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Foley

John
Photo

Hugo Claus
Né à Bruges en 1929, il est aujourd'hui
l'un des maîtres incontestés de la littéra-
ture néerlandaise. Poète, essayiste, dra-
maturge, peintre (il fit partie du groupe
Cobra avec Appel et Alechinsky), roman-
cier, il est l’auteur du Chagrin des Belges,
dont le retentissement a été considé-
rable.

Ronald Curchod, peinture (détail)


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Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lepassedecompose0000clau
LE PASSÉ
DÉCOMPOSÉ
HUGO CLAUS

LE PASSÉ
DÉCOMPOSÉ
roman

TRADUIT DU NÉERLANDAIS
PAR ALAIN VAN CRUGTEN

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI
Ce livre est édité par Anne Freyer-Mauthner

: Titre original : Onvoltooid verleden


Éditeur original : Uitgeverij de Bezige Bij, Amsterdam
ISBN original : 90-234-3762-4
© original : 1998, Hugo Claus

ISBN 2-02-037860-4

© Février 2000, Éditions du Seuil pour la traduction française

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ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
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« J'avoue que ce n’est pas le plus beau de notre histoire,
mais qu'est-ce que vous voulez, l’homme est ce qu’il est,
son prochain, il faut toujours qu'il l’'emmerde ou qu'il le baise. »
La Rumeur.
& Fovris 2168 Éétiorians
4 Bill
Assieds-toi là. Un peu plus près. Du côté de ma bonne
oreille. Les petits maux de la vieillesse, hein. Tu verras
quand tu auras mon âge. Les rhumatismes. Les pertes de
mémoire. Moi qui étais si fier de ma mémoire. Le moindre
détail de chaque dossier.
Au commissariat, quand ils ne s’en sortaient pas,
même avec dix ordinateurs, ils disaient : « Passez ce dos-
sier à Gilbert ! »
Bon. Où ai-je bien pu fourrer ma pipe ? Tu vois, ça
commence. J'ai dà l'oublier quelque part. Ah, la voilà.
Bon. Tu es bien assis ? Parce qu'on n'en aura pas fini
avant ce soir. Je veux que tu me donnes des détails. Tout
est affaire de détails.
Prends ton temps. Si quelque chose ne te revient pas,
tu t’arrêtes, tu respires à fond. Avant tout, il faut respirer
calmement. J'ai remarqué que tu bégayais parfois. C’est
normal. Il y a des gens que ça fait rire, ils rient même au
nez des bègues. Pas moi.
D'ailleurs, je comprends souvent à demi-mot. J'ai des
années d'expérience de l’interrogatoire. Ce que les gens
ont à raconter, mensonge ou pas, la plupart du temps je le
sais avant qu'ils le disent.
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Bon, on va commencer. À moins que tu veuilles faire


une déclaration auparavant.

« Le Paravent chinois ». Je jouais ça au banjo.

Tu en joues encore, du banjo ?

Plus jamais.

Il paraît que tu jouais très bien.

On disait ça pour me flatter.

Peut-être qu'on te donnera la permission de t'y remettre.


Une petite heure tous les jours. Et si tu t'exerces une
heure par jour, tu peux apprendre chaque jour un nou-
veau petit air. J'en toucherai un petit mot au directeur.
Si tu es raisonnable et que tu me réponds bien. Et que tu
n'essaies pas de me mettre sur une fausse piste.

Vous êtes bon, monsieur le commissaire.

Ex-commissaire. Depuis vingt-trois ans déjà.

Vous êtes bon, monsieur l’ex-commissaire.

À ta place, je ne compterais pas trop là-dessus. Dans


notre métier, la bonté, ça n'avance pas à grand-chose.
Commence.

C'était à l’époque où une gamine de treize ans avait


disparu à la côte, et aussi deux filles de quatorze ans en
Hesbaye. En septembre.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

C'était le douze septembre. Je me suis réveillé en sueur


à cause de la chaleur et aussi des chiens.
Ce sont des dogues danois, avec des taches, hauts
d'un mètre, il y en a six ou sept, le sang dégouline de
leur gueule et leur tête est plate comme celle des bull-
terriers, mais je n'ai jamais vu des chiens de cette sorte
en vrai. Avec leur truffe pleine de sang et de caillots, ils
fouillent le sol et ils font gicler des mottes d'argile tout
autour d'eux. Ils aboient et ils grognent, mais on n’en-
tend pas le son.
J'avais aussi été éveillé par les voisins qui poussaient
des lamentations et des chants comme tous les matins,
les mohameds de la porte d’à côté. Quand ils prient, faut
que tout le quartier soit au courant. Moi surtout, il n’y
a qu'un mur d’une seule brique entre nous. Alors, je me
suis lavé la figure et je me suis rasé.
D'abord, j'ai sorti mes caleçons qui trempaient dans
la cuvette, je les ai tordus et je les ai étendus à sécher
sur le sofa. Je résiste mal à la chaleur. J'ai mis mes
chaussures, mais c'était difficile, avec mes pieds gonflés.
Depuis qu’Alice est partie, je parle tout seul. Presque
tous les matins, je me dis: « Bon Dieu, qu'est-ce qui
nous attend encore aujourd’hui ? »
Ce jour-là aussi je l’ai dit. Pas que j'attendais une
réponse. Je n’attends rien. J'ai bu une petite tasse de
Nescafé. Deux cuillerées à café, deux morceaux de sucre.
L'eau chaude du robinet de la cuisine n'était pas assez
chaude. De temps en temps, je voyais encore comme un
éclair la meute silencieuse qui fouillait l'argile.
J'ai plié le cache-poussière gris que j'avais lavé et
repassé le soir d'avant et je l'ai mis dans un sac en
plastique.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Du temps d’Alice, elle voulait que je porte une serviette


de similicuir Mais c’est pas pour moi, ça. Je suis un
ouvrier. On peut le savoir.
Avant de sortir de mon living, j'ai levé le bras avec
mon sac plastique en direction de notre photo de
mariage, qui se trouve sur le buffet, dans un cadre
d'argent ovale. Parfois je faisais un clin d'œil à Alice,
parfois je lui faisais au revoir de la main. Alice, pâle et
pâteuse dans sa robe blanche de mariée. Le marié qui
a l’air éberlué à son bras, c’est quelqu'un d'il y a très
longtemps, que j'ai chassé de ma vie.

Ce sac plastique, il venait d'où ?

Du magasin, j'en avais toute une provision. Dans le


garage, soigneusement empilés. La plupart, les plus
grands, je les repêchais dans les grandes poubelles du
magasin. Ils auraient quand même fini aux ordures.
Il pleuvait doucement. J'ai voulu prendre le parapluie
qu'Alice avait laissé, mais j'ai pensé qu'on rirait de moi
au magasin. C'était un parapluie de femme, avec des
petits carrés et des ronds très colorés.
J'ai mis ma veste kaki, celle qui a un capuchon et des
tas de poches. Comme un explorateur dans la jungle.
Quand j'étais dans le tram, j'ai brusquement pensé
qu'on allait bientôt faire l'inventaire au magasin. C’est
une chose qui rend tout le monde nerveux à la Librai-
rie-Papeterie Félix. Pas seulement Monsieur Félix, tous
les autres aussi. Les autres, c’est Patrick Dekerpel, qui
dirige la librairie, Vanneste, le type du rayon Ordina-
teurs, Rita, qui travaille au rayon Papeterie, et moi.
Seul Charlot, qui est mon aide-magasinier, ne s’excitait
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

pas pour Ça. D'ailleurs, il ne peut pas s’énerver, sinon il


a des brûlures d’estomac.
Il y avait beaucoup de monde en ville. Sur le Marché-
aux-Grains, les gens se dépêchaient sous la pluie. Je
voyais mon ombre qui marchait avec moi sur les pavés
luisants, dans l’éclairage des projecteurs qu’on a placés
sur les créneaux du château des Comtes. Je m'amusais
à marcher sur mon ombre. Il y avait trois mohameds
avec de grosses moustaches mouillées qui balayaient le
long des façades de brique ancienne. En passant dans
la vapeur et les odeurs de la pâtisserie Daems, j'ai voulu
y entrer pour acheter un de leurs pains aux sept céréales
et au son, parce que c’est bon pour les intestins, mais il
y avait la queue à l’intérieur. Je voyais bien à l'horloge
de la Poste que j'étais pas mal en avance, mais je n’ai
tout de même pas pris le risque, on ne sait jamais si
une connasse snob au nez poudré ne va pas commen-
cer à choisir dix tartelettes et gâteaux différents et du
massepain et du spéculoos.
Monsieur Dockx, le pharmacien, avec sa blouse
blanche impeccable, se tenait devant sa porte ouverte
et il regardait la masse noire du château des Comtes.
Des jeunes gens braillards essayaient d'y accrocher un
drapeau au lion des Flandres.
« Les étudiants, dit Monsieur Dockx d’un air sombre.
Nous allons devoir baisser nos rideaux de fer cet après-
midi. »
Je suis resté un peu interloqué parce qu'il avait dit
nos rideaux, comme si j'avais été son égal et que je pou-
vais décider de remonter ou de baisser les rideaux de
fer.
J'ai fait oui de la tête.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Ils font une manifestation cet après-midi, dit-il.


— Alors ils vont faire beaucoup de dégâts, j'ai dit.
— Qui ça ?
— Les étudiants.
- Mais ils ont raison ! qu’il a crié. Il faut qu'ils se bat-
tent pour leurs idéaux tant qu'ils sont jeunes! »
Il y avait une odeur aigre qui sortait de la poche de son
impeccable blouse blanche. De l’éther? Il m'a tourné le
dos. Je n’osais pas partir.
« Où allons-nous ? qu’il a dit. Si les enfants ne peuvent
même plus rentrer seuls de l’école!
— Hé oui », j'ai dit. Pour dire quelque chose.
«C’est une honte! Et encore, ce n’est que la pointe
de l’iceberg.
— C’est aussi ce que je crois. »
Il m'a regardé avec méfiance. Derrière lui, sur une
affiche, un jeune homme maigrichon ôtait de sa figure
des points noirs gros comme des fraises, et avec l’autre
main il pressait un tube de couleur orange.
« Au revoir, monsieur Dockx. »
Le drapeau au lion, tout mouillé, pendait tristement.
Rita avait fait un nouvel étalage. Trois globes ter-
restres de trente centimètres, éclairés de l’intérieur. Une
série de porte-plume avec des plumes à dessin réver-
sibles étalés en éventail autour d’une jolie boîte en bois
de rose. J'avais un jour acheté une boîte de ce genre pour
Alice, avec un flacon d’encre sépia indélébile. Avec trente
pour cent de réduction. Alice avait pris la boîte, défait le
papier de soie et examiné les plumes.
« Comment as-tu deviné que j'en avais une telle envie ?
elle avait dit.
— Parce que tu as une si belle écriture, j'ai dit.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— J'en mourais d'envie depuis longtemps », elle a dit.


Des mois plus tard, après qu’elle est partie, j'ai réalisé
qu'elle disait ça pour se moquer.
Je faisais des taches de boue sur le parquet du maga-
sin, mais personne ne l’a remarqué.
Dans la réserve, j'ai enfilé mon cache-poussière tout
en indiquant à Charlot ce qu’il devait faire. Je n'étais
pas vraiment le supérieur de Charlot, loin de là, mais
il me laissait de temps en temps jouer le patron. Alors,
avec sa petite tête ridée et son air déluré, il disait : « Oui,
chef! », « Certainement, chef! », « À vos ordres, chef! »
Ce matin-là, il a dit que Dekerpel avait encore ses
humeurs. «Il n’est pas à prendre avec des pincettes!
Emmerdant, qu’il est! On dirait, nom de Dieu, qu'il a
ses règles. »

Donc, ce jour-là, Charlot a remarqué quelque chose


d'anormal dans le comportement de Patrick Dekerpel ?

Ce jour-là, le douze septembre. Je l'ai d’ailleurs remar-


qué moi-même tout de suite après.
J'étais en train de monter un chargement de dossiers
suspendus pour tiroirs de bureau, carton de couleur,
330 millimètres. Dekerpel est venu droit sur moi.
J'ai mis pas mal de temps à m'’habituer à l'expression
sur la face de Dekerpel, hautaine et méprisante. Jusqu'à
ce que j'apprenne qu’il avait une paralysie de la joue
droite parce qu’un dentiste avait fait une erreur. Il avait
reçu une jolie somme de l'assurance. Il y a des femmes
qui aiment ce genre de gueule arrogante. Et même la
gueule décharnée et trouée de vérole de Dekerpel.
« Ça fait longtemps que tu es là ? qu'il a demandé.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Je viens d'arriver.
— Tu es en avance. Comment ça se fait ? »
J'ai voulu commencer à parler des heures irrégulières
du tram quand Vanneste est arrivé et a dit qu’il était
temps que je porte une montre comme n'importe quel
employé et qu'il y en avait déjà de très fiables à six ou
sept cents francs.
Un mois après notre mariage, Alice m'avait fait
cadeau d’une montre. Il n’y avait pas besoin de la
remonter et on pouvait nager avec. Il n’y avait pas de
chiffres dessus, mais des petites barres pas très nettes.
Quand elle a vu que je ne la portais pas à cause des
petites barres, elle l’a portée elle-même. Elle est dans
le garage, si vous voulez la voir. Avec son sac à main en
cuir rouge.

Ta femme avait beaucoup de bagages quand elle t'a quitté ?

Des bagages ?

Une valise, un sac de voyage, par exemple.

Non. Je pense que non.


C'était si inattendu, aussi. Elle a dit : « Mon petit, je
n'ai rien contre toi, simplement on n’est pas faits pour
vivre ensemble. J'aurais tout de même mieux fait
d’épouser ton frère. »

Continue à propos de cette matinée. On a tout le temps.

Rita a apporté une bouteille Thermos pleine de café à


la réserve. Elle a dit qu’elle était nerveuse et qu’elle ne
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

savait pas pourquoi. Mais un peu plus tard elle a dit


que c'était parce que personne dans le magasin n'avait
eu un mot gentil à propos de son nouvel étalage. Même
pas Dekerpel. Elle a dit que Dekerpel était un type aigri.
Au début, quand elle était venue travailler à la Librai-
rie-Papeterie Félix, il était charmant tout plein avec
elle, il lui avait même fait faire de la figuration dans
la troupe d'amateurs Thalie, dont il était le chef, mais
peu à peu il avait perdu tout intérêt pour elle; bien
plus, il se conduisait carrément comme un goujat. Et
elle ne pouvait même plus jouer dans la troupe Thalie
parce que, selon Dekerpel, elle était beaucoup trop
vieille, alors qu’elle n’avait même pas vingt-huit ans.
« Il les prend au berceau maintenant », a dit Charlot
en me faisant une grimace comique avec sa tête de
vieux chat.
Parfois, je pense que Charlot est mon seul ami sur
terre. Monsieur Félix, le propriétaire du magasin, vient
à la seconde place.
Parfois, je pouvais regarder Monsieur Félix dix
minutes d'affilée pendant qu’il transportait des livres
ou des cartons pour le rayon d'informatique. Monsieur
Félix restait souvent les yeux fermés, assis sur une
estrade qu’un ancêtre à lui, certainement gros et pesant,
avait fait construire après la Première Guerre. C'était
une sorte de chaire avec des ornements sculptés en
chêne massif, des fleurs, des artichauts, des fougères en
bois, avec au milieu un siège monumental.
Chaque fois qu’un nouveau représentant en articles
de bureau arrive dans le magasin, il en reste baba d’ad-
miration. « On ne fait plus de ces choses-là maintenant,
dit alors Monsieur Félix. On ne sait plus les faire et on
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

ne veut plus les faire. Plus personne ne sait travailler de


ses mains. Je plains les générations qui nous suivront. »
Alors Vanneste dit :« Mais moi je sais encore travailler
de mes mains, hein, Rita ? » Et Rita devient toute rouge
et dit: « Saligaud! » Et là-dessus Vanneste et Dekerpel
se mettent à rigoler.
C'était un plaisir de voir Monsieur Félix sur ce trône.
De le regarder examiner les bons de commande, sur-
veiller tous les coins du magasin sans même bouger sa
tête puissante, engloutir une demi-tarte au chocolat
amer et à la crème fraîche sans qu’une seule miette
n’atteigne le sol ou encore rêver les yeux ouverts des
régates qu'il avait gagnées dans son jeune temps.
L'année dernière, la veille de Noël, il y avait une dame
en manteau de fourrure qui se tenait devant la caisse. Le
magasin était plein à craquer, les vendeurs ne savaient
plus où donner de la tête, Rita était hystérique, et la
dame restait là, à la caisse, devant une rangée de gens
impatients. Elle tenait deux stylos sous le nez de Mon-
sieur Félix et elle lui demandait si le Montblanc était
plus lourd dans la main que le Shaeffer, c'était d’une
importance capitale car il s'agissait d’un cadeau de
Noël pour son mari, un négociant en pierres précieuses
qui s'était cassé le poignet droit, celui avec lequel il
écrivait, quand une antilope lui avait sauté dessus pen-
dant un safari-photo.
« Celui-ci est plus lourd », a dit Monsieur Félix, sans
ciller, immobile. Sans ciller, comme le rhinocéros qui
est dangereux parce qu'il est très souvent constipé.
« Lequel ? Vous me les montrez tous les deux », a dit
la femme, agressive.
« Celui-ci.

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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Vous êtes sûr? »


Monsieur Félix a soulevé ses fesses comme pour se
libérer d’un caleçon qui colle. Il a pris les deux stylos,
les a tenus devant la lampe au néon et il a dit : « Qu’est-
ce qui pèse le plus lourd, un kilo de plomb ou un kilo
de plumes ?
— Ça m'est complètement égal, a dit la femme, mon
mari.
— Madame », a dit Monsieur Félix très haut. Les clients
écoutaient. Moi aussi, naturellement.
«Madame, a dit Monsieur Félix, rentrez vite dans
votre villa de Laethem-Saint-Martin et retournez plutôt
emmerder votre mari. »

Tu parlais de Patrick Dekerpel le douze septembre.

Ce matin-là, je l’ai vu chuchoter quelque chose à Van-


neste. Comme souvent, j'ai pensé qu’il parlait de moi.
J'étais en train de donner un coup de main à Rita. De
ranger les marqueurs fluo et les feutres fins. Les étu-
diants les essaient et les rejettent à tort et à travers dans
les petits bacs. Et ils ne remettent pas le capuchon.
L’encre pigmentée sèche tout de suite.
Vanneste parlait des trois enfants qui avaient disparu.
Dekerpel disait que les hommes qui faisaient des choses
avec les enfants, on devrait les châtrer tout de suite.
« Avec une baïonnette rouillée », disait Vanneste, qui
a été parachutiste au Congo. Des fois il racontait des
histoires là-dessus, mais je ne voyais jamais la diffé-
rence entre les Hutsis et les Tutsis ou entre le Rwanda
et l'Ouganda. Il disait aussi qu’il avait incendié des vil-
lages entiers par simple mauvaise humeur. Je n’écou-
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

tais jamais longtemps ses vantardises sur l'Afrique, ça


me faisait trop penser à mon frère qui habite en Afrique
et je n’en avais pas envie.

Ça fait combien de temps que tu n'as plus de nouvelles de


ton frère ?

Des années. On recevait régulièrement des cartes pos-


tales de pays étrangers.

Quel genre de cartes ?

Des images d’indigènes et des temples et des huttes et


des chutes d’eau. Et puis, tout d’un coup, plus rien.
Parfois, je pense qu'il est mort. Mais je ne veux pas en
parler.

Le chagrin, ça passe.

Pas chez moi.

Tu veux une cigarette ?

Non. Merci.

Alors, qu'est-ce qu'il a fait, Patrick Dekerpel à ce moment-


là ?

Il était à côté de la grande boîte aux lettres et il tripotait


le clapet, il cherchait quelque chose par terre. Il m’a
demandé si je n'avais pas vu un petit paquet qui lui était
adressé. J'ai dit que non, que je le lui apporterais tout
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

de suite s’il arrivait. Alors, il m'a demandé d’aller laver


sa Citroën au car-wash.
« Tout de suite, Monsieur Dekerpel.
— Non, pas tout de suite, mon vieux. Pas pendant les
heures de travail, il a dit. Tout à l’heure, à midi. »
Vous avez vu à la télé cet homme qui était resté dans
sa BMW pendant le lavage automatique ? Quand l'auto
a été bien lavée et qu’il ne restait plus une trace de
mousse dessus, l’homme avait disparu. La solution était
compliquée, je n’ai pas bien pu suivre. Un type comme
Vanneste, qui sait tout sur les ordinateurs et ce genre
d'appareils, il l'aurait trouvée tout de suite, la solution. Il
a un cerveau fait pour ça, lui. Un jour, j'ai montré à Van-
neste une des cartes postales de mon frère, sur laquelle
on voyait des singes qui se battaient. « Ce n’est pas une
bagarre, a dit Vanneste, car ce sont des bonobos ou
singes pygmées, et ils sont pacifiques. Comme toi, Fieu.
Et comme toi ils sont tout le temps en chaleur. »
Il y a quelque chose de vrai là-dedans. Je suis bête et
chaud lapin. Il faut de tout pour faire un monde.

D'où venaient-elles, ces cartes de ton frère ?

De pays d'Afrique et aussi de l’autre continent, le plus


grand, l'Asie. De quels pays, je ne sais plus vraiment,
il ne faut pas m'en vouloir pour ça. Notre adresse était
écrite en majuscules et à côté il y avait son nom, aussi
en majuscules. Chaque fois qu’une carte arrivait, notre
mère était folle de joie. En tout cas, pendant deux ou
trois jours.
Quand il a vu la carte avec les singes, Vanneste a
dit :«Il pourrait tout de même écrire quelque chose,
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

comment il va, tout ce qu'il a vu, quoi. » Et moi, imbécile


que je suis, j'ai répondu : « Peut-être qu'il garde tout ça
pour son retour.
— Ôte-toi ça de la tête, Fieu », a dit Vanneste. Je ne
l'aime pas, Vanneste. Il est trop malin pour moi. Et ces
cheveux qu’il a, peignés vers l’avant, comme un moine.
Je l'ai attrapé un jour qu’il se coupait la frange avec des
ciseaux de bureau, numéro vingt-huit, en acier mat,
avec anneaux asymétriques en plastique. Je lui ai dit:
« Monsieur Vanneste, pas étonnant que ce lavabo soit
toujours bouché. »
D'ailleurs, Vanneste, il faut s’en méfier autant que de
Dekerpel. Prenez toute cette affaire d'argent disparu
l’année dernière. Une heure et demie de tribunal avec
Monsieur Félix comme juge. Je suis le seul qui a dû vider
toutes ses poches, celles de mon cache-poussière, celles
de mon pantalon, celles de ma salopette, même les
deux poches de mon tricot d'hiver qui pendaiït depuis
des mois au portemanteau, et tout le monde qui me
regardait d’un drôle d'œil pendant ce temps-là.
Comme si dans ma bêtise bestiale de chaud lapin je
serais allé cacher de l'argent volé dans ma poche, alors
qu'il y a dans la réserve des centaines de rayons, de
boîtes, de paniers, de niches dans lesquels personne ne
s'y retrouve, sauf moi, et peut-être Charlot.

Alice était en train de brosser le pelage de notre chat


Caramel quand je lui ai raconté ça. Elle a haussé les
épaules. « Et tu restes travailler là-bas? Sans jamais
rouspéter une seule fois! » Caramel a poussé un petit
22
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

hoquet plaintif. Lui aussi était étonné de la réaction


stupide de sa maîtresse. Il est malin, Caramel.
« Et alors, j'irais travailler où ? » j'ai dit. Ce n’était
peut-être pas du pot d’avoir encore trouvé du boulot à
mon âge ? Qu'est-ce que ça ne m'avait pas coûté comme
peine d’entrer dans le magasin de Monsieur Félix!
Monsieur Verdonck du Parti libéral avait glissé un mot
pour moi, parce qu'il était un cousin éloigné de ma
mère. J'avais dû subir pendant une heure un interro-
gatoire de Monsieur Félix et de sa mère. Elle m'avait
demandé si je n’avais pas trop de cholestérol. C'était
visiblement quelque chose de grave, alors j'ai vite dit
qu'il n’en était pas question.
Pour les additions et les soustractions, je suis resté en
panne. Mais la Mère Félix a dit : « Tu as l’air d’un bon
fieu, c’est le principal. Du moment que tu es obéissant
et solide. »
C’est depuis ce jour-là qu’on m'appelle Fieu. D'abord
pour se moquer et ensuite le nom est resté. Je crois
bien que Rita ne connaît même pas mon vrai prénom.
« Fieu », a dit Dekerpel pendant la pause de midi au
moment où je mangeais mes tartines au lard cuit. Il
venait très rarement dans la réserve et le midi il jouait
habituellement aux dames ou aux échecs avec Vanneste.
« Fieu, tu es sûr de ne pas avoir vu un petit colis à
mon nom ?
— Sûr, Monsieur Dekerpel.
— Certain ?
— Absolument certain, Monsieur Dekerpel. Si j'avais
vu le colis, je vous l’aurais donné tout de suite.
— Il se pourrait que tu aies mis ce petit paquet dans
ta poche sans y faire attention, par erreur.
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LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Pourquoi j'aurais fait ça ?


— Qu'est-ce que j'en sais ? Pour m'emmerder »
Cet après-midi-là, les affaires ne marchaient pas fort
au magasin.
De nos jours, les étudiants vont le plus souvent à la
FNAC ou au Superburo, un magasin en face de l’univer-
sité. « L'univ », dit Vanneste, trop fainéant pour pronon-
cer un mot en entier.
Charlot était en train de dormir dans un fauteuil
encore emballé. Moi, je réfléchissais à ce que j'avais
entendu la veille au soir au Café Belle-Vue. Madeleine, la
patronne, avait lu pendant ses vacances à Torremolinos
un bouquin qui l’avait fait pleurer pendant trois soi-
rées. C'était à propos des problèmes d’une femme seule
et de tous ses ennuis, deux enfants ingrats, quatre avor-
tements et un mari qui buvait.
«Mais je ne crois pas que ce soit un livre pour toi,
qu’elle avait dit, Madeleine.
— Tu as raison, j'ai dit. Je ne crois pas non plus.
— Et c’est quoi, un bouquin pour toi? » a dit Vanker-
khove, le plombier, qui était au comptoir.
Je n'avais pas de réponse à ça. Je lis de temps en
temps un livre et même avec plaisir, mais je ne retiens
pas ce que j'ai lu. Je ne retiens pas le fil, pas le sujet
précis. Ce que je retiens, c'est des mots, et même des
séries de mots, surtout s’ils commencent par la même
lettre. Fou furieux. Tristes tropiques. Affliction affichée.
Ou alors des mots bizarres. Comme ceux que j'ai vus
dans un des magazines de navigation de Monsieur
Félix :varangues et épontilles.
Comme une fois de plus j'avais honte de ma bêtise
folle, j'ai payé une tournée.
24
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Oui, la mémoire, hein, mon gars, a dit Vanker-


khove.
— On a beau avoir une bonne mémoire, il faut quand
même que ça vous revienne », a dit un autre.
Alors j'ai pensé qu’au lieu de rester glander le soir
au Café Belle-Vue ou à la Fine Fleur je ferais peut-être
mieux d'essayer de lire un livre sérieux jusqu’à la der-
nière page. C’est fatigant mais ça ne peut tout de même
pas être nuisible pour le cerveau. J'ai voulu demander
conseil à Rita, mais elle était penchée sur un texte qu’elle
étudiait. Elle voulait devenir kinésithérapeute. Encore
un de ces mots.
Monsieur Félix regardait dans le vide, il rêvait de
bateaux à voiles ou de crêpes sucrées.
J'ai dit : « Monsieur Vanneste, je peux vous demander
quelque chose ?
— Vas-y, Fieu.
— Si quelqu'un, une connaissance à moi, voulait se
mettre à lire, je veux dire lire un livre sérieux, jusqu’au
bout, il devrait commencer par quoi ? »
Ce qui m'a fâché, c’est que Dekerpel s’est approché,
avec sa mâchoire paralysée, sa petite vérole et tout le
reste.
« Ça dépend, a dit Vanneste.
— Qui est-ce au juste, cette connaissance à toi? a dit
Dekerpel. Un homme ou une femme ?
— Ou entre les deux? a dit Vanneste.
— C’est un homme, j'ai dit.
— Fieu, nous allons résoudre immédiatement ton pro-
blème, pas vrai, Vanneste ? Car c’est une question inté-
ressante.
— En un clin d’œil, a dit Vanneste en parcourant les
25
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

étagères de livres. Selon moi, mais je peux me tromper,


une personne de ce genre, homme, femme ou herma-
phrodite, pourrait utilement lire... » Son doigt glissait
sur le dos des livres. « … quelque chose comme... mais
évidemment c’est mon dada personnel... Que pense-
riez-vous, Monsieur Dekerpel, de La Perspective neuro-
computationnelle de M. et Mme Churchland ?
— Pour commencer ?
— Pour commencer », a fait Vanneste.

C'était le vrai titre ou bien tu inventes ?

Je vous l'ai pourtant dit, que je retenais les mots rares.


Les séries de mots. Vous voulez en entendre plus ?

Oui.

Dekerpel a sorti un gros bouquin en similicuir. « Dans le


même ordre d'idées, nous avons /ndeterminacy, Empi-
rism and the First Person. Comment est ton anglais,
Fieu ? »
J'ai ressenti une chaleur et un frisson sur tout mon
corps. Je n'avais pas pris ma pilule cet après-midi-là.
« En fait, ce livre, c’est. pour cette personne, j'ai dit.
Et cette personne, c’est mon frère. »
J'avais les oreilles qui bourdonnaient.
«Ça fait un moment qu'il est à l'étranger, j'ai dit.
Mais peut-être qu’il va rentrer en Belgique un de ces
jours.» Une sensation de tremblement de colère, de
colère totale. Les sept dogues qui haletaient. Les longues
langues roses qui leur sortaient de la gueule, les dents
jaunes pointues.

26
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'ai couru jusqu'aux w.-C. J'ai vomi.


Quand je suis revenu, Dekerpel m'a tendu un livre
épais et luisant. Il tenait un doigt entre les pages.
« J'ai trouvé quelque chose d’adéquat, Fieu.
— Exactement ce qu'il te faut », a dit Vanneste. J'ai vu
les mots. Ils ne me disaient rien.
« Peut-être en tireras-tu plus de profit si tu lis à voix
haute, a dit Dekerpel.
— Tout juste, a dit Vanneste. Lire à voix haute est
essentiel.
— Et pas trop vite », a dit gravement Dekerpel.
J'ai lu et je peux le répéter dix fois s’il le faut.

Ce n'est pas nécessaire.

J'ai lu: «La manifestation transcendantale de l’exis-


tence dit on meurt afin que tout un chacun puisse faire
accroire à l’autre et à soi-même... »

Arrête.

