecque et la répétition
de formules stéréotypées sur la « légèreté », la « grandiloquence» des
Grecs, qui sont tirées de la littérature latine classique, les œuvres de
3. Cf. supra, n. l.
4. Cammelli, op. dt., p. 136 : R Sabbadini, Epistolario di Guarino Veronese, II, 6. Cammelli, op. dt., p. 126 n. 4.
Venise, 1916, p. 582-583. 7. Cammelli, op. dt., p. 166.
5. Cammelli, op. dt., p. 170, n. 1 : R Sabbadini, Epistolario di Guarino Vero- 8. Émile Legrand, Bibliographie hellénique ou Description raisonnée des ouvrages
nese, l, Venise, 1915, p. 73-74. publiés en grec par des Grecs aux XV et xvI siècles, l, Paris, 1885, p. XXVIII.
226 Les Grecs) les Arabes et nous ...,..' Les Grecs sans Byzance 227
Ill, i
protecteur Leonello d'Este (1449)25. Dans la critique de Guarino, fantaisiste peut être résumé ainsi : philosophe illustre et conseiller de
le grec occupe une place importante: pour réfuter Bruni, Guarino l'empereur à Byzance, Manuel Chrysoloras est venu en Italie comme
de Vérone relate sa propre expérience d'étudiant lorsque, quel- réfugié après la prise de la ville par les Turcs en 1453; avec l'aide
1
ques décennies plus tôt, il a séjourné auprès de Manuel Chryso- de Guarino à qui il avait enseigné à Constantinople, il s'est rendu
loras à Constantinople. Là, le jeune Guarino a été frappé par la à Florence où il a enseigné les lettres grecques. L'anachronisme de
1:
pureté de la langue que parlaient les femmes et les enfants : cette cette relation est évident - en réalité, Chrysoloras est venu en Italie
il l!1 comme envoyé de l'empereur de Byzance et il est décédé en 1415,
langue était celle que parlaient Démosthène, Isocrate, Xénophon
ou Platon. Elle devait sa pureté antique au fait que les femmes, soit bien avant la chute de Constantinople -, mais cet anachronisme
les enfants et même les paysans étaient moins exposés aux chan- ne doit rien au hasard : pour Pontico Virunio, Chrysoloras est un
gements qu'implique le contact avec la multitude. En d'autres réfugié (profugus) que les humanistes, Guarino en tête, ont bien
termes, la langue populaire, le grec «vulgaire », n'est qu'une alté- voulu accueillir. Dans la suite de son commentaire, Pontico s'éver-
ration de la langue classique dans son état pur, et il n'y a pas tue à expliquer la principale innovation que contient la grammaire
plus de bilinguisme au sens où l'entend Bruni, dans la Constan- de Chrysoloras par rapport à la tradition alexandrine et byzantine, à
tinople du xve siècle, qu'il n'yen a eu dans la Rome classique. savoir la réduction du nombre de déclinaisons, comme un résultat de
La conception de la langue défendue par Guarino est conforme à l'influence de Guarino de Vérone, alors que la grammaire a été rédi-
la vision résolument synchronique qu'avaient les Byzantins de la gée bien avant que Guarino ne devienne l'élève de Chrysoloras...
langue grecque, et elle n'aurait sans doute pas été reniée par les Au début du XVIe siècle, à un moment où l'enseignement du grec
tenants de la katharévousa dans la querelle linguistique qui a agité s'est généralisé dans les grands centres italiens, le rôle pionnier de
la Grèce moderne au milieu du siècle dernier. Nul doute que la Manuel Chrysoloras est radicalement minoré : le savant byzantin
théorie exposée par Guarino dérive directement de l'enseignement n'est plus qu'un émigré parmi beaucoup d'autres, qui a trouvé refuge
de Manuel Chrysoloras. en Italie grâce au soutien des humanistes. Salué comme un homme
La critique de la traduction du Phédon que nous rapporte Guillaume providentiel par ses élèves immédiats, Manuel Chrysoloras n'est plus,
Fillastre, ainsi que l'intervention de Guarino dans la questione della un siècle plus tard, qu'un souvenir encombrant. Ce renversement his-
lingua sont révélateurs de désaccords idéologiques profonds qui toriographique est indissociable du sort que réservent les humanistes
opposent le savant byzantin, d'une part, et une fraction importante à l'Empire romain d'Orient: la Renaissance de l'Antiquité dont les
du mouvement humaniste italien, de l'autre. Près d'un siècle après la humanistes se font les propagandistes s'accommode mal d'une dette
mort de Chrysoloras, en 1509, l'humaniste Pontico Virunio publie à envers la civilisation grecque médiévale qui, par sa seule existence,
Ferrare une nouvelle édition de la grammaire grecque de Chrysolo- pouvait être perçue comme une négation de la conception humaniste
ras dans la version abrégée de Guarino de Vérone, et son commen- de l'histoire.
taire, qui suit la grammaire proprement dite, relate les circonstances
dans lesquelles cette grammaire a vu le jour26 • Ce récit passablement
Avicenne à Ratisbonne
Introduction à la théologie comparative
Une science est née. Qui aurait cru, il y a encore dix ans, que nous
y arriverions si vite : les musulmans ne sont pas des chrétiens, le Coran
n'est pas la Bible, le Prophète n'est pas le Messie! Pour permettre de
telles avancées, il a fallu mettre au point un protocole expérimen-
tal complexe auquel la presse de vulgarisation a donné le nom de
«choc» : «Le choc Jésus-Mahomet l ». D'ores et déjà, les applications
sont prometteuses. La conversion des musulmans n'est peut-être pas
pour demain, mais nous commençons à savoir qu'« ils» ne «nous»
convertiront pas. Ce n'est pas un mince soulagement.
Dans l'ivresse de la découverte, nos savants ont oublié de donner
un nom à la nouvelle science. J'en propose un : théologie comparée
négative - la théologie comparée et la théologie négative mises ensem-
ble. L'intitulé concentre les deux principales innovations auxquelles
nous avons affaire.
Premièrement, la nouvelle science compare directement le christia-
nisme et l'islam, sans se soucier d'inutiles médiations. La vieille science
des religions a perdu trop de temps en arguties sur la formation des
canons scripturaires, les langues, la chronologie et le statut des textes
sacrés. «La seule lecture comparée des Évangiles et du Coran montre
l combien les deux univers sont dissemblables [...]. On ne peut pas vain Gouguenheim lui-même, dans un moment d'égarement, avait
"Ii
suivre à la fois Jésus et Mahomet;2.» donné corps à ce rapprochement6 • La théologie comparative a opposé
Deuxièmement, les énoncés de la science nouvelle sont négatifi. un sec démenti : aucun rapport?!
La comparaison a pour finalité unique de prouver que «la révélation Il faut bien sûr lui donner raison. Le discours de Ratisbonne
:111 n'a pas le même sens dans les trois religions », que «les objets révélés (12 septembre 2006) en appelait à un «dialogue effectif des cultu-
1 diffèrent» et que «le contenu révélé que transmettent ces objets est res et des religions ». Benoît XVI a persisté à l'automne 2008 en
Il
lui aussi différent3 ». On vole de négation en négation et de surprise conviant des dignitaires musulmans au Vatican et non au pied d'un
1111
1
en surprise: il n'y a pas de «religions du Livre» parce que ce n'est pipe-line ou d'une barre HLM, comme la théologie comparative
pas le même livre, pas de «monothéismes» parce que ce n'est pas le le recommande. C'est dire à quel point sa pensée relève d'un uni-
1
même Dieu. Par une admirable économie du raisonnement, on éta- vers préscientifique et, pour tout dire, infrarationnel. La théologie
blit la supériorité du christianisme par le simple fait qu'il n'est pas le comparative nous fait quant à elle entrer dans un monde nouveau.
judaïsme, et surtout pas l'islam4• Lequel exactement, c'est ce que je voudrais chercher en procédant
La science nouvelle est étonnante. Comparée et négative, elle forme moi-même à une comparaison. Ce faisant, je suis bien conscient de
la théologie comparative, comme la publicité du même nom. Le «choc la difficulté qu'il y a à rapprocher la croyance naïve d'un pape de
Jésus-Mahomet», c'est le Messie et le Prophète au banc d'essai: choi- la science rigoureuse d'un Gouguenheim et d'un ou deux autres.
sissez le meilleur produit! La question que je voudrais étudier ici est celle du lien qui se noue
La science, comme on sait, s'oppose à l'opinion. Ici, l'opinion entre le souci de distinction doctrinale - si fort aujourd'hui qu'on
s'appelle «dialogue» : la foi des ignorants et des naïfs. «Un dialogue croit enseigner quelque chose en disant que le christianisme n'est
entre le christianisme et l'islam est-il possible? - Sur le plan stricte- pas l'islam - et le type d'universel qui se fabrique dans la discussion
ment théologique, c'est bien difficile.» Et sur d'autres plans? «À mon autour du «dialogue» interreligieux.
sens, il vaut mieux parler avec les musulmans du prix du pétrole et de
l'urbanisme des banlieues que d'Abraham 5 !» Chacun à sa place!
Un exemple de la volonté de «dialogue» interreligieux se trouve LE PHILHELLÉNISME DE SYLVAIN GOUGUENHEIM
dans le discours de Ratisbonne de Benoît XVI. Parce qu'il s'agis-
sait d'islam, certains mauvais esprits se sont aventurés à rapprocher le La thèse d'Aristote au Mont-Saint-Michel présente deux versants.
propos de ce discours de celui d'Aristote au Mont-Saint-Michel. Syl- On peut bien sûr la résumer en disant que l'Occident ne doit rien,
ou très peu, à la transmission des savoirs élaborés en terre d'Islam.
2. Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grec- Mais, dès lors que les savoirs en question sont tous identifiés par leur
ques de l'Europe chrétienne, Paris, Seuil, «L'Univers historique», 2008, p. 168 origine grecque, il s'agit avant tout de prouver que les savants arabes
(abr. AMSM). doivent très peu à leur source, à moins d'avoir été chrétiens. L'en-
3. Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres, Paris, Flamma-
rion, 2008, p. 42-43 et passim.
semble tient dans une formule :
4. Exemple: le christianisme, par la Trinité, «pens[e] jusqu'au bout» le mono- En somme, au Moyen Âge l'Islam ne s'est pas hellénisé, pas plus que l'Oc-
théisme «en disant comment Dieu est un» (ibid., p. 22, souligné par l'auteur).
cident ne s'est islamiséS.
Ailleurs, est-il suggéré, le concept d'unité est soit conjectural (judaïsme), soit méta-
phorique (islam).
5. «Un dialogue théologique bien difficile», entretien entre Rémi Brague et Claire 6. Propos recueillis dans Le Devoir (Montréal) du 28 juillet 2008.
Chanier, L'Express (cf. note 1), p. 46. Cf. aussi Du Dieu des chrétiens, op. cit., p. 47, 7. Rémi Brague, «Arabe, grec, européen. A propos d'une polémique récente»,
ou encore «Le danger est intérieur», La Nef, n° 195, juillet-août 2008 et «y a-t-il eu au Commentaire, 124, hiver 2008-2009, p. 1181-1190, en part. p. 1182. Ce texte
Moyen Âge un dialogue entre les civilisations?» [in] Rémi Brague, Au moyen du Moyen contient une critique intéressante du discours de Ratisbonne, à laquelle on revien-
Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, juddsme et islam, nouv. éd. rev. et corr., Paris, dra pour finir.
Flammarion, «Champs essais», 2008, p. 342-361. 8. AMSM, p. 164.
