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Texte 3 : Excipit, p.

298-299

Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit
comme la feuille d’une pervenche, et le lui montrant : Pauline, belle image de ma belle vie,
disons-nous adieu, dit-il.

— Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.

— Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il
m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…

La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe.
Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle
examina très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau
magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée : les
souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son
âme depuis longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.

— Pauline, viens ! Pauline !

Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils
violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de
Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir, la
Peau en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon
voisin dont elle ferma la porte.

— Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te


veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !

Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à
demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et
pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. — Si je meurs ;
il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le
visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à Raphaël, ivre
d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur elle avec la légèreté d’un
oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.

Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ;
mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration
creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de
sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et
tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.

— Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?

Extrait de « L’agonie », dans La Peau de Chagrin, Balzac (1831)


Avant (— Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les
figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline,
mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de
cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs
cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route
brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de
blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux,
comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.

— Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de
voix que pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon cœur est tout amour. Ah ! jamais, ange de ma
vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va ! Tu as été chercher la
santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.

— Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t’en donc.
Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ?

— Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune !
Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en lui prenant
les mains par un mouvement de folie.

— Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ?)


Introduction : Le roman la Peau de chagrin, Balzac, à la fois réaliste et fantastique est publié en 1831 et
est tiré du premier tome des "Etudes philosophiques".

Notre passage est tiré de la troisième partie du roman intitulée "l'agonie". Raphaël a fait le choix d'exaucer
ses désirs grâce à la peau de chagrin au prix d'une vie plus courte. Vers la fin de l’œuvre, R. va tout faire
pour réchapper au sort qui l’attend (appels aux scientifiques, séjour en Suisse, puis au lac, en vain. Nous
assistons dans cet extrait au dénouement, son agonie, la mort fatale qui le frappe après avoir vainement
lutté contre les effets du talisman. Le pacte prend acte et Raphaël n'échappera pas au tragique du pacte, ni
à son histoire d'amour avec Pauline qui le conduit à sa perte.

Problématique

Comment Balzac met-il en scène l'agonie de Raphaël ?

Plan de l'étude linéaire

Première partie : Du début à "la dernière parcelle de la peau magique" - Révélation du secret du talisman
de Raphaël à Pauline

Deuxième partie : "En se voyant belle... en fermant sa porte" - La passion de Raphaël et la terreur de
Pauline

Troisième partie : "Pauline ! Pauline ! ... dans ses bras" - La folie s'empare des personnages

Quatrième partie : "Le moribond chercha..." à la fin - L'agonie de Raphaël. Pauline incarne le destin

I- L1-9 : Révélation du secret du talisman de Raphaël à Pauline

Il ne reste plus qu’un reste de peau (lambeau, parcelle, petit et fragile), de talisman (connotation magique) à
Raphaël. Il le montre a Pauline en lui dévoilant son secret, le fait que sa vie est lié à la vie de cette PDC.
Pauline adopte l’attitude du scientifique voulant trouver la solution à cette énigme surnaturelle.

II- L9-18 : La passion de Raphaël et la terreur de Pauline

_ L10 : Gérondif « en la voyant », GG « En la voyant belle de terreur de d’amour » CC temps : « Au


moment où il la vit… » Le désir est né instantanément de la vue de Pauline. Echo à la ligne 6 et la
proposition sub conj CC condition « si tu me regardes encore » suivie de la principale « je vais mourir ».
Nous avons aussi une alliance antithétique, entre « terreur » et « amour » qui annonce la folie à venir de R.
L’adverbe de négation « ne plus » marque la fin du contrôle qu’avait Raphaël sur son esprit. Sa
« pensée » est devenue incontrôlable, et c’est à cause du désir généré par la vue de son amante. Les deux
points appellent une explication.

