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Voici une 

analyse linéaire de la leçon de vie prodiguée par le


vieil antiquaire à Raphaël de Valentin.

Il s’agit d’un extrait clé qui expose la théorie philosophique de


Balzac sur l’énergie vitale et sert de clé théorique à la compréhension
du roman.
L’extrait étudié va de «— Et vous n’avez pas même essayé  » à «qui ne
s’use pas et qui survit à tout»
La Peau de chagrin, la leçon de vie du vieillard, introduction
La Peau de Chagrin, publié pour la première fois en 1831, occupe une
place particulière dans l’œuvre réaliste de Balzac, puisqu’il s’agit d’un
roman à la fois réaliste et fantastique.
Il s’agit néanmoins d’un roman clé pour comprendre la pensée
philosophique de Balzac qui sous-tend La Comédie Humaine,
grande fresque de 90 romans dont fait partie La Peau de chagrin. (Voir
la fiche de lecture complète de La Peau de chagrin pour le bac). 

Selon Balzac, l’homme est doté d’une énergie vitale limitée que le désir
et la volonté épuisent.

Entré dans un magasin d’antiquités, Raphaël de Valentin découvre,


grâce à un vieux marchand, une Peau de chagrin magique et en
traduit l’inscription en sanskrit. 
Le pacte proposé est machiavélique : à chaque vœu exaucé, sa vie
s’en verra diminuée. 
Alors que Raphaël est prêt à conclure le pacte, le vieillard le met en
garde et lui expose sa conception de la vie.

Extrait étudié

— Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en


l’interrompant.
— Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place
Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter
le cours de la vie ? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort ? Avant
d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout
à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant !
Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus
intéressante que ne l’est celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour
licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai
mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et
suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance
m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de
la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement
accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes
expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort :
vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une
autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et
ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir
laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi
le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le
mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes
organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise,
ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use
pas et qui survit à tout.

Problématique
Comment Balzac se sert-il de la mise en garde du vieillard pour
proposer une véritable leçon de vie ? 
Annonce de plan linéaire
Dans un premier temps, le vieillard apporte une réponse
goguenarde et moqueuse à Raphaël qui s’étonne que l’antiquaire
n’ait pas utilisé la Peau de chagrin pour lui-même.
Dans un deuxième temps, le vieillard livre un témoignage personnel.
Enfin, dans un troisième temps, il expose une leçon de sagesse sur
la conception de la vie.

I – La réponse moqueuse du vieillard


De «— Et vous n’avez pas même essayé ?  » à «une énigme plus
intéressante que ne l’est celle-ci?»
Raphaël est enthousiasmé et intrigué que le marchand n’ait pas
utilisé la Peau de chagrin pour son compte comme le montre la vive
interrogation et le verbe au gérondif « en l’interrompant«  qui
souligne son impétuosité : « Et vous n’avez pas même essayé ? dit le
jeune homme en l’interrompant.« 
Le lecteur voit se dessiner deux caractères très différents. Car à la
question de Raphaël, le vieillard répond par une très longue réplique
goguenarde.

Elle s’ouvre de façon ironique avec 3 questions rhétoriques :

 La première est directement adressée à Raphaël avec l’expression


de l’hypothèse («Si vous étiez sur la colonne de la place
Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ?»).
L’image convoquée est volontairement provocatrice : le
personnage se retrouverait sur la colonne Vendôme et …sauterait
! Ainsi le vieillard cherche à démontrer par l’absurde qu’on ne
tente pas n’importe quoi sous prétexte qu’on peut le faire : dans
le cas présent, le résultat est la mort.
 La deuxième question est tournée de façon impersonnelle et a
une portée plus large : «Peut-on arrêter le cours de la vie ?» En
posant cette question existentielle, le vieillard pousse Raphaël
dans ses retranchements et pose la question du suicide. 
 La troisième question («L’homme a-t-il jamais pu scinder la
mort ?») conclut le raisonnement en rappelant l’impuissance de
l’homme face à la mort.

Ensuite, le vieillard oriente sa réponse différemment en pointant le


caractère versatile de Raphaël. En effet, il rappelle ce que voulait faire
Raphaël avant d’entrer dans le magasin par l’emploi du plus-que-
parfait: «vous aviez résolu de vous suicider». 
Aussitôt, par le recours au présent de narration (« tout à coup un
secret vous occupe»), il montre ce changement brusque à la simple
vue de la Peau de chagrin.
Il insiste donc sur le fait que Raphaël est instable : loin d’être
fondamentale, la mort n’est qu’une question de passage puisque le
Talisman «vous distrait de mourir». 
L’apostrophe «Enfant !» résonne de façon sarcastique et prépare
l’interro-négative qui suit : « Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas
une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci ?« . Le comparatif de
supériorité (plus…que) cherche à mettre en garde Raphaël en lui
montrant qu’il vaut mieux choisir l’énigme de la vie que celle de la
Peau.

II – Le témoignage personnel du vieil antiquaire

De «Écoutez-moi» à «un grand mystère de la vie humaine»


L’ordre exprimé par l’impératif «Écoutez-moi» place le vieillard au
cœur des révélations: il nous livre un témoignage de sa vie, marqué
par le passage à la première personne du singulier («j’ai
vu»,«j’étais», «j’ai mendié», «je vais vous révéler»). Il apparaît ainsi
comme une figure d’autorité et de sagesse.
Il relate alors un passé fait d’une frustration financière : témoin de la
vie de débauche de Philippe d’Orléans («J’ai vu la cour licencieuse du
régent»), il était «dans la misère» au point qu’il rapporte: «j’ai mendié
mon pain». 