'11 111 LJlS Les Grecs, les Arabes et nous Avicenne à Ratisbonne 239
Iii
1 Autrement dit : les savants européens ont avancé sans l'héritage qu'« ils» nous ressemblent un peu. Chez Gouguenheim, le déve-
arabe parce qu'ils n'en avaient pas besoin; les savants musulmans ne loppement des civilisations est continu, mais, dans la mesure du
1
se sont pas assimilé l'héritage grec parce qu'ils n'en étaient pas capa- possible, séparél 4 •
bles. On reviendra sur les causes de cette différence, que l'ouvrage
]111'
1
relie à des approches distinctes du complexe «foi et raison» en pays
d'islam et de chrétienté. Ce qui retient d'abord l'attention, c'est un LE PHILHELLÉNISME DE BENOîT XVI
1
Le scandale, on s'en souvient, est venu de l'insertion, au début du partir d'Ibn Hazm et Roger Arnaldez18 • La grécité de l'empereur
discours de Ratisbonne, d'une citation extraite des Entretiens de l'em- byzantin l'intéresse beaucoup plus. Celle-ci s'exprime, selon
pereur byzantin Manuel II Paléologue avec un savant musulman sur Benoît XVI, dans une phrase qui condamne la conversion par la
le christianisme et l'islam (ca 1394-1402). L'auteur y affirmenotam- violence au motif que « ne pas agir selon la raison va à l'encontre
ment que l'enseignement de Mahomet sur la guerre sainte illustre ce de l'essence divine ». Ce « sun logô» illustre la formation de l'em-
que celui-ci a produit de «mauvais» et d'«inhumain I6 ». Dans la ver- pereur par la «philosophie grecque» (significativement opposée
sion écrite de son texte, Benoît XVI déclare que sa citation ne reflète à la «doctrine musulmane »); il représente «ce qui est grec au
que l'opinion de l'empereur sur l'islam, nullement la sienne propre l7• meilleur sens du mot », «l'essence de ce qui est grec» (Wesen des
Il me semble pourtant qu'on ne peut pas à la fois louer les quali- Griechischen). D'un paragraphe à l'autre, on est passé d'une indi-
tés d'intellectuel du pape, et feindre qu'il ignore ce que signifie une cation de provenance à la révélation d'une grécité transformée en
première note dans un discours. Les allusions couvertes à la violence norme l9 •
de l'islam mériteraient d'entrer dans une histoire, à ma connaissance Le discours de Ratisbonne pose en effet ici une question d'autant
jamais écrite, de l'argument qui dit que ma religion est meilleure que plus étrange qu'il n'y répond absolument pas, ou qu'il répond par
la vôtre parce que plus paisible. L'intérêt d'un tel travail, outre qu'il tout autre chose : «Est-ce seulement grec de croire qu'agir contre
permettrait de contourner les banalités de tous ordres sur le djihad, la raison va à l'encontre de l'essence divine, ou cela vaut-il en soi et
serait d'initier à une histoire de la contradiction performative, tant toujours20?» L'universel suggéré ici se résorbe d'emblée dans la fusion
il est vrai que l'argument en question, quoi qu'il en dise, n'a jamais entre pensée grecque et foi chrétienne, et la nécessité de l'énoncé
disposé quiconque à la bénignité. impérial tient tout entière dans la «rencontre» de celles-ci, «recou-
Mais l'essentiel n'est pas là. Sur l'islam, Benoît XVI a peu de vrement mutuel », « contact réciproque» illustré par le logos du Pro-
l
choses à ajouter à la citation initiale, hormis encore un mot à logue de Jean et l'ego sum qui sum du Buisson ardenr2 • Il n'est plus
la suite sur la transcendance absolue du Dieu des musulmans, à question d'islam. On peut estimer que c'est parce que celui-ci est
désormais exclu de la synthèse universelle «entre la foi et la raison,
entre les Lumières véritables et la religion », que le pape appelle de
ses vœux22 . À ce point de l'argumentation, la citation de Manuel II
Christian Jambet, Abdelwahab Meddeb, La Conférence de Ratisbonne. Enjeux et
controverses, Paris, Bayard, 2007. - Puisque nous nous transportons à présent à
sert avant tout à soutenir et alimenter le combat contre la «déshellé-
Ratisbonne, l'observation suivante va se révéler utile. Dans le régime discursif de nisation du christianisme », qui constitue la grande cause du discours
confessionnalisation qui prévaut en Allemagne, tout énoncé théologico-politique de Ratisbonne.
est nécessairement dédoublé. On lira donc, parallèlement aux propos du pape, Ici s'ouvre la séquence la plus étrange du texte, à la fois du point
les réflexions de Wolfgang Huber sur «notre culture occidentale chrétienne»
et le danger de 1'<<Îslamisation» outre-Rhin (<< Sind Sie konservativ geworden?» de vue des attentes initiales et, plus généralement, pour quiconque
[in] Cicero, juin 2008, et «Nicht der gleiche Gott» [in] Focus, 48, 22 novembre vient d'un autre univers mental que celui d'un pape allemand. Les
2004). Wolfgang Huber a été désigné en 2003 président du conseil de l'Église trois «vagues» du «programme de déshellénisation» du christianisme
évangélique (protestante) allemande. Rappelons enfin que Sylvain Gouguen- que distingue Benoît XVI sont, dans l'ordre : la Réforme, avec le
heim, avant de se spécialiser en histoire des sciences arabes, était historien de
l'Allemagne médiévale. principe de l'«Écriture seule», et Kant qui ancre la foi dans la seule
16. «Glaube, Vernunft und Universitat», loc. cit., § 3 Qe numérote les alinéas raison pratique; la «théologie libérale des XIXe et :xx" siècles », et sin-
du texte). La citation de Manuel II Paléologue est faite sur le texte allemand de
Benoît XVI. Sur les Entretiens, cf. John A Demetracopoulos, «Pope Benedict
XVI's Use of the Byzantine Emperor Manuel II Palaiologos' Dialogue with a Mus- 18. Ibid., § 4.
lim Muterites : The Scholarly Background» [in] Archiv für mittelalterliche Philoso- 19. Ibid., § 4 et 5.
phie und Kultur (Sofia), XIV (2008), p. 264-304 (texte aimablement communiqué 20. Ibid., § 5.
par Pasquale Porro). 21. Ibid., § 5 et 6.
17. Ibid., note 3. 22. Ibid., § 6.
, ,,~
243
L4L Les Grecs) les Arabes et nous Avicenne à Ratisbonne
gulièrement Adolf von Harnack, qui réduit le Christ à l'homme Le pape y situe lui-même les origines de son travail théologique à
Jésus, et la théologie à l'interprétation critique de la Bible; toutes les la fin des années 195026 •
formes, enfin, de théologie post-moderne qui, dans leur ouverture à Le philhellénisme de Benoît XVI est un antilibéralisme au sens
la «multiplicité des cultures », voudraient dépasser la synthèse dont le plus ancien du mot. Cette préoccupation domine les autres, au
est né le christianisme et oublient, ce faisant, que «le Nouveau T es- point de faire dévier le cours entier de la leçon de Ratisbonne. Le
tament est écrit en grecE ». malentendu ne pouvait en effet être plus grand, s'agissant d'un texte
L'islam, soudain, est loin, Constantinople aussi. La ligne de front conçu expressément comme une invitation à un « dialogue effectif des
s'est rapprochée de Ratisbonne, jusqu'à traverser de nouveau ce cultures et des religions 27 ». On va voir dans un instant comment le
qui constitue, depuis toujours, le principal terrain d'affrontement pape envisage ce dialogue. Pour le moment, on peut s'étonner qu'une
pour le pape comme pour quiconque s'occupe de théologie en très ancienne querelle entre catholiques et protestants allemands ait
Allemagne : la concurrence des confessions chrétiennes, catholique
et protestante. La filiation «Luther et Kant» a constitué un argu-
tentwns im Urteil Adolfvon Harnacks, Amsterdam-Oxford-New York, North Hol-
ment constant de la controverse néothomiste contre la politique du land [Verhandelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschapen,
Kulturkampf dans l'empire de Bismarck et Guillaume II, jusqu'à Md. Letterkunde, Nieuwe Reeks, 128], 1985). En interprétant cette périodisation
faire de l'affirmation d'un lien consubstantiel entre protestantisme (assurément révisable) de Harnack comme un appel direct à la «déshellénisation »,
Benoît XVI rend compte d'une intention théologique, mais refuse de se placer sur le
et criticisme l'une des banalités les plus tenaces de l'histoire de la terrain historique de sa réalisation, dans lequel!'erreur est à ses yeux déjà tout entière
philosophie24 • Quant à Adolf von Harnack (1851-1930), historien contenue. Les conférences sur Das Wesen des Christentums (éd. critique par C.-D.
de l'Église et initiateur de la recherche publique allemande sous le Osthovener, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007), conçues comme la mise en pratique
même Guillaume II, ses leçons de 1899-1900 sur L'Essence du chris- de cette thèse d'historiographie du premier christianisme, s'attirèrent notamment la
réplique de Leo Baeck dans Das Wesen desJudentums (1905). En 1929, un an avant
tianisme ont constitué la grande secousse de l'histoire de la théo- la mon de Harnack, leur tirage avait atteint son 72' mille. La polémique contre
logie allemande d'avant 1914; historiquement, le programme de Harnack se poursuit aujourd'hui dans les écrits de Benoît XVI, cf. Jesus von Naza-
déshellénisation du christianisme se rattache d'abord à son œuvre2 5• reth. I. Von der Taufe imJordan bis zur Verkliirung, Fribourg-Bâle-Vienne, Herder,
2007, p. 80-81. Pour mesurer le chemin parcouru, on rappellera que, vingt-cinq
ans plus tôt, le cardinal Ratzinger pouvait reprendre à son compte la critique par
23. Ibid., § 9-14. Cf. AMSM, p. 25 : « Les Évangiles furent écrits en grec.» Harnack du Syllabus de Pie IX, ce que certains ne lui pardonnent toujours pas :
24. La discussion sur «Luther et Kant» (ou «Kant, philosophe du protestan- cf. la conclusion de la 1heologische Prinzipienlehre. Bausteine der Fundamentaltheo-
tisme») s'étend de 1900 à 1940 et rassemble des dizaines de titres. Elle a eu son logie, Munich, Wewel (Wewelbuch, 80), 1982, trad. fr. Les Principes de la théologie
moment proprement thomiste, déclenché par la parution de la prolixe Histoire catholique. Esquisses et matériaux, Paris, Parole et Silence-Téqui, 2008, p. 426. - Le
de l'idéalisme du philosophe pragois Otto Willmann (Geschichte des Idealismus, rapport entre Harnack et la discussion sur «Kant et Lurhen> est présupposé par
3 vol., Braunschweig, 1894-1897). L'«autonomisme» de la pensée moderne y est le discours de Ratisbonne et retracé par Friedrich Wilhelm Graf, «Der "Kant der
considéré comme prenant sa source dans le «nominalisme» et le «subjectivisme» Kirchengeschichte" und der "Philosoph des Protestantismus". Adolf von Harnacks
luthériens, de façon à constituer une sone d'hérésiologie philosophique où Kant Kant-Rezeption und seine Beziehung zu den philosophischen Neukantianern» [in]
1
et Luther côtoient Protagoras, Robespierre et Bakounine. La réponse protestante Kun Nowak, Otto Gerhard Oexle, Trutz Rendtorff, Kurt-Victor Selge (éd.), Adolf
ilr associa les courants philosophiques les plus divers et accompagna notamment les von Harnack. Christentum, Wissenschaft und Gesellschaft· Wissenschaftliches Sympo-
Iii, débuts de la revue des Kant-Studien (cf. par ex. Friedrich Paulsen, «Kant der Philo- sion aus AnlafS des 150. Geburtstages, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Verof-
1
soph des Protestantismus», Kant-Studien 4 [1899], p. 1-31; Rudolf Eucken, «Tho- fentlichungen des Max-Planck-Instituts fur Geschichte, 204), 2003, p. 113-142.
Harnack fut chargé en 1911 de l'organisation de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft
1
mas v. Aquino und Kant. Ein Kampf zweier Welten», ibid. 6 [1901], p. 1-18).
1
Pour une esquisse, cf. Philippe Büttgen, «Penser selon la conscience. Schürmann zur Forderung der Wissenschaften, préfiguration des organismes de recherche
et Luthen> [in] Jean-Marie Vaysse (éd.), Autour de Reiner Schürmann, Hildesheim- publique en Europe. Signalons enfin le rôle joué par Harnack dans l'histoire du
Zurich-New York, Georg Olms, (Œuropaea Memoria», à paraître. médiévisme français, à travers la réception de son œuvre dans les premiers travaux
25. Le Lehrbuch der Dogmengeschichte de Harnack (3 vol., 1re éd. 1886-1889) de Paul Vignaux (Luther commentateur des Sentences (livre 1, distinction XVII), Paris,
voit dans l'«hellénisation du christianisme» un phénomène relativement tardif Vrin [Études de philosophie médiévale, XXI], 1935, Introduction et p. 87-94).
(III' siècle), en deçà duquel il conviendrait de remonter pour rechercher la forme 26. «Glaube, Vernunft und Universitat», loc. cit., § Il.
originelle de la religion de Jésus (cf. E. P. Meijering, Die Hellenisierung des Chris- 27. Ibid., § 16.
.~
pu ricocher en polémique catholico-musulmane à l'échelle planétaire. discours de Ratisbonne est parcouru du même néothomisme que
Malentendu, certes, mais d'abord sans doute entre les intentions du la lettre encyclique Fides et ratio publiée en 1998 par Jean-Paul II.
pape lui-même, qui continue de s'intéresser davantage à Harnack Avant même d'énumérer les trois vagues de la déshellénisation,
qu'à Ibn Hazm, mais qui sait aussi - ou sent - que les problèmes de Benoît XVI a un paragraphe pour dire qu'« à la fin du Moyen Âge,
l'heure sont plus à Bagdad et Gaza qu'à Rome ou Wittenberg. des tendances se sont développées, qui ont fait exploser la synthèse
Entre islam et christianisme, la comparaison tentée par Benoît XVI gréco-chrétienne30 ». Comme dans Fides et ratio, l'histoire racontée
se tient dans les limites strictes d'un art d'écrire: entende qui voudra, est celle d'une décadence de la théologie médiévale latine, des clairs
il sera toujours temps de démentir. C'est toute la différence avec la sommets de la synthèse thomiste aux subtilités troubles du «volonta-
théologie comparative lancée depuis quelque temps dans une suren- risme» scotiste, puis occamien31 •
chère d'explicitation qui la mène des blogs militants à la presse grand La nouveauté, toutefois, est double. Elle réside d'abord dans l'enchaî-
public. On peut se demander si un pape, quel qu'il soit, pourrait nement qui relie, dans le propos pontifical, cette première chute à son
écrire que deux religions, quelles qu'elles soient, n'ont «pas le même aggravation supposée chez les Réformateurs (première vague de déshel-
Dieu28 ». Ce que le discours de Ratisbonne peut en revanche fournir, lénisation). Ici, Benoît XVI est du côté d'Étienne Gilson, comme Jean-
c'est le modèle d'une théologie qui a renoué avec la controverse (la Paul II, mais aussi des savants polémistes de la médiévistique allemande
dialexis du Paléologue, citée d'emblée par Benoît XVI) et qui, pour au temps du Kulturkampf Heinrich Denifle et Hartmann Grisar, qui
cette raison, n'hésite plus à nommer ses ennemis. Du point de vue de voyaient dans la Réforme une conséquence directe du nominalisme32 •
nos nouveaux théologiens, c'est peu et c'est beaucoup. À cela s'ajoute la remarque qui suggère une proximité entre Duns Scot
et Ibn Hazm autour d'un «Dieu d'arbitraire, que ne lient ni la vérité ni
le bien33 ». Non que Scot et ses supposés continuateurs de la Réforme
LE RATIONALISME DE BENOÎT XVI soient, dans l'esprit du pape, des musulmans qui s'ignorent, encore
qu'il s'agisse là aussi d'un vieux motif de controverse confessionneIle34 •
La recherche des «vraies Lumières» est aussi ancienne que les Sous la plume de Benoît XVI, les identités se brouillent à mesure que
Lumières elles-mêmes29 • C'est pareillement l'idée d'une rechte l'adversaire se démultiplie, la nouveauté étant qu'il faille le désigner
Au.fklarung qui guide désormais l'apologétique pontificale, entraînant
dans son sillage les thèmes qui font de celle-ci l'instrument de nou- 30. «Glaube, Vernunft und Universitiit», loc. cit., § 7. Cette observation est
veaux combats: la violence des musulmans et l'apostasie de l'Europe, livrée «der Redlichkeit halber», par honnêteté - comprendre: par probité confes-
la Constitution sans Dieu et la Turquie à nos portes. Le «rationa- sionnelle, lors même que les théologiens médiévaux dont il va être question (Duns
Scot) appartiennent de plein droit à l'histoire de l'Église.
lisme» de Benoît XVI, à ce titre, livre une clé sur ce qui est en train 31. Cf. Fides et ratio, § 74-75, toujours sur www.vatican.va. avec les remarques
de changer dans le discours des intellectuels européens sur l'islam. d'Alain de Libera, Raison et foi. Archéologie d'une crise, d'Albert le Grand à Jean-
111,1
On vient de noter un premier élément de spécificité chez Paul II, Paris, Seuil, «L'Ordre philosophique», 2003, p. 7-34.
