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LES SECRETS
DE L'AFRIQUE NOIRE
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DU MÊME AUTEUR

Poèmes

LE VOYAGE EN AUTOBUS, illustré par Max Jacob (épuisé).


A SOI-MÊME ACCORDÉ (Denoël, épuisé).
13 POÈMES EN PROSE, illustré par Emile Lahner (épuisé).
ŒUVRE D ' (Gallimard).
LA FLEUR COUPÉE, prix Max Jacob (Gallimard).
ANTHOLOGIE DES POÈTES DE L ; en collaboration
avec Daniel Sauvage (Denoël).

Romans
JE ME SUIS JOUÉ LA COMÉDIE, roman, illustrations de Toucha-
gues (Editions Universelles, épuisé).
LA FIN DE PARIS, prix Georges Courteline (Denoël, nouvelle
édition).
CŒUR NOIR (Grasset).

Reportages
LA CORRIDA, notes sur la guerre d'Espagne (Denoël, épuisé).
Sous LE MASQUE DES SORCIERS (en réimpression).

Essais et biographies
PREMIER MANIFESTE DU VITALISME (René Debresse, épuisé).
POÉSIE DU TEMPS, avec un frontispice de Pascin (Cahiers du
Sud, épuisé).
ORPHEO TAMBURI, LA JEUNE PEINTURE ITALIENNE (Denoël,
épuisé).
VLAMINCK, L'HOMME ET SON MESSAGE (Pierre Cailler, Lau-
sanne).
MAURICE SAVIN ET LA RENAISSANCE CONTEMPORAINE (Pierre
Cailler).
MÉMOIRES DE JOSÉPHINE BAKER (Buchet-Chastel, épuisé).
JULES ET EDMOND DE GONCOURT, PRÉCURSEURS (Mercure de
France).
GARDIENS DE LA PAROLE (Grasset).
LE PREMIER HOMME QUE J'AI TUÉ (Grasset).

Théâtre

LE BROCANTEUR PHILOSOPHE, pièce en un acte (Théâtre


Albert I
UN HOMME SEUL, pièce en trois actes (Théâtre de l'Œuvre).
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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous pays.
© Éditions Grasset et Fasquelle, 1981.
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AVERTISSEMENT

Publié pour la première fois en 1937, épuisé


depuis longtemps, les Secrets de l'Afrique noire est
l'un des grands livres que le continent noir a
suscités. La chose se sait — à telle enseigne que des
admirateurs de Marcel Sauvage, qui savaient Gras-
set son éditeur, se sont étonnés auprès de nous que
nous fussions si longs à remettre les Secrets de
l'Afrique noire en librairie. Voilà qui est fait.
L'un des secrets de l'Afrique noire, auquel
Marcel Sauvage ne pouvait songer lors de son
grand voyage voici presque un demi-siècle, c'est
qu'elle ne change pas. Parce qu'il le sait aujour-
d'hui, il n'a pas voulu modifier fût-ce un seul
développement de l'édition de 1937.
L'EDITEUR.
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Pour Antoine de Saint-Exupéry qui,


du bord de son avion rouge, m'a fait
voir le Parthénon à l'échelle d'une
cage à mouches.

Son ami, M.-S.


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PRÉFACE

En 1911, partit de Loango, naguère marché d'escla-


ves, à l'extrême sud de nos possessions sur la côte
occidentale d'Afrique, la dernière caravane du comman-
dant Marchand. Elle comprenait dix mille porteurs
indigènes qui, presque tous, moururent sur les pistes de
l'Afrique-Equatoriale française.
Le port de Pointe-Noire succède aujourd'hui au
repaire marécageux de Loango. Bien des choses ont
changé en apparence. En réalité, un administrateur de
Brazzaville pouvait écrire ces temps derniers, avec
raison : « Nous n'avons fait au Congo, depuis quarante
ans, qu'une caricature de colonisation. »
J'ai voulu voir. Et je suis parti au hasard des chemins
et des pistes, avec deux boys, de Pointe-Noire précisé-
ment, pour visiter le Moyen-Congo, le Gabon, le
Cameroun, les territoires du Tchad et ceux de l'Ouban-
gui-Chari, ce qui représente en étendue de désert ou de
forêt vierge une fois et demie l'Europe.
Je ne raconterai pas ce long voyage, pénible et
passionnant, — dont j'ai tenu un journal au jour le
jour, — et qui, plus tard, en qualité de reporter, me
valut la haine des écumeurs coloniaux.
J'ai appris à mes dépens, douloureusement, de quel
poids magnifique pourrait être, et de quelle absence de
poids est actuellement, ce que l'hypocrisie anglaise a
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nommé the white man's burden, le fardeau moral du


Blanc.

Par ailleurs, nulle part hélas, je n'ai trouvé là-bas,


chez ce Blanc responsable, et le plus détaché de la
nécessité immédiate, — sauf à l'état latent chez quelques
officiers du désert, — cet esprit que j'ai prospecté
d'étape en étape, qui pourrait éveiller, transformer le
cœur étroit et l'intelligence nouée des Européens, l'es-
prit, si je puis dire, des grandes étendues, facteur
désormais capital dans l'évolution du monde et plus
encore du monde colonial.
Du moins ai-je eu la joie, malgré tout, de rencontrer,
de défendre à l'occasion, de modestes ouvriers de chez
nous, qui prouvent, à leur corps défendant, sur ces terres
lointaines, que l'honneur de l'homme aussi bien que le
matérialisme d'usage peuvent et doivent demeurer, aux
colonies plus encore que dans la métropole, à l'écart des
coups de bourse et des à-coups de la politique.
Mais le sujet de ce livre n'est point là.
En marge d'aventures assez diverses que j'ai vécues en
Afrique centrale, je ne veux retenir ici qu'un certain
nombre de visages, blancs ou noirs, — et non point tant
les plus caractéristiques peut-être que les plus
curieux, — auxquels il me plaît pour l'instant de rame-
ner mes souvenirs.
Toutefois, je veux les évoquer sans restriction, ces
visages, dans les décors équatoriaux parmi lesquels je les
ai surpris, décors qui sont eux-mêmes des personnages,
ceux peut-être qui engendrent la plupart des autres, les
gouvernent et souvent les excusent.

Humanités équatoriales...
J'aurais aimé que mon livre portât ce titre à double
entente.
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Quoi que j'en vienne de dire, en effet, il ne s'agit pas


uniquement, dans les pages qui suivent, ni tout à fait au
hasard, de quelques esquisses de portraits, mais au
surplus, en marge d'un lointain voyage, ainsi qu'en
marge de ces livres plus lointains encore, dans lesquels
nous avons appris le rudiment classique, d'une étude
comme illustrée, particulière, qui tend au général, avec
l'espoir d'y retrouver le signe humain sinon d'y trouver
un sens nouveau.
Sans doute, l'enseigne eût davantage éclairé mes
intentions et fixé dès l'abord un peu du caractère
spirituel auquel je tiens, qui s'attache à l'expression
« faire ses humanités ». Mes « humanités équatoriales »
m'ont permis si pertinemment de refaire, à tout le moins
de préciser, voire de rectifier les autres sur un des plans
capitaux de la vie actuelle.
En fin de compte, si je me suis tenu au titre les Secrets
de l'Afrique noire, c'est qu'il est plus direct, sinon plus
juste ou plus justifié qu'au temps où je l'écrivis en tête
d'un reportage, différent par nature et forcément incom-
plet.
M. S.
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ANTICHAMBRE

LE DÉFILÉ DES WHARFS

Passés le golfe de Gascogne dont l'humeur est capri-


cieuse, le coup de tabac fréquent, puis le rivage portu-
gais piqué par des blancheurs de villes en terrasses, le
bateau glisse doucement vers les mers du Sud.
Et dès lors que Madère ou Ténériffe disparaissent
dans le sillage, l'enchantement commence.
Enchantement qui conduit au cauchemar.
France- Af rique-Equatoriale.
Bordeaux-Pointe-Noire.
Au gré des vents et des houles, vingt-deux jours de
navigation, en compagnie de médecins, de soldats, de
colons et d'aventuriers, de missionnaires à barbe et de
fonctionnaires en instance de bridge.
Aucun autre voyageur, aucun touriste ne s'égare sur
cette ligne, sinon, à des années d'intervalle, un homme
politique, aux frais du pays, un journaliste accrédité, un
chasseur millionnaire...