Non. J'ai continué à lire : « accroire que chaque fois pas


vraiment le moi mais que ce on est un personne.
— Une personne, a fait Dekerpel.
— C’est écrit “un” personne », j'ai dit. J'ai tenu le livre
sous son nez crochu.
«Nom de Dieu, tu as raison », a fait Dekerpel.
Rita, que je voyais du coin de l’œil au rayon Clas-
seurs et Dossiers et qui écoutait tout ça, m’a arraché
le livre des mains. Elle était sur le point de le flanquer
avec sa violence kinésithérapique à la figure de Deker-
pel. J'ai dit : « Laisse tomber, Rita. »

24
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Elle a lancé le bouquin par terre devant les pieds de


Vanneste. Je l’ai ramassé, refermé difficilement, le dos
était craqué. Plus tard, à la fin de la journée, j'ai payé le
livre à Monsieur Félix. Avec trente pour cent de réduc-
tion. Douze Philosophes, ça s'appelait.
Quand les deux messieurs instruits nous ont laissés
tranquilles, Rita et moi, elle a dit en secouant plusieurs
fois sa petite tête aux cheveux courts: « Fieu, Fieu!
C'est fou de se laisser mettre en boîte comme ça. Pour-
quoi ?
— Peut-être parce que je suis fou », que j'ai dit. Elle
n'a pas ri.
« Tu as dit que c'était pour ton frère. Mais tu n’as pas
de frère:
— Non.
— Toi aussi, tu commences à mentir. » J'ai vu claire-
ment que je l’avais déçue.
« Et tu as mauvaise haleine, elle a dit.
— Mes aigreurs d'estomac », j'ai dit.
Comme Monsieur Félix devait aller à une réunion,
il est parti une demi-heure avant la fermeture. Vanneste
et Dekerpel en ont profité pour filer à six heures moins
le quart. Quand le chat est parti. Rita est restée jusqu’à
six heures moins une et moi j'ai fermé le verrou à six
heures vingt. Je suis resté assis un moment sur le trône
de Monsieur Félix à écouter Trav'lin’ Light de Sonny
Rollins, juin 1964, avec Herbie Hancock au piano.
Quelqu'un a frappé à la porte vitrée avec une bague
ou un objet métallique. J'ai ouvert le verrou. Un jeune
homme maigre comme un clou avec des boucles toutes
trempées qui tombaient plus bas que les épaules, avec
un jeans et une veste militaire bleue. J'ai d’abord pensé
28
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

que c'était quelqu'un de la Poste, à cause de cette veste.


Après, j'ai vu que ses cheveux et ses sourcils étaient
teints en roux cuivré. On n’admettrait pas quelqu'un de
ce genre à la Poste.
Je l'ai fait entrer.
Il a sorti de sa poche une grande enveloppe brune
autocollante et il me l’a mise dans la main.
« Pour Patrick », il a dit.

Il y avait une adresse sur l'enveloppe ?

Non. Ni devant ni derrière.


J'ai demandé s’il y avait quelque chose à payer.
« T'es fou », a dit le garçon. Je me suis demandé s’il
fallait lui donner un pourboire. Ses ongles étaient vernis,
couleur réséda.
« Dis à Patrick que je serai à Charleroi ce soir. Et que
je serai rentré pour le vingt-quatre. Nous avons pensé
que c'était mieux et plus rapide de ne pas envoyer les
photos par la poste. C’est plus sûr ainsi. »
Il a attendu. Il m’a regardé. Je suis comme mes chiens.
Je ne supporte pas qu’on me regarde fixement.
« Tiens », j'ai dit et je lui ai donné un stylo feutre
japonais, à l'encre pigmentée. Un EK3.
« Merci. Je vais écrire avec.
— À qui? » je lui ai demandé.

Pourquoi as-tu demandé ça ? Qu'est-ce que ça pouvait te


faire à qui ce garçon écrivait ?

C’est parce que je suis curieux de ce que font les gens.


Curieux de savoir s'ils sont très différents de moi. C'était

29
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

aussi que j'avais pitié de lui, avec ses boutons sur la


figure, et tout trempé sur sa Yamaha.
« Peut-être que je t’écrirai un jour », a dit le garçon.
Je ne l’ai plus jamais revu.
En rentrant chez moi, je suis passé près du Parc Sud
et j'ai voulu jeter l'enveloppe dans une poubelle. Car
ces deux types, Dekerpel et Vanneste, m’avaient offensé.
Je ne trouvais pas ça très grave. Ils m'offensaient trois,
quatre, cinq fois par jour. Ils ne pouvaient pas s’en
empêcher.
Mais Rita en avait été bouleversée, et ça, ça méritait
une punition. J'ai remis l'enveloppe dans la poche inté-
rieure de ma veste. Sur mon cœur.
À la maison, je me suis fait frire un demi-kilo de
tripes de porc, j'ai jeté la graisse bouillante dans les
W.-C., j'ai pressé tout un citron sur les bandelettes blan-
châtres tortillées. Alice, ça l’écœurait, les tripes grillées.
Nous avions peu de points en commun. Aucun point.
J'ai mangé quatre tartines et bu trois petites bou-
teilles de Duvel. J'ai pris un couteau à viande pour
couper le ruban collant qui barraït toute l’enveloppe et
j'en ai sorti un papier plié et deux photos Polaroïd. Les
photos ont glissé entre mes doigts et sont tombées sur
la table. C'était comme si on m'avait donné un énorme
coup de poing sur le nez. J'avais le souffle coupé.
Je me rappelle que lorsque j'ai repris les photos par
les coins avec le bout des doigts, comme on nous l’a
appris, l’ongle de mon index s’est pris dans le tapis de
table et s’est cassé et que j'ai crié « Aïe! » et que j'ai eu
une érection.

Décris-moi ces photos.


30
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Je l'ai déjà fait cinq fois.

Refais-le.

Les photos avaient été faites récemment, car le petit


bord blanc comme de la porcelaine était immaculé. Les
teintes dominantes des photos étaient orange et brun.
Prises par un photographe expérimenté. Composition,
mise au point, dix sur dix. Non, huit. Sur les deux pho-
tos, une gamine de dix, onze ou douze ans. Elle était
frisée comme un mouton, avec les cheveux jusqu'aux
épaules.
Sur l’une des photos, elle était couchée nue et elle
regardait l'objectif en face. Elle avait autour du cou une
chaîne qui était attachée à un tronc d'arbre en carton
avec quelques branches en carton. Sur ses boucles, elle
portait un diadème avec une étoile à cinq branches en
étain ou en aluminium. De la main gauche elle levait un
tambourin. Elle poussait le ventre en avant. On voyait
les traces des élastiques de sa petite culotte. On ne voyait
pas de poils sur son bas-ventre, seulement le début d’une
fente.
Sur l’autre photo, la même fille avait les cheveux
relevés, de sorte qu’elle paraissait plus âgée, et elle por-
tait un ensemble genre dix-neuvième siècle, en velours
rouge avec une jupe à crinoline. Elle avait l'air plus
vieille parce qu’elle était très maquillée. C'était comme
si elle jouait une pièce de théâtre d’un temps très
ancien. Peut-être en Italie du temps où les papes étaient
des empoisonneurs. Ou en Russie, quand des cosaques
poilus avaient exécuté sa mère. Elle montrait le bout de
31
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

la langue. Elle léchait ses larmes. Elle soulevait les


dizaines de plis de sa jupe et elle montrait un genou
bordé de dentelle noire. Ses souliers à talons hauts
étaient ceux d’une adulte.
Je ne savais pas quoi faire de ces photos. J'ai mor-
dillé le petit bord de carton blanc, j'ai examiné les
empreintes de mes dents. J'ai allumé une allumette, j'ai
tenu la petite flamme bleu clair sous le coin d’un des
Polaroïd, puis je l’ai tout de suite soufflée.
J'étais complètement perdu. Mon estomac a fait un
grondement bizarre. J'avais faim. Est-ce que je devais
déchirer les photos et les manger ? Je serais retrouvé
par les mohameds d'à côté, étouffé dans mon vomi.
Dekerpel aurait un fou rire à mon enterrement. Le
prêtre dirait devant mon cercueil que je n'étais pas très
doué, pour ne pas dire carrément arriéré, mais que je
n'avais jamais fait exprès du mal à personne.
J'ai mis Thelonius Monk, avec Johnny Griffin au sax
ténor, Misterioso, dix minutes, enregistré en 1958. Pas
trop fort, à cause des mohameds. J'ai trouvé une vieille
bouteille de porto. Sirupeux, éventé, écœurant.
J'ai pris la photo, je vais l’appeler la photo ancienne,
j'ai mis mon nez dessus. Quelqu'un avait dit à la
gamine : « Regarde l’homme qui te regarde, cesse de
pleurnicher, c’est un homme instruit qui a une belle
situation en ville, il joue aux échecs, il joue au théâtre,
il joue au chef avec les autres employés, il ne te fera pas
de mal si tu fais ce qu’il demande, ©. K., maintenant
écarte les jambes, on voit ton genou, ta cuisse avec la
dentelle noire, mets ta main entre tes cuisses, douce-
ment, voilà, l'index dans le velours (ou bien est-ce du
satin? l’étoffe est luisante) et maintenant regarde,

32
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

soumise, implorante, regarde Patrick Dekerpel.» Je


voyais la peur dans ses yeux. La photo avait été prise au
moment où la gamine avait commencé à trembler pour
sa vie.

Qu'est-ce qu'il y avait dans la lettre ?

Sur la photo...

Non. La lettre, s’il te plaît. Et sois aussi précis que


possible.

C'était du papier épais et souple, entre 100 et


120 grammes. Les lignes tapées en italique. Le texte soi-
gneusement centré. Quelques corrections au Tipp-Ex.

Tu es fatigué ? On peut faire une petite pause si tu veux.

Non, non. Je veux seulement revoir la lettre. Attendez.

Revoir ?

Oui, je la vois dans ma tête, comme ça. Je n’ai plus qu’à


la lire.

Lis-la.

« Cher Patrick, voici comme promis les images de Flora


Demoor. Cette petite souris ne demande que ça. Elle est
délurée et docile, car elle veut faire son chemin. Elle m'a
dit elle-même : “Je suis capable de tout.” Sa mère est
d'accord, c’est une femme libre, comme on dit. Sois

33
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

patient avec elle, mais pas trop, car le chemin doit être
hérissé d’épines.
N'oublie pas non plus qu’un service en vaut un autre.
Bien à toi, John. »
J'ai lu la lettre sept fois, c’est comme ça qu’elle est
imprimée dans ma tête. Je me suis imaginé celui qui
l’a écrite, un homme instruit, moqueur, impertinent,
comme Dekerpel et Vanneste, ces types qui emploient
des mots pour baiser des types comme moi.
Alors, j'ai su clairement ce que j'avais à faire. Clair
comme le jour. Dekerpel était allé trop loin, il avait
dépassé les bornes.
J'ai caché les photos et la lettre sous le linge d'Alice,
que j'avais laissé rangé, sans y toucher, dans l’armoire
de la chambre à coucher que je n'avais plus jamais
ouverte. J'ai pensé un moment que je sentais son par-
fum, mais c'était sans doute impossible après tout ce
temps.
Quand les mohameds ont commencé à chanter leurs
prières, je suis sorti. Je suis allé en tram jusqu’au port.
Il y avait un bateau russe gris, couleur plomb. Les
tuyaux d'évacuation sifflaient et gargouillaient. Mais je
ne me suis pas calmé. John, que j'ai dit à l'expéditeur
de cette affreuse lettre, John, ne crois pas que tu vas
t'en tirer comme ça. Dekerpel et toi, John, vous allez
payer ça.

Le jour suivant, j'ai aidé Dekerpel à trier les nouveaux


arrivages de livres. Il me les montrait et je les rangeais
par ordre alphabétique. C’étaient pour la plupart des
34
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

livres pour bricoleurs. L’Artisanat amusant, Le Poly-


styrène expansé dans le style Country, Idées d'ambiances
dans diverses sortes d'argile.
Je cherchais à voir une trace quelconque dans cet
homme tranquille au nez crochu et à la joue gelée.
Il est allé plusieurs fois d’un air nonchalant jusqu’à
la boîte aux lettres.
Quand j'ai demandé à Monsieur Félix si je pouvais
sortir une petite heure pour aller rendre visite à mon
amie Camilla, il a tapoté sur sa Rolex en bâillant.
« Pourvu que tu sois revenu à temps, il a dit.
— Juste le temps de tirer un petit coup, a dit Dekerpel.
— N'oublie pas ta capote, a dit Vanneste.
— Où tu vas ? a demandé Rita.
— À l'hôpital.
— Tu ne dois tout de même pas faire réparer ton petit
sifflet ? a dit Vanneste.
— Non, j'ai dit. Heureusement que non. »
Camilla était dans une chambre à deux lits à l'Hôpital
universitaire. J'y allais deux ou trois fois par semaine
et pourtant j'avais toujours du mal à la trouver. C'était
aussi parce que je trouvais tellement stupide de deman-
der par où on allait à la chambre 81.
La porte était ouverte.
Comme d'habitude ces derniers temps, il y avait des
membres de la famille. Ils me connaissaient, mais ils
m'ont à peine dit bonjour. Je ne savais jamais si je devais
leur donner la main ou pas. Je préférais pas. Devant
Camilla, c'était comme si on était déjà en train de pré-
senter ses condoléances.
Un des membres de la famille, une grosse femme,
a dit avec l’accent hollandais de Camilla : « Vous auriez
35
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

au moins pu mettre une cravate. Qu'est-ce que les


médecins et le personnel vont penser de nous? »
La famille était assise sur deux chaises, sur le lit de
Camilla et sur le lit d'à côté.
Camilla respirait péniblement. Ses sourcils étaient
rasés et remplacés par deux lignes de crayon gras noir.
Elle était maigre comme un clou, mais avec un ventre
tout gonflé.
« Petit bonhomme », elle m'a dit.
Elle a allumé une cigarette au menthol.
« Camilla, a dit la grosse, est-ce que c’est bien néces-
saire ? Il est prouvé que c’est mauvais, sinon pourquoi
ce serait écrit sur les paquets ? »
Camilla a aspiré à fond et elle a soufflé la fumée vers
la grosse. Elle a bougé dans le lit pour se mettre plus
haut sur les coussins, elle a regardé toute la famille en
rond.
« Encore trois jours », elle a dit.
Je lui ai raconté que j'avais acheté le disque Blue
Eyes d’Elton John. Elle voulait l'entendre à son enterre-
ment. Ça et Madame Butterfly.
« Merci, petit bonhomme », elle a dit. Et moi j'ai dit:
« De rien. »
À un commandement qu'on n'avait pas entendu,
toute la famille s’est levée. D'un coup, la chambre était
pleine. Un d’entre eux, un ingénieur agronome si je ne
me trompe pas, a dit: « Venez. Nous sommes de trop
ici. Nous reviendrons demain, Camilla, si ça te convient
mieux. »
Camilla a aspiré la fumée, elle respirait très lourde-
ment.
« Oui, c’est ça, elle a dit.

36
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Comme ça, vous pourrez bavarder à votre aise tous


les deux, a dit l'ingénieur.
— Sur notre compte, a dit une femme qui ressemblait
à une femme d’ingénieur.
— Après-demain, c’est bien aussi », a dit Camilla.
Les membres de la famille sont partis en traînant les
pieds.
Une infirmière est entrée pour dire qu’elle voulait
laver Camilla.
Camilla a dit : « Tout à l'heure. »
Je me suis assis sur le lit vide.
« Regarde un peu dans ma table de nuit. Est-ce que
mes boucles d’oreilles y sont encore ?
— Oui.
— Et les bagues en or?
— Aussi.
— Louisa était déjà en noir. Et pourquoi elle ne por-
tait pas un voile noir, tant qu’elle y était ?
— Comment ça va, Camilla ?
— Petit bonhomme, je l’ai dit, non ? Encore trois jours.
Encore trois jours de torture. Les croissants sont cuits à
la margarine. Et pas un gramme de sel.
— Pour que ton corps ne retienne pas l’eau, j'ai dit.
— Petit bonhomme, fais-moi plaisir, apporte-moi
quatre sachets de sel demain.
— Des sachets de combien de grammes ?
— Tu deviens plus bête de jour en jour. Des petits
sachets comme on en reçoit dans les avions.
— Je ne suis jamais allé en avion. »
Elle a allumé une nouvelle cigarette.
« Tu as un cœur d’or, petit bonhomme, et c’est pour
ça que je t'aimerai jusqu’au dernier moment. » Elle a
37
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

écrasé sa cigarette sur le Formica de sa table de nuit.


Elle s’est retournée sur le ventre et elle s’est mise à
ronfler.
Je suis resté assis. Je n'avais pas envie de rentrer au
magasin. Je n’osais pas me montrer à Dekerpel. Parce
que, même si c’est justifié de lire les lettres d’un autre
quand ça vous met sur la piste d’un crime, c’est tout de
même pas des manières.
Le ronflement de Camilla s’est changé en petit sif-
flement, comme faisait le chat Caramel quand il dor-
mait.
Ensuite, elle s’est mise à grogner et de petits flocons
’écume lui venaient sur les lèvres. J'ai frotté l’écume
avec mon mouchoir. Elle a mordu dans le mouchoir,
elle l’a arraché de ma main avec ses gencives. Elle a
enfoncé sa figure dans les draps.
Dix minutes plus tard, elle a rallumé le bout de
cigarette éteint qui était sur la table de nuit et elle a dit :
« Bonjour, petit bonhomme », comme si elle me voyait
pour la première fois.
Elle a fait claquer ses lèvres. J'ai versé une demi-
bouteille de Spa dans sa gorge. Elle a roté et elle a ri, on
voyait un large trou rouge et gris là où il y avait eu des
dents.
« Je pense souvent à ta mère. Je la voyais très rare-
ment, on était soi-disant brouillées, mais j'aurais dû
être plus raisonnable et mettre notre dispute sur le
compte de la boisson. Sur mon compte naturellement,
car ta mère ne buvait pas. Mais je lui en ai voulu et
je lui en veux encore pour une chose, c’est qu’elle ne t'a
jamais fait examiner à fond quand tu es tombé. Je la
soupçonne d’avoir voulu expier quelque chose, d’avoir
38
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

considéré ta chute et les conséquences de ta chute


comme un châtiment de Dieu.
— Un châtiment ? Pourquoi ?
— Pour des péchés du passé, elle a dit avec son accent
hollandais.
— Ben merde alors », j'ai dit.
L'écume est revenue , elle l’a avalée.
« De nos jours, on fait des miracles, elle a dit. On
t’ouvre le crâne à la scie, on voit la tumeur, on la coupe
et on l’enlève et on referme le couvercle. Si la tumeur est
trop grande, on t'enlève toute la moitié du cerveau, par
exemple la moitié gauche qui te fait parler et apprendre
et réfléchir, et puis, après un petit temps, la moitié de
droite reprend toutes les fonctions.
— Il faut que je retourne au magasin, j'ai dit.
— Autre chose, elle a dit. Quand je ne serai plus là,
dans trois jours, et s’il t’arrivait de rencontrer ton
frère:
— Il faut que je rentre au magasin.
— Dis-lui, à ce vagabond qui a gâché mes dernières
années en n'étant plus là, dis-lui qu'il a été le seul
homme qui a compté pour moi.
— Je ne veux pas que tu parles de lui », j'ai dit, mais je
me suis embrouillé dans mes mots et j'ai dit : « Je veux
que tu me parles de lui. » Ça m'arrive souvent, ça arrive
même à des gens instruits de vouloir dire quelque chose
et que ça soit le contraire qui sorte de leur bouche.
« Viens près de moi », elle a dit. J'étais assez incon-
fortable, couché à côté d'elle avec un pied par terre,
auprès d’elle et de son odeur chaude.
« Tu sais qui est venu me rendre visite ce matin? »
Elle a caressé ma joue, mon oreille. « Judith.
39
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— La fille de Nedjma ? j'ai demandé.


— Tu en connais une autre, de Judith? »
Je me suis détaché de sa main, de son ventre gonflé,
du lit.
« Je ne veux pas en entendre parler, j'ai dit. Je suis
déjà très en retard pour le magasin. »
Elle a continué à bavarder'; je ne laissais pas ses mots
venir jusqu'à moi. J’entendais des grognements, des
aboiements, des halètements.
Alors, elle m’a dit que Judith avait demandé de mes
nouvelles, demandé si je vivais encore. J'ai avalé ma
pilule, je l’ai fait descendre avec un jus d'orange amer.
Je voyais Camilla qui parlait, qui parlait, et je pensais :
« Elle est aussi folle, aussi délabrée et maudite que
moi !» Mais je n’arrivais pas à me forcer à l'écouter. Je
ne voulais rien entendre de ce temps passé. Je lui ai
promis d'apporter des sachets de sel le lendemain midi.
Dans le couloir, je me suis cogné au chariot de médi-
caments poussé par une infirmière.

Tu les prends encore, ces pilules ?

Naturellement. Sinon, je ne serais pas ici en train de


vous raconter tout Ça.
Camilla était un oiseau pour le chat.
À mon grand soulagement, Dekerpel n’était pas au
magasin. Je n'avais pas envie de trimballer des bou-
quins. Sans que Monsieur Félix me voie, je suis allé
m'asseoir un moment dans le fauteuil de Dekerpel. Avec
un peu de chance, de la chance dans ma malchance, si
je n'étais pas tombé aussi gravement dans mes jeunes
années, moi aussi j'aurais pu devenir chef de la librai-
40
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

rie. J'aurais été instruit, j'aurais pu retenir des choses


comme tout le monde le fait si naturellement. Mais si
j'avais été Dekerpel, j'aurais aussi corrompu de très
jeunes filles.
Ce soir-là, sur la machine à écrire Brother bon de
commande numéro 811150, j'ai tapé mon avertissement.

Tu peux aussi le lire dans ta tête, ça ?

Évidemment. J'ai tapé: « Monsieur Patrick Dekerpel,


cet avertissement est le premier et le dernier. Cessez vos
saloperies criminelles qui ne sont pas passées inaper-
çues. Si vous persévérez, les conséquences pour vous et
vos complices seront incalculables. Nous vous tenons à
l'œil, chien dégueulasse. Ne touchez plus à nos enfants
avec vos sales griffes. »
J'ai pris une enveloppe brune et j'ai écrit en majus-
cules POUR P. DEKERPEL avec un marqueur Pilot
Hi-Tec Point. Je suis sorti et j'ai jeté l'enveloppe dans la
boîte de la Librairie-Papeterie Félix. Je suis rentré et
j'ai retiré l'enveloppe de la boîte aux lettres. Il y avait
mes empreintes sur la lettre et sur l'enveloppe. Je pou-
vais encore la passer dans la déchiqueteuse.

Même s'il est passé dans la déchiqueteuse, nous pouvons


analyser un papier de ce genre.

Sans doute. Je sentais bien que quelque chose n'allait


pas, que je faisais une grosse gaffe, mais j'ai tout de
même remis la lettre dans la boîte.

Pourquoi n'es-tu pas allé à la police ?


41
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

La police.

Comme chaque citoyen peut le faire. Doit le faire.

La police. Non.

Pourquoi pas ?

Non, je préfère pas.

Qu'est-ce que tu as à craindre de la police ?

Ils se moqueraient de moi.

Pas nécessairement.

De toute façon, Dekerpel a des amis, des amis instruits,


au club de bridge, au théâtre, au club d'échecs, à la
banque, dans la police. Et moi, j'ai qui, moi ?
Je n’arrivais pas à dormir cette nuit-là, parce que je
voyais tout le temps Camilla sur son lit, suante et déses-
pérée, et je ne pouvais pas l'aider. Aussi parce que je
voyais des tas d’instruits qui se promenaient dans les
bois de bouleaux, dans le brouillard glacé, ils avaient des
costumes sombres et des chemises blanches, certains
d’entre eux fouillaient dans les fougères, ils fouillaient et
ils piquaient avec des bâtons brillants comme des tuyaux
à gaz. Puis ils ont entendu approcher des aboiements, les
instruits se sont enfuis, ils se pressaient tellement qu'ils
se cognaient, ils s'envoyaient les uns les autres contre les
bouleaux.

42
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Le lendemain matin, j'étais là un quart d'heure plus tôt


que d'habitude. Avant d’ôter son manteau, Dekerpel
s’est penché et j'ai entendu le bruit bien connu du
clapet de métal de la boîte aux lettres. Il a ouvert l’enve-
loppe en la déchirant. Ça avait l’air si facile que j'ai
pensé que j'avais oublié de coller l'enveloppe. Pourtant
je l'avais léchée, ça j'en étais sûr, la nuit j'avais encore
le goût de la colle dans la bouche. Il a tenu la lettre
devant la lampe au néon, il a froncé les sourcils, sa joue
paralysée est descendue d’un coup sec. Puis il a mis l’en-
veloppe dans sa poche et il s’est mis à rire, ses épaules
étaient secouées.
Il m'a vu. Comme pour me faire partager sa joie, il
m'a dit : « Fieu, il y a des types qui sont moins comiques
qu'ils ne croient. »
Je me suis mis doucement à trembler. J'ai dit : « C’est
pour moi que vous dites ça, Monsieur Dekerpel ?
— Fieu, qu’il m'a dit, tu ne m'as encore jamais fait rire.
— C'est dommage », j'ai dit et je suis passé devant
lui pour aller aux W.-c. Là, j'ai vu au-dessus du lavabo
un homme blond qui devenait chauve, il tremblait. J'ai
dit :« Attaque! Attaque! » comme à un pitbull dressé.
Quand je suis arrivé dans le couloir de l'hôpital,
l'infirmière m'a dit: « Pas trop longtemps. »
Camilla n’a pas bougé quand je suis entré. Sur le lit
d'à côté, il y avait une valise en cuir et autour des piles
de linge et de robes soigneusement pliées. Et aussi trois
paires d’escarpins noirs brillants avec des talons hauts.
Elle a dit: « Petit bonhomme, ça y est. » J'ai remar-
43
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

qué qu'elle était bien maquillée, sa peau luisait, ses


cheveux étaient ondulés et laqués.
A la hauteur de son bas-ventre, on voyait une tache
de sang large comme la main. Elle a dit :« Je me vide. »
Je me suis assis sur le bord de son lit.
Elle a dit: « La famille est déjà venue. Il y en avait
que je n'avais pas vus ou entendus depuis des années.
Ça, ce sont des vêtements et des chaussures pour les
infirmières. Tout est réglé. »
Nous sommes restés silencieux. Puis elle a dit que la
seule chose qui la préoccupait encore était de savoir
si elle allait revoir son petit garçon. Je lui ai dit que je
n'avais jamais su qu'elle avait un petit garçon. Avait ou
avait eu.
« Émile », elle a dit.
Elle frottait son avant-bras qui était bleu et gonflé,
avec des petits trous roses en ligne.
« Ça fait très longtemps, elle a dit. On a écrit des
études sur lui. Il y a un garçon sur huit cents qui a ça,
un petit chromosome en trop. Ils sont doux comme des
filles et ils n’ont pas de poils. C’est mieux qu’ils ne res-
tent pas en vie. Il s'appelait Émile. Ou Achille.
— Tu vas le revoir », j'ai dit, et j'ai pensé : « Où allons-
nous ? Se payer la tête de quelqu'un qui est sur son lit
de mort ! »
« Toi, tu vas encore souffrir, elle a dit. Tu es trop bon
pour ce monde.
— On m'a déjà dit ça et, tu vois, je ne m’en porte pas
plus mal.
— Assez mal comme ça », a fait Camilla.
L'infirmière s’est penchée sur elle et elle a mis un
drap orange en caoutchouc sur la tache de sang.
44
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Et maintenant, nous allons soigneusement arranger


les petits coussins sous votre petite tête, pour avoir l'air
bien nette et proprette quand monsieur le docteur va
venir.
— Stupide bonne femme, a dit Camilla.
— Et vous, vous êtes une petite difficile », a dit l’infir-
mière d’un ton joyeux. En partant, elle a jeté un coup
d'œil aux chaussures vernies sur le lit.
Camilla a tiré un paquet de cigarettes au menthol de
sous son oreiller. Je lui ai allumé une cigarette. Elle l’a
tenue entre le pouce et l’index et elle a aspiré très fort.
« J'aurais pourtant encore bien voulu en emmerder
quelques-uns. » Elie avait une voix de petite fille.
« Pas moi, tout de même ? » j'ai demandé. On ne sait
jamais.
« Toi ? Jamais », elle a dit. La cigarette est tombée de
sa bouche. Je l’ai écrasée sur l’appui de fenêtre.
« J'aurais bien voulu faire une farce au capitaine, mon
dernier amour, elle a dit d’un air rêveur. Lui envoyer ma
jambe droite. Bien sciée, bien emballée dans un seau à
glace spécial. De toute façon, il fallait qu’on la coupe, à
cause de mon sucre. Mais je n’ai plus le temps mainte-
nant. Tu imagines ça, on sonne au bar Tricky, il ouvre
la porte en pyjama, car il ne s’habille plus maintenant,
il accepte le paquet, il l’ouvre. Oh, j'aurais bien voulu
voir sa bête gueule! Lui qui parlait toujours de mes
jambes fuselées! Et le voilà qui tient ma jambe, mes
orteils, le capitaine de mon cœur.
— Il serait mort de trouille », j'ai dit.
Elle devenait de plus en plus blanche.
« Un vaurien de première, mon capitaine. Il m'a fait
voir l'Afrique. Il m'a menée partout avec sa Jeep. Les
45
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

flamants. Des milliers de flamants roses. Et le soleil


par-dessus. Le tohu-bohu. »
J'ai dit : « Camilla, j'ai appris quelque chose qui doit
rester secret. Je ne peux le raconter à personne. Je
devrais aller à la police mais je n’ose pas prendre le
risque.
— Tu n'as jamais été un risque-tout. Tant mieux pour
toi, d’ailleurs. Ton frère était un risque-tout.
— Ou alors, chez un avocat, j'ai dit. Mais qui sait ce
que ça va me coûter? Il s’agit d'enfants, de petites
filles. »
Du coup, elle a dressé l'oreille. Elle a bougé dans son
lit, elle a farfouillé sous l’oreiller, allumé une cigarette,
toussé, mâché dans l'air.
« Jamais avec des enfants, elle a dit. Tout ce qu’on
veut au 7ricky. Le grand jeu. Si on aime ça, on peut faire
les choses les plus folles, les plus bizarres, tout ce qu’on
veut, mais jamais avec des enfants. Quand quelqu'un
commençait à me parler d'enfants, ça pouvait même
être un de mes meilleurs clients, je disais : “Arrête, je
ne veux pas entendre ça. — Oui, mais au Japon c’est per-
mis.” Et moi je disais : “Alors, va au Japon, la porte est
là, va prendre l'avion, mais pas chez moi, saligaud !” »
Elle grattait ses cheveux laqués et ondulés comme si
ça chatouillait terriblement.
« Qu'on leur pende une meule autour du cou », qu’elle
a dit.
Le docteur est entré, habillé en vert, avec un bonnet
de plastique vert transparent.
« Alors, Camilla, heureuse ? » il a crié.
Elle a ri avec ce docteur comme avec un client, un
rire gras et provocant.