Ainsi, il indique à Raphaël leur point commun– celui d’être pauvre –


pour mieux préparer leur choix différent.

Mais l’autoportrait du vieillard prend une autre tournure quand il


avance son âge de 102 ans. Cette indication temporelle est aussitôt
suivie d’une précision encore plus incroyable : «suis devenu
millionnaire». 
Le personnage extraordinaire est prêt à partager son expérience.

L’antiquaire délivre alors une leçon de morale énoncée par une


phrase au rythme binaire : «le malheur m’a donné la fortune,
l’ignorance m’a instruit». 
Ce proverbe est volontairement provocateur par
les associationsantithétiques et paradoxales qu’il crée
(malheur/fortune et ignorance/instruit) et prépare l’annonce
philosophique du «grand mystère de la vie humaine».

A ce stade, ce n’est plus la Peau de chagrin qui constitue un mystère


mais bien le sens de l’existence humaine sur lequel le vieillard veut
nous éclairer.
III – Une leçon de sagesse
De «L’homme s’épuise par deux actes» à «dans un perpétuel état de
calme»
L’exposé du vieillard porte sur la mort : les expressions «L’homme
s’épuise» et «tarissent les sources de son existence» sont
deux euphémismes pour aborder la mort. 
De façon pédagogue, le vieillard ménage sa conception de la vie en
évoquant d’abord «deux actes», puis «deux verbes», et enfin «deux
causes de mort». Ces périphrases créent un effet d’attente chez le
lecteur. Elles retardent le moment où la leçon de vie va être exposée.
La chute apparaît avec une typographie différente en petites
majuscules; il s’agit de «vouloir» et «pouvoir».

Le vieillard parle en sage comme il le rappelle par la tournure


impersonnelle «il est une autre formule dont s’emparent les sages». Il
retarde encore le dévoilement de cette formule en précisant qu’il y voit
les raisons de son bonheur et de son grand âge.

C’est alors qu’intervient sa conception de la vie, formulée à


la première personne du pluriel (« nous« ), comme pour lui donner
une tournure universelle. 
Repris en italique cette fois, les deux verbes vouloir et pouvoir sont
associés à la mort. Vouloir «brûle», comme pour un désir; pouvoir
«détruit». La conjonction de coordination « et » entre les deux
verbes les aligne sur un même plan : vouloir et pouvoir entraînent
les mêmes conséquences fatales pour l’homme.
Le vieillard distingue alors «savoir» qui se détache en petites
majuscules, comme source de sagesse qui produit «un perpétuel état
de calme». En somme, la sagesse, l’ataraxie(l’absence de trouble)
trouvent leurs racines dans la connaissance et non dans le vouloir ou
le pouvoir.

Le vieillard illustre cette formule au présent de vérité générale,


soulignant son universalité : « Vouloir nous  brûle  et Pouvoir
nous  détruit; mais SAVOIR  laisse  notre faible organisation dans un
perpétuel état de calme. » 
Il revient ensuite à sa propre expérience (« en moi » ). Il affine ses
définitions de vouloir (équivalent de désir) et de pouvoir (équivalent
de mouvement). Il montre que soit sa pensée, soit sa condition
physique(«le jeu naturel de mes organes») ont eu raison du vouloir et
du pouvoir.

Sa conclusion est philosophique et résulte d’un choix («j’ai placé ma


vie»). 

Il affirme ne pas avoir choisi les sentiments comme l’indique la


métaphore «le cœur qui se brise», ni les perceptions physiques («les
sens qui s’émoussent»). La répétition du mot négatif « non » souligne
la négation des sentiments et de la sensualité : « non  dans le cœur qui
se brise,  non  dans les sens qui s’émoussent« .
Le balancement de cette phrase met en évidence le dernier segment,
qui oppose aux sens et aux sentiments la primauté du «cerveau  qui
ne s’use pas et qui survit à tout». Seule sa capacité à savoir,
à réfléchir auraient donné au vieillard bonheur et longévité : le
message est explicite.
Vouloir et pouvoir, la leçon de vie du vieillard, conclusion
La découverte de la Peau de chagrin se poursuit par une confrontation
entre le vieillard et Raphaël. 
Le vieux marchant, tour à tour provocateur et pédagogue, tente
de mettre en garde Raphaël: la pauvreté est un état de
fait passager qui n’empêche pas d’être heureux; la tentation du
suicide relève d’une pensée passagère. 
La Peau de chagrin est alors l’élément qui permet au vieillard de
développer son exposé sur la sagesse humaine.
Éloignée de la satisfaction des désirs et des aptitudes physiques,
sa sagesse s’inscrit dans la capacité de l’homme à réfléchir. 
Cette leçon de vie résume la théorie philosophique de Balzac sur
l’énergie qui sous-tend La Comédie humaine. Pour l’auteur, il existe
des énergies créatrices et destructrices : le vouloir et le pouvoir
détruisent tandis que le savoir préserve le capital d’énergie et la
puissance créative.
Mais Raphaël oubliera trop vite cet échange et se verra rattraper à la
fin du roman par le pacte fatal scellé avec le talisman.

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