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Balzac, La Peau de chagrin

Dissertation sur l’énergie

Introduction

Accroche
De nombreux personnages de la Comédie Humaine finissent
prématurément, épuisés par leurs passions. Le Père Goriot se sacrifie
pour ses filles. Henriette, dans Le Lys dans la Vallée, meurt, délaissée par
Félix séduit par Lady Dudley… Louise de Chaulieu, dans Les Mémoires de
deux jeunes mariées, meurt d’avoir suivi ses passions.

Situation
Dans La Peau de Chagrin, Raphaël de Valentin rejoint la galerie de ces
personnages qui épuisent leur énergie vitale, ne trouvant pas de réelle
place dans une société écrasante.
On peut alors se demander si l’alternative énoncée par le vieil
antiquaire et résumée par Émile, est absolument inévitable :
— Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre
des passions, voilà notre arrêt.

Problématique
Les personnages de La Peau de Chagrin sont-ils fatalement condamnés
à l’épuisement de leur énergie vitale ?

Annonce du plan
D’abord, il semblerait en effet que la plupart des personnages du
roman La Peau de Chagrin soient pris dans une logique d’épuisement de
leur énergie vitale, marqués par les affres des passions.
Et pourtant certains personnages proposent d’autres solutions qui
promettent une certaine réussite, mais dont la réalisation est pourtant
incertaine.
Finalement, si l’alternative est effectivement réductrice, elle semble
belle et bien imposée par des mécanismes historiques et sociaux que
Balzac s’attache à décrire en profondeur.

I. Un épuisement inévitable de l’énergie vitale

1. Raphaël est sans cesse rattrapé par sa décision de suicide

Le personnage principal, Raphaël de Valentin, semble bien voué à une


mort certaine dès le début du roman. Certains éléments nous le
présentent même comme un homme déjà mort : la salle de jeu où il
entre fait déjà penser aux Enfers.

Même face au portrait du Christ dans la boutique de l’antiquaire, ses


pensées de suicide lui donnent la certitude d’un destin fatal.
– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la
dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par
d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.

La découverte de la Peau de Chagrin va-t-elle le sauver ? Au contraire, le


vieil antiquaire fait tout de suite remarquer que ce pacte ne fait que
retarder son suicide. Plus tard, quand Raphaël comprend que la peau
de Chagrin rétrécit, son visage devient pratiquement celui d’un mort :
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se
contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le
masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT.

2. Les convives sont exténués par la débauche

La plupart des personnages qui entourent Raphaël épuisent leur


énergie vitale comme lui : Ses amis qui se disent voués à
Méphistophélès, les convives de Taillefer, sont usés par la débauche.
Un rire satanique s’éleva [...] lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya
de les saluer par une grimace [...] Le tableau fut complet. C’était [...] le réveil de la
débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie [...]. Vous eussiez
dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée.

Les deux prostituées qu’ils rencontrent chez Taillefer représentent bien


les deux types de convives : ceux qui ont fait ce choix par désespoir
comme Aquilina (dont l’amant a été guillotiné), et ceux qui sont là par
absence d’âme, comme Euphrasie :
— Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs [...]. Oui,
[...] tout ce qui brille [...] ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison
contre nos folies, mais le bonheur nous absout. [...] N’ai-je pas raison ? J’aime mieux
mourir de plaisir que de maladie.

3. Un dépérissement inéluctable de toutes choses humaines ?

On peut imaginer que cette logique d’épuisement ne concerne que la


débauche. Mais dans plusieurs passages du roman, elle semble devoir
toucher toute activité humaine, et toute civilisation. Les objets décrits
dans les salles de la boutique d’Antiquité témoignent de cette
destruction des civilisations.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création
connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue
scientifique des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir.

Ce destin des civilisations du passé, Balzac semble le déceler dans sa


propre société, celle de la France du XIXe siècle. Ayant subi de
nombreux bouleversements qui ont mis à mal l’ordre ancien, reposant
sur la monarchie et la religion. Balzac semble convaincu qu’il appartient
à une société déjà ruinée par la décadence.
Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un
journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se
trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait
une destruction en riant, le nôtre riait au milieu des ruines.