46
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Laisse-moi maintenant, petit bonhomme, qu’elle


m'a dit. Je dois me préparer. »
J'ai dit que je devais partir, que je devais faire des
heures supplémentaires.
« C’est ça », elle a dit, elle a pris ma main et elle s’est
caressé la joue avec.
Et puis j'ai vu sa chambre avec la porte grande ouverte
et elle n’était plus dans son lit. Ni dans le lit d'à côté, où
les vêtements et les souliers pour les infirmières avaient
disparu. Il y avait maintenant un tapis de caoutchouc
sur ce lit, un matelas d'enfant et tout un fourbi de net-
toyage. Dans un coin de la chambre, une mohamed était
en train de passer le torchon.

Ça, c'était plus tard.

Une semaine plus tard.

Camilla s’est préparée pendant une semaine. Ce sont ses


pilules qui la maintenaient en vie. Quand elle est morte,
les infirmières ont trouvé toute une boîte de pilules,
assez pour ravitailler une discothèque entière. Et la
dernière nuit, elle a dansé et sautillé, couchée dans son
lit, en braillant de joie, tout le service en est resté
éveillé. Il paraît qu’elle a aussi appelé mon frère. Mais
Ça, je ne veux pas en parler.

Comme tu voudras.

Où on en était ?

47
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Tu venais d'envoyer cette lettre à Patrick Dekerpel.

Les jours suivants, j'ai observé le comportement de


Dekerpel. Aucun signe, pas la moindre inquiétude, rien.
C'était insupportable. C’est devenu encore plus insup-
portable quand j'ai vu Dekerpel et Vanneste qui rigo-
laient, leurs deux têtes rapprochées, pendant que j'étais
sur l'échelle pour suspendre des guirlandes au plafond.
Rita tenait l'échelle, qui tremblait à cause de ma colère
et de mon vertige.
C’est pour ça que j'ai écrit une lettre sur une autre ma-
chine, tapée sur du papier fin sans lignine 60 grammes.
« Chère et estimée Madame Félix. Comme je désire
rester inconnu j'écris cette lettre sans la signer. Il se
trame sous votre toit et sous le manteau un commerce
qui peut donner à votre magasin une réputation dou-
teuse. Ma situation actuelle m'empêche de m'adresser
aux autorités compétentes. Ce commerce est scandaleux
et ne peut pas rester impuni. Je possède des preuves et
je pourrai les montrer en temps utile. Je ne veux pas
vous presser mais la chose est très très pressante. Quel-
qu'un qui vous veut du bien, à vous et à votre magasin. »
Je suis allé personnellement déposer cette lettre dans
la boîte aux lettres de l’hôtel de maître de la famille
Félix, dans la rue Vangaver. Et c’est ainsi que, comme
disent les gens instruits, j'ai mis l'affaire en branle.

Mais entre-temps tu n'es plus retourné à l'hôpital.

Mais puisque je vous dis que c'était insupportable que


personne ne fasse rien contre ce violeur d'enfants. Je ne
48
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

pouvais pas m'occuper de Camilla. C'était ma mission


de livrer ces criminels de Dekerpel et John à la justice.
À ma manière.

Il ne faut pas t'exciter ainsi.

Non.

Respire à fond.

Alors, la Mère Félix est arrivée à midi moins le quart,


avec Monsieur Émile, son comptable. Il y avait des
clients et des étudiants qui étaient en train de lire des
BD. Maman Félix leur a demandé de quitter le maga-
sin. « Je ne mettrai plus jamais un pied ici! » a dit un
étudiant. Elle a fermé la porte d'entrée à clé. Elle s’est
assise sur le trône de son fils et nous avons dû nous
tenir en rond autour d’elle. Elle portait une blouse avec
des tournesols délavés. De cette grosse voix enrouée
qu’elle a et qu’on n'attend pas d’une petite tête de sou-
ris desséchée comme la sienne, elle a dit que tout le
monde serait traité avec justice et qu’elle partait du
principe que chacun était impliqué dans le complot,
mais que Monsieur Émile avait été terrifié par ce qu’il
avait trouvé dans la comptabilité et que Monsieur
Émile avait le sentiment qu’il n’avait encore découvert
que la pointe de l’iceberg.
Je n’y comprenais rien. Comme d'habitude.
Maman Félix évitait de regarder le bonhomme gras
et sans cils, son fils.
«Voilà comment on nous remercie! » qu’elle a crié.
Et : « Voilà ce qui vous tombe dessus quand vous accep-
49
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

tez la participation dans une affaire qui a fait des béné-


fices pendant des dizaines d'années sans aucune par-
ticipation !» Et: « C’est peut-être pas moi qui vous ai
fait faire des heures supplémentaires, payées double,
hein ? ! » Et: « Vol et escroquerie ! »
Pas un mot au sujet de la petite Flora Demoor.
Monsieur Félix contemplait fixement le sol. Il dépla-
çait son poids d’un pied sur l’autre comme s’il allait
faire un saut à la perche. Il avait la nostalgie du trône
qui était maintenant occupé par la vieille mère à la voix
rauque.
Charlot a dit qu’il était partisan de la clarté totale.
Qu'est-ce qu’il y avait comme trou dans la caisse? Et
qu'est-ce que lui, en tant que magasinier, avait à voir là-
dedans ?
« Il faut séparer le bon grain de l’ivraie », a dit Van-
neste.
Rita a crié qu’elle ne savait rien de rien, mais enfin
qu'est-ce qui se passait ?
« C’est pour le savoir que nous sommes réunis ici, a
dit solennellement Monsieur Émile. Ces pratiques indé-
licates durent certainement depuis plusieurs années.
Mais comme Madame l’a justement déclaré, nous ne
voyons encore que le dessus de l’iceberg, la plus grande
partie est encore plongée dans l’eau noire et froide. »
Je comprenais de plus en plus clairement que tout ce
tribunal, avec la Mère Félix comme juge ou accusateur
public ou partie civile, n'avait rien à voir avec la gamine
du Polaroïd. Je n’ai pas ouvert la bouche, ce qui pour-
vait indiquer que j'étais coupable, mais je préférais ça,
c'était tout de même mieux que de marcher dans les
taches de sang.
50
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Quelles taches de sang ?

Façon de parler.

Pourquoi des taches de sang ?

C’est une autre histoire. Ça viendra plus tard.


« Commençons par le commencement », a ordonné
Maman Félix. Monsieur Émile a ouvert la bouche. Van-
neste a dit tout bas : « Au commencement était le Verbe. »
Monsieur Émile a essayé de prendre un air sévère mais
il n’y arrivait pas, il n’a pas une tête à ça. C’est une
tête d’esclave, pas de savant. Donc cette tête a examiné
ses papiers et a dit : « L'Encyclopédie des Flandres en six
volumes.
— S'il s’agit du département Librairie, a dit Vanneste,
je peux rentrer chez moi, ma femme m'attend pour le
repas.
— Ce sera vite réglé, a dit Maman Félix.
— L'Encyclopédie des Flandres en six volumes, cuir
jaune et noir, a dit Monsieur Émile. On n’en trouve
plus aucune trace, sauf sur le bon de commande. Six
volumes.
— C’est toi qui les as déballés, Fieu, a dit Dekerpel. Il
doit y avoir trois semaines de ça.
— Oui, je les vois devant mes yeux, j'ai dit. Ils sont
là. »
J'ai voulu les montrer. J'ai sursauté. Sur les rayons
où se trouvaient les livres chers sur les palais d'Italie,
dans un coin où je ne vais jamais, il n’y avait plus un
seul volume de L'Encyclopédie.
51
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Je suis allé vers les étagères. Il y avait une couche de


poussière gris clair sur la planche à la place des six
volumes.
« Ils sont vendus, j'ai dit.
— À qui? Il y a un bon de caisse ? a demandé Monsieur
Émile.
— Bien sûr que non, a dit Dekerpel.
— Les Œuvres complètes de Karel van de Woestijne »,
a lu Monsieur Émile dans son petit carnet. Il avait l’air
très fatigué. C'était compréhensible, Maman Félix l'avait
tiré de son lit en pleine nuit après avoir lu ma lettre et
il avait recherché des traces de vol et d’escroquerie jus-
qu’à l’aube.
Il avait bien fait son travail car ce qui suivait était une
série de plaintes qui concernaient principalement le
département Librairie. J'avais attrapé une faim terrible
et je tombais presque de sommeil.
« Hôlderlin, a dit Monsieur Émile. Volumes Un, Deux,
Trois et Quatre en fac-similé, reliés cuir, dorés sur
tranche, pièces de collection.
— Ils sont là, j'ai dit, soulagé.
— Voyons ça », a dit Maman Félix en levant son nez
fragile.
Une petite échelle d'aluminium était là, toute prête,
apparemment oubliée cette nuit par Monsieur Émile.
J'y suis monté. Avec mon vertige. J'ai tendu à la Mère
Félix le volume Un et le volume Deux dans leurs couvre-
livres mous et gris d’avant-guerre. Elle a ôté les couvre-
livres, les a mis soigneusement sur le côté et d’un air
triomphant elle a levé les deux livres en l'air. Je les
ai reconnus tout de suite. Dekerpel m'avait envoyé à la
librairie De Slegte, il m'avait donné douze billets de
52
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

cent francs pour acheter en quatre exemplaires l’édi-


tion Omnibus d’Anton Coolen.
« Celui qui a fait ça et qui a emporté les Hülderlin est
un âne, car avec leurs couvre-livres d’origine ils ont dix
fois plus de valeur chez un antiquaire, a dit Maman
Félix.
— Madame, je suis mort de faim », j'ai dit. Elle n’a
pas entendu.
« Si mon défunt mari avait vu ça.
— Ça, tu peux le dire! a fait Monsieur Félix.
— Toi, tais-toi ! La seule chose que tu as à faire ici, c’est
de les surveiller et, même ça, tu n’en es pas capable. »
Son fils a courbé la tête comme s’il était sur le point
de confesser quelque chose d’épouvantable.
« Vingt-quatre heures, elle a dit. Arrangez ça entre
vous. Dans vingt-quatre heures, je veux que tout soit
clair. Qui est le coupable ou qui sont les coupables, je
m'en fiche, mais ils vont payer.
— Accusé, levez-vous ! » j'ai dit. Personne n’a ri.
Je me souviens que je me suis baladé dans le parc
ce soir-là, près de l’école Saint-Bavon où les filles et les
garçons étaient rassemblés autour de leurs vélos et
leurs mobylettes, chers, élégants et brillants. Les filles
avaient des chaussettes noires sous les genoux et des
blazers et des jupes olive. Elles étaient exubérantes et
sans défense. J'ai marché plus vite. J'ai fui.
Il y a quelque temps une petite fille dans la rue m'a
demandé l'heure. J'ai tendu mon poignet, mais le soleil
brillait sur le cadran. La petite fille ne pouvait rien voir.
Elle a pris mon poignet et elle l’a tiré vers elle. Elle a
regardé, elle a grommelé quelque chose et elle est par-
tie. J'ai crié derrière elle avec une petite voix de fille:
53
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Merci bien, monsieur. » Elle s’est retournée, elle s’est


frappé le front et elle a dit : « T'es fou. »
À la maison, j'ai retrouvé une souris en peluche,
toute molle et mordillée, avec laquelle le chat Caramel
avait l'habitude de jouer. Je lui demandais toujours:
« Où est la souris ? Où est la souris de notre Caramel ? »
Je l’ai jetée à la poubelle.
J'ai sorti les Polaroïd. J'ai lu et relu la lettre crimi-
nelle. J'ai dit : « Seul contre tous. »

Toi tout seul contre tous les autres ? Quels autres ?

Les gens instruits. Les dégueulasses instruits qui se pro-


tègent entre eux, qui complotent, dans les directions de
partis, dans les conseils d'administration, dans les asso-
ciations. Vous en savez bien plus que moi là-dessus.
Vous avez eu affaire à eux toute votre vie ? Vrai ou pas ?

Les trois fillettes disparues, tu mets ça sur le compte de


ceux que tu appelles les instruits ?

Et de qui d'autre? Si de temps en temps un enfant est


souillé, mordu, tué, c’est dans la nature des choses.
Le lapin mange aussi ses petits. Mais ici, une dans les
dunes de Heist et les deux autres en Hesbaye, toutes les
trois en un mois!

En trois mots.

C’est égal. Et la preuve, je ne l’ai pas, la preuve ? La lettre


dégoûtante ? Ce que je ne supporte pas, ce que je ne
supportais pas, c'est qu'ils ne se gênent pas, les instruits.
54
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Si on laissait ça pour le moment ? Moi aussi, ça m'est


égal. Tiens. Bois encore un petit coup. Parlons d'autre
chose. Quand as-tu vu Judith Latifa pour la première
fois ?

A l'enterrement de Camilla.

Quel temps faisait-il à l'enterrement ?

Frais. Doux. Pourquoi vous me demandez ça? Vous y


étiez. Vous voulez vérifier si ma mémoire fonctionne,
comment elle fonctionne ? Mais comment allez-vous
faire si vous perdez vous-même la mémoire, comme
vous l'avez dit ? Est-ce qu’il y avait des bateaux sur le
lac de Desteldonk le jour de l'enterrement ?

Oui, des bateaux à voiles.

Et des autocars avec des touristes de l'Est. Et une voix


dans un haut-parleur qui demandait de laisser la nature
intacte et de ne pas abandonner des déchets ou des
ordures dans le bois de sapins. Des femmes étrangères
en noir caquetaient devant la tombe de Camilla. Elles
parlaient de la triste vie de Camilla après qu’elle avait
laissé tomber le bar 7ricky et qu’elle était allée vivre dans
un petit appartement près des Maisons de l’Anguille.
Une des femmes s'appelait Agnès, elle avait du rouge
à lèvres violet. Elle disait que c'était tellement dom-
mage qu’on ne joue pas un air de Madame Butterfly
en présence du cercueil de Camilla, mais l'entrepreneur
de pompes funèbres n’avait pas pu trouver le CD. Je
55
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

n’aime pas les enterrements, j'ai voulu partir quand


j'ai vu Judith. Et quand elle m'a vu. Cette Agnès était
en train de me parler au moment où j'ai aperçu Judith.
Je ne pouvais pas détourner mes yeux d'elle. Elle avait
quelque chose d’une mohamed. Naturel, c'était la fille de
Nedjma. Elle avait cinq anneaux d’argent dans chaque
oreille. Une peau mate, ambrée. Des cheveux noirs
courts avec un reflet roux foncé. Des petites paillettes
d’or qui brillaient dans ses sourcils. Des mâchoires
larges. Et des yeux obliques bleu-vert cerclés de noir,
j'ai pensé « ce sont les yeux de Caramel » et mes jambes
m'ont lâché, je suis tombé, Agnès a attrapé mon bras
pendant que je glissais contre elle. Elle a lâché mon
bras et j'ai glissé dans l'herbe humide. Ma joue et mes
cheveux en ont été trempés et j'ai vu les chevilles de
Judith, elle avait de longs pieds d'homme dans des sou-
liers vernis, j'ai encore entendu les femmes étrangères
qui criaient. Je me suis réveillé dans un salon du res-
taurant. Agnès tenait mon poignet et elle disait: «Il
revient à lui. Je vous l’ai dit, c’est un caillot de sang. »
Judith était assise en face de moi. J'étais couché sur
un tapis, on avait mis un coussin en boule sous ma tête.
Des étrangers se sont approchés. Ils voulaient mieux
voir. Voir comment j'étais revenu parmi eux, revenu de
l’antichambre de l'enfer. Agnès, qui ne me lâchait pas
le poignet, disait qu’ils me pompaient l'air Elle l’a dit
comme ça, je m'en souviens très bien, pomper l'air Et
les yeux de Judith qui ne me lâchaient pas une seconde.
Je me suis relevé. Agnès voulait m'en empêcher mais
je l’ai repoussée. Je me suis mis à genoux. J'avais honte,
de ma chute, de ma grosse tête qui bourdonnaïit, de
mon corps paralysé qui m'avait trahi. J'ai pensé : « Elle
56
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

doit se moquer de moi maintenant », pendant que je


me redressais en m’accrochant à la main grassouillette
d’'Agnès, qui roucoulait de plaisir parce qu’elle m'avait
sauvé la vie.
Judith n’a pas fait un seul geste dans ma direction
pendant que je m'enfuyais. Comme toujours.

Tu en as souvent, de ces attaques ?

Quelles attaques ?

Les moments où tu tombes.

Qu'est-ce que ça peut vous faire ?

Tu dois tout me raconter. C'est ce qui est convenu.

Parfois. Rarement. Une fois tous les trois ou quatre ans.


Quand je suis nerveux, plus nerveux que d'habitude. Le
docteur dit qu’on peut vivre avec. Si je me repose bien
après.
Cette fois-là, je n’ai pas pu me reposer. Je suis allé au
magasin le lendemain. A cause des vingt-quatre heures
de Maman Félix. Dekerpel était en train de lire un bou-
quin, personne ne l’embêtait, personne ne lui deman-
dait des comptes.
« Qu'est-ce que tu fais ici ? il m'a demandé. Ta place
est dans la réserve.
— Monsieur Dekerpel.
— Oui, Fieu.
— Vous devriez rendre les livres. Ça me semble la
meilleure solution.
57
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Ah, tu trouves ? il a dit en relevant son nez crochu.


— Peut-être sans que personne ne le remarque. Ano-
nyme.
— Imbécile, il a dit.
— Sans parler du reste », j'ai dit.
Dekerpel a refermé son livre. Un livre de problèmes
d'échecs.
« Tu deviens plus crétin de jour en jour », il a dit.

C'est ce que Camilla avait dit aussi.

« C’est possible », j'ai dit. Les gens disent souvent la


même chose.
« Un de ces jours, il faudra t’enfermer, a dit Dekerpel.
— Alors, il faudra en enfermer d’autres aussi, j'ai dit.
— Quels autres ? De quoi tu parles ? »
Dekerpel avait un talent d’acteur. Pour être capable
de jouer ainsi les enfants innocents. Je suis crédule, mais
quand même. Au même moment, Vanneste est arrivé
avec un petit monsieur tout fluet. Il cherchait un livre
sur les roses Pompon de Bourgogne.
« Pom pom pom pom », a fait Dekerpel. La Cinquième
de Beethoven. Comment pouvait-il chantonner comme
ça, frivole et sans soucis, alors qu’il était sur le point
d’être démasqué devant tout le monde, criminel, cou-
pable, la proie de ses noirs instincts.
« Ce sont des roses blanches et rayées. Les premières
qui fleurissent au printemps, a dit le petit monsieur.
— Alors, vous devez aller voir là-bas, a indiqué Deker-
pel, au rayon Temps libre et Nature. » Le petit monsieur
a tourné le dos d’un air vexé.
« Fieu, a dit Dekerpel, où est ta place ?
58
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Dans la réserve, j'ai dit.


— Alors, va dans ta réserve, crétin.
— Monsieur Dekerpel, j'ai dit. Vous avez dit dernière-
ment que les hommes qui font des saloperies avec les
enfants, on devrait les châtrer.
— Sans pardon, a dit Vanneste.
— Les enfermer jusqu’à la fin de leurs jours. Et sans
couilles. »
Rita, qui portait la tenue de jogging avec laquelle elle
court trois kilomètres le long du canal chaque jour,
a dit: « Avec un tisonnier chauffé à blanc dans le cul.
Dent pour dent. Comme ça, ils sentiront ce qu’une
femme doit souffrir.
— Donc, tu as bien entendu, Fieu, a dit Vanneste, fais
bien attention avec les filles. Demande-leur d’abord
leur carte d'identité.
— Ou alors, tu gardes tes pattes chez toi», a dit
Dekerpel.
Et ils ont ri tous les trois.
Mon estomac grondait. Comme un dogue au loin.
J'ai dit: « Monsieur Dekerpel, c’est vous qui l’aurez
voulu. Vous avez vous-même indiqué le châtiment.
Quand le châtiment sera exécuté, ne venez pas raconter
que vous n’étiez au courant de rien. »

Tu n'as pas dit ça.

Non. Je voulais dire quelque chose comme ça, mais je


n’arrivais pas à le sortir de ma bouche.

Alors, qu'est-ce que tu as dit ?

59
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Rien. Ils ont continué à discuter. Dekerpel parlait d’un


restaurant au bord de la Lys où il avait mangé des
anguilles qui venaient de Taiwan ou de Finlande. Par
contre, le lapin à la bière brune et aux pruneaux était
extra.

Ce soir-là, j'ai trouvé une lettre du notaire Albrecht


qui me demandait de me présenter à son étude avec
ma carte d'identité à onze heures du matin le vendredi
suivant. Ce qui signifiait que je devais de nouveau
demander quelques heures de congé à Monsieur Félix.
« Vas-y comme ça, sans rien dire, m'a dit Charlot.
Je leur raconterai que tu as dû faire des courses en ville.
Ou que tu es grippé. Moins ils en savent, mieux ça vaut.
C’est la règle d’or. Moi non plus je ne savais jamais rien
quand on me demandait quelque chose et c’est comme
ça que je suis toujours là à soixante-trois ans. »
Je n'avais pas envie d'aller à l’étude du vieux notaire
Albrecht. Je n'avais aucune envie de retourner dans
mon village natal. J'avais un jour juré de ne plus y
remettre les pieds.
Mais ça, c'était le jour d’après. Ou d’avant. Ce soir-là,
j'avais encore la lettre du notaire dans ma main quand
une Ferrari rouge flambant neuve s’est arrêtée devant
ma porte. Non, de l’autre côté de la rue, en face de ma
maison. J'ai vu l’auto freiner souplement. Il y avait un
mohamed athlétique au volant. J'ai pensé : « C’est quel-
qu'un qui vient pour les voisins », mais j'ai vu Judith
qui descendait de la voiture. Le mohamed lui a crié
quelque chose pendant qu’elle traversait la rue vers ma
60
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

porte. Elle portait un jeans bleu clair et une casquette


de base-ball.
J'ai fourré la lettre du notaire dans la poche arrière
de mon pantalon.
Judith a dit qu’elle était venue voir comment j'allais,
si je me sentais mieux.
« Certainement, je lui ai dit. Assieds-toi.
— Non, il faut que je reparte tout de suite pour
Ostende.
— Avec lui ? j'ai demandé.
— Oui, avec lui. Comment tu trouves la bagnole ?
— Belle. Ça doit coûter un tas de sous.
— Évidemment, on est souvent arrêtés, elle a dit. Une
Ferrari avec des bronzés au volant, les gendarmes n’y
résistent pas.
— Il faut comprendre », j'ai dit.
Elle a souri en disant : « Comment ça ?
— Avec tous ces étrangers, il y en a de plus en plus
chaque année.
— Des étrangers comme moi ? Comme ma mère ?
— Non, vous autres, vous ne comptez pas. Vous êtes
comme de la famille.
— Je suis de ta famille? » Elle continuait à sourire
avec ses larges lèvres pleines, dangereuses.
« Cousin et cousine, ça flirte parfois », j'ai dit. C'était
pour autre chose qu'elle souriait.
La Ferrari a klaxonné.
Elle a dit : « Je suis contente que tu sois de nouveau
en forme. »
Je lui ai tendu la main et j'ai dit : « Au revoir. » Elle a
pris ma main et l’a retournée. Elle a tracé une ligne
dans ma paume avec l’ongle de son index.
61
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Tu as une ligne de vie très spéciale », elle a dit. Elle


pinçait mes doigts. « Moi, j'ai toujours honte de mes
mains, elle a dit. Celles de ma mère étaient magnifiques,
longues, avec des ongles bombés. Mais évidemment tu
n’en sais plus rien. Il y a tant de choses qui se sont pas-
sées depuis.
— Tu habites en Algérie », j'ai dit. Elle a lâché ma
main.
« Plus maintenant. »
La Ferrari a klaxonné plus longtemps. J’ai remarqué
qu’elle tenait les mains serrées comme des poings.
« Je peux revenir pour voir comment tu vas? elle a
demandé.
— Aussi souvent que tu veux. »
En montant dans la Ferrari, elle a dit quelque chose
au mohamed costaud, ça l’a fait rire et il a regardé dans
ma direction. Je me sentais comme un escargot à moi-
tié sorti de sa coquille. Un petit garçon y enfonçait une
allumette qui brûlait.
À neuf heures, Angèle est arrivée, comme d'habitude
le mardi et le vendredi.

Angèle Vandendriessche ?

Oui. Ce soir-là, elle était pressée. La porte n'était pas


encore refermée qu’elle enlevait déjà sa blouse. Elle est
allée tout de suite s'étendre sur le lit. J'ai dit que je
n'avais pas la tête à ça.
« Si ce n’est que ta tête, c’est pas grave! elle a dit.
Viens. Je n'ai pas beaucoup de temps, je dois aller à la
soirée des parents à l’école de mon Firmin. »
Je l’ai payée. Elle a remis ses vêtements et elle a dit:
62
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Merci beaucoup, la semaine prochaine on fera le


double. »

Cette nuit-là, j'ai mal dormi. J'ai pris des pilules, sans
succès. Résultat des courses : quand Monsieur Félix est
venu dans la réserve, ce qui arrivait une fois tous les
deux ans, j'étais encore tout abruti.
« Charlot, a dit Monsieur Félix, va me chercher un
paquet de Belga et trois Bounty. Et ne te dépêche pas. »
Puis il a dit : « Fieu, il faut que je te dise quelque chose
de la part de ma mère. Ton travail en général, le maga-
sin n’a jamais eu à s’en plaindre. Nous avons toujours
pu compter sur toi. Bien que compter, ça ne soit pas
ton fort, hein ? »
Il a montré la chaise de bureau Mario Sereni, numéro
deux cent huit, chromes et cuir bordeaux, que Charlot
venait de déballer, les housses de plastique et l’embal-
lage étaient jetés par terre, ça faisait négligé. Il a insisté
pour que je m'asseye dessus.
« Dans l'affaire des livres disparus et des Omnibus
camouflés et des irrégularités de comptabilité dont
nous ne pouvons pas encore estimer l’envergure.… »
Il s’est arrêté et il a dit que j'étais mal assis. Il s’est
mis à genoux à côté de la chaise et, le souffle court, il a
réglé la hauteur du siège.
« C’est mieux ainsi ? »
J'ai fait oui. « Fieu, c’est peut-être injuste, mais c’est
à coup sûr nécessaire. »
Il avait certainement appris son texte par cœur. Mais
pas assez bien.
63
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Dites toujours.
- Tu connais les conditions. Les conditions sont
valables pour tout le monde. »
Il était en panne. Il a eu l'air soulagé quand Rita est
entrée dans la réserve pour venir chercher cinq flacons
d'encre de Chine, que je l’ai aidée à emballer. Rita por-
tait son jogging turquoise très serré et brillant. On
voyait la trace de son slip.
Monsieur Félix a attendu qu’elle soit partie et il a dit:
« Ça fait déjà un moment que maman est à la recherche
d’un autre magasinier. Quelqu'un de plus jeune et de
plus rapide. Ne nous voilons pas la face, Fieu, ces der-
niers temps, nous tous, je veux dire tout le personnel,
nous avons l'impression que tu n’as absolument plus la
tête à ton travail. Ce n’est pas ta faute, et s’il fallait abso-
lument trouver un fautif, ce serait plutôt ta mère, qui
t'a laissé tomber sur la tête quand tu étais petit garçon. »
Je n’ai pas pu rester plus longtemps assis sur la chaise
Mario Sereni. Je me suis redressé.
« Reste assis », a dit sèchement Monsieur Félix. Il a
gratté longtemps sa joue qui ne le chatouillait pas.
« Il faut qu’on calcule avec Monsieur Émile ce qu’on
te doit pour ton pécule de vacances, ton treizième mois
et tout ce qui est habituel. Et maman est difficile.
— C’est l’âge, Monsieur Félix.
— Oui. Et puis elle n’est plus la même depuis qu’elle
est allée en Chine comme dame de compagnie de la
reine Élisabeth, quand Élisabeth est allée jouer du vio-
lon pour les petits enfants chinois. Elle le prend de haut
maintenant. Tu peux naturellement encore rester une
semaine, même si tu as fait des fautes professionnelles
graves, tu pourras mettre ton remplaçant au courant.

64
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Si ça ne vous fait rien, Monsieur Félix, je préfére-


rais ne plus venir.
— Tu préfères nous quitter tout de suite ?
— Si ça ne vous fait rien.
— Ça m'est égal », a dit Monsieur Félix en allant vers
la porte. La main sur la poignée, il a encore dit : « Fieu,
nous sommes entre nous, tu peux tout me raconter.
Tu n'as jamais, par erreur, emporté quelque chose qui
appartenait à la firme ? Réfléchis bien. Tu peux me le
dire sans crainte, ça me tranquilliserait.
— Je ne me rappelle rien, Monsieur Félix.
— Je savais bien que tu ne voudrais pas avouer. »
Une chose m'est venue à l’esprit: l’année dernière,
j'avais été repêcher du matériel d'emballage dans la
poubelle, des grands sacs de plastique pleins de poly-
styrène, des vieux journaux. Je le lui ai dit.
« Tu vois, quand tu y réfléchis bien. Merci pour ta
collaboration, Fieu. Normalement, tu devrais recevoir
un cadeau de la firme en partant, mais tu comprends.
— C'est comme si je l'avais eu, Monsieur Félix.
— Une chance que Charlot nous ait informés sur ces
malversations, a encore dit Monsieur Félix.
— Charlot ?
— Une lettre anonyme qu'il a envoyée à ma mère.
Mais j'ai immédiatement reconnu son style. »
J'ai mis mon imperméable. J'aurais voulu dire adieu
à Charlot. J'ai emporté mes tartines au lard cuit et mon
Thermos. Je suis resté un moment sur le pas de la porte.
Un vague croissant de lune se montrait près de la cathé-
drale.
Ah oui, Monsieur Félix m’a dit aussi à ce moment-là
que Patrick Dekerpel lui avait raconté que j'avais cra-
65
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

qué exprès la couverture des Douze Philosophes pour


avoir le bouquin aux deux tiers du prix. Le livre aurait
été intact par terre et je lui aurais donné un grand coup
en le ramassant.

Ce qui a encore augmenté ton aversion pour Patrick


Dekerpel.

Oui. Comme j'étais sur le point de sortir, j'ai senti mon-


ter la vague de colère froide que je connaissais bien.
J'ai pris une pilule. Ça n’a fait aucun effet. J'ai attendu
que ça passe sur le pas de la porte. Quand j'ai été plus
calme, j'ai avancé et quand je me suis retrouvé sur les
antiques pavés inégaux, je me suis dit: « Mon vieux,
maintenant tu es vraiment à la rue. »

Ensuite, tu es allé chez le notaire Albrecht ?

En train. Avec deux correspondances.