Pêle-mêle de visages, d'abord, dans le dédale flottant.


— Vous étiez déjà venu en Afrique ?
— Oui, Tunisie, Algérie, Maroc.
— Autrement dit... vous connaissiez Pontoise.
Ne pas confondre.
Le monde colonial, qui a, dans l'espace et dans le
temps, ses points de repère et ses points d'honneur, qui
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a des clans, des classes, un esprit particulier, une


étiquette qui lui est propre, et d'innombrables secrets,
vous rappelle aussitôt à l'ordre, le sien, le plus lointain.
Quand on quitte Dakar et ses montagnes de cacahuè-
tes, Dakar offert aux caresses du large, à la pointe de cet
énorme sein que la terre d'Afrique dessine sur les cartes,
un familier vous avertit :
— Les gens de banlieue sont descendus... Maintenant
nous sommes entre nous... Notre Afrique commence...
L'île de Gorée qui fut jadis notre premier centre de
ralliement sur cette côte inhospitalière, — quelques
jeunes cocotiers par-dessus trois vieilles maisons blan-
ches et un fortin cubique, — s'éloigne alors, jusqu'à
n'être plus, peu à peu, dans le rayon vert du couchant,
qu'un minuscule plateau de jouets sur une mer de cuivre
et d'étain.
Le voyage vers le zéro équatorial va maintenant
égrener le chapelet des escales ardentes : Conakry,
Grand-Bassam, Lomé, Cotonou, Libreville, Port-Gen-
til... autant de wharfs allongés à travers la barre comme
des bras tendus vers le navire plein du bourdonnement
des ventilateurs.
Quarante-huit heures après Conakry : Tabou.
Du creux de sable où l'on voit gigoter quelques singes
entre des cases, les rouleaux de la barre nous décochent
deux longues pirogues d'où monte un chant alterné
rauque et doux :
Hi, ho, mang'moussa, hi, ho, mang'moussa...
chantent les pagayeurs de gauche et ceux de droite
répondent sur le même rythme, en piochant l'eau :
Yo, yo, yorot' saïgan, yorot' saigan...
Les chanteurs noirs, conduits par leur chef, le Grand
Cacatois, ainsi nommé en souvenir des conquérants de la
marine à voile, grimpent à l'abordage par les chaînes
d'ancre et une échelle de corde. Croumens qui viennent
prendre la place des marins d'Europe, soutiers et
manœuvres, à qui la chaleur interdit le travail de force.
Désormais, le bateau, imperceptiblement bercé,
vogue dans l'éblouissement des Tropiques. Le soleil pur
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distille un alcool de lumière qu'on ne peut absorber qu'à


travers des lunettes bleues.
Des jeunes gens, frais émoulus de l'Ecole coloniale,
pourvus de cantines neuves, équipés de bons principes,
armés de candeur et d'enthousiasme, débarquent ici et
là, et de jeunes médecins suivis de femmes enceintes qui
ont peine à quitter le navire, quelques-unes qui regret-
tent... qui s'effraient de la brousse prochaine, et qui
pleurent sur leur ventre.

— Etes-vous bougnophile, c'est-à-dire pour ou contre


le nègre ?
— Ni l'un ni l'autre, comment voulez-vous?...
— Nous en reparlerons, quand vous reviendrez.
Un aileron de requin luit à tribord, plonge, nous suit
ou nous précède, file à la surface de l'Océan comme une
lame de ciseau dans une lourde étoffe tissée de métal.
Des compagnies de poissons volants, fuseaux de nacre
et d'acier bleu, jaillissent du miroir des eaux chaudes,
grésillent et retombent, étincellements sur des trajec-
toires.

— N'oubliez pas votre quinine, vingt-cinq centigram-


mes par jour, et même...
— Un whisky?... Non! Vous avez tort, il en faut...
— La vraie colonisation, croyez-moi, c'est le petit
commerçant, le petit planteur, l'homme qui s'installe,
qui peine... celui qu'on méprise...
— Permettez, grogne une ombre sous un casque
blanc, que voulez-vous que fasse le petit colon?... Ce
qui est nécessaire, d'abord, ce sont les capitaux...
Un fauteuil sursaute, deux mains osseuses plaquées
sur les accoudoirs :
— Laissez-moi rire... les grandes compagnies... les
grandes concessions... sans blague!
Les habitués des sombres débarcadères, tous les
passagers coutumiers de la ligne, qui reviennent de
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France avec un foie retapé, prodiguent au nouveau


venu, chacun dans son domaine, des histoires et des
conseils, et s'en défendent...
— Si vraiment, cher monsieur, vous avez l'intention
de voir quelque chose, écoutez-moi, l'Administration...
Un promeneur de la coursive, cambré dans un cos-
tume blanc amidonné à l'excès, la boutonnière fleurie
d'une rosace de bouts de ruban, est frappé par le mot :
— L'Administration !... dit-il et il fait front au groupe
qui discute, — bien entendu vous ne pouvez pas
l'encaisser, l'Administration!... Normal... Mais si l'ad-
ministrateur n'était pas là... le colon, monsieur... imagi-
nez ce qu'il ferait...
— Il travaillerait..., — déclare d'une voix lasse une
caricature de cow-boy qui mâche des cure-dents du
matin au soir, — il pourrait travailler, voilà tout.

A chaque tour d'hélice je vois naître parmi mes


compagnons, ou plutôt renaître et se préciser, d'étranges
personnalités, dures ou pitoyables, soulignées de tics,
accentuées de partis pris. Des personnalités qui n'ont
pas cours dans le cadre de la métropole, mises alors en
congé, tenues à l'écart. Mais au-delà du Tropique
chacun revêt son personnage officiel, retrouve son
attitude et l'ajuste.
Apparitions sous des éclairages nouveaux.
Dépaysement...
Chacun a levé sa visière.
Tous abattent leur jeu.
— Rien à faire, mon ami, avec les nègres. La
chicotte, le fouet, voilà ce qui les touche...
— Taisez-vous donc!... Vous raisonnez comme une
brute... Si on cherchait à comprendre l'indigène !... Mais
l'humanité...
— L'humanité!... l'humanité!... Qu'est-ce que vous
faites à la colonie, vous?... des petits pains?... Vous
travaillez peut-être avec des enfants de chœur...
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Les coloniaux, pas plus mauvais que les gens de la


métropole, ni plus libres ni plus esclaves, suent incons-
ciemment ce petit vernis d'humanité qui ne résiste pas à
dix jours de bateau.
La civilisation qu'ils représentent, ces exilés, qu'on
voudrait bien qu'ils représentent, — et c'est là une
tromperie dont ils sont moins coupables que victimes, —
cette civilisation que certains d'entre eux avaient pour
mission d'implanter chez les hommes de couleur, n'ap-
paraît plus, au seuil des terres lointaines, que sous la
forme d'un écran léger, un paravent de papier journal,
de l'autre côté duquel la belle aventure devient une sale
combine.
Si j'en crois mes compagnons, aux prises les uns
contre les autres, la droiture du cœur, la rigidité de
l'esprit, en général, disparaissent à haute température.
Le courage ne va plus au-delà d'un certain besoin
d'argent, ou de vanité. L'exception est aussitôt trahie et
« le bois d'ébène » en supporte naturellement les consé-
quences.
— L'Afrique-Equatoriale française, monsieur, comp-
tait au commencement du siècle une vingtaine de
millions d'habitants, pour autant, c'est vrai, qu'on puisse
ajouter foi à des recensements difficiles à opérer... Elle
n'en avait plus que huit millions en 1920-21... Aujour-
d'hui, par suite d'une mortalité due au développement
des grandes maladies coloniales, à l'extension meur-
trière des travaux de route et de chemin de fer, à une
exploitation mal comprise, aux famines, aux manques de
soins, aux émigrations... l'A.-E. F. ne possède plus que
trois millions d'habitants, trois millions à peine, disper-
sés sur un territoire qui a cinq fois l'étendue de la
France... Demandez... vérifiez...