Benoît XVI : désormais, l'adversaire est appelé par son nom. Le 32. Cf. Heintich Denifle, Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung
quellenmiijig dargestellt, t. 1, Mayence, 1904, ch. III, § 2, C. et D., p. 500-590
Ill! (l'ouvrage fut rapidement traduit et adapté en français: Luther et le luthéranisme,
étude faite d'après les sources, trad. J. Paquier, 4 vol., Paris, 1910-1913); Hartmann
28. Cf. AMSM, p. 168 : «Leurs Dieux ne tiennent pas le même discours, ne Grisar, Luther, t. 1, Fribourg-en-Brisgau, 1911, ch. IV, p. 102-132.
mettent pas en avant les mêmes valeurs, ne proposent pas à l'homme le même 33. «Glaube, Vernunft und Universitiit», loc. cit., § 7.
destin et ne se soucient pas de la même manière de l'organisation politique et 34. Cf. l'enquête de Thomas Kaufmann, «Türkenbüchlein ». Zur christlichen
juridique des sociétés humaines.» La grammaire de Gouguenheim, son usage du Wahrnehmung « türkischer Religion» in Spiitmittelalter und Reformation, Gottingen,
pluriel et de la majuscule (,deurs Dieux»), posent un problème théologique que je Vandenhoeck & Ruprecht (Forschungen zur Kirchen- und Dogmengeschichte,
laisserai ouvert. 97), 2008, en part. p. 44-46, sur l'invective «musulman» échangée entre catholi-
29. Cf. Werner Schneiders, Die wahre Aufkliirung. Zum Selbstverstiindnis der ques, luthériens et réformés de l'âge confessionnel. Ce livre d'histoire sur la peur du
deutschen Aufkliirung, Fribourg-en-Brisgau/Munich, Alber, 1974. Turc et l'union de l'Europe est un antidote à Gouguenheim.
246 Les Grecs, les Arabes et nous Avicenne à Ratisbonne 247
nommément. Fides et ratio s'en prenait au «relativisme» et autres maux L'argument, qui contient sa part de repentance39 , n'est certes pas
très généraux de l'esprit moderne. Jamais il ne parlait de l'islam. nouveau: l'incomplétude et le «profond inachèvement» de la moder-
Plus généralement, la grande force de l'apologétique de Benoît XVI nité, en un mot son illégitimité, sont attestés par la prise à revers
réside dans sa capacité à accomplir deux mouvements apparemment généalogique qui reconduit les Lumières elles-mêmes au christia-
contraires. Le premier est celui qui appelle à la limitation de la liberté nisme, «religion du logos» et modèle insurpassé de toute «religion
au nom de la liberté même, contre le « dogmatisme» dans lequel elle selon la raison 40 ». L'efficacité de la démonstration, en revanche, est
menacerait, sinon, de sombrer3 5• On l'identifiera sans peine à l'argu- garantie par l'invention d'une affinité nouvelle entre les Lumières et
ment bien connu qui professe que trop de liberté nuit à la liberté. les prescriptions éthico-politiques du Magistère, ainsi que par l'accen-
Le second mouvement, à l'inverse, récuse la raison moderne au titre tuation, à la suite de Fides et ratio, d'un style apologétique culminant
de l'«autolimitation» qu'elle se serait infligée en s'identifiant à l'ex- dans la célébration de «la Raison même, qui précède notre raison et
périmentation dans les sciences de la nature; autolimitation qui est lui permet de chercher à La reconnaître» - soit cela même que le
aussi, ajoute Benoît XVI, une «amputation 36 ». Contre un tel «rétré- discours de Ratisbonne, peu après, appellera le «grand logos41 ».
cissement du rayon d'action de la science et de la raison37 », le pape Et l'islam? Il pourra sans doute prendre part au «dialogue des
1
exhorte à une forme de retour aux Lumières, qui verra les « Lumiè- cultures» auquel le pape «invite» expressément à l'intérieur du «grand
III res véritables», par la mémoire de leur «origine chrétienne», triom- logos» : manière on ne peut plus claire de faire comprendre que les
pher des «Lumières radicales» et de leur prétention à régir l'<ddentité invitations à la discussion œcuménique devront, pour être valides,
européenne38 ». ne venir que d'un seul côté. Les règles de la discussion seront fixées
1
« spécialement par la foi chrétienne », puisqu'elle semble être la seule
35. Soit, dans l'exemple du pape, le ,(dogmatisme» qui interdirait désormais de à les détenir 42 • Le rationalisme de Benoît XVI apparaît très ouvert,
dire que (' l'homosexualité constitue un désordre objectif pour la construction de
l'existence humaine» : cf. ,(La crise de la culture» [in] Joseph Ratzinger, L'Europe
à condition d'accepter que 1'« ouverture» même ou 1'« étendue» de la
de Benoît dam la crise des cultures, trad. fr. modifiée, op. cit., p. 31-32, 36. - Ce raison soit définie par le seul Magistère43 •
,,·,1 texte, sous le titre (' Europa in der Krise der Kulturen» (version '( mise à disposition Il y a cependant autre chose. Le tournant de la conférence sur
par l'auteur» du discours de Subiaco du 1er avril 2005), est inséré dans Ohne Wur- la «crise des cultures» se trouve dans les deux questions posées par
zeln, traduction allemande du volume à quatre mains avec Marcello Pera, Senza
radici (cf. plus haut, note 15). Au même endroit, le volume italien contient la Benoît XVI pour faire apparaître les «contradictions internes conte-
conférence du cardinal Ratzinger au Sénat italien en mai 2004 (,<Europa. 1 suoi nues dans la forme actuelle de culture des Lumières» : celle de son
fondamenti spirituali ieri, oggi e domani»). Cette (,Crise de la culture» est parue universalité (s'agit-il de la «culture, découverte finalement comme
pour la première fois en 2005 en italien dans le recueil L'Europa di Benedetto et universelle, d'une raison commune à tous les hommes? ») et celle
se retrouve dans la version française de ce volume, mais '(traduite de l'allemand».
C'est le seul accès à ce texte en France où, significativement, Senza radici n'a pas été de sa complétude (cette culture est-elle «réellement accomplie en
traduit (outre l'allemand déjà mentionné, il existe une version anglaise et castillane
de l'ouvrage). Toutes ces migrations de textes, nulle part signalées, produisent à
la lecture des effets qui me semblent aussi intéressants que le couplage des divers 39. Cf. ,<Europa in der Krise der Kulturen», art. cit., p. 79 (trad. fr. p. 42),
écrits du pape avec les exhortations de Marcello Pera au combat pour la supério- à propos d'un christianisme devenu, «contre sa nature», '(tradition et religion
rité de l'Occident, contre le relativisme et la déconstruction, et pour la deuxième d'Etat». L'éloge des Lumières constitue peut-être l'ingrédient spécifique du pon-
campagne d'Irak, ensemble auquel on ne déniera pas une certaine cohérence (,( st, tificat de Benoît XVI au sein du nouveau rationalisme promu dans l'Eglise depuis
c'è una guerra», p. 41). Fides et ratio.
36. Comparer "Glaube, Vernunft und Universitat», /oc. cit., § 11 et ,<Europa 40. Ibid., p. 76 et 78 (trad. fr. p. 39 et 41).
in der Krise der Kulturen» [in] Marcello Pera et Joseph Ratzinger, Ohne Wurzeln, 41. (,Lettera a Marcello Pera» [in] Senza radici, op. cit., p. 115 (la version alle-
op. cit., p. 73-76 (trad. fr. citée, p. 35-38). mande diffère un peu); (,Glaube, Vernunft und Universitat», loc. cit., § 16.
37. "Glaube, Vernunft und Universitat», loc. cit., § 12. 42. «Glaube, Vernunft und Universitat», loc. cit., § 16.
38. Cf. respectivement ibid., § 6 ((rechte Aufklarung»), (<Europa in der Krise 43. Ibid. Je traduis et commente ici l'avant-dernière phrase du discours de
der Kulturen », art. cit., p. 79 et 69 (où il est significativement question, non pas Ratisbonne: (<In diesen groSen Logos, in diese Weite der Vernunft laden wir beim
d'Aufklarung, mais de «radikale Aufklarungskultur»; trad. fr. citée, p. 42 et 30). Dialog der Kulturen unsere Gesprachspartner ein.»
L4~ Les Grecs, les Arabes et nous Avicenne à Ratisbonne 249
elle-mêmé4 » ?). La réponse à la première de ces questions fait jouer fisait à elle-même, «sans avoir besoin d'aucun complément provenant
un rôle à l'islam à travers l'affirmation que «les musulmans, que d'autres facteurs culturels », au point de définir à elle seule l'identité de
l'on [qui?] met souvent et volontiers en avant à ce sujet, ne se l'Europe, alors la Turquie pourrait entrer dans l'Union européenne.
sentent pas menacés par nos bases morales chrétiennes, mais plutôt Sans doute la Turquie, État «sans racines chrétiennes» mais trans-
par le cynisme d'une culture sécularisée qui nie ses propres fonde- planteur du «laïcisme» européen «sur un terrain musulman », a-t-elle
45
ments ». C'est le versant tactique de l'apologétique: «Le véritable de quoi affoler la boussole pontificale : avec elle, même la mission
antagonisme qui caractérise le monde d'aujourd'hui ne se situe pas tactique confiée à l'islam se trouve compromisé 7 • On s'étonnera tou-
entre les différentes cultures religieuses, mais entre l'émancipation tefois qu'une perspective encore lointaine de politique européenne se
radicale de l'homme qui se sépare de Dieu et des racines de la vie, retrouve de la sorte au centre de la démonstration apologétique de
d'un côté, et les grandes cultures religieuses, de l'autre 46 .» Face aux Benoît XVI, au point exact d'où jaillissent les preuves en faveur du
«Lumières radicales », l'appel fait ici aux musulmans (on notera la nouveau rationalisme pontifical.
formule: «culture religieuse », et non «religion ») s'apparente à ce Par là s'éclaire ce qui était apparu comme l'une des énigmes de
qui, en jargon électoral, s'appelle un accord technique sans désiste- Ratisbonne : comment expliquer le rapide abandon, dans le dis-
ment mutuel. cours, de la polémique anti-musulmane après la citation controver-
La seconde question, sur la complétude des Lumières laïques, est sée de l'empereur byzantin? Les autres écrits du pape suggèrent une
résolue très différemment, comme on l'a vu, par le renvoi aux raci- réponse : s'il faut répéter que le rationalisme de Benoît XVI l'élève
nes chrétiennes de toutes Lumières, à la «religion du logos» et à la très au-dessus de toute islamophobie, il faut également constater que
«religion selon la raison ». L'islam a part au combat contre les Lumiè- c'est l'islam qui se retrouve régulièrement au point de départ néga-
res séculières; pour accéder aux Lumières véritables, il lui faudra en tif de l'apologie du grand logos chrétien. L'islam est ce qui permet
revanche consentir au logos de la synthèse gréco-chrétienne, manière au pape de dire «à quel point nous en sommes48 »; l'islam est l'em-
unique, aux yeux du pape, de fabriquer du rationnel. brayeur du Magistère. Par là s'explique l'art d'écrire ratzingérien :
On objectera que l'islam, de ce point de vue, n'est pas autrement quel besoin le pape aurait-il de finir ses phrases, quand c'est tout son
loti que les autres religions non chrétiennes, ou non catholiques. C'est rationalisme qui se déploie sous condition d'islam? Son universel se
vrai dans le principe; c'est moins vrai dans la manière dont le prin- soutient d'une exception, l'exception musulmane, qui nourrit de l'in-
cipe s'élabore. Avant même de poser ses deux questions aux Lumiè- térieur la nouvelle catholicité.
res séculières, Benoît XVI avait défini ce qui lui apparaît comme la
conséquence ultime de leur revendication. Si la «forme actuelle de la
culture des Lumières» était universelle, si elle était complète et se suf- LE RATIONALISME DE SYLVAIN GOUGUENHEIM
nent notre libre-penseur à faire des comparaisons et à conclure _ sans les appelle, n'avaient pas aussi un peu préoccupé les «chrétiens
beaucoup attendre, il est vrai - qu'«en dépit de l'opposition de cer- d'Europe 56 »! Quant aux mu'tazilites, ils «se voulurent toujours
tains ecclésiastiques, le christianisme n'est pas, en soi, une religion parfaitement fidèles à la lettre du Coran» et ne sont donc pas des
hostile à la raison 51 ». En soi ...