Je n'étais plus retourné dans mon village natal depuis
vingt ans. J'ai voulu marcher les yeux fermés depuis la
gare jusqu'au centre du village. J'ai essayé. Je marchais
de travers, je me cognais aux façades. Je me suis rendu
compte que les villageois, surtout les femmes, me regar-
daient, se poussaient du coude, criaient quelque chose.
Je reconnaissais à peine le village. Dans les prairies,
il y avait des cubes au milieu de petits jardins soignés
et des dizaines d’autos parquées là. Au-dessus des toits
plats, des panneaux avec des lettres au néon. Des noms
américains, allemands, français. La laiterie était trans-

66
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

formée en car-wash. Les fermes étaient de petites mai-


sons de week-end avec les briques rejointoyées de blanc.
La cure était un restaurant, La Drève. Les cognassiers
avaient disparu, l'élevage de visons aussi, qui était rem-
placé par des silos et des villas. Ce qui était bizarre,
c'était que l’odeur des visons était toujours là, non, elle
était remplacée par quelque chose comme du soufre,
une odeur plus chimique qu’animale.
La Ferrari rouge était garée devant l'étude du notaire.
Mon cœur battait comme si j'avais pris du café trop
fort. Il n’y avait personne au volant. Quand je suis entré,
une femme à lunettes habillée comme un homme m'a
dit d'attendre. J'ai obéi. Les portes de la salle d’attente
étaient de chêne ciré. Il y avait plusieurs portraits
du notaire, à bord d’un voilier, en tenue de tennis, un
vase dans les mains, bras dessus bras dessous avec un
général.
Quand le notaire est apparu à la porte, il était nette-
ment plus âgé que sur les photos. Il a dit qu'il était très
content de me voir en pleine forme et il m'a fait entrer
dans son bureau, qui était plongé dans un nuage de
fumée de tabac. La famille de Camilla était là au grand
complet, bruyante, avec des sons gutturaux hollandais.
La famille s’est tue quand je suis entré et que je me suis
assis.
Chacun avait une feuille de papier à la main. Deux
ou trois femmes m'ont fait un signe de la tête. Judith
était debout, appuyée contre le mur tendu de similicuir,
elle avait une veste de cuir noir avec des épaulettes, un
T-shirt noir et des bottines toutes neuves.
« Tiens, tiens, tu es là », elle a dit.
J'ai voulu dire : « Je ne suis pas là, je suis ici. » Mais
67
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

j'ai appris qu’il ne faut pas tout prendre littéralement,


un mot peut changer de sens suivant les circonstances.
Je me demandais où était son mohamed. Aux cabinets ?
Judith était plus foncée de peau que dans mon souve-
nir, mais c'était peut-être parce que la famille était pâle.
Le notaire nous a lu les papiers qui étaient devant lui
sur le cuir usé vert billard de son bureau. Les membres
de la famille lisaient leurs papiers en suivant les lignes
avec l’index. Moi, je ne suivais pas, Judith non plus.
De temps en temps, elle jetait un coup d'œil sur son
papier, on aurait dit qu’elle attendait quelque chose qui
la concernait, elle et personne d’autre. Pas moi non
plus. Parfois, le notaire sautait un paragraphe. Cela
perturbait la famille mais personne ne disait rien.
Ce n’est qu’à la fin, quand le notaire a demandé s’il
y avait des questions, que le chahut a démarré. C'était
le frère de Camilla, un instituteur grand et maigre, qui
parlait le plus fort. Il portait des lunettes solaires et
pourtant il n’y avait pas de soleil. Il disait qu’il y aurait
contestation. Il a dit au notaire : « Vous ne vous en tire-
rez pas aussi facilement, mon bonhomme. Vous autres
Belges vous prenez un peu trop de libertés avec la loi. »
Une dame forte qui accompagnait les lunettes solaires
a dit que vers la fin Camilla était atteinte de démence.
Il y avait suffisamment de preuves. Un petit homme
hargneux qui était l'avocat de la famille a dit que les
paramètres exigeaient que tout soit optimalisé.
« Après tout ce que nous avons fait pour elle, jusque
sur son lit de mort. », a crié une dame que j'avais vue
au cimetière.
Le notaire a dit: «Les contestations de testament
n’enrichissent que les avocats. Désolé, maître. »
68
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

La chaleur est devenue étouffante dans le cabinet.


Les commentaires, les exclamations et les malédictions
s’entrechoquaient.
Judith fumait. Moi, j'évitais son regard. Mais pas
tout le temps. En fait, je ne pouvais pas détacher mes
yeux d'elle. Et elle le savait. De temps à autre, elle diri-
geait son attention sur le notaire. Elle paraissait exami-
ner l’homme sans écouter ce qu’il disait. Elle ignorait
totalement la famille.
Le notaire a montré un plan du cadastre et a indiqué
des limites. « D'ici jusque-là environ », il a dit. Les
membres de la famille étaient indignés, ils criaient que
c'était scandaleux.

Pourquoi ? Qu'est-ce qui était scandaleux ?

Je ne sais plus. Des parcelles de terrain étaient divisées.


Des parts, des chiffres, des références, des abréviations,
des plans de construction.
« Et il y a cet addenda qui va vous intéresser particu-
lièrement », a dit le notaire à Judith. Il a tiré de son dos-
sier un papier quadrillé sur lequel cinq lignes étaient
écrites à l’encre violette.
« Ce n’est pas daté, il a dit, mais je suppose que cela
a été écrit peu après que Madame Nedjma est morte
dans les circonstances malheureuses que nous savons.
L'écriture est incontestablement celle de Camilla.
— Pas daté? Alors, ce n’est pas valable, a dit une
femme.
— Oui, c’est discutable », a dit l'avocat.
Le notaire a mis des lunettes d’écaille qui ont fait
gonfler ses yeux. Il a mis le papier quadrillé juste
69
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

devant son nez et il a lu que le bar 7ricky, qui devait, à


l'origine, revenir à Nedjma Latifa, revenait maintenant
à sa fille et unique héritière Judith Latifa.
La famille a regardé Judith, qui souriait d’un air
aimable.
« Je le savais! a crié l’homme aux lunettes solaires.
Je savais bien que nous serions couillonnés !
— Je l'avais senti aussi, a dit sa femme. Toute la
semaine je l’avais pressenti.
— Garde tes pressentiments pour la loterie », a dit son
mari d’un air furieux.
Quelqu'un a demandé si ça concernait uniquement
le bar ou également les hectares autour.
« Deux hectares et trente ares », a dit Judith.
Le notaire a confirmé. Les membres de la famille
parlaient tous ensemble.
« La famille, ça ne signifie plus rien, elle n’a plus
aucun droit !
— Et c’est de la terre agricole qui va devenir terrain
constructible dans un an ou deux!
— Une hypothèque ?
— Pas la moindre, a dit le notaire.
— Ça va jusqu’à l'autoroute ?
— Jusqu'à la fabrique de soude.
— Oui, mais ça pue là-bas.
— Donne-moi deux hectares trente et je jurerai devant
le tribunal que ça sent la rose. »
Ils étaient complètement retournés. L'avocat mai-
grichon n'arrêtait pas de faire oui de la tête comme s’il
donnait raison à tout le monde, moi compris. Puis il a
dit : « Y a-t-il une possibilité que Madame Judith refuse
l'héritage, monsieur le notaire ?
70
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Naturellement, a dit le notaire.


— Non», j'ai dit. Ils m'ont tous regardé, étonnés.
« Nom de Dieu, non », j'ai dit.
Devant la fenêtre, il y avait une petite figure de porce-
laine, un garçon nu avec une couronne de laurier sur la
tête.
« Monsieur le notaire, a demandé l’homme aux lunettes
solaires, pouvons-nous vous demander quel est le lien de
ce monsieur avec Camilla et à quel titre il est présent ? »
« Ce monsieur », c'était moi. Ça m'a fait rire.
« Un ami de la maison, a dit le notaire.
— Depuis quand?
— Depuis qué Camilla a quitté Bousekerke. Monsieur
était un ami intime de notre regrettée Camilla et cela
est attesté par le fait qu’elle lui lègue les vingt volumes
de l'encyclopédie Le Monde animal.
— Merci, monsieur, j'ai dit.
— Dites merci à Camilla, a dit le notaire.
— Merci, Camilla », j'ai dit. Remercier une morte, ça
me semblait comique. J'ai vu une série d’éléphants en
ivoire sur la cheminée, soigneusement mis en file, le
plus grand devant. Le plus petit m'a fait rire, avec ses
grandes oreilles en éventail.
J'ai vu Judith qui fronçait les sourcils. J'aurais voulu
lécher ses gros sourcils dans lesquels il n’y avait plus
de paillettes dorées.
Quand nous sommes sortis dans la rue, j'ai aperçu
le mohamed de Judith assis au volant. Judith m'a
demandé si je voulais qu’on me conduise à la gare. J'ai
dit : «Je préfère pas. »
Elle a dit que le notaire ne vivrait plus longtemps.

43
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Comment a-t-elle dit ça ?

Gentiment. Mais avec elle on ne savait jamais.

Pas d’un air fâché ou menaçant ?

Non. Quoique, maintenant que vous le dites.

Oui ?

Non. Elle l’a dit normalement. Comme si elle savait


qu’il couvait une maladie grave.
Je n'ai pas attendu qu’elle monte dans la voiture.
J'ai marché en longeant les façades. Aussi vite que je le
pouvais.

Il y a des idées que je ne veux pas avoir, entendre ou


voir. La plupart du temps, je les repousse en pensant à
autre chose. Le plus souvent, je pense à Angèle avec ses
jambes écartées pour que je puisse bien voir Au début,
Angèle, ça la faisait râler. Mais ça a changé. Elle trouve
que je suis le plus gentil de tous ses clients. Elle disait
que si elle avait pu se le permettre, je n'aurais pas dû
payer. Boniment de pute évidemment, mais tout de
même, c’est gentil.
La seule chose qu'elle trouvait dommage, c’est que
je ne sois pas capable de discuter. Elle ne savait jamais
de quoi parler avec moi. Je lui disais : « On va parler de
Jimmy Giuffre ou de Lee Konitz. » J'ai même mis des
CD de West Coast pour elle.
72
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Jésus ! qu’elle a dit. Tu es tombé sur la tête ?


— Oui, j'ai dit. Et alors ?
— Viens vite ici », elle a dit, et elle m'a grimpé dessus.

Elle coûte combien, Angèle, à l'heure actuelle ?

Mille francs la demi-heure. C’est raisonnable.


Quand les vingt volumes sur les animaux de la nature
ont été livrés par la poste, je les ai rangés sur la planche
du dessus du cosy-corner. J'ai caché les photos Polaroïd
et la lettre derrière les livres. Puis je me suis rappelé
qu'à la télé le détective qui pénétrait dans une maison
allait tout droit à la bibliothèque et qu’il trouvait tout
de suite derrière les livres à hauteur d'épaule un paquet
avec des milliers de dollars. Alors j'ai glissé mes preuves
secrètes entre une poutre et le mur du grenier.
Le soir, je suis allé à la rue de la Pie, numéro qua-
torze. La Citroën de Dekerpel était garée dans la rue.
Au-dessus de sa porte pendait une lampe ancienne en
fer forgé, elle éclairait une glycine morte. Dans le jar-
dinet de devant, une petite fille en pyjama de laine était
assise sur une balançoire et elle chantonnait.
Donc, Dekerpel avec son nez crochu et ses blagues
sales se camouflait dans le rôle du père de famille. J'ai
pensé emmener sa petite fille. En représailles. Œil pour
œil. J'ai aussi pensé que le garage, que Dekerpel avait
certainement construit lui-même, en larges planches
goudronnées, brûlerait facilement. Je me suis dit qu'il
valait mieux dormir une nuit là-dessus. Mais je dormais
déjà toute la journée, à onze heures, à trois heures de
l'après-midi, à sept heures du soir devant La Roue de la
fortune.
73
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Et la nuit, dans mon sommeil, j'attendais les dogues


qui sortaient en courant des bois vert sombre au loin et
qui approchaient et aboyaient sans que je les entende,
jusqu’à ce que mes propres cris m'éveillent.

Combien de fois es-tu allé à la maison de Patrick Dekerpel ?

Qu'est-ce que ça peut vous faire ?

Ça peut être important si on vient à parler de prémédita-


tion.

Quatre fois. Chaque fois, je m'approchais un peu plus.


La quatrième fois, je suis allé tout près de la véranda. Je
pouvais voir la petite fille en pyjama avec un Walkman
sur les oreilles. Et sa mère aussi, elle jouait au Scrabble
toute seule. Et Dekerpel aussi — ça, c'était la troisième
fois — qui lisait son journal. Il a même regardé dans ma
direction à un moment donné, quoique je n’aie pas fait
de bruit.

Tu en as parlé avec Judith Latifa ?

Pas à ce moment-là. D'ailleurs, je ne l’avais plus vue


ni entendue.

Où était-elle ? Son adresse ?

Elle était chez son mohamed. Et c'était mieux ainsi. Je


n'avais pas besoin d’elle. Enfin, elle me manquait bien
un peu de temps en temps. Surtout quand il commen-
çait à faire noir.
74
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Alors, un jour, elle est venue. Je dormais quand elle a


sonné. Six ou sept fois. Puis elle a cogné à la porte. Il n’y
avait pas de Ferrari en vue, seulement une Audi vert clair
« Tu m'attendais ? elle m'a demandé.
— Pas aussi vite », j'ai dit.
J'étais gêné à cause du bordel, les caleçons et les
chemises sur le sofa, le tas de sacs poubelles dans la
cheminée ouverte que je n’avais plus jamais allumée
depuis le départ d’Alice. «Il n’y a rien de plus triste
qu’une cheminée sans feu », disait Alice. Moi, je connais
des choses plus tristes.

Tu ne t'es jamais demandé pourquoi Judith Latifa venait


te rendre visite ?

Non. J'ai pensé que je le saurais bien un jour.

Tu ne trouvais pas bizarre qu'elle débarque tout à coup


de son désert algérien pour te courir après ?

J'en ai vu de plus bizarres dans ma vie. Ne me deman-


dez pas quoi. Je savais que Judith était la fille de Ned-
jma, qui avait travaillé au bar Tricky jusqu’à ce que les
autorités la mettent à la porte du pays. Et que Judith
avait été élevée depuis son enfance dans un pensionnat.
Jusqu'à son retour d'Algérie avec sa mère. C’est pour
ça qu’elle parlait si bien les langues. Ce qu’elle me vou-
lait? Je veux pas le savoir. Et je veux pas non plus que
vous me le disiez. C’est moi qui parle. Pas vous.
45
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

C'est ce qu'on avait convenu.

Le jour où elle m’a réveillé, c'était le midi, elle portait


une veste et un pantalon blancs. Elle avait un sac en
tissu avec Sabena imprimé dessus. Elle est entrée chez
moi comme si elle était déjà venue avant ça.
Elle s’est assise, elle a croisé les jambes. Ses longs
pieds bruns frétillaient dans des escarpins blancs. Elle
a pris la télécommande, elle a appuyé sur quelques
touches.
« La télé est cassée », j'ai dit. J'ai pensé que je devais
dire que j'étais heureux de la revoir, mais elle ne l’au-
rait tout de même pas cru. J’ai demandé si elle voulait
un porto. Elle a bu une gorgée et elle a fait une drôle de
grimace. « Il est éventé », qu’elle a dit. Ça m'a fait rire,
je voyais une petite vapeur sépia qui s’envolait de la
bouteille de porto, qui allait droit vers la fenêtre et qui
disparaissait dans le vide.
Je me sentais mal à l'aise. J'avais l'impression que
j'avais oublié quelque chose de très important que je ne
pourrais plus jamais rattraper, comme un petit nuage
de porto.
«Tu es une femme riche maintenant, j'ai dit. Une
belle maison plus deux hectares et trente ares. »
Je lui ai demandé où était restée la Ferrari.
« J'ai mon auto à moi maintenant, elle a dit. Mais je
voulais te demander quelque chose.
— Demande, j'ai dit.
— Je peux rester chez toi jusqu’à demain ?
— S'il le faut, pourquoi pas? »
Elle a crié: « Youpie!» Elle s’est laissée aller en
76
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

arrière et elle a levé les jambes en l’air en pédalant. Puis


elle s’est couchée de tout son long et elle a balancé son
dos comme si elle cherchait un creux familier dans le
sofa.
« Je serai très tranquille. Tu ne m’entendras même
pas.
— Ça me va, j'ai dit.
— Quelques jours.
— Comme tu voudras. Et après ça, tu vas habiter au
Tricky ?
— T'es fou ? Je vends tout. J'ai déjà mis une petite
annonce. Style campagnard, beaucoup de charme, peut
convenir pour hôtellerie-restauration ou lieu de détente,
privé, vue sur le bois de Léthé, parc agréable avec grandes
pelouses.
— Tu as trouvé ça toute seule ?
— Le notaire m'a aidée.
— Il te regardait très drôlement dans son étude.
— Ab, tu l’as remarqué aussi? Je le déteste.
— Pourquoi ?
— Je te raconterai un jour. Quand le moment sera
venu. »
Elle allait continuer, mais les mohameds se sont mis
à se lamenter et à prier. Judith s’est redressée, boule-
versée, paniquée.
« Quel quartier pourri !» elle a gueulé. Elle est allée
cogner sur le mur mitoyen. Le papier peint, qui était
détaché, a craqué, de la poussière blanche est tombée
sur ses cheveux noirs aux reflets rouge foncé. Puis elle
a crié des insultes en arabe. Les voisins ont cessé de
chanter. Ils ont répondu à la gueulante de Judith dans
la même langue hachée.
Ti
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Judith a attrapé son sac Sabena et elle est partie d’un


coup sec, toute droite, sans même me regarder, elle est
sortie de la pièce et de la maison.
Une heure après — j'avais déjà décidé que ça valait
mieux ainsi -—, elle est revenue.
Elle a dit qu’elle regrettait mais que ces chants,
c'était plus fort qu’elle. Elle avait pleuré, le Rimmel fai-
sait des petites taches et des petites lignes sur sa joue.
J'ai remarqué pour la première fois qu’elle portait un
fin bracelet en or autour de la cheville gauche.
Elle est allée dans la cuisine, elle s’est regardée dans
la petite glace au-dessus de l’évier. Elle s’est essuyé les
paupières avec un torchon de cuisine et avec un doigt
humide elle a lissé ses sourcils qui étaient comme deux
petits balais.
Elle a dit : « Je me fais belle pour toi. »
Je n’ai pas su quoi répondre.
Dans l’armoire d’Alice dans la chambre à coucher, elle
a pris une brosse à cheveux. Elle a arraché de la brosse
les petits cheveux de ma femme disparue, avec attention,
concentrée, comme le chat Caramel quand il se lèche.
Elle a brossé ses cheveux, puis le sofa. Puis ma veste.
Elle a dit qu’elle avait reçu de l’argent du notaire et
qu'elle avait donné la moitié à son mohamed.

De quelle somme s'agissait-il? Est-ce que le notaire


Albrecht lui a donné ça comme acompte, comme cau-
tion ?

Elle ne me l’a pas dit. Mais j'ai vu un gros paquet de


billets de mille dans son sac quand elle m’a acheté des
vêtements.

78
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Le même jour ?

Pendant qu’elle brossait ma veste, elle a dit : « Mais que


t'es sale, toi! Tous ces poils dégueulasses. Beurk!
— C’est les poils de mon chat, Caramel.
— Oui, oui..., qu’elle a fait. Tu rejettes la faute sur un
chat mort.
— Comment ça, un chat mort? » j'ai dit. J'avais des
frissons froids dans le dos. « Caramel a disparu, j'ai dit.
Du verbe disparaître.
— En même temps que ta femme ?
— En même temps. Elle ne pouvait pas vivre sans
Caramel.
— Viens, on va en ville, elle a dit. Tu as l’air d’un pay-
san endimanché. Il faut arranger ça d'urgence. »
Elle a reniflé la couverture usée qui était sur le sofa.
J'ai dit : « Y a des chats qui reviennent après des mois. »

On est allés en ville.


Elle est entrée dans un magasin où je n'aurais jamais
osé aller tout seul. J'étais très étonné, mais on a trouvé
tout de suite un costume gris qui m’allait. La vendeuse
a dit que c'était du tweed.
Elle a dit: « Monsieur a une taille mannequin. » En
payant, Judith a compté les billets de mille à voix haute.
Après, elle m’a obligé à entrer dans une de ces petites
cabines surchauffées où on se cogne contre les murs.
J'ai essayé un T-shirt noir et une chemise blanche sans
col. C’est de nouveau elle qui a payé.
79
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

La vendeuse a dit: « Avec ça, il faudrait à monsieur


une paire de chaussures tressées, ça lui irait à ravir.
— On t'a rien demandé, chérie », a dit Judith.
Dans la rue, elle m'a donné le bras. On a mangé deux
cornets de glace, vanille framboise. Et plusieurs minutes
après avoir fini sa glace, elle léchaït encore ses lèvres
d’un air distrait, comme...

Comme Caramel. Oublie cette bestiole une fois pour


toutes. Ça me tape sur les nerfs.

On s’est assis à la terrasse du Hilton. Je lui ai raconté


qu'on m'avait mis à la porte. Je lui ai parlé de Dekerpel
qui était un criminel. J'ai dit que je ne pouvais rien
raconter pour le moment, mais que je le ferais plus tard
quand il aurait subi son châtiment. Comme toutes les
jolies femmes, Judith était curieuse. Elle voulait savoir
le fin mot de l’histoire. Le plus bizarre dans cette situa-
tion, c'était que je devais faire de gros efforts pour ne
rien dire de sensé à propos de Dekerpel. J'ai dit qu’il
avait une femme embêtante, qu'il jouait bien aux échecs,
qu’il skiait bien, qu'il faisait du théâtre dans une troupe
d'amateurs et qu’il dirigeait la troupe. Je lui ai aussi
parlé de Rita qui voulait devenir kinésiste.
« Tu la baiïses ? a demandé Judith.
— Non.
— Tu ne la tripotes même pas un peu ?
— Non. »
J'ai parlé de Vanneste qui portait la moustache pour
cacher son bec-de-lièvre. De Charlot qui avait les organes
ratatinés parce qu'il avait travaillé dans l'amiante.
J'aurais voulu que Judith me raconte des choses à
80
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

son tour, oui, mais à propos de quoi? À propos d’elle-


même, par exemple, mais je n’osais pas le demander.
Je nous regardais dans toutes les vitrines, une fille exo-
tique au bras d’un type insignifiant en costume de laine
grise repassé de frais.
J'aurais aussi voulu la mettre au courant pour les
gamines disparues, lui dire que si ces affaires n'étaient
pas tirées au clair, ça pouvait s'étendre à tout le pays.
Mais elle n'avait pas la tête à ça. Tout en bavardant, on
est arrivés au Marché-aux-Grains, de loin on voyait
sous la silhouette grise du château des Comtes la mau-
dite enseigne au néon de chez Félix.
J'avais peur qu'à ce moment précis Dekerpel ou
Vanneste ne se trouvent devant la porte ou derrière
’étalage.
Judith a dit: «Je voudrais bien voir ces fameux
types. » Je n'ai pas su quoi répliquer. Elle est entrée, pro-
vocante et élégante comme dans le magasin de mode
pour hommes. Elle a tenu la porte vitrée pour me laisser
passer.
Elle est allée d’un air dégagé vers le rayon de Vanneste
où un jeu vidéo était en train de tourner, des guerriers
harnachés qui se faisaient exploser les uns les autres
avec des rayons laser.
Vanneste lui a expliqué le fonctionnement. Je me suis
demandé s’il ne laissait pas aussi pousser sa moustache
pour échapper à un portrait-robot à la télé.
« Mais qui est là? Notre Fieu! Ça fait une paye», a
dit Dekerpel.
Rita m’a dit à voix basse que j'étais très chic, est-ce
que j'avais gagné au Loto ?
Monsieur Félix a eu un sursaut en me voyant. « Je

81
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

suis tout juste venu vous faire un petit bonjour », j'ai


dit, et à Judith qui s’approchait : « Ça, c’est Monsieur
Félix, qui s’est si bien occupé de moi pendant toutes ces
années. »
Monsieur Félix a grommelé quelque chose à propos
des femmes et des étrangers.
Dekerpel a pris sa figure de théâtre, celle du type de
la ville, très à l’aise et baratineur. Il a tâté ma manche
entre le pouce et l'index et il a fait : « Ho ho, un tissu de
prix ! C’est écossais ? Armani ?
— Gianfranco Ferré, a dit Judith.
— Blablabla blabla », il a fait.
J'ai voulu dire quelque chose de brutal pour lui fer-
mer la gueule, j'ai attendu d’avoir pensé à une phrase
entière.
Mais j'ai fini par dire : « C’est du tweed.
— Du tweed écossais !Voyez-moi ça! a dit Dekerpel.
— La prochaine fois, il viendra en kilt, a dit Vanneste.
— Sans slip, a dit Dekerpel en souriant à Judith.
— Mais avec sa petite cornemuse », a dit Vanneste.
J'étais fâché parce que ça faisait rire Judith, mais
pas tout haut, pas en montrant les dents, en pinçant les
lèvres. Elle a regardé du haut en bas les instruits qui
rigolaient.
« Et c'est avec ces crapules que tu devais travailler
ici ?
— Sauf le dimanche, j'ai dit.
— Crapules est exagéré », a dit Dekerpel.
Judith a caressé un globe terrestre, elle l’a fait tour-
ner d'un doigt brutal. Puis elle l’a tripoté jusqu’à ce
qu'il se détache de son pied. Elle a pris le globe dans sa
main comme pour le peser et elle l’a lancé vers moi.
82
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'ai eu assez de temps et de place pour le lui renvoyer.


Elle n’a même pas essayé de l’attraper, à la dernière
seconde elle a simplement levé le genou, elle a laissé
le globe rebondir une fois sur son genou, elle devait
être joueuse de foot ou de volley, puis elle l’a envoyé
d’un shoot à travers le magasin. Il s’est écrasé par terre.
Un cercle de clients curieux s’est formé autour du globe
défoncé.
« Les dégâts se montent à combien ? a demandé Judith
d’un ton indifférent.
— J'appelle la police, Monsieur Félix? » a demandé
Vanneste. Rita a ramassé le globe pour examiner les
dégâts.
« Mille quatre cent cinquante, a dit monsieur Félix.
— Et combien de pour cent de ristourne ? a demandé
Judith.
— Pas de ristourne. Ils sont en réclame. Voyez notre
étalage. »
Judith a farfouillé dans son sac, elle a compté les
billets à voix haute.
« Voulez-vous que je l’'emballe ? a demandé Rita.
— Un papier-cadeau ? a demandé Vanneste.
— Monsieur Dekerpel, vous pouvez aussi bien l’em-
porter vous-même pour les petites filles, j'ai dit.
— Quelles petites filles ?
— Les petites filles », et en disant ça je pensais : c'est
le dernier avertissement, mais alors Judith a pris mon
bras. « Viens, chéri. » Et on est allés bras dessus bras
dessous jusqu’à la porte. J'ai encore eu le temps de voir
un regard de haine de Dekerpel.
On a été manger des gaufres avec de la chantilly chez
le glacier italien près de la Maison des Potences.
83
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Je me méfie de ce genre de type, a dit Judith. Il relu-


quait mes nichons sous la blouse. Guoique ce soit tou-
jours ce genre de type qui me plaise, les chiens sournois.
— Parce qu’on peut pas se fier à toi non plus, j'ai dit.
— Tu trouves ?
— Mais moi, ça m'est égal.
— Parce que t'es sournois toi-même, qu'elle a dit.
Tu ne me racontes pas tout non plus. » J'ai mangé les
miettes de ma gaufre. On n’a plus rien dit.
On était comme deux étrangers qui se rencontraient
pour la première fois, au milieu des dames dépensières,
des enfants qui pleurnichaient, dans les bruits de vais-
selle et de chaises du bar, avec Helmut Zacharias en
musique de fond. Je voulais dire à Judith que j'avais
des difficultés avec ce qui était vrai ou pas vrai, et que
ça, pour les femmes, c'était apparemment un problème
moins difficile, et que mon premier amour, Julia, la
sœur d'Alice, était la seule femme avec qui je n'avais
pas ressenti ça. Je voulais raconter tellement de choses,
ça débordait. Judith continuait à me regarder fixement,
elle n’écoutait pas ce que je voulais dire, elle cherchait
quelque chose d'autre en moi, elle s’approchait de ma
zone de danger.
C’est pour ça que j'ai été content qu’elle aille aux
toilettes. Enfin, je pensais qu’elle allait aux toilettes,
mais elle n’est pas revenue.

J'ai attendu. Il à commencé à faire noir. J'ai mangé deux


tartines au jambon, j'ai bu cinq ou six petites pintes de
bière.
84
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Les jours suivants, j'ai mangé des conserves. J'ai


essayé de remettre mon téléviseur en marche. J'ai mis du
vernis sur l'escalier, les vapeurs se sont portées sur mes
cordes vocales, mais comme je ne parlais à personne, je
ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Parfois, je
regardais pendant une demi-heure entière le Polaroïd
de la petite Flora. Parfois, je mettais à la place de son
visage celui de Judith. Je ne le faisais pas longtemps.
C'est dangereux de faire ça. Dans le temps, ma mère
disait quand je louchais pour la faire rire : « Si ça se
trouve, tu ne pourras plus remettre tes yeux en place,
et alors tu loucheras toute ta vie durant. »
J'ai aussi essayé de comprendre pourquoi Judith
était dans tous ses états quand elle entendait les chants
des mohameds, de m’imaginer ce qui avait pu arriver
quand elle vivait en Algérie avec sa mère, Nedjma.
Parfois, le soir, après avoir fait mes courses, quand
j'arrivais devant la maison avec mes sacs de supermar-
ché qui débordaient, je jetais un coup d'œil sur la télé
des voisins. Un samedi soir, j'ai vu des files de soldats
en treillis de camouflage qui marchaient lentement
dans les dunes en piquant avec des bâtons dans le sable.
On montrait aussi une photo en noir et blanc, une
gamine très blonde bouclée comme un mouton, qui sou-
riait gentiment en tenant un hamster contre sa joue. J'ai
appelé la police. C’est une femme qui a répondu, elle a
dit que je devais d’abord donner mon nom. J'ai dit que
je n’avais pas de temps à perdre et j'ai raccroché.
J'ai pris ma petite pilule et j'ai rappelé. J'ai dit que je
m'appelais Odilon De Mesmaker et qu'il y avait un cer-
tain Patrick Dekerpel qui en savait plus ou même qui
savait tout sur la disparition de la gamine qu’on avait
85
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

montrée à la télé. Que son adresse était dans l’annuaire


du téléphone. La policière a dit qu'il valait mieux que
je vienne jusqu’au poste. J'ai dit que je ne pouvais pas,
pour raisons familiales. Comme la police peut retrou-
ver l'endroit d’où on appelle si la conversation dure
assez longtemps, j'ai raccroché. Je dégoulinais de sueur.

Ça ne se voit que dans les films américains, ces choses-là.

Est-ce que c’est moins vrai pour autant ?


Comme je me rappelais que Dekerpel parlait parfois
d'histoires d'amour, de soûleries, de fêtes d’anniver-
saire qui dégénéraient à Ostende, où il avait un petit
appartement et où il passait parfois le week-end, et
comme Judith m'avait dit que son mohamed habitait
parfois à Ostende, j'ai pensé, dans mon innocence, pour
ne pas dire dans ma bêtise, que je pouvais tuer deux
mouches d’un coup. Pour qu’on ne puisse pas noter le
numéro de mon auto, j y suis allé en train.

Pour quoi faire ?

Je ne sais plus.

Tu as dit : tuer comme des mouches.

Façon de parler, naturellement.

Suppose que tu aies rencontré Judith Latifa à Ostende.


Qu'est-ce que tu aurais fait ?

Je l'aurais embrassée. Sur la joue. Dans le cou.


86
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Et ensuite ?

Ça dépend de la situation... comment elle. ce qu’elle.


si elle.