— Le mal est qu'il n'y a jamais eu aucun plan


d'action...
— ... Ou qu'il y en a trop... imposés de Paris, par des
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ronds-de-cuir, des imbéciles qui n ' o n t jamais quitté leur


fauteuil... qui ne savent pas...
— Croyez-vous que les banquiers, les h o m m e s politi-
ques ne sachent pas ce qu'ils font ici ?... Est-ce que ça se
paie, leurs coups de bourse, oui ou non, avec la vie de
milliers de nègres ?

Dans la moiteur du calme, dans l'étouffante moiteur


d'un calme infini, un gong sonne l'heure du repas.
... Table du commandant, table du joyeux commis-
saire, table du médecin, si menu celui-ci dans son
uniforme qu'il fait figure d'enfant de troupe.
... Tables-points de mire. Petites tables sans fleurs,
soumises à l'humeur de la houle, à l'esprit de la mer qui
les anime et les dépeuple. Tables-fortins d'où les grou-
pes constitués s'épient, se sourient par-dessus les bou-
teilles et se méprisent.
Cinq ou six femmes pénètrent dans la salle à manger
avant tout le monde, s'assoient, le coude sur la table,
le face-à-main en bataille. Elles ne ratent jamais une
entrée.
Sur leur visage, la critique acerbe les trahit et les
satisfait, aux plissements des paupières, au jeu des rides
et des lèvres, aux lueurs des regards.
A chaque repas, des toilettes nouvelles, et de nouvel-
les toilettes entre chaque repas. Ces dames accomplis-
sent une période de mannequins, semble-t-il, et font
valoir les arrangements, les nouveautés d'une mode
qui doit assurer trois ans d'élégance dans les postes
perdus.
Comédie muette sous les ventilateurs.
Une minute d'attente, à la grâce des bustes.
Un monte-charge grince dans un coin à la façon d'une
dragueuse, et les plats montent de l'enfer des cuisines...
Ils ne tentent personne.
Dans les verres dépolis par la buée, les morceaux de
glace fondent, blancs, comme des morceaux de sucre.
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— Enlevez ce poisson, maître d'hôtel, ces viandes...


Boire frais, cela seul importe.

Et La Croix du Sud se lève à l'horizon des nuits


scintillantes, cependant qu'on danse à bord, entre des
haut-parleurs, sur des musiques venues de Paris, de
Londres ou d'Italie.
— Mon cher, la plaie, je vais vous l'indiquer... Ce
sont les femmes, quelques femmes parmi beaucoup
d'hommes...
— Pardi...
La comtesse intervient : haute et violemment parfu-
mée, la peau granuleuse, les paupières lourdes, une
poitrine sanglée à bloc. Veuve d'un officier mort de la
fièvre jaune. Des intérêts dans des plantations de café.
— ... Deux semaines qu'on meurt d'ennui... dans ce
rafiot, et personne qui ait cherché à me violer!...
Vierge !... par un temps pareil !... Ah ! les coloniaux !...
Parlez-m'en... Ça n'a plus de... Oui... des volcans
éteints... Voilà la vérité...

Toute la nuit on entend des solitaires qui font les cent


pas sur le pont.
La cloche marque les quarts dans le silence.

L'envoûtement sombre de l'Equateur succède à


l'éblouissement des Tropiques.
Nous glissons en marge de pays tour à tour calcinés
par le soleil ou cuits à l'étouffée sous le voile d'une
brume pesante, permanente, brassée à chaque instant
par les orages.
D'heure en heure, les tornades mûrissent tout à coup
au-dessus de nos têtes, pourritures de nuages, tourbes
d'ouragan farcies d'électricité, où les éclairs ont des
fuites de reptiles blêmes.
Autour de moi, sous la douche céleste qui détend les
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nerfs, j'écoute, d'une conversation à l'autre, — dans les


coursives, les entreponts, les bars, les cabines, — les
échos du monde que je vais découvrir et qui déjà me
tourmente. J'essaie de préciser, dans cette antichambre
marine, pourquoi cette cargaison de coloniaux me
décourage et m'excite à la fois.
— Alors, vous vous êtes mis au whisky?... Bravo !...
Et si vous passez par Nola... on compte sur vous... C'est
un bled où l'on ne rigole pas tous les jours...
A l'avant du navire, sur les panneaux de cale, des
tirailleurs, en culotte kaki, dorment, la tête couverte, les
pieds sucés par les mouches, dans un pêle-mêle de
couvertures, de bouteillons, de fusils et d'instruments de
musique. Mesdames Tirailleurs, accroupies autour d'un
mât de charge, les fesses tendues dans de l'étoffe à
fleurs, s'épluchent la tête et se graissent les cheveux, par
plaques, en rigolant.

Aux escales, — où le bateau, qui sue dans ses tôles,


prend un air de pot-au-feu, — des colons endimanchés
viennent s'imbiber d'un air de France et de champagne
sec, discuter le coup, taper du piano, acheter du
fromage.
Dans la baie de Souléaba, les juifs noirs d'Afrique, les
Aoussas, maigres comme des sauterelles, envahissent les
ponts avec des ballots de camelote, ivoire, cuivre,
peaux, colliers, bracelets, babouches, fétiches.

Un vieux chasseur d'éléphants, son large double feutre


rabattu sur l'éclat de deux yeux bleus et froids, m'a
longtemps surveillé. Je l'ai de même observé. Il ne boit
pas, ne parle guère. Il guette. Sa vie est d'être à l'affût.
Quelquefois il sourit sans qu'on sache pourquoi.
— Naturellement, me demanda-t-il enfin, vous venez
en Afrique centrale pour huit jours?...
— Comment cela ?...
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— ... Comme font d'habitude les gens de la métro-


pole, — ils sont pressés, les malheureux, leurs minutes
sont comptées, — quinze jours au maximum, entre deux
bateaux, pour visiter d'immenses territoires où le moin-
dre déplacement d'un poste à un autre, en dehors des
principaux, exige une semaine, sinon deux, trois, quand
il y a un chemin... à la belle saison... Et puis, qu'est-ce
que vous allez voir?... des abrutis qui pondent des
rapports, qui font du commerce... quelques pauvres
types découragés ?... Et les bêtes?... vous y avez
songé?... Est-ce que ça vous intéresse, les bêtes...?
Il n'attend pas de réponse, hausse les épaules et s'en
va.
Plus tard, voyant que j'étais intrigué par un couple
triste, efflanqué, deux êtres qui se tiennent par la main
comme des enfants, absorbés dans un rêve dont ils sont
visiblement la proie, il me donne, à la façon d'un mot de
passe, le mot de l'énigme :
— Sommeil... maladie du sommeil...

Chaque matin apporte avec lui un répit de fraîcheur.


Mais les manches à air dressées sur les ponts, la gueule
grande ouverte à la brise de l'aube, la gorge enflammée
de minium, ont des renvois écœurants d'odeurs pro-
fondes.

Le vingt-troisième jour de navigation, j'aperçus enfin


le rivage de Pointe-Noire où j'allais débarquer.
... Pointe-Noire, m'avait-on répété, aboutissement de
la nouvelle ligne de chemin, de fer Brazzaville-Océan,
futur grand port de nos possessions du Sud, chantier
cafardeux, ville champignon, épopée coloniale.
Il était environ deux heures de l'après-midi. Les faux-
cols durs des fonctionnaires en uniforme étaient parfai-
tement mous. Nos fronts ruisselaient sous les casques.
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Le bateau stoppa au milieu d'une rade foraine, — oh !


stupeur, — devant un paysage de Picardie.
Au bout de milliers de kilomètres d'une côte basse,
mousseuse, désespérément monotone, bordée de sable
étincelant, et du surjet continuel de la barre, on s'ima-
gine, — l'esprit bourré d'histoires, — qu'on va débar-
quer dans un pays fantastique : on arrive paisiblement à
Saint-Valéry-sur-Somme...
C'était plat, vert, humide et souriant. Un accueil de
pâturage. Pas le moindre palmier en vue, mais, au
premier plan, un phare, une érection de blancheur
incandescente.
Derrière ce phare, toute sa pavillonnerie dehors, sous
des feuillages, — en apparence, — de robustes noyers,
des toits de tuiles et des toits de tôle, des carrés de rouge
et des matités bleuâtres.
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II

MOYEN-CONGO

LE COMMISSAIRE DE POINTE-NOIRE. - JOSEPH ET


DOMINIQUE. - MARIE.