Mais dans ce contexte, plusieurs stratégies sont proposées par divers


personnages, qui permettraient peut-être d’échapper ou du moins, de
détourner cet épuisement de l’énergie vitale. Mais on peut en même
temps se demander si ces différentes philosophies de vie sont
parfaitement convaincantes.
II. Des solutions incertaines

1. Le système de dissipation selon Fœdora et Rastignac

Le personnage de Fœdora se distingue bien des autres femmes du


roman. Contrairement à Aquilina et Euphrasie, qui se contentent de
tout dépenser sans songer au lendemain, Fœdora explique à Raphaël
qu’elle ne craint pas l’avenir, ni la vieillesse :
— J’aurai toujours de la fortune, me répondit-elle. Eh ! bien, avec de l’or nous pouvons
toujours créer autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, dont j’étais si
sottement idolâtre.

La philosophie de vie de Rastignac va encore plus loin que la logique


cynique de Fœdora, puisqu’il détourne ce système même de crédit à
son profit. À ses yeux, toute dépense est un investissement :
La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger
sa fortune devient souvent une spéculation ; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en
protecteurs, en connaissances. [...] Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à
son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou ? N’est-ce pas là la moralité
de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde ?

Mais ces deux systèmes de Fœdora et de Rastignac restent une


manière d’utiliser ou de détourner la dissipation… Rien ne garantit que
cela fonctionnera et qu’ils ne finiront pas un jour sur la paille !

2. L’éthique du Savoir du vieil antiquaire

Le vieil antiquaire, de son côté, décrit longuement une philosophie qui


semble bien échapper complètement à cette logique de dissipation de
l’énergie vitale. Il est d’ailleurs une preuve vivante de longévité !
Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le
pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie,
non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui
ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps.

Mais on peut voir tout de suite plusieurs limites à cette philosophie de


vie. D’abord, elle produit une alternative qui peut-être n’est déjà qu’un
piège : vivre de façon intense, ou s’interdire de vivre. Le vieillard semble
avoir beaucoup vécu, mais il est seul, et ne profite de ses richesses
qu’en avare, reclus dans la pénombre.

Enfin, il ne faut pas oublier que le vieillard est aussi un peu


Méphistophélès : son discours est séducteur mais aussi trompeur.
Raphaël le fait bien remarquer : le Savoir n’apporte pas les richesses. Et
si l’étude protège des fatigues du monde, ce n’est certainement pas le
cas des longs voyages qu’il prétend avoir accompli…

3. Les vertus cachées de Pauline

Le point commun de toutes les postures proposées jusqu’ici, c’est


qu’elles participent d'une logique parfaitement égoïste. L’antiquaire
lui-même reconnaît que le Savoir est un plaisir d’avare. Il est intéressant
d’ailleurs de remarquer que tous les souhaits de Raphaël, même celui
qu’il formule pour son maître Porriquet, sont en fait des souhaits
égoïstes, qui font se rétrécir la peau de chagrin. Un seul vœu échappe à
cette fatalité, c’est celui d’être aimé de Pauline.

Si l’on y réfléchit bien, l’amour de Pauline précède le pacte, et son


héritage n’est pas le fruit d’un souhait : Raphaël s’interdisant de l’aimer,
s’est peut-être privé d’une vie heureuse, déjouant la fatalité d’un destin
tragique. Victime, non pas de la fatalité, mais d’un mauvais choix, la
peau de chagrin prive Raphaël de sa vie juste avant son mariage.

Mais encore ici, ce qui empêche Raphaël d’aimer Pauline, ce sont les
contraintes et les vanités de la société. Tout se passe, dans ce roman,
comme si le poids de la société était la véritable force tragique
dépassant et écrasant les personnages.

III. Le retour impitoyable du réel

1. L’Antiquaire lui-même est rattrapé par la société

Le premier personnage rattrapé par la société, c’est bien le vieil


antiquaire lui-même. Alors qu’on le pensait incorruptible, parfaitement
sûr d’une philosophie longuement éprouvée, voilà qu’on le retrouve au
milieu du roman, au bras de la danseuse Euphrasie.
— Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à
Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?
— Ah ! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme
un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure
d’amour.