Et si tu avais rencontré Patrick Dekerpel ?... Tu ne veux


pas répondre ?

Dans la buée sur la vitre du train, il y avait de temps en


temps la tête de Dekerpel qui se montrait à la place de
ma propre tête transparente. Ça me faisait peur.

Sur le quai, je me suis assis à une terrasse et j'ai


commandé la même chose que les gens de la table à
côté, un petit groupe en costume de tennis blanc. Une
sorte de tonic amer dans un verre vert, avec un mor-
ceau de kiwi, quelques petites feuilles de thym et une
tranche de concombre. Personne ne mangeait le thym.
Moi non plus. Ils parlaient de safari photo et de golf.
Il y avait un grand immeuble neuf dont les fenêtres
brillaient, je me suis imaginé Dekerpel en robe de
chambre regardant notre terrasse avec une puissante
longue-vue. Il me voyait très nettement, jusqu'aux bou-
tons sur ma joue. Puis il tournait sa longue-vue vers
les gamines qui faisaient du roller.
D'un seul coup, mon nouveau costume s’est mis
à me gêner, le tissu écossais grattait sur mes cuisses
moites.
Je suis allé m’asseoir à la terrasse à côté. C'était
87
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

moins chic, j'ai mangé un paquet de frites avec de la


mayonnaise. Je tenais mon mouchoir prêt au cas où
Judith arriverait et me verrait, pour pouvoir rapide-
ment essuyer mes doigts gras et ma bouche huileuse.
Deux ou trois fois j'ai vu passer une jeune femme qui
avait une nuque et des épaules ressemblant à celles
de Judith. C’étaient des filles flamandes, maussades,
avec un air snob.
Une dame qui disait qu’elle venait de Hollande a
commencé à me raconter sa vie. Elle en avait vu de
toutes les couleurs, mais malgré tout le chagrin qu’elle
avait d’être la mère de jeunes dépravés, ç’aurait pu être
bien pire. Elle disait qu’elle trouvait la langue flamande
savoureuse. Et les Flamands aussi.
J'ai traversé tout Ostende comme si j'avais un train à
prendre. Près de l’hippodrome, il y avait des enfants
qui jouaient au golf miniature sur des pistes ondulées
en terre rouge. Je ne suis pas resté longtemps à les
regarder parce que les pères et les mères me reluquaient
comme s'ils me reconnaissaient.

Et tu n'es pas tombé sur Patrick Dekerpel et Judith


Latifa ?

J'aurais pu.

Ç'aurait tout de même été un fameux hasard.

Vanneste disait souvent: le hasard et la nécessité.


Bizarre, parfois ils me manquaient, les deux instruits
qui me faisaient tourner en bourrique tous les jours.

88
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Comme Charlot me manquait aussi, je suis allé à {a


Fine Fleur vers les six heures. Il a été épaté de me voir.
Roland, le patron, aussi. Roland s’est écrié : « Mais qui
est là ? Tout beau, tout neuf. Tiens-toi bien droit, tourne-
toi. Vise-moi ça, Charlot! »
J'ai tourné sur moi-même, lentement, bras écartés.
« L'habit fait l’homme, a dit Charlot. Roland, donne
un petit verre à ce monsieur chic. »
On a trinqué. Santé. Ça m'allait droit au cœur.
« Putain, ils en sont restés baba, Monsieur Félix et
les deux chieurs quand tu es entré tout fier avec ta fille
de pute bronzée, là. Ou peut-être que je ne peux pas
dire ça de ta copine ?
— Mais si, j'ai dit. Tu ne pouvais même pas le dire
plus clairement. Sa mère, Nedjma, était pute au bar
Tricky. Et les clients l’aimaient bien. Sauf ceux qui sont
contre tout ce qui est brun, noir ou jaune.
— Avec les Noires, j'arrive pas à bander, a dit Roland.
J'ai rien contre leur race, mais j'arrive pas à avoir une
vraie trique avec elles.
— Moi, je suis pour toutes les couleurs possibles, a dit
Charlot. Et chaque couleur a son charme. Prenez ces
deux-ci par exemple. »
Il a sorti de son sac kaki à grandes poches une revue
qu'il s’est mis à feuilleter et il nous a montré deux Chi-
noises qui étaient en train de se tripoter l’une l’autre.
« Dis donc, c’est pas Tintin et Milou, ça », a dit Roland.
Dans le sac, il y avait encore six ou sept revues très
colorées sur papier glacé.
J'ai dit : « Elles viennent de notre magasin.
89
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Je suis réglo, je les achète avec vingt-cinq pour cent


de réduction, a dit Charlot.
— Ne mens pas, Charlot.
— T'as raison. Faut pas que je mente à un copain
comme toi.
— Et toi, tu les payerais, sans doute ? m’a dit Roland.
— Oui, j'ai dit. Je paye toujours tout ce que je dois.
— Et tu vois où ça t'a mené », a dit Charlot avec pitié.
On a continué à bavarder comme ça jusqu’au petit
jour.
« Mon vieux, c’est triste au magasin sans toi, a dit
Charlot. Je dirai plus, c’est seulement maintenant qu'on
voit que tu étais le soleil dans la maison. »
Il ne tenait plus très bien sur ses jambes.
Roland buvait avec nous. Chacun à son tour payait sa
tournée. La pluie battait contre les vitres pleines de buée.
Roland a parlé de sa femme qui était folle de meubles
anciens et qui dépensait des fortunes à ça depuis que
leur fils était mort dans l'Atlantique en faisant du surf,
il avait reçu la planche de surf sur la tête.
J'aurais voulu que Judith soit assise en face de moi,
près de la fenêtre, près des plantes vertes, sous les
affiches de matches de boxe d’avant Jésus-Christ. Qu'elle
voie avec son regard brûlant de chatte quels bons amis
j'avais, à la vie à la mort.
Elle aurait eu un peu de mal à suivre, avec le genre
de flamand qu’on parlait entre nous. Elle a étudié le fla-
mand au pensionnat, et en Algérie elle n’a certainement
pas eu beaucoup d'occasions de discuter en flamand.
Mais celui que j'aurais encore bien plus voulu avoir en
face de moi, c'était mon frère René. Je devrais peut-être
l'appeler feu René, peut-être bien qu’il est mort. René,
90
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

ce salaud qui n’a jamais fait attention à moi et qui a


foutu notre famille en l’air en allant jouer les Tarzan
comme mercenaire en Afrique. La famille, ça ne signifie
plus rien de nos jours. Mais qu'est-ce qui signifie encore
quelque chose? Et qu'est-ce qu’un homme sait des
choses qui lui échappent et qui le dirigent quand même,
je veux dire nos ancêtres, ceux qui sont nos chefs et
toute cette machine d’horlogerie qu’on ne voit pas mais
que les instruits ont mise au-dessus de nos têtes.
Et comme ça j'étais en train de philosopher à ma
manière, une pensée en entraîfnait une autre, mais une
image revenait, je me voyais marcher avec mon frère
René dans le bois de Léthé qui est tout pourri à présent,
avec des troncs desséchés, des branches anémiques et
de misérables arbres nains comme des poireaux géants
rabougris, là où on voyait dans le temps une incroyable
abondance de fougères vertes et cuivrées à hauteur
d'homme. Je ne veux plus jamais le voir, ce bois.

À un moment donné, il faisait déjà jour, les premiers


autobus roulaient déjà et les facteurs sortaient en troupe
du bâtiment gothique de la Poste, Charlot a dit que
Dekerpel se négligeait ces derniers temps, il était mal
rasé, il puait, ses chaussures étaient sales.
« C’est parce qu’il a du remords, j'ai dit.
— Pourquoi il aurait du remords ? » a bafouillé Char-
lot. Il s’accrochait au revers de ma veste et il bavait.
« Du remords de ce qu’il a fait et de ce qu’il va encore
faire.
— Fieu, tu déconnes. »
91
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'ai pas voulu répondre que, si quelqu'un déconnait,


c'était bien lui. J'ai dit: «Il faut une justice, oui ou
non ? Mon frère, où qu’il soit, me le crie, qu'il faut une
justice, mon frère me le dit dans mes bras: Toi, Noël,
tu es mon gardien et c’est pour ça que tu es mon otage.
Je suis peut-être à côté de la question, mais pourtant
c’est ainsi. Même si parfois je ne comprends pas moi-
même ce que je dis. Dans ces moments-là, je suis
comme ma mère, qui radotait aussi, de plus en plus à
mesure qu’elle mourait, elle radotait en allemand à pro-
pos de bêtes de neige.
— Fieu, a dit Roland, car il m'appelle aussi comme ça
parce qu’il croit que ça me fait plaisir, Fieu, pourquoi
tu n'es pas allé au syndicat ?
— Il n’est pas membre, a bafouillé Charlot.
— Eh bien alors, ils le feront membre. Du moins les
socialistes, c’est sûr.
— Roland, a dit Charlot d’une voix qu’on n’entendait
presque pas, Fieu bossait au noir. Depuis toujours. »
Là-dessus, Roland est devenu furieux. Contre nous. Il
a continué à verser des verres, mais il faisait la gueule.
« C'est pour ça qu’on s’est battus, qu’on a manifesté
et fait la grève? Pour que vous autres, vous acceptiez
d’être les carpettes du capitalisme ? »
Pour moi, ç’'a été le signe qu’il fallait quitter la Fine
Fleur.

Ces jours-là, j'ai voulu aller chez le notaire Albrecht


pour lui vendre mon héritage, ces livres chers avec les
animaux dedans. Puisqu'’il en était jaloux. Mais Bouse-
a
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

kerke, le nouveau Bousekerke, avec les rues et les mai-


sons démolies et disparues, avec d’autres fossés et des
ronds-points et des pylônes et l’odeur de soufre de la
nouvelle fabrique, et notre maison, notre magasin que
je ne voulais pas revoir — d’ailleurs, elle n’existait peut-
être même plus, notre maison de famille -, tout ça me
rendait triste. « Allons, il vaut mieux faire le ménage
dans sa tête », que j'ai dit en moi-même. Et: «On ne
peut pas chasser trois lièvres à la fois. »

Trois ?

Judith, le notaire et Dekerpel.

Et tu as choisi Dekerpel.

Oui. Sa femme était en Angleterre avec sa sœur pour


y chercher des antiquités, surtout de la porcelaine
anglaise, ça m'a paru être un signe. Et on aurait dit que
le diable s’en mêlait. J'avais déjà mis mon imperméable
pour aller jusqu’à cette maudite rue où il habitait, pour
enfin passer à l’action, mais quand on parle du loup on
voit sa queue : devant ma porte, à dix heures moins le
quart du soir, pas une heure pour sonner chez les gens,
qui c’est que je vois ?!
« Monsieur Dekerpel », j'ai dit, en voyant les gouttes
de pluie sur son nez crochu et sa joue paralysée. Il a
secoué la tête et passé la main dans ses cheveux.
J'ai dit : « Entrez », et le voilà installé dans mon sofa
comme si le diable, au lieu de contrarier mes plans
comme toujours, m'avait senti venir et avait décidé
cette fois-ci de me rendre les choses plus faciles.
95
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'ai dit: « Qu'est-ce que je peux vous offrir, monsieur


Dekerpel, une tasse de café ou une petite goutte ? J'ai
aussi de la Duvel bien fraîche. »
Il a secoué la tête, des gouttes de pluie ont giclé.
« Allons, que j'ai dit, pour une fois que vous venez me
rendre visite ! »
Il était assis sur le bord du sofa, ses pieds bien serrés
l'un contre l’autre. Il a essuyé sa figure avec sa manche,
soigneusement, le long de son grand nez. Ses chaus-
settes gris clair étaient aussi mouillées, elles étaient
tendues sur ses chevilles maigres et blanches. J'ai eu
pitié de ces pieds.
J'ai dit: «Eh bien, vous avez fini par me trouver. »
Comme si c'était lui le chasseur.
« Ce n’est pas mal où tu habites, qu’il a dit. Mais on
ne peut pas dire que ce soit propre.
— Qu'est-ce que vous voulez ? Un homme seul.
— Bon, il ne s’agit pas de ça. Je vais te le dire carré-
ment, sans fioritures. Je ne veux plus que tu viennes
tourner autour de ma maison. Tu n’as rien à faire là,
Fieu. Tu es un homme seul, ta femme est partie et tu
restes seul à moisir ici, je veux bien avoir de la compré-
hension pour ça, mais venir reluquer ma femme, ça
va trop loin. Que tu aies envie de voir des gens et de
bavarder un peu, d'accord, on ne te l’a jamais refusé.
Nous avons toujours fait notre possible pour te rendre
la vie agréable au magasin. Dans n’importe quelle autre
firme, il y a longtemps qu’on t’aurait mis à la porte
avec un pied au cul.
— Votre femme dit que je viens la reluquer ?
— Heureusement, ma femme n’est au courant de rien.
— Je plaide non coupable, j'ai dit.
94
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Tu peux plaider jusqu’à ce que les poules aient des


dents, ça n’y changera rien. À partir de maintenant, tu
n'as qu'à te chercher une autre femme.
— Où ça ?
— En ville. Ou dans ton bled, il y a assez de grosses
paysannes là-bas. »
La vapeur qui sortait de ses vêtements mouillés
venait jusqu'à moi. Sa pomme d'Adam était mouillée
aussi, elle montait et descendait pendant que Dekerpel
discourait, c'était une boule qui bougeait de manière
autonome, une bosse qui n'avait rien à faire là.
« Je ne suis pas comme vous », j'ai dit.
Je voulais dire que si j'avais une femme qui me conve-
nait, je n’irais pas chasser toutes sortes de filles de ren-
contre. Je me suis demandé si la femme de Dekerpel était
complice. Si elle n'avait pas aidé à attirer la petite fille
blonde et pâle aux cheveux comme un mouton, aidé à la
traîner dans les buissons, dans les fougères, dans un abri
de jardin, dans une cave humide ? Alors, elle aussi devait
comparaître devant le tribunal du ciel et celui de la terre!
J'ai dit :« Monsieur Dekerpel, à supposer que je sois
vraiment venu espionner dans votre jardin et à supposer
que votre femme m'ait attrapé et à supposer que je lui aie
demandé de baiser avec moi, est-ce que, dans le fond de
votre cœur, vous auriez quelque chose à y redire ? Vous
refuseriez ça à cette femme, dans sa courte vie sur terre ?
— Fieu, je ne vais pas discuter de ça avec toi.
— Parce que je suis trop bête ?
- Entre autres. Écoute, Fieu.
— Je ne suis pas votre fieu, j'ai dit.
— Alors, écoute, frangin.…
— Je ne suis pas votre frère non plus!» j'ai dit.
95
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Pour la première fois, il a ri. Avec des rides sur son


nez mouillé.
« Non, il a dit. Tu es le frère de ce voyou qui a un tas
de morts sur la conscience en Afrique. »
Je me suis senti devenir tout brûlant. Le rire de
Dekerpel me faisait mal, ce rire tirait les ficelles, les
petites veines de mon cœur.
«Je ne veux pas entendre un seul mot au sujet de
René, j'ai dit. Je veux parler des petites filles. »
Il a répondu quelque chose, mais je n’ai rien com-
pris, parce qu’à ce moment-là j'ai éternué très fort.
« Quelles filles ? il a dit. Où ça ? Qui ? Quand? »
Je ne lui ai pas laissé le temps d'inventer quelque
chose, de gagner du temps, d'expliquer. D’une seule
main je l’ai tiré du sofa. J'ai mis mon pied gauche
un peu en arrière et je lui ai envoyé le droit en plein
entre les jambes. Il a miaulé et il s’est pris les couilles
à deux mains. Son regard incrédule. Et puis ses mains
ont ramé dans l'air et puis, à la fois pour se défendre
et pour se cramponner, elles ont agrippé ma veste.
« Ah non!», j'ai dit et j'ai frappé ses poignets d’un
coup sec du tranchant de la main. Il m’a lâché. Je me
changeais en René, mon frère. Mon corps est devenu
souple, nerveux, destructeur, j'ai donné un coup de
boule sur le nez de Dekerpel. Mon front était un bloc
de pierre. Le nez a craqué, le sang a coulé dans sa
bouche ouverte. J'ai fait un pas en arrière et je n'étais
plus mon frère. Je ne savais plus qui j'étais, ni qui, ni
quoi, ni comment. Dekerpel tenait un mouchoir rouge
trempé de sang devant sa figure, une de ses arcades
était fendue. Il s’est essuyé la figure avec sa manche.
Je l'ai poussé dans le sofa. Il a dit : « Ne fais pas ça.
96
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Ne salis pas mon canapé, salopard, j'ai dit.


— Laisse-moi m'en aller maintenant, qu'il a dit. S'ilte
plaît. Je ne le dirai même pas à ma femme. »
Il tenait la tête penchée en arrière, les veines de son
cou étaient toutes gonflées. Il le cherchait, vraiment.
« Je t'avais pourtant prévenu, j'ai dit. Tu as dédaigné
ma lettre. Que dis-je ? Tu l’as jetée au panier. » Pendant
que je disais ça, j'entrais sur un terrain inconnu,
étrange et glissant.

Tu veux dire le sang sur le sol ?

Une boue sanglante. Sur le terrain marécageux de Dieu


tout-puissant, un endroit où on m'avait entraîné et où
on m'avait fait déraper, comme sur un tandem qui
explose sous ta selle.

Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

Ça ne fait rien.
Dekerpel a dit : « Tu m'as cassé le nez. Ça va te faire
de sérieux frais.
— Tu es assuré, je lui ai dit.
— Ça fera un procès.
— Certainement. Un procès que tu aurais pu éviter, si
tu avais montré un peu de repentir ou si tu avais avoué
ne fût-ce qu’une petite chose. »
Il n’écoutait pas. Avec un air étonné, il a pris le troi-
sième volume du Monde animal. Je lui ai arraché le
livre des mains avant qu'il puisse faire des taches avec
ses pattes dégueulasses pleines de sang.
« Est-ce que tu sais combien ça vaut ? qu’il a demandé,
g7
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

l'air incrédule. Comment se fait-il que tu aies ça ? Tu as


les autres volumes ? Je t’en offre cinquante mille francs
si tous les volumes sont intacts.
— Accusé, levez-vous! j'ai dit. Comment puis-je t’ac-
corder mon pardon si tu ne montres pas de repentir,
si tu ne regrettes rien ? »
Il a crié: « Mais si, je regrette. Depuis le début. Ce
n’est quand même pas ma faute si Monsieur Félix t'a
foutu à la porte. » Je le voyais qui lorgnait vers la porte,
qui évaluait les chances, froid et cruel comme quand il
avait les gamines en son pouvoir. Il y avait six couteaux
enfoncés dans le bloc de hêtre suédois veiné, un cadeau
de mariage. Ils étaient beaux et luisants, bien alignés là
depuis Alice. Si beaux et si intacts que je n’ai pas voulu
troubler cet ordre et ce souvenir. J'ai pris un couteau
qui date du temps où je travaillais au Marché-aux-
Bestiaux. Il l’a vu.
Il a bafouillé : « Pardon ! Notre Père qui êtes aux cieux,
que votre nom soit sanctifié.… »
Vous le croirez ou non, c'était comme si mes voisins
avaient senti sa prière : au même moment ils ont entonné
leurs lamentations excitées.

Je te crois.

Dekerpel ne paraissait pas entendre les prières des


voisins, tant il était occupé par la sienne.
« Et ne nous induisez pas en tentation », il a dit, et la
seconde d’après j'ai enfoncé la pointe de mon couteau
dans son œil gauche. Quand il a ouvert la bouche pour
gueuler, je lui ai fourré son mouchoir dégoulinant de
sang au fond de la gorge.
98
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Il a voulu fiche le camp. J'ai enfoncé le couteau


encore plus loin dans l'orbite, c'était étonnamment
facile. Il a fait deux pas à gauche, deux pas à droite, une
danse hésitante. Il a grogné quelque chose. Ou alors
ce grognement venait de mon ventre? J'ai entendu:
CCFIT.. PETICC.. >
Je lui ai demandé : « Vengeance? » Je parlais à une
poupée dans un étalage, tachée de sang, avec quelque
chose de bizarre, de spécial, enfoncé dans la figure de
cire. Et j'ai lu une petite phrase, elle dansait, très claire,
devant les yeux de mon cerveau, la petite phrase disait
qu'un peu de vengeance est plus humain que pas de
vengeance du tout. J'ai voulu demander à la poupée si
elle était d'accord avec ça, mais la poupée est tombée
en avant, elle s’est effondrée comme dans un film au
ralenti, j'aurais voulu voir un replay, mais Dekerpel
était tombé dans les pommes.
« Tu l’as cherché », j'ai dit, et j'ai arraché le couteau
du trou.
Sa main a voulu m'aider, sa main hésitante m'a fait
signe, pour m'éloigner ou pour m'inviter, je ne sais plus.
La tache de lumière sur la lame, comme sur un couteau
de quartz. Caramel le chat est entré en se baladant et
il a léché le sang. Je l’ai chassé, il a soufflé, le petit tigre
furieux.

Je croyais que ce chat était parti avec Alice.

Juste. C’est vrai. Vous avez raison, le chat n’était pas là.

Et ensuite ?

99
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Ensuite est venu le moment que j'attendais. Le moment


où l’âme quitte son enveloppe.

Tu passes sous silence un certain nombre de choses.

Oui.

Continue.

Non. Une autre fois.

Il est revenu à lui ?

Oui. Il a ouvert l’œil droit, il a pleuré et il est mort. J'ai


fait une petite croix sur son front rouge. Mais aussitôt
après, je me suis effrayé, parce que sans y penser j'avais
léché mon pouce. Le sang avait un goût sucré. J'ai tenu
mon pouce sous le robinet de la cuisine.

Tu évites de parler du moment décisif.

J'aurais voulu enregistrer tout ça avec une caméra


vidéo. Comme ça, vous auriez pu le voir. Je n'aurais pas
été obligé d'en parler si longtemps. Patrick Dekerpel
n’a pas souffert plus longtemps qu’il ne le fallait. N’ou-
bliez pas que j'ai travaillé au Marché-aux-Bestiaux.

Continue.

Je suis allé dans mon petit atelier, derrière, dans le


jardin, pour y prendre ma scie à métaux.

Et les sacs de plastique.

100
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Oui.

Combien de sacs ?

Autant qu'il en fallait. Mais j'ai d’abord étendu une


bâche de plastique sur le linoléum de mon salon.

Tous les sacs venaient de la Librairie-Papeterie Félix ?

Oui. Où les aurais-je pris ? Et puis je me suis imaginé


que Judith allait venir sonner à l’improviste. Je me suis
dépêché. J'ai mis les sacs dans le couloir et j'ai passé
la serpillière dans le salon.

Mais avant ça, tu as fait autre chose encore.

Oui. J'ai mis un disque. Round Midnight de Monk.

Je veux dire : avec Dekerpel.

Je l’ai déshabillé. Il avait les avant-bras et les jambes


tout bronzés, le reste était tout blanc, comme chez
les coureurs du Tour de France. Je n'aurais jamais cru
qu'il faisait du vélo. À la mer peut-être. Avec les filles.
Puis je l’ai assis bien droit sur le canapé. Je me suis
assis en face de lui. En face de cette poupée rouge lui-
sante avec sa joue paralysée, arrogante et glaciale, avec
son œil vide. Je me suis demandé si je devais conserver
quelque chose de lui. Avec quoi avait-il péché le plus?
Avec son cerveau instruit, avec la froideur de son cœur,
avec la rapacité de sa bite? C'était le cerveau qui était
101
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

le plus coupable. Donc, vous me connaissez, j'ai fait tout


juste le contraire, au lieu de lui fendre le crâne, j'ai dit:
« Mon Dieu, soutenez-moi », et je lui ai tranché la bite.
Je l’ai posée sur le tas de magazines pour dames d'Alice,
que je n’ai plus jamais touché après son départ.
Quand tout a été réparti dans les sacs de plastique,
ce n’était plus Patrick Dekerpel. De lui, il ne restait plus
que la puanteur de Marché-aux-Bestiaux et cette chose,
cette tige avec un gland. Il avait disparu, mon prochain
malfaisant. Le fumier, la graisse, les petites cordes des
nerfs, les cartilages, les intestins, tout ça ne demandait
plus qu’à être enterré.

Où as-tu caché ces sacs ?

Ils sont enterrés comme il faut.

Où ?

Qu'est-ce que ça peut faire, puisqu'ils sont enterrés


comme des personnes ? Même s'ils ont mal agi, ils ont
le droit d’avoir un trou dans la terre de Dieu.

Combien ?

Combien de sacs ?

Non, combien de personnes. C’est de personnes que tu


parlais.

Dieu doit avoir son compte.

102
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Quand tu ne veux pas répondre, tu invoques toujours


Dieu... Tu veux qu'on arrête ?

Comme vous voulez. Vous êtes fatigué ?

Moi, non.

Oui, j'avais oublié de vous raconter que j'ai eu une


terrible envie de rire. Parce que les voies de Dieu sont
impénétrables. Parce que le truc de Dekerpel était posé
sur le tas de magazines et que c'était justement dans
une de ces revues qu’Alice m'avait montré un jour un
article. Ça racontait l’histoire d’une femme, pas une
musulmane mais une Orientale, qui avait coupé le zizi
de son mari avec les dents parce qu'il rentrait souvent
très tard et qu’il ne voulait pas dire d’où il venait.

Et ça t'a fait rire ?

Oui, mais pas seulement ça. En prison, cette Asiatique


a eu la permission de fabriquer des biscuits qui avaient
la forme du machin de feu son mari et ça l’a rendue
millionnaire. J'aurais bien aimé raconter cette histoire
à mon frère René. Mais il n’aurait peut-être pas ri, car il
n’a pas ma nature enjouée. Où peut-il se trouver main-
tenant, René? La dernière carte qu'il a envoyée venait
du Zimbabwe. Ou de Namibie, l’ancienne Afrique du
Sud-Est, capitale Windhoek.

Est-ce que tu t'es senti mal après la mort de Patrick


Dekerpel ? Tu as eu des remords ? Tu ne t'es pas senti
bizarre pendant un moment ? Ou coupable ?
103
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'avais fait mon devoir. Je n’ai pas prolongé inutilement


son châtiment. Mais maintenant que vous le dites, j'ai
peut-être eu un peu pitié de lui. On aurait peut-être pu
devenir des amis, lui et moi. Des amis pour la vie.

Qu'est-ce que tu as ressenti ? Quand il est mort.

De l'ennui. Ce que j'aurais préféré faire, c’est aller au


cinéma. Mais je ne pouvais pas, il fallait que je nettoie.

Où as-tu caché ces sacs de plastique ?

Dans un château.

En Belgique ? Au Bénélux ?

J'appelle ça un château mais, en réalité, c’est plutôt une


très grande maison. Avec des fenêtres d'église. Il n’y a
pas de vitres aux fenêtres, c’est pour ça que tous les
planchers sont couverts d’un tapis gris laineux de
plumes et de merdes de pigeons. Là où il n’y a pas de
fenêtres, on voit sur le sol des carreaux de ciment colo-
rés avec un motif de fleurs. Des lis.
Il y a des années, un bricoleur quelconque a dû com-
mencer à rénover un certain nombre de pièces. C’est
sans doute pour ça qu'il y a des tas de sable, de gravier
et de pierres. J'ai jeté quelques charrettes de gravats dans
une cave. Pas avec une charrette, avec une brouette.
Peut-être qu'ils auraient préféré être enterrés dans
la terre consacrée d’un cimetière, mais on ne peut pas
tout avoir dans la vie.

104
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Ils, qui ça, ils ?

Les hommes et les bêtes. Je peux avoir une cigarette ?

Je n’en ai pas.

Je ne dis plus rien si je ne reçois pas une cigarette.

Attends. Mon paquet est vide. L'inspecteur Woeste en a


sans doute.

L'inspecteur Woeste ne m'aime pas. Si vous n’'étiez pas


là, il me donnerait des coups de pied et des coups de
matraque.

Voilà !.… Il faut dire aussi que tu l’as tourné en ridicule


pendant l'opération Dekerpel. Avec ton petit numéro
d’idiot du village qui lui a fait pitié.

C’est pas un numéro. Je suis l’idiot du village. Je l’ai


toujours été.

Quand ça te convenait. Mon petit vieux, si j'avais été là.


Si on m'avait mis sur l'affaire, j'aurais été sur la piste de
Dekerpel en moins d’une semaine. Mais avec la trans-
plantation du rein de ma femme, il fallait bien que je reste
en Suisse.

Je n'ai même pas dû faire d'efforts pour éloigner les


soupçons. J'ai tout simplement répondu à leurs ques-
tions. Quand je l’avais vu pour la dernière fois, si je
m'entendais bien avec lui.
105
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

À quoi tu as répondu : « La plupart du temps. »

Si j'avais idée de l’endroit où il était allé, si je pensais


qu'il avait une maîtresse avec qui il était en voyage à
l'étranger.

Et là, tu as répondu : « Flora Demoor. » Et Flora Demoor


ne savait rien non plus. Seulement que son ami John
Roegiers l'avait recommandée auprès de Patrick Dekerpel
pour faire du théâtre dans la troupe Thalie. John a envoyé
des photos de Flora Demoor à Dekerpel, mais il n’a
jamais eu de réponse... Tu dors ?

Je m'ennuie. Pourquoi vous ne me laissez pas tran-


quille?

C'est toi qui as demandé cet interrogatoire.

C’est vrai. Et je vous en remercie. On recommence à


zéro. Merci.

Et tu as déclaré au psychiatre qu'il faudrait plutôt cher-


cher du côté des Arabes de ton quartier.

Oui. Ça ne mangeait pas de pain. Qui sait ce qu’on ne


découvrirait pas chez ces types. Ça tue et ça assassine
comme ça respire. Un pet de travers dans le Coran et
ils s’entre-tuent. Même les gamins se baladent avec des
mitraillettes.

Pas ici en Belgique, tout de même.


106
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Parce qu'ils se tiennent à carreau pour le moment.


Mais d’un jour à l’autre, ça va péter ici aussi, et les
croyants vont devenir incroyants, les modérés vont
devenir ultras, le gouvernement va massacrer l’oppo-
sition et tout le reste. Judith m’a expliqué tout ça dans
les détails mais, naturellement, j'ai oublié les grandes
lignes et les petites lignes.

Naturellement.