Une surprise en amène une autre. Le soir même de


mon arrivée, je faillis être arrêté.
L'administration m'avait accordé l'usage d'une case
de passage construite « en dur », une petite maison en
briques, — deux pièces et une véranda, — plantée dans
le sable, non loin d'un marigot, près de l'ancien marché
aux esclaves.
A l'écart de l'unique route qu'il y ait à Pointe-Noire,
— des nègres de toutes races, coiffés de chapeaux de
paille défoncés, la goudronnaient alors comme on
beurre une tartine, — elle était plaisante, cette petite
maison, au milieu d'un parterre, sans clôture, de hautes
herbes, de bananiers et d'ananas noués comme des
poings au ras du sol.
Mon premier foyer au bord de l'Afrique noire.
J'étais seul, avec mon équipement neuf, à pied
d'œuvre, devant la terre mystérieuse.
Ayant rangé mes cantines, dressé dans la chambre
vide mon lit de camp et ma moustiquaire, je prenais le
frais, accoudé nonchalamment sur la balustrade de ma
véranda. La nuit était proche, le moustique encore
supportable. Une brise légère frétillait dans la masse
feuillue des manguiers. Au bord du marigot voisin, tout
coassant de grenouilles, des négresses rieuses se ver-
saient, à pleines calebasses, de l'eau noire sur leurs seins
nus.
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Je vis venir alors, sur le sentier qui longeait ma case,


un homme d'aspect majestueux, quoiqu'en bras de
chemise. Son ventre gonflait d'importance une chemise
à petits pois. Il s'appuyait avec dignité sur une canne
d'ébène à pommeau d'ivoire et marchait, d'un pas lent
de propriétaire aux aguets. Devant lui, un négrillon
portait, en prévision de quelque retard, une lampe-
tempête à la manière d'un ostensoir.
Le personnage s'arrêta automatiquement à ma hau-
teur. Il avait la tête ronde, les cheveux coupés ras,
des bajoues flottantes et des yeux pâles. Il examina
les parterres, comme s'il cherchait un ananas qui fût
mûr.
— Beaucoup d'herbes, dit-il.
Je répondis en souriant.
— Beaucoup... c'est agréable, n'est-ce pas?
— A-gré-a-ble ? fit l'homme en coupant le mot entre
ses dents, vous trouvez ?... Et vous aimez ça?
— Pourquoi pas ?
— Si vous vous payez ma tête, gronda l'inconnu, et
ses bajoues tremblèrent, je vous enverrai deux miliciens,
moi, et nous nous expliquerons ailleurs...
Je demeurai interdit, interrogeant du regard les bana-
niers qui ont un port dégingandé de laitues géantes. Le
monsieur piqua du bout de sa canne les fesses du
négrillon, s'éloigna de quelques pas, puis se retourna.
— N' comprenez pas ?
Je demeurai muet.
Il me mit en joue avec sa canne.
— Je pourrais vous faire boucler!... Comprenez,
cette fois ?... boucler !... et ça ne tardera pas... M'faites
l'effet de tomber de la lune, mais ça ne prend pas avec
moi... Savez-vous qui je suis... ?
— Non. Mais..., répondis-je en haussant les épaules,
je ne demande qu'à l'apprendre...
L'homme abattit sa canne, s'y appuya des deux mains,
son ventre par-dessus.
— Je suis le commissaire, monsieur... Le commissaire
de Pointe-Noire... Je n'ai pas eu le plaisir de vous voir à
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mon bureau... Espère que vos papiers sont en règle...


Vous figurez peut-être que vous allez vous promener ici
à votre aise comme dans un moulin... Commissaire de
Pointe-Noire... et vous?
— Envoyé spécial, dis-je en toussotant.
— Nom d'un chien, s'écria le commissaire, et il
brandit sa canne par-dessus sa tête, il fallait me prévenir,
mon ami, nous aurions pris l'apéritif ensemble... Envoyé
spécial ! on a dû vous raconter que j'étais un jean-
foutre !... Voyez-vous, on me déteste ici parce que je
travaille, moi. J'ai l'œil et je visse... La consigne... Tas
de propres-à-rien...
Il remua les herbes du bout de sa canne.
— Ce que je vous en disais tout à l'heure, pour les
herbes, continua-t-il aimablement, c'est parce qu'on doit
désherber sous peine d'amende... Ces herbes-là, elles
vous plairont peut-être moins quand vous saurez que
ce sont des nids à serpents... la nuit, pleines de ser-
pents qui viennent du marché, des marigots... Saisissez
maintenant?... Votre prédécesseur l'a payé cher...
Allons, demain je vous enverrai une corvée de prison-
niers pour faire place nette. Pas les prisonniers qui
manquent ici... des tas de sauvages... Bonsoir... à
bientôt.
Et M. le commissaire, m'ayant ainsi introduit de plain-
pied dans les réalités coloniales où les herbes et les
règlements ont de secrets dangers, s'en fut comme il
était venu, à petits pas, derrière son boy porteur de
lanterne.

C'était l'heure des crabes.


Ils venaient de la mer, sortaient des marigots.
Ils traversaient les chemins, suivaient les sentiers, en
formations serrées, une vague après l'autre, imposant à
première vue l'illusion de sombres tapis tirés à terre par
des mains invisibles.
Ils cernaient les cases, prenaient d'assaut, de leurs
pattes et de leurs pinces, toutes les maisons ouvertes,
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deux kilomètres de largeur, quarante-deux kilomètres


d'une eau étincelante plantée d'îles — de semis d'îles —
entre lesquelles les petits bateaux à palettes cherchent
leur chemin, d'une flèche blanche à une autre flèche
blanche, d'une croix blanche à une autre croix blanche,
signaux peints sur des morceaux de caisse, repères de
labyrinthe cloués sur le tronc musculeux des acajous, des
fromagers, des zinganas, des palétuviers, des irokos, des
izombés...
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Au Gabon, j'avais descendu l'Ogooué sur le Fadgi.


Le capitaine, jovial et bedonnant, était un enfant du
faubourg Montmartre, avec un accent de Paname, au
graillon de laryngite.
Lors d'une escale, — celle d'Achouka — nous fûmes
pris dans un nuage de papillons, un tourbillon d'ailes, de
poudre d'ailes.
Nous étions trois passagers : un Anglais, blond et
rose, tout jeune, inspecteur des factoreries venu de
Liverpool, Marius, un colon noir comme jais qui avait
commandé en montant à bord... « un bifteck large
comme mes deux mains, avec des pommes frites à la
pelle »... et moi.
L'Anglais buvait du whisky, Marius de l'absinthe, l'un
et l'autre comme s'ils avaient fait une cure de petit-lait.
— T'en fais pas pour l'English, bois du pernod...
buvez du pernod, messieurs, criait Marius et il comman-
dait quatre verres d'un coup, dont deux pour lui...
— ... Please, déclarait l'Anglais..., biouvez du whisky
avec moa. L'absinthe il était dangerous' dans cet' pays...
Gaçônne, quatre...