«théologiens "thomistes" avant la lettre» : comme si ces derniers
Parfois, l'historien tente de reprendre le dessus:
s'étaient jamais autorisé la moindre infidélité envers la «lettre» de
Ce que le mot «rationalisme» désigne de nos jours n'a pas de correspondant la Bible!
1
dans l'Islam médiéval, et il n'était qu'en germe dans [la pensée] de la chré- D'où vient tant d'ineptie? Aristote au Mont-Saint-Michel fournit
tienté contemporaine52 . lui-même une réponse. Tout part d'une phrase à la fois bizarre et
banale à propos de la renaissance carolingienne, de la querelle de la
Si le «rationalisme» n'unit pas les époques, il distinguera les peu-
prédestination et de Jean Scot Érigène :
ples. Son absence dans l'islam est expliquée par la théorie dite du
«crible musulman », qui prouve 1'« hellénisation manquée» de l'is- Celui-ci argumenta à l'aide de la raison et introduisit en quelque sorte la
53
lam . «En dernière instance », comme dit Gouguenheim, ce crible philosophie dans le débat théologiqueS?
est de nature religieuse :
Passons sur le «en quelque sorte », qui ne veut sans doute rien
Non que le monde islamique soit resté passif face au savoir grec. Ille soumit dire. Le «à l'aide de la raison» est plus inquiétant, venant d'un mili-
à un filtre, l'orienta dans un sens religieux, le reprit, voire le prolongea dans tant zélé du «rationalisme» : à l'aide de quoi, sinon? Dans un pre-
certains aspects, comme en mathématiques et en médecine. Mais, passif, mier temps, on s'expliquera cette expression par la mention voisine
l'Islam le fut vis-à-vis de l'Occident54. du traité de Gerbert d'Aurillac Sur le rationnel et l'usage de la raison
Le «rationalisme» est ce qui n'est pas passé au travers du tamis (997/998), dont Gouguenheim trouve le titre «éloquent58 ». On lit
pounant plus loin, à la fin du livre:
musulman, sans doute parce que ce rationalisme-là est «grec55 ».
L'explication, à n'en pas douter, atteint le cœur théologique de Ce qui n'implique pas que seuls les Grecs ont su user de la raison humaine:
l'islam. Ibn Sabîn, par exemple, « réfute les thèses d'Aristote sur celle-ci est universelle. Mais ils ont su en faire un instrument au service de
la pensée et de la connaissance du monde, instrument qui a produit d'évi-
50. Ibid., p. 165 et 146. dents résultats tant en philosophie que dans les mathématiques ou l'archi-
51. Cf. ibid., p. 72-73, après une présentation de la «célèbre querelle des Uni- tecture. Cet usage de la raison se retrouve dans la pratique du débat politique
versaux» qui constitue l'un des passages les plus désopilants d'Aristote au Mont- [u .]59.
Saint-Michel.
52. Ibid., p. 165. Il semble que Sylvain Gouguenheim, tout au long de son enquête,
53. Ibid., p. 137, 147 «<filtre islamique»). ait pris le parti de penser comme Gerbert. Les Grecs reçoivent encore
54. Ibid., p. 183 O, s.). Ce passage, l'un des plus obscurs d'Aristote au Mont- ce bel éloge :
Saint-Michel, semble vouloir prouver la «passivité» des «musulmans» vis-à-vis de
l'Occident par le fait que ceux-ci «n'ont pas frappé à la porte des chrétiens en leur
apportant les oeuvres d'Aristote, à charge de les traduire de l'arabe au latin». C'est
confondre passivité et indépendance. Cf. aussi p. 146, à propos de l'astronomie et 56. Ibid., p. 150, et p. 111 pour les «chrétiens d'Europe».
de la cosmologie : «L'Islam a passé au tamis l'héritage grec au bénéfice d'orienta- 57. Ibid., p. 61. Il doit s'agir du De divina praedestinatione de 851.
tions religieuses.»
58. Ibid., p. 62, avec les notes 113-114 sur le De rationali et ratione uti de Ger-
55. Ibid., p. 144, nouveau trait d'esprit de l'auteur, toujours à propos de l'as- bert d'Aurillac (vers 940-1003), pape (sous le nom de Sylvestre II) à partir de 999.
tronomie : «Cette science avait été développée par les Grecs dans un esprit rationa- Cf. aussi John Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-1150). An Introduction,
liste, et elle intéressait au premier chef les musulmans qui en avaient besoin pour Londres, Routledge, 1988, p. 82-83.
déterminer la date du début du mois de Ramadan... »
59. Ibid., p. 176 O, s.).
.~.
On loue les Grecs du V' siècle avant notre ère pour avoir usé de la raison à contraste même, une preuve supplémentaire de la nécessité de dis-
travers la démonstration mathématique et la réflexion philosophique. Cette poser d'un concept suffisamment précis de rationalité pour aborder
pratique, qu'illustrent les dialogues socratiques, les œuvres d'Euclide ou les les sources philosophiques et théologiques, chrétiennes et musulma-
travaux d'Archimède, était menée à l'écart de l'univers religieux60 • nes du Moyen Âge. La raison de Gouguenheim est un instrument
Dans le rationalisme de Sylvain Gouguenheim, la raison est un qui ne s'use que si l'on s'en sert; son contraire - du moins quand
«usage» parmi d'autres. On peut y renoncer, mais le risque est alors il s'agit d'islam - s'appelle « religion ». La raison de Benoît XVI est
de devenir un savant musulman «imprégné de religion ». Même si la un élément, grand logos dans lequel nous sommes, vivons et nous
raison est «universelle », il est donc préférable de naître dans le peuple mouvons; s'en extraire incline l'hérétique ou le non-croyant à la
qui a su le premier en «user» (nouvelle version, instrumentale, du violence et à l'excès. Instrument ou élément: est-ce la bonne alter-
miracle grec), ou tout au moins parmi les «chrétiens d'Europe» qui native? Qu'est-ce qui n'est que rationnel et aucunement religieux,
ont su hériter de l'usage. et inversement? Mais aussi : qu'est-ce qui est toujours totalement
Cet universel est en effet contraignant. La raison est un usage rationnel et totalement religieux? C'est bien l'exigence de discerne-
parmi d'autres, mais il n'y a qu'un usage possible de la raison. Cet ment doctrinal, première condition d'une approche rigoureuse des
usage est utilitaire : Ibn Khaldûn «se sert de certaines catégories de faits religieux, qui conduit vers le pluriel sans norme des états de
la philosophie d'Aristote», Averroès est «convaincu de Futilité de la la raison. Les rationalités, loin de livrer l'ultime subtilité du relati-
raison pour dégager des lois universelles 61 ». Chez les Pères de l'Église, visme, construisent la seule échelle fiable d'observation de la raison
la réflexion se déploie « à l'aide des catégories logiques de la pensée dans l'histoire avec la raison du présent. C'est faute de l'accepter
grecque»; bien plus tard, les souverains de l'Europe médiévale légiti- que les diverses tentatives de renouvellement du rationalisme, théo-
ment l'exercice de leur pouvoir « au moyen d'arguments fournis par la logique (Benoît XVI) et historiographique (Gouguenheim), ont
raison62 ». Ici, le primitivisme épistémologique de Gouguenheim, qui transformé la raison en une arme de combat dont d'autres mobiles
érige le ratione uti du xe siècle en modèle théorique définitif, rencon- ont décidé qu'elle viserait l'islam.
tre avec nécessité une forme d'évolutionnisme cognitif qui fait dire
à l'auteur que la controverse théologique à l'époque carolingienne
(querelle des images ou de la prédestination) « oblige l'intelligence à POST-SCRIPTUM: DE LA DISTINCTION ET DE L'UNIVERSEL
Redisons alors à notre tour qu'en matière de religion comme en parfaitement lisible l'alphabet politico-confessionnel d'un théologien
toute autre matière, il n'existe pas d'autre voie que celle qui dis- allemand des années 1950.
tingue, découpe, trace la ligne claire. Ce sera, à ce point de la dis- L'échec du montage apologétique de Ratisbonne a été acté par
cussion, une manière de prendre congé de Gouguenheim, mais pas Rémi Brague dans un commentaire sur 1'« affaire Gouguenheim »,
des contradicteurs autrement significatifs qui ont été évoqués avec publié au cours de l'hiver 2008-2009. «On aurait tort, dit Brague,
lui. Le débat doit reprendre au-delà de 1'« affaire », en partant d'un d'opposer le christianisme comme religion rationnelle à l'islam qui
constat simple : il y a plusieurs manières et plusieurs raisons de serait, lui, irrationnel67 .» Le fait que «l'islam se comprend lui-même
distinguer. comme une religion rationnelle », aux dogmes «plausibles» et sans
Relevons alors un trait d'époque: la spécificité du religieux s'in- mystère, avait été délaissé dans l'argumentation du pape. La raison de
dique désormais à travers la différence des religions, plus précisément l'islam revient ici, au prix, il est vrai, d'un nouveau paradoxe qui cède
la différence de leurs doctrines - et non plus, par exemple, à partir encore une fois à la tentation comparativé8 •
d'un commun anthropologique baptisé, à la Durkheim, «formes élé- Mais, surtout, on ne quitte un universel que pour entrer dans un
mentaires de la vie religieusé 5 ». C'est pourquoi la théologie compa- autre. Le commentaire de Rémi Brague classe Aristote au Mont-Saint-
rée est aujourd'hui négative, chercheuse avant tout de démarcations. Michel dans la catégorie de la «bonne vulgarisation» à destination
Un exemple seulement: qui saurait encore écrire un chef-d'œuvre d'un «vaste public69 ». Les «gens compétents» ont objecté à Gou-
d'ambition savante et d'initiation sereine comme l'Introduction à la guenheim que ses interprétations ne reposaient sur aucun élément
théologie musulmane de Louis Gardet et du P. Anawati, sous-titrée nouveau. Ils ont eu tort de penser que le livre leur était destiné. Cela
Essai de théologie comparééc,6? C'était avant la théologie comparative. les a empêchés de voir qu'il redresse une légende à laquelle aucun
Que s'est-il passé ensuite? C'est la scène du début. Revoyons-la au spécialiste ne croit, mais qu'aucun n'avait pris la peine de réfuter: la
ralenti. «légende à la mode» d'un islam de tolérance et de savoir, répandue
J'avancerai une proposition: il existe un certain type de distinction dans de «larges secteurs des médias» par divers «ignorants », «men-
dont le besoin se fait sentir de manière d'autant plus forte qu'il se teurs» et «propagandistes70 ».
soutient d'un universel plus vaste, c'est-à-dire plus encombrant. On Il y a plus d'un tour à saluer dans ce raisonnement: l'oubli qu'il
l'a vu à Ratisbonne, où l'universel - le «grand logos», garant de la sait susciter (on ne sait plus pourquoi le livre de Gouguenheim a
raison et du dialogue des cultures - prend la figure de l'Église. Com- été critiqué); le soupçon qu'il distille (quelle étrange alliance entre
ment pouvait-il en aller autrement? Mais on a vu aussi ce qu'un tel les «gens compétents », les «propagandistes» et les «menteurs»!);
montage impliquait pour Benoît XVI : la postulation permanente (et l'importance conférée, sans exemple crédible, à la «légende rose» de
un peu sauvage) d'une exception musulmane pour fonder son universa- l'islam médiéval. L'essentiel me semble résider dans le sort que le
lisme, et l'étonnant palimpseste qui superpose les distinctions rationnel-
67. Rémi Brague, «Grec, arabe, européen», art. cit., p. 1189.
irrationnel, chrétien-musulman, catholique-protestant, jusqu'à rendre 68. Le terme de« paradoxe» est de Brague lui-même. Voici de quoi il s'agit.
Le contenu du Coran est d'emblée tellement rationnel que l'islam a pu, par la
suite, «se contenter d'une apologétique dirigée vers l'extérieur ». A l'inverse, le
65. De ce constat, on exclura la tentative délibérément démodée de Peter «défi du mystère chrétien» a forcé à promouvoir une «exploration rationnelle
Sloterdijk en direction d'une psychologie dynamique des conflits religieux, avec l'aide d'outils empruntés à la philosophie ». C'est la réactivation de la
Gottes Eifèr. Vom Kampf der drei Monotheismen, Francfort-sur-le-Main, Insel, vieille distinction entre la théologie et le kaldm, avec salto arrière : l'islam est
2007, trad. fr. La Folie de Dieu. Du combat des trois monothéismes, Paris, Maren tellement rationnel qu'il a pu se passer de la raison. Benoît XVI est loin, mais
Sell,2008. on pourra voir ici une reformulation particulièrement intelligente du théorème
66. Louis Gardet et M.-M. Anawati, Introduction à la théologie musulmane. de Gouguenheim, celui qui pose que la raison est un «outil» qui ne s'use que
Essai de théologie comparée, Paris, Vrin, 1981. L'ouvrage parut pour la première si l'on s'en sert.
~ois en 1948 dans la collection des « Études de philosophie médiévale» dirigée par 69. Rémi Brague, «Arabe, grec, européen», art. cit., p. 1190.
Etienne Gilson. 70. Ibid., p. 1182-1184.