Le troisième jour après la nuit des sacs plastique,


Judith est arrivée devant ma porte. Et, immédiatement,
elle a tout lu sur ma figure. Comme la première fois. Je
ne pouvais pas la regarder.
« Tu ne me laisses pas entrer? », elle a dit.
Elle portait une veste et un pantalon de cuir avec au
moins cinquante boutons argentés dessus, comme si
elle venait de descendre d’une Yamaha. Elle avait une
valise en tissu avec l'inscription Sabena. C'était plus
fort que moi, comme cette valise était gonflée à débor-
der, j'ai pensé qu’elle était pleine de blocs de viande, de
morceaux de viande humaine, et ça aussi elle l’a vu.
Elle sentait le musc quand elle m'a embrassé sur la
joue, je sais que c'était du musc parce que ça ressem-
blait à l’odeur des visons de l'élevage de Monsieur Can-
tillon. Et je sais que ça s'appelle musc parce que mon
frère René me l’a dit, il disait que le mot venait du per-
san muska et que ça voulait dire testicule. Mais je n'ai
pas raconté ça à Judith.
107
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'ai attrapé son avant-bras couvert de cuir noir


craquant pour m'assurer qu'elle était vraie, que c'était
bien elle. De l’autre côté de la rue, à côté de l’Audi, se
tenait un tout petit mohamed, enfant ou nain.
Quand il m'a vu, il a levé le pouce et il a dit: «Bon
monsieur, bon, bon comme le pain. » C'était un nain.
« Il m'a amenée jusqu'ici, a dit Judith. Donne-lui cent
balles.
— Pas question », j'ai dit et j'ai chassé le nain. Il a
continué à dire « monsieur bon comme le pain » en se
retournant plusieurs fois et en montant dans l’Audi.
Puis il a démarré et il a fait au revoir avec sa main noire.
Alors, elle a dit : « Tu n’es pas content de me revoir. »
J'ai dit : « Si si » et « Bien sûr » et « Je ne m'y attendais
pas » et « Entre! ». Un jour, il y a très longtemps de
ça, je suis tombé d’un tandem et à l'hôpital le docteur a
fait des photos de ma tête, on voit la tête comme si on
avait enlevé le crâne, c’est une merveilleuse invention.
Parfois, quand on dit devant moi que le monde devient
toujours plus mauvais et plus con et plus sale et plus
cruel, je crie « Halte ! » et je cite toutes les merveilles de
la science.
Judith a fait glisser la fermeture de sa valise Sabena
et elle en a sorti une chemise blanche en soie, une autre
gris souris et un foulard en soie écrue. Elle m’a amené
devant la glace, elle m'a fait fermer les yeux. J'ai senti
qu'elle drapait le foulard autour de mon cou, j'ai senti
la fraîcheur lisse, puis elle m'a mis un chapeau sur la
tête. Elle a commandé : « Ouvre les yeux » et devant moi
il y avait un type élégant, un maquereau, une ancienne
star de cinéma avec un chapeau mou beige qui me
regardait.
108
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Merci, tu as pensé à moi, j'ai dit.


— J'y pense tout le temps, elle a dit.
— Ça veut dire partout et toujours.
— Pourquoi pas ? Tu ne me crois pas ?
— Un peu », j'ai dit.
Elle a pris le chapeau sur ma tête et elle l’a envoyé
valser dans la pièce.
«Je me suis trompée, elle a dit. J’ai pensé que ça
t'irait. »
Dans le même élan, elle a ôté sa veste de cuir noir
avec ses anneaux, ses boutons et ses galons argentés. En
dessous, elle portait un T-shirt noir avec des lettres japo-
naises. Ou coréennes. Un ceinturon noir avec une boucle
en forme de tête d’Indien. Elle l’a dégrafé. Ensuite, elle
s'est demandé si elle allait ôter son pantalon aussi.
Mais elle ne l’a pas fait.
« Il y a quelque chose de changé ici, elle a dit. I ya
aussi une autre odeur. Est-ce que des femmes sont
venues ici ?
— Une femme. »
Je lui ai expliqué qui était Angèle, ce qu'elle venait
faire et combien de fois par semaine. Et Judith a
demandé si Angèle était jolie, si elle était blonde, si elle
me soignait bien, si je la payais assez et puis aussi
si elle était plus jolie qu’Angèle et pourquoi. Cette ques-
tion-là, je ne savais pas comment y répondre, car pour-
quoi ceci est-il beau et cela est-il laid? Est-ce que
ce n’est pas une question de conventions ? Est-ce qu’il
n’y a pas toujours un instruit quelconque qui nous
explique ce qui est beau ou laid? Et si cet instruit
change d'avis, hein ? Donc, je restais la bouche ouverte,
je ne savais pas quoi répondre.
109
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Judith a soulevé son T-shirt jusqu’au cou. Elle a pincé


les petits bouts de ses seins sombres.
« Ils sont beaux ou pas ?
— Beaux, que j'ai dit tout de suite.
— Plus beaux que ceux d’Angèle ?
— Beaucoup plus.
— C'est ce que je voulais entendre », et elle a rabaissé
son T-shirt. J'ai pensé : « Œil pour œil, dent pour dent. »
J'ai ouvert ma braguette et je l'ai sorti.
« Beau, elle a dit. Beau.
— Plus beau que celui de l’autre ?
— Quel autre ?
— Ton mohamed dans sa bagnole rouge.
— Il faut que j'étudie la question. Comme ça, à pre-
mière vue... »
Elle s’est mise à genoux devant lui et elle l’a secoué
doucement à petits coups, elle l’a examiné sérieusement,
avec affection, elle a tiré le pan de ma chemise par-
dessus, elle a tout rentré et a refermé les boutons de
mon pantalon. Adroitement, mieux que je ne l’aurais
fait. Elle s’est redressée et elle a dit: « C’est toi qui
gagnes. Aux points. »
Puis elle a dit que le bar 7ricky qu’elle avait hérité de
Camilla était un cadeau empoisonné.
Mais j'étais trop excité pour causer de ça.
Excité parce que je possédais quelque chose de plus
beau qu'un autre. J'ai voulu lui donner un petit bisou
de remerciement dans le cou, mais elle m’a repoussé.
« Il s'est passé quelque chose ici, qu’elle a dit. Quelque
chose qui n’a rien à voir avec les femmes. » J'ai mor-
dillé doucement sa nuque.
« Dracula est venu, j'ai dit, un vampire célèbre avec
110
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

deux canines aiguisées en pointe, comme celles de


Caramel. Ce que tu sens, c’est le sang de sa victime. »
Elle a reniflé. « C’est de la merde », elle a dit. Elle m’a
repoussé.
« C’est l'égout des mohameds d’à côté », j'ai dit. Je
trouvais moche de ma part de rejeter la faute de cette
puanteur sur les voisins, mais j'étais trop excité, cette
fois parce que je ne voulais pas me rappeler l'exécution
et celui qui en avait été victime, et que je ne voulais pas
me rappeler non plus l’odeur des tripes coupables et
des gaz, qui était maintenant devenue mon odeur, celle
du bourreau.
Je suis allé prendre mon after-shave dans la cuisine
et j'en ai aspergé tout le salon. « C’est encore pis », a dit
Judith. Les fronces au-dessus de ses sourcils et les lignes
des coins de sa bouche étaient brun foncé, comme des-
sinées. Je ne savais plus quoi dire. Alors, j'ai fait : « Bon,
très bon.» Puis, je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai
demandé comment allait son mohamed. Elle a dit qu'il
avait une nouvelle auto, une Corvette gris métallisé qui
démarrait de zéro à cent à l'heure en cinq secondes, et
si on crevait un pneu on pouvait encore rouler trois
cent cinquante kilomètres, comme ça il y avait plus
de place dans le coffre à bagages, puisqu'il n'y avait
plus besoin de roue de secours.

Elle n'est pas encore dans le commerce.

Non, pas en Belgique.

D'où venait l'argent ? Pour cette voiture.

111
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Du notaire.

Le notaire Albrecht ?

Oui. Un acompte sur l'argent de la vente du Zricky.

Quelle somme a reçue Judith Latifa du notaire Albrecht ?

Je n'ai pas calculé. C’est, c'était son argent.

Tu peux faire une estimation. À peu près combien ?

C'était son argent.

Continue.

Puis elle est partie. Elle s’est enfuie. Tout le monde


s'enfuit tout le temps. Comme des fourmis. Non, pas
comme des fourmis. Les fourmis savent au moins où
elles vont, elles se croisent, elles reviennent les unes
vers les autres. Les gens ne reviennent pas.

Qu'est-ce qui s’est passé avant son départ ? Tu sautes


trop facilement d'un moment à un autre. Essaie de me
raconter ça de manière plus linéaire. Est-ce que Judith
Latifa est restée auprès de toi ce jour-là ?

C’est possible. À un certain moment, elle a détaché la


boucle en métal de son ceinturon. Non, ça, c'était plus
tard. Beaucoup plus tard. Elle a d’abord dit qu’elle avait
besoin de moi et j'ai pensé : Qu'est-ce que c’est que ça ?
Personne n’a jamais besoin de moi, sauf pour transpor-
1122
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

ter des caisses, pour ranger des systèmes de reliure


thermique ou pour charrier des tables à imprimantes.
« Et alors, Fieu, ces boîtes à dossiers suspendus ? On en
a besoin tout de suite. »
Judith a dit que Camilla l'avait roulée et le notaire
aussi. Quand elle était allée chercher l'argent, le notaire
lui avait dit que ce serait très difficile de vendre le
Tricky pour un prix convenable, parce que l’occupant
actuel, un capitaine de marine ou un capitaine de terre,
avait le droit d’habiter là jusqu’à sa mort. C’est une
chose que le notaire n’avait pas lue devant la famille, et
maintenant il sortait ça de sa manche. Alors, le notaire
avait insisté pour qu'elle vende la maison et le terrain,
même pour un prix fortement diminué. Il avait trouvé
un acheteur.

Et c'était lui-même évidemment.


Z

Évidemment.

Pourquoi te mets-tu à pleurer maintenant ? Pas à cause


du Tricky, tout de même ?

De chagrin. De colère. Parce que tout est si autre,


si faux, si caché, impossible à reconnaître. Parce que je
vis dans un monde faux, dans un monde à l'envers.
Parce que c’est moi qui avais besoin d'elle, beaucoup
plus qu’elle de moi, et qu’elle m'a caressé et qu'elle
n’est plus là.
Pourquoi je pleure ?
113
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Je ne peux pas l'expliquer. On m'a toujours dit:


« Réfléchis d’abord et parle ensuite. » Surtout ma mère.
Mais si je réfléchis d’abord, je continue à réfléchir, une
chose s'accroche à l’autre et quand les mots viennent,
ce n’est jamais ce que j'ai voulu dire.
Judith a dit qu’elle avait besoin d'argent. D'urgence.
Qu'elle avait des dettes de jeu. Sans doute qu’elle ne
voulait pas avouer que c'était son charlatan à la Cor-
vette qui avait des dettes de jeu.
Et elle n’osait pas avouer non plus qu’elle avait
besoin d'argent pour sa coke, à tant le gramme. Ça, elle
l’a confessé plus tard, trop tard, quand elle m’a aussi
confessé ce qu’elle venait faire en Belgique, quelque
chose que je n'aurais jamais pu imaginer. Pourtant, si
j'avais fait attention et si je n'avais pas été préoccupé
de moi-même avant tout, parce que je me connais très
bien, enfin, pas tellement bien mais tout de même
mieux que tous les autres, j'aurais pu savoir ou sup-
poser quelque chose car, quand elle s’est assise sur le
canapé, elle a trouvé le jeu de cartes avec lequel je fais
des patiences et je l’ai vue sursauter, elle a eu le souffle
coupé, ses yeux étaient écarquillés comme ceux de
Caramel quand il voit une mite ou un hanneton, et elle
a demandé d’une toute petite voix miaulante, comme
Caramel quand il a un moineau dans la gueule, ce que
ça faisait là, ce jeu de cartes, et j'ai voulu répondre que
je l'avais reçu à l’époque où j'habitais Bousekerke et
où j'allais boire des verres au bistrot le Pot-aux-roses,
mais elle a jeté les cartes à travers le salon, les cartes
faisaient un bruit d'oiseau qui vole et elle criait, elle
demandait pourquoi j'avais Monsieur Cantillon ici à
la maison. « Dis-le-moi ! »
114
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Ça faisait longtemps que j'avais oublié qu’il y avait


le portrait de Monsieur Cantillon au dos des cartes,
avec son costume à carreaux, son nœud papillon et la
peau sans rides de quelqu'un qui a eu une longue jau-
nisse. Son domestique Adhémar et même une fois le
sénateur Cantillon en personne dans sa Lancia avaient
distribué ces cartes à la population de Bousekerke pen-
dant sa campagne électorale.
Judith a ramassé les cartes qui avaient atterri près
d'elle et elle s’est mise à les déchirer soigneusement
une à une. Elle a lancé les petits morceaux vers moi.
Elle avait les yeux brillants. De haine, de douleur, de
colère.
Puis elle et moi, on a mangé, il me semble, chacun
deux paquets de chips au paprika. Judith a vidé une
bouteille de vin de dessert et trois ou quatre verres de
cognac. Et moi de la bière blanche de Hoegaarden. Six
ou sept verres, je crois.
De temps en temps, elle ramassait une carte et elle la
déchiquetait en tout petits morceaux.
Elle a dit : « Numéro Un. Ils sont trois. » Elle comp-
tait sur ses doigts.
Elle a dit d’un air sombre : « Un des trois. » Comme
si, de nouveau, elle et moi, on était enregistrés dans un
programme de télé. Nous faisions partie d’un feuilleton
dont on peut suivre l’histoire même si on n’a pas vu les
deux dernières émissions, mais dont les fragments les
plus importants sont perdus pour toujours.

Les détails.

Oui, les détails.

115
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

A propos de détails, comment l'ami de Judith Latifa a-t-il


pu se procurer cette Corvette qui n'était pas encore en
vente en Belgique ?

I] fait dans les armes, les chars, les explosifs. Il était sur
le point de négocier un sous-marin russe quand on l’a
arrêté. Maintenant, il est dans l’une de leurs prisons, un
bunker, il cuit et rôtit à dix mètres sous le sol du désert.
Mais ça, Judith ne l’a jamais su. Heureusement. Elle
a eu sa part de malheurs.

Tu veux boire quelque chose ?

Une blanche de Hoegaarden, s’il vous plaît.

Si toutefois l'inspecteur Woeste en a laissé dans le frigo.


Je reviens tout de suite.

Bon. Qu'est-ce que Judith Latifa était venue faire en


Belgique?

Venger sa mère, Nedjma. Ça, c'était une des raisons.


Les autres, je ne suis pas parvenu à les apprendre à ce
moment-là.

Venger ? Pourquoi ?

Vous le savez bien.

116
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Redis-le-moi quand même. Pour qu'il n'y ait pas de mal-


entendu entre nous.

Entre quelqu'un comme vous et quelqu'un comme


moi, il ne peut y avoir que des malentendus.

Le moins possible, alors.

Nedjma a été expulsée du pays. Au nom de la loi, on l’a


reconduite à la frontière. Et vous, entre autres, vous
étiez au courant.

C'était la loi.

Mais c'était surtout sous la pression du sénateur Can-


tillon et du notaire Albrecht. Le premier parce qu’il
voulait étendre son domaine d'élevage de visons le long
de l’autoroute et que depuis longtemps il avait un œil
sur le 7ricky et le terrain autour. Camilla ne voulait pas
vendre, et il a voulu la forcer, en la touchant à travers
Nedjma. Elle était l’amie intime de Camilla dans tous
les sens du mot et c'était elle qui rapportait le plus au
bar. Camilla en a été complètement démolie mais elle
n’a pas pu se défendre quand on a éloigné Nedjma.

Et le notaire Albrecht, qu'est-ce qu'il vient faire dans cette


affaire ?

Allons, vous savez tout ça.

Non. Pas ça.

117
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Le notaire n’arrivait plus à bander.

À son âge, ce n'est pas si étrange.

La seule qui pouvait l’aider était Nedjma. Mais avec


des pommades, des pilules et des piqûres du docteur.
Et des glandes de singes qu’on amenait de Bulgarie. Et
puis, Nedjma elle-même n’a plus rien pu faire pour lui
et de plus en plus souvent le notaire a dû rentrer chez
lui bredouille. Mais vous savez comment sont les gens,
ils préfèrent toujours faire porter la faute aux autres. Il
était furieux contre elle. Il avait honte. Il ne voulait plus
la rencontrer dans le village. Il a essayé avec d’autres
putes, de plus jeunes, de plus expérimentées. Rien à
faire. Il était accro au corps de mohamed de Nedjma,
à ses manières de mohamed, pour le reste de sa vie
sans sexe.
C’est Judith qui m’a raconté ça ce soir-là, cette nuit-
là. Elle s'était laissée tomber du canapé, elle se roulait
un joint après l’autre. Elle a sniffé une ou deux lignes,
elle a hoché la tête longuement, puis elle est tombée
endormie. Heureusement, car très tôt le lendemain
les voisins se sont mis à demander pardon à Allah ou à
chanter qu'’Il était grand, mais elle n’a rien entendu.

Deux jours plus tard, nous sommes allés en voiture au


bar Tricky, elle et moi et sa petite valise Sabena avec de
l'argent et de la coke. Sur le gravier devant la maison
dont presque tous les volets étaient fermés, un homme
était assis, il lisait son journal. J'ai vu sa figure amère et

118
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

douloureuse quand il a laissé tomber le journal et qu’il


s’est levé de sa chaise longue.
Il a dit à Judith: « Je t’attendais plus tôt. » Il s’est
tourné vers moi en m'observant curieusement : « Et toi
aussi. » Il répandait une odeur épicée. D'abord, j'ai cru
que c'était l’odeur de la fabrique avec ses nuages jaune
citron de l’autre côté de la route qui venait jusqu’à
nous, mais ensuite je me suis rendu compte qu'il sen-
tait comme mon frère René, il mâchait la même herbe.
Il s’est rassis. Il portait un pyjama rayé trop large pour
lui. Il avait quelque chose à la hanche. Bien que je ne
sois jamais allé au Tricky…

Tu en es bien sûr?

De quoi ?

Que tu n'es jamais allé au Tricky.

Je ne vais pas aux putes. Je n’y suis jamais allé.

Tu aurais pu entrer un jour comme ça, pour boire un


pot, pour faire la causette.

Non. Certainement pas. Arrêtez de prétendre que j'ai


fait toutes sortes de choses.

Ton frère y allait bien, lui.

Je ne suis pas mon frère.


Je ne vais jamais dans ce coin-là, mais c'était comme
si je reconnaissais la maison. J'ai jeté un coup d'œil par
19
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

la fenêtre à côté de l’entrée. Une petite table Empire,


un salon Louis XVI, des lambris, une porte en verre
mat. Cet intérieur recouvert d’une mince couche de
poussière grise me paraissait familier. Peut-être que je
l'avais vu un jour dans un des magazines de décoration
d'intérieur d'Alice.
L'homme a dit que nous étions les bienvenus mais
qu'il ne pouvait pas nous laisser entrer. « Il n’en est pas
question », il a dit. Assez rudement, comme un capi-
taine. Il nous a indiqué deux chaises de jardin.
Judith est allée jusqu’à la façade. Elle a posé ses
coudes sur l’appui de fenêtre en pierre bleue.
« Rien n’a changé », elle a dit. Elle avait l’air déçue.
« Pourquoi ça aurait changé ? » L'homme l’a regardée
par-dessus son épaule. L'air soupçonneux.
Devant la fenêtre, Judith a dit: « Le petit coin, là,
près du portemanteau, je m'y suis assise une seule fois
quand je suis revenue en vacances. Avec mon uniforme
de pensionnaire, ma jupe plissée, mon petit chapeau de
paille d'été. Là. Une seule fois. Un client m’a donné des
sous sans que Camilla le voie. Pour un petit baiser sur
la bouche. Nedjma m'a laissé faire. Camilla veillait sur
moi, Nedjma me gâtait.
— C'était bien avant mon temps, ça », a dit l’homme,
le capitaine.
Elle à fait quelques pas en arrière et elle a montré
le premier étage. « C’est là que j'ai été conçue, elle a
dit. Dans cette chambre avec vue sur l'étang. Chambre
quatre, Camilla l'avait meublée en Louis XVI en copiant
une brochure des Monuments nationaux. Le douze
octobre. Camilla n’était pas là et Nedjma a eu trois
clients ce jour-là. Un des trois a fait mouche.
120
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Il y a peu de gens qui savent aussi bien où et com-


ment ils ont été fabriqués, a dit le capitaine. Bravo.
— Le douze octobre. Là..., a dit Judith.
— Tu as encore des nouvelles de ton frère?» a
demandé le capitaine.
J'ai pris une chaise de jardin et je me suis assis en face
de lui. Comme un docteur qui vous tâte et commence
par vous demander: « Dites-moi, qu'est-ce qui ne va
pas ? » Je l'ai tâté avec mes yeux.
« Non, j'ai dit. Et vous, vous avez des nouvelles de
lui ?
— Ça fait longtemps, très, très longtemps. Au Zim-
babwe. On racontait là-bas qu’il était marié avec la fille
d’un chef de tribu. Et qu'il ne voulait pour rien au
monde revenir en Europe. »
Il mentait, le capitaine. Il mentait, je voyais son nez
qui bougeait, son nez qui s’allongeait, je voyais une
petite croix blanche qui apparaissait sur son front et ses
tatouages sur l’avant-bras, une sirène bleu clair et un
poignard, qui pâlissaient. Et pourtant, tête d’idiot que
j'étais, j'avais envie de le croire.
« Où ça se trouve exactement, le Zimbabwe ?
— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? il a dit.
— Je pourrais y aller. » Je me suis mis à trembler.
J'aurais bien embrassé ce capitaine, mais il n'aurait pas
aimé ça. Apparemment, entre hommes, il n'y a que les
guerriers qui peuvent s’embrasser.
«On regardera dans l’atlas tout à l'heure, a dit
Judith.
- Il ne sait même pas où est Bruxelles, a dit le capi-
taine.
— Dans la province de Brabant, j'ai dit.
121
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

- Ta famille n’a jamais reçu de cartes postales ?


- Oui, de plusieurs pays, j'ai dit. Mais plus les der-
niers temps. Quand ma mère vivait encore, elle pensait
que c'était quelqu'un d’autre qui écrivait les cartes. Ce
n'était pas son écriture.
— Et comment tu le sais, toi, que son frère ou un autre
envoyait des cartes postales à sa famille ? a demandé
Judith.
— Je l'ai vu plusieurs fois écrire des cartes, au bureau
d’un hôtel, parfois sous sa tente. Avec un Bic. Ou avec
le stylo d’un camarade. »
Il mentait.
Alors, Judith a perdu patience et elle a dit au capi-
taine qu'il devrait fiche le camp de là au plus vite. Qu'il
pouvait lui-même choisir un délai raisonnable mais
qu’elle allait s'installer au Tricky, qui était à elle et à
personne d'autre.
« Sinon ?
— Tu verras bien, qu’elle a dit.
— Oui, c’est ça. Tu verras », j'ai dit. Je trouvais que
j'avais l’air menaçant.
« Il faut que je te fasse un dessin ? j'ai dit quand je l’ai
vu sourire.
— Toi, tu ne sais même pas écrire ton nom, il a dit.
— Tu emportes tes vêtements, tes affaires person-
nelles et c’est tout, a dit Judith.
— Ah, ma pauvre petite.» Le capitaine m'a fait un
clin d'œil, ou alors c’est que le soleil le gênait, avec ses
yeux noyés.
« Tu sais lire le néerlandais, petite? Ou seulement
l'arabe ?
— Les deux, a dit Judith.

#22
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Alors, je te conseille d'étudier attentivement les


papiers du notaire. » Il a craché une petite boule tur-
quoise sur le gravier devant mes pieds. Le gravier était
parsemé de petites boules séchées, comme de grosses
mites déformées ou comme les petites souris ratatinées
avec lesquelles Caramel jouait.
« Tu ne ressembles pas à ton frère, il a dit.
— Si. Mais ça ne se voit pas.
— Si tu veux mon avis, ta mère a dû faire un faux pas
dans sa folle jeunesse.
— Je préfères que tu ne dises pas ce genre de choses
devant moi. » Je bafouillais.
« Ton frère était d’un autre calibre. Je suis fier qu’il
ait servi sous mes ordres. C'était l’un de mes plus
fidèles camarades.
— C’est pour ça que tu portes sa montre ? » J'ai mon-
tré du doigt son poignet. J'avais du mal à avaler ma
salive. Comme chaque fois qu’on parle de mon frère.
«Il me l’a donnée quand j'ai cassé la mienne. N’ou-
blie pas que nous avons traversé l’enfer ensemble. Toi, je
ne t'aurais pas toléré un seul jour dans mon régiment.
— J'ai changé d'avis, a dit Judith. Je ne te laisse pas
choisir la date. Tu files d'ici dans les quinze jours. Ou je
te fous dehors avec mon pied au cul.
— Et comment tu ferais ? » Le capitaine s’est redressé
dans sa chaise longue. « Tu vas m’'amener la police ? Ah,
ma pauvre petite. »
De sous le coussin de sa chaise longue il a tiré un pis-
tolet.

Un pistolet ou un revolver?

123
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Oui, un revolver.

Un Smith and Wesson 37 ?

Oui. Il l’a pointé sur mon front.


«À dans quinze jours, a dit Judith. Viens, Noël. »
C'était la première fois qu’elle disait mon nom.
« Ah, jeunesse impatiente. Donne-toi un peu de bon
temps sur la terre. » Comme un missionnaire, cette voix.
J'imaginais bien que mon frère ait pu le suivre jusque
dans la brousse. Il ne faisait pas attention à moi. Exprès.
Parce que je ne valais pas mon frère.
Il a jeté un coup d’œil sur la montre de René. Et
tout à coup, je l’ai su, très clairement : René était mort.
Il avait à peine vécu et il n’était plus. Ça ne se pouvait
pas et pourtant ça ne pouvait pas être autrement. Je ne
voulais plus savoir pourquoi ou comment ou qui l'avait
fait. Il n’était plus. J'ai trouvé ça si terrible que j'ai
pensé : « Je vais faire un malheur. » Le capitaine me
regardait du coin de l’œil. Peut-être qu'il avait déjà
vu ça chez ses hommes, chez René, ce moment où on
s’arrache de soi-même. Ça n’a rien à voir avec l’alcool
ou la dope. C’est un rien, c’est le rien qui vous met la
tête à l'envers, comme un coup de soleil au milieu de
l'hiver. Évidemment que le capitaine l'avait remarqué,
car il a dit : « Noël, mon garçon, ne te raconte pas d’his-
toires. Tu lui ressembles bien plus que tu ne le crois.
René, c’est le méchant, l'assassin, mais toi, le brave, le
bon, tu n’es pas meilleur. »
Un missionnaire qui recevait, qui provoquait la confes-
sion. J'avais les poils de la nuque qui se dressaient.
J'ai dit : « Tu déconnes. »
124
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Un coup de soleil ? Tu as raconté ça au psychiatre ?

Il se serait moqué de moi, derrière son visage lisse.


D'ailleurs, comme souvent, c'était plutôt le contraire
d’un coup de soleil.

Qu'est-ce que ça veut dire, le contraire d'un coup de


soleil ?

Comme une chaleur très forte qui répandrait en même


temps un froid glacial... Je sais, je suis en train de
dérailler. Laissez-moi... Non, dites-moi quelque chose.
N'importe quoi. Allez. Ne me laissez pas moisir ainsi.

Est-ce que, d'une manière quelconque, directement ou


pas, Judith Latifa t'a obligé ou incité à entreprendre quel-
que chose contre le capitaine Abraham Ickx ?

Jamais.

Comment a-t-elle réagi après la visite au bar Tricky ?

Elle était très calme. Moi aussi. J'étais resté là assis


au soleil et j'ai senti se retirer l'ombre de mon frère,
qui, dans mon jeune temps, tombait sur moi où que je
sois et où que j'aille. Et son destin malheureux aussi
semblait très loin, il promettait de disparaître complè-
tement. Oui, ça aussi, ça allait disparaître.
Le capitaine a levé la main. Comme dans la jungle,
quand on se glisse dans les fougères hautes comme
l'homme et qu’on s’arrête brusquement car on entend
125
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

un grouillement et un grognement suspects et mena-


çants, alors tout le monde s’immobilise, boys et mer-
cenaires.
« Adieu, a dit le capitaine, Dieu le veut. »

Ce qui signifie ?

Le cri de guerre des Croisés. C’est mon frère qui me l’a


raconté.

Au moment où nous quittions le village, après l’école


où j'avais suivi les leçons de feu Maître Arsène, devant
le cimetière militaire de Quatorze-Dix-huit, juste avant
d'atteindre l’autoroute, Judith a ralenti et elle a fait
demi-tour. J'ai pensé qu’elle avait oublié quelque chose
ou qu’elle voulait encore aller crier quelque chose de
frappant ou de menaçant au capitaine, mais elle a pris
la route de Houtem, puis elle a tourné à gauche et elle
s’est arrêtée à côté de l’église.
« Où est-il enterré, ce porc ? » qu’elle a dit en sortant
de la voiture.
Un porc au cimetière ?
« Ça fait combien de temps qu’on l’a enterré ?
— Qui ça?
— Le roi du vison.
— Monsieur Cantillon ?
— Aide-moi à chercher. »
On n’a pas dû chercher longtemps. Elle s’est arrêtée
devant le caveau de la famille. Une petite maisonnette
grise couverte de lierre, avec une porte métallique
126
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

rouillée. A côté, une dalle funéraire neuve avec des lettres


en cuivre : Sénateur Jules Arnaud Lambert de Cantillon,
date de naissance et date de mort. Deux mois avant.
Judith s’est agenouillée. Sur un genou. Puis elle s’est
assise sur la dalle. Elle était penchée en avant, elle regar-
dait fixement un bouquet de chrysanthèmes fanés. Elle
a parlé à la pierre en arabe. C'étaient des jurons, des
insultes. J'aurais voulu m’asseoir à côté d’elle, mais je
n'osais pas. Les larmes giclaient de ses yeux. Puis elle a
dit qu’elle pourrait casser cette dalle avec un marteau-
pilon. Pour tirer Cantillon de là. J'ai eu peur d’elle. Tant
de haine sauvage, tant de rage dans ses doigts crispés
qui griffaient la pierre cannelée. Elle disait que son père,
le corps qui était couché là avec la dalle sur le ventre,
avait anéanti sa mère Nedjma. C'était son mot. Pas
détruit ou démoli. Anéanti.
J'ai compris que c'était pour ça qu’elle était revenue
de son pays de montagnes d'Afrique du Nord.
Un petit bonhomme trapu couleur de spéculoos,
en salopette, portant une faucille et une fourche, est
arrivé. Il a salué timidement les gens de la ville qui se
recueillaient.
Judith a attendu que le bonhomme ait atteint la grille
d’entrée et nous ait salués de loin, soulagé. Elle s’est
levée. Elle a mis ses pieds sur la dalle en fixant le nom
en cuivre, elle a remonté sa jupe, s’est accroupie, a
écarté sa petite culotte, tout ça sans m'’accorder un
coup d'œil, et puis elle a pissé sur le nom. Ça durait,
le jet était ambré, il éclaboussait en scintillant la dalle,
les chrysanthèmes, ses jambes. Elle s'était retenue tout
ce temps-là. Elle a attendu jusqu'à la dernière goutte
et enfin elle m’a regardé en riant.
127
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Et pourquoi tu me regardes en riant, toi ?

Le fou dit sa vérité en riant. C’est ça le dicton, non?

On est repartis en s’éloignant du village, en passant


devant les fermes dont les volets et les portes étaient
peints aux couleurs du sénateur : rouge et blanc.
Après son rire sanguinaire, après son triomphe sacri-
lège, Judith était retombée dans son humeur sombre.

Parfois, quand je t'écoute, je me demande où tu vas


chercher tous ces mots pompeux, « triomphe sacrilège »,
« sanguinaire ». Tu ne lis pas le journal, pas de livres et
quand tu racontes tes histoires, il y a tous ces mots rares
qui ressortent.