Maintenant je descendais de Bangui vers Brazzaville,


par l'Oubangui et le Congo.
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— Une semaine si tout va bien... sinon, ça dépend du


banc de sable qui se met en travers...
A la saison sèche, c'est-à-dire aux basses eaux,
l'inégalité des fonds exige trois fois sur le parcours qu'on
change de bateau.
J'en pris un premier, tout petit : le Colonel-Klobb.
Le Colonel-Klobb, comme tous ses pareils, chauffé au
bois, était flanqué de deux chalands plats, servant de
bûchers, mais un seul, par exception, était enfaîté de
bûches. Sur l'autre, nous emmenions deux passagers
dans des cercueils, sous des feuillages et des drapeaux
tricolores, deux militaires du Tchad, l'un assassiné,
l'autre mort d'une « bilieuse ».
A soixante kilomètres de Bangui nous quittâmes le
Colonel-Klobb, pour prendre, à Zinga, le Djah, un peu
plus grand, pourvu d'une aimable salle à manger-salon-
fumoir de trois mètres sur trois.
Le capitaine, un ancien mécanicien qui se donnait des
allures d'amiral, était également un enfant de Paname,
— trente ans et cent kilos, — avec, sur tous les doigts de
la main droite, des cabochons de bagues, à la manière
d'un luxueux coup-de-poing américain. Ce qui ne l'em-
pêchait nullement de pratiquer les impasses, au bridge,
avec une finesse que nous admirions d'autant plus
qu'elle nous valait régulièrement de payer toutes les
additions.
Nous passâmes devant Betou, le pays natal de Domi-
nique, pays d'anthropophages où il est malsain de rester
en panne. Mais le surlendemain, à l'aube, le Djah entra
doucement dans le banc de sable annoncé au départ.
— Nom de Dieu, cria le capitaine qui gesticulait en
pyjama.
Et il se jeta immédiatement à l'eau, suivi par tous les
Noirs qui étaient à bord.
Il s'agissait de sortir de là au plus vite.
Après avoir étudié le cas, le capitaine fit détacher les
chalands pour les dégager en premier. L'équipage mit
les bûches de l'un sur les cercueils de l'autre, puis d'autre
part les cercueils sur les bûches et au bout de vingt-
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quatre heures de halage et de manœuvres, de décharge-


ment et de rechargement, nous flottions à nouveau, en
eau libre.
Le soir même, à Dongou, nous quittâmes le Djah
pour prendre le Largeau, presque un grand navire.
Mais le capitaine du Largeau, un Auvergnat taillé
comme un lutteur, nous reçut en grommelant du haut de
sa passerelle, ses bras tatoués croisés sur la poitrine, son
casque rejeté à l'arrière du crâne...
— Vingt-quatre heures de r'tard... pas plus... Que
voulez qu' je foute, moi, maintenant?... Vous raterez
l' train à Brazzaville, l' bateau à Pointe-Noire... Vous
pressez pas... quinze jours à l'as...
Les boys affolés balançaient les cantines d'un bord à
l'autre.
Nous embarquâmes sous une pluie d'escarbilles.
Le capitaine hurlait, dans un petit porte-voix, aux
manœuvres d'amarres :
— Du mou, à l'avant, du mou...
... Comme s'il eût commandé le repas d'une cargaison
de chats.
Hélas, le hasard et la malchance; en Afrique, sur les
fleuves aux eaux perfides, se plaisent à narguer les
capitaines auvergnats qui ont à cœur de suivre les
horaires.
Le Largeau, qui filait à bonne allure, s'échoua entre
Impfondo, relais sinistre, — où les miliciens doivent
défendre les tombes contre les gourmets, — et la ligne
même de l'Equateur, à l'instant précis où une tornade
s'abattait sur le fleuve.

Nous étions une vingtaine de Blancs sur ce bateau qui


devait, en principe, assurer la correspondance, par
Brazzaville et le nouveau chemin de fer Congo-Océan,
avec l'Asie, courrier en rade de Pointe-Noire, à destina-
tion de Bordeaux.
Il y avait là des caporaux et des sous-officiers du
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Tchad, permissionnaires à la joie enfantine, quelques


gens de l'administration, d'une élégance officielle, un
agronome suisse à moustache, un cotonnier belge à mo-
nocle... Et à l'arrière, dans le remuement de linge sale
et le crachotis des roues à aubes, devant la porte des
w.-c., couché sur un brancard couvert de taches et de
mouches, un Portugais vidé par la dysenterie.

Les indigènes disent : « Y en a grands Blancs, Fran-


çais, Anglais, Allemands, y en a petits Blancs, Espa-
gnols, Italiens, Portugais. »
Ils disent encore : « Y en a le Blanc, et y en a le Noir,
y en a le singe, après y en a le Portugais. »
Ils craignent et respectent les Anglais, qui ne frayent
guère avec eux, et sauvent toujours la face moralement.
Sans doute préfèrent-ils les Français, mais les trompent,
se méfiant avec raison de leurs sautes d'humeur qu'ils ne
comprennent pas, de leurs excès de familiarité ou de
brusquerie. Mais ils n'ont que haine, et bien nourrie,
pour les Espagnols, les Italiens, les Allemands, qui
passent, chez eux, pour être les exploitants coloniaux les
plus maladroits et les plus féroces.
Quant aux Portugais, qu'on trouve un peu partout en
Afrique centrale, où ils se sont, de tous les Européens,
les mieux adaptés au climat et les plus métissés, le Noir
les méprise.
Les Portugais sont les gagne-petit sans caractère de
l'exil. Honteux et bavards, ils pratiquent le bas com-
merce et le troc au petit bonheur. Souvent ils vivent, on
ne sait de quoi, avec une patience de fourmis, installés
n'importe où, n'importe comment, dans des paillotes
anonymes, au hasard des villages et des affaires possi-
bles.
Le nôtre était un spectre silencieux, résigné, à peine
vêtu de linge usé jusqu'à la trame, comme d'un peu de
charpie autour d'un fagot d'os. Il avait de grands yeux
noirs luisants et doux. Un rictus découvrait ses deux
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dernières dents jaunes quand on lui demandait de ses


nouvelles.
Il n'avait plus la force de parler.
Chacun lui offrait des médicaments, des comprimés. Il
essayait aussitôt de les avaler. Sa pomme d'Adam faisait
en vain quatre ou cinq fois la navette au long de son cou
décharné. Alors il essayait de croquer, de sucer les
cachets blancs, les pilules amères ; c'était son dernier
espoir, ses dernières douceurs...

Nous jouions au bridge, buvions du whisky à longueur


de journée.
Cependant, du pont inférieur où sont parqués les
indigènes autour des chaudières, montaient avec les
fumées des cuisines et l'odeur des peaux noires, entre le
ronflement des feux et la rumeur des bielles, des petites
notes de musique, des notes grêles, tremblotantes,
espacées, perdues dans le vent, pétales de mélancolie
arrachés d'une corde tendue sur un morceau de cale-
basse.
Et le temps coulait doucement, au fil du fleuve, dans
un décor somptueux, écrasé de lumière, avec un village
minuscule sur les rives lointaines, parmi les bananiers,
tous les cent ou deux cents kilomètres.
La nuit, bien qu'il n'y eût pas de clair de lune, on
naviguait, contrairement à l'usage, pour rattraper le
temps perdu, mais au ralenti, — dans la clarté d'un
projecteur tâtant la route, cherchant les « cailloux » et
les bancs de sable.
Et de grands feux s'allumaient à droite, à gauche,
marquant l'emplacement des postes à bois, sur la rive
belge et la rive française, ou les pièges des naufrageurs,
pilleurs d'épaves, blancs ou noirs, qui vivent, qui errent
d'une île à l'autre, dans l'immense couloir international
du Congo.
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Les fleurs sont rares sous l'Equateur, mais énormes, à


l'occasion, comme des gâteaux de frangipane ou des
cœurs d'une chair mielleuse et parfumée.
Dans la forêt, peu d'oiseaux, et moins bruyants que
les macaques à travers les branches, mais ils ont un
chant, des cris singulièrement curieux.
Ainsi, le coucou d'Afrique ne fait pas : « coucou »,
mais « couque »... Il avale une moitié de l'appel que
nous connaissons et s'étrangle avec.
En plein midi, alors que la chaleur blanchit le ciel, un
oiseau que je n'ai jamais pu voir imite les deux notes
alternées qui annoncent les pompiers de Paris.
Il en est deux autres, chaque soir, aussi particuliers.
L'un grince comme une girouette, tandis que l'autre a
l'air de souffler doucement dans le trou d'une petite
serrure, on ne sait où, peut-être par un petit trou du ciel,
jusqu'à l'heure de la première étoile.
C'est celui-ci que j'écoutais, le dernier dans la nuit
tombante, son sifflet grave, un peu chuintant.
Sur la rive du fleuve, dans l'ombre du vapeur penché à
tribord par les amarres, se dressait un frangipanier
solitaire, en fleur et en boutons, tout blanc et tout rond,
tel un bouquet de mariée que la terre eût tendu vers
nous pour une alliance qui fût enfin d'amour.
Nous avions accosté, pour la nuit, aux environs de
N'Gabé, autant qu'il m'en souvienne.
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Mes compagnons de voyage étaient descendus, pour


voir de plus près quelques dames du pays voisin, qui
avaient un slip, et le nez et les oreilles ornés d'épingles
de nourrice et de pièces de cinq sous trouées.
Notre Portugais s'était voilé la face d'une serviette-
éponge. Immobile sur son brancard, près de la roue à
aubes, il figurait déjà fort bien sa prochaine pose de
cadavre.
Pour moi, à peu près nu dans mon étroite cabine, je
commençais de mettre de l'ordre dans mes notes. Je me
débattais comme parmi des séries de papillons « natura-
lisés » dans un fouillis de documents et de bouts de
papier posés un peu partout.