'il
~./v LeS urees, tes Arabes et nous
~I
c'est une boude boudée, celle de la proclamation autoritaire et de
Pour qui enseigne aujourd'hui l'histoire de l'Islam médiévaP, la Notons d'abord le double présupposé de cette critique: l'historien
situation présente quelque paradoxe. Jamais en effet le discours sur aurait pour mission de porter des jugements sur des «civilisations6 ».
l'islam n'a été aussi présent: dans la société française, et dans les médias Deuxième point: l'enseignement de l'histoire de l'Islam le rendrait «aima-
en particulier. Jamais le besoin d'apprendre n'a été aussi grand chez ble» alors qu'il ne l'est pas. Nous suggérerons que les questions que pose
les non-spécialistes, élèves et étudiants, et rarement un champ de cet enseignement sont ailleurs. Certaines tiennent au contexte politique;
recherche a été aussi profondément renouvelé au cours d'une décen- d'autres, aux représentations transmises dans la société française contem-
nie. Or, bien que la place de l'Islam médiéval dans les programmes poraine; d'autres encore, à la manière dont cet enseignement est conçu
scolaires soit reconnue et acceptée depuis longtemps, cet enseigne- actUellement, ainsi qu'au statut accordé à la parole de l'historien.
ment fait actuellement l'objet d'attaques ouvertes. Il est vrai que l'Islam s'expose d'autant plus au jugement de
Un discours à la mode jette en effet le doute sur l'enseignement de valeur que ses historiens sont moins nombreux que ceux qui se pré-
l'histoire de l'Islam. On ent:end fréquemment dire que cet enseignement sentent comme ses «spécialistes» dans tous les médias. Un a priori
diffuserait une «vulgate» présentant l'Islam (mais c'est le plus souvent très répandu veut en outre que l'Islam n'ait guère évolué depuis le
la religion, l'islam, qui est: viséé) sous des traits exagérément favora- Moyen Âge. On postule qu'autorités religieuses et politiques auraient
bles. L'attaque est explicite pour l'enseignement supérieur; Sylvain été plus étroitement imbriquées en Islam qu'à Byzance ou dans l'Oc-
Gouguenheim, dans son livre, s'en prend à ses collègues chercheurs ou cident chrétien? Pour comprendre ce qu'est l'Islam comme espace
il',1 enseignants-chercheurs. Pour l'enseignement secondaire, la critique de politique, social et culturel, il suffirait donc, selon cette conception,
il
Gouguenheim a trouvé place dans une interview sur Internet5. de revenir à la définition première de l'islam-religion. L'Islam serait
le seul exemple d'un ensemble politique, social, culturel, religieux,
3. La distinction entre islam et Islam est devenue de maniement courant :
l'islam renvoie à la religion, tandis que l'Islam désigne l'espace relevant d'une sorti tout équipé de la cuisse de Clio. Il est vrai que, depuis qu'on
autorité se définissant comme musulmane, de la prédication de Muhammad à la imagine qu'il a pu exister des sociétés hors de l'histoire, plus rien
période coloniale, la période des États-nations ouvrant ensuite une autre page de n'est impossible ...
l'histoire des régions majoritaif"ement musulmanes. L'adjectif «islamique)} dérive
L'instrumentalisation idéologique d'une période de l'histoire ne
du mot Islam, « musulman)} d'islam. Il est assez amusant que cette distinction
typographique, utilisée depuis fort longtemps par les enseignants soucieux de dif- concerne pas seulement l'Islam médiéval. L'objet du malentendu
férencier le religieux du reste, soit aujourd'hui reprise avec une fonction polémi- évolue à travers le temps, comme le montre l'article de Blaise Dufal
que par les critiques de leur islamophilie supposée. Leur position est la suivante: (cf. supra). Aujourd'hui, c'est l'Islam qui est sous le feu des projec-
ce n'est pas l'islam (religion) qui a produit des choses éventuellement intéressan-
tes, mais l'Islam, et au sein de celui-ci tous ceux qui n'étaient pas musulmans ou
teurs, pour des raisons liées à l'actualité. L'idée de rechercher les cau-
agissaient en fait en marge ou contre l'islam. Une position que ne renieraient pas ses d'une situation actuelle dans un Moyen Âge réinventé est, quant
certains islamistes pour dénoncer, quant à eux, un islam dénaturé par les non- à elle, communément admise: suffisamment proche et suffisamment
musulmans. lointain, le Moyen Âge a bon dos 8 •
4. L'utilisation d'un seul mot, différencié par une distinction exclusivement
typographique, n'aide pas à la clarification du débat. Cf. J. Dakhlia, Islamicités,
Paris, PUF, 200S, p. 9. appons, tandis que l'on en cache les aspects « négatifs ». Or on verra que cette
S. « Interview de Sylvain Gouguenheim, auteur maudit (nouveau Rushdie)>> question des traductions n'est pas abordée en classe de cinquième: il s'agit donc
(http://www.resi/iencerv.fr/modules/smartsection/item.php?itemid=1436) : « Dis- d'une pétition de principe.
il tinguons toutefois deux vulgates. La première veut que grâce aux Arabes, le savoir 6. Cf. l'article de Blaise Dufal dans ce même volume.
'!II
!
grec ait transité du monde abbasside à l'Europe, autrement dit que des traductions 7. On verra l'interview donnée par R. Brague dans L'Express en octobre 200S
ii effectuées du grec en arabe soient ensuite venues à la connaissance des Européens au sujet du dialogue théologique entre islam et christianisme, et en particulier sur
f qui les auraient alors traduites de l'arabe en latin. Ce phénomène est incontestable,
très important, et je ne l'ai jamais nié. Il est bien établi, bien connu et se trouve
les différences entre Jésus et Mahomet (http://www.lexpress.frlactualite/societe/
religion/un-dialogue-theologique-bien-diilicile_655735.htm1) : le premier ne
I!; abondamment relaté dans les manuels d'histoire, y compris ceux des classes de 5' Construit pas d'État, le second si.
de nos collèges.» S. Gouguenbeim accrédite ainsi J'idée que l'on n'évoque que
il] les aspects « positifs» de l'Islam dans le second degri, en mettant l'accent sur ses
8. On verra sur ce point le compte rendu du livre de Bruce Holsinger, Neomedie-
1'1
va/ism, Neoconservatism and the War on Terror (Chicago, University of Chicago Press,
,lllli
i I! ....
264 Les Grecs) les Arabes et nous Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 265
Parmi tous les aspects d'une enquête à poursuivre, on se limitera à de l'Occident chrétien et par les islamistes: il veut que le Moyen Âge
celui qui nous a semblé premier: l'analyse des programmes, actuels et soit pour l'Islam la période de référence, celle dont l'étude permet
à venir, de l'enseignement secondaire9 • On avancera également quel- de dévoiler l'essence même du phénomène islamique - à moins qu'il
ques réflexions sur l'enseignement universitaire. Il ne s'agit donc que ne s'agisse, encore une fois, de sa religion. Ce serait à cette époque
d'une étape préliminaire, dont les résultats devraient être confron- que se seraient mis en place ne varietur les éléments distinctifs de
tés avec les pratiques réelles d'enseignement dans le secondaire, mais l'Islam-civilisation pour les uns, de l'islam-religion pour les autres: le
aussi avec le contenu des manuels de tous niveaux. droit, la langue, la religion. Ces trois domaines sont considérés hors
de toute évolution historique - ce qui bien entendu revient à délégi-
timer le travail des historiens 13 •
L'HISTOIRE DE L'ISLAM AU COLLÈGE ET AU LYCÉE
Dans un deuxième type de représentation, l'Islam médiéval, entre
le milieu du VIlle et le XIe siècle, constituerait l'acmé d'une civilisation
L'actualité pèse particulièrement lourd sur l'histoire de l'Islam. Tout
enseignant devrait identifier, y compris dans sa propre pratique, les depuis lors en constant déclin l4 • Cette vision est très largement répan-
due aussi bien dans le monde arabo-musulman que dans les sociétés
représentations contradictoires qui pèsent sur cet enseignement. À cela
s'ajoute la place, reconnue mais mal définie, de l'histoire de l'Islam européennes et états-unienne. La conception d'un islam tolérant est
en général datée de cette période, même si la projection de cette tolé-
dans l'enseignement secondaire. Comme sur d'autres sujets, un certain
rance sur le Moyen Âge est totalement anachronique quelle que soit
nombre de présupposés de l'enseignement de l'histoire en collège et
lycée semblent dater par rapport aux recherches actuelles 10. Il faudra l'aire culturelle retenue. La question devient alors: à partir de quand
l'Islam a-t-il dévié de sa voie, et pourquoi? Pour les essentialistes,
enfin aborder la question difficile des sources de l'histoire de l'Islam ll •
ce dévoiement remonte aux débuts de l'Islam. Pour d'autres, il peut
être repoussé dans le temps, après l'«âge d'or» des VIlle-Xe siècles, ou
Lepoids des représentations:
essentialisme, déclinisme et conflictualisme
Distinguons d'emblée trois grands types de représentations 12 • Un Pour partielle qu'elle soit, elle met clairement en évidence la présence de ces repré-
sentations en amont des cours sur le sujet. Cf. F. Micheau, A. Nef, D. Valérian
premier type, essentialiste, est partagé par les tenants de la supériorité et V. Van Renterghem, « Les étudiants et l'histoire de l'Islam médiéval. Réflexions
autour d'une enquête», dans Être historien du Moyen Âge au XXf siècle, Paris,
2007), par Nicolas Offenstadt, sous le titre «George W. Bush, les néo-conservateurs XXXVIII' congrès de la SHMESP, 2008, p. 51-70.
américains et le Moyen Âge», sur le site du CVUH (Comité de vigilance face aux 13. Sur ce point, je renvoie également à l'article de Blaise Dufal.
usages publics de l'histoire) à l'adresse suivante: hnp://cvuh.free.fr/spip.php?anicle195. 14. Sur le poids d'une telle représentation pour les musulmans, cf. J. Dakhlia, Isla-
Une des conséquences du discours sur l'Islam médiéval évoqué plus haut est que les fon- micités, op. cit., p. 33-34 : «Un héritage historique est une chose, la constance iden-
damentalistes musulmans actuels sont considérés comme «médiévaux», voire «moyen- titaire de telles entités collectives à travers les siècles en est une autre, éminemment
âgeux», ce qui condamne définitivement à ne rien comprendre à l'islam radical actuel. problématique. En effet, le rappon que l'Occident pone aujourd'hui à son histoire, y
9. Nous avons laissé de côté, faute de temps, les programmes des lycées compris la plus prestigieuse - la Renaissance, par exemple -, n'est jamais un rappon
professionnels. aussi injonctif que celui que doivent assumer les musulmans. Le commandement de
10. Il serait insensé de se scandaliser que les programmes d'histoire aient été posi- se conformer aujourd'hui à l'apogée médiéval de l'Islam les écrase, qu'il s'agisse d'une
tivistes à la fin du XIX' siècle et au début du xx" siècle, ou braudéliens à partir des sollicitation interne ou d'une assignation externe. Peu de nations ou de cultures ont
années 1970. Il est plus problématique qu'ils le soient demeurés alors que la recher- été ainsi confrontées à une histoire aussi injonctive, à l'exception, peut-être, de la
che actuelle a remis en cause la plupart des conceptions braudéliennes et alors même Grèce, longtemps méprisée dans son présent, constamment enjointe de se rappeler
que les programmes sont modifiés tous les dix ans environ. ce que fut son passé inimitable, et sommée de rendre compte de sa défiguration ou
Il. La question des sources et de leur approche a fait couler beaucoup d'encre de son évanescence présente. Mais entre la Grèce de Périclès et celle d'aujourd'hui,
chez les spécialistes, notamment pour la période des débuts de l'islam, mais elle est il ne saurait s'établir un rappon d'identité au sens strict [... J. L'injonction faite aux
rarement débattue dans le grand public. musulmans de réactualiser, de re-performer leur accomplissement de l'âge classique
12. Nous renvoyons ici à une enquête commune concernant les étudiants de recèle, en dépit d'une filiation historique tout aussi légitime, une illusion de même
L2 et de L3 de plusieurs universités françaises menée en 2007 et publiée en 2008. nature: celle de la permanence d'une identité collective dans ['histoire.»
