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La littérature beure 

: un cri de haine bourré d’espoir


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31 janvier 1998

La littérature beure date du début des années 80 : ses écrivains, issus de la seconde
génération d’immigrés maghrébins (beur = arabe en verlan) développent un discours de
références culturelles, d’appartenance à une communauté parentale avant d’être une
auto-analyse. Le Thé au harem d’Archimède, de Mehdi Charef, se dégage à ce propos
comme une œuvre majeure. Mais il ne faudrait pas oublier Le Gone du Chaâba d’Azouz
Begag et Passager du Tassili d’Akli Tadjer.
Ces romans décèlent un référent historique
et social dans le tissu urbain des banlieues
françaises et révèlent une jeunesse confrontée au dédoublement culturel, puis à toutes
sortes de négation de son image. Certains livres comme Le sourire de Brahi, de Nacer
Kettane ou Beur’s Story de Ferrudja Kessas rappellent ainsi un itinéraire difficile dans la
société française.

Cette littérature contient bien sûr une parole multiple et trouve assurément sa place parmi
les textes maghrébins puisqu’elle renvoie à l’ensemble de la souffrance maghrébine en
exil.

Le destin du fils de l’immigré est fait de tiraillements entre ses parents et la société
française. Deux mondes qui n’ont rien en commun, excepté ce Beur qui finit par se
persuader qu’il n’est, comme l’écrit Mehdi Charef,  » ni arabe ni français  » (1). Il se
perçoit comme un être  » paumé entre deux cultures, deux histoires  » qui le suspendent
mentalement dans les airs, le laissent absent du monde, de la source de vie, et loin de
 » s’inventer ses propres racines, ses attaches « .

Dans tous les romans beurs, du début jusqu’à la fin, on découvre l’étendue de ce
problème, présenté comme insoluble, fait de cris, de déchirements, d’écartèlements.
 » Je ne sais pas pourquoi, dit Sakinna Boukhedenna, je suis si mal en moi.  » (2)
Autrement dit, il y a tout lieu de croire que le narrateur n’est qu’un corps victimaire. C’est
là que le personnage pris entre deux mondes se pose la question de savoir ce qu’il
adviendra.  » Où est l’avenir ?  » se demande-t-il (3). Il s’abandonne à son triste sort,
celui d’être ballotté.
En fait, chaque fois que le Beur essaie de s’orienter, il est confronté à des difficultés qui
l’entraînent sans cesse vers la négation de lui-même. Il est ainsi laissé à son propre vécu
pour être toujours dévoré par ce sentiment de rejet des deux sociétés. Comme l’écrit
Mehdi Charef, le Beur découvre que  » le corps et l’âme sont fâchés, ne se tiennent plus
la main.  » (4) Ce sont des  » fissures, elles démantèlent  » toute la strucutre mentale
comme des mites. Et, ainsi,  » il faut qu’on s’en occupe, sinon ça te bouffe « . Ce qui, à la
longue, devient insoutenable, parce que  » ça gonfle, ça étouffe  » au point que le Beur a
 » l’envie d’exploser, l’envie de crier « . C’est là où il se consume dans un ressentiment
nourri d’aigreur, contre sa famille et la société française.

Peu à peu, le Beur réalise que sa famille ne suit pas le mouvement social dans lequel lui-

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même est entraîné. Même si elle possède les objets de l’Occident, la façon de penser
correspond en tout point à l’image traditionnelle du pays d’origine.

Le roman beur incite donc à réfléchir le rapport problématique avec les parents.
L’ensemble des récits les désigne comme des sujets autoritaires, imposant un mode de
pensée obsolète que leurs enfants refusent. Même si ces derniers obéissent, continuent
à leur témoigner plus ou moins de respect, il n’en demeure pas moins qu’il est forcé.
C’est dire que ces enfants ne croient plus en leurs parents. On se demande alors où se
situe leur port d’attache, si ce n’est pas celui de la famille. On croirait deviner que la
société française les rend plus heureux. Mais, là encore, ce n’est pas le cas, le même
sentiment de haine les anime : la haine contre la société française.

 » L’immigré, déclare Tahar Ben Jelloun, est celui qui se salit les mains, qui travaille avec
son corps et l’expose au risque, à l’accident, au rejet.  » (5) C’est un homme de sacrifice,
de peine et de malheur. Mais leurs enfants refusent cette souffrance. Naturellement, ils
veulent de meilleures conditions de vie que leur père. Ils l’ont trop vu subir le martyre de
l’exploitation ouvrière. Aussi, marqués par cette image, s’insurgent-ils contre ce même
chemin, cette solitude, ce calvaire de la marginalité. La différence entre le Beur et son
père se situe en définitive dans l’action pour devenir un acteur à part entière de la société
française.
Cependant,
incompris par les institutions scolaires et exclu du monde du travail, le Beur
se voit pour ainsi dire jouer le même rôle que ses parents : on l’identifie à l’immigré.

La société française est donc perçue par le Beur comme dangereuse. On y devient
délinquant, drogué, alcoolique, enfin,  » faut bien casser une certaine morosité « , (6)
constate Mehdi Charef. Crier sa haine envers ses parents et sa société, c’est l’espoir de
vouloir à tout prix  » quitter l’ombre des robots « .(7)

En résumé, quand le Beur se libère du poids familial, il se retrouve contraint de lutter


contre la société occidentale qui l’exclut.

Cependant, la littérature beure tend au dépassement des réalités actuelles. Plus l’être
souffre, se voit dans une impasse, plus il cherche un moyen de compenser son
désespoir. On peut dire qu’il est mû par un courant énergétique, une réaction légitime
pour barrer toutes les tentatives extérieures de destruction.

Pour le Beur, il s’agit de se créer une vie meilleure, et cela ne se réalisera que s’il pense
fortement à ce lendemain tant espéré. Car, sans ce rêve, il ne supporterait pas les chocs
de ce monde d’exclusion. S’imaginer un futur prometteur représente en quelque sorte un
acte de patience. Ce rêve, disons-le clairement, est un élément protecteur contre ses
propres colères et ses emportements sociaux. Il désigne en somme l’écran repoussant le
mal. D’où cette attente, ce désir de s’investir dans l’univers du futur. Ce n’est que là, dans
cet imaginaire, qu’on peut retrouver toute sa puissance, sa fierté, la solidarité du corps
avec l’esprit, enfin tout l’équilibre perdu dans l’espace social. (8)

1. Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Ed. Mercure de France, coll. Folio, Paris 1983, p.17.

p.7.
2. Journal  » nationalité : immigré(e) « , Ed. L’Harmattan, coll. Ecritures arabes, Paris 1987,
3. Ibid, p.45.

4. Charef Mehdi, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, op. cit.p.62.


5. Hospitalité française, Ed. du Seuil, coll. Points actuels, Paris
1984, p.15.

6. Le thé au harem d’Archi Ahmed, op. cit. p.61.


7. Kettane Nacer, Le sourire de Brahim, Ed. Denoël,
Paris 1985, p.172.

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8. Sur la littérature concernant les Beurs et l’immigration maghrébine en général, cf. ma thèse
Littérature et immigration, le cas de l’Algérie de 1962 à nos jours (Presses universitaires du
Septentrion, rue du Barreau, BP 199, 59654 Villeneuve d’Ascq Cédex, tel : 03 20 91 68 24. ///Article
N° : 291

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