Mon voyage était presque terminé.


Le lendemain, nous devions atteindre le Stanley Pool,
débarquer à Brazzaville, prendre aussitôt le train ou une
draisine, filer à Pointe-Noire...
Déjà peut-être l'Asie nous attendait.
Un paquebot c'est, au gré de l'image banale, un
quartier détaché de la métropole, un morceau de
France...
Avec un coiffeur qui sait unifier toutes les têtes et qui
porte sur lui tous les parfums truqués de la patrie.
... Et un vrai bar, des ventilateurs, des baignoires, des
maîtres d'hôtel, des vins glacés, la radio quotidienne, le
cinéma...
Finis l'aventure et le dépaysement, les stupéfactions,
les peurs, — cette peur, les soirs d'étape, quand la fièvre
me secouait, arrachant à ma solitude ardente les longs
monologues du délire...

Un paquebot, dans la baie de Pointe-Noire, pour


moi...
L'obsession du haut navire, bercé par la houle autour
de son ancre, me brouillait l'esprit. Mes mains mêlaient
à mon insu les papiers et les témoignages.
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L'oiseau qui a l'air de souffler doucement par le trou


d'une petite serrure fixa mon attention, puis se tut. Mon
écriture sur les feuillets dispersés au hasard de ma
couchette et de mes cantines reprit un peu de réalité
intelligible, un sens, une puissance...
Je m'appliquai à la lecture.

13 février. — Dschang. Cameroun.


Les brouillards montent des plaines du N'Kam. Je
reviens de Quinquina-Station que j'ai visitée à l'aube.
Les brumes fondent peu à peu, se disloquent, tels
semble-t-il, sous l'ardeur du soleil levant, les fantômes
tumultueux de la nuit équatoriale.
Le paysage prend son bain de vapeur matinal.
... Elles s'accrochent en vain, ces brumes, lourdes et
poisseuses, aux arbres et lianes de la forêt environnante.
Elles découvrent, au long de notre chemin, des pentes
successives et luisantes sur lesquelles encore elles se
collent, se hissent, rampent, s'éclaircissent enfin et s'effa-
cent, par mèches folles, dans le cristal du ciel, bleu et dur.
Et sur toutes ces pentes, de bas en haut, paraissent des
femmes qui travaillent la terre, piochent, grattent, sèment,
plantent. Elles sont nues, cassées en deux, avec des
penderies de peau sous le buste, à angle droit, un ventre
flasque, des seins pareils à de grandes poches de caout-
chouc noir.
Les hauteurs de terre cultivée sont comme peignées de
sillons à reflets gras. Sur les plus abruptes, les femmes
nues se tiennent d'une main à une corde fixée autour de
quelque rocher lointain. De l'autre main, elles poignardent
le sol d'un outil à lueurs blêmes.
Elles nous tournent le dos, ces paysannes couleur de
suie, piétinent ou grimpent vers les sommets, pas à pas.
Etrange exposition. Pitoyable revue de fesses que nous
passons là. D'un tournant de la piste à l'autre, les rayons
obliques du soleil jouent à saute-mouton par-dessus, ou
les éclairent par en dessous.
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11 mars. — Circonscription militaire de Mokolo, pays


insoumis.
Dix heures du matin. Beau temps.
La piste était relativement bonne.
Je me dirigeais vers Mora.
J'aperçus, aux abords d'un village à toits pointus comme
des éteignoirs, les dames du pays qui s'en allaient
gaiement aux provisions. Elles avaient pour tout costume
un petit plumeau de feuilles sèches sur le derrière. Mais la
plupart étaient couvertes d'enfants, sur le dos, sur les
hanches, les derniers-nés accrochés à chaque sein.
Hélas ! quand elles me virent, abandonnant les calebas-
ses et jetant bas leur progéniture, ces dames se mirent à
hurler et à fuir, à grimper, comme des singes, dans les
arbres les plus proches, avec une rapidité qui me laissa
bouche bée, moi qui me préparais aux amabilités d'une
présentation.
— Effrayer des femmes à ce point, pensai-je, c'est un
record !
Mais je ne me tins pas pour battu. Elargissant mon
sourire — et des cadeaux plein les mains — je m'appro-
chai d'un arbre où quelques-unes de ces dames-guenons
étaient perchées.
Cette fois, au péril de leur vie, elles se réfugièrent en
gémissant dans les dernières branches, au faîte des arbres.
Leurs yeux ronds, accentués de sourcils peints en blanc et
rouge, interrogeaient chacun de mes gestes avec épou-
vante.
Renonçant alors à apprivoiser les mères, je reportai mes
soins sur les négrillons gigotant parmi les calebasses au
bord de la piste. Je fus plus heureux : tous les enfants du
monde savent sourire à qui leur sourit...
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2 avril. — Quand je me regardai dans la glace, j'éclatai


de rire, malgré ma fatigue, ou par sa faute. Mon
équipement, aussitôt, émit un nuage de poudre ocre.
J'avais une magnifique paire de moustaches rouges et
des paupières couleur de brique. J'avais, en outre, une
barbe de cinq jours, également rouge, et des bras de boucher.
J'étais beau pour mon entrée à Bangui !...
J'en fus bientôt honteux quand je vis que la capitale de
l'Oubangui-Chari est une petite ville singulièrement
coquette, la plus séduisante peut-être de toute l'A.-E. F.
On y circule dans une fraîcheur mi-obscure, comme
sous des voûtes de cave, par de magnifiques avenues
qu'ombragent des files rectilignes de palmiers et de
manguiers...
... Une heure après m'être faufilé à l'hôtel — dont les
chambres n'avaient pas de porte — je fis mon apparition
sur la terrasse à parasols balnéaires sous lesquels s'agglu-
tine chaque soir le Tout-Bangui mondain en costume de
toile blanche.
C'était l'heure sacrée de l'apéritif : une heure qui dure
parfois toute la nuit.
Au bout de dix minutes, j'avais autour de moi une
douzaine d'amis en plus et quelques douzaines de verres à
boire, en perspective.
Au cinquième, mon voisin me tapa sur l'épaule :
— Regardez ça...
Il recula sa chaise et releva son pantalon sur sa jambe
droite.
— Vous ne manquez pas de cheveux, lui dis-je.
Il avait la jambe velue au point d'en être noire et une
grosse boule de muscles au mollet.
— Tâtez... ça ne mord pas... Eh bien! mon vieux, là
d'dans, y a quatre-vingt mille francs, vous m'entendez,
quatre-vingt mille francs...
— C'est un ancien coureur cycliste...
— ... Un champion, compléta quelqu'un d'autre. Mais
quand il vous dit qu'il a quatre-vingt mille balles dans les
quilles, il veut dire qu'il y avait... qu'il y a eu... parce que
les gonzesses, hein !...
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— Et maintenant, demandai-je à cette gloire du cycle,


qu'est-ce que vous faites ?
Il interrogea du regard son verre de whisky où pétillait
l'eau gazeuse. Puis il eut un petit rire fusant et me redonna
une claque sur l'épaule...
— Je nage, mon vieux, je nage, comme les copains...
Pour le moment, j ' suis l' fils aîné d' « la Belle
Jardinière »...