_ L10-11-12. Les deux GN « les souvenirs des scènes caressantes » et « des joies délirantes » marquent la
puissance de ce que ressent R, un désir démesuré causé par la passion et de beaux souvenirs. Les adjectifs
épithètes appuient sur le plaisir qui transperce notre héros romantique (à mi-chemin entre l’amour et la
folie ; la passion est aussi à comprendre dans un double sens, entre l’amour et la souffrance). Son désir est
réapparu, malgré ses précautions à ne pas le faire ressurgir, tout cela pour grapiller encore quelques temps à
vivre. Le désir triomphe et se réveille en lui. Cela est exprimé à travers une comparaison « comme un
foyer mal éteint ». Le feu, métaphore du désir, à consumer Raphaël et ne s’est jamais véritablement éteint,
malgré toutes ses tentatives.
_ L13 : R. ordonne à Pauline de venir près de lui, il l’appelle deux fois et use d’un impératif présent
exprimant l’ordre. Il est presque agressif dans sa manière de la solliciter. Peut-être l’appelle-t-il deux fois
car il est empressé d’assouvir ses désirs. R est enfermé dans sa passion démesurée.

_ L14-15 : La réaction de Pauline ne se fait pas attendre. Elle est terrifiée par l’attitude de son amant
comme en témoigne le champ lexical de la terreur développé sur tout ce paragraphe : « cri terrible », « se
dilatèrent », « violemment », « douleur inouïe », « avec horreur », « furieux », « s’enfuit ». C’est une
hypotypose (sorte de tableau, description vive et frappante, produit des images mentales)

_ L15-17. Pauline observe Raphaël et y voit un être transformé. Alors qu’elle appréciait les désirs exprimés
par R dans leur vie commune, elle est maintenant terrifiée par celui manifesté par le regard de R. Elle
constate alors que la Peau se rétrécit dans sa main avec la sub conj CC temps « a mesure que grandissait
ce désir » suivie de la principale « la Peau en se contractant, lui chatouillait la main ». Les deux CC temps
viennent présenter deux faits simultanés : le désir grandi en même temps que la peau se contracte (« en se
contractant », Gérondif CCT). La peau et les désirs de R ont bien l’air d’être liés.

_ L17-18. Le GI « sans réfléchir » (CC Manière) montre que Pauline perd la raison, perd le contrôle elle
aussi, terrorisée par la découverte et le fait que son amant ne se contrôle plus. Elle veut fuir son amant et se
réfugier dans un autre endroit, pour s’y enfermer. La relative « dont elle ferma la porte » rend compte de la
peur qui transperce Pauline à ce moment.

III- L19-28 : La folie s'empare des personnages

_ L19-20 : R répète une fois de plus deux fois le nom de son amante, dans des phrases nominales
exclamatives. Il veut en venir directement à l’acte. Son désir est trop grand, il « crie » et le fait dune
certaine manière (CC Manière) « en courant après elle ». Toutes les phrases prononcées sont
exclamatives, et présentes un jeu de pronom personnel, entre le « je » et « tu » qui montre que R déborde
de sentiments, de désirs envers sa Pauline. On le ressent bien à travers la gradation ascendante « je t’aime,
je t’adore, je te veux ! » (Femme aimée -> idole -> objet). Il va même jusqu’à proférer du chantage : « je te
maudis, si tu ne m’ouvres ». Il la menace directement si elle ne l’obéit pas. La dernière phrase, « je veux
mourir à toi » peut sembler curieuse. Dans les premières éditions, Balzac avait écrit « Je veux mourir en
toi ! », ce qui est beaucoup plus explicite, et glauque.

Un moribond est une personne sur le point de mourir. Celui qui moribonde est celui qui agonise, faisant
ainsi écho au titre de ce troisième et dernier chapitre « L’Agonie ».

_ L 21 : Ca y est, R atteint la pure folie en déployant tout ce qui lui reste de force, d’énergie pour assouvir
son désir, les GN « force singulière », « dernier éclat de vie » et le verbe d’action « jeta » montre que R est
animé par un souffle démoniaque ; il n’est plus maître de lui-même.