266 Les Grecs) les Arabes et nous r"1Ii* Enseigner t histoire de FIslam médiéval 267
1
procéder de l'incapacité des musulmans à s'adapter à la modernité, à analyser d'abord le programme précédemment en vigueur, car le
ou bien encore débuter avec la décolonisation. Dans tous les cas, c'est discours sur la «vulgate» de l'enseignement sur l'Islam médiéval ne
un schème de déclin qui s'applique. date pas d'aujourd'hui. Le nouveau programme présente néanmoins
Troisième type de représentation: l'Islam ne se comprendrait que des caractéristiques intéressantes qui nécessiteront d'ores et déjà quel-
par comparaison avec un autre ensemble avec lequel il a été constam- ques mises en garde. Entre les programmes de 1995 et ceux de 2008,
ment en conflit l5 , le «monde chrétien 16 ». La situation actuelle est les instructions concernant le collège sont devenues plus précises et
censée en fournir une confirmation. En réalité, le cercle vicieux est plus directives; elles expriment donc plus clairement les conceptions
complet. On cherche dans l'histoire du Moyen Âge ce que l'on veut à mettre en œuvre.
y trouver, à savoir les raisons du conflit actuel dont, bien entendu, les Du collège au lycée, notons quelques permanences. Dans les deux
acteurs ne sont jamais identifiés avec précision. L'affrontement oppose cas, il est fait appel à la notion délicate de «civilisation2o ». Un autre
ici une «civilisation» à une autre, selon la célèbre théorie du « choc» point laisse perplexe : seul l'Islam médiéval est abordé. Comme tel,
que son auteur ne reconnaîtrait certainement pas aujourd'hui 17 • il est étudié, en cinquième, seulement pour la période « des origines
Confrontons à présent ces représentations aux objectifs de l'enseigne- et de l'expansion» (VIle et xe siècles, avec un gouffre entre les deux).
ment historique tels que définis par les programmes d'enseignement. Comme composante du monde méditerranéen, il est abordé en classe
de seconde, pour le seul XIIe siècle. Entre le xe et le XIIe siècle, rien;
entre le XIIe siècle et la décolonisation, abordée en classe de troisième
La place de l'histoire de IIslam dans les programmes du second degré et de terminale, rien. La conception scolaire de l'histoire du monde
en France islamique est pour le moins discontinue. L'Islam occupe le devant de
la scène durant deux ou trois siècles, le XIIe voit son recul, puis on le
Le commentaire qui suit s'appuie sur les textes officiels des pro- retrouve à la période contemporaine avec la décolonisation. Au-delà
grammes scolaires, qu'on pourra lire en annexe. de cette difficulté d'ordre général, les programmes scolaires soulèvent
L'enseignement scolaire de l'histoire de l'Islam est cantonné à deux
des objections plus spécifiques. Aucune, pourtant, ne permet d'as-
classes, la cinquième et la seconde. Une réforme des programmes du
seoir la critique des pourfendeurs d' « islamophiles».
collège sera mise en œuvre à partir de la rentrée 2009. Elle verra l'ap-
plication des textes du Bulletin officiel de l'Éducation nationale spécial Le collège
n° 6 d'août 2008 18 , établis après une consultation des enseignants sur On pourrait penser que les représentations déformées de l'his-
une première maquette qui n'a pas été retenue 19 • Nous avons tenu toire de l'Islam en contexte scolaire tiennent à sa place réduite dans
l'enseignement secondaire : étant donné la diminution constante du
15. De ce point de vue, la question du statut des autres religions en Islam est nombre d'heures d'enseignement, il est difficile de faire mieux. On
un point de crispation non négligeable et récurrent.
16. Bien entendu, la définition de ce «monde chrétien », si tant est qu'il existe,
est loin d'aller de soi. Notons que, depuis 1948, Israël, et par extension - ce qui désormais en fin d'année, ne passe à la trappe. Cette proposition mettait donc clai-
ne va pas sans poser de problèmes - les Juifs, sont censés prendre place aux côtés rement l'accent sur l'enseignement du fait religieux (monothéisme), au détriment
des chrétiens dans ce combat de toujoUts. Toutefois, comme le montre l'article de de la chronologie. Elle n'a pas été retenue et il serait d'un grand intérêt de savoir
Jean-Christophe Attias dans ce volume, la place du judaïsme dans les conceptions qui exactement a participé au débat sur les maquettes de programmes et avec quels
essentialistes et civilisationnistes n'est pas dépourvue d'ambiguïté. arguments, mais ce serait l'objet d'un autre article. Il est toutefois un élément fon-
17. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997. damental qui joue dans le positionnement des uns et des autres: la réduction crois-
S. Huntington s'appuie très souvent sur F. Braudel pour justifier l'utilisation de sante des heures de cours en histoire, qui rend nécessaires des choix drastiques et des
cette notion de «civilisation ». aménagements qui ne sont pas toujours satisfaisants d'un point de vue scientifique
18. Cf.Annexe 3 pour les nouveaux programmes des classes de sixième et cinquième. et didactique.
19. Cf. Annexe 2. Cette maquette prévoyait un enseignement sur la naissance des 20. Ce qui ne va pas sans poser de problèmes: cf. l'article de B. Dufal et
trois monothéismes à la fin de la sixième. Elle présentait le risque que l'Islam, arrivant J. Dakhlia, Islamicités, op. cit.
268 Les Grecs) les Arabes et nous ,.".. Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 269
pourrait aussi arguer que la présence d'une population musulmane plus la mosquée et l'expansion militaire : voilà qui devrait satisfaire
importante en France et le besoin de mieux comprendre non seu- les essentialistes...
lement l'actualité, mais aussi l'histoire de pays proches du nôtre, à Nous faisons également figurer en annexe le programme actuel de
la fois géographiquement et culturellement21 , justifieraient qu'on la classe de sixième. À une étape qui précède l'étude scolaire de l'Is-
développe cet enseignement. Mais de ce point de vue, la relégation lam, ce programme montre que la difficulté tient à deux choses :
de l'histoire byzantine aurait au moins autant de quoi surprendre, d'une part, à l'identification quasi automatique entre un ensemble
alors même que la Grèce fait partie de l'Union européenne et que politique, culturel, social et une religion et, d'autre part, à la manière
l'intégration éventuelle de la Turquie suscite le débat. En réalité, dont le fait religieux est enseigne3 • Les deux problèmes sont indisso-
le problème ne nous semble pas devoir être posé dans ces termes. lublement liés. Pour le judaïsme, le titre même de la question, «Le
La question est moins de savoir combien de temps on passe sur un peuple de la Bible}), situe le problème : «L'étude des Hébreux est
thème (dans des limites raisonnables) que de préciser quel savoir et abordée à partir de la Bible, document historique majeur et livre
quelles méthodes on entend mettre en œuvre. fondateur de la première religion monothéiste de l'Antiquité, et des
Jusqu'à présenr22 , l'histoire de l'Islam était abordée dans le cadre sources archéologiques}) (suivent les «repères chronologiques}) : «Le
large d'une question intitulée «De l'Empire romain au Moyen Âge}), temps de la Bible, 2 e-1 er millénaire avant J.-c. }»). Ici, le texte sacré
entre le monde byzantin et l'Empire carolingien. Si le fait d'aborder devient «document historique}), mais le glissement entre Hébreux,
Byzance jusqu'à la chute de Constantinople en 1453 pouvait paraître peuple de la Bible et peuple juif est aisé, sinon encouragé, alors même
un peu curieux chronologiquement, l'idée d'un haut Moyen Âge dans que la recherche actuelle conteste cette vision 24 •
lequel se côtoyaient trois empires présentait une certaine cohérence; Pour le christianisme, «on présente Jésus dans son milieu histo-
elle permettait notamment d'établir un comparatisme minimal. rique et spirituel, et les Évangiles comme la source essentielle des
Les difficultés se trouvaient ailleurs, dans la manière d'aborder l'Is- croyances chrétiennes. Des cartes permettent de montrer la diffusion
lam lui-même. Citons le texte: «L'essentiel est de présenter Mahomet,
le Coran et la diffusion de l'Islam et de sa civilisation. On insistera 23. Point sur lequel les enseignants du secondaire n'ont pas manqué de s'in-
terroger. Cf., par exemple, sur l'excellent site Internet des Clionautes, <<Ensei-
davantage sur cette dernière et son rayonnement, abordés à partir de gner le fait religieux. Synthèse du débat de la rentrée 2004 », 20 octobre 2004,
l'exemple d'une ville, que sur les constructions politiques qui résul- par Catherine Gervois, à l'adresse suivante : http://www.c1ionautes.org/spip.
tent de l'expansion.}) Le propos est ici très flou: quel est le lien entre php?article643&vacrecherche=islam.
un personnage religieux, un texte considéré comme sacré, la notion 24. M. Liverani, La Bible et l'invention de l'histoire, Paris, Bayard, 2008 (une
telle synthèse est bien entendu le fruit d'un renouvellement profond des études dans
éminemment problématique de la naissance d'une religion, d'une ce domaine, qui a débuté bien en amont de la date de publication de l'ouvrage),
part, et, d'autre part, l'expansion militaire d'un ensemble politique, ou, et quelles que soient les limites de l'ouvrage, S. Sand, Comment le peuple juif
et une ville ayant connu un essor dans le cadre de territoires conquis fut inventé, Paris, Fayard, 2008. Je me contente de citer les premières lignes de la
préface de ].-L. Ska au premier ouvrage, p. 13 : « De l'histoire avant toute chose...
deux siècles plus tard? La réponse est clairement suggérée : ce sont Le livre de Mario Liverani m'invite à parodier le fameux vers de Verlaine pour
là autant d'éléments d'une même «civilisation}), notion mentionnée plusieurs raisons. La première est sans doute la plus importante : si le chercheur
explicitement dans le préambule du programme. Les documents pro- veut parler d'histoire il doit le faire en historien, qu'il s'agisse de la Bible ou d'un
posés ne sont pas moins intéressants (carte: le monde musulman autre sujet. [...] Que la Bible ait joué - et continue à jouer - un rôle spécifique
dans la culture occidentale est indéniable. Qu'il faille, pour cette raison, étudier
au VIlle siècle; «repère chronologique}) : l'Hégire (622); documents: le "document biblique" d'une autre manière et selon d'autres méthodes que celles
extraits du Coran, une mosquée). Au fond, l'Islam, c'est le Coran dont l'historien est coutumier ne se justifie pourtant en aucune façon.» J .-L. Ska
revient ensuite sur les tensions qui se font jour autour de la définition de l'objet
21. Il est en effet fascinant de constater à quel point l'Islam est présenté comme de l'histoire dans ce cadre (p. 14-15 : « Dans bien des cas, pourtant, les discussions
autre, alors même que son histoire a constamment interféré avec celle de l'Occident actuelles sur l'histoire d'Israël opposent moins les "minimalistes" aux "maximalis-
chrétien, puis de l'Europe. tes" ou un monde laïque à un monde croyant que deux attitudes opposées face à
22. Cf. Annexe 1. l'enquête historique»).
Lt::J urees, tes /irabes et nous ,..,- Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 271
du christianisme qui, d'abord persécuté, devient la religion officielle Pour répondre à la première objection, il suffit de dire que la présen-
de l'Empire romain» [les «repères chronologiques» sont : «début tation de ces trois questions en l'état les rend parfaitement incompré-
de l'ère chrétienne (vie de Jésus) », «IV" siècle apr. ].-c. (conversion hensibles. Nombre d'enseignants développent certes en classe un cours
de Constantin)>>]. Une distinction est esquissée entre «croyances» plus authentiquement «historien» que celui exposé dans les program-
et réalité historique, mais la source est unique : le programme s'en mes. Mais si l'acquisition des connaissances repose sur un raisonne-
tient aux Évangiles25 , dont le texte ne fait l'objet d'aucune approche ment, encore faut-il en tenir un qui soit logique. En l'occurrence, le
critique. moins que l'on puisse dire est que la description des programmes rend
Dans tous les cas, ce qui est évacué, c'est l'histoire : histoire du texte, cette démarche presque impossible si on les suit strictement27 •
qui n'existe pas sous la forme que nous lui connaissons avant une Une telle présentation expose en outre à un autre danger. Elle jus-
période tardive; dans les derniers cas (christianisme et islam), un per- tifie une conception qui établit une équivalence entre laïcité, athéisme
sonnage est présenté comme le fondateur d'une religion, ce qu'il n'est et reniement de la civilisation occidentale. Si l'on pose que le chris-
pas, la construction d'une religion étant un processus fort lent. Toujours tianisme est bien le «fondement» d'une «civilisation» dont nous fai-
pour le christianisme et l'islam (le judaïsme constitue un cas particulier, sons partie, une telle équivalence devient en effet légitime et légitime
puisqu'il ne donne pas naissance à un empire), on parle de diffusion, aussi la conversion de tous les non-chrétiens comme indice d'une
d'expansion, mais alors que pour Rome on parle de «romanisation », intégration réussie 28 • Simultanément, on continuera à professer qu'il
les phénomènes de christianisation26 et d'islamisation ne sont pas évo- ne faut pas renoncer à «sa civilisation », ce qui rendra l'équation de
qués. Ils permettraient pourtant de montrer que l'émergence d'un ou toute part impossible. On se condamnera donc à nier toute possibi-
de nouveaux groupes religieux, minoritaires au départ, ne peut être lité d'évolution passée, présente et future : curieux résultat pour un
considérée comme l'acte de naissance d'une «religion» et encore moins enseignement d'histoire!
d'une «civilisation», sinon de manière téléologique (on rappellera, dans Qu'en est-il à présent des nouveaux programmes du collège? Si
un registre proche, l'usage d'une notion comme celle de «survivances 1'« islam (fait religieux)>> et l'«Islam (civilisation)>> sont soigneusement
païennes»). La complexité, la lenteur des transformations, la primauté distingués dès le préambule du programme de cinquième, on consta-
d'autres dimensions par rapport au religieux (dimension politique essen- tera que cette notion de «fait religieux» n'est mentionnée ni pour le
tiellement, car c'est bien ce qui fait, jusqu'à une époque tardive, l'unité judaïsme ni pour le christianisme. Il est bien dit que les débuts de
très relative des ensembles que constituent l'Empire byzantin, le Saint chaque religion doivent être «contextualisés» - démarche essentielle en
Empire romain germanique et l'empire islamique), tout cela est gommé. histoire - mais la distinction entre fait religieux et «civilisation» n'ap-
Quant à la place des textes sacrés dans les programmes, les choses sont paraît que pour l'Islam. Ce trait révèle la situation complexe du «fait
encore plus claires dans les nouvelles directives. religieux» à la fois dans l'enseignement historique en France et dans les
Faisons tout de suite leur place à deux objections sérieuses. L'en- représentations liées à l'Islam29 , à tous les niveaux du cursus scolaire.