Presque instruit, hein ?

Ne ris pas si bêtement.

Je vous l'ai déjà dit. Je lis ces mots dans ma tête. Beau-
coup de mots me reviennent du temps où j'étais dans la
classe de Maître Arsène, avant que ma malheureuse
mère m'ait fait tomber avec son tandem. J'étais le plus
malin de la classe. Je lisais des livres alors. Parfois, il y
a des mots et même des phrases de ces livres qui me
reviennent et souvent je reconnais ce qu’ils veulent
dire.
Judith a été triste toute la soirée. J'ai essayé de lui
128
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

remonter le moral. Je lui ai dit qu’elle avait bien fait


de dire ainsi adieu à son père. C’est ce que j'ai dit. Je ne
le pensais pas. Je trouvais que c'était impoli de pisser
comme Ça. Même si c’est sur votre père.
J'ai aussi essayé de m’imaginer la tête de Monsieur
Cantillon après deux mois de caveau. Couleur de plomb,
sans doute.

Plus tard dans la soirée, j'ai vu que Judith était triste


à cause de son mohamed, qui n'avait plus donné signe
de vie depuis tout un temps. Nous avons trop bu. Elle
a dit d’un air pensif : « Qu'est-ce qu’il voulait dire, le
capitaine, quand il a prétendu que tu n'étais pas meil-
leur que ton frère ? »
Je n'ai pas répondu.
Combien de misère nous venait donc de ce foutu vil-
lage, où j'avais été fait et où Judith avait été faite, tous
les deux à la ressemblance de Dieu. Elle plus que moi.
« Réponds, a dit Judith avec une langue épaisse,
qu'est-ce qu'il voulait dire par là, mon petit bonhomme,
mon bon, mon brave petit bonhomme ? »
Alors, je lui ai raconté. Tout, dans l’ordre.

Ce qui s’est passé avec Patrick Dekerpel ?

Quoi d'autre ?

Le reste.

Quel reste ? Il n’y a pas de reste.


129
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Ne crie pas après moi! Que je n'entende plus ça. Ou je te


renvoie immédiatement en cellule.

Excusez-moi.. Je lui ai expliqué où il se trouve dans les


sacs en plastique. Et pourquoi il est arrivé là. Elle a
écarquillé les yeux, et la bouche. J'ai voulu lui montrer
les photos de Flora Demoor et la lettre, mais elle a fait
non de la tête.
« Assez, elle a dit. Ne bouge pas de là. »
Elle est allée dans la salle de bains. Je l’ai entendue
prendre une douche. Visiblement, elle ne voulait pas
entendre les détails. Ça m’'arrangeait bien, parce que
j'avais oublié la plupart des détails. Justice était faite,
ça suffisait. Il y a assez de misère comme ça sans qu’il
faille tout le temps la remâcher, la misère.
Quand Judith est revenue dans le salon, elle était
nue. Elle se tenait très droite, les épaules en arrière.
C'était la plus belle chose que j'aie jamais vue et que je
verrais jamais. Son beau corps ocre clair dans la lumière
du lampadaire émettait lui-même une lumière humide
et chaude. Des gouttes brillaient dans ses cheveux, ses
sourcils, les poils de son ventre.
Elle s’est appuyée contre le mur. Elle a dit : « Regarde.
Regarde-moi. »
Je suis devenu encore plus soûl qu'avant. J'ai tendu
une main vers elle. Elle a écarté ma main.
« Tu peux me voir, elle a dit, tout entière. Car je t'ai
choisi entre tous les hommes. »
Et comme je voulais demander : « Et ton mohamed,
alors ?.. », elle a lu ma question et elle a répondu qu’il
l'avait laissée tomber.
130
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

« Je connais ça, j'ai dit. Ça fait mal. On tombe une


fois et c’est pour le restant de la vie.
— Regarde-moi. »
J'ai regardé son front, ses oreilles avec les anneaux,
sa bouche à demi ouverte, les clavicules, les seins, le pli
dans lequel se trouvait son nombril, le début de la fente
sombre entre les poils encore plus sombres, les cuisses,
les genoux comme ceux d’un petit veau, la cheville
gauche avec un bracelet en or, les longs pieds qui res-
semblaient aux miens.
« C’est vu », j'ai dit. Elle a mis la robe de chambre
d'Alice. Elle a embrassé ma main, puis elle l’a lâchée.
Elle a dit qu’elle avait eu l'intention d’aller chercher de
l'argent chez le notaire. Avec Rachid, c'était le nom de
son compatriote à la Corvette métallisée. Maintenant,
c'était à moi de l’accompagner à la place de Rachid.
Il se pouvait bien que quelque chose de grave soit arrivé
à Rachid, que par exemple les services de renseigne-
ment l’aient arrêté et enlevé. C'était exact, mais à ce
moment-là elle ne le savait pas encore.

De quels services de renseignement parlait-elle ?

Ceux de là-bas.

Ceux de l’armée ou ceux du Parti ?

Ceux du parti des prêtres.

131
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Alors, j'ai pris la place de Rachid. Non, pas tout à fait.


C’est le notaire lui-même qui a ouvert. Il nous a fait
entrer, dans la même pièce, dans la même odeur de
tabac et de cire que la première fois.
« Alors, tu as amené le petit », il a dit. Le petit, c'était
moi. Le grand, c'était René. « Et Rachid? Il vient plus
tard ?
— Non », a dit Judith, et une fois de plus j'ai été frappé
par le regard glacial qu’elle lançait au notaire, qui
venait de manger du chocolat, les coins de sa bouche
étaient des petites lignes brunes.
Judith s’est assise. Personne n’a dit que je pouvais
m'asseoir, donc je suis resté debout près de la fenêtre.
Sur le rebord, il y avait la même statuette de porcelaine
que l’autre fois, le jeune homme tout blanc avec des
cheveux de femme noués, qui s’accrochait à un tronc
d'arbre aux branches coupées. Contre son genou était
appuyé un arc avec des flèches.
Le notaire a demandé où était Rachid. Judith a dit
qu'elle ne savait pas et que ça n'avait pas d'importance.
Il a eu l’air soulagé. Il a demandé de combien elle
avait besoin.
« Un million de francs belges », elle a dit. Après ça,
elle ne viendrait plus l’embêter.
« Tu ne m'embêtes jamais, ma chérie, il a dit. Mais
on ne peut plus plumer un poulet chauve. » J'ai pensé
que c'était bien trouvé.
Il a commencé: « Je suis totalement incapable. »
Mais elle a aboyé: « Pas de conneries! Tu savais que
j'allais venir ce soir. »
Il a dit qu’en principe elle avait le droit, que c'était
régulier, la règle, juridiquement, et des mots de ce genre,
132
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

mais que pour le moment le cash flow et des mots de ce


genre. Je me rappelle qu’il a tiré un coupe-ongles de la
poche de son gilet et qu’il s’est mis à tailler ses ongles
et à déposer les petites rognures jaunâtres dans le cen-
drier en marbre sur son bureau.
« Cent mille francs. C’est le maximum. » En enten-
dant ça, Judith s’est mise à rire. Mais pas de bon cœur.
« Je pourrais emprunter ce million où je veux, elle a dit.
L'hypothèque.…
— Tu ne pourras pas emprunter vingt balles sur cette
maison et ce terrain. »
Il a expliqué qu'après des années de procédure le bar
Tricky était finalement condamné parce qu’on avait
trouvé dans le sol des substances polluantes qui venaient
de l’usine de soufre à côté.
La maison se trouvait sur quelques hectares de ter-
rain imbibé comme une panade, où ne pouvaient plus
pousser ni une fleur ni un brin d'herbe. Du côté ouest,
les fermes étaient contaminées jusque dans les fonde-
ments. Les gens en attrapaient le cancer des os. Le lait
des vaches était du poison pur. Le propriétaire de ces
terrains avait été condamné en première instance à
purifier complètement les sols. On estimait, le tribunal,
les instruits estimaient les frais à trente millions de
francs belges au minimum.
Le notaire a fait glisser ses lunettes sur son front.
« Tu entends ça ? a fait Judith.
— Je ne suis pas sourd, j'ai dit.
— Vous voulez une petite pomme ? » a demandé le
notaire. Il montrait une petite corbeille qui débordait.
« Elles sont bien croquantes. Très douces. De Nouvelle-
Zélande. »
133
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Je me suis à rire devant la tête furieuse de Judith.


Le notaire a dit que le règlement de l'affaire n'était évi-
demment pas pour demain ou pour après-demain. Avec
une équipe d'experts pointus et d'avocats spécialisés,
par exemple, le procès pourrait être étiré sans fin. À la
satisfaction de chacun.
« Je veux mon argent », a dit Judith.
C’est seulement à ce moment-là que je me suis aperçu
qu'elle avait sniffé. Je ne sais pas si à ce moment-là
elle portait des lentilles de contact. Je pense que oui.
Ses yeux étaient vert tendre, couleur de jeune seigle.
« Ma chérie, utilise ton cerveau, a dit le notaire. Laisse
bien tranquillement cet argent chez moi. Personne ne
s’en occupera mieux. Il te reviendra, sans aucun doute,
mais pas maintenant. Pour le moment, provisoirement,
tu n’y as pas droit. Pas encore.
— Je veux cet argent », a dit Judith. L'air d’un enfant.
« Il y a encore des tas de choses à régler. Tant d’élé-
ments.
— Quels éléments ? » Je voyais Judith faiblir en disant
Ça.
Il ne_ le fallait pas.
« Camilla a donné toutes sortes d'instructions parfois
contradictoires. Par exemple. »
Il est allé ouvrir une armoire ventrue avec des orne-
ments de cuivre. Il en a sorti une petite valise plate en
cuir, il l’a posée sur le bureau et l’a ouverte d’un geste
triomphant : « Voilà, il a dit, un service complet en ver-
meil, venu de Thaïlande. Il avait d’abord été attribué à
Sarah, la nièce de Camilla. Mais, après examen appro-
fondi de la correspondance de Camilla, j'ai découvert
que cet héritage magnifique te revenait, Judith. »
134
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Des cuillers, des couteaux, des fourchettes, une pelle


à tarte, des couverts à poisson couleur d’or, scintillant
entre des coussinets de velours beige.
« Tu peux l'emporter si tu veux, il suffit de signer ici. »
Il a montré un document. Elle a tenu le papier devant
ses yeux sans rien lire.
« Je crois que Camilla avait l'intention d’en faire un
cadeau de mariage.
— Pour qui? a dit Judith doucement.
— Pour toi, naturellement. »

Tu avais déjà vu ce service thaïlandais auparavant?


Réfléchis bien.

C'était la première et la dernière fois.

Et c’est ce jour-là qu'elle a apposé sa signature ?

Oui. Elle a mis son nom six ou sept fois sur les papiers,
à l'endroit qu’il lui indiquait. Chaque fois qu'elle signait,
elle me donnait le papier à lire. Ça ne m'intéressait pas.
C'étaient toutes sortes de termes bizarres, mal tapés à
la machine, des colonnes de chiffres. La seule chose
que je me rappelle, c’est une facture de son étude qui se
rapportait à la mort de Camilla.
Je peux vous la lire par cœur. Dans ma tête.

Fais-le.

Ce sont surtout des chiffres.

C'est bien.

135
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Attendez. Oui. « Visite à la morte à son domicile. » Non,


attendez. « Visite à la morte à l'hôpital et ensuite à son
domicile. Constatation de son décès, quarante-cinq mille
francs. Notification à la famille, sept mille cinq cents
francs. Identification du corps et rapport circonstancié,
quinze mille francs. Vingt mille francs pour l'ouverture
du dossier. Douze mille francs pour frais et correspon-
dance », etc.

Et Judith Latifa a signé ça ?

Devant moi.

Il y avait aussi des taxes ?

Sur ce papier-là, non... Vous savez, je n'étais pas telle-


ment contre le notaire. Il faisait son travail, aider les
gens ordinaires dans les paperasses et les textes de lois
et chaque fois gagner un petit quelque chose là-dessus
en même temps que l’État belge. De toute façon, je
n'avais pas la haine féroce de Judith quand elle lui a
dit : «Si tu ne me donnes pas immédiatement l'argent
auquel j'ai droit, ça va mal tourner pour toi, père. »

Elle a dit « père ».

Oui. Elle s’est levée de sa chaise.

Et elle l’a frappé.

Non. C’est moi.

136
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Comment ?

Ça n’a pas d'importance.

On arrête pour aujourd'hui ?

Non.

Alors, il faut cesser de me prendre pour un imbécile. Qui


a frappé le notaire le premier? Je veux l'entendre de ta
bouche. Tu m'écoutes ? Si c’est toi, et je ne le crois pas, je
veux savoir si Judith Latifa te l'a ordonné ou demandé ?
Tu m'écoutes ? Est-ce qu'elle t'a incité à le faire ?

Ça n’a pas d'importance.

Bien sûr que si, crétin. Pour la responsabilité.

Non. Non. Nom de Dieu, non! Elle est allée vers lui et
il l’a laissée venir, il n’avait pas l’air de se méfier ou
d’avoir peur. Elle est venue tout près de lui, elle a donné
un petit coup sur le dossier de son fauteuil pour le faire
pivoter vers elle. Avec sa manière familière de bouger,
souple et sexy, elle s’est assise sur ses genoux. Elle a mis
ses bras autour de son cou. Même à ce moment-là, il
n’a pas eu de soupçon. Elle parlait comme une toute
petite fille sur les genoux de son père. Avec ses lèvres
gonflées tout près de l'oreille dans les boucles grises, elle
a demandé où Papa cachait ses sous. Et que Papa ne
vienne pas prétendre que ses sous étaient bien au chaud
à la banque, la petite Juju ne le croirait pas, car Papa
137
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

avait sûrement un coffre à la maison, plein de beaux


petits billets pour les affaires courantes.
J'ai senti la bile me monter dans la gorge. Je ne pou-
vais pas avaler.
Le notaire ne donnait aucun signe qu’il nous prenait
au sérieux.
Au contraire, il a embrassé Judith sur la joue et il
a bredouillé quelque chose que, dans ma colère, je n’ai
pas compris. Il a fait sauter Judith sur ses genoux en
chantant « Papa loves mambo ».

Ni Judith ni toi ne soupconniez que toute la conversation


était enregistrée sur bande ?

C’est la dernière chose à laquelle j'aurais pensé. Ma gorge


était brûlante. J'ai oublié pourquoi nous étions venus.
Que Judith joue les petites filles idiotes, elle le pouvait,
elle a droit à tous les droits. Mais pas lui. Judith m'a
dit plus tard que je piaillais comme un chien qui a froid.
Et que j'appelais mon frère, je l’appelais à l’aide. Et que
je l'ai arrachée des bras et des genoux du faux père
comme si j'avais dix fois plus de force que d'habitude.

Comment as-tu appelé ton frère à l’aide ? Tu le voyais


devant toi ?

Il est mort.

Peut-être. Il n'y a aucune preuve.

Vous avez raison. Il vit encore. Quelque part en Afrique.


Quand il apprendra ce qui m'est arrivé, il reviendra.
138
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Quand il verra ma photo au journal télévisé. Merci,


monsieur Blaute, monsieur l'ex, merci. Oui, il vit encore,
sain et sauf.

Continue.

Continuer quoi ?

Dans l'étude du notaire.

Dans l'étude du notaire, j'ai vu passer des taches noires


devant mes yeux quand il a joué les papas devant moi.
Je l'ai arraché de sa chaise en le prenant par le col de sa
chemise. J'ai écrasé ses épaules contre le mur près de la
fenêtre. Je voulais le jeter par terre, quand j'ai aperçu la
petite statue de porcelaine sur la tablette de la fenêtre.
Je l'ai prise et j'en ai flanqué un grand coup sur le
crâne du notaire. La statuette n’a pas cassé. Judith a
crié cinq fois mon nom. Le notaire est tombé, d’abord
sur les genoux et puis, plus lentement, ses jambes ont
fléchi, il est resté couché, la joue contre le plancher,
à côté d’un tapis oriental. Et il rigolait. Il se foutait
de moi comme tout le monde le fait toujours. Je lui ai
envoyé un coup de pied dans la mâchoire, puis dans
la pomme d'Adam. Je suis allé m'asseoir dans son fau-
teuil de bureau, le siège était encore chaud.
Judith l’a aidé à se relever, mais il s’est laissé retom-
ber, le sang de sa tête coulait sur le tapis. Ses sourcils
devenaient deux petites brosses rouges.
« Fils de pute », qu’il m'a dit, ou alors c'était « Fille
de pute » à Judith. Puis il s’est mis à gueuler en rejetant
la tête en arrière : « Michèle, Michèle.

189
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

- Gros malin », a dit Judith, qui savait que Michèle,


la gouvernante, n’était pas à la maison.
Le notaire s’est redressé difficilement en se tenant à
un pied du bureau. Un de ses souliers était tombé de son
pied. Dans sa chaussette noire, il y avait un trou, un petit
monticule de chair pâle.
« Tu as un navet dans tes chaussettes, j'ai dit. C’est ce
que ma mère disait toujours.
— Ta mère était une sainte femme », il a dit. Il s’ap-
puyait sur le bureau, le sang continuait à couler.
« L'argent », a dit Judith. Elle avait une pelle à tarte
dorée de Thaïlande dans la main.
Alors il a ouvert son coffre-fort. Il y avait dedans
la recette d’une vente publique ce midi-là au café le
Pot aux roses. Les piles de billets de dix mille ont rempli
la valise Sabena.
« La plupart des gens pensent que tout notaire est un
exploiteur, a dit Albrecht. Ce n’est pas vrai.
— Si la plupart des gens pensent ça, la majorité a
raison. On est des démocrates, pas vrai, Noël? », a dit
Judith. Elle tournait la pelle à tarte entre ses doigts.
« Tu vas me tuer ? a demandé Albrecht.
— Tu es condamné, elle a dit. Tu as enfoncé trop de
gens dans la merde. Toi et tes semblables. Il n’y a pas
de circonstances atténuantes.
— Quand on tue quelqu'un, on tue l’image de Dieu »,
il a dit. Il sanglotait.
Puis il a levé deux ou trois fois le nez et il a essuyé
les larmes et le sang avec sa manche. En s'appuyant
péniblement, il a remis sa chaussure.
« Mon garçon.
— Ta gueule, a dit Judith.
140
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Petite, on ne pourrait pas se mettre d'accord ? Vous


partez d'ici et c’est tout. Et on ne dit rien de tout ceci à
personne, jamais.
— Jamais à personne, j'ai dit.
— Jamais à personne. Aussi longtemps que je vivrai.
— Alors, c’est pas longtemps », a dit Judith.
Il s’est frotté la joue à l'endroit où je lui avais flanqué
le coup de pied. La pendule en cuivre faisait tic-tac. Le
notaire regardait sa chaussure.
« Si sa mère était une sainte, la mienne, qu'est-ce
qu'elle était ? a demandé Judith.
— Elle faisait son possible, il a dit.
— C'est tout ? »
Peut-être parce qu’il sentait la mort approcher, parce
qu'il voulait jusqu’à la fin jouer au notaire, à l’instruit,
à quelqu'un qui était plus que nous, il a grimacé un
sourire et sa figure a montré tous les signes de la salo-
perie de son âme. « C’est tout », il a dit.

« Couche-toi », a dit Judith. Quand il s’est mis à plat


ventre sur le tapis d'Orient arrosé de sang, elle a pris un
tisonnier dans la cheminée. Elle a levé le tisonnier dans
un grand geste, comme si elle dirigeait un orchestre.
Moi, je lui ai fourré mon mouchoir dans la bouche.
J'avais fait la même chose il n’y a pas si longtemps.
Où ? À qui ?
« Ouvre tes bras », a dit Judith en lui donnant un petit
coup de la pointe de sa bottine sur le coude droit. Il a
jeté sa main droite sur le côté. Elle a frappé de toutes
ses forces avec le tisonnier sur le poignet, qui a craqué

141
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

comme une vieille planche. Le crâne du notaire a re-


bondi trois ou quatre fois par terre. Il a agrippé son bras
droit de la main gauche et il a poussé un son rauque.
J'ai enfoncé mon mouchoir un peu plus dans sa gorge.
« Il ne signera plus de faux documents, a dit Judith.
Même pas quand il sera mort. » Elle haletait.
« Il est peut-être gaucher, j'ai dit. Je n’y ai pas fait
attention.
— Moi si », elle a dit.
Elle attendait. Je voulais partir, mais elle a attendu jus-
qu'à ce que l’homme donne de nouveau signe de vie. Elle
a dit : « Oui » d’une voix étouffée. Il a commencé à trem-
bler. Il a bâillé et son dentier est tombé de sa bouche.
Puis il a vomi, une panade verte avec des taches brunes.
Des anguilles au vert et du chocolat. Et puis il est mort.

Et la cause de la mort, selon toi ?

Étouffé. Je crois.

Mais tu as dit qu'il avait vomi ?

Oui.

Oui, quoi ?

Je ne sais plus.

Noël.

Oui, monsieur Blaute ?

142
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Nous avons des dizaines de photos du cadavre.

Alors, vous le savez. Pourquoi vous le demandez ?

Parce que, sur les photos, on ne voit pas qui a fait quoi.

Judith a pris la pelle à tarte et l’a fourrée entre ses gen-


cives. Elle a fait la même chose avec les cuillers, les
fourchettes, les couverts à poisson, jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus de place. Puis elle a enfoncé deux couteaux à
dessert dans ses narines, jusqu’à ce qu’elles se déchi-
rent. Il était mort alors.

Nous avons des photos.

Elle a enfoncé deux grandes cuillers dans ses oreilles,


le manche en avant. Elle est restée accroupie.
Elle a murmuré au cadavre : « J'ai fait mon possible.
Comme maman. »
Et puis on est partis. Je voulais remettre un peu
d'ordre, déposer le mort dans son lit. Elle a dit qu’il était
beau, couché comme ça.

Avec toute cette quincaillerie dans la bouche ?

Elle trouvait que c'était dommage qu'on n'ait pas pu


faire de Polaroïd.

Qu'est-ce qu'elle voulait en faire ?

Je le lui ai demandé. La mettre à côté de la photo de sa


mère, elle a dit. Comme s’il était son père.
143
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Elle a dit qu’elle avait trois pères. Le premier, Can-


tillon, Dieu ait son âme, était sous sa pierre tombale ; le
deuxième, Albrecht, venait d’être exécuté; et il y avait
un troisième qui souhaitait rester inconnu, ou plutôt
c'était l'inconnu dont Nedjma n’avait jamais voulu dire
un seul mot, quelqu'un qui était passé au bar Tricky
et qui ne s’était plus jamais manifesté. Deux pères sur
les trois, Cantillon et Albrecht, avaient chassé Nedjma
de Belgique, ils l'avaient jetée dans les bras noirs des
prêtres injustes de son pays natal.

Elle m'a raconté ça dans la voiture. À cause du


brouillard épais, on s’est égarés deux ou trois fois du
côté du bois de Léthé. C'était ma faute, je ne pouvais
pas m'orienter, me concentrer, il y avait tant de nou-
velles choses, des fabriques, des villas et des panneaux
de signalisation. Judith jurait et elle n’arrêtait pas de
regarder sa montre.
Elle était fâchée contre moi. C'était ma faute, comme
toujours. Parce que si je n'étais pas intervenu et si je
n'avais pas arraché le notaire de son foutu fauteuil, elle
aurait laissé vivre son deuxième père. Elle lui aurait
soutiré de l'argent, avec ses cajoleries sur ses genoux
dans le fauteuil.

Tu crois ?

Pas vous ?

De toute façon, Judith Latifa l'aurait zigouillé.


144
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Vous pensez ?

Naturellement.

Arrêtez de me dire tout le temps « naturellement ».


Pour vous, tout est naturel. Pour moi, rien n’est naturel.
Fourrez-vous ça une fois pour toutes dans votre grosse
tête.

Du calme. Du calme. On respire à fond. La tête en arrière.


On se calme.

Merci.

On était en retard pour son rendez-vous. Le brouillard


devenait de plus en plus épais et Judith avait un plan
des rues qui ne valait rien. Quand nous sommes arrivés
à la villa, il n’y avait pas de lumière. Cette villa était une
sorte de bunker, avec un patio, des cyprès, des volets en
métal.

Avenue Léopold II, numéro vingt-quatre, à Lochtem.

Oui. Près de la piscine, il y avait un jeune homme avec


des cheveux frisés et une veste de cuir toute neuve. Il
était particulièrement nerveux, il s’est mis à injurier
Judith en mohamed. Elle ne répondait pas grand-chose,
c'était aussi du mohamed. Elle lui a donné l'argent.

145
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Tout l'argent ?

Je crois que oui. Il faisait noir.

Sans compter ?

Il a farfouillé dans la valise Sabena et il lui a donné un


mince paquet de billets. Sans compter. Je trouvais qu’il
traitait l’argent avec beaucoup de légèreté. J'ai voulu le
lui dire, mais il tremblait comme une feuille et il s’est
mis à courir vers une auto, une Volvo.

Tu ne l'as pas reconnu, ce jeune homme ?

Ils se ressemblent tous.

Aït Ahmad, ça ne te dit rien ?

Rien.

Aït Ahmad est responsable d'au moins quatre attentats à


la bombe. Dont un à Lille et un à Düsseldorf.

Si vous le dites, c’est que c’est comme ça.

Il vient de la même région que Rachid. Et il est dans la


même prison. Sous la terre.

Si vous le dites.

Nous les avons livrés tous les deux aux autorités.

C’est votre affaire.

146
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Donc, Aït Ahmad est parti dans une Volvo. Quelle cou-
leur?

Vous n’écoutez pas ce que je raconte. J'ai dit : «Il a couru


vers une Volvo. » Mais vous ne me laissez jamais terminer
Derrière cette Volvo, il y avait une Silver Corvette et c’est
avec celle-là qu’il est parti. Disparu. Dans le brouillard.
Encore un mohamed qui foutait le camp avec notre
argent belge. C’est pour le parti, a dit Judith. Comme si
son parti et son Rachid étaient autres que chez nous, des
instruits et des commerçants et des usuriers, main dans
la main, et toutes ces mains sur le même ventre.

Mais chez eux il y a des morts.

Ça pourrait bien arriver chez nous aussi. Il y en a chez


nous qui ne méritent pas de vivre et surtout pas de
jouer les chefs avec nous.

Et c’est toi qui décides qui doit rester en vie ?

Oui. Il faut que quelqu'un le fasse. Mais ce n’est pas de


gaieté de cœur, monsieur Blaute.

Judith devait aller voir un camarade de parti. Sans doute


pour faire son rapport. On s’est donné rendez-vous à
dix heures près du Beffroi. Moi, je suis allé au bistrot,
à la Fine Fleur, et, comme je l’espérais, Charlot était là,
comme tous les jours à cette heure.
J'ai dit : « Charlot, j'ai fait une connerie.
147
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Chef, qu'il a dit, ne me dis rien, comme ça je ne


pourrai le raconter à personne.
— Si, si. Même Roland peut l'entendre. »
Roland a payé un pot.
Quand j'ai tout raconté en long et en large, ils en sont
restés baba.
« Tu vas te casser la gueule, a dit Roland, et pas un
peu. Alors, tu peux bien encore boire une Duvel. » Et
Roland a continué à régaler, six ou sept Duvel.
« Il faut qu’on trouve quelque chose, a dit Charlot.
Pour que tu puisses le plus vite possible passer la fron-
tière française sans qu’on te remarque. » Trois minutes
plus tard, il avait la solution. Sa nièce Angèle.

Angèle ? Vandendriessche ?

Oui.

Le monde est petit.

Vous pouvez le dire.

Continue.

Angèle était en vacances avec son petit Firmin. Ce


gamin a quelque chose aux poumons. C’est pour ça
qu'ils étaient en vacances en Norvège. Angèle aime bien
le Grand Nord. Et c’est Charlot qui devait surveiller son
appartement, arroser les plantes, verser de l’eau fraîche
dans l'aquarium de Firmin et tout ça. Il m'a dit: « Situ
te tiens tranquille, tu pourras loger là pendant deux ou
trois jours. Après, on verra. »

148
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Charlot nous a fait voir l’appartement. Il n’a pas


voulu nous laisser les clés. Il a donné une tape sur le
cul de Judith. Il a dit qu’elle avait des yeux dangereux.
C’est vrai, aussi.

Est-ce que Judith a eu des contacts avec son parti pen-


dant que vous êtes restés enfermés là ?

Comment je pourrais le savoir ?

Pendant que vous étiez dans cet appartement, est-ce que


quelqu'un est venu, Belge ou pas ?

Personne. Une fois, le facteur a sonné. On est restés sans


bouger, sans faire de bruit, on a retenu notre respiration.
Il a glissé un papier sous la porte. Je crois qu’il fallait
payer seize francs de port.

Qu'est-ce que Judith faisait là-bas ?

Elle a téléphoné pendant des heures en mohamed. Elle


a dit que nos chemins se sépareraient bientôt. Qu'elle
partirait pour l'Angleterre dans quelques jours.
La plupart du temps, elle restait au lit à fumer des
joints. J'ai pensé que même si j'étais plus heureux tout
seul, dans ma propre maison, avec personne autour,
avec mes boîtes de spaghetti et mes CD de Coltrane, je
préférais quand même que Judith soit avec moi, avec
son petit rire dangereux, l'odeur de ses cheveux, son
corps de bronze lisse.
La première nuit, elle a fouillé dans les deux armoires
de la chambre et tout à coup j'ai entendu un gémisse-
149
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

ment étouffé. Parmi les dizaines de robes, de jupons


et de blouses, elle avait trouvé une chemise de nuit avec
un motif d’œils-de-paon, des couleurs vives qui se
mélangeaient.
« Regarde. Mais regarde! » Elle a drapé la chemise
de nuit sur son corps.

Alors Judith a raconté que, dans leur région d'Afrique


du Nord, sa mère et elle étaient protégées par un riche
marchand d'armes qui soutenait en secret le parti de
Rachid.
Il avait une dizaine de paons dans son parc. Les
mâles déploient leur queue, et celui qui a la queue la
plus forte, la plus grande et la plus colorée reçoit
toute l’attention des femelles grises et fait aussi le plus
d'enfants. Mais en automne et à la saison des pluies,
ces larges queues sont si trempées et si lourdes que les
paons mâles ne peuvent s'envoler que très difficile-
ment, alors les chiens sauvages arrivent et ils les déchi-
quettent.
« Leur beauté, c’est leur mort », a dit Judith, et puis
elle est tombée endormie dans un vieux petit fauteuil
branlant. Je l’ai soulevée et je l’ai portée comme une
poupée de taille humaine, je l’ai déposée sur le lit
d’Angèle. Moi, je me suis laissé tomber sur le sol, le
dos contre le côté du lit. Je l’ai regardée. Je l'ai enten-
due ronfler. Je suis tombé endormi. Les chiens se sont
réveillés.
C'étaient les mêmes dogues avec leurs aboiements
muets, mais pour la première fois ils étaient blancs, on

150
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

aurait dit que leur pelage était couvert d’une couche de


glace granulée, ils serraient leurs corps les uns contre
les autres et c'était comme si par le frottement ou la
copulation de nouveaux dogues naissaient, des chiennes
avec des mamelles qui n’arrêtaient pas de mettre bas,
leurs oreilles étaient des stalactites, le sang qui dégou-
linait de leur gueule était lui aussi blanc comme neige,
et j'entendais leurs dents qui broyaient des os. J'ai
hurlé. Judith a essuyé mon front avec un coin du drap
en disant : « Du calme, du calme.
— Les bêtes de neige, j'ai dit.
— Elles sont parties », elle a dit.
Une grande tristesse est tombée sur moi. Je suis allé
chercher des petits pains. Le dragon doré du Beffroi
paraissait être en feu dans les premiers rayons du soleil.
J'ai pensé : « Maintenant, je suis aussi fou et aussi cruel
et aussi crapuleux que mon frère. Mais lui il savait
qu'il était comme ça, tandis que moi j'ai trimballé ça
pendant toutes ces années sans réaliser que je traînais
toute cette saloperie dans mon cerveau fêlé et dans
mon corps malade, tout ça sous un vieux manteau
trompeur de bonté et de gentillesse. »
Maintenant, je devais regarder les choses en face.
Comme Judith avait trois pères, comme au Calvaire il
y avait trois assassins, le bon, le mauvais et le père qui
n'avait pas utilisé sa toute-puissance pour empêcher
qu’on cloue son fils sur la croix, moi j'avais trois victimes.