_ L21-22-23 : Pauline a, elle aussi, complètement cédé à la folie. Elle est décrite par une quantité de verbes
d’action : « se roulant », « se déchirer le sein », « se donner une prompte mort », « cherchait à
s’étrangler », « serrer le nœud » (l24), « se tordant » (l26). Pauline cherche à se suicider, comme en
témoigne la phrase prononcée par elle : « Si je meurs, il vivra » (CC condition). Pauline ne parle pas
directement à R, elle s’est enfermée pour se suicider, pour ne pas que son amant meurt en satisfaisant son
désir. Cette phrase fait écho à la phrase du début prononcée par R « si tu me regardes … ». On comprend
alors que l’un ou l’autre doit mourir pour que l’autre survive.

_ L24-26 : Balzac décrit physiquement Pauline avec de nombreuses expansions du noms (adj, ou CDN), et
la présente comme une Furie antique : « cheveux … épars », « épaules nues », « vêtements en désordre », «
les yeux en pleurs », « le visage enflammé », « horrible désespoir ».

_ L26-28. Malgré le tableau dressé de Pauline, folle, en désordre, en train d’essayer de se suicider, R
ressent encore plus de désir, il est « ivre d’amour » puisque Pauline aurait finalement montré « mille
beautés qui augmentèrent son délire ».
La métaphore finale, « oiseau de proie » montre que R est un prédateur, une sorte de rapace plongeant sur
sa victime. Il témoigne d’une violence inouïe puisqu’il « brisa le châle » et se met au contact d’elle. Cette
violence semble adoucie par la présence du substantif « légèreté » qui viendrait peut-être souligner
l’adresse et toute l’animalité de R.

IV- L29-34 : L'agonie de Raphaël. Pauline incarne le destin

_ L29 Une fois de plus, R en désigné comme étant un « moribond », un être agonisant. Il ne sait d’ailleurs
plus s’exprimer ou exprimer ce qu’il ressent, il « chercha des paroles » dans le but (CC But pour
s’exprimer …) de mettre des mots sur ce qui le traverse. Le désir consume et dévore son énergie. On le voit
à travers la sub relative « qui dévorait toutes ses forces ». La passion est destructrice.

_ L30-31. R est en échec d’expression ; il est à l’article de la mort comme en témoigne l’expression « les
sons étranglés du râle dans sa poitrine » (négation restrictive). Sa voix et sa respiration sont ceux d’un
mourant.

L’allitération en « r » fait écho au râle sortant de la poitrine de R. « les sons étranglés du râle dans sa
poitrine, dot chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles ».

_ L31-32. R n’est plus humain, c’est un animal sauvage, il ne peut même plus s’exprimer, De la parole, au
râle, au silence total, il ne lui reste plus qu’un geste : « il mordit Pauline au sein ».

_ L32-33. Jonathas, le majordome de R intervient et témoigne de l’horreur de la scène, il « se présenta tout


épouvanté des cris qu’il entendait ». L’adverbe « tout » vient insister sur le caractère horrifique de la
situation. Pauline reste attaché au cadavre de son amant.

_ L34. Le roman finit sur une parole prononcée par Pauline, une question autant adressé à onathas qu’au
lecteur. C’est un polysyndète (une juxtaposition de plusieurs propositions) qui vient accentuer
l’incohérence du propos (illogique) : « Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ? ». Pauline a elle
aussi perdu la raison. Cette dernière question peut paraître mystérieuse. En effet, il semble que Pauline
aurait pris le rôle de la Peau de Chagrin.

Conclusion

Dans cette scène de dénouement, Balzac partage avec le lecteur tout l'effroi ressenti par les personnages,
impuissants face au destin qui se déroule sous leurs yeux. Le pacte fatal reprend la vie de notre héros
laissant Pauline désemparée, au bord de la folie, de la terreur, se substituant à la fin de l'extrait à
l'accomplissement du destin. Si le romantisme de la passion se mêle au tragique, c'est ce dernier qui
domine toute la scène du dénouement. Dans cet excipit, la passion amoureuse est mise à l'œuvre mais de
manière tragique. Les choix de Raphaël le mènent irrémédiablement à sa perte car il a préféré le "Vouloir
et le Pouvoir" au « savoir ». Il n'a pas respecté la leçon de vie du vieil antiquaire.

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