seignement est-il à même de faire saisir aussi tôt dans le cursus sco-
laire des notions aussi complexes que l'émergence d'une religion ou
27. Tous les historiens enseignant dans le secondaire le reconnaissent sans peine.
la naissance d'un empire? Ne doit-on pas penser d'abord à l'élève qui 28. Ce discours sur le christianisme peut faire l'objet de différentes déclinaisons:
n'entendra parler d'un certain nombre de textes, d'événements et de du discours sarkozyste identitaire et moral, mais non puritain, qui s'accommode
réalisations artistiques qu'à l'école, avant d'entamer, un jour peut- mal de la sécularisation ou de la laïcité mais ne développe aucune conception claire
être, des études supérieures? du christianisme, au discours pontifical actuel sur la «culture de mort» des sociétés
contemporaines qui se renient en reniant le christianisme, en passant par celui de
S. Gouguenheim, la distance existe, même si l'alliance est toujours recherchée ...
25. On peut pourtant voir Marie-Françoise BasIez, La Bible et l'histoire. Judaïsme, On peut consulter un livre stimulant qui aborde en partie ce sujet, Olivier Roy,
hellénisme, christianisme, Paris, Fayard, 1998. La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
26. Cf. M.-F. BasIez, Comment notre monde est devenu chrétien, Tours, CLD, 2008, 29. Un présupposé est ici à l'œuvre: les musulmans affirmeraient plus agres-
qui rend accessible aux non-spécialistes un certain nombre de débats sur la question. sivement leur <ddentité religieuse» aujourd'hui; il conviendrait donc d'insister sur
272 Les Grecs) les Arabes et nous r Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 273
Deux problèmes se posent ici. Le premier tient à la manière L'expression «ce contexte» est pour le moins floue. Au vu des débats
dont est abordé le fait religieux lui-même. On part de l'idée que les sur la datation de ces textes dans la recherche actuelle, qui n'en pré-
«civilisations chrétiennes, juives et islamiques» ont pour fondement sente aucun comme contemporain de la vie de Muhammad, on ne
un «monothéisme» que chacune définit à sa manière. Mais qu'est-ce peut manquer d'être étonné.
qui permet d'affirmer que cette dimension du «monothéisme» est L'impensé, ici, ne concerne rien de moins que la place du reli-
première ou fondatrice? Une telle lecture est littéralement rétrograde: gieux dans les sociétés30 • Cela apparaît encore plus clairement à la
elle part du présent. Elle revient en outre, en dépit du souci affirmé lecture de la suite du programme : un saut y est opéré des textes
de contextualisation, à introduire de fortes ruptures, que rien ne per- considérés comme «fondements» des monothéismes à l'histoire des
met de documenter historiquement : avec chaque monothéisme, on sociétés qui adoptent ces textes, notamment à travers le phénomène
assisterait à l'avènement d'un monde. Une telle conception suppose de la diaspora pour le judaïsme ou des relations entre empire et chris-
l'avenir connu; elle part du constat actuel qu'aucune de ces trois reli- tianisme. On est ainsi amené à penser que ces sociétés constituent
gions n'a disparu et que toutes, à divers degrés, ont donné naissance à une prolongation ou un aboutissement des «fondements religieux ».
des ensembles politiques. Du point de vue de la discipline historique, Ce manque de cohérence se retrouve pour l'Islam, puisqu'on passe
cette démarche est condamnée à échouer. des débuts de l'islam comme religion à l'Islam comme civilisation
La deuxième difficulté tient à la place des textes «fondateurs» dans abordée «à partir de la vie urbaine [H'] ou de personnages ['H] »,
cet enseignement. Le postulat est ici que ces textes contiendraient à de manière à souligner «l'extension et la diversité religieuse et cultu-
la fois les grandes lignes d'une religion et d'une civilisation à venir. relle de l'Islam médiéval [H'] au temps de l'empire omeyyade ou de
C'est faire fi de l'histoire des textes. Aborder les textes sacrés dans l'empire abasside». Cette diversité doit être illustrée par l'étude d'une
un enseignement d'histoire exige de se pencher sur leur construction mosquée ou d'une «ville islamique». Comme s'il n'y avait qu'un type
et leur chronologie internes. Il est plus que discutable d'utiliser le de mosquée ou de «ville islamique»! Cette manière de procéder est
Nouveau Testament pour documenter la vie du Christ, ou le Coran opposée à cela même qu'elle entend démontrer. La diversité de l'Is-
pour retracer la vie de Muhammad. La discussion sur l'établissement, lam serait bien plus aisée à illustrer si on l'abordait à partir du constat
l'interprétation et le rôle des textes sacrés a été continue tout au long d'une islamisation lente, advenue dans des contextes très distincts.
de l'histoire. Les programmes scolaires ont tendance à poser pour Cette difficulté a trois conséquences. En premier lieu, le religieux
acquis que, dans les cultures anciennes puis médiévales, ces textes se voit accorder une importance démesurée, au lieu d'être enseigné
étaient répandus et lus par tous, et qu'il n'existait aucun autre vecteur à parité avec les autres dimensions qui informent une société. En
de l'information, du savoir et des croyances religieuses. En somme, deuxième lieu, l'accent est mis sur les origines, ce qui évacue le rôle
les Anciens et les Médiévaux auraient été intrinsèquement religieux, de la religion pour le plein Moyen Âge, christianisme excepté. Enfin,
sans cesse penchés sur leurs textes sacrés, fondements de leur civilisa- les programmes établissent implicitement une équivalence entre his-
tion. De ce point de vue, le programme de cinquième qui sera mis en toire culturelle et histoire religieuse du Moyen Âge, probablement
place à partir de 2010 est particulièrement révélateur: «Quelques-uns parce qu'une partie non négligeable des élites était alors composée
des récits de la tradition (Coran... ) sont étudiés comme fondements d'hommes de religion.
de l'islam.» Le commentaire de la démarche à suivre précise: «Les Dernier point, et non des moindres : l'Islam est désormais ensei-
textes (Coran, Hadiths et Sunna, Sîra) sont datés en relation avec gné isolément, hors de toute problématique générale. À la fin de la
ce contexte. Ils permettent d'aborder le personnage de Mahomet.» sixième, les débuts du judaïsme et du christianisme sont abordés
l'un à la suite de l'autre (auparavant, ils étaient étudiés de façon plus
la dimension «laïque» de l'Islam à travers l'histoire; en revanche, comme les chré-
tiens et les juifs ne sont pas dans cette dynamique (0, cela n'est pas nécessaire...
30. Et les progtammes concernant l'histoite médiévale de l'Occident chrétien
On pourrait insister, toutefois, sur la différence entre christianisme, chrétienté et
Occident chrétien, par exemple... SOnt très clairs de ce point de vue.
274 Les Grecs) les Arabes et nous Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 275
1 cohérente au long de leur chronologie effective). On en arrive ainsi à riences historiques entre lieux et époques différents. Les essentialistes
l!I des conceptions proches d'une théologie de la substitution: le chris- renvoient la question de la traductibilité horizontale (entre ensem-
tianisme remplace le judaïsme, et devient le centre autour duquel bles contemporains les uns des autres) à la définition des civilisations
,'1
I
gravite l'histoire universelle. et à la question de la langue: pour eux, point de langue commune
1'1 Iii possible, l'intraduisibilité triomphë. La contingence et, ajoutons-le,
i!!il Plus problématique encore, la question des origines du judaïsme et
du christianisme est censée précéder celle des «empires chrétiens du le multilinguisme médiéval ont peu de place au sein de cette concep-
haut Moyen Âge}). Cette fois, le lien se fait de lui-même: le judaïsme tion civilisationnelle, qui dissimule avec peine son racisme métho-
devenu christianisme... c'est l'Europe! La présentation de la Chine dologique 32 • La même conception ne relève en revanche aucune
des Han ou de l'Inde des V-VIe siècles, qui devrait clore le programme difficulté de traduction, de compréhension, d'interprétation entre
de sixième, joue le rôle du parent pauvre, sa situation en fin d'année «nos ancêtres}) et «nous}) : même langue, même religion, même
ne favorisant guère une étude approfondie. civilisation.
L'année suivante, on abordera l'Islam. Se dessinent donc deux Il existe deux manières de réfuter ce qui apparaît ici comme un pos-
«blocs}) : d'un côté, la civilisation «judéo-chrétienne}), mère de l'Eu- tulat incompatible avec la démarche historienne. Il s'agit tout d'abord
rope (dont on étudie la carte au IXe siècle!); de l'autre, la civilisation d'ouvrir l'enseignement de l'histoire à d'autres ensembles politiques
islamique. Bien évidemment, le fait qu'une partie de l'«Europe}) se et culturels. C'est ce qui est fait dans les programmes, mais de façon
soit trouvée un temps sous domination islamique ne compte guère: limitée. En second lieu, il faut montrer que la compréhension des
cela n'entre pas dans la carte, qui dans le programme correspond époques passées de notre «civilisation}) ne va pas de soi, qu'elle exige
tautologiquement à la carte du christianisme... interprétation et traduction. Pour les essentialistes en effet, il suffit
de se pencher sur «son}) passé pour le comprendre. Les historiens, en
Le lycée revanche, expérimentent chaque jour que la compréhension et l'ana-
Si la question abordée en seconde ne pose pas de problème en lyse des réalités médiévales censées relever de «leur}) civilisation passe
tant que telle, les formules de commentaire dont elle s'accompagne par un effort de traduction. Se pose donc ici la question des sources,
sont en revanche plus discutables. On peut en effet douter que la et de la réflexion sur les sources. Elle peut être abordée en seconde de
connaissance de l'histoire du Moyen Âge ait bien «pour finalité la façon plus complexe qu'au collège.
connaissance et la compréhension par les élèves du monde contem- La notion de «tolérance}) est invoquée dans le préambule du pro-
porain ». Par là, le programme de la seconde renonce à ce qui est le gramme : «Pour autant, les monuments historiques proposés par le
moteur de la recherche historique: le comparatisme, non seulement programme ne sont pas des modèles, ils doivent permettre de déve-
entre ensembles politiques contemporains, mais aussi entre les pério- lopper l'esprit critique, la tolérance et la reconnaissance de l'autre.})
des. Si son absence peut se comprendre au début du collège, il serait C'est là sans doute ce que visent les contempteurs de l'islamophi-
en revanche à sa place en seconde. Si la réflexion sur le Moyen Âge lie présumée des programmes scolaires. Toutefois, il ne s'agit ici
peut aider à penser le contemporain, c'est moins parce que celui-ci ni de «tolérance islamique}) ni de «tolérance médiévale33 }), notions
contiendrait en germe les développements ultérieurs que parce qu'il
en diffère, permettant ainsi de relativiser ce qui paraît aller de soi et 31. Ainsi, pour S. Gouguenheim ((La barrière de la langue», AM5M, p. 136-
137), la langue arabe n'est pas apte à traduire le grec. Toutefois, ce n'est pas un des
aidant les élèves à interroger la naturalité de leur condition et de leur moindres paradoxes de la position essentia]iste que de ne pas renoncer pour autant
situation historiques. à expliquer les autres « civilisations ».
L'étude d'époques historiques éloignées est fondamentale dans 32. Pourquoi, en dernier ressort, tel ou tel groupe humain utilise-t-il telle ou
telle langue, jugée «inférieure»?
la formation. Elle introduit à une question cruciale qui figure en 33. Souvent présentée comme une des vulgates de cet enseignement et attaquée.
1 1
arrière-plan de la recherche historique contemporaine, en particulier Ainsi, R. Brague met en avant, dans «Arabe, grec, européen. À propos d'une polé-
sur l'Islam: celle de la traductibilité ou de l'intraduisibilité des expé- mique récente» (Commentaire, 124, hiver 2008-2009, p. 1181-1190), le terme
l,II
277
r Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval
Lf:"S urees, tes Arabes et nous
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évidemment dénuées de sens, mais bien de la tolérance comme objec-
L'HISTOIRE DE L'ISLAM MÉDIÉVAL DANS LE SECOND DEGRÉ :
tif de l'enseignemenr34 •
QUELS OBJECTIFS, QUELS INSTRUMENTS?
Le commentaire de la question de seconde laisse enfin la place
à de véritables questions d'histoire, comme celle de la diversité
Résumons les difficultés auxquelles cet enseignement doit faire
des contacts, malgré l'obscurité de la notion de « carrefour de
face, et définissons quelques objectifs qui pourraient être ceux de
civilisations)} à laquelle elle recourt pour la présenter. Notons
l'ensemble de la communauté des historiens, quel que soit le niveau
toutefois que cette question apparaît incompatible avec les blocs
que le programme dessine en sixième et cinquième, si l'on suit de cursus dans lequel ils interviennent.