L'ancien champion de la pédale se mit à l'aise. Il n'eut


bientôt plus que son pantalon autour des reins.
— Vous croyez peut-être que les négresses, dit-il, sont
des femmes à part, de pauvres femmes... Erreur, mon
vieux, erreur... Comme les autres, exactement comme les
autres... Ça pratique le chiffon, la mode... Et pourquoi
p a s ? Evidemment... Tenez, vous n'avez qu'à leur
demander... Elles connaissent toutes « Madame Lou-
vre », « Madame Samaritaine », « Madame Bon Mar-
ché »... les grandes dames blanches à qui on envoie des
sous et qui vous renvoient de la camelote... Les meilleutes
clientes des grands magasins de Paris....parfaitement... ce
sont les négresses du fond de l'Afrique... Avec celles-là,
pas de réclamations, vous comprenez... Tous les rossi-
gnols valent leur pesant d'or... Si le cœur vous en dit,
fouillez donc quelques cases dans les parages... Vous
verrez, « Madame Belle Jardinière » a ses petites entrées
partout... J'en sais quelque chose, moi... j'vous l'ai dit...
j ' f a i s la place...

Ces trois coupures côte à côte... un point de départ...


des points de repère, une enquête que je voulais
entreprendre...
L'oiseau qui a l'air de souffler par le trou d'une petite
serrure vint encore me distraire et me forcer de l'écou-
ter, cependant que je regardais machinalement, par mon
sabord, le frangipanier en fleur.
Il me rappela, ce frangipanier, à la réalité immédiate.
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N'Gabé...
Le Largeau...
Les bûches cognant sur les plaques de tôle...
L'odeur des cuisines...
Le fièvre quotidienne, — elle était là, — qui vous
détache de toute notion précise, vous abandonne au fil
d'un rêve, — comme descend une barque au fil d'un
courant, — vers on ne sait quelles images...
Je raflais mes notes à la façon d'un jeu de cartes,
quand la réussite est manquée...
Femme noire, la dernière esclave...
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Les passagers remontèrent à bord.


Nous bûmes ensemble l'apéritif traditionnel.
— Sans intérêt, la balade, dirent-ils.
Dès la fin du dîner, servi à la hâte et pris de même,
chacun s'en fut dans sa cabine et se fourra sous sa
moustiquaire...
Impossible de se défendre autrement contre la purée,
la frémissante purée de moustiques et d'insectes multi-
formes, éblouis ou piqueurs, qui enveloppe jusqu'à le
faire disparaître, comme un noyau dans un monstrueux
ectoplasme, un bateau près du rivage, toutes lumières
allumées.
Hélas, on évite le moustique dans une cabine sous la
moustiquaire, mais on est en proie à l'asphyxie et
j'aurais aimé fuir l'un et l'autre.
J'appelai Dominique.
— Allume la lampe-tempête... nous sortons...
Le bon Dominique n'attendait que cet ordre pour
manifester sa gentillesse. Depuis que nous étions sur le
chemin du retour, il me guettait sans arrêt, avec de gros
yeux tristes de chien qui sent l'abandon prochain. Il
désirait tellement me suivre encore, m'accompagner,
venir à Paris où l'on trouve sous la terre des voitures
dont les portes se ferment d'elles-mêmes.
Nous descendîmes sur la rive.
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A moins de deux cents mètres du Largeau, il y avait


un petit village, un campement plutôt, mais la douzaine
de cases qui le composaient étaient obscures et muettes,
les occupants terrés.
Seul un vent, furtif tel un rat, remuait la cendre des
foyers au seuil des cases.
Dominique marchait devant moi, tenant à hauteur de
son épaule la lanterne « pannée » d'un halo de bestioles.
D'un pas à l'autre, nos ombres se cognaient la tête
contre les murs de terre. Parfois elles fuyaient, attirées
tout à coup, étirées brutalement, comme aspirées par un
trou, une échappée dans la nuit, un piège ouvert parmi
les arbres.
Je fis le tour du village.
Il était difficile, sinon dangereux, de pousser plus loin.
Décidément, l'attraction était maigre. Mes compa-
gnons de bord avaient raison.
L'endroit n'était pas même un poste à bois, tout au
plus un relais de hasard, avec quelques indigènes venus
de l'intérieur et qui vivaient de pêche.
Autour de nous, au nord, à l'ouest, invisibles et quasi
inconnus, submergés par la forêt, s'étendaient les hauts
et mornes plateaux Batékés, pays de Makokou, roi
déchu, abruti par l'exil et l'alcool.
Je fis encore une fois le tour du village en regardant
plus à loisir l'entrée de chaque case. Des panneaux de
feuilles de bananiers servaient de portes. Je remarquai
alors, de chaque côté de l'une d'elles, un léger bourrelet
de fumée qui se résorbait aussitôt.
J'essayai, par une jointure, d'entrevoir l'intérieur du
logis. Mais le panneau de feuilles était épais, appliqué au
plus juste. J'en approchai l'oreille et entendis cracher,
de l'autre côté, puis un murmure...
Qu'avais-je besoin d'insister ?
Néanmoins j'essayai d'écarter doucement le panneau.
Dominique en fit autant de son côté.
— Et puis, flûte, on verra bien...
Je tirai brusquement à moi l'espèce de porte. Elle
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tomba d'un bloc, et la lumière de notre lampe pénétra


dans la case ou plutôt y filtra, à travers l'ouate de fumée
qui l'emplissait. Rien ni personne ne bougea, mais je
distinguai, au bout d'un instant, cinq ou six personnages
assis sur leurs talons, autour d'une longue claie, des
nègres immobiles qui roulaient vers moi des yeux
embués.
Sous la claie, un large foyer sans flamme, couvert de
cendres, où brillaient quelques étincelles, émettait à
l'étouffée des fumerolles qui se tordaient sur elles-
mêmes à cause de l'air que la porte avait bousculé en
tombant.
Sur la claie, complètement nu et sec, déjà fortement
boucané, il y avait un corps, un cadavre aux os saillants.
Les indigènes qui entouraient ce rôti avaient à coup
sûr eu peur de mon intrusion et j'en fus immédiatement
rassuré. Mais à vrai dire, je ne savais plus que faire.
Toussant et pleurant, je battis de la main comme pour
signifier : « Restez tranquilles... »
Et n'ayant rien trouvé de mieux, j'esquissai une
grimace qui voulait être un sourire.
Cependant un nègre se leva et vint vers nous. Je
reculai et ordonnai à Dominique, d'une voix aussi ferme
que je pus :
— Dis-leur qui je suis... et que je ne suis pas seul... et
demande-leur ce qu'ils font...
Mon boy les interrogea dans la langue qui sert
d'espéranto sur les rives du fleuve. Ils se mirent à
bredouiller, tous à la fois, d'un air navré, en agitant leurs
coudes, comme des ailerons de pingouins.
Dominique ne savait plus où donner de l'oreille. Et
cela aurait duré longtemps, sans doute, si je n'avais
coupé court, de crainte d'être asphyxié.
— Alors, Dominique?
— Y en a le père mort su le feu, répondit Dominique,
et là, patron, y en a la madame...
La madame était la veuve que toute l'assemblée me
désigna du doigt.
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Je m'accroupis, à la mode indigène, afin de pouvoir


respirer sous le gros de la fumée.
La veuve, les jambes écartées, les joues blanchies à la
chaux, les yeux baissés, fumait la pipe, une petite pipe
au fourneau de terre rouge. De temps en temps elle se
grattait le mollet, soupirait, retirait la pipe de sa bouche
et filait, avec la vigueur de son chagrin j'imagine, un jet
de salive dans les cendres chaudes sur lesquelles ses
frères et ses enfants faisaient rissoler la dépouille de son
défunt mari, selon les usages mondains au pays des
Batékés.
Dominique fit contre mauvaise fortune bon cœur et
s'accroupit près de moi, la lampe-tempête entre les
genoux.
J'observai le mort. Il suait parfois une goutte de
graisse qui tombait dans la cendre et grésillait. J'aurais
voulu qu'on le retournât, mais il était à plat ventre sur la
claie, le nez entre deux barreaux comme à quelque
fenêtre grillagée de l'au-delà.
Ainsi admis dans un cercle intime, je distribuai une
tournée de cigarettes à l'assistance et offris le reste du
paquet à la veuve qui m'en remercia d'un sourire.
— Et après, Dominique, qu'est-ce qu'ils vont faire du
monsieur ?
— Fétiche, patron, grand fétiche pour la case. Et
après, longtemps, longtemps, y en a enterrer lui avec
beaucoup ses pagnes.
La veuve graillonna quelques mots dans le tuyau de sa
pipe. Dominique traduisit :
— Y en a demander toi pas dire aux Blancs, comman-
dant.
Je protestai de ma discrétion. Et quand j'eus craché à
mon tour dans la cendre du foyer, je laissai ces braves
gens au boucanage de leur bien-aimé.
Derrière nous la porte en feuilles de bananiers reprit
aussitôt sa place.
Après tout, pènsai-je, durant que Dominique accélé-
rait le pas vers le Largeau, bousculant les ombres à
coups de lanterne, n'est-ce pas là une façon comme une
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autre de conserver ses parents et d'en meubler pieuse-


ment sa maison? Est-ce que la fumée dans le monde,
celle des guerres par exemple, ne déifie pas plus
tristement des milliers, des millions d'êtres, plus évolués
en apparence, plus orgueilleux et qui ne sont, en vérité,
ni de plus puissants fétiches ni des meubles plus beaux ?