Bien sûr, il s’agit là d’un effet magique de la peau de chagrin, mais


justement, celle-ci n’est-elle pas une métaphore des tentations de la
société ? Le mot « amour » employé par le vieillard interroge donc
aussi : est-ce qu’il ne s’agit pas encore d’une passion dévorante plutôt
que d’un véritable amour ?
2. Même l’amour de Pauline relève du conte de fée

On l’a vu précédemment, l’amour de Pauline peut ressembler à une


échappatoire possible pour Raphaël, mais plusieurs indices laissent
penser que cet amour n’est pas véritablement envisageable.

D’abord, parce que le personnage de Pauline est au fond peu


vraisemblable, et tient plutôt du conte de fées. Son père a disparu, et
revient soudainement avec un héritage, et laisse Pauline entièrement
libre d’en disposer. Sans cesse associée à la pureté du lait, des bougies,
des anges, Pauline n’est peut-être en réalité qu’un idéal inatteignable.

Ensuite, parce que l’amour avec Pauline a un caractère étrangement


incestueux. Peau d’âne, c’est l’histoire d’une fille échappant à la
convoitise de son propre père. Galatée est une statue aimée par son
propre créateur, le sculpteur Pygmalion. Pauline n’est peut-être alors
qu’une vision d’artiste, insaisissable. L’Épilogue va dans ce sens :
Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de
tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. O bonheur sans nom ! vous avez
touché les lèvres de cette femme ; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille. Ha !
ha ! votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en avez embrassé l’acajou brun, les
dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre.

3. Raphaël de Valentin victime du poids de son passé

Si l’amour de Pauline n’était finalement pas une véritable option, la


fatalité reprend toute son importance !… On peut alors se demander :
Raphaël est-il un héros tragique, un héros romantique, ou un héros
réaliste? On dirait qu’il appartient un peu aux trois types à la fois.

Héros tragique, il est écrasé par un destin qui le dépasse. Certes, il


signe un pacte avec la peau de Chagrin, mais on devine qu’en réalité,
cette décision suicidaire est bien plus ancienne. Aveugle à bien des
égards, il n’est pas tout à fait innocent, mais il n’est pas tout à fait
coupable non plus…

Mais Raphaël possède aussi quelques traits du Héros romantique : on


ne sait quel génie intérieur en fait un être d’exception… Orgueilleux,
ambitieux, farouchement attaché à son nom et à ses valeurs, ce sont
justement ces qualités qui le rendent inapte à la société et précipitent
son malheur.

Mais Raphaël de Valentin est aussi un héros réaliste, dans le sens où les
forces qui le dépassent ne sont pas divines mais historiques et sociales.
Il est déterminé par un passé extrêmement lourd : héritier d’une
aristocratie ruinée et balayée par les crises successives de l’Ancien
Régime, il fait partie de ces personnages victimes d’une société que
Balzac s’apprête à décrire en détails et sans concession.
Tels sont, mon cher Émile, les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent
mon âme, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations
sociales.

Conclusion

La plupart des personnages de La Peau de Chagrin sont pris dans cette


alternative qui revient constamment : « vivre sans passion ou mourir ».
Balzac fait le constat d’une société décadente où le seul système qui
fonctionne, se trouve dans le cynisme et la dissipation, laisse peu de
place à la sagesse, aux vertus, à la stabilité. Même le vieil antiquaire et
sa philosophie du savoir, est mis en échec par cette logique de
dissipation qui parcourt toute la société.

Pourtant, Balzac insiste sur ces autres valeurs, battues en brèche par le
monde qui l’entoure. Les vertus représentées par le tableau de
Raphaël, la douceur et l’amour qui se manifestent dans le dévouement
de Pauline, la poésie qui donne une couleur aux sentiments, sont bien
présentes dans l’œuvre de Balzac, souvent, en creux, cachées sous de
profondes strates géologiques.

Si le grand écrivain nous invite à perdre nos illusions, il ne nous incite


pas pour autant à renoncer aux plus belles émotions humaines, que
même l’art tente de saisir, peut-être en vain :
Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de
prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les
plus riches poèmes ? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous
éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies
humaines.

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