Trois ?

Patrick Dekerpel, le notaire Albrecht et Alice. Caramel, je


ne le compte pas. Pourquoi vous avez l'air si étonné ?
151
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Parce que tu appelles Alice une victime.

C’est ce qu’elle était. Ce qu’elle est.

Quelle sorte de personne était-ce ? Est-ce ?

Elle bavardait tout le temps. Depuis le matin quand je


dormais encore jusque tard dans la soirée. La plupart
du temps, elle causait à ce foutu chat. Souvent, je ne
savais pas si c'était après moi qu'elle en avait ou après
Caramel. Puis j'ai appris à faire la différence, avec
Caramel sa voix était tendre, en chaleur, comme si elle
parlait à un amant à moitié sourd.
Au moins trois fois par jour elle me demandait si ses
cheveux étaient bien coiffés, si la coupe lui allait. J'ai
longtemps cru qu’il s'agissait d’une manie de coiffeuse,
elle avait été coiffeuse à Bousekerke. Elle se regardait
souvent dans la glace, pour voir si elle avait de la cellu-
lite. Tous les deux jours, elle se rasait les jambes. Elle
me trompait. Elle avait des maux d’intestin. À cause du
stress, qu'elle prétendait. Elle était embêtante. Elle
avait ses mauvais jours. Quand j'écoutais un solo de
Thelonius Monk, elle n’arrêtait pas de causer, de se
plaindre de ses coudes qui étaient trop rêches, de son
sein gauche qui était plus petit que le droit, des
manières grossières d’un de ses amants.

Et d'un seul coup, Alice est partie ?

Vous trouvez ça bizarre ? Ça arrive.

152
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Dans notre région, on signale environ cinquante dispari-


tions par mois.

Vous voyez bien.

Et à part trois ou quatre, tous les cas sont éclaircis.

Félicitations.

Merci.

Mais dans quatre-vingt pour cent des crimes personne


n’est soupçonné, personne n’est arrêté ni puni.

C'est très exagéré. Dans le cas du notaire, nous étions très


vite sur la piste.

Je l’ai entendu à la télé. C'était le type avec sa barbiche


d'intellectuel, qui nous parle de cette manière sévère,
comme si on était tous coupables. Il disait que ç'avait
été une vraie boucherie chez le notaire. Inhumain, qu'il
disait. Et un policier a dit qu’on disposait d’un témoin
fiable.

C'était l'inspecteur Woeste qui parlait trop une fois de


plus. Il était si content de passer à la télé.

Un autre policier en civil a dit que l'enquête devrait


être conduite avec précaution. Une sorte de juge a dit
que si nous avions remarqué quelque chose d’anormal,
il fallait le signaler à la police. Ils avaient déjà reçu des
centaines de coups de téléphone, parmi lesquels beau-
coup de farceurs, malheureusement.
153
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Quand Charlot est arrivé, il a dit que les journaux


étaient pleins d’articles sur moi, où on me désignait par
mes initiales et où on mettait ma disparition en rapport
avec celle de Dekerpel. Charlot avait apporté des couques
aux fruits confits et quatre côtelettes de mouton. Judith
ne lui a pas accordé un regard. Mais à moi oui. Exacte-
ment comme elle m'avait transpercé avec son regard
qui savait tout la première fois que je l’avais vue, quand
j'étais tombé sur la pelouse entre les tombes.
Charlot a dit que ça deviendrait difficile de nous
trouver une autre adresse. « Chef, qu'il a dit, tu sais que
je ferais l'impossible pour toi, mais j'ai bien peur que,
provisoirement, tu doives rester ici.
— Moi, je m'en vais demain, a dit Judith. En Angleterre.
— C’est toi qui vois, princesse », a dit Charlot. Il a
frotté un petit coup le cul de Judith avec sa patte tor-
due, il a fermé la porte à clé et il a disparu.
« Je ne peux pas aller avec toi en Angleterre ? » j'ai
demandé.
Elle a secoué la tête. « Tu nous gênerais.
— Mais où je vais aller si tu n’es plus là ?
— On trouvera bien quelque chose », elle a dit, mais
son ton était incertain.
Ma tristesse était tombée sur elle.
« Tu sais, je préférerais que tu m'accompagnes. Mais
ce n'est pas possible. Ça deviendrait trop compliqué.
— Je peux m'entraîner, j'ai dit. Dans votre désert.
Apprendre à tirer, à fabriquer des bombes, à interroger,
à faire des signaux à la radio. Ce qu’un mohamed peut
faire, moi aussi.
— Mon Noël chéri », elle a dit. Et de nouveau, dans
sa bouche, mon nom était hésitant et mal à l’aise.
154
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Qu'est-ce qui ne va pas ?

Je suis un peu fatigué. Tout ça me revient. Je n’ai rien


oublié. Je peux me coucher un peu ? Ici, sur le banc ?

Naturellement. Ne t'énerve pas. Ça ne sert à rien.

Vous êtes bon pour moi.

Ne compte pas trop là-dessus.

J'ai tout oublié. Sauf Judith. Pour le reste, ma tête ne


m'envoie plus aucun signal. Je suis une tombe.

Je te trouve bien sombre.

Vous trouvez ? Je peux aussi ne pas être sombre, si vous


le voulez absolument. Je peux chanter une petite chan-
son ?

Si ça ne dure pas trop longtemps.

Je vais vous chanter la chanson qui a failli gagner au


Festival de la Chanson d’Harelbeke quand Les Cari-
coles y ont participé.

En mai mil neuf cent soixante-quatre.

Vous avez une bonne mémoire pour votre âge, mon-


sieur le commissaire.
155
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Merci.

L'air ressemble à celui de Crying in the Chapel de Tammy


Wynette, mais on n’en est pas à ça près, comme on dit
chez nous. On y va. Une, deux.
« Le chien va très bien, le chat a quatre pattes,
Et les braves gens se nourriss’nt de patates. »

C’est bon, arrête.

OK... Vous êtes fâché ?

Non.

Pourquoi vous ne me laissez pas continuer ?

Je n'aime pas la musique.

Alice non plus n’aimait pas. Quand je chantais dans


mon bain pour oublier mon malheur ou pour le retar-
der, elle trouvait ça insupportable.

Quel malheur ?

Celui d’être là.

Tu veux que je te lise ce qu'on dit de toi dans le rapport


d'expertise médicale pour le tribunal ?

Je suis curieux. Lisez.

156
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Attends. Dossier Trois cent douze. Ici. « L'intéressé a une


faculté exceptionnelle de dissimulation du cœur de sa
perturbation. »

Ça n'est pas gentil. Ou peut-être que si ?

Ça signifie que tu mens. Que tu mens en continu.

Moi ?

Oui. Tu ne nous laisses pas atteindre le cœur de l'affaire.

C'est quoi, le cœur ?

C’est précisément ce qu'on te demande.

Ça a commencé avec Alice.

Quand tu t'es marié avec elle ?

Non. C'était un mariage heureux. C'était. Pendant des


années. Seulement, il est arrivé une petite chose, un
rien du tout.

Quand ?

C'était au printemps. Je suis sur mes gardes à ce


moment-là. Le printemps nous excite. Pas vrai ?
Alice et moi, on faisait des courses, je suis sorti du
supermarché avec mes sacs plastique pendant qu'Alice
payait à la caisse.
157
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Une petite fille avec des boucles jaunes comme de


la paille est venue droit sur moi et elle m'a demandé:
«Monsieur, quelle heure il est?» Et moi, j'ai voulu
dire : «L'heure de te repentir », mais je ne l’ai pas fait
parce qu’une gamine comme ça peut penser qu'on se
moque d’elle, et aussi je trouvais si drôle, et d’ailleurs je
trouve toujours drôle que quelqu'un m'appelle « Mon-
sieur ». Donc, j'ai voulu relever la manche de ma che-
mise pour regarder ma montre, mais les sacs plastique
me gênaient. Bien sûr, j'aurais pu les déposer par terre,
éventuellement les appuyer contre mon mollet et alors
tout se serait passé différemment, bien sûr ç'aurait
aussi été dans le malheur, mais une autre sorte de mal-
heur.
Cette gamine était maligne, elle voyait que j'étais
gêné par ma manche. Elle a pris mon poignet d’un
geste assez brusque, elle a relevé ma manche et a
tourné mon poignet. Ça, c’est des choses qu’on ne peut
pas faire avec moi, celui qui me touche doit être puni,
mais j'ai laissé faire parce que cette main et ces doigts
étaient frais et chauds en même temps. Je me suis senti
devenir tout brûlant. J'ai repoussé l’enfant, il y a des
témoins qui l’ont vu, mais elle insistait, on l’a vu, elle
insistait toujours plus et elle riait aux éclats parce
que je me défendais si maladroitement. J'ai soulevé
la gamine, non, d’abord j'ai déposé mes sacs sur les
dalles de ciment et quand je l’ai soulevée, alors c’est
la gamine qui s’est défendue, et plus elle se défendait,
plus je la serrais violemment contre moi. « T’es fou!
T'es fou! » elle criait.

Et il est bien connu que tu ne connais pas ta force.


158
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Pas avec un enfant.

Tu as embrassé cette petite fille. Pour ça aussi il y a des


témoins.

Dans le cou, un tout petit bisou. Et puis la mère de la


gamine est arrivée en courant et elle m'a agrippé. Elle
m'a donné des coups de pied en criant : « Police ! » Elle
m'a griffé la figure, j'avais une blessure sur le nez. Je
l'ai tenue à distance et tout à coup je me suis écroulé
et, comme ça m'arrive trois ou quatre fois par an, je
suis tombé sur le vaste sol en ciment du monde. Quand
je me suis réveillé, il y avait tout autour de moi des
clients du supermarché qui me regardaient la bouche
ouverte, et une petite vieille criait sans arrêt : « Donnez-
lui de l'air! Donnez-lui de l'air! »
Et pendant tout ce temps-là, jusqu’à ce que l’ambu-
lance arrive, Alice est restée derrière les panneaux de
verre du supermarché, entre deux affiches, une pour du
pudding et une pour Toyota. Elle ne bougeait pas. Elle
est restée là à me regarder. C’est ça, le cœur de l'affaire.
Le cœur du cœur.
C'est alors que j'ai dérapé. C’est là que tout a com-
mencé à aller de travers.

Je croyais que c'était chez Patrick Dekerpel que tout avait


commencé à aller de travers.

Non. Dekerpel est le numéro deux. Dans son cas, c'était


un juste châtiment. Même si Dekerpel n’a jamais ren-
contré la gamine, Flora Demoor, même s’il n’a pas mis
159
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

un doigt sur elle, même s’il ne l’a pas rencontrée, il est


coupable. Car il était bien décidé à le faire. Je le lisais
dans sa tête. Comme je le lis chez ses copains instruits.

Faire quoi ?

Pénétration sexuelle d’une personne inconsciente, en


état de faiblesse, mentalement dérangée ou d’un enfant.
C'est comme ça dans la loi. Pas vrai? Et c’est vrai ou
pas que les agressions d'enfants augmentent tous les
jours ?

Pas selon les statistiques.

Je le lis dans leur tête quand je marche dans la rue. Ils


se déchaînent, les bourreaux. Le procureur ne veut pas
de longs procès, les tribunaux correctionnels se décla-
rent incompétents. Non, Dekerpel est le numéro deux
et c’est justice s’il est couché là-bas à présent, avec des
vers blancs et gras qui gigotent dans son ventre. Plus un
mot sur lui! Plus jamais!

Ne crie pas, Noël.

Judith a téléphoné en anglais. Elle avait un rendez-vous


à Kensington. Elle a dit qu’on ne se verrait pas pendant
tout un temps. Elle m'a donné la moitié de son paquet
de billets de dix mille. Elle a demandé s’il fallait faire
des frites. Pour rire, j'ai dit que je préférais le couscous.
Ça ne l’a pas fait rire. Elle était bouleversée par la sépa-
160
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

ration qui approchait. C'était comme si elle était dans


un train et moi sur le quai. Les portes du train sont déjà
fermées et on se fait des signes de la main, mais le train
ne part pas, on se redit adieu et le train reste là. Ou’est-
ce qu'il faut se dire alors ? Que le squelette d’un mam-
mouth a été trouvé en Sibérie. Des choses de ce genre.
J'ai insisté pour partir avec elle. J'ai dit: « Tu peux
me demander tout ce que tu veux, j'ose tout faire. Du
moment que ce n’est pas contre la loi.
— Et le notaire alors ? elle a demandé.
— C'était ta loi. Œil pour œil. »
Elle devenait nerveuse. Elle a voulu garder son dernier
gramme de coke pour le lendemain. Ah, si seulement
elle l'avait pris!

Monsieur Blaute, c’est possible que quelqu'un puisse


vivre sans COrps ?

Noël, je n'ai pas la tête à ça.

Oui, c’est possible. Par exemple, mon frère René. Si, à


Dieu ne plaise, il était tombé dans l’un ou l’autre piège
et s’il en était mort, eh bien, il continuerait à vivre dans
ma tête. C’est ainsi que mon frère continue à vivre dans
votre cerveau. C’est ainsi que Judith continuera à vivre
jusqu'à ce que je casse ma pipe.
Judith a dit : « Je sais que tu oses tout faire. Je l'ai vu
tout de suite quand je t'ai vu.
- Et j'ai vu que tu l'avais vu », j'ai dit.
Sans qu’elle me le demande, je lui ai raconté Alice et
161
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Caramel. Je pense même qu’elle aurait préféré ne rien


entendre, préoccupée qu’elle était par son Armée de
Libération, mais je ne voulais pas avoir de secret pour
elle.

Tu lui as dit où se trouve Alice ?

Non. Elle était dans son bain.

Alice ?

Non, Judith. J'étais assis sur le bord de la baignoire.


Elle se lavait comme si elle était seule. Je lui ai séché
les cheveux au sèche-cheveux. Et pendant ce temps-là,
je lui ai raconté que, le jour de la petite fille aux che-
veux jaune paille du supermarché, Alice était rentrée
très tard à la maison. Visiblement, un de ses amants
l'avait consolée et remontée, car elle est entrée toute
rouge en riant.
« Comment ça va, petit bonhomme? » elle a crié, et
moi j'ai répondu: « Ça pourrait aller mieux mais dans
l’ensemble c’est supportable.
— Supportable ! elle a crié. Mais tu t’en fous complète-
ment de savoir si pour moi c’est supportable. C’est seu-
lement quand je vois des vraies gens que je me rends
compte de la vie de chien que je mène avec toi. Comme
si je n'existais pas. Et je vois ma vie passer comme si je
n'étais pas là. Qu'est-ce que je fous encore ici avec toi ?
Je voudrais être morte.
— Ça peut s'arranger », j'ai dit. Pour rire. Mais ça ne
l'a pas fait rire.
« Alors, fais-le, qu’elle a dit.

162
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Tu es soûle, j'ai dit.


— Et alors? » Elle a mis ses bras autour de mon cou
et elle m'a embrassé. J'ai senti sa langue qui rem-
plissait ma bouche et j'ai pensé que c'était une chauve-
souris. René, mon frère, me faisait signe de la tête en
souriant, pas un sourire méchant ou mauvais, non, il
me souriait comme à une de ces nombreuses femmes
qu'il a eues quand il était parachutiste. Il a disparu, il
s’est évaporé.
Alice a mis un CD de Gerry Mulligan, Makin' Whoo-
pee.
Elle voulait danser. C’est elle qui conduisait. Ça aussi,
c'est une chose que je ne supporte pas.
Comme elle se balançait, qu’elle ballottait, qu’elle se
secouait dans tous les sens, à un moment donné j'ai fait
un pas de travers et j'ai écrasé de tout mon poids une
souris de Caramel, un de ces jouets en métal. J'ai eu
un élancement de douleur dans la jambe et j'ai de
nouveau fait un pas de travers et je me suis étalé sur
le sofa. Alice hurlait de rire. « Voilà Apollon qui tombe
de nouveau sur sa gueule ! »
Vous le croirez ou non mais, avant, à l’école et dans
le village, tout le monde m’appelait Apollon.

Ou bien « Paulo le Taré ».

Oui, ça aussi.

Et ensuite ?

Ensuite, je l’ai fait. Elle l'avait voulu. Elle a commandé


sa mort. C'était vite fait bien fait. Je n’ai même pas dû
163
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

serrer très fort, mes pouces s’enfonçaient profondément


dans son cou. « Noël ne connaît pas sa force », qu’ils
disaient au Marché-aux-Bestiaux. Elle a râlé, grogné,
roté et elle a perdu de l’eau et du sang.

Où se trouve Alice à présent ?

Dans un château. Avec des fenêtres d'église sans vitraux.


Tout le sol est couvert de plumes et de merdes de
pigeons. Sous le sable et les pierres. Caramel est couché
là aussi, dans les bras d’Alice. Il n’a pas eu de chance,
Caramel, il est venu se fourrer dans mes pieds au
moment où sa mémère mourait sous mes pouces. Il
ronronnait, il léchait le sang chaud qui coulait d’elle,
elle était dans ses jours. Je ne supportais pas de voir
ça, avec lui aussi ç’a été vite fait. Il a piaulé un petit
moment. Je crois qu’il rêvait qu'il mourait. J'étais si
triste cette nuit-là que j'ai mangé toutes ses boîtes de
Friskies.

Judith a écouté mon histoire. Je me demandais ce qui


la préoccupait. L'Angleterre, les guerriers pour ou contre
le Coran, Rachid, ses derniers petits grammes de coke,
ses trois pères. Pourquoi voulait-elle absolument avoir
un père? Pour qu'il lui explique comment elle devait
vivre ? Comme si on savait ça sous prétexte qu’on est
père. Elle aurait tout aussi bien pu me le demander, à
moi, et je ne sais absolument pas comment je dois vivre
moi-même.
Judith avait enfilé un peignoir de bain rose d’Angèle.
164
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Il était trop grand pour elle, ça avait l’air d’une djellaba


de mohamed.
« Encore dormir une nuit », elle a dit en souriant.
Pourquoi je ne l'ai pas caressée, cajolée, embrassée à ce
moment-là ? C’est ma faute à perpétuité.
Je lui ai dit : « Reste ici.
— Je ne peux pas.
— Qui te le défend? Ces fous de Dieu ? Ou ces fous
sans Dieu ?
— Non. » Elle a enterré ses mains dans ses cheveux
fraîchement lavés et pleins d’odeurs, elle s’est penchée
profondément en avant et est restée assise ainsi, comme
si elle avait des crampes dans le ventre. « C’est maman »,
qu’elle a dit d’une voix étouffée. Elle s’est redressée et a
allumé un joint.
Alors, j'ai appris ce que Cantillon et le notaire leur
avaient fait.
Judith et sa mère Nedjma avaient été expulsées
par Sabena vers leur pays d’origine. Un moment, elles
avaient pensé qu'elles s’en tireraient bien dans leur
village, à cause du marchand d'armes qui les proté-
geait. Mais un jour, la voiture du marchand d'armes a
explosé. On ne savait naturellement pas qui avait fait
ça. Alors tout le village s’est tourné contre Nedjma. Les
voisins ne la saluaient plus. Judith était très souvent en
voyage, poursuivie par les services spéciaux.
Les voisins ont raconté aux autorités que Nedjma
se taisait pendant que les autres chantaient à l'heure de
la prière. On lui a donné un avertissement, elle a pro-
mis de chanter et de n’honorer qu’un seul dieu.
Les voisins ont raconté que sous ses robes noires
Nedjma portait des dessous de dentelle noire comme
165
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

une pute. Nedjma a dit que c’était un souvenir du bon


vieux temps au bar Tricky.
Ensuite, les autorités ont voulu savoir où se cachait
Judith, qui complotait contre la sécurité de l'État.
Pourquoi elle avait donné ce nom juif à sa fille. On a
enfermé Nedjma dans un cachot. Cent degrés Fahren-
heit le jour, soixante la nuit. Elle pouvait à peine bouger
dans ce cachot. Ses muscles devenaient mous, elle avait
tout le temps la diarrhée, ses gencives pourrissaient,
ses cheveux tombaient par poignées.
Alors, ils l’ont battue avec une antenne de voiture. Ils
ont mis une lampe à acétylène sur son crâne, ses che-
veux ont flambé. Et après, une nuit sans lune, quand
la lune se cache par honte des péchés des hommes,
ils l'ont tuée. Le lendemain, on a trouvé dans une rigole
sa tête grossièrement sciée. Avec ses lunettes solaires,
parce qu'elle n'avait plus d’yeux, et avec une petite
culotte de dentelle noire entre les dents.

Après ça, Judith est restée pendant trois quarts d'heure


entre mes bras dans le lit d’Angèle. Sans un mot. Quand
elle a pensé que j'étais enfin tombé endormi, elle s’est
levée prudemment et elle est allée renifler sa dernière
petite ligne à la cuisine. J’ai entendu son soupir de
satisfaction. Je l’ai entendue sourire.
J'ai été réveillé par les cloches de Saint-Bavon. Et par
le sifflet de la bouilloire.
« Debout, gros paresseux! » a dit Judith. Elle avait
mis la chemise de nuit froufroutante avec les couleurs
criardes et ordinaires des œils-de-paon. Elle a allumé
166
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

la télé. Le cuisinier de la télévision montrait des jarrets


de mouton étuvés avec des champignons et des oignons
moyens. Au milieu de son blabla, Judith m’a crié: « Tu
veux deux œufs au plat ou un seul ? »
J'ai répondu : « Deux », encore à moitié endormi.

Continue.

J'ai entendu un sifflement violent, puis un rugissement,


un mugissement. Je ne pouvais pas croire que ça sor-
tait de la bouche de Judith.
Un éclair en plein jour. J'ai compté sans m'en rendre
compte, de un à sept, comme si j'attendais un coup de
tonnerre après l'éclair.
Une odeur de barbecue est venue jusqu’à moi. J'ai
couru si vite vers la cuisine que je me suis cogné le
coude contre un montant de la porte. Dans la cuisine,
je vois Judith avec une poêle à la main. Elle me fixe
avec de grands yeux étonnés. Elle est nue, la chemise
de nuit a disparu, elle s’est volatilisée. Mais il y a des
lambeaux de nylon carbonisés, bleu ciel, orange, écar-
lates qui sont enfoncés dans sa peau. Elle a sans doute
éteint avec la poêle la flamme qui avait sauté du réchaud
à gaz sur sa chemise de nylon.
« Je me suis effrayée à mort, qu’elle dit, fantastique-
ment calme. C'était si violent et si rapide. »
Je lui demande si elle a mal.
« Un peu.
— Je croyais que tu avais renversé la friteuse », je
dis. Est-ce que je dois jeter de l’eau sur elle ou pas ?
J'aperçois un service à huile et vinaigre. Tout de même
pas de l'huile ? Ou peut-être que si? De l'huile solaire ?
167
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

Puis Judith tombe à son tour, comme moi, elle tombe


dans les pommes. Elle glisse le long de l’évier, les genoux
serrés, sur le côté, comme les filles apprennent à le
faire depuis qu’elles sont petites.
Je ne sais pas quoi faire. Je m'aperçois que je ne
connais personne. J’appelle le numéro de la Librairie-
Papeterie Félix. C’est Monsieur Félix qui répond. Il dit
qu'il va envoyer Charlot. « Quelle est l'adresse ? » Je ne
la connais pas, c’est Charlot qui la connaît. Il dit qu’il
va m'envoyer Charlot en fin d'après-midi, parce que
c'est moi, mais il me demande de ne plus téléphoner
pendant les heures de bureau.
Judith se relève. Elle grimace de douleur. Elle arrache
les petits bouts de nylon, elle hurle. Les œils-de-paon sur
ses épaules et son ventre sont comme les restes d’un
tatouage mal foutu, pas terminé, plein d'’ampoules.
« Je n’arriverai plus en Angleterre maintenant », elle
dit.
Je tire comme un fou la porte d'entrée. La serrure
s’arrache d’un coup. Sur le palier se tient un mohamed.
Il fait un profond salut. C’est un Turc, il a une petite
calotte en tricot sur l'arrière du crâne.
« Porte cassée, il dit.
— Je vois bien.
— Angèle pas à la maison.
— Je sais bien.
— Police doit venir?
— Pas de police », je dis. Je lui donne un billet de dix
mille.
Il descend l'escalier à reculons en me saluant.
Je trouve de l'huile solaire, protection six. Mais je
n'ose pas toucher Judith.
168
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

J'aurais dû le faire. Même si elle hurlait de douleur.


J'aurais dû la caresser Mieux vaut la douleur que rien
du tout. J'aurais dû la prendre, même si c’est cent fois
défendu par la loi et puni de perpétuité. La faute à per-
pétuité.

Elle a dit autre chose à propos de l'Angleterre ? Avec qui


elle y allait ?

Elle pouvait à peine parler.


On était assis l’un en face de l’autre. Elle a avalé
toutes mes pilules de valium.
Elle m'a demandé si elle ressemblait à sa mère. Je
lui ai dit que je ne connaissais pas sa mère. J’en avais
seulement entendu parler.
« Mais si, elle a dit, têtue.
— OK, j'ai dit.
—- Oùtut'es marié?
— À la Maison communale de Bousekerke.
— Et où tu as passé la soirée de tes noces ? Le douze
octobre ?
— Dans un certain nombre de cafés, le Pot-aux-Roses,
le Derby, le Fantasia. Après, je ne sais plus.
— Au bar Tricky.
— Non, je ne crois pas. Je n’aime pas les putes.
— Tu es tombé endormi au bar Tricky.
— Oui?
— Toi. Et ta jeune mariée, Alice. Et quelqu'un d'autre
encore. Et ce quelqu'un était Nedjma. Et Nedjma était
fertile ce jour-là. Elle a eu trois clients le douze octobre.
Et l’un d’entre eux a été élu. Le plus gentil. Monsieur
Bon-comme-le-pain.
169
LE PASSÉ DÉCOMPOSÉ

— Jamais de la vie.
— Dans la chambre Louis XVI que Camilla avait amé-
nagée d’après les photos des Monuments nationaux. »
Ça, c'était étrange. Car parfois je rêve, quand je ne
fais pas le cauchemar des dogues, je rêve d’une chambre
majestueuse toute en couleur crème, et dans le lit à bal-
daquin sont couchées deux femmes. Une blanche et une
sombre. Toutes les deux m'embrassent. Je me laisse
faire. Pendant des heures. Je n’en ai jamais assez. Je les
caresse, je les lèche. Je dis même comme un petit gamin,
avec ma voix d'avant ma chute: « J'ai une femme à la
vanille et une au chocolat. »
Et puis Judith a commencé à mourir. Elle criait si
fort que j'ai tenu un torchon mouillé contre sa bouche.
Puis j'ai téléphoné au 900 et je leur ai demandé de
vous appeler. Parce que c’est vous qui me connaissez le
mieux.
Monsieur Blaute.

Oui, Noël.

Est-ce que maintenant je suis un serial... un serial.


comme on écrit dans les journaux ?

Et quoi d'autre ?

Je veux être le chien qui doit être abattu une fois qu’il a
mangé de la chair humaine. Il faut qu’on m’abatte.

C’est tout ?

C’est tout.
Du même auteur

Poèmes
Mercure de France, 1965

Encre à deux pinceaux


coécrit avec Karel Appel et Pierre Alechinsky
Yves Rivière, 1979

Vendredi, jour de liberté


Complexe, 1980

L'Étonnement
Complexe, 1986
et « Bibliothèque cosmopolite », Stock, 1999

La Chasse aux canards


Grasset, 1987

Le Chagrin des Belges


Pocket, 1987,
Julliard, 1994

Honte
Actes-Sud, 1987
LGE 1990

Traces : choix de poèmes 1948-1985


L'Age d'homme, 1988

Une douce destruction


de Fallois, 1988

L'Espadon
de Fallois, 1989

L'Amour du prochain
M. Sell, 1989
collection « Points », n°R427, Seuil, 1991
Le Désir
de Fallois, 1990

L'Empereur noir
de Fallois, 1993

Gilles et la nuit
Calmann-Lévy, 1995

D'encre et d’eau : Alechinsky


Yves Rivière, 1995

Belladonna
de Fallois, 1995
LGE 1997

La Rumeur
de Fallois, 1997

Théâtre complet
: VOL 2 54
L'Age d'homme, 1990, 1992, 1993, 1997, 2000

. Poèmes
L'Age d'homme, 1998
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION SUR ROTO-PAGE PAR L IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE
DÉPÔT LÉGAL : FÉVRIER 2000. N° 37860 (47794)
Le Passé décomposé se présente — en apparence —
comme un sombre roman policier et revêt la forme d’un
interrogatoire de police serré, mené par un commissaire
à la retraite qui connaît le suspect depuis son enfance.
Le redoutable enquêteur, à la fois faussement bonhomme
et volontairement avare de mots, pousse l’homme inter-
rogé à un long monologue, avec ses refus, ses réticences,
ses demi-mots, ses phases d’agressivité et ses déballages
brutaux.
Ainsi Noël, le narrateur, quadragénaire frustre à la
limite de la débilité mentale, avec cependant d'étranges
éclairs d'intelligence et de compréhension du monde,
s'impose en meurtrier et instrument de vengeance
comme l'une des figures les plus fortes et les plus singu-
lières du roman moderne.
L'atmosphère lourde, étouffante parfois, n’est pas sans
refléter celle de la Belgique récente en proie aux affaires
scandaleuses et criminelles. L'auteur la tempère par le
recours aux portraits satiriques, aux traits grotesques qui
déclenchent un rire grinçant.
Hugo Claus est un grand de la littérature qui sait
élever à l’universel l'évocation de la médiocrité petite-
bourgeoise de province. Il est aussi un homme de
contrastes et Le Passé décomposé est à son image : du sang
et du rire, de la tendresse et de l'horreur, de l’obscénité et
de la poésie.

Traduit du néerlandais par Alain van Crugten

g J1ll378604
ISBN 2.02.0378604 / Imprimé en France 2.2000 95 F

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