— Eh bien ! questionna ironiquement le capitaine du


Largeau qui surveillait le décrassage quotidien de ses
chaudières, qu'est-ce que vous avez vu ?
— Oh ! répondis-je, pas grand-chose, une réunion de
famille... une vraie... pour la première fois.

Paris-Cannes, 1935-1936.
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N. -B. — Le voyage dont il est fait état dans cet ouvrage


a été accompli en 1934.
Depuis, des correspondants bénévoles, que je tiens pour
suffisamment avertis et désintéressés, m'ont écrit de divers
postes de l'Afrique-Equatoriale française, pour me certi-
fier que certaines situations, pénibles aux indigènes ou aux
colons, s'amélioraient, s'étaient sensiblement améliorées
après le départ du gouverneur général à cette époque. Je
l'espère et le consigne ici, pour mise au point, à la
décharge de l'administration. Au demeurant, peut-être n'y
suis-je pas tout à fait étranger, puisqu'à mon retour
d'Afrique, le ministre des Colonies, m'ayant longuement
entendu, — devant des techniciens qualifiés pour me
répondre, auxquels j'ai produit mes documents, — a cru
de son devoir de prendre des mesures immédiates, notam-
ment d'envoyer en A.-E. F. des commissions d'enquête
qui ont, par la suite, fait en partie le nécessaire pour parer
au plus urgent, sur place d'abord et plus tard de Paris.
Mais rien, malheureusement, n'est encore sauvé là-bas,
une fois pour toutes, en dépit d'efforts nouveaux qui sont
mal coordonnés. Que de réformes pressantes demeurent
ainsi à opérer, avec courage, dans cette tragique et
séduisante Afrique noire, dans nos possessions et, —
qu'on ne s'y trompe pas, — de même, par ailleurs, chez la
plupart de nos voisins coloniaux qui ne sont pas meilleurs
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que nous, ni plus adroits ni plus humains, à beaucoup près


pour quelques-uns.
La franchise, paraît-il, n'est pas de mise, à l'heure
actuelle, nulle part, quant à ces problèmes coloniaux que
les chrétiens, les maîtres de l'Occident, se refusent hypocri-
tement, au contraire des apparences, à placer sur un plan
humain. Envers du décor occidental, à la fois comme la
coulisse et l'aboutissement d'une civilisation.
La loi du silence couvre l'abus, le malheur et le
désastre, néglige l'appel douloureux des hommes, et des
plus nobles, des plus généreux parmi les nôtres.
Manquons-nous de cœur et de réaction au point qu'il
nous vaille mieux clore les yeux et nous laisser glisser ?

Je déplore ainsi qu'un écrivain aussi lucide qu'Henry de


Montherlant ait d'autre part ajourné, par prudence, la
parution de son roman la Rose de sable qui éclaire
singulièrement, si l'on en juge par quelques extraits, notre
situation en Afrique blanche.
« Depuis longtemps, bien longtemps, on travaille, de
l'intérieur et de l'extérieur, et Dieu sait avec quelle haine
patiente, à faire de la France un pays où quelqu'un de
propre, et d'une certaine qualité interne, se sente en exil.
Cela a été long et dur, parce que c'était une bonne nation,
pleine d'un fond excellent. Mais enfin, on y est arrivé.
Vous l'avouerai-je ? Moi qui ai fait un si passionnément
avec mon pays dans ma jeunesse et pendant la guerre, il y
a aujourd'hui des heures où non seulement je ne m'en sens
plus solidaire, mais où j'éprouve un besoin violent — et qui
vient, c'est cela qui est grave, de la partie la plus haute de
moi-même — de m'en désolidariser. »
Ne publiant pas la Rose de sable, Montherlant se
solidarise, à l'encontre de son désir, avec ceux qu'il fait si
durement mépriser par le héros lucide de ses derniers
romans. Et ceux qui, de notoriété publique, ayant vu et
sachant, se refusent de dire ou d'écrire ce qu 'ils ont vu et ce
qu'ils savent, que méritent-ils, sinon, précisément, que les
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gens « d'une certaine qualité interne » se désolidarisent,


non sans chagrin ni mépris.

L'exemple initial n'a-t-il plus sa grandeur?


Peut-il manquer son but ?
Certes non. D'autant moins que nous sommes aujour-
d'hui à un carrefour vital des aveux et des revirements.
Nous avons tant besoin d'un peu d'honneur pour reprendre
confiance et repartir...
Au surplus, l'Afrique est pour nous le grand continent
de demain, le dernier, pour nous, auquel pouvoir accro-
cher une possibilité d'extension, mais cette fois-ci ration-
nelle, un essai possible encore de mise en valeur sociale
primant pour quelques années le bénéfice économique.
Hélas, « la question noire » demeure, comme l'écrit
M. André Siegfried, « un gouffre sur lequel on ne peut se
pencher sans effroi ».
Un peu d'humanité, qui ne signifie point désordre
politique, suffirait à vaincre cet effroi.
Puisse du moins, et je le souhaite de toutes les forces de
mon cœur, ce livre attirer l'attention des hommes de bonne
volonté sur ce « gouffre » où tant de dignités blanches ont
sombré, au bord duquel tant d'autres sont encore prises de
vertige, dans lequel enfin, sous la poussée d'une évolution
qu 'on méconnaît, pourraient un jour sombrer des empires
avec le dernier prestige de l'Europe. — M. S.
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Achevé d'imprimer le 12 mai 1981


sur presse CAMERON,
dans les ateliers de la S.E.P.C.
à Saint-Amand-Montrond (Cher)
pour le compte des éditions Grasset
61, rue des Saints-Pères, 75006 Paris

N° d'Édition : 5553. N° d'Impression : 781-438.


Dépôt légal : 2e trimestre 1981.
Imprimé en France
ISBN 2-246-24391-2
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LES SECRETS
DE
L'AFRIQUE NOIRE
Un grand roman d'aventures. Les amoureux du voyage, de l 'exotisme, de
l'Afrique vont découvrir là un texte fascinant, plein d'anecdotes et de récits qui
donnent à rêver en même temps qu'ils laissent le lecteur surpris, émerveillé... On
citera, entre cent histoires, celle de la chasse aux caïmans celle du missionnaire
qui, à Brazzaville, entreprend de pacifier la région, celle de Rabbi le sorcier...
L'Afrique d'aujourd'hui et celle d'hier : ce livre nous apprend qu'elle ne change
pas, qu'elle est figée dans son éternité... On peut le regretter mais comment ne
pas aimer toujours l'Afrique de Stanley, de Savorgnan de Brazza? Marcel
Sauvage la ressuscite.

HENRY DE MONFREID
Le trésor des flibustiers Le cimetière des éléphants
Les secrets de la mer Rouge Abdi, l'homme à la main coupée
La poursuite du Kaïpan L'enfant sauvage
L'homme sorti de la mer La cargaison enchantée
La croisière du hachich La route interdite
Aventures de mer Le mystère de la Tortue
Testament de pirate Mon aventure à l'île des Forbans
L'esclave du batteur d'or Karembo
Pilleurs d'épaves Djalia
Le serpent rouge Sous le masque mau-mau

ALAIN GERBAULT FRANCIS DE CROISSET


Seul à travers l'Atlantique
L'évangile du soleil La féerie cinghalaise
MARCEL SAUVAGE
Les secrets de l'Afrique noire
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