Il faut d'abord rappeler que les réactions violentes, dont l'ouvrage
du moins la nouvelle réforme. Il sera donc intéressant de voir si
de Sylvain Gouguenheim livre un exemple, s'ancrent dans un contexte
ce thème des « contacts» entre cultures disparaîtra des nouveaux
clair. La fin du colonialisme ne s'est pas accompagnée de la fin de
programmes ...
l'hégémonie occidentale. Les élites des anciens pays colonisés reven-
Notons en outre qu'ici encore, les « fondements religieux» des trois
diquent aujourd'hui haut et fort leur singularité, souvent de manière
empires méditerranéens paraissent premiers par rapport aux « fon-
très dure35. On ne peut ignorer l'existence et la vigueur des affir-
dements politiques» et l'on ne dira rien de l'absurdité de la notion
mations culturalistes, liées à la forte demande de mémoire adressée
même de « fondement». Dernière question qui demeure ouverte, celle
aux historiens 36 • Les partisans de l'identitarisme et de la « civilisation
de la nécessaire critique des mythes méditerranéens, menée depuis
occidentale» l'ont compris en retour, et ils réagissent à ce mouve-
plusieurs années, mais qui peine à trouver un écho dans la société et
ment de façon institutionnelle, par exemple en créant un ministère
dans l'enseignement secondaire.
de l'Immigration et de l'Identité nationale, mais aussi en multipliant
J'ai ici porté les présupposés des programmes scolaires jusqu'à
les écrits pamphlétaires37 • Dans un contexte qui disqualifie en outre
leurs conclusions logiques extrêmes. Je suis bien consciente, par
le travail intellectuel devant la force du témoignage « vécu », la tâche
ailleurs, que les enseignants présentent ces programmes en faisant la
apparaît donc difficile et multiformë. On se concentrera ici sur celle
part la plus grande possible à une approche authentiquement his-
torienne. Toutefois, partir sur des bases fausses ne facilite la tâche de l'enseignement.
de personne, ni de l'élève ni du professeur. Il me semble donc qu'il
faudrait reformuler l'objectif de l'enseignement de l'histoire dans
le secondaire. Il s'agit moins de permettre à l'élève de comprendre
le monde actuel en le faisant remonter, de fil en aiguille, jusqu'aux
35. Jean-Loup Amselle, L'Occident décroché, Paris, Stock, 200S, est très stimu-
« fondements» religieux des « civilisations ». Il s'agit bien plutôt de
lant sur ce sujet.
le doter, par le biais de la critique des sources et de l'acquisition 36. Le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire) a été
de connaissances variées mais raisonnées, dépourvues de jugement fondé pour réagir à ce problème et à la mise en demeure récurrente des historiens.
de valeur, des instruments qui lui permettront de comprendre le y participent aussi bien des collègues du secondaire que de l'université (cf.: http://
cvuh.free.frl).
monde qui est le sien. 37. On peut consulter, par exemple, Comment Nicolas Sarko~ écrit l'histoire de
France. Dictionnaire critique, Marseille, Agone, 2008, une publication préparée par
leCVUH.
3S. Sur la difficulté de la position des spécialistes de la question, cf. J. Dakhlia,
«apartheid» (utilisé par un auteur espagnol) pour qualifier la situation en al-Andalus. Islamicités, op. cit., p. 20 : «[Le point de vue des universitaires] est partiellement
Si la notion de tolérance n'a rien à faire dans ce contexte, celle d'apartheid ne paraît disqualifié, ou suspect. On les soupçonne d'un a priori apologétique sur l'islam
toutefois ni plus justifiée, ni moins anachronique. (ce qui est méconnaître la complexité de ces milieux et l'ambiguïté des raisons qui
34. On peut discuter de la validité de cet objectif, mais le débat doit alors por- commandent l'attirance pour un sujet d'études. [...] Le marché éditorial privilégie
ter sur cette question. Rappelons que la définition de la « tolérance» ne suppose pas les témoignages vécus, les récits identitaires, "de l'intérieur".»
de préjugé favorable à l'égard de l'élément «toléré ».
L/~ Les Grecs) les Arabes et nous Enseigner l'histoire de fIslam médiéval 279
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...
L~U Les Grecs, les Arabes et nous Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 281
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la recherche. Ce travail de diffusion des savoirs doit se traduire par une i ~;": "'.
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candidats éventuels aux postes de professeurs étant insuffisant; mais sur ce point les
choses devraient changer bientôt.
réflexion sur les programmes scolaires, mais aussi par une participation ':~; ~\'
43. Les limites théoriques du comparatisme pour la recherche n'enlèvent rien à
active à la formation continue des collègues du second degré. sa vertu pédagogique, surtout si chaque spécialiste traite de son domaine.
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Les vrecs, tes Arabes et nous r Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 283
de Sylvain Gouguenheim n'aurait été publié par une maison d'édi- vulgarisation44, il ne semble pas que ce soit le cas. De ce point de
tion sérieuse, et jamais il n'aurait connu un tel retentissement. vue, on distinguera trois catégories d'ouvrages: ceux qui paraissent
Une réaction semble voir Je jour. Aussi bien du côté de la recher- dans des collections spécialisées, ceux qui sont publiés dans des col-
che que de l'enseignement se mettent en place des équipes et des lections à vocation généraliste et, enfin, les manuels universitaires.
formations véritablement transversales. Ce travail commun suppose De cette dernière catégorie, nous dirons peu ici, puisqu'ils sont lus
une coordination entre universités et établissements distincts, mais surtout par les étudiants. Les manuels se sont multipliés ces derniers
aussi entre organismes de recherche et universités. À cette coopéra-
temps45. Ils ont remplacé une génération d'ouvrages qui illustraient les
tion naissante, la logique des réformes en cours dans la recherche
dérives d'une production «civilisationnellé6 » aujourd'hui dépassée.
et l'enseignement supérieur devrait rapidement mettre un terme. La
Entre autres exemples de ce qu'une collection spécialisée peut offrir
concurrence généralisée des disciplines et des institutions n'est guère
en termes de vulgarisation, on retiendra les collections «Islamiques »,
favorable au développement de l'étude de l'Islam médiéval.
aux Presses Universitaires de Francé 7 , et, depuis 2004, «L'Islam en
En conclusion, si des questions se posent, rien toutefois ne transpa-
débats », chez l'éditeur T éraèdré8 • Certains éditeurs ont ouvert large-
raît jusqu'ici de la prétendue «vulgate» stigmatisée par les contemp-
ment des collections déjà existantes, ou nouvelles mais généralistes, à
teurs de l'islamophilie généralisée. L'histoire de l'Islam médiéval,
l'histoire de l'Islam médiéval. Manifestement, ce n'est pas là que les
abordée une seule fois comme telle, en cinquième, est en réalité sou-
mise au même régime que les questions considérées comme étant médias vont chercher leurs interlocuteurs.
du même ordre (judaïsme et christianisme). Notons donc que, d'une Il est vrai que dans le même temps paraissent, en quantité bien plus
part, la «vulgate» dénoncée paraît pour l'instant bien fantomatique et abondante, des textes qui s'apparentent davantage à des pamphlets et
que, d'autre part, si elle existe, elle n'est pas transmise par l'enseigne- à des essais qu'à des ouvrages de vulgarisation à proprement parler.
ment scolaire ou universitaire. Les lieux communs sur l'Islam, qu'ils Ces ouvrages, loin de viser à rendre accessibles sans les déformer des
soient positifs ou - comme c'est surtout le cas aujourd'hui _ négatifs, réalités complexes, livrent des synthèses de données fausses et d'idées
passent donc par d'autres canaux. mal digérées qui tiennent le plus souvent le haut du pavé.
Il serait néanmoins trop simple de faire peser la faute sur les seuls
éditeurs, même s'il est vrai que la relecture par des experts extérieurs
Renouvellements et lieux communs
aux maisons d'édition devrait constituer la condition de toute publi-
Tout le monde n'a pas la possibilité de suivre à l'université des cation sérieuse. Les lecteurs, quant à eux, lisent des ouvrages dis-
cours sur l'histoire médiévale de l'Islam. D'autres cadres s'offrent aux ponibles et bien diffusés, ce qui est bien normal. Le problème est
spécialistes pour à la fois déconstruire des représentations qui ne repo- donc ailleurs : les spécialistes ont par trop déserté la vulgarisation,
sent sur rien de solide et exposer les avancées de la recherche. y compris dans des collections ou chez des éditeurs non spécialisés,
La production scientifique sur l'Islam médiéval est tout sauf limitée et
44. On laissera volontairement de côté ici les ouvrages d'érudition, nécessaires
répétitive. On pourrait même défendre l'idée que c'est un des secteurs
et qui existent, même s'il y aurait beaucoup à dire sur le sujet.
de l'histoire médiévale qui ont connu le plus complet renouvellement 45. Un certain nombre de manuels universitaires sont explicitement consacrés à
depuis trois décennies. D'où vient alors que les lieux communs demeu- l'histoire de l'Islam médiéval, et les manuels sur l'histoire du Moyen Âge incluent
rent? Outre le manque d'enseignements universitaires sur le sujet et la en général des parties sur le sujet.
46. La mode des ouvrages « civilisationnels» évoquée par l'article de B. Dufal a
logique médiatique qui favorise la polémique, on peut avancer deux
aussi concerné l'histoire de l'Islam médiéval, et cela est parfaitement compréhen-
raisons, qui renvoient à la politique des éditeurs et au positionnement sible dans un contexte hisroriographique précis. La diŒculté vient de ce que les
des universitaires et des intellectuels face au marché de l'édition. éditeurs continuent de les rééditer dans un contexte qui a notablement évolué.
Doit-on penser que la production sur l'histoire de l'Islam médié- 47. La liste des ouvrages publiés dans cette collection est disponible à l'adresse sui-
vante : http://www.puf.com/wiki/Liste/Ouvrages_par_collection?dyncat=Islamiques.
val est insuffisante en France? Si l'on s'intéresse aux ouvrages de 48. http://www.teraedre.fr.
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..t1.raoes et nous
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Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 285
,)
ainsi que dans les magazines d'histoiré9• Il est donc grand temps ,L;:(:
aussi important, d'autre pan, que les enseignants du second degré aient
de retrouver le chemin de ces publications, souvent mal perçues par
les moyens de réactualiser régulièrement des connaissances acquises au
le milieu universitaire, mais dont l'écriture fait partie des tâches qui
incombent à la profession. moment de leur recrutement mais que la recherche fait évoluer en per-
manence. Il n'est pas question d'être expert de chaque thème enseigné
De ce point de vue, l'ouvrage de Sylvain Gouguenheim apparaît
ni d'être au fait des tous derniers développements, mais de poursuivre
donc comme un hapax difficile à cerner, et dont on peut seulement
par ce biais le dialogue nécessaire entre recherche et enseignement.
espérer qu'il ne laisse pas augurer d'une nouvelle politique éditoriale.
Il existe des séminaires de formation sur le fait religieux destinés
Il a été rédigé par un enseignant-chercheur, mais non spécialiste de
aux enseignants du second degré, mais il conviendrait de faire sa place
la question qu'il traite; dans une collection universitaire prestigieuse, aussi à l'histoire médiévale de l'Islam et, plus largement, à l'histoire
mais sur l'avis d'une éditrice non spécialiste et qui ne semble pas médiévale, qui nourrit bien des fantasmes 5o • En réalité, c'est l'ensem-
avoir sollicité d'avis extérieur; dans une langue très accessible enfin, ble des thèmes abordés au cours des enseignements qui devraient
mais sur ton pamphlétaire et avec des objectifs polémiques. trouver leur place dans de telles formations. On ne peut continuer
En vérité, on comprend malI'acharnement de Sylvain Gouguenheim à faire reposer la formation continue des enseignants d'histoire-
contre l'enseignement secondaire. Il développe des conceptions qui géographie51 , qui doivent couvrir des périodes et des aires culturelles
sont en fait très proches, dans leurs grands traits, de celles des pro- très variées en un temps minimal, sur des séminaires ponctuels52 • Il
grammes du collège et, dans une moindre mesure, du lycée : concep- est donc grand temps de défendre le principe d'une formation payée
tion civilisationnelle, essentialiste, sans approche critique des sources. durant un semestre, voire une année, et cela plusieurs fois au cours
Si l'on peut douter qu'Aristote au Mont-Saint-Michel ait convaincu d'une carrière. Mener une telle activité en plus des heures de cours
les enseignants d'histoire-géographie, et si la critique des universitaires à assurer est en effet extrêmement difficile. Le faire dans un cadre au
a été quasi unanime, le contenu de l'ouvrage, en revanche, sonnera moins en partie universitaire serait profitable également aux ensei-
d'une manière immédiatement familière aux oreilles de lecteurs ayant gnants-chercheurs et les pousserait à proposer des ouvrages de vulga-
connu le type cl' enseignement qui prévaut depuis quelques décennies. risation qui n'aient pas exclusivement la forme de manuels.
Insistons encore une fois : il ne s'agit pas de dédouaner les ensei-
gnants du supérieur. Il est grand temps qu'ils s'interrogent sur leur La polémique récente autour de l'ouvrage de Sylvain Gouguen-
rôle et sur les liens nécessaires entre l'enseignement secondaire et heim aura au moins eu une conséquence bénéfique. Elle a obligé à
universitaire. penser les causes d'une telle publication et elle a amené ceux qui
embrassent la cause de Gouguenheim à désigner enfin les coupables
de la « dérive islamophile» dénoncée dans l'ouvrage. Selon eux, l'un
Pour une réflexion commune de ces coupables - car ils sont nombreux à leurs yeux - est l'ensei-
gnant. On a vu pourtant que les enseignants du second degré peu-
Pour renouer les liens entre recherche historique et savoirs ensei-
vent difficilement être tenus pour responsables d'une « islamophilie»
gnés dans le second degré, il faut, d'une pan, que les universitaires
soient consultés sur les programmes, dont les conceptions générales
sont clairement insatisfaisantes aujourd'hui au regard de la recherche, 50. Encore une fois, il ne s'agit pas ici seulement de l'histoire de l'Islam; on a
et panicipent plus systématiquement aux manuels scolaires. Il est tout dit plus haut ce qu'il en était pour le judaïsme et le christianisme. On peut lire,
pour l'histoire de l'Mrique, Pierre Boilley, «Un enseignement ouvert au monde?
49. Même si Pascal Buresi a préparé récemment un numéro «Histoire de l'Is- Carences françaises et frustrations de mémoires », in Jean-Pierre Chrétien (éd.),
lam» de la Documentation photographique (Paris, La Documentation française, L'Aftique de Sarkozy. Un déni d'histoire, Paris, Karthala, 2008.
n° 8058, juillet-août 2007) et si Gabriel Martinez-Gros écrit régulièrement sur le 51. Le propos est valable pour l'ensemble des disciplines, bien entendu.
sujet dans le magazine L'Histoire. 52. D'autant plus qu'obtenir l'autorisation d'y participer n'est pas toujours
chose aisée.
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Enseigner l'histoire de l'Islam médiéval 287